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Revue du mois littéraire &

artistique

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Revue du mois littéraire & artistique. [1860-11].

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Bunuuxi 8fl, place du Théâtre, Lille '-–

LA REVUE DU MOIS
/^PnTLITTÉRAIRE & ARTISTIQUE
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–––
Contes. Nouvelles –

!.
^Gn&ifâ/d'Art et de Théâtre.
\'v/,
^É>^ Chronique, etc.
Bibliographie –

VS
UN AN LILLE
A1»O NATEMEKT

10 Francs UN AN
ÏÏ.N
HORS DE LILLE
Krancs.
."roncs.

Les abonnements sont payables d'avance, chez M. Lefebvue-


DucnocQ, place du Théâtre, 36, à Lille.
LA REVUE DU MOIS paraîtra le ior Novembre 1860 et le
25 de chaque mois, en cahiers in-8°.

BULLETIN DE SOUSCRIPTION
Je soussigné, m'engage à payer sur une quittance de
IL Lefebvue-Ducrocq la somme de
pour un cm d'abonnement REVUE »u mois. LA
Signature:

Qualité ou Profession:
Domicile

Le i86

l.illu. Imp de Lefcbvre-Ducrucq


REVUE DU MOIS

SOMMAIRE DE LA PREMIÈRE LIVRAISON

I. – Le SPHINX, conte par Albert Dupuis.


IL – De LA GALANTERIE 'MODERNE par Charles Lamb traduit
de l'anglais, par Louis Dépret.
III. – Les VOISINS DE CAMPAGNE, nouvelle, par Géry Legrand.
IV. – Les NOUVEAUX TABLEAUX DU MUSÉE DE LILLE.
V.
– CAUSERIES
VI. – Poésie
Théâtrales par G. Masure.
Le 1-4 Août, vers inédits, rar Émile Desehamps-
Une Mère, par Valéry Vernier.
VII. BIBLIOGRAPHIE.
VIII. CHRONIQUE DU Mois. Nouvelles de Paris. Causorio
lilloise.

Un article bibliographique sera consacré aux ouvrages, dont


deux exemplaires auront été déposés aux bureaux de la Revue
DU MOIS. /£\
\Y

Monsieur

LEFEB VRE D UCROCQ, Imprimeur,


Place du Théâtrp-r3Gr>^
/C^ '-r A L"0jLE
REVUE DU MOIS

TOME 1
REVUE
DU MOIS
LITTÉRAIRE KT ARTISTfQDR

Première Année

PARIS LILLE
BUREAUX de LA REVUE Chez LEFEBVRE-DUCROCQ, Imprimeur
S4 Rue (le f.lialirol Ifl Plan' idi ïln'Alre
1861
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–k HENRI BRUNE EL
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~1T~ w.f.:1 Y~_ .r. · ~'··
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Je travaillais paisiblement enf mon cabinet quand j'y vis entrer une
vieille femme dont les vêlements le langage et la tournure indiquaient
la plus pure origine du quartier Saint-Sauveur. Elle se disait chargée
par une jeune fille motirante de venir me chercher pour recueillir
de dernières et importantes paroles. Jo suivis mon guide à travers
les rues peu propres de notre ville jusqu'à la place Wicar. Aux
environs, j'entrai dans une maison de pauvre apparence traversai
un corridor dont les briques n'avaient jamais reçu la parure superfluè
de la eliaux, grimpai un escalier sur lequel maints sabots avaient laissé'
leur trace marécageuse puis je pénétrai dans une' chambre dont les
solives se montraient cyniquement à nu, tendues de toiles d'araignées;
les murs étaient tapissas de mortier non recouvert, et les fenêtres
formées à demi de verre à demi de papier.
Bientôt une porte s'ouvrit et l'on me fit entrer dans l'appartement
voisin. Qui fut bien surpris? Ce fut moi, lorsque je trouvai là des
tentures de damas blanc qui couvraient les parois et le plafond, de'
floconneux tapis de même teinte sous les pieds, une garniture d'argent
sur la' cheminée, pendille et candelabres et sur les meubles des
housses* de velours blanc. Près du feu était assise une" gracieuse
petite femme qui, sur son peignoir de satin, sur ses pantoufles d'her-
mine, portait encore la même couleur.
Pendant qu'elle me considérait d'un air narquois et me laissait
voir son sémillant visage encadré de cheveux blonds négligemment
relevés, je lui demandai
Madame, est-ce vous qui êtes la mourante?
w
Peut-être bien, monsieur. Ne
sommes-nous pas tous sur cette
1 f\ r> rv
pente qui conduit au trépas, et chaque pas que nous y faisons, chaque
jour qui s'écoule ne nous annonce-t-il pas l'approche de la mort?,
-Mais, on m'avait parlé d'une personne malade, gravement malade.
-Eh mon Dieu en est-il un aujourd'hui parmi nous qui jouisse
véritablement de la santé et ne soit pas at'eint de ce que nos
médecins appellent les affections nerveuses et nos confesseurs
le mal du siècle.
Mais madame, à quoi donc puis-je vous être utile?
Vous le saurez tout-à-l'heure. Veuillez, maintenar.t, partager
mon déjeuner. Nous causerons mieux à table.
Aussitôt entrèrent de petits nègres, capricieusement et richement
vêtus, qui servirent une table splendide. La vaisselle plate, les
surtouts d'argent, les carafes ciselées brillaient sur de magnifiqnes
linges damassés. Pendant ce temps, un doux et petit orchestre
composé de deux violons, une basse, une flàte et un hautbois, nous
jouait quelques œuvres simples des grands maîtres.
La vue de ces splendeurs me fit parler du luxe de noire temps
des fortunes rapidement acquises et des moyens nouveaux d'arriver à
la richesse. En traitant ce sujet, je levai les yeux, et un éblouisse-
ment me prit. Il me sembla que j'étais dans une chambre sale, laide
et nue; que je mangeais du lard aux choux en sociale d'une femme
ni jeune ni jolie. La voix de la petite dame qui m'offrait une aile de
perdreau me tira de ma rêverie et je me retrou .ai dans l'apporte-'
ment somptueux.
Nous nous entrctinmes alors des arts et de leurs séductions; nous
cherohâmes ensemble au milieu de rires, de plaisanteries et d'aperçus
réfléchis de ma part, vifs et spontanés de la sienne, des rapports
entre la peinture et la musique. A propos des Titiens, je fus amené
à parler de Venise et du patriotisme de ses habitants. Puis j'établis
des comparaisons entre le caractère des hommes de ce temps et celui
des hommes au milieu desquels nous vivons. Je m'arrêtai à ceux-ci,
et fis la peinture de leurs mœurs. A cet instant, le vertige me reprit;
la vaisselle plate qu'on me présentait garnie de gelée au marasquin
ne me parut plus qu'une écuelle de terre brune sur laquelle gisait un
morceau de fromage. Ce que j'avais pris pour un orchestre exercé
n'était qu'un orgue de Barbarie jouant au coin de la rue. Un méchant
paillasson remplaçait le tapis moëlleux que j'avais cru avoir sous les»
pieds et une bonne grosse marchande portant chaîne d'or massif
s'étalait sur le siège où j'avais vu tout-à-l'heure une si belle créature.
Peu à peu ces visions s'effacèrent, et le boudoir parisien reparut
de nouveau. Mais, inquiet et curieux, j'observai mieux ce qui se
passait autour de moi. Je le remarquai bientôt lorsque la conver-
sation ramenait les idées de ma petite hôtesse sur un sujet délicat
élevé, tout l'appartement resplendissait d'éclat et de bonheur;
ou
mais si~ j'effleurais quelque matière vulgaire ou pédantesque, les
meubles, les plats les mets prenaient des airs gourmés officiels
et ennuyeux. Si elle parlait, le soleil se montrait à la fenêtre- et
répandait ses rayons sur nos tètes. Si elle se taisait, le brouillard
entrait dans la chambre, la cheminée fumait, le vent fermait les volets.
Elle-même prenait part à ses métamorphoses; souriant, elle était
svelte et délicate; baillant, elle engraissait à vue d'œil et perdait
toute distinction.
Qui donG êtes-vous? lui demandai-je avec anxiété.
Au lieu de me répondre, elle santa avec légèreté sur la table et
s'y étendit grâcieusement en faisant sonner autour d'elle les verres
et les porcelaines. Elle replia les bras sous le menton, redressa la
tète et je vis devant moi le Sphinx le plus séduisant. Un ruban
tressé dans lrs cheveux imitait les bandelettes traditionnelles, les
ongles meurtriers étaient figurés par des gants de fourrure où se
perdaient les petites mains; la croupe était formée par l'ampleur
d'une crinoline harmonieusement portée; et je ne sais quel bout de
zibeline pendant de la ceinture faisait penser à la queue des monstres
égyptiens.
Me reconnais-tu maintenant? dit-elle.
Parfaitement; mais j'admire seulement les transitions que l'art
a dû subir depuis le monolithe éthiopien jusqu'à la jupe d'acier
parisienne.
– Eh! qu'importe, si le coeur est resté le même. Compte ce que
j'ai supporté, sans faiblir de voluptés énervantes et de déceptions
cruelles: puis, dis-moi si
ma chair douce et rosée ne vaut pas le
granit rose des carrières de Memphis. Compte
ce qu'il est venu se
perdre, de jeunesse, de santé, de fortune, d'intelligences et d'âmes
près de cette crinoline dont tu te railles et conviens que j'ai fait
autant de victimes que ma grand'-mère, quand elle guettait les pas-
sants sur la grand'-route de Thèbes?
Oui, dis-je en souriant, c'est là qu'elle a fait la malheureuse
rencontre d'CEdipe.
– Auraîs-tu la prétention de ressembler à ce devineur d'énigmes ?
– Peut-être.
– Alors, désigne-moi l'être dont le sourire transforme les chan-
mières en palais.
C'est peu difficile.
Un moment. Penses-y bien. Ne me dis pas que c'est le soleil,
je te citerai des jours brumeux pleins de joies et d'ivresses. Ne me
dis pas que c'est la jeunesse, je te rappellerai, de vieux cœurs tout
émus de tendresses et d'élans. Ne me dis pas non plus que c'est
l'amour; je te renverrai aux cénobites transportés de foi et d'en-
thousiasme. Ne me dis pas enfin que c'est la' poésie, car je te
trouverai des mathématiciens enivrés de leurs lois et de leurs décou-
vertes. Maintenant parle, je t'écoute, prête à me lancer dans la
mer de l'oubli, si tu triomphes; prète à. le dévorer, si tu renonces.
Et elle me montrait une rangée de dents blanches, plus redoutables
que celles des tigres et des requins.
C'est, répondis-je, c'est l'imagination servie et respectée pour
elle-même.
Celui qui a compris ce doux culte en ressent partout les bienfaisants
effets. La femme qu'il aime, le nid qu'il habite, le vin qu'il boit en
compagnie d'amis, les arts qu'il cultive, les idées qu'il embrasse,
il les voit sous les rayons séduisants de ta splendeur. Le monde
lui-même est illuminé de ton sourire et il n'y a plus de place
ténébreuse où puissent se cacher les haines et les jalousies. Si les
vices du siècle assiègent ton fidèle, ô mon sphinx bien aimé tu le
défends contre toute épreuve, car il a puisé dans ta fréquentation
un goût des bons sentiments, un dédain des petitesses qui le sauve.
Dans. ta beauté multiple, tu réunis en effet la grâce de la femme à
la force du lion, rassemblant ainsi les deux types suprêmes que la
poésie des grands génies et le langage des peuples ont toujours
célébrés.
Mais celui qui loin de te servir veut se servir de toi celui
qui ne voit dans l'esprit de l'homme qu'une machine à succès à
grandes positions, à fortuns à plaisirs vulgaires, à voluptés
communes il se ferme la porte du monde où tu vis. Banni de ce
séjour enchanteur et enchanté il lui faut des joies épaisses, qu'on
puisse mettre sur la balance en équilibre avec un' sac d'écus. Le
réalisme devient son guide et lui dit à chaque pas Regarde ce
ton criard, tâte cette forme anguleuse écoute et retiens bien cette
pensée commune ce mot grossier. Il ne voit bientôt plus autre
chose, et c'est ainsi qu'il retrouve en toi le monstre antique la
fille de marbre, le granit féminin qui le broie le meurtrit le brise
et le dévore. Il ne sait plus te deviner, car il a perdu le sens de
ton sourire, de cette gaité douce, de cette humour facile, de cette
simplicité de cœur dont tu illumines tout ce qui t'approche. Il ne
rit que de méchanceté, du plaisir qu'il éprouve à nuire, de
.l'agrément qu'il trouve à éreinter. Il ne tient plus le langage de
la conscience et du cœur il ne trouve plus qu'une phraséologie
artificielle, pour parler de devoirs factices, pour consacrer toutes
les conventions d'ui e société pédante et dissimulée. Il ne sait faire
qu'une école, une prison, un hôpital de cette terre où tu répands
à pleins flots la franchise et l'amitié (1).
Pendant que je parlais encore, la fée poussa du coude un flacon
de vin de champagne qui se trouvait à ses côtés. La bouteille se
renversa sur le bord de la table et laissa couler à terre un filet de
liquide clair et mousseux. Le flot grandit crut, s'étendit, s'agrandit,
remplit la chambre, en emporta les murs, et j'aperçus devant moi
un étang, puis un lac, puis une mer l'océan de la vie.
Le sphinx, comme son aieule, se lança dans les flots, mais ne
tarda guère à reparaitre, et, nageant avec grâce, arrima sa ceinture
à la poupe d'un petit bateau bien gréé, sur lequel je me réfugiai,
et sur lequel je compte naviguer longtemps encore à la remorque
de l'Imagination.
Albert Dupuis.

(1) On est prié de ne pas comparer ce discours avec ceux du même


gi-nre que Mentor lient ïi Xclémaque.
DE LA GALANTERIE MODERNE

En comparant les mœurs anciennes avec les présentes, nous nous


plaisons à
nous décerner, à l'exclusion de nos aïeux, la palme de la
galanterie, entendant par ce mot une sorte d'officieux respect que
vous sommes censés témoigner envers les femmes, pour leur qualité
même de femmes.
Je croirai volontiers que ce principe nous guide lorsqu'il me sera
possible d'oublier qu'au dix-neuvième siècle de l'ère que nous faisons
servir de berceau à notre politesse, nous commençons seulement à
abandonner la coutume, naguères fréquente, de fouetter publiquement
les femmes en compagnie des plus grossiers malfaiteurs (2).
Je croirai à l'influence de ce mobile quand je n'aurai plus devant
les yeux le spectacle de femmes conduites à la potence.
J'y croirai, le jour où nos actrices ne courront plus le risque d'être
chassées de la scène, à coups des sillets. par des hommes.
J'y croirai, le jour où nos beaux jeunes gens ne dédaigneront plus
d'assister l'humble pêcheuse, à franchir un ruisseau, et la marchande
de pommes à ramasser ses fruits errants dispersés par une malen-
contreuse charrette.
J'y croirai, le jour où nos Arthurs d'une classe inférieure, ne se
bornant pas à afficher des prétentions à la galanterie, se conformeront
à ce qu'elle prescrit, dans les endroits où ils ne sont pas vus et ne
se soient pas observés le jour où je verrai le commis d'un riche
négociant se priver un moment de son splendide manteau de voyage
pour en couvrir les épaules d'une pauvre femme trempée par la pluie,

(1) Nous empruntons cet extrait à une traduction des Essais de l'éminent
humouriste Charles Lamb, actuellement en cours de publication.
(2) L'auteur écrit de Londres, à une date qu'il ne nous est pas possible de
préciser. On sait seulement que les Essais d'Elia parurent de -1820 à 1855,
par fragmunts.
l'impériale du même omnibus que
et se dirigeant vers sa maison sur
lui; le jour où je ne verrai plus une femme
obligée de se tenir
debout au parterre d'un théâtre de Londres, jusqu'à ce qu'elle en
vienne malade et s'évanouisse, et cela au milieu d'hommes commo-
dément assis et raillant sa détresse, tandis qu'un spectateur, qu'on
eût cru doué de plus de délicatesse et de savoir-vivre que les autres,
exprime à haute voix qu'il offrirait volontiers sa place à madame
si elle était un tantinet plus jeune et plus jolie.
Or, placez-moi cet espiègle débitant ou ce badin cavalier dans une
réunion de dames de sa connaissance, et vous devrez avouer qu'il
dans tout Lothbury un homme
vous serait impossible de rencontrer
mieux élevé.
Pour en finir, je consentirai à croire qu'il y a quelque sincérité
dans nos professions de galanterie, le jour où l'on cessera de laisser
accomplir par les femmes les emplois les plus laborieux et les plus
grossières obligations de la vie.
Jusque-là, je me refuserai à regarder cet objet de notre orgueil
comme autre chose qu'un spectacle où figurent les deux sexes,
spectacle joué dans un certain rang de la société, à une certaine
époque do la vie, et où comédiens et comédiennes trouvent leur compte.
D'un autre côté, j'accorderai, mème volontiers, que la galanterie
est une des salutaires illusions de ce monde, le jour où je verrai
que, dans la bonne compagnie, on a les mêmes prévenances pour la
vieillesse que pour la jeunesse, pour la laideur que pour la beauté,
pour les teints flétris que pour les joues rosés le jour enfin où l'on
respectera la femme parce qu'elle est femme, et non à cause de ce
qu'elle sera ou représentera la beauté, la richesse, la grandeur.
Je croirai que la galanterie est quelque chose de plus qu'un vain
mot, quand je verrai qu'un homme bien élevé et bien mis pourra,
au milieu de gens bien élevés et bien mis, faire allusion aux femmes
sur le retour sans exciter, et sans avoir intention de le faire, un
ricanement général quand je saurai que les mots de virginité
surannée, et que les phrases du genre suivant Elle a passé
l'heure du marché, ne pourront plus être prononcés dans une
réunion honnête sans éveiller l'indignation de l'homme
ou de la
femme qui les aura entendus.
Joseph Païce, de Bread-street-Hill, négociant et l'un des directeurs
de, la compagnie de South-Sea, enfin celui auquel Edwards, le com-
mentateur de Shakespeare, a dédié un superbe sonnet, fut l'unique
modèle de vraie et constante galanterie que j'aie rencontré. JI me
reçut sous son toit alors que j'étais encore un enfant, et daigna me
prodiguer ses soins. Je suis redevable à ses conseils et à ses
exemples'da. ce, qu'il y a en moi d'un homme d'affaires. Cela se
réduit à peu de chose, je le reconnais, mais ce n'est point sa faute
si je n'ai pas profité davantage de ses leçons. Quoiqu'il eût été élevé
en presbytérien et en marchand, il fut le plus noble gentilhomme de

son temps. C'est qu'aussi il ne pratiquait pas un système de politesse


dans les salons, et un autre dans les boutiques et au théâtre.
Cependant, gardez-vous de croire qu'il prodiguât indislh clément
tes égards et sa civilité. Sans qu'il en fût ainsi, il rendait constam-
ment et avant tout hommage au sexe, et était toujours prêt à lui
venir en aide dans les circonstances désagréables. Je l'ai vu parler
la tète découverte, souriez si vous voulez, à une pauvre servante jjui
lui demandait son chemin, et il se tenait avec un air de courtoisie
assez naturel pour que l'humble fille n'eût pas à être embarrassée
en accueillant sa politesse ni lui gêné en la faisant. Cependant, il
n'était rien moins que ce qu'on appelle vulgairement suspendit, avx
jupons des femmes mais il vénérait et protégeait, sous quelque
forme qu'elle s'offrit à lui, la qualité de femme. Je l'ai vu encore,
ne souriez plus cette fois escortant avec sollicitude une fruitière
qu'il avait rencontrée un jour d'averse il tenait lui-même son
parapluie au-dessus du panier de fruits de la pauvre fenvne, afin de
la soustraire au déluge, et tout cela avec autant d'égards que s'il
eût rendu service à une comtesse. Une autre fois, je lui ai vu céder
le côté du mur à une vieille femme (bien que ce,ne fût qu'une
misérable mendiante) avec une politesse plus cérémonieuse que nous
n'en témoignons aux grandes dames. Bref, il fut le preux chevalier
de son temps il fut le sire Calidore, le sire Tristan de celles qui
généralement n'ont plus de Calidore et de Tristan pour les défendre.
Les roses de la jeunesse depuis longtemps fanées, brillaient encore
pour lui sur ses joues ridées et flétries. Il ne se maria point.
Pourtant, dans sa jeunesse, il avait courtisé la fille du vieux
Winstanley, de Clapton, la belle Suzanne Winstanley, dont la mort
prématurée, au début de leurs fiançailles, lui inspira le vœu qu'il fit
d'un célibat, éternel. Au temps qu'il cherchait à lui plaire, m'a-t-il
raconté, il lui arriva un jour de la voir accueillir avec une grande
froideur les discours aimables, les soins empressas ordinaires en
pareil cas, et pour lesquels elle, montrait généralement moins
d'indifférence mais cette fois, il ne réussit point à obtenir qu'elle
parût le moins du monde reconnaissante; elle semblait au
en
contraire fàchée de ces éloges. Le pirq de la chose était que lui ne
pouvait attribuer ce changement à un caprice, par la jeune dame
avait jusque-là, témoigné et prouvé qu'elle était fort au-dessus de
pareille, mesquinerie. Comme le jour suivant il s'aventurait, sur la foi
d'un regard plus conciliant, à demander à la belle Suzanne la cause
de son maintien de la veille, celle-ci lui avoua avec sa franchise
habituelle qu'elle ne recevait pas avec déplaisir ses attentions, que
même un certain nombre de compliments, hauts en saveur ne lui
étaient pas désagréables, qu'une jeune femme dans sa position avait
droit de s'attendre à ce qu'on lui débitât toutes sortes de jolies
choses, et enfin qu'elle espérait être aussi capable que la plupart
des autres dames de son âge de digérer une dose raisonnable
d'adulation sincère sans qu'il en coûtât à sa modestie; mais, àjouta-
t-elle, quelque temps avant que son adorateur la vînt complimenter,
elle l'avait entendu, par le plus singulier hasard du monde, semonçant
rudement une petite blanchisseuse parce qu'elle ne lui avait pas
apporté ses cravates tout à fait à l'heure voulue. Alors elle s'était
dit à elle-même Comme je m'appelle mademoiselle Suzanne
Wipstanley, que je suis jeune, renommée pour ma figure et ma
fortune à ven,ir, à moi les plus agréables paroles de la bouche de ce
beau monsieur qui me fait sa cour; cependant, si, au lieu d'être tout
cela, j'étais simplement Marie une telle (et elle désignait par son nom
la blanchisseuse), et que j'eusse manqué de rapporter les cravates à
l'heure fixée, après avoir pourtant veillé peut-être une moitié de la
nuit pour les achever, serais-je également fêtée et complimentée ?
Alors mon orgueil de femme ayant élevé la voix, je pensai
que, ne
fût-ce que par égard pour moi,
vous eussiez dû en user plus conve-
nablement envers une femme, ma "pareille
en somme. De là je me
déterminai à ne plus accueillir aucun de ces hommages flatteurs
adressés conventionnellement à un sexe auquel j'appartiens, alors que
ce seul fait de lui appartenir constitue mon meilleur et mon seul titre
à ces mêmes hommages flatteurs.»
J'opine que la dame fit preuve d'un bon coeur et d'un judicieux
esprit dans la réprimande qu'elle adressa à son amant. Pour moi,
rendu témoin plus tard de la courtoisie extraordinaire qui, durant tout
le reste de sa vie, régla les actions et le maintien de mon ami vis-à-vis
des femmes en général, j'ai quelquefois songé à en reporter la gloire
et l'origine à la salutaire leçon qu'il reçut de sa regrettable maîtresse.
Je voudrais que toutes les femmes entretinssent, sur cette matière,
l'opinion exprimée par miss Winstanley. Nous pourrions alors nous
faire une idée de ce qu'est la véritable galanterie, et nous n'aurions
plus sous les yeux le, spectacle d'une étrange anomalie que nous
présente cet homme qui, d'un côté, modèle de politesse envers sa
femme, de l'autre, n'a que froid mépris et absence totale d'égards
pour sa sueur ici, montrant un amour sans bornes à sa maîtresse; là,
discourtois à l'excès envers sa tante ou une parente vieille fille.
Celles-là, cependant, sont femmes aussi. Toutefois, que ce respect
pour la femme soit toujours en raison directe de la manière dont la
femme aura dérogé vis-à-vis d'elle-mème et de son sexe; le rang
et la condition ne font rien à l'affaire servante ou fille de chambre,
le vice l'a rendue inférieure à elle-même, et elle sentira la peine de
cette décadence quand elle n'aura plus pour elle le charme de la
jeunesse et de la beauté. toutes choses qui n'ont pas signé un bail
à vie avec le sexe.
Donc, ce qu'une femme doit exiger de l'homme qui lui fait la cour,
c'est que, en premier lieu, il respecte en elle son titre de femme;
qu'ensuite il la respecte elle-même par dessus toutes les femmes que,
d'abord, son caractère de femme soit pour ainsi dire la base de cet
édifice de respect, auquel serviront plus tard d'ornements et d'enjoli-
vements les attentions délicates amenées par une préférence
personnelle; en un mot, que la première influence opérée par elle
sur son amant soit, à l'instar de la belle Suzanne Winstanley, de
le faire s'incliner devant son sexe. Charles Lamb.
Traduit par Louis Dcpvet.
LES VOISINS DE CAMPAGNE
NOUVELLE

Lorsqu'un honnête homme a passé vingt années de sa vie au fond


d'une boutique derrière un comptoir, la plume à l'oreille, une aune à
ta main: assurément, il a droit de songer au repos. Mais il attend par-
fois trop longtemps avant de se retirer des affaires; l'appât du lucre le
retient, parfois trop longtemps devant la caisse qu'ihveut emporter
pleine, et ce repos, conquis au prix de tant de sueurs, il arrive souvent
qu'il ne lui est plus permis d'en jouir, au moment même où il croit
pouvoir s'y livrer tout entier. C'est que l'activité de son esprit, excitée
tant d'années durant, a besoin d'être dirigée sans cesse vers des
occupations qu'il faut sans cesse renouveler; c'est qu'après une vie
aussi fébrile que la sienne, le repos absolu serait la mort. Cela est
chose malaisée que d'apprendre à utiliser ses loisirs! L'homme qui
a vu ses jours passer, entraînés par la rapidité des affaires, l'homme
qui s'est vu toujours influencé par les objets extérieurs, est peu
propre à trouver en lui-même des ressources contre l'ennui. Pour
lui, la solitude est mauvaise, la réflexion impossible. Il doit donc
chercher des occupations agréables, et, presque toujours, c'est à la
campagne, plutôt qu'à la ville, qu'il croit pouvoir les rencontrer. Il
est à remarquer que les hommes de bureau sont pour la plupart
amateurs de jardins. Les aspirations bucoliques de leur jeunesse, le
souvenir d'élégies primesautières exercent sur eux une influence qu'il
appartient au philosophe d'expliquer.
Aussi, lorsqu'il a vendu son fond, lorsqu'il s'est trouvé libre
pour
la première fois,
une mystérieuse attraction semble solliciter le
négociant retiré des affaires et l'attirer impétueusement vers la vie de
campagne. Ses habitudes, il les rejette; ses amis, il a hâte de les
oublier. Il reste sourd aux récriminations de sa femme regrettant les
relations mondaines; il ne veut point voir les larmes de sa fille qui
regrette les leçons de son professeur de musique et de son maître à
danser. Pour lui, il ne regrette rien de ce qu'il abandonne. 11 rêve
les délices de la villégiature il se forme une félicité étrange en
songeant au nouyeau'^nre de vie qu'if va pouvoir mener. Ce n'est
pas qu'il recherche le calme des campagnes, ou qu'il comprenne
l'esprit des solitudes, le pauvre homme Non, il veut un jardin entouré
de hautes murailles, fermé par une forte grille. Il rêve de créer des
plates-bandes où s'épanouiront les tulipes de creuser un bassin où
nageront les poissons rouges de planter des allées de bâtir un
kiosque; il se voit déjà formant une corbeille de rosiers et' cueillant
ses prunes de reine-claude
Combien de temps peut durer un bonheur si longuement rêvé?
L'amateur de jardins ne tarde pas à s'apercevoir qu'en dépit de ses
bonnes murailles, l'ennui a pénétré dans son petit domaine, et n'en
veut plus sortir. Pour se délivrer de cet hôte insupportable, il a tout
d'abord'recours à ses voisins. On se visite on s'invite à diner, on
boit, on joue, on discute; cela ne sert de rien. L'ennui est décidément
le seigneur et maître de ce domaine dont on se croyait le seul et
légitime propriétaire Il est heureux qu'on puisse avoir avec ses voisins
d'autres rapports que des rapports intimes et agréables; on peut leur
chercher noise au besoin on peut leur intenter un procès. Ce serait
jouer de malheur, si quelqu'un d'entre eux ne nous donnait pas
quelque sujet de nous plaindre En y regardant d'un peu près on
finit toujours par s'apercevoir que tel!e pièce d'eau a dû faire, avec
le temps, une emprise sur notre terrain, et que telle plantation nous
donne par trop d'ombre. On peut encore se rendre compte des servi-
tudes Code civil, ch. 637 et suivants. Lorsqu'il aura trouvé un sujet
de se plaindre, l'amateur de jardins pourra braver l'ennui; il pourra
donner libre carrière à toutes les facultés de son esprit; il sera accablé
de plus de soucis, de plus de tracas, de plus de fatigues qu'il ne saurait
en désirer. Il étudiera le code, ne le comprendra pas, et sera satisfait.
Il verra les experts et leurs expertises, les huissiers et leurs exploits;
i
il connaîtra les consultations des avocats et les clercs et les avoués;
iî cniendra le.s plaidoyers et tes jugements. Sans doute, cela lui coûtera
d'argent, mais saurait-il payer trop cher le moyen d'échapper
un peu
à l'ennui? Ainsi, il compulsera des titres de propriétés, il tracera des
de la terre, et cela lui vaudra
plans, il paraîtra l'homme le plus occupé
Lorsqu'il, se prouvera a table au milieu
une certaine. considération.
d'un cercle nombreux d amis, lorsqu'il sera assis le soir au coin du
feu près de sa femme et de ses enfants, il parlera haut et longtemps,
il aura un sujet de conversation qu'il n'épuisera jamais.
En effet, il est bon de le remarquer, le contentement s'exprime avec
moins deloquaçité que le mécontentement; la bienveillance avec moins de
prolixité que la- malveillance. Il y a peu de formules pour exprimer
tout te bien qu'on pense d'un homme, il y en a beaucoup pour exprimer
tout le mal qu'on pense de lui. Sans doute, les épithètes gracieuses
ne manquent pas; mais enfin, un adjectif ne peut être employé qu'au
positif, au comparatif et au superlatif! Quand on a dit d'un homme
11
est aimable; jl est plus aimable que tel antre; il est le plus aimable
de tous ceux dont, on parle tout est dit. L'éloge a trois notes, c'est
un instrument presque monotone. La récrimination, au contraire, est
un instrument complet passant par une série considérable d'octaves,t
des notes les plus élevées aux tons les plus graves. C'est ainsi que
l'on peut passer des traits piquants aux insinuations perfides, des
insinuations perfides à l'ironio amère, de l'ironie amère aux accusations
injurieuses^ des accusations injurieuses aux paroles emportées, des
paroles emportées aux menaces, etc., etc. Tandis que l'on parcourt
le clavier que mous venons de décrire; tandis qu'on 'le fait résonner,
le temps passe le plus agréablement du' monde. C'est pourquoi,
à la campagne, nos voisins ne nous sont véritablement utiles,
qu'alors seulement qu'ils sont nos ennemis.
Mais arrivons à notre histoire. f

–Il y avait une fois une femme vertueuse.


– Voici que votre histoire commence comme un conte!
De grâce, cessez de m'interrompre 'Elle mourut
eu donnant
le jour au héros de
mon histoire. J'ai peu connu cette honnête
jemme; mais, en revanche, j'ai beaucoup
connu son mari. C'était un
honnête homme, qui avait gagné dans le
commerce son petit million,
comme tout le monde. Il n'en tirait pas vanité, mais il traitait ses
amis d'une certaine façon, comment dirai-je: famillionnairement,
s'il m'est permis de me servir d'une expression de Henri Heine.
Cet honnête homme se nommait Van-den-Buck. Il parlait haut, buvait
sec et jouait gros jeu. Van-den-Buck n'était pas précisément spirituel;
mais, comme il était riche, et parlant considéré, on feignait de l'écouter
avec plaisir. Dans le monde, d'ailleurs, la différence est peu sensible
entre un sot et un homme d'esprit 11 arrive à tous deux de d'^e
des sottises; mais le sot ne prend souvent pas garde aux siennes, et
quelquefois en tire vanité; l'homme d'esprit, au contraire, s'aperçoit
de ses fautes, et il en souffre. Depuis plus de vingt ans, le bonhomme
nourrissait le dessein de se retirer à la campagne et d'y finir ses
jours c'était son ambition. Un Sous-Préfet ne désire pas plus
ardemment la croix de la Légion-d'Honneur! Une femme à la mode
montre moins d'ardeurs quand elle brigue la charge de dame
patronesse
Notre négociant avait acheté quelque part en province la pro-
priété des Cérisaies. Il avait hâte de joindre à son nom le nom
de sa propriété; au heu du Van-den-Buck et Cie traditionnel, it
voulait se faire donner du Van-den-Buck des Cérisaies, gros comme le
bras. Ce n'estpas qu'il eût le dessein déjouer le grand seigneur! Il voulait
seulement, disait-il, se distinguer des autres membres de sa famille.
La persistance du bonhomme à rechercher la solitude étonnait ses
amis. Actif, rompu aux affaires, il avait passé sa vie entouré d'asso-
ciés, de voyageurs et de commis; les distractions de toute naiur.
étaient venues sans cesse au devant de lui, sans qu'il les rechr^hit.
Cependant, les réflexions de ses amis ne purent arrêter le millionnaire,
qui se rendit à la campagne, prêt à se livrer tout entier à son amour
de la nature.
Malheureusement, son fils n'avait pas sur les douceurs de la
vie champêtre les mêmes idées que lui. Le jeune homme avait vingt
ans, âge où l'on aspire à jouer le rôle de Léandrc dans les
théâtres de société. Le jeune Henri Van-den-Buck habitait, à Paris,
un petit entresol situé rue Taitbout; il déjeunait au café Anglais,
faisait caracoler son cheval anglais dans les- allées du bois, et, le soir,
valsait à deux temps dans les salons de la Chaussée-d'Antin. Lorsque
père était venu se fixer aux Cérisaies, le jeune homme avait juré
son
qu'il ne mettrait jamais les pieds dans cette taupinière;
sa grande foi
mais il ne faut jamais jurer de rien Etant venu visiter son père,
chasses, le jeune homme différa longtemps son
vers la saison des
départ, et parut bientôt ne point trop regretter Paris. Ce qui retenait
Van-den-Buck, vous l'avez deviné, c'était
aux Cérisaies le jeune
un voisinage charmant.
Un large fossé séparait la propriété du millionnaire d'avec le parc
d'un gentilhomme campagnard, qui se nommait La Chevronnière. Ce
hobereau habitait une grande et froide maison, flanquée d'un pigeon-
nier, qu'on appelait le château, de vingt lieues à la ronde. Il passait
ses journées à dresser des chevaux et à
chasser le lièvre. Une seule
chose rendait sa conversation intéressante, c'était la haine aveugle
qu'il portait aux gens d'épée et de robe. Il avait coutume de dire
« Ne
choisissez pour amis ni un militaire, ni un prètre; l'un pourrait
vous fusiller, et l'autre vous damner, par ordre supérieur! Il
fellait t'entendre dauber les ofliciers de sa connaissance, et chanter
{)ouille à son curé A la longue, cependant, ces propos devenaient
monotones. Aussi, ce qui rendait le voisinage du château, si précieux
à notre héros, (car Henri Van-den-Buck est notre héros,) ce n'était
pas seulement la présence- de La Chevronnière, mais bien la
présence de sa fille.
Mademoiselle Julie avait toutes les grâces ordinaires aux jeunes
filles élevées à la campagne, quand l'éducation du couvent n'a pu
leur enlever leurs grâces naturelles. Vive, aisément mutinée, elle
était douce envers ses gens, bonne aux pauvres, hospitalière pour
les amis de son père. Si elle eût été coquette, elle eût su un gré
infini à cette vie des champs, qui l'avait rendue si charmante, car
elle était charmante au milieu des hommes simples et de la belle
nature; à la ville, elle eût été très-bien, tout simplement. C'est que
Yêlre et le paraître, comme disait A. d'Aubigné, se trouveront
toujours, le premier, au village, et le second, à la ville. Au village,
la femme conserve sa physionomie
propre et son initiative personnelle;
elle est libre, et la jeune fille est
sage, et la mère est courageuse. A
la ville, où règne le qu'en dira-t-on, tous les visages ont
un même
masque, toutes les mémoires apprennent les mêmes rôles Ne parlez
pas, tenez-vous droite, baissez les yeux Aussi, lorsque les esprits
ne s'usent pas, ils s'aiguisent les jeunes filles sont moqueuses et les
femmes coquettes. A la ville, demandez des Armandes et des Célimènes;
vous trouverez ,aux champs tes Jeanne d'Arc et tes Charlotte Corday.
Une jeune femme à la campagne, songez-y bien,' quel ravissant
tableau! Toutes les beautés' de la nature lui ajoutent un charme,
comme les fleurs qu'elle cultive lui sont un ornement. Là, tout lui
est sympathique. Entre-t-elle dans la basse-cour, poulrs d'accourir
à sa rencontre, pigeons de 'voler auprès d'elle! Sort-elle, les énormes
molosses de la suivre lentement, comme pour la protéger Passe-t-elle
auprès de la prairie, la vathe courageuse de la reconnaître; de
l'admirer et de la caresser Les rudes laboureurs l'aiment aussi, la
jeune femme, et Tes mendiants, au seuil des fermes, lorsqu'ils récitent
leurs longues litanies, se trompent parfois, et prononcent son nom
au lieu du nom de la saïlite- vierge Marie! Et puis, à la campagne,
Ta femme est dans le rôle que le bon Dieu lui a assi'gné ici-Bas

hospitalière, nourricière! Gomme l'hospitalité est douce, offerte par


elle Comme les draps,. de rude toile, sont blancs, ces draps qu'elle
a lavés de ses mains blanches peut-être, ainsi que le faisaient les
filles de rois, dans les contes de fées et dans les poèmes d'Homère!t
Seule, elle poésède le secret-de préparer certains mets délicats
d'une façon spéciale les crèmes et les conserves de fruits racontent
mystérieusement ses lnuanges. Tant pis pour qui rira! La femme
qui soigne elle-même lâ nourriture de "ses parents et de ses hôtes,.
fait une bonne œuvre et mérite qu'on la loue! Tant" pis pour qui
l'ignore! Par l'apposition des mains, une femme consacre le mets où
le breuvage qu'elle présente, et d'une collation banale, fait une
communion sainte.
Lorsqu'elle ne dédaignait pas de s'occuper des infimes détails de
la vie rurale, mademoiselle Julie savait-elle être si poétique? Je
l'ignore. Elle rêvait peut-être les plaisirs mondains, les triomphes de
la vanité, l'oubli de"s devoirs. mais' rien ne l'indiquait. La philosophie
des femmes a un nom Résignation.
Comme on le pense bien, le millionnaire et le gentilhomme, lors-
qu'ils s'étaient rencontrés s'étaient traités de puissance à
puissance. Les jeunes gens furent moins réservés. Il faisait beau
voir l'élégant Parisien s'extasier devant les plates-bandes et les
couches de La Chevronnière Il faisait beau le voir accrocher ses
habits aux épines de la haie, lorsque sa jeune voisine venait se
promener dans 'son petit jardin A ce métier, du reste, il gagnait
quelque chose toujours un salut, souvent une fleur, quelquefois une
moitié de poire que Julie partageait à merveille avec son petit couteau
d'argent. Il faisait bean encore voir le jeune Henri, près du piano,
tourner les feuillets du livre de musique quand la jeune fille jouait
une sonate! Il faisait beau le voir accompagner les vieux airs du temps
passé, que Julie chantait d'une voix émue et sympathique, les vieux
airs que, de génération en génération, les mères apprennent à leurs
enfants, les airs gracieux et solennels, mélancoliques

Plaisir d'amour ne dure qu'un moment,


Tourment d'amour dure toute la vie.
Tandis qu'ils étaient au piano, Van-den-Buck et la Chevronnière
jouaient au tric-trac, et les deux voisins goûtaient à l'envi le plaisir
de la vie champêtre.
Le temps s'écoulait ainsi, rapidement. Les vacances finirent, et
Julie, quittant le château paternel, vit se refermer derrière elle les
lourdes grilles du couvent. Le fils de Van-den-Buck ne tarda pas à
retourner à Paris; mais, fuyant le,monde, ses pompes et ses œuvres,
lui aussi se cloîtra dans une solitude absolue. On est si bon quand
on
est si jeune Les deux voisins continuèrent de se visiter, beaucoup
d'abord, puis un peu moins. Ils parlaient de leurs enfants et jouaient
au tric-trac. La Chevronnière ne tarda pas à s'apercevoir que son
voisin l'entretenait de sa fortune
avec un son de voix arrogant et
désagréable; Van-den-Buck trouva bientôt les plaisanteries du
gentilhomme monotones et fatiguantes.
f
Deux mois après le départ de
son fils, il avait fait reconstruire
trois fois sa serre; il avait fait abattre
une avenue d'arbres séculaires,
et fait creuser une petite rivière. La solitude lui pesait déjà, et
personne ne venait dissiper l'ennui qui, peu à peu, l'enveloppait.
Aujourd'hui, chacun vit
pour soi. La philantropie moderne a
désorganisé la famille chez les
pauvres gens. La femme est-elle
enceinte U%p^enfant est-il malade à l'hôpital
Á.(\¿n~- le père est-il
J
.infirme: à l'hôpital! Les riches malades, eux-mêmes, sont soignés
par les sœurs de charité, et les parents pauvres ne se trouvent plus
aux ordres des parents riches;, ils ne soignent plus la goutte du
vieux collatéral et dédaignent l'héritage de l'oncle d'Amérique.
' La raison à cela, la voici Time is money Le temps, c'est de
'l'argent! Aujourd'hui, los hommes n'ont plus le loisir de s'adonner
mauvais penchants de l'humaine nature je ne parle pas des
-aux
femmes. L'orgueil, l'envie, la luxure, la gourmandise, la colère, la
.paresse 'ont peu d'adorateurs dans notre siècle positif ce sont des
péchés qui ne rapportent rien et qu'il faut aimer pour eux-mêmes.
Des sept péchés capitaux, un seul nous est resté; l'avarice. Celui-là
du moins rapporte des dividendes. C'est ainsi que les parasites ont
disparu, en même temps que les fous rentés les hommes de
lettres entretenus les comédiennes appointées Ah ils avaient
leur noblesse, ces hommes sans vergogne Ils avaient leur philoso-
phie, ces apologistes de l'insouciance! Qu'ils étaient amusants, ces
comparses de la comédie éternelle Mais vous rendez-vous bien compte
de ce qu'était un parasite ?
– C'était un homme qui, renonçant à
toute initiative personnelle, ne vivait plus que dans le cercle d'une
individualité plus puissante que la sienne; c'était une plané' qui
consentait à être satellite Selon qu'il s'attachait à colni-ci tu à celui-là,
'le parasite était blanc ou noir; il sacrifiait, *,ses opinions! Selon- que
l'homme auquel il s'était attaché préférait la -brune à la Monde,'ou le
faisan au perdreau, il avait telle ou telle préférence 'il sacrifiait ses
goûts 1Il allait ici et là, à Rome ou à Vienne, à Paris ou à Pontoise;
il sacrifiait ses habitudes Et puis, en menant cette vie, comme il se
contentait de rassasier sa faim avec les miettes de la table, comme
il ne gagnait rien à faire ce triste métier; il sacrifiait ses intérêts!
Si vous considérez encore que le parasite ne pouvait avoir de femme;
car il ne s'appartenait pas; qu'il ne pouvait avoir d'amis,' car l'amitié
veut entre les hommes une égalité absolue si vous considéré qu'il
n'avait pas de domicile, ni même de patrie, vous conviendrez que le
para i e était le type rie l'abnégation sur la terre 'et qu'il mérite
d'être regretté! Je ne vous parle pas des services qu'il pouvait
rendre! Il essuyait la mauvaise humeur de son hôte-, écoutait ses
histoires, chantait ses louanges et le rendait heureux en s'habi-1
tuant â son caractère en se pliant à ses habitudes en exaltant SS
vanité. Assurément, si Van-den-Buck avait pu avoir auprès de tei
quelques parasites, il eût été le plus heureux des hommes
Quatre mois après le départ de son fils, Van-den-Buck avait fait
lever le plan de sa propriété, et il avait longuement étudié le cadastre.
Six mois après, il avait fait plusieurs remarques. Un large fossé, nous
l'avons d;jà dit, séparait les deux domaines d'un côté, les bois des
Cerisaies; de l'autre, les prair:es du château. Or, sur la limite ex-
trême des propriétés continués, un rhène avait poussé sur une motte
de terre appartenant à La Chevronnière et faisant pointe dans la
propriété de Van-den-Buck. Le chêne, en interrompant l'harmonieuse
ligue d'une plantation de tilleuls, était pour le négociant un sujet de
-plaintes continuelles. Bientôt, il prétendit le faire jeter bas. La Che-
vrdnniêfe, comme de juste,' s'y opposa vigoureusement. De là, entre
nos deux 'voisins, explications, qitérellcs, injures, procès. Inde ira!
Comme le procès était en suspens, les jeunes gens revinrent.
Hélas s'ils se revoyaient un instant, a la dérobée, c'était tef&t ce qu'ils
pouvaient faire, et la belle Julie ne cachait pas alors se» lames. La
jeune fille était belle en effet; sa démarche était plus fière, sa voix
était plus douce, sa main plus blanche; les grâces de l'enfant avaient
fait place aux charmes de la femme. Tout cela séduisait notre héros,
mais il s'indignait de ne pouvoir plus approcher la jeune ,fille, au
moment môme où il aurait voulu pouvoir ne la plus quitter. 0 Juliette
ô Roméo vous savez si l'animosité des pères peut rapprocher plus
étroitement les enfants qui se livrent tout entiers
au premier amour!
Il y avait cependant un moyen bien simple de finir le procès un bon
Inariag-o* pouvait réunir les deux héritages. Julie
en parla doucement
à son père

– Par l'épée de mes ancètres! s'écria La Chevronnière, tu sors


d'une maison où le ventre des femmes ennoblit les enfants, et les fils
de ce robin seraient des gentilshommes Plutôt
que de consentir à ce
mariage, j'aimerais mieux voir s'éteindre
ma race et te faire cloîtrer
le reste de tes jours
De son côté. Henri faisait tous
ses efforts pour décider son père à
cette transaction.
Il faut que tu n'aies point de
cœur s'écria Van-den-Buck,
pour me proposer de m'abaisser devant ce pauvre sire! Tucsmajew,
dis-tu, eh! bien, plutôt que de consentir à tes desseins, je te frap-
perais de ma malédiction et je ferais don de ma fortune aux pauvres
des hospices!
Ce sera la première fois que vous serez généreux!
Si j'étais un romancier, je pourrais donner ici libre carrière à mon
imagination. Une lanterne sourde, un masque un poignard, une
échelle de soie, une chaise de poste, un enlèvement, un combat à la
hache! Mais je suis un historien. Julie revint au couvent, et le
jeune homme, désespéré, prit du service dans un régiment qui faisait
campagne en Afrique.
– Nos deux voisins se retrouvèrent, seuls, vis-à-vis l'un de
l'autre. La Chevronnièrc voyait sa petite fortune s'amoindrir au milieu
des procès; il apprit bientôt que sa fille était gravement malade. Van-
den-Buck éprouvait des tcrreurs affreuses, ne sortait qu'armé jus-
qu'aux dents, craignait ses domestiques, les paysans, et ne rêvait
qu'embûches et périls; il apprit bientôt que son fils avait été dange-
reusement blessé dans une rencontre.
Un jour, La Chevronnière sortit furtivement de chez lui, de très
bonne heure, et s'avança vers le chêne séculaire qui avait causétous
ses malheurs. Il s'était muni d'une forte corde et voulait, à tout prix,
en finir avec la vie. Tout-à-coup, il s'arrêta respirant à peine Il
venait d'apercevoir Van-den-Buck, occupé à accrocher aux branches
de ce chêne un fatal nœud coulant!
A cette vue, La Chevronnière poussa un cri, s'élança vers Van-
den-Buck, et les deux voisins, les yeux pleins de larmes, tombèrent
dans les bras l'un de l'autre. Comme ils rentraient tous deux dans
l'antique salle à manger du château, silencieux, presque solennels,
deux portes s'ouvrirent, et les deux amants s'avancèrent vers eux,
lentement. Julie était pâle, mais ses yeux brillaient d'une étrange façon
et le jeune homme la regardait; mais il avait plaisir à la voir pleurer;
car ses larmes étaient des larmes de joie.
Bon voilà que je m'attendris, maintenant – Je finis cette histoire
comme je l'ai commencée comme un conte Ils se marièrent,
vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants
Mesdames et messieurs si vous êtes contents et satisfaits vous
lirez cette histoire à vos amis et connaissances, et surtout à vos
voisins. Géry Legrand.
LES NOUVEAUX TABLEAUX
DU MUSÉE DE LILLE

La vente des tableaux de M. Tencé, au moment où l'achèvement


de l'Hôtel-de-Ville va ajouter de nouvelles salles aux salles si bien
remplies de notre Musée de peinture, était une trop rare occasion
d'enrichir et de compléter nos collections pour qu'on la laissât
échapper.
Il s'agissait, cette fois, de tableaux connus et étudiés depuis long-
temps, et l'on n'avait pas à redouter les erreurs d'appréciation, résul-
tat trop fréquent d'un examen rapide et fait à distance dans une salle
d'exposition ouverte pendant quelques heures seulement avant le jour
de la vente. M. Tencé, en effet, plus collectionneur que marchand,
possédait depuis de longues années les tableaux que sa mort livrait
aux enchères, et le conservateur ainsi que les membres de la commission
de notre Musée étaient depuis longtemps fixés sur le mérite et la valeur
des œuvres à acquérir.
Grâce à la libéralité de l'administration municipale et du conseil
nouvellement élu, notre Musée a pu se faire représenter aux enchères
et se rendre adjudicataire de seize tableaux, tous remarquables à
différents titres, et parmi lesquels il faut citer tout d'abord les
noms
de Rubens, de Jordaens et de Sneyders.
Transportée au Musée où déjà elle
a trouvé sa place, la tête
pemte par Rubens subit,
sans en souffrir, la comparaison des œuvres
authentiques du maître qui décorent la salle des peintres flamands.
De Jordaens, la ville acquis deux tableaux le premier, le Christ
a
il les Pharisiens,
a été adjugé au Musée à un prix bien inférieur à
cohi payé pair M. Téncé il y a déjà longtemps et à une époque
où pourtant les œuvres d'art étaient loin d'avoir acquis leur valeur
actuelle. II ne faut demander aux productions de Jordaens ni le
sentiment religieux, ni la distinction de la forme; aussi préférons-
nous parmi ses oeuvres les sujets profanes, les reproductions de
nature morte, les banquets pantagruéliques où il fait asseoir ses
buveurs, à l'œil allumé à la trogne vermeille; les scènes mytholo-
giques, toutes peuplées de satyres entreprenants; mais il est des
qualités que l'on retrouve dans toutes ses toiles bien conservées c'est
la hardiesse du pinceau et l'éclat du coloris et ce tableau du Christ
et des Pharisiens les possède largement.
Le second tableau de Jordaens, le Retour (U l'enfant prodigue,
diaprés le catalogue de M. Teucé (dont, soit dit en passant, certaines
abréviations consacrées pourtant par l'usage ont donné lieu à de
curieuses méprises) représente plutôt, selon nous, l'enfant prodigue
que ses maîtres envoient garder les pourceaux; -mais, quel que soit
le sujet, il a été pour l'artiste l'occasion de d.'ploycr dans la peinture
d'un magnifique paysage peuplé d'animaux de toute nature, tout le
savoir-faire et toute l'audace de son talent. Grâce à ces deux
tableaux, Jordaens sera maintenant représenté d'une manière digne de
lui au Musée de Lille à côté de Rubens de Van Dyck et de Crayer
qui y comptent de si remarquables productions.
Il faut aussi Citer en première ligne la Chasse au sanglier de
Sneyders tableau de grande dimension qui est à la hauteur des
compositions les plus vantées du maître, et qui sera le digne pendant
de la Chasse au lion que possède déjà le Musée.
..En attendant que l'on puisse les examiner dans les salles nouvelles,
mentionnons sommairement les autres acquisitions faites par la ville
Bourdon, les Bohémiens.– * François, le Portrait d'un prieur. –
Kessel, tableau de genre fin mtnme un Teniers. Miel, la Mar-
chant d'escargots. – Moya Je Musicien ambulant.-Oudry, un
carlin. – Van Romeyn, Animaux. – Vadder, Paysage.-G. Van de
Velde le vieux, Marine en grisaille. Wouters, Promeihéc.–
Winkemboon, Paysage.-Titien (école du), un portrait.
La plupart de ces peintres n'étaient pas encore représentés ici,
et un musée n'est pas seulement une collection de peintures de choix,
doit être aussi autant que possible, une histoire de la
peinture.
il
Nous avons remarqué avec plaisir qu'indépendamment des
acquisi-
tions faites par la ville, la presque totalité des tableaux de M. Tencé
été adjugée à des amateurs de notre cité, et nous nous félicitons de
a
ce résultat le
goût des belles choses est heureusement contagieux,
et il est heureux pour les amateurs des arts de voir se former dans
notre ville des collections particulières dont profitent toujours tôt ou
tard les collections publiques.
Le budget restreint des musées départementaux quand ils ont un
budget! ne leur permet pas souvent des acquisitions importantes, et
qu'ils parviennent généralement à se
ce n'est que par des donations
former ou à s'enrichir; Montpellier, Bordeaux et tant d'autres villes
doivent, en effet, à des legs la célébrité de leurs collection^; et n'est-ce
pas à la générosité de deux r de ses enfants que Lille est redevable de
son musée ethnographique et de l'inestimablc collection Wicar que
l'Europe nous envie. Qui sait ce que nous réserve l'avenir ?
Puisque nous avons été amené à citer le musée Wicar, disons ici
combien nous avons élé heureux d'apprendre que la nouvelle organi-
sation de nos musées va permettre de transporter dans des salles à
l'abri de l'incendie, ces richesses si facilement destructibles et qu'on
ne pourrait remplacer.
Nous parlions dus bienfaiteurs du Musée de Lille; dernièrement
encore, M. Pascal léguait en mourant à la ville une somme destinée
à l'achat de tableaux, et cette libéralité a permis l'acquisition de deux
magnifiques portraits qui figurent déjà dans nos collections.
Parmi les richesses nouvelles de notre Musée, nous avons aussi à
signaler les deux figures allégoriques, peintes par Rubens, que la
commission du musée a acquises dernièrement avec les subsides
municipaux; traitées dans le style décoratif, elles n'eu portent pas
moins le cachet inimitable du maître; l'ouverture des nouvelles salles
permettra bientôt au public de les admirer, ainsi que les tableaux de la
collection Tencé et les toiles que nous devons à la générosité du
gou-
vernement et qui représentent si dignement la peinture moderne.
-CAUSERIE THÉATRALE
-re-
Lille, le 14 novembre 1800.

En province et à Lille en particulier, les jeux de la scène ne sont


pas toujours ce qu'il y a de plus amusant au théâtre; les spectateurs,
sous le rapport du plaisant, pourraient rendre des points aux comiques
les plus heureusement doués et aux vaudevillistes les plus
réjouissants.
A l'instar de l'avocat improvisé des Plaideurs, c'est son commen-
cement que le public sait le mieux; c'est surtout pendant la période
des débuts que la comédie qui se joue dans la salle, l'emporte en gaîté
sur celle qui se déroule devant la rampe.
A quoi tient cette infériorité passagère des gens du métier? C'est
d'abord à la pauvreté traditionnelle du répertoire des débuts à
l'exhumation poudreuse des pièces qui révèlent les talents nouveaux,
aux prétentions inconséquentes du, premier rôle et de la jeune pre-
mière qui, sous prétexte qu'ils ont été couronnés de fleurs, les années
précédentes, à Nantes, à Versailles ou à Châteauroux, dans tel ou tel
drame ptus ou moins oublié de M. de Pixérécourt, tiennent absolu-
ment, sous peine de résiliation, à reparaître sous le même costume
devant le public nouveau qu'ils se proposent de fasciner du premier
regard. Comme tous les goûts sont dans la nature, il arrive souvent
les fleurs sont remplacées par des sifflets incongrus, et que le
que
triomphe de l'année dernière se change en une défaite complète. C'est
te commencement de la désillusion; c'est en même temps la source
ordinaire d'un flot d'imprécations qui tombe du foyer des artistes sur
public peu civilisé, qui n'a pas compris un effet de grosse voix et
ce
qui a laissé passer inaperçu un geste énergique bien placé.
Pendant que l'acteur dérouté se drape dans sa dignité d'artiste
incompris, le public profile de l'entr'acte pour continuer à assurer sa
supériorité comique en aiguisant de toutes ses forces les flèches de sa
c ''tique infaillible. Certains spectateurs, rarinantes, vieillis sous
les
jeux du grand lustre, s'empressent de réveiller, pour. l'instruction de
leurs voisins plus jeunes, leurs souvenirs scéniques d'il y a vingt et
Viiigt-cinq ans A cette époque, la pièce était mieux jouée; elle était
même mieux écrite le premier rôle était mieux campé sur-ses jambes;
le'comique avait un habit plus excentrique; les larmes de la jeune
première étaient plus naturelles; le rôle du souffleur était moins impor-
tant les décors montraient moins la corde. Le tout est entremêlé
d'exclamations sentimentales sur la décadence de l'art et sur les
appointements fabuleux que réclame aujourd'hui le plus mince des
comédiens. « De notre temps, disent-ils, les acteurs mouraient de
faim, et ils n'en jouaient les pièces
que de meilleur appétit. »
Vous ne vous hasarderez pas à révoquer en doute cette appréciation
famélique; vous lâcherez, si vous pouvez, l'habitué d'un autre siècle,
et vous tâcherez de savoir ce que l'abonné contemporain veut bien
peri'ser de la troupe nouvelle. Vous n'aurez pas de peine à le savoir:
les' paris sont ouverts et vont leur train. On discute, on s'échauffe,' on
se prépare à une manifestation significative. Le mécontentement est à
«on comble; jamais on n'a vu chose pareille; il est temps d'y mettre
bon ordre il ne faut pas laisser descendre le théâtre plus bas il faut
le relever en sifflant. On siffle donc à la fin de la pièce, et
on se promet
de siffler encore, de siffler toujours.
Les spectateurs peuvent
se diviser en trois catégories ceux qui
trouvent que rien n'est à la hauteur de la scène locale,
ce sont les
pessimistes; ceux qui trouvent
que tout est pour le mieux, ce sont les
optimistes; enfin ceux qui
ne disent rien,jce sont les hommes prudents.
Ces derniers sont en minorité; ils sont généralement méprisés par
les deux autres camps. En revanche, ils jouissent du privilége de
coniempler leurs-voisins animés par la discussion, tellement animés
que souvent le rideau se lève sans que cette circonstance puisse faire
cesser le bruit; ils s étonnent qu'une question de début puisse échauffer
(ant de tctes intelligentes; ils sourient parfois, s'il leur reste quelque
co 'rage civique,' des exigences des uns et de la bonne volonté des.
auiies. Eu sortant du théâtre, ils se promettront de n'y plus retourner;
mais ils ne tiendront pas leur promesse, et les débuts ne seront
pas terminés qu'on les verra de nouveau s'épanouir à leur stalle.
accoutumée.
D'ailleurs, du choc des opinions qui se co-itredisent au théâtre, il n'y
a qu'une chose qui ne jaillit pas, c'est la lumière. Nous ne parlons
pas, bien entendu, de la lumière du lustre qui plane invariablement s-ir
butes les agitations d'en bas; nous prenons le mot daus so 1 acception
particulière. Chaque année ramène les mêmes scènes, les mêmes dis-
cussions, les mêmes phrases, les mêmes mots. To is les ans, on
remonte la pente Irop façile de ses souvenirs de théâtre, on. tes développe
sans ménagement, on refait pour la dixième fois l'oraispn funèbre des
anciens acteurs, qui sont toujours des phénix en comparaison de leurs
indignes successeurs. Nous ne voulons pas dire que les nouveaux
venus soient meilleurs que ceux qu'ils sont appelés à remplacer; mais
nous affirmons que la répétition des mjincs jérémiades est par trop
monotone, et qu'en entendant chaque soir, du 1er septembre au 30
avril, les mômes récriminations contre les mêmes griefs, il csl bien
permis de demander à tous ces ar<starqucs au petit-pied de faire un
léger retour sur eux-mêmes puisqu'ils réclament sans cesse, du
directeur des nouveautés lyriques et dramatiques, qu'ils prêchent un
peu d'exemple et qu'ils varient davantage leur repertoke usé.
Nous éprouvons ici le besoin de placer un aveu qui nous coûte
nous le disons à notre honte, nous faisons nous-meme partie de la
catégorie des pessimistes, et, soit par tempérament, soit par habitude,
nous enfourchons chaque année le dada du mécontentement. Cela ne
nous empêche pas de trouver cette tactique mauvaise et humiliante.
Quoi de plus humiliant, en effet, que de savoir que le bruit que l'on-
fait, n'aboutit à rien et ne produit pour l'année qui va suivre aucune
amélioration? Vous aurez beau vous démener sur vos bancs, prédire
à la façon de Cassandre la ruine du directeur, le menacer d'un
désabonnement en masse; qu'y gagnez-vous? La troupe qui suivra
sera-t-eile mieux composée? Empêcherez-vous le premier ténor de
de n'avoir pas assez de voix ou biea d'avoir par trop de ventre
la première chanteuse d'être plus jolie que musicienne ou plus musicienne
que jolie la dugazon de
ressembler à une toupie' rorrflanle ou à un
échalas sans feuilles; la soubrette dètre trop prude ou trop dévergono'èe;
le jeune premier d'être trop long ou trop court; que sais-je encore?
Puisque nous ne devons rien gagner à discuter si bruyamment sur
les destinées de l'art sojons un peu moins monotones et attendons
avec la patience du sage le jour solennel où la scène lilloise remontera
à son niveau naturel.
Orlos, sans vouloir en aucune façon accuser la troupe actuelle
de n'eire pas à la hauteur de celles qui l'ont précédée, nous pouvons
dire que ce n'est pas durant cette année que nous verrons se produire
ce phénomène miraculeux Notre intention n'est pas de prier tous les
artistes de s'asseoir sur la sellette et de venir nous rendre compte de
leurs méfaits les plus noirs; la besogne est faite depuis longtemps et
nous ne voulons pas marcher sur les brisées de nos confrères. Nous
nous bornerons à regretter l'absence complète de ce que nous aimons
à rencontrer dans une troupe d'opéra; d'un premier sujet supérieur à
tous ses camarades qui nous fasse oublier dès qu'il paraît, les
défectuosités des autres scènes. Un ensemble convenable a ses charmes
sans aucun doute mais que devient la représentation d'un opéra si,
du milieu d'acteurs estimables du reste, mais peu favorisés de la
nature, on ne voit pas jaillir par intervalles une étincelle de ce feu
sacré qui anime les artistes vraiment dignes d« ce nom? Le calme est
une excellente chose lorsqu'on se trouve assis au coin de son feu,
profondément enfoncé dans un moëlleux fauteuil; mais le théâtre n'e»t
possible que lorsque vous y ressentez une émotion véritable, lorsque
vous vous sentez profondément remué par une scène dramatique
interprétée avec passion et par un chant qui sort du cœur.
Ce que nous louons dans la troupe actuelle, c'est
un ensemble très
convenable; ce que nous lui reprochons, c'est de ne pas renfermer
un de ces artistes d'élite qui ont te diable au corps, et dont ,lef jeu
électrisant soulève toute une salle et force les applaudissements.
Mettez à la place de M. Tallon un ténor jeune et ardent, à la voix
entraînante et sympathique, et vous verrez que Mme Gasc donnera
dix fois plus qu'elle ne donne; que le public, réchauffé de temps en
temps par le feu communicatif de l'artiste, donnera signe de vie et
ne laissera pas s'achever sans bravos, comme cela se fait en ce
moment, la représentation d'un chef-d'œuvre lyrique.
Cela dit, nous pouvons tout à notre aise rendre hommage à l'inter-
prétation de quelques pièces du répertoire { .courant, et en première
ligne de Faust, qui fournit à Mme,Gasc et à M. Codelaghi l'occasion
de recuillir un véritable succès d'estime.
Nous n'entrerons pas aujourd'hui dans le compte-rendu des pièces
jouées depuis la réouverture du théâtre; le travail serait un peu long
et, afin de nous épargner l'embarras de choisir entre toutes, nous n'en
signalerons aucune en particulier. Le mois prochain, nous trouverons
notre point de départ tout naturellement fixé. On nous promet beaucoup;
nous aurons donc beaucoup à dire.
Est-ce tout?. Un mot encore, s'il vous plaît, d'un opéra nouveau
en trois actes qui nous intéresse plus particulièrement et que l'affiche
annonce modestement depuis quelques jours; nous voulons parler de
Nérida, paroles de M. H. Dupont musique de M. Ferdinand
Lavainne, deux Lillois auxquels nous souhaitons bonne chance
On nous parle souvent de décentralisation, et nous nous étonnons
vraiment qu'un si gros mot soit appliqué à la légère et que les don
Quichotte de la province s'obstinent à y chercher encore leur Dulcinée.
Prétendre faire de chaque chef-lieu de canton un centre de
lumières, de goût, d'intelligence et d'inspiration, c'est vouloir
changer les gardeurs de moutons en agronomes distingués, le bri-
gadier de gendarmerie en foudre de guerre et le porteur de con-
traintes qn ministre des finances.
Les choses ne vont pas tout-à-fait ainsi, et si l'on rencontre dans
les départements français plus d'une bonne âme ignorée, on ne court
guère la chance d'y saluer des génies inconnus. Une femme pourra
bien, à Tourcoing ou à Valenciennes, développer l'ampleur d'une
robe de vingt-deux mètres, tout comme elle ferait dans la grand
allée des Champs-Elysées, mais l'homme studieux n'aura ni à Tour-
coing, ni à Valenciennes, les académies, les musées et les théâtres
de Paris. S'il se sent des ailes pour voler, il ne tardera pas à
s'élancer là où il aura devant lui de l'espace et de la lumière
Mais, s'il nous semble interdit de vouloirrégenter le monde de l'ima-
gination, du moins ne devons-nous pas renoncer à faire preuve, de go"i
et d'à-propos -en applaudissant, lorsque l'occasion s'en présente, des
productions originales et dont, exceptionnellement, on nous réserve
;Ja primeur.
M. Ferdinand Lavainne a écrit, sur un libretto de M. Henri Dupoo.
un opéra-comique dont nous avons pu entendre les principaux fro-
ments et qui ne tardera pas à être représenté sur notre théâtre. O«',
notre devoir n'est-il pas ici tout tracé? Le jour où l'affiche portera !e
nom de Nérida, ne serons-nous pas tenus d'aller battre des ma;i?
au succès que nous croyons pouvoir annoncer en toute assurance?
Ce sera d'un bel exemple et d'un bon encouragement.

G. Mazure.
PO É SIE (1)
J

l
J
U Août 18S9

La voix,de,leurs clairons, que l'écho multiplie,


Annonçait de plus près nos troupes d'Italie.

Dans la Place-Royale hier, au jour tombant


Une femme était seule et triste sur un banc,
Oh bien triste Sa mise, assez fralche et feoijniie
Tenait la question de misère éloignée.
Mais nous sommes sujets à
tant d'autres douleurs f
Une compassion discrète, vers ses pleurs,-
Involontairement me conduisait, et comme
Je M'approchais alors voyant venir un homme,
Elle fit, sans bouger, un signe de sa main
Qui semblait m'indiquer de suivre mon chemin,
Et me dire qu'il est des blessures poignantes
Que le moindre toucher ravive plus saignantes.

Son fils quand les vainqueurs reviennent à grands pas


Est peut-être de ceux qui ne reviendront pas.

II

Chez moi depuis cinq ans un' porteur matinal


Ouvre un étroit guichet et dit « C'est le journal »
Puis, j'entends son pas lourd qui descend par secousse
Je ne connais de lui que sa voix elle est douce
Et tremblante. Pauvre homme il est donc doux et vieux!
Je remettais toujours à le voir de mes yeux.

(I) Les deux poésies qu'on va lire, sont extraites d'un volume inédit de
M. Emile DESCHAWPS, auquel il nous sera permis encore de faire quelques
emprunts. Le charmant poète a hien voulu placer son nom à coté des nôtres
c'est un honneur pour nous et une bonne fortune pour nos lecteurs.
J'eus tort. Il ne faut rien différer dans ce monde.
L'autre matin, sa voix était rauque et profonde;
Hier, il n'est pas venu. Je me suis informé.
Il est mort dans la rue, et mon journal fermé
Dans sa main._U est .mort accomplissant sa Jàche
Et ne s'étant donné ni plaisir ni relâche
Mort comme un juge intègre, ou comme un bon soldat.
Pourvu qu'il soit rempli, qu'importe le mandat? –
Eh bien cela me fait quelque chose dans l'âme
D'avoir laissé mourir, lente et débile flamme,
Sans même l'entrevoir, ce porteur matinal
Qui, cinq ans, à mon seuil, disait « C'est le journal 1 »

ÉmLE DESCHAMPS.

ON OUBLIE TOUT. MAIS PAS SA MËRE 1

'~7
Elle me dit, un soir que la nuit 'était claire:
« Je n'avais pas qualre ans lorsque mourut ma mère
On ne remarque rien lorsque l'on est enfant,
On regarde sans voir, on est distrait; pourtant
Je ne trouverais pas une heure dans ma vie
Qui n'ait eu pour témoin cette mère chérie.
Avant de jn' endormir je la vois, chaque soir,
Se pencher sur mon front et me dire « Bonsoir. »
Le matin, hors du lit, quand j'ai fait ma prière,
Je la sens qui me prend la taille par derrière
Et qui vient sur mon coii tiède encor de la nuit,
Poser sa lèvre fraîche et m'embrasser sans bruit. `
Oui; je la vois partout; quand je danse au quadrille,
Elle est à, mes côtés et me dit « Chère fille! »
S'il faut qu'un jour mon cœur se choisisse un ami,
Ma mère, par la main, mè conduira vers lui.
Si Dieu veut, à mon tour, de moi faire une nière,
C'est elle que mon fils connaîtra la première;
Et, sur mon lit de mort; à l'heure des adieux,
Lorsque mes chers enfants- m'auront fermé les yeux
Comme un dernier rayon,
mon âme verra luire
Ce témoin de mes jours,
ce maternel sourire. »

VALERY VET.NIER.
BIBLIOGRAPHIE

LES GRANDES USINES DE FRANGE


par M. Turgan (t)

S-
Il y aura tantôt un an que M. Turgan lança le premier programme
de l'excellente publication dont nous avons prédit avec tant d'autres
le grand et populaire succès. Ces élégantes et pittoresques livraisons
que chaque mois nous apportait deux fois, sont devenues aujourd'hui
un bon et beau livre, qui a tout de suite conquis une place à part,
au-dessus de l'estime, parmi les plus fécondes révélations scientifiques1
de ces dix dernières années.
Nous ne répéterons pas ici ce que nous avons dit ailleurs sur la
portée de l'œuvre de M. Turgan, et sur son heureuse exécution. Bien
qu'il soit d'une pressante actualité, ce livre est presque autant destiné
à l'avenir, qui consultera en lui le répertoire le plus complet des
fastes de l'industrie nationale, c'est-à-dire une belle page de l'histoire
de France, un chapitre de l'his'oire de la civilisation. Si nous ne
sommes pas de ceux qui ont voix au conseil en ces matières spéciales,
nous n'en sommes que plus tenu à honorer les travaux qui viendront
désormais en aide à notre incompétence. Ici le succès a été immédiat,
spontané pour ainsi dire.' Il ne faut point chercher la cause ailleurs
que dans la part de satisfaction opportune donnée par un écrivain de
talent à certaines aspirations vives de son époque. Ce premier volume
contient les Goielins, – les moulins de Saint-Mmtr, – V Imprimerie
impériale, – les bougies de Clichy, la papeterie d'Essonne,
Sèvres, – l'orfèvrerie Christofle.

(4) Bourdilliat, Librairie-Nouvelle, et chez tous les libraires.
Presque toutes ces notices offrent de remarquables modèles d'expo-
sition attachante, agréable et précise, qui en ont fait une lecture
charmante pour tout le monde. Nous ne connaissons rien de mieux
réussi en ce genre que l'introduction aux Moulins de Saint-Maur,
à 1* Imprimerie, aux Gobelins, et à la Fabrique de Sèvres. Et chaque
fois l'auteur aborde franchement son sujet, n'omettant pas un fait, pas
un chiffre. mais s'arrêtant inflexiblement
une idée, pas un nom, pas
à la limite où le mot superflu commence.
Nous empruntons à la préface cette éloquente déclaration « Attiré,
par notre goût et nos études, vers le grand spectacle de la véritable
bataille humaine, nous avons curieusement étudié ces forteresses de
l'homme dressées contre sa misère originelle, ces vastes usines où
l'habile direction du chef, l'activité du contre-maître, et le courageux
travail des ouvriers, concourrent à produire les merveilles de notre
civilisation.»
Si l'on trouvait que M. Turgan en parle avec l'ardente chaleur
d'un initié, on répondrait que si les ennemis les plus déclarés dés
tendances actuelles les ont pourtant décorées du nom de Génie
moderne, il n'y a pas à s'étonner que leurs amis leur rendent le
culte dû au génie.
L'auteur est un savant affamé de science profondément pénétré
des principes, mais l'application le, préoccupe, et cela ressort de son
travail, qui tient à l'histoire et à la logique par ses points principaux.
Nous ne voulons point conclure sans rendre aussi justice à la grande
valeur typographique de ce livre, et au mérite des belles et nom-
breuses illustrations dont il est enrichi.
Puisque c'est particulièrement aux lecteurs du Nord que nous avons
l'honneur de nous adresser, qu'il nCffite soit permis-d'appeler leur
attention sur la nouvelle série de livraisons qui va paraître prochaine-
ment. Elle aura pour eux, nous n'en doutons pas, un vif intérêt.
Louis Dépret.
. • 1
CAUSERIE LILLOISE
~IJ-t~!
11i
1

Nous commençons par un petit aperçu historique sur la légende


Faust. Cet homme de génie qui, avec les Schœffer et les Guttember#,
avait inventé vers 1450 les caractères mobiles de l'imprimerie
moderne, devint en Allemagne,, Pologne et en France, la bêle noire
des moines que son invention ruinaient (1). 'Ces honnêtes cloîtrés qui
pullulaient au moyen-âgé et qui alors avaient au moins le mérite de
conserver le dépôt des connaissances humaines et lç trésor des littéra-
tures anciennes,' quand ils ne les anéantissaient pas, ne prévirent pas
de suite combien la nouvelle découverte donnerait' de fil à retordre à
'ours docteurs; mais qui
ce causa leur plus grande haine contre Faust,
c'est qu'il leur enlevait une notable portion de leurs revenus. Plus
de missel ni de psautier dont les caractères enluminés exigeaient la
vie entière d'un homme qui n'en profilait pas plus ec ces splendides
présents à faire aux ducs et aux rois le nouveau procédé exécutait
en une heure ce qu'ils n'auraient pas fait en un an.
De là les mille fables absurdes et diaboliques dans lesquelles ils
s'efforcèrent d'envelopper l'inventeur et son invention et de les sup-
primer l'un et l'autre; fables qui se sont perpétuées jusqu'à nous.
de

Conrad Durieux, Widmann, que Palma Cayet (2) nous traduisit en


naïve prose auXYI0 siècle; Marlowe, à la même époque en Angleterre;
Goethe, la veille de la révolution française, et enfin, en en passant
encore, M. Dennery lui-même ont repris, modifié, arrangé cette légende
qui n'est si belle que parce qu'elle peut servir à représenter la lutte du
bien et du mal dans l'intelligence de 1 homme.

(1) Voyez F.-V. Hupo, le Faust anglais de Marlowe. préface.


(2) Converti au prolrslar.tisrao et redevenu prêtre catholique. i
(5) Introduction du Faust,. édition à 20 c., page 6. {
Entre les deux écrivains qui ont le plus laissé l'empreinte de leur,
jj génie l'autre côté de cette tète mystérieuse de Faust; entre Marlowc
de
*qui
meurt à 30 ans d'un coup de poignard dans l'œil, et Gœthc qui
finit majestueusement et tranquillement sa
noble et égoïste carrière,
§ quelles différences profcides! Ces
différences, nous les trouvons dans
leurs œuvres-comme elles existent dans leur vie. Gérard de Nerval l'a
dit «»Qn sent dans l'un le mouvement des idées qui signalaient la
naissance de la réforme; dans l'autre, la réaction religieuse et
»

»
.philosophique qui l'a suivie et laissée en arrière. »
II y a un an, un jeune compositeur, dont l'érudition est élégante et
j dont la science est inspirée, M. Gounod, l'auteur des cœurs d'Ulysse,
fa voulu, à
son tour, nous parler de l'amant de la belle Hélène de
Grèce. Meyerbeer a passé à côté de ce sujet, il a eu tort au lieu du
chef-d'œuvre nommé Robert-le-Diable, il aurait pu faire l'œuvre qu'on
eût appelée son FAUST. Ce n'est pas ici le lieu d'étudier la partition
dje M. Gounod, ni d'examiner s'il s'est approché de l'idéal que
nous supposons que Meyerbeer aurait atteint, nous voulons seulement
dire quelques mots de l'elfet de cette œuvre et de cette légende sur
notre public lillois.
Le peuple a été pris par cette histoire de Faust, comme il l'est
i
j partout^ et. comme il le sera toujours par la netteté et la naïveté
I éunies. Faust n'a
pas à se plaindre de son voyage dans les Flandres
Nos races un peu allemandes, un peu espagnoles et beaucoup fran-
çaises, sont faites pour comprendre le mystique, le savant et l'actif
docteur. On me dira qu'un fûtier s'intéresse peu au microcosme et au
macrocosme; d'accord; mais un filtier etunfîlateur qui sont des hommes
comme les aulrcs, s'intéresseront à toutes ces étapes de la vie humaine
la vieillesse envieuse, la jeunesse crédule, la coquetterie et l'orgueil
féminins, la séduction naïve et innocente, la corruption naturelle à l'âge
mûr, la faute, les remords, le pardon l'homme, Faust universel, suivi
par le malheur qui marche dans tous "ses pas et lui fait faire tous ses
gestes et accomplir tous ses actes. '•
Non, Faust n'a pas à se plaindre de
son voyage dans les Flandres i
déjà il défraye la conversation des veillées de novembre, et qui sait,
peut-être opérera-t-il en passant
par l'âme naïve de notre pays, un
nouvel et dernier avatar.
Il n'est pas probable que le patois de Lille soit appelé à faire au
Nord une tentative aussi hardie et aussi heureuse que la langue
provençale vient de l'essayer au Midi. Il y a dans cette dernière une
grammaire, une syntaxe, un vocabulaire,un accent, et elle mérite, jusqu'àà
un certain point, le nom de langue que nous lui laissons; tandis que
nos patois du Nord n'ont, à proprement parler, aucune règle ni aucun
intérêt le seul qu'on puisse leur accorder se porterait sur une dizaine
de mots énergiques et pittoresques, et bien encore proviendrait delà
pitié qui naît naturellement dans l'âme lorsqu'on songe au degré de
misère et d'abaissement où ont dû être réduites des populations pour
parler ce langage; il tient à la fois comme syntaxe du bojesman
et comme accent du miaulement des grands carnassiers et en
particulier, de la hyène à jeun. Ces remarques, incontestables, sont
d'autant plus tristes à faire, que ces races n'ont en elles que des
instincts de bonté et de sympathie mêlés tout au plus d'égoïsme
narquois, aucune férocité aucune brutalité leurs moeurs sont
douces, leurs caractères faibles et leurs cœurs aimants. De tous ceux
qui parlent cette langue et qui l'impriment, M.Desrousseaux est, sans
contredit, celui qui en tire le meilleur parti témoin son almanach
chantant de cette année la bonhomie le génie des détails la
précision à la Van Ostade, quelquefois une énergie exagérée à la
Volgemuth, ces qualités du crû, M. Desrousseaux sait les observer
et les reproduire.
Nous citerons encore du même recueil la pièce intitulée Mes
Portraits, et les Conseils à une jeune fille qui doit se marier.
L'esprit fin et caustique de l'auteur, la gaîté de bon aloi et l'obser-
vation sincère et perspicace font, en dehors de toute langue ou couleurs
locales, le mérite de ces charmants morceaux. Parmi plusieurs pièces
adressées à l'auteur par des coppalrioles et des confrères en poésie,
qu'on lise le rondeau suivant, qui ne manque pas de cachet

Brûler ne faut! Brûle-Maison


Fit une fumée inutile
Pour être célèbre dans Lille,
Pour faire une bonne chanson
Il faut la rime et la raison.
Erostrate brûla, dit-on,
Le temple d'Ephèse imbécile!
D'acquérir ainsi du renom,
Brûler ne faut

Conteur charmant, poète habile,


Desrousseaux, c'est une leçon 1
s
1
Et pour perpétuer ton nom
Les papiers de l'Hôtel-de-Ville,
Brûler ne faut
1
Deux autres Chansonniers Lillois pour 1861 ont déjà fait leur
apparition l'Almanach Du Buc, de M. L. Debuire, et celui de
M. Decottignies. (Est-ce un descendant de Brûle-Maison, ou un parent
de L. Decottignies, poète roubaisien ?)
i Dans l'almanach Du Bue, nous avons remarqué la chanson intitulée
les Carte' et le Café, à laquella M. Watteau a fait une vignette
ï fantastique représentant l'intérieur d'une sorcière lilloise, entourée
de goules de stryges, de poulpiquets et de squelettes, dans la cour
dé l' Bourloire. Dans le second recueil, nous citerons la chanson
intitulée le Rentier à tartines, qui est très-gaie.
Nous n'avons pour le moment rien d'autre à dire des productions
locales, si ce n'est que M. Van Hende a publié un agenda pour 4861
qui, à chaque jour de l'année, donne une éphérnéride lilloise, et que
le Propagateur a changé de mains. Nous croyons que M. Henri
Lefebvre, le nouveau cessionnâire va lui imprimer un mouvement dans
le sens monarchique et religieux. C'est, avec l'Echo du Nord, le
j
Mémorial, le troisième grand journal d'ici il a en outre l'Echo
de Lille et les Affiches et Annonces.
1861 s'avance à grands pas et l'on n'entend pas encore parler de
t
l'organisation du Festival Périodique qui finira par rendre Lille aussi
célèbre qu'Olympie. Notre ville ne peut pas manquer à acquitter cette
dette décennale, qu'elle a contractée à la face du monde de la musique.
Succès oblige ne l'oublions pas. Que l'année qui arrive puisse marcher
de pair avec 1829,1838 et 1851 qui ont
vu ces grandes solennités.
Leys, le flamand archaïque, exposait, en 1355, un tableau qui,
sauf les costumes, pouvait peindre
ce qui se passe ici le dimanche,
r
depuis que les fortifications sont reculées d'une centaine de mètres
La ~M'<me?M~ hors des HKM's. Hors des portes obscures et pro-
fondes,- se presse une multitude de gens diversement vêtus. Avec
quel empressement chacun court se réchauffer au soleil. Prendraifril
~e soleil) en passant pour des fleurs, cette multitude de gens endi-
manchés dont la campagne est couverte.– Echappés aux sombres
appartements de leurs maisons basses aux liens de leurs habitudes
vulgaires et de leurs vils trafics, aux toits et aux plafonds qui les
écrasent, à leurs rues sales et étranglées, aux ténèbres mystérieuses de
leurs églises, tous, ils renaissent, à lumière ~). B
Comme les bons habitants de la ville sans nom de G(pthc, il faut
voir avec quel empressement nos concitoyens vont respirer le graiid
air hors de leurs murs devenus trop étroits. On raconte déjà des
merveilles à propos de l'agrandissement de la ville. Dès que la nou-
velle enceinte de murailles sera tracée et qu'elle permettra à l'ancienne
de s'écrouler, un coup de baguette magique va transformer et embellir le
chef-lieu du département du Nord boulevards plantés d'arbres, rues
de 16 mctres, chemins de fer américains, maisons élégantes et d'un
faible loyer, squares comm'e a Londres, docks commeauHâvre~ égoût
collecteur comme à Paris efcomme à Rome; rien ne manquera pcar
faire de notre ville une grande ville. On parle même d'une seconde
salle de spectacle qui ne jouerait que la comédie, le drame et le
vaudeville, ce qui permettrait à la salle actuelle de se consacrer exclu-
sivent au public musical, et'de se montrer digne de lui par la com-
position de ses ~OMpcs;
En attendant toutes ces mcrvciiles en perspective, -constatons
les bonnes choses déjà faites. La viUc, si riches en églises, et dont
~ics six paroisses snfnsaient, et au-delà, aux habitants, s'enrichit
encore des églises ou chapelles déjà bâties dans les communes qu'elle
s'annexe; c'est ainsi que l'église neuve de Wazemmes si claire, si
moderne malgré son style, si belle et si coquette avec-ses confessionnaux
de pierre, va s'ajouter toute venue à ses soeurs lilloises. Ce monument
qui fait honneur à son architecte, est divisé verticalement en deux
parties il y a l'église supérieure et l'église souterraine qui, pàr
l'ingénieuse disposition des assises, est presque aussi claire qu'une
~.¡;
(') Gœthc, J''«tM(. lixpusition de t09S, livret, page 3T.
église ordinaire; cette élévation de ta voûte ~le: la èrypte nécessite
pour le porche d'au-dessus un escalier qui donne à tout le monument
plus de majesté et de grâce.
Cette église double, et qui peut contenir dans ses vastés flancs
tant .de fidèles, inutiliscra encore longtemps la cathédrale en briques.
de la rue de la Monnaie. Néanmoins la future basilique rouge
commence à sortir de (~ssoKs lerre; la crypte où l'on, officie déjà est.
un admirable morceau d'anhitecture. Heu!'cuscment,.qHe les autres
cultes n'ont pas cette même manie de bâtisse, car nous finirions par
être inondées de temples et de synagogues 1
Les nouvenes salles du musée à Lille seront .les plus belles de la
province djjci~ un mois, les plus belles sans en excepter Montpellier
ni Lyon. Le deuxième étage du vaste paraUétipipede de l'Hôtet-de-
Ville, qui vient de terminer sa quatrième face, est tout entier consacre
aux salles d'exposition, du mKS~" anchéologique et MMK~<MM, du
mM~ Mo<Me< (1), du )MM~ M!M~«~ et du MtMS~ des tableaux
proprement dit. Le jonr est admirable, et L'on pourra contempler de
plus près et plus à Faise lcs chefs-d'oeuvre de Courbet et de Dela-
croix. Les moulages en ptâtro des statues antiques vont être transférés
dans ces nouvelles salles ou ils seront bien mieux que< dans la
poussière des Ecoles acaf~~q-M~s Ac la place du Concert. En outre,
des chambres spéciales, avec murs, voûtes, portes et fenétres à l'épreuve
de t incendie, sont préparées pour te précieux legs Wicar. La biblio-
thèque communatc, que nous regrettons avec tout le monde de voir
fermée si longtemps, va nous montrer, en se rouvrant,' une vaste et
splendide salle publique de lecture comme il n'y en a pas encore eu
à Lille: Le plafond, trés-élové et arrondi en voûte, est percé de
tuyaux de gaz qui présagent et annoncent les séances du soir, devenues
nécessaires, et que l'administration ne manquera pas d'instituer.
Sans quitter t'Jjôtetr-de-Yitle, admirons encore la nouvetie salle de
séance de la Société <tgs Sciences-et f~s Arts. Cette salle est digne
de la vitto~et des membres éminents qui composent, déjà en'assez
grand nombre, cette Société.

(t) Voir sur ce mui'ee, dans le ~o<tt<eM- di octobre -1860; un article de


M. L. Dpprct,
L'étude du plan de raccordement des communes réunies pour
n'en faire qu'une, les travaux d'architecture ou d'art déjà entrepris
ou exécutés avant même qu'il ne fut question de l'agrandissement, en
un mot l'étude approfondie des besoins intellectuels et artistiques d'une
grande ville nous occupera et nous intéressera toujours, et un travail
sur ces sujets si importants va être entrepris ici même. Nous comp-
ons sur l'avenir, et nous espérons que la nouvelle administration
municipale, par son activité et son énergie, réalisera les vœux légitimes

/<
que ce grand changement permet de former. Pour nous, nous en
sommes sûrs, l'agrandissement des murailles couicédera avec celui des

renaissance.
idées. et il n'y aura pas seulement transformation, maiseneM&-amélio-
ration et
H.

Le gérant,
1
Géry Legrand.
UN AUTOGRAPHE DE VOLTA!RE~
X'~r/~X NOUVELLE

<~7 POÈTE ET MÉDECtN

où le soleil luit rarfment, arrête par les hauts


n~tmites

pignons des maisons qui les bordent; des boutiques sombres, où


des carreaux ternes, aux châssis de plomb, donnent passage à une
r tarte douteuse; à chaque pas, dans chaque cave, un estaminet
borgne où les jeunes gens les mieux famés de la ville viennent
chaque soir s'abreuver d'incommensurables chopes de bière au milieu
d'un brouillard épais de tabac et des non moins épaisses fadeurs qu'ils
débitent à la déesse du lieu; de vastes salles de danse bien bâties,
mal décorées, animées par des orchestres nombreux et harmonieux,
et qui, excepté le dimanche où elles sont abandonnées a la lie du
peuple, ressemblent à d'immenses solitudes; une multitude in-
croyable de sociétés tirant à l'arbalète chacune sous la protection
d'un des saints du calendrier des guinguettes où, les jours de tête,
rhomëte commerçant fait avec sa famille une homérique consomma-
t)0)t de jambon fumé, de poisson salé et de bière, (espèce de ~<Ke/<
qui ne le cède en rien au repas anglais); des parcs et des,palais
pnnclers appartenant à des cercles particuliers où l'aristocratie du
ueu vient prendre un \crre d'excellent i'aro; des places où l'on
ne

(') Cette lettre originale, entièrement inédite et signée de ht main de


Voltaire m'appartient depuis longues atm~s. De nombreuses recherches
P'm) les rceueits et f:ot)cc)ioM consacrés à la correspondance du grand
)")i)OM[)he, m'ont fait &cquërir la certitude qu'elle était inconnue. J'ai pense
')"e sa pt'~)htc))on pnorr.'ttt nn'rirdccttnf'tn et intéressants détails.
(Vn/ef/e~f<M/e«t').
saurait faire un pas un jour de marche, et désertes tes autres jours;
d'antiques maisons arrêtant à chaque instant l'étranger par leur
sculpture bizarre et leur originalité; des fabriques, des fonderies;
l'Amirauté au drapeau national; le plus beau théâtre de l'Europe,
des acteurs médiocres, des fêtes et des kermesses splendides, où la
ville toute entière semble se changer en une vaste salle de bal; de
charmantes promenades, soit au dedans de la ville, soit au dehors,
et où l'on voit de temps en temps un piètre cavalier ou un grossier
char-à-bancs; des églises lourdes et massives à l'extérieur, admi-
rables à l'intérieur par leur riche simplicité; tout cela sillonné par
d'innombrables canaux, ombragés d'arbres, coupés de ponts tour-
nants, couverts de navires' aux pavillons de toutes les puissances
européennes; une forêt de mâts et de cordages, présentant aux re-
gards ravis )c coup-d'oed le plus pittoresque des Français, drs
Anglais, des Hollandais, des Américains et des Flamands; des ma-
rins au costume expressif; des soldats couverts de l'uniforme le plus
disgracieux; des moines majeurs, mineurs, chaussés, déchausses,
bruns, gris, noirs et blancs; des marchands ambulants, des porte-
faix s'interpellant en cent langages divers; des jalousies, des rivali-
tés, des cancans; des hommes débauchés, des femmes à plaindre;
de bons et beaux chevaux, d'horribles voitures; d'excellent poisson
de meilleur vin qu'à Paris ou à Bordeaux tel .était, au commence-
ment du XVIIIe siècle, le portrait fidèle de la bonne ville d'Ams-
terdam.
C'était en l'année d722, par une sombre matinée d'hiver; les rues
de la ville étaient sales et glissantes. Un épais brouillard, qui tom-
bait depuis la veille au soir, s'étendait au loin sur les bords du Zuy-
derzée et couvrait la cité d'un voile de tristesse on se fut cru trans-
porté dans la capitale de l'Angleterre, car beaucoup de squares et
de boutiques étaient restés éclairés comme en pleine nuit, pour
prévenir les accidents, et, en effet, les ponts de bois jetés sur les
canaux n'offraient aucune sureté aux pieds des chevaux. La
promenade la plus belle de la ville, qui s'étendait de l'Académie de
Médecine aux hôtels de la Compagnie des Indes, était presque déserte.
Le silence de cette longue avenue fut bientôt troublé par le roule-
ment d'un carrosse, qui passa devant le grand Théâtre. Traîné par
de vigoureux chevaux, il vint s'arrêter sur la place qui porta plus
tard le nom de l'amiral Ruyter. Un observateur attentif eut pu re-
connaître que les rares passants qui s'étaient croisés avec le riche
équipage, durant son parcours, avaient porté avec respect la main
droite à leur front, ce qui semblait indiquer le passage d'un haut
personnage.
Le portail devant lequel piaffaient les deux chevaux de race, im-
patients de reprendre leur course, s'élevait majestueusement devant
i'H&tel-de-ViMe, un des plus beaux édifices de l'Europe. A le voir
au-dehors, on pouvait en admirer l'architecture presque féodale. Le
âge avait passé là. En effet, c'était autrefois le palais où se
moyen
réunissaient les bourgmestres et les puissances du jour, dans de
graves circonstances. Flanqué de deux tourelles dont l'une, presque
tombant en ruines, s'en allait avec les siècles, le principal corps de
construction s'étendait sur une vaste façade, élevée de deux étages
et surmontée d'un beffroi du style le plus ancien. Il y avait quelques
années à peine, pendant la dernière période du XVH° siècle, du haut du
grand balcon et des fenêtres en ogive de ce même palais, le peuple
applaudissant et menaçant tour à tour, apprenait les victoires de la
République batave sur les mers les plus éloignées, les propres des
armes de Louis XFV arrêtés par les eaux, et écoutait avec terreur
la nouvelle de l'assassinat des deux Witt, F un, grand pension-
naire de Hollande, l'autre, vaillant défenseur de son pays,
accusés tous deux de haute trahison. A l'époque que nous évo-
quons, cette royale demeure semblait habitée seule, la toure})e
la moins bien conservée. avait l'air désert et abandonné ries ci-
gognes en étaient les uniques maîtres et seigneurs. Car, nul autre
que ces oiseaux respectés, n'osait approcher de ces décombres, té-
moins éloquents du passé auxquels la foule attachait de superstitieux
récits.
Quelques instants après, une porte de bronze aux figures fantas-
tiques roula sur ses gonds. Le
carrosse pénétra rapidement sous le
péristyle et avant que la grande entrée n'eût été refermée,
on eût pu
voir sauter à terre un des laquais,
pour ouvrir la portière de la voi-
ture d'où descendit gravement
un homme de haute taille, enveloppé
d'un manteau de couleur sombre. A peine
ce personnage eût-il gravi
quelques marches d'un escalier remarquable par les statues et les
bas-reliefs de prix dont il était orné, qu'un domestique en grande
livrée s'avança pour débarrasser tes épaules de l'inconnu. Au même
instant s'ouvrit une porte à deux battants qui laissa entrevoir l'in-
térieur d'un vaste salon, et aussitôt apparut sur le seuil un
mulâtre dont le costume soigné semblait indiquer plutôt un homme
de confiance qu'un serviteur. Numa (c'était son nom) avait l'habi-
tude de venir au-devant de son maître dès qu'il entendait la porte de
bronze retomber sur elle-même. 1

Avant d'aller plus loin, qu'il nous soit permis de faire connais-
sance avec ces deux hôtes de l'ancien palais des bourgmestres. Le
maître de céans était vêtu avec une rare et élégante simplicité.
Un bas de soie bien tiré dessinait une jambe belle de forme
un haut de chausses et un -habit de velours noir, relevé par
un somptueux jabot de dentelles comme on les portait dans ce
temps, accusaient la finesse de sa taille. Un large col en guipure
tombant sur ses épaules faisait ressortir une tète imposante par la
dignité des traits et la précocité des rides qui sillonnaicnt son front.
La nudité du crâne annonçait de longues et pénibles études. L'en-
semble de la physionomie était d'une grande douceur, tempérée par
un certain air de tristesse et d'énergie. Attachez une épée au côté de
l'étranger semez sa poitrine de nombreuses décorations aux pierre-
ries étincetantes, et tout le peuple hollandais eût retrouvé dans cette
faible esquisse les traits de Frédéric Walther, le plus célèbre méde-
cin de toute la République, aussi connu par la classe pauvre pour
nombfeux.bienfaits
ses que pour le succès de ses opérations dans tes
premiers hôpitaux. Depuis longtemps déjà sa réputation s'était éten-
due jusqu'aux extrémités de l'Allemagne et de l'Angleterre.
Originaire d'Ecosse, Walther avait habité autrefois les colonies.
Un soir qu'il se dirigeait assez tard vers sa plantation, après une
fête que donnait le gouverneur, il fut arrêté par les gémissements
d'un pauvre diable qui s'était cassé le bras en tombant et invoquait
la pitié des passants. Frédéric Walther avait l'âme compâtissante
le blessé fut transporté dans sa demeure là lui furent prodigués les
premiers soins. A la lueur d'une lampe qui éclairait cette triste
scène, le planteur, dont l'habileté chirurgicale était réputée grande,
nut reconnaître un vigoureux
mulâtre au teint basané et aux cheveux
crépus, et se sentit ému par les gémissements du malade auquel la
perte de la vie eût semblé préférable à celle de son bras. Retarder
l'amputation était dangereux. Elle n'eut pourtant pas lieu et l'esclave
affranchi recouvra l'exercice de son membre après une guérison
complète. Depuis ce jour, Numa, car c'est lui que nous retrouvons
à Amsterdam,–ne voulut plus quitter son sauveur, et lorsque le
planteur, poursuivi par un profond chagrin, dit adieu à sa belle co-
lonie pour les brouillards du nord de l'Europe, le maitrc et le ser-
viteur firent route commune sur le vaisseau le Bengali.. Aujour-
d'hui le docteur n'avait plus de secrets pour un compagnon dont le
dévouement était inaltérable, et dont la présence lui rappelait un passé
doux et cruel à la fois.
a
–' Tout va bien, maître.' Telles furent les paroles que prononça
respectueusement le mulâtre en se retirant. C'était son habitude
chaque fois que le docteur s'était absenté. En effet, à peine
Walther portait-il la main à son chapeau pour se découvrir, que
les doux accents d'une voix fraîche et sonore qu'accompagnaient les
sons de'la harpe s'affaiblirent comme l'écho dans la montagne. Une
Loilo jeune fille apparut sur le seuil, et, avec la vivacité d'une ga-
zelle, se jota dans les bras de son père qui lui déposa un baiser sur If
front, sans cesser de la contempler avec ravissement.
Née aux colonies, Mary-Ann avait rapporté de ces pays lointains
tous les charmes d'une créole. Plutôt grande quo petite, elle avait
une taille de nymphe. Elle était vêtue d'une simple robe de drap noir
ajustée à la mode du temps, et une fleur rouge parait sa brune che-
velure. A voir la blancheur de son teint, son front de Magdeleine,
la régularité de ses traits et la courbe élégante de
son cou sur
tequci descendait une croix d'or, dernier présent d'une mère
au
ht de mort, l'on devait ressentir
en s'éloignant d'elle un instant
de regret;
car son visage, sa voix et ses gestes étaient sympa-
thiques, tant ils respiraient
un air de candeur et de mélancolie.
Ses grands yeux bleus étaient si beaux et si limpides, qu'on cprou-
vait du charme à les contempler. Ils faisaient rêver à
ces rct!pts
azurés des beaux lacs d'Italie tout parfumés
par la brise. Notre
héroïne eut
pu poser pour la statue de la Résignation. Mais letran-
ger le plus indifférent restait bien douloureusement ému quand il
cherchait le regard de cette belle jeune fille à l'expression si intel-
ligente. Mary-Ann était aveugle depuis sa naissance.
Ce fut un jour qui laissa de bien tristes souvenirs que celui où
sa
mère l'avait mise au monde. Le docteur perdit sa compagne au mi-
lieu de grandes douleurs et reçut en ses mains défaillantes un en-
fant qui, avec un organe parfaitement conformé, devait priver de
la douceur de ses regarda les parents assis auprès de son berceau.
Ce double coup frappa Walther au cœur. Une année après,'il voulut
fuir pour toujours un pays où le cœur de l'époux et du père avait
été si cruellement éprouvé. Initié de bonne heure aux secrets de la
médecine, il oublia ses plantations pour se consacrer à un art qui lui
donnait quelque espoir dans l'avenir. Après avoir réalisé sa grande
fortune, il vint s'établir à Amsterdam et à voir toutes les richesses
artistiques dont son palais était orné, on devinait l'ancien luxe du
planteur. Un immense jardin, qui s'étendait derrière l'hôte!, était
parsemé de plantes exotiques et de vastes serres construites sur les
deux cotés. Au milieu courait un long tapis vert chaque matin, la
belle aveugle descendait pour y respirer les parfums au milieu desquels
elle avait été bercée. Déjà elle approchait de son seizième printemps
et la main de son père, malgré des essais répétés sur de nombreux
sujets atteints du même mal n'avait encore osé déchirer le voile
étendu sur ses yeux.
Après quelques instants d'une muette contemplation, le docteur
s'approcha d'un fauteuil, et entraînant sa fille à ses côtés, il la fit
asseoir sur ses genoux.
<
Eh bien, ma douce Mary-Ann, voici un brouillard bien désa-
gréable. Tu n'as pu sans doute aller prodiguer tes soins accoutumés
aux amies de ta solitude? dit Walther en tournant les yeux du côté
du parc? « Pardon, mon bon père, je me suis vêtue selon la
mauvaise humeur du temps, comme vous voyez, et j'en ai bravé
'l'humidité pour errer au milieu d'elles et leur porter un tendre bon-
jour. N'ai-je pas toujours une jeune compagne? x et la jeune fille
indiqua de la main, avec un geste plein de grâce, rappelant certains
types du Corrège, la rose éclatante qui semblait s'épanouir dans ses
cheveux.- < C'est plutôt vous, mon tendre ami, reprit-elle en passant
Ï Ln
bras d'un air câlin autour du cou du docteur, c'est vous
m'il faut gronder. Chaque jour ~exposer ainsi aux intempéries! Que
~e fois le veilleur annonce les dernières heures de la nuit, sans que
te sommeil soit venu vous trouver et bien souvent vous n'attendez
pas
que les oiseaux aient
salué votre réveil pour vous éloigner.. –
N'est-ce pas à toi que je pense, ingrate enfant? N'ai-je pas fait
serment, le jour où je m'aperçus de notre malheur commun,
~)e poursuivre la science jusqu'à son dernier mot? N'ai-je pas mis
~non œuvre sous la protection de la Vierge, et, sans doute, elle aura
'pitié de mes larmes et de mes peines. Je vieillis déjà, et qu'il serait
~cruel pour nous de nous séparer sans nous être jamais ~us Ta
~né) e de mémoire chérie, m'a regardé deux fois en rendant son der-
nier soupir. Oui, l'un de ses regards était pour toi, et je ne veux
pas mourir sans te laisser le plus précieux des legs, celui d'une
'femme adorable. D
L'émotion venait de rouvrir une plaie que le temps avait à peine
cicatrisée, et les larmes avaient affaibli la voix du docteur presque
tremblante. – '-Pourquoi ces sombres pensées? s'écria Mary-Ann,
s'efforçant d'être maîtresse de ses sensations oubliez cette chimère.
Ce que Dieu a voulu est bien. Ai-je donc besoin de la vue pour
~aimer la musique,
pour sentir les parfums? Mon bras n'est-il pas
passez ndèle pour me faire retrouver le chemin de ce salon où
nous
.nous livrons à de si doux entretiens ? Mon coeur a-t-il besoin de ce
~nouveau sens pour pressentir l'approche d'un père bien aimé et pour
~le chérir de toutes ses forces? Serais-je plus heureuse? Ce que tu
appelles ma solitude, cher père, est plus peuplé que bien des palais-
K'ai-je pas mes souvenirs et mes fleurs ? Je t'ai toujours présent

~devant moi, et même ton absence
ne peut me ravir les traits dont je
?mc suis plu dans
mon amour à former ton image. J
Le docteur laissa retomber sur son enfant regard de .1tristesse
un
~et de découragement. C'était la première fois qu'elle repoussait d'une
façon aussi vive tous les projets que son cœur de père lai inspirait.
Et pourtant l'enfant avait grandi. C'était déjà une belle jeune fille.
Plus sa main tarderait, plus. la nature pourrait devenir rebelle. Une
larme brûlante tomba lentement de
ses paupières sur le bras de Mary-
j Ann. Aussitôt, pour adoucir l'amertume de ses réflexions, celle-ci se
mit à chanter sur la harpe un air des colonies resté bien cher au
docteur, car c'était jadis la chanson favorite d'une compagne perdue,
et Numa, qui aimait Mary-Ann comme son enfant, lui avait appris à
répéter le refrain maternel.
Après quelques notes, Walther releva la tète avec énergie ses
traits rayonnaient d'espérance. En ce moment le mulâtre entra dis-
crètement, portant à la main un plateau d'argent qu'i) présenta à
son maître. Ce dernier prit une lettre, et après en avoir reconnu
l'auteur par l'inspection du cachet et de la suscription il brisa le
sceau de l'enveloppe et en lut rapidement le contenu

< A Amsterdam, cemereredy 1723.

Il Je suis bien fâche, monsieur, que ma mauvaise santé m'empêche


d'avoir l'honneurd'aller chez vous. Jay feuilleté les recueils des transactions
philosophiques depuis <<!?5 jusqu'à <676 inclusivement. Je nay rien trouve
concernant le fait de l'aveugle guéri par Cooper Ce fait me devient tres im..
portant. Jay cité le miracle de Chelzeden comme le premier et c'est de t ex-
perienee de cet aveugle que je me sers pour prouver que les distances, tes
grandeurs, les situations des objets ne sont point les objets immédiats de I;t
vue. etc. Je ne savais pas que ce fut une, chose si commune en Angleterre
de rendre )a. vue aux aveugles nez. Je vous supplie, monsieur, de m'indiquer
dans quel évangile Anglais je peux trouver ce miraote de Cooper.
Jay l'honneur d'être, monsieur, votre très humb)c
et tres obeissant serviteur,
x~OLTAm; Il

Voûtez bien que je présente mes obeissanoes à Messieurs (i))isib)e).

Quel pouvait être le sens de cette lettre mystérieuse ?'?


Quelles relations pouvaient donc exister entre un poète du nom de
Voltaire et un médecin?`?

M. LA CHASSE AUX AVEUGLES.

En'n~, Voltaire quittait la France pour accompagner Madame de


Rupetmonde en Hollande. Ce fut à cette époque qu'il alla rendre vi-
site à J.-B. Rousseau qu'il estimait fort. Le but de cette rencontre
fut de consulter le poète sur son poème de la Ligue en retour,
il dut juger l'Ode à la Postérité, sortie de la plume de son hôte. La
chronique raconte que les deux amis se séparèrent ennemis irrécon-
ciliables. Déjà, à cette époque, l'auteur de la Henriade avait mis la
main à ces critiques morales qui devaient enrichir plus tard les co-
)o)mps du Dictionnaire philosophique. Là surtout, on devait retrouver
l'esprit d'examen et de doute religieux dont s'inspiraient presque
toutes les œuvres signées de son nom; comme le prouve d'une fac'n
péremptoire la lettre précédente qui date de l'année suivante, notre
grand écrivain voulait secouer la puissance de l'Evangile.
Les miracles de Jésus-Christ l'importunaient et son orgueil ne
pouvait plus admettre les dogmes au milieu desquels il avait grandi,
sur les genoux de Marguerite d'Aumart, sa mère, et aux côtés de
François Arouet, trésorier de la Chambre des comptes. Pendant les
deux années de son séjour en Hollande, il s'attaqua surtout au grand
miracle du Christ guérissant l'aveugte-né par l'imposition des mains.
H lui importait donc fort de trouver des arguments irrésistibles et
favorables à sa cause. Ce fut alors que la réputation du docteur
Frédéric Walther parvint à ses oreilles. Sa spécialité était la guérison
de la cécité. Le hasard lui faisait trouver un allié bien puissant pour
le succès de son projet.
Plusieurs mois à peine écoulés, poète et médecin, tous deux étaient à la
recherche de la même pierre philosophale.Tous deux tendaient au même
but, l'un guidé par un sentiment d'impiété, l'autre par le dévouement de
son amour pour une fille déshéritée du plus parfait de tous les sens,
l'organe mystérieux de famé.
Ce fut au début de cette liaison passagère que le futur patriarche de
Ferney écrivit ces quelques lignes remarquables à son ami, qui lui
avait parlé des miracles de Chelzeden et de Cowper. Les preuves lui
manquaient, ce qui n'empêcha pas plus tard Diderot de s'emparer de
ces faits d'une façon absolue. < '11 arrive quelquefois, dit-it, qu'on
restitue la vue à des avengtes-nés témoin ce jeune homme de treixe
ans à qui Chelzeden, célèbre chirurgien de Londres, abattit la cataracte
qui le rendait aveugle depuis
sa naissance. Quoique aveugle, il pouvait
distinguer le jour de la nuit, le noir du blanc et de l'écarlate. Diderot
t'anirme, comme on peut
en juger. Il ne doute pas de la véracité de
tous ces détails. Mais par cela même que cet enfant pouvait distinguer
les couleurs, il n'était pas aveugle-né. Ressemblait-il au fameux
Saunderson, professeur de mathématiques à Cambridge, qui avait
perdu la vue dés sa plus tendre enfance, par les suites d'une petite
vérole et qui, dans son aveuglement presque complet, n'avait qu'une
faible idée de la lumière? L'aveugle-né doit presque toujours sa cécité
à l'absence du nerf optique, et le plus habile savant ne peut créer
chez l'individu le sens qui n'existe pas; tandis que l'aveugle devenu
tel par accident, s'il est privé momentanément d'un organe qui n'est
pas détruit, mais uniquement altéré, peut souvent en recouvrer l'usage.
Là, il n'y a que restitution et non création.
Pardon de cette digression médicale, mais nous voulons essayer de
prouver que, dés le début, les deux savants partirent d'un point faux,
t'un troublé par le sentiment paternel, l'autre par son impatience d'avoir
raison. Et pourtant, quel aMme encore entre une opération laborieuse
et pleine de chances et la simple imposition des mains dont parle
l'Evangile?.
Le docteur et le .poète vivaient presque d'une vie commune, et
souvent l'académicien raffermit l'âme chancelante du père qui déses-
pérait de rendre sa fille au bonheur. Voltaire jouissait d'une fortune
indépendante qui lui permit toute sa vie de répandre quelques bienfaits
autour de lui. Souvent même sa bonté semblait démentir l'ironie de
son langage. Si le docteur consacrait bien des veilles à la recherche d'un
problème difficile à résoudre, Voltaire, de son côté, travaillait activementt
à venir en aide à son collaborateur. Les lieux les plus fréquentés, tels
que les cafés chantants, les jardins publics et les ponts tournants,
étaient le rendez-vous habituel de ses nombreuses promenades. Là, il
était presque certain de rencontrer quelque pauvre créature privée de
la vue et faisant appel à la charité publique. Bien des fois un refrain
du pays à peine commencé s'arrêta sur les lèvres du chanteur ambulant,
grand mécontentement des badauds, et, après peu de mots échangés,
au
on eût pu voir le philosophe se diriger, triomphant, chez son ami,
ramenant à son côté, comme il le disait lui-même, un nouvel argument.
Après un court examen de Walther, le nouveau venu était dirigé
sur l'hospice destiné à la guérison des affections opthalmiques, et, soit
que l'opération eût eu un succès positif ou négatif, le malade, tout
étonné d'avoir reçu des soins si peu coateux, reprenait son ancienne
industrie, la poche un peu plus garnie qu'a son entrée en traitement.
Ces bonnes actions en partie double, dont chacun ignorait
ta véritable
raison et qui s'adressaient surtout à la classe pauvre ordinairement
privée de secours, avaient fait prendre en affection le médecin et le
philosophe. Un véritable brevet de philanthropie leur avait été décerne
explique les nombreux saluts adressés,
par l'opinion publique; ce qui
dès le début de ce récit, au docteur assis dans son carrosse. Les
mêmes marques de respect attendaient Voltaire, lorsqu'il paraissait
population habituée à ses visites. Les aveugles-nés
au milieu de cette
étaient ses préférés, mais il en découvrait rarement, et les cas les plus
nombreux étaient ceux de cécité accidentelle.
Les événements marchaient de jour en jour un besoin pressant de
preuves décisives se faisait ressentir par notre écrivain dont les œuvres se
multipliaient et auxquelles il ne pouvait mettre la dernière main sans
fournir les pièces concluantes et justificatives d'un autre côté, le
docteur avait exécuté de fort brillantes opérations en présence de ses
savants confrères et d'un public d'élite. Tout lui donnait grand espoir.
L'hiver allait finir: les arbres commençaient à se parer de leur feuillage
printanier. Quelplus beau réveil pour les regards deMary-Ann? tl était
temps de songer à une fille qui était tenue au courant des travaux
opiniâtres de son père par les nombreuses actions de grâces dont
presque chaque jour Numa devait se faire l'interprète auprès de sir
Walther. Car les sujets qu'il traitait si heureusement, à peine sortis
des hôpitaux, venaient assiéger les portes de sa demeure, et dans les
récits qui se croisaient entre eux se trouvaient maintes fois mêlés les
noms des deux associés.
Tel était l'état des choses au moment où nous avons laissé le
docteur lisant la lettre de Voltaire.
Le mulâtre s'était tenu respectueusement à l'écart, répondant aux
mille questions que lui adressait Mary-Ann. Dès que
sa lecture fut
terminée, Wather se retourna vers Numa, et lui faisant un signe de
la main, lui indiqua qu'il allait le rejoindre dans
son cabinet de tra-
vail.
Depuis un instant, le brouillard commençait à se dissiper, et un
de soleil, tombant d'aplomb
rayon sur le jardin, vint lui donner un
nouvel aspect de vie et de gaïté. On eût dit que la belle créole avait
ressenti la douce chaleur du rayon dont fut subitement inondé l'inté-
rieur du salon. Aussitôt elle jeta sur ses épaules une élégante
fourrure qui lui permit de braver les nombreuses gouttes de rosée
glissant le long des arbres comme des perles aux mille reflets, et elle
sembla se diriger vers l'escalier de marbre descendant au jardin, et
dont la pente avait été adoucie à son intention.
Le docteur profita de son éloignement pour aller rejoindre Numa
au rendez-vous indiqué, et, pénétrant dans son cabinet d'études,
il déposa la lettre qu'il tenait à la main sur une table d'ébène, sur-
chargée de livres de science et de nombreux écrits. La chambre où
le mulâtre attendait était remarquable par son ameublement. Le style
en était d'une sévérité gothique. Les lambris étaient de vieux chêne,
et au-dessus de la porte d'entrée,-que cachait une épaisse draperie,
se détachait, en lettres d'or, une inscription ainsi conçue < Vivre,
c'est survivre. N'y avait-il pas quelque rapport entre cette devise
et les maîtres actuels de cette demeure? Les instruments nécessaires
à la pratique de l'art chirurgical étaient déposés avec symétrie sur
des tablettes de marbre noir, et en face d'une pendule en rocaille
s'élevait le buste traditionnel du dieu de la médecine. Sir Walther
prit place sur un fauteuil où il s'était souvent endormi de fatigue au
milieu de ses travaux, et il fit signe au mulâtre de l'imiter. Ce dernier
gardait toujours le silence. Le docteur le rompit le premier, et tout
en relisant le papier qu'il avait sous les yeux, lui dit « Mon cher
Numa, tu iras chez M. de Voltaire tu t'adresseras à lui en per-
sonne, tu lui marqueras tout mon regret de le savoir souffrant. En
réponse à sa dernière lettre, je lui promets de compléter tous les
renseignements qu'il me demande. J'espère bientôt lui faire oubticr
le docteur Cowpcr, et je l'attendrai avec impatience pour le repas du
matin. Ceci fut dit d'un air mystérieux, et l'entretien dura encore
longtemps presqu'à voix basse.
La nuit qui suivit ces événements, plusieurs passants attardés
remarquèrent avec effroi qu'à travers une ancienne meurtrière, percée
dans l'épaisseur de la tourelle abandonnée, brillait une lumière dont
la lueur était souvent interceptée par plusieurs ombres qui sem-
blaient se croiser. Cet incident suffit pour faire renaître les vieux
contes de magie et de
sorcellerie dont. !e palais féodal était l'objet, et
l'opinion s'accrédita de nouveau que le fameux docteur empruntait sa
puissance à quelque génie surnaturel, avec lequel U avait fait un
pacte infernal. Et pourtant rien de plus simple que cette apparition
nocturne. Dès tes premières heures d'obscurité, d'après le prqeï~
concerté tantôt dans le cabinet du docteur, ce dernier, accompagné"
de son confident, de crainte de troubler le sommet! de sa fille,
descendit sans bruit dans la partie du château qui était déserte, et
pénétra dans un modeste réduit dont les parois étaient d'une nudité
complète. Le jour n'y pénétrait que par cette barbacane indiscrète
qui avait attiré l'attention des passants. Aucun bruit n'y arrivait du
dehors. 'Seul, un magnifique lierre, grimpant à l'extérieur de la
tourelle, s'y était introduit en suivant cette fente et tapissait presque
le plafond de ses noirs rameaux. L'aspect en était agréable. Nul
endroit ne pouvait mieux convenir aux vues du docteur. En un clin
d'oeil, grâce aux soins et à l'activité du vieil affranchi, le misérable
réduit était changé en un charmant boudoir, où les pieds Mutaient
de moelleux tapis, et tout l'ameublement indiquait par sa fraîcheur
et sa modestie qu'il était destiné à une aimable jeune fille.
Sous les rideaux d'une couche aussi chaste que~cell~ qui devait
s'y reposer, on voyait un Christ d'ivoire qui jadis avatt~p~teno à
à la femme du planteur. C'était son plus précieux souvenH'Meur
intelligent du mulâtre semblait avoir semé, dans ce jour des~ih~~me
convalescence, tout ce qui devait être aimé à première vue. Rien
n'y fut oublié, pas même la harpe dont les cordes avaient si souvent
vibré sous les doigts harmonieux de la jeune aveugle. En effet,
cette demeure presque obscure, où ne pénétrait qu'un jour douteux
même en plein midi, allait tout à l'heure lui servir d'asile. L'heure
si redoutée d'un père et si vivement attendue d'un savant, allait
sonner.
Le lendemain, Voltaire fut exact
au rendez-vous, et le repas au-
quel il avait été invité la veille, fut accompagné d'une gaité feinte
que
démentaient les préoccupations des convives. Seule, Mary-Ann faisait
preuve d'un calme inaltérable. Son costume était plus recherché que
de coutume tel avait été l'ordre d'un père, jaloux
sans doute de voir
son enfant plus gracieuse que jamais. Coiffée à la Maric-Stuart, les
cheveux entrelacés de perles blanches, elle était bette à voir sous sa
robe de velours noir, dont les longs plis flottants rappellent les
châtelaines de Walter-Scott.
Le serviteur n~déte prévenait ses moindres désirs, mais avec un
empressement plus distrait que de coutume.
Avant qu'on ne quittât la tabte, la prière habituelle fut répétée
encore avec plus d'onction. Puis le docteur offrit son bras à sa fille
qui s'y appuya avec plaisir, mais non sans éprouver un certain
tremblement. A l'approche d'une opération à laquelle elle se résignait
pour complaire au vceu de sir Walther, eût-elle un instant de fai-
blesse ? il fut bien court, car un léger coloris vint à peine effleurer
ses joues.
On les vit tous deux alors s'engager lentement dans la sombre
galerie aux croisées ogivales qui conduisait à la tourelle ruinée. Numa,
deux lourds flambeaux d'argent à ta main, ouvrait la marche, et le
charmant groupe du docteur et de sa jeune compagne était suivi de
Voltaire qui marchait plongé dans ses réflexions. Les quatre person-
nages pénétrèrent dans la chambre déjà préparée; l'intérieur, s'illu-
minant d'un éclat subit, présenta un ravissant coup-d'oeil. Tout
semblait favoriser l'entreprise aucun présage alarmant. Chacun
s'était placé selon les ordres du docteur.
Mary Ann laissa reposer sa tête sur un coussin eUe avait le
sourire sur les lèvres. Le poète se sentant fort ému se réfugia dans
un des angles. Le planteur s'agenouilla devant la jeune nue, et ie
mulâtre resta à ses côtés pour lui présenter tous les objets que les
circonstances pourraient réclamer.
A voir ce groupe si diversement ému, l'heure et le lieu avaient
quelque chose de fort imposant c'était la le nouveau sanctuaire ou
la science, sondée dans ses replis les plus profonds, allait dire son
dernier mot. Le docteur se signa, et, d'une main assurée, approcha
l'instrument des paupières entr'ouvertes de l'aveugle. Au reflet de
l'acier, on eût dit un éclair. L'opération était terminée; un téget
bandeau fut posé sur les yeux de l'enfant jusqu'à l'extinction de:
lumières auxquelles succéda un demi-jour pénétrant par degrés dans
la tourelle. L'épreuve était décisive.
La belle créole promena 'lentement ses regards autour d'elle
~comme tout-a-coup, s'élançant dans les bras
étonnée, et
e une personne
son père que son cœur
père, c'est bien vous
avait devine, s'écria < Ah mon tendre
Tout alors retomba dans le silence le plus
complet dont des sanglots, entrecoupés de baisers, vinrent seuls
troubler l'éloquence. La voix dn
sang avait-elle parlé, ou n'était-ce
que
l'effet d'une hallucination, la jeune aveugle avait reconnu son père.
'~Ce cri plein d'angoisses venait si largement payer toutes ses peines
~passées.
Le docteur se sentit ivre de joie et entraina son enfant
auprès de la meurtrière pour la contempler plus à l'aise.
Mary Ann, ranimée par la fraîcheur de l'air, entr'ouvrit peu à peu
)es yeux et passa lentement sa main sur son front pour recueillir ses
.idées.'Elle se souvint, voulut regarder encore, et à la contraction du
visage de Walther, plein de pâleur, on put découvrir que cette inté-
ressante créature n'avait jamais cessé d'être aveugle. Voltaire, pendant
cette scène dramatique, s'étatt peu à peu rapproché et oubliait sa dé-
faite pour ne se souvenir que du désespoir de son ami. Cependant, dans
j ce court instant de joie trompeuse, la paternité avait été plus heu-
'reuse que la science. Voltaire resta à partager les chagrins du
~planteur jusqu'à
sa rentrée en France, où il poursuivit son œuvre de
démolition religieuse.
Quelques mois plus tard, le palais des Bourgmestres d'Amsterdam
j redevenait désert jusqu'au jour où il devait tomber sous les coups du
,temps et des orages. Au fond du parc, près d'un sycomore dont
l'ombrage avait souvent abrité les jeux de la belle aveugle, s'élevait
une riche tombe de marbre, sur laquelle était reproduite l'inscription
Vivre c'est survivre! On retrouvait là toute l'âme d'un père
resté seul avec ses regrets pour pleurer la perte de
ceux qu'il avait
chéris.
i Frédéric Walther, nommé, à la fin de l'année 1725, professeur
d'anatomie à l'Université de Leipsick, alla mourir obscurément,
y
suivi de son vieux compagnon des colonies.

Comte E. de Kératry
DANS UN CAB

Octave continua ainsi


Après avoir accompagné mes bons amis de France, jusqu'à la
station de South-Eastern, je songeai à me faire transporter, à toute
vitesse de cab, vers la maison de ma chère Ellinor, que l'inquiétude
avait sans doute gagnée depuis longtemps. (Mistress Ellinor, est cette
jeune veuve austère et pieuse, dont je vous ai déjà parte, et a
laquelle je n'avais fait agréer mes hommages qu'au prix de patients
combats, et à la suite de tongs refus.) Comme je m'établissais avec
le laisser-aller d'un homme éreinté par l'émotion, sur le vieux coussin
du véhicule, un son qui ne pouvait sortir d'aucune bouche humaine
ni appartenir à aucune langue parlée, rompit soudain le silence uni-
verset qui m'environnait. puis ce sou vague devint une sorte de voix
Dites donc, est-ce que vous ne pourriez pas vous asseoir plus
doucement? J'avoue que je tressaillis. La rue était déserte, mon
cocher presque endormi. J'étais seul, bien seul, la surprise que je
ressentis me fis rejeter avec plus d'abandon sur le vieux coussin
déjà nommé. La voix MM/s~en'CMse. Etes-vous sourd ou entêté?
Moi.- Décidément, je suis fou, ou le diable s'en mêle. Cocher est-ce
vous qui parlez à votre chevat? Le coc/)~ S'vous plaît, M'sicur?
lioi, ~esp~.–Rien, dépêchez-vous. Z~ cocher.–Hum! dépè-
chez-vous c'est facile à dire; la grise a trotté tout le jour; la bête est
fatiguée et l'homme aussi. Moi. C'est bon c'est bon Allez comme
vous voudrez. La voix. Moi aussi, je suis fatigué !.?? exaspéré.
Pour le coup, c'est trop fort, cocher. Le cocher.- Monsieur a ditt
d'aller comme nous voudrions, on y va. La voix. Mon ami, quand
vous vous épuiseriez à questionner ce brave homme, cela ne vous ser-
virait à rien; croyez-moi. Puisque, au milieu de cette rue solitaire, ce
n'est point lui qui vous parle, qui pourrait-ce bien être sinon le pauvre
coussin sur lequel vous vous êtes laissé choir si lourdement, que pas
un coussin
n'y aurait tenu.
Je me frottai les yeux, et j'examinai de très près cet interlocuteur
d'une nouvelle espèce. C'était un coussin des plus vulgaires habiUé de
drap vert, et fixé si solidement aux parois intérieures du cab, qu'il me
fut impossible de l'en détacher. Voulez-vous bien ne pas me toucher,
brutal – Est-ce que par hazard les corps de Trilby et d'Asmodée, sub-
tils et rapides comme des âmes, se sont donnés rendez-vous sous
moi? pensai-je.Tenons-nous bien. Cependant la voix allait, grommelant
à mon adresse des mots que par amour-propre je ne reproduis pas. Je
me levai, puisme reposai avec la légèreté du vol de madame Ferraris sur
ce siège fantastique, et un long murmure de satisfaction remplaça ces
premières rumeurs insurrectionnelles (sic) qui m'embarrassaient fort.
-A la bonne heure vous avez fini par me comprendre. Lorsque
vous égorgez un poulet, ce poulet crie sous le couteau. Lorsque vous
déchirez une feuille de papier, elle exhale, en grinçant, son tourment, de
même lorsque vous accablez de votre poids un faible coussin, ce coussin
souffre. C'est trop fort, ma parole d'honneur. Mon ami, si cela
ne vous privait trop, l'odeur du tabac m'incommode légèrement:
Savez-vous que je suis un vieillard poursuivit-il, j'ai dix ans. La
meilleure partie de moi ornait jadis la queue d'un- brave cheval qui
n'eut qu'un maître. Les enfants du maître du cheval auquel j'appartenais
avaient coutume de me traiter si malhonnêtement, que bien souvent
j'appelai de tout mon cœur le châtiment de ces jeunes vauriens. Dieu est
juste une portion de ce crin tyrannisé servit à bourrer le fauteuil du
maître d'école qui fit expier aux doigts de ces petits Nérons leurs
méfaits à mon endroit. Enfin, ce qui compose mon moi fut enfermé
dans une prison de brillant cuir rouge, car je n'ai pas toujours été cou-
vert de ce drap sale et sombre, qui d'ailleurs n'appartient pas plus à
mon essence, que ton habit à toi homme, n'est une partie de ta personne.
A l'aurore de ma splendeur, je fus appelé à illustrer le <C(M'<
d'un jeune parvenu, qui se tua après s'être ruiné
pour les femmes, dont
je ne pensais pas déjà trop de bien cet accident me les fit bientôt haïr.
Le nouveau maître auquel je fus vendu était un homme sobre, économe,
et dont les attentions délicates me promettaient longue vie et long éclat,
quand ta dent d'un chien mal élevé, m? déshonora d'un accroc qui me fit
jeter au rebut. Je commençai insensiblement à apprécier comme ils te
mentent, les hommes, ces courtisans de la richesse et du faste, ces
ennemis du malheur. Je passai aux mains d'un fripier, et c'est alors
que l'on changea ma première enveloppe contre ce vulgaire manteau de
drap vert, qu'on croirait dérobé à une table de billard. Ainsi, mes espé-
rances aristocratiques aboutirent au sort misérable d'un coussin de
fiacre. Toutefois, il serait ingrat à moi de m'en plaindre beaucoup, car
c'est grâce à cette transformation que j'eus le sentiment de ma valeur,
la conscience de moi-même, en même temps que l'intelligence de ce qui
m'environne, et n'était mon mépris pour sa petitesse, j'aurais pu, dix
fuis pour le moins, révolutionner par mes aveux ce monde qui nie rudoie
et que j'ai largement appris à connaître et à dédaigner.
«
Dans quelle surprise n'aurais-je pas plongé tous ceux qui se sont
assis à la place que tu occupes, si j'avais usé, chaque fois que l'occasion
s'en est présentée, de ce don de la parole que les hommes, dans leur
ridicule présomption, n'attribuent qu'à eux-mêmes et aux perroquets.
Je suis le théâtre des seules oraisons funèbres sincères, et le témoin d<!
toutes les promesses fausses. A ce sujet, je puis t'apprendre, si tu ne
le sais déjà, que toutes les femmes mentent, même celles qui ne parlent
pas. et surtout celles-là, peut-être! Dieu me garde d'être un coussin
paradoxal! mais, ma parole d'honneur, j'ai vu des choses capables de
troubler la cervelle d'un homme. Dans le principe, ce spectacle m'at-
trista, mais je parvins à m'y former de telle sorte, qu'aujourd'hui je ne
trahis plus que par un petit rire intérieur, mon dédain universel. Je puis
me vanter de connaître les pieds qui ont fait tourner le plus de têtes, et
d'avoir senti se livrer doucement à ma foi d'aimables et discrets
trésors. Hé bien! cela m'a toujours laissé insensible. C'est le
châtiment d'une expérience trop précoce. J'ai, le même jour, servi à
transporter un roi banni par son peuple, un père ruiné par son fils, un
mari trompé par sa femme, une femme. se promenant avec l'ami de
tiunmari.Quede douleurs! qucdeparjutes! »
Ma première stupeur avait fait place à cette douceur résignée avec
Jaquette un homme menacé d'un péril certain, l'aborde après l'avoir
craint longtemps.
'– J'admire, lui dis-je la clairvoyance extraordinaire dont il faut
que vous !<oycx doué, pour reconnaître ainsi du prcmipr coup, les gfns
confiés à ~ot''c moëneux accueil. (Cette dernière épithéte était d'une
grande hypocrisie.)
Mon ami, répHqua-t-H avec volubitité, j'ai entendu dernièrement
un poète.-Un poète?– Oui, un poète, (bien que ces messieurs
goûtent rarement à mes avantages), j'ai donc entendu un poète affirmer
qu'il pouvait à la simple vue d'un chapeau d'homme ou de femme,
établir le caractère et la position sociale du propriétaire du chapeau.
permettez, dis-je, à mon tour, il ne faut point s'appeler made-
moisette Lenormant, pour cela. N'est-il pas élémentaire que le cha-
peau gras et ployant
indiquera l'usurier, comme tes bords concassés
a force de saluts
révèlent le solliciteur, comme le poil tustré à fond
b!anc trahit le jeune marié, comme le brave castor, moins brillant 1
mais plus fort contre la ptme, accuse-ie propriétaire économe.
comme pour les femmes, t'éiégant ~oKMft, renversé sur un flot d''
dnntcttes, renferme tout un pocme de charitabtcs capitulations, comme.
– Assex, assez, je te prie. -te te dis, moi, qu'on ne s'y reconnait
plus, et qu'il y a moins de chances de se tromper, en classant les gens
d'après la façon dont ils s'asseoient. L'artisan, l'homme du petit peuple
ne m'aborde qu'avec respect, et ~énératement, au bout de cinq minutes,
(tctie est l'humeur de ces gens-L)), i) troque ses premières hésitations
contre les famitiarités les plus choquantes sous prétexte qu'il a payé.
Le parvenu ne s'assied pas, il s'étate, l'insolent outrage ma vieillesse,
ie soigneur m'époussette avant que de m'approcher. Dans le nombre,
il y rn a d'amusants, mais les désagréables sont en majorité. Vous autres
hommes avez introduit dans la circulation cette bêtise insigne, qu'on
ncfonnaitbienquece qu'on a éprouvé. Je n'ai jamais éprouvé l'amour,
heureusement, et pourtant je le connais assez pour m'en moquer.
Juge si j'ai mes raisons pour cela. H y a quelques jours à peine,
))ne belle et jeune femme vint s'asseoir à la place que tu occupes, en
compagnie d'un homme de ton âge. Jusque-là, rien de mauvais, rien
de ridicute, rien de contraire à la nature et à la vérité. Au bout
<)'une heure, elle lui dit Mon ami, laissez-moi vous quitter,
car si
j'étais en retard seulement d'une minute il douterait de quelque chose.
se
On trompa quelqu'un
me dis-je. Cependant, le lendemain venu,
je vois revenir ma perfide, escortée cette fois d'un vieux gentleman,
auqueb moins d'une demi-heure, elle extorqua pour la valeur de
trente guinées, rien que pour lui avoir permis de l'accabler de com-
pliments, et de baiser ses bras nus. Elle plongea lc vieux fou dans
une réelle extase, en lui disant après qu'elle t'eut dépouillé de
tout ce qu'il avait sur lui d'argent monnaye < Surtout, soyez
discret, car vous avez une terrible réputation. et s'il le savait. y
L'excès de mon indignation me retint seul de détruire ce petit
chef-d'oeuvre de fourberie; mais n'importe, cette brune beauté n'en
portera pas la gloire en paradis, j'ai parfaitement retenu le son de
sa voix et à la prochaine occasion. Tu conçois que je méprise l'amour,
n'en ayant jamais vu d'autres traits. Néanmoins, j'en ai tiré à l'usage
du monde, une conclusion moins sévère, c'est que, en admettant
qu'une femme soit quelquefois vraie, en disant Je t'aime. elle est
toujours fausse, quand elle ajoute Je n'aime que toi!
<
Je t'autorise maintenant à rallumer ton cigare. Je devine an
ralentissement subit de notre marche que tu approches du terme
de ta course. Adieu adieu mais, que vois-je? Cette agitation
fébrile de ton être, ce billet parfumé qui sort à demi de ta poche.
ce double cri de plaisir échangé entre toi rt une personne que je ne
vois pas. Amour! amour!! je regrette de n'aimer point, fit-il avec
attendrissement. Ah! stupide que je suis! reprit-il soudain. c'est
elle! c'est sa voix, je la reconnais' Ah ah ah 7?, c'était donc toi.n
Je bondis hors du fiacre, sur le trottoir, d'où ma charmante amie
avait salué mon arrivée, par l'exclamation joyeuse qui venait de pro-
voquer celle nouvelle impertinence du coussin. Ellinor (elle avait du
moins un joli nom, n'est-ce pas?) me reçut avec la plus tendre cordia-
lité. Bientôt assis, devant un feu pétillant, et son bras sous le mien, je
lui racontai dans ses détails, mon aventure. Elle me regarda
fixement dans les yeux avec une certaine expression d'inquiétude et
d'embarras, et m'appela un grand fou
Ainsi parla Octave.
Louis Déprct.
RESTAURATION
DE L'ÉGLISE SAINT-MAURICE
_co~
Lorsqu'un petit nombre de nos très honorables concitoyens réso-
lurent d'élever, à leurs risques et périls et de leur autorité privée
1

une basilique à la gloire de Notre-Dame de la Treille, patronne de


Lille, et, sans plus de retards, en jetèrent les fondations au sein même
de notre ville; il semble que cette ardeur extrême parût intempest~'c
à la grande majorité de notre population 11 semble que la commis-
sion municipale se fit l'interprète du sentiment général en répondant
aux propositions des membres de l'(EMW< par un vote ordonnant la
restauration de l'église Saint-Maurice! Mais, cet édHIce, héritage
précieux des siècles précédents, plus mutilé encore par la main des
hommes que par les ravages du temps, méritait-il les réparations
que l'on venait d'ordonner et les sommes considérables que devait
demander un semblable travail? Pouvait-il sunire aux besoins du
culte, à l'empressement des fidèles; était-il digne enfin, puisqu'il tant
le dire, de servir de cathédrale à la ville de Lille agrandie? Voila
quelles étaient les questions qu'agitait l'opinion publique, et que, à
notre tour, nous allons examiner.
L'église Saint-Maurice est, sans contredit le monument le plus
ancien et le plus complet de la ville de Lille; malgré ses agrandisse-
ments successifs, c'est celui qui a le mieux conservé le caractère qui
lui est propre. Pour faire de ce monument un ensemble harmonieux et
complet, il a suffi de faire disparaître les annexes d'époque moderne,
de les remplacer par d'autres du style même de l'architecture primi-
t've, et de faire revivre lrs moulures dont les détails, effacés par place,
ont pu être retrouvés par un œit scrupuleux et. attentif, puis, reproduits
sur une pierre à l'épreuve des injures du temps. A défaut de docu-
ments fixant, d'une manière précise, l'époque de la construction de
cette égtise, documents que nos anhives n'ont pu nous produire, le
millésime dégradé, qui se trouve tracé sur une pierre incrustée dans
le gable du pignon de la dernière nef de droite, a pu servir à résoudre
les doutes qui se sont élevés. Plusieurs savants, parmi lesquels
M. Derode, dans son histoire de Lille, ont cru pouvoir reconnaître
sur cette pierre la date de 1033 évidemment, c'était 1522 qu'il
fallait lire, car la première de ces dates ferait remonter la construc-
tion de cet édifice à une époque antérieure au style ogival qui
parut au treizième siècle seulement. Du reste, l'histoire d'un monument
est écrit sur le monument lui-même. Le style de l'architecture, des mou-
lures et des ornements sculptés, se rapporte au style en usage dans notre
pays sous le règne de PMIippe-te-Bon. On a retrouvé dans la cor-
niche de l'abside du choeur antérieur à tout agrandissement, le
briquet de la Toison-d'Or, que ce prince, fondateur de t'Ordre, faisait
placer dans les monuments construits de son temps, tels que le palais
des Rihours, sa résidence, et l'hôpital Gantois. La construction de
cette église ne remonte donc pas au-delà de cette époque. Le style
d'architecture, les profils des moulures et des ornements se rappor-
tent en outre, parfaitement, a cette époque du style ogival dit flam-
boyant.
L'église Saint-Maurice parait avoir subi trois agrandissements
successifs le premier s'arrèta à la chapelle de la Sainte-Vierge
et à la chapelle actuelle des morts le second fait quelques an-
nées plus tard, réunit à t'éghsc les chapelles dont nous venons de
parler; le troisièn.c eut lieu en 183G, par la suppression du clocher,
qui menaçait ruine. II est facile de remarquer que, pour la construc-
lion de cette égusc, effectuée dans la première moitié du XV" siècle.
on a utilisé les matériaux en pierre dure provenant, sans doute, d'une
église du XIV" siècte.Les chapiteaux plus anciens et ceux duXV~ siècle,
qui ont un protu et un agencement de feuilles différentes, le montient
assez. Les preuves du fait que nous avançons, ne nous manquent du reste
pas. Un tambour de colonne, celui du pitier de droite, à t'entrée du
chœur, est couvert d'une peinturu rouge qui sert de fond a une tête
d'an"~ d'un beau caractère mais te haut de la tête est, on bas. Cela
suffisamment que ce tambour a été retourné et que cette pein-
prouve
ture est antérieure à la repose de ces colonnes qui datent cependant
de la ibndation de l'église au XV" siècle.
Cette histoire de Fart à Lille, écrite sur l'église Saint-Maurice,
ce monument
historique comblant une lacune de nos annales, méritait
donc d'être conservé, et la commission municipale avait fait preuve d'un
patriotisme éclairé en ordonnant à l'architecte de la ville de rendre
à ce monument son caractère primitif.
Le travail confié à la direction intelligente de M Canissié, était
(!iMc et grave. H ne s'agissait rien moins que de restaurer tes
façades extérieures, les voùtes et les toitures, de reconstruire les
sacristies, d'agrandir l'église en lui donnant une tour et une façade
extérieure continuée par un parvis que la rue de Paris devrait Ira-
verser. Les restaurations, menées avec entrain, sont aujourd'hui pres-
que complètes, et dès aujourd'hui on peut dire que l'adjonction des
sacristies au chevet de l'église, loin de diminuer en rien, comme ou
pouvait le craindre, l'aspect monumental du vaisseau principal, des
absides et du chceur, contribue au contraire, à parfaire la décora-
tion. Les dépendances de l'église sont réduites à trois corps de bâti-
ments en forme de chapelles, accusées en façade par leurs toitures
élevées, décorées de croies au faitage et d'aigrettes à l'extrémité des
poinçons. Ces petites constructions, entièrement en pierre de taille,
appareillées et voMées à compartiments de nervures du ~V~ siècle,
avec leurs contreforts surmontés de leurs clochetons à frontons, cro-
chets et bouquets en harmonie avec ceux de la façade de l'église,
renferment tous les accessoires, toutes les commodités que le culte
réclame et que le confort moderne demande à l'architectttrc. Rien
n'est, plus ingénieux que la disposition des réservoirs et bassins à
l'usage de l'eau pluviale que l'on peut retenir ou laisser échapper;
rien n'est plus commode que le système de chauffage qui permet au
calorifère de répandre et de distribuer la chaleur partout où besoin
est. La restauration de l'élise est presque terminée. Les colonnes
ont été dépouillées d'un enduit épais qui cachait leur rugosité, et
retaillées de leurs balèvres qui n'avaient jamais été enlevées depuis
leur repose les pierres manquantes ont été remplacées par
incrùstcmcnt, comme nous l'avons vu faire à une colonne de la net du
milieu, à côté de la chaire actuelle, frappée par un boulet dans ondes
sièges dela ville; les nervures et leurs bases en gré ont été remises
à jour, après avoir été long-temps cachées sous des lambris posés
dans le XVIIIe siècle; enfin les contreforts extérieurs dont le temps
avait rongé les saillies de mouture et de sculpture, resteront'udcle-
ment relevés en grandeur d'exécution ou moulés sur place et sili-
catisés.
Bientôt le parvis de l'église, traverse par la rue de Paris
permettra d'admirer à l'aise la taçade reconstruite, la tour
et les portails. Bientôt l'église agrandie du côté de l'entrée prin-
cipale, ayant ainsi plus d'harmonie et de grâce sera encore
agrandie par la suppression du buffet d'orgue actuel qui doit être
transporté au-dessus de l'entrée principale, au centre de latour; par
la supresxion du calvaire qui lui fait vis-à-vis. Cela dégagera les
nefs interrompues et leur donnera une perspective égale à celle des
trois autres. En même temps, sans doute, on fera rétablir au milieu
de l'intersection de la nef du centre et du transept, la coupole à
réseaux sur une lanterne octogonale qui s'élevait jadis à l'entrée du
chceur, et dont les piliers restaurés récemment, sont en état de
supporter l'exhaussement. Par cette restauration de la lanterne, la
hauteur apparente de la nef du milieu sera augmentée et le jour mys-
térieux, répandu par huit croisées latérales, en ogives, avec meneaux
et onrelas, rendra à cette église son ancienne splendeur.
Au risque d'entreprendre une énumération un peu longue, nous ne
passerons pas sous silence les noms des artistes lillois qui ont con-
connu jusqu'à ce jour, sous la direction de l'architecte de la ville,
à l'exécution des travaux dont nous venons de parler. MM. Forestier,
Lemahieu, Denoyelle Rouzé-Lefebvre et Rousseau ont taitté et
appareillé les moulures, exécute les travaux de menuiserie, serru-
rerie et plomberie les crètes et épis en plomb fondu, à l'extrémité
des nefs, ainsi que les bouquets qui couronnent les lucarnes, ont été
exécutés dans les ateliers de M. Baudon, et relevés au ciseau; les
anges, ainsi quelles crochets et accolades au-dessus des portes des
sacristies, ont été exécutés par M. Huidiez, l'habile sculpteur de la
Bourse et des travaux de t'Hôtet-de-Ville, sous la direction de
MM. Benvignat, Cabine et Morcou, architectes. La belle nervure â
double arctiers, placée au-dessus du sanctuaire du chœur, dont la
urojection horizontale forme une étoile, a été enrichie d'une couronne
dentelée avec accolades, et d'un grand cul de lampe composé; les cais-
losange, entre les nervures, ont été ornés de figures d'anges
sons en
d'un dessin correct et sévère, dus au pinceau de M. Chérier. Les
ornements peints sur fond or, ainsi que les voùtes du choeur, sur fond
Mcu, rehaussés d'étoHes d'or, ont été exécutés par M. Stalars.
MM. Heyde et Buisine ont fait les statues des douze apôtres placés
dans les arcatures du portait du transept, du côté de la rue du contour.
M. Buisine a fait ég'atement la statue assise de la Vierge et les statues
Je guerriers martyrs de la légion Thébaine, dont saint Maurice était le
chef.Toutes ces figures ont été étudiées avec soin d'après de nombreux
documents, et d'après les meilleurs types de l'époque.
Les vitraux de l'égtise, ainsi que ceux de la sacristie, .ont été
exécutés par M. Gaudelet artiste avantageusement connu par de
nombreux travaux. Le pourtour du choeur offre un ensemble harmo-
monieux qui fait bien ressortir la belle ordonnance d'architecture.
L'exécution de ces belles verrières, supérieure à ce que le même
artiste a fait jusqu'à ce jour, peut soutenir la comparaison avec beau-
coup do vitraux de nos verriers distingués de la capitale. Le vitrail
dit fond dans l'axe de l'église, derrière te maître autel, dans la cha-
j'cMf! des Canonnio's, représente un calvaire. Le Christ est au centre,
expirant sur la croix entre deux tarrons; la sainte Vierge, sainte
Manc-Madcteinc et saint Jean sont à ses pieds, la vittc de Jérusa-
icdt se voit dans le fond. L'cSet produit par
ce vitrail est heureux et
~ratutiose. De chaque o'tté sont représentés deux épisodes de l'histoire
Lille; dans le vitrail de gauche, Maximitien-te-Beau accorde aux
canonniers lillois tcurs privilèges; dans celui de droite, les Lillois,
détendant leurs remparts, invoquent la sainte Vierge qui leur apparaît
avec sainte Barbe et saint Maurice. L'artiste, suivant en cela l'exemple
légué par les peintres (lu
moyen âge, a jugé opportun de rappeler dans
le tableau de gauche les traits du respectable doyen actuel de Saint-
Maurice sous la figure d'un évêque, celui de l'architecte et du peintre
verrier; dans le tableau de droite, le brave commandant actuel du
corps des cattonnicrg.Undais d'ardtitcctnrf olivaie, surmonte chacun
df ces vitraux. Deux autres sujets représentent, l'un l'Adoration des
Mages, et l'autre l'adoration des Bergers. Ils sont 'l'une vigueur de
tons remarquable et gagneront encore après quelques modifications que
M. Gaudelet a consenti à faire. On remarque les figures en pied de
saint Eloi de saint Luc, patron des ouvriers en métaux et des artis-
tes, de sainte Cécile et de sainte Catherine, patronnes des musiciens
et des jeunes filles ces figures forment un ensemble de panneaux
d'un ton soutenu et d'un dessin approprié au style de l'église.
La composition des figures de ces sujets ,taMeaux et portraits de
saints font honneur au talent de M. Mottez qui en a fait les car-
tons, pendant les années de d859, 1860. M Gaudelet a fait égale-
ment toute la vitrerie des nefs et des transepts en mosaïques a\ec
bordures colorées entre les meneaux et emblèmes religieux dans tes tctcs.
Nous ne devons pas ouMier'tcs trois vitraux de la chapelle des
Morts, celui du milieu représente le Christ descendant aux Lim-
bes pour délivrer les patriarchès, par M. Stephen Martin, de Cotogne,
élève des écoles de Dusseldorf et de Paris. est d'un'dessin pur
et ferme et dénote des études sérieuses; les figures, d'un beau
caractère, d'un riche coloris, malgré quelques défauts de cuisson
et de retouches non cuites, composent un ensemble harmonieux; les
panneaux en mosaïques qui les accompagnent sont d'une grande
finesse de dessin rt reposent la vue agréablement.
it nous reste peu de choses à ajouter. Lille va retrouver une basi-
tique digne de la richesse industrielle et artistique de ses habitants,
digne en même temps de leur piété. L'égHsc Saint-Maurice restaurée
et agrandie sumra désormais à tous les besoins du culte; elle rendra
inutile l'achèvement de l'éghsc ue Notre-Dame de la TreiHe. Les
membres de F~EMM~ l'ont déjà compris sans doute, et ils feront
bien de réserver au profit d'une congrégation particulière le monu-
ment qu'Us avaient ibndé dans un intérêt générât peut-être même
avaient-ils déjà ce dessein, quand ils ont donné la préférence aux
plans en voie d'exécution sur ceux que te résultat du concours dési-
gnait à leur choix. H faut bien le reconnaître, le temps n'est plus aux
grandes manifestations religieuses, et l'art lui-même ne peut s'en
plaindre ce sont des horizons nouveaux qui s'ouvrent devant lui.
Quant aux temples gothiques que )e moyen âge nous a tégués, répa-
les avec soin et conservons religieusement les reliques du passe
rons
c'est déjà pour l'architecte une gloire assez grande que d'arracher à
l'oubli et de rendre à l'admiration les œuvres des maîtres inconnus
qui l'ont précédé. Ne copions pas toujours la même page de l'histoire
de l'art et ne renouvelons pas l'imprudente tentative qui, au XtX" siècle,
voulu faire surgir à Paris, sous l'invocation de Ste-Clotilde, un
a
monument d'un autre temps; souvenous-nous que les contreforts qui
devaient soutenir les murailles de ce temple suranné, ont un instant
compromis sa solidité. Ces constructions gigantesques dont l'achève-
ment demandait le travail assidu de toute une génération, ne sont
phts dans le domaine d'une époque comme la nôtre, à laquelle là
marche progressive des idées, les découvertes toujours nouvelles de
la science, interdisent le moindre temps d'arrêt. C'est aux idées de
son temps que l'artiste doit demander l'inspiration de sou travail; le
genre gothique n'est plus qu'un souvenir devant lequel on s'incline
avec respect mais auquel on ne doit pas sacrifier éternellement.
Ce n'est pas dans les églises que la postérité ira chercher les trace
de la génération actuelle; car l'Eglise, rendue à ses véritables attribu-
tions, n'est plus le théâtre où viennent s'accomplir les grands actes
de la vie d'un peuple t'Hôtcl-de-ViUc l'a remplacée. La le jeune
homme vint chercher le fusil du soldat; là, l'homme vient contracter un
légitime mariage; là, le magistrat reçoit la consécration de son man-
dat. Là, les symboles ne manquent pas, qui doivent inspirer l'artiste,
symboles qu'on peut résumer en trois mots Honneur, amour, devoir.
X.
CAUSERI E THÉATRALE
ro~
Erasme a fait l'éloge de la folie, Janin a fait celui de la goutte,
d'autres 'ont loué la fièvre, quelques-uns ont pousse l'optimisme
jusqu'à flatter la peste; on admire dans les journaux, dans les livrer
dans les moindres détails de la vie, des choses qui ne valent pa~
mieux que tout cela on nous permettra, nous l'espérons, de faire,
après tous ces panégyriques, l'éloge, plus facile à justifier, du théâtre
de Lille.
Depuis un mois, jR~o~o succède à ~(Ms/; ~7~Mc dit /?~MH~/
prend la place de t'~c/<w 0~/<e<' SM~c Enfers, Rédemption,
/'Esc&MM~M/ Voyage de ~f. Pcr~'c/M~, sans compter les bluet-
tes, viennent tour à tour renouveler j'affiche u'y a-t-il pas là de
quoi satisfaire les plus curieux et les plus impatients, et ne sommes-
nous pas en droit de louer l'activité de nos acteurs qui, pour nntre
plus grand plaisir, se meublent chaque jour la mémoire des airs les
plus variés et des tirades les plus fraîchement écloses?
S'il est une torture comparable {L celles dont la mythologie uous
retrace les horreurs, c'est le supplice sans cesse renaissant qu'im
directeur de théâtre impose aux malheureux qui se chargent d'inter-
prêter devant un public plus ou moins charmé les chefs-d'ccuvrede la
littérature contemporaine. Une pièce n'est pas encore jouée devant ta
rampe que déjà une autre se prépare derrière le rideau. Au Dennery
succède le Feuillet; au drame le plus ébouriEfant s'entremêle la comédie
la plus calme; à la fine gaieté du Gymnase se joint le gros rire du
Palais-Royal. L'acteur n'a pas le temps de reprendre haleine; il faut
qu'il se prête à toutes les métamorphoses quand il commence à sa-
voir un rôle. il est forcé d'en étudier un autre; pour lui, pas de repos
possible; le directeur le pousse sans relâche, le public attend et Dieu
.sait si la patience du public peut être mise impunément à t'éprouve.
Le seul être humam qui compatisse aux maux et attég'e le travail
du comédien, c'est le souSFteur. Le souuleur, c'est le D~Ms ed? ma-
<MO de toutes les pièces jouées au pied levé; c'est le grand dépo-
sitaire de la prose mélodramatique c'est l'intermédiaire entre fau-
teur et l'interprète; c'est le nœud, toujours prêt à se disjoindre, du
dialogue scénique. Supprimez le souffleur, et vous verrez le premier
rôle abandonnant le tu de sa narration au milieu d'une période
émouvante, le comique oubliant le mot pour rire a l'endroit voulu,
l'amoureux frappé de mutisme dans le tête-à-tète te plus dé';ot)eté.
C'est grâce au souffleur que les nouveautés peuvent se succéder
devant nous à de courts intervalles c'est donc à cet utile fonction-
naire que revient la première part des etoges de notre exorde.
JH Joc<!pM/M'~MMm; commençons par ~<~<o ou, pour mieux
du'e~par le Roi s'~tKM~ dont le libretto de M. Piave n'est qu'une
)t.'))c traduction. Victor Hugo s'est charge iui-méinc dans une élo-

quente préface, de faire connaurc son drame en quelques lignes et


de le défendre contre les préventions qu'avait soulevées la moralité
de ce rhef-d'œuYrf.
« La pièce, di~eh-vous, est immorale? s'écrie te poète avec d'éner-
giques protestations. Est-ce par le fond? voici le fond. Triboulet est
dinbrme, Triboulet est malade, Triboutet est bouffon de cour; triple
'uiscre qui le rend méchant. Triboulet hait le roi parce qu'il est le
rni, les soigneurs parce qu'ils sont les seigneurs, tes hommes parce
qu'ils n'ont pas tous une bosse sur le dos. Son seul passe-temps est
d'entrc-hem'tef sans retache les seigneurs contre le roi brisant le
plus faible au plus fort. It déprave le roi, il le corrompt, it l'abrutit;
d le pousse a la tyrannie, à l'ignorance,
au vice; il le tâche à travers
toutes les familles des gentitshommes, lui montrant sans cesse du
doigt la femme a séduire,'ta
sœur à enlever, la fille à déshonorer.
Un jour, au milieu d'une tête,
au moment mémo ou Triboulet
tpousso'jc roi à enlever la femme de M. de Cossé, M. de Saint-Vat-
lier pénètre jusqu'au roi et lui reproche hautement le déshonneur de
Diane de Poitiers. Ce père auquel le roi pris
a sa fille, Triboulet le

'S~
raute et l'insulte. Le père lève le bras et maudit Triboutet. De ceci
déroute tonte la pièce Le sujet véritable du drame, c'est la MM~cf<o/<
Mh bien !~a malédiction du vieillard atteindra
Triboulet dans la seule chose qu'il aime au inonde, dans sa fille. Ce
même roi que Triboulet pousse au rapt ravira sa nllc à Triboulet. Lt
bouffon sera frappé par la Providence exactement de la même ma-
nière que M. de Saint-Vallier. Et puis, une fois sa fille séduite et
perdue, il tendra un piège au roi pour la venger! c'est sa fille qui
y tombera. Ainsi, Triboulet a deux élèves, le roi et sa fille le roi
qu'il dresse au vice, sa fille qu'i! fait croitre pour la vertu. L'un
perdra l'autre. Hveut enlever pour le roi madame de Cossé; c'est s:t
fille qu'il enlevé, Il veut assassiner le roi pour venger sa tiUe; c'est
sa fille qu'il assassine. Le châtiment ne s'arrête pas à moitié chemin;
la malédiction dn père de Diane s'arcomplit sur le po'c de Blanche. t
Dans ~<<yo/e~o, les noms des personnages, le tien de l'action et te
millésime sont seuls changés; )e fond est le même. Quant a la t'ormc,
-le musicien est resté loin du poète. Nous D'en citerons qu'ntt
exemple.
La scène du troisième acte durant laquelle Triboulet cherche M
fille au milieu des courtisans, est la meideurc de la partition. La
chansonnette du bouffon est dramatique. Mais lorsqu'il a découvert
que Blanche est auprès du roi, la musique commence à se décolorer;
les petits hoquets musicaux qu'aG'ectionne M. Verdi, rempiacent
J'expression, et le morceau finit ptatcmen!. C'était pourtant le moment
d'avoir du génie; écoutons le poète

je la ~eux, \o;ex-vous
Ma fille, Oui, t'un cause,
On cituchote, on se parle en riant de la chose
Moi je n'ai pas besoin de votre air triomphant,
Mcsseigneurs le vous dis qu'il me fau! mon cniant

Ah Dieu Vous ne sawx que rh'e ou que vous taire


C'est donc un grand plaisir de voir un pauvre père
~e meurtrir la poitrine et s'arracher du front
Des cheveux que deux nuits pareilles blanchiront?`?

L'acte se termine par un duo écrit sur un thème de galop <n~


réjouissant. On a quelque difficulté à s'expliquer Ja jovialité de la
tnusiquc dans une pareille situation. Nous aimons mieux applaudir
au '(ua))torduq)):)tncmc acte qui fbt )e morceau rapital de ta partition
dont la facture magistrale racheté tontes les imperfections que nous
-t
pourrions relever dans l'oeuvre du maestro.
L'ouvrage est monte avec beaucoup de soin et les deux principaux
n'Ies sont tenus avec un véritable talent par M~ Gasc et par
M. Barré. Dans la F:~ ~M ~~HM~< nous retrouvons encore notre
première chanteuse qui, sous les traits piquants de la cantiniere de
Donizctti, se fait applaudir en compagnie du sergent Sulpicc.
Le nouveau drame de M. Dennery, l'Eseamo~M~ qui fait ~o~
deux lignes: Figurez-vous
sur l'affiche du lundi, peut se raconter en
cet escamoteur est père d'une tille qui n'est point sa fille, qui se
que
trouve être sa vraie fille et qu'il cesse de considérer comme sa fille
des qu'il la reconnaît pour sa fille. Vous n'y comprenez pas grand'
chose; mais cela n'est pas notre faute; vous pouvez vous en convaincre
on allant voir la pièce
dont NI. Maug'ard soutient tout le fardeau en
véritable athlète.
« Faites des cuirs, mais intéressez-nous,
disait un critique aux
dramaturges qui recherchent les succès de longue haleine. Telle
est la devise du public qui ne demande au théâtre que des
(''tonjtpmeuts, des sensations, des situations comiques ou douloureuses
plutôt pour les yeux que pour les orcilles, C'est là ce qui explique
le succÈs de ces grandes machines en cinq actes que M. Dennery et
~es adeptes font manœuvrer avec une de~tt'ritc sans égale. Ils savent
bien pourtant
que les ceu'rcs de )'esprit ne vivent que par le style
mnis ils n'écrivent pas pour la postérité; ils écrivent pour le public
du boulevard et ils connaissent, tes moyens d'attirer la foule sur les
banquettes de la Porte Saint-Martin ou de la Gaite. Pour eux, la
construction d'un drame n'est pas une question d'art, c'est une
question d'argent, et le véritable moyen de s'enrichir au théâtre, c'est
de laisser de côté l'observation, les formes délicates, la poésie, les
idées fines et originales.
Demandex-jc plutôt
il M. Octave feuillet
dont l'œus're la plus
récente n'a pu fournir a Paris qu'une carrière de courte durée. Et
cependant l'art de M. Octave Feuiuet lui-même n'est-il
pas un peu
t'ntache de matérialisme, quant à
ses moyens d'action, et se maintient-il
toujours dans les régions sereines de la haute littérature? En
uu moi,
M. Feuil~)
ne fait-il pas abus du spectacle dans la composition de
ses drames du cc~ur? C'est un point dont l'évidence ressortirait
suffisamment d'une analyse détaillée de jfMc~/MK; mais ce fravait
nous entraînerait trop loin aujourd'hui et nous ferait dépasser tfh
bornes que notre directeur a assignées à notre causerie. C'est à peine
s'il nous reste un peu de place pour rappeler en quelques lignes les
aventures d'une excursion en Suisse qui placera le nom de M. Perrichon
au premier rang dans les annales des voyageurs célèbres.
Ce monsieur Perrichon est le type du bourgeois enrichi qui,
flanqué de sa femme et de sa fille, entreprend un voyage de plaisir et va
au haut de la mer de g'tacc méditer sur la petitesse de l'homme.
MM. Labiche et Edouard Martin ont fait sur cette donnée un vaudevittf
de la bonne souche, rempli d'esprit, de gaité, de mots heureux, d'ob-
servation, (le finesse. Le rôle du bourgeois louriste est supérieurement
rendu par M. Grauetot.
Nous avons, en commençant, invoqué le nom de Jupiter; nous ter-
minerons en riant aux dépens du maUre des Dieux à la suite des
joyeux interprètes d'(~p/~ oM.c jë~/i~'s. Que diraient-elles toutes
ces puissantes divinités de l'Olympe si elles venaient, s'asseoir un
instant au théâtre de M. Offenbach? Aristophane, Piaule et queiques
autres avaient déjà jeté quelques pierres dans le jardin des immor-
tels; de nos jours, on leur lance à la. tète les moenons de la plus
.bette venue. Si'ies Dieux redescendent, jamais sur la terre, ils ne
manqueront
pas' de s'en prendre à Voltaire et a la Uévolutiou fran-
çaise.
Dans notre prochaine causerie, nous aurons à rendre compte de
~V~a, l'opéra de MM. Ferdinand Lavainne et Henri Dupont les
répétitions vont leur train, et la première représentation aura lieu au
commencement de l'année prochaine. Nous comptons sur un succès
et nous pourrions citer les morceaux qui nous donnent cette assu-
rance. Mais nous ne devons pas commeth'e d'indiscrétions, et nous
voulons laisser aux spectateurs le plaisir de la surprise. La direction
et les artistes redoublent d'efforts; !a pièce est travaillée, elle sera
montée avec autant de soin que s'il s'agissait d'une oeuvre de Meyer-
béer ce ser;) nu publif a faire le reste.
G. Masure.
POÉSIE

LE CHEVALIER

Quand il eut vingt ans, son vieux père


Le fit appeler un matin.
Le beau jeune homme à mine fière
Portait, un corset de satin;

Les femmes admiraient sa grâce


Et la couleur de ses rubans.
Son père prit une cuirasse
Qu'il portait en ses jeunes ans;

H-!ui recouvrit la poitrine


Avec cette armure de fer,
Kt déguisa sa bonne mine
Sous le casque et sous le haubert.
Jetant le fourreau, son vieux gtai\e
)) ptaca dans sa jeune iuain
& Va, lui dit-it, et s'il Se lève
Que ce ne soit jamais en \'ain.

« Le bras fort, Famé méprisante


« Traverse la vie à grands pas,
« Garde en main ton épée ardente.
< Mon fils, ne te désarme pas.

« A moins de trouver, sans envie,


« Un cœur pur, un coeur plein d'honneur
« Qui veuille vivre de ta vie,
Qui veuille battre sur ton cœur »
L'enfant, cherchant cette merveille,
<:omut les villes et les bois,
Aimant des filles sous la treille,
entrant dans la chambre des roi;
h but, tantôt aux tongues,taMes
Avec les grands seigneurs dorés,
Et tantôt, sous les vieux érables
Avec les soudards balafrés.
Son meiHeur ami fut un prêtre
Qu'il se vit forcé de tuer:
Ce fut le seu) qu'H pût peut-être
Haïr, et ne pas mépriser.
Son armure était plus pesante
A mesure qu'il vieillissait,
Et cependant rien n'arrêtait
Sa marche chaque jour plus lente.
Après mille amours éclatants
Et plus d'une illustre aventure,
Le chevalier, vieux de cent ans,
Alourut sans quitter son armure
Henry Fouquier.
~o
STANCES
(TKADUtT DE L'tKTBBMEXZO DE HENHt HE)NE)

Oh si les fleurs pouvaient connaître


L'immensité de mon chagrin,
Ainsi qu'un baume souverain
Leurs enivrants parfums me guériraient peut-être.
S'ils savaient, les petits oiseaux,
Combien je suis triste et malade,
Comme au bruit d'une sérénade
Au bruit de leurs chansons s'endormiraicnt mes maux.

!!e)as si l'étoile de ftamme


Pouvait comprendre mon tourment,
Soudain, quittant le firmament,
De calmantes lueurs elle emplirait mon àmc.
Mais nul ne sait, étoile ou fleur,
D'où vient le mal qui me déchire,
Et seule elle pourrait le dire
La femme aux frêles doigts qui m'a brise le cœur.
F. G. de Ko\iod.
B)BL!pGRAPH)E
-ess--
LrA-ZJ~TIËRS ~T GAZETTES
H A~(t~<)i DE i.4 t'KLSSE FAtt'S(E&M, )8j8-)fS9
t))M«H'K <.R)t)QtE
Par M. J -F. Vaudin.

La préface du livre dont nous nous occupons est datée de Sainte-


ilélagie: Après avoir montré, une fois de plus, que toute main qui
tient une plume, doit savoir tenir une épcc, l'adversaire de M. About
t)~CM~ co~'cc/MS a utilisé ses loisirs forcés en écrivailt
une petite histoire de la presse parisienne durant ces deux dernières
années. Le mot. Ca~ qui, on s'en souvient, a t'aiUi brouittcr
Ccorgc Sand avec toute la presse, n'a pu effrayer M. Vaudin. H ne
parait pas, du reste, homme à s'effrayer facilement, M. Vaudin, et il
abaque tour à tour les écrivains les plus en renom et les plus dissem-
blables cntr'cux connue talent et comme conviction. C'est à peine s'il
respecte le JoMfHa< des D~N~, qu'il appelle te Po?'<f)!/<t~ de ce
t<*mps-ci. M. Vaudin semble avoir surtout pris à tâche de combattre
le petit journalisme, cette méchante école de beaucoup d'hotmctcs écri-
vains, ce refuge, cette cour des miracles de la Bohême littéraire. On
pourrait reprocher à M. Vaudin le sans-façon de sa prose; on pourrait
désirer qu'il eut traité plus sérieusement un sujet qui ne laisse pas
d'être sérieux. Le style de ce livre est c/«M'<f<M'«jw il rappelle un
))cn,dans les bons passages, le style négligé, inaugure avec tant de grâce,
parM.MonsetetdanstaZ<M'jjfM~I~e<m;'< Itya cependant, des pages
de h préface et de t'cpibg'ue on l'auteur est lui, c'est-à-dire journa-
hste–ce mot dans notre bouche est un éloge. Dans ces pages,
~). Vaudin a montre tes trois qualités qui, selon
nous, constituent le
vernaMcjournanste: netteté, véhémence, amour du probes; dans
ces pages, il a fustigé vertement 'tes journalistes thuriféraires, et
flatté, comme il faut, le courage de l'écrivain.
tt y aurait assurément
une piquante esquisse à. tracer de cette sorte
de mascarade parisienne de M. Vaudin;
ce serait assurément une cu-
'leusc repn'sentation que de faire se succéder, devant les regards des

(t) Un ~turne in-tS. t'ari:. 1860, ~end ctn'z tous tesiihtai~.


sf
lecteurs, toutes ces physionomies de la presse, depuis Veuillot jusqu'à
ViHemessatn. Comme on le voit ce livre qui fait te relevé de cent
quatre-vingtdix-tmit journaux, revues et gazettes, est intéressant à plus
d'un point de vue et range du premier coup son auteur parmi cexx
avec qui il faut compter. Nous reviendrons, ailleurs, sur un sujet que
le cadre restreint démette revue ne nous permet pas d'aborder aujour-
d'hui. Nous nous contenterons de citer quelques lignes consacrées
par M. Vaudin à la /M<; //t~Mt<MMa~ qui, on le sait, a quelques
amnités iittoises
La /fect<e ttt/€f<ta<«M!<~e a été fondée dans d'excellentes conditions d'in-
nm-noe, de succès, de Itbertë et d'argent. Le propriétaire-directeur, M. Carlos
Derode, avait d'abord eu l'idée de la publier à Paris; il en fut dégoûta par la
réponse d'un puissant personnage qui lui oonsei)ia de prendre une maîtressB
plutôt que de fonder un journal. Aulieude jeterson argent au nez de quelque
HigoUjochc arancée, M. Derode est allé bravement, avec ses êcus et son
patriotisme, édifier, a Genève, une nouvelle tribune pour l'idée errante et tm-
quée de la liberté. Le succès matériel et littéraire a déjà recompense )'audaee
et la netteté de ses convictions. M. Carlos Derode lui-méme tnet <:< main K
l'autre de cette rédaction encyclopédique sa chronique intonationateat
teste de la maturité et dr, la prescience dans ses jugements. Avec un peu ptm
d'unité, de choix, dans cette œuvre collective, il s'assurerait une place d'élite
parmi nos recueils politiques et littéraires. Cet idée de réforme que je h)'
si~oide n'amoindrit point l'estime que je porte à l'ensemble de sa pubiicatioi
elle est une bonne action, un bon signe d'avenir, au milieu de l'affadissemcnl,
de !'ënervem('n< et de t'abaissement de la presse contemporaine 1 elle tubsc
)'jin derrière elle les réputations consommées des anciennes revues; elle peut
tenir la tète de ligne des pubiications indépendantes )'t sérieuses qui not')
~engerontde)a féodalité des journaux financiers et du rachitisme desjon'uau\
prétendus grivois. M

Un ouvrage sur la presse est toujours bien accueilli en France. Ï0!tt


le monde a lu avec fruit sinon avec plaisir, les uvresdeMM-Cuchc~i
Ciarigny et Hatin, t'un sur la presse française, l'autre sur celle d'Angle-
terre et des États-Unis d'Amérique. Tout le monde lira le livre de
M. Vaudin. Le côté anecdotique de ce livre est amusant, les types de
gazcticrs sont bien dessinés. Le public verra avec plaisir tourner en
i idicute bon nombre de ses idoles il sera content tes écrivains affamés
de publicité, voulant du bruit autour de leur nom, acceptant les injures
plus aisément que le silence, les écrivains seront charmés. Tout
est pour le mieux dans le meitteur des mondes, n'est-il pas vrai,
M. Vaudin? G. L.
CAUSERIE LILLOISE

M. Colincamp qu'on nous avait fait craindre de ne pas


revoir cette année a recommence à la grande satisfaction de ses
auditeurs ses intéressantes conférences littéraires il a abordé le
XVU!* siècle et il vient de terminer l'étude de Fontenelle le sa-
vant doyen d'âge de cette littérature. Nous nous rendons très-bien
compte pourquoi l'élite de notre public lillois des deux sexes, est si
exacte à ces rendez-vous hebdomadaires; notre ville offre peu de
ressources à ceux qui cultivent <?M(t~ n~m~ leur intelligence, et il
faudrait être bien abandonné des hommes et des dieux pour ne pou-
voir économiser sur sa vie ordinaire une heure par semaine.
On connaît la manière séduisante et spirituelle dont le professeur
nouaisien fait ce cours; nous croyons que ses qualités naturelles
sfront plus à l'aise encore dans ce grand XVHI" siècle qui a fait
t'Encyclopédic et vu la Révolution Française, d'autant que par la
nature même de son esprit M. Colincamp est porté à faire ressortir
ft valoir non ce qui divise mais ce qui unit. Ces conférences ont
liru dans le bel amphithéâtre de la Faculté des Sciences qui
~viendra trop petit pour le public sinon pour la voix du professeur.
Le débit de M. Colincamp est net, ferme, mais un peu précipite
nous ne devrions pas lui reprocher ce défaut, si c'en est un, car il
provient, à coup sûr, de l'opinion du professeur sur le prix du temps
dans une ville industrielle.
Un autre orateur arrivé depuis quelques jours ici,
pour ranimer
la foi, voit aussi
se presser autour de lui bon nombre d'auditeurs; le
carme frère Marie prêche tous les soirs à l'église deSt-André 1 accent
énergique et convaincu,'la hardiesse des thèses, la vigueur du débit
et l'éloquence du geste sont des qualités
pour l'orateur comme pour
le nubtatre
nous voulons dire que le frère Marie ne cherche pas à
persuader comme le père Lavigne, & convaincre
'x, comme le père
mais qu'il a ce genre d'éloquence qni cmramerait, rien
')uc;par sa tbuguc et par son fmdncc.
Le temps qui a été si peu exact cet été à se,prés")tter dans ses
habits de fête est d'une ponctualité désespérante aujourd'hui qu'ilil
peut arriver la barbe sale, les yeux pleins de brume et crotté jusqu'a
t'échine il est détestable. H a mouillé jusqu'aux os les foires d<*s
saintes Catherine et Cécité et des saints K)oi et Nicolas qui ont été
inondées. Nous songions à ces occasions, que si les passages couverts
n'existaient nulle part, Lille devrait les inventer. Rouen et Lyon qui
peuvent briguer en fait de boue de p)uie, d'industrie et do pa-
vage défectueux, le même rang que Lille, ont des les derniers
années, compris cette nécessite et il serait bien simple, dans notre
ville qu'on va remanier de fond en comble, d'agencer une suite de
passages se coupant à angles droits et allant aux quatre bouts. AYi<
aux édites CAVEANT coxsuLES.
Avec le mauvais temps voici de retour la saison des concerts et (ic-i
hais. Pensons aux pauvres, nous hélas, pour qui le superflu est le né-
cessaire. A ce propos, qu'est donc devenue la .Soc<~ des ~a/'(/
la rivale de saint Yincent-de-Pau), qui, fondée vers 1848, devait
aider indistinctement tous ceux que son émute n'eut pas juges dignes
de ses aumônes fonctionne-t-eHe toujours cette société modèle sui-
vant ces nobles principes R. S. V. P.
Aux termes de t'arrêté préfectoral du G décembre 't858 consigttc
sur les billets de la Loterie lilloise avec les mémorables /'a/'o/<<
<~ .WoMSM~eMr, c'était le 15 décembre de la présente année t8.!U
que devait' avoir lieu le tirage: il n'en a rien été. Pourquoi'? On
l'ignore mais tout le monde s'en plaint et à juste titre. Pourquoi
assigner une date et ne s'y point tenir? l'avenir le découvrira satb
doute. Pourvu que le gros lot n'aille pas échcoir à un mécréant,
et que l'argent de ./Vo~'<Da~ de la 7Vc<~ ne serve pas a équip'T
quelques soldais pour Garibatd! /ommc ~r<~Ms<' et MgM f/?s/M~
Il est à remarquer que tous les monuments anciens et nouveaux
de notre cité sont laids extérieurement et que cette laideur extérieur
est loin de se reproduire nu dedans, témoin, t'hotet-de-vitte c) !cs
bâtiments du Cottége et de la Facutté, qui cachent dans leurs murs
épais, plus d'un heureux détail d'architecture. La Bourse seule onrc
dans toutes ses parties uu ensemble harmonieux, aussi il nous
bembfc (p)'it ne faudrait pas tarder plus ton~'temps à la débarrasser des
boutiques qui la dcparent. Si l'on veut absolument y mettre quelque
hose que n'y met-on ta (J/<a;tt~'c de Cc~)H'f)'<'c et le ~<~ /H~<M-
? ~h ne cadrerait-it pas parfaitement avec la nouvette et heu-
intérieure dédiée, si nous ne nous trompons, au
reuse décoration
Génie Inventif sous la protection de Napoléon t'à la betterave
de bronze.
On nous a demande comments'appellera la rue qui partant de ta base de
la colonne, n'attend plus que
l'homologation de l'administration départe-
mentale pour aller jusqu'au fond de Wazemmes montrer le bras de la
déesse LA NÊCHE ALLUMÉE, comme dit M. Hugelmann et comment
s'appelleronttoutes les nouvelles voies qu'onva tracer ? grave question.
Nous proposons toujours en attendant mieux les noms de rne dr
SMBASTO~OL, rue de MiLAN rue de PÉKtN on pourrait aussi
donner à quelque impasse celui de COURONNEMENT DE L'ÉDIFICE.
Nous avons vu avec plaisir que notre vo*u a été exaucé et que le
Consei] municipal a nommé une Commission pour le festival, dont
il a fixé la date au 1~ juin 186! simultanément avec une exposi-
lion de peinture.
Il serait très-raisonnable d'assigner à ta même date le concours
d'architecture pour la porte mo~Mm~<a!~ qu'on doit ériger à Lille,
et qu'on donnât trois ou quatre prix importants sans exclure de ce
concours aucun artiste quel que soit son pays; cela aura le double
avantage de faire mieux connaure le notre et de le doter d'un mo-
nument plus remarquable.
Nous n'avons pas été aux deu\ concerts du Cercle ~M ~YiM'~ faute
de temps; nous n'en parlerons donc pas, mais nous savons que ma-
dame Miotan a enlevé tous les sucrages par ces trilles savants et sa
robe en vrai point d'Alençon.
Puisque nous nous érigeons en censeurs des mœurs, ne terminons
pas la revue de ce mois sans conseiller aux élèves de notre Lycée
d'adopter une autre manière de marcher dans les rues de la ville,
quand ils vont en promenade re)!e qu'ils affectent maintenant les fait
ressembler à des capucins de carte en train de tomber, et les ridi-
culise aux yeux de leurs collègues des institutions libres. Si nous
taisoti!; cette
remarque et si nous donnons ce conseil c'est parce qu'it
n'ju-) semble que tes cteves du Ly'cf doivent servir d'exemple en tout
aux autres et non de point de mire a leurs quolibets.
Le Musée s'est enrichi de deux tablcanx donnés, l'un par t'Empe-
reur, l'autre par M. Jules Brame. Le premier de ces tableaux est
de très-grande dimension, c'est un paysage hollandais une grande
plaine inondée, recouverte d'un ciel assez clair, assez brameux,
où les bœufs, les moulins, les maisons, les bateaux, les terrains
et les flots vivent dans la plus complète familiarité, comme dt's
personnes qui se connaîtraient depuis bien longtemps et qui n'ont
plus rien à s'apprendre; la perspective est profonde etles animaux des
premiers plans sont bien traités :ils vivent et respirent mais nous crai-
gnons un peu pour la solidité du moulin sur pilotis qu'on voit à gauche.
Les taureaux, les boeufs etles veaux prennent un bain de pieds; l'eau
glisse sous leurs mufles et va éveiller les felouques qui dorment sur
'leurs ancres courtes; le vent se lève chassant la brume devant lui et
sursaute, fantasque, des voiles du bateau aux toiles rougeatres d))
moulin Hollande!
Le tableau donné par M. Jules Brame est un beau portrait par
Largitiin'e. Il représente un homme, l'auteur sans doute, (le grandeur
natur~le, la palette et te pinceau à la main, assis devant une )oi)e
commencée sa mise est d'un laisser-aller picgant, c'est un Laroil-
tiere le matin, avant la poudre, un Largillière avantla perruque, avant Ir
rouge quelques dentelles festonnent négligemment son justaucorps
roug'e recouvert d'un pourpoint de velours incarnat du plus beau
pourpre. La figure est belle d'expression, d"animation et de sympa-
thie elle rappelle un peu celle de Beaumarchais elle est partaite-
ment rendue. La tète est recouverte d'une sorte de bonnet de Polo-
gne, triangle de velours il coiffe orange, d'un curieux effet. La
plus grande harmonie de couleur règne dans ce brillant portrait, qui
a en outre des qualités incontestables de relief et d'expression.
Promenez vos regards du bistre du fauteuil aux bouts du justaucorps
orange, de la coiffe aux joues, des joues au pourpoint et osez dire
que votre (pi! n'éprouve aucune agréable sensation et je vous dirai,
moi, que vous n'avez pas le sentiment de la peinture. Nous souhai-
tons à notre Muscf beaucoup d'aubaines du genre de celle-ci. H. H-

Géry Legrand.

)j't<Ut~<tet.fh:bwt)utr~))~i
~~E~OUES
MOTS
1' ~;A-U~
A'r,
OBSERVATEURS
'tAL~~ –––––
On ne sait pas assez ce qui se passe. On ne regarde pas assez
autour de soi. On ne tire pas de tout ce qu'on voit et de tout ce qu'un
entend le profit qu'on en devrait tirer.
Un homme qui aurait au suprême degré !e don de généraliser ses
observations de chaque jour, qui serait assez fort pour échapper à
toute influence, assez consciencieux pour ne laisser jamais ses propres
inh'rets l'aveugler, qui, tranquille comme un pont de granit, regar-
derait fixement passer le courant des moeurs et des idées, cet homme
prophétiserait à coup sûr.
Un tel observateur, s'il pouvait s'en trouver, maitre d'une chi-
rognomonie bien plus certaine que la chirognomonie individuelle,
lirait l'avenir dans la main bien ouverte de son époque.
Nous vivons trop dans le bruit ou trop dans le silence. Les uns
se crèvent volontairement dans le monde les yeux de l'âme et les
yeux du corps; les autres s'hébètent dans la solitude. C'est la fatale
loi dit travail et de la dépense qui le veut. Aussi devrait-on entourer
de sympathie et de considération ceux qui, obéissant de leur coté à
cette loi inévitable, dans l'ordre moral, se vouent à la contemplation
des mœurs. Ceci est dit en passant pour les personnes quin'ont pas pour
les écrivains probes et sincères tout le respect qu'elles devraient avoir.
Cette prophétisation serait d'autant plus aisée à l'observateur
parfatt, que nous ne différons
pas autant que nous le pensons et que
nous le disons, sur les idées et sur les moeurs. I) est clair que
pour le mouvement du monde, pour que la vie t'M'e, il est besoin
de ces -luttes intellectuelles, de
ces batailles d'opimons. Mais au
fond et en
masse, il y a à chaque époque des tendances qui sont
générales. Oui,
au fond de t'être de chaque individu vhantàt'heure
nous partons, il y a des aspirations secrètes, connues ou inron-

~r~
i.Lj-
nues de lui-méme aspirations auxquelles personne, nous répétonii,
personne n'échappe.
Vous avez assisté, par exemple, dans votre famiHc, ou si, par le
plus triste des malheurs, vous n'en avez pas, dans la famille d'au-
trui, à l'un de ces repas, assez nombreux, où vers la fin, l'accord
des esprits est si parfait, l'entente des coeurs si profonde qu'il s'y
opère des prodiges d'éloquence, qu'il y court d'électriques courants
de sympathie, tels qu'aucune assemblée detibérativc, aucune salle
de spectacle n'en ressentit jamais. Qu'un assistant alors, jeune ou
vieux, sage ou imprudent, jette dans ce milieu une idée tenant Il
ces certaines aspirations générâtes, il sera compris de tout ce monde,
cru/b/ et approuvé -plus ou moins ostensiblement. De là, dans
de telles remuons, des sourires de femmes que l'on ne peut s'ex-
pliquer, des rayonnements fugitifs comme des étincelles dans les
yeux des vieillards, des rougeurs promptement dissipées sur le front
des jeunes filles. Tout ce monde a regardé, compris, salué inté-
rieurement, ce révélateur sincorc. La communauté des aspirations
humaines s'est sympathiquement trahie sur tous les visages. Ce n'a
été qu'un édair, mais ce parfait observateur l'a vu.
Eh bien, oui! U est vrai qnf tout le monde pense à cela! répon-
dra-t-on. Mais les affaires de cet homme mur! les antécédents de
te vieillard la responsabilité de cette mère! l'avenir de cette jeune
fille! Vous d'abord, vous êtes un homme de lettres, taisez-vous'.l
De temps en temps paraît un tivre qui effraie la majorité. Ce
iivre, ou cet article, subit le destin bon ou mauvais que les cir-
constances du moment lui font. Ceux qui comprennent la langue
dans laquelle il est écrit le lisent et en parlent diversement, puis
ils vont à leurs auaircs et ils font bien. L'ordre pour la Société
c'est le pain de chaque jour et il faut du pain tons les jours. Ce
qu'il y a dans ce livre, c'est peut-être la réserve. Qu'on le mette
a l'office. On verra si l'on doit s'en servir.
Cet esprit du temps, ces tendances sont donc des idées qui
s'élaborent au plus profond des consciences, aussi mystérieusement,
aussi sourdement et aussi fatalement que le bois des forets entbuies
se cbnng'e en charbon dans tes entrailles de la terre.
Notre observateur, qui veut deviner les mœurs de l'avenir, ne
préoccupe ni de la forme du gouvernement, ni des rapports de
se
pays avec les autres pays. Le bois qui est en train de se
son
changer en houille ne se préoccupe pas de la locomotive qui roule
moment de Paris à Marseille.
pn ce
Notre observateur pense que l'étude qu'il veut faire est complè-
tement étrangère à celle du gouvernement intérieur ou de la poli-
tique extérieure. Il laisse cette dernière étude à ceux qui croient
devoir s'en méler.
Jt sait que dans cet ordre de choses dont il ne se mêle pas,
quatre ou cinq changements, ou dix ou vingt, se font en cent ans.
Tandis qu'une complète manifestation de l'esprit universel qu'il étu-
ilie ne sr présente qu'une fois tous les deux ou trois siècles.
D'ailleurs il ne s'occupe pas non plus beaucoup de l'histoire,
de peur de s'embrouiller le cerveau et de tomber dans l'erreur des
gens qui croient que le Destin aime les reprises comme un direc-
tf-Hr du Théâtre-Français.
Non. Notre homme qui veut passer prophète étudie les mœurs
privées et surtout les mœurs publiques. Car, dans les grands centres,
dans les milieux où la foule abonde, c'est surtout dans tes endroits
publics que l'esprit du temps se découvre. A Paris, personne n'est
ttypocrito. dans la rue.
n regardera attentivement autour de lui recueillera les moindres
mots, et en commentera silencieusement la portée, la généralisant te
ptns qu'il lui sera possible. L'attitude d'un garçon de café lui en
apprendra plus sur ce qu'il veut savoir que la lecture des livres
retrouvés de Tacite.
Il se défiera de la superficie de l'esprit du temps. Il ne se con-
tentera pas, comme les faiseurs de comédies en prose, de le résu-
mer dans la passion des jeux de Bourse.
tt sait que tout te monde, quoi qu'on en dise, ne joue pas à la Bourse.
Ah il faudra qu'il creuse profond dans les âmes, qu'il examine
ce qui reste de l'instinct religieux, de l'instinct de famille, de
l'instinct de bonté qu'il
se méfie, à ce sujet surtout, des décla-
mateurs et des pessimistes de journaux, car il se pourrait trouver
que ces instincts, dans le vrai sens des mots, fussent plus ardents,
plus développés
que jamais, toujours dans la masse et dans le
fond des âmes.
U faudra qu'il soit optimiste. On ne connait les hommes qu'en les
aimant. Et comment aurait-il le courage de chercher à deviner un
avenir où il ne supposerait que desespoir et malheurs?
.*“ Bien des choses sont accomplies que l'on croit appartenir
encore à l'utopie.
Est-ce que les grands lieux de rendez-vous, pour les peuples
amis et curieux de se mieux connaître, n'existent pas? Est-ce que
nous n'avons pas vu quelque part une cour gigantesque, au dôme
transparent, et d'un côté de cette cour, deux vastes escaliers droits,
sur les marches desquelles des arbres toujours verts saluent au
passade, comme bienvenus les chers étrangers qui viennent d'au-
delà l'Océan, d'au-delà les zones brùlantes et les tempêtes, t'un,
pour iire un manuscrit unique l'autre, pour voir un drame ou en-
tendre un air d'opéra, l'un, pour acheter, F autre, pour vendre,
t'un, pour instruire, l'autrc, pour apprendre? Est-ce que nous
n'avons pas vu de vastes salles, aux voûtes splendides, aux murs
royalement lambrisses? Toute ta vivante pensée du monde civiti~
est là, sous la main, éparse, tacite à prendre, invitant i'esprit,
s'offrant au regard, couchée sur ses mille fouilles de papiers dme-
rcnts? Est-ce que, le long de ces tables homériques, vingt idiômfs
divers ne s'échangent pas, discrètement, noblement et aisément,
comme il convient entre frères d'une même immense famille ? Est-
ce que jamais une qucrcUe y fait entendre sa voix inhumaine et
triste? Est-ce que l'on ne sent pas, au solennel silence qui règne
dans toutes les parties de ce palais public que le mot d'ordre,
connu de tous, est Concorde et amitié des peuples, respect t)f
t'homme pour l'homme.
,\0n va, on vient. La foule est grande. On se fait peu d'embras-
sades et peu de salutations courtoises. On est seul, on est seriez
et renfermé en soi-même. Ne lançons pas trop légèrement l'accusa-
tion d'égoïsme. Cette foule en est encore il faire i'apprentissag'e de
son émancipation. Chacun est émancipé, chacun est libre sociale-
ment. Aussi chacun est responsable, chacun doit pourvoir à ses
besoins. Cette foule n'est guère cordiale en apparence et n'a guère
souci de l'ètre. C'est qu'elle a nouvellement étendu les bornes de
sa sympathie et que chacun porte silencieusement dans ses entrailles
)';)))Mur du monde entier. Ne riez pas de cette parole; ne la croyez
exagérée. Rentrez plut?t en vous-même et réfléchissez-y dans
pas
la sincérité
de votre conscience.
Chacun est libre.Sus à l'argent! à l'argrnt bien gagné, s'entend.
Car faut voir, il faut courir, il faut apprendre. Chacun le com-
nrcnd, et, comme par un accord tacite et fraternel, chacun se laisse
voler. Prenez le plus humble des marmitons d'un restau-
un peu
rait banai, je gage qu'il rc\e une fortune et qu'il la veut dans dix
aller à Constantinople, et de là passer
ans pour voyager, pour
l'isthme de Suez. Qui sait s'it n'aura pas là sa vitta près de la
mer, d'où il verra passer
les vaisseaux anglais allant aux Indes. Il
n'y a pas de loi qui l'cil empoche.
Kpgardons bien te fond des choses'Cette période de transition
est grande et curieuse sous son apparence de stabilité et d'abais-
sement. C'est que nous voyous la tin étonnante, amusante (à le
b)en prendre) de beaucoup de choses, en littératures, en arts, en
moeurs.
Les plus sensés, les princes du sang-froid voient cela et font
hemMant de ne rien voir. Ce sont ics plus hardis patincuri) de
l'idée. Ils savent mieux que personne combien la glace est mince.
Mais ils passent si légers!1
L'esprit est partout! La connaissance du fin mot humain est
partout. Regardez le sourire des serviteurs de la foule. Et, chose
diabolique, il est le même, ce sourire, à Francfort, à Milan, à
Bruxelles, à Paris. Le mélange des caractères et des races s'opère
t'ommc par un précipité chimique, avec une incroyable rapidité. On
est étonne quand on cause avec un Turc habillé par Dusautoy,
étonne, ébahi, de voir qu'il est amusant et voltairien comme un
Bourguignon. L'Anglais est moins Anglais, l'Espagnol moins Espa-
gnol et bientôt !c Chinois moins Chinois. Et moi-même qui aime
pourtant, Dieu sait combien! Pascal et M. Villemain, voici que je
me surprends à écrire un article à l'américaine.
Analysez toutes les physionomies modernes. Elles se ressemblent
toutes au reste et la besogne sera vite faite (les Européennes, bien
entendu). Analysez ces fronts tendus mais impassibles, peu nobles
mais sérieux. Sur les bouches, 'tes indications varient un peu:
amour, découragement, rêverie, sensualité fade, amertume. Mais
sur tous les fronts vous lirez au bas d'abord Avoir, et en haut
Voir, Savoir. Curiosité prodigieuse des esprits Curiosité des choses
de l'univers! En aucun temps elle ne fut plus grande. Croyons
qu'elle sumra pour faire absoudre les plus rapaces de leur fièvre
d'argent
Et cette curiosité des pays et des moeurs a remplacé la curiosité
des choses de l'esprit qui a été celle des deux derniers siècles. La
curiosité des choses de l'esprit, pour le moment, est endormie.
Les livres de philosophie ne se vendent pas. Qui se soucie main-
tenant de Descartes, de Spinoza ou du philosophe de Kœnig~berg-?'1
On aime mieux une Marine photographiée que la tête de Socrate.
On préfère une vue du désert égyptien ou même un coin de ):)
Forêt de Meudon à la gravure de Brutus condamnant ses fils.
Cette curiosité des choses de l'esprit étant pour le moment
assoupie, on ne se soucie plus d'être philosophe ni raisonneur dans
un sens ou dans l'autre. On penche plutôt vers l'obéissance pure
et simple avec de bons instincts de nature. Kt ( ceci est. une opi-
nion particulière mais convaincue), par suite de ce dédain de sys-
tèmes raisonnés, les dissidences de l'esprit, qui séparent les cœurs,
s'étant presque évanouies, les âmes se sont, ce semble, rappro-
chées. On est, paraît-il, sans trop nous flatter pourtant, assez bon
frère, assez bon fils, assez sincère ami.
Mais surtout on est curieux du monde. 11 est si simple d'oublier
Spinoza et M. d.! Maistre quand le paquebot fume, qu'il y a un
voyage à prix réduit pour Athènes et qu'on a de l'argent !1 est si
doux de se serrer la main quand on revient d'un beau pays
tl faudra d mc comme nous le disions en commençant, que
notre observateur parfait qui veut prophétiser les mœurs de l'avenir,
recherche rigoureusement si, à t'cncontre des déclarations pessimistes
du temps, l'instim't religieux ou pieux, dans le sens latin, l'instinct
de famille et l'instinct de bonté ne sont pas, quoiqu'on dise, autant
et plus vivaces à l'heure présente que jamais.
Mais ce sujet nous entraînerait trop loin et nous arrêterons ici le
cours de cette étude un peu sinueuse que nous reprendrons une
autre lois, s'il plait à Dieu et ail lecteur. Vah'ry Ycrni~r.
DEUX ILLUSTRES PÉCHERESSES
DU X.V1F SIECLE
La Marquise de Courcelle et la Duchesse de Mazarin

pue tes consciences timorées, que les imagination!) délicates se


rassurent il ne sera question ici ni de madame de Montespan, ni de
mademoiselle de Lavallière, ni de toute autre maîtresse du grand roi.
Les deux belles et fragiles personnes que je voudrais ramener un
instant sous les yeux du public, sont tout simplement la marquise
de Courcelles et la duchesse de Mazarin. Elles ont déjà comparu plus
d'une fois à la barre de la presse parisienne; mais, grâce à leur
beauté, grâce aussi peut-être à leurs faiblesses, qui sont de celles pour
lesquelles le critique le plus farouche a toujours quelque grain
d'indulgence, elles ont été amnistiées; et en quittant la sellette de
M. de Sainte-Beuve, elles se sont parées de ce petit air de victimes
qui réussit toujours en France. Ainsi bien leur a pris de ëagncr
devant nous ce procès qu'elles avaient bel et bien perdu devant leurs
contemporains. Leurs maris, cette fois encore, en ont été pour leurs
frais de procès, sans parler du reste. C'est un peu dur de cumuler
ainsi les disgrâces. Mais que ce jugement du public ne nous surprenne
~pas; l'arrêt avait été minuté par un jnge si expert et si compétent
dans toutes ces matières de morale et de délicatesse, qu'on était bien
fondé à le croire
sur parole. M. Sainte-Beuve ayant donné à nos
deux béromes cette boule blanche
que Minerve donna jadis à Oreste
parricide, les Athéniens de Paris estimèrent qu'après tout il était
moins criminel de quitter le domicile conjugal que de tuer son père,
et ils acquittèrent avec empressement ces grandes coquettes, qui
avaient étonné un siècle où rien ne fut mesquin, pas plus les égare-
ments du beau sexe que ses retours à la vertu. Je me permets
donc ici, puisque les Mémoires de la marquise de Courcelles viennent
d'être réimprimés, de revenir sur ce verdict, et d'en appeler
à mitiimâ, comme on dit en langage judiciaire. Je ramène mes
délinquantes devant des juges qui, je l'espère, lâcheront d'oublier le
plaidoyer de mon illustre devancier. D'ailleurs il a parlé en céliba-
taire parisien pour les parisiens et peut-être pour les parisiennes;
moi, je parle en provincial, en père de famille, pour des lecteurs
qui adorent l'esprit, mais qui, je n'en doute pas, ne me pardonneraient
point de croire que la morale soit jamais de trop quelque part, sur-
tout quand il s'agit de parler de femmes.
L'aimable et charmant critique, dans une Causerie qui a déjà
au moins dix années de date, et qui pourtant est encore présente
à l'esprit de lous ceux qui l'ont entendue, à propos des Mémoires de
feu M. le baron Walckenaer sur Mme de Sévigné, refit un chapitre
que le savant secrétaire perpétuel avait consacré à la marquise de
Courcelles il le refit avec la grâce et la finesse dont il a le secret;
et par lui, M"10 de Courcelles, et incidemment Mmc de Mazarin retrou-
vèrent une auréole de beauté et de jeunesse, qui ne peut que grandir
aujourd'hui. La publication des Mémoires de la marquise, qui ont
paru dans un élégant petit format élzévirien, et qui feront certaine-
ment partie de toutes les bibliothèques un peu complètes, sera pour
beaucoup dans ce succès. Mais s'ils ont femme ou enfant, les
amateurs qui auront lu ce livre, feront bien de ne pas laisser ce
fruit un peu véreu\ à la portée de tous les regards. Est-ce donc un
mauvais livre que celui qui nous occupe? Je ne dis pas cela, pour
parler comme Alceste, de grondeuse mémoire. A-l-on eu tort de le
réimprimer? Je ne dis pas cela. Mais mon objection sera plus claire
quand j'aurai fait au lecteur un petit aveu que je lui dois. En matière
de critique, je procède volontiers comme les vieillards, et quand je
vois réimprimer les vieux livres avec tout le luxe de l'imprimerie
moderne, ou plutôt, comme ici, avec toute la probité de la typographie
ancienne, je commence par me demander ce que le public y gagnera.
je n'entends pas par public la petite église des gens d'esprit, mais
Et
cette populace de gens
plus ou moins bien élevés qui ne demandent
à la lecture qu'une distraction
plus voluptueuse qu'une autre, et un
aliment pour les conversations à bâtons rompus
qui se tiendront devant
soit dans leur salon, soit dans celui de leurs amis, si toutefois
eux,
il va encore des salons où
l'on cause littérature; j'entends aussi par
public ces honnêtes gens de la province qui lisent leur journal avec
candeur, et prennent au sérieux l'article Variétés où il est rendu
compte des publications nouvelles. Ainsi ma première pensée en
ouvrant un livre est pour les Parisiens et les Parisiennes dont il a
été question plus haut, et ma seconde, pour ces provinciaux rares qui
croient encore aux lettres, tandis qu'autour d'eux on ne croit qu'aux
bons diners ou aux parties de whist à deux sous la fiche. Eh bien
si je me demande ce que le public gagnera à faire connaissance intime
avec Mme la marquise de Courcelles, je n'hésite pas à
dire que le
public n'y gagnera rien, absolument rien; mais qu'en revanche, la
cliente de M. Sainte-Beuve y perdra beaucoup. Elle gagnait tout à
rester dans cette pénombre où l'avait laissée son aimable critique. Il
avait jeté sur ses méfaits une sorte de gaze poétique qui en dérobait
la crudité par trop prosaïque. Aujourd'hui, cette gaze a disparu; on
voit tout, et c'est fâcheux pour Mme de Courccllcs. J'ai lu attentive-
ment les Mémoires et la correspondance de cette brune dévergondée i
\oici ce que j'éprouve quand je compare mon impression à celle que
m'avait donnée M. Sainte-Beuve je suis comme ceux qui découvrent
chez une jolie personne dont la physionomie les intéressait, une de
ces voix rauques et masculines qui ne devraient jamais s'entendre
en bonne compagnie. Dans le nouveau livre, M"10 de Courcelles a parlé,
tout le charme est rompu pour moi. Qu'est-ce donc, après tout, que
cette marquise dont je pense tant de mal, malgré sa beauté et malgré
>>on esprit? Un homme qui conuaissait les femmes, Labruyère, a
défini la femme inconstante, la femme légère, la femme volage, la
femme perfide, la femme sensuelle, la femme capricieuse, celle qui
a mille galants et qui croit n'être que coquette. Fondez tous tes
caractères ensemble, et vous aurez une image encore incomplète,
«le notre marquise.

Sans doute, il y a bien des circonstances atténuantes. Sidonia de


Courcelles, née de Lenoncourt, respira la corruption en entrant au
monde fille d'une mère indigne à qui un conseil de famille dut
l'enlever, mise au couvent chez une de ses tantes qui en était supé-
rieure, retirée de la sainte maison à onze ans, pour tomber dans
cette espèce de mauvais lieu qui s'appelait l'hôtel de Soissons, mariée
à quinze ans et demi au marquis de Courcelles, qui ne vit dans cette
enfant que l'instrument d'une fortune dont il était peu digne, entourée
d'une famille où les femmes étaient sans principes et les hommes
sans honneur, elle ne trouva autour d'elle que des pièges, et malheuse-
ment elle était née pour tomber à chaque pas de la vie. Mais à
beaucoup de malheurs elle joignit mille sottises; à des défauts naturels
mille défauts acquis. Aussi, malgré ma bonne volonté, je fais comme
M: Paul Pougin, l'auteur de la savante notice mise en tète de la
nouvelle édition, je ne me sens pas le courage de la défendre un seul
instant. Et après que j'ai lu l'impudente marquise, je fais plus, je
la condamne de toutes mes forces, malgré mon indulgence pour toutes
les fautes qui ont l'air de venir du cœur. Mme de Staal avouait qu'à
certains endroits de sa vie, elle s'était peinte en buste, et je l'en loue
très-fort. 11 n'y a que les confesseurs qui aient l'heureux droit d'entendre
certains aveux de la bouche d'une femme. La marquise de Courcelles
n'était pas de cet avis, à ce qu'il parait, car elle se peint tout à
fait en déshabillé; il est vrai que ce déshabillé lui sied à merveille, et
qu'elle est belle autant que peut l'être un ange très déchu. Elle
serait la plus charmante personne du monde si la pudeur, ce diviu
assaisonnement de la beauté, n'était pas complètement absente chez
elle; mais la pauvrette ne devine même pas ce que c'est que la
pudeur voyez plutût dans son portrait comme elle parle carrément dr
ses jambes'et de sa gorge. M Alphonse Karr, qui a si joliment dépeint les
séductions de la pudeur, bondirait en lisant l'étalage complaisant que
la marquise nous fait de ses beautés. Cela rappelle tout à fait ces
créatures de Plaute dont le métier était la traite des blanches, et qui
faisaient valoir leur marchandise devant de jeunes étourneaux ne
demandant pas mieux que de brûler leurs ailes au\ feux les plus
impurs. Or, malgré ma charité plus que chrétienne à l'emlroit des
péchés mignons où il faut être deux pour se damner, je ne pardonne
pas, je ne pardonnerai jamais l'impudeur à une femme. Et voyez jus-
'où la p0USSe Mme de Courcclles. On ne sait à qui les Mémoires de
la marquise sont adressés; seulement, c'est à un homme. Or, si cet
homme était son amant, il y a
force détails qu'elle n'a pas besoin de lui
donner, et sur lesquels il doit savoir à quoi
s'en tenir. Est-ce un ami'?
Mais une femme ne doit jamais oublier, si elle a de la délicatesse, que
le plus respectueux
des amis n'est pas un médecin. J'avouerai, si l'on
veut qu'il y a des détails ravissants dans ce portrait qui me scan-
dalise je ne sais rien de plus féminin que le correctif de l'aveu qu'on
• J'ai dit-elle, des bras passables c'est-à-dire un peu
va lire
maigres; mais je trouve de la consolation à ce malheur par le plaisir
d'avoir des mains divines. J'adore les belles mains; c'est un signe
d'aristocratie chez une femme la nature ne le prodigue pas. Beau-
trop de mains honnêtes ressemblent volontiers à des pattes de
coup
devant Mais parce que Mme de Courcelles avait de belles mains
devait-elle en tirer le droit de nous faire savoir qu'elle avait aussi de
belles jambes?. Ah! fi donc, madame la marquise, ces choses-là se
devinent; on n'en parle pas. Mais elle ne sait pas se ménager;
elle se prodigue, se jette à la tète des gens', se promet en détail
et se donne en gros. Tout à l'heure, elle va nous faire les hon-
neurs de son esprit aussi complaisamment qu'elle a fait pour son
corps. Ne la croyez donc pas quand elle dit E J'ai des lumières, et je
connais mieux que personne ce que je dois faire; il est vrai que je ne
le fais quasi jamais.Ou bien je la prends au mot, et je lui souhaite
beaucoup moins de lumières et un peu plus de bon sens.
Un amant évincé, un certain Du Boulay, par un procédé aussi indé-
licat que peu flatteur pourl' ex-dame de ses pensées, s'avisa de publier
la correspondance de la marquise. Les lettres qu'il lui avait écrites, il
be garda bien de les faire imprimer; il ne faut pas s'en plaindre peut-
être c'est si bète une lettre d'amoureux 11 n'y a en général que la
personne à qui elle est destinée qui ait le droit de n'être pas de
notre avis. Il ne donna donc que celles de Mme de Courcelles, tenant,
nous dit-il, à se justifier devant ses amis d'avoir pu aimer une perfide
si charmante et si spirituelle. Cela prouverait que les amants de
Mmo de Courcelles étaient montrés au doigt. Mais j'en reviens à cet
esprit dont notre indiscrète faisait tout à l'heure un éloge si vif, et je
trouve dans une de ses lettres un propos charmant et profond qui
peint celle jeune folle mieux que toutes ses paroles, el surtout que
loutcs les miennes. « Mettez-vous bien en léle, dit-elle à DuBoulay,
qu'il y a cent fois plus d'enfaneedansmon cmtrquc dans mon esprit.»
Je la crois volontiers. Avec tout son esprit, Mme de Courcelles n'arriva
qu'a perdre la retenue de son sexe, la considération du monde et la
sienne propre. En un mot, pour dire un peu crûment ma pensée, elle
fut folle de son corps, el, comme toutes les personnes voluptueuses,
profondément égoïste. Quand on l'a nommée la Manon Lescaut de la
cour de Louis XIV, on a calomnié la courtisanne. La grande dame
était incapable de reconnaissance en quittant la bonne \ieillc tante qui
a élevé son enfance, et qui fond en pleurs à l'idée de cette séparation,
la jeune fille ne trouve pas une larme, pas un mot de tendresse elle
ne songe qu'au plaisir de voir la cour. Malgré 'le grand nombre de ses
amants, ou plutôt à cause de cela, je n'hésite pas à dire qucMmc de
Courcellesn'aima sérieusement qu'elle-mème; ce qui lui plaisait dans
ses amants, c'élait la volupté, ou la vanité de se croire aimée et d'en
recevoir la preuve.
Voici la liste incomplète de ccia qui furent ses amis, pour employer
le diminutif délicat du dix-seplième. siècle son mari d'abord, ait moins
je l'espère pour lui, puis le marquis de Villeroy; puis Charles de Lor-
raine, duc d'Elbeuf; puis Godrfroy Maurice de la Tour d'Auvergne,
souverain duc de Bouillon, et grand-chambellan de France depuis
'1658; puis son frère Maurice-Frédéric de la Tour d'Auvergne, comte
d' Auvergne, colonel-général de la cavalerie de France; puis M. de
Mazarin, l'époux de la fameuse duchesse dont nous parlerons tout à
l'heure; puis M. de Rolian; puis M. de Louvois, qu'elle délestait,
mais avec qui elle conclut des trêves qui coùlùrenl moins cher à son
honneur qu'à celui de M. de Courcelles. Mais je n'ai nommé que les
illustres; la marquise toutefois dérogeait volontiers en amour c'est
ainsi qu'elle eut un enfant d'un certain Roslaing, page de l'évoque de
Chartres; ce fut la cause de son procès. Viennent ensuite ses amours
avec Du Boulay, simple capitaine an régiment d'Orléans; celui qui lui
aurait succédé, si j'en crois une note trouvée par M. de Monlmerqué,
e n marge d'une copie des lettres de la marquise, c'est. devinez qui?
un palefrenier anglais. Après'lui, le vieux Grégorio Leti, cet Arélin
du XVIIe siècle, poussa aussi des soupirs platoniques pour la belle
marquise, à laquelle il apprit l'italien durant un séjour qu'elle fit à
Genève. Sur ces entrefaites, le marquis de Courcelles étant mort, sa
veuve pas
du tout inconsolable revint à Paris faire parler d'elle et
jouir de la perte de sa réputation, ainsi qu'elle disait cyniquement; mais
elle avait perdu aussi un gros procès contre son beau-frère, lequel
reprit les poursuites commencées par le mari.
Pour se consoler d'avoir perdu une partie de sa fortune, Mme de
Courcelles épousa finalement une sorte de soudard dont elle s'était
amourachée. Ce sieur Du Tilleul, capitaine de dragons, la mena à la
dragonne, la battit, la ruina, et punit ainsi, selon le président Bauhicr,
tous les méfaits passés de sa trop fragile moitié.
Bref, elle mourut quelques années après ce sot mariage, à trente-
cinq ans. Cette mort prématurée mème lui fait tort aux yeux de
l'avenir; elle lui ôte cette grâce de repentir qui rend si intéressantes,
au XVIIe siècle, les victimes des tendres faiblesses.
Par quoi en effet MII1C de Longneville, si ohère à M. Cousin, par
quoi Mlne de Montespan et Mllc de Lavallière nous touchent-elles?
Est-ce par leur faute? J'espère que non pour mes lectrices et menu1
pour mes lecteurs. C'est donc par leur repentir. M'"e de Courcelles
n'a pas eu le temps de s'amender; elle n'a pu rien réparer; elle n'a
pas satisfait à la justice des hommes. Aussi, sa mort n'a rien effacé
du scandale de ses procès. Je sais bien que la moitié de la honte doit
être reversiblc sur la tète du marquis de Courcelles lequel ne
punissait la femme adultère que pour hériter de sa fortune, elle
vivante. Il se dédommageait de n'avoir pu la prostituer à Louvois,
en lui enlevant cette fortune pour laquelle il l'avait épousée, puisqu'il
ne pouvait lui enlever cette beauté qu'il aurait voulu exploiter au
profit de son ambition.
Pour résister à l'influence corruptrice d'une pareille union, il
aurait fallu à Mme de Courcelles une forte dose de sens moral et
le sens moral lui manque encore plus que la pudeur. Ainsi, après
s'être évadée de prison, elle demeura quelque temps à Genève; c'est
de là qu'elle correspondait avec Du Boulay quand il n'était pas auprès
d'elle. Savez-vous ce qui la préoccupe le plus pendant son exil̀l
C'est la peur d'être prise; c'est le désir de voir arriver des pots
de rouge et des mouches dont elle entretient sans cesse son amant;
c'est la crainte de manquer d'argent; elle en emprunte même une
fois à Du Boulay. Entre gens qui s'aiment, la question d'argent me
semble toujours ignoble il ya des cas où elle soulève le cœur, et c'est
celui de Mme de Courcelles.
Je n'entrevois qu'une fois une apparence de sens moral chez
Mme de Courcelles. Encore pst-ce contre son prochain qu'elle le
tourne. En arrivant à Genève, au moment où elle posait pour la
vertu devant les puritaines de l'endroit, tandis qu'à huis-clos elle
trahissait indignement son naïf Du Boulay elle sait que Mme de
Mazarin, qui, elle aussi, fuit son mari et court les grands chemins,
vient de passer par Genève sous un déguisement d'homme. Notez
bien que la duchesse avait été sa compagne de prison au couvent
des Filles-Sainte-Marie de la rue Saint-Antoine que toutes deux
avaient scandalisé les religieuses par lenrs espiègleries de page ou
plutôt de grandes dames mal élevées. Plus tard, elles s'étaienl
brouillées. La marquise avait volé à la duchesse le cœur du marquis
de Cavoye il y avait eu brouille entre les deux amies; un duel eut
lien entre le marquis et Cavoye. Comme la marquise avait eu tous
les torts, elle garda rancune à la duchesse; et quand elle la rencontra
sur la terre d'exil au lieu de lui être indulgente, voici ce qu'elle
écrit à son amant « C'est être bien malheureuse de se voir chassée
de tous les lieux du monde mais ce qu'il y a de rare, c'est que
cette femme triomphe de toutes ses disgrâces, par un excès de folie
qui n'eut jamais d'exemple, et qu'après avoir eu tant de dégoûts, ellr
ne pense qu'à se réjouir. En passant ici, elle était à cheval, en
plume et en perruque, avec vingt hommes à sa suite, ne parlant que
de violons, de parties de chasse, enfin de tout ce qui donne du
plaisir. J'aurais bien voulu être à la place de Mme de Cotircelles et
voir la belle amazone; elle devait être éblouissante ainsi. J'aurais
bien voulu surtout causer au retour de la chasse, le soir, au coin du
feu avec elle, dùt saint Evremond, l'un de ses vingt adorateurs, être
en tiers dans la conversation. Mme de Mazarin avait encore plus d'espri!
que de beauté. Elle en avait cent fois plus que Mme de Courcelles
à laquelle je reviens. Ne dirait-on pas à entendre la marquise
qui juge si durement la duchesse qu'elle-même vit comme ces veuves
désolées dont parlent saint Paul et Bossuet Elle va, dans la lelliee
suivante, nous raconter qu'à la promenade la foule fait cercle pour
l'admirer, quand elle part pour la chasse, le fusil sur l'épaule; ou
bien encore, au milieu des hauts et des bas de son orageuse liaison
avec Du
Bonlay, à chaque instant elle interrompt ses tendresses ou
reproches pour lui demander des chiffons de Paris et tous ces
ses
colifichets qui jouent un si grand rôle dans la toilette des femmes
ordinaires, ou des coquettes de haute volée.
Ainsi donc, la marquise moins que personne avait caractère pour
médire de Mmo de Mazarin mais, au 'fond, ce qu'elle disait
était exact. C'était une bien singulière personne que cette duchesse
de Mazarin. Belle à ravir, intelligente comme les plus intelligentes,
la nièce de Mazarin, Hortcnse Manciui, qui aurait pu épouser des
rois, grâce aux malheureux calculs de son oncle, n'épousa qu'un sot.
Elle mit du temps à s'en apercevoir; mais du jour qu'elle en fut sûre
le rôle de son mari se dessina vite devant Dieu et devant les hommes,
comme dit en pareille circonstance ce mauvais sujet de Bussy Rabutin.
Le duc prêtait naturellement au ridicule. C'est lui qui eut l'idée, par
scrupule de dévotion, de priver des attributs de leur sexe les belles
statues dont le cardinal avaitrempli son palais, et qu'il avait fait venir
à grands frais de tous les coins de l'Italie. Le pauvre duc en fit bien
d'autres En vain, Colbert adressait-il des rapports à Louis XIV contre
cette démence chronique; le grand roi ne pouvait empêcher M. de
Mazarin de mutiler ses statues, ni de tyranniser sa belle et trop spiri-
tuelle femme. Après bien des tortures après quelques essais de
retraite au couvent, la duchesse fit comme Mmo de Courcelles elle
prit un amant, puis se lassant, comme il est juste, des sottises de
son mari, et peut-être bien aussi des siennes propres, elle se décida
à quitter le domicile conjugal. Après avoir couru de Rome à Turin,
en passant par l'Espagne, elle s'arrêta à Londres. De son côté, le
duc, qui tenait moins à sa femme qu'à sa fortune plus que royale, fit
comme le marquis de Courcelles il entama un procès dont l'issue
devait le faire hériter de tous les trésors qu'avait apportés en dot la
nièce de Mazarin.
Les plaidoyers prononcés dans cette affaire nous ont été conservés;
ils montrent tout l'esprit de Mme (le Mazarin, et toute la démence

<Ju plutôt toute l'infamie du duc. Ils -sont curieux à lire, moins
pourtant que les Mémoires de la duchesse. On les a attribués à
Saint-Réal, mais ils sont bien l'œuvre de la duchesse. Cela se voit
de reste aux réticences, au décousu tout féminin du style et à
certaines impertinences qui sentent leur grande dame d'une lieue à
laronde. Sans doute le misanthrope SainlrRéal, lui aussi, avait désarmé
devant les séductions de cette noble Célimène mais il n'a que très
peu contribué à ses Mémoires. Hors quelques détails où sa collaboration
se trahit par une touche lourdement virile, le reste doit appartenir ;'i
à la belle aventurière.
Il m'a paru piquant de lire ces mémoires après avoir lu ceux de
la marquise; j'avais à cœur d'accepter l'espèce de réhabilitation que
M. Sainte-Beuve a tentée en faveur de la duchesse. Eh bien, après
une consciencieuse enquête, il ne m'est guère possible de la mettre
au-dessus de Mme de Courcelles.
Avec plus de jugement et d'intelligence que la marquise Mm<1 de
Mazarin savait mieux qu'elle ce qu'elle faisait, et quelles étaient les
conséquences de ses démarches. Jamais la duchesse n'a connu cette
enfance du cœur dont il était question tout à l'heure. La passion
n'eut jamais prise sur son esprit éblouissant et dédaigneux.
Remarquez bien que je ne lui en veux pas pour n'avoir pas vécu
à Londres comme on vivait à la cour bigote et jésuitique de
Jacques II; je lui en veux encore moins d'avoir été l'amie de Bo-
lingbrokc de Saint-Evremonrl et de tous les libres penseurs (le
cette époque j'irai même jusqu'à lui pardonner d'avoir aimé si
éperdument la bassette (c'était le lansquenet du temps); je lui sais
gré d'avoir méprisé son mari qui était un tartuffe et un niais, ce qui
n'est pas aussi incompatible qu'on pense. Ce n'est pas moi qui la
condamnerai pour avoir aimé ailleurs; je ne suis même pas bien sur
que Dieu lui en ait beaucoup voulu pour cela; mais ce qui me révolte
en elle c'est son indifférence pour ses enfants ce qui me scanda-
lise aussi en elle c'est cette soif d'indépendance que le duc de
Mazarin appelait avec raison une gangrène d'esprit. Il y a quelque
chose de sec et d'aride dans cette brillante personne. Son mari,
je le veux bien, était un fou, et qui pis est, un hypocrite peut-
être. Mais je persiste à croire sauf meilleur avis, qu'une femme
aussi supérieure que Mnic de Mazarin pouvait aisément, si elle l'eut
voulu imposer son joug salutaire à la nature bornée et contrefaite du
duc. Les sots, je le sais, ne sont guère malléables; mais en faveur de
enfants, elle devait tenter l'impossible. Sans doute, elle ne fut pas
ses
cynique, commo Mme de Courcelles, mais elle fut indifférente à tout,
même à la perte de sa considération. Saint-Evremond et M. Sainte-
Beuve attestent que partout où elle allait, elle se faisait centre et retrou-
vait bientôt cette presque royauté qu'elle devait à la fortune de son
oncle. Pourtant dans cette vie toute d'esprit et de liberté qu'elle mène
depuis sa fuite du palais Mazarin jusqu'à sa mort je ne la vois, en
réalité, estimable ni respectable nulle part. A Rome, pour se soustraire
à des tracasseries de famille je la vois, vivant à droite et à
gauche, partout enfin, excepté là où sa jeunesse et son rôle de
femme séparée de son mari aurait dû la retenir; je la vois aussi
déjà vivre d'expédients. Enfin pour remercier le connétable son
beau-frère, de l'asile qu'il lui avait accordé elle coopère à l'évasion
de sa sœur, désertant, elle aussi, la demeure de son mari. A Turin,
après un an ou deux de haute coquetterie, elle est réduite à fuir
devant les ressentiments d'une reine dont elle avait rendu le mari
infidèle. A Londres elle vit d'une pension que lui servent succes-
sivement Jacques II et Guillaume III. Dans toutes ces situations
je trouve quelque chose de faux et de misérable qui me cause un
peu de dégoût, je l'avouerai naïvement. Je sais bien qu'elle sau-
vait tout cela par cet air « de majesté suprême et de fierté froide »
que lui attribue un de ses amis qui nous a laissé d'elle un portrait
exquis; je sais bien, toujours d'après la même source « qu'elle
»
inspirait tout d'abord it ceux qni l'abordaient cette joie inquiète
qui est la plus prochaine disposition à l'amour et qiCcn la
> voyant
il n 'était guère possible de ne pas l'admirer ou de n'en
» pas tomber amoureux. »
Ainsi donc elle avait jusqu'à un certain point le droit de se faire
illusion au milieu de tous les courtisans de
sa beauté et de son
esprit. Je pense pourtant qu'à certains moments le vieux Saint-
Evremond ou tel autre observateur attentif, aurait aisément
pu sur-
prendre, dans ces regards si perçants et si doux, quelque chose de
gêné et de contraint. Car, il faut bien le dire, la duchesse n'était
pas dans son milieu pas^itiîsFen^Sayoie qu'à Londres elle devait
se sentir dépaysée au milieu de cette horde do beaux esprits qui
envahissaient sa modeste et étroite maison et qui souvent venaient
tricher au jeu, sous ses yeux sans qu'elle pût ou osât les rappe-
ler à )'ordre. Dans le portrait peut-être trop flatté que je citais tout
à l'heure son ami nous dit ingénuemenl « qu'elle n'admire rien
»
dans l'âme et qu'elle témoigne ne rien mépriser. Jamais
ajoute-t-il, il lui est arrivé de témoigner le moindre dégoût
• ne
» pour
le pays où elle vit » pi cependant la compagnie était
souvent on ne peut plus anglaise chez elle. N'était-ce pas une dure
expiation, pour la nièce allière de Mazarin de vivre ainsi à Londres,
quand elle se rappelait ces fètes de Versailles, dont elle aurait pu
être le principal ornement? Mais elle eut la folie de l'esprit, comme
Mme de Courcelles la folie des sens. Seulement dans ses égarements
elle resta plus grande dame que la marquise, il faut bien le recon-
naître, pour rendre justice à qui de droit.
Aujourd'hui, je ne sais si cela tient à l'influence toujours enva-
hissante des mœurs bourgeoises, nous ne comprenons plus cas
grands désordres, et partant nous ne les admirons plus; ils sont
trop aristocratiques pour nous; nombre de personnes dans la pratique
leur préfèrent les vertus de ménage nos imaginations ne s'éprenneul
plus guère de toutes ces fantaisies dévergondées nous voulons
bien que les romanciers nous les dépeignent, nous n'avons garde
de les imiter nous ne gardons que les travers qui ne portent pas
trop de trouble dans nos finances. Les vicieux du jour commencent
par compter combien leur coûtera tel ou tel désordre. Au fond je
ne crois pas que le diable y perde, mais la société y gagne, et
il y a des gens qui croient que c'est déjà quelque chose.
Au XVIIe siècle pécheurs et pécheresses étaient moins nom-
breux, mais les choses allaient plus loin. On allait jusqu'au bout
de ses vices, c'est-à-dire jusqu'à l'abîme, mais ceux qui se rele-
vaient se relevaient en Dieu. Les existences désordonnées qui alors
ne finissent pas par le repentir font tache en quelque sorte sur
l'époque, et choquent les contemporains comme eût fait une tragé-
die non classique. Le. demi-monde au XVIIe siècle ressemblait à
l'île de Robinson c'était presque le désert.
Aussi, pour reprendre mon idée je me demande à propos delà
réimpression des Mémoires de Mmc de Courcelles, s'il est bon
d'exhumer toutes les vilenies du passé. Pourquoi traîner aux gémo-
nies de l'opinion publique cette aristocratie qui n'est plus qu'un élé-
oaiit souvenir dans notre pays? On a lu dans Paul Courier le résumé
haineux que ce 'publiciste fait de son passé. Que cela suffise à nos
rancunes et parlons d'autre chose.
Userait peut-être de bon goût délaisser enfin de côté ces vieilles invec-
tives que la démocratie adressa si longtemps à sa soeur par mille voix
passionnées. Ne nous amusons pins à marcher sur les vers des tom-
beaux. Laissons dormir les vieux scandales; évitons de les renouveler,
clsi nous réimprimons les vieux livres, surtout quand nous y mettons
autant' de goût et de science que l'éditeur de Mme de Courcelles
choisissons des livres d'un intérêt plus général. Que les érudits de
profession, que les candidats à l'Institut n'aient plus de préjugés sur
le XVIIe siècle, à la bonne heure. Mais il ne faut pas que le public
fasse comme eux il a besoin de ne pas perdre ses croyances à l'en-
droit du grand siècle et du grand roi. ÏN'ous n'avons déjà que trop
de penchant à nous admirer nous et notre époque. Que sera-ce si
quelques-uns se croient autorisés à penser que nos pères après tout
ne valaient guère mieux que nous ? C'est bien assez déjà que le
roman et 'le drame puissent ternir impunément la splendeur de
noire passé; il ne faut pas que l'histoire ni la littérature sérieuse
s'associent à ces mutilations posthumes si peu dignes et si peu géné-
reuses.
Tatlpr.
LES SOCIÉTÉS SAVANTES
EN FRANCE & A L'ÉTRANGER
ACADÉMIES DE PROVINCE (I)

De même que pour la création des nouvelles lignes télégraphiques,


on ne se contente plus en France de relier tous les chefs-lieux à la
capitale, mais que tous les points du territoire sont aussi réunis
directement entre eux, de manière à ce que l'équilibre vital se réta-
blisse de même si les Sociétés scientifiques de province établissaient
entre elles des communications plus fréquentes pour mieux se connaître,
pour se partager la besogne se diviser le travail, elles soulage-
raient d'autant les cinq classes île l'Institut dont elles seraient en
quelque sorte les bureaux et les sous-commissions, et le progrès ne
pourait qu'y gagner.
Ces réflexions nous ont été suggérées par la séance du 23 dé-
cembre dernier, dans laquelle la Société des Sciences, de V Agricul-
ture et des Arts de Lille a rendu compte de ses travaux par la yoix
de son Président actuel, l'éminent M. Girardin, l'auteur des Leçon a
de chimie élémentaire, le civilisateur de Rouen.
Essayons de passer rapidement en revue son discours si plein de
faits, celui de M. Portelette sur le concours de poési et enlin les
œuvres exposées par quelques-uns des membres résidants. Nous
dirons aussi un mot des prix obtenus cette année et de ceux qui ont
été proposés pour les années suivantes.
Le public s'était porté en foule à cette solennité et beaucoup de
monde n'a pu pénétrer dans le sanctuaire. La vaste Salle du Concert,
éclairée au gaz en plein jour, ni plus ni moins qu'une église catho-
lique, était comble. La séance a été ouverte par M. le Préfet du

;l)Sf.inca snlennelle et publique de la Société des Sciences, de ï Agriculture et des Arte


de Lille. Précis histori.uo, Par M. Ch Bacliy. Lille 1860' Daiiel
ftord, et les intervalles ont été agréablement remplis par l'excellente
musique des sapeurs-pompiers, les chœurs si parfaits du Cercle
wfhéonique et un quintette de M. Lavainne, composé exprès pour
la cérémonie.
1.

M. Girardin, après s'être spirituellement défendu de faire un dis-


cours d'ouverture, est entré immédiatement dans l'analyse des tra-
vaux des membres de la Société pendant la dernière année.
«
L'étude des plus hautes questions spéculatives et l'application des
vérités acquises au bien-être moral et physique des individus, tels
sont les deux buts élevés que, comme toujours, la Société des Scien-
ces, de T Agriculture et des Arts de Lille, s'est efforcée d'atteindre. >
La mécanique, la physique, la chimie que l'orateur, par une heurense
allusion faite à l'art magique de la Grèce et à celui du Moyen Age, appelle
le trépied scientifique du XIXe siècle, ont été l'objet des recherches fruc-
tueuses des membres de la Société. C'est ainsi que M. Mahistre, de
regrettable mémoire, a fait une série d'expériences concluantes, et
est parvenu à évaluer exactement la perte de force occasionnée par
le frottement dans certains organes de machines; que M. Rodet a
décrit le torréfacteur Rolland; que M. Meurein a continué ses obser-
vations météorologiques à l'aide du pluviomètre; que M. Pasteur a
prouvé que la fermentation alcoolique est due à des levures micros-
copiques contenus dans l'air; que M Ch. Violette a trouvé aussi
dans l'air la substance particulière qui détermine la crisla-
lisation subite de certaines solutions salines sursaturées; que
M. Heegmann a trouvé le moyen de tripler le volume des eaux de la
Deûle, ce qui serait si important pour notre cité manufai lurière
que M. Corcnwinder a imaginé un nouvel appareil pour doser
l'acide carbonique que contiennent les plantes; et qu'il a aussi étudié
le rôle si mystérieux du phosphore dans la physiologie végétale que
M. Garreau a prouvé l'existence des faisceaux fibro-vasculaircs dans
les fougères; que M. Houzéa a donné à la Médecine légale, un nouveau
moyen de reconnaître l'infanticide. Étudiant avec M. Chrétien et sa
statistique les causes de la mort prématurée chez les enfants de un à cinq
ans, un des faits les plus importants de la constitution médicale de
notre ville, M. Girardin les trouve notamment dans l'emploi des
bouillies de fécule comme aliment et dans l'usage des préparations
opaciées employées pour empêcher les cris des jeunes sujets.
Ce résumé scientifique terminé, le Président s'est occupé des tra-
vaux littéraires et artistiques de la Société. Après un éloge mérité du
talent de M. Delerue, il nous a appris que M. Portelette prépare une
épopée lilloise; puis il a mentionné un travail d'histoire de M. de Melun
sur les Etats de Lille avant 1789; de physiologie de M. Rodet, sur
le sens véritable de Sabaoth en hébreu; un manuscrit inédit, vu par
M. Frossard à Amsterdam où sont consignés de curieux détails sur
les familles lilloises qui s'expatrièrent à la révocation de l'Edit de
tantes; enfin un fragment de l'introduction du Recueil de drames
liturgiques de M. de Coussemaker.
Parlant de la nouvelle méthode musicale de M.Uanel, le Président cite
les paroles de M. Fétis, directeur du conservatoire de Bruxelles, qui en
fait le plus grand éloge sous le rapport de la propagation de l'étude de
a musique dans l'éducation populaire.
Ce discours s'est terminé par la nécrologie de la Société; elle a
perdu M. Brauwers, le pharmacien-major de 1™ classe si regretté
par ses élèves et ses collègues. M. Markaille de Courcelles enfin
AI. Mahistre, le mathématicien vulgarisateur. M. Girardin nous ap-
prend que cette dernière perte a donné lieu à une manifestation tou-
chante de la part des anciens élèves du professeur tant de Lille que
de Tourcoing et de Roubaix; manifestation tout à fait semblable à
celle qui eut lieu 1t la mort de M- Edouard Cachet, le regretté prin-
cipal de notre vieux collège lillois et conservateur érudit de l'ancienne
bibliothèque communale.
Le discours de M. Portellette rend compte du concours de poésie
nous ne le suivrons pas dans tous ses détails, qu'il nous suffise de dire
que les médailles décernées nous semblent parfaitement méritées, sur-
tout celle do M. Dcletombe, pour son poème intitulé: Le travail. Cette
œuvre que nous ne connaissons que par les extraits lus publique-
ment, nous a paru renfermer des beautés do premier ordre, et il non s
semble qu'elle eut été digne de la médaille d'or. Nous regrettons de
ne pouvoir, faute de place, en citer quelques passages. Une médaill
de vermeil a aussi été décernée à M. Wocquier pour la pièce intitulé
le Corsaire.
H y avait il ce que nous dit M. l'ortelette sept concurrents dont
l'un l'auteur de dix compositions rassemblées sous ce titre général Mes
débuts a été éliminé sans qu'on en donne d'autre motif. Est-ce
pour cause d'incapacité ou
d'autre chose On ne peut le deviner.
Voici la liste succinte des récompenses qui ont encore été distribuées
celte année par la Compagnie
M. Bénard, chef d'orchestre du théâtre et chef de musique mili-
taire. Médaille d'or.
M. Ch. Gaudelct, fabrication de vitraux. Médaille d'or.
M. Jules Dutilleul, (industrie scientifique) pour un indicateur du ni-
(1) dans les chaudières. Médaille d'or.
veau de l'eau
M. Seinet, conservateur d'histoire naturelle, pour un procédé éco-
nomique et simple de montage des pièces d'histoire naturelle. Mé-
daille de vermeil.
Des primes ont ensuite été distribuées aux meilleurs sujets de
[Ecole des chauffeurs fondée depuis trois ans et qui a déjà produit
d'excellents résultats.
Nous extrayons du compte-rendu officiel le paragraphe suivant
qni est bien fait pour toucher le lecteur.
S'il est vrai que pour mériter la gloire du sacrifice, il ne suffise pas
île l'accomplir, et qu'il faille encore y persévérer, en est-il un plus admi-
rable et plus touchant que celui de la fille Albertine-Emilie Villers En-
trée il y a près de soixante ans au service d'une famille de négociants
elle s'y montra pendant trente ans, probe, active et dévouée à ses maî-=
tres; et le jour où à la suite d'événements imprévus, la famille qu'elle
servait, tomba dans un état voisin de l'indigence et ne put plus rému-
nérer ses services, elle ne voulut point les abandonner, elle fit plus,
elle joignit ses modestes économies aux faibles ressources qui restaient
à ses maîtres et ce dévouement si méritoire, ce désintéressement si
complet durent depuis près de trente ans, la fille Villers est encore dans
cette honorable famille, et lui consacre, malgré ses soixante-douze ans,
le reste de son activité et de ses forces.
La Société a voulu récompenser, autant qu'il était en elle, cette vie

(\) La Suciété avait proposé un prix pour un manomètre à usage déter-


mine elle n'a pas juge à propos de l'accorder aux concurrents cette fois-ci.
de vertu et de dévouement, elle décerne à la fille Villcrs une médaille
d'argent et lui remet une prime de deux cents francs.

II.
L'exposition restreinte c'est le terme dont se sert M. le
président, des œuvres de quelques-uns des membres résidants de la
Société, se composait d'une dizaine de portraits et d'un grand tableau
de M. Colas de trois envois de M. Bra des reproductions photo-
graphiques de quelques dessins de Raphaël, par Byngham; de
belles photographies de végétaux de M. Blanquart-Evranl, qui y avait
joint quelques essais d'amateur, miniatures, pastels, etc.; et enfin d'un
paysage et d'un tableau historique de M. Benvignat, l'architecte.
Toute restreinte qu'elle était, cette exhibition ne manquait pas d'un
certain intérêt, d'abord, à cause du mérite incontestable de plusieurs
des œuvres, puis ensuite, par le plaisir de se trouver en compagnie
de quelques-uns des membres importants de la famille lilloise. C'était
M. Delezenne notre savant modeste mais dont les travaux sont si
appréciés à Paris c'était M. Pierre Legrand, notre regrettable député
notre spirituel écrivain, coulé en bronze de canons autrichiens, par Bra;
c'était M- Bigo, notre ancien maire depuis 1834 jusqu'en 1848, comme
semblent l'indiquer des brochures qu'il tient à la main sa digne com-
pagne, dont la figure, si bien reproduite par le peintre, respire la mansué-
tude et la bonté c'était le persévérant auteur de la nouvelle méthode
de musique simplifiée, M. Danel; c'était le rébarbatif père Tencé lui-
même, l'incorrigible et nonagénaire collectionneur; c'était M. Jouf-

L.
froy; c'était l'honorable Mme Champon, et encore les deux demoiselles

seaux
admirablement représentées; c'était M. "Wicar, M. Desrous-
c'était. c'était. on n'en finirait pas, c'était tout le monde,
et la ville entière y passera.
Jusqu'à présent, en dehors de ses travaux d'atelier, M Colas
n'avait peint que ses connaissances et ses amis pour leur plaisir et
pour te sien. Nous sommes heureux de voir que la vogue vient le
trouver et qu'il va atteindre du même coup, le succès pécuniaire et
la réputation, ces deux devoirs de tout public éclairé, ces deux droits
de tout véritable artiste.
Nous nous associons aux éloges que M. Girardin a donnés a son
confrère dans son discours. Ce qui caractérise le talent de M.Colas,
c'est la vérité et l'exactitude quelques-unes de ses toiles y joignent
la beauté du coloris, notamment le portrait de M. Jouffroy, que nous
n'hésitons pas à mettre au-dessus de tous les autres. Nous placerions
ensuite le portrait de M. Delezenne, dont le relief de tète est sai-
sissant et dont l'attitude simple est si nettement rendue; viendrait
en troisième lieu, comme toile parfaite, le M. Tencé, si spirituellement
et si exactement représenté dans toute la brusquerie de sa nature.
Le portrait en pied1 de M. Lacaze Du Thiers, professeur de la
Faculté des Sciences, en grande robe amaranthe avec hermine, est
correctement peint; c'est une œuvre sérieuse, mais nous la trouvons
un peu maniérée comme pose et composition générale, et comme
minutie de détails. Ce dernier défaut, si c'en est un, réussit très-

à ravir, notamment dans les deux portraits des demoiselles L.


bien au maître-portraitiste dans les étoffes, les bijoux, qu'il enlève

Ces deux dernières toiles font le plus grand honneur à l'artiste par la
science des chairs et aussi par le style et l'expression élevée.
M. Bra, le sculpteur, n'a exposé que trois oeuvres son buste de
M. Scrivepcre, le médaillon de M. Leleux, et celui de M. Pierre
Legrand.
L'auteur de Y Ulysse fatigué, cette belle statue qu'on voit dans
le jardin du Palais-Royal à Paris, est plus à son aise dans les
grandes compositions comme le Négrier de l'Esplanade ou la Déesse
de la Place-d'Armes. Néanmoins, ses deux médaillons ont chacun des
qualités sérieuses celui de M. Legrand ne déparerait pas une collection
île David d'Angers il est très-savamment modelé et très-ressemblant.
Le buste est selon nous, la meilleure des trois œuvres. Il est
animé et facilement fait ces narines et ces lèvres contractées
sont vivantes; elles respirent l'énergie et la persévérance. Une plaque
galvanique, adaptée au socle, reproduit artistiquement les différentes
récompenses obtenues par le modèle; la croix d'honneur y fait très-
bon effet.
Théophile Gautier parle quelque part en ces termes d'un peintre
nommé Labcrge « a consumé ses forces dans une -lutte folle
contre la nature. II ne voulait rien peindre de convention. S'il faisait
un arbre, il le copiait avec une exactitude désespérante; chaque
feuille était un portrait; les cassures des petites branches, les rugosités,
les noeuds et les mousses du tronc, il reproduisait tout plus fidèle-
ment que le daguerréotype, car il y joignait la couleur. Souvent
l'automne venait effeuiller le modèle avant que Laberge eût fini
l'étude commencée au printemps. Pour un chardon ou une bardanne,
il faisait quelquefois trente à quarante cartons. » M. Benvignat
pourrait s'appliquer, avec profit, quelques-unes de ces remarques.
Sans doute, dans la réalité, il n'y a pas de minuties. Tout a sa place et
tout a son effet de près et de loin; mais le peintre, une fois bien pénétré
de son sujet, doit s'attacher à reproduire le modèle qu'il a intérieure-
ment, et c'est ainsi qu'on peut arriver a faire plus ressemblant que
nature. Le tableau historique représente un épisode du siège de Lille;
on \oil des artilleurs traînant et poussant des canons sur le Réduit, en
face de l'hôpital Saint-Sauveur, qui est en feu, et où s'entassent ceux
que le combat vient d'écloper. On voit à droite la Noble-Tour. 'La
perfection des détails est le défaut de cette toile. Ce qu'on ne saurait
trop louer dans M. Benvignat, c'est son patriotisme, qui lui fait choisir,
comme sujets de ses compositions, des épisodes de l'histoire locale.
M. Blanquart-Evrard a exposé des fleurs d'une perfection photo-
graphique admirable; les contours, les nuances elles-mêmes, sont
rendus avec une délicatesse inouïe un pas de plus, la couleur est
trouvée.
Les quelques dessins de Raphaël reproduits par M. Byngham oc-
cupaient tout un panneau de l'exposition les épreuves sont belles et
rendent mathématiquement l'original.

III.

Le précis historique de la Compagnie, qui a été distribué quelques


jours avant la séance de cette année, prouve que la Sociétédes Sciences
de l'Agriculture et des Arts de Lille est une des plus anciennes
Académies départementales de France. Son origine remonte à 1785;
même, en la faisant l'héritière et la continuatrice du Collège des
Philalèthes et de la Société du Petit-Puits du Mois, on peut, d'après
une note desArchives, reporter cette origine jusqu'en 1480. Quoi qu'il eu
soit, c'est à cette Société que l'on doit la création et l'organisation dans
Lille de cours publics et gratuits de physique, de chimie, du Musée
d'histoire naturelle, d'un cours de dessin linéaire, delaCaisse d'épargne,
du Conseil de salubrité, de l'Exposition agricole annuelle, du Musée
Wicar, du Cabinet des médailles, du Musée Moillet, du Musée
industriel, de l'École des chauffeurs. La valeur des récompenses déjà
ditribuées est de soixante-quinze mille francs.
Ses travaux importants sont résumés en cinquante et un volumes
in-octavo, dont neuf sont spécialement consacrés à J'agriculture-
Ces nombreux tomes n'étaient pas faciles à compulser, à cause
d'un certain désordre dans la pagination. Grâce au zèle et à l'habilite
do M. Albert Dupuis, cet inconvénient a cessé il a publié en 1853
une table générale par noms d'auteurs et une seconde table par ordre
de matières. Il est maintenant très aisé de faire des recherches dans
ce recueil, qui contient les plus sérieux ouvrages nous citerons
particulièrementplusieurs mémoires de Malus sur la double réfraction, etc.
•La liste dos membres titulaires en décembre '1861 offre bon nombre
do noms connus dans la science et dans les lettres, et entre autres cinq
correspondants de l'Institut. Nous avons remarqué dans la liste des
membres correspondants de la Société l'oubli du nom de M. C. Brame,
.professeur à Tours, et que ses beaux travaux sur Y État ntriculaire
auiaient dù mettre à l'abri d'une semblable omission.
On a pu trouver dans le public à propos de l'exposition de peinture,
annexée à la séance solennelle, que la Compagnie devait être moins
une association d'admiration mutuelle qu'une société pour activer et
.protéger les sciences et les arts; mais l'honorable Président a dit
textuellement dans son discours qu'il. « espère que cette exposition
1 restreinte sera le prélude d'une prochaine expositiongénérale qui

1 viendra rappeler aux étrangers que Lille professe le même culte

« que dans le passé pour les œuvres d'art. C'était d'avance inutiliser

notre observation.
M. Girardin a encore annoncé que l'Administration municipale et
«
la Société, obéissant à des sentiments généreux et libéraux,
( veulent que tout le monde jouisse, par le
moyen de la photographie,
1 des richesses artistiques accumulées dans le Musée Wicar, cette
collection unique que Paris, Londres et Florence
nous envient. •
A cet effet, Al. Byngham, photographe ordinaire de S. A. l\. le
prince Albert, a été autorisé à copier un à un tous nos dessins dp
Raphaël, Rembrandt, Titien, Michel-Ange, Tintoret, etc. Nous faisons
des vœux pour qu'il soit donné à tout le monde en France d'être sous ce
rapport aussi favorisé que l'a été le prinee consort, qui à l'heure qu'il
est, possède un double de tout notre Musée Wicar.
Un grand nombre de médailles d'or, de vermeil, d'argent, de bronze
etc, sont promises aux auteurs des meilleurs travaux sur une foule de
questions de physique, de mécanique, d'agriculture et d'industrie. Le
choix de tous ces sujets, sauf quelques exceptions, nous a paru excel-
lent, et empreint de ce caractère spécial, ad regionem, dirions-nous
volontiers, que nous souhaitions en commençant, à toutes les académies
de province pour la division du travail.
On le voit, la Société des Sciences de V Agriculture et des Arts
de Lille s'occupe de tout, môme de la morale et des actes de la vie
privée, nihil humani a se alienum ptitat: elle perfectionne l'agri-
culture, elle encourage les arts, elle augmente par ses travaux le
domaine de la science. A tout prendre elle vaut autant sinon mieux,
telle qu'elle est composée actuellement, que l'Académie française
quand Boisrobert et Richelieu la fondèrent vers 1635 avec
des Fabet, des Seran, des Gomberville et des Priezac. Puisse-t-elle
avoir la même durée la même notoriété une utilité plus
grande et la même indépendance que l'illustre Compagnie. Elle
a comme toutes les sociétés de ce genre, dans notre époque de
vulgarisation où il n'y a plus barrière aux profanes! un beau rôle
à remplir. Dans ce siècle des revues, – car, qu'on ne s'y méprenne
pas, les revues sont un des signes du temps; elles constituent le
trait-d'union naturel entre le Public et les Spécialités dans ce
siècle ou les Liebig en Allemagne, les Faraday en Angleterre, les
Arago, les Quatrefages et les Babinet en France, ne dédaignent pas
de parler la langue de tout le monde, en laissant de côté les algèbres
égoïstes, notre académie lilloise a sa tâche, et avec elle le passé
répond de l'avenir.
C. Derode.
CAUSERIE THÉATRALE

Lille, le 20 janvier 1861.

Le plus souvent, lorsqu'on parle d'une duègne, l'image peu réjouis-


sante d'une beauté dans sa période de décadence, se présente à l'esprit:
Affreuse compagnonne,
Dont le menton fleurit et dont le nez trognonne.

C'est un tort à Lille surtout où l'emploi des douairières


vénérables des bourgeoises surannées et des portières sur le déclin
est tenu par une actrice encore jeune qui est forcée de se blanchir
les cheveux et de se rider le visage pour les exigences de la couleur l'
locale. Mme Elisa Taupier pourrait rendre des points sous le rap-
port de la verdeur, à plus d'une grande coquette de notre connais-
sance elle a préféré se métamorphoser chaque soir en vieille femme
et prendre l'emploi de duègne. Qui est-ce qui gagne à cette abné-
gation de l'actrice? C'est le public, qui naturellement goûte avec plus
de plaisir des vaudevilles égayés par l'entrain de l'excellente artiste,
toujours bien portante malgré le poids redoutable des années qu'elle
endosse volontairement, toujours pleine de verve et d'animation,
sachant au besoin pincer le menuet des barrières avec autant de
gaillardise que la soubrette la plus délurée. Aux qualités de l'actrice,
Mme Taupier unit celles de la femme; avec ses modestes appointe-
ments, elle a trouvé le moyen d'élever, dans un bien-être relatif,
un pauvre enfant que la nature a fait sourd et muet. Si quelqu'un
méritait au théâtre un encouragement pécuniaire, c'était la bonne et
vertueuse mère. Et cependant MmP Taupier n'avait pas de bénéfice
Qu'a fàit le public ce grand redresseur des torts? Il a ouvert une
souscription, et, tout récemment, après une représentation du
Voyage de M. Perrichon quelques abonnés se chargeaient de
remettre à l'artiste aimée de belles étrennes bien sonnantes qui
valaient mieux que le bénéfice d'une première chanteuse. Quelle
surprise et que de larmes de joie Ce jour-là sans aucun doute,
Mme Taupier aura pu dire «
C'est le plus beau jour de ma vie! >
Sans compter que le cadeau du public lui donne en quelque sorte son
droit de cité au milieu de nous. Elle est réengagée pour l'année
prochaine; ce n'est que le commencement.
Que l'on vienne maintenant accuser le public lillois de férocité et
de mauvais cœur! Que l'on vienne encore nous dire qu'il renouvelle
chaque année, à l'endroit des artistes, les exploits pantagruéliques
de l'ogre du vieux Perrault! Le public lillois est le public tel que
nous le comprenons. Il siffle impitoyablement les mauvais artistes;
il n'entend pas que Monsieur le commissaire lui interdise l'exercice
du droit qu'on achète à la porte; il ne veut pas que le directeur
fasse épanouir aux feux de la rampe les artistes que le verdict
de toute la salle a rejetés; il tient à ses prérogatives, mais aussi
que ne ferait-il pas pour l'acteur qu'il [a. pris sous sa haute pro-
tection ? Avec quelle chaleur ne saisit-il pas la moindre occasion
de récompenser le talent modeste et sérieux Vous connaissez tons
M. Bénard l'infatigable chef d'orchestre. On apprend un beau jour
que la Société des Sciences, de l'Agriculture et des Arts doit dé-
cerner à l'habile musicien une médaille d'honneur. Aussitôt on .se
met en campagne on rassemble ses amis, on leur prouve facile-
ment qu'il faut que la manifestation qui a lieu au sein de la savante
compagnie ait son pendant au théâtre, à l'endroit même où le chef
d'orchestre remporte, à chaque nouvelle création de la troupe, une
victoire éclatante. Les cotisations arrivent de toutes parts, et le soir
une couronne de fleurs, enrichie d'une tabatière et d'une épingle,
vient tomber aux pieds de M. Bénard, au milieu des acclamations
de toute la salle.
Voyez encore l'attitude du public lillois lorsqu'il se trouve élevé
tout-à-conp aux fonctions importantes de juge souverain d'une œuvre
inédite. H répond en niasi-c îi l'appel de l'affirle; il Aient à la pièce
nouvelle en gants blancs et en habit noir, comme s'il s'agissait de
recevoir un grand personnage officiel; il a soin de se moucher avant
le lever du rideau; puis il écoule avec une attention et un respect que
Mcyerbeer lui-même ne lui inspirerait pas. Si l'œuvre est mauvaise
(et Dieu sait si c'est la condition ordinaire des productions de la
muse locale!) le public sifflera sans pitié, et il aura raison. Si
l'œuvre est bonne, ou laisse seulement entrevoir d'heureuses dispo-
sitions, il se fera une fête d'encourager l'auteur. N'est-ce pas là,
pour une ville de province, le vrai moyen d'arriver à une sorte
d'autonomie littéraire et musicale? Il faut applaudir ce qui mérite do
IV'h'fi; il faut rejeter, comme une mauvaise herbe, toutes les œuvres
parasites.
Que serait-il arrivé si, au lieu de faire bonne justice de certaines
productions qui ne valent pas l'honneur d'être rappelées, les specta-
teurs avaient fait acte de haute clémence en leur faisant l'aumône de
quelques bravos immérités? Le malheureux auteur se serait cru un grand
homme des plumes de paon lui auraient poussé jusque sous la redin-
gote, comme à M. Perrichon; il n'aurait plus rêvé que comédies,
vaudevilles, opéras et opérettes. Tous les ans, nous aurions vu le fâ-
cheux retour d'une pièce médiocre en plusieurs actes. Le public a
prévu le danger; il a remis l'auteur à sa place, et, grâce à Dieu,
l'îiiileur n'en bouge plus.
Cette sévérité n'est le résultat ni d'un parti pris ni d'un défaut de
compétence. Les encouragements donnés à l'œuvre d'un débutant
Jalousie en Parfie double, de M. L. Dépret, la chaleureuse sympa-
thie qui a accueilli une œuvre remarquable la Guerre des Blasons,
de M. E. de Kératry, en dernier lieu, le succès de l'opéra tir.
MM. Dupont et Lavainne, sont là pour prouver que si l'impuissance
prétentieuse est châtiée sans ménagement le talent véritable peut
toujours compter sur la faveur publique c'est l'éternel et inévitable
dénouement des mélodrames où nous voyons le vice puni et la vertu
récompensée.
Nous n'apprendrons rien de nouveau à nos lecteurs en leur disant
que l'opéra de MM Dupont et Lavainne s'intitule Nérlda qu'il a

réussi aussi complètement que les auteurs pouvaient le Le


été joué pour la première fois à Lille le 3 janvier 18G1, qu'il
a
libretto très habilement conçu, suffisamment littéraire, présente un
intérêt soutenu; c'est l'histoire d'une jeune Péruvienne, du nom de
Nérida, qui, emmenée captive au camp de Pizarre le conquérant,
s'éprend d'amour pour l'ennemi de son pays. On imagine de suite
toutes les ressources de ce sujet, la lutte passionnée qui fait flotter
le cœur de la jeune fille entre l'amour et le devoir, les hésitations
de Pizarre, la surprise et l'indignation du cacique péruvien qui voit
dans l'amour de sa fille pour le chef espagnol une trahison et un
déshonneur. Ajoutons que tout, dans le libretto de M. Dupont, est
approprié au genre du compositeur dont la tâche s'est trouvée ainsi,
sinon facilitée, du moins parfaitement préparée.
La musique de M. Lavainne est savante, colorée, parfois un peu
bruyante, toujours originale; l'ouverture et l'orchestration dénotent
un musicien consommé; la partie mélodique de l'ouvrage n'est pas
moins bien réussie. Allez entendre la touchante romance de baryton
et le magnifique quatuor du premier acte le second acte presque
tout entier, et en première ligne, le grand air de Nérida, lo
duo de Pizarre et de la chanteuse, et surtout le chœur final, les
adieux mélancoliques de Pizarre an troisième acte et toute la der-
nière scène étudiez en même temps le travail de l'orchestre, et
vous rendrez forcément justice au talent complexe du compositeur
lillois vous supputerez avec admiration, -le mot n'est pas trop fort,
ce qu'il faut à un musicien de science d'inspiration d'amour de
l'art, de patiente énergir pour surmonter toutes les difficultés d'une
œuvre de cette importance et arriver sans lassitude apparente à la
dernière note d'un opéra en trois acles.
Ce n'est pas tout que d'écrire devant son piano les mille détails
d'une partition; il faut encore, lorsque l'œuvre est terminée songer
à la produire au grand jour. Sous ce rapport, la direction du théâtre
de Lille ne mérite que des éloges; elle a montré une confiance que
le succès complet de Nérida est venu récompenser; elle a accueilli
la pièce sans hésitation; elle l'a mise entre les mains de ses artistes
en dépit de toutes les prophéties de mauvais augure et des jalousies
intéressées nous l'en félicitons.
Pourquoi ne pouvons-nous tenir le même langage à l'égard do
l'administration municipale? N'était-ce pas le cas de commander un
décor nouveau et de rajeunir un peu les toiles lamentables du ma-
gasin du théâtre? Certes, nous approuvons les frais extraordinaires
que l'on juge utile de s'imposer lorsqu'il s'agit de monter le
Pardon de
ploërmel ou tout autre chef-d'œuvre de l'école moderne. Mais nous
approuverions encore davantage tout ce qui serait susceptible de pi-
quer l'émulation des hommes de l'art qui vivent au milieu de nous;
nous aurions voulu que la ville se fût montrée
jalouse de contribuer,
pour sa part, au succès d'une oeuvre exclusivement lilloise; nous re-
grettons qu'elle ait laissé passer Néricla avec l'indifférence qui accueille
trop souvent en province les tentatives intellectuelles.
Ne nous en plaignons pas trop cependant l'opéra nouveau, privé
ilu prestige de la mise en scène, ne doit son succès qu'à lui-même.
•Parmi les pièces jouées à Lille depuis notre dernière Causerie,
nous signalerons encore les Papillolles de M. Benoit, et les Pattes
de Mouche, un petit opéra et une comédie nouvelle en quatre actes.
Le sujet de la première appartient au genre vertueux. La mère en
permettra l'audition à sa lille c'est simple comme la comédie du
Bonhomme Jadis. En revanche, c'est passablement ennuyeux.
La musique est de M/Rebeer, un musicien qui a écrit assez de
bonne musique pour être membre de l'Institut (section des Beaux-
Arts). Dans les Papillotes (le M. Benoît il est facile de voir que le
compositeur s'est proposé un but, celui d'imiter le faire des anciens
l'
maîtres de opéra-comique. Suppression totale des trombones (ce qui
n'est pas un grand mal dans une pièce de ce genre), peu de variété
dans les effets, mais soin extrême dans les détails. L'ouverture est un
délicieux morceau de musique de chambre. Tout l'opéra est écrit de la
main d'un maître, mais d'un maitre ancien. C'est un tort. Refaire
Grélry, Méhul ouBoïeldieu, est une tentative aussi inutile que témé-
raire. Chaque époque a son caractère, et M. Rebeer aurait mieux
mérité de ses contemporains si, en s'inspirant des moyens que les
formes nouvelles mettent à la disposition de l'art moderme il avait
essayé de se créer une personnalité.
Sur des sujets nouveaux faisons des vers antiques,
a dit André Chénier; c'est ce que ne fait pas M. Victorien Sardou,
l'auteur des Pâlies de Mouche, une des plus jolies productions dra-
matiques de l'année qui vient de finir. L'invention nVst pas le enté
du jeune et très heureux écrivain [es Pattes de Mouche rap-
pellent par l'intrigue certaines pièces du répertoire de Picard et de
Scribe mais que d'originalité et de spontanéité dans la forme! Que
d'étincelles dans le dialogue! Quel feu roulant de traits piquants et
inattendus, et, en même temps, que de finesse et souvent même de
profondeur dans la pensée! M.Jouvin, du Figaro, a dit queM.Sar-
don est un petit-fils de Deaumarchais l'éloge ne nous semble pas
exagéré.
Parlerons-nous des drames échevelés qui ont vu le jour sur la
scène lilloise durant ces quatre dernières semaines ? Nous aimons
mieux ne pas réveiller les échos endormis de la Maison du Pont
Noire-Dame, et quant à la reprise des Bohémiens de Paris, nous
avouerons que le spectacle des misères sociales qui s'y trouvent éta-
lées n'a pas le privilège de nous charmer et de nous attendrir. Encore
s'il s'agissait de cette bohème insouciante et joyeuse dont Miirgcr
nous a conté la touchante histoire nous n'aurions pas motif à noua
plaindre. Mais hélas! la bohème qu'on fait défiler devant nous, c'est
cette population de Paris ignorée et ignorante qui vient d'un peu
partout, qui vit on ne sait comment et qui finit presque toujours à la
prélecture de police. Est-ce là une exhibition bien édifiante et bien
récréative? Ne voit-on pas dans la rue assez de va-nu-pieds,d'ivrognes
pt de vagabonds, sans qu'il soit besoin d'aller encore en chercher
jusque sur les planches du théâtre? Quant à nous, en voyant se dé-
mener devant le public tous ces acteurs en guenilles, à la démarche
et aux propos avinés, nous sommes tenté de lancer sur la scène, en
guise de protestation, un écriteau avec cette inscription en grosses
lettres « La mendicité et l'ivrognerie sont interdites sur ce territoire. »
G. Masure.
POÉSIE
EPITRE A JULES JAN1N
SUR SV TRADUGTIUN D' HTORA-CK.

L'univers a trois capitales,


n'est Athènes, Rouie et Paris;
Vers elles, des routes fatales
Conduisent tons les beaux esprits.

Tous ont leur mission, mais comme


Plusieurs s'égarent en chemin,

est
Horace fut un grec A. Rome,
.Tanin à Paris,

Grâce à Janin l'Isis nagnèrc


Révélée aux initiés
Et cachée aux yeux du vulgaire.
Vient aux peuples extasiés,

La Muse latine, pâlie,


Recouvrant, sa fière beauté
Nous tend une coupe remplie
Aux sources de l'antiquité.

0 Janin, pour traduire Horace,


Pour mettre Rome dans Paris,
II fallait la force et la grâce
Qu'on admire dans tes écrits.

Seul parmi nous, tu pouvais rendre


Le rythme nombreux et pressant,
Le verbe souple, grave et tendre,
La sincérité de l'accent,
La rêverie et le délire;
Seul, tu pouvais rendre à la fois
Le frémissement de la lyre,
Le son des crotales, les voix.

Car, dompter les rythmes, les modes,


Deviner les sens ténébreux
Et joindre aux élégantes odes
Les discours forts et vigoureux,

Ce sont là des luttes énormes


Qui sont impossibles pour nous
C'est un Prêtée aux mille formes
Qu'il faut tenir sous ses genoux

C'est un sphinx! Et t'homme recule


Devant un combat effrayant
Et pourtant, ce travail d'hercule,
Tu le fis comme en te jouant.

Amant discret de Célimène,


Tu pouvais seul, conteur charmant,
A Lydie, à Cloé, sans peine,
Tourner un tendre compliment;

Ami d'Alceste et de Philinte,


Toi seul, tu pouvais tour-à-tour
Aux satyres donner la plainte,
Dans les chansons mettre t'amour

Amateur des jardins, ô maitre,


Loin des cuistres et des méchants,
Tu pouvais seul faire connaître
Les aimables loisirs des champs,

Dire l'ivresse et ses dictames,


Puis, chanter en rythmes divins
Et la jeunesse dans les femmes
Et la vieillesse dans les vins

Toi seul, tu pouvais à Virgile


Pour adieux dire des vers
Et lorsque le vaisseau fragilee
Loin du port et du quai d'Anvers
Emportait, troubles de l'histoire t
Un grand cœur comme un grand esprit,
Tu pouvais dire à la nuit noire
Sic le diva polens eypri

Ah .lanin. tu vaux mieux qu'Horace


Scribe, jamais tu n'échangeas
Le triple airain de ta cuirasse
Pour les faveurs de Mecotnas
Jamais, honnête homme, homme juste,
Voyant le mérite abattu,
Tu n'as pu flagorner auguste
Quand Brutus niait la vertu;

Jamais, tu n'as jeté tes armes


Pour fuir plus vite le vainquenr
C'est qu'aujourd'hui, dans les alarmes.
Les gens d'esprit sont gens de cœur.
Epicurien et stoïque,
Bel esprit ferme et radieux,
Homme charmant, homme héroïque
Garde le culte des grands Dieux,
Chante Glycère et le Falerne,
Chante l'amour et la beauté,
Et montre à la Muse moderne
Les grâces de l'antiquité 1

ÊPITRE AU STATUAIRE THEOPHILE BRA.

Admirons la nullité même,


l'latitude est une vertu
Plat, on vous avoue, on vous aime,
Plat, vous entrez à l'Institut
Soyez plat, afin qu'on vous donne
Du marbre blanc, ou de l'airain,
Pour y sculpter une madone,
Un Dieu.. peut-être un souverain.

Fier, digne, grand, le statuaire,


Comme Puget, pauvre ouvrier,
Meudira dix ans une pierre
Avant de pouvoir travailler.

Quand de tous côtés on embauche,


pour le plus grand profil de l'arl,
Mademoiselle Rigolboehe
El je ieunc el beau Léotard,

Voulez-vous que l'on vous accorde


L'argent, qui fait de doux destins?
Artiste, dansez sur la corde
Devant dix mille Philistins

Si quelque pudeur, bête on somme,


Vous éloigne de ce côté,
Mourez de faim, pauvre grand liomniu,
Vous aurez la célébrité;

On viendra vanter en bon sljle


U Ulysse du Palais-Royal,
La Déesse qu'on voit à Lille
Et le beau christ de Alaingocal

'l'outes ces beautés inconnues,


Les voiles étant écartés,
Apparaîtront splendides, nucs,
Devant les regards étonnés,

On vous appellera: grand maitre,


On vous demandera pardon,
Et l'on vous dressera peut être
Une statue El) mourez donc!
Artiste, prolongez vos veilles,
Restez le ciseau dans la main,
'faites aujourd'hui des merveilles
Que nous admireront demain

Laissez la vile multitude


S'engouer de maigres laideurs,
restez dans votre solitude
Hè\ant d'ineffables splendeurs
Géry Legrand
BIBLIOGRAPHIE
liOSJNK PASSMOiVE
Par Louis Dépret

Ce n'est pas une étude sur le roman dont on vient de lire le titre,
que nous nous proposons de faire ici. Le nom de M.L. Déprel figure
trop souvent au bas de nos feuillets pour qu'il nous soit possible (le
louer l'auteur de Rosine Passmore, sans qu'une partie de nos éloges
ne rejaillisse sur la Revue du Mois elle-même. Nous voulons tout
simplement intéresser nos lecteurs au succès d'un livre nouveau dont
l'auleur est un concitoyen.
Rosine Passmore est un roman tout intime; c'est l'histoire d'un
premier, amour d'étudiant. Le héros de M. Dépret est un jeune
français, envoyé en Angleterre pour y terminer ses études; il s'appelle
Armand Laurent. L'hérornc est une femme de théâtre qui mérite à
tous égards par son talent, par la délicatesse de ses sentiments,
par la pureté de sa vie, d'inspirer une passion sérieuse et durable;
elle s'appelle Rosine Passmore. L'auteur a raconté dans un style
simple toutes les phases de t'amour que Rosine fait naitre dans le
cœur d'Armand c'est un récit de sentiments plutôt qu'une histoire
surchargée d'événements, comme on aime trop à en faire de nos
jours. Tout y est calme, tout y est pur, tout y est vrai.
M. L. Dépret est entièrement à boit aise pour esquisser la vie de
l'étudiant franrais en Angleterre pour décrire l'intérieur du révérend
pasteur Thompson pour raconter les heures de l'étude et celles des
-plaisirs; on voit bien que l'auteur a passé par là.

(1) A l'aris, chez Dentu à Lille, chez les principaux libraire?.


Grâce à la connaissance parfaite qu'il a de la langue anglaise
l'auteur trouve à chaque page des délicatesses de langage et de1
sentiment qui échapperaient à tout autre; nous en citerons un exemple.
Armand raconte une excursion qu'il a faite à la tour de Londres en
compagnie de Rosine
«
Nous passâmes une journée pleine d'intraduisibles émotions, au
»
milieu des horreurs et des richesses historiques de'la vieille tour
»
de Londres. Rosine était plus vive et plus provoquante que je ne
» l'avais jamais vue. Elle avait une certaine manière de
me taquiner
>
agréablement, que je ne puis expliquer qu'en entrant dans un détail
»
philologique. La langue anglaise a deux termes pour dire j'aime,
» qui sont I love et i like. Le premier veut dire aimer d'amour, ou,
» tout au moins de tendre amitié; le second veut dire tout simple-
» ment goûter apprécier, aimer de sympathie ou d'estime; et quand
je disais à Rosine « M'aimez-vous? » souvent elle me répon-
» dait « Oui, en employant le second des deux mots que je viens
» de définir. C'étaient autant de prétextes à des caresses à des
> étreintes dont l'étrange ardeur ne pouvait s'assoupir, et me méta-

»
morphosait à mes propres yeux. Et puis, comme j'étais fier d'elle !«
Nous pourrions multiplier les citations. Mais, nous l'avons dit en
commençant, c'est une simple annonce de librairie que nous faisons
au volume de M. L. Dépret. Nous ne terminerons pas cependant sans
un mot de critique; il s'adressera au dénoùmont qu'a choisi l'auteur.
Il était si facile à Armand, rappelé soudain à Paris, de rassurer sa
maîtresse sur la cause de son départ par une lettre do quelques lignes.
Il lui suffisait de confier à la poste la précieuse missive, et ce procédé,
tout banal qu'il pût paraître pour. un héros de roman, aurait écarté
toutes les catastrophes de la fin. Rosine rassurée ne se serait pas
unie, dans un accès de désespoir, à un cabolin ivrogne et brutal;
Armand n'aurait pas succombé à la douleur de voir sa maîtresse
malheureuse à cause de lui; ils auraient pu jouir ensemble de l'hé-
ritage que le jeune homme ne tarda pas a recueillir. Cela ne valait-t-il
pas mieux pour l'un et pour l'autre ? Mais où serait le roman si l'on
touchait toujours au bonheur, et si l'on mourait à son heure, comme
un bourgeois, entouré de sa femme et de ses enfants?
G. M.
CAUSERIE LILLOISE

La Société dp» Sciences, de l'Agriculture el des Arts, de Lille • – Expnsilîon île Peinture. –
Sênda. – SénSnnileam flambeaux. Concours dramatique annuel. – M Des-
mottes et le ThéiUre de Lille. l.e Théâtre de Roubtux.– Le Théâtre de Loo.,
La Neige et les Musées. Classement de« tableaux Le Saint-Jean de M

Hurlrel.– Les Folles de la Salpélnère. Le Conctrl champêtre, de Gîorgion –


M. A. Gauthier, tour à tour trop triste et trop gai. Voltaire el l'épouvantable
incendie de la nuit dp Noel. La 1 te de Club, de 11. de Kéralry. Tableauv
de chevalet – Les Fiançants de Balais du Monl-Nwr (Flandre Françai-c)
M de Saint-Simon, M"" de l.aylu«, de l.nf.iyollo, et H Golinramp – I a lamt
France. 1 a Critique française.
Décidément notre ville tient à prouver qu'elle a pris tout à fait au
sérieux, pour ce qui la concerne, l'idée de décentralisation. Le mois
qui vient de s'écouler a vu se succéder une séance solennelle d'Aca-
démie, une exposition de peinture et de statuaire, et enfin un opéra-
comique dont le livret et la partition sont du cru, et pas plus mauvais
pour cela, comme on vous l'a déjà dit plus haut, sans vous l'apprendre.
Un de ces derniers soirs, en nous promenant, notre attentipn
fut attirée par un groupe de musiciens portant des torches c'était le
Cercle orphéonique qui venait rendre hommage au maëstro lillois
pour son succès de la veille. En écoutant la fanfare s'échapper joyeuse
et triomphante des instruments de cuivre, nous songions, à part nous,
de quel peu de profit, sans parler de la réputation, est pour l'auteur une
«f uvre de ce genre en province, et nous nous disions que ce n'était pas
assez d'admirer, d'applaudir, pas assez de donner une sérénade aux
flambeaux, et qu'en pareil cas cela honorerait la ville de faire graver
l'œuvre de son enfant et de la lui offrir pour récompense. Le pas re-
doublé fini, M. Lavainne descendit dans le groupe, embrassa le chef
de cette excellente musique cl pria les exécutants d'entrer
un instant
sous son toit. Cette mise en scène ces torches cette fanfare cette
camaraderie et cette bonhomie, tout nous transportait en Allemagne
ou en Suisse, et nous nous sommes crus un instant à Bonn au milieu
de braves étudiants allemands. 0 Nord tu vaux bien le Midi tu as
la simplicité et la conscience.
Il y a un certain courage, et on ne saurait trop le louer, pour un
directeur de théâtre, surtout de théâtre sans subvention à
accepter et monter à ses risques et périls une pièce comme Nérida,
dont la simple mise en partition est déjà un débours important
Strasbourg avec ses 60,000 francs de rente n'en a jamais, que je
sache, fait autant c'est un bon précédent et qui fait honneur à
M. Desmottes. Tout cela fait le plus grand bien à la réputation de
notre scène, comme les attentions délicates du public lillois pour les
artistes qui lui plaisent l'ont déjà mise en grande estime dans lo
monde dramatique.
Celte réputation de bons procédés notre public la mérite sous tous
tes rapports, témoins pour ne parler que de faits récents, le magni-
fique bouquet si galamment offert par les habitués à Mme Taupier,
et la tabatière d'or présentée au chef d'orchestre le soir même du
jour où un plus haut témoignage d'estime lui avait été conféré.
Félicitons ici l'initiative intelligente, et qui désire rester anonyme,
qui a provoqué ces diverses manifestations.
Roubaix aussi a son théâtre ol la troupe n'est pas mauvaise on
y joue Jocko ou, le Singe du Brésil s'il vous plait, et le Chiffon-
nier, avec votre agrément. Le lundi 8 janvier, jour du Parjuré
la Rédaction de la Revue du Mois s'est transportée en masse à ce
théâtre et cette excursion lui a fait remarquer 4° que les wagons
du chemin de fer ne sont pas chauffés même en première 2° que
Méry s'écrit Néry à Roubaix.
Nous préférons à tout ce qu'on a joué ce soir-là sur cette scène,
el à ce qu'on peut jouer sur d'autres plus grandes, Finette ou
l'adroite Princesse, qu'il nous a été donné de voir et d'ouïr parfai-
tement représenter sur un théâtre, à Loos là, tous les rôles étaient
remplis avec grâce, esprit et bonne humeur.
Ne quittons pas le théâtre sans parler d'une idée qui nous est
venue à propos du succès de Nériâa. Ne serait-il pas bien qu'il y
eût chaque année ou tous les deux ans quatre prix de distribués le
premier à l'opéra, le second au drame, le troisième à la comédie,
le quatrième au vaudeville, qui auraient paru les meilleurs à une
commission instituée ad hoc? Ne serait-ce pas là un moyen excellent
d'encourager les lettres et les arts dans nos contrées où il y a encore
tant de préjugés contre eux ?
Nous l'avons en dormant, Madame échappé belle

Les neiges amoncelées sur les toitures de l'Hôtel-de-Ville, fondues


par les soleils de midi, ont pénéné les murailles du Musée et ont fait
courir les plus grands risques aux tableaux, aux estampes et aux
dessins. Le Musée Moillet a subi d'assez notables dégâts. A quoi
cela tient-il? Il nous semble que la neige doit être prévue par les
architectes. Qu'eùl-on eu à dire si au lieu de quelques magots détério-
rés, nous eussions eu à regretter la perte de dessins de Rembrandt
ou d'esquisses de Raphaël?
Le Musée des tableaux, lui, est en ce moment dans un désordre
complet, tant à cause des infiltrations d'eau que pour le nouveau travail
de classement; les salles neuves elles-mémes sont balafrées de part
en part de longues traînées humides. Autant qu'on peut déjà en juger,
l'ordre suivi pour l'arrangement des tableaux dans les nouvelles salles
sera satisfaisant les cadres reposeront dorénavant sur une plinthe
assez basse, marbrée et sombre, et très propre à faire valoir les œuvres.
Nous avons déjà vu avec plaisir que quelques bons tableaux, entre
autres le Delacroix elle Courbet, ne sont plus juchés hors de la
portée de l'œil comme ils l'étaient naguère.
Nous avons remarqué aussi un Saint- Jean que M. Hurtrel a donné
au Musée, et qui a de très grandes qualités de dessin.
C'est par les dons des particuliers, par ceux du Gouvernement et
par ses achats, et c'est aussi en vidant ses greniers, que l'Adminis-
tration du Musée de Lille arrivera à combler les vides qu'occasionnera
nécessairement les nouvelles proportions des salles; aussi nous ne
nous expliquons pas qu'on ait Tefusé récemment un don fait par un
élève de l'Ecole de Lille, M. Amanrl Caulicr, qui avait envoyé son
tableau des Folles de la Salpétrière.
Le prélexte qu'on nous a affirmé avoir été allégué pour ce refus,
c'est que ce tableau est trop Iriste. Même comme prétexte, cela n'est
pas admissible; il y a dans le Musée beaucoup de tableaux peu ré-
jouissants,- sans parler du Néron essayant le poison sur un esclave,
de M. Mazerolles, que le Gouvernement a envoyé dernièrement, et
que l'administration du Musée s'est empressée de recevoir,-mais, en
supposant même que le tableau que M. Gautier en voyait à sa ville na-
tale, fùt le plus triste de tout notre Musée, cela n'eût pas suffi pour
justifier un refus pur et simple. On comprend qu'un particulier n'aime
pas d'avoir ce tableau devant les yeux dans sa salle à manger, mais
un Musée n'est pas un salon bourgeois, et l'on ne doit pas rechercher
exclusivement les œuvres jolies et les œuvres gaies, mais bien celles
qui indiquent un talent sérieux. Les Folles de lo Salpétnère, de
M. Amand Gautier, sont dans ce cas.
Ce tableau, qui a coûté tant d'études consciencieuses à son auteur,
nous donne une idée très exacte et très vraie de ces infortunées
créatures que la raison ne guide plus; leurs différentes attitudes sui-
vant que c'est l'amour, la débauche ou la religiosité qui a causé leur
folie, sont prises sur le fait. Nous trouvons que cette œuvre sérieuse
ne sera bien à sa place que dans un Musée et que la ville réparerait
l'espèce d'affront, probablement bien involontaire, qu'elle a fait à son
auteur, en lui écrivant qu'elle a changé d'avis et que son tableau est
attendu dans les nouvelles salles.
Au reste, M. A. Gautier joue de malheur avec 'le Musée, déjà, d
y a quelques années, il envoya une excellente copie du Giorgion qui
pouvait aller de pair avec les admirables Titien et Murillo, de
M. Souchon, et jamais le Giorgion n'a été exposé. Oit est-il mainte-
nant ? On assure qu'il est dans les greniers et pourquoi cette exclu-
sion ? Parce qu'il est trop gai. Décidément, M. Gautier n'a pas de
chance, et le Musée est bien difficile à satisfaire.
Nous avons regardé aussi en passant les salles où va cire trans-
férée toute la Collection Wicar, on nous a certifié qu'elles sont à
l'épreuve de l'incendie. Nous voulons bien le croire, mais nous sou-
haitons de plus, autant pour la réputation de l'administration et des
architectes que pour l'intérêt de tous, qu'elles soient aussi à l'épreuve
de la neige.
En parlant d'incendie, Voltaire se moque quelque part des inri-
dents burlesques qui se produisent quand ce fléau se manifeste dans
des circonstances identiques à celles qui se sont produites pendant
la nuit de Noël, dans la rue de l'A,B, C. S'il avait vu ce que nous
avons tous vu, l'incorrigible ricaneur de Ferney n'aurait pu s'einpé-
cher de plaindre ces vierges folles brûlées vivantes comme des veuves
de Malabar, enfouies tout entières comme des Vestales prévaricatri-
ces ondes GomorrluVnncs, sons les décombres fumants; il n'aurait
pu s'empêcher, lui, le justicier intègre, le défenseur des faibles,
de blâmer l'insuffisance et l'impéritie des secours, de blâmer haute-
ment l'inconvenance des restes transportés piMe-mêle et sans décorum,
du lieu du sinistre au cimetière.

tiiigele veneres cupidines que

Une échelle, une simple échelle Jiiise en travers de la rue si


étroite, les eût tous et toutes sauvés. Hélas que de tortures inouïes,
que de souffrances sans nom derrière ces volets cadenassés! Les
détails sont hurribles. L'une de ces malheureuses récite d'une voix
déchirante des actes de contrition de plus en plus fervents à mesure
que le plancher se calcine sous elle n'y tenant plus, elle s'élance
et se broie sur le pavé; la matrone, belle et jeune, voit le danger,
court partout donner l'alarme, puis, sûre de s'échapper, arrive à la
porte avec son or et ses papiers les plus précieux. Malheur! la porte
est fermée à double tour et à triples verrous elle entend les passants
ameutés elle les appelle; vains efforts elle brùle à petit feu derrière
la porte massive et expire calcinée dans les rigoles de son or qui
fond. Une ou deux seulement furent sauvées.
Vous ne les plaignez pas vous femmes de ce monde
Vous qui vivez gatment dans une horreur profonde
De tout ce qui n'est pas riche et gai comme vous.
Au contraire, Musset, elles les ont plaintes et du fond du cœur.
De la rue aux salons, cela n'a été qu'une voix, qu'un concert de
commisération et de pitié vraie; des collectes ont été faites pour ai-
der celles qui ont miraculeusement échappé, àreprendre le bon chemin,
si c'est possible encore Il faut voir maintenant le théâtre du sinistre;
l'incendie a bien fait sa besogne les quatre murs ni plus ni moins,
voilà ce qui reste du haut en bas. A chaque étage des restes de la
cheminée de marbre incrustée dans le mur, puis, en haut, une échelle
réunissant un pan de mur aux maisons d'en face. A quoi bon mainte-
nant ? C'était tout d'abord qu'il fallait mettre cette échelle,!
On a beau faire, on ne s'explique pas encore la cause ni les détails
de cet épouvantable sinistre. Détournons-en les yeux et souhaitons à
nos pompiers de perfectionner louis procédés dans l'intérêt des
incendiés de l'avenir.
Terminons par quelques nouvelles du monde artistique et litté-
raire Notre collaborateur M. de Kératry nous a donné ces jours-ci
la primeur d'une pièce en cinq actes qu'il vient déterminer, intitulée:
la Vie de Clubs c'est une étude épisodique et pleine d'intérêt éci ite
pour l'une des scènes parisiennes.
Nous avons vu dalls les ateliers un certain nombre de tableaux sur
le chevalet, et nous avons d'avance bon espoir pour la manière dont
notre région sera représentée il l'Exposition de Paris. Nous revien-
drons spécialement sur ce sujet quand nous aurons vu les tableau\
terminés. Les Fabricanls de Balais du Monl-Noir, que M. Salomé
vient de finir, peints un peu dans la manière de M. Breton, nous
ont paru réunir des qualités sérieuses d'observation, de composition
et de vérité.
Avec sa verve habituelle, M. Colincamp a étudié, dans ses der-
nières conférences, le caractère et les écrits du duc de Saint-Simon
et de M'"es de Lafayette et de Caylus.
Nous avons reçu de Paris, la grande ville, l'appel que la Jeune.
France fait à tous; espérons qu'il sera entendu. La presse politique
et les lettres vont so relever ensemble de leur léthargie; la Critique
française est de cet avis et elle en donne elle-mèine une preuve.
Sursnm corda
H. il.
il. H.

Géry Legrand.
IMPRIMERIE DE LEFEBVRE-DUCROCQ
Place du Théâtre, 36.

MllillE EN ITlÉrAïlATION
1
IfU
h~
HÉROS ROMAN TBÉATRIi
de a m
CONTENANT

|o La biographie de tous les personnages et de tous l»s


types crées par l'imagination de l'homme, traitée comme s'ils
avaient existe réellement;
2» Une appréciation rapide de leur valeur;
3« Une énumcration exacte de leur différentes adoptions par la
Peinture, la Musique, la Gravure, l'Art dramatique et la Statuaire;
SUIVI

D'une table méthodique et analytique, renvoyant au corps


de l'ouvrage pour faciliter les recherches,

Par une Société d'hommes de lettre»,


bOUS LA DIRECTION DE

MM. G. LEGEAND cV C. DERODE.

Cet ouvrage se publie eu livraisons in-4° sur beau papier


raisin satiné à deux colonnes.
Il paraît une livraison par mois.

'PRIX DE LA LIVRAISON I F.

L'ouvrage complet formera trois beaux volumes d'inégale


grosseur.
Le premier contenant tous les personnages du roman et du
théâtre biographiés depuis les temps anciens jusqu'à l'an-
née 1789.
Le deuxième depuis cette époque jusqu'en 1848.
Le troisième, depuis 1848 jusqu'à 1860.
A partir de 1860, un supplément sera publié chaque année.
Dictionnaire nnfrersel des Héros de Boman et de Théâtre.

AVIS DES ÉDITEURS

Le Dictionnaire universel des héros dzi Roman et du Théâtre, cette sorte


d'encyclopédiede l'idéal, est le plus beau monument critique élevé à la gloire
des lettres.
Ce Dictionnaire contient la biographie de tous les personnages de
romans et l'explication sommaire de leur caractère moral et de leur type,
dans la pensée de leur premier créateur, et, ensuite, dans la pensée de leur
père adoptif, quand le même type est consacré par plusieurs arts, comme le
Faust de Gœthe, par exemple, que la sculpture, la peinture, la gravure ont
si riehemen Idoté, ainsi que la musique. Chaque biographie, toute concise
qu'elle est, fait donc mention du type premier dans l'esprit de son créa-
teur, puis de la manière dont les autres arts l'ont adopté, dont les inter-
prètes l'ont rendu au théâtre, dont les contemporains l'ont admis.
Selon les auteurs de ce livre, tout homme est impressionné par les héros
du drame et du roman, autant que par les figures historiques; il arrive
même souvent que les personnages de roman ont plus d'influence sur les
mœurs d'une époque, que les personnages de l'histoire. Mais chaque fois
qu'ils songent à ces manifestations de l'intelligence, les hommes d'étude et
les hommes du monde ne peuvent pas toujours s'en former une idée vraie,
ni surtout une idée complète. En épargnant de longues recherches, en don-
nant dans un ordre facile l'histoire de tous ces types romanesques, les au-
teurs de ce nouveau Dictionnaire font disparaître une lacune que la critique
n'avait pas encore songé à combler.
De plus par la nature précise des indications qu'il contient ce livre,
devient le manuel indispensable du peintre, du sculpteur, du dramaturge,
et de l'acteur pour les détails de composition, de couleur locale, de mise en
scène et de costume.
Notre époque, bien qu'éminenunentanalystesemble prendre à tâche de résu-
mer,de récapituler, pour ainsi dire, tout le travail antérieur.Ce que M. N. Bouil
let a fait pour l'histoire, ce que M. G. Vapereau a fait pour les contemporaine,
on l'entreprend aujouud hui pour tout le domaine, si vasle, de la Fictinn, chez
tous les peuples, et dans tous les temps. L'ensemble de ces travaux for-
mera, dans la bibliothèque du savant et de l'homme du monde, la \éritable
Encyclopédie du XIXe siècle.
Il était donné au XIXe siècle et à la France de former pour la première
fois une galerie complète de ces portraits célèbres dus an génie de tous les
écrivains et ce livre sera comme une exposition universelle des produits de
l'intelligence.
Pour atteindre le but qu'ils se sont proposé, les auteurs de ce Diction-
naire ont fait appel à tous les écrivains désignés à leur choix par leur répu-
tation et par leur talent; ils accompliront leur tâche en peu de temps, si la
faveur du public les seconde.
~0~ Y~I~~
lies Héros de Romans galerie des figures principales extraites
du Dictionnaire unicenel des Héros du Roman et dit Théûlft.
Un magnifique volume in-8° de 400 pages.
PRIX 5 FRANCS.
IL NE FAUT QUE S'ENTENDRE
PROVERBE
PERSONNAGES.
M. ROUSSELLE. HENRI, son fils.- CAMILLE, saOlle HIPPOLYTE,
^>v

'ïî 1
son neveu JOSEPH, son domestique.
petit
\v. i' '• ~-7
Un petit Salon
Saton

SCÈNE PREMIÈRE.
en Province.
Province

"* – !– HIPPOLYTE (entrant). – JOSEPH.

HIPPOLYTE. Henri n'est pas ici?


Joseph. – Pardon, monsieur, il est
Là-haut, je vais lui dire.
HIPPOLYTE. Un moment, s'il vous plaît.
Il est seul?
Joseph. – Oui, Monsieur, tout seul, M. Rousselle
Est sorti tout à l'heure avec Mademoiselle.
Hippolyte. Ali bien, merci. Bonsoir.
Joseph (étonné). Monsieur ne veut pas voir
Monsieur ?
Hippolyte (avec enmiï). Soit! A quoi bon? – Où sont allés ce soir
Mon oncle et ma cousine ?
JOSEPH. – A l'Opéra-Comique;
Je crois (il sort).

SCÈNE DEUXIÈME.

Hippolyte, seul (regardant sortir Joseph).


Que je voudrais être son domestique 1

Je la verrais, du moins –
Margaritas ante.
Enfin, si je partais, moi ? Car, en vérité
Il faut bien vous loger ceci dans la cervelle,
Mon cousin, ce n'est pas une mode nouvelle
Quand d'une sœur charmante un frère est possesseur,

Le frère est un prétexte à visiter la sœur.
(regardant autour de lui)
Délicieuses fleurs! Elle Sa broderie
Son dé. qu'il est mignon!-Quel parfum
(il baise la broderie) Tiens, chérit».
J'enferme mon secret dans ceci. C'est vraiment
Singulier! Je devrais bénir un tel moment!
Ici tout est plein d'elle. eh bien, non, chose étrange!
En vous, cher paradis, je souffre sans votre ange
Ma foi, tant pis je pars.

SCENE TROISIEME,

HlPPOLYTE, HeNKI.

Henri (entrant et barrant le passage). Doucement, cher ami,


Sais-tu que tu n'es pas excentrique à demi
Tu pars sans m'avoir vu ?`~
Hippolyte. Mon respect à ton père
Je suis pressé.
Heniu. Comment tu vas rester, j'espère
HlPPOLYTE, J'ai donné rendez-vous à quelqu'un. des amis.
llENItt. Allons donc!
Hippolyte.– Vrai. – Bonsoir.
Heniu. Encore 1

Hippolyte. – J'ai promis.


IlENRr. Tu ne partiras pas Reste
Hippolyte. C'est impossible.
Henri. Pour le coup, mon ami, c'est incompréhensible!
Je n'admets qu'une excuse, un rendez-vous d'amour
HlPPOLYTE. Non, je t'assure.
Henri. Non? Parle donc sans détour!
HlPPOLYTE, Eh bien, soit! c'en est un. Tu me lâches, j'espère?
Elle est à l'Opéra-Comique avec ton père,
Camille?
Hknri (/«» offrant son chapeau). Point.
Hippolïte. Ah bah
IIENRI. II en fut question,
Mais psit elle a changé de résolution.
Tu sais bien qu'elle change aussi souvent d'idée
Que de manches D'ailleurs, c'est chose décidée
Qu'une tête de fille est un objet mouvant
l'lus qu'une girouette. elle tourne sans vent.
Hipp. (à pari). Elle est ici
'Qmuivonlaut le reconduire) Je n'ai qu'une parole. Preste
Bonne chance et bon vent. – Allons, va-l-en!
Hippolyte (déposant son chapeau). Je reste?
Tu l'exiges!
Henri. Non pas! j'exige maintenant
Que tu partes.
Hippolyte [s' asseyant). Je reste.
Henri. Est-il donc étonnant!
On veut qu'il reste, il part, on le met a la porte,
11 vent rester. Joseph
(Le domestique parait). Dites qu'on nous apporte
Le thé. (ils rentrent. Silence).
Henri. Décidément tu parais malheureux,
Est-ce pour tout de bon qu'on serait amoureux
Il faut soigner cela. Voyons le pouls? La mine.
Hum!diable.C'estmauvais! – Oui.plus je t'examine,
C'est fort grave. Pourtant rien n'est désespéré,
Tu n'en es pas encore au troisième degré.
– Est-elle mariée?
IIIPPOLYTE. Es-tu fou? –
Henri. Quoi? Serait-ce
Une veuve?
Hippolyte. Eh! non! non! C'est une enchanteresse!
C'est une enfant au rire insensible et moqueur,
Et que depuis longtemps j'aime do tout mon c<Piir!
C'est une jeune fille et c'est la candeur même
N'ayant pas seulement un soupçon que je l'aimp.
Henri. l'este Mais jusqu'ici, c'est peu substantiel!
Tu vas j'espère bien déménager du ciel
Et puis tout bonnement donner à l'aventure
Une solution conforme à la nature ?
HlPPOLYTE. Il importe d'abord de te désabuser
Sur un point mon bonheur serait de l'épouser.
-Je ne vois pas ta sœur.
HENRI. Conséquence très claire
De ce qu'elle est allée un moment chez ta mère.
– Tu ne l'as donc pas vue?
HIPPOLYTE (à part). Ai-je un guignon!
HENRI (continuant). Merci
Penses-tu, par hasard, que quand elle est ici,
Je viens dans le salon faire mon tripotage ?
Juste ciel Quelle histoire! Elle en ferait tapage
Pendant un jour au moins, sans parler de la nuit.
– Elle est sortie un peu pour chasser son ennui
Et le mien. Je ne sais ce qu'elle a qui l'agace
Elle ne peut rester deux minutes en place,
Elle vient, elle va, c'est ici c'est ailleurs.
Comme toi, tout à fait.
(Il lui offre un cigare.) Tiens, il est des meilleurs.
HIPPOLYTE. Adieu.
Henri. Bon! voilà l'autre à présent. Mais j'espère
Qu'à vous deux, sur l'honneur! vous faites bien la paire!
On est tranquillement à causer de ceci,
De cela. paf! il part comme un coup de fusil!
C'est un homme à détente, ou le diable m'emporte
Tu ne sortiras pas! -Joseph fermez la porte
A double tour !– Au moins, ne pourrais-je savoir
Qui nous marchande ainsi le plaisir de te voir?
Il te faut expliquer de façon claire et nette
HlPPOLYTE^ Un autre jour.
Henri. – Voyons, brunette ou blondinette?
HIPPOLYTE. Blonde.
HENRI. Pour procéder en termes tout courants,
Tu vas te formuler vis-à-vis des parents?
HIPPOLYTE. Je redoute un refus.
Henri. Mais, en définitive,
N'as-tu même pas pris quelqu'initiative
Du côté de la fille?
HIPPOLYTE. Hélas!
Henri. As-tu lancé
Du côté des parents quelque ballon d'essai,
Pour tàter en quel sens le vent souffle?
Hippolyte. Mais j'ose
Dire qu'en cet instant je ne fais autre chose.
Henri. A la bonne heure! A qui d'abord t'adresses-lu ? '?
Hippolyte. Au frère.
HENRI. Au frère, bon. Que t'a-t-il répondu
Ce frère là. Voyons, narre-moi l'aventure.
Hippolyte. Soit! De mes sentiments je lui fis ouverture.
Mais il a débuté par se moquer de moi.
Henri. Bah!
Hippolïte. Disant que j'étais malade.
HENRI. Par ma foi!
C'est une oie Il voulut connaître. ta bergère ?
Hippolyte. Oui, je ne la voilai que de gaze légère.
Hoiti. Eh bien?.
HIPPOLYTE.- Quelle que fut du voile la minceur
Il n'a jamais compris que j'adorais sa sœur.
Heimu. C'est trop fort Ah! parbleu ce frère me fait rire
C'est un grand animal! Tu n'as pas su lui dire
A celui-là qu'il est bête à manger du foin?
Hippolyte. Ma foi, mon bon ami je te laisse ce soin.
Adieu
Henri (le reconduisant).– Mais de l'audace! encore de l'audace!
Hippolyte. Je tâcherai.
Henri. -= Bonsoir.

SCENE QUATRIÈME.

LES Mêmes, M. ROUSSELLE, Camille. (Ils entrent).


CAMILLE. (jouant de l'éventail). Prrou! quelle odeur! de grâce,
Qu'est-ce que tu fais donc, Henri, fumer en bas!
(Faisant une grande révérence à Hippolyte)
Mille pardons, Monsieur, je ne vous voyais pas.
C'est ce brouillard.
Iliri-onTE. (saluant M. ltousselle). Mon oncle.
Roitsselu; – Ah! bonjour llippol} le.
C'est bien aimable à vous de nous rendre visite.
Hlmu (reconduisant Hippolyte qui résiste).
Hippolyte est entré pour me dire bonsoir
Et se sauve.
Camille. Ait Monsieur ne voulait pas nous voir?`!
C'est poli Mais je crois que nous troublons la fête,
Peut-être vous voulez garder le tête-à-tête?
Rousskllk. En effet, vous n'étiez pas trop mal installés
A ce que j'entrevois.
(A Hippolyte). Et vous vous en allez?
HirpoLiTK. Non. pardon. j'ai le temps.
Hekri (l'interrompant). – J'ai le temps Quelle audace
Il a si bien le temps qu'il ne tient plus en place.
Tenez, vous entriez qu'il courait comme un fou
Sans plus rien écouter, allant. je ne sais où.
Roussellu. A la bonne heure au moins car ce n'est pas j'espère
Camille qui vous chasse.
HIPPOLYTE. Ah! mon oncle!

Hkmu.
Camille. – Ah

Mais vous n'êtes donc plus chez ma tante à présent?


mon pore

Camillk. Tu sais bien que papa n'est que convalescent.


Je craignais.
IloussL'Lui (interrompant). C'est trop fort! Voilà Mademoiselle
Qui déclare d'abord qu'elle reste chez elle.
Bon. Jusque là c'est bien. Ensuite elle a voulu
Aller à l'Opéra-Comique. – Soit Conclu.
C'est très bien. Je m'habille en deux temps. – Bon! Camille
A mal aux nerfs, contre-ordre. -Et je me déshabille
Vous croyez que c'est tout. Vous allez voir ceci.
Je nie disposais donc à demeurer ici,
Point. On parle d'aller voir sa tante.
(à Hippolyte.) -Ta mère, –
(Elle se porte bien). Je m'babille Chimère
A peine nous étions arrives d'un instant
Et je n'avais pas dit bonsoir, qu'on se prétend
Souffrante. Soit. An whist aussitôt je renonce.
Or, mon diner, ce soir, me pèse moins qu'une once
Et voilà que c'est moi qui suis convaleseetil f
Eh bien qu'en dites-vous, mon neveu?
Henri (riant). Ravissant!
Rousselle. Non vraimenl, je ne sais pas de pareille anguille
Camille. Oui, nous restons. Qui donc a tiré mon aiguille?
Henri, c'est toi qui fais de ces sottises-là ?
Venez ici, Monsieur, et tenez-moi cela.
(Elle donne soit ouvrage à tenir àJKppolyle.)
Henri. Camille, n'ayez pas l'atrocebarbarie
De le retenir, car, dans sa galanterie,
II est homme à manquer un rendez-vous urgent.
Uous&elle. Une affaire d'honneur? Une affaire d'argent?
IIebiu. Est-ce vrai? Non, parbleu j'ai fait tout le possible
Pour le retenir, mais.
CAMILLE (froidement). – Mais c'est irrémissible.
Rousselle. C'est donc vrai?
Hippolyte .• – -Non
Camille (ctvec in (en tion). – Papa, nous serions indiscrets.
Uii'POLïTE. Camille, je vous jure.
Camille. – Oh gardez vos secrets
Hii'POLYTE. Je n'ai pas de secrets, et vous m'en pouvez croire.
Henri. Je gage qu'il s'en va vous conter son histoire!
Le malheureux garçon! Vous le mettez vraiment
A la torture!
Hiptolïte. – Non.
HENRI. Non? – Voyez comme il ment!
Il vous dit qu'il n'a pas de secrets! c'est un leurre,
II m'en confiait un précisément sur l'heure!
On vous donne congé, bel amoureux
Rousselle (d'un ton guindé). – Parmi
Les plus simples devoirs d'un hôte, mon ami,
Nous possédons qu'il faut en telle circonstance
Savoir discrètement limiter l'insistance.
Quelque soit de vous voir notre commun désir
Nous savons l'écouter moins que votre plaisir.
Adieu. (Il tend la main à Hippolyle interdit, qui sort avec
Henri en jetant un regard à Camille).
SCÈNE CINQUIEME.
ROUSSELLE, Camille.
(Camille, assise, travaille arec contention).
Rousselle. Camille?
Camille (sans lever les yeux). Quoi?
Rousselle. – Tu semblés soucieuse
Camille (de même). – Mais non.
ROUSSELLE Mais si. Parlons de chose sérieuse,
Le veux-tu?
Camille. – Volontiers. De quoi?
ROUSSELLE -Tu sais de quoi.
De Monsieur de Pierrins qui t'adore, et que toi
Tu traînes à ton char depuis plus d'une année!
Il faut qu'une réponse enfin lui soit donnée
As-tu donc oublié, folle! que c'est demain
Qu'il vient décidément me demander ta main,
Qu'il me faut prononcer, et qu'en définitive
Un prompt départ suivra sa vaine tentative?
– Il t'a laissé le temps de la réflexion
Mais voici le moment d'une solution.
Je t'écoute. "Voyons, quel sera mon langage?
(Camille se détourne en s'essuyant les yeux).
Eh bien décidément c'est de l'enfantillage
Ce n'est pas de pleurer qu'il s'agit, sapristi
Ce Monsieur de Pierrins est un fort beau parti!
l'lus très jeune, il est vrai C'est là que le Ml blesse, –
Mais riche galant homme, et de vieille noblesse.
Jl ne va pas t'aimer sans doute à la façon
D'un homme de seize ans, d'un aimable garçon,
D'un jeune villageois, d'une ardeur sans parcille,
Mais nul ne saura mieux garnir une corbeille.
C'est la raison avant le cœur qui doit parler.
Une fille aujourd'hui sait d'abord calculer.
Certes, s'il faut se fier aux âmes vertueuses,
Il eut quelques amours un peu tumultueuses;
Mais ceux-là font plus tard les plus stables maris,
C'est reconnu.
(à part) Pour moi je n'en suis point surpris,
Quand un homme est perclus, c'est de toute évidence
Qu'on ne redoute pas qu'il s'en aille à la danse;
Cet avantage-là n'est pas ce qui m'en plaît,
Mais pnisqu'il est ainsi prenons le comme il est! (haut)
Il me conviendrait fort que je l'eusse pour gendre.
A ton tour maintenant, je suis prêt à t'entendre.
Allons ton dernier mot.Hein?. Tu ne réponds pas?
Qu'est-ce que tu réponds? dis?. Tu parles trop bas.-
(silettee)
Eh bien! Veux-tu savoir chose assez manifeste ?
Hippolyte te plaît! là
Camille (vivement). – Moi! je le déteste!
ROUSSELLE. Soit! c'est la même chose. Or, raisonnons. Tu sais
Que depuis son retour nous le voyons assez.
Il ne faut pas vingt ans pour que ma fille plaise
Je suppose Il t'a vue et détaillée à l'aise,
Et s'il t'aimait, pardieu! sans plus ample examen,
II aurait pu cent fois me demander ta main.
Il s'en est bien gardé, la chose est donc très claire
C'est que nous n'avons pas le bonheur de lui plaire.
Il n'y faut plus songer. – Là-dessus je t'écoute
Dirai-je non ou bien
Camille (brusquement). – Vous direz Oui.
ROUSSELLE (désorienté). – Sans doute.
Je le dirai. c'est oui?
Camille. – C'est oui.
Rousselle. – Bien vrai?
Camille. – Bien vrai.
ROUSSELLE. Eh bien, c'est entendu! Voilà! Je lui dirai.
(à pari, arpentant le théâtre à grands p<M).
Je lui dirai qn'il aille au diable Là, j'espère
Que je suis après tout un bon enfant de père!
Pauvre fillette Moi je veux ce qu'elle veut
Mais vous ne pouvez pas dire à votre neveu
Soyez donc assez bon pour épouser ma fille
Il sait parler, je pense, et, père à part, Camille
En vaut deux comme lui. Moi je n'ai rencontré
De ma vie une enfant plus charmante, c'est vrai!
Quant au scabreux détail de la dot, ma fortune
N'est pas dans un contrat pour laisser de lacune.
– Mais comprend-on vraiment ce petit morveux-là t
(a Camille, d'Mm ton <'oMn'M)
Soit. Vous épouserez Pierrins 1

SCÈNE SIXIEME.

LES MÊMES, HEKm.

HuNni (il entre eH c/MK<OMmaM<).– Tra !a la la.


(po~am< !'a~<atMH Rousselle)
Qu'avex-vous ?
HoussELLE. Rien.
HENm.– M.ds,
HotJssELLE.–Rien, rien, rien! qu'on tic nt'assonnnc!
Donne-moi ce fauteuil.
(~Kft avance !<? /t!K<0:M!) Bon. Je vais faire un somme.
KMMse))e s'assied à gauche près de la cheminée, Camille, assise dans un canapé au
milieu du théâtre, travaille à sabrodctie. Henri fait signe à Camille pour demander
Qu'y a t-it ? Camille répond de n)êmE Je l'tgnore. Henri prend un journal et
«
va s'installer dans un fauteuil à droite, près d'une fenette.

(Après «M S!~)<fc, jHpH)°< semble /)'o~~ (!'<Me idée, il se Mf~.


HENHt(s~«!r<).Hum! ces pleurs? ce regard?. pas possible maibi!
Si fait!
Non. Si parbleu! –,)c suis donc bète moi?
Mais non! Quoi d'impossib!e?AHonsdonc! c'est palpable
Vérifions le &it (Il songe à p««rs«MT<' 7/<p~M~te)
Trop tard il est au diable.
Tout jeune très gentil sage mais c'est charmant!
Je donne mon suffrage et mon consentement
Chère sœur – Ce serait tout a tait notre affaire
Et tu n'aurais pas mieux quand je l'aurais fait faire
Mais qui diantre pouvait jamais s'imaginer.
C'est égal, c'est superbe! Et j'irais te donner
A ce vieil épouseur de Pierrins Sapertotte 1
Ma sœur n'est pas à vendre Et c'est une cutoUc
i)c peau Camille l'aime! oh, ce n'est pas douteux
Quel vaillant petit couple ils feront tous les deux!
(aux spMta~Mrs, avec feu)
Eh bien! oui! je le dis, morbleu! Sans équivoque!
Et foin d'un préjuge que le hou sens révoque!
C'est une absurdité d'attendre quarante ans
Avant d'alimenter ce feu qui dès longtemps
Nous consume le cœur Ce feu que la nature
A versé dans le sein de toute créature,
Et que, par je ne sais quelle aberration
Xous seuls, glaçons d'excès ou d'inanition
Tel un affamé, mis en présence de tables
Couvertes de primeurs saines et délectables
Attend, l'homme stupide! avant de rien mander
Qu'il n'ait plus une dent Ou bien se va gorger
De restes corrompus, de piments déletcres,
Jusqu'à perdre le ~oût des beaux fruits salutaires
(~M~t~C, </«! (t CHteK~M, fait ttn geste fffKOttKSWC~ e< <ft~'0&()<tWt).

SCÈNE SEPTIEME.

LES M&MES, IIIPPOLYTL.


CAM)LL)'; (/«MfU!< ~HC Jf<p~0~<< ~t<t O~re, m«rt'/«'t' MM~ 6t'tf:t
potH' ~M' ~(ts rcpM~er so~ père ~M'cMc croit c~<~rmt.)
Encore vous?
HirroMTE.– Il fait un temps désespérant.
CAAHt.M:. Ah!
Hu'roUTE. J'ai monté la garde un quart-d'heure durant,
Pas un fiacre
IlKNm Al)!
H()USSELLE(ap6[f<).–Ah!
IIiproLyTE, –Pour peu qu'on canalise
La ville au macadam, nous serons à Venise.
CADULLE. Vraiment Vous avez peur (le vous mouiller le dos
Leandre traversait le détroit d'Abydos,
Monsieur
HENM. Considérez, ma sœur, que la coutume
Xe comporterait plus aujourd'hui le costume.
Rouss.(AptH*<).Je crois que je commence A débrouiller ceci.
CAMILLE. Asseyez-vous, Monsieur, puisqu'il en est ainsi.
HEffR!(apaf<) A nous deux! (haut) Je vais dire à Joseph qu'on attelle.
·
H!pp.(MMtK.) N'en fais rien (Henri va pour sonner).
ROUSSELLE (~ part e< stN'pns). H est fou
HENRI. C'est une bagatelle!
Htt'poMTË. Je ne veux pas
HENRI. Allons (à part) Poussons-le jusqu'au bout.
(il sonne)
HIPPOLYTE. Vous me chassez ?
HENRI (à part).-J'y suis
RonssELLE (à part). Je n'y suis plus du tout
HENfU. Mais ton rendez-vous donc
(au domestique qui joat'a~) Attelez, je vous prie.
(<~ part) Elle va lui donner contre-ordre, je parie.

CAtUL. sonne. Mais il veut qu'on ignore où se portent ses pas!


Comprenez donc!
HENRI. Voilà
CAMtLLE («M ~0!MM<M<! qui pa~a~). Que l'on n'attelle pas.
HENMjf dit ?
(a ~<tr<). L'avais-je
HtrroLYTTE.–CamiMe,êtes-vous si cruelle?
CAM)U.E. Vous trouvez, n'est-ce pas, que je le suis pour elle.
En vous retenant, mais ce n'est pas pour )ongtftt)ps,
Je vous laisserai libre aussitôt que le temps.
Tenez, mettez-vous là. (Elle indiqueun s:~cpr~ <<'c~c.)
HENRt. Non pas ne vous déplaise ?`?
Je Femmene là haut, nous serons plus à l'aise,
Et puis, mille pardons mais nous pourrons fumer
CAM)LLE. Le moment me parait choisi pour parfumer
Léandre de tabac.
HENR!(Apm't). -Elle est fine. Il me scmbte
Qu'il est temps maintenant qu'ils s'expliquent ensemble.
(à Hippolyte)
Prends garde que pour prix de i'hospitatite,
Elle ne te demande une inMéHtc
(Il va s'asseoir à droite et/e!M< des~<<M!~t' d«)M
la lecture du CONSTITUTIONNEL).
CAMILLE (fMM/).–Héro n'a point en moi rivaiesi hardie
thppOLYTE. Vous tenez donc beaucoup à cette comédie,
Ma cousine?
CAMILLE. Un peu moins que vous apparemment
Mon cousin.
HIPPOLYTE. Brisons là. Je n'y tiens nullement.
CAMfUE. Eh quoi vous reniez si tôt la chère idole
Vous abjurez ce culte Ah vous êtes frivole
En fait d'amour, cousin, j'admire en vérité
Votre constance.
HIPPOLYTE. Et moi, cousine, en cruauté,
J'admire aussi la vôtre.
CAMILLE.- Où cela, je vous prie?
HippOLYTE. A quoi bon prolonger cette plaisanterie:
CAMILLE. Avez-vous éprouvé quelque fàcheux revers?
Je vous trouve aujourd'hui le visage à l'envers.
HIPPOLYTE. J'ai cru voir, c'est sans doute illusion d'optique,
Dans vos yeux tout à l'heure une perle mystique.
CAMILLE (s'gSStt~Mtt les yetCB).
Complète illusion Remarquez l'heureux sort,
J'ai lieu dans ce moment de me réjouir fort.
HippOLYTE. Et ce bonheur peut-on savoir quoi le fait naître?
CAMILLE. Vous êtes curieux 1
HIPPOLYTE. Je n'en veux rien connaître.
CAMILLE. Oh moi, je ne suis pas mystérieuse, allez
Et je vous le dirai, mon Dieu! si vous voulez.
HIPPOLYTE. Non. Gardez vos secrets pour vous, je vous en prie!
CAMILLE. Vous le voulez savoir, eh bien je me marie.
IhpponTE. Est-il possible?
CAMILLE.–H est très possible, vraiment!
Vous n'êtes pas poli, Monsieur, dans ce moment.
Mais si vous en doutez, interrogez mon père.
HippOLYTE. Je vous souhaite donc le sort le plus prospère.
CAMILLE. Mais j'ai quelque raison de l'espérer. Merci.
HIPPOLYTE. C'est sérieux.
CAMILLE.– Demain, chacun saura ceci.
On vous le dit d'avance. (saluant) étant de la famille.
HippOLYTE. Croyez qu'on vous en a beaucoup de gré Camille.
(M~«M<). Il ne pleut plus. Adieu, Madame.
HENRI. doucement!
Eh
Ça se gâte, au contraire H fait noir Un moment.
HtPPOLYTE. Non, je pars. Adieu donc, madame, ma cousine.
CAmLLE. Adieu, mon cher cousin. tenez, je m'imagine
Que vous ne partez pas pour tout de bon.
HjppOLYTE. Pourquoi?
CAMILLE. Allons, mettez-vous )à. Bien. Et racontez-moi
Votre histoire, à présent que vous savez la mienne.
HENm(!M'r~<M!</e<M< dans ~OKjOMnM~).
Les voi]a repartis. Il faudra qu'il y vienne.
HIPPOLYTE. Que faut-il que je dise?
CAMILLE. Eh mais, je n'en sais rien
Eh bien. son nom?
HiPPOLYTE. Son nom? – M'avez-vous dit le sien ?
– C'est Monsieur de Pierrins, probaMement?
CAMILLE. Lui-même.
Verriez-vous un obstacle.
HippOLYTE Et.. vous l'aimez?
CAMILLE. Il m'aime
C'est déjà quelque chose.
Hll'POLYTE. Oit oui
CAMILLE. Vous connaissez
Cet air des .Porc~croKS

f/amour ("tt le bien suprême,


Aimez, aimez qui vous aime.

Ces deux vers sont ass~


Notre devise à nous.
HIPPOLYTE (<K'fc ~ri<~MC/'«'). Soit. Ce n'est pas )a nôtre.
CA5MLLE. Une femme vous aime et vous aimez une autre?.
îhppOLYTE. Non. Nous sommes toujours assez sots, assez plais,
Pour aimer justement qui ue nous aime pas
CAMILLE Je vous plains mon ami.
HtPPOLYTE. Moi, je n'aime personne
CAMILLE (la ~CM~M~C sonne).
De votre rendez-vous voici ['heure qui sonne.
Est-ce à lui que je dois une si belle humeur?
HE!<M(«jMf<). Ça n'ira pas
HIPPOLYTE.-Tenez ce que j'ai sur lecteur
Vous le saurez
HENR!.– Ça va!
CAMILLE. C'est..
HippoLTTE (/t(M<aH<). Qu'il est une chose
Funeste & deux amants et qui fait que l'on n'ose.
HENRI (<t~f)ff). Allons donc!
HippOLYTE.–Exprimernettement son désir.
RoussrLLE (d ~ar<).–Allons donc.
HirpOLYTE.– C'est la peur de ne pas réussir.
CAMILLE. Mais c'est absurde. Il faut enfin qu'on se prononce?
Peut-on sans question attendre une réponse?
Êtes-vous de ces gens, ennemis du danger,
Qui n'iront pas dans l'eau qu'ils ne sachent nager ?`~
HtppoLYTE. Ail pour l'homme de cœur, ombrageux, susceptible,
Un refus ne saurait être un coup peu sensible,
Et j'en sais qui mourraient plutôt que s'exposer
A ce cruel affront de se voir refuser.
CAMILLE. Quelle folie Alors on ne peut pas soi-même
Quand on a de l'esprit deviner qui vous aime?
Est-ce qu'on ne voit pas ces choses dans les yeux?
ihppoLYTf;. Il faut ne pas aimer pour être audacieux.
Mais quand on aime, on voit cette femme adorée
De tant de poésie et de gr&ce entourée,
Si haute, si divine, hélas qu'un pauvre amant
Se voit bien terne auprès d'un pareil diamant!
(t< prCM~ la <K(HM de Canzille).
CAMILLE (<*tMMe).–Que vous êtes méchant et
moqueur, Hippotyte.
HENiu(M~or<). Ah ça, mais tout à l'heure ils vont aller trop vite!
C.~)in.t:. Mais que deviendrait donc l'orgueilleux sentiment
Chez nous autres, alors ? Suivez mon argument,
Et n'imaginez pas que l'orgueil nous abuse
Qui ne demande pas notre main la refuse.
Est-ce vrai ?`1
IhppOLYTE. l'as du tout On n'a pas refusé
Pour ne pas s'être offert ne l'ayant point osé
A ce compte un laquais refuse une princesse
CAMILLE. Dans un cercle sans fin nous tournerons sans cesse.
Moi, si j'étais garçon, je serais plus hardi
Je me présenterais d'emblée en plein midi
HIPPOLYTE. Si j'étais fille, moi je saurais faire entendre
Une chose gentille, une parole tendre,
Aux vœux respectueux que j'aurais préférés,
Et qui pour ces voeux-là voudrait dire Espérez 1
CAMILLE Vous en parlez à l'aise. une chose gentille
(e&ercAoKt). Laquelle, par exemple?
HippOLYTK (en!&(tn-(Mse). Ali je ne suis pas n))e
CAM!LLE (sa voix S'Obère).
Vous voyez bien Et si l'on n'avait pas compris
Si l'on ne répondait que par un froid mépris?
Ce serait, voyez-vous.pour pleurer (elle se <M<<MM'H~).
ROUSSELLE (A part). Moi. j'enrage!
CAMILLE. A votre place, vrai, j'aurais plus de courage,
Je dirais franchement!
HIPPOLYTE. J'écoute la leçon.
Vous diriez.
CAMILLE.– Rien Ma foi je ne suis pas garçon
Htpp. (~H<).Vous diriez: Je vous aime! etdites-moide même,
Ce que je répondrais moi, fille?.
(il lui prend la main et tombe à ses yeHOM.t).
CAMtLLE (d!'«MC t'o:a; à peine <t!MC~). Je vous aime
HRNM(<)~M?'<). Ah diantre tout à l'heure ils vont aller trop )oin
(il se /M'e avec M~e eH;p/K<se cnN!<}«<')
Vous me rendrez raison
RoussELLE (~MV)MM< les maitts <f//<p/M~<e et de Camille, a 7f)9Mf<).
Non tu seras témoin.
ALFRED B)LLET
LES DEVOI RS DES FEMMES

I.

Je demeure loin de toute ville. Je ne cause guère avec les paysans


dont le patois m'est désagréabte. L'haleine repoussante du curé me le
fait fuir; le médecin est hcgue, c'est vous dire que j'ai peu de rela-
lions avec tes hommes. La faiblesse de ma vue ne m'a, en outre,
jamais permis de lire sans fatigue, de sorte que je n'ai pu étudier le
monde, même en peinture, dans.les romans et les comédies.
Dernièrement, le désir me prit d'échanger quelques coins de terre
avec un de mes voisins. Je chargeai de cette affaire le notaire du
canton, homme aimable, que j'ai rarement occasion de voir. Je fus
heureux de trouver quelqu'un à qui conter mes peines, mes dou-
leurs rhumatismales, mes accès de goutte, mes digestions diHicites,
le caractère acariâtre de la vieille domestique qui régit mon ménage,
les empiètements que l'on se permet sur mes champs, les vols que
l'on commet dans mon verger, la durée de la mauvaise saison et la
longueur ordinaire du temps.
L'homme de loi, après m'avoir écouté avec complaisance dit sen-
tencieusement C'est une femme qu'il vous faut. Voûtez-vous me
confier le soin de la chercher, je connais le canton et je sais où
m'adresser.
Mais en quoi, répondis-je, une femme allégera-t-elle mes
rhumatismes? Arretera-trette les entreprises des paysans? Accourch'a-
t-elle la durée du temps?
Certainement, elle fera cela. Elle vous préparera des sirops et
des cataplasmes. Elle animera par son activité le zèle de vos
serviteurs, en même temps quelle intimidera par sa vigilance ceux qui
voudraient abuser de votre bonté. Elle travaillera à vos côtés, elle
lira, elle causera, elle chantera pour vous distraire, et les journées
vous paraîtront bien plus courtes.
Mais, monsieur le notaire, la compagne que j'amènerai dans
ce logis isolé, dans cette vraie solitude, sera-t-elle heureuse près
d'nn homme malade et qui n'a plus rien de la bonne humeur de la
jeunesse. Le croyez-vous?
Pourquoi ne serait-elle pas heureuse en accomplissant sa des-
tinée ? La femme est créée pour servir un mari, que ce soit à la ville
ou à la campagne, dans l'opulence ou dans la misère, dans le rire
ou dans les larmes, les devoirs ne changent point et tout est là.
Rappelez-vous nos traditions. C'est du corps même de l'homme que
Dieu tira la femme; le mariage n'est que le rétablissement de Fêta)
primitif. Le célibataire tel que vous souffre, il se sent mal à l'aise,
incomplet, il lui manque une côte et par ce vide pénètrent les soucis.
La femme qui reste fille est plus malheureuse encore, ce n'est pas un
être entier, c'est une fraction, une misérable côte qui se blesse u
toutes les aspérités du monde.
Les raffinements de la civilisation nous ont seuls appris à nous sou-
cier tant du sort de l'épouse, à croire qu'il faut pour son bonheur des
bals, des soirées, des théâtres. Les Orientaux, bien plus près que
nous de la nature, ne partagent point ces folies ils pensent qu'il
suffit à la femme d'être nourrie, vêtue, protégée par son mari. Elle
ne voit jamais d'autre visage masculin que le sien, n'entend jamais
d'autre voix virile. Elle ne sort qu'enveloppée de longs voiles qui la
cachent à tous les yeux. C'est chez elle seulement qu'elle parle, chante
et danse sans se préoccuper des étrangers.
Oh
que cette coutume me semble excellente. Je la voudrais voir
introduire dans nos mœurs, en tant que celles-ci la comportent. La
femme, vêtue dans son intérieur des déshabillés les plus coquets, ne
sortirait qu'en vêtements amples, sans forme et sans grâce, d'un<*
couleur jaune pâle pour les blondes et bleu épais pour les brunes.
Gardant tout son esprit et tout son coeur pour le dépenser au logis, elle
ne répondrait que froidement et d'une manière maussade à toute per-
sonne qui lui adresserait la parole. Remarquez combien de péchés
cela épargnerait à la jeunesse qui prend feu sur un mot, un sourire, une
taille souple, une main bien gantée et qui bâtit en esprit tout un roman
d'espérances coupables. Dans mon système, rien de cela n'est a
craindre femme mariée est, pour le public, synonyme de femme dis-
gracieuse, et pour l'époux seul, tombe ce masque répugnant.
Moi qui vous parte, j'ai mis fin dernièrement à mon veuvage je
me suis uni en secondes noces à une femme jeune, aimable, jolie, et
je lui ai fait partager mes idées. Elle fuit le monde, n'est heureuse
qu'à mes côtés et méprise tout ce qu'on appe)!e les plaisirs de la
société.
Je regardais le notaire pendant qu'il s'exprimait ainsi; je réfléchis-
sais en observant son visage enluminé, sa tête chauve, son ventre
respectable et ses rides nombreuses. Pour me renseigner mieux, je'
lui posai encore quelques questions.
Mais, lui dis-je, le mariage exige, il me semble, bien des
démarches délicates auparavant, bien des petits soins attentifs ensuite
auxquels un homme de mon âge doit être fort peu propre.
C'est ce qui vous trompe. Le mariage ne consiste qu'en la pro-
nonciation d'un oui solennel; n'eussiez-vous jamais vu votre femme
auparavant; dussiez-vous la battre tous les jours ensuite, ses devoirs
n'en sont pas moins tracés elle vous doit fidélité, secours, assistance
et obéissance. Que ne vous devra-t-elle donc pas si vous la traitez
avec égards?
Cependant, Monsieur,.je tiens à vous J'avouer, le curé qui vient
souvent nous voir, m'inquiète; il ne partage pas mes idées sur les
devoirs de la femme, et, à l'en croire, elle a été plutôt créée pour
honorer Dieu que pour le bonhenr personnel de son époux. De sorte
que les obligations religieuses passent avant les fonctions domestiques.
Une messe peut retarder ou brûler mon dîner, un sermon me laisser
seul toute la soirée, une retraite rendre mon intérieur sérieux ft
triste enfin l'avis du confesseur peut parfois faire dédaigner le
mien.
L'arrivée du fermier auquel je proposais un échange de terre, in-
terrompit notre conversation; on discuta longtemps, on ne put
s'entendre; le paysan ne voulut se rendre à aucune de mes propo-
sitions nous nous séparâmes donc sans avoir rien conclu.
tt.

'Quelques mois après cette entrevue, le fermier vint me retrouver;


il avait réfléchi et s'était décidé à accepter mes offres. JI fallut rede-
mander le notaire, qui, pour préparer l'acte d'échange, envoya un
clerc qu'il avait pris nouvellement jeune parisien, très joli de visage,
très gracieux dans la conversation, très avenant dans toute sa per-
sonne.
Lorsque celui-ci eut fini d'arrêter nos conventions, je le retins à
diner pour lui raconter combien je sounrais de mes rhumatismes, de
t'humeur de ma ménagère, des mauvais procédés de mes voisins.
J'ajoutai que le notaire m'avait engagé à me marier pour adoucir ces
maux, mais que je n'avais pu me décider encore à employer ce
remède héroïque.
Ne l'employez jamais, me dit le jeune clerc; la position du
mari est la plus mauvaise qu'on puisse prendre. Elle ressemble à
celle de l'enfant qui, dans un dessert abondamment servi, emporte
nn maigre gâteau pour le manger lui seul en un coin.
Comment l'entendez-vous? interrompis-je d'un ton sévère.
Oh monsieur, répondit-il, n'interprétez pas mes paroles en mau-
vaise part, voici seulement ce que je voulais vous dire La femme a reçu
d'une providence bienveillante mille dons précieux qui profitentà tous.
Le rôle qui lui a été attribue est de parer, d'orner la création, de la
rendre aimable. Vous sortez de chez vous triste, sombre, préoccupé;
vous avez fait de vilains rêves, vous avez reçu de mauvaises nou-
velles vous vous êtes laissé aller à de pénibles réflexions, mais voilà
que sur le boulevard vous apercevez quelque personne qui détourne le
cours de vos pensées, vous occupe et vous charme. Derrière celle-ci
une autre marche, puis une autre encore, et toujours ainsi, de sorte
que votre esprit, enlevé à ses préoccupations, plane maintenant heu-
reux et paisible dans la contemplation de la grâce et du bon gou!.
Mais aussi c'est que chacune de ces Parisiennes en lissant ses che-
veux, en laçant ses brodequins, en gUssant ses doigts sous la peau
délicate d'un gant, s'est rendu compte des fonctions importantes que
le hasard des rencontres allait lui donner à remplir faire passer un
sourire sur les lèvres d'un vieillard, faire éclore quelques vers dans la
tête d'un jeune homme, dissiper l'ennui de celui-ci, distraire celui-là
de ses chagrins, relever le caractère d'un homme d'action, épurer le
goùt d'un artiste, amollir l'austérité d'un penseur. La vue d'un vête-
ment élégant et d'un aimable visage suffisent à cela. J'ai dit fonc-
tions mais en connaissez-vous une seule qui soit plus utile, plus
féconde. J'aimerais mieux, il me semble, vivre dans une société privée
de préfets, de gendarmes et de notaires, que dans un monde auquel'
manqueraient les jolies femmes.
Combien sont donc coupables celles qui négligent ce rôle et ne
cherchent point à plaire, dont la présence n'inspire ni un cri d'admi-
ration, ni un sourire de bonheur, ni un sonnet, ni une pensée joyeuse
C'est de cènes-là qu'on peut dire qu'elles oublient leurs devoirs, car
elles n'ont pas fait le bien qu'elles auraient pu faire. Elles laissent
sans emploi les faveurs de Dieu les plus précieuses la beauté, la
grâce qui tient lieu de la beauté; l'élégance et le bon goût qui sup-
pléent à la grâce, de sorte que chacune a son lot pour plaire; le
dédaigner, c'est faire comme le paysan qui laisse en friche des terres
fécondes et sur lesquelles repose l'espoir des populations. Aussi, j'en
suis persuadé, les malheureuses qui ont négligé le soin de leur pcr-
sonne en ce monde, seront dans l'éternité de l'autre vie condamnées à
porter des brodequins garnis de pointes d'acier, des corsets armés de
lames tranchantes et des jupes de fer rougips au feu.
Maintenant, vous me comprenez, Monsieur l'époux, comme je
vous le disais, peut bien par un oui prononcé à propos, s'assurer
une petite portion toute personnelle dans cette abondance de dons. A
lui la fidélité et l'obéissance, trésors qu'il n'est pas toujours facile de
garder; à nous, ce dont le code ne peut disposer la beauté, la grâce,
le goût. Celui qui marche une lanterne sourde à la main, qui a em-
prisonné la lumière sous la corne ou le verre dépoli, ne peut empêcher
qu'elle n'éclaire son voisin, comme elle l'éclairé lui-même. Les dames
le sentent bien; elles prodiguent d'autant plus les trésors de leur esprit,
qu'elles ont asservi leur corps nulle femme n'est plus aimable que la
femme mariée.
Faites donc votre choix, Monsieur amenez ici, dans cette maison
isolée, une épouse jeune encore vous aurez, en effet, ses soins, ses
cataplasmes et ses sirops, mais ses qualités délicates se perdront
bientôt et pour vous et pour les autres, comme se fane une fleur privée
de lumière. Au contraire, allez à Paris, flânez, contemplez, admirez,
et vous n'aurez plus besoin de cataplasmes ni de sirops, la santé vous
reviendra avec le contentement. On rapporte qu'un ermite avait passé
trente années dans une forêt de sapins, sombre et muette un jour, if
descendit dans la plaine, il vit l'éclat des fleurs, il respira les par-
fums de la campagne, il écouta le chant des oiseaux, puis, il se jeta à
genoux et demanda pardon à Dieu d'avoir vécu si longtemps sans
connaître la beauté de la création. Imitez l'ermite mon cher mon-
sieur, imitez l'ermite.
m.
Le lendemain, j'allai signer l'acte d'échange dans l'étude
à la ville
du notaire. A mon tour, je fus forcé d'accepter le diner que celui-ci
m'offrit cordialement H profita de cette occasion pour me renouveler
ses conseils, il prêchait d'exemple et paraissait le plus heureux des
hommes; it se remettait sur sa femme du soin de son intérieur, sur
son clerc des soucis de l'étude, cultivait ses dahlias et buvait de vieux
vins pour lesquels il avait un grand faible. Le jeune homme, au
contraire, vantait de nouveau le célibat, et par de malignes allusions,
il me signalait les attentions délicates, les coquetteries charmantes,
les aimables prévenances que ~o~'OMC lui prodiguait.
Rentré chez moi, je réfléchis longtemps. Pendant bien des jours,
des semaines, des mois, des années, ces pensées ne me quittèrent
plus. Les raisons du notaire me paraissaient sérieuses, les observa-
tions du clerc ne me semblaient pas dépourvues de vérité, mais je
trouvais que les plaisirs de l'un et le bonheur de l'autre manquaient
de dignité. Je ne sus donc point me décider et je restai fidèle a la
devise du sage: « Dans le doute, abstiens-toi. Malheureusement,
les rhumatismes ne se sont pas abstenus
Albert Dupuis.
LETTRES SUR LA LITTÉRATURE

A M. le directeur de la REVUE DU Mois,


Mon cher ami, vous me chargez de raconter à vos lecteurs les
nouvelles de Paris, et pour vous-même, que l'élaboration de votre
œuvre prospère occupe tout entier, vous me demandez un jugement
en quelques lignes sur les livres nouveaux. «
Et que font les
théâtres? ajoutez-vous. C'est à cette dernière question que je vais
répondre tout d'abord. Le 34 janvier, à deux heures de relevée, on
a joué une belle comédie à l'Académie française. Le titre de la pièce,
le nom des deux célèbres artistes qui y faisaient leurs débuts, dans
des personnages nouveaux, avaient attiré une foule considérable et
impatiente, dont une bonne moitié ne trouva point à se placer, et
voua aux dieux infernaux les quarante immortels. Eh bien malgré
la fureur de ces appelés éconduits, c'est parmi les ~Ms que j'ai
rencontré les plus sérieux mécontents. Qu'importe? M. Guizot est
un grand orateur le P. Lacordaire est justement illustre au même
titre. et j'ai lu, dans un de ses anciens panégyriques, une page
sur l'amour, qui est une des belles choses dont j'aie mémoire. Mais
pourquoi, M. Lacordaire, dont l'estime pour son prédécesseur ne
saurait être mise en doute, a-t-il recouru, pour célébrer M. de Toc-
qu~yiUc, à ce malencontreux solécisme II n'eût pas le temps pour
complice de sa gloire. Sans un stagiaire de mes amis, j'allais admirer
cette audace II est faux, me dit ce Lachaud en herbe, que
M.Lacordaire soitjadis entré au barreau, autrementiln'eûtjamaisdonné
une pareille acception au mot complice. Passons, s'il vous plait.
Cependant, le grand événement dramatique de l'année nouvelle est
toujours la noble satyre de M. Emile Augier. Je n'ai pu voir les
Effrontés qn'à la quinzième représentation j'en ai été dédommagé
par le précieux cadeau, qu'avec une grâce exquise, M. Emile Augier
a bien voulu me faire de son heureux chef-d'œuvre que la librairie
Michel Lévy vient d'éditer en un volume de luxe. Un succès de
bibliothèque est donc également assuré à ces JE~roM~ qui n'ont
point fait sourire tout le monde mais que le parterre applaudit avec
enthousiasme. Vous connaissez ma sympathique admiration pour tu
talent de M. Emile Augier. Seul, de notre temps, au théâtre, il a

Ces haines vigoureuses


Que doit donner le vice.

Son accent est sincère, son verbe franc; et si, pour la plus grande
gloire de ce siècle, le coup de grâce eùt pu être porté aux demoiselles
sans orthographe, que leur concierge tutoie, le Mariage d'Olympe
ce glorieux drame, eût accompli le miracle.
Les meilleures qualités de M. Emile Augier se retrouvent dans
sa nouvelle comédie. It y grèle de l'esprit, a dit un critique la
métaphore n'est point excessive. La marquise d'Aubcrive est toute
belle le marquis du même nom est presque un type nouveau. A
propos des Effrontés, on a murmuré le nom de Beaumarchais. On
pouvait le dire tout haut.
La mort de M. Henry Murger a été un deuil public pour la nation
littéraire. Trois discours, que les journaux vous ont rapportes, ont
été lus sur sa tombe. Dimanche dcrnier.'devant la Société des gens
de lettres réunie en assemblée générale, M. Edouard Fournier a
prononcé uu touchant éloge du défunt; il se termine par un mot
que je regrette de trouver joli en cette funèbre occasion. M. Edouard
Fournier, après avoir signalé dans l'esprit de l'auteur du Pays latin,
la fusion franco-germaine qui distingue son nom ~e~M, nom
français, ~M~gr, rime allemande, la verve parisienne et la mélan-
colie des ballades, finit ainsi Bref, c'est du vin de France, et du
meilleur, dans un verre de Bohême.
Vous savez que M. Michelet vient de publier chez Hachette, un
beau livre, sous ce beau titre <a ~<a'. Si, ce qu'à Dieu plaise,
9
M. Michelet achève son oeuvre et que chacun de ses lecteurs se
transforme en un adepte, ce n'est pas une chandelle, c'est une illu-
mination en règle que les Trois Règnes devront à l'écrivain. Cette
fois M. Michelet se fait le St-Vincent-de-Paule de la baleine le
baron Taylor de l'alose et du hareng. Je ne veux ici qu'annoncer le
livre, nommer l'auteur et louer les transformations sereines de ce
puissant esprit, sans débattre ses utopies, ni contester ses décou-
vertes. M. Emile Montégut, dont la critique lumineuse mérite et
occupe une haute place, a défini d'un mot, avec un extrême bonheur,
la nouvelle manière de M. Michelet, en 'disant que ses derniers
livres sont pleins d'une certaine poésie, qu'on pourrait appeler
/« Poésie de l'étonnement.
Notre cher et illustre philosophe, Jules Simon, signe en ce moment
le bon à tirer d'une nouvelle et importante \ëtude qui va paraitre
bientôt sous ce titre L'oMM~fg.
M. Alfred Darimon, député vient de reprendre à la Presse la
rédaction de la partie économique qu'il traite avec la double autorité
de profondes études et d'une solide vocation.
Je n'ai pas besoin de donner aux lecteurs de notre pays l'analyse
de l'émouvant récit que M. Amédée Achard a fait des MMe~s f~'M~
?M:~<oH~aM'c; le souvenir en est frais encore dans la mémoire de
tous, et néanmoins, beaucoup seront heureux d'apprendre qu'ils
peuvent, grâce a la Bibliothèque des chemins de ter, renouveler les
heures rapides et émues qu'ils ont ducs aux souffrances de Jacques
Uernard. Dans l'art d'orner une action vivante d'une forme scrupu-
leusement littéraire, le nom de M. Amédée Achard brille parmi les
plus recommandables et les plus justement distingués. LoJoMt'?M~cs
~e'~ft~ et la ~~Mc des De~.r-Mam~M en pourraient dire quelque
chose. Ces deux dernières années compteront double a M. Achard;
ses correspondances d'Italie ont été lues avidement par toute l'Europe
et C~'mc/K! Aitbernin est presque un chef-d'ofuvre. Je voudrais
en pouvoir parler plus longuement.
Je voudrais aussi disposer de plus d'espace pour louer comme
elle le mérite la remarquable étude de M. Louis Enault, 7fcnm~c.
EUe est pleine d'émotions poignantes traduites en un style exquis.
Je ne connais pas de roman d'analyse qui soit d'une lecture plus
attachante. J'aime trop M. Ënault et son livre pour essayer, après
lui, de vous raconter Hermine. Je vous prédis seulement que
j~mo Derweins vous fera pleurer et qu'elle a mouillé des yeux de
critique, et je suis, cette fois encore, bien heureux de m'adresser à
un public qui ne croira jamais que mon amitié voie les choses de
trop loin', en prophétisant longue vie à un des plus beaux romans
sortis de la plume délicate, pittoresque et savante de M. Louis
Enault. Cependant le dénoûment de cette histoire presque tout intime
et a trois personnages de gens du monde, pleins de réserve, est
d'un dramatique imprévu et tout puissant. Un peu de terreur s'y mêle
à beaucoup de pitié. Lisez Hermine, cela tous consolera de f~M~y.
M. Paulin Niboyet, nommé tout récemment vice-consul de France
à Algésiras, nous a laissé, avant de nous quitter, le ~om~M d'une
Actrice, édité chez M. Dentu. Ce livre mérite plus qu'une simple
mention, aussi nous y reviendrons très prochainement. J'en dis
autant pour la Mer de Nice, de M. Th. de Banville. Sous ce titre,
le charmant poète vient de publier, en un volume à la librairie
Poulet-Malassis les lettres qui ont paru l'an dernier dans le ~foM-
~Mf. A la même librairie, on annonce la deuxième édition d'Emeraude,
par M. A!ex. Weill.
Un mot encore sur les théâtres. Il s'agit de la revue des
Variétés l'aimable Gaietéde nos Pères et le vif esprit des boulevards
y sont représentés par un je ne sais quoi, qui n'a de nom dans aucun
dictionnaire! La langue qu'on y parle échappe à la traduction. La
verve tout artistique de M"° Aiphonsiue elle-môme ne résiste pas à
ce milieu déteterc; et, grave reproche, je n'ai vu nulle part ces belles
épaules dont on avait parié.
Paris, d5 février 186t. Louis Dépret.
PO ÉS IE
DEUX SONNETS.

I.
Dans un pauvre hameau, diocèse d'Arras,
Pauvre, comme il en est bien peu, même en Calabre,
Au fond d'une masure, habitacle des rats,
Dont le toit se pourrit et le seuil se délabre
Sur une sangle, avec quelques chiffons pour draps,
Près d'un suif ruisselant au fer d'un candélabre
Un évangile ouvert entre ses maigres bras,
Les nuits, veille un vivant squelette. Ha nom Labre.

Et du soleil levé jusqu'au soleil couchant,


De cabane en cabane, il court, en se cachant,
l'orter le pain de vie et l'espoir salutaire
Et les femmes, le soir, filant ensemble au four,
Disent « Si celui-là n'est pas fait saint, un jour,
II n'est pas de justice au ciel plus que sur terre t

)'.
Devant une pagode, en l'an seize cent-onze,
Des soldats portugais, buvant, jurant, grondant,
Troublaient de leurs clameurs les saints rites. Le Bonze
Sortit, et leur cria « Sauvages d'Occident
Arrière cœurs plus durs que vos canons de bronze,
Qui blasphémez Bouda, visage plus ardent
Que le front du soleil )) – Le major don Alonze
Hepondit « Mes soldats ont grand tort. Cependant,
Leur acte impie est fils d'une sainte pensée
lis font brutalement une chose sensée,
Car Bouda, c'est le Temps Jésus, l'Eternité ? »
Le bonze alors <t Ton Dieu peut remplacer le nôtre,
Mais lui-même, à son tour, fuira devant un autre;
Hespecte-donc, afin d'être aussi respecté. »
Emile Deschamps.
BI BLIOGRAPHIE

LES HIRONDELLES )')


Poésies allemandes de Louis WIHL. traduites en français, avec un essai
sur la Littérature juive, par Pierre MERCIER.

Railleurs ignorants, sceptiques intéressés ont beau dire et beau faire,


chaque jour les frontières s'en vont. Œuvres de guerre, œuvres de
paix semblent devenir synonymes. Un souffle unique, une idéemcre,
la fraternité universelle, anime aujourd'hui tous les efforts de l'art et
de la pensée. Les nationalités se lèvent et s'entr'aident en ce siècle
de critique lumineuse et d'action réparatrice, les langues, les croyances
diverses, jeunes ou vieilles, se cherchent et se comprennent, les verbes
humains se confondent. La France entre autres peuples privitégiés,
la France où concourrent et s'expliquent tous les ouvriers de la Babel
terrestre, va s'enrichissant de plus en plus et se complétant de toutes
les inspirations sublunaires; et si l'heure présente enfante peu de
créateurs, du moins elle abonde en esprits nets et studieux, habiles
interprètes des créations étrangères. Rien de mieux, car, comme autre-
fois, sans doute, jaillira de l'étude patiente, un art nouveau, une renais-
sance féconde.
Or donc, voici venir aujourd'hui, traduit clairement et clairement
commenté par M. Pierre Mercier, ancien élève de l'Ecole normale, un
livre fort curieux dans son thème et dans sa foi H~BstœsfMc&B se/MpaMcx.
Les /tM'OM<<fMM qui volent de l'occident <'OrMM<.
Ce livre, un recueil de poésies rapides et brittantes, a pour nous
double originalité. Il fut pensé en hébreu, écrit en allemand. L'auteur,
Louis Wihl, naquit, comme nous l'apprend le traducteur dans sa
remarquable introduction sur la littérature juive, dans cette Prusse qui
nous donna Heine et nous prêta Humboldt. Son pays natal est l'Alle-
magne; sa patrie, cette de ses aïeux et celle de son génie, est l'Orient.
Petit-Mis~ des prophètes de l'ancien Testament, il appartient à cette race
d'exilés cosmopolites que le clément Titus dispersa, en uujour de
plaisante humeur aux quatre coins du monde. En France, sur cette
terre bénie de l'indifférence religieuse, les juifs sont Français dans
cette douce et transcendantale Allemagne oùle plus pensif moyen agea la
vie dure, et dans bien d'autres pays, du reste, à peine ont-ils la
permission d'être juifs. Aussi, là, plus qu'aitteMrs,unis enJchovah,
retranchés dans le Saint des Saints, font-ils nation dans la nation,

(1) Paris, librairie cachette. f86Q,


l'Allemagne, parmi ses innombrables écoles philosophiques, compte une
école juive où brille Kompert, le romancier autrichien des juifs de la
Bohême, à laquelle se rattachent en France Alexandre Weill et Daniel
Stauben, et dont Ludwig Wihl en sa qualité de poète lyrique est le
chef réel, sinon élu.
Elève du rabbin Jehuda Leeh Caribourg, élève du collége protestant
de Frédéric-Guillaume, étudiant des Universités de Bonn et Munich,
disciple de Freitay et Lassen, de Schlegel et Niebuhr, Schelling,
Goerris, Schubert, pMoM~ta!(<oc~r, adepte de la Jeune-Allemagne,
érudit et philologue comme tous les poètes de la Germanie, protégé d'un
comte archevêque, maître de pension juive, subventionné par un ban-
quier chrétien, collaborateur du PMMa? et du Télégraphe, juif errant
s'il en fut, Ludwig Wihl, vagabonda, sa vie durant, d'amitiés en amitiés,
de Schelling en Humboldt, de Gutzkow en Varnhagen d'Ense, de per-
sécutions en persécutions, de villes en villes, Francfort, Hambourg, de
pays en pays, l'Allemagne, la Hollande, l'Angleterre, la France. Au
temps des débuts parisiens de Heine, il traversala France et fut présenté
à ce que l'on nomme vulgairement les princes de la critique. Jeune
encore, il allait prendre racine dans notre sol, quand Gutzkow l'appela
au Télégraphe, et, moins avisé que l'auteur des Ileisebilder qui, de
Paris, étOnnaiL l'Allemagne, il courut se jeter au-devant d'un succès
douteux et de tribulations certaines. Puis éclata 48, cette révolution
manquée qui promit beaucoup de bien aux peuples et fit beaucoup de
mal aux poètes. En plein tapage se hasardèrent les Hirondelles, trop
-pressées, et l'Allemagne, tout assourdie de fusillades et de tocsins,
n'eut guère le loisir d'écouter les oiseaux du printemps. « L'éditeur,
raconte M. Mercier, obligé de fuir, pour motifs politiques, se sauva en
Amérique où il mourut sans avoir répandu le livre, sans avoir donné à
l'auteur le prix stipulé, et les poésies à peine nées se trouvèrent perdues
dans le chaos où tout se confondit alors. » Et notre poète lui-même de
détaler vite, car, en ce temps-là, un article entaché de franchise ou de
vivacité dans le journal politiquedePaderborn valait un an de forteresse.
Où vont s'abattre les .HtfOMtMcs ? en France, dans cette France
autrefois quittée à regret, où les fils d'Israël sont concitoyens toujours,
banquiers souvent, ministres ou grands hommes. « Donc, poursuit le
traducteur, il est en France depuis ce temps, exerçant en paix les
fonctions de professeur d'Allemand, tranquille comme un homme qui a
fait entendre une parole de bonne foi au milieu des déclamations de
l'école et de la tribune. » En 185), le chargé d'Allemagne de la Revue
de la rue Saint-Benoît, M. René Taillandier, dénonça le chantre
d'Israël; en octobre 58, Wihl entra dans la littérature française par
une étude « sur les phases diverses de la philosophie allemande » qui
fit époque dans le monde des Revues. (Revue contemporaine, 15 octobre
1858). Ecoutez aujourd'hui chanter ses Hirondelles, et demain, m'a-t-on
dit, vous lirez dans une Revue jeune et cosmopolite un brillant travail
du poète sur la philosophie allemande de Kant à nos jours.
Dans la philosophie de Wihl se retrouve nettement dessinée sa double
origine. Il pense avec Kant, il adore avec Moïse, et l'on pourrait presque
dire que sa philosophie n'est autre que celle du raisonneur de Kœnigs-
berg, usurpée et révisée par le devin du Sinaï. Ludwig Wihl, le juif
persécute, se cramponne a Jéhovah s'absorbe en Jéhovah. < Kant,
s'écrie-t-il dans son travail de la Revue contemporaine, Kant, le roi des
penseurs modernes, n'a pu définir Dieu que par des contrastes JMoMe
a mesuré D~K<tMc <<M, Jéhovah est celui qui fut, qui est et qui sera.
Otez un iota à cette définition, et votre erreur deviendra l'abîme de
l'univers. En abdiquant Moïse, vous abdiquez Dieu. » En ces quelques
lignes se dévoile le génie essentiellement religieux de Wihl. Or, nous
déclarons humblement ne point fréquenter les mythologies en général,
ni en particulier Jéhovah, le dieu du désert, terrible et jaloux; et si
jamais quelque divinité nous a séduit, c'est a coup sûr ce Dieu-nature
ou Dieu monde, légèrement plaisanté par M. Mercier qui ne l'a guère
rencontré, je pense, dans le sanctuaire de l'Ecole normale. Mais en
poésie, nous admettons tous les dieux. Avec les Hirondelles, envolons-
nous donc au pied du trône de Jéhovah.
Cet Orient, avons-nous dit, ce vieux monde étrange, est la vraie patrie
de Wihl. Bien des poètes, en effet, et bien des voyageurs avant lui,
Chàteaubriand, avec sa lyre mé)ancoliense, Gœthe, avec sa science
infinie de l'art, Hugo, avec son imagination puissante, Lamartine,
Gérard, Gautier, l'ont merveilleusement célébré. Nul ne t'a mieux vu,
nul ne l'a dépeint avec plus de vérité naïve et de couleur splendide
que Wihl qui y a élu séjour dans les rêves de son amour incessant;
nous allions presque dire dans les souvenirs vivants d'une existence
antérieure
Hirom!e))fi', vous qui, dans le temps des gtaces et des neiges
Visitez l'Orient, le pays au doux soie!
Ah! quand vous serez près de Jérusatem,
Portez-lui mon sélam et tes meilleurs YmM de mon Cffur~
Et tout d'abord, le poète nous raconte saeoMftOM. Un jour que,
transporté en songe « dans l'Orient doré il avait vu un auge pleurer
« sur les vieux murs du temple il voulut saisir l'épée pour vaincre
la troupe de ses ennemis », mais l'ange
c'est avec cene-ci
Q)i')) faut affranchir tes frères dans ta patrie.
Et il me ptaca au Heu du glaive de la vengeance
La harpe de David dans la main.
A part quelques moments de doute ou d'indignation, le poète ne
faillira point à la mission de paix.
Guidé par l'ange, il remonte vers les Temps potnarcaMa*. Il erre
avec Hagar et son enfant dans les déserts de l'Arabie; il cétebre l'hymé-
née de Boas « le riche cultivateur » avec Ruth la servante, et leur riche
lignée; il salue tendrement ses frères captifs à Babylone, SMpef flumina
Ba&~OMM il lance sur &M~<MMjt)(!!e les foudres de Jehovah; il s'incline
avec respect devant Jérémie qu'Israël méconnut « sous ses haillons de
mendiant. »
Comme un cerf baietant après la fontaine
Qui a pris sa source au mont Sinaï,
il s'élance vers Jérusalem, Jérusalem qui est à h<t, Jérusalem la fière,
Feuille maintenant dessecMe sur l'arbre du monde,
Jérusatem, ou certains esprits, aussi humoristes que prévoyants.
veulent coucher la papauté dans le sépulcre du Christ. Il s'émeut, il
pleure, il s'inspire, il s'exalte, il module avec la harpe de David de ma-
gnifiques variations sur le Schir Haschirim, le cantique des cantiques.
Sans trêve ni repos, il te chante, ô Jérusalem Je ne sais rien, pour ma
part, de plus entraînant que cette poésie où le nom de Jérusalem retentit
à la fin de chaque couple de vers comme un long cri d'amour ou un
interminable sanglot.
Est venu le moyen âge, l'heure sombre et douloureuse des juifs, la
captivité seconde de Babylone. Ils portent la casaque jaune, une chaîne
les enserre comme des bêtes immondes, dans leurs ghettos puants.
Chacun en passant les assomme avec la croix du Christ. Gardien de la
cité dolente, le rabbin pleure
Jamais tu ne remueras tes morts,
Cesse donc de pleurer.
Mais lui, <t c'est pour les frères qui vivent encore que mon œil est
sombre et humide. f Jehuda à la longue barbe blanche, Je/MK~a Halevi,
le rabbin, le sage, amasse lentement un pécule, puis il s'achemine en
faisant des miracles vers Jérusalem, Embrasé d'amour, il s'agenouille
sur les ruines du temple, quand tout d'un coup le sabre tranchant d'un
musulman lui tranche la tête.
Le sMgjaitht, il jaillit à Bots clairs
Ah c'est qu'en ces temps durs, chrétiens et musulmans, riches et
gueux, manants et puissants, tous exercent à l'envi sur le juif courbé
leur rage idiote. Souffre douleur de la fanatique humanité, tu n'as qu'un
ami,
Z'amt, sacbe-le bien, c'est toit argent.
Enfin, le M<M/<M! âge se résume en une ~e~t'c
Sans terre et sans tronf,
Nous errons depuis deux mille ans,
Bien loin du Libanon,
Dans la seuffratice et dans le danger.

Etoile de Juda, pourquoi tardes-tu si longtemps?


Mais patience Voici venir les Temps modernes. Avec tant d'autres,
l'étoile de Juda se lèvera peut-être. Le poète lutte encore parfois, il
voudrait <( au fond des entrailles de la terre allumer cet enfer dont il
doute et qu'on ne voit jamais. » Il voudrait de la nature faire un chaos,
et sur les ruines, à ses côtés asseoir la mort. Mais il voit naître le
soleil et dorer en riant la plaine. L'arbre verdit, la fleur s'ouvre, deux
bouches se cherchent, amoureuses, l'histoire s'illumine, un poète
chante
Des ro es sont partout Loin de moi tes tombeaux!
Parfois, comme dans B<M<n!~ et mot d'ordre, cette pièce, que le tra-
ducteur nomme la M(M'~t~ai~ des juifs, Wihl appelle à la guerre sainte
ses frères qui gémissent encore en tant de lieux divers, mais il se
ravise,
ravise, car
Ce n'est pas la carmagnoie
Qui doit nous guider a la wtoire.
Dieu et Humanité) C'est le mot d'ordre
Pour la guerre d'affranchissement des peuples.
faut briser les ehatnes
11
Qun la haine a forgées.
Iffallelcial
Et voHà le juif réconcilié avec les nations. Le bouc émissaire de l'huma-
nité s'est transfiguré. Plus de martyrs et plus de bourreaux. Plus de
juges et plus de criminels. Je ne vois ta que des frères en tète desquels
marche le frère aîné, celui qui a le mieux compris la parole du père.
Et le poète maudit la vieille prière toute de haine qui resonne encore
dans les synagogues.
« Laissez-le, s'écrie-t-i), laissez-le, cet écho perdu, ce souvenir des
sombres années. Chantez une nouvelle prière et portez l'ancienne au
tombeau. » Or, si les rabbins veulent nous croire, ils n'ont qu'à insti-
tuer dans leurs synagogues la Prière du soir et la Prière ~M !M<Mt, de
Ludwig WiM. Rien n'est plus grandiose. Entre ces deux génies, JM~M-
~e«as, la Grèce et la Judée, Wihl hésiterait presque. Il aime la Grèce
« si riche en aventures», mais il s'incline « devant toi, Jéhovah, conser-
vateur du monde)), il veut t'adorer seul, ô Jéhovah! et, monothéiste
convaincu, « il te chante avec la Judée un mittier de psaumes. »
Enfin, une fable touchante, merveilleux symbole, termine les N<fOM-
delles. ~l~aM~r, que nous nommons le Juif-Errant, et que FADemagne,
avec plus de raison, appelle Der eM. Jt4de, le juif qui ne peut mourir,
marche, marche toujours, réprouvé par tous, par tous conspué.
Cependant, « il écoute a la porte, de l'assemblée des peuples », tout
d'un coup « une parole éclate à haute voix », c'est celle de la France
Tous les hommes sont égaux
ClAhM~ef soit dëh'rë
De son éternel mal et de son eterndte douleur.
De joie, il s'affaisse, Mais Dieu le réveille, son bâton reverdit. Faust,
qu'il rencontre, Faust, cet autre martyr à qui il vendit ses habits de
docteur, Faust et Ahasver, tous deux émancipés, travaillent ensembteàà
construire l'édince de l'humanité.
Avec amour, attirons chacun
Sur notre cmar tomme un frère,
Et Ahasver, transfiguré, affronte désormais « le jour et la liberté ~), car
il est lui-même un fils des Temps modernes.
Depuis Heine, avouons-le, l'Allemagne ne nous avait envoyé pareil
homme; depuis longtemps nous n'avions entendu vibrer une tellf
poésie, si fraîche et si neuve, si puissante et si riche Le poète, a l'heure
présente, ne foisonne point en France; il n'y a point chez nous, et pour
cause, de littérature juiye, et Jéhovah se perdait dans la nuit des temps
bibliques. La France accueillera donc son nouveau fils adoptif.
Il nous resterait sans doute à dire bien des choses, mais M. Mercier
s'est d'avance chargé de tout dire. Rien n'est mieux écrit, rien n'est
plus savant et plus complet que son aperçu sur la vie et les œuvres de
Wihl et son Essai sur les mœurs, les traditions et la littérature juives.
Sa traduction est une excellente aubaine pour le poète qui y retrouve
comme une seconde création. M. Mercier a fait preuve d'une intelli-
gence une et avancée. Aussi espérons-nous, après l'avoir rangé au
nombre des esprits nets et studieux dont nous parlions plus haut, le
retrouver bientôt au nombre des esprits créateurs.
Mario Proth.
CAUSERIE THÉATRALE

Vous vous souvenez de maître Jacques, qui, tour à tour cuisinier


et cocher, changeait d'état en changeant d'habit. Eh bien! -vous
l'avez déjà remarqué peut-être, et je me l'avoue à moi-même pour la
première fois, je joue un peu son rôle. Après avoir tenu te fouet du
critique, je suis forcé de vous présenter une causerie cuite à point.
Aujourd'hui pour me servir d'un mot consacré dans les coulisses,
je double mon collaborateur chargé spécialement de la scène lilloise,
et, selon la coutume, je réclame l'indulgence du public.
J'aurais pu supprimer cette causerie ou la remplacer par quelques
extraits de nos bons auteurs, et les lecteurs y auraient gagné, mais
j'ai compté sur l'applaudissement banal qu'on accorde toujours à
l'acteur qui fait preuve de bonne volonté.
Quelques jours avant la mort de Murger, on jouait à Lille l'une de
ses dernières œuvres, Serment d'Horace. La franche gaité qui
anime cette comédie fait un étrange contraste avec les regrets una-
nimes qu'a emportés l'auteur de la Vie de Bohême. Les esprits bien
trempés peuvent seuls opposer le rire sain de la santé morale aux
langueurs de la maladie, et Murger composant un Palais-Royal, la
veille de sa mort, rappelle Molière expirant dans le fauteuil du
Malade imaginaire. M. Sardou, quoique bien portant, Dieu merci!
possède aussi le don du rire; il nous l'a bien prouvé dans les Pattes
de Mouche, que nous avons applaudies comme tout le monde. Les
Femmes fortes, qui sont venues après sur notre scène, sont loin de
posséder les mêmes qualités Il y a ici abus de confiance, et l'on devait
s'attendre à toute autre chose. La femme forte n'est pas précisément
celle qui porte un paletot et va à la chasse. Si M. Sardou nous avait
montré une femme supérieure à son sexe par son intelligence pra-
tique, le parallèle qu'il a ménagé avec la femme ordinaire eût été plus
j
tt)
piquant. M. Sardou n'a vu que la caricature de la femme forte; il
est passé à coté d'une comédie, il a cru la saisir, et il n'a tenu dans
ses bras qu'une ombre de comédie son sujet est à refaire. J'aime
mieux les Gueux de Béranger. Voilà un vrai mélodrame It n'est
pas riche d'invention ni de style, mais il laisse dans l'esprit des
spectateurs une notion de la justice et du devoir qui mérite d'être
applaudie.
Je me suis souvent demandé, en lisant nos annales judiciaires,
pourquoi les acteurs paraissaient si rarement sur la sellette de la
police correctionnelle, et sur le banc de la cour d'assises? Pourquoi,
aussi, plusieurs étaient dignes du prix Monthyon? Quoique la prison
soit en carton et le cachot en toiles peintes, je crois que le spectacle
du crime, invariablement puni au cinquième acte en même temps
que la vertu est récompensée, entre pour quelque chose dans la mo-
ralité du comédien. Croyez-vous que le jeune amoureux qui, pendant
trente ans, s'est dévoué, sur les planches, à l'honneur et à la vertu
'ne soit pas dans le monde un homme dévoué à l'honneur et à la vertu?
Croyez-vous que le traître qui, toute sa vie, s'est vu conspué, et,
malgré ses ruses puni, s'exposera dans la vie privée aux mêmes
infortunes? Non. Et si les mélodrames méprisés des dilettanti
laissent une trace si profonde dans l'esprit des comédiens, vous
accorderez qu'ils font une certaine impression sur les masses qui les
écoutent avec respect. C'est pourquoi je vois avec plaisir ces
drames du lundi, qui sont des instructions pour le peuple.
Si les drames attirent le public populaire, il ne faut rien moins
que la belle musique et les interprètes d'élite pour attirer au théâtre
la belle compagnie. Grâce à d'intelligents efforts, notre directeur a su
vaincre l'indifférence du public. Nous lui en savons un gré infini, car
rien n'est triste comme une salle vide et rien n'est beau comme une salle
pleine. Rien n'est intéressant comme devoir l'acteur se surpasser devant
une foule qui se laisse gagner par l'enthousiasme c'est ce que nous
avons vu aux représentations de Norma et de Fanchonnette, lorsque
M" Hilaire et Mme Miolan chantaient. Grâce à ces interprètes, tout
le monde a compris la musique de Bellini simple et pure comme la
poésie de Racine, et les flons-flons de M. Clapisson, spirituels et
légers comme les chansons de Désaugiers. Il y a des talents qu'il
n'est pas permis de discuter, qu'il faut applaudir le talent de Mme
Miolan est de ceux-là.
Les soirées que nous devons à l'artiste parisienne sont rares en
province. Pourtant, sans le secours d'une pareille interprète, nous
avons vu nn semblable succès obtenu par l'opéra de M. Lavainne.
Pourquoi ~V~M~a-t-eIle disparu de l'affiche? Pourquoi, nouveau
Thésée, le directeur a-t-il abandonné, alors qu'elle était encore dans
toute la force de sa jeunesse, cette nouvelle Ariane? Est-ce que le
public avait accueilli avec mauvaise humeur cette tentative de décen-
tralisation ? Voilà des questions qui nous sont posées et auxquelles
nous avons déjà répondu en partie, lorsque d'accord avec la presse
locale nons avons proclamé la réussite complète de l'oeuvre de MM.
Dupont et Lavainne. Nous ne savons à quoi attribuer l'abandon de
~VerM~t; nous aimons à croire qu'il tient à des causes purement ac-
cidentelles et surtout passagères nous espérons qu'il nous sera per-
mis d'applaudir encore plus d'une fois l'opéra de nos deux conci-
toyens.
C'est à propos de Nérida que la Revue du mois a demandé la
création d'un concours annuel devant encourager les artistes lillois,
en distribuant des récompenses aux meilleures pièces jouées pour
la première fois sur notre scène. Ce projet, si simple, ne parait pas
avoir excité l'attention de nos édiles. Une complète indifférence semble
avoir accueilli également la demande que nous avons faite d'une
subvention pour le théâtre. On s'est contenté de répondre que les
finances de la ville étaient obérées par la création de nouvelles
écoles. Cette indifférence vis-à-vis les intérêts bien entendus d'une
grande ville a lieu de nous étonner; croit-on que le théâtre n'est
qu'un lieu de plaisir où les gens du bel air viennent digérer en
musique? Ignore-t-on qu'il est avant tout une école de probité,
d'honneur, de devoirs? Messieurs les hommes graves, un peu
moins d'arithmétique, s'il vous plaît; un peu moins de grammaire; un
peu moins de catéchisme, et plus de morale! G. L.
CAUSERIE LILLOISE

Le carnaval, à Lille, a une allure particulière on ne voit passer


dans les rues ni le bœuf gras, ni les sacrificateurs druidiques de
Paris, mais, en revanche, on entend des chansons composées en
patois pour la circonstance. Le dimanche et le Mardi-Gras, les
diverses sociétés chantantes,, qui sont si nombreuses parmi nos
populations ouvrières', abandonnent les cabarets, témoins ordinaires
de leurs ébats, pour descendre bravement dans la rue, au son du
tambour, affublées de costumes de fantaisie et ayant sur le visage
le masque traditionnel empreint de bonhomie et d'étonnement. Ces
sociétés se nomment: les Amis-Réunis, le Départ de la Chasse
les Risquons-Tout, le .B<ëH-5MMS~~ Liberté, les ~/am<S de
Lille, les Bons-Enfants, le Tonneau ~o<t~, etc., etc. Non con-
tents de chanter leurs chansons à tous les carrefours, ces masques
en goguette les vendent au profit de leur société respective, au prix
minime de cinq centimes, et, depuis un temps immémorial, le bour-
geois de Lille en'fait collection.
Le principal mérite de ces productions est d'exprimerd'une façon
naïve les sentiments de nos ouvriers; à ce point de vue, elles me-
ritent une certaine attention. Dans la chanson de M. C. Decottignies,
par exemple, nous trouvons t'~Rs~O!~ ~M~ /tHo<s.Nous voyons que:
A l'âge ou t's aut' garchons, A dije-huit ans A peine,
Chez les frère' à barbette, Y' busic à s' marier
Apprenn'nt incor' leu' t'pons,
Et l'auteur ajoute
Ch'est p'tit pourtant t* semaine (bis)
D'un ouveurier filtier.
Ce qu'il y a de singulier, c'est la philosophie qui, à l'insu du
chansonnier peut-être, est la moralité de toutes ces chansons popu-
laires. Citons pour preuve le dernier couplet de cette chanson
Avé l's aut' commarates S'il attrape vieUesse,
Y' s' met, quoiqu' bien portant, L'Mpita' tout intier,
D'eun' société d' malates Vient remplacher F richesse,
Pour H ch'est important, De l'ouverier fittier.
Cette philosophie, mêlée d'ironie douce et de renoncement, se
retrouve encore dans le dernier couplet de la chanson MOM~M~ de
M. Louis Dubois. Après avoir parlé des enfants qui sont pour leurs
parents un objet d'embarras, en les empêchant de se loger- à bon
compte, il ajoute
Puisque les infants qui gênne' Nous s'in irons su' Rivache,
Dins Lille à ch't' heur' partout, Les conduire à l'hôpita'
Faut nous dir' sans s'faire de l' peine, Fait à fait qu'i arons l'âge,
Nous Fs abandonn'rons teurtout Nous in frons des bons soldats.
Nous avons cru reconnaître la facture de M. Desrousseaux dans
la chanson intitulée le marquis d'bielle humeur, chantée pa~ les
bons vivants de ~6~-tS'MMM. Le Cabaret <~M P'<<<3M!m~!M~
n'aurait-il pas la même origine? Cette dernière chanson a été com-
posée lors de t'inauguration d'un cabaret ouvert le Mardi-Gras, rue
des Étaques, sous l'invocation du P'QMtM~MtM. Tout le monde ici
et même ailleurs se rappelle cet air et ces paroles qui ont conquis
tant de popularité, mais ce qu'il y a d'assez curieux, c'est l'enseigne
peinte du susdit cabaret, qui représente un berceau, et très bien, ma
foi! Cette enseigne d'un nouveau genre est des plus morales elle
rappellera au buveur qui entre qu'il ne doit pas s'attarder et que si
son gosier est altéré par la fatigue, des petites bouches sont ouvertes
ailleurs qui ont faim et soif aussi. Nous avons regretté de ne pas
trouver de chansons de. Du Bue (Debuire).
Après l'avoir suivi dans la rue, suivons le carnaval au théâtre;
nous le trouverons là moins spirituel peut-être, quoique le champagne
y remplace la bière. Paris a fourni cette année un renfort à nos dan-
seuses indigènes;i
Quand de tous côtés on embauche,,
Pour le plus grand profit de l'art;
Mademoiselle Rigolboche.
Le théâtre de Lille n'est pas resté en arrière, et, des sept théâtres
de province qui appelaient la 'célèbre sauteuse, il fut le plus, heu-
reux. Mademoiselle Rigolboche a fait une entrée triomphale dans le
bat masqué du dimanche 3 février, à
une heure du matin à deux
heures le public idolâtre la portait en triomphe. Elle était accom-
pagnée d'une jeune personne forte-en-gueule, qui possédait à ravir
un genre d'éloquence qui serait déplacé dans une chaire de rhéto-
rique. Nous n'avons pas le plaisir de connaître ces dames, nous
n'avons pas cru devoir lire leurs mémoires, ni nous initier à cette
littérature. Ne les jugeons qu'au point de vue plastique. La danse de
M'~ Rigolboche, on chercherait vainement à se dissimuler, est le
cancan. Par certains mouvements de hanche, elle se rapproche un
peu de la danse des femmes de la Guinée; mais par certains gestes
de la tête et des bras, elle rappelle la danse des Pallaques grecques.

Desinit in piscem mutier formosa superne.

Nous, n'imiterons pas les chroniqueurs parisiens qui, au moyen


d'X et d'étoiles, soulèvent les rideaux et les portières des bals pri-
vés et en racontentles incidents plus ou moins apocryphes; quelques-
unes des dernières réceptions du carnaval nous fourniraient pourtant
ample matière à des descriptions grâcieuses et piquantes; disons
seulement que le dernier bal à: la Prélecture a eu, comme les autres,
ce cachet de bon ton et de courtoisie de bon aloi que savent
leur donner Mme Vallon et M. le préfet. Le public lillois est moins
sensible, il faut bien le dire au mode de réception plus parisien
peut-être employé dans les salons de la maréchale, duchesse de
Magenta.
Le Musée des tableaux va~se rouvrir prochainement; tant mieux!
beaucoup de personnes attendent ce moment pour juger les amélio-
rations dues à l'intelligent directeur, pour. contempler les nouvelles
acquisitions, le nouveau classement, le nouveau personnel et le nouvel
uniforme; personne ne regrettera, nous le jurerions, les brutaux et
disgracieux gardes-de-nuit jusqu'à présent chargés de ce service
si en dehors de leur spécialité. On parle même d'une attention déli-
cate que l'administration municipale serait sur le point d'avoir envers
le public elle gratinerait le Musée d'un divan double dossier; la
seule objection faite à cette heureuse idée serait l'embarras de cir-
calation les jours de foule; mais cette objection tombe d'eMe-meme,
si l'on s'arrange de manière à enlever aubesoin les bienheureux divans.
Ce mois-ci encore, notre Musée a fait un héritage, M. d'Herbais
lui a laissé par testament sa collection de tableaux s'élevant à
une dizaine de toiles à part une ou deux médiocres, ces toiles sont
bonnes. Nous pouvons citer un très remarquable TsM~K de fleurs,
tes Trois grâces, attribuées à Rubens, et un &Ms<w digne de figurer
a côté des œuvres de ce maître, déjà si bien représenté à Lille.
Ne sortons pas du Musée sans dire combien nous avons été heu-
reux d'apprendre que le refus opposé à l'offre faite par M. A. Gauthier,
de son tableau des Folles de la Salpétrière, loin d'avoir eu un
caractère officiel, n'a été que le résultat d'un malentendu. Au
moment où nous venions nous plaindre de cet étrange refus, le
directeur du Musée demandait une oeuvre à notre compatriote.
M. Amand Gautier doit prochainement nous envoyer pour quelques
jours, une de ses dernières toiles, c'est un portrait en pied, à ce
qu'on nous a dit, d'une vérité et d'une vigueur remarquables.
M. Wacquez, dont on a gardé un si bon souvenir, vient d'obtenir
une commande importante de l'Empereur, Nous aurons bientôt occa-
sion de parler de cette œuvre.
Nous avons vu chez M. L. Schoutteten un paysage intitulé ~*me
sur l'Arbonoise, qui a de sérieuses qualités de couleur et de com-
position elle nous a surtout semblé rendre exactement la nature de
nos pays.
Signalons en passant l'heureuse idée qu'a eue l'un de nos pho-
tographes, M. Benoît, de dagnerréotyppr tout ce qui va disparaître
du vieux Lille nous avons admiré chez lui une charmante vue de
'ta digue (procédé steréoscopique). M. Benoît est aussi en rapport
direct avec la Great ~Ao~rc~/Mca~ c~~McA-~m~c~M compagnie.
On sait que cette Société a centralisé la reproduction par la photo-
graphie de tous les paysages et monuments remarquables de la planète.
Elle possède plusieurs millions de clichés catalogués géographique-
ment, et elle nous envoie, au plus juste prix, huit jours après la
demande, l'Illyrie ou la Bretagne, la Savoie ou l'Irlande, Botany-Bay
ou Constantinople. Nous avons contemplé chez M. Benoit d'adorables
chinoiseries photographiques.
Qu'il nous soit permis de dire, en finissant, quelques mots d
nos propres affaires
Lorsque nous sommes allés nous plaindre à notre imprimeur d(
quelques fautes typographiques laissées par mégarde au moment c
tirage nous avons été désarmés par la réponse qu'il nous a fai
de la meilleure foi du monde « Ne craignez rien,
j'ai la liste (
vos abonnés; ce sont des hommes d'esprit..1,
Dieu nous garde de contredire notre imprimeur, mais il n'av:
pas parlé des femmes. Daignez nous suivre dans l'un des salons 1,
plus littéraires de notre ville; saluez ce. cercle de dames charmante
puis prenez part à la conversation. En sortant, vous plaindrez
sort des rédacteurs de la Revue du mois; rien n'est pénible comm
d'être déchiré par de jolis ongles rosés Et la cause de cette info
tune, c'est le temps qui manque pour corriger les épreuves
Si nous étions encore au temps des premiers typographes de
Renaissance, nous mettrions à notre porte les livraisons ainsi qu'
le faisaient, et le passant recevrait notre modeste Revue chaque f(
qu'il y découvrirait une faute. Nous ne suivrons pas leur exempt
car de petites erreurs pourraient être assez nombreuses pour exig
un tirage spécial destiné aux correcteurs anonymes.
Cependant, si l'aimable personne qui a pris la peine de relever n
erreurs, voulait nous communiquer ses corrections, et rendre ai]
notre tâche plus facile en nous préparant i'~t's<MHt que nous nous pt
posons d'ajouter à notre volume, nous lui servirions volontiers un abe
nement d'honnenr.
Plaisanterie à part, nous faisons appel, une fois pour toutes, a l'i
dulgence et à l'intelligence de nos lecteurs. Sans être professeur
langues, nous prétendons, comme le terrible commandant du Ft~c
de P<'mc/M)M, respecter en fils la langue de Racine et de Vottai

Il. H.

Géry Legrand.
~T~
MIROIR
––
DE VENISE

L~
= r,=-
~1~~
1
NOUVELLE

– Madame, me ferez-vous l'honneur de m'accorder la prochaine


valse? –C'est ainsi que commencent bien des aventures d'amour et
que commença celle de Jacques Bocr.
Mme Juliette Darvel, a qui s'adressait le jeune homme, répondit
(l'un salut distrait, entr'ouvrit son carnet (le bal, et s'arrêta, l'élégant
crayon à la main. Elle ignorait le nom de Jacques, qu'elle avait pour-
tant vu, tout l'hiver, invariablement adosse aux portes des salons,
dans ce poste difficile a défendre contre les danseurs,qu'affectionnent
les amoureux et les amateurs de glaces. Après avoir levé sur lui ses
longs yeux bleus, elle écrivit en souriant, au-dessous de la rubrique
Va~es, – l'homme cariatide ? 1. Jacques s'éloigna lentement,
et jeta sur le carnet d'ivoire un mélancolique regard.
Jacques pensait, et j'ai le regret d'être ici de l'avis de mon
héros, qui est un grand Cou,–que de toutes les sottes inventions de la
mode, le carnet de bal est la plus sotte. Comprenez-vous une femme
qui vous dit Je vais mettre ma main dans la votre, vous livrer ma
taille à presser, incliner ma tète sur votre épaule seulement, comme
je pourrais vous confondre avec tel autre jeune homme de vos amis,
je dois écrire votre nom et vous donner un numéro? » Comprenez-
vous un homme qui se souviendra, au bout de dix ans, d'un louis
qu'il aura prêté à un malheureux, et qui a la fatuité de paraître pou-
voir oublier, en quelques minutes, un nom de femme et une char-
mante promesse?
Une merveilleuse chevelure, sobrement pailletée -de poudre, ser-
vait d'auréole à la jeune femme, qui riait en montrant à sa voisine
Jacques, déjà retourné à son poste favori. Elle était blonde; rien
n'est plus difficile à décrire que la beauté d'une femme blonde; aussi
j'aurai recours au procédé habituel des écrivains paresseux et mal-
habiles. Figurez-vous donc, si vous le pouvez, car il n'en existe pas,
un Titien sur un fond d'or. Elle avait surtout, et c'est là souvent le
plus grand charme d'une femme, la connaissance et l'orgueil de sa
beauté. Elle se savait reine, et possédait le secret des excitantes inso-
lences et des attachants dédains.
M. Darvel était un prince-époux très-bien élevé. Ayant eu l'esprit
d'être honnête dans un moment où personne ne l'était, il avait ainsi
fait fortune. Riche à millions, il avait eu le bon goût de ne pas se
faire baron ou comte, n'ayant à mettre dans ses armes qu'un pain de
sucre sur champ d'or. Sa femme lui en voulait un peu. Nous espé-
rons que le lecteur, enchanté de ne pas rencontrer « mon cher
vicomte à toutes les pages, l'excusera de son dédain des vanités
nobiliaires. On l'enviait, car on savait que le soir il lisait les billets
doux adressés à sa femme, et riait avec elle des amoureux de pauvre
goût qui la comparaient à Eve ou à Madeleine. Il était bien persuadé
d'ailleurs qu'on ne compromet que rarement et qu'on n'enlève jamais
une femme à qui il faut deux mille francs par an pour son coiffeur.
Enfin, c'était un philosophe, il avait lu Balzac.·
L'orchestre préluda.
Je regrette infiniment, fit Jacques en offrant le bras, que M. Franz
Herder ne soit pas venu ce soir. Il m'avait promis de me présenter
a vous, et c'est une faveur dont j'apprécie tout le prix.
Vous êtes tout présenté, Monsieur, répondit poliment la femme du
banquier.
Pendant la danse, une bougie, trop inclinée, couvrit l'habit de
Jacques de larges gouttelettes blanches. Sa danseuse, craignant pour
ses belles épaules nues, poussa un petit cri de frayeur. Jacques la ras-
sura, et ses yeux abaissés et ardents parcoururent avec une hypocrite
inquiétude la toilette de Mme Darvel, qui le remercia en souriant (le
l'mtéret qu'il prenait à sa robe de dentelles.
Ce fut ainsi que Jacques apprit à Juliette qu'il la trouvait bien jolie,
et qu'il fut autorisé à le lui dire sans craindre des regards trop sévères.
Comment s'étatent-us compris? Tous les joueurs de whist qui em-
pèchent leurs femmes de valser vous diront cela. Sans être bien roué,
Jacques savait que le meilleur moyen de plaire à une femme, est de
négliger les autres. Aussi, bien qu'il y eut dans les salons plusieurs
femmes qu'il connût et qu'il avait saluées en entrant, il ne dansa plus
et passa au salon de jeu.
M. Darvel tenait la banque. Quoique millionnaire, il était beau joueur
et plutôt de l'école de ce gueux spirituel qui allumait des billets de
hanque pour chercher un loms, que de celle des grippe-sous de nos
jours, qui feraient déclouer un tapis pour trouver cinq francs. Jacques,
jouant avec insouciance, gagna vite une somme énorme. Pour faire
face aux nécessités de la banque, M. Darvel lui tendant sa carte, le
pria dc lui remettre une partie de son gain. Jacques lui donna
l'or entassé devant lui, joua sur parole, perdit, se piqua, mar-
tingala son jeu, gagna et se retira enfin, la tête brisée, quand le soleil,
pénétrant à travers les épais rideaux, vint chasser les joueurs, effrayés
sans doute de leur figure lerreuse. D'ailleurs, l'or n'est beau que la
nuit. La nuit, le jeu est une passion; au soleil levé, c'est un vice.

Il.
Si ceux qui donnent des fêtes cherchaient le plaisir de leurs invités,
ils les renverraient sans pitié au milieu de la nuit. Tout est alors mélan-
colie la lampe du rendez-vous brûle encore, et le bouquet n'est pas
fané dans le vase de Chine qui le contient; que l'on cherche le repos
ou le plaisir, l'heure est propice. Au matin, une activité sans élégance
choque le passant attardé; s'il est à pied, les maraichers rient de sa
cravate blanche, froissée et ternie; ses bottes lui font mal. S'il est en
voiture, son cocher, qui s'est grisé au cabaret du coin, le secoue de
son demi-sommeil agité des femmes, plus souvent des cartes, passent
devant lui; ses mains font le geste de tailler ou de relever; le soleil
levant, si doux à l'homme reposé, accable ses yeux rougis aux bou-
gies, et le vent frais du matin fait grelotter son corps fatigué.
C'est dans cet état Révreux que Jacques rentra chez lui, quai Vol-
taire. Etant un médiocre viveur, il alla se coucher. A peine entré dans
sa chambre, ses yeux se levèrent sur un miroir de Venise suspendu
au mur, en compagnie d'armes et de curiosités délicates il s'atten-
dait avec mauvaise humeur à voir son image tatiguée et pâle. Par une
y
étrange hallucination, il n'aperçut dans le cadre de cuivre que la figure
souriante de Juliette
Tiens, voilà que je rêve tont éveillé, fit-il en se jetant sur
son lit.
Depuis six. mois qu'il l'aimait, Jacques n'avait jamais rêve d'une
façon bien nette de M" Darvel. Comme tous les amours profonds,
son amour s'était lentement formé dans son cœur; dans sa naïveté
d'homme de vingt ans, il voyait la jeune femme si loin de lui, qu'il
n'avait même pas songé à rencontrer sa main, dans les évolutions
banales d'une danse; il l'aimait comme une création de son esprit,
comme une idéalité toute de lui, et à lui. A l'inverse des vieillards qui
pensent que les femmes n'ont pas d'âme, il oubliait presque qu'elles
ont un corps. Aussi, un serrement de main avait-il sum pour le trou-
bler car il avait vu, comme le sculpteur grec s'animer f( vivre
la statue.
H est certain, peut-être par une précaution de la nature, que l'homme
ne perçoit pas tout d'abord les fortes émotions; le plus souvent, la
peur arrive quand le danger est déjà passé aussi Jacques put-il rester
au bal et se laisser absorber par l'attrait du jeu. Mais quand il rentra
chez lui il ressentit dans son âme l'ivresse dangereuse de l'amour
trop attendu, et ses sens enflammés troublèrent sa tête.
Une heure après, son domestique déposa discrètement sur sa table
un rouleau de doubles napoléons et un billet cacheté de la part de
.M. Darvel
C'est une bien jolie femme, répondit Jacques.
Et il se rendormit de suite, sans voirie sourire bête du valet, qui
murmurait, en fermant la porte 1) parait qu'il ne lui a pas gagné
que son argent. »
En s'ouvrant tout-à-fait, les yeux de Jacques rencontrèrent le
rouleau d'or déposé par son domestique, et la carte de M. Darvel.
11 étala les louis
sur la- table et les regarda quelques instants, non
qu'il fût cupide, mais la vue de l'or est douce pour une imagination
de poète.
Que de bouquets j'achèterais pour sa femme, avec l'argent que
je viens de lui gagner, murmurait-il enchanté, comme tous les gens
très-candides et très-purement épris, de paraître machiavélique et inso-
)cnt. Je dis machiavélique par habitude, car Machiavel est te plus hon-
nête homme du monde.
L'esprit rêveur du jeune homme esquissa toute une aventure si
bien qu'il se dit Où demeure-t-cttc? La réponse à cette question
était sur sa table, dans le billet cacheté accompagnant le rouleau d'or.
Jacques étendit la main et le prit son imagination l'emporta bien loin,
pendant qu'il regardait l'enveloppe, et sa rêverie acquit une telle force,
qu'il crut voir, encore une fois, l'image aimée dans son miroir il eut
peur, mais- il se souvint a temps qu'il avait lu le dictionnaire philoso-
phique. C'est étonnant, dit-il, comme la fatigue m'héhete mon doc-
teur a raison, je fume un mélange diabolique qui me fera tourner la
tète. En disant cela, il jeta sur le tapis sa pipe allemande, chargée
de tabac opiacé et odoriférant. Comme un duettiste qui se jette en avant,
sentant la peur qui le prend aux entrailles, Jacques, un moment effrayé
de la passion qui troublait tout son être, déchira brusquement le cachet.
Au lieu d'une carte, il trouva une lettre. Après des remcrcimonts polis
pour les services rendus la veille, M. Darvel envoyait à Jacques, dont
il avait, disait-il, beaucoup connu la famille à Dussetdorf, une invt-
ation à ses réceptions du mercredi. M" Darvel, ajoutait le banquier,
se joignait à lui pour le prier de leur donner une heure par
semaine.
Cette dernière phrase, quelque simple qu'elle fùt, transporta le jeune
homme de plaisir. « Elle a parlé de moi, se dit-il; il est vrai que
c'est a son mari. Et sa vanité ou son amour lui soufflaient bas a
l'oreille Oui, mais elle y a pensé toute seule.
H écouta longtemps ces douces voix qui chantaient si bien dans sa
tète, et ne se coucha que bien tard, comme tous les heureux qui causent
avec la folie. Le lendemain, Use leva de charmante humeur; en entrant
dans son cabinet, il trouva, fraîchement épanouis dans l'atmosphère
chaude et parfumée, de beaux bouquets de roses moussues, présent
banal de son concierge. L'amoureux respira leur parfum, et se dit
que peut-être un jour de belles mains orneraient sa chambre. Son
chien favori lui parut plus prodigue de caresses, et son kirsch lui
sembla plus exquis; car en portant à ses lèvres le verre aux reflets
verdàtres, il avait prononcé, les yeux étincelants d'esuoir, le nom de
Mme Darvel.
!H.

Jacques est joli garçon, un peu petit, les yeux bleus, les cheveux
ondulés, la moustache longue. Quant au moral, puisqu'il est fils de ma
'fantaisie, laissez-moi lui donner, ce que personne n'a, la science dans
le cerveau et la virginité dans le cœur. Les poètes qui touchent des
traitements pour faire de l'esprit chez les banquiers, l'avaient dégoûte
de la poésie; il faisait de la musique et la chantait aux étoiles.
Quelques amours vulgaires avaient éveillé ses sens, et laissé son coeur
inassouvi. Le monde, qui met une certaine délicatesse à vous enlever
les illusions, les arrachant l'une après l'autre, avait par hasard res-
pectéles siennes. Il avait donc toutcequ'il faut pour dcvenirfou d'amour,
ce qui est bien malheureux pour lui et bien utile pour ma nouvelle.
Un matin, il avait bu à la santé de son idole, la nommant avec respect
du nom de son mari. 11 résolut de passer le jour avec elle et détendit
sa porte; à midi, il l'appelait Juliette; il profita du diner pour la tutoyer,
et je ne sais où il en serait arrivé dès le premier jour, si son domes-
tique ne fùt venu l'habiller. Le mercredi était arrivé avec quelle tris-
tesse le pauvre poète mit-il son habit, pour aller dire à la femme qu'il
avait eue près de lui pendant le long rêve de la journée Madame,
croyez que je ressens vivement l'honneur d'être reçu chez vous.' Aussi,
malgré le sourire de Juliette, Jacques regrctta-t-il presque d'être venu.
M passa la soirée à jouer
au whist et à écouter patiemment un sot de
l'espèce des politiques, qui, heureux de trouver une victime nouvelle,
lui parla pendant deux heures de la question d'Orient. Cette conduite
lui fit honneur. Au bout d'un mois, il était de la maison. C'est tou-
jours comme cela dans les rouans, dites-vous, madame, et dans la
vie aussi. Est-ce ma faute, si vous avez rendu'votre mari jaloux plus
que tout autre; vous avez été si imprudente!
Mme Darvel avait cache, au fond de son appartement, un boudoir
coquettement tendu d'étoffés. Le cigare y était toléré, et son parfum se
mêlait à celui des fleurs. L'excitation de ces arômes puissants était un
des charmes de ce réduit. Pour des raffinés que nous sommes, nous
avons bien négligé la science des parfums. Nos temples ont une odou'
forte qui dégoûte, nos théâtres un parfum fade qui écœure, nos salons
une senteur d'essences vulgaires qui fatigue. Nous ne savons plus,
comme ces fées arabes, enfermer dans le cristal, pour en embraser l'air
de nos demeures, ce génie subtil qui dort au sein des roses. Nous
avons bien autre chose à faire que cela. H n'y a, m'assure-t-on, que
des fous qui puissent regretter que nos chimistes, qui font, je crois,
du bouillon avec des pierres, ne sachent pas obtenir une essence de vio-
lettes qui ne sente pas l'iris.
Jacques, qui passait ses journées à rêver, venait tous les soirs res-
pirer l'air du boudoir de Juliette, et boire l'amour dans ses
yeux.'J
On nous a appris que vous étiez poète, lui dit un soir la jeune
femme avec un sourire équivoque qui le blessa et que M. Darvel appuya
rl'un rire mauvais, et que vous adressiez, aux astres, de fort jolis
vers. N'en accorderez-vous pas quelques-uns à mon album, ne fût-ce
que pour me faire oublier ceux de M. B. qui m'a comparée l'autre
jour à une cascade.
Jacques se demanda, en s'inclinant respectueusement, si l'on voulait
se moquerde tui. C'est d'ailleurs la question que se font, peut-être avec
raison, tous les poèles à qui l'on parle de leurs vers. Son orgueil
blessé lui dicta de suite un sonnet assez impertinent pour ne pouvoir
être ridicule. Il allait prendre l'album, quand Juliette l'arrêta.
–Je vous donne jusqu'à demain, dit-elle en riant; M. Darvel, qui
s'en va perdre son argent au club, nous laissera seuls, et nous en pro-
titerons pour faire de la poésie tout à notre aise.
Les femmes très-positives aimentà prendre tcur jour pour avoir du
cœur, et disent très-volontiers < Nous ferons de la poésie, comme
< nous ferons des confitures. Jacques était trop amoureux pour le
savoir; il vit un rendez-vous dans les paroles de la jeune femme, et
le cœur plein de joie, lui dit tout bas (ce qui tit que le mari l'entendit
deux ou trois sottises, couronnées par celle-ci « Nous ferons rimer
nos deux noms. Tiens, s'écria M. Darvel, Juliette et Jacques; cela
ne peut pas rimer. J'en sais assez pour le voir, quoique ma femme,
qui est une muse, prétende que je ne connais rien aux choses du
l'art. Nous ajouterons des épithétes, répondit Jacques qui
trouva M. Darvel trop peu jaloux pour ne pas s'en inquiéter
beaucoup.
–' Ah c'est vrai, reprit le banquier, Jutiette blonde, Juliette aux
grands yeux, et Jacques.
-Heureux! dit en riant Juliette.
Ils se séparèrent là-dessus.

tV.
Le lendemain, Jacques, le coeur ému, enlra dans le boudoir. Juliette,
en négligé, l'attendait, à demi-couchée sur le divan. Elle se leva vi\e-
ment quand il entra, et lui tendant la main
Montrez-moi vite le clief-d'ccuvrc.
Jacques ouvrit J'album, en arracha une pn~c, et écrivit en trem-
blant. M'"° Darvel le suivait des yeux, et lisail, à mesure que les mots
apparaissaient sur le papier.
Vous êtes le rayon qui riex sur ma vie.
Les hommes l'habitant, le monde n'est pas beau
I) est laid comme un prêtre et froid comme un tombeau.
Mais il est des tombeaux que parfois on envie.
J'ai tout près de ma table, et par les jours de pluie
Je le fixe sans cesse, un superbe tableau
Shakespeare à Delacroix en a tait le cadeau
C'est Romco, trouvant sa maîtresse endormie,
Et sur le marbre noir se couchant, pour mourir.
A ce contact brûlant, elle entr'ouvre au plaisir
Ses bras blancs, comme à l'heure où chantait l'alouette,
Et Roméo l'embrasse, et ne sent pas son cceur
Se vider lentement, tant il a de bonheur.
Donnez-moi le tombeau, donnez-moi.

–Jutiette! ajouta M' Danci, se prêtant à t'anreux catcmbom


sentimental de Jacques.
11 se fit un long silence; puis un baiser pris, et la voix (le la jeune

femme qui disait


Vous aimez bien, w<H! SKS~, à m'embrasser sur le cou.
Jacques n'était pas un roue. Un baiser était une assez bette con-
quête à ses yeux. Comme ces inities amoureux de la Beauté, qui chaque
jour découvraient peu à peu la statue éclatante de la bonne déesse, et
ne contemplaient qu'âpres une longue attente sa nudité splendide, il
s'en alla heureux d'avoir touche le voile et baisé la lèvre.
M. Darvel rentra chez lui il avait gagné deux cents louis qu'il
donna gaîment à sa femme pour payer un caprice coûteux.
-M. Boer, fit-il en s'asseyant, a passé la soirée ici; c'est un char-
mant jeune homme, mais tu le vois trop souvent.
Que tu es donc fou! répondit Juliette en l'embrassant.
Car Juliette était de ces femmes qui font de la vie deux parts la
réalité et l'idéal.
Mme Darvel se leva tard le lendemain, et écrivit négligemment le billet
suivant, qu'elle fit porter chez Jacques
<
Mon cher monsieur Boer, je pars à la campagne pour quinze
jours. Ainsi, je n'aurai pas le plaisir de vous voir aussitôt que
je t'espérais. Croyez au\ regrets de votre bien dévouée, Juliette
Darvel.
Les amoureux ont la manie de croire que tout, le monde s'occupe
rf'eux; il leur semble que chacun les regarde et les épie; aussi ia'
froideur de cette lettre ne surprit nullement Jacques, qui, bien que
contrarié du départ de Juliette, se dit tout bas < J'ai du bonheur
pour quinzp jours, s Cependant le temps lui parut long. Au bout de
huit jours, il eut la fantaisie de passer seul, avec ses doux souvenirs,
une heure dans le boudoir de Juliette. H s'achemina vers t'kôtet, tenant
dans son porte-monnaie la complaisance de trois soubrettes. Les gens
le laissèrent passer sans l'annoncer, ainsi qu'il était d'usage pour les
intimes. Il traversa le salon, étonné de le trouver ouvert. Tout-à-coup
un joyeux éclat de rire retentit c'était la voix de Juliette. Jacques ne
put retenir un cri. Le banquier sortit du boudoir
– Bonsoir, cher malade, lui dit-il, ma femme m'avait fait part de
~'irc état, et j'aurais été vous voir moi-même, si elle ne m'eut assuré
que vous étiez trop souffrant pour me recevoir; je vois avec bouhcur
qu'elle s'était trompée.
Jacques balbutia quelques remercunents et s'assit. Sa pâleur aug-
menta quand il rencontra le regard de Juliette; si bien que M. Darvel
ne voulut pas le laisser sortir à pied, fit atteler et le conduisit à sa
voiture avec mille démonstrations d'amitié.
Vous avez trop présumé de vos forces, lui dit-il en le quittant;
soignez-vous, je vous en prie.
Les chevaux partirent au galop; sur le boulevard, un embarras les
retint. Un ami de Jacques, reconnaissant la livrée de M. Darve! et le
voyant dans la voiture du banquier, vint lui serrer la main en souriant
d'un air un
– Te voilà décidément de la maison, lui dit-il.
– Oui. répondit tristement le jeune homme d'un air égaré.

V.
Rentré chez lui, Jacques alluma sa pipe et se mit à fumer précipi-
tamment pour éloigner les pensées qui le tourmentaient. It se deman-
dait comment Juliette, qui semblait avoir été au-devant de son amour,
pouvait t'avoir volontairement éloigné. Le pauvre amoureux cherchait
en lui mille crimes imaginaires, bouquets oubliés, visites trop courtes
il n'avait pas compris que la violence de sa passion avait efh'ayé Juliette,
habituée à de timides hommages qui flattaientsa vanité seule. Mme Darvel
avait eu peur de cet amour, qui un instant avait été jusqu'à son coeur;
elle redoutait cet homme qui la voulait toute, et ne se fùt pas contenté
d'être le premier chapitre, tandis que le mari était le second, dans ce
roman d'orgueil mondain et de sensuahté brutale, qui était le roman de
sa vie. Aussi, sur un mot de M. Darvel, la jeune femme avait-elle mis
à la porte la poésie et le poète.
Jacques ouvrit son piano, le referma, puis resta longtemps a pleurer,
la tête dans ses mains.
Quand il sortit de cet engourdissement que cause l'excès de la dou-
leur, les bougies s'éteignaient. Dans la demi-obscurité brillait seule-
ment la glace de Venise, concentrant les rayons épars dans l'ombre.
Elle attirait t'œil de Jacques, qui se refusait à la regarder; ~<M<
plus foi,te. Le jeune homme leva les yeux sur cite son psprit malade
y vit encore, comme au premier jour, l'image souriante de Juliette,
Il saisit le cadre de cuivre, t'arracha du mur en brisant les girandoles
ciselées, et frappa violemment le miroir contre une table; puis, avec
la lâcheté logique de tous les amants,il eut regret de l'avoir brisé, rattuma
vivement les bougies éteintes, et, couché par terre, épia les premiers
rayons de lumière sur la glace. Elle était intacte une large bande de
suivre la soutenait par derrière, et Jacques, frappant d'aplomb, n'avait
pu la casser. !) ne se rendit pas compte de cette circonstattce bien
naturelle, il y vit un prodige, embrassa le miroir et le plaça pieuse-
ment contrè le mur. Puis, assis en face, if s'absorba dans la muette
contemplation de son rêve.
Huit jours il resta chez lui, défendant sa porte à ses amis; il savait
que ceux que l'on appelle ainsi sont à peine patients pour les douleurs
vraies, et toujours cruels pour des folies. D'ailleurs quelques tous, et
Jacques était de ceux-là, ont pour leur rêverie la pudeur d'une jeune
fille pour son amour peut-être ont-ils l'instinct de comprendre que
ce que railleraient les hommes est parfois ce qu'il y a de plus élevé
en eux. Car les fous, toujours en dehors de t'humanité et si souvent
au-dessous d'elle, sont parfois au-dessus.
Au bout de quelque temps, Jacques alla de lui-même au-devant des
consolations qu'il avait redoutées. Il fit en cela ce que font tous les
malheureux, qui repoussent la pitié pour t'implorer plus tard. M se
rendit tout d'abord chez Franz Herder, qui fut heureux de le voir
arriver un matin, prêt à déjeuner joyeusement avec lui.
Tu m'as souvent reproché de ne pas m'amuser, lui dit Jacques
-=-
en entrant; je me livre à toi corps et âme. Envoie réveiller nos pares-
seux les plus gais, ou les plus tristes, peu importe, car j'ai fait monter
avec moi un panier de vin du Rhin, qui dé6e les mélancolies.
En déjeunant, on causa de mille choses. Jacques prit part à la con-
versation avec une activité fébrile en dehors de ses goûts contem-
plateurs. It raillait ou s'enthousiasmait à tout propos. Ses amis avaient
eu, chose rare, le bon goût de lui épargner les questions sur sa vie,
devenue mystérieuse pour eux. Il alla au-devant de leurs sarcasmes.
Comme Sancho, qui préférait se battre qu'être battu, il se moqua ver-
tement des gens à rêverie, louant l'action par-dessus tout. Il parla à
tous ces désœuvrés, qui ne savaient que faire de leur vie, de la Rome
républicaine qui se défendait glorieusement contre la France, et leur
proposa de continuer pour le dieu moderne, la liberté, la croisade que
leurs pères avaient commencé pour le dieu ancien.
Quand la nuit vint, Herder et Jacques se trouvèrent seuls. La fatigue
envahit le cerveau de l'amoureux il ne put continuer vis-a-vis de
son ami le rôle qu'il s'était imposé de jouer tous les jours. Il redevint
lui, et se laissa aller aux confidences. Herdcr voulut le guérir d'un
mot, et lui parla joyeusement de Juliette, assurant que lui-même lui
faisait en ce moment sa cour et n'était pas repoussé. Jacques avait vécu
depuis quelque temps avec l'idée de perdre Juliette, mais il n'était pas fait
à la pensée de la voir à d'autres qu'à lui aussi sa colère fut-elle ten'iMe.
il démentit son ami, si bien que, deux jours après, il se jetait sur l'épée
de Frantz, ayant trouvé dans les colères de l'orgueil blessé, un
désespoir que l'amour perdu n'avait pu faire naitre dans son c(pur.

VI.
Jacques était mourant. Depuis trois jours, en proie à la nèvre, il n'avait
prononcé que quelques mots inintelligibles; son père, accouru en toute
hâte d'Allemagne, entra le soir du troisième jour dans la chambre du
malade, accompagné du docteur. Les fenêtres étaient ouvertes on aper-
cevait les peupliers des bords du quai se plier sous le vent qui péné-
trait dans sa chambre, chargé d'humides fraicheurs. Jacques paraissait
mort; le soleil jetait ses derniers rayons, et le docteur crut, ainsi qu'il
arrive souvent, que le jeune homme avait fini de vivre avec le jour. Le
père éperdu lui jeta un regard de prière, et le médecin, prenant la
glace de Venise au mur, la présenta devant les lèvres de Jacques. Ellc
se ternit légèrement ;~les yeux du malade perdirent leur fixité en regar-
dant le miroir; une rougeur subite éclaira sa face. c Je la vois mur-
mura-t-il. Puis, reconnaissant pour la première fois son pcro, il fit un
ef!brt pour lui tendre la main. A partir de ce jour, le malade guérit
peu à peu. Il avait fait tourner son lit vers le miroir de Venise, et le
regardait sans cesse; il parlait a voix basse et semblait écouter des
réponses. Le docteur assurait qu'il le sauverait. Quant à la complica-
tion de folie, disait-il, elle disparaîtrait avec la fièvre.
Au bout d'un mois, Jacques reprit ses forces et put sortir, appuyé
au bras de son père. Celui-ci résolut, avant de le quitter, de lui remettre
le cerfMM CM ~acc. Dans ce but, il le conduisit un jour dans une
manufacture de glaces; Jacques en sortit fatigué, écoutant sans rien
dire les raisonnements de son père, qui discutait ses visions comme on
discute une affaire
Regarde, lui dit-il quand ils rentrèrent, en lui montrant le miroir
de Venise, cette glace est en tout pareille à celle que nous avons vit
faire; tu sais bien, maintenant, par quelles lois les images s'y reflètent;
si tu n'as pas pu la briser, comme tu me l'as dit, c'est que tu t'y es
mal pris.
En disant cela, le père brisa le miroir et en présenta les morceaux
à Jacques, qui n'y vit plus que sa figure amaigrie.
Le soir, la fièvre le reprit, et, peu de jours après, il mourut, la
tête tournée vers le mur, où ses yeux cherchaient le miroir et l'image
de Juliette.
C'était un mercredi. Mme Darvel recevait ce jour-là. Herder causait
avec elle
-Jacques va mieux, disait-il; j'aurais été hier désolé de sa mort;
il s'est jeté comme un fou sur mon épée. Je ne l'eusse jamais blessé
sans cela, car je suis mille fois plus adroit que lui, et cependant j'ai
comme un remords d'avoir accepté sa folle provocation.
Pourquoi donc s'est-il battu? demanda Juliette.
En ce moment le docteur de Jacques, qui connaissait M. Darvel,
entra dans le salon, et, entre deux phrases banales, annonça la mort
du jeune homme.
– Est-ce sa blessure qui l'a tué? demanda Herder devenu pâte.
– Non, répondit le docteur, elle était guérie ;~il est mort d'une
manie mélancolique qui l'a épuisé.
– Je le regrette bien, fit Juliette c'était un charmant homme.
Quelle singulière maladie que la sienne! Est-ce que les femmes ont ça?
Non, fit Frantz gravement, car c'est le résultat d'un amour
profond.
Herder sortit, pendant que le docteur expliquait son système sur la
formation des idées et les maladies mentales. Il avait écouté seulement
les détails donnés par le praticien sur les hallucinations de Jacques.
Guidé par un indicible sentiment, il passa devant la maison du quai
Voltaire, et regarda longtemps les bougies briller dans la chambre du
mort. a Que les anciens avaient raison, murmura-t-il, quand ils disaient
que tes fous étaient à Dieu, et que l'homme ne devait ni juger ni guérir
leur folie. Pauvre ami, tu ne serais pas mort, si l'on t'avait laissé
ton idéal, ton rêve, qui te faisait vivre
Henry Fouquier.
LES PARENTS PAUVRES

Un parent pauvre est la plus inconvenante chose du monde; c'est


une source d'impertinences, un voisinage odieux; c'est un remords
qui hante la conscience, c'est un nuage importun sur le soleil de notre
prospérité c'est un souvenir gênant, un affront faisant le guet à notre
porte, une lancette toujours prête à ouvrir les veines de notre bourse,
un créancier incommode qui a, hélas! notre orgueil pour débiteur;
c'est un rabat-joie dans l'ivresse du succès, un obstacle à notre
agrandissement, une tache dans notre sang, une flétrissure sur notre

quet c'est notre pot d'Agathoctés.


blason; c'est un accroc à notre paletot, une tète de mort à notre ban-

C'est un Lazare à notre porte, un lion sur notre passage, une gre-
nouille dans notre chambre, une mouche dans nos parfums, une pous-
sière dans notre cei!, un triomphe pour nos ennemis, une occasion de
justification et d'excuse auprès de nos amis.
Le parent pauvre, c'est enfin la seule chose dont on n'ait jamais
besoin c'est la grêle qui s'en vient gâter les moissons c'est une once
de fiel dans une livre de miel.
ï! a une façon de sonner à lui, et qui ne permet point de ne pas le
deviner; votre cœur vous dit C'est monsieur un tel. Cette ma-
nière de sonner flotte entre la familiarité et le respect; en même temps
qu'elle semble demander t'entrée de la maison, elle ne trahit guère
l'espoir d'être invité à dîner. Bref, le sonneur avance, souriant et em-
barrassé il tend sa main pour serrer ta vôtre et la retire aussitôt.
JI arrive parfois qu'il vous tombe sur le dos à l'heure du dîner,
quand tontes les places sont prises. Il offre de s'éclipser, voyant que
vous avez du monde, et néanmoins se trouve contraint à demeurer.
Donc il s'empare d'une chaise, et l'on est obligé de reléguer à une
petite table tes enfants de l'ami que vous traitez. Ne craignez pas
qu'il vienne jamais chez vous à l'un de ces moments plus favorables où
votre femme vous dit avec une bonne humeur pleine de résignation
<
Cher ami, nous aurons peut-être monsieur un tel à diner au-
iourtl'hui. ·
Le parent pauvre se souvient des anniversaires de naissances, et
professe qu'il est heureux d'en avoir rencontré un. Il se déclare en-
nemi du poisson, le turbot étant de minces dimensions; toutefois il se
laisse ébranler dans sa première résolution, et souffre qu'on lui en
passe une portion.
Il prétend qu'il veut s'en tenir au vin de Porto, mais néanmoins il
permet qu'on le violente, et se résout facilement à vider la bouteille de
claret, si l'un des invités étrangers l'en prie. Cet homme pst un grand
sujet d'embarras pour les laquais, qui ont peur d'être impolis ou obsé-
quieux envers lui. Les convives pensent l'avoir cléjà vu ~Me~M~jMM~.
Chacun devise sur sa condition, la plupart le prennent pour un commis
de la douane. Il vous appelle par votre nom de baptême, dans le but
d'insinuer que son nom de famille est le même que le vôtre. JI
est trop familier ile moitié, et cependant vous désireriez qu'il ne fùt
pas aussi défiant. Moins de familiarité le ferait passer pour un subal-
terne, plus de hardiesse cesserait de l'exposer à être pris pour ce
qu'il est. Il a trop d'humilité pour un ami, tout en possédant plus
ri'aptomb qu'il ne convient à un client. C'est un hôte pire qu'un ma-
nant de la campagne, en ce sens qu'il n'apporte jamais avec lui le
paiement de loyers échus. H est cependantbien évident que, d'après ses
vêtements et ses manières, vos convives le prennent pour tel. Si on
lui demande de s'asseoir à une table de M~M<, ~t refuse alléguant sa
pauvreté, et il éprouve un grand ressentiment de ne pas prendre part
au jeu. Quand les invités sont sur le point de se séparer, il parle
d'attcr chercher une voiture, et laisse les domestiques y courir.
Cet homme se souvient de votre grand-père, et en -profite pour
s'aventurer dans quelque anecdote mesquine et sans intérêt, qui a trait
à votre famille. Il l'a connue, dit-il, en des jours moins prospères
que
ceux qu'il a le plaisir de lui voir couler maintenant. Il évoque le passé
afin d'établir ce qu'il appelle d'avantageuses comparaisons.
C'est avec un air de satisfaction et de compliment qu'il s'enquerra
du prix de vos meubles; il vous fera l'insulte de vous recommander
an soin tout particulier de vos rideaux de croisées. H est d'avis que
l'urne moderne n'est pas sans élégance, mais qu'il y avait un je ne
sais quoi de plus com/cf~Me dans la vieille théière, que vous n'avez
pas oubliée, bien sûr.
Il ose être persuadé que vous trouvez fort commode d'avoir une
voiture qui vous appartienne, et il en appelle là-dessus à votre femme.
t! vous demande si vous n'avez pas encore fait faire vos armes sur vélin;
il ignorait, jusqu'à ce jour, que tel avait été l'écusson de la famine.
Enfin les souvenirs abondants fournis par sa mémoire sont constam-
ment hors de propos, ses félicitations sont perverses, sa conversation
vous assomme, et il y a de l'entêtement dans la manière dont il s'ins-
talle chez vous. Quand enfin il vous débarrasse de sa présence, vous
exilez sa chaise dans un coin aussi précipitamment que possible, et
vous vous trouvez doublement délivré.
Il est sous la voùte du ciel un inconvénient pis encore, et c'est MM<*
parente paM~)'<?. Vous pouvez tirer parti à l'occasion du parent, et en
résumé expliquer sa présence tant bien que mal; mais l'indigente
collatérate est un cas sans espoir. Vous pouvez dire du parent C'est
un vieil original, et c'est par fantaisie qu'il use ses habits jusqu'à )a
corde. Il a plus de foin dans ses bottes qu'on ne serait tenté de le
supposer.-D'ailleursvous aimez à avoir de temps en temps un drôle
de corps à votre table, et celui-là en est un, je vous le jure 1
Vous pouvez dire tout cela du parent, tandis que les indices de la
pauvreté chez une femme ne se peuvent nier ni déguiser. On n'a jamais
vu femme porter des vêtements inférieurs à sa condition par pur
caprice il faut que la vérité éclate.
-Elle est décidément de la famille de monsieur H~ tel, remarque-
t-on sinon, que fait-elle chez lui?
Elle est probablement la cousine de votre femme; neuf fois sur dix,
le cas se présente ainsi. Ses vêtements participent de la femme à l'aise
et de la mendiante; toutefois, le gont de la dernière y domine.
L'humilité de cette femme vous agace, elle met de l'ostentation dans
ses témoignages d'infériorité. Il y a quelquefois moyen de relever le
parent, mais ne songez pas à en faire autant avec la parente si vous
lui envoyez une assiette dépotage, elle r~miert d'être servie après les
~M~Mgm son voisin réclame l'honneur de lui verser un verre de
vin, elle hésite entre le porto et le madère, et se décide pour le pre-
mier, parce que c'est le vin qu'à choisi MMMSMMf; elle appelle égale-
ment le serveur MMKSMMt', et insiste pour qu'il ne prenne pas la peine
de tenir son assiette. Bref, la femme de ménage la protège, et la gou-
vernante des enfants a entrepris de la corriger chaque fois qu'elle
confond le piano avec la guitare.

A la tabte de mon père (qui était loin d'ètre splendide), apparais-


sait chaque samedi la figure mystérieuse d'un vieux gentleman,
proprement vêtu de noir, à l'air mélancolique, mais non dénué de
bpauté; son maintien était des plus graves. Il parlait peu ou point, et
je recevais l'ordre chaque fois de ne pas faire de bruit en sa présence,
recommandation que mon naturel et mes habitudes rendaient inutiles.
Bref, j'avais l'ordre d'admirer en silence. On mettait à sa disposition
un certain fauteuil, que sous aucun prétexte il n'était permis d'em-
ployer à un autre usage. Un certain pudding sucré, qui ne se mon-
trait jamais en autre temps signalait le jour de sa visite. Je
m'accoutumai à voir en lui un homme prodigieusement riche. Tout
ce que je pus découvrir le concernant, fut que cet homme et mon
père avaient été camarades de classe à Lincoln, il y a je ne sais
combien d'années, et qu'il venait chaque fois de la MONNAIE.'Point
n'ignorai-je que la ~OMtMMC est un endroit où l'on frappe l'argent,
et je croyais ingénument que tout cet argent-là lui appartenait.
L'image terrible de la tour de Londres s'entrelaçait dans mon
esprit avec l'idée de cet homme.'11 paraissait supérieur aux passions
et aux infirmités humaines. Une sorte de grandeur méiancotique
l'investissait. Je ne sais en vertu de quelle inexplicable fatalité je
me l'imaginais condamné à porter éternettement ses habits de deuil
et je me le représentais comme un captif, un personnage important,
relâché de la Tour, tous les samedis. Souvent je me trouvais stupéfait
en présence de la témérité de mon père, qui, malgré l'absolu respect
que nous témoignions à cet hôte étrange, osait parfois n'être pas du
même avis que lui, et discuter avec lui sur quelque fait relatif à
leur enfance. Les maisons de l'ancienne cité de Lincoln sont par-
tagées (comme la plupart de mes lecteurs tf savent déjà) t'ntre les
habitants de la <*oMMM et les habitants de la m~Ms. Cette délinéation
bien marquée occasionna une division inévitable entre les jeunes
garçons de la haute-ville et ceux dont la maison paternelle était en
plaine (bien que les uns et les antres fussent élevés à une école
commune). Cette diSërence était un cas suiusant d'hostilités, de par le
code de ces jeunes Grotius. H m'arriva une seule fois de voir le
vienx gentleman réellement exaspéré, et cette pensée pleine d'angoisse
fondit sur moi Peut-être ne reviendra-t-il plus! On l'avait prié
de recommencer du plat de viande, que j'ai déjà désigné plus haut,
comme étant l'indispensable accompagnement de sa présence. Il
avait refusé avec une vigoureuse résistance, quand ma tante, vieille
native de Lincoln, qui avait cela de commun avec ma cousine Bridget,
que ses civilités étaient parfois hors de saison, fit la mémorable
remarque qui suit Prenez donc encore une tranche, ~f. ~M~, ce
n'est pas tous les ~otM's que vous M~ du pudding. Le vieillard ne
répondit rien dans le moment mais dans le courant de la soirée, il
profita d'une tégère discussion survenue entre eux, pour lui lancer,
avec une emphase qui terrifia toute la compagnie, et dout je me
sens encore tout froid au moment où je la retrace « Femme, vous
êtes surannée! »
John Billet ne survécut pas longtemps à la digestion de cet
affront. Je me trompe il y survécut assez de jours pour m'assurer
que la paix était conclue entre eux, et si j'ai bonne mémoire, un
autre pudding fut discrètement substitué à celui qui avait été le
berceau de l'offense. -Il mourut à la Monnaie (anno 1781), où il
avait longtemps possédé ce qu'il appelait une indépendance pleine
de comfort; et grâce à cinq livres sterling, quatorze shellings et
un penny,'que't'en trouva dans son secrétaire après sa mort,
il laissa au monde reconnaissant, la consolation de n'avoir pas à
payer les frais de son enterrement. Joignez à cela que jamais il n'avait
emprunté même six pences à âme qui vive. Celui-là était «H
parent pauvre.
Chartes Lamb.
Charles
Traduit par Louis Dépret.
LES HÉROS DE ROMAN

Lorsque Merlin entra dans le monde des heureux, Viviane lui dit
Le monde, toujours aveugle, croit, jusqu'à cette heure, que les
poètes trouvent, dans le creux de leur fantaisie, les êtres radieux,
aériens, charmants, ailés, dont ils peuplent l'univers. Crois-moi,
Merlin, il est temps que ces médisances cessent, et que les éphé-
mères ne contestent plus la vie aux immortels. Apprends donc ceci
les personnages qui passent pour être des visions, des créations, des
songes de quelques princes ou artisans de la parole, à la langue
dorée, ces personnages vivent aussi bien que toi et moi. Tous, ils
sont réunis ici même, sous ces ombrages, attendant seulement que le
poète vienne les appeler par leur nom, et les arracher à leur obscu-
rité~!)..0

Guidés par la Muse, comme Merlin par Viviane, les poètes s'élè-
vent jusqu'aux hauteurs sereines du monde de la Fiction. Là, ces
enchanteurs évoquent les âmes mystérieuses qu'ils veulent amener au
milieu des hommes pour les confronter avec eux.
Lorsqu'il parait à l'entrée de ces limbes où languissent les âmes
ePwMc~&M, elles se précipitent au-devant de l'enchanteur, et elles lui
disent, parlant toutes ensemble Donne-moi la vie Je serai la Beauté,
je serai la Grâce, je serai l'Amour, je serai le Désir, je serai le
Rêve, je serai la Volupté, je te dévoilerai un à un tous mes trésors,
je te verserai l'ivresse des sens, et nous goûterons ensemble l'extase
inexpliquée de l'art. Parfois l'enchanteur s'arrête et fait un signe du
doigt; alors il descend dans les villes, montrant aux yeux charmés le
chef-d'œuvre impérissable d'un art sans utilité. Parfois aussi l'en-
chanteur résiste à ces douces voix qui veulent le séduire, comme
Ulysse résistait aux chansons des Syrènes. Alors il pénètre dans un

fij Edgard Quinet, Merlin <r~a!M<<Mr.


second cercle; là, d'autres voix lui crient Donne-moi la vie! je serai
la Gaîté, je serai la Comédie, je serai la Chanson je serai le Rire!
J'aurai des verges à la main, mais je les cacherai sous des fleurs
je corrigerai vertement les hommes, et je les consolerai en leur mon-
trant le tableau de leurs misères. Parfois l'enchanteur s'arrête, il fait
un signe du doigt, et
l'Élue descend avec lui, un masque riant sur le
visage, dominant par le bruit des grelots de sa marotte les sanglots
des pauvres mortels; parfois aussi, de sa baguette de coudrier, comme
Enée de son glaive, l'enchanteur repousse ces âmes suppliantes, et
pénètre enfin dans un troisième cercle. Là, les ombres sontsilencieuses,
elles évitent ses regards et redoutent son arrivée, conscientes d'elles-
mêmes, craignant que leur jour ne soit point encore venu. Alors,
l'enchanteur les appelle par leurs noms; il dit Sois le Devoir, que
les hommes craignent; sois le Droit, qu'ils foulent aux pieds; sois la
Vertu, qu'ils crucilient sois l'Honneur, dont ils ont perdu la notion;
sois la Justice, qu'ils ont trompée; sois le Dévouement, qu'ils
raillent; sois la Gloire, non celle qu'on arrose avec du sang mais
celle qu'on recueille en servant la cause de l'humanité Alors l'en-
chanteur descend sur la terre, montrant aux hommes ces types supé-
rieurs qui exalteront leur courage, et seront un exemple pour les forts,
un secours pour 'les faibles. Et c'est pourquoi nous voyons cette
procession sans fin, charmante et grandiose, bouffonne et épouvan-
table, traverser la terre qu'elle effleure à peine.
L'enchanteur a parlé l'âme a revêtu un corps. -Est-ce un homme?
Couvrez-le d'une armure de fer, d'un pourpoint de velours, ou
d'un frac de drap; mettez dans sa main l'arme ou l'outil, le bâton
ou le sceptre; faites-le beau ou laid, malheureux ou heureux, fort ou
faible il sait son rôle et se préparc à l'action.-Est-ce une femme?
Que les modistes et les joaillers prodiguent la soie, l'hermine la
mousseline, le velours, les diamants, les perles, les métaux précieux.
Au reste, elle se parera avec une égale grâce d'un œillet ou d'une
escarboucle. Grande dame ou bourgeoise, elle filera, si vous voulez,
dans l'atrium antique ou brodera au tambour dans le boudoir mo-
derne. Elle se pliera à toutes les modes, à tous les lieux, à tous les
temps, elle traversera les paysages du Poussin, de Watteau et de Corot,
et ira d'un même pas aux fètes d'Eleusis ou au pèlerinage à Cythère.
Mais il est bonhomme, l'enchanteur il n'a garde de séparer ici-
bas les âmes jumelles ébauchées dans le monde des heureux. L'amante
appelle l'amant qu'elle aime, et elle appelle celui qu'elle redoute, et elle
appelle aussi celui qu'elle trompe. Voici les amours heureuses, les
amours traversées, les amours honteuses, les amours criminelles, les
amours mortelles, les amours idéales. Ames, vous avez désiré vivre
réellement, vous avez supplié l'enchanteur de vous conduire sur la
terre, et vous connaissez comme nous les joies et les désespoirs, vous
connaissez les larmes comme nous, les chagrins comme nous, la
mort comme nous.
Mais non, vous ne connaissez pas la mort. Le sépulcre ne peut faire
un squelette de votre corps charmant, et l'âge ni la maladie ne peuvent
courber vos membres et faire, sous xm masque de rides, grimacer
vos visages. Types de l'éternelle beauté, ous conservez à jamais les
grâces dont l'enchanteur vous a revêtues.
A jamais belles, ces créations de la pensée apparaissent à ceux qui
les évoquent. L'humanité rit avec elles, pleure avec elles, se console
avec elles, et elle honore ainsi dans leur contemplation les règles de
la beauté et les lois des devoirs. Vous qui êtes amoureux, venez lire les
histoires de l'amour, qui vous initieront aux délicatesses exquises des
sentiments; vous qui êtes tristes et affligés, venez voir ces comédies
où les ridicules vivent devant vos yeux et excitent les rires; vous qui
cherchez la route du bonheur facile, suivez les types charmants qui con-
duisent au bonheur; vous qui cherchez les voluptés secrètes des devoirs
accomplis, assistez à ces drames où toutes les passions ont revêtu un
corps, et voyez passer le cortège lugubre des défiances; des jalousies,
(1rs haines, des crimes, punis devant vous.

Car de l'amour l'enchanteur a fait l'amant, de la trahison il a fait te


traître, de la jalousie il a fait le jaloux, du crime il a fait le criminel,
île la vertu il a fait l'homme vertueux. Et ces types ont fait souche
ici-bas comme des gens de bien ou des coquins qu'ils sont.
Ils vivent à jamais ces types du roman qui ne se sont même pas
donné la peine de naître, et plus que les grands de la terre inscrits
aux livres d'or des nations, ils ont droit à voir leur biographie inscrite
au livre d'or de l'humanité,
G. L
PO ÉS IE
L'IDEAL (>)

Non nonje n'ai point mis toute chose en oubli.


J'ai suivi pas à pas, âme à vrai jour guidée,
A travers le passé de leur gloire rempli,
Le lumineux chemin des martyrs de l'Idée.
J'ai compris de l'Eden le symbole profond,
Et je sais, humble écho de tout être qui pense,
Que l'humaine grandenr, pour principe fécond,
Eut, 6 proscrit Adam, la désobéissance.
Dieu de l'amour du juste et du vrai me dota,
Et d'un culte pareil mon âme transportée
Entoure l'éclatant gibet du Golgotha
Et le sublime roc où gémit Prométhée.
Oui! j'ai baisé la croix de Jésus expirant
J'ai mouillé de mes pleurs l'herbe de son Calvaire;
Mais je sais qu'avant lui martyr presqu'aussi grand
Socrate, sans pâlir, but la ciguë amère.
J'ai, du cirque d'Urbain aux tigres condamné,
Aux bûchers de Jean Huss et de Savonarole,
Recueilli, comme un son de Dieu même émane,
Du progrès éternel l'éternelle parole.

Je sais que, d'heure en heure et c'est la loi de Dieu –


L'antique erreur fait place au seul vrai qui séjourne.
Qu'importe le cachot, la croix, le fer, le feu ?`!
Un monde dit Colomb Galilée Elle tourne –
Et partout et toujours je ne l'ignore pas,
De Bethléem la Sainte à Rome corrompue,

(I) première de ces pièces a paru, il y a quelques années, il.inf la Revue île l'ann.
l-ii
Elle inspira la réponse, encore inédile, dont non? la faisons suivre. Après avoir publié le
pour et le contre, nous nous réservons de clore le débat dans un de nos piochains numéro?
L'humanité victime eut, trépas à trépas,
Sa chaîne de martyrs jamais interrompue.
Ah le jour où d'un mot Emancipation!
Donjons seigneuriaux féodales bastilles.
Le peuple, las enfin de ramper, lui, lion
Déracina vos murs et descella vos grilles;
Proclamant la justice éternelle et le droit,
La France de Dolet, de Jeanne et de Voltaire,
S'écria tout à coup Que la lumière soit
Et l'astre Liberté se leva sur la terre.

Et depuis soixante ans, sur le monde surpris,
Secouant de son sang la féconde rosée,
Aux peuples affamés, qui l'entonrent de cris
Elle présente encor sa mamelle épuisée.
Fille de Dieu vivant, France ô pays élu
Vierge du sacrifice, holocauste sublime,
Sur l'autel Vérité, pour le commun salut,
Tu souffres sans te plaindre, ô ma mère ô victime
Qu'ils s'appellent de Causs, Hoche Danton, Fourier,
Tes fils, qu'une espérance invincible transporte
Législateur, soldat, philosophe, ouvrier,
Grossissent des martyrs l'intrépide cohorte.
Et le signe brûlant qui doit de l'avenir
Illuminer enfin les sombres avenues,
Du merveilleux cerveau d'un poète martyr
Un beau jour jaillissant, comme un éclair des nue»

Soudain, en même temps, ainsi qu'il est écrit,


Croulera tout cachot, se rompra toute chaîne;
Et ce libérateur, ce poète. ce Christ,
0 France sera né sur les bords de la Seine.
Et les prêtres voudront qu'il meure. mais alors,
Dans les maux de ton fils adorant la souffrance
Les peuples rachetés en chœur, avec transports,
Comme l'on dit Jésus s'écrieront France! France!
F. Pitti.
A Monsieur Laurent PICHAT

L'IDÉAL. PROSEE
J'ai lu tout récemment au coeur de la llevue
De Paris, où Satan braque sa longue vue
Des vers exubérants d'un poète ingénu
Dont le nom ne m'était pas eucor parvenu
Il se nomme Pitti; son sujet, Poésie,
On plutôt l'Idéal, matière mal choisie
C'est dommage, les vers étaient pleins de chaleur,
Dignes de s'exercer sur un sujet meilleur.
L'Idéal est un rêve, un cauchemar étrange
Où le démon paraît sous la forme de l'ange
Avec lui l'on pourrait renverser l'univers
Sous prétexte qu'il va quelquefois de travers
Qu'on y souffre, et qu'on n'a pas droit en cette vie
De manger son voisin s'il vous en prend envie,
Terme où doit le progrès nous faire parvenir;
Liberté que nous doit apporter l'avenir,
Et l'âge d'or promis où vont à pleines voiles
Les rêveurs d'ici-bas qui chantent aux étoiles.
Ils se cachent le mal à ce monde acharné,
Et s'attachant à l'homme aussitôt qu'il est né
De ses infirmités de ses besoins immondes,
Ils se sont dérobé les misères profondes
Les fléaux renaissants et ce qu'il faut souffrir,
Qu'on soit sujet ou roi, pour naître et pour mourir.
Ils rêvent l'Idéal dans ce monde de boue
Où du sang des agneaux l'homme vit et se joue,
Où contre les poisons, les vipères, les loups
On combat chaque jour, où tout est croix pour tous
Où régnent les douleurs où la mort au front blême
Dans nos bras, sur nos cœurs, frappe tout ce qu'on aime
Où les cieux incléments consternent nos regards
De leurs noires vapeurs, de leurs mortels brouillards
Où dans ses vils plaisirs, ses appétits, sa fange (1),

(1) Victor Hugo, ComlemplalioDS,


L'homme souille l'amour et salit ce qu'il mange
Où par un sort fatal que le Ciel a permis
La vigne et le froment ont cent mille ennemis
Ils rêvent l'Idéal pour ces corps, pour ces têtes
D'homme où nous retrouvons le type affreux des bêtes,
Le crapaud, le chacal, le requin, le vautour
Où l'on est dévoré dévorant tour à tour;
Où partout, qu'elle soit plaintive ou fortunée
Toute existence humaine aux vers est condamnée.

Un tel rêve après tout pourrait être innocent,


S'il n'avait pour aïeux tous les hommes de sang
Si l'on ne trouvait pas toujours dans sa prière
Saint-Just, Cambon, Danton Marat et Robespierre
Si pour réaliser de si charmants destins
Il ne fallait faucher les trois quarts des humains.
Hommes de l'avenir, c'est trop de poésie,
On ne peut vous passer pareille fantaisie
Votre avenir nous est connu par le passé •
Qui. si vous triomphiez, se verrait dépassé.
Vous ne le croyez pas, citoyens de l'idée
Par qui la France un jour fut de sang inondée,
Recula devant elle heureuse que le sort
Pour la tirer du gouffre évoqua l'homme fort.
André Chénier l'a su! Cette tête sublime
De vos saints révérés un jour tomba victime,
Pour avoir (l'insensé !) cru que l'humanité
Était digne du ciel et de la liberté.

Que Dieu vous garde, enfants, qui marchez dans sa voie,


Qu'à de pareils destins Satan ne vous envoie,
Lui qui souille à vos cœurs les rêves insensés,
Lui que, sans le savoir, toujours vous encensez.
Ulric Guttinguer.
BIBLIOGRAPHIE
L'Instruction publique et le Suffrage universel (<)

Ordinairement nous laissons les brochures paraître et disparaître; mais


en voici une qui n'a pu être écrite que par un homme d'honneur et de bon
sens, dans une penséepatriotique Elle mérite qu'on s'y arrête; arrélons-
nous-y donc L'opuscule dont nous parlons a deux faces, une politique
et administrative nous n'en parlerons point, et pour cause l'autre,
exclusivement morale et d'un intérêt philosophique autant que national.
C'est sur ce point que va se concentrer toute notre attention.
D'abord, deux mots de la brochure en elle-même et de l'occasion qui
l'a fait naître car elle n'est pas éclose sans rime ni raison du cerveau
de son auteur. Elle a eu une raison d'être, et c'est quelque chose par
ce temps où les brochures foisonnent comme les champignons après une
pluie d'automne, sans que le public ait le temps de se baisser pour les
ramasser.
Un homme d'Etat éminent, grand jurisconsulte de son métier, nous
dit l'auteur, était allé visiter, il y a quelques jours, une des grandes
imprimeries de Paris. En parcourant l'immense salle où vingt-cinq ma-
chines à double et quadruple puissance reçoivent en blanc et rendent
tout imprimées, dans leur mouvement rapide et continu, des montagnes
de papier, il fut curieux de savoir ce qu'enfantaient ces montagnes. Il
s'enquit, s'informa, prit ou demanda des notes et sut que, grâces aux
entraves fiscales, postales, sans parler des autres, de tous ces livres
confectionnés pour l'instruction de la France; il résultaitsipeude chose,
que c'est à peine si, sur trente-cinq millions de gens parlant la langue
française, une petite moitié, dix-sept ou dix-huit millions savent lire et
écrire sur ces dix-sept millions, deux millions tout au plus font réel-
lement usage de cette supériorité. En tout, un dixième de la France sait
lire, écrire et tire parti de ces connaissances.
Ainsi, il y a trente-trois millions d'âmes, d'âmes raisonnables et chré-
tiennes dans notre pays, chez lesquelles ta civilisation française n'arrive
que par rellet, par ricochet, par hasard en quelque sorte! 11 serait plus
vrai de dire qu'elle ne va pas jusqu'à elles, et qu'elle n'éclaire que les
dmes de la société
Et nous sommes la nation par excellence 1 C'est notre pays qui fait les
affaires du genre humain! Cela esttriste à constater. L'ignorance, pour-
tant, c'est la nuit de l'esprit, fermé au grand jour de la raison, du bon
sens, de la vérité morale L'ignorance, c'est le triste état d'une âme iuca-

(1) Paris, chez tous les Libraires.


pable de s'élever aux saines idées, et condamnée aux mensonges, aux
duperies, aux charlatanismes de la petite autorité, de la petite piété, de
la petite politique, de la petite morale.
Or, c'est précisément ce que ne veulent ni l'Empereur, ni la France,
ni la conscience du genre humain, qui doit être écoutée encore plus reli-
gieusement que les voix les plus augustes et les plus autorisées
d'ici-bas.
Dieu punit les rois et les corps politiques qui patronent l'ignorance;
car ceux-là n'aiment pas les peuples et sont les ennemis de la civilisa-
tion, qui, en fin de compte, finit toujours par écraser ses adversaires,
quels qu'ils soient. Dans l'Orient, la révolution est en permanence, parce
que l'ignorance des peuples y est éternelle. Un peuple ignorant est exposé
à toutes les mauvaises passions, comme un cerveau faible à tous les
rhumes possibles. Il est donc de l'intérêt du moraliste de combattre
cet ennemi, le plus terrible qu'il puisse redouter.
Le peuple, par malheur, ne sait pas encore chez nous que sa vraie
émancipation, que le commencement de la vie morale datera du jour
où il en aura fini avec l'ignorance et avec les misères qui forment
son cortège, Il ne sait pas que le bien-être, que l'ignorance relative,
qu'un certain apaisement de cœur et d'esprit, qu'un plus grand respect
de soi même, seront infailliblement la récompense de ces heures données
à la culture intellectuelle et enlevées à l'abrutissement.
Il le comprendra le jour où un décret du gouvernement lui apprendra
que ceux-là seuls auront l'honneur d'être électeurs qui sauront lire et
écrire, ou bien que le père de famille qui n'envoie pas ses enfants à
l'école est privé de ses droits civiques pour trois, six ou neuf ans, comme
mauvais père et comme mauvais citoyen.
Vous verrez qu'un jour cette rêverie sera réalisée.
En attendant, l'auteur de la brochure indique de bons moyens il pro-
pose de jeter bas tout ce vieil échafaudage de règlements
demande
gothiques et
la
tyranniques qui gênent la librairie et la presse; il liberté du
commerce des livres et de la nourriture intellectuelle comme on a déjà
celle de la boucherie, de la boulangerie et de l'épicerie. Il estime qu'on
peut bien faire, pour l'intelligence et pour l'âme ce qu'on fait pour le
corps. Il démontre que, fiscalement parlant, ce ne serait pas une mau-
vaise alTaire pour l'tëtat. Ce n'est pas sa meilleure raison car enfin l'Etat
peut y mettre du sien pour l'amélioration de la France, à peu près
comme un père de famille prélève sur son avoir pour l'instruction de ses
enfants il peut fonder des écoles communales, doter les villages de
bibliothèques bien composées, multiplier les bons écrits et avec eux les
saines idées, les bonnes traditions, les fortes disciplines de l'esprit et
du cœur.
Tous les jours on accorde desprirnes au perfectionnementdes machines
agricoles; il faudrait qu'on fit la même chose pour les livres populaires,
qui sont des livres à sarcler les ronces et les épines de l'intelligence
publique. Les Anglais ont toute une littérature populaire nous n'en
avons pas l'ombre. Il y a là un grand danger.
Dans les campagnes, presque toutes les idées du peuple lui viennent
du curé il n'y a pas grand mat, quand c'est un homme éclairé et hono-
rable; mais il y a un danger cependant. Il peut y avoir des circonstances
où la parole du curé ne dira pas ce que le moraliste voudrait qu'enten-
dissent les oreilles de ce grand enfant qu'on appelle le peuple. Je ne
parle pas de l'instituteur, qui est seulement l'écho du curé, quand il
lui est permis d'ouvrir la bouche. Le paysan n'ignore pas cela; aussi
l'instituteur est-il pour lui le chevalier de la Triste-Figure. On sait, quand
l'enseignement des campagnes ne vient pas du curé, qu'il vient du
cabaret.
Une littérature non plus aristocratique, non plus savante comme celle
qui s'enseigne dans les facultés ou dans les lycées. mais une littérature
fortement populaire, où la démocratie française apprendrait ses devoirs
aussi bien que ses droits, où circuleraient toutes les vérités morales,
politiques et religieuses dont se doit composer l'esprit de la France mo-
derne une presse non plus de parti, non plus de coterie, non plus de
boutique, mais sincère, mais généreuse, en France le peuple ne com-
prend que les idées élevées, une presse où on dirait un peu de tout au
peuple, assez pour développer chez lui le respect de soi-même, l'intel-
ligence de son temps, la confiance en Dieu et dans la loi, voilà ce que
propose l'honnête et éloquent citoyen qui a écrit la brochure intitulée
l'Inslruetion populaire et le Suffrage universel.
On fait volontiers remonter très-haut les brochures anonymes on
n'est pas fâché de laissercroire qu'une pensée officielle préside à la plu-
part de ces écrits. Je me garderai bien d'attribuer à celui-ci une prove-
nance politique je crois que c'est tout simplement un particulier, homme
de bien, qui a écrit dans la candeur de son àme, et qui s'est rencontré
plus d'une fois avec l'auteur des idées napoléoniennes, qui lui aussi
aime le peuple, qui lui aussi est un homme de progrès et de nationale
initiative.
Mais il reste toujours un problème à résoudre après la lecture de
cette brochure toute pleine de morale et de généreuse éloquence.
Comment créer cette presse populaire? Nous n'avons plus que les débris
de la vieille presse politique, et, entre elle et le peuple, il y a des abîmes.
Comment créer cet enseignement populaire qui suivrait le citoyen au-
delà de l'école primaire? à l'aide de quels livres? à l'aide de quels jour-
naux ?9
L'Empereur peut beaucoup, je le sais; la liberté aidant, il pourrait l'im-
possible, je le crois; car l'une susciterait des idées, et lui trouverait des
hommes pour les exprimer. Il y a quelque chose à faire, tout le monde
le sent autour de lui le ministre de l'instruction publique ne cache
point la pensée de l'Empereur; mais, en attendant, le peuple reste dans
l'ignorance; en attendant, les sujets de l'Empereur sont exposés à mille
idées fausses, anti-françaises, j'allais dire anti-chrétiennes, qui sont le
cortège naturel de l'ignorance en attendant, enfin, ainsi que le dit dans
une péroraison trop éloquente, hélas! le publiciste dont nons recom-
mandons l'oeuvre à nos lecteurs, sur mille accusés jugés contradictoire-
ment en 1857, année qui a donné lieu à la dernière statistique crimi-
nelle, sept cent quatre-vingt-six étaient complètement illettrés ou savaient
seulement lire et écrire imparfaitement.
C.
CANDIDE
Grand-Opéra bouffe en cinq actes et sept tableaux,
par M. Désiré PILETTE (t).

Sous ce titre se cache une œuvre vraiment littéraire. En matière


d'opéra, la chose est assez rare aujourd'hui pour mériter l'attention. Un
sujet qui n'est pas surchargé de situations cherchées, une peinture
agréable de caractères et de sentiments, un style châtié, des vers et
dans ces vers des pensées et de la poésie voilà certainement plus et
mieux que nous sommes habitués à trouver dans les poèmes d'opéras
modernes.
Tout le monde a lu le roman philosophique de Voltaire, dans lequel
M. Pilette a puisé le sujet de son livret. Les aventures y sont tellement
pressées qu'il n'était pas facile d'y choisir les élément d'une action dra-
matique, cette rapide succession de tableaux qui anime le récit, appor-
terait nécessairementbeaucoup de confusion à la scène, il fallait trier,
élaguer, modifier, et c'est ce qui est fait avec discernement.
Le premier acte nous montre le célèbre château de Thunder den
Tronck; le baron plein de l'orgueil de sa îace; sa fille, la sentimentale
Cunégonde; le naïf Candide, enfant abandonné qu'il a recueilli et le
fameux précepteur Pangloss développant incessamment son système
favori que tout est pour le mieux, dans le meilleur des mondes pos-
sibles. Cependant Candide est chassé pour avoir osé se faire aimer de
la fille des Thunder den Tronck; enrôlé par surprise dans un corps de
Dulgares il assiste aux horreurs d'une bataille. Un bohémien, le fidèle
Cacambo du roman de Voltaire, propose au jeune soldat de fuir avec lui
dans le Portugal dont il lui fait une séduisante peinture
Il est une terre b^nic
Vérilaliln faubourg des cieux
Que la baguette d'un génie
O lia sans doute pour les dieux
La terre bénie
Où s'épand la vie,
Limpide ambroisie
Dans un pur cristal
Le port où la joie
Sur un gai signal,
Au ciel qui flamboie
Chaque jour déploie
Ses voiles de soie.
Colle Poitugal!
Mais ils arrivent à Lisbonne pour assister à ce terrible tremblement
de terre qui occupa tant les esprits au dix-huitième siècle. Les doctrines
que Pangloss expose à cette occasion, le font arrêter ainsi que ses com-
pagnons par les familiers de l'inquisition. Tous vont être brûlés dans
(I) Paris, cbezDentu.
un auto-da-fé, lorsque Cunégonde que les circonstances ont portée sur
cette terre et qui assiste à ce spectacle obtient dit gouverneur la grâce
des condamnés mais pour l'obtenir, elle a dû promettre à ce puissant
personnage de lui ouvrir son boudoir le soir même. Elle tient cette
parole à la lettre, et quand le gouverneur pénètre dans ce lieu convoité,
il n'y rencontre qu'un de ses créanciers le juif Issachar également
dupé. Ainsi, ces scènes de Lisbonne, qui sont dans le roman de Voltaire
une scabreuse et sanglante tragédie, deviennent ici une piquante co-
médie.
Obligés de fuir de nouveau, les amants et leurs compagnons sont jetés
par la tempête sur les côtes de l'El Dorado où leur misère, inconnue à
ces heureux climats les fait considérer comme des princes. Leurs
haillons, nouveaux dans ces pays de l'or et des rubis, passent pour des
vêtements royaux et les font appeler au trône vacant. Le baron ne croit
plus se mésaillier en donnant sa fille à Candide devenu roi. Pangloss en
profite pour confirmer système

Tout est aumieux.


conclure.
Avec moi vous allez
|
Asseyons nous oar yoii" danger.

répond le baron en l'interrompant. C'est bien ainsi que doit finir un


opéra-bouffe. On se rappelle que dans le conte de Voltaire, tous les
personnages, après avoir éprouvé mille infortunes dans leurs voyages et
souffert l'ennui dans le repos, se trouvent enfin heureux en cultivant de
leurs mains un coin de terre sur les bords du Bosphore Là aussi, Pan-
gloss entreprend une dernière apologie de son système. « Cela est bien
dit, répondit Candide; mais il faut cultiver notre jardin. » Cette fin est
plus philosophique, mais un opéra, un opéra-bouffe surtout ne pouvait
la conserver. Le dénoûment adopté par M l'ilelte est beaucoup plus
dans l'esprit du genre Un mariage heureux au milieu des splendeurs
de la royauté et de l'El Dorado.
Pour faire la part de la critique, nous dirons que l'auteur, par crainte
de la vulgarité, adopte quelquefois des tournures et des rimes trop
cherchées, ce qui peut nuire à la gaîté, fille du naturel, comme auraient
dit nos pères; que certains morceaux destinés aux chanteurs auraient
besoin d'être sensiblement resserrés à la scène; tandis que les chœurs
au contraire n'ont pas ces larges développements exigés par la musique
moderne; mais tout cela tient sans doute à ce (lue l'auteur en faisant
imprimer son œuvre a dù naturellement s'occuper plus des lecteurs que
du théâtre.
Voilà donc à quelles innocentes et nobles occupations les hommes de
1848 emploient leurs loisirs. Un autre ancien préfet du Nord, le baron
Méchin, nous distribuant des prix, il y a quelques vingt ans, nous repré-
sentait comme le temps le plus heureux de sa vie, celui qu'il avait
consacré à traduire Juvénal en vers français. M. Désiré Pilette nous en
sommes sûrs, se rappellera de même toujours avec plaisir les moments
donnés à cette gracieuse composition. A. D.
CAUSERI E THEATRALE
La Tour de Nesle et M. Louis Veuillot

Une seconde jeunesse vient de renaître pour l'œuvre célèbre de


MM. Alexandre Dumas et Gaillardet, la Tour de Nesle, qu'une mesure
administrative avait depuis longtemps reléguée au rang des souvenirs.
La représentation en a été de nouveau autorisée, et les grandes scènes
départementales ont presque toutes, à 'l'heure qu'il est, devancé la
reprise qu'on prépare à la Porte-Saint-Martin. Le public de Lille l'a.
entendue il y a quelques jours.
La Tour de Nesle fut, comme on sait, un des premiers et des plus
brillants produits du drame romantique. C'est à M. Gaillardet qu'en
revient la première idée. 11 conçut, d'après un récit d'Anquetil, le plan
d'un drame dont Marguerite de Bourgogne et Buridan étaient les prin-
cipaux personnages.
Après avoir été représentée à la Porte-Saint-Martinavec un succès
immense, la Tour de Nesle ne tarda pas à être jouée en province. Le
théâtre de Rouen fut un des premiers à la monter. Il par ut à cette occasion,
dans un journal de cette ville, un feuilleton dù à la plume d'un écrivain
qui s'est acquis depuis mais dans un genre de littérature bien diffé-
rent, une grande renommée. Nous voulons parler de M. Louis Veuillot,
qui depuis. mais alors il était simple rédacteur de l'Echo de Rouen;
ce qui prouve, une fois de plus, que tous les chemins mènent à Rome.
Un de nos amis nous communique ce feuilleton, et nous croyons être
agréable à nos lecteurs en leur faisant connaître une œuvre et une opi-
nion de jeunesse de l'éminent publiciste.
M. Louis Veuillot entre tout de suite dans l'analyse du drame. Nous
citons
« Quandle dramecommence,
1314vient, comme dirait M. de Vigny,
de sonner à la grande horloge des siècles c'est la bienheureuse année
où monseigneur Louis-le-Hutin monta sur le trône de France. Des
manants boivent en causant des nouvelles du jour dans la taverne de
l'Italien Orsini. Ils demandent à leur hôte combien de cadavres on a
repêchés le matin dans la rivière, depuis la tour de Nesle jusqu'au cou-
vent des Bonshommes. Orsini répond < Trois, comme à l'ordinaire i
tous trois gentilshommes, tous trois jeunes et beaux, toujours comme à
l'ordinaire. Et les manants de s'étonner qu'ainsi les flots de la Seine
jettent sur les rivages, presque tous les 'matins, trois victimes san-
glantes, et cela au-dessous de la tour de Nesle, jamais au-dessus. Et
puis, savez-vous qu'elle est effrayante, cette vieille et sombre tour,
morne, silencieuse durantle jour, on voit la nuit ses fenêtres scintiller;
des lumières étincellent sous les noires arcades; l'on entend de loin
comme un bruit de fête on dirait que l'écho affaibli répète des choeurs
et des rires. Le jour vient tout s'est tu alors, tout s'est effacé, et l'on
retrouve bientôt sur la grève les trois beaux cadavres accoutumés. »
Après cette exposition, vient la querelle de Gaultier d'Aulnay avec
les manants, et l'écrivain ajoute
« Ceci est la première scène; vous voyez que les coups d'épée ne
seront pas ménagés dans le courant de la pièce. 0 Geoffroy patriarche
du feuilleton, Abraham de l'analyse mon Geoffroy, toi qui refusas l'ab-
solution à je ne sais quel mélodrame qui s'était permis un mort, un seul
pauvre mort avant le troisième acte toi qui avais si peur du sang, toi
qui criais à la barbarie pour un cadavre, que deviendrais-tu à ma place?
Mais poursuivons notre recueil d'extraits mortuaires. »
Nous arrivons à la tour, où Buridan et Philippe d'Aulnay, appelés
par une femme voilée, se décident à se rendre malgré les sages conseils
du frère de ce dernier, Gaultier d'Aulnay. Nous continuons nos citations
e Ils y vont; or, savez-vous quelles femmes les attendent? Ce sont
des filles de France c'est Marguerite de Bourgogne, la reine, avec
Blanche et Jeanne, ses sœurs. La nuit tombée, elles quittent furtive-
ment leur Louvre une barque les mène à la tour de Nesle, où leurs
amants d'une nuit les attendent; elles les enivrent de vins, de caresses,
de voluptés, et s'enivrent avec eux jusqu'au jour; puis, dès que l'obs-
curité s'efface, elles les congédient. Des hommes apostés les frappent,
tout frémissants encore de plaisir et de joie, les jettent dans la muette
rivière, et les royales débauchées retournent dans leur palais pour ache-
ver la nuit. »
Le critique continue son analyse; nousne le suivrons pas dans le récit
détaillé des incidents de la pièce que tous nos lecteurs ont lue ou en-
tendue. Nous arrivons à la scène où Marguerite, vaincue une première
fois par Buridan, promet à celui-ci d'accorder tout ce qu'il demande.
Ici à l'analyse se mêle la critique.
« La pièce,
dit le compte-rendu que nous analysons, pourrait très-
régulièrement se terminer ici, et certes elle aurait renfermé assez
d'événements pour faire sans parcimonie trois ou quatre tragédies selon
la vieille méthode mais nos dramaturges ne l'entendent plus ainsi la
première action finie, ils en commencentune seconde bientôt, s'ils vont
toujours de ce pas, ce qu'on appelle un drame en plusieurs tableaux ne
sera plus qu'une collection de petites pièces sous un titre commun.»
Cette prédiction, nous l'avons, par parenthèse, vu souvent se réaliser
depuis 1832.
1
Buridan. mais, avant d'aller plus loin, remarquez, s'il vous plait,
qu'on ne tue personne dans le deuxième ni le troisième acte on pend
seulement le premier ministre, encore est-ce pendant l'entr'acte cela
vaut-il la peine d'en parler? On m'avait dit, et à vous aussi peut-être,
qu'il y avait une mort à chaque tableau. Il faut être bien méchant pour
venir ainsi calomnier une malheureuse pièce qui n'a fait de mal à per-
sonne. Maintenant poursuivons.>
Nous laisserons M. Veuillot poursuivre à son aise le dénoûment à
travers le tissu d'horreurs qui forme le drame, et nous arrivons aux
réflexions dont le critique fait suivre son compte-rendu
«
L'analyse qui précède, dit-il, est exacte; aucune des situations,
aucun des .personnages, aucun des ressorts du drame n'y est oublié,
et cependant je sens en la relisant qu'elle ne peut donner qu'une
idée très affaiblie de cet étrange ouvrage, où à chaque pas, l'action
se complique, les incidents se pressent, se mêlent, se nouent, et cela
avec clarté, sans confusion, largement. Quelques justes critiques
peuvent être adressées à l'invraisemblance de plusieurs moyens, de
plusieurs situations, à la chaleur souvent exagérée du style; mais.
après tout cela, il faut convenir que la Tour de Nesle est un drame
peu ordinaire; que l'esprit qui l'a conçu, conduit et exécuté, est un
de ces esprits puissants et passionnés comme il s'en rencontre rare-
ment. Il faut convenir que ce drame, qui hurle, qui s'agite, se roule,
excite dès les premières scènes un intérêt qui ne s'éteint pas, qui ne
laisse pas au spectateurle temps de respirer. Intérêt horrible, il est vrai,
sans pitié, sans larmes, mais, je le répète, constammentgrand et fort. »
Comme on voit, M. Veuillot, à cette époque ne haïssait pas la litté-
rature romantique; nous le verrons même tout-à-1'heure faire une pro-
fession de foi encore plus explicite. Pour cette soirée, il constate, en
le blâmant, que < le dénoûment, si possible, si intéressant, a déplu
à quelques personnes, et que la vue de Gaultier d'Aulnay sanglant
leur a fait mal. »
Le 8 septembre de la même année, Bocage, créateur du rôle de
Buridan à la Porte-Saint-Martin, joua à Rouen la Tour deNesle. Ce
fut à l'occasion de cette représentation que M. Louis Veuillot fit la
profession de foi littéraire que nous avons annoncée. Le critique,
favorable à la littérature romantique quelques mois auparavant, en
est devenu partisan fanatique. L'article est curieux à plus d'un titre,
non seulement à cause de son auteur, mais parce qu'il indique les
étonnements du public, ses résistances et enfin ses entraînements
pendant cette période de transition.
Bocage, s'écrie M. Louis Veuillot a obtenu dans le rôle de
Buridan un succès éclatant et bien mérité. Constatons-le d'abord,
car ce succès est un évenement plus important qu'on ne peut croire
dans l'histoire du théâtre de Rouen le premier, sans contredit, de
tous les théâtres de province. (On voit que Rouen se piquait à cette
époque d'une grande supériorité artistique). Il a décidé en dernier
ressort chez nous la grande affaire du classique et du romantique,
affaire qui ne faisait plus question à Paris depuis longtemps et que,
Dieu merci le classique vient de perdre ici comme ailleurs.
»
Car ici le combat n'était pasfini, le jugement n'était pas prononcé
malgré ses récents succès, le drame moderne n'était encore considéré
par beaucoup de fidèles aux vieilles doctrines que comme un usurpa-
pateur, tout au plus comme un étranger à qui on donne l'hospitalité;
et les légitimistes littéraires (le mot est un peu dur, écrit en 1832
dans une feuille qui défendait éncrgiqnemeut le nouveau pouvoir)
rêvaient une restauration. Voilà leur espoir renversé; en acceptant
Bocage, le public a accepté le genre dont il est l'expression vivante,
et délivré au drame moderne ses lettres de naturalisation. Maintenant
qu'il se présente, la route lui est ouverte.
»
Du reste, ce n'est pas sans combattre qu'on lui a laissé le champ
libre; il y a eu opposition, guerre, mais guerre sourde, opposition
polie, qui ne convient pas de sa mauvaise humeur et qui n'en est
que plus dangereuse. Jamais on n'entendit plus de remarques à demi-
voix sur un acteur, jamais plus de critiques railleuses, sur tous les
gestes, contre les inflexions, que le manque d'habitude des specta-
teurs leur faisait paraître ridicules, et qui n'étaient que vrais; enfin,
jusque vers la fin de l'acte de la prison, jamais plus de cracheurs,
de tousseurs, de mouclieurs, ne révoltèrent par leur fatigant vacarme
la patience du public. Mais toui, cela dut se taire et mourir d'impuis-
sance devant l'énergie passionnée de Bocage; on avait difficilement
adopté ses traits de caractère on ne pouvait se résoudre à le voir
trivial, railleur, comme doit être un soldat qui vient de quinze ansde
guerre; à le voir tourner le dos au public et parler à ceux qui sont en
scène avec lui plutôt qu'aux spectateurs, ce qui est pourtant assez ration-
nel mais lorsque, emporté par la passion, il se laissa aller à ses entraîne-
ments sublimes, lorsqu'à sa voix les cheveux se hérissèrent et qu'il vint
des larmes dans tous les yeux, oh! les applaudissements furentt
enthousiastes, frénétiques le vieux drame en mourut du coup. »
A cet endroit, le critique en arrive à l'exaltation et ses accents
sont dignes des applaudisseurs chevelus qui brisaient les banquettes
de la Comédie-Française à la première représentation d'Hernani. Un
peu plus il accolerait au nom de Racine la fameuse épithète que
l'on connaît.
«
Maintenant donc, s'écrie-t-il, arrière les vieilleries! laissez dor-
mir les chefs-d'aeuvre nous n'en voulons plus, même pour nous
endormir; c'est un fait. Portez à la friperie les habits brodés, les
perruques à deux et à trois marteaux; changez-moi toute cette dé-
froque qui emprisonne le comédien dans une pose, dans un langage
gourmés, et faites place, faites place au drame vrai; ne vous épuisez
point à soutenir une ruine qui croulerait sur vous. »
M. Veùillot termine cet article en demandant à grands cris qu'on
profite de la présence de Bocage à Rouen pour lui faire jouer Antony.
C'est complet.
Nous aussi qui ne pouvons qu'applaudir à la profession de foi de
M. Veuillot-profession de foi littéraire, bien entendu – nous vou-
cirions que notre direction, instruite par le succès de la reprise de la
Tour de Nesle, appelât de temps en temps à son aide les chefs-
d'œuvre de l'école romantique qui sont des nouveautés pour la géné-
ration nouvelle. Nous voudrions que le nom de Victor Hugo reparût sur
l'affiche, et que l'on cessât d'alimenter exclusivement le répertoire des
productions affadies et bâtardes des fournisseurs actuels du boulevard.
Nous ne sommes pas le seul à exprimer ce désir; voici ce que
nous lisions, il y a quelques jours dans la Jeune France un nou-
veau journal de Paris qui se fait bravement une place au soleil
«
On reprend en Belgique le théâtre de Victor Hugo. On a joué
Angelo à Bruxelles, cette semaine. N'y a-t-il pas là de quoi nous
faire monter la rougeur au visage! Après avoir abdiqué toute gran-
deur littéraire, renoncerions-nous encore à nos glorieux souvenirs?
Serait-il vrai que les drames de Victor Hugo ne pussent se produire
sur les scènes de nos théâtres où sont tolérées tant de bassesses et
de turpitudes? Quand on joue les Pénates de l'oncle Giflardau Palais-
Royal, les Effrontés au théâtre Français, les Massacres de Syrie au
théâtre du Cirque, on ne pourrait pas jouer Ruy-Blas à la Porte-Saint-
Martin Veut-on que nous étouffions dans cette atmosphère morbide?

»
Puisque nos auteurs ont désappris l'art sérieux et élevé, qu'on
nous rende nos vieux maîtres! Qu'on nous permette au moins do
nous faire un instant d'illusion en nous reportant dans le souvenir
du passé, en revoyant l'image des fètes auxquelles ont assisté nos pères.
»
Nous avons lu en frémissant les feuilletons des journaux belges
qui en rendant compte de cette représentation, nous raillaient des
préjugés qui mettent à l'index chez nous ces œuvres dont ils ont
conservé la libre administration. Nous ne méritons pas cette insulte.
Nous aussi nous avons conservé l'amour des belles choses, et on
entendra notre demande. Nous ne faisons pas de réclamation sédi-
tieuse c'est l'art que nous demandons. »
En attendant, on va nous jouer à Lille les Massacres de Syrie,
par MM. Victor Séjour et Mocquart.
G. Masure.
CAUSERIE LILLOISE

Pourquoi ne commencerions-nous pas par quelques mots sur la


transformation matérielle qu'on fait subir en ce moment à la bonne
ville de Lille?'?
Les embellissements, élargissements et agrandissements marchent
leur train, mais vont moins vite qu'on ne l'avait promis; Saint-Maurice
attend avec impatience la belle place quadrangulaire qu'on destine à sa
façade la fameuse rue N° 2 est retombée dans le domaine de l'in-
certitude néanmoins, la pioche et la truelle sont un peu partout.
L'arcade assez grandiose d'un passage sur la Grand'Place n'attend
plus que ses derniers moellons; les six casernes du bureau de bien-
faisance sont terminées à Wazemmes (ancien style) l'escalier renais-
sance, appuyé sur l'Hôtcl-de-Ville fait aussi mauvais effet que la
macédoine analogue du Palais-de-Justice, à Paris; presque tous les
beaux arbres de la digue ont été déracinés sans pitié, et la plus belle
promenade de notre ville disparaît sous la pioche et le hoyau des
ouvriers du génie il faudra cent ans pour en avoir une semblable.
A propos de la rue N° 2, on apprendra bientôt qu'un homme, qui
a consacré la plus grande partie de sa vie à la chose publique, met
en avant un nouveau projet de percement qui nous semble appelé à
résoudre définithementla question; nous voulons parler du projet de'
M. Bonte-Pollet.
Nous n'en avons pas fini avec les projets que l'agrandissement de
la ville fait éclore. En voici encore un sur lequel nous croyons utile
d'appeler l'attention du public. Il s'agirait de couvrir le canal qui vient
se perdre sous la rue Esquermoise, à la hauteur du pont de Weppes,
et d'en faire, à l'instar des galeries Saint-Hubert, de Bruxelles, une
voie couverte de communication qui serait un but de promenade bien
appréciable les jours de pluie.
Lorsqu'il pleut, les flâneurs du dimanche n'ont, pour passer leur
temps, que la visite au Musée. Les nouvelles salles ont été ouvertes
au public, ainsi que nous l'avons annoncé, et l'admiration a été géné-
rale. Nous réserverons une place dans un de nos prochains numéros
à une étude détaillée sur l'aspect nouveau des salles, et sur le clas-
sement nouveau des toiles.
Du Musée à la Bibliothèque, il n'y a qu'un pas. Nous sera-t-il
permis d'y déposer une pétition qui aurait pour objet de demander
1° Que la Bibliothèque soit ouverte régulièrement tous les jours,
sans excepter les samedis, les dimanches ni les jours de fête, de neuf
heures à quatre heures 2° que les séances du soir soient établies
de six heures à neuf heures 3° que les vacances soient sup-
primées.
Nous sommes sûrs que l'administration municipale fera droit à notre
demande cela nécessitera naturellement un personnel plus nombreux
et une élévation des appointements si minimes des modestes fonction-
naires préposés à nos livres.
De la Bibliothèque à la Faculté, la distance n'est pas non plus con-
sidérable nous la franchissons d'un saut et nous allons en passant
renouveler connaissance avec les professeurs que nous sommes heu-
reux d'y rencontrer.
Nous nous sommes déjà fait l'écho des applaudissements qui reten-
tissent chaquesemaine autour de la chaire d'histoire et de la chaire
de littérature.
Mercredi dernier, quoique visiblement souffrant, M. Colincamp a
terminé de la façon la plus brillante son premier semestre à la Faculté.
H parlait du mouvement intellectuel au dix-huitième siècle et de
l'esprit dans les salons à cette époque. Par sa verve ingénieuse par
son tact, il a été tout-à-fait au niveau de ce vaste et difficile sujet.
M. Colincamp tient moins à montrer son esprit qu'à faire que ses
auditeurs, en le quittant, soient contents du leur et se sachent gré d'avoir
l'intelligence ouverte à tant d'idées fines ou élevées, à tant de senti-
ments délicats ou généreux. Chaque jour l'autorité intellectuelle de
M. Colincamp gagne du terrain à Lille il l'a conquise lentement,
pied à pied, comme tout ce qui dure dans notre cité. Les Lillois
ont bien fait d'être difficiles avec ce jeune maitre ils ont vu du pre-
mier coup à qui ils avaient affaire; aussi, pour l'adopter, ils ont
attendu qu'il prouvât qu'il avait autre chose que de l'esprit. Ses leçons
del'an dernier sur Racine ont fait connaître son âme et son goût. Main-
tenant, c'est surtout d'intelligence et de mesure qu'il fait preuve, en
parlant des Fontenclle, des Lesage, des Marivaux. Nous l'attendons
à Montesquieu, à Vauvenargues, à Buffon nous l'attendons avec con-
fiance, et nous espérons que cette clientèle de femmes du monde et de
gens d'esprit, qui se pressent autour de cette parole ingénieuse, ne
diminuera pas à mesure que croît l'intérêt des leçons de l'habile pro-
fesseur. M. Colincamp a ce qu'il faut pour parler du dix-huitième
siècle il n'aime ni les gros mots ni les grandes phrases il aime à
avoir raison, comme un homme de bonne compagnie. Certaines per-
sonnes lui reprochent même de ne pas faire assez de professions de
foi ce n'est pas nous qui le blâmerons de cela; sa finesse va avoir
beau jeu dans les difficiles sujets qui l'attendent au second semestre.
Qu'il s'en méfie pourtant; les habitués de la phrase à gros calibre
n'aiment pas qu'on leur parle à demi mot quand on compte trop
sur leur intelligence, ils croient avoir lieu de se plaindre. Un timoré
disait dernièrement devant nuos c Je voudrais bien savoir ce que le
dilettantisme de M. Colincamp préfère, entre saint François de Sales
ou La Bruyère.» Nous avions envie de répondre :Vous êtes bien curieux.
Mais, nous nous sommes tu, nous proposant de soumettre ce cas de
conscience à qui de droit. Il est vrai que M. Colincamp est bien capable
de rire du scrupule de ce monsieur timoré, et de nous répondre en pur
classique qu'il pourrait être, mais qu'il n'est pas, Dieumerci:
« Est
bien fou de cervelle qui prétend contenter tout le monde et
son père.»
La réputation de M. Chon est faite depuis longtemps nous, qui
le connaissons depuis que nous nous sommes assis pour la première
fois sur les bancs du collége de Lille, nous écoutons toujours avec le
même plaisir l'enseignement clair, impartial, judicieux de notre an-
cien professeur. Nous l'aimions au lycée, nous l'applaudissons encore
plus volontiers dans l'amphithéâtre plus important où nous le voyons
aujourd'hui.
Nous devons en notre qualité de chroniqueur, remercier ceux
de nos concitoyens qui nous donnent l'occasion de parler d'eux
nous les en remercions doublement lorsque nous pouvons
parler d'eux
quelque temps,
avec éloge. M. Salomé, dont nous citions le nom il y a
vient de terminer un très-remarquableportrait de M. Jules H. La ressem-
blance est parfaite, cela va sans dire. Ce que nous louerons, c'est la
science du dessin, trop souvent négligée de nos jeunes artistes, et qui
estaupeintre ce que l'orthographe est à l'écrivain. Nous louerons aussi
la science des couleurs, qui, elle, ne s'acquiert pas. Ces deux qualités
sont le partage du bon portraitiste M. Salomé vient de nous prouver
qu'il tes possède. Nous l'attendons à l'Exposition.
Depuis quelques jours, notre scène a repris la Tour de Nesle,
œuvre de MM. Alexandre Dumas et Gaillardet; à ce sujet, nous
trouvons l'anecdote suivante
«
Ceci se passait en 1830 ou 1831 M. Gaillardet, qui fonda depuis
le Courrier des Etats-Unis, et qui est encore à présent un des rédac-
teurs estimés de la Presse, présenta à M. Harel, directeur de la Porte-
Saint-Martin, le manuscrit primitif de la Tour de Nesle. Le drame
était mal conçu et mal exécuté il fut jugé indigne de la scène. Cepen-
dant la donnée était intéressante dramatique, et un écrivain expéri-
menté pouvait en tirer bon parti. Le manuscrit fut remis à Jules Janin,
qui le travailla, fit quelques tirades, mais ne parvint pas toutefois au
résultat désiré. Rendu à M. Harel, le drame passa alors dans les mains
d'Alexandre Dumas, qui comptait déjà plusieurs succès sur les scènes
parisiennes.
»
Le grand écrivain refondit la pièce, qui put enfin passer à la Porte-
Saint-Martin, et qui fut jouée pour la première fois le 29 mai 1832
avec Mllc Georges et Bocage pour principaux interprètes le succès fut
immense.
»
Alexandre Dumas fut seul nommé à la chute du rideau. M. Gaillardet
revendiqua devant les tribunaux sa part de paternité, qui fut reconnue
par jugement. Depuis lors, son nom figura sur l'affiche à côté de celui
d'Alexandre Dumas. »
E. E.

Géry Legrand.

Liilt>. uni' de i ofpl'Vre -Ducrocq.


LÉGENDE BOURGUIGNONNE

,/X Fragment du second volume des Salons de Paris. (1)

.£ ri
'/1)

.w l'appui de ces faits qui montraient toute l'influence de préjugés


1t1'S, je pourrais citer ceux qui m'avaient été révélés dans la pro-
Tince où j'étais née et où j'avais passé mon enfance. Ainsi, à une
époque plus rapprochée de nous que celle où vivait Nicolas Flamel,
une élévation rapide et extraordinaire, que justifiaient pourtant le
courage et le talent, paraissait encore si singulière dans la classe
bourgeoise, qu'on l'attribuait souvent à des causes surnaturelles. Il
en fut ainsi pour le maréchal Fabert. On prétendit longtemps dans
la Haute-Bourgogne, où il était né, que le diable s'était mêlé de ses
affaires, et qu'il lui devait sa fortune. Fabert, quoiqu'on lui ait fa-
briqué depuis une noble généalogie, était le fils d'un-forgeron, et
travaillait lui-même à la forge dans sa première jeunesse. Ce ne fut
qu'après son élévation que ses parents habitèrent Metz et que son
père y occupa une position distinguée. J'ai passé quelque temps dans
un château, d'où l'on m'a montré sur une montagne voisine, la jplace
de la forge où Fabert avait travaillé étant enfant, et où plus tard il fit
construire un château qui attestait la grandeur de sa bienveillante exis-
tence. Voici la tradition répandue dans la campagne, et qui était encore
très accréditée à cette époque dans toutes les terres qui avoisinent
Chàtillon-sur-Seine.

M ) Nous devons à la gracieuse obligeance de Madame Ancelol l'autori-


sation de publier dans la Revue du Mois, ce fragment d'un volume tout a fait
inédit, qui doit paraître prochainement, pour faire suite (sous le même titre)
aux Salrmsde Paris, Foyers éteints, \m grand et légitime succès.
Fabert, tout jeune, il n'avait pas encore seize ans, s'ennuyait à la
forge et ne pensait qu'à s'engager dans l'état militaire. Sa famille le
retenait; mais, à la suite d'une vive altercation avec son père, il
quitta furtivement la forge et la maison, puis il s'enfonça dans une
vaste foret qui en était peu éloignée. Il savait que le duc d'Epernon
campait de l'autre côté avec les troupes qu'il commandait et son
intention était de lui offrir ses services. Comme il marchait pensif,
mesurant les chances possibles de son engagement et de son avan-
cement, dans un temps où la noblesse seule avait droit au rang
d'officier, il vit apparaître une lumière vive et vacillante qui venait à
lui. C'était un flambeau singulier porté par un petit homme vêtu
de rouge plus singulier encore que sa lumière bizarre et dont la
figure avait un rire sinistre qui eût effrayé tout autre que le guerrier
qui ne devait avoir peur de rien. Ce petit homme lui dit
Tu seras soldat toute ta vie, et tes talents seront perdus pour
toi et pour ton pays.
Fabert fut pris d'une douleur cruelle à ces mots, que déjà sa
raison prématurée avait prononcés intérieurement. Il s'arrêta.
Le petit homme rouge lui dit alors qu'il y avait un moyen de
réussir en tout, que lui savait ce moyen; mais qu'il ne le dirait qu'à
certaines conditions. Une discussion s'engagea entr'eux, et bien
entendu un diable, car le petit, homme rouge n'était pas autre chose,
un diable vieux comme le monde eut bon marché d'un enfant de
quinze ans. D'ailleurs, Satan est un Monsieur avec lequel il faut se
garder de raisonner, et il est toujours le plus malin et trouve ré-
plique à tout. Aussi on est pris à sa logique au point de ne plus trouver
le moindre argument. Fabert fut d'autant plus vite à bout de son
latin qu'il ne l'avait jamais appris; et le diable avec toutes ses belles
paroles, moitié plaisantes, moitié sérieuses, finit par lui faire signer
un papier qu'il avait tiré de sa poche tout juste au bon moment.
Fabert signa de confiance. C'était pour lui un engagement de soldat,
voilà tout; mais Dieu sait dans quelle armée il venait de s'engager?
Cependant le petit homme rouge lui annonça qu'il devait se rendre
au camp du duc d'Epernon, dont la gloire militaire,f ort grande alors,
serait un jour dépassée par la sienne. Fabert ne fut pas aussi surpris
qu'il aurait du l'être, c'est qu'il sentait sa puissance intérieure. Rien
n'étonne ceux qui sont faits pour étonner les autres. Fabert se rendit
au camp, fut agréé, et, plus tard, après de grandes victoires et
de grandes vertus, il devint maréchal de France. Mais vous sa' ez
que le diable ne perd jamais ses droits, et il se serait bien gardé de
laisser perdre pour lui, une âme de cette trempe il ne s'en fait pas
tous les jours comme cela. Fabert, devenu vieux, couvert de gloire
et d'honneur, avait fait construire pour s'y reposer pendant les der-
nières années de sa vie, un beau château sur le sommet de la mon-
tagne où avait été la forge de son père. Là il achevait sa glorieuse
existence, entouré d'une femme charmante et de beaux enfants. Ses
forces diminuaient et sa raison conservée tout entière l'avertissait
que sa fin était proche, il la voyait venir en homme de bien, après
avoir vécu en sage et en héros. Souvent il restait de longues heures
inactif et rêveur, sur un large balcon d'où il découvrait toutes les
terres environnantes se plaisait à jeter un coup d'œil en même
temps sur les actions de sa vie passée où il ne se rappelait rien
qui put le faire rougir.
Un jour où ses pas chancelants ne lui permettaientplus de quitter
son fauteuil, et où il avait écarté tous les siens pour leur épargner la
vue de ce triste moment d'angoisse où l'on passe du temps à l'éter-
nité. il vit tout-à-coup, au milieu de cette grande forêt qu'on aper-
cevait de sa fenêtre dans le lointain, une vive clarté qui lui rappela bien
vite celle qu'il avait oubliée, et qui éclaira la première nuit où com-
mença sa brillante destinée. Oh vraiment c'était bien la même, et
c'était aussi le même petit homme rouge qui la portait C'était la
faute, l'erreur de sa première jeunesse et de son ardeur ambitieuse
venant revendiquer l'âme qui s'était laissé surprendre. Le petit homme
n'eut besoin ni d'escalier ni d'échelle pour monter au balcon; et son
pacte à la main, il s'avançait afin d'entraîner le maréchal dont les
forces usées ne pouvaient résister, quand il s'éleva tout autour du
héros des espèces d'ombres visibles qui se placèrent entre lui et l'impi-
toyable créancier pour l'empêcher d'approcher.C'étaient les grandes ac-
tions de sa vie, son courage à la guerre, son désintéressement. C'étaient
encore ses hauts faits d'armes le siège de Turin, la bataille de la
Marfée, le siège de Bapaume etc., etc. Ils luttaient, tous ces bons
génies mais le diable était dans une telle colère qu'il fendit leurs
rangs, et qu'il allait triompher malgré eux lorsqu'une nouvelle
apparition l'arrêta. C'était une belle jeune fille aux longs cheveux
blonds, aux doux yeux réflétant la couleur du ciel, et aux mouvements
pleins de grâce. Elle semblait en glissant dans l'air, répandre autour
d'elle une suave harmonie. Sa petite main enleva le pacte aux griffes
du diable sans avoir l'air d'y toucher et il s'anéantit à l'instant
sous ses doigts délicats. Alors Satan devint furieux, mais comme il
n'avait plus de titre pour être là, il disparut après un affreux rugis-
sement. Aussitôt qu'il fut parti, la jeune beauté dit a Fabert, avec
une ineffable douceur:-« Vous m'avez appelée près de vous dès les
premiers jours de votre gloire, quand vous empêchiez, près de Mézière,
des soldats furieux de massacrer des blessés ennemis, et vous m'avez
toujours gardée à vos côtés sans m'oublier un instant j'étais la
fidèle compagne de vos vicloires, et je rlois vous conduire au ciel d'où
je descends.
Mon nom sur Ipitp est Clémence. »
Madame Anrrlot.
DE LA BIBLIOTHÈQUE SPIRITUELLE
Publiée par M. de SACY, de l'Académie Française

Il y a déjà bien longtemps que j'aurais dû parler de la Bibliothèque


Spirituelle publiée par M. de Sacy maisj 'ai tenu à laisserpasscr un certain
temps avant et après le jour de l'an, pour que mon article ne res-
semblât pas à une réclame. Je n'aime pas à dire aux lecteurs Passez
donc telle rue, à tel numéro, chez tel éditeur, vous trouverez tel ou-
vrage que je vous recommande. Cela n'est pas de bon goût il ne
faut pas qu'une revue semble devenir une succursale des petites affiches
de la littérature. Et puis, quand on parle de certains auteurs, on croi-
rait faire injure au public, si on les recommandait d'une façon mer-
cantile et banale. Il ya des gens qui, pour être connus, ont besoin
qu'on rappelle bien haut leur enseigne, leur profession. M. de Sacy,
Dieu merci, n'est pas de ceux-là. Ne fiit-il pas un de nos bons écri-
vains, n'eût-il pas publié la Bibliothèque dont je vais parler et les
préfaces qui en sont la nécessaire introduction et nous en donnent la
clef, il aurait encore cette notoriété que confère à ses élus le journa-
lisme honnête, élevé, se respectant soi-iuèino en même temps qir'il
respecte ce qui est respectable, et qu'il méprise ce qui est. méprisable.
Tous nos lecteurs savent, en effet, que M- de Sacy est le doyen, le
patriarche de ce petit cénacle qui représente chez nous le parti des
bons esprits en tout, de ceux que, dans sa langue exclusive le dix-
septième siècle, aurait appelés les honnêtes gens. Il faut compter avec
tout ce qui sort de la plume de M. de Sacy quelques-uns ne lui
pardonnent pas cela; les autres s'y résignent volontiers. J'avoue que
je suis de ces derniers. Il y a même plus j'aime à parler de M. de
Sacy, parce que j'aime à parler de ceux par qui je peux conserver de
l'estime pour l'espèce humaine au dix-neuvième siècle, parce que j'aime
à parler de ceux chez qui Je sens moral est toujours resté droit, chez
qui l'intelligence ne s'est jamais abaissée à servir des intérêts person-
nels enfin j'aime à parler de M. de Sacy, parce que je suis toujours
sûr alors que le public m'écoutera avec sympathie et faveur.
Dirai-je que, dans le cas présent, à cette estime générale dont M. de
Sacy est l'objet, se joint une certaine curiosité ? Quoi se disentl
nombre de gens, être en état de faire des livres de son crû, et se
résigner à être modestement l'éditeur de quelques vieux ouvrages de
piété, de ces ouvrages qu'une personne sur cent s'avisera de lire! Hé!
mon Dieu, oui, mon cher lecteur, voilà ce que fait M. de Sacy, et il
n'en a pas, je vous réponds, le moindre scrupule il estime que ce
n'est pas si mal dépenser son temps et son esprit que de les placer à
hypothèque sur l'Imitation, ou sur des hommes qui s'appellent saint
François de Sales, Nicole, Bossuet et Fénélon il estime qu'en si bonne
compagnie, il n'y a jamais rien à perdre; et si cela est vrai pour M. de
Sacy, quel lecteur aurait le droit de croire qu'il n'y a pas beaucoup
à gagner pour lui dans le commerce de ces grands maîtres de la vie
intérieure? Je sais bien que la vie intérieure est un mythe pour le plus
grand nombre.
Le nom est peut-être aussi nouveau à certaines oreilles que la
chose. Les lecteurs de romans à la mode, entendant parler de vie
intérieure, croiront qu'il s'agit de ces raffinements dévotieux, de ces
excès de religiosité que certaine officine soi-disant religieuse voudrait
bien mettre en crédit dans notre pays, mais qui n'y seront jamais parce
qu'ils répugnent à notre bon sens national, tout autant qu'à la façon
élevée dont nous comprenons, au dix-neuvième siècle, nos devoirs
vis à vis de Dieu.
Comme, au dix-septième siècle, ces devoirs n'étaient pas pris moins
au sérieux qu'aujourd'hui, les grands esprits qui organisèrent, qui ad-
ministrèrent aux âmes la vie intérieure n'eurent garde de tomber dans
ces minuties qui auraient compromis l'Eglise gallicane, en devenant
règles de conduite à ses yeux. Aussi la vie intérieure, entre les mains
des illustres écrivains que ressuscite le zèle littéraire et bibliogra-
phique de M. de Sacy, la vie intérieure n'est qu'une méthode de dis-
cipline morale, de perfectionnement graduel qui s'impose à nous, non
plus au nom de la raison, mais au nom de Dieu, et cela en dépit de
toutes nos résistances, à chaque heure du jour, à chaque moment
de la vie.
Le maître de la vie intérieure, le directeur, puisqu'il faut l'appeler
par son nom, le directeur, dis-je, n'avait pas la même mission que le
confesseur; l'nn. représentait la morale répressive, l'autre la morale
préventive et préservatrice; mais, en fait de géographie psychologique,
les limites sont souvent difficiles à marquer. Le délicat pour lui, c'était
donc de ne pas empiéter sur le terrain du confesseur. Souvent, il est
vrai pour sortir d'embarras le même personnage remplissait le
double office de confesseur et de directeur; c'était un maître Jacques
dans le genre sérieux.
Ai-je besoin de remarquer que c'est seulement dans les classes éle-
vées de la société, ou parmi les inquiétudes raffinées de la vie mystique
et religieuse, que le directeur de conscience a pu être un instant pos-
sible, et son oeuvre efficace? Il a disparu avec la foi du dix-septième
siècle; car l'abbé mondain et musqué du dix-huitiômc, cet oiseau jaseur
et familier qui se trouve dans tous les boudoirs et qui tient si bien sa
place dans les romans de Crébillon fils cet abbé -là n'a rien de commun
avec les directeurs du dix-septième siècle, nous ne parlons que dos
vrais directeurs alors même, parmi eux les hommes éminents se
comptaient.
Prenez, en effet, les caractères de La Bruyère, illustrés en 1813
par plusieurs crayons ingénieux, et lisez ce qui suit, au chapitre dus
femmes vous verrez ce qu'était la majorité des directeurs, et com-
ment la morale publique les jugeait et protestait contre leurs usur-
pations
«
Qu'est-ce qu'une femme que l'on dirige? Est-ce une femme plus
complaisante pour son mari? plus douce pour ses domestiques? plus
appliquée à sa famille et à ses affaires? plus ardente et plus sincère
pour ses amis? qui soit moins esclave de son humeur? moins attachée
à ses intérêts? qui aime moins les commodités de la vie? je ne dis
pas qui fasse des largesses à ses enfants qui sont déjà riches, mais
qui, opulente elle-même et accablée du superflu, leur fournisse le noces-,
saire et leur rende au moins la justice qu'elle leur doit? Est-ce une
femme qui soit plus exempte d'amour de soi-même, et d'éloignement
pourles autres? qui soit plus libre de tous attachements humains? Non,
dites-vous, ce n'est rien de toutes ces choses. J'insiste, et je vous
demande qu'est-ce donc qu'une femme que l'on dirige? Je vous en-
tends, c'est une femme qui a un directeur. »
Et plus bas
« Si une femme pouvait dire à son confesseur, avec ses autres fai-
blesses, celle qu'elle a pour son directeur, et le temps qu'elle perd
dans son entretien, peut-être lui serait-il donné pour pénitence d'y
renoncer. »
Mais La Bruyère n'est pas seulement un homme d'un rare esprit,
c'est aussi un homme decœur, et après quelques traits ingénieux lancés
contre les directeurs, voici comment finit par éclater râme de l'honnctc
homme
« J'ai différé à le dire, s'éeric-t-il, et j'en ai souffert enlin la
mais
vérité m'échappe; j'espère que ma franchise sera utile à celles qui,
n'ayant pas assez d'un confesseur pour leur conduite, n'usent d'aucun
discernement dans le choix de leurs directeurs. Je ne sors pas d'ad-
miration et d'étonnement à la vue de certains personnages que je ne
nomme point. »
Il ne les nomme pas, mais il dépeint si bien ces gens, en qui toutes
choses sont diamétralement opposées au bon espi'it, au sens droit,
à l'expérience des affaires du monde, à la connaissance de l'homme,
à la science de la religion et des mœurs, et qui présument que Dieu
renouvellera en leur faveur la merveille de l'apostolat et les rendra
capables dit ministère des âmes. Il les dépeint si bien, ces directeurs
des belles dames du dix-septième siècle, que M. Cousin lui-même ne
leur pardonnerait pas d'avoir placé leurs âmes de coquettes en des
mains si peu dignes.
Mais laissons La Bruyère conclure lui-même son réquisitoire; cela
en dira plus que tous nos résumés
«
Je vois bien, poursuit l'impitoyable observateur, je vois bien que
le goût qu'il y a à devenir le dépositaire du secret des familles, à se
rendre nécessaire pour les réconciliations, à procurer des commissions
ou à placer des domestiques, à trouver toutes les portes ouvertes dans
les maisons des grands, à manger souvent à de bonnes tables, à
&e
promener en carrosse dans une grande ville et à faire de délicieuses
retraites à la campagne, à voir plusieurs personnes de nom et de dis-
linction s'intéresser à sa vie et à sa santé, et à ménager pour les autres
et pour soi-même tous les intérêts humains je vois bien, encore une fois
que cela seul a fait imaginer le spécieux et irrépréhensible prétexte
du soin des âmes, et semé dans le monde cette pépinière intarissable
de directeurs.>
Les hommes avaient quelquefois un directeur, les femmes en avaient
toujours. Ce bon M. Tartufe était le directeur d'Orgon; seulement
Molière n'a pas osé lui donner ce titre, pour ne pas se mettre à dos
tons ceux qui alors vivaient de la direction des âmes mais cVst bien
là le titre qui convient à l'emploi rempli par ce zélé maraud dans la
maison d'Orgon on peut même dire qu'il ne se fâche à la fin que
parce que Elmire ne veut pas de lui pour directeur. La vie de tous les
directeurs était fort douce et on ne peut plus confortable, comme on
dirait aujourd'hui c'était à peu près partout celle de ce bon monsieur
Tartufe déjà nommé. Le même directeur administrait plusieurs cons-
ciences à la fois; en général, la docilité la plus parfaite récompensait
ses soins.
« Une femme, dit toujours La Bruyère, est
aisée à gouverner, pourvu
que ce soit un homme qui s'en donne la peine. Un seul suffit bien à en
gouverner plusieurs il cultive leur esprit et leur mémoire, fixe et
détermine leur religion; il entreprend même de régler leur coeur. Elles
n'approuvent et ne désapprouvent, ne louent et ne condamnent qu'après
avoir consulté ses yeux et son visage. 11 est le dépositaire de leurs
joies et de leurs chagrins, de leurs désirs, de leurs jalousies, de leurs
haines 'et de leurs amours il les fait rompre avec leurs galants, il les
brouille. et les réconcilie avec leurs maris, et il profite des interrègnes.
Il prend soin de leurs affaires, sollicite leurs procès et voit leurs juges.
Il leur donne son médecin, son marchand, ses ouvriers; il s'ingère de
les loger, de les meubler, et il ordonne de leur équipage et de leurs
habits.
»
On le voit avec elles dans leurs carrosses, dans les rues d'une
ville et aux promenades, ainsi que dans leur banc à un sermon et dans
leur loge à la comédie.»
Dans l'édition de La Bruyère illustré que j'ai sous les yeux, un
spirituel dessin de M. Jules David nous montre un directeur dans un
banc à l'église, entre deux de ses clientes les trois personnages ont
chacun un livrc sous les yeux; le diredeur l'air de lire, mais
a en
réalité il lorgne à la dérobée celle de ses voisines qui est la plus jeune
et la plus jolie. La plus âgée a laissé tomber son livre sur ses genoux,
on. dirait nn corps sans âme qui attend pour vivre un regard de ce
voisin distrait; elle aussi a été jeune et belle,
son cœur battait jadis,
mais tout est mort maintenant, esprit et cœur.
Le despotisme des directeurs devenait la vie même de ces
pauvres
femmes, réduites par lui à l'automatisme, devenues entre
ses mains le
bâton ou le cadavre dont parlent les constitutions des jésuites. Il
ne
les quittait pas plus que leur ombre. La Bruyère a aussi grand soin
de nous le dire
II fait avec elles les mêmes visites il les accompagne
au bain,
aux eaux, dans les voyages; il a le plus commode appartement chez
elles à la campagne. Il vieillit sans déchoir de son autorité
un pou
d'esprit et beaucoup de temps à perdre lui suffisent pour la conserver.
Les enfants, les héritiers, la bru, la nièce, les domestiques, tout en
dépend. Il a commencé par se faire estimer, il finit par se faire craindre.
Cet ami si ancien, si nécessaire, meurt sans qu'on le pleure, et dix
femmes dont il était le tyran héritent par sa mort de leur liberté.
»
J'ai cité avec une certaine complaisance cette physiologie du direc-
teur d'abord c'est un petit chef-d'œuvre, ensuite elle vient d'un des
écrivains les plus religieux du dix-septième siècle d'un ami de
Bossuet elle vient, d'un des moralistes les plus écoutés de cette grande
époque; enfin elle prouve que chez nous le libéralisme en matière
d'opinions religieuses, a toujours été en raison directe du sérieux de
la piété générale. Il n'y a pas aujourd'hui un écrivain qui osât se pré-
senter à l'Académie, s'il avait jamais, à aucune époque de sa vie, dessiné
le portrait que je viens de remettre sous lcs yeux du lecteur; et pour-
tant je ne suis pas sûr qu'il y ait. dans les cinq académies, un homme
assez chrétien pour écrire le chapitre des esprits forts, qui est comme
la conclusion des Caractères de La Bruyère il n'y a peut-être même
plus.- en France un théologien assez expert pour écrire les dialogues
sur le quiétisme qui pourtant ne sont pas, tant s'en faut le chef-
d'œuvre du piquant auteur qui nous a si bien montré ce type du direc-
teur depuis longtemps, Dieu merci, disparu de nos mœurs, pour n'y
plus reparaître, je l'espère bien.
Pour être vrai, on doit ajouter que le profil esquisse par La Bruyère
ne représente pas tous les directeurs je n'y veux reconnaître que la
moyenne d'entre eux, que le directeur ordinaire et vulgaire, celui qui
avait peut-être plus de vocation sérieuse pour panser les chevaux que
pour soigner les consciences. Le directeur dont il vient d'être parlé
n'a rien de commun avec un François de Sales, avec un Nicole, encore
moins un Bossuet ou un Fénélon. La Bruyère nous a montré la réa-
lité, il nous reste à voir l'idéal, à contempler ces illustres médecins de
conscience dont M. de Sacy veut nous faire connaitre les prescriptions,
sans doute parce qu'elles méritaient de sortir de la poussière des biblio-
thèques et de l'oubli où les reléguait notre indifférence.
Il y a plusieurs manières d'aimer le dix-septième siècle les uns
l'aiment en artistes, comme M. Villemain les autres, en archéologues,
en généalogistes de la galanterie, comme M. Cousin; les plus sérieux
l'aiment en amis de leur pays. Ils y aiment non seulement le beau style
de nos grands écrivains, mais, leur forte morale politique ou religieuse.
Dans Pascal, ils admirent encore plus l'ennemi de la casuistique que
le fondateur de la polémique éloquente dans Descartes, ils admirent
le promoteur du spiritualisme dans Bossuet, le propagateur des libertés
gallicanes; dans Fénélon, l'homme qui aurait voulu rappeler Louis XIV
au sentiment des droits de la nation. M. de Sacy est au nombre de
ceux chez qui la raison ne s'égare pas plus que le goût dans le grand
siècle; il est loin d'y tout aimer; mais ce qu'il aime, il l'aime à bon
escient, il l'aime parce qu'il a de bonnes raisons pour l'aimrr. Si donc
il a taillé sa meilleure plume des grands jours du Journal des Débats,
soyez sûr qu'il ne va pas, à l'exemple d'un de ses voisins de l'Académie,
nous réhabiliter les vieux romans de Mlle de Scudery, ni mettre le vernis
de son beau style sur le Cyrus de ladite demoiselle, Cyrus qui ne nous
est connu que par le vers où Boileau lui reproche la fadeur de ses
longs compliments. M. de Sacy aurait assez d'esprit pour plaider
toutes les causes du monde, même les plus désespérées; mais une
âme élevée et droite ne s'égare pas volontiers sur de médiocres sujets.
Quand donc il ressuscite pour nous les vieux écrits de direction
au
dix-septième siècle, c'est qu'il y a là, pour ses contemporains, autre
chose qu'un intérêt de curiosité littéraire ou bibliographique. Il ne don-
nerait pas tant de soucis à ses petites et charmantes éditions, si In
contenu ne méritait d'être renfermé dans un ase précieux. Qu'y a-t-il
donc, dans ces vieilles œuvres si profondément aristocratiques, qui
soit à l'usage des démocraties égalitaiies de maintenant? Comment
ces lettres ou ces traités de piété, presque toujours adressés à des
femmes vivant dans un grand monde que rien ne rappelle, ou dans la
règle des couvents du dix-septième siècle, qui n'a rien de commun avec
les observances à la mode aujourd'hui dans les maisons religieuses
qui leur ont succédé, comment ces lettres peuvent-elles être utiles
aux hommes qui vivent au milieu du torrent des affaires et des mes-
quines préoccupations de l'an de grâce 1861 ?*C'est la question que
doit se poser tout lecteur, c'est ce que les préfaces de M. de Sacy lui
diront mieux que moi.
Ce que je me borne à constater, c'est que ces préfaces où coule
à pleins bords le spiritualisme sérieux et libéral d'une vraie religion,
nous apprendront à nous servir de ces grands conseils qui ne
semblent plus à l'usage de notre énervement. M. de Sacy nous est
un initiateur éloquent et convaincu à ces mâles doctrines. Je vois
en lui un intermédiaire, un initiateur. Ce qu'il y a d'essentiel et de
vital chez les maîtres d'autrefois, il le ressuscite, il nous fait croire
que nous avons encore la force d'en faire usage. Pour nous rappro-
cher d'eux, il a l'air de croire en nous. Qui sait? par une généreuse
illusion, il y croit peut-être.
Une chose surtout me frappe que je ne puis m'empêcher de
remarquer, c'est avec quelle gradation habile l'éditeur nous a menés
pas à pas, comme ferait une tendre mère dirigeant l'esprit de son
enfant, du point le plus moderne et par conséquent le plus acceptable
la doctrine chrétienne je veux dire de la morale de
pour nous de
l'Imitation au point culminant du christianisme, à la morale de l'Evan-
gile. Après tout peut-être notre siècle a-t-il plus d'un rapport avec
celui où fut écrit ce livre si consolant de l'Imitation: notre société est
en proie aux mêmes inquiétudes, et les paroles du solitaire inconnu
ont toujours leur application pour nos cœurs lassés de tant de choses.
Au contraire cette morale si jeune, si forte, si nourrissante de l'Evan-
gile demande des âmes jeunes, vaillantes et pleines de sève. M. de
Sacy nous a préparés à la recevoir en nous menant successivement de
saint François de Sales à Bossuet, de Bossuet à Fénélon,' de celui-ci
aux maîtres de Port-Royal, Duguet et Nicole après avoir ainsi élargi
nos âmes, après leur avoir rendu la vitalité nécessaire, c'est alors
qu'il nous jelte en plein Evangile. S'il y a eu calcul de sa part, remer-
cions-le si c'est un peu au hasard qu'il a marché, félicitons-nous
en pensant que le hasard a fait les choses aussi bien qu'aurait pu les
faire l'artifice le plus raffiné d'un maître expert aux choses du cœur
et de l'idéologie morale.
Qu'elle s'en aille désormais à travers le monde, cette charmante
collection; elle y fera son chemin. Elle ne l'y fera que trop bien, j'en
ai peur. Dans quelques années, si M. Techencr ne prend ses, mesures,
ces beaux volumes de la Bibliothèque spirituelle deviendront introu-
vables ils seront l'occasion de mille disputes acharnées entre les
bibliophiles.
Mais pourquoi m'arrêter en si beau chemin, pendant que je suis en
train de dire tout haut ce que je rêve et ce que souhaiterait le public?
Pourquoi M. de Sacy ne ferait-il pas pour l'éducation, pour la mo-
rale, ce qu'il a fait pour la piété. Nous avons tant de livres sur toutes
les matières que, faute de savoir s'orienter, notre paresse en profite
et nous ne lisons plus rien. Des livres de choix, des traités de courte
haleine, mais pleins de choses et précédés d'une préface de M. de
Sacy, nous tireraient de cette apathie, de cette honteuse indifférence.
Pourquoi M. de Sacy ne nous donnerait-il pas une édition de Pascal,
par exemple, ou bien, si cet austère sujet lui fait peur, de Mmo de
Sévigné qu'il doit tant aimer, et pour de si profondes raisons! Mmcde
Sévignc éditée par M. (le Sacy! quelle fète pour les gens de goût!
Il faut seulement, ai-je besoin de le dire? que la préface n'y manque
point, car elle ne sera pas un médiocre attrait à la nouvelle publica-
tion. C'est par elle que seront et sollicités et initiés force lecteurs.
N'y a-t-il pas là de quoi tenter M. de Sacy, qui doit voir avec dou-
leur que la nuit qui se fait autour des meilleurs livres d'autrefois
devient de plus en plus épaisse. Je sais bien qu'il aime le silence,
comme s'il avait le droit de se dérober au public; mais on sait aussi
qu'il aime le grand siècle et les bons écrits qui en sont l'éternel hon-
neur on sait comme il aime la morale, la jeunesse, en un mot tout
ce qui est bon, tout ce qui est beau. Mais qui sait? peut-être que
jr prèrhe un converti; peul-ctre que M. Techener, pendant que
je m'évertue, en sait plus long qu'il ne dit. Nous verrons bien.
Quant à la Bibliothèque spirituel, on entendra bientôt parler des
hauts faits auxquels elle donnera lieu dans la mèlée des enchères, et
les amateurs pauvres se tiendront piteusement à l'écart, regrettant
de ne pouvoir au moins relire les préfaces de M. de Sacy. Si donc
j'osais, chétif, émettre un avis sur cette matière, bien plus littéraire
encore que bibliographique, à la place de M. Techener, voici ce que
je ferais. Je demanderais à M. de Sacy, dans cinq ou six ans, l'auto-
risation de réimprimer à part ses belles préfaces; je le prierais d'y
joindre quelques chapitres sur Arnauld, par exemple, sur Quesnel et
quelques autres théologiens de l'école française et classique. L'en-
semble de ces diverses études formerait une histoire complète de la
grande spiritualité dans notre pays; et le jour où les volumes de la
Bibliothèque spirituelle ne seront plus à la portée de toutes les bourses,
cjux qui ne pourront pas les avoir se croiront dédommagés en lisant
ce qui aujourd'hui en fait la nouveauté et le principal altrait pour beau-
coup de lecteurs. Voilà mon voeu; qu'il se réalise ou non, j'ai l'espoir
que M. de Sacy, encouragé par l'accueil que le public fait à tout ce
qui porte sa marque, nous donnera encore quelque maitre ouvrage. Il
nous le doit. C'est bien d'avoir songé aux personnes pieuses; mais qu'il
fasse donc aussi quelque chose pour la majorité des lecteurs; qu'il
reprenne la plume avec laquelle il a écrit pour le petit nombre des élus
les préfaces de la Bibliothèque spirituelle et le public, auquel il aura
encore une fois rendu service, courra comme toujours avec empres-
sement et reconnaissance vers des publications dans lesquelles il sera
sur de trouver ce qui fait trop souvent défaut aux livres d'aujourd'hui,
les mérites d'un réel et sérieux talent avec la sincérité d'une belle âme.
A. P.R.
•ESSAI SUR LA CRITIQUE
EN MATIÈRE DE PEINTURE

PREMIER ARTICLE

Qu'est-ce que le Beau? Il est peu de questions qui aient


inspiré plus de théories, et surtout provoqué plus de discussions.
Depuis Platon, toute philosophie comprend l'esthétique dans son
programme et l'Allemagne possède plus de traités sur ce sujet que
l'Italie, pauvre au point de vue didactique, n'a compté, au XVI1'
siècle, de grandes écoles de peinture. Si les natures d'élite
1
qui font les grands artistes, ont pu et peuvent se passer de ces
études spéculatives, elles n'en sont pas moins intéressantes, sinon
utiles pour le critique. Le goût, selon moi est une science et le
public par ses engouements irréfléchis est un peu coupable du
triomphe de l'art facile.
Je n'ai pas la prétention, on le verra de reste, d'écrire un traité
d'eslhélique ni même de rien dire de nouveau; j'ai voulu seulement
analyser mes impressions personnelles et chercher à me rendre
compte de ce qu'il faut entendre par cette expression: le Beau, au
point de vue restreint des œuvres d'art, et de la peinture en parti-
culier. Si comme on nous l'apprend avec raison je crois à
l'école tout jugement réfléchi est le résultat d'une comparaison
quel est le terme qui intervient, lorsque placé, par exemple, vis-à-vis
de l'oeuvre d'un peintre, nous avons à nous prononcer sur le mérite
(le cette œuvre?
Mais tout d'abord la connaissance du Beau procède-t-elle du
jugement; ou bien comme le prétend M. Chaignet (1), l'état esthé-

(I) Principes de la science du Beau. Paris t660, un volume in-6». Cet


ouvrage qui vient d'être livré à la publicité, est un mémoire envoyé à
l'Académie des sciences morales et politiques, lors du concours d'esthétique;
il a été honore d'une mention par l'Académie, qui, avec raison, a engagé
l'auteur n publier son travail.
tique est-il non un acte éminemment intellectuel mais un acte
d'amour relevant principalement de la sensibilité ?`~
Je vais essayer, à l'aide de citations que j'emprunte au livre de
M. Chaignet, d'exposer sa théorie, en renvoyant à l'ouvrage lui-
même ceux qui voudraient en suivre tous les développements.
Un grand nombre -de philosophes professent que la réalité, que la
nature, ne contient pas la beauté elle ne nous apparaît, au point de
vue esthétique, que par-un effort d'imagination créatrice qui trans-
figure la réalité. Pour nous paraître belle, la nature doit faire l'effet
de l'art. Mais, elle ne fait pas cet effet, à tous les hommes, mais
»
elle ne fait cet effet qu'à ceux dont l'esprit a déjà été cultivé pour
»
le beau et dont l'esprit est propre à recevoir cette culture. (1)
»
Le beau n'existe pas dans la nature; la nature n'est belle que
»
quand elle fait l'effet de l'art. (2) -Nous admirons dans la nature
» une
beauté qui n'y est pas et que nous y avons seuls mise. » (3)
-Ceci posé, par quel procédé l'esprit perçoit-il ou crée-t-il le Beau?
Kant, Hegel, Schelling donnent cette faculté au jugement, car toute
représentation esthétique étant une affirmation rcnferme un juge-
ment.
M. Chaignet combat ces conclusions; il prétend que le goût n'est
pas la faculté de juger, que le sentiment rin beau n'est pas un jugement.
Je ne peux, je ne saurais, sans doute, le suivre dans tous les dévelop-
pements, sur lesquels il appuie sa thèse et j'arrive à ces conclusions
« Le sentiment du beau, l'état esthétique est un état d'amour. » II y a, il

est vrai, dit-il, dans tout acte d'amour, un acte d'intelligence, mais
l'amour appartient à une autre faculté que l'intelligence « L'acte
>
esthétique n'est pas, dans son essence, un acte vraiment intellec-
tuel; c'est une inclination naturelle et agréable de la volonté; un
» acte
d'amour intelligent et volontaire, accompagné d'une concep-
j tion intérieure et idéale. D
M. Chaignet a appelé Platon à son aide, et, fort d'un tel appui, il
examine la nature des sentiments que produirait sur un homme

(I) Kant.
(2; Lessing.
(3) ïïckoI
»
jeune, doué d'un coeur ardent et d'une âme sensible à la beauté,
»
l'aspect d'une femme parfaitement belle et qu'il trouverait telle lui-
e
même- » Puis il se demande et il demande à ses contradicteurs
»
Que se passera-t-il en lui? quel phénomène va se produire? quel
»
fait moral va s'accomplir? quels accidents physiologiques vont se
»
manifester? » – Et il répond « Est-ce un acte d'intelligence qui
i enflamme ce regard, qui fait bouillir ce sang impétueux? Est-ce
»
la formule d'un jugement de réflexion qui fait battre ce jeune cœur?
»
N'est-il pas vrai, n'est-il pas évident que c'est le désir, c'est la
»
passion, disons tout de suite le mot, c'est l'amour qui s'éveille;
»
l'amour, il est vrai, des sens, mais même s'il fait taire en lui la
»
voix impure (les sens, s'il s'élève au-dessus des troubles et des
>
ardeurs de la sensatmi il ressentira encore des troubles, des
i ardeurs morales, qui décèleront encore un acte d'amour. L'objet de
> cet amour ne sera plus la beauté sensible, mais la beauté invisible
» qui resplendit à travers son image. >
Puisque M. Chaignet interroge essayons de répondre ou plutôt
demandons-lui s'il croit qu'il soit facile à ce jeune homme au cœur
ardent, à l'âme sensible, de faire une expérience, un examen spycolo-
gique en pareille compagnie. « Quand, dit-il, il aura fait taire la voix
impure des sens, quand il se sera élevé au-dessus des ardeurs de
la sensation, » voilà, ce me semble, une condition bien difficile à
remplir, même avec l'aide de Platon; et j'aurais préféré;, pour être
convaincu, voir faire l'épreuve sur la beauté d'un animal, philoso-
phiquement parlant, tout autre qu'une belle jeune fille.
Du reste, pour rester fidèle à sa théorie qui refuse la beauté à la
réalité, c'est devant un objet d'art que M. Chaignet devait placer son
sujet. Cette épreuve, plus concluante, il l'a tente vis-à-vis de la
Vénus de Milo; et cette fois, c'est sur lui-même qu'il expérimente.
Je cite; on ne s'en plaindra pas.
« Au bout de quelques instants, je n'en pouvais plus détacher mes
regards avides et j'étais plongé dans un état délicieux et doux,
comme à l'apparition ménagée d'une vision céleste; dès ce moment,
je ne vis plus la mutilation des bras qui la déshonore. Une agitation
incertaine fait tressaillir le marbre, comme à l'approche d'un Dieu
qui va lui donner la vie; un souffle imperceptible gonfle légèrement
les narines; la bouche s'entr'ouvc pour respirer, et il semble qu'on
va entendre sa pure et douce haleine; ce n'est plus la couleur froide
et pâle de la pierre; une teinté vivante et inconnue semble colorer
et animer le marbre; l'attitude des épaules et de la tète légère-
ment inclinées, le dessin si pur du cou, les seins qu'un battement
invisible fait palpiter la position des pieds et de la hanche gauche
qui se fait sentir sous les élégantes draperies qui les cachent; le
mouvement commencé qu'elle indique; tout trahit la vie qui va
éclore. » – El il ajoute «
Et je n'étais pas la dupe d'une illusion
ridicule; je n'avais pas perdu la conscience de ce qui était devant moi;
ce n'était pas un être vivant, c'était un être vivant d'une vie
idéale; c'était la vie, telle que l'imagination peut la rêver, sous une
forme humaine, la grâce, la force, la grandeur divine; c'était une
déesse, et la déesse même de la beauté Vera incessu paktit Dca. n
Après cette si exacte et si poétique description, après ce lyrisme
d'admiration, M. Chaignet dit « Si j'analyse mes sentiments, je
n'y trouve absolument rien qui puisse me permettre de l'identifier
avec un acte intellectuel. »
J'ose l'avouer, la conclusion m'étonne; je crois voir là autre chose
-que l'extase, négation du procédé intellectuel. Je vois un homme jeune,
ardent, sensible tel eniin que M. Chaignet aime à les prendre pour
sujets, jugeant et jugeant bien traduisant encore mieux, et créant
son idéal avec le secours d'une imagination poétique et cultivée. Il
m'est impossible de ne pas admettre que la vue du beau ait provoqué
un jugement; et je crois pouvoir affirmer que ce jugement a précédé
l'admiration ou l'extase s'il faut, comme M. Chaignet, appeler e\tase
cet état lucide dans lequel l'a plongé la contemplation de la Vénus de Milo.
Je sais que la connaissance du beau acquise par une froide opé-
ration de l'intelligence, par un jugement, ne suffit pas à expliquer
l'émotion qui gonfle le coeur à la vue de certaines œuvres. Pour se rendre
compte de ce phénomène, il faut remarquer d'abord, que le charme
qui accompagne parfois la contemplation du beau n'est pas nécessaire-
ment proportionnel au degré de beauté. Si cela est, et j'espère le prouver,
il faudrait donc conclure qu'il est certaines formes qui, en même temps
qu'elles expriment le beau, ont le don d'éveiller des idées qui agissent
sur la sensibilité; c'est ce qui me reste à établir.
Le Thésée ou Hercule Ideen, du fronton oriental du Parthénon,
a, comme oeuvre d'art, une réputation égale, sinon supérieure, à
celle de la Vénus de Milo si M. Chaignet l'avait soumis à son exa-
men, il l'aurait loué en d'autres termes, et plus froidement sans
doute, qu'il n'a chanté la Vénits. C'est qu'aussi peu sensuelle qu'elle
soit, cette statue a éveillé chez son admirateur l'idée de la femme
le critique était, à son insu, doublé d'un amoureux. Ce n'est qu'une
hypothèse me dira-t-on. Je n'ai pas eu le bonheur de voir la
Cène, de Léonard, ni les fresques de Michel-Ange et de Raphaël
au Vatican, mais, si j'en crois le témoignage verbal de quelques
amateurs plus heureux; si, surtout, j'étudie les appréciations des
critiques éminents et acceptés qui les ont décrites, il me semble
voir que les uns et les autres sont arrivés à l'admiration, à la per-
ception complète de la beauté de ces œuvres plutôt par l'étude et
l'analyse que par une impression subie à première vue et imposée de
haute lutte. Mais c'est sur soi-même qu'il faut faire ces délicates
analyses; si j'entre dans le salon carré du Louvre, qui renferme
différentes œuvres de Raphaël, et si je compare l'Archange saint
Michel terrassant le Démon, et la Vierge, dite la belle Jardinière,
le jugement proclamera le Saint-Michel plus beau, la sensibilité
dira la Vierge plus charmante, parce que les idées d'enfance, de
maternité, que ce dernier tableau exprime avec tant de grâce, sont une
source d'émotions que ne possède pas la beauté incontestable et plus
sérieuse de l'Archange.
En résumé, une œuvre belle, mais artistiquement inférieure à
une autre, peut avoir plus d'attrait que celle-ci; la beauté n'est donc
pas l'agent essentiel de l'émotion, de l'extase. Rude a fait certes une
belle oeuvre en sculptant Le Départ sur l'arc-de-triomphe de l'Etoile,
mais le spectateur éprouve là autre chose qu'une impression esthé-
tique, et sans amoindrir en rien la gloire du sculpteur, l'auteur de
la Marseillaise peut revendiquer sa part dans le succès.
Ce n'est pas, du reste, pour le vain plaisir de la discussion que
je repousse les conclusions de M. Chaignet, c'est pour un motif
qu'il a fait plus qu'entrevoir. Placer dans la sensation seule la per-
ception du beau, et refuser à l'intelligence la part la plus grande
dans le sentiment esthétique c'est livrer l'art aux censures et presque
à la proscription. M. Chaignet, qui est un esprit profondément libéral,
a compris les dangers de sa théorie (1); mais en allant au-devant de
l'objection, en défendant les droits de l'art, il est réduit, selon moi,
par son principe, à ne plaider que les circonstances atténuantes, et
ce n'est pas en coupable que l'art doit être défendu. Oui si vous
proclamez que l'amour du beau, que l'art enfin est uniquement fils
de la sensation (2), il trouvera devant lui tous les ennemis de la
liberté humaine sous prétexte de sensualisme, il sera proscrit
conspué livré à la censure mesquine de la police il vivra, s'il vit,
non de liberté, mais de tolérance. Il a droit à mieux que cela. Le but
de l'art n'est pas seulement de plaire comme le prétend M. Chai-
gnet, mais d'enseigner; ce n'est pas sur quelques œuvres malsaines
qu'il faut le juger, mais dans ses productions les plus hautes ce ne
sont pas enfin les arts qui corrompent les mœurs ce sont les mœurs
corrompues qui dégradent l'art en exigeant de lui des couvres sen-
suelles.
Si, comme je l'ai posé en commençant, on admet avec Kanl,
Schelling, Hegel que la connaissance du beau nous est donnée par
te jugement, la question a fait un pas, mais un nouveau problème se
présente devant moi juger, c'est comparer; quelle sera la mesure de
mon jugement? Le Beau; mais qu'est-il et comment le dé-
finir ?
Une école, je l'ai établi par des citations, affirme que la réalité en
soi ne possède pas la beauté une autre école, elle aussi dignementt
représentée, cherche, au contraire, dans la nature, la définition du
beau. Je ci'e ici textuellement cette définition, à laquelle arrive, par
un long travail d'analyse, M. Levèque, professeur de philosophie au
Collège de France (3):
«
Le Beau Lys (la définition s'applique à tout autre objet) est
celui dont la forme visible, aussi grande et aussi ordonnée que la
forme idéale de l'espèce, manifeste une puissance vitale agissant

(I ) Cependant parce que l'art est un danger, il n'est pas un mal (page 3 50).
(2) La beauté paraît toujours sensuelle et l'art peut être corrupteur. toute
imapre est une sensation et toute sensation est un péril.
(5) La. Science du Beau, 2 vol. in-8°. Paris, 48(iO. Ouvrage couronné par
l'Institut.
avec toute la grandeur et tout l'ordre propres à la puissance idéale
de l'espèce. »
Moi, qui ai assisté au travail intellectuel au moyen duquel M. Le-
vèque a composé sa formule, je crois pouvoir la traduire ainsi 'sans
la dénaturer un objet sera plus ou moins beau selon qu'il possédera
plus ou moins complètementtoutes les qualités du type de son espèce,
qui a, lui, la beauté idéale.
Soumettons cette formule à une épreuve Voici un chêne, c'est le
plus grand de la forêt, son tronc s'élève droit et lisse comme un fut
de colonne, ses branches régulièrement attachées lui forment une cou-
ronne puissante, son feuillage d'un vert intense dénote toute l'énergie
de sa végétation, il a la vie, l'ordre, la puissance, je dirai avec tout
le monde Je ne sais pas s'il existe un plus beau chêne; c'est un beau
chêne. Un peintre célèbre passe, s'arrête devant ce prodige de la vé-
gétation, et copie sur sa toile cet arbre, objet de l'admiration générale.
Aura-t-il fait un beau tableau ? Peut-être mais pas certainement. Le
même peintre fait quelques pas et se trouve en présence d'un autre
chêne dont le tronc est tordu et noueux l'écorce rugueuse est envahie
par des parasites, de ses branches mal attachées la plus importante a
été brisée parle vent; il croît, sans doute, dans un mauvais terrain,
car son feuillage est rare et jauni – il n'a enfin aucune (tes qualités
qui constituent le type; il n'est pas un beau chêne. L'artiste le copie
cependant, et il arrive que, d'un
aveu unanime, ce nouveau tableau
est déclaré aussi beau, plus beau même que le précédent.
Que conclure? Autre chose est le beau dans la nature, autre chose
le beau dans l'art. En effet, voilà un tableau qui, avec l'image d'un
chêne, qui n'a pas la beauté, produit, crée, exprime le beau. Qu'est-ce
donc que la beauté dans l'art? L'expression, la puissance de l'ex-
pression voilà quel sera le terme de comparaison cherché, la mesure
de mon jugement.
Si ma définition est exacte, elle devra me servir à prononcer sur
chaque tableau à placer chaque genre de peinture au rang qu'il
doit occuper; j'ajouterai, bien que je ne m'occupe que de peinture, que
cette formule me paraît, au premier abord, suffire à la critique de tous
les arts la poésie, la musique, la sculpture, et mème la danse.
Mais, avant d'essayer sommairement cette critique et cette classi-
fication des œuvres de la peinture, il est quelques conséquences
premières de la thèse que je défends, que je désire faire entrevoir.
Si la réflexion, et par conséquent l'intelligence, jouent un rôle impor-
tant dans la compréhension du beau; il n'y a rien de plus faux que
cette affirmation dogmatique ce qui est véritablement beau est beau
pour tout le monde. Le vulgaire, le trivial, les choses facilement
compréhensibles par leur banalité attireront seules les foules. La
science du beau demandera, au contraire, une initiation longue et
difficile il existe, certes, des natures plus ou moins heureusement
douées mais il en existe aussi, de rebelles à toute compréhension
artistique; et l'on ne fera pas plus de tout homme un connaisseur,
qu'on ne fera un peintre de tout élève dessinateur.
La vue d'une œuvre d'art parle à l'intelligence. Ce n'est pas une
chaumière, des arbres, une montagne, un torrent, qui vous arrêtent
devant un tableau; c'est l'idée, exprimée au moyen de ces objets
réunis d'une certaine façon sous telle condition de lumière. Les
idées ne peuvent s'exprimer que par des formes; il n'y a pas, il ne
doit pas y avoir illusion, trompe-l'œil je veux sentir que ce n'est
pas la nature que j'ai devant les yeux, mais l'idéal de la nature; une
œuvre d'art, une œuvre humaine; et c'est à ce titre que je la juge.
Viser à l'imitation servile, c'est d'abord, on l'a prouvé cent fois,
s'attaquer à l'impossible, c'est de plus travailler pour un public qui
préférera longtemps encore, les décors de l'Opéra et les batailles des
panoramas, au Diogène du Poussin. Comme l'a dit Goethe, à propos
de l'imitation Si les oiseaux venaient becqueter les cerises peintes
par je ne sais quel peintre de l'antiquité, c'est que ces amateurs
étaient des moineaux.
L'art n'est donc pas l'imitation mais l'interprétation de la nature;
ce que l'on cherche dans un tableau, c'est l'expression de pensées,
c'est la personnalité du peintre; et cette personnalité elle existe
toujours, qu'il s'agisse d'un paysage, d'un tableau allégorique ou
religieux. Les plus grands peintres, Le Vinci, Raphaël, Rubcns, ont
eu chacun leurs types que vous retrouverez dans toutes leurs oeuvres,
et non seulement dans les œuvres d'imagination mais encore dans
les portraits. Aussi en étudiant ces maîtres, est-ce faire fausse-
route, que de se préoccuper beaucoup des procédés du métier? Le
secret de leur force et de leur gloire n'est pas là. Au grand siècle
de la peinture, alors que les écoles de Rome, de Florence de Venise
et de Parme, se personnifiaient dans des peintres, comme Raphaël,
Michel-Ange, Titien et le Corrège, ces grands artistes avaient autour
d'eux une multitude d'élèves auxquels ils ne laissèrent rien ignorer de
leurs procédés pratiques, et qui possédèrent aussi bien, mieux
peut-être que ces maîtres, ce qu'on appelle le métier; et pourtant,
partout prompte fut la décadence quand l'idée du maitre lit défaut.
C'est que ces grands peintres avaient plus que le talent, ils avaient
le génie. Que l'on se figure en effet quel travail intellectuel, que
d'études, que de pensées, doivent précéder l'exécution, quand Ra-
phaël ou Léonard conçoivent le projet de représenter, l'un, la Cène,
dans le réfectoire d'un couvent de Milan; l'autre, l'Ecole d'Athènes,
au Vatican.
Le critique qui juge un tableau est comme un lecteur qui trouve
dans le livre d'un poète, d'un historien, d'un philosophe, des idées qui
sommeillaient confusément en lui, analysées et développées dans une
forme claire, correcte et élégante; il comprend, admire et applaudit.
La peinture des maîtres produit le môme effet un tableau réussi
représente et réalise une idée conçue par l'artiste, et doit en éveiller
une chez le spectateur. Si je juge qu'il y a accord de sentiment entre
le peintre et moi, le tableau me plait; et le plaisir devient de l'admi-
ration et de l'enthousiasme, si je vois mon idée incomplète et mal
définie, traduite et rendue sensible, dans une forme à laquelle ma
pensée ne peut rien créer de supérieur; en un mot, si l'idéal du
peintre, qui m'est révélé par son œuvre, est supérieur à mon idéal.
Avant d'essayer l'application de ces principes à la classification
des œuvres de la peinture, je ne puis me dispenser de dire quelques
mots, au point de vue de Y expression, sur cette question si contro-
versée la iigne et la couleur.
Il est inutile d'insister sur ce fait, que sans la couleur (et par la
couleur, je n'entends pas pour le moment les couleurs la gravure
avec le noir et le blanc, à des intensités différentes, arrivant à tra-
duire jusqu'à un certain point l'oeuvre des coloristes), sans la couleur,
dis-je l'art du dessin, réduit à la ligne pure, pourra bien encore, les
maitres l'ont prouvé par leurs croquis indiquer quelques types
expressifs mais il sera impuissant à exprimer le relief, le modelé
sans la couleur enfin, sans le-clair obscur, pas de grande composition,
par l'impossibilité de sacrifier certaines parties accessoires, en les
noyant dans l'ombre, et d'appeler l'attention sur le point principal,
en l'éclairant d'une lumière plus vive. Pas d'unité dans l'ensemble, par
conséquent pas de tableau.
La couleur, telle que nous venons de la définir est donc une
condition constitutive de l'art du dessin mais quelle est la part qui
revient dans l'expression aux qualités plus ou moins grandes du
coloris?
Jordaens est sans conteste un grand coloriste; voici de lui un
tableau appartenant, par le sujet du moins, à la peinture religieuse;
supprimons le charme du coloris, le tableau, par la trivialité du dessin,
tombe dans la caricature et reste en dessous de la critique. Voici du
même peintre une nature morte amoncellement splendide de
fruits, de fleurs et de gibier, de pièces de porcelaine et d'orfèvrerie,
Effaçons encore les qualités de la couleur, la forme fût-elle parfaite,
vous n'aurez cependant devant les yeux qu'une «euvre sans signification
et sans valeur; la perfection du dessin ne suffit pas cette fois. Si
dans le tableau religieux le dessin eût possédé, non pas la perfection,
mais la convenance, la distinction à un certain degré, le tableau,
même sans le charme du coloris, eùt conservé un mérite réel. Les
Lesueur du Louvre, tels que les ont faits le temps et les restaurations,
sont dans ce cas. Qu'en conclure? Que les qualités de la couleur,
toujours désirables, sont d'autant plus nécessaires, indispensables
même, que le tableau appartient à un genre moins élevé et que plus
•l'idée exprimée s'élève dans l'ordre moral, plus ces mêmes qualités
perdent de leur importance et de leur nécessité. Les fresques des
grands maîtres le démontrent jusqu'à l'évidence. C'est que si la
couleur est toujours'un charme, si, alliée au dessin, elle peut, ajoutant
à l'expression, se faire sombre comme un drame, gaie et brillante comme
une fête, vaporeuse comme unrêve; s'il lui appartient de traduire l'éclat
des fleurs, les reflets soyeux des étoffes, l'or des orfèvreries, la
transparence des eaux, la profondeur du ciel; si elle peut exprimer la
santé et la vie, les splendeurs de la nature et de la chair, elle est
impuissante à traduire l'âme. L'auréole de feu arrondie au-dessus d'une
tète ne donnera pas au personnage l'expression de la sainteté; et toutes
les richesses de la palette, dépensées sur un visage de jeune fille, ne
suffiront pas à en faire un type de candeur et d'innocence.
A la couleur d'embellir le monde matériel: la part est large, on le
voit au dessin d'interpréter les idées et le monde moral; à lui
l'expression de tous les sentiments, de toutes les vertus, de tous les
héroïsmes.
J'ajouterai, pour conclure que les miracles de la couleur, la
nature réelle les possède. Avec beaucoup de talent, un peintre peut,
chose difficile, les voir et forcer son pinceau à les reproduire.
Mais pour l'expression des idées le peintre n'a de modèle qu'en lui-
même; ses œuvres sont des créations véritables; et voilà, suivant moi,
ce qui constitue la supériorité du dessin.»
L'idéal de l'arl, ce serait la réunion de ces deux qualités,* le dessin
et la couleur, à un degré égal. Mais si, après trois siècles d'épreuves,
quand la peinture a compté des dessinateurs comme Le Vinci
Michel- Ange et Raphaël des coloristes comme Titien, Paul Veronèse
et le Corrège, cette association ne s'est jamais produite d'une manière
complète il faut conclure avec les faits que ces qualités doivent avoir
quelque chose de contradictoire.
11 faut donc aimer les artistes pour les qualités qu'ils possèdent et

ne pas les condamner parce qu'ils n'ont pas réalisé l'impossible.


H"
POÉSI E

CREDO

A M. Ulric GUTT1NGUER
Tu enfanteras dans la douleur.
ObNfesE, eh. ut, v. 1$.
ï'romtthée enchaîné sera tïclivrû.
Eucani» Qwsrt.
I

Certes j'ai cru longtemps à l'Eden de la Bible


Du poète Moïse hyperbole impossible,
Chimérique jardin où, comme un vil bétail,
On te fait vivre, Adam, dans l'horreur du travail.
Des vagues souvenirs de cet Eden sans gloire
Mon aïeule berça ma crédule mémoire.
Sur l'antique Genèse en silence penché
C'est là la déchéance et le premier péché,
Disais-je et Jéhovah le tyran irascible
Dans nn cercle de feu m'apparaissait terrible.
Mais les ans sont venus, héias et la raison.
J'ai dû de ma croyance étendre l'horizon
A mon tour j'ai sondé l'insondable problème
Dans le livre nature un jour j'ai lu moi-même,
J'ai, morose alchimiste incliné sur le moi,
Aux flammes de l'esprit incendié ma foi,
Et je sais aujourd'hui que la lutte féconde
Fait la grandeur d'Adam et lui soumet le monde.

II
Quand Dieu créa la terre et l'homme, à celui-ci
« Marche dans la douleur, marche dans le
souci,
» Dit-il; j'y vois pour toi, si ta vue est
petite.
Adam, c'est le travail qui fera ton mérite
» De ta propre grandeur tu seras l'instrument
» Le travail est ta gloire et non ton châtiment.
»
Courbé sur le sillon ou courbé sur le livre,
» Et d'avance sachant que mourir c'est revivre,
» Prenant le beau pour règle et la vertu pour loi,
» De degrés en degrés arrive jusqu'à moi. »
Et depuis six mille ans, forçat, que rien ne lasse
Adam fouille la terre et laboure l'espace.
Sous le poids écrasant des labeurs ennemis,
II se hâte à l'assaut de l'avenir promis.
En vain de tous côtés s'amassent les obstacles,
Il entasse, Titan, prodiges sur miracles
La grandeur du chemin lui dit le but plus sûr,
Plus loin que les brouillards il devine l'azur,
1
Il touche le réel à travers le symbole,
Et s'élançant à Dieu, comme l'aiguille au pôle
Sur l'éternel courant du progrès éternel
D'un vol irrésistible il monte vers le ciel.

III
0 zénith Idéal ô sommet Harmonie
Mais le mal, cependant?

Par ses lourds appétits, oui


–jeLelemal? Eh qui le nie?
sais, Adam
De la fange natale est encor dépendant;
Il est le dur silex où sont les étincelles,
Et son corps est de plomb si son âme a des ailes.

Or, et l'homme succombe à de tels désaccords


L'âme presque toujours est l'esclave du corps;
De sa débilité s'engendre sa souillure.
Entre les deux instincts de sa double nature,
Adam, l'aveugle roi de l'aveugle univers,
Hésite trop souvent et marche de travers.
Follement oublieux du Dieu qui le fit libre,
Des harmoniques lois il trouble l'équilibre
De l'humaine balance il fausse les plateaux.
Sous le joug infamant de ses penchants brutaux
L'avarice sordide et les haines jalouses,
Les lubriques ardeurs, dont pleurent les épouses,
II s'affaisse, et soudain blasphémant Dieu niant
L'âme et l'esprit, tournant le dos à l'Orient,
Du sanguinaire mal devenu la conquête
t
Abdique, vil satrape, et se transforme en bête.
0 déchéance ô chute ô honte c'est alors
Que mille affreux fléaux, comme des mers sans bords,
Noyant, le monde entier sous leurs ondes accrues,
Envahissent nos champs, envahissent nos rues.
C'est l'heure où, maudissant le vrai Dieu, les Hébreux
Aux autels de Baal se pressent furieux
Où Rome frémissante et de crimes perdue,
Dans le sang et la boue agonise étendue;
Où l'horrible tocsin des Saint-Barthélemy
Râle sinistrcmçnt sur Paris endormi.
C'est l'heure où les Amos prophétisent, funèbres.
Si, glissant un rayon à travers les ténèbres,
A l'homme qui s'égare et trébuche en chemin
Dieu ne tendait, hélas sa secourable main,
De palais en masure, et des monts aux vallées,
D'un déluge vengeur les eaux amoncelées
,Sur le monde puni s'étendraient océan,
Et l'homme, œuvre sans but, rentrerait au néant.
Mais dans l'abaissement surnage l'espérance,
Du crime, germe impur, sort la fleur délivrance.
Pour le salut commun tout à coup suscité,
Qu'il s'appelle Samson, qu'il s'appelle Jephlé
Qu'il porte la houlette ou qu'il ceigne le glaive,
Un héros, juge ou roi, se révèle et se lève.
Israël se lamente et Moïse parait;
De l'excès de tes maux France, ta grandeur naît.
En ces infâmes jours où souillée et farouche,
Aux désirs des Césars Rome livrait sa couche
Où le monde païen de sa hauteur déchu
Comme une vile proie à vingt tyrans échu
Penché, hideux Atlas, sous le mal qui l'écrase,
Oscillait au hasard et tremblait sur sa base;
Dans le plus humble bourg du pays de Sion
Marqué pour le Calvaire et pour la Passion,
Des célestes desseins instrument adorable
Le Messie annoncé naissait dans une étable.

IV
Non le mal ne peut être éternel, et e sais
Barde obscur mais fervent des espoirs « insensés >
Qu'un jour, discernant mieux le juste de l'injuste,
L'homme doit s'arracher à ce lit de Procuste.
L'homme, imparfait esprit dans un corps imparfait
Interroge le sphynx, lutte contre le fait
Tel l'enfant inhabile et dont la main craintive
Se jouerait aux pistons de la locomotive.
Or, comme d'un grain sort l'arbre immense, l'enfant
Devient le sûr dompteur, le chauffeur triomphant
Posant sa rude main sur la croupe enflammée
Du monstre, où la vapeur crie et lutte enfermée
Dans l'azur rayonnant et dans la sombre nuit
Comme un cheval docile, en laisse il le conduit.
0 lenteurs du chemin! 6 détours de la route1

L'homme hésite, bégaie, et se trompe sans doute.


Mais qu'importe au voyant? mais qu'importe au penseur?
De l'aube qui va naître indice précurseur,
Voyez! frangeant l'Ether de teintes inconnues,
L'étoile des pasteurs resplendit dans les nues.
Et cet astre éternel qui des plaines aux monts,
Des temples du passé fait gémir les Mammons
Flambeau de notre nuit, éclair de notre orage,
C'est l'astre du marin, et c'est l'astre du mage
Indomptable croyance en l'idéal c'est toi
Toi, principe sacré par lequel l'homme est roi
Toi, l'immortel orgueil! toi, l'audace sublime!
Qui ponsse, irrésistible, Empédocle à l'abîme
Toi, la foi du martyr! toi, l'ardeur du héros!
La force des Zénons en face des bourreaux
L'inextinguible feu, l'é'incelle de vie,
Sur les autels divins, par le Titan ravie!

0 prophètes sacrés ô martyrs insoumis!


Songeurs de tous les temps et de tous les pays
Socrate, Thraséas, Jean Huss, Savonarole,
Défenseurs obstinés de la libre parole
Promoteurs de l'idée et sondeurs de la nuit,
Athlètes des sommets, lutteurs tombés sans bruit,
Avez-vous entendu, des noirs vallons aux cimes
Vibrer de Josaphat les trompettes sublimes?
De prophétiques bruits chargeant l'Ether troublé
Le nuage flamboie et le vent a parlé.
Le ciel de pâles feux à l'Orient s'éclaire.
Aimer! -pleure Caïn; Abel répond :–
D'un frisson précurseur le monde a tressailli
Espère

Et d'espoir palpitant et de joie assailli
L'extatique poète, à qui Dieu se révèle,
Aborde au libre port de la Colchos nouvelle.

En vain l'essaim craintif des esprits attardés


Crie 0 songeurs naïfs par Satan obsédés
Satan n'est aujourd'hui qu'un monstre ridicule,
Cauchemar suranné de l'enfance crédule,
Et l'impossible enfer, que personne ne craint,
Sous tes limpides eaux, ô Raison! s'est éteint.
Faux sages trop longtemps, faux héros, faux prophètes,
Chantant à l'unisson les langueurs satisfaites
De ce globe de boue, où rien n'est pour le mieux,
Des splendeurs du vrai jour ont détourné nos yeux.
Brise, brise tes fers ô mon âme! et tes chaînes.
Hôte transfiguré des aurores prochaines,
Qu'Adam, du joug natal tranchant le dur lien,
Sur les ailes du beau s'élance vers le bien
Tel, dédaigneux enfin des fanges de la grève,
L'audacieux aiglon jusqu'au soleil s'élève.
Où donc la sombre nuit? où donc, où donc le mal?
Monde promis Eden tdéal Idéal
Jésus du noir sépulcre a dispersé les pierres,
La matière est vaincue, et dans le chœur des sphères,
Du feu de leurs bûchers éclairant le chemin,
Les martyrs rayonnants mènent le genre humain

VI
Ainsi, soldat obscur d'une cause éternelle,
J'ose, sans que l'orgueil à mon espoir se mêle
En ces vers convaincus où j'énonce ma foi,
Du progrès affirmer l'imprescriptible loi.
Oui je suis un de ceux qui, les yeux aux étoiles,
Vers le libre avenir cinglent à pleines voiles.
Oui je crois que la haine, hélas
a, de tout temps,
Calomnié Babel et noirci les Titans.
Oui! je crois aux rayons d'une aurore meilleure.
Kt si ma mort pouvait hâter, fût-ce d'une heure,
Le lendemain promis aux hommes rachetés,
imitateur pieux des martyrs insultés,
Aux clameurs des bourreaux répondant toujours J'aime!
Sur le bûcher sacré je monterais moi-même
F. Pitti.

A VALERY VERNIER
(Aprés une lecture d'Aline)

D'un bout à l'autre, ami, j'ai lu ton beau poème,


Tout fleuri de jeunesse et de grâces que j'aime.
Respirant à plein cœur le parfum de tes vers,
.t'ai senti, rêve heureux que je dois â ton livre
S'attendrir ma pensée et mes vingt ans revivre

Comme de gais oiseaux entre les rameaux verts,
Mes souvenirs anciens ont repris leur volée.
Sœur d'Aline, charmante et de pudeur voilée,
Une douce ngnre, ange vêtu de blanc,
Qui s'égaie ou qui pleure en quelque coin du monde,
S'est levée à ta voix, dans mon cœur tout tremblant.
Tes paysages frais, où la lumière abonde,
Avec elle, à pas lents, je les ai parcourus,
Et je me suis glissé dans les sentiers noirs d'ombre
Mais, misère ma main pressait la main d'une ombre
Seul, ton chant réveilla cet amour qui n'est plus.
Ami, sans la froisser, tu sais toucher à l'àme,
Cette rose immortelle aux épines de flamme.
Comme un arbre où les fruits se mêleraient aux fleurs,
Ton étëgie exquise et nnement brodée,
Voit la forme sourire à côté de l'idée
Et, çà et là, tes vers ressemblent à des pleurs.
Henri Cantel.
B)BUOGRAPH!E
L'OUVRIERE, par M Jules SINON. i86t. Paris, Hachette.

Les acclamations nombreuses, sincères, empressées, qui ont accueilli


le livre dont nous nous occupons, rendent assurément notre tache facile.
Nos lecteurs ont déjà leur opinion faite sur le beau livre de notre cher et
illustre philosophe; ils nous pardonneront de ne pas traiter cette matière
avec tout le développement qu'elle comporte. M Jules Simon a passé une
année à parcourir ies grands centres industriels de la France. H a visité
les ouvriers dans leurs ateliers, dans leurs maisons, dans leurs man-
sardes et leurs caves puis simplement, sans déclamations, il a ra-
conté ce qu'il avait vu ce qu'il avait entendu. Une chose surtout préoc-
cupait M. Jules Simon durant son pieux pèlerinage c'était le sort de
ces femmes qui.rassemblées en troupeau, sous les yeux d'un contre-
maître, abandonnent chaque matin le foyer de la famille et ne le
retrouvent que le soir, après une journée de travail acharné
Nous aussi nous avons subi cette même préoccupation, lorsque le
soir, nous voyons défiler devant nous ces processions de femmes,
jeunes pour la plupart, quittant nos filatures pour se rendre aux guin-
guettes et aux cabarets. Cette préoccupation nous suivait encore, lorsque,
par hasard, nous visitions les taudis qu'on appelle des demeures et
ces caves qui commencent seulement à n'être plus habitées. Voici com-
ment nous sommes descendu un jour dans l'une d'elles: Un petit enfant,
pleurant, vint vers nous, poursuivi par son frère, un peu plus âge que
lui, qui le tourmentait et appliquait sur ses pauvres petits membres
des charbons entlammés. Après avoir signalé ce fait à un agent de la
police nous nous sommes informé et nous avons appris que les parents
de'ces enfants, occupés àla filature, abandonnaient chaque matin leur
demeure pour n'y rentrer que le soir. Nous avons appris que cela se
passait ainsi généralement, et que, pour les enfants en bas âge, on cal-
mait leurs cris à l'aide d'une préparation opiacée, qu'on vend chez les
pharmaciens sous le nom de ~ormamf, et que les médecins condamnent
comme une des causes les plus certaines de la mortalité des enfants.
L'abandon des enfants n'est pas, du reste, le seul malheur qu'amène
pour la famille le travail de la femme à la filature. Les mauvais
exemples de la vie en commun corrompent de bonne heure les jeunes
filles n'ayant jamais reçu l'éducation morale qui pourrait seule leur per-
mettre de résister aux séductions de la débauche. D'ailleurs, quels
exemples s'offrent pour elles dans ia (amitié ? Lorsqu'après une journée
de fatigue, l'ouvrier rentre à la maison, l'ordre, la propreté, tout ce
qui fait le charme de l'extérieur et le triomphe de la ménagère, tout lui
manque aussi va-t-il chercher au cabaret, sinon le plaisir, le repos et
l'oubli de sa misère. La femme, fatiguée, délaissée, visite ses voisines
elle boit du café et quelquefois s'enivre de genièvre. La femme ne trouve
de recours, jeune, que dans la débauche, vieille, que dans l'ivresse.
Cette désertion du foyer par la femme ne s'était rencontrée dans aucun
temps. Tous les palliatifs qu'on apporte au mal ne se font qu'au détri-
ment de l'initiative personnelle, de la liberté morale, qui est le fonde-
ment de la vie de famille. Où est le remède! La loi doit-eUe réglemen-
ter le travail des femmes comme elle a réglementé le travail des en-
fants ? M. Simon n'est pas de cet avis. Il voit dans l'instruction, dans
les «ssocMftOMs de secours mM<Me~, dans la réforme des logements, un
progrès qu'il constate. Rendre à l'ouvrier le sentiment de sa dignité,
re)ier le prolétaire à la propriété et lui permettre de se suffire à lui-
même, voilà son but il voit l'affranchissement de l'ouvrier, son salut
dans le retour à la vie de famille; c'est le dernier mot du beau livre
que nous venons de lire c'était le premier mot de l'éloquente préface
qui lui sert d'introduction.
«
Le mal, dit M. Jules Simon, est surtout un mal moral ce sont les
âmes qu'il faut guérir. 11 faut vaincre les cabarets; il faut restaurer la vie
de famille, seule école de la liberté, seule et indéfectible source du
courage moral il faut user de tous les moyens que la liberté autorise
pour ramener l'épouse et la mère dans la maison. J'ai cherché à le dé-
montrer. Je mets mes efforts sous la protection de toutes les :femmes. C'est
leur cause puisque c'est la cause de tout cequiporte un cœur généreux. »

CONTES DE TOUTES LES COULEURS, par X..B. SAÏNTINE.


Paris, Hachette.

Sous ce titre, qui doit convenir à tous les goûts, M. Saintine a réuni
une série de contes philosophiques et moraux, écrits au jour le jour et
publiés cà et là. Bien que ces morceaux ne soient pas suivis de dates
indiquant, d'une façon précise l'époque où ils ont été écrits, il est ce-
pendant facile de retrouver quelques-unes des impressions que l'auteur
a subies en les écrivant, et de voir comment, une à une, ces pages de
genres divers ont pu former un intéressant volume Dans ~s Co~<ra<He-
!MM, par exemple, on remarque comme un souvenir des contes de
Voltaire; dans !<t Ba!Mc Jane S~KfA, on rencontre une imitation
des poèmes barbares mis à la mode par le célèbre recueil de M. Méri-
mée dans la Pétition des Fleurs, on croit reconnaître l'influence des
parenthèses paradoxales, de M. A. Karr. Hâtons-nous d'ajouter que
dans une ~dsa~MHC~, une Fauvette et d'autres écrits, on retrouve la
veine mélancolique et charmante de l'auteur de Picciola auprès des
spirituelles saillies de M. Xavier, proche parent de M. Saintine, auteur
de rO~rs et le Pacha, le vaudeville classique par excellence.
M. Saintine est un causeur charmant, mais pour lui une causerie
n'est qu'un cadre où il enferme toujours une moralité. Si nous ne
sommes pas de son avis quand il prêche l'abstention en politique, comme
dans les Deux JxKM<t!MC du DecotM/Mrc, sous le spécieux prétexte que
les opinions politiques peuvent séparer les meilleurs amis, nous disons
volontiers avec l'Ermite du Lac, qui, entré à la cour comme directeur
d'une altesse, ne tarde pas à contracter les vices du courtisan « Sei-
gneur duc, si jamais l'envie vous reprend d'avoir un ermite auprès de
vous, pour votre sûreté et pour son salut que l'emploi soit amovible.
changez-en tous les mois. » Nous disons volontiers aussi, comme le
héros d'un autre conte « Il faut avant d'accepter un bienfait prendre
de bonnes informations sur ceux qui nous t'accordent les protecteurs
et les protégés ne devraient s'adopter qu'après de mutuels renseigne-
ments. »
Ce volume s'ouvre par les intéressantes histoires de Léonard le Co-
cher, qui suturaient seules à faire le succès d'un livre. Il fait partie de
la Bibliothèque des C/MMtMS de Fer. Heureux voyageurs Avec un pareil
compagnon de voyage, les plus longs trajets sont bien courts G. L.

La DÉCADENCE ROMAINE, scènes historiques, par M Armand Pommier.


PtHis, Dentu.

Dans les scènes historiques que nous venons de lire, M. Pommier a


entrepris de nous faire connaître une des époques les plus intéressantes
et les moins connues de la décadence romaine. Il nous a montré les
anciens partis, stoïciens et républicains, lighés avec le nouveau parti des
Nazaréens pour renverser cet étrange empereur qu'on nomme Héiioga
bale ou plutôt Elagabal. La fille du sénateur Probus, la vierge chré-
tienne, déshonorée par l'empereur, donne, dans l'oeuvre de M Pom-
mier, le signal de la révolte; voilà t'intrigue. La figure de l'empereur
domine toutes les autres figures de ce drame, et l'auteur a fait tous ses
efforts pour montrer sous son véritable jour un monstre impérial qui
surpassa les excès de Néron. Il faut avouer qu'il était difficile de montrer
tout entier cet empereur qui éleva la volupté au rang de sacerdoce qui
créa pour le gouvernement de l'empire un sénat composé de femmes
vouées à Vénus qui s'habilla en femme, prit le nom d'impératrice, et,
jouant jusqu'au bout ce rote, voulut conférer les dignités de l'Etat a
ses nombreux maris choisis dans tes casernes et les mauvais lieux.
Ce que l'auteur d'un drame ne pouvait entreprendre, l'histonen le
pouvait, et M l'roudhon, dans une remarquable étude sur la df cadence
impériale, a essayé de nous faire connaître cette figure impériale
<!
Ëlagabat est l'empereur devenu mystique, d'une mysticité éro-
tique. Il part d'Asie pour venir à Rome se présenter au peuple. Son
voyage est une procession religieuse qui dure quatre mois. Enfin il entre
dans ta ville éternelte vêtu d'une robe de soie traînante, le visage
fardé, les sourcils peints, semblable à une idole, le front surmonté d'une
tiare orientale, conduisant, dans une attitude extatique, le char où re-
pose son dieu favori. C'était une pierre noire (probablement un aéro-
lithe), taillée en cône ou phaHus et enchâssée de pierreries. De jeunes
Syriennes se livrent, autour du char, à des danses lascives les parfums
les plus rares, les vins les plus exquis, tout est prodigué pour ce jour de
triomphe. Les vieux Romains crient au scandale le préfet du prétoire,
Julien, entreprend de chasser l'infâme, il est tué par ses soldats. Il
avait le tort de ne pas prendre au sérieux une chose très sérieuse la
rénovation de t'idéaHsme religieux, nécessaire au soutien de l'idéalisme
impérial, »
CECI N'EST PAS UN LIVRE, parH.A'cMeBusoHcr (Etienne-Macriee).
Paris.t'ou)'it-Ma)assisetdeBrMss<

Par la sambleu n'en croyez point ce titre menteur. Ceci M< MK livre,
et des plus humoristiques et des plus verveux. Ceci n'est point un poème
épique en quatre-vingt-trois chants, et j'en rends grâces à l'auteur. Ceci
n'est point un produit vide, insipide, insapide, sot et fat de cette littérature
anormale échappée de l'école dite normale, qui agace nos nerfs voici long-
temps et infeste nos journaux. Ceci n'a point doublé sa rhétorique et n'a
point usé ses hauts-de-chausses sur de vieux bancs crasseux. Ceci c'est
tout simplement de la jeunesse libre, franche, sans morgue et sans hypo-
crisie, de l'humeur par-ci, du cœurpar-tà. Ceci a vu le jour dans les
tapageuses colonnes du jF/yaro. Mais enfin, pour tout dire, Ceci n'en
est pas moins bon pour cela.
H y a de tout un peu et même d'autre chose encore en ce livre. Con
naissez-vous point tout d'abord H. Rodolphe Bresdin, le ma~r~OM !([p)'H.
Hier, tout comme vous, j'ignorais ce personnage, et son talent, et son
histoire, tous deux fort originaux. Les eaux fortes avec tesqueUes je viens
d'entrer en conversation intime sont magni6ques, et notre estimable
Fhmeng n'a qu'a se bien tenir. Hier encore, œuvre et artiste végétaient
a Toulouse, où les découvrit M. Dusolier, le Christophe Colomb et le
généreux parrain de cette renommée nouvelle. « Un jour de 849, il
avait alors vingt-trois ou vingt-quatre ans, Rodolphe Bresdin sortait
de Paris par la barrière Saint-Jacques, fuyant la bohème dont il n'a gardé
que de mauvais souvenirs et pas un ami, non, pas un ami, ce qui n'a
rien d'étonnant, ni un chien, ni même une maîtresse. Bresdin est si peu
intrigant. Seul, un iapin blanel'mmait presqu'autantquele chou colossal.
Donc ils s'en allèrent tout devant eux, l'un portant l'autre. Bien loin,
bien loin, quand H fut assez loin de la grand'ville. Rodolphe s'arrêta.
Dans sa poche erraient vingt francs. A un kilomètre environ de Toulouse
s'étcve (.s'~Mue est une expression bien ambitieuse) une de ces cabanes
moitié terre et moitié chaume, qui servent aux paysans de vestiaire pour
leurs outils de labour. Un quart d'heure n'était pas écoulé, que Ro-
dolphe avait passé pour la cahute un bail de cinq ans, à raison de cent
sous par année. Il paya d'avance! et un an il y vécut, allant tous les
quinze jours a ia ville vendre à quelque brocanteur un de ses admirables
dessins il la plume, qui lui rapportaient un napoléon par mois, la vie
de son lapin et la sienne. Le bail expiré, Rodolphe quitta sa villa pour
la ville. Depuis ce temps, il couche dans un lit une fois par trimestre,
il mange de la viande son lapin blanc, vieux comme une légende, vit tou-
jours, et la famille s'est augmentée d'une rainette et d'une grenouille.
Les eaux fortes sont, je le répète, admirables, et quand il aura quatre-
vingt francs, Rodolphe viendra à Paris vous les montrer. »
A propos de Rodolphe, M. Dusolier place en tête de ceux ~M'om aime
Henri Mûrger, le tant regrettable et tant regretté. Comme nous, il le con-
naissait comme tous, il l'aimait, le doux Rodolphe, qui toujours vécut
et toujours chanta la vie de bohème. Il vivait encore, « le Balzac miséri-
cordieux du monde des artistes, » quand parut ce livre, et M. Satané
Binet dit Sarcey de Suttières, ancien élevé de l'école normale et locataire
normal du rez-de-chaussée de l'Opinion nationale, n'avait point encore
expectoré ce feuilleton où il reproche à l'ombre de Mûrger de n'avoir
point payé ses bottes. C'est que, voyez-vous, DI. Satané Binet est de
ceux qui n'aiment pas et qu'on n'aime point. Donc M. Dusolier, qui a le
droit de juger Mûrger parce qu'il a, pour le comprendre, et de la jeu-
nesse, et de l'imagination, et du cœur, lui consacra quelques pages
aimables et fines où se trouvait comme formulé d'avance le jugement'<t
de la postérité. « En somme, dit-il, Henri Mûrger restera, sinon un habile
écrivain, du moins un romancier sympathique et un fantaisiste bien aimé
(un fantaisiste 1 nous sommes bien loin du réalisme et bien près de la
poésie), dont l'originalité consiste dans le coudoiement perpétuel de
l'esprit et du sentiment. Hs~vont toujours de compagnie à travers son
œuvre, l'un prodiguant ses éclats de rire, et l'autre ses intarissables
pitiés, comme dans Alfred de Musset et dans Alphonse Karr, avec des
diversités, bien entendu. C'est que la science de la vie leur a laissé à
tous trois le regret et le culte des illusions parties. w Et cependant notre
jeune critique ne se doutait guère que l'ignoble camarde guettait de si
près le poète, car il lui conseillait en terminant de ne plus écrire le
/!owM~ de toutes les ~MtM~, et de ne jamais quitter le beau pays de
Bohême, où il ne cesserait de trouver ses meilleures inspirations. <[ Allez
en paix, 6 Mûrger, et ne voyagez plus, on n'est jamais mieux que chez
soi, comme dit le proverbe. Et vous avez un chez soi qui peut faire
encore la jalousie de bien des auteurs. J'en sais tant, et de renommés
par le monde des lettres, qui sont toujours chez les autres. »
Pauvre Mûrger, dors en paix, et que le feuilleton de Sarcey te soit
léger Dors en paix, si nous en croyons ce livre, tu seras vengé, car
voici que la charge sonne contre le pédantisme, et j'entends ricaner la
~en<!6 de &H'c~FaroMc~c, et les humbles remontrances à Fran-
ft~He.
Je pourrais citer encore bien d'autres pages légères et charmantes de
ce livre, mais le temps et l'espace me pressent. Lisez-le, bonne lecture
vaut mieux que critique dorée.
Et maintenant, chère et tout aimable jRcM<e dit -MM's, qui t'essaies, au
grand ébahissement de la grand'ville, au grand œuvre de décentralisa-
tion, je recommandeà ta verve indignée la boutade de Dusolier contre
Décentralisation et décentralisateurs,attaque-la, empoigne-la,refute-la,
éreinte-la, et tu feras à ce petit livre et à toi-même tout le succès que
vous méritez et que je vous souhaite. Amen. Mario l'roth.

UNE CROISADE AU XIX' SIÈCLE; LES DETTES ACQUITTÉES.


Nouvelle. de Fernan Cjmn.t.EM. traduite de t'Mpagne). avec une in'roduction, par
Antoine DE L~TOM. Pari! 1M.. Ubraine Charles Deumo!.

a
Ce petit volume comprend deux parties. Dans la première, M. Antoine
de Latour, le traducteur de Silvio Pellico, l'auteur de charmantes
poésies et d'intéressantes Etudes sMr l'Espagne, a reproduit les quatre
lettres écrites par lui de Madrid durant la campagne du Maroc et pu-
bliées à cette même époque par le JoM~M<t< des ~?0~. Elles ont été
écrites sous la dictée même des événements, et M. de Latour y a fait
revivre non-seulement ses propres impressions, mais encore et surtout
l'émotion nationale que faisait naître l'arrivés successive des bulletins
de victoire chez un peuple qui n'a pas oublié qu'au seizième siècle il a
été le premier peuple de l'Europe.
Le titre de la première partie de ce livre Une Croisade CM
XLY" siècle est parfaitement justifié par le caractère même des événe-
ments qui font l'objet des lettres de M. Antoine de Latour. Contre tout
autre peuple, l'Espagne peut avoir des guerres plus ou moins achar-
nées contre les Maures, elle ne peut faire qu'une croisade C'est qu'en
effet. pour elle le Maure n'est pas seulement l'ennemi, c'est encore
et surtout l'hérétique c'est, avant tout, le descendant de ces infidèles
qui, au commencement du huitième siècle, sous la conduite de Tarik,
ont vaincu le roi goth Roderik sur les rives du Guadalète et subjugue
l'Espagne. <t Je ne veux pas dire (écrit M. de Latour dans sa seconde
lettre) que le soldat espagnol connaisse à fond l'histoire de son pays
mais il y a deux choses que tout le monde sait en Espagne c'est le
catéchisme et la guerre de huit siècles contre les Maures, et on m'assure
que, dans le camp d'O'Donnell, pas Un soldat n'ignore qu'il est venu
en Afrique pour rendre aux Arabes la visite que l'Espagne en reçut il y
a plus de mille ans. Voilà ce que sentait confusément toute l'armée
espagnole, et c'était assez pour l'animer d'un élan irrésistible. » Toute-
fois, et il faut le dire bien haut à la gloire du dix-neuvième siècle la
victoire n'a pas cette fois amené de persécutions religieuses, et, en
prenant possession do Tétuan au nom de la Reine catholique, ces
nouveaux croisés ont respecté le culte des vaincus.
II
Le jour où le maréchal 0'DonnaH devenu, de par la victoire duc
de Tétuan, faisait son entrée à Madrid à la tête des vainqueurs du Ma-
roc, on voyait affichés sur les murs de la ville les titres de deux
ouvrages vendus au profit des blessés Le ~om~Mecro de la ~Merre
d'Afrique, par les poètes les plus distingués de l'Espagne, et une
courte Nouvelle, Les Dettes ac~Mt~ees, écrite par Fernan Caballero,
l'auteur si populaire en Andalousie et dans toute l'Espagne, de C/c-
MMKCt'a, de ~a Famille Alvareda, de Lft Dernière Consolation. La tra-
duction, par M. Antoine de Latour, de la Nouvelle de Fernan Caballero,
Les Dettes acquittées, forme la seconde partie du volume dont nous
rendons compte. Rien de plus simple, nous allions dire rien de plus
vrai. que ce petit roman. La scène s'ouvre en Andalousie, à Bornos,
< un de ces villages qui, pareils à de verts rameaux, frangent le pied
de la Sierra. Une femme, d'un aspect doux et bienveillant, est assise
à la porte de sa maison pendant qu'à deux pas d'elle jouent ses deux
enfants, un petit garçon de sept ans et une petite fille de cinq. Absor-
bée par la tâche qu'elle remplit, la mère n'a pas remarqué qu'un autre
enfant, de plus pauvre apparence, s'est approché des siens, et elle n'a
pas entendu le dialogue suivant
« Tiens, dit le petit garçon de Bornos au petit étranger, je ne te
connais pas; comment t'appelles-tu? 9
?–Miguel, et toi?1
» Gaspar.
» --Et moi, je m'appelle Catalina, ajouta la petite fille, qui vou-
lait aussi être connue de ce nouveau camarade.
» – Je sais l'histoire de santa Catalina, dit
celui-ci.
» – Tu la sais ? alors dis-la moi.
» Et l'enfant commeupa ce qui suit
Santa Catalina demain c'est la fête
Tu monteras au ciel avec <iM sainte atifgrc~~c
Etsaint t'ifrre dira en te voyant venir


–QaeUefst cette femme fjuihcnrtc ici?2
– Je suis Catatina, et je Tendrai. entrer.
Entre blanche columbe. dans ton colombier.

Pendant que le jeune étranger chante l'histoire de santa Catalina, le


petit Gaspar écoute tout en mangeant des fèves grillées. « Veux-tu m'en
donner des fèves? dit le petit étranger d'une voix suppliante. Oui
prends; tu tes aimes beaucoup beaucoup? Oui, je les aime; mai~
si je t'en demande, c'est que j'ai faim. – Comment? Tu n'a pas
dîné? Non. – Ni déjeune? – Non. J7fjfe/ ~CM/ criérent aussi.
tôt les deux enfants en s'adressant à leur mère, ce pauvre petit n'a )) (
déjeuné, ni d!né, et il a bien faim; donnez-nous du pain pour lui en
donner. Mais nous ne voulons pas reproduire ici, ni même analyser
la Nouvelle de F ernan Caballero )e lecteur perdrait trop à ne pas la
lire dans le livre même. Qu'il nous sumse de dire que ce pauvre en-
fant, qui n'a ni déjeune ni dîné ainsi qu'H vient de l'avouer naïve-
ment, est recueilli avec son père et sa mère malades. par Julian Josu
et par Maria, le père et la mère de Catalina et de Gaspar. Quelques
jours après, le pauvre petit n'est plus qu'un orphelin. Mais la Provi-
dence lui a donne, dans la personne deceuxquirontrccueini.un
nouveau père et une nouvelle mère Elevé avec les enfants de la chau-
mière, )e petit Migue) devient, avec les années, un robuste jeune
homme, puis, un brave soldat de 1 armée du Maroc, dans]a()')o))c i
s'est volontairement enrôlé pour dispenser Gaspar du service miii)ai<c.
A son retour de Farinée, il épouse Catalina, la fille de ses parents
adoplifs, et c'est ainsi qu'il acquitte la dette de la reconnaissance. Dans
cet humble cadre, Fernan Caballero a groupe les principaux événe-
ments de la guerre du Maroc, et a su donner une oppression vive et
vraie aux émotions qui ont été celle de l'Espagne tout entière pendant
cette glorieuse expédition.
Quant au ~ome[MC<'ro(~!aa'Met'~ ~4/W<~M, l'idée en appartient a:
DI. le marquis de Molins, ancien ministre de la marine, qui, bien que
chef de 1 opposition au Sénat, a noblement invité ses amis politiques à
suspendre un instant leurs querelles parlementaires pour s'associer tous
dans une même pensée patriotique. Parmi les noms qui sont venus se
placer à côté de celui de M. de Molins dans cette épopée lyrique, M. de
Latour nous fait remarquer celui de M. le duc de Hivas, ancien ambas-
sadeur d'Espagne en France, et celui de M. José Amador, a qui l'Ks-
pagno doit une savante histoire des Juifs. Pour donner une idée de ces
compositions poétiques que fit naJh'c en Espagne li guerre du Maroc,
il en est une signée du nom de Juan Garcia, pseudonyme, à ce que pa-
rait croire M. de Latour, d'Amos de Escalante que nous citerons de
préférence, parce que, comme le dit très bien le savant et ingénieux
traducteur, elle répond à la pensée de ceux qui, même dans la victoire,
se souviennent de ceux qui font payée de leur sang. Changez deux ou
trois mots et l'on pourra croire que ces fouettants regrets s'adressent à
nos glorieux morts de Crimée ou d'Italie.
« Dans votre ardente allégresse, dans votre émotion joyeuse, frères,
))
prêterez vous l'oreille à une voix affligée ? Pendant que ta clameur
» universelle éciate en chants de victoire et que de sonores applaudis
» sements exaltent la gloire du nom espagnol il y a, sur la terre
» d'Espagne, plus d'un coin obscur, où, St l'on entend un cri, c'est le
» cri de la douleur. Non, tous ceux qui vinrent avec nous, lorsque la
» patrie nous appela à verser notre sang pour laver son blason; non,
~) tous ceux
qui combattaient avec nous contre le fier Musulman, n'ont
» pas vu fleurir le laurier qui vous couronne aujourd'hui. Un souvenir
» pour ceux à qui la Providence a refusé l'honneur du triomphe Un
» souvenir ?005 soldats, modèles éclatants de l'honneur, qui, à défaut
» de la fortune, ont eu l'intrépidité du cœur! Ensemble nous pas-
» sàmes la mer; la même tente nous abrita; ensemble nous courions
» à <*Ma', à l'appel du même clairon. Mais moi, je reviens du combat. je
» vais revoir le soleil de mon Espagne, je vais retrouver mon village,
» ma maison, ma mère. et eux, non Ils ne reviendront plus Les
» sables sont leur pierre et leur tombe, tombe et pierre qued'unsoufue
') enlève le vent orageux. Ils ne reviendront plus Ah malheureux
» celui qui reste à les attendre! Père, qui attends un fils Jeune fille,
» qui attends tes amours! Ils dorment sur la plage lointaine, au pied
» d'un rocher nu, où la mer seule les pleure de son incessante rumeur
» Mais ils sont tombés en gens de cœur, sous les plis de leur drapeau,
o en combattant sans relâche pour leur patrie et pour leur Dieu. Que
» la lame qui baigne le sable qui les couvre leur apporte du moins de
» leurs frères d'armes un souvenir, une prière »
Le J~f)M(U!cero de la ~Mcrre d'.4/W~Me a un /t~eM</t<;e où tes auteurs
du recueil ont rejeté quelques morceaux que M de Latour; dans finté-
i'ct de la variété, eut mieux aimé trouver dans le corps mcnie de fou-
rrage. Parmi les quelques notes qui accompagnent également les Oe~c.s
or~Mt~eM, nous recommandons à l'attention du lecteur une lettre écrite
au gouverneur de la province d'Andalousie par un jeune volontaire de
huit ans, qui demande à faire partie de l'expédition du Maroc et à MOM-
r<r pot<r la ~M<M.
Le volume s'ouvre par une 7~ro~MC<t'OM de M. Antoine de Latour,
et, tout d'abord, par une lettre qu'il écrivait de Saint-Germain-en Laye,
le ~4 août dernier, à Fernan Caballero qui lui avait dédié son charmant
tableau de mœurs populaires, et à qui il dédie à son tour la traduction
qu'il en a faite. L'Espagne, dit M de Latour à l'auteur des /)c</M
~c~M~Mcs, s'est reconnue avec émotion dans vos modestes personnages.
Puisse la France retrouver aussi, dans ma traduction, l'accent héroïque
d'une ancienne et fidèle atHée
C.Ma))et
CAUSERIE THEATRALE

Dans quelques jours le Théâtre va fermer ses portes. Le moment


serait peut-être bien choisi pour jeter un regard en arrière, et faire à
chacun la part de ses œuvres; mais, avouons-!?, nous n'aimons pas
les bilans, et, au lieu de nous attacher au passé, nouspréférons envi-
sager l'avenir.
Une spirituelle <HCOMM6 nous a justement adressé une lettre pour
laquelle elle nous a fait demander l'hospitalité de nos colonnes, qui lui ont
été ouvertes avec empressement. Nous lui laissons la pleine et entière li-
bertéde ses appréciations, sans cependantles admettre toutes pour cela.
D'accord avec elle sur quelques-unes des idées générales qu'elle émet,
nors différons d'avis sur le moyen principal qu'elle préconise, Quoi
qu'il en soit, nous publions sa lettre, qui, nous en sommes sûr, sera
lue avec plaisir; les abonnés eux-mêmes du théâtre de Lille ne pour-
ront en vouloir à. notre inconnue; ils riront et se trouveront désarmés.

<
MoHS!0!M' DN'e~CM)' ~6 REVUE DU MO!S.

On m'apprend, monsieur, que vous accepteriez la causerie d'une


inconnue sur notre théâtre. Grand merci et à vous et à t'ami discret qui
a bien voulu me servir d'intermédiaire auprès de vous. On vous l'a dit
la langue me dëmangc depuis quelque temps déjà sur le chapitre de notre
scène. Je ne serais pas femme si, assurée de l'anonyme, je refusais de
profiter de l'occasion qui m'est offerte de mettre un peu de noir sur du
blanc et de me mêler de ce qui ne me regarde pas.
» Vous avez du remarquer, monsieur, qu'il est des choses bonnes à
dire et dures à entendre, que ne disent jamais les gens dont te métier est
de parler et qui ne peuvent Mre risquées que par quelqu'un pour qui )e
droit, malheureusement passager, de casser quelques vitres est une véri-
table bonne fortune. C'est de ces choses-là principalement, je vous en
avertis, que je vais noircir mon papier.
Tous les théâtres de province sont malades oui, tous à diffé-
rents degrés ceux-ci pour une raison, ceux-là pour une autre.
Leur mal suivant moi, est tout entier dans leur constitution,
laquelle est d'un demi-siècle tout au moins en arrière sur tes progrès
du temps.
» J'entends tout le monde autour de moi professer un respect aveugle
pour les constitutions soit. Il est bon que les hommes respectent
quelque chose; j'admets donc te respect pour les constitutions en géné-
ral. Toutefois, quand it est démontré qu'une constitution, en son petit
particulier, est caduque, et qu'elle tue ce qu'ette devrait conserver, de-
vons nous nous prosterner devant eUe comme devant un fétiche?. Non
certes. Ayons donc le courage de mettre à la retraite tout ce qui a fait
son temps. Cela n'empêche pas le respect, quoi de plus respectable que
ce qui ne peut plus nuire, mais cela débarrasse le présent et dégage
t'avenir. Est-ce qu'il n'est pas un âge de retraite forcée pour tout en ce
monde? Est-ce que les vieilles filles trouvent à se marier? Est-ce que
les hommes soupirent autour des visages flétris ? Est-ce que nous avons
un conservatoire des vieilles lunes ? Pourquoi ferions-nous de nos théâ-
tres le conservatoire d'une constitution décrépite ? Pourquoi me refuse-
riez-vous le plaisir de jeter la première pierre à ces fameux cahiers des
charges (charge est le mot) qui, une fois enterrés, ne trouveraient pas
un regret.
Je m'explique?
» Ma cuisinière me répète sans cesse, depuis tantôt deux ou trois ans
« (lue tout augmente! » Je la laissais dire, pensant, à part moi, que
sous ces lamentations se cachait peut-être 1e besoin secret d'imprimer
un mouvement plus vif à la danse du panier mais ses paroles viennent
de m'être confirmées par une autorité irrécusable. Un homme considé-
rable, M. Billault, a cru devoir constater récemment, devant le Corps
législatif, que ma cuisinière était dans le vrai. On ne saurait donc se le
dissimuler plus longtemps tout augmente en effet le pot au feu et
les chanteuses, le beurre et les ténors! Les graves paroles d'un homme
d'Etat aussi sagace que M. Billault ont dû donner à réfléchir à d'autres
qu'à moi. Elles m'ont, en ce qui me concerne, plongé dans des con-
tcmptations sans fin. En effet, me suis-je dit, oubliant les intérêts de
ma cuisine pour t'intérët puMic, en effet, si les ténors et les chanteuses
augmentent, que va devenir le théâtre, dont les recettes ne peuvent pas
augmenter, dont les revenus sont limités? Dans quel cercle vicieux vont
tourner les directions futures à l'heure épouvantable des rengagements,
s'il leur faut payer leur troupe, leur compagnie d'artistes d'une somme
supérieure à celle que des salles combles même pourraient faire rentrer
dans leurs caisses au prix où ils les livrent au public?
» Et voilà le malheur des réflexions, elles ne viennent jamais seules
après la première vient toujours la seconde.
» Donc, me dis-je encore, dans un an ou deux, le prix des places ne
pouvant augmenter, nous serons perdus; nous n'aurons pour remplacer
M Talon et M°" Gasc que les premiers sujets et les premières sujettes
du théâtre impérial de Carpentras, que les rebuts des casinos d'été!
» Lâchons donc les grands mots déchirons le voile attaquons la
bête par les cornes. Le vice constitutif de la plupart des théâtres de
pro-
vince, c'est le ridicule, c'est l'absurde, c'est l'inique tarif de ses prix
d'abonnement.
» Ah t'abonné une abonnée a bien le droit de le dire quand
toutes les autres le pensent, l'abonné, je voudrais le hacher connue
chair à pâté.
<
Qu'est-ce qu'un abonné, je vous prie ?
» C'est un monsieur qui ne sait où aller, qui ne sait que faire de ses
soirées, que le monde ennuie, sans doute parce qu'il ennuie le monde;
qui va au théâtre pour y faire des économies, toutes sortes d'écono-
mies économie d'argent, économie de conversation et de toilette, de
frais d'esprit et de gants frais
» Les exceptions ne peuvent que confirmer la règle. Je ne vois que
trop du bout de ma lorgnette que pour un abonné idéal, aimant l'art avec
passion et l'allant dévotement adorer dans sa stalle, il en est cent pour
qui tout l'art consiste à bâiticr dans un endroit chaud, au meilleur mar-
ché possible, et à paraître préférer Rossini, Meyerbeer, Donizetti, Auber
et Gevaert, deux ou trois fois par semaine, au noble jeu de domino.
» Etant donné, l'abonné, tel que jele vois, et je le vois tel qu'il est,
hétas! je pose en principe quet'abonné estt'cnncmi-né, l'ennemi naturel
de toute bonne représentation théâtrale, et que le pire public que puisse
rencontrer le génie, c'est un public d'abonnés.
» Et que voulez-vous qu'il devienne l'abonné peu riche quelquefois
de son fonds, devant dix ou quinze auditions d'une même pièce, celte
pièce fut-elle un chef-d'œuvre et ses interprètes des chinteurs liors
ligne! Il devient ce qu'il peut il devient enragé. Notez bien que je ne
lui en veux pas de sa rage, je la trouve légitime, sa rage je ne lui en
veux que de son abonnement.
» Hors du théâtre je suis disposée à dire et presque à penser du
bien de l'abonné. Si vous y tenez, il est bon il est humain il est insi-
gnifiant, il est un homme comme tous les autres j'y consens
Mais dans sa stalle! Oh! monsieur, c'est une bête féroce, c'est
une hyène, c'est un serpent à sonnettes c'est un monstre, c'est un
fou, c'est un méchant, c'est pis que tout cela c'est un homme mal
élevé. Il siffle, il glapit il grogne, it miaule, i) tâche d'aboyer, it fait te
coq, il joue du mirliton. (~est un tyran cruet, c'est un juge barbare
c'est, aussi un Pasquin sans entrailles, le tout à vingt sous par soirée.
» Voilà t'abonné Ptaignons-ic.
» Il faut donc, si vous voulez un vrai public, un puMic palpitant.
un public juste qui sache applaudir non moins que sifller, it faut tuer
cet abominable public d'abonnés, qui, par la force des choses, tombe
en démence à la quatrième représentation d'une bette œuvre qui ne
peut être que morne ou furieux, qui, pour tout dire, n'est vraiment en
possession de son vrai jugement et de son goût que de loin en loin,
aux jours nécessairement fort rares des spectacles nouveaux.
» Il faut supprimer l'abonné dans l'intérêt de sa raison que cette
épreuve trop continue du spectacle forcé a fini par ébranler; il faut te
supprimer dans t'intéret du ~rai public qu'il exclut souvent et qu'it ré-
volte le reste du temps il faut le supprimer dans l'intérêt des acteurs
qu'il hébété des actrices qu'il épouvante, et enfin dans Hntérct de la
caisse d'où sortent nos plus vives joies d'hiver, de la caisse que ses
vingt sous ne sauraient remplir aussi vite qu'elle se devra vider quand
l'heure trop prochaine des rengagements aura sonné.
» Il faut supprimer l'abonné parce qu'il est t'ennemi des pièces à
succès, et, par suite, de lafortune du théâtre. On les joue toujours trop
souvent pour lui et pas assez pour le reste du public.
Farterai-je de l'abonnée? J'en pourrais dire long sur son compte
mais faites m'en grâce; si les loups ne se mangent pas entre eux, pour-
quoi les femmes se trahiraient-elles ? Qu'il me suffise de dire avec fierté
que, sans valoir énormément mieux que t'abonné, surtout après quelques
années d'exercice, l'abonnée supporte mieux les fatigues de l'abonne-
ment, et que je n'en connais pas qui fasse pour aller au théâtre sa
provision de mh'titon. Je serai juste, l'abonnée a une ressource qui
manque à l'abonné ne pouvant varier son supplice, elle varie ses robes
et elle fait bien.
» Cependant, me direz-vous, il y a des abonnés partout, même à
Paris. Entendons-nous sur ce chapitre. L'abonné de l'Opéra ou des Ita-
liens à Paris ne s'abonne pas au rabais, lui. Son abonnement n'est pas
de t'argent prêté à trop gros intérêts, comme le nôtre, à une direction
qu'on condamne à le recevoir. Il paie sa place aussi cher que le premier
venu. Son abonnement ne ruine pas la recette, il ne fait que l'assurer et
la constituer. Le spectateur non abonné qui se trouve à côté de lui ne
pourrait pas lui dire ce qu'il aurait, certes, chez nous, le droit de dire
à nos abonnés tapageurs « Ah ça, monsieur, pourquoi vos vingt sous
font-ils tant de bruit, quand les quatre francs que j'ai tirés de ma poche
veulent bien se taire? I) résulte de ceci que 1 abonné de Paris n'ayant
pas un intérêt d'économie à coHSOHtmcr lui-même ses abonnements, il
le partage. On ne fait pas d'un plaisir exquis un supplice. L'artiste n'a
pas devant lui le hargneux public des abonnés qui ne change jamais
mais un publie sans cesse renouvelé, toujours nouveau pour t'enthou-
siasme. Le publie ignore trop une chose c'est qu'il ne doit pas être une
masse inerte; c'est qu'il a son rôle à remplir, lui aussi, au théâtre, et
qu'une représentation n'est pas complète, encore que les acteurs aient
(''té parfaits si le public n'a pas joué consciencieusement, de son côté,
son rôle de public, rôle principal très souvent puisque c'est lui qui doit
enflammer l'acteur et lui donner son courage.
)) Des abonnements comme on en fait à Paris, faites-en donc,
t.i vous voulez. Ceu\-)a je ne les crains pas. Ce (lue je crains, c'est

t'abonné croupissant, stagnant. Ce que j'admets, c'est l'abonné courant,
vivant, changeant.
» Permettez-moi, monsieur, de vous remercier de l'hospitalité que
vous avez bien voulu donner à mon bavardage. Décidément, cela fait du
Men de parler, même aux femmes Me voici muette pour longtemps.
) UNE INCONNUE- »

Notre courtoisie bien connue nous faisait un devoir de laisser la


parole a noire coMa~M'a~ mystérieuse, mais il nous sera permis
de regretter de ne pouvoir parler comme nous ie voudrions des der-
nières pièces jouées sur notre scène, faute de place. Après la longue
série d'opéras que les rcpresenlations extraordinaires de M.'Betva)
vont clore; après P<HM<Msc, après la comédie de M. Hozais Un
contre T'M~, justement applaudie après la ifan~ du Mardi-Gras,
étrange odyssée conjugale qui a fourni à M. Graffetot l'occasion de
se distinguer d'une façon particulière, nous avons eu le J:M/r<t~.
En voyant combien peu plusieurs acteurs ont cherché à se rapprocher
des types célèbres de ce célèbre ouvrage, nous avons compris l'utilité
du Dictionnaire des jE/~rM de Roman et de Théâtre, auquel tra-
vaillent plusieurs de nos collaborateurs. Il était pourtant si facile de
recourir, sinon au roman d'Eugène Sue, du moins aux illustrations
de Gavarni Disons cependant que M"° Albertine a composé le rôle
d'Adrienne de Cardoville avec un soin digne d'éloges et que
M" Fischer et Karch Rose et Blanche, – ont conservé à leurs
personnages le charme et la grâce dont l'auteur les a revêtues. Di-
sons aussi que MM. Meigneux, dans le rôle de Dagobert, et Mau-
gart, dans celui de Rodin, ont mérité toutes nos félicitations.
En montant le t/!M/N?Ta~ à cette époque de l'année théâtrale, la
direction a fait une bonne action. qui lui rapportera de beaux rlivi-
dendes. ït convient d'arracher à leurs ténèbres favorites les oiseaux
de nuitqu'EugèneSue a exposés au pilori de la publicité. D'ailleurs,
et. le public l'a très bien compris, il y a entre les manœuvres des per-

sonnages du drame qui nous occupe et certains faits sur lesquels de


récents procès ont attiré l'attention générale, une analogie qui est tout
un enseignement. Beaucoup de gens jouent au naturel le rôle de Rodin
dans la société. Rodin a prospéré Au XVH" siècle, il s'appelait Tar-
tufe, et le p<tMt'K)HMM n'agissait que dans un intérèt tout personnel;i
auXVH[c siècle, il s'appelait Basile et n'était qu'un cuistre vutgauT,
sorte d'espion et de laquais; aujourd'hui, il se nomme Rodin. Il se fait
un jeu du repos des familles et de la liberté publique; il marche dans
les ténèbres vers son but ténébreux, et son masque est si bien attaché
à ba figure que pour le lui arracher, il faut lui mettre le visage en
sang. II est bon de trainer un tel type au grand jour dans l'ombre, il'
est redoutable en pleine lumière, il n'est plus que méprisable.
X.
CAUSERIE LILLOISE

Le grand événement du mois a été le départ forcé des Révérends


Pères Rédemptoristes. Nous les avons vu, partir à regret, ces Révé-
rends car ils avaient grand besoin de se perfectionner dans l'étude de
notre langue. La plupart d'entre eux préchaient en flamand. en
France; quelle erreur Mais est-ce bien en Belgiquequ'ils apprendront
à parler le français?
Si nous avons donné à nos voisins quelques 'religieux de plus, nous
avons reçu d'eux en échange plusieurs œuvres d'art d'une valeur in-
contestable. La commission du Musée de Lille vient, en effet de
rapporter de la vente de M. Van den Schrycx, de Louvain, trois
tableaux qui attirent aujourd'hui l'attention des visiteurs dans les
belles salles de notre Musée. Ce sont un Cari Dujardin un Ruys-
dael et un Teniers. Ce qui est surtout admirable dans la première de
ces toiles, c'est la savante distribution de la lumière qui fait valoir
un groupe d'animaux, tranquilles au milieu d'un tranquille paysage.
Quel contraste entre cette nature calme et le paysage romantique de
Ruysdael C'est passer de Florian à Shakspeare. Un torrent
ecumeux roule au milieu de taillis et de rochers à gauche, des
anfractuosités de pierres, à droite, des hauteurs boisées et des
ruines. La Tentation de saint Antoine est le sujet tant de fois
et si bien traité par Teniers, Teniers le jeune, un vrai Teniers, je
vous l'assure. Des monstres de toutes sortes tels qu'en peut créer une
imagination déréglée, sollicitent l'anachorète tout entier absorbé par
une vision plus gracieuse. Teniers n'a rien trouvé de plus tentant
que l'image d'une belle Flamande l'anachorète verra-t-il sous la robe.
tramante de cette matrone d'Anvers les pieds fourchus de Proserpine?
Dans le fond, on voit un paysage fait a .MM.'t<M/ poMr le p~/fs~' des
~~MiT.
En somme, ce sont trois œuvres achevées entevées aux enchères,
à la barbe de messieurs les directeurs du Musée de Bruxelles, an
prix minime de 8,000 francs ou à peu près. C'est une victoire pour
la commission et pour le directeur de notre Musée.
Nous regrettons que les commissaires de la vente Van den Schrycx
aient poussé l'économie jusqu'à ne distribuer qu'à un petit nombre
d'exemplaires les catalogues de cette vente on se les arrachait
comme.des objets précieux, et, de fait, quoi de plus précieux qu'un
catalogue? Nous en connaissons un qui vaut son pesant d'or; entre

?.
autre choses on y lit ce qui suit
La Sainte-Vierge entre deux Anges (les (~M.~ <M~
K'C.~S~< p<M~ MC.
N" Le Père Éternel ~M~ f/'ap~s m~M?'~ sic.
Ne quittons pas le Musée de Lille sans nous arrêter devant un
portrait qui, pour l'artiste et pour l'historien, a un prix inestimable;
nous voulons parler du portrait de César Borgia. Cette copie, exé-
cutée à Rome d'après Raphaël, par un élève de l'Académie de Tou-
touse, a été donnée au Musée par M. Louis Dureau, ancien secré-
taire-générat de la préfecture du Nord, aujourd'hui préfet des
Landes. Cette copie est remarquable; elle fait honneur au g'oùt de
rejui qui nous l'a laissée comme un souvenir.
Disons un mot de la vente et de la loterie qui ont cu lieu tout
récemment à la Préfecture au profit de l'oeuvre de la Maternité.
Comme d'habitude, les dames patroncsscs, sous la gracieuse direction
de M"'° la duchesse de Magenta et de M"" Vallon se sont acquit-
tées de leur généreuse mission à la grande satisfaction des pauvres
mères dont et)es sont la Providence. Nous avons promis de parler
d'une œuvre, au moins originale, qui figurait dans cette vente, c'est
un travail d'une grande finesse, un édifice capillaire, représentant le
monument du général Négrier. Personne n'a trouvé que cette couvre
fut tirée aux cheveux.
Nous avions l'intention de recommencer les intéressantes études
physiologiques consacrées aux cafés de Lille, par feu Henri Bruneet,
mais le Cercle du Nord n'a laissé que bien peu d'habitués aux rares
(aies en vogue. C'est au Cercle qu'il faudrait placer son centre
d'observation, et, vous le savez Non licet o?/M~Ms <?~'6. Nous
nous bornerons à annoncer l'heureuse ouverture du café Jean, dont
lcs lumières étincelantes et les fraîches peintures éclipsent tous les
cafés d'alentour et luttent avec les splendeurs plus sévères du café
La/M~ Pour ce qui est des visiteurs de cet établissement
féérique, leur nombre les met à l'abri des indiscrétions du physiolo-
giste toute la ville y a passe et y passera.
Une nous .suffit pas de parler de la nourriture du corps; il faut
encore parler, et c'est là notre mission, de la nourriture de l'esprit.
La science a pris une grande place de nos jours dans les préoccupa-
tions du monde intelligent elle trouve à Lille d'éminents interprètes
qui, chaque jour, la popularisent dans l'amphithéâtre de notre Faculté.
Toutes les branches de la science y sont enseignées, non pas toutes
cependant, puisque nous recevons une lettre qui nous prie de récla-
mer l'ouverture d'un cours de techno!ogie.
Nous laisserons un instant la parole à notre correspondant
Entre l'enseignement élevé et omcici où la science pure se répand
avec tant d'éclat, et les applications journalières de sa nature, se
placent naturellement les métiers proprement dits; cette vaste nomen-
clature peut aussi être régularisée et enseignée elle existe de iait à
l'état de division extrême il serait bon d'en faire un corps de doctrine
et de le présenter à l'esprit du public, de montrer ainsi que tous ces
objets usuels, qui sont si faciles à exécuter, ont éLé le plus souvent
pour leur inventeur un sujet de souurance et de persécution; qu'ils
sont autant de trophées qui racontent le triomphe de i'inteHigcnce. J
Nous n'ajouterons qu'un mot s'il est vrai, comme le prétend notre
correspondant, qu'un cours de technologie soit nécessaire, il ne pour-
rait être mieux placé qu'à Lille, cette grande ruche de la France
industrielle.
Nos lecteurs n'ont pas oublié Rigolboche et son apparition au milieu
de nous; s'ils veulent en avoir des nouvelles qu'ils lisent ce petit
morceau extrait d'une chronique parisienne
Hier, je me promenais paisiblement sur le boulevard, avec mon
ami Aurélien qui est si joli garçon, qui a tant d'esprit, qui, de
plus fait d(~ si charmants livres, et qui connaît les mondes les
plus inconnus. Un vrai Christophe Colomb Une dame vint à passer.
Elle était assise dans une sorte d'affreux panier, que traînait un hor-
rible cheval. Elle conduisait elle-même cet horrible cheval, et même
elle ne le conduisait pas très-gracieusement. En revanche, elle ne
paraissait pas bien jolie. Derrière cette dame trônait, les bras croisés,
un laquais de mauvaise mine.
Je ne sais pas pourquoi machinalement mes yeux se portaient du
côté de ce singulier équipage, lorsque mon ami Aurélien, me pressant
le bras, me dit: < Ne regardez donc pas, c'est Rigolboche! Si elle
allait nous saluer >
Rigolboche! m'écriai-je avec ahurissement, la vraie Rigolboche
des salons Oh mais je ne la connais pas, et je l'ai à peine regardée
Aurélien, mon ami, courons après son panier. Nous le rattraperons
aisément, car le cheval me parait ne pas marcher très-vite. Il com-
prend ma curiosité, sans doute. Aurélien, ne soyez pas moins clémont
que ce cheval, conduisez-moi vers Rigolboche, et faites que je puisse
dire que je la connais g r
Mais pendant le discours, Aurélien avait fui En sorte qu'au mo-
ment où j'écris ces lignes je ne connais pas encore Rigolboche et que
si, tout à l'heure je me rencontre nez à nez avec elle dans la rue,
je suis incapable de la reconnaître.
Et cette femme est une illustration
Oh la gloire, la gloire Vilaine affaire »
E. E.
DE LA MODE, DE LA VANITÉ
-–~ ET DE PT~'StTEURS AUTRES CHOSES

~–;
-FhûrIotM.fse
Jr.{,l.loj'
.Lorsque
fut retiré, j'appelai mon valet de chambre, et lui tins ce

– Joseph! vous savez que je n'aime pas les pendules. Les


aiguilles se meuvent trop rapidement a mon gré sur l'émail du cadran,
quant) je parcours un intéressant, volume elles se meuvent avec trop
de lenteur, de seconde en seconde, de minute en minute, d'heure en
heure, quand le mauvais temps ou quelque autre sujet me donne de
l'ennui. J'aime certainement les objets d'art, et je respecte comme
il faut les chefs-d'oevre de la statuaire antique; sur un banal pié-
destal, ils nous montrent, encore que la beauté, dévoilée à un artiste
de génie, acquiert l'immortalité cela doit faire sourire les jolies
femmes. Je respecte aussi les amours boufns, prodigués par Clodion
au temps des suprèmes élégances; en jouant avec leurs guirlandes de
fleurs, ces terribles enfants nous montrent que les plaisirs sont de
fourte durée et que la jeunesse passe vite cet enseignement philoso-
phique est partout à sa place, même sur une cheminée. Ce que
je ne puis souffrir, ce sont les sujets historiques ou romanesques
dont on enrichit les pendules en cuivre doré. Mais, si mon horreur
pour ces ornements est aujourd'hui portée à son comble, laiautc en
est a l'horloger. La visite hebdomadaire de cet homme me rend
malheureux un jour par semaine. C'est qu'il semble prendre un matin
plaisir à me torturer le traître! lorsqu'il se complait à faire réson-
ner douze fois les douze heures inégales qui marquent les douze di\ i-
sions du jour. Désormais, malgré qu'il en ait, vous lui défendrez
maportf.
Vous avez raison, monsieur, me répondit Joseph ces gens-là
peuvent pénétrer le secret des familles'
Je feignis d'avoir compris, et, revenant a ma table, je voulus achever
la page commencée. L'encre avait sécJié dans la plume, et je la brisai
de dépit. Dès que j'en eus choisi une autre, je m'aperçus en écri-
vant que les caractères que je traçais, plus fins, plus déliés, juraient
avec les précédents, et je déchirai la feuille. Il ne me restait plus qu'à
me mettre en campagne. Joseph m'aida 'sur l'heure à revêtir un
costume du dernier galant, que m'avait la veille apporté mon tailleur.
En me le remettant, mon tailleur avait bien voulu m'apprendre qu'il
ffait porté par les hommes du bel air. Cet habillement, il faut bien
le dire, avait une forme tant soit pou originale, et, pour sa couleur,
je dois l'avouer, elle était indécise, et pour le moins extravagante.
Tandis que Joseph m'habillait et que je me regardais complaisammcnt
au miroir, une pensée fatigante me poursuivait Décidément, pensais-
je, je suis la victime de mes fournisseurs. Mon chapelier ne tient nul
compte de mes désirs, et c'est en vain qu'un peintre de talent a pris
la peine de dessiner la forme, ou la figure, du chapeau qui convient à
ma physionomie; malgré moi mon coiffeur me frise les cheveux
quand je le prie de me raser la barbe, et c'est a grand'peine que je
me défends des papillotes J'aurais pu récapituler 'longtemps
encore de douloureux ennuis, mais ma toilette était achevée, et Joseph,
en me présentant une cravate un peu fanée, venait dn m'inviter à
passer chez la marchande de nouveautés.
Elle est blonde elle est jeune, elle est fraiche elle est
mince, elle est jolie. A peine étais-je entré, qu'elle me dit':
<
J'ai là, pour vous, une cravate charmante; trois pois rouges sou-
lachés sur satin noir. Cela va s'assortir à merveille avec votre cos-
tume. En parlant ainsi, sans me laisser le temps de répliquer,
elle m'enlevait ma cravate, me passait la sienne autour du cou, et
me faisait un nœud si gracieux, si coquet, que je n'osai pas le
défaire.–J'avais encore besoin de gants, et des gants gris ou bruns
étaient assurément ceux qui me convenaient la marchande se récria!
Elle me ganta avec un soin minutieux ses gants étaient en peau de
chien leur couleur était celle de coeur de chêne saignant. La jolie
marchande avait apporté trop de soins à me les choisir et me les mettre
pour que j'osasse les refuser. La jolie marchande m'engagea encore
à faire diverses emplettes puis, elle me présenta ma note, avec un
piquant sourire. La note s'élevait à quelques louis, que je payai
sur-le-champ, n'estimant jamais payer trop cher le plaisir que je
ressens quand je vois sourire une jolie femme.
Ma toilette ainsi complétée je me dirigeai vers la promenade.
Là, pas de ces petites dames qui baissent les yeux pour pro-
voquer l'attention, feignent de fuir afin qu'on songe à les poursuivre, et
offrent à l'admiration des amateurs une robe supportée, une distinction
douteuse et une beauté d'occasion. Là, en revanche, on voit de char-
mantes femmes qui, suivant la saison, passent, entourées d'un nuage
()e dentelles, ou couvertes de velours et de fourrures. On voit aussi de
beaux enfants animés à des jeux que le soin de ma réputation m'em-
pêche seul de partager.-La promenade était plus animée que de cou-
tume et plus charmante aussi, car les premiers beaux jours donnaient
à tous les visages un éclat plus vif, à tous les regards une flamme plus
intense. Se sachant plus belles, les dames souriaient plus volontiers.
Tous les hommes feignaient d'avoir de l'esprit; toutes les femmes
feignaient de les croire spirituels.
Je fis alors la rencontre de Tiburce, et, du plus loin qu'il m'aperçut,
il s'écria: « Cher! vous portez un habit qui vous va le mieux du
monde! Je pris un air modeste et je lui offris un cigare. Il le trouva
bon, ft m'avoua qu'il ne connaissait personne ayant, autant que moi,
le talent de discerner un bon cigare d'avec un mauvais, un habillement
comme il faut d'avec un qui ne l'est pas. Après divers propos, Tiburce
me fit entendre qu'il ne trouvait pas de cruelles. It saluait toutes les
femmes, afin, disait-il, d'établir un précédent. Du reste, il n'avait
nulle crainte des jaloux, et, au besoin, il répondait aux provocations
'par cette simple parole d'un dandysme élevé Je ne me bats pas
avec les personnes qui ne m'ont point été présentées s
Ainsi qu'il convient à un véritable ~aK~< Tiburce est un connais-
seur, un protecteur. Après avoir épuisé la liste de ses bonnes fortunes,
il s'arrêta, puis hochant la tête, il me tendit un journal qu'il
avait dans la poche, et, m'indiquant du doigt les premières lignes
d'un feuilleton signé par un de nos charmants conteurs, il m'invita à
t"'c ce )))u suit
Il m'a toujours été impossible de m'habituer au pronom personnel
Je. La première lettre de ce petit mot, si plein d'importance et de va-
nité, a un aspect arrogant. Elle se hausse le plus qu'elle peut comme
une personne qui a un désir immodéréde se faire remarquer. La se-
conde, plus humble, est pareille à un laquais qui suit un grand sei-
gneur et toutes deux ensemble ont, dans la forme, quelque chose
d'insolent, de prétentieux et de dominateur qui m'irrite et me choque.
Cette même horreur et cette invincible antipathie que m'inspire
le Je, le ~<M la partage. Quiconque aura subi la suffisance et la fatuité
d'un importun qui, debout devant une cheminée, se lance dans de longs
récits dont il est l'insupportable héros, me comprendra. Le Moi est
alors comme un tyran qui vous persécute, et quand l'orateur ouvre la
bouche pour commencer une phrase par l'inévitable Je, on dirait qu'il
parle de Charlemagne ou de César. n
Ma lecture achevée, Tiburce m'avoua que l'habitude que j'avais con-
tractée de parler de moi, et de me mettre en scène dans mes propres
ouvrages, déplaisait à beaucoup de gens. Je répliquai vivement; arguant
des égolistes les plus célèbres, je citai Fiedling et ses parenthèses,
Sterne et ses confessions Xavier de Maistre. Mais Tiburce m'ar-
rêta en me suppliant de ne pas embrasser un genre qu'il fallait
abandonner alors qu'on n'y excellait pas. Il ajouta que je devais désor-
mais faire preuve de plus de modestie. J'aurais pu répondre que la
modestie consistait à parler de soi en avouant ses défauts, et qu'une
confession était toujours une preuve de modestie; mais, je m'étais senti
btessé, et, regardant mon ami de haut en bas, je me contentai de
répondre La modestie est une qualité pour ceux qui n'en ont pas
d'autres. Cota dit, je quittai Tiburce assez mécontent de lui <'t fort
content de moi.
Ce fut dans cette disposition d'esprit que je me rendis chez M'
Armandede H., car c'était l'heure où j'avais accoutumé de me rendre
chez eue.–Voûtez-vous que je vous fasse son portrait? Je n'ose l'en-
trrprendre tant la mobilité de sa physionomie est grande. Parfois, vous
pouvez croire que son âme vous est sympathique, qu'elle vous écoute
prête à soulager vos chagrins; parfois, il semble que son esprit, concen-
tré dans le rêve qu'il poursuit, est indinërent à tout ce que vous pouvez
faire et dire. D'ordinaire, elle sourit, et son sourire parait vous pro-
mettre son amitié, mats son amitié seulement. -Voulez-vous que je
vous dise son histoire? Je vois que vous espérez un récit romanesque
détrompez-vous. Un charmant esprit, un grave professeur de mes
amis, a dit < L'histoire est le roman des hommes; le roman est
l'histoire des tcmmes. Je dis heureux les peuples qui n'outpas d'his-
toire heureuses les femmes qui n'ont pas de roman! Dans ces choses
là il y a toujours du sang ou des larmes. Armandc n'avait pas de

roman. L'histoire de sa vie formerait plutôt un chapitre de la galerie


des anonymes célèbres. Le mystère qui l'entoure donne lieu à mille
Conjectures. Elle est parisienne. On dit qu'elle est fille d'un con-
cierge on dit qu'elle s'éveitle la nuit au moindre bruit d'une sonnette.
Je n'en crois rien.Elle est grande dame. On dit qu'elle a vécu long-
temps avec une extrême simplicité; on dit qu'elle était suivie de fort
près par un galant homme, officier supérieur en retraite Je sais
qu'elle est riche assez pour avoir nn équipage et nob)c assez pour
faire peindre une couronne sur les panneaux de sa voiture. Elle est
\euve. Ai&-je dit que c'est une femme d'esprit?
Dès que je me fus assis près d'elle sur un beau sofa capitonné
me menaçant du doigt presque courroucée Armande m<; dit
<
Si vous osez encore vous présenter chez moi, à pareille heure, rn
semblable équipage, je vous fermerai ma porte a jamais. A ces
mots, je me sentis mal l'aise dans mon vêtement neuf; je m'efforçai
de faire disparaître sous mon gilet les pointes soutachécs de ma cra-
vate je dissimulai mes gants derrière mon chapeau. I) y eut un instant
de silence. Je le rompis, le premier. Madame, dis-je alors, vous
voyez que j'ai fait pour vous plaire de vains efforts dites-moi donc, je
vous en prie, ce que c'est que le goût. A qui, sinon à vous, pourrais-
je faire cette question, à vous qui êtes, au milieu de toutes les femmes,
la plus distinguée, alors mémo que vous restez la plus simple?
Je vis bien queM"~ de B. m'avait pardonné, et j'en devins dès lors
plus hardi. Je continuai de la sorte
Ne me dites pas que vos habits sortent de chez la bonne fai-
seuse, et que c'est là le secret de votre élégance; car je vous répon-
drais que vous n'êtes pas la seule qui donniez cent louis pour une
robe. Ne me dites pas que c'est un charme naturel que possèdent
toutes les jolies femmes car je vous citerais l'exemple de votre amie,
j~mc si jolie et si disgracieusement habillée. Apprenez-moi par
quel secret, ressemblant toujours aux femmes les plus élégantes
vous vous distinguez d'elles par un je ne sais quoi qui est tout.
Armande souriait; elle repondit – Suivre la mode, c'est la
devancer.
Quelle singulière figure vous avez ainsi, mon pauvre ami, con-
tinua-t-elle votre habit, je l'ai vu porté par mon marchand de
chevaux; vos gants et votre chapeau sont sur la tète et sur les mains
de tous les petits messieurs du boulevard depuis un an; vous ''tes en
retard. Mais consolez-vous, pour un homme, cela ne tire pas à con-
séquence. Pour une femme, ce serait un véritable malheur. La femme
dégante doit porter aujourd'hui l'ajustement nouveau que toutes tes
femmes se disputeront demain. Chaque toilette est pour elle u~ triom-
phe ou un échec. Suivie, sa tentative fait d'elle une reine; dédai-
gnée, elle fait d'elle une extravagante elle est perdue de réputation.
Vous savez qu'on nous pardonne moins aisément les ridicules que
les vices.
Madame est. servie; dit le maitre d'hôtel, en ouvrant les porter-
de la salle à manger

Gëry Legrand.
LES RÈVERtES DE MAITRE FABRICIUS

Un soir, maître Fabricius rentra chez lui de mauvaise humeur. tt


avait perdu une somme assez ronde au cabaret, et plus que tes
autres soirs les rues lui avaient paru sales les femmes laides. les
bourgeois stupidcs. Par bonheur, il restait dans la cheminée quelques
tisons a moitié rouges, il jeta par dessus un peu de bois sec, et le feu
se mit bientôt à ronfler, clair et pétillant. Alors maître Fabricius prit
au ratflier une longue pipe de terre, remplit le fourneau d'un certain
tabac que lui fournissait un contrebandier de ses amis, et t'attuma
avec tout le soin qu'un homme sans remords met à cette opération.
Puis il s'étendit sur un grand fauteuil qui le connaissait de longue
date, et tira des bouffées de fumée avec un mouvement aussi régutier
que le tic-tac du vieux coucou. Les yeux fermés à demi, il regardait
vaciller sur les murs de la chambre les ombres qui tantôt grandis-
saient quand le feu s'endormait un instant tantôt se rapetissaient
quand le feu, comme en colère, se réveillait et grondait sourdement.
La fumée sortait en tournoyant du fourneau et enveloppait de
nuages un pot à tabac placé sur la table en face de Fabricius. Un
artiste na'f avait modelé ce pot en forme de tète et lui avait donné
un profil grimaçant avec un nez crochu, des lèvres minces et des
oreilles longues et pointues comme celles d'un satyre. Il était assez
laid du reste; mais le maître qui l'avait rapporté d'Allemagne, ne
l'aurait pas cédé pour le plus beau vase du Japon. Vous savez que
chacun a ses idées, et Fabricius tenait particulièrement aux siennes,
ce qui, dans le quartier, le faisait regarder comme un original.
Réellement, c'était un garçon fort singulier.'En société, quand il
n'avait rien à dire, il se taisait; seul, s'il n'avait comme en ce moment
rien a quoi penser, il ne pensait à rien. Son regard était noyé dans
une telle expression de calme béat, qu'il semblait un reHet sans le
bruit de sa respiration, on aurait pu le prendre pour un automate, et
attribuer à quelque ressort intérieur le léger mouvement qui, tour à
tour, faisait entr'ouvrir et fermer ses lèvres.
La fumée s'épaississait dans la chambre, et tes blanches spirales
s'élevaient toujours au-dessus de Fabricius. A mesure que l'atmos-
phère devenait )ourde, les spirales se faisaient compactes et denses
bientôt Fabricius les sentit qui ne pouvaient monter davantage, et qui
retombaient sur sa tète de tout leur poids; il ne bougea point cepen-
dant, car ce qu'il éprouvait n'était pas une douleur, mais un engour-
dissement tel qu'tl ne pouvait ni ne voulait plus rien. Le satyre
riait à travers la fumée, et de ses orbites luisantes jaillissaient par-
fois des rayons qui semblaient des regards. Fabricius le voyait rire,
et une voix murmurait à son oreille
a Voici les spirales qui
s'enfoncent comme des vrilles dans les os
de ton crâne, et les soulèvent l'un après l'autre comme le vieux vin
que tu aimais à faire sortir des bouteilles, la liqueur précieuse de
ton cerveau est épanchée au dehors. La case de la volonté est déjà
vidée, Fabricius; tu sens encore et tu n'exprimeras plus ce que tu
sens, car il n'est pas en toi de vouloir. Console-toi, cher ami, la pri-
vation no sera pas longue bientôt tu ne sentiras plus. Ah ah ah la
case de l'amour est débouchée; l'essence divine qu'elle renfermait
s'évapore; il ne reste au fond qu'un peu de moëlle qui se dessèche
et durcit. Si ta voisine Marguerite, dont le pas te faisait tressaillir,
passait devant toi maintenant, tu la trouverais belle encore, mais le
désir ne ferait pas battre ton coeur, une rougeur involontaire ne cou-
vrirait pas ton front; tu n'aimeras plus jamais.
<
Est-ce que cela t'attristerait, mon bon Fabricius? Vive la joie
morbleu les idées noires ne sont pas faites pour un homme qui vient
de boire de si bon vin, et qui fume de si bon tabac. Ne sens-tu pas
que la besogne avance et que les vrilles travaillent bien. Hurrah! le
couvercle est soulevé. Te voilà calme pour longtemps, mon maître; tu
n'auras plus de ces sottes lubies, de ces fièvres chaudes qui t'éveil-
laient dans tes rêveries et te menaient en main les pinceaux. Adieu
ces songes creux d'immortalité qui berçaient ton imagination adieu
ce vain fantôme de l'art dont tu avais fait ton idole. Tu n'est
plus un artiste et le moindre barbouilleur de toiles t'en remontrerait.
<
Ne vas-tu pas regretter ton amour perdu et ta gloire d'artiste
évanouie, comme si tout cela valait seulement une bouffée de fumée.
Sois tranquille; tes regrets ne seront pas longs. La dernière case est
attaquée, et voilà la mémoire partie comme le reste. Tu peux braver
maintenant les chagrins noirs, présents et à venir; tu ne connaîtras
plus la tristesse.
Dors, mon bon Fabricius. La besogne est finie; tout est remis
en place, et ta tête ressemble exactement à ce qu'elle était auparavant,
tout comme un tonneau vide ressemble à un tonneau plein. Dors, les
anges protègent ton sommeil, et le bonheur est à toi.
Fabricius fermait les yeux à demi et n'entendait plus que le ronfle-
ment du feu et le tic-tac du coucou. Bientôt., tout devint silencieux,
t
et il ne vit plus la figure du vieux faune rire à travers la fumée. tl
était mollement étendu dans un hamac que balançaient deux esclaves
'noirs; à ses pieds coulait un ruisseau dont l'eau bleue faisait entendre
en passant sur les cailloux jaunes un murmure qui ressemblait à un
chant, et ce chaut disait
« Dors en pai\,
Fabricius L'animal sounrc et se plaint; le végétal
souN're; le minéral vit dans une béatitude éternelle.
Jonathan Muller.
LA PALFERINE

Trompettes de t'Opéra, éctatcz violons des Bouffes, jetez un triiie


vainqueur cymbales des concerts Musard, éclaires à ~'M'??o, reten-
tissez le comte de la Palferine est né. Celui qui sera roi dc\antTortoni,
en l'année 1838, le successeur de de Marsay et de Maxime de
Trailles, le plus heureux des aventuriers parisiens, le plus irrésis-
tible des lions, le futur vainqueur des Antonia, des Claudine et des
Béairix de Rochetide,voit le jour. Nous sommes vers 1812. Son père,
le général comte Rusticoli, meurt à Vienne après la bataille de Wa-
gram. On baptise l'enfant, et dans la guirlande de ses hmombrabtcs
prénoms revivent en souvenir les générations si diverses deson'i))ustre
race. Gahriet-Jcan-Annc-Victor-Benjamin-Gcorges-Ferdinand-Charics-
Edouard Rusticoli, le voilà nomme.
Dans ces prénoms, cherchez un pape, cherchez un petit souverain'
toscan, un ami des Médicis, un favori de Charles IX, un protégé
d'Henri IV, un frondeur déterminé, une créature de Mazarin, une
victime du niveau passé sur la noblesse française par Richelieu et
Louis XIV; cherchez enfin le gentilhomme ruine sous Louis XV par
les prodigalités d'une danseuse, et, pour finir, i'omcier sans fortune
de "1789, le colonel de l'armée impériale qui, pour tout bien, laissera
à son fils ses armes, d'argent à la croix fleurdelisée ~'s~;n', sommé
d'une COMfOMMe de comte et deux paysans pour supports. Ah si
le général Rusticoli avait vécu, t'Empereur le faisait maréchal de
France, la'Restauration l'aidait à reconstituer cette belle et grande
maison des la Palferine, déjà si splendide sous les Valois. Mais le

(t; Cet article est extrait d'un livre en préparation LES HËKos ))E Rn~A!
paierie des tigurps principales tirées du Dictionnaire t/Mtte~et de. Héros
</? Roman et du Thédtre, par une société d'hommes de lettres, sous la
direction de MM. G Legrand pt. C Dprndp.
comte est mort à Wagram, et l'héritier des Kusticoti sera le Pr~ce
de la Bohême.
Il a vingt ans. « C'est le vivant portrait de Louis XIII il en a
le front pâle, gracieux aux tempes, le teint olivâtre, ce teint italien
qui devient blanc aux lumières les cheveux bruns, portés longs et
la royale noire; il en a l'air sérieux et mélancolique, car sa personne
et son caractère forment un contraste étonnant. Depuis deux
ans est consommé te ?'cpM<7'M<~ de 4830, comme on disait alors
dans le faubourg Saint-Germain. Le voilà bien avancé avec sa
Ct'OM? fleurdelisée d'azur et ses deux paysans pour supports
le jeune comte Charles-Edouard Il demeure en haut du fau-
bourg du Roule; sa chambre est au sixième étage, au fond d'une
cour. Il s'enrôle dans la Bohême. Et tout d'abord plein d'adresse
et d'invention il dresse la carte du pays de Bohème et trouve
les noms des sept châteaux que n'avait pu découvrir Nodier.
Pauvre, il se réjouit de n'être rien, de vivre comme les oiseaux, de
chasser dans l'aris comme les sauvages, et de rire de tout. Sa verve
est intarissable. Hicn de ravissant comme sa conversation. Pour être
trouvé spirituel dans le monde où il vit, il faut t'être non par instants,
mais toujours et sans cesse. L'esprit coule chez lui comme l'eau des
fontaines, sans s'arrêter. Son impertinence, vingt fois le jour, atteint
le sublime sans qu'il s'en doute. Devant les commis porteurs de mé-
moires, il parodie avec un sérieux formidable l'éloquence de Mirabeau.
Son sang-froid pétrifie M. Dimanche. Un jour, le féroce marchand
l'aborde et lui dit Pensez-vous à moi? – Pas le moins du
monde, répond le jeune comte. En semblable circonstance, Talley-
rand avait répondu « Vous êtes bien curieux, La finesse de Laa
Palferine avait su éviter le plagiat. Ses bons-mots, répandus partout,
font naître des caricatures politiques, des vaudevilles et des livres.
Si jeune, on le craintdéjà. Toujours Husticoli quand même, au milieu
(lu temps le plus triomphalement bourgeois, il a pour épée sa langue,
pour armure, son parti pris de n'avoir peur de rien ni de personne.
Il serait Rivarol si son bon goût aristocratique ne lui rappelait que
le sac aux malices philosophiques a été vidé bien avant qu'il ne vint
au monde, et si le scepticisme absolu de son époque ne lui impo sai
de rire de tout, sans daigner attaquer quoi que re soit.
On le voit, en 1834, lié avec des écrivains célèbres, Xathan,
Bixiou, Emile Blondet, Claude Vignon et avec un peintre de génie, Léon
de Lora. Il lui reste à faire connaissance avec les intrigants poli-
tiques et tes femmes titrées et influentes. C'est ce qu'il attend et c'est
sur quoi il compte. En attendant, comme le gouvernement d'alors
néglige ou craint d'utiliser les aptitudes de cette jeunesse impa-
tiente c'est le plaisir, fatal refuge, qui occupe la vie de la Palfcriue.
C'est dans les régions galantes qu'il faut pénétrer pour savoir com-
ment se dépensait ce besoin d'activité, à quoi se prenait ce prodigieux
esprit, qui fuyait le travail, faute d'entrevoir un but certain. C'était
alors la période des temps primitifs dans le pays des hétaïres
modernes
Qui. du nom d'une ëgtise ont pris leur nom profane.

Ce vers ressemble à un vers de Boileau. Il est de mon devoir de


dire qu'il n'est pas de l'auteur du Lutrin. Je reviens aux hétaïres de
'1834. Elles étaient d'abord beaucoup moins nombreuses qu'aujourd'hui,
et loin de laisser régner entre elles l'esprit d'égalité, elles gardaient
des t/mpMresdu siècle précédent un esprit de coterie et d'exclusivisme
qui se retrouverait ditticitemont chez celles qui leur ont succédé. Quel-
qucs-unes, dont les noms ne sortaient pas d'un certain cercle d'initiés,
tenaient table splendide et même bureau d'esprit. Se faire admettre
chez celles-là était pou aisé. tl fallait être un des premiers dans la
Bohême, ou de la haute banque, porteur d'un nom célèbre, ou d'un
grand nom, prince de la Bohême; la Palferine honorait généreuse-
ment de sa présence ces réunions joyeuses. C'est dans le salon d'un de
ces petits hôtels luxueux qu'il lit la connaissance de son sauveur, son
initiateur à la vie d'intrigues, l'illustre et redouté Maxime de Trailles.
A cette époque, se rattache la liaison de Charles-Edouard avec une
dame Antonia, liaison qui se dénoua par une lettre fort connue
où figure une brosse à dents, chef-d'œuvre épistolaire qui rendit célèbre
la dame Antonia.
Avec toute son insouciance la Palferine croyait à la possibilité
d'un amour unique, profond et durable mais il n'y a pas d'apparence
qu'il ait éprouvé cet amour pendant la période de sa vie qui nous est
connue, Quoi de plus fou, au contraire, de plus plaisant et de plus
inouï dans les annales de la galanterie que ses rapports avec Claudine
Chaffaroux surnommée Tullia femme du vaudevilliste Du Bruel.
Un hasard la lui montre sur le boute vard, il la suit, l'aborde, l'ac-
compagne chez sa modiste, chez une tante de son mari; quel excès
d'effronterie quelle rage de mystification n'est-ce qu'une plaisan-
terie ? Pas du tout. Il se déclare amoureux, il offre, son ccenr et sa
fortune. Sa fortune Deux ou trois réponses spirituelles désarment
Claudine, et voilà la pauvre femme follement éprise au bout de huit
jours. Et la Palferine de jouer avec cette passion comme un enfant
avec un pantin. Claudine le gène, Claudine l'ennuie, Claudine l'as-
somme Il la fait aller, venir, attendre sous l'orme. Pauvre Claudine!
elle nous montre jusqu'où peut aller l'amour vrai, et quel épais ban-
deau il met sur les yeux, pour qu'elle n'ait pas vu à travers ses
larmes sourire l'implacable plaisanterie de la Palferine.
Mais voici le lion grandi; voici qu'il lui faut une proie digne de
lui voici que le Rusticoli veut sa part décidément du gâteau de
l'opulence et de la vie. L'occasionarrive dans la personne de Maxime
de Trailles qui veut un homme, qui a une affaire à arranger. Il met
la main sur la Palfcrine, il le choisit comme le plus digne, le plus
profond, le plus adroit après lui. La Palferinc est endetté Maxime
lui promet argent, protection et l'accomplissement de ses rèves, la
carrière diplomatique ouverte, le monde à lui s'il veut le prendre,
le monde des heureux et des puissants. A quelle condition'' à la
condition de se faire aimer en quinze jours de M" la marquise, de
Rochetide l'infâme Béatrix qui a repris à la petite M" du Guénic
son Calyste, son Breton chéri. p C'est fait! n- dit huit jours après la
Palferine à Maxime sur le seuil du Jockey-Club, car le voilà mainte-
nant de tous les clubs, le beau, le spirituel Husticoti le voilà libéré
de ses dettes l'audacieux bohème, l'impertinent débiteur. 11 a sa voi-
ture il sera demain attaché d'ambassade. « II est plus fort que moi,
a dit Maxime de Trailles, le plus fort de tous. Rusticoli, adieu!
adieu la Palferine. Ton règne a commencé en l'an 1838. Où es tu?
Qu'as-tu fait depuis? Je ne sais. Le chroniqueur ne le dit pas fc
romancier veux-je dire, car vous sa\'ex, Ipctpur, que si ta Patt'erine
a existé, Balzac seul l'a connu.
Excusez les fautes du biographe. Valery Vernif'r.
ESSAI SUR LA CRITIQUE
EN MATIERE DE PEINTURE

DEUX!ÈME ARTICLE.

Dans un précédent article, sumsamment oublié pour que je me


croie autorisé, non à le recommencer, mais à en rappeler les conclu-
sions, j'ai essayé d'établir que l'esprit acquiert par un .jugement la
connaissance du beau et que la puissance d'expression est la mesure
des appréciations à porter sur les œuvres d'art. J'ai dit, de plus, que
si ces principes étaient exacts, ils devaient me suffire pour la cri-
tique des œuvres particulières et pour la classification des dinërents
genres de peinture.
C'est cette preuve que je veux tenter. Je commence par le paysage,
en voici la raison De tous les genres de peinture, le paysage est
le plus facilement accessible, sans longues et patientes otndes; il suf-
fit, pour s'y essayer, d'un peu de dessin et du sentiment de la
couleur, qui est plus un don naturel qu'une science acquise. La variété
infinie, l'incertitude des formes à reproduire, peuvent servir à cacher
l'insuffisance des études; les plantes les arbres, ont leur anatomie,
il est vrai, mais les règles en sont moins absolues que dans t'ana-
tomie humaine; aussi pardonne-t-on plus aisément une branche mal
soudée à un arbre qu'un membre mal attaché à un demi-dieu, voire
même à un mortel. L'imitation, voilà le point de départ; le but,
c'est l'expression de sentiments et d'idées, mais d'idées d'un ordre
moins élevé que celles dont l'art essaie la manifestation en prenant
les formes humaines pour interprètes.
On ne peut nier que la nature impressionne les hommes en raison
de leur organisation, de leur intelligencc, de leurs études elle est
une source inépuisable d'émotions, mais il faut savoir la comprendre
et traduire ses aspects multiples; elle frappe les yeux, mais c'est a
l'imagination qu'elle parle; bien voir, c'est sentir vivement. Suppo-
sons, parmi nos paysagistes contemporains, je cite au hasard, quatre
peintres Rousseau, Daubigny, Troyon Corot, placés devant le
même paysage naturel avec mission de le reproduire, nous aurons
quatre tableaux, quatre paysages différents, où nous retrouverons
inscrite la personnalité de chacun de ces peintres, c'est-à-dire que
chacun d'eux aura vu la nature d'une manière différente et suivant
une certaine disposition d'esprit.
En effet, travailler d'après nature ce n'est pas copier servilement,
chose impossible, c'est traduire, interpréter à son insu quelquefois;
il y a même mieux que l'interprétation, il y a le choix. Non-seulement
tous les peintres feront, devant te même paysage, un tableau différent,
qu'ils le veuillent ou non, mais encore chacun d'eux, s'il est vérita-
blement artiste, choisira .pour le reproduire, le lieu dont l'aspect
répondra le mieux à l'état de son âme, celui, par conséquent, qui
l'inspirera le plus; et jamais il n'hésitera à modifier la nature, de
manière à lui faire exprimer d'une façon plus complète ce qu'it a le
'dessein, j'allais dire le besoin, de faire entendre.
Aussi, le mérite des paysagistes aura-t-il pour mesure le choix des
sites interprétés, et la valeur des idées que leurs œuvres exprimeront.
Nous placerons donc au plus bas de l'échelle ces pochades qui ne
rendent que l'impression d'un hasard de forme ou de couleur c'est
un rayon de soleil filtrant à travers des rameaux épais, une opposition
heureuse d'ombre et de lumière; un ciel, assemblage pittoresque de
nuages; en un mot, les mille accidents de la nature, renseignements
utiles pour l'étude, mais dans lesquels le peintre ne met que le talent
d'exécution. Et cette exécution mémo, elle sera toujours hâtive et
incomplète;~ motif qui a séduit, devant le plus souvent son charme
à des conditions do lumière fugitives, qui veulent être saisies sans
retard. On aura fait une ébauche, ce ne sera pas un tableau, et pour-
tant beaucoup de peintres s'arrêtent là. Quand ils veulent transformer
ces études faites sur nature en tableaux, quand ils se trouvent en face
de ce problème si difficile, même pour les maitres l'association de
la forme et de la couleur ils perdent dans l'exécution sérieuse les
quatités que renferment leurs ébauches, et au lieu d'accuser leur sa-
voir, dont l'insuffisance éclate au moment de produire, ils trouvent
plus simple de condamner le fini et de proclamer faux l'art du paysage
de composition.
On a eu le tort de prendre au sérieux leurs prétendues opinions;
on leur a jeté à la tête comme une injure, de gros mots Natura-
listes 1 Panthéistes! Etonnés de faire de la philosophie comme M. Jour-
dain faisait de la prose, sans le savoir, ils ont été tout fiers que l'on
se soit donné la peine de bâtir une théorie pour expliquer leurs
<BMM*cs, et de voir élever à la hauteur d'un système un fait qui ne
prouvait que t'insumsance de leur talent et de leur conception artis-
tique.
Au-dessus de ces essais, par lesquels tout peintre a commencé,
se placent naturellement les œuvres on la personnalité de l'artiste
intervient, non plus seulement pour copier la nature mais pour la
choisir, l'interpréter, la corriger même en l'idéalisant, de manière à
lui faire exprimer une émotion, un sentiment, un état de l'âme. Dans
de telles œuvres, le peintre n'est plus passif vis-a-vis dela nature,
il devient créateur, il pense, et il fait penser; c'est la tristesse, la
gaité, la mélancolie, la rêverie qu'exprimera son tableau, parce que
c'est sous l'impression de l'un de ces sentiments qu'il a vu la nature
et qu'il l'a copiée. Avec quelques feuilles qui tombent, le peintre,
comme le poète, écrira une élégie et une méditation à propos d'un
coucher de soleil.
A un degré plus haut encore, ce n'est plus seulement un état de
l'âme que le peintre voudra traduire, mais une idée définie et précon-
çue il peuplera son paysage; il établira un accord entre la créature
et la nature; à ces hauteurs, quel rôle immense peut jouer l'iutelii-
gence de l'artiste il appelle à son aide la poésie, la fable ou l'his-
toire c'est une idylle de ThéocriLe, une scène d'Homère ou de la
Bible qu'il traduit dans une langue nouvelle, et le spectateur, qui
d'un seul coup-d'œit a vu et jugé un tableau sans signification, s'ar-
rêtera devant cette œuvre, et transporté par elle dans le monde de
l'imagination, dans le monde idéal, il sentira s'éveiller en lui mille
souvenirs et mille pensées.
C'est ainsi que de degrés en degrés la peinture arrivera du paysage
d'imitation à ce que l'on appelle le paysage de composition, le paysage
de style de Claude Gellée et du Poussin. Mais qui nous délivrera des
réactions? Le dégoût de la nature conventionnelle et maniérée de
Watteau et de Boucber a eu pour résultat le paysage académique de
l'empire. Maintenant, en haine de ces deux excès, nous avons, d'un
côté, les fanatiques de l'imitation servile, qui crieraient volontiers au
sacriiége devant toute atténuation des vulgarités de la nature; de
l'autre, une école, qui dans de bonnes intentions et sous prétexte de
style, répudie le vrai et invente des arbres, des terrains, des rochers
impossibles. Composer un paysage, ce n'est pas créer la nature à
nouveau, c'est se servir de formes réeHcs mais choisies, les grouper
avec harmonie et unité pour arriver à exprimer la belle nature idéale.
L'idéa)'n'est pas le contraire du réel. Si l'école moderne ne peut
placer des noms nouveaux a côté des deux noms qui sont la gloire du
paysage français, elle peut néanmoins s'honorer de compter dans
les rangs si nombreux de ses paysagistes des artistes tels que Cabat,
Hupré Rousseau Français, Troyon, Daubigny et Corot.
Troyon avec un talent d'une puissance incontestable cherche
toujours dans la nature l'expression de la vie, de la santé, de la
force il aime les gras paturages peuplés de boeufs superbes, les
forêts verdoyantes, les splendeurs de t'été. Peut-être a-t-il quelquefois
écrit ses Géorgiques sur des toiles trop grandes pour l'importance du
sujet le taureau, de grandeur naturelle, est plutôt une erreur de
Paul Potier qu'un de ses titres de gloire.
Personne ne sait mieux que Daubigny voir et comprendre la na-
ture avec une préoccupation un peu moins grande de la réalité et la
volonté de traduire moins mot à mot, il approcherait de la perfection;
il exprimerait bien mieux s'il enrichissait sa traduction de commen-
taires. Quelques-unes de ses oeuvres du dernier salon indiquent qu'il
cherche ardemment ce qui lui manque encore.
Quant à Corot, c'est, selon moi, celui de nos paysagistes qui se
préoccupe le plus de t'idéat il aime les heures mystérieuses du
matin et du soir; il est le peintre heureux des soleils couchants.
La plupart de ses ciels sont des chefs-d'œuvre la nature qu'il
affectionne a quelque chose du rêve, c'est celle que l'on entrevoit
les yeux à demi fermés; il demande ses inspirations à la poésie et à
la fable; il fait danser tes Nymphes sous des bois d'oranger et arrête
Dante et Virgile au seuil de la forêt sacrée. Donnez à Corot, non pas
au prix de quelques-unes de ses qualités actuelles, ce serait trop la
payer, une exécution plus complète, que les personnages qu'il a senti
la nécessité d'introduire dans ses paysages pour leur donner toute leur
signification, possèdent, je ne dirai pas plus de grâce et d'élégance,
mais un dessin plus correct, et il atteindra à l'expression la plus haute
que comporte le paysage.
Du paysage au tableau de genre la transition est facile; la différence
consiste dans une importance plus grande donnée aux personnages et
dans le sacrifice plus ou moins complet du milieu où ils sont placés, tt
existe même bien des tableaux qu'il est difficile de rattacher plutôt à
une catégorie qu'à l'autre Les Glaneuses, ce charmant tableau qui a
valu à Breton la première médaille, en t859, est dans ce cas; les per-
sonnages ont pris dans cette oeuvre une importance prépondérante,
mais ils se lient tellement au paysage qu'il serait difficile de prononcera il
quel genre il appartient de droit.
Si le Français, n'a pas inventé le tableau de genre, il l'a, du
moins, adopté avec enthousiasme. L'art a cette proportion s'adresse
à un nombre illimité d'amateurs, et, par suite, procure aux artistfs
qui le cultivent des résultats positifs. Le génie est rare et l'esprit,
dit-on, court les rues une idée comique ou spirituelle suffit le plus
souvent au succès d'un tableau, aussi la recherche du sujet est-elle
la préoccupation constante de la presque généralité des peintres de
genre. Ils ont couru tous les pays, copié tous les costumes, remonté
tous les âges mais pour traduire une époque, il ne suffit pas de
reproduire plus ou moins fidèlement les habillements et les meubles,
il faudrait, chose plus difficile, ressusciter les types. Aussi est-ce à
peu près toujours le même tableau sous des déguisements différents.
C'est qu'il est bien plus facile de montrer aux yeux, surtout avec
l'aide du livret, la représentation d'un fait, que d'exprimer par un
tableau une idée originale, qui n'ait pas besoin d'explication complé-
mentaire.
On a analysé bien des fois les petits chefs-d'œuvre de l'école hol-
landaise signés Terburg Metzu Teniers Steen Brauwer,
Ostade, etc., qui sont le plaisir des yeux et de l'esprit dans tous les
musées de l'Europe. Avec le caractère particulier au pays et à l'époque,
Diaz, Curzon, Leleux, Brion, Breton, Meissonnier, Decamp et bien
d'autres diront, eux aussi, à l'avenir, les habitudes, l'esprit et les
mœurs du temps présent.
Les tableaux de genre occupent dans la peinture la place que
tiennent dans la littérature la Comédie, les Romans et les Mémoires.
La route est bien longue du joli an sublime et les exigences de la
critique doivent être proportionnées aux œuvres qu'elle a à juger. Elle
ne pourra, par conséquent, en présence de la reproduction d'un fait
souvent vulgaire de la vie intime, demander au peintre ce qu'elle est
en droit d'exiger lorsqu'il s'agit de la peinture d'une action héroïque
ou d'un acte religieux. Mais ce qu'elle doit exiger toujours, comme
de toute traduction, c'est l'absence de contre-sens et la clarté; que
l'oeuvre y joigne par surcroit l'élégance de la forme, l'harmonie de
la couleur et elle sera complète; elle exprimera le beau dans la limite
restreinte que comporte le motif choisi. 'En général, les .~<~s les
~/Ms Mm.p~ sont <o!~oMrs les me~cMrs. Avec un coin de bois, un
rayon de soleil, une femme et un enfant, Diaz a produit je ne sais
combien d'oeuvres charmantes.
Dans une toile grande comme les deux mains, un peintre dessine
deux jeunes hommes assis, qu'un guéridon sépare; l'un se penche

vers l'oreille de l'autre et lui glisse quelques paroles. Ces paroles je


ne puis les entendre, mais le geste est si vrai, la physionomie sé-
rieuse et émue du conteur dit si bien le secret que son coeur ne peut
contenir, le sourire à demi moqueur de l'ami qui écoute est si intel-
ligible que j'ai compris qu'il s'agit d'une confidence et d'une confi-
dence d'amour. La vérité du geste, l'expression juste, voilà les
qualités nécessaires sans lesquelles ce tableau n'existerait pas, artis-
tiquement parlant; si le peintre a ajouté un choix heureux de types,
si les personnages bien dessinés sont assis dans une pose gracieuse et
naturelle, habillés d'étoffes harmonieuses, placés dans un milieu qui
les fasse valoir, si l'exécution suffisamment complète n'a pas pourtant
ce fini exagéré, qui est aussi- un défaut parce qu'il dissimule la
touche, ce cachet, cette signature du maitre; pas plus pour connaître
le nom du peintre que le sujet du tableau je n'aurai besoin du livret,
et je dirai La C<w/«~MK'c, par Meissonnier.
C'est à propos du genre surtout qu'il faut remarquer combien les
classifications sont toujours difficiles. Autrefois on ne comprenait
presque exclusivement sous cette dénomination que ce que l'on nom-
mait des t~eWeM~, maintenant il existe tels tableaux de chevalet que
leur dimension classe dans cette catégorie et qui appartiennent à la
grande peinture par l'importance morale du sujet et par l'exécution.
11 suffira de citer comme exemple la bataille des Cimbres, de
Decamps.
Après le genre tel que nous l'avons défini se place tout naturelle-
ment le portrait, qui est un des éléments principaux de la peinture
historique. En effet, pour qui cherche dans l'histoire autre chose
qu'une froide nomenclature des événements, et la peinture en aucun
cas ne peut la comprendre ainsi, les portraits sont des renseigne-
menls des témoignages indispensables. Tel fait obscur et inexpliqué
s'éclairerait peut-être d'une lumière suffisante si l'historien avait pu
lire sur la physionomie des acteurs, leurs instincts, leurs passions,
c'est-à-dire le mobile resté secret de leurs actions et de leur con-
duite. Un portrait peut être une révélation. Considérer le portrait à
cette hauteur, c'est écarter tout d'abord ces œuvres qui n'ont d'autre
but que de consacrer un' souvenir ou de flatter une vanité.
Au point de vue de l'art, on peut, sans débuter par un paradoxe,
afiirmer que la question de ressemblance, au moins comme le com-
prend trop souvent le public, est tout à fait secondaire; on n'a pas
l'habitude d'exposer à côté des portraits les modèles qu'ils repré-
sentent, et aucun critique, que je sache, ne s'est sérieusement avisé
de réclamer cette exhibition complémentaire. Nous n'avons jamais vu
les originaux des portraits de Holbein, de Titien, deYan Dyck pt de
Rembrandt, et cela ne nous empêche pas de crier aux chefs-d'œuvre,
et avec raison.
Dans une foule toujours composée en majorité de types vulgaires et
sans signification, si nous rencontrons une tête présentant un carac-
tère particulier, une physionomie expressive, cette tête nous frappe et
nous en gardons tellement le souvenir que lorsqu'après un temps plus
on moins long, elle se présente de nouveau à nos regards, nous nous
rappelons l'avoir déjà vue. Cette image,' que notre souvenir a con-
servée, c'est le type de l'individu entrevu; il nous serait impossible
de décrire par quel ensemble de lignes, de détails, de couleurs, l'effet
a été produit; mais le type, nous ne l'avons pas oublié; it existe
en nous à l'état indéterminé et nous y avons attaché une idée de
beauté ou de grâce, de bonté, de ruse ou de franchise, une signifi-
cation morale quelconque. Telle est aussi l'œuvre du peintre, son œil
sûr et exercé lui fait apercevoir dans le n odèle l'essence, pour ainsi
dire, de la physionomie, du caractère; il la complète et l'idéalise
dans sa reproduction, de telle sorte qu'elle devient plus saisissable,
plus compréhensible pour le spectateur, qui voit mieux dans l'oeuvre
d'art qu'il ne voyait dans la réalité, l'artiste ayant, à dessein, écarté
tous les accidents vulgaires et inutiles à l'expression. C'est ainsi
qu'un portrait réussi exprimera la beauté, la noblesse, l'intelligence,
l'affection, non pas comme types absolus, mais sous la condition de
la personnalité humaine.
En conséquence de ce qui précède, le mérite du peintre de portraits
c'est la compréhension complète de son modèle et l'aptitude à expri-
mer les pensées, l'esprit, le génie, le caractère de l'homme qui pose
devant lui. Plus dans son couvre la forme toute personnelle s'effa-
cera, plus le portrait prendra un rang élevé parmi les œuvres d'art,
sans que pourtant jamais il puisse atteindre à la plus haute manifes-
tation du beau. Et cela parce qu'il doit représenter, non-seulement
un caractère, un idéal, mais encore une personne, une individualité.
Aussi idéalisée qu'elle soit, cette personnalité donne nécessairement
à l'ceuvrc un caractère particulier, et le beau absolu, idéal, ne peut
se trouver tout entier dans l'exception; il ne peut résider que dans
le général, l'indéterminé. Le beau suprême en effet, c'est la perfec-
tion de la forme à ce point qu'elle disparaisse, pour ainsi dire, pour
ne laisser apparaître que l'idée. Ce but, aucun art ne s'en est
approché aussi près que l'art grec dans les admirables productions
de sa statuaire. Là, le caractère particulier et individuel a complète-
ment disparu. Pour nous du moins, les belles statues consacrées par
l'admiration ne sont pas un homme, une femme, mais l'homme-type, la
femme-type, l'humanité elle-mème symbolisée. On ne voit plus le
modèle vivant derrière l'cpuvre, c'est d'après un type idéal qu'a tra-
vaillé l'artiste et l'idée se dégage tellement triomphante de la forme par
sa perfection même que la jouissance qu'elle procure est toute intel-
lectuelle.– J'aurai à revenir sur l'art grec à propos de la peinture
allégorique et religieuse, mais je devais en parler ici pour faire com-
prendre ce qui constituait l'infériorité rationnelle des portraits vis-à-vis
des oeuvres d'imagination.
Si ces principes sont vrais, ils expliquent l'insignifiance d'une mul-
titude de portraits et le nombre restreint de ceux qui sont restés
célèbres. Bien peu de têtes ont un caractère assez défini, assez dis-
tingué, pour que le peintre puisse leur donner une significationmorale
intéressante et les faire sortir du vulgaire du bourgeois, comme
disent messieurs les }'apMM. Si les grands peintres sont rares, les
grands hommes ne sont pas communs.
La peinture d'histoire, c'est le portrait élevé à sa plus haute puis-
sance l'artiste ne se contente plus de faire penser son modèle, il le
fait agir; mais dans la peinture dite historique, il faut diviser les
ouvres en deux catégories: l'une comprendra les sujets qui appar-
tiennent tellement au passé que l'imagination de l'artiste débarrassée,
pour ainsi dire, des entraves de la réalité, ne relève que de sa
fantaisie; l'autre comprend les faits de l'histoire récente pour lesquels
les renseignements abondent et s'imposent, et dont la représentation
se trouve soumise à une vérité d'imitation souvent fatale à l'effet
esthétique.
Une autre cause d'insuccès, c'est que la généralité des tableaux
historiques sont des œuvres faites sur commande; il en résulte
qu'au lieu d'être le résultat de l'inspiration, la glorification spontanée
d'un acte héroïque, elles n'offrent, le plus souvent, que les froids
procès-verbaux d'une cérémonie otrcielle, qu'un demi-cercle de por-
traits, dont les originaux moralement inconnus du peintre sont venus,
chacun et séparément, apporter quelques heures, dans son atelier,
des renseignements à peine suffisants pour la ressemblance même
matérielle.
S'il s'agit de l'épisode d'une bataille, la fougue, l'élan, la /Mr<a du
soldat sont remplacés par l'exagération du mouvement; la lièvre,
1
l'animation des visages, rendues par des grimaces qui veulent être
héroïques tout ce qui est la vie, l'action est faux conventionnel,
théâtral; et la vérité ne réside que dans quelques détails matériels du
site, et dans l'exactitude des uniformes, uniformément ennuyeuse.
Avec la plume, il y a deux manières de comprendre l'histoire on
peut écrire la chronologie froide et exacte des faits, ou soumettre les
événements que l'on raconte au jugement de la morale. Avec le pin-
ceau, la seconde manière est la seule bonne; il faut que lepeintre se
fasse acteur par la pensée dans le fait qu'il retrace qu'il le juge dans
sa conscience, pour le condamner avec énergie, ou le glorifier avec
enthousiasme; il faut que, comme Tacite, dont les pages sévères ont
fourni à tous les partis des citations pour flétrir toutes les lâchetés, il
pousse jusqu'à la passion l'indignation pour ce qui est le mal, le
respect pour ce qui est le juste: il faut qu'il soit moraliste avant
d'être historien.
Voulez-vous par un exemple entrevoir à quelle hauteur peut
s'élever la peinture, même dans l'histoire moderne placez-vous, au
Louvre, devant le chef-d'oeuvre de Gros, la Ba<<M~c d'Eylau. Après
quelques instants, t'œit est appelé et s'arrête Ëxé sur la tète de
l'Empereur, cette tête expressive dont le profil eût illustré uue mé-
daille antique; c'est le tableau tout entier. Quel accord entre t'aspfct
sinistre du champ de bataille et l'expression de cette physionomie
N'y cherchez plus la joie du succès, l'enivrement du triomphe; lu
temps est passé pour l'Empereur de ces vaines satisfactions de l'or-
gueil; il a eu le dernier mot de la Fortune. Ce n'est pas le gain tir
la bataille qui l'occupe, c'est le prix dont il l'a payé à la grandeur
du sacrifice, il compare le résultat obtenu. On sent en h]i la fatigue
de la lutte, le désenchantement de la gloire, la responsabilité du sang
versé; son œit, sans éclair cette fois, parcourt le champ de bataille;
son geste salue les blessés et tes morts, mais sa pensée estloin elle
sonde le secret de l'avenir, et peut-être, un seul instant, a-t-elle en-
trevu la possibilité d'une défaite
Cette tète, je le répète, c'est le tableau tout entier, mais c'est par
le tableau qu'elle prend sa signification il est le commentaire impé-
rissable du bulletin dicté par l'Empereur après la victoire d'Eylau.
« La vue du champ de bataille, écrivait-il, est un spectacle fait pour
inspirer aux princes l'amour de la paix et l'horreur de la guerre. »
De ce cri sorti de la conscience, Gros a fait un chef-d'œuvre. La lec-
ture du bulletin est inutile à qui a \n )c tabteau.
H
PHYSIOLOGIE

L'ENNUYEUX, L'ASSOMMANT ET. L'AUTRE

Quel est cet aM<)'e mystérieux ?


Je n'ose le dire.
Et pourtant, si je l'osais, le Dictionnaire lui-même devrait m'absoudre
et m'encourager, en offrant t'hospitatité à un mot que toutes les langues
de l'Europe nous envient, et qui a singulièrement contribué à faire
vanter l'énergie et la concision de la nôtre. D'ailleurs, ce mot n'est
point grossier, il n'est que vif; il n'a point de synonyme, il a la gloire
d'être une individualité, de plus il est français dans t'ame, et nous le
répudions! CemotesttYMMO~de notre conversation; il est vaillant
et déshérité
L'Ennuyeux, l'Assommant, et 1'autre, font, à la rigueur, partie
de la même famille; mais que ces produits d'une origine commune
diffèrent les uns des autres! fi y a dans les procédés, et jusque dans le
nom des deux premiers, je ne sais quelle vague influence d'opium
qui alourdit au lieu d'irriter, et déconcerte la vengeance. L'aM/r<~ au
contraire, dispose d'une spécialité presque sinistre.
L'Ennuyeux et l'Assommant n'ont point conscience de l'effet qu'ils
produisent; ils remplissent sans haine et sans amitié la fin pour taquette
ils sont créés. L'autre se rend un compte minutieux des ravages
qu'il sème sur ses pas.
Je vous suppose en conversation famiUére avec quelque jeune mar-
quise voilée. et timide L'Ennuyeux vous suivra distraitement et iinha
par vous quitter. L'Assommant ne vous quittera pas. L'a«~ vous
tirera par votre habit au détour d'une rue; saluera MM<&M~ et vous
demandera lâchement des nouvelles de ce gros clou qui vous fit tant
souffrir, et de cette folle Manette que vous avez tant aimée.
Vous êtes un aimable conteur, et vos récits badins, ingénieux,
charment le dessert de la compagnie élégante; le hasard veut qu'aujour-
d'hui vous soyez tout à fait inspiré, vous parlez depuis douze minutes.
vous tenez un succès. Au moment décisif, l'Ennuyeux éternuera,
l'Assommant avalera de travers, t'OMM. vous interrompra brutalement
il cause d'une virgule oubliée, d'un sept au lieu d'un huit, flattera tes
esprits positifs de t'assemblée, les arpenteurs, les droguistes, et ruinera
votre prestige.
Ne quittons point la table. Votre voisin est un grenier, votre voisine
a des lunettes, et vous hébergez une coryza naissante. Vous êtes afsoupi,
morose et ne sauriez dire un mot A propos. L'<t!<t<e vous interpelle, par
votre nom, du bout opposé de la table; il vous demande comment il se
fait qu'on ne vous ait point entendu de la journée. Cela ne s'appelle
point être galant envers les dames. qu'on ne vous y reprenne plus.
Vous bouillonnez. il prend tous les convives à témoin que vous avez
tort de rougir pour si peu.
le monde vous donne tort.
Cela finit par une bonne quereMe, et tout

Un autre jour, vous êtes étincelant, votre voisine est jeune, jolie,
sympathique. et vous ne pouvez douter qu'elle pense bien de vous. Au
moment où vous alliez tui dire, en tenues transparents, qu'elle est
charmante, quelqu'un se lève et entame une très longue romance; vous
dites tout bas à la jolie dame que la romance vous semble longue;
t'tMtfrp, qui vous guette, crie Un peu de silence, s'il vous ptaît, monsieur
un tel. Vous passez pour un homme mal élevé, et vous vous êtes fait
un ennemi mortel du chanteur.
Vous avez le cœur sincère, mais la voix la plus fausse du monde.
I/<Nt<?e, qui a bu toute honte, proposera de chanter à la ronde quelque
trivial refrain de sa façon. Vous vous abstenez, il vous en garde ran-
cune, et demandera publiquement en quoi ce qui a plu à tout le monde
n'a point l'approbation de monsieur un tct.
Après le dîner, la danse. L'OM~ s'obstinera à vous faire vis-à-vis.
Pendant tout le quadrille, il vous appellera de quelque maladroit sur-
nom que vous portiez au collège. et il racontera à sa danseuse et à la
vôtre les circonstances grotesques qui vous le firent donner.
Les plaisanteries de !'nM<<c frisent parfois le méfait.
C'est lui qui, sous prétexte d'intimité, retire la chaise sur laquelle
vous alliez vous asseoir, et vous laisse choir ridiculement.
L'ttM~'s est un composé de farceur mal appris et d'homme aigri.
Il n'est donné qu'aux forts de ne le point craindre, qu'aux heureux de
l'éviter, et qu'a Dieu de le punir.
L'fM~'e s'informera publiquement du prix de votre par-dessus. Une
de ses cruautés est de prétendre que vous vous faites toujours voler.
Si votre digne homme de père le savait, il trouverait que les choses ont
bien change depuis son temps.
Vous débutez dans les lettres. L'<tK<re vous demandera, devant témoins,
quelle carrière vous suivez. il recevra avec ironie votre <M;eM; il s'en-
querra du sujet de votre livre, et déclarera ledit sujet ressassé, vieillot,
ou tiré par les cheveux. il y mêlera quelques plaisanteries sur la man-
sarde et l'hôpital.
L'Ennnuyeux et t'Assommant se seraient bornés à vous conseiller
longuement sur la manière dont vous devez vous y prendre pour tirer
du sujet tout le parti qu'il renferme.
Un sous-chef de bureau dégommé n'est pas un type à dédaigner du
genre ennuyeux.
L'Assommant est généralement sourd.
Un vieux camarade de collége qui a mal tourné, et vous tutoie au re-
tour du bagne est une des personnifications les plus redoutables de
t'emb. de t'NM<n'.
L'Ennuyeux, l'Assommant et t'M/ff se fondent en une exécrable
unité, chez l'être odieux qui, méprisant la consigne, ouvre votre porte à
l'heure où la femme adorée vous avait promis. Tandis que vous le
rudoyez, un doux frolement se fait entendre sur le pallier. c'est elle.
vous perdez la tête tout-a-fait. Cependant le bruit de deux voix dans
votre appartement effraie l'amoureuse. persuadée que vous avez voulu
l'exposer et la compromettre, elle disparait sans vous entendre et ne
vous connait plus
L'autre ne fait que rire de votre désespoir. une de perdue, trois de
retrouvées. il vous a vu souvent désespéré au même point, et vous
vivez
Vous vous tordez sous les angoisses de la névralgie, du panari.
L'autre vous affirme que c'est pure imagination, qu'il faut seulement n'y
point penser.
L'autre meurt vieux. sa race est immortelle.
Louis Dépret.
POÉSIE

LE GANT DE LA DEMOISELLE
Ballade traduite de Schiller

Le roi François premier est assis sur son trône.


Devant le Cirque où vont, l'un par l'autre broyés,
Lutter les animaux, du Maroc envoyés.
Ses grands sont près de lui, sous le dais rouge et jaune,
Et, sur les hauts balcons qai règnent a l'entour,
Brillent, comme des fleurs, les dames de sa cour.
De son doigt le roi fait un signe. A 1instant nipme
S'ouvre une large porte. Un lion lentement
S'avance avec un long et muet bâillement.
li regarde partout d'un air calme et suprême,
Hérisse sa crinière et roidissant soudain
Ses membres, il se couche à terre avec dédain.
Mais le roi fait un signe encor. D'une autre porte
S'élance un tigre, aux bonds insensés de fureur
A peine s'il a vu le lion que d'horreur
Il rugit il bat l'air de sa queue ample et forte,
Henifle, puis la langue et le mufle pendant,
Rode autour du lion et s'étale en grondant.

Alors le roi se lève et fait un dernier signe.


Deux portes ont, d'un coup, vomi deux léopards,
Qui, sautant sur le tigre, en font déjà deux parts
Lui, leur enfonce aux flancs sa. griffe qui s'indigne.
Mais le lion se dresse, et les trois ennemis
Vont se coucher en rond, consternés et soumis.

Voilà que, du balcon la charmante Ildegonde


UamoiseUe aux doux yeux, mais au cœur inhumain
Laisse échapper un gant de sa gentille main
Et, par un jeu du sort, que peut-être seconde
Sa malice, le gant s'en va précisément
Tomber entre le tigre et le lion fumant.
Aussitôt, s'adressant au chevalier Delorge
<f
Beau sire, lui dit-elle avec un ton moqueur,
S'il est vrai que pour moi vous ayez dans le cœur
Un amour plus brûlant que le fer dans la forge,
Comme vous le jurez en un style élégant;
Eh bien allez, beau sire, et ramassez mon gant. »

Le chevalier, d'un saut rapide est dans l'arène;


Il marche d'un pied ferme, et sa main, sans trembler,
A ramassé le gant.. On n'osait pas souffler!
Et dames et seigneurs, le roi même et la reine
L'admiraient, haletant d'espérance et d'effroi.
Il rapporte le gant. Vivat a dit le roi.

Vivat! reprend la cour. La belle, radoucie


L'accueille d'un regard, qui lui promet son prix;
Mais le bon chevalier lui jette avec mépris
Le gant qu'elle attendait – a Tenez je me soucie
De vos remercîments comme de vos amours ))
]t dit, et sur le champ la quitta pour toujours.

La damoiselle, après cet affront légitime,
Avec tous ses moyens et désirs de charmer,
Ne trouva plus personne au monde pour l'aimer
Mais il nous faut gémir sur une autre victime,
Car le bon chevalier, qui se montra si bien,
N'aimant plus Ilglegonde, hétas, n'aima plus rien.
Én)He Deschamp*
BIBLIOGRAPHIE

LES LÉGENDES DU LANGAGE DES FLEURS, 1 vol. in 8' avec planches coloriées,
euprëparatton.
Pourquoi oublie-t-on ces poétiques
traductions du langage detiBears? Paree que
rien n'eo fixe te symbotismedana i'e~prtt. On ue
retient pas plus en sa mémoire un dictionnaire
que les régies d une grammairenon suivis d'e~em-
etes.Me Ht est née l'idée d'attacher une
origine, vraie ou fictive, à chaque ligne du
vocabulaire de Flore.
(Extrait de la pre/ece.)
XVI' LÉGENDE.
LE SOUEMB, LA HDKUTÉ AU fMI-HECK, LA TBAHISO&.
Or, voici ce que nous raconta ce jour-là, à l'ombre d'une acanthe,
Jehan Necrophore, notre vieux cousin, un érudit, ex-habitué des archives
duchâteauvoisin:
« H y a bien des saisons et bien des soleils, un grand bruit s'éteva
parmi les peuples de l'Occident, bruit d'armes et bruit d'hommes, bruit
de chars et de chevaux. La noblesse et la roture se précipitaient vers la
Terre-Sainte à la délivrance du tombeau du Christ. Et chacun de ces
guerriers s'en allait portant sur ses vêtements le signe du Seigneur; on
les appela les Croisés.
) Parmi eux, et dans les premiers rangs, on voyait le baron de Rinxent.
t! avaitabandonné, pour répondre à ta voix qui criait « Dieu le veult! »
femme, enfant. Près de lui se trouvait son fidèle trouvère Amaury.
» Je ne vous dirai pas la fatigue du voyage, les succès trop tôt suivis
de revers; nous ne suivronspoint Enguerrand de Rinxent dans ces com-
bats nombreux où s'illustra son courage. Mon récit vous amène devant
le lit de mort du noble baron, car il ne devait pas revoir la terre de
France. It était tombé dans la bataille et ramené dans ~a tente, morteUe-

()) M. de Franeiosi, qui nous a donné les Lettres sur la Bo~Ht~Me pré-
pare en ce moment un volume sur tes 0/'<~MteA' <<!< Z<M~f<~e des Fleurs Il
a bien voulu détacher un chapitre que nous publions aujourd'hui. Nous lais-
sons nos lecteurs complétementlibres de leur appréciation <t nous suffit de
dire que l'auteur, usant de ses prérogatives feint de raconter sous la dictée
des insectes, habitants desneurs, les récits de leurs veillées. La Coccinelle
ou bCte-à-bon-Dieu, a été chargée de la mission de 'M'er~tairc.
KD.L.R.
ment frappe, victime de la trahison d'un ennemi envers lequel it avait
été trop généreux.
» Alors, s'adressant à Amaury
t – Bel ami, lui dit-il, voici que Dieu me rappelle vers lui. Retourne,
Amaury, au gentil pays du Boulonnais sois le guide de ces vassaux à la
tète desquels je ne serai plus.
» Mais auparavant écoute ce message suprême que je te confie pour
ma dame ma femme et ma douce Marguerite, ma fille regrettée. Prends
dans mon aumônière cette fleur desséchée, dont les étoiles bleu-de-ciel
avec le milieu d'or, disent Ne m'oubliez pas Marguerite la cueillit
ette-méme aux bords de la Salacque et me la donna au départ. Tu y
joindras quelques-unes de ces belles immortelles dont les rayons d'or et
d'argent étoilent les champs voisins. Elles seront le symbole du souvenir
durable que la baronne de Rinxent et sa fille conserveront à leur époux,
à leur pèTe. Adieu, bel ami.. je retourne au ciel.
» Que votre désir soit accompli! répondit Amaury, la voix pleine
de larmes.
» Et pieusement, quelques instantsplus tard, Amaory abaissait les pau-
piëres sur ces yeux désormais sans regard.
e s Six mois après, un voyageur qu'à son costume moitié d'un clerc,
moitié d'un homme de guerre, à la viole pendue sous son bras gauche,
on reconnaissait aisément pour un troubadour revenant d'Asie, un
voyageur passait la herse du château de Rinxent. Une branche de giroflée
jaune ornait sa toque au lieu d'une plume légère elle signifiait F<f<<
«K MM~AeMr. Ainsi la giroflée masque de ses fleurs odorantes les ruines
des tourelles abandonnées compagne de l'infortune, elle en rend l'aspect
moins terrible.
Ce trouvère, c'était Amaury, rapportant à la veuve et à l'orpheline
le dernier souvenir d'Enguerrand. Hélas la terre s'était ouverte pour
Marie de Rinxent, et la jeune Marguerite restait pour pleurer et cultiver
les myosotis qu'elle avait plantés de ses petites mains sur la tombe de
sa mère. »
Ici Nécrophore s'arrêta. Nul ne troubla d'abord !e silence qui suivit
son récit. Enfin, un jeune Lampyre lui dit
« Notre vieux camarade, votre histoire est touchante, et voilà bien
pourquoi l'immortelle est l'emblème du souvenir éternel, comme la
giroflée celui dela fidélité au malheur. Mais pourquoi le myosotisveut-il
dire Ne m'oubliez pas?
» Pour celui-là, répondit Nécrophore, c'est d'Allemagne que nous
vient le symbole. Ecoutez-donc
« Deux jeunes fiancés, a la veille de s'unir, se promenaient le long du
Danube. Ils faisaient leurs rêves d'avenir, et les formaientradieux et purs
comme le bleu firmament au-dessus de leurs têtes.
Que la vie est belle, disait Whithelmine, et que l'amour est doux
»
Ne conserverons-nouspas un souvenir de ces instants fortunés ?. Tenez,
ami, que cette fleur d'azur qui se penche vers le fleuve et que la vague
berce, soit le témoignage de ces moments de bonheur. Cueillez-la
Franck.
» Et )e jeune fiancé se précipite pour accomplir le vœu de Whithet-
mine. Ho! malheur, la terre cède sous son pied, il glisse, et le fleuve
l'engloutit. Avant de disparaître pour la dernière fois, il lance à la rive,
aux pieds de sa bien-aimée, la touffe de Meurs en s'écriant H~tM MMMt
MM'&< Ne m'oubliez pas
» Quelle triste légende s'écria une vive Hémérobe. N'en savez-
vous quelqu'une de plus gaie ?
» Oh que si repartit Nécrophore. En voici une qui est de l'his-
toire, et de l'histoire toute française c'est la légende de la pervenche
« J.-J. Rousseau se promenait un jour avec madame de Warens; la
dame aperçut une pervenche et la fit remarquer à son compagnon. « Je
» n'avais jamais vu cette fleur, écrit le botaniste philosophe; je ne me
» baissai pas pour l'examiner, je jetai seulement un coup d'oeil en pas-
» sant Près de trente ans se sont écoulés sans que j'aie jamais revu de
» la pervenche. En 1764, étant à Gressières avec mon ami M. du Peyron,
o nous montions une petite montagne qu'il appelle avec raison )e salon
» de Belle-Vue. Je commençais alors à herboriser. En montant et regar-
» dant parmi les buissons, je pousse un cri de joie Oh voilà de la per-
s venche et c'en était en effet! »
» Ce n'était pas la pervenche qui faisait tressaillir de joie le cœur de
Rousseau, mais le souvenir qui s'y rattachait. Et depuis, la pervenche est
l'emblème du doux souvenir.
» Bravo! bravo fit t'ïtémérobe.
s – Il y a encore une fteur consacrée au souvenir, dis-je à mon tour.
» -= Voyons, Coccinette, cria d'une voix l'assemblée.
x – Volontiers, repris-je, pourvu que Nécrophore, qui nous a dit
qu'Enguerrand mourut par la trahison, nous en tasse connaître le sym-
.bote et en raconte l'histoire.
» Accordé fit Nécrophore.
» Oui, mesdames, continuai-je, il y a encore l'adonide ou œit de
perdrix, que les jardiniers appellent la goutte de sang, et qui signifie:
souvenir douloureux.
» Le bel Adonis, le favori de la déesse de la beauté, était à la chasse,
lorsqu'un sanglier furieux se précipite sur lui et d'un coup de ses défenses
lui ouvre la poitrine. Aussitôt, Vénus accourt, arrachée à son lit de repos,
et n'arrive que pour voir mourir son Adonis. Elle verse des larmes abon-
dantes sur son malheureux sort, et pour perpétuer la mémoire de sa dou-
leur, elle fait naître, du sang qui baigne la terre, une plante au feuittage
découpé comme des cheveux et au milieu duquel brille, comme une
goutte de sang vermeil, une fteur pourpre. Ce fut l'adonide.
» A vous maintenant, Nécrophore.
» Vous avez vu parfois de ces myrtes en miniature dont les baies
bleues sont d'un goût délicat, un peu acide on les nomme myrtilles ou
airelles. C'est cette plante qui signifie trahison.
» Le roi Anomaüs avait une fille d'une beauté remarquable on la
nommait Hyppodamie. Nul n'était son égal dans l'art de dompter les che-
vaux et de conduire un char. Le beau Pétops la vit et l'aima, et aussitôt
il demanda sa main à son père.
» Anomaüs était grand amateur de chevaux, et Pélops avait peu de
rivaux dans les courses. Le roi ayant écouté le prince, lui promit d'ac-
cueillir sa demande à la condition que lui, Pélops, l'emporterait dans une
course de chars.
» Le roi avait un écuyer nommé Myrtille. Pélops le gagna à prix d'or
et obtint qu'il retirerait la clavette qui maintenait la roue dans l'essieu.
Anomaüs, sans défiance, lança ses chevaux de toute leur vitesse. Soudain,
la roue s'échappe, le char tombe et se brise, le roi est blessé mortelle-
ment. Mais, fidèle à sa parole, il donne Hyppodamie à son vainqueur, et
il expire. v
» Autant pour assurer le secret de sa ruse que pour avoir l'air de
punir celui qui était la cause première du trépas du roi, Pélops ordonna
de mettre Myrtille à'mort. Ce qui fut exécuté. Mercure changea le
malheureux écuyer en la plante qui porte son nom. De là, l'origine du
symbole, trahison. »
La pluie commençait à tomber, chacun se retira à l'abri.
Ch. de Franciosi.

LES LABOURDIÊRE, par M. Victor Poupin.

Nous sommes en plein Jura, à la Commanderie des Labourdière. Le


panorama est grandiose
« Par une trouée dans la foret, formant le parc, on découvre un coin
• des Alpes, puis le lac de Genève se déroulant dans sa majestueuse

placidité au milieu d'un encadrement de collines et de montagnes
»verdoyantes qui s'élèvent à l'envi dans les nues et semblent offrir,
» comme un encens, à celui qui les féconde, les parfums de leur riche
» floraison. Comment dire l'effet magique de ces jeux de lumière
» éclatante au sommet du pic, sombre au fond du ravin Comment
» peindre cette dégradation insensible du ciel et de la terre, depuis la
» chaîne centrale des montagnes jusqu'au lac? » Tel est le paysage
pendant l'été; mais l'hiver, quel contraste! « On frisonne d'épouvante
» quand de la gorge profonde de la Combe au Magnen, s'élancent
» déchaînés, impétueux, mugissants, dévastateurs ces vents terribles
» qni tordent les plus forts sapins comme de frêles rubans. Quand la
» neige tombe, silencieuse, glaciale, pendant des heures, des jours, des
» mois entiers, amassant couches sur couches, changeant en obélisques
» de glace ces beaux arbres qui craquent sous le faix quand les chiens
» eux-mêmes hurlent du désespoir de l'ennui, quand l'orfraie gémit,
» quand le renard et le loup crient la faim jusque sous les fenêtres. »
L'auteur, on le voit, veut avant tout nous faire connaître et aimer
comme il les connaît et comme il les aime, les lieux charmants et ter-
ribles tour à tour, témoins des doux amours et des affreuses vengeances
qui vont nous être présentés. – Au siècle dernier, on n'eût point manqué
de nous présenter tout d'abord le héros ou l'héroïne du roman. Nous
saisissons ici le caractère distinctif de la littérature moderne; le senti-
ment de la nature plus vif qu'il ne fut jamais. C'est une remarque faite
depuis long-temps et que tout livre nouveau vient confirmer.
C'est une sombre histoire que celle des Labourdière. Une sorte de
fatalité met sans cesse en présence les trois générations de deux familles.
Leur seul rapprochement les détruit l'une l'autre. L'amour leur est
aussi funeste que la haine. Nous ne pouvons avoir la prétention de
faire connaître ce roman à nos lecteurs, même en résumé. Il y a là le
germe d'un reproche; c'est qu'en effet nous croyons que M. Poupin a
trop accumulé les aventures, les duels les morts. Il a mis trop de
moyens en œuvre pour arriver à son but; il n'en fallait pas tant pour
exciter l'intérêt. Il y a exubérance d'imagination. C'est là un défaut
qu'on a rarement occasion de signaler, et pour lequel les lecteurs ont
.toujours une grande indulgence. M. Poupin aura certainement occasion
de le constater.

COMMENT ON LUTTE, par Mario Proth. Paris, Marpon.

Je dirai volontiers tout le bien que je pense de M. Mario Proth,


malgré qu'il soit mon collaborateur; mais il faut avouer que M. Mario
Proth a un esprit singulièrement original. Pour une petite perfidie,
une petite trahison, une petite lâcheté pour un rien, le voilà qui
prend feu. Il a des colères non payées et des enthousiasmes qui ne
rapportent rien. Lui paraît-elle juste? il soutient la cause du premier
venu; lui paraît-elle injuste? il la combat, fût-il seul contre tous. Où
cela le mènera-t-il?
Aujourd'hui M. Mario Proth nous donne quelques pages de la vie
littéraire de A. Vacquerie, et voici pourquoi
A. Vacquerie a fait jouer à la Porte-St-Martin un drame intitulé
Les Funérailles de l'IIonueur. Un beau drame, je l'ai vu et je l'affirme.
.l'assistais à l'une des premières représentations, et le public, étonné
d'abord, bientôt séduit, écoutait avec attention. Par instant, de chaleu-
reux applaudissements éclataient près de moi. Un de mes amis, placé à
mon côté, me dit « Nous sommes au milieu de la claque, » Je répon-
dis « En effet, voici M. Roger de Beauvoir, devant moi, M. Charles
Baudelaire, près de lui, Eugène Delacroix. Nous sommes au milieu de
la claque, mais elle est bien composée. Elle était trop bien composée,
en effet; la vraie claque, la claque officielle, la claque du directeur imi-
tait de son chef le silence prudent. Au bout d'une semaine, la pièce de
M. Vacquerie était retirée par le directeur de la Porte-Saint-Martin.
M. Marc Fournier aurait dit avant les représentations des Funérailles de
l'Honneur « le succès de cette pièce me ruinerait. » La pièce n'eùt pas
un succès étonnant, et, comme on sait, elle était retirée avant les
comptes-rendus hebdomadaires des grands journaux, malgré les récla-
mations de Jules Janin, de Théophile Gautier et des sommités de la cri-
tique parisienne.
Tout autre que M. Proth aurait pris son parti assez facilement d'un sem-
blable échec mais lui, il s'empara de ce fait il crut bon de montrer en
ce moment, quand, à l'envi, les écrivains sacrifient au goût perverti du
public les nobles traditions de l'art il crut bon de montrer cet écrivain
dédaigneux des succès pécuniaires, désireux seulement de défendre les
grandes et belles idées, poursuivant sa marclie au milieu des obstacles.
Il protesta et sa brochure restera comme une éloquente protestation.
Kn môme temps, il a pris acte des intelligents bravos qui ont accueilli
la pièce de M. Vacquerie et il a terminé son travail, dédié aux jeunes,
par ces paroles que nous allons citer et qui sont une déclaration de guerre
à )a littérature Dennery et consorts
« Dès aujourd'hui un grand résultat est acquis. Le théâtre, c'est-à-
dire la littérature, a quitté le bas-fonds de filles et de boursiers où depuis
si longtemps il pataugeait. Iluit jours durant, nous avons vécu, palpité,
dans cette vieille et si belle et si terrible Espagne, aux fiers accents de
ce parangon d'honneur, au souffle enivrant de ces grandes luttes et de
ces grandes passions, au spectacle de ces grandioses funérailles.
» L'avenir, notre avenir à nous, est ouvert, nous ne le laisserons
point refermer. »

LES PLAISANTINS DE LA MUSIQUE, par J.-F. Vaudin


l'aris Perrotin

Voici un pamphlet ou plutôt une série de pamphlets dirigés contre les


réformateurs, partisans de la musique chiffrée, à la plus grande gloire
des musiciens classiques et du Conservatoire. M. Vaudin combat pro
uns et foris, et toutes les armes lui sont bonnes; il se sert de la raillerie
comme d'une flèche, du raisonnement comme d'une massue. Il s'adresse
à Dieu et au diable il s'appuie sur M Berlioz et veut convaincre M. de
Morny. Pour lui, la musique chiffrée est plus qu'une utopie peu dange-
reuse, c'est un sacrilège; et comme la terreur que lui inspire la non-
velle école augmente à ses yeux les moindres actions de ses adversaires,
il voit dans les amis de MM. Aimé Paris et Chevé les prêtres et les
néophytes d'une véritable église, les grands-maitres d'un ordre chevale-
resque, bien plus, des révolutionnaires
Nous ne pensions pas qu'une question de musique pût échauffer à ce
point tant d'oreilles et s'élever à la hauteur des luttes des anciens et des
modernes, des classiques et des romantiques. De tous les côtés les par-
tisans de la noie accourent à la rescousse et répondent à l'appel de M.
Vaudin: c'est une véritable croisade. Les fidèles delà province dévoilentau
pontife de l'Orphéon les entreprises, que dis-je, les missions de l'école
ennemie; le pontife s'empresse de publier les rapports; ils sont curieux,
je vous assure, et révèlent de profondes discordes dans le inonde de
l'harmonie.
Le livre de M. Vaudin est amusant d'un bout à l'autre; ilest spirituel
et plus sérieux au fond (lue les lignes qui précèdent ne le font supposer.
Nous regrettons d'avoir à confesser notre incompétence, qui nous em-
pêche de traiter un sujet qui demande des,connaissances spéciales. Nous
sommes pourtant porté à dire avec M. Berlioz
« Les chefs de l'ccole-Pàris ont évidemment le modeste espoir de
détruire la notation musicale admise dans le monde entier, et de lui
substituer l'écriture chiffrée de leur petite institution de Paris. Ils oublient
que M. Marie tenta, il y a vingt-cinq ou trente <>»-, de changer Porlho-
graphe française qu'il était cent fois plus facile d'opérer cette révolu-
lion qu'il ne l'est pour les propagateurs du chiffre d'accomplir la leur,
puisqu'il n'avait contre lui que les lettrés de France, et qu'ils ont contre
eux tous les musiciens du monde.
En lisant la brochure de M. Vaudin, nous avons tardé à le dire, une
pensée effrayante se présente à l'esprit on craint de voir l'auteur des
Plaisantins de la Musique marcher sur Paris, il la tête de cent mille
orphéonistes venus de tous les points de la France et même de l'étranger,
et vider le débat en demandant au gouvernement les têtes révolutionnaires
de MM. Paris et Chevé.

LE PROBLÈME DE LA JEUNESSE, par M. H Christian.


Dieppe imprimerie Delevoye.

Lorsque dans une remarquable étude, intitulée: Z. Marcas, Balzac


disait « La jeunesse éclatera comme la chaudière d'une machine a
vapeur », il demandait pour la jeunesse une part plus grande aux labeurs
et aux récompenses de la vie politique. Là était à ses yeux le problème
de la jeunesse. Emile Augier le porta au théâtre et crut le résoudre en
disant que l'encombrement des professions libérales rendait stériles les
efforts des jeunes intelligences. On se souvient des beaux vers si jus-
tement applatidis

– Tu vcu\ répudier la foi de la chère,


jeunesse!
–C'estjeunesse aujourd'hui, ma où la prends-tu?
un mot. Un beau motqui veut dire vertu,
Désintéressement, courage, conscience.
Oui. quand il signifie en outre insouciance,
M .lis qui change de sens dès qu'un se donne un bul,

Et signifie alors impuissance etdébut.


Des excès de l'argent. voilà ce qui résulte
Dès l'âge de raison on nous dresse son culte,
Et dans le monde ainsi nous allons convaincus
Qu'il n'est rien ici bas de vrai que les écus.
On nous pou-se au milieu de la mêlée humaine,
Apres, seuls, impuissants, à percer résolus
Et l'on s'élonne ,iprès que nous ne dansions plus'

Après ces deux maîtres à penser, M. Christian effrayé de la dégra-


dation morale et intellectuelle de la jeunesse, a voulu poser encore une
lois le problème irrésolu. Il a cherché les causes de cette dégradation,
et il a cru les rencontrer dans l'incrédulité, dans les mauvaises habi-
tudes contractées, dans le respect accordé au dicton II faut que la jeu-
nesse se passe il a vu comme un danger l'àge trop avancé dans lequel
on se marie. M. Christian, on le voit, n'a pas eu l'intention d'épuiser
sa matière, et n'a voulu traiter qu'une partie de son sujet. Il a constata
un mal plutôt qu'apporte un remède. Si la jeunesse n'a pas de foi, la
faute en est peut-être aux apostasies journalières de ce siècle de tran-
sition si elle cherche les plaisirs, c'est parce qu'elle trouve difficile-
ment le libre emploi de ses forces; si elle se marie tard, c'est que les
habitudes de luxe obligent à conquérir d'abord une position de for-
tune égale à sa condition. Nous vivons dans un temps où l'argent est
tout. L'argent remplace les études, l'esprit, le cœur. Quel est le dis-
cours que l'on tient aux jeunes gens Enrichissez-vous! Tant qu'ils
entendront ce langage, tant que les études littéraires ravalées ne
seront point remises en honneur. les jeunes gens- trouveront que le
bonheur est richesse et que la pauvreté est vice. Ce n'est point là le
discours que l'honnête homme d'Emile Augier adresse à la jeunesse

Mais si la pauvreté vous trouve sans courage,


C'est que vous n'avez pas les vertus de votre Age,
C'est que votre jeunesse en son cœur indigent,
N'a pas les vrais trésors qui méprisent l'argent.

Ces trésors, ce sont les enthousiasmes causés par le juste, les haines
profondes causées par l'injuste ce sont les convictions et les dévoù-
ments. Dieu merci! la jeunesse hébétée par les jouissances matérielles,
captée par les sophismes, abatardie par les enseignements jésuitiques
cette jeunesse est peu nombreuse auprès de la vraie jeunesse que nous
connaissons celle-là veille, pense et se prépare à l'action. C'est une
bonne nouvelle que nous avons plaisir à annoncer à M. Christian qui
porte à la génération nouvelle un si grand intérêt.
G. L.
CAUSERIE LILLOISE
Que faire en ce moment dans la causerie d'un journal littéraire et
artistique à moins qu'on ne parle de l'exposition des beaux-arts
qui tient en ce moment en éveil toutes les plumes de la critique pari-
sienne. La Revue du Mois n'a pas encore vu de ses propres yeux les
œuvres de l'école moderne; elle attendra donc pour se prononcer sur
le mérite des exposants. 'En attendant rien ne l'empêche de faire
connaître à ses lecteurs les noms de quelques-uns des artistes qui
ont trouvé grâce devant le jury de 1861 et qui sont les représentants
de la Flandre française aux grandes assises de l'art de la présente
année. Nous ouvrons le catalogue, et nous citons textuellement
COLAS (Alphonse), né à Lille (Nord), élève de M. Souchon.
Médaille 3e classe, 1849.
660. Portrait de M. Dclezcnnc, physicien, membre correspondant de
l'Institut. T.
661. Portrait de M1' L.-D. naturaliste, professeur
il la Faculté des sciences de Lille.
Duuan (Carolus), né à Lille (Nord), élève de M. Souchon.
971. Après le jeu. – 972. L'homme endormi.- 973. Portrait de M. le
vicomte de C.Portrait de M.F.M.– 975. Portrait de Mmc B.
Gautier (Amand), né à Lille (Nord), élève de M. Souchon et de
M. 'Léon Cogniet.
1225. Portrait de M. le prince de San-Castalilo. – 1226. Portrait de
M. Tailhardat. 1227. Portrait de M. le docteur Gachet.
Heulin (Auguste), né à Lille (Nord), élève de M- Souchon.
1497. Le Viatique (Nord). 1498 – Battage du colza dans la plaine de
Lille. 1499. Ualloir (Nord).
Buktkel (Arsène), né à Lille (Nord), élève de M. Ingres.
1583. Le vieux sergent. (BÉRANGER.) – 1584. Supplice d'un par-
ricide à Sparte. (Le criminel était exposé pendant trois jours et
trois nuits avec le cadavre de son père sur ses genoux puis on
le laissait mourir de faim.)
Loihikdkz (Charles-Auguste), né à Lille (Nord), élève de M. Souchon
2018. Un enterrement dans les Flandres. – 2019. Première rêverie;
paysanne du Nord.- 2020. La dévideuse (Nord). – 2021. Com-
mencement de coquetterie (Nord). – 2022. La promenade.
Mottez (Victor-Louis), né à Lille (Nord), élcvedeMM.IngresetPicot.
Méd. 3° cl. (Histoire) 1838. Méd. 2e cl: 1845. – 4 no-
vembre 1846. –
2316. Clytemnestre. (Electre. SOPHOCLE.) – 2317. Portrait de M.
D. ancien maire de Roubaix. 2318. Portrait d'homme.
2319. Portrait de femme avec son enfant.
SALOMÉ (Emile), né à Lille (Nord), élève de M. F. Souchou.
2792. Les fabricants de balais du Mont-Noir (Flandre française).
2793. Portrait de M. H. de L.
Wacquez (Adolphe-André), né à Sédan (Ardennes), élève de
M. E. Delacroix.
A Barbizon (Seine-et-Marne).
3099. Chasse impériale du 30 décembre 1859 dans la foret de
Fontainebleau.

Exposition de la société française de photographie


LE BLONDEL, à Lille.
860. Groupe de familles.-861 et suivants, Portraits.– 864, 865.
Cheval tartare positive sur verre positive sur papier. 866.
Diverses épreuves dites cartes de visites.

Si nous avons commis quelques oublis, nous nous ferons un plaisir de


îles réparer avec l'empressement impartial qui nous distingue. A bientôt
une appréciation, dans laquelle, si nous en croyons les plus récentes
nouvelles, – l'éloge trouvera la plus large place. Il paraît, en effet,
que les Flamands modernes se sont surpassés, et qu'il y a parmi les
oeuvres des plus jeunes d'entre eux de magnifiques promesses pour
•l'avenir; nous en acceptons l'augure avec enthousiasme.
L'honneur de ces résultats que tous nos amis se plaisent à constater,
ne revient-il pas de droit et de fait à l'éminent professeur des Ecoles
académiques de Lille, dont le nom vient d'être reproduit, à côté des
noms des «'lèves qu'il a formés? C'est un hommage bien mérité que
nous rendons à la mémoire de M. Souchon; c'est aussi une bonne
fortune pour l'Ecole rie peinture de Lille d'être représentée au Salon
par des œuvres de cette valeur.
Le contingent littéraire du dernier mois est moins brillant; en fait de
publications nouvelles éditées à Lille, nous n'avons reçu que le
Vocabulaire dit Patois par M. Louis Vermesse, volume qui mérite
d'être signalé à l'attention des personnes que la littérature populaire
intéresse, et quelques chansons de M. Decottignies, dont la verve n'a
pas encore dit son dernier mot.
Un sujet que nous recommandons à la muse élégiaque des poètes lillois,
c'est la fermeture définitive et sans remise de la Nouvelle- Aventure.
Les fêtes du Broquelet ont, pour 'la dernière fois, attiré à la
Nouvelle- Aventure les familiers de la célèbre guinguette. En voyant
les trois personnages principaux de la comédie italienne immobiles
au-dessus de l'horloge dont ils étaient ie principal ornement en
voyant les terrasses dépavées, les murs lézardés et l'herbe envahis-
sant le terrain consacré à la danse; le monde joyeux des dentellières
et des filliers, des grisettes et des commis avait soupiré bien des fois
mais il ne pouvait s'attendre à la triste nouvelle. Cela n'est que trop
vrai, la Nouvelle-Aventure avec ses orchestres et ses quadrilles, avec
ses promenades de charmilles séculaires disposées en éventail for-
mant des labyrinthes, des clairières, des bosquets et des gloriettes i
la Nouvelle-Aventure va disparaître Les jeunes gens seront
una-
nimes pour maudire la mesure qui va les chasser de cette enceinte,
dernier refuge de nos fêles populaires; bien des hommes,
graves
aujourd'hui, regretteront les charmants souvenirs que l'aspect de ces
jardins éveillait dans leur esprit! On nous dit quel'emplacement de
la Nouvelle-Aventure doit être occupé
par une école N'y a-t-il donc
pas assez de terrains libres dans les communes annexées, et faut-il
absolument détruire avant de rien édifier? Nous pourrions crier
au
vandalisme; mais si les sages et belles paroles de Ronsard n'ont pas
arrêté la hache des bûcherons nos paroles opéreraient-elles ce
miracle? Ç'en est donc fait! aimables dentellières, le municipal va donc
se placer, comme l'ange (le la fable biblique, à l'entrée de ce nouveau
paradis perdu. et cependant vous n'avez pas mangé la pomme!
Vous n'irez plus au bois, les lauriers sont coupés
Comme fiche de consolation, il vous reste YArbonoise et ses
barquettes. Mais voici encore une triste nouvelle nous recevons la
lettre suivante
A Monsieur le Directeur de la REVUE DU Mois.
« Monsieur, vous connaissez, du moins de réputation, une petite
rivière qu'on appelle l'Arbonoise, et qui coule aux portes de Lille,
sinueuse, au milieu de bois et de prairies. Là, vous le savez, depuis
un temps immémorial, le bourgeois de Lille vient se livrer aux inno-
cents plaisirs du canotage. Eh bien monsieur, j'ai le regret de vous
l'apprendre, désormais l'Arbonoise vous sera fermée. Le pont d'Es-
quermes que l'on a construit il y a quelque temps, n'est qu'à demi
un pont il se dresse comme une barrière devant les canotiers lorsque
les eaux sont hautes; et lorsqu'elles sont basses, il ne peut être franchi
qu'avec d'extrêmes difficultés. La crainte que j'avais de me faire des
ennemis des constructeurs de ce viaduc m'avait seule empêché jusqu'à
ce jour d'attirer votre attention sur ce point, ou, si vous le voulez, sur
ce pont; mais une considération plus grave me force à vous en entre-
tenir. En effet, monsieur, d'aucuns prétendent que ce pont n'a pu être
bâti de la sorte qu'à dessein, à l'instigation des influents propriétaires
riverains de l'Arbonoise, qui, depuis la construction de ce barrage, t>e
trouvent seuls usufruitiers d'une rivière commune à tous. Une pareille
accusation, quand elle se répand dans le public, doit être vivement com-
battue le meilleur moyeu de la faire tomber, n'est-ce pas de jeter bas le
pont d'Esqnermes? Je m'adresse à vous pour obtenir ce résultat, bien
certain que dans cette circonstance vous ne me refuserez pas l'imposante
publicité de votre journal. Le devoir du journaliste consiste porter à la
connaissance du public des abus qui, par leur peu de gravité, échappent
à l'attention de l'autorité. J'espère, monsieur, que vous voudrez bien
insérer cette lettre dans votre prochain numéro. Signaler un abus comme
celui-ci, c'est, je crois, le faire disparaître.
» Agréez, etc. » Un de vos
abonnés. »
Nous nous engageons a faire une rigoureuse enquête sur les faits
que cette lettre expose; si le pont d'Esquermes est réellement un
obstacle au passage des bateaux, nous demanderons sa reconstruction
immédiate, et nous prierons nos confrères des autres journaux d'ap-
puyer noire réclamation. Un pont plus élevé ce sera, à la fin de
chacune (le nos Causeries, le delenda Carlhago (le la Revue du Mois.
E. E.

Géry Legrand.

l-i'lc, niip ite I, clelvrc Ducroi q


T\ LE FEUILLETON POSTHUME
DE HENRY BRUNEEL

Le douze novembre mil huit cent cinquante-sept, Bruneel ouvrait


ses" Causeries lilloises dans l'Echo dit Nord
ji* It^nous a semblé, disait-il, qu'il ne serait pas impossible de
par
{'»> tomber ici, chaque semaine ou à peu près, de quoi alimenter
-»– tflîe Causerie présentable. Le département du Nord est grand
» comme un petit royaume et la ville de Lille, son chef-lieu, constitue
» déjà un fort joli centre de population intelligente et remuante. Dès
» lors, il doit se passer dans ce milieu assez de choses dignes de
» remarque pour que,
de loin en loin, on puisse en causer honnête-
» ment entre
soi. C'est une expérience à faire. »
Vingt-neuf feuilletons furent ainsi remplis, mais le vingt-sept mai mil
huit cent cinquante-huit, Bruneel terminait sa Causerie par ces tristes
paroles « Je vous fais ici mes adieux avec toutes sortes de regrets
» -dans le cœur. Nous ne causerons plus ensemble de quelques
»
semaines, ainsi l'a décrété la faculté. On m'interdit pour quelque
» temps
de lire, d'écrire, voire même de penser. Quel supplice!
»
Mais il paraît que la vie est quasiment à ce prix; or, je veux vivre,
» ne
fùt-ce que pour être témoin de toutes les splendeurs que pro-
D
met l'agrandissementde Lille et en causer avec vous à cœur joie.
»
Du reste, j'espère bien que notre séparation ne sera pas de
»
longue durée. Je n'ai pas besoin de vous dire que du jour même
»
où la santé rentrera chez moi j'irai vous tirer par la manche et
vous conter tout ce qui me passera par la tête. Nos relations heb-
domadaires sont devenues pour moi un besoin, un goût impérieux
»
il a fallu bien des sommations médicales pour me faire capituler.
»
Enfin, de guerre lasse, je me suis rendu, je me décide à mettre pour
»
quelque temps ma plume sous la remise. Donc, au revoir et non
» pas adieu! »
Ce souhait ne devait pas se réaliser Quelques semaines après, le
neuf juillet, Bruneel mourait. On le voit, il était resté fidèle à ses
lecteurs, tant que ses forces le lui avaient permis; il avait, en effet,
à ce sujet, un sentiment du devoir et un courage portés à l'excès.
Il s'en exprimait ainsi dans l'une de ses Causeries (8 avril 4855)
«
La main qui écrit ces lignes a la fièvre; mais la tête qui les
» pense ne veut pas
subir la tyrannie du corps; elle résiste avec
»
énergie et prétend maintenir en dépit de tout sa liberté d'action.
» Votre causeur hebdomadaire n'a pas le droit d'être malade, lorsque
vous vous portez bien. D'ailleurs causer avec ses amis endort le
mat, suspend la stfuffrance. On en est quitte pour faire un peu
» de besogne d'avance pendant les moments de répit, de façon à ce
qu'en mettant les choses au pire on ait toujours au moins un
» feuilleton posthume. Je me figure qu'à Sparte les journalistes ne
» devaient pas agir autrement. En tout cas, une originalité de ce
» genre ne saurait que faire grand bien à la mémoire d'un écrivain. »
Eh! bien, cette originalité touchante, Bruneel a voulu l'avoir. D'une
main tremblante il a écrit le Feuilleton posthume qu'on va lire et
qu'il a remis en des mains fidèles, afin d'en assurer la publication.

MA VIE
Je veux, à tout hasard, écrire moi-mème ma biographie, de peur
qu'après ma mort on ne m'en construise une toute de fantaisie.
Je suis né à Courtrai le 9 juillet 1807, de parents appartenant à
la haute bourgeoisie de cette ville. Mes premières années ne me rap-
pellent pas de faits précis, mais elles m'ont laissé le souvenir d'une
foule de sensations très vives. J'avais une bonne qui prenait plaisir à
conter les histoires do sorcières et de revenants, pratique détestable,
trop usitée partout, et qui exerce une influence bien dangereuse sur le
caractère des enfants. En effet, sous l'impression de ces récits effrayants,
je m'étais créé tout un monde fantastique devant lequel je tremblais
tout le jour et dont je rêvais chaque nuit. Pour ma bonne, ces terreurs
étaient un moyen de gouvernement; elle s'en servait avec succès contre
mon indocilité. Je me souviens qu'elle utilisa dans ce but la comète de
1811 la nuit venue, elle me montrait le météore du doigt en me disant
que si je n'étais pas sage, la comète allongerait sa queue vers moi pour
m'en fouetter. Certes, si cette triste éducation n'avait pas eu le contre-
poids que j'expliquerai plus loin, je courais risque de contracter dès
lors une poltronnerie incurable qui pouvait me rendre bien ridicule
plus tard. Par bonheur, il ne m'est définitivement resté de ces pre-
mières impressions qu'une sorte de prédilection pour les récits mer-
veilleux et les inventions dramatiques d'un lyrisme quasi-surnaturel.
Bientôt après, en 1814, la petite ville de Courtrai et ses environs
devinrent le théâtre d'une guerre acharnée. Tl ne se passait, pas de
jour que l'on n'entendit la trompette sonner, le tambour battre la
charge, la fusillade pétiller et le canon gronder. On m'enfermait alors
dans une chambre dont les fenêtres donnaient sur la rue, et, à chaque
instant, je voyais passer au galop, le sabre nu, des cavaliers effarés, des
artilleurs avec leurs canons et leurs caissons dont les ferrures faisaient
un beau vacarme sur le pavé, tandis que de longues files de tirailleurs
se glissaient en silence le long des murs. 11 passait là tantôt les uni-
formes blancs du corps de Saxe-Weimar, tantôt les dolmans bleus,
les colbachs noirs aux flammes rouges de l'artillerie de la garde impé-
riale, sans compter un superbe escadron de mamelucks dont les sabres
recourbés reluisaient au soleil: Chose étrange moi qui n'osais pas
traverser ma chambre, la nuit, sans lumière, moi qui suais de peur
en songeant aux revenants et aux farfadets, tout ce fracas meurtrier,
tout cet appareil formidable m'amusait énormément. Même, lorsque
passait une civière sanglante et qu'on ramassait des cadavres presque
sous ma fenêtre, cela ne troublait en rien mon impitoyable curiosité.
Bref, la guerre finie, j'étais passablementaguerri contre les vivants en
plein jour; mais les morts, les revenants persistaient à me terrifier la
nuit. Le hasard vint alors m'offrir le contrepoids dont je parlais tout
à l'heure.
J'étais faible de complexion, on jugea que la vie des champs m'était
nécessaire, et l'on me confia à mon grand-père maternel, qui habitait
la campagne. Ce vieillard était justement l'homme qu'il fallait pour
détruire l'œuvre de ma bonne. C'était un de ces patriarches ruraux
dont le caractère ferme et calme prend en pitié toutes les mièvreries
de l'éducation urbaine. Il ne se fut pas plutôt aperçu de mes peurs
superstitieuses qu'il se mit en devoir de les combattre par les plus
rudes épreuves. Il lui arrivait de m'éveiller au beau milieu de la nuit,
m'ordonnant de m'habiller, de prendre un gourdin de la plus belle
taille, de détacher le chien de garde, et d'aller, en la seule compagnie
de celui-ci, faire une tournée d'inspection à travers de vastes prairies
où les boeufs dormaient dans les hautes herbes. Il n'y avait pas à dire,
lorsque mon grand-père parlait, il fallait marcher. et je marchais,
d'abord comme un pénitent qui va au supplice, puis avec un peu plus
de résolution, puis enfin, l'habitude aidant, sans le moindre souci de
mes anciennes terreurs nocturnes. A force d'attendre en vain les appa-
ritions redoutées, j'en vins peu à peu à ne plus croire à la sorcellerie
enseignée par ma bonne. En moins d'une année, ce régime fortifia
chez moi le moral et, par contre-coup, le physique.
Cet assainissementgénéral opéré par la vie campagnarde m'inspira
dès tors le goût de l'existence active; je lui dois probablement le
germe de cette passion cynégétique qui devaitm'envahir plus tard. En
attendant, j'y puisais le dégoût de toute occupation assise. La vue d'un
livre m'était souverainement désagréable. Cette dernière impression
fut des plus tenaces, si bien qu'à l'âge de dix ans je ne savais pas
lire. J'aimais beaucoup à regarder les images, et ce fut là ce qui me
sauva des oreilles d'âne. En effet, on m'avait donné, en manière de
jouet et sans autre espoir, un beau Robinson Crusoë dont tous les
chapitres étaient accompagnés d'une gravure. Ces images étaient pour
moi des énigmes bien attractives, et pour en avoir le mot, je me
mis à piocher les lettres de leur légende. Je finis par savoir lire sans
avoir épelé; je lus Robinson Crusoë dix fois de suite avec une vo-
lupté indicible. Que de choses dans la vie dépendent du premier
livre qu'on a lu Robinson Crusoë est pour un enfant le livre le plus
sain que je connaisse. Comme cela vous place bien l'homme en face de
la nature! et comme on apprend bien à conquérir sa place au soleil,
avec l'aide de la Providence J'ai connu des enfants qui avaient com-
mencé par des féeries extravagantes, des romans 'musqués, des rêve-
ries poitrinaires, des mélancolies prétentieuses, et cette lecture les
avait énervés au point qu'ils ont eu bien de la peine à devenir plus tard
des hommes suffisamment trempés en virilité morale. Espérer en Dieu,
ne pas faillir devant le danger, avoir le cœur à l'ouvrage, et tendre la
main aux malheureux, cette morale est simple comme bonjour, et c'est
celle qu'enseigne Robinson Crusoë. Moi qui vous parle, si je n'étais
pas tombé du premier coup sur ce livre, j'aurais peut-être maltourné.
D'abord, je n'aurais jamais su lire, ensuite, puisqu'il faut l'avouer,
j'étais enclin à pas mal de vices qui m'auraient mené loin j'étais vani-
teux, colère et j'aimais à faire pleurer les gens autour de moi. Mon
despotisme pesait lourdement sur mes petits camarades, tout le voi-
sinage se plaignait de ravages opérés dans les jardins, de vitres
cassées, de joujoux détruits par jalousie et envie, de tracasseries sans
nombre suscitées au premier venu. C'est au point que, ne pouvant plus
me garder chez eux, mes parents furent forcés de me mettre avant
huit ans dans une pension, où, pour avoir la paix, l'instituteur me
dispensa de rien apprendre.
Mais finissons-en avec ces enfantillages qui n'intéresserontque ceux
qui aiment à étudier le fruit jusque dans la semence de l'arbre qui
le porte.
En pension, je vis les faibles battus par les forts, et le timide payer
pour le coupable ce qui me conduisit insensiblement vers la morale
peu édifiante que voici « Lorsqu'on n'est pas le plus fort, il faut être
le plus méchant. » En pension, il n'y a qu'un moyen de vivre en
paix avec les camarades, c'est de se faire craindre à force de horions
donnés et reçus, j'allais atteindre ce beau résultat, lorsque mes parents,
pensant que je me faisais trop vieux pour rester davantage dans les
classes élémentaires, me mirent au collége communal de Lille. J'y fis
toutes mes classes, et Dieu sait comment Dans le programme des
études classiques, il y avait des choses qui me déplaisaient et d'autres
qui m'agréaient, sans que je susse dire pourquoi ni comment. J'étais
tout feu pour celles-ci, et de la plus insigne paresse pour celles-là,
si bien que, dès la première composition, je fus dernier en thème et
premier en version. Je n'ai jamais pu obtenir le moindre accessit en
grec ni en vers latins; je n'ai jamais su le quart d'une leçon quel-
conque à réciter par cœur; les racines grecques surtout me donnaient
des nausées. Entretemps, je lisais en cachette beaucoup de livres fran-
çais pris au hasard, et même le journal l'Echo du Nord, dont on
enveloppait les envois de diverses natures que me faisait ma famille.
Par bonheur, dans cette lecture à l'aveuglette, j'eus la chance de
ne pas tomber sur un seul écrit obscène. L'Histoire universelle
de Bossuet, les Voyages du capitaine Cook, les romans de Cooper
et de Walter Scott, voilà les livres que je dévorais alors. Ce que je
lus de plus dangereux à cette époque, ce fut Gonzalve de Cordoue de
Florian, et bientôt après la Jérusalem délivrée du Tasse. L'épisode
d'Armide ne vaut pas le diable pour des rhétoriciens.
Quoi qu'il en soit, sans être de force à subir un examen de cin-
quième, je remportai en rhétorique le premier prix de discours fran-
çais et (qui le croirait?) le premier prix de discours latin. Je l'ai su
depuis, il y avait cinq gros barbarismes dans mon latin, mais la pensée
et la tournure de ma harangue étaient si vigoureuses et si chaudes qu'on
me proclama vainqueur en dépit de la grammaire.
Au sortir du collége communal de Lille, on m'envoya faire ma phi-
losophie à la célèbre université de Louvain (1825). J'y trouvais des
professeurs allemands admirablement forts en philologie, mais terri-
blement nuageux dans leur philosophie spiritualistc. Tous les cours,
voire même ceux de géométrie et d'algèbre, s'y professaient en latin.
Et dire quej'eus le courage d'écouter, de comprendre, bien mieux, de
parler moi-même dans mes examens cet idiome posthume, vieil instru-
ment de mes huit années de torture préalable Il en résulta, aux grandes
vacances d'août, un superbe diplôme en parchemin et en latin (toujours !)
qui déclara que j'avais subi non sine laudibus la terrible épreuve du
baccalauréat ès-lettres. (Au royaume des Pays-Bas, on appelait alors
un bachelier ès-lettres candidat en philosophie.)
L'année suivante, je devais commencer l'étude du droit; mais mon
père, avisant qu'il y avait plus d'avocats que de causes, me déclara
qu'il avait résolu de faire de moi un négociant. Mes débuts dans cette
carrière furent des plus malheureux; d'abord, mon père, qui était en
même temps mon patron, s'aperçut avec stupéfaction que son nouveau
commis, tout bachelier ès-lettres qu'il était, ne savait pas faire propre-
ment une addition de quelque importance, et que de plus l'écriture dudit
bachelier était complètement illisible. Il fallut recourir aux grands
moyens on fit venir un maître d'écriture, et le lauréat de rhétorique,
le bachelier ès-lettres fut mis au régime des jambages en gros, et par
la même occasion, on lui fit apprendre la table de multiplication et les
éléments de la tenue des livres. Notez qu'à cette époque j'avais déjà
commis quelque part un feuilleton à propos duquel il y avait eu un
certain bruit d'éloges dans Landernau.
Ce retour humiliant vers ces études de l'enfance n'éveilla pas en moi
une vocation décidée pour le négoce, et lorsqu'on m'admit enfin en
qualité de copiste dans les bureaux de mon père, mon horreur pour le
style épistolaire du commerce se traduisit en distractions, en inexacti-
tudes, en pâtés innombrables sur la copie de lettres confiée à mes soins.
On fit entendre alors à mon père que l'indulgence paternelle ne ferait
rien de moi il se résigna à me placer dans un magasin de Paris pour
yapprendrelecommerce. Voir Paris que les provinciaux mes contem-
porains se rappellent ce qu'était ce rêve d'or avant la vulgarité dont les
chemins de fer ont entaché ce voyage. J'étais comme cet esclave amant
de la reine Cléopâtre trois jours de liberté, de bonheur (l'Egyptien
n'avait qu'une nuit) dans Paris, puis la mort c'est-à-dire le ma-
gasin. Je grimpai leste et joyeux sur l'impériale des messageries Laffite
et Caillar d. Mes trois jours de Paris ne furent qu'un éblouissement
suivi de courbature, et le quatrième me trouva installé derrière un
comptoir de rouenneries, dans les magasins de la Fille mal gardée,
alors un des plus célèbres prix-fixe de la capitale. Je payais mille francs
de pension, je couchais dans le comptoir, je préparais les quinquets,
je drapais chaque matin les bandes de serge dont on ornait alors les
facades des magasins de nouveautés, je portais les paquets en ville,
j'allais chercher, rue J.-J. Rousseau, les cruchons d'eau minérale dont
usait la femme du patron, j'aidais un homme de peine à placer chaque
soir et à enlever chaque matin les lourdes devantures des vitrines d'éta-
lage je subissais enfin toutes les misères réservées aux aspirants
commis, qu'on désignait à cette époque par le pittoresque sobriquet de
nègres; et c'est ainsi que j'apprenais le commerce dans la maison
Grassein et Mauzé, sous l'enseigne de la Fille mal gardée, rue du
Roule, nos 9 et 11.
Ma vocation commerciale ne se dessinait toujours pas. Il est vrai
que pour me consoler j'avais tous les quinze jours un dimanche à
moi, mais, m'étant aviser, un de ces jours-là de m'insinuer au bal
du Prado, dans la compagnie de mes ex-pairs les étudiants ils me
repoussèrent en me jetant à la tête la foudroyante épithète de Calicot!
Calicot j'en rougis jusque dans le blanc des yeux; et encore, si
je m'étais contenté de rougir! je ne serais pas rentré ce soir-là au
magasin avec mes vêtements en lambeaux et un œil tricolore. Quoi
qu'il en soit, ni ces misères de tous les jours, ni cette affaire du
Prado, d'où mon honneur, sinon mon habit, était sorti sain et sauf,
ne m'auraient conduit au désespoir mais il me survint alors une
aventure qui fut pour moi comme le coup du grâce.
La femme d'un pair de France avait acheté à la Fille mal gardée
un beau service de linge de table qu'elle avait voulu expédier à une de
ses amies, en province; il s'agissait d'aller chez la pairesse faire un
petit ballot proprement ficelé. On me confia cette mission importante,
et, un beau matin je me présentai à l'hôtel de la marquise de
avec un rouleau de toile cirée sous le bras, une aiguille d'emballeur
et de la ficelle dans mes poches. Un grand laquais m'introduisit
dans une antichambre où trois ou quatre de ses camarades me reçurent
avec une sorte de morgue narquoise.
J'expliquai le but de ma visite; on prévint une manière de femme
de chambre, qui m'apporta le linge de table à emballer, et me voilà
entrain, à genoux sur le parquet, de construire mon ballot. Je mettais
la dernière main à la besogne, toujours dans la même position, lors-
qu'une porte s'ouvrit les laquais se courbèrent et je vis s'avancer
vers moi une jeune et jolie femme, dont la physionomie se caracté-
risait par un certain air de froideur nonchalante elle jeta un regard
distrait sur mon œuvre disant « C'est bien cela peut partir ainsi. e
Puis, s'adressant à un homme, tout de noir habillé, qui se tenait der-
rière elle, un intendant je suppose, elle ajouta « M. Durand
donnez-moi votre bourse. L'homme noir donne sa bourse, elle en tire
une pièce de cinq francs, et, se courbant vers moi, elle dit Tenez
mon ami, voilà pour vous. D Oh alors, le cœur me bondit dans
la poitrine, je me relevai comme -poussé par la détente d'un ressort
d'acier; une fois debout, mon regard rencontra celui de la belle
dame; je ne sais trop quel air je pouvais avoir en ce moment, mais
il y eut une espèce de désarroi dans la contenance de la noble pairesse.
La vuo de son trouble me rendit subitement à moi-même; toute
gêne intérieure cesse comme par enchantement; je tends la main
en souriant, je prends la pièce de cinq francs et saluant avec toute la
courtoisie dont j'étais capable, je dis « Mon Dieu madame, vous
vous trompez d'adresse, » et, remettant la pièce d'argent au grand
laquais, mon introducteur, j'ajoute « Tenez, mon ami, voilà pour
vous.» Ce fut comme un coup de théâtre; la marquise paraissait tout
interdite; le grand laquais se courbait devant moi, et je fis une sortie
magnifique, accompagné jusqu'à la porte de l'hôtel par mon grand
laquais toujours incliné.
Une fois dans la rue, mon cœur se détendit, et je me pris à pleu-
rer de honte « blon ami! Une femme du monde venait de me
traiter comme elle eût fait d'un commissionnaire auvergnat En ren-
trant chez mes patrons, je contai ma douleur à un commis, chef de
comptoir qui avait paru jusque-là me porter quelque intérêt il ne
me comprit pas. Ce vétéran de magasin voulut même me persuader
que pour faire son chemin il fallait avoir l'âme moins haute, et que
'dans le commerce, ces petites humiliations ne devaient préoccuper en
rien celui qui voulait faire fortune, etc.
Cette morale me toucha si peu, que si mes parents ne m'avaient
pas presque immédiatement rappelé chez eux, je crois, Dieu me par-
donne que j'aurais été bientôt piquer une tète dans la Seine.
Donc en 1829, je rentrai à Lille dans la maison paternelle,
atteint désormais d'un dégoût incurable pour certaines traditions de
négoce.
De 1829 à 1839, j'ai travaillé chez mon père et voyagé par toute
la France pour le placement de produits de sa fabrique de linge de
table et de coutils en fil de lin. Ce qu'il m'a fallu d'efforts, de cou-
rage, pendant tout ce temps-là, pour vaincre mes répugnances et faire
mon devoir, c'est impossible à dire et à croire. Le métier de commis-
voyageur surtout m'imposait tant d'héroïsme contre moi-même, qu'à
presque toutes mes grandes tournées je faisais une maladie en chemin.
Une seule consolation, durant cette rude épreuve, était la rédaction
clandestine d'une foule de feuilletons artistiques, dramatiques et autres
que je commettais à mes heures de liberté (les dimanches et fêtes
carillonnées).
En 1839, mon père nous céda, à moi et à mon frère, la suite de
ses affaires. Sous la raison sociale de MM. Bruneel frères, je devins
alors un des fabricants notables de la bonne ville de Lille, ce qui dura
juste dix ans, c'est-à-dire jusqu'en 1849, époque à laquelle la révolu-
tion de 1848 et quelque argent gagné me fournirent un prétexte plau-
sible de renoncer au commerce et de me livrer en paix à mes goûts
littéraires. Du reste, ma position de chef d'industrie ne m'avait pas
empêché, durant ces dix années, de continuer mes humbles publica-
tions de journal à l'ombre des initiales H. B. ou Henri B. Vint un
peu plus tard la loi Tinguy qui fit forcément de moi un homme de
lettres ainsi déclaré. Une fois ce grand pas fait, mon audace
ne
connut plus de bornes; je passai du feuilleton au livre; je commis
coup sur coup une Histoire populaire de Lille, un Guide dans la
ville de Lille, et un volume intitulé Épaves littéraires. En même
temps, j'aventurai ma prose et ma signature dans tous les journaux
et revues du département du Nord. J'abordai une revue de Bruxelles,
et une autre, le Messager de Gand, et je finis par m'introduire assez
convenablement, m'assure-t-on, dans les colonnes de X Illustration,-
un beau journal de Paris, s'il vous plaît lequel compte quelque chose
comme 30,000 abonnés, ce qui suppose deux millions de lecteurs.
Je m'aperçois ici qu'en racontant ma vie civile, j'ai oublié complè-
tement de parler de ma carrière militaire. Je suis entré en sep-
tembre 1830 au corps des canonniers sédentaires de Lille où je
devins lieutenant en 1834 et capitaine en 1845. J'assistai en curieux
et pour mon instruction au siége d'Anvers (1830), et en qualité de
volontaire aux affaires de juin 1848 à Paris; ce sont là mes seules
campagnes. Ce qui n'a pas empêché l'Empereur de me décorer de sa
main le 24 septembre 1854, sur le Champ-de-Mars, à Lille, et ce, a
dit le Moniteur, pour mes vingt-quatre ans de service au susdit corps
des canonniers sédentaires de Lille. Ce n'est pas ma faute si la
croix ne m'a pas coûté plus cher.
Encore un autre oubli J'ai contribué, en 1848, à fonder à Lille
une boucherie sociale, sous le titre de V Humanité, et vers la
même époque, l'Association musicale de Lille, qni me nomma son
président. Cette Association fit de la bonne musique et de bonnes
oeuvres au grand profit des artistes lillois pour lesquels elle organisa
une caisse de retraite et une caisse de secours; on n'a pas voulu en
avoir l'air, mais je soupçonne un peu que l'on a pensé à ces deux
actes-là en me décorant.
J'entends d'ici des gens qui disent Et votre cœur, qu'en avez-
vous fait? Contez-nous donc un peu l'histoire de vos amours? »
Halte-là! messieurs, j'ai toujours tenu ces choses pour tellement
délicates que j'estime qu'il est sot et pitoyable d'en parler et d'en
écrire. Vous ne saurez donc rien par moi là-dessus, sinon que je
me suis constamment efforcé de rester honnête homme au milieu
même de mes faiblesses. J'en ai été, du reste, récompensé par la
rencontre d'un coeur d'or qu'à l'heure qu'il est j'aime et j'estime trop
pour lui faire jouer un rôle explicite et expliqué dans ma biographie.
LUCIEN DE RUBEMPRÉ

Lucien Chardon, né, vers 1800, dans un faubourg d'Angoulcme


1
grande rue de l'Houmeau, était fils d'un ancien chirurgien des
armées républicaines, mis hors de service pour une blessure, et
établi pharmacien à Angoulême. Le père de Lucien avait épousé le
dernier rejeton de la famille des Rubempré. Après de vains efforts
pour arriver à la fortune, il mourut pauvre, laissant sa veuve et deux
enfants, Eve et Lucien, dans une profonde misère. Le frère et la
sœur furent doués de la beauté suprême; ils avaient reçu l'éducation
des riches. Leur vie se trouvait exposée à tous les dangers. Lucien
rêvait l'impossible; il ne pouvait accepter que la gloire. Sa mère et
sa sœur après avoir vendu la pharmacie, s'épuisèrent pour nourrir
cet idole, 'ce parasite fou de luxe qui allait tuer toutes les femmes
qui l'aimeraient. Au collège d'Angoulême, Lucien avait connu David
Séchard, l'imprimeur, et les deux amis (les deux poètes) se trouvent
rapprochés dès leurs débuts. Lucien travailla d'abord comme prote
chez David. Mais l'orgueil dévorait cette âme une condition modeste
ne peut lui suffire; il regarde et cherche au-dessus de lui; sa beauté
séduit Mme de Bargeton (Louise de Nègrepelisse), grande dame de
petite ville, artiste et prétentieuse, qui couronne d'amour et d'espé-
rances d'immortalité l'enfant sublime d'Angoulême le poète dont
la beauté était toute la poésie .pour elle. Elle le caresse en lui
con-
seillant ces jeux de souffrance qui mènent au malheur à travers les
voies avilissantes de la paresse. Lucien devient M. de Rubempré et
quitte l'Houmeau pour habiter le haut Angoulême. Ici commence une
ascension vertigineuse, au milieu des nuages flottants et des visions
trompeuses de la vanité. Il s'avance dans le monde en usurpateur,
enfant gâté qui demande le succès à la grâce de sa jeunesse, et qui
vivra des baisers de ses lèvres, espèce d'homme-femme,
sans dignité,
temps, j'aventurai ma prose et ma signature dans tous les journaux
et revues du département du Nord. J'abordai une revue de Bruxelles,
et une autre, le Messager de Gand, et je finis par m'introduire assez
convenablement, m'assure-t-on dans les colonnes de l'Illustration,-
un beau journal de Paris, s'il vous plaît lequel compte quelque chose
comme 30,000 abonnés, ce qui suppose deux millions de lecteurs.
Je m'aperçois ici qu'en racontant ma vie civile, j'ai oublié complè-
tement de parler de ma carrière militaire. Je suis entré en sep-
tembre 1830 au corps des canonniers sédentaires de Lille où je
devins lieutenant en 1834 et capitaine en 1845. J'assistai en curieux
et pour mon instruction au siége d'Anvers (1830), et en qualité de
volontaire aux affaires de juin 1848 à Paris; ce sont là mes seules
campagnes. Ce qui n'a pas empêché l'Empereur de me décorer de sa
main le 24 septembre 1854, sur le Champ-de-Mars, à Lille, et ce, a
dit le Moniteur, pour mes vingt-quatre ans de service au susdit corps
des canonniers sédentaires de Lille. Ce n'est pas ma faute si la
croix ne m'a pas coûté plus cher.
Encore un autre oubli J'ai contribué, en 1848, à fonder à Lille
une boucherie sociale, sous le titre de l'Humanité, et vers la
même époque, l'Association musicale de Lille, qni me nomma son
président. Cette Association fit de la bonne musique et de bonnes
œuvres au grand profit des artistes lillois pour lesquels elle organisa
une caisse de retraite et une caisse de secours; on n'a pas voulu en
avoir l'air mais je soupçonne un peu que l'on a pensé à ces deux
actes-là en me décorant.
J'entends d'ici des gens qui disent « Et votre cœur, qu'en avez-
vous fait? Contez-nous donc un peu l'histoire de vos amours? »
Halte-là messieurs, j'ai toujours tenu ces choses pour tellement
délicates, que j'estime qu'il est sot et pitoyable d'en parler et d'en
écrire. Vous ne saurez donc rien par moi là-dessus, sinon que je
me suis constamment efforcé de rester honnête homme au milieu
même de mes faiblesses. J'en ai été, du reste, récompensé par la
rencontre d'un cœur d'or qu'à l'heure qu'il est j'aime et j'estimetrop
pour lui faire jouer un rôle explicite et expliqué dans ma biographie.
LUCIEN DE RUBEMPRÉ

Lucien Chardon, né, vers 1800, dans un faubourg d'Angoulème


grande rue de l'Houmeau, était fils d'un ancien chirurgien des
armées républicaines, mis hors de service pour une blessure, et
établi pharmacien à Angoulême. Le père de Lucien avait épousé le
dernier rejeton de la famille des Rubempré. Après de vains efforts
pour arriver à la fortune, il mourut pauvre, laissant sa veuve et deux
enfants, Eve et Lucien, dans une profonde misère. Le frère et la
sœur furent doués de la beauté suprême; ils avaient reçu l'éducation
des riches. Leur vie se trouvait exposée à tous les dangers. Lucien
rêvait l'impossible; il ne pouvait accepter que la gloire. Sa mère et
sa sœur après avoir vendu la pharmacie, s'épuisèrent pour nourrir
cet idole, 'ce parasite fou de luxe qui allait tuer toutes les femmes
qui l'aimeraient. Au collège d'Angoulême, Lucien avait connu David
Séchard, l'imprimeur, et les deux amis (les deux poètes) se trouvent
rapprochés dès leurs débuts. Lucien travailla d'abord comme prote
chez David. Mais l'orgueil dévorait cette âme; une condition modeste
ne peut lui suffire; il regarde et cherche au-dessus de lui; sa beauté
séduit Mme de Bargeton (Louise de Nègrepelisse), grande dame de
petite ville, artiste et prétentieuse, qui couronne d'amour et d'espé-
rances d'immortalité l'enfant sublime d'Angoulême le poète dont
la beauté était toute la poésie pour elle. Elle le caresse en lui con-
seillant ces jeux de souffrance qui mènent au malheur à travers les
voies avilissantes de la paresse. Lucien devient M. de Rubempré et
quitte l'Houmeau pour habiter le haut Angoulème. Ici commence une
ascension vertigineuse, au milieu des nuages flottants et des visions
trompeuses de la vanité. Il s'avance dans le monde en usurpateur,
enfant gâté qui demande le succès à la grâce de sa jeunesse, et qui
vivra des baisers de ses lèvres, espèce d'homme-femme, sans dignité,
sans courage, âme avilie dans un corps d'Apollon. Il a composé deux
volumes à Angoulême, un roman, l'Archer de Charles IX, et des
poésies, les Marguerites. Pendant que sa sœur Eve et son ami David
Séchard se lient d'amour chaste et vont s'atteler au devoir qui mène
au bonheur, Lucien poursuit ses météores. Mrae de Bargeton l'em-
mène à Paris, lui promettant l'étoile au front après le baiser, la
gloire après l'amour. Il laisse à Angoulême la pauvreté et la vertu.
Sa mère et sa sœur prient pour lui, à l'heure du départ « Si jamais
tu oubliais cette scène, lui dit David à l'oreille, tu serais le dernier
des hommes. » – A Paris, Rubempré est saisi des avidités de la
renommée et des férocités du désir. (Le grand homme de province
à Paris; 2me partie des Illusions perdues.) Il trouve Mme de Bar-
geton provinciale auprès de Mme d'Espard. Mme de Bargeton, de son
côté, juge que son amant a besoin de se désengoidêmer. Lucien voit
Rastignac et Vandenesse; voilà ses modèles; arriver par les femmes,
voilà sa devise. Le bel adolescent se sent honteux de sa naïveté et
de ses inexpériences. Son coeur, recroquevillé comme ces feuilles des
bois pleines de chenilles sent se réchauffer et s'animer le nid des
mauvaises passions. Il faut qu'on le nourrise et qu'on meure pour
lui; il ne cherche pas un idéal d'amour, comme don Juan; il ne
poursuit pas les mystères de la tendresse; il veut satisfaire sa vanité
et se repaître de luxe. Il se met en quête d'un éditeur pour ses livres
et voit s'ouvrir devant lui les deux routes littéraires de notre époque.
Daniel d'Arthès l'introduit dans le fameux cénacle, fraternel et patient,
où il rencontre H. Bianchon, Michel Chrestien, Joseph Bridau. Tous
ces jeunes lutteurs se tiennent serrés l'un contre l'autre, visant à
l'œuvre sérieuse et fuyant les tâches faciles. Mais l'énergie dans la
misère n'est pas le fait de Lucien; Etienne Lousteau sera son véri-
table initiateur et l'entraînera dans le bas journalisme. Il aiguise sa
plume, se venge de ses dépits, fascine Coralie, une danseuse, et
tombe sans transition dans la dégradation luxueuse. Il se prélasse
dans le coupé de l'actrice et méprise Mme de Bargeton et Mme d'Es-
pard qu'il rencontre. La vie facile l'emporte. Cette fille entretenue
l'entretient. Peu lui importe. Il a horreur des privations. La vanité
le ballotte du théâtre au grand monde, des coulisses du boulevard
aux coulisses du faubourg Saint-Germain. Coralie se ruine pour lui.
Ne la paie-t-il pas assez de sa beauté et de sa jeunesse ? Il se
dégrade insulte d'Arthès, trahit l'amitié. Michel Chrestien veut
venger le cénacle et loge une balle dans la poitrine de Lucien, que
Coralie s'épuise à soigner et à guérir. A-t-il besoin d'argent? Il
pense à David et signe de faux billets du nom de son beau-frère.
Coralie s'éteint sur ce lit où elle a attendu la misère et la mort en
croyant se dévouer à l'amour. Pendant l'agonie de sa maîtresse,
Lucien compose des couplets bachiques qui doivent payer l'enterre-
ment. Epuisé, lâche, misérable, il pense à Angouleme, à sa sœur,
et part pour la rejoindre avec vingt francs que la bonne de Coralie
lui gagne en se prostituant. David est ruiné et en prison Lucien a
brisé cette existence de lutte honnête et de patience. Sa vanité impi-
toyable l'a rendu le fléau des siens (Eve et David). Il songe à mourir,
dit adieu à Eve et part décidé à se tuer. Sur la route Bordeaux il
rencontre Vautrin, sous les habits et sous le nom espagnol de l'abbé
Carlos Herréra. Vautrin répète à Lucien la leçon qu'il fit à Rastignac
chez la maman Vauquer (Père Goriot). Le galérien offre de l'ar-
gent à Rubempré, qui se sent renaître. Il envoie quinze mille francs
à sa sœur. Tout est sali, même le bien qu'il tente. La vie brillante
recommence pour lui. Nous le retrouvons, en 1824, avec la noblesse
des Rubempré, muni d'un blason et d'une arrogance nouvelle, éta-
lant sa beauté au bal de l'Opéra. (Esther heureuse. Splendeur et
misère des courtisanes.) Vautrin le suit comme une ombre; le
démon le possède. Esther Gobseck, la torpille, s'éprend de cet irré-
sistible enfant et subit cette fascination physique qui inspire à ces
malheureuses affolées des résolutions de dévoûment qui dépassent
quelquefois la vertu, en restant toujours le vice. Vautrin veut lancer
son protégé dans le grand monde et a résolu de lui faire épouser
Clotilde de Grandlieu. Lucien partage Esther avec le banquier
Mucingen (A combien l'amour revient auxvieillards) et gaspille cet
or honteux qui lui vient de toutes parts, le trésor des bagnes par les
mains de Vautrin les produits de la prostitution par les mains de
sa maîtresse. Au milieu de ces machinations et de ces crimes la
justice intervient. Esther se tue. Lucien est arrêté, comme complice
de Vautrin au moment où Clotilde de Grandlieu lui avoue qu'elle
n'épousera que lui. Tout s'écroule à l'heure du triomphe. Il a vécu
de sa beauté, a jeté à l'air malsain des alcôves sa paresse prête à
tout, et se pend de peur et de désespoir à la Conciergerie, malgré la
duchesse de 'Maufrigneuse et Mme de Sérizy qui se compromettent
comme des insensées, afin de sauver cet être adoré. Balzac a raconté
longuement la sinistre histoire de Lucien de Rubempré. Il a même
donné une variante au dernier épisode de cette existence, dans le
drame de Vautrin, qui n'eut qu'une représentation (4-4 mars 1840).
Là, Lucien s'appelle Raoul de Frescas, et Clotilde de Grandlieu porte
le nom d'Inès de Christoval. Qui de nous ne se souvient de l'avoir
rencontré ce hideux Adonis? Ses semblables ne se font pas tous
justice et ne finissent pas tous en prison. Vautrin réussit quelquefois
à leur faire épouser la riche héritière et d'amour en amour, de
grande dame en fille entretenue, de duchesse en actrice, après avoir
prostitué leur virilité et vendu leur beauté, nous les voyons blanchis,
vieillis, triomphants, respectés, corrompus au milieu des honneurs,
puissants par la plume, écrivains ou hommes politiques, rayonnants
de tous les prestiges de l'hypocrisie dédaignant d'Arthés, faisant
condamner Michel Chrestien par leurs tribunaux, prônés par Etienne
Lousteau oracles des salons de Mme de Maufrigneuse et de Mme de
Sérizy dont ils protègent les derniers amants, et se croyant autorisés
à mépriser les hommes. Sont-ils heureux? Je ne le crois pas.
Vautrin est toujours dans la coulisse; et quelque part, au fond d'une
province, il y a quelques braves gens qui se rappellent les débuts de
M. Chardon et qui sourient en entendant prononcer le nom de
M. de Rubempré, et qui disent « Ah! oui, le petit Lucien! nous
le connaissons Il a fait mourir sa mère de chagrin Il a failli ruiner
son beau-frère en signant des billets du nom de David Séchard, et
s'il est puissant aujourd'hui c'est grâce à Coralie et à Esther qui
l'ont fait vivre pendant longtemps! Ah! le petit Lucien! le premier
pain qu'il a mangé n'aurait pas été du goût de tout le monde! »
Laurent-Pichat.
ESSAI SUR LA CRITIQUE
EN MATIÈRE DE PEINTURE

TROISIÈME ARTICLE.

J'ai montré dans un précédent article, en citant la Bataille d'Eylau,


de Gros, comment le génie pouvait vaincre les difficultés que la repré-
sentation des faits contemporains impose à l'artiste.
Arrivé à la peinture qui s'inspire de l'histoire ancienne, des sujets
religieux ou allégoriques, je ne puis avoir la prétention de recommencer
l'analyse tant de fois et si bien faite des principaux chefs-d'œuvre
créés depuis la renaissance; mais, pour compléter cette étude, j'es-
saierai l'appréciation abrégée du talent des peintres contemporains, et
je choisirai1 les plus célèbres parmi ceux qui ont abordé la grande
peinture.
C'est surtout aux scènes de l'histoire ancienne et à l'allégorie que
Delacroix demande ses inspirations; ce qu'il excelle à peindre, c'est la
passion, c'est la vie; si sa forme est impuissante à atteindre à la subli-
mité des types, elle est suffisante pour traduire l'action et le mouve-
ment. Ses personnages sont incorrects parfois, ils sont vivants toujours;
chez lui les idées abondent, son inspiration est à la hauteur de tous
les sujets qu'il aborde, au point de vue pittoresque du moins il ne la
refroidit pas à la recherche des qualités qui ne sont pas dans la nature
de son talent. Par l'imagination, par la couleur, c'est un maître, sinon
à la même hauteur du moins au même titre que Paul Yéronèse et
Rubens. Le public aime en lui le poète inspiré, l'improvisateur bril-
lant et facile (il a le talent de paraître tel), qui passionne et éblouit par
l'abondance et la splendeur des images on le regarde comme on écoute
Berryer, et plus tard seulement, quand on n'est plus sous le charme
la réflexion intervient parfois pour formuler quelque critique. Dans
l'école moderne, il est sans égal par l'imagination et la puissance; son
exécution est si magistrale qu'elle dissimule toute trace de travail pé-
nible et qu'il semble que ses tableaux ont été peints d'un premier jet.
Je ne connais pas de plus grand défaut pour un tableau que d'in-
diquer un but et de n'y pas atteindre cette déception de promesses
non remplies, on l'éprouve bien rarement avec Delacroix. C'est que,
par la magie de son talent, il entraîne le spectateur et le maintient dans
l'ordre d'idées où lui-même s'est placé, et qu'en face de ses tableaux,
on ne songe plus à lui demander autre chose 'âque ce qu'il a voulu
dire. Pour contester son mérite, ce ne sont pas ses œuvres c'est
son système tout entier qu'il faut critiquer, et avec lui toute l'école
d'Anvers et de Venise, c'est-à-dire toute une face de l'art.
Il peint l'Entrée des Croisés à Constantinople, et du premier coup
d'oeil vous voyez ce qui l'a séduit dans un pareil sujet, et vous êtes
vous-même sous le charme. Dans cette scène des croisades, ce n'est
pas le côté religieux qui l'a préoccupé, il n'a pas fait de Constantinople
une étape vers Jérusalem, il a vu le côté pittoresque les rives célèbres
du Bosphore, les splendeurs du ciel d'Orient, la Méditerranée plus
bleue que le ciel, des costumes variés à peindre, des armures à faire
étinceler au soleil, des bannières éclatantes à déployer au vent, un
spectacle, en un mot, une fête pour les yeux, et cette fête il l'a donnée
tellement splendide, que, malgré les promesses du programme, l'admi-
ration est complète.
Dans des cadres restreints, son exécution gênée est moins harmo-
nieuse, et par une exception qui est mi éloge, c'est en exécutant sur
une échelle plus vaste, là où tant d'autres perdent de leurs qualités,
qu'il déploie, lui, toutes les ressources de son imagination. Son pin-
ceau, à l'aise dans de vastes compositions allégoriques, a créé, pour
les plafonds du Louvre et de l'Hôtel-de-Ville, des oeuvres qui resteront
comme le type et la mesure de son talent. Apollon vainqueur du
serpent Python, dans la galerie du Louvre, étincelle et brille, malgré
le blanc et les ors des boiseries et des sculptures. C'est le dieu de la
lumière qu'il a osé peindre, et, ainsi que le dieu, le coloriste a triomphé.
Certes, comme tableau, cette œuvre, qui appartient du reste à un genre
tout différent, ne peut se comparer à V Apothéose d'Homère- Elle
perdrait peut-être à venir tapisser la paroi d'un musée, mais comme
plafond, comme peinture décorative, elle est complète, et l'œil encore
charmé des chefs-d'œuvre des galeries, peut lui jeter un dernier
regard d'admiration en quittant le Louvre.
C'est la peinture religieuse qui a produit la plupart des chefs-d'œuvre
les plusincontestés.Antérieurement à la renaissance,Van Eych,Memling,
Cimabue, Giotto, ces créateurs de la peinture, ignorant des merveilles
de l'antiquité, n'avaient pu arriver, dans un art nouveau et par
leurs seules forces, à la perfection de la forme, mais ils ont produit
des oeuvres admirables encore aujourd'hui, par la puissance d'expres-
sion des sentiments religieux. Est-ce une raison suffisante pour faire
à ces artistes précisément un mérite de leurs imperfections, et pour y
voir, non une ignorance, mais un dédain cherché de la forme, un
parti pris ascétique, un mysticisme préconçu? L'esprit de système en
est arrivé pourtant à prétendre que ce mépris de la vérité était néces-
saire à l'expression réelle des idées spiritualistes et que Raphaël était
païen. Mais partout les évolutions de l'art ont été les mêmes; mais les
paiens, mais les Grecs eux-mêmes, avant Phidias, ont eu leur sculp-
ture symbolique, leurs formes religieuses conventionnelles et consa-
crées, et c'est précisément à l'époque où, avec Anaxagore, Socrate et
Platon, leur religion se spiritualisait, qu'ils sont arrivés à créer les
chefs-d'oïuvre qui seront l'admiration de tous les siècles. Et mainte-
nant que ces œuvres et celles de la renaissance ont fait l'éducation de
lous les yeux et de toutes les intelligences, l'artiste qui copierait cette
ignorance de l'art gothique, qui ne se sauvait que par sa naïveté, tom-
berait dans la grimace ridicule de la matrone qui voudrait jouer l'in-
génue.
Une des conditions premières de la peinture, c'est d'exprimer l'acti-
vité, la vie; or, la vie dans toute son énergie n'est possible que dans
des corps harmonieusement conformés.
Comme le dit Schelling, la grâce, qui est l'âme de la forme, n'ap-
paraît que là où la forme est assez parfaite pour la recevoir. L'art n'a
qu'un but sérieux, donner la perception de l'idéal, et toute imperfection
arrête l'imagination dans son vol et la ramène à la vulgarité humaine.
Une main déformée par le travail, un pied qui a foulé le sol, un sein
qui a nourri, un corps amaigri, sont autant de signes réels qui font éva-
nouir l'illusion artistique en rappelant la réalité.
La Source, de Ingres, est chaste dans son absolue nudité, parce
qu'elle est plus belle que toute créature. C'est par la création de
types physiques et moraux supérieurs à ceux que l'humanité place sous
nos yeux, que l'artiste entraînera avec lui ses admirateurs dans ce
monde idéal, d'où lui est descendue l'inspiration.
L'inspiration, ce sine quà non de tous les arts, c'est en effet la
vision de l'idéal, c'est-à-dire la possession complète, absolue par l'in-
telligence, du sujet à reproduire. Sans l'inspiration, et le génie seul a
le don de l'évoquer, le travail, l'imitation, produiront ces œuvres
glacées, dans lesquelles le critique s'étonne de n'avoir matériellement
presque rien à reprendre et qui pourtant laissent insensibles, parce
qu'il leur manque la grâce, parce qu'elles ont la grimace et non l'ex-
pression. Lafroideur, l'insignifiance de ces productions oùla science du
dessin paraît pourtant presque complète, sont devenues un argument
en faveur des gothiques, qui, eux du moins, savaient exprimer; c'est
que le génie marque toutes ses oeuvres d'une telle empreinte, que
l'insuffisance des formes ne peut la dissimuler. Dans tous les âges et
dans toutes les langues, aussi primitives qu'elles fussent, les passions,
les sentiments ont trouvé des mots sublimes, qui seront toujours compris
et admirés; mais la forme une fois conquise, elle ne suffit pas sans
l'idée, il faut que l'intelligence du peintre ait créé, avant l'exécution, son
modèle idéal, afin que sa main n'ait plus qu'à copier.
Chez les grands artistes, la facilité, l'improvisation sontle résultat,
parfois inconscient, d'un long travail de la pensée, qui a intellectuelle-
ment créé tous ses types; malheur à l'artiste qui, de sang-froid, veut
s'attaquer à la représentation du beau et du sublime, s'il n'a pas la
vision intérieure, mais, claire et distincte du tableau qu'il veut peindre:
c'est en vain que cent fois sur le métier il remettra son ouvrage
le travail apparaîtra seul il n'arrivera pas à fixer l'idée. Dans la pein-
ture comme dans la poésie, il y a beaucoup de versificateurs et peu
de poètes.
Pour les personnes qui ne se sont pas occupées un peu sérieuse-
ment de peinture, c'est un mystère inexpliqué que l'admiration des
connaisseurs pour les dessins des maîtres réunis dans les galeries du
Louvre ou dans notre collection Wicar si justement célèbre. Elles ne
comprennent pas l'enthousiasme éveillé par ces croquis au crayon ou à
la plume; la valeur artistique et pécuniaire qu'on leur attribue est bien
près de leur paraître une mystification/Pourtant,rien de plus justifié
que cette admiration parfois, mieux que les oeuvres dont elles sont
le point de départ, elles traduisent la pensée originale qui a inspiré
le tableau, et il arrive bien souvent que l'idéal s'y révèle en traits plus
visibles que dans les oeuvres achevées. La vie, le mouvement, la pas-
sion, s'y trouvent exprimés avec une énergie étrange et presque inex-
plicable au moyen de quelques traits de plume ou de crayon.
Je citerai comme exemple un dessin du Poussin que possède le musée
Wicar le Massacre des Innocents. L'enfant foulé aux pieds, le bour-
reau qui lève le bras pour frapper, la mère qui fuit en serrant son
enfant sur son sein et en jetant un regard de terreur et de pitié sur les
jeunes victimes, sont cent fois plus vrais, plus pathétiques que dans la
gravure placée à côté du croquis et qui est la reproduction du tableau.
La correction du dessin n'a été acquise ici qu'aux dépens de l'ex-
pression.
L'on répète tous les jours que la peinture, qui compte en France
tant de paysagistes et de peintres de genre, ne produit plus de tableaux
religieux. C'est une erreur. Comme l'a très judicieusement fait remar-
quer M. Léon de Laborde, dans la Revue des Deux-Mondes, jamais,
à l'exception de Lesueur, l'école française n'a eu de grands peintres
dans le genre religieux. 11 n'entre pas dans mon cadre modeste de
rechercher ici la cause philosophique de cette pauvreté; mais je ferai
remarquer que notre siècle sera encore celui qui laissera le plus d'oeuvres
sérieuses dans ce genre, et cela grâce aux peintures monumentales dont,
depuis quelques années, on a commencé à orner les églises. Parmi les
travaux de ce genre, ceux de Flandrin se placent au premier rang. Les
fresques de St-Paul à Nimes, de St-Germain-des-Prés et de St-Vincent
de Paul à Paris, réunissent les deux qualités de la peinture religieuse et
de la peinture architecturale cette dernière impose à l'artiste certaines
conventions dont il ne peut s'affranchir. Une doit pas, comme on l'a dit,
trouer le mur par la perspective; la dimension, la forme des espaces
à couvrir, l'éclairage particulier, ont leurs exigences dont le critique
doit tenir compte tout autant que le peintre, et trop souvent on a jugé
les fresques comme on jugerait un tableau. A propos des peintures de
Saint-Vincent de Paul, par exemple, quelques-uns ont reproché à la
composition de Flandrin le manque de mouvement, l'uniformité ils l'ont
accusé de monotonie ils auraient voulu que, parmi ces martyrs,
>
quelques-uns courussent à la mort plus à la française; mais, au
fond, ce n'est pas là une critique, c'est une opinion on a compris le
sujet autrement, moins bien, selon moi, que l'artiste, voilà tout. Ce ne
sont pas des épisodes de la vie des saints, des scènes de martyre
qu'il a voulu représenter; les palmes sont conquises! C'est le défilé
solennel des élus, pour lesquels la vertu et le sacrifice ont ouvert les
portes du ciel; toute trace de lutte et d'effort a disparu, il n'est resté
sur tous ces visages que l'expression d'une foi victorieuse et sereine:
voilà l'idée plus haute à laquelle a osé s'attaquer Flandrin. En s'inter-
disant l'action, en ne conservant comme élément de succès que l'har-
monie des lignes, la pureté du dessin, l'expression du geste et des phy-
sionomies, il exagérait les difficultés de son oeuvre; mais ainsi conçue,
elle convenait bien mieux, comme peinture architecturale, à l'espace
qu'elle était destinée à orner. Un tel parti pris permettait de donner
de l'unité à cette vaste composition qui marche parallèlement des deux
côtés de la nef. La longue frise de Saint-Vincent de Paul se serait diffi-
cilement prêtée à la représentation d'épisodes distincts, qui eussent
détruit l'harmonie, l'unité générale; par contre, elle convenait merveil-
leusement à ce défilé triomphal qui se détache sur le fond d'or de la
légende. Dans l'église, maison de la prière, Flandrin a écrit avec le
pinceau une litanie en action, le triomphe de la foi.
Je ne sais si Flandrin a peint sur toile des tableaux religieux, je ne
connais de lui que des portraits, et sa Jeune fille à l'œillet le place
bien prés de son maître, la plus glorieuse personnification de l'école
française moderne, le peintre du Martyre de, saint Symphorien.
Selon moi, la preuve la plus éclatante du talent et de la supériorité de
M. Ingres, c'est la nature des sujets qu'il a choisis et qu'il a su rendre.
Oser s'attaquer, et avec succès, à la représentation de la beauté pour
la beauté, sans le secours d'idées accessoires, c'est le summum de
l'art. La Vénus Anadyomène le groupe central de l'Apothéose
d'Homère qui comprend le poète avec l'Iliade et l'Odyssée, la Source,
la Victoire qui plane devant Je char de Napoléon dans cette autre apo-
théose de l'Hôtel-de- Ville suffiront à la gloire éternelle de l'artiste
qui, les ayant conçus, a su les exécuter. Dans ces oeuvres, pas d'idées
étrangères mais la recherche de la beauté pour elle-même; ce ne
sont plus, comme chez Flandrin, des formes humaines cherchant à
s'idéaliser par l'expression de qualités morales, c'est la forme parfaite,
l'idéal réalisé. Voyez la Victoire, par exemple, elle plane de plein droit
dans les airs; l'œil sans inquiétude la voit suspendue dans le ciel;
fille de l'imagination, elle appartient bien à ces hauteurs sereines où
•l'artiste l'a fait resplendir. Ce n'est pas une femme embellie qu'il a
enlevée dans les airs, c'est un type incréé, une vision de son génie
qu'il a fixée sur la toile sans la matérialiser.
Quand je me suis occupé des portraits, j'ai affirmé la supériorité
rationelle des œuvres d'imagination, en m'appuyant sur le caractère
individuel que forcément doivent toujours conserver les portraits.
Contemplez celui de M. Bertin c'est, parmi les oeuvres modernes, le
chef-d'œuvre du genre; comparez-le à la figure de la Victoire, et cher-
chons, par ce qu'ils expriment l'un et l'autre, à leur assigner un rang.
Le portrait de M. Bertin, c'est l'image d'un homme bon, réfléchi;
intelligent ces qualités, le peintre les a traduites en idéalisant le mo-
dèle autant qu'il était possible de le faire, tout en respectant la per-
sonnalité. Quant à la -Victoire, c'est une conception tout idéale,
traduite elle aussi, il est vrai, par des formes réelles, mais que l'ar-
tiste a su rendre tellement parfaites, que leur perfection affirme leur
origine idéale; d'un côté nous avons la représentation idéalisée d'un type
choisi appartenant à l'humanité, de l'autre une création surnaturelle
dont la vue nous provoque et nous aide à nous créer un idéal absolu.
Schelling a dit que la beauté, c'était l'infini exprimé par le fini. Si
l'on accepte cette belle définition, quelle que soit l'admiration que l'on
professe pour un portrait, on devra placer au-dessus de lui l'œuvre qui
arrive à une manifestation complète et satisfaisante d'un type incréé
alors la forme n'est plus une forme, c'est l'idée même visible (1).
Flandrin, Delacroix, Ingres, représentent chacun un côté différent de
l'art; tout parallèle entre eux serait sans but et sans utilité; leur dis-
semblance est précisément ce qui constitue leur originalité, le caractère
de leur talent, de leur génie; et les enthousiasmes comme les antipa-
thies qu'ils excitent correspondent, chez ceux qui les jugent, à des
manières de sentir et de comprendre conformes ou différentes de la
leur. Tout critique a naturellement ses préférences, mais l'étude sérieuse
et prolongée conduit en fait d'art à un certain éclectisme. Tout en res-

(U Hegel, citation de M. Chaigu t, page 475.


tant fidèle à ses principes; on apprend, vis-à-vis des maîtres, à les juger
au point de vue particulier de chacun d'eux, parce que l'on n'est juste
qu'à cette condition, et qu'un peintre n'est un artiste sérieux que lors-
qu'il travaille d'après son inspiration, et non d'après celle d'autrui. Hon-
neur à ceux qui boivent dans leur verre
En résumé j'ai affirmé, en commençant ce travail, que la connais-
sance du beau nous est donnée par le jugement, que l'expression de
l'idéal est la mesure de la beauté dans l'art, et j'ai cherché, dans une
classification raisonnée des différents genres de peinture et dans l'exa-
men de quelques oeuvres, les arguments à l'appui de mes affirmations.
Je voulais arriver à cette conclusion, qu'une oeuvre d'art est plus ou
moins parfaite, selon qu'elle possède plus ou moins la puissance d'ex-
pression, et surtout en raison de la valeur des sentiments et des idées
qu'elle exprime.
Je finirai en citant Gœthe Une oeuvre d'art parfaite est supé-
»
rieurc à la nature en ce que les objets épars y sont réunis en un
» tout,
et que les choses les plus communes même y ont leur signi-
»
fication et leur importance. La nature organise un être vivant, mais
»
indifférent l'artiste produit une oeuvre non pas vivante, mais signi-
»
ficative. Pour jouir de la nature, il faut que le spectateur y apporte
»
du sentiment, des idées, un sens; tandis que tout cela, il veut le
»
trouver dans l'œuvre d'art. Une imitation parfaite est impossible;
»
l'artiste imite plutôt la puissance qui a produit la nature que les œu-
» vres
produites par cette puissance il représente ce qui vit, ce qui
» est un, ce
qui émeut nos facultés, excite notre désir, élève notre
» esprit, la force, la vie, la forme, en un mot, le Beau. »
C'est glorifier dans un magnifique langage le rôle de l'idéal, et expli-
quer en même temps le charme des arts qui nous entraînent et nous
font vivre dans le monde de la fantaisie, du rêve et de la poésie.
J'ai tenté, non de donner à tous une règle, une mesure de jugement,
mais, je le répète, d'exposer le système personnel qui me guide dans
mes appréciations. J'ai senti, en étant à l'oeuvre, combien il est dif-
ficile d'exprimer une idée entrevue, et je sais que s'il est quelque
vérité dans la théorie que j'ai essayé d'exposer, je l'aurai plutôt laissé
deviner que mise en lumière.
H""
ÉTUDE LITTÉRAIRE
Sur1 la vie et les écrits d'Hlppolyto Rigault
Avez-vous lu la Chronique de quinzaine des DÉBATS? Telle était
il y a de cela quelques années à peine, la question que, périodiquement,
nous échangions tous en nous rencontrant; et, d'aucune part,' la réponse
n'était hésitante. Tout le monde avait lu la Chronique de quinzaine;
tout le monde avait lu les piquants articles intitulés Les quais de
Paris, Les étrennes, La politesse dans la critique, La morale ait
Théâtre, et cent autres dont les titres ne peuvent trouver place ici
et tout le monde aussi s'accordait à reconnaître que nulle part plus
de savoir ne se trouvait mêlé à plus d'esprit, ni moins de fiel à plus
de verve caustique. Ces charmants articles étaient signés Hippolyte
Rigault.
1.

Hippolyte Rigault, dont le nom restera longtemps dans les souvenirs


universitaires comme celui d'un brillant professeur, et toujours, nous
l'espérons, dans le monde littéraire, comme celui d'un de nos plus
ingénieux et de nos plus spirituels écrivains, était né à Saint-Germain-
en-Laye, le 2 juillet 1821. Il était fils d'un secrétaire de la mairie
de cette ville ses études classiques, commencées à Saint-Germain,
se continuèrent et.s'achevérent au lycée de Versailles, où il eut pour
proviseur M. Théry, aujourd'hui recteur de l'académie de Caen. En
ce temps-là l'Université m'avait fait l'honneur de m'envoyer comme
professeur de philosophie au lycée de Versailles et c'est là que je
connus Rigault et que j'eus la bonne fortune de le compter parmi
mes élèves. Sa facilité de travail était prodigieuse il comprenait tout
avec une merveilleuse promptitude et retenait tout avec une sûreté
de mémoire non moins étonnante. La faculté qui prédominait en lui
était t'imagination. Son professeur de rhétorique, mon ancien et
savant collègue au lycée de Versailles, M. Anot de Maizières, m'a
bien souvent raconté que lisant à ses élèves des vers de Lamartine, il
les donnait à Rigault à traduire immédiatement en vers latins, et que
l'imagination du brillant élève, puissamment aidée par sa grande con-
naissance de la langue de Virgile et d'Ovide, se tirait à merveille de
ce périlleux exercice.
En philosophie, où les élèves sont exercés, comme on le sait, à la
dissertation latine, il traduisait avec un bonheur infini, en style cicé-
ronien, certaines propositions leibniziennes ou même kantiennes, qui
pour tout autre que lui se fussent montrées rebelles à la langue du
De ojftciis et du De naturâ Deomm. Il me souvient qu'à cette
époque (et puissent ces bonnes traditions s'être maintenues au lycée
de Versailles), la Saint-Charlemagne n'était pas seulement un jour de
gala, mais aussi une fête littéraire. On déjeûnait, cela va sans dire;
mais il s'y mêlait quelque chose d'un peu moins matériel car, au
dessert, entre deux verres de champagne, on écoutait la lecture de
quelques pièces de vers latins ou de vers français, composés pour
la circonstance par les meilleurs élèves. Rigault, on le pense bien
était le héros de ces fêtes, et plus d'un d'entre nous a conservé de
lui des vers charmants.
Lauréat du lycée de Versailles, lauréat du concours général en
1840, par le prix d'honneur de rhétorique, puis, l'année suivante,
en philosophie, par le second prix de dissertation latine, Rigault
entra de plain-pied à l'école normale supérieure, où l'appelait une
vocation décidée; et, trois ans plus tard, il en sortait au premier
rang, et était reçu le premier à l'examen de licence, le premier
aussi au concours d'agrégation des lettres. Il n'avait encore que
vingt et un an et déjà il était professeur de rhétorique au lycée de
Caen. Mais son talent le rappelait à Paris; il y revint, après une
année seulement passée en province, et se vit chargé d'un enseigne-
ment au lycée Charlemagne. C'est là que vint le chercher le choix
d'un ministre dont le nom est resté cher à l'Université. On était en
1846, et M. de Salvandy, qui venait de créer l'école d'Athènes,
voulait y envoyer les jeunes professeurs les plus intelligents et les
plus riches en avenir. Rigault se trouva naturellement sur sa
liste, et son départ pour la Grèce était fixé au mois de février 1847,
quand, sur ces entrefaites, il fut choisi pour être le précepteur du
jeune comte d'Eu, l'un des petits-fils du roi Louis-Philippe, et fils
du duc de Nemours. Au lieu donc de s'embarquer pour l'attique, il
alla rejoindre aux Tuileries Antoine de Latour, Adolphe Régnier,
Courgeon, Paul Mesnard, tous sortis, comme lui, des chaires des
lycées de Paris pour devenir précepteurs des enfants royaux. Mais
le séjour de Rigault aux Tuileries ne devait pas être de longue durée.
La tempête de Février 1848 jeta dans l'exil Louis-Philippe et sa
famille. Après avoir accompagné à Clermont son jeune élève, Rigault
rappelé en France par les larmes de sa vieille mère, revint à Saint-
Germain, puis à Paris où il fut d'abord chargé d'une conférence
littéraire dans l'institution Sainte-Barbe. En 1849 l'Université lui
rouvrit ses rangs. A partir de cette époque, nous le voyons succes-
sivement chargé de cours au lycée Henri IV (devenu depuis lycée
Napoléon) puis professeur de rhéthorique au lycée de Versailles,
dans cette même classe où élève il avait obtenu de si brillants succès,
enfin, et c'était là dans l'enseignement secondaire son bâton de
maréchal, professeur titulaire de rhétorique au lycée Louis-le-Grand,
En 1856, M. Havet, professeur d'éloquence latine au collège de
France, l'ayant choisi pour le suppléer pendant un an dans son ensei-
gnement, ce choix fut agréé par le collége de France et par le
ministre, et ceux d'entre nous à qui il fut donné de pouvoir suivre
ses leçons, qui eurent pour objet les Pères de l'église latine, savent
quel succès il y obtint. Il est trés-regrettable que les leçons faites
au collége de France n'aient pu être recueillies.
Un article intitulé les Clémentines, qui se trouve au tome II des
Œuvres complètes de Rigault (1) et qui avait paru par fragments au
Journal des Débats (août et septembre 1858) peut donner une
idée de ce que fut cet enseignement.
L'année de suppléance au collége de France étant écoulée, on
s'attendait à voir Rigault monter dans une de ces chaires de la
Sorbonne, où tant de savants et de brillants professeurs avaient porté
ou portent encore la parole. Mais des obtacles imprévus surgirent.
Le jeune professeur ne reprit même pas la chaire de rhétorique de
Louis-le-Grand, dont il était resté le titulaire sa santé affaiblie par
un travail sans interruption et par cette vie fébrille qui est celle de
l'homme de lettres à Paris, lui commandait le repos. Retiré à Evmix,
dans la famille de sa jeune femme il s'attendait à rentrer bientôt
dans la vie active à laquelle le rappelaient tout à la fois sa carrière
universitaire à poursuivre et la chaîne de ses succès littéraires à
renouer, lorsque tout-à-coup ses amis apprirent avec effroi qu'il était
atteint d'une de ces affections nerveuses, qui s'attaquent surtout aux
organisations sensibles et délicates, ébranlées par le travail incessant
de la pensée. Les progrès du mal furent effrayants. Les dernières
consolations de la religion, destinées à rendre moins terrible le passage
de la vie terrestre à cette existence mystérieuse qui nous attend de
l'autre côté du tombeau, lui furent portées, à son lit de mort, par le
vénérable évêque d'Evreux et, quelques jours plus tard le 23 dé-
cembre 1859 sur une tombe qu'on venait de fermer ou eut pu
graver ce vers d'André Chénier, qui s'applique si bien à ces jeunes
et brillantes existences moissonnées prématurément par la faulx de
la mort
»
Je meurs», avant le soir j'ai fini ma journée. »

II.
Le 29 novembre 1856, un auditoire d'élite se pressait dans la
salle d'examen de la faculté des lettres de Paris. L'ancien lauréat

(1) Ces Œuvres complètes (quatre magnifiques volumes in-8, chez Ha-
olictte) se divisent ainsi qu'il suit Histoire de la querelle des anciens et
des modernes. Questions d'instruction publique. Discours prononcés
dans les distribuions de prix. Etude* littéraires et morales.– Nécrolo-
gie – Le tome I™ s'ouvre par une Notice biographique et littéraire, par
M' Saint-Marc-Girarriin.
du concours général, le professeur titulaire de rhétorique au lycée
impérial Louis-le-Grand, venait demander à la faculté le grade de
docteur, et, à l'appui de sa requête, présentait deux thèses, l'une en
latin, intitulée Luciani samotensis quce ftierit de re litleraria
judicandi ratio, l'autre en français, ayant pour titre Histoire de la
querelle des Anciens et des Modernes. Cette seconde thèse surtout
captiva l'attention, tout à la fois par la nouveauté du sujet, par le
mérite de la composition, et surtout par la manière dont la discussion
fut soutenue par le jeune candidat. Quand l'épreuve fut terminée, l'un
des juges lui dit « Vous venez de donner une fête à l'Université. »
En même temps, le doyen de la Faculté des lettres, l'honorable
M. Le Clerc, proclamait docteur celui dont la parole facile et brillante
venait d'enchanter l'auditoire; et quelques jours après, ce nouveau
grade, si magnifiquement conquis, ouvrait à Rigault, ainsi que nous
l'avons dit plus haut, le Collége de France, comme suppléant de
,M. Havet dans la chaire d'éloquence latine. Quelle était donc cette
thèse, qui avait toute l'importance d'un livre, sur la querelle des
anciens et des modernes? C'est ce que nous nous proposons d'exa-
miner avec quelque détail, par la double raison que ce livre qui
forme aujourd'hui le premier volume des (Euvres complètes de
Rigault, est resté le principal ouvrage de l'auteur, et que l'analyse
que nous essaierons d'en faire sera pour nous une occasion d'offrir à
nos lecteurs quelques aperçus sur l'une des principales phases de
l'histoire du dix-septième siècle.

III.
Respect au passé, foi au progrès telle serait notre profession de
foi, si nous avions à en formuler une sur la question qui fait l'objet
de ce livre, et tel paraît avoir été aussi le sentiment de Rigault.
Mais, dans l'histoire littéraire, comme dans l'histoire philosophique
et dans l'histoire politique, l'éclectisme tient habituellement peu de
place, et l'esprit de parti en tient beaucoup. Au lieu donc de recon-
naître que la tradition et le progrès répondent l'un et l'autre à un
besoin réel de l'esprit humain, on a mieux aimé le plus souvent pros-
crire le progrès au nom de la tradition, ou répudier la tradition au
nom du progrès, condamnant ainsi l'intelligence humaine ou à divor-
cer avec son passé, ou à s'immobiliser dans une stérile imitation.
La question, d'ailleurs, avait-elle été bien posée? Il est permis
d'en douter. Pour quiconque a foi au progrès, il est indubitable que
l'âge moderne pris dans l'ensemble des idées civilisatrices qui
constitue son lot, l'emporte sur l'âge ancien. Posée ainsi en termes
généraux la question cesse en quelque sorte d'en être une. Mais
essayez de la scinder distinguez l'art d'avec la science; et dès lors,
il vous deviendra possible, dans chacun de ces deux grands ordres,1
d'apprécier le mérite relatif des anciens et des modernes. Allez plus
loin divisez l'art en toutes ses branches, éloquence, poésie, beaux-
arts proprement dits et la comparaison entre anciens et modernes
devient de plus en plus facile, et conduit à des résultats de plus en
plus appréciables. Un dernier pas dans cette voie partagez chacun
de ces genres en espèces; considérez, par exemple, l'éloquence en
tant que politique et judiciaire; dans la poésie, à son tour, envisagez
séparément l'épopée, le drame, la poésie lyrique; et alors, dans cha-
cune de ces variétés rendues ainsi distinctes, comparez, si vous
voulez, Démothènes et Mirabeau, Cicéron et d'Aguesseau, Homère et
Milton, Eschyle et Corneille Sophocle et Racine, Euripide et Vol-
taire, Horace et Boileau, Anacréon et Béranger, Pindare et Lamar-
tine à moins pourtant qu'après avoir fait toutes ces distinctions vous
ne jugiez que chacun de ces grands représentants de l'éloquence et
de la poésie a dû être ce que l'ont fait, indépendamment de son génie
individuel, son époque, son pays, le milieu religieux et social dans
lequel il a vécu, et qu'ainsi il n y a pas de rang d'excellence à assigner
entre anciens et modernes, comme on pourrait le faire entre écrivains
d'une même époque, par exemple, entre Mirabeau et Barnave, Lamar-
tine et Hugo, Corneille et Racine, Florus et Tacite.
C'est donc d'une question posée, à notre avis, en termes beaucoup
trop généraux et trop vagues, qu'est sortie cette querelle des anciens
et des modernes, dont Rigault a écrit une histoire aussi savante que
piquante et spirituelle, et dans laquelle nous rencontrons comme
principaux acteurs, en -France Perrault et Boileau, Lamotte et
Mme Dacicr, et, en Angleteterre, Temple et Wotton, Dryden et Swift;
car la phase anglaise de la querelle, qui n'avait pas encore attiré
l'attention de la critique, a trouvé place dans le travail de Rigault, et
ce n'est pas un des moindres mérites de son livre.
IV.
Si le respect de la tradition était banni du reste de la terre, il
devrait, ce semble, se retrouver au sein des Académies. Et pourtant,
ainsi que le constate l'auteur de Y Histoire (le la querelle, ce fût de
l'Académie française que partit le premier acte d'hostilité contre les
anciens. Ces premiers agresseurs furent deux d'entre les quarante
immortels d'alors Bois-Robert et Desmarets.
Bois-Robert, et son ami Desmarets, l'un des cinq auteurs qui fai-
saient les tragédies du cardinal Richelieu pendant que, docile à sa
véritable vocation, le cardinal faisait du drame politique, avaient été
accueillis dans une petite société de beaux esprits qui se réunissaient
a jours fixes chez Conrart 'l'un d'entre eux, pour se communiquer
mutuellement leurs travaux. Bois-Robert, dans une de ces conversa-
tions matinales, où il racontait si comiquement à Richelieu la chronique
de la veille, et qui avaient fini par devenir pour le mélancolique
ministre une sorte de nécessité hygiénique vint un jour à parler à
Richelieu de cette réunion; et le cardinal trouvant là les éléments
tout constitués d'un société savante, en forma le noyau de l'Académie
française. Mais, tel est le besoin d'assemblées libres, que, presque au
même instant où la société Conrart se trouvait convertie en Académie
royale, une académie au petit pied, une sorte de société des gens de
lettres de ce temps-là, se formait dans la maison et sous la présidence
de l'abbé d'Aubignac. Que les premiers coups portés aux anciens
fussent partis de la société d'Aubignac, la chose eût été peu surpre-
nante car l'opposition est le rôle naturel de ces sociétés savantes
extra-officielles mais il en arriva tout autrement, et ce fut un membre
de l'Académie française qui osa le premier lever contre les anciens une
main agressive. Bois-Robert, dans un discours prononcé devant cette
académie, les attaqua avec violence, et compara Homère à un chan-
teur de carrefour. En même temps, c'est-à-dire vers 4669, Desmarets,
dans la préface du poème de Marie- Magdekine, et surtout dans son
Traité pour juger les poètes grecs français et latins ouvrait
contre le paganisme littéraire et mythologique cette croisade, continuée
en Angleterre par sir Robert Ascham et qui devait, en France, se
renouveler de nos jours sous le drapeau de l'abbé Gaume, dont nous
aurons peut-être occasion de parler un peu plus loin. Les accusations
que Perrault et Lamotte doivent un jour accumuler contre Homère se
trouvent déjà dans Desmarets.-Il l'appelle Homère Le babillard,- et lui
reproche son Achille aux pieds légers sa Junon aux yeux de
génisse, son Apollon qui lance au loin des traits, épilhètes oiseuses,
dit-il, et ridicules. Quant aux Dieux de l'Iliade, Desmarets rejette sur
Homère la responsabilité de leurs imperfections morales, comme si
Homère lui-même les avait inventés, et ne s'était pas borné à repro-
duire les croyances religieuses de son temps et de son pays. « Les
légendes, dit à ce sujet Rigault, s'offraient à Homère toutes prêtes et
toutes consacrées; il les a gravées en vers immortels. D C'est ce que,
dans son étroite et intolérante critique, n'avait pas aperçu Desmarets.
Sait-on à qui il adjuge la supériorité sur Homère et sur les anciens?
A Voiture, à Sarrazin, à des noms aujourd'hui plus oubliés encore,
tels que Malleville. Malgré ces extravagances, Desmarets a pourtant le
mérite d'avoir pressenti la fécondité littéraire du christianisme. « En
effet, dit excellemment Rigault, la littérature ne vit pas seulement
d'imagination; elle vit aussi d'idées et de sentiments; et si le paga-
nisme était plus favorable à l'imagination que le christianisme, de nou-
velles idées, de nouveaux sentiments surtout étaient entrés dans le
monde avec la civilisation chrétienne; l'esprit de l'homme s'était
étendu, son cœur s'était approfondi. En porfectionnantlecoeur humain,
la religion chrétienne a perfectionné le modèle permanent de la poésie,
et lui a offert de nouveaux traits à peindre, inconnus aux anciens. »
Tel est le jugement porté par Rigault sur l'influence littéraire du christia-
nisme et, par un écrivain qu'on a quelquefois accusé d'être un fils de
Voltaire (tils de Descartes eût été plus juste, ainsi que le faitremar-
quer dans sa Notice M. Saint-Marc Girardin), n'est-ce pas reconnaître
équitablement ce que le christianisme a fait pour la poésie et pour
l'art en suscitant dans le cœur humain des sentiments que le poly-
théisme d'Homère et de Virgile n'avait pas connus?
A ses derniers moments, Desmarets que Rigault, par une rémi-
niscence classique, compare à Amilcar faisant jurer à son fils Annibal
une haine éternelle aux Romains, confia à Perrault la défense et la
propagation de son œuvre
Viens défendre, l'orroull, la Franee qui t'appelle;
Viens combattre avec moi cette troupe rebelle,
Ce ramas d'ennemi?, qui. faibles et mutins,
Préfèrent à nos chants les ouvrages latins.
Comment fut exécuté par Perrault ce testament littéraire de Des-
marest ? C'est ce que nous allons sommairement exposer, en continuant
d'analyser rapidement le livre de Rigault, qui a écrit sur cette phase
de la querelle quelques-uns de ses meilleurs chapitres.

V.
Il y avait en ce temps-là à Paris, dans le monde artistique et
littéraire, une famille composée de quatre frères c'étaient les Per-
rault. Nicolas Perrault était entré dans les ordres ecclésiastiques.
Claude, après avoir été médecin, s'était fait architecte, et la colonnade
du Louvre est un monument immortel de son génie. Pierre, après
avoir été receveur-général, et s'être ruiné dans cette charge qui en
a enrichi tant d'autres, avait cherché des consolations dans la litté-
rature, et avait traduit Cassoni. Enfin, Charles, celui dont nous avons
surtout à nous occuper, le charmant auteur de Peau-d'âne et de la
Belle au bois dormant, exerçait sous le ministre Colbert la charge
de contrôleur-général des bâtiments du Roi. Ce fut Pierre qui, le
premier, ouvrit le feu contre les anciens, dans la préface d'une de
ses traductions. Ce premier acte d'hostilité ne fût pas heureux. Pierre
Perrault se fit admonester par Racine, qui lui reprocha ses bévues,
et lui démontra qu'il avait mal compris la tragédie d'Euripide dont il
parlait dans cette préface et qu'il avait pris Alceste pour Admète,
et réciproquement. Dans ce débat intervinrent, d'une part Claude
Perrault, et d'autre part Boileau le premier, par un apologue intitulé
Le Corbeau guéri par la Cigogne, ou l'Envieux parfait, dans lequel
il donnait à entendre qu'au temps où il était médecin, avant de deve-
venir architecte, il avait sauvé les jours de Boileau; le second, par
des épigrammes où Claude était traité de mauvais médecin devenu
mauvais architecte
Vous êtes je l'avoue, ignorant médecin,
Mais non pas habile architecte.

Ce n'était là, au reste, qu'une escarmouche, et c'est avec un autre


frère, Charles lVrrault, que vont commencer les hostilités sérieuses.
Le 27 janvier de l'année 1687, l'Académie française était réunie
pour célébrer la convalescence du roi. Tout à coup, Charles Perrault
se lève et donne lecture d'un poème intitulé le Siècle de Louis XIV,
et commençant par ces vers
La belle antiquité fut toujours vénérable
Mais je ne crus jamais qu'elle fût adorable.
Je vois les anciens sans plier les gtenoux
lis sont grands, it est vrai, mais hommes comme nous
Et l'on peut comparer, sans crainte d'être injuste,
Le siècle de Louis au beau siècle d'Auguste.

Dans le développement de ce petit poème, Charles Perrault, passant


en revue les grands écrivains de l'antiquité, les traitait, Platon et
Homère surtout, avec une grande liberté d'opinion, et finissait par
leur préférer non-seulement Malherbe et Molière, mais encore Régnier,
Racan, Voiture, etmêmeGodeau, Maynard et Sarrazin. On voit qu'il
exécutait à merveille le testament qui lui avait été confié; et l'ombre
de Desmarest, si elle errait ce jour-là autour de son ancien fauteuil
académique, dut en tressaillir d'aise.
A cette séance assistait Boileau, qui trépignait d'impatience, malgré
les efforts que faisait pour le calmer son voisin et confrère Huet, non
pas évêque de Soissons, comme Rigault le dit par erreur, mais abbé
de l'abbaye d'Aulnay, près de Caen, et depuis évêque d'Avranche.
Boileau cria de sa place qu'une telle lecture était une honte pour l'Aca-
démie. Toutefois, il n'essaya, ni ce jour-là, ni aux séances suivantes,
de réfuter Perrault, et se contenta d'épancher sa bile dans quelques
épigrammes du genre de celles-ci
Clio vint l'autre jour se plaindre au dieu des vers
Qu'en certain lieu de l'univers
On traitait d'auteurs froids, de poètes stériles,
Les Homères et les Yirgilcs.
Cela ne saurait être. on s'est moqué do vous,
Reprit Apollon eu courroux,
Où peut-on avoir dit une telle infamie?
Est-ce chez les Hurons, chez les Topinambous?
C'est a Paris. – C'est donc à l'hôpital des fous
Non, c'est au Louvre, en pleine Académie.
?

En même temps, Boileau donnait issue à sa mauvaise humeur dans


quelques lettres mentionnées par Rigault, et dont la date coïncide à
peu près avec celle de la séance dont il vient d'ètre parlé. C'est ainsi
qu'il a écrit à Brossette, qui lui avait annoncé la création d'une Aca-
démie à Lyon « Je suis ravi de l'Académie qui s'est formée dans
votre ville. Elle n'aura pas grand'peine à surpasser en mérite celle de
Paris, qui n'est maintenant composée, à deux ou trois hommes près,
que de gens du plus vulgaire mérite, qui ne sont grands que dans
leur propre imagination. C'est tout dire qu'on y opine du bonnet contre
Homère et contre Virgile, et surtout contre le bon sens, comme contre
un ancien, beaucoup plus ancien qu'Homère et Virgile. »
Une seconde et une troisième béance ne durent pas être moins
amères pour Boileau. Ce fut d'abord celle du 15 mai 1691, lors de
la réception de Fontenelle, neveu des deux Corneille, élu académicien
malgré Boileau et Racine. Après le discours du récipiendaire, et celui
de Thomas Corneille, qui recevait son neveu, Charles Perrault, qui
ne manquait pas une seule occasion de se poser en adversaire de
l'antiquité, lut un fragment de ses Parafes (encore inédits) des Anciens
et des Modernes. Enfin, le jour de la réception de M. de la Cha-
pelle, secrétaire des commandements du prince de Conti, élu membre
de l'Académie française à la place de Furetière, Perrault lut une
Epitre au Génie, qu'il dédiait, un peu trop libéralement, ce nous
semble, à Fontenelle, et dont plusieurs vers contenaient une allusion
directe à Boileau ¡
En vain quelques auteurs dont la muse stérile
N'eût jamais rien chanté sans Homère et Virgile.
Prétendent qu'en nus jours on se doit contenter
imiter.
De voir les anciens, et de les etc.
De son côté, Fontenelle venait de publier sa Digression sur les
Anciens et les Modernes. Selon lui, la question est des plus simples,
et se réduit à savoir si les arbres d'autrefois étaient plus grands que
ceux d'aujourd'hui; or, comme évidemment Il n'en est rien, Fontenelle
conclut que nous pouvons tous égaler Homère, Platon, Démosthènes.
Après avoir analyse cet écrit de Fontenelle, dont nous ne pouvons in-
diquer ici que 1 idée principale, Rigaull estime, avec raison, que la
question n'est pas si simple à résoudre que parait le croire l'auteur de
la Digression, et que, s'il la trouve simple, c'est qu'il n'en aperçoit
pas tous les aspects. Dans les travaux d'esprit, Rigault, ainsi que
nous le faisions nous-même en commençant, distingue deux ordres
celui des sciences et celui des lettres. Nous l'emportons dans les
sciences; s'en suit-il que nous l'emportions aussi en littérature? De
plus, en littérature, il y a bien des genres divers la philosophie,
l'éloquence, la poésie. Nous pensons être de plus profonds philosophes;
en résulle-t-il que nous soyons des orateurs plus éloquents, ou de
plus grands poètes? Fontenelle ne parait pas s'être inquiété de ces dis-
tinctions, qui, dans la question actuelle, sont cependant si importantes.
Revenons maintenant aux Parallèles des Anciens et des Modernes,
dont Perrault, ainsi que nous l'avons dit, avait lu un fragment à l'Aca-
démie dans la séance de réception de Fontenelle. Qu'était-ce que ces
Parallèles? Rien autre chose que le développement de l'idée qui sert
de principe au poème du Siècle de Louis XIV et à i'Epître au Génie.
Ces Parallèles sont écrits sous la forme dialogique, dont Fontenelle,
dans ses Dialogues des Morts, publiés en 1080, venait de donner
l'exemple, et qui d'ailleurs se prête merveilleusement bien à un sujet
de ce genre. La discussion s'engage et se poursuit entre trois .per-
sonnages, représentant trois types de la société d'alors, et perdus, ou
peu s'en faut, aujourd'hui un président, un abbé, un chevalier. Le
président a pour rôle de défendre les anciens, que, par parenthèse, il
défend fort mal. Ce personnage parait calqué, ainsi que le fait observer
l'auteur de l'Histoire de la Querelle, sur le modèle de certains inter-
locuteurs qui jouent un rôle monosyllabique dans les Dialogues de
Platon. A priori, on devine que le pauvre homme, tout président
qu'il est, perdra sa cause. Sous le personnage de l'abbé, on reconnaît
aisément Perrault lui-même, qui s'est adjugé le beau rôle. Quant au
chevalier, c'est un véritable chevalier d'avant la Révolution, tel qu'on
en rencontre dans les comédies rie, Dancourt et de Dufresny, spirituel,
moqueur, léger, frivole. Perrault le lance en avant, comme une sorte
d'enfant perdu, sauf à le désavouer ensuite, s'il en est besoin. « Je ne
garantis pas, dit-il dans la préface du second volume, toutes les viva-
cités du chevalier (comme si le chevalier disait autre chose que ce que
Perrault lui-même lui fait dire !), comme, par exemple, il soutient
que Socrate et Platon sont deux saltimbanques, et que Mézerai narre
plus exactement que Thucydide. Quoique ces propositions puissent être
vraies dans le fond, comme elles sont contre l'opinion reçue, je n'ai
pas estimé devoir les soutenir sérieusement. » Les Parallèles sont
divisés en plusieurs dialogues. Après l'architecture, la statuaire et la
peinture, dont Charles Perrault, en sa double qualité de contrôleur des
bâtiments et de frère de l'architectedu Louvre, se croit le droit de parler
magistralement, vient le tour de la littérature et de la poésie, et Charles
Perrault, prenant ici l'effet pour la cause, semble dire que c'est aux
universités que Cicéron et Virgile rloivent leur renommée. Quant à
Homère, on prévoit'bien qu'il ne lui fera pas grâce. La fable de l'Iliade
lui parait ridicule, la composition du poème défectueuse, les caractères
mal dessinés, les mœurs des héros grossières, celles des Dieux pires
encore. En ce qui concerne le style, il laisse au chevalier le soin de
le juger, et nous avons vu plus haut, en parlant de Socrate et de Platon,
que le chevalier n'y va pas de main morte. Perrault veut bien (quelle
concession!) reconnaître de l'esprit à Ovide, mais pas autant toutefois
qu'à Voiture, à Sarrazin, à Benserade. Descartes lui paraît infiniment
supérieur à Socrate, dont il ne peut souffrir le ton moqueur et iro-
nique. « Je sauterais volontiers, fait-il dire à son chevalier, aux yeux
d'un homme qui en userait ainsi avec moi. D Quant Platon, un de ses
grands torts aux yeux de Charles Perrault est de ne pas plaire aux
dames. C'est sur des raisonnements de cette force, dont le lecteur
trouvera le développement dans le livre de Rigault, que l'auteur des
Parallèles base la condamnation de l'antiquité.
Mais était-il bien compétent à la juger, et, avant tout, à la com-
prendre ? Ces splendeurs du règne de Louis -le-Grand, au milieu des-
quelles vivait Charles Perrault, étaient peu faites pour lui laisser, si
toutefois il l'eût jamais le sentiment de la simplicité antique; et,
quand il reproche à Homère d'avoir, au chant sixième de son Odyssée,
placé du fumier contre les murs du palais du roi Alcinous, on se sur-
prend à penser qu'il a pris pour type immuable la cour du roi
Louis XIV, et qu'il n'est mécontent du palais du roi des Phéaciens
que parce qu'il ne ressemble guère au château du Louvre, dont M. son
frère avait construit la colonnade. Les anciens, d'ailleurs, au temps de
Perrault, n'étaientguère connus et appréciés qu'à travers des traductions,
et quelles traductions La plupart des traducteurs étaient de la force du
Président Morinet, qui, s'extasiant sur les Olympiques de Pindare
devant M"10 la Présidente qui lui riait au nez, traduisait par Veau est
très bonne, li la vérité, ces mots âpwrov fiiv tôup, par lesquels le
poète Thébain avait exprimé tout à la fois une des plus vieilles
croyances théologiques et l'un des plus anciens systèmes philoso-
phiques sur l'origine des choses (1). Veut-on un autre spécimen?
Qu'on ouvre le livre de Rigault, et l'on verra, par une assez longue
citation, comment, en l'an de grâce d614-, un certain M. du Souhait
traduisait un des plus remarquables passages de Ylliade. Les traduc-
teurs mêmes les plus recommandables, tels que Perrot d'Ablancourt,
accommodaient les anciens au goùt de leur temps. Aussi, Boileau
remontait-il à la véritable cause, quand il disait un jour à l'abbé
d'Olivet « Savez-vous pourquoi les anciens ont si peu d'admira-
tenrs ? C'est parce que les trois-quarts de ceux qui les traduisent sont
des ignorants ou des sots. »
Indépendamment des traducteurs (alliés involontaire, il est vrai),
Perrault, ainsi que le fait remarquer l'auteur de V Histoire delà que-
relle, trouva encore pour auxiliaires les journaux, et notamment le
Mercure galant et les 1J1émoires de Trévoux. Le premier de ces
recueils, dirigé par un sieur de Vizé, esprit facile, mais léger, était
une sorte de gazette universelle, où, au milieu d'énigmes à deviner,
d'annonces de décès et de mariage de questions de morale, ou
même d'hygicuc, à résoudre, venaient se placer des nouveautés lit-
téraires. Le Mercure galant fut pour Perrault et les modernes contre
les anciens et Boileau Il en fut de même des Mémoires de Trévoux.
Ge recueil était dirige par les RR. PP. jésuites, et, à priori, il eût
semblé conforme aux traditions de la docto Compagnie qu'elle se
déclarât en faveur drs anciens. Mais, les anciens ayant le malheur
d'être défendus par Boileau et par Racine, deux amis de Port-Uoyal,
c'en fut assez pour ranger les jésuites et les Mémoires de Trévoux
du côté des modernes. Les jésuites se moquèrent de Boileau, qui
se moqua des jésuites, et la guerre dura jusqu'à la mort du satirique.
Ou peut lire dans les Œuvres de Rigault quelques-unes des épi-
grammes qui furent échangées entre Boileau et les Révérends Pères.
Plus tard, ainsi que nous le verrons, Boileau se réconcilia avec
Perrault, mais il ne pût jamais se réconcilier avec les jésuites. C'est
que, comme le dit judicieusement Rigault » Les mésintelligences

(I) Le sens de ci' passage de Pimlarc est que Veau est l'élément par excel-
lence C'est le système de Thulcs, d'après lequel l'eau est le principe di's
choses. – Consulter à ec sujet. Anstolc {Métaphysique, l l.oli III – Voir
aussi noire Histoire /te la philosophie innitnne.
individuelles s'apaisent, tandis que les inimitiés collectives sont irré-
conciliables.»
Avec les journalistes Jet les jésuites, Boileau avait encore contre
lui les femmes. La femme, suivant l'observation de Rigault est
née moderne. Ne sachant, sauf plus tard Mme Dacier, ni le grec
ni le latin, elles ne lisaient pas les anciens, et ne les connaissaient
que par les traductions peu faites pour leur en donner une bien haute
idée, ainsi que nous l'avons vu de Mme la Présidente Morincl, se
moquant tout à la fois de Pindare et de son interprète. Ces belles
dames vivant d'ailleurs au milieu des exquises délicatesses du dix-
septième siècle et de la cour du grand roi, n'auraient pu guère com-
prendre ce qu'il y a nécessairement de rude et de naïf dans les moeurs
antiques. Enfin, à leurs yeux, les anciens avaient le tort d'être défen-
dus par Boileau. Il y avait, on le sait, plus d'une raison pour que
Boileau ne fùt pas bien avec les femmes. 11 avait achevé de les mettre
contre lui par sa Dixième salira qui encore l'impopularité des
anciens en décidant à jamais de la disgrâce de leur défenseur. Combien
Perrault se montre plus adroit Au lieu d'écrire la satire des femmes,
c'est leur Apologie qu'il publie en 1694. C'était un coup de maître,
après lequel il pût s'écrier « Homère est jugé, il a les femmes contre
lui. » Mais en même temps qu'il défend les femmes, Perrault attaque
Boileau, et trace de lui un portrait peu flatté, auquel l'auteur de la
Dixième satire ne pût s'empecher de se reconnaître.
Qu'allait faire Boileau ? Car enfin, il n'était pas seulement attaqué
dans ses chers classiques, mais personnellement et les femmes, par
l'organe de leur chevalier, Charles Perrault, lui renvoyaient trait
pour trait, satire pour satire. Les amis de Boilcau le poussaient à la
réplique, et le prince de Gonli menaçait d'aller à l'Académie écrire
sur son fauteuil Tu dors, Brulus, Boileau se réveilla, et, compre-
nant que le temps des épigrammeb était passé, et qu'il fallait opposer
à ses adversaires de solides raisons il écrivit ses Réflexions sur
Longin. Cet écrit toutefois, ainsi que le fait très bien remarquer
Higault, était moins encore une défense des anciens qu'un réper-
toire des bévues commises par Perrault dans l'appréciation qu'il en
fait. Contre sens, fautes de style, fautes d'orthographe même (les
modernes devraient au moins savoir le français et l'orthographe), il
n'omet rien. Il prouve à Perrault qu'il a lu les anciens dans des
traductions sans prendre la peine de vérifier les textes, et qu'ainsi il
lui est arrivé plus d'une fois de leur faire dire précisément le con-
traire de ce qu'ils ont dit. Il analyse et commente à son tour le début
de la première Olympique de Pindare parodiée par Perrault, tra-
ducteur de l'école de ce Président Monnet, qui interprétait si étran-
gement l'àpiorTov fa» 5S«p. Enfin rétorquant contre Perrault le trait
qu'il en avait reçu dans l'Apologie des femmes, il' remarque, aven
non moins de justesse que d'esprit, que les pédants (Perrault l'avait
ainsi qualifié) ne sont pas Ics anciens qui détendent l'antiquité
parce qu'ils la connaissent, mais les modernes, qui l'attaquent parce
qu'ils t'ignorent.
Ce filtde Bruxelles que vint la médiation destinée à réconcilier les
deux adversaires. Le médiateur fut Arnauld, alors exilé dans les Pays-
Bas, et à qui Perrault avait envoyé son Apologie cles femmes. Après
avoir reçu une lettre d' Arnauld, Boileau avait envoyé dire à Perrault
qu'il ne tiendrait pas à lui qu'ils ne fussent amis. Le rapprochement
eût lieu sous les auspices de Racine et de Tallemant. Boileau écrivit
à Perrault une lettre, qui fut publiée pour la première fois en 1708.
Dans cette lettre, pour le texte de laquelle nous renvoyons à l'ouvrage
de RJgault, l'opinion de Boileau parait se rapprocher singulièrement
de celle de Perrault. Boileau y étahlit une comparaison entre le
siècle de Louis XIV et le siècle d'Auguste, dont il proclame la supé-
riorité dans le poème héroïque, dans l'éloquence, et même (ce qui
pst dc sa part un acte de modestie) dans la satire. Mais pour la tra-
gédie, pour le roman, pour la philosophie, l'antiquité lui parait infé-
rieure à l'âge moderne. H va jusqu'à dire que nos lyriques pourraient
tout au plus faire, dans la balance, un poids égal à celui d'Horace.
Mais où prend-il donc tous ces lyriques? Est-ce que, par hasard, en
écrivant ces lignes, Boileau songeait à son Ode sur ta prise de
Nontiir? Par tout ce que je viens de dire, continue Boileau, vous
vojpz, monsieur, qu'à proprement parler, nous ne sommes pas d'avis
différents sur l'estime qu'on doit faire de notre nation et de notre
siècle, mais que nous sommes différemment du même avis. Aussi,
n'est-ce pas votre sentiment que j'attaque dans vos Parallèles, mais
la manière hautaine et méprisante dont votre abbé et votre chevalier
y traitent des écrivains pour qui, même en les blâmant, on ne saurait
à mon avis marquer trop d'estime, de respect et d'admiration. »
Voilà donc la paix faite, et c'est fort bien. Mais qui payera les frais
de la guerre? Ce sera' Pradon ainsi qu'il apparaît par une épi-
gramme que Boileau composa a celte occasion, et que nous retrou-
vons dans le livre d'Hippolyte Rig'ault
Tout le trouille |io(:Uij'ic
A Paris s'en > .1 cesser
Perrault l'uiilip lubrique
Kl l)espre',mx homérique
Contentent a s'cmbiass'cr.
OiMini,
Comme
leur
Quelque aigiour qui les .iiiiine,
sculiinoiit.
eu* l'un l'autie on t'uslimp.
L/accoid m3 (<ul aisémi'iit.
Mon embarras est comment
On pourra finir la guerre
De l'iudon et du p.ulcne.
C. Mallet,
1m fin au prochain numéro,
POÉSIE

LE THÉÂTRE DES FOLIES -ÉTERNELLES

I.
Pouvant charmer les cœurs honnèles
Les petits et les triomphants
On voit près des marionnettes
Les poètes et les enfanls.
Mais je fais aussi votre ôlogo
Funambules des boulevards,
Et souvent, au fond d'une loge,
J'admire vos muets. bavards.
Quand vers vous le hasard me mène,
Avec votre chœur gracieux,
Je vois la Comédie humaine
Se dérouler devant mes yeux.

II.
Entrez! entrez! ce que l'on joue
C'est notre monde bien compris
Larmes aux yeux, fard à la joue
Passent Pieds-Plats et Beaux-Esprits.
Entrez, des crimes et des farces
Charment toujours les spectateurs;
Ce sont toujours mêmes comparses,
Mêmes décors, mêmes acteurs.
Entrez, le Docteur a la fièvre,
Le Commissaire est un voleur,
Le Capitan au cœur de lièvre
Tremble en parlant de sa valeur.
Entrez, loin de mettre une digue
Aux dépenses d'un héritier,
Aujourd'hui Cassandre est prodigue,
Le beau Valèrp est usurier.
Entrez, 'frissolin et Molière
Passent sur le même tréteau
Le mauvais livre est en lumière
Le bon livre est sous le manteau.

Entrez sous la feuille des treilles,


Tartufe, longtemps insulté
Cache des Vénus non pareilles
L'antique et sainte nudité.
Entrez sous d'élégantes formes
Se cachent les filous adroits.
Entrez les préjugés énormes
Sont au fond des cerveaux étroits.
Entrez c'est l'engeance éternelle
Les niais les cuistres et les fous
Dans leurs rangs est Polichinelle
Qui du front les dépasse tous;
Sur son torse quoiqu'on en dise
Le docleur fi ail a constaté
La hosse de la gourmandise
Et la bosse de la gaîté.
Echo du Falstaff de Shakspearo,
Du Panurge de Rabelais,
Parfois meilleur et souvent pire,
Ami du peuple lu nous plais

Ill.
Mais au milieu d'en\, sur les planches,
Golombinc monte à son tour.
Regardez ses épaules blanches,
Voyez sa jambe faite au tour.

Voyez le feu de sa prunelle


Sous le corset son sein qui bat,
Sa bouche où le rire étincelle..
Elle est prête pour le combat.

Quelle splendeur et quelle grâce


Quel ton hardi, quels airs discrets,
Que la pudeur, frèle cuirasse,
Protège mal tous ces attraits!
Tantôt c'est l'innocente vierge
Seulette, passant son chemin,
En cornette, en jupon de serge,
Un bouquet de fleurs à la main;

Et tantôt c'est la belle impure


Éblouissant tous ses amants
Avec la soie et la guipure,
Avec le feu des diamants

C'est la reine et c'est la griselle,


C'est la grâce et c'est la beauté
D'Hérodiade et de Lisette
Elle a les fureurs, la bonté.
Fausse toujours, tendre, inhumaine,
Touchant à la perfection
Est-ce l'amour, est-ce la haine?
Lequel donc? Thaï is the question.
Son cœur bat et l'amour l'enflamme
Elle captive tous les cœurs
Et Colombine c'est la femme
Avec ses sourires vainqueurs.
C'est l'être sage ou fol étrange,
Qui ne sachant rien est savant,
Qui tient du démon et de l'ange,
Et qui se donne et qui se vend.
On regarde avec épouvante
Cette femme qui tour à tour,
Épèlc à peine puis commente
Le livre sacré de l'amour.
Par mille traits elle taquine
Ses amants. Le cœur déchiré
Pierrot auprès de sa basquine
Comme Arlequin est attiré.

IV.

Et Pierrot, c'est lemaniaque,


Victime de sa passion,
C'est le poète élégiaquts
Qui croit à son illusion.
Les déchirant l'une après l'une
On le voit, raillant et rêvant,
Rimer des strophes à la lune
Et puis les déclamer au vent.

insensé jouant la folié


Comme Hainlel, Pierrot va parfois
Plein de vague mélancolie
Écouter les merles des bois.

Lorsque tout se cherche et se mèle


Sous la main de Dieu qui bénit,
Lui va cherchant l'âme jumelle
L'âme a qui son âme s'unit

II force sa muse, honteuse,


A. venir la nuit et le jour
Déclamer, chaste entremetteuse
Les tristes chansons de t'amour.

Puisque d'un chien ou d'une femme


La caresse a pour toi du prix,
Descends d'un pas, poète infâme,
Descends d'un pas dans le mépris,
Et devant une créature
Dont tu n'es rien que le jouet,
Viens, en bénissant ta torture,
Baiser la main qui tient ton fouet.

De toutes couleurs, et pour cause,


Arlequin est un intrigant.
Jamais son esprit ne repose
Son corps est souple connue un gant.

Par sou insolence profonde


II étonne, il amuse, il plaît;
Il est tour à tour dans le monde,
Maître orgueilleux ou plat valet.

Il rêve un palais dans son bouge


Car, un placet dans chaque main
Aujourd'hui blanc et demain rouge
Il compte faire son chemin.
t'ou) arriver a la fortune,
Peut-être aux décorations,
A la femme qu'il importune
H fait des déclarations,

Rosse Pierrot, dupe Cassandre,


Et réussit presque toujours,
Lorsque la toile va descendre,
A triompher dans ses amours.

V.

Du monde, ce sont les usages!


La fille au cœur énamoure
En dépit des conseils plus sages,
Épouse le fat chamarre.

Pierrot, lui, souffre le martyre,


C'est son destin, sombre et fatal
De riniaiHer une satyre
Et de mourir à FhôpitaL
Mais le funambule fantasque
Chaque soir, mettant ha))it bas,
Après la pièce ôte son masque
Dans te monde, on ne l'ôte pas.
Géry Legrand.
BIBLIOGRAPHIE

Le moyen, je vous prie, de ne pas remarquer un livre dont les édi-


tions se succèdent coup sur coup qui s'impose par sa réputation et
séduit par les splendeurs typographiques qu'il renferme; comment
passer sous silence un livre de contes lestement écrits et commentés
par le spirituel crayon de Meissonier. Chaque conte est précédé d'un
dessin; chaque dessin est un petit chef-d'œuvre voilà plus qu'il n'en
faut pour exciter l'attention. Cependant le lecteur comprendrait mal ma
pensée s'il allait croire que le principal mérite du livre qui m'occupe
réside plus dans le détail que dans le fond, dans le cadre que dans le
tableau, dans le dessin que dans le récit. M. le comte de Chevigné,
en écrivant ses Cotres ) cmo~- ( ) ), a puisé son inspiration à la source de la
gaîté gauloise, qui n'est pas encore tarie, quoiqu'on en dise. It a étudié
avec soin ses maîtres; il a compris tout ce que son genre offrait de
ressources il en a tiré parti avec une habileté incontestable. Je ne
connais pas, pour ma part, un genre plus véritablement français, un
mode plus national que le conte en vers, alors qu'il s'agit d'exprimer
une idée légère, un mot vif, une situation péritteuse. Le vers libre
s'allonge et se raccourcit, marche avec gravité et sautille, fantasque,
avec le récit qui se hâte ou se ralentit; il est bonhomme et précieux
tour à tour it dit ce qu'il faut dire et laisse deviner ce qu'on doit sous-
entendre à tel endroit il excite le rire et appelle le sourire ailleurs. Le
conte a chez nous ses règles, ses types, ses traditions que l'on doit accep-
ter et conserver c'est un :,cnre bourgeois, établi, considéré, en pos-
session d'état. On lui pardonne, à ce familier de la vie intime, certaines
peccadilles que t'en réprimande) ait sévèrement dans un autre; il a le
droit de tout dire sans f&cher personne. Comme t'opéra-comiquc a son
ténor bettàtre; son trial, peureux et bougon; son baryton, traitre et ha!;
sa chanteuse amoureuse et sa dugazon sentimentale, le conte a son mari
naïf, honnête, cocu, battu et content; son moine paillard, son curé bon
vivant, sa Lison ou Lisette friponne ou friponnette; il faut en prendre
son parti. Le conte a des immunitcs incontestables; il prend son bien
où il te trouve, comme faisait Matière. Ainsi je ne ferai pas un reproche
à l'auteur des C(w~. feHtOt's d'avoir rappelé dans son MsW f/M;'t<((M<
le conte de Bernard de la Monnoye, de l'Académie française, intitulé
La <<M<t~<<Mf. Dans le conte de t'académicien comme dans celui de
M. de Chevigné, un mari s'offre a subir, a la place de sa femme, la péni-

()) Les Co)t/e.< reMOM pur M. te comte Louis de Chevigné, dessms de


Meissonier, édition, 186). – Paris, Michel Levy.
teuce intUgée par le confesseur, et tandis que le révérend frappe tt*
pauvre mari, la bonne femme s'écrie
Sus donc.t)MH~ete.haj)jK'xtt))'L
CttjetuisgrM<e))M)crese.
Quel est, en effet, le but que doit atteiudre le coûte ? N'est-ce pas
d'exciter la ga!té en amenant une situation on un mot ridicules ou
comiques? Plus le mot est vrai, plus la situation est humain?, plus
l'histoire est arrivée, plus grand aussi est le succès du conteur. Pourquoi
ne suivrait- pas l'exemple de Henri Estienne qui, dans son Apotogie
pour Hérodote, a collationné avec soin les anas ayant trait a tarent
moinière, moinant de moinerie! Pourquoi se ferait-il scrupule de ~taner
dans un champ où mille mains ont noue tours gerbes? Un mot n'appar-
tient à personne il appartient à tout le monde. Le mérite du conteur
n'est donc pas précisément dans l'invention, mais dans la manière avec
taquette il tire parti d'une situation donnée. A ce compte, M. de Che-
vigné a parfaitement réussi. Son livre n'est pas seulement une merveille
typographique, un album ravissant de ravissantes mineures, c'est encore
un répertoire spirituel de ces histoires qui charmaient tant nos pères,
et avaient ie secret d'égayer leurs veittées. Ils les racontaient au dessert,
avec des variantes chaque famille avaient les siennes. Alors on riait
de monsieur )e curé et on allait à la messe, on médisait des femmes et
on ne les méprisait pas, on se moquait des maris beaucoup et on se
contentait de les tromper un peu. Si nous ne savons plus rire aujour-
d'hui, est-ce parce que l'on ne voit plus de femmes coquettes? de maris
trompés? de révérends paillards? Sommes nous donc de petits saints?
Je crains que nous ne soyons plutôt des tartufes. Je regrette ces contes
où scintillait la gaîté de notre p.'tys, et je sais un gré infini à M. de Che-
vigné d'avoir réhabilité le conte; je le préférerai toujours, malgré ses
scabreuses immunités aux catoobourgs par à peu près, aux mots de
Rigo]boche et même ceux de M. RavcL
Je ne sais Irop à qui l'on doit attribuer le luxe que l'on remarque
dans les livres nouveaux, luxe dont le hvre de M. de Chevigné onre un
si brillant exempte. Le public, un ranne qui aime a boire le bordeaux
dans un verre mousseline, a-t-il imposé son goûta l'éditeur? L'éditeur.
comprenant mieux la dignité des lettres a-t-il vu enfin que le meiiteur
tableau avait besoin d'un cadre qui le fit valoir? Encore une fois, je
ne sais, mais j'applaudis au luxe que je constate. Je voudrais voir re-
vivre ce respect, aujourd'hui perdu, que l'on portait autrefois au livre,
respect qui re,jaillissait jusqu'à fauteur. Autrefois, le livre était une de
ces propriétés dont on se défaisait diificitentent; il passait, non pas de
main en main, banal et macutë, mais de génération en génération, et
le petit-fUs trouvait sur ses marges )es commentaires de t'aïeuL Le
livre était t'ami de la maison, et la hiMiothéque avait sa place dans les
demeures comme la salle à manger. Alors le livre avait une valeur
intrinsèque et on le conservait précieusement à cause qu'il était pré-
cieux. Parmi les éditeurs qui ont le mictx compris l'avantage que pou-
vaient avoir pour certains ouvrages les luxes de l'édition, je dois citer
M. Tardieu. Je reviendrai souvent encore sur la petite hiMiothéque
f)u'i) édtte, aujourd'hui je ne veux parler (lue d'uue simple nouvelle (<)
La /<tft7~ </f C<K<f/nf/ par M. de Saint-Germain, auteur de la Z~gfMt</c
de r~ptH~ r~ ff~'e MK~~Mr~t.~ Jfignon, etc., petits livres qui
ont été vendus jusqu'à vingt mille exemplaires. La feuille de Coudrier,
que i'auteur de cette nouvelle conserve précieusement, c'est le prix
d'une bonne action. C'est le prix d'un bonne action qui n'a rien de bien
extraordinaire, de bien dramatique, je vous assure, et qui ne vaudra
pas A celui qui l'a faite une médaille de sauvetage ou une croix d'hon-
neur En lisant ce récit, bien des gens diront qu'eux aussi accompli-
raient cette bonne action, si l'occasion s'en présentait à eux! Sans doute.
Mais aller au-devant de t'occasion, se croire obligé de consoler une dou-
leur dont on a par hasard pénétré le secret; calmer une souffrance que
l'on n'a pas causée, et, pour prix des efforts tentés, pour récompense
honnête, demander un soutenir, une petite feuille de Coudrier, voilà ce
que bien peu de gens feraient. Heureux les hommes qui, dans un tiroir
mystérieux, ignore peuvent retrouver des souvenirs semblables à ceux
qu'évoque dans l'esprit de M. de Saint-Germain la feuille de Coudrier;
ce sont les gens véritablement heureux ceux qui méritent de l'être.
Mais ce n'est pas tout de ce petit drame, il y a le récit qui rappelle à
certains endroits l'heureuse inspiration de Xavier de Maistre. Avec de
pareils éléments de succès, le luxe de t'édition n'est assurément pas
nécessaire.
Si les petits livres sonta)a mode, les brochures sont l'engouement
du jour.
Je m'arrêterai un instant sur l'Art o~K'M'< et <o~<M(~), de M. Henri
Fouquier, car)esaton de 186) donne à cette protestation d'un critique
épris de la dignité de l'art, une actualité piquante. M. Fouquier combat
l'institution du jury, la théorie qui fait du peintre un accusé, lui parait
au moins singulière. H rappeUe qu'en !848 la libre entrée de l'exposi-
tion a permis à un grand nombre de peintres aujourd'hui célèbres,
alors proscrits, de se faire connaître ju~er et acclamer. Les diffé-
rentes argunientations établies en faveur d~t jury sont très )ogiquement
réfufées dans la brochure de M. Fouquier. Mais cet écrivain, convaincu,
ne se borne pas à attaquer le jury et une grande partie de sa critique
tombe sur le ministère d'Etat. L'Empereur est irresponsable de ses goûts
artistiques personnels, di) M. Fouquier, mais le ministère d'Etat est
le mandataire deb contribuahtes et son devoir est d'encourager tes
artistes sérieux, « de fixer en France des œuvres unanimement regardées
comme belles et comme devant anirmer et répandre parmi les étrangers,
la supériorité artistique de noire pays. Est-ce là sa préoccupationdans
te choix des artistes auxquels il s'adresse? » M. Fouquier examine ce
point délicat, et il finit par reconnaître que le ministère d'Etat sauve la
H''ando peinture, comme l'Odéon sauve la tragédie. M. Fouquier attaque
donc ce qu'on est convenu de nommer la grande peinture, la peinture

«) La /f!tt//e f<e Cot<a!)'/M', p.u'.). T. de Sa.int-Gcrmain; 5* édition. Paris,


)u)esTut'difu.
(2) Z,< o/'<<'<e/ et ~< ~'&e<~e SiUon de 1861, par Henry Fonquipr, Paris.
Dpn)u.
«Hicicite des églises et des casernes. Mais, il ne désespère pas cepen-
dant de l'art, il admire ce qu'il convient d'admirer le paysage moderne.
Là, pour lui est l'aurore d'une renaissance « Après les rêveries
de Corot, dit-il, nous aurons Michel-Ange, comme après les promenades
du mélancolique Rousseau, nousavons eu les hommes de la Convention.»»
Mais revenons aux livres. J'ai sous la main un beau volume
dont j'ai hâte de vous entretenir l'~M~c MM~e el <f<Mf)h~M<' de
M. Vapereau (1). Un homme qui consa're son temps à un travail de-
mandant l'érudition et l'abnégation d'un bénédictin, a droit a nos éloges.
L'.4KM~e HtMrmre de M. Vapereau n'est rien moins que le répertoire
des principales productions de la littérature française, ce n'est pas un
catalogue banal où se trouvent consignés les succès de la librairie et du
théâtre c'est une critique éclairée qui s'occupe surtout des tendances,
de la marche de l'esprit humain, et qui facilite ainsi le progrès des
idées. La poésie y trouve ses aspirations aiurmées, le roman, sa mora-
lité discutée, le théâtre, ses succès jugés; la critique elle-même s'y voit
critiquée. Pour comprendre la manière é)evée dont M. lapereau a rem-
pli son mandat, il sumt de tire les lignes qu'if consacre à la ~ei'!<e
M:fe~M<MKa<c qui avait pour principaux collaborateurs quelques-uns des
collaborateurs de la 7!H:MC dit Mois « C'était, dit M. Vapereau, c'était
» une œuvre toute de jeunesse, d'avenir, d'aspirations vers quelque
» chose de nouveau, de beau et de grand. On y sentait le souN!e révolu-
» tionnaire. Il s'agissait de soulever le monde, le monde moral mais
» sans se préoccuper autant qu'Archimede du manque du point d'appui.
» On appelait a grands cris l'idée, on rompait avec le passé; le mot
» d'ordre était Progrès. On avait la foi ardente, enthousiaste a quoi
» s'attachait-ette? Peu importe! C'était la foi. Voilà bien l'âge de
» transition où nous sommes voilà bien la dernière ressource morale
» d'une jeunesse généreuse chercher )a foi pour elle-même, sans savoir
» encore quelle religion est digne de ses légitimes ardeurs. » M. Vape-
reau termine ainsi l'article qu'il consacre à la revue de M. Carlos De-
rode Les jeunes choses, comme la A't'tM M~tM~'MM~, ont le privi-
» lége de ne mourir qu'en apparence, et pour renaître. Elles ne sont
» qu'endormies et l'on peut souhaiter d'avance la bienvenue a leur
» réveil. » – Bien que le ministère n'ait pas jugé à propos de donner à
M. Derode une autorisation de journal nous partageons, au sujet de la
~ci'Me t~t'rna/tOM~o, la foi robuste de M. Vapereau.
L'~itm~ HMCt'aM~ parait depuis trois ans. Ce recueil, continué dans
les mêmes traditions, composé avec le même soin, deviendra bientôt
une nécessité pour l'homme instruit qui désire se tenir au courant du
mouvement des idées, et il offrira des ressources précieuses a la critique
moderne.
G. L.

()) L'c'w~e /t'nt/'e pt <<tMo(~t<e. pM G. V.'pereau Pari~ Hachette


CHRONtQUE DU MOIS
Les Fêtes en province. Les plaisirs champêtres

Pour le uâneur, artiste ou poète, un jour de fête n'a d'effet


moral que par la physionomie, plus ou moins caractérisée, d'une popu-
lation subissant l'influence contagieuse du temps, de l'heure et du jour
consacré par la tradition. Pour lui un jour de fête, c'est la note
passionnée s'élevant au milieu de l'harmonie placide des choses.
Voilà pour l'imagination du poète voilà pour l'émotion de l'artiste.
Mais, en dehors de ce privilége de jouissances qu'il n'est pas donné
à tout homme de goùter -il est des besoins d'émotions physiques
qui constituent le plaisir pour la masse active d'une population
laborieuse. A Paris, un jour de fête, c'est le canon des Invalides, le
dénie sur le Champ-dc-Mars, l'illumination omcieUe et le feu d'arti-
fice obligatoire. Entraîne par le grand courant populaire, l'observateur
ne peut voir autre chose. En province, les jeux de la guerre ayant
moins d'éclat ont moins d'intérêt. L'administration y fait moins de
frais, et le public y supplée comme il peut une partie de la popula-
tion s'amuse en amusant l'autre partie. La population se transforme
en un moment en acteurs et en spectateurs. Parmi les premiers, il
en est qui éprouvent de grandes joies à se faire enfermer dans un
sac, et, to corps ainsi garotté, à tendre, avec des efforts presque
insensés, vers un but presque chimérique; il en est aussi qui, sur
les mâts enduits de savon, s'efforcent d'atteindre la timbale d'argent
eL toutes les splendeurs de cocagne qui les tantalisent; il en est
enfin qui, des heures entières, nagent et plongent pour saisir
quelques canards, étonnés d'abord puis, bientôt, épouvantés de tels
exploits. Parmi les seconds, je parle des spectateurs comme les
spectacles sont pleins de variété, chacun choisit celui qu'il préfère.
Les <~c~am~ écoutent les orphéonistes chanter; les &oM)'~coM se
pressent vers ~s tirs a l'arc et à l'arbal(''f<\ Le public a un faible
pour ces jeux renommés dans notre bonne Flandre; les grands dra-
peaux ondoyants, aux couleurs vives, présentant au u ilieu des devises
l'image brodée de saint Sebastien les costumes des archers, les
armes brillantes, le bruit du tambour, tout cela le séduit. L~~M<ës
~M?' l'eau passionnent les femmes les esprits légers s'attardent
autour du ballon de M. Godard; les esprits graves, les philosophes,
ne quittent pas le jeu de boules 7't'a/x< SK~~Mem~Mc M~M~as.
Les gens honnêtes, que ces plaisirs charment toujours, ont pu
les retrouver lors des fetes de Lille. Cependant, on a remarqué dans ces
têtes du peuple une décadence qu'il faut déplorer. En organisant les
jeux accoutumés, nos édiles ont paru obéir plutôt à un usage consacré
qu'à un élan de générosité sympathique qui, primitivement, se monlrait
de lui-même par le concours personnel de nos autorités municipales.
Un exemple suffira à montrer la vérité de ce que l'on vient d'avancer.
Qui de nous ne se souvient de cette .yoM~ s! ~'e<tM, ayant autrefois
tout le prestige d'une solennité imposante ? Une musique militaire
annonçait l'ouverture de la lutte, et tes rivaux avaient la bonne fortune
de partir en mesure, et les vaincus de tomber en cadence; une
estrade, drapée de couleurs tricolores où siégeaient, près (le nos
autorités, nos jolies femmes tout cet appareil éveillait l'amour-
propre des lutteurs, et donnait à ce plaisir du populaire une satisfac-
tion éclatante. Aujourd'hui, on ne voit plus rien que l'exposition
matérielle d'un combat excité par l'appât d'un gain. Pourquoi cette
~différence de mauvais augure? Un jour de fctc, il faut que les auto-
rités se multiplient, qu'elles se trouvent partout où il y a des eubrts
à applaudir et des succès à couronner. Il ne suuit pas de quelques
agents subalternes de la police. Il faut, ainsi que l'a très bien com-
pris M. le maire de Meaux, dans la pièce de M. Yarin, il faut que la
municipalité assiste aux exercices aux exploits des saltimbanques
improvises; il faut qu'à la fin de ces parades le Bilboquet de la situa-
tion puisse dire
– Monsieur et Madame le maire rst-il satisfait?
« Boum! Boum! ce sont deux détonations, el, prcsqu'aussitôt, deux
grandes lueurs dans le ciel. ctc'.Jencme donnerai pas la peine
de décrire le feu d'artifice traditionnel que nos artiuc'eux
artificiers tirent depuis cinquante ans. Si vous vouex savoir ce qu'est
un i<*u d'artifice classique, lisez l'article « Méry dans la ~o~M~<'
/<<<itM'~ de Monselet, ou plutôt allez au Pré-Cateian lillois, et gar-
dez-vous de médire de la province'On trouve tous les plaisirs cham-
pêtres aux </<n'~tyM de Lille, bittards anglais et c))evaux de bois
passons chemins illuminés et sentiers ténébreux passons encore;
restaurant nous y entrerons plus tard salle de spectacle en plein
air arrêtons nous. La salle brillamment illuminée est pleine les
peupliers eteves forment les muraittes, !e ciel constcité forme te plafond;
tfs jolies femmes sont placées dans les loges de verdure, les rossignols
et les fauvettes se tiennent au paradis et, comme les titis du boulevard,
ils animent par leurs saillies les intermèdes. On frappe trois coups, la
toile va se perdre sous les brandies des ormes qui soutiennent le
manteau d'arlequin l'orchestre crélude, et l'opérette commence.
M. Gourdon et M' Steindender excitent les bravos qu'ils partagent
avec les danseuses, gracieuses et jolies, qui-sont l'ornement de la
troupe de M.Hamei.ettes mertes eux-mêmes ne songent plus à siffler.
Il est dix heures, la pièce est jouée, le public assiège les omni-
bus, le jardin est désert. Allons au restaurant, demandons un plat
simple et distingue une omelette à la laitance de carpe, par exemple,
causons, et si vous y consentez, je vais faire le procès du public du
Prc-Catetan Mais comment trouvez-vous cette omelette ?-Louable-
Vous y goûtex pour la dernière fois. Le chef de cet établissement,
un etcve de Chevet, veut quitter ses fourneaux parce que l'on ne
lui demande que des )ufLcad(s et qu'il craint de se rouiller.- Ce serait
dommage –C'est !a faute du public qui n'encourage pas l'art sérieux.
– Mais, si le public s'éloigne à dix heures précises, etrentre souper
ct~x lui, c'est aussi la ftute de l'organisateur des plaisirs qui ne s'avise
pax de le tctenir. Vous avez peut-être raison franchement, la
soirée que nous venons de passer ensemble, ne me satisfait pas com-
plètement. Ce n'est pas assez de bons cigares de bonne bière et de
bonne musique, il manque ici la gaîté sympathique, l'entrain, la verve!
Tenez, ce joli feuillage, si tendre et si frète, devant lequel nous nous
extasions saus cesse, parfois il semble frissonner comme si le froid le
saisissait Faites vibrer sous l'archet le rhythme enchanteur d'une
valse de Strauss, et vous errez une poésie champêtre s'animer.
Lrs bats ne sont-'ls plus de saison? Craint-on d'etîarouchfr par
des éctats de gaité fantasque la bonne compagnie? Craint-on d'en-
tr'ouvrir la porte aux /emm~s /<~<M't~, comme dit M. Lévy? Cette
dernière crainte est la plus sérieuse et la plus ridicule. Je n'entrerai
pas dans une misérable question de police, mais je réclamerai les jouis-
sances permises aux honnêtes gens les bals champêtres
Garçon, de la bière!
Le garçon, qui a écoute Des mots, des mots, des HMM.
Le P/C~/aM n'a pas seul le privilège d'attirer les amis de la
belle nature; les bois de Plialempin et des alentours sont aussi les té-
moins de mélancoliques promenades et de doux ébats. Le chemin de
fer du Nord regorge de voyageurs, et les wagons manquent trop
souvent. Qu'on en juge
Dimanche 23, après une excursion champêtre, j'ai pris, le soir,
à Carvin, un billet de première classe. Les voitures étaient pleines,
et je fus forcé démonter dans un compartiment de seconde. Lorsque
l'on monte dans un compartiment de première avec un billet de se-
conde, le conducteur s'empresse de réclamer le prix supplémentaire;
vous n'ignorez pas ce détail. Lorsque j'eus exposé mon cas, j'ai cru
pouvoir réclamer à mon tour la différence existant en ma faveur. Le
contrôteur (celui-là n'était pas poli) me dit qu'il devait en référer à
un supérieur. Ici j'ouvre une parenthèse Nous avons une singulière
habitude en France, c'est de jouer continuellement au soldat nous
donnons au moindre de nos agents de police un sabre ou une épée;
les employés des administrations prennent le costume militaire, l'allure
militaire et la moustache militaire; qu'en résultc-t-it? C'est que ces
employés sont toujours trntés de vous traitor de ~/ctM, et ne voient en
vous que de vils bourgeois qui ne sont bons qu'à donner leur argent
et qu'on malmène impunément au nomd'une consigne brutale. Je ferme
la parenthèse; je constate qu'elle m'a valu un succès d'estime dans le
compartiment de seconde où je l'ai développée, et je poursuis.–Arrivé
à Lille, le contrôleur avait disparu. J'aime à croire qu'en allant ré-
clamer de guichet en guichet, de supérieur en supérieur, j'aurais fini
par rentrer dans mes fonds mais j'étais pressé. J'en fis le sacrifice,
tout en me promettant de terminer ma prochaine Causerie par cette
question L'administration du chemin de fer du Nord ne devrait-elle
pas aller d'etle-mémc au devant d'un remboursement dans les cas
analogues à celui dont je viens de parler ? E. E.
GeryLcg'an~
),i)!e,imj).).cfeht)'e-U<)erna)
~-J'

LE SALON DE 1861.

Ce qui frappe d'abord au salon, c'est l'absence des artistes les plus
renommes. L'éclat excessif et la mauvaise distribution de la lumière,
le voisinage dangereux des tableaux de batailles, des décors peints en
de l'exposition, éloignent et éloigneront chaque jour davantage tes
vue
hommes dont la réputation est déjà faite. Ils n'ont qu'a perdre à
envoyer des toiles consciencieuses et d'une facture délicate, lutter
contre d'immenses tableaux à effets mélodramatiques, à colorations
exagérées, étranges. Il faut, pour être entendu au salon des Champs-
Elysées, crier fort plus que parler juste, et les gens qui n'ont rien à
dire sont, là comme ailleurs, ceux qui crient le plus. Le jury, dont
les jugements ne sont pas toujours exempts de partialité et de fantaisie,
éloigne de son côté quelques artistes indépendants. Aussi, l'intérêt
des Expositions diminue-t-il de plus en plus. Cette année aucune
personnalité nouvelle et vraiment remarquable ne se révèle par un
coup d'éclat, et des artistes, très remarqués autrefois, sont en
décadence.
D'ailleurs, il y a peu à attendre de l'art en France pour le moment.
L'éducation de l'école de Rome la protection de l'Etat prodiguée
aux œuvres les plus inférieures, l'oubli trop fréquent de la dignité
humaine, le dédain des libertés, l'éloignement presque universel des
peintres pour ce qui n'est pas question de métier et de procédé
sullisent à expliquer comment, tant de gens sachant peindre, il y ait
si peu de vrais et de grands artistes.
Les peintres ont été quelquefois des initiateurs, mais le plus souvent
leurs couvres ne sont que le reflet embelli du milieu dans lequel ils
vivent. Les esprits sont fermés de nos jours à presque toutes 'les
idées grandes, généreuses plus de foi agissante et sincère et
presque plus de conscience, car l'individualisme de notre génération
n'est même pas soucieux de la liberté et du droit de l'individu. Aussi
l'art est-il sans théorie, banal, sans but impuissant à créer une
forme pour des idées nouvelles qui le touchent peu, il se réfugie dans
une foule de conventions dont il n'exprime que la lettre et devient
réaliste, classique, romantique, archaïque, pompéiste. Il n'a nul souci
de célébrer sur la toile les vérités éternelles chaque jour plus dis-
tinctement aperçues par la raison libre il brûle un grossier encens,
là, devant les filles entretenues là, devant les zouaves ici, devant
l'art grec selon M. Hamon ailleurs, devant l'art chrétien selon
M. Hatzc et partout, devant les commandes du ministère d'Etat.
La peinture religieuse, par la haute portée morale qu'elle devrait
avoir, altire tout d'abord notre attention. Les artistes du passé ont
toujours été dëa croyants leur grandeur est venue de là. Pour créer
une belle œuvre peu importe le Dieu qu'adore le peintre, il suffit
qu'il ait foi en quelque chose. Les peintres italiens, catholiques énivrés
des grandeurs papales, les peintres allemands, zélés réformés, quelques
peintres de ce siècle, qui paraissent croire en l'humanité plus qu'en
un Dieu en dehors et au-dessus d'elle, ont mis au jour d'admirables
pages. Ayant, par un travail spécial, soigneusement examiné les nom-
breuses peintures religieuses du salon, nous afiirmons qu'aucun rayon
de foi ne les illumine, à moins qu'on ne nomme une foi le respect
de traditions incomprises, la répétition mécanique de symboles aujour-
d'hui vides de sens, l'imitation aussi impuissante que servile de trois
ou quatre maîtres romains. Le christ moderne n'est ni un personnage
hiératique ni un personnage historique pour les artistes, ce n'est,
hélas! qu'un modèle blond surmonté d'une auréole et vstu contre
toute vérité, d'une robe romaine rouge et d'un manteau grec bleu
La peinture religieuse se meurt en France, faute d'une croyance qui
la vivifie la peinture d'histoire, la peinture de batailles sont f'n déca-
dence pour la même cause. Les commandes officielles, les honneurs,
les prix exhorbitants accordés à leurs œuvres, n'ont pas éveillé l'ins-
piration chez les peintres de batailles. Quand ils ne s'agit pas de
défendre son droit, sa liberté quand le soldat n'est pas un citoyen
conscient, mais un aveugle instrument qu'on pousse dans une partie
dont l'ambition seule a fixé l'enjeu, la guerre est une chose impie
aux yeux du chrétien, anti-scientifique aux yeux du philosophe. Elle
ne peut dignement inspirer l'artiste. La fureur brutale est le seul
sentiment qui éclate dans l'immense toile de M. Yvon, la Bataille
de ~/ën~o dont le public a fait une éclatante justice. M. Pils
n'a obtenu de succès qu'en exécutant, au lieu d'un tableau de ba-
taille, un tableau de genre, une manœuvre d'artillerie. Les qualités
exquises de la facture suppléent alors en partie à l'absence de sujet.
N'aimant pas ceux qui reproduisent les brutalités de la guerre et
peu ceux qui notent curieusement les aspects pittoresques, nous ne
citerons, parmi les quarante ou cinquante batailles du salon que
deux tableaux, le Carré )'(~M<<M~ ? C~M~'M, de M. Beltangé, et
les deux Blessés, de M. Protais. Les cavaliers autrichiens s'avancent,
le sabre haut, sur le carré d'infanterie les jeunes conscrits ont
peur, étendent leurs bras devant leurs yeux les rangs plient
au centre, le commandant jure et menace les vieux sous-officiers
poussent du coude ceux qui reculent; la discipline l'emportera sur la
pCM?'. Il faut féliciter le peintre d'avoir traduit un des aspects de la
guerre que notre gloriole ne veut pas voir. Il a bien fait de montrer
qu'avant d'être tué ou de tuer le soldat recule. Cette frayeur n'est
pas un crime c'est peut-être tout simplement la révolte de la cons-
cience que n'a pas encore trompée le sentiment faux de la gloire
militaire; après le passager enivrement de la bataille, -l'humanité
renaît, peut-être le remords. Voyez le tableau de M. Protais: la lutte
est finie seuls, au coin d'un tertre, deux blessés sont oubliés le
soldat français tend sa gourde vers l'autrichien qui se trame dou-
loureusement,en proie à l'horrible soif des blessés. Si leurs souffrances
se taisent un moment, ces deux hommes du peuple se regarderont
tristement et se diront: Pourquoi? J
Aux époques de favoritisme, le mérite individuel disparaît devant le
rang et la fortune. Les peintres de portraits ont rendu cette vérité
visible aux yeux. Ils s'inquiètent chaque jour moins de la figure
les accessoires, les uniformes, pour les peintres officiels; les toilettes
pour M. Dubufe et son école acquièrent une valeur égale souvent
supérieure à celle de la tète et du visage. La facture est la même
pour i'ceil d'un général et pour le pommeau de son épée, faute où ne
sont jamais tombés les maîtres et qui suffit à expliquer le peu d'intérêt
qu'inspirent les nombreux portraits du salon. M. Hébert, avec qui un
passé remarquable oblige à compter, n'a pas évité cet écaeil dans
le portrait en pied de la princesse Clotilde, tout l'intérêt est con-
centré sur la robe, spécialement sur le milieu du corps la tète est
effacée, les pieds existent à peine et le portrait tombe. M. H. Flandrin
a conservé la place qu'il a vaillamment conquise. Son portrait du
prince Napoléon est le seul morceaux de grande peinture qui soit au
salon. Un hazard malicieux a placé en face de cette oeuvre magistrale
le portrait du Pape Pie IX, d'une facture bizarre et mousseuse; il
y a entre ces deux peintures et ces deux caractères une opposition
qui n'échappe à personne. M. Amand Gautier a trois portraits en
pied qui indiquent chez leur auteur un grand talent d'observation
consciencieuse, et une science de peinture incontestable. Les tetes,
surtout dans le portrait du prince de San-Castaldo et du docteur
Cachet, attirent l'attention par l'intensité et l'effet; les détails sont
parfaitement traités. Quant aux autres faiseurs de portraits, ils sont
préoccupés de l'étude sèche du contour, sans rien de plus. Ils ne
cherchent pas à écrire la vie sur la toile, à dévoiler à demi l'homme
par le masque, à surprendre et traduire la passion. Ils brossent
des natures mortes. Ce n'est certes pas avec leurs oeuvres que l'on
refera un jour l'histoire, comme on l'a refaite avec IIolbein, Van"
Dyck, Tintoret, Titien et le grand Yélasquez.
Impuissants à réagir sur le présent, les peintres ont évoqué le passé.
Mais la plupart ne lui ont emprunté quo les détails de la forme.
M. Hamon, par exemple, le chef de l'école pompéistc, ne pouvant
s'élever jusqu'au génie antique, a cru emprisonner F antiquité dans les
caprices de son talent de second ordre. C'est à lui que nous devons
ces petits amours et ces improbables jeunes filles qui seraient mieux
sur des éventails que dans des cadres ces quiiiitesceiices amphigou-
riques dont le plus grand mérite est l'obscurité, et qui n'ont rien de
commun avec les lumineuses allégories grecques. Son école, mièvre
contrefaçon de l'antique s'est, en dénaturant la belle simplicité des
anciens, appliquée à se donner un semblant de vérité par une recherche
archéologique excessive. Elle a coiffé de bandelettes des jeunes filles
de la Régence élevant des cantharides, et revêtu de blanches tuniques de
lin des matrones qui lisent Crébillon fils elle a, comme Benserade,
mis l'antiquité en rondeaux galants. Cette année, le rébus exposé par
M. Hamon est plus compliqué que d'habitude, et sa coloration, molle
et criarde à la fois, plus désagréable que par le passé. C'est tout ce
qu'on en peut raconter. La foule s'arrête devant un tableau de
M. G. Boulanger, reproduction exacte de l'Atrium du palais romain,
que le Prince Napoléon possède aux Champs-Elysées. M. Théophile
Gautier, vêtu d'une chlamyde et couronné de fleurs, fait répéter une
pièce de théâtre à madame Plessy, déshabillée en romaine, et à quelques
acteurs et actrices des Français. Cette toile, où des tons rouges opposés
se livrent un affreux combat, a un grand succès– comment dirai-je?–
tic CMnos~e. La vie romaine est représentée d'une façon plus générale
et plus intéressante dans deux savantes aquarelles de M. M. Sand. Sous
itcs titres a<<K~ et <HactHMp<~M l'artiste érudit a recons-
truit un marché et une voie romaine pour y faire vivre avec ses
mœurs, ses costumes, la multicolore population de Rome sous les
Césars. M. Gérôme, après de longs errements à travers l'école pom-
péiste, avait exposé un tableau, la mort de Cesa~, où l'accessoire
n'avait qu'une place secondaire à côté de l'idée philosophique il est
retourné a son point de départ. Les ~MM: aM~'cs ne sont qu'une
étude des cages où l'on renfermait les poulets sacrés et le portrait
d'un bouffon du théâtre d'Offenbach. La P~')/K~ (levctnt ~'a~opaye
au moment où Mypérides la montre nue à ses juges, étonne tout d'abord
par la bizarrerie des détails archéologiques. Mais la vérité est absente
(le la figure principale qui devait avoir, dans sa nudité, la était le
tableau la chasteté des figures et la franchise des mœurs antiques.
Pour les vieillards, ils n'échappent pas tous à l'obscénité par le
ridicule. M. Gérôme a été infiniment plus heureux dans un panneau.
f{cm~'<MM~ /<HMM~ mo)'t~ Mme p~MtcAc A rcaM /bWc est une peinture
fine, enveloppée, avec des audaces de coloration très réussies, par
exemple un transparent blanc qui reçoit le jour au-dessus de l'établi,
et sur lequel les fioles d'acides s'enlèvent en silhouette.
Les pompéistcs reconstruisent le milieu extérieur antique et y
t'ont vivre des figures qui n'ont, en général, ni le type ni le sentiment
antique. M. Tissot et quelques autres artistes poussent l'archaïsme
plus loin. Ils copient les intérieurs, les meubles, les portraits,
l'architecture des XIV" et XVe siècle. Ils cherchent comment Cra-
nach, A. Durer, 'Lucas de Leyde dessinaient un arbre, un homme, un
animal, et, imitant comme une précieuse qualité ce qui n'était qu'une
impuissance de ces maîtres, copient leurs fautes avfc leur style. Il y a
au salon un dessin qui est une merveille du genre l'auteur a épuisé
ses peines et déployé une grande érudition à dessiner un lion et un
chameau, comme s'il n'avait jamais vu ces animaux. Un peintre de
talent, désespérant d'esquisser un bonhomme avec la naïveté du
gamin qui le dessine sur le mur de l'école, donnait, par avance, une
excellente leçon à ces artistes qui, pour avoir les imperfections des
premiers maîtres, n'en ont pas toujours la grâce. La reconstruction
du passé à l'aide de documents est une partie intéressante de l'art, mais
secondaire et dangereuse pour le goût. Un architecte qui bâtit une
gare, est, à mérite égal, plus grand que celui qui refait un temple
égyptien. M. Tissot, qui a bien traité le type de Marguerite, eût pu,
sans lui faire perdre son éternelle vérité, profiter des progrès accom-
plis depuis les premiers maîtres. Son œuvre y eut gagné d'être plus
vivante elle eût moins étonné, à coup sûr, mais plus ému.
Lorsque les romantiques traduisirent en prose, en vers, en pein-
ture, de toutes façons, la ballade de Bürger, les morts vont vite »
ils parlaient d'eux. Trente ans se sont à peine écoulés depuis l'époque
de leur triomphe et leur école est morte, après avoir porté ses fruits.
C'est grâce à leur horreur exagérée pour les toiles immenses et or-
données de David que l'on sait maintenant qu'un grand sujet peut
tenir dans un cadre médiocre. Ils ont mis à la mode le tableau de
chevalet, approprié aux demeures modernes, dont les peintres s'éloi-
gnent malheureusement de nos jours, recherchant le succès par
l'étonnement. La vérité comme dimension de toile et comme qualité
de peinture, nous paraît être entre les tableaux gigantesques et
brossés à la hâte des peintres d'animaux et les oeuvres microsco-
piques et précieuses à l'infini de M. Meissonier et de son école
entre le décor et la porcelaine, il y a la peinture. Proclamant la supé-
riorité de la couleur sur le dessin, l'école romantique a amené les
esprits à regarder ces deux éléments comme les conditions indispen-
sables d'un bon tableau. Il y aura toujours des artistes qui se servi-
ront plus habilement que d'autres des ressources de la palette. Mais
les peintres qui ne peignent pas, sous prétexte que la couleur
nuit au dessin, et ceux qui dessinent mal, parce qu'ils savent peindre,
deviennent de plus en plus rares. Coloriste et dessinateur sont des
mots qui disparaîtront comme classique et romantique, excepté pour
les entêtés qui revivent dans le passé. H s'est fait en peinture ce qui
se fait toujours quand l'humanité progresse deux principes, irrécon-
ciliables, nés de réactions, finissent par se confondre en une loi où
se marient leurs bons côtés, et qui rejette leurs exagérations, nées
de la lutte. Ainsi les romantiques, dont l'influence se fait sentir chez
presque tous les peintres du salon, n'y ont-ils qu'un représentant
resté pur, M. L. Boulanger, dont nous ne parlerons pas, nous sou-
venant de son talent passé.
Les oeuvres dont nous avons parlé appartiennent pour la plupart
au genre historique, qui tend à remplacer la peinture d'histoire telle
qu'on la comprenait il y a un demi-siècle, et qui en diffère par une plus
petite dimension des tableaux et une recherche plus savante du milieu.
Les peintres de genre, proprement dits, sont en très grand nombre,
et, après un engouement excessif, le public commence à se lasser de
ces artistes, appelés un peu vertement les gros sous de M. Meisso-
nicr. Presque tous ont un incontestable talent de facture. M. Willems
fait les robes de soie comme personne. Mais qu'importe la reproduc-
tion photographique, sans moralité, sans poésie, de la vie parisienne?
Quelle pensée, quelle sensation fait naître un canapé peint en trompe-
l'ceil? La couleur est charmante, dtt-on? non pas autant que celle d'un
tapis de Constantinople. Il n'y a vraiment pas de tableau sans une
composition sans un sujet d'une certaine portée morale, critique
sentimentale on comique. Les grands maîtres ont cherché à charmer
par la belle ordonnance des groupes, la pureté du dessin, la grâce et
l'harmonie du ton plus qu'à produire une illusion grossière. Le
«
<)'ompe-<~ est le fléau de l'art moderne. Quant Apelles prit le
rideau peint par Zeuxis pour une véritable étoffe il critiqua par ce
seul fait la peinture de son rival. La peinture n'est un art d'imitation
stricte que pour les civilisations peu.pcrfectionnées. Pour les autres,
c'est un art d'interprétation. Les sujets choisis de préférence par la
classe nombreuse d'artistes dont nous parlons, sont La toilette, la
~MMg femme coMptM:~ MK citron, la lettre, etc. Il faut n'avoir rien
a dire pour dire si peu de chose, et les habiletés du pinceau ne
doivent pas faire applaudir ces rhéteurs de 'la peinture.
L'on trouve çà et là au salon, à travers une foule d'oeuvres ana-
logues à celles dont nous parlons, quelques tentatives différentes. Le
plus souvent les peintres flétrissent ces essais du nom de peinture
d'hommes de lettres, et il n'est pas besoin de les pousser beaucoup
pour entendre leur manifeste. < Quoi! s'écrient ces défenseurs de
l'art pour l'art, faire des tableaux qui disent quelque chose à quoi
bon? Avoir une idée! pourquoi? Enseigner! qu'importe? Occupons-
nous d'ocre, de bitume, de repoussoir, de ligne de rappel; posons
sur le tout quelques glacis: cela représentera une sainte-famille ou un
cabaret, selon la commande; n'ayons aucune espèce d'idée, mais des
procédés; sachons peindre et Théophile Gautier nous déclarera
grands!J
Aux œuvres des hommes de l'art pour l'art, on doit préférer celles
de ceux qui se préoccupent de l'idée philosophique, de la science de
l'histoire, s'inquiétant de flatter l'intelligence autant que l'oeil et d'offrir
un enseignement à la foule en même temps qu'un plaisir. Les uns
dédaignant avec raison l'histoire officielle, cherchent l'histoire cle
l'humanité à côté de l'histoire des gouvernements, et, comme M. Villet,
nous représentent les grands inventeurs, tels que Palissy, en lutte
avec la misère et l'ignorance; plus terrible encore, M. Baudry, un des
artistes les plus remarqués depuis 1855, a demandé son sujet à la
Révolution française Marat est au bain, et se tort de douleur, le
couteau de Charlotte Corday au coeur. On aperçoit sa tête renversée
et son bras qui sort raidi de la baignoire. La chaise où la jeune fille
était assise, lui dictant les noms des proscrits, est renversée, et avec
elle des papiers, où nous avons vu écrit, non sans surprise, le mot
<
guillotine qui ne fut pas usité du vivant de Marat. Dans le fond
de la chambre, à droite, celle qu'on a nommée l'ange de l'assassinat
est debout, la main crispée, en proie à celte indicible terreur de l'être
qui viole les lois humaines au nom d'un principe plus haut que l'huma-
nité, et par conséquent incertain. C'est une belle figure peinte dans des
tons clairs que M. Baudry a empruntés à Vélasquez et a Titien, assez
directement quelquefois pour être accusé de pastiche. Ne voulant en
rien diminuer l'intérêt des personnages qu'il a mis en scène, M. Bau-
dry a choisi le moment où Charlotte est encore seule avec le repré-
sentant assassiné. Il est arrivé ce qui, presque toujours, arrive quand
deux personnages seulement sont en présence et que l'action qui les
reliait est terminée il n'y a pas de tableau. C'est le défaut du Dante
de M. G. Doré. Virgile et Dante, drapés très heureusement, par-
courent l'étang glacé où le poète a plongé les traîtres. A leurs pieds,
Ugolin ronge le crâne de Ruggicri. Le ciel est sombre et froid; çà et
là, des figures médiocrement peintes, comme tout le tableau qui est
un décor, sortent de la glace. L'eeuvrc serait belle d'effet, s'il y avait
entre les deux éléments constitutifs de la scène un lien plus direct
que le regard jeté par Dante sur Ugolin. Le peintre n'avait qu'à suivre
le poète pour arriver à l'unité, et saisir le moment où < le pécheur
soulevant sa bouche de l'atroce repas, commença à parler. D M. Glaize
a recouru à l'allégorie pour aborder un des plus tristes problêmes et
toucher la plaie la plus saignante de notre civilisation. Mais son allé-
gorie, tout entière formée de figures très nettement compréhensibles, a
tout l'effet de la vérité nue, avec plus de poésie et d'élévation C'est
le soir; Paris étincelle au fond du tableau, sur une route s'élance un
char, rempli de jeunes débauchés et de courtisanes qui chantent
avec la joie bruyante des coeurs vides. Le long de la route, la misère,
vieille hideuse, marche vivement, poursuivant une jeune Sue d'une
absolue beauté, qui, les mains sur les yeux, s'envole vers le char où
on lui ouvre les bras. A droite de cette scène, dans l'ombre, des
ouvrières travaillent autour de la lampe. Une d'elle s'est levée, le
fuseau à la main, et regarde passer le char bruyant. Cette figure est
la plus habilement composée qui soit au 'salon. C'est une merveille
d'avoir su rendre avec netteté et poésie par l'attitude et le regard, le
sentiment complexe d'étonnement, d'enivrement, d'envie, de peur que
le vice inspire à la vertu. M. Matout a, lui aussi, abordé les misères
modernes. Son tableau s'intitule Mauvais riche mais il a eu
le tort de croire que l'effet produit serait plus grand en plaçant la scène
dans le passé,
Un seigneur en 'habit du XV" siècle boit joyeusement à table
sur le premier plan un hallebardier repousse le pauvre en haillons
qui veut ramasser les miettes du festin. Certes, Lazare souffre encore
et le mauvais riche est éternel; mais, pour plaindre l'un et flétrir
l'autre, il fallait les montrer dans la vie moderne et non dans le passé.
Tel mauvais riche, égoïste et dur, qui a ses pauvres et se croit dégagé
de tout devoir envers les hommes parce qu'il abandonne une faible
aumône à quelque congrégation, par vanité ou intérêt, ne se reconnaitra
pas dans le seigneur de M. Matout. M. Lambron n'a pas eu peur des
mœurs et des costumes modernes son tableau « le mere?'~ des
C<<~ est la danse macabre au X!X" siècle. Il obtient un grand
succès, propre à décourager les artistes qui tiennent compte des
nuances et cherchent un effet moins brutal que l'opposition d'un pierrot
et d'un croque-mort, d'un homme blanc et d'un homme noir car, tout
le tableau de M. Lambron est là, et l'absence presque complète de
second plan sert encore à exagérer Fenet de ces personnages, enlevés
en silhouette sur le ton neutre du ciel. C'est là une de ces toiles peintes
en vue du salon et qui choqueraient ailleurs par la brutalité des anti-
thèses de la pensée et du contraste des couleurs. M. Heilbuth s'est
souvenu du succès de Tassaert ou de Decamps, quand ils ont mis
sous les yeux du public le tableau des dénoûments horribles de la
misère parisienne; dans ~e Mo~-f~-PK;M'H a réuni toutes les
indigences, depuis celle de la fille enrontée qui n'est que du désordre,
jusqu'à celle de l'ouvrier qui engage ses rabots et ses vrilles pour
apporter du pain à la maison. On a beaucoup reproché à M. Heilbuth
d'avoir, dans cette toile abandonné sa facture savante de l'année der-
nière. Il nous semble qu'il a fait preuve de goût en modifiant sa façon
de peindre selon le sujet. Dans une toile d'une grande portée philo-
sophique, la préciosité est presque un manque de foi, et M. Heilbuth
a bien fait d'y renoncer.
La majeure partie des couvres exposées au salon, appartiennent au
genre ethnographique. M. Théophile Gautier a déclaré dans un temps
que les peintres n'avaient plus d'autre mission que de parcourir le monde
en poursuivant !e~M(M'M<jfMg envolé d'Europe. La photographie rem-
plirait cette mission tout aussi bien que la peinture. Nous croyons que
l'étude de l'homme est intéressante partout et que la beauté d'une
œuvre ne dépend pas de l'étrangeté des costumes ou du milieu. Les
peintres qui n'ont su voir que cela, après avoir fourni des renseigne-
ments intéressants, sont épuisés, et refont le même tableau chaque
année, en en exagérant les côtés faibles. Cela est arrivé à MM. Théodore
Frère, Ziem et Pasini. Les ethnographes distingués seraient partout
de bons peintres, et il y aurait peut-être prudence de leur part à quitter
un moment leur milieu favori pour étudier l'homme ailleurs. Nous
serions heureux de voir M. Leieux abandonner la Bretagne, et montrer
qu'il n'est pas d'étroite spécialité pour te talent vrai. Sans cela, le
pinceau, trop habitué à certaines formes longtemps étudiées, devient
paresseux, et de M. Leteux on arrive à M. Fortin. L'ethnographie,
d'ailleurs, s'épuise vite elle-même. Nous connaissons jusqu'au dernier
Pineraro de la campagne romaine,et ce n'est sûrement pasi'interêtiocal
mais bien le mérite de l'oeuvre qui nous arrête devant la magnifique toile
de M. Achenbach enterrement à ~OMM. Les artistes le com-
prennent, et vont dejà plus loin que l'Italie ou la Bretagne. MM. Patrois
et Ridemann nous conduisent en Norwège et en Russie, vers cet orient
froid, inconnu et mystérieux, où l'avenir germe sous la glace. M. De-
lamarre va jusqu'en Chine et nous fait voir un savant mandarin profon-
dément absorbé par la traduction d'un journal français. M. Biard, avec
vulgarité et énergie, pose en action la question de l'esclavage en Amé-
rique. MM. Brion et Schuizenberger ne sont pas des voyageurs; ils
célèbrent leur pays, et leurs oeuvres ont une exquise saveur personnelle.
Ce sont les admirateurs de la Vénus du Nord, nuageuse et frileuse sous
les bois épais de l'Allemagne.
Le poète du soleil est bien M.'Fromentin. Les toiles d'Algérie sont
pleines de rayons, d'audaces,dévie; sa peinture néglige les détails, il ne
s'inquiète que de l't~prMSM~. Aussi, le public en est-il charmé. Mais
les critiques maussades vont plus loin et s'aperçoivent que le dessin
faiblit ça et là, et que ces toiles si charmantes pourraient devenir
creuses. Heureusement M. Fromentin a montré ce qu'il sait faire et
son talent le sauvera de l'exagération de l'effet au détriment du dessin,
faute qui a perdu le plus grand maître moderne, E. Delacroix. M. Bida,
dont le crayon est quelquefois aussi coloré qu'une brosse, reste fidèle
à ses belles qualités, la science du dessin, la beauté des attitudes.
MM. Belly, Bcrchére, Brest, Huguet, Billet, nous montrent divers
aspects de l'orient, dont M. Tournemine a le pri\ilége de raconter les
sourires. Une femme enûn,M°~Browne,a pénétré dans tes harems, et
nous en a rapporté de petits poèmes de grâce, d'afféterie, de féminisme
qu'un homme n'eût jamais saisis.
Le contraire de la grâce c'est M. Millet. Cet artiste était, avec
M. Courbet, le représentant le plus sérieux du réalisme seulement,
sa
manière était triste et grande et celle de M. Courbet vulgaire cette
année, les rôles sont intervertis. M. Courbet expose un combat de
cerfs qui est, avec !e portrait de M. Flandrin, la plus belle page du
salon, grave, profonde. M. Millet tombe dans la caricature avec le
« 7'oMe et dans la recherche de la laideur avec sa ~M/ïc rï
l'enfant. Notre siècle a assez de pénibles réalités en lui, sans qu'on
les exagère encore. M. Breton a su, tout en montrant la campagne et
le paysan sous leur aspect vrai', c'est-à-dire triste, mettre une douce
poésie dans ses toiles. Il appartient, lui aussi, à l'écotc réaliste, mais
il est réaliste comme Balzac et non comme Champfleury il ne copie
pas un type, il le crée avec des éléments divers et vrais et la création
différencie l'oeuvre d'art de l'étude. L'école Je jOfM/s<MMs~M et d'ani-
maliers, qui s'est formée aux environs de la forêt de Fontainebleau, a
le tort de remplacer le tableau par l'étude, et d'exagérer la conscience
au point de faire disparaître l'art. On doit pourtant citer avec de
grands éloges les tableaux de MM. Jacque et Brendel qui seraient
absolument beaux s'ils résumaient la vie des champs plutôt que d'en
isoler un'détail quelquefois sans charme. Mais nous préférons encore
cette bonne foi au procédé de MM. Stevens et Jadin qui peignent des
chiens tellement spirituels qu'on les prendrait pour des hommes, et
des plus ims. Il y a entre l'animal et l'homme, une limite délicate
qu'il ne faut pas franchir. Uu peintre d'animaux doit la respecter,
sous peine de renoncer à ce nom et d'être un fantaisiste pur, comme
Téniers, Decamps ou Granville.
M. Pli. Rousseau nous servira de transition pour parler des peintres
de nature morte. Son singe battant la grosse caisse au milieu d'un
fatras de livres de musique qu'il lit à l'envers, est une peinture de
premier ordre qui dépasse même Chardin. L'inconvénient de ce
genre est l'absence absolue d'intérêt. M. Rousseau a su 'trouver un
sujet assez gai. Mais que dire de M. Monginot ou de M. Desgoffes?
L'un a fait un décor agréable, l'autre une oeuvre de patience. L'art
est-il très mêlé à la représentation exacte d'une casserole? Son avenir
est-il là ? Il est permis de le demander. Chez les peuples peu civilisés
un homme qui sait lire est un savant. Chez nous, il t'aut bien autre
chose La peinture des natures mortes n'est-clle pas simplement la
lecture de cet art, et n'y a-t-il pas à appliquer autrement les habiletés
du pinceau?
L'imitation des natures mortes est une branche de l'art ancien déjà,
la première peut-être. Le paysage est presque une invention moderne.
Les siècles passés, époques de luttes individuelles ou politiques, de
liberté excessive et de tyrannies féroces, excitaient la personnalité
humaine, la mettaient en avant, et les artistes ne s'occupaient guère
que de l'homme. De nos jours, ils en sont fatigués et se réfugient
dans la nature. N'ayant ni force ni liberté pour penser, ils cherchent
les impressions toujours profondes des campagnes. Aussi ont-ils vu
dans la nature bien plus que les maîtres anciens; Poussin avait appris
la belle ordonnance des massifs, la ligne, la silhouette; les Hollandais,
la vérité dans le détail du dessin; le Lorrain avait, souvent à l'aide
d'un procédé de Diorama, joué avec la lumière; mais tout cela ne
donnait pas encore le paysage moderne, qui a le caractère, il faut le
dire, d'une profession de foi panthéistique. La nature du Poussin pose,
et pour la faire vivre le peintre y place les hamadryades antiques; chez
Corot, l'arbre vit, et vit par lui-même, sans qu'il soit besoin d'une
nymphe qui se cache sous sa rude écorce.
L'école du paysage historique, qui groupe les arbres comme des
guerriers, n'a guère plus d'adhérents. M. Aligny excite beaucoup de
sourires, M. Desgoffes beaucoup de plaisanteries. L'art a été, sous ce
point de vue, rénové depuis trente ans. Soit qu'ils exécutent des
études, ou, plus heureusement inspirés, interprètent et résument la
nature, les artistes, et parmi eux le plus en renom, Daubigny, se
proclament élèves de Corot et poursuivent comme lui la vie dans la
nature.Los uns, Daubigny, Harpignies, Knyff, sont plus-habiles peintres
et leur touche est plus vigoureuse d'autres, Chintreuil, par exemple,
font encore plus de sacrifices à la grâce mais aucun n'égale l'impres-
sion profonde que Corot obtient en se jouant, à ce qu'il semble. Cette
impression vient, selon nous, de la façon dont ce grand artiste tra-
vaille il dessine soigneusement son paysage, étudie avec la science
qu'il a à un haut degré, la justesse des plans et des contours; puis en
un jour détruit cet ouvrage, en conserve les éléments, et repeint sa toile
en quelques heures, si bien que ses tableaux ont le charme d'une
pochade et la profondeur d'une étude. La nature n'agit-elle pas ainsi
quand elle arrète nettement le contour d'un chêne, puis, en quelques
jours de soleil, le couvre de feuilles, qui courent ça et là le long des
branches, en désordre et sans règle, splendide épanouissement de la
vie Regardez cependant, et sous ce feuillage capricieux vous retrou-
verez la silhouette de l'arbre. Ainsi de Corot. Il n'est pas coloriste,
dit-on. Pour nous, l'homme qui a appris à tant de peintres, tout en
gardant la meilleure part de son secret, à déterminer d'une seule tâche
éclatante toute h gamme d'un tableau, et qui ne se trompe jamais
d'un ton quand il jette une étoffe rouge au milieu d'une toile, n'est
pas loin d'être un grand coloriste. Nous ne parlerons pas en détail
des paysagistes; on ne peut décrire leurs œuvres, mais on peut
affirmer que cette année encore, malgré la décadence de MM. Rous-
seau et Français, ils tiennent l'avant-garde.
M. Aiguier expose une belle marine, lumineuse, vibrante, comme
la méditerranée; M. Gudin a cherché une fois de plus à étonner le
public par des étrangetés de coloration. Les autres peintres de marine
sont ordinaires, pour ne pas dire médiocres.
En dehors de la lutte des écoles, on peut distinguer une tendance
nouvelle de quelques jeunes artistes à chercher la vérité sans tomber
dans aucune exagération. M. A. Legros a peint un ex-voto qui est
une des manifestations les plus vivantes de cette tendance. Ce jeune
peintre est l'une des espérances de l'art moderne. M. C. Duran, par
la vigueur de sa touche et l'audace de sa conception surtout dans
IWoMMme endormi peut se ranger sous le même drapeau dont la
devise serait Pc~t pris de i~'ttc.
M. Fantin a exposé un portrait déjeune fille charmant de simplicité
et d'effet. Jeunes maitres, il y a une place à prendre. au plus digne!i
La sculpture est, cette année, plus que jamais, un art de praticiens,
endormi pas le ministère d'Etat, qui commande toujours à foison des
Flore et des statues de soldats. Belle au bois dormant, quand te réveil-
leras-tu ?
Notre course rapide à travers l'exposition est terminée. Nous avons
rencontré beaucoup de peintres habiles, uniquement préoccupés des
qualités de la forme; quelques autres, inquiets, tourmentés, allant
demander çà et là leurs inspirations aux croyances modernes. Mais
combien peu! Il nous manque les deux éléments de tout art grand,
la foi et la liberté.
Henry Fouquier.
OSWALD (LORD NELVIL)

Ce n'est point de l'amant de Corinne que nous avons l'intention de


parler en particulier sous ce titre, mais d'un type générai qui n'a
jamais mieux été représenté que sous cette individualité.
Le roman de M" de Staël possède de grandes qualités de pensée
et de style; ilne mérite pointl'oubli dans lequel on le laisse aujour-
d'hui. M. Proudhon l'a trouvé fort ennuyeux; mais comme ce savant
économiste porte le même jugement sur Jocelyn, sur Indiana et sur
Vo~~Ke, on peut se défier un peu de son opinion en pareille matière.
Lisez-le donc sans crainte, vous y ven'ez les aventures, le tempé-
rament, les ardeurs et les faiblesses, t'amour et l'orgueil du noble
lord. Nous n'y voulons signaler qu'un seul trait. Comme tout digne
héros deroman, Oswald estjeune, beau, riche, intelligent, courageux,
passionné, mais il est surtout recueilli et mélancolique. A vingt ans,
il était découragé de la vie; son esprit jugeait d'avance et sa sensi-
bilité blessée ne goûtait plus les illusions du coeur. rien ne lui
causait un sentiment de plaisir, pas même le bien qu'il faisait.
Sa tristesse ne lui permettait plus de s'intéresser à son propre sort.D
'C'est ce que l'on appelait alors le caractère romantique, type singulier
qui fut en vogue pendant plus d'un demi-siècle, et dont nous voulons
seulement parler ici.
La France s'était inspirée dans sa littérature des modèles du peuple
romain; plus tard, sous les Médicis, elle puisa dans celle de 1 Italie,
si précoce plus tard encore, lorsque écrivaient Corneille et Scudéry,
dans celle de l'Espagne. Tout cela était de même origine, de ce qu'on
appelle la race latine.
Or, ce qui caractérise celle-ci, c'est de vivre hors de soi. Les sens,
organes de nos relations, sont fort développés chez elle. Tout Italien
improvise des vers supportables, bâcle avec des couleurs communes
une décoration qui plaît à l'œil, trouve sans peine un chant agréable
et un accompagnement qui ne blesse pas l'oreille. Avec lui, rien ne
heurte le goût, tout est facile, brillant, heureux, tout, car la tristesse
et le désespoir eux-mêmes ont un air de fête; qu'on en juge par les
fioritures de la romance du Saule.
Par sa voix, par ses gestes, par ses mouvements précipités, l'homme
du midi exprime rapidement les sentiments les plus variés. Il faut
qu'on l'écoute, qu'on le voie; c'est pour les autres qu'il agit; il ne se
plaît à lui-même qu'autant qu'il a plu à la foule; il est toujours sur
une scène. Voyez jusqu'aux paysans, jusqu'aux pêcheurs peints par
Léopold Robert, comme ils posent dans leurs attitudes et leurs
regards, suivant l'expression adoptée de nos jours.
Si la vie est un peu élevée, cette prédisposition produit naturelle-
ment l'héroïsme; celui qui se croit observé sans cesse, celui qui n'existe
que pour être regardé, pour attirer l'attention des hommes, veut servir
de modèle à tous; l'héroïsme est son rôle, la gloire sa plus chère
récompense. M. Michelet a dit que Napoléon est resté toute sa vie un
homme de collége imbu des idées du De t~fM mais Napoléon ne les
a si bien apprises et si bien retenues que parce qu'il était, comme ses
modèles, de la race latine. Il s'est imposé plus de peines, de fatigues,
de privations, de soucis que n'en avait le dernier de ses sujets; il a
fait fi du repos, de la fortune, des honneurs durables, des plaisirs et du
bonheur, il a tout sacrifié au désir d'être un héros, d'être réputé grand,
d'étonner le monde, d'occuper suivant son expression, une page de
l'histoire universelle. De toutes les voluptés, il n'en a recherché qu'une
seule la gloire.
L'art a parfaitement compris ce type. Les romans de chevalene,
les poèmes l'ont reproduit à satiété, jusque dans sa caricature avec
Arioste et Cervantès. Les peuples d'origine latine ont même poussé ce
goût si loin, qu'ils n'ont voulu admettre au théâtre que des héros;
c'est eux seuls que la tragédie consent à écouter. Corneille en a tracé
mieux que tout autre de vigoureux portraits le vieilHorace, Auguste,
Chimène, Emilie car il en est de la femme-comme de l'homme, les
héroïnes valent les héros.
Mais près de ces tendances s'en trouvaient d'opposées. L'homme du
nord, leGermain, le Saxon, n'a rien pour le dehors; sobre de gestes,
de mouvements, d'éclats de voix, il concentre tout en lui-même médi-
tations, réflexions, combinaisons, résolutions, voilà son lot. Quand il
agit, quand il construit son œuvre, non-seulement il y apporte les
qualités d'une nature qui s'est formée dans le calme et le silence,
mais surtout il y met son caractère et marque ses compositions
d'une puissante originalité. Dès l'abord, elles choquent souvent,
parce que trop personnelles, elles ne ménagent pas les habitudes des
sens qu'elles prétendent redresser, les dispositions naturelles même
qu'elles veulent développer; mais comme elles s'adressent à la partie
la plus intime, la plus recueillie de l'âme, par suite la plus élevée,
elles nous font éprouver des émotions nouvelles et profondes.
L'homme ne cherchera point ici la gloire, mais il tâchera de répandre
son idée intérieure. Dans ce but, s'il le faut, il emploiera la force,
comme Gustave-Adolphe; mais la persuasion et l'obéissance des hommes
libres, ainsi que le disait Fox, lui plairont mieux. De là les gouverne-
ments constitutionnels; encore la masse préférera-t-elle vivre indépen-
dante et obscure, créer son œuvre et se borner-là une digue, une
industrie, une symphonie. Z)
Cela est plus sensible encore chez la femme. Elle se tient dans un
cercle borné et toute a son but qui est d'aimer un homme, d'élever des
enfants. Elle règle parfaitement une maison et au besoin elle en ferait
autant pour un état Elisabeth, Marie-Thérèse. Dans sa jeunesse,
douce, grandie à l'écart, repliée sur elle-même, elle aura eu cette
innocence naïve et sans défense, un peu bête, mais enchanteresse des
vierges de Van Eyck et de Memling que les vierges pieuses, tendres
et pures de Raphaël et de Vinci n'ont cependant point.
Mais vivre en soi-même, se vouer à la solitude de l'esprit, c'est
s'exposer à la tristesse. Notre intelligence a besoin de trouver dans le
commerce des autres intelligences l'approbation ou la désapprobation,
le consentement ou la lutte, par suite l'animation. Puis l'abus de la
réflexion engendre la subtilité, l'hésitation, l'incertitude. Tandis que
dans la variété des choses de ce monde, il y a un sujet inépuisable
de curiosité et de passion, les images que se crée la pensée, les chi-
mères de l'imagination produisent bientôt la satiété et ces choses
vagues qui n'ont point la vie, ne peuvent l'entretenir en nous. De là
ce dégoût, cet ennui, ce vide du coeur qui remplit l'école romantique.
Hamict et Clarisse Harlowc, Faust et Marguerite sont les modèles de
ces rêveurs chez lesquels le ressort est brisé.
C'est ce type que le XVHI" siècle, infatué d'anglomanie, voulut
introduire citez nous. La philosophie, les sciences les idées, tout
alors nous vint d'au-delà du Détroit. J.-J. Rousseau s'inspirant
évidemment du colonel Morton de Clarisse Harlowe, donna le rôle
sage et élevé de sa nouvelle Héloïse à mylord Edouard Bomston.
Obermann de Senancourt indique son origine par son nom. La Vir-
ginie de Bernardin de Saint-Pierre tourne un peu à la gravure anglaise.
Ne semble-t-H pas que Chactas dans ses solitudes, René au couvent
aient lu Werther?
De ces tendances, M" de Staël fit la théorie; l'art latin étant en
possession de l'instruction publique et, pour cette raison, appelé clas-
sique, elle lui opposa audacieusement l'art germanique qu'on nomma
romantique, et cependant le roman était bien plus près du latin que
du germain. Comparez Corinne oul'~Meau livre de l'Allemagne
vous verrez de quel côté étaient les préférences de M°~ de Staël.
Alfred de Musset l'a appelée très plaisamment, mais très justement
Ce Blücher littéraire. Elle a consommé en effet le d815 de notre
poésie et de prétendus alliés, présentés par elle, sont venus s'installer
brutalement dans nos livres. Tous les caractères qu'elle trace s'en
ressentent et Oswald, comme nons l'avons dit, en est la plus haute
expression Corinne elle-même élevée en Italie est anglaise d'ori-
gine, par son père du moins, lord Edgermond. Elle aussi, sous son
éclat méridional, est très mélancolique c'est même de mélancolie
qu'elle meurt; elle est également fort encline aux théories, fort réflé-
chie. Blâmant les jugements qu'on porte sur la fortune, sur les cir-
constances de certaines existences, sur ce qu'elle appelle en un mot
« l'extérieur de la vie elle déclare que « tout le foyer du bonheur et
de la souffrance est dans le sanctuaire le plus intime et le plus
secret de nous-mêmes. »
Cependant jamais, on peut le dire le type allemand ni le type
anglais ne triomphèrent complètement chez nous. Oswald a du bril-
lant dans son fait, il ne néglige pas l'effet qu'il peut produire.
Corinne elle-mème, comme toutes les femmes de nos romans modernes,
cherche l'héroïsme de t'amour; il y a dans leurs sacrifices une gran-
deur qui est loin de l'abandon. L'amour est la première vertu de
notre sexe a dit à peu près Delphine, et elle s'en fait gloire,
comme d'un devoir accompli. Quel rapport y a-t-il entre Eugénie
Grandet Indiana qui se dévouent sciemment, et Marguerite qui sn
laisse aller ?
D'ailleurs t'armée littéraire qui s'avançait derrière M" de Staël
était composée de soldats si enragés, si indisciplinés qu'il fut bientôt
impossible de distingue)' leur drapeau. De cette mèloe momentanée,
le type latin et français sortit bientôt vainqueur. Les trois Mousque-
taires, le Chourineur, le marquis de Villemer, n'ont gueres laissé de
place à la rêverie mélancolique et germanique. Nous avons pu utile-
ment offrir l'hospitalité dans notre littérature aux idées britanniques
et allemandes, mais nous n'avons pu les laisser dominer chez nous

jamais cn France
JHumx )'A<tg)ais ne rcgner:).
Albert Dnpuis.
ÉTUDE LITTÉRAIRE
Sur- la vie et les écrits d'Hyppolite Rigault

VI.
La première et la principale période de la querelle des Anciens et
des Modernes s'achève en France, vers d 708, avec Boileau et Charles
Perrault. Rigault (et nul ne l'avait fait avant lui) suit le débat jus-
qu'en Angleterre, où les Anciens ont pour principaux représentants
Temple et Dryden, et les Modernes, Wotton et Swift.
William Temple, dans son Essai sw w~ou' des Anciens et
des ~/o~e?'/ics, se pose le champion des A?M;!CMS, et semble mécon-
naître la grandeur des nouvelles découvertes. Qu'y a-t-il de nouveau
en astronomie depuis l'antiquité? se demandc-t-il. Rien que le système
de Copernic. Et en médecine? Rien que la circulation du sang. En
lace de la théorie du progrès, Temple place celle de ia décadence.
Sur ce terrain, il a pour adversaire le docteur Wotton, auteur des
A~M'KMM S!M' le s&M)M' des Anciens et des ~of/e?'HM. Wotton
était prêtre-chapelain du comté de Nottingham. Son livre est une
comparaison des Anciens et des Œdèmes sur tous les points des
connaissances humaines. C'est le même plan que chez Perrault; mais
quelle supériorité d'érudition et de jugement! La difficulté du problème,
ainsi que le fait observer l'auteur de t'7ts<(M?'c de la querelle, consis-
lait en une distinction, que ni Desmarets, -ni Fontenelle, ni Perrault
n'avaient jamais faite entre les sciences, qui ont besoin, pour se per-
fectionner, de la succession des âges, et les arts ou les lettres qui, du
premier bond, peuvent s'élever à la perfection. L'éloquence et la
poésie (dit Wotton cité par Rigault) n'ont pas besoin, pour se dévelop-
per, du progrès des années. Que demandent-elles pour arriver à la
perfection? Des sentiments, des passions, des idées, c'est-à-dire des
âmes capables de sentir et de penser fortement, des langues prètes à
fournir le mot, l'image et l'harmonie des institutions politiques qui
encouragent la parole, enfin des mœurs favorables à la poésie. Les
Anciens ont joui de tous ces privilèges, et ils ont produit les plus
grands orateurs et les plus grands poètes.
Dryden et Swift continuent en Angleterre la querelle commencée
entre Temple et Wotton. Dryden, dans la Préface qu'il a mise en
tête de sa traduction de l'Enéide, est pour Virgile un de ces admirateurs
quand même, capables de compromettre les meilleures causes. H
écrirait volontiers, comme commentaire, à côte de chaqne vers du
poème, bien, très bien, merveilleux. Il croirait manquer de respect
au poète en admettant qu'il ait pu faire une seule faute. En un mot,
c'est un de ces maladroits amis, auquel notre Lafontaine, dans une
fable bien connue, et qui ne trouve que trop souvent son application,
préférait un sage ennemi. Quant à Swift, sa Bataille des livres est
définie par Rigault un modèle d'imagination, de plaisanterie et de
bon ton. Il imagine que le directeur de la Bibliothèque royale, cham-
pion décidé des Modernes, a voulu leur attribuer les places d'honneur,
antérieurement occupées par les anciens. De là, réclamations, conflit,
lutte acharnée, dans laquelle Swift se comptait à mettre aux prises
un poète et son traducteur, ou bien un Ancien et un Moderne qui se
sont exercés dans le même genre. Aristote pourfend Bacon et Descartes;
Homère en fait autant de Fontenelle et de Perrault. C'est une sorte de
L~h'~H anglais.
VII.

Le premier acte de la querelle des Anciens et des Modernes s'était


passé en France; le second, que nous venons (l'exposer, en Angle-
terre dans le troisième la scène est reportée en France. Si c'est
peu conforme à la règle de l'unité de lieu, qu'on s'en prenne a l'his-
toire. Dans cette troisième phase, ainsi que Rigault le fait judicieuse-
ment observer, la discussion s'est rétrécie car désormais il s'agit
moins de l'antiquité en général que d'Homère. Mais, si Homère a ses
détracteurs, il a aussi ses apologistes, et Rigault nous montre l'un de
ceux-ci, Guiltaume Paquelin, citant Platon devant le Parlement de
Dijon, pour entendre révoquer l'arrêt de bannissement qu'il- a jadis-
porté contre l'auteur de l'lliade et de l'Odyssée. Vous jugerez, s'il
vous plait, amplissimp sénat (ce sont les termes mèmes de la requête
de Paquelin dans son Apologie pOM)' le ~'(t/~ //o?mc/'e contre la
rëpre/sMn- (!M fHfw Platon), si Homère doit être rédargué par
Platon et chassé de la république par honteux ostracisme pour avoir
si doctement chanté, ou s'il doit y être retenu couronné de louanges '1
immortelles pour continuer de sa bouche divine tant inestimables
chansons. On ne sait pas, dit Rigault, quM~fùt le jugement du~
Parlement de Dijon. Nous aimons à croire qu'il se déclara incom-
pétent. Dans le même temps, un autre Ancien, l'abbe Régnier-Desma-
rais, avait imaginé un autre moyen de réhabiliter Homère c'était de
le traduire en vers français. C'est à propos de cette traduction
Boileau, dans une lettre à Brossette, s'écriait Z~ nM~?M/ /!<w:M~M
que·

et sacrum. libellum!
C'est aussi par une traduction qu'une femme savante des dernières
années du XVH" siècle entreprit de venger Homère des attaques dont
il était l'objet. Cette femme était M* Tannegay-Lefévre, devenue
M' Dacier par un mariage où, grâce à son savoir et à son talent
elle était le chef de la communauté littéraire. L'abbé Tallemant, dans
une épigramme citée par Rigault, épigramme un peu leste pour un
abbé qui n'est pas encore du XVH1° siècle, nous paraît avoir assez
bien défini la situation respective des deux époux

Quand Dacier et sa femme engendrent de leurs corps,


Et que de ce beau couple il nait entante, alors
Madame Dacier est la mère.
Mais quand ils er.gendrcnt d'esprit,
Et font des enfants par écrit,
Madame ))acier est le père.

La traduction de l'Nf~ par M' Dacier fut publiée en '1699. La


préface de cette traduction est un plaidoyer en faveur d'Homère,
comme la préface de Dryden en faveur de Virgile. Pour sauvegarder
Homère, M"'° Dacier essaie de le mettre à l'abri derrière Moïse, et
s'efforce d'établir une sorte de conformité entre l'a~ et la B<Mc.
Elle suppose d'ailleurs dans Homère un respect des règles littéraires
qui n'a pu exister, et en fait une sorte de disciple anticipé d'Aristote
et du P. Lehossu. Ce travers, d'ailleurs, n'est point particulier a
M' Dacier; il est celui de toute une époque. Cette discipline, cette
obéissance à certaines règles ou traditions épiques, sont tellement
acceptées, que Voltaire, quelques années plus tard, va lui-même s'y
soumettre, en calquant le plan desa/fe~'Mc sur, celui de l'lliade et
de l'~M~e, comme si ces deux iminortels poèmes, le premier sur-
tout, ne puisaient pas leur valeur dans leur originalité même, et que
ce
fussent là deux tyt<es à l'imitation desquels dussent nécessairement
se plicr'tous les poèmes épiques a venir.
ForLe de sa traduction et de sa P~/ace, M' Dacier croyait avoir
assuré à jamais le triomphe d'Homère, quand tout-a-coup, u instabi-
lité des choses humaines elle fut tirée de cette fausse sécurité par
l'apparition de l'MK~ de M. de Lamotle, poème' en douze chants,
précédé d'un DtSCOMrs SMr Homère, et d'LU)c 6~6, intitulée ~Om6)'e
d'77o/n.e!'e. Dans .cette ode, dédiée au Roi, ainsi que sa traduction et
son Dt~M~s, Lamotte suppose modestement qu'Homère quitte les
Cham~-Elysées et vient sur la terre pour l'inviter à le traduire en
vers français. Le poète de Smyrne reconnait humblement que son
/Hc~<' n'est plus do mode, qu'elle a besoin d'être retouchée, et il
prie M. de Lamotte d'avoir l'extrême bonté de l'accommoder au goût
du XVIII'' siècle. Docile à ces conseils, qu'il s'est ainsi donnés lui-même
sous le pseudonyme d'Homère, Lamotte commence par réduire l'a~c
de vingt-quatre chants à douze. Et, comme il a posé en principe que
la vraie manière de, traduire un auteur, c'est d'embellir ce qui estt
beau et de supprimer ce qui ne l'est pas, il applique cette théorie à
Homère, et se met à effacer ou à changer à tort et à travers. H refait
à sa manière le bouclier d'Acliille, quoiqu'étantrceuvre d'un dieu; il
change les circonstances de la mort d'Hector, il réduit à un dystique
bien sec la belle allégorie des Prières. Le poème ainsi revu, abrégé
et perfectionné était précédé d'un DMcoif~, dans lequel Lamotto
reproduisait les vieux arguments de Desmarets et de Charles Perrautt
contre la grossièreté des héros de Homère, contre les défauts des
Dieux, contre la multiplicité des comparaisons, comme si Homère avait
pu faire vivre et agir dans son poème d'autres héros que ceux de son
temps, d'antres dieux que ceux de sa religion, et qu'il eût dû pres-
sentir les futures théories du P. Lebossu sur le poème épique. Le
ménage Dacier s'émut vivement de ces nouveMrs attaques contre le
poète à 'la gloire duquel il se croyait plus ou moins associé et
M" Dacier répondit à Lamotte par un gros volume intitulé De let
.ccn'M~tom du ~OK<. A la vivacité de la polémique, on voit qu'elle
combat pro aris et /bcts. Mais cette vivacité dégénère trop souvent
en emportement, et laisse prendre ainsi à Lamotte un avantage inap-
préciable, celui de la modération, de la politesse et du bon goût.
M" Dacier attaque en pédante; Lamotte se défend en homme du
monde. Les injures de M" Dacier, dit-il dans un passage de ses
/}~o?is sur la cM/t~KC, ont toute la simplicité des temps héroïques.
7Mi!CM<!c ïmpo'~memc~ <~m~'<~ aveugle M.'Hes grossières, ?yyK)-
ra~c~ entassées, ces beaux mots sont semés dans son livre comme
ces charmantes particules grecques qui ne signiiient rien, mais qui
ne laissent pas, à ce qu'on dit, de soutenir et, d'orner les vers
d'Homère.
Le plus illustre défenseur des Anciens dans cette nouvelle période
de la querelle fut l'auteur de T~cm~Mc, et Rigautt a fort judicieuse-
ment remarqué que par ses idées, par ses sentiments, par son goût
littéraire, Fénélon est le plus ancien de tous les Anciens. Toutefois, il
faut s'entendre sur ce point, afin de n'exagérer en rien la part qui
fut réellement celle de Fénélon dans cette querelle littéraire. Le
7'<~a<~MS est assurément le plus beau plaidoyer qui put être com-
posé en faveur des Anciens, et Fénélon ne pouvait leur rendre un plus
sincère et plus complet hommage qu'en s'idcnhfiant, comme il le fait,
à Virgile et surtout à Homère. Mais ce n'est là qu'une défense implicite.
La Z,sM?'e SMr les occ~a~'oH.s de ~crt~emM /)'aKfa!se offre-t-elle
un jugement plus explicite sur la question ? Uien de plus timide et de
plus circonspect que cejugomcnt on y reconnaît un homme qui évite
de se prononcer formellement, et qui calcule ses expressions de manière
à ménager les deux partis. Fénéton, qui se montre le plus souvent
sous une apparence de candeur, fort compatible d'ailleurs avec le
génie, fait preuve ici d'une dextérité de langage qu'on ne lui eût pas
soupçonnée, et que lui eût enviée Fontenelle, venu, comme on sait,
d'une province où l'on ne dit jamais ni oui, ni non. Lamotte qui apprécte
la valeur d'un tel allié ou d'un tel adversaire, le presse de se décla-
rer Etes-vous pour nous contre Homère et M"'° Darcier, ou contre
nous avec M' Darcier et Homère? Mais Fénélon ne s'explique pas
davantage. Par une tactique qui ferait honneur à un moderne diplo-
mate de l'école de feu M. le prince de Taueyrand.ih'épond à Lamotte
par des compliments et par une invitation à venir causer avec lui de
cette question dans son palais archiépiscopal de Cambrai <
Que ne
dirions-nous pas là-dessus, si jamais Cambrai pouvait vous posséder?
Une douce dispute animerait la conversation

0 nocfM cœmt~Me De<tm quibus fpM met que


AtKe!t)f<mpropnMnn!M<'<)t'
Lamotte n'y tient plus; il veut courir à Cambrai, voir Fénélon,
avoir sa décision. Mais, ô désappointement! comme il allait se mettre
en route, il apprend que Fénélon vient de mourir.
is M~, <a< ends ?6~, a dit le vieux William Shakspeare:
Tout est bien, qui finit bien. De même que Boileau s'était récohciué
avec Perrault, grâce à la médiation d'Arnauld, de même M"Dacier
se réconcilia avec Lamotte, sous les auspices de M. de Vaiincour,
leur ami commun. Ce M. de Valincour est-il celui à qui Boileau avait
dédie, en 1698, sa 6'<y~fc mr w(M et le faux /:o~HC!H', qui
commence par ces mots

Oui, t'bonneur, Yahncoor, est chéri dans le monde


Chacun pour l'exalter, M paroles abonde.

Rigault ne le dit pas; mais c'est probable. En revanche, il cite un


passage des Mémoires de Melle de Launay, qui, ayant assisté au
souper donné par M. de Valincour, )e jour des Rameaux, à Lamotte
et a M" Dacier, a consacré avec beaucoup de grâce le souvenir de
cette réconcdiation Avant que je fusse à ia Bastille, M. de Valincour
m'avait fait faire connaissance avec M. et M'Dacier; il m'avait même
admise à un repas qu'il donna pour réunir tes~HC~KS et les lJIlode1'nes.
Lamolte, à la tête de ceux-ci, vivement attaqué par M" Dacier, avait
répondu poliment, mais avec force. Leur combat, qui faisait depuis
longtemps t'amusement du public, cessa par l'entremise de M. de
Vaiincour, leur ami commun. Après avoir négocié la paix entre eux,
il en rendit l'acte solennel dans cette assemblée où les chefs des deux
partis furent convoqués. J'y représentais la neutralité. On y but à la
santé d'Homère, et tout se passa bien. »

VIII.
Cette Histoire de la QMe~Mc~es~LMCMMs~~M~o~He~,écrite origi-
nairement par Rigault,ainsique nous le disions en commençant,pourune
thèse de doctorat, et couronnée en 1856 par t'Académie-Française, est
un de ces ouvrages qui survivent aux circonstances pour lesquelles ils ont
été composés. C'est désormais un des documents les.plus essentiels à
consulter en tout ce qui concerne l'histoire littéraire du XVIIe siècle.
C'est en même temps aussi, ainsi que l'a écrit M. St-Marc-Girardin
dans la ~Vo~ce qu'il a mise en tète du tome t~, un des meilleurs titres
de la réputation du jeune écrivain.
Le reste des écrits d'Hippolyte Rigault se prête moins facilement à
l'analyse. Sauf une Ettule littéraire ~Mf~orscë, composée en mai 1850,
en forme d'introduction aux Odes d'Horace, traduites en vers français
par M. Anquetil, professeur au lycée de Versailles, et qui a pris place,
avec des développements nouveaux, au tome II des ŒMprcs com-
plètes (i), ces écrits consistent en un recueil d'articles publiés à diverses
époques, soit dans une revue périodique, soit dans un journal quoti-
dien. La~gMM~~7MS~'MC<MMpMMt< publiée, comme on sait, par
un ancien élevé de l'Ecole normale, l'honorable M. Hachette, et rédigée,
en grande partie du moins, par des professeurs de l'Université, ac-
cueillit ses premiers essais de critique, et le prépara ainsi aux travaux
qu'il pubha plus tard dans le Journal des Débats. Le presse politique
ou littéraire, produit chaque jour, en France, des travaux distingués,
que le lendemain cependant fait oublier. Il n'en sera pas ainsi, grâce
à Dieu, des écrits de Rigault. Ils ont été trop remarqués à leur appa-
rition, pour qu'une indifférence prématurée vienne les atteindre; et,
quant à l'avenir, des mains amies les ont recueillis, et les ont mis
ainsi à labri de l'oubli qu'eût entraîné tôt ou tard leur dispersion.

IX.

L'objet de ces écrits est aussi varié que les circonstances mêmes qui
les ont fait naître Ainsi, par exemple, M. Nicolardot publie un livre
intitulé ~~Ma~c et 7'~maKces de Vo~aM'c quelle bonne fortune qu'un
pareil livre pour la plume incisive de Rigault, et comme il fait justice,
par le ridicule de ces diatribes rétrospectives. M. Ernest Feydeau
donne au public saF~K?n/ Rigault en prend occasion (et jamais rien
ne fut plus opportun) de discuter la question de la moralité des œuvres
littéraires. Les Conseils généraux de nos quatre-vingt-six départe-
ments (nous n'avions pas encore annexé Nice et la Savoie) viennent de
terminer leur session de 1858 notre jeune écrivain, sous le pseudo-
nyme de Jean-Louis Giraud, propriétaire rural, publie les VaMM' d'M~
petit proFt'M~K~ pour faire suite à ceux de ces Conseils. Silvio Pellico
meurt en d854 une charmante étude est aussitôt publiée sur la vie

~) Nous rappelons ici que les dE'MtTM fM~pM~ <t'Hippo!yte Rigautt


forment 4 vol. in-S". Paris, librairie Hachette.
et la mort du prisonnier de Venise et du Spielberg. Que mentionnc-
rais-je encore? La Semaine ~EM/aM<s? VM~~m~aP~M?
le Congrès de Bttt~eMcs? Mais non le choix serait trop embarrassant,
et, pour échapper à cette difficulté, il faudrait tout citer. Une légère
restriction, toutefois, en ce qui concerne deux ou trois articles que
nous aimerions mieux que Rigault n'eût point publiés, et qui ont pour
objet, non pas des sermons imprimés et livrés par cela même, du moins
jusqu'à un certain point, à l'examen et à la critique littéraire, mais des
sermons prononcés à Saint-Vincent-de-Paul, à Saint-Philippe-du-
Roule, et dans quelques autres églises encore. D'autres que nous,
souvent bien injustes envers Rigault, mais mieux avisés ce jour-là,
avaient déjà dit à Rigault qu'il eût mieux fait de s'abstenir, et nous le9
disons à notre tour, non que sa critique contienne rien d'irréligieux,
nous nous plaisons à le reconnaître, mais parce que la critique du
journal ne doit point pénétrer dans l'église comme elle pénètre au
théâtre, et que le prédicateur ne relève pas du feuilleton comme le
comédien ou comme la danseuse. Toute cette partie des écrits de Ri-
gault, éparsc dans les trois derniers volumes de ses G~tM'fs complètes,
a été publiée soit dans la Revue de fjf~Mc~OK publique, soit, sous
le titre de C/M'(w:</îM de ~Mm~~M~, dans le Jo!M'?M~ des Débats. « M.
Rigault, dit M. St-Marc-Girardin dans la ~Vo~c~ déjà citée, acquérait
chaque jour dans ce journal plus d'ascendant par son talent et par son
caractère, tl avait rajeuni et renouvelé un genre déjà vieux sans être
ancien, et l'avait rendu intéressant, de frivole qu'il était jusque-là
je veux parler des CArom!<?M<;s <~ </MMM6MH< C'était ordinairement
une revue des petites aventures, et parfois même des commérages de
la vie de Paris. Rigault y introduisit la réflexion morale: grande
nouveauté, mais fort judicieuse. C'était, me disait-il un jour, la mé-
thode d'Addisson dans le Spce~tH'. Tout se prête dans le monde à
la moralité, les petites comme les grandes choses. H faut seulement
que le moraliste ait le talent de proportionner la réflexion au sujet, de
ne pas être grave dans les choses frivoles, ou frivoles dans les choses
graves. Molière dit, dans la CWM~Më de l'Ecole des Femm~, que c'est
une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens, c'est-
à-dire les gens bien élevés; c'est une entreprise aussi difficile de faire
qu'ils prennent plaisir à la morale.Et cependant, ajouterons-nous à
notre tour, en lisant les C~rom~cs~e~tMHz~Me écrites par Rigault,
ils y prenaient plaisir.

X.

C'est aussi partie dans le JoMnM~ des Débats, partie dans la ~M<;
de ~'7K~'Mc~omNMM:<j'MC, qu'avaient été publiéspar Rigault les articles
classés, dans l'édition de ses (EMf~s complètes, sous le titre spécial
de Questions ~'jf?M<)'Mc<MK;)MMt~M. Dans cette catégorie, nous signa-
lerons aux nouveaux lecteurs et nous rappellerons aux anciens ~HMMt
rneminisse p~W~, les articles mtituiés De l'Esprit chrétien dans
les études, par M. Laurentie; De <'<~<MMM~MH< de la raison,
par M. Blanc de Saint-Bonnet; mais surtout les C~Mt~Mësc~~HA',
et Du Paganisme dans ~'c~ca~oK, par M. l'abbé Gaume. Nous ne
voulons point raviverici d'anciennes querelles; mais, dans cette Etude
sur les écrits de Rigault, il nous sera permis, nous l'espérons, du
rappeler en quelques mots la lutte que notre jeune écrivain soutint,
avec tant de vigueur et tant d'esprit, en faveur des auteurs classiques
à l'encontre de ceux qui ne voûtaient rien moins que faire porter contre
eux un arrêt de proscription.
Il s'était rencontré, vers 1852, un respectable ecclésiastique du
diocèse de Nevers, qui, ému des vices de notre société moderne, n'avait
trouvé rien de mieux que de rejeter la responsabilité sur l'éducation
donnée par l'Université, qui fait lire et commente à ses élèves des
auteurs païens. Ainsi, aux yeux de M. l'abbé Gaume, ce n'est plus
seulement, comme au temps de Béranger, la faute de Voltaire et de
Rousseau, c'est encore et c'est surtout la faute d'Horace, de Cicéron
et de Virgile. Dans les articles dont nous donnions tout à l'heure les
titres, Rigault adresse à l'auteur du t'OK~cw (car c'est sous ce
titre resté comiquement célèbre qu'est surtout connu le livre de M.
l'abbé Gaumc) une observation préjudicielle. Si le mal que vous dé-
noncez est réel, si le paganisme dans l'éducation conduit le monde
moderne à l'abîme, il est étrange que tant d'hommes de génie, qui ont
eu à coeur, autant au moins que M. Gaume, le salut du monde et la
grandeur de la religion, n'aient pas été plus vigilants. N'y a-t-il pas
là, dit M.Rigault, un mystère qui doit faire réfléchir M. Gaume sur la
nouveauté de sa cause, et ne doit-il pas s'enrayer de se trouver plus
zélé et plus clairvoyant que Bossuct? Franchissant bientôt les limites
de la question préjudicielle, Rigault, par une habile tactique, oppose
ecclésiastique àecclésiastique, M. l'abbé Landriot à M. l'abbé Gaumc,et
Ics/~c/cAes /M~o~M<'A'auV<'f ~'om~n'.Or, dans ces ~c/KM'c/i&t,
M. l'abhé Landriot, qui, sauf erreur de notre part, est aujourd'hui
Mgr Landriot, évoque de la Rochelle et de Saintes, établit incontesta-
blement que les écoles littéraires du christianisme depuis les cinq
premiers siècles de l'Eglise jusqu'au quinzième, ont adopté les auteurs
païens pour base de leur enseignement, exactement comme les écoles
de l'Etat au dix-neuvième. L'Eglise autorise donc l'enseignement des
lettres païennes. Maintenant, comment les Pères et les Docteurs de
-l'Eglise jugent-ils ces auteurs païens? Rigault, qui connaît les Pères
de l'Eglise aussi bien que ses auteurs classiques, remarque que saint
Augustin appelle Platon MM Aorn~c <ffs-m~e e~ <<'cs-s<tMM~, et Virgile
M~M~'6~M'<'eMeK<~oe<c, et que Bossuct, dans sa Lettre au pape
Innocent XI sur l'éducation, qualifie ainsi les enseignements de So-
crate jM'o /e~w<! SM~MH&. < Si donc, dit en concluant
Rigault, la société est si compromise, ce n'est pas la faute des études
classiques. Le remède à nos maux ne consiste pas à expliquer saint
Augustin au lieu d'expliquer Cicéron (1). H consiste à tirer des au-
teurs qu'on étudie, quels qu'ils soient, une morale sévère, appropriée
au besoin des esprits, et à la faire pénétrer avec une ardeur infati-
gable au cœur de la jeunesse. Telle est, en substance, la réfutation
pleine de bonne sens et de modération que Rigault oppose aux doc-
trines du V<H' !'<m~Mt'. En proscrivant les classiques païens, M. Gaume
s'engageait en quelque sorte à leur substituer des auteurs chrétiens.
Ainsi a-t-il fait. Le <S~c/<c è ~ro/a~M, cet excellent livre, cette
~fo?'B!c CK action des anciens, cnmme le définit si bien Rigault, est
remplacé par un &~<;<<B s(tnc<ofMm ï~a?, où se trouvent les plus
étranges histoires def chameaux épileptiques, de satyres chrétiens
et vertueux, d'hippocentaures dressés a donner aux pélerins l'adresse
de saint Paul l'hernrite, de lions aveugles devenus clairvoyants par
l'apposition des mains d'un anachorète. Rigault reproche de plus, et
a\ec raison, à l'auteur du -Sc~c/fB s~metor~m. f~<B certaines contradic-
tions assez choquantes entre !a répugnance qu'il affecte à mettre sous
les yeux des enfants des textes d'auteurs profanes où se trouvent les
mots ~o?*, conjtM?,?M<&c?'6, etc., et la facilité avec laquelle il laisse
subsister dans les textes que tui-méme a choisis ou arrangés, certaines
images, certaines aitégorics, faites pour éveit)er en eux des pensées
qui ne sont pas de tfurâge. Afe(Kcg, c~M'a~ tpmm.

XL

Entre les Questions (~~t'Mc~OM pM&~Ke etles E/M~es ~/<<aM'es


et mot'a~ le second volume des ŒMM'cs co?np<'e<ss de ~t;yo:M«
contient deux discours prononcés par le jeune professeur à des distri-
butions de prix l'un, eu 1854., au lycée Louis-le-Grand, où il était
professeur de rhétorique; t'autre, en ~851, au lycée de Vcrsaines,
dont les échos retentissaient encore du bruit de ses brillants succès
scolaires, et où il était devenu le collègue de ses anciens maîtres.
Rigault a composé et prononcé un troisième discours, dont nous remar-
quons avec regret l'absence dans la collection de ses ŒMwes; c'était,
si nous ne nous trompons, en 1853, à la distribution des prix du
concours généra), et ce discours avait pour objet la biographie de
Rollin. 1I était, à la vérité, écrit en latin, comme tous les discours
qu'on prononce annuellement en Sorbonne; mais était-ce bien là une

()) On pourrait expliquer a la fois saint Augustin et Cicéron. Nous avons


Mous-même, dans un article publié il y a quetques années dans )a BerMe de
/j!MC~'OK ~w<</Me, et relatif aux ~'f?'M' <~e f~s'M.s'e latine de M. Fe)ix
t\ournsson, réclaméune partplus grande dans t'enseigne ment classique, pour
les écrits des Pères de )'Eg)ise.
raison de l'exclure, et un discours latin, surtout quand il est écrit comme
fêtait celui de Rigault, eût-il été déplacé dans la collection des œuvres
d'un professeur? Nous sommes certain qu'on eût retrouvé avec plaisir
dans ce recueil cette spirituelle biographie de l'ancien recteur de
l'Université de Paris, du savant auteur du Tm~Jf~s E<M~s, et nous
exprimons le vœu qu'elle prenne place dans la prochaine édition.
Dans la publication en quatre volumes qui a été faite des Œ~M'rfs
complètes de Rigault, le premier volume s'ouvre par une Notice bio-
~fa~/M~Më et KM~M'c, composée par M. St-Marc-Cirardin, l'écrivain
et le professeur avec lequel, s'il fallait chercher des comparaisons, le
talent littéraire de Rigault offrirait certainement le plus d'analogie.
C'est, de part et d'autre, le même fond de commissanccs solides sous
une forme vive et piquante. Rigault, s'tl eût vécu, eût pu un jour sup-
pléer M. St-Marc-Girardin dans sa chaire deSorbonne; et guidé par
l'exemple et les conseils d'un tel maître, il y eût continué les tradi-
tions de savoir, de bon goût, de critique sensée et spirituelle, atta-
chées à cette chaire. Mais la mort est venue prématurément interrompre
la carrière du jeune professeur, du jeune écrivain, si brillamment
commencée, et M. St-Marc-Girardin, qui, à Evreux, avait prononcé
sur la tombe de Rigault quelques paroles éfouffées par les sanglots,
a voulu donner à la mémoire de son jeune collaborateur ce dernier
hommage de confraternité littéraire. Dans cette ~Vo<tc<?, sans s'atta-
cher précisément à écrire une biographie, M. St-Marc-Girardin a dé-
peint Rigault tel que nous l'avons connu comme professeur et comme
journaliste. Il a complété, par quelques fragments empruntés à la cor-
respondance de Rigault, cette intéressante esquisse.
~Vo~ om/MS Monan'. Cette pensée, qui fait la consolation des der-
niers moments de l'honnète homme, doit éclairer aussi d'un rayon d'es-
pérance l'heure suprême de l'écrivain qui laisse en ce monde une
trace durable de son passage. Sans doute, Rigautt est mort sans avoir
eu le temps de donner tout ce qu'il promettait; mais ce qu'il a laissé
suflit à sa renommée littéraire, et son nom restera parmi ceux de nos
critiques les plus savants et les plus ingénieux. Pourquoi faut-il que,
si jeune encore, dans toute la force de l'âge et du talent, il se soit vu
arrêté par la mort à l'entrée de cette brillante carrière littéraire, où plus
tard il eût trouvé tout ouvertes devant lui les portes de la Faculté des
lettres, peut-être même celles de l'Académie-Française, et que, du
même coup, l'Université ait perdu un brillant professeur, et la presse
un charmant écrivain?`t
G. Mallet.

~) Dans le n° du SSjuin. entre autres corrections. lire C/oreMwKau


lieu de Clertnout, p 3)8; .'«!Mo.M<eMM Mu lieu de ~crMo<eMf!M, p. 320 et
Tassoni au lieu de CaMowt, p. 333.
LE ROMAN CATHOLIQUE("
Lettre et. M" Bourdon (Mathilde Froncent).

J'ai longtemps hésité à entreprendre l'étude que je vous soumets


aujourd'hui, Madame, et ce n'était pas sans raison. N'y avait-il pas pré-
somption de ma part à prétendre porter un jour nouveau sur une matière
discutée et jugée ? Mes éloges pouvaient-ils avoir quelque prix après le
succès incontestable, le succès de librairie, que vos ouvrages avaient
remporté ? Ma critique, enfin si timide qu'elle fût était-elle à l'aise
devant vous, Madame, alors même que je pouvais oublier un instant mes
sympathies tout acquises au nom que vous portez? D'ailleurs, et je
dois l'avouer, ces scrupules servaient ma paresse. J'hésitais à me jeter
au milieu de votre œuvre, déja considérable, que je connaissais mal, et
j'aurais hésité encore à l'étudier dans son esprit et dans sa forme, dans
son ensemble et dans ses détails, si la popularité de votre nom, qui
grandit tous les jours, n'était venue chaque jour davantage solliciter mon
attention. Je résolus de chercher quels étaient les moyens que vous
mettiez en œuvre pour captiver ainsi l'attention d'un nombre considé-
rable de lecteurs et surtout de lectrices, et de chercher quel était le but
quevousvous efforciez d'atteindre dans la longue série de vos ouvrages.
Vous voyez, Madame, que ma tâche n'était pas facile. Je reconnus bientôt
que je me trouvais devant un écrivain de talent, trop en renom pour
qu'on lui fit l'injure de le traiter avec indulgence je reconnus que je
me trouvais devant un esprit consciencieux, poursuivant un but avec
trop de conviction pour qu'il fut permis de le combattre avec faiblesse.
Après avoir lu vos livres, je vis que je devais, dans la loyauté de ma
conscience, laisser de côté les ambages et les réticences et faire la part
du bien et du mal, sans crainte et sans arrière pensée. Ainsi, Madame,
ce que vous allez lire sera mon opinion sincère; vous trouverez ici mes
impressions, Cdètoment consignées aux marges de vos livres. Si, dans
cette lettre, se glissent quelques rénexions de pauvre goût, vous par-
donnerez certaines vivacités de langage, vous oublierez vous ne me
garderez pas rancune si je combats avec ardeur plusieurs de vos plus
profondes convictions à qui vous assure la sincérité, vous ne refuserez
.pas l'indulgence.

(t)~oMMM!M<MMe ~-<<<«~ )'<-<–e c~o!f <(!~tM.!f,–n vie réelle, par


M"" Bourdon. Paris Ambroisp Ht'ay.
Mais, avant tout, Madame, je dois justifier le titre que je donne à cette
étude, et voir si vos ouvrages méritent bien cette dénomination de t'ONMMM
que vous repoussez à deux reprises, dans deux de vos préfaces. Je com-
prends qu'il vous en coûte un peu de consacrer votre temps et votre
talent à une matière réputée profane, dont le nom seul vous effraie;
cependant, mon devoir m'oblige à vous enlever une illusion. Un roman,
en effet, ce n'est pas seulement une histoire d'amour; dans son acception
la plus élevée, il peut se définir aussi l'histoire d'une âme. Lorsque
votre esprit a enfanté un type que votre inspiration anime et vivifie,
vous faites du roman; lorsque vous entourez ce type de person-
nages qui ne sont animés que par votre souffle, vous faites encore du
roman; lorsque les faits que vous présentez, Lien que vérifiés par l'ob-
servation, et confrontés avec les faits matériels, n'existent que dans votre
imagination, vous faites toujours du roman. Votre seule excuse et votre
consolation, ce sera d'avoir fait du roman sans le savoir Vous vous
roidissez cependant contre cette nécessité qui vous parait bien dure: < Ce
n'est pas un roman, dites-vous, dans la préface de Zs vie réelle, il ne
s'y trouve pas la moindre intrigue, ni la plus petite aventure. Par-
donnez-moi, l'intrigue existe, quoique simple, les aventures ne manquent
pas, bien que peu saisissantes. 'Dans la préface des &MMWHM's cf'MMe
MM<:M7':f6, vous dites encore, en établissant une différence entre
M" Brônte et vous « Elle a fait un roman et nous n'aimons à peindre
que les scènes du monde réel. » En ce cas, vous auriez fait un roman
réaliste. M. Veuillot vous en a fait le reproche. Cet écrivain dont vous
admirez à bon droit l'indépendance, ce publiciste qui a enté sur la phra-
séologie de Patoullet la phrase de Bossuet et qui a su mêler à l'argot
de la sacristie l'éloquence de la chaire, cet ange qui a le diable au corps
s'est emporté contre vous < Auteur de bonne volonté, s'est-il écrié, je
ne voudrais pas vous faire de la peine, mais je ne voudrais pas que vous
fissiez école. Il est temps, je crois, de crier au loup' Ce loup, cet affreux
loup de la médiocrité qui s'est fabriqué de fausses clefs pour entrer
dans toutes les bergeries et qui les dévaste toutes. Quoi nous aussi,
chrétiens, nous aurions nos Champneury qui nous empâteraient de vie
réeffe! Je vous dis, Madame, que la fonction de la littérature est de nous
élever au-dessus de la vie réefle que la littérature doit nous porter de la
vie réelle, à la vie surnaturelle, doit nous aider à subir l'une en nous
parlant de l'autre; et l'art d'écrire n'a pas A s'occuper de la manière
de faire servir deux fois le même bœuf et les mêmes choux.
» Je hais la littérature qui vient nous dorloter dans les platitudes et
nous enfoncer de plus en plus dans les couardises du monde. Cette
littérature n'est bonne qu'a ravaler les inspirations de la droiture et de
f'honnéteté, à les mettre au-dessous même de la sottise endiablée qui
cherche son idéal dans le vice et qui s'illumine du feu des tripots. Nous
sommes bien réguliers, bien économes, nous plaçons prudemment nos
vertueux petits gains, et, en nous modérant sur la crinoline, nous
achetons enfin un honnête petit château. Là, nous goûtons de sages
béatitudes. 0 Seigneur! dans votre bonté, envoyez-nous un tapissier
industrieux et consciencieux, car nous souffrons encore des courants
d'air! Pourtant, la souffrance étant inséparable de la vie réelle, nous
saurons, s'il fe faut, vous offrir cette croix D
Ce passage, que j'ai dû citer en entier, prouve sumsamment que
M. Louis Veuillot n'a pas consacré à vos ouvages une grande attention.
Quoique vos sympathies pour M. Veuillot me soient bien connues, je
dois, Madame, vous dire mon opinion tout entière sur cet écrivain.
Menez-vous, je vous prie, des écrivains qui ne trouvent l'inspiration que
dans la colère ils dédaignent les raisons et cherchent les injures ils
mordent pour exciter l'attention et deviennent enragés afin d'être ap-
plaudis. Je ne crois pas que M. Veuillot ait bien lu votre livre. Il a vu sur
votre couverture ce titre La vie t'ee~/ 1 et il a eu une attaque de nerfs;
il est tombé dans une faute grave le jugement téméraire.
En effet, ce qu'il a vu dans votre roman, c'est le détail mesquin de
la vie bourgeoise, le pot au feu, occupation exclusive d'une ménagère
la photographie d'un intérieur vulgaire; la sténographie de vulgaires
conversations. S'il avait regardé plus attentivement, il aurait vu, par-
donnez-moi si je parle sa langue, le chapelet bénit derrière les saucisses,
la Jottrnée du Chrétien sous le manuel de la CMMMM'~e &Mtr~eoM< et il
aurait senti comme une odeur de sainteté répandue dans cette maison
que le fumet du rôt embaume. Certes, madame, je dois vous rendre
cette justice, que vous ne prenez à la vie réelle que ce qui donne à votre
roman plus de vérité, et partant plus de beauté. Vos héros mangent et
dorment sans doute; mais si vous prenez soin de leur vie c'est pour
étudier leurs sentiments et leurs pensées, en même temps que leurs
actions. Vous vous inquiétez de leur âme, et c'est ce qu'il y a de plus
élevé dans l'homme que vous vous plaisez à analyser avec le plus de
soin. Ce qui vous séduit, ce que vous excellez peindre dans vos romans,
c'est la ligne étroite du devoir que vos héros suivent sans dévier. Cela
est fort bien. Mais quel est ce devoir auquel ils s'astreignent? Quel est
pour vous ce devoir supérieur qui domine votre livre et que vos héroïnes
subissent ?
Evidemment, selon vous, Madame, et selon le R. P. Neveu,
jésuite, le premier devoir d'une femme est de prendre un règlement,
car « ce n'est pas assez, dit ce R. P., de faire le bien; il faut le bien
faire, c'est-à-dire le faire avec ordre. Vous n'avez donc rien de plus
important à faire que de consulter Dieu e< MM~M'ec~Mt'~e~Mre, pour
régler vos actions, l'heure de vos actions, le temps que vous voulez y
donner, la méthode que vous devez garder en les faisant, et l'esprit inté-
rieur dont il faut les animer. Evidemment, le second devoir, c'est
d'observer le règlement « II faut aimer la retraite. Visiter les pauvres,
les prisonniers, les malades, Notre-Seigneur. Prier en secret. S'assu-
jettir aux œuvres de miséricorde. Faire des charités. S'interdire les
spectacles. Se refuser des plaisirs d'ailleurs innocents. Jeûner, ou du
moins se mortifier dans la nourriture, etc. » Maintenant que nous
savons que le devoir de vos héroïnes est de suivre exactement ce qu'en-
seigne la religion catholique, apostolique et romaine. et ses ministres.,
nous pouvons dire, Madame, quel est le titre qui convient à votre roman.
H n'est pas réaliste, nous l'avons déjà dit, car vous n'empruntez à la
vie réelle que les conditions matérielles qui régissent l'action de vos
personnages et que le tableau fidèle du milieu où ils sont placés; il n'est
pas idéaliste, en ce sens que vous ne connaissez pas les aspirations qui
portent les cœurs à tendre vers un avenir inconnu, tes uns à l'amour, les
autres au sacrifice ceux-ci à la gloire, ceux-là au martyre; il n'est pas
matérialiste, puisque la voix des sens n'a pas d'empire sur ces créations de
votre esprit! Qu'est donc votre roman? Je crois pouvoir répondre qu'il
est tout simplement le roman catholique, apostolique et romain.
Voyons d abord ce qu'est dans vos romans la femme chrétienne que
vous proposez pour modèle. -Vous avez eu soin de la placer dans trois
conditions différentes Julie, dans les Souvenirs d'une institutrice, person-
nifie le célibat avec la pauvreté et la dépendance; Octavie dans le Droit
<MMSMe., le célibat au sein de la famille; Isabelle, dans la Vie réelle, le
mariage et la maternité. Julie est institutrice dans un pensionnat de
Paris. Par son inébranlable douceur, elle conquiert l'amitié et la con-
fiance de ses jeunes élevés. Elle écrit; elle fait des vers, et espère
trouver un nom dans la littérature. Les éditeurs, les rédacteurs en chef
sont des hommes. et Julie renonce à la gloire littéraire. Institutrice
dans diverses maisons, elle apporte partout le secours de son bon cœur
et de son bon esprit; elle est utile partout. Le devoir strict, éleva
après tout, elle le remplit. Octavie quitte Paris après la mort
d'une tante qui la chérissait. Elle revient en province, à temps pour
voir mourir sa belle-mère et recevoir d'elle une charge sacrée l'avenir
de deux petits enfants. Bientôt, son père, frappé de paralysie, vient aussi
réclamer ses soins quasi-maternels. Octavie a charge d'&mes et se
dévoue sans murmure. Pour remplir son devoir, elle étouffe la voix de
l'orgueil féminin et refuse un brillant mariage. Elle donne sa jeune
sœur à l'homme qu'elle pensait pouvoir aimer, et meurt en gagnant une
maladie contagieuse au chevet d'un de ses neveux, alors que, libre enfin,
elle' pouvait songer, sans faillir H. son devoir, à assurer son bonheur.
Je regrette de ne pouvoir m'arrêter, comme je le voudrais, sur ce beau
roman que vous intitulez si justement le Dn~ <f <!<?<'?? Vous y avez
prodigué à pleines mains les trésors du cœur; vous nous avez montré
que votre talent doit grandir encore en se mettant au service d'idées
d'un ordre plus élevé que celles que vous défendez d'ordinaire.
Isabelle épouse l'homme que sa famille lui a présenté. Elle remplit son
rôle de bonne épouse et de bonne mère, et finit par avoir la consola-
tion de voir s'agenouiller à la Sainte-Table, son mari, auprès de ses
enfants.
Evidemment, des SoMMiws <MM uM/~tt~'tM au Droit ~'MtMesse,
il y a la distance qui sépare l'élégie du drame. Julie, avec ses goûts
littéraires, sa visite aux éditeurs et ses voyages, fournit un sujet à tiroirs,
un peu banal. C'est une femme forte, sans doute, comme vous les
aimez, Madame, mais peu attachante. Je n'ai pas vu un seul instant
son ceil briller, je n'ai pas senti une seule fois son cœur battre elle a
fait des vers, mais elle n'a pas formé un seul de ces doux rêves, oasis
où l'esprit aime à se reposer, aspiration vers un idéal entrevu. Cette
Julie si bonne, dont l'esprit est si cultivé, elle a cloîtré son âme dans ce
cœur où l'amour de Dieu a tué la passion, rien d'humain ne bat plus.
Cette femme forte n'est pas sympathique; elle fait peur Je comprends
mieux Octavie, dont le dévoûment n'est pas stérde. C'est une figure
pleine d'abnégation, de courage; c'est une sainte femme que l'on salue
sur la terre et à qui l'on adresse ses prières, quand elle est morte.
Mais Isabelle, catholiquement élevée par une mère catholique Isabelle,
épouse et mère, quel sera son devoir ? Comme Julie et Octavie, elle
commence par aller à la messe de sept heures, elle habille ses enfants,
elle marque les chaussettes de son mari et prépare le dîner. Le dîner
vient, puis on se couche. C'est là ce que M. Veuillot vous reprochait
et sa réflexion que la littérature n'avait rien à voir à de semblables
choses, aurait été pleine de justesse, si votre but, Madame, avait été la
peinture fidèle et exclusive de cet intérieur bourgeois. Mais toutes ces
actions vulgaires d'Isabelle que vous racontez avec soin, elles ont une
raison d'être, que M.VeuilIot n'a pas entrevue et qui vous aurait excusée
à ses yeux. En effet, si Isabelle fuit le monde, c'est pour posséder plus
complètement l'esprit de son mari qu'elle retient à la maison si elle
tricottc des bas, c'est pour qu'il songe le soir à l'entretenir ou a lui faire la
lecture si elle soigne elle-même le dîner, c'est pour qu'il n'en vienne
pas un jour à regretter ses parties de garçon et le brillant éclat du
restaurant si elle va à l'église c'est pour se confesser et écouter les
leçons de son directeur qui lui dira comment, pour posséder l'esprit
de son mari, elle doit commencer par se rendre maîtresse de ses sens.
Oui, madame, il est là, partout, toujours, ce directeur que vous ne
nommez pas, qui ne parait pas, qu'on ne connaît pas. Ah que Jutie,
repoussée au JoM;'<M<! des ~f<MM.s'<'Mes, aille lui confier son désespoir,
j'y consens; qu'Octavie, s'arrachant, les yeux pleins de larmes, du lit
de son père imbécile et du chevet de ses petits frères malades, aille
écouter ses conseils et ses exhortations, je le veux bien mais Isabelle
elle a son mari, c'est-à-dire son guide, son confesseur, son directeur.
De cette âme en deux corps, qui est la définition vraie du mariage,
pourquoi faire deux âmes en un corps; pourquoiintroduire la lutte là où
doit être le repos ? Isabelle a un but, quand elle entre dans la chambre
de son mari, un but qu'elle ne cache pas. Ecoutez-la plutôt « Dans le
jour le plus favorable, sur un joli piédestal, se trouve une très belle
reproduction de la Diane chasseresse. Franchement, la Diane si belle
qu'elle soit, est la seule chose qui me déplaise dans ma chambre, et je
la remplacerai volontiers par une statuette de la Vierge sans tache. J'ai
proposé l'échange, mais l'amour do l'art a fait reculer Julien Diane est
si belle et la vierge gothique, dans sa robe d'or, ne charme pas les
yeux. Oh! non, mais elle attire les cœurs, cette divine mère, mille fois
plus que toutes les divinités de l'Olympe. Julien ne comprend pas trop
cela. MOMs y MftM&'MM. En attendant, j'ai installé mon joli bénitier
au chevet de notre lit, et je fais là ma prière. Julien la fait aussi, mais.
nous examinerons cela plus tard. Voyez-vous cette petite masque,
qui, la seconde nuit de ses noces, songe à catéchiser son mari. Elle sort
du Sacré-Cœur lui, a fait de longues études c'est plaisant. Ce MMM est
à la page 30, et, à la page 174, nous trouvons ces paroles dans la bouche
de Julien: Désormais, Robert (c'est son fils) n'ira seul ni à l'église, ni
a la Sainte-Table. Le pauvre homme 0 puissance de la femme forte
'1 a suffi de la grâce et de 144
pages (ceci est une soustraction) pour rame-
ner le pécheur. Ainsi, dans ces 144 pages qui contiennent plus des deux
t'ers de la vie de ce ménage, la femme et le mari ont été enlutte constante;
ils ont fait une guerre d'escarmouches et d'embûches. Entre eux, il y
avait le confesseur dont on ne parle pas. Quelle idée vous faites-vous
donc du mariage, Madame ? Ah c'est qu'à l'époux terrestre vous pré-
férez l'époux mystique. La dignité, la conviction du premier, vous vous
faites un jeu de les jeter aux genoux du second. Entre le mari et la
femme se trouve un tiers qui doit connaître et juger. Eh bien, encore
une fois, ce tiers, ce confesseur, montrez-le nous, Madame, puisqu'il
est le ma!tre du logis; puisque chez vous, il fait ce qu'il veut, qu'il
dise donc
La maison m'appartient, je le ferai connaître.

Ainsi, voilà, dans votre roman, le devoir de la femme catholique


ramener t'ëpoux dans le giron de l'Eglise. Pour atteindre ce but sacré, tous
les moyens sont bons, et, auprès de ce devoir, les autres devoirs ne sont
rien. La femme chrétienne, telle que vous la peignez, Madame, est-elle
l'idéal de la femme, tel que nous devons nous le former Non car cette
sécheresse de cœur qui fait sa gloire nous fait peur. Non! car cette béate
et égoïste sécurité devant la mort nous fait pitié. Mais ce but, ce port,
cette couronne triomphale, ce salut que vos héros s'efforcent d'atteindre
tout cela a peu de valeur, grâce au soin avec lequel vons éteignez d'eux
les séductions. Vos héros ne connaissent pas la sainte passion. Ils vont
à la gloire peut-ctre, mais sans entrain, Ils ne luttent pas. Ils se
traînent dans un milieu calme, à l'abri des séductions du Matin, ils sont
sans cesse sur leurs gardes, le chapelet, le goupillon à la main, faisant
le signe de la croix et jetant de t'eau bénite quand ils pensent le voir
passer. Croyez-vous donc, Madame, qu'i) suffise pour faire son devoir
ici-bas, de songer au salut éternel exclusivement, de dire exactement ses
prières et d'assister tous les dimanches à ta messe paroissiale Pourquoi
dans cette religion chrétienne si bette, si simple et si pure, ne choisir et
ne mettre en relief que les petites pratiques dévotieuses et enfantines
Dans notre temps de troubles et de luttes, la femme chrétienne a un autre
devoir à remplir. Eh quoi la revendication de leurs droits par les nationa-
lités frémissantes, les victoires de nos armées, les sacrifices des peuples,
laliberté proscrite etappetée; les femmes ignorent-ettes tout cela? Quoi
pas un cri d'enthousiasme pour les vainqueurs, pas un mot de plainte
pour les vaincus! Rien n'émeut cette âme séraphique, et elle fait tant,
que son Julien enfin partage son calme béat. Cet avocat de province
ne lit pas tes journaux, et ce mari de la femme forte n'est pas électeur.
Je sais bien que le roman n'a pas d'ordinaire à s'ingérer dans ces
devoirs peu intéressants de tous les jours, parce que, d'ordinaire,
le roman se borne à connaître de l'anecdote d'une vie. On com-
prend que dans une période de passion aveugle, un amant oublie
qu'il doive monter sa garde et aller au scrutin ornais, vous, Madame,
c'est l'ensemble de la vie que vous peignez, c'est l'occupation de tous
les jours que vous racontez. Or, je vous le demande, ces occupations
ne sont-elles pas dignes de prendre place auprès des occupations quoti-
diennes que vous présentez? Grâce à votre système exclusif, qui empri-
sonne le père de famille dans de si étroites lisières, vous détruisez tout
esprit de mâle initiative vous faites de l'homme un automate que les
ficelles bénites font seules se mouvoir. Julien fait peine; le pauvre homme
t
ne sera jamais rien pas même marguillier Bienheureux ce pauvre
d'esprit !e royaume des cieux lui appartient!
Jugez, Madame, si j'avais besoin de réclamer votre indulgence; moi
qui pensais vous critiquer un peu, voilà que je viens à mon tour de
m'emporter contre vous C'est que votre talent donne à 'des détails qui
paraissent avoir peu de valeur une portée immense; c'est que vos idées
exclusives sont dangereuses; c'est que je tiens à vous montrer l'étendue
de ce que je considère comme une erreur. Car, Madame, aujourd'hui,
enlever au pays ses forces vives, éloigner de la place publique les
hommes, détourner les yeux de la jeunesse des faits qui se passent
devant elle, pour lui faire regarder exclusivement !e ciel, ce serait un
grand malheur et une grande faute.
Nais, si vous y consentez, Madame, je vais terminer cette étude tapido
en vous soumettant quelques rénexions inspirées par la lecture appro-
fondie de vos livres. Le genre que vous affectionnez est le mémoire.
Votre héroïne a quelque part un petit cahier de pensionnaire sur lequel
elle écrit, jour par jour, ses impressions et ses actions. Ce genre de
composition a son bon et son mauvais côté. Son mérite, vous l'avez bien
compris et je dois vous en faire tous mes compliments, c'est de donner au
récit une aisance, un calme, une vérité qui séduisent. Cela se prête à tout.
Mille petits détails d'observation y trouvent place, et le côté théâtral
de la composition ne s'y fait pas sentir, non plus que la recherche. On
y trouve une familiarité qui n'exclut pas la distinction, une déduction
d'impressions (lui se complètent l'une par l'autre, et une sincérité pré-
cieuse. Mais, il amène la monotonie, à la longue, et il serait à désirer
que tout le roman ne fùt pas écrit dans une même manière. En prenant
de temps en temps l'action à bras-le-corps, en vous réservant d'ap-
paraître vous-même et de formuler vous-même quelques jugements,
vous donneriez à la lecture de vos livres un élément de plus de succès.
Pour ce qui est des aventures et des intrigues, nous savons déjà que
vous en faites peu de cas. Nous savons aussi que vous avez un mé-
diocre souci de ménager des rencontres où la passion peut se dégager
subitement, comme l'étincelle. tl s'en trouve une par hasard, qui étonne
votre jeune fille remarque un jeune homme il est malade, non
poitrinaire cependant, ce serait romanesque; le beau ténébreux a la
jaunisse Vous ne rattachez les pensées de vos héros qu'à un seul
ordre d'idées, et nous savons quelles elles sont. C'est un petit re-
proche que je vous adresse en passant, mais, Madame, les chants de la
nature, les accents passionnés du cœur, la voix grave de la raison et de
la philosophie se taisent devant les citations de la Bible et des Pères de
l'église. Vos jeunes filles sont ferrées sur l'ancien et le nouveau testa-
ment Cela produit un singulier effet; la note de la cuisinière se termine
par une nmxime de saint Augustin, l'invitation à dîner commence par
une phrase de Bossuet; on retrouve ces citations toujours, partout, et,
si l'on cherchait bien, on les trouverait glissées au lieu et place des
rébus enroulées autour des pralines dans les papillotes du dessert.
Il y a cependant deux choses qui, outre les sacrements, cela va sans
dire, rompent la monotonie de l'existence de vos personnages je veu
parler des naissances et des décès. Vous avez compris, comme une
femme seule pouvait les comprendre peut-être mais assurément les ex-
primer, vous avez compris tous les sentiments d'orgueil et d'ambition,
toutes les idées d'appréhension vague et de robuste confiance, toutes les
habitudes de catiuerie et de sévérité douce que la maternité fait naître
chez la femme. Vos enfants sont bien élevés, bien dirigés ils sont bien
sages,' mot terrible qui demanderait de longs commentaires, mais quand
seront-ils des hommes ? jamais. Jamais ces petits êtres voués à ]a vierge
ne seront des citoyens mais que vous importe? J'ai déjà pesé sur ce
point en parlant de Julien, ce mari enfant gâté vous me permettrez
donc de ne me pas répéter. Si, grâce à la bénédiction céleste, qui ne
saurait leur manquer, vos héros se voient revivre dans une nombreusepos-
térité, us sont en revanche poursuivis par une épidémie terrible, et tombent
sous un soufuemortet comme descapucinsde cartes,à la file. Générai ement
à

cela se passe de la sorte La jeune femme qui inscrit ses mémoires sur
un petit cahier, écrit, à coté dès dépenses et recettes mai, « je ne
puis me dissimuler que la santé de est bien ébranlée. » mai, <: le
médecin a parlé, il n'y a plus d'espoir. 3 mai, « c'est fini, il est
'&

mort de la mort des justes. )) La formule ne varie pas. Elle produit


un effet déplorable sur l'organisation des gens nerveux. Si t'épidémie
sévit dans vos romans avec une telle rapidité, c'est que la mort est un
moyen de gouvernement dont vous connaissez l'excellence et l'emcacité,
Madame. Là, auprès du moribond atone, entre les suifs qui fondent et
l'huile sainte qui coule, là, le prêtre, qui tient le pardon, se montre dans
sa toute puissance. Vos héros sont tous comme le larron dont parle
M. Veuillot d'une voix attendrie ils ont peur, ils tremblent, ils sentent
les afu'es de la mort les saisir, et l'enfer évoqué fait de leurs derniers
instants une douloureuse torture. Ils ne connaissent pas cette mort
naturelle, philosophique, douce, résignée de l'homme qui, n'ayant rien
à se reprocher, n'a rien à craindre. Le mourant, dans votre roman, il
ne songe qu'à Dieu la fami)to, la patrie, l'humanité n'existent plus
pour lui, et, si que)que homme s'éteint dans la plénitude de sa liberté
morale, M. Veuillot, votre ami malgré lui, lui jette à la face ce mot
La M:or< 6oMr~eoMe <t les bourgeois, dit AI. Veuillot, particulièrement
les avocats, notaires et employés, sont trop contents d'eux-mêmes,
comme ils n'ont tué ou blessé que des âmes comme ils n'ont, CM.
~K~'a<, que peu volé en dehors des formes légales, ils demandent ce
qu'ils ont donc fait qui les oblige & solliciter le pardon. Si on leur dit
qu'ils sont tout de même des coquins, ils se fâchent si on leur dit
qu'ils vont mourir, ils ne ie croient pas. Leur bon médecin va les tirer
d'affaire, parole d'honneur! tours bons parents ct'<M~MCM< les resti-
MMMM, et attestent qu'ils vont très bien; tours bons amis admirent
comme ils ont l'air frais et g'ai))ards. ? »
Cette mot'< bourgeoise, qui vous effraie, Madame, elle a pourtant
inspiré une belle page, dans laquelle, un grand écrivain que vous connais-
sez peu, sans doute, raconte la mort de son père. Je veux vous la citer
« Le jour de sa mort, il eut, chose qui n'est pas rare, le sentiment
arrêté de sa fin. Alors il voulut se préparer pour le grand voyage, et
donna tui-méme sfs instructions. Les parents et amis sont convoqués
un souper modeste est servi, égayé par une douce causerie. Au dessert,
il commence ses adieux, donne des regrets à l'un de ses fils, mort dix
ans auparavant, mort avant l'heure. J'étais absent pour le service de la
famille; son plus jeune fils, prenant mal la cause de son émotion, lui
dit Allons, père, chasse ces tristes idées. Pourquoi se désespérer?
N'es-tu pas un homme! Ton heure n'a pas encore sonné.
<[ –- Tu te trompes, réplique le vieillard, si tu t'imagines que j'aie
peur de la mort. Je te dis que c'est fini; je le sens, et j'ai voulu mourir
au milieu de vous. Allons, qu'on serve le café H en goûte quelques
cuillerées. J'ai eu bien du mal dans ma vie, dit-il je n'ai pas réussi
dans mes entreprises (l'innocent) mais je vous ai aimés tous, et je
meurs sans reproche. Dis à ton frère que je regrette de vous laisser si
pauvres; mais qu'il persévère.
« Un parent de la fami))e, quelque peu dévot, croit devoir réconforter
le malade, en disant, comme le catéchisme, que tout ne finit pas à la
mort; que c'est alors qu'il faut rendre compte, mais que la miséricorde
de Dieu est grande. Cousin Gaspard, répond mon père, je ne sais
pas ce qu'il en est, et je n'y pense aucunement je n'éprouve ni crainte
ni désir je meurs eM<M<r<! de re que J'OMM~ ~'m mon parada dans
mon ca'Kr.
« Vers dix heures il s'endormit, murmurant un dernier bonsoir,
) amitié, la bonne conscience, l'espérance d'une destinée meilleure pour
ceux qu'il laissait, tout se réunissait en lui pour lui donner un calme
parfait à ses derniers moments. t
M. Veuillot flétrit une mort semblable du nom de mort bourgeoise.
C'est la mort antique, naturelle. Pour lui, qui voit la fin d'une vie
comme un commencement de restitutions et d'aveux pour lui qui
aime la mort couarde des malfaiteurs, cela est un sujet d'étonnement.
Il semble vraiment qu'après avoir loué ses larrons, il veuiiie les
imiter; et je ne serais pas étonné de lui voir commettre beaucoup
de vilaines actions pour goûter les charmes du repentir. M. Veuillot
ignore sans doute qu'il y a sur la terre d'honnêtes hommes Mais vous,
Madame, dans le milieu où vous êtes placée, vous savez bien que l'hon-
nêteté flamande, l'honnêteté des gens que vous coudoyez et que vous
connaissez, ne brille pas seulement au chevet du lit mortuaire I
J'ai hâte de terminer et craindrais d'abuser de votre patience, Madame,
en insistant davantage sur certaines parties secondaires, sur certains
épisodes de vos ouvrages où j'aurais quelques petites choses à Marner
et beaucoup de jolis détails à relever. J'ai préféré m'arrêter aux parties
principales. Ce que j'ai essayé de vous montrer c'est le danger qu'ofire la
lecture de vos livres où notre pauvre monde d'ici bas est sans cesse
sacrifié au monde surnaturel. Croyez-moi, ne faites pas du roman un
Mf~Mme de pe)'s<'t'ëraM<*e dégagez de pratiques enfantines ]a belle
morale de notre religion ne montrez pas seulement les petits devoirs
mais les grands devoirs de la vie laissez à l'âme toutes ses nobles et
libres aspirations ne forcez pas le cœur à s'atrophier dans une ré~]e
étroite de conduite, mais faites-le palpiter au spectacle des grandes
choses exaltez l'amour de la justice, le dévoûment aux principes, le
sacrifice pour la cause juste; montrez quelareligion est l'espérance qui
rapproche l'hommedu ciel,et non la crainte qui l'arrache à la terre, plein
de trouble et d'anxiété. Nos enfants n'ont pas besoin du séminaire,
mais de F école ils n'ont pas lieu d'aller en Chine sauver les âmes des
petits Chinois, ils ont auprès de nous une tâche autrement sérieuse
éclairer sur ses devoirs et sur ses droits notre peuple émancipé. Nos
filles et nos femmes doivent enfin reconnaitre leur infériorité devant
l'époux, devant l'homme; elles doivent lui épargner les luttes stériles,
mesquines de l'intérieur, et t'encourager à la lutte sans trêves du monde.
Nous n'avons que faire de trembler devant l'enfer, nous devons trouver
notre repos dans notre conscience.–Est-ce tout ce que j'avais â vous
dire? je le crois; l'ai-je dit comme je voulais le dire?je crains bien que
non. J'aurais pourtant dù trouver dans la lecture de vos ouvrages ce
calme que rien n'émeut joint à cette fermeté que rien n'ébranie; ce
style qui sait dire ce qu'il veut et pas davantage; cette mesure que
j'admire et que je vous envie. Si le tact littéraire dont vous m'avez
toujours donné l'exemple m'a' souvent manqué, Madame, il ne faudra,
pour m'en consoler, rien moins que le sentiment intime du devoir
accompli dans la limite restreinte de mes forces.
Géry Legrand
POÉStE

AMOUM D'EN BAS


vient l'automne, ami, j'aime aller en province
Quand
Passer un mois. Là, plus de soucis dévorants,
Plus d'âpres créanciers et plus de souper mince
Le retour du prodigue a ravi les parents.

Pour lui table est ouverte on recevrait un prince


Qu'on ne ferait pas mieux; oncles et mères grands
Le fêtent puis Margot est jolie, il évince
L'amoureux qui briguait sa main depuis deux ans.
Mais les naïvetés lui paraissent communes
Huit jours après « J'ai fuit d'autres fortunes, »
Se dit-il en partant pour ne plus revenir.

Pauvre, pauvre Margot de trop douces promesses


L'abusent elle croit aux serments, aux caresses
Dont il n'a conservé pas même un souvenir.
A. Deléage.

11) Ë A r.
La colombe des bois est moins douce et moins belle,.
La foudre à moins d'éclat que sa vive prunelle,
La fauvette a l'accord moins pur et moins parfait,
La roso en sa fraîcheur près d'elle pâlirait.
C'est un air enivrant qu'on respire auprès d'elle,
Embaumé de parfums délicats. On dirait
Qu'une auréole d'or à son front étincelle,
Pour en mieux éclairer la blancheur et l'attrait
Ses battements de cœur sont des notes d'amour
Qui de son sein mouvant, au gracieux contour,
S'élancent à sa lèvre en torrent d'harmonie.
Et celui qui, les bras à sa taille serrés,
Plongerait du regard dans ses yeux adorés,
Serait illuminé d'un rayon de génie
Jules Frichon.
B!BUOGRAPH)E~

Dans la vilaine époque que nous traversons si l'on veut demeurer


optimiste en matière de littérature comme en matière de politique, il
est nécessaire de songer aux réactions salutaires qu'amènent toujours
les entrainements dangereux réactions d'autant plus irrésistibles que
tes entrainements ont été plus violents. Hier encore,, enrayée par tes
manifestations sensualistes et réalistes, la critique conservatrice battait
le rappel autour des casernes normales; elle demandait la déportation
des citoyens ChampSeury et Feydeau elle voulait faire voter par la
s-ocioté des auteurs une loi de sûreté générale elle prétendait décréterr
t'état do siège dans la répubUque des lettres. Pour ma part, je n'ai
jamais partagé ces terreurs. Je me suis contenté de dire « Ilélas! ))
en voyant m<MM)'o~<' paWsM'tUM passer; et, après avoir lu F(H)t~ je
n'ai pas jugé nécessaire de pousser le t holà! 16 J'attendais une reaction
qui ne devait pas tarder a se manifester, et je ne fus que Médiocrement
étonné quand je vis sur la couverture d'un livre nouveau ces deux mots
~om~M MfM/Mfc, qui étaient une protestation vigoureuse contre les suc-
cès du jour. Ce fut aussi sans étonnement que je remarquais, dans Jes
romans nouveaux qui arrivaient jusqu'à moi, de i'étoi~ncment pour les
traditions réalistes des tendances psychologiques formulées et une
recherche curieuse de l'idéal. Ces livres, les uns avaient été médites
loin du monde et de ses engouements passagers les autres avaient été
écrits au milieu de la mêlée parisienne; tous affirmaient de nouvelles
aspirations.
M. Vcrmoret a étudié une fois encore la plaie profonde et incurahle
qui, dans ces derniers temps, a excité l'attention publique, et qui a été
exposée avec complaisance par les uns, avec dégoût par les autres, sur
le théâtre et dans les livres. Son héros, Adrien, un stoïcien épris de la
vertu, rencontre sur sa route une Despéranza, une espèce qui traîne sa
beauté banale et son luxe de mauvais aloi dans le bagne de la déprava-
tion. Cette fille a, comme ses compagnes, le cynisme et la distinction,
la beauté et )a souillure, la gaîté et la mélancolie toutes les oppositions
qui étonnent. Adrien, sur de sa force, cherche à se rendre compte de
cet avilissement et de cette grâce t'étrangeté de cet esprit l'étonné

(4) Z'c~eycKSft, par M. A. Vermore). BourdiHat.–G~'e~M par M. Valery


Vernier. Amyot.-La Be~ffM~e, par Armand Pommier. Dentu.–~o«?eMM~ s
<<'Km ~)r<MM'<<, par M. Hyacinthe Corne, ancien député. Michel Lé\y.
cette femme est pour lui un énigme qu'il veut déchMfrer. Un jour, il la
trouve vêtue de deuil et pleurant. Le dernier lien qui rattachait cette
malheureuse à la société vient de se rompre, sa mère, dont elle a causé
la mort peut-être, sa mère est morte. Adrien est pris de pitié. Il entre-
voit une réhabilitation possible pour cette femme; il veut arracher i
l'infamie cet ange déchu qui, grâce à son désespoir, lui paraît grand
encore. H lui fait entrevoir les charmes de la vertu et, dans un beau
mouvement de générosité, il lui promet de ne t'abandonnerjamais et la
prie de le choisir pour guide dans la voie nouvelle où il veut la voir
s'engager. Ah que ne lui tient-il plutôt ce langage qu'elle a l'habitude
d'entendre « Je suis un galant homme, vous êtes une femme galante,
nous devons nous convenir. Despéranza lui raconte son histoire
« Toujours la même histoire! Ah! que ne lui dit-il, comme le héros
de Musset
Je me ferai conter le reste pal' Julie
Au prochain carrefour où je la trouverai.

Adrien avait cédé à un instinct irrésistible de sa bonne nature, en


proposant à Despéranza de renoncer à ses désordres et en lui offrant
son appui pour l'aider à remonter le chemin de la vertu. Il avait cru
d'abord obéir à une commisération naturelle et remplir simplement le
devoir qu'il s'était imposé de tendre la main à ceux qui auraient besoin
de secours et de conseils. « Mais le calme suit l'accomplissement du
devoir, et jamais il n'avait été si troublé. Hélas! oui, Adrien aime
Despéranza, comme on aime ce qu'on a sauvé, d'un amour profond et
pur, et il se serait tué plutôt que d'avouer son amour. Mais Despéranza,
elle l'aime autrement. Si elle a renoncé à sa vie d'aventures, c'est que
son imagination s'est créée une aventure nouvelle dont Adrien est ]e seul
héros, et le réveil de ses sens fait qu'elle s'attache a cette fiction de son
esprit comme à l'ancre de son salut. D'ailleurs, pourquoi chercher si
loin? M Vermorel l'a bien compris « Despéranza était bonne fille;
Adrien avait été bon pour elle; elle voulait payer sa dette. » Pauvre
homme, triste stoïcien! il prêche à cette fille enamourée le repos, le
bonheur, le calme de la conscience, l'estime de soi-même, qu'on trouve
seulement dans le travail et dans la chasteté et elle, après avoir em-
ptoyo pour le séduire ses gràces minaudières, après avoir vainement
épuisé l'arsenal de ses coquetteries liabiles et d'ordinaire victorieuses,
elle prend le bras du premier venu, d'un passant, d'un sir Edward, et
elle part.
Tant que deux adversaires sont en présence, la lutte anime leurs
forces ils ne sentent leur fatigue qu'après qu'on les a séparés. De cette
lutte stérile, Adrien sortit bouleversé. Le cerveau et les entrailles
livraient en lui un combat dont il était le champ de bataille le cerveau
voulait oublier, les sens voulaient se souvenir. Toutes les phases de
cette lutte ont été déduites par M. Yermore! avec un rare talent. Il a
bien montré comme son héros est sans forces quand Despéranza revient
vers lui, et comme la seule présence de cette femme va achever la dé-
faite du jeune homme.
Quand il vit qu'il aimait bien cette malheureuse fille, Adrien songea à
mourir, car il se 'méprisa. L'orgueil, cette verlu antique, l'orgueil pou-
vait seul le soutenir encore; mais forcé de rougir de lui-même, il songe
au suicide.
Voilà, dans toute sa simplicité, le roman de Despéranza. Il fait le plus
grand honneur à M. Vermorel, et c'est un bon garant d'avenir en même
temps qu'une preuve d'études profondes, honnêtes et consciencieuses.
Après toutes les variations exécutées sur le thème banal de la débauche
honnête, du vice sanctifié, de la dépravation excusée, la protestation
de M. Vermorel est une bonne action. Il faut espérer que nous en
avons fini, cette fois avec ces malheureuses, chez qui la débauche a
tûé le sens moral.
Maintenant, si vous êtes curieux de connaître le dénoûment de cette
histoire sachez que M. Vermorel ne s'est pas servi des ficelles mélo-
dramatiques et que l'on ne rencontre dans son livre ni cordes, ni
poignards, ni pistolets.
Parce que sa main a touché une main impure, Adrien l'a condamné
à ne jamais toucher une arme ou une plume parce que sa bouche a
frémi sur une bouche flétrie, il lui défend de faire entendre une parole
convaincue; parce que son cœur a battu sur uu cœur corrompu il ne
veut pas qu'il palpite encore pour les grandes choses et les grandes
idées.
Si le roman de M. Vermorel est surtout un roman d'idée celui de
M. Yalery Vernier est surtout un roman de cœur.
Charles de Lancy arrive de Mantes à Francfort, à la suite d'un oncle
en quête d'idéal. L'oncle, M. deVillette, a lu un poème de Gœthe et s'est
formé une félicité étrange en songeant, qu'il va devenir l'heureux
Hermann d'une Dorothée germanique.
Tandis qu'il poursuit inutilement dans les villes d'Allemagne la femme
de ses rêves, Charles, qui ne cherche rien, rencontre, par hasard, au
sommet d'une tour tout près du ciel M0"6 Gretha Leven. Elle a
passé devant lui, leurs yeux se sont rencontrés; ilss'aiment M. V. Vernier
a pris soin de décrire la beauté de son héroïne et la puissance de ses
charmes la voir, c'est l'aimer la connaître, c'est vouloir être aimé
d'elle ou mourir.- Un officier slave, Grüdno, est depuis longtemps épris
de Gretha. La jeune fille ne l'a même pas remarqué, cet homme; mais
elle a une soeur, une sœur Anne, fatiguée de monter à la tour et de ne
rien voir venir, une sœur qui, pour attirer sur elle l'attention du bel
officier, a fait en sorte de ne pas lui laisser deviner l'indifférence de
Gretha.
Par une fantaisie de jeune misse indépendante et sentimentale, Gretha
a voulu connaître par elle-même l'homme qui va, elle n'en peut douter,
demander sa main à son père. Elle lui donne un rendez-vous, et à minuit
descend dans le petit cloître de la tour. Ce n'est pas Charles, c'est
Grüdno qu'elle rencontre, Grüdno abusé, fou de passion et d'espoir.
Grüdno 1 enlève. Mais il n'a pas la logique féroce de l'amant de Clarisse,
dont Gretha n'a pas la force d'àme. La jeune fille n'a pour défense que
son désespoir, et son désespoir est si vrai et si profond, qu'il la sauve.
Le ravisseur ne sait que se traîner à genoux et que sortir en pleurant de
la chambre où sa victime est enfermée. Charles vient arracher à son ra-
visseur cette t belle victime « et, brisée, presque mourante, il la porte
dans un couvent où elle trouve les soins que réclame son état. Tandis
que la famille Leven accourt au chevet de Gretha, Charles provoque et
blesse son rival. Grüdno se défend à peine; il sait qu'il n'est pas aimé,
que lui importe le reste? Il s'empoisonne.
Mais ce n'est pas assez de l'odyssée amusante de M. de Villette; des
ruses de Christofer, un drôle de la plus désopilante espèce ce n'est pas
assez de descriptions charmantes du beau pays allemand, et de pages
pleines de sentiment délicat et de passion violente ou contenue M.V.Ver-
nier a surpris un sentiment illogique et vrai, il a pénétré et analysé un
secret du cœur qui donne à son livre une haute portée morale. La
chanson dit Quand on est mort, c'est pour longtemps M. Vernier ré-
pond Tout ne finit pas avec la mort. Entre Charles et Gretha, le ca-
davre de Grûdno se dresse. Le souvenir de cet amour profond troublera
désormais la jeune fille, et son amant et sa famille ne pourront désor-
mais lui faire oublier l'amant dédaigné couché dans la tombe.
M. Vernier avait fait preuve d'un grand talent en montrant Grüdno
criminel, et cependant digne de compassion à force d'observation et de
vérité saisissante, il a su rendre intéressant Charles de Lancy, hésitant,
faible, paraissant toujours fort empêché, et ne sachant jamais quel parti
prendre. Ce jeune homme de bonne famille, poli et bien élevé est, en
effet, la victime d'une éducation où l'individualisme est sans cesse com-
primé. Un roman une passion! cela l'étonné il n'a pas appris cela au
collège. Il lui faut une vie bien réglée, bien arrangée, un bonheur pré-
paré d'avance. Charles de Lancy n'est pas armé pour le combat de la
vie il est inférieur au rôle que sa 'destinée lui donne. M. Vernier a bien
traité ce type qui existe partout aujourd'hui quoiqu'en disent MM. les
romanciers il a bien montré le danger de cette éducation civilisée qui
accoutume l'homme à compter non sur lui, mais sur les autres, sur le
commissaire, sur le sergent. S'il avait été vraiment un homme, Charles
aurait pu frapper une seconde fois le ravisseur dans son tombeau. Il
aurait honteusement chassé du cœur de la jeune fille l'image de son
rival. Gretha, écrasée par des souvenirs qu'elle est impuissante à chas-
ser, Gretha ne serait pas morte victime de l'amour qu'elle a excité.
Ce roman, si vraiment inspiré, montre que M. Valéry Vernier s'est
engagé dans une voie nouvelle où il ne tardera pas à trouver une répu-
tation sérieuse de conscience et d'honnêteté littéraires.
Le roman de M. A Pommier est, en quelque sorte, une apologie du
devoir. Son héroïne est un type d'abnégation et de dévoûment. Femme,
elle sait repousser l'homme qu'elle aime et qui ne peut devenir son
époux artiste, elle considère l'art comme une religion dont elle est la
prêtresse; citoyenne, elle meurt victime des opinions qu'elle a confessées.
Le comte de Castelmonte aime la fille de l'un de ses fermiers, et il est
aimé d'elle; c'est dans l'ordre. La jeune fille affronte la malédiction pa-
ternelle plutôt que de consentir à épouser un Antonio, un rustre
qu'elle n'aime pas les héroïnes sont coutumières du fait. Chassée par
son père, elle cherche un asile chez le jeune gentilhomme, et celui-ci
la conduit dans la chambre consacrée par le souvenir de sa mère. Ici
M. Pommier s'éloigne des traditions du roman. Grâce au comte, laBen-
jamine devient une artiste célèbre, une cantatrice en vogue. Elle sait
résister aux entraînements de la passion elle sait demeurer pure au
milieu des séductions dont elle est entourée. C'est que l'amour de la
patrie, de l'Italie torturée, s'est emparé de son cœur. Elle est forte assez
pour voir, sans se plaindre, celui qu'elle aime épouser une noble jeune
fille. Mais la jalousie de la comtesse de Castelmonte, servie et excitée
par Antonio, cet amant rebuté dont j'ai parlé plus haut, amoncelé sur la
tête de la Benjamine un orage que le comte ne peut dissiper. Elle meurt
assassinée sous les yeux de son amant, et ma plume se refuse à raconter
les circonstances de cette mort. Etait-il nécessaire d'emprunter aux
fastes du mélodrame un dénoùment aussi sanglant? Je sais bien que le
romancier a le droit d'exagérer les situations, afin de faire mieux res-
sortir les caractères de ses personnages. Mais l'intrigue elle-même a des
limites tracées par la vraisemblance. Quoi qu'il en soit, cette création de
la Benjamine, que M. Pommier a peinte avec amour, est sympathique,
grande, et la couronne du martyre donne un éclat singulier à cette belle
figure d'une madone de l'art.
M. II. Corne a demandé le succès de son livre à la défense de grands
principes qui avaient déjà inspiré le beau roman de M. Laurent-Pichat
La Sybille. Le patriotisme le plus pur anime ces pages consacrées a une
nation torturée et voulant à tout prix reconquérir son indépendance.
Dans le genre de composition que M. Corne a choisi, le romancier s'é-
lève à la hauteur de l'historien. La vérité vient fournir à la fiction des
éléments d'intrigue précieux, les actes de la vie d'un peuple apportent
les incidents dramatiques, et les personnages empruntent à la sefene où
ils sont placés une grandeur incontestable. Lorsque M. Corne écrivait
les Souvenirs d'an prosrril, « au ciel de la Russie il n'y avait même pas
un pâle rayon d'espérance, s Je ne sais si les temps sont changés, mais
je suis convaincu que plusieurs ouvrages semblables aux Souvenirs d'nu
proscrit donneraient à la cause polonaise un appui moral qui semble
encore lui manquer. C'est une belle tâche pour la littérature que de
gagner des sympathies aux grandes infortunes.
Parmi les malheurs qui attendaient sur la terre d'exil la brillante
phalange qu'on appelle l'émigration polonaise, il en était un sans doute
qu'elle ne soupçonnait pas le ridicule. C'est qu'il est un sentiment bas
et égoïste, qui nous rend insupportable le spectacle prolongé de l'hé-
roïsme. Ce sentiment a inspiré le mot de l'athénien fatigué d'entendre
toujours appeler Aristide, le juste. Il a inspiré à Gavarni, cet athénien
de Paris, une plaisanterie qui est presque une mauvaise action « il a
perdu sa Pologne, mais sa polonaise jamais »! Que les rieurs prennent
donc le livre de M. Corne; ils y verront la vie de l'un de ces hommes
qui ont traversé les jours mauvais et difficiles de la vie, calmes dans
la lutte, grands dans la défaite.
Un noble Lithuanien meurt à Paris dans une mansarde, et laisse ses
mémoires à un ami « Ce sont ces notes, dit M. Corne, c'est ce
manuscrit du Lithuanien, que nous nous décidons à publieraujourd'hui.
Si l'on nous demande le pourquoi et l'à-propos de cette publication,
nous dirons simplement que ce manuscrit a le mérite, à nos yeux, de
mettre en relier une chose rare une aine de citoyen, animée d'une foi
sainte et dévouée jusqu'au sacrifice. En outre, il nous paraît que, dans
le monde moral comme dans le monde matériel, les contrastes ont leur
puissance et leur utilité. En regard de beaucoup de doctrines, de pra-
tiques et d'excitations énervantes, il nous a semblé bon de mettre le
tableau des convictions généreuses et des nobles douleurs. En face de
ces dieux tant adorés, le plaisir et la fortune, nous aimons à élever, avec
des matériaux trouvés près du cercueil d'un proscrit, un monument
pieux en l'honneur de ces croyants qui, de nos jours même, ne se
découragent pas de vivre, de souffrir et de mourir pour la cause du
droit, pour leur nationalité, pour leur patrie. »
L'espace et le temps me font défaut pour raconter la vie du comte
Witold. Je ne dirai pas toutes les tortures infligées par la Russie aux
martyrs de l'intelligence et du courage. Le comte est exilé. Après avoir
vu partir pour la Sibérie, chargés de fers, plusieurs de ses
amis, avant
de quitter le sol natal, il rencontre pour la dernière fois le bourreau de
son pays. « Le voilà, ce tourmenteur d'enfants, ce bourreau de mes
frères! le voilà, le méchant, l'impie! Et toi, mon Dieu, que fais-tu
donc des trésors de ta justice et de ta colère ?..
« Aujourd'hui, j'ai presque honte de ces emportements de
passion.
L'habitude de vivre a fait que je m'indigne moins, quand je méprise. »
Ce que M. Corne a voulu montrer, c'est le sacrifice d'une vie entière
fait à une grande cause. Jeune homme, le comte a rencontré une belle
jeune fille Emilie Plater. La passion vaincue par le devoir leur
inspire à tous deux une grande résolution Emilie et Witold n'auront
d'amour que pour la patrie, de passion que pour l'indépendance. Quand
le comte rentre dans sa patrie, les armes à Ja main, il trouve au milieu
de la mêlée la frêle Emilie, à la tôte de ses paysans. Pour combattre,
l'amazone a la foi de Jeanne etl'entrainement de théroïgne. Mais de bril-
lantes victoires sont suivies de longs revers et Witold retrouve encore
le chemin de l'exil, laissant Emilie brisée par la lutte, morte dans la
défaite. Il n'est rien de plus beau que cette vie, si ce n'est cette mort.
Que les rhéteurs olliciels fassent l'apologie de la force; 'tant que le
droit aura des martyrs comme ceux de l'insurrection polonaise. Tant
qu'il aura des historiens comme M. Corne, on nous permettra de croire
au triomphe prochain de ta justice et de la liberté.
G. L.
CH RON IQU E DU MOIS

Le Nord de la France a des plaisirs de haut goût que l'on connaît


assez peu sous les autres latitudes. A Douai, par exemple qui a
droit de s'enorgueillir de sa constance à honorer la mémoire du
gigantesque Gayant, la fète communale a été, cette année, rendue
plus attrayante que jamais par la sortie d'une brillante et nombreuse
cavalcade représentant l'entrée triomphale de Jean-sans-Penr. Cette
solennité a mis à profit l'érudition historique de l'Athènes du nord
dont les enfants, sans doute après avoir pâli sur les précieux ma-
nuscrits de leur bibliothèque ont fait revivre avec une scrupuleuse
fidélité l'éclat pompeux des fètes du moyen âge. Les Fastes de Lille,
dont notre regrettable Bruneel avait eu la généreuse initiative ont
trouvé à Douai une seconde édition, revue, corrigée et considéra-
blement embellie, non pas parle luxe des costumes et des chevaux,
mais par l'harmonie de l'ensemble.
A Arras, une exposition agricole très remarquable a attiré tous les
agriculteurs, éleveurs, engraisseurs du Pas-de-Calais. Pour nous,
nous avons donne une part de notre attention à tous les produits
exposés devant le public, et, après avoir admiré force moutons, boeufs,
vaches et même bergers, nous avons voulu voir le Musée de la ville.
Ce qui a le plus attiré nos regards parmi les tableaux de l'école
moderne, c'est une immense toile représentant un fait d'armes qui,
sans certains accessoires administratifs auxquels l'on reconnait aussitôt
la civilisation moderne, semblerait retracer quelque scène sanglante
de la Jacquerie ou de la guerre des Cévennes. Les combattants sont
à leur poste; les tonnes de vin sont défoncées, une femme est violée,
des enfants expirent, le drapeau rouge abrite toutes ces horreurs
M. le sous-préfet est renversé, un prêtre agonise et, comble d'hor-
reur un gendarme est frappé. Tout cela vous représente un épisode
de la révolte de Clamecy en décembre 1852. C'est le gouvernement
qui, dans sa générosité, a fait présent à la ville d'Arras de cette toile
refusée sans doute par tous les ministères. Le peintre a fait une
mauvaise action et une mauvaise toile pour le punir cruellement, il
suffirait de le nommer, mais nous sommes indulgents. Cette peinture
immorale aurait dû être refusée par la ville d'Arras tous les Musées
de France auraient dû lui fermer leurs portes, et ce tableau, pro-
mené de ville en ville et toujours refusé, ne devait même pas trouver
un asile dans l'écurie d'une caserne de gendarmerie départementale.
Si l'Exposition de cette année n'est pas parfaite, quoiqu'en dise M.
le ministre d'Etat, du moins elle n'a pas vu, parmi les tableaux admis
par le jury, de semblable turpitude; s'il y a progrès, c'est en cela
qu'il faut le constater, n'en déplaise à l'honorable fonctionnaire qui,
dans son discours de la distribution des récompenses, a déclaré que
tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes, et que la
France était toujours la reine des beaux arts.
Parmi les artistes récompensés nous signalerons M. Breton,
nommé chevalier de la Légion-d'Honnour, et M. Amand Gauthierqui
a reçu une mention honorable. M. Courbet n'a obtenu qu'un rappel
de médaille de 2e classe; on s'attendait à mieux. On assure que l'Em-
pereur, à qui M. Courbet est tout sympathique, réparera cette sévérité
du jury en décorant le peintre réaliste à l'occasion du 15 août.
Lorsque le gouvernement décernera des médailles de persévérance
aux établissements nationaux qui luttent a^ec énergie contre toutes
les mauvaises chances, le Pré-Cateltcn de Lille, assurément, aura
droit à une médaille d'or enrichie de diamants. Il gardera la médaille
et vendra les diamants, à l'instar de cette reine de Portugal dont feu
M. Scribe a chanté les prouesses. A l'établissement de Fives aussi
bien que chez la Catarina, les fonds sont bas, comme les baromètres,
et le besoin d'un puissant secours s'y fait implacablement sentir. Déjà
les journaux de Lille ont crié misère; nous nous joignons à eux. Une
souscription est ouverte parmi les habitués de ce lieu de plaisance
afin de faire face aux dépenses courantes et de conserver ainsi à la
ville la jouissance d'un établissement qu'on peut appeler unique en
son genre. Ne serait-ce pas l'occasion de rappeler qu'une adminis-
tration municipale, prévoyante et libérale, doit favoriser tontes les
entreprises qui sont de nature à égayer la population et à attirer les
étrangers? En d'autres termes, serait-il exorbitant de demander une
subvention communale en faveur du Pré-Catelan lillois ? Non, car, à
coup sûr, ce serait de l'argent bien placé.
Depuis quelques jours une horde venant de Paris près Pontoise,
a envahi la ville de Lille. Au qui-vive des sentinelles on répond
Pied de Mouton! (grande féerie-revue-ballet en 21 tableaux) Ce
pied de mouton est un prétexte à pas de biches. C'est un genre de
littérature qui nous est étranger, mais avec lequel nous allons faire
connaissance. Comme cette page est composée avant la première
représentation on nous permettra de ne pas formuler aujourd'hui
notre jugement. Cependant nous savons que les ballets et les décors
ont de quoi satisfaire la curiosité la plus difficile et que certains
couplets de facture très lestement cbantés savent exciter les bravos.
Ce qui a retardé de quelques jours le lever du rideau, c'est l'absence
de femmes et de machinistes adroits.-Des femmes l'administration
en réclame à grands cris; les cadres du corps de ballet sont incom-
plets les figurantes font défaut. Des machinistes! il y en a cinquante;
mais il paraît qne les menuisiers lillois ne connaissent pas tous les
trucs du métier; il fallait que le Pied de Mouton vint compléter
leur éducation. En voyant le pénible enfantement de cette pièce mer-
veilleuse, on serait tenté de demander si Lazarillo a entièrement
dévoré le pied de mouton ou si ce précieux talisman a besoin, pour
produire son effet, d'une salle comble et dos feux de la rampe.
Après avoir vu comme Lyon la féerie de M. Raphaël Félix, aurons-
nons la bonne fortune d'applaudir Tartuffe etMme Arnould-Plcssy?
E. E.

GéryLegiand.

Mlle, im[). Lefebvro Ducrocq


LES DEUX HÉLOÏSES
(IlELOISSA-JULIE D'ÉTANGEl

En donnant à son roman le titre de Nouvelle Héloïse,J.I. Rousseau


a certainement rapproché dans son esprit les fictions qu'il allait écrire
des aven! lires célèbres d'Abailard et de sa maîtresse. Au point de vue
de la critique littéraire, il peut ètre utile de les rapprocher.
Il faut d'abord se remettre en mémoire l'ouvrage de Rousseau
Grâce « à quelques talents agréables qu'il avait cultivés » un jeune
homme dc vingt ans, connu sous le nom empmnté de Saint-Preux,
est admis dans la famille d'un gentilhomme de province, le baron
d'Elange, retenu sous les drapeaux par le service militaire. Tout en
enseignant à Julie, fille de cet officier, l'italien et la musique, il se
fait aimer d'elle. Le père revient de l'armée, et sans soupçonner la
faute de son enfant, il s'indigne qu'un roturier ait pu troubler ce jeune
cœur. Julie, déjà effrayée de la mort de sa mère, cède au devoir
filial elle éloigne son amant, puis épouse M. de Wolmar, homme
sage et calme, que son père lui désigne.
Saint-Preux a fait le tour du monde; à son retour, il est affec-
tueusement accueilli par Julie et par son mari. Celle-ci remplit avec
dignité ses devoirs d'épouse et de mère. Il respecte du mieux qu'il
peut le repos de la jeune femme, et ne lui fournit guères que de
nouvelles occasions de montrer combien solide est devenue sa vertu.
Lorsqu'un accident soudain vient enlever Mme de Wolmar à ce
monde, on ne sait trop ce que devient Saint-Preux; le roman ne le
dit point, et ne le laisse même pas deviner, bien que la mourante
recommande à son ami d'instruire ses enfants, d'épouser Claire d'Orbe,
sa fidèle et spirituelle compagne, surtout de consoler son mari en ne
le quittant pas. Les résolutions d'nn tel caractère ne sont, en effet,
point faciles à prévoir.
L'auteur lui-même nous trace le portrait de Saint-Preux dans les
« sujets d'estampes qu'il a proposés pour son livre. C'est • un jeune

»
homme d'une figure ordinaire, rien de distingué seulement une
»
physionomie sensible et intéressante l'habillement très simple une
»
contenance assez timide, même un peu embarrassé de sa personne
»
quand il est -de sang froid, mais bouillant et emporté dans la
passion. »
Tous ces traits, y compris les emportements momentanés, sont bien
les signes d'un caractère faible. Par un singulier renversement des
rôles naturels, c'est ici l'homme qui se laisse absorber tout entier par
son amour, qui attend de la femme son impulsion et sa conduite. 11
semble n'avoir d'autre but dans sa vie que d'aimer Julie parfois il
accomplit de grands sacrifices; mais, il le déclare, c'est pour ne pas
déplaire à son amie; rien ne vient de lui-même il ne sait que s'em-
porter et pleurer. « Cette physionomie intéressante et sensible que
lui donne l'auteur, ne serait-elle pas plus de mise sur une tète de
jeune fille que sur une tête d'homme ? N'est-ce pas dans une bouche
de femme qu'il eût fallu mettre des accents passionnés tels que celui-
ci « Que me parlez-vous du danger de sa mère? Ah! qu'est-ce que

i la vie d'une mère, la mienne, la sienne même? Qu'est-ce que


»
l'existence du monde entier auprès du sentiment délicieux qui nous
»
unissait? »
Cependant, plusieurs fois dans ce livre, Saint-Preux est appelé le
philosophe. Mais on sait qu'à cette époque, avoir secoué quelques
préjugés et savoir discuter quelques lieux communs de morale, tels
que le Duel, le Suicide, la Bonté de Dieu, 'les Méthodes d'édu-
cation, etc., etc., suffisait à mériter ce titre. Un des personnages du
roman, « un homme extraordinaire, » mylord Edouard Domston (on
sait que le goût était alors à l'anglomanie), déclare « avoir été conduit
à la philosophie par le chemin des passions. » Roule singulière pour
arriver à une science! C'était l'époque où l'on écrivait des traités de
'logique à l'usage des dames, des princes et des gens du monde; où
l'on abandonnaitla métaphysique en déclarant, vaines toutes les questions
difficiles, à l'exemple du renard de la fable qui tient pour trop verts
les raisins placés hors de sa portée.
Rousseau n'est d'ailleurs pas même favorable à la philosophie en
général. Lorsque, en 1848, M. Cousin crut devoir publier une édition
populaire de la Profession de foi du Vicaire savoyard, chaque fois
qu'il rencontra dans le texte une invective contre les philosophes, il
eu) soin d'ajouter une note pour nous apprendre que c'est uniquement
contre ceux de son temps que l'auteur dirigeait sa critique. En cela,
M. Cousin satisfaisait une fois de plus ses rancunes contre la philo-
sophie du dix-huitième siècle; mais était-ce bien exact? Sans doute,
Locke et Condillac devaient peu plaire à Rousseau; mais Descartes,
Mallebranche, ces hommes d'une raison si exigeante et si sévère, ne
pouvaient guères mieux lui convenir à lui, qui met au-dessus de
tout ce qu'il appelle les « preuves de sentiment, » comme si le sen-
timent avait jamais pu « prouver quelque chose.
Les lieux communs de morale, au contraire, abondent dans ce livre.
Un grand étalage de vertu le domine, et ces mots la vertu, l'honnète,
In beau, le sentiment, reviennent si souvent que l'emploi en est fatigant
et puéril. Enthousiasmés pour les héros de Plutarque et pour ceux
des poèmes italiens, ces deux amants veulent en transporter les
grandes ardeurs dans la vie ordinaire, qui n'est guères faite pour
clles; aussi ne parlent-ils jamais plus éloquemment de la vertu qu'au
moment où ils vont succomber.
•Ces illusions sont encore plus prononcées chez Julie. C'est un
caractère essentiellement raisonnable et raisonneur; une surprise des
sens a pu seule causer sa faute, car elle n'est guères passionnée
l'amour ne l'absorbe point tout entière le devoir, la piété filiale,
l'affection conjugale ont leurs droits reconnus et leur place dans son
cœur. Tantôt a elle tourne les yeux avec regrets vers l'heureux temps
»
où elle vivait tranquille et contente au sein de sa famille.» Tantôt
elle se laisse aller aux remords et à la confusion. « Considère en fré-
»
lui
missant, dit son amie Claire, « les dangers que la honte et
l'amour t'ont fait courir. Apprends à ne vouloir plus concilier des
» sentiments incompatibles. » Enfin, quelque temps après son ma-
riage, elle écrit à Saint-Preux, en lui énumerant les mérites de son
époux « Quand, avec les sentiments que j'eus ci-devant pour vous
» et les connaissances que j'ai maintenant, je serais libre encore et
» maîtresse de me choisir un mari, je prends à témoin de ma sin-

s l'érité ce Dieu qui m'éclaire et qui lit au fond de mon coeur, ce


»
n'est pas vous que je choisirais; c'est M. de Wolmar. On voit à
ce langage que l'amour était loin d'être maître de cette femme.
Elle aime au contraire tellement à discuter, à dogmatiser sur des
points de morale, que l'auteur a senti te qu'il pouvait y avoir de
ridicule dans ce rôle; il a cherché à l'atténuer en l'avouant. Julie
convient qu'elle est très « prêcheuse, » et ceux qui l'entourent la plai-
santent à ce sujet. Mais cette disposition est poussée si loin, qu'aux
derniers moments de sa vie, cette femme prêche le pasteur venu pour
l'exhorter; elle lui prouve qu'il n'entend rien à préparer les gens à
la mort elle le renvoie vaincu, convaincu et. content.
La religion qu'elle professe est également un sujet perpétuel de
dissertations. C'est un christianisme de fantaisie, dans lequel il y a
très peu du Christ. Le mot subsiste encore et revient même souvent,
mais l'idée est bien changée; c'est plutôt ce mélange bizarre et
maladroit de philosophie et de tradition qu'on appelait alors religion
naturelle, bien qu'on ne l'ait trouvée nulle part dans la nature, et
qui semble plutôt le résultat artificiel d'une civilisation raffinée, culte
que chacun entend, développe, pratique à sa manière, et qui ne
pourrait pas « relier » vingt esprits dans le même symbole.
Mais tous ces sujets sont traités avec un grand éclat de pensée et
plus d'éclat encore dans l'expression. Les idées ne manquent point
d'élévation, et le style, bien que travaillé avec une patience extrême,
n'a gardé la trace d'aucun effort. Le mouvement, la chaleur, le coloris
y abondent. Solitaire lui-même, Rousseau a écrit pour les solitaires,
comme il a soin de le dire dans une de ses préfaces; de là une
manière de voir souvent originale, un certain penchant au paradoxe,
une admiration constante de la nature qui nous a valu de magnifiques
descriptions et une préférence marquée .pour tout ce qui paraît
s'éloigner de la civilisation. Mais ce solitaire a vu Paris, a fréquenté
les beaux-esprits, a eu un opéra joué à la cour, il connaît toutes les
délicatesses du goût, toutes les finesses du langage. C'est ce mélange,
cette indépendance dans un esprit élégant qui fait le charme du livre.
Il faut remarquer encore que fatigué de la froideur compassée du siècle
de Louis XIV, le dix-huitième penche au contraire vers le sentiment.
Diderot, Lachaussée, Greuze en sont la preuve; mais comme le sen-
timent est tout spontané, tout involontaire, ceux qui prétendaient, à
cette époque, l'atteindre de propos délibéré, y pouvaient rarement
réussir. Rousseau avait, au contraire, naturellement cette sensibilité
maladive, cette exaltation des impressions propre aux tempéraments
altérés; ce n'était pas la vraie passion; mais sous le prestige d'un
grand talent, on pouvait s'y tromper, comme nous nous y trompons
encore aujourd'hui.
Toutes ces causes expliquent le succès de ce roman il fut tel que
les libraires ne pouvant plus suffire à la vente, louaient les exem-
plaires à raison d'un écu pour quelques heures. Les Français le dévo-
rèrcnl, les étrangers se passionnèrent pour lui. Kant, ce philosophe
de l'abstraction, en fit ses délices. C'est encore aujourd'hui, de tous
les ouvrages de Rousseau, celui qu'on lit davantage.
Voyons maintenant la vraie, l'ancienne Héloïse.
Le drame en lui-même est déjà très différent. Abailard a plus de
trente ans; les longues et abstraites études de son siècle ont déve-
loppé son esprit; il a atteint comme professeur une célébrité que nul
n'avait acquise avant lui, lorsqu'il se trouve rassasié de la science et
de la gloire, et que son cœur s'ouvre à de nouveaux sentiments.
Héloïse a dix-huit ans, possède une supériorité d'intelligence, une
étendue de savoir qui la faisaient citer alors, qui la feraient encore
citer même aujourd'hui. Elle est séduite par la renommée d'Abailard.
Il n'y avait pas de femme, dit-elle, qui n'eût porté envie à mon
bonheur.
On sait l'histoire de leurs amours, comment le jeune et brillant
professeur fut reçu dans la maison du tuteur d'Héloïse, à condition
qu'il donnerait ses leçons à cette jeune fille; comment il se tit aimer
«d'elle, et oublia près de cette enfant ses études et ses élèves, la célébrité
et le monde.
On sait aussi comment Fulbert, le tuteur, se vengea de cette tra-
hison, et comment les amants furent séparés à jamais, Abailard'
reprenant le cours de ses leçons, mais au milieu des persécutions les
plus dures; Héloïse entrant au couvent et n'en sortant plus désormais.
Comme dans le roman de Rousseau, le récit de ces évènements est
fait par lettres. Abailard, voulant relever le courage d'un ami que la
douleur accable, lui expose ses propres malheurs. Cet écrit passe sous
les yeux d'Héloïse, à laquelle il n'est point destiné, et qui en prend
occasion de reprocher doucement à Abailard l'oubli dans lequel il la
laisse il l'a entrainée au mal naguères, il ne cherche plus maintenant
à la conduire au bien. Alors s'engage entre eux une correspondance
dans laquelle s'agitent les questions de la vie religieuse qu'ils ont
adoptée et les souvenirs brûlants encore des passions qui les ont
égarés. Héloïse les ressent toujours, Abailard ne les a point oubliés.
La forme la plus poétique suit dans ces lettres ce double courant
d'idées le latin du moyen âge lui-même, cette langue morte et déco-
lorée, prend, sous la pensée de ces deux grands artistes, un accent
passionné qui devient contagieux et trouble l'âme du lecteur.
Aussi le succès de ces lettres n'est-il point diminué depuis sept
siècles. Les ouvrages scientifiques d'Abailard n'ont été publiés que
tardivement et incomplètement. Les lettres, au contraire, ont toujours
été connues, toujours lues, toujours imitées.
L'histoire de ces tragiques amoursa sans cesse été répétée. Maintenant
encore on trouve très souvent, comme on sait, des fleurs nouvelles sur
la tombe des deux amants, au cimetière du Père-Lachaise, hommage
de jeunes cœurs, sans doute, que ces aventures amoureuses ont
touchés (1). Enfin, rien n'a manqué à leur célébrité, pas même les
outrages de M. Veuillot.

( 1)Pope avait-il déjà mi cela, ou ]'avail-il seulement prë\u dans le pacage


ainsi traduit par le poète lillois Foutry ?
Si de jeunes amants, conduits par le hasard,
Venaient voir dans ces lieux la tombe d'Abailai i),
Sur ce marbre insensible ils liront nos alarmes;
Une douce pitié leur arrachant des larmes,
Ils s'écriront sans doute Embrasés de leurs feux,
Que notre amour, ù Ciel! ait un sort moins affreux.

Cette traduction de Feulry esl moins élégante, mais plus fidèle etplus fuite
te
que celle de Colardeau, beaucoup plus eélèhre. Ce dernier a été Iré,
malheureux danb la iradliction de la même pensée.
Et que le eotjugeur, pleurant nnlre mémoire,
Dise fls s'aimèrent liop, ils furent malheureux;
Gémissons sur leur tombe etn'aimons pas comme eu-.1'!
Ce peut être la conclusion d'un sage, mais à coup sûr ce ne peut être relie
d'une amante.
Nous parlions des imitations de ces lettres dès le quatorzième siècle,
les poètes s'en étaient inspirés; ils n'ont point cessé de le faire depuis
lors. En 1770, un éditeur formait déjà un recueil en deux volumes
in-18, des poésies qui depuis cent ans environ avaient cherché à repro-
duire les pages si chaudes d'Héloïse. La plus célèbre est celle de Pope.
Cet auteur avait senti tout le charme d'un pareil sujet, et il en tira de
très heureux effets; mais, dans le dédain de son école et de son époque
pour la liarbarie du moyen âge, » tout en prenant le fonds, il modifia
les mœurs, les dispositions, les pensées des amants au goût de son
temps. Les poètes français le suivirent en exagérant encore ce parti
pris, de sorte qu'il ne resta bientôt presque plus rien du texte primitif
dans les imitations. Ce sont cependant elles qui sont principalement
connues. Après avoir tu la Nouvelle Héloïse, nous regardons comme
très douteux que J.-J. Rousseau lui-même ait étudié les lettres ori-
ginales. Châteaubriand, dans son Génie dit Christianisme, n'en fait
pas mention il n'oppose à Julie d'Etange que l'Héloïse de Pope et
celle de Colardeau.
Et pourtant l'oeuvre du moyen âge était bien autrement imposante.
Les caractères s'y montrent très énergiques. Abailard est une nature
forte que les prospérités ni les malheurs ne peuvent affaiblir. Voué à
la science, c'est elle qu'il sert jusqu'à son dernier jour; à peine se
repose-t-il un instant dans l'amour et dans la gloire, et il se reproche
bientôt ces instants perdus pour l'étude. Héloïse se consacre à son
amour avec le dévoûment le plus absolu que le cœur d'une femme ait
jamais possédé. Elle n'a point ces réflexions, ces regrets, ces remords
qui troublent Julie d'Etange. Elle n'a d'autre regret que d'avoir perdu
la vue d'Abailard, d'autre remords que d'avoir involontairement causé
ses malheurs. Elle eût regardé comme bien indigne de porter son
nom, celle qui eût pu épouser M. de Wolmar après avoir aimé Saint-
Preux.
Il en est des idées comme des caractères. La philosophie et la religion
apparaissent dans ces lettres sous les plus grandes proportions ce
n'estplus, comme chez Rousseau, un sujet destiné à défrayer les con-
versations de gens oisifs; ce sont des préoccupations constantes et
chaleureuses; elles dominent les esprits
Qu'on se représente la vie des étudiants du douzième siècle, arrivant
des pays les plus éloignés, jusque de la Suède, à travers les dangers
et les fatigues, pour entendre l'illustre Abailard. Dans ce Paris dont
les rues étroites ne sont pas encore pavées, ils s'entassent dans des
taudis qu'on fermerait aujourd'hui comme insalubres. Ceux qui n'étaient
point riches, le plus grand nombre évidemment, vivaient d'aumônes
ou de distributions faites par les communautés. Ils se rendaient, dès
la pointe du jour, dans des classes qui n'avaient ni feu ni guères de
clôture contre le froid, car le verre était presque inconnu. Les bancs
et les pupitres n'existaient même pas pour eux assis sur de la paille
qui recouvrait le sol, ils écoulaient leurs maîtres. Les châtiments cor-
porels, interdits aujourd'hui à l'égard des enfants, s'appliquaient alors,
avec la plus grande rigueur, presque a des hommes faits les fils de
rois eux-mêmes recevaient les étrivières, et quand Fulbert confie à
Abailard sa charmante pupille, la première recommandation qu'il lui
fait est de la battre si elle n'étudie pas. On conçoit ce que devaient
être les désordres dans une pareille jeunesse; l'histoire répète souvent
•les combats du guet et des bourgeois contre les écoliers, et si les rues
de la capitale n'étaient pas sûres avant le couvre-feu, ces derniers en
étaient aussi souvent la cause que la victime.
Eh bien jamais peut-être l'intelligence n'a pris un tel essor qu'à
cette époque rude et grossière. Rien n'est assez subtil, assez élevé
pour ces étudiants dont les chroniqueurs nous peignent, tantôt comi-
quement, tantôt tragiquement, la profonde misère. Ils remontent
jusqu'aux sources mêmes de la science humaine, jusqu'aux généralités
les plus hautes qu'elle puisse embrasser. Les maîtres de ce temps
semblent les paladins de la pensée ils ont une audace chevaleresque,
une force fabuleuse, ils portent sans effort des fardeaux intellectuels
sous lesquels notre esprit frivole, lorsqu'il veut les suivre, succombr
aujourd'hui dès les premiers pas.
La religion n'a pas moins ce caractère de puissance et demandeur
passionnée. Sans recrutement et sans conscription, quelques prédi-
cateurs lèvent des armées innombrables qu'ils précipitent sur i'Ortonl,
a la défense de Jérusalem. La destruction des premières ne diminue
pas l'ardeur des secondes. On voit sans cesse des hommes s'arracher
aux plus hautes fonctions, à la fortune, aux plaisirs, bien plus, aux
joies dc la famille, pour entrer au cloître. Lorsque saint Déniant
prêchait, les femmes cachaient leurs maris, les maris leurs femmes,
tant on craignaient les entraînements de ce grand prédicateur, qui, en
effet, avait séparé de leurs époux sa mère et toutes ses soeurs. Il y a
loin de là, convenons-en, à la tranquille profession de foi du Vicaire
savoyard.
Aussi les idées qui remplissentles lettres d'Abailard et de son amie
sont-elles bien autrement sérieuses, bien autrement vigoureuses que
celles que l'on trouve dans la Nouvelle Héloïse. Il ne faudrait pas
même croire qu'au dix-huitième siècle, les esprits s'étant tournés vers
la politique, eussent dépassé le dix-septième sous ce rapport. Un
disciple d'Abailard, Arnaud de Brescia, n'est-il point l'égal des révo-
lutionnaires de notre temps? Il réalisa la séparation du pouvoir tem-
porel et du pouvoir spirituel; il proclama la république à Rome; l'y
maintint quelques années, et ne succomba que devant les forces de
l'empire. Sa mémoire n'a donc rien à envier à Garibaldi.
Ainsi, résumant ces réflexions, nous voyons qu'Abailard et J.-J. Rous-
seau ont raconté l'un et l'autre la même histoire, toujours émouvante
lorsqu'elle est bien dite celle de l'amour de deux âmes distinguées,
un instant heureuses en secret, puis séparées à jamais et conservant
sans cesse le souvenir brûlant de leur passion.
Mais chacun de ces auteurs a approprié le récit aux dispositions de
son temps. Abailard a été soutenu, mais contenu par la réalité il
n'a raconté que ce qu'il avait vu, senti, éprouvé. Les hautes inspi-
rations de la science, les ardeurs passionnées de la foi, les mœurs
dures et cruelles de son époque en forment le cadre. On y sent toute
la jeunesse de la France, dont 'la nationalité n'était guères sortie
depuis plus d'un siècle des races confuses entassées sur son sol.
Rousseau, au contraire, a employé la fiction; ses personnages et
leurs actions sont l'ouvrage de son imagination, mais il a dù les placer
dans le milieu où lui-même vivait. Ce sont des mœurs douces et
raffinées, des sentiments tendres et délicats, une conversation fine et
enjouée en tout, l'élégance a remplacé l'énergie. La France est vieille
déjà; elle compte une dizaine de siècles fort vivement employés. Ou
sent la décadence des caractères et des habitudes; ses aises sont ce
que l'on recherche avant tout les passions du cœur et de l'esprit sont
d'autant moins fortes que les exigences du corps et des sens sont
devenues plus impérieuses.
Mais ce qu'il faut admirer surtout en terminant ce rapprochement,
c'est la richesse littéraire de la France qui, à sept siècles de distance,
dans sa jeunesse et dans son âge mûr, a fourni de tels esprits
également propres à l'expression des passions de l'âme les plus chaudes
et des plus hautes contemplations de la pensée. Heureusement doués,
ils ont pu écrire de la même plume et avec la même éloquence, l'un
la Nouvelle Héloïse et le Contrat social, l'autre des lettres amou-
reuses et des traités de métaphysique. Les peuples anciens et les
peuples modernes ont eu tous de grands philosophes et de grands
poètes, aucun d'eux n'a compté autant que la France de ces grands
prosateurs qui réunissent tout à la fois les mérites de ces deux sortes
d'écrivains, qui se font lire par les savants et par les foules, qui
intéressent et qui instruisent, qui ajoutent aux idées sérieuses le charme
des paroles les plus faciles et les plus persuasives.
Albert Dupuis.
DEUX VOLUMES
DE POÉSIE LIBÉRALE ET FRANÇAISE
Par M. Lebrun, l'un des quarante

Je voudrais n'être ni banal, ni commun; j'ai à parler d'un vrai


poète, à qni ne manque rien de ce que le Ciel donne aux mieux ins-
pirés, rien que la popularité. Faut-il s'en plaindre? Faut-il s'en étonner?
Quand Horace s'écriait Loin de moi le profane vulgaire. Odi
profanum wtlgus! » c'était la devise de tous les vrais poètes qu'il
trouvait, et qu'il gravait dans l'or d'un impérissable vers. Je ne crains
pas de l'affirmer, la haute poésie n'est pas à l'usage des multitudes. Même
au XVIIe siècle, à cette époque où il semble que tout ait été grand et
que le public n'ait pas dû manquer au génie de ces écrivains devant
qui s'agenouille toute postérité; il n'y a pas une seule pièce vraiment
classique qui ait été comprise de ceux qui en furent les spectateurs.
Depuis le Misanthrope jusques et y compris Athalie, tous ces chefs-
d'œuvre, dont chaque mot a pour nous la valeur d'un trésor, ont été
méconnus des contemporains. On sait de quels doutes Racine était pris
sur son propre compte devant'les succès douteux ou disputés qui
acetieillirent Britanniciis, Mithridate, et même Phèdre. Aujourd'hui,
le public, en état de goûter la grande poésie, est un peu plus nom-
breux qu'au XVIIe siècle; mais la grosse foule, pas plus en 1861
qu'en 1660, n'est en mesure de comprendre les œuvres originales.
Si Lamartine n'avait fait que ses Méditations et ses Harmonies si
Victor Hugo n'avait publié que ses Odes et Ballades et ses Feuilles
d'Automne, si Alfred de Musset n'avait écrit que ses Nuits ou ses
Stances à la Malibran, si nous n'avions de Béranger que ses poèmes
les plus achevés, le peuple les connaîtrait à peine. Il a fallu que
tous ces fils de la Muse achetassent, avec des oeuvres inférieures ou
avec des romans, cette popularité qui aurait été refusée à leurs meil-
leures inspirations. C'est la loi; elle est triste; elle prouve que si
nous ressemblons aux Athéniens, ce n'est pas par-le goût. Il faut
donc en prendre son parti, poètes et critiques. Pour moi, quand
j'assiste a une réputation bien bruyante, d'instinct j'entre en mé-
fiance je sais que la voix publique n'est pas la voix des connais-
seurs je sais que presque toujours, chez nous, les poètes ne sont
arrivés à la notoriété qu en rompant avec la Muse; car, nous avons
beau dire, nous sommes une nation essentiellement prosaïque. Les

H) Poùmes, tragédies, Paris, Pérotin.


Thiers, les Guizot, pour ne citer que les maîtres de chœur, ont
certainement un public autrement compact que nos poètes les plus
connus. Ceux-ci le savent bien; aussi, tôt ou tard, finissent-ils par
descendre à la prose. Il est bien petit le nombre de ceux qui, ayant
épousé la poésie,sc consacrent à elle sans partage. A l'Académie, jene vois
absolument qu'un seul écrivain qui soit dans ce cas, c'est M. Lebrun.
Parlons-en donc avec quelque détail. Je te répète c'est un vrai
poète; c'est pour l'avenir qu'il a toujours travaillé il me semble que
ce doit être une tentation pour nous de faire croire à nos arrière-
neveux que nous aussi nous avons eu du goût.
Au reste, je ne veux pas me faire meilleur ni plus clairvoyant que
je ne suis. Voici à quelle occasion j'ai fait connaissance avec ce
talent original et sérieux. Je venais d'étudier le Cid, et, à sa suite,
les différentes transformations de ce sujet sur la scène française. Le
Cid d'Andalousie de M. Lebrun ne devait pas m'échapper dans une
pareille étude. Je le lus, et je fus frappé de rencontrer dans cette pièce
la scène la plus poétique qui ait jamais été entendue au Théâtre-
Français depuis Racine et Corneille. Je lus le reste des œuvres de
M. Lebrun, j'y retrouvai cette Marie Stuart que Rachel jouait si bien,
parce qu'après tout, c'était une oeuvre supérieure. Ni Rachel, ni
Talma, malgré leur talent, ou plutôt à cause de leur talent même,
n'ont jamais pu réussir dans des pièces médiocres. Leur puissance
n'allait pas jusqu'à rendre la vie aux morts. Ces deux pièces, le Cid
d'Andalbusie et Marie Stuart sont les deux oeuvres capitales de
M. Lebrun cependant il a fait une troisième tragédie, la plus racinienne
de son théâtre, peut-être la plus hardie si l'on pense qu'elle remonte
à 4814-? un Ulysse où des situations homériques sont rendues avec
.une élégance toute classique. L'Ulysse de M. Lebrun est bien le
barbare qui, en rentrant dans ses foyers veut se venger d'abord,
puis, s'il se peut, faire une bonne affaire par dessus le marché. Rien
n'affadit ce caractère, sinon tout-à-fait héroïque au moins homérique.
N'est-ce pas de l'Homère tout pur que ces vers adressés par Ulysse
à son fils Télémaque, qui doit l'aider à punir les prétendants ?`?

Surtout ferme ton cœur, ton oreille, tes yeux,


A la main suppliante, aux prières, aux \œux.
Ce jour doit être sourd, aveugle, inexorable
Et ne sera content que du dernier coupable.
Qu'on ferme maintenant les portes du palais
Ils y sont tous entrés pour n'en sortir jamais.

Dans cette pièce, les personnages se tutoient comme chez les Grecs
et les Latins. Le feuilletoniste-critique des Débais, Geoffroy, je sup-
pose, consacre presque tout son feuilleton à justifier une pareille
innovation. Le fait est qa' Ulysse ne ressemblait guères à ces tragédies
faites à l'instar de Voltaire qui lui-même, écrivait les siennes, à
l'instar de Racine. Ces imitations d'imitations écœurent. M. Lebrun
rompait audacieusement avec ce procédé trop cher à la littérature dite
impériale. Il est allé droit à Homère; il l'avait compris, il l'avait aimé
comme André Chénier, parce que le sens de la beauté grecque était en lui.
Ulysse n'est, si l'on veut, qu'une étude d'après Homère mais il
n'y avait qu'un poète qui pût 1 écrire. Si l'inspiration est d'Homère, la
langue est d'un poète trop sincère pour imiter même ceux qu'il aime
le plus; car, en fait de langue, imiter, c'est copier. Ce sont les senti-
ments vrais qui donnent les vers comme ceux-ci. Ulysse, abrité par
l'incognito, parle de lui-même comme d'un homme qui a rencontré le
héros, et il donne sur lui ces détails à son fils
II se peignait surtout ces rivages chéris
Où l'attendaient en vain Pénélope et son fils.
Quelques maux dont il vît sa tête menacée,
Ithaque était toujours sa première pensée;
Quelque bien que le ciel lui permît de choisir,
Ithaque était toujours son unique désir.
En vain la soin des dieux et l'amour des déesses
Environnaient son coeur des plus douces promesses
A l'offre du ciel même et des divins honneurs,
II fixait sur la mer un œil mouillé de pleurs.

Notre époque s'imagine qu'elle ne croit plus à la tragédie parce


qu'on ne sait plus la jouer au Théâtre-Français; mais,' Dieu merci,
nous croyons encore aux beaux vers, et des œuvres où ils abondent,
c'est-à-dire où abondent les beaux sentiments et les grandes situations
dont les beaux vers ne sont que l'écho ces œuvres-là vivent toujours
dans la mémoire et dans le coeur des fidèles de la Muse.
Ce sujet d'Ulysse a été repris par M. Ponsard il a voulu être
.homérique quand même, et il a fait un pastiche; M. Lebrun a été
homérique sans le vouloir, et il a été plus vrai. Seulement, sa pièce
coïncidait avec le retour des Bourbons chaque parti a voulu y trou-
ver ce que le poète n'y avait pas mis, et on a oublié d'y voir ce qu'il
y avait mis la simplicité de l'art grec, la couleur locale, le sentiment
du monde antique et hellénique.
J'insiste sur cette première œuvre parce que j'y trouve cette origi-
nalité de bon aloi, ces qualités d'érudition qui deviennent de plus en
plus rares dans nos jours d'avortement poétique.
Dans Ulysse, M. P. Lebrun avait été le plus romantique des
•écrivains classiques; dans Marie Stuart, il fut le plus classique
des romantiques. Marie Stuart, malgré 1 audace du fond et la nou-
veauté de la forme, est bien une tragédie l'auteur, dans le moule
ancien, a jeté des émotions modernes sur des pensers nouveaux, il a
voulu faire un poème antique par la sévère beauté de la forme, par le
sérieux de l'inspiration. Aussi, lorsqu'en feuilletant le Journal des
Savants, je vois les pauvres chicanes que cet honnète Vanderbourg,
bibliographe de son métier, adressait à cette composition si hardie et si
neuve à sa date, quand je rapproche de ces pauvres critiques, les
impressions queRachel me laissa lorsque je lavis dans Mark Stuart,
je me demande ce que les poètos ont fait aux dieux pour que leurs
oeuvres les plus éminentes rencontrent des juges de la force de AI.
Vanderbourg.
Nous n'analyserons pas Marie Stuart; tout le monde y a vu l'il-
lustre et regrettée tragédienne et le jour où le Ciel permettra qu'elle soit
remplacée, on rejouera cette belle œuvre au Théâtre-Français, nous
n'en doutons pas.
Ce qui nous y frappe, c, c'est la diction à la fois élégante et neuve,
comme les pensées qu elle exprime. C'est à cela que se reconnaissent
les vrais poètes. N'en déplaise à Unîtes les prétentionsdes écoles plus
ou moins novatrices, l'élocution, le langage à la beauté souveraine,
voilà ce qui distingue le poète, dans notre pays surtout; chez nous, le
poète, le poète dramatique principalement, n'est qu'un écho, mais c'est
un écho harmonieux, c'est un écho qui embellit les paroles qu'il répète.
M. Lebrun l'a senti, et voilà pourquoi, tout en étant de son époque
par les sentiments et les idées, il a été et voulu être, par le langage, des
époques où l'on parlerait classiquement. Pour le respect de la langue,
il prend souvent place à côté de Béranger, son ami. Ce mérite touchait
fort M. Vinet, le plus grand critique de ce temps et M. Sainte-Beuve
l'a si bien reconnu de son côté que, dans Joseph Delonne, il a reven-
diqué M. Lebrun comme un des coryphées de la jeune école.
M.Lebrun n'a jamais été l'homme d'aucun cénacle; la sincérité de
son talent, ce besoin d'être soi quicaractérise le vrai poète, l'ont em-
pêché d'être jamais l'adepte d'aucune secte, le sectaire d'aucune for-
mule. Son inspiration l'a mené tour à tour où il y avait de grandes
idées à aimer, de nobles sentiments à exprimer. Il a prêté son talent à
l'antiquité et aux temps modernes la Grèce classique, le moyen âge, la.
renaissance lui ont fourni des héros, des personnages ses sentiments
ont toujours été ceux d'un homme du XIXe siècle. Aussi toutes les
censures ont-elles trouvé des allusions dans des œuvres dont le seul
tort était d'être vivantes et modernes. J'ai parlé d'Ulysse; la censure
s'escrima contre Marie Stuart elle fit tout ce qu'elle put pour tuer le
Cid d'Andalousie mais le vaillant chevalier avait la vie dure, et les
coups d'épingle ne lui faisaient pas plus peur que les coups d'épéc.
Maintenant qu'il n'y a plus d'allusions à craindre, pourquoi ne joue-
t-on pas le Cid d'Andalousie? Entre bien d'autres scènes, il y en a
une écrite avec une mélodie lamartinienne; le duc de Broglie, Sainte-
Beuve, Vinet, ne se lassent pas de l'admirer; c'est celle où le héros,
tranquillement assis aux pieds de sa bien-aimée, lui dit des choses qui
semblent venir du ciel sans le morceau de M. Lebrun, peut-être
n'aurions-nous pas cette ineffable scène entre Hernani et dona Sol, qui
a lieu au moment où le cor du vieillard vient les réveiller si doulou-
reusement. Pour moi, il n'y a que la Bérénice de Racine qui m'inspire
une émotion aussi douce que ces vers du Cid d'Andalousie, lorsque la
jeune fille lui fait observer qu'il est temps de rentrer, et qu'il lui répond
Quoi! la nuit est venue!
J'étais tout en mon aine, et près de vous mes ycu\
N'avaient rien aperçu du changement des cieux.
Nous sommes, loin du jour, plus présents l'un à l'autre
Mon cœur, plus confiant et plus voisin du vôtre,
Lui parle, lui répond, l'écoute, l'entend mieux
Et le sent, et le \oit, moins distrait que mes yeux.
Mon amie, un moment soyons seuls sur la terre.

Quel homme, une fois dans sa vie, n'a murmuré ou ne murmurera ces
douces paroles dans lesquelles on sent comme une larme venue du
cœur? C'est, que toute note émue vient de là; et elle suffit pour nous
raire pleurer tous; car c'est notre rêve, c'est nitre douleur, c'est
notre espérance, c'est notre souvenir à tous que le poète a raconté
quand la muse lui a dicté des vers comme ceux que nous venons de citer.
L'espace va me manquer, et je n'ai rien dit' du grand poème lyrique
de M. Lebrun sur la mort de Napoléon. Ecrite sous le coup de l'évè-
nement, sous l'émotion des sentiments politiques les plus sincères, cette
monodie est une de celles qui, dans notre langue, rappellent le plus le
lyrisme de Pindare. L'auteur partage les sentiments qu'il veut nous
inspirer sur cette fin la plus tragique que puisse offrlr à l'imagination
le spectacle des vicissitudes humaines. Je ne louerai pas M. Lebrun
il
d'avoir écrit ce poème; en 1821, y avait du courage à honorer cette
grande mémoire; aujourd'hui, il y aurait plus de calcul que de bon
goût à louer un homme qui n'a écouté que son cœur.
Le poème sur la mort de Napoléon vivra, et parce qu'une émotion
nationale l'a dicté, et parce qu'il a été une innovation, une rénovation
heureuse dans notre littérature. Peut-on promettre le même sort au
poème sur la Grèce? Hélas excepté M. Saint-Marc-Girardin et M.
Hamon, il n'y a plus de philhellènes dans notre pays. Sans doute, la
question d'Orient reste à l'ordre du jour dans le monde politique; mais
dans la littérature elle semble avoir fait son temps la guerre de Crimée
elle-même a médiocrement inspiré nos poètes. La prose de M. Ed.
About nous racontant, avec plus ou moins de convenance, les petites
misères de la société hellénique, est plus dans le goût des Athéniens du
XIXe siècle que les beaux poèmes écrits, il y a trente à quarante ans,
en l'honneur de l'indépendance des descendants de Thémistocle, par
les Lebrun, les Lamartine et les Victor Hugo. La Grèce, son présent,
son avenir, son passé, tout cela ne nous touche plus du tout. La Grèce
a fait son temps en littérature aussi bien que la guerre de l'indépen-
dance, aussi bien que le régime constitutionnel voilà ce que me ré-
pondra infailliblement le gros des lecteurs, si je les entretiens des dix
chants que M. Lebrun a consacrés à la Grèce, sans parler de cinq
pièces charmantes où le poète déroule à nos imaginations les belles
vagues de la mer Ionienne, la vallée d'Olympie, le Parnasse, le paysage
d'Ithaque et le ciel d'Athènes. Mon Dieu, je le sais bien, oui la Grèce
est loin de nous, oui les Grecs ne sont plus plus qu'un petit peuple
assez ingrat et plus ami de la Russie que de la France mais que voulez-
vous ? je crois encore à l.i Grèce et aux Grecsquand je lis le Dernier
Pèlerinage de Child-Harold, ou bien certaines Orientales de Victor
Hugo; j'y crois surtout quand M. Lebrun parle de cette race née pour
la liberté, quand il me parle de ces hommes aimés du ciel, qui leur a
donné la lumière splendide, les beaux horizons, les vagues bleues de la
Méditerranée, les montagnes aux cimes élégantes, et cet air plein d'inef-
fable harmonie qu'entend l'oreille des poètes, et que répète leur voix
quand elle parle comme a parlé M. Lebrun dans les strophes que voici:
Celui qui, loin de toi, né sous nos pâles cieux,
Athènes, n'a point vu le soleil qui t'éclaire
En vain il a cru voir le ciel luire à ses yeux,
Aveugle, il ne sait rieu d'un soleil glorieux,
Il ne connaît pas la lumière.

Est-ce que cela ne vous montre pas les 'horizons grecs comme
Poussin savait les montrer, comme Chénier, comme Fénélon auraientt
aimé à les voir ? 11 y a là-dedans comme un rayon de splendeur homé-
rique on a envie d'avoir une mission en Grèce après avoir lu ces vers,
qui nous donnent soif de lumière et de transparence éthéréc. Mais il
faut avoir des goûts modérés. Calmons-nous donc; les poètes sont des
enchanteurs. Aimons la Grece dans les poème de M. Lebrun; sachons-
lui gré d'avoir un si vif sentiment de la lumière hellénique sachons-
lui gré d'avoir écrit et décrit avec tant de naturel et de vérité, quand
Châteaubriand aurait pu l'induire en tentation. Pour moi, j'avouerai,
dussé-je passer pour un homme d'un pauvre goût, que je lis les notes
du poème sur la Grèce avec plus de plaisir et de. profit que les pages
poseuses de Y Itinéraire. Jugez de ce que m'inspire le poème lui-même
quand les notes m'arrachent un pareil aveu.
Maintenant il est temps de conclure. Qu'ai-je voulu faire en racontant
mes impressions de lecteur naïf au sortir des deux volumes de M.
Lebrun? Ai-je la prétention d'avoir le premier exhibé et découvert
ce poète? Non. Tous ceux qui croient à la poésie l'aiment, le con-
naissent et le placent à côté des plus grands de notre temps. Quant
à ceux qui, à la poésie, préfèrent l'arithmétique, on lie les prie pas de
lire les deux volumes dont je viens de parler ils se borneraient à me
dire Qu'est-ce que cela prouve? comme ce géomètre qui venait de
voir l'Andromaque de Racine. Hé! mon Dieu, M. Lebrun n'a voulu
rien prouver, rien démontrer; seulement il a aimé l'antiquité et son
temps il a compris les belles idées, les nobles sentiments il a cru à
la Grèce, à Napoléon, à la liberté; il adore le ciel, la mer, tout ce
qui est beau et grand il s'agenouille devant les illustres mémoires
il flétrit toutes les lâchetés il ne sait pas maudire les vaincus; il res-
pecte tous les grands sentiments de l'humanité; il les ressent, il les
exprime en beaux vers, et il nous les fait aimer. Il est bien juste qu'un
pareil homme ne soit pas populaire comme un vaudevilliste ou un
journaliste vénal. C'est sa faute. Il n'est pas à l'usage de toutes les
âmes, ni même de toutes les intelligences; mais il ne s'en plaint pas,
et ce n'est pas moi non plus qui l'on plaindrai. F. C.
DU SENTI M ENT DE LA NATURE
DANS LES ŒUVRES D'ART

La nature est le milieu qui nous entoure, l'atmosphère pour ainsi


dire qu'aspirent nos sens. De tout temps on a dû la sentir mais
comme nous sentons l'air où nous sommes plongés plus vivement
pourtant, parce qu'elle est indéfiniment variée dans ses' manifes-
tations. La nature a eu sur les hommes de tous les temps une
influence que nous devons trouver consignée dans les œuvres de
toutes les époques. Cependant ce qui frappe au premier abord, c'est
que cette influence est loin d'être constante. Elle se révèle rarement
dans l'enfance des peuples. Les hommes en communication directe
avec la terre sont peu sensibles à ses beautés. Nous ne devons pas
plus chercher le sentiment de la nature dans les monuments des
littératures primitives parvenues jusqu'à nous, que nous ne devons.
demander au paysan de nos campagnes de comprendre tout ce qu'il
y a de grand et de poétique dans le spectacle de cette terre qu'il se
fatigue à labourer. Loin de se révéler à l'origine des littératures,
ce sentiment se manifeste dans les œuvres d'art à mesure que
les sociétés s'éloignent davantage de l'état de nature et pénètrent
plus avant dans l'état de civilisation.- C'est que l'amour de la terre
saisit les hommes fatigués par les luttes stériles des époques de déca-
dence et de transition. C'est que les peuples, jeunes, enfants, aspirent
à l'idéal; quand ils ont vécu assez longtemps, quand ils ont vu où
cet idéal les a conduits, ils deviennent sceptiques et rationalistes; ils
regardent davantage ce qu'ils voient et songent moins à ce qu'ils ne
voient pas. Le sentiment de la nature est venu tard chez tous les
peuples; il est venu quand la foi s'en allait.
Ainsi cet amour de la nature qui entraîne les hommes au bord
des mers, les pousse au fond des forêts, les sollicite, les invite à se
retremper au milieu des campagnes, il n'est pas fortuit, il n'est
pas un entraînement irréfléchi. Ainsi il existe des causes parfois
occultes, toujours fatales, qui éloignent les hommes et les sociétés, et
les ramènent ensuite devant le spectacle toujours uniforme et toujours
varié de la création. Ces causes, nous nous proposons de les étudier.
Il.
La littérature primitive de la Grèce n'a pas fait une large part
aux choses extérieures; si nous relisons les quelques chants qui,
de l'époque fabuleuse des Orphée et des Linus, sont venus jusqu'à
nous nous trouverons que ce sont des hymnes assez monotones,
exprimant de grandes idées mais avec sécheresse. Ce sont des
œuvres religieuses bien plus que des œuvres poétiques.
Les Romains n'ont pas eu de littérature primitive. C'est un des
traits caractéristiques de ce peuple qui se faisait dire à lui-même
par la voix de l'un de ses plus grands poètes
Excudent aliî spirantia mollius sera*,
Tu regere imperio populos, Romane, memento.

Si haut que nous la prenions, la poésie de ces conquérants qui


n'ont jamais pu devenir des artistes, n'est pas une poésie antochthone.
Les premiers monuments qui nous sont restés de la littérature
romaine sont, même quant au fond, des imitations des poèmes et
des drames de la Grèce.
A côté des Romains, les vaincus, les barbares avaient, eux, des
traditions consacrées dans de petits poèmes pleins de croyance et
d'aspirations. Les premiers chants des peuples du nord, depuis les
chants Gaéliques jusqu'aux chants des Teutons et des Scandinaves,
ont de la monotonie, comme ceux de la Grèce, mais moins de séche-
resse ils ont de la hardiesse et des images étranges, comme la Bible
et les Apologues indous, mais moins de lumière et de couleur.
L'Edda un des premiers recueils de chants scandinaves et ger-
mains, qui n'a pas encore subi comme les Nibelungen l'influence des
idées du moyen âge l'Edda contient des scènes du dramatique le
plus élevé, mais nous n'y trouvons pas encore un vif sentiment de la
nature. Pourtant, il y a quelque chose de plus, sous ce rapport, dans
les chants du nord que dans ceux de l'orient et du midi; la poésie
des brouillards et de l'Océan y est parfois indiquée moins vaguement
que ne l'est dans les chants de l'orient la poésie du soleil et des
mers bleues.
Notre poésie populaire du moyen âge est plus riche en descrip-
tions de sites que la poésie du cycle homérique. Nos romanciers nous
dépeignent parfois avec assez de complaisance les lieux où se passent
les exploits de Charlemagne et de ses pairs. Les romanciers bretons
aussi s'arrêtent assez volontiers aux tableaux des sombres forêts et des
gorges inaccessibles où s'engagent, en quête d'aventures, les chevaliers
de la Table-Ronde. Mais, si nous mettons de côté notre amour-propre
d'hommes du nord, nous reconnaîtrons que dans les romans du
cycle carlovingien et dans les légendes du roi Arthur les paysages
sont aussi fabuleux que les hauts faits dont ils sont témoins, et que,
pourvu qu'ils paraissent beaux, les poètes s'inquiètent peu qu'ils
soient vrais. Là, ce qu'on prise avant tout c'est l'imagination
l'observation de la nature n'y a que faire.
Pour rendre cette étude rapide plus complète encore, examinons la
littérature judaïque et les épopées d'Homère. D'abord la littérature
judaïque, qui est née telle qu'elle devait être, comme naît un bloc de
granit, pt qui n'a pas eu, comme les autres une enfance, un âge
vieillesse développement anaiogue à celui des êtres
adulte une
organisés. Nous examinerons ensuite les épopées d'Homère qui ne
sont plus la manifestation littéraire à son origine mais au moment
où, après avoir cherché longtemps, elle trouve pour l'expression de
l'idée des moules durables, des types au moment enfin ou les genres
sont créés et commencent à se distinguer les uns des autres.
Voici le livre par excellence la Bible. Ce qui tout d'abord frappe
l'esprit, c'est que toutes les parties de cette grande épopée, depuis
la Genèse jusqu'au livre de Job, sont conçues indépendamment de
toute intervention de paysage, de cadre dans lequel se développent les
faits, passés ou futurs, que raconte l'historien ou que prédit le pro-
phète. Si nous y trouvons parfois quelque chose qui nous dise que
les hommes dont il est question habitaient la même terre que nous,
c'est seulement dans le détail de l'expression. Ces images brillantes
comme le soleil de l'Orient, ces comparaisons grandioses comme le
désert, ces traits caractéristiques du style judaïque, n'apparaissent
pas pour eux-mêmes ils n'ont pas une signification qui leur soit
propre; ils ne viennent que comme des symboles pour expliquer les
actions humaines. Ce sont, assez souvent, des raccourcis d'apologue
qu'on ne saisit pas toujours bien, tant les transitions sont brusques et
imprévues. Néanmoins, ce sont ces images, ces comparaisons qui ont
surpris, par leur soudaineté étrange, ceux qui, les premiers, comme
Chateaubriand, ont étudié la Bible au point de vue littéraire.
Ce qui domine dans la Bible, ce qui en est le commencement, le
milieu et la fin, c'est Dieu. Nous pourrions dire, c'est l'homme car
le génie oriental, essentiellement matérialiste, en ce sens qu'il n'admet
pas l'abstraction que tout être, pour lui est représenté par une
personne, le génie oriental a fait de Dieu un homme; il l'a fait à son
image et à sa ressemblance. Cet homme est plus grand que nous,
il est vrai; mais il aime, il réfléchit avant de prendre un parti il se
met en colère comme les dieux de l'Iliade; enfin, il a toutes les
passions de l'homme. C'est une image, sans doute; mais quand cette
image est soutenue avec autant de persistance, que dans le Cantique
des Cantiques, on se demande si un voile si bien ajusté, dont les
plis sont si précis, ne recouvre pas quelque chose.
Homère, nom qui résume un siècle plusieurs siècles peut-être,
nous a laissé deux poèmes, l'Iliade et l' Odyssée. Voyons ces poèmes
et en particulier l'Iliade.
Les Grecs sont sous les murs de Troie Troie est sur Ip bord de la mer,
auprès de deux ou trois petites rivières auxquelles ce voisinage fournit
l'occasion de rouler des cadavres. Les Grecs et les Troyens se battent
et se battent bien. Ils ont des chevaux magnifiques, des armures
splendides. Le poète nous décrit même ces armures avec une complai-
sance qui a fait sans doute inventer l'histoire, fort touchante d'ailleurs,
de l'hospitalité qu'il reçut d'un armurier. Maintenant fait-il beau ou
mauvais temps? Fait-il chaud ou froid? Comment sont les alentours
de Troie? Nous n'en savons pas grand'chose, si ce n'est qu'il fait du
vent, une fois, pour que les vaisseaux des Grecs s'enflamment plus
facilement.
Et nous ne devions pas attendre davantage de ce .poème. Les
chants d'Homère étaient des chants patriotiques; ils étaient destinés
à rappeler aux Grecs les belles actions de leurs pères et à les rendre
plus grands par ce souvenir.
Dans le principe, ils étaient déclamés par les rhapsodes, poètes
errants, allant de ville en ville ainsi que nos trouvères, et payant
par leurs récits l'hospitalité qu'on leur accordait. Qu'importait aux
auditeurs de savoir où était Troie, pourvu que leurs ancêtres l'eussent
prise? quels étaient les arbres du pays, pourvu qu'Achille eût su les
déraciner pour en faire des javelots ? D'ailleurs que dit le poète ?
C'est la colère d'Achille qu'il chante, comme Virgile chanta les
armes et le héros qui, le premier, toucha aux rives de Lavinie;
il chante l'homme, et en même temps il retrace cette réunion des
communes grecques qui fit leur force. Dans l'Iliade, il chante la
patrie comme il chante la famille grecque dans l'Odyssée. Ainsi la
couleur locale manque, sauf quelques épithètes harmonieuses. Le
paysage n'est rien; l'homme est tout; mais l'homme est grand et
indomptable
Fortem et constantem propositi virum.
Il commence avec les dieux la lutte qu'il poursuivra plus tard,
dans le théâtre d'Eschyle, avec la destinée.

III.
Après avoir examiné les littératures à leur début, puis agrandies
déjà, mais encore populaires, nous avons à examiner les littératures
classiques.
Qu'est-ce qu'une littérature classique? C'est une littérature, qu'on
nous passe le mot, parvenue à l'état adulte. Du travail des siècles
précédents sont résultées des formes complètes, harmonieuses, con-
sacrées par l'expérience, n'ayant rien d'absolu, comme tout ce qui tient
au goût, mais ne se prètant qu'à des modifications et non à un chan-
gement radical. Dans ces formes, toutes préparées d'avance, l'écrivain
jette sa pensée, et, selon qu'il l'a voulu elle en sort drame poème
ou tout autre chose.
L'époque classique, chez les Grec*, c'est le siècle de Périclès. Tous
les arts, l'architecture, la statuaire, les lettres, y sont arrivés, avec un
admirable ensemble, tout près de la perfection. Quelle ville que cette
Athènes, où Phidias, sculptant une Vénus, avait pour modèle Aspasie,
et voyait de son atelier Socrate discutant dans la rue avec ses dis-
ciples, et, plus loin, au sommet de f Acropolis, le Parthénon découpant
en blanc, sur le ciel bleu, sa masse simple et majestueuse C'est vrai-
ment dommage que nous ne sachions point ce qu'était la peinture de
ces Athéniens si spirituels si délicatement artistes La littérature
grecque, c'est la littérature classique par excellence la véritable et
la seule, car celle de l'Italie et la nôtre n'en ont été que le reflet.
La littérature classique de la Grèce est avant tout rationnelle. Tout
y a un but, une portée utile. Le poète, le philosophe, l'orateur, l'his-
torien n'écrivent et ne parlent pas, comme on dit, par plaisir; l'artiste
ne fait pas de l'art pour l'art. Tous, ils cherchent l'utile en tout, et il
en résulte qu'ils s'adressent à la partie pensante de l'homme, bien plus
qu'à ses sens ou à son imagination. L'architecture de cette époque
nous montre bien plus clairement encore ce trait caractéristique de l'art
grec. Tout est raisonné, tout est motivé. Il n'y a pas une pierre qui
n'ait sa raison d'être, pas un monument qui n'ait sa signification.
CVst ce que n'ont pas compris les Romains quand ces conquérants
enrichis se sont faits amateurs. C'est ce que n'ont pas compris non plus
nos ingénieux artistes de la renaissance. Il est vrai de dire que ces
derniers avaient étudié et imitaient plus les monuments de l'Italie que
ceux de la Grèce. La statuaire mème, élégante et pure, mais froide
rt peu mouvementée, semble avoir voulu, en simplifiant et en idéali-
sant la forme humaine, donner à ces lignes quelque chose de cette
harmonie plus facile à percevoir qu'offraient les grandes lignes droites
des édifices.
La littérature classique fut, à Athènes, ce qu'elle n'a été ni à Rome
ni chez nous, une littérature presque populaire. Cela ne veut pas dire
que tous les habitants de cette ville aient été des artistes. Bon nombre
d'entre eux estimaient sans doute davantage sa majesté l'argent, ou,
comme on disait alors, le dieu Plutus, que toutes les Vénus de Praxi-
tèle, tous les drames de Sophocle et tous les livres de Platon. Le
jugement de Socrate prouve assez que la stupidité est de tous les
temps et de tous les pays Mais encore est-il vrai qu'il n'y a eu qu'une
seule fois au mondoun peuple aussi intelligent quecelui-là. Sans parler
dos Romains, dont le théâtre populaire était le cirque, les tragédies
de Corneille et de Racine ont-elles jamais excité chez nous autant
d'enthousiasme, dans toutes «les classes de la société, que le faisaient,
chez les Athéniens, les drames bien plus simples, bien moins intéres-
sants d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide? Les discours de Cicéron
furent écrits; ceux de Démosthènes étaient prononcés et on les
écoutait! Les philosophes de Rome étaient des rhéteurs qui tenaient
(les écoles; les philosophes de la Grèce étaient des penseurs qui
causaient de l'âme et de Dieu dans les rues et les jardins publics.
Le siècle dp Périclès est le triomphe de la philosophie à Athènes.
Tout le monde discute, sans pédanterie et tout naturellement. Tout
artiste est philosophe et Sophocle, représentant l'homme en lutte avec
la destinée, et Socrate poursuivant les indifférents de son ironie
pressante, et même Aristophane raillant et argumentant contre lui.
Les Athéniens étaient contemplatifs. L.'esprit de leurs littérateurs,
occupé à des méditations plus élevées, ne s'abaissa pas vers la terre
et ne devint pas observateur. Leurs philosophes, leurs poètes com-
prirent la grandeur et l'harmonie de l'univers, mais ils ne songèrent
pas à regarder autour d'eux, à décrire cette admirable nature qu'ils
avaient sous les yeux. Ils cherchèrent la vérité absolue, à laquelle ils
croyaient; mais ce n'est pas à eux qu'il appartient d'avoir introduit
dans l'art l'élément descriptif la vérité du détail.
Les poètes classiques de Rome, Lucrèce, Horace, Virgile, Ovide,
sont lesplus grands versificateurs qui aient existé.C'est déjà unegrandee
gloire; mais, de plus, ils se sont montrés souvent de vrais poètes.
Cependant, leurs velléités d'inspiration ont été souvent étouffées par
l'imitation grecque.
C'est que cette littérature du siècle de Périclès, que nous venons
d'analyser, était sans cesse devant les Romains comme un exemple et
comme un modèle. Ils lui prenaient tout à cette belle Grèce, ses élégances
et ses vices, ses statues et ses tableaux, ses livres et ses idées, ses
maîtres et ses hétaïres. La langue grecque était la langue desdélicats, des
artistes, des belles tilles esclaves, maitresses des Romains. C'était une
école excellente, sans doute, que cette Grèce, qui avait su conquérir
ses conquérants, mais c'était une école, et rien plus que les traditions
d'une école n'est opposé à la compréhension de la nature. L'inspira-
tion, le libre- sentiment de la nature manquaient donc aux poètes
de Rome, et ils furent obligés d'y suppléer par l'intelligence et
le goût.
Cependant ces poètes ont été plus terrestres, pour ainsi dire, que
leurs modèles. Dans Lucrèce, trop philosophe pour avoir cet amour de
la forme qui fait l'artiste dans les Géorgiques de Virgile, dans quelques
épitres d'Horace, nous respirons parfois quelques senteurs des
champs nous trouvons quelques paysages esquissés d'un trait, mais
assez ressemblants. Ce phénomène de la littérature classique, à Rome,
ayant quelque peu le sentiment de la nature, ne doit pas nous étonner.
Marins, Sylla, Pompée, César, Brutus, Octave, voilà les hommes que les
poètes ont coudoyés, les guerres civiles, les proscriptions, voilà les sou-
venirs, les remords qui les poursuivent. Deus nobishme otiafeeit.
c'est le cri de la patrie saignante, avilie assez pour souffrir un maître
Le repos d'abord, le repos avant tout, même avant la liberté, c'est ce
que demande une société prise de vertige et qui se sent déchoir. Elle
vent se recueillir, oublier, et la nature lui offre un asile. Le sentiment
dela nature se manifeste, dans la poésie de Rome, au moment où le
beau temps de Rome est déjà presque fini. Quelques années encore,
et les lettres et les arts vont, comme l'empire lui-mème, descendre la
longue pente de la décadence.
Chez nous, loin de faire un pas vers la nature, le siècle de LouisXIV
s'éloigne d'elle avec toute la violence d'une réaction. Le siècle de
Louis XIV fut le siècle des quinconces et des ifs taillés en pomme
d'arrosoir. La règle et le compas sont les instruments des jardiniers
de Le Nôtre; on ne cherche qu'une chose, embellir la nature.
Dans une petite pièce de Molière, une de celles qu'il écrivait
par ordre, l'indication de la mise en scène est ainsi conçue 4 La
scène se passe dans un lieu champêtre mais néanmoins fort
agréable. C'est ainsi que le grand roi comprenait la nature et
c'est ainsi que les littérateurs et les peintres devaient la comprendre;
car il n'y avait alors en France qu'un public capable d'apprécier les arts,
ou du moins de payer les artistes, et ce public était la cour. Louis XIV
appelait les Téniers des magots; Lebrun était son peintre favori.
Tout est solennel dans ce grand siècle classique de la France, la co-
lonnade du Louvre et les jardins de Versailles, les tragédies de Racine
et les oraisons de Bossuet, les révérences et les perruques. Le roi fait
la roue comme un paon, les gens du bel air l'imitent et deviennent tout
à l'ait majestueux. Jusqu'aux habits, comme ceux M. Jourdain, il con-
vient de les revêtir en cérémonie et en musique Cette influence du
costume sur la manière de vivre, si petite qu'elle soit, mérite d'être
examinée. Le marquis exposera-t-il à l'influence de la saison pluvieuse
ses plumes coûtant un louis le brin, ses broderies de chez la bonne
faiseuse et ses gants sur lesquels il faut appliquer la réflexion de
l'odorat A côté de ces marquis de Molière et de l'Œil-de-Bœuf
il y a les paysans dont parle La Bruyère « L'on voit certains
animaux farouches, des mâles et des femelles,, répandus par la
campagne noirs livides et tout brùlés du soleil, attachés à la terre
qu'ils foulent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible
ils ont comme une voix articulée et quand ils se lèvent sur leurs
pieds, ils montrent une face humaine, et, en effet, ils sont des hommes.
Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d'eau
et de racines; ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de
labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas man-
quer de ce pain qu'ils ont semé. » Les marquis et les paysans, ne
devaient pas, il faut l'avouer, être très-sensibles aux beautés de la
nature.
Deux artistes distingués de cette époque ont fait des paysages
nous voulons parler du Poussin et de Claude Lorrain. Leurs paysages
se rapprochent déjà plus de la vérité que ces perspectives de rochers
bleus et d'arbres taillés à l'emportc-piècc, que les maîtres italiens don-
naient pour fond à leurs tableaux d'histoire et de sainteté. Un grand pas
est fait dans la bonne voie, mais le paysage est loin encore de ce qu'il
deviendra plus tard. Il n'est pas encore traité pour lui-mème. Poussin,
par exemple, a cru nécessaire, dans la plupart de ses tableaux, de nous
montrer une action tragique, pour nous intéresser davantage. Cela fai-
sait le bonheur de Diderot, l'admiratcur de Greuze, l'inventeur du drame
bourgeois. Aujourd'hui, notre admiration ne se porte plus sur le même
point. Nous ne voulons pas contester le talent du Poussin, que nous
regardons comme un des peintres français les plus remarquables; nous
dirons seulement que la hardiesse lui a manqué pour réaliser ce qu'il
avait peut-être rêvé. Il a craint que la nature ne parût pas assez belle,
s'il la laissait telle qu'elle est. De là viennent ces temples grecs, inévi-
tablement placés dans un coin de ses tableaux de là ces horizons de
collines, comme il n'y en a jamais eu nulle part, terminant la com-
position.
Parmi les écrivains illustres dont le grand siècle nous a légué les
noms, un seul eut le genre observateur: ce fut La Fontaine. Indiffé-
rent aux choses de la vie de tous les jours, manquant de cette dignité
qui fait le grand citoyen, mais dont les soucis préoccupent et fatiguent
l'homme, La Fontaine avait l'exquise sensibilité qui fait les grands
artistes. Regardé comme un distrait incorrigible, le monde lui permet-
tait de vivre pour lui-même et non pour les autres. C'est, avec Molière,
l'écrivain le plus original de son temps, bien qu'il n'y ait peut-être pas
une de ses fables, un de ses contes dont le sujet lui appartienne en
propre. Les fabulistes de l'antiquité lui avaient fourni l'apologue à l'état
de chose morte il l'a vivifié de son souffle, ou du moins il l'a fardé
avec tant de grâce et de vérité, qu'il lui a donné toutes les apparences
de la vie. Seul, parmi tous les écrivains de son temps, il a compris la
poésie des petites choses seul, il a senti la nature ou du moins
exprimé avec vérité ce qu'il sentait. L'exemple de La -Fontaine
égaré dans un siècle classique, nous montre combien les époques clas-
siques sont antipathiques à tout sentiment vrai. Boileau, le représentant
de la critique de cette époque, a oublié de parler, dans son Art poétique,
de son ami La Fontaine il a jugé qu'il ne valaitpas la peine d'être cité.
C'était pourtant Boileau qui disait
Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable!

IV.

Les peuples, comme les hommes, doivent s' efforcer de développer


leur intelligence, à mesure que s'accroissent leurs forces, et de con-
server celle-là, alors même que celles-ci leur font défaut. Les arts,
arrivés à l'apogée, ne doivent pas fatalement descendre, et, quoi qu'on
en dise, le mieux peut quelquefois venir après le bien. Chez les Grecs
i et
les Romains, l'époque classique fut cependant suivie d'une décadence
rapide. A peine la littérature latine eut-elle atteint la hauteur des lettres
de la Grèce, qu'elle tomba aussi bas qu'elles plus bas peut-être. Les
causes et les effets de ces deux décadences pour ainsi dire parallèles,
sont semblables. César et ses héritiers, comme Alexandre et ses suc-
cesseurs, détruisent et ne peuvent fonder; la fatalité armée règne sur
les débris des croyances; les dieux s'en vont, un Dieu parait plus d'unité
politique, plus d'unité dans la foi. Nous ne pouvons trop dire ce que fût
devenue cette grande décadence, si elle eût été laissée à elle-même,
avec ses ressources énormes; mais l'apparition du christianisme la
détourna certainement de ce qui pouvait lui rendre sa vigueur, l'étude
de la nature.
La terre magna parens rerum, aux yeux des chrétiens fut
une vallée de larmes. La Genèse a dit « Que la terre soit maudite,
qu'elle te pousse des ronces et des épines. Nous voyons donc que le
sentiment de la nature devra se manifester dans les œuvres d'art en
dehors de toute influence chrétienne.
La décadence était partout. La poésie chercha à remplacer, par une
grâce parfois trop libre, la grandeur qui lui manquait; l'éloquence et
la philosophie se perdirent dans les déclamations des rhéteurs etles sub-
tilités des sophistes. Les autres arts s'éloignèrent en même temps de
simplicité qui faisait leur force, et ne cachèrent pas même leur fai-
blesse par l'élégance et la fantaisie. Çà et là, apparaissent bien quelques
œuvres originales mais on y sent généralement plutôt le chercheur
qui tente, que l'inventeur qui a réussi. Pour prendre un exemple dans
la statuaire, le Groupe de Laocoon est sans doute une oeuvre fort
belle, mais le muscle est trop tourmenté. L'artiste a voulu faire dire à la
pierre des choses qu'elle ne peut exprimer qu'à demi il a songé davan-
tage à l'effet qu'à la beauté de la forme.
La littérature classique par excellence, la littérature grecque
était avant tout, nous l'avons montré, utilitaire. La littérature
grecque avait des tendances indiquées un but visible. Dès que
ia décadence devient sensible, la littérature hésite, puis elle descend
d'un degré; elle ne veut plus instruire, elle cherche à plaire. La trans-
formation est complète le conte remplace le drame, le roman remplace
l'épopéiJ.
Un des premiers romans fut les Amottrs de Théagène et de
Chariclée. L'imagination est ici toute puissante; elle transporte
les héros de l'histoire dans des pays imaginaires, elle leur donne des
attributs merveilleux. Ce genre de production littéraire se rapproche
beaucoup plus de nos anciens fabliaux que de ce que nous
appelons aujourd'hui le roman. Nous ne citerons pas la série d'histoires
que ce temps nous a transmis; ( mais, dit M. Villemain, à quelle
» époque
de cette décadence, sur quel point de cette ligne qui aboutit
» au néant,
faut-il donc placer la jolie pastorale de Longus, cette pein-
» ture de Daphnis et Chloé, tant célébrée pour sa naïveté?
»
Nous ne parlerons pas de cette histoire vieille comme le monde, jeune
comme lui, de cette histoire éternellement intéressante de l'amour qui
grandit dans le cœur de deux jeunes enfants, à mesure que se déve-
loppent leurs facultés et leurs organes. Nous nous contenterons de cons-
tater que cette oeuvre, résultat d'une littérature en décadence, semble
plutôt avoir été créée dans les premiers temps d'un cycle littéraire
que c'est une histoire d'amour racontée comme par un vieillard que la
bonhomie de la vieillesse ressemble à la naïveté de l'enfance. Nous nous
contenterons de dire que la peinture vraie du paysage éclate souvent
dans les pages de cette pastorale, qui est empreinte d'un grand senti-
ment de la nature. Cette peinture de mœurs si corrompues et en
même temps si naïves, cette pastorale rappelle une œuvre du même
genre que le dix-huitième siècle a vu naître et qui s'appelle Paul et
Virginie. Nous laisserons à d'autres le soin do poursuivre un fastidieux
parallèle nous dirons seulement que le sentiment général des
deux ouvrages est le même, que les mêmes causes l'ont fait naître, et
que notre XVIIIe siècle devait avoir ses Florian et ses Bernardin de
Saint-Pierre, comme la décadence grecque avait eu ses Héliodore et
ses Longus.
Chez nous, si le siècle de Louis XIV n'eut pas la splendeur du siècle
de Périclès, ni même peut-être du siècle d'Auguste, du moins il ne fut
pas suivi d'une chute pareille. Le XVHIB siècle, et ce fut là sa gloire,
est entré franchement dans la voie où Descartes s'était engagé en trem-
blant il fut sceptique. Il eut, comme on dit, le courage de son opinion
il ne recula devant aucune des conséquences qu'elle entraînait. Des-
cartes, en faisant table rase des opinions convenues, n'avait pas osé
s'avouer à lui-même ni avouer aux autres qu'il ne croyait à rien. Il avait
choisi, parmi les vérités reçues quelques-unes des plus probables
pour s'en faire une espèce de philosophie provisoire. 11 justifiait ce
compromis en disant qu'il vaut mieux habiter une maison mal bâtie que
de n'en pas habiter du tout. Les encyclopédistestrouvèrent plus logique
de coucher à la belle étoile que sous un toit qui peut s'écrouler d'un
jour à l'autre. Le mot foi fut pour eux un non sens; ils ne reconnurent
d'autre guide pour arriver à la vérité que la raison. Peut-être ont-ils
cru l'homme plus grand qu'il n'est réellement; peut-être le problème
qu'ils ont posé est-il insoluble.
A côté des philosophes vivait un homme qu'on a tort de confondre
avec eux Jean-Jacques Rousseau. Nuls ou à peu près sous le rap-
port de la nouveauté des vues philosophiques, ses livres sont remar-
quables par l'expression trop cherchée, mais souvent vraie, du sen-
timent et de la sensation, deux choses qui sont plus souvent réunies
qu'on ne parait le croire. Les lettres doivent lui savoir gré d'avoir
mêlé à 1 analyse des passions de l'homme l'étude de l'influence
qu'exercent sur ses passions les choses qui l'entourent, son intérieur,
le lieu où il vit. Par là Rousseau a été l'un des pères du' roman
moderne, dont Werther est l'un des premiers types.
Avec son tempérament mélancolique et sensible à l'excès, Jean-
Jacques Rousseau fut une exception dans son siècle. Ni les peintres,
ni les sculpteurs de cetteépoquc ne manifestèrent les mêmes tendances.
Roucher, Van Loo, Latour, furent des artistes de boudoir excellant
à peindre des panneaux, à reproduire les têtes fines et spirituelles des
maîtresses royales, rencontrant presque toujours le joli, ce qui est
quelque chose, mais jamais le beau, qui est inséparable de la vérité.
Une pareille peinture nous a menés en droiteligne à la réaction Davi-
dienne, comme les meeurs de la Régence à la réaction de 93; mais
l'école moderne créée par Gros, perpétuée par Géricault et Delacroix,
a rompu avec les traditions de l'ancien régime; elle n'a rien de com-
mun avec les marquises égrillardes et les nymphes émues. Est-il donc
vrai que nous soyons plus artistes que ne l'ont été nos pères? Le
XVIIIe siècle fut un temps de travail et de luttes, le nôtre n'est pas
certes un temps de loisirs et de faciles moissons; pourtant nous com-
mençons à récolter ce qu'ont semé pour nous ces rudes laboureurs.
La République avait autre chose à faire qu'à s'occuper des arts;
l'Empire, temps de batailles et de despotisme, enlevait à l'art deux
choses essentielles, le recueillement et la liberté. La littérature n'a
eu à inscrire, sous la République, que le nom de Chénier. Le senti-
ment de la nature ne lui a pas manqué en cela il est le disciple de
Rousseau mais André Chénier s'est astreint, par un caprice ana-
logue à celui des artistes de la Renaissance, à n'être original et lui-
même que dans les détails pour la forme générale, il est Grec et
païen. L'Empire inscrit dans ses annales les noms de deux exilés,
Chateaubriand et Mnie de Staël Les secousses de la politique devaient
éloigner Châteaubriand de la nature: « M. Châteaubriand dit M. P.
»
Leroux, a voyagé dans l'Amérique du Nord, il a îait Atala et René,
»
où il est plus question de la désolation du coeur, -lassé par la
»
doctrine du XVIIIe siècle et par la Révolution française, que des
» sauvages
qui y sont mis en scène.» Il était temps qu'une révolution
se fit dans l'art: cette révolution, cela est étrange, c'est la Restaura-
tion qui la fit.
V.

Nous venons de voir, dans les différents cycles littéraires et artis-


tiques que nous avons traversés, quels sont les effets d'une déca-
dence,, mais c'est un terme qu'il convient d'expliquer, un mot sur
lequel il faut s'entendre. Nous dirons donc tout d'abord les arts sont
toujours perfectibles, les décadences ne sont jamais absolues.
A côté de cette marche normale de cette marche régulière de
l'esprit humain que nous avons suivie en assistant à la naissance, aux
progrès, àla décadence des cycles littéraires et artistiques, nous devions
rencontrer les révolutions, qui changent brusquement le cours des
idées, régénèrent les anciens genres ou en créent de nouveaux. La
plus grande de ces révolutions se manifesta au seizième siècle elle a
nom Renaissance.
La Renaissance fut une protestation contre le moyen âge. Le
sentiment chrétien a pour derniers interprètes Cimabue Giotto
Albert Durer. Chez ces peintres l'idée domine la forme ce qui est
peu artistique, nous y consentons, mais éminemment catholique.
Lorsqu'ils représentent la Vierge on sent que ce n'est pas
une femme qu'ils ont voulu représenter mais bien la mère de
Dieu. Les peintres de la Renaissance ont été séduits surtout par
la grâce de la forme antique ils n'en ont pas toujours compris la
signification, et la raison les a guidés moins souvent que la fantaisie.
Raphaël, par exemple, nous semble avoir perdu le sentiment chrétien.
Sa Vierge est une jolie fille le type qu'il lui a donné ne symbolise ni
la maternité, ni l'adoration; il symboliserait plutôt la virginité naïve
et ignorante. Déjà, les prédécesseurs de Raphaël avaient introduit le
paysage dans la peinture comme élément décoratif, pour remplir le
fond de leurs toiles. Ils le regardaient, sans doute, comme assez peu
intéressant. Raphaël en usa avec plus de bonheur que ses devanciers,
mais il n'eut pas plus qu'eux le sentiment de la nature.
Les grands peintres des diverses écoles italiennes ne furent pas plus
terrestres que Raphaël. Pour prendre un exemple dans l'école de
Florence, nous ne chercherons pas une étude d'après nature dans la
Vierge aux Rochers, de Léonard de Vinci, non plus que dans le
portrait de la Joconde. Le paysage qui forme le fond de ce tableau
est un caprice d'imagination, un rêve où quelques critiques ont cru
reconnaître une sorte d'apologue. C'est un rêve charmant, si vous
voulez, mais nous sommes loin d'une réalité; demandez à ces artistes
des caprices, des arabesques, des variations sur le thème de la religion,
catholique ou païenne, austère ou sensuelle, vous ne trouverez jamais
dans leurs œuvres une page arrachée au livre de la création.
Cette absence du sentiment de la nature, chez ces grands maitres
de la Renaissance, nous étonne. La nature leur paraissait-elle
indigne de leur amour? Etait-elle épuisée monotone peut-être?
Nous l'avons déjà dit l'inflexibilité des lignes de la mer sur le
rivage, des montagnes sur le ciel, la tranquillité implacable de l'azur
du ciel reflété sur les eaux qu'aucun souffle ne ride, l'harmonie éter-
nelle des pays méridionaux, semblent fatiguer l'artiste. Il paraît plus à
l'aise plus épris de la terre plus influencé par les objets qui l'en-
tourent, en avançant, des climats tempérés, vers les régions du Nord.
Là, les impressions qui se succèdent et se renouvellent sans cesse,
la mobilité de la température la variété des sites les brumes, les
nuages qui courent, légers, et s'échafaudent, lourds: tout cela semble
satisfaire davantage la soif de nouveauté qui tourmente le peintre.
Pour se rendre compte de cette impression, que le lecteur bien-
veillant nous suive encore dans la grande galerie du Louvre,
nous nous arrêterons bientôt devant les écoles flamandes et
hollandaises. Peu de temps nous suffira pour regarder quelques
tableaux de ces écoles, peu dignement représentées an Louvre.
En effet, qu'y rencontrerons-nous? Quelques beaux Ruysdael
el un seul Hobbema certainement assez beau, qui ne produit
pas un grand effet, sans doute à cause de divers nettoyages el répa-
rations qu'on lui a fait subir; la Prairie, de Paul Potter, ce beau
tableau qui rend bien l'aspect d'un pays plat et brumeux, sans parler
des vaches, qui sont des chefs-d'œuvre, et une des choses qui nous plai-
sent le plus parmi ces paysages, une esquisse de Rubens, l'Oiseleur.
Pour bien comprendre ces écoles, il faut traverser la Belgique
et la Hollande, en s'arrêtant aux musées d'Anvers, de La Haye et
d'Amsterdam. Nous estimons beaucoup les vrais» Flamands, non pas
ceux qui se sont italianisés mais ceux qui ont peint leur pays tel
qu'il est, sans chercher à le rendre plus joli et plus pittoresque, c'est-
à-dire Téniers Paul Potter, Ruysdael et quelques autres. Nous
croyons que ce sont eux qui ont compris, les premiers, qu'il y avait
de la poésie dans toutes les choses de la nature, non pas seulement
dans les cieux bleus et dans les arbres ondoyants au soleil, mais
encore dans les cieux brumeux et les plaines tachetées de rares
bouquets d'arbres, fussent-ils des arbres fruitiers.
C'était sur une terre vierge et sacrée que la renaissance devait
jeter bien avant ses racines: en Angleterre.
Devant cette nature imposante, pleine de rayons, de parfums, d'ha-
leines et de voix, placez un garçon boucher, un braconnier, n'importe;
s'il regarde, s'il écoute, s'il comprend; s'il écrit, vous avez Shaks-
peare.-Nul ne fut moins dirigé par les conventions que Shakspeare,
nul ne créa d'individualité plus puissante, nul enfin ne tit agir
avec plus de persistance et de force la nature extérieure sur l'individu.
Le paysage n'est jamais peint indépendamment de l'homme, mais
l'homme se sent à son aise au milieu du paysage où le peintre l'a
placé. L'homme et la nature se comprennent et se complètent récipro-
quement. A chaque instant le poète éprouve le besoin de se retremper
dans le sein de la nature, et il retourne aux campagnes, comme Ro-
salinde et Célie se jettent dans la fantastique forêt des Ardennes. On
sent que le poète a grandi au milieu des bois, qu'il s'en fait, comme
Miranda dans l'île de Prospéro, une île idéale au milieu de son île.
Partout, dans ses drames, les éléments ont une puissance occulte ou
manifeste; la bonne nature s'émeut des crimes qui souillentles hommes,
et sourit à l'amour universel qu'elle chante par ses mille voix. La
fleur, l'oiseau, la brise, l'étoile, concourent à l'œuvre du poète. Tout
ce que les traditions ont conservé, tout ce que l'érudition révèle
au sujet de ces êtres surnaturels qui hantent les bois et les cam-
pagnes, depuis la fée et la sorcière jusqu'à la dryade et le faune, le
poète s'en empare, et rien n'est plus émouvant que ce panthéisme
antique, montrant au clair de la lune ses théories de nymphes, à côté
des nombres de génies, de sylphes, de gnomes, dont l'imagination des
peuples du Nord a peuplé les forêts.
Shakspeare n'a qu'un guide, quand il s'égare au milieu de ces imagina-
tions et de ces rêves, c'est la vérité; les impressions sont sincères,
comme est sincère le héros auquel il nous intéresse. Les terreurs de Mac-
beth, les rires de Falstaff, la mélancolie de Jacques se succèdent.
L'homme est toujours le même, c'est le poète. Les yeux remplis de
larmes d'amour, il écrit le dialogue de Roméo et de Juliette saoul de
vin de Porto, il coudoie Falstaff à la taverne comme Hamlet, insensé
jouant la folie, il entend gronder la voix de la conscience; il est jaloux
comme Othello; comme Prospère, il est prince des génies; il crée
la passion, il déchaîne les tempêtes, il les apaise; ses vers inspirés,
voilà son grimoire ;,la baguette magique, c'est l'archet rhythmique du
poète.
VI.

Quelque grande que soit aujourd'hui la gloire de Shakspeare, on


sait combien elle fut discutée. Pour rappeler sur ce « barbare » l'admi-
ration universelle, il fallut une révolution qui ouvrit aux arts une nouvelle
voie. Avec Goethe, le roman moderne comprit enfin l'influence que la
nature et l'aspect des pays exerçaient sur les hommes. Isolés dans
leur oeuvre, deux grands artistes décrivirent les beautés de leurs pays.
Dans Walter Scoot, l'intérêt se porte avant tout sur le personnage;
mais le paysage, bien qu'il ne soit que le complément du tableau, est
cependant traité avec amour. Dans Cooper, l'action est tellement simple
qu'elle paraîtrait peu intéressante si la grandeur de la scène et la
magnificence des décors n'excitaient notre admiration. Cooper est un
peintre. Sa description est telle que les masses et les détails sont perçus
en mêmetemps la nature revit tout entière dans l'œuvre du romancier.
A l'aspect de cet océan, de ces prairies, de ces forêts vierges, le
lecteur sent passer en lui l'esprit des solitudes. Chez nous, George Sand,
plus que tout autre, s'est attachée à rendre comme ils sont les lieux
où elle a placé les scènes de ses romans. Ses paysanneries sont des
études d'après nature; mais bien qu'elle ait un peu caché le paysage
derrière le paysan, le sentiment de la nature est encore plus vrai et
mieux rendu, dans ces pages du romancier illustre qui a signé la
Mare au Diable, que l'étude des passions et des habitudes de ses héros
campagnards.
Nos poètes furent plus terrestres que Byron, qui, désolé, navré,
avait recherché les tourmentes et les tempêtes des montagnes et des
océans. Sans vouloir imiter, ils cherchèrent leurs inspirations dans
l'observation de la nature. Lamartine et Victor Hugo lancèrent ces
Méditations et ces Orientales qui firent pâlir, derrière les vitrines des
marchands, les poésies fugitives de nos pères. Parler de ces deux
grands hommes, qui ont passé par les mêmes luttes, qui ont eu les
mêmes triomphes, qui ont trouvé au bout de leur éclatante carrière
l'injustice et la solitude, pour nous, c'est entreprendre un double pané-
gyrique. A chaque pas, dans Lamartine, on rencontre des descriptions
vraies, nettement tracées, où rien n'est laissé à la convention c'est
la nature prise sur le fait. Et le poète s'est plu à ces descriptions;
elles ne sont pas venues là ait hasard. Quand Jocelyn, par exemple,
est dans son presbytère, il nous peint les lieux où est bâtie sa petite
maison avec le charme naïf d'un paysagiste flamand

Une cour la précède, enclose d'une haïe. etc.


Dans les oeuvres de Victor Hugo, plus variées que celles de Lamartine,
on sent davantage la recherche de ce que l'on commençait à appeler
alors la couleur locale. Partout, dans ses poésies comme dans ses
drames et ses romans, il apporte un soin minutieux à la mise en
scène. JI tient à la vérité et ne néglige rien pour montrer qu'il y a
tenu. Mais il excelle surtout à rendre l'impression exacte que les objets
extérieurs font sur l'esprit, l'accord ou le désaccord mystérieux qui
existe entre les pensées de l'homme qui regarde et le spectacle de la
nature qu'il a devant les yeux. On se souvient de cette belle pièce

Un immense frisson émeut la plaine obscure. etc.


La description vraie devint tellement à la mode que tout poète fut un
peintre et qu'il fallut dire souvent, avec Théophile Gauthier, devant un
morceau descriptif:
Il ne manque vraiment au tableau que le cadre
Avec le clou pour l'accrocher.

Avec le mouvement littéraire, la peinture s'éveilla tout à coup de sa


torpeur. Les tableaux d'histoire n'étalèrent plus autant de nudités
académiques, on commença a comprendre l'influence du costume; enfin,
le paysage devint ce qu'il est aujourd'hui. Nos peintres, et en cela les
Flamands furent leurs maitres, osèrent représenter la nature telle
qu'ils la voyaient. On trouva enfin dans les tableaux des vaches et
des moutons véritables et des arbres comme le bon Dieu en fait, sans
temples grecs à l'horizon. Nous pouvons aujourd'hui, sans trop craindre
la comparaison, mettre les bonnes toiles de nos paysagistes à côté de
celles d'Hobbema et de Ruysdael. L'amour de la nature s'empara de
nos paysagistes tandis que les uns, avec Corot, Daubigny, Rousseau,
Français, allèrent à l'école au milieu des champs et des forêts, les
autres, avec Marilhat et Decamps, s'élancèrent vers l'Orient, que Byron
et Victor Hugo avaient montré, et que la conquête de l'Algérie et
l'insurrection de la Grèce venaient d'ouvrir.
Cet amour de la nature aboutit, en poésie comme en peinture, à
une profession de foi panthéistique. Le panthéisme n'est pas une
doctrine, c'est vrai; ce n'estpas une religion qui ait un dogme, encore
moins une philosophie qui ait des fondements; c'est la croyance de
ceux qui n'en ont pas. De notre temps, l'artiste n'a pas de foi aussi
la peinture religieuse n'existe-t-elle plus. Voyez plutôt les tableaux
religieux de nos grands peintres le Christ d'Ary Scheffer est un
poitrinaire mélancolique qui aspire au ciel; le Christ de Delacroix est
un énergumène illuminé. Ce sont de belles études d'hommes mais il
y a autant de Dieu dans un paysage de Corot. L'artiste croyant expri-
mait le symbole; l'artiste sans foi exprime ce qu'il voit. Nous ne
sommes pas forcés de sentir, en regardant un tableau, ce qu'il a senti
lui-même. Il a laissé toute liberté à nos impressions. Si en regardantL
la nature nous voyons Dieu, nous devons le voir encore sur sa toile.
Si nous ne voyons que des arbres, des champs, de l'herbe, nous ne
verrons que cela dans l'œuvre de l'artiste. Est-ce à dire qu'il ne doive
que copier sans s'inquiéter du sens de ce qu'il copie? Non; il peut,
et il le fait sans qu'il s'en aperçoive, nous indiquer comment il a compris
ce qu'il voyait; mais il ne faut pas que cette indication soit trop précise,
car nous voulons qu'il nous reste quelque chose à faire. L'oeuvre de
l'artiste sera pour nous une oeuvre admirable, la communication de lui
à nous aura été complète, si nous sommes amenés tout naturellement
à sentir ce que lui-même a senti.
Cet amour de la nature que nous constatons aujourd'hui, et qui se
manifeste si évidemment dans nos oeuvres d'art, n'a rien qui doive
nous surprendre. Nous l'avons vu apparaître aux époques difficiles et
douloureuses de l'antiquité; nous avons vu la renaissance se manifester
en même temps que la réforme; les luttes philosophiques et politiques
du siècle dernier nous l'ont ramené encore plus puissant que jamais.
C'est que les grandes secousses qui ébranlent le monde moral, la
fatigue et le doute qui suivent les époques de luttes, portent les esprits
à se retremper aux sources vives de la création.
Géry Legrand:
PO ÉS IE
VERS INÉDITS
I.
Souvent, lorsqu'au retour des mauvaises saisons,
Le deuil s'est abattu sur certaines maisons,
Quelques jours écoulés, comme le veut l'usage,
.l'y vais, me composant, en chemin, un visage
Qui de la circonstance atteigne le niveau,
lit sur un ton piteux roulant dans mon cerveau
Deux phrases dont le tour à la douleur complaise.
l'entre. un riant accueil me met bien vite à l'aise
lît, dès lors, les défunts m'étant indifférents,
Je cherche ?. n'être pas moins gai que les parents.

II.
Hier, j'apprends qu'au milieu d'un voyage en Autriche,
Mon ami, plus qu'un frère, est mort, seul, sans secours.
C'était l'oncle excellent d'une famille riche,
Riche par ses travaux et ses bienfaits. J'accours
Pleurer avec les trois neveux et les deux nièces.
Un suisse noir gardait la porte de l'hôtel;
Je monte, un valet noir m'ouvre cinq grandes pièces,
Où règne, en un jour pâle, un silence mortel.
Les tableaux, les sophas, couverts de noires housses,
Les lustres sans bougie, attestaient un grand deuil
Toutes choses au cœur moins lugubres que douces,
Qu'en passant, j'approuvais d'un humide coup-d'œil.
Dans un boudoir lointain mon guide enfin m'annonce.
A mon pas imprévu j'entends que l'on se tait,
Et j'aperçois, avant qu'un seul mot je prononce,
Tous les mouchoirs couvrir de l'or que l'on comptait.
Mes élans de chagrin, que ce tableau tempère,
Sur mon cœur ulcéré retombent tout entiers.
Hélas mon vieil ami comme il leur fut un père,
Je cherchais des enfants. je vois des héritiers
Donc, après quelques mots de froide politesse,

Je me dis, comparant mon habit et les leurs
« Des tristesses sans deuil, et des deuils sans tristesse! a
Et je sors, n'ayant pu rien faire de mes pleurs.
Emile Deschamps.
BI BLIOGRAPH IE
Réimpressions de livres anciens et peu communs (1>-

« La mode et le goût sont aux petits livres, à ces livres dont George
Sand a dit qu'on les lit en une heure et qu'on s'en souvient toute la vie
celui-ci est dicté par le sentiment, l'esprit et la grâce il est un de ceux
que tout le monde peut lire, bien que la passion la plus tendre y joue le
principal rôle. » Nous ne pouvons que ratifier tous les termes de la pré-
face que M. J. Tardieu a jointe à sa nouvelle édition de Mademoiselle de
Clennont. Nous devons cependant ajouter que M. Tardieu a pris soin
d'entourer la charmante et sentimentale nouvelle de Mrae de Genlis de
tous les luxes que la typographie parisienne a mis à sa disposition; sem-
blable à un imprésario habile, qui ne néglige ni les décors, ni les cos-
tumes. lorsqu'il remet au répertoire une œuvre ancienne, oubliée et
méritant d'être connue M. Tardieu a placé en tête de chaque chapitre
une élégante miniature où revivent les personnages du roman, où les
lieux qu'ils ont traversé, les paysages et les intérieurs sont reconstruits
et interprétés. L'oeuvre de MlnE de Genlis, un peu vieillie peut-être, gagne
assurément à se présenter sous une forme toute gracieuse el féminine,
dans cette petite collection de AI. Tardieu, où l'on trouve déjà la Légende
de l'Epingle, auprès du Voyage autour de ma chambre.
Nous n'avons pas lieu de parler longuement de l'œuvre de M"1" de
Genlis, tout le monde l'a lue ou la lira; mais on nous saura gré de nous
étendre un peu sur deux réimpressions d'auteurs anciens, oubliés, dédai-
gnés réimpressions qui sont des œuvres d'art et ne sont pas des spécu-
lations de librairie réimpressions enfin que le public ne se procurera
qu'au poids de l'or ou à force d'intrigues. -Et
d'abord, aimez-vous le
madrigal? Si les petits sentiers tout parsemés de roses ont l'heur de vous
plaire, si vous trouvez du charme à entendre ces chutes adorables, amou-
reuses, lisez les poésies de Montereul et ce madrigal qui eût fait se pâmer
d'aise la précieuse Bélise
Depuis le triste jour que je vis s>ous vos lois
J'ai compté vingt et deux semaines

(I) Mademoiselle de Clennont, par Mme de Genlis, nouvelle édition. Paris,


Jules Tardieu, 4861. Les Epigrammes de Ogier de Gombauld. --Les
Poésies diverses do Mathieu de Monteretil, nouvelles éditions données aux
frais et par les soinsde
J -F. Liber. Lille, hdccclxi.
Et pour fruit de toutes mes peines,
Je vous baise le bout des doigts.
os rigueurs, à la fin, me coûteraient la vie,
Je suis le plus constant d'entre tous les humains,
Mais, prenez garde à vous, Sylvie,
Si vous continuez, ma foi, j'ai bien envie
De vous baiser les mains.

Aimez-vous ce genre de poésie vraiment français, qui, avec la comédie,


a le privilège de fronder les ridicules et les vices du temps? Aimez-vous
l'ppigramme, cette scène qui se joue derrière un éventail, ce monologue
qui dure un sourire? Par cela même qu'elles combattent les éternels
défauts de l'humaine nature. les épigrammes sont toujours de saison
.lugez-en plutôt par ces vers de Gombauld

L'ART D'AIMER.

On ne régale plus les dames,


Ny de sonnets, ny d'épigrammes.
Ny de tout ce que l'on écrit.
La belle mode en est passée,
Et rien ne charme leur esi>ril
Que la bisque ou la frirassee.

CONTRE LE SIÈCLE.

>e me répondez plus, Muses, soyez muettes,


Notre siècle de fer m'a rendu négligent;
Les vulgaires esprits n'aiment plus les poètes,
Et tant qu'on fait des vers on n'a guère d'argent.

A cela les dames pourraient répondre Il y a si longtemps que les


poètes meurent de faim qu'ils devraient en avoir contracté l'habitude.
Mais ce serait une épigranime! –Pour nous, qui estimons les dilettanli
de la littérature qui consacrent leur temps, leur argent et leur érudition
à arracher de l'oubli des noms autrefois illustres, nous voulons remer-
cier l'éditeur intelligent et désintéressé qui vient de nous rendre deux
livres presqu'introuvables, et nous n'hésitons pas, afin de l'encourager
dans la voie où il s'engage, à lui donner, dans la forme voulue ce

PBIVILÉGE DU CRITIQUE.

Xons, critique juré de la Revue du Mois, à tous nos amis et bienveil-


kuils lecteurs, les hommes de lettres, hommes, d'érudition, hommes de
suffisance, hommes de capacité, hommes consommés dans toutes les
sciences naturelles, morales et politiques, hommes savants, savantissimes,
per omnes modos et casus, hommes possédant, superlative, fables, myllio-
logies et histoires, grammaire, poesie, rhétorique, dialectiqtte et sophis-
tique qu'il appartiendra, salut.
Noslre bieti-amé J. Liber bibliophile en nostre bonne ville de Lille
nous a fait très poliment remontrer que les sieurs de Gombauld et de
Monlereul n'étaient puères connvs du public, si ce n'est le premier par
ces vers de Despréaux

Qu'à peine dans Gombauld, Maynuul «l Mallevillc


trouverait-on
En deux aussi plates sur mille,

Et le second, par ce distique diulit Bespréaitx


On ne voit point mes vers, à ['envi de blontreuil.
Grossir impunément les feuillets d'un recueil,

Et qu'il était utile de permettre au public de ratifier ou de casser le


jugement dit célèbre aristarque, que, eu outre, ces deux livres, Nodier
les avait joints, en édition originale, à ce qu'il appelait ses petits clas-
siques français, qu'il « réimprimés, ser~u ces deux-cc, parce qu'ils étaient
rares encore j que, enfin, par ces motifs, il se décidait à donner une
édttion nouvelle des œuvres poétiques des sieurs de Gombauld et de Mon-
tereul.
A CES CAUSES, mutant favoriser l'exposant et considérant qu'il ue
suffit pas de faire les frais d'une réimpression, mais encore de la répandref
dans le public afin de l'édifier sur le mérite des ouvrages réimprimés
considérant que les nombreuses demandes prières et supplications^ des
éditeurs décideront peut-être le sieur Liber à mettre en vente les réim-
pressions dottt il s'aglt, ~aous lui pra°ontettur~s ~0~'f oorxconrs et lui efuu~eons
re pririlége, à la charge audit exposant de mettre dans notre bibliothèque
deuv ci emplâtres, suivant notre règlement à peine de nullité des prr-
scHleSj lesquelles seront insérées en entier dans la Revue du Mois., ce qui
se fera, gratuitement el sans frais.
Prions aussi le premier critique ou sergent des lettres sur ce requis
faire pour la publication des présentes tous articles nécessaires, nonobstant
clameur de Itaro et oppositions quelconques car nous croijons que cela
sera utile à la littérature.
Dottné à Lille, le vingtième jour de août, l'an de grâce. fSdJ.
Pour le comité de rédaction en son conseil
Géry Lëgrand.
(LeseNcmplaires ont été fourni».)
CHRONIQUE DU MOIS

Lorsqu'il vit s'étaler sur l'affiche les mots consacrés par l'usage
Première représentation du Pied DE MOUTON, grande féerie, par les
artistes parisiens, le groupe des liseurs tressaillit de satisfaction et
'le peuple s'écria comme d'une seule voix Salut à ce jour de
splendeur!
Lorsqu'il vit passer àtravers les rues de la ville la troupe innom-
brable des comédiens, des hidalgos, dos ballerines et des danseuses,
le bourgeois de Lille releva la tête avec fierté, et, se redressant de
toute sa hauteur, il dit « Oh les beaux hommes oh les belles
femmes c'est pour moi qu'ils viennent ici »
Lorsqu'il connut la moralité privée de la plupart de ces petites
dames en burnous gris et sans crinoline, le gandin lillois se frotta
les mains en répétant « A moi les Pieds-de-Moutons »
Lorsqu'ils virent, à la représentation, cette exhibition plantureuse
de jambes faites au tour, d'épaules modelées, de décors azurés
d'hommes de feu, de fontaines vivantes, de dindons gigantesques, de
femmes peu vêtues, les spectateurs battirent des mains et acclamèrent
l'impressario de tant de merveilles.
Mais, ô vicissitude des choses humaines! lorsque le 15 août
dernier, M. Raphaël Félix vint un petit papier à la main lire les
strophes de circonstance de son complice M. Marc Fournier, le peuple
resta morne et silencieux, et personnene fut là pour entonner le refrain
Salut à ce jour (le splendeur!
Pour l'intelligence de ce dernier paragraphe, quelques explications
sont nécessaires; nous allons les fournir

Avecla liberté
D'un soldat qui sait mal farder la vérité.

Or donc, à l'occasion de la fête de l'Empereur, M. Raphaël Félix


s'est souvenu qu'il avait autrefois, en des temps moins fortunés,
donné la réplique à son illustre soeur dans les chefs-d'œuvre de
liacine. Nouvel Hippolyte, il a saisi son javelot, et, monté sur son
char, il est venu, « au travers d'une noble poussière », se montrer
dans une mise classique aux yeux d'un public qu'il croyait idolâtre.
Puis, entouré de ses esclaves des deux sexes, il récita la cautatc
d'une voix sonore, et les esclaves, dressés à l'avance, répétèrent en
choeur les strophes harmonieuses.

Salut à ce jour de splendeur,


Deux fois cher notre espérance,
Qui marie le nom de la France
Au nom béni de l'Empereur!

C'est ici que nous pourrions intercaler le récit de Théramène et


l'histoire lamentable de la mort nous nous trompons, du four de
l'infortune fils de Thésée. Les spectateurs affligés suivaient tout
pensifs le discours enthousiaste dont la tète laisse suffisamment entre-
voir les replis tortueux et la queue en trompette. Les esclaves, fatigués
par la chaleur du jour, avaient la crainte d'entendre retentir à leurs
oreilles cet effroyable cri Bis! bis! Crainte superflue Aucune
voix formidable ne sortit du fond du parterre le monstre rimé rentra
dans la profondeur du fleuve, ou, si l'on veut, dans la poche de M. Félix;
le rideau vint cacher aux regards cette scène de désolation; le
public resta la bouche fermée, les mains pendantes et le cœur insen-
sible. Nous ne sommes pas sûrs que les agents de police aient
applaudi.
La recette qui d'ordinaire atteignait le chiffre de 2,500 et 3,000 fr.,
descendit ce jour-là à la somme de 500 fr. Mes amis, dit le direc-
teur à ses artistes, à la fin de la représentation du 15 août, j'ai fait
un petit four; nous le mangerons ensemble.»
Que les orateurs officiels des distributions de prix et des exposi-
tions artistiques viennent donc encore nous parler des lumières et du
goût de la France! Un public français a écouté sans tressaillir d'en-
thousiasme ces rimes d'une richesse incomparable splendeur, em-
pereur, France, espérance. Voilons-nous la face et n'en parlons plus.
En fait de lumière et de goût, on ne connaît plus que les feux de
Bengale et les gros mets à la sauce Panurge. l'lus un auteur en met
dans une pièce, plus il a chance de réussir. Le Pied de Mouton en est
la preuve; on l'a joué deux cents fois à Paris, trente fois à Lyon,
trente fois à Lille; on vient de le reprendre à Paris, tandis que
M. Félix continue de promener de ville en ville, en province et à
l'étranger, les doublures de la porte Saint-Martin. Le mot d'Edmond
Rcxier était une prophétie véridique « Le théâtre ne sera bientôt
plus qu'un universel pied de mouton. » Demandez-le plutôt à
Lazarille.
Mais n'anticipons pas sur les évènements et ne prenons pas des
airs de critique de l'avenir. Telle que nous l'avons vue à Lille, la
pièce était déjà une colossale niaiserie. Il y a cependant quelque chose
de plus niais et de plus colossal c'est la pièce telle qu'on la joue en
ce moment à Paris. On n'y admire plus seulement le fameux notaire sur
la glace. On y voit le contrat se signer littéralement avec accompagne-
ment de soubresauts, de culbutes, de postures impossibles, de calem-
bourgs saugrenus quelle jolie fête de famille Un concert de ros-
signols éclate tout à coup dans le pays d'azur. Le rôle de l'artiste
(quel abus on fait de ce mot !) qui ne dit rien mais dont la jambe a
tant d'éloquence, a pris de véritables proportions la scène du cancan
s'appelle le quadrille parisien, et elle est bissée tous les soirs. -Une
surprise désagréable est réservée au malheureux Nigaudinos dans la
scène dq la chandelle magique. Il voit venir à lui un peignoir galam-
ment entr'ouvert qui sort de la chambre de sa fiancée. Nigaudinos
s'avance l'oeil en feu et le cœur palpitant. Le peignoir s'envole, et un
affreux orang-outang saute et gambade sur les meubles renversés.
Pour comble d'horreur, le singe tire un coup de pistolet.
0 rates complaisantes, désopilez-vous.
Les artistes du Pied de Mouton peuvent se diviser en deux grandes
catégories ceux qui parlent et ceux qui dansent. Les deux catégories
ont un point de contact on parle et on danse sans motif. Lorsque
Terpsichore se respectait et avait encore quelque souci de la dignité
de sa profession, elle ne permettait les rondes, les entrechats et les
pointes que dans certaines circonstances données; à cette époque, les
pirouettes avaient une portée morale ou philosophique. Dans le Pied
de Mouton, on danse pour le plaisir de montrer sa jambe au public;
on fait sortir le ballet de dessous-terre lorsque la conversation com-
mence à languir et on reprend le dialogue lorsque les danseuses
éprouvent le besoin de reprendre haleine.
A côté des artistes, et sans parler des décors et des trucs, se place
une certaine catégorie d'accessoires non classés jusqu'à ce jour, et
qu'il est assez difficile de définir sans blesser la décence. Bien qu'il
fasse partie du matériel de la troupe, ce genre d'accessoires ne
paraît sur la scène que lorsque le rideau est baissé. Bien qu'il soit
généralement bête et laid, il aide puissamment à l'ornementation des
actrices et des danseuses. On pourrait croire que nous parlons ici du
coiffeur; il n'en est rien. Le coiffeur se fait payer ses petits services;
l'accessoire en question |jaio les siens, et on dit même qu'il les paie
très cher. D'où vient-il? de Lyon. Où va-t-il? partout où le
Pied de Mouton voudra le conduire. A quoi sert-il? à faire pleuvoir
une pluie de fleurs sur les artistes aimées le jour des représenta-
tions d'adieux.
Les adieux des artistes parisiens au public lillois, comme disait
l'affiche ont été touchants. Des bouquets et des couronnes étaient
lancés sur la scène de toutes les parties de la salle des bijoux
étaient offerts à la plupart des artistes. Du fond d'une loge officielle,
M. le directeur du théâtre donnait le signal de l'enthousiasme. C'était
lui qui faisait les frais de cette petite fête d'intérieur la présidence
lui en revenait de droit. A minuit, on a soupé.
Après cette distribution de prix à laquellf il n'a manqué que le
discours d'usage, nous n'avons plus qu'à relater ici les mentions plus
ou moins honorables méritées par chacune et par chacun
Léonora. – Des épaules.
Guzman. – Des costumes.
Primevère. L'amitié d'un grand homme est un bienfait des
dieux
BRIGITTE.- De l'œil.
LA REINE DES fées.
– Une jambe (On n'en voit qu'une).
Lazarille-Lauuent. – Un acteur.
NlGAUDINOS-PoiRIER. – Idem.
DonLopbz. – Un ventre et de la bonne volonté.
LE NOTAIRE.-Des engelures.
LA DANSEUSE BLONDE.-Le ciel n'est pas plus pur que le fond rie
son cœur.
LA DANSEUSE BRUNE.- Un sourire.
LE chœur. – Pas de voix.
LE BALLET.- Un geste (toujours le même).
Toutes ces dames et tous ces messieurs ont supporté sans fatigue
apparente le poids écrasant de trente représentations données sans
interruption depuis le 20 juillet jusqu' au 20 août. On n'a mème|pas
fait relâche le jour de la mort de Mmc Amédinc Luther!!
La pièce est vieille le dialogue est vide; les calembourgs sont
usés; les caractères sont nuls; mais les décors sont'brillants les
illuminations sont splendides < l'apothéose est fantastique la jambe
de Rigolboche se lève à la hauteur de l'œil. JI n'en faut pas davantage
.pour attirer la foule, et, de tout temps, il y a eu des directeurs de
théâtres qui pour attirer la foule ont exploité ses manies au lieu
de l'instruire aux grandes leçons de l'art dramatique. A qui faut-il
s'en prendre si, de nos jours, le Piecl de Mouton semble répondre à
un besoin du moment et satisfaire les aspirations de la masse? Grave
question que nous ne nous chargeons pas de résoudre ici. Ce que nous
pouvons dire, c'est que le jour où nous avons vu M. Raphaël Félix
remonter en chemin de fer avec ses artistes et son matériel nous
nous sommes souvenu de la cantate officieuse, et nous avons dit à
notre tour Salut à ce jour de splendeur!
G. Masure.

Géry Legiand.

Lille, imp. l.efebvre-l)ucrocq


UN ROMAN TRÈS-HISTORIQUE
A^'
~ï•z}i\
~/x ressemble

)'HIE.
plus au roman
î \1^
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_y.
• • • • •V^j/rv-
La •premiére
de
ûnesse
'i
~yr
-'S' _J
m,
que le roman ne ressemble à la vie.

expire · a;~ seuil d'uno prison


Mirabeau
La première jeunesse de Mirabeau expire au seuil d'une prison
au fort de Joux.
George SAND.

A peine fut-il enfermé « dans ce nid de hiboux égayé par


» quelques invalides, qu'eurent lieu de par toute la France les fêtes
du sacre de Louis XVI, le roi de joyeux avénement. La petite ville
de Pontarlier festoya tout comme une autre. M. de Saint-Mauris, gou-
verneur du château de Joux, présidant l'allégresse publique, voulut
avoir son noble prisonnier pour temoin de sa gloire. Donc l'Ou-
ragan fut gratifié d'une demi-liberté et présenté par ce Saint-Mauris
«
dans la seule maison où il put se lier, chez Claude-François,mar-
quis de Monnier, seigneur de Courvière, Mamerole. et autres lieux,
ancien premier président de la chambre des comptes de Dôle. Cet
homme, d'un âge on ne saurait plus respectable, malin comme tous
les vieux avares, avait, pour faire pièce à sa fille, mariée contre son
gré (madame de Valdahon), épousé une fillette de dix-huit ans, Marie-
Thérèse Richard de Ruffey, fille d'un président à la chambre des
comptes de Bourgogne. Cette pauvre Marie n'avait en vérité point de
chance. La vieillesse et l'ennui pesaient impitoyablement sur sa des-
tmée son père était un de ces vieux maniaques que l'on nomme ver-
tueux, sa mère une de ces femmes sèches, expertes en morale et
en confitures. On l'avait une première fois fiancée à un vieillard aux
manchettes solennelles, qui a écrit que a le cheval est la plus noble
conquête de l'homme. » Un instant, à demi gagnée par la renommée

(I) Les pages qu'on va lire sont extraites d'une étude sur Mirabeau, qui
paraîtra prochainement et que nous nous empressons de signaler à l'attention
de nos lecteurs.
29
mit
de monsieur de Buffon, la jeune fille s'était vite consolée de voir
avorter ce mariage en lisant dans les écrits de son futur cet aphorisme
que nous recommandons à monsieur Nisard Désiré, l'inventeur de la
chasteté du pinceau de Buffon En amour, il n'y a que le physique
»
de bon, et le sentiment qui l'accompagne ne vaut rien. » Perdant
»
l'espoir de l'épouser, dit Marie, je perdis mon goût pour les vieil-
»
lards. D Il s'agissait bien vraiment de son goût et M. de Buffon était
bien jeune encore. Les dix-huit ans de Marie furent vendus à monsieur
le seigneur de Courvière et autres lieux, septuagénaire. Le jour, il lui
faisait couper des liards en quatre; le soir, il lui offrait les délices du
whist, et sa mère la trouvait heureuse.
Quand survient le comte de la Bourrasque, fut-il jamais deux êtres
plus disposés à s'aimer? Tous deux pleins de jeunesse et de rêves
inassouvis et de passions ardentes, tous deux seuls, incompris, luttent
contre la famille et la société. Celui-ci n'a guère de raisons d'aimer
sa femme et il appelle l'amour. Celle-ci n'a que trop de motifs d'abo-
miner son mari, et elle ne demande qu'à aimer. « Ame formée des
mains de la nature dans un moment de magnificence, s'écrie Mirabeau,t
» elle réunit
les rayons epars de ma bouillante sensibilité sa phy-
»
sionomie fine, douce et voluptueuse, est pleine de franchise et
»
d'agrément; ses saillies, si heureuses et si naturelles, sortent comme
b un éclair et frappent
d'autant mieux qu'elles sont plus imprévues
» ses
discours vont jusqu'à l'âme. » Nature énergique, Mirabeau lutte
contre l'envahissement de la passion il s'évade même, il court en
Suisse chercher l'oubli, qu'il n'y trouve point. La passion, plus forte
que sa grande volonté, le ramène à Pontarlier, où Saint-Mauris, le
troisième amoureux cacochyme (1) de madame Monnier, et la Saint-
Belin, une ancienne amie de la marquise, se liguent contre lui. Le
marquis de Mirabeau leur prête, cela va sans dire, l'appui de sa colère
stupide. Mirabeau s'évade une seconde fois on le traque d'asile en
asile. Il demande à reprendre du service militaire; d'honnêtes person-
nages interviennent en sa fa\eur près de son père. Il offre à sa femme
une pleine réconciliation. Peines perdues, il jette enfin à ses persé-
cuteurs ce défi suprême « II me reste une amie, une seule amie, je

(1) « II n'avait que quarante-cinq ans de plus que moi, » a dit Mirabeau.
» ne tiens plus à la vie que par elle. » Il arrive à Dijon sur les pas
de madame Monnier, qui vient y demander à sa famille protection
contre les outrages de son mari.
Pauvre Sophie (c'est le nom immortel que lui donna son amant),
elle n'a fait que changer de bourreau.' Une mère prude et sans cœur,
un père sans esprit ni cœur, ne valent guère mieux qu'un vieil époux
en colère. Des gardes sont placés dans la chambre de Sophie; Mirabeau
est arrêté sur l'avis de madame de Ruffey, puis laissé libre sur parole.
II tente encore une lutte désespérée contre l'amour. « On la traite,
»
a-t-il écrit plus tard en parlant de la bien-aimée Sophie, on la traite
» comme un
enfant dont l'opinion et les fantaisies seraient aisément
»
vaincues. C'était bien fou, car elle a autant d'énergie dans l'âme
» que
de force et de ressources dans l'esprit. Je connais bien madame
»
de Monnier, je connais cette âme douce mais forte mon amie n'est
» pas une
femme à grands mouvements en dehors, mais son cœur
»
est un volcan; on la verra sereine et tranquille un quart d'heure
» avant
la catastrophe, qui n'en arrivera pas moins si on la réduit au
»
désespoir. Certainement, elle ne serait pas retournée à Pontarlier
»
si je ne le lui eusse demandé comme une marque d'attachement.
»
Elle y alla (24 mars 1776) et je restai à Dijon. » Aussitôt après
le départ de Sophie, 'Mirabeau se constitue prisonnier du comte de
Changey, le magistrat qui l'a arrêté sur la dénonciation de la Ruffey
et qui, comme tant d'autres, se fait l'ami et le protecteur du pauvre
aventurier. Aidé par sa mère, qui n'a cessé de l'aimer, il s'adresse à
Malesherbes pour lui demander une fois encore un grade dans l'armée
« Si je rentre désormais sous la main de mon père, je suis un homme

»
perdu. Malesherbes, à ce moment-là, quitte le ministère pour se
réfugier dans la vie privée. Prenez des grades à l'étranger, fait-il
» répondre au comte, ce conseil- est le dernier service que je puisse
t vous rendre. Et l'Ami des hommes de s'écrier « Ce Malesherbes,
» avec son
débraillement de philosophie et ses belles idées républi-
» caines, ne répondit-il pas à mes reproches qu'il était tout naturel
» de rechercher sa liberté »
Relâché par le comte de Changey, Mirabeau franchit la frontière
suisse. De Verrières, où il craint les agents de Saint-Mauris et de la
famille Ruffey, il traverse le lac de Genève, où il essuie une tempête
furieuse, arrive à Lyon, où sa sœur, madame de Cabris, accompagnée
de son éternel amant, l'aventurier Brianson, l'engage à fuir du
royaume avec Sophie. Mais l'amour n'en a point fini encore avec
l'effrayante volonté de Mirabeau il met cent lieues (en ce temps-là,
cent lieues étaient l'infini) entre Sophie et lui. Cinq mois durant, il se
cache dans la Provence, il erre comme un bandit. Partout l'atteignent
les appels déchirants de son amante. Tiens, vois-tu, si tu ne m'écris
pas, si je ne reçois pas tes lettres, je ne réponds plus de rien. Je lis
tous les soirs tes serments. Ah! mon ami, je les répète après toi.
Oui, je jure d'être à toi, de n'être qu'à toi, que rien au monde n'al-
térera mon amour; je te l'ai dit mille fois, je ne survivrai ni à toi, ni à
ton amour. Je sais qu'ils ne m'ont pas fait tout le mal qu'ils voulaient
me faire, mais bien tout celui qu'ils ont pu.Ilen est un qui n'est pas en
leur pouvoir, ils ne m'ôteront pas ton cœur. Ne recevrai-je donc
jamais le signal du départ? Tu me disais que nous ne manquerions
pas dans notre retraite, que tu te ferais maître de langues, de musique,
de peinture tu penses sans doute encore de même, et moi-même
que ne ferai-je pas? que je travaille chez moi ou en boutique, gou-
vernante d'enfants, oui, tout ce que tu voudras, pourvu que nous
soyons ensemble; il n'est rien que je ne fasse pour me réunir à toi.
Aucun parti ne m'effrayerait, et je le suis horriblement de mon état
actuel. Je ne puis plus le supporter. Il faut que cela finisse, je te le
répète, Gabriel ou mourir! Ici j'entends rire à mon oreille un
esprit malin < Ne vous tourmentez point, dit-il, Sophie survivra à
son amour; et puis Sophie se tuera, pour un autre que Gabriel.
Tais-toi, Méphisto!
L'économie politique apprend aux hommes, si nous l'en croyons,
à ne point perdre leur temps. Le marquis a sagement employé les
instants, Il a postulé, il a intrigué il a obtenu pour son fils une
prison presque aussi sûre que la tombe, la citadelle du Mont-Saint-
Michel. Huit hommes sont partis de Paris à la recherche du fugitif;
fins limiers, s'il en fut. Mirabeau les dépiste. -Le marquis enrage;
il épanche sa bile dans le cœur du bailli. Cet homme, je te le dis,
mon frère ravagera le monde avec ses détestables talents. (Oui,
marquis, il le ravagera). Par le temps mou qui court et les folies
publiques tissues d'anarchie, et les révolutions qui s'approchent (dites
la Révolution, marquis), parce qu'on pend trop de pauvres et pas
assez de riches, les scélérats ont beau jeu; et si ceux-ci ne font pas
plus de mal, c'est qu'ils n'ont pas encore la griffe assez affilée. C'est en
vain que j'aurai dépensé 350 louis (pardon, marquis, les dettes de votre
fils n'atteignaient pas 250 louis si vous les aviez payées, il n'eût
point aimé Sophie, et vous auriez fait là de véritables économies),
pour couper le 61 de cette union de malfaiteurs, tu verras qu'ils ne
l'attraperont pas. Non-seutement ils ne rattrapèrent pas, mais même,
avertis par Brianson, qui tout d'un coup se mit à trahir Mirabeau, ils
se tinrent parfaitement tranquilles aux abords de ta retraite du comte,
et l'on peut sans grande chance d'erreur supposer qu'avis leur fut
donné de lui laisser le temps de faire un coup de sa tête qui permit
d'obtenir son expatriation. De tels soupçons, d'ailleurs, sont confir-
més par la correspondance du marquis.
Mirabeau passe en Savoie; madame de Cabris exhorte Sophie
« Aimez bien votre ~Kr, lui écrit-elle, votre sccnr qui vous aime
tendrement et qui ne désire que ic moment de la réunion. Mirabeau
franchit les montagnes et arrive le 33 août à Verrières, dans le voi-
sinage de Pontarlier. La nuit suivante, Sophie, prévenue, revêt des
habits d'homme, enjambe les murs de son jardin et, le 24, les amants
sont enfin réunis. Cependant, notre héros ne cesse de demander à
être entendu et jugé. Un combat de générosité s'élève entre lui et
Sophie. Au bailli, il écrit: « Elle réclama mon assistance et mes ser-
ments je courus, je volai, je traversai les Alpes, et elle vint ensuite
se livrer à mon honneur et à ma foi. » Le père assure que ce maudit
ne voit dans toutes ses aventures que l'occasion de faire du bruit.
Il est des cœurs qu'il ne faut pas juger par les principes ordi-
naires ce serait prendre l'horizon pour les bornes du monde, lui
répond son fils, qui se justifie avec chaleur et noblesse. Et Sophie
pour sauver son bien-aimé, rejette sur elle-même tous les torts. Les
hommes de police restent cois. Le 17 septembre, enfin, les amants
quittent les Verrières suisses et se dirigent vers la Hollande. Et hop!
et hop les amoureux entrent, le 26, à Rotterdam, le 7 octobre à
Amsterdam, où ils s'arrêtent dans le Calvestrand, chez un tailleur de
corps, Lequesne. En Hollande Honoré l'Ouragan Riquetti, dit Buf-
tières, comte de la Bourasque, Mirabeau prend nom comte de Saint-
Mathieu. Et il travaille pour Rey un libraire qui a déjà exploité
Rousseau et pour Changuyon qui l'écrase d'ouvrage. Et il donne
des leçons, et le ménage d'amour est parfaitement heureux ce qui
ne fait poinf l'affaire de bien des gens. La fille exhérédée du seigneur
de Courvière a accusé Sophie d'avoir emporté dans sa fuite l'argent
et les bijonx de son mari; plate accusation, Le vieux Monnier, tou-
jours épris de sa femme, selon la commune toi des septuagénaires
trompés, envoie à la recherche de Sophie son laquais Sage pour lui
offrir des secours. Ce laquais, si bien nommé, échoue ni plus ni moins
qu'un fou. La mère de Mirabeau conseille à son fils d'abandonner
Sophie. La généreuse amante se voue d'elte-même au couvent. < Oui,
ma chère maman, écrit-elle à la Ruffey, réglez tout avec vos amies et
conseils trouvez-moi un couvent près de vous, mais ne m'imposez
pas l'humiliation de rentrer chez monsieur de Monnier. Pour toute
réponse à ces conseils ou à ces sacrifices, Mirabeau presse Sophie
contre son coeur. Cinq ans plus tard, la maîtresse du grand tribun
résuma ainsi dans une lettre à son amant ses beaux, ses déchirants
souvenirs de Hollande Tu liras dars le dernier ~fercM!*6 une
petite histoire de chevalerie qui te fera plaisir tu en auras surtout à
celle de Sabinus, ce Romain qui, sous le règne de Vespasien, s'en-
ferma avec sa femme dans un souterrain. Leur vie, passée loin de la
société qui étourdit le bonheur, ressemble à celle que nous passions
à Amsterdam. Mais pourtant, quelle différence! ils vécurent neuf ans
dans leur cachette et nous neuf mois seulement dans la notre ils y
eurent deux enfants qui vécurent, et notre pauvre petit n'est plus
ils furent arrêtés ensemble comme nous, mais ils moururent ensemble
et du même coup. Ah ils ont été bien plus heureux que nous D
Mirabeau qui avant de passer en Hollande s'était anilié aux francs-
maçons, se fit en ce pays libre beaucoup d'amis qui, plus tard, ser-
virent puissamment sa cause. Il écrivit à Amsterdam « un Mémoire
aux frères concernant une association intime à établir dans l'ordre
des francs-maçons pour le ramener à ses vrais principes et le faire
tendre véritablement au bien de l'humanité rédigé le f. m '.nommé
présentement Arcésilas (1776).
Cependant une étourderie de Mirabeau apprend à ses ennemis'[c
lieu de sa retraite, Monnier, le vieil avare, et Saint-Maurice, le \icu\
satyre, commencent par obtenir, le 10 mai m? un jugement du
bailliage de Pontarlier qui déclare Mirabeau atteint et convaincu du
crime de rapt et séduction, le condamne à avoir la tête tranchée, ce
qui sera exécuté en eSigie sur un tableau, puis à cinq livres d'amende
envers le roi, quarante mille livres pour réparation civile, dommages-
intérêts envers le marquis de Monnier. Sophio déclarée déchue de
tous ses droits, douaires, contrats, condamnée à dix louis d'amende
envers le roi, sera enfermée sa vie durant dans la maison de refuge
de Besançon, rasée et flétrie comme les filles de la communauté. Le
baron d'Espagnac, indigné de cet ignoMe jugement, arrache publi-
quement l'emgie de Mirabeau et la jette loin du poteau d'infamie.
Les Runey s'agitent et planent, le marquis de Mirabeau se met en
mouvement. Lui que les agents servirent si mal l'an passé, lui < qui
n'avait qu'une bouse de vache pour outil D, lui qui a déjà, dans ce temps
où toutes les cassettes ont une ceinture de chasteté, dépensé vingt
mille livres contre son fils il vient de mettre enfin la main sur un
bon instrument, Brugnières, le fo:«~ de police. Toutes les dimcultés
tombent devant Brugnicres, et la Hollande, pays libre, pourra se vanter
d'avoir, quelques années à peine avant 89, livré Mirabeau. Le comte
de Saint-Mathieu, trop tard averti par ses amis, est arrêté le
14 mai 1777. Sophie veut s'empoisonner, son amant lui ordonne de
vivre. On jette Mirabeau dans un cachot du donjon de Vincennes à
deux pas du marquis de Sades. On veut traîner Sophie à Sainte-
Pélagie, dans la société des catins; elle se débat, et M. Lenoir, le
lieutenant de police, plus humain que la vertueuse mère Ruffey, lui
accorde une sorte de maison de discipline tenue par mademoiselle
Douay, rue de Charonne, d'où elle passe au couvent des Saintes-
Claires, à Gien. Et même, comme il est impossible à tout être
intelligent de ne se point intéresser à de telles amours, M. Lenoir
se fait le complice de nos amants. Une correspondance, active,
incessante, passionnée, éloquente, s'engage entre le couvent et le
donjon, sur laquelle la police ferme les yeux.
Cette correspondance, qui ne l'a lue et relue? n'a-t-elle point fait
oublier l'effusion un peu pédante d'Héloïseet d'Abeilard? Quels sont
les jeunes gens avides de savoir, les amants avides de sentir, les
historiens à la recherche de la vérité, 'les écrivains, les artistes en
quête de belle éloquence et de passion vivante, les hommes d'Etat
même et les philosophes enamourés du progrès social, qui n'ont fouille,
qui n'ont appris les Lettres à <Sop/M6? Quand Mirabeau eut l'heur
inouï d'attacher son nom à cette date que tous savent en tous pays,
que tous invoquent ou bénissent, petits et grands, ignorants et lettrés,
89; quand il eut fait de sa voix la voix et de son rayonnement l'aurore
de la Révolution géante, le tribun fit l'amant immortel on se raconta
tout haut le roman de Sophie et de Gabriel. Dès 1778, Mirabeau, à
qui ne s'attachait encore que'le renom de ses aventures, avait craint
la publication de ses lettres. < Des monstres qui infestent le pavé de
Paris, tandis que tant d'honnêtes gens gémissent à Bicêtre et aux
galères, se vantent hautement qu'ils feront imprimer ma correspondance
et celle de la malheureuse victime de mon amour ce coup est af-
freux, et si j'y survivais, ce serait pour le venger, dussé-je y périr. »
Tant que Mirabeau vécut, amis impatients, ennemis acharnés, tous
hésitèrent, tant on redoutait les énormes colères de l'Ouragan. En
~93, P. Manuel, procureur de la Commune, lit publier les lettres du
donjon de Vincennes avec cette épigraphe absurde
ta nos tola mens Venus Cyp'um desetuit.
Quoi qu'il en soit, aujourd'hui que tous les parents ou contempo-
rains de Mirabeau ne sont plus; aujourd'hui que trois quarts de siècle
écoulés ont fait de Mirabeau une des grandes figures de l'histoire, et
de Sophie l'un des types légendaires de l'amour héroique, nous
sommes heureux de posséder ce monument d'amour, d'éloquence, de
rage sublime, de passion rare et de haute raison. Les Zg«}'~ a
Sophie vivront autant que l'Amour et la Révolution. Les Lettres ri
Sophie sont immortelles.
A Mirabeau nous laissons le soin de vous raconter les vives dou-
leurs, et les espérances soudaines, et les désespoirs amers, et les
rêveries, et les travaux, et les consolations, et les amitiés, et les luttes
de sa longue captivité. Les lettres de Mirabeau, écrites au courant de
l'idée, sous la poignante impression du moment, avec le laisser-aller
de l'amour et l'énergie d'une âme forte qui éclaire et soutient une
âme tendre et incertaine, sont aussi belles et émouvantes que ses dis-
cours. Mirabeau prisonnier, combattant à toute heure et de toutes ses
forces pour sa liberté Mirabeau, expliquant à la pauvre détenue de
Gien, qui met en lui toute science et tout espoir, tes lois du monde
et les vicissitudes humaines, et défendant envers et contre tous, et
souvent contre la sienne propre, la cause de Sophie Mirabeau, père
prévoyant et tendre jusqu'à l'enfantillage, Mirabeau, dans ces condi-
tions exceptionnelles, est aussi grand écrivain que plus tard il fut
grand orateur. On peut même dire que cette correspondance, où se
traitent, à côté des évènements journaliers de la vie de l'illustre captif,
les plus hautes questions philosophiques ou politiques, ['athéisme, la
permanence des armées, etc., n'est qu'une longue improvisation
écrite où resplendit, dans toute sa verve fulgurante, le génie oratoire
de Mirabeau. La lecture des Lettres à Sophie, que réunit ce volume,
celle plus complète des lettres du donjon de Vincennes, et les Mé-
moires de M. de Montigny donneront, sur la captivité de Mirabeau, de
longs détails trop nombreux pour le cadre de cette étude.
Mirabeau ne vécut point seul, durant ces deux sombres années,
avec le souvenir de Sophie. Deux femmes, celle du gouverneur, dit-on,
et une princesse française, victime prédestinée de la Révolution, illu-
minèrent tour à tour de leur tendresse la cellule de Gabriel. Grâce à
la princesse, il commença vers la fin de i 779 à voir s'allonger un peu
sa chaîne. Tous les jours il venait à Paris, libre sur parole, jusqu'au
coucher du soleil. C'est à Vincennes que le spirituel polisson
Mirabeau, inspiré par les commentaires de dom Calmet sur la Bible,
composa )'Efo<M'BtMMW, et peut-être aussi le ~6~'tM qualité,
ou bien encore la traduction inédite du Parapilla italien mais c'est
à Vincennes aussi que le grand orateur de la Constituante, Mirabeau,
écrivit les Lettres de cachet, ce livre qui, dès lors, le rendit célèbre
et précipita le cours de l'indomptable Révolution c'est de Vincennes
qu'il lança le premier ct le plus émouvant peut-être de ses j~HOM*es
a~po&Mes.
Le marquis ayant pris lassitude à la fin de sa propre cruauté, l'Ou-
ragan joyeux franchit, pour ne le plus repasser, le pont-levis de Vin-
cennes, le 17 décembre 1780. Après quelques cérémonies, t'asite de
Bignon lui fut rouvert et le cœur de son père aussi, mais non sabourse.
« Je dis à Honoré, écrit le marquis à son frère, en lui tendant la main,

que j'avais pardonné à l'ennemi, que je la tendais à l'ami, et que


j'espérais pouvoir un jour en bénir le fils. Au moyen de quoitevoità
dans la maison.- Je l'ai trouvé grossi beaucoup, surtout des épaules,
du col et de la tête. Il a de notre forme construction et allure, sauf
'son vif-argent; ses cheveux sont fort beaux, son front s'est ouvert,
ses yeux aussi; beaucoup moins d'apprêt qu'autrefois dans l'accent,
mais il en reste; d'air naturel d'ailleurs et beaucoup moins rouge:
à cela près, tel que tu l'as vu. La du Pailly étant allée passer
quelque temps en Suisse, son pays, Mirabeau put goûter six mois de
repos au Bignon. Pendant ces six mois, il ne cesse de remplir de son
absorbante personnalité la correspondance du marquis et du bailli.
L'~m~ des hommes, qui prévoyait le retour de la du Pailly, voudrait
bien envoyer à son oncle le comte de la Bourrasque aussi fait-il au
solitaire de Provence le portrait le plus séduisant de l'enfant prodigue.
Mirabeau est un fou, oui, mais il il est impossible d'avoir plus d'esprit
et de facilite; avec toutes les conditions, ou à peu près, de la fusée,
c'est un foudre de travail et d'expédition, et l'exemple, et l'acquit, et
la supériorité le corrigent d'eux-mêmes mais il a un besoin immense
d'être gouverné, il le sent fort bien. Il sait qu'il te doit son retour; il
sait que tu me fus toujours et que tu lui dois être et pilote et
boussole; il met sa vanité en son oncle. Et le vieil oncle de ré-
pondre, effrayé de la tâche Te voilà donc, grâce à ta postéromanie,
occupé de régenter un poulet de trente-deux ans Envoie-le, comme
dit sa bonne femme, aux insttrgens se faire' casser la tête ou se faire
un caractère. Entre nous, dans la famille, je ne suis rien tu es la
peau, je ne suis que la chemise. Cependant le marquis, tout préoc-
cupé de régénérer son fils, lui conseille de rentrer en grâce près
la comtesse de Mirabeau, puis de purger sa contumace, car une con-
damnation capitale demeure menaçante sur la tête de Mirabeau. Mais
l'honneur, car ce n'est déjà plus l'amour, commande au comte de déli-
vrer tout d'abord celle qui fut sa bien-aimée, Sophie-Gabriel. Et le
père s'incline < Pas pour un diable mon fils ne prend pas le change,
et comme il s'échauffe pour la folle qu'il ne veut pas laisser en con-
tumace, et comme il raisonne fort bien quand il veut, il faut en dé-
mordre je le sauverais bien tout seul et obtiendrais des lettres d'abo-
lilion, car tous les cabinets sont de beurre et les puissances de
laiton, mais il ne veut point lâcher sa Sophie. <
Donc, le 2 février 1782, Mirabeau, plein d'audace, quitte le Bignon.
Le 8, après avoir vainement essayé une transaction avec Valdahon,
il se constitue prisonnier à Pontarlier.
Il se présente à la barre du tribunal, une fiole de poison dans sa
poche, des cheveux de Sophie sur son cceur. Et dès ce jour, plus
d'aventurier, l'immense orateur se révèle. H parle il s'indigne,
1
il rugit, il défend Sophie, il se défend, il accuse ses accusateurs, il
étonne, il émeut, il intimide, il enlève les juges. Il écrit dans un cachot
malsain, < entouré de fiévreux dans la malpropreté la plus fétide, et
tellement resserré qu'il lui est impossible d'écrire à tête reposée ou
de conférer un quart d'heure avec ses conseils sans témoins, s II
écrit ses admirables Mémoires apologétiques Paris les dévore, la
France applaudit. Le père et l'oncle, stupéfaits, maudissent cette
explosion de génie qui dévoile à l'Europe les misères d'Honoré. Six
mois s'écoulent, six mois de captivité et de luttes retentissantes.
Mirabeau triomphe à la barbe de ses ennemis puissants. Mirabeau
dicte le jugement à ses juges. Il est absous, Sophie est sauvée. Et,
trois ou quatre jours, il court les rues de Pontarlier pour montrer
aux Saint-Mauris et autres qu'il se rit de leur colère; ce dont se
réjouissent marquis et bailli, qui aiment que les Mirabeau se fassent
partout respecter.
Protli.
Mario Proth.
L'AMI DU MARI DE GÉRALDINE.
NOUVELLE

Le 18 du mois de septembre de l'année dernière, en revenant


d'Ostende, je m'arrêtai à Bruges, et j'y rencontrai le soir buvant de
la bière dans un estaminet, les deux derniers cabotins, homme et
femme. Comme ils arrivaient justement de la ville de France ou je
suis né, )Is me reconnurent et vinrent s'asseoir auprès de moi. L'homme
s'appelait Antoine, et la femme répondait au nom cristallin de Géral-
dine, tout comme la belle bien-aimée de Surrey, dans le roman
d'Ainsworth.
Je les conviai au souper du touriste, et les pauvres gens me ra-
contèrent de joyeuses histoires.
La femme était jolie, et d'une grâce piquante et mutine. L'homme
portait paletot jaune, et casquette écossaise.

Hélas! les cabotins s'en vont. ils s'en sont allés.–~M<'fMK< on


fuere (BM?'HOM/').
Les rares et derniers vestiges s'en cachent aujourd'hui parmi les
seconds sujets des cirques nomades, et les choristes des théâtres
d'arrondissement.
Les autres membres de la troupe, depuis le premier amoureux
jusqu'au troisième traitre, se prononcent indistinctement Artistes,
et ont tous une montre. Il n'est pas d'ingénue qui ne possède un
piano, pas de baryton qui ne descende d'une grande famille, pas de
première chanteuse qui n'ait ses entrées dans le meilleur monde. pas
de grande coquette qui ne soit bien logée, bien nourrie, bien vètue.
Aussi tous méprisent le pauvre choriste à paletot jaune, et à cas-
quette écossaise, et toutes méprisent sa femme.
Voilà ce que m'a dit M. Antoine. Cependant les plus superbes
d'entre les fiers chefs d'emploi, déposaient assez volontiers leur orgueil
sur les joues roses de Géraldine, quand ils la rencontraient seule dans
l'escalier.
Voilà ce que M. Antoine ne m'a pas dit. Géraldine et son mari
demeurèrent deux ans dans ma ville natale. Ils logeaient au troisième,
chez un épicier voltairien, et sergent de la garde nationale, qui, aux
jours de revue ne manquait jamais d'aller en uniforme, tenter la faible
femme.
Quant au payement du premier terme, il dormait toujours mol-
lement enveloppé dans les langes de l'intention.
Les ennemis d'Antoine avaient semé le bruit que Géraldine n'était
pas une Lucrèce.
Les amis particuliers de Géraldine la vengeaient dans ces termes
–' La preuve qu'elle est sage, c'est qu'elle n'a rien. Oh vertu!

J'entrai une fois chez eux, m'a dit un de mes amis, c'était en mai,
je crois. Je me trouvai en présence d'une femme jeune et jolie, pro-
tégée contre les ardeurs de Phœbus, par une chemise et des pan-
toufiles, tandis que le chef de la communauté, décore d'un simple
pantalon de coutil, reposait sur le lit nuptial, dans une attitude pleine
d'insoucieuse magnanimité.
La chambre tapissée de defroques bizarres, a pour tout mobilier,
une chaise cassée, une table cassée, un fourneau cassé, et un vieux
secrétaire, où se retrouvent à chaque aurore nouvelle, dans le même
beau désordre, le pain, le sel, la pommade, les billets protestés, les
rôles manuscrits, et le chapeau de ville de monsieur.
Ce qui vous jette dans la stupéfaction, m'a affinné mon observateur,
ce n'est point de rencontrer cet horrible dénuement, chez des gens,
appelés à se transformer au premier signe, l'une en dame d'atour de
l'Infante, l'autre en Don José perdant insolemment mille pistoles au
jeu du roi. Non. ce qui frappe, ce qui ravit, ce qui jette presque un
rayon sur ces obscurs disgrâciés, c'est l'aplomb sublime avec lequel
ils vous prient de vous asseoir, et de ne pas vous gêner.
A propos de l'intérieur de Géraldine voici une petite aventure
dont ne fut pas le héros mon ami Charles Verdun.
Charles Verdun est riche et a des loisirs, sa famille représente la
haute bourgeoisie de ma ville natale. Charles Verdun a de dix-sept à
vingt-quatre ans, il est bachelier, il est chatain-clair, il peint, il chante,
il danse, il monte à cheval, il fait des armes, il fait des vers, il fait
de la prose. il ne fait rien.
Comme il assistait un jour dans les coulisses, aux répétitions géné-
rales d'une féerie, il entrevit dans le crépuscule des décors, Géraldine
seule et appuyée mélancoliquement contre un arbre en carton. L'illusion
n'était pas complète, cependant-là jeune femme parut à Charles des
plus aimables, avec ses cheveux blonds, ses yeux brillants, et son
nez de sultane favorite. Il s'approcha d'elle, lui parla de bals masqués,
de champagne glacé, et du bonheur d'être aimé pour soi-mème.
Géraldine approuva tout, et Charles troublé ne s'aperçut pas qu'Antoine
passant derrière eux, avait tressailli au mot de champagne.
Dix jours après, (les répétitions générales ayant duré tout autant,)
on allait grand train sur le chemin qui mène au tutoiement, on allait
s'aimer pour soi-même.
Charles ne soupçonnait l'existence d'un Antoine quelconque que par
la défense à lui faite par Géraldine de la voir chez elle.
Un soir d'été, Verdun méprisant la consigne, tomba a l'improviste
chez la figurante qu'il trouva seule.
Vous ici! fit-elle avec émotion.
Et dans ce ~OMS, il y avait un monde de bons sentiments.
Charles répondit par quelques paroles tendres, en hii mettant au
doigt une petite bague d'or, et en l'attirant à lui.
A ce moment, Antoine parut sur le seuil, chancelant et chantonnant.
– Qui êtes-vous, vous ? dit-il à Charles, soudain pris de dégoût.
– Monsieur est ?0~ ami, répondit Géraldine avec beaucoup de
sang-froid, il veut bien nous protéger auprès des directeurs, (comme
c'était vague!) et vous voici dans un bel état.
Si c'est un ami, il n'y a pas de mal, soupirait l'ivrogne. je
dis qu'il n'y a pas. tu m'entends, Géraldine. pas de mal. de mal
répéta-t-il en tombant lourdement sur le plancher.
Malgré la contenance héroïque de Géraldine, Charles furieux et
humilié, travailla à s'esquiver, ce qui n'était pas facile, Antoine lui
faisant une barrière de son corps.
Laissez-moi. il faut que je sorte. bonjour, mademoiselle.
Pourquoi appelles-tu Géraldine mademoiselle? c'est ma femme,
je te dis.
Oh c'est indigne, s'écria Géraldine, pleurant de honte.
Charles avait disparu, guéri pour la vie, des intrigues au troisième
étage.
Le soir du jour suivant, il se promenait dans la grande rue de ma
ville natale, au bras d'un jeune beau pincé, busqué, frisé, rasé, idiot,
et qui le moralisait sur certaines /<M~o<to~M dont le beau monde
blamait Charles. Celui-ci se disculpait péniblement.
Soudain, il se sentit légèrement tirer par le pan de l'habit, et devint
verdâtre, en reconnaissant Antoine.
Ah ça, mon garçon, qu'as-tu fait à Géraldine?. elle a la fièvre
depuis hier, et toi un ami, tu n'es,pas encore venu nous voir.
peux-tu m'offrir un de tes bons cigares?
Que me voulez-vous? grommela Charles d'un air sombre.
Et puis nous irons prendre quelque chose, poursuivit Antoine,
oh! ce n'est pas pour que tu payes. il restait de l'argent dans le
.secrétaire, tu sais, le petit secrétaire du coin. viens, ton ami n'est
pas de trop.
L'ami redressant la tête, à la façon d'une demoiselle d'honneur of-
fensée, courut narrer la chose au beau monde scandalisé, et l'ardeur
avec laquelle il plaida dans son récit la cause de la morale, lui fit
obtenir, séance tenante, la main d'une laide héritière de trente et un
ans qui avait fait par~' d'elle dans le temps avec un officier du
génie.
Revenons à Charles.
Allez-vous en, (Hahte! Tel fut son adieu à Antoine.
Ça un ami

Cette atroce persécation dura trente-sept jours. Charles n'osait plus


aller au théâtre, où Antoine souriant et vermeil, ne manquait jamais
de le saluer de la main entre deux chœurs, ni d'envoyer l'ouvreuse
lui emprunter quarante sous de la part de son ami Antoine. Verdun
eut volontiers étranglé le miséraMe, comme il se voyait, dans le cours
des représentations, orgueilleusement signalé par lui aux autres cho-
ristes ~~OM.E d'une si belle connaissance en ville.
Un jour, Antoine, pris de genièvre, l'interpella au milieu du silence
religieux de l'assemblée, ce qui fit un scandale énorme
L'infortuné Charles avait tout-à-fait renoncé à Géraldine, au monde,
et à ses pompes; il comptait sur l'oubli, sur le temps, et un soir
qu'il croyait l'affaire à peu près étouffée, il invita la fleur des pois de
ses jeunes compatriotes à prendre un punch chez lui. Vers le milieu
de la soirée, éclata dans l'antichambre une voix qui le fit tressaillir.
Je vous dis qu'il est ici, moi
Monsieur n'y est pas pour vous, dit un domestique.
Dites lui que c'est son ami Antoine qui vient lui dire adieu, et
vous verrez.
Voulez-vous filer
Non valet, non esclave
Les convives chuchottaient.Verdun n'y tint plus, et sortit du saion,
pour voir Antoine littéralement jeté sur le pavé, et brai))ant d'uno
voix enrouée.
– Un ami! c'est ignoble. Ah! je comprends, maintenant.
Le soir, Mars battit outrageusement Venus, pour avoir appelé cela
son ami.
Le lendemain, Charles prit son passe-port pour l'Espagne.

Aujourd'hui, Géraldine a beaucoup de succès a Liège.


Louis Df'prf'L
LES HÉROS DE ROMAN

WA&NER
La tradition avait légué à Gœthe le nom du docteur Faust. Wagner,
type très secondaire, et qu'on ne peut appeler une création, est proba-
blement né d'une simple nécessité littéraire. Tout héros doit avoir un
confident, et cette loi, souvent moquée, s'est imposée presque tous
les écrivains. Il paraît indispensable dans une œuvre de longue haleine
de développer, par le contraste, le caractère du héros principal, et
de dramatiser l'action par la présence fréquente d'un second person-
nage qui donne la réplique.'C'est ainsi que le dialogue remplace le
monologue, forme ennuyeuse, parait-il, de toute antiquité, et qu'Aris-
tote félicite Eschyle d'avoir reléguée au second rang. Ce personnage
si commode, à qui le héros parle à cœur ouvert, ami ou valet, Pylade
ou Leporello, c'est le confident. Celui de Faust est enacé comme un
confident de tragédie classique, et il faut se garder de confondre
son apparition à travers l'épopée allemande avec le rôle anti-thétique
si important de Sancho ou de Philinte. Wagner ne reste près de Faust
qu'an commencement de l'action. Le docteur le remplace bientôt par
un personnage terrible, par Méphistophélès qui se fait son compagnon,
son berviteur, son valet. Si Gœthe fait plus tard reparaître Wagner,
c'est pour satisfaire, d'une façon un peu factice, au besoin d'unité
qui le préoccupe toujours a travers les divagations de sa fantaisie.
Wagner fait naître Homonculus, dont Goethe a besoin pour la thèse
qu'il poursuit, et, son rôle d'utilité accompli, rentre dans l'ombre à
jamais, Il n'a ni âge ni costume, et par lui-même, ni nationalité ni
époque. Wagner, le plus douillet des savants, comme l'appelle son valet,
est à coup sûr vieux garçon; il snmtde l'entendre, pendant la promenade
de son maitre, s'élever contre la joie des amoureux, les bravades des-
buveurs et la rusticité des joueurs de quilles. Homme de la bour-
geoisie au dehors, il tient dans la maison du docteur une place
ambigüe entre le disciple, le valet et l'ami. Faust l'appelle son
«
famulus mais lui permet la causerie, au point qu'on le voit entrer
en robe de chambre dans le cabinet d'études où les esprits voltigent
à la voix de Faust, et lui demander des renseignements sur la tragédie
grecque. Pourtant ce froid importun qui vient se jeter au travers des
apparitions du docteur, cet homme, le plus médiocre des enfants de
la terre, qui, de sa main, fouille le sol pensant y trouver des trésors
et qui se tient pour satisfait s'il vient à y trouver un vermisseau,
mérite un instant d'arrêter l'esprit. C'est, à travers l'oeuvre de Goethe,
le seul être heureux.
Là eût pu être la moralité du type au rêveur, opposer l'homme
d'action à l'esprit qui vit au-dessus et en dehors de l'humanité,
l'intelligence qui travaille au milieu d'elle, par elle, pour elle; à
l'homme qui passe de la foi ascétique au blasphème, l'homme qui,
dans une sphère de faits circonscrits, croit et pratique. Quand
Mëphisto dit à Faust Viens, je te ferai voir au prix de la vie,
t'inconnu; Wagner eût répondu « Reste je te ferai comprendre
pour la joie de ta conscience, le bonheur du connu. D Peut-être, au
commencement du drame, Goethe a-t-il eu cette intention? II était
jeune encore, et son esprit avait plus d'affirmations alors que de
critiques. Pourtant les moments où Wagner n'est pas ridicule et
impuissant sont rares. Peut-être un instant, pendant sa promenade,
son coeur n'est pas, comme celui de son maître, mort aux hommages,
et il paraît avoir une idée élevée du devoir et du travail. Mais ce n'est
qu'un éclair. « Que n'ai-je des ailes » s'écrie le docteur en face de
l'éblouissante nature. Wagner s'étonne et ne conçoit pas qu'on rêve
autre chose que la poussière des livres et les joies de l'antiquaire.
Oh qu'il redevient petit cet homme qui ne comprend pas qu'à une
certaine hauteur, poésie et science, sont synonymes Comme l'on voit
qu'il n'a pas pour la science un amour généreux, que l'humanité ne
le touche pas et que s'il a appris quelque chose, c'est par étroite
vanité ou désceuvrement! Il n'a pas suivi le conseil de Faust, qui lui
recommandait de se frapper le coeur s'il voulait comprendre quelqu e
chose. Il sait beaucoup; il voudrait tout savoir. Mais il ne connaît et
n'aspire à connaître que la science traditionnelle, écrite et ren-
fermée dans les livres. Il n'évoque point, comme son maître les forces
de la nature. Il a aperçu quelques faits il les apprend, les classe et
s'arrête content. Là est sa médiocrité; là son bonheur; bonheur impur
de l'égoïste et de l'impuissant. Il n'a pas l'amour de la science pour
les bienfaits qu'elle répand sur l'homme; il a la manie de l'érudition.
Comme Méphistophéles le raille « Un savant, dit-il, continue tou-
jours à étudier parce qu'il est incapable de faire autre chose. C'est
ce qu'a fait Wagner depuis le départ de Faust, il est devenu le
docteur Wagner, le premier du monde savant. Pourtant, il sent tou-
jours combien Faust lui est supérieur, et garde avec respect, sans y
entrer le cabinet sombre de son maître. D'ailleurs, Faust, son pro-
fesseur, et Homonculus, le fils de sa patience, sont les seuls amours,
'la seule famille de ce coeur desséché. Il s'est jeté dans l'Alchimie, dont
le côté matériel le séduit surtout. Tandis que Faust parcourt le monde,
Wagner remue les pincettes; la nature est lettre morte pour son
esprit qui n'en comprend pas la loi, et il veut créer sans amour. Comme
le médecin de Molière, il s'écrie « L'ancien mode d'engendrer!
plaisanterie que cela! La sainteté et l'universalité des attractions
amoureuses, pressenties dans les rêves de Faust, lui échappent, et
ce niais cherche quelque chose de plus pur que la création charnelle,
quelque chose de plus noble que l'amour. Ce savant est spiritualiste,
et Goethe en fait des gorges-chaudes. Comme il le fait se moquer de
'lui-même! Ce que la nature produisait jadis organisé, nous autres,
nous le faisons cristaliser. Il a sur la création la théorie catholique,
et sa science, comme la science catholique, ne sera jamais qu'une
froide et vide nomenclature
En suivant les formules de Paracelse, &ECOM<rano et incongruo,
Wagner crée un avorton, Homonculus, qui se moque de lui, et que
Méphistophélès entraine à travers le monde. Et moi? s'écrie Wagner.
Toi, reste à la maison; feuillette les bouquins et classe avec circons-
pection. Adieu Wagner a le cœur brisé, mais il se consolera bien vite
à chercher l'or potable ou la lampe qui br&le sans huile ni mèche.
Homonculus, qui sait tout, et ne vit pas, n'est-il pas le type de la
science selon Wagner, et, oublions ce pauvre homme, selon ceux
qui, de nos jours, pensent comme lui? Gœthe était, on le sait, un
grand savant, et il a lutté avec la science officielle à l'occasion de ses
théories géologiques. Il a voulu, selon nous, donner avec Wagner, le
type de cette science impuissante, qui apprend à l'homme des faits
sans but humain et moral. Wagner est un collectionneur et rien de
plus, et Goethe trouvait, sans doute, misérable tout homme qui ne
s'élève pas jusqu'à la cause, ou dans une région aussi noble, ne s'étend
pas jusqu'à l'effet; tout homme qui ne voit pas dans la science l'étude
des lois de l'humanité poursuivi pour le bonheur de l'humanité. I)
blâmait les savants stériles dont le cœur n'a jamais battu. Qu'on ne
nous dise pas qu'il fût de ceux-là. Il y a sûrement dans sa vie des actes
et des paroles inexplicables, odieux mème. Mais la vie d'un homme
est un mystère que l'on approfondit presque toujours mal. L'oeuvre reste.
Et certes, il aimait l'humanité celui qui a voulu renverser le dogme
terrible de la responsabilité, et qui a fait descendre du ciel des anges
et des roses pour dérober Faust le criminel a Méphistophélès le séduc-
teur.
Henry Fouquier.
LE BONHOMME GÉRONTE

Le théâtre n'a peut-être jamais corrigé les moeurs d'une époque,


mais, à coup sûr, il les a toujours fait connaître. Depuis Molière
jusqu'à Beaumarchais, la société française a vu trainer sur les
planches ses ridicules à côté de ses vices. Tour à tour, et sans inter-
ruption, les précieuses et les savantes, les marquis et les bourgeois,
les traitants et les joueurs sont venus au théâtre recevoir, en effigie,
une votée de bois vert.'La comédie a analysé les maladies morales
des sujets qu'elle traitait avec le soin consciencieux que le docteur
Purgon apportait à la maladie imaginaire d'Argante.
Cependant, au milieu des types divers qui se coudoient et se suc-
cèdent dans la société et sur le théâtre, le drame bourgeois, toujours
intéressant, est toujours le même. La même intrigue suffit à toutes
les pièces la volonté d'un père, injuste et barbare, met obstacle à
l'hymen de Valère et de Celle; le père est inflexible, la fille pleure,
l'amant se désespère, le valet enrage et fait merveille jusqu'à ce que
le dénoûment obligé amène le notaire de rigueur. Le contrat matri-
monial étant, dans l'ancien théâtre, le nccud de toute intrigue, la
figure du père de famille y domine toutes les autres.
Qu'il habite Paris ou Naples, qu'il s'appelle Sganarelle, Gorgibus
ou Géronte, le père de famille est un personnage invariable, classique;
il conserve le même masque, le même costume, les mêmes senti-
ments disons-le mot, c'est une figure de convention. De même que
le Polonius de Shal~peare, un imbécile, descend du Philocléon d'Aris-
tophane, un fou; de même, le Géronte de Molière est emprunté au
théâtre de'Plaute et de Térence. Il est en tout point semblable au
vieillard peint par Horace
DifïiciUs, querulus, laudator temporis acti
Se puero, censor castigatorque minorum.

Il a sur sa famille cette puissance paternelle dont Justinien a dit


Proprium est <TMMm. ~o!HaMO)'Mm. Géronte ne reconnaît à son fils
aucun pécule, il menace sa fille de son bâton, il dit volontiers
la loi, c'est moi; enfin, c'est un autocrate au petit pied; sa prison
d'Etat est le couvent.
Sans donner l'expression fidèle du pouvoir et des sentiments que
les pères de son temps pouvaient avoir, Géronte s'est longtemps main-
tenu sur notre scène par la force des choses, l'habitude. On le trou-
vait bien un peu sot, un peu entêté, un peu goutteux, mais on s'était
accoutumé à le voir trôner dans son fauteuil patriarcal; sa perruque
semblait une couronne, sa canne en bec de corbin faisait l'effet d'un
sceptre. On le respectait comme on respectait les traditions; il devait
tomber avec elles. Géronte émigra lorsque la révolution vient régle-
menter la famille.
C'est que son pouvoir, despotique et incontesté, rendait seul
Géronte dramatique dès qu'il ne fut plus effrayant, il ne fit plus rire.
La Bastille est détruite, les couvents sont surveillés, Géronte est
convaincu d'impuissance; en vérité, le bonhomme radote! Qu'il s'em-
porte et tempête, cela ne lui sert plus de rien maintenant.-S'il dit

Je suis majeur, mon père –


à son Sis r H faut faire ce que je commande! »-Valère répond
S'il dit à sa fille « Choisissez
entre le mari qu'on vous donne et le couvent! *–Angélique répond
«
Mon père, ne me poussez point à faire un éclat; ne me forcez point
à vous faire signifier des sommations respectueuses.
En effet, les rapports ont changé,'du père avec ses enfants; l'amour

a remplacé la crainte, la vénération et la piété filiale ont fait place a


une sorte de camaraderie. Aujourd'hui, les enfants ont pour leurs
parents moins de déférences extérieures, ils les respectent moins
qu'autrefois, peut-être; mais le mal est-il bien grand, s'il est vrai
qu'ils les aiment davantage? Aujourd'hui, la joie de la Monso~, lit
jeune fille a conquis dans la famille une autorité qu'on ne la croyait
pas capable d'exercer autrefois. Ses petites mains blanches guident
le père où elles veulent le conduire. Aujourd'hui, Rosine n'est plus la
victime de ce monde qu'elle charme toujours; aujourd'hui, Bartholo
la conduirait à l'autel et à la mairie, le jour de ses noces avec Alma-
viva, et il la doterait le pauvre homme car il ne saurait braver ce que
~m monde. La position du jeune homme, elle-même, a changé.
Orgon peut bien encore préférer Tartufe à Valère, cela se voit tous
les jours, mais s'il a l'amour de Marianne, Valère triomphera d'un
Tartufe plus adroit que celui de Molière. S'il a perdu au jeu et sur
parole, cinq cents écus, Léandre n'aura plus besoin de Scapin pour
escroquer cette somme à Argante. L'honneur, et ce mot a ici une
acception toute moderne, l'honneur ordonnera au père de solder sans
délais la dette contractée par son fils. D'ailleurs, de nos jours, le jeune
homme s'est libéré par le travail d'une honteuse sujettion; ce beau-
fils que Molière peignait de ses plus agréables couleurs, ce jeune
homme à la perruque blonde, aux paroles mieilleuses, qui se mêlait
de porter l'épée et se donnait pour une manière d'homme de condi-
tion il n'a -plus aujourd'hui le loisir de s'occuper autant de sa
sotte pfirsonne. Cet être, sans énergie et sans dignité réduit aux
expédients, frayant avec des laquais, il est odieux, aujourd'hui que
le travail n'est plus une honte.
Pour Géronte, il a fait comme les rois qu'on chasse il a abdiqué.
Peu à peu, sa transformation est devenue complète; il s'estdébarrasé
un à un des insignes de son rôle; il a jeté sa perruque blanche
par dessus les moulins et s'est fait teindre les cheveux il a dissimulé
dans les poches de son paletot le trousseau de clefs traditionnel; il a
remplacé sa grosse canne par un jonc élégant; on a peine à lc recon-
naître. Il vit dans le monde, adopte ses modes et se conforme à
ses usages. Ne pouvant plus gouverner sa famille, il gouverne par-
fois l'Etat, recherche les honneurs et les décorations il était pair
de France hier, il est sénateur aujourd'hui. Voyant ses enfants heu-
reux, libre de tout souci, Géronte aspire à une seconde jeunesse; il
donne le spectacle d'un père pfo~Mg; il a fourni à un de nos amis
le titre d'une autre comédie G~'M~e, rival de son fils.
Il serait peut-être curieux de rechercher si le nouveau genre de vie
qu'il mène n'est pas un bonheur pour Géronte! Au temps jadis, les
auteurs dramatiques sacrifiaient sans pitié le vieillard quinteux à
l'élégant jeune homme. C'est que le public',jeune qui remplissait la
salle applaudissait de grand cœur les colères apoplectiques du bon-
homme et ses déceptions sans nombre. Le père de famille, berné au
théâtre, se souciait médiocrement des baladins, et fuyait alors les
plaisirs de mauvais aloi. De nos jours, il est facile d'en faire la
remarque, les hommes âges, les Gérontes se montrent même dans
les théâtres de genre, et le comédien n'a garde de les représenter et
laids et ridicules. Nous n'insisterons pas plus qu'il ne faut sur ce
point nous nous contenterons de remarquer que le théâtre contem-
porain a vu tout ce que cette transformation de Géronte promettait
d'éléments dramatiques; désormais, il analysera, il commentera cet
ancien type rajeuni. Nous le verrons souvent encore aux feux de la
rampe, cela est certain. Pour ce qui est du Géronte classique,
ce vieil homme grondeur et tyrannique n'est plus possible au théâtre
dans un temps où toutes les Agnès lisent les romans de M' S:tnd,
dans un temps où Cléante est tiers d'agent de change; dans un temps
où Mascarille est traduit en police correctionnelle, sous préventinn
d'escroquerie.
Géry Legrand.
POÉSIE

A MES AMIS

Ce soir, mes chers amis, par l'étude attristé,


Sur ce temps où je vis j'ai longtemps médité
Et soudain, pour le bien pris d'un amour austère
Dans les replis profonds de mon coeur solitaire,
J'ai senti, plein d'une âpre et sombre émotion,
Gronder l'orage sourd de l'indignation.

Et qu'avons-nous donc fait, tristes humanitaires,


Pour tenir a mépris ce qui tirent nos pères ?
Le beau sujet de gloire et de sublime orgueil,
D'avoir au corps mortel épargné quelque deuil

Ah nous avons, c'est vrai, vulgarisé l'idée,


Sur nos murs rebâtis nous l'avons placardée,
Et puis, sur un réseau de fils s'entre-croisants,
Nous l'avons sans effroi lancée aux quatre vents.
Elle marche, c'est beau comme une reine folle,
S'enivrant, tout le jour, de sa propre parole;
Et ses adorateurs, prosternés, à genoux,
Se demandent entr'eux Jusqu'où donc irons-nous ?'r
La ~oilà libre enfin, cette dernière esclave,
C'est pourquoi l'avenir, servitude, te brave.

Mais le Bien mais le Bien ce culte grave et doux


Dont aux temps d'autrefois on se montrait jaloux
L'honneur, ce patrimoine antique des familles,
Que les pères laissaient, en mourant, à leurs filles
L'amour qui se résigne et qui cède au devoir
Le dévoûment qui veille et qui sert sans espoir,
Tout ce cortège saint de la morale pure
D'où vient qu'on n'entend plus ces voix de la nature ?
En enfant mal venu du Caprice ehontf,
L'art se meurt pour un mot la Personnalité.
Avant que de chanter quel poète médite ?
Qui s'inquiète encor d'une leçon écrite
Sur la page, ou la toile, ou le marbre? Quel front
Se plonge, avant l'ouvrage, en un conseil profond ?

Vous voulez une idée aux traits de la statue?


Ne cherchez pas si loin c'est une femme nue.
Ne vous suffit-il pas qu'elle ait quelque beauté ?
Vous faudrait-il au bas une moralité ?`.'
Non; j'y voudrais voir luire en une double flamme
La splendeur de la forme et la splendeur de l'âme.
Ce n'en est plus le temps Hélas ou vous répond
Que s'il flatte vos sens l'ouvrage est toujours bon,
Et que c'est être fou que de se mettre en quête
D'y voir une grandeur si l'image est parfaite.

Des règles de la vie, et de l'enseignement


Le livre encore moins se soucie à présent,
De bon et de mauvais on écrit ce qu'on rêve.
Le rideau sur le mal à tout hasard se lève.
On est libre, dit-on, de dire ce qu'on sent.
Non, vous ne l'êtes pas Du marais croupissant,
Qu'il est temps de sortir, siècle encor plein de vie!
C'est notre plus grand mal que cette Fantaisie!.
Et si sincèrement nous voulons nous sauver,
II est un autre mot qu'il nous faut relever
Un mot qu'il faut tracer en profond caractère,
Dans le roman sinistre et sur le marbre austère;
Un siècle l'a prouvé, la France s'en souvient,
En toute oeuvre d'esprit l'honnêteté convient.

Et ce nom que partout il faudrait voir écrire,


Dussiez-vous tous ensemble en éclater de rire,
Hommes d'esprit sublime et de coeur abattu,
Je le dis sans rougir, c'est ton nom, ô Vertu
Valery Vernier.
BtBUOGRAPHtE
Histoire du Consulat et de l'Empire (1)
L'île d'Elbe, l'acte additionnel, le Champ-de-Mai, telles sont les trois
parties du nouveau volume publié par l'illustre historien du Consulat et
de l'Empire. Le traité du 11 avril 1814, en ramenant en France les
Bourbons, oubliés depuis 1793, avait donné l'île d'Elbe pour souve-
raineté et pour résidence à Napoléon, tombé du trône impérial. Mais ce
puissant génie étouffait dans un si étroit espace. Dans les premiers jours
de mars 1815, le bruit se répandit tout à coup que Napoléon, accom-
pagné de huit à neuf cents soldats, qui composaient sa petite armée de
l'île d'Elbe, avait débarqué au golfe Juan. Les royalistes criaient partout
à la conspiration, sans paraître se douter qu'ils étaient eux-mêmes les
véritables conspirateurs. La morgue de la noblesse, les menaces des
émigrés à l'endroit des acquéreurs de biens nationaux, l'intolérance du
clergé~ les outrages jetés chaque jour par les feuillés royalistes à la
Révolution et à ses représentants, voilà les vraies causes qui rendirent
possible le retour de Napoléon. Ajoutez à cela le mécontentement du
peuple et surtout de l'armée, qui ne supportait qu'en frémissant le gou-
vernement d'une dynastie ramenée en France par les baïonnettes étran-
gères. Supprimez ces causes, et l'armée seule, malgré tout son dévoûment
envers son ancien général, demeurait impuissante. Ce ne furent pas les
soldats qui ouvrirentà Napoléon les portes de Grenoble, ce fut le peuple.
Et quels cris se faisaient entendre sur son passage à travers la Provence,
le Dauphiné, la Bourgogne? Partout les mêmes bas les nobles a à bas
les yrt~M C'était le réveil de l'esprit révolutionnaire; et Napoléon le
comprenait si bien que partout sur sa route il se proclamait le repré-
sentant des principes de 89, le défenseur des intérêts et des droits créés
par la Révolution, et qu'à peine arrivé à Paris il confiait le ministère de
l'intérieur à Carnot, l'une des plus pures renommées de notre époque
révolutionnaire.
L'histoire n'offre rien d'analogue à ce retour de Napoléon, venant ainsi
tout seul reconquérir le trône que ses fautes, ses malheurs et la trahison,
que le malheur attire toujours à sa suite, lui avaient fait perdre. Quel
prodigieux événement et quel historien que M. Thiers pour raconter de
si grandes choses Les journaux apportés à l'île d'Elbe et une conver-

«) Histoire du Consulat et de /?w~t~e, faisant suite à l'Histoire de la


~eeotit<M7t/raMcctMe, par M. A. Thiers, t xu~, in-8". Paris, 1861. Lheureux
et Cie, libraires-éditeurs.
sation avec M. Fleury de Chaboulon, envoyé confidentiellement par M. de
Bassano, avaient éclairé Napoléon sur la véritable situation de la France
et sur les chances de succès que pouvait offrir une tentative de retour.
Il était d'ailleurs informé, et cette détermination dut puissamment in-
fluencer ses déterminations, qu'au congrès de Vienne il avait été ques-
tion de le transférer dans une île de l'Océan atlantique. Dès lors, son
parti est pris. Glissant à travers la croisière anglaise, comme jadis lors
de son expédition en Egypte, il débarque au golfe Juan, où tout paraît
un instant compromis par l'insuccès de son avant-garde, qui se laisse
prendre à Antibes. Mais, abandonnant la plaine, et prenant par les
Alpes, il se trouve bientôt au milieu des populations patriotes, qui sa-
luent son retour avec enthousiasme. A Lamure, la question se décide.
Le bataillon du 5" de ligne, envoyé pour l'arrêter dans t'étroit passage
qui s'ouvre entre les montagnes et le lac Laffrey, fraternise avec le
bataillon de l'île d'Elbe, et refuse de tirer sur son empereur, qui pré-
sente sa poitrine aux fusils. Quelques heures plus tard, le colonel Labé-
doyère lui amenait le 7e de ligne, et le même jour, à défaut des clefs,
gardées chez le général Marchand, le peuple de Grenoble lui apportait tes
débris des portes de la ville. Arrivé là, Napoléon put s'écrier Main-
tenant, nous sommes sûrs d'aller à Paris.
Que faisait cependant le gouvernement royal? Il culbutait succes-
sivement plusieurs ministres delà guerre, remplaçant Dupent par Soult,
et Soult par Clarke, et s'obstinant à voir des traitres où Il eût fallu ne
voir que des serviteurs plus ou moins capables, luttant contre une force
irrésistible. Une ordonnance royale, rendue par Louis XVIII en vertu de
ce fameux article 14 de la charte, qui devait plus tard être si fatal à
Charles X, mettait Napoléon hors la loi, et prescrivait de lui courir sus,
comme s'il se fût agi d'un brigand ou d'une bête féroce. En même
temps, le duc de Bourbon était envoyé en Vendée, le duc d'Angou-
lême en Languedoc, le comte d'Artois à Lyon, et le maréchal Ney rece-
vait l'ordre de se porter sur le flanc de la petite armée impériale avec
les troupes de son gouvernement militaire, réunies a Lons-Ie-Saulnier.
Mais tout échoua. La Vendée, pour le moment du moins, resta immobile.
,et le duc de Bourbon se hâta de regagner Paris. En Languedoc, le duc
d'Angoulême arriva trop tard pour agir efficacement sur les derrières de
Napoléon. A Lyon, le comte d'Artois se vit abandonné de ses troupes,
et dut revenir seul à Paris. Enlin, la défection de Ney vint lever le
dernier obstacle; et, le 21 mars 1815, Napoléon rentrait aux Tuileries,
-porté sur les bras de ses officiers, qui l'attendaient a l'Arc-de-Triomphe.
Sa prophétie était accomplie l'aigle impérial avait volé de clocher en
clocher jusqu'à Notre-Dame.
Dès la veille au soir, Louis XVIII avait quitté Paris, et pris de nou-
veau, après un règne de moins d'un an, le chemin de l'exil. Son projet
paraissait être de retourner en Angleterre; mais provisoirement, et pour
attendre les évènements, il crut devoir s'arrêter a Gand, à quelques pas
des cantonnements anglais car, depuis 1814, et malgré la paix, des
troupes anglaises, prussiennes et saxonnes n'avaient pas cessé de sta-
tionner en Belgique. Dans sa route sur Gand, le roi s'était dirigé par
Lille et des tentatives furent faites pour le retenir dans cette ville,
afin qu'il ne quittât pas le sol français (1). La garde nationale de Lille
lui était dévouée mais il n'en était pas de même des troupes de ligne,
qui, déjà quinze jours auparavant, s'étaient mises en mouvement sur
Paris, ayant à leur tête le généra] Drouet-d'Erlon, d'accord, dans ce
mouvement insurrectionnel, avec les généraux Lallemand et Lefebvre-
Desnoëttes, et qui, rencontrées en route par le maréchal Mortier, gouver-
neur de la 16° division militaire, avaient été contenues par lui et
ramenées dans leurs garnisons. Ces troupes assurément ne voulaient
faire aucun mal au vieux roi, mais elles exigeaient son départ, et le plus
prompt possible. Ici, nous ajouterons au récit de M. Thiers un fait qui
est à notre connaissance personnelle, et qui nous a été bien des fois
raconté par quelqu'un qui en avait été directement le témoin. Une rixe
étant près d'éclater entre la garde nationale et la troupe de ligne, le duc
d'Orléans,, qui se trouvait il Lille avec Louis XVIII, fit entre elles une
tentative de conciliation, et, à cet effet, les réunit sur P<<M)M on
appelle ainsi le champ de mars de Lille. La revue passée, le prince fit
former le cercle aux officiers, et, mû par un sentiment de loyauté on ne
peut plus honorable pour sa mémoire, il leur demanda si le roi pouvait
compter sur leur épée. Des acclamations d'assentiment furent la réponse
des officiers de la garde nationale; mais, du côté de la ligne, plusieurs
officiers, prenant la parole au nom de leurs camarades, dirent au prince
qu'il ne fallait pas compter sur eux. L'un d'eux ajouta « Si, du moins,
c'était pour vous, nous verrions ce que nous avons à faire » paroles
dont le duc d'Orléans dut se souvenir quinze ans plus tard, quand le
successeur de Louis XVIII se vit à son tour précipité du trône, non
pas au nom de Napoléon, mais au nom de la charte et des libertés
nationales.
De son c<)té, que faisait Napoléon depuis sa rentrée aux Tuileries? Le
bruit s'était répandu tout d'abord qu'il allait immédiatement marcher
sur Bruxelles. « Devait il, dit à ce sujet M. Thiers, comme l'ont imaginé
certains critiques, poursuivre sa marche triomphale vers le Nord, et
aller accomplir jusqu'aux bords du Rhin la révolution qu'il venait
d'opérer du Plume à la Seine? s Puis, le savant historien expose en
détail les raisons qui devaient, selon lui, s'opposer à un tel plan. Nous
accepterions bien volontiers, pour notre part, d'être rangés parmi ces
certains critiques dont parle M. Thiers, et nous avouons que les raison-
nements del'éminent historien ne nous ont pas fait renoncer à l'opinion
que nous avons exprimée, il y a dix à douze ans, à ce sujet, antérieu-
rement à la puldication des Mémoires du maréchal Marmont, à l'adresse
de qui va le passage que nous venons de citer. Avec les troupes de l'île
d'Elbe, celles de Lyon, celles de Ney, celles qu'il avait trouvées éche-
lonnées entre Auxerre et Paris, avec les troupes du général Drouet
d'Erlon, et celles qu'il venait de placer sous les ordres du général Reille
alin d'expulser Louis XVIII, s'il prenait fantaisie au vieux roi de s'ar-
rêter a Lille, il était très certainement possible à Napoléon de faire une

(~ Le roi descendit à Lille chez le maire, M. le comte de Brigode, dont


l'hôtel était situé, si nous nous souvenons bien, près du pont Saint-Jitcqucs.
CM
trouée à travers les quelques troupes anglaises. prussiennes et saxonnes
disséminées en Belgique, de culbuter tous ces corps les uns sur les
autres, et de les rejeter les uns au delà de la mer, les autres au delà de
la Meuse. Il eût ainsi rallié à lui 25,000 Belges, excédents soldats, ayant
presque tous fait les dernières campagnes de l'Empire, et ne les eût
pas, trois mois plus tard, rencontrés dans les rangs ennemis à Wa-
terloo. Pour suivre les règles de la prudence ordinaire, il fattait rester
à l'île d'Elbe. Le retour en France était un coup d'audace mais alors
ne fallait-il pas être audacieux jusqu'au bout, et le manque d'audace ne
devenait-il pas, à son tour, une imprudence? II faut bien le reconnaître
depuis son arrivée à Paris, Napoléon n'était plus le même. La résolution,
la promptitude de décision, qui avait signalé son départ de File d'Elbe
et sa marche triomphale du golfe Juan à Paris, semblaient l'avoir aban-
donné. Et cependant les circonstances réclamaient toute son énergie.
Tout, en effet, était sombre et menaçant. A Vienne, le congrès que
Napoléon, sur des renseignements inexacts, avait cru dissous (car,
autrement, il eût probablement différé son départ de l'ile d'Elbe), n'a
qu'une seule et même pensée contre celui quia fait si longtemps trembler
les rois sur leurs trônes. Le représentant de la France à ce congrès,
M. de Talleyrand, que Napoléon avait comblé d'honneurs et de richesses,
et qu'il avait fait prince de Bénévent, obtient de ses collègues qu'on
renouvellera, purement et simplement l'ordonnance rendue le 6 mars par
Louis XVIII, et d'après laquelle Napoléon était traité comme un malfaiteur
ayant rompu son ban, et devait être mis à mort, son identité une fois
constatée. Et tel fut l'empressement du congrès à lancer ce manifeste,
que le duc de Wellington, qui venait de remplacer dans ce congrès lord
Castlereagh, engagea l'Angleterre dans cette déclaration et dans la guerre
qui devait s'en suivre, sans même attendre les ordres de son gouver-
nement. L'ancien général des armées réunies de la péninsule Ibérique
rêvait déjà sans doute le commandement en chef des armées euro-
péennes. En même temps, et afin d'accroître les embarras de Napoléon,
il envoyait aux royalistes le conseil de faire soulever la Vendée et la Bre-
tagne, conseil qui ne fut qne trop ponctuellement suivi, puisque, dans
la nuit du 13 mai 1815, le tocsin sonna dans toute la Vendée pour ap-
peler aux armes les paysans sous la conduite de MM. de Larocbejac-
quelein, Sapinaud, de Suzannet et d'Auticbamp. Au fond du cœur, ces
chefs de la nouvelle insurrection vendéenne ne voulaient, sans doute,
que relever le trône des Bourbons; mais, par le fait, ils livrèrent la
France à l'étranger, puisque cette insurrection nécessita en Vendée la
présence de d 5 à 30,000 hommes d'excellentes troupes qui eussent assuré
la victoire à Waterloo. « Ces malheureux vendéens sont fous, disait Na-
poléon à ses ministres. Durant tout mon règne, je les ai laissés tran-
quilles, je n'ai pas inquiété un seul de leurs chefs, pas un seul de leurs
prêtres. Bien plus j'ai rétabli leurs villes, je leur ai donné des routes,
j'ai fait pour eux tout ce que m'a permis le temps dont j'ai disposé; et,
en récompense de pareils traitements, ils viennent se jeter sur moi
pendant que j'ai l'Europe sur les bras (i) » Comprenant toute la gravité

(-)] Les anciens habitants de Lille doivent se souvenir qu'à cette mcrno
de la situation et toute l'imminence du péril pour la France et pour lui-
même, Napoléon s'offre vis-à-vis de l'Europe à accepter les traités de
1814; mais les lettres restent sans réponse. Ses courriers sont inter-
ceptés, et ses dépêches, adressées aux souverains, et notamment à l'em-
pereur d'Autriche, son beau-père, sont livrées au congrès de Vienne.
C'était, comme le dit M. Thiers, une véritable excommunication diplo-
matique. En même temps, et comme s'il était du même coup mis en
dehors des lois communes de l'humanité, on refuse de lui rendre son
fils, on Im dénie le droit que Dieu et la nature ont accordé à tous les
pères, de voir et d'embrasser leur enfant. Les circonstances mêmes qui
eussent dû lui être favorables tournent contre lui; ainsi, par exemple,
la seule alliance qu'il eût en Europe, celle de Murat, roi de Naples, lui
devient fatale par la précipitation qu'apporte Murât dans son agression
contre l'Autriche. Trompé par quelques expressions ambiguës d'une
lettre de Joseph Bonaparte, et entraîné par la fougue de son caractère,
Murât, au lieu d'attendre que la partie fût engagée entre Napoléon et
l'Europe, et d'opérer ainsi une utile diversion en Italie, avait pris l'ini-
tiative des hostilités. Après quelques avantages peu décisifs obtenus sur
les Autrichiens, accablé par des forces supérieures que commandaient les
généraux Bubna et de Neiperg (ce dernier devenu, comme on sait, le
confident et l'ami de l'indigne épouse de Napoléon), it avait, malgré
d'héroïques efforts, était battu à Tolentino, et s'était vu forcé d'aban-
donner Naples aux Autrichiens et aux Anglais. Murât, comme t'a dit
Napoléon avec une grande vérité, a perdu la France deux fois, en
l'abandonnant en 1814, et en lui revenant trop tôt en 1815.
C'est dans ces sombres conjonctures qu'eut lieu la promulgation de
l'acte additionnel, et la cérémonie du Champ-de-Mai. Dès son retour à
Paris, Napoléon, voulant donner des gages a l'opinion libérale, avait,
par l'abolition de la censure, rendu à la presse toute sa liberté, « Qu'ai-
je à craindre de la presse? répétait-il souvent; elle a tout dit sur moi,
mais il lui reste beaucoup à dire sur mes adversaires. » La charte oc-
troyée par Louis XVIII accordait aux Français la liberté de publier leurs
opinions; mais, ôtant d'une main ce qu'ils semblaient donner de l'autre,
les Bourbons de la branche aînée avaient vicié cette disposition de leur
propre constitution par l'établissement de la censure. En même temps,
à la charte de Louis XVIII, Napoléon venait de substituer une nouvelle
constitution, qu'il eut le tort d'intituler Acts M<M<<MMH!~ «Mjs consti-

époque une sorte de petite Vendée fut organisée dans une partie du dépar-
tement du Nord. Un certain nombre de réfractaires, qui, comme on l'a dit,
prenaient les armes pour ne pas être soldats, s'étaient réunis dan~ les en-
virons d'uazchrouck, sous la conduite des frères Fruchard (nous croyons bien
nous rappeler exactement leur nom), dont l'un était surnommé Louis XVII.
La diligence de Dunkerque, malgré son escorte de gendarmes, fut plusieurs
fois attaquée par ces chouans du Nord. Entm, on fit sortir de Lille quelques
troupes de ligne et quelques compagnies de oanonniers lillois, qui disper-
sèrent ces bandes. Toutefois, ce mouvement ne s'apaisa complètement
qu'au second retour de Louis XVUt. L'un des frères Fruchard devint porte-
drapeau dans la légion du Nord.. C. M.
tutiotts de l'Empire; « car jamais, dit M. Thiers, la liberté, celle, du
moins, qui est raisonnablement désirable, n'avait été plus complètement
accordée à la France. Aussi, Lafayette, qui se connaissait en consti-
tutions, écrivait-il à Benjamin Constant, le véritable rédacteur de cet
acte <!<M<<!<HtM<~ < Votre constitution vaut mieux que sa réputation mais
il faut y faire croire, et la mettre immédiatement en vigueur. » Pour
l'inauguration de la nouvelle constitution, une grande solennité, renou-
velée tout à la fois des assemblées des anciens guerriers francks et de la
fête de la Fédération en 91, fut célébrée sous le nom de Champ-de-Mai.
Les troupes présentes à Paris, la garde nationale, les délégués des fé-
dérés, les dé)égués du corps électoral, les députés nouvellement élus, y
assistèrent. L'Empereur y vint en habit de soie, manteau impérial, toque
à plumes, enfin le costume du sacre. Mieux eût valu la redingote grise
et le petit chapeau, dont le seul aspect avait fait tomber les portes de
Grenoble et la barricade du Pont-Morand à Lyon. L'archevêque de
Bourges, exerçant les fonctions de grand-aumônier, célébra la messe. En
91, dans une fête analogue, tenue aussi au Champ-de-Mars, l'officiant avait
été M. de Talleyrand, alors éveque d'Autun mais aujourd'hui M. de
Talleyrand était à Vienne, ameutant l'Europe contre la France. Malgré
la solennité, la fête fut triste tous les cœurs étaient en proie à de fu-
nestes pressentiments. M. Thiers rapporte la céièbre allocution que pro-
nonça l'Empereur aux détachements des divers corps placés au pied de
son estrade « Soldats de la garde nationale! dit-il, vous jurez de ne
jamais souffrir que l'étranger souille de nouveau la capitale de la grande
nation.- Nous le jurons! répondirent les gardes nationaux parisiens.-
Et vous, soldats de la garde impériale! vous jurez de vous surpasser
vous-mêmes dans la campagne qui va s'ouvrir, et de mourir tous plutôt
que de souffrir que les étrangers viennent dicter des lois à la patrie.
Oui oui répondirent-ils. » Ceux-ci devaient tenir leur serment car,
comme la dernière armée grecque Ii l'isthme de Corinthe, s'ils ne purent
vaincre, du moins ils surent mourir.
Peu de jours après celte cérémonie, les deux Chambres (car, il
l'exemple de la charte de Louis XVIII, la nouvelle constitution recon-
naissait, à côté de la Chambre des députés, une pairie héréditaire) ou-
vrirent leur session, et le 12 juin 1815, à trois heures du matin, Na-
poléon partit pour t'armée. «En sentant l'heure des combats approcher,
dit M. Thiers, il était ranimé, car il retrouvait sous ses pieds le terrain
où il avait toujours marché en maître. Il serra tendrement dans ses bras
sa fille adoptive, la reine Hortense, et itdit à M* Bertrand en lui donnant
la main avant de monter en voiture « Il faut espérer, madame Bertrand,
que nous n'aurons pas bientôt à regretter l'île d'Elbe. Hétas le moment
approchait où il aurait tout à regretter, tout, même les plus mauvais
jours. »
Dans cette rapide analyse du nouveau volume de M. Thiers, nous
avons pris à tâche, bien moins de faire intervenir nos appréciations
personnelles, auxquelles le lecteur saura bien suppléer par les siennes
propres, que de retracer fidèlement l'esprit dans lequel ce livre est conçu
et écrit. Cet esprit est celui de la plus honorable impartialité. Dans son
récit, M. Thiers a pris pour guide la vérité; dans ses jugements, il a
pris pour règle la justice. Aussi, lui appliquerions-nous volontiers,
moyennant une légère variante, la déSnition donnée de l'orateur par
Qumtilien, et dirions-nous de notre éminent historien Vir pyo6M~
i~AMANDi pen<ws. Partout où il aperçoit les erreurs et les fautes
poli-
tiques, dans le parti national comme dans celui de rémigration, chez
Napoléon comme chez les Bourbons, il les constate avec la même impar-
tialité de conscience. M Thiers nous parait avoir très nettement défini
la situation qui fut celle de Napoléon vis-à-vis de l'Europe et vis-à-vis
de la France dans cette courte période qui s'écoule entre le golfe Juan et
Waterloo Il nous paraît également avoir fait à chacune des classes de la
population française sa juste part dans les sentiments dont Napoléon fut
l'objet pendant les Cent Jours contre lui, le clergé, la noblesse, l'émi-
gration pour lui, les classes populaires et l'armée enfin, dans une
sorte de neutralité, la bourgeoisie, amie des principes de 89, et, par
cela même, exempte de toute hostilité envers Napoléon, leur représentant
et leur défenseur, mais partagée cependant entre ces sentiments et la
crainte d'une nouvelle invasion qui viendrait ruiner le commerce et grever
la propriété et l'industrie de nouveaux impôts, destinés, soit à faire face
aux nécessités de la guerre, soit, comme il arriva en effet, à payer des
indemnités aux étrangers victorieux.
C. Mallet.

La propriété littéraire au XYln" siècle (l).


Avant de rendre compte de ce précieux ouvrage, il est bon de
tracer un aperçu rapide des dispositions législatives que la propriété a
subies depuis n89, en matière littéraire.
Le jour où la révolution abolit les privilèges, elle anéantit du même
coup la propriété littéraire. Il est permis de croire que ce fut par suite
d'un malentendu, d'un véritable ~mpro~M Sous le régime de l'arbitraire
et du bon plaisir, un privilége royal était indispensable à l'auteur pour
qu'il pût publier son œuvre son droit de propriété, ou plutôt la iaculté
d'exploiter sa propriété, portait ce nom odieux pttctte~c. Les auteurs
furent victimes du nom impose à leur propriété.
Un état de choses d'une injustice si flagrante ne pouvait durer long-
temps. La Convention y mit un terme. a De toutes les propriétés, la
moins susceptible de contestation, celle dont l'accroissement ne peut ni
blesser l'égalité républicaine, ni donner d'ombrage à la liberté, c'est sans
contredit celle des productions du génie et si quelque chose doit éton-
ner, c'est qu'il ait fallu reconnaître cette propriété, assurer son exercice
par une loi positive; Voilà ce que dit Lakanal dans son rapport à la
Convention nationale. Celle-ci décréta que les auteurs auraient la pro-
priété de leurs œuvres durant leur vie entière. Mais elle ajouta que leurs
héritiers ou cessionnaires ne jouiraient du même droit que durant l'espace

(1) Recueil de pièces et de documents, publie par le comité de l'Association


pour la défense de la propriété littéraire et artistique, par M.M. Ed. Laboiilayt,,
et G Guiftrey. Paris, Hachette.
n.
31
de dix années après la mort des auteurs. (Décret du 19 juillet 1793.)
Quelle perspective pour un père de famille que de voir sa veuve et
ses enfants dépouillés de la fortune qu'il a gagnée par son travail et son
génie 1 De plus, comparez le prix qu'un auteur trouvera de son ouvrage
si au bout de quelques années l'éditeur doit perdre le droit exclusif de
reproduction, au prix qu'il pourrait en demander s'il lui était permis de
céder à l'acheteur la faculté d'exploiter seul et indéfiniment la propriété
acquise, de la léguer à ses enfants, ou de la revendre à son tour.
Cette confiscation de la propriété littéraire au profit du domaine
public fut décrétée par la Convention, et elle a été maintenue depuis,
pour cause d'utilité publique, parce qu'il importe à la société, an progrès
des lumières, que les che&'d'œuvres de l'esprit humain ne puissent pas
être accaparés par des particuliers, héritiers ou cessionnaires, lesquels
en ayant le monopole pourraient les tenir à un prix trop élevé, ou même,
par passion politique ou religieuse, ou par intimidation, ou par cor-
ruption, pourraient tenter de les anéantir. S'il en est ainsi, s'il y a
nécessité d'exproprier pour cause d'utilité publique, le plus simple bon
sens, l'équité naturelle ne proclament-ils pas, avec le code civil, qu'il
faut payer au propriétaire une juste et préalable indemnité?
Cet argument en faveur de la confiscation séduit encore aujourd'hui
nombre d'esprits sérieux. Cependant on s'est laissé attendrir sur le
sort de l'auteur et de ses enfants, et depuis le décret de la Convention
la loi s'est successivement adoucie à leur égard.
Un décret du 5 février 1810 étendit à vingt années la jouissance des
héritiers.
En 1825 une commission fut nommée par Charles X. Outre trente
membres titulaires choisis parmi les illustrations du parlement, de la
magistrature, des académies, elle comptait six autres membres repré-
sentant plus immédiatement les intérêts en question, c'est-à-dire de
simples littérateurs, des libraires et même un acteur, Talma. Portalis,
Royer-Collard,Cuvier, M.Yillemain faisaient partie de cette commission.
Le résultat de ses travaux fut la reconnaissance, à la presqu'unanimité,
du principe du droit héréditaire et perpétuel, « sinon comme conférant
aux héritiers le droit exclusif de reproduction, du moins comme donnant
légalement ouverture en leur faveur à une redevance perpétuelle sur
ces reproductions lorsqu'elles seraient devenues libres pour tous par
l'etfet de l'appréhension de l'œuvre originale par le domaine public. »
Malheureusement, arrivée à l'examen des voies et moyens d'application,
la commission s'exagéra des dimcultés de détail. Dans le projet de loi
qu'elle rédigea, elle se contenta d'étendre la jouissance temporaire
à cinquante années. Pour bien des raisons le gouvernement dut aban-
donner le projet. Malheureusement l'impopularité du gouvernement
compromettait toutes ses entreprises; on disait « que le gouvernement
voulait ainsi mettre la main sur les œuvres des auteurs morts, acquises
au domaine public, afin d'en faire disparaître plus facilement, en s'en-
tendant avec les familles, celles de ces publications qui lui déplaisaient,
Voltaire et Rousseau en tête. <
Sous Louis-Philippe, les efforts tentés pour la défense de la propriété
littéraire avortèrent comme les précédents. En d 839, la chambre des Pairs
rejeta un projet de toi présente par M de Salvandy, ministre de l'instruction
publique, et qui proposait seulement d'ajouter dix années au dé!ai du
décret de 4810, ce qui portait à trente années après la mort de l'auteur
la durée de la propriété d'une œuvre littéraire. En 184Ï, bi. Villemain
présenta le même projet à la chambre des Députés. La commission, nom-
mée par la chambre, demanda cinquante années au lieu de trente. <[ Le
jour où le législateur, éclairé par l'épreuve qu'il va faire, jugera que la
propriété littéraire peut entrer dans un exercice plus étendu de ses droits
naturels, il n'aura qu'à ôter la borne; il n'aura qu'à dire loujours, où la
loi dit f<~M<!m!e ans, et l'intelligence sera émancipée. C'est le rappor-
teur de la commission, Lamartine, qui parle ainsi. Après avoir adopté
le projet de loi dans ses articles, la Chambre le rejeta dans son ensemble.
Ce gouvernement-ci commença par rendre à la propriété littéraire et
artistique un immense service. Le décret du 18 mars i852 étend aux
œuvres des auteurs et des artistes étrangers la protection internationale
dont jouit tout autre genre de propriété et bientôt après des conventions
sont conclues avec les autres Etats qui s'engagent à la réciprocité vis-à-
vis de la France. `
Ensuite sans attendre qu'on soit sorti des diSicuttés de la discussion
des principes, l'Empereur a voulu qu'on ne restât pas plus longtemps
sous le coup du décret de 18d0. Aujourd'hui les droits de la descen-
dance directe des auteurs sont respectés durant trente années à partir
du décès de ceux-ci ou de l'extinction des droits de la veuve (Loi du 8
avril 1854).
Enfin, au mois de septembre 1858, un congrès composé d'écrivains,
de libraires et d'avocats des différents Etats de l'Europe, et même des
Etats-Unis, s'est tenu à Bruxelles. Il a été émis le vœu que le délai fut
porté à cinquante ans. Il y a trente-six ans que la commission de 1825
a demandé la même chose.
Les vaincus de Bruxelles, ceux qui croient que la propriété littéraire
est une propriété comme celle d'un champ ou d'une maison, ont formé
l'association pour la défense de la propriété littéraire et artistique, dont
le siége est chez l'éditeur Hachette. C'est cette association qui publie
le livre que nous recommandons au lecteur.
Ce recueil de pièces rares, curieuses ou médites et de documents
importants dont la plupart datent de la fin du dix-huitième siècle
est une révélation embarrassante pour les défenseurs de la confis-
cation Jusclu'au moment de la publication de ce volume chacun était
convaincu que la propriété littéraire n'avait été réclamée que de nos
jours. La vérité était que le droit perpétuel des auteurs avait été
reconnu et pratiqué pendant tout le dix-septième et la plus grande
partie du dix-huitième siècle. Sans doute ce n'était pas une
ordonnance de nos rois qui avait établi ou reconnu formellement
la perpétuité du droit. En ce point, comme dans presque tout le reste du
droit civil, c'était la coutume, c'était l'usage qui faisait loi; mais cet
usage consacré par la jurisprudence, défendu par le parlement était tout
aussi certain que le sont aujourd'hui les dispositions du Code civil. »
< La Fontaine avait vendu tous ses droits à Barbin. Les petites filles
de La Fontaine réclamèrent auprès du roi, par ce motif que le privilège
primitif était expiré. Le roi leur accorda un privilège nouveau, attendu
que les ouvrages de leur aMK< ~Mf appartenaient naturellement par droit
d'hérédité.On se pourvût devant le parlement, juge des intérêts privés.
Malgré l'arrêt du Conseil, les demoiselles La Fontaine perdirent leur
procès, et ce fut justice. On ne pouvait leur reconnaître un droit que leur
aïeul avait aliéné.
< Si la propriété littéraire était ainsi pratiquée au dix-huitièmesiècle,
comment se fait-M qu'on ait des idées aussi fausses sur les droits des
auteurs dans l'ancien régime? Cela tient à une révolution qui se lit
en 1777.. D
Nous devons dire un mot des fameux arrêts de cette année.
Le règlement de 1723, dû au chancelier d'Aguesseau (c'est la première
pièce du recueil) gardait le silence sur la question de propriété litté-
raire il lui suflisait de respecter un droit naturel et consacré par l'usage.
On voitdans le volume comment les libraires de province c'est-à-dire les petits
libraires profitèrent de ce silence pour attaquer les droits des libraires de
Paris,propriétaires des meilleursouvrages,qu'ilsachetaient deleurs auteurs
Les arrêts de 1777, au contraire, se donnent la gloire de proclamer
la perpétuité de la propriété littéraire, seulement ils ne reconnaissent
cette propriété qu'entre les mains de l'auteur et de ses descendants, et
en leur imposant des conditions dérisoires qui équiva)ent a une
confiscation « Tout auteur qui obtiendra en son nom le privilège de
son ouvrage, aura droit de le t'être chez h<~ sans qu'il puisse, sous
aucun prétexte, vendre ou négocier d'autres livres il jouira de son
privilège pour lui et ses hoirs à perpétuité, pfMM'~M qu'il ne le ~H'oce~c
<t MfCMK <!<&r«M'e. auquel cas la durée du privilège sera, par le seul
fait de la cession, réduite à celle de la vie de l'auteur. Ainsi,
l'auteur ne pourra transmettre la propriété de ses œuvres a ses
enfants qu'à la condition qu'il aura su trouver le temps et l'argent né-
cessaires pour les faire imprimer et les vendre lui-même chez lui. Sinon,
à sa mort, il appartiendra au directeur général de la librairie d'accorder
le privilège de ses oeuvres à autant de libraires que bon lui semblera, et
cela moyennant finances.
L'Académie-Française eut à se montrer dans cette affaire. Le garde-
des-sceaux, M. de Miromesnil, ébranlé par la tempête de réclamations
soulevée par les arrêts, et sentant le besoin d'un appui, voulut avoir le
suffrage de l'illustre assemblée. Elle ne se montra guère héroïque, il est
vrai, mais elle sut obtenir une transaction. Tout en refusant prudem-
ment de toucher à la question agitée entre les gens de lettres sur la
propriété des ouvrages, elle « croit répondre aux vues de Sa Majesté
en proposant les moyens qui lui semblent les plus propres à assurer aux
gens de lettres la jouissance que Sa Majesté a bien voulu leur accorder.»
« Eu d'autres termes, disent MM. Laboutaye et Guiflrey, l'Académie fait
comme le congrès de Bruxelles elle abandonne un droit contesté pour
accepter un privilège avantageux. C'est lit nne faute qu'on commet trop
souvent on ne voit pas qu'en renonçant au droit, on perd la seule chose
qui dure et que rien ne remplace. » Quoi qu'il en soit, grâce à l'Aca-
démie, un nouvel arrêt du conseil fut rendu à la date du 3 juillet 1778
<( Article 2. Tout auteur qui aura obtenu, en son nom, le privilège de
son ouvrage, non-seulement aura le droit de le vendre chez lui, mais il
pourra encore, <!M<aM< de fois qu'il le voudra, faire imprimer poMf M)t
compte son ouvrage, et le faire vendre aussi pour son compte par tel
libraire qu'il aura choisi, sans que les traités ou conventions qu'il fera
pour imprimer ou débiter une édition de son ouvrage puissent être
réputés cession de son privilége » En vertu de ce nouvel arrêt, si l'auteur
est toujours obligé d'être commerçant on le dispense du moins d'être
boutiquier. Mais si quelque jour il songe à se mettre à l'abri des chances
d'un commerce auquel il n'entend rien, & réaliser sur-le-champ et sans
peine un bénéfice certain en vendant à un libraire une, deux ou trois
éditions de son œuvre, ou bien le droit d'exploiter son livre pendant un
certain nombre d'années, de ce jour-là et par ce seul fait, il perdra
tous ses droits de propriété après lui, son œuvre sera condamnée à
tomber dans le domaine public. JI
Il faut bien reconnaitre cependant que la distinction établie entre les
auteurs et entre tes éditeurs n'était pas complètement déraisonnable. Il
faut aussi remarquer, ainsi que le font eux-mêmes MM. Laboutaye et
Guiffrey, que dans un pays habitué aux affaires, comme l'Angleterre,
Cf.
il est probable que de ce dernier arrêt on aurait retiré dans la pratique
une reconnaissance efficace du droit de propriété. Le libraire serait de-
venu le banquier et le dépositaire de l'auteur, qui aurait gardé sur sa
tête la propriété du privilège; le changement (apporté par les arrêts)
aurait été plus apparent que réel la force des choses aurait maintenu,
sous une autre forme, l'union nécessaire du libraire et de l'écrivain. En
France, on s'effraya de la réforme au lieu d'en user. s
Ces fameux arrêts de m?, modifiés en un point par celui de 773,
semblent donc jusqu'ici au lenteur n'avoir été inspirés que par un grand
zèle, plus ou moins heureux, pour les intérêts des gens de lettres, et
n'avoir eu d'autre but que, dit H. de Miromesnit, « de les délivrer, autant
que possible, de l'avidité des libraires, » Malheureusement, on prétend
qu'ils doivent être attribués a tout autre mobile, et qu'ils n'étaient des-
tinés, en grande partie, qu'à procurer au pouvoir une nouvelle source de
revenus. Ce qui fait de ces arrêts un des plus monstrueux monuments
d'une époque d'arbitraire et de bon plaisir, ce sont leurs dispositions
rétroactives qui violent les propriétés acquises jusqu'à ce jour par les
libraires, et, pour mieux consommer la ruine de ces malheureux, légi-
timent toutes les contrefaçons déjà faites et permettent de les vendre
impunément. Les dispositions Escales, les tarifs exorbitants qui accom-
pagnent les arrêts laissent deviner le secret de la comédie. Cela est d'une
miquité extravagante. Plus peut-être que tout autre épisode de la co-
médie sociale de ce temps-là, celui-ci fait pressentir un dénoûment
dramatique.
La lecture des protestations, des représentations, des requêtes, des
mémoires, des consultations d'avocats, que ce recueil livre au public,
fait penser à la Révolution.
Enfin, en 1779, le parlement intervint. Saisi de la question par
d'Esprémenil, ce conseiller fougueux qui, en 1787, devait donner le
signal de la Révolution, il enjoingnit aux gens du roi de lui rendre
compte de cette affaire. Les procès-verbaux des quatre séances consa-
crées à l'examen des arrêts, constituent la pièce la plus impor-
tante du volume. La lecture de ces procès-verbaux « nous donne de la
justice sous l'ancien régime une idée qui n'a rien de défavorable.
On y verra quelles étaient l'indépendance et l'autorité du parlement. »
On comprend que d'Esprémeni) t'appelle organe légitime des opprimés,
dépositaire et défenseur des lois du royaume et des droits de tous les
ordres, de tous les corps, de tous les citoyens, juge naturel de leur
état. »
Le compte-rendu de l'avocat-général Louis-Antoine Séguier occupa
trois séances. Dans cette œuvre très remarquable et qui fait honneur
à notre ancienne magistrature, » on trouve « l'histoire de l'imprimerie
et des lois qui l'ont régie depuis son origine, l'analyse des anciens et
des nouveaux règlements, l'exposé des plaintes de la librairie, des vues
très justes sur les privilèges, et un résumé fidèle et impartial des argu-
ments favorables ou contraires à la propriété littéraire. 9 tci, non moins
que dans les pièces émanéesdes libraires, nous voyons qu'à cette époque,
depuis longtemps « les auteurs se croyaient propriétaires des ouvrages
qu'ils avaient créés, et les libraires, de ceux qu'ils avaient acquis. »
Après avoir exposé tous les détails de la législation relative aux œuvres
intellectuelles, a l'avocat-génêral arrive à la partie la plus difiïciie de sa
tache; il lui faut prendre des conclusions, non point avec la liberté d'un
homme qui ne s'inspire que de la justice et de la raison, mais comme
défenseur obligé des arrêts, comme représentant des gens du roi. Il est
curieux de constater à quelles contradictions le conduisent les exigences
de sa position. Suivant M. Séguier, l'autorité qui accorde le privilège
est maîtresse de dicter ses conditions, puisque sans privilége on ne
pourrait pas imprimer de livres; par conséquent, elle peut laisser à son
gré, la propriété absolue, perpétuelle chez l'auteur, tout en la limitant
chez le cessionnaire. C'est confondre la propriété et le privilége, le
droit et la garantie. En traitant avec un auteur, le libraire acquérait do
lui deux choses distinctes, d'une part le manuscrit et de l'autre le pri-
vilège, qui est le moyen de jouir du manuscrit. Pendant toute la durée
du privilége, il n'y a pas à distinguer; mais à l'expiration du terme que
se passera-t-il? Du privilége, il ne reste rien; mais lapropriété subsiste
dans la main du libraire, s'il l'a achetée dans toute son étendue. Si le
libraire veut faire une nouvelle édition du livre, il lui faudra donc
une permission nouvelle; mais le privilège était si peu la propriété,
qu'on ne voit pas jusqu'alors que l'Etat, en refusant la continuation du
privilège, se soit jamais attribué le droit de conférer cette permission a
un tiers. Faute de privilége, la propriété était un droit dormant, mais
il existait toujours. »
Le parlement n'alla pas plus loin. Les arrêts triomphèrent de toutes
les résistances. La dernière pièce du recueil, JM~MMM'e des Z<«t;'M ~i
Jtf. le G<H'(<es-ScMM;c (118T), nous montre les résultats de ce triomphe
« La ruine des libraires a consommé celle des gens de lettres l.es
libraires, subitement dépouillés d'une propriété <~M les siècles ftM/f'<
respectée à l'égal ~<s~fopt'teM /bMC<M'< n'ont plus voulu s'engager
dans de nouvelles entreprises; les gens de lettres manquent d'acheteut-,
pour leurs écrits. Il faut un remède efficace à cette situation désespérée,
et l'on demande tout simplement le rétablissementdu règlementde )Ti!3,
si sagement élaboré par d'Aguesseau et fondé sur la tradition et la
justice. » Ce dernier cri des libraires ne fut pas plus entendu que les
précédents.
Le lecteur sait maintenant quel était te régime de la propriété litté-
raire au moment où la Révolution éc)ata.
H n'y a guère beaucoup de livres aussi bien faits que celui-ci. Une
préface générale relie entre elles les diuérentes pièces du recueil,
et chacune a sa préface spéciale où elle se trouve analysée et appréciée.
De nombreux extraits de ce lumineux commentaire ont été cités dans
le courant de cet article. La lecture de ce volume, consacré au dix-
huitième siècle, donne le désir de voir paraître un volume semblable
consacré au dix-neuvième. Les auteurs promettent de donner satisfac-
tion à ce désir a si le public prend goût à la question. »
Stéphane Gachet.
CAUSERIE THÉATRALE

Monsieur et madame le maire est-il M/M/<7~~ Le sieur Bilboquet


ne nous l'a pas dit. Ce que nous savons, c'est que depuis un mois
que le théâtre est ouvert, l'administration municipale a prononcé le
rejet du premier rôle, de la première chanteuse, du premier amoureux,
de la seconde basse, et que plusieurs autres sujets de la troupe ont
signé leur résiliation avant leur troisième début.
Oli les débuts voilà une affaire sérieuse, monotone, bruyante et
tout à fait révolutionnaire Avouons-le cependant, nous ne sommes
pas arrivés sous ce rapport au couronnement de l'édifice, et nous
avons encore plus d'un pas à faire pour que, dans ce siècle démocratique,
la souveraineté du peuple triomphe au théâtre dans la plénitude de sa
toute-puissance.
Un théâtre est une véritable république dont le président consti-
tutionnel est le directeur privilégié. Comme l'on doit un profond
respect aux constitutions, il faut respecter le direcLeur sinon menta-
lement, du moins en paroles et en actions, sauf à lui retirer son
mandats, uivant les formes voulues, si ce mandat n'est pas rempli
à la satisfaction générale. Le directeur a des ministres qui s'ap-
pellent, suivant le département auquel ils appartiennent, premier ténor,
première chanteuse, jeune premier, etc., etc. Ils sont responsables
devant le public.
Un minisire sans portefeuille, parlant au public, orateur le plus
souvent médiocre, mais très fort sur les trois saluts, est chargé df
présenter à l'assemblée ses collègues des deux sexes. Lorsqu'il parle,
l'émotion lui est interdite; il n'a même pas le droit de faire un gcsk
d'approbation ou de désapprobation. Devant une tempête populaire, il
reste calme et impassible;
Si fractus tMa&o!«f o'Ms,
Impavidum ~)'tCKt nMK<B.

Tout va pour )e mieux dans la meilleure des républiques, et l'ami


Platon serait content, s'il n'y avait pas un revers à la médaille. Le
ministre sans portefeuille vient, à la vérité, avec une persévérance à
laquelle on rend hommage, consulter le peuple sur le personnel gou-
vernemental. On laisse généralement les citoyens manifester leur
opinion avec une liberté tempérée par les règlements de police. Mais,
lorsque les opinions contraires ont pu se faire entendre, on baissele
rideau, et tout le monde s'en va. Et le ministre débutant, qu'en fait-
on ? Voilà la grosse affaire, et c'est ici que nous voyons une atteinte
portée au libre exercice de la souveraineté publique.
Figurez-vous une élection politique et des scrutateurs électoraux
qui, après avoir compté et recompté le nombre des bulletins obtenus
par chaque candidat, demanderaient deux jours de rénexion pour
faire connaître aux électeurs le nom du candidat élu? Ce serait, abo-
minable, et vous auriez le droit de demander une réforme. C'est
cependant ce qui arrive dans les élections qui ont lieu au théâtree
Les scrutateurs officiels sont les membres délégués de l'adminis-
tration municipale. Eh bien! au lieu de constater immédiatement le
résultat du vote, alors que les pièces du débat sont encore sous leurs
yeux, ou plutôt alors que les applaudissements et les sifflets retentissent
encore à leurs oreilles, les juges souverains de la lutte se retirent
prudemment, et le lendemain, lorsqu'ils ont bien oublié le pour et le
contre, ils se prononcent avec une entière indépendance.
Que diable on peut être un excellent édile et ne pas avoir pour
cela le privilège de se souvenir vingt-quatre heures après le vote,
si le bruit des sifflets remportait sur celui des applaudissements.
C'est là une question que l'on doit résoudre suivant sa première
impression, qui seule est la bonne; ou bien, c'est que le public n'est
pas le seul juge compétent du début, et alors nous avons le droit de
nous plaindre et de réclamer contre cet empiétement municipal.
Pas de débuts ou, si vous en faites, que l'opinion du pubhc, même
s'il se trompe, soit entièrement respectée.
Oui, cela est triste à dire, le public se trompe il ne se trompe
même que trop souvent. On le voit s'abattre impitoyablement sur
certains artistes qui ne méritent pas toujours un tel excès de rigueur;
témoin M. Marchot, la nouvelle basse-taille, qui, après avoir très-
convenablement chanté le ~Ao~<, a vn s'élever contre lui une opposition
formidable. D'autres fois, le public se montre d'une indifférence com-
plète et laisse admettre sans aucune protfstation des artistes qui sont
destinés à lui causer de l'ennui pendant toute une saison; témoin
M. Prietz, un jeune premier auquel il ne manque que l'élégance et
l'organe de l'emploi; témoin encore M. Forlet, un comique fort mauvais,
qui ne sait pas composer un rôle et qui n'est pas digne de donner la
réplique à son collègue Graffetot.
Ces erreurs-la se renouvellent chaque année, et nous ne pouvons
pas en empêcher le retour. Prenons-en donc notre parti; mais conseil-
lons au public d'apporter dans son rôle plus de discernement s'il ne veut
pas mériter le reproche d'incompétence ou de partialité.
Il nous semble complètement inutile de daguerréotyper ici toutes
les figures qui se sont montrées sur la scène depuis la soirée d'ouver-
ture. Il y a beaucoup de médiocrités nous n'en parlerons pas. Peut-
être attendent-elles une création nouvelle pour se mettre en relief;
nous les suivrons avec plaisir dans leurs métamorphoses successives;
mais les pièces qni servent d'aliment au répertoire des débuts sont
tellement banales que 'nous pardonnons volontiers aux débutants de
s'y montrer ennuyeux et ennuyés.
On annonce l'engagement d'une chanteuse de grande réputation,
M* Picquet-Wild. Puisse-t-elle nous apporter un peu de ce feu sacré
dont l'absence presque complète est le défaut capital de la nouvelle
troupe d'opéra!
Dans te drame et la comédie, nous avons revu avec plaisir
l'incomparable GraSëtot, un comique sérieux qui fait de l'art, et
M"~ Collignon qui a un genre de mérite trop rare sur les scènes de
province; elle possède les traditions dramatiques en même temps que le
charme naturel de la femme du monde elle est à la fois comédienne
intelligente et femme spirituelle; elle comprend et sait rendre l'esprit
d'un rôle.
Que dirons-nous des décors? Le P«~ de ~OM~ les a rendus plus
impossibles que jamais.- Que dire des figurantes?. Hélas! mal-
gré l'ouverture de la chasse, on ne découpe plus le soir, dans un
aimable tète-à-tète le perdreau froid que la troupe chorégraphique
de M. Raphaèl Félix mangeait de si bon appétit. Plus d'amour, par-
tant plus de joie!
Il avait été question d'une réforme radicale dans le personnel fémi-
nin des choeurs et des utilités; la direction tenait, dit-on,. en réserve
tout ce qui peut s'imaginer de plus émoustillant dans ce genre. Une
de ces dames qu'on nous destinait avait été, l'hiver dernier, enlevée
par un hospodar valaque; à la suite d'un malheur imprévu qui l'avait
atteinte sur la frontière du Monténégro, elle avait repris le chemin de
la France, décidée à en finir avec la vie errante et les princes
roumains elle voulait se consacrer désormais à l'art sérieux, et dans
cette louable intention elle venait prendre du service dans les chœurs
du théâtre de Lille. Fatale destinée les portes de nos coulisses lui
ont été fermées impitoyablement. Pourquoi cela ? N'en dites rien à
personne nous allons vous révéler ce mystère.
Les pères de famille, effrayés par la perturbation que le Pied de
MoM!oH avait apportée dans les habitudes et les sentiments de leurs
fils, ont rédigé une pétition, assez plate dans la forme, par laquelle
ils suppliaient le directeur du théâtre de ne pas donner suite à ses
projets de réforme féminine. Ils craignaient une avalanche nouvelle de
femmes jolies et légères; invoquant en faveur de leur demande les
droits de la famille et du foyer domestique, ils montraient avec déses-
poir le souper paternel délaissé par le fils qui s'en allait avec d'af-
freuses gourgandines se détruire l'estomac et la santé. Bref, le coeur de
-la direction fut touché, et le statu f~to a été maintenu. Lugete, veneres!
Ce souper de la famille, qui a joué un grand rôle dans l'affaire des
figurantes, est une de nos monstruosités locales qui fait commettre
les abus les plus déplorables. Chaque année, nous entendons nos
amis les critiques (des critiques qui soupent, probablement), nous les
entendons se plaindre en termes solennels de l'inconvenance, des repré-
sentations prolongées au delà de dix heures et demie ou onze heures.
Il y a à ce sujet un article du règlement de police que ces critiques
bienveillants rappellent à tout propos contre le directeur, non pas dans
l'intérêt de l'art, mais dans l'intérêt de leur souper, qui refroidit à les
attendre. C'est ainsi que des gens honnètes deviennent des dénon-
ciateurs Ventris sacra /am~/
Quant à nous, après avoir recueilli les opinions de tous nos colla-
borateurs, nous n'hésitons pas à dire que, si, au lieu de commencer
à cinq heures trois quarts pour finir à dix heures et demie, les repré-
sentations commençaient à sept heures pour finir à onze heures et
demie et même minuit,les choses n'en iraient pas plus ma! on ne se
verrait pas éternellement privé des levers de rideau; on trouverait
pour toute sa soirée une distraction agréable, et, lorsque la pièce finit
bien, on irait se coucher sous l'impression heureuse du dénoûment.
Si les gens qui soupent doivent y perdre, ceux qui aiment à faire de
jolis rêves doivent y gagner; c'est une compensation qui nous semble
suffisante.
Une autre monstruosité qui donne la jaunisse à quelques-uns des
habitués du théâtre, c'est l'affluence considérable des sergents de ville
qui veillent chaque soir à ia tranquillité des jeux sceniques comme
disent les procès-verbaux. Des sergents de ville on en a mis partout;
on en voit au parterre; on en voit dans les couloirs; il y en a dans
tous les coins de la salle. Nous parions qu'on en trouverait dans la
boîte du souffleur. Encore si c'était des pompiers mais non, ce sont
des agents de police, en uniforme, le sabre au côté, le tricorne sur
la tête. Ils sont là comme la statue du commandeur, impassibles et
gênants. 11 arrive parfois que la circulation est interrompue dans les
couloirs vous vous imaginez, ô lecteur candide, que c'est un encombre-
ment de spectateurs ;vous vous trompez, c'est un encombrement d'agents
de police. Vous entrez au théâtre quand le rideau est levé; vous
voulez savoir la scène que l'on joue vous placez votre œil à la hauteur
d'une de ces petites lucarnes qui sont pratiquées à toutes les portes;
vous regardez attentivement; vous voyez tout noir. Vous ouvrez la
porte c'est le dos d'un agent de police qui obstrue le passage.
Que ne s'en vont-ils, tous ces agents de la force publique, voir dans

les rues et sur les places si l'eau des ruisseaux est limpide et si les
chiens sont muselés
G. Masure.
CHRONIQUE DU MOIS

PftKem et circences, du pain d'épices et des cirques voici la foire


Nous ne sommes pas ennemi des spectacles forains, qui ont bien leur
importance, et nous applaudissons, comme il convient, aux efforts des
saltimbanques. Il y a longtemps queL.-T. Semet, notre maitre regretté,
a consacré aux artistes de la Plaine une étude qu'il est bon de
rappeler
< Les
fanfares ont retenti, et les athlètes, aux membres souples
et vigoureux, envahissent l'arcnc. Ils courent sur le tremplin etfran-
chissent, en bondissant, un cheval immobile comme une barrière.
Arrivent de fraîches et jolies sylphides, qui, debout sur la selle
aplatie, déploient l'élégante flexibilité et les moëlleuses ondulations de
leur taille. On dirait de vivantes et mobiles statues, sur des pié-
destaux mobiles et vivants; car tes coursiers rivalisent d'intelligence
et d'ardeur avec celles qui les montent et les dirigent.
Dans cette jeune fille, dont le maintien respire la grandeur et la
majesté, ne croyez-vous pas voir la reine des Amazones?

Un pied sur l'étrier, la tMe échevelée,


Elle vole, elle fuit, comme PenthesHee,
Monte, descend, remonte, et, tournée à demi,
Semble, mf'n)e en fuyant, provoquer l'ennemi.

» Quel est ce cheval qui s'avance tout nu et sans bride, en se-


couant sa crinière ondoyante et sa queue hérissée? Au bruit de l'in-
nocent coup de pistolet que fait éclater son maitre, il s'arrête brus-
quement, comme si un mur d'airain se dressait devant lui. Maintenant
il boite, il se traîne, la tête et les oreilles basses. Vous le croyez
blessé peut-être? L'hypocrite! i! vient mendier vos friandises et vos
caresses. Un coup de fouet le guérit et le ranime. Il trotte, il court,
il déroule son chapelet de pirouettes. C'est une planète animée qui
tourne sur elle-même, eftleure son orbite, et accomplit sa révolution,
aux clartés rayonnantes d'un lustre, ou plutôt d'un soleil nocturne.
Mais fixons nos regards et notre attention sur ce jeune homme
qui, par le mouvement mécanique de ses bras et de ses jambes, dompte
et fait manœuvrer un étalon fougueux. Admirons ce noble quadrupède
qui hennit, caracole et piaffe en s'ébrouant. Comme il s'applaudit de
ses forces et de ses grâces Comme il dilate ses yeux ardents et ses
narines fumantes! Il creuse du pied la terre sablonneuse, il se cabre
et se balance sur les jarrets, il rejette la tête en arrière, il mâche
avec colère son frein blanchi d'écume. Dans ses courbettes, ses crou-
padcs, ses demi-voltes de gauche à droite et de droite à gauche, quel
mélange d'orgueil et de souplesse!
Vous que l'industrie, la science, les arts ou la littérature re-
tiennent, durant le jour, dans vos fabriques, vos bibliothèques ou vos
cabinets, assistez, le soir, aux jeux des cirques. Les exercices gym-
nastiques et les courses de chevaux étaient un délice pour l'ancienne
Grèce, qui savait néanmoins admirer les chefs-d'œuvre d'Eschyle, de
Sophocle, d'Euripide et d'Aristophane.»
M. de Coussemaker, président de la Commission historique de
notre département, vient de mettre en vente, à la librairie Quarré,
une étude consacrée à deux curieux échantillons de l'orfèvrerie du
XIII" siècle. La croix et la châsse de Bousbecque sont des témoi-
gnages éclatants de la richesse artistique de nos contrées, et il était
bon de signaler à l'attention des archéologues ces restes de l'art
chrétien au moyen âge. La croix de Bousbecque a été retrouvée par
M. Gaudelet, qui a réuni les cléments d'une collection précieuse, et
qui possède un reliquaire sur lequel nous appelons l'attention de
M. de Coussemaker. En attendant la création d'un musée archéolo-
gique sérieux, cette œuvre mérite d'ètre mise en lumière. Nous
n'avons rien à dire de la savante notice de M. de Coussemaker; sa
compétence en pareille matière a été prouvée depuis longtemps par
les travaux qui lui ont valu le titre de membre correspondant de
l'Institut. Ce que nous ne saurions trop admirer, ce sont les chromo-
lithographies qui accompagnent le texte, et qui sont sorties des ate-
liers de M. Lefebvre-Ducrocq. M. Lefebvre-Ducrocq nous a montré
qu'il pouvait marcher de pair avec les plus habiles typographes de Paris.
M. le docteur Desmyttère a lu, à la dernière session du Congrès
archéologique de France, un discours historique sur Casset, te
boulevard le plus ancien de la Flandre, dont la noble cour s'étendait
autrefois jusqu'à Watten et à Estaires, et jusqu'à Rosbrugghe
et Poperingue. M. Desmyttère? vient d'avoir l'heureuse idée
de livrer son étude à l'impression; elle sera lue avec intérêt et
profit.
La province a ses poètes, comme ses savants, et M. G Bouchez
vient de publier une étude où la morale et les beaux vers se trouvent
réunis (M</mpë de Be~M~M. M. Bouchez, auteur de Ciel et 7~
n'en est plus à ses premières armes, mais le poème qu'il vient d'écrire
marque un progrès, un grand progrès, auquel nous applaudissons de
grand cœur.
–OPINION DE M. DELECOURT, DU PROPAGATEUR,
Sur le jM)/'en<m< d'Eugène Sue (de scandaleusemémoire)
.Dans le Juif <<m~ l'usure est un dieu, et l'orgie est son
apôtre pour prêcher la haine, pour déverser le mépris et la calomnie,
pour exalter le triomphe de toutes les passions brutales sur le spiri-
tualisme religieux. »
Est-elle assez jolie?
M. Carolus Duran, pensionnaire de la ville, vient de nous en-
voyer, pour prouver qu'il emploie bien son temps, cinq toiles, dont une
faisait partie de son exposition de cette année. Cette étude a été remar-
quée au Salon par la solidité de la touche, qui indique chez notre
jeune compatriote une nature de peintre vigoureuse et hardie, sinon
gracieuse et délicate. H y a, outre cette toile, deux portraits et deux
paysages.'Les deux portraits sont peints largement, et ils ont l'un et
l'autre une grande harmonie de couleurs; l'un des deux a un relief
saisissant. Le SoMM?M?' de F~m~'c est un paysage qui ne manque
pas de mérite; mais nous mettons bien au-dessus celui qui l'ac-
compagne et qui sent la pleine forêt. Ce dernier tableau, où le pre-
mier plan laisse un peu à désirer, indique un progrès immense
fait par l'artiste; le chemin clair et les masses d'arbres et de feuil-
-lage sont enlevés avec un rare bonheur et une grande vérité. M. Duran
est appelé a faire honneur au choix de sa ville natale et à la peinture.
Encore beaucoup d'études, beaucoup de travail, et ce sera complet.
Nous couseillerions volontiers au jeune artiste d'aller mûrir son talent
dans la patrie des chefs-d'œuvre, et à la ville de Lille de lui concéder,
dans ce but, l'une des deux bourses du legs-Wicar, qui se trouvent
justement vacantes. Chacun y gagnerait.
Jules Janin, dans l'article Variétés du Journal <~2M'< vient
de consacrer cinq colonnes d'analyse spirituelle et élogieuse au
nouveau roman de M. Valery Vernier, Greta, qui sera, on peut le
prédire dès à présent, le roman en vogue cet hiver. Nous nous asso-
cions avec d'autant plus de plaisir à ce succès, que nous avons été
des premiers à signaler au public les qualités de ce livre.
-La question de lapropriéte littéraire a donné lieu à une discussion
très curieuse, soutenue, dans les colonnes de la Revue et G<M~ (les
T~~yi's, par M. Théodore Anne et par M. Carlos Derode, avocat,
ancien directeur de la ~o'M6 internationale.
Eugène. Delacroix vient de livrer à l'admiration sa chapelle de
Saint-Sulpice. Il y a trois compositions celle de droite représente
le temple de Jérusalem défendu p ar des anges à pied et à cheval contre
Héliodore, qui le pillait; celle de gauche nous montre une foret sur
une montagne et la lutte de Jacob avec l'ange celle du haut, enfin,
représente saint Michel terrassant le démon. Notre grand peintre s'est
surpassé dans cette oeuvre admirable. Les architectures de la première
composition, la forêt de la seconde et les ciels de la troisième sont
grandioses, justes et empreints de force et de vérité. C'est superbe
et noble, et ces choses étonnent en ce temps. L'ensemble est su-
blime, et les défauts ne sont que dans les détails c'est la place que
leur donne toujours le génie. E. E.
Au moment de mettre sous presse, une triste nouvelle circule et
saisit douloureusement tous les esprits. La fille du préfet du Nord,
M"~ Warocqué, vient d'être enlevée à sa famille après une courte
maladie, au milieu du resplendissement de la jeunesse et dans la plé-
nitude du bonheur. S'il est une consolation à une pareille douleur, les
parents de M" Warocqué la trouveront dans le deuil public, unanime,
que cette mort imprévue vient de causer.
° Géry Legrand.
Lille, imp. Lefet)~re-!)ucrocq.
~.EJHÉATRE SÉR!EUX AU XIXe SIÈCLE

tY -IjESLES
––
CLASSIQUES T)U BOULEVARD
t
–––
~4Pne f~tt
pas demander aux pièces populaires de notre théâtre
~~B~orain la science du goût, la recherche du beau, le souci de
la moralité et h préoccupation du style. La plupart d'entre elles au!-
chent même un grand dédain pour nos traditions littéraires, et cela
n'a rien qui doive étonner, si l'on songe que nos auteurs sont régis
par les exigences d'un public avide de nouveautés, curieux seulement
de distractions frivoles, et aussi peu soucieux de la dignité de l'art
que de sa propre dignité. Que dire de ce public selon le cœur de
M.Marc Fournier, qui s'est laissé enlever, sans murmurer, les chefs-
d'œuvre de Victor Hugo et se pâme d'aise au spectacle du Pied
de .MoM<oK.? Pour attirer l'attention d'une semblable foule, Michel-
Ange aurait dû prendre le crayon de Daumier. Pour elle.'Ie comique
réside dans la Farce, et l'esprit dans le calembourg. Afin qu'elle
puisse les distinguer et les comprendre, il est nécessaire d'exa-
gérer les types qu'on lui présente, de grossir les gibbosités et
les excentricités des personnages que l'on fait passer devant elle.
C'est ainsi que la charge a remplacé le portrait dans la galerie des
figures marquantes du XIX" siècle. Aujourd'hui, la Tragédie est
remplacée par le Mélodrame, la Comédie a fait place à la Parade.
Cependant, au milieu de cette décadence du goût et de cette dégra-
dation des genres, le théâtre-populaire a ouvert à l'intelligence de
nos grands acteurs la voie nouvelle où ils devaient rencontrer la
célébrité; i! a essayé de suppléer aux qualités qui lui faisaient
défaut par l'étude consciencieuse, profonde et patiente des caractères
il a eu la gloire de saisir, de dégager et de typifier les personnalités
les plus originales qui se sont produites. Lorsque l'on oppose aux
Farces de nos petits théâtres les platitudes de nos scènes impériales,
lorsque l'on confronte avec les sociétaires de la Comédie-Française
tes grands artistes du boulevard, lorsque l'on compare les efforts et
les résultats divers tentés et obtenus, on voit facilement de quel coté
se trouvent l'imagination, déréglée peut-être mais puissante, l'ori-
ginalité, l'observation, la vérité. Il serait peut-être curieux de tenter
la réhabilitation de ces productions inférieures de l'ait dramatique;
assurément, il est bon de remarquer que, de nos jours, le drame le
plus saisissant s'est dressé sur de vulgaires tréteaux, que la satyre
la plus violente s'est fait entendre sur une scène de second ordre,
et que c'est d'un genre méprise qu'est sortie la protestation la plus
énergique contre les vices du temps.
On ne saurait trop le répéter, le devoir sérieux du théâtre consiste
à représenter dans toute leur beauté et dans toute leur laideur les
vertus du jour et les vices du moment. Nous examinerons une autre
fois quels étaient les sentiments élevés et les passions généreuses que
la première moitié de ce siècle livrait au contrôle de l'art drama-
tique aujourd'hui nous voulons seulement rechercher les principaux
déréglements de l'esprit public, et voir de quelle manière ils ont été
traînés à la rampe de nos théâtres. Or, ce qui caractérise l'époque
que nous traversons, c'est le désir du gain, l'appât du lucre, la soif
des richesses c'est l'entraînementirrésistible et universel de tous les
esprits vers tes entreprises hazardeuses et les spéculationsaléatoires.
Pour arriver à la fortune tous les chemins sont bons, tous les moyens
avouables le succès excuse tout. Tel qui devrait ramer sur les
galères de l'Empire, est considéré dans le monde parce qu'il est
devenu riche; tel dont pas un n'oserait médire, est méprisé parce
qu'il est demeuré pauvre. L'honnêteté, le terme qui, jadis, impliquait
par excellence l'idée de considération et d'estime, est remplacé
aujourd'hui par un mot qui garde la même signitication t'habiteté.
Soyons francs Voyons, monsieur, à qui donnerez-vous en mariage
mademoiselle votre fille? N'est-ce pas à l'homme habile qui, en peu
de temps, aura doublé sa dot et achètera un château sur ses éco-
nomies ? Et vous, madame, à qui prodiguerez-vous vos plus char-
mants sourires? N'est-ce pas, une fois encore, à l'homme habile venant
diner chez vous les mercredis, et initiant votre mari, entre deux parties
de whist, aux secrets du report et aux chances de la liquidation ?
Comment résister à ce chimiste qui, opérant un étonnant précipité,
convertit quelques valeurs immobilières et nominales en une propriété
foncière? Comment résister à ce prestidigitateur à qui vous avez confié
!e matin une partie de votre fortune, et qui vous dit le soir Vous
m'avez remis cent mille francs; daignez souffler sur ce portefeui)!e.
fort bien en voici deux cent mille? Assurément cet homme est
plus grand que le héros du jour, que l'écrivain en renom, que l'ar-
tiste à la mode. Toutes les faveurs qui appartenaient autrefois au
galant homme, à l'homme d'esprit, à l'honnête homme, reviennent
donc de droit à l'homme habile. Il concentre sur lui l'attention gé-
nérale sa personnalité domine toutes les autres. Son histoire d'ail-
leurs est féconde en péripéties inattendues; sa vie, pleine de succès
et de revers, est une longue lutte. Tour à tour bohème et million-
naire, commis et financier, prenant tous les masques et toutes les
formes, tantôt hypocrite, tantôt cynique, faisant des distinctions sub-
tiles entre la petite et la grande morale, développant des idées sub-
versives, côtoyant la cour d'assises ou échappant à la police correc-
tionnelle, l'homme habile est le roi de notre époque.
Eh bien ce type du XIX*~ siècle, pour ]e rencontrer au théâtre,
rayonnant de tout son prestige, drapé dans son immoralité notoire,
entouré de ses compères et de ses victimes, il faudra le chercher dans
un mélodrame et dans une parade. Mais, songeons-y bien, il nous faudra
retrouver le portrait dans la caricature; il nous faudra dégager avec
prudence les figures cachées sous les masques; il nous faudra faire
connaissance avec des créations burlesques, bizarres, insensées,
étonnantes souvent, parfois sublimes, et toujours divertissantes.
Dans notre théâtre populaire où la Providence est représentée par la
belle institution de la gendarmerie, où la société parait sous les traits
de.M. Gogo, l'homme habile se nomme, suivant les circonstances,
Bilboquet ou Robert Macaire. Autour de ces deux types se meuvent
quelques figures secondaires, entraînées dans la course de ceux qu'elles
suivent, comme les satellites gravitent autour des planètes; elles se
nomment Gringalet, M. le Maire, Bertrand, le baron de Wormspire.ctc.
Toutes ces figures méritent un rapide examen, toutes ces créations
un rapide commentaire mais, pour être compris des personnes qui ne
sont pas initiées au genre de littérature qui nous occupe, nous devons,
aussi rapidement que possible, analyser les principales pièces où ces
physionomies se sont produites; nous devons faire connaître le milieu
où elles sont placées nous devons enfin amuser un peu notre public
aux bagatelles de la porte. Du reste, le lecteur saura choisir ce qui
vaut la peine d'être lu dans ces pages, écrites à la hâte, et il y a
nombre de passages qu'il sautera, s'il est bien avisé.
Les Saltimbanques, comédie-paradeen trois actes, mêlée de cou-
plets, par MM. Dumersan et Varin, furent représentés pour la première e
fois à Paris, sur le théâtre des Variétés, le 25 janvier 1838. Une
troupe de saltimbanques, composée d'un pitre, Gringalet, d'une femme
sauvage, Atala, d'une ballerine ingénue, Zéphirine, donne des repré-
sentations à Lagny, sous la direction du sieur Floricourt, dit Bil-
boquet. Le saltimbanque arrache les dents et autres, et vent <o!M?
ce qui concerne son nétat. Un événement pénible vient de suspendre
le cours de ses succès Les murs de Lagny lui sont fatals! Un
patient s'était approché de lui afin qu'il lui enlevât une dent; l'aspect
d'un sabre nu l'épouvante, et il prend la fuite. « Il s'agissait de
-cinquante centimes!! e Bilboquet extirpe un curieux et lui extirpe une
molaire d'une entière blancheur. Il est arrêté, mais bientôt cependant
rendu à la liberté, par un gendarme dont il avait la veille dégraissé
l'uniforme < Un bienfait n'est jamais perdu, x Le voyant libre,
son hôtesse lui demande de l'argent; Bilboquet propose en vain de
lui faire une traite sur son banquier il doit demeurer à Lagny et
se coucher sans souper. Mais un jeune homme de bonne famille,
Sosthène Ducantal, vient se jeter aux genoux de Zéphirine, et
demande à l'épouser. C'est un enfant mystérieux, dit Bilboquet;
elle peut être fort riche plus tard quand on ne connaît pas son père,
on ne sait pas de qui on peut être la fille. Cette maxime n'est pas
neuve, mais elle est consolante Sosthène va s'engager comme pail-
lasse dans cette aimable troupe; il voit déjà les aventures duRom~H
comique se dérouler devant lui; mais son père, le capitaliste Du-
cantal, vient l'arracher à cette société un peu mêlée < Allez, dit-il,
fils indigne de l'être! s Et dans sa précipitation, il oublie sa malle,
que'les saltimbanques emportent avec eux.
Au deuxième acte, nous pénétrons plus avant dans la vie privée de
HilboqueL C'est l'heure du déjeuner < Vous ne savez que manger,»
dit Bilboquet à la femme sauvage et celle-ci répond fort sagement
«
C'est une science que je n'ai pas apprise chez vous.Mais le
saltimbanque a des ressources il rapporte un chat, un chat savant,
qu'un confrère malheureux vient de lui céder. et puis il a marchandé
une carpe fraîche, qu'il achètera la semaine prochaine! D'ailleurs, il
s'agit vraiment bien de déjeuner! Bilboquet a rencontré la nourrice
de Zéphirine cette femme qui, aimant beaucoup son nourrisson, con-
sentit facilement à le donner au premier venu, lui annonce l'arrivée
d'un homme bien vêtu à la recherche de son enfant. Vous vous
doutez de ce qui arrive. C'est Ducantal qui se présente; il réclame
sa malle, et Bilboquet s'obstine à lui montrer tout ce qu'il a de dis-
ponible en fait d'enfants trouvés. Ce quiproquo est une des scènes les
plus amusantes du théâtre. L'étonnement de Dncantal va toujours
croissant, tandis que le saltimbanque se complait à énumérer tous les
services qu'elle lui rendait, combien il s'était accoutumé à elle; il ne
s'arrête qu'au moment où Bilboquet s'écrie Brisons là Briser
ma malle dit l'autre, je m'y oppose. Une lettre de la nourrice
vient tout expliquer, et Sosthène, pour rejoindre son père dans la
ville de Meaux, s'engage comme paillasse parmi les artistes nomades.
Au troisième acte, nous retrouvons Bilboquet à Meaux, chargé
d'une mission politique par permission de M. le Maire. Il faut égayer
la population pour célébrer l'arrivée d'un nouveau Sous-Préfet. La
généreuse cité paie l'enthousiasme douze francs, et Bilboquet « ne
refuse jamais un service, surtout quand il est payé pour cela. Sos-
thène doit jouer du tambour, et les préjugés le retiennent; il est fort
empêché d'avoir à faire ainsi du bruit dans la rue « Je ne sais pas
en jouer, dit-il.-Puisque tu joues du violon, répond le saltimbanque.–
Ce n'est pas la même chose. – C'est plus facile. Et Sosthène bat
la caisse. Son père, qui ne veut rien entendre entend néanmoins
le tambour. Il accourt, et Gérontc et Valère ont une explication pu-
blique. < Parricide! s'écrie Ducantal, je te ferai enfermer dans une
maison de correction jusqu'à l'âge de soixantc-setzc ans D Et dans sa
rage, il vient avec des gendarmes afin d'empoigner l'honnête Bil-
boquet, lequel se récric, toujours avec la permission de M. le Maire.
Mais Bilboquet a des papiers il a même les papiers de Ducantal,
qu'il fait ainsi passer pour son compère, tandis que M. le Maire
s'écrie Trèsbien très bien Or, ces papiers indiquent d'une façon fort
claire le croirait-on? que Zéphirine est la fille de Bilboquet,
que Ducantal est son beau-frère, et que l'union de Soslhène et de
Zéphirine est la moralité de la pièce.
Le succès de cette parade fut complet. Odry, l'homme dont le nez
a fait plus de conquêtes que celui de Roxelane, comme dit quelque part
son biographe, M. du Mersan, Odry se couvrit de gloire dans sa
création de Bilboquet. C'est qu'il avait compris la significationde cette
ligure moderne, et qu'il avait étudié dans le monde le personnage
qu'il représentait sur les planches. Grâce à lui, Bilboquet devint un
type. La même année, il passa, rôle épisodique, à travers un vau-
deville de M. Bayart M. Gogo à la Bourse. Là, il parut, dégagé de
certaines exigences scéniques, plus humain et plus grand. Mais nous
le connaissons assez pour le juger, et nous n'avons point le temps de
le suivre, à travers toutes ses incarnations successives, jusque dans
les livraisons du Musée Philippon.
On connaît la lithographie qui représente Odry dans le costume
des Saltimbanques, coiffé d'un chapeau gris, gras, pollué et con-
cassé, portant sur le maillot et le spencer pailleté de l'acrobate, le
garrick de l'industriel. Il est impossible de ne pas reconnaître Bil-
boquet, et l'antithèse de cet esprit est bien traduite par ce costume.
En effet, Bilboquet pourrait dire qu'il est capitaliste dans le monde et
marchand de poudre à gratter sur la place publique, comme Atala,
son élève, disait qu'elle était femme sauvage à l'extérieur, mais non
pas dans le particulier. Bilboquet est artiste lorsqu'il s'écrie L'art
est dans le marasme Il est artiste lorsqu'il demande à Sosthène, dé-
sireux de s'engager dans sa ,troupe « Tu veux être saltimbanque?
Présomptueux, quel talent as-tu? Mais il est avant tout banquiste
« Il connaît toutes les banques, hormis la Banque de France » Il ne
faut pas s'y tromper, la dent qu'il veut arracher avec accompagnement
de gencives et de clarinettes, à la pointe d'un sabre, sans mal ni
douleurs (c'est-à-dire qu'il n'en éprouve aucune), cette dent, c'est
l'argent de l'actionnaire. Lorsqu'il dit à son pitre, en lui remettaut
un trombonnc « Tu ne feras qu'une note, toujours la même, et les
personnes qui aiment cette note-là seront transportées de joie; il
n'entend pas parler des dilettanti. La note qu'il faut donner, c'est la
réclame, toujours la même, sans cesse répétée, qu'il faut jeter dans la
rue, afficher sur les murs, insérer dans le journal. c On ne connaît
pas assez l'importance d'une annonce, a dit un recueil spécial; la
première n'est pas lue; la seconde frappe les yeux comme une image
fugitive la t/oisième est lue machinalement; la quatrième fixe le
regard et l'esprit; la cinquième, on en prend note au crayon; la
sixième, on en parle à sa femme la septième, on veut voir ce que
c'est etc. Bilboquet le savait bien, et il inventait Le meilleur
chocolat est le chocolat Perron, et les chapeaux Richard sont su-
périeurs, en même temps qu'il trouvait les haricots sans incon-
vénients de M. Aymès, et tant d'autres réclames habiles.
Mais Bilboquet n'est point seulement un Barnum vulgaire. Il est
initié à toutes les chances du commerce et de la spéculation. Cher-
chant la fortune il connaît les malheurs et sait y compatir. II fautt
voir avec quel laisser-aller il parle de son ami Cabochard, qui avait
fondé une société en commandite « Il a manqué, dit-il! -De com-
bien manque-t-il? Il manque de tout, et le reste est pour ses
créanciers Une semblable misère ne peut arrêter un instant cet
esprit si fécond en ressources. Les arcanes les plus secrets du
monde financier lui sont familiers. Quand Ducantal a oublié sa malle
dans sa précipitation une malle si lourde, qu'elle faisait dire de
son propriétaire Ce doit être un homme bien comme il faut! Grin-
galet la trouve et demande ceci Cette malle, est-elle à nous? Et
Bilboquet répond aussitôt elle doit être à nous N'est-ce pas la
réponse faite au procureur du roi par les grands financiers tripotant
avec les actions laissées en leurs mains comme un dépôt?
'Bilboquet est l'homme habile par excellence. Sa conversation laisse
toujours un sens douteux; sa pensée est toujours suivie d'une restric-
tion mentale. Lorsque l'heure solennelle a sonné, l'heure du souper,
et que Zéphirine objecte que n'ayant pas soupé on déjeunera mieux
fe lendemain, il s'écrie « En voilà des principes 'c'est avec çà
que je t'ai nourrie jusqu'à présent Et lorsque le capitaliste
Ducantal lui prête de l'argent c Jamais je ne m'acquitterai envers
vous. » Son habileté est si grande qu'elle effraie l'honnête Ducantal.
Lorsque ce riche capitaliste voit son fils engagé avec des saltim-
banques, il menace leur directeur de le livrer à l'autorité. Bilboquet
se transforme alors « C'est moi qui vais porter plainte, dit-il; ton
fils veut corrompre ma pupille il a fait manquer ma recette je
l'attaque en dommages et intérêts. D Ducantal effrayé s'écrie Cet
homme a travaillé chez un avoué! » Et il n'insiste pas. C'est ainsi que
les pères de famille craignant le scandale sont contenus par les
agents d'affaires qui disent, eux: Vous voulez du bruit? nous en
ferons; le commissaire nous connaît et le procureur ne nous
effraie pas.
En effet, Bilboquet a ce trait distinctif qu'il demeure toujours dans
une apparente légalité. Il porte le plus grand respect à l'autorité
dans la personne du gendarme. Estimé par le représentant de la
force publique il est entièrement dévoué à tous les gouver-
nements et à la gendarmerie royale nationale ou impériale. Il
organise une petite fête ou donne à diner le jour de l'arrivée du
sous-préfet et il est heureux de la présence de ce magistrat qu'il
ne connaît pas! « Ah! s'il le connaissait! mais il ne le connait
pas » Il a pour M. le Maire et son auguste famille, une condes-
cendance que ce magistrat paternel apprécie à sa juste valeur. Cet
amour pour l'autorité n'a rien de surprenant quand on songe que les
opérations financières ont besoin de l'ordre matériel. Les grandes
revendications populaires, les belles victoires de nos soldats lui
paraissent des faits inutiles et oiseux. Le progrès, le développement
constitutionnel ou violent des institutions, tout cela l'afflige etl'étonnc.
La perte des libertés, de la nationalité même de son pays ne l'elfraie-
rait pas. Il a vu l'invasion sans frémir, et se souvient que Waterloo
a fait monter la rente.
Cet amour de la légalité fait que Bilboquet est toujours en règle.
Il est toujours appelé par la confiance de l'autorité et la permission de
M. le Maire. Lorsqu'après avoir perdu sa malle et son portefeuille, tous
deux retrouvés par le saltimbanque, Ducantal veut faire arrêter Bilbo-
quet « J'ai des papiers, s'écrie celui-ci, qu'il montre les siens; il n'a
pas de papiers; c'est un homme sans aveu Aussi comme il est favo-
risé Lorsqu'à la suite d'un incident fâcheux, Bilboquet se voit arrêté,
on le relâche, et le gendarme dit avec une voix qui n'appartient qu'à
cette institution « Père Bilboquet la politique étant étrangère à
l'événement je vous rends votre libre arbitre. Par ce mot du
brigadier, tout un ordre de faits n'est-il pas rendu sensible. Peut-on
poursuivre les amis de l'ordre faut-il déployer de la sévérité dans
une affaire où la politique est étrangère?
Ami de la légalité bien vu du gendarme, dévoué aux gouverne-
ments se moquant de tous les principes opposant à la vie une
inaltérable gaîté; Bilboquet se montre surtout sous son véritable jour,
lorsque personnage épisodique il paraît auprès de M. Gogo à la
Bourse « 0 mes amis dit-il, ô mes gredins d'amis notre moment
est enfin arrivé, l'industrie triomphe, la commandite prospère et toutes
les entreprises trouvent des actionnaires. D Bilboquet est en effet
à la tête de vastes entreprises. Il opère sur une vaste échelle et
place des actions à M. Gogo qui est enchanté, il se fait reconnaître,
comme administrateur, un traitement de 40,000 francs, et tandis
que ses amis s'écrient il y aura deux directeurs cent sociétaires
Bilboquet dit ces quatre mots Je prends la caisse Dans le vau-
deville de M. Bayard, Bilboquet qui a su vendre en hausse des actions
impossibles, Bilboquet qui va acheter un théâtre et un journal, La
Conscience publique sans doute Bilboquet n'est plus suivi de
son pîlre gérant responsable, vulgaire homme de paille que l'on
sacrille en disant C'est la faute de Gringalet il est accompagné de
M. le Maire lui-même qui dit selon'son habitude Très bien! très
bien! et qui, au besoin, met son écharpe et couvre de sa protection
l'industrieux industriel. Ce magistrat paternel et satisfait -est un
compère. Le nom de M. le Maire éclate sur l'affiche et brille sur'le
prospectus c'est une amorce à niais, un nom considéré ou considérable
jeté comme une satisfaction à la morale publique, donnant le change
aux soupçons d'escroquerie et offrant souvent un crédit sérieux à une
spéculation dérisoire. M. le Maire est au théâtre le premier type du
marchand de son influence cette figure qui est aujourd'hui si
rohununo et qui attend encore son peintre car ce n'est pas impu-
nément qu'une société se jette dans des voies nouvelles, et l'art doit
faire son profit des dérèglements de l'esprit public. Le marchand de son
influence n'est pas seulement maire, il est riche au besoin et noble
autant que possible il exerce les hauts emplois, arrive aux grandes
dignités et pourrait se trouver jusque sur les degrés d'un trône. Le
marchand de son influence dit toujours Très bien! très bien et il
touche des primes, des dividendes des frais de déplacement, des
annuités et des traitements. Il dit toujours très bien très bien et
il est nommé à vie membre du comité de surveillance. A Bilboquet
revient l'honneur d'avoir, le premier, présenté au public ce type du
XIXe siècle.
Après Bilboquet pour comprendre Robert Macaire il suflit de
suivre cette seconde physionomie avec la même patience, et les points
de contact et d'opposition que tous deux ont ensemble éclateront d'eux-
mêmes. Le parallèle, entre ces deux créations de la même famille et
du même temps, s'établira sans effort. Robert Macaire est loin d'avoir
pour la légalité le respect professé par le saltimbanque. Robert
Macaire est hors la loi, et il puise sa force dans le cynisme extrava-
gant qu'il montre en face de la société constituée en face de la
famille, en face la morale publique.
Repris de justice, condamné en rupture de ban, Robert Macaire
trouve, dans une valise qu'il a volé, un passeport d'abord, puis, des
certificats de bonne vie et mœurs. Il s'écrie alors « Avec cela on
meurt de faim et l'on va aux galères. Macaire est trop habile pour
attacher quelqu'importance à de semblables détails, lui qui est tour
à tour de Saint-Rémond et baron des Adrets. Il n'a pour les agents
de l'autorité aucun respect; il les vole, les trompe, et s'écrie-
« Enfoncés les gendarmes Sa contenance devant eux est admi-
rable. Durant son interrogatoire, il répond aux questions qui lui
sont posées avec un daudysme parfait « – Votre profession?
Ambassadeur du roi de Maroc. D à la même question, Bertrand avait ré-
pondu Orphelin. – Vous venez? – Nous en sortons
-Pas mal et vous? Il
.Et vous allez?
méprise l'autorité, mais il ne la craint pas;
peut dire, tandis qu'il se fait escorter par un piquet de gendarmerie,
après avoir dévalisé une auberge, il peut dire avec raison « Je ne
connais pas d'institution plus belle et plus utile que celle de la gen-
darmerie. » Le mépris de l'autorité est familier à Robert Macaire,
qui, d'ailleurs, grâce à son esprit fécond en ressources, se maintient
dans une sphère peu accessible aux agents inférieurs de l'autorité.
Sa position le met au-dessus de la loi et il n'a rien à craindre, là où
Bilboquet aurait tout à redouter. Ses entreprises sont colossales, ses
ressources immenses. On le voit officier de paix, faisant arrêter
l'agent qui le poursuit; il marie sa fille à un commissaire de police,
et vu d'un très bon œil par le ministre, il est un instant sur le point de
devenir préfet de police du royaume.
Cet aplomb et ce cynisme ne l'abandonnent jamais. Il reste majes-
tueux devant son fils qui vient de l'arracher à l'échafaud. Tu
méprises ton père, lui dit-il, c'est toujours comme cela lorsqu'on a eu
des malheurs. Ah! que les pères sont malheureux d'avoir des fils »
Ensuite, il se plaint amèrement que l'on n'ait pas pour lui tous les
égards que l'on doit à son titre de père et à ses malheurs. Quand il
apprend qu'il faut enfin quitter les lieux où il a été caché, Macaire
veut aller à Paris. Il y a longtemps, dit-il, que je désire revoir cette
capitale.. On lui répond qu'il doit s'expatrier, mais il ne peut con-
sentir à quitter sa patrie, cette aimable France, séjour de l'm-
dustrie, dos beaux arts et des belles manières.» Voilà bien, en effet, le
langage de ces malheureux, dont le sens moral est oblitéré, et qui
ne peuvent se décider à s'arracher enfin à la réprobation publique.
Ils consentent bien à aller jusqu'à Bruxelles, après un désastre, mais
à condition de revenir bientôt à Paris, leur véritable théâtre, où la
honte, comme la gloire, ne dure qu'un jour. Ils ont à ce sujet l'opi-
nion de Mascarille, et ces drôles s'écrient « Hors de Paris, il n'y
a pas de salut pour les honnêtes gens Du reste, Robert Macaire,
convaincu de crimes, n'attache que peu d'importance à ces incidents
fâcheux
» comme
Bertrand il demande à faire non pas des révé-
lations, il demande que tout le monde s'embrasse et que cela finisse
Sans doute Robert Macaire trouvait mauvais que l'on s'ingérât de
connaître ses affaires; il aurait dit de ses crimes ce qu'un magistrat,
désormais célèbre, a dit de ceux d'un empereur romain: Néron eut
quelques difficultés de famille.
Ce cynisme de Robert Macaire, est poussé jusqu'aux plus extrêmes
limites. Mais il ne faut pas prendre au pied de la lettre les crimes
qu'il a commis. U est trop adroit, trop habile, en somme, pour s'ex-
poser par un assassinat à l'échafaud. En lui faisant parcourir tous les
degrés du crime, le théâtre a voulu montrer plus pertinemment que pour
arriver à la fortune il était capable de tout et n'était arrêté par rien.
Il est encore opposé à Bilboquet sous d'autres rapports. Ce Robert
Macaire n'est jamais arrêté par la pitié; « le saltimbanque a des
entrailles; il a soif de toutes lesjouissances, et le saltimbanque disait:
Fi! du luxe; jamais de luxe!
Mais ce qui leur est commun à tous deux, c'est le désir d'arriver
à la fortune par la spéculation. Ces deux hommes qui seraient mil-
lionnaires demain s'ils portaient des bottes, et ministres des finances,
s'ils avaient du linge, sont aussi intéressants l'un que l'autre sous ce
rapport. En effet, lorsque, poursuivi et caché, Robert Macairc se
plaint de ne pas rencontrer les égards qu'il mérite; son plus grand
grief est de n'avoir pas encore reçu son journal et de ne pouvoir
ainsi se trouver au courant de la rente. Ce qu'il demande à son fils,
c'est qu'il lui confie ses capitaux afin qu'il les fasse valoir. Certes,
ils rapporteraient dans ses mains un intérêt considérable! Il faut voir
de quelle manière il entend les affaires! Il est directeur d'une com-
pagnie d'assurances contre. les voleurs. « A cette époque, dit-il',
où toutes les passions mauvaises se .déchaînent sur notre ordre
social, avec la fougue du torrent; dans ce siècle où chacun cherche
à glisser sans être vu, sa main dans la poche de ses voisins, c'était
une association vaste et philantrophique que celle d'une association
contre les voleurs. Une telle entreprise doit prospérer. Mais les
dividendes? Macaire parle à.ses actionnaires et dit: Je suis en
instances près du gouvernement pour obtenir la police générale avec
une économie de dix millions. et pour cette nouvelle entreprise, il ne
me faut que cinq millions! Comme de juste, les emplois les plus
lucratifs appartiendront de droit aux premiers actionnaires. Ai-je
trop présumé de vous en comptant que vous seriez les premiers?. »
Et les cinq millions sont souscrits par les actionnaires enthousiastes.
Cette scène n'cst-elle pas une des plus vraiment étudiées, une des
copies les plus fidèles des comédies financières de ce temps?
Il nous reste à ajouter quelques mots sur les différentes transforma-
tions de Robert Macaire au théâtre. Il nous reste à voir de quelle
manière ce type s'est impatronisé dans notre littérature ainsi que les
figures secondaires qui forment son collège.
L'histoire de Robert Macaire ne devait pas se raconter, mais bien
se chanter sous forme de complainte. Rien de plus lugubre, de plus
amusant et de plus étrange que cette vie légendaire. Robert Macairc
paraît pour la première fois dans V Auberge des Adrets drame en
trois actes, à spectacle, par MM. Benjamin, St-Amand et Paulyanthe,
représenté sur le théâtre de l'Ambigu-Comique le 28 janvier 1823;
et repris à la Porte-St-Martin en janvier 1832. Ce type composé
par Frédérick Lemaitre, fût dès lors consacré, et le grand Daumier,
pour atteindre à l'apogée de la caricature, n'eut qu'à copier la physio-
nomie du grand acteur. Robert Macaire marche la tête haute, montrant
sa figure de pivoine épanouie, entourée de gros favoris le menton
enfoncé dans les replis d'une cravate énorme; il supplée par l'élégance
de la démarche à l'état piteux de sa chaussure et il cherche à dissi-
muler par la noblesse du geste le débraillé de son costume. Sa parole
est douce et son geste est énergique. Grave sour iant compoinct
cauteleux, il séduit ceux qui l'abordent et acquiert un empire absolu
sur ceux qu'il fréquente. Son éloquence charme Bertrand i il
peut dire qu'il est membre de plusieurs académies l'un des
Quarante. Des quarante voleurs, sans doute
Lorsque Robert Macaire arrive à l'auberge des Adrets suivii
de son camarade Bertrand, on ne sait rien sur ses antécédents,
1
sinon qu'il a abandonné sa femme parce qu'elle avait des principes,
et qu'il sort des prisons de Lyon, si bien fermées et si conséquentes,
comme dit Bertrand, lequel prétend l'avoir oui dire dans la société.
Ce Bertrand que Serres a su élever, à force de talent, à la hauteur
d'une création supérieure n'est en réalité qu'un confident. Il sert à
développer par le contraste, l'énergique résolution de son ami. Sa
pusillanimité fait mieux comprendre le cynisme de Macaire, et
l'aplomb du second s'accroît des craintes du premier. Bertrand est
le compère jusqu'au moment où il devient le complice. Il a une foule
de petits talents discrets mais, par lui-même, il est peu propre à les
faire valoir. Entre affaires, il rêve à' des vers, ni plus ni moins que les
domestiques du bonhomme Chrysale. D'ailleurs, il a pour son ami une
vénération sans seconde il est à ses côtés comme un point d'admi-
ration perpétuel, et il mérite bien ces paroles de Robert Macaire qui
lui dit Si aux yeux du monde vous êtes mon valet, dans l'intimité
vous êtes et serez toujours mon meilleur ami. »
Bertrand, c'est l'agent d'affaires subalterne, qui n'endosse la res-
ponsabilité d'un acte que parce qu'il a confiance en l'habileté de ceux
qui l'ont conçu. Il bat la grosse caisse et il est le secrétaire intime,
il frotte le parquet et touche la moitié du gain. Il est d'ailleurs mo-
deste, peu remuant, et cherche l'ombre et l'oubli.
Macaire et Bertrand assassinent M. Germeuil, qu'ils ont l'indéli-
catesse d'appeler Cerfeuil, et qu'ils s'obstinent à considérer comme
un assassin. La gendarmerie arrive. Bertrand veut se retirer, il veut
aller dans la prairie respirer l'air frais du matin et entendre le doux
gazouillement des oiseaux il prétend même avoir un rendez-vous
d'amour Enfin, il avoue qu'il n'aime pas à se trouver avec ces gens-
là, et Macaire le retient d'un mot a Je m'y trouve bien, moi. » Bref,
ils sont empoignés. Effrayé d'avoir hébergé de pareils hôtes, le do-
mestique de l'auberge ne revient pas de n'avoir pas été volé. La mo-
ralité égoïste du petit peuple se révèle dans un mot « Ils ne nous
ont rien volé; en quelque sorte « C'est très bien de leur part »
Macaire est le père de l'aubergiste On essaie de le faire fuir, et
Bertrand, égaré, cède à un mauvais mouvement et tire un coup de
pistolet sur son ami, son maître.
Robert Macaire ne pouvait pas mourir ainsi. Ce cynisme, celte
gaîté cette immoralité jointe à ce parfait savoir-vivre, avaient fait
de lui un type que le théâtre ne pouvait pas abandonner. On va le
rendre toujours le même mais soupçonnant que pour arriver à
son but il y a un moyen plus sûr que la violence l'habileté. De cette
réflexion est née la pièce de MM. Saint-Amand, Antier et Frédérick
Lemaitre Robert Macaire, jouée pour la première fois, sur le théâtre
des Folies-Dramatiques, en 1834 et 35, et reprise à la Porte-Saint-
Martin en 1835. Nous nous retrouvons à l'auberge des Adrets. Nous
assistons à l'enterrement de Robert Macaire, suivi par des enfants de
chœur et des gendarmes. Braves gendarmes, va! ils pleurent! D'ail-
leurs « le Ciel met assez de coquins sur la terre l'Eglise peut bien
en mettre quelques-uns dessous. Cette mort subite étonne, car on
avait dit qu'il allait mieux.Et tous les jours on va de mieux en
mieux jusqu'à ce qu'on en meure » N'est-il pas vrai ? Robert
Macaire est donc enterré il peut sortir de sa cachette voler douze
mille francs, et fuir sur le cheval d'un gendarme.
Dans la forêt des Adrets 'ou de Bondy, il retrouve Bertrand per-
plexe, regrettant son ami, et lorsque celui-ci met le pistolet sur la
gorge de Robert Macaire en lui disant • La bourse ou la vie Robert
Macaire répond « Cher confrère, j'allais justement vous faire la même
demande! > Bertrand se repent et s'humilie, foi d'honnête homme!
Macaire hésite mais Bertrand ajoute avec candeur Foi d'honnête
industriel! Et Macaire pardonne. Mais tous deux sont poursuivis. Us
arrêtent la berline du baron de Wormspire, se présentent à lui
comme ses libérateurs, et continuent leur route sous la protection du
baron, escortés par les gendarmes venus pour les saisir.
Le baron de Wormspire, qui mérite sa place dans cette galerie
des malfaiteurs du XIXe siècle, peut être défini de la sorte bourru
malfaisant il jure, il sacre, il se bat, il effraie il est de la bande et
sert d'épouvantail à certaines réclamations indiscrètes; il sert de frein
à certaines susceptibilités ombrageuses. Il a été nommé général de
brigade et a été naturalisé Français par le Grand-Homme. On peut
faire vanité de ces choses-là, dit-il on n'y tient pas, mais ça fait
honneur! Il va sans dire que ses titres et ses décorations, il ne les
doit qu'à lui-même. Il tient des maisons de jeu clandestines et fait
sauter la carte au besoin même, il marie les infantes suspectes avec
les don Juan peureux. Il sert de chevalier à Mme de Sainte-Afrique,
et défend l'honneur des femmes qui n'en ont pas.
Le baron protége en ce moment l'ingénue Eloa, femme d'un monde
de contrebande, qu'il fait passer pour la veuve d'un pair de France.
Macaire rêve ce brillant mariage aussitôt que ses affaires sont bril-
lantes, et ces deux filous rédigent un contrat de mariage où tous
deux se donnent des châteaux en Espagne, des mines non décou-
vertes et des fortunes imaginaires. Robert Macaire, passionné comme
Antony, grandit avec son rôle. Frédérick Lemaître a trouvé de roman-
tiques extases, des entraînements, des prosternations qui atteignent
le sublime du grotesque. La police intervient enfin, et Macaire, dé-
guisé en officier de paix, n'a que le temps d'éconduire les agents et
de fuir en ballon. Cela lui fournit l'occasion, dit le Musée Philippon,
d'écrire son Mémoire sur l'art de faire un trou à la lune.
Nous ne le suivrons pas si loin, et nous ne parlerons qu'à titre de
mémoire de la Fille de Robert Macaire, mélodrame-comique en deux
actes, par MM. Mallian et Barthélemy, représenté au théâtre des
Variétés le 25 février '1837. Macaire, suivi de son iidèle Bertrand dé
guisé en nègre, vient renouveler au profit de sa fille la comédie que
lui a jouée le baron. Il la marie avec un commissaire de police, et
veut s'établir à l'auberge des Adrets pour y finir ses jours au sein
de sa famille.
Bilboquet et Robert ,Macaire personnifient, au XIXe siècle, l'ha-
bileté triomphante, l'immoralité considérée, le cynisme victorieux. Tous
deux ils se moquent des préjugés qui se nomment l'honneur et la
conscience pour les petites gens et les petits esprits. Tous deux, ils
dépensent dans une sphère méprisable une activité sans seconde,
dans une oeuvre ignoble des ressources immenses. Ils ont encombré
de leurs créatures la finance et l'industrie ils ont envahi la littérature
et escaladé la politique. La barrière des lois a toujours été impuis-
sante à les arrêter; l'un a passé par-dessous et l'autre par-dessus.
Ces hommes habiles poursuivent les traditions que leur ont léguées
les siècles précédents. Ils possèdent les subtilités de langage de
maître Renard; comme l'avocat Patelin, ils ont le secret des chicanes
de procureurs; ils jouent à leur profit les Fourberies de Scapin; ils
ont conservé une ressemblance incontestable avec leur aïeul Panurge
« Fin à dorer comme dague de plomb ,'bien gualand homme de sa

personne sinon qu'il était quelque peu paillard et subict de nature


à une maladie qu'on appelait en ce temps-là
Faulte d'argent, c'est douleur sans pareille.

Toutefoys il avoit soixante et troys manières d'en trouver tousiours


à son besoing; dont la plus honorable et la plus commune estoit par
façon de larrecin furtiuement faict; malfaisant, pipeur, bcuueur, bat-
teur de pavez, riblcur s'il en estoit à Paris
Au demourant, le meilleur fils du monde.

Et tousiours machinoit quelque chose contre les sergeants et contre


le guet.»
On voit que ces physionomies d'habiles hommes ne sont pas non-
velles en France, et que, pour trouver des précédents aux actions de
nos héros, il n'est point nécessaire de remonter jusqu'à Villon.
Henri Estienne a dit dans son Apologie pour Hérodote, à son cha-
pitre des Larrecins de notre temps a Avant qu'entrer en propos de
larrecins et toutes sortes de pilleries, j'userai de reste petite préface;
que si notre siècle surmonte de beaucoup tous les précédents es
aultres meschancetez, encore plus en ceste-ci. L'honnête huguenot!
que dirait-il de nos jours? II s'agit bien vraiment aujourd'hui de pi-
peurs de dés et de coupeurs de bourses Et nos hommes habiles ont
singulièrement perfectionné leurs moyens d'action Plus n'est question,
de nos jours, de hart, d'estrapade, de roue et d'escartellement; nos
voleurs ne sont plus sur les grandes routes, et ils opèrent sûrement à
l'abri des perquisitions indiscrètes des substituts du procureur impérial.
L'honnête Estienne! que penserait-il de nos progrès industriels et
commerciaux? Lui qui disait en 1560 « Maintenant comme l'usage
d'icelles (des banques) est plus grand qu'il ne fut iamais; aussi
voyons-nous que les banqueroutes sont plus communes, et qu'il ne
se trouve guère moins de banqueroutiers (en quelque lieux) que de
,bons banquiers. le dis en quelque lieux, pour excepter principalement
la France à laquelle ie maintiens cest honneur estre deu (non pas
pour ce que c'est mon pays, mais pour ce que la vérité est telle, et
que l'expérience le monstre) de n'estre tant pour tant si subiette à
cette sorte de larrecins qu'aucuns autres pays. D Ah nos héros,
qui connaissent toutes les banques, connaissent aussi la banqueroute
ft Mirabeau fut le dernier -homme de France ayant attaché quelque
importance à cette sorte de liquidation.
Robert Macaire et Bilboquet ont sur le crédit et au sujet de l'ac-
tionnaire, l'opinion doctement professée par Panurge « Debuez-
vous tousiours à quelqu'un^? Par iceluy sera continuellement Dieu
prié vous donner bonne, longue et heureuse vie craignant sa debte
perdre tousiours bien de vous dira en toute compagnie tousiours
nouveaulx créditeurs vous acquestera, affin que par eulx vous faciez
versure, et de terre d'aultruy remplissez son fossé. Créditeurs sont
(ic le maintien iusques au feu exclusivement) créatures belles et
bonnes. Qui rien ne preste est créature laide et maulvaise, créature
du grand villain diantre d'enfer. A la numérosité des créditeurs
si vous estimez la perfection des debteurs, vous no errrerez en arith-
méticquepraticque. Guidez vous que ie suis aise, quand tous les matins,
autour de moy, ie vois ces créditeurs tant humbles serviables et
copieux en révérences-? Et quand ie note que, moy faisant à l'ung
visaigo plus ouvert et chière meilleure que es aultres, le paillard pense
avoir sa dépesche le premier, pense estre le premier en date, et de
mon ris cuide que soit argent content. Il m'est aduis que ie ioue
encore le Dieu de la passion de Saulmur, accompaigné de ses anges
et chérubins. Ce sont mes candidatz, mes parasites, mes salueurs
mes diseurs de bons tours, mes orateurs perpétuelz. »
Mais Panurge ajoutait « Toutesfoys il n'est pas debteur qui
veult; il ne faict pas créditeurs qui veult. » C'est qu'à cette époque,
le propriétaire, le capitaliste, défendait son argent avec une intelli-
gencerare; il disait comme Sganarelle parlant à ceux qui sont dans sa
maison, au moment de sortir Si l'on m'apporte de l'argent, que
l'on me vienne quérir vite chez le seigneur Géronimo et si l'on
vient m'en demander, qu'on dise que je suis sorti et que je ne dois
revenir de toute la journée. »
Les temps sont bien changés Et M. Gogo, qui représente la
société dans notre théâtre populaire, a rendu singulièrement facile
l'honorable profession de debteur. M. Gogo, enrichi dans un hon-
nête négoce, ne peut se contenter de Vaurea mediocritas du poète.
Il veut être millionnaire comme tout le monde. Il se lance dans les
spéculations improbables, dans les entreprises imaginaires, dans les
industries impossibles; il se frotte aux houilles, il s'attache aux bi-
tumes, il se brûle aux gaz, il se noie dans les canaux, il verse dans
les petites voitures, il est joué dans le théâtre et insulté dans le
journal dont il est l'actionnaire Car il est l'actionnaire par excel-
lence, le respectable actionnaire et il a fort à faire dans un pays où,
comme dit le vaudeville

On ne voit plus que la morale


Qui n'soit pas mise en action. (bis)

En présentant au grand jour toutes ces figures complexes qui


échappaient, par leur nature même, au fouet de la comédie, et aux
auteurs de Mercadet, de la Bourse et des Effrontés; en faisant de
la scène un pilori pour exposer tous ces personnages scandaleux
notre théâtre populaire a fait une œuvre sérieuse. Il nous a montré
les coulisses de la Bourse sur lesquelles de récentes révélations
viennent d'attirer l'attention, et nous a guidé dans cette cour des
miracles du XIXe siècle. JI a ouvert les mains et vidé les poches des
drôles qui se croient à l'abri de semblables perquisitions, parce qu'ils
sont habillés par Agasse, Dusautoy, et gantés par Jouvin. Il nous a
raffermi dans notre honnêteté native, en nous faisant rire, d'un rire sain
et sonore, au spectacle des turpitudes de l'habileté triomphante.- Au
moment où la Bourse est éclairée par les feux du Bengale rouges,
Jaunes, bleus, verts, de toutes les couleurs au moment où l'enthou-
siaste M. Gogo est retenu avec peine par les bons gendarmes for-
mant la hare au moment où le Baron, Gringalet, M. le Maire et
Bertrand, le fifre aux dents, les cimbales et les bonnets chinois à la
main, frappent le tambour et battent la grosse caisse au moment où
Robert Macaire et Bilboquet armées ambo saluent le peuple
bénissent la gendarmerie et appellent l'actionnaire il était peut-être
bon de rappeler tous les titres de gloire de notre théâtre populaire.
Il nous a paru plaisant do pousser un éclat de rire au milieu de
l'apothéose. Mais le rire ne plaît pas en France, il n'est pas de bonne
compagnie. Une condition de succès est d'être ennuyeux. Il n'est
cependant pas donné à tout le monde de ressembler à M. Sainte-Beuve
et, nous l'espérons, le lecteur nous,pardonnera, pour cette fois,
notre accès de gaîté. D'ailleurs, cette étude s'adresse à un public
forcément restreint elle n'amusera que les honnêtes gens.
Géry Legrand.
LETTRE
AU DIRECTEUR DE LA REVUE DU MOIS
Sur un point d'histoire littéraire

Paris, 8 octobre 1861.

MONSIEUR,

II n'y a pas très longtemps encore que, lisant, dans le feuilleton


de je ne sais plus quel journal, le compte-rendu d'une solennité dra-
matique qui avait eu lieu à l'Odéon ou au Théâtre-Français, j'y
voyais, au milieu, d'ailleurs, de justes éloges décernés au Cid de
Corneille, que cette tragédie est imitée d'une pièce espagnole de
Diamante.
Jusqu'ici, sur la foi de Voltaire et de Laharpe, son trop fidèle
écho, cette opinion, ou plutôt cette tradition, pouvait, à la rigueur,
se soutenir et se propager. Elle ne le pourra plus désormais, et voici
pourquoi.
L'auteur des Etudes sur l'Espagne, M. Antoine de Latour, qui
a écrit Une Croisade au XIXe siècle, et traduit la jolie nouvelle de
Fernan Caballero, les Dettes acquittées, dont j'ai déjà parlé dans
cette Revue (1), vient de publier une brochure dans laquelle il dé-
montre mathématiquement (je souligne le mot) que non-seulement
Corneille n'a pas copié Diamante, mais qu'au contraire c'est Diamante
qui a copié ou imité Corneille. Ce travail de M. Antoine de Latour
avait déjà paru dans le Correspondant. Mais tout le monde ni lit pas
le Correspondant, et moi tout le premier je n'ai eu que par la bro-
chure dont il s'agit (2) connaissance de la solution péremptoire

(1) Voir la Revue du 25 avril dernier.


(2) Gr. in-8» de 15 pages. l'aris, 1881, ,ï la librairie Doiimol, rue de Tournon.
apportée par M. de Latour à une question si intéressante pour l'his-
toire tout à la fois de la littérature espagnole et de la littérature fran-
çaise. Mais, si vous le permettez, reprenons les choses de plus haut.
Quand il publia le Cid en 1637, Pierre Corneille déclara spon-
tanément avoir, en plus d'un endroit, imité la pièce de Guilhen de
Castro, intitulée las Mocedades del Cid (la Jeunesse du CidJ, ainsi
que quelques romances espagnoles dont Guilhen de Castro s'était lui-
même inspiré. Mais il ne dit rien de Diamante; et ce fut Voltaire
qui, le premier, dans ses Commentaires sur Corneille, prononça le
nom de cet auteur espagnol en disant « L'Espagne avait deux tra-
gédies du Cid, l'une de Diamante, intitulée el Honrador de supadre,
qui était la plus ancienne; l'autre, el Cid (Voltaire cite mal le titre)
de Guilhen de Castro, qui était la plus en vogue. » Remarquons en
passant cette priorité, nullement indifférente pour le débat, attribuée
par Voltaire à la pièce de Diamante sur celle de Guilheu de Castro.
Puis Voltaire ajoute On voit dans toutes les deux une infante
amoureuse du Cid, un bouffon appelé le valet gracieux, personnage
également ridicule; mais tous les sentiments tendres et généreux
dont Corneille fait un si bel usage sont dans les deux originaux.»
Voilà donc, du moins au dire de Voltaire, le grand Corneille bien et
dilment convaincu de plagiat, puisque, tout en avouant les emprunts
faits à Guilhen de Castro, il aurait dissimulé ceux, bien plus nom-
breux encore, qu'il aurait faits à Diamante. Quant à Laharpe, il n'a
garde, on le pense bien, de contredire en ceci l'opinion de Voltaire.
Ce que le maître avait dit dans ses Commentaires, le disciple le
répète fidèlement dans son Cours de Littérature.
Et pourtant, tout n'était pas dit. Car, en attendant des preuves
matérielles, telles que celles que vient de découvrir M. Antoine de
Latour, il existait déjà une sorte de preuve morale, tirée du caractère
môme de notre grand Corneille. Eh quoi le poète qui a prêté des
sentiments et un langage si généreux à tant d'illustres héros, le poète
qui, dans sa comédie du Menteur, a trouvé de si nobles accents pour
flétrir l'imposture, aurait eu recours à je ne sais quelle misérable
diplomatie! Il aurait avoué l'un de ses modèles, pour mieux dissi-
muler l'autre Il aurait ainsi essayé de duper tout à la fois ses
contemporains et la postérité Non, c'était moralement impossible
de tels moyens répugnaient à l'âme toute romaine de Corneille, et il
eût avoué Diamante avec la même candeur, la même bonne foi, la
même loyauté littéraire, qu'il a avoué Guilhen de Castro.
La preuve morale existait donc; elle existait depuis longtemps
pour M. Antoine de Latour, si bien fait, poète qu'il est lui-même,
pour sentir tout ce qu'il y eut de grand et de noble dans l'âme de
notre grand poète dramatique. Mais les preuves purement morales
n'ont pas la même valeur pour tous les esprits; c'est ce qu'a compris
M. de Latour, et il est veau y joindre la preuve matérielle.
Pour cela, qu'a-t-il fait? Il a mis à profit son séjour en Espagne
pour compulser tous les documents, pour interroger toutes les bio-
graphies et il a trouvé que J.-B. Diamante né d'un père
castillan et d'une mère portugaise, vivait encore en 1674, et que
nulle de ses pièces ne fut imprimée avant l'année 1659, époque à
laquelle el Honrador de supadre ( le Fils vengeur de son pire)
parut dans un recueil do pièces de divers auteurs. Remarquez bien,
je vous prie, cette date de 1659; elle est décisive pour la question,
puisque le Cid de Corneille était imprimé depuis 1637. Mais, dira
quelque sceptique, Corneille aura pu peut-être la lire manuscrite,
avant l'impression. M. de Latour a prévu l'objection, et d'avance il
s'est mis en mesure d'y répondre péremptoirement en fixant la date
précise de la naissance de Diamante. Cette date est celle de l'année
1626. M. de Latour l'établit authentiquement, en reproduisant tex-
tuellement dans sa brochure un acte notarié, dressé le 28 septembre
1648 à Alcala de Hénarès, à la requête du recteur de l'Université de
cette ville. Dans cet acte, Juan-Bantista Diamante, alors détenu dans
la prison d'Alcala, probablement pour quelque peccadile d'étudiant,
déclare être né à Madrid et être âgé de vingt-deux ans. Or, si Dia-
mante était âgé de vingt-deux ans en 1648, c'est bien en 1626 qu'il
était né et, s'il était né en 1626, il est clair qu'il ne pouvait, à
l'âge de moins d'onze ans, avoir composé el Honrador de su padre,
qui, d'après Voltaire, aurait servi de modèle au Cid de Corneille
imprimé en 1637.
Mais alors, dira-t-on, comment expliquer l'étrange assertion de
Voltaire? Par un sentiment de jalousie envers Corneille? Ce serait
peut-être se montrer bien sérère envers Voltaire. Une explication plut,
naturelle se présente Voltaire aura trouvé dans les papiers de Cor-
neille, qui lui avaient été communiqués par sa petite-nièce, des tra-
ductions du Cid dans la plupart des langues de l'Europe. Parmi ces
traductions ou imitations, se sera rencontrée celle de Diamante, et.
Voltaire, déjà préoccupé de la pièce de Guilhen de Castro, aura né-
gligé de vérifier la date de celle de Diamante, ou peut-être même n'y
aura pas trouvé de date. Il y a donc eu, de sa part, légèreté, rien
de plus; mais toujours mérite-l-il qu'on lui applique à lui-même ce
vers d'une de ses comédies
Et voilà justement comme on écrit l'histoire.

Et maintenant, Monsieur, ne vous semble-t-il pas comme à moi


que la France doit quelque gratitude à M. Antoine de Latour pour
avoir mis hors de discussion, et pour toujours, un point si important
de notre histoire littéraire? Je regrette bien de ne pouvoir faire

passer dans ma lettre tout ce qu'il y a d'ingénieux, de piquant, de


spirituel, dans sa brochure. Il a fait le procès à Voltaire, et ce procès
il l'a gagné.
Dans cette campagne contre Voltaire, M. Antoine de Latour a eu
pour auxiliaire un Espagnol, don Cayctano-Alberto de la Barrera y
Leyrado, pharmacien à Madrid. D'ici je vous vois sourire. Un phar-
macien dites-vous mais quel rapport peut-il y avoir entre un phar-
macien et Pierre Corneille? Ce rapport, Monsieur, le voici c'est
que don Cayetano de la Barrera (j'abrège le nom), tout en vaquant,
comme il convient, aux soins de sa profession, se livre en môme
temps avec succès aides recherches littéraires. Don Cayetano de la
Barrera est auteur d'un très savant ouvrage intitulé Catalogue
bibliographique et biographique de l'ancien théâtre espagnol depuis
son origine jusqu'au milieu du XVIIIe siècle. Cet ouvrage a été
couronné par la Bibliothèque nationale de Madrid, et imprimé aux
frais du gouvernement espagnol. Or, c'est dans ce catalogue que
M. Antoine de Latour a lu que Diamante commença à écrire pour le
théâtre en 1657, c'est-à-dire vingt ans après la publication du Cid
de Corneille, et qu'en écrivant sa pièce el Honrador de su padre,
Diamante avait sous les yeux la pièce de Guilhen de Castro, las Moce-
/lades del Cid, ainsi que l'imitation qui en a été faite par Corneille,
et qu'il a pris de l'un et de l'autre ce qui lui a paru bon. C'est aussi
don Cayetano de la Barrera qui a communiqué à M. de Latour la
copie du document authentique dont j'ai parlé plus haut, et des termes
duquel il résulte qu'en septembre 1648 Diamante était âgé de vingt-
deux ans, qu'ainsi il était né en 1626, qu'ainsi encore sa pièce n'a
pu précéder celle de Corneille imprimée en 1637. Le savant auteur
du Catalogue du Théâtre espagnol a mis beaucoup de loyauté à
rendre à Corneille ce qui appartenait à Corneille. Il n'a pas voulu
que l'erreur de Voltaire profitât à Diamante ni à l'Espagne. Indé-
pendamment de la question de vérité, si importante aux yeux de tout
loyal Espagnol, il aura pensé, avec un juste orgueil, qu'un pays qui
a donné au théâtre Lope de Véga, Calderon, Tirso de Molina, peut
se contenter de sa propre gloire.
Agréez, etc.
Votre dévoué collaborateur,
C. MALLET.
LES H ÉROS DE ROMAN
QUASIMODO
On a souvent et beaucoup discuté la question de savoir comment
les héros de roman ou de théâtre prenaient naissance au cerveau
des écrivains. C'est une étude intéressante à faire, et difficile, car
elle exigerait d'immenses développements pour être lue d'ensemble.
Elle pourra naître de ce recueil. Dans une thèse récente, que l'Aca-
démie a honorée d'une récompense sans en accepter les conclusions,
un écrivain a soutenu que les héros de Shakspeare devaient leur vie
et leur caractère, éternellement vrai et humain au soin que prenait
le poète anglais de se mettre toujours en scène, et de se donner lui-
même au public, appelant ses mauvais instincts Shylock ou Macbeth,
et ses nobles aspirations Antonio ou Roméo. Sans admettre que
l'artiste n'ait comme le philosophe ancien, qu'à se connaître lui-
même, on ne peut nier que Shakspeare, Cervantes, Rabelais et
d'autres hommes encore de ce grand et fécond XVIe siècle, et que
Molière, leur héritier direct, n'aient eu puissance de créer des types
nouveaux et éternels à la fois, puissance qui a été presque toujours
refusée à notre époque, dont les créations sont essentiellement cri-
triques, transitoires littéraires. Victor Hugo, qui s'est montré si
habile historien dans les savantes reconstructions où s'agite son action
théâtrale, si grand maître dans l'agencement scénique, si inimitable
poète dans l'expression de la haine ou de l'amour a échoué quand
il a voulu innover un type. Il n'y a dans son œuvre qu'un person-
nage créé par lui, inconnu avant lui c'est Triboulet c'est Lucrèce
Borgia, c'est Quasimodo, c'est l'antithèse « d'un monstre qui revient
un ange à certains moments ». Or, ce n'est ni en lui, ni autour de
lui, dans le milieu de son siècle, qu'il a rencontré ces étranges figures.
Sa création est œuvre de cabinet de parti-pris littéraire Ce n'est
ni une vérité historique, ni une vérité sociale. De là sa froideur,
sa vanité, que ne cache pas toujours la splendeur de la forme. Dans
une préface célèbre, Victor Hugo, a presenté sa théorie quant à la
création de ses personnages Prenez une femme chargée de tous
les vices dit-il, et mettez-lui au coeur un violent amour maternel,
vous aurez un personnage dramatique. Un personnage étrange,
anti ou extra-humain, une curiosité morale, mais non pas une œuvre
d'art, car la première condition d'une œuvre d'art, c'est l'harmo-
nie, et toute harmonie est brisée dans ces types antithétiques à l'excès.
Victor Hugo a voulu faire de Quasimodo le personnage principal
do Notre-Dame de Paris et Quasimodo intéresse si peu, il lui
manque tellement le caractère humain par lequel on arrive à toucher
les hommes que, de l'aveu de tous, un des signes distinctifs du
roman est de manquer de personnage principal. ,Lc lien d'unité est
donné à l'œuvre par la cathédrale gothique l'imagination du poète
et la science de l'archéologue ont, sans danger, animé l'œuvre de
pierre et fait de 'l'église un personnage plus intéressant que le
sonneur de cloches. Gringoire est charmant, Phœbus très drôle,
Jehan adorable; Claude Frollo est, comme Jocclyn, – quoiqu'on dise
M. de Lamartine qui n'a jamais brisé avec un passé auquel il re-
tourne, assure-t-on, le type de l'éternelle révolte du prètre amou-
reux contre le dogme catholique. Que veut dire Quasimodo?
Il est borgne bossu bancal boiteux sourd, presque muet il
serait manchot si le drame pouvait se passer de ses bras robustes
il n'a ni foi ni loi; il est cruel, cynique à la fête des fous lâche
devant Claude comme un ours abruti devant le belluaire et le voilà
qui se prend d'un amour platonique et chaste; il a pour laEsméralda
des attentions et dos délicatesses exquises lui qui n'a pas eu de
mère; en un mot', cette brute a le sens de l'amour inné; or, la
science nous a appris que l'on ne trouve pas les idées là où les
organes manquent et cet homme sans cerveau et sans corps qui
aime et pense, est tout simplement impossible. C'est une curiosité
morale, qui s'est rencontrée peut-être, qui doit faire la joie d'un
savant, mais non le sujet d'études d'un poète généralisateur et spé-
cialiste son esprit appartient de droit à un collectionneur de mons-
truosités, comme son corps est dévoué à un cabinet d'anatonomie et,
le contraire de l'art, c'est la curiosité.
Tout se tient dans l'oeuvre d'un homme. A l'époque où Victor Hugo
écrivait Notre-Dame de Paris les romantiques par une réaction
utile, mais souvent exagérée, élevaient très haut l'art gothique au
détriment de l'art grec, la cathédrale au-dessus du temple. Portés-
surtout les disciples, – un amour fort infertile du détail bizare, ils
s'éprirent des monstres affreux des gargouilles obscènes et
tourmentées, qui ne nuisent pas à l'impression grandiose des clochers
et des nefs parce qu'elles disparaissent. Quasimodo – nous croyons
que l'auteur le dit-fût construit à la façon d'une cathédrale gothique.
Malheureusement, il y avait dans cette assimilation d'un homme à
une construction, une erreur fondamentale. La cathédrale peut cou-
ronner ses tours de sculptures tourmentées et de sujets immondes;
elle peut faire écouler ses eaux par des gargouilles qui sont des
monstruosités c'est souvent une protestation cachée de l'architecte,
qui se perd dans l'harmonie dn chœur et des nefs; mais un homme
ne peut pas vivre sans organes. La cathédrale existe et Quasimodo
n'existe pas.
Que lui faudrait-il pour cela? Qu'au lieu d'être monstrueux, il
fût seulement difforme qu'au lieu d'être atteint dans ses organes
essentiels, il fût disgracié dans une forme extérieure. Alors, pensant
comme Claude Frollo, studieux comme Jehan, érudit comme Gringoire,
homme comme eux tous, il serait jaloux de Phœbus et souffrirait.
Il serait humain, il puiserait dans sa difformité haine ou résignation,
comme Byron y a puisé peut-être son ironie et son orgueil.
Vous avez lu, étant enfant, l'Histoire du petit Bossu? Oui jo
m'en souviens encore un livre bleu écrit en mauvais français avec
d'horribles vignettes le pauvre enfant est studieux intelligent
aimant ses camarades le battent; sa mère, vaniteuse préfère son
frère, le beau buby aux longs cheveux dorés; le pauvre disgracié
pleure et aime toujours davantage pour se faire aimer un peu. A
cet âge où les idées se traduisent par des faits, quand j'eus lu ce
livre, je sortis les yeux humides, cherchant sur la place aux grands
arbres où nous jouions un pauvre disgrâcié pour en faire mon
compagnon le consoler, le protéger; et je faisais ainsi d'avance la
critique de cet être en dehors de l'humanité, de ce Quasimodo mons-
trueux, qui n'éveillera jamais en moi que l'idée de le disséquer.
Henry Fouquier.
L'EXPOSITION DE FLORENCE
Incedo per eineres dolosos; je marche sur un terrain brûlant. Il
est à peu près impossible d'aborder un sujet quelconque sur l'Italie,
sans être entraîné à causer politique. Tout s'enchaîne, sur cette terre
luxuriante alma parens, avec les questions diplomatiques
l'agriculture, l'industrie, les chemins de fer, l'art, le théâtre, le bar-
reau, la littérature, tout puise une grande partie de son existence aux
émotions politiques. Depuis Michel-Ange, délaissant son Moïse et son
Jugement dernier pour ceindre Florence de fortifications et pointer
les canons, jusqu'à Calamatta, refusant de faire le portrait dc La-
martine, à cause des Entretiens de littérature; depuis Dante fou-
droyant tous les ennemis de l'Italie, Petrarco chantant ColadaRicnzi,
iusqu'à Niccolini -que nous avons inhumé hier h Santa Croce la
poésie a toujours été avec le peuple contre ses agresseurs; depuis les
Médicis qui voulaient dessécher les Maremme, jusqu'au baron Ricca-
soli qui les a défrichées à ses frais, les agriculteurs et les industriels
ont toujours trempé dans la politique les Italiens n'étaient jamais à
leur aise; ils aimaient et aiment l'opposition par nature, par goût,
par habitude.
Eh bien c'est pour faire de l'opposition qu'ils ont voulu ouvrir,
cette année, une exposition nationale à Florence, et il s'en est fallu
de bienpeu qu'elle n'échouât le jour oùle gouvernement se mit en quatre.
pour la faire réussir. II est vrai que cette exposition avait son but po-
lique il s'agissait de prouver que les italiens se savaient bien tran-
quilles au milieu des troubles napolitains et en dépit de toutes les
tracasseries que suscitait la diplomatie contre un Etat qui n'a pas en-
core sa capitale. Il s'agissait surtout de prouver que les Vénitiens et
les Romains savaient déjouer la surveillance de la police, en envoyant
leurs produits à Florence. Et ils l'ont largement prouvé.
A un coup de baguette de cette fée, qui s'appelle Patriotisme, on a
vu surgir comme par enchantement un magnifique palais, qui peut
rivaliser avec les merveilles enfantées par les expositions de Londres
et de Paris. Là où l'on voyait, il y a trois mois, une gare tout en-
combrée de rails, de locomotives, de wagons, de tenders, se trouve
aujourd'hui une petite ville, pimpante, gaie, élégante, avec des jar-
dins, des fontaines, des statues, des rochers, des arbres, des gazons,
des fleurs surtout des fleurs des salons, des galeries, des cor-
ridors. Tout n'était pas encore terminé le jour de l'ouverture, tout
n'était pas installé; mais qu'est-ce que cela fait les Italiens voulaient
une Exposition, et en voila une qui formera époque dans les annales
de l'industrie et de l'art. Ils n'ont pas même de catalogue, mais les
objets d'art et d'industrie y foisonnent, et, quoique l'on dise, il y en
a un grand nombre de très remarquables.
Les journaux religieux ont dit et répété que le gouvernement italien
avait dévalisé les musées et les galeries publiques de Naples, sous
le prétexte d'enrichir cette Exposition et annexer ensuite à Turin les
objets volés; j'en suis fâché pour les journaux religieux, mais à part
quelque tableaux modernes, qui devaient naturellement trouver leur
place à ce rendez-vous de l'art, on n'a touché à rien du reste, on
avait agi de même à Londres et à Paris, en 1852 et en 1855.
Le roi Victor-Emmanuel a ouvert lui-mème cette fête des arts, le
15 septembre; il' avait endossé cet uniforme de général qui lui va si
bien, et ne portait sur sa poitrine que les médailles italiennes et fran-
çaises gagnées en exposant sa vie dans les batailles de 1859. Il a
été reçu, comme on reçoit partout en Italie le roi, avec des trépi-
gnements des applaudissements et des vivats indescriptibles il a
prononcé quelques mots qui partaient du cœur et qui trouvèrent un
écho dans le cœur de tous les Italiens. Le lendemain ce fut le tour
de ses ministres, à parler, à encourager, à promettre. La véritable
Exposition ne commença que quelques jours plus tard, lorsque la
plupart des objets étaient placés.
Le jour môme où le public put circuler un peu plus à son aise dans
les salles de l'Exposition, la mort enlevait à l'Italie son plus grand
poète, Jean-Baptiste Niccolini. Qu'il me soit permis de déposer une
fleur sur cette tombe, récemment fermée à Santa-Croce, ce panthéon
italien, qu'un décret royal vient de destiner à ceux qui auront rendu
d'éminents services à la patrie. Niccolini dort sous les voùtes majes-
tueuses de cette église, bâtie par Arnolphe de Lapo, embellie par les
plus splendides créations de l'école florentine il dort là, à côté de
Michel-Ange, de Dante, de Machiavel, d'Afieri, de Galilée, et de
tant d'autres illustrations de la Péninsule.
Jean-Baptiste Niccolini était né le 31 octobre 1782 sa vie tout
entière témoigne de son dévouement à la cause italienne; modeste et
éloigné des honneurs, il n'aspira qu'à la gloire de relever la dignité
des lettres, et faire de la littérature un véritable sacerdoce. Foscolo,
qui avait su l'apprécier dignement, lui avait prédit une brillante des-
tinée et pourtant il n'a voulu accepter que la place de secrétaire de
l'académie des Beaux-Arts il ne conserva que vingt-quatre heures le
poste de bibliothécaire de la Palatine, que le grand duc lorrainais
l'avait forcé à accepter, mais il ne pouvait convenir à l'indépendance
de son esprit.
L'académie délia Cnisca couronnait, en 1810 sa première tragé-
die, Polissena; l'Œdipe, la Màlée,\nBAitnce Cenci, sont des études
classiques assez bien réussies. La Rosemonde d'Angleterre, Ino à
TMmiste, Mathilde, Philippe Strozzi Nabuehodonosor Ludovic
Sforza, renferment des beautés remarquables. Son véritable génie
ne se révéla que dans la tragédie politique Allîeri s'était déjà essayé
dans ce genre, mais il lui manquait cette richesse d'images, cette lar-
geur de style, cette verve luxuriante qui entraîne les masses. V Anto-
nio Foscarini, le Giovanni da Procida obtinrent un succès d'en-
thousiasme. Mais le chef-d'œuvre de Niccolini est l'Arnaud de Bres-
cia, cette victime de la liberté religieuse et de l'indépendance italienne.
Je ne crois pas que cette tragédie puisse subir avec éclat l'épreuve
de la rampe; mais elle est l'expression la plus énergique de la vraie
muse patriotique.
Toute Florence-la Florence du peuple-suivait le convoi de
l'éminent poète; des paroles officielles -quelle profanation! furent
prononcées sur sa tombe; la jeunesse italienne pleurera longtemps la
mort d'un si grand maître. – Espérons qu'il aura laissé des élèves.
Mais nous voilà bien loin de l'exposition italienne; pardonnez-
moi cette digression je retourne à mes moutons.

Il.

Après avoir dit un mot de ce grand poète, il me serait très facile


de trouver une transition pour parler d'art; tout le monde agirait
ainsi, mais je n'aime pas faire comme tout le monde.
Je commencerai donc par les classes d'agriculture et d'industrie;
on sait déjà que l'Italie est la terre des arts; mais, en général on
ignore que l'agriculture y est exercée d'une manière admirable, et
que l'industrie y fait de brillants débuts.
Une des plus riches ressources de l'Italie est sans doute l'indus-
trie de la soie; on en voit de nombreux et magnifiques échantillons
à l'Exposition florentine. C'est le Piémont qui a fait les envois les
plus considérables en soie brute. La Lombardie y est, elle aussi,
richement représentée. La culturede la soie doit être considérée sous le
double rapport de la production et de la manufacture le jury a
classé la production de la soie parmi les produits agricoles et fores-
tiers. Il n'y a guère plus de trente maisons qui aient envoyé des
cotons; c'est une quantité insuffisante pour représenter dignement
cette source de prospérité.
Les soies brutes et les organsins du Piémont et de la Lombardie
dépassent de beaucoup, comme quantité et comme qualité, ceux des
autres provinces italiennes. Le Piémont seul compte vingt-cinq expo-
sants. Parmi les soies piémontaises, celles de M. Keller, de M. Bravo,
de M de Negri, de M. Busca, de MM. Ceriana frères, de M. Montel,
de M. Brèves et de M. Segné, méritent le prix de lucidité et de
finesse on admire aussi les soies blanches de M. Casissa.
Les exposants de Milan de Come de Bergame et de Brescia
sont aussi très nombreux; on cile parmi les plus dignes d'éloges les
frères Sessa, Corti, Ronchctti, Bozotti, et Gnecchi, de Milan; Verza
Scalini et Mondilli. de Come; Zuppinger, Berissi, Steiner et Messina,
de Bergame; Franchi et Comboni, de Brescia.
Les provinces de l'Emilie et la Toscane, quoique un peu arriérées
dans cette industrie, sont néanmoins dignement représentées par
M. Oppi, de Bologne; M. Diena, deModène;M.Magnani.dePescia;
M. Rigutino, MM. Fossi et Bruscoli, de Florence, et M. Mazotti, de
Modigliana.
Les Marches et l'Ombrie ont envoyé de très beaux échantillons
sortant des filatures de MM. Brigantini-Bellini, de Osimo; M. Salari
de Foligno, et MM. Silverri et Tranguini d'Ascoli.
Nous avons cherché en vain les produits des provinces méridio-
nales les troubles qui infestent les campagnes napolitaines ont
peut-être empêché les producteurs de se faire représenter. Nous
n'avons rencontré que quelques soies grèges de M. Galatti de
Messine.
Les soies ouvrées ont une importance indiscutable; nous sommes
loin de penser que les manufacturiers italiens puissent lutter avec les
industriels français dont 'les produits dépassent en finesse et en
goût tous ceux des autres pays. Pourtant nous sommes tiers des
efforts tentés par nos compatriotes.
On a admiré surtout les velours de M, Chichizola de Turin,
qui avait déjà obtenu une médaille d'or aux Expositions de Paris et
de Londres; nous ne dirons pas, en copiant les journalistes italiens,
que ces velours surpassent en mérite les produits des fabriques
lyonnaises nous restons dans le vrai en disant qu'ils peuvent en sou-
tenir la concurrence.
Les brocarts et les étoffes pour meubles exposés par M. Solei; les
velours et les étoffes de MM. Cattaneo et Petitti; les brocarts, les
damas et les draps de Mine Ghersi; les étoffes et les velours de
M. Seravegna; les velours ouvrés et les gros de M. Gmllot, de Turin,
attirent les regards des connaisseurs; on admire surtout une pièce
de gros de M. Guillot, large de 70 centimètres, et tissée avec un
moteur hydraulique n'employant que quarante-quatre heures pour une
pièce de 50 mètres.
La foule s'arrêtait devant les rubans exposés par MM. Brun, de
Turin, et sur lesquels on admire les portraits du roi et de feu M. le
comte de Cavour.
La ville de Milan a envoyé, elle aussi, de magnifiques produits de
ses manufactures parmi lesquels on remarque les brocarts d'or et
d'argent, et les broderies en or à relief de M. Marlini; les brocarts
et les étoffes de M. Brivio; les damas, les velours et les draps de
M. Ghiglieri.
L'établissement national de M. Corti, de Corne, jouit d'une grande
renommée dans la Haute-Italie, surtout à cause de ses grands satins,
qui ont un grand succès à l'Exposition, d'autant plus qu ils sont cotés
à un prix très modéré.
La Toscane est loin de jouir, aujourd'hui, de la renommée qu'ac-
cordait autrefois l'Europe à ses soiries; néanmoins il faut rendre
justice aux velours, aux brocarts, aux satins de M. Frullini, de Flo-
rence, et aux soiries de M. Langhetti, de Lucques.
Bologne a envoyé quelques échantillons assez médiocres de bro-
catelles et autres tissus de soie.
Rien ne peut égaler la beauté des draps et brocarts de la fabrique
royale de San Leucio, près de Caserte, et des magnifiques brocarts de
de M. Aliotta, de Palerme.

III.

Donnons maintenant un rapide regard aux produits des manufac-


tures de lainage.
Tout le monde sait quelle était l'importance de l'industrie de la lainc,
à Florence, de 1300 à 1600. Les manufactures de drapsétaient
célèbres en Toscane au XIIe sièrle les Florentins achetaient les plus
belles laines sur les marchés du Portugal, de la France, de l'Angle-
terre, des iles Baléares et de la Barbarie les flottes de la république
allaient chercher ces marchardises sur tous les points de l'Europe; un
document officiel de 1284 nous assure que les Florentins avaient
acheté toutes les laines entassées depuis plusieurs années dans les
plus riches couvents d'Angleterre.
Au commencement du XIVe siècle, si nous en croyons l'historien
Jean Villani la ville de Florence comptait trois cents manufactures
de lainages, qui fabriquaient, chaque année, environ cent mille pièces
de draps, donnant de l'ouvrage à trente mille personnes, et repré-
sentant une valeur d'un million et demi de florins d'or. Les industriels
florentins ne se bornaient pas à cela ils achetaient en outre le drap
fabriqué à l'étranger, pour le perfectionner à nouveau. La calimala ou
l'art de perfectionner le drap français était en grande activité au XIIe
siècle on achetait des draps dans le Brabant, en Flandre, en Angle-
terre et notamment en France; on les cardait, on les tondait, on les
lissait, pour les revendre après comme des articles de fabrique flo-
rentine. Ce commerce avait acquis une telle importance que la cor-
poration des fabricants entretenait à l'étranger ses consuls, ses agents,
ses courtiers, qui la représentaient en dehors de l'action gouverne-
mentale exercée par les ambassadeurs de la république. A Marseille,
elle avait des entrepôts, des officiers de draperie, chargés de surveiller
les arrivages et les envois. Une corporation entière de teinturiers lui
appartenait dans cette ville, et chaque teinturier devait fournir un
cautionnement de trois cents florins comme garantie qu'il ne se servirait
pas de couleurs mauvaises.
La décadence des lainages florentins commence au XVe siècle.
Plus de draps fins, d'étoffes de luxe c'est la France qui se charge
de servir les gens à la mode. A Florence, on ne fabrique plus que
des draps ordinaires, du molleton à l'usage des paysans.
Aujourd'hui encore la Toscane doit se classer parmi les produc-
teurs de quatrième on cinquième catégorie, et pourtant il lui faudrait
si peu de chose pour recouvrer son ancienne renommée Espérons
que Florence, l'unité italienne et Victor-Emmanuel aidant, pourra
renouveler ses anciens prodiges.
Pour aujourd'hui, la préséance dans les lainages appartient au
Piémont, aux provinces vénitiennes, à Bologne, à la terre je Labour
et à la principauté Citérieure.
Parmi les exposants piémontais, nous citerons les frères Sella, la
maison Brun, les frères Galoppo, et MM. Laclaire, Colongo-Borgrana,
Vercellone. Signalons parmi les Vénitiens, M. Rossi, M. Manservisi,
M. Mattenzzi n'oublions pas M. Pasquini, de Bologne. Mais la mention
la plus honorable dans cette industrie appartient h M. Sava, de Na-
ples à M. Manna, d'Esola; a M. Polcinelli, de la terre de Labour,
cl à MM. Siniscalio frères, de Faronissi.

(V.

A côté d^vces industries, qui ne prospèrent que par la paix. nous


voyons se dresser de formidables engins de guerre. Les Italiens
n'ignorent pas que leur unité a besoin d'ètre complétée les armes à
la main, et ils se préparent à cette épreuve suprême, que les Véni-
tiens attendent avec autant d'espoir que d'impatience.
Voici se dresser sur d'immenses affûts les canons-Cavalli qui ont
vomi la mort et la ruine sous les murs de Gaëte. Tiennent-ils réel-
lement toutes 'les promesses formulées par leur inventeur? Sont-ils
destinés à faire oublier les canons-Armstrong et les canons rayés?:t
ou bien les légitimistes avaient-ils raison de se moquer de ces bouches
béantes? Nous n'en savons rien. En tout cas, ils pourront faire voir
leur force sur les forts de Mantoue.
A côté de'ces canons monstres, on voit des canons rayés, des fusils
et des armes de toute espèce, envoyées par les arsenaux de Turin et
de Naples, armes remarquables par le dessin, par l'exécution et surtout
par la qualité du métal dont elles sont formées. Et ici je ne puis que
m'enorgueillir en voyant les armes à feu, les fusils de chasse et de
guerre, ies pistolets, les revolvers envoyés par ma ville natale, par
cette vaillante Brescia, qui, à l'ombre d'un gouvernement national,
peut devenir et deviendra le Saint-Etienne de l'Italie. En vain la haine
jalouse de l'Autriche avait voulu annihiler ses arsenaux, dont Napo-
léon Ier avait renouvelé l'importance, et que la république <!e Saint-
Marc avait pour ainsi dire créés. Mais devant ces armes, je ne peux
pas oublier que le premier Empire avait dépensé des sommes consi-
dérables pour construire dans un des faubourgs de Brescia une
magnifique fonderie de canons, et que le gouvernement autrichien n'a
rien eu de plus pressé que de la faire abattre pour en vendre les
matériaux. La destruction a été si acharnée, si complète, que c'est
à peu près inutile-d'espérer que le gouvernement italien puisse songer
à relever cette fonderie de ses ruines.
Voici venir d'autres armes non moins dangereuses, surtout si elles
sont portées par de jolies femmes.
La bijouterie est un art qui n'a pas encore trouvé en Italie de
fervents adorateurs; la patrie de Cellini est tributaire de la France,
;V laquelle elle prête pourtant ses meilleurs ornementistes. Il manque
à nos artistes ce goût hardi, original, étrange, qui fait les délices des
promeneurs du Palais-Royal, et qu'on rencontre difficilement ailleurs
que dans les articles-Paris.
Pourtant, je suis persuadé que plus d'une Parisienne s'extasierait
devant la riche collection de coraux envoyés à l'Exposition florentine par
M. Santopente. On trouve là toutes ces transformations qu'un ouvrier
habile peut faire subir au corail, depuis l'instant où un pêcheur hardi
l'a arraché à son rocher au fond fie la Méditerranée, jusqu'au moment
où il rehausse la beauté d'une belle femme. Voyez aussi la collection
de M. Ambrosini, qui nous montre des colliers fabuleux, des bra-
celets très riches, des épingles et des boucles élégantes, couvertes de
fleurs et de feuillages, imitant les bétes les plus curieuses, et toutes
taillées dans le corail.
Les ouvrages en pierres dures attirent aussi le public, qui se porte
en foule devant les vitrines de M. Hosi, de Florence.
Voici deux fauteuils aussi riches qu'originaux; on a laissé de côté
l'acajou, le palissandre, l'olivier, le bois de rose. Fi donc du bois!
ces deux fauteuils sont montés sur malachite, et il n'y avait qun le
prince Demidoff qui pût se permettre un pareil luxe.
Je ne vous parle pas des camées nous sommes en Italie où les
camées foisonnent, et où pourtant il n'y en a pas beaucoup de com-
parables à celui exposé par M. Girometti, de Rome, et qui est coté
trente mille francs.
Je voudrais voir les lionnes (le Paris devant les écrins exposés
par M. Arbib, de Livourne il y a des perles grosses comme des noix
et façonnées de manière à représenter des corps d'oiseaux dont les
plumes sont travaillées de brillants et d'émeraudes d'une grandeur
merveilleuse. Bien des regards de convoitise s'arrêtent sur le collier
de perles, brillants et émeraudes, exposé par M. Twcrembold, de
Turin, aussi bien que suHps ouvrages en diamants envoyés par M.
Brachieri, de Plaisance
Parmi les ouvrages burinés, on admire les montures pompéiennes
de MM. Berchielli et Vichi, l'épée offerte au roi Viclor-Emmanuel par
les citoyens romains, le sabre donné au même roi par les Modenais,
un grand tabernacle en argent sculpté par les fràits Mariotti, de
Pontcdera, et bon nombre de relirluaires, de plateaux, de vases,
arrivés de tous les coins de l'Italie.
La province de Gènes conserve toujours sa spécialité de filigrane.
On a admiré surtout une statue représentant un roi ou un guerrier,
et qui mesure soixante-quinze centimètres.
La Monnaie de Florence a envoyé des échantillons d'or et d'argent,
des lingots et une immense collection de croix des Saints-Maurice
et Lazare,. Cette collection me donne beaucoup à réfléchir les dé-
corés de cet ordre sont plus nombreux que les étoiles du ciel et les
vagues de la mer. En Italie, c'est une exception que de ne pas avoir
son ruban vert; sur le boalevart des Italiens,' la feuille de poireau
(c'est ainsi qu'on la désigne à Turin) est plus commune que n'importe
quel ruban. Tous les journalistes qui ont consacré quelques lignes à
M. de Cavour ou il la cause italienne, les éditeurs qui ont publié des
brochures, les gens connus pour leurs accointances à la cour, sont
décorés et pourtant la Monnaie de Florence a exposé plusieurs mil-
liers le croix. C'est à faire frissonner tous les décorés. Heureu-
sement que je ne le suis pas. Mais, franchement, ce luxe de déco-
rations donne à penser. Est-ce que par hasard il est plus facile de
mouler des croix des Saints-Maurice-et-Lazarr,que de battre monnaie?'?
C. Ferrari.
POÉSIE

LE GRAND VENEUR
LEGENDE

Le grand veneur de sa fenêtre


Regardait coucher le soleil
« Satan, disait-il, mon cher maître,
Quand me donneras-tu l'éveil ?
J'attends. Notre pacte est en règle,
Rien ne saurait nous désunir;
Promène au loin ton regard d'aigle,
Satan, ne vois-tu rien venir? »
Riant dans sa rousse moustache
Satan répondait « Je ne vois
Rien, monseigneur, qui se détache
Du sombre feuillage des bois.
Si pourtant. une robe blanche
Là-bas à l'angle des chemins. »
Le grand veneur alors se penche
Plus fort en se frottant les mains.
Le grand veneur avait pris femme
A cinquante ans, sujet d'ennui
Car, Isabeau la jeune dame,
En avait trente moins que lui.
C'était un fort laid personnage
Tenant de l'ours et du vautour,
Des hobereaux du voisinage
Haï pour plus d'un mauvais tour.
En outre, sans motif, Je Sire
De madame était fort jaloux,
Bien que d'elle on ne pût médire
Et qu'elle en imposât à tous.
Il l'épiait de sa fenêtre,
Faisait suivre ou suivait ses pas
Aux bois, aux champs, bien certain d'être
Ce que pourtant il n'était pas.

Désespérant de son adresse


Et sentant le soupçon cruel,
Froid serpent, le mordre sans cesse,
A Satan même il fit appel
Malgré les défenses de Rome
« Fais, dit-il, qu'au front d'Isabeau
Tout baiser donné par un homme
Demeure marqué comme un sceau;

« Que, pareil à la rouge flamme,


Témoin de son manque de foi
II brille. et, s'il te faut mon âme
En retour, mon âme est à toi. »
« Soit, dit Satan, je tends la toile
Où la pauvrette se prendra;
A son retour, lève son voile.
Et ton souhait s'accomplira. »

Isabeau, deux fois la semaine


Chez un vieux prêtre se rendait;
Auprès de lui sa lourde chaîne
Semblait moins pesante; il l'aidait
De ses conseils « Courage, espère, »
Disait-il, et son cœur meurtri
Grâce aux avis de ce bon père
Se trouvait moins endolori.
Un jour, après une visite,
Isabeau songeait au départ,
Quand, près de la quitter, l'hcriiiite
Sur son front pose par hasard
Un baiser pur comme son âme
« Au revoir, (lit-il, Isabeau,
Dieu vous garde » Et la jeune dame
Reprend la route du château.

Elle arrivait, quand dans sa chambre


Se présente le grand veneur,
Sombre comme un mois de décembre
Et déguisant mal sa fureur
D'où venez-vous, dit-il, comtesse?
Je reviens de me confesser.
Ah mensonge et scélératesse
Croyez-vous en vain m'offenser?
Dites, quelle est la bouche infâme
Qui déposa sur votre front
Ce baiser qui, tel qu'une flamme
Apparaît et me fait affront?
Un baiser. je ne sais, dit elle?
-Quoi! vous l'osez nier? Eh bien
Soyez donc punie, infidèle.
Puis, il l'éventra comme un chien.
« Hélas fit-elle, je suis morte,
Morte sans l'avoir mérité,
Seigneur! -Puis, d'une voix moins forte
Sachez au moins la vérité
Ce baiser que vous croyez traître,
Ce baiser pour adieu me fut
Donné tantôt par un saint prêtre
Je le jure sur mon salut.
C'était la voix de l'innocence
Le grand veneur comprit alors
L'abus de sa toute puissance
Et, pleurant, reconnut ses torts.
Mais il était trop tard, la dame
Les mains jointes, se renversant,
Ferma les yeux et rendit l'âme
Plus blanche encore qu'un lys blanc.
En voyant perdus tant de charmes
Le grand veneur se démenait,
Poussait des cris, versait des larmes.
Cependant Satan ricanait
« J'ai tenu ma parole, comte,
Tu connais nos conditions
A bientôt donc, sur toi je compte,
Ueçois mes salutations.
Mais, châtiment épouvantable
Dès ce moment, le grand veneur
Couché, debout, en chasse, à table
Du sang vit partout la couleur.
Sanglante lui paraissait l'herbe,
Sanglante aussi l'eau dos ruisseaux
Son coursier même à l'œil superbe
Souftlait du sang par les naseaux.
S'il cherchait le soleil, la nue,
Au lieu d'un ciel éblouissaut
II ne voyait, déconvenue
Qu'une immense voùte de sang.
Aussi, la face décharnée
Souffrant le sommeil et la faim,
Devint-il en moins d'une année
Horrible à voir. Un jour enfin
II s'en fut trouver le vieux prêtre.
Témoignant d'un vrai repentir,
II le pria de lui remettre
Ses péchés avant de mourir.
Agenouillé dans la poussière
De son crime il se confessa,
Entre eux pendant une heure entière
On ne sait ce qui se passa,

Mais il vendit ses biens immenses,


Ses bijoux, jusqu'au moindre effet
Au profit d'humaines souffrances
Puis, le partage une fois fait,
11 partit pour la Terre-Sainte
Les pieds nus et la corde au cou,
Sans proférer aucune plainte,
Et trépassa l'on ne sait où.
Lorsque j'ouïs celle légende
J'avais dix ou douze ans, je crois,
Ma dévotion était grande,
Je fis le signe de la croix
Et me tournant vers ma voisine
«
Satan, dis- je, dans tout cela
Dût faire une bien triste mine:
Ce fut pour Dieu qu'il travailla. >>

Casimir Faucompré.
LES COURTISANES.

LYRA.
Cléophas m'a donné ce beau camée antique
Représentant Circé, la fille du soleil.

CORINE.

Critonills s'est roulé dans l'arène athlétique


Et m'apporta vainqueur la coupe de vermeil.

L\RA.

Cléophas est toujours superbe et magnifique


Me parle-t-il ? mon front s'abîme de sommeil.

Comme.

Critonius se revêt de la toge olympique


Critonius sent le bouc et me tient en éveil.

Lyra.
J'aime Eucritos L'amour le mit dans mon aurore,
Il me vint au printemps comme un présent do Flore.
Les dons de Cléophas me causent tant d'ennui

CORINE.

J'aime un jeune Lcsbion, dont le regard timide


Triomphe sans ellort de Critonius l'Alejde,
Ce soir il est à moi comme je suis à lui.
C. Watteau.
BIBLIOGRAPHIE

où le mari donne
Dans un pays où le dessert est servi avant la soupe
une dot aux parents de la femme qu'il épouse; où l'on boit chaud en
t'l<5; où le théâtre n'est pas soumis à une censure préalable; où l'on
écrit de bas en haut et de droite à gauche où les positions les plus
élevées sont occupées par les plus dignes; où l'on porte le deuil en
blanc où tout criminel condamné à mort trouve un remplaçant, allant
au supplice en son lieu et place, s'il peut disposer de la faible somme
de cinq cents francs dans un pareil pays, il est permis de s'attendre
à des choses véritablement extraordinaires Pour moi, qui ai toujours
recherché les révélations des missionnaires sur le Céleste-Empire, je lis
avec un grand intérêt les récits des voyageurs revenant de la Chine et
,je me surprends parfois à répéter, entre deux chapitres, les vers du
lettré Théo, critique au Moniteur de Pékin
Celle que j'aime à présent est en Chine
Elle demeure avec ses vieux parents
Dans une tour en porcelaine fine,
Près du grand lac où sont les connorans.

Oui, j'aime à suivre le lettré à l'imprimerie, le fumeur d'opium à la


taverne le financier au bateau de fleurs, les enfants aux ombres chi-
noises et les sages au théâtre en plein vent. J'assiste à la première
représentation de lu Soubrelle accomplie, ou à la reprise de l'Esckwe
lies richesses qu'il gtwde. Cela me console de voir que les vices de
l'humaine nature sont partout les mêmes et je vois avec plaisir que
l'avare chinois ne le cède en rien à l'Harpagon de Molière.
Mais l'auteur du livre qui m'occupe n'est pas seulement un touriste
infatigable un causeur élégant, un sinologue érudit; c'est encore, c'est
surtout un diplomate Ministre plénipotentiaire de la reine d'Espagne,
M. Sinibaldo de Mas a étudié la Chine au double point de vue de la
politique et de l'économie. Il a écrit sur la question de l'opium et sur
l'insurrection actuelle des chapitres instructifs et curieux, je vous
assure.-L'histoire de l'insurrection chinoise digne de préoccuper les

1 la Chine el les pumaHces chMiennei par D. Sinibaldo de Mas, ancien envoyé


extraordinaire et ministre plénipotentiaire d'Espagne en Chine. 2, V, in-12. Pans,
Hachette, 1861.
esprits, est traitée avec autorité par M. de Mas. Les rebelles ont donné
le signal de la révolte par une profession de foi religieuse, et leur chef,
Hung-Seu-Tsuen a transformé en phalanges de saints des bandes de
pirates. Cette nouvelle secte, on le voit, est bien différente des célèbres
sociétés secrètes chinoises, reliées autour du lys blanc ou du nénuphar.
Hung-Seu-Tsuen a couvert son usurpation du masque religieux il est
devenu du même coup empereur et pontife. C'est ce qu'avait fait Maho-
met, ce qu'aurait fait peut-être le grand conquérant moderne s'il n'était
pas venu après Voltaire. La religion en couvrant d'un caractère sacré
une entreprise téméraire peut sauver un parti en donnant une apparence
sainte à une cause insensée. Grâce à elle, le pirate devient un néophyte
et le rebelle un martyr. Du reste, cette religion des insurgés chinois,
que M. de Mas nous fait connaître, n'est pas originale. Quelques lam-
beaux de la doctrine des missionnaires y sont cousus avec les supersti-
tions les plus ridicules, et Jésus-Christ y esl traité sur un pied d'égalité
parfaite avec Hung-Seu-Tsuen lui-même c'est tout dire. II. de Mas no
voit pas grand mal au triomphe parliel des rebelles. Ce qu'il désire,
ce qu'il rêve, c'est la Chine ouverte au commerce et surtout aux idées
européennes. Le fractionnement de l'empire ne l'effraie donc pas il
lui paraît plutôt devoir offrir des chances nouvelles et certaines à l'en-
tente cordiale, à l'alliance des puissances européennes et du gouverne
ment du Céleste-Empire.
Les ambassades à Pékin devaient aussi inspirer un ministre plénipo-
tentiaire. M. de Mas a remarqué que les Chinois regardent les Euro-
péens comme « une race inférieure en civilisation, turhulente, astu-
cieuse, avide, qu'il faut tenir à distance. » Avant tout, il faudrait donc
mieux éclairer les hauts fonctionnaires de l'Empire sur nos institutions,
nos mœurs, nos idées, et, pour arriver à ce résultat, il serait utile de
forcer le gouvernement de l'Empereur à entretenir des ambassades dans
les diverses nations d'Europe. Lorsqu'il nous connaîtrait mieux, l'em-
perenr se laisserait approcher plus facilement par nos ambassadeurs.
Alors, sans doute, il ne forcerait plus les représentants des grandes
puissances à se soumettre à l'humiliante cérémonie du Ko-Tou, proster-
nation qui répugne à notre dignité Cette cérémonie du Ko-Tou, on
devait s'y attendre, a appelé l'attention particulière de l'envoyé exlraor-
dinaire de la reine d'Espagne et M. de Mas a su l'élever
de la question du tabouret dont parle le duc de Saint-Simon.
la hauteur
Bien que M. de Mas ait fait preuve d'une grande impartialité dans tes
jugements qu'il porte sur le pays que son livre vient de nous faire
connaître davantage, on ne peut celer que sous certains rapports
il n'ait fait preuve d'indulgence pour quelques usages barbares de
l'empire chinois. Ce n'est pas un reproche que nous lui adressons.
On peut lui appliquer les paroles que le savant synologue l'aulhicr
a écrites en faveur de M. de Rémusat et que M. de Mas cite dans
son ouvrage « On doit pardonner à ceux qui consacrent leur vie
à étudier les langues, l'histoire et les mœurs des populations orientales,
d'en prendre quelquefois la défense. Ce sont leurs avocats d'office. On
ne peut pas les blâmer de l'accomplissement d'un devoir aussi désinté-
ressé. » c. L.
CHRONIQUE DU MOIS

Les restaurations de l'ancien palais des Rihours sont presque


terminées. M. Contamine, architecte, a recomposé pierre par pierre
le célèbre escalier de l'hôtel de ville; grâce à lui, les détails d'orne-
mentation ont été conservés avec soin, et l'archéologue le plus minu-
tieux ne trouverait rien à critiquer. Le public sera bientôt admis à
visiter la salle du Conclave, l'oratoire de la comtesse Jeanne et la
chambre des tortures, souvenir peu réjouissant du moyen âge. Le
soubassement de la salle du Conclave, restauré et dégagé, va fournir
un local au musée archéologique. C'est là que nous voudrions voir
réunies toutes les trouvailles artistiques que les démolitions de la
vieille ville vont mettre entre les mains de nos édiles. Les antiquités
des rues de Lille ont été signalées depuis longtemps par des travaux
consciencieux c'est il l'administration qu'il appartient de les con-
server.
•Boileau a dit quelque part que l'ennai naquit un jour de l'uniformité.
Le génie, cette arme classique par excellence, devrait bien ne pas
l'onblier. Ce corps d'élite a, parait-il, le projet insensé de construire à
toutes les entrées de la ville le même et uniforme monument. Leprojct
est tout fait; il est même exposé à l'admiration dans une des salles
du fort Saint-Sauveur. Nous n'avons pas eu le courage d'aller voir
cette porte idéale; nous ne la verrons que trop, si, ce qu'à Dieu ne
plaise, le projet du génie est mis à exécution. Vous figurez-vous le bel
effet de toutes ces portes semblables et sernblableinent placées C'est
pousser un peu loin l'esprit d'imitation. Courage bientôt nous verrons
le même modèle servir à Gravelines, à Perpignan, à Metz, etc.
N'en déplaise au génie militaire, nous espérons que ce projet n'aura
pas (le suite. Il vaudrait mieux donner à chaque porte un caractère
particulier qui la lasse distinguer et reconnaître ? N'est-il pas facile de
faire de chacune d'elles un monument ayant sa signification ? a l'une,
on peut donner les attributs de l'industrie et de l'agriculture; à
l'autre, ceux de la guerre, et ainsi de suite. Si l'esprit mathéma-
tique du génie militaire trouve quelque difficulté à mener à bien un
semblable travail, nous proposerons un moyen très simple de suppléer
à cette insuffisance que l'on mette au concours la construction des
portes de la ville; l'imagination et le talent des architectes remplace-
ront avantageusement le compas des officiers.
Pour en finir avec l'autorité militaire nous demanderions volon-
tiers que l'on mît au concours la construction d'une guérite qui ne
gênât pas la circulation sur le trottoir où elle est placée. Cela soit dit
sans porter ombrage à l'honorable fonctionnaire qui loge au coin de
la rue Royale et de la rue Esquermoise. Le moyen le plus simple,
ce serait peut-être de supprimer la sentinelle.
garde à vous

Sentinelle, prenez

Vous aussi, M. Ch. Rozais, prenez garde à vous. – M. Ch. Rozais


vient de publier chez M. Alcaii Lcvy une comédie lilloise, intitulée: La
Rue numéro ê bis. C'est une petite satire municipale, verveuse, où le
trait ne manque pas et qui a la prétention de prècher l'union de l'indus-
trie et de la littérature. Voilà qui est bien mais pourquoi M. Rozais
attaque-t-il le patois de Lille? Le patois n'a d'autre titre que l'igno-
rance, dit-il c'est un pêle-mêle de tous les langages, une foire
de tous les mots vieillis, etc., etc. Tout beau M. Rozais; beaucoup
de gens chez nous partagent cette opinion du bourgeois de Lille que
notre patois, loin d'ètre un grossier argot, est la langue primitive de
nos ancêtres. Que le patois dérive de ab atavis ou de patrietwis,
c'est toujours le langage paternel. Votre poète Glorian qui parle
patois, sait aussi, quand il le faut, parler français je n'en veux pour
preuve que ces vers écrits au bas de votre chanson, Sabre-de-Bois:
Si l'on vous autorise h rire
De nos Lillois,
l'ouvtant il n'en faut pas médire
Sabre de bois!

Souvenez-vous que sous nos portes,


Mis aux abois,
L'ennemi fuyait nos cohortes,
Sabre de bois
C'est qu'en allant à la bataille,
Nos bons bourgeois
N'ont pas des pistolets de paille,
Sabre de bois!
Ces vers dont nous sommes tenté d'attribuer la paternité au poète
Du Bue, prouvent que nos patoiseurs savent au besoin se servir de
la langue française. Si M. Ch. Rozais n'en est pas encore convaincu,
qu'il lise l'Histoire d'une canette, poème familier, par L. Debuire,
membre du caveau de Paris. Ce poème est une curieuse peinture des
mœurs d'estaminet; c'est une fantaisie agréablement tournée; mais,
que M. Debuire le sache bien, il ne faut pas attacher d'importance aux
critiques de M. Rozais; il ne faut pas abandonner la chanson patoise
qui peut faire sourire les esprits classiques, mais qui charme l'atelier
et la guinguette. Du reste quoiqu'on puisse dire, la fin de l'année
fait éclore les almanachs chantants et, en attendant ceux de MM. Des-
rousseaux et Debuire, nous signalerons l'almanach lillois, par Ch. Lam-
bert, et Brûle-Mason, par Mondoches. Ce dernier recueil contient les
Souvenirs de la Nouvelle- Aventure

Su F tierr', malgré tous nos malices,


Les p'tits, les grands, faut s'in aller,
Ch'est l' même affair" pou l's édifices,
Ij' jour arriv', faut déménager.
i' m'ai fait de l' bile.
A vir dins Lille,
Tutti démolir dins ch' biau palais de liiliour,
Et u F commune,
(Juculle infortune
J'ai vu bourler 1' boffro.. eun' si bielle tour.
C'liest bien ineoro ciine aut' lilossure
Qu'on nous fait, (meull' désolation
1 s'agit «le l' démolition

De rKouviellc-Avinture (4w)

Les belles et vastes salles de notre Musée n'ont encore reçu au-
cune œuvre exposée au salon de 1861. En fait de nouvelles toiles,
nous n'avons remarqué qu'un tableau de M. Mottez peint dans un
ton d'un rose impossible. M. Mottez est bien un pompéiste, mar-
chant à la suite de M. Ilamon. Si les détails de costume et d'orne-
mentation prouvent une recherche exagérée des usages antiques, on
n'y trouve pas une connaissance approfondie des types de l'anti-
quité. L'Aristophane de M. Mottez est un saltimbanque. Ce nVst
pas là le poète admiré par Platon, qui sait exprimer avec une pureté
de style admirable tout ce que la verve comique peut inspirer de
plus osé.
Le nom d'un artiste de Lille, M. Louis Schoutteten figure avec
honneur dans le catalogue des tableaux de l'Exposition de Nantes.
M. Schoutteten a exposé une vue prise sur les bords de l'Arbonoise.
C'est une toile qui prouve déjà beaucoup en faveur de l'artiste et
qui promet plus encore.
M. Stéphane Cachet, dont nos lecteurs n'ont pas oublié l'élude
littéraire publiée dans notre dernier numéro, nous envoie un erratum
que nous insérons volontiers. La dernière ligne de la page 40-4 et
les premières lignes de la page suivante doivent être rectifiées ainsi
qu'il suit

« En 1836, il est vrai, une commission nommée par M. de Gasparin,


ministre de l'intérieur et présidée par M. le comte de Ségur, se pro-
nonça, comme celle de 1825-20, pour le terme de cinquante années.
Il est vrai aussi qu'en 1839, la Chambre des pairs adopta (et non rejeta)
un projet de loi présenté par M. de Salvandy, ministre de l'instruction
publique et qui ajoutait dix années au délai de 1810, ce qui portait à
trente années après la mort de l'auteur la durée de la propriété d'une
œuvre littéraire. Mais le gouvernement n'ayant pas alors donné suite à
l'adoption de la loi, le même projet, légèrement modifié, fut présenté en
1841 à la Chambre des députés par M. Villeneuve, alors ministre de
l'instruction publique. B

Cet erratum est accompagné d'une lettre que nous reproduisons


('gaiement

Mon cher directeur,


Pardonnez-moi ce long erratum et permettez que je me justifie. Je
reconnais que j'ai commis une grave, très grave erreur en écrivant que
la Chambre des pairs rejeta, quand au contraire la vérité est qu'elle
adopta. J'étais pressé, j'ai eu tort de ne pas me fier à ma mémoire; je
n'avais sous la main ni mes notes, ni la collection du Moniteur, et
j'avais, bien malheureusement, la Rame européenne ouverte sous les
yeux (15 janvier 18G0). Tout mon tort a été de m'en rapporter à M. le
chef lin bureau de la propriété littéraire ait ministère de l'intérieur
signataire 'i'une étude sur la propriété littéraire Si quelqu'un est payé
pour connaître la question, c'est plus que personne un tel fonctionnaire.
J'ai hésité quelque temps entre ma mémoire et cette imposante autorité.
Malheureusement l'autorité l'a emporté. On ne m'y reprendra plus.
A quoi se fier désormais
Tout à vous
Stéphane GACHET.

Nous avons assisté le '14 octobre au banquet annuel rie l'associa-


hon des anciens élèves du Collège et du Lycée de Lille. La plus
franche confraternité a présidé à cette fête. Nous ne saurions trop
engager les anciens élèves du Collège de Lille à s'inscrire au nombre
des sociétaires. Le but de l'association est louable sous tous les rap-
ports. On retrouve dans ceite réunion d'hommes aux positions et
aux opinions diverses, un point de contact que rien ne peut détruire,
une sorte de communion d'idées libérales qui ont été puisées aux
enseignements universitaires. Car ne l'oublions pas, c'est avant tout
une fète universitaire que celle qui rassemble autour de la même table
tous ces anciens élèves de Collège de Lille, industriels, avocats, savants;
aussi n'est-ce pas sans étonnement que l'on a vu nommer plusieurs
fois comme président de l'association un homme qui n'a pas jugé
convenable de faire donner à ses ills l'instruction universitaire.
Malgré l'opinion de M"10 Emile de Girardin, qui dit dans une de
ses lettres parisiennes, que le métier de chroniqueur c'est de parler
quand on n'a rien à dire, nous avons supprimé pour cette fois la
causerie théâtrale, qui n'avait rien de fort intéressant à conter aux
lecteurs. Nous en avons à peine fini avec les débuts, et on comprend
que,- tant que la troupe est dans la pénible période de l'enfantement,
le répertoire est aussi pauvre que Job. Jusqu'à présent nous n'avons
guère vécu que de reprises plus ou moins heureuses. Cela va finir;
lct l'ille (le l'air ouvre ce soir la porte aux nouveautés nous l'en
remercions et lui souhaitons le succès et les recettes de feu le Pied
de Mouton.
Rien n'a été négligé pour charmer le public. Grafl'etot promène,
à travers les dix tableaux de la pièce, un costume mythologique qui
ferait rire les héros d'Homère. Mlle Briol chante le rôle d'Eolin
Mmc Collignon est transformée en Reine des Génies; la séduisante
Mmo Graffetot, déshabillée en reine des Willis, va retrouver le succès
plastique qu'elle a obtenu sous les traits de la Vénus d'Orphée aux
Enfers. Les danseuses étudient leurs équilibres et le danseur prépare
des pirouettes inconnues et des pointes extravagantes.
Les cadres de l'opéra sont à peu près complets. Deux artistes nou-
veaux, Mme Piquet-Wild et M. Carré, tiennent la tète de la colonne.
Ils ont été admis à l'unanimité. M"'e Piquet est une vocaliste de
première force; M. Carré est un comédien intelligent. Nous atten-
dons ces deux artistes dans leur prochaine création, c'est-à-dire dans
la Statue de Heber, que l'on monte en ce moment.
lionne chance a tout le monde au directeur, aux artistes cl
surtout au public!J E. E.

GéryLegrantl.

Lille. Imp. Lefebvre-Ducrocq


TABLE DES MATIÈRES

Dépret
Première Livraison Novembre 1860
Pages
LE Sphinx, conte, par Albert Dupuis 1
Dk LA GALANTERIE moderne, par Ch. Lamb, traduit de l'Anglais,
6
par Louis
Lille.
LES Voisins DE Campagne
LES NouvEAux TABLEAUX
CAUSERIE Théâtrale, par G.
nouvelle
du Musée de
Masure
par Géry Legrand.

1 1
211
24i~
Poésies Le 14 août vers inédits par Emile Deschamps.
mais pas sa Mère par Valéry Vernier..
tout. –
On oublie

CHRONIQUE DU mois.

Causerie lilloise.
Bibliographie Les grandes xisines de France, par M. Turgan
3U
-42
M

Deuxieme Livraison Decembre


UN

•Dans
1('érttry
AutogiiApiie

UN
DE Voltaire,
Dépret
Cad, conte, par Louis
nouvelle par le comte E. de
-11.
5(i
RESTAURATION DE l'église Saint-Maurice 01
par G. Masure
G.deNoviod 73
CAUSEIIIE Théâtrale
Poésies Le Chevalier., par Henry Fouquier. Stances, par F.
68

• lilloise
BIBLIOGRAPHIE Gazetiers et Gazettes histoire critique et anec-
dotique de la presse parisienne, 1858-1859, par J.-F. Vaudin
Chronique du mois. Causerie
75
77
Troisième Livraison Janvier 1861

QUELQUES MOTS AUX Obsekvateors, par Valéry Vernier 81


DEUX ILLUSTRES PÉCHERESSES DU xvii° SIÈCLE La Marquise de
Courcelles et la Duchesse de Mazarin par A. Tattler. 87
LES Académies DE PROVINCE par C. Derode 100
CAUSERIE Théâtrale, par G. Masure 100
ÉpUre au statuaire T. Bra> par Géry Legrand
Poésies Epttre à Jules Janin sur sa traduction d'Horace. –
115
lilloise
BIBLIOGRAPHIE: Rosine Passmore, par Louis Dépret
CHRONIQUE DU MOIS.- Causerie
H9~
121

Quatrième Livraison Février


IL NE FAUT QUE S'ENTENDRE, proverbe, par Alfred Billet 127
LES DEVOIRS DES femmes, par Albert Dupuis 143
Lettres SUR LA Littérature, par Louis Dépret 119
POÉSIE Deux sonnets par Emile Deschainps 1 53
Bibliographie Les Hirondelles poésies allemandes de Louis
Wihl traduites en français avec un essai sur la littérature
CAUSERIE Théâtrale
CHRONIQUE DU Mois.
par Géry
Causerie lilloise
juive, de Pierre Mercier, par Mario Proth
Legrand
Cinquième Livraison Mars
15i
1
102
5'J

LE Miroir DE Venise,, nouvelle, par Henry


LES PARENTS PAUVRES, de Ch. Lamb, traduit
Fouquier.
Louis Dépret.
l<>7
par 180
LES HÉROS DE PvOîian, par Géry Legraud 185
Poésies: L'Idéal, par F. Pitti.-A M. Laurent Pichat: L'Idéal-
Prose, par Ulric Guttinguer 188

Masure
Bibliographie L'Instruction publique el le suffrnga universel. –
Candide grand opéra-bouffe en cinq actes et sept tableaux,
par Désiré Pilette
XI. HV2-

par G.
Chronique lilloise
Causerie Théâtrale. – La Tour de Nesle et M. ÏJmis Vcuillot,

Du mois. Causerie
Sixième Livraison Avril
107î
2r3

DE
(le Paris
LA
M1"0
LÉGENDE BOURGUICNONNE, fragment
par
Bibliothèque Spirituelle
Ancelot
du second volume des Snlons
publiée par M. de Sacy, de
207î
l'Académie Française
ESSAI SUR LA CRITIQUF. EN
Poésies Credo, à M.
Matière de Peinture, par H"
Ulric Guttinguer, par F. Pitti. – A Valery
211
221J

Vernier. Après une lecture d'Aline par Henry Cantel 232


Bibliographie L'Ouorière, de M. Jules Simon.- La décadence
romaine, de M. A. Pommier. – Contes de toutes les couleurs
M. A. de Latour, par C. Dlallet.
de M. Dusolier, par Mario
CAUSERIE THÉÂTRALE
CHRONIQUE DU Mois. Causerie
Proth.
de 5!. Saintine, par G<·ry LeBrand.-Les dc(tr^s ttcqtdttltlos, de
Ceci ~cst pas ttta üure,

lilloïse. 238
246
25t
Septième Livraison Mai
DE LA MODE, DE LA VANITÉ ET DE PLUSIEURS AUTRES UHUSES,
par Géry Legrand 2;);,

Dépret.
LES RP~VERtES DE MAÎTRE FABRICIUS, par Jonathan Dluller ,6f
LE PALFERINF, par Valéry Vernier article).
264
268
1

ESSAI SUR LA CRITIQUE EN MATIÈRE DE PEINTURE (2ne


PHYSIOLOGIE L'ENNUYEUX, L'ASSOMMANT ET. L'AUTRE par
Louis 278
POÉSIE: Le Gant de la Demaoiselle ballade traduite de Schiller,
par Ëmite Deschamps 281
BIBLIOGRAPHIE Les légendes dtt lcttyage~des Fleurs, par Ch. de
Franeiosi.–LfS I.(<&OM~<~ par M. Victor Poupin.- Com-

par M. H. Christian.
ment ota ltctte, par Mario Proth.

CHRONIQUE DU Mois lilloise.


Musique., par J.-F. Vaudin.
Causerie
Les Plaisatttzwas de la
Le Proû~M de lce,jeutaesse
J
283
291
Huitième Livraison Juin
LE FEUILLETON POSTHUME DE HENRY
LlICŒN DE RcBEMpRÉ, par
BRUNEEL.
L. Laurent-
395
LES 1IRMS DE RoMAN
Pichat 305
ESSAI SUR LA CRITIQUE EN MATIÈRE DE PEINTURE (troisième et
dernier article) 309
ÉTUDE LJTTËRArRE SUR LA VIE ET LES OUVRAGES D'HIPPOLYTE
R]GAULT,parCh.MaUet 317
PonsiE

par
T7<d<M<'<' tles Géry Legrand
1~'olies étertactles, par
B1BLIOGnAI'JIIE: Les Cotttes néttaois, par M. le comte de Chevigné.
–Lf< /'f'!<!<~ de %1. J.-T. de Saint-Germain
G'Art o~ciel et lfl Lt6<(', par M. Henry Fouquier.–~OMmec
330

CHRONIQUE DU Mois.
Les ylaisirs c/KttK/jch'
liltct°aire, par M. G. Vaperem
Causerie lilloise. Les·~`ëtes eta procMM'c.

Neuvième Livraison Juillet


335
339

LE .sALON DE 1861, par Henry Fouquier 3~3


LES HÉnos DE RoMAN: OswALD(LonDNELYiL), par A. Dupuis. 357
ËTUDE LITTÉRAIRE SUR LA VIF ET LES ÉCRITS D'HIPI'OLYTE RIGAULT
~f<7<'f~/t~,parCh.Manet 3C't
LE RoMAN CATHOLIQUE,Lettre à M'"c Bourdon (Mathilde Froment),
par Géry Legrand 371
PoÉsiES: Atttoaar ~H-6«s~ sonnet, par A. Deléage. L'Idécrl,
sonnet, par Jules Frichon 381
par
Bibliographie Despéranzu, par M. A. Verniorel.– Girtii par

C.
M. Valéry Yernier. – L« Benjamine, par M. A. Pommier. –
Souvenirs d'un M. H. Corne, ancien député 382
CHRONIQUE Du MOIS. Causerie lilloise Les plaisirs du Nord.
Le Prè-Catelan. Le Pied de Mouton 388
Dixième Livraison Aout
LES deux Héloïses (Héloissa-Julie d'Étange), par A. Dupuis. 301
DEUX VOLUMES DE Poésie libérale ET française, de M. Lebrun,
l'un des Quarante, par F. 401
DU SENTIMENT DE LA nature DANS LES œuvres d'art, par
Géry Legrand
Vers inédits, Emile Deschamps
407
423
POÉSIE par

Masure
Bibliographie Réimpression de livres anciens et peu communs:

Monlereid
Mademoiselle de Clermont par Mmc de Geulis. – Les Épi-
gramvies de Ogier de Gomhmld.
Mathieu de
Chronique DU mois.
G.
Les Poésies diverses (le

Les Comédiens de Paris en procinre, par


4

427î
.'4

Onzième Livraison Septembre


UN Roman TRÈS historiq.be (Sophie), par Mario ProùV 431
L'Ami Du MARI DE Géraldine, nouvelle, par Louis Dépret 442
LES Héros DE Roman
LE BONHOMME GÉRONTE, par Géry
Poésie A mes Anus, par Valéry
Legrand.
Wagner, par Henry Fouquier
Vernier
447î
451
555
Bibliographie HÎHoire du Consulat et de l'Empire, de M. Thicrs

Causerie Théâtrale, par G.


Chronique DU mois. Causerie
Masure
par Ch. Mallet. La propriété littéraire au XIX" sièrle, de

lilloise
MM. Laboulaye et Guiflïey, par Stéphane Cachet 457i
470
475

Legrand
Douzième Livraison – Octobre
Théâtre sërieik au siècle. – Clnssiqueh du tiou-

Mallet
LE six0 Lcà
leourdj par Gcry i70
LETTRE AU Directe™ DE LA REVUE DU Mois, sun UN poii\t d'his-

Ferrari
TOIRE LITTÉRAIIIE, par Ch.
LES Héros DE ROMAN: Quasimodo
L'Enposition DE FLORENCE, par C.
par Henry Fouquier.
Poésiks Le Grtmd Veneur, ballade par Casimir Faucompré. –
U)8
303
500

Mas./£o.~j..
Les Courtisanes, par C. Watteau /^CTÛT^J'Nv, • • •• 5 14
Bibliographie: Lit Chine et les puissdtKùsK/Hrm4Mws,de M.
Sinibaldo
Sinibaldo de de 5?
Mas -£\ • • 519
9
51
Chronique DU mois. – Causerie lilloise. i J^S ~zz\ 52 1

^1^' -C/
Lille. Imprimerie Lefobvre-DucroGqj^ja^dj.Jhcatrc.

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