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Fraude à la nationalité

en Côte d’Ivoire : un
réseau tentaculaire
Le vaste réseau de fraude à la nationalité
démantelé par les enquêteurs de l’ULGC
avait des ramifications en Tunisie, en
Turquie et dans de nombreux consulats
ivoiriens. Révélations.
octobre 2023 à 08:01
Par Vincent Duhem et Baudelaire Mieu
Mis à jour le 5 octobre 2023 à 08:22
ARNAQUE À LA NATIONALITÉ EN BANDE
ORGANISÉE (2/2) – Lorsque les autorités
ivoiriennes reçoivent, début juin, un signalement de
leurs homologues du Qatar, elles ne sont pas
vraiment surprises. Cela fait plusieurs années que
l’Union européenne (UE) et d’autres chancelleries les
alertent sur l’existence d’une fraude d’envergure sur
la nationalité. Elle expliquerait, en partie, le nombre
important d’Ivoiriens figurant sur les routes de la
migration vers l’Europe. En septembre, ils étaient 14
000, selon le recensement de l’agence européenne
Frontex – 12 500, selon l’Organisation internationale
pour les migrations (OIM). Mais en réalité, nombre
d’entre eux possèdent un passeport ivoirien sans
jamais avoir vécu en Côte d’Ivoire. Plus récemment,
des documents d’identité ivoiriens ont été retrouvés
sur des jihadistes tués en Syrie. La première vague
de vrais-faux passeports daterait de 2017.
Nigérians, Syriens, Libanais,
Marocains…

L’enquête de l’Unité de lutte contre la grande


criminalité (ULGC) est relancée. Selon nos
informations, près de 120 000 passeports pourraient
être concernés, mais les enquêteurs se concentrent
sur 30 000 documents. Après plusieurs semaines de
recherche, 25 000 sont retrouvées. Ils concernent 10
000 Nigérians, 8 000 Syriens, des Libanais et des
personnes d’autres nationalités, dont des Marocains.

Les enquêteurs découvrent qu’Aboubacar Diakité, 38


ans, est en fait à la tête d’un réseau criminel
d’envergure aux ramifications multiples. La fraude
était telle que l’organisation possédait des
« antennes » à Istanbul, à Paris et à Tunis, mais aussi
dans de nombreux consulats de Côte d’Ivoire.
Bénéficiant de complicités dans presque toutes les
administrations de l’État, le cerveau avait réussi à
mettre en place un système extrêmement bien huilé.

Sur son profil Facebook, l’homme dit travailler aux


douanes. Mais, à ses clients, il assure être un agent
de la Direction de la surveillance du territoire (DST).
Dans toute arnaque, l’apparence joue un rôle
déterminant. Alors, Aboubacar Diakité ne lésine pas
sur les moyens. Grosses lunettes de soleil sur le nez,
il roule dans un Land Cruiser V8 aux vitres teintées
avec plaque diplomatique et macaron vert. Un petit
calibre dans la boîte à gants.
De quoi mettre en confiance ses potentiels clients,
dont le profil varie. Il y a ceux qui ne sont en aucun
cas éligibles à la nationalité ivoirienne. Et d’autres
qui, vivant sur le territoire depuis une dizaine
d’années, pourraient sans doute être naturalisés par
la voie classique, mais ne diraient pas non à une
procédure accélérée.

Diakité les accompagne à toutes les étapes. Police,


mairie, DST… À chaque fois, l’homme est accueilli au
garde-à-vous. Au bout de deux ou trois mois, le
demandeur reçoit des mains de Diakité un certificat
de nationalité jaune. Coût de la procédure : autour de
2 millions de F CFA (environ 3 000 euros). Mais, en
parcourant le certificat, il découvre qu’il n’a pas
obtenu le sésame par naturalisation mais par
mariage. Car pour réussir son coup, Diakité introduit
dans le dossier un acte de mariage bidon. À ceux qui
s’en inquiètent, il se veut rassurant et explique qu’il
s’agit juste d’un mariage blanc avec une de ses
cousines. Il trouve même une parade pour ses clients
de confession musulmane qui rechignent. Après
quelques mois, il est possible de divorcer en payant
entre 200 000 et 500 000 F CFA supplémentaires
(entre 300 et 760 euros).

À LIRELa Côte d’Ivoire traque les mariages blancs

« Aboubacar avait tissé un réseau allant du ministère


des Affaires étrangères à la DST », explique une
source proche de l’enquête. Devant l’ampleur de la
fraude, les autorités ivoiriennes prennent très
rapidement une première décision : le 15 juin, le
gouvernement adopte en conseil des ministres un
projet de loi pour suspendre l’acquisition immédiate
de la nationalité ivoirienne par mariage.

Outre Aboubacar Diakité et Hussein Karim, au moins


deux de leurs complices et plusieurs agents de la DST
sont également en détention. Mais, selon nos
informations, le réseau est composé d’une dizaine de
personnes. « Des membres de la communauté
libanaise ont profité de la combine. Quand Aboubacar
touchait 2,5 millions de F CFA pour un passeport, les
intermédiaires prenaient 1 million », raconte une
source proche de l’enquête.

Un Syrien était, lui, chargé de faire venir à Abidjan les


ressortissants de son pays souhaitant obtenir un
passeport ivoirien pour travailler au Qatar. Dans ce
cas de figure, le prix était tout autre, puisqu’il fallait
débourser entre 10 000 et 15 000 dollars.

D’autres nationalités pourraient également être


concernées. Le 3 février dernier, un dénommé Bob el-
Nasrani postait un message des plus directs sur un
groupe d’entraide d’Irakiens installés à Istanbul.
« Une deuxième nationalité africaine pour quiconque
le souhaite… dans un délai d’un mois. Viens dans le
pays pour prendre tes empreintes digitales et recevoir
le dossier de nationalité, d’identité et le passeport,
accompagné des documents officiels légaux. Paiement
après réception et après avoir donné des garanties
pour les deux partie », écrivait-il. Selon nos
informations, l’auteur du message serait domicilié à
Abidjan.

Extorsion et racket
L’enquête a également permis d’établir qu’Aboubacar
Diakité était lié à un autre réseau, spécialisé cette fois
dans l’extorsion. Selon des sources concordantes,
plusieurs personnes détentrices de passeports
frauduleusement acquis ont pu passer entre les
gouttes, moyennant le paiement d’une certaine
somme. Ceux qui ont refusé ont terminé à la Maca.
« Lorsque j’étais en garde à vue dans les locaux de
l’ULGC, un gendarme m’a tendu un téléphone en me
disant que quelqu’un voulait me parler. Un Libanais
m’a dit en arabe qu’il pouvait me faire sortir contre
2,5 millions de F CFA », nous confie un homme
incarcéré dans le cadre de l’affaire.

La pratique se révèle largement répandue et


organisée. L’un de ses instigateurs serait un « indic »
du ministère de la Justice et du Pôle économique et
financier qui profitait de sa position pour rançonner
les potentielles cibles. L’homme, un certain Cheikh
Berte, va néanmoins avoir le malheur de s’attaquer à
un trop gros poisson, un homme d’affaires burkinabè
impliqué dans l’orpaillage à Bouaké auquel il est
réclamé entre 400 et 500 millions de F CFA. La
victime connaît du monde et l’affaire atterrit sur le
bureau du ministre de la Défense et frère cadet du
chef de l’État, Téné Birahima Ouattara. Le domicile de
Cheikh Berte est perquisitionné. On y retrouve
d’importantes sommes d’argent en liquide et des
armes. Mais l’intéressé, lui, s’est volatilisé. Des
éléments de l’ULGC sont néanmoins arrêtés.

À ce jour, une vingtaine de détenteurs de passeports


ont été interpellés, principalement des membres de la
communauté libanaise. Certains connaissaient
directement Aboubacar Diakité. D’autres l’ont
rencontré via des intermédiaires. Cinq personnes sont
d’abord arrêtées le 4 juillet. Dans la matinée, cinq
voitures aux vitres teintées débarquent dans un
garage de Marcory, une commune d’Abidjan. Son
propriétaire s’occupait des voitures d’Aboubacar
Diakité, qui lui a proposé ses services pour
rembourser une importante dette. Délivré le 12
décembre 2021, le passeport n’a jamais servi. Ce
n’est pas le cas de celui d’Amar (son nom a été
modifié), à qui Aboubacar Diakité a été présenté par
un ami comme un agent de la DST, et qui s’est rendu
avec le sésame à Dubaï.

D’autres arrestations auront lieu le 17 juillet,


parallèlement à celle d’Abbas Badreddine. Auditionné
le 28 juillet par le Pôle économique, l’homme
d’affaires a expliqué avoir rencontré Aboubacar
Diakité à une seule reprise. En 2019, Mohamad, un de
ses petits frères vivant à Lomé, apprend que plusieurs
membres de la communauté libanaise de la ville ont
obtenu des passeports ivoiriens. On lui parle d’un
certain « Abou ». Mohamad marque son intérêt et en
parle à son père, Hani. Les deux hommes font part de
leur projet à Abbas, qui organise une rencontre dans
les locaux de l’usine Plastica à Abidjan.

Aux enquêteurs, l’homme d’affaires raconte avoir


demandé à Aboubacar Diakité de lui expliquer par
quel procédé il comptait obtenir les passeports : « J’ai
compris que le passeport était vrai mais que le
dossier était bidon. Alors, je lui ai demandé de
m’expliquer à nouveau et lui ai dit que j’allais le
filmer. Aboubacar l’a mal pris. Il s’est énervé et a
quitté la pièce. C’est la dernière fois que j’ai eu affaire
à lui. »

Le père et le frère d’Abbas Badreddine bénéficieront


tout de même d’un passeport obtenu grâce à
Aboubacar Diakité. À l’insu de l’homme d’affaires ?
C’est ce qu’a assuré ce dernier devant les magistrats
du Pôle économique. Ses proches dénoncent, eux,
une cabale orchestrée par des concurrents. « Cette
affaire intervient étrangement au moment où Plastica
répondait à plusieurs appels d’offres importants.
Après la dénonciation dont l’entreprise a été victime,
ça fait beaucoup », assène un de ses collaborateurs.
Selon nos sources, les avocats d’Abbas Badreddine
ont vu leur demande de liberté provisoire, déposée le
3 octobre, immédiatement rejetée.

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