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Directeur de la publication : Alain Guerrini

Directeur délégué : Sébastien Dallain


Comité de direction : Alain Guerrini, Sébastien Dallain,
André Dénéchère
Directeur éditorial européen : Marco Lupoi
Responsable éditorial : Walter De Marchi

Titre original : Arthas Rise of the Lich King


Illustration de couverture : Glenn Rane

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Emilien Wild


Relecture/réécriture de Natalie Ritzdorf

P REMIÈRE P UBLICATION EN F RANCE


EN AVRIL 2010 P AR P ANINI BOOKS

ISBN : 978-2-8094-6019-3

PANINI BOOKS
www.paninicomics.fr
Panini France S.A.
Z.I. Secteur D, B.P. 62
06702 Saint-Laurent-Du-Var, France

© 2010 Blizzard entertainment, Inc. Tous droits réservés.


Warcraft, World of Warcraft et Blizzard Entertainment sont
des marques déposées de Blizzard Entertainment aux États-Unis
et pour le reste du monde. Toutes les autres marques déposées
appartiennent à leur propriétaire respectif. Édition originale
publiée en anglais par Simon & Schuster, Inc. 2009

Édition française éditée par Panini France S.A. 2010.

Toute reproduction, totale ou partielle, de ce livre


ainsi que son traitement informatique et sa transcription, sous
n’importe quelle forme et par n’importe quel moyen électronique,
photocopie, enregistrement ou autre, sont rigoureusement
interdits sans l’autorisation préalable et écrite du
titulaire du copyright et de l’éditeur.
Ce livre est dédié à tous les amoureux de Warcraft.
J’espère que vous aimerez le lire autant que j’ai aimé l’écrire.
TABLES DES MATIÈRES

REMERCIEMENTS
PROLOGUE : LE RÊVE

PREMIÈRE PARTIE
UN GARÇON EN OR
I ER CHAPITRE
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V

SECONDE PARTIE
UNE BRILLANTE DAME
INTERLUDE
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII
CHAPITRE IX
CHAPITRE X
CHAPITRE XI
CHAPITRE XII
CHAPITRE XIII
CHAPITRE XIV
CHAPITRE XV
CHAPITRE XVI

TROISIÈME PARTIE
LA DAME NOIRE
INTERLUDE
CHAPITRE XVII
CHAPITRE XVIII
CHAPITRE XIX
CHAPITRE XX
CHAPITRE XXI
CHAPITRE XXII
CHAPITRE XXIII
CHAPITRE XXIV

ÉPILOGUE : LE ROI-LICHE
À PROPOS DE L’AUTEUR
NOTES
LECTURES SUPPLÉMENTAIRES :
LA BATAILLE CONTINUE
REMERCIEMENTS

J’adresse mes remerciements tout particulièrement à Chris Metzen (une fois de plus) pour sa passion envers le jeu et
son histoire, et à Evelyn Fredericksen, Mikey Neilson, Justin et Evan Crawford de chez Blizzard pour leur soutien
enthousiaste et sans failles et pour leur aide dans mes recherches. Un tel livre, fourmillant d’autant de détails, n’aurait
pu voir le jour sans eux.
PROLOGUE : LE RÊVE

Le vent hurlait comme un enfant qui souffre.


Les brochepelles se blottissaient les uns contre les autres pour se tenir chaud, leurs épaisses toisons hirsutes les
protégeant du plus gros de la tempête. Le troupeau formait un cercle autour des plus jeunes, frissonnants et bêlants.
Les têtes des bêtes adultes, couronnées de bois massifs, étaient baissées vers la terre enneigée, les yeux fermés dans
une tentative pour se protéger de la neige tourbillonnante. Leur propre souffle givrait leur museau tandis que, leurs
sabots solidement ancrés dans le sol, ils enduraient la tempête.
…Dans leurs tanières respectives, les loups et les ours attendaient la fin du blizzard, les uns profitant du réconfort de
leur meute, les autres solitaires et résignés. Tiraillés ou non par la faim, rien ne les ferait sortir de leur refuge jusqu’à ce
que le vent ait cessé de hurler et que la neige aveuglante se soit arrêtée de tomber.
Le vent, rugissant depuis l’océan, frappait le village de Kamagua, déchirant les peaux tendues sur les cadres en os de
créatures marines. Quand la tempête surgissait, les roharts, qui avaient établi leur demeure en ces lieux depuis des
temps immémoriaux, savaient qu’ils devraient réparer ou remplacer filets et pièges. Leurs logis, aussi robustes soient-
ils, étaient à chaque fois endommagés quand cette tempête survenait. Ils s’étaient tous rassemblés dans la grande
habitation collective, creusée profondément dans la terre, laçant fermement les battants en prévision du blizzard et
allumant des lampes à huile qui répandaient une légère fumée.
L’ancien Atuik attendait dans un silence stoïque. Il avait vu nombre de ces tempêtes au cours des sept dernières
années. Il avait vécu longtemps, la taille et la teinte jaune de ses défenses et les rides de sa peau brune en attestaient.
Mais ces tempêtes étaient plus que des tempêtes, elles étaient surnaturelles. Il jeta un regard aux jeunes, tremblant
non de froid, pas les roharts, mais de peur.
— Il rêve, murmura l’un d’entre eux, les yeux brillants, les moustaches hérissées.
— Silence, aboya Atuik, plus brutalement qu’il n’y comptait. L’enfant, surpris, se tut, et les hurlements du vent furent
à nouveau le seul son résonnant dans la hutte.
Il s’éleva comme de la fumée, ce profond mugissement, sans mots mais si significatif ; un chant, porté par une douzaine
de voix. Le son des tambours et le cliquetis de l’os frappant l’os rythmaient férocement l’appel sans mot. La palissade
de pieux et de peaux entourant le village taunka déviait la plus grande partie de la colère du vent, et les solides huttes,
leurs toits incurvés formant une voûte intérieure spacieuse, protégeaient leurs occupants des épreuves de cette terre.
On entendait toujours les hurlements du vent par-dessus les sons du rituel ancien et immuable. Le danseur, un chaman
du nom de Kamiku, fit un faux pas et son sabot glissa. Il se reprit et continua. Concentration. Tout était question de
concentration. C’était ainsi que l’on dressait les éléments et qu’on leur arrachait leur obéissance ; c’était ainsi que son
peuple survivait sur une terre rude et sans merci.
La sueur humidifiait et assombrissait sa fourrure tandis qu’il dansait. La concentration plissait ses grands yeux bruns,
ses sabots puissants trouvaient à nouveau leur rythme. Il secoua la tête, ses courtes cornes fendant l’air, et agita la
queue. D’autres taunkas dansaient à ses côtés. Leur chaleur corporelle et celle du feu, brûlant vivement malgré les
flocons et le vent soufflant depuis le trou d’aération du plafond, gardaient la hutte chaude et agréable.
Ils savaient tous ce qui se passait à l’extérieur. Ils ne pouvaient pas contrôler ces vents et cette neige, comme ils
pouvaient le faire habituellement. Non, c’était son œuvre. Mais ils pouvaient danser, festoyer et rire au mépris de
l’assaut. Ils étaient des taunkas ; ils allaient endurer.

***

Le monde était déchaîné à l’extérieur, bleu de glace et blanc de neige, mais dans le grand hall l’air était tiède et il n’y
soufflait aucune brise. Une cheminée assez grande pour qu’un homme puisse s’y tenir debout était emplie de bûches
épaisses, le seul son audible provenant des craquements de leur combustion. Sur le manteau orné de la cheminée,
sculpté d’images de créatures fantastiques, étaient montés les bois géants d’un brochepelle. Des têtes de dragons
sculptées servaient d’appliques, portant des torches dont les flammes brûlaient vivement. De grosses poutres
soutenaient la salle des fêtes qui aurait pu accueillir des douzaines d’hommes. La lueur orangée des feux refoulait les
ombres dans les coins. La pierre froide du sol était recouverte de fourrures épaisses d’ours polaires, de brochepelles, et
d’autres créatures.
Une longue et lourde table sculptée occupait la majeure partie de l’espace dans la pièce. Trois douzaines d’hommes
auraient pu s’y attabler confortablement, mais seules trois silhouettes s’y trouvaient pour l’heure : un homme, un orc,
et un garçon.
Rien de tout ceci n’était réel, bien sûr. L’homme assis à la place d’honneur le comprit. Il se trouvait dans un fauteuil
qui n’était pas tout à fait un trône, taillé dans des os de mammouth, légèrement surélevé par rapport aux deux autres
protagonistes. Il était en train de rêver ; il rêvait depuis très, très longtemps. Le hall, les trophées de brochepelles, le
feu, la table… l’orc et le garçon… tout ceci faisait partie de son rêve.
L’orc, à sa gauche, était assez âgé, mais toujours puissant. Le feu orangé et la lueur des torches vacillaient sur
l’horrible image qu’il portait sur son visage aux mâchoires protubérantes : celle d’un crâne peint. Il avait été un chaman,
capable de commander aux éléments et d’exercer de vastes pouvoirs, et même encore maintenant il demeurait
intimidant.
Le garçon ne l’était pas. Par le passé, il se pouvait qu’il ait été séduisant, avec ses grands yeux verts comme la mer et
ses cheveux dorés. Mais le passé était le passé.
Le garçon était malade.
Il était maigre, si émacié que ses os semblaient menacer de traverser sa peau. Ses yeux autrefois brillants étaient
creusés, recouverts d’un film grisâtre. Des pustules marquaient sa peau, éclatant et suintant d’un fluide vert. Il avait la
respiration difficile et sa poitrine se soulevait de manière saccadée alors qu’il haletait. L’homme pensait presque voir
les battements laborieux d’un cœur qui aurait dû vaciller il y a longtemps, mais qui persistait à battre.
— Il est toujours là, dit l’orc, levant le doigt en direction du garçon.
— Il n’en a plus pour longtemps, dit l’homme.
Comme pour confirmer ses dires, le garçon commença à tousser. Du sang et du mucus éclaboussèrent la table face à
lui, et il essuya sa bouche pâle d’un bras trop fin vêtu de riches tissus en haillons. Il inspira pour parler d’une voix
hésitante, l’effort l’éprouvant visiblement.
— Tu ne l’as pas… encore gagné. Et je vais… te le prouver.
— Tu es aussi sot que têtu, gronda l’orc. Cette bataille est gagnée depuis longtemps.
Les mains de l’homme se serrèrent sur les bras de son fauteuil tandis qu’il les écoutait tous deux. Cela avait été un
rêve récurrent au cours de ces dernières années ; il le trouvait maintenant plus fatiguant que distrayant.
— Cette lutte commence à m’ennuyer. Finissons en une fois pour toutes.
L’orc ricana en regardant le garçon, sa tête de mort grimaçant hideusement. Le garçon toussa à nouveau, mais ne
trembla pas devant le regard de l’orc. Lentement, avec dignité, il se redressa, ses yeux laiteux dardant tour à tour l’orc
et l’homme.
— Oui, dit l’orc, cela ne sert à rien. Bientôt il sera temps de s’éveiller. S’éveiller, et avancer une fois de plus dans ce
monde. Il se tourna vers l’homme, les yeux luisants. Marcher à nouveau sur le chemin que tu as pris.
Le crâne sembla se détacher de lui-même de son visage, flottant au-dessus de celui-ci comme une entité distincte, et
en écho à ce mouvement, la pièce changea. Les appliques gravées, qui un instant auparavant n’étaient que de simples
dragons de bois, ondulèrent et se balancèrent, s’éveillant à la vie, et tandis qu’ils secouaient leurs têtes, les torches
dans leur bouche éclatèrent et lancèrent des ombres grotesques et dansantes. Le vent hurla à l’extérieur et la porte du
hall s’ouvrit violemment. La neige tourbillonna autour des trois individus. L’homme ouvrit les bras et laissa le vent glacé
l’envelopper comme une cape. L’orc rit, le crâne flottant devant son visage émettant ses propres éclats de rires
démoniaques.
— Laisse-moi te montrer que ton destin s’ancre en moi, et que tu ne peux connaître le vrai pouvoir qu’en l’éliminant.
Le garçon, fragile et frêle, avait été éjecté de sa chaise par les violentes rafales d’air froid. Il faisait maintenant de
violents efforts pour se redresser, tremblant, sa respiration de plus en plus saccadée tandis qu’il se débattait pour
regrimper sur sa chaise. Il jeta un regard à l’homme… chargé d’espoir, de peur, et d’une étrange détermination.
— Tout n’est pas perdu, murmura-t-il, et, malgré les rires de l’orc et du crâne, malgré le hurlement du vent, l’homme
l’entendit.
PREMIÈRE PARTIE

UN GARÇON EN OR
I ER CHAPITRE

— Tiens sa tête ; c’est ça, gamin !


La jument, sa robe habituellement blanche devenue grise de transpiration, fit rouler ses yeux et hennit. Le prince
Arthas Menethil, seul fils du roi Terenas Menethil II, qui gouvernerait un jour le royaume de Lordaeron, s’accrocha à la
bride et murmura doucement à l’oreille de l’équidé.
Le cheval secoua brusquement la tête et renversa presque l’enfant de neuf ans.
— Holà, Crin-brillant, dit Arthas. Doucement, ma fille, tout va bien se passer. Il n’y a pas de quoi s’inquiéter.
Jorum Balnir poussa un grognement amusé.
— Je doute que tu verrais les choses sous cet angle si quelque chose de la taille de ce poulain sortait de toi, gamin.
Son fils Jarim rit, accroupi derrière son père et le prince, et Arthas fit de même, riant de façon incontrôlable, même
quand de l’écume chaude tomba de la bouche de Crin-brillant sur sa jambe.
— Une poussée de plus, ma fille, dit Balnir, se déplaçant doucement le long du corps du cheval jusqu’au poulain,
encastré dans une membrane brillante semblable à un linceul, à mi-chemin de son entrée dans ce monde.
Arthas n’était pas vraiment supposé être là. Mais quand il n’avait pas de leçon, il resquillait souvent pour aller à la
ferme de Balnir. Il admirait les chevaux grâce auxquels Balnir s’était construit une réputation d’éleveur, et jouait avec
son ami Jarim. Les deux jeunes garçons étaient bien conscients que le fils d’un éleveur de chevaux, même de celui dont
les animaux étaient régulièrement achetés comme montures pour la famille royale, n’était pas un compagnon
« convenable » pour un prince. Aucun d’entre eux n’y attachait d’importance, et pour le moment aucun adulte n’avait
mis un terme à cette amitié. Et c’est ainsi qu’il se trouva là, construisant des forts, lançant des boules de neige et jouant
aux gardes et aux bandits avec Jarim, quand Jorum avait appelé les garçons pour venir voir le miracle de la naissance.
Le « miracle de la naissance » était en fait assez dégoûtant, pensa Arthas. Il n’avait pas compris que tant de matières
visqueuses seraient impliquées. Crin-brillant grogna et poussa à nouveau, ses jambes raides et droites, puis dans un
bruit humide et clapotant son poulain vint au monde.
La tête pesante de la jument tomba lourdement sur les genoux d’Arthas, et elle ferma les yeux l’espace d’un instant.
Ses flancs se soulevèrent à intervalles réguliers tandis qu’elle reprenait son souffle. Le garçon sourit, caressant le cou
humide et la crinière épaisse et rugueuse, et tourna le regard vers Jarim et son père, qui s’occupaient du poulain. Il
faisait frais dans l’étable à cette époque de l’année, et de la vapeur s’élevait de son corps chaud et humide. Avec une
serviette et du foin sec, le père et le fils nettoyèrent le poulain de ce qui restait de la membrane étrange et semblable
à un linceul, et Arthas sentit son visage s’étirer en un sourire.
Humide, gris, ses longues jambes emmêlées et les yeux grands ouverts, le poulain regarda aux alentours, clignant des
yeux dans la lueur pâle de la lanterne. Ses grands yeux bruns se plongèrent dans ceux d’Arthas. Tu es beau, pensa
Arthas, son souffle s’arrêta l’espace d’un instant, et il comprit que le tant vanté « miracle de la naissance » était
finalement assez miraculeux.
Crin-brillant commença à remuer les pattes. Arthas sauta sur ses pieds et se pressa contre les murs en bois de
l’étable afin que le grand animal puisse se retourner sans l’écraser. La mère et le nouveau-né se reniflèrent l’un l’autre,
puis Crin-brillant grogna et commença à nettoyer son fils de sa longue langue.
— Hé gamin, tu as piètre allure, dit Jorum.
Arthas s’examina et son cœur se serra. Il était couvert de paille et de salive de cheval. Arthas haussa les épaules.
— Je sauterai dans un tas de neige sur mon chemin vers le palais, proposa-t-il, souriant. (Puis, réfléchissant un
moment, il ajouta :) Ne vous inquiétez pas. J’ai neuf ans maintenant. Je ne suis plus un bébé. Je peux aller là où…
Il y eut des caquètements de poulets suivis du son de la voix tonitruante d’un homme, et le visage d’Arthas se
décomposa. Il redressa ses petites épaules, fit une tentative frénétique mais finalement inutile pour ôter la paille de
ses vêtements, puis sortit de la grange.
— Sire Uther, déclara-t-il d’une voix qui disait je suis le prince et tu ferais mieux de t’en rappeler. Ces gens ont été bons
avec moi. Je vous en prie, n’allez pas piétiner leurs volailles.
Ou leurs parterres de gueule-de-loup, pensa-t-il, jetant un regard sur les remblais de terre enneigés où les jolies fleurs
qui faisaient la fierté et la joie de Vara Balnir allaient éclore dans quelques mois. Il entendit Jorum et Jarim le suivre
hors de l’écurie, mais ne lança pas un regard en arrière, préférant regarder le chevalier monté, et surtout…
— En armure ! haleta Arthas. Qu’est-il arrivé ?
— Je vous l’expliquerai en chemin, dit sinistrement Uther. J’enverrai quelqu’un chercher votre cheval, prince Arthas.
Même avec deux cavaliers, Inébranlable voyagera plus rapidement.
Il se pencha, une large main se refermant sur le bras d’Arthas, et balança le garçon en face de lui comme s’il ne pesait
rien du tout. Vara était sortie de la maison aux bruits du cheval approchant au grand galop. Elle essuyait ses mains dans
une serviette, et avait encore une trace de farine sur le nez. Ses yeux bleus étaient grands ouverts, et elle regardait son
mari d’un air inquiet. Uther la salua poliment d’un signe de tête.
— Nous discuterons de cela plus tard, dit Uther. Madame. Il toucha son front d’une main gantée de maille dans un
salut courtois, puis éperonna son cheval Inébranlable, aussi cuirassé que l’était son cavalier, et la bête bondit au galop.
Le bras d’Uther était comme une ceinture de métal autour du torse d’Arthas. La peur monta dans le cœur du jeune
garçon mais il l’enfouit tandis qu’il repoussait le bras d’Uther.
— Je sais monter, dit-il, son irascibilité masquant son inquiétude. Dites-moi ce qu’il se passe.
— Un cavalier d’Austrivage est venu et est reparti. Il portait de mauvaises nouvelles. Il y a quelques jours, des
centaines de petites embarcations remplies de réfugiés de Hurlevent ont débarqué sur nos côtes, dit Uther. (Il ne retira
pas son bras. Arthas abandonna la lutte et leva la tête, écoutant attentivement, ses yeux verts comme la mer grands
ouverts et fixés sur le visage sinistre d’Uther.) Hurlevent est tombée.
— Quoi ? Hurlevent ? Comment ? Qui l’a prise ? Que…
— Nous découvrirons bientôt tout cela. Les survivants, dont le prince Varian, sont conduits par l’ancien champion de
Hurlevent, le seigneur Anduin Lothar. Lui, le prince Varian, et les autres arriveront à la capitale d’ici quelques jours.
Lothar nous a prévenus qu’il porte des nouvelles alarmantes, ce qui est évident si quelque chose a détruit Hurlevent.
J’ai été envoyé pour vous retrouver et vous ramener. Vous avez mieux à faire en ce moment que jouer avec des gens du
commun.
Abasourdi, Arthas se tourna et regarda à nouveau devant lui, ses mains agrippant la crinière d’Inébranlable.
Hurlevent ! Il n’y était jamais allé, mais il avait entendu de nombreux récits à son sujet. C’était une ville puissante, avec
de grands murs de pierre et de beaux bâtiments. Elle avait été construite avec la robustesse à l’esprit, pour résister aux
bourrasques des vents violents qui lui avaient donné son nom. Penser qu’elle était tombée… Qui, ou quoi, pouvait donc
être assez puissant pour prendre une telle cité ?
— Combien de personnes les accompagnent ? Demanda-t-il, lançant sa voix plus fort qu’il ne l’aurait voulu afin d’être
entendu par-dessus le bruit de cavalcade tandis qu’ils se dirigeaient vers la cité.
— On l’ignore. Pas un petit nombre, c’est certain. Le messager dit que ce sont tous ceux qui ont survécu.
Survécu à quoi ?
— Et le prince Varian ?
Il avait entendu parler de Varian toute sa vie, bien sûr, de même qu’il connaissait tous les noms des rois, reines,
princes et princesses voisins. Tout d’un coup, ses yeux s’agrandirent. Uther avait mentionné Varian, mais pas le père du
prince, le roi Llane.
— Il est trop tôt pour qu’il devienne le roi Varian. Le roi Llane est tombé avec Hurlevent.
La nouvelle de cette seule tragédie frappa Arthas plus fort que la pensée de milliers de personnes soudainement
devenues sans abri. La famille d’Arthas était soudée ; lui, sa sœur, Calia, sa mère, la reine Lianne, et bien sûr le roi
Terenas. Il avait vu la façon dont certains dirigeants se comportaient avec leur famille, et il savait que le degré
d’intimité qu’il entretenait avec la sienne était remarquable. Perdre sa cité, son mode de vie, et son père.
— Pauvre Varian, dit-il, de sincères larmes de sympathie lui venant aux yeux.
Uther lui tapota maladroitement l’épaule.
— Oui, dit-il. Ce fut un sombre jour pour ce garçon. Soudain Arthas frissonna, et pas à cause du froid d’un jour d’hiver
radieux. La belle après-midi, avec son ciel bleu et son paysage enneigé en pente douce, s’était soudainement assombrie
pour lui.
Quelques jours plus tard, Arthas se tenait sur les remparts du château, tenant compagnie à Falric, l’un des gardes, et lui
tendant une chope fumante de thé chaud. Une telle visite, telle que celles qu’Arthas rendait à la famille Balnir, aux filles
de cuisine, aux valets, aux forgerons et, en fin de compte, à presque tous les serviteurs du domaine royal, n’était pas
inhabituelle. Terenas soupirait à chaque fois, mais Arthas savait que personne n’avait jamais été puni pour lui avoir
parlé, et il se demandait même parfois si son père n’approuvait pas secrètement.
Falric sourit avec reconnaissance et s’inclina bien bas par respect véritable, retirant ses gants afin que la chope
réchauffe ses mains engourdies par le froid. La neige menaçait de tomber, et le ciel était gris pâle, mais jusqu’à présent
le temps était clair. Arthas s’appuya contre le mur, posant son menton sur ses bras croisés. Il regarda vers les collines
vallonnées de Tirisfal, le long de la route qui menait de la forêt des Pins Argentés à Austrivage. La route le long de
laquelle Anduin Lothar, le mage Khadgar, et le prince Varian voyageaient.
— Un signe de leur part ?
— Nenni, Votre Altesse, répondit Falric, sirotant le chaud breuvage. Cela peut être aujourd’hui, demain, ou le jour
d’après. Si vous espérez les apercevoir, sire, vous risquez d’attendre un certain temps.
Arthas lui lança un sourire, les yeux plissés gaiement.
— C’est toujours mieux que les leçons, dit-il.
— Et bien, sire, vous êtes mieux placé que moi pour le savoir, dit Falric diplomatiquement, se battant clairement
contre l’envie de lui sourire en réponse.
Tandis que le garde finissait son thé, Arthas soupira et regarda à nouveau la route comme il l’avait fait une douzaine
de fois auparavant. Si cela avait été excitant au début, maintenant il commençait à s’ennuyer. Il voulait retourner voir
comment le poulain de Crin-brillant se portait, et il commençait à se demander s’il serait difficile de s’esquiver quelques
heures sans être remarqué. Falric avait raison. Lothar et Varian pouvaient encore être à quelques jours de distance si…
Arthas cligna des yeux. Il ôta lentement son menton de ses mains et plissa les yeux.
— Ils arrivent ! cria-t-il en pointant du doigt.
Falric se porta rapidement à ses côtés, la chope oubliée. Il opina.
— Vous avez le regard aiguisé, prince Arthas ! Marwyn ! appela-t-il. (Il retint l’attention d’un autre soldat.) Va dire au
roi que Lothar et Varian sont en vue. Ils devraient être là dans l’heure.
— Oui, capitaine, dit le jeune homme, saluant.
— Je vais le faire ! J’y vais ! Dit Arthas, déjà en mouvement tandis qu’il parlait.
Marwyn hésita, jetant un regard en arrière à son supérieur, mais Arthas était déterminé à le prendre de vitesse. Il
dévala les marches, glissant sur la glace, et traversa la cour au pas de course, s’arrêtant en dérapant tandis qu’il
approchait de la salle du trône. Sur les derniers mètres, il adopta une démarche plus calme et réajusta ses vêtements.
Aujourd’hui Terenas recevait les représentants du peuple pour écouter leurs préoccupations, leurs doléances et leur
apporter toute l’aide possible.
Arthas abaissa la capuche de sa belle cape rouge en étoffe runique brodée. Il prit une profonde inspiration, laissant
échapper de ses lèvres un peu de buée, et opina du chef tandis qu’il approchait des deux gardes, qui le saluèrent
brièvement et se tournèrent pour lui ouvrir les portes.
La salle du trône était indubitablement plus chaude que la cour extérieure, même s’il s’agissait d’une grande pièce
toute de marbre et de pierre, avec un haut plafond en coupole. Même par temps couvert comme aujourd’hui, la fenêtre
octogonale au sommet de la coupole laissait entrer une lumière naturelle et abondante. Des torches dans leurs
appliques murales brûlaient vivement, ajoutant à la fois chaleur et lumière à la pièce. Un motif circulaire complexe
entourait le blason de Lordaeron ornant le sol, pour l’heure caché par l’assemblée de personnes attendant
respectueusement leur tour pour s’adresser à leur suzerain.
Assis sur le trône de pierres précieuses placé sur une estrade à degrés se trouvait le roi Terenas II. Ses cheveux
blonds étaient parsemés de gris uniquement aux tempes, et son visage était légèrement ridé, plus marqué par les
sourires que par les plissements de front. Il portait une belle robe taillée dans de riches tissus aux tons bleus et violets,
brodée d’or resplendissant qui captait la lumière des torches et se reflétait sur sa couronne.
Terenas se pencha légèrement en avant, absorbé par ce que disait l’homme qui se tenait devant lui, un petit noble
dont Arthas ne pouvait se rappeler le nom en cet instant. Ses yeux, bleu-vert et attentifs, étaient concentrés sur
l’homme.
Pendant un moment, malgré l’annonce qu’il avait à faire, Arthas resta simplement à observer son père. Comme
Varian, il était le fils d’un roi, un prince de sang. Mais Varian n’avait plus de père, maintenant, et Arthas sentit une boule
se former dans sa gorge à l’idée de voir ce trône vide, d’entendre le chant antique du couronnement chanté pour lui.
Par la Lumière, faites que ce jour soit très, très lointain.
Sentant peut-être l’intensité du regard de son fils, Terenas jeta un coup d’œil à la porte. Un sourire plissa
momentanément ses yeux, puis il reporta son attention sur le requérant.
Arthas s’éclaircit la gorge et s’avança.
— Excusez-moi de vous interrompre, père, ils arrivent. Je les ai vus ! Ils devraient être là dans l’heure.
Terenas inspira doucement. Il savait qui « ils » étaient. Il opina.
— Merci, mon fils.
Ceux assemblés se regardèrent les uns les autres ; la plupart d’entre eux aussi, savaient de qui il s’agissait, et ils
s’éloignèrent comme si la réunion était finie. Terenas leva la main.
— Non. Le temps se maintient et la route est libre. Ils arriveront bientôt, mais d’ici là, continuons. (Il sourit
tristement.) J’ai l’impression qu’une fois qu’ils seront là, des audiences telles que celles-ci se feront plus difficiles à
organiser. Finissons autant de travail que nous le pouvons avant que cela n’arrive.
Arthas regarda son père avec fierté. C’était pour cela que le peuple aimait tant Terenas, et pourquoi le roi fermait les
yeux sur les « aventures » de son fils parmi les gens du commun. Terenas se souciait profondément du peuple sur
lequel il régnait, et il avait instillé ce sentiment à son fils.
— Dois-je chevaucher à leur rencontre, père ?
Terenas examina soigneusement son fils pendant un instant, puis secoua sa tête blonde.
— Non. Je pense qu’il vaut mieux que tu n’assistes pas à cette rencontre.
Arthas se sentit comme s’il avait été frappé. Ne pas y assister ? Il avait neuf ans ! Quelque chose de très sérieux
venait d’arriver à un allié important, et un garçon pas plus vieux que lui était devenu orphelin de père lors de cet
événement. Il sentit un soudain accès de colère l’envahir. Pourquoi son père insistait-il pour l’éloigner ? Pourquoi
n’était-il pas autorisé à assister aux réunions importantes ?
Il retint la réplique qui aurait jailli de ses lèvres s’il avait été seul avec Terenas. Il eut été inconvenant d’en débattre
avec son père maintenant, en face de tous ces gens. Même s’il se sentait totalement et complètement dans son droit à
ce sujet. Il prit une profonde inspiration, s’inclina, et partit.
Une heure plus tard, Arthas Menethil était embusqué sur l’un des nombreux balcons qui donnaient sur la salle du
trône. Il se sourit à lui-même : il était encore suffisamment petit pour se faufiler sous l’un des sièges au cas où
quiconque pointerait son nez pour une rapide inspection. Une furtive inquiétude le gagna ; encore une année ou deux
et il n’aurait plus la possibilité de faire cela.
Mais dans une année ou deux, père comprendra sûrement que ma présence à de telles entrevues est nécessaire, et je
n’aurai plus à me cacher.
La pensée lui plut. Il enroula sa cape et l’utilisa comme un coussin pour rendre l’attente plus agréable. Bercé par la
chaleur et le léger brouhaha des discussions, il manqua de s’endormir.
— Votre Majesté.
La voix, puissante, résonnante et forte, réveilla Arthas en sursaut.
— Je suis Anduin Lothar, chevalier de Hurlevent.
Ils étaient là ! Le seigneur Anduin Lothar, l’ancien champion de Hurlevent… Arthas se faufila depuis le dessous du
siège et se redressa prudemment, s’assurant qu’il était bien caché derrière le rideau bleu qui drapait la loge, et jeta un
œil en contrebas.
Lothar était indubitablement un guerrier, pensa Arthas en regardant l’homme. Grand, puissamment bâti, il portait
son armure lourde avec aisance, accoutumé qu’il était à son poids. Portant moustache épaisse et courte barbe, il
arborait un crâne presque chauve ; les quelques cheveux qu’il lui restait avaient été noués en une courte queue de
cheval. Derrière lui se tenait un vieil homme en robes violettes.
Le regard d’Arthas s’arrêta sur le garçon qui ne pouvait être que le prince Varian Wrynn. Grand, encore mince, il avait
de larges épaules qui lui promettaient à l’avenir une belle carrure. Mais pour l’heure, il avait l’air pâle et fatigué. Arthas
grimaça tandis qu’il regardait le jeune homme, plus vieux que lui de quelques années, l’air perdu, solitaire et effrayé.
Lorsqu’on s’adressa à lui cependant, Varian se reprit et donna poliment les réponses de circonstance. Terenas était un
maître en la matière, sachant comment mettre les gens à l’aise. D’un geste, il renvoya la quasi-totalité des courtisans et
des gardes, puis quitta son trône pour accueillir les visiteurs.
— Je vous en prie, prenez un siège, dit-il, choisissant délibérément de ne pas prendre place sur le glorieux trône,
s’asseyant à la place sur l’une des marches de l’estrade. Il appela Varian à ses côtés dans un geste paternel. Arthas
sourit.
Caché au loin, le jeune prince de Lordaeron observa et écouta attentivement, et les voix qui parvinrent jusqu’à lui
étaient chargées de mots qui semblaient presque fantaisistes. Cependant, tandis qu’il observait le puissant guerrier de
Hurlevent et plus encore lorsqu’il étudiait le futur roi d’un si magnifique royaume, Arthas réalisa avec effroi que rien de
tout ceci n’était imaginaire ; que tout ce qui se disait ici était mortellement réel, ce qui s’avérait terrifiant.
Les hommes rassemblés parlèrent de créatures nommées « orcs » qui avaient soudain infesté Azeroth. Grands, le
teint verdâtre, des défenses sortant de leurs mâchoires et assoiffés de sang, ils avaient formé une « horde » qui
s’écoulait comme une vague apparemment irrésistible.
— Assez pour couvrir la terre d’un rivage à l’autre, dit sinistrement Lothar.
C’étaient ces monstres qui avaient attaqué Hurlevent et transformé en réfugiés (ou en cadavres, comprit Arthas) ses
habitants. Le ton monta quand certains courtisans affirmèrent ne pas croire un mot de ce que narrait Lothar, lequel
s’échauffa. Mais Terenas désamorça la situation et mena la réunion à sa fin.
— Je convoquerai les rois voisins, dit-il. Ces événements nous concernent tous. Votre Majesté, je vous offre ma
demeure et ma protection pour aussi longtemps que vous l’estimerez nécessaire.
Arthas sourit. Varian allait rester là, au palais, avec lui. Ce serait bien d’avoir un autre garçon noble avec lequel jouer.
Il s’entendait bien avec Calia, qui était de deux ans son aînée, mais, ma foi, c’était une fille. Et même s’il adorait Jarim, il
savait que les opportunités de jouer avec lui seraient maintenant limitées. Varian, cependant, était un prince de sang,
tout comme Arthas, et ils pourraient se bagarrer amicalement, chevaucher, et partir en explorations…
— Vous nous conseillez de nous préparer à la guerre.
La voix de son père coupa brutalement court à ses rêveries, et l’humeur d’Arthas s’assombrit de nouveau.
— Oui, répondit Lothar. Une guerre pour la survie de notre race.
Arthas avala sa salive, puis quitta la loge aussi silencieusement qu’il y était venu.
Comme Arthas s’y attendait, peu de temps après le prince Varian fut conduit aux quartiers des invités. Terenas lui-
même accompagnait le jeune garçon, posant doucement une main sur l’épaule du jeune prince. S’il fut surpris de voir
son fils attendre dans les appartements des invités, il ne le montra pas.
— Arthas, voici le prince Varian Wrynn, futur roi de Hurlevent.
Arthas s’inclina devant son égal.
— Votre Altesse, dit-il formellement, je vous souhaite la bienvenue à Lordaeron. J’aurais aimé que notre rencontre se
fît en plus heureuses circonstances.
De même, Varian s’inclina avec grâce.
— Comme je l’ai dit au roi Terenas, je vous suis reconnaissant de votre soutien et de votre amitié en ces temps
difficiles.
Sa voix était tendue et fatiguée. Arthas observa les vêtements de Varian : la cape, la tunique et le pantalon, faits de
tissu runique et de tisse-mage étaient magnifiquement brodés, mais ils étaient si sales qu’on aurait dit que Varian les
avait portés la moitié de sa vie. Son visage avait manifestement été nettoyé, mais il restait des traces de saleté sur ses
tempes et sous ses ongles.
— J’enverrai sous peu des pages vous apporter de la nourriture et des serviettes, de l’eau chaude et une baignoire,
afin que vous puissiez vous rafraîchir, prince Varian.
Terenas utilisait à desseins le titre du jeune homme ; cette habitude se dissiperait probablement avec le temps, mais
Arthas comprit pourquoi le roi le soulignait maintenant. En ces heures difficiles, Varian avait besoin d’entendre qu’il
était encore respecté, encore de rang royal, alors qu’il avait tout perdu sauf la vie. Varian pinça les lèvres et opina.
— Merci, parvint-il à dire.
— Arthas, je le laisse à tes soins.
Terenas pressa l’épaule de Varian de façon rassurante, puis partit, fermant la porte.
Les deux princes s’observèrent. L’esprit d’Arthas était totalement vide. Le silence emplit douloureusement l’espace
entre les deux garçons.
— Je suis désolé pour votre père, lâcha enfin Arthas. Varian grimaça et se détourna, se dirigeant vers l’une des
immenses fenêtres qui donnaient sur le lac Lordamere. Le ciel, couvert depuis le début de la matinée, laissait enfin
échapper ses premiers flocons, dérivant doucement pour recouvrir le pays d’un linceul blanc. C’était dommage, par
temps clair, ils auraient pu voir jusqu’au fort Fenris.
— Merci.
— Je suis certain qu’il est mort en se battant noblement et qu’il a rendu coup pour coup.
— Il a été assassiné. (La voix de Varian était faible et dépourvue d’émotions. Arthas se tourna pour le regarder,
choqué. Son visage, désormais de profil par rapport à Arthas et éclairé par la lumière froide d’un jour d’hiver, était figé
dans une expression peu naturelle. Seuls ses yeux, bruns et injectés de sang, emplis de douleur, semblaient vivants.)
Une amie en qui nous avions pleinement confiance a obtenu une entrevue seule à seul avec mon père. Et elle l’a tué.
Elle l’a poignardé en plein cœur.
Arthas le fixa douloureusement. La mort d’un proche au cours d’une glorieuse bataille lui semblait déjà une épreuve
suffisamment difficile à gérer, mais ceci…
Impulsivement il plaça une main sur le bras de l’autre prince.
— J’ai vu naître un poulain hier, dit-il. (Cela semblait fou, mais c’était la première chose qui lui vint à l’esprit, et il
parlait sincèrement). Quand le temps le permettra, je vous amènerai le voir. Il est la chose la plus étonnante qu’il m’ait
été donné de voir.
Varian lui fit face et le regarda pendant un long moment. Toute une palette d’émotions se succéda sur son visage ;
l’offense, l’incrédulité, la gratitude, la nostalgie, la compréhension. Soudain ses yeux bruns se remplirent de larmes et
Varian détourna le regard. Il plia les bras et se recroquevilla sur lui-même, ses épaules se secouant au rythme des
sanglots qu’il assourdissait de son mieux. Arthas les entendit cependant, les sons durs et tourmentés du deuil d’un
père, d’un royaume, d’un mode de vie que Varian n’avait probablement pas eu l’occasion de pleurer jusqu’en cet instant
précis. Arthas lui prit affectueusement le bras et le sentit aussi dur que de la pierre sous sa main.
— Je hais l’hiver, sanglota Varian, et la profondeur de la blessure véhiculée par ces quatre mots, un non sequitur
évident, mortifia Arthas.
Incapable de supporter la vue de tant de douleur brute, et tout à la fois dans l’impossibilité d’y changer quoi que ce
soit, il laissa retomber sa main, se détourna, et regarda par la fenêtre. Dehors, la neige continuait de tomber.
CHAPITRE II

Arthas était en proie à une grande frustration.


Lorsque la délégation de Hurlevent avait apporté de terribles nouvelles au sujet des orcs, Arthas avait pensé qu’enfin
on lui dispenserait un entraînement digne de ce nom, peut-être même aux côtés de son nouvel ami Varian. Au lieu de
cela, l’exact contraire s’était produit : la guerre contre la Horde avait provoqué un appel aux armes massif, et tous ceux
capables de manier l’épée, jusqu’au maître forgeron, avaient rejoint les forces armées. Varian avait eu pitié de son
jeune homologue et fit ce qu’il put pendant un moment, puis il soupira et regarda Arthas d’un air compatissant.
— Arthas, je ne veux pas être désagréable, mais…
— Mais je suis très mauvais.
Varian grimaça. Ils se trouvaient tous deux dans la salle d’armes, s’entraînant avec des heaumes, des plastrons de cuir
et des épées d’entraînement en bois. Varian se dirigea vers le râtelier et y déposa l’épée d’entraînement, puis s’adressa
à Arthas tout en retirant son heaume.
— Je dois dire que je suis surpris, parce que tu as des qualités : tu es athlétique et rapide.
Arthas se renfrogna ; il connaissait assez bien Varian maintenant pour savoir que son aîné tentait d’arrondir les
angles. Il le suivit, maussade, déposant également son épée et se débarrassant de son matériel de protection.
— À Hurlevent, nous commençons l’entraînement assez jeune. Quand j’avais ton âge j’avais déjà ma propre armure,
spécialement conçue pour moi.
— Ne remue pas le couteau dans la plaie, grommela Arthas.
— Désolé. (Varian lui sourit, et, à contrecœur, Arthas lui renvoya un faible sourire. Bien que leur première rencontre
ait été pour le moins embarrassante et entachée de chagrin, Arthas avait découvert en Varian un esprit fort et une
personnalité généralement optimiste.) Je me demande pourquoi ton père n’en a pas fait de même pour toi.
Arthas, lui, le savait.
— Il essaie de me protéger.
Varian soupira tandis qu’il rangeait son plastron de cuir.
— Mon père a essayé de me protéger lui aussi. Ça n’a pas marché. Les réalités de la vie n’ont pas leur pareille pour
s’imposer à nous. (Il jaugea Arthas.) Écoute, je suis entraîné à me battre, pas à enseigner à se battre. Je pourrais te
blesser.
Arthas rougit. Varian n’avait pas même émis la possibilité qu’Arthas aurait pu le blesser lui. Varian sembla remarquer
qu’il était en train de s’enfoncer et tapa sur l’épaule d’Arthas.
— Je vais te dire : quand la guerre sera finie et qu’un bon entraîneur sera de nouveau disponible, j’irai avec toi parler
au roi Terenas. Je suis certain qu’en peu de temps, tu me botteras les fesses.
La guerre prit fin, et l’Alliance triompha. Le chef de la Horde, le jadis puissant Orgrim Marteau-du-destin, avait été
ramené enchaîné à la capitale. Arthas et Varian furent fortement impressionnés de voir le puissant chef de guerre
exhibé comme un animal de foire à travers les rues de Lordaeron. Turalyon, le jeune lieutenant paladin qui avait vaincu
Marteau-du-destin après que l’orc eut tué le noble Anduin Lothar, s’était montré miséricordieux en choisissant
d’épargner la bête ; Terenas, qui au fond de lui était un homme bon, lui emboîta le pas en interdisant d’attaquer la
créature tout en autorisant railleries et huées. Voir l’orc qui les avait terrorisés pendant longtemps désormais
impuissant, réduit à un objet de mépris et de dérision, remontait le moral des gens du peuple. Mais Orgrim Marteau-du-
destin ne serait pas blessé tant qu’il serait sous sa responsabilité.
Ce fut la seule fois où Arthas vit le visage de Varian déformé par la haine, et il supposa qu’il ne pouvait pas lui
reprocher cette haine. Si les orcs avaient assassiné Terenas et Uther, il admit intérieurement qu’il aurait également
voulu cracher sur les hideuses choses vertes.
— Il devrait être tué, gronda Varian tandis qu’il observait depuis les parapets, dardant des yeux furieux sur un
Marteau-du-destin traîné vers le palais. Et j’aimerais être celui qui s’en occuperait.
— On le mène à Fossoyeuse, dit Arthas.
Les anciennes cryptes royales, cachots, égouts, et allées souterraines profondément enfouies sous le palais avaient
d’une façon ou d’une autre hérité de ce surnom, comme si les sous-sols du palais étaient un autre lieu. Sombre, humide,
sale, Fossoyeuse n’était conçue qu’à destination des prisonniers ou des morts, mais les plus pauvres des pauvres du
pays trouvaient toujours leur chemin vers elle. Si quelqu’un était sans abris, Fossoyeuse valait mieux que de mourir gelé
dans les intempéries, et si quelqu’un avait besoin de quelque chose… de pas tout à fait légal, même Arthas pouvait
concevoir que Fossoyeuse était l’endroit le plus indiqué pour l’obtenir. Régulièrement, les gardes descendaient et
donnaient un coup de balais dans une tentative désespérée et au final futile de nettoyer Fossoyeuse de sa racaille.
— Personne ne sort jamais de Fossoyeuse, assura Arthas à son ami. Il mourra en captivité.
— C’est un sort trop agréable en comparaison de ses crimes, dit Varian. Turalyon aurait dû le tuer quand il en avait la
possibilité.
Les mots de Varian furent prophétiques. Le grand chef orc ne fut humilié qu’en apparence par le mépris et la haine
dirigés contre lui. Il s’avéra loin d’être brisé. Leurrés par son découragement, du moins c’était ce qu’Arthas avait glané
en laissant traîner ses oreilles, les gardes étaient devenus laxistes dans leur surveillance. Personne n’était vraiment
certain de la façon dont l’évasion d’Orgrim Marteau-du-destin avait eu lieu, parce que personne n’y avait survécu. En
effet, tous les gardes qu’il rencontra eurent leur nuque brisée. Une piste de cadavres de gardes, d’indigents et de
criminels, Marteau-du-destin ne faisant pas de distinction, menait de la cellule grande ouverte vers la seule voie
d’évasion, les égouts nauséabonds. Marteau-du-destin fut capturé à nouveau peu de temps après, et cette fois placé
dans les camps d’internement. Quand il s’échappa de là aussi, l’Alliance retint collectivement son souffle, s’attendant à
une nouvelle vague d’attaques. Aucune ne vint. Soit Marteau-dudestin était finalement mort, soit l’Alliance avait
finalement réussi à briser son esprit combatif.
Deux années passèrent, et il semblait que la Porte des ténèbres par laquelle la Horde était arrivée la première fois
sur Azeroth, le portail que l’Alliance avait fermé à la fin de la Deuxième guerre, allait être ouverte à nouveau. Ou bien
avait déjà été ouverte, Arthas n’en était pas certain, parce que personne ne semblait vouloir prendre la peine de lui dire
quoi que ce soit. Bien qu’il soit destiné à devenir roi.
C’était une belle journée, chaude et ensoleillée, au ciel dégagé. Arthas avait envie de sortir en promenade avec son
nouveau cheval, qu’il avait nommé Invincible… le poulain qu’il avait vu naître en ce funeste jour d’hiver, il y avait deux
ans. Peut-être le ferait-il plus tard. Mais pour l’heure, ses pas le portèrent vers la salle d’armes où lui et Varian s’étaient
entraînés, et où Varian l’avait embarrassé. L’offense n’était pas intentionnelle, bien sûr, mais elle lui cuisait tout autant.
Deux ans.
Arthas marcha vers le râtelier sur lequel étaient posées les épées d’entraînement en bois et en prit une. À onze ans, il
avait eu ce que sa gouvernante avait qualifié de « poussée de croissance ». Du moins est-ce ainsi qu’elle l’avait désignée
quand il l’avait vue pour la dernière fois, quand elle avait pleuré et l’avait serré dans ses bras en déclarant qu’il était un
véritable jeune homme maintenant, et n’avait plus besoin de gouvernante. La petite épée avec laquelle il s’était
entraîné à neuf ans était une épée d’enfant. Il était effectivement un véritable jeune homme, mesurant un mètre
soixante-quinze et appelé à grandir encore s’il suivait la voie de ses ancêtres. Il soupesa son épée, frappant d’estoc et
de taille, et sourit soudain.
Il s’avança vers l’une des armures, serrant fermement l’épée.
— Ha ! cria-t-il, souhaitant que ce fût là l’un des hideux monstres verts, ceux-là même qui avaient été une épine dans
le pied de son père pendant si longtemps.
Il se redressa de toute sa hauteur, et pointa l’épée vers la gorge de l’armure.
— Tu penses passer ici, vil orc ? Tu es sur les terres de l’Alliance ! Je vais t’épargner pour cette fois. Pars et ne reviens
jamais !
Ah, mais les orcs ne comprenaient pas la reddition, ou l’honneur. Ils n’étaient que des brutes. Il refuserait donc de
s’agenouiller et de lui témoigner du respect.
— Quoi ? Tu refuses de partir ? Je t’ai laissé ta chance, mais puisque tu le prends ainsi, combattons !
Et il se rua sur l’ennemi, comme il avait vu Varian le faire. Pas directement sur l’armure, non, l’objet était très ancien
et de grande valeur, mais droit derrière elle. Frapper, bloquer, esquiver les coups, ramener l’épée le long de son corps,
puis tourbillonner et…
Il hoqueta tandis que l’épée, semblant s’animer d’une vie propre, lui échappa des mains et vola à travers la pièce. Elle
atterrit bruyamment sur le sol de marbre, glissant dans un horrible bruit de frottement, avant de s’arrêter dans une
lente rotation.
Bon sang ! Il regarda vers la porte… et droit dans les yeux de Muradin Barbe-de-bronze.
Muradin était l’ambassadeur nain à Lordaeron, frère du roi Magni Barbe-de-bronze et l’un des grands favoris à la cour
pour son approche joviale et terre à terre de toutes les choses de la vie, de la bière aux affaires d’État, en passant par
les pâtisseries fines. Il avait également la réputation d’être un excellent guerrier, rusé et féroce dans la bataille.
Et il venait de voir le futur roi de Lordaeron faire semblant de combattre des orcs et jeter son épée à travers la pièce.
Arthas sentit son corps entier se couvrir de sueur et ses joues virer au cramoisi. Il tenta de se rattraper.
— Hum… Ambassadeur… J’étais en train de… Le nain toussota et détourna le regard.
— J’cherche ton père, mon garçon. Tu peux m’dire où l’trouver ? C’t’endroit infernal a trop d’couloirs.
Arthas pointa silencieusement du doigt vers un escalier à sa gauche. Il regarda le nain s’en aller. Aucun autre mot ne
fut échangé.
Arthas n’avait jamais été aussi embarrassé de toute sa vie. Des larmes de honte perlèrent à ses yeux, et il cligna des
paupières pour les refouler. Sans même prendre la peine de ranger l’épée de bois, il fuit la pièce.
Dix minutes plus tard, il était libre, chevauchant hors des étables, se dirigeant vers les collines des clairières de
Tirisfal, à l’est. Il avait deux chevaux avec lui : il montait un vieil hongre gris pommelé au caractère doux et nommé
Cœur-Vrai, et il tenait au bout d’une longe de dressage Invincible, son poulain de deux ans.
Il avait senti un lien entre eux depuis le moment où leurs regards s’étaient croisés, peu de temps après la naissance
du poulain. Arthas avait alors su qu’il serait sa monture, son ami, le cheval au grand cœur qui irait jusqu’à devenir une
part de lui-même, à l’instar de son armure ou de ses armes, et même plus encore. Les chevaux de bonne race comme
celui-ci pouvaient vivre vingt ans ou plus si on s’en occupait bien ; ce serait la monture qui porterait élégamment Arthas
lors des cérémonies et fidèlement lors des chevauchées quotidiennes. Il n’était pas un destrier. Ces derniers étaient
d’une race à part, utilisés uniquement à des fins spécifiques en des temps spécifiques. Il en aurait un quand il partirait à
la guerre. Mais Invincible deviendrait, et était déjà devenu, une part de sa vie.
La robe du jeune étalon, sa crinière et sa queue, grises à sa naissance, étaient devenues blanches comme la neige qui
recouvrait le sol ce jour-là. C’était une couleur rare, même parmi les chevaux élevés par Balnir, dont les robes
« blanches » étaient en réalité gris très clair. Arthas avait joué avec l’idée de noms tels que « Blizzard » ou « Céleste »
mais pour finir, il avait suivi la tradition informelle des chevaliers de Lordaeron et donné à son coursier le nom d’une
qualité. La monture d’Uther était « Inébranlable », celle de Terenas « Courageux. »
La sienne était « Invincible. »
Arthas voulait désespérément monter Invincible, mais le maître d’écurie l’avait averti que le poulain était encore trop
jeune pour cela.
— À deux ans, c’est encore un bébé, avait-il dit. Il est en train de grandir ; ses os sont en train de se former. Soyez
patient, Votre Altesse. Une autre année d’attente n’est pas si longue, et c’est pour le bien-être d’un cheval qui vous
servira ensuite fidèlement pendant deux décennies.
Mais l’attente lui paraissait trop longue. Bien trop longue. Arthas regarda le cheval par-dessus son épaule, rendu
impatient par le laborieux petit galop qui semblait être ce que Cœur-Vrai pouvait faire de mieux. Par contraste avec le
vieux hongre, le cheval de deux ans se déplaçait presque comme s’il flottait, sans guère d’effort. Ses oreilles étaient
pointées en avant, et ses naseaux se gonflaient tandis qu’il reniflait les odeurs de la clairière. Ses yeux étaient brillants
et semblaient l’appeler : Viens, Arthas… C’est ce pourquoi je suis né.
Une chevauchée ne pouvait probablement pas faire de mal. Juste un petit galop, et retour aux étables comme si de
rien n’était.
Il mit Cœur-Vrai au pas et lia ses rênes à une branche basse. Invincible hennit quand Arthas marcha vers lui. Le prince
sourit à la douceur de velours du museau effleurant sa paume tandis qu’il nourrissait le cheval d’un quartier de pomme.
Invincible était habitué à porter une selle, cela faisait partie du long et patient processus de débourrage, pour habituer
le cheval à porter quelque chose sur son dos. Mais si une selle vide était une chose, un être humain en était une autre.
Cependant, Arthas avait passé beaucoup de temps avec l’animal ; il dit une courte prière et puis rapidement, avant
qu’Invincible ne puisse s’écarter hors de portée, sauta sur le dos du cheval.
Invincible se cabra, hennissant furieusement. Arthas enroula ses mains dans la crinière drue et s’accrocha aussi fort
que possible, utilisant chaque centimètre de ses longues jambes pour se maintenir en selle. Le cheval sauta et rua, mais
Arthas tint bon. Il glapit quand Invincible essaya de se débarrasser de lui en courant sous une branche, mais ne renonça
pas.
Et puis Invincible partit au galop.
Ou plutôt, il vola. C’est du moins ce qu’il sembla au jeune prince pris de vertige, qui s’aplatit sur le cou du cheval et fit
un grand sourire. Il n’avait jamais monté un animal si rapide auparavant, et son cœur tambourinait d’excitation. Il ne
tentait même pas de contrôler Invincible ; toute son énergie était déjà dévolue au simple fait de rester en selle. C’était
glorieux, sauvage, beau, tout ce dont il avait rêvé. Ils allaient…
Avant même qu’il ne comprenne ce qui venait d’arriver, Arthas avait atterri sur la terre herbeuse. Pendant un long
moment il eut le souffle coupé par l’impact. Doucement, il se mit sur ses pieds. Son corps était douloureux, mais il
n’avait rien de cassé.
Invincible n’était déjà plus qu’un point disparaissant sur l’horizon. Arthas jura violemment, frappant du pied un
monticule de terre et fermant les poings. Il s’était fait avoir.
Sire Uther le porteur de Lumière l’attendait à son retour. Arthas grimaça tandis qu’il glissait à bas de la selle de Cœur-
Vrai et tendait les rênes à un palefrenier.
— Invincible est rentré de lui-même il y a peu de temps. Il avait une vilaine coupure à la jambe, mais je suis certain
que vous serez ravi de savoir que le maître d’écurie dit qu’il ira bien.
Arthas envisagea un instant de mentir, de dire à Uther qu’ils avaient été effrayés et qu’Invincible avait fui. Mais les
taches d’herbes trahissaient sa chute, et Uther ne croirait jamais que le prince ne pouvait pas rester sur ce bon vieux
Cœur-Vrai, effrayé ou non.
— Vous savez que vous n’étiez pas encore supposé le monter, continua inexorablement Uther.
— Je sais, soupira Arthas.
— Arthas, ne comprenez-vous pas ? Si vous placez trop de poids sur son dos à cet âge il…
— J’ai compris, d’accord ? Je pourrais l’estropier. C’était juste une seule fois.
— Et ce sera la seule, n’est-ce pas ?
— Oui sire, dit Arthas, maussade.
— Vous avez manqué vos leçons. Encore.
Arthas était silencieux et ne releva pas son regard vers Uther. Il était en colère, embarrassé, et blessé, et ne voulait
rien d’autre qu’un bain chaud et un thé d’églantine pour apaiser la douleur. Son genou droit commençait à enfler.
— Au moins vous êtes à l’heure pour la session de prières de cet après-midi. (Uther le regarda de haut en bas.) Bien
que vous ayez besoin de vous laver. (Arthas était effectivement couvert de transpiration et savait qu’il sentait le cheval.
que vous ayez besoin de vous laver. (Arthas était effectivement couvert de transpiration et savait qu’il sentait le cheval.

C’était une bonne odeur, pensa-t-il. Une odeur honnête.) Dépêchez-vous. Nous allons nous rassembler dans la chapelle.
Arthas n’était pas même certain de savoir sur quoi la session de prières de l’après-midi allait porter. Il s’en sentait
vaguement coupable ; la Lumière était importante aux yeux de son père et à ceux d’Uther, et il savait qu’ils
ambitionnaient qu’il soit aussi dévot qu’eux. Mais bien qu’il ne puisse pas réfuter ce qu’il avait vu de ses propres yeux –
la Lumière était clairement réelle ; il avait vu des prêtres et le nouvel ordre de paladins faire de véritables miracles de
soin et de protection – il ne s’était jamais senti attiré par le fait de s’asseoir et de méditer pendant des heures comme
le faisait Uther, ou de faire des références fréquentes en des tons révérencieux comme le faisait son père. La Lumière
était juste… là.
Une heure plus tard, récuré et portant une tenue simple mais élégante, Arthas se pressa vers la petite chapelle
familiale dans l’aile royale.
Ce n’était pas une grande bâtisse, mais elle était belle. C’était une version miniature du style traditionnel de chapelle
que l’on pouvait trouver dans toutes les villes humaines, peut-être légèrement plus somptueuse dans l’attention
portée aux détails. Le calice qui était partagé était finement ouvragé d’or et incrusté de gemmes ; la table sur laquelle
il reposait était une antiquité. Même les bancs étaient agrémentés de confortables coussins, tandis que les gens du
commun devaient s’accommoder de simples bancs de bois.
Il comprit, alors qu’il entrait silencieusement, qu’il était le dernier, et grimaça tandis qu’il se rappelait que plusieurs
personnages importants rendaient visite à son père. Outre les participants réguliers, sa famille, Uther et Muradin, le roi
Trollemort était présent, bien qu’il semblât encore moins heureux qu’Arthas d’être là. Et… quelqu’un d’autre. Une
jeune fille, mince et droite avec de longs cheveux blonds, lui tournait le dos. Arthas la regarda attentivement, curieux,
et heurta l’un des bancs.
Il aurait tout aussi bien pu laisser tomber un plat. La reine Lianne, la cinquantaine resplendissante, se retourna vers le
bruit, souriant affectueusement à son fils. Sa mise était parfaite, ses cheveux tirés en arrière dans une coiffe dorée
dont aucune mèche indisciplinée ne s’échappait. Calia, quatorze ans et aussi dégingandée et folâtre qu’Invincible l’avait
été à sa naissance, lui décocha un air renfrogné. De toute évidence, la nouvelle de ses méfaits s’était propagée. Ou bien
était-elle seulement fâchée contre lui parce qu’il était en retard ? Terenas le salua de la tête, puis ses yeux retournèrent
vers l’évêque célébrant l’office. Arthas grinça des dents intérieurement sous la silencieuse désapprobation contenue
dans son regard. Trollemort ne lui accorda aucune attention, et Muradin non plus ne se retourna pas.
Arthas s’affala sur l’un des bancs situés à l’arrière de la chapelle. L’évêque commença à parler et leva les mains,
entourées d’un léger éclat blanc. Arthas souhaita que la jeune fille se retourne légèrement afin qu’il puisse apercevoir
son visage. Qui était-elle ? De toute évidence la fille d’un noble ou de quelqu’un de haut rang, sans quoi elle n’aurait pas
été invitée à assister à l’office privé familial. Il continua de se demander qui elle pouvait être, plus intéressé par la
découverte de son identité que par l’office.
— … et Son Altesse Royale, Arthas Menethil, entonna l’évêque. (Arthas se ressaisit rapidement, se demandant s’il
avait manqué quelque chose d’important.) Puisse la bénédiction de la Lumière être sur lui dans chaque pensée, mot, et
action, afin qu’il puisse se développer sous celle-ci et grandir pour la servir en tant que paladin. (Arthas sentit une
douce chaleur apaisante le traverser tandis que la bénédiction lui était apposée. La raideur et la douleur se dissipèrent,
le laissant revigoré et en paix. L’évêque se tourna vers la reine et la princesse.) Puisse la Lumière briller sur Sa Majesté
Royale, Lianne Menethil, afin qu’elle…
Arthas sourit et attendit que l’évêque finisse les bénédictions personnelles. Il nommerait alors la fille. Arthas
s’appuya contre le mur.
— Et nous demandons humblement la bénédiction de la Lumière pour dame Jaina Portvaillant. Puisse-t-elle être
bénie par ses soins et sa sagesse, qu’elle…
Haha ! La mystérieuse jeune fille n’était plus un mystère ! Jaina Portvaillant, plus jeune que lui d’une année, fille de
l’amiral Daelin Portvaillant, héros de la guerre navale et dirigeant de Kul Tiras. Ce qui l’intriguait était la raison de sa
présence ici.
— … et espérons que ses études à Dalaran portent leurs fruits. Nous souhaitons qu’elle devienne une représentante
de la Lumière, et qu’en tant que mage, elle serve son peuple avec dévotion et honnêteté.
Cela avait un sens. Elle était en route vers Dalaran, la belle cité des magi, située non loin de la capitale. Connaissant
les règles strictes de l’étiquette et de l’hospitalité qui étaient omniprésentes dans les cercles de la noblesse et de la
royauté, elle serait là pour quelques jours encore avant de reprendre son voyage.
Voilà qui pourrait être intéressant, pensa-t-il.
À la fin de l’office, Arthas, déjà près de la porte, sortit en premier. Muradin et Trollemort sortirent à sa suite, ayant
tous deux l’air soulagé que l’office soit terminé. Terenas, Uther, Lianne, Calia et Jaina suivirent.
Sa sœur et la jeune Portvaillant étaient toutes deux blondes et minces. Mais la ressemblance s’arrêtait là. Calia avait
une ossature délicate, avec un visage tout droit sorti d’un tableau ancien, à la peau pâle et douce. Jaina, elle, avait des
yeux brillants et un sourire vif, et elle se déplaçait comme quelqu’un d’accoutumé à l’équitation et à la randonnée. Elle
avait de toute évidence passé beaucoup de temps en plein air, car son visage était hâlé avec une poignée de tâches de
rousseur autour du nez.
Elle était le genre de filles que cela ne dérangerait pas de recevoir une boule de neige dans la figure, ou d’aller nager
par une chaude journée, pensa Arthas. Quelqu’un, à la différence de sa sœur, avec qui il pourrait jouer.
— Arthas ! Je voudrais te parler, l’appela une voix rauque. Arthas se tourna pour trouver l’ambassadeur en train de
l’observer.
— Bien sûr sire, dit Arthas, un pincement au cœur.
Tout ce qu’il voulait, c’était parler avec sa nouvelle amie, il était déjà certain qu’ils s’entendraient à merveille et
Muradin voulait probablement le sermonner à nouveau pour l’embarrassante démonstration à laquelle il avait assisté
plus tôt dans la salle d’armes. Au moins le nain était-il suffisamment discret pour lui en parler à l’écart de la foule.
Celui-ci se tourna pour faire face au prince, ses pouces trapus à la ceinture, son visage bourru plissé par la réflexion.
— Mon garçon, dit-il, j’vais aller droit au but. Ta méthode de combat est épouvantab’.
À nouveau, Arthas sentit rosir ses joues.
— Je sais, dit-il, mais père…
— Ton père a d’nombreuses choses à l’esprit. N’va pas m’raconter des choses cont’ lui.
Eh bien, qu’était-il supposé dire ?
— Ma foi, je ne peux pas vraiment m’enseigner à moi-même à me battre. Vous avez vu ce qui est arrivé quand j’ai
essayé.
— Moi j’peux. J’t’apprendrai s’tu veux.
— Vous… vous le feriez ?
Arthas fut d’abord incrédule, puis enchanté. Les nains étaient entre autres réputés pour leurs prouesses au combat.
Une petite voix dans la tête d’Arthas se demanda si Muradin lui apprendrait également à tenir la bière, une autre chose
pour laquelle les nains étaient réputés, mais il décida de ne pas poser la question.
— Ouais, c’est c’que j’ai dit, non ? J’en ai parlé avec ton père, et il est complèt’ment d’accord. Ça a été assez r’tardé
comme ça. Mais mettons une chose au clair. J’accept’rai aucune excuse. Et j’te pouss’rai à bout. Et si à un moment j’me
dis Muradin, tu gâches ton temps, j’arrête. T’es d’accord, gamin ?
Arthas lutta contre un pouffement incongru à l’idée que quelqu’un d’aussi petit que lui l’appelle « gamin », mais finit
par le ravaler.
— Oui sire, dit-il avec ferveur.
Muradin opina et lui tendit une large main calleuse. Arthas la serra. Souriant, il regarda en direction de son père, qui
était en grande conversation avec Uther. Ils se tournèrent d’un seul mouvement pour le regarder, deux paires d’yeux
pensifs, et intérieurement Arthas soupira. Il connaissait ce regard. Tant pis pour l’occasion de jouer avec Jaina ; il
n’aurait probablement pas le temps de la revoir avant qu’elle ne parte.
Il se tourna pour la regarder tandis que Calia, le bras autour des épaules de sa cadette, entraînait Jaina hors de la
pièce. Mais juste avant qu’elle ne disparaisse dans l’embrasure de la porte, la fille de l’amiral Portvaillant tourna sa tête
auréolée d’or, croisa le regard d’Arthas et sourit.
CHAPITRE III

— Je suis très fier de toi, Arthas, dit son père. En faisant cela, tu accrois de toi-même tes responsabilités.
Pendant la semaine durant laquelle Jaina Portvaillant avait été l’invitée d’honneur de la famille Menethil,
« responsabilité » avait été le maître mot. D’une part l’entraînement avec Muradin avait débuté, et il était aussi
rigoureux et exigeant que le nain l’en avait averti, sans parler de la souffrance des muscles endoloris et des ecchymoses
augmentée par l’occasionnelle taloche sonore sur l’oreille quand Arthas n’était pas suffisamment d’attentif au goût de
Muradin. Mais comme Arthas le craignait, Uther et Terenas avaient également décidé qu’il était temps que
l’entraînement du prince soit renforcé dans d’autres domaines. Arthas se levait donc avant l’aube, prenait un rapide
petit déjeuner de pain et de fromage, et chevauchait de bonne heure avec Muradin. La séance s’achevait par une
randonnée, et c’était à chaque fois le garçon de douze ans qui finissait tremblant et essoufflé. Arthas se demandait
secrètement si les nains avaient une telle affinité avec la pierre que la terre elle-même leur facilitait son escalade. De
retour à la maison, un bain, des leçons d’histoire, de mathématiques et de calligraphie. Un repas à la mi-journée, puis
c’était tout l’après-midi dans la chapelle avec Uther, pour prier, méditer et discuter de la nature des paladins et de la
discipline rigoureuse qu’ils étaient tenus d’observer. Enfin, le dîner, après quoi Arthas tombait épuisé dans son lit pour
dormir d’un sommeil profond et sans rêve.
Il n’avait vu Jaina que quelques fois au dîner, et elle et Calia semblaient s’entendre comme larrons en foire. Arthas
décida finalement que trop c’était trop, et, mettant en application les leçons d’histoire et de politique qu’il se voyait
rabâcher jour après jour, il offrit à son père et à Uther d’escorter lui-même leur invitée, dame Jaina Portvaillant, à
Dalaran.
Il ne prit pas la peine de leur expliquer que c’était parce qu’il voulait échapper à ses tâches quotidiennes. Cela faisait
plaisir à Terenas de penser que son fils était si responsable, Jaina sourit vivement à la perspective du voyage, et Arthas
obtint exactement ce qu’il souhaitait. Tout le monde était content.
Et c’est ainsi qu’au début de l’été, alors que les fleurs s’épanouissaient, que les bois étaient giboyeux et que le soleil
dansait au-dessus d’eux dans un ciel bleu vif, que le prince Arthas Menethil accompagna une jeune fille blonde au
sourire éclatant dans un voyage vers la fantastique cité des magi.
Leur départ fut légèrement retardé ; l’une des choses qu’Arthas avait remarquées à propos de Jaina Portvaillant
était qu’elle n’était pas franchement la ponctualité incarnée, mais Arthas ne s’en préoccupait guère. Il n’était pas
pressé. Ils n’étaient pas seuls, bien sûr. La convenance voulait que la dame d’honneur de Jaina et des gardes les
escortent. Mais malgré tout, les serviteurs restèrent en arrière et permirent aux deux jeunes nobles de faire
connaissance. Ils chevauchèrent pendant un certain temps, puis s’arrêtèrent pour pique-niquer. Tandis qu’ils
mangeaient du pain, du fromage, et buvaient du vin coupé à l’eau, l’un des hommes d’Arthas s’approcha de lui.
— Sire, avec votre permission, nous allons effectuer les préparatifs pour passer la nuit à Moulin-de-l’Ambre. Au
matin, nous pourrons poursuivre notre route vers Dalaran. Nous devrions y arriver demain avant la tombée de la nuit.
Arthas secoua la tête.
— Non, continuons. Nous pouvons camper cette nuit dans la région de Hautebrande. Cela fera arriver dame Jaina à
Dalaran d’ici la mi-matinée de demain. Il se tourna pour lui sourire.
Elle lui rendit son sourire, bien qu’il aperçût un soupçon de déception dans ses yeux.
— En êtes-vous sûr, sire ? Nous avions prévu d’accepter l’hospitalité de la population locale, pas d’exposer la dame à
une nuit en plein air.
— Ca ira, Kayvan, dit Jaina. Je ne suis pas si fragile. Le sourire d’Arthas s’élargit.
Il espérait bien la trouver dans le même état d’esprit d’ici quelques heures.
Tandis que les serviteurs montaient le camp, Arthas et Jaina explorèrent le secteur. Ils grimpèrent sur une colline qui
leur offrit une vue incomparable. À l’ouest, ils voyaient la petite communauté rurale de Moulin-de-l’Ambre et même les
tours distantes du fort du baron d’Argelaine. À l’est, ils pouvaient presque deviner Dalaran elle-même, et plus
distinctement, les camps d’internement situés au sud de la ville. Depuis la fin de la Deuxième guerre, les orcs avaient
été rassemblés et placés dans ces camps. C’était plus miséricordieux que de les massacrer à vue, avait expliqué Terenas.
De plus, les orcs semblaient souffrir d’un étrange mal. La plupart du temps quand les humains leur tombaient dessus,
ou les chassaient, ils se battaient sans conviction et se laissaient mener aux camps sans réelle résistance. Il y avait
plusieurs camps comme celui-ci.
Ils prirent un repas rustique de lapin grillé à la broche et se couchèrent peu de temps après la tombée de la nuit. Une
fois assuré que tous dormaient, Arthas enfila une tunique par-dessus ses chausses et mit rapidement ses bottes. Après
réflexion, il prit également l’une de ses dagues et l’attacha à sa ceinture, puis rampa vers Jaina.
— Jaina, chuchota-t-il, réveille-toi.
Elle se réveilla en silence et sans peur, ses yeux étincelant à la lueur de la lune. Il s’accroupit tandis qu’elle s’asseyait,
mettant un doigt sur ses lèvres. Elle parla en murmurant.
— Arthas ? Il y a un problème ?
— Prête pour une aventure ? dit-il en souriant. Elle inclina la tête.
— Quel genre d’aventure ?
— Fais-moi confiance.
— D’accord, opina Jaina tout en le dévisageant.
Comme tout le monde, elle était allée se coucher presque entièrement habillée et n’avait qu’à enfiler ses bottes et
son manteau. Elle se leva, fit une tentative peu convaincante pour coiffer ses cheveux blonds de ses doigts, et d’un
signe de la tête indiqua qu’elle était prête.
Jaina suivit Arthas tandis qu’ils escaladaient la même crête que celle qu’ils avaient explorée plus tôt dans la journée.
La montée était plus difficile de nuit, mais la lune était haute et brillante, et leurs pieds ne glissèrent pas.
— Voici notre destination, dit-il en pointant du doigt. Jaina déglutit.
— Le camp d’internement ?
— En as-tu déjà vu un de près ?
— Non, et je ne le veux pas. Arthas plissa le front, déçu.
— Allez, Jaina. C’est notre seule chance de voir un orc de près. Tu n’es pas curieuse ?
Il était difficile de déchiffrer les expressions de son visage au clair de lune, ses yeux formant de grands lacs d’ombres.
— Je… ils ont tué Derek. Mon frère aîné.
— L’un d’entre eux a tué le père de Varian aussi. Ils ont tué beaucoup de monde, et c’est pourquoi ils sont dans ces
camps. C’est le meilleur endroit pour eux. La population n’aime pas que mon père lève des taxes pour payer ces camps,
mais allez, viens et juge par toi-même. J’ai raté l’occasion de voir Marteau-du-destin quand il était à Fossoyeuse. Je ne
veux pas manquer l’occasion d’en voir un de près maintenant.
Elle était silencieuse, et il finit par soupirer.
— D’accord, je te ramène.
— Non, allons-y, dit-elle à sa grande surprise. Ils descendirent en silence.
— Bien, chuchota Arthas. Quand nous étions ici plus tôt dans la journée, j’ai pris note de leurs patrouilles. Elles n’ont
pas l’air d’être différentes de nuit, moins fréquentes peut-être. Les orcs ayant perdu en combativité, je suppose que les
gardes pensent que les risques d’évasion sont faibles. (Il lui sourit de façon rassurante.) Ce qui joue en notre faveur. En
plus de ces patrouilles, il y a toujours un garde en position dans chacune de ces deux tours de guet. C’est d’eux que
nous devrons le plus nous méfier, mais espérons qu’ils s’attendent à des troubles venant de l’avant et non de l’arrière,
puisque le camp est protégé par une barrière en surplomb. Maintenant, laissons ce gars terminer son circuit, et nous
devrions avoir amplement le temps de nous rapprocher de ce mur, juste là, et de jeter un œil.
Ils attendirent que le garde à l’air ensommeillé s’éloigne.
— Mets ta capuche, dit Arthas. (Tous deux avaient les cheveux blonds, et sans capuche, ils auraient été bien trop
faciles à repérer par les gardes en faction dans les tours. Jaina semblait à la fois nerveuse et impatiente, et obéit.
Heureusement qu’elle et Arthas portaient des capes sombres.) Prête ?
Elle opina du chef.
— Bien. Allons-y !
Ils se glissèrent rapidement et silencieusement le long du court chemin les séparant du camp. Arthas lui fit marquer
un temps d’arrêt jusqu’à ce que le garde de l’une des tours regarde dans une autre direction, puis lui fit signe. Ils
continuèrent leur course, s’assurant que leurs capuches étaient bien en place, et quelques foulées plus tard ils se
pressaient contre le mur du camp.
Les camps étaient frustes mais efficaces. Ils étaient faits de bois, rien de plus que des rondins attachés ensemble,
taillés en pointe à leur sommet et enchâssés profondément dans le sol. Il y avait beaucoup d’interstices dans le « mur »
par lesquels des curieux pouvaient regarder.
Ils ne virent pas grand-chose au début, mais il y avait plusieurs grandes formes à l’intérieur. Arthas tourna la tête
pour avoir un meilleur angle de vue. Il y avait effectivement des orcs. Certains d’entre eux étaient allongés à même le
sol, recroquevillés sous des couvertures. D’autres marchaient ça et là, sans but, comme des animaux en cage, mais
manquant de l’aspiration d’une bête en cage pour la liberté. Là-bas il y avait ce qui ressemblait à une cellule familiale,
un mâle, une femelle et un jeune. La femelle, plus légère et plus petite que le mâle, tenait une petite chose contre sa
poitrine, et Arthas se rendit compte que c’était un bébé.
— Oh, chuchota Jaina derrière lui. Ils ont l’air si tristes. Arthas renifla, puis se rappela qu’ils devaient rester silencieux.
Il regarda rapidement vers la tour, mais les gardes n’avaient rien entendu.
— Tristes ? Jaina, ces brutes ont détruit Hurlevent. Ils voulaient mener l’humanité à sa perte. Par la Lumière, ils ont
tué ton frère. Ne gaspille pas ta pitié pour eux.
— Quand bien même, je ne pensais pas qu’ils auraient des enfants, continua Jaina. Est-ce que tu vois celle avec le
bébé ?
— Bien sûr qu’ils ont des enfants, même les rats ont des enfants, dit Arthas.
Il était irrité, mais il songea qu’il aurait dû s’attendre à une telle réaction de la part d’une fille de onze ans.
— Ils ont l’air plutôt inoffensifs. Es-tu sûr qu’ils méritent d’être là ?
Elle tourna son visage vers lui, un ovale blanc au clair de lune, cherchant à avoir son opinion. Ça coûte cher de les
garder ici. Peut-être devraient-ils être relâchés ?
— Jaina, dit-il gardant une voix basse, ce sont des tueurs. Même si pour le moment ils sont léthargiques, qui peut dire
ce qui arriverait s’ils retrouvaient la liberté ?
Elle soupira doucement dans les ténèbres et ne répondit pas. Arthas secoua la tête. Il en avait assez vu, le garde
serait bientôt de retour.
— Prête à repartir ?
Elle opina, s’éloignant et courant rapidement avec lui vers la colline. Arthas observa par-dessus son épaule et vit le
garde commencer sa tournée. Il plongea vers Jaina, l’attrapant par la taille, et la poussa vers le sol, tombant
lourdement à son côté.
— Ne bouge pas, dit-il, le garde regarde droit vers nous ! Malgré la chute brutale Jaina était assez intelligente pour
s’immobiliser d’un coup. Délicatement, gardant son visage autant que possible dans l’ombre, Arthas tourna la tête pour
observer le garde. Il ne pouvait pas voir son visage à cette distance, mais la posture de l’homme exprimait l’ennui et la
lassitude. Après un long moment, durant lequel Arthas entendit son sang bourdonner dans ses oreilles, le garde tourna
la tête dans une autre direction.
— Désolé pour la chute, s’excusa Arthas, aidant Jaina à se remettre sur pied. Tout va bien ?
— Oui, dit Jaina en lui souriant.
Ils furent de retour à leurs paillasses respectives un instant plus tard. Arthas regarda les étoiles, totalement satisfait.
Cela avait été une bonne journée.
Plus tard le matin suivant, ils arrivèrent à Dalaran. Arthas n’y était encore jamais allé, mais il en avait bien sûr beaucoup
entendu parler. Les magi formaient un groupe secret et mystérieux, plutôt puissant, mais ils restaient autant que
possible entre eux. Arthas se rappela quand Khadgar avait accompagné Anduin Lothar et le prince, désormais roi,
Varian Wrynn pour parler avec Terenas, pour les prévenir de la menace orque. Sa présence avait donné du poids aux
déclarations d’Anduin, et pour une bonne raison. D’ordinaire, les magi du Kirin Tor ne s’impliquaient pas dans la
politique.
Pas plus qu’ils n’accomplissaient les manœuvres politiques usuelles en invitant les membres des familles royales à
apprécier leur hospitalité. Ce ne fut que parce que Jaina venait étudier que l’admission d’Arthas et de sa suite fut
autorisée. Dalaran était belle, plus glorieuse encore que la capitale. Elle semblait incroyablement pure et lumineuse,
comme une cité basée si profondément sur la magie se devait de l’être. Il y avait plusieurs tours gracieuses atteignant
le ciel, avec des fondations de pierre blanche et des sommets violets cerclés d’or. Plusieurs avaient des pierres
radiantes et flottantes dansant autour d’elles. Les autres avaient des fenêtres de verre teinté capturant la lumière du
soleil. Les jardins fleurissaient, les fragrances de fleurs sauvages et fantastiques libérant un parfum si entêtant
qu’Arthas en était presque étourdi. Ou peut-être était-ce le vrombissement constant de la magie dans l’air qui
provoquait cette sensation.
Il se sentit très ordinaire et bête tandis qu’ils chevauchaient dans la cité, et souhaita presque qu’ils n’aient pas dormi
à l’extérieur la nuit dernière. S’ils étaient restés à Moulin-de-l’Ambre, au moins auraient-ils eu la possibilité de se
baigner. Mais alors, lui et Jaina n’auraient pas eu l’occasion d’espionner le camp d’internement.
Il regarda sa camarade. Ses yeux bleus étaient grands ouverts d’admiration et d’excitation, la bouche légèrement
ouverte. Elle se tourna vers Arthas, ses lèvres s’incurvant en un sourire.
— N’ai-je pas de la chance d’étudier ici ?
— Bien sûr, dit-il, souriant à son bonheur.
Elle s’abreuvait de la cité comme quelqu’un à qui l’on donne de l’eau après une semaine passée dans le désert, mais il
se sentait… indésirable. Il n’avait clairement pas son affinité pour le maniement de la magie.
— On m’a dit que les étrangers n’étaient généralement pas les bienvenus, dit-elle. C’est bien dommage. Cela aurait
été agréable de te revoir.
Elle rougit, et pendant un instant, Arthas oublia le poids de la cité qui l’écrasait, et fut complètement d’accord avec
elle. Il aurait été agréable de revoir dame Jaina Portvaillant. Très agréable, en fait.
— Encore, p’tite gnomette ! J’vais t’tirer les couettes, p’tite… ouch !
Il frappa du bouclier le nain qui le provoquait, en plein dans la visière du casque, et celui-ci trébucha en arrière d’un
pas ou deux. Arthas donna un vif coup d’épée, souriant sous son heaume lorsqu’il sentit qu’il touchait son adversaire.
Puis soudain, il s’envola pour atterrir lourdement sur le dos. Son champ de vision était envahi par l’image en gros plan
d’un visage ornée d’une longue barbe, et il fut à peine capable de lever sa lame à temps pour parer. Avec un
grognement, il ramena ses jambes sur sa poitrine puis les déplia fermement, frappant Muradin à l’abdomen. Cette fois,
ce fut le nain qui vola. Arthas s’accroupit rapidement et bondit d’un même mouvement harmonieux, chargeant son
professeur qui était toujours au sol, venant vers lui en assénant coup sur coup, et Muradin prononça les mots qu’Arthas,
en toute honnêteté, n’aurait jamais pensé entendre :
— J’me rends !
Arthas eut besoin de toute sa volonté pour arrêter son coup, se redressant et reculant si brusquement qu’il en perdit
l’équilibre et trébucha. Muradin était toujours allongé là où il était tombé, à bout de souffle.
La peur glaça d’Arthas.
— Muradin ? Muradin !
Un rire joyeux s’échappa de l’épaisse barbe de bronze.
— Bien joué, mon garçon, vraiment bien joué ! (Il s’assit difficilement et Arthas tendit une main secourable pour
l’aider à se remettre debout. Muradin attrapa joyeusement sa main.) Tu f’sais donc attention, après tout, quand j’t’ai
appris ma botte secrète.
Soulagé et heureux du compliment, Arthas sourit. Une partie de ce que Muradin lui avait appris serait répétée,
perfectionnée et renforcée lors de son entraînement de paladin. pour le reste, ma foi, il ne pensait pas qu’Uther le
porteur de Lumière connaisse le planté de pied dans le ventre, ou l’astuce plutôt efficace d’une bouteille de vin brisée.
Il y avait combattre et combattre, et Muradin Barbe-de-bronze semblait déterminé à ce qu’Arthas en assimile tous les
aspects.
Arthas avait maintenant quatorze ans, et il s’entraînait avec Muradin plusieurs fois par semaine, sauf quand le nain
était absent pour des missions diplomatiques. Au début, cela s’était mal passé comme les deux protagonistes s’y
étaient attendus. Arthas avait quitté la première douzaine de sessions meurtri, en sang, et en boîtant. Il avait
obstinément refusé toute offre de soin, insistant sur le fait que la douleur faisait partie de l’enseignement. Muradin
avait approuvé, et il l’avait démontré en poussant Arthas encore plus loin. Arthas ne s’était jamais plaint, pas même
quand Muradin le réprimandait ou menait l’attaque bien après qu’Arthas fut trop fatigué pour ne serait-ce que porter
un bouclier.
Et pour ce refus obstiné de pleurnicher ou d’abandonner, il fut doublement récompensé : il avait bien appris ses
leçons, et il avait gagné le respect de Muradin Barbe-de-bronze.
— Oh oui, messire, je faisais attention, rit doucement Arthas.
— T’es un bon p’tit gars. (Muradin leva le bras pour lui tapoter l’épaule.) C’est assez pour l’moment. T’as assez pris la
raclée aujourd’hui ; tu mérites un peu d’repos.
Ses yeux scintillèrent tandis qu’il parlait, et Arthas opina comme s’il était d’accord. Aujourd’hui, c’était Muradin qui
avait pris une raclée. Et il en semblait aussi content qu’Arthas. Le cœur du prince se gonfla soudain d’affection pour le
nain. Bien qu’étant un maître strict, Muradin était quelqu’un à qui Arthas s’était terriblement attaché.
Il sifflotait distraitement tandis qu’il se dirigeait vers ses appartements, mais un soudain éclat de voix le figea sur
place.
— Non, père ! Je refuse !
— Calia, j’en ai assez de cette conversation. Tu n’as pas ton mot à dire à ce sujet.
— Papa, s’il te plaît, non !
Arthas se faufila un peu plus près des appartements de Calia. La porte était entrouverte et il écouta, légèrement
inquiet. Terenas adorait Calia. Que pouvait-il bien lui demander pour qu’elle le supplie et utilise le surnom affectueux
qu’elle et lui avaient tous deux abandonné en approchant de l’âge adulte ?
Calia sanglotait. Arthas ne put en supporter davantage. Il ouvrit la porte.
— Je suis désolé, je n’ai pas pu m’empêcher d’entendre. Qu’est-ce qui ne va pas ?
Terenas s’était comporté bizarrement récemment, et maintenant il avait l’air furieux contre sa fille de seize ans.
— Ce ne sont pas tes affaires, Arthas, gronda Terenas. J’ai demandé à Calia quelque chose que je souhaite qu’elle
fasse. Elle va m’obéir.
Calia s’effondra sur le lit en sanglotant. Le regard d’Arthas passa de son père à sa sœur dans un ahurissement
complet. Terenas murmura quelque chose et sortit sans un regard en arrière. Arthas lança un regard à Calia, puis suivit
son père.
— Père, s’il vous plaît, que se passe-t-il ?
— Ne me pose pas de questions. Le devoir de Calia est d’obéir à son père.
Terenas franchit une porte et entra dans une salle de réception. Arthas reconnut le seigneur Daval Prestor, un jeune
noble que Terenas semblait tenir en très haute estime, et deux mages de Dalaran qu’il ne connaissait pas.
— Retourne auprès de ta sœur, Arthas, et essaye de la calmer. Je vous rejoins aussi vite que possible, je te le
promets.
Avec un dernier regard aux trois visiteurs, Arthas acquiesça et retourna vers les appartements de Calia. Sa sœur aînée
n’avait pas bougé, bien que ses pleurs se soient un peu calmés. Totalement perdu, Arthas s’assit simplement derrière
elle sur le lit, mal à l’aise.
Calia s’assit sur le lit, le visage humide.
— Je suis désolée que t-tu aies eu à voir ça, Arthas, mais p-peut-être est-ce mieux.
— Qu’est-ce que père veut que tu fasses ?
— Il souhaite me marier contre ma volonté. Arthas cligna des yeux.
— Calie, tu n’as que seize ans, tu n’es même pas encore en âge de te marier.
Elle attrapa un mouchoir et tamponna ses yeux gonflés.
— C’est ce que j’ai dit. Mais père a dit que cela n’avait pas d’importance ; que nous allions formaliser les fiançailles et
qu’à mon anniversaire j’épouserais le seigneur Prestor.
Les yeux vert céladon d’Arthas s’agrandirent alors qu’il comprenait enfin. C’était donc pour cela que Prestor était
là…
— Eh bien, commença-t-il maladroitement, il a beaucoup de relations, et… je suppose qu’il est bel homme. Tout le
monde le dit. Au moins ce n’est pas un quelconque vieillard.
— Tu ne comprends pas, Arthas. Je me moque de ses relations, ou de sa beauté, ou même de sa gentillesse. Ce qui
me rend folle, c’est que je n’ai pas le choix à ce sujet. Je suis… je suis comme ton cheval. Je suis une chose, pas une
personne. Je suis un cadeau à offrir comme père l’entendra pour sceller un accord diplomatique.
— Tu… tu n’aimes pas Prestor ?
— L’aimer ? (Ses yeux bleus injectés de sang s’étrécirent de colère.) Je le connais à peine ! Il n’a jamais pris la peine…
oh, à quoi bon ? Je sais que c’est une pratique courante au sein de la royauté et de la noblesse. Que nous sommes des
pions. Mais je ne me serais jamais attendue à ce que père…
Pas plus qu’Arthas. En toute honnêteté, il n’avait jamais vraiment pensé au mariage, qu’il s’agisse du sien ou de celui
de sa sœur. S’entraîner avec Muradin et monter Invincible l’intéressaient bien plus. Mais Calia avait raison. Il était
courant au sein de la noblesse de faire de bons mariages pour conforter son statut politique.
Il n’avait simplement jamais pensé que son père vendrait sa fille comme… comme une poulinière.
— Calie, je suis vraiment désolé, dit-il, et il le pensait. Est-ce qu’il y a quelqu’un d’autre ? Peut-être pourrais-tu
convaincre père qu’il y a un meilleur parti, quelqu’un qui te rendrait plus heureuse ?
Calia secoua la tête amèrement.
— C’est inutile. Tu l’as entendu. Il ne m’a pas demandé, il n’a pas suggéré le seigneur Prestor, il me l’a ordonné.
Elle le regarda suppliante.
— Arthas, quand tu seras roi, promets-moi… promet moi que tu ne feras pas cela à tes enfants.
Des enfants ? Arthas n’était absolument pas prêt à penser à cela. Il n’avait même pas de… enfin, il y en avait une,
mais il n’avait pas pensé à elle depuis…
— Et quand tu te marieras, car papa ne pourra pas te l’imposer comme il me l’impose, assure-toi d’être attaché à
cette jeune femme et qu’elle soit attachée à toi. Ou au moins assure-toi qu’on lui a demandé avec qui elle souhaitait
partager sa vie et son lit.
Elle se mit à pleurer à nouveau, mais Arthas était trop secoué par la révélation qui s’était faite en lui. Il n’avait que
quatorze ans pour l’heure, mais dans quatre courtes années, il serait en âge de se marier. Il se rappelait soudain des
bribes de conversation qu’il avait entendues ça et là à propos de l’avenir de la lignée Menethil. Sa femme serait mère de
rois. Il aurait à choisir avec soin, mais aussi, comme Calia l’avait demandé, avec gentillesse. De toute évidence, s parents
s’aimaient beaucoup. Cela se reflétait dans leurs sourires et leurs gestes, malgré de nombreuses années de mariage.
Arthas voulait cela. Il voulait une compagne, une amie, une…
Il fronça les sourcils. Mais s’il ne pouvait pas l’avoir ?
— Je suis désolé, Calie, mais peut-être es-tu la plus chanceuse de nous deux. Cela peut être pire d’avoir la liberté de
choisir, et de savoir que tu ne peux pas avoir ce que tu veux.
— J’échangerais cela pour tout l’or du monde. Là, je ne suis qu’un… un morceau de viande.
— Nous avons chacun nos devoirs, je suppose, répondit calmement un Arthas maussade. Toi de te marier avec celui
que père désire te voir épouser, et moi de me marier comme il se doit pour le bien du royaume. (Il se leva
brusquement.) Je suis désolé, Calie.
— Arthas, où vas-tu ?
Il ne répondit pas, mais courut à travers le palais jusqu’aux étables et, sans attendre un palefrenier, sella rapidement
Invincible. Arthas savait que ce n’était qu’une solution temporaire, mais il avait quatorze ans, et une solution
temporaire était tout de même une solution.
Il se pencha sur le dos d’Invincible, la crinière blanche fouettant son visage tandis que le cheval galopait, tout de
muscles et de grâce. Le visage d’Arthas s’élargit en un sourire. Il n’était jamais aussi heureux que lorsqu’il chevauchait
ainsi, le cheval et son cavalier fusionnant en un tout glorieux. Il avait attendu, sa patience cruellement mise à l’épreuve
si longtemps, pour pouvoir chevaucher l’animal qu’il avait vu venir au monde, mais cela avait valu le coup. Ils formaient
une équipe parfaite. Invincible ne voulait rien de lui, ne lui demandait rien, semblant seulement vouloir échapper au
confinement des écuries tandis qu’Arthas voulait échapper au confinement de son statut royal. Ils le firent ensemble.
Ils arrivaient à présent à l’obstacle qu’Arthas préférait. À l’est de la capitale et près de la ferme de Balnir se trouvait
un petit groupe de collines. Invincible bondit, la terre dévorée par le martèlement de ses sabots, grimpant vers le
précipice presque aussi vite que s’ils étaient au niveau du sol. Il volta et tourna le long de l’étroit sentier, envoyant des
pierres se fracasser tandis que ses sabots, son cœur et celui d’Arthas s’emballaient d’excitation. Puis Arthas guida
l’étalon vers la gauche, vers un talus, un raccourci vers la propriété Balnir. Invincible n’hésita pas, n’avait jamais hésité y
compris la première fois où Arthas lui avait demandé de sauter. Il se rassembla et se lança vers l’avant, et pendant un
moment glorieux à s’en arrêter le cœur, le cheval et le cavalier furent suspendus dans les airs. Puis ils atterrirent en
sécurité sur l’herbe douce et souple, et repartaient déjà.
Invincibles.
CHAPITRE IV

— Comme vous pouvez le voir, Votre Altesse, dit le lieutenant général Aedelas Landenoire, les impôts ont été bien
utilisés. Toutes les précautions ont été prises pour l’exploitation de cette installation. En fait, la sécurité est si stricte
que nous avons même été capables d’organiser des combats de gladiateurs.
— Je l’ai entendu dire, dit Arthas, tandis qu’il marchait avec le commandant des camps d’internement lors d’une
visite des lieux.
Fort-de-Durn, pas vraiment un camp d’internement, mais le centre névralgique de tous les autres, était un immense
bâtiment, et avait presque un air de fête. En ce jour d’automne frais mais clair, la brise faisait claquer énergiquement
les bannières bleues et blanches qui volaient au-dessus du fort. Le vent agitait les longs cheveux couleur corbeau de
Landenoire et agitait la cape d’Arthas tandis qu’ils faisaient le tour des remparts.
— Et vous allez également le voir, promit Landenoire, offrant un sourire doucereux à son prince.
Cette inspection surprise était une idée d’Arthas. Terenas avait loué son fils pour son initiative et sa compassion.
Ce n’est que justice, père, avait répondu Arthas, et il le pensait plus ou moins, bien que la principale raison de cette
visite était de satisfaire sa curiosité sur l’orc « apprivoisé » que gardait le général. Nous devons nous assurer que
l’argent va dans les camps et non dans la poche de Landenoire. Cette visite nous permettra également de nous assurer
qu’il prend bien soin des gladiateurs, et aussi qu’il ne prend pas la voie de son père.
Le père de Landenoire, le général Aedelyn Landenoire, avait été un traître notoire, jugé et condamné pour la vente
de secrets d’état. Bien que ses crimes aient eu lieu il y a longtemps, alors que son fils n’était qu’un enfant, la souillure
paternelle avait suivi Aedelas durant sa carrière militaire. Ce furent uniquement ses nombreuses victoires sur le
champdebatailleetsaférocitéparticulièreaucombatcontreles orcs qui permirent à l’actuel Landenoire de monter en
grade. Cependant, Arthas pouvait détecter une odeur d’alcool dans l’haleine de l’homme, même à cette heure
matinale. Il suspectait que ce renseignement ne serait pas une nouveauté pour Terenas, mais il s’assurerait de le
rapporter à son père.
Arthas regarda en contrebas, feignant l’intérêt pour le spectacle de douzaines de gardes qui se tenaient au garde-
àvous. Il se demandait s’ils étaient aussi attentifs quand leur futur roi ne les regardait pas.
— Je me réjouis à l’avance du combat d’aujourd’hui, dit-il. Pourrais-je voir votre Thrall à l’œuvre ? J’ai pas mal entendu
parler lui.
Landenoire sourit, son bouc parfaitement taillé se fendant pour révéler des dents blanches.
— Il n’était pas prévu qu’il se batte aujourd’hui, mais pour vous, Votre Altesse, je vais le faire affronter les plus
valeureux adversaires disponibles.
Deux heures plus tard, la visite était finie, et Arthas partageait un délicieux repas avec Landenoire et un jeune
seigneur nommé Karramyn Langston, que Landenoire avait présenté comme son « protégé ».
Arthas éprouva une aversion instinctive envers Langston, notant ses mains douces et son allure languissante. Au
moins Landenoire s’était-il battu à la guerre pour obtenir son grade ; ce jeune homme, qu’Arthas percevait comme un
jeune homme, bien qu’en vérité Langston fut plus vieux que lui, qui avait dix-sept ans, avait tout reçu sur un plateau.
C’est vrai, moi aussi, pensa-t-il, mais il savait à quels sacrifices un roi devait consentir. Langston donnait l’impression
de ne s’être jamais rien refusé. Pas plus qu’il ne faisait preuve maintenant de modération, choisissant les meilleurs
morceaux de viande, les plus belles pâtisseries et les accompagnant de plusieurs verres de vin. Landenoire, par contre,
mangeait peu mais buvait bien plus que Langston.
L’aversion d’Arthas pour les deux hommes fut complète quand leur servante entra et que Landenoire tendit la main
pour la toucher d’un air propriétaire. La jeune fille, les cheveux dorés et simplement vêtue, avait un visage n’ayant
besoin d’aucun artifice pour être beau et souriait comme si elle appréciait l’attention, mais Arthas surprit une étincelle
de tristesse dans ses yeux bleus.
— Voici Taretha Foxton, dit Landenoire, une main caressant toujours le bras de la jeune fille tandis qu’elle
rassemblait les plats. La fille de mon valet personnel, Tammis, que vous verrez certainement plus tard.
Arthas offrit à la jeune fille son plus charmant sourire. Elle lui rappelait un peu Jaina, ses cheveux éclaircis par le
soleil, sa peau bronzée. Elle lui rendit fugitivement son sourire, puis regarda sagement ailleurs tandis qu’elle
débarrassait la table, faisant une rapide révérence avant de partir.
— Vous en aurez vite une comme ça, mon garçon, dit Landenoire, riant.
Il fallut une seconde à Arthas pour qu’il comprenne le sens de ces mots et puis il cligna des yeux, surpris. Les deux
hommes rirent plus fort, et Landenoire leva son gobelet pour un toast.
— Aux filles blondes, dit-il d’une voix ronronnante. Arthas regarda à nouveau Taretha, pensa à Jaina, et se força à
lever son verre.
Une heure plus tard Arthas avait tout oublié de Taretha Foxton et de son indignation sur la façon dont elle était
vraisemblablement traitée. Sa voix était enrouée à force de crier, ses mains douloureuses à force d’applaudir, et il
passait le meilleur moment de sa vie. Au début, il s’était senti légèrement mal à l’aise. Les premiers combattants dans
l’arène étaient de simples bêtes opposées l’une à l’autre, se battant à mort sans autre raison que l’amusement des
spectateurs.
— Comment sont-elles traitées avant ça ? avait demandé Arthas.
Il aimait les animaux ; cela le mettait mal à l’aise de les voir ainsi utilisés.
Langston avait ouvert la bouche, mais Landenoire l’avait fait taire d’un geste rapide. Il avait souri, se penchant en
arrière sur sa chaise et cueillant quelques grains sur une grappe de raisin.
— Il va de soi que nous voulons ces animaux au meilleur de leur capacités de combat, dit-il. Ils sont donc capturés
proprement et plutôt bien traités. Et comme vous pouvez le voir, les combats sont rapides. Si un animal survit et n’est
pas capable de continuer à combattre, nous l’achevons miséricordieusement.
Arthas espérait que l’homme ne lui mentait pas. Une sensation désagréable au creux de l’estomac lui indiquait
cependant que Landenoire lui mentait probablement, mais il l’ignora. La sensation disparut quand le combat impliqua
des hommes contre les bêtes.
— Les hommes sont bien payés, dit Landenoire. Ils deviennent même des célébrités locales.
Pas les orcs, cependant. Arthas le savait, et approuvait. C’est ce qu’il attendait, l’occasion de voir au combat l’orc
personnel de Landenoire, recueilli alors qu’il n’était qu’un bébé et élevé pour devenir un combattant dans ces arènes.
Il ne fut pas déçu. Apparemment, tous les combats qui avaient eu lieu jusqu’à présent n’avaient été qu’un
échauffement pour la foule. Quand les portes s’ouvrirent en grinçant et qu’une immense silhouette verte s’avança,
tout le monde se leva, rugissant. Avant qu’il s’en aperçoive, Arthas aussi était debout et applaudissait.
Thrall était gigantesque, paraissant d’autant plus grand qu’il était manifestement bien mieux portant et plus alerte
que les spécimens qu’Arthas avait vus dans les camps. Il portait peu de protections et pas de casque, et sa peau verte
roulait sur ses muscles puissants. Il se tenait aussi plus droit que les autres. Les acclamations étaient assourdissantes,
et Thrall marcha en cercle autour de l’arène, levant les poings, tournant son visage affreux pour recevoir une pluie de
pétales de roses habituellement réservée aux jours de fêtes.
— Je lui ai appris à faire ça, dit Landenoire avec fierté. C’est vraiment une chose étrange. La foule l’acclame, mais ils
viennent à chaque fois en espérant qu’il se fera battre.
— A-t-il déjà perdu un combat ?
— Jamais, Votre Altesse. Et il ne perdra jamais. Pourtant les gens continuent d’espérer, et l’argent continue d’affluer.
Arthas le foudroya du regard.
— Aussi longtemps que les coffres royaux verront arriver un pourcentage approprié de vos gains, lieutenant-général,
vous êtes autorisé à poursuivre les jeux. (Il se tourna à nouveau vers l’orc, l’observant tandis qu’il continuait son
parcours.) Il… est complètement sous votre contrôle, n’est-ce pas ?
— Absolument, répondit immédiatement Landenoire. Il a été élevé par des humains et a appris à nous craindre et à
nous respecter.
Comme s’il avait entendu le commentaire, bien que ce fût impossible par-dessus les cris retentissants de la foule,
Thrall se tourna vers l’endroit où Arthas, Landenoire et Langston s’étaient assis pour observer. Il se frappa la poitrine
dans un salut et s’inclina bien bas.
— Vous voyez ? Cette créature est totalement sous ma coupe, ronronna Landenoire.
Il se leva et agita un drapeau, et à l’autre bout de l’arène un homme roux puissamment bâti agita un autre drapeau.
Thrall se tourna vers la porte, agrippant la hache de bataille massive dont il était armé pour ce combat.
Les gardes soulevèrent la lourde porte, et avant même qu’elle soit complètement ouverte, un ours de la taille
d’Invincible surgit. Son pelage était hérissé et la bête se jeta droit sur Thrall comme si elle avait été propulsée par un
canon, son grondement féroce audible même par-dessus le rugissement de la foule.
Thrall tint sa position, s’écartant à la toute dernière seconde et maniant l’énorme hache comme si elle ne pesait rien
du tout. Il entailla le flanc de l’ours, et l’animal rugit, affolé de douleur, se retournant et souillant l’arène de son sang. À
nouveau, l’orc resta sur ses positions, reposant sur l’avant de ses pieds nus, jusqu’à ce qu’il se déplace avec une
souplesse que sa taille ne laissait pas deviner. Il fit front à l’ours, criant des provocations d’une voix gutturale et dans un
commun parfait, et abattit la hache dans un craquement. La tête de l’ours avait presque été détachée de son cou, mais
l’animal continua de courir pendant un instant avant de se renverser en une masse frémissante.
Thrall rejeta la tête en arrière et hurla sa victoire. La foule était en délire. Arthas observait la situation.
L’orc n’avait pas une égratignure, et pour autant qu’Arthas puisse le dire, la brute n’était pas même essoufflée.
— Ce n’était que l’entrée en matière, dit Landenoire, souriant à la réaction d’Arthas. Maintenant trois humains vont
l’attaquer. Il est également limité par le fait qu’il ne doit pas les tuer, juste les vaincre. C’est plus une bataille
stratégique qu’un affrontement de force brute, mais je le confesse, il y a quelque chose qui m’a toujours rendu fier
dans le fait de le regarder décapiter un ours d’un seul coup.
Trois gladiateurs humains, tous de grands hommes puissamment musclés, entrèrent dans l’arène et saluèrent leur
adversaire et la foule. Arthas observait tandis que Thrall les jaugeait, et se demanda à quel point il était intelligent de
la part de Landenoire de rendre son orc apprivoisé si bon au combat. Si Thrall s’échappait un jour, il pourrait enseigner
ces compétences à d’autres orcs.
C’était possible, malgré la sécurité renforcée. Après tout, si Orgrim Marteau-du-destin avait pu s’échapper de
Fossoyeuse, au cœur même du palais, Thrall pouvait bien s’échapper de Fort-de-Durn.
La visite d’État avait duré cinq jours. Durant l’un de ces jours, tard dans la soirée, Taretha Foxton vint rendre visite au
prince dans ses quartiers privés. Il était perplexe de l’absence de réaction de ses serviteurs quand quelqu’un frappa à sa
porte et fut encore plus surpris de voir la jolie jeune fille blonde se tenir devant lui avec un plateau de friandises. Elle
avait les yeux baissés, mais sa robe en révélait suffisamment pour qu’il ne sache pas quoi dire dans l’immédiat.
Elle fit une révérence.
— Mon seigneur Landenoire m’envoie avec cette offrande de biens destinés à vous plaire, dit-elle.
Elle rougissait. Arthas était confus.
— Je… Remercie ton maître, mais je n’ai pas faim. Et je me demande ce qu’il a fait de mes serviteurs.
— Ils ont été invités à un repas avec les autres serviteurs, expliqua Taretha.
Elle ne levait toujours pas les yeux.
— Je vois. Eh bien, c’est gentil de la part du lieutenant-général ; je suis certain que les hommes apprécient.
Elle ne bougea pas.
— Y a-t-il autre chose, Taretha ?
Les joues de Taretha virèrent au cramoisi, et elle leva les yeux vers lui. Ils étaient calmes, résignés.
— Mon seigneur Landenoire m’envoie avec cette offrande de biens destinés à vous plaire, répéta-t-elle. Des biens
que vous pourriez apprécier.
Il comprit d’un seul coup. Comprit, et fut embarrassé, irrité, et furieux. Il se calma avec un effort, ce n’était pas la
faute de la jeune fille, elle était celle qui subissait les mauvais traitements.
— Taretha, dit-il, je vais prendre la nourriture, avec mes remerciements. Je n’ai besoin de rien d’autre.
— Votre Altesse, j’ai peur qu’il insiste.
— Dis-lui que je suis satisfait.
— Sire, vous ne comprenez pas. Si je reviens, il…
Il baissa son regard vers les mains portant le plateau, vers les longs cheveux couvrant juste ce qu’il fallait. Arthas
s’avança et écarta les cheveux de la jeune fille, fronçant les sourcils à la vue des marques brunes et bleues sur ses
poignets et sa gorge.
— Je vois, dit-il. Entre, dans ce cas.
Quand elle fut entrée, il ferma la porte et se tourna vers elle.
— Reste aussi longtemps que tu le désires, puis retourne le voir. Néanmoins, il m’est impossible de manger tout cela
seul.
Il lui fit signe de s’asseoir et prit une chaise en face d’elle, entamant une petite pâtisserie et souriant d’un air
complice.
Taretha le regarda, ahurie. Cela lui prit un moment pour comprendre ce qu’il voulait dire, et puis un soulagement
prudent et de la gratitude illuminèrent son visage tandis qu’elle versait le vin. Peu de temps après, elle commença à
répondre à ses questions avec plus d’enthousiasme que quelques mots polis, puis ils passèrent les quelques heures
suivantes à parler avant de se mettre d’accord sur le fait qu’il était temps pour elle de s’en retourner. Tandis qu’elle
reprenait le plateau, elle se tourna vers lui.
— Votre Altesse, cela me fait tant plaisir de savoir que l’homme qui sera notre prochain roi a si bon cœur. La dame
que vous choisirez pour en faire votre reine sera une femme très heureuse.
Il sourit et ferma la porte derrière elle, s’appuyant contre le panneau de bois pendant un moment.
La dame qu’il choisirait pour en faire sa reine. Il se rappela sa conversation avec Calia ; heureusement pour sa sœur,
Terenas avait eu des soupçons sur l’intégrité de Prestor mais rien qui puisse être prouvé, toutefois assez pour y
réfléchir à deux fois.
Arthas était presque en âge, un an de plus que l’âge qu’avait Calia quand leur père l’avait fiancée à Prestor. Il supposa
qu’il devrait tôt ou tard commencer à penser à trouver une reine.
Il partirait demain et ne resterait pas ici une minute de plus.
Les frimas de l’hiver étaient dans l’air. Les derniers jours d’un glorieux automne étaient passés, et les arbres, autrefois
teints de nuances d’or, de rouge et d’orange, étaient maintenant des squelettes nus se détachant sur un ciel gris. Dans
quelques mois, Arthas fêterait son dix-neuvième anniversaire et serait intronisé dans l’ordre de la Main d’argent, et il
était plus que prêt. Son entraînement avec Muradin avait pris fin quelques mois plus tôt, et il avait maintenant
commencé à s’entraîner avec Uther. C’était différent, et similaire à la fois. Muradin lui avait appris à être attentif et à
vouloir gagner la bataille quoi qu’il en coûte. Les paladins avaient une façon de voir la bataille plus ritualisée, et se
concentraient plus sur la manière d’envisager le combat que sur les réelles mécaniques du maniement de l’épée. Arthas
trouvait les deux méthodes valides, bien qu’il commençât à se demander s’il aurait jamais la chance de mettre en
pratique tout ce qu’il avait appris au cours d’une vraie bataille.
Normalement, il aurait dû se trouver en prière à cette heure du jour, mais son père était en visite diplomatique à
Stromgarde, et Uther l’avait accompagné. Ce qui voulait dire que jusqu’à leur retour, Arthas avait ses après-midi de
libre, et il s’agissait de ne pas les gâcher, même si le temps était loin d’être idéal. Il chevauchait facilement et
familièrement Invincible tandis qu’ils galopaient à travers les clairières, la foulée de l’animal à peine ralentie par
quelques centimètres de neige sur le sol. Il pouvait voir blanchir sa respiration et celle du grand cheval blanc tandis
qu’Invincible agitait la tête et s’ébrouait.
La neige tombait à nouveau, mais pas en doux et gros flocons qui dérivaient paresseusement, c’était de petits
cristaux durs qui cinglaient. Arthas fronça les sourcils et insista. Il irait encore un peu plus loin, puis ferait faire demi-
tour, se dit-il. Il pourrait même s’arrêter à la ferme de Balnir. Cela faisait longtemps qu’il n’y était pas allé ; Jorum et
Jarim seraient probablement intéressés de voir le magnifique cheval que le petit poulain dégingandé était devenu en
grandissant.
L’envie s’étant fait jour dans sa tête demandait maintenant qu’on lui obéisse, et Arthas fit tourner Invincible d’une
subtile pression de la jambe gauche. Le cheval vira, obéissant et complètement, en phase avec les désirs de son maître.
La neige piquait, de petites aiguilles qui se plantaient dans sa peau exposée, et Arthas tira sa cape par-dessus sa tête
pour avoir un peu plus de protection. Invincible secoua la tête, sa peau frissonnant comme lorsqu’il était ennuyé par
des insectes durant l’été. Il galopa le long du chemin, allongeant le cou vers l’avant, en appréciant l’effort tout autant
qu’Arthas.
Ils arriveraient bientôt à l’obstacle, et peu après cela, une écurie chaude attendrait la monture et une bonne chope
de thé son cavalier, avant qu’ils reprennent la direction du palais. Le visage d’Arthas commençait à s’engourdir de froid,
et ses mains dans ses fins gants de cuir n’allaient pas beaucoup mieux. Il serra ses doigts glacées autour des rênes, les
forçant à se plier, et se ramassa tandis qu’Invincible bondissait… non, se rappela-t-il, vola. Ils survolèrent cet obstacle
comme…
…sauf qu’ils ne volèrent pas. Au dernier moment, Arthas ressentit l’hideuse sensation des sabots arrières d’Invincible
glissant sur la pierre glacée. Le cheval se débattit, hennissant, ses jambes cherchant frénétiquement dans le vide. La
gorge d’Arthas fut soudain rêche, et il comprit qu’il criait alors qu’une surface de pierre dentelée, et non pas
l’habituelle étendue d’herbe recouverte de neige, se précipitait à leur rencontre à une vitesse mortelle. Il tira sur les
rênes, comme si cela pouvait changer quoi que ce soit.
Le bruit mit fin à sa stupeur, et il reprit conscience tandis que le cri à glacer les os d’une bête à l’agonie transperçait
son cerveau. Dans un premier temps, il ne put bouger, son corps étant pris de spasmes. Il tenta pourtant de se
rapprocher des horribles cris. Il finit par pouvoir s’asseoir. La douleur le transperça et il ajouta son propre râle d’agonie
à l’hideuse cacophonie, et se rendit compte qu’il s’était cassé au moins une côte, probablement plus.
La neige avait redoublé et tombait désormais dense et lourde. Il pouvait à peine voir à un mètre devant lui. Il ignora
la douleur, tendant le cou, essayant de trouver Invincible. Ses yeux furent attirés par le mouvement et la flaque
cramoisie allant en s’agrandissant qui faisait fondre la neige, tout en fumant dans le froid.
— Non, murmura Arthas qui lutta pour se relever.
Le monde devint noir et il perdit presque conscience à nouveau, mais il s’accrocha par la force de sa volonté.
Lentement, il se fraya un chemin vers l’animal paniqué, luttant sous le vent et la neige contre la douleur qui menaçait
de lui faire perdre conscience.
Invincible brassait la neige ensanglantée de ses deux jambes arrières et de ses deux antérieurs brisés. Arthas sentit
son estomac se soulever à la vue des membres, autrefois si longs, droits, propres et puissants, reposant maintenant
selon un angle anormal tandis qu’Invincible ne cessait vainement d’essayer de se lever. Puis l’image fut
miséricordieusement brouillée par la neige et les larmes chaudes qui coulaient sur ses joues.
Il avança péniblement vers le cheval, sanglotant, tombant à genoux à côté de l’animal affolé et essayant de… quoi ?
Ce n’était pas une égratignure, à panser rapidement afin qu’Invincible puisse être mené vers une écurie chaleureuse et
un bon picotin. Arthas tendit la main vers la tête de l’animal, voulant le toucher, pour le calmer d’une façon ou d’une
autre, mais Invincible était fou de douleur. Et il continuait de hurler.
Il lui fallait de l’aide. Il y avait les prêtres et sire Uther, peut-être pourraient-ils le soigner…
Une douleur plus grande encore que la douleur physique foudroya le jeune homme. L’évêque était parti à
Stromgarde avec son père, tout comme Uther. Il pouvait y avoir un prêtre dans un autre village, mais Arthas ne savait
pas où, et avec la tempête…
Il s’éloigna de l’animal, couvrant ses oreilles et fermant les yeux, sanglotant tant que son corps entier en tremblait.
Avec la tempête, il ne pourrait jamais trouver un soigneur avant qu’Invincible ne meure de ses blessures ou de froid.
Arthas n’était même pas certain de trouver la propriété de Balnir, même si elle ne pouvait être loin. Le monde était
blanc, à l’exception de là où le cheval mourant, qui avait eu suffisamment confiance en lui pour sauter d’un talus glacé,
gisait en brassant une flaque écarlate et fumante.
Arthas savait ce qu’il devait faire, et il ne pouvait le faire. Il ne pourrait jamais savoir combien de temps il resta assis
là, pleurant, essayant d’oublier la vision et les cris de son cheval adoré à l’agonie, jusqu’à ce qu’enfin la lutte d’Invincible
ralentisse. Il était couché dans la neige, les flancs se soulevant, les yeux révulsés, endurant depuis trop longtemps ce
supplice.
Arthas ne sentait plus ni son visage ni ses membres, mais parvint néanmoins à se déplacer vers la bête. Chaque
respiration était une agonie, et il faisait bon accueil à la douleur. C’était de sa faute. Sa faute. Il prit la noble tête sur ses
genoux, et pendant un bref instant miséricordieux il n’était pas assis dans la neige avec une bête blessée, mais assis
dans une écurie avec une jument donnant naissance à un poulain. Pendant cet instant, tout ne faisait que commencer,
et n’en venait pas à cette fin choquante, écœurante, évitable.
Ses larmes tombèrent sur la large joue du cheval. Invincible trembla, ses yeux bruns grands ouverts, habités d’une
douleur désormais silencieuse. Arthas retira ses gants et passa la main le long du museau rose et gris, sentant la
chaleur du souffle d’Invincible sur sa peau. Puis, lentement, il fit glisser la tête du cheval de ses genoux, se mit debout,
et tâtonna de sa main réchauffée pour trouver de son épée. Ses pieds s’enfoncèrent dans la flaque rouge de neige
fondue tandis qu’il se tenait au-dessus de l’animal effondré.
— Je suis désolé, dit. Je suis tellement désolé.
Invincible le regardait calmement, avec confiance, comme s’il avait compris ce qui allait arriver, et sa nécessité. Ce fut
plus qu’Arthas ne put en supporter, et pendant un instant les larmes assombrirent sa vision. Il cligna des yeux avec
force pour les refouler.
Arthas leva son épée et l’abattit d’un coup franc.
Au moins il avait frappé correctement ; perçant le grand cœur d’Invincible d’un seul coup sec avec des bras qui
auraient dû être trop gelés pour ce faire. Il sentit l’épée percer la peau, la chair, racler contre l’os, et s’enfoncer dans la
terre en dessous. Invincible se cabra une fois, puis frémit et ne bougea plus.
Jorum et Jarim le trouvèrent là quelque temps plus tard, après que la neige eut cessé de tomber si dru, blotti
étroitement contre le cadavre refroidissant de l’animal autrefois glorieux, débordant de vie et d’énergie. Tandis que
l’homme âgé se penchait pour le relever, Arthas cria de douleur.
— Désolé, mon garçon, dit Jorum, sa voix presque insupportablement aimable. Pour t’avoir fait mal, et pour
l’accident.
— Oui, dit faiblement Arthas… l’accident. Il a trébuché.
— Ce qui n’est pas étonnant par ce temps. La tempête est venue trop rapidement. Tu as de la chance d’être encore
en vie. Viens, nous allons te ramener et envoyer quelqu’un au palais.
Alors qu’il se retournait dans l’étreinte ferme du fermier, Arthas ajouta :
— Enterrez-le… ici ? Afin que je puisse venir le voir ? Balnir échangea un regard avec son fils, puis opina.
— Oui, bien sûr. C’était une noble monture.
Arthas tendit le cou pour regarder le corps du cheval qu’il avait baptisé Invincible. Il allait tous les laisser penser que
c’était un accident, parce qu’il ne pourrait pas supporter de dire à qui que ce soit ce qu’il avait fait.
Et il fit alors le vœu à cet instant que si quelqu’un avait un jour besoin de protection, et qu’un sacrifice soit nécessaire
pour le bien des autres, il le ferait.
Quoi qu’il en coûte, pensa-t-il.
CHAPITRE V

L’été battait son plein, et le soleil sans pitié s’abattait sur Son Altesse Royale le prince Arthas Menethil tandis qu’il
chevauchait dans les rues de Hurlevent. Il était d’une humeur infecte, malgré le fait que ce jour était celui qu’il était
supposé avoir attendu toute sa vie. Le soleil brillait sur l’armure de plaque complète qu’il portait, et Arthas pensa qu’il
mourrait cuit avant d’atteindre la cathédrale. Être assis sur son nouveau destrier ne servait qu’à lui rappeler que le
cheval en question, bien que puissant, bien éduqué, et de bonne naissance, n’était pas Invincible, mort il y avait
seulement quelques mois de cela et qui lui manquait amèrement. Et il découvrit que son esprit était soudain devenu
vide de ce qu’il était supposé faire une fois la cérémonie commencée.
À ses côtés chevauchait son père, qui semblait complètement ignorant de l’irritation de son fils.
— Cette journée a été longue à venir mon fils, dit Terenas, se tournant pour sourire à Arthas.
Malgré la chaleur et le poids du heaume qu’il portait, Arthas en était content ; il dissimulait son visage, et il n’était
pas certain qu’il pourrait simuler un sourire convaincant en ce moment.
— Ce fut le cas en effet père, répondit-il gardant une voix calme.
C’était l’une des plus grandes célébrations que Hurlevent ait jamais vue. Outre Terenas, de nombreux autres rois,
nobles, et célébrités étaient présents, chevauchant comme lors d’une parade à travers les rues pavées de blanc vers la
massive Cathédrale de la Lumière, endommagée durant la Première Guerre mais désormais restaurée et encore plus
glorieuse qu’auparavant.
L’ami d’enfance d’Arthas, Varian, roi de Hurlevent, était désormais marié et jeune père. Il avait ouvert le palais à tous
les visiteurs royaux et à leurs cortèges. S’asseoir avec Varian la nuit dernière, boire de l’hydromel et discuter, furent les
meilleurs moments du voyage pour Arthas jusqu’à présent. Le jeune homme blessé et traumatisé d’une décennie plus
tôt était devenu en grandissant un roi confiant, séduisant, attentif. Un peu avant l’aube, ils étaient allés à l’armurerie,
avaient pris des épées d’entraînement en bois, et s’étaient attaqués l’un l’autre pendant un long moment, riant et se
racontant des souvenirs, leurs prouesses légèrement alourdies par l’alcool qu’ils avaient consommé. Varian, entraîné
depuis sa petite enfance, avait toujours été bon et il était désormais meilleur. Mais Arthas également, et il donna tout
ce qu’il put.
Mais maintenant ce n’était que formalités, une armure incroyablement étouffante, et une impression lancinante qu’il
ne méritait pas l’honneur qui était sur le point de lui être accordé.
Dans un moment rare, Arthas s’était ouvert de ses sentiments à Uther. L’intimidant paladin, qui, depuis qu’Arthas eut
été assez âgé pour en garder le souvenir, avait été l’image exacte de la fermeté envers la Lumière solide comme le roc,
avait surpris le prince avec sa réponse.
— Mon garçon, personne ne se sent prêt. Personne n’a l’impression de le mériter. Et tu sais pourquoi ? Parce que
personne ne le mérite. C’est une grâce, pure et simple. Nous sommes intrinsèquement indignes, simplement parce que
nous sommes humains, et tous les êtres humains mais aussi les elfes, les nains et toutes les autres races sont viciés.
Mais la Lumière nous aime malgré tout. Elle nous aime aussi pour ces rares moments où nous sommes capables de nous
dépasser. Elle nous aime pour ce que nous pouvons faire pour aider les autres. Elle nous aime parce que nous pouvons
l’aider à faire passer son message en nous efforçant quotidiennement d’en être dignes, même si nous comprenons que
nous ne pourrons jamais vraiment y parvenir.
Il avait fait claquer une main sur l’épaule d’Arthas, lui offrant un de ses rares et simples sourires.
— Donc tiens-toi ici aujourd’hui, comme je l’ai fait, même si tu penses que tu ne le mérites pas ou que tu n’en es pas
digne, mais sache que tu te tiens à la place exacte où tous les paladins ayant existé se sont tenus avant toi.
Cela réconforta un peu Arthas.
Il redressa les épaules, relevant la visière, et sourit et salua la foule qui ovationnait si joyeusement en cette chaude
journée d’été. Des pétales de roses pleuvaient sur lui et de quelque part le son des trompettes résonna. Ils avaient
atteint la cathédrale. Arthas descendit de selle et un palefrenier éloigna son destrier. Un autre serviteur s’avança pour
prendre le heaume qu’il retira. Ses cheveux blonds étaient humides de sueur, et il passa rapidement une main gantée
sur ceux-ci.
Arthas n’était encore jamais allé à Hurlevent, et il était impressionné par le mélange de sérénité et de puissance qui
irradiait de la cathédrale. Lentement, il grimpa les escaliers recouverts de tapis, appréciant la fraîcheur soudaine
régnant à l’intérieur du bâtiment de pierre. Les fragrances d’encens étaient calmantes et familières ; c’était le même
que celui que sa famille brûlait dans leur petite chapelle.
Point de foule ni de tumulte ici, juste les rangs silencieux, respectueux de personnages éminents de la noblesse et du
clergé. Arthas reconnut plusieurs visages : Genn Grisetête, Thoras Trollemort, l’amiral Daelin Portvaillant…
Arthas cligna des yeux, puis ses lèvres s’élargirent en un sourire. Jaina ! Assurément, elle avait grandi durant les
années écoulées depuis qu’il l’avait vue pour la dernière fois. Pas tout à fait une beauté à tomber raide, mais jolie, la
vivacité et l’intelligence auxquelles il avait été sensible irradiant encore d’elle comme la lumière d’un phare. Elle croisa
le regard d’Arthas et sourit en retour, inclinant sa tête avec respect. Arthas porta son attention sur l’autel dont il
approchait, et sentit un peu d’inquiétude quitter son cœur. Il espérait qu’il aurait l’occasion de lui parler après que
approchait, et sentit un peu d’inquiétude quitter son cœur. Il espérait qu’il aurait l’occasion de lui parler après que

toutes les formalités eurent été accomplies.


L’archevêque Alonsus Faol l’attendait près de l’autel. Plus qu’un dirigeant, il lui rappelait plutôt le Grandpère Hiver.
Petit et gros, doté d’une longue barbe flottante blanche comme la neige, Faol rayonnait de chaleur et de gentillesse
même au milieu d’une cérémonie solennelle. Il attendit qu’Arthas l’approche et s’agenouille respectueusement devant
lui avant d’ouvrir un grand livre et de parler.
— Dans la Lumière, nous nous rassemblons pour introniser notre frère. Dans sa grâce, il renaîtra. En son pouvoir, il
éduquera les masses. Dans sa force, il combattra l’ombre. Et dans sa sagesse, il mènera ses frères vers les récompenses
éternelles du paradis.
Sur sa gauche, plusieurs hommes, et quelques femmes remarqua Arthas, habillés d’amples robes blanches étaient
debout et dignes. Certains tenaient des encensoirs, qui se balançaient d’une façon presque hypnotique. D’autres
portaient de grands cierges. L’un portait une étole bleue brodée. Arthas avait été auparavant présenté à nombre
d’entre eux, mais remarqua qu’il avait oublié la plupart de leurs noms. C’était inhabituel chez lui, il s’intéressait
sincèrement à ceux qui travaillaient pour lui ou le servaient, cherchant toujours à retenir leurs noms.
L’archevêque Faol demanda aux clercs d’accorder leurs bénédictions à Arthas. Ils le firent, celui portant l’étole bleue
s’avançant pour en draper le cou du prince et oindre d’huile sainte son front.
— Par la grâce de la Lumière, puissent vos frères être guéris, dit le clerc.
Faol se tourna vers les hommes à la droite d’Arthas.
— Chevaliers de la Main d’argent, si vous jugez cet homme digne, accordez-lui vos bénédictions.
Par contraste avec le premier groupe, ces hommes, au garde à vous dans de lourdes armures de plaque brillantes,
étaient tous connus d’Arthas. Ils étaient les premiers paladins de la Main d’argent, et c’était la première fois qu’ils
avaient été rassemblés depuis leur incorporation il y a de nombreuses années. Uther, bien sûr ; Tirion Fordring,
vieillissant mais toujours puissant et gracieux, désormais gouverneur d’Âtreval ; les deux mètres de Saidan Dathrohan,
et le pieu à la barbe broussailleuse Gavinrad. L’un d’eux manquait à leur nombre : Turalyon, la main droite d’Anduin
Lothar lors de la Seconde guerre, qui fut perdu avec la compagnie qui s’était aventurée à travers la Porte des ténèbres
quand Arthas avait douze ans.
Gavinrad s’avança, portant un énorme, et probablement pesant, marteau, sa tête d’argent gravée de runes et son
manche robuste enveloppé de cuir bleu. Il plaça le marteau face à Arthas, puis recula pour se placer avec ses
camarades. Ce fut Uther le Porteur de lumière lui-même, le mentor d’Arthas dans l’ordre, qui vint ensuite. Dans ses
mains il portait une paire d’épaulières de plaque de cérémonie. Uther était l’homme le plus discipliné qu’Arthas ait
jamais connu, et pourtant ses yeux étaient brillants de larmes contenues tandis qu’il plaçait l’armure sur les larges
épaules d’Arthas. Il parla d’une voix à la fois puissante et tremblante d’émotion.
— Par la force de la Lumière, puissent tes ennemis être défaits.
Ses mains s’attardèrent un instant sur l’épaule d’Arthas, puis, lui aussi, se retira.
L’archevêque Faol sourit gentiment au prince. Arthas croisa calmement son regard, désormais lavé de toute
inquiétude. Il se rappelait de tout.
— Lève-toi et sois attitré, offrit Faol. Arthas le fit.
— Fais-tu vœu de marcher dans la grâce de la Lumière et de transmettre sa sagesse à ton prochain ?
Arthas cligna des yeux, momentanément surpris par l’absence de son titre. Bien sûr, raisonna-t-il, je suis intronisé en
tant qu’homme, pas en tant que prince.
— Je le fais.
— Fais-tu vœu de marcher dans la grâce de la Lumière et de répandre sa sagesse à ton prochain ?
— Je le fais.
— Fais-tu vœu de vaincre le mal où qu’on le trouve, et de protéger l’innocent de ta propre vie ?
— Je le f… par mon sang et mon honneur, je le fais. Ce fut juste, il avait presque raté.
Faol lui fit un rapide clin d’œil pour le rassurer, puis se tourna pour s’adresser à la fois aux clercs et aux paladins.
— Frères et sœurs, vous qui êtes rassemblés ici pour entendre la sagesse, levez vos mains et laissez la Lumière
illuminer cet homme.
Les clercs et les paladins levèrent tous leur main droite, qui était maintenant imprégnée d’une douce lumière dorée.
Ils pointèrent Arthas, dirigeant l’éclat vers lui. Les yeux d’Arthas s’agrandirent d’émerveillement, et il attendit que la
glorieuse lueur l’enveloppe.
Rien ne se passa. Le moment s’étira.
La sueur perla sur le front d’Arthas. Qu’est-ce qui n’allait pas ? Pourquoi est-ce que la Lumière ne l’entourait pas pour
le bénir et le sacrer ?
Puis la lumière du soleil ruisselant par les fenêtres du plafond commença à se déplacer lentement vers le prince
debout seul dans son armure brillante, et Arthas soupira de soulagement. C’était ce dont Uther avait parlé. Ce
sentiment d’indignité que tous les paladins avaient ressenti un jour d’après Uther avait semblé tirer l’instant en
longueur. Les mots qu’Uther avait prononcés lui revinrent : Personne n’a l’impression de le mériter… c’est une grâce, pure
et simple… mais la Lumière nous aime malgré tout.
Maintenant elle brillait sur lui, en lui, à travers lui, il fut forcé de fermer les yeux face à l’éclat presque éblouissant.
Cela commença par le réchauffer, puis le dessécher, et il grimaça légèrement. Il se sentit récuré. Vidé, nettoyé au
propre, puis rempli à nouveau, et il sentit la Lumière croître en lui et puis décliner jusqu’à un niveau tolérable. Il cligna
des yeux et chercha le marteau, le symbole de l’ordre. Tandis que sa main se fermait autour du manche, il regarda vers
l’Archevêque Faol, dont le sourire bienveillant s’élargit.
— Lève-toi, Arthas Menethil, paladin défenseur de Lordaeron. Bienvenu dans l’Ordre de la Main d’argent.
Arthas ne put s’en empêcher. Il sourit tandis qu’il agrippait l’énorme marteau, si gros que pendant un bref instant il
pensa qu’il ne serait pas capable de le soulever, et le leva vers le haut dans un cri. La Lumière, comprit-il, fit que le
marteau sembla peser moins entre ses mains. À son cri d’exultation, la cathédrale commença soudain à résonner du son
des vivas et applaudissements. Arthas se retrouva embrassé virilement par ses nouveaux frères et sœurs, et puis tous
les vestiges de formalisme furent déchirés tandis que son père, Varian, et d’autres s’entassèrent dans la zone de l’autel.
Il y eut beaucoup de rires quand Varian tenta de lui frapper l’épaule, mais ne réussit qu’à se faire mal à la main en
heurtant le dur métal des épaulières de plaque. Puis, emporté par la foule, Arthas se retourna et son regard plongea
dans le visage aux yeux bleus, souriant, de dame Jaina Portvaillant.
Ils n’étaient éloignés que de quelques centimètres, bousculés et pressés ensembles par la foule qui avait trouvé le
moyen de surgir autour du tout nouveau membre de l’Ordre de la Main d’argent, et Arthas n’allait pas laisser cette
opportunité unique s’échapper. Presque immédiatement son bras gauche se glissa autour de la taille soignée et il
l’attira vers lui. Elle prit l’air effarouché, mais pas mécontente, tandis qu’il la serrait contre lui. Elle lui retourna
l’étreinte, riant un instant contre sa poitrine, puis se retira, toujours souriante.
Pendant un instant, les sons joyeux de la foule en liesse par un chaud après-midi d’été disparurent, et tout ce
qu’Arthas pu voir c’était cette jeune fille souriante à la peau hâlée. Pourrait-il l’embrasser ? Devait-il l’embrasser ? Il le
voulait en tout cas. Mais tandis qu’il y réfléchissait, elle se dégagea et recula, et sa blonde silhouette féminine fut
remplacée par une autre blonde silhouette féminine. Calia rit et étreint fermement son frère.
— Nous sommes tous si fiers de toi Arthas, s’exclama-t-elle. Il sourit et lui retourna l’embrassade, heureux d’entendre
l’approbation de sa sœur, triste de ne pas être allé de l’avant et de ne pas avoir osé embrasser la fille de l’amiral. Tu
feras un merveilleux paladin, j’en suis sûre.
— Bien joué mon fils, dit Terenas. Je suis aujourd’hui un père fier de son fils.
Les yeux d’Arthas s’étrécirent. Aujourd’hui ? Qu’est-ce que cela voulait dire ? Est-ce que son père n’était pas fier de lui
les autres jours ? Il était soudainement fâché, et incertain à propos de quoi ou contre qui. La Lumière, retardant son
approbation ; Jaina s’éloignant de lui juste au moment où il l’aurait embrassée ; Terenas et son commentaire.
Il se força à sourire et commença à tracer un chemin à coup d’épaule à travers la foule. Il en avait assez de cette
masse de gens, peu d’entre eux le connaissaient vraiment, aucun d’entre eux ne le comprenait.
Arthas avait dix-neuf ans. Au même âge, Varian était roi depuis un an. Il avait l’âge de faire ce qu’il voulait et
maintenant, il avait la bénédiction de la Main d’argent pour le guider. Il ne voulait plus simplement traîner au palais de
Lordaeron, ou faire d’ennuyeuses visites diplomatiques. Il voulait faire quelque chose… d’amusant. Quelque chose que
son pouvoir, sa position, ses capacités lui permettraient d’avoir.
Et il su exactement ce qu’il voulait que ce fût.
SECONDE PARTIE

UNE BRILLANTE DAME


INTERLUDE

C’était exactement le genre de temps que Jaina Portvaillant n’aimait pas, maussade, orageux, et terriblement froid.
Bien que les vents soufflant de l’océan aient toujours donné à Theramore un climat frais, même durant les chauds jours
d’été, la tempête et la pluie qui rouaient de coups la cité en ce jour gelait ses habitants jusqu’aux os. L’océan
tourbillonnait, mécontent, et le ciel le surplombant était gris et menaçant. La tempête ne montrait aucun signe
d’apaisement. Dehors, les aires d’entraînement étaient transformées en champs boueux, les voyageurs cherchaient
l’abri de la taverne, et le Dr VanHowzen allait devoir garder un œil sur les blessés dont il s’occupait pour déceler tout
signe de maladies apportées par l’humidité et le froid soudains. Les gardes de Jaina se tenaient sous l’averse sans se
plaindre. Aucun doute sur le fait qu’ils étaient malheureux. Jaina ordonna à l’un de ses serviteurs de descendre la
théière qu’elle venait de faire infuser pour elle et sa chancelière aux braves gardes qui enduraient leur devoir. Elle
pourrait attendre qu’une seconde théière soit prête.
Le tonnerre gronda et il y eut un éclair. Jaina, bien au chaud dans sa tour, entourée par les livres et papiers qu’elle
aimait temps, trembla et serra son manteau plus étroitement autour d’elle, puis se tourna vers quelqu’un qui, à n’en
pas douter, se sentait encore moins à son aise qu’elle.
Magna Aegwynn, ancienne gardienne de Tirisfal, mère du grand Magus Medivh, autrefois la femme la plus puissante
du monde, était assise dans une chaise près du feu, sirotant une tasse de thé. Ses mains noueuses étaient fermement
enroulées autour de la tasse, absorbant sa chaleur. Ses longs cheveux, blancs comme la neige fraîche, tombaient libres
sur ses épaules. Elle leva les yeux tandis que Jaina approchait et s’assit sur une chaise face à elle. Ses yeux verts, deux
émeraudes profondes, malignes, ne manquaient rien.
— Tu penses à lui.
Jaina se renfrogna et regarda dans le feu, tentant de se distraire avec les flammes dansantes.
— Je ne savais pas que le statut de gardienne vous donnait le pouvoir de lire dans les pensées.
— Les pensées ? Pff. C’est ton visage et ton comportement que je peux lire comme un livre d’images, mon enfant.
Cette ride entre tes sourcils n’apparaît que lorsqu’il est celui qui occupe tes pensées. De plus, tu es toujours de cette
humeur quand le temps se gâte.
Jaina frissonna. Suis-je vraiment si facile à lire ?
Les traits durs d’Aegwynn s’adoucirent et elle tapota la main de Jaina
— Eh bien, j’ai derrière moi un millier d’années d’observation. Je suis légèrement meilleure pour déchiffrer les
comportements.
Jaina soupira.
— C’est vrai. Quand le temps est froid, je pense à lui. À ce qui est arrivé. À ce que j’aurais pu faire.
Aegwynn soupira.
— Un millier d’années et je pense que je n’ai jamais été réellement amoureuse. Trop d’autres choses ont occupé mon
temps. Mais si cela peut te consoler, j’ai pensé à lui, moi aussi.
Jaina plissa des yeux, surprise et inquiète par le commentaire.
— Vous avez pensé à Arthas ?
L’ancienne gardienne la regarda vivement.
— Au roi-liche. Il n’est pas, il n’est plus Arthas, plus maintenant.
— Je n’ai pas besoin qu’on me le rappelle, dit Jaina, légèrement trop incisive. Elle enchaîna.
— Pourquoi est-ce que vous…
— Ne peux-tu le sentir ?
Doucement, Jaina opina. Elle avait essayé d’attribuer la sensation à la météo et à l’atmosphère tendue naissant
toujours par un temps si humide et désagréable. Mais Aegwynn suggérait qu’il y avait plus que cela, et Jaina
Portvaillant, du haut de ses trente ans, dirigeante de l’île de Theramore, sut que la vieille femme avait raison. Vieille
femme. Un sourire dansa sur ses lèvres tandis qu’elle pensait à ces mots. Elle-même était bien au-delà de sa propre
jeunesse, une jeunesse durant laquelle Arthas Menethil avait joué un rôle si significatif.
— Parle-moi de lui, dit Aegwynn, s’asseyant à nouveau dans sa chaise. À cet instant, l’un des serviteurs vint avec une
nouvelle théière et des biscuits chauds sortis du four. Jaina accepta une tasse avec gratitude.
— Je vous ai dit tout ce que je sais.
— Non, répondit Aegwynn. Tu m’as raconté les faits tels qu’ils se sont déroulés. Je veux que tu me parles de lui,
Arthas Menethil. Parce que, quoi qu’il se passe désormais en Norfendre et
— Je pense que quelque chose s’y passe, c’est d’Arthas et non du roi-liche. Pas encore en tout cas.
La vieille femme sourit, les rides jalonnant son visage momentanément éclipsées par un éclat d’espièglerie dans ses
yeux d’émeraude, et elle renchérit :
— De plus, c’est un jour froid et pluvieux. Et c’est exactement le genre de jour pour lequel les histoires ont été faites.
CHAPITRE VI

Jaina Portvaillant fredonnait doucement tandis qu’elle arpentait les jardins de Dalaran. Elle étudiait ici depuis huit ans
maintenant, et la cité n’avait jamais perdu sa capacité à l’émerveiller. Tout irradiait de magie, et elle la percevait
presque comme une odeur, une fragrance où tout était fleur, l’inhalant avec le sourire.
Bien entendu, une partie de cette fragrance était celle de véritables fleurs épanouies ; les jardins de ce palais étaient
aussi saturés de magie que tout le reste. Elle n’avait jamais vu de fleurs plus saines, plus colorées, ni mangé de fruits et
de légumes plus délicieux qu’en ces lieux. Et le savoir ! Jaina sentait qu’elle avait plus appris durant les huit dernières
années que durant sa vie entière et elle avait acquis la majeure partie de ces connaissances au cours des deux dernières
années, quand l’archimage Antonidas l’avait formellement nommée son apprentie. Peu de choses la ravissaient plus
que de se pelotonner au soleil avec un verre de nectar frais et une pile de livres. Bien sûr, certains des parchemins les
plus rares devaient être protégés de la lumière du soleil et des boissons renversées, sa seconde activité préférée était
donc d’être assise dans l’une des nombreuses chambres, portant des gants afin que ses mains n’endommagent pas le
fragile papier, parcourant précautionneusement des parchemins plus anciens qu’elle ne pouvait l’appréhender.
Mais pour l’heure, elle voulait juste errer dans les jardins, sentir la terre vivante sous ses pieds, humer les incroyables
parfums, et, quand la faim se ferait sentir, tendre la main et cueillir une pomme mûre et à la peau dorée, chauffée par
la lumière du soleil, et la croquer joyeusement.
— À Quel’Thalas, fit une voix douce et raffinée, il y a des arbres qui dominent ceux-ci dans une gloire d’écorce
blanche et de feuilles dorées, qui chantent presque dans la brise du soir. Je pense que vous aimeriez les voir un jour.
Jaina se tourna pour offrir au prince Kael’thas Haut-soleil, fils d’Anasterian, roi des elfes quel’dorei, un sourire et une
révérence.
— Votre Altesse, dit-elle. Je n’étais pas au fait de votre retour parmi nous. C’est un plaisir. Et oui, je suis certaine que
j’aimerais.
Jaina était la fille, non d’un roi, mais d’un noble et d’un dirigeant. Son père, l’amiral Daelin Portvaillant, dirigeait la
cité état de Kul Tiras, et Jaina avait été éduquée dans la noblesse et ainsi acquis toutes les connaissances protocolaires.
Pourtant, le prince Kael’thas la troublait. Elle ne savait pas exactement pourquoi. Il était beau, à n’en pas douter, avec
cette grâce et cette beauté que possédaient tous les elfes. Grand, avec des cheveux semblables à de l’or filé tombant à
mi-dos, il lui avait toujours semblé être un personnage de légende plutôt qu’une personne réelle, vivante. Même s’il
revêtait aujourd’hui les simples robes violettes et dorées des mages de Dalaran et non l’une des somptueuses robes
qu’il aurait portées lors d’occasions officielles, il ne perdait jamais sa rigidité. Peut-être était-ce cela, il y avait en lui une
sorte de… formalisme suranné. Il était aussi beaucoup plus vieux qu’elle, bien qu’il semblât avoir son âge. Il avait une
intelligente aiguisée, était un mage extrêmement talentueux et puissant, et certains des étudiants chuchotaient qu’il
était l’un des Six, le convent secret des magi de haut rang de Dalaran. Elle supposa donc que le fait de le trouver
intimidant n’était pas une rustrerie paysanne de sa part.
Il cueillit une pomme, croquant dans celle-ci.
— Il y a quelque chose de roboratif dans la nourriture des terres humaines que j’en suis venu à apprécier.
Il sourit d’un air de conspirateur et reprit :
— Parfois la nourriture elfique, bien qu’assurément délicieuse et joliment présentée, en laisse certains sur leur faim
et à la recherche de quelque chose de plus substantiel.
Jaina sourit. Le prince Kael’thas avait toujours fait de son mieux pour la mettre à l’aise. Elle aurait souhaité que ces
efforts portent leurs fruits.
— Peu de choses sont plus agréables qu’une pomme et une part de tarte de Dalaran, lui accorda-t-elle.
Le silence s’étira alors en longueur, gênant malgré la désinvolture du lieu et la chaleur du soleil.
— Ainsi, vous êtes de retour pour quelques temps ?
— Oui, mes affaires à Lune-d’argent sont réglées, pour le moment. Je ne devrais donc pas avoir besoin de repartir de
sitôt.
Il la regarda tandis qu’il prenait une autre bouchée de la pomme, ses beaux traits éduqués pour être impassibles.
Mais Jaina savait qu’il attendait une réaction.
— Nous sommes tous heureux de vous voir de retour parmi nous, Votre Altesse.
Il agita un doigt vers elle.
— Ah, je vous l’ai déjà dit, je préférerais que vous m’appeliez simplement Kael.
— Je suis désolée, Kael.
Il la regarda et un soupçon de chagrin passa sur ses traits parfaits, disparaissant si vite que Jaina se demanda si elle
l’avait imaginé.
— Comment avancent vos études ?
— Très bien, dit-elle, s’enthousiasmant pour la conversation maintenant qu’elle portait sur le domaine scolastique.
Regardez !
Elle pointa du doigt un écureuil perché sur une haute branche, grignotant une pomme, et murmura un sort. D’un seul
coup il se transforma en mouton, un air de surprise comique sur son museau tandis que la branche se brisait sous son
poids et qu’il amorçait sa chute. Immédiatement Jaina tendit une main et l’écureuil-mouton s’arrêta en l’air.
Doucement elle le fit descendre sain et sauf sur le sol. Il bêla en sa direction, secouant les oreilles, et après un instant
retrouva la forme d’un écureuil à l’air extrêmement confus. Il s’assit sur sa croupe, claqua furieusement des dents en sa
direction, puis d’un petit coup de sa queue duveteuse il bondit à nouveau dans l’arbre.
Kael’thas ricana.
— Bien joué ! Plus de feu mis à des livres, j’espère ?
Jaina devint écarlate, se rappelant l’incident. Peu de temps après son arrivée à Dalaran, ses sorts de feu avaient
désespérément nécessité des cours de rattrapage. Elle avait accidentellement mis le feu à un grimoire pendant qu’elle
travaillait avec Kael’thas, grimoire qu’il avait en mains à ce moment-là. Il avait alors insisté pour qu’au cours des mois
suivants, elle s’entraîne dans le voisinage des douves encerclant la prison.
— Euh… non, ce n’est pas arrivé depuis un bout de temps.
— Je suis heureux de l’entendre, Jaina…
Il s’avança, jetant la pomme à demi mangée, souriant gentiment.
— Ce n’était pas du bavardage quand je vous ai invitée à venir à Quel’Thalas. Dalaran est une cité merveilleuse, et
certains des meilleurs magi d’Azeroth vivent ici. Je sais que vous apprenez beaucoup. Mais je pense que vous
apprécieriez de visiter un pays où la magie fait partie intégrante de la culture. Pas simplement dans une cité, où elle est
restreinte à une petite élite de magi éduqués. La magie est le droit de naissance de chaque citoyen. Nous sommes tous
embrassés par le puits de soleil. Vous-même êtes probablement curieuse à son sujet ?
Elle lui sourit.
— Je le suis bien sûr. Et j’adorerais y aller un jour. Mais je pense que pour le moment, mes études avanceront mieux
ici.
Son sourire se tordit en un rictus.
— Là où des gens savent quoi faire quand je mets le feu à des livres.
Il rit à la pique, mais son regard était triste.
— Peut-être avez-vous raison. Et maintenant si vous m’excusez…
Il lui fit un sourire désabusé.
— L’archimage Antonidas demande un récit de mon temps passé à Lune-d’argent. Néanmoins, le prince et mage que
je suis attend avec une profonde impatience de nouvelles démonstrations de l’avancée de votre entraînement… et de
passer plus de temps avec vous.
Kael’thas plaça une main sur son cœur et s’inclina. Ne sachant comment répondre, Jaina se résolut à une révérence,
puis le regarda s’en aller, arpentant les jardins comme un soleil, la tête haute, chaque centimètre de lui exsudant
confiance et grâce. Même la poussière semblait réticente à s’accrocher à ses bottes et à l’ourlet de sa robe.
Jaina prit une dernière bouchée de pomme, puis elle la jeta. L’écureuil qu’elle avait métamorphosé plus tôt se
précipita tête-bêche le long du tronc, pour revendiquer un trophée plus accessible que la pomme qui pendait toujours
à l’arbre.
Une paire de mains couvrit soudain ses yeux.
Elle tressaillit, mais seulement d’une légère surprise, aucune personne représentant une menace ne serait capable
de franchir les runes puissantes érigées tout autour de la cité magique.
— Devinez qui c’est ? chuchota une voix masculine d’un ton joyeux.
Jaina, les yeux couverts, réfléchit, contenant un sourire.
— Hum… vos mains sont calleuses, donc vous n’êtes pas un sorcier, dit-elle. Vous sentez le cheval et le cuir…
Ses petites mains coururent telles des plumes sur les doigts puissants, touchant un grand anneau. Elle sentit la forme
de la pierre, le dessin… le sceau de Lordaeron.
— Arthas ! s’exclama-t-elle, la surprise et le ravissement réchauffant sa voix tandis qu’elle se tournait pour lui faire
face.
Il découvrit enfin ses yeux, et lui sourit. Ses traits et caractéristiques physiques étaient moins parfaits que ceux de
Kael’thas ; ses cheveux, comme ceux du prince elfe, étaient blonds, mais simplement couleur paille plutôt que
semblant faits d’or tissé. Il était grand et bien bâti, il semblait solide plutôt que d’une grâce liquide. Et bien qu’il fût
d’un rang égal à Kael’thas, même si Kael mettrait probablement en doute ce genre d’allégations ; les elfes semblaient
se trouver supérieurs à tous les humains, quel que soit leur rang, il y avait en lui une tranquillité qui mettait
immédiatement Jaina à l’aise.
Le protocole lui revint en mémoire et elle fit une révérence.
— Votre Altesse, c’est une surprise inattendue. Que faites-vous ici, si vous me permettez cette question ?
Une pensée soudaine la dégrisa :
— Tout va bien à la capitale, n’est-ce pas ?
— Arthas, s’il vous plaît. À Dalaran, ce sont les magi qui dirigent, et les simples hommes leur doivent le respect.
Ses yeux verts de mer pétillèrent de bonne humeur et il reprit, sur le ton de la conspiration :
— Et nous sommes unis dans le méfait, n’est-ce pas, après nous être glissés furtivement pour voir les camps
d’internement ?
Elle se détendit et sourit.
— Je suppose que oui.
— Pour répondre à votre question, tout va bien. En fait, il se passe même si peu de choses réellement importantes
que mon père a accédé à ma requête de venir étudier ici quelques mois.
— Étudier ? Mais… vous êtes un membre de l’Ordre de la Main d’argent. Vous n’allez pas devenir un mage, n’est-ce
pas ?
Il rit et prit le bras de Jaina pour le passer dans le sien tandis qu’ils marchaient vers les quartiers des étudiants. Elle
lui emboîta le pas sans protester.
— Certainement pas. Un tel dévouement intellectuel est hors de ma portée, je le crains. Mais il m’est apparu que
Dalaran est l’un des meilleurs endroits en Azeroth pour en apprendre plus sur notre histoire, sur la nature de la magie,
et d’autres connaissances qu’un roi se doit d’avoir. Par bonheur, père et votre archimage sont tombés d’accord avec
moi.
Tandis qu’il parlait, il couvrit la main de Jaina, qui reposait sur son bras, de la sienne. C’était un geste amical et
courtois, mais Jaina sentit une étincelle la traverser. Elle leva le regard vers lui.
— Je suis impressionnée. Le garçon qui m’attira au milieu de la nuit pour aller espionner les orcs n’était pas si
intéressé par l’histoire et la connaissance.
Arthas ricana et pencha la tête vers la sienne d’un air complice.
— Honnêtement ? Je ne le suis toujours pas. Je veux dire, je le suis, mais ce n’est pas la véritable raison de ma venue
ici.
— Bien, maintenant, je suis perdue. Pourquoi êtes-vous venu à Dalaran dans ce cas ?
Ils avaient atteint ses quartiers, et elle s’arrêta, se retournant pour lui faire face et libérer son bras.
Il ne répondit pas immédiatement, soutenant simplement son regard et souriant en connaissance de cause. Puis il lui
prit la main et l’embrassa, un geste courtois, qu’elle avait expérimenté plus d’une fois avec de nombreux nobles
gentilshommes. Ses lèvres s’attardèrent juste un instant de plus que nécessaire, et il ne lâcha pas tout de suite sa main.
Elle écarquilla les yeux. Suggérait-il… avait-il vraiment trouvé un moyen de passer quelques mois à Dalaran, ce n’était
pas une mince affaire, Antonidas était notoirement méfiant envers les étrangers, simplement… pour la voir ? Avant
qu’elle ne puisse se reprendre suffisamment pour lui poser la question, il lui fit un clin d’œil et s’inclina.
— Je vous verrai ce soir au dîner, ma dame.
Le dîner fut très formel. Le retour du prince Kael’thas et l’arrivée du prince Arthas le même jour avait jeté ceux qui
servaient le Kirin Tor dans un tourbillon d’activité. Il y avait une grande salle à manger qui était réservée aux occasions
spéciales, et ce fut là que se tint le dîner.
Une table assez grande pour que plusieurs douzaines de convives y prennent place s’étendait d’un bout à l’autre de
la salle. Au plafond, trois chandeliers scintillaient de bougies aux vives flammes, en écho aux bougies qui brûlaient sur
la table. Des appliques le long des murs portaient des torches, et pour maintenir une atmosphère douillette tout en
fournissant assez de lumière, plusieurs globes lévitaient le long des murs de la pièce, prêts à être invoqués là où plus
de lumière pouvait être nécessaire. Les serviteurs ne se montraient que rarement, sauf pour servir et desservir les
plats ; le vin se versait de lui-même d’un simple geste du doigt vers la bouteille. Flûte, harpe et luth répandaient une
musique de fond apaisante, leurs notes gracieuses créées par la magie plutôt que par un souffle ou des mains
humaines.
L’archimage Antonidas présidait la tablée, faisant grâce à l’assemblée de l’une de ses rares apparitions. C’était un
homme de grande taille, ayant l’air encore plus grand du fait de sa constitution extrêmement fine. Sa longue barbe
était désormais composée de plus de gris que de brun, et son crâne était complètement chauve, mais ses yeux étaient
alertes et son regard perçant. Était également présent l’archimage Krasus, droit et alerte, ses cheveux reflétant la
lueur des bougies et des torches pour briller principalement d’argent, avec des mèches rouges et noires. De
nombreuses autres personnes étaient présentes, toutes de haut rang. Jaina, en fait, était de loin du rang le plus bas, et
elle était l’apprentie de l’archimage.
Jaina venait d’un milieu militaire, et l’une des choses que son père lui avait instillées était une solide connaissance
des forces et des faiblesses. « Se sous-estimer est une erreur bien plus grande que de se surestimer, » lui avait un jour
dit Daelin. « La fausse modestie est aussi mauvaise que la fierté déplacée. Sache précisément ce dont tu es capable à
tout moment, et comporte-toi en conséquence. Toute autre voie est sottise et peut être mortelle au combat. »
Elle se savait habile dans les arts magiques. Elle était intelligente et concentrée, et avait appris beaucoup au cours du
peu de temps depuis son arrivée à Dalaran. Et bien entendu, Antonidas n’était pas du genre à prendre une apprentie
par pure charité. Sans aucune fierté déplacée contre laquelle son père l’avait judicieusement avertie, elle comprenait
donc qu’elle avait le potentiel pour devenir une mage puissante. Elle voulait réussir par son propre mérite, pas être
promue parce qu’un prince elfe appréciait sa compagnie. Elle lutta pour éviter que son visage ne trahisse son irritation
tandis qu’elle prenait une cuillerée de bisque de tortue.
La conversation, chose peu surprenante, se concentra sur les orcs puisque les camps d’internement étaient situés
très près de Dalaran, bien que la cité des mages aimât à se penser au-dessus de telles considérations.
Kael tendit une main longue et élégante pour saisir une autre tranche de pain et commença à la beurrer.
— Léthargiques ou non, dit-il, ils sont dangereux.
— Mon père, le roi Terenas, est en accord avec votre estimation, prince Kael’thas, dit Arthas, souriant à l’elfe d’un air
charmeur. C’est pourquoi les camps existent. Il est malheureux qu’ils coûtent si cher à maintenir, mais à n’en pas douter,
un peu d’or est un faible prix pour la sécurité du peuple d’Azeroth.
— Ce sont des bêtes, des brutes, dit Kael’thas, sa voix de ténor habituelle descendant, de dégoût, d’une octave. Eux
et leurs dragons endommagèrent gravement Quel’Thalas. Seules les énergies du puits de soleil les empêchèrent de
faire encore plus de ravages. Vous les humains pourriez résoudre le problème de la protection de votre peuple sans les
taxer si sévèrement en exécutant simplement ces créatures.
Jaina se rappela l’aperçu qu’elle avait eu des orcs. Ils lui avaient semblé abattus, brisés et découragés. Ils avaient des
enfants avec eux.
— Avez-vous déjà été aux camps, prince Kael’thas ? dit-elle sèchement, parlant avant qu’elle ne puisse s’en empêcher.
Avez-vous vraiment vu ce qu’ils sont devenus ?
La couleur vint aux joues de Kael’thas pendant un instant, mais il garda une expression plaisante.
— Non, dame Jaina, je ne l’ai pas fait. Pas plus que je ne vois le besoin de le faire. Je sais ce qu’ils ont fait chaque fois
que je vois les troncs brûlés des glorieux arbres de ma terre natale, et que je rends hommage à ceux qui furent tués au
cours de cette attaque. Et vous ne les avez certainement pas vus non plus. Je ne peux imaginer qu’une dame si raffinée
puisse souhaiter qu’on lui fît visiter les camps.
Jaina prit grand soin de ne pas regarder Arthas tandis qu’elle répondait.
— Bien que Son Altesse m’adresse là un charmant compliment, je ne pense pas que le raffinement ait un quelconque
rapport avec le désir éprouvé par quelqu’un de voir la justice rendue. En fait, je pense qu’il est bien plus probable qu’un
individu raffiné ne souhaite pas voir des êtres intelligents massacrés comme des animaux.
Elle lui adressa un sourire plaisant et continua de manger sa soupe. Kael’thas lui adressa un regard interrogateur,
désorienté par sa réaction.
— La loi appliquée est celle de Lordaeron, et le roi Terenas peut faire ce qu’il juge approprié dans son propre
royaume, inséra Antonidas.
— Dalaran et tous les autres royaumes de l’Alliance doivent également payer pour leur entretien, dit un mage que ne
connaissait pas Jaina. Nous avons sûrement notre mot à dire à ce sujet, puisque nous payons pour celui-ci ?
Antonidas agita une main fine.
— Le problème n’est pas de savoir qui paie pour les camps, ni même de savoir si les camps sont nécessaires. C’est
cette étrange léthargie des orcs qui m’intrigue. J’ai étudié le peu que nous ayons sur l’histoire orc, et je ne pense pas
que ce soit le confinement qui les rende si apathiques. Je ne crois pas non plus qu’il s’agisse d’une maladie du moins,
pas une que nous devrions craindre d’attraper.
Parce qu’Antonidas ne s’était jamais livré au bavardage, tout le monde cessa ses chamailleries et se tourna pour
l’écouter. Jaina fut surprise. C’était la toute première fois qu’elle entendait des propos concernant la situation orque de
la part de l’un des magi. Elle n’avait aucun doute sur le fait qu’il s’agissait d’une décision délibérée de la part
d’Antonidas de révéler maintenant cette information. Avec la présence d’Arthas et de Kael’thas à la fois, le mot
passerait rapidement à travers Lordaeron et Quel’Thalas. Antonidas faisait peu de choses par hasard.
— Si ce n’est pas une maladie, ni une conséquence directe de leur internement, dit plaisamment Arthas, alors que
pensez-vous que ce soit, archimage ?
Antonidas se tourna vers le jeune prince.
— Je crois comprendre que les orcs n’ont pas toujours été si assoiffés de sang. Khadgar m’a dit ce qu’il avait appris de
Garona, qui…
— Garona était une sang-mêlée qui a assassiné le roi Llane, dit Arthas, toute trace de bonne humeur disparue. Avec
tout le respect que je vous dois, je ne pense pas que nous puissions croire les dires d’une telle créature.
Antonidas leva une main apaisante, tandis que d’autres commençaient à murmurer leur approbation.
— Cette information m’est venue avant sa trahison, dit-il. Et elle a été vérifiée par d’autres sources.
Il sourit légèrement, refusant délibérément d’identifier les autres sources consultées, et reprit :
— Ils se sont compromis avec une influence démoniaque. Leur peau devint verte, leurs yeux rouges. Je crois qu’ils
furent saturés par ces ténèbres extérieures au moment de la première invasion. Maintenant ils sont coupés de cette
source de subsistance. Je pense que nous ne sommes pas confrontés à une maladie, mais à un manque. L’énergie
démoniaque est une chose puissante. Se la voir refuser peut avoir de sinistres conséquences.
Kael’thas balaya dédaigneusement de la main.
— Même si une telle théorie était correcte, pourquoi devrions-nous nous inquiéter pour eux ? Ils ont été assez
stupides pour s’autoriser à devenir dépendants de ces énergies corruptrices. Pour ma part, je ne pense pas qu’il soit
sage de les aider à trouver un remède à cette dépendance, même si cela peut les faire revenir à un état pacifique. Pour
le moment, ils sont impuissants et écrasés. C’est comme ça que moi et toute personne de bon sens, je préfère les voir,
après ce qu’ils nous ont fait.
— Ah, mais s’ils pouvaient revenir à un état pacifique, alors nous n’aurions pas à les garder enfermés dans les camps,
et l’argent pourrait être distribué ailleurs, dit doucement Antonidas, avant que la table entière ne puisse faire irruption
dans le débat. Je suis sûr que le roi Terenas ne prélève pas ces frais simplement pour se remplir les poches. Comment
va votre père, prince Arthas ? Et votre famille ? Je regrette de n’avoir pu assister à votre cérémonie d’intronisation,
mais j’ai entendu dire que c’était un sacré événement.
— Hurlevent a été très courtoise envers moi, dit Arthas, souriant chaleureusement en entamant son second plat, une
truite délicieusement grillée servie avec un assortiment de légumes verts sautés. Il renchérit :
— Il me fut agréable de revoir le roi Varian.
— Sa ravissante reine lui a récemment donné un héritier, si j’ai bien entendu.
— En effet. Et si la façon dont le petit Anduin agrippait mon doigt est un avant-goût de la façon dont il tiendra un
jour une épée, il fera un excellent guerrier.
— Bien que nous priions tous pour que le jour de votre couronnement ne se tienne que dans de nombreuses années,
je me permets de dire qu’une noce royale serait la bienvenue, continua Antonidas. Est-ce que votre regard s’est posé
sur quelque jeune dame, ou êtes-vous toujours le plus beau parti de Lordaeron ?
Kael’thas avait dirigé son attention vers son plat, mais Jaina savait qu’il suivait attentivement la conversation. Elle se
composa un masque impassible.
Arthas ne regarda pas dans sa direction quand il rit et attrapa le vin.
— Ah, ça jaserait, n’est-ce pas ? Et où est le plaisir là-dedans ? J’ai encore le temps d’y réfléchir.
Des sentiments mitigés déferlèrent sur Jaina. Elle était un peu déçue, mais également soulagée en quelque sorte.
Peut-être était-il plus sage qu’elle et Arthas restent seulement amis. Après tout, elle était venue ici pour apprendre à
devenir une mage la plus accomplie possible, pas pour batifoler. Un étudiant en magie devait être discipliné et logique,
et non émotif. Elle avait des devoirs, et avait besoin de toute son attention pour les accomplir.
Elle se devait d’étudier.

***

— Je dois étudier, protesta Jaina quelques jours après le dîner, quand Arthas s’approcha d’elle en menant deux
chevaux.
— Allez, Jaina. (Arthas sourit.) Même l’étudiant le plus assidu a besoin de faire une pause de temps en temps. C’est
une belle journée et vous devriez être dehors à l’apprécier.
— Je le fais, dit-elle.
C’était vrai ; elle était dans les jardins avec ses livres, plutôt que cloîtrée dans l’une des salles de lecture.
— Un peu d’exercice vous aidera à mieux réfléchir.
Il lui tendit la main alors qu’elle s’asseyait sous l’arbre. Elle sourit malgré elle.
— Arthas, vous serez un jour un roi fantastique, dit-elle d’un ton taquin, attrapant sa main et lui permettant de la
tirer sur ses pieds. Personne ne semble pouvoir vous refuser quoi que ce soit.
Il en rit et tint le cheval tandis qu’elle l’enfourchait. Elle portait un pantalon aujourd’hui, des braies de lin léger, et
put s’asseoir à califourchon plutôt qu’en amazone comme de coutume, lorsqu’elle portait de longues robes. Il se hissa
facilement sur son propre cheval un instant plus tard.
Jaina regarda le cheval qu’il montait, une jument baie, et non l’étalon blanc que le destin lui avait dérobé.
— Je ne pense pas vous avoir jamais dit à quel point je suis désolée pour Invincible, dit-elle doucement.
La gaîté quitta son visage, et ce fut comme si une ombre passait devant le soleil. Puis le sourire revint, légèrement
dégrisé.
— Tout va bien, mais merci. Et maintenant, j’ai des provisions pour un pique-nique et la journée nous attend. Allons-
y!
Ce fut une journée dont Jaina se rappellerait pour le reste de sa vie, l’un de ces jours parfaits de la fin de l’été où le
soleil semblait aussi épais et doré que le miel. Arthas imposa une allure difficile, mais Jaina était une cavalière
chevronnée et se maintint facilement à son niveau. Il l’amena loin de la cité et à travers de longues et vertes prairies.
Les chevaux semblaient apprécier la balade autant que leurs cavaliers, leurs oreilles pointées en avant et leurs naseaux
s’évasant tandis qu’ils inhalaient les riches parfums.
Le pique-nique était composé de nourritures simples mais délicieuses, pain, fromage, fruits, un peu de vin blanc
léger. Arthas s’allongea, croisant les bras derrière la tête, et somnola un peu tandis que Jaina déchaussait ses bottes,
plongeant les pieds dans l’herbe épaisse et douce tandis qu’elle s’adossait à un arbre, et lut pendant un certain temps.
Le livre était intéressant, un Traité sur la Nature de la Téléportation mais la chaleur lourde de la journée, le vigoureux
exercice, et le doux chant des cigales la firent bientôt piquer du nez, elle aussi.
Jaina se réveilla quelque temps plus tard légèrement frissonnante ; le soleil commençait à se coucher. Elle s’assit,
frottant ses yeux pleins de sommeil, pour se rendre compte qu’Arthas n’était nulle part en vue. Pas plus que son cheval.
frottant ses yeux pleins de sommeil, pour se rendre compte qu’Arthas n’était nulle part en vue. Pas plus que son cheval.

Son propre hongre, les rênes drapées sur une branche d’arbre, paissait d’un air satisfait.
Fronçant les sourcils, elle se mit sur ses pieds.
— Arthas ?
Il n’y eut pas de réponse. Il avait probablement décidé d’explorer rapidement les alentours et serait de retour d’un
moment à l’autre. Elle tendit l’oreille à la recherche d’un bruit de sabots, mais il n’y en avait pas.
Il y avait toujours des orcs en liberté, traînant dans le coin. Ou du moins c’est ce que disaient les rumeurs. Et des lynx
des montagnes et des ours, moins étranges mais pas moins dangereux. Mentalement Jaina examina les sorts qu’elle
connaissait. Elle était certaine qu’elle serait capable de se défendre si elle était attaquée.
Enfin… à peu près certaine.
L’attaque fut soudaine et silencieuse.
Un grand coup contre sa nuque et une sensation froide et humide furent l’unique indice qu’elle eut. Elle haleta et se
retourna vivement. L’attaquant était en mouvement, tellement rapide qu’il en devenait flou, bondissant d’une cachette
à l’autre à la vitesse d’un cerf, s’arrêtant uniquement le temps de lui envoyer un autre projectile. Celui-ci atterrit dans sa
bouche et elle commença à s’étrangler de rire. Elle épousseta la neige, le souffle coupé tandis que quelques flocons
glissaient dans sa chemise.
— Arthas ! Tu ne te bats pas à la loyale !
La réponse ne se fit pas attendre et l’atteignit sous la forme de quatre boules de neige qu’Arthas fit rouler vers elle,
et elle se rua pour les ramasser. Il était de toute évidence monté suffisamment haut dans la montagne pour trouver un
endroit où l’hiver était arrivé précocement, et en était revenu avec des boules de neige comme trophées. Où était-il ?
Ici… un aperçu de sa tunique rouge…
Le combat dura un certain temps, jusqu’à ce que tous deux tombent à court de munitions.
— Trêve ! cria Arthas.
Et quand Jaina accepta, riant si fort qu’elle put à peine prononcer le mot, il bondit de sa cachette au milieu des
rochers et courut vers elle. Il la serra contre lui, riant également, et elle était heureuse de voir que lui aussi avait de la
neige dans les cheveux.
— Je l’ai su durant toutes ces années, dit-il.
— Su q-quoi ?
Jaina avait été bombardée de tant de boules de neige que, bien que la saison fût encore estivale, elle était
frigorifiée. Arthas la sentit trembler et raffermit ses bras autour d’elle. Jaina savait qu’elle aurait dû se retirer ; une
accolade spontanée et amicale était une chose, mais s’attarder dans ses bras en était une autre. Mais elle resta là où
elle était, laissant sa tête reposer contre sa poitrine, son oreille pressée contre son cœur, l’écoutant battre à un rythme
rapide. Elle ferma les yeux tandis qu’une main venait caresser ses cheveux, retirant des morceaux de neige tandis qu’il
parlait.
— Le premier jour où je t’ai vue, j’ai pensé que tu étais une fille avec laquelle je pourrais m’amuser. Quelqu’un que
cela ne dérangerait pas d’aller nager un jour d’été ou… (il recula un peu, balayant de son visage quelques vestiges
neigeux en train de fondre et sourit.)… ou de recevoir une boule de neige en plein visage. Je ne t’ai pas blessée, n’est-
ce pas ?
Elle sourit en retour, soudain réchauffée.
— Non. Non, tu ne m’as pas blessée.
Leurs regards se croisèrent et Jaina sentit la chaleur monter à ses joues. Elle bougea pour reculer, mais le bras
d’Arthas l’entourait aussi fermement qu’une bande de fer. Il continuait de toucher son visage, laissant traîner ses doigts
forts, calleux le long de la courbe de sa joue.
— Jaina, dit-il doucement, et elle frissonna, mais pas de froid, pas cette fois.
Ce n’était pas convenable. Elle devrait reculer. Au lieu de quoi elle leva la tête et ferma les yeux. Le baiser fut d’abord
tendre, doux et délicat, le premier que Jaina ait jamais connu. Comme de leur propre volonté, ses bras se glissèrent
pour enlacer Arthas tandis que le baiser se faisait plus passionné. Elle avait l’impression de se noyer, et qu’il était la
seule chose tangible au monde.
C’était ce qu’elle voulait, il était celui qu’elle voulait. Ce jeune homme qui était son ami malgré son titre, qui avait vu
et compris son caractère érudit mais également su révéler au grand jour la jeune fille espiègle et aventureuse, cette
facette d’elle qu’on n’entrevoyait que rarement.
Mais il avait vu tout ce qu’elle était, pas uniquement le visage qu’elle présentait au monde.
— Arthas, chuchota-t-elle tandis qu’elle s’accrochait à lui. Arthas…
CHAPITRE VII

Ce furent des mois agréables, à Dalaran. Arthas découvrit, un peu à sa surprise, qu’il apprenait en fin de compte des
choses qu’il lui serait utile de connaître en tant que roi. Il eut également de nombreuses opportunités d’apprécier la fin
de l’été, qui s’étirait en longueur, et les premiers frimas de l’automne, et il prit plaisir à de longues promenades à
cheval, même s’il ressentait un pincement au cœur à chaque fois qu’il montait un cheval qui n’était pas Invincible.
Et puis il y avait Jaina.
Il n’avait pas prévu initialement de l’embrasser. Mais quand il s’était trouvé la tenant dans ses bras, ses yeux brillants
de joie et de bonne humeur, il l’avait fait. Et elle y avait répondu. L’emploi du temps de Jaina était plus exigeant et
rigoureux que le sien, et en toute honnêteté, ils ne s’étaient pas vus autant qu’ils l’auraient souhaité. Quand ils se
voyaient, c’était généralement lors de leurs fonctions respectives. Et tous deux étaient d’accords sans même avoir eu à
aborder le sujet qu’il valait mieux ne pas donner de grain à moudre à la rumeur.
Cela donnait plus de piment à leur relation. Ils volaient des instants quand ils le pouvaient, un baiser dans une alcôve,
un regard furtif à un dîner officiel. Leur première sortie avait été complètement innocente ; mais maintenant ils
évitaient soigneusement ce genre de choses.
Il mémorisa son emploi du temps afin de lui tomber dessus. Elle trouva des excuses pour traîner dans les étables ou
dans la cour qu’Arthas et ses hommes utilisaient comme aire d’entraînement pour garder leurs compétences de
combat affûtées.
Arthas en aima chaque minute risquée, osée. Aujourd’hui, il attendait dans un couloir peu fréquenté, debout face à
une bibliothèque, prétendant lire attentivement les titres des livres. Jaina allait revenir de son entraînement aux sorts
de feu ; par habitude, lui avait-elle dit avec un sourire légèrement embarrassé, elle s’entraînait encore près de la prison
et des douves. Elle aurait à traverser cette zone pour rejoindre sa chambre. Il tendit l’oreille. La voilà, le doux son de ses
pas, le bruit régulier de ses pieds chaussés se déplaçant sur le sol. Il se retourna, prenant un livre et feignant de le
regarder, la cherchant du coin de l’œil.
Jaina était vêtue, comme à l’habitude, d’une robe traditionnelle d’apprentie. Ses cheveux étaient semblables à la
lumière du soleil et son visage affichait son expression typique, les sourcils froncés de concentration, due à des
pensées profondes et non au mécontentement. Elle ne l’avait même pas remarqué. Rapidement il mit le livre de côté
et s’élança dans le couloir avant qu’elle ne puisse s’éloigner de trop, attrapant son bras et l’attirant dans l’ombre.
Il ne l’effrayait jamais, et comme toujours elle le rencontra à mi-chemin, enserrant les livres contre sa poitrine d’un
bras tandis que l’autre entourait le cou d’Arthas pendant qu’ils s’embrassaient.
— Bonjour, ma dame, murmura-t-il, embrassant son cou, souriant contre sa peau.
— Bonjour, mon prince, murmura-t-elle joyeusement, soupirant.
— Jaina, dit une voix, pourquoi es-tu…
Ils se séparèrent d’un air coupable, observant l’intrus. Jaina hoqueta doucement et le rouge lui monta aux joues.
Kael…
L’elfe s’était composé un masque impassible, mais la colère brûlait dans ses yeux, et sa mâchoire était résolue.
— Vous avez fait tomber un livre en partant, dit-il, levant le grimoire. Je vous ai suivie pour vous le rendre.
Jaina leva son regard vers Arthas, mordillant sa lèvre inférieure. Il était aussi surpris qu’elle, mais il se força à sourire
tranquillement. Il garda son bras autour de Jaina tandis qu’il se tournait vers Kael’thas.
— C’est très aimable de votre part, Kael, dit-il. Merci. Pendant un moment, il pensa que Kael’thas allait l’attaquer. La
colère et l’indignation grésillaient presque autour du mage. Il était puissant, et Arthas savait qu’il n’aurait aucune
chance. Cependant, il soutint le regard du prince elfe, ne reculant pas d’un centimètre. Kael’thas serra les poings et
resta où il était.
— Avez-vous honte d’elle, Arthas ? siffla Kael’thas. Ne mérite-t-elle pas votre temps et toute votre attention,
personne n’est au courant de votre relation ?
Les yeux d’Arthas s’étrécirent.
— Je comptais éviter les ravages de la rumeur, dit-il calmement. Vous savez comment ces choses fonctionnent, Kael,
n’est-ce pas ? Quelqu’un dit quelque chose et avant que vous ne vous en rendiez compte, c’est pris au mot. Je protège
sa réputation en…
— Vous protégez ? Kael’thas aboya le mot. Si vous teniez à elle, vous la courtiseriez ouvertement, fièrement. Tout
homme le ferait.
Il regarda Jaina, et toute colère avait disparu de ses yeux, remplacée par une expression fugace de douleur. Puis
celle-ci, également, disparut. Jaina baissa le regard.
— Je vais vous laisser tous deux à votre… rendez-vous. Et ne craignez rien, je ne dirai mot.
Avec un sifflement de colère, il jeta dédaigneusement le livre en direction de Jaina. Le grimoire, probablement
inestimable, atterrit dans un bruit lourd aux pieds de Jaina, et elle sursauta à ce bruit. Puis il disparut dans un tourbillon
de robes violettes et dorées. Jaina relâcha son souffle et posa la tête sur la poitrine d’Arthas.
Arthas lui tapota le dos.
— Tout va bien, il est parti maintenant.
— Je suis désolée. Je suppose que j’aurais dû te le dire. Sa poitrine se contracta.
— Me dire quoi ? Jaina… est-ce que toi et lui…
— Non ! répondit-elle brusquement, levant son regard vers lui. Non. Mais… je pense qu’il l’aurait voulu. J’ai juste…
c’est un homme bon, et un mage puissant. Et un prince. Mais il n’est pas…
Sa voix traîna.
— Il n’est pas quoi ?
Les mots sortirent plus acerbes qu’il ne le voulait. Kael était tant de chose qu’Arthas n’était pas. Plus âgé, plus
sophistiqué, expérimenté, puissant, et d’une incroyable beauté physique, à la limite de la perfection. Il sentit la jalousie
grandir en lui en une boule froide, dure. Si Kael avait reparu à cet instant, Arthas n’aurait probablement pas pu retenir
son humeur belliqueuse.
Jaina sourit doucement, la ride sur son front se creusant.
— Il n’est pas toi.
La boule glacée en lui fondit comme l’hiver sonnant retraite devant la douceur du printemps, et il l’attira à lui et
l’embrassa à nouveau.
Qui se souciait de toute façon de ce que pensait un prince elfe mal embouché ?
L’année se déroula en grande partie sans incident. Tandis que l’été laissait place à la fraîcheur de l’automne, puis à
l’hiver, des protestations supplémentaires s’élevèrent à propos du coût de l’entretien des camps orcs, mais Terenas et
Arthas s’y attendaient tous les deux. Arthas continuait son entraînement avec Uther. Le vieil homme était inflexible sur
le fait que, bien que l’entraînement aux armes fût important, la prière et la méditation l’étaient également. « Oui, nous
devons être capables d’abattre nos ennemis », disait-il. « Mais nous devons également être capables de soigner nos
amis et nous soigner nous-mêmes. »
Arthas pensa à Invincible. Ses pensées vagabondaient toujours vers le cheval en hiver, et le commentaire d’Uther ne
fit que lui rappeler à nouveau ce qu’il considérait comme l’unique échec de sa vie entière. Si seulement il avait
commencé à s’entraîner plus tôt, le grand étalon blanc serait toujours en vie. Il n’avait jamais révélé à quiconque ce qui
s’était réellement passé ce jour funeste. Ils avaient tous cru que c’était un accident. Et c’en était un, se disait Arthas. Il
n’avait pas délibérément l’intention de blesser Invincible. Il aimait le cheval ; il aurait préféré se blesser lui-même. Et s’il
avait commencé plus tôt l’entraînement de paladin, comme Varian l’avait fait avec le combat à l’épée, il aurait été
capable de sauver Invincible. Il jura que cela n’arriverait plus. Il ferait tout ce qui serait nécessaire afin qu’il ne soit plus
jamais pris au dépourvu et impuissant, qu’il ne soit plus jamais incapable de faire ce qu’il faut.
L’hiver passa, ainsi que le font tous les hivers, et le printemps arriva de nouveau aux Clairières de Tirisfal. Jaina
Portvaillant arriva en même temps que le printemps, aux yeux d’Arthas, elle était aussi belle, fraîche et la bienvenue
que les bourgeons qui fleurissaient sur les arbres. Elle était venue pour l’assister publiquement dans la célébration du
Jardin des Nobles, la fête majeure du printemps à Lordaeron et Hurlevent. Contrairement à l’habitude, Arthas ne
trouva pas que rester éveillé tard la nuit précédant la fête, buvant du vin et remplissant des œufs de bonbons et autres
sucreries fut une tâche ennuyeuse, étant donné que Jaina était là avec lui, fronçant les sourcils de cette adorable façon
qui n’appartenait qu’à elle, tandis qu’elle remplissait les œufs avec attention et les mettait de côté.
Il n’y avait pas eu d’annonce publique, mais Arthas et Jaina savaient tous deux que leurs parents s’étaient parlés les
uns aux autres, et que la cour avait été tacitement autorisée. Ainsi Arthas, déjà aimé de son peuple, fut-il de plus en
plus souvent envoyé représenter Lordaeron à des cérémonies publiques, remplaçant Uther ou Terenas. Le temps
passant, Uther s’était de plus en plus plongé dans l’étude des aspects spirituels de la Lumière, et Terenas semblait plus
qu’heureux de ne pas avoir à voyager.
— C’est exaltant, quand tu es jeune, de voyager pendant des jours à dos de cheval et de dormir à la belle étoile, dit-il
à Arthas. Mais à mon âge, il vaut mieux laisser l’équitation aux loisirs, et les étoiles que l’on peut voir à travers une
fenêtre sont déjà assez proches.
Arthas avait souri, se plongeant avec délices dans ses nouvelles responsabilités. L’amiral Portvaillant et l’archimage
Antonidas en étaient apparemment venus à la même conclusion. De plus en plus souvent, quand des messagers de
Dalaran étaient envoyés à la capitale, dame Jaina Portvaillant les accompagnait.
— Viens à la fête du solstice, dit-il soudainement.
Elle leva les yeux vers lui, tenant un œuf délicatement dans une main, repoussant de l’autre une mèche de cheveux
dorés de son visage.
— Je ne peux pas. L’été est une période très intense pour les étudiants à Dalaran. Antonidas m’a déjà dit de
m’attendre à y rester toute la saison. Il y avait du regret dans sa voix.
— Alors je viendrai te rendre visite pour la fête du solstice, et tu pourras venir pour la Sanssaint, dit Arthas. Elle
secoua la tête et rit de lui.
— Tu es tenace, Arthas Menethil. Je vais essayer.
— Non, tu vas venir.
Il tendit le bras le long de la table, couverte de petites bougies et d’œufs précautionneusement vidés, peints de
Il tendit le bras le long de la table, couverte de petites bougies et d’œufs précautionneusement vidés, peints de
couleurs vives, et plaça sa main sur celles de Jaina.
Elle sourit, toujours un peu timide après tout ce temps, ses joues devenant roses.
Elle viendrait.
Il y avait de nombreuses petites fêtes précédant la Sanssaint. Les unes étaient funèbres, les autres festives, et celle-ci
était un peu des deux. La croyance populaire voulait qu’il s’agisse d’une période où la barrière entre les vivants et les
morts était mince, et que les vivants pouvaient ressentir la présence de ceux qui étaient décédés. La tradition voulait
qu’à la fin de la saison des moissons, avant que les vents d’hiver ne commencent à souffler, une effigie de paille soit
érigée juste devant le palais. Au coucher du soleil la nuit de la cérémonie, on y mettait le feu. C’était une vision
magnifique, un géant d’osier enflammé, brûlant vivement dans la nuit envahissante. Quiconque le souhaitait pouvait
s’approcher de l’effigie ardente, jeter une branche dans les flammes crépitantes, et ce faisant « brûler »
métaphoriquement tout ce qu’il ne souhaitait pas emporter dans le temps de réflexion calme et profond fourni par
l’inactivité forcée d’hiver.
C’était un rituel paysan, vestige de temps immémoriaux. Arthas pensait que peu de ses sujets aujourd’hui croyaient
vraiment que le fait de jeter une branche dans le feu résoudrait leurs problèmes ; moins d’entre eux encore croyaient
que le contact avec les morts était possible. Lui en tout cas n’y croyait pas. Mais c’était une fête populaire, et elle allait
ramener Jaina à Lordaeron, et pour ces raisons, il l’attendait avec impatience.
Il avait en tête une petite surprise pour elle.
Ce fut peu après le coucher du soleil. La foule avait commencé à se rassembler à la fin de l’après-midi. Certains
avaient même apporté des pique-niques et profitèrent ainsi des derniers jours de la fin de l’automne dans les collines
de Tirisfal. Il y avait des gardes stationnés ici et là, l’œil aux aguets sur les incidents qui survenaient souvent quand un
grand nombre de gens se rassemblaient au même endroit, mais Arthas ne s’attendait pas à la moindre difficulté. Quand
il sortit du palais, vêtu d’une tunique, de braies, et d’un manteau aux teintes riches et automnales, des vivats
éclatèrent. Il s’arrêta et salua l’assistance, puis se tourna et tendit une main vers Jaina.
Elle eut l’air un peu surprise, mais sourit, et les vivats portaient désormais leurs deux noms vers le ciel
s’assombrissant. Arthas et Jaina descendirent le chemin vers le géant d’osier et se tinrent devant lui. Arthas leva une
main pour obtenir le silence.
— Mes compatriotes, je me joins à vous pour célébrer la plus vénérée des nuits, la nuit durant laquelle nous nous
rappelons ceux qui ne sont plus parmi nous, et mettons de côté les choses qui nous brident. Nous brûlons l’effigie de
l’homme d’osier comme le symbole de l’année passée, tout comme les fermiers brûlent les restes des champs
moissonnés. Les cendres nourrissent le sol, et ce rite nourrit nos âmes. Il est bon de voir tant de monde ici ce soir. Je
suis heureux de pouvoir offrir l’insigne honneur d’allumer l’homme d’osier à dame Jaina Portvaillant.
Les yeux de Jaina s’agrandirent. Arthas se tourna vers elle, souriant avec malice.
— Elle est la fille du héros de guerre Daelin Portvaillant, et promet de devenir une mage puissante. Comme les magi
sont les maîtres du feu, je pense que ce n’est que justice qu’elle allume notre homme d’osier ce soir. Êtes-vous
d’accord ?
L’assemblée rugit de joie, comme Arthas s’y attendait. Arthas s’inclina devant Jaina, puis se pencha et chuchota :
— Donne-leur du spectacle, ils vont adorer.
Jaina opina imperceptiblement, puis se tourna vers la foule et salua. Leurs vivats montèrent en puissance. Elle coinça
une mèche de cheveux derrière son oreille, révélant brièvement sa nervosité, puis présenta un visage calme. Elle ferma
les yeux et leva les mains, murmurant une incantation.
Les vêtements de Jaina étaient de la couleur du feu, rouge, jaune et orange. Tandis que de petites boules de
flammes commençaient à se matérialiser dans ses mains, brillant faiblement au début et puis d’un éclat croissant,
pendant un instant elle sembla à Arthas être le feu lui-même. Elle dompta le feu de ses mains avec aisance, confort, et
maîtrise, et il sut que l’époque où elle ne contrôlait pas ses sorts était révolue. Elle n’allait pas « devenir » une mage
puissante ; elle en était de toute évidence déjà une, dans les faits sinon en titre.
Puis elle étendit les deux mains. Les boules de feu bondirent comme des balles tirées d’un fusil, dévalant vers
l’énorme effigie de paille. Elle s’embrasa d’un coup, et les spectateurs retinrent leur souffle, puis se répandirent en cris
et en applaudissements. Arthas sourit. L’homme d’osier n’avait jamais pris feu aussi rapidement avec un brandon
ordinaire touchant sa base.
Jaina ouvrit les yeux à ce bruit et salua, souriant d’un air ravi. Arthas se pencha vers elle et chuchota :
— Spectaculaire, Jaina.
— Tu m’as demandé de leur donner du spectacle, rétorqua-t-elle, lui souriant.
— Bien sûr. Mais c’était presque un trop bon spectacle. J’ai bien peur qu’ils demandent désormais que tu allumes
l’homme d’osier chaque année.
Elle le regarda :
— Serait-ce un problème ?
La lumière du feu dansait sur elle, illuminant ses traits vivaces, se reflétant sur le bandeau d’or qui ornait sa tête.
Arthas retint son souffle tandis qu’il la regardait. Elle avait toujours été attirante à ses yeux, et il l’avait appréciée dès
l’instant où ils s’étaient rencontrés. Elle avait été une amie, une confidente, un flirt très agréable. Mais maintenant il ne
l’instant où ils s’étaient rencontrés. Elle avait été une amie, une confidente, un flirt très agréable. Mais maintenant il ne

pouvait s’empêcher de la voir, presque littéralement, sous un nouveau jour.


Cela lui prit un moment avant de retrouver sa voix.
— Non, dit-il doucement. Non, ce ne serait pas du tout un problème.
Ils rejoignirent la foule dansant autour du feu cette nuit-là, causant la consternation des gardes en se mélangeant à
la populace, serrant des mains et échangeant des vœux. Et puis ils faussèrent compagnie aux fidèles gardes, se perdant
volontairement dans la foule et se dérobant à leurs yeux. Arthas la guida à travers les corridors arrières vers les
appartements privés du palais. Ils se firent presque surprendre par quelques serviteurs prenant un raccourci vers les
cuisines, et durent s’aplatir contre le mur et rester parfaitement immobiles pendant quelques longues minutes.
Puis ils furent dans les appartements d’Arthas. Il ferma la porte en s’y adossant, et emporta Jaina dans ses bras,
l’embrassant passionnément. Mais ce fut elle, la timide, la studieuse Jaina, qui mit fin au baiser et s’avança vers le lit, le
menant par la main, la lumière orange de l’homme d’osier toujours enflammé à l’extérieur dansant sur leur peau.
Il la suivit, presque abasourdi, dans un rêve, tandis qu’ils se tenaient à côté du lit, leurs mains si serrées qu’Arthas
craignait que les doigts de Jaina ne se brisent dans sa poigne.
— Jaina, chuchota-t-il.
— Arthas, dit-elle, gémissant son nom, et elle l’embrassa à nouveau, ses mains se levant pour serrer le visage
d’Arthas.
Il était ivre de désir pour elle, et se sentit tout à coup dépourvu quand elle recula. Son souffle était doux et chaud sur
son visage quand elle chuchota :
— Je… sommes-nous prêts pour ça ?
Il commença par répondre avec désinvolture, mais il savait ce qu’elle demandait réellement. Il ne pouvait pas
s’imaginer plus prêt à la guider le long du reste du chemin vers son cœur. Il avait éconduit l’adorable Taretha, et elle
n’avait pas été la première à qui il avait dit non. Jaina, savait-il, était encore moins expérimentée que lui dans de tels
domaines.
— Je le suis si tu l’es, chuchota-t-il d’une voix rauque, et alors qu’il se penchait pour l’embrasser à nouveau, il vit la
ride d’inquiétude familière barrer son front. Je vais chasser ton inquiétude par mes baisers, jura-t-il, l’amenant sur le lit
avec lui. Je vais faire en sorte que tout ce qui pourrait t’inquiéter disparaisse à jamais.
Plus tard, quand l’homme d’osier se fut finalement éteint et que la seule lumière sur la silhouette endormie de Jaina
fut le froid clair de lune d’un blanc bleuté, Arthas était toujours éveillé, faisant courir ses doigts le long des courbes du
corps de Jaina, se demandant tour à tour où cela les mènerait tous et se sentant simplement heureux d’exister en cet
instant.
Il n’avait pas jeté de branche dans le feu de l’homme d’osier, parce qu’il n’avait rien dont il souhaitât se débarrasser.
Pas plus que maintenant, pensa-t-il, se penchant pour l’embrasser. Jaina se réveilla dans un doux soupir, l’enlaçant.
— Personne ne semble pouvoir te refuser quoi que ce soit, murmura-t-elle, répétant les mots qu’elle lui avait dits le
jour où elle l’avait embrassé pour la première fois, et moi la dernière.
Il la serra alors contre lui, un frisson glacé le traversant soudain, bien qu’il ne sache pourquoi.
— Ne me rejette pas, Jaina. Ne me rejette jamais. S’il te plaît.
Elle leva le regard sur lui, les yeux scintillant au froid clair de lune.
— Je ne le ferai jamais, Arthas. Jamais.
CHAPITRE VIII

Le palais n’avait jamais été aussi joyeusement décoré que cette année pour la fête du Voile d’Hiver. Muradin, en bon
ambassadeur de son peuple, avait apporté la tradition naine à Lordaeron lors de son arrivée. Au fil des ans elle avait
gagné en popularité, et cette année le peuple semblait la prendre vraiment à cœur.
L’ambiance était devenue festive quelques semaines plus tôt, quand Jaina les avait tant ravis avec sa démonstration
théâtrale de l’ignition de l’homme d’osier. Elle avait eu la permission de rester durant l’hiver si elle le désirait, bien que
Dalaran ne fût pas si éloigné pour quelqu’un capable de se téléporter. Quelque chose avait changé. C’était à la fois
subtil et profond. Jaina Portvaillant était maintenant traitée différemment, mieux que la fille du dirigeant de Kul Tiras,
mieux qu’une simple amie.
Elle était traitée comme un membre de la famille royale. Arthas le comprit pour la première fois quand sa mère fit
assortir les robes traditionnelles de Jaina et de Calia pour le bal de la fête du Voile d’Hiver. D’autres invités avaient
passé le Voile d’Hiver ici ; Lianne n’avait encore jamais exprimé le souhait de coordonner leurs tenues à la sienne et à
celle de sa fille.
Terenas aussi demandait souvent à Jaina qu’elle se joigne à lui et à Arthas lors des séances de doléances du peuple.
Elle s’asseyait à la gauche du roi, Arthas à sa droite. Un emplacement qui la mettait presque sur un pied d’égalité avec
le propre fils du roi.
Eh bien, pensa Arthas, il estima que c’était là une conclusion logique. Ne l’était-elle pas ? Il se remémora le discours
qu’il avait tenu à Calie voici quelques années : Nous avons chacun nos devoirs, je suppose, toi de te marier avec celui que
père désire te voir épouser, et moi de me marier comme il se doit pour le bien du royaume.
Jaina serait un bienfait pour le royaume. Jaina, pensa-t-il, serait un bienfait pour lui également.
Alors pourquoi cette pensée le mettait-elle mal à l’aise ?
La neige tomba de nouveau lors de la nuit précédent le Voile d’Hiver. Arthas se tenait debout à une grande fenêtre,
observant le Lac Lordamere désormais gelé. La neige avait commencé à tomber à l’aube, et s’était arrêtée il y avait
environ une heure. Le ciel était de velours noir, les étoiles de petits diamants glacés sur les douces ténèbres, et le clair
de lune donnait à l’ensemble un air calme, feutré, et magique.
Une main douce se glissa dans la sienne.
— Magnifique, n’est-ce pas ? dit tranquillement Jaina. Arthas opina, sans la regarder.
— Plein de munitions.
— Quoi ?
— Des munitions, répéta Jaina. Pour des batailles de boules de neige.
Il lui fit enfin face et en eut le souffle coupé. Il n’avait pas été autorisé à voir les robes qu’elle, Calie et sa mère
allaient porter au bal ce soir, et il était ébloui par sa beauté. Jaina Portvaillant ressemblait à une fée des neiges. De ses
chaussures qui semblaient faites de glace, à la robe blanche teintée du bleu le plus pâle jusqu’au bandeau de fer qui
réfléchissait la lueur chaude des torches, elle était adorable à en fendre le cœur. Mais elle n’était pas une reine des
glaces, pas une statue ; elle semblait chaleureuse, douce et vivante, ses cheveux dorés tombant jusqu’à ses épaules, ses
joues rosies sous son regard d’admiration, ses yeux bleus brillants de bonheur.
— Tu ressembles à… une bougie blanche, dit-il. Toute de blanc et d’or.
Il prit une mèche de ses cheveux, la tortillant entre ses doigts.
Elle sourit.
— Oui, rit-elle, tendant la main vers les mèches claires d’Arthas, les enfants seront sans doute blonds.
Il se pétrifia.
— Jaina… es-tu… Elle eut un petit rire.
— Non. Pas encore. Mais il n’y a pas de raison que nous ne puissions pas avoir d’enfants.
Des enfants. À nouveau, le mot qui le mettait en état de choc et dans une profonde détresse. Elle était en train de
parler des enfants qu’ils auraient un jour. Son esprit bondit vers l’avenir, un avenir où Jaina serait sa femme, leurs
enfants dans le palais, ses parents partis, lui-même sur le trône, le poids de la couronne sur sa tête. Une partie de lui
voulait cela désespérément. Il aimait avoir Jaina à ses côtés, aimait la tenir dans ses bras la nuit, aimait son goût et son
odeur, aimait son rire, pur comme le cristal et doux comme l’odeur des roses.
Il aimait…
Et s’il gâchait tout ?
Et soudain il sut que jusqu’alors, cela n’avait été que jeux d’enfants. Il voyait Jaina comme une compagne, comme elle
l’avait été lors de leurs jeux, étant enfants, sauf que leurs jeux étaient désormais d’une tout autre nature. Mais quelque
chose avait soudain changé en lui. Et si c’était vrai ? Et s’il l’aimait vraiment, et qu’elle l’aimait ? Et s’il était un mauvais
mari, un mauvais roi… et si…
— Je ne suis pas prêt, lâcha-t-il. Jaina fronça les sourcils.
— Et bien, nous ne sommes pas obligés d’avoir des enfants tout de suite.
Elle lui serra la main dans ce qui était clairement destiné à être un geste rassurant.
Arthas lui lâcha tout d’un coup la main et recula d’un pas. Le froncement de Jaina s’intensifia de confusion.
— Arthas ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Jaina… nous sommes trop jeunes, dit-il, parlant rapidement, haussant légèrement la voix. Je suis trop jeune. Il y a
encore… je ne peux… je ne suis pas prêt.
Elle pâlit.
— Tu n’es pas… je pensais…
La culpabilité le tortura. Elle le lui avait demandé, la nuit où ils étaient devenus amants. Sommes-nous prêts pour ça ?
avait-elle chuchoté. Je le suis si tu l’es, avait-il répondu, et il s’était senti sincère… Il s’était réellement senti sincère…
Arthas tendit les mains pour prendre les siennes, essayant désespérément d’exprimer clairement les émotions qui le
traversaient.
— J’ai encore tant à apprendre. Tant à m’entraîner. Et père a besoin de moi. Uther a encore beaucoup à m’enseigner
et… Jaina, nous avons toujours été amis. Tu m’as toujours si bien compris. Ne peux-tu me comprendre maintenant ? Ne
pouvons-nous pas être encore amis ?
Les lèvres exsangues de Jaina s’ouvrirent mais aucun mot ne sortit. Ses mains étaient sans énergie dans celles
d’Arthas. Il les serra presque frénétiquement.
Jaina, s’il te plaît. S’il te plaît comprends-moi, même si moi je n’y arrive pas.
— Bien sûr, Arthas. Sa voix était monocorde. Nous serons toujours amis, toi et moi.
Tout, de sa posture à son visage en passant par sa voix, disait sa douleur et son état de choc. Mais Arthas choisit de
plutôt s’accrocher à ses mots tandis qu’une vague de soulagement, si intense qu’elle fit vaciller ses jambes, le
submergeait. Tout allait bien se passer. Cela pouvait contrarier Jaina maintenant, un peu, mais elle comprendrait
sûrement bientôt. Ils se connaissaient. Elle comprendrait qu’il avait raison, que c’était trop tôt.
— Je veux dire… ce n’est pas définitif, dit-il, ressentant le besoin de s’expliquer. C’est simplement provisoire. Tu as
tes études à finir… je suis sûr que je t’ai distrait. Je contrarie sans doute Antonidas.
Elle ne dit rien.
— C’est pour notre bien. Peut-être qu’un jour ce sera différent et que nous pourrons réessayer. Ce n’est pas que je
ne… que tu…
Il la prit dans ses bras et la serra. Elle fut aussi raide qu’une pierre pendant un moment, puis il sentit la tension la
quitter et les bras de Jaina l’enlacèrent. Ils restèrent seuls dans le hall pendant un long moment, Arthas reposant sa
joue contre les cheveux d’or clair de Jaina, les cheveux avec lesquels, sans aucun doute, leurs enfants naîtraient.
Pourraient encore naître.
— Je ne veux pas fermer la porte, dit-il doucement. Je veux juste…
— Tout va bien, Arthas, je comprends.
Il recula, ses mains sur les épaules de Jaina, la regardant attentivement dans les yeux.
— C’est vrai ?
Elle rit légèrement.
— Honnêtement ? Non. Mais tout va bien. Tout finira par s’arranger. Je le sais.
— Jaina, je veux simplement être sûr que tout ira bien. Pour tous les deux.
Je ne veux pas tout détruire. Je ne peux pas tout détruire.
Elle opina. Elle prit une profonde respiration et se calma, lui faisant un sourire… un véritable, même s’il était
douloureux, sourire.
— Venez, prince Arthas. Vous devez escorter votre amie au bal.
D’une façon ou d’une autre Arthas réussit à survivre à cette soirée, et Jaina fit de même. Terenas ne cessa de lui jeter
des regards étranges. Il ne voulait pas en parler à son père, pas encore. Ce fut une nuit de tensions et de tristesse, et
lors d’une pause entre les danses, Arthas regarda le tapis de neige dehors et le lac aussi argenté que la lune, et se
demanda pourquoi toutes les mauvaises choses semblaient survenir en hiver.
Le lieutenant général Aedelas Landenoire n’avait pas l’air ravi de cette audience privée avec le roi Terenas et le prince
Arthas. En fait, il avait l’air de vouloir s’esquiver.
Le temps n’avait pas été tendre avec lui, ni physiquement, ni dans la façon dont la main du destin s’était posée sur lui.
Arthas se rappelait un beau commandant militaire, plutôt fringuant, qui, bien qu’un peu trop porté sur la boisson,
semblait au moins capable d’en tenir les ravages à distance. Ce n’était plus le cas maintenant. Les cheveux de
Landenoire étaient marbrés de gris, il avait pris du poids, et ses yeux étaient injectés de sang. Il était, heureusement, à
jeun. Se fut-il présenté ivre à cette réunion, Terenas, un partisan ferme de la modération en toutes choses, aurait refusé
de le voir.
Landenoire était là aujourd’hui parce qu’il avait fait une erreur. Une grosse. D’une façon ou d’une autre, son précieux
orc gladiateur, Thrall, s’était évadé de Fort-de-Durn lors d’un incendie. Landenoire avait tenté de garder ce fait sous
silence et avait personnellement et à petite échelle mené la recherche pour retrouver l’orc, mais un secret aussi lourd
qu’un énorme orc vert ne pouvait pas être gardé éternellement. Une fois que l’information fut connue, les rumeurs se
répandirent vivement, c’était un seigneur rival qui avait libéré l’orc, soucieux de s’assurer la victoire dans l’arène ;
c’était une amante jalouse, souhaitant l’embarrasser ; c’était une bande d’orcs astucieux épargnés par l’étrange
léthargie, non, non, c’était Orgrim Marteau-du-destin lui-même ; c’étaient des dragons, s’infiltrant déguisés en
humains, qui avaient mis le feu de leur seul souffle, etc.
Arthas avait trouvé exaltant de voir Thrall au combat, mais il se rappelait que même alors, la pensée lui avait traversé
l’esprit qu’il n’était pas forcément avisé d’entraîner et d’éduquer un orc. Quand l’information de la cavale de Thrall
avait éclaté au grand jour, Terenas avait immédiatement convoqué Landenoire pour un compte-rendu.
— Il était déjà assez ennuyeux que vous pensiez qu’il fût une bonne idée d’entraîner un orc à se battre dans des
combats de gladiateurs, commença Terenas. Mais lui apprendre la stratégie militaire, à lire, à écrire… Je me dois de
vous demander, lieutenant général, au nom de la Lumière, que vous est-il passé par la tête ?
Arthas étouffa un sourire tandis qu’Aedelas Landenoire semblait rétrécir physiquement sous le regard de son père.
— Vous m’avez assuré que les fonds et le matériel étaient utilisés directement pour renforcer la sécurité, et que
votre orc domestique était sous bonne garde, continua Terenas. Et pourtant, il est en liberté au lieu d’être en lieu sûr
dans Fort-de-Durn. Comment est-ce possible ?
Landenoire fronça les sourcils et se reprit un peu.
— Il est tout à fait regrettable que Thrall se soit échappé. Je suis certain que vous comprenez ce que je ressens.
C’était un coup bas de la part de Landenoire ; Terenas souffrait encore de l’évasion sous son propre nez de
Marteaudu-destin. Mais ce n’était pas un coup particulièrement avisé. Terenas se renfrogna et continua.
— J’espère qu’il ne s’agit pas là du signe avant-coureur d’une situation inquiétante. L’argent est gagné par le travail
du peuple, lieutenant général. Il est destiné à les protéger. Dois-je envoyer un représentant pour m’assurer que les
fonds sont correctement alloués ?
— Non ! Non, non, ce ne sera pas nécessaire. Je rendrai compte de chaque pièce de cuivre.
— Oui, dit Terenas d’une clémence trompeuse, vous le ferez.
Quand Landenoire sortit enfin, s’inclinant obséquieusement durant toute sa traversée de la salle, Terenas se tourna
vers son fils.
— Que penses-tu de la situation ? Tu as vu Thrall à l’œuvre.
Arthas opina.
— Il n’était pas du tout conforme à l’idée que je me faisais des orcs. Je veux dire, il était gigantesque. Et il se battait
férocement. Mais il irradiait une réelle intelligence. Et il était bien entraîné.
Terenas joua avec sa barbe d’un air songeur.
— Il y a des poches d’orcs renégats là dehors. Des orcs qui ne souffrent pas de cette léthargie que nous avons
constatée chez ceux que nous avons emprisonnés. Si Thrall venait à les trouver et à leur enseigner ce qu’il sait, la
situation pourrait devenir critique pour nous.
Arthas s’assit bien droit. Ce pourrait être ce qu’il avait attendu.
— Je me suis entraîné dur avec Uther.
Et il l’avait fait. Incapable d’expliquer aux autres et à lui-même pourquoi il avait mis fin à la relation avec Jaina, il
s’était jeté à corps perdu dans l’entraînement. Il s’était battu pendant des heures chaque jour jusqu’à ce que son corps
lui fasse mal, tentant de s’épuiser suffisamment pour qu’il puisse se sortir le visage de Jaina de l’esprit.
C’était ce qu’il voulait, n’est-ce pas ? Elle l’avait bien pris. Donc pourquoi était-il celui qui restait éveillé la nuit, sa
chaleur et sa présence lui manquant douloureusement, presque jusqu’à l’agonie ? Dans un effort pour se distraire, il
s’était même résolu à passer des heures en méditation silencieuse, immobile, ce qu’il cherchait à éviter jusqu’alors.
Peut-être que s’il se concentrait sur le combat, sur l’apprentissage de la manière d’accepter, de canaliser et de diriger la
Lumière, il pourrait s’en débarrasser. Se libérer l’esprit de la fille avec laquelle il avait lui-même rompu.
— Nous pourrions rechercher ces orcs. Les trouver avant que Thrall ne le fasse.
Terenas opina.
— Uther m’a informé de ton dévouement, et il a été impressionné par tes progrès.
Il prit une décision.
— Très bien dans ce cas. Va trouver Uther et prépare-toi. Il est temps que tu aies un avant-goût de ce qu’est une vraie
bataille.
Arthas retint difficilement un cri d’excitation. Il s’abstint, refrénant sa joie face au visage douloureux, inquiet de son
père. Peut-être, qui pouvait le dire, que tuer des peaux-vertes rebelles allait effacer de sa mémoire l’expression
dévastée du visage de Jaina lorsqu’il avait mis fin à leur relation.
— Merci, sire. Vous serez fier de moi.
Malgré le regret dans les yeux bleu-vert de son père, si semblables à ceux d’Arthas, Terenas sourit.
— Ceci, mon fils, est le cadet de mes soucis.
CHAPITRE IX

Jaina courut à travers les jardins, en retard à son rendez-vous avec l’archimage Antonidas. Elle l’avait encore fait, perdre
la notion du temps, le nez enfoui dans un livre. Son maître la réprimandait souvent à ce sujet, mais elle ne pouvait s’en
empêcher. Ses pas feutrés la menèrent entre les rangées de pommiers à écorce dorée, leurs fruits pendants lourds et
mûrs. Elle ressentit fugitivement du chagrin tandis qu’elle se remémorait une conversation s’étant tenue ici il y a
quelques années, quand Arthas était apparu derrière elle, posant ses mains sur ses yeux, et avait murmuré « Devinez
qui c’est ? »
Arthas. Il lui manquait encore. Elle supposait qu’il lui manquerait toujours. La rupture avait été inattendue et
douloureuse, et le moment qu’il avait choisi pour ce faire n’aurait pu être plus mal choisi, l’obligation d’endurer le bal
officiel du Voile d’Hiver comme si de rien n’était la plongeait toujours dans un état quasi catatonique, mais alors que le
choc initial s’estompait, elle avait commencé à comprendre son raisonnement. Ils étaient tous deux encore jeunes, et
comme il l’avait souligné à ce moment, ils avaient des responsabilités et des études à achever. Elle lui avait promis qu’ils
resteraient toujours amis, et elle le pensait sincèrement, à ce moment-là comme par la suite. Afin qu’elle puisse tenir
cette promesse, elle avait dû soigner sa peine. Et c’est ce qu’elle avait fait.
De nombreuses choses avaient eu lieu au cours de ces quelques années, événements qui la tinrent occupée ailleurs.
Cinq ans plus tôt, un puissant mage nommé Kel’Thuzad s’était attiré les foudres du Kirin Tor du fait de ses expériences
contre nature en magie nécromantique. Il avait alors disparu, soudainement et mystérieusement, après avoir été
sévèrement réprimandé et s’être fait ordonner en des termes sans ambiguïté de cesser immédiatement lesdites
expériences. Ce mystère était l’une des nombreuses choses qui l’avaient aidée à se distraire durant les trois dernières
années.
À l’extérieur des enceintes de la cité magique, beaucoup de choses avaient eu lieu également, bien que les
informations parvenant jusqu’à Jaina fussent incomplètes, livrées à la rumeur, et chaotiques. De ce que Jaina avait
compris, l’orc évadé Thrall, s’autoproclamant désormais chef de guerre de la nouvelle Horde, avait commencé à
attaquer les camps d’internement et à délivrer les orcs captifs. Plus tard, Fort-de-Durn lui-même avait été rasé par ce
soi-disant chef de guerre, s’écroulant lorsque Thrall fit appel à ce que Jaina avait identifié comme étant l’ancienne
magie chamanique du peuple orc. Landenoire était tombé lui aussi, mais d’après tous les témoignages, il ne serait pas
longtemps pleuré. Bien que troublée par ce que cette nouvelle Horde pouvait éventuellement faire courir comme
danger à son peuple, Jaina ne put se résoudre à pleurer la perte des camps. Pas après ce qu’elle y avait vu.
Des éclats de voix arrivèrent à ses oreilles, l’une rendue plus aiguë par la colère. C’était si inhabituel en ce lieu que
Jaina dérapa en s’arrêtant brutalement.
— Comme je l’ai dit à Terenas, votre peuple est prisonnier de ses propres terres. Je vous le répète désormais
l’humanité est en péril. Les vagues de ténèbres sont revenues, et le monde entier est au bord de la guerre !
La voix était masculine, résonnante et forte, et Jaina ne la reconnut pas.
— Ah, maintenant je sais qui vous êtes. Vous êtes le prophète incohérent dont le roi Terenas m’a parlé dans sa
dernière lettre. Et je ne suis pas plus intéressé que lui par vos élucubrations.
Son interlocuteur était Antonidas, aussi calme que l’étranger était insistant. Jaina su qu’elle aurait dû se retirer
discrètement avant d’être remarquée, mais la même curiosité qui avait motivé la jeune fille qu’elle était lorsqu’elle
avait suivi Arthas pour espionner les camps orcs l’incitait désormais à se rendre invisible pour en apprendre plus. Elle se
rapprocha aussi silencieusement que possible. Elle pouvait désormais les voir tous deux ; le premier interlocuteur,
qu’Antonidas avait sarcastiquement désigné sous l’appellation de « prophète », vêtu d’un manteau et d’une capuche
décorés de plumes, et son maître à dos de cheval.
— Il me semble que Terenas a été assez clair dans l’expression de son opinion sur vos prédictions.
— Vous devez montrer plus de sagesse que le roi ! La fin est proche !
— Je vous l’ai déjà dit, je ne suis pas intéressé par ces absurdités.
Tranchant, calme, dédaigneux, Jaina connaissait ce ton de voix.
Le prophète se tut pendant un moment, puis il soupira.
— Alors j’ai gaspillé mon temps ici.
Sous le regard étonné de Jaina, la silhouette de l’étranger se troubla. Elle se compressa et changea, et là où un
instant plus tôt se tenait un homme dans une robe à capuche, il n’y avait plus qu’un grand oiseau noir. Avec un
croassement de frustration, il bondit, battit des ailes, et partit.
Les yeux toujours pointés sur l’intrus, désormais un point disparaissant dans le ciel bleu, Antonidas dit :
— Tu peux sortir de ta cachette, Jaina.
La chaleur monta au visage de Jaina. Elle murmura un contresort et s’avança timidement.
— Je suis désolée d’avoir laissé traîner mes oreilles, maître, mais…
— J’ai appris à composer avec ta nature curieuse, mon enfant, dit Antonidas, gloussant légèrement. Ce fol imbécile
est convaincu que la fin du monde est proche. C’est donner un peu trop d’importance à cette histoire de « peste », à
mon avis.
— De peste ? sursauta Jaina.
Antonidas soupira et descendit de cheval, renvoyant sa monture d’une claque aimable sur la croupe. Le cheval
cabriola un peu, puis trotta docilement vers les étables, où un valet d’écurie s’occuperait de lui. L’archimage fit signe à
son apprentie, qui s’avança et prit la main tendue, noueuse.
— Tu te rappelles que j’ai envoyé quelques messagers à la capitale il y a peu de temps.
— Je pensais que c’était en rapport avec la situation orc. Antonidas murmura une incantation, et quelques instants
plus tard ils se téléportèrent dans ses quartiers privés. Jaina aimait ce lieu ; elle en aimait le désordre, l’odeur des
parchemins, du cuir et de l’encre, et les vieilles chaises dans lesquelles on pouvait se blottir et se perdre dans le savoir.
Il lui fit signe de s’asseoir et d’un mouvement du doigt leur fit verser du nectar.
— Et bien, c’était au programme, oui, mais mes représentants pensaient qu’une menace plus sinistre était à nos
portes.
— Plus sinistre que la reformation de la Horde ?
Jaina tendit la main, et le gobelet de cristal, rempli d’un liquide doré, flotta vers sa paume.
— Les orcs, potentiellement, peuvent être raisonnés. La maladie ne peut l’être. Il y a des rumeurs de peste se
répandant dans les terres du nord. Des événements auxquels le Kirin Tor, je pense, devrait porter attention.
Jaina l’observa, son front se plissant tandis qu’elle buvait. Généralement la maladie tombait dans le domaine des
prêtres, non des magi. À moins que…
— Vous pensez que cette peste pourrait être de nature magique ?
Il inclina sa tête chauve.
— C’est une forte probabilité. Et c’est pourquoi, Jaina Portvaillant, je te demande de voyager vers ces terres et
d’enquêter sur le sujet.
Jaina s’étrangla presque avec son nectar.
— Moi ?
Il sourit gentiment.
— Toi. Tu as appris presque tout ce que j’avais à t’enseigner. Il est temps que tu utilises ces compétences en dehors
de la sécurité de ces tours. (Ses yeux pétillèrent à nouveau.) Et j’ai fait appel à un envoyé spécial pour te porter
assistance. Arthas se prélassait, adossé à un arbre, le visage tourné vers la faible lumière du soleil et les yeux fermés. Il
savait qu’il irradiait le calme et la confiance ; il le devait. Ses hommes étaient déjà bien assez inquiets. Il ne pouvait pas
les laisser voir qu’il était également anxieux. Après tout ce temps… comment allaient-ils s’entendre ? Peut-être cela
n’avait-il pas été une décision heureuse après tout. Mais tous les rapports étaient élogieux, et elle était du plus haut
niveau. Tout se passerait bien. Il le fallait.
L’un de ses capitaines, Falric, qu’Arthas connaissait depuis des années, faisait les cent pas, descendant un peu le long
d’un des quatre chemins de ce carrefour, puis revenant pour s’aventurer le long d’un autre sur une courte distance. Sa
respiration était visible dans le froid, et son irritation s’aggravait manifestation de minute en minute.
— Prince Arthas, se risqua-t-il enfin, nous avons attendu ici pendant des heures. Êtes-vous certain que votre amie est
en route ?
Les lèvres d’Arthas se courbèrent en un léger sourire tandis qu’il répondait sans ouvrir les yeux. Les hommes
n’étaient pas au courant, pour des raisons de sécurité.
— J’en suis sûr.
Il l’était. Il pensait à tous les autres instants où il l’avait attendue patiemment.
— Jaina est habituellement un peu en retard.
À peine ces mots avaient-ils quitté ses lèvres qu’il entendit un hurlement au loin et des mots à peine intelligibles.
— Moi ÉCRASE !
Comme une panthère somnolant au soleil, Arthas s’éveilla, instantanément alerte, et jaillit, attentif, le marteau à la
main. Il s’avança sur la route, voyant une silhouette svelte, féminine, avancer dans sa direction, gravissant la colline,
entrant dans son champ de vision. Derrière elle se dessina ce qu’il savait être un élémental, un amas tourbillonnant
d’eau colorée, avec une tête et des membres grossiers.
Et derrière l’élémental se trouvaient… deux ogres.
— Par la Lumière ! cria Falric, s’élançant au secours de la silhouette féminine.
Arthas aurait atteint la jeune femme avant lui s’il n’avait pas, à ce moment précis, aperçu le visage de Jaina
Portvaillant.
Elle souriait.
— Retenez votre lame, Capitaine, dit Arthas, sentant ses propres lèvres se courber en un sourire. Elle peut s’en
occuper elle-même.
Et de fait, la dame le pouvait et efficacement. À ce moment précis Jaina se retourna et incanta un sort de feu. Arthas
comprit que s’il devait se sentir désolé pour quelqu’un dans ce conflit, ce serait pour les pauvres ogres déroutés,
mugissant de douleur tandis que les flammes léchaient leurs silhouettes grassouillettes, pâles et choqués, regardant la
minuscule femelle humaine responsable d’une si surprenante agonie. L’un d’entre eux eut le bon sens de fuir, mais
l’autre, apparemment incapable d’y croire, continua d’approcher. Jaina lui envoya une nouvelle salve grondante de
flammes orange, et il cria en s’effondrant, brûlant rapidement jusqu’à la mort, l’odeur fétide de la chair carbonisée
emplissant les narines d’Arthas.
Jaina observa le second ogre s’enfuir, s’épousseta les mains, et hocha la tête d’un air satisfait. Elle n’avait même pas
transpiré.
— Gentilshommes, je vous présente Mademoiselle Jaina Portvaillant, annonça Arthas d’une voix traînante, marchant
vers son amie d’enfance et ancienne amante. Agent spécial du Kirin Tor, et l’une des sorcières les plus talentueuses du
pays. On dirait que tu n’as pas perdu la main.
Elle lui fit face, souriante. Il n’y avait pas d’embarras dans ce moment, seulement de la joie. Elle était heureuse de le
voir, et lui réciproquement, la joie gonflant son cœur.
— C’est bon de vous revoir.
Peu de mots, et si informels, qui pourtant en disaient tant. Elle le comprit. Elle l’avait toujours compris. Les yeux de
Jaina étincelèrent quand elle répondit :
— C’est bon de vous revoir aussi. Il y a bien longtemps qu’un prince ne m’avait plus escortée quelque part.
— Oui, dit-il, un soupçon de tristesse teintant sa voix. Cela fait longtemps.
L’embarras avait finalement réussi à se frayer un chemin entre eux. Jaina baissa le regard et il se racla la gorge.
— Eh bien, peut-être devrions-nous mettre en route.
Elle opina, révoquant l’élémental d’un geste de la main.
— Je n’ai pas besoin de ce bonhomme avec des soldats aussi vigoureux, dit-elle, faisant l’honneur à Falric et ses
hommes de l’un de ses plus beaux sourires. Bien, Votre Altesse, que savez-vous à propos de cette peste sur laquelle
nous enquêtons ?
— Pas grand-chose, fut forcé de confesser Arthas tandis qu’ils lui emboîtaient le pas. père vient seulement de
m’envoyer pour travailler avec vous. Jusqu’à récemment je me suis battu aux côtés d’Uther contre les orcs. Mais je
suppose que si les magiciens de Dalaran veulent en apprendre plus au sujet de cette peste, c’est qu’elle a un lien avec la
magie.
Elle opina, toujours souriante, bien que ses sourcils eussent commencé à se froncer de la façon habituelle. Arthas
sentit un pincement de cœur quand il le remarqua.
— Tout à fait. Bien que nous ne sachions pas exactement de quelle manière. C’est pourquoi Maître Antonidas m’a
envoyée en observation pour faire un rapport. Nous devrions vérifier les villages le long de la voie Royale. Parler aux
habitants, voir s’ils savent quoi que ce soit d’utile. Avec l’espoir qu’ils n’aient pas été infectés et qu’il n’y a rien de plus
grave qu’une contamination sporadique et localisée.
Lui qui la connaissait si bien pouvait entendre le doute dans sa voix. Il le comprit. Si Antonidas croyait réellement que
ce n’était pas grave, il n’aurait pas envoyé sa précieuse apprentie pour le vérifier, pas plus que le roi Terenas n’aurait
envoyé son fils.
Il changea de sujet.
— Je me demande si cela a un quelconque rapport avec les orcs.
Elle dressa le sourcil, et il continua.
— Je suis sûr que vous avez entendu parler des évasions des camps d’internement.
Elle opina.
— Oui. Je me demande parfois si la petite famille que nous avons vue fait partie des évadés.
Il déplaça son poids mal à l’aise.
— Et bien, si c’est le cas, il se peut qu’ils vénèrent toujours des démons.
Les yeux de Jaina s’écarquillèrent.
— Quoi ? Je pensais que c’était fini depuis longtemps que les orcs n’utilisaient plus d’énergie démoniaque.
Arthas haussa les épaules.
— Père nous a envoyés Uther et moi pour défendre Strahnbrad. Le temps que j’y arrive, les orcs avaient déjà
commencé à enlever les villageois. Nous les traquâmes jusqu’à leur campement, mais trois hommes furent… sacrifiés.
Jaina écoutait désormais comme elle l’avait toujours fait, pas simplement avec ses oreilles mais avec son corps entier,
se concentrant sur chaque mot avec l’attention qu’il se rappelait l’avoir vue déployer. Par la Lumière, ce qu’elle était
belle.
— Les orcs ont déclaré qu’ils les offraient à leurs démons. Ils estimaient qu’il s’agissait d’un piètre sacrifice, ils en
voulaient clairement plus.
— Et Antonidas semble penser que cette peste est de nature magique, murmura Jaina. Je me demande s’il y a un
lien. Il est décourageant d’entendre qu’ils s’y sont remis. Peut-être n’est-ce qu’un clan isolé.
— Peut-être ou peut-être pas.
Il se rappela la façon dont Thrall s’était battu dans l’arène, se rappela combien ces même orcs, seulement équipés de
bric et de broc, représentaient des adversaires féroces.
— Nous ne pouvons pas nous permettre de prendre des risques. Si nous sommes attaqués, mes hommes ont pour
ordre de tous les tuer.
Brièvement, il pensa à la fureur qui avait étreint son cœur quand le chef orc avait donné sa réponse à l’offre de
reddition d’Uther. Les deux hommes qu’il avait envoyés parlementer avaient été tués, leurs chevaux revenant sans
cavaliers dans un message brutal, muet.
— Allons-y et massacrons ces animaux ! Avait-il crié, l’arme qui lui avait été donnée lors de son initiation à la Main
d’Argent brillant vivement. Il aurait chargé immédiatement si Uther n’avait pas placé une main modératrice sur son
bras.
— Rappelle-toi, Arthas, avait-il dit de sa voix calme, nous sommes des paladins. La vengeance ne peut faire partie de
notre devoir. Si nous permettons à nos passions de se transformer en rage sanguinaire, alors nous deviendrons aussi
abominables que les orcs.
Les mots avaient apaisé sa colère en quelque sorte. Arthas avait serré les dents, regardant devant lui tandis que les
chevaux effrayés, leurs cavaliers massacrés, étaient menés ailleurs. Les mots d’Uther étaient sages, mais Arthas avait
l’impression de trahir les hommes qui s’étaient trouvés sur ces chevaux. Qu’il avait échoué, tout comme il avait échoué
à sauver Invincible, et maintenant ces hommes étaient aussi morts que l’était la merveilleuse bête. Il avait pris une
profonde inspiration.
— Oui, Uther.
Son calme avait été récompensé, Uther l’avait chargé de mener l’attaque. Si seulement il avait été assez rapide pour
sauver ces trois pauvres hommes.
Une douce main sur son bras le rappela au présent, et sans y penser, par habitude, il couvrit la main de Jaina de la
sienne. Elle s’apprêta à la retirer, puis lui offrit un sourire légèrement forcé.
— C’est vraiment, vraiment bon de vous revoir, dit-il impulsivement.
Le sourire de Jaina s’adoucit, devint réel, et elle serra le bras d’Arthas.
— Vous aussi, Votre Altesse. Au passage, merci d’avoir tenu vos hommes à l’écart lorsque nous nous sommes
rencontrés. Le sourire se transforma en un rictus malicieux :
— Je vous l’ai déjà dit une fois, je ne suis pas une petite poupée fragile.
Il ricana.
— Évidemment que non, ma dame. Vous vous battrez à nos côtés dans ces batailles.
Elle soupira.
— Je prie pour qu’il n’y ait pas de batailles seulement une enquête. Mais je ferai ce que je dois. Je l’ai toujours fait.
Jaina retira sa main. Arthas cacha sa déception.
— Comme nous le faisons tous, ma dame.
— Oh, arrête ça. Je suis Jaina.
— Et je suis Arthas. Enchanté.
Elle le poussa alors, et ils rirent, et soudain une barrière entre eux avait disparu. Son cœur se réchauffa tandis qu’il
baissait le regard sur elle, à nouveau à ses côtés. Ils faisaient face ensemble à un vrai danger, pour la première fois. Il
était tiraillé. Il voulait la protéger, mais il voulait également la laisser briller dans ses compétences. Avait-il pris la bonne
décision ? Était-il trop tard ? Il lui avait dit qu’il n’était pas prêt, et cela avait été vrai, il n’était alors pas prêt pour de
nombreuses choses. Mais bien des choses avaient changé depuis ce Voile d’Hiver. Et certaines choses n’avaient pas
changé du tout. Toutes sortes d’émotions le déchiraient, et il les repoussa toutes à l’exception d’une, le plaisir simple
de sa présence ici.
Ils montèrent le camp de nuit avant le crépuscule, dans une petite clairière près de la route. Il n’y avait pas de clair de
lune, seulement les étoiles scintillant au-dessus d’eux dans les ténèbres d’ébène. Jaina alluma le feu en plaisantant,
invoqua de délicieux pains et des boissons, et puis déclara :
— J’en ai fini.
Les hommes rirent et préparèrent obligeamment le reste du repas, embrochant des lapins au-dessus des braises et
déballant des fruits. Le vin fut passé à la ronde, et l’ambiance fut presque plus proche de celle d’un groupe de
camarades appréciant la soirée que de celle d’une unité prête au combat enquêtant sur une peste mortelle.
Plus tard, Jaina s’assit légèrement en retrait du groupe. Son regard était tourné vers les cieux, un sourire dansant sur
ses lèvres. Arthas la rejoignit et lui proposa davantage de vin. Elle tendit son gobelet tandis qu’il versait, puis but une
gorgée.
— C’est un délicieux millésime, Votre Al… Arthas, dit-elle.
— L’un des avantages d’être prince, répondit-il.
Il étira ses longues jambes et s’allongea à ses côtés, un bras derrière la tête comme oreiller, l’autre tenant le gobelet
sur sa poitrine tandis qu’il regardait vers les étoiles. Il enchaîna :
— Que penses-tu que nous allons trouver ?
— Je ne sais pas. J’ai été envoyée comme enquêtrice. Mais au vu de ta rencontre avec les orcs, je me demande si cela
n’a pas un rapport avec des démons.
Il opina dans les ténèbres, puis, comprenant qu’elle ne pouvait le voir, dit :
— Je suis d’accord. Je me demande maintenant si nous n’aurions pas dû emmener un prêtre avec nous.
Elle lui fit face pour lui sourire.
— Tu es un paladin, Arthas. La Lumière travaille à travers toi. De plus, tu manies ton arme mieux que n’importe quel
prêtre de ma connaissance.
Il sourit à cette remarque. Le temps se suspendit entre eux, et juste au moment où il commençait à lui tendre la main,
elle soupira et se mit sur pieds, finissant le vin.
— Il est tard. Je ne sais pas pour toi, mais je suis épuisée. Dors bien, Arthas.
Mais il ne pouvait pas dormir. Il remuait et se tournait sur son tapis de couchage, regardant vers le ciel, les sons de la
nuit s’ingéniant à attirer son attention y compris lorsqu’il commençait à s’assoupir. Il ne pouvait plus le supporter. Il
avait toujours été impulsif, et il le savait, mais bon sang…
Il rejeta les couvertures et s’assit. Le camp était immobile. Ils n’étaient pas en danger ici, et il n’y avait donc personne
de garde. Silencieusement, Arthas se leva et alla vers la zone où il savait que Jaina dormait. Il s’agenouilla derrière elle
et repoussa les cheveux de son visage.
— Jaina, chuchota-t-il, réveille-toi.
Comme elle l’avait fait lors de cette nuit il y a si longtemps, elle s’éveilla à nouveau silencieusement et sans peur,
clignant des yeux en sa direction, curieuse.
Il sourit.
— Tu es prête pour une aventure ?
Elle inclina la tête, souriante, les souvenirs lui revenant évidemment à elle aussi.
— Quel genre d’aventure ? Rétorqua-t-elle.
— Fais-moi confiance.
— Je l’ai toujours fait, Arthas.
Ils parlèrent en chuchotant, leur respiration visible dans l’air froid nocturne. Elle était désormais calée sur un coude,
et il l’imita, tendant l’autre main pour lui toucher le visage. Elle ne se retira pas.
— Jaina… Je pense qu’il y a une raison pour laquelle nous avons à nouveau été rassemblés.
La voilà, la petite ride entre ses sourcils.
— Bien sûr. Ton père t’a envoyé parce que…
— Non, non. Plus que ça. Nous travaillons en équipe maintenant. Toi et moi, on fonctionne bien ensemble.
Elle était complètement immobile. Il continua de caresser la douce courbe de sa joue.
— Je… quand tout ceci sera fini… peut-être pourrions-nous… parler. Tu sais.
— À propos de ce qui s’est fini lors de ce Voile d’Hiver ?
— Non. Pas à propos de fins. À propos de débuts. Parce que les choses m’ont semblé si incomplètes sans toi. Tu me
connais comme personne, Jaina, et cela m’a manqué.
Elle fut silencieuse pendant un long moment, puis soupira doucement et appuya sa joue sur la main d’Arthas. Il
frissonna quand elle tourna la tête et lui embrassa la paume.
— Je n’ai jamais été capable de te refuser quoi que ce soit, Arthas, dit-elle, un soupçon de rire dans la voix. Et oui. Je
me sens incomplète, également. Tu m’as beaucoup manqué.
Le soulagement déferla en lui et il se pencha, l’enveloppant dans ses bras et l’embrassant passionnément. Ils iraient
au bout du mystère ensemble, le résoudraient, et deviendraient des héros. Puis ils se marieraient – peut-être au
printemps. Il voulait la voir sous une pluie de pétales de roses. Et plus tard il y aurait ces enfants aux cheveux blonds
dont avait parlé Jaina.
Ils n’allèrent pas plus loin cette nuit-là, pas ici, entourés qu’ils étaient par les hommes d’Arthas, mais il la rejoignit
sous ses couvertures jusqu’à ce qu’une aube dure comme l’acier ne le chasse vers son propre lit. Avant qu’il ne parte,
cependant, il la prit dans ses bras et la serra fort.
Il dormit alors un peu, sûr du fait que rien, aucune peste, aucun démon, aucun mystère, ne pourrait résister aux
efforts du prince Arthas Menethil, paladin de la Lumière, et de dame Jaina Portvaillant, mage. Ils tiendraient bon
ensemble, quoi qu’il en coûte.
CHAPITRE X

Au milieu de la matinée suivante, ils commencèrent à traverser des fermes dispersées.


— Le village n’est pas très éloigné, dit Arthas, consultant la carte. Aucune de ces fermes n’est mentionnée ici.
— Nenni, dit fermement Falric.
Il y avait dans la façon dont il parlait à son prince un degré de familiarité dû aux nombreuses années depuis lesquelles
ils se connaissaient. Arthas en était venu à apprécier la franchise de l’homme, et Falric avait été le premier sur la liste de
ceux qu’il voulait pour l’accompagner. Falric secouait maintenant sa tête grisonnante en signe de dénégation.
— J’ai grandi dans cette région, sire, et la plupart de ces fermiers sont plutôt indépendants. Ils amènent leurs
produits et leur bétail aux villages, les vendent, et rentrent chez eux.
— De l’animosité ?
— Pas du tout, Votre Altesse. C’est ainsi que cela fonctionne ici.
— Si ce sont là les relations qu’ils entretiennent avec les villages, dit Jaina, il est possible que si quelqu’un tombe
malade, ils ne fassent pas appel à une aide extérieure. Ces gens pourraient être malades.
— La remarque de Jaina est pertinente. Allons voir ce que nous pouvons apprendre de ces fermiers, ordonna Arthas,
sifflant sa monture.
Ils approchèrent doucement, laissant aux fermiers le temps de les remarquer et de se préparer à leur venue. S’ils
étaient des isolationnistes et que la peste avait effectivement semé la désolation en leur sein, les fermiers seraient
méfiants envers un groupe important leur tombant dessus.
Arthas examina le secteur du regard tandis qu’ils approchaient d’une ferme.
— Regardez, dit-il, pointant du doigt. Le portail a été enfoncé et le bétail est parti.
— Ce n’est pas bon signe, marmonna Jaina.
— Et personne n’est sorti nous saluer, dit Falric, ou même nous défier.
Arthas et Jaina échangèrent un regard. Arthas fit signe au groupe de faire halte.
— Salutations à tous ! dit-il d’une voix forte. Je suis Arthas, prince de Lordaeron, et mes hommes et moi ne vous
voulons aucun mal. S’il vous plaît, venez ici nous parler, nous avons des questions concernant votre sécurité.
Silence. Le vent se leva, aplatissant des acres d’herbe qui auraient dû servir de pâturage à des bovins ou des
moutons. Les seuls sons audibles furent le doux soupir de la brise et le grincement de leurs armures tandis qu’ils
remuaient, mal à l’aise.
— Il n’y a personne ici, dit Arthas.
— Ou peut-être sont-ils trop malades pour sortir, répondit Jaina. Arthas, nous devons nous en assurer. Ils pourraient
avoir besoin de notre aide !
Arthas observa ses hommes. Ils ne semblaient pas vraiment impatients d’entrer dans une maison qui pouvait s’avérer
infectée par des victimes de la peste, et à vrai dire il ne l’était pas non plus. Mais Jaina avait raison. C’était son peuple. Il
avait fait vœu de les aider. Et il le ferait, où que le mène cette promesse, quoi qu’il en coûte.
— Allons-y, dit-il, descendant de selle. Derrière lui Jaina en fit de même.
— Non, tu restes là.
Elle fronça ses sourcils dorés.
— Je te l’ai déjà dit, je ne suis pas une petite poupée fragile, Arthas. J’ai été envoyée pour enquêter sur la peste, et
s’il y a effectivement des victimes ici, j’ai besoin de les voir par moi-même.
Il soupira et opina.
— Bien.
Il marcha à grands pas vers la ferme. Ils étaient presque arrivés dans le jardin lorsque le vent changea.
La puanteur était horrible. Jaina se couvrit la bouche et même Arthas lutta contre la nausée. C’était l’odeur
douceâtre et malsaine de l’abattoir, non, pas quelque chose d’aussi frais ; c’était la puanteur de la charogne. L’un de ses
hommes se retourna et vomit. Ce ne fut qu’à force de volonté qu’Arthas ne l’imita pas. L’odeur infecte venait de
l’intérieur de la maison. Ce qui était arrivé à ses habitants était désormais évident.
Jaina se tourna vers lui, pâle mais résolue.
— Je dois examiner…
Des gargouillis horribles en provenance de l’intérieur de la ferme se firent entendre dans l’air chargé de puanteur
morbide, et à leur suite apparurent des choses, se dirigeant vers eux à une vitesse surprenante. Le marteau d’Arthas
commença soudain à briller d’une lumière si vive qu’il dût en plisser les yeux. Il pivota, levant le marteau, et regarda
droit dans les orbites d’un cauchemar ambulant.
Il portait une chemise et une salopette frustes, et était armé d’une fourche. Autrefois, c’était un fermier. Mais ça,
c’était de son vivant. Il était de toute évidence mort à présent, des morceaux de chair grise et verte tombant de son
squelette, ses doigts pourrissant laissant des morceaux visqueux sur le manche de la fourche. Des fluides noirs,
coagulés, suintaient de ses pustules et son rugissement gargouillant cracha des humeurs ichoreuses sur le visage
découvert d’Arthas. Il était si choqué par l’apparition qu’il eut à peine le temps de la frapper de son marteau avant
qu’elle ne le plante de sa fourche. Il leva son arme bénie juste à temps, arrachant l’outil agricole des mains du mort
ambulant et lui fracassant le torse de son marteau éclatant. La chose s’affala et ne se releva pas.
Mais d’autres vinrent prendre sa place. Arthas entendit le woush et les crépitements révélateurs des traits de feu de
Jaina et soudain une nouvelle odeur s’ajouta aux miasmes maladifs celle de la chair brûlée. Tout autour de lui il
entendait le son des armes se heurtant, des hommes hurlant des cris de bataille, le crépitement des flammes. L’un des
cadavres entra dans la maison en trébuchant distraitement, son corps et ses vêtements enflammés. Quelques instants
plus tard, la fumée commença à tournoyer à travers la porte ouverte.
On y était…
— Tout le monde sort, maintenant ! Cria Arthas. Jaina ! Brûle la ferme ! Brûle-la jusqu’aux fondations !
Malgré l’horreur et la panique qui se répandaient parmi ses hommes, tous étaient des soldats entraînés, mais pas
entraînés à ça, ses ordres furent entendus. Les hommes firent demi-tour et coururent hors de la maison. Arthas regarda
Jaina. Sa bouche formait une ligne sombre, ses yeux étaient fixés sur la maison, et le feu crépitait dans ses petites
mains comme si les flammes étaient aussi inoffensives que des fleurs.
Une énorme boule de feu, aussi grosse qu’un homme, explosa dans la maison. Elle s’embrasa et Arthas leva la main
pour se protéger le visage de la vague de chaleur. Plusieurs des corps animés avaient été piégés à l’intérieur. Pendant
un moment, Arthas observa la conflagration, incapable d’en arracher le regard, puis il se força à tourner son attention
vers le massacre de ceux qui n’avaient pas été pris dans le bûcher. Ce fut l’affaire de quelques instants, et puis toutes
les choses furent mortes. Mortes pour de bon cette fois-ci.
Pendant un long moment, tout fut silencieux à l’exception du crépitement des flammes consumant la maison. Dans
un lent soupir, le bâtiment s’effondra. Arthas était heureux de ne pas pouvoir voir les cadavres se transformer en
cendres.
Il prit son souffle et se tourna vers Jaina.
— Qu’est-ce…
Elle avala sa salive. Son visage était noir de suie, à l’exception des sillons tracés par des traînées de sueur.
— On… on les nomme des morts-vivants.
— La Lumière nous garde, marmonna Falric, les yeux exorbités et le visage pâle. Je pensais que des choses comme
celles-ci n’étaient que des histoires pour effrayer les enfants.
— Non, elles sont tout à fait réelles. J’ai juste… je n’en avais encore jamais vu. Je ne m’attendais pas à en voir
aujourd’hui. Le, ah…
Elle prit une profonde inspiration et se calma, reprenant le contrôle de sa voix. Les morts s’attardent parfois, si leur
mort a été traumatisante. C’est ce qui a donné naissance aux histoires de fantômes.
Son comportement apportait un apaisement après l’horreur. Arthas remarqua que ses hommes se tournaient pour
l’écouter, avides de comprendre ce qui venait de leur arriver. Lui-même était plus reconnaissant que jamais de sa
connaissance encyclopédique.
— La… l’animation des cadavres par de puissants individus nécromanciens n’est pas inconnue. Nous en avons vu des
exemples à la fois lors de la Première guerre, quand les orcs furent capables d’animer des restes squelettiques, et lors
de la Seconde, avec l’apparition de ceux qui allaient être connus sous le nom de chevaliers de la mort, poursuivit Jaina,
comme si elle récitait un passage plutôt que d’essayer d’expliquer une horreur que l’esprit pouvait à peine concevoir.
Mais comme je l’ai dit, je n’en avais encore jamais vu auparavant.
— Et bien, ils sont tout à fait morts désormais, dit l’un des hommes.
Arthas lui adressa un sourire encourageant.
— Nous devons en remercier nos épées, la Lumière, et le feu de dame Jaina, leur dit-il.
— Arthas, dit Jaina. As-tu un instant ?
Ils s’éloignèrent un peu tandis que les hommes se nettoyaient un peu et se remettaient de cette rencontre
déconcertante.
— Je pense que je sais ce que tu vas dire, commença Arthas. Tu as été envoyée ici pour voir si la peste était de nature
magique. Et cela y ressemble. De la magie nécromantique.
Jaina opina silencieusement. Arthas regarda ses hommes.
— Nous n’avons même pas encore atteint les villages principaux. J’ai l’impression que nous allons voir d’autres de
ces… morts-vivants.
Jaina grimaça.
— J’ai peur que tu aies raison.
Tandis qu’ils quittaient le regroupement de fermes, Jaina tira les rênes de son cheval et s’arrêta.
— Que regardes-tu ? Arthas se plaça à son côté. Jaina l’indiqua du doigt. Il suivit son regard, voyant un silo isolé à
côté d’une colline.
— Le grenier ?
Elle secoua la tête.
— Non… la terre alentour.
Elle descendit de selle, s’agenouilla et toucha le sol, prenant dans sa paume une poignée de terre sèche et d’herbe
morte. Elle l’examina, touchant un petit insecte, ses six pattes recourbées dans la mort, puis tamisa la terre à travers
ses doigts tandis que le vent léger emportait le sol poudreux et le transportait au loin dans un petit nuage de
poussière.
— C’est comme si la terre autour du grenier était… mourante.
Le regard d’Arthas passa de sa main vers le sol. Elle avait complètement raison, se dit-il. Plusieurs mètres derrière lui,
l’herbe était verte et en bonne santé, le sol vraisemblablement toujours riche et fertile. Mais sous ses pieds et dans la
zone autour du grenier, c’était aussi mort que s’ils étaient au cœur de l’hiver. Non, ce n’était pas une bonne
comparaison, lors de l’hiver la terre dormait. Il y avait toujours de la vie en elle, assoupie, mais prête à être réveillée
quand viendrait le printemps.
Il n’y avait pas de vie ici.
Il observa le grenier, ses yeux verts comme la mer se plissant.
— Qu’est-ce qui peut avoir causé ceci ?
— Je n’en suis pas sûre. Cela me rappelle ce qui est arrivé à la Porte des Ténèbres et aux Terres Foudroyées. Quand le
portail fut ouvert, les énergies démoniaques qui siphonnaient la vie de Draenor se déversèrent sur Azeroth. Et la terre
autour du portail…
— …mourut, finit Arthas. (Une pensée traversa son esprit.) Jaina, le grain lui-même pourrait-il être pestiféré ? Porter
ceci… cette énergie démoniaque ?
Les yeux de Jaina s’écarquillèrent.
— Espérons que non.
Elle désigna les caisses que les hommes sortaient du grenier. Ces caisses portent le sceau régional d’Andorhal, le
centre de distribution des comtés du nord. Si ce grain peut répandre la peste, il n’y aucun moyen de dire combien de
villages ont pu être infestés.
Elle murmura presque ces mots, l’air blême et nauséeuse. Il regarda les mains de Jaina, blanchies de poussière de la
terre stérile. La peur emplit soudain Arthas et il attrapa les mains de Jaina. Fermant les yeux, il murmura une prière.
Une lueur chaude l’emplit, se répandant de ses mains vers celles de Jaina. Jaina l’observa, confuse, puis baissa le regard
vers ses propres mains prises dans celles gantées d’Arthas. Ses yeux s’écarquillèrent d’horreur tandis qu’elle
comprenait seulement maintenant qu’elle avait peut-être été sauvée de justesse.
— Merci, murmura-t-elle.
Il lui offrit un sourire pâle, puis appela ses hommes :
— Des gants ! Tous les hommes portent désormais des gants dans cette zone ! Aucune exception !
Son capitaine l’entendit et opina, répercutant l’ordre. La plupart des hommes étaient en armure complète, et étaient
donc déjà gantés. Arthas secoua la tête, repoussant l’inquiétude qui s’accrochait toujours à lui. Il n’avait pas du tout
senti de maladie chez Jaina.
La Lumière soit louée.
Il porta la main de Jaina à ses lèvres. Jaina, bouleversée, rougit et sourit doucement.
— C’était stupide de ma part. Je n’ai pas réfléchi.
— Tu as de la chance que je l’aie fait.
— Une inversion des rôles, dit-elle avec ironie, lui souriant et l’embrassant pour adoucir la moquerie.
Leur mission était désormais claire, trouver et détruire autant de greniers infectés que possible. Leur tâche fut
simplifiée le jour suivant quand les troupes d’Arthas croisèrent le chemin de deux prêtres quel’doreis. Eux aussi avaient
ressenti l’étrangeté qui commençait à s’insinuer à travers le pays, et étaient venus offrir leurs services de soigneurs. Ils
proposèrent également une aide plus tangible, ils furent capables de diriger Arthas vers un entrepôt à l’extrémité du
village qu’ils approchaient.
— Il y a quelques maisons devant nous, sire, dit Falric.
— Et bien, dans ce cas, dit Arthas, allons…
Un boum soudain le prit complètement par surprise et son cheval se cabra, effrayé.
— Qu’est-ce que…
Il regarda dans la direction d’où venait le son. De petites silhouettes, à peine visibles, mais il n’y avait pas d’erreur
possible concernant le bruit.
— C’est un tir de mortier. Venez !
Il reprit le contrôle de son cheval, tira sur ses rênes et galopa vers le son.
Plusieurs nains levèrent les yeux tandis qu’ils approchaient, aussi surpris de voir Arthas qu’il l’était de les voir. Il
s’arrêta en dérapant.
— Bon sang sur quoi tirez-vous ?
— On fait sauter ces maudits squelettes. Tout l’village en flammes en grouille !
Un frisson parcourut la colonne vertébrale d’Arthas. Il pouvait maintenant les voir, les silhouettes désormais trop
familières des morts-vivants s’approchant de leur démarche traînante typique.
— Feu ! Cria le chef des nains, et plusieurs squelettes furent réduits en esquilles propulsées dans plusieurs
directions.
— Eh bien, je vais avoir besoin de votre aide, dit Arthas. Nous avons un entrepôt à détruire au bout du village.
Le nain se tourna vers lui, ses yeux bruns écarquillés.
— Un entrepôt ? Répéta-t-il incrédule. On est confrontés à des morts qui s’relèvent et tu t’tracasses à propos d’un
entrepôt ?
Arthas n’avait pas de temps à perdre avec ça.
— C’est ce qu’il y a dans l’entrepôt qui tue ces gens, aboya-t-il, désignant les restes des squelettes. Et quand ils
meurent…
Les yeux du nain s’écarquillèrent.
— Oh, j’pige maint’nant. Les gars ! Bougez-vous. On va aider les troupes de c’te gueule d’amour ! Il leva le regard sur
Arthas.
— Au fait, t’es qui ’xactement, gueule d’amour ?
Même au cœur de l’horreur, la nature désinvolte de la question fit sourire Arthas.
— Le prince Arthas Menethil. Et vous êtes ?
Le nain en fut comme deux ronds de flan pendant un court instant, puis se reprit.
— Dargal, à vot’service, Vot’Altesse.
Arthas ne gaspilla pas un souffle de plus en plaisanteries, tentant plutôt de calmer suffisamment sa monture pour se
maintenir au niveau de l’unité désormais en mouvement. Le cheval était un destrier, élevé pour la bataille, et bien qu’il
ne lui ait pas posé le moindre problème tandis qu’il combattait les orcs, il n’aimait clairement pas avoir dans les naseaux
l’odeur des morts. Il ne pouvait l’en blâmer, mais ses caprices le faisaient penser au grand courage d’Invincible et à son
absence absolue de peur. Il chassa cette pensée ; elle le distrayait. Il avait besoin de se concentrer, pas de pleurer une
bête qui était bien plus morte que les cadavres maladroits qui se faisaient réduire en morceaux.
Jaina et ses hommes se mirent en rang derrière lui, allant au contact de ceux qui n’étaient pas tout à fait détruits par
les tirs de mortier et de ceux qui titubaient depuis l’arrière et depuis les flancs. L’énergie l’emplit, coula à travers son
corps, tandis qu’il frappait sans effort avec son marteau. Il était reconnaissant de l’arrivée fort à propos de Dargal. Il y
avait tant de ces choses mortes, il n’était pas certain que ses troupes auraient pu toutes les gérer.
Les unités combinées d’humains et de nains progressèrent lentement mais inexorablement vers le grenier. Les
morts-vivants étaient de plus en plus nombreux tandis qu’ils approchaient, et lorsqu’ils virent les silos indistincts au
loin, leur nombre s’accrut encore. Arthas bondit de sa monture effarouchée et chargea en leur sein, agrippant son
marteau irradiant le pouvoir de la Lumière. Maintenant que le choc et l’horreur initiaux étaient passés, Arthas découvrit
qu’il était encore plus plaisant de massacrer ces monstruosités que de tuer des orcs. Peut-être que les orcs, comme
l’avait dit Jaina, étaient en effet des gens, des individus. Ces choses n’étaient rien de plus que des cadavres, se
secouant comme des marionnettes, activées par quelque marionnettiste nécromant tordu. De même, ils tombaient
comme des marionnettes dont on aurait coupé les fils, et il sourit férocement tandis que deux morts furent renversés
par le même long coup de taille de sa puissante arme.
Ceux-ci étaient morts depuis plus longtemps, semblait-il ; la puanteur qui les entourait n’était pas si vivace, et les
corps étaient presque plus momifiés qu’en décomposition. Plusieurs d’entre eux, comme ceux de la première vague,
n’étaient rien de plus que des squelettes, des morceaux de vêtements ou d’armures artisanales posés sur leurs
silhouettes squelettiques, cliquetant tandis qu’ils couraient au-devant d’Arthas et de ses hommes.
L’odeur âcre de la chair brûlée assaillit ses narines et il sourit, à nouveau reconnaissant de la présence de Jaina,
combattant toujours. Il regarda autour de lui, haletant. Jusqu’à présent il n’avait pas perdu un seul homme, et Jaina,
bien que pâle de fatigue, était saine et sauve.
— Arthas !
La voix de Jaina, claire et forte, perça à travers le vacarme. Arthas se débarrassa de la carcasse qui tentait de le
décapiter avec une faux et pendant la brève pause qui lui fut allouée il la regarda. Elle désignait quelque chose droit
devant, un feu en préparation éclairant déjà ses paumes et dessinant ses doigts.
— Regarde !
Il tourna le regard vers ce qu’elle désignait et ses yeux se plissèrent. Devant eux se trouvait un groupe d’humains,
des humains a priori vivants d’après leur façon de se mouvoir, vêtus de noir. Ils gesticulaient, incantant, ou désignant,
dirigeant manifestement les mouvements des vagues de morts-vivants qui leur étaient désormais lancées dessus.
— Par ici ! Ciblez-les ! cria Arthas.
Les canons pivotèrent et ses hommes chargèrent, traçant leur chemin à travers les morts-vivants, les yeux fixés sur
les vivants en robes noires. On vous tient maintenant, pensa Arthas avec une joie sauvage.
Mais dès qu’ils arrivèrent à portée de tir, les hommes mirent fin à leurs activités. Les morts-vivants qu’ils contrôlaient
s’arrêtèrent soudain, toujours animés, mais privés de contrôle. Ils formaient des cibles faciles pour les tirs de mortier
nain et les hommes d’Arthas, chacun d’entre eux ne nécessitant plus qu’une seule frappe pour être découpé, et ils
furent repoussés. Les magi se rassemblèrent et certains d’entre eux commencèrent à incanter, leurs mains voltigeant,
et Arthas reconnut le spectacle familier de l’espace tourbillonnant qui indiquait qu’ils tentaient de créer un portail.
— Non ! Ne les laissez pas s’échapper ! cria-t-il, faisant claquer son marteau dans la poitrine d’un squelette, le
ramenant en arc de cercle pour le plonger dans la tête d’un zombie indolent.
De la Lumière seule sachant où, les sorciers invoquèrent plus de morts ambulants, des squelettes, des cadavres
pourrissants, et quelque chose d’énorme et de pâle qui avait à n’en pas douter trop de membres. Traversant son torse
blanc véreux, luisant, il arborait des cicatrices aussi larges que la main d’Arthas, ressemblant à l’idée que se ferait un
enfant perturbé d’une poupée de chiffons. Il dominait les autres, des armes affreuses serrées dans ses trois mains, et
fixa Arthas de son unique œil fonctionnel.
Jaina trouva le moyen d’apparaître à ses côtés et cria :
— Par la Lumière, cette créature semble avoir été cousue ensemble à partir de différents cadavres !
— Nous l’étudierons après l’avoir tuée, tu veux bien ? répliqua Arthas, qui chargea.
L’abominable expérience approcha, poussant des cris gutturaux et frappant d’une hache aussi grande qu’Arthas. Il
bondit hors de portée, roulant et retombant sur ses pieds avec légèreté pour charger à revers la monstruosité. Trois de
ses hommes, dont deux avec des armes d’hast, firent de même, et la chose hideuse fut rapidement abattue. Tandis qu’il
se battait férocement, Arthas surveillait les magi du coin de l’œil et les vit faire volte-face, traversant leur portail. Et
puis ils disparurent. Les morts-vivants qu’ils avaient abandonnés là s’arrêtèrent tous dans leur élan, des cadavres sans
contrôle qui furent rapidement détruits.
— Maudits ! cria Arthas.
Une main se posa sur son bras et il la repoussa, ses traits s’adoucissant légèrement quand il vit qu’il s’agissait de celle
de Jaina. Il n’était pas d’humeur à se laisser réconforter ou pour des explications, et il sentait qu’il devait faire quelque
chose, n’importe quoi, pour compenser la disparition des hommes en noir sous ses yeux.
— Détruisez l’entrepôt, maintenant !
— Ouais, vôt’Altesse ! Allez les gars !
Les nains bondirent en avant, aussi impatients que lui d’obtenir une victoire ou une autre. Les canons roulèrent sur
les cadavres et le sol mort, jusqu’à ce qu’ils soient à portée de tir.
— Feu ! cria Dargal.
Les canons rugirent à l’unisson, et Arthas sentit un frisson de plaisir l’envahir lorsque le grenier s’effondra sous
l’assaut.
— Jaina ! Brûle ce qu’il en reste !
Elle levait déjà les mains avant qu’il ne commence à parler ; ils travaillaient bien ensemble, pensa-t-il. Une énorme
boule de feu crépitant surgit de ses mains, et le grenier et son contenu s’embrasèrent immédiatement. Ils attendirent,
surveillant l’entrepôt tandis qu’il brûlait, afin que le feu ne se propage pas. Avec une terre aussi desséchée, un feu
aurait rapidement pu échapper à tout contrôle. Arthas passa une main dans ses cheveux blonds raidis par la sueur. La
chaleur provenant du grenier enflammé était oppressante et il se languissait d’une brise. Il s’éloigna un peu, et
aiguillonna la chose pâle déchue d’une botte de plaque. Son pied s’enfonça dans la chair pourrie et il fronça le nez.
Jaina le suivit. Après examen attentif, il sembla qu’elle avait raison, que la chose avait effectivement été bricolée à
partir de morceaux d’autres corps.
Arthas réprima un frisson.
— Les magi… habillés en noir…
— Je… j’ai bien peur qu’ils soient des nécromants, dit Jaina. Exactement comme nous le soupçonnions plus tôt.
— C’est quoi ?
Dargal était venu derrière eux et observait l’abomination déchue, son visage exprimant le dégoût.
— Des nécromants. Des magi qui ont tâté de la magie noire qui peuvent relever et contrôler les morts. De toute
évidence, eux et ceux qu’ils servent sont derrière cette peste.
Elle tourna un regard bleu assombri vers Arthas.
— L’énergie démoniaque est peut-être impliquée, mais je pense qu’il est clair que nous suivions la mauvaise piste.
— Des nécromants… créant une peste pour avoir plus de matière brute pour leur armée impie, murmura Arthas,
observant les ruines désormais fumantes du grenier. Je les veux. Non… non, je veux leur chef.
Il serra ses poings gantés.
— Je veux le bâtard qui massacre délibérément mon peuple !
Il pensa aux caisses qu’ils avaient vues plus tôt, et au sceau qu’elles arboraient. Il leva les yeux et regarda le long de la
route.
— Et il y a de fortes chances pour que nous le trouvions, lui et les réponses que nous cherchons, à Andorhal.
CHAPITRE XI

Arthas poussait ses hommes à bout et il le savait, mais le temps était une ressource précieuse et il ne pouvait pas la
gaspiller. Il éprouva un sentiment de culpabilité lorsqu’il vit Jaina mâcher de la viande séchée tandis qu’ils
chevauchaient. La Lumière le revigorait quand il faisait appel à elle ; les magi puisaient dans d’autres énergies, et il
savait que Jaina était épuisée après l’immense effort qu’elle avait fourni tantôt. Mais ils n’avaient pas le temps de se
reposer, pas quand des milliers de vies dépendaient de leurs actions.
Il avait été envoyé en mission pour découvrir ce qui se passait et l’arrêter. Le mystère s’éclaircissait progressivement,
mais il commençait à douter qu’il puisse arrêter la peste. Rien n’est jamais aussi simple qu’il y paraît à première vue.
Cependant, Arthas ne baisserait pas les bras. Ne pouvait baisser les bras. Il avait juré de faire ce qu’il fallait pour arrêter
l’épidémie et sauver son peuple, et il le ferait donc.
Ils sentirent la fumée avant de la voir s’élever en volutes dans le ciel, puis atteignirent les portes d’Andorhal. Arthas
espéra que si la ville avait brûlé, alors peut-être le grain aurait-il également été détruit, mais il se sentit aussitôt
coupable d’une telle pensée. Il la refoula en passant à l’action, éperonnant férocement sa monture et chevauchant à
travers les portes, s’attendant à être attaqué à tout instant.
Autour d’eux des bâtiments brûlaient, de la fumée noire piquant leurs yeux et les faisant tousser. Au travers des
larmes qui lui montaient aux yeux, Arthas lança un regard circulaire autour de lui. Il n’y avait pas de villageois, pas plus
qu’il n’y avait de morts-vivants. Qu’est-ce que…
— Je crois que c’est moi que vous cherchez, mes enfants, dit une voix paisible.
Le vent tourna, portant la fumée dans une autre direction, et Arthas put alors distinguer une silhouette en robes
noires se tenant non loin. Arthas se tendit. C’était donc leur chef. Le nécromant souriait désormais, son visage
furtivement entraperçu au sein des ombres projetées par son capuchon, un petit sourire narquois qu’Arthas brûlait
d’effacer de son visage. Derrière lui se tenaient deux de ses familiers morts.
— Vous m’avez trouvé. Je suis Kel’Thuzad.
Jaina hoqueta en reconnaissant ce nom, et sa main vola à sa bouche. Arthas lui lança un regard rapide, puis accorda
de nouveau toute son attention à l’orateur. Il serra fermement son marteau.
— Je suis venu vous porter un avertissement, dit le nécromant. Laissez-nous tranquilles. Votre curiosité vous mènera
à la mort.
— Je savais que cette magie corrompue me semblait familière ! (C’était Jaina, sa voix tremblant d’indignation.) Vous
avez été disgracié, Kel’Thuzad, précisément pour vos expériences dans ce domaine ! Nous vous avions prévenu que cela
mènerait au désastre. Et vous n’avez rien appris !
— Dame Jaina Portvaillant, ronronna Kel’Thuzad. Il semble que la petite apprentie d’Antonidas ait grandi. Et au
contraire, ma chère… comme vous pouvez le voir, j’ai énormément appris.
— J’ai vu les rats sur lesquels vous faisiez des expériences ! cria Jaina. C’était déjà assez malveillant… mais
maintenant vous…
— J’ai approfondi mes recherches et les ai perfectionnées, répondit Kel’Thuzad.
— Êtes-vous responsable de cette peste, nécromant ? cria Arthas. Est-ce que cette peste est votre œuvre ?
Kel’Thuzad se tourna vers lui, ses yeux brillant dans les ombres de son capuchon.
— J’ai ordonné au Culte des Damnés de distribuer ce grain pestiféré. Mais l’honneur ne m’en revient pas
entièrement.
Avant qu’Arthas ne puisse parler, Jaina éclata :
— Que voulez-vous dire ?
— Je sers le seigneur de l’effroi Mal’Ganis. Il commande le Fléau qui nettoiera cette terre et y établira un paradis de
ténèbres éternelles !
À ces mots, un frisson parcourut Arthas malgré la chaleur des feux alentour. Il ne savait pas ce qu’était un seigneur de
l’effroi, mais le sens de Fléau était assez clair.
— Et qu’est-ce que ce Fléau est sensé nettoyer exactement ?
Sous une moustache blanche, la bouche aux lèvres fines se courba à nouveau en un sourire cruel.
— Mais les vivants bien sûr. Ses plans sont déjà en action. Allez le voir à Stratholme si vous avez besoin de plus de
preuves.
Arthas en eut assez des allusions et railleries moqueuses. Il grogna, saisit la poignée de son marteau, et chargea droit
devant.
— Pour la Lumière ! cria-t-il.
Kel’Thuzad ne bougea pas. Il tint position, puis, à la dernière minute, l’air autour de lui se brouilla et il disparut. Les
deux créatures qui s’étaient tenues silencieusement à ses côtés serraient désormais leurs bras autour d’Arthas, tentant
de le plaquer au sol, leur puanteur fétide rivalisant avec l’odeur de la fumée pour l’étouffer. Il se débattit pour se
libérer, frappant la tête de l’une d’entre elles d’un coup puissant, net. Son crâne se fracassa comme un morceau de
verre brun fragile, son cerveau éclaboussant le sol tandis qu’elle s’effondrait. La seconde fut aussi facile à gérer.
— Les greniers ! cria-t-il, courant à son cheval et bondissant dessus. Venez !
Les autres se mirent en selle et ils chargèrent le long de la rue principale du village en flammes. Les greniers se
dressaient devant eux. Ils étaient épargnés par les flammes qui semblaient courir à travers le reste d’Andorhal.
Arthas y mena rapidement son cheval et en sauta à bas, courant vers les bâtiments aussi vite qu’il le pouvait. Il ouvrit
la porte, souhaitant désespérément voir de hautes piles de caisses. L’amertume et la douleur l’emportèrent quand les
seules choses que rencontra son regard furent des salles vides, vides à l’exception de petits morceaux de grains
éparpillés et de cadavres de rats au sol. Il observa, malade, pendant un moment, puis courut vers la suivante, et la
suivante, ouvrant violemment les portes même s’il savait exactement ce qu’il allait trouver derrière.
Elles étaient toutes vides. Et l’étaient probablement depuis un bon moment, si l’on se fiait à la couche de poussière
sur le sol et aux toiles d’araignées dans les coins.
— Les livraisons ont déjà été envoyées, dit-il la voix brisée tandis que Jaina marchait derrière lui. Nous sommes
arrivés trop tard ! Il frappa la porte de bois de son poing ganté et Jaina sursauta.
— Bon sang !
— Arthas, nous avons fait le mieux que nous… Il se tourna furieusement vers elle.
— Je vais le trouver. Je vais trouver ce salaud amateur de morts-vivants et lui arracher les membres un par un ! Il
n’aura qu’à trouver quelqu’un d’autre pour le recoudre ensemble !
Il sortit en trombe, tremblant. Il avait échoué. Il avait eu l’homme sous la main et il avait échoué. Le grain avait été
envoyé, et la Lumière seule savait combien de gens allaient mourir à cause de ça.
À cause de lui.
Non. Il ne laisserait pas cela se produire. Il allait protéger son peuple. Il allait mourir pour le protéger. Arthas serra les
poings.
— Au nord, dit-il aux hommes qui le suivaient, peu accoutumés à la fureur de leur prince, habituellement bon vivant.
— C’est sa prochaine destination. Exterminons-le comme la vermine qu’il est.
Il chevaucha comme un possédé, galopant vers le nord, massacrant d’un air presque distrait les épaves titubantes
d’être humains qui tentaient de l’arrêter. Il n’était plus ému par l’horreur de tout ceci ; son esprit était rempli par la
vision de l’homme la manipulant et la secte répugnante qui la perpétrait. Les morts reposeraient bien assez tôt ; Arthas
devait s’assurer que d’autres vivants ne les rejoindraient pas.
Tout un groupe de morts-vivants surgit soudain. Les têtes pourrissantes se redressèrent comme un seul homme, se
tournant vers Arthas et ses hommes, et ils se jetèrent sur eux. Arthas cria :
— Pour la Lumière !
Éperonnant sa monture, il les chargea, frappant de son marteau et criant de façon incohérente, déchargeant sur ces
cibles parfaites sa colère et sa frustration. Une courte accalmie lui permit de regarder à l’entour.
En lieu sûr, loin du champ de bataille, supervisant sans prendre de risque, se tenait une grande silhouette dans un
manteau noir tourbillonnant. Comme si elle les attendait.
Kel’Thuzad.
— Ici ! cria-t-il. Il est ici !
Jaina et ses hommes le suivirent, Jaina libérant le passage en enchaînant les boules de feu, et ses hommes tranchant
les morts-vivants qui ne tombaient pas sous la salve d’attaques flamboyantes. Arthas sentit la fureur du juste courir
dans ses veines tandis qu’il s’approchait encore et encore du nécromant. Son marteau se levait et retombait,
apparemment sans effort, et il ne vit même pas ceux qu’il frappait. Ses yeux étaient fixés sur l’homme, si l’on pouvait
même appeler ainsi un tel monstre, responsable de tout ceci depuis le début. Coupez la tête, et la bête mourra.
Puis Arthas atteint son objectif. Un mugissement de fureur pure surgit de sa poitrine et il frappa, balayant l’air de son
marteau brillant, frappant Kel’Thuzad aux genoux et l’envoyant à terre. Les autres se pressèrent, les épées coupant et
tranchant, les hommes déchargeant leur amertume et leur indignation sur la source, la cause de tout ce désastre.
Malgré tout son pouvoir et sa magie, il sembla que Kel’Thuzad pouvait cependant mourir comme n’importe quel
homme. Les deux jambes furent fracassées par le coup de taille d’Arthas et tombèrent en formant des angles
anormaux. Ses robes étaient humides de sang, noir brillant sur noir mat, et le rouge ruisselait de sa bouche. Il se soutint
sur ses bras et essaya de parler, crachant sang et dents. Il essaya à nouveau.
— Naïf… Imbécile, parvint-il à dire, avalant sa salive. Ma mort fera peu de différence sur le long terme… désormais…
le Fléau… est sur cette terre.
Ses coudes se tordirent et, fermant les yeux, il tomba.
Le corps entama immédiatement un processus de putréfaction. Une décomposition qui aurait dû prendre des jours
se produisit en l’espace de quelques secondes, la chair pâlissant, ballonnant, éclatant. Les hommes hoquetèrent et
reculèrent, couvrant leurs nez et leurs bouches. Certains d’entre eux se tournèrent et vomirent à cause de la puanteur.
Arthas observa, horrifié et fasciné en même temps, incapable de regarder ailleurs. Des fluides jaillirent du corps, la
chair prenant une consistance crémeuse et devenant noire. La décomposition surnaturelle ralentit et Arthas se tourna,
haletant à la recherche d’air frais.
Jaina était d’une pâleur cadavérique, de grands cercles noirs autour de ses yeux écarquillés, choquée. Arthas
s’approcha d’elle et l’éloigna de l’écœurant spectacle.
— Qu’est-ce qui lui est arrivé ? Demanda-t-il doucement. Jaina déglutit, essayant de se calmer. À nouveau, elle
sembla trouver sa force dans la distanciation.
— On dit que, ah, si des nécromants ne sont pas parfaitement précis dans leurs travaux de magie, hum… s’ils sont
tués, ils sont sujets à…
Sa voix s’estompa et soudainement elle fut une jeune femme, à l’air malade et choqué.
— Ça.
— Viens, dit gentiment Arthas. Allons à Âtreval. Ils ont besoin d’être avertis, s’il n’est pas déjà trop tard.
Ils laissèrent le corps là où il était tombé, ne lui accordant pas un regard de plus. Arthas fit une prière silencieuse à la
Lumière afin qu’ils n’arrivent pas trop tard. Il ignorait ce qu’il ferait s’il échouait à nouveau.
Jaina était épuisée. Elle savait qu’Arthas voulait aller aussi vite que possible, et elle partageait ses inquiétudes. Des vies
étaient en jeu. Donc quand il lui demanda si elle pouvait passer la nuit sans s’arrêter, elle opina.
Ils chevauchaient dur depuis quatre heures quand elle se surprit à glisser à moitié de sa monture. Elle était si lessivée
qu’elle avait perdu conscience pendant quelques secondes. La peur la frappa et elle attrapa éperdument la crinière du
cheval, se tirant sur sa selle et empoignant les rênes d’un coup sec afin d’arrêter le cheval.
Elle resta là, tremblante, les rênes serrées dans les mains, pendant quelques minutes avant qu’Arthas ne remarque
qu’elle avait pris du retard. Elle l’entendit vaguement crier halte. Elle leva le regard sur lui sans mot dire tandis qu’il
galopait vers elle.
— Jaina, qu’est-ce qui ne va pas ?
— Je… Je suis désolée Arthas. Je sais que tu veux aller vite et moi aussi, mais je suis si fatiguée que je suis presque
tombée de selle. Pouvons-nous nous arrêter, juste un peu ?
Malgré la pénombre, elle lut sur le visage d’Arthas la lutte entre l’inquiétude à son sujet et la frustration née de la
situation.
— De combien de temps penses-tu avoir besoin ?
Deux jours, voulut-elle dire, mais ce qu’elle dit à la place fut :
— Juste assez longtemps pour manger quelque chose et nous reposer un peu.
Il opina, levant le bras vers elle et l’aidant à descendre de cheval. Il la porta sur le côté de la route, où il la posa
gentiment. Jaina fureta dans son sac de ses mains tremblantes à la recherche de fromage. Elle s’attendait à ce qu’il aille
parler aux hommes, mais à la place il s’assit à ses côtés. Il irradiait l’impatience comme la chaleur d’un feu.
Elle prit une bouchée de fromage et leva le regard sur lui tandis qu’elle mâchait, analysant son profil à la lueur des
étoiles. L’une des choses qu’elle avait le plus aimée chez Arthas était le fait qu’il fut accessible, humain et émotif. Mais
désormais, même s’il était certainement aux prises avec de puissantes émotions, il semblait distant, comme s’il était à
des milliers de kilomètres de là.
Impulsivement elle tendit la main pour toucher son visage. Il sursauta à son contact, comme s’il avait oublié sa
présence, puis lui sourit légèrement.
— Fini ? Demanda-t-il.
Jaina pensa à l’unique bouchée qu’elle avait mangée.
— Non, dit-elle, Mais… Arthas, je suis inquiète à ton sujet. Je n’aime pas l’impact que tout ceci a sur toi.
— Sur Moi ? Aboya-t-il. Qu’en est-il de l’impact que cela a sur les villageois ? Ils meurent et sont ensuite transformés
en zombies, Jaina. Je dois arrêter ça, je le dois !
— Bien sûr que nous le devons, et je ferai tout ce que je peux pour t’aider ; tu le sais. Mais… je ne t’ai jamais vu haïr
quelque chose à ce point.
Il rit, un petit glapissement sec.
— Tu veux que j’aime les nécromants ? Elle se renfrogna.
— Arthas, ne déforme pas ainsi mes propos. Tu es un paladin. Un serviteur de la Lumière. Tu es autant un guérisseur
qu’un guerrier, mais tout ce que je vois en toi c’est ce désir d’éradiquer l’ennemi.
— Tu commences à parler comme Uther.
Jaina ne répondit pas. Elle était si épuisée qu’il lui était difficile d’organiser ses pensées. Elle prit une autre bouchée
de fromage, se concentrant sur la nourriture tant nécessaire à son corps. Avaler lui était cependant difficile.
— Jaina… Je veux juste que les gens innocents cessent de mourir. C’est tout. Et… je l’admets, je suis énervé de ne
pas y arriver. Mais une fois que ce sera fini, tu verras. Tout ira bien à nouveau. Je te le promets.
Il lui sourit, et pendant un instant elle vit sur son beau visage l’ancien Arthas. Elle lui rendit son sourire dans ce
qu’elle espéra être un geste rassurant.
— As-tu fini maintenant ?
Deux bouchées. Jaina rangea le reste du fromage.
— Oui, j’ai fini. Continuons.
Le ciel passait du noir au gris cendreux de l’aube quand ils entendirent le premier coup de feu. Le cœur d’Arthas se
serra. Il lança son cheval tandis qu’ils traçaient leur chemin vers le nord, suivant la longue route qui coupait à travers les
collines trompeusement agréables. Juste devant les portes d’Âtreval, ils virent plusieurs hommes et nains armés de
fusils, visiblement tous entraînés à les manier. Flottant jusqu’à lui sur une douce brise, mêlée à l’odeur de la poudre
noire, il pouvait sentir l’odeur du pain chaud, incongrue, plaisante et légèrement sucrée.
— Cessez le feu ! cria Arthas tandis que ses troupes arrivaient au galop.
Il tira les rênes si fort que sa monture se cabra de surprise.
— Je suis le prince Arthas ! Que se passe-t-il ? Pourquoi êtes-vous armés ?
Ils abaissèrent leurs fusils, clairement surpris de voir leur prince se tenir droit devant eux.
— Sire, vous ne croirez pas ce qui se passe.
— Essayez voir, dit Arthas.
Arthas ne fut pas surpris d’entendre les premières informations, que les morts s’étaient levés et attaquaient. Il le fut
cependant par les termes de « vaste armée ». Il regarda Jaina. Elle semblait exténuée. La pause qu’ils avaient prise la
nuit dernière n’avait de toute évidence pas suffit pour qu’elle se repose.
— Sire, cria l’un des éclaireurs, accourant, l’armée… elle se dirige par ici !
— Bon sang, murmura Arthas. (Ce petit groupe d’hommes et de nains avait plutôt bien géré l’escarmouche, mais
n’était pas de taille contre toute une armée de ces maudites choses. Il prit une décision.) Jaina, je vais rester ici pour
protéger le village. Va aussi vite que tu le peux et avertis le seigneur Uther de la situation.
— Mais…
— Va Jaina ! Chaque seconde compte !
Elle opina. La Lumière la bénisse, elle et sa pondération. Il lui accorda un sourire de gratitude avant qu’elle ne
s’avance à travers le portail qu’elle avait créé et ne disparaisse.
— Sire, dit Falric, et quelque chose dans le ton de sa voix fit se retourner Arthas. Il vaudrait mieux que… vous jetiez
un œil à ça.
Arthas suivit le regard de l’homme et son cœur se serra. Des caisses vides… portant la marque d’Andorhal…
Espérant sans trop y croire qu’il avait tort, Arthas demanda d’une voix légèrement tremblante :
— Que contenaient ces caisses ?
L’un des hommes d’Âtreval le regarda, perplexe.
— Juste une livraison de grains d’Andorhal. Il n’y a pas besoin de vous inquiéter, monseigneur. Elle a déjà été
distribuée aux villageois. Nous avons du pain en abondance.
C’était ça, cette odeur, ce n’était pas l’odeur typique du pain chaud, elle semblait légèrement viciée, légèrement trop
sucrée… et alors Arthas comprit. Il chancela, du fait de l’énormité de la situation, la véritable portée de son horreur
fondant sur lui. Le grain avait été distribué… et voilà qu’approchait une vaste armée de morts-vivants…
— Oh, non, chuchota-t-il. Ils le regardèrent et il essaya à nouveau de parler, sa voix toujours tremblante.
Pas d’horreur cette fois, mais de fureur.
La peste n’avait jamais eu pour but de simplement tuer son peuple. Non, non, c’était bien plus horrible, bien plus
pervers que cela. Elle était destinée à les transformer en…
Tandis que les pensées se formaient, l’homme qui avait répondu à la question d’Arthas au sujet des caisses se plia en
deux. Plusieurs autres lui emboîtèrent le pas. Une étrange lueur verte entoura leur corps, pulsant et se renforçant. Ils
agrippèrent leur ventre et tombèrent à terre, du sang jaillissant de leurs bouches, saturant leurs chemises. L’un d’entre
eux tendit une main vers lui, implorant des soins. Au lieu de cela, Arthas, en proie à la répulsion, recula d’horreur,
observant l’homme tandis qu’il se tordait de douleur et mourait en quelques secondes.
Qu’avait-il fait ? L’homme avait imploré des soins, mais Arthas n’avait pas même levé le petit doigt. Mais est-ce que
ceci pouvait seulement être soigné, se demanda Arthas tandis qu’il observait le cadavre. Est-ce que la Lumière…
— Lumière miséricordieuse ! cria Falric. Le pain…
Arthas tressaillit à ce cri, sortant de sa transe de culpabilité. Le pain, la base de l’alimentation, sain et nourrissant,
était désormais devenu mortel, et bien pire encore. Arthas ouvrit la bouche pour crier, pour prévenir ses hommes, mais
sa langue était comme de la glaise dans sa bouche.
La peste enchâssée dans le blé agit avant même que le prince choqué ne puisse trouver ses mots.
Les yeux de l’homme mort s’ouvrirent. Il s’assit en vacillant. C’était ainsi que Kel’Thuzad avait créé une armée de
morts-vivants si rapidement.
Un rire dément résonna à ses oreilles, Kel’Thuzad, riant comme un aliéné, triomphant même dans la mort. Arthas se
demanda s’il devenait fou à cause de tout ce à quoi il s’était vu forcé d’assister. Les morts-vivants se dressèrent
péniblement sur leurs pieds, et leurs mouvements le poussèrent à l’acte et libérèrent sa langue.
— Défendez-vous ! cria Arthas, frappant de son marteau avant que l’homme n’ait une chance de se lever.
D’autres furent plus rapides, cependant, se levant sur leurs pieds morts, retournant contre Arthas les armes qui
auraient dû être utilisées pour le protéger. Son seul avantage était la maladresse des morts-vivants avec leurs armes,
et la plupart de leurs tirs le manquèrent largement. Les hommes d’Arthas, pendant ce temps, passèrent à l’attaque, le
regard dur et le visage sinistre, cognant les crânes, décapitant, écrasant ceux qui avaient été des alliés quelques
instants plus tôt.
— Prince Arthas, les forces mortes-vivantes sont arrivées !
Arthas se retourna, son armure éclaboussée d’entrailles, et ses yeux s’écarquillèrent légèrement.
Tellement. Il y en avait tellement, des squelettes qui étaient morts depuis longtemps, des cadavres frais récemment
décédés, d’autres abominations pâles, véreuses déferlant sur eux. Il pouvait sentir la panique l’envahir. Ils en avaient
combattu des poignées, mais pas autant, pas une armée de morts ambulants.
Arthas brandit son marteau. Il brilla d’un esprit ardent.
— Tenez vos positions ! cria-t-il, sa voix débarrassée de toute faiblesse et tremblement ou de toute dureté et colère.
Nous sommes les élus de la Lumière ! Nous ne tomberons pas !
La Lumière baignant son visage déterminé, il chargea.

***

Jaina était plus exténuée qu’elle ne se l’était imaginé. Épuisée après des jours de combats sans repos ou presque, elle
s’effondra après avoir achevé le sort de téléportation. Elle dut avoir perdu conscience pendant un instant, car la
première chose qu’elle vit fut son maître se penchant sur elle, la soulevant depuis le sol.
— Jaina… mon enfant, que se passe-t-il ?
— Uther, parvint à dire Jaina. Arthas… Âtreval… Elle se tendit et agrippa les robes d’Antonidas. Des nécromants…
Kel’Thuzad… levant les morts pour combattre…
Les yeux d’Antonidas s’écarquillèrent. Jaina reprit son souffle et continua.
— Arthas et ses hommes se battent seuls dans Âtreval. Ils ont besoin de renforts immédiatement !
— Je pense qu’Uther est au palais, dit Antonidas. Je vais de ce pas envoyer là-bas plusieurs magi ouvrir des portails
pour autant d’hommes que nécessaire. Tu as bien fait, ma chère. Je suis fier de toi. Maintenant, tu vas te reposer un
peu.
— Non ! cria Jaina.
Elle réussit à se lever, à peine capable de tenir debout, repoussant la fatigue par la seule force de sa volonté, levant
une main tremblante pour tenir Antonidas à distance.
— Je dois être avec lui. Je vais bien. On y va !
Arthas n’avait aucune idée du temps qu’il avait passé à combattre. Il frappait de son marteau presque sans cesse, les
bras tremblants sous l’effort, les poumons brûlants. Ce ne fut que grâce au pouvoir de la Lumière, déferlant à travers
lui comme une force tranquille et tenace, qu’ils se maintinrent, lui et ses hommes, sur pieds. Les morts-vivants
paraissaient affaiblis par son pouvoir, mais cela semblait être leur seule faiblesse. Seule une mort nette, Arthas se
demanda distraitement si l’on pouvait l’appeler cela une « mort » s’ils étaient déjà décédés, les arrêtait sur leur lancée.
Ils continuaient d’affluer. Vague après vague. Ses sujets, son peuple, transformés en ces choses. Il leva ses bras las
pour un autre coup quand surgit à travers le vacarme de la bataille une voix familière :
— Pour Lordaeron ! Pour le roi !
Les hommes se rallièrent au cri exalté d’Uther le Porteur de Lumière, renouvelant leurs attaques. Uther était venu
avec un solide groupe de chevaliers, frais et aguerris. Ils ne se dérobèrent pas devant les morts-vivants, Jaina, qui
malgré son état de fatigue extrême avait également franchi le portail avec Uther et les chevaliers, les avait
apparemment suffisamment informés pour que de précieuses secondes ne soient pas gâchées en abasourdissements.
Les morts-vivants tombaient désormais plus rapidement, et chaque vague était réceptionnée à grand renfort
d’attaques féroces et exaltées de marteaux, d’épées, et de flammes.
Jaina s’affaissa, ses jambes se dérobant sous elle, tandis que le dernier des morts ambulants s’embrasait, trébuchait, et
tombait, mort pour de bon. Elle attrapa une outre et but à grandes gorgées, tremblante, et farfouilla à la recherche de
viande séchée à mâcher. Le combat était fini, pour le moment. Arthas et Uther avaient tous deux retiré leurs heaumes.
La sueur emmêlait leurs cheveux. Elle mâcha la viande et observa Uther tandis qu’il regardait la mer de cadavres et
hochait la tête d’un air satisfait. Arthas observait quelqu’un, les traits dévastés. Jaina suivit son regard et se renfrogna,
ne comprenant pas. Il y avait partout des cadavres, mais Arthas regardait comme stupéfait le corps boursouflé, couvert
de mouches, non pas de l’un de ses soldats, ni même d’un homme, mais d’un cheval.
Uther marcha vers son élève et le gratifia d’une claque sur l’épaule.
— Je suis surpris que tu aies tenu bon si longtemps, mon gars.
Sa voix était chaude de fierté et un sourire ornait ses lèvres.
— Si je n’étais pas arrivé à temps alors… Arthas se fit volte-face.
— Écoute, j’ai fait du mieux que j’ai pu, Uther !
Uther et Jaina furent tous deux surpris du ton dur de sa voix. Il réagissait de manière excessive. Uther ne le blâmait
pas, il le félicitait.
— Si j’avais eu une cohorte de chevaliers à mes côtés, j’aurais…
Les yeux d’Uther s’étrécirent.
— Ce n’est pas le moment de se gorger de fierté ! De ce que Jaina m’a dit, ce que nous avons affronté ici n’est que le
début.
Les yeux verts comme la mer d’Arthas fusillèrent Jaina. Il était encore offusqué de la prétendue insulte et pour la
première fois depuis que Jaina l’eut rencontré, elle se surprit à craindre ce regard incisif.
— Ou peut-être n’as-tu pas remarqué que les rangs des morts-vivants se sont renforcés à chaque fois que l’un de nos
guerriers est tombé au combat ? s’obstina Uther.
— Alors nous devons saper leur commandement ! fit claquer Arthas. Kel’Thuzad m’a dit qui il était et où le trouver.
C’est… quelque chose qu’on appelle un seigneur de l’effroi. Son nom est Mal’Ganis. Et il est à Stratholme. Stratholme,
Uther. L’endroit même où tu es devenu un paladin de la Lumière. Est-ce que cela ne veut rien dire pour toi ?
Uther soupira de fatigue.
— Bien sûr que si, mais…
— Je vais y aller et tuer Mal’Ganis moi-même si nécessaire ! cria Arthas.
Jaina cessa sa mastication et le regarda. Elle ne l’avait encore jamais vu ainsi.
— Tout doux, mon garçon. Aussi brave sois-tu, tu ne peux pas espérer vaincre seul un homme qui commande aux
morts.
— Alors n’hésite pas à me suivre, Uther. J’y vais, avec ou sans toi.
Avant qu’Uther ou Jaina ne puisse émettre la moindre protestation, il bondit en selle, tira sur les rennes de sa
monture, et se dirigea vers le sud.
Jaina se leva, stupéfaite. Il était parti sans Uther… sans ses hommes… sans elle. Uther se dirigea tranquillement vers
elle. Elle secoua sa tête blonde.
— Il se sent personnellement responsable de toutes ces morts, dit-elle doucement au paladin vétéran. Il pense qu’il
aurait dû être capable d’empêcher tout ceci. (Elle leva les yeux sur Uther.) Pas même les magi de Dalaran, ceux qui ont
averti Kel’Thuzad il y a quelques années, ne soupçonnaient ce qui se passait. Arthas ne pouvait pas savoir.
— Il ressent le poids de la couronne pour la première fois, dit doucement Uther. Il ne l’avait encore jamais senti. Cela
en fait partie, ma dame, partie de l’apprentissage menant à un règne sage et efficace. J’ai vu Terenas lutter contre les
mêmes démons, quand j’étais un jeune homme. Tous deux sont des hommes bons, tous deux veulent ce dont leur
peuple a besoin. Le protéger et le rendre heureux.
Son regard était perdu dans le vague tandis qu’il observait Arthas disparaître au loin.
— Mais parfois la seule décision à prendre est celle du moindre mal. Parfois il n’y a pas de moyen de tout corriger.
Arthas est en train de l’apprendre.
— Je pense que je comprends mais… je ne peux pas le laisser foncer seul.
— Non, non, dès que les hommes seront prêts pour une longue marche, nous suivrons sa piste. Vous devriez vous
reposer également.
Jaina secoua la tête.
— Non. Il ne devrait pas rester seul.
— Dame Portvaillant, si je puis me permettre, dit lentement Uther. Cela peut lui faire du bien de se vider l’esprit.
Suivez le si vous le devez, mais donnez-lui un peu de temps pour réfléchir.
Ce qu’il voulait dire était évident. Cela ne lui faisait pas plaisir, mais elle était d’accord avec lui. Arthas était égaré. Il
était en colère, se sentait impuissant et n’était pas en état d’être raisonné. Et c’était précisément pour ces raisons
qu’elle ne pouvait pas le laisser complètement seul.
— Bien, dit-elle.
Elle se mit en selle et murmura une incantation. Elle vit le sourire d’Uther quand il comprit soudain qu’il ne pouvait
plus la voir.
— Je vais le suivre. Venez aussitôt que vos hommes seront prêts.
Elle ne le suivrait pas de trop près. Elle était invisible, mais pas silencieuse. Jaina pressa des genoux son cheval, qui
partit d’un petit galop lui permettant de rattraper le radieux prince de Lordaeron broyant du noir.
Arthas éperonnait durement son cheval, furieux qu’il n’aille pas plus vite, furieux qu’il ne s’agisse pas d’Invincible,
furieux de ne pas avoir compris ce qui se passait à temps pour l’arrêter. C’était presque accablant. Son père avait eu à
gérer les orcs, des créatures d’un autre monde, se déversant dans le leur, brutaux, violents et prompts à la conquête.
Cela semblait désormais un jeu d’enfant à Arthas. Comment son père et l’Alliance auraient-ils réussi face à cet ennemi-
là, une peste qui ne se contente pas de tuer les gens, mais qui dans un coup de théâtre malsain, que seul un esprit
dérangé pourrait trouver amusant, animait également leurs cadavres pour combattre leurs propres amis et familles ?
Est-ce que Terenas aurait fait mieux ? Un instant Arthas pensa qu’il l’aurait fait, que Terenas aurait compris l’énigme à
temps pour l’arrêter, pour sauver les innocents et juste après il trouva logique que personne n’aurait pu le faire.
Terenas aurait été aussi désarmé que lui face à cette horreur.
Il était si absorbé par ses pensées qu’il ne vit pas immédiatement l’homme qui se tenait sur la route, et ce fut d’un
violent coup sec, surpris, qu’il tira juste à temps sa monture sur le côté de la route.
Dépité, inquiet, et furieux de se voir imposer ces sentiments, Arthas aboya :
— Idiot ! Que fais-tu ! J’aurais pu t’écraser !
L’homme ne ressemblait à rien de ce qu’Arthas avait déjà vu, et pourtant son apparence lui parut familière. Grand, les
épaules larges, il portait un manteau qui semblait entièrement fait de plumes noires brillantes. Ses traits étaient cachés
dans l’ombre de son capuchon, mais ses yeux étaient brillants tandis qu’il observait Arthas. Une barbe marbrée de gris
s’ouvrit, révélant dans un sourire des dents blanches.
— Vous ne m’auriez pas blessé, et j’avais besoin d’attirer votre attention, dit-il, la voix profonde et douce. J’ai parlé à
votre père, jeune homme. Il ne m’a pas écouté. Et maintenant je viens à vous.
Il s’inclina, et Arthas se renfrogna. On aurait dit qu’il se moquait de lui.
— Nous devons parler.
Arthas renifla. Maintenant il sut pourquoi ce mystérieux étranger, habillé de façon théâtrale, lui semblait si familier.
C’était une sorte de mystique… un soi-disant prophète, avait dit Terenas ; capable de se transformer en oiseau. Il avait
eu le culot de venir droit dans la salle du trône de Terenas, avec pour tout discours des élucubrations au sujet d’une
prétendue apocalypse.
— Je n’ai pas de temps pour ça, gronda Arthas, rassemblant les rênes de son cheval.
— Écoute-moi, mon garçon.
Il n’y avait plus de moquerie dans la voix de l’étranger. Sa voix claqua comme un fouet et malgré lui Arthas écouta.
— Cette terre est perdue ! Les ténèbres sont déjà descendues, et rien de ce que tu pourrais faire ne les en
détournera. Si tu souhaites réellement sauver ton peuple, mène-les à travers la mer… vers l’ouest.
Arthas en rit presque. Son père avait raison, c’était un fou.
— Fuir ? Ma place est ici, et la seule ligne de conduite qui s’impose à moi est de défendre mon peuple ! Je ne les
abandonnerai pas à cette existence horrible. Je trouverai celui qui est derrière ceci et le détruirai. Tu es un imbécile si
tu t’imagines autre chose.
— Un imbécile, n’est-ce pas ? Je suppose que je le suis, d’avoir pensé que le fils serait plus sage que le père.
Ses yeux brillants se teintèrent d’inquiétude.
— Ton choix est déjà fait. Tu ne pourras pas être influencé par quelqu’un qui voit plus loin que toi.
— Je n’ai que ta parole au sujet de la portée ta vision. Mais je sais ce que moi, je vois, et ce que j’ai vu, et c’est que
mon peuple a besoin de moi ici !
Le prophète souriait maintenant avec tristesse.
— Nous ne voyons pas seulement avec nos yeux, prince Arthas. Nous voyons aussi avec notre sagesse et notre cœur.
Je vais te faire une dernière prédiction. Rappelle-toi simplement que plus tu t’efforceras de massacrer tes ennemis,
plus vite tu leur livreras ton peuple.
Arthas ouvrit la bouche pour répliquer avec fureur, mais à cet instant la forme de l’étranger changea. Le manteau
sembla se refermer sur lui comme une seconde peau. Des ailes, d’un noir de jais lustré, surgirent de son corps tandis
qu’il rapetissait jusqu’à atteindre la taille d’un corbeau commun. Dans un dernier croassement sec et frustré, l’homme
devenu oiseau bondit, s’envola, forma un cercle au-dessus d’Arthas, puis partit. Arthas le regarda s’en aller, vaguement
troublé. L’homme avait eu l’air… si sûr de lui…
— Je suis désolée de m’être cachée, Arthas.
La voix de Jaina sortit de nulle part. Surpris, Arthas chercha brusquement des yeux autour de lui, essayant de la
trouver. Elle se matérialisa en face de lui, l’air contrit.
— Je voulais juste…
— Je ne veux pas le savoir !
Il la vit sursauter de surprise, vit ses yeux bleus s’agrandir, et regretta instantanément d’avoir été sec envers elle.
Mais elle n’aurait pas dû s’approcher de lui comme ça, en catimini, et l’espionner ainsi.
— Il est également venu voir Antonidas, dit-elle après un court instant, continuant opiniâtrement et malgré la
réprimande ce qu’elle avait prévu de dire. Je… je dois dire que j’ai senti un formidable pouvoir en lui, Arthas.
Elle s’approcha plus près de lui, l’observant.
— Cette pestilence de non-mort, on n’avait jamais rien vu de semblable dans l’histoire du monde. Ce n’est pas
simplement une autre bataille, ou une autre guerre, c’est quelque chose de plus grave et de plus sombre que cela. Et il
est fort probable que tu ne pourras pas utiliser les mêmes tactiques pour remporter la bataille. Peut-être a-t-il raison.
Peut-être peut-il voir des choses qui nous sont cachées, peut-être connaît-il l’avenir.
Il se détourna d’elle, grinçant des dents.
— Peut-être. Ou peut-être est-il un allié de ce Mal’Ganis. Ou peut-être est-il simplement quelque ermite dérangé.
Rien de ce qu’il pourra dire ne me fera abandonner ma patrie, Jaina. Je me moque de savoir si un fou a vu le futur.
Allons-y.
Ils chevauchèrent silencieusement pendant un moment. Puis Jaina dit doucement :
— Uther suivra. Il avait juste besoin de plus de temps pour préparer les hommes.
Arthas regarda droit devant lui, toujours en colère. Jaina essaya à nouveau.
— Arthas, tu ne devrais pas…
— Je suis fatigué des gens qui me disent ce que je devrais ou ne devrais pas faire !
Les mots jaillirent, l’étonnant tout autant que Jaina.
— Ce qui se passe ici est plus qu’horrible, Jaina. Je ne peux même pas trouver les mots pour le décrire. Et je fais tout
ce qu’il m’est possible de faire. Si tu ne soutiens pas mes décisions alors peut-être n’as-tu pas ta place ici.
Il braqua son regard sur elle, ses traits s’adoucissant.
— Tu as l’air si fatiguée, Jaina. Peut-être… peut-être devrais-tu faire demi-tour.
Elle secoua la tête, regardant droit devant, ne croisant pas son regard.
— Tu as besoin de moi ici. Je peux t’aider.
La colère l’abandonna, et il lui prit la main, fermant doucement ses doigts cerclés de métal autour de ceux de Jaina.
— Je n’aurais pas dû te parler comme ça et j’en suis désolé. Je suis content que tu sois ici. Je suis toujours content de
ta présence.
Il s’inclina et lui embrassa la main. Le rose vint aux joues de Jaina et elle lui sourit, son front se déridant.
— Mon cher Arthas, dit-elle doucement. Il lui serra la main puis la lâcha.
Ils chevauchèrent à bride abattue le reste de la journée, parlant peu, et s’arrêtèrent pour monter le camp dès que le
soleil déclina. Ils étaient tous deux trop épuisés pour chasser de la viande fraîche, aussi prirent-ils un simple repas de
viande séchée, de pommes, et de pain. Arthas fixa la miche dans sa main. Sortie des fours du palais, cuite avec du blé
produit localement, pas à Andorhal. Il fut salutairement bourratif, nourrissant et délicieux, sentant bon la levure et
n’ayant pas cette écœurante odeur sucrée. Une nourriture simple, basique, une nourriture que n’importe qui, que tous,
devraient pouvoir manger sans peur.
Sa gorge se serra soudain et il reposa le pain, incapable d’en manger une bouchée de plus. Il prit sa tête dans ses
mains. L’espace d’un instant il se sentit écrasé, comme si une marée de désespoir et d’impuissance déferlait sur lui. Puis
Jaina fut là, agenouillée derrière lui, posant sa tête sur l’épaule d’Arthas tandis qu’il luttait pour se calmer. Elle ne dit
rien ; elle n’en avait pas besoin, sa simple présence encourageante était tout ce dont il avait besoin. Puis dans un
profond soupir il se tourna vers elle et la prit dans ses bras.
Elle répondit à son étreinte, l’embrassant passionnément, ayant besoin de réconfort et de soutien de sa part, tout
comme lui. Arthas passa les mains dans les cheveux dorés et soyeux de Jaina, respirant son parfum. Et pendant
quelques brèves heures cette nuit-là, ils s’autorisèrent à se perdre l’un dans l’autre, repoussant les pensées de mort,
d’horreur, de grain pestiféré, de prophètes et de choix, leur tendre monde réduit à leurs deux personnes.
CHAPITRE XII

Encore dans un demi-sommeil, Jaina tendit la main vers Arthas. Elle ne le trouva pas. Clignant des yeux, elle s’assit. Il
était déjà levé et habillé, leur cuisinant un porridge. Il sourit quand il la vit, mais son sourire ne s’étendit pas à ses yeux.
Jaina lui rendit timidement son sourire et prit sa robe, l’enfila, et coiffa ses cheveux avec ses doigts.
— J’ai compris quelque chose, dit Arthas sans préambule. La nuit dernière je n’ai pas voulu en parler. Mais tu dois
savoir.
Sa voix était morne et Jaina sentit trembler quelque chose en elle. Au moins il ne criait pas, comme il l’avait fait hier
mais d’une certaine façon, c’était pire. Il versa une louche de céréales fumantes dans un bol et le lui apporta. Un
automatisme lui fit porter une cuillerée à la bouche tandis qu’il continuait de parler.
— Cette peste, les morts-vivants… Il prit une profonde inspiration.
— Nous savions que ce grain était pestiféré. Nous savions qu’il tuait des gens. Mais c’est pire que ça, Jaina. Il ne se
contente pas de les tuer.
Les mots semblèrent se bloquer dans sa gorge. Jaina resta assise là pendant un instant, tandis que la compréhension
se faisait jour en elle. Elle crut qu’elle allait vomir les céréales qu’elle venait de manger. Elle avait l’impression de
manquer d’air.
— Il… les transforme, en quelque sorte. Il les transforme en morts-vivants… n’est-ce pas ? S’il te plaît dis-moi que je
me trompe, Arthas.
Il ne le fit pas. Au lieu de quoi il opina de sa tête dorée.
— C’est pourquoi il y en a eu autant si rapidement. Le grain avait atteint Âtreval il y a peu de temps, mais assez
longtemps pour être moulu en farine et cuit en pain.
Jaina le fixa. Les implications de tout cela, elle ne pouvait pas même les concevoir
— C’est pour ça je me suis précipité hier. Je savais que je ne pouvais vaincre Mal’Ganis seul, mais, Jaina, je ne pouvais
pas simplement m’asseoir et réparer mon armure et installer le camp, tu comprends ?
Elle hocha la tête silencieusement. Elle comprenait maintenant.
— Et ce prophète, je me moque de savoir à quel point tu le penses puissant. Je ne peux tout simplement pas partir et
laisser tout Lordaeron se transformer en ce… ce… Mal’Ganis, quoi qu’il soit, qui qu’il soit, doit être arrêté. Nous devons
trouver chaque caisse restante de ce blé pestiféré et la détruire.
Délivrer ces informations choquantes troublait Arthas et il se mit sur pieds, faisant les cent pas.
— Bon sang où est Uther ? Dit-il. Il a eu toute la nuit pour chevaucher jusqu’ici.
Jaina reposa ses céréales à peine entamées, se leva, et finit de s’habiller. Son esprit vagabondait à une vitesse folle,
essayant d’appréhender la situation dans son ensemble et objectivement, essayant de réfléchir à une façon de lutter.
Sans un mot ils levèrent le camp et se dirigèrent vers Stratholme.
Le gris cendré de l’aube allait en s’assombrissant tandis que les nuages occultaient le soleil. La pluie commença à
tomber, glacée et cinglante. Arthas comme Jaina relevèrent leurs capuches, sans grand effet, et Jaina se retrouva
grelottante bien avant d’atteindre les portes de la grande cité. À l’instant même où ils tiraient sur les rênes pour
s’arrêter, Jaina entendit des bruits derrière elle et se retourna pour voir Uther et ses hommes arriver le long de la route
poussiéreuse qui était désormais presque entièrement embourbée. Entre temps, Arthas s’était de nouveau mis dans
tous ses états, et il se tourna vers Uther en arborant un sourire amer.
— Content que tu aies pu venir, Uther, aboya-t-il.
Uther était un homme patient, mais il perdait progressivement de sa modération. Arthas et Jaina n’étaient pas les
seuls sous pression.
— Prends garde à la façon dont tu t’adresses à moi, mon garçon. Tu es peut-être le prince, mais je suis encore ton
supérieur en tant que paladin !
— Comme si je pouvais l’oublier, rétorqua Arthas.
Il grimpa rapidement sur une hauteur, afin de pouvoir observer par-dessus les remparts, dans la ville. Il ne savait pas
ce qu’il cherchait. Des signes de vie, ou de normalité, peut-être. Des signes qu’ils étaient arrivés à temps. Tout ce qui
pouvait lui donner l’espoir qu’il puisse toujours faire quelque chose.
— Écoute, Uther, il y a quelque chose à propos de la peste que tu dois savoir. Le blé…
Le vent tourna tandis qu’il parlait, et l’odeur qui arriva à ses narines n’était pas déplaisante. Néanmoins, Arthas se
sentit comme si on l’avait frappé dans l’estomac. L’odeur, l’étrange, l’unique odeur du pain cuit avec le blé souillé,
reconnaissable entre toutes dans l’air pluvieux.
Par la Lumière, non. Déjà moulu, déjà cuit, déjà…
Toute vie quitta le visage d’Arthas. Ses yeux s’écarquillèrent, se figeant de compréhension horrifiée.
— Nous sommes arrivés trop tard. Bon sang nous sommes arrivés trop tard ! Le blé… ces gens…
Il essaya à nouveau.
— Ces gens ont été contaminés.
— Arthas… murmura Jaina.
— Ils ont l’air en bonne santé pour l’instant, mais ce n’est qu’une question de temps avant qu’ils ne se transforment
en morts-vivants !
— Quoi ? cria Uther. Mon garçon, es-tu devenu fou ?
— Non, dit Jaina. Il a raison. S’ils ont mangé ce blé, ils sont contaminés et s’ils sont contaminés… ils se
transformeront.
Elle réfléchissait rageusement. Ils devaient pouvoir y faire quelque chose. Antonidas lui avait dit un jour que toute
chose d’origine magique pouvait être combattue par la magie. Si seulement ils avaient un peu de temps pour réfléchir,
s’ils avaient pu se calmer et réagir avec logique et non sous le coup de l’émotion, peut-être qu’un remède pourrait…
— La cité entière doit être purgée.
La déclaration d’Arthas était crue et brutale. Jaina vacilla. Il ne pouvait pas réellement penser cela.
— Comment peux-tu seulement l’envisager ? hurla Uther, marchant vers son ancien élève. Il doit y avoir une autre
façon. Ce n’est pas d’une récolte de pommes pourries que tu parles, il s’agit d’une ville pleine d’êtres humains !
— Bon sang, Uther ! Nous devons le faire !
Arthas approcha son visage à quelques centimètres de celui d’Uther, et pendant un instant effroyable Jaina fut
convaincue qu’ils allaient tirer leurs armes l’un contre l’autre.
— Arthas, non ! Nous ne pouvons pas faire ça !
Les mots sortirent avant qu’elle ne puisse les arrêter. Il se tourna vers elle, ses yeux couleur de mer désormais pleins
de colère, de douleur et de désespoir. Elle comprit immédiatement qu’il pensait vraiment qu’il s’agissait de la seule
option, que le seul moyen de préserver d’autres vies indemnes était de sacrifier les maudits, ceux qui ne pouvaient plus
être sauvés. Son visage s’adoucit légèrement tandis qu’elle réfléchissait à toute hâte, tentant de prononcer les mots
justes avant qu’il ne puisse l’interrompre.
— Écoute-moi. Nous ne savons pas combien de personnes sont contaminées. Certains d’entre eux peuvent ne pas
avoir mangé de blé du tout, d’autres peuvent ne pas avoir absorbé de dose létale. Nous ne savons même pas quelle est
la dose létale. Nous en savons si peu, nous ne pouvons pas les massacrer comme des animaux, motivés par notre seule
peur !
C’était la mauvaise chose à dire, et elle vit le visage d’Arthas approcher du sien.
— J’essaie de protéger les innocents, Jaina. C’est ce que j’ai juré de faire.
— Ils sont innocents… ce sont des victimes ! Ils n’ont rien demandé ! Arthas, il y a des enfants là-dedans. Nous ne
savons pas si cela les affecte. Il y a trop d’inconnues pour une solution… une solution aussi drastique.
— Et ceux qui sont contaminés ? Demanda-t-il d’un calme soudain, effrayant. Ils vont tuer ces enfants, Jaina. Ils vont
tenter de nous tuer… et se répandre à partir d’ici et continuer à tuer. Ils vont mourir quand même, et quand ils se
relèveront, ils feront des choses qu’ils n’auraient jamais, jamais voulu faire de leur vivant. Que préférerais-tu, Jaina ?
Elle ne s’était pas attendue à ça. Son regard passa d’Arthas à Uther, puis revint sur lui.
— Je… je ne sais pas.
— Si, tu le sais.
Il avait raison, et la mort dans l’âme, elle le savait.
— Ne préférerais-tu pas mourir maintenant plutôt que mourir de cette peste ? Avoir une mort propre en tant qu’être
humain doté de raison plutôt qu’être réanimée comme une morte-vivante et attaquer tous ceux que tu as aimés durant
ta vie ?
Le visage de Jaina n’était plus qu’un masque de douleur.
— Je… ce serait mon choix personnel, oui. Mais nous ne pouvons faire ce choix à leur place. Ne le vois-tu pas ?
Il secoua la tête.
— Non, je ne suis pas d’accord. Nous devons purger cette ville avant que l’un de ces monstres ait une chance de
s’échapper et de répandre l’épidémie. Avant que l’un d’entre eux ne se transforme. C’est une bonne action et c’est la
seule solution pour arrêter cette peste ici, maintenant, sur sa lancée. Et c’est exactement ce que je compte faire.
Des larmes d’angoisse brûlèrent les yeux de Jaina.
— Arthas, donne-moi un peu de temps. Juste un jour ou deux. Je peux me téléporter chez Antonidas et nous
pouvons organiser une réunion de crise. Peut-être pouvons-nous trouver une autre façon de…
— Nous n’avons pas un jour ou deux ! éructa Arthas. Jaina, cela affecte les gens en quelques heures. Peut-être même
en quelques minutes seulement. Je… je l’ai vu à Âtreval. Il n’y a pas de temps pour des tergiversations ou des
discussions. Nous devons agir. Maintenant. Où ce sera trop tard.
Il se tourna vers Uther, délaissant Jaina.
— En tant que ton futur roi, je t’ordonne d’épurer cette cité.
— Tu n’es pas encore mon roi, mon garçon ! Et je n’obéirais pas plus à cet ordre si tu l’étais !
Le silence qui suivit était emprunt de tension.
Arthas… mon amour, mon meilleur ami… s’il te plaît ne fais pas ça.
— Alors je dois considérer ton refus d’obéir comme un acte de trahison.
La voix d’Arthas était froide, tranchante. S’il l’avait frappée en plein visage, Jaina n’aurait pas été plus choquée.
— Trahison ? bafouilla Uther. As-tu perdu l’esprit, Arthas ?
— C’est ce que tu crois ? Seigneur Uther, par mon droit de succession et la souveraineté de ma couronne, je vous
relève de votre commandement et relève de leur service vos paladins.
— Arthas ! glapit Jaina, recouvrant ses moyens sous le choc. Tu ne peux pas simplement…
Il se tourna furieusement vers elle et cracha :
— C’est fait !
Elle le fixa. Il se tourna pour regarder ses hommes, qui étaient restés silencieux et méfiants pendant la dispute de
leurs supérieurs.
— Ceux d’entre vous désireux de sauver ce pays, suivez-moi ! Les autres… hors de ma vue !
Jaina se sentit mal, prise de vertige. Il allait vraiment le faire. Il allait marcher sur Stratholme et abattre chaque
homme, femme et enfant vivant entre ses murs. Elle vacilla et serra les rênes de son cheval. Il baissa la tête et hennit en
sa direction, soufflant un air chaud de son doux museau sur sa joue. Elle envia furieusement son ignorance.
Elle se demande si Uther allait attaquer son ancien élève. Mais il avait fait le serment de servir son prince, même s’il
avait été relevé de son commandement. Elle vit les muscles de son cou se tendre comme des cordes, elle pouvait
presque l’entendre grincer des dents. Mais il n’attaqua pas son suzerain.
La loyauté, cependant, ne retint pas sa langue.
— Tu viens de franchir une terrible limite, Arthas.
Arthas le dévisagea un instant, puis haussa les épaules. Il se tourna vers Jaina, cherchant son regard, et pendant un
instant… juste un instant… il fut lui-même : sincère, jeune, légèrement effrayé.
— Jaina ?
Ce simple mot signifiait bien plus. C’était à la fois une question et une supplique. Tandis qu’elle le fixait, immobile
comme la souris face au serpent, il lui tendit une main gantée. Elle la regarda pendant un instant, pensant à toutes les
fois où cette main avait chaleureusement serré les siennes, l’avait caressée, avait été imposée sur les blessés et avait
brillé d’une lueur apaisante.
Elle ne pouvait pas prendre cette main.
— Je suis désolée, Arthas. Je ne peux pas te regarder faire ça.
Il n’avait plus de masque sur son visage désormais, plus de froideur miséricordieuse pour cacher sa douleur. Il
rayonnait d’incrédulité choquée. Elle ne put plus supporter de le voir ainsi. Ravalant un sanglot, les yeux emplis de
larmes, Jaina se détourna pour voir Uther la regarder avec compassion et approbation. Celui-ci lui tendit la main pour
l’aider à se remettre en selle et elle fut reconnaissante de sa fermeté et de sa sérénité. Jaina tremblait de tout son
être, et s’accrocha à son cheval tandis qu’Uther se mettait en selle et, tenant les rênes du cheval de Jaina, les mena
tous deux loin de la plus grande horreur à laquelle ils furent confrontés au cours de cette terrible épreuve.
— Jaina ?
La voix d’Arthas la suivit.
Elle ferma les yeux, des larmes tombant de ses paupières fermées.
— Je suis désolée, chuchota-t-elle à nouveau. Je suis désolée.
— Jaina ?… Jaina !
Elle lui avait tourné le dos.
Il ne pouvait pas y croire. Pendant un long moment il avait simplement fixé, ébahi, sa silhouette battant en retraite.
Comment pouvait-elle l’abandonner ainsi ? Elle le connaissait. Elle le connaissait mieux que quiconque au monde, peut-
être mieux qu’il ne se connaissait lui-même. Elle l’avait toujours compris. Il se remémora soudain la nuit durant laquelle
ils étaient devenus amants, baignés d’abord par la lueur orangée de l’homme d’osier, puis plus tard par le froid clair de
lune bleuté. Il l’avait tenue contre lui, suppliant.
Ne me rejette pas, Jaina. Ne me rejette jamais. S’il te plaît. Je ne le ferai jamais, Arthas. Jamais.
Oh oui, des mots importants, chuchotés dans un moment important, mais maintenant, maintenant que cela comptait
vraiment, c’était exactement ce qu’elle avait fait, le rejeter et le trahir. Bon sang, elle était même d’accord sur le fait
que s’il s’était agi d’elle, elle aurait voulu être tuée sur le champ avant que la peste ne vienne et ne la déforme en une
profanation de tout ce qui est bon, vrai et naturel. Elle l’avait laissé, seul. L’eût-elle poignardé dans les tripes qu’il
n’aurait pas eu plus mal.
Une pensée lui vint, brève, claire et acérée : Et si elle avait raison ?
Non. Non, cela ne se pouvait. Parce que si elle avait raison, alors il était sur le point de devenir un boucher, et il savait
qu’il n’en était pas un. Il le savait.
Il sortit de cet hébétement horrifié, humectant ses lèvres soudain desséchées, et prit une profonde inspiration.
Quelques-uns des hommes étaient partis avec Uther. Beaucoup d’entre eux. Trop, à vrai dire. Pouvait-il seulement
prendre cette ville avec si peu d’appui ?
— Sire, si je puis me permettre, dit Falric, Je… eh bien… je préférerais être découpé en mille morceaux que de me
transformer en l’un de ces morts-vivants.
Il y eut des murmures d’approbation et le cœur d’Arthas se serra. Il saisit son marteau.
— Il n’y a pas de plaisir dans ce que nous faisons ici, dit-il, seulement une sinistre nécessité. Celle d’arrêter la peste, ici
et maintenant, avec le moins de pertes possibles. Ceux qui se trouvent entre ces murs sont déjà morts. Nous le savons,
même si eux ne le savent pas, et nous devons les tuer rapidement et proprement avant que la peste ne s’en charge.
Il les regarda un par un, ces hommes qui n’avaient pas esquivé leur devoir.
— Ils doivent être tués, et leurs maisons rasées, afin que leurs logements ne deviennent pas un refuge pour ceux
pour lesquels nous ne pouvons plus rien faire.
Les hommes hochèrent la tête, montrant leur compréhension, serrant leurs armes.
— Ce n’est pas une grande et glorieuse bataille. Cela va être horrible et douloureux, et je regrette de tout mon cœur
la nécessité de tout ceci. Mais je sais de tout mon cœur que nous devons le faire.
Il leva son marteau.
— Pour la Lumière ! cria-t-il, et en réponse ses hommes rugirent et levèrent leurs armes.
Il fit face à la porte, prit une profonde inspiration, et chargea.
Ceux qui s’étaient relevés étaient des cibles faciles. Ils étaient l’ennemi ; n’étaient plus humains, mais d’infâmes
caricatures de ce qu’ils avaient été de leur vivant, et écraser leur crâne ou couper leur tête n’était pas une épreuve plus
difficile que d’abattre une bête enragée. Les autres…
Ils levèrent les yeux sur les hommes armés, sur leur prince, d’abord de confusion puis de terreur. Au début, les gens
ne pensèrent même pas à se saisir d’une arme ; ils connaissaient les tabards, savaient que les hommes qui étaient venus
les tuer étaient censés les protéger. Ils ne comprenaient pas pourquoi ils mourraient. La douleur serra le cœur d’Arthas
dès le premier mort… un jeune homme, à peine sorti de la puberté, qui le fixait avec incompréhension de ses yeux
bruns et prononça les mots « Mon seigneur, pourquoi est-ce… » avant qu’Arthas ne crie, de souffrance plus que par
volonté martiale, et enfonce la cage thoracique du jeune homme avec un marteau dont il se rendit compte d’un air
absent, qu’il ne rayonnait plus de Lumière. Peut-être que la Lumière, elle aussi, contestait l’affreuse nécessité de ses
actes. Un sanglot le déchira et il le ravala, l’étouffa, puis se tourna vers la mère du garçon.
Il pensait que ce serait plus facile. Cela ne le fut pas. Ce fut pire. Arthas refusa de crier. Les hommes le prenaient en
exemple ; s’il vacillait, ils en feraient de même, et alors Mal’Ganis triompherait. Alors il garda son heaume afin qu’ils ne
voient pas son visage, et il tint lui-même les torches qui brûlèrent les bâtiments remplis de gens hurlants enfermés à
l’intérieur, et il refusa de laisser l’horrible spectacle le ralentir.
Ce fut un soulagement quand certains des citoyens de Stratholme commencèrent à contre-attaquer. Alors l’instinct
d’autodéfense prit le contrôle. Ils n’avaient toujours aucune chance contre des soldats professionnels et un paladin
qualifié. Mais cela atténuait l’horrible sensation de… comme Jaina l’avait dit, de les massacrer comme du bétail.
— Je t’attendais, jeune prince.
La voix était profonde et vibra dans son esprit autant que dans ses oreilles, résonnante et… il n’y avait pas d’autres
mots pour ça… malfaisante. Un seigneur de l’effroi, avait dit Kel’Thuzad. Un sombre nom pour un être sombre.
— Je suis Mal’Ganis.
Quelque chose de semblable à de la joie traversa Arthas. Ses actes étaient justifiés. Mal’Ganis était là, il était derrière
la peste, et tandis que les hommes d’Arthas, qui avaient également entendu cette voix, se tournaient et en
recherchaient la source, les portes d’une maison où les villageois s’étaient cachés s’ouvrirent à la volée et des cadavres
ambulants s’en déversèrent, leurs corps entourés d’une lueur verte malsaine.
— Comme tu peux le voir, ton peuple est désormais le mien. Je vais transformer cette ville, maisonnée après
maisonnée, jusqu’à ce que l’étincelle de la vie en soit soufflée… à jamais.
Mal’Ganis rit. Le son était inquiétant, profond, brut et sombre.
— Je ne le permettrai pas, Mal’Ganis ! cria Arthas. Son cœur se gonfla de la légitimité de ce qu’il faisait.
— Mieux vaut pour ces gens de mourir de ma main que de te servir comme esclaves dans la mort !
D’autres rires, puis la présence inquiétante disparut aussi rapidement qu’elle était apparue, et Arthas fut occupé à
défendre sa vie tandis qu’une foule de morts-vivants de trois rangées de profondeur le chargeait.
Combien de temps cela prit-il pour massacrer tous les vivants et tous les morts de la ville, Arthas ne serait jamais
capable de le dire. Mais au moins ce fut fait. Il était épuisé, tremblant, nauséeux de l’odeur du sang, de la fumée et de
l’odeur écœurante, sucrée, du pain empoisonné, suspendue dans l’air même si la boulangerie elle-même n’était plus
qu’une ruine en flammes. Du sang et des humeurs recouvraient son armure autrefois brillante. Mais il n’avait pas fini. Il
savait déjà ce qui allait se passer, et se contenta donc d’attendre patiemment. Et en effet, un instant plus tard, sa
Némésis arriva, descendant des airs pour atterrir sur le toit de l’un des rares bâtiments encore intacts.
Arthas chancela. La créature était gigantesque. Sa peau était gris-bleutée, comme si la créature était faite de pierre
animée. Des cornes pointaient depuis l’avant de son crâne chauve, s’étirant vers le ciel, et deux ailes puissantes
semblables à celles d’une chauve-souris s’étendaient depuis son dos comme des ombres vivantes. Ses jambes,
recouvertes d’un métal orné de pointes et décoré d’images inquiétantes d’os et de crânes, étaient courbées comme
celles d’un bouc et terminées par des sabots. La lumière même de ses yeux verts luisants révélait sur l’inquiétant visage
des dents acérées dans par un ricanement arrogant.
Il leva le regard vers la créature, tout entier absorbé par l’horreur, l’incrédulité, et luttant contre l’évidence qui se
Il leva le regard vers la créature, tout entier absorbé par l’horreur, l’incrédulité, et luttant contre l’évidence qui se
tenait devant ses yeux. Il avait entendu des contes ; avait vu des images dans d’anciens ouvrages, à la fois dans la
bibliothèque de sa demeure et dans les archives de Dalaran. Mais voir cette chose monstrueuse, le surplombant, le ciel
cramoisi et noir de feu et de fumée dans son dos…
Un seigneur de l’effroi était un démon. Une chose issue des légendes. Il ne pouvait être réel et pourtant il était là, se
tenant devant lui dans toute son effroyable gloire.
Seigneur de l’effroi.
La peur menaçait d’écraser Arthas, et il sut que s’il ne réagissait pas, elle le paralyserait. Il mourrait de la main de ce
monstre, mourrait sans même combattre. Et par la puissance de sa seule volonté, il enfouit alors cette terreur
abasourdissante sous une émotion différente, plus appropriée. La haine. La fureur du juste. Il pensa à ceux qui étaient
tombés sous son marteau, les vivants et les morts, les goules voraces et les femmes et enfants terrifiés qui n’avaient
pas compris qu’il tentait de sauver leurs âmes. Leurs visages le rendirent plus fort ; ils ne pouvaient pas être morts en
vain… ne seraient pas morts en vain. Arthas trouva le courage de regarder le démon droit dans les yeux, serrant son
marteau.
— Nous allons immédiatement en finir, Mal’Ganis, cria-t-il. Sa voix était ferme et forte. Juste toi et moi.
Le seigneur de l’effroi renversa la tête en arrière et rit.
— Les mots d’un brave, gronda-t-il. Malheureusement pour toi, nous n’en finirons pas ici.
Mal’Ganis sourit, ses lèvres noires révélant des dents pointues, aiguisées.
— Ton parcours vient seulement de commencer, jeune prince.
Il balaya l’air du bras, désignant les hommes d’Arthas, ses griffes longues et tranchantes luisant à la lueur des
flammes qui brûlaient et consumaient toujours la grande cité.
— Rassemblez vos forces et rencontrez-moi dans les terres arctiques du Norfendre. C’est là que ta véritable destinée
se révélera.
— Ma véritable destinée ?
La voix d’Arthas vibrait de colère et de confusion.
— Qu’est-ce que tu…
Les mots moururent dans sa gorge lorsque l’air autour de Mal’Ganis se mit à chatoyer et à tourbillonner d’une façon
qui était familière à Arthas.
— Non ! hurla-t-il.
Il bondit en avant de façon téméraire, aveuglément, et aurait été tranché instantanément si le sort de téléportation
n’avait pas été achevé avant qu’il l’atteigne. Arthas hurla des propos incohérents, frappant l’air de son marteau brillant
faiblement.
— Je te chasserai jusqu’au bout du monde s’il le faut ! Tu m’entends ? Jusqu’au bout du monde !
Frénétique, furieux, enragé, il frappait sauvagement de son marteau dans le vide jusqu’à ce que seul l’épuisement
complet ne le force à l’abaisser. Il le cala manche vers le haut et s’appuya dessus, en nage, tremblant d’âpres sanglots
de frustration et de colère.
Jusqu’au bout du monde.
CHAPITRE XIII

Trois jours plus tard, dame Jaina Portvaillant arpentait les rues de ce qui avait autrefois été une fière cité, la gloire du
nord de Lordaeron. Désormais, c’était le sujet de cauchemars.
La puanteur était presque insupportable. Elle leva un mouchoir jusqu’à son visage, généreusement parfumé
d’essence de pacifique, dans une tentative partiellement fructueuse d’en filtrer le plus gros. Des feux qui auraient dû
s’éteindre, ou auraient dû décroître ne serait-ce qu’un peu du fait du manque de combustible, continuaient à faire rage
à pleine puissance, indiquant à Jaina que quelque sombre magie était à l’œuvre. L’odeur acre de la fumée qui lui piquait
les yeux et la gorge se combinait avec la puanteur de la putréfaction.
Ils reposaient tels qu’ils étaient tombés, la plupart d’entre eux désarmés. Des larmes jaillirent des yeux de Jaina et
coulèrent le long de ses joues tandis qu’elle se déplaçait comme en transe, marchant prudemment par-dessus les corps
boursouflés. Un léger gémissement de douleur lui échappa quand elle vit qu’Arthas et ses hommes, dans leur pitié
dévoyée, n’avaient pas même épargné les enfants.
Est-ce que ces corps, reposant immobiles et raides dans la mort, se seraient levés pour l’attaquer si Arthas ne les
avait pas massacrés ? Peut-être. Beaucoup d’entre eux, certainement ; le blé avait effectivement été distribué et
consommé. Mais chacun d’entre eux ? Elle ne le saurait jamais, pas plus que lui.
— Jaina… Je te le demande à nouveau, viens avec moi.
Sa voix était intense, mais il était clair que son esprit était à des milliers de lieues de là.
— Il m’a échappé. J’ai fait en sorte que les habitants de la ville ne deviennent pas ses esclaves, mais à la dernière minute il
s’est enfui. Il est en Norfendre. Viens avec moi.
Jaina ferma les yeux. Elle ne voulait pas se rappeler de cette conversation datant d’il y a un jour et demi. Elle ne
voulait pas se rappeler de ce dont il avait l’air, froid, en colère et distant, obsédé par le fait de tuer le seigneur de
l’effroi par la Lumière, un démon, au détriment de tout le reste.
Elle trébucha sur un cadavre et ses yeux s’ouvrirent à nouveau sur l’horreur que lui inspirait l’homme qu’elle avait
aimé et aimait toujours, malgré tout, comment pouvait-elle toujours l’aimer après tout ceci, elle l’ignorait, mais que la
Lumière la préserve, elle…
— Arthas… c’est un piège. C’est un seigneur démon. S’il était assez puissant pour t’échapper à St-Stratholme, il te vaincra
sur son propre terrain, là où il est le plus fort. N’y vas pas… s’il te plaît…
Elle voulait se jeter dans ses bras, le retenir physiquement ici avec elle. Il ne pouvait pas aller en Norfendre. Il irait à la
mort. Et malgré tout ce qu’il avait infligé à son prochain, Jaina découvrit qu’elle ne pouvait souhaiter sa mort.
— Tant de morts, murmura-t-elle. Je ne peux pas croire qu’Arthas ait pu faire ça.
Et cependant elle savait qu’il l’avait fait. Toute une cité…
— Jaina ? Jaina Portvaillant !
Jaina sursauta violemment, arrachée à sa transe de dégoût par le son d’une voix familière. Uther. Un étrange
sentiment de soulagement la traversa tandis qu’elle se tournait en direction de l’appel. Uther l’avait toujours
légèrement intimidée ; il était si grand et puissant et… ma foi… la Lumière était si profondément ancrée en lui. Elle se
rappela en rougissant de culpabilité comment, lorsqu’Arthas et elle étaient plus jeunes, ils avaient l’habitude de se
moquer de la piété d’Uther dans son dos, piété qui, pour eux, confinait au pompeux et au moralisateur. Il était une cible
plutôt facile. Mais trois atroces jours plus tôt, elle et Uther s’étaient tous deux opposés à Arthas.
— Tu m’as juré que jamais tu ne me rejetterais, Jaina, accusa Arthas, sa voix aussi tranchante que la lame glacée d’un
couteau. Mais quand j’ai le plus besoin de ton soutien, de ta compréhension, tu te retournes contre moi.
— Je… tu… Arthas, nous n’en savions pas assez pour…
— Et maintenant, tu refuses de m’aider. Je vais en Norfendre, Jaina. J’aurai besoin de toi à mes côtés. Pour m’aider à
arrêter ce mal. Ne viendras-tu pas ?
Jaina grimaça. Uther le remarqua, mais ne dit rien. Vêtu d’une armure de plaque complète malgré la chaleur
écrasante des feux vifs surnaturels, il se dirigea rapidement vers elle. Sa taille et sa prestance étaient désormais pour
elle un symbole de force et de solidité plutôt que d’intimidation. Il ne l’étreignit pas, mais la prit par les épaules dans un
geste rassurant.
— Je savais bien que je te trouverais ici. Où est-il allé, ma fille ? Où Arthas a-t-il mené la flotte ?
Les yeux de Jaina s’écarquillèrent.
— La flotte ?
Uther confirma d’un grognement.
— Il a pris le commandement de toute la flotte de Lordaeron et l’a emmenée avec lui. Il n’a envoyé qu’un très bref
message à son propre père. Nous ne savons pas pourquoi ils lui ont obéi sans un ordre direct de leurs commandants.
Jaina lui offrit un faible et triste sourire.
— Parce qu’il est leur prince. Il est Arthas. Ils l’aiment. Ils ne savent pas au sujet de… ça.
Une lueur de douleur traversa les traits sévères d’Uther et il opina.
— Oui, dit-il doucement. Il a toujours été bon avec les hommes qui le servaient. Ils savent qu’il s’intéresse
sincèrement à eux, et ils donneraient leur vie pour lui.
Les mots étaient teintés de regrets. Ils étaient sincères, jusqu’à présent, et jusqu’à maintenant Arthas aurait mérité
une telle dévotion éternelle.
— Et maintenant tu refuses de m’aider.
Uther la secoua légèrement, la ramenant au présent.
— Est-ce que tu sais où il pourrait les avoir menés, mon enfant ?
Jaina prit une profonde inspiration.
— Il est venu me voir avant de partir. Je l’ai supplié de ne pas y aller. Je lui ai dit que cela semblait être un piège…
— Où ?
Uther était tenace.
— Norfendre. Il est parti en Norfendre pour traquer Mal’Ganis, le seigneur démon qui est responsable de la peste. Il
n’a pas réussi à le vaincre… ici.
— Un seigneur démon ? Bon sang, mais que croit-il ! De voir Uther s’emporter surprit Jaina.
— Je dois en informer Terenas.
— J’ai essayé de l’arrêter, répéta Jaina. Puis… et quand il…
Elle désigna d’un air coupable le nombre presque inconcevable de morts qui les entouraient de leur compagnie
silencieuse. Elle se demanda pour la millième fois si elle avait pu l’empêcher, si elle avait pu trouver les mots justes,
toucher Arthas de la bonne façon, s’il avait pu être influencé.
— Mais j’ai échoué.
Je t’ai fait défaut, Arthas. J’ai fait défaut à ces gens, je me suis fait défaut à moi-même.
La main lourde, gantée d’Uther tomba sur sa frêle épaule.
— Ne sois pas trop dure avec toi-même, ma fille. Elle eut un rire sans joie.
— Facile à dire.
— Quiconque avec un cœur se poserait les mêmes questions. Je sais que c’est mon cas.
Elle l’observa, étonnée par l’aveu.
— C’est vrai ? demanda Jaina.
Il opina, les yeux injectés de sang à force de fatigue, et il y avait dans ce cœur une douleur qui la frappa au plus
profond d’elle-même.
— Je ne pouvais pas le combattre. Il est encore mon prince. Mais je me demande… aurais-je pu me mettre sur son
chemin ? Dire quelque chose d’autre, faire quelque chose d’autre ?
Uther soupira et secoua la tête.
— Peut-être. Peut-être pas. Mais cet instant est passé et mes choix ne peuvent être changés. Toi et moi devons
désormais tous deux regarder vers l’avenir. Jaina Portvaillant, tu n’as rien à voir avec ce… massacre. Merci de m’avoir
dit où il est allé.
Elle baissa la tête.
— J’ai l’impression de l’avoir à nouveau trahi.
— Jaina, tu l’as peut-être sauvé et tous les hommes qui l’accompagnent en ignorant ce qu’il est devenu.
Surprise par le choix de ces mots, elle lui jeta un regard aiguisé.
— Qu’est-il devenu ? Il est toujours Arthas, Uther ! Le regard d’Uther avait l’air hanté.
— Oui, il l’est. Mais il a fait un choix effroyable, un dont nous n’avons pas fini de voir les conséquences. Je ne sais pas
s’il peut en revenir.
Uther se retourna et regarda les morts.
— Nous savons que les morts peuvent être relevés en morts-vivants. Que les démons existent. Maintenant je me
demande s’il existe également des choses telles que les fantômes. Si c’est le cas, notre prince sera hanté par tant
d’entre eux.
Il s’inclina vers elle.
— Quittons ce lieu, ma dame. Elle secoua la tête.
— Non, pas encore. Je ne suis pas prête. Il chercha son regard, puis opina.
— Comme vous le désirez. La Lumière soit sur vous, dame Jaina Portvaillant.
— Et sur vous, Uther le Porteur de lumière.
Elle lui fit le plus beau sourire qu’elle pût composer et le regarda s’éloigner. Arthas verrait probablement tout ceci
comme une autre trahison, mais si cela lui sauvait la vie alors elle pourrait vivre avec.
L’odeur commençait à être trop difficile à supporter, même par rapport à son obstination. Elle s’arrêta pour un dernier
regard. Une part d’elle-même se demanda pourquoi elle était venue ici ; l’autre part le savait. Elle était venue pour
graver ces scènes dans sa mémoire, pour comprendre la portée de ce qui était arrivé. Elle ne devait jamais, jamais
oublier. Qu’Arthas soit désormais ou non hors d’atteinte, elle l’ignorait, mais ce qui s’était déroulé ici ne devrait jamais
devenir une note de bas de page dans les livres d’histoire.
Un corbeau descendit en cercles lents. Elle voulait courir et le chasser, essayer de protéger les pauvres cadavres
tuméfiés, mais elle savait qu’il ne faisait que ce que la nature lui avait dit de faire. Il n’avait pas de conscience pour lui
dire que ce qu’il faisait était offensant aux yeux des humains. Elle regarda le corbeau pendant un instant, et puis elle
écarquilla les yeux.
Il avait amorcé sa transformation, il changeait, grandissait, et en un instant, un homme se tenait là où un oiseau
charognard s’était perché. Elle haleta en le reconnaissant, c’était le prophète qu’elle avait déjà vu par deux fois.
— Vous !
Il inclina la tête, et lui fit un étrange sourire, lui disant silencieusement je te reconnais également. C’était la troisième
fois qu’elle le voyait, la première fois tandis qu’il parlait avec Antonidas, et la seconde fois avec Arthas. Elle avait été
invisible dans les deux cas et manifestement, son sort d’invisibilité ne l’avait pas trompé un seul instant.
— Les morts de cette terre gisent immobiles pour l’instant, mais ne t’y trompe pas. Ton prince ne trouvera que la
mort dans l’impitoyable nord.
Ses mots crus la firent reculer d’un pas.
— Arthas ne fait que ce qu’il pense être juste.
C’était la vérité, et elle le savait. Quels que soient ses défauts, il avait été totalement sincère, persuadé qu’il était que
la purge de Stratholme était la seule solution.
Le regard du prophète s’adoucit.
— Aussi louables qu’elles soient, ses passions seront sa perte. Cela t’échoit désormais, jeune mage.
— Quoi ? Moi ?
— Antonidas m’a congédié. De même que Terenas et Arthas. Les dirigeants des hommes et les maîtres de la magie
ont tous détourné le regard de la vraie compréhension. Mais je pense que cela peut ne pas être ton cas.
L’aura de puissance autour de lui était palpable. Jaina pouvait presque la voir, tourbillonnant autour de lui, forte et
enivrante. Il s’avança vers elle et plaça les mains sur ses épaules. Elle le regarda dans les yeux, confuse.
— Tu dois mener ton peuple à l’ouest sur les anciennes terres de Kalimdor. Là seulement vous pourrez combattre les
ténèbres et sauver ce monde des flammes.
Le regardant droit dans les yeux, Jaina sut qu’il avait raison. Ce n’était pas un contrôle, pas une contrainte, juste une
certitude, une profonde et palpable certitude.
— Je…
Avalant péniblement sa salive, elle jeta un dernier regard aux horreurs issues de l’œuvre de l’homme qu’elle aimait
toujours, et opina.
— Je ferai comme vous le dites.
Et laisserai mon Arthas au destin qu’il s’est choisi. Il n’y a pas d’autre moyen.
— Cela prendra du temps, de tous les rassembler. De faire en sorte qu’ils croient en moi.
— Je ne sais pas combien de temps il vous reste. Tant de celui-ci a déjà été gaspillé.
Jaina leva le menton.
— Je ne peux pas laisser tomber sans essayer. Si vous en savez autant sur moi, vous le savez sans doute.
Le prophète corbeau sembla se détendre légèrement et lui sourit, serrant son épaule.
— Fais ce que tu penses être nécessaire, mais ne t’attarde pas trop longtemps. Le sablier se vide rapidement, et un
retard pourrait être mortel.
Elle opina, trop percluse pour parler. Tant de gens à qui parler, Antonidas en premier lieu. S’il devait écouter
quelqu’un, pensa-t-elle, ce serait elle. Elle apporterait le témoignage de ces morts dues à la sottise de ne pas s’être
retirés en Kalimdor tant qu’ils étaient encore en vie.
L’apparence du prophète s’estompa et changea, devenant une fois de plus le grand oiseau noir, et il s’envola dans un
bruissement d’ailes. Et d’une certaine façon lorsqu’il balaya son visage, le souffle de ces ailes noires ne sentit pas la
charogne, ou la fumée, ou la mort. Il sentit l’air pur.
Il sentait l’espoir.
CHAPITRE XIV

On désignait cette terre sous le nom de Norfendre. Le site où la flotte de Lordaeron avait accosté se nommait la baie
de Coiffedague. L’eau, profonde et houleuse d’un vent impitoyable, était d’un bleu-gris froid.
Les falaises abruptes étaient parsemées de pins obstinés qui s’élançaient vers le ciel, fournissant un abri naturel au
petit plateau où Arthas et ses hommes montaient le camp. Une cascade dégringolait, chutant depuis une importante
hauteur en un millier de filets. C’était l’un dans l’autre un endroit plus plaisant qu’ils ne s’y étaient attendus, du moins
pour l’instant ; certainement pas la résidence manifeste d’un seigneur démon.
Arthas sauta du bateau et avança péniblement sur la berge, son regard dardant les alentours, s’en imprégnant
complètement. Le vent, hurlant comme un enfant perdu, agitait ses longs cheveux blonds, les caressant de ses doigts
froids. À ses côtés, le capitaine de l’un des navires qu’il avait affrétés sans consulter son père frissonna et se frotta les
mains, tentant de les réchauffer.
— C’est une terre oubliée par la Lumière, vous ne trouvez pas ? On peut à peine voir le soleil ! Le vent hurlant nous
glace jusqu’aux os et vous ne tremblez même pas.
Vaguement surpris, Arthas se rendit compte que l’homme avait raison. Il sentait le froid, il le sentait au plus profond
de sa chair mais ne tremblait pas.
— Monseigneur, tout va bien ?
— Capitaine, est-ce qu’un bilan de mes forces est disponible ?
Arthas ne prit même pas la peine de répondre à la question. C’était une question stupide. Bien sûr qu’il n’allait pas
bien. Il s’était vu forcé de massacrer la population d’une cité entière afin d’empêcher une atrocité bien pire. Jaina et
Uther lui avaient tous deux tourné le dos. Et un seigneur démon attendait sa venue.
— Presque. Il n’y a que quelques navires qui…
— Très bien. Notre première priorité est de monter un camp avec des défenses appropriées. Nul ne sait ce qui nous
attend dans les ténèbres.
Voilà qui devrait faire taire l’homme et lui donner quelque chose à faire. Arthas lui porta assistance, travaillant aussi
dur que les hommes qu’il commandait pour ériger un abri basique. Le don de Jaina avec les flammes lui manqua
lorsqu’ils allumèrent des feux contre les ténèbres et le froid envahissants. À dire vrai, Jaina elle-même lui manquait.
Mais il apprendrait à s’en passer. Elle lui avait fait défaut quand il avait eu le plus besoin d’elle, et il n’y aurait désormais
plus de place dans son cœur pour de telles faiblesses. Il devait être fort, et non tendre ; déterminé, et non chagriné. Il
n’y avait pas de place ici pour la faiblesse, s’il devait vaincre Mal’Ganis. Il n’y avait pas de place pour la chaleur humaine.
La nuit se déroula sans incident. Arthas resta éveillé dans sa tente jusqu’aux petites heures du matin, lisant toutes les
cartes incomplètes qu’il fut capable de trouver. Quand il s’endormit enfin, il rêva, et ce fut à la fois joyeux et
cauchemardesque. Il était à nouveau un jeune homme, toutes les portes du destin ouvertes devant lui, chevauchant le
splendide cheval blanc qu’il avait tant aimé. À nouveau, ils étaient unis, parfaitement appariés, et rien ne pouvait les
arrêter. Et jusque dans son rêve, Arthas sentit l’horreur fondre sur lui tandis qu’il poussait Invincible à réaliser le saut
fatal. La souffrance, pas le moins du monde apaisée par le fait qu’il s’agisse d’un simple rêve et qu’il le sût, le déchira à
nouveau. Et à nouveau, il tira son épée, et transperça son fidèle ami en plein cœur.
Mais cette fois… cette fois il comprit qu’il tenait une épée complètement différente de l’arme simple, basique qu’il
avait tenue à cet effroyable instant. Cette fois l’épée était immense, à deux mains, magnifiquement façonnée. Des
runes brillaient le long de sa lame. Une froide brume bleue en émanait, aussi froide que la neige dans laquelle reposait
Invincible. Et quand il tira son épée, Arthas ne se retrouva pas à fixer une bête morte. Au lieu de cela, Invincible hennit
et bondit sur ses sabots, complètement guéri, d’une certaine manière plus fort qu’avant. Il semblait désormais luire,
son pelage rayonnant et non plus simplement blanc, et Arthas se releva en sursaut sur les cartes où il s’était endormi,
les larmes aux yeux et un sanglot de joie dans la gorge. Sans aucun doute, il s’agissait d’un présage.
Le jour se leva, glacé et gris, et Arthas fut debout avant les premières lueurs, impatient de commencer à ratisser les
terres à la recherche de signes du seigneur de l’effroi. Il était là ; Arthas le savait.
Mais le premier jour, ils ne trouvèrent rien de plus que quelques poches de morts-vivants. Les jours passant, de plus
en plus de territoire étant cartographié, le moral d’Arthas commença à sombrer.
Rationnellement, il comprenait que le Norfendre était un continent vaste, à peine exploré. Mal’Ganis était un
seigneur de l’effroi, oui, et les groupes de morts-vivants qu’ils avaient trouvés jusqu’à présent étaient probablement de
bons indicateurs de sa présence. Mais pas seulement. Il pouvait être n’importe où, ou nulle part. La révélation qu’il
serait en Norfendre pouvait en elle-même n’avoir été qu’une ruse élaborée pour ôter Arthas de son chemin, afin que le
démon puisse aller à un tout autre endroit et…
Non. Cette voie menait à la folie. Le seigneur de l’effroi était arrogant, certain qu’il finirait par vaincre le prince
humain. Arthas devait croire à sa présence ici. Il le devait. Bien sûr, cela pourrait également vouloir dire que Jaina avait
raison. Que Mal’Ganis était effectivement là, et qu’il lui avait tendu un piège. Aucune de ces pensées n’était plaisante,
et plus Arthas les ruminait, plus il s’agitait.
La seconde semaine était déjà bien entamée, et ce sans qu’Arthas ne découvre quoi que ce soit lui donnant espoir. Ils
étaient partis dans une direction différente, après que le duo d’éclaireurs initial soit revenu avec des nouvelles de
grands groupes de mort-vivants. Ils trouvèrent les mort-vivants signalés éparpillés en morceaux sur la terre gelée.
Avant qu’Arthas ne puisse même formuler une pensée, on tira sur lui et ses hommes.
— À couvert ! Cria Arthas, et ils plongèrent derrière ce qu’ils purent trouver, des arbres, des rochers, même des
congères. Presque aussi vite qu’elle eut commencé, l’attaque cessa et un cri résonna.
— Bon sang ! Z’êtes pas des morts-vivants ! Z’êtes bien vivants !
C’était une voix qu’Arthas reconnut et qu’il n’aurait jamais pensé entendre sur cette terre désolée. Une seule
personne à sa connaissance pouvait jurer de façon si enthousiaste, et pendant un instant, il oublia la raison de sa
présence ici, ce qu’il cherchait, et ne sentit que de la joie et de tendres souvenirs d’une époque lointaine.
— Muradin ? cria Arthas, à la fois étonné et ravi. Muradin Barbe-de-bronze, c’est toi ?
Le robuste nain sortit de derrière la rangée d’armes, observant prudemment. La moue sur son visage fut remplacée
par un énorme sourire.
— Arthas ! Mon garçon ! J’aurais jamais pensé qu’tu s’rais çui qui viendrait à not’s’cours !
Il avança à grands pas, son visage encore plus caché par sa barbe broussailleuse que dans les souvenirs de jeunesse
d’Arthas, si toutefois une telle chose était possible, ses yeux plus ridés aussi, mais désormais pétillants de plaisir. Il
ouvrit les bras, marcha vers Arthas, et serra le prince dans ses bras au niveau de la taille. Arthas rit, par la Lumière, cela
faisait si longtemps qu’il n’avait pas ri et serra à son tour dans ses bras son vieil ami et entraîneur. Tandis qu’ils se
séparaient, Arthas assimila le sens des mots de Muradin.
— À votre secours ? Muradin, je ne savais même pas que vous étiez là, je suis venu pour…
Il referma vivement sa bouche sur ces mots. Il ne savait pas encore comment Muradin réagirait, et sourit donc
simplement au nain.
— Cela peut attendre, dit-il à la place. Viens, mon vieil ami. J’ai un camp de base monté pas très loin d’ici. Il me
semble que toi et tes hommes pourriez apprécier un repas chaud.
— Si t’as aussi d’la bière, ça s’ra oui pour moi, sourit Muradin.
Quand Arthas, Muradin, son commandant en second Baelgun, et les autres nains entrèrent dans le camp, il y eut un
air de fête qui réussit même à gagner légèrement du terrain sur le froid incessant du lieu. Arthas savait que les nains
étaient habitués aux climats froids et étaient un peuple solide, fort, mais il remarqua les regards de soulagement et de
gratitude qui émanaient des visages barbus tandis que leur étaient tendus de chauds bols de ragoût fumant. Ce fut
difficile, mais Arthas ravala les questions qui lui brûlaient les lèvres jusqu’à ce que l’on s’occupe de Muradin et de ses
hommes. Il fit alors signe à Muradin de le rejoindre à distance du centre du camp, près de sa tente personnelle.
— Donc, dit-il, tandis que son ancien entraîneur commençait à enfourner de la nourriture chaude avec la régularité et
la manière apparemment inarrêtable d’une solide machine gnome. Que faisiez-vous ici pour commencer ?
Muradin avala sa bouchée de nourriture et attrapa de la bière pour la faire passer.
— Eh bien, mon garçon, c’est pas forcément que’que chose à raconter à n’import’qui.
Arthas hocha la tête, compréhensif. Seuls quelques membres de la flotte qu’il commandait connaissaient l’histoire
complète qui les avait menés à Norfendre.
— J’apprécie ta confiance en moi, Muradin.
Le nain fit claquer une main sur l’épaule d’Arthas.
— T’as bien grandi, ouais, mon garçon. Si t’as trouvé l’moyen de venir dans ces terres abandonnées, t’as l’droit de
savoir c’que moi et mes hommes on fiche ici. J’cherche une légende.
Ses yeux pétillèrent tandis qu’il avalait de la bière, s’essuyait la bouche et continuait.
— Mon peuple a t’jours été intéressé par les objets rares, t’sais.
— Bien sûr.
Arthas se rappela avoir entendu des rumeurs à propos de l’aide apportée par Muradin à la formation d’une
organisation appelée la Ligue des explorateurs. Elle était basée à Forgefer, et ses membres voyageaient à travers le
monde pour rassembler des informations et rechercher des trésors archéologiques.
— Tu travailles donc ici pour la Ligue ?
— Ouais, en effet. J’suis v’nu ici d’nombreuses fois auparavant. C’t’une terre drôlement résistante. Elle n’donne pas
ses secrets facilement… et ça la rend intéressante.
Il fouilla dans son sac et en sortit un journal à couverture de cuir qui semblait avoir eu des jours meilleurs et le poussa
vers Arthas avec un grognement. Le prince le prit et commença à en feuilleter les pages. Il y avait des centaines de
croquis de créatures, de points de repère, et de ruines.
— Il y a plus ici que c’qu’on aperçoit à première vue. Regardant les images, Arthas était forcé de l’admettre.
— La plupart du temps, c’est just’des r’cherches, continua Muradin. D’l’apprentissage.
Arthas ferma le livre et le rendit à Muradin.
— Quand vous nous avez vus vous avez été surpris, pas que nous soyons des morts-vivants, mais que nous n’en
soyons pas. Depuis combien de temps êtes-vous là et qu’avez-vous appris ?
Muradin racla les derniers morceaux de ragoût de son bol, le nettoya avec un gros morceau de pain, et enfourna ce
dernier. Il soupira un peu.
— Ah, les pâtisseries du boulanger d’ton palais m’manquent.
Il chercha sa pipe.
— Et pour répond’à ta question, assez longtemps pour apprend’que que’que chose va d’travers ici. Il y a une espèce
de… force qui croît. Elle est mauvaise et le d’vient de plus en plus. J’en ai parlé à ton père. J’pense que c’pouvoir n’est
pas satisfait de rester assis là en Norfendre.
Arthas lutta contre une poussée conjointe d’inquiétude et d’enthousiasme, essayant de rester calme.
— Tu penses qu’il peut représenter un danger pour mon peuple ?
Muradin bascula en arrière et alluma sa pipe. L’odeur de son tabac préféré, familier et donc rassurant en ces terres
exotiques, chatouilla les narines d’Arthas.
— Ouais. J’pense que c’t’une des raisons d’la création de ces satanés morts-vivants.
Arthas décida qu’il était temps de partager ce qu’il savait. Il parla rapidement mais calmement, évoquant avec
Muradin le grain pestiféré. Kel’Thuzad, et le Culte des damnés, et sa première et horrible rencontre avec les fermiers
transformés. Il lui parla de Mal’Ganis, un seigneur de l’effroi incarné, et du fait que ce dernier était derrière la peste, et
pour finir, il lui conta l’invitation provocante du démon à venir ici en Norfendre.
Il mentionna Stratholme en biaisant.
— La peste s’était même répandue là, dit-il. Je me suis assuré que Mal’Ganis n’aurait plus de cadavres à sa disposition
pour ses sinistres usages.
Ce fut suffisant ; c’était tout à fait vrai, et il n’était pas certain que Muradin comprendrait l’affreuse nécessité de ce
qu’Arthas avait été forcé de faire. Jaina et Uther ne l’avaient pas compris en tout cas, et ils avaient pourtant vu par eux-
mêmes ce qu’Arthas devait affronter.
Muradin grogna.
— D’mauvaises choses, ça. Peut-être que c’t’artefact que j’cherche pourrait t’être utile pour combattre c’seigneur
d’l’effroi. Pour autant qu’un objet rare et magique puisse l’être, çui là est incroyable. Les informations à son sujet n’ont
commencé à faire surface qu’récemment, mais d’puis qu’on a entendu parler d’lui, eh bien, on l’a cherché dur. J’ai
que’ques objets magiques spéciaux pour essayer d’le traquer, mais sans résultat pour l’instant.
Il leva les yeux vers Arthas et regarda derrière le prince, vers l’étendue sauvage qui se dessinait. Pendant un instant,
le pétillement dans ses yeux se calma, remplacé par un accablement que le jeune Arthas n’avait encore jamais vu chez
lui.
Arthas attendit, brûlant de curiosité, mais ne brusqua pas le nain, de crainte de réveiller en Muradin le souvenir de
l’enfant impatient qu’il avait été.
Muradin se concentra à nouveau, regardant attentivement Arthas.
— On cherche une lame runique nommée Deuillegivre.
Deuillegivre. À ce mot Arthas sentit un frisson traverser son âme. Un nom sinistre, pour une arme de légende. On
connaissait déjà l’existence des lames runiques, mais elles étaient des armes extrêmement rares et terriblement
puissantes. Il jeta un coup d’œil à son marteau, reposant contre l’arbre où il l’avait placé en revenant de la rencontre
avec Muradin. C’était une belle arme, et il l’avait chérie, bien que récemment la Lumière ne semblât plus en briller que
paresseusement, parfois pas du tout.
Mais une lame runique…
Une certitude soudaine s’empara de lui, comme si le destin chuchotait à son oreille. Le Norfendre était vaste. Ce
n’était sûrement pas une coïncidence s’il avait rencontré Muradin. S’il possédait Deuillegivre, il pourrait sans doute tuer
Mal’Ganis. Mettre fin à cette peste. Sauver son peuple. Le nain et lui s’étaient rencontrés dans un but précis. Le destin
était à l’œuvre.
Muradin parlait et Arthas reporta son attention sur lui.
— On est v’nus là pour récupérer Deuillegivre, mais plus on approchait du but, plus on croisait d’morts-vivants. Et
j’suis trop vieux pour penser qu’c’est une coïncidence.
Arthas sourit doucement. Donc Muradin ne croyait pas aux coïncidences non plus.
La certitude se fit jour dans le cœur d’Arthas.
— Tu penses que Mal’Ganis ne veut pas que nous la trouvions, murmura Arthas.
— J’pense pas qu’il s’rait heureux d’te voir l’charger avec ce genre d’arme au poing, en tout cas.
— On dirait bien que nous pourrions nous aider mutuellement, dans ce cas, dit Arthas. Nous t’aiderons ainsi que la
Ligue à trouver Deuillegivre, et vous pourrez m’aider contre Mal’Ganis.
— Un plan judicieux, accorda Muradin, la fumée dessinant des volutes bleues sombres autour de lui. Arthas, mon
garçon… y reste d’la bière ?
Les jours passèrent. Muradin et Arthas comparèrent leurs notes. Ils avaient une double quête désormais, Mal’Ganis
et la lame runique. Ils finirent par décider que la meilleure chose à faire était de s’enfoncer à l’intérieur des terres et
d’envoyer la flotte vers le nord, pour y établir un nouveau camp. Ils durent combattre non seulement les morts-vivants,
mais également des meutes de loups affamés et malveillants, d’étranges êtres mi-hommes, mi-loups, et une race de
trolls qui semblait aussi à l’aise ici dans le nord glacé que leurs cousins l’étaient dans les forêts tropicales de
Strangleronce. Muradin ne fut pas aussi surpris que le prince humain de trouver des trolls en ces lieux ; apparemment
des petits groupes d’individus similaires appelés « trolls des glaces » rôdaient près de la capitale naine de Forgefer.
Arthas apprit de Muradin que les morts-vivants avaient établi des quartiers généraux ici, dans des structures
similaires à des ziggourats, étranges et vibrant d’une magie malsaine. Les bâtiments avaient appartenu à une race
ancienne et vraisemblablement éteinte, puisque les précédents occupants ne semblaient pas protester. Ainsi donc, non
seulement les cadavres ambulants devaient être détruits, mais leurs refuges également. Les jours passaient, mais ne
semblaient pas rapprocher Arthas de son but. Il y avait des traces des méfaits de Mal’Ganis en abondance, mais aucune
du seigneur de l’effroi lui-même.
Et la quête de Muradin pour l’attrayante Deuillegivre n’était pas plus fructueuse. Les indices, ésotériques comme
terrestres, réduisaient la zone de recherches, mais pour l’heure, la lame runique restait une légende.
Le jour où les choses évoluèrent, Arthas était d’une humeur infecte. Il retournait à leur camp de voyage improvisé,
affamé, fatigué et frigorifié, après une autre expédition infructueuse. Il était si profondément agacé qu’il lui fallut
plusieurs secondes avant de comprendre.
Les gardes n’étaient pas à leur poste.
— Qu’est-ce que…
Il se tourna pour regarder Muradin, qui saisit immédiatement sa hache. Il n’y avait pas de corps, bien sûr ; si les morts-
vivants avaient attaqué en son absence, les cadavres auraient été relevés comme le plus horrible des exemples de
conscriptions que ce monde ait jamais connu. Mais il aurait dû y avoir du sang, des signes de lutte… et il n’y en avait pas.
Ils avancèrent prudemment, silencieusement. Le camp était déserté, démonté, même, et ils ne trouvèrent qu’une
poignée d’hommes. Ils levèrent les yeux quand Arthas s’approcha et le saluèrent. En réponse à sa question muette, un
capitaine, Luc Valensort, dit :
— Mes excuses, mon seigneur. Votre père a rappelé nos troupes à la demande du seigneur Uther. L’expédition est
annulée.
Un muscle se crispa près de l’œil d’Arthas.
— Mon père… rappelé mes troupes ? Parce qu’Uther le lui a demandé ?
Le capitaine parut nerveux et regarda de côté vers Muradin, puis répondit :
— Oui-da, sire. Nous voulions vous attendre mais l’émissaire était plutôt insistant. Tous les hommes se sont dirigés
au nord-ouest pour rejoindre la flotte. Notre éclaireur nous a informés que les routes, en l’état actuel, sont tenues par
les morts-vivants, ils sont donc occupés à se tailler un chemin à travers bois. Je suis sûr que vous serez capable de les
rattraper rapidement, sire.
— Bien sûr, dit Arthas, et il eut un sourire forcé. Intérieurement il fulminait.
— Excusez-moi un instant.
Il posa une main sur l’épaule de Muradin et conduisit le nain à un endroit où ils pourraient parler tranquillement.
— Hé, j’suis désolé mon garçon. C’est frustrant de d’voir arrêter les…
— Non.
Muradin plissa les yeux
— Quoi ?
— Je n’y retourne pas. Muradin, si mes guerriers m’abandonnent, je ne vaincrai jamais Mal’Ganis ! Cette peste ne
s’arrêtera jamais !
Malgré lui, sa voix s’éleva sur le dernier mot et quelques regards curieux furent jetés en sa direction.
— Mon garçon, c’ton père. Le roi. Tu peux pas contredire un ordre. C’est d’la trahison.
Arthas renifla. Peut-être est-ce mon père qui trahit son propre peuple, pensa-t-il, mais il ne le dit pas.
— J’ai relevé Uther de son rang. J’ai dissous l’ordre. Il n’a pas le droit de faire cela. Père a été dupé.
— Eh bien, alors, tu vas d’voir voir ça avec lui quand tu l’reverras. Lui faire entend’raison, si c’est comme tu l’dis. Mais
tu n’peux pas désobéir.
Arthas fusilla le nain d’un regard dur. Si c’est comme je le dis ? Quoi, ce maudit nain sous-entendait-il qu’Arthas lui
mentait ?
— Tu as raison à propos d’une chose. Mes hommes sont loyaux à la chaîne de commandement. Ils ne refuseront
jamais de revenir au pays s’ils ont reçu des ordres directs.
Il se frotta le menton pensif, puis sourit tandis que l’idée prenait forme.
— C’est ça ! Nous allons simplement leur couper la route du retour. Ils ne désobéiront pas, ils seront simplement
incapables d’obéir.
Les sourcils broussailleux de Muradin se rejoignirent dans un froncement.
— Qu’est-ce qu’tu dis ?
En réponse, Arthas lui offrit un sourire carnassier et lui exposa son plan.
Muradin eut l’air choqué.
— N’est-ce pas un peu trop, mon garçon ?
Tout, dans le ton de Muradin, lui indiqua que le nain pensait que c’était effectivement un peu trop, peut-être même
fichtrement plus que « un peu ». Arthas passa outre. Muradin n’avait pas vu ce qu’il avait vu ; n’avait pas été forcé de
faire ce qu’il avait fait. Il comprendrait, bien assez tôt. Quand ils affronteraient enfin Mal’Ganis. Arthas sut qu’il
vaincrait le seigneur de l’effroi. Il le devait. Il mettrait fin à la peste, mettrait fin à la menace sur son peuple. Alors la
destruction des navires ne serait rien de plus qu’un détail, comparativement mineur par rapport à la survie des citoyens
de Lordaeron.
— Je sais que cela semble drastique, mais nous devons faire ainsi. Nous le devons.
Quelques heures plus tard, Arthas se tenait sur la Côte oubliée et observait sa flotte entière brûler.
La solution avait été simple. Les hommes ne pourraient pas prendre les navires pour rentrer au pays, ne pourraient
pas l’abandonner, s’il n’y avait plus de navires à prendre. Et Arthas les avait donc tous brûlés.
Il avait coupé par les bois, recrutant des mercenaires d’abord pour massacrer les morts-vivants et puis pour arroser
généreusement les navires d’huile et les embraser. Sur cette terre de froid constant et de faible luminosité, la chaleur
provenant des navires ardents était paradoxalement la bienvenue. Arthas leva la main pour se protéger les yeux de
l’éclat brillant du brasier.
À ses côtés, Muradin soupira et secoua la tête. Lui et les autres nains, qui murmuraient dans leurs barbes tandis qu’ils
regardaient l’incendie, n’étaient pas certains qu’il s’agissait de la bonne voie. Arthas croisa les bras, le dos refroidi, le
visage et le torse presque roussis de chaleur, regardant solennellement le squelette enflammé de l’un des navires se
fendre en deux dans un wouf.
— Maudit soit Uther pour m’avoir poussé à de telles extrémités ! murmura-t-il.
Il en montrerait au paladin, à l’ex-paladin. Il en montrerait à Uther, et Jaina, et son père. Il n’avait pas esquivé son
devoir, si horrible ou brutal soit-il. Il reviendrait triomphant, ayant fait ce qui devait l’être, des choses devant lesquelles
un cœur tendre aurait reculé. Et grâce à lui, grâce à sa volonté de porter le fardeau de la responsabilité, son peuple
survivrait.
Le son des flammes léchant le bois imbibé d’huile était si fort que pendant un instant, il couvrit les cris de désespoir
des hommes qui arrivaient et découvraient la scène.
— Prince Arthas ! Nos navires !
— Qu’est-il arrivé ? Comment allons-nous rentrer chez nous ?
Arthas avait laissé mûrir l’idée dans le coin de son esprit depuis plusieurs heures maintenant. Arthas savait que ses
hommes seraient frappés d’horreur lorsqu’ils découvriraient qu’ils étaient coincés ici. Ils avaient accepté de le suivre,
vrai, mais Muradin avait raison. Ils auraient obéi aux ordres de son père, surpassant tout ordre que lui, Arthas, pourrait
leur donner. Et Mal’Ganis aurait gagné. Mais ils ne comprendraient pas à quel point ils devaient arrêter la menace ici,
maintenant…
Son regard tomba sur les mercenaires qu’il avait recrutés. Ils ne manqueraient à personne.
Ils avaient été achetés et vendus. Si quelqu’un les avait payés pour le tuer, ils l’auraient fait aussi volontiers qu’ils
l’avaient aidé. Il y avait eu tant de morts, des braves gens, de nobles gens, des innocents. Leurs morts inutiles criaient
pour qu’on les venge. Et si les hommes d’Arthas n’étaient pas avec lui de tout leur cœur, il ne triompherait pas.
Arthas ne pourrait le supporter.
— Vite, mes guerriers ! cria-t-il, levant son marteau.
Il ne brillait pas de la Lumière ; il avait commencé à cesser de s’attendre à ce qu’il le fasse. Il désigna les mercenaires
en train de tirer sur la berge les barques remplies des vivres prises sur les bateaux en flammes.
— Ces créatures meurtrières ont brûlé nos navires et vous ont volé votre moyen de rentrer chez vous ! Massacrez-les
au nom de Lordaeron !
Il mena la charge.
CHAPITRE XV

Arthas reconnut le bruit de la foulée courte mais lourde de Muradin avant même que le nain ne tire brusquement le
rabat de la tente et ne lui jette un regard de mépris. Ils s’observèrent l’un l’autre pendant un long moment, puis
Muradin désigna l’extérieur d’un signe de tête et laissa le rabat retomber. Pendant un instant, Arthas fut projeté dans
le passé, à l’époque où il était un enfant lançant accidentellement une épée d’entraînement à travers la pièce. Il se
renfrogna et se leva, suivant Muradin dans une zone éloignée des hommes.
Le nain ne mâcha pas ses mots.
— T’as menti aux hommes et trahi les mercenaires qui s’battaient pour toi ! fit claquer Muradin, approchant son
visage aussi près qu’il le pu de celui d’Arthas en dépit de sa faible taille. C’est pas le garçon j’ai entraîné. C’est pas
l’homme qu’a été intronisé dans l’ordre d’la Main d’Argent. C’est pas l’garçon du roi Terenas.
— Je ne suis le garçon de personne, cracha Arthas, repoussant Muradin. J’ai fait ce que j’ai jugé nécessaire.
Il s’attendait à moitié à ce que Muradin le frappe, mais au lieu de cela la colère sembla quitter son ancien entraîneur.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé, Arthas ? dit calmement Muradin, sa voix portant un monde de douleur et de confusion.
Est-ce que la vengeance t’est si importante ?
— Épargne-moi ça, Muradin, gronda Arthas. Tu n’étais pas là pour voir ce que Mal’Ganis a fait à ma patrie. Ce qu’il a
fait à des hommes, à des femmes et à des enfants innocents !
— J’ai entendu parler de ce que tu as fait, dit calmement Muradin. Certains d’tes hommes ont la langue bien pendue
sitôt qu’la bière les a détendus. J’sais c’que j’en pense mais j’sais aussi que j’peux pas t’juger. T’as raison, j’étais pas là.
Merci à la Lumière, j’ai pas eu à prendre c’genre d’décisions. Mais pourtant que’que chose a changé. Tu…
Des tirs de mortier et des cris d’alerte l’interrompirent. En un instant, Muradin et Arthas eurent sorti leurs armes et
retournaient au campement. Les hommes étaient encore en train de se bousculer à la recherche d’armes. Falric aboyait
des ordres aux soldats, tandis que Baelgun organisait les nains. Puis les bruits de la confrontation vinrent de l’extérieur
du camp, et Arthas put voir les morts-vivants entrer au contact, insistants. Ses mains se crispèrent sur son marteau.
Tous les signes d’une attaque coordonnée étaient là, il ne s’agissait pas d’une rencontre aléatoire.
— Le seigneur sombre avait dit que vous viendriez, fit une voix qui était désormais familière à Arthas.
Il se remplit d’allégresse. Mal’Ganis était là ! Toutes ces recherches n’avaient pas été vaines, finalement.
— C’est ici que ton voyage s’achève, mon garçon. Piégé et congelé sur le toit du monde, avec les morts seuls pour
chanter l’histoire de ta ruine.
Muradin se gratta la barbe, scrutant de son regard aiguisé. De l’extérieur du périmètre du camp venaient des bruits
de bataille.
— Ça a l’air mal engagé, dit-il avec un sens de l’euphémisme typique du peuple nain. Nous sommes complètement
encerclés.
Arthas braquait son regard en tous sens, déchiré d’angoisse.
— Nous aurions pu y arriver, chuchota-t-il. Avec Deuillegivre… on aurait pu y arriver.
Muradin détourna le regard.
— Voilà… eh bien mon garçon, j’avais des doutes. À propos d’l’épée. Et, à vrai dire, à propos d’toi aussi.
Il fallut une seconde pour qu’Arthas comprenne ce que disait Muradin.
— Tu… tu me dis que tu sais où la trouver ?
Au hochement de tête de Muradin, Arthas le saisit par le bras.
— Quels que soient tes doutes, Muradin, il ne t’est pas permis d’en avoir maintenant. Pas avec Mal’Ganis ici. Si tu sais
où elle est, alors mène-moi là-bas. Aide-moi à me saisir de Deuillegivre ! Tu l’as dit toi-même, tu ne pensais pas que
Mal’Ganis aimerait me voir avec Deuillegivre au poing. Mal’Ganis a plus de troupes que nous. Sans Deuillegivre, nous
échouerons, tu le sais !
Muradin lui lança un regard déchiré, puis ferma les yeux.
— J’ai un mauvais pressentiment au sujet d’cette lame, mon garçon. C’est pour ça que j’t’en ai pas parlé avant,
que’que chose au sujet de l’artefact, d’la façon dont on en a entendu parler, ça n’a pas l’air normal. Mais j’ai promis
qu’j’examinerais ça par moi-même. Va rassembler quelques hommes et j’te trouverai la lame runique.
Arthas fit claquer sa main sur l’épaule de son vieil ami. Nous y étions. Je vais trouver cette maudite lame runique, et je
la plongerai dans ton cœur noir, seigneur de l’effroi. Je vais te faire payer.
— Comblez cette brèche ici ! criait Falric. Davan, feu !
Le boum d’un mortier résonna à travers le camp tandis qu’Arthas se lançait vers son commandant en second.
— Capitaine Falric ! Falric se tourna vers lui.
— Sire… Nous sommes complètement encerclés. Nous pouvons tenir pendant un certain temps, mais ils finiront par
nous avoir à l’usure. Qui… que… ils ont l’avantage du nombre, ils vont gagner.
— Je sais, Capitaine. Muradin et moi allons trouver Deuillegivre.
Les yeux de Falric s’écarquillèrent légèrement de choc et d’espoir. Arthas avait partagé l’existence de l’épée et de
son pouvoir supposément immense avec quelques-uns de ses hommes de confiance.
— Une fois que nous l’aurons, la victoire sera certaine. Peux-tu nous faire gagner du temps ?
— Oui-da, Votre Altesse.
Falric sourit, mais il avait toujours l’air inquiet lorsqu’il dit :
— Nous allons retenir ces maudits morts-vivants. Quelques instants plus tard, Muradin, armé d’une carte et d’un
étrange objet lumineux, rejoignit Arthas et une poignée d’hommes. Son visage était fermé et ses yeux étaient emplis
de mécontentement, mais son corps était droit. Falric donna le signal, et commença à créer une diversion. La plupart
des morts-vivants se tournèrent tout d’un coup et concentrèrent leurs efforts sur lui, laissant ouvert l’arrière du camp.
— Allons-y, dit sinistrement Arthas.
Muradin aboya des instructions tandis qu’il examinait alternativement sa carte et l’objet brillant qui semblait palpiter
de manière irrégulière. Ils se déplacèrent aussi vite que possible à travers la haute neige dans la direction qu’il
indiquait, s’arrêtant occasionnellement pour des pauses de vérification les plus courtes possibles. Le ciel s’obscurcit,
s’emplissant de nuages menaçants. La neige commença à tomber, les ralentissant plus encore.
Arthas se déplaçait de façon mécanique. La neige empêchait de voir à plus de quelques mètres devant soi. Il ne
s’intéressait plus à la direction qu’il prenait, bougeant simplement les jambes tandis qu’il suivait la piste de Muradin. Il
se sentait comme hors du temps, incapable de dire s’il avait marché quelques minutes ou quelques jours.
Son esprit était dévoré par Deuillegivre. Leur salut. Arthas savait qu’elle le serait. Mais pourraient-ils l’atteindre avant
que les hommes du camp ne succombent face aux morts-vivants et à leur maître démoniaque ? Falric avait dit qu’ils
tiendraient pendant un temps. Combien de temps ? Et le fait de savoir que Mal’Ganis était là à son propre camp
retranché et ne pas pouvoir attaquer était…
— Ici, dit Muradin, presque pieusement, désignant du doigt. Elle est là-dedans.
Arthas s’arrêta. Il cligna des yeux, réduits à deux fentes aux cils encroutés de neige. Ils se tenaient devant l’entrée
d’une caverne, sombre et inquiétante dans les ténèbres de neige tourbillonnante de ce jour grisâtre. On pouvait
apercevoir à l’intérieur un rayonnement doux, bleu-vert, à peine visible. Aussi fourbu et gelé qu’il fût, l’excitation le
traversa. Il força sa bouche engourdie à former des mots.
— Deuillegivre… et la fin de Mal’Ganis. La fin de la peste. Allons-y !
Un second souffle semblait l’animer et il se hâta d’avancer, forçant ses jambes à obéir.
— Mon garçon !
La voix de Muradin s’éleva brusquement.
— Un trésor aussi précieux n’traîne pas ici par hasard, pour qu’n’importe qui l’trouve. Mieux vaut êtr’prudent.
Arthas bouillonnait d’impatience, mais Muradin avait plus d’expérience que lui dans ce domaine. Il opina, serra
fermement son marteau, et entra prudemment. Le simple fait de n’avoir plus à subir les affres du vent et la forte neige
lui donna du courage, et ils se déplacèrent plus rapidement vers le cœur de la caverne. La faible luminosité qu’il avait
aperçue de l’extérieur provenait de cristaux turquoises brillant doucement et de veines de minerais, partie intégrante
des murs, du sol et du plafond de pierre eux-mêmes. Il avait entendu parler de tels cristaux luminescents et était
désormais reconnaissant pour la lumière qu’ils fournissaient. Ses hommes seraient capables de se concentrer sur le
maniement de leurs armes, et non sur celui de torches. Autrefois, son marteau aurait brillé avec assez d’ardeur pour les
guider. Il se renfrogna à cette pensée, puis la refoula. La provenance de la lumière leur permettant de voir n’avait
aucune importance ; c’était leur présence ici qui en avait.
C’est alors qu’ils entendirent des voix. Muradin avait raison, on les attendait.
Les voix étaient fortes, caverneuses, et métalliques. Les mots prononcés étaient sinistres tandis qu’ils atteignaient
les oreilles d’Arthas.
— Faites demi-tour, mortels. Vous ne trouverez que mort et ténèbres dans cette crypte abandonnée. Vous ne
passerez pas.
Muradin s’arrêta.
— Mon garçon, dit-il d’une voix douce que la caverne amplifia en un écho infini, peut-être devrions-nous l’écouter.
— Écouter quoi ? cria Arthas. Une dernière et pathétique tentative de m’écarter du chemin de la protection de mon
peuple ? Il va me falloir un peu plus que quelques mauvais présages.
Serrant son marteau, il accéléra le pas, tourna à un angle, et s’arrêta dans son élan, essayant d’assimiler ce qu’il
contemplait.
Ils avaient trouvé les propriétaires des voix glacées. Pendant un instant, Arthas se rappela le docile élémentaire d’eau
de Jaina, qui l’avait aidée à combattre les ogres, il y a longtemps, avant que tout ne prenne cet horrible et sinistre
tournant. Les êtres flottaient au-dessus du sol de pierre froide de la caverne, faits de glace et d’une essence
surnaturelle, portant une armure qui semblait avoir poussé sur et hors d’eux. Ils avaient des heaumes, mais pas de
visages ; des gants, des armes et des boucliers, mais pas de bras.
Aussi effrayants qu’ils fussent, Arthas ne leur accorda qu’un coup d’œil rapide et furtif, tandis que son regard était
attiré par la raison de leur venue.
Deuillegivre.
Prise dans un bloc de glace en lévitation et aux arêtes tranchantes, des runes couraient le long de sa lame brillant
d’un bleu froid. Sous ce bloc de glace on pouvait apercevoir un piédestal reposant sur un grand tertre en pente douce,
recouvert d’une fine poussière neigeuse. Une douce lumière, venant d’un endroit en surplomb, là où la caverne était
ouverte à la lumière du jour, brillait sur la lame runique. La prison glacée cachait certains des détails de la lame et en
faisait ressortir d’autres, l’épée révélée et cachée tout à la fois et d’autant plus attirante, comme une amante entrevue
derrière un voile. Arthas connaissait la lame, il s’agissait de la même épée que celle qu’il avait vue dans son rêve lors de
son arrivée en Norfendre. La lame qui n’avait pas tué Invincible, mais qui l’avait fait revenir sain et sauf. Il avait alors cru
qu’il s’agissait d’un bon présage, mais maintenant il savait que c’était un véritable signe. C’était ce qu’il était venu
chercher. Cette épée allait tout changer. Arthas l’observait extasié, submergé par une envie tellement dévorante de se
saisir de la lame, de sentir ses doigts se refermer autour de sa garde, de sentir le coup fatal qui achèverait Mal’ganis,
mettant fin par la même au tourment infligé au peuple de Lordaeron et à son désir de vengeance, cette envie était
telle qu’elle en devenait douloureuse. N’y tenant plus, il s’avança.
L’étrange esprit élémentaire tira son épée de glace.
— Détourne-toi, avant qu’il ne soit trop tard, tonna-t-il.
— Tu essayes de protéger l’épée, n’est-ce pas ? grogna Arthas, en colère et gêné par sa réaction.
— Non.
La voix de l’être fit gronder le mot comme un coup de tonnerre.
— J’essaie de te protéger d’elle.
Pendant une seconde, Arthas tressaillit de surprise. Puis il secoua la tête, les yeux s’étrécissant de détermination. Ce
n’était rien de plus qu’une ruse. Il ne se détournerait jamais de Deuillegivre, ne se détournerait jamais de la protection
de son peuple. Il ne tomberait pas dans le piège. Il chargea et ses hommes suivirent. Les entités convergèrent sur eux,
les attaquant de leurs armes surnaturelles, mais Arthas concentra son attention sur leur meneur, celui assigné à la
garde de Deuillegivre. Il déchaîna sur l’étrange protecteur tout son espoir, son inquiétude, sa peur et sa frustration
refoulés. Ses hommes firent de même, faisant face aux autres gardiens de l’épée. Son marteau se leva et tomba,
fracassant l’armure de glace tandis que des cris de rage lui déchiraient la gorge. Comment cette chose osait-elle se
tenir entre lui et Deuillegivre ? Comment osait-elle…
Avec un dernier cri d’agonie, tel un hoquet provenant de la gorge d’un homme mourant, l’esprit leva ce qui lui servait
de mains et disparut.
Arthas resta longtemps immobile, haletant, le souffle franchissant ses lèvres gelées en de blanches volutes. Puis il se
tourna vers son trophée durement gagné. Tous ses doutes disparurent quand il posa les yeux sur l’épée.
— Et voilà, Muradin, souffla-t-il, conscient que sa voix tremblait. Notre salut, Deuillegivre.
— Attends, mon garçon. Les mots rudes de Muradin, presque des ordres, furent semblables à une douche froide
pour Arthas. Il vacilla, sursautant hors de son admiration frôlant la transe, et se tourna pour regarder le nain.
— Quoi ? Pourquoi ? Demanda-t-il.
Muradin fixait, les yeux plissés, l’épée en lévitation et le piédestal en dessous.
— Y a que’que chose qui va pas ici.
Il désigna la lame runique d’un doigt courtaud.
— Ç’a été beaucoup trop facile. Et r’garde la, installée là avec d’la lumière sortant d’on n’sait où, comme une fleur
qu’attend d’êt’e cueillie.
— Trop facile ?
Arthas lui décocha un regard incrédule.
— Cela t’a pris suffisamment de temps pour la trouver. Et nous avons du combattre ces choses pour l’avoir.
— Bah, renifla Muradin. Tout c’qu’je sais à propos des artefacts m’dit qu’il y a quelque chose d’aussi louche ici
qu’l’regard d’un ogre.
Il soupira, le front toujours plissé.
— Attends… Y’a une inscription sur l’piédestal. Laisse-moi voir si j’peux l’lire. Ça peut nous dire que’que chose.
Ils s’avancèrent, Muradin pour s’agenouiller et regarder attentivement l’inscription, Arthas pour s’approcher de
l’attirante épée. Arthas accorda un regard superficiel à l’inscription qui intriguait tant Muradin. Elle n’était écrite dans
un aucun langage qu’il connût, d’après ce qu’il pouvait apercevoir des lettres tracées.
Arthas leva la main et caressa la glace qui le séparait de l’épée, une glace douce, lisse, sans vie, oui, mais il y avait
quelque chose d’inhabituel à son sujet. Ce n’était pas simplement de l’eau gelée. Il ignorait comment il le savait, mais
c’était le cas. C’était quelque chose de plus puissant, de presque surnaturel.
Deuillegivre…
— Oui-da, j’pense que j’le r’connais. C’est écrit en Kalimag, le langage des élémentaires, continua Muradin.
Il se renfrogna tandis qu’il lisait.
— C’est… un avertissement.
— Un avertissement ? Un avertissement à quel sujet ? Peut-être que fracasser la glace pourrait endommager l’épée,
songea Arthas. Le bloc de glace surnaturel lui-même, cependant, semblait avoir été presque découpé dans un autre
morceau de glace, plus gros. Muradin traduisit lentement. Arthas n’écoutait que d’une oreille, le regard sur l’épée.
— Quiconque prend cette épée s’empare d’un pouvoir éternel. Comme la lame tranche la chair, le pouvoir balafre
l’esprit.
Le nain bondit sur ses pieds, plus inquiet que jamais, aussi loin qu’Arthas s’en souvienne.
— J’aurais dû m’en douter, l’épée est maudite ! Fichons l’camp d’ici !
Le cœur d’Arthas se serra à l’exclamation de Muradin. Partir ? Laisser derrière eux l’épée, lévitant dans sa prison
gelée, intacte, inutilisée, avec un si grand pouvoir à lui offrir ?
« Un pouvoir éternel, » promettait l’inscription, aux côtés d’une menace de déchirer l’esprit.
— Mon esprit est déjà déchiré, dit Arthas.
Et il l’était. Il avait été déchiré par la mort inutile de sa monture adorée, par l’horreur du spectacle des morts se
relevant, par la trahison de celle qu’il aimait… oui, il avait aimé Jaina Portvaillant, il pouvait maintenant le dire en cet
instant où son âme semblait reposer nue en face du jugement de l’épée. Il avait été déchiré quand il fut forcé de
massacrer des gens par centaines, déchiré par le besoin de mentir à ses hommes et de faire taire à jamais ceux qui
auraient pu mettre sa parole en doute ou lui désobéir. Il avait été déchiré par tant de choses. Les marques laissées par
le pouvoir de corriger un horrible tort ne pourraient pas être plus importantes que celles-ci.
— Arthas, mon garçon, dit Muradin, implorant de sa voix rauque. T’as déjà assez à faire sans en plus t’attirer une
malédiction.
— Une malédiction ? Arthas rit amèrement. J’accepterai volontiers n’importe quelle malédiction si elle me permet de
sauver mon royaume.
Du coin de l’œil, il vit Muradin frissonner.
— Arthas, t’sais que j’suis un gars sérieux, pas porté sur l’extravagance. Mais j’t’le dit, c’est une mauvaise affaire mon
gars. Laisse tomber cette épée. Laisse-la ici, perdue et oubliée. Mal’Ganis est en Norfendre, eh bien, d’accord. Laissons-
le se geler ses miches démoniaques au bout du monde. Oublie cette histoire et ramène tes hommes chez eux.
Une vision des hommes emplit soudain l’esprit d’Arthas. Il les vit, puis il vit les centaines d’autres qui avaient déjà
succombé à cette horrible peste. Tombés oui, mais uniquement pour se relever, des monceaux de chair pourrissante et
décérébrée. Et eux ? Et leurs âmes, leurs souffrances, leur sacrifice ? Une autre vision… un énorme morceau de glace, la
même glace dans laquelle Deuillegivre était enchâssée. Il savait maintenant d’où venait ce morceau de glace. C’était
une pièce de quelque chose de plus grand, de plus fort et ce morceau, avec la lame runique en son sein, lui avait d’une
façon ou d’une autre été envoyé pour venger ceux qui étaient tombés. Il entendit une voix dans sa tête : les morts
réclament vengeance.
Qu’est-ce qu’une poignée d’hommes en vie comparée au tourment de ceux qui tombèrent d’une si horrible manière ?
— Qu’importent mes hommes !
Les mots semblèrent venir du plus profond de son cœur.
— J’ai un devoir envers les morts. Rien ne m’empêchera d’obtenir vengeance, mon vieil ami.
Il arracha alors son regard de l’épée, assez longtemps pour croiser celui, inquiet, de Muradin, et son visage s’adoucit
légèrement.
— Pas même toi.
— Arthas… j’t’ai appris à t’battre. J’voulais t’aider à être un bon guerrier en plus d’un bon roi. Mais un bon guerrier
doit savoir choisir quelles batailles mener, avec quelles armes se battre.
Il pointa son index trapu en direction de Deuillegivre.
— Et ça, c’est une arme que tu ne veux pas avoir dans ton arsenal.
Arthas posa les deux mains sur la glace dans laquelle l’épée était enchâssée et approcha son visage à quelques
centimètres de la surface lisse. Comme en provenance d’un lieu très éloigné, il entendit Muradin continuer sa diatribe.
— Écoute-moi, mon garçon. On trouv’ra un aut’moyen d’sauver ton peuple. On n’a qu’à partir maint’nant, on rentre
et on trouve un moyen.
Muradin avait tort. Il ne comprenait tout simplement pas. Arthas devait le faire. S’il partait maintenant, il échouerait,
à nouveau, et il ne pouvait laisser cela se produire. Chacune de ses tentatives s’était soldée par un échec.
Pas cette fois.
Il croyait en la Lumière, car il pouvait la voir et s’en était servi, et il croyait aux fantômes et aux morts qui se relèvent,
parce qu’il les avait combattus. Mais jusqu’à cet instant, il avait tourné en ridicule l’idée de puissances invisibles,
d’esprits attachés aux lieux ou aux choses. Mais en cet instant, son cœur s’emballant d’anticipation avec un désir
ardent, une envie qui semblait ronger jusqu’à son âme, les mots vinrent à ses lèvres comme de leur propre chef,
entrelacés de son effroyable désir.
— En cet instant, j’appelle les esprits de ce lieu, dit-il, son souffle se glaçant dans l’air, froid et calme.
Juste hors de sa portée, Deuillegivre était suspendue, l’attendant.
— Quoi que vous soyez, bien ou mal intentionnés, rien de tout cela ou encore les deux à la fois. Je peux sentir votre
présence. Je sais que vous écoutez. Je suis prêt. Je comprends. Et je vous le dis, je donnerai tout, ou payerai n’importe
quel prix, si seulement vous m’aidez à sauver mon peuple.
L’espace d’un instant qui lui parut long et terrible, rien ne se produisit. Son souffle se glaçait régulièrement dans l’air,
et de la sueur froide constellait son front. Il avait offert tout ce qu’il possédait, l’avait-on repoussé ? Avait-il échoué une
fois de plus ?
Soudain, il retint son souffle. Un léger gémissement, une fêlure sur la surface lisse de la glace. Elle s’étendit jusqu’au
sommet, zigzagant et s’étendant, jusqu’à ce qu’Arthas puisse presque voir l’épée qu’elle retenait en son sein. Puis il
recula, se couvrant les oreilles pour se protéger du bruit de craquement assourdissant qui emplit la salle.
Le sarcophage de glace qui retenait l’épée explosa. Des éclats volèrent à travers la salle, formant eux-mêmes des
épées, tranchantes et dentelées. Ils se fracassèrent contre le sol et les murs de pierre, mais alors qu’Arthas se jetait à
terre, les bras s’élevant par automatisme pour se protéger la tête, il entendit un cri rapidement abrégé.
— Muradin !
L’impact de l’éclat de glace avait projeté le nain en arrière sur plusieurs mètres. Il gisait maintenant sur le sol de
pierre froide, une lance de glace traversant son torse, le sang s’écoulant paresseusement autour de lui. Ses yeux
étaient clos et il était avachi. Arthas bondit sur ses pieds et s’empressa auprès de son vieil ami et entraîneur, retirant
son gant. Il glissa un bras sous la forme sans vie, plaçant une main sur la blessure, la fixant, souhaitant que la Lumière
vienne et illumine ses mains avec l’énergie thérapeutique.
La culpabilité le torturait.
C’était donc l’effroyable prix. Pas sa propre vie, mais celle d’un ami. Quelqu’un pour qui il avait compté, qui lui avait
enseigné, qui l’avait soutenu. Il inclina la tête, les larmes lui brûlant les yeux, et pria.
C’est ma folie. Ma dette. S’il vous plaît…
Et alors, telle la caresse familière d’un ami, il la sentit. La Lumière courut dans ses veines, réconfortante et chaude, et
il ravala un sanglot tandis qu’il voyait la lueur familière envelopper sa main, à nouveau. Il était tombé si bas, mais il
n’était pas trop tard. La Lumière ne l’avait pas abandonné. Tout ce qu’il avait à faire, c’était de s’y abreuver, de lui ouvrir
son cœur. Muradin ne mourrait pas. Il pourrait le soigner, et ensemble ils…
Quelque chose s’agita dans son dos. Non, non, pas dans son dos… dans un recoin de son esprit… Il jeta un rapide
coup d’œil derrière lui…
Et la contempla avec émerveillement.
Elle s’était envolée hors de sa châsse pour s’enfoncer dans le sol en face de lui, ses runes bleues et blanches
l’enveloppant d’une lumière froide et éclatante. La Lumière pâlit autour de ses mains tandis qu’il se mettait sur pieds,
comme hypnotisé. Deuillegivre l’attendait, une amante se languissant du contact de celui qu’elle désirait pour s’éveiller
en pleine gloire.
Le chuchotement dans son esprit s’accentua. C’était la voie. Il était stupide de croire en la Lumière. Elle lui avait fait
défaut, à répétition. Elle n’avait pas été là pour sauver Invincible, n’avait pas été suffisamment puissante pour arrêter la
progression inexorable de la peste qui était sur le point d’anéantir la population de son royaume. Le pouvoir, la
puissance de Deuillegivre, c’était cela la seule chose qui pouvait tenir tête à la domination d’un seigneur de l’effroi.
Muradin n’était qu’un dommage collatéral au cours de cette terrible guerre. Mais il avait bon espoir que son sacrifice
serait le dernier. Arthas se mit sur pieds et avança d’un pas chancelant vers l’arme rayonnante, sa main, toujours
souillée du sang de son ami, tendue et tremblante. Elle se referma sur la garde et ses doigts empoignèrent celle-ci, s’y
accordant parfaitement, comme si l’arme et sa main étaient faites l’une pour l’autre.
Le froid le saisit, faisant trembler son bras, se répandant à travers son corps et dans son cœur. Ce fut douloureux
pendant un court moment, et il eut un instant de doute, puis tout s’arrangea, tout redevint normal ; Deuillegivre était
sienne et il était sien, et sa voix se fit chuchotante, murmurante et caressante à l’intérieur de son esprit, comme si elle
avait toujours été là.
Avec un cri de joie, il leva l’arme, la regardant longuement, empli d’émerveillement et d’intense fierté. Il allait
rétablir les choses, lui, Arthas Menethil, et la glorieuse Deuillegivre qui était désormais une part de lui, tout autant que
son esprit, son cœur ou sa respiration, et il écouta attentivement les secrets qu’elle lui révélait.
CHAPITRE XVI

Arthas et ses hommes accoururent au campement pour découvrir que la bataille ne s’était pas calmée en leur absence.
Le nombre de ses hommes avait diminué, mais il n’y avait pas de cadavres. Il ne s’attendait pas à en voir, ceux qui
tombaient se relevaient comme adversaires, sous le commandement du seigneur de l’effroi.
Falric, son armure éclaboussée d’entrailles, cria en sa direction.
— Prince Arthas ! Nous avons fait ce que nous avons pu et… Où est Muradin ? Nous ne pouvons pas tenir plus
longtemps !
— Muradin est mort, dit Arthas.
L’essence froide mais réconfortante de l’épée sembla se calmer légèrement, et la douleur emplit son cœur. Muradin
en avait payé le prix, il le valait, s’il pouvait faire chuter Mal’Ganis. Le nain aurait été d’accord, s’il avait été au courant de
tout, il aurait compris comme le comprenait Arthas. Les hommes de Muradin eurent l’air dévastés tandis qu’ils
continuaient de faire feu salve après salve sur les vagues de morts-vivants qui continuaient à s’écraser contre eux.
— Sa mort ne fut pas vaine. Prenez courage, capitaine ! L’ennemi ne tiendra pas longtemps contre la puissance de
Deuillegivre !
Tandis qu’ils l’observaient, l’incrédulité submergeant leur visage, Arthas chargea dans la mêlée.
Il avait cru qu’il se battait bien avec son marteau béni, reposant désormais jeté et abandonné dans la crypte glacée
où Deuillegivre avait jadis été emprisonnée, mais ce n’était rien en comparaison des dégâts qu’il infligeait à présent. Il
ressentait plus Deuillegivre comme une extension de lui-même que comme une arme. Il trouva rapidement son rythme
et commença à faucher les morts-vivants comme s’ils n’étaient qu’autant d’épis de blé fauchés par la faux d’un
moissonneur. Quelle arme équilibrée et parfaite il tenait là ! Un coup de taille décapita une goule au niveau des
épaules. Il balaya avec Deuillegivre, fracassant les os d’un squelette. Un troisième coup en rythme abattit un troisième
ennemi. Ils tombaient tous autour de lui, les cadavres putréfiés commençant à s’empiler, tandis qu’il se taillait un
chemin à travers eux. À un moment, cherchant son prochain ennemi, il surprit Falric en train de l’observer. Il y avait de
l’admiration sur le visage, mais aussi un choc et de l’horreur ? Seulement due au carnage qu’il répandait, sûrement.
Deuillegivre ne faisait que chanter entre ses mains.
Le vent se leva et la neige commença à tomber dru. Deuillegivre sembla approuver, car la dégradation
météorologique ne sembla pas entraver Arthas le moins du monde. Encore et encore la lame trouva sa cible, et de plus
en plus de morts-vivants succombèrent. Les esclaves n’étaient plus. Il était temps de passer à leur maître.
— Mal’Ganis, lâche ! cria Arthas, sa voix lui semblant désormais différente, tandis qu’elle portait facilement par-
dessus les hurlements du vent.
— Montre-toi ! Tu m’as défié de venir ici, alors maintenant viens et affronte-moi !
Et alors vint le seigneur démon, plus grand que dans les souvenirs d’Arthas, adressant un petit sourire narquois au
prince. Il se redressa de toute son imposante taille, ses ailes battant l’air, sa queue s’agitant nerveusement. Les
guerriers morts-vivants sous son commandement s’immobilisèrent lorsqu’il leva un doigt d’un air absent.
Arthas était cette fois préparé à l’effrayante apparition du seigneur de l’effroi. Elle ne le déstabilisa pas. Observant
fixement son ennemi, il leva Deuillegivre sans un mot, et les runes gravées le long de sa surface brillèrent. Mal’Ganis
reconnut l’arme et un soupçon de contrariété se dessina sur ses lèvres bleues.
— Ainsi, tu as pris Deuillegivre au détriment de la vie de tes camarades, tout comme le seigneur sombre l’avait
prédit. Tu es plus fort que je ne le pensais.
Ces mots furent entendus, mais il y avait d’autres mots, chuchotés, soyeux, dans son cerveau. Arthas écouta, et il
sourit férocement.
— Tu gaspilles ton souffle, Mal’Ganis. Je ne tiens désormais plus compte que de la voix de Deuillegivre.
Le seigneur de l’effroi rejeta sa tête cornue en arrière etrit.
— Tu entends la voix du seigneur sombre, rétorqua Mal’Ganis.
Il pointa un doigt à ongle noir vers la puissante lame runique.
— Il te parle via l’épée que tu portes !
Arthas sentit la couleur quitter son visage. Le maître du seigneur de l’effroi… lui parlait via Deuillegivre ? Mais…
comment cela se pouvait-il ? Était-ce l’ultime ruse ? Avait-il été leurré et livré directement entre les mains griffues de
Mal’Ganis ?
— Que te dit-il, jeune humain ?
Le sourire narquois se fit jour à nouveau sur le visage de Mal’Ganis, l’expression de celui qui sait quelque chose que
l’autre ignore. Le seigneur démon jubilait, se complaisant dans ce coup de théâtre.
— Que te dit maintenant le Sombre seigneur des Morts ? Les chuchotements se manifestèrent à nouveau, mais cette
fois ce fut Arthas qui sourit d’un air narquois, reproduisant avec exactitude l’expression qu’affichait le seigneur de
l’effroi. Il était désormais celui qui savait quelque chose qu’ignorait Mal’Ganis.
Arthas fit tournoyer Deuillegivre au-dessus de sa tête, l’énorme lame légère et gracieuse entre ses mains, puis il se
plaça en position d’attaque.
— Il me dit que l’heure de la vengeance a sonné. Les yeux verts, luisants, s’écarquillèrent.
— Quoi ? Il ne peut pas vouloir dire que…
Arthas chargea.
La puissante lame runique se leva, s’abattit. Le seigneur de l’effroi fut pris par surprise, mais seulement pendant un
instant, et il parvint à lever son bâton à temps pour dévier le coup. Il bondit de côté, ses grandes ailes de chauve-souris
créant un vent violent qui fit follement voler les cheveux dorés d’Arthas mais n’affecta pas son équilibre ou sa vitesse. Il
porta encore et encore ses coups, l’esprit calme mais aussi rapide et mortel qu’une vipère, la lame luisant d’impatience.
Une brève pensée traversa son esprit : Deuillegivre a faim.
Et une part de lui répondit avec un frisson de peur : faim de quoi ?
Cela n’avait pas d’importance. Lui, Arthas, avait faim de vengeance, et il allait l’avoir. Chaque fois que Mal’Ganis
tentait de jeter un sort, Deuillegivre était là, le repoussant, tranchant sa chair, le harcelant jusqu’à ce que vienne le
moment de délivrer le coup fatal. Il sentit l’excitation de Deuillegivre, son désir, et il cria tandis qu’il frappa de la lame
runique en un arc bleu chatoyant qui tailla proprement un sillon sur l’abdomen de Mal’Ganis.
Du sang noir gicla en arc de cercle, crépitant sur la neige, quand tomba le seigneur de l’effroi. On lisait l’étonnement
sur son visage ; jusqu’à la fin, il n’avait pas cru qu’il puisse être vaincu.
Pendant un instant, Arthas resta immobile, le vent et la neige tournant autour de lui, la lueur des runes sur la lame de
Deuillegivre, partiellement voilée par le sang noir démoniaque, illuminant la glorieuse scène.
— C’est fini, dit-il doucement.
Cette partie de ton voyage, oui, jeune prince, chuchota Deuillegivre… ou bien était-ce réellement le seigneur sombre
dont Mal’Ganis avait parlé ? Il ne le savait ou ne s’y intéressait pas. Délicatement il se pencha et nettoya la lame dans la
neige. Mais il y a d’autres choses. Tant d’autres choses. Tant de pouvoir que tu peux t’approprier. Tant de savoir et
d’autorité.
Arthas se rappela la lecture de l’inscription par Muradin. Sa main se porta à son cœur sans en prendre
immédiatement conscience. La lame faisait partie de lui désormais, et il faisait partie d’elle.
La tempête de neige s’aggrava. Il comprit avec une surprise naissante qu’il n’avait pas froid du tout. Il se redressa,
tenant Deuillegivre, et regarda autour de lui. Le démon se raidissait allongé à ses pieds. La voix, celle de Deuillegivre ou
du mystérieux seigneur sombre, avait raison.
Il y avait tant de choses. Tant d’autres choses. Et l’hiver les lui apprendrait.
Arthas Menethil serra la lame runique, contempla la tempête de neige, et courut pour l’embrasser pleinement.
Arthas sut qu’il se rappellerait toute sa vie de ces cloches. Elles n’étaient sonnées que pour les grandes affaires d’État,
un mariage royal, la naissance d’un héritier, les funérailles d’un roi, toutes les choses qui marquaient des transitions
dans la vie d’un royaume. Mais aujourd’hui, elles étaient sonnées pour des festivités. Lui, Arthas Menethil, était de
retour au pays.
Il avait envoyé par-devant lui la nouvelle de son triomphe. Tout le détail de sa découverte de celui qui était derrière la
peste. De sa traque. De son meurtre, et aujourd’hui, de son glorieux retour sur son lieu de naissance. Tandis qu’il
arpentait à pieds la route menant à la capitale, il fut accueilli par des vivats et des applaudissements, l’effusion
reconnaissante de remerciements d’une nation sauvée d’un désastre par son prince adoré. Il l’accepta comme son dû,
mais son esprit était concentré sur le fait de revoir son père après si longtemps.
— Je te parlerai en privé, père, et te dirai les choses que j’ai vues et apprises, avait-il écrit dans sa lettre, apportée
quelques jours plus tôt par un messager rapide. Tu as, j’en suis certain, parlé avec Jaina et Uther. Je peux imager ce
qu’ils ont dit et fait… essayé de te retourner contre moi. Je t’assure que je n’ai fait que ce que je pensais être le mieux
pour les citoyens de Lordaeron. Au final, j’ai détruit ceux qui avaient lancé cette peste sur notre peuple, et je reviens au
pays victorieux, impatient de débuter une nouvelle ère pour notre royaume.
Ceux qui marchaient derrière lui étaient aussi silencieux que lui, leurs visages tout aussi encapuchonnés. La foule ne
semblait pas attendre de réponse de leur part pour les célébrer follement. Le puissant pont-levis fut baissé et Arthas le
traversa d’un pas ferme. La foule en liesse était là également, non plus constituée de gens du commun mais de
diplomates, de nobles, de dignitaires en visite de la part des elfes, des nains et des gnomes. Ils se tenaient non
seulement dans la cour mais également sur les balcons au-dessus de celle-ci. Des pétales de roses, blancs et rouges,
tombaient en une pluie infinie sur le héros du royaume, de retour au pays.
Arthas se rappela qu’autrefois, il pensait voir Jaina se tenir devant lui lors de leur mariage, les pétales tombant sur
son visage illuminé par un sourire, tourné vers le haut pour l’embrasser.
Jaina…
Ému par le souvenir, il attrapa l’un des pétales rouges dans une main gantée. Il joua avec, perdu dans ses pensées, et
puis se renfrogna quand une tâche apparut. Elle grossit sous ses yeux, desséchant et détruisant le pétale, jusqu’à ce
qu’il fût dans sa paume plus brun que rouge. Avec un geste rapide de rejet, il jeta la chose morte et continua son
chemin.
Il ouvrit d’une poussée les énormes portes de la salle du trône qu’il connaissait si bien, jeta un bref regard à Terenas,
et décocha à son père un sourire qui fut en grande partie caché par sa capuche.
Arthas s’agenouilla avec révérence, Deuillegivre tenue devant lui, sa pointe touchant le sceau gravé dans le sol de
pierre.
— Ah, mon fils. Je suis ravi de te voir sain et sauf à la maison, dit Terenas en se levant, quelque peu chancelant.
Terenas n’avait pas l’air bien, pensa Arthas. Les incidents des derniers mois avaient vieilli le monarque. Ses cheveux
étaient désormais plus gris, ses yeux fatigués.
Mais désormais, tout irait bien.
Tu n’as plus besoin de te sacrifier pour ton peuple. Tu n’as plus besoin de supporter le poids de ta couronne. Je me suis
occupé de tout.
Arthas se leva, son armure cliquetant lors de son déplacement. Il leva une main et retira la capuche de son visage,
observant la réaction de son père. Les yeux de Terenas s’écarquillèrent lorsqu’il saisit la façon dont son fils unique avait
changé.
Les cheveux d’Arthas, autrefois aussi dorés que les blés qui nourrissaient son peuple, étaient désormais d’un blanc
osseux. Il savait également que son visage était pâle, comme si le sang en avait été drainé.
Il est temps, chuchota Deuillegivre dans son esprit. Arthas s’avança vers son père, qui s’était arrêté sur le piédestal,
observant, hésitant. Il y avait de nombreux gardes positionnés tout autour de la pièce, mais ils ne seraient pas de taille
contre lui, Deuillegivre, et les deux hommes qui l’accompagnaient. Arthas marcha hardiment sur les marches tapissées
et saisit son père par le bras.
Arthas tira sa lame. Les runes de Deuillegivre s’illuminèrent par anticipation. Puis vint un chuchotement, non de la
lame runique, mais d’un souvenir, la voix d’un prince aux cheveux noirs, semblant venir d’une vie passée…
— Il a été assassiné. Une amie fidèle… elle l’a tué. Le poignardant en plein cœur…
Arthas secoua la tête et la voix se tut.
— Qu’est-ce que c’est ? Que fais-tu, mon fils ?
— Je te succède, père.
Et la faim de Deuillegivre fut rassasiée… pour l’instant.
Arthas leur lâcha alors la bribe à ses nouveaux sujets, ceux qui ne posaient pas de questions et obéissaient
aveuglément. Expédier les gardes qui le chargèrent lors de la mort de son père fut une affaire aisée, et il prit d’assaut
la cour avec une froide objectivité.
Ce fut de la folie.
Ce qui avait été des réjouissances était devenu de l’hystérie. Ce qui avait été une fête était devenu une lutte
frénétique pour la survie. Peu en réchappèrent. La plupart de ceux qui avaient attendu pendant des heures en rangs
pour accueillir le retour de leur prince gisaient désormais morts, le sang se coagulant autour de leurs hideuses
blessures, leurs membres arrachés, leurs corps brisés. Les ambassadeurs gisaient désormais avec les gens du commun,
les hommes et les femmes avec les enfants, tous affreusement égaux dans la mort.
Arthas se moquait de leur sort éventuel, charogne pour les corbeaux, ou nouveaux sujets pour son règne. Il laisserait
cela à ses capitaines, Falric et Marwyn, comme lui d’un blanc osseux et deux fois plus impitoyables. Arthas marcha le
long du chemin par lequel il était venu, concentré et attentif à une seule et simple chose.
Une fois débarrassé de la cour et des cadavres, animés ou immobiles, il se mit à courir. Aucun cheval ne pouvait
désormais le porter ; les bêtes devenaient rétives à son odeur et à celle de ses suivants. Mais il avait découvert qu’il ne
se fatiguait pas ; pas quand Deuillegivre, ou le roi-liche qui lui parlait à travers la lame runique, chuchotait dans son
esprit. Et il courut donc rapidement, ses jambes le portant à un endroit où il n’était pas allé depuis des années.
Des voix tourbillonnèrent dans sa tête, des souvenirs, des bribes de conversations :
— Vous savez que vous n’étiez pas encore supposé le monter.
— Vous avez manqué vos leçons. À nouveau…
Les horribles cris d’agonie d’Invincible, résonnant dans son esprit. La Lumière, s’arrêtant pendant cet horrible
moment, comme réfléchissant à s’il était ou non digne de sa grâce. Le visage de Jaina lorsqu’il mit fin à leur relation.
— Écoute-moi, mon garçon… Les ténèbres sont déjà descendues, et rien de ce que tu feras ne les en détournera… Plus tu
t’efforceras à massacrer tes ennemis, plus vite tu leur livreras ton peuple…
— …Ce n’est pas une récolte de pommes pourries, c’est une ville pleine d’être humains !
— … Nous en savons si peu, nous ne pouvons pas simplement les massacrer comme des animaux, motivés par notre seule
peur !
— … T’as menti aux hommes et trahis les mercenaires qui s’battaient pour toi !… C’pas le garçon du roi Terenas.
Mais ils étaient ceux qui ne pouvaient pas voir, qui ne pouvaient pas comprendre. Jaina, Uther, Terenas, Muradin.
Tous, à un certain degré, par un mot ou par un regard, lui avaient dit qu’il avait tort.
Il ralentit son pas tandis qu’il arrivait à la ferme. Ses sujets étaient arrivés avant lui, et il n’y avait désormais plus que
des cadavres gisants à terre, se raidissant. Arthas se cuirassa contre la douleur qu’il ressentait en les reconnaissant,
même maintenant ; ils avaient eu la chance de simplement mourir. Un homme, une femme, un jeune homme de son
âge.
Et les gueules-de-loup… fleurissant de manière prolixe cette année, semblait-il. Arthas s’approcha et tendit une main
pour toucher l’une des fleurs magnifiques, grandes, d’un bleu lavande, puis hésita, se rappelant le pétale de rose.
Il n’était pas venu là pour les fleurs.
Il se tourna et marcha à grands pas vers une tombe vieille de presque sept ans maintenant. L’herbe l’avait envahie,
mais la pierre était toujours lisible. Il n’avait pas besoin de la lire pour savoir qui reposait là.
Pendant un moment il resta immobile, plus touché par la mort de celui se trouvant dans cette tombe que par celle de
son propre père, de sa propre main.
Le pouvoir est tien, firent les chuchotements. Fais comme tu le souhaites.
Arthas tendit une main, Deuillegivre fermement empoignée dans l’autre. Une lumière sombre commença à
tournoyer autour de la main tendue, de plus en plus rapidement. Elle jaillit de ses doigts comme un serpent, ondulant
et se tordant de son propre chef, puis elle se planta en plein sol.
Arthas sentit la connexion avec le squelette en dessous. La joie le submergea, et des larmes lui brûlèrent les yeux. Il
leva la main, attirant la chose désormais non-morte depuis son sommeil de sept ans dans la terre froide et obscure.
— Lève-toi ! ordonna-t-il, le mot jaillissant de sa gorge. La tombe éclata, faisant pleuvoir des morceaux de terre.
Des jambes osseuses jaillirent, les sabots cherchant appui sur le sol remuant, et un crâne traversa la terre vers le ciel,
perçant la surface du sol. Arthas regarda, le souffle coupé, un sourire sur son visage trop pâle.
Je t’ai vu naître, pensa-t-il, se rappelant la membrane enveloppant une petite vie nouvelle, humide, frétillante. Je t’ai
aidé à venir dans ce monde, et je t’ai aidé à le quitter… et maintenant, par ma main, tu renais.
La monture squelettique se débattit à travers le sol et émergea enfin, plantant fermement ses pattes avant sur le sol
et se redressant. Un feu rouge brûlait dans ses orbites vides. Il secoua la tête, sautilla et trouva le moyen de hennir,
bien que ses chairs tendres aient depuis longtemps pourri.
Tremblant, Arthas tendit une main vers la créature morte-vivante, qui hennit et lui renifla la main de son museau
osseux. Il y a sept ans, il avait mené ce cheval vers la mort. Il y a sept ans, il avait essuyé des larmes qui avaient gelé sur
son visage tandis qu’il levait son épée et poignardait la bête adorée à travers son cœur vaillant.
Il avait pendant tout ce temps porté seul la culpabilité de cet acte. Mais désormais il comprenait que cela faisait
partie de son destin. S’il n’avait pas tué sa monture, il n’aurait pas pu la ramener aujourd’hui. Vivant, le cheval l’aurait
craint. Mort-vivant, deux flammes à la place des yeux, ses os maintenus ensemble par la magie nécromantique qu’il
pouvait désormais manier grâce au don du mystérieux roi-liche, cheval et cavalier pouvaient enfin être réunis, comme
ils auraient dû l’être depuis toujours. Il y a sept ans, cela n’avait pas été une erreur ; il n’avait pas eu tort. Pas alors, pas
maintenant.
Jamais.
Et cela en était la preuve.
Partout sur le pays qu’il dirigeait désormais, le sang de son père encore luisant et pourpre sur Deuillegivre, la mort
s’abattait. Le changement.
— Ce royaume va tomber, promit-il à sa monture adorée tandis qu’il jetait sa cape sur ses épaules osseuses et le
montait. Et de ses cendres naîtra un ordre nouveau qui fera trembler jusqu’aux fondations de ce monde !
Le cheval hennit. Invincible.
TROISIÈME PARTIE

LA DAME NOIRE
INTERLUDE

Sylvanas Coursevent, ancienne générale des forestiers de Quel’Thalas, banshee, et Dame noire des Réprouvés,
s’éloignait à grands pas des quartiers royaux avec la même foulée agile que de son vivant. Elle préférait sa forme
corporelle pour les activités ordinaires de tous les jours. Ses bottes de cuir étaient silencieuses sur le sol de pierre de
Fossoyeuse, mais toutes les têtes se tournaient pour regarder leur dame. Elle était unique et on ne pouvait la
confondre avec personne.
Autrefois, ses cheveux avaient été dorés, ses yeux bleus, sa peau de la couleur d’une pêche fraîchement cueillie.
Autrefois, elle était vivante. Désormais ses cheveux, souvent couverts d’une capuche bleue-noire, étaient noirs comme
la nuit et striés de mèches blanches, et feu son teint de pêche était gris-bleu, pâle et nacré. Elle avait choisi de revêtir
l’armure qu’elle avait portée de son vivant, du cuir bien travaillé qui révélait la majeure partie de son torse svelte mais
musclé. Ses oreilles s’agitèrent en entendant les murmures ; elle ne s’était pas souvent hasardée loin de ses quartiers.
Elle était la dirigeante de cette cité, et le monde venait à elle.
Derrière elle se hâtait le maître apothicaire Faranell, chef de la Société Royale des Apothicaires, qui parlait de façon
agitée, minaudant.
— Je suis des plus reconnaissants que vous ayez accepté de venir, ma dame, dit-il, essayant de s’incliner, de marcher
et de parler simultanément. Vous aviez dit vouloir être informée dès que les expériences seraient fructueuses, et vous
vouliez les voir par vous-même une fois que nous…
— Je suis bien consciente de mes propres ordres, docteur, fit claquer Sylvanas tandis qu’ils commençaient à
descendre un corridor venteux dans les entrailles de Fossoyeuse.
— Bien sûr, bien sûr. Nous y sommes.
Ils émergèrent dans une pièce qui serait passée pour un musée des horreurs aux yeux d’une personne à la sensibilité
plus fragile. À une grande table, un mort-vivant voûté était occupé à coudre ensemble des morceaux de différents
corps, fredonnant allègrement.
— Il est bon de voir quelqu’un qui apprécie tellement son travail, lança-t-elle malicieusement. L’apprenti sursauta
légèrement, puis s’inclina bien bas.
Il y avait un léger bourdonnement, comme le crépitement d’un genre d’énergie. D’autres alchimistes s’agitaient,
mélangeant des potions, pesant des ingrédients, griffonnant des notes. L’odeur était une combinaison de putréfaction,
de produits chimiques, et, de façon incongrue, de la saine odeur sucrée de certaines herbes. Sylvanas fut surprise par sa
propre réaction. L’odeur des herbes lui donnait un étrange… mal du pays. Heureusement, la tendre émotion ne dura
pas. De telles émotions ne duraient jamais.
— Montrez-moi, demanda-t-elle.
Faranell s’inclina et lui fit traverser la pièce principale, dépassant des morceaux de corps pendant à des crochets,
pour entrer dans une salle attenante.
Le faible écho de sanglots atteignit ses oreilles. Tandis qu’elle entrait, Sylvanas vit de nombreuses cages posées à
même le sol ou se balançant lentement à des chaînes pendues au plafond, toutes remplies de sujets d’expérience.
Certains étaient humains. D’autres étaient des réprouvés. Tous avaient le regard éteint par la peur qui les avait
transpercés si fort et avait duré si longtemps qu’ils en étaient presque paralysés.
Ils ne le seraient plus pour très longtemps.
— Comme vous pouvez l’imaginer, ma dame, dit Faranell, il est difficile de transporter des créatures du Fléau comme
sujets d’expérience. Bien entendu, d’un point de vue strictement expérimental, les réprouvés sont identiques aux
créatures du Fléau. Mais je suis ravi de vous annoncer que nos tests en ce domaine ont été bien documentés et plutôt
fructueux.
Sylvanas commençait à ressentir les premiers tressaillements d’excitation, et elle accorda à l’apothicaire un rare et
cependant magnifique sourire.
— Cela me ravit énormément, dit-elle.
Le docteur mort-vivant frémit légèrement de joie. Il fit signe à son assistant Keever, un réprouvé dont le cerveau
avait de toute évidence été endommagé lors de sa première mort et qui se chuchota des choses à lui-même à la
troisième personne tandis qu’il extirpait deux cobayes hors de leurs cages. Le premier était une femme humaine, qui
n’était apparemment pas assez terrorisée et désespérée pour ne pas pleurer silencieusement tandis que Keever la
tirait de sa cage. Le réprouvé mâle, lui, fut totalement impassible et resta immobile et silencieux. Sylvanas braqua son
regard sur lui.
— Un criminel ?
— Bien entendu, ma dame.
Elle se demande si c’était vrai. Mais au final, cela n’avait pas d’importance. Il servirait de toute façon les réprouvés. La
femme humaine était à genoux. Keever se baissa, lui releva brusquement la tête d’une traction sur ses cheveux, et
quand elle ouvrit la bouche pour crier de douleur, il lui versa un godet droit dans la gorge et lui couvrit la bouche, la
forçant à avaler.
Sylvanas l’observa se débattre. À ses côtés, le réprouvé mâle accepta sans protester le godet que Faranell lui tendit,
le vidant entièrement.
Les effets ne se firent pas attendre. La femme humaine cessa vite de se débattre, son corps pris de convulsions,
atteignant rapidement leur paroxysme. Keever la lâcha, la regardant d’un air presque curieux tendit que du sang
ruisselait de sa bouche, de son nez, de ses yeux et de ses oreilles. Sylvanas porta son regard sur le réprouvé. Il la
regardait toujours calmement, silencieusement. Elle commença à se renfrogner.
— Peut-être n’est-ce pas aussi efficace que…
Le réprouvé frémit. Il se débattit pour rester debout un instant de plus, mais son corps rapidement affaibli le trahit
et il trébucha, tombant lourdement. Tout le monde recula. Sylvanas observait ravie, les lèvres entrouvertes
d’exaltation.
— La même souche ? demanda-t-elle à Faranell.
La femme humaine gémit une fois de plus et puis s’immobilisa, les yeux ouverts. L’alchimiste opina joyeusement.
— Bien sûr, dit-il. Comme vous pouvez l’imaginer, nous sommes plutôt…
Le mort-vivant fut pris de spasmes, sa peau se déchirant par endroits et suintant des humeurs noires, puis lui aussi
fut immobile.
— …contents des résultats.
— Certes, dit Sylvanas. Elle avait du mal à cacher sa propre exultation ; « contents » était en effet un euphémisme.
— Une peste qui tue à la fois les humains et les créatures du Fléau. Et, évidemment, mon propre peuple également,
étant donné qu’ils sont eux aussi des morts-vivants.
Elle lui accorda un regard de ses yeux luisant d’argent.
— Nous devons nous assurer que ceci ne tombe jamais entre de mauvaises mains. Les résultats pourraient être…
dévastateurs.
Il déglutit.
— De toute évidence, ma dame, ils pourraient l’être.
Elle se força à garder un visage neutre tandis qu’elle retournait à ses quartiers royaux. Dans son esprit fusaient un
millier de choses, au premier rang desquelles, brûlant aussi vivement et éperdument que l’homme d’osier qu’elle
allumait à chaque Sanssaint, se trouvait cette simple pensée :
Enfin, Arthas, tu vas payer pour ce que tu as fait. Les humains qui t’ont donné naissance vont être massacrés. Ton Fléau
sera arrêté dans son élan. Tu ne seras plus capable de te cacher derrière tes armées de stupides marionnettes mort-vivantes.
Et nous t’accorderons la même pitié et la même compassion que tu as eue à notre égard.
Malgré son grand contrôle d’elle-même, elle se surprit à sourire.
CHAPITRE XVII

C’était, rêvassa Arthas tandis qu’il chevauchait vers Andorhal sur le dos d’un Invincible loyal et squelettique, une
véritable ironie que celui qui avait tué le nécromancien Kel’Thuzad soit désormais chargé de le ressusciter.
Deuillegivre chuchotait dans son esprit, bien qu’il n’ait plus besoin de la voix de l’épée, de la voix du roi-liche, comme
il désirait être nommé, pour le rassurer. Il n’y avait pas de marche arrière possible. Il ne souhaitait pas qu’il y en ait une.
Après la chute de la capitale, Arthas s’était retiré dans une sombre version du pèlerinage d’un paladin. Il avait
chevauché de long en large ce pays, amenant ses nouveaux sujets de ville en ville et les déchaînant contre la populace.
Il pensait que le Fléau, comme les avait appelés Kel’Thuzad, était un nom approprié. L’instrument d’auto-flagellation du
même nom, parfois utilisé par certains des prêtres les plus extrémistes, était destiné à nettoyer les impuretés de l’âme.
Son Fléau nettoierait le pays de ses vivants. Il se tenait entre deux mondes ; il était en quelque sorte vivant, mais les
doux chuchotements du roi-liche l’appelaient chevalier de la mort, et le retrait de la couleur de ses cheveux, de sa peau
et de ses yeux semblaient indiquer qu’il s’agissait de plus qu’un simple titre. Il ignorait ce qu’il en était réellement ; il
s’en moquait. Il était le favori du roi-liche, et le Fléau était à ses ordres, et d’une manière étrange, malsaine, il avait
découvert qu’il tenait à eux.
Arthas servait désormais le roi-liche via l’un de ses agents, un seigneur de l’effroi, d’une apparence presque identique
à celle de Mal’Ganis. C’était, également, de l’ironie ; et cela aussi ne le dérangeait pas.
— Tout comme Mal’Ganis, je suis un seigneur de l’effroi. Mais je ne suis pas ton ennemi, lui avait assuré Tichondrius.
Ses lèvres s’étaient tordues en un sourire qui était plus proche d’un ricanement. À vrai dire, je suis venu te féliciter. En
tuant ton propre père et en livrant ce pays au Fléau, tu as passé ton premier test. Le roi-liche est ravi de ton…
enthousiasme.
Arthas s’était senti ballotté entre deux émotions contradictoires, la douleur et l’exaltation.
— Oui, avait-il dit, gardant une voix ferme face au démon, j’ai maudit tout ce j’ai aimé en son nom, et je ne ressens
pourtant aucun remord. Aucune pitié. Aucune honte.
Et du fond de son âme était venu un autre chuchotement, mais pas de la part de Deuillegivre : Menteur.
Il avait refoulé ce sentiment. Cette voix serait bâillonnée, et bien assez tôt. Il ne pouvait pas permettre à la tendresse
de se développer. C’était comme la gangrène ; elle le dévorerait, s’il la laissait faire.
Tichondrius n’avait pas semblé le remarquer. Il avait désigné Deuillegivre.
— La lame runique que tu transportes a été forgée par les miens, il y a longtemps. Le roi-liche lui a donné le pouvoir
de voler les âmes. La tienne fut la première qu’elle s’est appropriée.
Des émotions contradictoires s’étaient affrontées dans le cœur d’Arthas. Il avait braqué son regard sur la lame. Le
choix de mot de Tichondrius ne lui avait pas échappé. Volée. Si le roi-liche lui avait demandé son âme en échange de la
protection de son peuple, Arthas la lui aurait donnée. Mais le roi-liche n’avait pas demandé une telle chose ; il l’avait
simplement prise. Et maintenant elle était là, enfermée à l’intérieur de l’arme lumineuse, si proche d’Arthas que le
prince, le roi, pouvait presque, mais pas tout à fait, la toucher. Et Arthas avait-il même obtenu ce qu’il avait souhaité ?
Son peuple avait-il été sauvé ?
Cela avait-il une importance ?
Tichondrius l’avait regardé attentivement.
— Alors je ferai sans elle, avait dit Arthas avec légèreté. Quelle est la volonté du roi-liche ?
Sa volonté avait été, s’était-il avéré, de rallier ce qui restait du Culte des Damnés afin d’avoir de l’aide pour une plus
grande entreprise, la récupération des restes de Kel’Thuzad.
Ils gisaient, lui avait-on dit, à Andorhal, où Arthas lui-même les avait laissés, une flaque de chair putréfiée, puante.
Andorhal, d’où étaient venues les livraisons de grain pestiféré. Il se rappela sa fureur lorsqu’il avait attaqué le
nécromant, mais il ne la ressentait plus. Un sourire se dessina sur ses lèvres pales. Ironie.
Le bâtiment qui avait autrefois été incendié n’était plus maintenant qu’une charpente carbonisée. Personne mis à
part des morts-vivants ne pouvait se trouver là désormais… et pourtant… Arthas se renfrogna, tirant les rênes.
Invincible s’arrêta, aussi obéissant dans la mort qu’il l’avait été de son vivant. Arthas put apercevoir des silhouettes se
déplaçant. La faible lueur de ce jour terne fit scintiller une…
— Armure, dit-il.
Il y avait des hommes en armure stationnés dans le périmètre du cimetière et l’un d’entre eux se tenait près d’une
petite tombe. Il plissa les yeux pour mieux voir, et ses yeux s’écarquillèrent. Ils n’étaient pas simplement des êtres
vivants, pas simplement des guerriers, mais des paladins. Et il sut pourquoi ils étaient là. Kel’Thuzad, semblait-il, attirait
l’attention de nombreuses personnes.
Mais il avait dissous l’ordre. Il ne devrait même plus exister de paladins, encore moins rassemblés ici. Deuillegivre
chuchota ; elle avait faim. Arthas tira la puissante lame runique, la leva afin que la petite armée d’acolytes qui
l’accompagnait puisse la voir et être inspirée par celle-ci, et chargea. Invincible bondit en avant, et Arthas lut de la
surprise sur les visages des gardiens du cimetière quand il les abattit. Ils se battirent vaillamment, mais au final, c’était
futile ; et ils le savaient, il pouvait le voir dans leurs yeux.
Il venait de retirer Deuillegivre d’un cadavre, sentant la joie de l’épée à la capture d’une autre âme, quand une voix
cria :
— Arthas !
C’était une voix qu’Arthas avait déjà entendue, mais il ne pouvait se rappeler quand. Il fit face à son interlocuteur.
L’homme était grand et imposant. Il avait retiré son heaume, et ce fut la barbe épaisse qui rafraîchit la mémoire
d’Arthas.
— Gavinrad, dit-il, surpris. Cela fait longtemps.
— Pas assez longtemps. Où est le marteau dont nous t’avons fait présent ? dit Gavinrad, crachant presque les mots.
L’arme d’un paladin. Une arme d’honneur.
Arthas se souvint. Il avait été l’homme qui avait placé le marteau à ses pieds. Combien tout lui semblait alors net, pur,
simple.
— J’ai une meilleure arme désormais, dit Arthas.
Il brandit Deuillegivre. Elle semblait vibrer avidement dans sa main. Une fantaisie le prit, et il se l’accorda.
— Tiens-toi à l’écart, mon frère, dit-il, une étrange bonté teintant sa voix. Je suis venu récolter de vieux ossements.
En l’honneur de ce jour, et en celui de l’ordre auquel nous avons tous les deux appartenus, il ne te sera pas fait de mal si
tu me laisses passer.
Les sourcils broussailleux de Gavinrad se rejoignirent et il cracha dans la direction d’Arthas.
— Je ne peux pas croire que nous t’ayons jamais nommé frère ! Pourquoi Uther s’est porté garant de toi est au-delà
de ma compréhension ! Ta trahison a brisé le cœur d’Uther, mon garçon. Il aurait en un instant donné sa vie pour toi, et
c’est comme ça que tu lui revaux sa loyauté ? Je savais que c’était une erreur d’accepter dans notre ordre un prince
pourri gâté ! Tu as tourné en dérision la Main d’argent !
La fureur naquit en Arthas, si vive et intense qu’il s’en étrangla presque. Comment osait-il ? Arthas était un chevalier
de la mort, la main du roi-liche. Vie, mort, et non-mort, tous tombaient dans son domaine. Et Gavinrad avait craché sur
sa proposition de l’épargner. Arthas serra les dents.
— Non, mon frère, grogna-t-il doucement. Quand je t’égorgerai, relèverai ton corps pour en faire mon serviteur, et te
ferai danser à mon rythme, ça, Gavinrad, ce sera tourner la Main d’argent en dérision.
Avec un rictus, il provoqua Gavinrad en duel. Les morts-vivants et les sectateurs qui l’accompagnaient attendaient
silencieusement. Gavinrad ne fonça pas, mais se concentra, priant une Lumière qui ne pourrait le sauver. Arthas le laissa
achever sa prière, laissa son arme s’illuminer, comme son propre marteau l’avait fait autrefois. Deuillegivre fermement
serrée en main et la puissance du roi-liche affluant à travers son corps à demi-mort, il savait que Gavinrad n’aurait
aucune chance.
Et il ne l’eut pas. Le paladin se battit de tout son cœur, jetant tout ce qu’il avait dans la bataille, mais ce ne fut pas
assez. Arthas joua un peu avec lui, tempérant les blessures causées par les propos de Gavinrad, mais se lassa
rapidement de ce jeu et se débarrassa de son ancien frère d’arme d’un simple et puissant coup d’épée. Il sentit
Deuillegivre se saisir et oblitérer une âme de plus, et frissonna légèrement quand le corps sans vie de Gavinrad tomba
au sol. Malgré ce qu’il avait promis à son ennemi désormais vaincu, Arthas l’abandonna à la mort.
D’un geste sec il ordonna à ses serviteurs de commencer à récupérer le cadavre. Il avait laissé Kel’Thuzad pourrir là
où il avait été vaincu, mais quelqu’un, sans aucun doute les suivants dévoués du nécromancien, avait suffisamment tenu
à lui pour placer le corps dans une petite crypte. Les acolytes du Culte des Damnés s’élancèrent, trouvèrent la tombe et
d’un coup sec en repoussèrent le couvercle. Se trouvait à l’intérieur un cercueil, qui fut rapidement sorti. Arthas le
tapota du pied, souriant légèrement.
— Suis-moi, nécromant, dit-il par provocation tandis que le cercueil était chargé à l’arrière du véhicule dénommé
« chariot à viande ». Les forces que tu servais autrefois ont à nouveau besoin de toi.
— Je t’avais dit que ma mort aurait peu d’importance.
Arthas sursauta. Il s’était habitué à entendre des voix ; le roi-liche, à travers Deuillegivre, chuchotait désormais
presque constamment dans son esprit. Mais c’était quelqu’un d’autre. Il reconnut la voix ; il l’avait déjà entendue, mais
arrogante et provocante, et non chargée de confidences et de conspirations.
Kel’Thuzad.
— Qu’est-ce que… J’entends des fantômes maintenant ?
Non seulement il les entendait, mais il les voyait. Ou du moins un fantôme en particulier. La silhouette de Kel’Thuzad
se forma lentement devant ses yeux, translucide et flottante, deux trous noirs à la place des yeux. Mais c’était
indubitablement lui, et les lèvres spectrales se courbèrent dans un docte sourire.
— J’avais raison à ton sujet, prince Arthas.
— Tu en as mis, du temps !
Le grondement grave, en colère de Tichondrius semblait venir de nulle part, et le spectre, s’il avait bien été bien là,
disparut. Arthas fut secoué. L’avait-il imaginé ? Commençait-il à perdre la raison en plus de son âme ?
Tichondrius n’avait rien remarqué, et continua, ouvrant le cercueil et jetant un coup d’œil dégoûté à l’intérieur sur le
cadavre presque liquéfié de Kel’Thuzad. Arthas trouva la puanteur plus tolérable qu’il ne s’y était attendu, bien qu’elle
fût toujours horrible. Le temps d’une vie semblait s’être écoulé depuis qu’il avait frappé le nécromant de son marteau
et observé la décomposition accélérée de son cadavre.
— Ces restes sont méchamment décomposés. Ils ne survivront jamais au voyage vers Quel’Thalas.
Arthas en profita pour changer de sujet.
— Quel’Thalas ?
Le pays merveilleux des elfes…
— Oui. Seules les énergies du Puits de soleil des hauts-elfes peuvent ramener Kel’Thuzad à la vie.
Le seigneur de l’effroi se renfrogna.
— Et chaque instant qui passe aggrave sa putréfaction. Tu dois voler une urne très particulière gardée par les
paladins. Ils l’amènent par ici en ce moment même. Place les restes du nécromant à l’intérieur, et il sera protégé
pendant le voyage.
Le seigneur de l’effroi eut un air fourbe. Il y avait là plus qu’il n’y semblait à première vue. Arthas ouvrit la bouche
pour s’en enquérir, puis la referma. Tichondrius ne lui dirait rien, de toute façon. Il haussa les épaules, monta sur
Invincible, et chevaucha dans la direction qu’on lui avait indiquée.
Derrière lui, il entendit le rire sinistre du démon. Tichondrius avait raison. Une petite procession suivait lentement la
route, à pied. Une procession militaire, ou celle d’un dignitaire important ; Arthas reconnut les ornements utilisés en de
telles occasions. De nombreux hommes formaient une file unique ; l’un d’entre eux, au centre, portait quelque chose
dans ses bras puissants. Le faible soleil se réfléchissait sur son armure et sur l’objet qu’il portait, l’urne dont avait parlé
Tichondrius. Et tout d’un coup Arthas comprit pourquoi Tichondrius avait paru amusé.
Le port du paladin était caractéristique, son armure unique, et Arthas serra Deuillegivre d’une main qui était
désormais légèrement chancelante. Il refoula la myriade de sensations confuses, troublantes, et ordonna à ses hommes
d’approcher.
Le convoi funèbre n’était pas bien grand, bien que composé d’éminents combattants et il fut facile de les encercler
complètement. Ils tirèrent leurs armes, mais n’attaquèrent pas, se tournant à la place, dans l’attente d’instructions, vers
l’homme qui portait l’urne. Uther, il ne pouvait s’agir de personne d’autre, semblait parfaitement maître de lui tandis
qu’il regardait son ancien élève. Son visage était impassible, mais plus ridé que ne se le rappelait Arthas. Ses yeux,
cependant, brûlaient de la fureur du juste.
— Le chien revient contempler son œuvre, dit Uther, les mots claquant comme un fouet. J’ai prié pour que tu restes
au loin.
Arthas se crispa légèrement. Sa voix était dure quand il répondit :
— Je suis un mauvais limier, je reviens sans cesse sur mes pas. Je vois que tu te fais toujours passer pour un paladin,
même si j’ai dissous ton ordre.
Uther éclata sincèrement de rire, même s’il s’agissait d’un rire amer.
— Comme si tu pouvais le dissoudre de toi-même. Je ne rends de comptes qu’à la Lumière, mon garçon. Comme
c’était ton cas, autrefois.
La Lumière. Il s’en souvenait encore. Son cœur s’emballa et pendant un instant, juste un instant, il baissa son épée.
Puis vinrent les chuchotements, lui rappelant le pouvoir qu’il possédait désormais, soulignant que suivre le chemin de
la Lumière ne lui avait jamais apporté ce qu’il désirait. Arthas serra à nouveau fermement Deuillegivre.
— J’ai fait de nombreuses choses, autrefois, rétorqua-t-il. Ce n’est plus le cas.
— Ton père a régné sur ce pays pendant cinquante ans, et tu l’as réduit en cendres en quelques jours. Mais la
destruction et la ruine sont aisées, n’est-ce pas ?
— Très théâtral, Uther. Aussi plaisants soient-ils, je n’ai pas le temps pour les souvenirs. Je suis venu pour l’urne.
Donne-la moi, et je ferai en sorte que ta mort soit rapide.
Il ne l’épargnerait pas. Pas même s’il le suppliait. Surtout s’il ne le suppliait pas. Il s’était passé trop de choses entre
eux. Trop de… sentiments.
Désormais Uther ne montrait plus d’autre émotion que de la colère. Il fixait Arthas, frappé d’horreur.
— Cette urne contient les cendres de ton père, Arthas ! Quoi, tu espérais pouvoir leur pisser dessus une dernière fois
avant de laisser pourrir ce royaume ?
Arthas fut soudainement ébranlé. Père…
— J’ignorais ce qu’elle contenait, murmura-t-il, autant pour lui-même que pour Uther.
Voilà donc la seconde raison pour laquelle le seigneur de l’effroi avait paru amusé quand il avait donné ses
instructions à Arthas. Il avait, enfin, appris ce que contenait l’urne. Test après test. Arthas pourrait-il combattre son
mentor… pourrait-il profaner les cendres de son père. Arthas commençait à en devenir malade. Il exploita cette colère
tandis qu’il parlait, descendait de selle et tirait Deuillegivre hors de son fourreau.
— Mais cela n’a pas d’importance. Je vais prendre ce que je suis venu chercher, d’une façon ou d’une autre.
Deuillegivre bourdonnait presque désormais, dans son esprit et dans sa main, impatiente de combattre. Arthas se
mit en position d’attaque. Uther le regarda pendant un moment, puis leva lentement sa propre arme brillante.
— Je ne veux pas le croire, dit-il, la voix bourrue, et Arthas comprit avec horreur que les yeux d’Uther étaient embués
de larmes. Quand, plus jeune, tu étais égoïste, je me disais que c’étaient des erreurs d’enfance. Quand tu as insisté
obstinément, je l’ai mis sur le compte des besoins pour un jeune homme de sortir de l’ombre de son père. Et
Stratholme, oui-da, que la Lumière me pardonne, même ça, j’ai prié que tu trouves toi-même le moyen de voir les
erreurs dans ta décision. Je ne peux pas m’opposer au fils de mon seigneur.
Arthas se força à sourire tandis qu’ils commençaient à tourner l’un autour de l’autre.
— Mais c’est ce que tu es en train de faire.
— Ce fut ma dernière promesse à ton père. À mon ami. Que je veillerais à ce que sa dépouille soit traitée avec
respect, même après que son propre fils l’ait sauvagement massacré, par surprise et désarmé.
— Tu vas mourir pour cette promesse.
— C’est possible.
Cela n’avait pas l’air de vraiment déranger Uther.
— Je préférerais mourir en honorant cette promesse que de vivre à ta merci. Je suis content qu’il soit mort. Je suis
content qu’il n’ait pas à voir ce que tu es devenu.
La remarque… le blessa. Arthas ne s’y était pas attendu. Il s’arrêta, les émotions faisant rage en lui, et Uther, qui
avait toujours eu l’avantage dans leurs joutes, profita de cette brève hésitation pour charger.
— Pour la Lumière ! cria-t-il, ramenant le marteau en arrière et frappant Arthas de toute sa force. L’arme étincelante
se précipita sur Arthas si rapidement qu’il put entendre le bruit de son déplacement.
Il bondit de côté, juste à temps, et sentit le souffle caresser son visage tandis que le coup le manquait. Les traits
d’Uther étaient calmes, concentrés… et implacables. Il était de son devoir, selon lui, de tuer le fils félon, et d’arrêter la
propagation du mal.
Tout comme Arthas savait qu’il était de son devoir de tuer l’homme qui l’avait un jour formé. Il devait détruire son
passé… tout son passé. Ou alors il courrait toujours après le traîtreusement doux espoir de compassion et de pardon.
Dans un cri incohérent, Arthas rabaissa Deuillegivre.
Le marteau d’Uther la bloqua. Les deux hommes se tendirent, leurs visages à quelques centimètres l’un de l’autre, les
muscles de leurs bras tremblant sous l’effort, jusqu’à ce qu’avec un grognement Uther ne projette Arthas en arrière. Le
cadet trébucha. Uther appuya ses attaques. Son visage était calme, mais ses yeux étaient acharnés et résolus, et il
semblait se battre comme si la victoire était inéluctable. Sa confiance absolue choqua Arthas. Ses propres coups
étaient puissants, mais irréguliers. Il n’avait encore jamais été capable de vaincre Uther.
— C’est ici que ça s’arrête, mon garçon ! cria Uther, la voix retentissante.
Tout d’un coup, à la grande horreur d’Arthas, le paladin fut entouré d’une lumière brillante, éclatante. Pas seulement
son marteau, mais son corps entier, comme s’il était lui-même la véritable arme que la Lumière utiliserait pour abattre
Arthas.
— Pour la justice de la Lumière !
Le marteau s’abattit. Tout l’air fut chassé des poumons Arthas d’un seul coup quand l’arme frappa droit sur son
abdomen. Seule son armure le sauva, et même celle-ci fut froissée par le puissant marteau lumineux manié par le saint
paladin rayonnant. Arthas s’étala, Deuillegivre propulsée hors de sa main, une douleur atroce le traversant tandis qu’il
luttait pour respirer, luttait pour se relever. La Lumière, il lui avait tourné le dos, l’avait trahie. Et maintenant elle
exigeait qu’il soit châtié à travers Uther le Porteur de lumière, son plus grand champion, insufflant dans son ancien
professeur la pureté de son éclat et de ses desseins.
La lueur enveloppant Uther s’accrut, et Arthas grimaça de douleur tandis que la Lumière desséchait ses yeux aussi
bien que son âme. Il avait eu tort de l’abandonner, tellement tort, et désormais sa pitié et son amour étaient
transformés en cet être rayonnant, implacable. Il leva le regard sur la lumière blanche qu’étaient devenus les yeux
d’Uther, des larmes embuant les siens tandis qu’il attendait le coup de grâce.
S’était-il saisi de l’épée sans s’en rendre compte, ou avait-elle bondi dans ses mains de son propre chef ? En cet
instant déstabilisant, tourbillonnant, Arthas ne put le dire. Tout ce qu’il savait, c’était que tout d’un coup, ses mains se
refermèrent sur la garde de Deuillegivre, et que la voix de celle-ci résonna dans son esprit.
Toute Lumière a son ombre, chaque jour a sa nuit, et même la plus brillante des chandelles peut être soufflée.
Ainsi que la plus brillante des vies.
Il prit une profonde inspiration, emplissant ses poumons d’air, et pendant un instant, Arthas vit la Lumière
enveloppant Uther vaciller. Puis Uther leva à nouveau son marteau, prêt pour le coup de grâce.
Mais Arthas n’était plus là.
Si Uther était un ours, énorme et puissant, Arthas était un tigre, agile et rapide. Le marteau, aussi fort et béni par la
lumière qu’il soit ou que soit son porteur, n’était pas une arme rapide, pas plus que ne l’était le style de combat d’Uther.
Deuillegivre, cependant, bien qu’étant une énorme lame runique à deux mains, semblait presque capable de se battre
d’elle-même.
Il s’avança à nouveau, cette fois sans hésitation, et commença à se battre pour de bon. Il ne fit pas de quartier quand
il attaqua Uther le Porteur de lumière, ne lui offrit aucun moment pour reprendre son souffle, ramener en arrière son
arme et l’écraser et nouveau. Les yeux d’Uther s’écarquillèrent de surprise, puis se plissèrent de détermination. Mais la
arme et l’écraser et nouveau. Les yeux d’Uther s’écarquillèrent de surprise, puis se plissèrent de détermination. Mais la

Lumière qui avait auparavant si brillamment déferlé de sa puissante silhouette diminuait à chaque seconde qui passait.
Diminuait face au pouvoir qu’offrait le roi-liche à Arthas. Deuillegivre toucha encore et encore, à la tête brillante du
marteau, à sa poignée, à l’épaule d’Uther, dans cet espace étroit entre l’espaulier et le hausse-col, tranchant
profondément, Uther grogna et chancela. Du sang se déversait de la blessure. Deuillegivre en désirait plus, et Arthas
voulait le lui donner.
Grondant comme une bête, ses cheveux blancs volant, il porta une attaque appuyée. Le marteau, puissant et brillant,
tomba des doigts affaiblis quand Deuillegivre trancha presque le bras. Un coup cabossa le pectoral d’Uther ; un second
au même endroit le fendit et déchira la chair en dessous. Le tabard d’Uther, l’azur et or de l’Alliance pour laquelle il
s’était autrefois battu, voltigea en morceaux jusqu’à terre quand Uther le Porteur de lumière tomba à genoux. Il leva le
regard. Il respirait avec difficulté. Du sang ruisselait de sa bouche, suintant dans sa barbe, mais il n’y avait pas une seule
trace de reddition sur son visage.
— J’espère avec tendresse qu’il y a une place spéciale en enfer qui t’attend, Arthas.
Il toussa, des bulles de sang se formant sur ses lèvres.
— Il se peut que nous ne le sachions jamais, Uther, dit froidement Arthas, levant Deuillegivre pour le coup de grâce.
L’épée chantait presque d’impatience.
— Je compte bien vivre éternellement.
Il abattit la lame runique en ligne droite, à travers la gorge d’Uther, bâillonnant ses propos de défi, perçant son grand
cœur. Uther mourut presque sur le coup. Arthas libéra sa lame et recula d’un pas, tremblant. C’était certainement dû au
relâchement de la tension et à son exaltation.
Il s’agenouilla et ramassa l’urne. Il la tint pendant un long moment, puis brisa lentement le sceau et renversa la jarre,
répandant son contenu. Les cendres du roi Terenas tombèrent comme une pluie grisâtre, comme de la farine de blé
pestiféré, dérivant lentement dans la neige. D’un seul coup, le vent tourna. La poudre grise qui était tout ce qui restait
d’un roi s’envola soudainement, comme si elle était animée, tourbillonnant pour arroser le chevalier de la mort. Surpris,
Arthas recula d’un pas. Un automatisme lui fit lever les mains pour se protéger le visage, et il lâcha l’urne, qui atterrit au
sol avec un bruit mat. Il ferma les yeux et se détourna, mais pas assez rapidement, et il commença à tousser, les cendres
âcres l’étouffant. Brusquement, il fut pris de panique. Il leva des mains gantées pour s’essuyer le visage, essayant de
nettoyer la fine poudre qui lui remplissait la gorge et le nez et lui piquait les yeux. Il cracha, et un instant son estomac
se souleva. Arthas prit une profonde respiration et se força à se calmer. Un instant plus tard, il se releva, à nouveau
serein. S’il ressentait quoi que ce soit, il l’avait ravalé si profondément qu’il l’ignorait. Le visage de marbre, il retourna
au chariot qui transportait les restes puants, presque liquides, de Kel’Thuzad et fourra l’urne entre les mains d’un
membre du Fléau.
— Mets le nécromant là-dedans, ordonna-t-il. Il monta Invincible.
Quel’Thalas n’était pas loin.
CHAPITRE XVIII

Durant les six jours qui furent nécessaires pour atteindre les terres des hauts-elfes, Arthas discuta avec l’ombre de
Kel’Thuzad et rallia plus, bien plus de monde à ses côtés.
Il partit vers l’est depuis Andorhal, les chariots à viande grinçant dans son sillage, dépassa les petits hameaux de
Grangepierre, du verger de Dalson, et la Métamorphose de Gahrron, à travers la rivière Thondroril vers les régions est
de Lordaeron. Les victimes relevées par la peste étaient partout, et un simple ordre mental les faisait le suivre comme
des chiens fidèles. S’occuper d’eux était facile, ils se nourrissaient des morts. C’était vraiment… sale.
Ils faisaient partie de ceux dont Arthas s’attendait à ce qu’ils se joignent à lui ; les victimes de la peste, les
abominations cousues ensemble à partir de plusieurs morceaux, les fantômes des déchus. Mais de nouveaux alliés se
joignirent à lui, qui l’étonnèrent, l’épouvantèrent, et enfin l’enchantèrent.
Son armée était à mi-chemin de Quel’Thalas quand il les vit pour la première fois. Au loin, il semblait que la terre elle-
même se déplaçait. Non, ce n’était pas ça. C’étaient des sortes de bêtes. Du bétail ou des moutons, qui s’étaient
échappés de leurs enclos quand leurs propriétaires se transformèrent en cadavres ambulants ? Des ours ou des loups,
faisant des raids et festoyant sur les cadavres ? Et puis Arthas déglutit et serra fermement Deuillegivre, les yeux
écarquillés de surprise et d’incrédulité.
Elles ne se déplaçaient pas comme des créatures à quatre pattes. Elles couraient précipitamment, filaient à toute
allure, se déplaçaient sur les collines et sur l’herbe comme…
— Des araignées, murmura-t-il.
Elles se déversaient désormais sur les pentes, violettes et noires et d’apparence dangereuse, leurs jambes multiples
se précipitant rapidement pour les mener vers Arthas. Elles venaient pour lui… elles…
— Ce sont les nouveaux guerriers que le roi-liche envoie à son favori, fit la voix de Kel’Thuzad.
Le fantôme ne pouvait apparemment être vu et entendu que par Arthas, et il avait beaucoup parlé ces derniers jours.
Il s’était récemment efforcé de semer les graines de la suspicion dans l’esprit du chevalier de la mort. Pas à son sujet,
envers Tichondrius et les autres démons.
— On ne peut pas croire les seigneurs de l’effroi, avait-il dit. Ils sont les geôliers du roi-liche. Je te raconterai tout…
quand je parcourrai à nouveau ce monde.
Ils avaient eu suffisamment de temps pour ça ; Arthas se demandait si Kel’Thuzad agitait sous son nez l’information
comme appât, pour s’assurer qu’Arthas accomplisse bien sa tâche.
Arthas demandait à présent :
— Il me… les a envoyés ? Qu’est-ce que c’est ?
— Ils furent autrefois les nérubiens, dit Kel’Thuzad. Les descendants d’une race ancienne et fière nommée les aqirs.
De leur vivant, ils étaient d’une intelligence farouche, leur attention concentrée sur la disparition de tous ceux qui
étaient différents d’eux.
Avec un frisson de dégoût, Arthas braqua son regard sur les créatures arachnides.
— Adorable. Et à présent ?
— À présent, ils sont ceux qui sont tombés face à celui que nous servons. Il les a relevés, eux et leur seigneur
Anub’arak, comme morts-vivants et désormais ils viennent t’aider, prince Arthas. Pour sa plus grande gloire et la tienne.
— Des araignées mortes-vivantes, rêvassa Arthas.
Elles étaient énormes, hideuses et mortelles. Elles vinrent, gazouillantes et courant avec précipitation, se mettant au
pas avec les cadavres, les spectres, et les abominations.
— Pour combattre les elfes de Quel’Thalas.
Le roi-liche, qui qu’il soit, avait un talent pour la mise en scène.
La venue d’Arthas, bien sûr, fut remarquée. Les elfes comptaient dans leurs rangs des éclaireurs notoirement doués.
Il y avait des chances pour que, le temps qu’Arthas lui-même ne les remarque, l’information ait déjà été portée à la
capitale haute-elfe. Cela n’avait pas d’importance. Les forces qu’il avait rassemblées étaient devenues vraiment
impressionnantes, et il n’avait aucun doute, malgré les avertissements maussades de Kel’Thuzad, qu’il serait capable de
forcer le passage vers les terres merveilleuses et éternelles, de les traverser rapidement, et d’atteindre le Puits de
soleil.
Ils avaient capturé un prisonnier, un jeune prêtre qui, par provocation, avait par inadvertance révélé des informations
importantes. Arthas utiliserait ces informations avec sagesse et efficacité. Il y en avait également un autre, qui,
contrairement au prêtre, trahissait volontairement son peuple et son pays pour le pouvoir qu’Arthas et le roi-liche lui
avaient promis.
La vitesse à laquelle le mage elfe avait changé de camps surprit le chevalier de la mort. Le surprit, et le perturba.
Arthas avait autrefois été adoré par son peuple, tout comme son père l’avait été. Il avait aimé la chaude approbation de
ceux qui l’avaient servi. Il avait pris le temps d’apprendre leurs noms, d’écouter les histoires de leurs familles. Il avait
voulu qu’ils l’aiment. Et ils l’avaient fait, le suivant loyalement, comme l’avait fait le capitaine Falric.
Mais Arthas avait supposé que les dirigeants elfes, eux aussi, aimaient leur peuple. Et que leur peuple était donc
supposé, en retour, rester loyal envers ses dirigeants. Et cependant ce mage avait trahi son peuple pour rien de plus
qu’une simple promesse de pouvoir, pour son simple attrait étincelant.
Les mortels pouvaient être corrompus. Les mortels pouvaient être dominés, ou achetés.
Il jeta un coup d’œil à son armée et sourit. Oui… elle était supérieure. Il n’était pas question de loyauté quand ceux
qu’il dirigeait ne pouvaient qu’obéir.
— C’est vrai, haleta l’éclaireur. Tout est vrai.
Sylvanas Coursevent, générale des forestiers de Lune d’argent, connaissait bien cet elfe. Les informations de
Kelmarin avaient toujours été précises et détaillées. Elle écouta, ne voulant pas y croire, sachant qu’elle ne l’oserait pas.
Ils avaient bien sûr tous entendu les rumeurs. Qu’une espèce de peste avait commencé à se répandre sur les terres
des humains. Mais les quel’doreis s’étaient crus en sécurité ici dans leur patrie. Elle avait résisté durant des siècles à des
attaques de dragons, d’orcs et de trolls. Ce qui se passait chez les humains ne pouvait certainement pas les atteindre.
Mais c’était le cas maintenant.
— Es-tu sûr qu’il s’agit d’Arthas Menethil ? Le prince ? Kelmarin opina, retenant toujours son souffle.
— Oui, ma dame. Je l’ai entendu appeler ainsi par ceux qui le servaient. Je ne pense pas que les rumeurs qui le
dépeignent comme l’assassin de son père et l’instigateur des troubles à Lordaeron soient des exagérations, de ce que
j’en ai vu.
Sylvanas écouta, écarquillant ses yeux bleus, tandis que l’éclaireur racontait une histoire qui semblait trop irréelle
pour être crue. Des corps réanimés, à la fois frais et desséchés. D’énormes patchworks sans cervelle créés à partir de
divers organes ; d’étranges bêtes qui pouvaient voler et ressemblaient à des statues de pierres amenées à la vie ; des
êtres arachnéens géants qui lui rappelaient les contes des aqirs que l’on pensait disparus. Et l’odeur. Kelmarin, qui
n’était pas porté sur l’exagération, parla d’un air hésitant de la puanteur qui précédait l’armée. Les forêts, la première
ligne de défense du pays, tombaient sous les étranges machines de guerre qu’il avait amenées avec lui. Sylvanas
repensa aux dragons rouges, qui avaient embrasé les bois il n’y a pas si longtemps. Lune d’argent avait survécu, bien
sûr, mais les bois avaient terriblement souffert. Tout comme ils souffraient en ce moment…
— Ma dame, finit Kelmarin, levant la tête et lui accordant un regard dévasté. S’il fait une percée, je ne pense pas que
nous ayons assez de troupes pour l’arrêter.
La constatation amère lui fournit la rage dont elle avait besoin.
— Nous sommes les quel’doreis, fit-elle claquer, se redressant. Notre terre est inexpugnable. Il n’entrera pas. Ne
crains rien. Il doit d’abord savoir comment briser les enchantements qui protègent Quel’Thalas. Et il doit ensuite être
capable de le faire. Des ennemis plus puissants et plus sages ont déjà essayé d’envahir notre royaume. Aie confiance,
mon ami. En la puissance du Puits du soleil… et en la force et la volonté de notre peuple.
Tandis que Kelmarin était conduit là où il pourrait boire, manger et récupérer avant de retourner à son poste,
Sylvanas se tourna vers ses forestiers.
— J’irai voir ce prince par moi-même. Rassemblez les premières unités de combat. Si Kelmarin a raison… nous devons
nous préparer pour une attaque préventive.
Sylvanas se tenait au-dessus de la grande muraille, qui, aux côtés de l’anneau de montagnes dentelées, aidait à
protéger ses terres. Elle portait une armure de cuir complète mais confortable, et son arc était passé en bandoulière en
travers de son dos. Elle, Sheldaris et Vor’Athil, les deux autres éclaireurs qui étaient partis en avant et les avaient
attendus elle et le gros des rangers, fixaient le spectacle, atterrés. Comme Kelmarin l’en avait avertie, ils avaient senti
la puanteur de l’armée en putréfaction bien avant de la voir.
Le prince Arthas chevauchait en tête sur un cheval squelettique aux yeux ardents, une énorme épée, qu’elle
reconnut d’un seul coup d’œil comme une lame runique, sanglée dans son dos. Des humains de noir vêtus se
précipitaient pour obéir à ses ordres. Les morts également. Sylvanas ravala de la bile quand son regard se posa sur
l’accumulation de divers cadavres pourrissants, et elle fut silencieusement reconnaissante que le vent ait tourné et
éloignât désormais d’elle l’odeur nauséabonde.
Elle communiqua par signes son plan, déplaçant rapidement ses longs doigts, et les éclaireurs opinèrent. Ils se
glissèrent en arrière, aussi silencieux que des ombres, et Sylvanas tourna son regard sur Arthas. Il ne semblait pas avoir
remarqué quoi que ce soit. Il avait encore l’air humain, bien que pale, et ses cheveux étaient blancs au lieu de l’or avec
lequel elle se rappelait qu’on le lui avait décrit. Comment pouvait-il alors supporter ça ? Être entouré de morts,
l’horrible puanteur, le spectacle grotesque…
Elle frissonna et tâcha de se concentrer. Les mortsvivants qui lui obéissaient restaient immobiles, attendant des
ordres. Les humains, des nécromants, pensa Sylvanas, une vague de dégoût la traversant, étaient trop occupés à créer
de nouvelles monstruosités pour poster des gardes. Ils ne pouvaient pas concevoir la défaite.
Leur arrogance serait leur perte.
Elle attendit, observant, jusqu’à ce que ses archers soient en position. Avertie par Kelmarin, elle avait rassemblé les
deux tiers de ses forestiers. Elle croyait sincèrement qu’Arthas ne pouvait pas franchir les murailles magiques elfes qui
protégeaient Quel’Thalas. Il y avait pour ce faire trop de choses qu’il ne pouvait qu’ignorer. Cependant… elle avait déjà
refusé de croire des choses que ses yeux lui disaient désormais être vraies. Il valait mieux éliminer la menace ici et
maintenant.
Elle regarda Sheldaris et Vor’Athil. Ils surprirent son regard et opinèrent. Ils étaient prêts. Sylvanas était impatiente
de frapper, de prendre l’ennemi par surprise, mais l’honneur le lui interdisait. Il n’y aurait pas de balade chantant
comment la générale des forestiers Sylvanas Coursevent avait défendu sa patrie par des moyens honteux.
— Pour Quel’Thalas, chuchota-t-elle dans un souffle, puis elle se releva.
— Vous n’êtes pas les bienvenus ici ! cria-t-elle, la voix claire, musicale et forte.
Arthas fit tourner sa monture squelettique, Sylvanas eut un fugace sentiment de pitié pour la pauvre bête, et lui fit
face, la scrutant attentivement. Les nécromants firent silence, se tournant vers leur seigneur, attendant des
instructions.
— Je suis Sylvanas Coursevent, générale des forestiers de Lune d’argent. Je vous conseille de repartir
immédiatement.
Les lèvres d’Arthas, grises, remarqua-t-elle, grises sur un visage blanc, bien qu’elle sût d’une façon ou d’une autre
qu’il était toujours en vie, se recourbèrent en un sourire. Il était amusé.
— C’est toi qui devrais repartir, Sylvanas, dit-il, omettant délibérément son titre. Sa voix aurait été d’un baryton
agréable si elle n’avait pas été soulignée par… quelque chose. Quelque chose qui fit s’arrêter pendant une seconde
jusqu’à son cœur vaillant lorsqu’elle l’entendit. Elle se força à ne pas frissonner.
— La mort elle-même est venue sur tes terres. Ses yeux bleus s’étrécirent.
— Faites ce que vous pouvez de pire, dit-elle d’un air de défi. La muraille elfe protégeant l’intérieur du royaume est
protégée par nos plus puissants enchantements. Vous ne passerez pas.
Elle banda son arc, le signal de l’attaque. Un instant plus tard, l’air était empli du vrombissement soudain de
douzaines de flèches en vol. Sylvanas avait ciblé le prince humain ou l’ancien prince humain, et sa visée était plus sûre
que jamais. La flèche chanta tandis qu’elle accélérait vers la tête nue d’Arthas. Mais un instant avant qu’elle ne frappe,
elle vit un éclair blanc bleuté.
Sylvanas braqua son regard. Plus rapidement qu’elle ne put l’appréhender, Arthas avait relevé son épée, ses runes
émettant cette froide lueur blanche bleutée, et coupé la flèche en deux. Il lui sourit et lui fit un clin d’œil.
— Au combat, mes troupes, massacrez-les tous, afin qu’ils puissent me servir moi et mon seigneur ! cria Arthas.
Sa voix retentit d’un étrange vrombissement de pouvoir. Elle poussa un grognement issu du fond de sa gorge et le
visa à nouveau. Mais il était maintenant en mouvement, le cheval mort le transportant avec une surnaturelle célérité,
et elle comprit que ses horribles troupes étaient passées à l’offensive.
Ils la firent penser à une nuée d’insectes tandis qu’ils convergeaient, parfaitement coordonnés dans leur harmonie
décérébrée, sur ses forestiers. Les archers avaient leurs ordres, abattre en premier les vivants, et puis éliminer les
morts avec des flèches embrasées. La première volée de flèches abattit presque chacun des sectateurs. La seconde
darda les cadavres ambulants de douzaines de flèches enflammées. Mais même alors qu’ils s’effondraient, certains
presque aussi secs que de l’amadou, les autres humides et pourrissants, la puissance brute de leur nombre commença à
faire tourner l’issue de la bataille.
Ils trouvèrent le moyen d’escalader les murs de terre et de pierre presque verticaux où les forestiers s’étaient
positionnés. Certains d’entre eux, heureusement, étaient trop décomposés pour aller bien loin, leurs membres
pourrissants se déchirant de leurs corps et les faisant tomber. Mais la chute ne les arrêtait pas. Ils insistaient vers
l’avant, le haut, vers ses forestiers qui devaient maintenant manier l’épée au lieu des flèches. Ils étaient des guerriers
entraînés, bien sûr, et pouvaient se battre au corps à corps. Se battre contre des adversaires qui pouvaient être ralentis
par la perte de sang, ou de membres. Mais contre ces…
Des mains mortes, plus proches de griffes que de doigts, atteignirent Sheldaris. Le visage lugubre, la forestière
rousse se battit férocement, ses lèvres formant des cris de défi que Sylvanas ne pouvait entendre. Mais elles se
refermaient sur elles, l’encerclaient, et Sylvanas sentit une profonde douleur quand elle vit Sheldaris tomber sous leurs
coups.
Elle bandait son arc et tirait, bandait et tirait, presque plus rapidement qu’elle ne pensait, se concentrant sur son
devoir. Du coin de l’œil elle vit l’une des grotesques créatures ailées, sa peau épaisse et apparemment aussi dure que la
pierre, piquer à moins de trois mètres d’elle. Sa face de chauve-souris gronda de jubilation tandis qu’elle s’abaissait et,
aussi facilement qu’elle aurait pu cueillir un fruit mûr sur un arbre, attrapa Vor’athil et l’emporta dans les airs. Ses
doigts se plantèrent profondément dans les épaules du forestier, et du sang éclaboussa Sylvanas tandis que la chose
s’envolait avec son trophée.
Vor’athil se débattit entre les serres de la créature, ses doigts trouvant et libérant sa dague. Sylvanas détourna sa
visée des mort-vivants gémissants sous elle vers la monstruosité au dessus. Elle tira, droit dans le cou de la créature. La
flèche ricocha, inoffensive. La créature secoua la tête et grogna, lassée de jouer avec Vor’athil. Elle leva une main et
ratissa de ses griffes la gorge de l’éclaireur, puis le lâcha négligemment et fit demi-tour à la recherche d’une autre
distraction.
Silencieusement endeuillée, Sylvanas regarda son ami tomber sans vie au sol, son corps frappant la pile de sectateurs
morts que ses forestiers avaient tués quelques instants plus tôt.
Et soudain, elle retint son souffle. Les sectateurs bougeaient.
Des flèches saillant de leur corps, parfois plus d’une douzaine de projectiles au vif empennage dans un même
cadavre, et cependant ils remuaient.
— Non, chuchota-t-elle, dégoûtée. Son regard horrifié se porta sur Arthas.
Le prince regardait droit vers elle, souriant de ce maudit rictus. Une main gantée, puissante saisit la lame runique.
L’autre était levée dans un geste d’appel, et, tandis qu’elle observait, un autre humain abattu s’agita et tituba sur ses
pieds, retirant une flèche de son œil comme s’il ôtait une épine de ses vêtements. Ses attaques n’avaient rien fait
perdre à Arthas. Quiconque succombait serait relevé par sa magie noire. Il vit la compréhension et la colère dans ses
yeux, et le rictus se transforma en un rire.
— J’ai tenté de te prévenir, cria-t-il, sa voix portant au-dessus du vacarme de la bataille. Et tu m’as quand même
fourni de nouvelles recrues…
Il bougea à nouveau, et un autre corps se convulsa comme s’il était tracté vers le haut et forcé à se tenir sur ses pieds.
Un corps qui avait été mince mais musclé, avec de longs cheveux noirs coiffés en une queue de cheval, avec la peau
bronzée et des oreilles pointues. Du sang coulait encore en de rouges ruisseaux à partir des quatre incisions de sa
gorge, et la tête retombait de temps en temps, comme si le cou avait été trop abîmé pour la soutenir plus longtemps.
Des yeux morts qui avaient autrefois été aussi bleus qu’un ciel d’été cherchèrent Sylvanas. Et alors, lentement au
début, il commença à se tourner dans sa direction.
Vor’Athil.
À cet instant elle sentit la muraille frémir légèrement sous ses pieds. Elle avait été si distraite par le massacre et la
réanimation de choses qui auraient dû rester mortes, qu’elle n’avait pas remarqué les machines de sièges se mettre en
position. Les créatures de la taille d’un ogre qui semblaient être composées de divers cadavres bombardaient
également la muraille. De même que les gigantesques créatures arachnéennes.
Puis quelque chose frappa le mur avec un son mou et humide. Quelque chose éclaboussa Sylvanas. Pendant une
fraction de seconde, son esprit refusa d’accepter ce qu’elle venait de voir, et puis tout s’éclaircit.
Arthas ne se contentait pas de relever les cadavres des elfes ayant succombé. Il utilisait leurs corps comme munitions
ou des morceaux de ceux-ci contre Sylvanas.
Sylvanas déglutit, puis donna l’ordre qu’elle n’aurait jamais imaginé prononcer il y a quelques instants.
— Shindu fallah na ! Repliez-vous à la seconde porte ! Repliez-vous !
Ceux qui restaient… aïe, trop peu d’entre eux étaient toujours debout, du moins encore en vie et sous son
commandement, obéirent comme un seul elfe, rassemblant les blessés et les balançant sur leurs épaules, leurs visages
pâles et zébrés de sueurs, reflétant la même terreur contenue qui la traversait. Ils fuyaient. Il n’y avait pas d’autre mot
pour ça. Ce n’était pas une retraite militaire organisée, synchronisée, mais une fuite tous azimuts. Sylvanas courut avec
ce qu’il restait d’entre eux, portant les blessés du mieux qu’elle put, et son esprit s’emballait.
Elle entendit derrière elle le son autre fois inconcevable de la muraille se fissurant et le rugissement des mort-
vivants tandis qu’ils célébraient leur triomphe. Son propre cœur sembla se fendre de douleur.
Il l’avait fait, mais comment ? Comment ?
La voix d’Arthas, forte et portant loin, ayant pour fond sonore quelque chose de sombre et de terrible, s’éleva
pardessus le bruit.
— La muraille elfe est tombée ! En avant, mes guerriers ! En avant vers la victoire !
En quelque sorte, pour Sylvanas, le pire, la plus horrible chose dans ce cri de jubilation, d’exultation, était…
l’affection… qui la teintait.
Elle saisit la manche d’un jeune homme qui courait à ses côtés.
— Tel’kor, cria Sylvanas. Va au Plateau du Puits du soleil. Dis-leur ce que nous avons vu ici. Dis-leur d’être prêts.
Tel’kor était assez jeune pour laisser sa déception apparaître sur son beau visage à l’idée de ne pas rester pour se
battre, mais inclina sa tête dorée. Sylvanas hésita.
— Ma dame ?
— Dis-leur… que nous avons peut-être été trahis.
Tel’kor pâlit à cette supposition, mais il opina. Il s’éloigna, courant comme une flèche. Il était un bon archer, mais
Sylvanas ne se faisait aucune illusion sur la différence que pourrait faire un arc de plus dans la bataille à venir. Mais si
les magi qui contrôlaient et dirigeaient les énergies du Puits du soleil savaient ce qu’ils affrontaient, cela en ferait peut-
être une.
Ils fonçaient désormais vers le nord, et pendant que ses troupes traversaient un pont, elle s’arrêta soudain dans son
élan, tourna sur ses talons, et regarda en arrière.
Sylvanas haleta. Qu’Arthas et sa sombre armée approchent, elle s’attendait à le voir. Cela aurait déjà été une vision
suffisamment horrible ; les morts-vivants, les abominations, les choses volantes en forme de chauve-souris, les
grotesques créatures arachnéennes, des centaines, fonçant avec une détermination implacable. Ce qu’elle ne
s’attendait pas à voir fut ce qu’ils laissaient dans leur sillage.
Comme une trace laissée par une limace, comme un sillon laissé par une charrue, la terre foulée par les pieds des
morts-vivants était noircie et désolée. Pire, Sylvanas se rappela les bois brûlés que les orcs avaient laissés derrière eux,
et savait que la nature finissait par reprendre ses droits. Mais ceci, c’était un sombre et horrible tracé de mort, comme
si les énergies surnaturelles qui étaient utilisées pour faire avancer les cadavres tuaient la terre sur laquelle ils
titubaient elle-même. Du poison, ils étaient du poison, c’était une magie noire des plus infâmes.
Et il fallait l’arrêter.
Elle ne s’était attardée qu’un instant, bien qu’il lui semblât qu’elle était restée figée sur place pendant une vie
entière.
— Stop ! cria-t-elle d’une voix claire, forte et résolue. Nous tiendrons position ici.
Ils ne restèrent perplexes qu’un bref instant, puis ils comprirent. Rapidement elle donna des instructions, et ils
bondirent à l’action. Nombre d’entre eux s’arrêtèrent, choqués, quand ils eurent, stupéfiés, leur premier aperçu de
l’affreuse blessure infligée à la terre, celle-là même qui avait tant horrifié leur supérieure, mais ils se reprirent
rapidement. Il y aurait assez de temps plus tard pour s’inquiéter au sujet de la guérison de la terre brutalisée. Pour
l’instant, ils devaient empêcher cette effroyable cicatrice de se répandre.
La puanteur précédait l’armée, mais Sylvanas et ses forestiers y étaient désormais macabrement habitués. Elle ne les
déconcertait plus comme auparavant. Elle se tint sur le pont, la tête haute, sa capuche noire glissant un peu et
exposant ses cheveux dorés. L’armée des morts ralentit et s’arrêta, désorientée à sa vue. Les répugnants chariots,
catapultes, et trébuchets s’arrêtèrent en grondant. Le cheval squelettique d’Arthas se cabra, et le chevalier de la mort
se pencha pour caresser son cou osseux comme s’il s’agissait d’une bête en vie. Sylvanas sentit un frisson nauséeux la
parcourir à l’immoralité de ce spectacle tandis que la chose réagissait au contact de son maître.
— Bien, dit Arthas, l’humour teintant sa voix de quelque chose semblable à de la chaleur. Cela ne peut être l’une de
ces si imposantes murailles elfes dont j’ai tant entendu parler.
Sylvanas se força à refouler un sourire.
— Non, pas vraiment. Mais cela représentera malgré tout un défi pour vous.
— Mais c’est un simple pont, ma dame. Vous autres, elfes, avez un sens de l’exagération tout à fait charmant.
Elle braqua un instant son regard sur son armée, sa colère pénétrant l’air suffisant qu’elle se forçait à arborer.
— Tu as réussi à pénétrer cette muraille, boucher, mais tu ne passeras pas la seconde. La muraille intérieure de Lune
d’argent ne peut être ouverte qu’avec une clef spéciale, et elle ne sera jamais tienne !
Elle fit un signe de la tête à ses compagnons, et ils traversèrent le pont en courant pour rejoindre leurs camarades
sur l’autre rive.
La gaîté d’Arthas se dissipa et ses yeux pales brillèrent d’un éclat assuré. Sa main gantée se serra autour de la lame
runique. Les runes vibraient.
— Tu gaspilles ton temps, femme. Tu ne peux retarder l’inévitable. Bien que j’admette qu’il soit amusant de te voir
filer à toute allure.
Cela fit rire Sylvanas, un son furieux, satisfait qui venait du plus profond de son âme.
— Tu penses que je te fuis ? Apparemment tu n’avais encore jamais combattu d’elfes.
Certaines choses, songea-t-elle, étaient délicieusement simples. Sylvanas leva la main, jeta le très pratique engin
incendiaire d’où était exclue toute magie, puis se tourna pour courir tandis que le pont explosait. Les arbres les
accueillirent, se voûtant au-dessus d’eux dans des teintes d’or et d’argent, les cachant de leurs ennemis. Avant qu’elle
ne soit hors de portée, elle entendit quelque chose qui la fit sourire farouchement.
— La forestière commence à m’ennuyer considérablement. Oui. T’ennuyer. Te tourmenter comme le moineau le fait au
faucon. L’Elrendar traverse les Bois du Chant Éternel, et tu ne trouveras pas de sitôt un gué pour tes monstrueuses
machines de guerre. Elle sut que ce n’était qu’un répit, rien de plus. Mais si l’armée était suffisamment retardée, peut-
être pourrait-elle faire passer un message.
L’inquiétude troublait son esprit. Arthas avait semblé confiant dans ses capacités à vaincre la magie qui alimentait les
murailles elfes. Il avait déjà montré certaines connaissances en étant capable de détruire la première muraille. Bien sûr,
la première muraille ne présentait pas autant de défenses magiques que la seconde. Et de ce qu’elle avait vu,
l’arrogance semblait être son état normal, mais, était-ce possible ? L’incertitude lancinante qui l’avait poussée à ajouter
un dernier avertissement au message de Tel’kor pour les magi l’agitait à nouveau.
Est-ce qu’Arthas savait pour la clef ?
CHAPITRE XIX

Le traître, un mage du nom de Dar’Khan Drathir, aurait dû simplifier les choses. Et dans une certaine mesure, c’est ce
qu’il avait fait, bien sûr. Sans lui, Arthas n’aurait jamais su à propos de la Clef des Trois Lunes, un objet magique qui
avait été divisé en trois cristaux de lune dissimulés dans trois cachettes bien gardées à travers Quel’Thalas. Chaque
temple était construit sur une intersection de lignes telluriques, semblables au Puits du soleil lui-même, lui avait dit le
traître elfe, jubilant en trahissant son peuple. Les lignes telluriques étaient les veines de la terre, transportant de la
magie au lieu d’un fluide écarlate. Ainsi interconnectés, les cristaux créaient un champ d’énergie nommé le
Ban’dinoriel, le Gardien. Tout ce qu’il avait besoin de faire était de trouver ces sites à An’telas, An’daroth, et An’owyn,
de tuer les gardes, et de trouver les cristaux de lune.
Mais ces elfes excessivement beaux, d’une surprenante résistance, représentaient un défi. Arthas s’assit à
califourchon sur Invincible, faisant traîner un doigt songeur sur Deuillegivre, et se demanda comment une race à
l’apparence si fragile pouvait résister à son armée. Car il s’agissait désormais d’une armée, plusieurs centaines de
soldats, tous déjà morts et donc plus difficile à liquider définitivement.
L’astucieuse ruse de la générale des forestiers de faire sauter le pont avait effectivement fait perdre à Arthas un
temps précieux. La rivière coulait à travers Quel’Thalas jusqu’à ce qu’elle se heurte contre plusieurs collines à l’est, des
collines qui posaient les mêmes problèmes que l’eau à la mobilité à ses machines de guerre.
Cela leur prit longtemps, mais ils finirent par traverser la rivière. Tandis qu’il réfléchissait à la solution, quelque chose
le picota dans un recoin de son esprit, un chatouillement qu’il ne pouvait pas vraiment identifier. Ennuyé, il ignora
l’étrange sensation et ordonna à nombre de ses soldats indéfectiblement loyaux de construire leur propre pont, un
pont fait de chair putréfiée. Des douzaines d’entre eux pataugèrent dans la rivière et se couchèrent là, formant des
couches et des couches de cadavres, jusqu’à ce qu’il y en ait assez pour que les chariots à viandes, les catapultes et les
trébuchets puissent rouler en vacillant jusqu’à l’autre rive. Certains des morts-vivants, bien sûr, n’étaient plus
utilisables, leur corps trop brisés ou déchirés pour effectuer des mouvements efficaces et cohérents. À ceux-ci, Arthas
accorda presque généreusement une mort définitive, les libérant de son contrôle. En outre, leurs corps souilleraient la
pureté de la rivière. C’était une arme supplémentaire.
Lui, bien sûr, put traverser facilement. Invincible plongea sans hésitation, et Arthas se rappela brusquement le saut
fatal du cheval au milieu de l’hiver, glissant sur les rochers gelés tandis qu’il bondissait, obéissant totalement à la
volonté de son maître aujourd’hui comme hier. Les souvenirs lui revinrent sans crier gare, et pendant un instant il ne
put respirer tandis que la douleur et la culpabilité le submergeaient.
Elles disparurent aussi vite qu’elles étaient venues. Tout allait mieux désormais. Il n’était plus un enfant
émotionnellement brisé, torturé par la culpabilité et la honte, sanglotant dans la neige alors qu’il levait son épée pour
transpercer le cœur d’un ami fidèle. Non, pas plus qu’Invincible n’était une créature vivante, pouvant être blessée par
une telle chose. Ils étaient tous deux plus puissants désormais. Plus forts. Invincible existerait pour toujours, servant
son maître, comme il l’avait toujours fait. Il ne connaîtrait pas la soif, ou la douleur, ou la faim, ou la fatigue. Et lui,
Arthas, prendrait ce qu’il souhaitait quand il le souhaitait. Il n’y aurait plus de désapprobation silencieuse de la part de
son père, pas plus que de remontrances du bien trop pieux Uther. Pas plus de regards équivoques de la part de Jaina,
ses sourcils froncés dans cette adorable expression familière de…
Jaina…
Arthas secoua violemment la tête, Jaina avait eu sa chance de le rejoindre. Elle avait refusé. L’avait rejeté, bien
qu’elle ait juré de ne jamais le faire. Il ne lui devait rien. Seul le roi-liche lui donnait des ordres désormais. La réflexion le
calma, et Arthas sourit et caressa les vertèbres saillantes de la bête morte-vivante, qui secoua sa tête osseuse en
réponse. Sans aucun doute, c’était la belle et obstinée générale des forestiers qui l’avait perturbé et lui avait fait
remettre en question, ne fût-ce que temporairement, la sagesse de sa voie. Elle aussi avait eu sa chance. Arthas était
venu avec un objectif, et cet objectif n’avait pas été d’écraser Quel’Thalas et sa population. S’ils ne lui avaient pas
résisté, il les aurait épargnés. C’étaient la langue acérée et le comportement provocant de l’elfe, et non lui, qui avaient
attiré la ruine sur son peuple.
L’eau s’infiltra à travers les articulations de son armure, et les braies, la chemise et le gambison qu’il portait sous la
plaque de métal devinrent humides et froids. Arthas ne le sentit pas. Un instant plus tard Invincible remontait
brusquement, grimpant sur la berge opposée. Le dernier des chariots à viande roula également en grondant sur la
berge, les cadavres qui étaient suffisamment intacts avançant péniblement sur la terre ferme. Les autres gisaient là où
ils étaient tombés, l’eau autrefois aussi claire que du cristal coulant sur et autour d’eux.
— En avant, dit le chevalier de la mort.
Les forestiers s’étaient retirés au village de Brise-clémente. Une fois le choc passé, les citoyens firent tout ce qu’ils
purent, soignant les blessés, offrant les armes et les compétences à leur disposition. Sylvanas ordonna que ceux qui ne
pouvaient se battre se dirigent vers Lune d’argent aussi vite que possible.
— Ne prenez rien avec vous, dit-elle tandis qu’une femme opinait et se dépêchait de monter la rampe menant à une
pièce à l’étage.
— Mais nos chambres en haut ont…
Sylvanas se retourna brusquement, le regard incendiaire.
— Vous ne comprenez pas ? Les morts marchent en notre direction ! Ils ne se fatiguent pas, ne sont pas ralentis, et
prennent nos morts pour les ajouter à leurs rangs ! Nous les avons ralentis, rien de plus ! Prenez votre famille et partez !
La femme sembla prise de court par la réponse de la générale des forestiers, mais elle obéit, gaspillant quelques
précieux instants à tourner autour de sa famille avant de se hâter le long de la route vers la capitale.
Arthas ne serait pas ralenti longtemps, songea-t-elle en jetant un regard circulaire, examinateur, sur les blessés.
Aucun d’entre eux ne resterait ici. Eux aussi devaient être évacués à Lune d’argent. Et pour ceux qui étaient toujours
vigoureux, aussi peu soient-il, elle devrait leur en demander d’autant plus. Peut-être tout ce qu’ils pourraient. Eux,
comme elle, avaient juré de défendre leur peuple. Aujourd’hui était venu le moment d’en payer le prix.
Il y avait une tourelle non loin, entre l’Elrendar et Lune d’argent. Elle était certaine qu’Arthas trouverait un moyen de
continuer sa progression. La tourelle serait un bon endroit pour organiser une défense. Les rampes d’accès en étaient
étroites, empêchant le surnombre des morts-vivants d’être un atout aussi calamiteux que précédemment, et il y avait
plusieurs étages à cette tourelle, tous ouverts à l’air libre. Elle et ses archers pourraient infliger d’importants dégâts
avant qu’ils ne…
Sylvanas Coursevent, générale des forestiers de Lune d’argent, prit une inspiration relaxante, s’aspergea le visage
d’un peu d’eau, but de profondes gorgées du liquide apaisant, et se releva pour préparer les elfes indemnes et les
blessés en état de marche à ce qui allait sans aucun doute être leur dernière bataille.
Ils arrivèrent presque trop tard.
Tandis que les forestiers marchaient vers la tourelle qui serait leur bastion, l’air, autre fois doux et frais, était pollué
de l’odeur écœurante de la putréfaction. Dans le ciel, les archers montés voltigeaient sur leurs faucon-dragons. Ces
grandes créatures, dorées et écarlates, luttaient de leurs têtes serpentines, mécontentes, contre leurs rênes. Eux aussi
sentaient l’odeur de la mort, et cela les perturbait. Les magnifiques créatures n’avaient encore jamais été aiguillonnées
vers une tâche aussi horrible. L’un des cavaliers fit signe à Sylvanas, et elle lui répondit de la même manière.
— Les morts-vivants ont été repérés, dit-elle calmement à ses troupes.
Ils opinèrent.
— À vos positions. Vite.
Comme une machine gnome bien huilée, ils obéirent. Les cavaliers des faucon-dragons déferlèrent vers le sud, vers
l’ennemi en approche. Une unité d’archers et de combattants au corps à corps se hâta d’avancer également, la première
ligne de défense. Ses meilleurs archers grimpèrent les rampes incurvées de la tourelle. Le reste se répandit au pied de
la structure.
Ils n’eurent pas à attendre longtemps.
Si elle avait formulé intérieurement le moindre espoir que les forces de l’ennemi aient souffert du retard, il se
fracassa comme un cristal précieux heurtant un sol de pierre. Elle pouvait désormais apercevoir l’hideuse avant-garde :
des morts-vivants pourrissants, suivis par des squelettes et les énormes abominations dont les trois bras portaient
chacun une arme massive. Au-dessus d’eux des créatures pierreuses volaient en cercle comme des busards.
Ils faisaient une percée…
Que l’esprit est une chose étrange, pensa Sylvanas avec une pointe d’humour noir. À présent, alors que l’heure de sa
mort approchait indubitablement, une ancienne chanson résonnait dans sa tête, une chanson que ses sœurs et elle
avaient aimé chanter, quand le monde était meilleur et qu’ils étaient tous ensembles, Alleria, Vereesa, et leur frère
cadet, Lirath, au crépuscule, quand les douces ombres des lavandiers les recouvraient tendrement et que la douce
odeur de l’océan et des fleurs flottait sur les terres.
Anar’alah, anar’alah belore, quel’dorei, shindu fallah na… Par la lumière, la lumière du soleil, hauts elfes, nos ennemis
font une percée…
Sans qu’elle ne le comprenne de suite, ses mains s’agitèrent pour se refermer sur le collier qu’elle portait autour de
son cou svelte. C’était un cadeau de sa sœur aînée, Alleria ; apporté non pas par Alleria elle-même, mais par l’un de ses
lieutenants, Verana. Alleria n’était plus, disparue à travers la Porte des Ténèbres dans une tentative d’empêcher la
Horde d’importer ses atrocités à nouveau sur Azeroth ainsi que sur d’autres mondes.
Elle n’était jamais revenue. Elle avait fait fondre un collier qui lui avait été offert par ses parents, et avait créé de
nouveaux colliers à partir des trois pierres pour chacune des trois sœurs Coursevent. Celle de Sylvanas était un saphir.
Elle connaissait par cœur l’inscription : Pour Sylvanas. Amour éternel, Alleria.
Elle attendit, serrant le collier, sentant le lien qu’il fournissait à tout instant avec sa sœur morte, puis retira
lentement sa main. Sylvanas prit une profonde inspiration et cria :
— À l’attaque ! Pour Quel’Thalas !
Ils n’auraient pas de quoi les arrêter. À vrai dire, elle ne s’attendait pas à les arrêter. À voir les visages lugubres,
ensanglantés autour d’elle, Sylvanas comprit que ses forestiers le savaient aussi bien qu’elle. La sueur se forma sur son
visage, ses muscles crièrent de fatigue, et cependant Sylvanas Coursevent continua de combattre. Elle tira, bandant
son arc et le relâchant et le bandant si vite que ses mains étaient presque floues. Quand la nuée de cadavres et de
monstres s’approcha trop près pour les flèches, elle jeta son arc et saisit son épée courte et sa dague. Elle tourbillonna,
monstres s’approcha trop près pour les flèches, elle jeta son arc et saisit son épée courte et sa dague. Elle tourbillonna,

se retourna et poignarda, criant de façon incohérente pendant qu’elle se battait.


Un autre succomba, sa tête tombant de ses épaules se fit piétiner, éclatant comme un melon sous les pieds de l’un
des siens. Deux atrocités supplémentaires déferlèrent, prenant sa place. Cependant Sylvanas combattait encore
comme l’un des lynx sauvages du bois des Chants éternels, canalisant en violence sa douleur et son outrage. Elle
emporterait autant d’entre eux qu’elle le pourrait avant de succomber.
Ils faisaient une percée…
Ils attaquaient avec constance, approchant, la puanteur de la pourriture la submergeant presque. Trop d’entre eux
désormais. Sylvanas ne ralentit pas. Elle se battrait jusqu’à ce qu’ils la détruisent complètement, jusqu’à…
Les attaques des mort-vivants avaient cessé. Ils reculèrent et s’immobilisèrent. Haletant à la recherche de son
souffle, Sylvanas regarda en bas de la butte.
Il était là, attendant sur sa monture morte-vivante. Le vent jouait dans ses longs cheveux blancs tandis qu’il la
regardait attentivement. Elle se redressa, essuyant le sang et la sueur de son visage. Il avait autrefois été un paladin. Sa
sœur avait aimé l’un de ses pairs. Tout d’un coup, Sylvanas fut farouchement heureuse de la mort d’Alleria, qu’elle ne
puisse pas voir ça, qu’elle ne puisse pas voir ce qu’un ancien champion de la Lumière infligeait à tout ce que les
Coursevent aimaient et chérissaient.
Arthas leva la lame runique brillante dans un geste solennel.
— Je salue ta bravoure, elfe, mais la chasse est terminée.
Bizarrement, il avait l’air de la complimenter.
Sylvanas déglutit ; sa bouche était sèche. Elle raffermit sa poigne autour de ses armes.
— Alors je tiendrai ma position ici, boucher. Anar’alah belore.
Ses lèvres grises se crispèrent.
— Comme tu le désires, générale des forestiers.
Il ne prit même pas la peine de descendre de selle. Au lieu de quoi la monture squelettique hennit et galopa droit
vers elle. Arthas serra les rênes de sa main gauche, la main droite ramenant en arrière l’épée massive. Sylvanas
sanglota, une seule fois. Aucun cri de peur ou de regret ne franchit ses lèvres. Seul un sanglot sec, court, de colère
impuissante, de haine, de la fureur vertueuse de ne pas avoir été capable de les arrêter, pas même en donnant tout ce
dont elle était capable, pas même en sacrifiant sa vie.
Alleria, ma sœur, me voilà.
Elle affronta la lame mortelle, la frappant de ses propres armes, qui se fracassèrent à l’impact. Et puis la lame
runique la transperça. Froide, elle était si froide, la découpant comme si elle était elle-même faite de glace.
Arthas se pencha sur elle, leurs regards croisés. Sylvanas toussa, de fines gouttelettes de sang éclaboussant son
visage d’une pâleur osseuse. Était-ce son imagination, ou y avait-il un soupçon de regret sur son visage, encore beau ?
Il retira son épée et elle tomba, du sang jaillissant de son corps. Sylvanas frissonna sur le sol de pierre froide, le
mouvement faisant jaillir une douleur atroce à travers son corps. Une main vola, futilement, sur la plaie béante de son
abdomen, comme si ses mains pouvaient la refermer et mettre fin à ce torrent.
— Achève ton œuvre, chuchota-t-elle. Je mérite… une mort rapide.
La voix d’Arthas flotta jusqu’à elle tandis que ses yeux se fermaient.
— Après tout ce que tu m’as fait endurer, femme, reposer en paix est bien la dernière chose que je t’accorderai.
La peur la transperça en un battement de cœur, puis s’évanouit en même temps que tout le reste. Allait-il la relever,
comme l’une de ces choses grotesques et titubantes ?
— Non, murmura-t-elle, sa voix ayant l’air de venir de si loin. Tu… n’oserais pas…
Et puis cela disparut. Tout disparut. Le froid, la puanteur, la douleur brûlante. Tout était doux, chaud, noir, calme et
réconfortant, et Sylvanas s’autorisa à se noyer dans ces ténèbres accueillantes. Enfin elle pouvait se reposer, pouvait
reposer les bras qui avaient tant enduré au service de son peuple.
Et puis…
Une douleur atroce la traversa, une douleur comme elle n’en avait encore jamais connue, et Sylvanas sut
instantanément qu’aucune douleur physique ne pourrait rivaliser avec ce tourment. C’était une douleur frappant
l’esprit, la douleur de son âme quittant son corps sans vie pour être emprisonnée. La douleur d’une… déchirure, d’une
mise en pièce, d’un siphonage depuis le sanctuaire chaud du silence et du repos. La violence de l’acte s’ajouta à l’exquis
tourment, et Sylvanas sentit un cri sourdre, forçant le passage du plus profond de son corps, traversant des lèvres
qu’elle savait ne plus être physiques, une profonde mélopée funèbre qui n’était pas seulement la sienne propre, qui
glaçait le sang et arrêtait les cœurs.
Les ténèbres quittèrent son champ de vision, mais les couleurs ne revinrent pas. Elle n’avait cependant pas besoin
des bleus, des rouges ou des jaunes pour le voir, son bourreau ; il était de toute façon blanc, noir et gris dans un monde
coloré. La lame runique qui lui avait pris la vie, qui avait pris et consommé son âme, scintillait et luisait, et la main libre
d’Arthas fut levée dans un geste d’appel tandis qu’il l’arrachait à l’étreinte apaisante de la mort.
— Une banshee, lui dit-il. Voilà ce que j’ai fait de toi. Tu peux mettre des mots sur ta douleur, Sylvanas. Je t’en
infligerai tellement. C’est plus que ce qu’ont reçu les autres. Et ce faisant, tu infligeras aux autres de la douleur. Et c’est
ainsi que toi, agaçante forestière, tu serviras.
Terrifiée au-delà de la raison, Sylvanas flotta au-dessus de son corps brisé, ensanglanté, regardant longuement dans
ses propres yeux fixes, puis posa à nouveau le regard sur Arthas.
— Non, dit-elle, sa voix vide et sinistre, et cependant toujours reconnaissable. Je ne te servirai jamais, boucher.
Il fit un geste. Le plus petit possible, un coup sec d’un doigt ganté. Le dos de Sylvanas s’arqua d’une douleur horrible
et un autre cri lui fut arraché, et elle comprit avec un sentiment d’affliction enragé et tourmenté qu’elle était
impuissante face à lui. Elle était son outil, tout comme les cadavres pourrissants et les pâles abominations puantes
étaient ses outils.
— Tes forestiers serviront tout aussi bien, dit-il. Vous êtes désormais mon armée.
Il hésita, et il y eut un regret sincère dans sa voix quand il dit :
— Il n’était pas nécessaire qu’il en soit ainsi. Sache que ton destin, le leur, et celui de ton peuple, découlent de tes
choix. Mais je dois me hâter vers le Puits du soleil. Et tu vas m’y aider.
La haine grandissait en Sylvanas comme une créature vivante dans son corps éthéré. Elle flottait à ses côtés, elle était
son nouveau jouet, son corps ramassé et balancé dans l’un des chariots à viande pour un quelconque usage malsain
qu’Arthas pourrait concevoir. Comme si une laisse la liait à lui, elle ne fut jamais à plus de quelques mètres du chevalier
de la mort.
Et elle commençait à entendre les chuchotements.
Au début, Sylvanas se demanda si elle était devenue folle lors de cette nouvelle, odieuse naissance. Mais il devint
rapidement apparent que même le refuge de la folie lui était refusé. Les voix dans son esprit furent d’abord
inintelligibles, et dans son misérable état elle ne souhaitait pas les entendre. Mais rapidement elle comprit à qui elles
appartenaient.
Arthas continuait de lui accorder des regards en oblique tandis qu’il continuait son inexorable marche vers Lune
d’argent et au-delà, la regardant attentivement. À un moment, tandis que l’armée dont elle faisait partie s’avançait,
détruisant la terre tandis qu’elle passait, elle l’entendit très clairement.
Pour ma gloire, tu serviras, Sylvanas. Pour les morts, tu travailleras dur. D’obéissance, tu seras affamée. Arthas est le
premier et le plus chéri de mes chevaliers de la mort ; il te donnera à jamais des ordres, et tu trouveras cela joyeux.
Arthas la vit frissonner, et il sourit.
Si elle avait pensé le mépriser lors qu’elle l’avait vu pour la première fois hors des portes de Quel’Thalas, alors que
cette terre merveilleuse était toujours propre, pure et n’avait pas connu son toucher de mort ; si elle avait pensé qu’elle
le haïssait lorsque ses séides massacrèrent son peuple et le relevaient pour en faire des marionnettes sans vie, et
quand il l’empala d’un simple coup furieux de sa monstrueuse lame runique, ce n’était rien en comparaison de ce
qu’elle ressentait maintenant. Une bougie comparée au soleil, un chuchotement comparé à un cri de banshee.
Jamais, dit-elle à la voix dans sa tête. Il dirige mes actions, mais Arthas ne peut briser ma volonté.
La seule réponse fut un rire creux et froid.
Ils continuèrent leur chemin, dépassèrent le village de Brise-clémente et le Sanctum est. Ils firent halte aux portes de
Lune d’argent même. La voix d’Arthas n’aurait pas du porter comme elle le faisait, mais Sylvanas su qu’il était entendu
dans chaque recoin de la cité alors qu’il se tenait en face des portes.
— Citoyens de Lune d’argent ! Je vous ai donné de généreuses opportunités de vous rendre, mais vous avez
obstinément refusé. Sachez qu’aujourd’hui, votre race entière et votre antique héritage vont disparaître ! La mort elle-
même est venue prendre possession de la haute terre des elfes !
Elle, la générale des forestiers Sylvanas Coursevent, fut paradée face à son peuple comme un exemple de ce qui leur
arriverait s’ils ne se rendaient pas. Ils ne le firent pas, et elle les aima ardemment pour cela même si elle était forcée de
servir son sombre maître.
Et c’est ainsi que tomba l’étincelante, la superbe cité de la magie, sa magnificence fracassée et réduite en gravats
tandis que l’armée des mort-vivants, le Fléau, entendit-elle Arthas l’appeler, une affection perverse dans la voix
s’avançait. Comme il l’avait fait par le passé, Arthas releva les morts pour le servir, et si Sylvanas avait encore possédé
un cœur, il aurait été brisé à la vue de tant de ses amis et êtres chers titubant à ses côtés, obéissants, décérébrés. Ils
marchèrent à travers la ville, la pourfendant d’une infâme cicatrice violette et noire, ses citoyens vacillant sur leurs
pieds, arborant d’horribles blessures, des crânes fracassés, ou traînant des viscères derrière eux tandis qu’ils
avançaient en titubant.
Elle avait espéré que le canal entre Lune d’argent et Quel’Danas représenterait une barrière infranchissable, et
pendant un instant cet espoir sembla se concrétiser. Arthas tira les rênes, observant l’eau bleue luisant au soleil, et se
renfrogna. Pendant un moment il resta assis sur sa monture surnaturelle, fronçant ses sourcils blancs.
— Tu ne peux remplir ce canal avec des cadavres, Arthas, avait jubilé Sylvanas. La cité entière n’y suffirait pas. Tu
t’arrêtes là, et ta défaite m’est douce.
Et alors l’être qui avait autrefois été humain, qui d’après tous les récits avait autrefois été un homme bon, lui fit face
et sourit à ses piques de défi, l’envoyant au paroxysme de la douleur et arrachant à ses lèvres éthérées un autre cri à
fendre l’âme.
Il avait trouvé une solution.
Il jeta Deuillegivre vers la rive, l’observant presque ravi tandis qu’elle tourbillonnait pour s’empaler, la pointe la
première, dans le sable.
— Deuillegivre parle…
Sylvanas l’entendit également, la voix du roi-liche émanant de l’arme impie avant que, sous ses yeux ébahis et
choqués, l’eau clapotant contre sa lame incrustée de runes ne commence à se changer en glace. Une glace que ses
armes de siège, et ses guerriers, pourraient traverser.
Il avait pris sa vie, il avait pris ses chers Quel’Thalas et Lune d’Argent, et alors il lui prit son roi avant l’ultime
profanation.
Ils avaient résisté, à Quel’Danas, résisté avec tout ce qu’ils avaient en eux. Quand Anasterian apparut devant Arthas,
sa magie ardente dévasta le pont glacé du chevalier de la mort, mais Arthas se reprit. Il se renfrogna, les yeux
étincelant, tira Deuillegivre, et fondit sur le roi elfe.
Même si elle souhaita désespérément qu’Anasterian vainque Arthas, elle savait qu’il n’en ferait rien. Trois millénaires
pesaient sur ses épaules ; la couleur blanche des cheveux qui lui tombaient presque jusqu’aux pieds était due à l’âge,
pas à de la magie noire. Il avait autrefois été un puissant combattant, et il était toujours un puissant mage, mais à son
nouveau regard spectral apparaissait une fragilité qu’elle n’avait pas vue lorsqu’elle respirait encore. Cependant, il
résista, son antique arme, Felo’melorn, « Choc de flammes », dans une main, un bâton avec un puissant cristal luisant
dans l’autre.
Arthas frappa, mais Anasterian ne se tenait plus devant la monture qui le chargeait. Il était parvenu, plus rapide que
ce que ne pouvait voir Sylvanas, à s’agenouiller, frappant avec Felo’melorn d’un coup net horizontal à travers les pattes
avant du cheval, les coupant toutes deux. Le cheval cria et tomba, son cavalier avec lui.
— Invincible ! cria Arthas, apparemment dévasté tandis que le cheval mort-vivant roulait et tentait se remettre sur
pieds avec deux pattes avant de moins.
Cela sembla à Sylvanas être un étrange cri de bataille, considérant qu’Anastrerian venait de gagner l’avantage. Mais
le visage qu’Arthas tourna vers le roi elfe était empli de rage et de douleur brutes. Il semblait presque humain
désormais ; un humain mâle voyant un être aimé se faire torturer. Il se remit sur pieds, regardant distraitement le
cheval en arrière, et pendant un bref et fol instant Sylvanas pensa que peut-être, simplement peut-être…
L’ancienne arme elfe n’était pas de taille face à la lame runique, comme Sylvanas savait qu’elle ne le serait pas, qu’elle
pouvait l’être. Elle se brisa net quand les lames s’entrechoquèrent, les morceaux brisés tourbillonnant au loin quand
Anasterian succomba, son âme arrachée et dévorée par la luisante Deuillegivre, comme l’avaient été tant d’autres.
Il s’étala sur la glace, avachi, son sang formant une flaque sous lui, ses cheveux blancs étalés comme un suaire, tandis
qu’Arthas courait vers le cheval mort-vivant et ressoudait ses jambes coupées, caressant les os tandis qu’il caracolait et
le touchait du museau. Et Sylvanas, bien qu’elle sût que cela blesserait ceux qu’elle aimait encore, ne put porter le
poids de la douleur, de l’angoisse et de la haine pure et ardente qu’elle éprouvait envers Arthas et tout ce qu’il avait
fait. Sa tête se renversa en arrière, ses bras s’écartèrent tandis que sa bouche s’ouvrait, et un cri, magnifique et terrible
à la fois, déchira sa gorge éthérée.
Elle avait déjà crié par le passé, quand il l’avait torturée. Mais c’était seulement dû à sa propre douleur, à son propre
désespoir. Ici, il y avait bien plus. Du supplice, oui, une douleur atroce, oui, mais plus que ça, une haine si profonde
qu’elle en était presque pure. Elle entendit d’autres cris de douleur se mêlant au sien, vit des elfes tomber à genoux
empoignant leurs oreilles sanguinolentes. Leurs voix et leurs sorts furent arrêtés nets, les mots de magie se
transformant en cris incohérents de chagrin pur et de surprenante douleur. Certains d’entre eux succombèrent, leurs
armures se fracassant et se cassant net autour d’eux en éclats dentelés ; leurs propres os se brisant sous leurs chairs.
Même Arthas braqua son regard sur elle pendant un instant, ses sourcils blancs se rejoignant tandis qu’il l’évaluait.
Elle voulait s’arrêter. Elle voulait se taire, étouffer ce cri de destruction qui ne faisait que servir celui qu’elle haïssait si
passionnément. Enfin il s’épuisa petit à petit à force de douleur, et Sylvanas, banshee, fit silence, dégoûtée.
— Quelle belle arme tu fais, murmura Arthas. Mais peut-être deviendras-tu une épée à double tranchant. Je vais te
surveiller.
L’horrible armée avança. Arthas atteignit le plateau. Il l’atteignit, et massacra ceux qui gardaient le Puits de soleil, et
la força à participer au massacre. Et alors il infligea l’ultime horreur à son peuple, marchant vers le splendide bassin
éclatant qui avait soutenu les quel’doreis pendant des millénaires. À ses côtés, l’attendant, se tenait une silhouette que
reconnu Sylvanas, Dar’Khan Drathir.
Il était donc celui qui avait trahi Quel’Thalas. Celui qui, bien plus qu’Arthas, avait le sang de milliers d’entre eux sur
ses mains manucurées. La fureur faisait rage en elle. Elle observa une lueur qu’elle savait dorée se réfléchir sur les
traits d’Arthas, les adoucissant et lui prêtant une chaleur artificielle. Puis il renversa dans l’eau le contenu d’une urne
exquisément ciselée, et la lueur changea. Elle commença à frémir et à tournoyer, et à l’intérieur du centre
tourbillonnant de la lueur magique endommagée…
— une ombre…
Même après tout ce qu’elle avait vu durant ce jour sombre, même après ce qu’elle était devenue, Sylvanas fut
abasourdie par ce qui émergea du Puits de soleil souillé, se levant et tendant les bras vers le ciel. Un squelette, cornu et
ricanant, ses orbites flamboyantes. Des chaînes serpentaient autour de lui et des habits de cérémonie pourpres
voletaient lors de ses déplacements.
— Voici ma renaissance, comme promis ! Le roi-liche m’a accordé la vie éternelle !
Tout ça pour ça ? Pour relever une simple entité ? Tout ce massacre, cette torture, cette terreur ; l’indiciblement
précieux et vital Puits de lumière corrompu, un mode de vie qui avait perduré pendant des milliers d’années fracassé
pour ça ?
Elle observa fixement et dégoûtée la liche gloussant, et la seule chose qui soulagea quelque peu son agonie était de
voir Dar’Khan, qui avait tenté de trahir son nouveau maître comme il avait trahi son peuple, mourir, comme elle l’avait
fait, sur le fil aiguisé de Deuillegivre.
CHAPITRE XX

Le vent vif ébouriffa les cheveux blancs d’Arthas, caressa son visage, et il sourit. C’était agréable, d’être à nouveau dans
la zone la plus froide de ce monde. Les terres elfes, avec leur éternel début d’été, emplies des odeurs de floraisons et
de jeunes pousses, l’avaient mis mal à l’aise. Elles lui rappelaient trop les jardins de Dalaran, où il avait passé tant de
temps avec Jaina ; et les gueules-de-loup de la ferme de Balnir. Mieux valait le vent, pour le récurer net, et le froid,
pour étouffer ces souvenirs. Ils ne lui servaient plus, mais l’affaiblissaient, et il n’y avait pas de place pour la faiblesse
dans le cœur d’Arthas Menethil.
Il était, comme toujours, sur son loyal cheval, Invincible. Il avait passé un mauvais moment à Quel’Thalas, quand ce
bâtard de roi Anasterian avait lâchement attaqué une monture innocente plutôt que son cavalier, découpant ses
jambes, rappelant à Arthas comment Invincible était mort. L’incident avait projeté Arthas dans le passé à cet horrible
instant, l’ébranlant profondément et dans le cas de la bataille contre Anasterian, déchaînant une rage glacée qui au
final lui avait été bien utile. Devant et derrière lui, son armée marchait à travers la passe enneigée, infatigable, ignorant
le froid. Quelque part au sein de leur horrible multitude flottait une banshee. Arthas laisserait Sylvanas tranquille, pour
le moment. Il était plus intéressé par Kel’Thuzad, qui glissait à ses côtés presque sereinement, si un tel mot pouvait
être appliqué à une liche. Il était celui qui avait dirigé le Fléau jusqu’à ce lieu éloigné, gelé, et Arthas n’avait jusqu’à
présent pas posé de questions. Mais le périple commençait à devenir ennuyeux, et il était curieux. Le prince sentit un
sourire se dessiner sur ses lèvres.
— Donc, railla-t-il, tu n’es pas fâché que je t’aie tué autrefois ?
— Ne sois pas stupide, répondit le nécromant mort-vivant. Le roi-liche m’avait dit comment finirait notre rencontre.
Cela surprit Arthas.
— Le roi-liche savait que je te tuerais ?
Il se renfrogna, jetant un coup d’œil à la lame déployée sur ses genoux. Elle était maintenant silencieuse, endormie.
Aucun chuchotement n’en vint, pas plus que ses runes ne palpitaient de pouvoir.
— Bien sûr, répondit Kel’Thuzad, un soupçon de supériorité dans sa voix sépulcrale. Il t’a choisi pour être son
champion bien avant que le Fléau ne commence.
Le malaise d’Arthas s’accrut. Personne ne lui avait rien demandé, ni même conté sa destinée. Mais l’aurait-il accepté,
s’il l’avait su ? Non, décida-t-il. Il n’aimait pas être manipulé, mais il savait qu’il avait dû être endurci pour devenir une
arme formidable. Il avait fallu qu’il avance pas à pas vers son destin, autrement il l’aurait rejeté. Dans ce cas de figure, il
serait toujours aux côtés de Jaina et d’Uther et son père serait…
— S’il est omniscient, alors comment les seigneurs de l’effroi le contrôlent-ils comme ils le font ?
— Ils sont les agents de celui qui a créé notre maître : les fougueux agents de la Légion ardente.
Ces mots firent frissonner Arthas. Légion ardente. Deux uniques mots, mais le pouvoir qu’ils promettaient parvenait
à être entêtant. Sur ses genoux, Deuillegivre scintilla.
— C’est une vaste armée démoniaque qui a consumé d’innombrables mondes au-delà du nôtre.
La voix de Kel’Thuzad était presque hypnotique, et Arthas ferma les yeux pendant un instant. Derrière ses yeux
fermés, des scènes apparurent dans son esprit tandis que la liche parlait. Il vit un ciel rouge arqué au-dessus d’un
monde rouge. Une vague de créatures se déversait sur un pont. Elles couraient comme des chiens, mais elles n’étaient
pas des créatures naturelles, elles avaient d’effrayantes mâchoires remplies de dents, et d’étranges tentacules
poussant de leurs épaules. Des pierres s’écrasèrent au sol, laissant des traînées de feu verdâtre, s’éveillant à la vie sous
la forme de rochers animés qui écrasaient leurs ennemis.
— Désormais, elle vient pour embraser ce monde. Notre maître a été créé pour ouvrir la voie pour son arrivée. Les
seigneurs de l’effroi ont été envoyés pour être certains qu’il réussisse.
La scène changea dans l’esprit d’Arthas. Il observait une porte finement sculptée. Il savait qu’il s’agissait de la Porte
des ténèbres, bien qu’il ne l’ait jamais vue de ses propres yeux. Elle rayonnait d’un feu vert, et une foule de démons
était regroupée autour d’elle. Arthas secoua la tête et la vision s’évapora.
— Donc la peste à Lordaeron, les citadelles en Norfendre, le massacre des elfes… tout ça juste pour préparer une
énorme invasion démoniaque ?
— Oui. Tu finiras par découvrir que notre histoire entière a été modelée par le conflit à venir.
Arthas médita là dessus. Deuillegivre s’éveillait maintenant, et il retira le gant de sa main droite pour la caresser.
Froide, elle était froide comme la glace, si froide que même sa main de chevalier de la mort, qui avait été endurcie pour
une telle tâche, fut douloureuse quand il la toucha. Il sentit à nouveau les murmures, et sourit.
— Il y a autre chose, liche, n’est-ce pas ? Demanda-t-il, se tournant pour regarder Kel’Thuzad. Tu as dit que les
seigneurs de l’effroi tenaient notre maître prisonnier. Raconte-moi ça.
Ne possédant plus de chair, Kel’Thuzad n’avait plus d’expressions faciales qui pourraient trahir ses émotions. Mais
Arthas sut via la légère courbure de la silhouette du nécromant qu’il était mal à l’aise. Il parla cependant.
— La première phase du plan du roi-liche était de créer le Fléau, qui éradiquerait tout groupe qui pourrait résister à
l’arrivée de la Légion.
Arthas opina.
— Comme les forces de Lordaeron… et les hauts elfes. Il sentit une vague boule à l’estomac, mais il l’ignora.
— Exactement. La seconde phase est en fait d’invoquer le seigneur démon qui initiera l’invasion.
La liche leva un doigt osseux et désigna la direction dans laquelle ils voyageaient.
— Il y a non loin un campement d’orcs qui maintiennent fonctionnelle une porte démoniaque. Je dois utiliser la porte
pour communier avec le seigneur démon et recevoir ses instructions.
Arthas resta pendant un moment tranquillement assis sur Invincible. Son esprit revint au combat qu’il avait mené à
Strahnbrad contre les orcs aux côtés d’Uther le Porteur de lumière. Il se rappela que les orcs avaient fait des sacrifices
humains pour leurs seigneurs démons. Lui et Uther avaient tous deux été dégoûtés et consternés. Arthas lui-même
avait été si furieux qu’Uther avait dû le sermonner sur l’importance de ne pas combattre la rage au cœur. « Si nous
permettons à nos passions de se transformer en rage sanguinaire, alors nous deviendrons aussi abominables que les
orcs, » l’avait réprimandé Uther.
Eh bien, Uther était mort, et même si Arthas tuait encore des orcs, il travaillait désormais avec des démons. Un
muscle tressaillit près de son œil.
— Qu’attendons-nous ? Fit-il claquer, et il pressa Invincible au galop.
Les orcs se battirent bravement, mais au final, ce fut futile, tout comme toutes les tentatives d’arrêter le Fléau seraient
futiles. Arthas s’avança au galop, Invincible bondissant agilement au-dessus des corps d’orcs décédés. Il regarda la
porte pendant un long moment. Trois dalles de pierre, lentement agitées d’énergie verte. Un passage vers un autre
monde, Jaina serait intriguée, mais trop horrifiée pour céder à la curiosité. C’était ce qui faisait d’elle une faible.
C’était… ce qui faisait d’elle Jaina…
— Ces brutes ont été massacrées, cracha Arthas. La porte démoniaque est tienne, liche.
La forme squelettique frissonna de délice, s’avança en flottant et leva des bras implorant. Des marches menaient à
l’arche ; Arthas remarqua que la liche n’en monta aucune. Ellel resta en bas, par respect, ou peut-être désireuse d’éviter
les ennuis. Arthas recula, observant attentivement depuis le dos d’Invincible.
— Je t’appelle, Archimonde ! Ton humble serviteur requiert une audience !
La brume verte continua de tournoyer. Alors, Arthas comprit qu’il pouvait deviner une forme, une silhouette, qui
était à la fois semblable et différente des seigneurs de l’effroi qui lui étaient plus familiers.
L’être devait avoir, supposa Arthas, une peau gris-bleutée, bien que du fait de la lumière verte qui le teintait, il était
difficile d’en être certain. Il n’y avait pas de doute, cependant, sur la puissance du corps du démon, avec son imposante
poitrine bombée, de grands bras forts, et la partie inférieure du corps qui semblait modelée sur celle d’un bouc, les
jambes d’Archimonde s’incurvaient à l’envers, s’achevant en une paire de sabots fourchus. Une queue se convulsa,
trahissant peut-être le comportement sinon calme, posé, d’Archimonde. Ses bras, épaules et jambes étaient enchâssés
dans une armure dorée, luisante, ornée de crânes et de pointes sculptées. Des tentacules doubles, longues et minces,
pendaient depuis son menton. Mais le trait le plus saisissant de son long visage était ses yeux, qui brillaient d’une lueur
verte, malsaine, bien plus vive et plus irrésistible que la brume verte qui tournoyait autour de lui. Bien qu’Archimonde
ne soit pas encore là, pas encore physiquement présent dans ce monde, Arthas n’était pas insensible à la présence du
démon.
— Tu as prononcé mon nom, liche chétive, et je suis venu, dit le démon, sa voix résonnant et semblant vibrer le long
des propres os d’Arthas. Tu es Kel’Thuzad, n’est-ce pas ?
Kel’Thuzad inclina sa tête cornue. Il était complètement prosterné, remarqua Arthas.
— Oui, seigneur. Je suis l’invocateur. Je vous en supplie, dites-moi comment je puis accélérer votre venue en ce
monde. Je n’existe que pour vous servir.
— Il y a un grimoire particulier que tu dois trouver, entonna le seigneur démon.
Son regard s’envola vers Arthas, l’examina pendant un instant, puis le démon l’ignora. Arthas se découvrit
progressivement ennuyé.
— L’unique exemplaire restant du livre de sorts de Medivh, le dernier gardien. Seules ses incantations oubliées sont
assez puissantes pour me faire venir dans ton monde. Cherche la cité mortelle de Dalaran. C’est là qu’est gardé le
grimoire. Au crépuscule, dans trois jours, tu commenceras l’invocation.
L’image disparut. Arthas observa longuement l’endroit où elle s’était trouvée.
Dalaran. La plus grande concentration de magie, après Quel’Thalas, sur Azeroth.
Dalaran. Où Jaina Portvaillant s’était entraînée. Où Jaina se trouvait encore probablement. Une pointe de douleur le
traversa l’espace d’un instant.
— Dalaran est défendue par les plus puissants magi d’Azeroth, dit-il lentement à Kel’Thuzad. Il est impossible de
nous en approcher discrètement. Ils seront préparés à nous recevoir.
— Comme l’était Quel’Thalas ? rit Kel’Thuzad dans un son creux. Pense à la facilité avec laquelle cette armée les a
écrasés. Elle fera la même chose là-bas. En outre, rappelle-toi, j’étais un membre du Kirin Tor, et proche de l’archimage
Antonidas. Dalaran était mon foyer, quand je n’étais rien de plus que de la chair mortelle. Je connais ses secrets, ses
sorts de protection, et des moyens de se glisser à l’intérieur qu’ils n’ont jamais pensé à bien protéger. Qu’il est bon
d’être capable d’apporter la terreur à ceux qui auraient souhaité que j’abandonne ma voie et ma destinée. Ne crains
rien, chevalier de la mort. Nous ne pouvons échouer. Rien ni personne ne peut arrêter le Fléau.
Du coin de l’œil, Arthas surprit un mouvement. Il se tourna et vit l’esprit flottant qui avait autrefois été Sylvanas
Coursevent. Elle avait de toute évidence écouté toute la conversation et vu sa réaction à ces nouveaux ordres.
— Cette discussion à propos de Dalaran te perturbe, dit-elle avec condescendance.
— Silence, fantôme, murmura-t-il, se rappelant malgré lui la première fois qu’il eut passé les portes de Dalaran pour
escorter Jaina.
L’innocence de cette époque lui était désormais presque impossible à concevoir.
— Il y a là-bas quelqu’un qui compte pour toi, peut-être ? Des souvenirs agréables ?
La maudite banshee n’abandonnerait pas. Il laissa cours à sa colère, leva la main, et elle se tordit de douleur pendant
un moment avant qu’il ne la libère.
— Tu ne parleras plus de ça, prévint-il. Concentrons-nous sur notre tâche.
Sylvanas était silencieuse. Mais son visage pâle, fantomatique affichait un féroce sourire de satisfaction.

***

— Je peux aider.
La voix de Jaina était calme, plus calme que ce à quoi elle s’attendait. Elle se tenait avec son maître, Antonidas, dans
l’étude familière, chérie, merveilleusement désorganisée, le fixant attentivement.
— J’ai tant appris.
L’archimage continua d’observer par la fenêtre, ses mains jointes dans son dos, comme s’il ne faisait rien de plus
sérieux que de surveiller des étudiants en colle.
— Non, dit-il doucement. Tu as d’autres devoirs.
Il se tourna alors pour la regarder, et le cœur de Jaina se serra en voyant l’expression de son visage.
— Des devoirs que moi… et Terenas, la Lumière apaise son âme… avons tous deux esquivés. À cause de son refus
d’écouter cet étrange prophète, il a fini assassiné par son fils, et son royaume est en ruines, peuplé seulement par les
morts.
Même maintenant, Jaina se rétracta à cette constatation. Arthas…
C’était encore si difficile à croire. Elle l’avait tant aimé… l’aimait encore. Sa prière constante, silencieuse et connue
d’elle seule, était qu’il soit sous une sorte d’influence irrésistible. Parce que s’il avait fait tout ceci de sa propre
volonté…
— J’ai également été sollicité, et j’ai également eu l’arrogance de supposer que je savais mieux que lui. Et c’est ainsi,
ma chère, que nous en sommes là. Nous devons tous vivre ou mourir avec nos décisions.
Antonidas sourit tristement. Des larmes brûlèrent les yeux de Jaina, qu’elle refoula et refusa de laisser couler.
— Laissez-moi rester. Je peux…
— Protège ceux dont tu as promis de t’occuper, Jaina Portvaillant, dit Antonidas, un soupçon d’autorité se glissant
dans sa voix et sa posture. Une de plus ou une de moins ici… ne fera pas de différence. D’autres comptent sur toi
désormais.
— Antonidas…
Sa voix se brisa sur ce mot. Elle courut vers lui, lançant ses bras autour de lui. Elle ne l’avait encore jamais embrassé ;
il l’avait toujours bien trop intimidée. Mais maintenant, il avait l’air… vieux. Vieux, et frêle, et pire que tout, résigné.
— Mon enfant, dit-il avec affection, lui tapotant le dos, puis ricanant. Non, tu n’es plus une enfant. Tu es une femme
et une dirigeante. Cependant… il vaut mieux que tu partes.
De l’extérieur une voix résonna, forte, claire et familière. Jaina se sentit comme frappée. Elle haleta en la
reconnaissant, dégoûtée, se retirant de l’étreinte de son mentor.
— Mages du Kirin Tor ! Je suis Arthas, premier des chevaliers de la mort du roi-liche ! Je vous demande d’ouvrir vos
portes et de vous rendre face à la puissance du Fléau !
Chevalier de la mort ? Jaina dirigea son regard choqué vers Antonidas, qui lui offrit un sourire triste.
— J’aurais aimé t’épargner l’information… du moins pour le moment.
Elle chancela en l’apprenant. Arthas… ici…
L’archimage marcha rapidement vers le balcon. Un mouvement vif de la main, et sa propre voix fut aussi amplifiée
que l’avait été celle d’Arthas.
— Bienvenue, prince Arthas, cria Antonidas vers le contrebas. Comment se porte votre noble père ?
— Seigneur Antonidas, répondit Arthas.
Où était-il ? Juste là dehors ? La verrait-il si elle s’avançait sur le balcon au côté d’Antonidas ?
— Nul besoin d’être sarcastique.
Jaina détourna la tête et s’essuya les yeux. Elle luttait pour parler, mais les mots semblaient bloqués dans sa gorge.
— Nous nous sommes préparés à votre arrivée, Arthas, continua Antonidas. Mes camarades et moi avons érigé des
auras qui détruiront tout mort-vivant qui les traversera.
— Votre insignifiante magie ne m’arrêtera pas, Antonidas. Peut-être avez-vous entendu parler de ce qui est arrivé à
Quel’Thalas ? Ils se pensaient également invulnérables.
Quel’Thalas.
Jaina se crut malade. Elle était à Dalaran quand l’information avait été rapportée par une poignée de survivants qui
étaient parvenus à s’enfuir, à propos de ce qui était arrivé à Quel’Thalas. Le prince quel’dorei était également là. Elle
n’avait jamais vu Kael’thas si… si courroucé, si brisé, si défait. Elle était allée vers lui, des mots de compassion et de
réconfort sur les lèvres, mais il s’était retourné et l’avait observée avec un tel regard de fureur qu’elle avait
instinctivement reculé.
— Ne dis rien, avait grondé Kael.
Les poings serrés ; elle avait pu voir, choquée, qu’il se retenait à grand-peine de la frapper.
— Idiote. C’est ce monstre que tu accueillais dans ton lit ?
Jaina avait vacillé, hébétée par les mots crus sortant de la bouche de quelqu’un de si cultivé.
— Je…
Mais il n’était pas intéressé par ce qu’elle avait à dire.
— Arthas est un boucher ! Il a massacré des milliers de personnes innocentes ! Il a tant de sang sur les mains qu’un
océan entier ne suffirait pas à les lui laver. Et tu l’as aimé ? Tu l’as préféré à moi ?
Sa voix, normalement si mélodieuse et douce à l’oreille, s’était brisée sur le dernier mot. Jaina avait rapidement senti
des larmes lui venir aux yeux quand elle avait soudainement compris. Il l’avait attaquée elle car il ne pouvait pas
attaquer son véritable ennemi. Il s’était senti impuissant, inutile, et avait frappé la cible la plus proche. elle, Jaina
Portvaillant, dont il avait désiré l’amour et été incapable de le gagner.
— Oh… Kael’thas, avait-elle doucement dit, il a fait… des choses terribles, avait-elle commencé. Ce que votre peuple
a enduré…
— Tu ne connais rien à la souffrance ! avait-il crié. Tu es une enfant, avec un esprit d’enfant et un cœur d’enfant. Un
cœur que tu donnerais à ce… ce… il les a massacrés, Jaina. Et puis il a relevé leurs cadavres !
Jaina l’avait fixé sans un mot, les siens ne la blessant plus maintenant qu’elle connaissait leur raison d’être.
— Il a assassiné mon père, Jaina, tout comme il a assassiné le sien. Je… j’aurais dû être là.
— Pour mourir avec lui ? Avec le reste de votre peuple ? Qu’aurait apporté le gaspillage de votre vie pour…
À peine les mots avaient-ils quitté ses lèvres qu’elle avait compris que c’était la mauvaise chose à dire. Kael’thas
s’était tendu et l’avait abruptement coupée.
— J’aurais pu l’arrêter. J’aurais dû.
Il s’était raidi, et une froideur avait soudainement chassé le feu en lui. Il s’était incliné bien bas, exagérément.
— Je vais quitter Dalaran aussi vite que possible. Il n’y a rien pour moi ici.
Jaina avait grimacé au ton terne, résigné de sa voix.
— J’ai été d’une incroyable sottise d’avoir jamais pensé que vous, humains, pouviez m’apporter quoi que ce soit. Je
quitterai ce lieu de vieux magi gâteux et de jeunes ambitieux. Aucun d’entre vous ne peut nous aider. Mon peuple a
besoin de moi pour le guider maintenant que mon père…
Il s’était tu et avait bruyamment dégluti.
— Je dois aller vers eux. Vers le peu qu’il en reste. Vers ceux qui ont survécu, qui survivent dans le sang de ceux qui
servent désormais ton aimé.
Il s’était alors éloigné d’un air arrogant, la fureur durcissant chaque mouvement de son corps élégant, et Jaina avait
senti son propre cœur souffrir de la douleur de l’elfe.
Et maintenant, il était là ; Arthas était là, à la tête de l’armée des morts-vivants, lui-même un chevalier de la mort. La
voix d’Antonidas la fit sursauter hors de sa rêverie et elle cligna des yeux, tentant de revenir à l’instant présent.
— Rappelez vos troupes, ou nous serons forcés de déchaîner tous nos pouvoirs contre vous ! Faites votre choix,
chevalier de la mort.
Antonidas recula hors du balcon et se tourna pour regarder Jaina.
— Jaina, dit-il de sa voix normale, nous allons momentanément ériger des barrières bloquant la téléportation. Tu
dois partir avant de te retrouver piégée ici.
— Peut-être puis-je le raisonner… peut-être puis-je…
Elle se tut, entendant dans sa propre voix l’irréalisme de ses désirs. Elle n’avait même pas été capable de l’empêcher
de massacrer des innocents à Stratholme, ou d’aller en Norfendre quand elle était certaine qu’il s’agissait d’un piège. Il
ne l’avait pas écoutée. Si Arthas était bien sous une influence malfaisante, comment pourrait-elle le dissuader
aujourd’hui ?
Elle prit une profonde respiration et recula, et Antonidas inclina doucement la tête. Il y avait tant de chose qu’elle
voulait dire à cet homme, son mentor, son guide. Mais tout ce qu’elle put faire fut de lui accorder un sourire tremblant,
maintenant, alors qu’il menait ce qu’ils savaient tous deux être sa dernière bataille. Elle découvrit qu’elle ne pouvait
même pas lui dire au revoir.
— Je prendrai soin de votre peuple, dit-elle maladroitement, lança le sort de téléportation, et disparut.
La première partie de la bataille était finie, et Arthas avait eu ce pour quoi il était venu. Il avait obtenu le livre de sorts
de Medivh. Il était grand et curieusement lourd pour sa taille, couvert de cuir rouge et relié d’or. Sur sa couverture se
trouvait un corbeau noir exquisément ciselé, les ailes grandes ouvertes. Le livre était encore couvert du sang
d’Antonidas. Il se demanda si cela le rendrait plus puissant.
Invincible remua, frappant du sabot et secouant le cou comme s’il avait toujours une chair pouvant être irritée par
des mouches. Ils étaient sur une colline surplombant Dalaran, dont les tours reflétaient toujours la lumière et brillaient
dans des teintes d’or, de blanc et de violet tandis que ses rues dégoulinaient de sang. Nombre des magi l’avaient
combattu pendant des heures avant de se tenir désormais à ses côtés. La plupart d’entre eux furent trop sévèrement
endommagés pour être utilisés autrement que comme munitions à envoyer aux attaquants, mais certains… pourraient
toujours être utiles, les compétences qu’ils possédaient de leur vivant utilisées pour servir dans la mort le roi-liche.
Kel’Thuzad était comme un enfant le matin du Voile d’Hiver. Il feuilletait les pages du livre de sorts de Medivh,
captivé par son nouveau jouet. Cela irritait Arthas.
— Le cercle de pouvoir a été préparé selon tes instructions, liche. Es-tu prêt à commencer l’invocation ?
— Presque, répondit le mort-vivant.
Des doigts squelettiques tournèrent une page du livre.
— Il y a tant à absorber. La connaissance des démons qu’avait Medivh est à elle seule stupéfiante. Je soupçonne qu’il
a été bien plus puissant que quiconque ne l’a jamais soupçonné.
Un tourbillon vert noirâtre commença à se manifester quand Kel’Thuzad parla, et Tichondrius apparut quand il
acheva ses propos. L’irritation d’Arthas s’accrut quand le seigneur de l’effroi parla avec son arrogance habituelle.
— Pas assez puissant pour échapper à la mort, c’est certain. Disons simplement que ce qu’il a commencé, nous allons
le finir… aujourd’hui. Que l’invocation commence !
Et tout aussi rapidement, il disparut. Kel’Thuzad flotta dans le cercle. La zone était marquée par quatre petits
obélisques. En leur centre, un cercle luisant de tracés ésotériques avait été gravé. Kel’Thuzad prit le livre, et une fois
qu’il eut voleté en position, les lignes du cercle brillèrent qu’une lueur violette vivante. Au même moment, il y eut un
crépitement, un grésillement et huit piliers de flammes jaillirent autour de lui. Kel’Thuzad reposa son regard aux yeux
luisants sur Arthas.
— Ceux qui vivent encore dans Dalaran seront capables de sentir le pouvoir de ce sort, prévint Kel’Thuzad. Je ne dois
pas être interrompu ou nous échouerons.
— Je vais protéger tes os, liche, le rassura Arthas.
Comme Kel’Thuzad l’avait promis, il fut comparativement facile d’entrer dans Dalaran, de tuer ceux qui avaient érigé
des sorts spécifiquement contre eux, et de prendre ce pour quoi ils étaient venus. Arthas avait même été capable de
tuer l’archimage Antonidas, l’homme qu’il avait autrefois cru si puissant.
Si Jaina avait été là, il était certain qu’elle l’aurait affronté. Fait appel à ce qu’ils avaient été autrefois, comme elle
l’avait déjà fait. Elle n’aurait pas eu plus de chance aujourd’hui qu’à l’époque, sauf que…
Sauf qu’il était heureux de ne pas avoir eu à la combattre.
L’attention d’Arthas fut soudain attirée vers le présent. Les portes s’ouvraient. Les lèvres grises d’Arthas se
courbèrent en un sourire. Auparavant, le Fléau avait eu l’effet de surprise de son côté. Oui, de nombreux et puissants
magi vivaient à Dalaran. Mais il n’y avait pas de milice entraînée, et tous les magi du Kirin Tor n’étaient pas à Dalaran.
Mais ils avaient disposé de plusieurs heures, et ils n’avaient pas chômé.
Ils avaient téléporté une armée.
Bien. Un combat sérieux était justement ce dont il avait besoin pour ranger dans un coin de son esprit les pensées
distrayantes à propos de Jaina Portvaillant et du jeune homme qu’il avait été autrefois.
Il leva Deuillegivre, sentant son picotement dans sa main, entendant la douce voix du roi-liche caresser ses pensées.
— Deuillegivre a faim, dit-il à ses troupes, pointant l’épée vers les défenseurs en armure de la formidable cité des
mages. Apaisons son appétit.
L’armée du Fléau rugit, la lamentation pleine de souffrance de Sylvanas s’élevant au-dessus de la cacophonie,
accroissant d’autant plus le rictus d’Arthas. Même dans la mort, même si elle obéissait à ses ordres, elle le provoquait,
et il savoura le fait de la forcer à attaquer ceux qu’elle aurait préféré défendre. Invincible prit de l’élan sous son cavalier
et bondit en avant au grand galop, hennissant.
Certaines de ses affreuses troupes restèrent en arrière pour défendre Kel’Thuzad, mais la plupart accompagnèrent
leur chef. Arthas reconnut la livrée de nombre de ceux que le Kirin Tor avait téléportés pour défendre la cité. Ils avaient
autrefois été des amis, mais c’était du passé, aussi insignifiant pour lui que le temps qu’il faisait hier. Cela devenait plus
facile désormais, de ne rien ressentir d’autre que de la satisfaction tandis que Deuillegivre, brillante et ne faisant que
chanter tandis qu’elle festoyait des âmes, se levait et retombait, coupant à travers les plaques aussi facilement qu’à
travers les chairs.
Après que soit tombée la première vague de soldats, relevés pour servir dans l’armée du Fléau ou abandonnés là où
ils avaient succombé s’ils n’étaient d’aucune utilité, en vint une seconde. Celle-ci comptait des magi dans ses rangs,
ils avaient succombé s’ils n’étaient d’aucune utilité, en vint une seconde. Celle-ci comptait des magi dans ses rangs,

vêtus des robes violettes de Dalaran, brodées du symbole du grand Œil. Mais Arthas, lui aussi, avait reçu des renforts.
Les démons, semblait-il, souhaitaient protéger les leurs. Des pierres géantes tombèrent du ciel en hurlant, laissant
une traînée de feu vert bileux. La terre trembla là où elles chutaient, et des cratères creusés par leur impact montèrent
ce qui ressemblait à des golems de pierre, maintenus ensemble et dirigés par la répugnante énergie verte.
Arthas jeta un œil par-dessus son épaule. Kel’Thuzad flottait, les bras écartés, sa tête cornue rejetée en arrière. De
l’énergie crépitait et le parcourait, et un orbe vert commença à se former. Puis, brusquement, la liche baissa les bras et
sorti du cercle.
— Venez, seigneur Archimonde ! Cria Kel’Thuzad. Entrez dans ce monde et laissez-nous nous réjouir de votre
puissance !
L’orbe vert palpita, croissant, s’agrandissant et luisant encore plus brillamment. Un pilier de feu s’éleva soudain vers
le ciel, puis des éclairs tombèrent en réponse à l’extérieur du cercle. Et alors, là où il n’y avait rien auparavant, se tenait
une silhouette, grande, puissante, et d’une grâce dangereuse, qui n’appartenait qu’à elle. Arthas accorda à nouveau son
attention au champ de bataille. Une retraite fut sonnée, les magi avaient enfin clairement vu ce qui se passait, et leurs
troupes firent faire demi-tour à leurs montures et retournèrent en galopant se mettre à l’abri, temporairement
suspecta Arthas, dans Dalaran. Tandis qu’ils fuyaient, une voix profonde, sonore, retentit par-dessus les bruits de la
bataille.
— Tremblez, mortels, et soyez frappés de désespoir ! La ruine s’abat sur ce monde !
Arthas leva la main, et de ce simple geste fit s’arrêter et se retirer également la nuée du Fléau. Tandis qu’il galopait
vers Kel’Thuzad, braquant tout du long son regard sur le seigneur démon géant, Tichondrius vint en se téléportant.
Comme d’habitude, après que tout danger soit écarté.
Le seigneur de l’effroi fit une révérence appuyée.
— Seigneur Archimonde, tous les préparatifs ont été réalisés.
— Très bien, Tichondrius, répondit Archimonde, congédiant le démon inférieur d’un signe de la tête. Puisque le roi-
liche ne m’est plus d’aucune utilité, vous, seigneurs de l’effroi, commanderez désormais le Fléau.
Arthas fut soudain reconnaissant pour toutes ces heures passées en méditation disciplinée. Cette discipline fut la
seule chose qui l’empêcha de montrer sa surprise et sa fureur. Même ainsi, Invincible sentit le changement en lui et
caracola nerveusement. Il tira d’un coup sec sur les rênes et la bête s’immobilisa. Le roi-liche n’était plus d’aucune
utilité ? Pourquoi ? Qui était-il exactement, et que lui était-il arrivé ? Qu’arriverait-il à Arthas ?
— Bientôt, je donnerai l’ordre de commencer l’invasion. Mais d’abord, je vais faire un exemple de ces misérables
mages… en broyant leur cité dans les cendres de l’histoire.
Il s’éloigna, son corps redressé, fier et impérieux, ses sabots retombant fermement à chaque pas, son armure luisant
d’or, de rose et de lavande du crépuscule envahissant. À ses côtés, maintenant sa révérence, Tichondrius le suivit à pas
rapide. Arthas attendit qu’ils soient à une certaine distance avant de se tourner enfin vers Kel’Thuzad et d’exploser :
— Ce ne peut être qu’une plaisanterie ! Et qu’advient-il de nous désormais ?
— Sois patient, jeune chevalier de la mort. Le roi-liche avait prévu cela également. Tu as peut-être encore un rôle à
jouer dans son grand plan.
Peut-être ? Arthas fit face au nécromancien, fulminant, mais il contint sa colère. Si quelqu’un, que ce soient les
démons ou le roi-liche lui-même, pensait un instant qu’Arthas était un outil qu’on pouvait utiliser puis abandonner, il
leur montrerait bientôt la faille dans leur raisonnement. Il avait trop fait… trop perdu, amputé trop de lui-même dans
tout ceci pour être mis de côté.
Cela ne pouvait pas avoir été en vain.
Cela ne serait pas en vain.
La terre gronda. Invincible changea de position mal à l’aise, levant ses sabots comme pour minimiser le contact avec
le sol. Arthas leva rapidement le regard vers la cité des mages. Les tours étaient ravissantes à cette heure-ci, fières,
splendides et scintillantes des teintes épaissies du crépuscule. Mais tandis qu’il regardait, il entendit un sourd
craquement. Le sommet de la plus grande, la plus belle tour de la cité tomba soudainement, lentement et
inexorablement, tombant comme si toute la longueur de la tour avait été empoignée par une main géante, invisible.
Le reste de la cité tomba rapidement, se fracassant et s’écroulant, le bruit de la destruction vrombissant fortement
dans les oreilles d’Arthas. Il grimaça à son intensité, mais ne détourna pas le regard.
Il avait été à l’origine de la chute de Lune d’argent. Il avait dirigé le Fléau contre elle. Mais ceci, il y avait de la
tranquillité dans la destruction de Dalaran, de la désinvolture… Lune d’argent avait été un trophée durement gagné.
Archimonde semblait être capable de fracasser la plus formidable cité humaine sans même être présent.
Arthas pensa à Archimonde et Tichondrius. Il se gratta le menton, perdu dans ses pensées.
Sur ses genoux, Deuillegivre brilla.
CHAPITRE XXI

Kel’Thuzad, songea Arthas pendant qu’il attendait au sommet de la verte colline celui dont on lui avait assuré la venue,
était une liche utile à avoir à disposition.
Il était totalement loyal au roi-liche, au point de jouer de façon convaincante au caniche d’Archimonde et Tichondrius
en leur présence, si c’était nécessaire pour servir le roi-liche en secret. Arthas avait opté pour le silence ; il ne se faisait
pas confiance pour mentir de façon aussi convaincante que Kel’Thuzad. Les deux démons les avaient jugés accessoires.
Ils verraient bientôt à quel point ils avaient tort. Ils avaient inconsidérément laissé le Livre de Medivh entre les mains
osseuses de la liche. Dans cet ouvrage se trouvaient également une magie et des sorts si puissants qu’Arthas sut qu’il
ne serait jamais capable de comprendre totalement leur étendue.
— La troisième partie du plan, avait dit Kel’Thuzad une fois les démons partis, aussi négligemment que s’ils parlaient
du temps qu’il faisait, était le véritable cœur du complot de la Légion.
Arthas s’était rappelé ce que Kel’Thuzad lui avait dit auparavant. Il y avait d’abord eu la création du Fléau, puis
l’invocation d’Archimonde. Il avait alors écouté avec un intense intérêt tandis que Kel’Thuzad continuait.
— La Légion n’a pas d’autres buts que de s’emparer de toute la magie et de dévorer toute vie sur ce monde. Et à cet
effet, ils prévoient d’absorber les énergies puissantes, concentrées, contenues dans le Puits d’Éternité des elfes. Afin
d’effectuer une telle chose, ils doivent détruire la chose qui contient les plus pures, les plus véritables essences
d’énergie vitale sur Azeroth. Le Puits d’Éternité se trouve de l’autre coté de l’océan, sur le continent de Kalimdor. Et la
chose qui va contrecarrer la Légion s’appelle Nordrassil… l’Arbre Monde. Il donne l’immortalité aux kaldoreis, et ils lui
sont liés.
— Kaldoreis ?
Arthas avait été désorienté.
— Je connais les quel’doreis. Est-ce une autre race d’elfes ?
— La race originelle, corrigea Kel’Thuzad. Il avait dédaigneusement agité la main.
— Mais ces détails sont sans importance. Ce qui importe, c’est que nous devons empêcher la Légion d’atteindre ce
but. Et il existe quelqu’un au sein des kaldoreis qui va nous aider.
Et c’est ainsi que, utilisant sa magie, Kel’Thuzad avait téléporté Arthas sur ce lointain continent et cette colline qui
offrait une vue étendue. Ici les forêts étaient luxuriantes, robustes, mais Arthas pouvait déjà voir au loin ce que la
Légion avait produit. Là où la terre, les arbres, et les bêtes n’étaient pas morts, ils étaient corrompus. Dévorer toute vie,
en effet.
Une silhouette se tenait au sommet d’une autre colline plus bas, et Arthas sourit tout seul. C’était celui dont l’arrivée
était attendue.
Ils étaient indubitablement différents, ces « elfes de la nuit. » La peau de celui-ci était d’un bleu lavande pâle, gravée
de tatouages tourbillonnants et de scarifications représentant des motifs rituels. Un tissu noir couvrait ses yeux, mais il
ne semblait pas avoir de difficulté à arpenter le terrain. Il portait une arme qui ne ressemblait à rien qu’Arthas ait jamais
vu auparavant. Au lieu d’une épée traditionnelle, qui serait tenue par une garde d’où partait une lame, cette arme avait
deux lames dentelées qui brillaient de la lueur verte maladive de ce qui était souillé par les énergies démoniaques.
Ainsi donc, celui-ci avait par le passé fait commerce avec des démons.
Arthas attendit un peu, observant. L’elfe de la nuit, Illidan Hurlorage, l’avait nommé Kel’Thuzad, était en colère
contre lui-même. Apparemment la liste des méfaits perpétrés à son encontre était longue, et il brûlait d’obtenir la
vengeance et le pouvoir que Kel’Thuzad lui avait promis ; Arthas sourit.
— Je suis enfin libre après dix mille ans, et cependant mon propre frère me croit maléfique ! divagua Illidan. Je lui
montrerai ma véritable puissance. Je lui montrerai que les démons n’ont pas emprise sur moi !
— En es-tu certain, chasseur de démons ? dit Arthas, d’une voix suggestive.
L’elfe de la nuit se retourna vivement, brandissant son arme.
— Es-tu certain d’avoir ton libre arbitre ?
L’elfe était peut-être aveugle au sens traditionnel du mot, mais Arthas se sentit malgré tout observé. Illidan renifla et
gronda.
— Tu pues la mort, humain. Tu vas regretter de m’avoir approché.
Arthas sourit. Un bon duel en face à face le démangeait.
— Alors viens, invita-t-il. Tu découvriras que nous sommes de force égale.
Invincible se cabra et galopa le long de la colline, attendant de l’action aussi impatiemment que son maître. Illidan
grogna et courut à leur rencontre.
Ce fut presque comme une danse, songea Arthas tandis que les deux guerriers s’affrontaient. Illidan était fort et
gracieux, ses compétences améliorées par une magie démoniaque. Mais Arthas, lui non plus, n’était pas un simple
soldat, pas plus que Deuillegivre n’était une lame ordinaire. Le combat fut vif et féroce ; Arthas avait raison. Ils étaient
effectivement de forces égales. Après quelques temps, les deux combattants retombèrent, haletants.
— Nous pourrions continuer de combattre ainsi pour l’éternité, dit Illidan. Qu’est-ce que tu veux vraiment ?
Arthas baissa Deuillegivre.
— Tout à l’heure, dans tes murmures, j’ai entendu que toi et tes alliés étiez assaillis par les morts-vivants. Le seigneur
de l’effroi qui commande cette armée morte-vivante se nomme Tichondrius. Il utilise un puissant artefact démoniste
connu sous le nom de crâne de Gul’dan. Il est le responsable de la corruption de ces forêts.
Illidan baissa la tête.
— Et tu souhaites que je le vole ? Pourquoi ?
Arthas leva ses sourcils blancs. Celui-là saisissait rapidement. Il méritait une réponse à moitié vraie, décida Arthas.
— Disons juste que je ne porte pas Tichondrius dans mon cœur, et que le seigneur que je sers… bénéficierait de la
chute de la Légion.
— Pourquoi devrais-je te croire, petit humain ? Arthas leva les épaules.
— Une bonne question. Laisse-moi y répondre. Mon maître voit tout, chasseur de démon. Il sait que tu as recherché
la puissance durant toute ta vie. Cette chance est désormais à ta portée !
Sa main gantée se serra en un poing en face du visage aux yeux bandés d’Illidan, et, comme il s’y attendait, la tête de
l’elfe de la nuit se tourna vers ce geste.
— Saisis là, et tes ennemis seront vaincus.
Illidan leva lentement la tête et tourna son visage vers Arthas. Il était troublant, cet homme aveugle dont il était si
évident qu’il pouvait voir. L’elfe recula d’un pas, opina perdu dans ses pensées. Sans un autre mot, Arthas fit tourner
Invincible et s’éloigna au galop.
Kel’Thuzad le réinvoquerait sous peu. Tout s’était passé selon le plan du roi-liche. Il espérait seulement qu’Illidan
serait aussi obéissant qu’il y semblait. Si ce n’était pas le cas… il y aurait des complications.
Elle n’avait plus rien de vivant. Pas plus qu’elle n’avait les moyens de résister aux ordres de celui l’avait amenée,
hurlante, à cette nouvelle existence.
Mais Sylvanas Coursevent avait son libre arbitre. D’une façon ou d’une autre, Arthas n’avait pas brisé cela. Il l’avait
fait avec les autres ; pourquoi semblait-elle être la seule qui ne lui avait pas complètement cédé ? Était-ce dû à sa
propre force spirituelle, ou bien était-ce parce qu’il appréciait le fait de la torturer ? La banshee qu’elle était désormais
ne le saurait sûrement jamais. Mais si sa volonté était libre parce qu’Arthas trouvait cela amusant, elle serait celle qui
en rirait la dernière.
C’est ce qu’elle s’était juré, et Sylvanas tenait toujours ses promesses.
Le temps était passé dans le monde des vivants depuis qu’Arthas Menethil et le Fléau avaient balayé sa patrie
adorée. Et de nombreux événements avaient eu lieu.
Son soi-disant « maître » avait protesté contre le fait d’être utilisé comme un pion. Lui et ce sac d’os arrogant en
lévitation, Kel’Thuzad, le responsable de la corruption du glorieux Puits de soleil, avaient conspiré contre le seigneur de
l’effroi Tichondrius et le seigneur démon Archimonde, que Kel’Thuzad lui-même avait aidé à faire entrer en Azeroth.
Sylvanas y avait porté une extrême attention ; tout ce qu’Arthas révélait à propos de sa façon de penser et de
combattre lui était utile.
Il n’avait pas tenté de tuer lui-même Tichondrius, comme il l’avait fait pour Mal’Ganis. Oh non, l’astucieux ex-prince
humain avait incité un autre à faire le sale travail pour lui. Illidan, s’était nommé l’infortuné. Arthas avait été capable de
sentir la soif de pouvoir d’Illidan et de l’utiliser contre lui, l’incitant à voler le crâne de Gul’dan, un démoniste orc
légendaire. Pour ce faire, Illidan avait eu à tuer Tichondrius. Arthas serait débarrassé du seigneur démon, et Illidan avait
été récompensé d’un artefact apaisant son désir de puissance. Vraisemblablement tout s’était déroulé comme prévu.
Arthas et donc Sylvanas n’avaient depuis plus eu de nouvelles d’Illidan.
Et Archimonde… aussi puissant fût-il, capable de détruire Dalaran, la grande cité des mages, d’un simple mouvement
de la main, avait succombé face à la puissance de la vie qu’il était venu absorber. Sylvanas haïssait désormais les vivants
avec la même intensité qu’elle avait autrefois haï la Légion, et ce fut donc avec des sentiments mitigés qu’elle apprit sa
chute. Les elfes de la nuit avaient sacrifié leur immortalité pour le vaincre. La puissance pure, concentrée de la nature
avait détruit le démon de l’intérieur, et alors l’Arbre-monde avait renoncé à ses vastes pouvoirs lors d’un cataclysme qui
avait déclenché une onde de choc massive. Et quand Archimonde eut succombé, son squelette fut tout ce qu’il en resta,
et les tentatives de la Légion de prendre pied sur ce monde furent défaites.
Sylvanas sortit de sa rêverie pour prêter attention au présent, tandis que le nom du démon que personne ne
regretterait atteignit ses oreilles.
— Cela fait des mois que nous n’avons pas entendu parler du seigneur Archimonde, dit leur dirigeant, Detheroc.
Il frappa le sol de son sabot.
— Je commence à en avoir assez de surveiller ces mortsvivants pourrissants ! Que faisons-nous encore ici ?
Ils étaient dans ce qui avait autrefois été les jardins du palais, qu’avaient arpentés Arthas, il y a si longtemps et à la
fois si peu de temps, pour assassiner son propre père et déchaîner la mort sur son propre peuple. Les jardins étaient
aussi pourrissants que leurs occupants.
— Nous sommes chargés d’administrer ces terres, Detheroc, morigéna celui nommé Balnazzar. C’est notre devoir de
rester là et de nous assurer que le Fléau est prêt à passer à l’action.
— Vrai, gronda le troisième, Varimathras. Même si un ordre, ou à tout le moins des informations sur la réussite
d’Archimonde auraient déjà dû nous parvenir.
Sylvanas put difficilement croire ce qu’elle venait d’entendre. Elle se tourna vers Kel’Thuzad. Elle le méprisait autant
qu’elle méprisait le chevalier de la mort qu’il semblait servir si volontiers, mais elle cacha efficacement son dégoût.
— La Légion a été vaincue il y a des mois, dit-elle doucement. Comment peuvent-ils ne pas le savoir ?
— Impossible à dire, répondit la liche. Mais plus longtemps ils resteront en charge du commandement, plus ils
saboteront le Fléau. Si quelque chose n’est pas…
Il fut interrompu par un son que Sylvanas ne se serait jamais attendue à entendre ici, le son distinctif d’une muraille
bombardée et brisée. Tous les morts-vivants se tournèrent vers le bruit, et les démons grognèrent furieusement,
instantanément alertes, leurs ailes noires membraneuses se dépliant.
Sylvanas écarquilla légèrement ses yeux luisants, spectraux quand Arthas lui-même émergea de la muraille. Son
habituelle monture morte-vivante ne faisait que caracoler sous lui. Il ne portait pas de heaume, laissant ses cheveux
blancs tomber librement autour de son pâle visage, et il arborait ce sourire narquois et satisfait que méprisait Sylvanas.
Elle tenta de serrer ses poings éthérés, mais le contrôle qu’il avait sur elle était tel que ses doigts ne purent qu’émettre
une brève convulsion.
La voix d’Arthas était forte et joyeuse.
— Salutations, seigneurs de l’effroi, dit-il.
Ils le fixèrent, levant la tête de dédain face à son insolence.
— Je dois vous remercier de vous être occupés de mon royaume en mon absence. Cependant, je n’ai plus besoin de
vos services.
Pendant une seconde, ils restèrent bouche bée. Puis Balnazzar se remit assez pour répondre :
— Ce pays est à nous. Le Fléau appartient à la Légion !
Ah, pensa Sylvanas. Nous y voilà.
Le sourire satisfait d’Arthas s’élargit. Sa voix était chargée de jubilation.
— Ce n’est plus le cas, démon. Tes maîtres ont été vaincus. La Légion est vaincue. Vos morts boucleront la boucle.
Souriant toujours d’un rictus, il leva Deuillegivre. Les runes le long de sa lame dansèrent et brillèrent. Il serra les
rênes et le cheval squelettique chargea le groupe de trois démons.
— Ce n’est pas fini, humain ! cria Detheroc d’un air de défi. Les seigneurs de l’effroi étaient plus rapides que le cheval
squelettique d’Arthas, Deuillegivre ne chanta que de frustration tandis qu’elle frappa dans le vide. Les démons
venaient de créer un portail et de disparaître en sécurité. Arthas jeta un regard mauvais sur le portail se refermant,
mais sa bonne humeur revint rapidement. Sylvanas comprit que c’était parce qu’il se les gardait sur le pouce et que leur
mort n’était sans doute qu’une question de temps.
Il leva le regard et surprit celui de Sylvanas, lui faisant signe d’approcher. Elle fut forcée d’obéir. Kel’Thuzad ne
nécessita aucune coercition, flottant joyeusement aux côtés de son maître comme un cabot obéissant.
— Nous savions que vous nous reviendriez, prince Arthas ! s’enthousiasma la liche.
Arthas accorda à peine un regard à son loyal serviteur. Celui-ci était fixé sur Sylvanas.
— Cela me réchauffe le cœur, dit-il sarcastiquement. Savais-tu également que je reviendrais, petite banshee ?
— Oui, dit froidement Sylvanas.
C’était vrai ; il le fallait, ou bien elle n’aurait jamais l’opportunité de se venger. Il remua un doigt, lui demandant plus
que ça, et elle haleta tandis que la douleur la faisait frémir.
— Prince Arthas, ajouta-t-elle.
— Ah, mais tu t’adresseras désormais à moi comme à un roi. Ce sont, après tout, mes terres. Je suis né pour régner et
c’est ce que je ferai. Une fois le…
Il s’arrêta net, respirant avec difficulté. Il écarquilla les yeux et son visage se tordit de douleur. Il se pencha sur le cou
osseux du cheval, ses mains gantées s’accrochant fermement aux rênes. Un vif cri de douleur lui fut arraché.
Sylvanas observa, savourant le plus grand plaisir qu’elle eut connu depuis cet effroyable jour où Quel’Thalas était
tombé. Elle but sa douleur comme un nectar. Elle n’avait aucune idée de pourquoi il souffrait tant, mais elle en savoura
chaque seconde.
Grognant, il leva la tête. Ses yeux observaient quelque chose qu’elle ne pouvait voir, et il tendit une main implorante
vers celle-ci.
— La douleur… est insupportable, grogna Arthas à travers ses mâchoires serrées. Qu’est-ce qui m’arrive ?
Il sembla écouter, comme si une voix inaudible lui répondait.
— Roi Arthas ! cria Kel’Thuzad. Avez-vous besoin d’aide ? Arthas ne répondit pas tout de suite. Il reprit son souffle en
haletant, puis s’assit lentement en se redressant, se calmant visiblement.
— Non… Non la douleur est passée mais… mes pouvoirs… sont affaiblis.
Sa voix était chargée de perplexité. Sylvanas eut-elle encore possédé un cœur, qu’il aurait bondi à ces mots.
— Quelque chose va terriblement mal. Je…
La douleur reprit. Son corps fut parcouru de spasmes, sa tête tombant en arrière tandis que sa bouche s’ouvrait dans
un cri muet de douleur, les veines de son cou se tendant comme des cordes. Kel’Thuzad papillonnait autour de son
maître adoré comme une nourrice maniaque. Sylvanas regarda simplement et froidement jusqu’à ce que le spasme
passe. Lentement, délicatement, il se laissa glisser à bas d’Invincible. Ses pieds bottés heurtèrent les dalles de pierre, se
dérobèrent sous lui et il tomba, lourdement. La liche tendit une main squelettique pour aider le prince, non, le soi-
disant roi, à se remettre sur pieds.
— Mes anciens quartiers, haleta Arthas. J’ai besoin de me reposer et puis j’aurai à me préparer pour un long voyage.
Sylvanas le regarda s’en aller, chancelant faiblement en direction des appartements où il avait grandi. Elle laissa ses
lèvres se courber en un sourire…
…et ses doigts éthérés se convulsèrent un instant, puis se serrèrent en des poings furieux.
La Forêt des Pins Argentés était étrangement calme. De douces brumes virevoltaient près de la terre humide, couverte
d’aiguilles de pin. Sylvanas savait que si elle avait possédé des pieds physiques, elle l’aurait sentie douce et moelleuse
sous ceux-ci ; elle aurait respiré l’odeur riche et toujours verte de l’air humide. Mais elle ne sentait rien, n’humait rien.
Elle flottait, éthérée, vers le lieu de réunion. Et son impatience d’assister à celle-ci était telle qu’à cet instant elle ne
regretta pas la perte de ses sens.
Arthas avait pris plaisir à transformer en banshees les belles, fières femmes quel’doreis à la volonté de fer, après le
« succès » qu’elle avait représenté. Il les avait offertes à celle qui avait été de son vivant leur générale des forestiers,
pour qu’elle les contrôle et les commande, lui jetant un os à ronger comme si elle était une chienne fidèle. Il verrait
bientôt à quel point elle était un animal fidèle. Après avoir surpris la conversation des seigneurs de l’effroi tout à
l’heure, elle avait envoyé l’une des banshees pour leur parler et rassembler des informations.
Les démons avaient reçu son émissaire avec plaisir, et avaient demandé à sa maîtresse de les rejoindre ce soir pour
parler de quelque chose lié aux « bénéfices mutuels inhérents au statut actuel de la reine Banshee. »
Dans les profondeurs de la forêt, elle pouvait voir une légère lueur verte, et flotta vers celle-ci. Effectivement, ils
l’avaient attendue comme ils avaient dit qu’ils le feraient, trois grands démons se tournèrent vers elle, leurs ailes
claquant et trahissant leur agitation.
Balnazzar parla en premier.
— Dame Sylvanas, nous sommes ravis que vous soyez venue.
— Comment aurai-je pu y manquer ? répondit-elle. Pour une certaine raison, je n’entends plus le roi-liche dans ma
tête. J’ai à nouveau mon libre arbitre.
Elle l’avait effectivement ; et c’était uniquement grâce à sa volonté qu’elle chassa toute allégresse de sa voix. Elle ne
souhaitait pas qu’ils en apprennent plus que ce qu’elle voulait leur révéler.
— Vous les seigneurs de l’effroi semblez savoir pourquoi. Ils échangèrent des regards, leurs visages se courbant
tandis qu’ils souriaient.
— Nous avons découvert que le roi-liche perdait ses pouvoirs, dit Varimarthas, une jubilation infernale dans la voix.
Et pendant qu’ils diminuent, sa capacité à contrôler les morts-vivants tels que vous en fait de même.
C’étaient effectivement de bonnes nouvelles, si c’était vrai. Mais ce n’était pas assez précis pour Sylvanas.
— Et qu’en est-il du roi Arthas ? insista-t-elle, incapable de se retenir de ricaner lorsqu’elle utilisa le titre du chevalier
de la mort. Qu’en est-il de ses pouvoirs ?
Balnazzar secoua négligemment une main aux griffes noires.
— Il cessera de nous ennuyer, comme un insecte importun dont le temps est venu puis passé. Bien que sa lame
runique, Deuillegivre, porte de puissants enchantements, les propres pouvoirs d’Arthas disparaîtront avec le temps.
C’est inévitable.
Sylvanas n’en était pas si certaine. Elle aussi avait sous-estimé Arthas, et au côté de la froide haine qui habitait son
cœur, se trouvait également la culpabilité pour son propre rôle dans le victorieux bain de sang du chevalier de la mort.
— Vous souhaitez le renverser, et voulez mon aide pour ce faire, dit-elle franchement.
Detheroc, celui qui semblait en charge des opérations, était resté silencieux pendant que ses frères parlaient à
Sylvanas. Ils avaient été furieux et exaltés, mais sa propre expression était restée neutre. Et enfin, il parla, sur le ton
froid du dégoût absolu.
— La Légion peut avoir été vaincue, mais nous sommes les nathrezims. Nous ne laisserons pas un humain arriviste
nous surpasser.
Il s’arrêta, les regarda les uns après les autres.
— Arthas doit tomber !
Le regard vert luisant se posa sur Sylvanas.
— Pendant que tu nous épiais, petit fantôme, tu as également été observée. Il est évident que la liche, Kel’Thuzad,
est bien trop loyale pour trahir son maître. Il semble y avoir de… l’affection entre eux.
Ses lèvres grises se courbèrent en un dangereux sourire.
— Mais toi, d’un autre coté…
— Je le hais.
Elle ne pensait pas qu’elle pourrait cacher ce fait même si elle le désirait, tant cette haine brûlait férocement à
travers tout son être.
— Nous sommes unis par pragmatisme, seigneur de l’effroi. J’ai mes propres raisons de chercher vengeance, Arthas a
massacré mon peuple et m’a transformée en cette… monstruosité.
Elle s’arrêta pendant un instant, le dégoût à la fois d’Arthas et de ce qu’il avait fait d’elle devenant si intense qu’il lui
coupa la voix. Ils attendirent, patients, complaisants.
Ils pensaient qu’ils pourraient l’utiliser. Ils auraient tort.
— Je peux prendre part à votre sanglant coup d’État, mais je le ferai à ma manière.
Elle les voulait comme alliés, mais ils devaient savoir qu’elle ne serait pas un jouet.
— Je n’échangerai pas un maître pour un autre. Si vous voulez mon aide, alors vous devez accepter ce point.
Detheroc sourit.
— Nous tuerons alors ensemble le chevalier de la mort. Sylvanas opina, et un lent sourire se glissa sur son visage
fantomatique.
Tes jours sont comptés, roi Arthas Menethil. Et moi… j’en suis le sablier.
CHAPITRE XXII

Arthas se frotta les tempes, ressassant les visions qu’il avait eues. Jusqu’à présent, les communications avec le roi-liche
avaient toujours eu lieu uniquement via Deuillegivre. Mais à l’instant où la douleur paralysante l’avait frappé, Arthas
avait réellement vu pour la première fois celui qu’il servait.
Le roi-liche était seul, au milieu d’une vaste caverne, aussi emprisonné dans la glace surnaturelle que Deuillegivre
l’avait été. Mais il ne s’agissait pas d’une élégante couverture de sa silhouette. La glace le recouvrant avait été
fracturée, comme si quelqu’un en avait brisé un morceau et laissé derrière lui les restes irréguliers. Il était si obscurci
par la glace que le roi-liche était imparfaitement entraperçu, mais sa voix avait débité en tranche l’esprit du chevalier
de la mort tandis qu’il criait de douleur :
— Le danger approche du Trône de glace ! Le pouvoir décroît… Le temps est compté… Tu dois revenir
immédiatement en Norfendre !
Et alors, transperçant Arthas comme une lance en pleines tripes :
— Obéis !
À chaque fois que cela arrivait, Arthas se sentait hébété et malade. La puissance qui affluait à travers lui comme le
faisait l’adrénaline quand il était simplement humain diminuait, emportant avec elle plus que ce qu’elle avait apporté à
l’origine. Il était faible et vulnérable… quelque chose qu’il n’avait jamais imaginé qu’il puisse arriver lorsqu’il avait saisi
Deuillegivre pour la première fois et s’était éloigné de tout ce en quoi il avait cru. Son visage était luisant de sueur alors
qu’il se mettait laborieusement en selle sur Invincible et chevauchait à la rencontre de Kel’Thuzad.
La liche l’attendait, flottante, ses robes voltigeant et son attitude générale parvenant à rayonner d’inquiétude.
— Les crises s’empirent donc ? demanda-t-il.
Arthas hésita. Devait-il faire entrer la liche dans la confidence ? Est-ce que Kel’Thuzad tenterait de lui ravir le
pouvoir ? Non, décida-t-il. L’ancien nécromant ne l’avait jamais laissé tomber. À chaque fois, il avait été loyal à Arthas et
au roi-liche.
Le roi opina. Il se sentit comme si sa tête allait se détacher à ce geste.
— Oui. Avec mes pouvoirs épuisés, je peux à peine commander mes propres guerriers. Le roi-liche m’a averti que si je
n’atteignais pas le Norfendre rapidement, tout serait perdu. Je dois partir au plus vite.
S’il était possible à des orbites vides, flamboyantes, d’exprimer de l’inquiétude, c’est ce que fit Kel’Thuzad.
— Bien sûr, Votre Majesté. Vous n’avez pas été et ne serez pas abandonné. Nous partirons dès que vous estimerez
que vous…
— Il y a un changement de plan, roi Arthas. Tu ne vas nulle part.
Qu’il ne les ait même pas sentis arriver était une preuve de l’affaiblissement de ses pouvoirs. Arthas les fixa,
complètement pris par surprise tandis que les trois seigneurs de l’effroi les encerclaient.
— Assassins ! cria Kel’Thuzad. C’est un piège ! Défendez votre roi de ces…
Mais le son d’une porte se fermant en claquant fit taire l’appel à l’aide de la liche. Arthas tira Deuillegivre. Pour la
première fois depuis qu’il l’eut touchée, qu’il s’était lié à l’épée, elle fut lourde et presque sans vie entre ses mains. Les
runes le long de la lame luisirent à peine, et elle tenait plus de la masse de métal que de l’arme magnifique,
parfaitement équilibrée qu’elle avait toujours été.
Les morts-vivants foncèrent sur lui, et pendant un bref instant Arthas fut projeté dans le passé, lors de son premier
combat contre les morts ambulants. Il se tenait de nouveau à l’extérieur de la petite ferme, attaqué par la puanteur de
la pourriture et presque paralysé d’horreur tandis que des choses qui auraient dû être mortes l’attaquaient. Il avait,
depuis, passé outre toute horreur ou répugnance à leur sujet ; en fait, il en était venu à penser à eux avec affection. Ils
étaient ses sujets ; il les avait purifiés de toute vie, pour servir la grande gloire du roi-liche. Ce n’était pas qu’ils se
déplacent, ou se battent, qui l’émouvait, mais qu’ils se battent contre lui. Ils étaient totalement sous le contrôle des
seigneurs de l’effroi. Sinistrement, utilisant toute la force qu’il possédait encore, il les repoussa, une étrange sensation
de dégoût l’emplissant. Il ne s’était jamais attendu à ce qu’ils se retournent contre lui.
Par-dessus les bruits du conflit, la voix de Balnazzar atteignit Arthas, son ton jubilant.
— Tu n’aurais jamais dû revenir, humain. Affaibli comme tu l’es, nous avons pris le contrôle de la majorité de tes
guerriers. Il semble que ton règne fut court, roi Arthas.
Arthas serra les dents et de quelque part au fond de lui il exhuma une énergie, une volonté de se battre
supplémentaire. Il n’allait pas mourir ici.
Mais il y en avait tant, tant qu’il avait autrefois dirigé et commandé sans effort, se retournant désormais
implacablement contre lui. Il savait qu’ils étaient décérébrés, qu’ils obéiraient au plus fort. Et cependant… Cela le
blessait. Il les avait créés…
Il s’affaiblissait de plus en plus, et à un moment fut même incapable de bloquer un coup dirigé vers son thorax.
L’épée émoussée claqua sur son armure, et il ne souffrit d’aucune blessure majeure, mais que la goule ait pu passer ses
défenses l’inquiéta.
— Il y en a tant d’entre eux, mon roi ! dit la voix sépulcrale de Kel’Thuzad, son ton lourd de loyauté faisant surgir des
larmes inattendues aux yeux d’Arthas. Fuyez ! évadez-vous de la cité ! Je trouverai un moyen de sortir et vous
retrouverai dans les bois. C’est votre seule chance, mon suzerain !
Il sut que la liche avait raison. Avec un cri, Arthas descendit maladroitement de selle. D’un mouvement de la main,
Invincible devint éthéré, un cheval fantôme et non plus squelettique, et il disparut. Arthas pourrait à nouveau
l’invoquer quand il serait en lieu sûr. Il chargea, empoignant à deux mains une Deuillegivre affaiblie et frappa,
n’essayant plus de tuer où même de blesser ses adversaires, ils étaient effectivement trop nombreux mais simplement
de se frayer un chemin à travers leur foule.
Les portes étaient fermées, mais c’était dans ce palais qu’il avait grandi jusqu’à l’âge adulte, et il le connaissait
intimement. Connaissait chaque porte, mur, et couloir, et au lieu de se diriger vers les portes, qu’il serait incapable
d’ouvrir de lui-même, il s’enfonça dans le palais. Les morts-vivants le suivirent. Arthas courut à travers les couloirs
arrières qui avaient autrefois été les quartiers privés de la famille royale, qu’il avait autrefois traversés, la main de Jaina
fermement serrée dans la sienne. Il trébucha et son esprit vacilla.
Comment en était-il venu à cet instant, fuyant à travers un palais vide ses propres créations, ses sujets, ceux qu’il
avait juré de protéger. Mais non, il les avait massacrés. Trahi ses sujets pour le pouvoir qu’offrait le roi-liche. Le pouvoir
qui s’écoulait désormais hors de lui comme d’une blessure qui ne pouvait être refermée.
Père… Jaina…
Il ferma son esprit à ces souvenirs. Être distrait ne lui servirait à rien. Seules la vitesse et la ruse pourraient le sauver.
Les couloirs étroits limitaient le nombre de mort-vivants capables de le suivre, et il put fermer et verrouiller les
portes à leur approche, les retardant. Il atteignit enfin ses quartiers et la sortie secrète construite dans l’un de leurs
murs. Lui, ses parents, et Calie en avaient chacun une… connue seulement d’eux-mêmes, d’Uther et de l’évêque. Tous
étaient partis désormais, sauf lui, et Arthas repoussa la tapisserie accrochée pour révéler la petite porte cachée
derrière, la refermant et la verrouillant sur son passage.
Il courut, trébuchant de faiblesse, le long de l’escalier étroit, en colimaçons, qui le mènerait à la liberté. La porte était
à la fois physiquement et magiquement déguisée pour avoir l’air, de l’extérieur, exactement similaire aux murs
principaux du palais. Arthas, haletant, cafouilla avec la serrure et tomba à moitié sous la faible lumière des Clairières de
Tirisfal. Le son de la bataille atteignit ses oreilles et il leva le regard, reprenant son souffle. Il vacilla, désorienté. Les
morts-vivants… se battaient les uns contre les autres.
Bien sûr, certains d’entre eux étaient toujours sous son commandement. Étaient toujours ses sujets.
Ses outils. Ses armes. Pas ses sujets.
Il regarda un instant, étendu contre la pierre froide. Une abomination sous le contrôle de l’ennemi coupa une tête
aux longues oreilles et la fit voler. Un frisson de dégoût le traversa à la vue des deux bandes de morts-vivants. Des
choses en décompositions, infestées de vers, titubantes. Qui que soit celui qui les contrôlait, elles étaient décérébrées.
Une faible lueur attira son regard ; un petit fantôme triste, flottant timidement, qui avait autrefois été une
adolescente. Autrefois été vivante. Il l’avait tuée, également, directement ou indirectement. Son sujet. Elle semblait
toujours liée au monde des vivants. Semblait se rappeler ce qu’être humain voulait autrefois dire. Il pourrait utiliser ça ;
l’utiliser. Il tendit la main vers cette chose flottante, spectrale qu’il avait créée dans son désir de pouvoir.
— J’ai besoin de tes compétences, petite ombre, dit-il, modifiant sa voix pour sembler aussi aimable que possible.
M’aideras-tu ?
Son visage s’éclaira et elle flotta à ses côtés.
— Je ne vis que pour vous servir, roi Arthas, dit-elle, sa voix encore douce malgré son écho creux.
Il se força à lui rendre son sourire. C’était plus facile, quand il avait affaire à de simples chairs pourrissantes. Mais ce
genre d’êtres avait aussi ses avantages.
Par sa force de volonté, il invoqua encore et encore d’avantage d’entre eux, s’impliquant tellement qu’il respirait en
haletant. Ils vinrent. Ils serviraient celui qui était le plus puissant. Avec un rugissement, Arthas descendit sur ceux qui
oseraient se tenir sur le chemin de la destinée qu’il avait si chèrement acquis. Mais même alors que ceux à ses côtés
s’accroissaient en nombre, ceux qui l’attaquaient en faisaient de même. Faible, il était si faible, avec ces quelques blocs
de viande pour le protéger. Il tremblait et haletait, soulevant autour de lui Deuillegivre de ses bras qui devenaient de
plus en plus las. La terre trembla et Arthas se retourna brusquement pour apercevoir pas moins de trois abominations
avançant maladroitement vers lui.
Sinistrement, il leva Deuillegivre. Lui, Arthas Menethil, roi de Lordaeron, ne tomberait pas sans combattre.
Soudain il y eut une bourrasque de mouvements, accompagnée de cris angoissés. Comme des fantômes d’oiseaux,
les tâches floues plongeaient et descendaient en piqué, harcelant les monstruosités qui s’arrêtèrent dans leur
poursuite d’Arthas pour cogner et rugir en direction des silhouettes spectrales, qui semblèrent soudain plonger droit
dans les créatures.
Les choses gluantes, blanches, véreuses se gelèrent, et elles retournèrent abruptement leur attention sur les goules
titubantes qui attaquaient Arthas. Un sourire se répandit sur le pâle visage du chevalier de la mort. Les banshees. Il
avait cru Sylvanas trop perdue dans sa haine pour venir à son aide, ou pire, comme tant de ses guerriers, changeant de
côté pour devenir un pion de ses ennemis. Mais il semblait que l’irritation de l’ancienne générale des forestiers à son
égard était passée.
Avec l’aide des abominations possédées par les banshees, le cours de la bataille changea rapidement, et quelques
instants plus tard Arthas se tenait, vacillant d’une soudaine faiblesse, au-dessus d’une pile de cadavres morts pour de
bon. Les abominations se tournèrent l’une contre l’autre et se découpèrent entre elles en de macabres morceaux.
Arthas se demanda si même leurs créateurs pourraient les recoudre à partir de ce qui en restait. Tandis qu’elles
tombaient au sol, les esprits qui les avaient possédées jaillirent librement.
— Vous avez mes remerciements, mes dames. Je suis heureux de voir que vous et votre maîtresse restez parmi mes
alliés.
Elles flottèrent, leurs voix douces et obsédantes.
— Bien sûr, grand roi. Elle nous a envoyées vous trouver. Nous sommes venues vous escorter à travers la rivière. Une
fois que nous l’aurons traversée nous trouverons refuge dans les bois.
Dans les bois… la même expression que celle utilisée par Kel’Thuzad. Arthas se relaxa d’autant plus. Clairement, son
bras droit et son bras gauche s’en trouvèrent soulagés. Il leva une main et se concentra.
— À moi Invincible ! appela-t-il.
Un instant plus tard, un petit nuage de brume apparut, tourbillonnant et prenant la forme d’un cheval squelettique.
En un battement de cœur, Invincible était là. Arthas était ravi de remarquer que l’acte lui avait demandé peu d’effort ;
Invincible l’aimait. C’était la seule chose qu’il avait complètement réussie. La seule chose morte qui ne se retournerait
jamais contre lui, bien plus que le glorieux animal qu’il avait été de son vivant. Prudemment, il monta en selle, faisant
de son mieux pour cacher ses faiblesses aux banshees et aux autres morts-vivants.
— Menez-moi à votre maîtresse et à Kel’Thuzad, et je vous suivrai, dit-il Elles le firent, s’éloignant du palais en
flottant et s’enfonçant au cœur des Clairières de Trisifal. Arthas remarqua soudain, mal à l’aise, que le chemin qu’ils
prenaient menait inconfortablement près de la ferme de Balnir. Heureusement, les banshees bifurquèrent, se dirigeant
vers une zone surélevée et à partir de là vers une clairière.
— C’est le lieu, mes sœurs. Nous allons attendre là, grand roi.
Il n’y avait aucun signe de Sylvanas, pas plus que de Kel’Thuzad. Arthas tira les rênes d’Invincible, regardant aux
alentours. Il sentit un soudain picotement d’appréhension.
— Pourquoi ici ? Demanda-t-il. Où est votre maîtresse ? La douleur refit à nouveau surface et il cria, se serrant la
poitrine. Invincible caracola sous lui, anxieux, et Arthas s’y accrocha, se sauvant la vie. La clairière verdâtre disparut,
remplacée par les bleus et les blancs de l’étrange Trône de glace brisé. La voix du roi-liche le poignarda en pleine tête
et Arthas ravala un gémissement.
— Tu as été trompé ! Viens immédiatement à mes côtés !
Obéis !
— Qu’est-ce qui… se passe ici ? Parvint à prononcer Arthas à travers des dents serrées. Il cligna des yeux, forçant sa
vision à s’éclaircir, et leva la tête, grognant sous l’effort.
Elle sortit de derrière les arbres, portant un arc. Pendant une folle seconde, il crut être de retour à Quel’Thalas,
affrontant l’elfe de son vivant. Mais ses cheveux n’étaient plus dorés, ils étaient aussi noirs que la nuit avec des mèches
blanches. Sa peau était pâle avec une teinte bleutée, et ses yeux luisaient d’argent. C’était Sylvanas, et pourtant ce
n’était pas elle. Cette Sylvanas n’était ni en vie, ni éthérée. D’une façon ou d’une autre, elle avait récupéré son corps
depuis là où il avait ordonné qu’on le laisse, enfermé en sécurité dans un cercueil de fer afin d’être utilisé contre elle
pour ajouter à sa torture. Mais elle avait renversé les rôles.
Tandis qu’il se débattait pour donner un sens à ce qui se passait en dépit de la douleur, Sylvanas leva son élégant arc
noir, le banda, et visa. Ses lèvres se courbèrent en un sourire.
— Tu as marché droit dans mon piège, Arthas. Elle lâcha la flèche.
Elle s’empala dans son épaule gauche, transperçant son armure comme si elle était aussi fragile qu’un parchemin,
ajoutant une nouvelle douleur horrible. Il fut désorienté pendant un instant, Sylvanas était une maîtresse archère. Elle
ne pouvait pas avoir manqué un coup fatal à cette distance. Pourquoi l’épaule ? Sa main droite se leva par automatisme,
mais il découvrit qu’il ne pouvait même pas refermer ses doigts autour de la hampe. Ils devenaient gourds, tout comme
ses pieds, ses jambes…
Il se jeta au cou d’Invincible, le faisant plier et faisant ce qu’il pouvait pour se cramponner à sa monture avec des
membres qui devenaient rapidement inutiles. Il pouvait à peine tourner la tête pour la regarder et crier d’une voix
rauque :
— Traîtresse ! Que m’as-tu fait ?
Elle souriait. Elle était heureuse. Lentement, langoureusement, elle s’avança vers lui à pas comptés. Elle portait la
même tenue que lorsqu’il l’avait tuée, révélant la plus grande partie de sa peau blanc-bleutée et pâle. Étrangement,
cependant, son corps ne portait aucune cicatrice des innombrables blessures qu’elle avait reçues ce jour-là.
— C’est une flèche empoisonnée que j’ai faite spécialement pour toi, dit-elle tandis qu’elle l’approchait.
Elle glissa l’arc dans son dos et tira une dague, la tâtant du doigt.
— La paralysie que tu connais maintenant n’est qu’une fraction de la douleur horrible que tu m’as causée.
Arthas déglutit. Sa bouche était aussi sèche que du sable.
— Finis-moi, dans ce cas.
Elle bascula la tête en arrière et rit, un son vide et fantomatique.
— Une mort rapide… comme celle que tu m’as accordée ?
Son hilarité disparut aussi vite qu’elle était venue, et ses yeux eurent un reflet rouge. Elle continua d’approcher
jusqu’à ce qu’elle ne soit plus éloignée de lui que d’une longueur de bras. Invincible caracola indécis du fait de sa
proximité, et le cœur d’Arthas fit une embardée quand il glissa presque.
— Oh non. Tu m’as bien enseigné, Arthas Menethil. Tu m’as appris la sottise qu’était la pitié envers mes ennemis, et le
grand plaisir que l’on avait à les torturer. Et donc, mon tuteur, je vais te montrer comme j’ai bien appris ces leçons. Tu
vas souffrir comme je l’ai fait. Grâce à ma flèche, tu ne peux même pas fuir.
Les yeux d’Arthas semblaient être la seule chose qu’il pouvait bouger, et il la regarda, impuissant, tandis qu’elle
levait la dague.
— Transmets mes respects aux enfers, fils de catin.
Non. Pas de cette façon. Pas paralysé et impuissant. Jaina…
Sylvanas recula soudain, la main pâle qui serrait la dague se tournant et s’ouvrant. Son visage exprimait la surprise la
plus complète. Un battement de cœur plus tard, la petite ombre qui était venue plus tôt à l’aide d’Arthas se matérialisa,
souriant joyeusement à la pensée qu’elle avait aidé à sauver son roi. Heureuse de servir.
— Reculez, imbéciles ! Vous ne serez pas vaincu aujourd’hui, mon roi !
Kel’Thuzad ! Il était venu comme il l’avait promis, trouvant Arthas là où la banshee traîtresse l’avait attiré par la ruse.
Et il n’était pas venu seul. Bien plus d’une douzaine de morts-vivants étaient avec lui, et se lançaient désormais contre
Sylvanas et ses banshees. L’espoir s’éleva en lui, mais il était toujours paralysé, toujours incapable de bouger. Il regarda
le combat qui faisait rage autour de lui, et en quelques instants il fut évident que Sylvanas devrait sonner retraite.
Elle lui décocha un regard, et à nouveau ses yeux eurent un reflet rouge.
— Ce n’est pas fini, Arthas ! Je ne cesserai jamais de te pourchasser !
Arthas la regarda directement tandis qu’elle semblait se fondre dans les ombres. Les dernières parties d’elle à
disparaître furent ses yeux cramoisis. Leur maîtresse partie, les autres banshees sous le commandement de Sylvanas
disparurent également. Kel’Thuzad se hâta aux côtés d’Arthas.
— Vous a-t-elle blessé, mon suzerain ?
Arthas ne pouvait que le fixer, la paralysie allant si loin qu’il ne pouvait pas même bouger les lèvres. Des mains
osseuses se refermèrent avec une surprenante délicatesse autour de la flèche et tirèrent. Arthas refoula un cri de
douleur quand la flèche fut libérée. Son sang rouge était mélangé à une substance noire poisseuse, que Kel’Thuzad
examina attentivement.
— Les effets de sa flèche vont se dissiper avec le temps. Il semble que le poison n’était destiné qu’à vous immobiliser.
Bien sûr, pensa Arthas ; autrement elle n’aurait pas eu besoin de la dague. Le soulagement déferla sur lui, le
fatiguant d’autant plus. Il était vraiment passé près, trop près de la mort. Sans la loyauté de la liche, l’elfe l’aurait eu. Il
essaya à nouveau de parler, et parvint à dire :
— Je… tu m’as sauvé.
Kel’Thuzad inclina sa tête cornue.
— Je suis heureux d’avoir pu être utile, mon roi. Mais vous devez vous hâter de quitter ces lieux, vers le Norfendre.
Tous les préparatifs pour votre voyage ont été réalisés. Que désirez-vous de moi ?
Kel’Thuzad avait raison. En ce moment même, Arthas commençait à sentir un semblant de vie revenir dans ses
membres, bien que ce ne soit pas suffisant pour les déplacer de lui-même.
— Je dois trouver le roi-liche aussi vite que possible. Que je prenne du retard, et… j’ignore ce que réserve l’avenir, ou
même si je reviendrai, mais je veux que tu surveilles ce pays. Que tu t’assures que mon héritage perdure.
Il avait confiance en la liche, non pas par affection ou loyauté, mais comme une évidence, un fait ferme, froid.
Kel’Thuzad était une chose morte-vivante, liée à un maître qu’ils servaient tous deux. Les yeux d’Arthas voletèrent vers
le petit fantôme, qui flottait, souriant, quelques pas plus loin, et aux cadavres pourrissants, au visage indolent, qui se
jetteraient d’une falaise s’il le leur demandait.
Juste de la viande morte et des esprits morcelés. Pas des sujets. Et ils ne l’avaient jamais été. Quoi qu’en dise le
sourire de la petite ombre.
— Vous m’honorez, mon suzerain. Je ferai comme vous le désirez, roi Arthas. Je le ferai.
Elle avait désormais un corps, similaire à celui qu’il avait autrefois été, bien que changé, comme elle-même avait été
changée. Sylvanas marchait avec le même pas rapide que de son vivant, portait la même armure. Mais ce n’était pas le
même corps. Elle était à jamais, irrévocablement altérée.
— Vous semblez troublée, maîtresse.
Sylvanas sursauta hors de sa rêverie et se tourna vers la banshee, l’une des nombreuses qui flottaient à ses côtés.
Elle pouvait flotter avec elles, mais elle préférait la lourdeur, la solidité de la forme corporelle dont elle avait repris
l’usage.
— Ne l’es-tu pas, sœur ? répondit-elle sèchement. Quelques jours seulement auparavant vous étiez les esclaves du
roi-liche. Vous n’existiez que pour massacrer en son nom. Et maintenant, vous êtes… libres.
— Je ne comprends pas, maîtresse.
La voix de la banshee était creuse et perturbée.
— Nous avons notre libre arbitre, désormais. N’est-ce pas ce pour quoi vous vous êtes battues ? Je pensais que vous
seriez ravie.
Sylvanas rit, consciente qu’elle était périlleusement proche de l’hystérie.
— Quelle joie trouver dans cette malédiction ? Nous sommes toujours mortes-vivantes, ma sœur… toujours des
monstruosités.
Elle tendit une main, examinant la chair gris-bleutée, remarqua le froid qui s’accrochait à elle comme une seconde
peau.
— Que sommes-nous sinon des esclaves dans ce tourment ?
Il lui avait tant pris. Même si elle faisait durer sa mort pendant des jours… des semaines… elle ne serait jamais
capable de suffisamment faire souffrir Arthas. Sa mort ne ramènerait pas les disparus, ne nettoierait pas le Puits de
soleil, ne la ramènerait pas à ce qu’elle était de son vivant, de pêche et d’or. Mais cela ferait… du bien.
Il s’était soustrait à leur affrontement il y a plusieurs jours. Son laquais, la liche, était venu précisément au mauvais
moment. Arthas était désormais parti hors de sa portée, essayant de se soigner. Elle avait appris qu’il avait laissé à
Kel’Thuzad le contrôle de ces terres pestiférées. Mais tout allait bien. Elle était morte. Elle avait tout le temps du
monde pour planifier une exquise revanche.
Un mouvement capta son regard et elle se leva gracieusement, tirant son arc et encochant une flèche d’un seul geste
rapide. Le portail tourbillonnant s’ouvrit et Varimathras se tint là, lui souriant d’un air condescendant.
— Salutations, dame Sylvanas.
Le démon alla jusqu’à s’incliner. Sylvanas leva un sourcil. Elle ne croyait pas un instant qu’il fut sincère.
— Mes frères et moi apprécions le rôle que vous avez joué dans la destitution d’Arthas.
Le rôle qu’elle avait joué. Comme s’il ne s’agissait que d’une pièce de théâtre.
— La destitution ? Je suppose qu’on peut le dire ainsi. Il a filé à toute allure, ça c’est sûr.
L’être puissant haussa les épaules, ses ailes s’écartant légèrement à ce geste.
— Quoi qu’il en soit, il n’est plus un problème pour nous. Je suis venu vous proposer une invitation officielle à
rejoindre notre ordre nouveau.
Un « ordre nouveau ». Pas neuf pour un sou, songea-t-elle ; la même soumission, un autre maître. Elle ne pouvait être
moins intéressée.
— Varimathras, dit-elle froidement. Elle ne lui rendit pas sa révérence.
— Mon seul intérêt est de voir Arthas mort. Puisque j’ai échoué lors de ma première tentative dans cet objectif, je
désire désormais me concentrer sur mes efforts à réussir la prochaine fois. Je n’ai pas le temps pour votre petite
politique ou vos marchandages de pouvoir.
Le démon la tempéra.
— Doucement, ma dame. Il serait malavisé d’encourir notre colère Nous sommes le futur de ces… Maleterres. Vous
pouvez soit nous rejoindre et régner, soit être mise de côté.
— Vous ? Le futur ? Kel’Thuzad n’est pas parti avec son précieux Arthas. Il l’a laissé là pour une raison. Mais peut-être
qu’une liche revenue à la vie par l’essence même du puissant Puits de soleil n’est rien pour des êtres aussi redoutables
que vous.
Sa voix dégoulinait de mépris, et le seigneur de l’effroi se renfrogna terriblement.
— J’ai assez longtemps vécu en esclave, seigneur de l’effroi.
Amusant, comme l’on utilisait le terme « vivre », même si l’on était mort. Les vieilles habitudes avaient la vie dure,
semblait-il.
— Je me suis battu dents et ongles pour devenir plus que ce que ce salaud avait fait de moi. J’ai désormais mon libre
arbitre, et je choisis ma propre voie. La Légion est vaincue. Vous en êtes les pathétiques derniers débris. Vous êtes une
race éteinte. Je ne renoncerai pas à ma liberté pour m’enchaîner de moi-même aux idiots que vous êtes.
— Qu’il en soit ainsi, siffla Varimathras. Il était furieux.
— Notre réponse viendra sous peu.
Il partit en se téléportant, son visage tordu par la mauvaise humeur.
Ses piques l’avaient atteint, et il frémissait clairement d’indignation. Elle le nota froidement. Il était facile à énerver ;
il était celui qu’ils lui avaient envoyé, pensant qu’elle ne représentait pas un grand danger.
Elle aurait besoin de davantage qu’une poignée de banshees pour vaincre Arthas. Elle aurait besoin d’une armée,
d’une nécropole… Elle aurait besoin de Lordaeron. Les « réprouvés », allait-elle appeler ces âmes perdues qui, comme
elle, ne respiraient pas mais avaient leur libre arbitre. Et avant ça, elle allait avoir besoin de davantage que ses sœurs
spectrales pour combattre les trois frères démoniaques. Ou peut-être n’aurait-elle besoin d’en combattre que deux.
Sylvanas Coursevent repensa à Varimathras, à la facilité avec laquelle il était manipulé.
Peut-être celui-ci serait-il utile…
Oui. Elle et les réprouvés trouveraient leur propre voie dans ce monde… et massacreraient tous ceux qui se
tiendraient sur leur route.
CHAPITRE XXIII

Norfendre. Il y avait là une étrange impression de retour à la maison. Tandis que les rivages apparaissaient en vue,
Arthas se rappela sa première venue ici, le cœur empli de la douleur de la trahison de Jaina et d’Uther, souffrant de ce
qu’il avait été obligé de faire à Stratholme. Tant de choses avaient eu lieu depuis qu’il avait l’impression qu’une vie
entière s’était écoulée. Il était alors venu le cœur empli de vengeance, pour tuer le seigneur démon responsable de la
transformation de son peuple en morts ambulants. Désormais, il régnait sur ces morts ambulants et était allié à
Kel’Thuzad.
Étranges, ces coups de théâtres et revirements de fortune. Il ne sentait pas le froid, comme c’était déjà le cas à cette
époque. Pas plus que les hommes qui l’avaient suivi si loyalement ; la mort engourdissait ce genre de sensations. Seuls
les nécromants humains s’emmitouflaient pour se protéger du vent glacé qui soupirait et gémissait, et contre la neige
qui commençait à tomber paresseusement en dérivant, tandis qu’ils jetaient l’ancre et débarquaient.
Arthas se déplaça d’une démarche raide depuis la chaloupe vers le rivage. Il pouvait ne pas sentir le froid de ce lieu,
mais ses pouvoirs et sa forme physique étaient affaiblis. Dès que son pied toucha terre, Arthas le sentit, le roi-liche. Pas
dans son esprit, pas en train de lui parler à travers Deuillegivre, bien que la faible lueur de la lame runique s’accrût
légèrement. Non, Arthas le sentit ici, son maître, comme il ne l’avait encore jamais fait. Et il y avait la sourde
démangeaison d’une menace accrue.
Il se retourna vers le reste de ceux qui l’avaient suivi sur la berge, des goules, des spectres, des ombres, des
abominations, des nécromants.
— Nous devons nous hâter, cria-t-il. Quelque chose ici menace le roi-liche. Nous devons rapidement atteindre la
Couronne de glace.
— Mon seigneur ! cria l’un des nécromants, pointant du doigt.
Arthas se retourna vivement, tirant Deuillegivre.
À travers le voile de la neige tombante, il put voir des silhouettes d’un rouge doré flotter dans l’air. Elles
s’approchèrent, et ses yeux s’étrécirent de surprise et de rage quand il reconnut les créatures et comprit qui devaient
être leurs maîtres.
Des faucon-dragons. Il était étonné. Il avait presque exterminé les hauts elfes. Comment se pouvait-il que
suffisamment d’entre eux aient survécu pour se regrouper, et plus encore, déterminer où il était allé et l’affronter ici ?
Un lent sourire se forma sur ses beaux traits, et il sentit se faufiler un sentiment d’admiration.
Les faucon-dragons s’approchèrent. Il leva Deuillegivre dans un salut.
— Je dois admettre, hurla-t-il, que je suis surpris de voir les quel’doreis ici. J’aurais pensé le froid trop désagréable
pour un peuple si délicat.
— Prince Arthas !
La voix vint de l’un des cavaliers, sa bête survolant Arthas. Sa voix sonnait claire, vive et forte.
— Vous ne voyez aucun quel’dorei ici. Nous sommes les sin’doreis, les elfes de sang ! Nous avons juré de venger les
fantômes de Quel’Thalas. Cette terre morte… sera nettoyée ! Les choses répugnantes que vous avez créées
reposeront enfin convenablement. Et vous, boucher, recevrez votre juste châtiment.
Il fut amusé un instant. Leur nombre n’était pas insignifiant. Arthas comprit qu’il était probable qu’il ait devant les
yeux les derniers spécimens d’une race presque éteinte. Et ils étaient venus uniquement pour lui ? Alors sa suffisance
se transforma en irritation. Malgré sa fatigue, la colère emplit sa voix lorsqu’il cria :
— Norfendre appartient au Fléau, elfes, et vous allez bientôt le rejoindre ! Vous avez fait une terrible erreur en
venant ici !
Davantage de faucon-dragons apparurent, ainsi que des fantassins forestiers. Des flèches volèrent depuis les cieux,
apparemment aussi nombreuses que les flocons de neige, constellant les morts-vivants qui chargeaient. La plupart
d’entre eux, cependant, ne succombèrent pas ; la piqûre des flèches, tant qu’elles ne transperçaient pas un organe
vital, ne les troublait pas du tout.
Ne prenant pas même la peine de monter Invincible, Arthas chargea. Deuillegivre avait faim ; elle semblait recueillir
énergie et force, tout comme Arthas, à chacune des âmes vives, brillantes qu’elle absorbait. Au milieu des clameurs de
la bataille, il entendit une voix qui était aussi profonde et froide que le Norfendre lui-même crier depuis une colline en
surplomb.
— En avant pour le Fléau ! Massacrez-les au nom de Ner’zhul !
Malgré tout ce qu’il avait vu, malgré tout ce qu’il avait fait, Arthas sentit un profond frisson le parcourir au son de
cette voix froide comme la mort. Il prit le risque de lever brièvement les yeux et les écarquilla à ce qu’il vit.
Des nérubiens ! Bien sûr, c’était leur patrie. Son cœur se souleva tandis qu’ils se déversaient. Il pouvait deviner leurs
silhouettes à travers la neige, à la vitesse habituelle, troublante, précipitée à laquelle les êtres arachnéens fondaient
sur leurs proies. Arthas avait cela à accorder aux sin’doreis, ils se battaient vaillamment, mais ils étaient désespérément
en sous-effectifs, et bientôt Arthas se tint au milieu d’une mer de corps vêtus de rouge et d’or. Il leva la main, et un par
un, les elfes morts se convulsèrent et titubèrent sur leurs pieds, le fixant de leurs yeux vitreux.
— Davantage de soldats pour celui que nous servons, dit Arthas.
Il observa à nouveau, et ses yeux tombèrent sur le chef des nérubiens.
Il était plus gros que ceux qu’il commandait, les dominant tandis qu’il descendait facilement le paysage enneigé en
direction d’Arthas. Il se déplaçait dans leur multitude comme le roi qu’il était, avec lenteur et précision. Arthas trouva
quelque chose de familier dans un être aussi étrange ; aux yeux humains, Anub’arak ressemblait à un croisement entre
un scarabée et les autres nérubiens qu’il commandait, plus arachnéens. Arthas découvrit qu’il avait involontairement
reculé et se força à rester là où il se trouvait quand la créature approcha.
Anub’arak continua de marcher jusqu’à ce qu’il fût pile en face d’Arthas, puis le domina de toute sa hauteur,
regardant vers le bas de ses multiples yeux, une créature issue d’un cauchemar absolu. Son allié.
Arthas retrouva sa voix et se força à rester calme.
— Merci pour l’aide, puissante créature.
Celle-ci inclina la tête, les mandibules claquant doucement tandis qu’il parlait de ce ton profond, sépulcral qui
mettait encore Arthas mal à l’aise.
— Le roi-liche m’a envoyé t’aider, chevalier de la mort. Je suis Anub’arak, ancien roi d’Azjol-Nerub. Où est l’autre ?
Il se cabra sur ses pattes arrières, regardant autour de lui.
— L’autre ?
— Kel’Thuzad, gronda à nouveau Anub’arak de sa voix sifflante, gémissante, résonnante.
Il se rabaissa et fixa Arthas de ses multiples yeux.
— Je le connais. Je l’ai accueilli quand il est venu pour la première fois voir le roi-liche, comme je t’accueille
aujourd’hui.
Arthas se demanda brièvement si Kel’Thuzad s’était senti aussi perturbé lorsqu’il avait pour la première fois
rencontré ce roi mort-vivant, d’une ancienne race d’insectes. Il l’avait sans doute été, se dit-il. Tout le monde le serait
probablement.
— Votre peuple était un ajout bienvenu à nos rangs la première fois que nous avons attaqué ces elfes, dit-il,
regardant à nouveau les sin’doreis tombés.
Il était vraiment heureux que le « peuple » d’Anub’arak soit de son côté.
— Et j’accueille à nouveau avec plaisir votre aide aujourd’hui. Mais nous avons peu de temps pour les politesses.
Puisque le roi-liche vous a envoyé, vous devez savoir qu’il est en danger. Nous devons immédiatement atteindre la
Couronne de glace.
— Ainsi soit-il, grogna Anub’arak.
Il inclina son effrayante tête et déplaça son poids, étendant deux de ses pattes avant.
— Je vais rassembler le reste de mon peuple, et nous allons marcher ensemble pour protéger notre seigneur.
La créature massive et impérieuse s’éloigna, faisant venir à elle ses sujets obéissants qui grouillèrent, impatients.
Arthas réprima un frisson et poussa du pied l’un des corps des elfes tombés au combat. Ses membres lui avaient été
arrachés un à un, l’endommageant trop pour être d’une quelconque utilité.
— Ces elfes sont pathétiques. Pas étonnant que nous ayons détruit leur patrie aussi facilement.
— Dommage que je n’aie pas été là pour t’arrêter. Cela faisait longtemps, Arthas.
La voix était chantante, douce, raffinée… et teintée de haine. Arthas se retourna, la reconnaissant, surpris et ravi de
trouver là son propriétaire. Des coups de théâtres et revirements de fortune, effectivement.
— Prince Kael’thas, dit-il, un rictus aux lèvres.
L’elfe se tenait quelques mètres plus loin, les miroitements de son sort de téléportation encore rémanents.
Apparemment sans âge, il ressemblait exactement à ce dont se rappelait Arthas. Non, pas exactement. Les yeux bleus
brillaient d’une rage contenue. Pas la colère brûlante qu’il avait vue sur ce visage la dernière fois qu’ils s’étaient
rencontrés, mais une fureur froide, enracinée. Il ne portait plus les robes bleues et violettes du Kirin Tor, mais les
teintes cramoisies traditionnelles de son peuple.
— Arthas Menethil.
L’elfe n’utilisa pas de titre. Il l’avait de toute évidence fait pour l’offenser, mais Arthas s’en moqua totalement. Il
savait suffisamment qui il était, et bientôt, ce précieux petit prince le saurait aussi.
— Je cracherais bien à la pensée de ton nom dans ma bouche, mais tu ne le mérites même pas.
— Ah, Kael, dit Arthas, souriant. Même tes insultes sont inutilement compliquées. Content de voir que tu n’as pas
changé, aussi inefficace que jamais. Cela soulève une question. Pourquoi d’ailleurs n’étais-tu pas à Quel’Thalas ? Tu te
contentais de laisser d’autres gens mourir pour toi pendant que tu restais assis, confortablement protégé dans ta
citadelle pourpre ? Je ne pense pas que cela te soit encore possible.
Kael’thas serra les dents, plissant des yeux.
— C’est tout ce que je t’offrirai. J’aurais dû être là. Au lieu de cela, j’essayais d’aider les humains à combattre le Fléau,
le Fléau que tu avais déchaîné sur ton propre peuple. Tu ne t’intéresses peut-être pas à tes sujets mais je m’intéresse
aux miens. J’ai bien, bien trop perdu en traitant avec les humains. Je ne me bats plus que pour les elfes désormais. Pour
les sin’doreis, les enfants du sang. Tu vas payer, Arthas. Tu vas payer très cher pour ce que tu as fait !
— Tu sais, j’apprécie presque ce badinage. Cela faisait longtemps, n’est-ce pas ? Je ne t’ai plus vu depuis…
Il laissa la phrase en suspend, observant tandis qu’un muscle se contractait près de l’œil du prince. Oui, Kael’thas se
rappelait. Se rappelait être tombé sur Jaina et Arthas plongés dans un profond baiser. Ce souvenir perturba
brièvement Arthas également, et le plaisir qu’il prenait à infliger cette torture à Kael’thas devint légèrement amer.
— Je dois cependant le dire, je suis plutôt déçu par ces elfes que tu diriges. J’espérais un plus beau combat. Peut-
être ai-je tué tous les braves à Quel’Thalas ?
Kael ne mordit pas à l’hameçon.
— Ce que tu as affronté ici n’était qu’une avant-garde. Ne t’inquiète pas, Arthas, tu auras un beau défi sous peu. Je
t’assure que vaincre l’armée du seigneur Illidan sera bien plus difficile.
Les belles lèvres ourlées du prince se tordirent d’amusement lorsqu’Arthas tressaillit à ce nom.
— Illidan ? Il est derrière cette invasion ?
Bon sang, il aurait mieux fait de tuer Tichondrius luimême, plutôt que d’impliquer les kaldoreis. Il savait qu’Illidan
était assoiffé de puissance. Il n’avait simplement pas comprit que l’elfe de la nuit deviendrait en une telle menace.
— Il l’est. Nos forces sont vastes, Arthas.
La voix soyeuse, précieuse était désormais teintée de délectation. Le salaud était vraiment en train d’apprécier le
moment.
— En ce moment même, ils marchent vers le glacier de la Couronne de glace. Tu n’arriveras jamais à temps pour
sauver ton précieux roi-liche. Considère qu’il s’agit du prix à payer pour Quel’Thalas… et les autres insultes.
— Les autres insultes ? Arthas eut un rictus.
— Peut-être aimerais-tu des détails sur ces autres insultes. Dois-je te dire ce que cela faisait de la tenir dans mes bras,
de la goûter, de l’entendre crier mon…
La douleur fut pire que jamais.
Arthas s’effondra à genoux. Sa vision devint rouge. À nouveau il vit le roi-liche, Ner’zhul, comme il se rappela
qu’Anub’Arak l’avait appelé, piégé dans sa prison de glace.
— Hâte-toi ! cria le roi-liche. Mes ennemis approchent ! Notre temps est presque écoulé !
— Tu vas bien, chevalier de la mort ?
Arthas cligna des yeux et se retrouva en train de fixer le visage, si l’on pouvait l’appeler ainsi, d’Anub’arak. Une
longue patte arachnéenne était tendue vers lui, lui offrant assistance. Il hésita, mais il était trop faible pour se relever
de lui-même. S’endurcissant, il l’agrippa et se leva. Elle était comme un bâton dans sa main, dure et d’un contact
presque… momifié. Il la relâcha dès qu’il put tenir debout par lui-même.
— Mes pouvoirs s’affaiblissent, mais je vais bien.
Il prit une solide inspiration et jeta un coup d’œil aux environs.
— Où est Kael’thas ?
— Parti.
La voix était aussi froide que la pierre et teintée de mécontentement.
— Il a utilisé sa magie pour se téléporter avant que nous ne puissions le tailler en pièces.
À nouveau, l’astuce de la téléportation propre aux mages lâches. Si seulement les nécromants d’Arthas étaient
capables de telles choses, le roi-liche ne serait pas dans la situation actuelle. Arthas se rappela les autres cadavres et
sut que le sort de Kael’thas aurait effectivement été similaire.
— Je déteste avoir à le dire, dit-il, mais ce maudit elfe a raison.
Il se tourna vers son intimidant allié.
— Anub’arak, j’ai eu une autre vision, le roi-liche était en péril imminent. Ils se rapprochent de lui, Illidan et Kael’thas.
Nous n’atteindrons jamais le glacier à temps.
J’ai échoué…
Anub’arak ne semblait par perturbé le moins du monde.
— Par voie de terre, peut-être pas, accorda la créature géante. C’est un voyage long et difficile. Mais… il y a un autre
chemin que nous pourrions suivre, chevalier de la mort. L’ancien royaume déchu d’Azjol-Nerub repose profondément
sous nos pieds. C’est là que j’ai régné durant de nombreuses années. Je connais bien ses couloirs et ses lieux secrets.
Bien qu’il soit tombé lors d’une sombre période, il peut nous fournir un raccourci direct vers le glacier.
Arthas releva le regard. À vol d’oiseau, ce n’était pas un trajet si important. Mais à travers la glace et les montagnes
qui s’élevaient devant eux…
— Es-tu certain que nous pouvons atteindre le glacier par ces tunnels ? demanda-t-il.
— Rien n’est certain, chevalier de la mort.
Pendant un instant, il lui sembla que le nérubien affichait un sourire narquois.
— Les ruines seront périlleuses. Mais cela en vaut la peine.
Tombé lors d’une sombre époque. Une phrase curieuse pour un ancien seigneur arachnéen décédé. Arthas se demanda
ce que cela voulait dire.
Il supposa qu’il allait le découvrir.
Anub’arak et ses sujets entamèrent une marche à cadence rapide, se dirigeant vers le nord. Arthas et ses suivants du
Fléau leur emboîtèrent le pas, et l’océan fut rapidement laissé derrière eux. Le soleil se déplaça rapidement à travers le
ciel terne, bas sur l’horizon. La longue nuit approchait. Tandis qu’ils marchaient, Arthas envoya certains de ses guerriers
rassembler ce qu’ils pouvaient comme branches et bûches ; ils brûleraient grand nombre de torches en traversant ce
dangereux royaume souterrain.
Après plusieurs heures d’une avancée atrocement lente, les mort-vivants ne pouvaient pas réellement sentir le froid,
mais le vent et la neige les ralentissaient, Arthas sut que malgré les mots presque ironiques d’Anub’arak, au moins une
chose était certaine. Il ne serait jamais arrivé à temps pour sauver le roi-liche et donc lui-même par voie de terre.
Finalement, c’était l’instinct de survie qui l’avait amené aussi loin. Le roi-liche l’avait trouvé, avait fait de lui ce qu’il était
désormais. Lui avait accordé un grand pouvoir. Arthas le savait et l’appréciait, mais sa dette envers le roi-liche n’avait
rien à voir avec de la loyauté. Si le puissant être était tué, il n’y avait aucun doute qu’Arthas serait le suivant à mourir et,
comme il l’avait dit à Uther, il comptait bien vivre éternellement.
Enfin, ils atteignirent les portes. Elles étaient si couvertes de glace et de neiges qu’Arthas ne les reconnut pas
immédiatement comme telles, mais Anub’arak fit halte, se cabra, et écarta deux de ses huit pattes, indiquant ce qui se
tenait devant eux.
Des pierres recourbées, ressemblant à des faux ou à des pattes d’insectes, pensa Arthas, saillant vers le haut, leur
pointe se fléchissant l’une vers l’autre pour former un genre de tunnel symbolique. Plus loin, il pouvait distinguer les
portes elles-mêmes. Une araignée géante était gravée sur celles-ci. Les lèvres d’Arthas se recourbèrent de dégoût, mais
alors il pensa aux statues érigées à l’entrée de Hurlevent. Était-ce vraiment si différent ? Le « tunnel » d’entrée et les
portes menaient au cœur de ce qui semblait être un iceberg. Pendant un instant, juste un instant, Arthas jeta un coup
d’œil à la silhouette silencieuse, énorme, d’Anub’arak, eut une pensée sur les araignées et les mouches, et se demanda
s’il faisait ce qu’il fallait.
— Contemple l’entrée d’un lieu autrefois puissant et merveilleux, dit Anub’arak. J’étais un seigneur ici, et mes désirs
étaient des ordres incontestés. J’étais puissant et majestueux, et je ne m’inclinais devant personne. Mais les choses
changent. Je sers désormais le roi-liche, et mon rôle est de le défendre.
pensa un instant à son indignation au sujet de la peste, à son besoin brûlant de vengeance… au regard habitant les
yeux de son père quand Deuillegivre but son âme.
— Les choses changent, dit-il tranquillement. Mais nous n’avons pas le temps pour les souvenirs.
Il se tourna vers son étrange nouvel allié et sourit froidement.
— Descendons.
CHAPITRE XXIV

Arthas ignorait combien de temps ils avaient passé sous la surface gelée du Norfendre, dans l’ancien et mystérieux
royaume nérubien. Il n’avait su que deux choses alors qu’il cheminait dans la lumière, clignant des yeux comme une
chauve-souris forcée à sortir en plein jour. L’une était qu’il avait espéré arriver à temps pour défendre le roi-liche.
L’autre était qu’il aurait été reconnaissant, de tout son être, d’être sorti de ce lieu.
Il était clair que le royaume nérubien avait autrefois été magnifique. Arthas n’était pas sûr de ce à quoi il s’était
attendu, mais cela n’avait pas été les couleurs vives, lancinantes du bleu et du violet, pas plus que les complexes figures
géométriques qui indiquaient différentes salles et couloirs. Celles-ci conservaient leur beauté, mais étaient comme une
rose préservée ; quelque chose qui, bien que toujours joli, était néanmoins mort. Une étrange odeur flottait à travers
les lieux qu’ils traversaient. Arthas n’avait pas pu la situer, pas même la catégoriser. Elle était âcre et rance à la fois,
mais pas déplaisante, pas pour quelqu’un habitué à la compagnie des morts en décomposition.
Cela avait probablement été un chemin plus court, comme Anub’arak l’avait promis, mais chaque pas avait été payé
dans le sang. Peu après leur entrée, ils avaient été attaqués.
Ils avaient grouillé hors des ténèbres, au minimum une douzaine d’êtres-araignées cliquetant furieusement tandis
qu’ils descendaient. Anub’arak, et ses soldats les avaient affrontés. Arthas avait hésité pendant une fraction de
seconde, puis s’était joint au combat, ordonnant à ses troupes d’en faire de même. Les vastes cavernes avaient été
remplies des hurlements et cliquetis des nérubiens, des grognements gutturaux des mort-vivants, et des cris d’agonie
des nécromants lorsque les nérubiens avaient attaqué en crachant du poison. Des toiles épaisses, collantes avaient
piégé plusieurs des cadavres les plus acharnés, les retenant impuissants jusqu’à ce que des mandibules claquantes ne
leur coupent la tête ou que des pattes aussi affûtées qu’un stylet ne les empalent et les éviscèrent.
Anub’arak était un cauchemar incarné. Il avait émis un effroyable son creux dans sa langue natale gutturale et était
tombé sur ses anciens sujets avec des compétences dévastatrices. Ses jambes, fonctionnant chacune séparément,
avaient attrapé et empalé ses malheureuses victimes. Des tenailles vicieuses avaient coupé des membres. Et pendant
tout ce temps, l’air rance avait été rempli de cris qui firent frissonner et déglutir bruyamment Arthas, tout aussi habitué
à de telles choses qu’il était.
L’escarmouche avait été violente et ruineuse, mais les nérubiens avaient fini par fuir dans les ombres qui leur avaient
donné naissance. Plusieurs d’entre eux avaient été laissées en arrière, leurs huit pattes se tortillant violemment avant
que les infortunées arachnides ne se recroquevillent et meurent.
— Bon sang, qu’est-ce qui s’est passé ? avait demandé Arthas, haletant et se retournant vers Anub’Arak. Ces
nérubiens sont de ta race. Pourquoi nous sont-ils hostiles ?
— Ceux d’entre nous qui succombèrent durant la Guerre de l’Araignée furent ramenés à la vie pour servir le roi-liche,
avait répondu Anub’arak. Ces guerriers, cependant, avait-il ajouté en secouant une patte avant vers l’un des corps, ne
sont jamais morts. Stupidement, ils tentent encore de libérer Nerub du Fléau.
Arthas avait jeté un regard sur l’un des nérubiens morts.
— Stupidement, en effet, avait-il murmuré, et il avait levé la main. Dans la mort, ils ne font que servir ceux contre qui
ils luttaient de leur vivant.
Et c’est ainsi que lorsqu’ils eurent finalement émergé dans la terne lueur du monde extérieur, se gorgeant d’un air
froid et pur, son armée s’était accrue de nouvelles recrues, fraîchement décédées et complètement à ses ordres.
Arthas appela Invincible lors d’une halte. Il tremblait, sévèrement, et voulait simplement s’asseoir et respirer de l’air
frais pendant quelques instants. L’air tourna rapidement à l’aigre de la puanteur pourrissante de sa propre armée.
Anub’arak le dépassa, s’arrêtant pour lui jeter un regard implacable pendant un instant.
— Pas de temps pour se reposer, chevalier de la mort. Le roi-liche a besoin de nous. Nous devons le servir.
Arthas décocha un coup d’œil rapide au seigneur des cryptes. Quelque chose dans le ton de la voix contenait un
frisson de… était-ce du ressentiment ? Est-ce qu’Anub’arak ne servait que parce qu’il le devait ? Se retournerait-il
contre le roi-liche s’il le pouvait et plus important, se retournerait-il contre Arthas ?
Les pouvoirs du roi-liche s’affaiblissaient et les pouvoirs d’Arthas en faisaient de même, ainsi que son propre corps.
S’ils devenaient suffisamment faibles…
Le chevalier de la mort observa la silhouette du seigneur des cryptes s’éloignant, prit une profonde inspiration, et le
suivit.
Combien de temps prit l’expédition à travers une neige épaisse et des vents furieux, Arthas l’ignorait. À un moment, il
fut pris d’une faiblesse si soudaine qu’il perdit presque conscience sur le dos d’Invincible. Il revint à lui dans un sursaut,
terrifié par sa déchéance, se forçant à s’accrocher. Il ne pouvait pas vaciller, pas maintenant.
Ils atteignirent le sommet d’une colline, et Arthas vit enfin le glacier au milieu de la vallée et l’armée qui l’attendait.
Son courage revint à la vue de tant de troupes rassemblées pour se battre pour lui et le roi-liche. Anub’arak avait laissé
nombre de ses guerriers en arrière, et ils étaient donc là, stoïques et prêts. Plus loin en contrebas, cependant, plus
proche du glacier, il vit grouiller d’autres silhouettes. Il était trop loin pour les distinguer, mais il savait de qui il devait
s’agir. Il leva le regard, et il en perdit le souffle.
Le roi-liche était là, au cœur le plus profond du glacier. Piégé dans sa prison, comme dans les visions d’Arthas. Il
écouta d’une oreille lorsque l’un des nérubiens se hâta vers Anub’arak et lui pour les informer de la situation.
— Vous êtes arrivés juste à temps. Les forces d’Illidan ont pris position à la base du glacier et…
Arthas cria lorsque la plus intense douleur qu’il ait jamais connue le frappa. À nouveau, le monde prit une teinte
cramoisie tandis qu’une douleur atroce le tourmentait. Désormais si proche du roi-liche, le supplice qu’il partageait
avec la puissante entité était amplifié au centuple.
— Arthas, mon champion. Tu es enfin venu.
— Maître, chuchota Arthas, les yeux maintenus fermés et les doigts pressés aux tempes. Oui, je suis venu. Je suis là.
— Il y a une fracture dans ma prison, le Trône de glace, et mes forces en suintent, continua le roi-liche. C’est pourquoi
tes pouvoirs ont diminué.
— Mais comment ? Est-ce que quelqu’un l’a attaquée ? Arthas ne voyait pas d’ennemi immédiatement en vue, il
n’était sûrement pas trop tard…
— La lame runique, Deuillegivre, était autrefois également bloquée dans le trône. Je l’ai écartée de la glace pour
qu’elle trouve sa voie jusqu’à toi… et puis te mène à moi.
— Et c’est ce qu’elle a fait, murmura Arthas.
Le roi-liche était immobilisé, piégé par la glace. Ce ne devait être que par la force de sa volonté qu’il avait pu être
capable de faire passer l’épée à travers la glace et de l’envoyer à Arthas. Il se rappelait désormais la glace qui avait
contenu Deuillegivre, comme elle semblait dentelée, comme si elle avait été arrachée d’un plus gros bloc. Un pouvoir si
vaste… employé uniquement pour faire venir Arthas ici. Pas après pas, Arthas avait été mené ici. Dirigé. Contrôlé…
— Tu dois te hâter, mon champion. Mon créateur, le seigneur démon Kil’jaeden, a envoyé ici ses agents pour me
détruire. S’ils devaient atteindre le Trône de glace avant toi, tout serait perdu. Le Fléau serait vaincu. Dépêche-toi
désormais ! Je te donnerai toute la puissance dont je peux me passer.
Le froid commença soudain à s’infiltrer dans Arthas, engourdissant la colère, la douleur pure, calmant ses pensées.
L’énergie était si vaste, si entêtante… c’était plus puissant que tout ce qu’Arthas avait connu auparavant. Ceci, donc,
était-ce pour quoi il était venu. Pour boire à la source du courant glacé, pour prendre en lui la froide force du roi-liche. Il
ouvrit les yeux, et sa vision était claire. Les runes de Deuillegivre flamboyaient d’une nouvelle vivacité, une brume
glaciale en suintant. D’un rictus féroce, il empoigna la lame et la leva bien haut. Quand il parla, sa voix était claire, forte
et portée par l’air frais et glacé.
— J’ai eu une autre vision du roi-liche. Il a restauré mes pouvoirs ! Je sais maintenant ce que je dois faire.
Il désigna au loin, de Deuillegivre, les silhouettes de la taille d’une poupée.
— Illidan s’est moqué du Fléau suffisamment longtemps. Il tente d’entrer dans la salle du trône du roi-liche. Il va
échouer. Il est temps de réveiller en lui la peur de la mort. Il est temps de finir ce jeu… une bonne fois pour toutes !
Avec un féroce cri de défi, il fit tournoyer Deuillegivre au-dessus de sa tête. Elle chanta, affamée d’âmes
supplémentaires.
— Pour le roi-liche ! cria Arthas, et il chargea à la rencontre de ses ennemis.
Il se sentait tel un dieu tandis qu’il frappait de Deuillegivre avec une insouciante aisance. Chaque âme qu’elle prenait
le renforçait. Les flèches des elfes de sang les arrosèrent comme autant de flocons de neige. Ils tombèrent malgré tout
comme du blé sous la faux. À un moment, Arthas jeta un coup d’œil sur le champ de bataille. Où était celui qu’il devait
tuer ? Il n’avait encore vu aucun signe d’Illidan. Était-il possible qu’il ait déjà réussi à entrer dans le…
— Arthas ! Arthas, retourne-toi et combats-moi, maudit ! La voix était claire, pure et pleine de haine, et Arthas se
retourna.
Le prince elfe n’était qu’à quelques mètres, son vêtement rouge et or aussi vif que le sang sur l’impitoyable
blancheur de la neige sur laquelle ils se battaient. Il était grand et fier, son bâton planté devant lui dans la neige, son
regard fixé sur Arthas. La magie grésillait autour de lui.
— Tu n’iras pas plus loin, boucher.
Un muscle tressaillit près de l’œil d’Arthas. C’était également ainsi que Sylvanas l’avait appelé. Il fit un petit tss,
accompagné d’un rictus, à l’elfe qui avait autrefois semblé si puissant et savant à un jeune prince humain. Son esprit
revint au moment où Kael avait surpris Arthas et Jaina en plein baiser. Le jeune garçon qu’était alors Arthas s’était su
surpasser par son aîné, un mage tellement plus puissant.
Arthas n’était plus un jeune garçon.
— Après que tu as disparu de façon si lâche lors de notre dernière confrontation, je dois admettre que je suis surpris
de revoir ton visage, Kael. Ne sois pas fâché que je t’aie pris Jaina. Tu devrais laisser tomber et passer à autre chose.
Après tout, il te reste encore tant d’autres choses à apprécier dans ce monde. Oh, non, attends… c’est vrai, il ne te
reste plus rien.
— Sois maudit jusqu’en enfer, Arthas Menethil, grogna Kael’thas, tremblant d’indignation. Tu m’as pris tout ce à quoi
je tenais. La vengeance est tout ce qu’il me reste.
Il ne gaspilla pas plus de temps à décharger sa colère, leva à la place son bâton. Le cristal apposé à son sommet brilla
vivement, et une boule de feu crépita dans sa main libre. Un battement de cœur plus tard elle montait en flèche vers
Arthas. Des éclats de glace plurent sur le chevalier de la mort. Kael’thas était un maître mage, et bien plus rapide que
quiconque Arthas ait jamais rencontré. Il avait à peine eu le temps de relever Deuillegivre pour dévier le globe
enflammé déferlant sur lui. Les éclats de glace, par contre, furent plus faciles. Il frappa au-dessus de sa tête avec la
grande lame runique, et elle attira sur sa lame les cristaux de glace comme de la limaille de fer vers un aimant. Souriant,
Arthas fit tournoyer l’épée au-dessus de sa tête, renvoyant les morceaux de glace à leur expéditeur. Il avait été surpris
par la vitesse de Kael’thas, mais il ne ferait plus cette erreur.
— Tu devrais y réfléchir à deux fois avant de m’attaquer avec de la glace, Kael, dit-il, riant.
Il avait besoin d’inciter le mage à agir imprudemment. Le contrôle de soi était la clef de la manipulation de la magie,
et si Kael perdait son calme, il perdrait également et indubitablement le combat.
Kael plissa les yeux.
— Merci pour le conseil, grogna-t-il.
Arthas serra les rênes, se préparant à galoper vers son adversaire, mais à cet instant la neige derrière lui brilla d’un
orange vif pendant un instant et puis se changea en eau. Invincible leva soudain deux pattes et ses sabots dérapèrent
sur le sol glissant. Arthas en sauta à bas d’un bond et fit partir la bête au petit galop, serrant Deuillegivre de sa main
droite et avec une détermination renouvelée. Il tendit la gauche. Une sombre boule d’énergie verte tournoyante se
format dans sa paume tendue et accéléra vers Kael comme une flèche tirée d’un arc. Le mage se déplaça pour la
contrer, mais l’attaque fut trop rapide. Son visage devint un ton plus pâle et il trébucha, sa main se levant vers son
cœur. Arthas sourit tandis qu’une partie de la vie du mage s’écoulait en lui.
— J’ai pris ta femme, dit-il, continuant de tenter de faire enrager le mage, bien qu’il sut, tout comme le savait
probablement Kael, que Jaina n’avait jamais appartenu à l’elfe. Je l’ai tenue dans mes bras la nuit. Elle avait un goût
sucré quand je l’embrassais Kael. Elle…
— Te déteste à présent, répondit Kael’thas. Tu l’écœures et la dégoûtes, Arthas. Tout ce qu’elle a jamais pu ressentir
pour toi s’est depuis transformé en haine.
La poitrine d’Arthas se contracta étrangement. Il comprit qu’il n’avait pas réfléchi à la façon dont Jaina le voyait
désormais. Il avait toujours fait de son mieux pour rejeter toute pensée d’elle quand elles lui venaient à l’esprit. Était-ce
vrai ? Est-ce que vraiment Jaina…
Une énorme boule de feu crépitante explosa contre sa poitrine, et Arthas cria quand il fut projeté en arrière par le
souffle. Des flammes lui léchèrent le corps pendant de précieuses secondes avant qu’il ne retrouve suffisamment ses
esprits pour contrecarrer le sort. L’armure l’avait largement protégé, bien que sa chaleur contre sa peau soit une
torture, mais il était frappé d’horreur d’avoir été à ce point pris par surprise. Une seconde boule de feu vint, mais cette
fois il était prêt, accueillant la salve enflammée avec sa propre glace mortelle.
— J’ai détruit ta patrie… pollué ton précieux Puits de soleil. Et j’ai tué ton père. Deuillegivre a bu son âme, Kael. Il est
parti à jamais.
— Tu es efficace quand il s’agit de tuer de vieux nobles, ricana Kael’thas.
La pique était plus douloureuse que prévue.
— Au moins tu as affronté mon père sur un champ de bataille. Qu’en est-il du tien, Arthas Menethil ? Qu’il est
courageux de ta part d’abattre un parent sans défense ouvrant les bras pour embrasser son…
Arthas chargea, réduisant la distance entre eux en quelques foulées, et abaissa Deuillegivre. Kael’thas para de son
bâton. Pendant une seconde, le bâton tint, puis il se brisa sous l’assaut de Deuillegivre. Mais le délai avait accordé
suffisamment de temps à Kael pour tirer une épée brillante, étincelante, une lame runique qui semblait luire de rouge
en comparaison du bleu froid, glacé de Deuillegivre. Les lames se heurtèrent. Les deux hommes appuyèrent, se
tendant dans l’effort, la lame de chacun retenant l’autre tandis que les secondes s’écoulaient. Kael’thas eut un rictus
quand leurs regards se croisèrent.
— Tu reconnais cette lame, n’est-ce pas ?
C’était le cas. Il connaissait le nom de l’épée et son origine, Choc de flammes, Felo’melorn, autrefois portée par
l’ancêtre de Kael’thas, Dath’Remar Haut-soleil, le fondateur de la dynastie. L’épée était presque indiciblement
ancienne. Elle avait vu la Guerre des Anciens, la naissance des Bien-nés. Arthas lui retourna le petit sourire narquois.
Felo’melorn allait être témoin d’un autre événement significatif, elle verrait la fin du dernier Haut-soleil.
— Oh, oui. Je l’ai vue se couper en deux sous Deuillegivre, un instant avant que je ne tue ton père.
Arthas était le plus fort physiquement, et l’énergie du roiliche déferlait en lui. Avec un grognement enragé, il
repoussa Kael’thas, espérant lui faire perdre son équilibre. Le mage récupéra rapidement et dansa presque en prenant
une autre posture, brandissant Felo’melorn, ne quittant pas Arthas des yeux.
— Et c’est ainsi que je l’ai trouvée, et l’ai faite reforger.
— Les épées brisées sont affaiblies là où elles ont été soudées, elfe.
Arthas commença à tourner autour de Kael, cherchant l’instant où celui-ci serait vulnérable.
Kael’thas rit.
— Les épées humaines, peut-être. Pas les elfes. Pas quand elles sont reforgées avec de la magie, et de la haine, et un
désir ardent de vengeance. Non, Arthas, Felo’melorn est plus forte que jamais, tout comme moi. Tout comme les
désir ardent de vengeance. Non, Arthas, Felo’melorn est plus forte que jamais, tout comme moi. Tout comme les

sin’doreis. Nous sommes d’autant plus forts que nous avons été brisés, plus forts et dotés d’un but. Et ce but est de te
voir échouer !
L’attaque vint soudainement. Un instant Kael se tenait immobile, prit dans ses rodomontades, et l’instant suivant
Arthas défendait sa vie. Deuillegivre émit un son métallique au contact de Choc de flammes, et qu’il soit maudit si l’elfe
n’avait pas raison, la lame tint bon. Arthas rendit le coup, feinta, et ramena Deuillegivre dans un puissant coup de taille.
Kael se jeta hors du trajet de l’épée et se retourna vivement pour contre-attaquer avec une violence et une intensité
qui surprit Arthas. Il fut forcé de reculer, un pas, puis deux, et soudain il glissa et tomba. Grognant, Kael se jeta sur lui,
pensant infliger le coup de grâce. Mais Arthas se rappela de son entraînement avec Muradin, il y a longtemps, et la
botte préférée du nain lui revint soudain à l’esprit. Il replia complètement les jambes et en repoussa Kael’thas de toute
sa force. Le mage laissa échapper un grognement et fut projeté en arrière dans la neige. Haletant, le chevalier de la
mort bondit sur ses pieds, soupesa Deuillegivre des deux mains, et la projeta vers le bas.
Choc de flammes avait trouvé le moyen d’être là. Les lames furent à nouveau pressées l’une contre l’autre. Les yeux
de Kael’thas brûlaient de haine.
Mais Arthas était le meilleur en combat armé ; le meilleur, avec la meilleure épée, malgré les rodomontades de
Kael’thas au sujet de la reforge de Felo’melorn. Lentement, inexorablement, comme Arthas savait que cela devait
arriver, Deuillegivre descendait vers la gorge dénudée de Kael’thas.
— … elle te hait, chuchota Kael.
Arthas cria, la fureur troublant sa vision pendant un instant, et poussa vers le bas de toutes ses forces.
Dans la neige et la terre gelée.
Kael’thas était parti.
— Lâche ! Cria Arthas, bien qu’il sût que le prince ne l’entendrait pas.
Le salaud s’était téléporté à la dernière seconde. La fureur explosa en lui, menaçant d’obscurcir son jugement, et il la
repoussa. Il avait été stupide de laisser Kael’thas l’agacer ainsi.
Sois maudite, Jaina. Même maintenant, tu continues de me hanter.
— À moi Invincible ! cria-t-il, et il comprit que sa voix tremblait.
Kael’thas n’était pas mort, mais il était hors de son chemin, et c’était ce qui comptait. Il fit faire demi-tour à son
cheval squelettique, et chargea à nouveau vers le combat et la salle du trône de son maître.
Il se déplaça à travers la foule de ses ennemis en train de prendre une raclée, comme s’ils étaient autant d’insectes.
Quand ils tombaient, il les réanimait et les envoyait contre les leurs. La vague des morts-vivants était implacable et
imparable. La neige autour de la base de la flèche était piétinée et gorgée de sang. Arthas regarda autour de lui, les
dernières poches de résistance. Des elfes de sang mais aucun signe de leur maître.
Où était Illidan ?
Une rafale de mouvements rapides attira son regard et il se retourna. Il grogna dans un souffle. Un autre seigneur de
l’effroi. Celui-ci lui tournait le dos, ses ailes noires déployées, ses sabots fourchus enfoncés dans la neige.
Arthas leva Deuillegivre.
— J’ai vaincu tes pairs auparavant, seigneur de l’effroi, grogna-t-il. Retourne-toi et affronte-moi, si tu l’oses, ou fuis
dans le Néant comme l’un des lâches que sont tous les démons.
La silhouette se tourna, lentement. Des cornes massives couronnaient sa tête. Ses lèvres se recourbèrent en un
sourire carnassier. Et ses yeux étaient couverts d’un bandeau noir en lambeaux. Deux tâches vertes lumineuses
apparurent là où auraient dû se trouver des yeux.
— Bonjour, Arthas.
Profonde et sinistre, la voix avait changé, mais pas autant que le corps du kaldorei. Il était toujours de la même teinte
pâle de lavande, recouvert des mêmes tatouages et scarifications. Mais les jambes, les ailes, les cornes… Arthas
comprit immédiatement ce qui s’était probablement passé. Voilà donc pourquoi Illidan était devenu si puissant.
— Tu as l’air différent, Illidan. Je suppose que le Crâne de Gul’dan n’était pas d’accord avec toi.
Illidan rejeta en arrière son crâne cornu. Un rire riche, sombre grandit en lui.
— Au contraire, je ne me suis jamais mieux senti. D’une certaine façon, je suppose que je dois te remercier pour ce
que je suis devenu, Arthas.
— Dans ce cas, exprime ta gratitude en te retirant de mon chemin.
La voix d’Arthas était soudain froide, et elle ne recelait aucun humour.
— Le Trône de glace est mien, démon. Écarte-toi. Quitte ce monde et ne reviens jamais. Si tu en fais ainsi, je ne te
suivrai pas.
— Nous avons tous deux nos maîtres, mon garçon. Le mien demande la destruction du Trône de glace. Il semblerait
que nous soyons à égalité, répondit Illidan, et il leva l’arme qu’Arthas avait autrefois combattue.
Ses mains puissantes aux ongles noirs acérés se refermèrent sur le centre de l’arme et d’une désinvolture
trompeuse, il la fit tournoyer avec grâce. Arthas fut impressionné par cette démonstration. Il venait de finir un combat
contre Kael’thas, et bien qu’il eût été victorieux, s’il ne s’était pas téléporté au dernier instant, il aurait été épuisé par la
bataille. Il n’y avait pas une once de fatigue dans la posture d’Illidan.
Le sourire d’Illidan s’agrandit quand il remarqua la déconvenue de son ennemi. Il se permit un instant supplémentaire
de maniement étrangement maîtrisé de l’arme inhabituelle et démoniaque, puis se mit en position, l’affermissant, se
préparant pour le combat.
— Qu’il en soit ainsi !
— Tes troupes sont soit en pièce, soit intégrées à mon armée.
Arthas tira Deuillegivre. Ses runes brillèrent vivement, et une brume s’enroula autour de sa garde. Derrière le
bandeau, les yeux d’Illidan, bien plus brillants et d’un vert plus intense que ce dont il se rappelait, se plissèrent à la vue
de la lame runique. Si le kaldorei démoniquement altéré avait une arme puissante, c’était également le cas d’Arthas.
— C’est l’un ou l’autre qui t’attend !
— J’en doute, ricana Illidan. Je suis plus puissant que tu ne le penses, et mon maître a créé le tien ! Viens, pion. Je vais
abattre le serviteur avant d’abattre ton pathétique…
Arthas chargea. Deuillegivre brilla et fredonna dans ses mains, désirant la mort d’Illidan autant que lui. L’elfe ne
sembla pas du tout surpris par la brusque course, et leva son arme à deux lames pour parer avec la plus extrême
facilité. Deuillegivre avait brisé d’anciennes et puissantes épées par le passé, mais cette fois, elle claqua simplement et
grinça contre le métal vert luisant.
Illidan lui accorda un petit sourire narquois pendant qu’il tenait position. Arthas sentit un frisson de malaise le
traverser. Illidan avait effectivement changé en absorbant le pouvoir du Crâne de Gul’dan ; pour commencer, il était
physiquement bien plus puissant qu’il ne l’avait jamais été. Illidan ricana, un son profond et répugnant, puis poussa à
pleine force. Ce fut Arthas qui fut forcé de reculer déséquilibré, posant un genou à terre pour se défendre tandis que le
démon pesait sur lui.
— Il est doux d’inverser ainsi les rôles, grogna Illidan. Je pourrais me contenter de t’accorder une mort rapide,
chevalier de la mort, si tu m’offres un beau combat.
Arthas ne gaspilla pas de souffle pour des insultes. Il grinça des dents et se concentra pour lutter en retour des coups
qui pleuvaient sur lui. L’arme était un tourbillon de lumière verte. Il pouvait sentir la puissance de l’énergie démoniaque
en rayonner, tout comme il savait qu’Illidan pouvait sentir les ténèbres lugubres de Deuillegivre.
Illidan disparut soudain et Arthas tituba en avant, son élan le déséquilibrant. Il entendit un battement et fit volte-
face pour voir Illidan en surplomb, ses grandes ailes de cuir créant un vent violent tandis qu’il voltigeait hors de portée.
Ils s’observèrent l’un l’autre, Arthas reprenant son souffle. Il pouvait voir que la bataille prélevait également son
tribut sur Illidan. De la sueur luisait sur le torse massif à la couleur de lavande. Arthas se mit en position, Deuillegivre en
garde prête à recevoir les attaques d’Illidan lors du prochain assaut.
Puis Illidan fit quelque chose de complètement inattendu. Il rit, changeant l’arme de main et en une rafale de
mouvements la brisa apparemment en deux. Chaque main puissante tenait désormais une seule lame.
— Contemple les Lames jumelles d’Azzinoth, jubila Illidan.
Il s’envola plus haut, faisant tournoyer les lames dans ses deux mains, et Arthas constata qu’il était aussi adroit avec
l’une que l’autre.
— Deux magnifiques glaives de guerre. Ils peuvent être portés comme une seule arme dévastatrice… ou, comme tu
peux le voir, comme deux d’entre elles. C’était l’arme préférée d’un garde funeste, un puissant démon que j’ai tué. Il y a
dix mille ans. Combien de temps t’es-tu battu avec ta mignonne petite épée, humain ? À quel point la connais-tu ?
Les mots étaient destinés à décontenancer le chevalier de la mort. Au lieu de cela, ils le revigorèrent. Illidan pouvait
avoir eu cette arme, certes puissante, depuis plus longtemps mais Deuillegivre était liée à Arthas, et lui à elle. Ce n’était
pas tant une épée qu’une extension de lui-même. Il l’avait su lorsqu’il avait eu sa première vision à son sujet, quand il
venait d’arriver en Norfendre. Il avait été certain du lien quand il avait posé les yeux sur elle, l’attendant. Et désormais il
la sentait se presser dans sa main, confirmant leur union.
Les lames démoniaques brillèrent. Illidan tomba comme une pierre sur Arthas. Arthas cria et contra, ayant plus
confiance en ce coup que dans n’importe lequel qu’il ait jamais porté avec la lame runique, frappant de taille avec
Deuillegivre, dans un geste ascendant, par-dessous le démon plongeant sur lui. Et comme il s’y attendait, il sentit l’épée
monter dans les chairs. Il tira, entaillant le torse d’Illidan, et sentit une profonde satisfaction lorsque l’ancien kaldorei
cria d’agonie.
Et cependant le salaud ne tomberait pas. Les ailes d’Illidan battirent, irrégulièrement, parvenant cependant à le
maintenir en l’air, et puis devant le regard choqué d’Arthas son corps sembla se modifier et s’obscurcir… presque
comme s’il était fait de fumée tortillante noire, violette et verte.
— Voilà ce que tu m’as offert, cria Illidan.
Sa voix, grave pour commencer, avait trouvé le moyen de descendre encore d’un ton. Arthas sentit un frisson
parcourir ses os. Les yeux du démon luisirent férocement dans les ténèbres tourbillonnantes qu’était devenu son
visage.
— Ce don… ce pouvoir. Et il va te détruire !
Un cri fut arraché de la gorge d’Arthas, et il retomba à genoux. Un feu vert ardent ciselait son armure, flétrissant sa
chair, et ternit même un instant la lueur bleutée de Deuillegivre. Par-dessus le cri de son propre tourment il entendit
rire d’Illidan. À nouveau le feu flétrissant cascada à travers lui et Arthas tomba face la première, haletant. Mais tandis
rire d’Illidan. À nouveau le feu flétrissant cascada à travers lui et Arthas tomba face la première, haletant. Mais tandis

que le feu s’amenuisait et qu’il voyait Illidan descendre en piqué pour l’achever, il sentit l’ancienne lame runique, qu’il
était parvenu à agripper, l’inciter à se reprendre.
Deuillegivre était sienne, et il était sien, et ainsi unis, ils étaient invincibles.
À l’instant même où Illidan leva ses lames pour l’achever, Arthas leva Deuillegivre, la plongeant en avant de toutes
ses forces. Il sentit la lame toucher, transpercer les chairs, mordre en profondeur.
Illidan tomba lourdement sur le sol. Du sang jaillissait de son torse nu, faisant fondre dans un lent sifflement la neige
l’entourant. Sa poitrine se leva et s’affaissa, haletante. Ses lames jumelles tant vantées étaient désormais inutiles. L’une
avait été projetée hors de sa poigne, l’autre gisait dans une main qu’il ne pouvait même plus refermer sur sa garde.
Arthas se mit sur ses pieds, son corps picotant encore du feu flétrissant qu’Illidan avait précipité sur lui. Il l’observa un
long moment, gravant le spectacle dans sa mémoire. Il songea à infliger le coup de grâce, mais décida de laisser le froid
impitoyable faire le travail pour lui. Un besoin plus urgent brûlait désormais en lui, et il se retourna, levant les yeux vers
la flèche qui s’élevait au-dessus de lui.
Il déglutit bruyamment et resta simplement immobile pendant un moment, sachant, tout en ignorant comment il
l’avait appris, que quelque chose était sur le point de fondamentalement changer. Puis il prit une profonde inspiration
et entra dans la caverne.
Arthas se déplaça presque hébété, descendant le long des couloirs zigzagants qui s’enfonçaient toujours plus
profondément dans les entrailles de la terre. Ses pieds semblaient guidés, et bien qu’il n’y ait pas de bruit, et
certainement personne pour remettre en cause son droit à être ici, il sentit, plutôt qu’il entendit, un profond
vombrissement de puissance. Il continua de descendre, sentant cet appel du pouvoir l’attirer encore plus près de sa
destinée.
Droit devant, en hauteur, se trouvait une froide lumière blanc-bleutée. Arthas s’avança vers elle, se mettant presque
à courir, et le tunnel s’ouvrit sur ce qu’Arthas ne put concevoir que comme une salle du trône. Juste devant lui se
trouvait une structure qui le laissa bouche-bée.
La prison du roi-liche se trouvait au sommet de cette tour zigzagante, cette flèche de bleu et de vert, chatoyant de
cette glace-qui-n’en-était-pas-une, qui s’élevait comme pour transpercer le plafond même de la caverne. Une rampe
étroite serpentait autour de la flèche, menant au sommet. Toujours empli de l’énergie accordée par le roi-liche, Arthas
ne fatigua pas, mais des souvenirs importuns semblaient bourdonner autour de lui comme des mouches tandis qu’il
montait, plaçant un pied botté devant l’autre. Des mots, des phrases, des images lui revinrent.
— Rappelle-toi, Arthas. Nous sommes des paladins. La vengeance ne peut faire partie de notre devoir. Si nous permettons
à nos passions de se transformer en rage sanguinaire, alors nous deviendrons aussi abominables que les orcs.
Jaina… oh, Jaina…
— Personne ne semble pouvoir te refuser quoi que ce soit, et moi la dernière.
— Ne me rejette pas, Jaina. Ne me rejette jamais. S’il te plaît.
— Je ne le ferai jamais, Arthas. Jamais.
Il continua, montant et avançant avec témérité.
— Nous en savons si peu, nous ne pouvons pas simplement les massacrer comme des animaux, motivés par notre seule
peur !
— C’est une mauvaise affaire mon gars. Laisse-la là. Laisse-la ici, perdue et oubliée… On trouv’ra un aut’moyen d’sauver
ton peuple. Partons maintenant, rentrons et trouvons c’moyen.
Un pied suivait l’autre. Monter, toujours monter. Un souvenir d’ailes noires effleura sa mémoire.
— Je vais te faire une dernière prédiction. Rappelle-toi simplement que plus tu t’efforceras de massacrer tes ennemis,
plus vite tu leur livreras ton peuple.
Alors que ces souvenirs le tiraillaient, empoignant son cœur, il y avait une image, une voix, qui était plus forte et plus
irrésistible que les autres, chuchotante, qui l’encourageait :
— Approche-toi, mon champion. Le moment de la libération arrive… et avec celui-ci, ton accession à la véritable
puissance.
Il escaladait toujours plus haut, son regard fixé sur le pic. Sur le gros morceau de glace d’un bleu profond qui
emprisonnait celui qui avait fait faire à Arthas le premier pas sur cette voie. Il s’approcha, jusqu’à ce qu’Arthas s’arrête à
quelques mètres. Pendant un long moment, il regarda la silhouette entraperçue et enfermée à l’intérieur. De la brume
sortait du gros morceau de glace, voilant d’autant plus la scène.
Deuillegivre luisit dans sa main. Au plus profond de la glace, Arthas vit un infime soupçon de réponse sous la forme
de deux points de lumière bleue.
— REND L’ÉPÉE, fit la voix profonde et grinçante dans l’esprit d’Arthas, son volume presque insupportable.
COMPLÈTE LE CYCLE. LIBÈRE-MOI DE CETTE PRISON !
Arthas fit un pas en avant, puis un autre, levant Deuillegivre tandis qu’il se déplaçait, accélérant au pas de course.
C’était l’instant vers lequel tout l’avait mené, et sans qu’il s’en rende compte, un rugissement naquit dans sa gorge et
se libéra tandis qu’il abattait l’épée de toute sa force.
Un claquement massif retentit dans toute la salle tandis que Deuillegivre s’écrasait. La glace se fracassa, d’énormes
morceaux volant dans toutes les directions. Arthas leva ses bras pour se protéger, mais les morceaux le dépassèrent
morceaux volant dans toutes les directions. Arthas leva ses bras pour se protéger, mais les morceaux le dépassèrent
sans le blesser. Des morceaux tombèrent du corps emprisonné, et le roi-liche cria, levant ses bras en armure vers le ciel.
Davantage de grognements, de claquements vinrent de la caverne et de l’être lui-même, si forts qu’Arthas grimaça et
se couvrit les oreilles. Ce fut comme si le monde entier s’effondrait. Tout d’un coup la silhouette en armure qui était le
roi-liche sembla s’effondrer en même temps que sa prison, tombant en morceaux sous le regard abasourdi d’Arthas.
Il n’y avait rien ni personne à l’intérieur.
Seule l’armure, noire et glacée, cliquetait tandis qu’elle reposait en morceaux. Le heaume, vide de toute tête, glissa
pour s’arrêter aux pieds d’Arthas. Il le fixa pendant un long moment, un profond frisson le traversant.
Tout ce temps… il avait couru après un fantôme. Le roi-liche avait-il jamais réellement été là ? Dans le cas contraire
qui avait extrait Deuillegivre de la glace ? Qui avait demandé à être libéré ? Était-il, lui, Arthas Menethil, supposé être
tout du long celui enfermé dans le Trône de Glace ?
Est-ce que le fantôme qu’il avait pourchassé… n’avait été que lui-même ?
Des questions qui n’auraient sans doute jamais de réponses. Mais une chose était claire à ses yeux. De la même façon
que Deuillegivre lui avait été destinée, l’amure l’était également. Des doigts gantés se refermèrent sur le heaume orné
de pointes et il le leva lentement, pieusement, et alors, fermant les yeux, il l’abaissa sur sa tête blanche.
Il se sentit soudain galvanisé, son corps se tendant comme s’il sentait l’essence du roi-liche entrer en lui. Elle lui perça
le cœur, arrêta sa respiration, frissonna dans ses veines, glacée, puissante, s’écrasant en lui comme un raz-de-marée.
Ses yeux étaient fermés, mais il vit, il vit tant de choses, tout ce que Ner’zhul, le chaman orc, avait connu, tout ce qu’il
avait vu, avait fait. Pendant un instant, Arthas craignit d’être dépassé par tout ceci, qu’au final, le roi-liche ne l’ait dupé
en le faisant venir ici dans le seul but de placer son essence dans un tout nouveau corps. Il se prépara à une bataille
pour son contrôle, avec son corps comme enjeu.
Mais il n’y eut pas de lutte. Seulement un mélange, une fusion. Tout autour de lui, la caverne continuait à s’effondrer.
Arthas n’en était qu’à peine conscient. Ses yeux allaient et venaient rapidement derrière ses paupières fermées.
Ses lèvres bougèrent. Il parla.
Ils… parlèrent.
— Maintenant… nous ne faisons plus qu’un.
ÉPILOGUE : LE ROI-LICHE

Le monde bleu et blanc se brouilla dans la vision onirique d’Arthas. Les couleurs froides, pures changèrent, se
transformèrent en tons chauds de bois, de feu et de torches. Il avait fait comme il l’avait dit ; il s’était rappelé de sa vie,
de tout ce qui avait été fait, il avait à nouveau avancé le long du chemin qui l’avait mené sur le siège du Trône de glace
et dans ce profond, très profond état de rêve.
Mais le rêve n’était pas fini, semblait-il. Il s’assit à nouveau à la tête de la longue table magnifiquement ouvragée qui
occupait la plus grande partie de cette salle imaginaire.
Les deux personnages qui portaient un tel intérêt à son rêve étaient toujours là, l’observant.
L’orc à sa gauche, ancien mais toujours puissant, chercha son visage du regard, puis esquissa un sourire, le
mouvement étirant l’image du crâne peint sur son visage. Et à sa droite, le garçon, le garçon émacié, malade, avait l’air
en plus piteux état encore que le souvenir qu’il en gardait de son dernier passage dans ce rêve.
Le garçon lécha ses lèvres gercées et pâles et prit une inspiration comme pour parler, mais ce furent les mots de l’orc
qui brisèrent le silence en premier.
— Il y a bien plus, promit-il.
Des images affluèrent dans l’esprit d’Arthas, s’entremêlant et se glissant les unes au-dessus des autres, des aperçus
du futur et du passé enchevêtrés. Une armée d’humains à dos de cheval, portant la bannière de Hurlevent… se battant
aux côtés, et non contre, une troupe d’orcs de la Horde montés sur des loups grognant. Ils étaient alliés, attaquant le
Fléau ensemble. La scène changea. Maintenant les humains et les orcs se battaient les uns contre les autres et les mort-
vivants, certains criant des ordres et combattant en étant clairement en pleine possession de leur esprit se tenaient
aux côtés des orcs avec d’étranges hommes taureaux, et des trolls.
Quel’Thalas… intacte ? Non, non, il y avait la cicatrice que lui et son armée avaient laissée mais la cité avait été
reconstruite…
Les images se déversaient désormais plus rapidement dans son esprit, vertigineuses, chaotiques, désordonnées. Il
était désormais impossible de faire la différence entre le passé et le futur. Une autre image, celle de dragons
squelettiques faisant pleuvoir la destruction sur une cité qu’Arthas n’avait encore jamais vue, un lieu chaud et sec
peuplé d’orcs. Et oui, oui, c’était Hurlevent elle-même qui était désormais attaquée par les dragons mort-vivants.
Des nérubiens, non, non, pas des nérubiens, pas le peuple d’Anub’arak, mais apparentés, oui. C’était une race du
désert. Leurs serviteurs étaient des créatures gigantesques à tête de chien, des golems faits d’obsidienne, qui
marchaient d’un pas rapide à travers les sables jaunes et étincelants.
Un symbole apparut, un que connaissait Arthas, le L de Lordaeron, empalé par une épée, mais peint de gueule, et non
d’azur. Le symbole changea, devenant une flamme de gueule sur fond d’argent. La flamme sembla s’animer d’une vie
propre et engloutit le fond de l’image, la brûlant pour révéler les eaux argentées d’une vaste étendue d’eau… un
océan…
…Quelque chose flottait juste sous la surface de l’océan. La surface jusqu’alors lisse commença à s’agiter follement,
bouillonnante, comme lors d’une tempête, alors que le ciel était clair. Un horrible son qu’Arthas n’apparenta que
difficilement à un rire lui attaqua les oreilles, aux côtés des cris d’un monde arraché à son emplacement d’origine,
tracté pour affronter la lumière du jour qu’il n’avait pas vue depuis des temps immémoriaux.
Vert, tout n’était que vertes images grotesques, ombrées et cauchemardesques, dansant dans un recoin de l’esprit
d’Arthas juste avant de se projeter au loin au moment où elles allaient être identifiées. Il en eut un bref aperçu, déjà
parti, des bois ? Un cerf ? Un homme ? C’était difficile à dire. L’espoir s’accrochait à la silhouette, mais des forces
s’appliquaient à sa destruction.
Les montagnes elles-mêmes vinrent à la vie, faisant des pas de géant, écrasant tout ce qui avait le malheur de croiser
leur route. À chaque titanesque pas, le monde semblait trembler et vaciller.
Deuillegivre. Elle au moins il la connaissait, intimement. L’épée tourbillonna sans dessus dessous, comme si Arthas
l’avait jetée en l’air. Une seconde épée s’éleva pour la rencontrer, longue, inélégante mais puissante, avec le symbole
d’un crâne incrusté dans sa redoutable lame. Un nom, Porte-cendres, une épée et cependant bien plus qu’une épée,
comme l’était Deuillegivre. Les deux se heurtèrent…
Arthas cligna des yeux et secoua la tête. Les visions, dégringolantes, chaotiques, réconfortantes, et perturbantes,
étant parties.
L’orc gloussa, le crâne peint sur son visage s’étirant de ce fait. Il s’était autrefois appelé Ner’zhul, avait autrefois reçu
le don de double vue. Arthas ne doutait pas que tout ce qu’il avait vu, bien qu’imparfaitement compris, allait
effectivement se passer.
— Bien plus, répéta l’orc, mais seulement si tu continues d’avancer pleinement sur cette voie.
Lentement, le chevalier de la mort tourna son visage blanc vers le garçon. Le garçon malade lui rendit un regard qui
était étonnamment clair, et pendant un instant, Arthas sentit l’émotion l’étreindre. Malgré tout le garçon ne mourait
pas.
Et cela voulait dire…
Le garçon sourit légèrement, et une partie de sa maladie se dissipa quand Arthas se débattit avec des mots.
— Tu… es moi. Vous êtes tous les deux… moi. Mais toi…
Sa voix était douce, teintée d’émerveillement et d’incrédulité.
— Tu es la petite flamme qui continue de brûler en moi, qui résiste à la glace. Tu es le dernier vestige d’humanité, de
compassion, de ma capacité à me réjouir, à être chagriné… à aimer. Tu es mon amour pour Jaina, mon amour pour mon
père… pour ce que j’ai été autrefois. D’une façon ou d’une autre Deuillegivre n’a pas tout pris. J’ai essayé de me
détourner de toi… et je n’ai pas pu. Je ne peux pas.
Les yeux verts couleur de mer du garçon brillèrent et il fit un sourire tremblant à son homologue. Il reprit des
couleurs, et sous le regard d’Arthas, certaines des pustules sur sa peau disparurent.
— Tu comprends, maintenant. Malgré tout, Arthas, tu ne m’as pas abandonné.
Des larmes d’espoir se formèrent dans ses yeux et sa voix, bien que plus assurée désormais, chevrota d’émotion.
— Il doit y avoir une raison. Arthas Menethil… tu as répandu tant de douleur, mais il y a encore de la bonté en toi. S’il
n’y en avait pas… je n’existerais pas, pas même dans tes rêves.
Il glissa de la chaise et marcha lentement vers le chevalier de la mort. Arthas se leva tandis qu’il approchait. Pendant
un instant, ils se regardèrent l’un l’autre, le garçon et l’homme qu’il était devenu.
Le garçon tendit les bras, comme s’il était un enfant vivant, respirant, demandant à être soulevé et tenu par un père
aimant.
— Il n’est pas nécessairement trop tard, dit-il doucement.
— Non, dit tranquillement Arthas, fixant profondément le garçon, pas nécessairement.
Il toucha la joue du garçon, fit glisser sa main sous le petit menton et releva le visage rayonnant. Il sourit sous son
propre regard.
— Mais ça l’est.
Deuillegivre s’abattit. Le garçon cria, un cri choqué, trahi, empli de souffrance, celui du vent qui faisait rage à
l’extérieur et pendant un instant Arthas le vit rester là, la lame presque aussi grande que lui enfoncée dans sa poitrine,
et il sentit une ultime trépidation de remords quand il croisa son propre regard.
Puis le garçon disparut. Tout ce qu’il restait de lui était l’amer gémissement du vent ratissant ces terres tourmentées.
Il se sentait… merveilleusement bien. Ce ne fut qu’avec le décès du garçon qu’Arthas comprit vraiment à quel point
ces derniers fragments d’humanité avaient été un effroyable fardeau. Il se sentait léger, puissant, nettoyé. Purgé,
comme Azeroth le serait bientôt. Toutes ses faiblesses, sa bonté, tout ce qui l’avait jamais fait hésiter ou se remettre en
cause, tout avait maintenant disparu.
Il ne restait qu’Arthas, Deuillegivre, qui ne faisait que chanter de s’être approprié l’ultime morceau de l’âme d’Arthas,
et l’orc, dont la tête de mort était fendue d’un rire triomphant.
— Oui ! cria l’orc euphorique, presque dément. Je savais que tu ferais ce choix. Pendant longtemps tu as lutté avec
les derniers lambeaux de bonté, d’humanité qui étaient en toi, mais c’est fini. Le garçon te retenait, et tu es désormais
libre.
Il se leva, et malgré son corps de vieil orc, se déplaça avec la facilité et la fluidité d’un jeune homme vers Arthas.
— Nous ne faisons qu’un, Arthas. Ensemble, nous sommes le roi-liche. Plus de Ner’zhul, plus d’Arthas, seulement ce
glorieux être. Avec mon savoir, nous pouvons…
Ses yeux s’exorbitèrent quand l’épée l’empala.
Arthas s’avança, plongeant encore plus profondément une Deuillegivre affamée, scintillante dans l’être onirique qui
avait autrefois été Ner’zhul, puis le roi-liche, et ne serait bientôt plus rien, plus rien du tout. Il glissa son autre bras
autour du corps, pressant ses lèvres si près de l’oreille verte que le geste sembla presque intime, aussi intime que l’acte
d’ôter la vie avait toujours été et serait toujours.
— Non, chuchota Arthas. Pas nous. Personne ne me dit quoi faire. J’ai obtenu de toi tout ce dont j’avais besoin,
désormais le pouvoir est à moi et à moi seul. Désormais il n’y a plus que moi. Je suis le roi-liche. Et je suis prêt.
L’orc frémit dans ses bras, abasourdi par la trahison, et disparut.
La tasse se fracassa quand elle tomba des mains soudainement inertes de Jaina. Elle hoqueta, temporairement
incapable de respirer, le froid du jour humide, gris, la poignardant. Aegwynn était là, ses mains noueuses se refermant
sur celles de Jaina.
— Aegwynn… je… qu’est-il arrivé ?
Sa voix était dense, angoissée, et des larmes lui emplirent soudain les yeux comme si elle était terriblement
endeuillée par la perte de… quelque chose…
— Ce n’est pas ton imagination, dit Aegwynn d’un air sinistre. Je l’ai également senti. Quant à savoir ce que c’était…
eh bien, je suis certaine que nous le découvrirons.
Sylvanas sursauta comme si l’énorme démon en face d’elle l’avait frappée. Ce que, bien sûr, il n’oserait jamais faire.
Varimathras plissa ses yeux brillants.
— Ma dame ? Que se passe-t-il ? Lui.
C’était toujours lui.
Sylvanas ferma et ouvrit ses mains gantées.
— Quelque chose est arrivé. Quelque chose en rapport avec le roi-liche. Je… je l’ai senti.
Il n’y avait plus de lien entre eux, du moins aucun qui la plaçât sous son contrôle. Mais peut-être quelque chose
restait-il. Quelque chose qui l’alertait.
Pendant si longtemps, il n’avait rien senti. Il était resté sur le trône, immobile, attendant, rêvant. La glace était venue le
couvrir tandis qu’il restait assis aussi immobile que la pierre, pas une prison, non, une seconde peau.
Il n’avait alors pas su ce qu’il attendait, mais maintenant, il savait. Il avait effectué les derniers pas de ce chemin
commencé il y a si longtemps, commencé ce jour où les ténèbres avaient pour la première fois effleuré son monde sous
la forme d’un jeune et larmoyant prince de Hurlevent portant le deuil de son père. Le chemin qui l’avait mené à travers
Azeroth, vers Norfendre, vers ce Trône de Glace à ciel ouvert. À la recherche de son moi le plus profond, et vers le choix
d’assassiner à la fois l’innocence qui le retenait et les parties de lui-même qui l’avaient façonné.
Arthas, le roi-liche, seul dans sa gloire et sa puissance, ouvrit lentement les yeux. La glace qui les recouvrait craqua
par l’effet de ce geste et tomba sous forme de petites échardes, comme des larmes gelées. Un sourire se forma sous le
heaume d’apparat qui couvrait ses cheveux blancs et sa peau pâle, et davantage de glace tomba de sa silhouette
s’éveillant, changeant lentement de position, fragments d’une chrysalide de glace qui n’était plus nécessaire. Il était
éveillé.
— Ce n’est que le commencement.
À PROPOS DE L’AUTEUR

L’auteur primée Christie Golden a écrit plus de trente romans et de nombreuses nouvelles dans les genres de la
science-fiction, du fantastique et de l’horreur.
Christie Golden inaugura la gamme Ravenloft de TSR en 1991 avec son premier roman, le très réussi Vampire of the
Mists (Le vampire des brumes), qui fit apparaître l’elfe vampire Jander Sunstar. À sa connaissance, elle est la créatrice
de l’archétype de fiction fantastique du vampire elfe.
Elle est l’auteur de nombreux romans fantastiques originaux, dont On Fire’s Wings, In Stone’s Clasp, et Under Seas’s
Shadow (pour le moment uniquement disponible en tant que livre électronique), les trois premiers opus de sa série
« The Final Dance » chez LUNA Books. In Stone’s Clasp a gagné la récompense du meilleur roman de genre 2005 de la
Colorado Author’s League, le second roman de Christie Golden à gagner ce prix.
Parmi ses nombreux ouvrages on trouve plus d’une douzaine de romans Star Trek et la célèbre trilogie du Templier
Noir de StarCraft : Firstborn, Shadow Hunter et Twilight, ce dernier restant à paraître. Joueuse passionnée du MMORPG
World of Warcraft, Christie Golden a écrit plusieurs romans dans cet univers (Lord of the Clans, Rise of the Horde, Arthas :
Rise of the Lich King), trois autres étant en cours d’écriture. Elle a également écrit pour Tokyopop le scénario de deux
nouvelles parues en mangas, I Got What Yule Need et A Warrior made.
Christie Golden travaille actuellement à l’écriture de trois livres d’une série en comptant neuf, dans l’univers de Star
Wars : Fate of the jedi, en collaboration avec Aaron Allston et Troy Denning. Son premier livre de la série, Omen, est
prévu pour une publication en juillet 2009. Christie Golden vit au Colorado avec son mari et ses deux chats. N’hésitez
pas à vous connecter sur son site internet, www.christiegolden.com.
NOTES

L’histoire que vous venez de lire est basée en partie sur le jeu vidéo Warcraft III : Reign of Chaos et son extension
Warcraft III : the Frozen Throne, tous deux édités par Blizzard Entertainement. Parus respectivement en juillet 2002 et
juillet 2003, ces titres ont dominé les ventes et furent encensés par la critique, récoltant les récompenses « Choix de la
rédaction », « Jeu de stratégie de l’année », « Jeu de l’année » et d’autres encore de la part de nombreuses
publications.
Plus de cinq ans plus tard, Warcraft III est toujours un choix populaire pour les matchs en ligne multijoueurs, et est de
par le monde un classique des tournois de jeu professionnels. Les campagnes en solitaire permettent aux joueurs de
contrôler et d’interagir avec certains des personnages les plus puissants et intéressants de l’univers de Warcraft et de
vivre en immersion totale un moment clef dans l’histoire d’Azeroth.
LECTURES SUPPLÉMENTAIRES :

Si vous souhaitez en lire davantage au sujet des personnages, situations, et lieux figurant dans ce roman, les livres
listés ci-dessous proposent d’autres parcelles de l’histoire d’Azeroth.
• L’histoire de Thrall (ainsi que des informations supplémentaires sur Taretha Foxton, Aedelas Landenoire, Fort-de-
Durn, et les camps d’internement orcs) peut être trouvée dans Warcraft : Lord of the Clans (Warcraft : Le chef de la
Rébellion) de Christie Golden.
• Jaina Portvaillant joue un rôle central dans World of Warcraft : Cycle of Hatred de Keith R.A. DeCandido ainsi que
dans les bandes dessinées mensuelles de Walter Simonson et Ludo Lullabi, Jon Buran, et Mike Bowden.
• Les réprimandes adressées à Kel’Thuzad par le Kirin Tor peuvent être vues en détail dans Warcraft : Road to
Damnation par Evelyn Fredericksen (sur worldofwarcraft.com).
• Des informations supplémentaires sur le devenir du Puit du soleil sont révélées dans Warcraft : The Sunwell Trilogy
(Warcraft : Le Puits Solaire) de Richard A. Knaak et Jae-Hwan Kim (l’ultime édition reliée est disponible).
• Le prince Varian Wrynn d’Hurlevent est un jeune réfugié dans cet ouvrage, mais ses aventures continuent dans la
bande dessinée mensuelle World of Warcraft de Walter Simonson et Ludo Lullabi, Jon Buran, et Mike Bowden (édition
reliée disponible).
• La cité magique de Dalaran apparaîtra également dans Warcraft : Mage, un manga écrit par Richard A. Knaak et
dont la sortie est prévue pour février 2010.
• L’histoire se trouvant derrière le mystérieux prophète qui a averti Terenas, Antonidas, Arthas et Jaina est révélée
dans Warcraft : the Last Guardian (Warcraft : Le Dernier Gardien) de Jeff Grubb.
• Plus d’informations sur la vie et la non-vie de Ner’zhul ont été contées dans World of Warcraf : Rise of the Horde de
Christie Golden, World of Warcraft : Beyond the Dark Portal d’Aaron Rosenberg et Christie Golden, et Warcraft : Road to
Damnation d’Evelyn Fredericksen (sur worldofwracraft. com).
• Sylvanas Coursevent et l’attaque du Fléau sur Lune d’argent sont toutes les deux présentes dans Warcraft : The
Sunwell Trilogy volume 3 – Ghostlands de Richard A. Knaak et Jae-Hwan Kim.
• Illidan Hurlorage, Archimonde, et les forces démoniaques de la Légion Ardente dévastent Azeroth dans Warcraft :
War of the Ancients Trilogy (Warcraft : La Guerre des Anciens) de Richard A. Knaak.
• Comme la plupart des démons, Kil’jaeden fut d’abord un mortel. Son peuple, les eredars, décida massivement de
s’offrir à la corruption dans World of Warcraft : Rise of the Horde de Christie Golden.
• Anduin Lothar est forcé de tuer l’un de ses plus vieux amis dans Warcraft : the Last Guardian (Warcraft : Le Dernier
Gardien) de Jeff Grubb. Il va ensuite lui-même dans l’arène contre Orgrim Marteau-du-destin dans World of Warcraft :
Tides of Darkness d’Aaron Rosenberg.
• Terenas, Uther le Porteur de lumière, et l’Alliance de Lordaeron parviennent à repousser la Horde dans World of
Warcraft : Tides of Darkness d’Aaron Rosenberg.
• Orgrim Marteau-du-destin atteint l’âge adulte juste au moment où les clans orcs de Draenor se regroupent en une
seule Horde sauvage dans World of Warcraft : Rise of the Horde de Christie Golden. Plus tard, durant la Deuxième
guerre, Marteau-du-destin fait face à une défaite inattendue dans World of Warcraft : Tides of Darkness d’Aaron
Rosenberg.
• La création des Chevaliers de la Main d’Argent est comptée dans World of Warcraft : Tides of Darkness d’Aaron
Rosenberg. L’un de ses membres les plus connus part en exil durant les événements de Warcraft : Of Blood and Honor
de Chris Metzen et réapparaît plus tard dans World of Warcraft : Ashbringer de Micky Neilson et Ludo Lullabi.
• Les aventures de Khadgar sont explorées en détail dans Warcraft : the Last Guardian (Warcraft : Le Dernier Gardien)
de Jeff Grubb, World of Warcraft : Tides of Darkness d’Aaron Rosenberg, et World of Warcraft : Beyond the Dark Portal
d’Aaron Rosenberg et Christie Golden • Aegwynn menait une existence pleine de défis et de solitude avant qu’elle ne
rencontre Jaina dans World of Warcraft : Cycle of Hatred de Keith R.A. DeCandido. Aegwynn continue de conseiller et
d’aider Jaina dans les bandes dessinées mensuelles de Walter Simonson et Ludo Lullabi, Jon Buran, et Mike Bowden.
• Le seigneur des cryptes Anub’arak révèle les sinistres plans du roi-liche concernant Azeroth dans Warcraft : Road to
Damnation par Evelyn Fredericksen (sur worldofwarcraft. com).
• Les fiançailles du seigneur Prestor à la princesse Calie et ses ambitions secrètes attirent les soupçons du dragon
rouge Korialstrasz dans Warcraft : Day of the Dragon (Warcraft : le Jour du Dragon) de Richard A. Knaak.
LA BATAILLE CONTINUE

Vous avez rencontré Arthas. Vous avez vu sa jeunesse, son plus grand amour, sa plus grande perte, et son plus grand
défi. Vous avez été témoin de ses plus grands moments de désespoir, de sa brutale ascension au pouvoir, et enfin de sa
renaissance. Mais ce n’est que le début. Vous pouvez désormais le défier dans World of Warcraft : Wrath of the Lich
King.
World of Warcraft est un jeu de rôle multi-joueurs en ligne dont l’action se situe dans l’univers primé de Warcraft.
Dans celui-ci, les joueurs créent leurs propres héros et explorent, vivent des aventures, et accomplissent des quêtes à
travers un vaste monde partagé avec des milliers d’autres joueurs. Que ce soit en partant à l’aventure ensemble ou en
s’affrontant les uns les autres dans des batailles épiques, ils se lient d’amitié, forgent des alliances, et rivalisent avec
des ennemis pour le pouvoir et la gloire.
World of Warcraft est le jeu de rôle massivement multi-joueurs le plus populaire de tous les temps, avec plus de
11,5 millions d’abonnements actifs à travers le monde, s’il s’agissait d’un pays, Azeroth serait plus peuplé que
135 nations du monde réel. Sa seconde extension, Wrath of the Lich King, est sortie en novembre 2008 et a établi un
nouveau record en tant que jeu PC le plus rapidement vendu de tous les temps, avec plus de 2,8 millions de copies
vendues au cours des premières 24 heures et plus de 4 millions au cours du premier mois.
Pour découvrir le monde en expansion perpétuelle qui a captivé des millions de joueurs à travers le monde, rendez-
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La Reine des Lames
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Ancien marshal devenu rebelle, Jim Raynor a définitivement rompu avec l’empereur Arcturus Mengsk, assoiffé de
pouvoir.
Fou de rage après que Mengsk eut trahi Sarah Kerrigan, la puissante télépathe, en la livrant aux Zergs voraces.
Raynor a perdu toute foi en ses semblables. Pourtant, depuis la traîtrise de Mengsk, Raynor est assailli par
d’étranges visions de Char, un monde volcanique et morbide hanté par d’horribles créatures extraterrestres.
À mesure que ses cauchemars gagnent en intensité, Raynor commence à suspecter qu’ils ne sont peut-être pas le
simple fruit de son imagination, mais une forme désespérée de contact télépathique. Convaincu que la femme qu’il
aime est toujours vivante, Ryanor lance précipitamment une mission pour sauver Kerrigan de Char. Mais dans les
profondeurs, sous la surface encore fumante de la planète, Raynor découvre une étrange chrysalide et, horrifié,
est contraint de regarder en émerger une entité trop familière.
Devant lui se tient un être de malice et de vengeance insondables…
Sarah Kerrigan : la Reine des Lames zerg
Un récit original de guerres spatiales, basé sur la célèbre série de jeux vidéo de Blizzard Entertainment.
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La Lune de l’Araignée
Richard A. Knaak

Depuis la nuit des temps, les forces angéliques du Paradis et les hordes démoniaques des Enfers ardents
s’affrontent dans un éternel combat où se joue le destin de toute la Création. Un combat qui gagne désormais le
monde des mortels… et dont ni les hommes ni les démons ni les anges ne sortiront indemnes…
Guidé par des visions cauchemardesques vers un mystérieux tombeau en ruine, le seigneur Aldric Jitan espère
réveiller un être éminemment malfaisant qui est demeuré endormi depuis la chute de Tristram. Attiré par les
ténèbres grandissantes qui s’emparent de la terre, Zayl, nécromancien énigmatique, découvre le complot de
Jitan…
Or, il ignore que l’un des siens est à l’origine de ces sinistres événements. Tandis que se lève la céleste Lune de
l’Araignée, le sinistre démon Astrogha s’apprête à lâcher ses séides sur Sanctuaire.
Roman original de combats à l’épée, de sorcellerie et de lutte éternelle dans l’univers de Diablo, jeu vidéo best-seller et
multi-récompensé de Blizzard Entertainment, déconseillé aux moins de 16 ans.
Destiné à un public averti.
Table of Contents

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Table des matières
REMERCIEMENTS
PROLOGUE : LE RÊVE
PREMIÈRE PARTIE UN GARÇON EN OR
IER CHAPITRE
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
SECONDE PARTIE UNE BRILLANTE DAME
INTERLUDE
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII
CHAPITRE IX
CHAPITRE X
CHAPITRE XI
CHAPITRE XII
CHAPITRE XIII
CHAPITRE XIV
CHAPITRE XV
CHAPITRE XVI
TROISIÈME PARTIE LA DAME NOIRE
INTERLUDE
CHAPITRE XVII
CHAPITRE XVIII
CHAPITRE XIX
CHAPITRE XX
CHAPITRE XXI
CHAPITRE XXII
CHAPITRE XXIII
CHAPITRE XXIV
ÉPILOGUE : LE ROI-LICHE
À PROPOS DE L’AUTEUR
NOTES
LECTURES SUPPLÉMENTAIRES :
LA BATAILLE CONTINUE

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