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Le don et la

gratitude
Propos recueillis par Il est vivant !
Introduction

De nombreuses études mettent en lumière que le monde du travail est en


quête de sens, de “bonheur” ; cela s’explique probablement par
l’instrumentalisation croissante des hommes par la logique financière[1]. Or
seulement 44 % des actifs français jugent que leur travail est reconnu à sa
juste valeur par leur entreprise ou la structure qui les emploie [2]. De cette
situation résultent la souffrance exprimée par nombre de salariés et ses
conséquences : absentéisme, arrêts maladie, perte de sens, burn-out, etc.
Les propositions de réponses apportées sont pour la plupart centrées sur la
promotion d’un bonheur factice, plus que sur les clés d’une vie accomplie.
Mais le bonheur au travail ne se décrète pas, il est plutôt un fruit de la
reconnaissance du don de soi et de la gratitude qui en découle. Le don, qui
était un impensé dans le management, retrouve donc ses lettres de
noblesse.

Le don et la gratitude ont-ils leur place dans le travail ?

Le travail implique la personne, l’engage dans sa liberté et sa créativité au-


delà d’un calcul utilitariste. Certains salariés vont même jusqu’à prendre
des risques personnels, par dévouement et sens de la responsabilité,
souvent en dépassant leur rôle. Il s’agit donc bien d’un don, dans la mesure
où il pourrait ne pas être fait et où il nécessite un dépassement de soi, soit
un coût et un risque. Dans une certaine mesure, ce don au travail a des
effets positifs, tels que la satisfaction, la performance, etc. Et la
reconnaissance et la gratitude sont toujours en jeu dans le don : elles sont
plus fondamentales que l’attente d’un retour.

Le témoignage qui suit, raconté quatre ans après les faits, permet de
repérer comment le don peut générer une forte gratitude, qui résiste au
temps. Ce “petit” don au début d’une collaboration, qui n’a pas été perçu
comme une manipulation grâce au message qui l’accompagnait, a généré
en retour un désir de se dépasser.

Anne, ancienne collaboratrice d’un chef de service dans l’industrie


témoigne : « J’ai repris mon poste après un an de congé sabbatique. C’était
difficile de retrouver ma place. Mon nouveau chef m’a donné quelques
centaines d’euros de prime, au regard de ce que j’aurais fait l’année
précédente, si j’avais été là… Il m’a dit : « Voilà, c’est symbolique, mais
c’est l’occasion de te montrer qu’on est content de t’accueillir, et qu’on croit
en toi ! » Autrement dit, la prime m’était offerte avant que le travail ne soit
fait. Cela m’a donné envie de me dépasser, de faire du bon boulot. Cet acte
m’avait tellement touchée. Oui, c’était la plus petite prime que je n’aie
jamais reçue mais c’est celle qui, symboliquement, avait le plus de valeur.
J’ai trouvé la démarche très élégante : c’était une manière simple et
concrète de montrer que j’étais attendue et que mon travail est, a priori,
utile et apprécié. Avec un tel management, j’avais plutôt envie de faire les
choses bien. Si j’évalue son leadership, c’était beaucoup de
reconnaissance, donnée a priori. J ’ai surtout été touchée par le
commentaire qui l’accompagnait : les mots, le ton et la manière dont c’était
dit. Je ne me suis jamais sentie “obligée” par cette prime. Je n’ai pas eu
l’impression qu’on essayait de m’acheter ! Et quatre ans après, je peux dire
que cela s’est vérifié. »

Une telle logique a-t-elle des bienfaits pour une entreprise ?

C’est évident. Des enquêtes ont montré qu’entrer dans la logique du don et
de la gratitude avait même des effets bénéfiques sur la performance
financière des entreprises ! Ainsi, une étude a été récemment menée sur
un réseau de fournisseurs dans l’industrie de la mode à New York,
particulièrement performant[3]. Au-delà de la recherche de l’excellence de
la fabrication, ces différents acteurs sont engagés dans la coopération par
la recherche du bien mutuel. Un dirigeant explique : « Il est difficile de
comprendre, pour un observateur de l’extérieur, qu’on se lie d’amitié avec
ces gens – des “amis d’affaires”. Vous vous intéressez à ce qu’ils font en
dehors des affaires puis vous avez confiance en eux et en leur travail. » Au-
delà de la transaction économique, ces acteurs sont embarqués dans un
réseau de don et de gratitude, par exemple à travers les précautions qu’un
client va prendre envers son fournisseur pour lui éviter des difficultés
financières.

Alors, comment entrer dans la gratitude au travail ?

Il me semble que le plus important est d’abord de repérer qu’elle est déjà
bien présente dans notre vie professionnelle.

Lors d’interventions en entreprises, j’ai fait en ce sens deux constats très


surprenants et qui donnent beaucoup d’espérance. Le premier est issu
d’entretiens sur le parcours de vie de dirigeants ou managers, choisis de
manière aléatoire : la gratitude par rapport aux dons reçus de la part de
mentors et de figures exemplaires, tient une place centrale dans leur
développement. Et près de la moitié d’entre eux relient cette capacité de
gratitude à leur éducation chrétienne.
Le deuxième constat provient d’interventions au sein d’équipes de direction.
Lorsqu’ils travaillent sur leur histoire commune, il se trouve toujours au
moins l’un de ses membres pour partager l’importance, en référence à ses
valeurs chrétiennes, de cet “esprit de gratitude”. Et l’échange d’histoires
authentiques favorise la diffusion de cet esprit (par contagion) au sein de
l’équipe dirigeante.

Le don de la grâce et de la gratitude est là, comme une source prête à jaillir
dans le monde du travail. Et si nous prenions le temps de désensabler cette
source vitale ? Pour ce faire, laissons-nous inspirer par ces mots de Saint
Exupéry : « De mon travail, je n’ai jamais rien reçu qui comptât quand il
n’était qu’objet d’échange au tarif kilométrique des pilotes de ligne. Mon
travail ne valait rien si, en même temps qu’il me nourrissait matériellement,
il ne me faisait point être de quelque chose. S’il ne me faisait point pilote
d’une ligne, jardinier d’un jardin, architecte d’une cathédrale, soldat d’une
France. Si nos créations de lignes nous enrichissaient le cœur, c’est à
cause des dons qu’elles exigeaient de nous. La ligne naissait de nos dons.
Une fois née, elle nous faisait naître. Si aujourd’hui je retrouve un
camarade, je puis lui dire : “Te souviens-tu ?…” C’était une époque
merveilleuse puisque, noués par les mêmes dons, nous nous aimions les
uns les autres. » (Antoine de Saint Exupéry, message aux soldats
volontaires américains, 1941).

1. L’esprit malin du capitalisme – comprendre la crise qui vient, Desclée de


Brouwer, 2019.

2. Étude de la Fondation Jean Jaurès, Inutilité ou absence de


reconnaissance : de quoi souffrent les salariés français, jean-jaures.org, 3
octobre 2018.

3. Caleb Bernacchio, 2018.

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