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POLITIQUE

[Enquête] En Côte
d’Ivoire, arnaque à la
nationalité en bande
organisée
L’arrestation, le 17 juillet, d’Abbas
Badreddine, un homme d’affaires d’origine
libanaise très en vue suspecté d’acquisition
frauduleuse de la nationalité et de trafic de
passeports, a défrayé la chronique.
L’épilogue d’une longue enquête qui a mis
au jour une fraude massive qui concernerait
plus de 100 000 personnes. Récit exclusif.
5 octobre 2023 à 08:00
Par Vincent Duhem
Mis à jour le 5 octobre 2023 à 10:35
De g. à dr., Aboubacar Diakité, l’un des des deux cerveaux présumés du
trafic, Abbas Badreddine et le président Alassane Ouattara. © MONTAGE JA :
FACEBOOK ABOUBACAR DIAKITE ; FACEBOOK PLASTICA CI ; ISSOUF
SANOGO/AFP ; FACEBOOK POLICE SECOURS ; DR
Qui aurait pu imaginer qu’une poignée d’interpellations
d’éminents membres de la communauté libanaise de
Côte d’Ivoire mènerait au démantèlement d’un vaste
réseau d’acquisition frauduleuse de la nationalité et de
trafic de passeports ?

La rocambolesque affaire qui défraie depuis plusieurs


mois la chronique à Abidjan débute en effet ainsi.
Courant mars, plusieurs homme d’affaires d’origine
libanaise biens connus dans les milieux économiques
ivoiriens sont appréhendés en possession de fausses
plaques d’immatriculation diplomatiques.

Les semaines passent, les interpellations se succèdent


et les cerveaux de l’arnaques passent aux aveux. Le
trafic de faux documents que découvrent les
enquêteurs est tentaculaire : fausses plaques
diplomatiques, faux documents administratifs et donc
fausse nationalité.

120 000 passeports

Le réseau est tellement bien introduit que toutes les


étapes d’une demande classique de passeport sont
respectées. Mais il y a un hic : les candidats ne sont
pour la plupart pas éligibles à la nationalité ivoirienne.

Près de 120 000 passeports pourraient être concernés,


mais les enquêteurs se concentrent sur 30 000
documents. Après plusieurs semaines de recherche, 25
000 sont retrouvées. Ils concernent 10 000 Nigérians, 8
000 Syriens, des Libanais et des personnes d’autres
nationalités, dont des Marocains.

À LIREAffaire des Libanais arrêtés en Côte d’Ivoire : qui


est Abbas Badreddine ?

L’enquête a entraîné une dizaine d’arrestations. Des


acteurs du trafic comme des personnes soupçonnées
d’avoir acquis la nationalité de manière frauduleuse.
Parmi elles figure une personnalité en vue à Abidjan :
Abbas Badreddine, directeur général de Plastica, une
entreprise qui a pignon sur rue dont le gouvernement
utilise l’image pour les campagnes
promotionnelles sur l’investissement en Côte d’Ivoire.
POLITIQUE

Fraude à la nationalité
en Côte d’Ivoire :
l’homme d’affaires, le
vrai cerveau et les faux
passeports
L’interpellation, courant mars, de plusieurs
hommes d’affaires d’origine libanaise en
possession de fausses plaques
diplomatiques a permis aux enquêteurs de
remonter jusqu’aux deux cerveaux
présumés de la combine : Aboubacar
Diakité et Hussein Karim. Mais aussi de
découvrir l’existence d’autres trafics bien
plus importants.
Réservé aux abonnés
5 octobre 2023 à 08:00
Par Vincent Duhem et Baudelaire Mieu
Mis à jour le 5 octobre 2023 à 08:23
L’homme d’affaires d’origine libanaise Abbas Badreddine. © MONTAGE JA :
Facebook Plastica CI ; Issouf SANOGO/AFP ; Facebook Police Secours; DR
ARNAQUE À LA NATIONALITÉ EN BANDE
ORGANISÉE (1/2) – Le 14 juillet dernier, la
représentation française en Côte d’Ivoire célèbre la fête
nationale en organisant, comme de coutume, une
grande réception dans l’enceinte de la résidence de son
ambassadeur, à Abidjan. Le cadre est idyllique. La
résidence est nichée au cœur d’un immense parc
luxuriant dans le quartier de Cocody-Ambassades.
Depuis la terrasse, on peut admirer la lagune Ebrié et le
pont Henri-Konan-Bédié. Derrière l’enceinte de hauts
murs sécurisés, la fête bat son plein jusqu’au petit
matin. C’est l’une des soirées à ne pas manquer.
La réception donnée par l'ambassade de France à
l'occasion de la fête nationale, le 14 juillet dernier, à
Abidjan. Au centre, Adama Bictogo, président de
l'Assemblée nationale, et Patrick Achi, le Premier
ministre ivoirien. © @ Facebook Dominique Ouattara

Les invités sont triés sur le volet. En plus de 3 000


ressortissants français, entre 200 et 300 VIP reçoivent
le précieux carton d’invitation. Ils sont conviés à 18
heures, soit deux heures avant le commun des mortels.
Leurs voitures s’arrêtent en bas d’un bel escalier en
marbre où ils sont chaleureusement accueillis par le
maître des lieux, l’ambassadeur de France. Cette
année, contrairement aux précédentes, Alassane
Ouattara n’y a pas répondu favorablement. Le chef de
l’État est représenté par son épouse, Dominique, son
vice-président, Tiémoko Meyliet Koné, son Premier
ministre, Patrick Achi, le président de l’Assemblée
nationale, Adama Bictogo, et certains membres du
gouvernement. Ils écoutent avec satisfaction le discours
soigné de l’ambassadeur, Jean-Christophe Belliard,
louant « ce havre de paix » qu’est à ses yeux la Côte
d’Ivoire.

Un VIP très introduit

Abbas Badreddine est l’un de ces VIP. Le patron de


Plastica, entreprise leader du secteur de la plasturgie
en Afrique de l’Ouest et implantée à Abidjan, n’est pas
n’importe qui. Homme d’affaires prospère d’origine
libanaise, il tutoie Patrick Achi, Jeannot Ahoussou-
Kouadio, président du Sénat, Jean-Luc Assi, ministre de
l’Environnement et du Développement durable, ou
encore certains des généraux les plus importants du
pays.
Abbas Badreddine, patron de Plastica, entreprise leader
du secteur de la plasturgie en Afrique de l'Ouest et
implantée à Abidjan. © © Facebook Plastica CI

Il est 20h30 quand il reçoit un appel inquiétant du vigile


posté devant son domicile de la Riviera Golf. Six pick-
up aux vitres teintées font le pied de grue. Ses
occupants, des membres de l’Unité de lutte contre la
grande criminalité (ULGC), sont armés, gilet pare-balles
sanglé sur le torse. Ils demandent à voir Abbas
Badreddine pour une affaire en rapport avec sa
nationalité. L’intéressé est dubitatif. N’a-t-il pas reçu, le
22 juin, des mains d’un procureur du Pôle économique
et financier, un avis de classement sans suite d’une
plainte en dénonciation visant les comptes de sa société
depuis novembre 2022 ?
Abbas Badreddine se met discrètement à l’écart dans
les jardins de la résidence de l’ambassadeur de France
et appelle au téléphone ledit procureur. Sans succès.
Quinze minutes plus tard, les hommes du colonel Inza
Fofana, alias Gruman, campent devant chez lui. Le
patron de Plastica interroge alors des personnalités
présentes à la réception. Il contacte aussi des amis
généraux, connaissances de longue date, puis dépêche
son avocat à son domicile. L’ULGC repart finalement à
23 heures après avoir laissé une convocation.

À LIRECoup de filet dans les milieux d’affaires libanais


en Côte d’Ivoire

Abbas Badreddine se rend donc au camp de Sebroko le


lendemain. C’est là que se trouve le quartier général de
l’ULGC. Il est interrogé de 12h00 à 17h00. Documents
à l’appui, il explique comment il a, selon lui, obtenu la
nationalité ivoirienne, raconte que, né au Liban en
1981, il a émigré en Côte d’Ivoire très jeune avec son
père, qui se lançait dans l’industrie du plastique. Une
activité qu’il va perpétuer. En 2006, lors d’une
rencontre avec Laurent Gbagbo, il exprime le souhait
d’obtenir la nationalité ivoirienne. Sa requête est
acceptée par le chef de l’État, qui signe un décret de
naturalisation le 3 novembre 2006. Le document,
consulté par Jeune Afrique, est publié au Journal officiel
en fin d’année.

Malgré ces explications, les gendarmes de l’ULGC


annoncent à Abbas Badreddine qu’il va être placé en
garde à vue à l’issue de son audition. L’Ivoiro-Libanais
proteste. On lui permet de passer quelques coups de fil
et il est finalement autorisé à rentrer chez lui avec
l’obligation de se présenter au Pôle économique et
financier lundi matin. Censé se rendre au Liban le soir
même, Abbas Badreddine reporte son voyage.

Il est reçu le 17 juillet par le procureur Jean-Claude


Aboya. L’audition est expéditive. Après lui avoir posé
trois courtes questions, le juge d’instruction décide de
placer Abbas Badreddine sous mandat de dépôt pour
des faits de « faux et usage de faux commis dans
certains documents administratifs, escroquerie portant
sur du numéraire ». L’homme d’affaires est conduit à la
Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan, la Maca.

La colère de Ouattara

Son arrestation fait grand bruit à Abidjan. Dans le


week-end, Ouattara est averti. Voyant qu’Abbas
Badreddine tentait d’activer son carnet d’adresses, la
présidente du Pôle économique a tenu à en informer le
chef de l’État, qui pique une colère. Il ne tolèrera
aucune interférence dans ce qui se révèle être une
vaste enquête portant sur des soupçons d’acquisition
frauduleuse de la nationalité et de trafic de passeports.
Un sujet d’autant plus sensible que la nationalité est au
cœur des tensions qui ont miné la Côte d’Ivoire ces
trente dernières années. Accusé d’être d’origine
burkinabè, Alassane Ouattara n’avait-il pas lui-même
été empêché de se présenter à l’élection présidentielle
de 2000 pour cause de nationalité douteuse ?

Apprenant que Badreddine avait activé son carnet


d'adresses, le président Alassane Ouattara voit rouge. Il
ne tolèrera aucune interférence dans l'enquête. © ©
Sia KAMBOU / AFP)

Tout a commencé courant mars, quand l’ULGC procède


à l’interpellation d’hommes d’affaires influents de la
communauté libanaise de Côte d’Ivoire. Il leur est
reproché de posséder une ou plusieurs fausses plaques
diplomatiques. Les intéressés s’en sortent finalement,
non sans s’acquitter d’une amende substantielle – 7
millions de F CFA (environ 10 000 euros) par plaque.
L’enquête de l’ULGC débouche sur l’arrestation, le 20
mars, de deux personnes de nationalité ivoirienne. La
première se faisait passer pour un ambassadeur. La
seconde est un coursier de la Cour de cassation
utilisant sa profession pour établir des faux documents
administratifs. Trois passeports diplomatiques et deux
cartes d’organisations internationales sont d’ailleurs
retrouvés sur lui. Il s’apprêtait à les vendre. Plusieurs
passeports, ordinaires et diplomatiques, ainsi qu’un
pistolet automatique chargé sont saisis au domicile du
faux ambassadeur.

Les cerveaux présumés du trafic, un Ivoiro-Libanais,


Hussein Karim, et un Ivoirien, Aboubacar Diakité, sont
appréhendés deux jours plus tard. En plus de la vente
de faux documents administratifs, ils se révèlent être
impliqués dans un trafic d’armes et de munitions. Leur
fournisseur est aussi arrêté.

Les enquêteurs ne sont pas au bout de leur surprise.


Lors de l’interpellation d’Aboubacar Diakité à Biétry,
dans la commune de Marcory, les policiers ont procédé
à une fouille corporelle. Dix-sept certificats de
nationalité appartenant à des Syriens et à des Libanais
ont été retrouvés sur lui. Le suspect est également en
possession de plusieurs laissez-passer de la Cour de
cassation et d’une carte d’accès à la présidence. Son
domicile est perquisitionné en début de soirée. On y
retrouve des sacs remplis de certificats de nationalité,
une soixantaine de tampons de l’administration et deux
armes de poing.
Les cinq personnes impliquées passent aux aveux. Fin
mars, elles sont inculpées de divers chefs d’accusation,
allant de faux et usage de faux commis dans des
documents administratifs, escroquerie portant sur le
numéraire, à usurpation de titre et de fonction, en
passant par détention et cession d’armes de première
catégorie ou blanchiment de capitaux. Aboubacar
Diakité est incarcéré à Sebroko, puis l’enquête semble
marquer le pas. Mais, début juin, les services de
renseignement de la présidence, dirigés par le préfet
Vassiriki Traoré, reçoivent un signalement de leurs
homologues au Qatar. Une vingtaine de ressortissants
syriens ne parlant pas français se sont présentés aux
frontières qataries avec des passeports ivoiriens.
Interrogés, ils ont reconnu avoir obtenu leur document
de manière frauduleuse à Abidjan.

Retrouvez le deuxième volet de


notre enquête :
POLITIQUE

Fraude à la nationalité
en Côte d’Ivoire : un
réseau tentaculaire
Le vaste réseau de fraude à la nationalité
démantelé par les enquêteurs de l’ULGC
avait des ramifications en Tunisie, en
Turquie et dans de nombreux consulats
ivoiriens. Révélations.
Réservé aux abonnés
5 octobre 2023 à 08:01
Par Vincent Duhem et Baudelaire Mieu
Mis à jour le 5 octobre 2023 à 08:22

Aboubacar Diakité, l’un des deux cerveaux présumés du trafic. © MONTAGE


JA : Facebook Aboubacar Diakite ; Issouf Sanogo/AFP ; Facebook Police
Secours; DR
ARNAQUE À LA NATIONALITÉ EN BANDE
ORGANISÉE (2/2) – Lorsque les autorités ivoiriennes
reçoivent, début juin, un signalement de leurs
homologues du Qatar, elles ne sont pas vraiment
surprises. Cela fait plusieurs années que l’Union
européenne (UE) et d’autres chancelleries les alertent
sur l’existence d’une fraude d’envergure sur la
nationalité. Elle expliquerait, en partie, le nombre
important d’Ivoiriens figurant sur les routes de la
migration vers l’Europe. En septembre, ils étaient 14
000, selon le recensement de l’agence européenne
Frontex – 12 500, selon l’Organisation internationale
pour les migrations (OIM). Mais en réalité, nombre
d’entre eux possèdent un passeport ivoirien sans
jamais avoir vécu en Côte d’Ivoire. Plus récemment,
des documents d’identité ivoiriens ont été retrouvés sur
des jihadistes tués en Syrie. La première vague de
vrais-faux passeports daterait de 2017.

Nigérians, Syriens, Libanais,


Marocains…

L’enquête de l’Unité de lutte contre la grande


criminalité (ULGC) est relancée. Selon nos informations,
près de 120 000 passeports pourraient être concernés,
mais les enquêteurs se concentrent sur 30 000
documents. Après plusieurs semaines de recherche, 25
000 sont retrouvées. Ils concernent 10 000 Nigérians, 8
000 Syriens, des Libanais et des personnes d’autres
nationalités, dont des Marocains.

Les enquêteurs découvrent qu’Aboubacar Diakité, 38


ans, est en fait à la tête d’un réseau criminel
d’envergure aux ramifications multiples. La fraude était
telle que l’organisation possédait des « antennes » à
Istanbul, à Paris et à Tunis, mais aussi dans de
nombreux consulats de Côte d’Ivoire. Bénéficiant de
complicités dans presque toutes les administrations de
l’État, le cerveau avait réussi à mettre en place un
système extrêmement bien huilé.
L'enquête a établi qu'Aboubacar Diakité était lié à un
autre réseau, spécialisé dans l'extorsion. © © Facebook
Aboubacar Diakite

Sur son profil Facebook, l’homme dit travailler aux


douanes. Mais, à ses clients, il assure être un agent de
la Direction de la surveillance du territoire (DST). Dans
toute arnaque, l’apparence joue un rôle déterminant.
Alors, Aboubacar Diakité ne lésine pas sur les moyens.
Grosses lunettes de soleil sur le nez, il roule dans un
Land Cruiser V8 aux vitres teintées avec plaque
diplomatique et macaron vert. Un petit calibre dans la
boîte à gants.

De quoi mettre en confiance ses potentiels clients, dont


le profil varie. Il y a ceux qui ne sont en aucun cas
éligibles à la nationalité ivoirienne. Et d’autres qui,
vivant sur le territoire depuis une dizaine d’années,
pourraient sans doute être naturalisés par la voie
classique, mais ne diraient pas non à une procédure
accélérée.

Diakité les accompagne à toutes les étapes. Police,


mairie, DST… À chaque fois, l’homme est accueilli au
garde-à-vous. Au bout de deux ou trois mois, le
demandeur reçoit des mains de Diakité un certificat de
nationalité jaune. Coût de la procédure : autour de 2
millions de F CFA (environ 3 000 euros). Mais, en
parcourant le certificat, il découvre qu’il n’a pas obtenu
le sésame par naturalisation mais par mariage. Car
pour réussir son coup, Diakité introduit dans le dossier
un acte de mariage bidon. À ceux qui s’en inquiètent, il
se veut rassurant et explique qu’il s’agit juste d’un
mariage blanc avec une de ses cousines. Il trouve
même une parade pour ses clients de confession
musulmane qui rechignent. Après quelques mois, il est
possible de divorcer en payant entre 200 000 et 500
000 F CFA supplémentaires (entre 300 et 760 euros).

À LIRELa Côte d’Ivoire traque les mariages blancs

« Aboubacar avait tissé un réseau allant du ministère


des Affaires étrangères à la DST », explique une source
proche de l’enquête. Devant l’ampleur de la fraude, les
autorités ivoiriennes prennent très rapidement une
première décision : le 15 juin, le gouvernement adopte
en conseil des ministres un projet de loi pour suspendre
l’acquisition immédiate de la nationalité ivoirienne par
mariage.

Outre Aboubacar Diakité et Hussein Karim, au moins


deux de leurs complices et plusieurs agents de la DST
sont également en détention. Mais, selon nos
informations, le réseau est composé d’une dizaine de
personnes. « Des membres de la communauté libanaise
ont profité de la combine. Quand Aboubacar touchait
2,5 millions de F CFA pour un passeport, les
intermédiaires prenaient 1 million », raconte une source
proche de l’enquête.

Un Syrien était, lui, chargé de faire venir à Abidjan les


ressortissants de son pays souhaitant obtenir un
passeport ivoirien pour travailler au Qatar. Dans ce cas
de figure, le prix était tout autre, puisqu’il fallait
débourser entre 10 000 et 15 000 dollars.

D’autres nationalités pourraient également être


concernées. Le 3 février dernier, un dénommé Bob el-
Nasrani postait un message des plus directs sur un
groupe d’entraide d’Irakiens installés à Istanbul. « Une
deuxième nationalité africaine pour quiconque le
souhaite… dans un délai d’un mois. Viens dans le pays
pour prendre tes empreintes digitales et recevoir le
dossier de nationalité, d’identité et le passeport,
accompagné des documents officiels légaux. Paiement
après réception et après avoir donné des garanties pour
les deux partie », écrivait-il. Selon nos informations,
l’auteur du message serait domicilié à Abidjan.

Extorsion et racket

L’enquête a également permis d’établir qu’Aboubacar


Diakité était lié à un autre réseau, spécialisé cette fois
dans l’extorsion. Selon des sources concordantes,
plusieurs personnes détentrices de passeports
frauduleusement acquis ont pu passer entre les
gouttes, moyennant le paiement d’une certaine somme.
Ceux qui ont refusé ont terminé à la Maca. « Lorsque
j’étais en garde à vue dans les locaux de l’ULGC, un
gendarme m’a tendu un téléphone en me disant que
quelqu’un voulait me parler. Un Libanais m’a dit en
arabe qu’il pouvait me faire sortir contre 2,5 millions de
F CFA », nous confie un homme incarcéré dans le cadre
de l’affaire.

La maison d'arrêt et de correction d'Abidjan (Maca). ©


© SIA KAMBOU/AFP

La pratique se révèle largement répandue et organisée.


L’un de ses instigateurs serait un « indic » du ministère
de la Justice et du Pôle économique et financier qui
profitait de sa position pour rançonner les potentielles
cibles. L’homme, un certain Cheikh Berte, va
néanmoins avoir le malheur de s’attaquer à un trop
gros poisson, un homme d’affaires burkinabè impliqué
dans l’orpaillage à Bouaké auquel il est réclamé entre
400 et 500 millions de F CFA. La victime connaît du
monde et l’affaire atterrit sur le bureau du ministre de
la Défense et frère cadet du chef de l’État, Téné
Birahima Ouattara. Le domicile de Cheikh Berte est
perquisitionné. On y retrouve d’importantes sommes
d’argent en liquide et des armes. Mais l’intéressé, lui,
s’est volatilisé. Des éléments de l’ULGC sont néanmoins
arrêtés.

Des éléments de l'Unité de lutte contre la grande


criminalité (ULGC) seront arrêtés dans le cadre de
l'enquête sur le réseau d'extorsion. © © Facebook
Police Secours
À LIRERacket et extorsion de fonds en Côte d’Ivoire :
deux unités d’élite sous le coup d’une enquête

À ce jour, une vingtaine de détenteurs de passeports


ont été interpellés, principalement des membres de la
communauté libanaise. Certains connaissaient
directement Aboubacar Diakité. D’autres l’ont rencontré
via des intermédiaires. Cinq personnes sont d’abord
arrêtées le 4 juillet. Dans la matinée, cinq voitures aux
vitres teintées débarquent dans un garage de Marcory,
une commune d’Abidjan. Son propriétaire s’occupait
des voitures d’Aboubacar Diakité, qui lui a proposé ses
services pour rembourser une importante dette. Délivré
le 12 décembre 2021, le passeport n’a jamais servi. Ce
n’est pas le cas de celui d’Amar (son nom a été
modifié), à qui Aboubacar Diakité a été présenté par un
ami comme un agent de la DST, et qui s’est rendu avec
le sésame à Dubaï.

D’autres arrestations auront lieu le 17 juillet,


parallèlement à celle d’Abbas Badreddine. Auditionné le
28 juillet par le Pôle économique, l’homme d’affaires a
expliqué avoir rencontré Aboubacar Diakité à une seule
reprise. En 2019, Mohamad, un de ses petits frères
vivant à Lomé, apprend que plusieurs membres de la
communauté libanaise de la ville ont obtenu des
passeports ivoiriens. On lui parle d’un certain « Abou ».
Mohamad marque son intérêt et en parle à son père,
Hani. Les deux hommes font part de leur projet à
Abbas, qui organise une rencontre dans les locaux de
l’usine Plastica à Abidjan.

Aux enquêteurs, l’homme d’affaires raconte avoir


demandé à Aboubacar Diakité de lui expliquer par quel
procédé il comptait obtenir les passeports : « J’ai
compris que le passeport était vrai mais que le dossier
était bidon. Alors, je lui ai demandé de m’expliquer à
nouveau et lui ai dit que j’allais le filmer. Aboubacar l’a
mal pris. Il s’est énervé et a quitté la pièce. C’est la
dernière fois que j’ai eu affaire à lui. »

Le père et le frère d’Abbas Badreddine bénéficieront


tout de même d’un passeport obtenu grâce à
Aboubacar Diakité. À l’insu de l’homme d’affaires ?
C’est ce qu’a assuré ce dernier devant les magistrats du
Pôle économique. Ses proches dénoncent, eux, une
cabale orchestrée par des concurrents. « Cette affaire
intervient étrangement au moment où Plastica
répondait à plusieurs appels d’offres importants. Après
la dénonciation dont l’entreprise a été victime, ça fait
beaucoup », assène un de ses collaborateurs. Selon nos
sources, les avocats d’Abbas Badreddine ont vu leur
demande de liberté provisoire, déposée le 3
octobre, immédiatement rejetée.

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