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LA REVUE DU MOIS
/^PnTLITTÉRAIRE & ARTISTIQUE
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Contes. Nouvelles –
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^Gn&ifâ/d'Art et de Théâtre.
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Bibliographie –
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UN AN LILLE
A1»O NATEMEKT
10 Francs UN AN
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HORS DE LILLE
Krancs.
."roncs.
BULLETIN DE SOUSCRIPTION
Je soussigné, m'engage à payer sur une quittance de
IL Lefebvue-Ducrocq la somme de
pour un cm d'abonnement REVUE »u mois. LA
Signature:
Qualité ou Profession:
Domicile
Le i86
Monsieur
TOME 1
REVUE
DU MOIS
LITTÉRAIRE KT ARTISTfQDR
Première Année
PARIS LILLE
BUREAUX de LA REVUE Chez LEFEBVRE-DUCROCQ, Imprimeur
S4 Rue (le f.lialirol Ifl Plan' idi ïln'Alre
1861
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Je travaillais paisiblement enf mon cabinet quand j'y vis entrer une
vieille femme dont les vêlements le langage et la tournure indiquaient
la plus pure origine du quartier Saint-Sauveur. Elle se disait chargée
par une jeune fille motirante de venir me chercher pour recueillir
de dernières et importantes paroles. Jo suivis mon guide à travers
les rues peu propres de notre ville jusqu'à la place Wicar. Aux
environs, j'entrai dans une maison de pauvre apparence traversai
un corridor dont les briques n'avaient jamais reçu la parure superfluè
de la eliaux, grimpai un escalier sur lequel maints sabots avaient laissé'
leur trace marécageuse puis je pénétrai dans une' chambre dont les
solives se montraient cyniquement à nu, tendues de toiles d'araignées;
les murs étaient tapissas de mortier non recouvert, et les fenêtres
formées à demi de verre à demi de papier.
Bientôt une porte s'ouvrit et l'on me fit entrer dans l'appartement
voisin. Qui fut bien surpris? Ce fut moi, lorsque je trouvai là des
tentures de damas blanc qui couvraient les parois et le plafond, de'
floconneux tapis de même teinte sous les pieds, une garniture d'argent
sur la' cheminée, pendille et candelabres et sur les meubles des
housses* de velours blanc. Près du feu était assise une" gracieuse
petite femme qui, sur son peignoir de satin, sur ses pantoufles d'her-
mine, portait encore la même couleur.
Pendant qu'elle me considérait d'un air narquois et me laissait
voir son sémillant visage encadré de cheveux blonds négligemment
relevés, je lui demandai
Madame, est-ce vous qui êtes la mourante?
w
Peut-être bien, monsieur. Ne
sommes-nous pas tous sur cette
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pente qui conduit au trépas, et chaque pas que nous y faisons, chaque
jour qui s'écoule ne nous annonce-t-il pas l'approche de la mort?,
-Mais, on m'avait parlé d'une personne malade, gravement malade.
-Eh mon Dieu en est-il un aujourd'hui parmi nous qui jouisse
véritablement de la santé et ne soit pas at'eint de ce que nos
médecins appellent les affections nerveuses et nos confesseurs
le mal du siècle.
Mais madame, à quoi donc puis-je vous être utile?
Vous le saurez tout-à-l'heure. Veuillez, maintenar.t, partager
mon déjeuner. Nous causerons mieux à table.
Aussitôt entrèrent de petits nègres, capricieusement et richement
vêtus, qui servirent une table splendide. La vaisselle plate, les
surtouts d'argent, les carafes ciselées brillaient sur de magnifiqnes
linges damassés. Pendant ce temps, un doux et petit orchestre
composé de deux violons, une basse, une flàte et un hautbois, nous
jouait quelques œuvres simples des grands maîtres.
La vue de ces splendeurs me fit parler du luxe de noire temps
des fortunes rapidement acquises et des moyens nouveaux d'arriver à
la richesse. En traitant ce sujet, je levai les yeux, et un éblouisse-
ment me prit. Il me sembla que j'étais dans une chambre sale, laide
et nue; que je mangeais du lard aux choux en sociale d'une femme
ni jeune ni jolie. La voix de la petite dame qui m'offrait une aile de
perdreau me tira de ma rêverie et je me retrou .ai dans l'apporte-'
ment somptueux.
Nous nous entrctinmes alors des arts et de leurs séductions; nous
cherohâmes ensemble au milieu de rires, de plaisanteries et d'aperçus
réfléchis de ma part, vifs et spontanés de la sienne, des rapports
entre la peinture et la musique. A propos des Titiens, je fus amené
à parler de Venise et du patriotisme de ses habitants. Puis j'établis
des comparaisons entre le caractère des hommes de ce temps et celui
des hommes au milieu desquels nous vivons. Je m'arrêtai à ceux-ci,
et fis la peinture de leurs mœurs. A cet instant, le vertige me reprit;
la vaisselle plate qu'on me présentait garnie de gelée au marasquin
ne me parut plus qu'une écuelle de terre brune sur laquelle gisait un
morceau de fromage. Ce que j'avais pris pour un orchestre exercé
n'était qu'un orgue de Barbarie jouant au coin de la rue. Un méchant
paillasson remplaçait le tapis moëlleux que j'avais cru avoir sous les»
pieds et une bonne grosse marchande portant chaîne d'or massif
s'étalait sur le siège où j'avais vu tout-à-l'heure une si belle créature.
Peu à peu ces visions s'effacèrent, et le boudoir parisien reparut
de nouveau. Mais, inquiet et curieux, j'observai mieux ce qui se
passait autour de moi. Je le remarquai bientôt lorsque la conver-
sation ramenait les idées de ma petite hôtesse sur un sujet délicat
élevé, tout l'appartement resplendissait d'éclat et de bonheur;
ou
mais si~ j'effleurais quelque matière vulgaire ou pédantesque, les
meubles, les plats les mets prenaient des airs gourmés officiels
et ennuyeux. Si elle parlait, le soleil se montrait à la fenêtre- et
répandait ses rayons sur nos tètes. Si elle se taisait, le brouillard
entrait dans la chambre, la cheminée fumait, le vent fermait les volets.
Elle-même prenait part à ses métamorphoses; souriant, elle était
svelte et délicate; baillant, elle engraissait à vue d'œil et perdait
toute distinction.
Qui donG êtes-vous? lui demandai-je avec anxiété.
Au lieu de me répondre, elle santa avec légèreté sur la table et
s'y étendit grâcieusement en faisant sonner autour d'elle les verres
et les porcelaines. Elle replia les bras sous le menton, redressa la
tète et je vis devant moi le Sphinx le plus séduisant. Un ruban
tressé dans lrs cheveux imitait les bandelettes traditionnelles, les
ongles meurtriers étaient figurés par des gants de fourrure où se
perdaient les petites mains; la croupe était formée par l'ampleur
d'une crinoline harmonieusement portée; et je ne sais quel bout de
zibeline pendant de la ceinture faisait penser à la queue des monstres
égyptiens.
Me reconnais-tu maintenant? dit-elle.
Parfaitement; mais j'admire seulement les transitions que l'art
a dû subir depuis le monolithe éthiopien jusqu'à la jupe d'acier
parisienne.
– Eh! qu'importe, si le coeur est resté le même. Compte ce que
j'ai supporté, sans faiblir de voluptés énervantes et de déceptions
cruelles: puis, dis-moi si
ma chair douce et rosée ne vaut pas le
granit rose des carrières de Memphis. Compte
ce qu'il est venu se
perdre, de jeunesse, de santé, de fortune, d'intelligences et d'âmes
près de cette crinoline dont tu te railles et conviens que j'ai fait
autant de victimes que ma grand'-mère, quand elle guettait les pas-
sants sur la grand'-route de Thèbes?
Oui, dis-je en souriant, c'est là qu'elle a fait la malheureuse
rencontre d'CEdipe.
– Auraîs-tu la prétention de ressembler à ce devineur d'énigmes ?
– Peut-être.
– Alors, désigne-moi l'être dont le sourire transforme les chan-
mières en palais.
C'est peu difficile.
Un moment. Penses-y bien. Ne me dis pas que c'est le soleil,
je te citerai des jours brumeux pleins de joies et d'ivresses. Ne me
dis pas que c'est la jeunesse, je te rappellerai, de vieux cœurs tout
émus de tendresses et d'élans. Ne me dis pas non plus que c'est
l'amour; je te renverrai aux cénobites transportés de foi et d'en-
thousiasme. Ne me dis pas enfin que c'est la' poésie, car je te
trouverai des mathématiciens enivrés de leurs lois et de leurs décou-
vertes. Maintenant parle, je t'écoute, prête à me lancer dans la
mer de l'oubli, si tu triomphes; prète à. le dévorer, si tu renonces.
Et elle me montrait une rangée de dents blanches, plus redoutables
que celles des tigres et des requins.
C'est, répondis-je, c'est l'imagination servie et respectée pour
elle-même.
Celui qui a compris ce doux culte en ressent partout les bienfaisants
effets. La femme qu'il aime, le nid qu'il habite, le vin qu'il boit en
compagnie d'amis, les arts qu'il cultive, les idées qu'il embrasse,
il les voit sous les rayons séduisants de ta splendeur. Le monde
lui-même est illuminé de ton sourire et il n'y a plus de place
ténébreuse où puissent se cacher les haines et les jalousies. Si les
vices du siècle assiègent ton fidèle, ô mon sphinx bien aimé tu le
défends contre toute épreuve, car il a puisé dans ta fréquentation
un goût des bons sentiments, un dédain des petitesses qui le sauve.
Dans. ta beauté multiple, tu réunis en effet la grâce de la femme à
la force du lion, rassemblant ainsi les deux types suprêmes que la
poésie des grands génies et le langage des peuples ont toujours
célébrés.
Mais celui qui loin de te servir veut se servir de toi celui
qui ne voit dans l'esprit de l'homme qu'une machine à succès à
grandes positions, à fortuns à plaisirs vulgaires, à voluptés
communes il se ferme la porte du monde où tu vis. Banni de ce
séjour enchanteur et enchanté il lui faut des joies épaisses, qu'on
puisse mettre sur la balance en équilibre avec un' sac d'écus. Le
réalisme devient son guide et lui dit à chaque pas Regarde ce
ton criard, tâte cette forme anguleuse écoute et retiens bien cette
pensée commune ce mot grossier. Il ne voit bientôt plus autre
chose, et c'est ainsi qu'il retrouve en toi le monstre antique la
fille de marbre, le granit féminin qui le broie le meurtrit le brise
et le dévore. Il ne sait plus te deviner, car il a perdu le sens de
ton sourire, de cette gaité douce, de cette humour facile, de cette
simplicité de cœur dont tu illumines tout ce qui t'approche. Il ne
rit que de méchanceté, du plaisir qu'il éprouve à nuire, de
.l'agrément qu'il trouve à éreinter. Il ne tient plus le langage de
la conscience et du cœur il ne trouve plus qu'une phraséologie
artificielle, pour parler de devoirs factices, pour consacrer toutes
les conventions d'ui e société pédante et dissimulée. Il ne sait faire
qu'une école, une prison, un hôpital de cette terre où tu répands
à pleins flots la franchise et l'amitié (1).
Pendant que je parlais encore, la fée poussa du coude un flacon
de vin de champagne qui se trouvait à ses côtés. La bouteille se
renversa sur le bord de la table et laissa couler à terre un filet de
liquide clair et mousseux. Le flot grandit crut, s'étendit, s'agrandit,
remplit la chambre, en emporta les murs, et j'aperçus devant moi
un étang, puis un lac, puis une mer l'océan de la vie.
Le sphinx, comme son aieule, se lança dans les flots, mais ne
tarda guère à reparaitre, et, nageant avec grâce, arrima sa ceinture
à la poupe d'un petit bateau bien gréé, sur lequel je me réfugiai,
et sur lequel je compte naviguer longtemps encore à la remorque
de l'Imagination.
Albert Dupuis.
(1) Nous empruntons cet extrait à une traduction des Essais de l'éminent
humouriste Charles Lamb, actuellement en cours de publication.
(2) L'auteur écrit de Londres, à une date qu'il ne nous est pas possible de
préciser. On sait seulement que les Essais d'Elia parurent de -1820 à 1855,
par fragmunts.
l'impériale du même omnibus que
et se dirigeant vers sa maison sur
lui; le jour où je ne verrai plus une femme
obligée de se tenir
debout au parterre d'un théâtre de Londres, jusqu'à ce qu'elle en
vienne malade et s'évanouisse, et cela au milieu d'hommes commo-
dément assis et raillant sa détresse, tandis qu'un spectateur, qu'on
eût cru doué de plus de délicatesse et de savoir-vivre que les autres,
exprime à haute voix qu'il offrirait volontiers sa place à madame
si elle était un tantinet plus jeune et plus jolie.
Or, placez-moi cet espiègle débitant ou ce badin cavalier dans une
réunion de dames de sa connaissance, et vous devrez avouer qu'il
dans tout Lothbury un homme
vous serait impossible de rencontrer
mieux élevé.
Pour en finir, je consentirai à croire qu'il y a quelque sincérité
dans nos professions de galanterie, le jour où l'on cessera de laisser
accomplir par les femmes les emplois les plus laborieux et les plus
grossières obligations de la vie.
Jusque-là, je me refuserai à regarder cet objet de notre orgueil
comme autre chose qu'un spectacle où figurent les deux sexes,
spectacle joué dans un certain rang de la société, à une certaine
époque do la vie, et où comédiens et comédiennes trouvent leur compte.
D'un autre côté, j'accorderai, mème volontiers, que la galanterie
est une des salutaires illusions de ce monde, le jour où je verrai
que, dans la bonne compagnie, on a les mêmes prévenances pour la
vieillesse que pour la jeunesse, pour la laideur que pour la beauté,
pour les teints flétris que pour les joues rosés le jour enfin où l'on
respectera la femme parce qu'elle est femme, et non à cause de ce
qu'elle sera ou représentera la beauté, la richesse, la grandeur.
Je croirai que la galanterie est quelque chose de plus qu'un vain
mot, quand je verrai qu'un homme bien élevé et bien mis pourra,
au milieu de gens bien élevés et bien mis, faire allusion aux femmes
sur le retour sans exciter, et sans avoir intention de le faire, un
ricanement général quand je saurai que les mots de virginité
surannée, et que les phrases du genre suivant Elle a passé
l'heure du marché, ne pourront plus être prononcés dans une
réunion honnête sans éveiller l'indignation de l'homme
ou de la
femme qui les aura entendus.
Joseph Païce, de Bread-street-Hill, négociant et l'un des directeurs
de, la compagnie de South-Sea, enfin celui auquel Edwards, le com-
mentateur de Shakespeare, a dédié un superbe sonnet, fut l'unique
modèle de vraie et constante galanterie que j'aie rencontré. JI me
reçut sous son toit alors que j'étais encore un enfant, et daigna me
prodiguer ses soins. Je suis redevable à ses conseils et à ses
exemples'da. ce, qu'il y a en moi d'un homme d'affaires. Cela se
réduit à peu de chose, je le reconnais, mais ce n'est point sa faute
si je n'ai pas profité davantage de ses leçons. Quoiqu'il eût été élevé
en presbytérien et en marchand, il fut le plus noble gentilhomme de
G. Mazure.
PO É SIE (1)
J
l
J
U Août 18S9
II
(I) Les deux poésies qu'on va lire, sont extraites d'un volume inédit de
M. Emile DESCHAWPS, auquel il nous sera permis encore de faire quelques
emprunts. Le charmant poète a hien voulu placer son nom à coté des nôtres
c'est un honneur pour nous et une bonne fortune pour nos lecteurs.
J'eus tort. Il ne faut rien différer dans ce monde.
L'autre matin, sa voix était rauque et profonde;
Hier, il n'est pas venu. Je me suis informé.
Il est mort dans la rue, et mon journal fermé
Dans sa main._U est .mort accomplissant sa Jàche
Et ne s'étant donné ni plaisir ni relâche
Mort comme un juge intègre, ou comme un bon soldat.
Pourvu qu'il soit rempli, qu'importe le mandat? –
Eh bien cela me fait quelque chose dans l'âme
D'avoir laissé mourir, lente et débile flamme,
Sans même l'entrevoir, ce porteur matinal
Qui, cinq ans, à mon seuil, disait « C'est le journal 1 »
ÉmLE DESCHAMPS.
'~7
Elle me dit, un soir que la nuit 'était claire:
« Je n'avais pas qualre ans lorsque mourut ma mère
On ne remarque rien lorsque l'on est enfant,
On regarde sans voir, on est distrait; pourtant
Je ne trouverais pas une heure dans ma vie
Qui n'ait eu pour témoin cette mère chérie.
Avant de jn' endormir je la vois, chaque soir,
Se pencher sur mon front et me dire « Bonsoir. »
Le matin, hors du lit, quand j'ai fait ma prière,
Je la sens qui me prend la taille par derrière
Et qui vient sur mon coii tiède encor de la nuit,
Poser sa lèvre fraîche et m'embrasser sans bruit. `
Oui; je la vois partout; quand je danse au quadrille,
Elle est à, mes côtés et me dit « Chère fille! »
S'il faut qu'un jour mon cœur se choisisse un ami,
Ma mère, par la main, mè conduira vers lui.
Si Dieu veut, à mon tour, de moi faire une nière,
C'est elle que mon fils connaîtra la première;
Et, sur mon lit de mort; à l'heure des adieux,
Lorsque mes chers enfants- m'auront fermé les yeux
Comme un dernier rayon,
mon âme verra luire
Ce témoin de mes jours,
ce maternel sourire. »
VALERY VET.NIER.
BIBLIOGRAPHIE
S-
Il y aura tantôt un an que M. Turgan lança le premier programme
de l'excellente publication dont nous avons prédit avec tant d'autres
le grand et populaire succès. Ces élégantes et pittoresques livraisons
que chaque mois nous apportait deux fois, sont devenues aujourd'hui
un bon et beau livre, qui a tout de suite conquis une place à part,
au-dessus de l'estime, parmi les plus fécondes révélations scientifiques1
de ces dix dernières années.
Nous ne répéterons pas ici ce que nous avons dit ailleurs sur la
portée de l'œuvre de M. Turgan, et sur son heureuse exécution. Bien
qu'il soit d'une pressante actualité, ce livre est presque autant destiné
à l'avenir, qui consultera en lui le répertoire le plus complet des
fastes de l'industrie nationale, c'est-à-dire une belle page de l'histoire
de France, un chapitre de l'his'oire de la civilisation. Si nous ne
sommes pas de ceux qui ont voix au conseil en ces matières spéciales,
nous n'en sommes que plus tenu à honorer les travaux qui viendront
désormais en aide à notre incompétence. Ici le succès a été immédiat,
spontané pour ainsi dire.' Il ne faut point chercher la cause ailleurs
que dans la part de satisfaction opportune donnée par un écrivain de
talent à certaines aspirations vives de son époque. Ce premier volume
contient les Goielins, – les moulins de Saint-Mmtr, – V Imprimerie
impériale, – les bougies de Clichy, la papeterie d'Essonne,
Sèvres, – l'orfèvrerie Christofle.
–
(4) Bourdilliat, Librairie-Nouvelle, et chez tous les libraires.
Presque toutes ces notices offrent de remarquables modèles d'expo-
sition attachante, agréable et précise, qui en ont fait une lecture
charmante pour tout le monde. Nous ne connaissons rien de mieux
réussi en ce genre que l'introduction aux Moulins de Saint-Maur,
à 1* Imprimerie, aux Gobelins, et à la Fabrique de Sèvres. Et chaque
fois l'auteur aborde franchement son sujet, n'omettant pas un fait, pas
un chiffre. mais s'arrêtant inflexiblement
une idée, pas un nom, pas
à la limite où le mot superflu commence.
Nous empruntons à la préface cette éloquente déclaration « Attiré,
par notre goût et nos études, vers le grand spectacle de la véritable
bataille humaine, nous avons curieusement étudié ces forteresses de
l'homme dressées contre sa misère originelle, ces vastes usines où
l'habile direction du chef, l'activité du contre-maître, et le courageux
travail des ouvriers, concourrent à produire les merveilles de notre
civilisation.»
Si l'on trouvait que M. Turgan en parle avec l'ardente chaleur
d'un initié, on répondrait que si les ennemis les plus déclarés dés
tendances actuelles les ont pourtant décorées du nom de Génie
moderne, il n'y a pas à s'étonner que leurs amis leur rendent le
culte dû au génie.
L'auteur est un savant affamé de science profondément pénétré
des principes, mais l'application le, préoccupe, et cela ressort de son
travail, qui tient à l'histoire et à la logique par ses points principaux.
Nous ne voulons point conclure sans rendre aussi justice à la grande
valeur typographique de ce livre, et au mérite des belles et nom-
breuses illustrations dont il est enrichi.
Puisque c'est particulièrement aux lecteurs du Nord que nous avons
l'honneur de nous adresser, qu'il nCffite soit permis-d'appeler leur
attention sur la nouvelle série de livraisons qui va paraître prochaine-
ment. Elle aura pour eux, nous n'en doutons pas, un vif intérêt.
Louis Dépret.
. • 1
CAUSERIE LILLOISE
~IJ-t~!
11i
1
Faust. Cet homme de génie qui, avec les Schœffer et les Guttember#,
avait inventé vers 1450 les caractères mobiles de l'imprimerie
moderne, devint en Allemagne,, Pologne et en France, la bêle noire
des moines que son invention ruinaient (1). 'Ces honnêtes cloîtrés qui
pullulaient au moyen-âgé et qui alors avaient au moins le mérite de
conserver le dépôt des connaissances humaines et lç trésor des littéra-
tures anciennes,' quand ils ne les anéantissaient pas, ne prévirent pas
de suite combien la nouvelle découverte donnerait' de fil à retordre à
'ours docteurs; mais qui
ce causa leur plus grande haine contre Faust,
c'est qu'il leur enlevait une notable portion de leurs revenus. Plus
de missel ni de psautier dont les caractères enluminés exigeaient la
vie entière d'un homme qui n'en profilait pas plus ec ces splendides
présents à faire aux ducs et aux rois le nouveau procédé exécutait
en une heure ce qu'ils n'auraient pas fait en un an.
De là les mille fables absurdes et diaboliques dans lesquelles ils
s'efforcèrent d'envelopper l'inventeur et son invention et de les sup-
primer l'un et l'autre; fables qui se sont perpétuées jusqu'à nous.
de
»
.philosophique qui l'a suivie et laissée en arrière. »
II y a un an, un jeune compositeur, dont l'érudition est élégante et
j dont la science est inspirée, M. Gounod, l'auteur des cœurs d'Ulysse,
fa voulu, à
son tour, nous parler de l'amant de la belle Hélène de
Grèce. Meyerbeer a passé à côté de ce sujet, il a eu tort au lieu du
chef-d'œuvre nommé Robert-le-Diable, il aurait pu faire l'œuvre qu'on
eût appelée son FAUST. Ce n'est pas ici le lieu d'étudier la partition
dje M. Gounod, ni d'examiner s'il s'est approché de l'idéal que
nous supposons que Meyerbeer aurait atteint, nous voulons seulement
dire quelques mots de l'elfet de cette œuvre et de cette légende sur
notre public lillois.
Le peuple a été pris par cette histoire de Faust, comme il l'est
i
j partout^ et. comme il le sera toujours par la netteté et la naïveté
I éunies. Faust n'a
pas à se plaindre de son voyage dans les Flandres
Nos races un peu allemandes, un peu espagnoles et beaucoup fran-
çaises, sont faites pour comprendre le mystique, le savant et l'actif
docteur. On me dira qu'un fûtier s'intéresse peu au microcosme et au
macrocosme; d'accord; mais un filtier etunfîlateur qui sont des hommes
comme les aulrcs, s'intéresseront à toutes ces étapes de la vie humaine
la vieillesse envieuse, la jeunesse crédule, la coquetterie et l'orgueil
féminins, la séduction naïve et innocente, la corruption naturelle à l'âge
mûr, la faute, les remords, le pardon l'homme, Faust universel, suivi
par le malheur qui marche dans tous "ses pas et lui fait faire tous ses
gestes et accomplir tous ses actes. '•
Non, Faust n'a pas à se plaindre de
son voyage dans les Flandres i
déjà il défraye la conversation des veillées de novembre, et qui sait,
peut-être opérera-t-il en passant
par l'âme naïve de notre pays, un
nouvel et dernier avatar.
Il n'est pas probable que le patois de Lille soit appelé à faire au
Nord une tentative aussi hardie et aussi heureuse que la langue
provençale vient de l'essayer au Midi. Il y a dans cette dernière une
grammaire, une syntaxe, un vocabulaire,un accent, et elle mérite, jusqu'àà
un certain point, le nom de langue que nous lui laissons; tandis que
nos patois du Nord n'ont, à proprement parler, aucune règle ni aucun
intérêt le seul qu'on puisse leur accorder se porterait sur une dizaine
de mots énergiques et pittoresques, et bien encore proviendrait delà
pitié qui naît naturellement dans l'âme lorsqu'on songe au degré de
misère et d'abaissement où ont dû être réduites des populations pour
parler ce langage; il tient à la fois comme syntaxe du bojesman
et comme accent du miaulement des grands carnassiers et en
particulier, de la hyène à jeun. Ces remarques, incontestables, sont
d'autant plus tristes à faire, que ces races n'ont en elles que des
instincts de bonté et de sympathie mêlés tout au plus d'égoïsme
narquois, aucune férocité aucune brutalité leurs moeurs sont
douces, leurs caractères faibles et leurs cœurs aimants. De tous ceux
qui parlent cette langue et qui l'impriment, M.Desrousseaux est, sans
contredit, celui qui en tire le meilleur parti témoin son almanach
chantant de cette année la bonhomie le génie des détails la
précision à la Van Ostade, quelquefois une énergie exagérée à la
Volgemuth, ces qualités du crû, M. Desrousseaux sait les observer
et les reproduire.
Nous citerons encore du même recueil la pièce intitulée Mes
Portraits, et les Conseils à une jeune fille qui doit se marier.
L'esprit fin et caustique de l'auteur, la gaîté de bon aloi et l'obser-
vation sincère et perspicace font, en dehors de toute langue ou couleurs
locales, le mérite de ces charmants morceaux. Parmi plusieurs pièces
adressées à l'auteur par des coppalrioles et des confrères en poésie,
qu'on lise le rondeau suivant, qui ne manque pas de cachet
/<
que ce grand changement permet de former. Pour nous, nous en
sommes sûrs, l'agrandissement des murailles couicédera avec celui des
renaissance.
idées. et il n'y aura pas seulement transformation, maiseneM&-amélio-
ration et
H.
Le gérant,
1
Géry Legrand.
UN AUTOGRAPHE DE VOLTA!RE~
X'~r/~X NOUVELLE
Avant d'aller plus loin, qu'il nous soit permis de faire connais-
sance avec ces deux hôtes de l'ancien palais des bourgmestres. Le
maître de céans était vêtu avec une rare et élégante simplicité.
Un bas de soie bien tiré dessinait une jambe belle de forme
un haut de chausses et un -habit de velours noir, relevé par
un somptueux jabot de dentelles comme on les portait dans ce
temps, accusaient la finesse de sa taille. Un large col en guipure
tombant sur ses épaules faisait ressortir une tète imposante par la
dignité des traits et la précocité des rides qui sillonnaicnt son front.
La nudité du crâne annonçait de longues et pénibles études. L'en-
semble de la physionomie était d'une grande douceur, tempérée par
un certain air de tristesse et d'énergie. Attachez une épée au côté de
l'étranger semez sa poitrine de nombreuses décorations aux pierre-
ries étincetantes, et tout le peuple hollandais eût retrouvé dans cette
faible esquisse les traits de Frédéric Walther, le plus célèbre méde-
cin de toute la République, aussi connu par la classe pauvre pour
nombfeux.bienfaits
ses que pour le succès de ses opérations dans tes
premiers hôpitaux. Depuis longtemps déjà sa réputation s'était éten-
due jusqu'aux extrémités de l'Allemagne et de l'Angleterre.
Originaire d'Ecosse, Walther avait habité autrefois les colonies.
Un soir qu'il se dirigeait assez tard vers sa plantation, après une
fête que donnait le gouverneur, il fut arrêté par les gémissements
d'un pauvre diable qui s'était cassé le bras en tombant et invoquait
la pitié des passants. Frédéric Walther avait l'âme compâtissante
le blessé fut transporté dans sa demeure là lui furent prodigués les
premiers soins. A la lueur d'une lampe qui éclairait cette triste
scène, le planteur, dont l'habileté chirurgicale était réputée grande,
nut reconnaître un vigoureux
mulâtre au teint basané et aux cheveux
crépus, et se sentit ému par les gémissements du malade auquel la
perte de la vie eût semblé préférable à celle de son bras. Retarder
l'amputation était dangereux. Elle n'eut pourtant pas lieu et l'esclave
affranchi recouvra l'exercice de son membre après une guérison
complète. Depuis ce jour, Numa, car c'est lui que nous retrouvons
à Amsterdam,–ne voulut plus quitter son sauveur, et lorsque le
planteur, poursuivi par un profond chagrin, dit adieu à sa belle co-
lonie pour les brouillards du nord de l'Europe, le maitrc et le ser-
viteur firent route commune sur le vaisseau le Bengali.. Aujour-
d'hui le docteur n'avait plus de secrets pour un compagnon dont le
dévouement était inaltérable, et dont la présence lui rappelait un passé
doux et cruel à la fois.
a
–' Tout va bien, maître.' Telles furent les paroles que prononça
respectueusement le mulâtre en se retirant. C'était son habitude
chaque fois que le docteur s'était absenté. En effet, à peine
Walther portait-il la main à son chapeau pour se découvrir, que
les doux accents d'une voix fraîche et sonore qu'accompagnaient les
sons de'la harpe s'affaiblirent comme l'écho dans la montagne. Une
Loilo jeune fille apparut sur le seuil, et, avec la vivacité d'une ga-
zelle, se jota dans les bras de son père qui lui déposa un baiser sur If
front, sans cesser de la contempler avec ravissement.
Née aux colonies, Mary-Ann avait rapporté de ces pays lointains
tous les charmes d'une créole. Plutôt grande quo petite, elle avait
une taille de nymphe. Elle était vêtue d'une simple robe de drap noir
ajustée à la mode du temps, et une fleur rouge parait sa brune che-
velure. A voir la blancheur de son teint, son front de Magdeleine,
la régularité de ses traits et la courbe élégante de
son cou sur
tequci descendait une croix d'or, dernier présent d'une mère
au
ht de mort, l'on devait ressentir
en s'éloignant d'elle un instant
de regret;
car son visage, sa voix et ses gestes étaient sympa-
thiques, tant ils respiraient
un air de candeur et de mélancolie.
Ses grands yeux bleus étaient si beaux et si limpides, qu'on cprou-
vait du charme à les contempler. Ils faisaient rêver à
ces rct!pts
azurés des beaux lacs d'Italie tout parfumés
par la brise. Notre
héroïne eut
pu poser pour la statue de la Résignation. Mais letran-
ger le plus indifférent restait bien douloureusement ému quand il
cherchait le regard de cette belle jeune fille à l'expression si intel-
ligente. Mary-Ann était aveugle depuis sa naissance.
Ce fut un jour qui laissa de bien tristes souvenirs que celui où
sa
mère l'avait mise au monde. Le docteur perdit sa compagne au mi-
lieu de grandes douleurs et reçut en ses mains défaillantes un en-
fant qui, avec un organe parfaitement conformé, devait priver de
la douceur de ses regarda les parents assis auprès de son berceau.
Ce double coup frappa Walther au cœur. Une année après,'il voulut
fuir pour toujours un pays où le cœur de l'époux et du père avait
été si cruellement éprouvé. Initié de bonne heure aux secrets de la
médecine, il oublia ses plantations pour se consacrer à un art qui lui
donnait quelque espoir dans l'avenir. Après avoir réalisé sa grande
fortune, il vint s'établir à Amsterdam et à voir toutes les richesses
artistiques dont son palais était orné, on devinait l'ancien luxe du
planteur. Un immense jardin, qui s'étendait derrière l'hôte!, était
parsemé de plantes exotiques et de vastes serres construites sur les
deux cotés. Au milieu courait un long tapis vert chaque matin, la
belle aveugle descendait pour y respirer les parfums au milieu desquels
elle avait été bercée. Déjà elle approchait de son seizième printemps
et la main de son père, malgré des essais répétés sur de nombreux
sujets atteints du même mal n'avait encore osé déchirer le voile
étendu sur ses yeux.
Après quelques instants d'une muette contemplation, le docteur
s'approcha d'un fauteuil, et entraînant sa fille à ses côtés, il la fit
asseoir sur ses genoux.
<
Eh bien, ma douce Mary-Ann, voici un brouillard bien désa-
gréable. Tu n'as pu sans doute aller prodiguer tes soins accoutumés
aux amies de ta solitude? dit Walther en tournant les yeux du côté
du parc? « Pardon, mon bon père, je me suis vêtue selon la
mauvaise humeur du temps, comme vous voyez, et j'en ai bravé
'l'humidité pour errer au milieu d'elles et leur porter un tendre bon-
jour. N'ai-je pas toujours une jeune compagne? x et la jeune fille
indiqua de la main, avec un geste plein de grâce, rappelant certains
types du Corrège, la rose éclatante qui semblait s'épanouir dans ses
cheveux.- < C'est plutôt vous, mon tendre ami, reprit-elle en passant
Ï Ln
bras d'un air câlin autour du cou du docteur, c'est vous
m'il faut gronder. Chaque jour ~exposer ainsi aux intempéries! Que
~e fois le veilleur annonce les dernières heures de la nuit, sans que
te sommeil soit venu vous trouver et bien souvent vous n'attendez
pas
que les oiseaux aient
salué votre réveil pour vous éloigner.. –
N'est-ce pas à toi que je pense, ingrate enfant? N'ai-je pas fait
serment, le jour où je m'aperçus de notre malheur commun,
~)e poursuivre la science jusqu'à son dernier mot? N'ai-je pas mis
~non œuvre sous la protection de la Vierge, et, sans doute, elle aura
'pitié de mes larmes et de mes peines. Je vieillis déjà, et qu'il serait
~cruel pour nous de nous séparer sans nous être jamais ~us Ta
~né) e de mémoire chérie, m'a regardé deux fois en rendant son der-
nier soupir. Oui, l'un de ses regards était pour toi, et je ne veux
pas mourir sans te laisser le plus précieux des legs, celui d'une
'femme adorable. D
L'émotion venait de rouvrir une plaie que le temps avait à peine
cicatrisée, et les larmes avaient affaibli la voix du docteur presque
tremblante. – '-Pourquoi ces sombres pensées? s'écria Mary-Ann,
s'efforçant d'être maîtresse de ses sensations oubliez cette chimère.
Ce que Dieu a voulu est bien. Ai-je donc besoin de la vue pour
~aimer la musique,
pour sentir les parfums? Mon bras n'est-il pas
passez ndèle pour me faire retrouver le chemin de ce salon où
nous
.nous livrons à de si doux entretiens ? Mon coeur a-t-il besoin de ce
~nouveau sens pour pressentir l'approche d'un père bien aimé et pour
~le chérir de toutes ses forces? Serais-je plus heureuse? Ce que tu
appelles ma solitude, cher père, est plus peuplé que bien des palais-
K'ai-je pas mes souvenirs et mes fleurs ? Je t'ai toujours présent
“
~devant moi, et même ton absence
ne peut me ravir les traits dont je
?mc suis plu dans
mon amour à former ton image. J
Le docteur laissa retomber sur son enfant regard de .1tristesse
un
~et de découragement. C'était la première fois qu'elle repoussait d'une
façon aussi vive tous les projets que son cœur de père lai inspirait.
Et pourtant l'enfant avait grandi. C'était déjà une belle jeune fille.
Plus sa main tarderait, plus. la nature pourrait devenir rebelle. Une
larme brûlante tomba lentement de
ses paupières sur le bras de Mary-
j Ann. Aussitôt, pour adoucir l'amertume de ses réflexions, celle-ci se
mit à chanter sur la harpe un air des colonies resté bien cher au
docteur, car c'était jadis la chanson favorite d'une compagne perdue,
et Numa, qui aimait Mary-Ann comme son enfant, lui avait appris à
répéter le refrain maternel.
Après quelques notes, Walther releva la tète avec énergie ses
traits rayonnaient d'espérance. En ce moment le mulâtre entra dis-
crètement, portant à la main un plateau d'argent qu'i) présenta à
son maître. Ce dernier prit une lettre, et après en avoir reconnu
l'auteur par l'inspection du cachet et de la suscription il brisa le
sceau de l'enveloppe et en lut rapidement le contenu
Comte E. de Kératry
DANS UN CAB
'S~
raute et l'insulte. Le père lève le bras et maudit Triboutet. De ceci
déroute tonte la pièce Le sujet véritable du drame, c'est la MM~cf<o/<
Mh bien !~a malédiction du vieillard atteindra
Triboulet dans la seule chose qu'il aime au inonde, dans sa fille. Ce
même roi que Triboulet pousse au rapt ravira sa nllc à Triboulet. Lt
bouffon sera frappé par la Providence exactement de la même ma-
nière que M. de Saint-Vallier. Et puis, une fois sa fille séduite et
perdue, il tendra un piège au roi pour la venger! c'est sa fille qui
y tombera. Ainsi, Triboulet a deux élèves, le roi et sa fille le roi
qu'il dresse au vice, sa fille qu'i! fait croitre pour la vertu. L'un
perdra l'autre. Hveut enlever pour le roi madame de Cossé; c'est s:t
fille qu'il enlevé, Il veut assassiner le roi pour venger sa tiUe; c'est
sa fille qu'il assassine. Le châtiment ne s'arrête pas à moitié chemin;
la malédiction dn père de Diane s'arcomplit sur le po'c de Blanche. t
Dans ~<<yo/e~o, les noms des personnages, le tien de l'action et te
millésime sont seuls changés; )e fond est le même. Quant a la t'ormc,
-le musicien est resté loin du poète. Nous D'en citerons qu'ntt
exemple.
La scène du troisième acte durant laquelle Triboulet cherche M
fille au milieu des courtisans, est la meideurc de la partition. La
chansonnette du bouffon est dramatique. Mais lorsqu'il a découvert
que Blanche est auprès du roi, la musique commence à se décolorer;
les petits hoquets musicaux qu'aG'ectionne M. Verdi, rempiacent
J'expression, et le morceau finit ptatcmen!. C'était pourtant le moment
d'avoir du génie; écoutons le poète
je la ~eux, \o;ex-vous
Ma fille, Oui, t'un cause,
On cituchote, on se parle en riant de la chose
Moi je n'ai pas besoin de votre air triomphant,
Mcsseigneurs le vous dis qu'il me fau! mon cniant
LE CHEVALIER
Géry Legrand.
)j't<Ut~<tet.fh:bwt)utr~))~i
~~E~OUES
MOTS
1' ~;A-U~
A'r,
OBSERVATEURS
'tAL~~ –––––
On ne sait pas assez ce qui se passe. On ne regarde pas assez
autour de soi. On ne tire pas de tout ce qu'on voit et de tout ce qu'un
entend le profit qu'on en devrait tirer.
Un homme qui aurait au suprême degré !e don de généraliser ses
observations de chaque jour, qui serait assez fort pour échapper à
toute influence, assez consciencieux pour ne laisser jamais ses propres
inh'rets l'aveugler, qui, tranquille comme un pont de granit, regar-
derait fixement passer le courant des moeurs et des idées, cet homme
prophétiserait à coup sûr.
Un tel observateur, s'il pouvait s'en trouver, maitre d'une chi-
rognomonie bien plus certaine que la chirognomonie individuelle,
lirait l'avenir dans la main bien ouverte de son époque.
Nous vivons trop dans le bruit ou trop dans le silence. Les uns
se crèvent volontairement dans le monde les yeux de l'âme et les
yeux du corps; les autres s'hébètent dans la solitude. C'est la fatale
loi dit travail et de la dépense qui le veut. Aussi devrait-on entourer
de sympathie et de considération ceux qui, obéissant de leur coté à
cette loi inévitable, dans l'ordre moral, se vouent à la contemplation
des mœurs. Ceci est dit en passant pour les personnes quin'ont pas pour
les écrivains probes et sincères tout le respect qu'elles devraient avoir.
Cette prophétisation serait d'autant plus aisée à l'observateur
parfatt, que nous ne différons
pas autant que nous le pensons et que
nous le disons, sur les idées et sur les moeurs. I) est clair que
pour le mouvement du monde, pour que la vie t'M'e, il est besoin
de ces -luttes intellectuelles, de
ces batailles d'opimons. Mais au
fond et en
masse, il y a à chaque époque des tendances qui sont
générales. Oui,
au fond de t'être de chaque individu vhantàt'heure
nous partons, il y a des aspirations secrètes, connues ou inron-
~r~
i.Lj-
nues de lui-méme aspirations auxquelles personne, nous répétonii,
personne n'échappe.
Vous avez assisté, par exemple, dans votre famiHc, ou si, par le
plus triste des malheurs, vous n'en avez pas, dans la famille d'au-
trui, à l'un de ces repas, assez nombreux, où vers la fin, l'accord
des esprits est si parfait, l'entente des coeurs si profonde qu'il s'y
opère des prodiges d'éloquence, qu'il y court d'électriques courants
de sympathie, tels qu'aucune assemblée detibérativc, aucune salle
de spectacle n'en ressentit jamais. Qu'un assistant alors, jeune ou
vieux, sage ou imprudent, jette dans ce milieu une idée tenant Il
ces certaines aspirations générâtes, il sera compris de tout ce monde,
cru/b/ et approuvé -plus ou moins ostensiblement. De là, dans
de telles remuons, des sourires de femmes que l'on ne peut s'ex-
pliquer, des rayonnements fugitifs comme des étincelles dans les
yeux des vieillards, des rougeurs promptement dissipées sur le front
des jeunes filles. Tout ce monde a regardé, compris, salué inté-
rieurement, ce révélateur sincorc. La communauté des aspirations
humaines s'est sympathiquement trahie sur tous les visages. Ce n'a
été qu'un édair, mais ce parfait observateur l'a vu.
Eh bien, oui! U est vrai qnf tout le monde pense à cela! répon-
dra-t-on. Mais les affaires de cet homme mur! les antécédents de
te vieillard la responsabilité de cette mère! l'avenir de cette jeune
fille! Vous d'abord, vous êtes un homme de lettres, taisez-vous'.l
De temps en temps paraît un tivre qui effraie la majorité. Ce
iivre, ou cet article, subit le destin bon ou mauvais que les cir-
constances du moment lui font. Ceux qui comprennent la langue
dans laquelle il est écrit le lisent et en parlent diversement, puis
ils vont à leurs auaircs et ils font bien. L'ordre pour la Société
c'est le pain de chaque jour et il faut du pain tons les jours. Ce
qu'il y a dans ce livre, c'est peut-être la réserve. Qu'on le mette
a l'office. On verra si l'on doit s'en servir.
Cet esprit du temps, ces tendances sont donc des idées qui
s'élaborent au plus profond des consciences, aussi mystérieusement,
aussi sourdement et aussi fatalement que le bois des forets entbuies
se cbnng'e en charbon dans tes entrailles de la terre.
Notre observateur, qui veut deviner les mœurs de l'avenir, ne
préoccupe ni de la forme du gouvernement, ni des rapports de
se
pays avec les autres pays. Le bois qui est en train de se
son
changer en houille ne se préoccupe pas de la locomotive qui roule
moment de Paris à Marseille.
pn ce
Notre observateur pense que l'étude qu'il veut faire est complè-
tement étrangère à celle du gouvernement intérieur ou de la poli-
tique extérieure. Il laisse cette dernière étude à ceux qui croient
devoir s'en méler.
Jt sait que dans cet ordre de choses dont il ne se mêle pas,
quatre ou cinq changements, ou dix ou vingt, se font en cent ans.
Tandis qu'une complète manifestation de l'esprit universel qu'il étu-
ilie ne sr présente qu'une fois tous les deux ou trois siècles.
D'ailleurs il ne s'occupe pas non plus beaucoup de l'histoire,
de peur de s'embrouiller le cerveau et de tomber dans l'erreur des
gens qui croient que le Destin aime les reprises comme un direc-
tf-Hr du Théâtre-Français.
Non. Notre homme qui veut passer prophète étudie les mœurs
privées et surtout les mœurs publiques. Car, dans les grands centres,
dans les milieux où la foule abonde, c'est surtout dans tes endroits
publics que l'esprit du temps se découvre. A Paris, personne n'est
ttypocrito. dans la rue.
n regardera attentivement autour de lui recueillera les moindres
mots, et en commentera silencieusement la portée, la généralisant te
ptns qu'il lui sera possible. L'attitude d'un garçon de café lui en
apprendra plus sur ce qu'il veut savoir que la lecture des livres
retrouvés de Tacite.
Il se défiera de la superficie de l'esprit du temps. Il ne se con-
tentera pas, comme les faiseurs de comédies en prose, de le résu-
mer dans la passion des jeux de Bourse.
tt sait que tout te monde, quoi qu'on en dise, ne joue pas à la Bourse.
Ah il faudra qu'il creuse profond dans les âmes, qu'il examine
ce qui reste de l'instinct religieux, de l'instinct de famille, de
l'instinct de bonté qu'il
se méfie, à ce sujet surtout, des décla-
mateurs et des pessimistes de journaux, car il se pourrait trouver
que ces instincts, dans le vrai sens des mots, fussent plus ardents,
plus développés
que jamais, toujours dans la masse et dans le
fond des âmes.
U faudra qu'il soit optimiste. On ne connait les hommes qu'en les
aimant. Et comment aurait-il le courage de chercher à deviner un
avenir où il ne supposerait que desespoir et malheurs?
.*“ Bien des choses sont accomplies que l'on croit appartenir
encore à l'utopie.
Est-ce que les grands lieux de rendez-vous, pour les peuples
amis et curieux de se mieux connaître, n'existent pas? Est-ce que
nous n'avons pas vu quelque part une cour gigantesque, au dôme
transparent, et d'un côté de cette cour, deux vastes escaliers droits,
sur les marches desquelles des arbres toujours verts saluent au
passade, comme bienvenus les chers étrangers qui viennent d'au-
delà l'Océan, d'au-delà les zones brùlantes et les tempêtes, t'un,
pour iire un manuscrit unique l'autre, pour voir un drame ou en-
tendre un air d'opéra, l'un, pour acheter, F autre, pour vendre,
t'un, pour instruire, l'autrc, pour apprendre? Est-ce que nous
n'avons pas vu de vastes salles, aux voûtes splendides, aux murs
royalement lambrisses? Toute ta vivante pensée du monde civiti~
est là, sous la main, éparse, tacite à prendre, invitant i'esprit,
s'offrant au regard, couchée sur ses mille fouilles de papiers dme-
rcnts? Est-ce que, le long de ces tables homériques, vingt idiômfs
divers ne s'échangent pas, discrètement, noblement et aisément,
comme il convient entre frères d'une même immense famille ? Est-
ce que jamais une qucrcUe y fait entendre sa voix inhumaine et
triste? Est-ce que l'on ne sent pas, au solennel silence qui règne
dans toutes les parties de ce palais public que le mot d'ordre,
connu de tous, est Concorde et amitié des peuples, respect t)f
t'homme pour l'homme.
,\0n va, on vient. La foule est grande. On se fait peu d'embras-
sades et peu de salutations courtoises. On est seul, on est seriez
et renfermé en soi-même. Ne lançons pas trop légèrement l'accusa-
tion d'égoïsme. Cette foule en est encore il faire i'apprentissag'e de
son émancipation. Chacun est émancipé, chacun est libre sociale-
ment. Aussi chacun est responsable, chacun doit pourvoir à ses
besoins. Cette foule n'est guère cordiale en apparence et n'a guère
souci de l'ètre. C'est qu'elle a nouvellement étendu les bornes de
sa sympathie et que chacun porte silencieusement dans ses entrailles
)';)))Mur du monde entier. Ne riez pas de cette parole; ne la croyez
exagérée. Rentrez plut?t en vous-même et réfléchissez-y dans
pas
la sincérité
de votre conscience.
Chacun est libre.Sus à l'argent! à l'argrnt bien gagné, s'entend.
Car faut voir, il faut courir, il faut apprendre. Chacun le com-
nrcnd, et, comme par un accord tacite et fraternel, chacun se laisse
voler. Prenez le plus humble des marmitons d'un restau-
un peu
rait banai, je gage qu'il rc\e une fortune et qu'il la veut dans dix
aller à Constantinople, et de là passer
ans pour voyager, pour
l'isthme de Suez. Qui sait s'it n'aura pas là sa vitta près de la
mer, d'où il verra passer
les vaisseaux anglais allant aux Indes. Il
n'y a pas de loi qui l'cil empoche.
Kpgardons bien te fond des choses'Cette période de transition
est grande et curieuse sous son apparence de stabilité et d'abais-
sement. C'est que nous voyous la tin étonnante, amusante (à le
b)en prendre) de beaucoup de choses, en littératures, en arts, en
moeurs.
Les plus sensés, les princes du sang-froid voient cela et font
hemMant de ne rien voir. Ce sont ics plus hardis patincuri) de
l'idée. Ils savent mieux que personne combien la glace est mince.
Mais ils passent si légers!1
L'esprit est partout! La connaissance du fin mot humain est
partout. Regardez le sourire des serviteurs de la foule. Et, chose
diabolique, il est le même, ce sourire, à Francfort, à Milan, à
Bruxelles, à Paris. Le mélange des caractères et des races s'opère
t'ommc par un précipité chimique, avec une incroyable rapidité. On
est étonne quand on cause avec un Turc habillé par Dusautoy,
étonne, ébahi, de voir qu'il est amusant et voltairien comme un
Bourguignon. L'Anglais est moins Anglais, l'Espagnol moins Espa-
gnol et bientôt !c Chinois moins Chinois. Et moi-même qui aime
pourtant, Dieu sait combien! Pascal et M. Villemain, voici que je
me surprends à écrire un article à l'américaine.
Analysez toutes les physionomies modernes. Elles se ressemblent
toutes au reste et la besogne sera vite faite (les Européennes, bien
entendu). Analysez ces fronts tendus mais impassibles, peu nobles
mais sérieux. Sur les bouches, 'tes indications varient un peu:
amour, découragement, rêverie, sensualité fade, amertume. Mais
sur tous les fronts vous lirez au bas d'abord Avoir, et en haut
Voir, Savoir. Curiosité prodigieuse des esprits Curiosité des choses
de l'univers! En aucun temps elle ne fut plus grande. Croyons
qu'elle sumra pour faire absoudre les plus rapaces de leur fièvre
d'argent
Et cette curiosité des pays et des moeurs a remplacé la curiosité
des choses de l'esprit qui a été celle des deux derniers siècles. La
curiosité des choses de l'esprit, pour le moment, est endormie.
Les livres de philosophie ne se vendent pas. Qui se soucie main-
tenant de Descartes, de Spinoza ou du philosophe de Kœnig~berg-?'1
On aime mieux une Marine photographiée que la tête de Socrate.
On préfère une vue du désert égyptien ou même un coin de ):)
Forêt de Meudon à la gravure de Brutus condamnant ses fils.
Cette curiosité des choses de l'esprit étant pour le moment
assoupie, on ne se soucie plus d'être philosophe ni raisonneur dans
un sens ou dans l'autre. On penche plutôt vers l'obéissance pure
et simple avec de bons instincts de nature. Kt ( ceci est. une opi-
nion particulière mais convaincue), par suite de ce dédain de sys-
tèmes raisonnés, les dissidences de l'esprit, qui séparent les cœurs,
s'étant presque évanouies, les âmes se sont, ce semble, rappro-
chées. On est, paraît-il, sans trop nous flatter pourtant, assez bon
frère, assez bon fils, assez sincère ami.
Mais surtout on est curieux du monde. 11 est si simple d'oublier
Spinoza et M. d.! Maistre quand le paquebot fume, qu'il y a un
voyage à prix réduit pour Athènes et qu'on a de l'argent !1 est si
doux de se serrer la main quand on revient d'un beau pays
tl faudra d mc comme nous le disions en commençant, que
notre observateur parfait qui veut prophétiser les mœurs de l'avenir,
recherche rigoureusement si, à t'cncontre des déclarations pessimistes
du temps, l'instim't religieux ou pieux, dans le sens latin, l'instinct
de famille et l'instinct de bonté ne sont pas, quoiqu'on dise, autant
et plus vivaces à l'heure présente que jamais.
Mais ce sujet nous entraînerait trop loin et nous arrêterons ici le
cours de cette étude un peu sinueuse que nous reprendrons une
autre lois, s'il plait à Dieu et ail lecteur. Vah'ry Ycrni~r.
DEUX ILLUSTRES PÉCHERESSES
DU X.V1F SIECLE
La Marquise de Courcelle et la Duchesse de Mazarin
<Ju plutôt toute l'infamie du duc. Ils -sont curieux à lire, moins
pourtant que les Mémoires de la duchesse. On les a attribués à
Saint-Réal, mais ils sont bien l'œuvre de la duchesse. Cela se voit
de reste aux réticences, au décousu tout féminin du style et à
certaines impertinences qui sentent leur grande dame d'une lieue à
laronde. Sans doute le misanthrope SainlrRéal, lui aussi, avait désarmé
devant les séductions de cette noble Célimène mais il n'a que très
peu contribué à ses Mémoires. Hors quelques détails où sa collaboration
se trahit par une touche lourdement virile, le reste doit appartenir ;'i
à la belle aventurière.
Il m'a paru piquant de lire ces mémoires après avoir lu ceux de
la marquise; j'avais à cœur d'accepter l'espèce de réhabilitation que
M. Sainte-Beuve a tentée en faveur de la duchesse. Eh bien, après
une consciencieuse enquête, il ne m'est guère possible de la mettre
au-dessus de Mme de Courcelles.
Avec plus de jugement et d'intelligence que la marquise Mm<1 de
Mazarin savait mieux qu'elle ce qu'elle faisait, et quelles étaient les
conséquences de ses démarches. Jamais la duchesse n'a connu cette
enfance du cœur dont il était question tout à l'heure. La passion
n'eut jamais prise sur son esprit éblouissant et dédaigneux.
Remarquez bien que je ne lui en veux pas pour n'avoir pas vécu
à Londres comme on vivait à la cour bigote et jésuitique de
Jacques II; je lui en veux encore moins d'avoir été l'amie de Bo-
lingbrokc de Saint-Evremonrl et de tous les libres penseurs (le
cette époque j'irai même jusqu'à lui pardonner d'avoir aimé si
éperdument la bassette (c'était le lansquenet du temps); je lui sais
gré d'avoir méprisé son mari qui était un tartuffe et un niais, ce qui
n'est pas aussi incompatible qu'on pense. Ce n'est pas moi qui la
condamnerai pour avoir aimé ailleurs; je ne suis même pas bien sur
que Dieu lui en ait beaucoup voulu pour cela; mais ce qui me révolte
en elle c'est son indifférence pour ses enfants ce qui me scanda-
lise aussi en elle c'est cette soif d'indépendance que le duc de
Mazarin appelait avec raison une gangrène d'esprit. Il y a quelque
chose de sec et d'aride dans cette brillante personne. Son mari,
je le veux bien, était un fou, et qui pis est, un hypocrite peut-
être. Mais je persiste à croire sauf meilleur avis, qu'une femme
aussi supérieure que Mnic de Mazarin pouvait aisément, si elle l'eut
voulu imposer son joug salutaire à la nature bornée et contrefaite du
duc. Les sots, je le sais, ne sont guère malléables; mais en faveur de
enfants, elle devait tenter l'impossible. Sans doute, elle ne fut pas
ses
cynique, commo Mme de Courcelles, mais elle fut indifférente à tout,
même à la perte de sa considération. Saint-Evremond et M. Sainte-
Beuve attestent que partout où elle allait, elle se faisait centre et retrou-
vait bientôt cette presque royauté qu'elle devait à la fortune de son
oncle. Pourtant dans cette vie toute d'esprit et de liberté qu'elle mène
depuis sa fuite du palais Mazarin jusqu'à sa mort je ne la vois, en
réalité, estimable ni respectable nulle part. A Rome, pour se soustraire
à des tracasseries de famille je la vois, vivant à droite et à
gauche, partout enfin, excepté là où sa jeunesse et son rôle de
femme séparée de son mari aurait dû la retenir; je la vois aussi
déjà vivre d'expédients. Enfin pour remercier le connétable son
beau-frère, de l'asile qu'il lui avait accordé elle coopère à l'évasion
de sa sœur, désertant, elle aussi, la demeure de son mari. A Turin,
après un an ou deux de haute coquetterie, elle est réduite à fuir
devant les ressentiments d'une reine dont elle avait rendu le mari
infidèle. A Londres elle vit d'une pension que lui servent succes-
sivement Jacques II et Guillaume III. Dans toutes ces situations
je trouve quelque chose de faux et de misérable qui me cause un
peu de dégoût, je l'avouerai naïvement. Je sais bien qu'elle sau-
vait tout cela par cet air « de majesté suprême et de fierté froide »
que lui attribue un de ses amis qui nous a laissé d'elle un portrait
exquis; je sais bien, toujours d'après la même source « qu'elle
»
inspirait tout d'abord it ceux qni l'abordaient cette joie inquiète
qui est la plus prochaine disposition à l'amour et qiCcn la
> voyant
il n 'était guère possible de ne pas l'admirer ou de n'en
» pas tomber amoureux. »
Ainsi donc elle avait jusqu'à un certain point le droit de se faire
illusion au milieu de tous les courtisans de
sa beauté et de son
esprit. Je pense pourtant qu'à certains moments le vieux Saint-
Evremond ou tel autre observateur attentif, aurait aisément
pu sur-
prendre, dans ces regards si perçants et si doux, quelque chose de
gêné et de contraint. Car, il faut bien le dire, la duchesse n'était
pas dans son milieu pas^itiîsFen^Sayoie qu'à Londres elle devait
se sentir dépaysée au milieu de cette horde do beaux esprits qui
envahissaient sa modeste et étroite maison et qui souvent venaient
tricher au jeu, sous ses yeux sans qu'elle pût ou osât les rappe-
ler à )'ordre. Dans le portrait peut-être trop flatté que je citais tout
à l'heure son ami nous dit ingénuemenl « qu'elle n'admire rien
»
dans l'âme et qu'elle témoigne ne rien mépriser. Jamais
ajoute-t-il, il lui est arrivé de témoigner le moindre dégoût
• ne
» pour
le pays où elle vit » pi cependant la compagnie était
souvent on ne peut plus anglaise chez elle. N'était-ce pas une dure
expiation, pour la nièce allière de Mazarin de vivre ainsi à Londres,
quand elle se rappelait ces fètes de Versailles, dont elle aurait pu
être le principal ornement? Mais elle eut la folie de l'esprit, comme
Mme de Courcelles la folie des sens. Seulement dans ses égarements
elle resta plus grande dame que la marquise, il faut bien le recon-
naître, pour rendre justice à qui de droit.
Aujourd'hui, je ne sais si cela tient à l'influence toujours enva-
hissante des mœurs bourgeoises, nous ne comprenons plus cas
grands désordres, et partant nous ne les admirons plus; ils sont
trop aristocratiques pour nous; nombre de personnes dans la pratique
leur préfèrent les vertus de ménage nos imaginations ne s'éprenneul
plus guère de toutes ces fantaisies dévergondées nous voulons
bien que les romanciers nous les dépeignent, nous n'avons garde
de les imiter nous ne gardons que les travers qui ne portent pas
trop de trouble dans nos finances. Les vicieux du jour commencent
par compter combien leur coûtera tel ou tel désordre. Au fond je
ne crois pas que le diable y perde, mais la société y gagne, et
il y a des gens qui croient que c'est déjà quelque chose.
Au XVIIe siècle pécheurs et pécheresses étaient moins nom-
breux, mais les choses allaient plus loin. On allait jusqu'au bout
de ses vices, c'est-à-dire jusqu'à l'abîme, mais ceux qui se rele-
vaient se relevaient en Dieu. Les existences désordonnées qui alors
ne finissent pas par le repentir font tache en quelque sorte sur
l'époque, et choquent les contemporains comme eût fait une tragé-
die non classique. Le. demi-monde au XVIIe siècle ressemblait à
l'île de Robinson c'était presque le désert.
Aussi, pour reprendre mon idée je me demande à propos delà
réimpression des Mémoires de Mmc de Courcelles, s'il est bon
d'exhumer toutes les vilenies du passé. Pourquoi traîner aux gémo-
nies de l'opinion publique cette aristocratie qui n'est plus qu'un élé-
oaiit souvenir dans notre pays? On a lu dans Paul Courier le résumé
haineux que ce 'publiciste fait de son passé. Que cela suffise à nos
rancunes et parlons d'autre chose.
Userait peut-être de bon goût délaisser enfin de côté ces vieilles invec-
tives que la démocratie adressa si longtemps à sa soeur par mille voix
passionnées. Ne nous amusons pins à marcher sur les vers des tom-
beaux. Laissons dormir les vieux scandales; évitons de les renouveler,
clsi nous réimprimons les vieux livres, surtout quand nous y mettons
autant' de goût et de science que l'éditeur de Mme de Courcelles
choisissons des livres d'un intérêt plus général. Que les érudits de
profession, que les candidats à l'Institut n'aient plus de préjugés sur
le XVIIe siècle, à la bonne heure. Mais il ne faut pas que le public
fasse comme eux il a besoin de ne pas perdre ses croyances à l'en-
droit du grand siècle et du grand roi. ÏN'ous n'avons déjà que trop
de penchant à nous admirer nous et notre époque. Que sera-ce si
quelques-uns se croient autorisés à penser que nos pères après tout
ne valaient guère mieux que nous ? C'est bien assez déjà que le
roman et 'le drame puissent ternir impunément la splendeur de
noire passé; il ne faut pas que l'histoire ni la littérature sérieuse
s'associent à ces mutilations posthumes si peu dignes et si peu géné-
reuses.
Tatlpr.
LES SOCIÉTÉS SAVANTES
EN FRANCE & A L'ÉTRANGER
ACADÉMIES DE PROVINCE (I)
II.
L'exposition restreinte c'est le terme dont se sert M. le
président, des œuvres de quelques-uns des membres résidants de la
Société, se composait d'une dizaine de portraits et d'un grand tableau
de M. Colas de trois envois de M. Bra des reproductions photo-
graphiques de quelques dessins de Raphaël, par Byngham; de
belles photographies de végétaux de M. Blanquart-Evranl, qui y avait
joint quelques essais d'amateur, miniatures, pastels, etc.; et enfin d'un
paysage et d'un tableau historique de M. Benvignat, l'architecte.
Toute restreinte qu'elle était, cette exhibition ne manquait pas d'un
certain intérêt, d'abord, à cause du mérite incontestable de plusieurs
des œuvres, puis ensuite, par le plaisir de se trouver en compagnie
de quelques-uns des membres importants de la famille lilloise. C'était
M. Delezenne notre savant modeste mais dont les travaux sont si
appréciés à Paris c'était M. Pierre Legrand, notre regrettable député
notre spirituel écrivain, coulé en bronze de canons autrichiens, par Bra;
c'était M- Bigo, notre ancien maire depuis 1834 jusqu'en 1848, comme
semblent l'indiquer des brochures qu'il tient à la main sa digne com-
pagne, dont la figure, si bien reproduite par le peintre, respire la mansué-
tude et la bonté c'était le persévérant auteur de la nouvelle méthode
de musique simplifiée, M. Danel; c'était le rébarbatif père Tencé lui-
même, l'incorrigible et nonagénaire collectionneur; c'était M. Jouf-
L.
froy; c'était l'honorable Mme Champon, et encore les deux demoiselles
seaux
admirablement représentées; c'était M. "Wicar, M. Desrous-
c'était. c'était. on n'en finirait pas, c'était tout le monde,
et la ville entière y passera.
Jusqu'à présent, en dehors de ses travaux d'atelier, M Colas
n'avait peint que ses connaissances et ses amis pour leur plaisir et
pour te sien. Nous sommes heureux de voir que la vogue vient le
trouver et qu'il va atteindre du même coup, le succès pécuniaire et
la réputation, ces deux devoirs de tout public éclairé, ces deux droits
de tout véritable artiste.
Nous nous associons aux éloges que M. Girardin a donnés a son
confrère dans son discours. Ce qui caractérise le talent de M.Colas,
c'est la vérité et l'exactitude quelques-unes de ses toiles y joignent
la beauté du coloris, notamment le portrait de M. Jouffroy, que nous
n'hésitons pas à mettre au-dessus de tous les autres. Nous placerions
ensuite le portrait de M. Delezenne, dont le relief de tète est sai-
sissant et dont l'attitude simple est si nettement rendue; viendrait
en troisième lieu, comme toile parfaite, le M. Tencé, si spirituellement
et si exactement représenté dans toute la brusquerie de sa nature.
Le portrait en pied1 de M. Lacaze Du Thiers, professeur de la
Faculté des Sciences, en grande robe amaranthe avec hermine, est
correctement peint; c'est une œuvre sérieuse, mais nous la trouvons
un peu maniérée comme pose et composition générale, et comme
minutie de détails. Ce dernier défaut, si c'en est un, réussit très-
Ces deux dernières toiles font le plus grand honneur à l'artiste par la
science des chairs et aussi par le style et l'expression élevée.
M. Bra, le sculpteur, n'a exposé que trois oeuvres son buste de
M. Scrivepcre, le médaillon de M. Leleux, et celui de M. Pierre
Legrand.
L'auteur de Y Ulysse fatigué, cette belle statue qu'on voit dans
le jardin du Palais-Royal à Paris, est plus à son aise dans les
grandes compositions comme le Négrier de l'Esplanade ou la Déesse
de la Place-d'Armes. Néanmoins, ses deux médaillons ont chacun des
qualités sérieuses celui de M. Legrand ne déparerait pas une collection
île David d'Angers il est très-savamment modelé et très-ressemblant.
Le buste est selon nous, la meilleure des trois œuvres. Il est
animé et facilement fait ces narines et ces lèvres contractées
sont vivantes; elles respirent l'énergie et la persévérance. Une plaque
galvanique, adaptée au socle, reproduit artistiquement les différentes
récompenses obtenues par le modèle; la croix d'honneur y fait très-
bon effet.
Théophile Gautier parle quelque part en ces termes d'un peintre
nommé Labcrge « a consumé ses forces dans une -lutte folle
contre la nature. II ne voulait rien peindre de convention. S'il faisait
un arbre, il le copiait avec une exactitude désespérante; chaque
feuille était un portrait; les cassures des petites branches, les rugosités,
les noeuds et les mousses du tronc, il reproduisait tout plus fidèle-
ment que le daguerréotype, car il y joignait la couleur. Souvent
l'automne venait effeuiller le modèle avant que Laberge eût fini
l'étude commencée au printemps. Pour un chardon ou une bardanne,
il faisait quelquefois trente à quarante cartons. » M. Benvignat
pourrait s'appliquer, avec profit, quelques-unes de ces remarques.
Sans doute, dans la réalité, il n'y a pas de minuties. Tout a sa place et
tout a son effet de près et de loin; mais le peintre, une fois bien pénétré
de son sujet, doit s'attacher à reproduire le modèle qu'il a intérieure-
ment, et c'est ainsi qu'on peut arriver a faire plus ressemblant que
nature. Le tableau historique représente un épisode du siège de Lille;
on \oil des artilleurs traînant et poussant des canons sur le Réduit, en
face de l'hôpital Saint-Sauveur, qui est en feu, et où s'entassent ceux
que le combat vient d'écloper. On voit à droite la Noble-Tour. 'La
perfection des détails est le défaut de cette toile. Ce qu'on ne saurait
trop louer dans M. Benvignat, c'est son patriotisme, qui lui fait choisir,
comme sujets de ses compositions, des épisodes de l'histoire locale.
M. Blanquart-Evrard a exposé des fleurs d'une perfection photo-
graphique admirable; les contours, les nuances elles-mêmes, sont
rendus avec une délicatesse inouïe un pas de plus, la couleur est
trouvée.
Les quelques dessins de Raphaël reproduits par M. Byngham oc-
cupaient tout un panneau de l'exposition les épreuves sont belles et
rendent mathématiquement l'original.
III.
« que dans le passé pour les œuvres d'art. C'était d'avance inutiliser
notre observation.
M. Girardin a encore annoncé que l'Administration municipale et
«
la Société, obéissant à des sentiments généreux et libéraux,
( veulent que tout le monde jouisse, par le
moyen de la photographie,
1 des richesses artistiques accumulées dans le Musée Wicar, cette
collection unique que Paris, Londres et Florence
nous envient. •
A cet effet, Al. Byngham, photographe ordinaire de S. A. l\. le
prince Albert, a été autorisé à copier un à un tous nos dessins dp
Raphaël, Rembrandt, Titien, Michel-Ange, Tintoret, etc. Nous faisons
des vœux pour qu'il soit donné à tout le monde en France d'être sous ce
rapport aussi favorisé que l'a été le prinee consort, qui à l'heure qu'il
est, possède un double de tout notre Musée Wicar.
Un grand nombre de médailles d'or, de vermeil, d'argent, de bronze
etc, sont promises aux auteurs des meilleurs travaux sur une foule de
questions de physique, de mécanique, d'agriculture et d'industrie. Le
choix de tous ces sujets, sauf quelques exceptions, nous a paru excel-
lent, et empreint de ce caractère spécial, ad regionem, dirions-nous
volontiers, que nous souhaitions en commençant, à toutes les académies
de province pour la division du travail.
On le voit, la Société des Sciences de V Agriculture et des Arts
de Lille s'occupe de tout, môme de la morale et des actes de la vie
privée, nihil humani a se alienum ptitat: elle perfectionne l'agri-
culture, elle encourage les arts, elle augmente par ses travaux le
domaine de la science. A tout prendre elle vaut autant sinon mieux,
telle qu'elle est composée actuellement, que l'Académie française
quand Boisrobert et Richelieu la fondèrent vers 1635 avec
des Fabet, des Seran, des Gomberville et des Priezac. Puisse-t-elle
avoir la même durée la même notoriété une utilité plus
grande et la même indépendance que l'illustre Compagnie. Elle
a comme toutes les sociétés de ce genre, dans notre époque de
vulgarisation où il n'y a plus barrière aux profanes! un beau rôle
à remplir. Dans ce siècle des revues, – car, qu'on ne s'y méprenne
pas, les revues sont un des signes du temps; elles constituent le
trait-d'union naturel entre le Public et les Spécialités dans ce
siècle ou les Liebig en Allemagne, les Faraday en Angleterre, les
Arago, les Quatrefages et les Babinet en France, ne dédaignent pas
de parler la langue de tout le monde, en laissant de côté les algèbres
égoïstes, notre académie lilloise a sa tâche, et avec elle le passé
répond de l'avenir.
C. Derode.
CAUSERIE THÉATRALE
est
Horace fut un grec A. Rome,
.Tanin à Paris,
Ce n'est pas une étude sur le roman dont on vient de lire le titre,
que nous nous proposons de faire ici. Le nom de M.L. Déprel figure
trop souvent au bas de nos feuillets pour qu'il nous soit possible (le
louer l'auteur de Rosine Passmore, sans qu'une partie de nos éloges
ne rejaillisse sur la Revue du Mois elle-même. Nous voulons tout
simplement intéresser nos lecteurs au succès d'un livre nouveau dont
l'auleur est un concitoyen.
Rosine Passmore est un roman tout intime; c'est l'histoire d'un
premier, amour d'étudiant. Le héros de M. Dépret est un jeune
français, envoyé en Angleterre pour y terminer ses études; il s'appelle
Armand Laurent. L'hérornc est une femme de théâtre qui mérite à
tous égards par son talent, par la délicatesse de ses sentiments,
par la pureté de sa vie, d'inspirer une passion sérieuse et durable;
elle s'appelle Rosine Passmore. L'auteur a raconté dans un style
simple toutes les phases de t'amour que Rosine fait naitre dans le
cœur d'Armand c'est un récit de sentiments plutôt qu'une histoire
surchargée d'événements, comme on aime trop à en faire de nos
jours. Tout y est calme, tout y est pur, tout y est vrai.
M. L. Dépret est entièrement à boit aise pour esquisser la vie de
l'étudiant franrais en Angleterre pour décrire l'intérieur du révérend
pasteur Thompson pour raconter les heures de l'étude et celles des
-plaisirs; on voit bien que l'auteur a passé par là.
»
morphosait à mes propres yeux. Et puis, comme j'étais fier d'elle !«
Nous pourrions multiplier les citations. Mais, nous l'avons dit en
commençant, c'est une simple annonce de librairie que nous faisons
au volume de M. L. Dépret. Nous ne terminerons pas cependant sans
un mot de critique; il s'adressera au dénoùmont qu'a choisi l'auteur.
Il était si facile à Armand, rappelé soudain à Paris, de rassurer sa
maîtresse sur la cause de son départ par une lettre do quelques lignes.
Il lui suffisait de confier à la poste la précieuse missive, et ce procédé,
tout banal qu'il pût paraître pour. un héros de roman, aurait écarté
toutes les catastrophes de la fin. Rosine rassurée ne se serait pas
unie, dans un accès de désespoir, à un cabolin ivrogne et brutal;
Armand n'aurait pas succombé à la douleur de voir sa maîtresse
malheureuse à cause de lui; ils auraient pu jouir ensemble de l'hé-
ritage que le jeune homme ne tarda pas a recueillir. Cela ne valait-t-il
pas mieux pour l'un et pour l'autre ? Mais où serait le roman si l'on
touchait toujours au bonheur, et si l'on mourait à son heure, comme
un bourgeois, entouré de sa femme et de ses enfants?
G. M.
CAUSERIE LILLOISE
La Société dp» Sciences, de l'Agriculture el des Arts, de Lille • – Expnsilîon île Peinture. –
Sênda. – SénSnnileam flambeaux. Concours dramatique annuel. – M Des-
mottes et le ThéiUre de Lille. l.e Théâtre de Roubtux.– Le Théâtre de Loo.,
La Neige et les Musées. Classement de« tableaux Le Saint-Jean de M
Géry Legrand.
IMPRIMERIE DE LEFEBVRE-DUCROCQ
Place du Théâtre, 36.
MllillE EN ITlÉrAïlATION
1
IfU
h~
HÉROS ROMAN TBÉATRIi
de a m
CONTENANT
'PRIX DE LA LIVRAISON I F.
'ïî 1
son neveu JOSEPH, son domestique.
petit
\v. i' '• ~-7
Un petit Salon
Saton
SCÈNE PREMIÈRE.
en Province.
Province
SCÈNE DEUXIÈME.
Je la verrais, du moins –
Margaritas ante.
Enfin, si je partais, moi ? Car, en vérité
Il faut bien vous loger ceci dans la cervelle,
Mon cousin, ce n'est pas une mode nouvelle
Quand d'une sœur charmante un frère est possesseur,
–
Le frère est un prétexte à visiter la sœur.
(regardant autour de lui)
Délicieuses fleurs! Elle Sa broderie
Son dé. qu'il est mignon!-Quel parfum
(il baise la broderie) Tiens, chérit».
J'enferme mon secret dans ceci. C'est vraiment
Singulier! Je devrais bénir un tel moment!
Ici tout est plein d'elle. eh bien, non, chose étrange!
En vous, cher paradis, je souffre sans votre ange
Ma foi, tant pis je pars.
SCENE TROISIEME,
HlPPOLYTE, HeNKI.
SCENE QUATRIÈME.
Hkmu.
Camille. – Ah
SCÈNE SIXIEME.
SCÈNE SEPTIEME.
I.
Son accent est sincère, son verbe franc; et si, pour la plus grande
gloire de ce siècle, le coup de grâce eùt pu être porté aux demoiselles
sans orthographe, que leur concierge tutoie, le Mariage d'Olympe
ce glorieux drame, eût accompli le miracle.
Les meilleures qualités de M. Emile Augier se retrouvent dans
sa nouvelle comédie. It y grèle de l'esprit, a dit un critique la
métaphore n'est point excessive. La marquise d'Aubcrive est toute
belle le marquis du même nom est presque un type nouveau. A
propos des Effrontés, on a murmuré le nom de Beaumarchais. On
pouvait le dire tout haut.
La mort de M. Henry Murger a été un deuil public pour la nation
littéraire. Trois discours, que les journaux vous ont rapportes, ont
été lus sur sa tombe. Dimanche dcrnier.'devant la Société des gens
de lettres réunie en assemblée générale, M. Edouard Fournier a
prononcé uu touchant éloge du défunt; il se termine par un mot
que je regrette de trouver joli en cette funèbre occasion. M. Edouard
Fournier, après avoir signalé dans l'esprit de l'auteur du Pays latin,
la fusion franco-germaine qui distingue son nom ~e~M, nom
français, ~M~gr, rime allemande, la verve parisienne et la mélan-
colie des ballades, finit ainsi Bref, c'est du vin de France, et du
meilleur, dans un verre de Bohême.
Vous savez que M. Michelet vient de publier chez Hachette, un
beau livre, sous ce beau titre <a ~<a'. Si, ce qu'à Dieu plaise,
9
M. Michelet achève son oeuvre et que chacun de ses lecteurs se
transforme en un adepte, ce n'est pas une chandelle, c'est une illu-
mination en règle que les Trois Règnes devront à l'écrivain. Cette
fois M. Michelet se fait le St-Vincent-de-Paule de la baleine le
baron Taylor de l'alose et du hareng. Je ne veux ici qu'annoncer le
livre, nommer l'auteur et louer les transformations sereines de ce
puissant esprit, sans débattre ses utopies, ni contester ses décou-
vertes. M. Emile Montégut, dont la critique lumineuse mérite et
occupe une haute place, a défini d'un mot, avec un extrême bonheur,
la nouvelle manière de M. Michelet, en 'disant que ses derniers
livres sont pleins d'une certaine poésie, qu'on pourrait appeler
/« Poésie de l'étonnement.
Notre cher et illustre philosophe, Jules Simon, signe en ce moment
le bon à tirer d'une nouvelle et importante \ëtude qui va paraitre
bientôt sous ce titre L'oMM~fg.
M. Alfred Darimon, député vient de reprendre à la Presse la
rédaction de la partie économique qu'il traite avec la double autorité
de profondes études et d'une solide vocation.
Je n'ai pas besoin de donner aux lecteurs de notre pays l'analyse
de l'émouvant récit que M. Amédée Achard a fait des MMe~s f~'M~
?M:~<oH~aM'c; le souvenir en est frais encore dans la mémoire de
tous, et néanmoins, beaucoup seront heureux d'apprendre qu'ils
peuvent, grâce a la Bibliothèque des chemins de ter, renouveler les
heures rapides et émues qu'ils ont ducs aux souffrances de Jacques
Uernard. Dans l'art d'orner une action vivante d'une forme scrupu-
leusement littéraire, le nom de M. Amédée Achard brille parmi les
plus recommandables et les plus justement distingués. LoJoMt'?M~cs
~e'~ft~ et la ~~Mc des De~.r-Mam~M en pourraient dire quelque
chose. Ces deux dernières années compteront double a M. Achard;
ses correspondances d'Italie ont été lues avidement par toute l'Europe
et C~'mc/K! Aitbernin est presque un chef-d'ofuvre. Je voudrais
en pouvoir parler plus longuement.
Je voudrais aussi disposer de plus d'espace pour louer comme
elle le mérite la remarquable étude de M. Louis Enault, 7fcnm~c.
EUe est pleine d'émotions poignantes traduites en un style exquis.
Je ne connais pas de roman d'analyse qui soit d'une lecture plus
attachante. J'aime trop M. Ënault et son livre pour essayer, après
lui, de vous raconter Hermine. Je vous prédis seulement que
j~mo Derweins vous fera pleurer et qu'elle a mouillé des yeux de
critique, et je suis, cette fois encore, bien heureux de m'adresser à
un public qui ne croira jamais que mon amitié voie les choses de
trop loin', en prophétisant longue vie à un des plus beaux romans
sortis de la plume délicate, pittoresque et savante de M. Louis
Enault. Cependant le dénoûment de cette histoire presque tout intime
et a trois personnages de gens du monde, pleins de réserve, est
d'un dramatique imprévu et tout puissant. Un peu de terreur s'y mêle
à beaucoup de pitié. Lisez Hermine, cela tous consolera de f~M~y.
M. Paulin Niboyet, nommé tout récemment vice-consul de France
à Algésiras, nous a laissé, avant de nous quitter, le ~om~M d'une
Actrice, édité chez M. Dentu. Ce livre mérite plus qu'une simple
mention, aussi nous y reviendrons très prochainement. J'en dis
autant pour la Mer de Nice, de M. Th. de Banville. Sous ce titre,
le charmant poète vient de publier, en un volume à la librairie
Poulet-Malassis les lettres qui ont paru l'an dernier dans le ~foM-
~Mf. A la même librairie, on annonce la deuxième édition d'Emeraude,
par M. A!ex. Weill.
Un mot encore sur les théâtres. Il s'agit de la revue des
Variétés l'aimable Gaietéde nos Pères et le vif esprit des boulevards
y sont représentés par un je ne sais quoi, qui n'a de nom dans aucun
dictionnaire! La langue qu'on y parle échappe à la traduction. La
verve tout artistique de M"° Aiphonsiue elle-môme ne résiste pas à
ce milieu déteterc; et, grave reproche, je n'ai vu nulle part ces belles
épaules dont on avait parié.
Paris, d5 février 186t. Louis Dépret.
PO ÉS IE
DEUX SONNETS.
I.
Dans un pauvre hameau, diocèse d'Arras,
Pauvre, comme il en est bien peu, même en Calabre,
Au fond d'une masure, habitacle des rats,
Dont le toit se pourrit et le seuil se délabre
Sur une sangle, avec quelques chiffons pour draps,
Près d'un suif ruisselant au fer d'un candélabre
Un évangile ouvert entre ses maigres bras,
Les nuits, veille un vivant squelette. Ha nom Labre.
)'.
Devant une pagode, en l'an seize cent-onze,
Des soldats portugais, buvant, jurant, grondant,
Troublaient de leurs clameurs les saints rites. Le Bonze
Sortit, et leur cria « Sauvages d'Occident
Arrière cœurs plus durs que vos canons de bronze,
Qui blasphémez Bouda, visage plus ardent
Que le front du soleil )) – Le major don Alonze
Hepondit « Mes soldats ont grand tort. Cependant,
Leur acte impie est fils d'une sainte pensée
lis font brutalement une chose sensée,
Car Bouda, c'est le Temps Jésus, l'Eternité ? »
Le bonze alors <t Ton Dieu peut remplacer le nôtre,
Mais lui-même, à son tour, fuira devant un autre;
Hespecte-donc, afin d'être aussi respecté. »
Emile Deschamps.
BI BLIOGRAPHIE
Il. H.
Géry Legrand.
~T~
MIROIR
––
DE VENISE
L~
= r,=-
~1~~
1
NOUVELLE
Il.
Si ceux qui donnent des fêtes cherchaient le plaisir de leurs invités,
ils les renverraient sans pitié au milieu de la nuit. Tout est alors mélan-
colie la lampe du rendez-vous brûle encore, et le bouquet n'est pas
fané dans le vase de Chine qui le contient; que l'on cherche le repos
ou le plaisir, l'heure est propice. Au matin, une activité sans élégance
choque le passant attardé; s'il est à pied, les maraichers rient de sa
cravate blanche, froissée et ternie; ses bottes lui font mal. S'il est en
voiture, son cocher, qui s'est grisé au cabaret du coin, le secoue de
son demi-sommeil agité des femmes, plus souvent des cartes, passent
devant lui; ses mains font le geste de tailler ou de relever; le soleil
levant, si doux à l'homme reposé, accable ses yeux rougis aux bou-
gies, et le vent frais du matin fait grelotter son corps fatigué.
C'est dans cet état Révreux que Jacques rentra chez lui, quai Vol-
taire. Etant un médiocre viveur, il alla se coucher. A peine entré dans
sa chambre, ses yeux se levèrent sur un miroir de Venise suspendu
au mur, en compagnie d'armes et de curiosités délicates il s'atten-
dait avec mauvaise humeur à voir son image tatiguée et pâle. Par une
y
étrange hallucination, il n'aperçut dans le cadre de cuivre que la figure
souriante de Juliette
Tiens, voilà que je rêve tont éveillé, fit-il en se jetant sur
son lit.
Depuis six. mois qu'il l'aimait, Jacques n'avait jamais rêve d'une
façon bien nette de M" Darvel. Comme tous les amours profonds,
son amour s'était lentement formé dans son cœur; dans sa naïveté
d'homme de vingt ans, il voyait la jeune femme si loin de lui, qu'il
n'avait même pas songé à rencontrer sa main, dans les évolutions
banales d'une danse; il l'aimait comme une création de son esprit,
comme une idéalité toute de lui, et à lui. A l'inverse des vieillards qui
pensent que les femmes n'ont pas d'âme, il oubliait presque qu'elles
ont un corps. Aussi, un serrement de main avait-il sum pour le trou-
bler car il avait vu, comme le sculpteur grec s'animer f( vivre
la statue.
H est certain, peut-être par une précaution de la nature, que l'homme
ne perçoit pas tout d'abord les fortes émotions; le plus souvent, la
peur arrive quand le danger est déjà passé aussi Jacques put-il rester
au bal et se laisser absorber par l'attrait du jeu. Mais quand il rentra
chez lui il ressentit dans son âme l'ivresse dangereuse de l'amour
trop attendu, et ses sens enflammés troublèrent sa tête.
Une heure après, son domestique déposa discrètement sur sa table
un rouleau de doubles napoléons et un billet cacheté de la part de
.M. Darvel
C'est une bien jolie femme, répondit Jacques.
Et il se rendormit de suite, sans voirie sourire bête du valet, qui
murmurait, en fermant la porte 1) parait qu'il ne lui a pas gagné
que son argent. »
En s'ouvrant tout-à-fait, les yeux de Jacques rencontrèrent le
rouleau d'or déposé par son domestique, et la carte de M. Darvel.
11 étala les louis
sur la- table et les regarda quelques instants, non
qu'il fût cupide, mais la vue de l'or est douce pour une imagination
de poète.
Que de bouquets j'achèterais pour sa femme, avec l'argent que
je viens de lui gagner, murmurait-il enchanté, comme tous les gens
très-candides et très-purement épris, de paraître machiavélique et inso-
)cnt. Je dis machiavélique par habitude, car Machiavel est te plus hon-
nête homme du monde.
L'esprit rêveur du jeune homme esquissa toute une aventure si
bien qu'il se dit Où demeure-t-cttc? La réponse à cette question
était sur sa table, dans le billet cacheté accompagnant le rouleau d'or.
Jacques étendit la main et le prit son imagination l'emporta bien loin,
pendant qu'il regardait l'enveloppe, et sa rêverie acquit une telle force,
qu'il crut voir, encore une fois, l'image aimée dans son miroir il eut
peur, mais- il se souvint a temps qu'il avait lu le dictionnaire philoso-
phique. C'est étonnant, dit-il, comme la fatigue m'héhete mon doc-
teur a raison, je fume un mélange diabolique qui me fera tourner la
tète. En disant cela, il jeta sur le tapis sa pipe allemande, chargée
de tabac opiacé et odoriférant. Comme un duettiste qui se jette en avant,
sentant la peur qui le prend aux entrailles, Jacques, un moment effrayé
de la passion qui troublait tout son être, déchira brusquement le cachet.
Au lieu d'une carte, il trouva une lettre. Après des remcrcimonts polis
pour les services rendus la veille, M. Darvel envoyait à Jacques, dont
il avait, disait-il, beaucoup connu la famille à Dussetdorf, une invt-
ation à ses réceptions du mercredi. M" Darvel, ajoutait le banquier,
se joignait à lui pour le prier de leur donner une heure par
semaine.
Cette dernière phrase, quelque simple qu'elle fùt, transporta le jeune
homme de plaisir. « Elle a parlé de moi, se dit-il; il est vrai que
c'est a son mari. Et sa vanité ou son amour lui soufflaient bas a
l'oreille Oui, mais elle y a pensé toute seule.
H écouta longtemps ces douces voix qui chantaient si bien dans sa
tète, et ne se coucha que bien tard, comme tous les heureux qui causent
avec la folie. Le lendemain, Use leva de charmante humeur; en entrant
dans son cabinet, il trouva, fraîchement épanouis dans l'atmosphère
chaude et parfumée, de beaux bouquets de roses moussues, présent
banal de son concierge. L'amoureux respira leur parfum, et se dit
que peut-être un jour de belles mains orneraient sa chambre. Son
chien favori lui parut plus prodigue de caresses, et son kirsch lui
sembla plus exquis; car en portant à ses lèvres le verre aux reflets
verdàtres, il avait prononcé, les yeux étincelants d'esuoir, le nom de
Mme Darvel.
!H.
Jacques est joli garçon, un peu petit, les yeux bleus, les cheveux
ondulés, la moustache longue. Quant au moral, puisqu'il est fils de ma
'fantaisie, laissez-moi lui donner, ce que personne n'a, la science dans
le cerveau et la virginité dans le cœur. Les poètes qui touchent des
traitements pour faire de l'esprit chez les banquiers, l'avaient dégoûte
de la poésie; il faisait de la musique et la chantait aux étoiles.
Quelques amours vulgaires avaient éveillé ses sens, et laissé son coeur
inassouvi. Le monde, qui met une certaine délicatesse à vous enlever
les illusions, les arrachant l'une après l'autre, avait par hasard res-
pectéles siennes. Il avait donc toutcequ'il faut pour dcvenirfou d'amour,
ce qui est bien malheureux pour lui et bien utile pour ma nouvelle.
Un matin, il avait bu à la santé de son idole, la nommant avec respect
du nom de son mari. 11 résolut de passer le jour avec elle et détendit
sa porte; à midi, il l'appelait Juliette; il profita du diner pour la tutoyer,
et je ne sais où il en serait arrivé dès le premier jour, si son domes-
tique ne fùt venu l'habiller. Le mercredi était arrivé avec quelle tris-
tesse le pauvre poète mit-il son habit, pour aller dire à la femme qu'il
avait eue près de lui pendant le long rêve de la journée Madame,
croyez que je ressens vivement l'honneur d'être reçu chez vous.' Aussi,
malgré le sourire de Juliette, Jacques regrctta-t-il presque d'être venu.
M passa la soirée à jouer
au whist et à écouter patiemment un sot de
l'espèce des politiques, qui, heureux de trouver une victime nouvelle,
lui parla pendant deux heures de la question d'Orient. Cette conduite
lui fit honneur. Au bout d'un mois, il était de la maison. C'est tou-
jours comme cela dans les rouans, dites-vous, madame, et dans la
vie aussi. Est-ce ma faute, si vous avez rendu'votre mari jaloux plus
que tout autre; vous avez été si imprudente!
Mme Darvel avait cache, au fond de son appartement, un boudoir
coquettement tendu d'étoffés. Le cigare y était toléré, et son parfum se
mêlait à celui des fleurs. L'excitation de ces arômes puissants était un
des charmes de ce réduit. Pour des raffinés que nous sommes, nous
avons bien négligé la science des parfums. Nos temples ont une odou'
forte qui dégoûte, nos théâtres un parfum fade qui écœure, nos salons
une senteur d'essences vulgaires qui fatigue. Nous ne savons plus,
comme ces fées arabes, enfermer dans le cristal, pour en embraser l'air
de nos demeures, ce génie subtil qui dort au sein des roses. Nous
avons bien autre chose à faire que cela. H n'y a, m'assure-t-on, que
des fous qui puissent regretter que nos chimistes, qui font, je crois,
du bouillon avec des pierres, ne sachent pas obtenir une essence de vio-
lettes qui ne sente pas l'iris.
Jacques, qui passait ses journées à rêver, venait tous les soirs res-
pirer l'air du boudoir de Juliette, et boire l'amour dans ses
yeux.'J
On nous a appris que vous étiez poète, lui dit un soir la jeune
femme avec un sourire équivoque qui le blessa et que M. Darvel appuya
rl'un rire mauvais, et que vous adressiez, aux astres, de fort jolis
vers. N'en accorderez-vous pas quelques-uns à mon album, ne fût-ce
que pour me faire oublier ceux de M. B. qui m'a comparée l'autre
jour à une cascade.
Jacques se demanda, en s'inclinant respectueusement, si l'on voulait
se moquerde tui. C'est d'ailleurs la question que se font, peut-être avec
raison, tous les poèles à qui l'on parle de leurs vers. Son orgueil
blessé lui dicta de suite un sonnet assez impertinent pour ne pouvoir
être ridicule. Il allait prendre l'album, quand Juliette l'arrêta.
–Je vous donne jusqu'à demain, dit-elle en riant; M. Darvel, qui
s'en va perdre son argent au club, nous laissera seuls, et nous en pro-
titerons pour faire de la poésie tout à notre aise.
Les femmes très-positives aimentà prendre tcur jour pour avoir du
cœur, et disent très-volontiers < Nous ferons de la poésie, comme
< nous ferons des confitures. Jacques était trop amoureux pour le
savoir; il vit un rendez-vous dans les paroles de la jeune femme, et
le cœur plein de joie, lui dit tout bas (ce qui tit que le mari l'entendit
deux ou trois sottises, couronnées par celle-ci « Nous ferons rimer
nos deux noms. Tiens, s'écria M. Darvel, Juliette et Jacques; cela
ne peut pas rimer. J'en sais assez pour le voir, quoique ma femme,
qui est une muse, prétende que je ne connais rien aux choses du
l'art. Nous ajouterons des épithétes, répondit Jacques qui
trouva M. Darvel trop peu jaloux pour ne pas s'en inquiéter
beaucoup.
–' Ah c'est vrai, reprit le banquier, Jutiette blonde, Juliette aux
grands yeux, et Jacques.
-Heureux! dit en riant Juliette.
Ils se séparèrent là-dessus.
tV.
Le lendemain, Jacques, le coeur ému, enlra dans le boudoir. Juliette,
en négligé, l'attendait, à demi-couchée sur le divan. Elle se leva vi\e-
ment quand il entra, et lui tendant la main
Montrez-moi vite le clief-d'ccuvrc.
Jacques ouvrit J'album, en arracha une pn~c, et écrivit en trem-
blant. M'"° Darvel le suivait des yeux, et lisail, à mesure que les mots
apparaissaient sur le papier.
Vous êtes le rayon qui riex sur ma vie.
Les hommes l'habitant, le monde n'est pas beau
I) est laid comme un prêtre et froid comme un tombeau.
Mais il est des tombeaux que parfois on envie.
J'ai tout près de ma table, et par les jours de pluie
Je le fixe sans cesse, un superbe tableau
Shakespeare à Delacroix en a tait le cadeau
C'est Romco, trouvant sa maîtresse endormie,
Et sur le marbre noir se couchant, pour mourir.
A ce contact brûlant, elle entr'ouvre au plaisir
Ses bras blancs, comme à l'heure où chantait l'alouette,
Et Roméo l'embrasse, et ne sent pas son cceur
Se vider lentement, tant il a de bonheur.
Donnez-moi le tombeau, donnez-moi.
V.
Rentré chez lui, Jacques alluma sa pipe et se mit à fumer précipi-
tamment pour éloigner les pensées qui le tourmentaient. It se deman-
dait comment Juliette, qui semblait avoir été au-devant de son amour,
pouvait t'avoir volontairement éloigné. Le pauvre amoureux cherchait
en lui mille crimes imaginaires, bouquets oubliés, visites trop courtes
il n'avait pas compris que la violence de sa passion avait efh'ayé Juliette,
habituée à de timides hommages qui flattaientsa vanité seule. Mme Darvel
avait eu peur de cet amour, qui un instant avait été jusqu'à son coeur;
elle redoutait cet homme qui la voulait toute, et ne se fùt pas contenté
d'être le premier chapitre, tandis que le mari était le second, dans ce
roman d'orgueil mondain et de sensuahté brutale, qui était le roman de
sa vie. Aussi, sur un mot de M. Darvel, la jeune femme avait-elle mis
à la porte la poésie et le poète.
Jacques ouvrit son piano, le referma, puis resta longtemps a pleurer,
la tête dans ses mains.
Quand il sortit de cet engourdissement que cause l'excès de la dou-
leur, les bougies s'éteignaient. Dans la demi-obscurité brillait seule-
ment la glace de Venise, concentrant les rayons épars dans l'ombre.
Elle attirait t'œil de Jacques, qui se refusait à la regarder; ~<M<
plus foi,te. Le jeune homme leva les yeux sur cite son psprit malade
y vit encore, comme au premier jour, l'image souriante de Juliette,
Il saisit le cadre de cuivre, t'arracha du mur en brisant les girandoles
ciselées, et frappa violemment le miroir contre une table; puis, avec
la lâcheté logique de tous les amants,il eut regret de l'avoir brisé, rattuma
vivement les bougies éteintes, et, couché par terre, épia les premiers
rayons de lumière sur la glace. Elle était intacte une large bande de
suivre la soutenait par derrière, et Jacques, frappant d'aplomb, n'avait
pu la casser. !) ne se rendit pas compte de cette circonstattce bien
naturelle, il y vit un prodige, embrassa le miroir et le plaça pieuse-
ment contrè le mur. Puis, assis en face, if s'absorba dans la muette
contemplation de son rêve.
Huit jours il resta chez lui, défendant sa porte à ses amis; il savait
que ceux que l'on appelle ainsi sont à peine patients pour les douleurs
vraies, et toujours cruels pour des folies. D'ailleurs quelques tous, et
Jacques était de ceux-là, ont pour leur rêverie la pudeur d'une jeune
fille pour son amour peut-être ont-ils l'instinct de comprendre que
ce que railleraient les hommes est parfois ce qu'il y a de plus élevé
en eux. Car les fous, toujours en dehors de t'humanité et si souvent
au-dessous d'elle, sont parfois au-dessus.
Au bout de quelque temps, Jacques alla de lui-même au-devant des
consolations qu'il avait redoutées. Il fit en cela ce que font tous les
malheureux, qui repoussent la pitié pour t'implorer plus tard. M se
rendit tout d'abord chez Franz Herder, qui fut heureux de le voir
arriver un matin, prêt à déjeuner joyeusement avec lui.
Tu m'as souvent reproché de ne pas m'amuser, lui dit Jacques
-=-
en entrant; je me livre à toi corps et âme. Envoie réveiller nos pares-
seux les plus gais, ou les plus tristes, peu importe, car j'ai fait monter
avec moi un panier de vin du Rhin, qui dé6e les mélancolies.
En déjeunant, on causa de mille choses. Jacques prit part à la con-
versation avec une activité fébrile en dehors de ses goûts contem-
plateurs. It raillait ou s'enthousiasmait à tout propos. Ses amis avaient
eu, chose rare, le bon goût de lui épargner les questions sur sa vie,
devenue mystérieuse pour eux. Il alla au-devant de leurs sarcasmes.
Comme Sancho, qui préférait se battre qu'être battu, il se moqua ver-
tement des gens à rêverie, louant l'action par-dessus tout. Il parla à
tous ces désœuvrés, qui ne savaient que faire de leur vie, de la Rome
républicaine qui se défendait glorieusement contre la France, et leur
proposa de continuer pour le dieu moderne, la liberté, la croisade que
leurs pères avaient commencé pour le dieu ancien.
Quand la nuit vint, Herder et Jacques se trouvèrent seuls. La fatigue
envahit le cerveau de l'amoureux il ne put continuer vis-a-vis de
son ami le rôle qu'il s'était imposé de jouer tous les jours. Il redevint
lui, et se laissa aller aux confidences. Herdcr voulut le guérir d'un
mot, et lui parla joyeusement de Juliette, assurant que lui-même lui
faisait en ce moment sa cour et n'était pas repoussé. Jacques avait vécu
depuis quelque temps avec l'idée de perdre Juliette, mais il n'était pas fait
à la pensée de la voir à d'autres qu'à lui aussi sa colère fut-elle ten'iMe.
il démentit son ami, si bien que, deux jours après, il se jetait sur l'épée
de Frantz, ayant trouvé dans les colères de l'orgueil blessé, un
désespoir que l'amour perdu n'avait pu faire naitre dans son c(pur.
VI.
Jacques était mourant. Depuis trois jours, en proie à la nèvre, il n'avait
prononcé que quelques mots inintelligibles; son père, accouru en toute
hâte d'Allemagne, entra le soir du troisième jour dans la chambre du
malade, accompagné du docteur. Les fenêtres étaient ouvertes on aper-
cevait les peupliers des bords du quai se plier sous le vent qui péné-
trait dans sa chambre, chargé d'humides fraicheurs. Jacques paraissait
mort; le soleil jetait ses derniers rayons, et le docteur crut, ainsi qu'il
arrive souvent, que le jeune homme avait fini de vivre avec le jour. Le
père éperdu lui jeta un regard de prière, et le médecin, prenant la
glace de Venise au mur, la présenta devant les lèvres de Jacques. Ellc
se ternit légèrement ;~les yeux du malade perdirent leur fixité en regar-
dant le miroir; une rougeur subite éclaira sa face. c Je la vois mur-
mura-t-il. Puis, reconnaissant pour la première fois son pcro, il fit un
ef!brt pour lui tendre la main. A partir de ce jour, le malade guérit
peu à peu. Il avait fait tourner son lit vers le miroir de Venise, et le
regardait sans cesse; il parlait a voix basse et semblait écouter des
réponses. Le docteur assurait qu'il le sauverait. Quant à la complica-
tion de folie, disait-il, elle disparaîtrait avec la fièvre.
Au bout d'un mois, Jacques reprit ses forces et put sortir, appuyé
au bras de son père. Celui-ci résolut, avant de le quitter, de lui remettre
le cerfMM CM ~acc. Dans ce but, il le conduisit un jour dans une
manufacture de glaces; Jacques en sortit fatigué, écoutant sans rien
dire les raisonnements de son père, qui discutait ses visions comme on
discute une affaire
Regarde, lui dit-il quand ils rentrèrent, en lui montrant le miroir
de Venise, cette glace est en tout pareille à celle que nous avons vit
faire; tu sais bien, maintenant, par quelles lois les images s'y reflètent;
si tu n'as pas pu la briser, comme tu me l'as dit, c'est que tu t'y es
mal pris.
En disant cela, le père brisa le miroir et en présenta les morceaux
à Jacques, qui n'y vit plus que sa figure amaigrie.
Le soir, la fièvre le reprit, et, peu de jours après, il mourut, la
tête tournée vers le mur, où ses yeux cherchaient le miroir et l'image
de Juliette.
C'était un mercredi. Mme Darvel recevait ce jour-là. Herder causait
avec elle
-Jacques va mieux, disait-il; j'aurais été hier désolé de sa mort;
il s'est jeté comme un fou sur mon épée. Je ne l'eusse jamais blessé
sans cela, car je suis mille fois plus adroit que lui, et cependant j'ai
comme un remords d'avoir accepté sa folle provocation.
Pourquoi donc s'est-il battu? demanda Juliette.
En ce moment le docteur de Jacques, qui connaissait M. Darvel,
entra dans le salon, et, entre deux phrases banales, annonça la mort
du jeune homme.
– Est-ce sa blessure qui l'a tué? demanda Herder devenu pâte.
– Non, répondit le docteur, elle était guérie ;~il est mort d'une
manie mélancolique qui l'a épuisé.
– Je le regrette bien, fit Juliette c'était un charmant homme.
Quelle singulière maladie que la sienne! Est-ce que les femmes ont ça?
Non, fit Frantz gravement, car c'est le résultat d'un amour
profond.
Herder sortit, pendant que le docteur expliquait son système sur la
formation des idées et les maladies mentales. Il avait écouté seulement
les détails donnés par le praticien sur les hallucinations de Jacques.
Guidé par un indicible sentiment, il passa devant la maison du quai
Voltaire, et regarda longtemps les bougies briller dans la chambre du
mort. a Que les anciens avaient raison, murmura-t-il, quand ils disaient
que tes fous étaient à Dieu, et que l'homme ne devait ni juger ni guérir
leur folie. Pauvre ami, tu ne serais pas mort, si l'on t'avait laissé
ton idéal, ton rêve, qui te faisait vivre
Henry Fouquier.
LES PARENTS PAUVRES
C'est un Lazare à notre porte, un lion sur notre passage, une gre-
nouille dans notre chambre, une mouche dans nos parfums, une pous-
sière dans notre cei!, un triomphe pour nos ennemis, une occasion de
justification et d'excuse auprès de nos amis.
Le parent pauvre, c'est enfin la seule chose dont on n'ait jamais
besoin c'est la grêle qui s'en vient gâter les moissons c'est une once
de fiel dans une livre de miel.
ï! a une façon de sonner à lui, et qui ne permet point de ne pas le
deviner; votre cœur vous dit C'est monsieur un tel. Cette ma-
nière de sonner flotte entre la familiarité et le respect; en même temps
qu'elle semble demander t'entrée de la maison, elle ne trahit guère
l'espoir d'être invité à dîner. Bref, le sonneur avance, souriant et em-
barrassé il tend sa main pour serrer ta vôtre et la retire aussitôt.
JI arrive parfois qu'il vous tombe sur le dos à l'heure du dîner,
quand tontes les places sont prises. Il offre de s'éclipser, voyant que
vous avez du monde, et néanmoins se trouve contraint à demeurer.
Donc il s'empare d'une chaise, et l'on est obligé de reléguer à une
petite table tes enfants de l'ami que vous traitez. Ne craignez pas
qu'il vienne jamais chez vous à l'un de ces moments plus favorables où
votre femme vous dit avec une bonne humeur pleine de résignation
<
Cher ami, nous aurons peut-être monsieur un tel à diner au-
iourtl'hui. ·
Le parent pauvre se souvient des anniversaires de naissances, et
professe qu'il est heureux d'en avoir rencontré un. Il se déclare en-
nemi du poisson, le turbot étant de minces dimensions; toutefois il se
laisse ébranler dans sa première résolution, et souffre qu'on lui en
passe une portion.
Il prétend qu'il veut s'en tenir au vin de Porto, mais néanmoins il
permet qu'on le violente, et se résout facilement à vider la bouteille de
claret, si l'un des invités étrangers l'en prie. Cet homme pst un grand
sujet d'embarras pour les laquais, qui ont peur d'être impolis ou obsé-
quieux envers lui. Les convives pensent l'avoir cléjà vu ~Me~M~jMM~.
Chacun devise sur sa condition, la plupart le prennent pour un commis
de la douane. Il vous appelle par votre nom de baptême, dans le but
d'insinuer que son nom de famille est le même que le vôtre. JI
est trop familier ile moitié, et cependant vous désireriez qu'il ne fùt
pas aussi défiant. Moins de familiarité le ferait passer pour un subal-
terne, plus de hardiesse cesserait de l'exposer à être pris pour ce
qu'il est. Il a trop d'humilité pour un ami, tout en possédant plus
ri'aptomb qu'il ne convient à un client. C'est un hôte pire qu'un ma-
nant de la campagne, en ce sens qu'il n'apporte jamais avec lui le
paiement de loyers échus. H est cependantbien évident que, d'après ses
vêtements et ses manières, vos convives le prennent pour tel. Si on
lui demande de s'asseoir à une table de M~M<, ~t refuse alléguant sa
pauvreté, et il éprouve un grand ressentiment de ne pas prendre part
au jeu. Quand les invités sont sur le point de se séparer, il parle
d'attcr chercher une voiture, et laisse les domestiques y courir.
Cet homme se souvient de votre grand-père, et en -profite pour
s'aventurer dans quelque anecdote mesquine et sans intérêt, qui a trait
à votre famille. Il l'a connue, dit-il, en des jours moins prospères
que
ceux qu'il a le plaisir de lui voir couler maintenant. Il évoque le passé
afin d'établir ce qu'il appelle d'avantageuses comparaisons.
C'est avec un air de satisfaction et de compliment qu'il s'enquerra
du prix de vos meubles; il vous fera l'insulte de vous recommander
an soin tout particulier de vos rideaux de croisées. H est d'avis que
l'urne moderne n'est pas sans élégance, mais qu'il y avait un je ne
sais quoi de plus com/cf~Me dans la vieille théière, que vous n'avez
pas oubliée, bien sûr.
Il ose être persuadé que vous trouvez fort commode d'avoir une
voiture qui vous appartienne, et il en appelle là-dessus à votre femme.
t! vous demande si vous n'avez pas encore fait faire vos armes sur vélin;
il ignorait, jusqu'à ce jour, que tel avait été l'écusson de la famine.
Enfin les souvenirs abondants fournis par sa mémoire sont constam-
ment hors de propos, ses félicitations sont perverses, sa conversation
vous assomme, et il y a de l'entêtement dans la manière dont il s'ins-
talle chez vous. Quand enfin il vous débarrasse de sa présence, vous
exilez sa chaise dans un coin aussi précipitamment que possible, et
vous vous trouvez doublement délivré.
Il est sous la voùte du ciel un inconvénient pis encore, et c'est MM<*
parente paM~)'<?. Vous pouvez tirer parti à l'occasion du parent, et en
résumé expliquer sa présence tant bien que mal; mais l'indigente
collatérate est un cas sans espoir. Vous pouvez dire du parent C'est
un vieil original, et c'est par fantaisie qu'il use ses habits jusqu'à )a
corde. Il a plus de foin dans ses bottes qu'on ne serait tenté de le
supposer.-D'ailleursvous aimez à avoir de temps en temps un drôle
de corps à votre table, et celui-là en est un, je vous le jure 1
Vous pouvez dire tout cela du parent, tandis que les indices de la
pauvreté chez une femme ne se peuvent nier ni déguiser. On n'a jamais
vu femme porter des vêtements inférieurs à sa condition par pur
caprice il faut que la vérité éclate.
-Elle est décidément de la famille de monsieur H~ tel, remarque-
t-on sinon, que fait-elle chez lui?
Elle est probablement la cousine de votre femme; neuf fois sur dix,
le cas se présente ainsi. Ses vêtements participent de la femme à l'aise
et de la mendiante; toutefois, le gont de la dernière y domine.
L'humilité de cette femme vous agace, elle met de l'ostentation dans
ses témoignages d'infériorité. Il y a quelquefois moyen de relever le
parent, mais ne songez pas à en faire autant avec la parente si vous
lui envoyez une assiette dépotage, elle r~miert d'être servie après les
~M~Mgm son voisin réclame l'honneur de lui verser un verre de
vin, elle hésite entre le porto et le madère, et se décide pour le pre-
mier, parce que c'est le vin qu'à choisi MMMSMMf; elle appelle égale-
ment le serveur MMKSMMt', et insiste pour qu'il ne prenne pas la peine
de tenir son assiette. Bref, la femme de ménage la protège, et la gou-
vernante des enfants a entrepris de la corriger chaque fois qu'elle
confond le piano avec la guitare.
Lorsque Merlin entra dans le monde des heureux, Viviane lui dit
Le monde, toujours aveugle, croit, jusqu'à cette heure, que les
poètes trouvent, dans le creux de leur fantaisie, les êtres radieux,
aériens, charmants, ailés, dont ils peuplent l'univers. Crois-moi,
Merlin, il est temps que ces médisances cessent, et que les éphé-
mères ne contestent plus la vie aux immortels. Apprends donc ceci
les personnages qui passent pour être des visions, des créations, des
songes de quelques princes ou artisans de la parole, à la langue
dorée, ces personnages vivent aussi bien que toi et moi. Tous, ils
sont réunis ici même, sous ces ombrages, attendant seulement que le
poète vienne les appeler par leur nom, et les arracher à leur obscu-
rité~!)..0
Guidés par la Muse, comme Merlin par Viviane, les poètes s'élè-
vent jusqu'aux hauteurs sereines du monde de la Fiction. Là, ces
enchanteurs évoquent les âmes mystérieuses qu'ils veulent amener au
milieu des hommes pour les confronter avec eux.
Lorsqu'il parait à l'entrée de ces limbes où languissent les âmes
ePwMc~&M, elles se précipitent au-devant de l'enchanteur, et elles lui
disent, parlant toutes ensemble Donne-moi la vie Je serai la Beauté,
je serai la Grâce, je serai l'Amour, je serai le Désir, je serai le
Rêve, je serai la Volupté, je te dévoilerai un à un tous mes trésors,
je te verserai l'ivresse des sens, et nous goûterons ensemble l'extase
inexpliquée de l'art. Parfois l'enchanteur s'arrête et fait un signe du
doigt; alors il descend dans les villes, montrant aux yeux charmés le
chef-d'œuvre impérissable d'un art sans utilité. Parfois aussi l'en-
chanteur résiste à ces douces voix qui veulent le séduire, comme
Ulysse résistait aux chansons des Syrènes. Alors il pénètre dans un
(I) première de ces pièces a paru, il y a quelques années, il.inf la Revue île l'ann.
l-ii
Elle inspira la réponse, encore inédile, dont non? la faisons suivre. Après avoir publié le
pour et le contre, nous nous réservons de clore le débat dans un de nos piochains numéro?
L'humanité victime eut, trépas à trépas,
Sa chaîne de martyrs jamais interrompue.
Ah le jour où d'un mot Emancipation!
Donjons seigneuriaux féodales bastilles.
Le peuple, las enfin de ramper, lui, lion
Déracina vos murs et descella vos grilles;
Proclamant la justice éternelle et le droit,
La France de Dolet, de Jeanne et de Voltaire,
S'écria tout à coup Que la lumière soit
Et l'astre Liberté se leva sur la terre.
–
Et depuis soixante ans, sur le monde surpris,
Secouant de son sang la féconde rosée,
Aux peuples affamés, qui l'entonrent de cris
Elle présente encor sa mamelle épuisée.
Fille de Dieu vivant, France ô pays élu
Vierge du sacrifice, holocauste sublime,
Sur l'autel Vérité, pour le commun salut,
Tu souffres sans te plaindre, ô ma mère ô victime
Qu'ils s'appellent de Causs, Hoche Danton, Fourier,
Tes fils, qu'une espérance invincible transporte
Législateur, soldat, philosophe, ouvrier,
Grossissent des martyrs l'intrépide cohorte.
Et le signe brûlant qui doit de l'avenir
Illuminer enfin les sombres avenues,
Du merveilleux cerveau d'un poète martyr
Un beau jour jaillissant, comme un éclair des nue»
L'IDÉAL. PROSEE
J'ai lu tout récemment au coeur de la llevue
De Paris, où Satan braque sa longue vue
Des vers exubérants d'un poète ingénu
Dont le nom ne m'était pas eucor parvenu
Il se nomme Pitti; son sujet, Poésie,
On plutôt l'Idéal, matière mal choisie
C'est dommage, les vers étaient pleins de chaleur,
Dignes de s'exercer sur un sujet meilleur.
L'Idéal est un rêve, un cauchemar étrange
Où le démon paraît sous la forme de l'ange
Avec lui l'on pourrait renverser l'univers
Sous prétexte qu'il va quelquefois de travers
Qu'on y souffre, et qu'on n'a pas droit en cette vie
De manger son voisin s'il vous en prend envie,
Terme où doit le progrès nous faire parvenir;
Liberté que nous doit apporter l'avenir,
Et l'âge d'or promis où vont à pleines voiles
Les rêveurs d'ici-bas qui chantent aux étoiles.
Ils se cachent le mal à ce monde acharné,
Et s'attachant à l'homme aussitôt qu'il est né
De ses infirmités de ses besoins immondes,
Ils se sont dérobé les misères profondes
Les fléaux renaissants et ce qu'il faut souffrir,
Qu'on soit sujet ou roi, pour naître et pour mourir.
Ils rêvent l'Idéal dans ce monde de boue
Où du sang des agneaux l'homme vit et se joue,
Où contre les poisons, les vipères, les loups
On combat chaque jour, où tout est croix pour tous
Où régnent les douleurs où la mort au front blême
Dans nos bras, sur nos cœurs, frappe tout ce qu'on aime
Où les cieux incléments consternent nos regards
De leurs noires vapeurs, de leurs mortels brouillards
Où dans ses vils plaisirs, ses appétits, sa fange (1),
»
Puisque nos auteurs ont désappris l'art sérieux et élevé, qu'on
nous rende nos vieux maîtres! Qu'on nous permette au moins do
nous faire un instant d'illusion en nous reportant dans le souvenir
du passé, en revoyant l'image des fètes auxquelles ont assisté nos pères.
»
Nous avons lu en frémissant les feuilletons des journaux belges
qui en rendant compte de cette représentation, nous raillaient des
préjugés qui mettent à l'index chez nous ces œuvres dont ils ont
conservé la libre administration. Nous ne méritons pas cette insulte.
Nous aussi nous avons conservé l'amour des belles choses, et on
entendra notre demande. Nous ne faisons pas de réclamation sédi-
tieuse c'est l'art que nous demandons. »
En attendant, on va nous jouer à Lille les Massacres de Syrie,
par MM. Victor Séjour et Mocquart.
G. Masure.
CAUSERIE LILLOISE
Géry Legrand.
.£ ri
'/1)
PREMIER ARTICLE
est vrai, dit-il, dans tout acte d'amour, un acte d'intelligence, mais
l'amour appartient à une autre faculté que l'intelligence « L'acte
>
esthétique n'est pas, dans son essence, un acte vraiment intellec-
tuel; c'est une inclination naturelle et agréable de la volonté; un
» acte
d'amour intelligent et volontaire, accompagné d'une concep-
j tion intérieure et idéale. D
M. Chaignet a appelé Platon à son aide, et, fort d'un tel appui, il
examine la nature des sentiments que produirait sur un homme
(I) Kant.
(2; Lessing.
(3) ïïckoI
»
jeune, doué d'un coeur ardent et d'une âme sensible à la beauté,
»
l'aspect d'une femme parfaitement belle et qu'il trouverait telle lui-
e
même- » Puis il se demande et il demande à ses contradicteurs
»
Que se passera-t-il en lui? quel phénomène va se produire? quel
»
fait moral va s'accomplir? quels accidents physiologiques vont se
»
manifester? » – Et il répond « Est-ce un acte d'intelligence qui
i enflamme ce regard, qui fait bouillir ce sang impétueux? Est-ce
»
la formule d'un jugement de réflexion qui fait battre ce jeune cœur?
»
N'est-il pas vrai, n'est-il pas évident que c'est le désir, c'est la
»
passion, disons tout de suite le mot, c'est l'amour qui s'éveille;
»
l'amour, il est vrai, des sens, mais même s'il fait taire en lui la
»
voix impure (les sens, s'il s'élève au-dessus des troubles et des
>
ardeurs de la sensatmi il ressentira encore des troubles, des
i ardeurs morales, qui décèleront encore un acte d'amour. L'objet de
> cet amour ne sera plus la beauté sensible, mais la beauté invisible
» qui resplendit à travers son image. >
Puisque M. Chaignet interroge essayons de répondre ou plutôt
demandons-lui s'il croit qu'il soit facile à ce jeune homme au cœur
ardent, à l'âme sensible, de faire une expérience, un examen spycolo-
gique en pareille compagnie. « Quand, dit-il, il aura fait taire la voix
impure des sens, quand il se sera élevé au-dessus des ardeurs de
la sensation, » voilà, ce me semble, une condition bien difficile à
remplir, même avec l'aide de Platon; et j'aurais préféré;, pour être
convaincu, voir faire l'épreuve sur la beauté d'un animal, philoso-
phiquement parlant, tout autre qu'une belle jeune fille.
Du reste, pour rester fidèle à sa théorie qui refuse la beauté à la
réalité, c'est devant un objet d'art que M. Chaignet devait placer son
sujet. Cette épreuve, plus concluante, il l'a tente vis-à-vis de la
Vénus de Milo; et cette fois, c'est sur lui-même qu'il expérimente.
Je cite; on ne s'en plaindra pas.
« Au bout de quelques instants, je n'en pouvais plus détacher mes
regards avides et j'étais plongé dans un état délicieux et doux,
comme à l'apparition ménagée d'une vision céleste; dès ce moment,
je ne vis plus la mutilation des bras qui la déshonore. Une agitation
incertaine fait tressaillir le marbre, comme à l'approche d'un Dieu
qui va lui donner la vie; un souffle imperceptible gonfle légèrement
les narines; la bouche s'entr'ouvc pour respirer, et il semble qu'on
va entendre sa pure et douce haleine; ce n'est plus la couleur froide
et pâle de la pierre; une teinté vivante et inconnue semble colorer
et animer le marbre; l'attitude des épaules et de la tète légère-
ment inclinées, le dessin si pur du cou, les seins qu'un battement
invisible fait palpiter la position des pieds et de la hanche gauche
qui se fait sentir sous les élégantes draperies qui les cachent; le
mouvement commencé qu'elle indique; tout trahit la vie qui va
éclore. » – El il ajoute «
Et je n'étais pas la dupe d'une illusion
ridicule; je n'avais pas perdu la conscience de ce qui était devant moi;
ce n'était pas un être vivant, c'était un être vivant d'une vie
idéale; c'était la vie, telle que l'imagination peut la rêver, sous une
forme humaine, la grâce, la force, la grandeur divine; c'était une
déesse, et la déesse même de la beauté Vera incessu paktit Dca. n
Après cette si exacte et si poétique description, après ce lyrisme
d'admiration, M. Chaignet dit « Si j'analyse mes sentiments, je
n'y trouve absolument rien qui puisse me permettre de l'identifier
avec un acte intellectuel. »
J'ose l'avouer, la conclusion m'étonne; je crois voir là autre chose
-que l'extase, négation du procédé intellectuel. Je vois un homme jeune,
ardent, sensible tel eniin que M. Chaignet aime à les prendre pour
sujets, jugeant et jugeant bien traduisant encore mieux, et créant
son idéal avec le secours d'une imagination poétique et cultivée. Il
m'est impossible de ne pas admettre que la vue du beau ait provoqué
un jugement; et je crois pouvoir affirmer que ce jugement a précédé
l'admiration ou l'extase s'il faut, comme M. Chaignet, appeler e\tase
cet état lucide dans lequel l'a plongé la contemplation de la Vénus de Milo.
Je sais que la connaissance du beau acquise par une froide opé-
ration de l'intelligence, par un jugement, ne suffit pas à expliquer
l'émotion qui gonfle le coeur à la vue de certaines œuvres. Pour se rendre
compte de ce phénomène, il faut remarquer d'abord, que le charme
qui accompagne parfois la contemplation du beau n'est pas nécessaire-
ment proportionnel au degré de beauté. Si cela est, et j'espère le prouver,
il faudrait donc conclure qu'il est certaines formes qui, en même temps
qu'elles expriment le beau, ont le don d'éveiller des idées qui agissent
sur la sensibilité; c'est ce qui me reste à établir.
Le Thésée ou Hercule Ideen, du fronton oriental du Parthénon,
a, comme oeuvre d'art, une réputation égale, sinon supérieure, à
celle de la Vénus de Milo si M. Chaignet l'avait soumis à son exa-
men, il l'aurait loué en d'autres termes, et plus froidement sans
doute, qu'il n'a chanté la Vénits. C'est qu'aussi peu sensuelle qu'elle
soit, cette statue a éveillé chez son admirateur l'idée de la femme
le critique était, à son insu, doublé d'un amoureux. Ce n'est qu'une
hypothèse me dira-t-on. Je n'ai pas eu le bonheur de voir la
Cène, de Léonard, ni les fresques de Michel-Ange et de Raphaël
au Vatican, mais, si j'en crois le témoignage verbal de quelques
amateurs plus heureux; si, surtout, j'étudie les appréciations des
critiques éminents et acceptés qui les ont décrites, il me semble
voir que les uns et les autres sont arrivés à l'admiration, à la per-
ception complète de la beauté de ces œuvres plutôt par l'étude et
l'analyse que par une impression subie à première vue et imposée de
haute lutte. Mais c'est sur soi-même qu'il faut faire ces délicates
analyses; si j'entre dans le salon carré du Louvre, qui renferme
différentes œuvres de Raphaël, et si je compare l'Archange saint
Michel terrassant le Démon, et la Vierge, dite la belle Jardinière,
le jugement proclamera le Saint-Michel plus beau, la sensibilité
dira la Vierge plus charmante, parce que les idées d'enfance, de
maternité, que ce dernier tableau exprime avec tant de grâce, sont une
source d'émotions que ne possède pas la beauté incontestable et plus
sérieuse de l'Archange.
En résumé, une œuvre belle, mais artistiquement inférieure à
une autre, peut avoir plus d'attrait que celle-ci; la beauté n'est donc
pas l'agent essentiel de l'émotion, de l'extase. Rude a fait certes une
belle oeuvre en sculptant Le Départ sur l'arc-de-triomphe de l'Etoile,
mais le spectateur éprouve là autre chose qu'une impression esthé-
tique, et sans amoindrir en rien la gloire du sculpteur, l'auteur de
la Marseillaise peut revendiquer sa part dans le succès.
Ce n'est pas, du reste, pour le vain plaisir de la discussion que
je repousse les conclusions de M. Chaignet, c'est pour un motif
qu'il a fait plus qu'entrevoir. Placer dans la sensation seule la per-
ception du beau, et refuser à l'intelligence la part la plus grande
dans le sentiment esthétique c'est livrer l'art aux censures et presque
à la proscription. M. Chaignet, qui est un esprit profondément libéral,
a compris les dangers de sa théorie (1); mais en allant au-devant de
l'objection, en défendant les droits de l'art, il est réduit, selon moi,
par son principe, à ne plaider que les circonstances atténuantes, et
ce n'est pas en coupable que l'art doit être défendu. Oui si vous
proclamez que l'amour du beau, que l'art enfin est uniquement fils
de la sensation (2), il trouvera devant lui tous les ennemis de la
liberté humaine sous prétexte de sensualisme, il sera proscrit
conspué livré à la censure mesquine de la police il vivra, s'il vit,
non de liberté, mais de tolérance. Il a droit à mieux que cela. Le but
de l'art n'est pas seulement de plaire comme le prétend M. Chai-
gnet, mais d'enseigner; ce n'est pas sur quelques œuvres malsaines
qu'il faut le juger, mais dans ses productions les plus hautes ce ne
sont pas enfin les arts qui corrompent les mœurs ce sont les mœurs
corrompues qui dégradent l'art en exigeant de lui des couvres sen-
suelles.
Si, comme je l'ai posé en commençant, on admet avec Kanl,
Schelling, Hegel que la connaissance du beau nous est donnée par
te jugement, la question a fait un pas, mais un nouveau problème se
présente devant moi juger, c'est comparer; quelle sera la mesure de
mon jugement? Le Beau; mais qu'est-il et comment le dé-
finir ?
Une école, je l'ai établi par des citations, affirme que la réalité en
soi ne possède pas la beauté une autre école, elle aussi dignementt
représentée, cherche, au contraire, dans la nature, la définition du
beau. Je ci'e ici textuellement cette définition, à laquelle arrive, par
un long travail d'analyse, M. Levèque, professeur de philosophie au
Collège de France (3):
«
Le Beau Lys (la définition s'applique à tout autre objet) est
celui dont la forme visible, aussi grande et aussi ordonnée que la
forme idéale de l'espèce, manifeste une puissance vitale agissant
(I ) Cependant parce que l'art est un danger, il n'est pas un mal (page 3 50).
(2) La beauté paraît toujours sensuelle et l'art peut être corrupteur. toute
imapre est une sensation et toute sensation est un péril.
(5) La. Science du Beau, 2 vol. in-8°. Paris, 48(iO. Ouvrage couronné par
l'Institut.
avec toute la grandeur et tout l'ordre propres à la puissance idéale
de l'espèce. »
Moi, qui ai assisté au travail intellectuel au moyen duquel M. Le-
vèque a composé sa formule, je crois pouvoir la traduire ainsi 'sans
la dénaturer un objet sera plus ou moins beau selon qu'il possédera
plus ou moins complètementtoutes les qualités du type de son espèce,
qui a, lui, la beauté idéale.
Soumettons cette formule à une épreuve Voici un chêne, c'est le
plus grand de la forêt, son tronc s'élève droit et lisse comme un fut
de colonne, ses branches régulièrement attachées lui forment une cou-
ronne puissante, son feuillage d'un vert intense dénote toute l'énergie
de sa végétation, il a la vie, l'ordre, la puissance, je dirai avec tout
le monde Je ne sais pas s'il existe un plus beau chêne; c'est un beau
chêne. Un peintre célèbre passe, s'arrête devant ce prodige de la vé-
gétation, et copie sur sa toile cet arbre, objet de l'admiration générale.
Aura-t-il fait un beau tableau ? Peut-être mais pas certainement. Le
même peintre fait quelques pas et se trouve en présence d'un autre
chêne dont le tronc est tordu et noueux l'écorce rugueuse est envahie
par des parasites, de ses branches mal attachées la plus importante a
été brisée parle vent; il croît, sans doute, dans un mauvais terrain,
car son feuillage est rare et jauni – il n'a enfin aucune (tes qualités
qui constituent le type; il n'est pas un beau chêne. L'artiste le copie
cependant, et il arrive que, d'un
aveu unanime, ce nouveau tableau
est déclaré aussi beau, plus beau même que le précédent.
Que conclure? Autre chose est le beau dans la nature, autre chose
le beau dans l'art. En effet, voilà un tableau qui, avec l'image d'un
chêne, qui n'a pas la beauté, produit, crée, exprime le beau. Qu'est-ce
donc que la beauté dans l'art? L'expression, la puissance de l'ex-
pression voilà quel sera le terme de comparaison cherché, la mesure
de mon jugement.
Si ma définition est exacte, elle devra me servir à prononcer sur
chaque tableau à placer chaque genre de peinture au rang qu'il
doit occuper; j'ajouterai, bien que je ne m'occupe que de peinture, que
cette formule me paraît, au premier abord, suffire à la critique de tous
les arts la poésie, la musique, la sculpture, et mème la danse.
Mais, avant d'essayer sommairement cette critique et cette classi-
fication des œuvres de la peinture, il est quelques conséquences
premières de la thèse que je défends, que je désire faire entrevoir.
Si la réflexion, et par conséquent l'intelligence, jouent un rôle impor-
tant dans la compréhension du beau; il n'y a rien de plus faux que
cette affirmation dogmatique ce qui est véritablement beau est beau
pour tout le monde. Le vulgaire, le trivial, les choses facilement
compréhensibles par leur banalité attireront seules les foules. La
science du beau demandera, au contraire, une initiation longue et
difficile il existe, certes, des natures plus ou moins heureusement
douées mais il en existe aussi, de rebelles à toute compréhension
artistique; et l'on ne fera pas plus de tout homme un connaisseur,
qu'on ne fera un peintre de tout élève dessinateur.
La vue d'une œuvre d'art parle à l'intelligence. Ce n'est pas une
chaumière, des arbres, une montagne, un torrent, qui vous arrêtent
devant un tableau; c'est l'idée, exprimée au moyen de ces objets
réunis d'une certaine façon sous telle condition de lumière. Les
idées ne peuvent s'exprimer que par des formes; il n'y a pas, il ne
doit pas y avoir illusion, trompe-l'œil je veux sentir que ce n'est
pas la nature que j'ai devant les yeux, mais l'idéal de la nature; une
œuvre d'art, une œuvre humaine; et c'est à ce titre que je la juge.
Viser à l'imitation servile, c'est d'abord, on l'a prouvé cent fois,
s'attaquer à l'impossible, c'est de plus travailler pour un public qui
préférera longtemps encore, les décors de l'Opéra et les batailles des
panoramas, au Diogène du Poussin. Comme l'a dit Goethe, à propos
de l'imitation Si les oiseaux venaient becqueter les cerises peintes
par je ne sais quel peintre de l'antiquité, c'est que ces amateurs
étaient des moineaux.
L'art n'est donc pas l'imitation mais l'interprétation de la nature;
ce que l'on cherche dans un tableau, c'est l'expression de pensées,
c'est la personnalité du peintre; et cette personnalité elle existe
toujours, qu'il s'agisse d'un paysage, d'un tableau allégorique ou
religieux. Les plus grands peintres, Le Vinci, Raphaël, Rubcns, ont
eu chacun leurs types que vous retrouverez dans toutes leurs oeuvres,
et non seulement dans les œuvres d'imagination mais encore dans
les portraits. Aussi en étudiant ces maîtres, est-ce faire fausse-
route, que de se préoccuper beaucoup des procédés du métier? Le
secret de leur force et de leur gloire n'est pas là. Au grand siècle
de la peinture, alors que les écoles de Rome, de Florence de Venise
et de Parme, se personnifiaient dans des peintres, comme Raphaël,
Michel-Ange, Titien et le Corrège, ces grands artistes avaient autour
d'eux une multitude d'élèves auxquels ils ne laissèrent rien ignorer de
leurs procédés pratiques, et qui possédèrent aussi bien, mieux
peut-être que ces maîtres, ce qu'on appelle le métier; et pourtant,
partout prompte fut la décadence quand l'idée du maitre lit défaut.
C'est que ces grands peintres avaient plus que le talent, ils avaient
le génie. Que l'on se figure en effet quel travail intellectuel, que
d'études, que de pensées, doivent précéder l'exécution, quand Ra-
phaël ou Léonard conçoivent le projet de représenter, l'un, la Cène,
dans le réfectoire d'un couvent de Milan; l'autre, l'Ecole d'Athènes,
au Vatican.
Le critique qui juge un tableau est comme un lecteur qui trouve
dans le livre d'un poète, d'un historien, d'un philosophe, des idées qui
sommeillaient confusément en lui, analysées et développées dans une
forme claire, correcte et élégante; il comprend, admire et applaudit.
La peinture des maîtres produit le môme effet un tableau réussi
représente et réalise une idée conçue par l'artiste, et doit en éveiller
une chez le spectateur. Si je juge qu'il y a accord de sentiment entre
le peintre et moi, le tableau me plait; et le plaisir devient de l'admi-
ration et de l'enthousiasme, si je vois mon idée incomplète et mal
définie, traduite et rendue sensible, dans une forme à laquelle ma
pensée ne peut rien créer de supérieur; en un mot, si l'idéal du
peintre, qui m'est révélé par son œuvre, est supérieur à mon idéal.
Avant d'essayer l'application de ces principes à la classification
des œuvres de la peinture, je ne puis me dispenser de dire quelques
mots, au point de vue de Y expression, sur cette question si contro-
versée la iigne et la couleur.
Il est inutile d'insister sur ce fait, que sans la couleur (et par la
couleur, je n'entends pas pour le moment les couleurs la gravure
avec le noir et le blanc, à des intensités différentes, arrivant à tra-
duire jusqu'à un certain point l'oeuvre des coloristes), sans la couleur,
dis-je l'art du dessin, réduit à la ligne pure, pourra bien encore, les
maitres l'ont prouvé par leurs croquis indiquer quelques types
expressifs mais il sera impuissant à exprimer le relief, le modelé
sans la couleur enfin, sans le-clair obscur, pas de grande composition,
par l'impossibilité de sacrifier certaines parties accessoires, en les
noyant dans l'ombre, et d'appeler l'attention sur le point principal,
en l'éclairant d'une lumière plus vive. Pas d'unité dans l'ensemble, par
conséquent pas de tableau.
La couleur, telle que nous venons de la définir est donc une
condition constitutive de l'art du dessin mais quelle est la part qui
revient dans l'expression aux qualités plus ou moins grandes du
coloris?
Jordaens est sans conteste un grand coloriste; voici de lui un
tableau appartenant, par le sujet du moins, à la peinture religieuse;
supprimons le charme du coloris, le tableau, par la trivialité du dessin,
tombe dans la caricature et reste en dessous de la critique. Voici du
même peintre une nature morte amoncellement splendide de
fruits, de fleurs et de gibier, de pièces de porcelaine et d'orfèvrerie,
Effaçons encore les qualités de la couleur, la forme fût-elle parfaite,
vous n'aurez cependant devant les yeux qu'une «euvre sans signification
et sans valeur; la perfection du dessin ne suffit pas cette fois. Si
dans le tableau religieux le dessin eût possédé, non pas la perfection,
mais la convenance, la distinction à un certain degré, le tableau,
même sans le charme du coloris, eùt conservé un mérite réel. Les
Lesueur du Louvre, tels que les ont faits le temps et les restaurations,
sont dans ce cas. Qu'en conclure? Que les qualités de la couleur,
toujours désirables, sont d'autant plus nécessaires, indispensables
même, que le tableau appartient à un genre moins élevé et que plus
•l'idée exprimée s'élève dans l'ordre moral, plus ces mêmes qualités
perdent de leur importance et de leur nécessité. Les fresques des
grands maîtres le démontrent jusqu'à l'évidence. C'est que si la
couleur est toujours'un charme, si, alliée au dessin, elle peut, ajoutant
à l'expression, se faire sombre comme un drame, gaie et brillante comme
une fête, vaporeuse comme unrêve; s'il lui appartient de traduire l'éclat
des fleurs, les reflets soyeux des étoffes, l'or des orfèvreries, la
transparence des eaux, la profondeur du ciel; si elle peut exprimer la
santé et la vie, les splendeurs de la nature et de la chair, elle est
impuissante à traduire l'âme. L'auréole de feu arrondie au-dessus d'une
tète ne donnera pas au personnage l'expression de la sainteté; et toutes
les richesses de la palette, dépensées sur un visage de jeune fille, ne
suffiront pas à en faire un type de candeur et d'innocence.
A la couleur d'embellir le monde matériel: la part est large, on le
voit au dessin d'interpréter les idées et le monde moral; à lui
l'expression de tous les sentiments, de toutes les vertus, de tous les
héroïsmes.
J'ajouterai, pour conclure que les miracles de la couleur, la
nature réelle les possède. Avec beaucoup de talent, un peintre peut,
chose difficile, les voir et forcer son pinceau à les reproduire.
Mais pour l'expression des idées le peintre n'a de modèle qu'en lui-
même; ses œuvres sont des créations véritables; et voilà, suivant moi,
ce qui constitue la supériorité du dessin.»
L'idéal de l'arl, ce serait la réunion de ces deux qualités,* le dessin
et la couleur, à un degré égal. Mais si, après trois siècles d'épreuves,
quand la peinture a compté des dessinateurs comme Le Vinci
Michel- Ange et Raphaël des coloristes comme Titien, Paul Veronèse
et le Corrège, cette association ne s'est jamais produite d'une manière
complète il faut conclure avec les faits que ces qualités doivent avoir
quelque chose de contradictoire.
11 faut donc aimer les artistes pour les qualités qu'ils possèdent et
CREDO
A M. Ulric GUTT1NGUER
Tu enfanteras dans la douleur.
ObNfesE, eh. ut, v. 1$.
ï'romtthée enchaîné sera tïclivrû.
Eucani» Qwsrt.
I
II
Quand Dieu créa la terre et l'homme, à celui-ci
« Marche dans la douleur, marche dans le
souci,
» Dit-il; j'y vois pour toi, si ta vue est
petite.
Adam, c'est le travail qui fera ton mérite
» De ta propre grandeur tu seras l'instrument
» Le travail est ta gloire et non ton châtiment.
»
Courbé sur le sillon ou courbé sur le livre,
» Et d'avance sachant que mourir c'est revivre,
» Prenant le beau pour règle et la vertu pour loi,
» De degrés en degrés arrive jusqu'à moi. »
Et depuis six mille ans, forçat, que rien ne lasse
Adam fouille la terre et laboure l'espace.
Sous le poids écrasant des labeurs ennemis,
II se hâte à l'assaut de l'avenir promis.
En vain de tous côtés s'amassent les obstacles,
Il entasse, Titan, prodiges sur miracles
La grandeur du chemin lui dit le but plus sûr,
Plus loin que les brouillards il devine l'azur,
1
Il touche le réel à travers le symbole,
Et s'élançant à Dieu, comme l'aiguille au pôle
Sur l'éternel courant du progrès éternel
D'un vol irrésistible il monte vers le ciel.
III
0 zénith Idéal ô sommet Harmonie
Mais le mal, cependant?
IV
Non le mal ne peut être éternel, et e sais
Barde obscur mais fervent des espoirs « insensés >
Qu'un jour, discernant mieux le juste de l'injuste,
L'homme doit s'arracher à ce lit de Procuste.
L'homme, imparfait esprit dans un corps imparfait
Interroge le sphynx, lutte contre le fait
Tel l'enfant inhabile et dont la main craintive
Se jouerait aux pistons de la locomotive.
Or, comme d'un grain sort l'arbre immense, l'enfant
Devient le sûr dompteur, le chauffeur triomphant
Posant sa rude main sur la croupe enflammée
Du monstre, où la vapeur crie et lutte enfermée
Dans l'azur rayonnant et dans la sombre nuit
Comme un cheval docile, en laisse il le conduit.
0 lenteurs du chemin! 6 détours de la route1
VI
Ainsi, soldat obscur d'une cause éternelle,
J'ose, sans que l'orgueil à mon espoir se mêle
En ces vers convaincus où j'énonce ma foi,
Du progrès affirmer l'imprescriptible loi.
Oui je suis un de ceux qui, les yeux aux étoiles,
Vers le libre avenir cinglent à pleines voiles.
Oui je crois que la haine, hélas
a, de tout temps,
Calomnié Babel et noirci les Titans.
Oui! je crois aux rayons d'une aurore meilleure.
Kt si ma mort pouvait hâter, fût-ce d'une heure,
Le lendemain promis aux hommes rachetés,
imitateur pieux des martyrs insultés,
Aux clameurs des bourreaux répondant toujours J'aime!
Sur le bûcher sacré je monterais moi-même
F. Pitti.
A VALERY VERNIER
(Aprés une lecture d'Aline)
Sous ce titre, qui doit convenir à tous les goûts, M. Saintine a réuni
une série de contes philosophiques et moraux, écrits au jour le jour et
publiés cà et là. Bien que ces morceaux ne soient pas suivis de dates
indiquant, d'une façon précise l'époque où ils ont été écrits, il est ce-
pendant facile de retrouver quelques-unes des impressions que l'auteur
a subies en les écrivant, et de voir comment, une à une, ces pages de
genres divers ont pu former un intéressant volume Dans ~s Co~<ra<He-
!MM, par exemple, on remarque comme un souvenir des contes de
Voltaire; dans !<t Ba!Mc Jane S~KfA, on rencontre une imitation
des poèmes barbares mis à la mode par le célèbre recueil de M. Méri-
mée dans la Pétition des Fleurs, on croit reconnaître l'influence des
parenthèses paradoxales, de M. A. Karr. Hâtons-nous d'ajouter que
dans une ~dsa~MHC~, une Fauvette et d'autres écrits, on retrouve la
veine mélancolique et charmante de l'auteur de Picciola auprès des
spirituelles saillies de M. Xavier, proche parent de M. Saintine, auteur
de rO~rs et le Pacha, le vaudeville classique par excellence.
M. Saintine est un causeur charmant, mais pour lui une causerie
n'est qu'un cadre où il enferme toujours une moralité. Si nous ne
sommes pas de son avis quand il prêche l'abstention en politique, comme
dans les Deux JxKM<t!MC du DecotM/Mrc, sous le spécieux prétexte que
les opinions politiques peuvent séparer les meilleurs amis, nous disons
volontiers avec l'Ermite du Lac, qui, entré à la cour comme directeur
d'une altesse, ne tarde pas à contracter les vices du courtisan « Sei-
gneur duc, si jamais l'envie vous reprend d'avoir un ermite auprès de
vous, pour votre sûreté et pour son salut que l'emploi soit amovible.
changez-en tous les mois. » Nous disons volontiers aussi, comme le
héros d'un autre conte « Il faut avant d'accepter un bienfait prendre
de bonnes informations sur ceux qui nous t'accordent les protecteurs
et les protégés ne devraient s'adopter qu'après de mutuels renseigne-
ments. »
Ce volume s'ouvre par les intéressantes histoires de Léonard le Co-
cher, qui suturaient seules à faire le succès d'un livre. Il fait partie de
la Bibliothèque des C/MMtMS de Fer. Heureux voyageurs Avec un pareil
compagnon de voyage, les plus longs trajets sont bien courts G. L.
Par la sambleu n'en croyez point ce titre menteur. Ceci M< MK livre,
et des plus humoristiques et des plus verveux. Ceci n'est point un poème
épique en quatre-vingt-trois chants, et j'en rends grâces à l'auteur. Ceci
n'est point un produit vide, insipide, insapide, sot et fat de cette littérature
anormale échappée de l'école dite normale, qui agace nos nerfs voici long-
temps et infeste nos journaux. Ceci n'a point doublé sa rhétorique et n'a
point usé ses hauts-de-chausses sur de vieux bancs crasseux. Ceci c'est
tout simplement de la jeunesse libre, franche, sans morgue et sans hypo-
crisie, de l'humeur par-ci, du cœurpar-tà. Ceci a vu le jour dans les
tapageuses colonnes du jF/yaro. Mais enfin, pour tout dire, Ceci n'en
est pas moins bon pour cela.
H y a de tout un peu et même d'autre chose encore en ce livre. Con
naissez-vous point tout d'abord H. Rodolphe Bresdin, le ma~r~OM !([p)'H.
Hier, tout comme vous, j'ignorais ce personnage, et son talent, et son
histoire, tous deux fort originaux. Les eaux fortes avec tesqueUes je viens
d'entrer en conversation intime sont magni6ques, et notre estimable
Fhmeng n'a qu'a se bien tenir. Hier encore, œuvre et artiste végétaient
a Toulouse, où les découvrit M. Dusolier, le Christophe Colomb et le
généreux parrain de cette renommée nouvelle. « Un jour de 849, il
avait alors vingt-trois ou vingt-quatre ans, Rodolphe Bresdin sortait
de Paris par la barrière Saint-Jacques, fuyant la bohème dont il n'a gardé
que de mauvais souvenirs et pas un ami, non, pas un ami, ce qui n'a
rien d'étonnant, ni un chien, ni même une maîtresse. Bresdin est si peu
intrigant. Seul, un iapin blanel'mmait presqu'autantquele chou colossal.
Donc ils s'en allèrent tout devant eux, l'un portant l'autre. Bien loin,
bien loin, quand H fut assez loin de la grand'ville. Rodolphe s'arrêta.
Dans sa poche erraient vingt francs. A un kilomètre environ de Toulouse
s'étcve (.s'~Mue est une expression bien ambitieuse) une de ces cabanes
moitié terre et moitié chaume, qui servent aux paysans de vestiaire pour
leurs outils de labour. Un quart d'heure n'était pas écoulé, que Ro-
dolphe avait passé pour la cahute un bail de cinq ans, à raison de cent
sous par année. Il paya d'avance! et un an il y vécut, allant tous les
quinze jours a ia ville vendre à quelque brocanteur un de ses admirables
dessins il la plume, qui lui rapportaient un napoléon par mois, la vie
de son lapin et la sienne. Le bail expiré, Rodolphe quitta sa villa pour
la ville. Depuis ce temps, il couche dans un lit une fois par trimestre,
il mange de la viande son lapin blanc, vieux comme une légende, vit tou-
jours, et la famille s'est augmentée d'une rainette et d'une grenouille.
Les eaux fortes sont, je le répète, admirables, et quand il aura quatre-
vingt francs, Rodolphe viendra à Paris vous les montrer. »
A propos de Rodolphe, M. Dusolier place en tête de ceux ~M'om aime
Henri Mûrger, le tant regrettable et tant regretté. Comme nous, il le con-
naissait comme tous, il l'aimait, le doux Rodolphe, qui toujours vécut
et toujours chanta la vie de bohème. Il vivait encore, « le Balzac miséri-
cordieux du monde des artistes, » quand parut ce livre, et M. Satané
Binet dit Sarcey de Suttières, ancien élevé de l'école normale et locataire
normal du rez-de-chaussée de l'Opinion nationale, n'avait point encore
expectoré ce feuilleton où il reproche à l'ombre de Mûrger de n'avoir
point payé ses bottes. C'est que, voyez-vous, DI. Satané Binet est de
ceux qui n'aiment pas et qu'on n'aime point. Donc M. Dusolier, qui a le
droit de juger Mûrger parce qu'il a, pour le comprendre, et de la jeu-
nesse, et de l'imagination, et du cœur, lui consacra quelques pages
aimables et fines où se trouvait comme formulé d'avance le jugement'<t
de la postérité. « En somme, dit-il, Henri Mûrger restera, sinon un habile
écrivain, du moins un romancier sympathique et un fantaisiste bien aimé
(un fantaisiste 1 nous sommes bien loin du réalisme et bien près de la
poésie), dont l'originalité consiste dans le coudoiement perpétuel de
l'esprit et du sentiment. Hs~vont toujours de compagnie à travers son
œuvre, l'un prodiguant ses éclats de rire, et l'autre ses intarissables
pitiés, comme dans Alfred de Musset et dans Alphonse Karr, avec des
diversités, bien entendu. C'est que la science de la vie leur a laissé à
tous trois le regret et le culte des illusions parties. w Et cependant notre
jeune critique ne se doutait guère que l'ignoble camarde guettait de si
près le poète, car il lui conseillait en terminant de ne plus écrire le
/!owM~ de toutes les ~MtM~, et de ne jamais quitter le beau pays de
Bohême, où il ne cesserait de trouver ses meilleures inspirations. <[ Allez
en paix, 6 Mûrger, et ne voyagez plus, on n'est jamais mieux que chez
soi, comme dit le proverbe. Et vous avez un chez soi qui peut faire
encore la jalousie de bien des auteurs. J'en sais tant, et de renommés
par le monde des lettres, qui sont toujours chez les autres. »
Pauvre Mûrger, dors en paix, et que le feuilleton de Sarcey te soit
léger Dors en paix, si nous en croyons ce livre, tu seras vengé, car
voici que la charge sonne contre le pédantisme, et j'entends ricaner la
~en<!6 de &H'c~FaroMc~c, et les humbles remontrances à Fran-
ft~He.
Je pourrais citer encore bien d'autres pages légères et charmantes de
ce livre, mais le temps et l'espace me pressent. Lisez-le, bonne lecture
vaut mieux que critique dorée.
Et maintenant, chère et tout aimable jRcM<e dit -MM's, qui t'essaies, au
grand ébahissement de la grand'ville, au grand œuvre de décentralisa-
tion, je recommandeà ta verve indignée la boutade de Dusolier contre
Décentralisation et décentralisateurs,attaque-la, empoigne-la,refute-la,
éreinte-la, et tu feras à ce petit livre et à toi-même tout le succès que
vous méritez et que je vous souhaite. Amen. Mario l'roth.
a
Ce petit volume comprend deux parties. Dans la première, M. Antoine
de Latour, le traducteur de Silvio Pellico, l'auteur de charmantes
poésies et d'intéressantes Etudes sMr l'Espagne, a reproduit les quatre
lettres écrites par lui de Madrid durant la campagne du Maroc et pu-
bliées à cette même époque par le JoM~M<t< des ~?0~. Elles ont été
écrites sous la dictée même des événements, et M. de Latour y a fait
revivre non-seulement ses propres impressions, mais encore et surtout
l'émotion nationale que faisait naître l'arrivés successive des bulletins
de victoire chez un peuple qui n'a pas oublié qu'au seizième siècle il a
été le premier peuple de l'Europe.
Le titre de la première partie de ce livre Une Croisade CM
XLY" siècle est parfaitement justifié par le caractère même des événe-
ments qui font l'objet des lettres de M. Antoine de Latour. Contre tout
autre peuple, l'Espagne peut avoir des guerres plus ou moins achar-
nées contre les Maures, elle ne peut faire qu'une croisade C'est qu'en
effet. pour elle le Maure n'est pas seulement l'ennemi, c'est encore
et surtout l'hérétique c'est, avant tout, le descendant de ces infidèles
qui, au commencement du huitième siècle, sous la conduite de Tarik,
ont vaincu le roi goth Roderik sur les rives du Guadalète et subjugue
l'Espagne. <t Je ne veux pas dire (écrit M. de Latour dans sa seconde
lettre) que le soldat espagnol connaisse à fond l'histoire de son pays
mais il y a deux choses que tout le monde sait en Espagne c'est le
catéchisme et la guerre de huit siècles contre les Maures, et on m'assure
que, dans le camp d'O'Donnell, pas Un soldat n'ignore qu'il est venu
en Afrique pour rendre aux Arabes la visite que l'Espagne en reçut il y
a plus de mille ans. Voilà ce que sentait confusément toute l'armée
espagnole, et c'était assez pour l'animer d'un élan irrésistible. » Toute-
fois, et il faut le dire bien haut à la gloire du dix-neuvième siècle la
victoire n'a pas cette fois amené de persécutions religieuses, et, en
prenant possession do Tétuan au nom de la Reine catholique, ces
nouveaux croisés ont respecté le culte des vaincus.
II
Le jour où le maréchal 0'DonnaH devenu, de par la victoire duc
de Tétuan, faisait son entrée à Madrid à la tête des vainqueurs du Ma-
roc, on voyait affichés sur les murs de la ville les titres de deux
ouvrages vendus au profit des blessés Le ~om~Mecro de la ~Merre
d'Afrique, par les poètes les plus distingués de l'Espagne, et une
courte Nouvelle, Les Dettes ac~Mt~ees, écrite par Fernan Caballero,
l'auteur si populaire en Andalousie et dans toute l'Espagne, de C/c-
MMKCt'a, de ~a Famille Alvareda, de Lft Dernière Consolation. La tra-
duction, par M. Antoine de Latour, de la Nouvelle de Fernan Caballero,
Les Dettes acquittées, forme la seconde partie du volume dont nous
rendons compte. Rien de plus simple, nous allions dire rien de plus
vrai. que ce petit roman. La scène s'ouvre en Andalousie, à Bornos,
< un de ces villages qui, pareils à de verts rameaux, frangent le pied
de la Sierra. Une femme, d'un aspect doux et bienveillant, est assise
à la porte de sa maison pendant qu'à deux pas d'elle jouent ses deux
enfants, un petit garçon de sept ans et une petite fille de cinq. Absor-
bée par la tâche qu'elle remplit, la mère n'a pas remarqué qu'un autre
enfant, de plus pauvre apparence, s'est approché des siens, et elle n'a
pas entendu le dialogue suivant
« Tiens, dit le petit garçon de Bornos au petit étranger, je ne te
connais pas; comment t'appelles-tu? 9
?–Miguel, et toi?1
» Gaspar.
» --Et moi, je m'appelle Catalina, ajouta la petite fille, qui vou-
lait aussi être connue de ce nouveau camarade.
» – Je sais l'histoire de santa Catalina, dit
celui-ci.
» – Tu la sais ? alors dis-la moi.
» Et l'enfant commeupa ce qui suit
Santa Catalina demain c'est la fête
Tu monteras au ciel avec <iM sainte atifgrc~~c
Etsaint t'ifrre dira en te voyant venir
–
–QaeUefst cette femme fjuihcnrtc ici?2
– Je suis Catatina, et je Tendrai. entrer.
Entre blanche columbe. dans ton colombier.
<
MoHS!0!M' DN'e~CM)' ~6 REVUE DU MO!S.
?.
autre choses on y lit ce qui suit
La Sainte-Vierge entre deux Anges (les (~M.~ <M~
K'C.~S~< p<M~ MC.
N" Le Père Éternel ~M~ f/'ap~s m~M?'~ sic.
Ne quittons pas le Musée de Lille sans nous arrêter devant un
portrait qui, pour l'artiste et pour l'historien, a un prix inestimable;
nous voulons parler du portrait de César Borgia. Cette copie, exé-
cutée à Rome d'après Raphaël, par un élève de l'Académie de Tou-
touse, a été donnée au Musée par M. Louis Dureau, ancien secré-
taire-générat de la préfecture du Nord, aujourd'hui préfet des
Landes. Cette copie est remarquable; elle fait honneur au g'oùt de
rejui qui nous l'a laissée comme un souvenir.
Disons un mot de la vente et de la loterie qui ont cu lieu tout
récemment à la Préfecture au profit de l'oeuvre de la Maternité.
Comme d'habitude, les dames patroncsscs, sous la gracieuse direction
de M"'° la duchesse de Magenta et de M"" Vallon se sont acquit-
tées de leur généreuse mission à la grande satisfaction des pauvres
mères dont et)es sont la Providence. Nous avons promis de parler
d'une œuvre, au moins originale, qui figurait dans cette vente, c'est
un travail d'une grande finesse, un édifice capillaire, représentant le
monument du général Négrier. Personne n'a trouvé que cette couvre
fut tirée aux cheveux.
Nous avions l'intention de recommencer les intéressantes études
physiologiques consacrées aux cafés de Lille, par feu Henri Bruneet,
mais le Cercle du Nord n'a laissé que bien peu d'habitués aux rares
(aies en vogue. C'est au Cercle qu'il faudrait placer son centre
d'observation, et, vous le savez Non licet o?/M~Ms <?~'6. Nous
nous bornerons à annoncer l'heureuse ouverture du café Jean, dont
lcs lumières étincelantes et les fraîches peintures éclipsent tous les
cafés d'alentour et luttent avec les splendeurs plus sévères du café
La/M~ Pour ce qui est des visiteurs de cet établissement
féérique, leur nombre les met à l'abri des indiscrétions du physiolo-
giste toute la ville y a passe et y passera.
Une nous .suffit pas de parler de la nourriture du corps; il faut
encore parler, et c'est là notre mission, de la nourriture de l'esprit.
La science a pris une grande place de nos jours dans les préoccupa-
tions du monde intelligent elle trouve à Lille d'éminents interprètes
qui, chaque jour, la popularisent dans l'amphithéâtre de notre Faculté.
Toutes les branches de la science y sont enseignées, non pas toutes
cependant, puisque nous recevons une lettre qui nous prie de récla-
mer l'ouverture d'un cours de techno!ogie.
Nous laisserons un instant la parole à notre correspondant
Entre l'enseignement élevé et omcici où la science pure se répand
avec tant d'éclat, et les applications journalières de sa nature, se
placent naturellement les métiers proprement dits; cette vaste nomen-
clature peut aussi être régularisée et enseignée elle existe de iait à
l'état de division extrême il serait bon d'en faire un corps de doctrine
et de le présenter à l'esprit du public, de montrer ainsi que tous ces
objets usuels, qui sont si faciles à exécuter, ont éLé le plus souvent
pour leur inventeur un sujet de souurance et de persécution; qu'ils
sont autant de trophées qui racontent le triomphe de i'inteHigcnce. J
Nous n'ajouterons qu'un mot s'il est vrai, comme le prétend notre
correspondant, qu'un cours de technologie soit nécessaire, il ne pour-
rait être mieux placé qu'à Lille, cette grande ruche de la France
industrielle.
Nos lecteurs n'ont pas oublié Rigolboche et son apparition au milieu
de nous; s'ils veulent en avoir des nouvelles qu'ils lisent ce petit
morceau extrait d'une chronique parisienne
Hier, je me promenais paisiblement sur le boulevard, avec mon
ami Aurélien qui est si joli garçon, qui a tant d'esprit, qui, de
plus fait d(~ si charmants livres, et qui connaît les mondes les
plus inconnus. Un vrai Christophe Colomb Une dame vint à passer.
Elle était assise dans une sorte d'affreux panier, que traînait un hor-
rible cheval. Elle conduisait elle-même cet horrible cheval, et même
elle ne le conduisait pas très-gracieusement. En revanche, elle ne
paraissait pas bien jolie. Derrière cette dame trônait, les bras croisés,
un laquais de mauvaise mine.
Je ne sais pas pourquoi machinalement mes yeux se portaient du
côté de ce singulier équipage, lorsque mon ami Aurélien, me pressant
le bras, me dit: < Ne regardez donc pas, c'est Rigolboche! Si elle
allait nous saluer >
Rigolboche! m'écriai-je avec ahurissement, la vraie Rigolboche
des salons Oh mais je ne la connais pas, et je l'ai à peine regardée
Aurélien, mon ami, courons après son panier. Nous le rattraperons
aisément, car le cheval me parait ne pas marcher très-vite. Il com-
prend ma curiosité, sans doute. Aurélien, ne soyez pas moins clémont
que ce cheval, conduisez-moi vers Rigolboche, et faites que je puisse
dire que je la connais g r
Mais pendant le discours, Aurélien avait fui En sorte qu'au mo-
ment où j'écris ces lignes je ne connais pas encore Rigolboche et que
si, tout à l'heure je me rencontre nez à nez avec elle dans la rue,
je suis incapable de la reconnaître.
Et cette femme est une illustration
Oh la gloire, la gloire Vilaine affaire »
E. E.
DE LA MODE, DE LA VANITÉ
-–~ ET DE PT~'StTEURS AUTRES CHOSES
~–;
-FhûrIotM.fse
Jr.{,l.loj'
.Lorsque
fut retiré, j'appelai mon valet de chambre, et lui tins ce
Gëry Legrand.
LES RÈVERtES DE MAITRE FABRICIUS
(t; Cet article est extrait d'un livre en préparation LES HËKos ))E Rn~A!
paierie des tigurps principales tirées du Dictionnaire t/Mtte~et de. Héros
</? Roman et du Thédtre, par une société d'hommes de lettres, sous la
direction de MM. G Legrand pt. C Dprndp.
comte est mort à Wagram, et l'héritier des Kusticoti sera le Pr~ce
de la Bohême.
Il a vingt ans. « C'est le vivant portrait de Louis XIII il en a
le front pâle, gracieux aux tempes, le teint olivâtre, ce teint italien
qui devient blanc aux lumières les cheveux bruns, portés longs et
la royale noire; il en a l'air sérieux et mélancolique, car sa personne
et son caractère forment un contraste étonnant. Depuis deux
ans est consommé te ?'cpM<7'M<~ de 4830, comme on disait alors
dans le faubourg Saint-Germain. Le voilà bien avancé avec sa
Ct'OM? fleurdelisée d'azur et ses deux paysans pour supports
le jeune comte Charles-Edouard Il demeure en haut du fau-
bourg du Roule; sa chambre est au sixième étage, au fond d'une
cour. Il s'enrôle dans la Bohême. Et tout d'abord plein d'adresse
et d'invention il dresse la carte du pays de Bohème et trouve
les noms des sept châteaux que n'avait pu découvrir Nodier.
Pauvre, il se réjouit de n'être rien, de vivre comme les oiseaux, de
chasser dans l'aris comme les sauvages, et de rire de tout. Sa verve
est intarissable. Hicn de ravissant comme sa conversation. Pour être
trouvé spirituel dans le monde où il vit, il faut t'être non par instants,
mais toujours et sans cesse. L'esprit coule chez lui comme l'eau des
fontaines, sans s'arrêter. Son impertinence, vingt fois le jour, atteint
le sublime sans qu'il s'en doute. Devant les commis porteurs de mé-
moires, il parodie avec un sérieux formidable l'éloquence de Mirabeau.
Son sang-froid pétrifie M. Dimanche. Un jour, le féroce marchand
l'aborde et lui dit Pensez-vous à moi? – Pas le moins du
monde, répond le jeune comte. En semblable circonstance, Talley-
rand avait répondu « Vous êtes bien curieux, La finesse de Laa
Palferine avait su éviter le plagiat. Ses bons-mots, répandus partout,
font naître des caricatures politiques, des vaudevilles et des livres.
Si jeune, on le craintdéjà. Toujours Husticoli quand même, au milieu
(lu temps le plus triomphalement bourgeois, il a pour épée sa langue,
pour armure, son parti pris de n'avoir peur de rien ni de personne.
Il serait Rivarol si son bon goût aristocratique ne lui rappelait que
le sac aux malices philosophiques a été vidé bien avant qu'il ne vint
au monde, et si le scepticisme absolu de son époque ne lui impo sai
de rire de tout, sans daigner attaquer quoi que re soit.
On le voit, en 1834, lié avec des écrivains célèbres, Xathan,
Bixiou, Emile Blondet, Claude Vignon et avec un peintre de génie, Léon
de Lora. Il lui reste à faire connaissance avec les intrigants poli-
tiques et tes femmes titrées et influentes. C'est ce qu'il attend et c'est
sur quoi il compte. En attendant, comme le gouvernement d'alors
néglige ou craint d'utiliser les aptitudes de cette jeunesse impa-
tiente c'est le plaisir, fatal refuge, qui occupe la vie de la Palfcriue.
C'est dans les régions galantes qu'il faut pénétrer pour savoir com-
ment se dépensait ce besoin d'activité, à quoi se prenait ce prodigieux
esprit, qui fuyait le travail, faute d'entrevoir un but certain. C'était
alors la période des temps primitifs dans le pays des hétaïres
modernes
Qui. du nom d'une ëgtise ont pris leur nom profane.
DEUX!ÈME ARTICLE.
Un autre jour, vous êtes étincelant, votre voisine est jeune, jolie,
sympathique. et vous ne pouvez douter qu'elle pense bien de vous. Au
moment où vous alliez tui dire, en tenues transparents, qu'elle est
charmante, quelqu'un se lève et entame une très longue romance; vous
dites tout bas à la jolie dame que la romance vous semble longue;
t'tMtfrp, qui vous guette, crie Un peu de silence, s'il vous ptaît, monsieur
un tel. Vous passez pour un homme mal élevé, et vous vous êtes fait
un ennemi mortel du chanteur.
Vous avez le cœur sincère, mais la voix la plus fausse du monde.
I/<Nt<?e, qui a bu toute honte, proposera de chanter à la ronde quelque
trivial refrain de sa façon. Vous vous abstenez, il vous en garde ran-
cune, et demandera publiquement en quoi ce qui a plu à tout le monde
n'a point l'approbation de monsieur un tct.
Après le dîner, la danse. L'OM~ s'obstinera à vous faire vis-à-vis.
Pendant tout le quadrille, il vous appellera de quelque maladroit sur-
nom que vous portiez au collège. et il racontera à sa danseuse et à la
vôtre les circonstances grotesques qui vous le firent donner.
Les plaisanteries de !'nM<<c frisent parfois le méfait.
C'est lui qui, sous prétexte d'intimité, retire la chaise sur laquelle
vous alliez vous asseoir, et vous laisse choir ridiculement.
L'ttM~'s est un composé de farceur mal appris et d'homme aigri.
Il n'est donné qu'aux forts de ne le point craindre, qu'aux heureux de
l'éviter, et qu'a Dieu de le punir.
L'fM~'e s'informera publiquement du prix de votre par-dessus. Une
de ses cruautés est de prétendre que vous vous faites toujours voler.
Si votre digne homme de père le savait, il trouverait que les choses ont
bien change depuis son temps.
Vous débutez dans les lettres. L'<tK<re vous demandera, devant témoins,
quelle carrière vous suivez. il recevra avec ironie votre <M;eM; il s'en-
querra du sujet de votre livre, et déclarera ledit sujet ressassé, vieillot,
ou tiré par les cheveux. il y mêlera quelques plaisanteries sur la man-
sarde et l'hôpital.
L'Ennnuyeux et t'Assommant se seraient bornés à vous conseiller
longuement sur la manière dont vous devez vous y prendre pour tirer
du sujet tout le parti qu'il renferme.
Un sous-chef de bureau dégommé n'est pas un type à dédaigner du
genre ennuyeux.
L'Assommant est généralement sourd.
Un vieux camarade de collége qui a mal tourné, et vous tutoie au re-
tour du bagne est une des personnifications les plus redoutables de
t'emb. de t'NM<n'.
L'Ennuyeux, l'Assommant et t'M/ff se fondent en une exécrable
unité, chez l'être odieux qui, méprisant la consigne, ouvre votre porte à
l'heure où la femme adorée vous avait promis. Tandis que vous le
rudoyez, un doux frolement se fait entendre sur le pallier. c'est elle.
vous perdez la tête tout-a-fait. Cependant le bruit de deux voix dans
votre appartement effraie l'amoureuse. persuadée que vous avez voulu
l'exposer et la compromettre, elle disparait sans vous entendre et ne
vous connait plus
L'autre ne fait que rire de votre désespoir. une de perdue, trois de
retrouvées. il vous a vu souvent désespéré au même point, et vous
vivez
Vous vous tordez sous les angoisses de la névralgie, du panari.
L'autre vous affirme que c'est pure imagination, qu'il faut seulement n'y
point penser.
L'autre meurt vieux. sa race est immortelle.
Louis Dépret.
POÉSIE
LE GANT DE LA DEMOISELLE
Ballade traduite de Schiller
LES LÉGENDES DU LANGAGE DES FLEURS, 1 vol. in 8' avec planches coloriées,
euprëparatton.
Pourquoi oublie-t-on ces poétiques
traductions du langage detiBears? Paree que
rien n'eo fixe te symbotismedana i'e~prtt. On ue
retient pas plus en sa mémoire un dictionnaire
que les régies d une grammairenon suivis d'e~em-
etes.Me Ht est née l'idée d'attacher une
origine, vraie ou fictive, à chaque ligne du
vocabulaire de Flore.
(Extrait de la pre/ece.)
XVI' LÉGENDE.
LE SOUEMB, LA HDKUTÉ AU fMI-HECK, LA TBAHISO&.
Or, voici ce que nous raconta ce jour-là, à l'ombre d'une acanthe,
Jehan Necrophore, notre vieux cousin, un érudit, ex-habitué des archives
duchâteauvoisin:
« H y a bien des saisons et bien des soleils, un grand bruit s'éteva
parmi les peuples de l'Occident, bruit d'armes et bruit d'hommes, bruit
de chars et de chevaux. La noblesse et la roture se précipitaient vers la
Terre-Sainte à la délivrance du tombeau du Christ. Et chacun de ces
guerriers s'en allait portant sur ses vêtements le signe du Seigneur; on
les appela les Croisés.
) Parmi eux, et dans les premiers rangs, on voyait le baron de Rinxent.
t! avaitabandonné, pour répondre à ta voix qui criait « Dieu le veult! »
femme, enfant. Près de lui se trouvait son fidèle trouvère Amaury.
» Je ne vous dirai pas la fatigue du voyage, les succès trop tôt suivis
de revers; nous ne suivronspoint Enguerrand de Rinxent dans ces com-
bats nombreux où s'illustra son courage. Mon récit vous amène devant
le lit de mort du noble baron, car il ne devait pas revoir la terre de
France. It était tombé dans la bataille et ramené dans ~a tente, morteUe-
()) M. de Franeiosi, qui nous a donné les Lettres sur la Bo~Ht~Me pré-
pare en ce moment un volume sur tes 0/'<~MteA' <<!< Z<M~f<~e des Fleurs Il
a bien voulu détacher un chapitre que nous publions aujourd'hui. Nous lais-
sons nos lecteurs complétementlibres de leur appréciation <t nous suffit de
dire que l'auteur, usant de ses prérogatives feint de raconter sous la dictée
des insectes, habitants desneurs, les récits de leurs veillées. La Coccinelle
ou bCte-à-bon-Dieu, a été chargée de la mission de 'M'er~tairc.
KD.L.R.
ment frappe, victime de la trahison d'un ennemi envers lequel it avait
été trop généreux.
» Alors, s'adressant à Amaury
t – Bel ami, lui dit-il, voici que Dieu me rappelle vers lui. Retourne,
Amaury, au gentil pays du Boulonnais sois le guide de ces vassaux à la
tète desquels je ne serai plus.
» Mais auparavant écoute ce message suprême que je te confie pour
ma dame ma femme et ma douce Marguerite, ma fille regrettée. Prends
dans mon aumônière cette fleur desséchée, dont les étoiles bleu-de-ciel
avec le milieu d'or, disent Ne m'oubliez pas Marguerite la cueillit
ette-méme aux bords de la Salacque et me la donna au départ. Tu y
joindras quelques-unes de ces belles immortelles dont les rayons d'or et
d'argent étoilent les champs voisins. Elles seront le symbole du souvenir
durable que la baronne de Rinxent et sa fille conserveront à leur époux,
à leur pèTe. Adieu, bel ami.. je retourne au ciel.
» Que votre désir soit accompli! répondit Amaury, la voix pleine
de larmes.
» Et pieusement, quelques instantsplus tard, Amaory abaissait les pau-
piëres sur ces yeux désormais sans regard.
e s Six mois après, un voyageur qu'à son costume moitié d'un clerc,
moitié d'un homme de guerre, à la viole pendue sous son bras gauche,
on reconnaissait aisément pour un troubadour revenant d'Asie, un
voyageur passait la herse du château de Rinxent. Une branche de giroflée
jaune ornait sa toque au lieu d'une plume légère elle signifiait F<f<<
«K MM~AeMr. Ainsi la giroflée masque de ses fleurs odorantes les ruines
des tourelles abandonnées compagne de l'infortune, elle en rend l'aspect
moins terrible.
Ce trouvère, c'était Amaury, rapportant à la veuve et à l'orpheline
le dernier souvenir d'Enguerrand. Hélas la terre s'était ouverte pour
Marie de Rinxent, et la jeune Marguerite restait pour pleurer et cultiver
les myosotis qu'elle avait plantés de ses petites mains sur la tombe de
sa mère. »
Ici Nécrophore s'arrêta. Nul ne troubla d'abord !e silence qui suivit
son récit. Enfin, un jeune Lampyre lui dit
« Notre vieux camarade, votre histoire est touchante, et voilà bien
pourquoi l'immortelle est l'emblème du souvenir éternel, comme la
giroflée celui dela fidélité au malheur. Mais pourquoi le myosotisveut-il
dire Ne m'oubliez pas?
» Pour celui-là, répondit Nécrophore, c'est d'Allemagne que nous
vient le symbole. Ecoutez-donc
« Deux jeunes fiancés, a la veille de s'unir, se promenaient le long du
Danube. Ils faisaient leurs rêves d'avenir, et les formaientradieux et purs
comme le bleu firmament au-dessus de leurs têtes.
Que la vie est belle, disait Whithelmine, et que l'amour est doux
»
Ne conserverons-nouspas un souvenir de ces instants fortunés ?. Tenez,
ami, que cette fleur d'azur qui se penche vers le fleuve et que la vague
berce, soit le témoignage de ces moments de bonheur. Cueillez-la
Franck.
» Et )e jeune fiancé se précipite pour accomplir le vœu de Whithet-
mine. Ho! malheur, la terre cède sous son pied, il glisse, et le fleuve
l'engloutit. Avant de disparaître pour la dernière fois, il lance à la rive,
aux pieds de sa bien-aimée, la touffe de Meurs en s'écriant H~tM MMMt
MM'&< Ne m'oubliez pas
» Quelle triste légende s'écria une vive Hémérobe. N'en savez-
vous quelqu'une de plus gaie ?
» Oh que si repartit Nécrophore. En voici une qui est de l'his-
toire, et de l'histoire toute française c'est la légende de la pervenche
« J.-J. Rousseau se promenait un jour avec madame de Warens; la
dame aperçut une pervenche et la fit remarquer à son compagnon. « Je
» n'avais jamais vu cette fleur, écrit le botaniste philosophe; je ne me
» baissai pas pour l'examiner, je jetai seulement un coup d'oeil en pas-
» sant Près de trente ans se sont écoulés sans que j'aie jamais revu de
» la pervenche. En 1764, étant à Gressières avec mon ami M. du Peyron,
o nous montions une petite montagne qu'il appelle avec raison )e salon
» de Belle-Vue. Je commençais alors à herboriser. En montant et regar-
» dant parmi les buissons, je pousse un cri de joie Oh voilà de la per-
s venche et c'en était en effet! »
» Ce n'était pas la pervenche qui faisait tressaillir de joie le cœur de
Rousseau, mais le souvenir qui s'y rattachait. Et depuis, la pervenche est
l'emblème du doux souvenir.
» Bravo! bravo fit t'ïtémérobe.
s – Il y a encore une fteur consacrée au souvenir, dis-je à mon tour.
» -= Voyons, Coccinette, cria d'une voix l'assemblée.
x – Volontiers, repris-je, pourvu que Nécrophore, qui nous a dit
qu'Enguerrand mourut par la trahison, nous en tasse connaître le sym-
.bote et en raconte l'histoire.
» Accordé fit Nécrophore.
» Oui, mesdames, continuai-je, il y a encore l'adonide ou œit de
perdrix, que les jardiniers appellent la goutte de sang, et qui signifie:
souvenir douloureux.
» Le bel Adonis, le favori de la déesse de la beauté, était à la chasse,
lorsqu'un sanglier furieux se précipite sur lui et d'un coup de ses défenses
lui ouvre la poitrine. Aussitôt, Vénus accourt, arrachée à son lit de repos,
et n'arrive que pour voir mourir son Adonis. Elle verse des larmes abon-
dantes sur son malheureux sort, et pour perpétuer la mémoire de sa dou-
leur, elle fait naître, du sang qui baigne la terre, une plante au feuittage
découpé comme des cheveux et au milieu duquel brille, comme une
goutte de sang vermeil, une fteur pourpre. Ce fut l'adonide.
» A vous maintenant, Nécrophore.
» Vous avez vu parfois de ces myrtes en miniature dont les baies
bleues sont d'un goût délicat, un peu acide on les nomme myrtilles ou
airelles. C'est cette plante qui signifie trahison.
» Le roi Anomaüs avait une fille d'une beauté remarquable on la
nommait Hyppodamie. Nul n'était son égal dans l'art de dompter les che-
vaux et de conduire un char. Le beau Pétops la vit et l'aima, et aussitôt
il demanda sa main à son père.
» Anomaüs était grand amateur de chevaux, et Pélops avait peu de
rivaux dans les courses. Le roi ayant écouté le prince, lui promit d'ac-
cueillir sa demande à la condition que lui, Pélops, l'emporterait dans une
course de chars.
» Le roi avait un écuyer nommé Myrtille. Pélops le gagna à prix d'or
et obtint qu'il retirerait la clavette qui maintenait la roue dans l'essieu.
Anomaüs, sans défiance, lança ses chevaux de toute leur vitesse. Soudain,
la roue s'échappe, le char tombe et se brise, le roi est blessé mortelle-
ment. Mais, fidèle à sa parole, il donne Hyppodamie à son vainqueur, et
il expire. v
» Autant pour assurer le secret de sa ruse que pour avoir l'air de
punir celui qui était la cause première du trépas du roi, Pélops ordonna
de mettre Myrtille à'mort. Ce qui fut exécuté. Mercure changea le
malheureux écuyer en la plante qui porte son nom. De là, l'origine du
symbole, trahison. »
La pluie commençait à tomber, chacun se retira à l'abri.
Ch. de Franciosi.
Ces trésors, ce sont les enthousiasmes causés par le juste, les haines
profondes causées par l'injuste ce sont les convictions et les dévoù-
ments. Dieu merci! la jeunesse hébétée par les jouissances matérielles,
captée par les sophismes, abatardie par les enseignements jésuitiques
cette jeunesse est peu nombreuse auprès de la vraie jeunesse que nous
connaissons celle-là veille, pense et se prépare à l'action. C'est une
bonne nouvelle que nous avons plaisir à annoncer à M. Christian qui
porte à la génération nouvelle un si grand intérêt.
G. L.
CAUSERIE LILLOISE
Que faire en ce moment dans la causerie d'un journal littéraire et
artistique à moins qu'on ne parle de l'exposition des beaux-arts
qui tient en ce moment en éveil toutes les plumes de la critique pari-
sienne. La Revue du Mois n'a pas encore vu de ses propres yeux les
œuvres de l'école moderne; elle attendra donc pour se prononcer sur
le mérite des exposants. 'En attendant rien ne l'empêche de faire
connaître à ses lecteurs les noms de quelques-uns des artistes qui
ont trouvé grâce devant le jury de 1861 et qui sont les représentants
de la Flandre française aux grandes assises de l'art de la présente
année. Nous ouvrons le catalogue, et nous citons textuellement
COLAS (Alphonse), né à Lille (Nord), élève de M. Souchon.
Médaille 3e classe, 1849.
660. Portrait de M. Dclezcnnc, physicien, membre correspondant de
l'Institut. T.
661. Portrait de M1' L.-D. naturaliste, professeur
il la Faculté des sciences de Lille.
Duuan (Carolus), né à Lille (Nord), élève de M. Souchon.
971. Après le jeu. – 972. L'homme endormi.- 973. Portrait de M. le
vicomte de C.Portrait de M.F.M.– 975. Portrait de Mmc B.
Gautier (Amand), né à Lille (Nord), élève de M. Souchon et de
M. 'Léon Cogniet.
1225. Portrait de M. le prince de San-Castalilo. – 1226. Portrait de
M. Tailhardat. 1227. Portrait de M. le docteur Gachet.
Heulin (Auguste), né à Lille (Nord), élève de M- Souchon.
1497. Le Viatique (Nord). 1498 – Battage du colza dans la plaine de
Lille. 1499. Ualloir (Nord).
Buktkel (Arsène), né à Lille (Nord), élève de M. Ingres.
1583. Le vieux sergent. (BÉRANGER.) – 1584. Supplice d'un par-
ricide à Sparte. (Le criminel était exposé pendant trois jours et
trois nuits avec le cadavre de son père sur ses genoux puis on
le laissait mourir de faim.)
Loihikdkz (Charles-Auguste), né à Lille (Nord), élève de M. Souchon
2018. Un enterrement dans les Flandres. – 2019. Première rêverie;
paysanne du Nord.- 2020. La dévideuse (Nord). – 2021. Com-
mencement de coquetterie (Nord). – 2022. La promenade.
Mottez (Victor-Louis), né à Lille (Nord), élcvedeMM.IngresetPicot.
Méd. 3° cl. (Histoire) 1838. Méd. 2e cl: 1845. – 4 no-
vembre 1846. –
2316. Clytemnestre. (Electre. SOPHOCLE.) – 2317. Portrait de M.
D. ancien maire de Roubaix. 2318. Portrait d'homme.
2319. Portrait de femme avec son enfant.
SALOMÉ (Emile), né à Lille (Nord), élève de M. F. Souchou.
2792. Les fabricants de balais du Mont-Noir (Flandre française).
2793. Portrait de M. H. de L.
Wacquez (Adolphe-André), né à Sédan (Ardennes), élève de
M. E. Delacroix.
A Barbizon (Seine-et-Marne).
3099. Chasse impériale du 30 décembre 1859 dans la foret de
Fontainebleau.
Géry Legrand.
MA VIE
Je veux, à tout hasard, écrire moi-mème ma biographie, de peur
qu'après ma mort on ne m'en construise une toute de fantaisie.
Je suis né à Courtrai le 9 juillet 1807, de parents appartenant à
la haute bourgeoisie de cette ville. Mes premières années ne me rap-
pellent pas de faits précis, mais elles m'ont laissé le souvenir d'une
foule de sensations très vives. J'avais une bonne qui prenait plaisir à
conter les histoires do sorcières et de revenants, pratique détestable,
trop usitée partout, et qui exerce une influence bien dangereuse sur le
caractère des enfants. En effet, sous l'impression de ces récits effrayants,
je m'étais créé tout un monde fantastique devant lequel je tremblais
tout le jour et dont je rêvais chaque nuit. Pour ma bonne, ces terreurs
étaient un moyen de gouvernement; elle s'en servait avec succès contre
mon indocilité. Je me souviens qu'elle utilisa dans ce but la comète de
1811 la nuit venue, elle me montrait le météore du doigt en me disant
que si je n'étais pas sage, la comète allongerait sa queue vers moi pour
m'en fouetter. Certes, si cette triste éducation n'avait pas eu le contre-
poids que j'expliquerai plus loin, je courais risque de contracter dès
lors une poltronnerie incurable qui pouvait me rendre bien ridicule
plus tard. Par bonheur, il ne m'est définitivement resté de ces pre-
mières impressions qu'une sorte de prédilection pour les récits mer-
veilleux et les inventions dramatiques d'un lyrisme quasi-surnaturel.
Bientôt après, en 1814, la petite ville de Courtrai et ses environs
devinrent le théâtre d'une guerre acharnée. Tl ne se passait, pas de
jour que l'on n'entendit la trompette sonner, le tambour battre la
charge, la fusillade pétiller et le canon gronder. On m'enfermait alors
dans une chambre dont les fenêtres donnaient sur la rue, et, à chaque
instant, je voyais passer au galop, le sabre nu, des cavaliers effarés, des
artilleurs avec leurs canons et leurs caissons dont les ferrures faisaient
un beau vacarme sur le pavé, tandis que de longues files de tirailleurs
se glissaient en silence le long des murs. 11 passait là tantôt les uni-
formes blancs du corps de Saxe-Weimar, tantôt les dolmans bleus,
les colbachs noirs aux flammes rouges de l'artillerie de la garde impé-
riale, sans compter un superbe escadron de mamelucks dont les sabres
recourbés reluisaient au soleil: Chose étrange moi qui n'osais pas
traverser ma chambre, la nuit, sans lumière, moi qui suais de peur
en songeant aux revenants et aux farfadets, tout ce fracas meurtrier,
tout cet appareil formidable m'amusait énormément. Même, lorsque
passait une civière sanglante et qu'on ramassait des cadavres presque
sous ma fenêtre, cela ne troublait en rien mon impitoyable curiosité.
Bref, la guerre finie, j'étais passablementaguerri contre les vivants en
plein jour; mais les morts, les revenants persistaient à me terrifier la
nuit. Le hasard vint alors m'offrir le contrepoids dont je parlais tout
à l'heure.
J'étais faible de complexion, on jugea que la vie des champs m'était
nécessaire, et l'on me confia à mon grand-père maternel, qui habitait
la campagne. Ce vieillard était justement l'homme qu'il fallait pour
détruire l'œuvre de ma bonne. C'était un de ces patriarches ruraux
dont le caractère ferme et calme prend en pitié toutes les mièvreries
de l'éducation urbaine. Il ne se fut pas plutôt aperçu de mes peurs
superstitieuses qu'il se mit en devoir de les combattre par les plus
rudes épreuves. Il lui arrivait de m'éveiller au beau milieu de la nuit,
m'ordonnant de m'habiller, de prendre un gourdin de la plus belle
taille, de détacher le chien de garde, et d'aller, en la seule compagnie
de celui-ci, faire une tournée d'inspection à travers de vastes prairies
où les boeufs dormaient dans les hautes herbes. Il n'y avait pas à dire,
lorsque mon grand-père parlait, il fallait marcher. et je marchais,
d'abord comme un pénitent qui va au supplice, puis avec un peu plus
de résolution, puis enfin, l'habitude aidant, sans le moindre souci de
mes anciennes terreurs nocturnes. A force d'attendre en vain les appa-
ritions redoutées, j'en vins peu à peu à ne plus croire à la sorcellerie
enseignée par ma bonne. En moins d'une année, ce régime fortifia
chez moi le moral et, par contre-coup, le physique.
Cet assainissementgénéral opéré par la vie campagnarde m'inspira
dès tors le goût de l'existence active; je lui dois probablement le
germe de cette passion cynégétique qui devaitm'envahir plus tard. En
attendant, j'y puisais le dégoût de toute occupation assise. La vue d'un
livre m'était souverainement désagréable. Cette dernière impression
fut des plus tenaces, si bien qu'à l'âge de dix ans je ne savais pas
lire. J'aimais beaucoup à regarder les images, et ce fut là ce qui me
sauva des oreilles d'âne. En effet, on m'avait donné, en manière de
jouet et sans autre espoir, un beau Robinson Crusoë dont tous les
chapitres étaient accompagnés d'une gravure. Ces images étaient pour
moi des énigmes bien attractives, et pour en avoir le mot, je me
mis à piocher les lettres de leur légende. Je finis par savoir lire sans
avoir épelé; je lus Robinson Crusoë dix fois de suite avec une vo-
lupté indicible. Que de choses dans la vie dépendent du premier
livre qu'on a lu Robinson Crusoë est pour un enfant le livre le plus
sain que je connaisse. Comme cela vous place bien l'homme en face de
la nature! et comme on apprend bien à conquérir sa place au soleil,
avec l'aide de la Providence J'ai connu des enfants qui avaient com-
mencé par des féeries extravagantes, des romans 'musqués, des rêve-
ries poitrinaires, des mélancolies prétentieuses, et cette lecture les
avait énervés au point qu'ils ont eu bien de la peine à devenir plus tard
des hommes suffisamment trempés en virilité morale. Espérer en Dieu,
ne pas faillir devant le danger, avoir le cœur à l'ouvrage, et tendre la
main aux malheureux, cette morale est simple comme bonjour, et c'est
celle qu'enseigne Robinson Crusoë. Moi qui vous parle, si je n'étais
pas tombé du premier coup sur ce livre, j'aurais peut-être maltourné.
D'abord, je n'aurais jamais su lire, ensuite, puisqu'il faut l'avouer,
j'étais enclin à pas mal de vices qui m'auraient mené loin j'étais vani-
teux, colère et j'aimais à faire pleurer les gens autour de moi. Mon
despotisme pesait lourdement sur mes petits camarades, tout le voi-
sinage se plaignait de ravages opérés dans les jardins, de vitres
cassées, de joujoux détruits par jalousie et envie, de tracasseries sans
nombre suscitées au premier venu. C'est au point que, ne pouvant plus
me garder chez eux, mes parents furent forcés de me mettre avant
huit ans dans une pension, où, pour avoir la paix, l'instituteur me
dispensa de rien apprendre.
Mais finissons-en avec ces enfantillages qui n'intéresserontque ceux
qui aiment à étudier le fruit jusque dans la semence de l'arbre qui
le porte.
En pension, je vis les faibles battus par les forts, et le timide payer
pour le coupable ce qui me conduisit insensiblement vers la morale
peu édifiante que voici « Lorsqu'on n'est pas le plus fort, il faut être
le plus méchant. » En pension, il n'y a qu'un moyen de vivre en
paix avec les camarades, c'est de se faire craindre à force de horions
donnés et reçus, j'allais atteindre ce beau résultat, lorsque mes parents,
pensant que je me faisais trop vieux pour rester davantage dans les
classes élémentaires, me mirent au collége communal de Lille. J'y fis
toutes mes classes, et Dieu sait comment Dans le programme des
études classiques, il y avait des choses qui me déplaisaient et d'autres
qui m'agréaient, sans que je susse dire pourquoi ni comment. J'étais
tout feu pour celles-ci, et de la plus insigne paresse pour celles-là,
si bien que, dès la première composition, je fus dernier en thème et
premier en version. Je n'ai jamais pu obtenir le moindre accessit en
grec ni en vers latins; je n'ai jamais su le quart d'une leçon quel-
conque à réciter par cœur; les racines grecques surtout me donnaient
des nausées. Entretemps, je lisais en cachette beaucoup de livres fran-
çais pris au hasard, et même le journal l'Echo du Nord, dont on
enveloppait les envois de diverses natures que me faisait ma famille.
Par bonheur, dans cette lecture à l'aveuglette, j'eus la chance de
ne pas tomber sur un seul écrit obscène. L'Histoire universelle
de Bossuet, les Voyages du capitaine Cook, les romans de Cooper
et de Walter Scott, voilà les livres que je dévorais alors. Ce que je
lus de plus dangereux à cette époque, ce fut Gonzalve de Cordoue de
Florian, et bientôt après la Jérusalem délivrée du Tasse. L'épisode
d'Armide ne vaut pas le diable pour des rhétoriciens.
Quoi qu'il en soit, sans être de force à subir un examen de cin-
quième, je remportai en rhétorique le premier prix de discours fran-
çais et (qui le croirait?) le premier prix de discours latin. Je l'ai su
depuis, il y avait cinq gros barbarismes dans mon latin, mais la pensée
et la tournure de ma harangue étaient si vigoureuses et si chaudes qu'on
me proclama vainqueur en dépit de la grammaire.
Au sortir du collége communal de Lille, on m'envoya faire ma phi-
losophie à la célèbre université de Louvain (1825). J'y trouvais des
professeurs allemands admirablement forts en philologie, mais terri-
blement nuageux dans leur philosophie spiritualistc. Tous les cours,
voire même ceux de géométrie et d'algèbre, s'y professaient en latin.
Et dire quej'eus le courage d'écouter, de comprendre, bien mieux, de
parler moi-même dans mes examens cet idiome posthume, vieil instru-
ment de mes huit années de torture préalable Il en résulta, aux grandes
vacances d'août, un superbe diplôme en parchemin et en latin (toujours !)
qui déclara que j'avais subi non sine laudibus la terrible épreuve du
baccalauréat ès-lettres. (Au royaume des Pays-Bas, on appelait alors
un bachelier ès-lettres candidat en philosophie.)
L'année suivante, je devais commencer l'étude du droit; mais mon
père, avisant qu'il y avait plus d'avocats que de causes, me déclara
qu'il avait résolu de faire de moi un négociant. Mes débuts dans cette
carrière furent des plus malheureux; d'abord, mon père, qui était en
même temps mon patron, s'aperçut avec stupéfaction que son nouveau
commis, tout bachelier ès-lettres qu'il était, ne savait pas faire propre-
ment une addition de quelque importance, et que de plus l'écriture dudit
bachelier était complètement illisible. Il fallut recourir aux grands
moyens on fit venir un maître d'écriture, et le lauréat de rhétorique,
le bachelier ès-lettres fut mis au régime des jambages en gros, et par
la même occasion, on lui fit apprendre la table de multiplication et les
éléments de la tenue des livres. Notez qu'à cette époque j'avais déjà
commis quelque part un feuilleton à propos duquel il y avait eu un
certain bruit d'éloges dans Landernau.
Ce retour humiliant vers ces études de l'enfance n'éveilla pas en moi
une vocation décidée pour le négoce, et lorsqu'on m'admit enfin en
qualité de copiste dans les bureaux de mon père, mon horreur pour le
style épistolaire du commerce se traduisit en distractions, en inexacti-
tudes, en pâtés innombrables sur la copie de lettres confiée à mes soins.
On fit entendre alors à mon père que l'indulgence paternelle ne ferait
rien de moi il se résigna à me placer dans un magasin de Paris pour
yapprendrelecommerce. Voir Paris que les provinciaux mes contem-
porains se rappellent ce qu'était ce rêve d'or avant la vulgarité dont les
chemins de fer ont entaché ce voyage. J'étais comme cet esclave amant
de la reine Cléopâtre trois jours de liberté, de bonheur (l'Egyptien
n'avait qu'une nuit) dans Paris, puis la mort c'est-à-dire le ma-
gasin. Je grimpai leste et joyeux sur l'impériale des messageries Laffite
et Caillar d. Mes trois jours de Paris ne furent qu'un éblouissement
suivi de courbature, et le quatrième me trouva installé derrière un
comptoir de rouenneries, dans les magasins de la Fille mal gardée,
alors un des plus célèbres prix-fixe de la capitale. Je payais mille francs
de pension, je couchais dans le comptoir, je préparais les quinquets,
je drapais chaque matin les bandes de serge dont on ornait alors les
facades des magasins de nouveautés, je portais les paquets en ville,
j'allais chercher, rue J.-J. Rousseau, les cruchons d'eau minérale dont
usait la femme du patron, j'aidais un homme de peine à placer chaque
soir et à enlever chaque matin les lourdes devantures des vitrines d'éta-
lage je subissais enfin toutes les misères réservées aux aspirants
commis, qu'on désignait à cette époque par le pittoresque sobriquet de
nègres; et c'est ainsi que j'apprenais le commerce dans la maison
Grassein et Mauzé, sous l'enseigne de la Fille mal gardée, rue du
Roule, nos 9 et 11.
Ma vocation commerciale ne se dessinait toujours pas. Il est vrai
que pour me consoler j'avais tous les quinze jours un dimanche à
moi, mais, m'étant aviser, un de ces jours-là de m'insinuer au bal
du Prado, dans la compagnie de mes ex-pairs les étudiants ils me
repoussèrent en me jetant à la tête la foudroyante épithète de Calicot!
Calicot j'en rougis jusque dans le blanc des yeux; et encore, si
je m'étais contenté de rougir! je ne serais pas rentré ce soir-là au
magasin avec mes vêtements en lambeaux et un œil tricolore. Quoi
qu'il en soit, ni ces misères de tous les jours, ni cette affaire du
Prado, d'où mon honneur, sinon mon habit, était sorti sain et sauf,
ne m'auraient conduit au désespoir mais il me survint alors une
aventure qui fut pour moi comme le coup du grâce.
La femme d'un pair de France avait acheté à la Fille mal gardée
un beau service de linge de table qu'elle avait voulu expédier à une de
ses amies, en province; il s'agissait d'aller chez la pairesse faire un
petit ballot proprement ficelé. On me confia cette mission importante,
et, un beau matin je me présentai à l'hôtel de la marquise de
avec un rouleau de toile cirée sous le bras, une aiguille d'emballeur
et de la ficelle dans mes poches. Un grand laquais m'introduisit
dans une antichambre où trois ou quatre de ses camarades me reçurent
avec une sorte de morgue narquoise.
J'expliquai le but de ma visite; on prévint une manière de femme
de chambre, qui m'apporta le linge de table à emballer, et me voilà
entrain, à genoux sur le parquet, de construire mon ballot. Je mettais
la dernière main à la besogne, toujours dans la même position, lors-
qu'une porte s'ouvrit les laquais se courbèrent et je vis s'avancer
vers moi une jeune et jolie femme, dont la physionomie se caracté-
risait par un certain air de froideur nonchalante elle jeta un regard
distrait sur mon œuvre disant « C'est bien cela peut partir ainsi. e
Puis, s'adressant à un homme, tout de noir habillé, qui se tenait der-
rière elle, un intendant je suppose, elle ajouta « M. Durand
donnez-moi votre bourse. L'homme noir donne sa bourse, elle en tire
une pièce de cinq francs, et, se courbant vers moi, elle dit Tenez
mon ami, voilà pour vous. D Oh alors, le cœur me bondit dans
la poitrine, je me relevai comme -poussé par la détente d'un ressort
d'acier; une fois debout, mon regard rencontra celui de la belle
dame; je ne sais trop quel air je pouvais avoir en ce moment, mais
il y eut une espèce de désarroi dans la contenance de la noble pairesse.
La vuo de son trouble me rendit subitement à moi-même; toute
gêne intérieure cesse comme par enchantement; je tends la main
en souriant, je prends la pièce de cinq francs et saluant avec toute la
courtoisie dont j'étais capable, je dis « Mon Dieu madame, vous
vous trompez d'adresse, » et, remettant la pièce d'argent au grand
laquais, mon introducteur, j'ajoute « Tenez, mon ami, voilà pour
vous.» Ce fut comme un coup de théâtre; la marquise paraissait tout
interdite; le grand laquais se courbait devant moi, et je fis une sortie
magnifique, accompagné jusqu'à la porte de l'hôtel par mon grand
laquais toujours incliné.
Une fois dans la rue, mon cœur se détendit, et je me pris à pleu-
rer de honte « blon ami! Une femme du monde venait de me
traiter comme elle eût fait d'un commissionnaire auvergnat En ren-
trant chez mes patrons, je contai ma douleur à un commis, chef de
comptoir qui avait paru jusque-là me porter quelque intérêt il ne
me comprit pas. Ce vétéran de magasin voulut même me persuader
que pour faire son chemin il fallait avoir l'âme moins haute, et que
'dans le commerce, ces petites humiliations ne devaient préoccuper en
rien celui qui voulait faire fortune, etc.
Cette morale me toucha si peu, que si mes parents ne m'avaient
pas presque immédiatement rappelé chez eux, je crois, Dieu me par-
donne que j'aurais été bientôt piquer une tète dans la Seine.
Donc en 1829, je rentrai à Lille dans la maison paternelle,
atteint désormais d'un dégoût incurable pour certaines traditions de
négoce.
De 1829 à 1839, j'ai travaillé chez mon père et voyagé par toute
la France pour le placement de produits de sa fabrique de linge de
table et de coutils en fil de lin. Ce qu'il m'a fallu d'efforts, de cou-
rage, pendant tout ce temps-là, pour vaincre mes répugnances et faire
mon devoir, c'est impossible à dire et à croire. Le métier de commis-
voyageur surtout m'imposait tant d'héroïsme contre moi-même, qu'à
presque toutes mes grandes tournées je faisais une maladie en chemin.
Une seule consolation, durant cette rude épreuve, était la rédaction
clandestine d'une foule de feuilletons artistiques, dramatiques et autres
que je commettais à mes heures de liberté (les dimanches et fêtes
carillonnées).
En 1839, mon père nous céda, à moi et à mon frère, la suite de
ses affaires. Sous la raison sociale de MM. Bruneel frères, je devins
alors un des fabricants notables de la bonne ville de Lille, ce qui dura
juste dix ans, c'est-à-dire jusqu'en 1849, époque à laquelle la révolu-
tion de 1848 et quelque argent gagné me fournirent un prétexte plau-
sible de renoncer au commerce et de me livrer en paix à mes goûts
littéraires. Du reste, ma position de chef d'industrie ne m'avait pas
empêché, durant ces dix années, de continuer mes humbles publica-
tions de journal à l'ombre des initiales H. B. ou Henri B. Vint un
peu plus tard la loi Tinguy qui fit forcément de moi un homme de
lettres ainsi déclaré. Une fois ce grand pas fait, mon audace
ne
connut plus de bornes; je passai du feuilleton au livre; je commis
coup sur coup une Histoire populaire de Lille, un Guide dans la
ville de Lille, et un volume intitulé Épaves littéraires. En même
temps, j'aventurai ma prose et ma signature dans tous les journaux
et revues du département du Nord. J'abordai une revue de Bruxelles,
et une autre, le Messager de Gand, et je finis par m'introduire assez
convenablement, m'assure-t-on, dans les colonnes de X Illustration,-
un beau journal de Paris, s'il vous plaît lequel compte quelque chose
comme 30,000 abonnés, ce qui suppose deux millions de lecteurs.
Je m'aperçois ici qu'en racontant ma vie civile, j'ai oublié complè-
tement de parler de ma carrière militaire. Je suis entré en sep-
tembre 1830 au corps des canonniers sédentaires de Lille où je
devins lieutenant en 1834 et capitaine en 1845. J'assistai en curieux
et pour mon instruction au siége d'Anvers (1830), et en qualité de
volontaire aux affaires de juin 1848 à Paris; ce sont là mes seules
campagnes. Ce qui n'a pas empêché l'Empereur de me décorer de sa
main le 24 septembre 1854, sur le Champ-de-Mars, à Lille, et ce, a
dit le Moniteur, pour mes vingt-quatre ans de service au susdit corps
des canonniers sédentaires de Lille. Ce n'est pas ma faute si la
croix ne m'a pas coûté plus cher.
Encore un autre oubli J'ai contribué, en 1848, à fonder à Lille
une boucherie sociale, sous le titre de V Humanité, et vers la
même époque, l'Association musicale de Lille, qni me nomma son
président. Cette Association fit de la bonne musique et de bonnes
oeuvres au grand profit des artistes lillois pour lesquels elle organisa
une caisse de retraite et une caisse de secours; on n'a pas voulu en
avoir l'air, mais je soupçonne un peu que l'on a pensé à ces deux
actes-là en me décorant.
J'entends d'ici des gens qui disent Et votre cœur, qu'en avez-
vous fait? Contez-nous donc un peu l'histoire de vos amours? »
Halte-là! messieurs, j'ai toujours tenu ces choses pour tellement
délicates que j'estime qu'il est sot et pitoyable d'en parler et d'en
écrire. Vous ne saurez donc rien par moi là-dessus, sinon que je
me suis constamment efforcé de rester honnête homme au milieu
même de mes faiblesses. J'en ai été, du reste, récompensé par la
rencontre d'un coeur d'or qu'à l'heure qu'il est j'aime et j'estime trop
pour lui faire jouer un rôle explicite et expliqué dans ma biographie.
LUCIEN DE RUBEMPRÉ
TROISIÈME ARTICLE.
II.
Le 29 novembre 1856, un auditoire d'élite se pressait dans la
salle d'examen de la faculté des lettres de Paris. L'ancien lauréat
(1) Ces Œuvres complètes (quatre magnifiques volumes in-8, chez Ha-
olictte) se divisent ainsi qu'il suit Histoire de la querelle des anciens et
des modernes. Questions d'instruction publique. Discours prononcés
dans les distribuions de prix. Etude* littéraires et morales.– Nécrolo-
gie – Le tome I™ s'ouvre par une Notice biographique et littéraire, par
M' Saint-Marc-Girarriin.
du concours général, le professeur titulaire de rhétorique au lycée
impérial Louis-le-Grand, venait demander à la faculté le grade de
docteur, et, à l'appui de sa requête, présentait deux thèses, l'une en
latin, intitulée Luciani samotensis quce ftierit de re litleraria
judicandi ratio, l'autre en français, ayant pour titre Histoire de la
querelle des Anciens et des Modernes. Cette seconde thèse surtout
captiva l'attention, tout à la fois par la nouveauté du sujet, par le
mérite de la composition, et surtout par la manière dont la discussion
fut soutenue par le jeune candidat. Quand l'épreuve fut terminée, l'un
des juges lui dit « Vous venez de donner une fête à l'Université. »
En même temps, le doyen de la Faculté des lettres, l'honorable
M. Le Clerc, proclamait docteur celui dont la parole facile et brillante
venait d'enchanter l'auditoire; et quelques jours après, ce nouveau
grade, si magnifiquement conquis, ouvrait à Rigault, ainsi que nous
l'avons dit plus haut, le Collége de France, comme suppléant de
,M. Havet dans la chaire d'éloquence latine. Quelle était donc cette
thèse, qui avait toute l'importance d'un livre, sur la querelle des
anciens et des modernes? C'est ce que nous nous proposons d'exa-
miner avec quelque détail, par la double raison que ce livre qui
forme aujourd'hui le premier volume des (Euvres complètes de
Rigault, est resté le principal ouvrage de l'auteur, et que l'analyse
que nous essaierons d'en faire sera pour nous une occasion d'offrir à
nos lecteurs quelques aperçus sur l'une des principales phases de
l'histoire du dix-septième siècle.
III.
Respect au passé, foi au progrès telle serait notre profession de
foi, si nous avions à en formuler une sur la question qui fait l'objet
de ce livre, et tel paraît avoir été aussi le sentiment de Rigault.
Mais, dans l'histoire littéraire, comme dans l'histoire philosophique
et dans l'histoire politique, l'éclectisme tient habituellement peu de
place, et l'esprit de parti en tient beaucoup. Au lieu donc de recon-
naître que la tradition et le progrès répondent l'un et l'autre à un
besoin réel de l'esprit humain, on a mieux aimé le plus souvent pros-
crire le progrès au nom de la tradition, ou répudier la tradition au
nom du progrès, condamnant ainsi l'intelligence humaine ou à divor-
cer avec son passé, ou à s'immobiliser dans une stérile imitation.
La question, d'ailleurs, avait-elle été bien posée? Il est permis
d'en douter. Pour quiconque a foi au progrès, il est indubitable que
l'âge moderne pris dans l'ensemble des idées civilisatrices qui
constitue son lot, l'emporte sur l'âge ancien. Posée ainsi en termes
généraux la question cesse en quelque sorte d'en être une. Mais
essayez de la scinder distinguez l'art d'avec la science; et dès lors,
il vous deviendra possible, dans chacun de ces deux grands ordres,1
d'apprécier le mérite relatif des anciens et des modernes. Allez plus
loin divisez l'art en toutes ses branches, éloquence, poésie, beaux-
arts proprement dits et la comparaison entre anciens et modernes
devient de plus en plus facile, et conduit à des résultats de plus en
plus appréciables. Un dernier pas dans cette voie partagez chacun
de ces genres en espèces; considérez, par exemple, l'éloquence en
tant que politique et judiciaire; dans la poésie, à son tour, envisagez
séparément l'épopée, le drame, la poésie lyrique; et alors, dans cha-
cune de ces variétés rendues ainsi distinctes, comparez, si vous
voulez, Démothènes et Mirabeau, Cicéron et d'Aguesseau, Homère et
Milton, Eschyle et Corneille Sophocle et Racine, Euripide et Vol-
taire, Horace et Boileau, Anacréon et Béranger, Pindare et Lamar-
tine à moins pourtant qu'après avoir fait toutes ces distinctions vous
ne jugiez que chacun de ces grands représentants de l'éloquence et
de la poésie a dû être ce que l'ont fait, indépendamment de son génie
individuel, son époque, son pays, le milieu religieux et social dans
lequel il a vécu, et qu'ainsi il n y a pas de rang d'excellence à assigner
entre anciens et modernes, comme on pourrait le faire entre écrivains
d'une même époque, par exemple, entre Mirabeau et Barnave, Lamar-
tine et Hugo, Corneille et Racine, Florus et Tacite.
C'est donc d'une question posée, à notre avis, en termes beaucoup
trop généraux et trop vagues, qu'est sortie cette querelle des anciens
et des modernes, dont Rigault a écrit une histoire aussi savante que
piquante et spirituelle, et dans laquelle nous rencontrons comme
principaux acteurs, en -France Perrault et Boileau, Lamotte et
Mme Dacicr, et, en Angleteterre, Temple et Wotton, Dryden et Swift;
car la phase anglaise de la querelle, qui n'avait pas encore attiré
l'attention de la critique, a trouvé place dans le travail de Rigault, et
ce n'est pas un des moindres mérites de son livre.
IV.
Si le respect de la tradition était banni du reste de la terre, il
devrait, ce semble, se retrouver au sein des Académies. Et pourtant,
ainsi que le constate l'auteur de Y Histoire (le la querelle, ce fût de
l'Académie française que partit le premier acte d'hostilité contre les
anciens. Ces premiers agresseurs furent deux d'entre les quarante
immortels d'alors Bois-Robert et Desmarets.
Bois-Robert, et son ami Desmarets, l'un des cinq auteurs qui fai-
saient les tragédies du cardinal Richelieu pendant que, docile à sa
véritable vocation, le cardinal faisait du drame politique, avaient été
accueillis dans une petite société de beaux esprits qui se réunissaient
a jours fixes chez Conrart 'l'un d'entre eux, pour se communiquer
mutuellement leurs travaux. Bois-Robert, dans une de ces conversa-
tions matinales, où il racontait si comiquement à Richelieu la chronique
de la veille, et qui avaient fini par devenir pour le mélancolique
ministre une sorte de nécessité hygiénique vint un jour à parler à
Richelieu de cette réunion; et le cardinal trouvant là les éléments
tout constitués d'un société savante, en forma le noyau de l'Académie
française. Mais, tel est le besoin d'assemblées libres, que, presque au
même instant où la société Conrart se trouvait convertie en Académie
royale, une académie au petit pied, une sorte de société des gens de
lettres de ce temps-là, se formait dans la maison et sous la présidence
de l'abbé d'Aubignac. Que les premiers coups portés aux anciens
fussent partis de la société d'Aubignac, la chose eût été peu surpre-
nante car l'opposition est le rôle naturel de ces sociétés savantes
extra-officielles mais il en arriva tout autrement, et ce fut un membre
de l'Académie française qui osa le premier lever contre les anciens une
main agressive. Bois-Robert, dans un discours prononcé devant cette
académie, les attaqua avec violence, et compara Homère à un chan-
teur de carrefour. En même temps, c'est-à-dire vers 4669, Desmarets,
dans la préface du poème de Marie- Magdekine, et surtout dans son
Traité pour juger les poètes grecs français et latins ouvrait
contre le paganisme littéraire et mythologique cette croisade, continuée
en Angleterre par sir Robert Ascham et qui devait, en France, se
renouveler de nos jours sous le drapeau de l'abbé Gaume, dont nous
aurons peut-être occasion de parler un peu plus loin. Les accusations
que Perrault et Lamotte doivent un jour accumuler contre Homère se
trouvent déjà dans Desmarets.-Il l'appelle Homère Le babillard,- et lui
reproche son Achille aux pieds légers sa Junon aux yeux de
génisse, son Apollon qui lance au loin des traits, épilhètes oiseuses,
dit-il, et ridicules. Quant aux Dieux de l'Iliade, Desmarets rejette sur
Homère la responsabilité de leurs imperfections morales, comme si
Homère lui-même les avait inventés, et ne s'était pas borné à repro-
duire les croyances religieuses de son temps et de son pays. « Les
légendes, dit à ce sujet Rigault, s'offraient à Homère toutes prêtes et
toutes consacrées; il les a gravées en vers immortels. D C'est ce que,
dans son étroite et intolérante critique, n'avait pas aperçu Desmarets.
Sait-on à qui il adjuge la supériorité sur Homère et sur les anciens?
A Voiture, à Sarrazin, à des noms aujourd'hui plus oubliés encore,
tels que Malleville. Malgré ces extravagances, Desmarets a pourtant le
mérite d'avoir pressenti la fécondité littéraire du christianisme. « En
effet, dit excellemment Rigault, la littérature ne vit pas seulement
d'imagination; elle vit aussi d'idées et de sentiments; et si le paga-
nisme était plus favorable à l'imagination que le christianisme, de nou-
velles idées, de nouveaux sentiments surtout étaient entrés dans le
monde avec la civilisation chrétienne; l'esprit de l'homme s'était
étendu, son cœur s'était approfondi. En porfectionnantlecoeur humain,
la religion chrétienne a perfectionné le modèle permanent de la poésie,
et lui a offert de nouveaux traits à peindre, inconnus aux anciens. »
Tel est le jugement porté par Rigault sur l'influence littéraire du christia-
nisme et, par un écrivain qu'on a quelquefois accusé d'être un fils de
Voltaire (tils de Descartes eût été plus juste, ainsi que le faitremar-
quer dans sa Notice M. Saint-Marc Girardin), n'est-ce pas reconnaître
équitablement ce que le christianisme a fait pour la poésie et pour
l'art en suscitant dans le cœur humain des sentiments que le poly-
théisme d'Homère et de Virgile n'avait pas connus?
A ses derniers moments, Desmarets que Rigault, par une rémi-
niscence classique, compare à Amilcar faisant jurer à son fils Annibal
une haine éternelle aux Romains, confia à Perrault la défense et la
propagation de son œuvre
Viens défendre, l'orroull, la Franee qui t'appelle;
Viens combattre avec moi cette troupe rebelle,
Ce ramas d'ennemi?, qui. faibles et mutins,
Préfèrent à nos chants les ouvrages latins.
Comment fut exécuté par Perrault ce testament littéraire de Des-
marest ? C'est ce que nous allons sommairement exposer, en continuant
d'analyser rapidement le livre de Rigault, qui a écrit sur cette phase
de la querelle quelques-uns de ses meilleurs chapitres.
V.
Il y avait en ce temps-là à Paris, dans le monde artistique et
littéraire, une famille composée de quatre frères c'étaient les Per-
rault. Nicolas Perrault était entré dans les ordres ecclésiastiques.
Claude, après avoir été médecin, s'était fait architecte, et la colonnade
du Louvre est un monument immortel de son génie. Pierre, après
avoir été receveur-général, et s'être ruiné dans cette charge qui en
a enrichi tant d'autres, avait cherché des consolations dans la litté-
rature, et avait traduit Cassoni. Enfin, Charles, celui dont nous avons
surtout à nous occuper, le charmant auteur de Peau-d'âne et de la
Belle au bois dormant, exerçait sous le ministre Colbert la charge
de contrôleur-général des bâtiments du Roi. Ce fut Pierre qui, le
premier, ouvrit le feu contre les anciens, dans la préface d'une de
ses traductions. Ce premier acte d'hostilité ne fût pas heureux. Pierre
Perrault se fit admonester par Racine, qui lui reprocha ses bévues,
et lui démontra qu'il avait mal compris la tragédie d'Euripide dont il
parlait dans cette préface et qu'il avait pris Alceste pour Admète,
et réciproquement. Dans ce débat intervinrent, d'une part Claude
Perrault, et d'autre part Boileau le premier, par un apologue intitulé
Le Corbeau guéri par la Cigogne, ou l'Envieux parfait, dans lequel
il donnait à entendre qu'au temps où il était médecin, avant de deve-
venir architecte, il avait sauvé les jours de Boileau; le second, par
des épigrammes où Claude était traité de mauvais médecin devenu
mauvais architecte
Vous êtes je l'avoue, ignorant médecin,
Mais non pas habile architecte.
(I) Le sens de ci' passage de Pimlarc est que Veau est l'élément par excel-
lence C'est le système de Thulcs, d'après lequel l'eau est le principe di's
choses. – Consulter à ec sujet. Anstolc {Métaphysique, l l.oli III – Voir
aussi noire Histoire /te la philosophie innitnne.
individuelles s'apaisent, tandis que les inimitiés collectives sont irré-
conciliables.»
Avec les journalistes Jet les jésuites, Boileau avait encore contre
lui les femmes. La femme, suivant l'observation de Rigault est
née moderne. Ne sachant, sauf plus tard Mme Dacier, ni le grec
ni le latin, elles ne lisaient pas les anciens, et ne les connaissaient
que par les traductions peu faites pour leur en donner une bien haute
idée, ainsi que nous l'avons vu de Mme la Présidente Morincl, se
moquant tout à la fois de Pindare et de son interprète. Ces belles
dames vivant d'ailleurs au milieu des exquises délicatesses du dix-
septième siècle et de la cour du grand roi, n'auraient pu guère com-
prendre ce qu'il y a nécessairement de rude et de naïf dans les moeurs
antiques. Enfin, à leurs yeux, les anciens avaient le tort d'être défen-
dus par Boileau. Il y avait, on le sait, plus d'une raison pour que
Boileau ne fùt pas bien avec les femmes. 11 avait achevé de les mettre
contre lui par sa Dixième salira qui encore l'impopularité des
anciens en décidant à jamais de la disgrâce de leur défenseur. Combien
Perrault se montre plus adroit Au lieu d'écrire la satire des femmes,
c'est leur Apologie qu'il publie en 1694. C'était un coup de maître,
après lequel il pût s'écrier « Homère est jugé, il a les femmes contre
lui. » Mais en même temps qu'il défend les femmes, Perrault attaque
Boileau, et trace de lui un portrait peu flatté, auquel l'auteur de la
Dixième satire ne pût s'empecher de se reconnaître.
Qu'allait faire Boileau ? Car enfin, il n'était pas seulement attaqué
dans ses chers classiques, mais personnellement et les femmes, par
l'organe de leur chevalier, Charles Perrault, lui renvoyaient trait
pour trait, satire pour satire. Les amis de Boilcau le poussaient à la
réplique, et le prince de Gonli menaçait d'aller à l'Académie écrire
sur son fauteuil Tu dors, Brulus, Boileau se réveilla, et, compre-
nant que le temps des épigrammeb était passé, et qu'il fallait opposer
à ses adversaires de solides raisons il écrivit ses Réflexions sur
Longin. Cet écrit toutefois, ainsi que le fait très bien remarquer
Higault, était moins encore une défense des anciens qu'un réper-
toire des bévues commises par Perrault dans l'appréciation qu'il en
fait. Contre sens, fautes de style, fautes d'orthographe même (les
modernes devraient au moins savoir le français et l'orthographe), il
n'omet rien. Il prouve à Perrault qu'il a lu les anciens dans des
traductions sans prendre la peine de vérifier les textes, et qu'ainsi il
lui est arrivé plus d'une fois de leur faire dire précisément le con-
traire de ce qu'ils ont dit. Il analyse et commente à son tour le début
de la première Olympique de Pindare parodiée par Perrault, tra-
ducteur de l'école de ce Président Monnet, qui interprétait si étran-
gement l'àpiorTov fa» 5S«p. Enfin rétorquant contre Perrault le trait
qu'il en avait reçu dans l'Apologie des femmes, il' remarque, aven
non moins de justesse que d'esprit, que les pédants (Perrault l'avait
ainsi qualifié) ne sont pas Ics anciens qui détendent l'antiquité
parce qu'ils la connaissent, mais les modernes, qui l'attaquent parce
qu'ils t'ignorent.
Ce filtde Bruxelles que vint la médiation destinée à réconcilier les
deux adversaires. Le médiateur fut Arnauld, alors exilé dans les Pays-
Bas, et à qui Perrault avait envoyé son Apologie cles femmes. Après
avoir reçu une lettre d' Arnauld, Boileau avait envoyé dire à Perrault
qu'il ne tiendrait pas à lui qu'ils ne fussent amis. Le rapprochement
eût lieu sous les auspices de Racine et de Tallemant. Boileau écrivit
à Perrault une lettre, qui fut publiée pour la première fois en 1708.
Dans cette lettre, pour le texte de laquelle nous renvoyons à l'ouvrage
de RJgault, l'opinion de Boileau parait se rapprocher singulièrement
de celle de Perrault. Boileau y étahlit une comparaison entre le
siècle de Louis XIV et le siècle d'Auguste, dont il proclame la supé-
riorité dans le poème héroïque, dans l'éloquence, et même (ce qui
pst dc sa part un acte de modestie) dans la satire. Mais pour la tra-
gédie, pour le roman, pour la philosophie, l'antiquité lui parait infé-
rieure à l'âge moderne. H va jusqu'à dire que nos lyriques pourraient
tout au plus faire, dans la balance, un poids égal à celui d'Horace.
Mais où prend-il donc tous ces lyriques? Est-ce que, par hasard, en
écrivant ces lignes, Boileau songeait à son Ode sur ta prise de
Nontiir? Par tout ce que je viens de dire, continue Boileau, vous
vojpz, monsieur, qu'à proprement parler, nous ne sommes pas d'avis
différents sur l'estime qu'on doit faire de notre nation et de notre
siècle, mais que nous sommes différemment du même avis. Aussi,
n'est-ce pas votre sentiment que j'attaque dans vos Parallèles, mais
la manière hautaine et méprisante dont votre abbé et votre chevalier
y traitent des écrivains pour qui, même en les blâmant, on ne saurait
à mon avis marquer trop d'estime, de respect et d'admiration. »
Voilà donc la paix faite, et c'est fort bien. Mais qui payera les frais
de la guerre? Ce sera' Pradon ainsi qu'il apparaît par une épi-
gramme que Boileau composa a celte occasion, et que nous retrou-
vons dans le livre d'Hippolyte Rig'ault
Tout le trouille |io(:Uij'ic
A Paris s'en > .1 cesser
Perrault l'uiilip lubrique
Kl l)espre',mx homérique
Contentent a s'cmbiass'cr.
OiMini,
Comme
leur
Quelque aigiour qui les .iiiiine,
sculiinoiit.
eu* l'un l'autie on t'uslimp.
L/accoid m3 (<ul aisémi'iit.
Mon embarras est comment
On pourra finir la guerre
De l'iudon et du p.ulcne.
C. Mallet,
1m fin au prochain numéro,
POÉSIE
I.
Pouvant charmer les cœurs honnèles
Les petits et les triomphants
On voit près des marionnettes
Les poètes et les enfanls.
Mais je fais aussi votre ôlogo
Funambules des boulevards,
Et souvent, au fond d'une loge,
J'admire vos muets. bavards.
Quand vers vous le hasard me mène,
Avec votre chœur gracieux,
Je vois la Comédie humaine
Se dérouler devant mes yeux.
II.
Entrez! entrez! ce que l'on joue
C'est notre monde bien compris
Larmes aux yeux, fard à la joue
Passent Pieds-Plats et Beaux-Esprits.
Entrez, des crimes et des farces
Charment toujours les spectateurs;
Ce sont toujours mêmes comparses,
Mêmes décors, mêmes acteurs.
Entrez, le Docteur a la fièvre,
Le Commissaire est un voleur,
Le Capitan au cœur de lièvre
Tremble en parlant de sa valeur.
Entrez, loin de mettre une digue
Aux dépenses d'un héritier,
Aujourd'hui Cassandre est prodigue,
Le beau Valèrp est usurier.
Entrez, 'frissolin et Molière
Passent sur le même tréteau
Le mauvais livre est en lumière
Le bon livre est sous le manteau.
Ill.
Mais au milieu d'en\, sur les planches,
Golombinc monte à son tour.
Regardez ses épaules blanches,
Voyez sa jambe faite au tour.
IV.
V.
LE SALON DE 1861.
Ce qui frappe d'abord au salon, c'est l'absence des artistes les plus
renommes. L'éclat excessif et la mauvaise distribution de la lumière,
le voisinage dangereux des tableaux de batailles, des décors peints en
de l'exposition, éloignent et éloigneront chaque jour davantage tes
vue
hommes dont la réputation est déjà faite. Ils n'ont qu'a perdre à
envoyer des toiles consciencieuses et d'une facture délicate, lutter
contre d'immenses tableaux à effets mélodramatiques, à colorations
exagérées, étranges. Il faut, pour être entendu au salon des Champs-
Elysées, crier fort plus que parler juste, et les gens qui n'ont rien à
dire sont, là comme ailleurs, ceux qui crient le plus. Le jury, dont
les jugements ne sont pas toujours exempts de partialité et de fantaisie,
éloigne de son côté quelques artistes indépendants. Aussi, l'intérêt
des Expositions diminue-t-il de plus en plus. Cette année aucune
personnalité nouvelle et vraiment remarquable ne se révèle par un
coup d'éclat, et des artistes, très remarqués autrefois, sont en
décadence.
D'ailleurs, il y a peu à attendre de l'art en France pour le moment.
L'éducation de l'école de Rome la protection de l'Etat prodiguée
aux œuvres les plus inférieures, l'oubli trop fréquent de la dignité
humaine, le dédain des libertés, l'éloignement presque universel des
peintres pour ce qui n'est pas question de métier et de procédé
sullisent à expliquer comment, tant de gens sachant peindre, il y ait
si peu de vrais et de grands artistes.
Les peintres ont été quelquefois des initiateurs, mais le plus souvent
leurs couvres ne sont que le reflet embelli du milieu dans lequel ils
vivent. Les esprits sont fermés de nos jours à presque toutes 'les
idées grandes, généreuses plus de foi agissante et sincère et
presque plus de conscience, car l'individualisme de notre génération
n'est même pas soucieux de la liberté et du droit de l'individu. Aussi
l'art est-il sans théorie, banal, sans but impuissant à créer une
forme pour des idées nouvelles qui le touchent peu, il se réfugie dans
une foule de conventions dont il n'exprime que la lettre et devient
réaliste, classique, romantique, archaïque, pompéiste. Il n'a nul souci
de célébrer sur la toile les vérités éternelles chaque jour plus dis-
tinctement aperçues par la raison libre il brûle un grossier encens,
là, devant les filles entretenues là, devant les zouaves ici, devant
l'art grec selon M. Hamon ailleurs, devant l'art chrétien selon
M. Hatzc et partout, devant les commandes du ministère d'Etat.
La peinture religieuse, par la haute portée morale qu'elle devrait
avoir, altire tout d'abord notre attention. Les artistes du passé ont
toujours été dëa croyants leur grandeur est venue de là. Pour créer
une belle œuvre peu importe le Dieu qu'adore le peintre, il suffit
qu'il ait foi en quelque chose. Les peintres italiens, catholiques énivrés
des grandeurs papales, les peintres allemands, zélés réformés, quelques
peintres de ce siècle, qui paraissent croire en l'humanité plus qu'en
un Dieu en dehors et au-dessus d'elle, ont mis au jour d'admirables
pages. Ayant, par un travail spécial, soigneusement examiné les nom-
breuses peintures religieuses du salon, nous afiirmons qu'aucun rayon
de foi ne les illumine, à moins qu'on ne nomme une foi le respect
de traditions incomprises, la répétition mécanique de symboles aujour-
d'hui vides de sens, l'imitation aussi impuissante que servile de trois
ou quatre maîtres romains. Le christ moderne n'est ni un personnage
hiératique ni un personnage historique pour les artistes, ce n'est,
hélas! qu'un modèle blond surmonté d'une auréole et vstu contre
toute vérité, d'une robe romaine rouge et d'un manteau grec bleu
La peinture religieuse se meurt en France, faute d'une croyance qui
la vivifie la peinture d'histoire, la peinture de batailles sont f'n déca-
dence pour la même cause. Les commandes officielles, les honneurs,
les prix exhorbitants accordés à leurs œuvres, n'ont pas éveillé l'ins-
piration chez les peintres de batailles. Quand ils ne s'agit pas de
défendre son droit, sa liberté quand le soldat n'est pas un citoyen
conscient, mais un aveugle instrument qu'on pousse dans une partie
dont l'ambition seule a fixé l'enjeu, la guerre est une chose impie
aux yeux du chrétien, anti-scientifique aux yeux du philosophe. Elle
ne peut dignement inspirer l'artiste. La fureur brutale est le seul
sentiment qui éclate dans l'immense toile de M. Yvon, la Bataille
de ~/ën~o dont le public a fait une éclatante justice. M. Pils
n'a obtenu de succès qu'en exécutant, au lieu d'un tableau de ba-
taille, un tableau de genre, une manœuvre d'artillerie. Les qualités
exquises de la facture suppléent alors en partie à l'absence de sujet.
N'aimant pas ceux qui reproduisent les brutalités de la guerre et
peu ceux qui notent curieusement les aspects pittoresques, nous ne
citerons, parmi les quarante ou cinquante batailles du salon que
deux tableaux, le Carré )'(~M<<M~ ? C~M~'M, de M. Beltangé, et
les deux Blessés, de M. Protais. Les cavaliers autrichiens s'avancent,
le sabre haut, sur le carré d'infanterie les jeunes conscrits ont
peur, étendent leurs bras devant leurs yeux les rangs plient
au centre, le commandant jure et menace les vieux sous-officiers
poussent du coude ceux qui reculent; la discipline l'emportera sur la
pCM?'. Il faut féliciter le peintre d'avoir traduit un des aspects de la
guerre que notre gloriole ne veut pas voir. Il a bien fait de montrer
qu'avant d'être tué ou de tuer le soldat recule. Cette frayeur n'est
pas un crime c'est peut-être tout simplement la révolte de la cons-
cience que n'a pas encore trompée le sentiment faux de la gloire
militaire; après le passager enivrement de la bataille, -l'humanité
renaît, peut-être le remords. Voyez le tableau de M. Protais: la lutte
est finie seuls, au coin d'un tertre, deux blessés sont oubliés le
soldat français tend sa gourde vers l'autrichien qui se trame dou-
loureusement,en proie à l'horrible soif des blessés. Si leurs souffrances
se taisent un moment, ces deux hommes du peuple se regarderont
tristement et se diront: Pourquoi? J
Aux époques de favoritisme, le mérite individuel disparaît devant le
rang et la fortune. Les peintres de portraits ont rendu cette vérité
visible aux yeux. Ils s'inquiètent chaque jour moins de la figure
les accessoires, les uniformes, pour les peintres officiels; les toilettes
pour M. Dubufe et son école acquièrent une valeur égale souvent
supérieure à celle de la tète et du visage. La facture est la même
pour i'ceil d'un général et pour le pommeau de son épée, faute où ne
sont jamais tombés les maîtres et qui suffit à expliquer le peu d'intérêt
qu'inspirent les nombreux portraits du salon. M. Hébert, avec qui un
passé remarquable oblige à compter, n'a pas évité cet écaeil dans
le portrait en pied de la princesse Clotilde, tout l'intérêt est con-
centré sur la robe, spécialement sur le milieu du corps la tète est
effacée, les pieds existent à peine et le portrait tombe. M. H. Flandrin
a conservé la place qu'il a vaillamment conquise. Son portrait du
prince Napoléon est le seul morceaux de grande peinture qui soit au
salon. Un hazard malicieux a placé en face de cette oeuvre magistrale
le portrait du Pape Pie IX, d'une facture bizarre et mousseuse; il
y a entre ces deux peintures et ces deux caractères une opposition
qui n'échappe à personne. M. Amand Gautier a trois portraits en
pied qui indiquent chez leur auteur un grand talent d'observation
consciencieuse, et une science de peinture incontestable. Les tetes,
surtout dans le portrait du prince de San-Castaldo et du docteur
Cachet, attirent l'attention par l'intensité et l'effet; les détails sont
parfaitement traités. Quant aux autres faiseurs de portraits, ils sont
préoccupés de l'étude sèche du contour, sans rien de plus. Ils ne
cherchent pas à écrire la vie sur la toile, à dévoiler à demi l'homme
par le masque, à surprendre et traduire la passion. Ils brossent
des natures mortes. Ce n'est certes pas avec leurs oeuvres que l'on
refera un jour l'histoire, comme on l'a refaite avec IIolbein, Van"
Dyck, Tintoret, Titien et le grand Yélasquez.
Impuissants à réagir sur le présent, les peintres ont évoqué le passé.
Mais la plupart ne lui ont emprunté quo les détails de la forme.
M. Hamon, par exemple, le chef de l'école pompéistc, ne pouvant
s'élever jusqu'au génie antique, a cru emprisonner F antiquité dans les
caprices de son talent de second ordre. C'est à lui que nous devons
ces petits amours et ces improbables jeunes filles qui seraient mieux
sur des éventails que dans des cadres ces quiiiitesceiices amphigou-
riques dont le plus grand mérite est l'obscurité, et qui n'ont rien de
commun avec les lumineuses allégories grecques. Son école, mièvre
contrefaçon de l'antique s'est, en dénaturant la belle simplicité des
anciens, appliquée à se donner un semblant de vérité par une recherche
archéologique excessive. Elle a coiffé de bandelettes des jeunes filles
de la Régence élevant des cantharides, et revêtu de blanches tuniques de
lin des matrones qui lisent Crébillon fils elle a, comme Benserade,
mis l'antiquité en rondeaux galants. Cette année, le rébus exposé par
M. Hamon est plus compliqué que d'habitude, et sa coloration, molle
et criarde à la fois, plus désagréable que par le passé. C'est tout ce
qu'on en peut raconter. La foule s'arrête devant un tableau de
M. G. Boulanger, reproduction exacte de l'Atrium du palais romain,
que le Prince Napoléon possède aux Champs-Elysées. M. Théophile
Gautier, vêtu d'une chlamyde et couronné de fleurs, fait répéter une
pièce de théâtre à madame Plessy, déshabillée en romaine, et à quelques
acteurs et actrices des Français. Cette toile, où des tons rouges opposés
se livrent un affreux combat, a un grand succès– comment dirai-je?–
tic CMnos~e. La vie romaine est représentée d'une façon plus générale
et plus intéressante dans deux savantes aquarelles de M. M. Sand. Sous
itcs titres a<<K~ et <HactHMp<~M l'artiste érudit a recons-
truit un marché et une voie romaine pour y faire vivre avec ses
mœurs, ses costumes, la multicolore population de Rome sous les
Césars. M. Gérôme, après de longs errements à travers l'école pom-
péiste, avait exposé un tableau, la mort de Cesa~, où l'accessoire
n'avait qu'une place secondaire à côté de l'idée philosophique il est
retourné a son point de départ. Les ~MM: aM~'cs ne sont qu'une
étude des cages où l'on renfermait les poulets sacrés et le portrait
d'un bouffon du théâtre d'Offenbach. La P~')/K~ (levctnt ~'a~opaye
au moment où Mypérides la montre nue à ses juges, étonne tout d'abord
par la bizarrerie des détails archéologiques. Mais la vérité est absente
(le la figure principale qui devait avoir, dans sa nudité, la était le
tableau la chasteté des figures et la franchise des mœurs antiques.
Pour les vieillards, ils n'échappent pas tous à l'obscénité par le
ridicule. M. Gérôme a été infiniment plus heureux dans un panneau.
f{cm~'<MM~ /<HMM~ mo)'t~ Mme p~MtcAc A rcaM /bWc est une peinture
fine, enveloppée, avec des audaces de coloration très réussies, par
exemple un transparent blanc qui reçoit le jour au-dessus de l'établi,
et sur lequel les fioles d'acides s'enlèvent en silhouette.
Les pompéistcs reconstruisent le milieu extérieur antique et y
t'ont vivre des figures qui n'ont, en général, ni le type ni le sentiment
antique. M. Tissot et quelques autres artistes poussent l'archaïsme
plus loin. Ils copient les intérieurs, les meubles, les portraits,
l'architecture des XIV" et XVe siècle. Ils cherchent comment Cra-
nach, A. Durer, 'Lucas de Leyde dessinaient un arbre, un homme, un
animal, et, imitant comme une précieuse qualité ce qui n'était qu'une
impuissance de ces maîtres, copient leurs fautes avfc leur style. Il y a
au salon un dessin qui est une merveille du genre l'auteur a épuisé
ses peines et déployé une grande érudition à dessiner un lion et un
chameau, comme s'il n'avait jamais vu ces animaux. Un peintre de
talent, désespérant d'esquisser un bonhomme avec la naïveté du
gamin qui le dessine sur le mur de l'école, donnait, par avance, une
excellente leçon à ces artistes qui, pour avoir les imperfections des
premiers maîtres, n'en ont pas toujours la grâce. La reconstruction
du passé à l'aide de documents est une partie intéressante de l'art, mais
secondaire et dangereuse pour le goût. Un architecte qui bâtit une
gare, est, à mérite égal, plus grand que celui qui refait un temple
égyptien. M. Tissot, qui a bien traité le type de Marguerite, eût pu,
sans lui faire perdre son éternelle vérité, profiter des progrès accom-
plis depuis les premiers maîtres. Son œuvre y eut gagné d'être plus
vivante elle eût moins étonné, à coup sûr, mais plus ému.
Lorsque les romantiques traduisirent en prose, en vers, en pein-
ture, de toutes façons, la ballade de Bürger, les morts vont vite »
ils parlaient d'eux. Trente ans se sont à peine écoulés depuis l'époque
de leur triomphe et leur école est morte, après avoir porté ses fruits.
C'est grâce à leur horreur exagérée pour les toiles immenses et or-
données de David que l'on sait maintenant qu'un grand sujet peut
tenir dans un cadre médiocre. Ils ont mis à la mode le tableau de
chevalet, approprié aux demeures modernes, dont les peintres s'éloi-
gnent malheureusement de nos jours, recherchant le succès par
l'étonnement. La vérité comme dimension de toile et comme qualité
de peinture, nous paraît être entre les tableaux gigantesques et
brossés à la hâte des peintres d'animaux et les oeuvres microsco-
piques et précieuses à l'infini de M. Meissonier et de son école
entre le décor et la porcelaine, il y a la peinture. Proclamant la supé-
riorité de la couleur sur le dessin, l'école romantique a amené les
esprits à regarder ces deux éléments comme les conditions indispen-
sables d'un bon tableau. Il y aura toujours des artistes qui se servi-
ront plus habilement que d'autres des ressources de la palette. Mais
les peintres qui ne peignent pas, sous prétexte que la couleur
nuit au dessin, et ceux qui dessinent mal, parce qu'ils savent peindre,
deviennent de plus en plus rares. Coloriste et dessinateur sont des
mots qui disparaîtront comme classique et romantique, excepté pour
les entêtés qui revivent dans le passé. H s'est fait en peinture ce qui
se fait toujours quand l'humanité progresse deux principes, irrécon-
ciliables, nés de réactions, finissent par se confondre en une loi où
se marient leurs bons côtés, et qui rejette leurs exagérations, nées
de la lutte. Ainsi les romantiques, dont l'influence se fait sentir chez
presque tous les peintres du salon, n'y ont-ils qu'un représentant
resté pur, M. L. Boulanger, dont nous ne parlerons pas, nous sou-
venant de son talent passé.
Les oeuvres dont nous avons parlé appartiennent pour la plupart
au genre historique, qui tend à remplacer la peinture d'histoire telle
qu'on la comprenait il y a un demi-siècle, et qui en diffère par une plus
petite dimension des tableaux et une recherche plus savante du milieu.
Les peintres de genre, proprement dits, sont en très grand nombre,
et, après un engouement excessif, le public commence à se lasser de
ces artistes, appelés un peu vertement les gros sous de M. Meisso-
nicr. Presque tous ont un incontestable talent de facture. M. Willems
fait les robes de soie comme personne. Mais qu'importe la reproduc-
tion photographique, sans moralité, sans poésie, de la vie parisienne?
Quelle pensée, quelle sensation fait naître un canapé peint en trompe-
l'ceil? La couleur est charmante, dtt-on? non pas autant que celle d'un
tapis de Constantinople. Il n'y a vraiment pas de tableau sans une
composition sans un sujet d'une certaine portée morale, critique
sentimentale on comique. Les grands maîtres ont cherché à charmer
par la belle ordonnance des groupes, la pureté du dessin, la grâce et
l'harmonie du ton plus qu'à produire une illusion grossière. Le
«
<)'ompe-<~ est le fléau de l'art moderne. Quant Apelles prit le
rideau peint par Zeuxis pour une véritable étoffe il critiqua par ce
seul fait la peinture de son rival. La peinture n'est un art d'imitation
stricte que pour les civilisations peu.pcrfectionnées. Pour les autres,
c'est un art d'interprétation. Les sujets choisis de préférence par la
classe nombreuse d'artistes dont nous parlons, sont La toilette, la
~MMg femme coMptM:~ MK citron, la lettre, etc. Il faut n'avoir rien
a dire pour dire si peu de chose, et les habiletés du pinceau ne
doivent pas faire applaudir ces rhéteurs de 'la peinture.
L'on trouve çà et là au salon, à travers une foule d'oeuvres ana-
logues à celles dont nous parlons, quelques tentatives différentes. Le
plus souvent les peintres flétrissent ces essais du nom de peinture
d'hommes de lettres, et il n'est pas besoin de les pousser beaucoup
pour entendre leur manifeste. < Quoi! s'écrient ces défenseurs de
l'art pour l'art, faire des tableaux qui disent quelque chose à quoi
bon? Avoir une idée! pourquoi? Enseigner! qu'importe? Occupons-
nous d'ocre, de bitume, de repoussoir, de ligne de rappel; posons
sur le tout quelques glacis: cela représentera une sainte-famille ou un
cabaret, selon la commande; n'ayons aucune espèce d'idée, mais des
procédés; sachons peindre et Théophile Gautier nous déclarera
grands!J
Aux œuvres des hommes de l'art pour l'art, on doit préférer celles
de ceux qui se préoccupent de l'idée philosophique, de la science de
l'histoire, s'inquiétant de flatter l'intelligence autant que l'oeil et d'offrir
un enseignement à la foule en même temps qu'un plaisir. Les uns
dédaignant avec raison l'histoire officielle, cherchent l'histoire cle
l'humanité à côté de l'histoire des gouvernements, et, comme M. Villet,
nous représentent les grands inventeurs, tels que Palissy, en lutte
avec la misère et l'ignorance; plus terrible encore, M. Baudry, un des
artistes les plus remarqués depuis 1855, a demandé son sujet à la
Révolution française Marat est au bain, et se tort de douleur, le
couteau de Charlotte Corday au coeur. On aperçoit sa tête renversée
et son bras qui sort raidi de la baignoire. La chaise où la jeune fille
était assise, lui dictant les noms des proscrits, est renversée, et avec
elle des papiers, où nous avons vu écrit, non sans surprise, le mot
<
guillotine qui ne fut pas usité du vivant de Marat. Dans le fond
de la chambre, à droite, celle qu'on a nommée l'ange de l'assassinat
est debout, la main crispée, en proie à celte indicible terreur de l'être
qui viole les lois humaines au nom d'un principe plus haut que l'huma-
nité, et par conséquent incertain. C'est une belle figure peinte dans des
tons clairs que M. Baudry a empruntés à Vélasquez et a Titien, assez
directement quelquefois pour être accusé de pastiche. Ne voulant en
rien diminuer l'intérêt des personnages qu'il a mis en scène, M. Bau-
dry a choisi le moment où Charlotte est encore seule avec le repré-
sentant assassiné. Il est arrivé ce qui, presque toujours, arrive quand
deux personnages seulement sont en présence et que l'action qui les
reliait est terminée il n'y a pas de tableau. C'est le défaut du Dante
de M. G. Doré. Virgile et Dante, drapés très heureusement, par-
courent l'étang glacé où le poète a plongé les traîtres. A leurs pieds,
Ugolin ronge le crâne de Ruggicri. Le ciel est sombre et froid; çà et
là, des figures médiocrement peintes, comme tout le tableau qui est
un décor, sortent de la glace. L'eeuvrc serait belle d'effet, s'il y avait
entre les deux éléments constitutifs de la scène un lien plus direct
que le regard jeté par Dante sur Ugolin. Le peintre n'avait qu'à suivre
le poète pour arriver à l'unité, et saisir le moment où < le pécheur
soulevant sa bouche de l'atroce repas, commença à parler. D M. Glaize
a recouru à l'allégorie pour aborder un des plus tristes problêmes et
toucher la plaie la plus saignante de notre civilisation. Mais son allé-
gorie, tout entière formée de figures très nettement compréhensibles, a
tout l'effet de la vérité nue, avec plus de poésie et d'élévation C'est
le soir; Paris étincelle au fond du tableau, sur une route s'élance un
char, rempli de jeunes débauchés et de courtisanes qui chantent
avec la joie bruyante des coeurs vides. Le long de la route, la misère,
vieille hideuse, marche vivement, poursuivant une jeune Sue d'une
absolue beauté, qui, les mains sur les yeux, s'envole vers le char où
on lui ouvre les bras. A droite de cette scène, dans l'ombre, des
ouvrières travaillent autour de la lampe. Une d'elle s'est levée, le
fuseau à la main, et regarde passer le char bruyant. Cette figure est
la plus habilement composée qui soit au 'salon. C'est une merveille
d'avoir su rendre avec netteté et poésie par l'attitude et le regard, le
sentiment complexe d'étonnement, d'enivrement, d'envie, de peur que
le vice inspire à la vertu. M. Matout a, lui aussi, abordé les misères
modernes. Son tableau s'intitule Mauvais riche mais il a eu
le tort de croire que l'effet produit serait plus grand en plaçant la scène
dans le passé,
Un seigneur en 'habit du XV" siècle boit joyeusement à table
sur le premier plan un hallebardier repousse le pauvre en haillons
qui veut ramasser les miettes du festin. Certes, Lazare souffre encore
et le mauvais riche est éternel; mais, pour plaindre l'un et flétrir
l'autre, il fallait les montrer dans la vie moderne et non dans le passé.
Tel mauvais riche, égoïste et dur, qui a ses pauvres et se croit dégagé
de tout devoir envers les hommes parce qu'il abandonne une faible
aumône à quelque congrégation, par vanité ou intérêt, ne se reconnaitra
pas dans le seigneur de M. Matout. M. Lambron n'a pas eu peur des
mœurs et des costumes modernes son tableau « le mere?'~ des
C<<~ est la danse macabre au X!X" siècle. Il obtient un grand
succès, propre à décourager les artistes qui tiennent compte des
nuances et cherchent un effet moins brutal que l'opposition d'un pierrot
et d'un croque-mort, d'un homme blanc et d'un homme noir car, tout
le tableau de M. Lambron est là, et l'absence presque complète de
second plan sert encore à exagérer Fenet de ces personnages, enlevés
en silhouette sur le ton neutre du ciel. C'est là une de ces toiles peintes
en vue du salon et qui choqueraient ailleurs par la brutalité des anti-
thèses de la pensée et du contraste des couleurs. M. Heilbuth s'est
souvenu du succès de Tassaert ou de Decamps, quand ils ont mis
sous les yeux du public le tableau des dénoûments horribles de la
misère parisienne; dans ~e Mo~-f~-PK;M'H a réuni toutes les
indigences, depuis celle de la fille enrontée qui n'est que du désordre,
jusqu'à celle de l'ouvrier qui engage ses rabots et ses vrilles pour
apporter du pain à la maison. On a beaucoup reproché à M. Heilbuth
d'avoir, dans cette toile abandonné sa facture savante de l'année der-
nière. Il nous semble qu'il a fait preuve de goût en modifiant sa façon
de peindre selon le sujet. Dans une toile d'une grande portée philo-
sophique, la préciosité est presque un manque de foi, et M. Heilbuth
a bien fait d'y renoncer.
La majeure partie des couvres exposées au salon, appartiennent au
genre ethnographique. M. Théophile Gautier a déclaré dans un temps
que les peintres n'avaient plus d'autre mission que de parcourir le monde
en poursuivant !e~M(M'M<jfMg envolé d'Europe. La photographie rem-
plirait cette mission tout aussi bien que la peinture. Nous croyons que
l'étude de l'homme est intéressante partout et que la beauté d'une
œuvre ne dépend pas de l'étrangeté des costumes ou du milieu. Les
peintres qui n'ont su voir que cela, après avoir fourni des renseigne-
ments intéressants, sont épuisés, et refont le même tableau chaque
année, en en exagérant les côtés faibles. Cela est arrivé à MM. Théodore
Frère, Ziem et Pasini. Les ethnographes distingués seraient partout
de bons peintres, et il y aurait peut-être prudence de leur part à quitter
un moment leur milieu favori pour étudier l'homme ailleurs. Nous
serions heureux de voir M. Leieux abandonner la Bretagne, et montrer
qu'il n'est pas d'étroite spécialité pour te talent vrai. Sans cela, le
pinceau, trop habitué à certaines formes longtemps étudiées, devient
paresseux, et de M. Leteux on arrive à M. Fortin. L'ethnographie,
d'ailleurs, s'épuise vite elle-même. Nous connaissons jusqu'au dernier
Pineraro de la campagne romaine,et ce n'est sûrement pasi'interêtiocal
mais bien le mérite de l'oeuvre qui nous arrête devant la magnifique toile
de M. Achenbach enterrement à ~OMM. Les artistes le com-
prennent, et vont dejà plus loin que l'Italie ou la Bretagne. MM. Patrois
et Ridemann nous conduisent en Norwège et en Russie, vers cet orient
froid, inconnu et mystérieux, où l'avenir germe sous la glace. M. De-
lamarre va jusqu'en Chine et nous fait voir un savant mandarin profon-
dément absorbé par la traduction d'un journal français. M. Biard, avec
vulgarité et énergie, pose en action la question de l'esclavage en Amé-
rique. MM. Brion et Schuizenberger ne sont pas des voyageurs; ils
célèbrent leur pays, et leurs oeuvres ont une exquise saveur personnelle.
Ce sont les admirateurs de la Vénus du Nord, nuageuse et frileuse sous
les bois épais de l'Allemagne.
Le poète du soleil est bien M.'Fromentin. Les toiles d'Algérie sont
pleines de rayons, d'audaces,dévie; sa peinture néglige les détails, il ne
s'inquiète que de l't~prMSM~. Aussi, le public en est-il charmé. Mais
les critiques maussades vont plus loin et s'aperçoivent que le dessin
faiblit ça et là, et que ces toiles si charmantes pourraient devenir
creuses. Heureusement M. Fromentin a montré ce qu'il sait faire et
son talent le sauvera de l'exagération de l'effet au détriment du dessin,
faute qui a perdu le plus grand maître moderne, E. Delacroix. M. Bida,
dont le crayon est quelquefois aussi coloré qu'une brosse, reste fidèle
à ses belles qualités, la science du dessin, la beauté des attitudes.
MM. Belly, Bcrchére, Brest, Huguet, Billet, nous montrent divers
aspects de l'orient, dont M. Tournemine a le pri\ilége de raconter les
sourires. Une femme enûn,M°~Browne,a pénétré dans tes harems, et
nous en a rapporté de petits poèmes de grâce, d'afféterie, de féminisme
qu'un homme n'eût jamais saisis.
Le contraire de la grâce c'est M. Millet. Cet artiste était, avec
M. Courbet, le représentant le plus sérieux du réalisme seulement,
sa
manière était triste et grande et celle de M. Courbet vulgaire cette
année, les rôles sont intervertis. M. Courbet expose un combat de
cerfs qui est, avec !e portrait de M. Flandrin, la plus belle page du
salon, grave, profonde. M. Millet tombe dans la caricature avec le
« 7'oMe et dans la recherche de la laideur avec sa ~M/ïc rï
l'enfant. Notre siècle a assez de pénibles réalités en lui, sans qu'on
les exagère encore. M. Breton a su, tout en montrant la campagne et
le paysan sous leur aspect vrai', c'est-à-dire triste, mettre une douce
poésie dans ses toiles. Il appartient, lui aussi, à l'écotc réaliste, mais
il est réaliste comme Balzac et non comme Champfleury il ne copie
pas un type, il le crée avec des éléments divers et vrais et la création
différencie l'oeuvre d'art de l'étude. L'école Je jOfM/s<MMs~M et d'ani-
maliers, qui s'est formée aux environs de la forêt de Fontainebleau, a
le tort de remplacer le tableau par l'étude, et d'exagérer la conscience
au point de faire disparaître l'art. On doit pourtant citer avec de
grands éloges les tableaux de MM. Jacque et Brendel qui seraient
absolument beaux s'ils résumaient la vie des champs plutôt que d'en
isoler un'détail quelquefois sans charme. Mais nous préférons encore
cette bonne foi au procédé de MM. Stevens et Jadin qui peignent des
chiens tellement spirituels qu'on les prendrait pour des hommes, et
des plus ims. Il y a entre l'animal et l'homme, une limite délicate
qu'il ne faut pas franchir. Uu peintre d'animaux doit la respecter,
sous peine de renoncer à ce nom et d'être un fantaisiste pur, comme
Téniers, Decamps ou Granville.
M. Pli. Rousseau nous servira de transition pour parler des peintres
de nature morte. Son singe battant la grosse caisse au milieu d'un
fatras de livres de musique qu'il lit à l'envers, est une peinture de
premier ordre qui dépasse même Chardin. L'inconvénient de ce
genre est l'absence absolue d'intérêt. M. Rousseau a su 'trouver un
sujet assez gai. Mais que dire de M. Monginot ou de M. Desgoffes?
L'un a fait un décor agréable, l'autre une oeuvre de patience. L'art
est-il très mêlé à la représentation exacte d'une casserole? Son avenir
est-il là ? Il est permis de le demander. Chez les peuples peu civilisés
un homme qui sait lire est un savant. Chez nous, il t'aut bien autre
chose La peinture des natures mortes n'est-clle pas simplement la
lecture de cet art, et n'y a-t-il pas à appliquer autrement les habiletés
du pinceau?
L'imitation des natures mortes est une branche de l'art ancien déjà,
la première peut-être. Le paysage est presque une invention moderne.
Les siècles passés, époques de luttes individuelles ou politiques, de
liberté excessive et de tyrannies féroces, excitaient la personnalité
humaine, la mettaient en avant, et les artistes ne s'occupaient guère
que de l'homme. De nos jours, ils en sont fatigués et se réfugient
dans la nature. N'ayant ni force ni liberté pour penser, ils cherchent
les impressions toujours profondes des campagnes. Aussi ont-ils vu
dans la nature bien plus que les maîtres anciens; Poussin avait appris
la belle ordonnance des massifs, la ligne, la silhouette; les Hollandais,
la vérité dans le détail du dessin; le Lorrain avait, souvent à l'aide
d'un procédé de Diorama, joué avec la lumière; mais tout cela ne
donnait pas encore le paysage moderne, qui a le caractère, il faut le
dire, d'une profession de foi panthéistique. La nature du Poussin pose,
et pour la faire vivre le peintre y place les hamadryades antiques; chez
Corot, l'arbre vit, et vit par lui-même, sans qu'il soit besoin d'une
nymphe qui se cache sous sa rude écorce.
L'école du paysage historique, qui groupe les arbres comme des
guerriers, n'a guère plus d'adhérents. M. Aligny excite beaucoup de
sourires, M. Desgoffes beaucoup de plaisanteries. L'art a été, sous ce
point de vue, rénové depuis trente ans. Soit qu'ils exécutent des
études, ou, plus heureusement inspirés, interprètent et résument la
nature, les artistes, et parmi eux le plus en renom, Daubigny, se
proclament élèves de Corot et poursuivent comme lui la vie dans la
nature.Los uns, Daubigny, Harpignies, Knyff, sont plus-habiles peintres
et leur touche est plus vigoureuse d'autres, Chintreuil, par exemple,
font encore plus de sacrifices à la grâce mais aucun n'égale l'impres-
sion profonde que Corot obtient en se jouant, à ce qu'il semble. Cette
impression vient, selon nous, de la façon dont ce grand artiste tra-
vaille il dessine soigneusement son paysage, étudie avec la science
qu'il a à un haut degré, la justesse des plans et des contours; puis en
un jour détruit cet ouvrage, en conserve les éléments, et repeint sa toile
en quelques heures, si bien que ses tableaux ont le charme d'une
pochade et la profondeur d'une étude. La nature n'agit-elle pas ainsi
quand elle arrète nettement le contour d'un chêne, puis, en quelques
jours de soleil, le couvre de feuilles, qui courent ça et là le long des
branches, en désordre et sans règle, splendide épanouissement de la
vie Regardez cependant, et sous ce feuillage capricieux vous retrou-
verez la silhouette de l'arbre. Ainsi de Corot. Il n'est pas coloriste,
dit-on. Pour nous, l'homme qui a appris à tant de peintres, tout en
gardant la meilleure part de son secret, à déterminer d'une seule tâche
éclatante toute h gamme d'un tableau, et qui ne se trompe jamais
d'un ton quand il jette une étoffe rouge au milieu d'une toile, n'est
pas loin d'être un grand coloriste. Nous ne parlerons pas en détail
des paysagistes; on ne peut décrire leurs œuvres, mais on peut
affirmer que cette année encore, malgré la décadence de MM. Rous-
seau et Français, ils tiennent l'avant-garde.
M. Aiguier expose une belle marine, lumineuse, vibrante, comme
la méditerranée; M. Gudin a cherché une fois de plus à étonner le
public par des étrangetés de coloration. Les autres peintres de marine
sont ordinaires, pour ne pas dire médiocres.
En dehors de la lutte des écoles, on peut distinguer une tendance
nouvelle de quelques jeunes artistes à chercher la vérité sans tomber
dans aucune exagération. M. A. Legros a peint un ex-voto qui est
une des manifestations les plus vivantes de cette tendance. Ce jeune
peintre est l'une des espérances de l'art moderne. M. C. Duran, par
la vigueur de sa touche et l'audace de sa conception surtout dans
IWoMMme endormi peut se ranger sous le même drapeau dont la
devise serait Pc~t pris de i~'ttc.
M. Fantin a exposé un portrait déjeune fille charmant de simplicité
et d'effet. Jeunes maitres, il y a une place à prendre. au plus digne!i
La sculpture est, cette année, plus que jamais, un art de praticiens,
endormi pas le ministère d'Etat, qui commande toujours à foison des
Flore et des statues de soldats. Belle au bois dormant, quand te réveil-
leras-tu ?
Notre course rapide à travers l'exposition est terminée. Nous avons
rencontré beaucoup de peintres habiles, uniquement préoccupés des
qualités de la forme; quelques autres, inquiets, tourmentés, allant
demander çà et là leurs inspirations aux croyances modernes. Mais
combien peu! Il nous manque les deux éléments de tout art grand,
la foi et la liberté.
Henry Fouquier.
OSWALD (LORD NELVIL)
jamais cn France
JHumx )'A<tg)ais ne rcgner:).
Albert Dnpuis.
ÉTUDE LITTÉRAIRE
Sur- la vie et les écrits d'Hyppolite Rigault
VI.
La première et la principale période de la querelle des Anciens et
des Modernes s'achève en France, vers d 708, avec Boileau et Charles
Perrault. Rigault (et nul ne l'avait fait avant lui) suit le débat jus-
qu'en Angleterre, où les Anciens ont pour principaux représentants
Temple et Dryden, et les Modernes, Wotton et Swift.
William Temple, dans son Essai sw w~ou' des Anciens et
des ~/o~e?'/ics, se pose le champion des A?M;!CMS, et semble mécon-
naître la grandeur des nouvelles découvertes. Qu'y a-t-il de nouveau
en astronomie depuis l'antiquité? se demandc-t-il. Rien que le système
de Copernic. Et en médecine? Rien que la circulation du sang. En
lace de la théorie du progrès, Temple place celle de ia décadence.
Sur ce terrain, il a pour adversaire le docteur Wotton, auteur des
A~M'KMM S!M' le s&M)M' des Anciens et des ~of/e?'HM. Wotton
était prêtre-chapelain du comté de Nottingham. Son livre est une
comparaison des Anciens et des Œdèmes sur tous les points des
connaissances humaines. C'est le même plan que chez Perrault; mais
quelle supériorité d'érudition et de jugement! La difficulté du problème,
ainsi que le fait observer l'auteur de t'7ts<(M?'c de la querelle, consis-
lait en une distinction, que ni Desmarets, -ni Fontenelle, ni Perrault
n'avaient jamais faite entre les sciences, qui ont besoin, pour se per-
fectionner, de la succession des âges, et les arts ou les lettres qui, du
premier bond, peuvent s'élever à la perfection. L'éloquence et la
poésie (dit Wotton cité par Rigault) n'ont pas besoin, pour se dévelop-
per, du progrès des années. Que demandent-elles pour arriver à la
perfection? Des sentiments, des passions, des idées, c'est-à-dire des
âmes capables de sentir et de penser fortement, des langues prètes à
fournir le mot, l'image et l'harmonie des institutions politiques qui
encouragent la parole, enfin des mœurs favorables à la poésie. Les
Anciens ont joui de tous ces privilèges, et ils ont produit les plus
grands orateurs et les plus grands poètes.
Dryden et Swift continuent en Angleterre la querelle commencée
entre Temple et Wotton. Dryden, dans la Préface qu'il a mise en
tête de sa traduction de l'Enéide, est pour Virgile un de ces admirateurs
quand même, capables de compromettre les meilleures causes. H
écrirait volontiers, comme commentaire, à côte de chaqne vers du
poème, bien, très bien, merveilleux. Il croirait manquer de respect
au poète en admettant qu'il ait pu faire une seule faute. En un mot,
c'est un de ces maladroits amis, auquel notre Lafontaine, dans une
fable bien connue, et qui ne trouve que trop souvent son application,
préférait un sage ennemi. Quant à Swift, sa Bataille des livres est
définie par Rigault un modèle d'imagination, de plaisanterie et de
bon ton. Il imagine que le directeur de la Bibliothèque royale, cham-
pion décidé des Modernes, a voulu leur attribuer les places d'honneur,
antérieurement occupées par les anciens. De là, réclamations, conflit,
lutte acharnée, dans laquelle Swift se comptait à mettre aux prises
un poète et son traducteur, ou bien un Ancien et un Moderne qui se
sont exercés dans le même genre. Aristote pourfend Bacon et Descartes;
Homère en fait autant de Fontenelle et de Perrault. C'est une sorte de
L~h'~H anglais.
VII.
et sacrum. libellum!
C'est aussi par une traduction qu'une femme savante des dernières
années du XVH" siècle entreprit de venger Homère des attaques dont
il était l'objet. Cette femme était M* Tannegay-Lefévre, devenue
M' Dacier par un mariage où, grâce à son savoir et à son talent
elle était le chef de la communauté littéraire. L'abbé Tallemant, dans
une épigramme citée par Rigault, épigramme un peu leste pour un
abbé qui n'est pas encore du XVH1° siècle, nous paraît avoir assez
bien défini la situation respective des deux époux
VIII.
Cette Histoire de la QMe~Mc~es~LMCMMs~~M~o~He~,écrite origi-
nairement par Rigault,ainsique nous le disions en commençant,pourune
thèse de doctorat, et couronnée en 1856 par t'Académie-Française, est
un de ces ouvrages qui survivent aux circonstances pour lesquelles ils ont
été composés. C'est désormais un des documents les.plus essentiels à
consulter en tout ce qui concerne l'histoire littéraire du XVIIe siècle.
C'est en même temps aussi, ainsi que l'a écrit M. St-Marc-Girardin
dans la ~Vo~ce qu'il a mise en tète du tome t~, un des meilleurs titres
de la réputation du jeune écrivain.
Le reste des écrits d'Hippolyte Rigault se prête moins facilement à
l'analyse. Sauf une Ettule littéraire ~Mf~orscë, composée en mai 1850,
en forme d'introduction aux Odes d'Horace, traduites en vers français
par M. Anquetil, professeur au lycée de Versailles, et qui a pris place,
avec des développements nouveaux, au tome II des ŒMprcs com-
plètes (i), ces écrits consistent en un recueil d'articles publiés à diverses
époques, soit dans une revue périodique, soit dans un journal quoti-
dien. La~gMM~~7MS~'MC<MMpMMt< publiée, comme on sait, par
un ancien élevé de l'Ecole normale, l'honorable M. Hachette, et rédigée,
en grande partie du moins, par des professeurs de l'Université, ac-
cueillit ses premiers essais de critique, et le prépara ainsi aux travaux
qu'il pubha plus tard dans le Journal des Débats. Le presse politique
ou littéraire, produit chaque jour, en France, des travaux distingués,
que le lendemain cependant fait oublier. Il n'en sera pas ainsi, grâce
à Dieu, des écrits de Rigault. Ils ont été trop remarqués à leur appa-
rition, pour qu'une indifférence prématurée vienne les atteindre; et,
quant à l'avenir, des mains amies les ont recueillis, et les ont mis
ainsi à labri de l'oubli qu'eût entraîné tôt ou tard leur dispersion.
IX.
L'objet de ces écrits est aussi varié que les circonstances mêmes qui
les ont fait naître Ainsi, par exemple, M. Nicolardot publie un livre
intitulé ~~Ma~c et 7'~maKces de Vo~aM'c quelle bonne fortune qu'un
pareil livre pour la plume incisive de Rigault, et comme il fait justice,
par le ridicule de ces diatribes rétrospectives. M. Ernest Feydeau
donne au public saF~K?n/ Rigault en prend occasion (et jamais rien
ne fut plus opportun) de discuter la question de la moralité des œuvres
littéraires. Les Conseils généraux de nos quatre-vingt-six départe-
ments (nous n'avions pas encore annexé Nice et la Savoie) viennent de
terminer leur session de 1858 notre jeune écrivain, sous le pseudo-
nyme de Jean-Louis Giraud, propriétaire rural, publie les VaMM' d'M~
petit proFt'M~K~ pour faire suite à ceux de ces Conseils. Silvio Pellico
meurt en d854 une charmante étude est aussitôt publiée sur la vie
X.
C'est aussi partie dans le JoMnM~ des Débats, partie dans la ~M<;
de ~'7K~'Mc~omNMM:<j'MC, qu'avaient été publiéspar Rigault les articles
classés, dans l'édition de ses (EMf~s complètes, sous le titre spécial
de Questions ~'jf?M<)'Mc<MK;)MMt~M. Dans cette catégorie, nous signa-
lerons aux nouveaux lecteurs et nous rappellerons aux anciens ~HMMt
rneminisse p~W~, les articles mtituiés De l'Esprit chrétien dans
les études, par M. Laurentie; De <'<~<MMM~MH< de la raison,
par M. Blanc de Saint-Bonnet; mais surtout les C~Mt~Mësc~~HA',
et Du Paganisme dans ~'c~ca~oK, par M. l'abbé Gaume. Nous ne
voulons point raviverici d'anciennes querelles; mais, dans cette Etude
sur les écrits de Rigault, il nous sera permis, nous l'espérons, du
rappeler en quelques mots la lutte que notre jeune écrivain soutint,
avec tant de vigueur et tant d'esprit, en faveur des auteurs classiques
à l'encontre de ceux qui ne voûtaient rien moins que faire porter contre
eux un arrêt de proscription.
Il s'était rencontré, vers 1852, un respectable ecclésiastique du
diocèse de Nevers, qui, ému des vices de notre société moderne, n'avait
trouvé rien de mieux que de rejeter la responsabilité sur l'éducation
donnée par l'Université, qui fait lire et commente à ses élèves des
auteurs païens. Ainsi, aux yeux de M. l'abbé Gaume, ce n'est plus
seulement, comme au temps de Béranger, la faute de Voltaire et de
Rousseau, c'est encore et c'est surtout la faute d'Horace, de Cicéron
et de Virgile. Dans les articles dont nous donnions tout à l'heure les
titres, Rigault adresse à l'auteur du t'OK~cw (car c'est sous ce
titre resté comiquement célèbre qu'est surtout connu le livre de M.
l'abbé Gaumc) une observation préjudicielle. Si le mal que vous dé-
noncez est réel, si le paganisme dans l'éducation conduit le monde
moderne à l'abîme, il est étrange que tant d'hommes de génie, qui ont
eu à coeur, autant au moins que M. Gaume, le salut du monde et la
grandeur de la religion, n'aient pas été plus vigilants. N'y a-t-il pas
là, dit M.Rigault, un mystère qui doit faire réfléchir M. Gaume sur la
nouveauté de sa cause, et ne doit-il pas s'enrayer de se trouver plus
zélé et plus clairvoyant que Bossuct? Franchissant bientôt les limites
de la question préjudicielle, Rigault, par une habile tactique, oppose
ecclésiastique àecclésiastique, M. l'abbé Landriot à M. l'abbé Gaumc,et
Ics/~c/cAes /M~o~M<'A'auV<'f ~'om~n'.Or, dans ces ~c/KM'c/i&t,
M. l'abhé Landriot, qui, sauf erreur de notre part, est aujourd'hui
Mgr Landriot, évoque de la Rochelle et de Saintes, établit incontesta-
blement que les écoles littéraires du christianisme depuis les cinq
premiers siècles de l'Eglise jusqu'au quinzième, ont adopté les auteurs
païens pour base de leur enseignement, exactement comme les écoles
de l'Etat au dix-neuvième. L'Eglise autorise donc l'enseignement des
lettres païennes. Maintenant, comment les Pères et les Docteurs de
-l'Eglise jugent-ils ces auteurs païens? Rigault, qui connaît les Pères
de l'Eglise aussi bien que ses auteurs classiques, remarque que saint
Augustin appelle Platon MM Aorn~c <ffs-m~e e~ <<'cs-s<tMM~, et Virgile
M~M~'6~M'<'eMeK<~oe<c, et que Bossuct, dans sa Lettre au pape
Innocent XI sur l'éducation, qualifie ainsi les enseignements de So-
crate jM'o /e~w<! SM~MH&. < Si donc, dit en concluant
Rigault, la société est si compromise, ce n'est pas la faute des études
classiques. Le remède à nos maux ne consiste pas à expliquer saint
Augustin au lieu d'expliquer Cicéron (1). H consiste à tirer des au-
teurs qu'on étudie, quels qu'ils soient, une morale sévère, appropriée
au besoin des esprits, et à la faire pénétrer avec une ardeur infati-
gable au cœur de la jeunesse. Telle est, en substance, la réfutation
pleine de bonne sens et de modération que Rigault oppose aux doc-
trines du V<H' !'<m~Mt'. En proscrivant les classiques païens, M. Gaume
s'engageait en quelque sorte à leur substituer des auteurs chrétiens.
Ainsi a-t-il fait. Le <S~c/<c è ~ro/a~M, cet excellent livre, cette
~fo?'B!c CK action des anciens, cnmme le définit si bien Rigault, est
remplacé par un &~<;<<B s(tnc<ofMm ï~a?, où se trouvent les plus
étranges histoires def chameaux épileptiques, de satyres chrétiens
et vertueux, d'hippocentaures dressés a donner aux pélerins l'adresse
de saint Paul l'hernrite, de lions aveugles devenus clairvoyants par
l'apposition des mains d'un anachorète. Rigault reproche de plus, et
a\ec raison, à l'auteur du -Sc~c/fB s~metor~m. f~<B certaines contradic-
tions assez choquantes entre !a répugnance qu'il affecte à mettre sous
les yeux des enfants des textes d'auteurs profanes où se trouvent les
mots ~o?*, conjtM?,?M<&c?'6, etc., et la facilité avec laquelle il laisse
subsister dans les textes que tui-méme a choisis ou arrangés, certaines
images, certaines aitégorics, faites pour éveit)er en eux des pensées
qui ne sont pas de tfurâge. Afe(Kcg, c~M'a~ tpmm.
XL
cela se passe de la sorte La jeune femme qui inscrit ses mémoires sur
un petit cahier, écrit, à coté dès dépenses et recettes mai, « je ne
puis me dissimuler que la santé de est bien ébranlée. » mai, <: le
médecin a parlé, il n'y a plus d'espoir. 3 mai, « c'est fini, il est
'&
11) Ë A r.
La colombe des bois est moins douce et moins belle,.
La foudre à moins d'éclat que sa vive prunelle,
La fauvette a l'accord moins pur et moins parfait,
La roso en sa fraîcheur près d'elle pâlirait.
C'est un air enivrant qu'on respire auprès d'elle,
Embaumé de parfums délicats. On dirait
Qu'une auréole d'or à son front étincelle,
Pour en mieux éclairer la blancheur et l'attrait
Ses battements de cœur sont des notes d'amour
Qui de son sein mouvant, au gracieux contour,
S'élancent à sa lèvre en torrent d'harmonie.
Et celui qui, les bras à sa taille serrés,
Plongerait du regard dans ses yeux adorés,
Serait illuminé d'un rayon de génie
Jules Frichon.
B!BUOGRAPH)E~
GéryLegiand.
»
homme d'une figure ordinaire, rien de distingué seulement une
»
physionomie sensible et intéressante l'habillement très simple une
»
contenance assez timide, même un peu embarrassé de sa personne
»
quand il est -de sang froid, mais bouillant et emporté dans la
passion. »
Tous ces traits, y compris les emportements momentanés, sont bien
les signes d'un caractère faible. Par un singulier renversement des
rôles naturels, c'est ici l'homme qui se laisse absorber tout entier par
son amour, qui attend de la femme son impulsion et sa conduite. 11
semble n'avoir d'autre but dans sa vie que d'aimer Julie parfois il
accomplit de grands sacrifices; mais, il le déclare, c'est pour ne pas
déplaire à son amie; rien ne vient de lui-même il ne sait que s'em-
porter et pleurer. « Cette physionomie intéressante et sensible que
lui donne l'auteur, ne serait-elle pas plus de mise sur une tète de
jeune fille que sur une tête d'homme ? N'est-ce pas dans une bouche
de femme qu'il eût fallu mettre des accents passionnés tels que celui-
ci « Que me parlez-vous du danger de sa mère? Ah! qu'est-ce que
Cette traduction de Feulry esl moins élégante, mais plus fidèle etplus fuite
te
que celle de Colardeau, beaucoup plus eélèhre. Ce dernier a été Iré,
malheureux danb la iradliction de la même pensée.
Et que le eotjugeur, pleurant nnlre mémoire,
Dise fls s'aimèrent liop, ils furent malheureux;
Gémissons sur leur tombe etn'aimons pas comme eu-.1'!
Ce peut être la conclusion d'un sage, mais à coup sûr ce ne peut être relie
d'une amante.
Nous parlions des imitations de ces lettres dès le quatorzième siècle,
les poètes s'en étaient inspirés; ils n'ont point cessé de le faire depuis
lors. En 1770, un éditeur formait déjà un recueil en deux volumes
in-18, des poésies qui depuis cent ans environ avaient cherché à repro-
duire les pages si chaudes d'Héloïse. La plus célèbre est celle de Pope.
Cet auteur avait senti tout le charme d'un pareil sujet, et il en tira de
très heureux effets; mais, dans le dédain de son école et de son époque
pour la liarbarie du moyen âge, » tout en prenant le fonds, il modifia
les mœurs, les dispositions, les pensées des amants au goût de son
temps. Les poètes français le suivirent en exagérant encore ce parti
pris, de sorte qu'il ne resta bientôt presque plus rien du texte primitif
dans les imitations. Ce sont cependant elles qui sont principalement
connues. Après avoir tu la Nouvelle Héloïse, nous regardons comme
très douteux que J.-J. Rousseau lui-même ait étudié les lettres ori-
ginales. Châteaubriand, dans son Génie dit Christianisme, n'en fait
pas mention il n'oppose à Julie d'Etange que l'Héloïse de Pope et
celle de Colardeau.
Et pourtant l'oeuvre du moyen âge était bien autrement imposante.
Les caractères s'y montrent très énergiques. Abailard est une nature
forte que les prospérités ni les malheurs ne peuvent affaiblir. Voué à
la science, c'est elle qu'il sert jusqu'à son dernier jour; à peine se
repose-t-il un instant dans l'amour et dans la gloire, et il se reproche
bientôt ces instants perdus pour l'étude. Héloïse se consacre à son
amour avec le dévoûment le plus absolu que le cœur d'une femme ait
jamais possédé. Elle n'a point ces réflexions, ces regrets, ces remords
qui troublent Julie d'Etange. Elle n'a d'autre regret que d'avoir perdu
la vue d'Abailard, d'autre remords que d'avoir involontairement causé
ses malheurs. Elle eût regardé comme bien indigne de porter son
nom, celle qui eût pu épouser M. de Wolmar après avoir aimé Saint-
Preux.
Il en est des idées comme des caractères. La philosophie et la religion
apparaissent dans ces lettres sous les plus grandes proportions ce
n'estplus, comme chez Rousseau, un sujet destiné à défrayer les con-
versations de gens oisifs; ce sont des préoccupations constantes et
chaleureuses; elles dominent les esprits
Qu'on se représente la vie des étudiants du douzième siècle, arrivant
des pays les plus éloignés, jusque de la Suède, à travers les dangers
et les fatigues, pour entendre l'illustre Abailard. Dans ce Paris dont
les rues étroites ne sont pas encore pavées, ils s'entassent dans des
taudis qu'on fermerait aujourd'hui comme insalubres. Ceux qui n'étaient
point riches, le plus grand nombre évidemment, vivaient d'aumônes
ou de distributions faites par les communautés. Ils se rendaient, dès
la pointe du jour, dans des classes qui n'avaient ni feu ni guères de
clôture contre le froid, car le verre était presque inconnu. Les bancs
et les pupitres n'existaient même pas pour eux assis sur de la paille
qui recouvrait le sol, ils écoulaient leurs maîtres. Les châtiments cor-
porels, interdits aujourd'hui à l'égard des enfants, s'appliquaient alors,
avec la plus grande rigueur, presque a des hommes faits les fils de
rois eux-mêmes recevaient les étrivières, et quand Fulbert confie à
Abailard sa charmante pupille, la première recommandation qu'il lui
fait est de la battre si elle n'étudie pas. On conçoit ce que devaient
être les désordres dans une pareille jeunesse; l'histoire répète souvent
•les combats du guet et des bourgeois contre les écoliers, et si les rues
de la capitale n'étaient pas sûres avant le couvre-feu, ces derniers en
étaient aussi souvent la cause que la victime.
Eh bien jamais peut-être l'intelligence n'a pris un tel essor qu'à
cette époque rude et grossière. Rien n'est assez subtil, assez élevé
pour ces étudiants dont les chroniqueurs nous peignent, tantôt comi-
quement, tantôt tragiquement, la profonde misère. Ils remontent
jusqu'aux sources mêmes de la science humaine, jusqu'aux généralités
les plus hautes qu'elle puisse embrasser. Les maîtres de ce temps
semblent les paladins de la pensée ils ont une audace chevaleresque,
une force fabuleuse, ils portent sans effort des fardeaux intellectuels
sous lesquels notre esprit frivole, lorsqu'il veut les suivre, succombr
aujourd'hui dès les premiers pas.
La religion n'a pas moins ce caractère de puissance et demandeur
passionnée. Sans recrutement et sans conscription, quelques prédi-
cateurs lèvent des armées innombrables qu'ils précipitent sur i'Ortonl,
a la défense de Jérusalem. La destruction des premières ne diminue
pas l'ardeur des secondes. On voit sans cesse des hommes s'arracher
aux plus hautes fonctions, à la fortune, aux plaisirs, bien plus, aux
joies dc la famille, pour entrer au cloître. Lorsque saint Déniant
prêchait, les femmes cachaient leurs maris, les maris leurs femmes,
tant on craignaient les entraînements de ce grand prédicateur, qui, en
effet, avait séparé de leurs époux sa mère et toutes ses soeurs. Il y a
loin de là, convenons-en, à la tranquille profession de foi du Vicaire
savoyard.
Aussi les idées qui remplissentles lettres d'Abailard et de son amie
sont-elles bien autrement sérieuses, bien autrement vigoureuses que
celles que l'on trouve dans la Nouvelle Héloïse. Il ne faudrait pas
même croire qu'au dix-huitième siècle, les esprits s'étant tournés vers
la politique, eussent dépassé le dix-septième sous ce rapport. Un
disciple d'Abailard, Arnaud de Brescia, n'est-il point l'égal des révo-
lutionnaires de notre temps? Il réalisa la séparation du pouvoir tem-
porel et du pouvoir spirituel; il proclama la république à Rome; l'y
maintint quelques années, et ne succomba que devant les forces de
l'empire. Sa mémoire n'a donc rien à envier à Garibaldi.
Ainsi, résumant ces réflexions, nous voyons qu'Abailard et J.-J. Rous-
seau ont raconté l'un et l'autre la même histoire, toujours émouvante
lorsqu'elle est bien dite celle de l'amour de deux âmes distinguées,
un instant heureuses en secret, puis séparées à jamais et conservant
sans cesse le souvenir brûlant de leur passion.
Mais chacun de ces auteurs a approprié le récit aux dispositions de
son temps. Abailard a été soutenu, mais contenu par la réalité il
n'a raconté que ce qu'il avait vu, senti, éprouvé. Les hautes inspi-
rations de la science, les ardeurs passionnées de la foi, les mœurs
dures et cruelles de son époque en forment le cadre. On y sent toute
la jeunesse de la France, dont 'la nationalité n'était guères sortie
depuis plus d'un siècle des races confuses entassées sur son sol.
Rousseau, au contraire, a employé la fiction; ses personnages et
leurs actions sont l'ouvrage de son imagination, mais il a dù les placer
dans le milieu où lui-même vivait. Ce sont des mœurs douces et
raffinées, des sentiments tendres et délicats, une conversation fine et
enjouée en tout, l'élégance a remplacé l'énergie. La France est vieille
déjà; elle compte une dizaine de siècles fort vivement employés. Ou
sent la décadence des caractères et des habitudes; ses aises sont ce
que l'on recherche avant tout les passions du cœur et de l'esprit sont
d'autant moins fortes que les exigences du corps et des sens sont
devenues plus impérieuses.
Mais ce qu'il faut admirer surtout en terminant ce rapprochement,
c'est la richesse littéraire de la France qui, à sept siècles de distance,
dans sa jeunesse et dans son âge mûr, a fourni de tels esprits
également propres à l'expression des passions de l'âme les plus chaudes
et des plus hautes contemplations de la pensée. Heureusement doués,
ils ont pu écrire de la même plume et avec la même éloquence, l'un
la Nouvelle Héloïse et le Contrat social, l'autre des lettres amou-
reuses et des traités de métaphysique. Les peuples anciens et les
peuples modernes ont eu tous de grands philosophes et de grands
poètes, aucun d'eux n'a compté autant que la France de ces grands
prosateurs qui réunissent tout à la fois les mérites de ces deux sortes
d'écrivains, qui se font lire par les savants et par les foules, qui
intéressent et qui instruisent, qui ajoutent aux idées sérieuses le charme
des paroles les plus faciles et les plus persuasives.
Albert Dupuis.
DEUX VOLUMES
DE POÉSIE LIBÉRALE ET FRANÇAISE
Par M. Lebrun, l'un des quarante
Dans cette pièce, les personnages se tutoient comme chez les Grecs
et les Latins. Le feuilletoniste-critique des Débais, Geoffroy, je sup-
pose, consacre presque tout son feuilleton à justifier une pareille
innovation. Le fait est qa' Ulysse ne ressemblait guères à ces tragédies
faites à l'instar de Voltaire qui lui-même, écrivait les siennes, à
l'instar de Racine. Ces imitations d'imitations écœurent. M. Lebrun
rompait audacieusement avec ce procédé trop cher à la littérature dite
impériale. Il est allé droit à Homère; il l'avait compris, il l'avait aimé
comme André Chénier, parce que le sens de la beauté grecque était en lui.
Ulysse n'est, si l'on veut, qu'une étude d'après Homère mais il
n'y avait qu'un poète qui pût 1 écrire. Si l'inspiration est d'Homère, la
langue est d'un poète trop sincère pour imiter même ceux qu'il aime
le plus; car, en fait de langue, imiter, c'est copier. Ce sont les senti-
ments vrais qui donnent les vers comme ceux-ci. Ulysse, abrité par
l'incognito, parle de lui-même comme d'un homme qui a rencontré le
héros, et il donne sur lui ces détails à son fils
II se peignait surtout ces rivages chéris
Où l'attendaient en vain Pénélope et son fils.
Quelques maux dont il vît sa tête menacée,
Ithaque était toujours sa première pensée;
Quelque bien que le ciel lui permît de choisir,
Ithaque était toujours son unique désir.
En vain la soin des dieux et l'amour des déesses
Environnaient son coeur des plus douces promesses
A l'offre du ciel même et des divins honneurs,
II fixait sur la mer un œil mouillé de pleurs.
Quel homme, une fois dans sa vie, n'a murmuré ou ne murmurera ces
douces paroles dans lesquelles on sent comme une larme venue du
cœur? C'est, que toute note émue vient de là; et elle suffit pour nous
raire pleurer tous; car c'est notre rêve, c'est nitre douleur, c'est
notre espérance, c'est notre souvenir à tous que le poète a raconté
quand la muse lui a dicté des vers comme ceux que nous venons de citer.
L'espace va me manquer, et je n'ai rien dit' du grand poème lyrique
de M. Lebrun sur la mort de Napoléon. Ecrite sous le coup de l'évè-
nement, sous l'émotion des sentiments politiques les plus sincères, cette
monodie est une de celles qui, dans notre langue, rappellent le plus le
lyrisme de Pindare. L'auteur partage les sentiments qu'il veut nous
inspirer sur cette fin la plus tragique que puisse offrlr à l'imagination
le spectacle des vicissitudes humaines. Je ne louerai pas M. Lebrun
il
d'avoir écrit ce poème; en 1821, y avait du courage à honorer cette
grande mémoire; aujourd'hui, il y aurait plus de calcul que de bon
goût à louer un homme qui n'a écouté que son cœur.
Le poème sur la mort de Napoléon vivra, et parce qu'une émotion
nationale l'a dicté, et parce qu'il a été une innovation, une rénovation
heureuse dans notre littérature. Peut-on promettre le même sort au
poème sur la Grèce? Hélas excepté M. Saint-Marc-Girardin et M.
Hamon, il n'y a plus de philhellènes dans notre pays. Sans doute, la
question d'Orient reste à l'ordre du jour dans le monde politique; mais
dans la littérature elle semble avoir fait son temps la guerre de Crimée
elle-même a médiocrement inspiré nos poètes. La prose de M. Ed.
About nous racontant, avec plus ou moins de convenance, les petites
misères de la société hellénique, est plus dans le goût des Athéniens du
XIXe siècle que les beaux poèmes écrits, il y a trente à quarante ans,
en l'honneur de l'indépendance des descendants de Thémistocle, par
les Lebrun, les Lamartine et les Victor Hugo. La Grèce, son présent,
son avenir, son passé, tout cela ne nous touche plus du tout. La Grèce
a fait son temps en littérature aussi bien que la guerre de l'indépen-
dance, aussi bien que le régime constitutionnel voilà ce que me ré-
pondra infailliblement le gros des lecteurs, si je les entretiens des dix
chants que M. Lebrun a consacrés à la Grèce, sans parler de cinq
pièces charmantes où le poète déroule à nos imaginations les belles
vagues de la mer Ionienne, la vallée d'Olympie, le Parnasse, le paysage
d'Ithaque et le ciel d'Athènes. Mon Dieu, je le sais bien, oui la Grèce
est loin de nous, oui les Grecs ne sont plus plus qu'un petit peuple
assez ingrat et plus ami de la Russie que de la France mais que voulez-
vous ? je crois encore à l.i Grèce et aux Grecsquand je lis le Dernier
Pèlerinage de Child-Harold, ou bien certaines Orientales de Victor
Hugo; j'y crois surtout quand M. Lebrun parle de cette race née pour
la liberté, quand il me parle de ces hommes aimés du ciel, qui leur a
donné la lumière splendide, les beaux horizons, les vagues bleues de la
Méditerranée, les montagnes aux cimes élégantes, et cet air plein d'inef-
fable harmonie qu'entend l'oreille des poètes, et que répète leur voix
quand elle parle comme a parlé M. Lebrun dans les strophes que voici:
Celui qui, loin de toi, né sous nos pâles cieux,
Athènes, n'a point vu le soleil qui t'éclaire
En vain il a cru voir le ciel luire à ses yeux,
Aveugle, il ne sait rieu d'un soleil glorieux,
Il ne connaît pas la lumière.
Est-ce que cela ne vous montre pas les 'horizons grecs comme
Poussin savait les montrer, comme Chénier, comme Fénélon auraientt
aimé à les voir ? 11 y a là-dedans comme un rayon de splendeur homé-
rique on a envie d'avoir une mission en Grèce après avoir lu ces vers,
qui nous donnent soif de lumière et de transparence éthéréc. Mais il
faut avoir des goûts modérés. Calmons-nous donc; les poètes sont des
enchanteurs. Aimons la Grece dans les poème de M. Lebrun; sachons-
lui gré d'avoir un si vif sentiment de la lumière hellénique sachons-
lui gré d'avoir écrit et décrit avec tant de naturel et de vérité, quand
Châteaubriand aurait pu l'induire en tentation. Pour moi, j'avouerai,
dussé-je passer pour un homme d'un pauvre goût, que je lis les notes
du poème sur la Grèce avec plus de plaisir et de. profit que les pages
poseuses de Y Itinéraire. Jugez de ce que m'inspire le poème lui-même
quand les notes m'arrachent un pareil aveu.
Maintenant il est temps de conclure. Qu'ai-je voulu faire en racontant
mes impressions de lecteur naïf au sortir des deux volumes de M.
Lebrun? Ai-je la prétention d'avoir le premier exhibé et découvert
ce poète? Non. Tous ceux qui croient à la poésie l'aiment, le con-
naissent et le placent à côté des plus grands de notre temps. Quant
à ceux qui, à la poésie, préfèrent l'arithmétique, on lie les prie pas de
lire les deux volumes dont je viens de parler ils se borneraient à me
dire Qu'est-ce que cela prouve? comme ce géomètre qui venait de
voir l'Andromaque de Racine. Hé! mon Dieu, M. Lebrun n'a voulu
rien prouver, rien démontrer; seulement il a aimé l'antiquité et son
temps il a compris les belles idées, les nobles sentiments il a cru à
la Grèce, à Napoléon, à la liberté; il adore le ciel, la mer, tout ce
qui est beau et grand il s'agenouille devant les illustres mémoires
il flétrit toutes les lâchetés il ne sait pas maudire les vaincus; il res-
pecte tous les grands sentiments de l'humanité; il les ressent, il les
exprime en beaux vers, et il nous les fait aimer. Il est bien juste qu'un
pareil homme ne soit pas populaire comme un vaudevilliste ou un
journaliste vénal. C'est sa faute. Il n'est pas à l'usage de toutes les
âmes, ni même de toutes les intelligences; mais il ne s'en plaint pas,
et ce n'est pas moi non plus qui l'on plaindrai. F. C.
DU SENTI M ENT DE LA NATURE
DANS LES ŒUVRES D'ART
III.
Après avoir examiné les littératures à leur début, puis agrandies
déjà, mais encore populaires, nous avons à examiner les littératures
classiques.
Qu'est-ce qu'une littérature classique? C'est une littérature, qu'on
nous passe le mot, parvenue à l'état adulte. Du travail des siècles
précédents sont résultées des formes complètes, harmonieuses, con-
sacrées par l'expérience, n'ayant rien d'absolu, comme tout ce qui tient
au goût, mais ne se prètant qu'à des modifications et non à un chan-
gement radical. Dans ces formes, toutes préparées d'avance, l'écrivain
jette sa pensée, et, selon qu'il l'a voulu elle en sort drame poème
ou tout autre chose.
L'époque classique, chez les Grec*, c'est le siècle de Périclès. Tous
les arts, l'architecture, la statuaire, les lettres, y sont arrivés, avec un
admirable ensemble, tout près de la perfection. Quelle ville que cette
Athènes, où Phidias, sculptant une Vénus, avait pour modèle Aspasie,
et voyait de son atelier Socrate discutant dans la rue avec ses dis-
ciples, et, plus loin, au sommet de f Acropolis, le Parthénon découpant
en blanc, sur le ciel bleu, sa masse simple et majestueuse C'est vrai-
ment dommage que nous ne sachions point ce qu'était la peinture de
ces Athéniens si spirituels si délicatement artistes La littérature
grecque, c'est la littérature classique par excellence la véritable et
la seule, car celle de l'Italie et la nôtre n'en ont été que le reflet.
La littérature classique de la Grèce est avant tout rationnelle. Tout
y a un but, une portée utile. Le poète, le philosophe, l'orateur, l'his-
torien n'écrivent et ne parlent pas, comme on dit, par plaisir; l'artiste
ne fait pas de l'art pour l'art. Tous, ils cherchent l'utile en tout, et il
en résulte qu'ils s'adressent à la partie pensante de l'homme, bien plus
qu'à ses sens ou à son imagination. L'architecture de cette époque
nous montre bien plus clairement encore ce trait caractéristique de l'art
grec. Tout est raisonné, tout est motivé. Il n'y a pas une pierre qui
n'ait sa raison d'être, pas un monument qui n'ait sa signification.
CVst ce que n'ont pas compris les Romains quand ces conquérants
enrichis se sont faits amateurs. C'est ce que n'ont pas compris non plus
nos ingénieux artistes de la renaissance. Il est vrai de dire que ces
derniers avaient étudié et imitaient plus les monuments de l'Italie que
ceux de la Grèce. La statuaire mème, élégante et pure, mais froide
rt peu mouvementée, semble avoir voulu, en simplifiant et en idéali-
sant la forme humaine, donner à ces lignes quelque chose de cette
harmonie plus facile à percevoir qu'offraient les grandes lignes droites
des édifices.
La littérature classique fut, à Athènes, ce qu'elle n'a été ni à Rome
ni chez nous, une littérature presque populaire. Cela ne veut pas dire
que tous les habitants de cette ville aient été des artistes. Bon nombre
d'entre eux estimaient sans doute davantage sa majesté l'argent, ou,
comme on disait alors, le dieu Plutus, que toutes les Vénus de Praxi-
tèle, tous les drames de Sophocle et tous les livres de Platon. Le
jugement de Socrate prouve assez que la stupidité est de tous les
temps et de tous les pays Mais encore est-il vrai qu'il n'y a eu qu'une
seule fois au mondoun peuple aussi intelligent quecelui-là. Sans parler
dos Romains, dont le théâtre populaire était le cirque, les tragédies
de Corneille et de Racine ont-elles jamais excité chez nous autant
d'enthousiasme, dans toutes «les classes de la société, que le faisaient,
chez les Athéniens, les drames bien plus simples, bien moins intéres-
sants d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide? Les discours de Cicéron
furent écrits; ceux de Démosthènes étaient prononcés et on les
écoutait! Les philosophes de Rome étaient des rhéteurs qui tenaient
(les écoles; les philosophes de la Grèce étaient des penseurs qui
causaient de l'âme et de Dieu dans les rues et les jardins publics.
Le siècle dp Périclès est le triomphe de la philosophie à Athènes.
Tout le monde discute, sans pédanterie et tout naturellement. Tout
artiste est philosophe et Sophocle, représentant l'homme en lutte avec
la destinée, et Socrate poursuivant les indifférents de son ironie
pressante, et même Aristophane raillant et argumentant contre lui.
Les Athéniens étaient contemplatifs. L.'esprit de leurs littérateurs,
occupé à des méditations plus élevées, ne s'abaissa pas vers la terre
et ne devint pas observateur. Leurs philosophes, leurs poètes com-
prirent la grandeur et l'harmonie de l'univers, mais ils ne songèrent
pas à regarder autour d'eux, à décrire cette admirable nature qu'ils
avaient sous les yeux. Ils cherchèrent la vérité absolue, à laquelle ils
croyaient; mais ce n'est pas à eux qu'il appartient d'avoir introduit
dans l'art l'élément descriptif la vérité du détail.
Les poètes classiques de Rome, Lucrèce, Horace, Virgile, Ovide,
sont lesplus grands versificateurs qui aient existé.C'est déjà unegrandee
gloire; mais, de plus, ils se sont montrés souvent de vrais poètes.
Cependant, leurs velléités d'inspiration ont été souvent étouffées par
l'imitation grecque.
C'est que cette littérature du siècle de Périclès, que nous venons
d'analyser, était sans cesse devant les Romains comme un exemple et
comme un modèle. Ils lui prenaient tout à cette belle Grèce, ses élégances
et ses vices, ses statues et ses tableaux, ses livres et ses idées, ses
maîtres et ses hétaïres. La langue grecque était la langue desdélicats, des
artistes, des belles tilles esclaves, maitresses des Romains. C'était une
école excellente, sans doute, que cette Grèce, qui avait su conquérir
ses conquérants, mais c'était une école, et rien plus que les traditions
d'une école n'est opposé à la compréhension de la nature. L'inspira-
tion, le libre- sentiment de la nature manquaient donc aux poètes
de Rome, et ils furent obligés d'y suppléer par l'intelligence et
le goût.
Cependant ces poètes ont été plus terrestres, pour ainsi dire, que
leurs modèles. Dans Lucrèce, trop philosophe pour avoir cet amour de
la forme qui fait l'artiste dans les Géorgiques de Virgile, dans quelques
épitres d'Horace, nous respirons parfois quelques senteurs des
champs nous trouvons quelques paysages esquissés d'un trait, mais
assez ressemblants. Ce phénomène de la littérature classique, à Rome,
ayant quelque peu le sentiment de la nature, ne doit pas nous étonner.
Marins, Sylla, Pompée, César, Brutus, Octave, voilà les hommes que les
poètes ont coudoyés, les guerres civiles, les proscriptions, voilà les sou-
venirs, les remords qui les poursuivent. Deus nobishme otiafeeit.
c'est le cri de la patrie saignante, avilie assez pour souffrir un maître
Le repos d'abord, le repos avant tout, même avant la liberté, c'est ce
que demande une société prise de vertige et qui se sent déchoir. Elle
vent se recueillir, oublier, et la nature lui offre un asile. Le sentiment
dela nature se manifeste, dans la poésie de Rome, au moment où le
beau temps de Rome est déjà presque fini. Quelques années encore,
et les lettres et les arts vont, comme l'empire lui-mème, descendre la
longue pente de la décadence.
Chez nous, loin de faire un pas vers la nature, le siècle de LouisXIV
s'éloigne d'elle avec toute la violence d'une réaction. Le siècle de
Louis XIV fut le siècle des quinconces et des ifs taillés en pomme
d'arrosoir. La règle et le compas sont les instruments des jardiniers
de Le Nôtre; on ne cherche qu'une chose, embellir la nature.
Dans une petite pièce de Molière, une de celles qu'il écrivait
par ordre, l'indication de la mise en scène est ainsi conçue 4 La
scène se passe dans un lieu champêtre mais néanmoins fort
agréable. C'est ainsi que le grand roi comprenait la nature et
c'est ainsi que les littérateurs et les peintres devaient la comprendre;
car il n'y avait alors en France qu'un public capable d'apprécier les arts,
ou du moins de payer les artistes, et ce public était la cour. Louis XIV
appelait les Téniers des magots; Lebrun était son peintre favori.
Tout est solennel dans ce grand siècle classique de la France, la co-
lonnade du Louvre et les jardins de Versailles, les tragédies de Racine
et les oraisons de Bossuet, les révérences et les perruques. Le roi fait
la roue comme un paon, les gens du bel air l'imitent et deviennent tout
à l'ait majestueux. Jusqu'aux habits, comme ceux M. Jourdain, il con-
vient de les revêtir en cérémonie et en musique Cette influence du
costume sur la manière de vivre, si petite qu'elle soit, mérite d'être
examinée. Le marquis exposera-t-il à l'influence de la saison pluvieuse
ses plumes coûtant un louis le brin, ses broderies de chez la bonne
faiseuse et ses gants sur lesquels il faut appliquer la réflexion de
l'odorat A côté de ces marquis de Molière et de l'Œil-de-Bœuf
il y a les paysans dont parle La Bruyère « L'on voit certains
animaux farouches, des mâles et des femelles,, répandus par la
campagne noirs livides et tout brùlés du soleil, attachés à la terre
qu'ils foulent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible
ils ont comme une voix articulée et quand ils se lèvent sur leurs
pieds, ils montrent une face humaine, et, en effet, ils sont des hommes.
Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d'eau
et de racines; ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de
labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas man-
quer de ce pain qu'ils ont semé. » Les marquis et les paysans, ne
devaient pas, il faut l'avouer, être très-sensibles aux beautés de la
nature.
Deux artistes distingués de cette époque ont fait des paysages
nous voulons parler du Poussin et de Claude Lorrain. Leurs paysages
se rapprochent déjà plus de la vérité que ces perspectives de rochers
bleus et d'arbres taillés à l'emportc-piècc, que les maîtres italiens don-
naient pour fond à leurs tableaux d'histoire et de sainteté. Un grand pas
est fait dans la bonne voie, mais le paysage est loin encore de ce qu'il
deviendra plus tard. Il n'est pas encore traité pour lui-mème. Poussin,
par exemple, a cru nécessaire, dans la plupart de ses tableaux, de nous
montrer une action tragique, pour nous intéresser davantage. Cela fai-
sait le bonheur de Diderot, l'admiratcur de Greuze, l'inventeur du drame
bourgeois. Aujourd'hui, notre admiration ne se porte plus sur le même
point. Nous ne voulons pas contester le talent du Poussin, que nous
regardons comme un des peintres français les plus remarquables; nous
dirons seulement que la hardiesse lui a manqué pour réaliser ce qu'il
avait peut-être rêvé. Il a craint que la nature ne parût pas assez belle,
s'il la laissait telle qu'elle est. De là viennent ces temples grecs, inévi-
tablement placés dans un coin de ses tableaux de là ces horizons de
collines, comme il n'y en a jamais eu nulle part, terminant la com-
position.
Parmi les écrivains illustres dont le grand siècle nous a légué les
noms, un seul eut le genre observateur: ce fut La Fontaine. Indiffé-
rent aux choses de la vie de tous les jours, manquant de cette dignité
qui fait le grand citoyen, mais dont les soucis préoccupent et fatiguent
l'homme, La Fontaine avait l'exquise sensibilité qui fait les grands
artistes. Regardé comme un distrait incorrigible, le monde lui permet-
tait de vivre pour lui-même et non pour les autres. C'est, avec Molière,
l'écrivain le plus original de son temps, bien qu'il n'y ait peut-être pas
une de ses fables, un de ses contes dont le sujet lui appartienne en
propre. Les fabulistes de l'antiquité lui avaient fourni l'apologue à l'état
de chose morte il l'a vivifié de son souffle, ou du moins il l'a fardé
avec tant de grâce et de vérité, qu'il lui a donné toutes les apparences
de la vie. Seul, parmi tous les écrivains de son temps, il a compris la
poésie des petites choses seul, il a senti la nature ou du moins
exprimé avec vérité ce qu'il sentait. L'exemple de La -Fontaine
égaré dans un siècle classique, nous montre combien les époques clas-
siques sont antipathiques à tout sentiment vrai. Boileau, le représentant
de la critique de cette époque, a oublié de parler, dans son Art poétique,
de son ami La Fontaine il a jugé qu'il ne valaitpas la peine d'être cité.
C'était pourtant Boileau qui disait
Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable!
IV.
II.
Hier, j'apprends qu'au milieu d'un voyage en Autriche,
Mon ami, plus qu'un frère, est mort, seul, sans secours.
C'était l'oncle excellent d'une famille riche,
Riche par ses travaux et ses bienfaits. J'accours
Pleurer avec les trois neveux et les deux nièces.
Un suisse noir gardait la porte de l'hôtel;
Je monte, un valet noir m'ouvre cinq grandes pièces,
Où règne, en un jour pâle, un silence mortel.
Les tableaux, les sophas, couverts de noires housses,
Les lustres sans bougie, attestaient un grand deuil
Toutes choses au cœur moins lugubres que douces,
Qu'en passant, j'approuvais d'un humide coup-d'œil.
Dans un boudoir lointain mon guide enfin m'annonce.
A mon pas imprévu j'entends que l'on se tait,
Et j'aperçois, avant qu'un seul mot je prononce,
Tous les mouchoirs couvrir de l'or que l'on comptait.
Mes élans de chagrin, que ce tableau tempère,
Sur mon cœur ulcéré retombent tout entiers.
Hélas mon vieil ami comme il leur fut un père,
Je cherchais des enfants. je vois des héritiers
Donc, après quelques mots de froide politesse,
–
Je me dis, comparant mon habit et les leurs
« Des tristesses sans deuil, et des deuils sans tristesse! a
Et je sors, n'ayant pu rien faire de mes pleurs.
Emile Deschamps.
BI BLIOGRAPH IE
Réimpressions de livres anciens et peu communs (1>-
« La mode et le goût sont aux petits livres, à ces livres dont George
Sand a dit qu'on les lit en une heure et qu'on s'en souvient toute la vie
celui-ci est dicté par le sentiment, l'esprit et la grâce il est un de ceux
que tout le monde peut lire, bien que la passion la plus tendre y joue le
principal rôle. » Nous ne pouvons que ratifier tous les termes de la pré-
face que M. J. Tardieu a jointe à sa nouvelle édition de Mademoiselle de
Clennont. Nous devons cependant ajouter que M. Tardieu a pris soin
d'entourer la charmante et sentimentale nouvelle de Mrae de Genlis de
tous les luxes que la typographie parisienne a mis à sa disposition; sem-
blable à un imprésario habile, qui ne néglige ni les décors, ni les cos-
tumes. lorsqu'il remet au répertoire une œuvre ancienne, oubliée et
méritant d'être connue M. Tardieu a placé en tête de chaque chapitre
une élégante miniature où revivent les personnages du roman, où les
lieux qu'ils ont traversé, les paysages et les intérieurs sont reconstruits
et interprétés. L'oeuvre de MlnE de Genlis, un peu vieillie peut-être, gagne
assurément à se présenter sous une forme toute gracieuse el féminine,
dans cette petite collection de AI. Tardieu, où l'on trouve déjà la Légende
de l'Epingle, auprès du Voyage autour de ma chambre.
Nous n'avons pas lieu de parler longuement de l'œuvre de M"1" de
Genlis, tout le monde l'a lue ou la lira; mais on nous saura gré de nous
étendre un peu sur deux réimpressions d'auteurs anciens, oubliés, dédai-
gnés réimpressions qui sont des œuvres d'art et ne sont pas des spécu-
lations de librairie réimpressions enfin que le public ne se procurera
qu'au poids de l'or ou à force d'intrigues. -Et
d'abord, aimez-vous le
madrigal? Si les petits sentiers tout parsemés de roses ont l'heur de vous
plaire, si vous trouvez du charme à entendre ces chutes adorables, amou-
reuses, lisez les poésies de Montereul et ce madrigal qui eût fait se pâmer
d'aise la précieuse Bélise
Depuis le triste jour que je vis s>ous vos lois
J'ai compté vingt et deux semaines
L'ART D'AIMER.
CONTRE LE SIÈCLE.
PBIVILÉGE DU CRITIQUE.
Lorsqu'il vit s'étaler sur l'affiche les mots consacrés par l'usage
Première représentation du Pied DE MOUTON, grande féerie, par les
artistes parisiens, le groupe des liseurs tressaillit de satisfaction et
'le peuple s'écria comme d'une seule voix Salut à ce jour de
splendeur!
Lorsqu'il vit passer àtravers les rues de la ville la troupe innom-
brable des comédiens, des hidalgos, dos ballerines et des danseuses,
le bourgeois de Lille releva la tête avec fierté, et, se redressant de
toute sa hauteur, il dit « Oh les beaux hommes oh les belles
femmes c'est pour moi qu'ils viennent ici »
Lorsqu'il connut la moralité privée de la plupart de ces petites
dames en burnous gris et sans crinoline, le gandin lillois se frotta
les mains en répétant « A moi les Pieds-de-Moutons »
Lorsqu'ils virent, à la représentation, cette exhibition plantureuse
de jambes faites au tour, d'épaules modelées, de décors azurés
d'hommes de feu, de fontaines vivantes, de dindons gigantesques, de
femmes peu vêtues, les spectateurs battirent des mains et acclamèrent
l'impressario de tant de merveilles.
Mais, ô vicissitude des choses humaines! lorsque le 15 août
dernier, M. Raphaël Félix vint un petit papier à la main lire les
strophes de circonstance de son complice M. Marc Fournier, le peuple
resta morne et silencieux, et personnene fut là pour entonner le refrain
Salut à ce jour (le splendeur!
Pour l'intelligence de ce dernier paragraphe, quelques explications
sont nécessaires; nous allons les fournir
Avecla liberté
D'un soldat qui sait mal farder la vérité.
Géry Legiand.
_y.
• • • • •V^j/rv-
La •premiére
de
ûnesse
'i
~yr
-'S' _J
m,
que le roman ne ressemble à la vie.
(I) Les pages qu'on va lire sont extraites d'une étude sur Mirabeau, qui
paraîtra prochainement et que nous nous empressons de signaler à l'attention
de nos lecteurs.
29
mit
de monsieur de Buffon, la jeune fille s'était vite consolée de voir
avorter ce mariage en lisant dans les écrits de son futur cet aphorisme
que nous recommandons à monsieur Nisard Désiré, l'inventeur de la
chasteté du pinceau de Buffon En amour, il n'y a que le physique
»
de bon, et le sentiment qui l'accompagne ne vaut rien. » Perdant
»
l'espoir de l'épouser, dit Marie, je perdis mon goût pour les vieil-
»
lards. D Il s'agissait bien vraiment de son goût et M. de Buffon était
bien jeune encore. Les dix-huit ans de Marie furent vendus à monsieur
le seigneur de Courvière et autres lieux, septuagénaire. Le jour, il lui
faisait couper des liards en quatre; le soir, il lui offrait les délices du
whist, et sa mère la trouvait heureuse.
Quand survient le comte de la Bourrasque, fut-il jamais deux êtres
plus disposés à s'aimer? Tous deux pleins de jeunesse et de rêves
inassouvis et de passions ardentes, tous deux seuls, incompris, luttent
contre la famille et la société. Celui-ci n'a guère de raisons d'aimer
sa femme et il appelle l'amour. Celle-ci n'a que trop de motifs d'abo-
miner son mari, et elle ne demande qu'à aimer. « Ame formée des
mains de la nature dans un moment de magnificence, s'écrie Mirabeau,t
» elle réunit
les rayons epars de ma bouillante sensibilité sa phy-
»
sionomie fine, douce et voluptueuse, est pleine de franchise et
»
d'agrément; ses saillies, si heureuses et si naturelles, sortent comme
b un éclair et frappent
d'autant mieux qu'elles sont plus imprévues
» ses
discours vont jusqu'à l'âme. » Nature énergique, Mirabeau lutte
contre l'envahissement de la passion il s'évade même, il court en
Suisse chercher l'oubli, qu'il n'y trouve point. La passion, plus forte
que sa grande volonté, le ramène à Pontarlier, où Saint-Mauris, le
troisième amoureux cacochyme (1) de madame Monnier, et la Saint-
Belin, une ancienne amie de la marquise, se liguent contre lui. Le
marquis de Mirabeau leur prête, cela va sans dire, l'appui de sa colère
stupide. Mirabeau s'évade une seconde fois on le traque d'asile en
asile. Il demande à reprendre du service militaire; d'honnêtes person-
nages interviennent en sa fa\eur près de son père. Il offre à sa femme
une pleine réconciliation. Peines perdues, il jette enfin à ses persé-
cuteurs ce défi suprême « II me reste une amie, une seule amie, je
(1) « II n'avait que quarante-cinq ans de plus que moi, » a dit Mirabeau.
» ne tiens plus à la vie que par elle. » Il arrive à Dijon sur les pas
de madame Monnier, qui vient y demander à sa famille protection
contre les outrages de son mari.
Pauvre Sophie (c'est le nom immortel que lui donna son amant),
elle n'a fait que changer de bourreau.' Une mère prude et sans cœur,
un père sans esprit ni cœur, ne valent guère mieux qu'un vieil époux
en colère. Des gardes sont placés dans la chambre de Sophie; Mirabeau
est arrêté sur l'avis de madame de Ruffey, puis laissé libre sur parole.
II tente encore une lutte désespérée contre l'amour. « On la traite,
»
a-t-il écrit plus tard en parlant de la bien-aimée Sophie, on la traite
» comme un
enfant dont l'opinion et les fantaisies seraient aisément
»
vaincues. C'était bien fou, car elle a autant d'énergie dans l'âme
» que
de force et de ressources dans l'esprit. Je connais bien madame
»
de Monnier, je connais cette âme douce mais forte mon amie n'est
» pas une
femme à grands mouvements en dehors, mais son cœur
»
est un volcan; on la verra sereine et tranquille un quart d'heure
» avant
la catastrophe, qui n'en arrivera pas moins si on la réduit au
»
désespoir. Certainement, elle ne serait pas retournée à Pontarlier
»
si je ne le lui eusse demandé comme une marque d'attachement.
»
Elle y alla (24 mars 1776) et je restai à Dijon. » Aussitôt après
le départ de Sophie, 'Mirabeau se constitue prisonnier du comte de
Changey, le magistrat qui l'a arrêté sur la dénonciation de la Ruffey
et qui, comme tant d'autres, se fait l'ami et le protecteur du pauvre
aventurier. Aidé par sa mère, qui n'a cessé de l'aimer, il s'adresse à
Malesherbes pour lui demander une fois encore un grade dans l'armée
« Si je rentre désormais sous la main de mon père, je suis un homme
»
perdu. Malesherbes, à ce moment-là, quitte le ministère pour se
réfugier dans la vie privée. Prenez des grades à l'étranger, fait-il
» répondre au comte, ce conseil- est le dernier service que je puisse
t vous rendre. Et l'Ami des hommes de s'écrier « Ce Malesherbes,
» avec son
débraillement de philosophie et ses belles idées républi-
» caines, ne répondit-il pas à mes reproches qu'il était tout naturel
» de rechercher sa liberté »
Relâché par le comte de Changey, Mirabeau franchit la frontière
suisse. De Verrières, où il craint les agents de Saint-Mauris et de la
famille Ruffey, il traverse le lac de Genève, où il essuie une tempête
furieuse, arrive à Lyon, où sa sœur, madame de Cabris, accompagnée
de son éternel amant, l'aventurier Brianson, l'engage à fuir du
royaume avec Sophie. Mais l'amour n'en a point fini encore avec
l'effrayante volonté de Mirabeau il met cent lieues (en ce temps-là,
cent lieues étaient l'infini) entre Sophie et lui. Cinq mois durant, il se
cache dans la Provence, il erre comme un bandit. Partout l'atteignent
les appels déchirants de son amante. Tiens, vois-tu, si tu ne m'écris
pas, si je ne reçois pas tes lettres, je ne réponds plus de rien. Je lis
tous les soirs tes serments. Ah! mon ami, je les répète après toi.
Oui, je jure d'être à toi, de n'être qu'à toi, que rien au monde n'al-
térera mon amour; je te l'ai dit mille fois, je ne survivrai ni à toi, ni à
ton amour. Je sais qu'ils ne m'ont pas fait tout le mal qu'ils voulaient
me faire, mais bien tout celui qu'ils ont pu.Ilen est un qui n'est pas en
leur pouvoir, ils ne m'ôteront pas ton cœur. Ne recevrai-je donc
jamais le signal du départ? Tu me disais que nous ne manquerions
pas dans notre retraite, que tu te ferais maître de langues, de musique,
de peinture tu penses sans doute encore de même, et moi-même
que ne ferai-je pas? que je travaille chez moi ou en boutique, gou-
vernante d'enfants, oui, tout ce que tu voudras, pourvu que nous
soyons ensemble; il n'est rien que je ne fasse pour me réunir à toi.
Aucun parti ne m'effrayerait, et je le suis horriblement de mon état
actuel. Je ne puis plus le supporter. Il faut que cela finisse, je te le
répète, Gabriel ou mourir! Ici j'entends rire à mon oreille un
esprit malin < Ne vous tourmentez point, dit-il, Sophie survivra à
son amour; et puis Sophie se tuera, pour un autre que Gabriel.
Tais-toi, Méphisto!
L'économie politique apprend aux hommes, si nous l'en croyons,
à ne point perdre leur temps. Le marquis a sagement employé les
instants, Il a postulé, il a intrigué il a obtenu pour son fils une
prison presque aussi sûre que la tombe, la citadelle du Mont-Saint-
Michel. Huit hommes sont partis de Paris à la recherche du fugitif;
fins limiers, s'il en fut. Mirabeau les dépiste. -Le marquis enrage;
il épanche sa bile dans le cœur du bailli. Cet homme, je te le dis,
mon frère ravagera le monde avec ses détestables talents. (Oui,
marquis, il le ravagera). Par le temps mou qui court et les folies
publiques tissues d'anarchie, et les révolutions qui s'approchent (dites
la Révolution, marquis), parce qu'on pend trop de pauvres et pas
assez de riches, les scélérats ont beau jeu; et si ceux-ci ne font pas
plus de mal, c'est qu'ils n'ont pas encore la griffe assez affilée. C'est en
vain que j'aurai dépensé 350 louis (pardon, marquis, les dettes de votre
fils n'atteignaient pas 250 louis si vous les aviez payées, il n'eût
point aimé Sophie, et vous auriez fait là de véritables économies),
pour couper le 61 de cette union de malfaiteurs, tu verras qu'ils ne
l'attraperont pas. Non-seutement ils ne rattrapèrent pas, mais même,
avertis par Brianson, qui tout d'un coup se mit à trahir Mirabeau, ils
se tinrent parfaitement tranquilles aux abords de ta retraite du comte,
et l'on peut sans grande chance d'erreur supposer qu'avis leur fut
donné de lui laisser le temps de faire un coup de sa tête qui permit
d'obtenir son expatriation. De tels soupçons, d'ailleurs, sont confir-
més par la correspondance du marquis.
Mirabeau passe en Savoie; madame de Cabris exhorte Sophie
« Aimez bien votre ~Kr, lui écrit-elle, votre sccnr qui vous aime
tendrement et qui ne désire que ic moment de la réunion. Mirabeau
franchit les montagnes et arrive le 33 août à Verrières, dans le voi-
sinage de Pontarlier. La nuit suivante, Sophie, prévenue, revêt des
habits d'homme, enjambe les murs de son jardin et, le 24, les amants
sont enfin réunis. Cependant, notre héros ne cesse de demander à
être entendu et jugé. Un combat de générosité s'élève entre lui et
Sophie. Au bailli, il écrit: « Elle réclama mon assistance et mes ser-
ments je courus, je volai, je traversai les Alpes, et elle vint ensuite
se livrer à mon honneur et à ma foi. » Le père assure que ce maudit
ne voit dans toutes ses aventures que l'occasion de faire du bruit.
Il est des cœurs qu'il ne faut pas juger par les principes ordi-
naires ce serait prendre l'horizon pour les bornes du monde, lui
répond son fils, qui se justifie avec chaleur et noblesse. Et Sophie
pour sauver son bien-aimé, rejette sur elle-même tous les torts. Les
hommes de police restent cois. Le 17 septembre, enfin, les amants
quittent les Verrières suisses et se dirigent vers la Hollande. Et hop!
et hop les amoureux entrent, le 26, à Rotterdam, le 7 octobre à
Amsterdam, où ils s'arrêtent dans le Calvestrand, chez un tailleur de
corps, Lequesne. En Hollande Honoré l'Ouragan Riquetti, dit Buf-
tières, comte de la Bourasque, Mirabeau prend nom comte de Saint-
Mathieu. Et il travaille pour Rey un libraire qui a déjà exploité
Rousseau et pour Changuyon qui l'écrase d'ouvrage. Et il donne
des leçons, et le ménage d'amour est parfaitement heureux ce qui
ne fait poinf l'affaire de bien des gens. La fille exhérédée du seigneur
de Courvière a accusé Sophie d'avoir emporté dans sa fuite l'argent
et les bijonx de son mari; plate accusation, Le vieux Monnier, tou-
jours épris de sa femme, selon la commune toi des septuagénaires
trompés, envoie à la recherche de Sophie son laquais Sage pour lui
offrir des secours. Ce laquais, si bien nommé, échoue ni plus ni moins
qu'un fou. La mère de Mirabeau conseille à son fils d'abandonner
Sophie. La généreuse amante se voue d'elte-même au couvent. < Oui,
ma chère maman, écrit-elle à la Ruffey, réglez tout avec vos amies et
conseils trouvez-moi un couvent près de vous, mais ne m'imposez
pas l'humiliation de rentrer chez monsieur de Monnier. Pour toute
réponse à ces conseils ou à ces sacrifices, Mirabeau presse Sophie
contre son coeur. Cinq ans plus tard, la maîtresse du grand tribun
résuma ainsi dans une lettre à son amant ses beaux, ses déchirants
souvenirs de Hollande Tu liras dars le dernier ~fercM!*6 une
petite histoire de chevalerie qui te fera plaisir tu en auras surtout à
celle de Sabinus, ce Romain qui, sous le règne de Vespasien, s'en-
ferma avec sa femme dans un souterrain. Leur vie, passée loin de la
société qui étourdit le bonheur, ressemble à celle que nous passions
à Amsterdam. Mais pourtant, quelle différence! ils vécurent neuf ans
dans leur cachette et nous neuf mois seulement dans la notre ils y
eurent deux enfants qui vécurent, et notre pauvre petit n'est plus
ils furent arrêtés ensemble comme nous, mais ils moururent ensemble
et du même coup. Ah ils ont été bien plus heureux que nous D
Mirabeau qui avant de passer en Hollande s'était anilié aux francs-
maçons, se fit en ce pays libre beaucoup d'amis qui, plus tard, ser-
virent puissamment sa cause. Il écrivit à Amsterdam « un Mémoire
aux frères concernant une association intime à établir dans l'ordre
des francs-maçons pour le ramener à ses vrais principes et le faire
tendre véritablement au bien de l'humanité rédigé le f. m '.nommé
présentement Arcésilas (1776).
Cependant une étourderie de Mirabeau apprend à ses ennemis'[c
lieu de sa retraite, Monnier, le vieil avare, et Saint-Maurice, le \icu\
satyre, commencent par obtenir, le 10 mai m? un jugement du
bailliage de Pontarlier qui déclare Mirabeau atteint et convaincu du
crime de rapt et séduction, le condamne à avoir la tête tranchée, ce
qui sera exécuté en eSigie sur un tableau, puis à cinq livres d'amende
envers le roi, quarante mille livres pour réparation civile, dommages-
intérêts envers le marquis de Monnier. Sophio déclarée déchue de
tous ses droits, douaires, contrats, condamnée à dix louis d'amende
envers le roi, sera enfermée sa vie durant dans la maison de refuge
de Besançon, rasée et flétrie comme les filles de la communauté. Le
baron d'Espagnac, indigné de cet ignoMe jugement, arrache publi-
quement l'emgie de Mirabeau et la jette loin du poteau d'infamie.
Les Runey s'agitent et planent, le marquis de Mirabeau se met en
mouvement. Lui que les agents servirent si mal l'an passé, lui < qui
n'avait qu'une bouse de vache pour outil D, lui qui a déjà, dans ce temps
où toutes les cassettes ont une ceinture de chasteté, dépensé vingt
mille livres contre son fils il vient de mettre enfin la main sur un
bon instrument, Brugnières, le fo:«~ de police. Toutes les dimcultés
tombent devant Brugnicres, et la Hollande, pays libre, pourra se vanter
d'avoir, quelques années à peine avant 89, livré Mirabeau. Le comte
de Saint-Mathieu, trop tard averti par ses amis, est arrêté le
14 mai 1777. Sophie veut s'empoisonner, son amant lui ordonne de
vivre. On jette Mirabeau dans un cachot du donjon de Vincennes à
deux pas du marquis de Sades. On veut traîner Sophie à Sainte-
Pélagie, dans la société des catins; elle se débat, et M. Lenoir, le
lieutenant de police, plus humain que la vertueuse mère Ruffey, lui
accorde une sorte de maison de discipline tenue par mademoiselle
Douay, rue de Charonne, d'où elle passe au couvent des Saintes-
Claires, à Gien. Et même, comme il est impossible à tout être
intelligent de ne se point intéresser à de telles amours, M. Lenoir
se fait le complice de nos amants. Une correspondance, active,
incessante, passionnée, éloquente, s'engage entre le couvent et le
donjon, sur laquelle la police ferme les yeux.
Cette correspondance, qui ne l'a lue et relue? n'a-t-elle point fait
oublier l'effusion un peu pédante d'Héloïseet d'Abeilard? Quels sont
les jeunes gens avides de savoir, les amants avides de sentir, les
historiens à la recherche de la vérité, 'les écrivains, les artistes en
quête de belle éloquence et de passion vivante, les hommes d'Etat
même et les philosophes enamourés du progrès social, qui n'ont fouille,
qui n'ont appris les Lettres à <Sop/M6? Quand Mirabeau eut l'heur
inouï d'attacher son nom à cette date que tous savent en tous pays,
que tous invoquent ou bénissent, petits et grands, ignorants et lettrés,
89; quand il eut fait de sa voix la voix et de son rayonnement l'aurore
de la Révolution géante, le tribun fit l'amant immortel on se raconta
tout haut le roman de Sophie et de Gabriel. Dès 1778, Mirabeau, à
qui ne s'attachait encore que'le renom de ses aventures, avait craint
la publication de ses lettres. < Des monstres qui infestent le pavé de
Paris, tandis que tant d'honnêtes gens gémissent à Bicêtre et aux
galères, se vantent hautement qu'ils feront imprimer ma correspondance
et celle de la malheureuse victime de mon amour ce coup est af-
freux, et si j'y survivais, ce serait pour le venger, dussé-je y périr. »
Tant que Mirabeau vécut, amis impatients, ennemis acharnés, tous
hésitèrent, tant on redoutait les énormes colères de l'Ouragan. En
~93, P. Manuel, procureur de la Commune, lit publier les lettres du
donjon de Vincennes avec cette épigraphe absurde
ta nos tola mens Venus Cyp'um desetuit.
Quoi qu'il en soit, aujourd'hui que tous les parents ou contempo-
rains de Mirabeau ne sont plus; aujourd'hui que trois quarts de siècle
écoulés ont fait de Mirabeau une des grandes figures de l'histoire, et
de Sophie l'un des types légendaires de l'amour héroique, nous
sommes heureux de posséder ce monument d'amour, d'éloquence, de
rage sublime, de passion rare et de haute raison. Les Zg«}'~ a
Sophie vivront autant que l'Amour et la Révolution. Les Lettres ri
Sophie sont immortelles.
A Mirabeau nous laissons le soin de vous raconter les vives dou-
leurs, et les espérances soudaines, et les désespoirs amers, et les
rêveries, et les travaux, et les consolations, et les amitiés, et les luttes
de sa longue captivité. Les lettres de Mirabeau, écrites au courant de
l'idée, sous la poignante impression du moment, avec le laisser-aller
de l'amour et l'énergie d'une âme forte qui éclaire et soutient une
âme tendre et incertaine, sont aussi belles et émouvantes que ses dis-
cours. Mirabeau prisonnier, combattant à toute heure et de toutes ses
forces pour sa liberté Mirabeau, expliquant à la pauvre détenue de
Gien, qui met en lui toute science et tout espoir, tes lois du monde
et les vicissitudes humaines, et défendant envers et contre tous, et
souvent contre la sienne propre, la cause de Sophie Mirabeau, père
prévoyant et tendre jusqu'à l'enfantillage, Mirabeau, dans ces condi-
tions exceptionnelles, est aussi grand écrivain que plus tard il fut
grand orateur. On peut même dire que cette correspondance, où se
traitent, à côté des évènements journaliers de la vie de l'illustre captif,
les plus hautes questions philosophiques ou politiques, ['athéisme, la
permanence des armées, etc., n'est qu'une longue improvisation
écrite où resplendit, dans toute sa verve fulgurante, le génie oratoire
de Mirabeau. La lecture des Lettres à Sophie, que réunit ce volume,
celle plus complète des lettres du donjon de Vincennes, et les Mé-
moires de M. de Montigny donneront, sur la captivité de Mirabeau, de
longs détails trop nombreux pour le cadre de cette étude.
Mirabeau ne vécut point seul, durant ces deux sombres années,
avec le souvenir de Sophie. Deux femmes, celle du gouverneur, dit-on,
et une princesse française, victime prédestinée de la Révolution, illu-
minèrent tour à tour de leur tendresse la cellule de Gabriel. Grâce à
la princesse, il commença vers la fin de i 779 à voir s'allonger un peu
sa chaîne. Tous les jours il venait à Paris, libre sur parole, jusqu'au
coucher du soleil. C'est à Vincennes que le spirituel polisson
Mirabeau, inspiré par les commentaires de dom Calmet sur la Bible,
composa )'Efo<M'BtMMW, et peut-être aussi le ~6~'tM qualité,
ou bien encore la traduction inédite du Parapilla italien mais c'est
à Vincennes aussi que le grand orateur de la Constituante, Mirabeau,
écrivit les Lettres de cachet, ce livre qui, dès lors, le rendit célèbre
et précipita le cours de l'indomptable Révolution c'est de Vincennes
qu'il lança le premier ct le plus émouvant peut-être de ses j~HOM*es
a~po&Mes.
Le marquis ayant pris lassitude à la fin de sa propre cruauté, l'Ou-
ragan joyeux franchit, pour ne le plus repasser, le pont-levis de Vin-
cennes, le 17 décembre 1780. Après quelques cérémonies, t'asite de
Bignon lui fut rouvert et le cœur de son père aussi, mais non sabourse.
« Je dis à Honoré, écrit le marquis à son frère, en lui tendant la main,
J'entrai une fois chez eux, m'a dit un de mes amis, c'était en mai,
je crois. Je me trouvai en présence d'une femme jeune et jolie, pro-
tégée contre les ardeurs de Phœbus, par une chemise et des pan-
toufiles, tandis que le chef de la communauté, décore d'un simple
pantalon de coutil, reposait sur le lit nuptial, dans une attitude pleine
d'insoucieuse magnanimité.
La chambre tapissée de defroques bizarres, a pour tout mobilier,
une chaise cassée, une table cassée, un fourneau cassé, et un vieux
secrétaire, où se retrouvent à chaque aurore nouvelle, dans le même
beau désordre, le pain, le sel, la pommade, les billets protestés, les
rôles manuscrits, et le chapeau de ville de monsieur.
Ce qui vous jette dans la stupéfaction, m'a affinné mon observateur,
ce n'est point de rencontrer cet horrible dénuement, chez des gens,
appelés à se transformer au premier signe, l'une en dame d'atour de
l'Infante, l'autre en Don José perdant insolemment mille pistoles au
jeu du roi. Non. ce qui frappe, ce qui ravit, ce qui jette presque un
rayon sur ces obscurs disgrâciés, c'est l'aplomb sublime avec lequel
ils vous prient de vous asseoir, et de ne pas vous gêner.
A propos de l'intérieur de Géraldine voici une petite aventure
dont ne fut pas le héros mon ami Charles Verdun.
Charles Verdun est riche et a des loisirs, sa famille représente la
haute bourgeoisie de ma ville natale. Charles Verdun a de dix-sept à
vingt-quatre ans, il est bachelier, il est chatain-clair, il peint, il chante,
il danse, il monte à cheval, il fait des armes, il fait des vers, il fait
de la prose. il ne fait rien.
Comme il assistait un jour dans les coulisses, aux répétitions géné-
rales d'une féerie, il entrevit dans le crépuscule des décors, Géraldine
seule et appuyée mélancoliquement contre un arbre en carton. L'illusion
n'était pas complète, cependant-là jeune femme parut à Charles des
plus aimables, avec ses cheveux blonds, ses yeux brillants, et son
nez de sultane favorite. Il s'approcha d'elle, lui parla de bals masqués,
de champagne glacé, et du bonheur d'être aimé pour soi-mème.
Géraldine approuva tout, et Charles troublé ne s'aperçut pas qu'Antoine
passant derrière eux, avait tressailli au mot de champagne.
Dix jours après, (les répétitions générales ayant duré tout autant,)
on allait grand train sur le chemin qui mène au tutoiement, on allait
s'aimer pour soi-même.
Charles ne soupçonnait l'existence d'un Antoine quelconque que par
la défense à lui faite par Géraldine de la voir chez elle.
Un soir d'été, Verdun méprisant la consigne, tomba a l'improviste
chez la figurante qu'il trouva seule.
Vous ici! fit-elle avec émotion.
Et dans ce ~OMS, il y avait un monde de bons sentiments.
Charles répondit par quelques paroles tendres, en hii mettant au
doigt une petite bague d'or, et en l'attirant à lui.
A ce moment, Antoine parut sur le seuil, chancelant et chantonnant.
– Qui êtes-vous, vous ? dit-il à Charles, soudain pris de dégoût.
– Monsieur est ?0~ ami, répondit Géraldine avec beaucoup de
sang-froid, il veut bien nous protéger auprès des directeurs, (comme
c'était vague!) et vous voici dans un bel état.
Si c'est un ami, il n'y a pas de mal, soupirait l'ivrogne. je
dis qu'il n'y a pas. tu m'entends, Géraldine. pas de mal. de mal
répéta-t-il en tombant lourdement sur le plancher.
Malgré la contenance héroïque de Géraldine, Charles furieux et
humilié, travailla à s'esquiver, ce qui n'était pas facile, Antoine lui
faisant une barrière de son corps.
Laissez-moi. il faut que je sorte. bonjour, mademoiselle.
Pourquoi appelles-tu Géraldine mademoiselle? c'est ma femme,
je te dis.
Oh c'est indigne, s'écria Géraldine, pleurant de honte.
Charles avait disparu, guéri pour la vie, des intrigues au troisième
étage.
Le soir du jour suivant, il se promenait dans la grande rue de ma
ville natale, au bras d'un jeune beau pincé, busqué, frisé, rasé, idiot,
et qui le moralisait sur certaines /<M~o<to~M dont le beau monde
blamait Charles. Celui-ci se disculpait péniblement.
Soudain, il se sentit légèrement tirer par le pan de l'habit, et devint
verdâtre, en reconnaissant Antoine.
Ah ça, mon garçon, qu'as-tu fait à Géraldine?. elle a la fièvre
depuis hier, et toi un ami, tu n'es,pas encore venu nous voir.
peux-tu m'offrir un de tes bons cigares?
Que me voulez-vous? grommela Charles d'un air sombre.
Et puis nous irons prendre quelque chose, poursuivit Antoine,
oh! ce n'est pas pour que tu payes. il restait de l'argent dans le
.secrétaire, tu sais, le petit secrétaire du coin. viens, ton ami n'est
pas de trop.
L'ami redressant la tête, à la façon d'une demoiselle d'honneur of-
fensée, courut narrer la chose au beau monde scandalisé, et l'ardeur
avec laquelle il plaida dans son récit la cause de la morale, lui fit
obtenir, séance tenante, la main d'une laide héritière de trente et un
ans qui avait fait par~' d'elle dans le temps avec un officier du
génie.
Revenons à Charles.
Allez-vous en, (Hahte! Tel fut son adieu à Antoine.
Ça un ami
WA&NER
La tradition avait légué à Gœthe le nom du docteur Faust. Wagner,
type très secondaire, et qu'on ne peut appeler une création, est proba-
blement né d'une simple nécessité littéraire. Tout héros doit avoir un
confident, et cette loi, souvent moquée, s'est imposée presque tous
les écrivains. Il paraît indispensable dans une œuvre de longue haleine
de développer, par le contraste, le caractère du héros principal, et
de dramatiser l'action par la présence fréquente d'un second person-
nage qui donne la réplique.'C'est ainsi que le dialogue remplace le
monologue, forme ennuyeuse, parait-il, de toute antiquité, et qu'Aris-
tote félicite Eschyle d'avoir reléguée au second rang. Ce personnage
si commode, à qui le héros parle à cœur ouvert, ami ou valet, Pylade
ou Leporello, c'est le confident. Celui de Faust est enacé comme un
confident de tragédie classique, et il faut se garder de confondre
son apparition à travers l'épopée allemande avec le rôle anti-thétique
si important de Sancho ou de Philinte. Wagner ne reste près de Faust
qu'an commencement de l'action. Le docteur le remplace bientôt par
un personnage terrible, par Méphistophélès qui se fait son compagnon,
son berviteur, son valet. Si Gœthe fait plus tard reparaître Wagner,
c'est pour satisfaire, d'une façon un peu factice, au besoin d'unité
qui le préoccupe toujours a travers les divagations de sa fantaisie.
Wagner fait naître Homonculus, dont Goethe a besoin pour la thèse
qu'il poursuit, et, son rôle d'utilité accompli, rentre dans l'ombre à
jamais, Il n'a ni âge ni costume, et par lui-même, ni nationalité ni
époque. Wagner, le plus douillet des savants, comme l'appelle son valet,
est à coup sûr vieux garçon; il snmtde l'entendre, pendant la promenade
de son maitre, s'élever contre la joie des amoureux, les bravades des-
buveurs et la rusticité des joueurs de quilles. Homme de la bour-
geoisie au dehors, il tient dans la maison du docteur une place
ambigüe entre le disciple, le valet et l'ami. Faust l'appelle son
«
famulus mais lui permet la causerie, au point qu'on le voit entrer
en robe de chambre dans le cabinet d'études où les esprits voltigent
à la voix de Faust, et lui demander des renseignements sur la tragédie
grecque. Pourtant ce froid importun qui vient se jeter au travers des
apparitions du docteur, cet homme, le plus médiocre des enfants de
la terre, qui, de sa main, fouille le sol pensant y trouver des trésors
et qui se tient pour satisfait s'il vient à y trouver un vermisseau,
mérite un instant d'arrêter l'esprit. C'est, à travers l'oeuvre de Goethe,
le seul être heureux.
Là eût pu être la moralité du type au rêveur, opposer l'homme
d'action à l'esprit qui vit au-dessus et en dehors de l'humanité,
l'intelligence qui travaille au milieu d'elle, par elle, pour elle; à
l'homme qui passe de la foi ascétique au blasphème, l'homme qui,
dans une sphère de faits circonscrits, croit et pratique. Quand
Mëphisto dit à Faust Viens, je te ferai voir au prix de la vie,
t'inconnu; Wagner eût répondu « Reste je te ferai comprendre
pour la joie de ta conscience, le bonheur du connu. D Peut-être, au
commencement du drame, Goethe a-t-il eu cette intention? II était
jeune encore, et son esprit avait plus d'affirmations alors que de
critiques. Pourtant les moments où Wagner n'est pas ridicule et
impuissant sont rares. Peut-être un instant, pendant sa promenade,
son coeur n'est pas, comme celui de son maître, mort aux hommages,
et il paraît avoir une idée élevée du devoir et du travail. Mais ce n'est
qu'un éclair. « Que n'ai-je des ailes » s'écrie le docteur en face de
l'éblouissante nature. Wagner s'étonne et ne conçoit pas qu'on rêve
autre chose que la poussière des livres et les joies de l'antiquaire.
Oh qu'il redevient petit cet homme qui ne comprend pas qu'à une
certaine hauteur, poésie et science, sont synonymes Comme l'on voit
qu'il n'a pas pour la science un amour généreux, que l'humanité ne
le touche pas et que s'il a appris quelque chose, c'est par étroite
vanité ou désceuvrement! Il n'a pas suivi le conseil de Faust, qui lui
recommandait de se frapper le coeur s'il voulait comprendre quelqu e
chose. Il sait beaucoup; il voudrait tout savoir. Mais il ne connaît et
n'aspire à connaître que la science traditionnelle, écrite et ren-
fermée dans les livres. Il n'évoque point, comme son maître les forces
de la nature. Il a aperçu quelques faits il les apprend, les classe et
s'arrête content. Là est sa médiocrité; là son bonheur; bonheur impur
de l'égoïste et de l'impuissant. Il n'a pas l'amour de la science pour
les bienfaits qu'elle répand sur l'homme; il a la manie de l'érudition.
Comme Méphistophéles le raille « Un savant, dit-il, continue tou-
jours à étudier parce qu'il est incapable de faire autre chose. C'est
ce qu'a fait Wagner depuis le départ de Faust, il est devenu le
docteur Wagner, le premier du monde savant. Pourtant, il sent tou-
jours combien Faust lui est supérieur, et garde avec respect, sans y
entrer le cabinet sombre de son maître. D'ailleurs, Faust, son pro-
fesseur, et Homonculus, le fils de sa patience, sont les seuls amours,
'la seule famille de ce coeur desséché. Il s'est jeté dans l'Alchimie, dont
le côté matériel le séduit surtout. Tandis que Faust parcourt le monde,
Wagner remue les pincettes; la nature est lettre morte pour son
esprit qui n'en comprend pas la loi, et il veut créer sans amour. Comme
le médecin de Molière, il s'écrie « L'ancien mode d'engendrer!
plaisanterie que cela! La sainteté et l'universalité des attractions
amoureuses, pressenties dans les rêves de Faust, lui échappent, et
ce niais cherche quelque chose de plus pur que la création charnelle,
quelque chose de plus noble que l'amour. Ce savant est spiritualiste,
et Goethe en fait des gorges-chaudes. Comme il le fait se moquer de
'lui-même! Ce que la nature produisait jadis organisé, nous autres,
nous le faisons cristaliser. Il a sur la création la théorie catholique,
et sa science, comme la science catholique, ne sera jamais qu'une
froide et vide nomenclature
En suivant les formules de Paracelse, &ECOM<rano et incongruo,
Wagner crée un avorton, Homonculus, qui se moque de lui, et que
Méphistophélès entraine à travers le monde. Et moi? s'écrie Wagner.
Toi, reste à la maison; feuillette les bouquins et classe avec circons-
pection. Adieu Wagner a le cœur brisé, mais il se consolera bien vite
à chercher l'or potable ou la lampe qui br&le sans huile ni mèche.
Homonculus, qui sait tout, et ne vit pas, n'est-il pas le type de la
science selon Wagner, et, oublions ce pauvre homme, selon ceux
qui, de nos jours, pensent comme lui? Gœthe était, on le sait, un
grand savant, et il a lutté avec la science officielle à l'occasion de ses
théories géologiques. Il a voulu, selon nous, donner avec Wagner, le
type de cette science impuissante, qui apprend à l'homme des faits
sans but humain et moral. Wagner est un collectionneur et rien de
plus, et Goethe trouvait, sans doute, misérable tout homme qui ne
s'élève pas jusqu'à la cause, ou dans une région aussi noble, ne s'étend
pas jusqu'à l'effet; tout homme qui ne voit pas dans la science l'étude
des lois de l'humanité poursuivi pour le bonheur de l'humanité. I)
blâmait les savants stériles dont le cœur n'a jamais battu. Qu'on ne
nous dise pas qu'il fût de ceux-là. Il y a sûrement dans sa vie des actes
et des paroles inexplicables, odieux mème. Mais la vie d'un homme
est un mystère que l'on approfondit presque toujours mal. L'oeuvre reste.
Et certes, il aimait l'humanité celui qui a voulu renverser le dogme
terrible de la responsabilité, et qui a fait descendre du ciel des anges
et des roses pour dérober Faust le criminel a Méphistophélès le séduc-
teur.
Henry Fouquier.
LE BONHOMME GÉRONTE
A MES AMIS
(-)] Les anciens habitants de Lille doivent se souvenir qu'à cette mcrno
de la situation et toute l'imminence du péril pour la France et pour lui-
même, Napoléon s'offre vis-à-vis de l'Europe à accepter les traités de
1814; mais les lettres restent sans réponse. Ses courriers sont inter-
ceptés, et ses dépêches, adressées aux souverains, et notamment à l'em-
pereur d'Autriche, son beau-père, sont livrées au congrès de Vienne.
C'était, comme le dit M. Thiers, une véritable excommunication diplo-
matique. En même temps, et comme s'il était du même coup mis en
dehors des lois communes de l'humanité, on refuse de lui rendre son
fils, on Im dénie le droit que Dieu et la nature ont accordé à tous les
pères, de voir et d'embrasser leur enfant. Les circonstances mêmes qui
eussent dû lui être favorables tournent contre lui; ainsi, par exemple,
la seule alliance qu'il eût en Europe, celle de Murat, roi de Naples, lui
devient fatale par la précipitation qu'apporte Murât dans son agression
contre l'Autriche. Trompé par quelques expressions ambiguës d'une
lettre de Joseph Bonaparte, et entraîné par la fougue de son caractère,
Murât, au lieu d'attendre que la partie fût engagée entre Napoléon et
l'Europe, et d'opérer ainsi une utile diversion en Italie, avait pris l'ini-
tiative des hostilités. Après quelques avantages peu décisifs obtenus sur
les Autrichiens, accablé par des forces supérieures que commandaient les
généraux Bubna et de Neiperg (ce dernier devenu, comme on sait, le
confident et l'ami de l'indigne épouse de Napoléon), it avait, malgré
d'héroïques efforts, était battu à Tolentino, et s'était vu forcé d'aban-
donner Naples aux Autrichiens et aux Anglais. Murât, comme t'a dit
Napoléon avec une grande vérité, a perdu la France deux fois, en
l'abandonnant en 1814, et en lui revenant trop tôt en 1815.
C'est dans ces sombres conjonctures qu'eut lieu la promulgation de
l'acte additionnel, et la cérémonie du Champ-de-Mai. Dès son retour à
Paris, Napoléon, voulant donner des gages a l'opinion libérale, avait,
par l'abolition de la censure, rendu à la presse toute sa liberté, « Qu'ai-
je à craindre de la presse? répétait-il souvent; elle a tout dit sur moi,
mais il lui reste beaucoup à dire sur mes adversaires. » La charte oc-
troyée par Louis XVIII accordait aux Français la liberté de publier leurs
opinions; mais, ôtant d'une main ce qu'ils semblaient donner de l'autre,
les Bourbons de la branche aînée avaient vicié cette disposition de leur
propre constitution par l'établissement de la censure. En même temps,
à la charte de Louis XVIII, Napoléon venait de substituer une nouvelle
constitution, qu'il eut le tort d'intituler Acts M<M<<MMH!~ «Mjs consti-
époque une sorte de petite Vendée fut organisée dans une partie du dépar-
tement du Nord. Un certain nombre de réfractaires, qui, comme on l'a dit,
prenaient les armes pour ne pas être soldats, s'étaient réunis dan~ les en-
virons d'uazchrouck, sous la conduite des frères Fruchard (nous croyons bien
nous rappeler exactement leur nom), dont l'un était surnommé Louis XVII.
La diligence de Dunkerque, malgré son escorte de gendarmes, fut plusieurs
fois attaquée par ces chouans du Nord. Entm, on fit sortir de Lille quelques
troupes de ligne et quelques compagnies de oanonniers lillois, qui disper-
sèrent ces bandes. Toutefois, ce mouvement ne s'apaisa complètement
qu'au second retour de Louis XVUt. L'un des frères Fruchard devint porte-
drapeau dans la légion du Nord.. C. M.
tutiotts de l'Empire; « car jamais, dit M. Thiers, la liberté, celle, du
moins, qui est raisonnablement désirable, n'avait été plus complètement
accordée à la France. Aussi, Lafayette, qui se connaissait en consti-
tutions, écrivait-il à Benjamin Constant, le véritable rédacteur de cet
acte <!<M<<!<HtM<~ < Votre constitution vaut mieux que sa réputation mais
il faut y faire croire, et la mettre immédiatement en vigueur. » Pour
l'inauguration de la nouvelle constitution, une grande solennité, renou-
velée tout à la fois des assemblées des anciens guerriers francks et de la
fête de la Fédération en 91, fut célébrée sous le nom de Champ-de-Mai.
Les troupes présentes à Paris, la garde nationale, les délégués des fé-
dérés, les dé)égués du corps électoral, les députés nouvellement élus, y
assistèrent. L'Empereur y vint en habit de soie, manteau impérial, toque
à plumes, enfin le costume du sacre. Mieux eût valu la redingote grise
et le petit chapeau, dont le seul aspect avait fait tomber les portes de
Grenoble et la barricade du Pont-Morand à Lyon. L'archevêque de
Bourges, exerçant les fonctions de grand-aumônier, célébra la messe. En
91, dans une fête analogue, tenue aussi au Champ-de-Mars, l'officiant avait
été M. de Talleyrand, alors éveque d'Autun mais aujourd'hui M. de
Talleyrand était à Vienne, ameutant l'Europe contre la France. Malgré
la solennité, la fête fut triste tous les cœurs étaient en proie à de fu-
nestes pressentiments. M. Thiers rapporte la céièbre allocution que pro-
nonça l'Empereur aux détachements des divers corps placés au pied de
son estrade « Soldats de la garde nationale! dit-il, vous jurez de ne
jamais souffrir que l'étranger souille de nouveau la capitale de la grande
nation.- Nous le jurons! répondirent les gardes nationaux parisiens.-
Et vous, soldats de la garde impériale! vous jurez de vous surpasser
vous-mêmes dans la campagne qui va s'ouvrir, et de mourir tous plutôt
que de souffrir que les étrangers viennent dicter des lois à la patrie.
Oui oui répondirent-ils. » Ceux-ci devaient tenir leur serment car,
comme la dernière armée grecque Ii l'isthme de Corinthe, s'ils ne purent
vaincre, du moins ils surent mourir.
Peu de jours après celte cérémonie, les deux Chambres (car, il
l'exemple de la charte de Louis XVIII, la nouvelle constitution recon-
naissait, à côté de la Chambre des députés, une pairie héréditaire) ou-
vrirent leur session, et le 12 juin 1815, à trois heures du matin, Na-
poléon partit pour t'armée. «En sentant l'heure des combats approcher,
dit M. Thiers, il était ranimé, car il retrouvait sous ses pieds le terrain
où il avait toujours marché en maître. Il serra tendrement dans ses bras
sa fille adoptive, la reine Hortense, et itdit à M* Bertrand en lui donnant
la main avant de monter en voiture « Il faut espérer, madame Bertrand,
que nous n'aurons pas bientôt à regretter l'île d'Elbe. Hétas le moment
approchait où il aurait tout à regretter, tout, même les plus mauvais
jours. »
Dans cette rapide analyse du nouveau volume de M. Thiers, nous
avons pris à tâche, bien moins de faire intervenir nos appréciations
personnelles, auxquelles le lecteur saura bien suppléer par les siennes
propres, que de retracer fidèlement l'esprit dans lequel ce livre est conçu
et écrit. Cet esprit est celui de la plus honorable impartialité. Dans son
récit, M. Thiers a pris pour guide la vérité; dans ses jugements, il a
pris pour règle la justice. Aussi, lui appliquerions-nous volontiers,
moyennant une légère variante, la déSnition donnée de l'orateur par
Qumtilien, et dirions-nous de notre éminent historien Vir pyo6M~
i~AMANDi pen<ws. Partout où il aperçoit les erreurs et les fautes
poli-
tiques, dans le parti national comme dans celui de rémigration, chez
Napoléon comme chez les Bourbons, il les constate avec la même impar-
tialité de conscience. M Thiers nous parait avoir très nettement défini
la situation qui fut celle de Napoléon vis-à-vis de l'Europe et vis-à-vis
de la France dans cette courte période qui s'écoule entre le golfe Juan et
Waterloo Il nous paraît également avoir fait à chacune des classes de la
population française sa juste part dans les sentiments dont Napoléon fut
l'objet pendant les Cent Jours contre lui, le clergé, la noblesse, l'émi-
gration pour lui, les classes populaires et l'armée enfin, dans une
sorte de neutralité, la bourgeoisie, amie des principes de 89, et, par
cela même, exempte de toute hostilité envers Napoléon, leur représentant
et leur défenseur, mais partagée cependant entre ces sentiments et la
crainte d'une nouvelle invasion qui viendrait ruiner le commerce et grever
la propriété et l'industrie de nouveaux impôts, destinés, soit à faire face
aux nécessités de la guerre, soit, comme il arriva en effet, à payer des
indemnités aux étrangers victorieux.
C. Mallet.
tY -IjESLES
––
CLASSIQUES T)U BOULEVARD
t
–––
~4Pne f~tt
pas demander aux pièces populaires de notre théâtre
~~B~orain la science du goût, la recherche du beau, le souci de
la moralité et h préoccupation du style. La plupart d'entre elles au!-
chent même un grand dédain pour nos traditions littéraires, et cela
n'a rien qui doive étonner, si l'on songe que nos auteurs sont régis
par les exigences d'un public avide de nouveautés, curieux seulement
de distractions frivoles, et aussi peu soucieux de la dignité de l'art
que de sa propre dignité. Que dire de ce public selon le cœur de
M.Marc Fournier, qui s'est laissé enlever, sans murmurer, les chefs-
d'œuvre de Victor Hugo et se pâme d'aise au spectacle du Pied
de .MoM<oK.? Pour attirer l'attention d'une semblable foule, Michel-
Ange aurait dû prendre le crayon de Daumier. Pour elle.'Ie comique
réside dans la Farce, et l'esprit dans le calembourg. Afin qu'elle
puisse les distinguer et les comprendre, il est nécessaire d'exa-
gérer les types qu'on lui présente, de grossir les gibbosités et
les excentricités des personnages que l'on fait passer devant elle.
C'est ainsi que la charge a remplacé le portrait dans la galerie des
figures marquantes du XIX" siècle. Aujourd'hui, la Tragédie est
remplacée par le Mélodrame, la Comédie a fait place à la Parade.
Cependant, au milieu de cette décadence du goût et de cette dégra-
dation des genres, le théâtre-populaire a ouvert à l'intelligence de
nos grands acteurs la voie nouvelle où ils devaient rencontrer la
célébrité; i! a essayé de suppléer aux qualités qui lui faisaient
défaut par l'étude consciencieuse, profonde et patiente des caractères
il a eu la gloire de saisir, de dégager et de typifier les personnalités
les plus originales qui se sont produites. Lorsque l'on oppose aux
Farces de nos petits théâtres les platitudes de nos scènes impériales,
lorsque l'on confronte avec les sociétaires de la Comédie-Française
tes grands artistes du boulevard, lorsque l'on compare les efforts et
les résultats divers tentés et obtenus, on voit facilement de quel coté
se trouvent l'imagination, déréglée peut-être mais puissante, l'ori-
ginalité, l'observation, la vérité. Il serait peut-être curieux de tenter
la réhabilitation de ces productions inférieures de l'ait dramatique;
assurément, il est bon de remarquer que, de nos jours, le drame le
plus saisissant s'est dressé sur de vulgaires tréteaux, que la satyre
la plus violente s'est fait entendre sur une scène de second ordre,
et que c'est d'un genre méprise qu'est sortie la protestation la plus
énergique contre les vices du temps.
On ne saurait trop le répéter, le devoir sérieux du théâtre consiste
à représenter dans toute leur beauté et dans toute leur laideur les
vertus du jour et les vices du moment. Nous examinerons une autre
fois quels étaient les sentiments élevés et les passions généreuses que
la première moitié de ce siècle livrait au contrôle de l'art drama-
tique aujourd'hui nous voulons seulement rechercher les principaux
déréglements de l'esprit public, et voir de quelle manière ils ont été
traînés à la rampe de nos théâtres. Or, ce qui caractérise l'époque
que nous traversons, c'est le désir du gain, l'appât du lucre, la soif
des richesses c'est l'entraînementirrésistible et universel de tous les
esprits vers tes entreprises hazardeuses et les spéculationsaléatoires.
Pour arriver à la fortune tous les chemins sont bons, tous les moyens
avouables le succès excuse tout. Tel qui devrait ramer sur les
galères de l'Empire, est considéré dans le monde parce qu'il est
devenu riche; tel dont pas un n'oserait médire, est méprisé parce
qu'il est demeuré pauvre. L'honnêteté, le terme qui, jadis, impliquait
par excellence l'idée de considération et d'estime, est remplacé
aujourd'hui par un mot qui garde la même signitication t'habiteté.
Soyons francs Voyons, monsieur, à qui donnerez-vous en mariage
mademoiselle votre fille? N'est-ce pas à l'homme habile qui, en peu
de temps, aura doublé sa dot et achètera un château sur ses éco-
nomies ? Et vous, madame, à qui prodiguerez-vous vos plus char-
mants sourires? N'est-ce pas, une fois encore, à l'homme habile venant
diner chez vous les mercredis, et initiant votre mari, entre deux parties
de whist, aux secrets du report et aux chances de la liquidation ?
Comment résister à ce chimiste qui, opérant un étonnant précipité,
convertit quelques valeurs immobilières et nominales en une propriété
foncière? Comment résister à ce prestidigitateur à qui vous avez confié
!e matin une partie de votre fortune, et qui vous dit le soir Vous
m'avez remis cent mille francs; daignez souffler sur ce portefeui)!e.
fort bien en voici deux cent mille? Assurément cet homme est
plus grand que le héros du jour, que l'écrivain en renom, que l'ar-
tiste à la mode. Toutes les faveurs qui appartenaient autrefois au
galant homme, à l'homme d'esprit, à l'honnête homme, reviennent
donc de droit à l'homme habile. Il concentre sur lui l'attention gé-
nérale sa personnalité domine toutes les autres. Son histoire d'ail-
leurs est féconde en péripéties inattendues; sa vie, pleine de succès
et de revers, est une longue lutte. Tour à tour bohème et million-
naire, commis et financier, prenant tous les masques et toutes les
formes, tantôt hypocrite, tantôt cynique, faisant des distinctions sub-
tiles entre la petite et la grande morale, développant des idées sub-
versives, côtoyant la cour d'assises ou échappant à la police correc-
tionnelle, l'homme habile est le roi de notre époque.
Eh bien ce type du XIX*~ siècle, pour ]e rencontrer au théâtre,
rayonnant de tout son prestige, drapé dans son immoralité notoire,
entouré de ses compères et de ses victimes, il faudra le chercher dans
un mélodrame et dans une parade. Mais, songeons-y bien, il nous faudra
retrouver le portrait dans la caricature; il nous faudra dégager avec
prudence les figures cachées sous les masques; il nous faudra faire
connaissance avec des créations burlesques, bizarres, insensées,
étonnantes souvent, parfois sublimes, et toujours divertissantes.
Dans notre théâtre populaire où la Providence est représentée par la
belle institution de la gendarmerie, où la société parait sous les traits
de.M. Gogo, l'homme habile se nomme, suivant les circonstances,
Bilboquet ou Robert Macaire. Autour de ces deux types se meuvent
quelques figures secondaires, entraînées dans la course de ceux qu'elles
suivent, comme les satellites gravitent autour des planètes; elles se
nomment Gringalet, M. le Maire, Bertrand, le baron de Wormspire.ctc.
Toutes ces figures méritent un rapide examen, toutes ces créations
un rapide commentaire mais, pour être compris des personnes qui ne
sont pas initiées au genre de littérature qui nous occupe, nous devons,
aussi rapidement que possible, analyser les principales pièces où ces
physionomies se sont produites; nous devons faire connaître le milieu
où elles sont placées nous devons enfin amuser un peu notre public
aux bagatelles de la porte. Du reste, le lecteur saura choisir ce qui
vaut la peine d'être lu dans ces pages, écrites à la hâte, et il y a
nombre de passages qu'il sautera, s'il est bien avisé.
Les Saltimbanques, comédie-paradeen trois actes, mêlée de cou-
plets, par MM. Dumersan et Varin, furent représentés pour la première e
fois à Paris, sur le théâtre des Variétés, le 25 janvier 1838. Une
troupe de saltimbanques, composée d'un pitre, Gringalet, d'une femme
sauvage, Atala, d'une ballerine ingénue, Zéphirine, donne des repré-
sentations à Lagny, sous la direction du sieur Floricourt, dit Bil-
boquet. Le saltimbanque arrache les dents et autres, et vent <o!M?
ce qui concerne son nétat. Un événement pénible vient de suspendre
le cours de ses succès Les murs de Lagny lui sont fatals! Un
patient s'était approché de lui afin qu'il lui enlevât une dent; l'aspect
d'un sabre nu l'épouvante, et il prend la fuite. « Il s'agissait de
-cinquante centimes!! e Bilboquet extirpe un curieux et lui extirpe une
molaire d'une entière blancheur. Il est arrêté, mais bientôt cependant
rendu à la liberté, par un gendarme dont il avait la veille dégraissé
l'uniforme < Un bienfait n'est jamais perdu, x Le voyant libre,
son hôtesse lui demande de l'argent; Bilboquet propose en vain de
lui faire une traite sur son banquier il doit demeurer à Lagny et
se coucher sans souper. Mais un jeune homme de bonne famille,
Sosthène Ducantal, vient se jeter aux genoux de Zéphirine, et
demande à l'épouser. C'est un enfant mystérieux, dit Bilboquet;
elle peut être fort riche plus tard quand on ne connaît pas son père,
on ne sait pas de qui on peut être la fille. Cette maxime n'est pas
neuve, mais elle est consolante Sosthène va s'engager comme pail-
lasse dans cette aimable troupe; il voit déjà les aventures duRom~H
comique se dérouler devant lui; mais son père, le capitaliste Du-
cantal, vient l'arracher à cette société un peu mêlée < Allez, dit-il,
fils indigne de l'être! s Et dans sa précipitation, il oublie sa malle,
que'les saltimbanques emportent avec eux.
Au deuxième acte, nous pénétrons plus avant dans la vie privée de
HilboqueL C'est l'heure du déjeuner < Vous ne savez que manger,»
dit Bilboquet à la femme sauvage et celle-ci répond fort sagement
«
C'est une science que je n'ai pas apprise chez vous.Mais le
saltimbanque a des ressources il rapporte un chat, un chat savant,
qu'un confrère malheureux vient de lui céder. et puis il a marchandé
une carpe fraîche, qu'il achètera la semaine prochaine! D'ailleurs, il
s'agit vraiment bien de déjeuner! Bilboquet a rencontré la nourrice
de Zéphirine cette femme qui, aimant beaucoup son nourrisson, con-
sentit facilement à le donner au premier venu, lui annonce l'arrivée
d'un homme bien vêtu à la recherche de son enfant. Vous vous
doutez de ce qui arrive. C'est Ducantal qui se présente; il réclame
sa malle, et Bilboquet s'obstine à lui montrer tout ce qu'il a de dis-
ponible en fait d'enfants trouvés. Ce quiproquo est une des scènes les
plus amusantes du théâtre. L'étonnement de Dncantal va toujours
croissant, tandis que le saltimbanque se complait à énumérer tous les
services qu'elle lui rendait, combien il s'était accoutumé à elle; il ne
s'arrête qu'au moment où Bilboquet s'écrie Brisons là Briser
ma malle dit l'autre, je m'y oppose. Une lettre de la nourrice
vient tout expliquer, et Sosthène, pour rejoindre son père dans la
ville de Meaux, s'engage comme paillasse parmi les artistes nomades.
Au troisième acte, nous retrouvons Bilboquet à Meaux, chargé
d'une mission politique par permission de M. le Maire. Il faut égayer
la population pour célébrer l'arrivée d'un nouveau Sous-Préfet. La
généreuse cité paie l'enthousiasme douze francs, et Bilboquet « ne
refuse jamais un service, surtout quand il est payé pour cela. Sos-
thène doit jouer du tambour, et les préjugés le retiennent; il est fort
empêché d'avoir à faire ainsi du bruit dans la rue « Je ne sais pas
en jouer, dit-il.-Puisque tu joues du violon, répond le saltimbanque.–
Ce n'est pas la même chose. – C'est plus facile. Et Sosthène bat
la caisse. Son père, qui ne veut rien entendre entend néanmoins
le tambour. Il accourt, et Gérontc et Valère ont une explication pu-
blique. < Parricide! s'écrie Ducantal, je te ferai enfermer dans une
maison de correction jusqu'à l'âge de soixantc-setzc ans D Et dans sa
rage, il vient avec des gendarmes afin d'empoigner l'honnête Bil-
boquet, lequel se récric, toujours avec la permission de M. le Maire.
Mais Bilboquet a des papiers il a même les papiers de Ducantal,
qu'il fait ainsi passer pour son compère, tandis que M. le Maire
s'écrie Trèsbien très bien Or, ces papiers indiquent d'une façon fort
claire le croirait-on? que Zéphirine est la fille de Bilboquet,
que Ducantal est son beau-frère, et que l'union de Soslhène et de
Zéphirine est la moralité de la pièce.
Le succès de cette parade fut complet. Odry, l'homme dont le nez
a fait plus de conquêtes que celui de Roxelane, comme dit quelque part
son biographe, M. du Mersan, Odry se couvrit de gloire dans sa
création de Bilboquet. C'est qu'il avait compris la significationde cette
ligure moderne, et qu'il avait étudié dans le monde le personnage
qu'il représentait sur les planches. Grâce à lui, Bilboquet devint un
type. La même année, il passa, rôle épisodique, à travers un vau-
deville de M. Bayart M. Gogo à la Bourse. Là, il parut, dégagé de
certaines exigences scéniques, plus humain et plus grand. Mais nous
le connaissons assez pour le juger, et nous n'avons point le temps de
le suivre, à travers toutes ses incarnations successives, jusque dans
les livraisons du Musée Philippon.
On connaît la lithographie qui représente Odry dans le costume
des Saltimbanques, coiffé d'un chapeau gris, gras, pollué et con-
cassé, portant sur le maillot et le spencer pailleté de l'acrobate, le
garrick de l'industriel. Il est impossible de ne pas reconnaître Bil-
boquet, et l'antithèse de cet esprit est bien traduite par ce costume.
En effet, Bilboquet pourrait dire qu'il est capitaliste dans le monde et
marchand de poudre à gratter sur la place publique, comme Atala,
son élève, disait qu'elle était femme sauvage à l'extérieur, mais non
pas dans le particulier. Bilboquet est artiste lorsqu'il s'écrie L'art
est dans le marasme Il est artiste lorsqu'il demande à Sosthène, dé-
sireux de s'engager dans sa ,troupe « Tu veux être saltimbanque?
Présomptueux, quel talent as-tu? Mais il est avant tout banquiste
« Il connaît toutes les banques, hormis la Banque de France » Il ne
faut pas s'y tromper, la dent qu'il veut arracher avec accompagnement
de gencives et de clarinettes, à la pointe d'un sabre, sans mal ni
douleurs (c'est-à-dire qu'il n'en éprouve aucune), cette dent, c'est
l'argent de l'actionnaire. Lorsqu'il dit à son pitre, en lui remettaut
un trombonnc « Tu ne feras qu'une note, toujours la même, et les
personnes qui aiment cette note-là seront transportées de joie; il
n'entend pas parler des dilettanti. La note qu'il faut donner, c'est la
réclame, toujours la même, sans cesse répétée, qu'il faut jeter dans la
rue, afficher sur les murs, insérer dans le journal. c On ne connaît
pas assez l'importance d'une annonce, a dit un recueil spécial; la
première n'est pas lue; la seconde frappe les yeux comme une image
fugitive la t/oisième est lue machinalement; la quatrième fixe le
regard et l'esprit; la cinquième, on en prend note au crayon; la
sixième, on en parle à sa femme la septième, on veut voir ce que
c'est etc. Bilboquet le savait bien, et il inventait Le meilleur
chocolat est le chocolat Perron, et les chapeaux Richard sont su-
périeurs, en même temps qu'il trouvait les haricots sans incon-
vénients de M. Aymès, et tant d'autres réclames habiles.
Mais Bilboquet n'est point seulement un Barnum vulgaire. Il est
initié à toutes les chances du commerce et de la spéculation. Cher-
chant la fortune il connaît les malheurs et sait y compatir. II fautt
voir avec quel laisser-aller il parle de son ami Cabochard, qui avait
fondé une société en commandite « Il a manqué, dit-il! -De com-
bien manque-t-il? Il manque de tout, et le reste est pour ses
créanciers Une semblable misère ne peut arrêter un instant cet
esprit si fécond en ressources. Les arcanes les plus secrets du
monde financier lui sont familiers. Quand Ducantal a oublié sa malle
dans sa précipitation une malle si lourde, qu'elle faisait dire de
son propriétaire Ce doit être un homme bien comme il faut! Grin-
galet la trouve et demande ceci Cette malle, est-elle à nous? Et
Bilboquet répond aussitôt elle doit être à nous N'est-ce pas la
réponse faite au procureur du roi par les grands financiers tripotant
avec les actions laissées en leurs mains comme un dépôt?
'Bilboquet est l'homme habile par excellence. Sa conversation laisse
toujours un sens douteux; sa pensée est toujours suivie d'une restric-
tion mentale. Lorsque l'heure solennelle a sonné, l'heure du souper,
et que Zéphirine objecte que n'ayant pas soupé on déjeunera mieux
fe lendemain, il s'écrie « En voilà des principes 'c'est avec çà
que je t'ai nourrie jusqu'à présent Et lorsque le capitaliste
Ducantal lui prête de l'argent c Jamais je ne m'acquitterai envers
vous. » Son habileté est si grande qu'elle effraie l'honnête Ducantal.
Lorsque ce riche capitaliste voit son fils engagé avec des saltim-
banques, il menace leur directeur de le livrer à l'autorité. Bilboquet
se transforme alors « C'est moi qui vais porter plainte, dit-il; ton
fils veut corrompre ma pupille il a fait manquer ma recette je
l'attaque en dommages et intérêts. D Ducantal effrayé s'écrie Cet
homme a travaillé chez un avoué! » Et il n'insiste pas. C'est ainsi que
les pères de famille craignant le scandale sont contenus par les
agents d'affaires qui disent, eux: Vous voulez du bruit? nous en
ferons; le commissaire nous connaît et le procureur ne nous
effraie pas.
En effet, Bilboquet a ce trait distinctif qu'il demeure toujours dans
une apparente légalité. Il porte le plus grand respect à l'autorité
dans la personne du gendarme. Estimé par le représentant de la
force publique il est entièrement dévoué à tous les gouver-
nements et à la gendarmerie royale nationale ou impériale. Il
organise une petite fête ou donne à diner le jour de l'arrivée du
sous-préfet et il est heureux de la présence de ce magistrat qu'il
ne connaît pas! « Ah! s'il le connaissait! mais il ne le connait
pas » Il a pour M. le Maire et son auguste famille, une condes-
cendance que ce magistrat paternel apprécie à sa juste valeur. Cet
amour pour l'autorité n'a rien de surprenant quand on songe que les
opérations financières ont besoin de l'ordre matériel. Les grandes
revendications populaires, les belles victoires de nos soldats lui
paraissent des faits inutiles et oiseux. Le progrès, le développement
constitutionnel ou violent des institutions, tout cela l'afflige etl'étonnc.
La perte des libertés, de la nationalité même de son pays ne l'elfraie-
rait pas. Il a vu l'invasion sans frémir, et se souvient que Waterloo
a fait monter la rente.
Cet amour de la légalité fait que Bilboquet est toujours en règle.
Il est toujours appelé par la confiance de l'autorité et la permission de
M. le Maire. Lorsqu'après avoir perdu sa malle et son portefeuille, tous
deux retrouvés par le saltimbanque, Ducantal veut faire arrêter Bilbo-
quet « J'ai des papiers, s'écrie celui-ci, qu'il montre les siens; il n'a
pas de papiers; c'est un homme sans aveu Aussi comme il est favo-
risé Lorsqu'à la suite d'un incident fâcheux, Bilboquet se voit arrêté,
on le relâche, et le gendarme dit avec une voix qui n'appartient qu'à
cette institution « Père Bilboquet la politique étant étrangère à
l'événement je vous rends votre libre arbitre. Par ce mot du
brigadier, tout un ordre de faits n'est-il pas rendu sensible. Peut-on
poursuivre les amis de l'ordre faut-il déployer de la sévérité dans
une affaire où la politique est étrangère?
Ami de la légalité bien vu du gendarme, dévoué aux gouverne-
ments se moquant de tous les principes opposant à la vie une
inaltérable gaîté; Bilboquet se montre surtout sous son véritable jour,
lorsque personnage épisodique il paraît auprès de M. Gogo à la
Bourse « 0 mes amis dit-il, ô mes gredins d'amis notre moment
est enfin arrivé, l'industrie triomphe, la commandite prospère et toutes
les entreprises trouvent des actionnaires. D Bilboquet est en effet
à la tête de vastes entreprises. Il opère sur une vaste échelle et
place des actions à M. Gogo qui est enchanté, il se fait reconnaître,
comme administrateur, un traitement de 40,000 francs, et tandis
que ses amis s'écrient il y aura deux directeurs cent sociétaires
Bilboquet dit ces quatre mots Je prends la caisse Dans le vau-
deville de M. Bayard, Bilboquet qui a su vendre en hausse des actions
impossibles, Bilboquet qui va acheter un théâtre et un journal, La
Conscience publique sans doute Bilboquet n'est plus suivi de
son pîlre gérant responsable, vulgaire homme de paille que l'on
sacrille en disant C'est la faute de Gringalet il est accompagné de
M. le Maire lui-même qui dit selon'son habitude Très bien! très
bien! et qui, au besoin, met son écharpe et couvre de sa protection
l'industrieux industriel. Ce magistrat paternel et satisfait -est un
compère. Le nom de M. le Maire éclate sur l'affiche et brille sur'le
prospectus c'est une amorce à niais, un nom considéré ou considérable
jeté comme une satisfaction à la morale publique, donnant le change
aux soupçons d'escroquerie et offrant souvent un crédit sérieux à une
spéculation dérisoire. M. le Maire est au théâtre le premier type du
marchand de son influence cette figure qui est aujourd'hui si
rohununo et qui attend encore son peintre car ce n'est pas impu-
nément qu'une société se jette dans des voies nouvelles, et l'art doit
faire son profit des dérèglements de l'esprit public. Le marchand de son
influence n'est pas seulement maire, il est riche au besoin et noble
autant que possible il exerce les hauts emplois, arrive aux grandes
dignités et pourrait se trouver jusque sur les degrés d'un trône. Le
marchand de son influence dit toujours Très bien! très bien et il
touche des primes, des dividendes des frais de déplacement, des
annuités et des traitements. Il dit toujours très bien très bien et
il est nommé à vie membre du comité de surveillance. A Bilboquet
revient l'honneur d'avoir, le premier, présenté au public ce type du
XIXe siècle.
Après Bilboquet pour comprendre Robert Macaire il suflit de
suivre cette seconde physionomie avec la même patience, et les points
de contact et d'opposition que tous deux ont ensemble éclateront d'eux-
mêmes. Le parallèle, entre ces deux créations de la même famille et
du même temps, s'établira sans effort. Robert Macaire est loin d'avoir
pour la légalité le respect professé par le saltimbanque. Robert
Macaire est hors la loi, et il puise sa force dans le cynisme extrava-
gant qu'il montre en face de la société constituée en face de la
famille, en face la morale publique.
Repris de justice, condamné en rupture de ban, Robert Macaire
trouve, dans une valise qu'il a volé, un passeport d'abord, puis, des
certificats de bonne vie et mœurs. Il s'écrie alors « Avec cela on
meurt de faim et l'on va aux galères. Macaire est trop habile pour
attacher quelqu'importance à de semblables détails, lui qui est tour
à tour de Saint-Rémond et baron des Adrets. Il n'a pour les agents
de l'autorité aucun respect; il les vole, les trompe, et s'écrie-
« Enfoncés les gendarmes Sa contenance devant eux est admi-
rable. Durant son interrogatoire, il répond aux questions qui lui
sont posées avec un daudysme parfait « – Votre profession?
Ambassadeur du roi de Maroc. D à la même question, Bertrand avait ré-
pondu Orphelin. – Vous venez? – Nous en sortons
-Pas mal et vous? Il
.Et vous allez?
méprise l'autorité, mais il ne la craint pas;
peut dire, tandis qu'il se fait escorter par un piquet de gendarmerie,
après avoir dévalisé une auberge, il peut dire avec raison « Je ne
connais pas d'institution plus belle et plus utile que celle de la gen-
darmerie. » Le mépris de l'autorité est familier à Robert Macaire,
qui, d'ailleurs, grâce à son esprit fécond en ressources, se maintient
dans une sphère peu accessible aux agents inférieurs de l'autorité.
Sa position le met au-dessus de la loi et il n'a rien à craindre, là où
Bilboquet aurait tout à redouter. Ses entreprises sont colossales, ses
ressources immenses. On le voit officier de paix, faisant arrêter
l'agent qui le poursuit; il marie sa fille à un commissaire de police,
et vu d'un très bon œil par le ministre, il est un instant sur le point de
devenir préfet de police du royaume.
Cet aplomb et ce cynisme ne l'abandonnent jamais. Il reste majes-
tueux devant son fils qui vient de l'arracher à l'échafaud. Tu
méprises ton père, lui dit-il, c'est toujours comme cela lorsqu'on a eu
des malheurs. Ah! que les pères sont malheureux d'avoir des fils »
Ensuite, il se plaint amèrement que l'on n'ait pas pour lui tous les
égards que l'on doit à son titre de père et à ses malheurs. Quand il
apprend qu'il faut enfin quitter les lieux où il a été caché, Macaire
veut aller à Paris. Il y a longtemps, dit-il, que je désire revoir cette
capitale.. On lui répond qu'il doit s'expatrier, mais il ne peut con-
sentir à quitter sa patrie, cette aimable France, séjour de l'm-
dustrie, dos beaux arts et des belles manières.» Voilà bien, en effet, le
langage de ces malheureux, dont le sens moral est oblitéré, et qui
ne peuvent se décider à s'arracher enfin à la réprobation publique.
Ils consentent bien à aller jusqu'à Bruxelles, après un désastre, mais
à condition de revenir bientôt à Paris, leur véritable théâtre, où la
honte, comme la gloire, ne dure qu'un jour. Ils ont à ce sujet l'opi-
nion de Mascarille, et ces drôles s'écrient « Hors de Paris, il n'y
a pas de salut pour les honnêtes gens Du reste, Robert Macaire,
convaincu de crimes, n'attache que peu d'importance à ces incidents
fâcheux
» comme
Bertrand il demande à faire non pas des révé-
lations, il demande que tout le monde s'embrasse et que cela finisse
Sans doute Robert Macaire trouvait mauvais que l'on s'ingérât de
connaître ses affaires; il aurait dit de ses crimes ce qu'un magistrat,
désormais célèbre, a dit de ceux d'un empereur romain: Néron eut
quelques difficultés de famille.
Ce cynisme de Robert Macaire, est poussé jusqu'aux plus extrêmes
limites. Mais il ne faut pas prendre au pied de la lettre les crimes
qu'il a commis. U est trop adroit, trop habile, en somme, pour s'ex-
poser par un assassinat à l'échafaud. En lui faisant parcourir tous les
degrés du crime, le théâtre a voulu montrer plus pertinemment que pour
arriver à la fortune il était capable de tout et n'était arrêté par rien.
Il est encore opposé à Bilboquet sous d'autres rapports. Ce Robert
Macaire n'est jamais arrêté par la pitié; « le saltimbanque a des
entrailles; il a soif de toutes lesjouissances, et le saltimbanque disait:
Fi! du luxe; jamais de luxe!
Mais ce qui leur est commun à tous deux, c'est le désir d'arriver
à la fortune par la spéculation. Ces deux hommes qui seraient mil-
lionnaires demain s'ils portaient des bottes, et ministres des finances,
s'ils avaient du linge, sont aussi intéressants l'un que l'autre sous ce
rapport. En effet, lorsque, poursuivi et caché, Robert Macairc se
plaint de ne pas rencontrer les égards qu'il mérite; son plus grand
grief est de n'avoir pas encore reçu son journal et de ne pouvoir
ainsi se trouver au courant de la rente. Ce qu'il demande à son fils,
c'est qu'il lui confie ses capitaux afin qu'il les fasse valoir. Certes,
ils rapporteraient dans ses mains un intérêt considérable! Il faut voir
de quelle manière il entend les affaires! Il est directeur d'une com-
pagnie d'assurances contre. les voleurs. « A cette époque, dit-il',
où toutes les passions mauvaises se .déchaînent sur notre ordre
social, avec la fougue du torrent; dans ce siècle où chacun cherche
à glisser sans être vu, sa main dans la poche de ses voisins, c'était
une association vaste et philantrophique que celle d'une association
contre les voleurs. Une telle entreprise doit prospérer. Mais les
dividendes? Macaire parle à.ses actionnaires et dit: Je suis en
instances près du gouvernement pour obtenir la police générale avec
une économie de dix millions. et pour cette nouvelle entreprise, il ne
me faut que cinq millions! Comme de juste, les emplois les plus
lucratifs appartiendront de droit aux premiers actionnaires. Ai-je
trop présumé de vous en comptant que vous seriez les premiers?. »
Et les cinq millions sont souscrits par les actionnaires enthousiastes.
Cette scène n'cst-elle pas une des plus vraiment étudiées, une des
copies les plus fidèles des comédies financières de ce temps?
Il nous reste à ajouter quelques mots sur les différentes transforma-
tions de Robert Macaire au théâtre. Il nous reste à voir de quelle
manière ce type s'est impatronisé dans notre littérature ainsi que les
figures secondaires qui forment son collège.
L'histoire de Robert Macaire ne devait pas se raconter, mais bien
se chanter sous forme de complainte. Rien de plus lugubre, de plus
amusant et de plus étrange que cette vie légendaire. Robert Macairc
paraît pour la première fois dans V Auberge des Adrets drame en
trois actes, à spectacle, par MM. Benjamin, St-Amand et Paulyanthe,
représenté sur le théâtre de l'Ambigu-Comique le 28 janvier 1823;
et repris à la Porte-St-Martin en janvier 1832. Ce type composé
par Frédérick Lemaitre, fût dès lors consacré, et le grand Daumier,
pour atteindre à l'apogée de la caricature, n'eut qu'à copier la physio-
nomie du grand acteur. Robert Macaire marche la tête haute, montrant
sa figure de pivoine épanouie, entourée de gros favoris le menton
enfoncé dans les replis d'une cravate énorme; il supplée par l'élégance
de la démarche à l'état piteux de sa chaussure et il cherche à dissi-
muler par la noblesse du geste le débraillé de son costume. Sa parole
est douce et son geste est énergique. Grave sour iant compoinct
cauteleux, il séduit ceux qui l'abordent et acquiert un empire absolu
sur ceux qu'il fréquente. Son éloquence charme Bertrand i il
peut dire qu'il est membre de plusieurs académies l'un des
Quarante. Des quarante voleurs, sans doute
Lorsque Robert Macaire arrive à l'auberge des Adrets suivii
de son camarade Bertrand, on ne sait rien sur ses antécédents,
1
sinon qu'il a abandonné sa femme parce qu'elle avait des principes,
et qu'il sort des prisons de Lyon, si bien fermées et si conséquentes,
comme dit Bertrand, lequel prétend l'avoir oui dire dans la société.
Ce Bertrand que Serres a su élever, à force de talent, à la hauteur
d'une création supérieure n'est en réalité qu'un confident. Il sert à
développer par le contraste, l'énergique résolution de son ami. Sa
pusillanimité fait mieux comprendre le cynisme de Macaire, et
l'aplomb du second s'accroît des craintes du premier. Bertrand est
le compère jusqu'au moment où il devient le complice. Il a une foule
de petits talents discrets mais, par lui-même, il est peu propre à les
faire valoir. Entre affaires, il rêve à' des vers, ni plus ni moins que les
domestiques du bonhomme Chrysale. D'ailleurs, il a pour son ami une
vénération sans seconde il est à ses côtés comme un point d'admi-
ration perpétuel, et il mérite bien ces paroles de Robert Macaire qui
lui dit Si aux yeux du monde vous êtes mon valet, dans l'intimité
vous êtes et serez toujours mon meilleur ami. »
Bertrand, c'est l'agent d'affaires subalterne, qui n'endosse la res-
ponsabilité d'un acte que parce qu'il a confiance en l'habileté de ceux
qui l'ont conçu. Il bat la grosse caisse et il est le secrétaire intime,
il frotte le parquet et touche la moitié du gain. Il est d'ailleurs mo-
deste, peu remuant, et cherche l'ombre et l'oubli.
Macaire et Bertrand assassinent M. Germeuil, qu'ils ont l'indéli-
catesse d'appeler Cerfeuil, et qu'ils s'obstinent à considérer comme
un assassin. La gendarmerie arrive. Bertrand veut se retirer, il veut
aller dans la prairie respirer l'air frais du matin et entendre le doux
gazouillement des oiseaux il prétend même avoir un rendez-vous
d'amour Enfin, il avoue qu'il n'aime pas à se trouver avec ces gens-
là, et Macaire le retient d'un mot a Je m'y trouve bien, moi. » Bref,
ils sont empoignés. Effrayé d'avoir hébergé de pareils hôtes, le do-
mestique de l'auberge ne revient pas de n'avoir pas été volé. La mo-
ralité égoïste du petit peuple se révèle dans un mot « Ils ne nous
ont rien volé; en quelque sorte « C'est très bien de leur part »
Macaire est le père de l'aubergiste On essaie de le faire fuir, et
Bertrand, égaré, cède à un mauvais mouvement et tire un coup de
pistolet sur son ami, son maître.
Robert Macaire ne pouvait pas mourir ainsi. Ce cynisme, celte
gaîté cette immoralité jointe à ce parfait savoir-vivre, avaient fait
de lui un type que le théâtre ne pouvait pas abandonner. On va le
rendre toujours le même mais soupçonnant que pour arriver à
son but il y a un moyen plus sûr que la violence l'habileté. De cette
réflexion est née la pièce de MM. Saint-Amand, Antier et Frédérick
Lemaitre Robert Macaire, jouée pour la première fois, sur le théâtre
des Folies-Dramatiques, en 1834 et 35, et reprise à la Porte-Saint-
Martin en 1835. Nous nous retrouvons à l'auberge des Adrets. Nous
assistons à l'enterrement de Robert Macaire, suivi par des enfants de
chœur et des gendarmes. Braves gendarmes, va! ils pleurent! D'ail-
leurs « le Ciel met assez de coquins sur la terre l'Eglise peut bien
en mettre quelques-uns dessous. Cette mort subite étonne, car on
avait dit qu'il allait mieux.Et tous les jours on va de mieux en
mieux jusqu'à ce qu'on en meure » N'est-il pas vrai ? Robert
Macaire est donc enterré il peut sortir de sa cachette voler douze
mille francs, et fuir sur le cheval d'un gendarme.
Dans la forêt des Adrets 'ou de Bondy, il retrouve Bertrand per-
plexe, regrettant son ami, et lorsque celui-ci met le pistolet sur la
gorge de Robert Macaire en lui disant • La bourse ou la vie Robert
Macaire répond « Cher confrère, j'allais justement vous faire la même
demande! > Bertrand se repent et s'humilie, foi d'honnête homme!
Macaire hésite mais Bertrand ajoute avec candeur Foi d'honnête
industriel! Et Macaire pardonne. Mais tous deux sont poursuivis. Us
arrêtent la berline du baron de Wormspire, se présentent à lui
comme ses libérateurs, et continuent leur route sous la protection du
baron, escortés par les gendarmes venus pour les saisir.
Le baron de Wormspire, qui mérite sa place dans cette galerie
des malfaiteurs du XIXe siècle, peut être défini de la sorte bourru
malfaisant il jure, il sacre, il se bat, il effraie il est de la bande et
sert d'épouvantail à certaines réclamations indiscrètes; il sert de frein
à certaines susceptibilités ombrageuses. Il a été nommé général de
brigade et a été naturalisé Français par le Grand-Homme. On peut
faire vanité de ces choses-là, dit-il on n'y tient pas, mais ça fait
honneur! Il va sans dire que ses titres et ses décorations, il ne les
doit qu'à lui-même. Il tient des maisons de jeu clandestines et fait
sauter la carte au besoin même, il marie les infantes suspectes avec
les don Juan peureux. Il sert de chevalier à Mme de Sainte-Afrique,
et défend l'honneur des femmes qui n'en ont pas.
Le baron protége en ce moment l'ingénue Eloa, femme d'un monde
de contrebande, qu'il fait passer pour la veuve d'un pair de France.
Macaire rêve ce brillant mariage aussitôt que ses affaires sont bril-
lantes, et ces deux filous rédigent un contrat de mariage où tous
deux se donnent des châteaux en Espagne, des mines non décou-
vertes et des fortunes imaginaires. Robert Macaire, passionné comme
Antony, grandit avec son rôle. Frédérick Lemaître a trouvé de roman-
tiques extases, des entraînements, des prosternations qui atteignent
le sublime du grotesque. La police intervient enfin, et Macaire, dé-
guisé en officier de paix, n'a que le temps d'éconduire les agents et
de fuir en ballon. Cela lui fournit l'occasion, dit le Musée Philippon,
d'écrire son Mémoire sur l'art de faire un trou à la lune.
Nous ne le suivrons pas si loin, et nous ne parlerons qu'à titre de
mémoire de la Fille de Robert Macaire, mélodrame-comique en deux
actes, par MM. Mallian et Barthélemy, représenté au théâtre des
Variétés le 25 février '1837. Macaire, suivi de son iidèle Bertrand dé
guisé en nègre, vient renouveler au profit de sa fille la comédie que
lui a jouée le baron. Il la marie avec un commissaire de police, et
veut s'établir à l'auberge des Adrets pour y finir ses jours au sein
de sa famille.
Bilboquet et Robert ,Macaire personnifient, au XIXe siècle, l'ha-
bileté triomphante, l'immoralité considérée, le cynisme victorieux. Tous
deux ils se moquent des préjugés qui se nomment l'honneur et la
conscience pour les petites gens et les petits esprits. Tous deux, ils
dépensent dans une sphère méprisable une activité sans seconde,
dans une oeuvre ignoble des ressources immenses. Ils ont encombré
de leurs créatures la finance et l'industrie ils ont envahi la littérature
et escaladé la politique. La barrière des lois a toujours été impuis-
sante à les arrêter; l'un a passé par-dessous et l'autre par-dessus.
Ces hommes habiles poursuivent les traditions que leur ont léguées
les siècles précédents. Ils possèdent les subtilités de langage de
maître Renard; comme l'avocat Patelin, ils ont le secret des chicanes
de procureurs; ils jouent à leur profit les Fourberies de Scapin; ils
ont conservé une ressemblance incontestable avec leur aïeul Panurge
« Fin à dorer comme dague de plomb ,'bien gualand homme de sa
MONSIEUR,
Il.
III.
(V.
LE GRAND VENEUR
LEGENDE
Casimir Faucompré.
LES COURTISANES.
LYRA.
Cléophas m'a donné ce beau camée antique
Représentant Circé, la fille du soleil.
CORINE.
L\RA.
Comme.
Lyra.
J'aime Eucritos L'amour le mit dans mon aurore,
Il me vint au printemps comme un présent do Flore.
Les dons de Cléophas me causent tant d'ennui
CORINE.
où le mari donne
Dans un pays où le dessert est servi avant la soupe
une dot aux parents de la femme qu'il épouse; où l'on boit chaud en
t'l<5; où le théâtre n'est pas soumis à une censure préalable; où l'on
écrit de bas en haut et de droite à gauche où les positions les plus
élevées sont occupées par les plus dignes; où l'on porte le deuil en
blanc où tout criminel condamné à mort trouve un remplaçant, allant
au supplice en son lieu et place, s'il peut disposer de la faible somme
de cinq cents francs dans un pareil pays, il est permis de s'attendre
à des choses véritablement extraordinaires Pour moi, qui ai toujours
recherché les révélations des missionnaires sur le Céleste-Empire, je lis
avec un grand intérêt les récits des voyageurs revenant de la Chine et
,je me surprends parfois à répéter, entre deux chapitres, les vers du
lettré Théo, critique au Moniteur de Pékin
Celle que j'aime à présent est en Chine
Elle demeure avec ses vieux parents
Dans une tour en porcelaine fine,
Près du grand lac où sont les connorans.
De rKouviellc-Avinture (4w)
Les belles et vastes salles de notre Musée n'ont encore reçu au-
cune œuvre exposée au salon de 1861. En fait de nouvelles toiles,
nous n'avons remarqué qu'un tableau de M. Mottez peint dans un
ton d'un rose impossible. M. Mottez est bien un pompéiste, mar-
chant à la suite de M. Ilamon. Si les détails de costume et d'orne-
mentation prouvent une recherche exagérée des usages antiques, on
n'y trouve pas une connaissance approfondie des types de l'anti-
quité. L'Aristophane de M. Mottez est un saltimbanque. Ce nVst
pas là le poète admiré par Platon, qui sait exprimer avec une pureté
de style admirable tout ce que la verve comique peut inspirer de
plus osé.
Le nom d'un artiste de Lille, M. Louis Schoutteten figure avec
honneur dans le catalogue des tableaux de l'Exposition de Nantes.
M. Schoutteten a exposé une vue prise sur les bords de l'Arbonoise.
C'est une toile qui prouve déjà beaucoup en faveur de l'artiste et
qui promet plus encore.
M. Stéphane Cachet, dont nos lecteurs n'ont pas oublié l'élude
littéraire publiée dans notre dernier numéro, nous envoie un erratum
que nous insérons volontiers. La dernière ligne de la page 40-4 et
les premières lignes de la page suivante doivent être rectifiées ainsi
qu'il suit
GéryLegrantl.
Dépret
Première Livraison Novembre 1860
Pages
LE Sphinx, conte, par Albert Dupuis 1
Dk LA GALANTERIE moderne, par Ch. Lamb, traduit de l'Anglais,
6
par Louis
Lille.
LES Voisins DE Campagne
LES NouvEAux TABLEAUX
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nouvelle
du Musée de
Masure
par Géry Legrand.
•
1 1
211
24i~
Poésies Le 14 août vers inédits par Emile Deschamps.
mais pas sa Mère par Valéry Vernier..
tout. –
On oublie
CHRONIQUE DU mois.
–
Causerie lilloise.
Bibliographie Les grandes xisines de France, par M. Turgan
3U
-42
M
•Dans
1('érttry
AutogiiApiie
UN
DE Voltaire,
Dépret
Cad, conte, par Louis
nouvelle par le comte E. de
-11.
5(i
RESTAURATION DE l'église Saint-Maurice 01
par G. Masure
G.deNoviod 73
CAUSEIIIE Théâtrale
Poésies Le Chevalier., par Henry Fouquier. Stances, par F.
68
• lilloise
BIBLIOGRAPHIE Gazetiers et Gazettes histoire critique et anec-
dotique de la presse parisienne, 1858-1859, par J.-F. Vaudin
Chronique du mois. Causerie
75
77
Troisième Livraison Janvier 1861
Masure
Bibliographie L'Instruction publique el le suffrnga universel. –
Candide grand opéra-bouffe en cinq actes et sept tableaux,
par Désiré Pilette
XI. HV2-
par G.
Chronique lilloise
Causerie Théâtrale. – La Tour de Nesle et M. ÏJmis Vcuillot,
Du mois. Causerie
Sixième Livraison Avril
107î
2r3
DE
(le Paris
LA
M1"0
LÉGENDE BOURGUICNONNE, fragment
par
Bibliothèque Spirituelle
Ancelot
du second volume des Snlons
publiée par M. de Sacy, de
207î
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Poésies Credo, à M.
Matière de Peinture, par H"
Ulric Guttinguer, par F. Pitti. – A Valery
211
221J
lilloïse. 238
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DE LA MODE, DE LA VANITÉ ET DE PLUSIEURS AUTRES UHUSES,
par Géry Legrand 2;);,
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LES RP~VERtES DE MAÎTRE FABRICIUS, par Jonathan Dluller ,6f
LE PALFERINF, par Valéry Vernier article).
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268
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par M. H. Christian.
ment ota ltctte, par Mario Proth.
par
T7<d<M<'<' tles Géry Legrand
1~'olies étertactles, par
B1BLIOGnAI'JIIE: Les Cotttes néttaois, par M. le comte de Chevigné.
–Lf< /'f'!<!<~ de %1. J.-T. de Saint-Germain
G'Art o~ciel et lfl Lt6<(', par M. Henry Fouquier.–~OMmec
330
CHRONIQUE DU Mois.
Les ylaisirs c/KttK/jch'
liltct°aire, par M. G. Vaperem
Causerie lilloise. Les·~`ëtes eta procMM'c.
C.
M. Valéry Yernier. – L« Benjamine, par M. A. Pommier. –
Souvenirs d'un M. H. Corne, ancien député 382
CHRONIQUE Du MOIS. Causerie lilloise Les plaisirs du Nord.
Le Prè-Catelan. Le Pied de Mouton 388
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DEUX VOLUMES DE Poésie libérale ET française, de M. Lebrun,
l'un des Quarante, par F. 401
DU SENTIMENT DE LA nature DANS LES œuvres d'art, par
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Vers inédits, Emile Deschamps
407
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Monlereid
Mademoiselle de Clermont par Mmc de Geulis. – Les Épi-
gramvies de Ogier de Gomhmld.
Mathieu de
Chronique DU mois.
G.
Les Poésies diverses (le
427î
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lilloise
MM. Laboulaye et Guiflïey, par Stéphane Cachet 457i
470
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Legrand
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Théâtre sërieik au siècle. – Clnssiqueh du tiou-
Mallet
LE six0 Lcà
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LETTRE AU Directe™ DE LA REVUE DU Mois, sun UN poii\t d'his-
Ferrari
TOIRE LITTÉRAIIIE, par Ch.
LES Héros DE ROMAN: Quasimodo
L'Enposition DE FLORENCE, par C.
par Henry Fouquier.
Poésiks Le Grtmd Veneur, ballade par Casimir Faucompré. –
U)8
303
500
Mas./£o.~j..
Les Courtisanes, par C. Watteau /^CTÛT^J'Nv, • • •• 5 14
Bibliographie: Lit Chine et les puissdtKùsK/Hrm4Mws,de M.
Sinibaldo
Sinibaldo de de 5?
Mas -£\ • • 519
9
51
Chronique DU mois. – Causerie lilloise. i J^S ~zz\ 52 1
^1^' -C/
Lille. Imprimerie Lefobvre-DucroGqj^ja^dj.Jhcatrc.