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n I ) ' EN TR E v E R N ES

Presses Universitaires de I von


NU NC COCNOSCO EX PARTE

THOMAS J. BATA LIBRARY


TRENT UNIVERSITY
Digitized by the Internet Archive
in 2019 with funding from
Kahle/Austin Foundation

https://archive.org/details/analysesemiotiquOOOOgrou
ANALYSE SEMIOTIQUE
DES TEXTES
© Presses Universitaires de Lyon, 1984 (4eme édition)
86, rue Pasteur — 69007 LYON
Groupe d’Entrevernes

ANALYSE SÉMIOTIQUE
DES TEXTES

Introduction
Théorie - Pratique

4ème édition

Presses Universitaires de Lyon


Le Groupe d'Entrevernes réunit des sémioticiens et
des biblistes qui collaborent à Lyon au CAD1R
(Centre pour l’analyse du discours religieux) et à la
revue Sémiotique et Bible.

L’élaboration et la rédaction de cet ouvrage ont été


assurées par
Jean-Claude GIROUD et Louis PANIER

Cette introduction à l’analyse sémiotique des textes


reprend et développe une série d’articles publiés
entre 1976 et 1978 dans la revue Sémiotique et
Bible (25, rue du Plat, 69288 Lyon CEDEX 1)
sous le titre de « Rudiments d’analyse >>.

GROUPE D’ENTREVERNES. — Analyse sémiotique des textes : introduc¬


tion, théorie, pratique / Groupe d’Entrevernes ; 4e édition. — Lyon :
Presses universitaires de Lyon, 1984. - 208 p. ; 21 cm.

ISBN : 2-7297-00374
SOMMAIRE

Préliminaires. 7

A. LES STRUCTURES DE SURFACE. 11

Première partie : LA COMPOSANTE NARRATIVE. 13


1. Narrativité et programme narratif. 13
2. La performance. 21
3. Modalisation des énoncés dû faire : la compétence. 30
4. Modalisation des énoncés d’état : la sanction. 40
5. Le faire-faire et la manipulation. 52
6. Bilan de la composante narrative. 59
7. Exercice pratique : la composante narrative dans le texte
de Daud'et. 68

Deuxième partie : LA COMPOSANTE DISCURSIVE. 87


8. Les figures. 89
9. Parcours figuratifs. Configurations discursives. 94
10. Rôles thématiques. 98
11. Exercice pratique : la composante discursive dans le
texte de Daudet. 100

B. LES STRUCTURES PROFONDES. 113

12. Vers les unités minimales de la signification. 115


13. Les isotopies. 123
14. La structure élémentaire de la signification : le carré
sémiotique. 129
15. La mise en œuvre du carré sémiotique. 136
16. Exercice pratique : les structures profondes dans le texte
de Daudet.i. 145

C. EXERCICE PRATIQUE : analyse d’un texte. 157

17. Le jeu du sens dans le récit de la Tour de Babel. 159

5
Conclusion 192

Annexe : La légende de l’homme à la cervelle d’or (A. Daudet). . . 197

Index des mots-clés. 201

Bibliographie. 20/

6
0. PRÉLIMINAIRES

0.1. Les racines du sens

Nous aimerions pouvoir dire en commençant que la sémiotique


est un jeu. Une telle affirmation pourra paraître ou ingénue ou
prétentieuse.
Pourtant, en cherchant à explorer les conditions de la significa¬
tion, en se donnant pour but l’examen des racines du sens, en
mettant les textes « sens dessus dessous » afin d’élucider, les
« dessous du sens », la sémiotique ne ressemble-t-elle pas à un
jeu de dé-construction ?
Qu’est-ce qui rend possible la signification manifestée par les
textes et les discours que nous lisons, entendons ou produisons ?
Quel système organisé, quel délicat assemblage, quelles règles pré¬
sident à la mise au jour du sens ? Telles sont les questions que la
sémiotique se donne à résoudre.
Il ne s’agit donc pas de dire « le » sens vrai du texte, ni de
trouver un sens nouveau et inédit en dehors duquel il n’y aurait
point d’autres sens.
Il ne s’agit pas non plus de restituer pour un texte sa genèse,
son histoire. L’auteur du texte, l’époque de sa fabrication, les
besoins auxquels il devait répondre, n’intéressent pas directement
le sémioticien.
Tout se passe comme si les questions posées au texte se dépla¬
çaient et se modifiaient :
non pas « que dit ce texte » ?
non pas « qui dit ce texte » ?
mais « comment ce texte dit ce qu’il dit » ?

7
0.2. Principes et postulats

0.2.1. UNE ANALYSE IMMANENTE

Ce sont donc les conditions internes de la signification que


nous cherchons. C’est pourquoi l’analyse doit être immanente.
Cela veut dire que la problématique définie par le travail sémioti¬
que porte sur le fonctionnement textuel de la signification et non
sur le rapport que le texte peut entretenir avec un référent
externe. Le sens sera alors considéré comme un effet, comme un
résultat produit par un jeu de rapports entre des éléments signi¬
fiants. C’est à l’intérieur du texte que nous aurons à construire le
« comment » du sens.

0.2.2. UNE ANALYSE STRUCTURALE

Il n’y a de sens que par et dans la différence : c’est ce principe


reconnu par F. de Saussure et L. Hjelmslev qui est à la base du
développement des études structurales. Les effets de sens perçus
dans les discours et les textes présupposent alors un système
structuré de relations. Cela nous conduira donc à postuler que les
éléments d’un texte ne tiennent leur signification et ne peuvent
être reconnus signifiants que par le jeu des relations qu’ils entre¬
tiennent. Nous ne retiendrons alors comme pertinents que les élé¬
ments susceptibles d’entrer dans un système d’évaluation et de
construction de différences. C’est cela que nous nommerons la
forme du contenu. Et notre analyse est structurale puisqu’elle vise
la description de cette forme du sens, non le sens mais l’architec¬
ture du sens.

0.2.3. UNE ANALYSE DU DISCOURS

Enfin l’analyse sémiotique est une analyse du discours et cela


différencie la sémiotique « textuelle » de la linguistique structu¬
rale « phrastique ». Quand la linguistique se préoccupe de la
construction et de la production des phrases, ou de la compétence
phrastique, la sémiotique se donne pour objet à construire l’orga¬
nisation et la production des discours et des textes, ou la
compétence discursive. Il conviendra donc de mettre en place les
règles et le dispositif susceptible d'engendrer les discours et les
textes.

8
0.3. Des niveaux d’analyse

Nous mettrons ici en œuvre les procédures d’analyse et la


méthodologie proposées par A.-J. Greimas.
Si nous considérons les textes comme le résultat d’un dispositif
structuré de règles et de relations, nous aurons à reconnaître des
unités aptes à entrer dans ce jeu de règles et dans ce système de
relations. Pour cela, il nous est nécessaire de distinguer des
niveaux de description sur lesquels des éléments et leurs règles
d’assemblage seront reconnus pertinents.
Il convient de souligner ici l’importance des niveaux qui organi¬
sent les contraintes auxquelles est soumise la production du sens.
La construction de ces niveaux, les correspondances qu’ils entre¬
tiennent entre eux, permettent non seulement de reconnaître le
système qui peut engendrer la signification, mais aussi de mieux
cerner l’usage qu’en font les textes que nous analysons.
Si nous laissons de côté (pour ne pas trop compliquer cette
introduction à la sémiotique) le niveau des structures de manifes¬
tation, nous considérons que l’analyse aura à se développer sur
deux niveaux :
— le niveau de surface ;
— le niveau profond (dit aussi immanent).

— Au niveau de surface nous aurons à prévoir deux


composantes qui règlent l’organisation des éléments
reconnus pertinents à ce niveau :
• une composante narrative : elle règle, nous le verrons,
la succession et l’enchaînement des états et des transforma¬
tions,
• une composante discursive : elle règle dans un texte
l’enchaînement des figures et des effets de sens.

— Au niveau profond, deux plans d’organisation seront


aménagés pour agencer les éléments reconnus pertinents à
ce niveau :
• un réseau de relations qui effectue un classement des
valeurs de sens selon les relations qu’elles entretiennent,
• un système d'opérations qui organise le passage d’une
valeur à une autre.

9
Une telle présentation, rapide et allusive, de l’organisation
sémiotique pourra sembler pédante et compliquée. Elle risque
même d’effrayer le lecteur. Si nous tenons à l’indiquer dès les
préliminaires à cette introduction, c’est surtout parce qu’elle se
trouve à l’arrière-plan de tout le travail qui suit.
En effet, dans un premier temps, — A. Structures de surface
—, nous examinerons l’aménagement du premier niveau : une
première partie sera consacrée à l’analyse narrative et une
seconde partie à l’examen de la composante discursive.
Dans un second temps, nous ferons porter le travail sur l’orga¬
nisation des structures profondes, — B. Structures profondes —.
Enfin nous chercherons le plus possible à mettre en pratique ce
que nous aurons élaboré théoriquement. C’est pourquoi deux tex¬
tes seront analysés :
— Le premier, extrait des « Lettres de mon moulin »
d’Alphonse Daudet, s’intitule « La légende de l’homme à la cer¬
velle d’or ». L’analyse de ce texte (qu’on trouvera en annexe à la
fin de ce livre) accompagnera et illustrera la construction de la
théorie sémiotique : non seulement des exemples seront pris dans
ce texte pour illustrer les données théoriques mais après chaque
phase importante, une description pratique sera faite (cf. chapi¬
tres 7, 11 et 16).
— Le second, extrait du livre de la « Genèse » est le récit célè¬
bre de la « construction de la tour de Babel ». Venant après la
présentation des rudiments de l’analyse sémiotique, cet exemple
voudrait montrer comment se mène une pratique d’analyse et
comment se construit, pour un texte, une représentation du fonc¬
tionnement de sa signification.

10
A. LES STRUCTURES DE SURFACE
PREMIÈRE PARTIE

LA COMPOSANTE NARRATIVE

1. NARRATIVITÉ ET PROGRAMME NARRATIF

Dans les pages qui précèdent, nous avons indiqué les diverses
composantes d’un texte. A chacune correspond un niveau de des¬
cription de la signification : des éléments caractéristiques (perti¬
nents) et des procédures particulières pour reconnaître et repré¬
senter ces éléments et leur organisation. Nous commençons par
présenter la composante narrative du discours.

1.1. La narrativité

Nous avons vu dans les préliminaires que le sens est fondé sur
la différence : il y a du sens lorsqu’il y a de la différence.
L’analyse sémiotique des textes est donc, au fond, une reconnais¬
sance et une description de la différence dans les textes. Mais où
reconnaître de la différence, et entre quels éléments ?
Lorsqu’on décrit la composante narrative du discours, on choi¬
sit de ne décrire que les différences qui apparaissent dans la suc¬
cession du texte (par opposition aux différences qui apparaissent
dans les comparaisons statiques). Si dans un récit, par exemple,
nous suivons l’évolution d’un personnage, elle apparaît comme la
succession d’états différents de ce personnage.

13
C’est le cas de l’homme à la cervelle d’or, riche et menant la
vie, puis n’ayant plus d’or et mourant. La signification du récit
est un effet de la différence entre ces états successifs du person¬
nage.

Pris au niveau de la composante narrative, un texte se présente


comme une suite d’états et de transformations entre ces états : un
état A est transformé en un état B, etc. On appelle narrativité le
phénomène de succession d’états et de transformations, inscrit
dans le discours, et responsable de la production du sens. On
appelle analyse narrative le repérage des états et des transforma¬
tions, et la représentation rigoureuse des écarts, des différences
qu’ils font apparaître sous le mode de la succession. Tout texte
présente une composante narrative et peut faire l’objet d’une
analyse narrative ; les récits proprement dits ne sont qu’une classe
particulière où les états et les transformations sont rapportés à
des personnages individualisés.

1.2. Etat et transformation

A la base de l’analyse narrative, on pose la distinction entre les


états et les transformations, entre ce qui relève de l’être et ce qui
relève du faire. Un état s’énonce avec un verbe du type « être »
ou « avoir » :
— le narrateur est ou n’est pas triste
— la femme de l’homme à la cervelle d’or n’a pas, puis a
quelque chose de bien cher.
Une transformation s’énonce avec un verbe du type « faire » :
— l’homme achète quelque chose de bien cher.
Faire l’analyse narrative d’un texte, c’est d’abord établir un
classement des énoncés d’état et des énoncés du faire. Ces énon¬
cés ne recouvrent pas exactement les phrases du texte, ils sont à
rétablir sous les mots, les expressions, les phrases qui les manifes¬
tent sous des formes variées.

Pour l’analyse on distingue le niveau de la manifestation, c’est-


à-dire le niveau de ce qui se donne à lire dans le texte et le niveau
construit où l’on dispose les éléments appartenant à la grammaire
narrative. Les phrases d’un texte appartiennent au niveau de la
manifestation, les énoncés (d état ou du faire) appartiennent au
niveau construit.

14
1.2.1. SUJET ET OBJET

Pour définir plus précisément l’énoncé d’état, on introduit les


notions de sujet et d'objet. L’énoncé d’état correspond à la
relation entre un sujet et un objet,
l’« homme » et la « cervelle d’or » par exemple
mais attention : le sujet (S) n’est pas un personnage et l’objet (O)
n’est pas une chose, ce sont des rôles, des notions qui définissent
des positions corrélatives (actants ou rôles actantiels) qui n’exis¬
tent jamais l’une sans l’autre. Pas de sujet sans un objet auquel
il est relié et par rapport auquel il se définit. Pas d’objet sans
sujet par rapport auquel il se définit.
Il y a deux formes d’énoncé d’état, c’est-à-dire deux formes de
relation entre S et O, et deux seulement.
— énoncé d’état disjoint. S et O sont en relation de disjonc¬
tion. En prenant V comme signe de la disjonction, on écrit
(S V O)
cette forme d’énoncé d’état.
« L’homme a perdu tout son or » s’écrira (S V O) si S est
représenté par l’« homme » et si O est représenté par « or ».

— énoncé d’état conjoint. S et O sont en relation de conjonc¬


tion. En prenant A comme signe de la conjonction, on écrit
(S A O)
cette forme d’énoncé d’état.
« L’ami a un peu d’or » s’écrira (S A O) si S est représenté par
l’« ami » et si O est représenté par l’« or ».

1.2.2. LA TRANSFORMATION

C’est le passage d’une forme d’état à une autre. Il y a deux


formes de transformation ; et deux seulement.
— transformation de conjonction. Elle fait passer d’un état de
disjonction à un état de conjonction. Compte tenu des conven¬
tions d’écriture indiquées plus haut, on représentera ainsi cette
transformation :
(SVO)-(SA O)

La flèche indique le passage d’un état à un autre.


— transformation de disjonction. Elle fait passer d’un état de
conjonction à un état de disjonction ; on la représente de la
façon suivante :
(SAO)-(SV O)

15
Nous développerons, dans le chapitre 2, les possibilités de com¬
binaison entre ces formes de transformations.
Pour l’analyse, tous les énoncés du faire doivent être classés en
énoncés de conjonction et en énoncés de disjonction.

1.3. Programme narratif

On appelle programme narratif (PN) la suite d’états et de


transformations qui s’enchaînent sur la base d’une relation S - O
et de sa transformation. Le PN comporte donc plusieurs transfor¬
mations articulées et hiérarchisées.
Dans notre récit, on reconnaît un programme narratif de priva¬
tion qui rassemble les états et les transformations qui s’enchaînent
sur la base de la relation de « l’homme à la cervelle d’or » avec la
« cervelle d’or » et qui font aboutir à la disjonction.

L’enchaînement des états et des transformations constitutifs du


PN sont réglés logiquement — c’est pourquoi on parle de pro¬
gramme — et l’analyse narrative a pour but de décrire l’organisa¬
tion du PN, de rendre compte de cet enchaînement réglé.
Pour l’analyse, on nomme par commodité le programme narra¬
tif à partir de la transformation principale, on parlera par exemple
du programme narratif de gaspillage de l’or.

1.3.1. LA PERFORMANCE ET LE SUJET OPÉRATEUR

Dans le récit qui nous sert d’exemple, le programme narratif se


réalise par le passage d’un état de conjonction à un état de dis¬
jonction : c’est le récit d’une perte. L’opération qui réalise ce
passage s’appelle la performance. On appelle donc performance
toute opération du faire qui réalise une transformation d’état.
Cette opération réalisée présuppose un agent, c’est le sujet
opérateur. Ici encore il s’agit d’un rôle et non d’un personnage.
Dans notre récit plusieurs personnages interviennent comme
sujet opérateur de la disjonction : les « parents », l’« ami
voleur », la « femme », et l’« homme » lui-même.

L’analyse narrative reconnaît ainsi deux types de sujet :


— le sujet d’état, en relation de conjonction ou de disjonction
avec un objet : la relation (S - O) définit l’énoncé d’état.
— le sujet opérateur, en relation avec une performance qu’il

16
réalise : on l’appelle aussi sujet du faire. La relation du sujet
opérateur avec le faire définit l’énoncé du faire.
Compte tenu de ceci, la formule générale de la transformation
narrative s’écrit :
F (S) => [(S v O) -* (S a O)]

où F indique le faire et la double flèche l’énoncé du faire.

Les différents rôles actantiels que nous avons déjà mis en place
correspondent à des positions différentes dans cette formule
générale.

1.3.2. LA COMPÉTENCE

La réalisation de la transformation par le sujet opérateur pré¬


suppose que ce dernier est capable de réaliser la performance, ou
encore qu’il est compétent. On appellera compétence les condi¬
tions nécessaires à la réalisation de la performance pour autant
qu’elles sont rapportées au sujet opérateur. Nous développerons
ceci au chapitre 3.
Dans notre texte, l’ami qui vole l’homme à la cervelle d’or a la
connaissance du secret : le savoir est un élément de sa compétence,
une condition nécessaire à la réalisation du vol.

On peut ramener la compétence du sujet opérateur à quatre


éléments : le devoir-faire, le vouloir-faire, le pouvoir-faire, le
savoir-faire. S’il réalise la performance, le sujet opérateur doit
nécessairement être muni de certains de ces éléments de compé¬
tence. Et les récits peuvent représenter l’acquisition de la compé¬
tence par le sujet opérateur ; dans ce cas, la « compétence » est
considérée comme un objet qui peut être disjoint ou conjoint par
rapport au sujet : nous retrouvons la formule générale de la
transformation narrative. La différence tient ici au type d’objet
auquel le sujet est relié : au niveau de la compétence, l’objet
acquis n’est pas (encore) l’objet principal de la performance, mais
une condition nécessaire pour l’acquérir : on appelle objet modal
ce nouveau type d’objet (3.2.).
Au point où nous en sommes de cette présentation de la sémio¬
tique, nous pouvons distinguer deux types d’objets : l’objet prin¬
cipal de la transformation ou objet-valeur et l’élément de compé¬
tence nécessaire pour la réalisation de la performance, ou
objet-modal (on l’appelle ainsi parce qu’il correspond aux moda-

17
lités du faire : pouvoir-faire, vouloir-faire, etc.). Ces deux types
d’objets correspondent à deux types de transformations : la
performance principale transforme la relation du sujet d’état à
Vobjet-valeur, et la performance modale (ou encore performance
de qualification) transforme la relation d’un sujet à
Vobjet-modal. L’acquisition de la compétence peut constituer un
programme narratif subordonné au programme principal ; elle
peut également couvrir la totalité d’un récit.

1.4. La composante narrative : schéma d’ensemble

Le programme narratif s’organise autour de la performance


principale comme noyau ; en ce point, les opérations (faire)
transforment les états (être). Réaliser une performance, c’est
FAIRE ÊTRE.
Dans la phase de compétence, présupposée par la performance,
c’est l’opération, le faire lui-même qui est affecté par certaines
modalités qui le qualifient : le faire sera réalisé selon le vouloir-
faire, selon le devoir-faire, etc. On note ainsi dans quel état se
trouve le faire transformateur : la compétence indique l’ÊTRE du
FAIRE (voir chapitre 3).
A partir de la performance principale, on s’interrogera sur ce
qui fait agir le sujet opérateur, c’est la question du FAIRE
FAIRE. On décrira alors un certain nombre d’opérations narrati¬
ves effectuées sur le sujet opérateur lui-même pour lui faire faire
la performance principale du programme narratif ; ce sont le plus
souvent des opérations de persuasion, elles mettent en scène, à
côté du sujet opérateur, un autre rôle actantiel, appelé destinateur
(voir chapitre 5).
Dans notre récit, lorsque les parents de l’enfant, lui révélant son
secret, lui demandent un peu d’or, ils occupent le rôle de destina¬
teur : ils lui font réaliser le don de l’or. On appelle phase de
manipulation la phase du récit où intervient le destinateur comme
agent de persuasion.

Enfin la réalisation de la performance principale implique une


autre phase du programme narratif, corrélative de celle que nous
venons d’indiquer. Une fois les états transformés par l’opération
du sujet opérateur, il reste à évaluer l’état final consécutif à cette
opération, à reconnaître que la transformation a bien eu lieu, à
sanctionner l’opération du sujet. Dans cette phase du programme,

18
on manifeste ce que sont vraiment les états, ont dit l’ÊTRE de
l’ÊTRE. On appelle phase de sanction ou de reconnaissance cette
phase du programme narratif, où intervient à nouveau le
destinateur, mais comme agent d'interprétation (voir chapitre 4).
Ces quatre phases du programme narratif s’appellent logique¬
ment l’une l’autre, elles ne sont pas toujours toutes manifestées
dans les textes que nous lisons, mais chaque fois que l’on
reconnaît l’une de ces phases on peut essayer de retrouver
l’ensemble du programme auquel elle appartient, car on a tou¬
jours intérêt, dans l’analyse narrative, à travailler en termes de
programmes.
Les chapitres qui suivent vont développer la description de ces
quatre phases de la séquence narrative que nous pouvons repré¬
senter sur ce tableau (cf. 6.2.6.) :

MANIPULA TION COMPÉTENCE PERFORMANCE SANCTION

Faire-faire Etre du Faire Faire-être Etre de l’Etre

relation relation relation • relation


destinateur- sujet opérateur - sujet opérateur - destinateur
sujet opérateur opération (objets états (objets sujet opérateur
modaux) valeurs) • relation
destinateur -
sujet d’état.

1.5. Bilan pour l’analyse

• L’analyse narrative ne retient qu’une partie des éléments


constitutifs d’un texte : la composante narrative.
• On décrit les éléments du texte avec des termes construits et
rigoureusement définis : c’est le métalangage de la grammaire
narrative.
• On enregistre les différences — responsables du sens perçu à
la lecture — dans la succession des états et des transformations :
c’est la narrativité.
• On analyse — déconstruit — le texte en énoncés d’état (être
ou avoir) et en énoncés du faire.

19
énoncé d’état énoncé du faire
(S-O)

conjonction disjonction transformation transformation


I conjonctive disjonctive

(S A O) (S VO) F (S) =*• -


F (S) ~
[(S V O) ■" (S A O)] [(S A O) - (S V O)]

• A chaque type d’énoncé correspondent des rôles particuliers


tenus par les personnages du texte :
— énoncé d’état : sujet d’état - objet
— énoncé du faire : sujet opérateur.
• Dans la composante narrative, l’unité complexe pertinente est
le programme narratif (séquence réglée et hiérarchisée de trans¬
formations et d’états autour d’une transformation principale).
Tout PN comporte logiquement quatre phases : Manipulation -
Compétence - Performance - Sanction. Chaque phase présuppose
les autres. Si on reconnaît dans un texte une de ces phases, il
faut tenter de retrouver les autres pour reconstituer l’ensemble du
PN.
Dans les chapitres qui vont suivre, nous développerons la des¬
cription des différentes phases de cette séquence narrative. Nous
ne les présenterons pas selon leur ordre « chronologique » (Mani¬
pulation - Compétence - Performance - Sanction), mais nous par¬
tirons de la description de la PERFORMANCE (chapitre 2)
comme point central à partir duquel les autres « moments » de la
séquence s’ordonnent logiquement. On présentera ensuite la
COMPÉTENCE du sujet opérateur de la performance et l’organi¬
sation des modalités du faire (chapitre 3). Le chapitre suivant
s’intéressera à la SANCTION (chapitre 4) qui suit la perfor¬
mance, nous y introduirons les problèmes relatifs au savoir et à
la vérité dans les récits, puisque, dans la sanction, on interprète
la performance. Cela nous fournira les éléments nécessaires à la
présentation de la MANIPULATION (chapitre 5). La présenta¬
tion de la composante narrative se terminera par un bilan (chapi¬
tre 6) et par un exercice pratique (chapitre 7) où nous présente¬
rons l’analyse narrative du texte de Daudet qui nous sert d’illus¬
tration tout au long des chapitres.

20
2. LA PERFORMANCE :
TRANSFORMATIONS D’ÉTATS
ET ÉCHANGES D’OBJETS

2.1. Rappel

Nous avons présenté la performance comme l’opération qui


transforme les états, qui fait passer d’un état conjoint à un état
disjoint (ou inversement d’un état disjoint à un état conjoint). Il
y a deux formes de transformation, deux formes de performance
correspondant dans les textes à deux formes d'énoncés narratifs :
— énoncé narratif conjonctif : F (S) =*• [(S V O) -* (S A O)]
— énoncé narratif disjonctif : F (S) =* [(S A O) -*• (S V O)]
0

Ce chapitre s’attachera à montrer comment ces deux formes


d’énoncés peuvent être combinées dans les récits. Le chapitre sui¬
vant décrira plutôt la position du sujet opérateur dans la perfor¬
mance.
Dans le récit de Daudet, un certain nombre de personnages
s’approprient l’or de l’homme. Ils passent d’un état disjoint à un
état conjoint. Ils sont sujet d’état (et parfois également sujet opé¬
rateur) dans des énoncés narratifs conjonctifs. A l’inverse l’homme
passe d’un état conjoint à un état disjoint : il finit par être totale¬
ment privé de son or. Il est sujet d’état (et parfois également sujet
opérateur) dans des énoncés narratifs disjonctifs.
L’exemple montre qu’il y a toujours intérêt pour l’analyse à
considérer l’articulation entre les énoncés narratifs conjonctifs et
les énoncés narratifs disjonctifs. Cela permet de mieux saisir les
relations entre les personnages.

2.2. Le dédoublement des énoncés d’état

Lorsque, dans notre exemple, nous considérons l’homme et


ceux qui s’approprient l’or (parents, ami, femme), nous pouvons

21
définir l’objet dans sa relation à ces différents sujets (cf. 1.3.1).
Ce qui est relation de conjonction pour les uns équivaut à une
relation de disjonction pour l’autre. Dans chaque cas, l’énoncé
d’état est complexe, puisqu’un seul objet est en relation avec
deux sujets. Si nous représentons l’or par O, l’homme par SI et
les autres personnages par S2 l’état initial du récit peut s’écrire :
(SI a O)
état 1 | ou encore (SI A O V S2)
(S2 V O)

et l’état final, lorsque l’homme n’a plus d’or alors que les autres
en ont peut s’écrire :
(SI v O) ou encore (SI V O A S2)
état
(S2 A O)

Dans la mesure où plusieurs personnages du récit réalisent la


même opération par rapport à l’« homme » (privation de l’or),
nous pouvons dire qu’ils assument le même rôle S2. Sans se
demander pour le moment qui joue le rôle de sujet opérateur (S3)
dans ia transformation, on écrira ainsi la transformation de l’état
1 en état 2 :
F (S3) =» [(SI A O V S2) -*■ (SI V O A S2)]

Nous avons dédoublé la représentation des énoncés d’état,


tenant compte de ce qu’un objet peut être relié à deux sujets et
de ce que, perdu pour l’un, il est acquis pour un autre (une
exception à ce principe sera présentée en 2.4.2.2. sous le nom de
communication participative). On constate alors que la
transformation des états est également un transfert de l’objet
valeur, une communication d’objet entre deux actants.
L’objet valeur est toujours ainsi « valorisé » à partir de sa rela¬
tion avec les deux sujets. Parallèlement, on constate dans les textes
que la relation entre des personnages est toujours médiatisée (et
signifiée) par des objets qui sont transférés de l’un à l’autre.

2.3. le dédoublement des programmes narratifs :


caractère polémique du récit

Nous avons montré dans le chapitre précédent que toute trans¬


formation narrative peut organiser autour d’elle un programme
narratif (1.4.).

22
Ainsi dans notre texte, il y a un programme organisé autour de
la perte de l’or.
Nous faisons un pas de plus, compte tenu du dédoublement des
énoncés d’état, en remarquant que tout programme narratif pro¬
jette comme son ombre un programme corrélatif. Toute transfor¬
mation conjonctive pour un sujet correspond à une transforma¬
tion disjonctive pour un autre : il y a deux programmes possibles.
Il est possible de raconter ou d’entendre le même récit en déve¬
loppant soit l’un soit l’autre des programmes ; on peut raconter
la perte de l’or par l’homme comme on peut raconter l’acquisi¬
tion de la fortune par les autres personnages. On introduit ainsi
une perspective ou un point de vue dans le récit selon qu’on
manifeste un programme plutôt que l’autre.
Si chacun des sujets considérés se réalise dans la conjonction
avec son objet, la réalisation de l’un correspond à l’échec de
l’autre (à sa virtualisation). Cette particularité permet de rendre
compte du caractère polémique de toute transformation narrative,
et de tout récit.
Une fois que l’homme a décidé, après une nuit de débauche
qu’« il était temps de s’arrêter », il s’inscrit sur un programme de
non-dépense, et tous les acteurs qui s’approprient finalement son
or font figure d'adversaires à la réalisation de ce programme.

Sur chacun de ces programmes narratifs, nous pouvons trouver


un sujet opérateur compétent : dans la transformation narrative,
il y a affrontement entre des sujets opérateurs, et la transforma¬
tion réalisée correspond à la domination d’un sujet opérateur sur
l’autre.
Dans les contes, le héros doit affronter et vaincre le dragon
pour lui reprendre la princesse.

Chacun des sujets opérateurs constitue pour l’autre un adversaire,


qu’on appelle opposant, ou anti-sujet.
Pour l’analyse : chaque fois qu’un PN se développe, il s’établit
en relation avec un programme narratif inverse, ou
anti-programme et la corrélation des deux programmes permet de
définir de façon symétrique les rôles des acteurs sur chacun
d’eux :
PN Anti-PN
(SI A O) (S2 V O)
(SI V O) (S2 A O)
Sujet opérateur Anti-sujet
Anti-sujet Sujet opérateur

23
Dès que l’on reconnaît une performance (acquisition ou priva¬
tion) on peut essayer de retrouver dans le texte la performance
inverse qui lui répond (privation ou acquisition) et de classer ainsi
les personnages selon l’un et l’autre des programmes où ils inter¬
viennent. Cela permet de construire peu à peu un système d’oppo¬
sitions (PN - anti-PN ; sujet - anti-sujet, ...) c’est-à-dire de diffé¬
rences responsables du sens.
Il y a donc deux principes de classement des éléments dans
l’analyse narrative. Il faut toujours les avoir présents à l’esprit
quand on analyse un texte :
— un principe d’opposition : tout élément projette un élément
symétrique comme on vient de le voir : c’est le principe d’organi¬
sation paradigmatique.
— un principe de succession : nous avons vu en 1.4. que tout
élément d’un PN appelle logiquement des éléments qui le précè¬
dent ou qui lui font suite : c’est le principe d’organisation
syntagmatique.

2.4. Les types de communication d’objet

2.4.1. LA COMMUNICATION D’UN OBJET ENTRE DEUX SUJETS

La corrélation PN - anti-PN est une donnée fondamentale de


l’analyse narrative. Nous venons de voir qu’elle peut prendre la
figure de la lutte à certaines conditions que nous développons
maintenant en regardant de plus près le rôle du sujet opérateur
dans la transformation complexe présentée en 2.2.
L’énoncé narratif complexe s’écrit :
F (S3) => [(SI A O V S2) - (SI V O A S2)]

Voyons ce que devient cette transformation lorsqu’on identifie


(ou non) S3 avec SI ou S2, et lorsque l’on considère principale¬
ment la performance conjonctive (acquisition) ou la performance
disjonctive (privation) (cf. 1.2.2.).

2.4.1.1. La performance conjonctive


a. S3 = S2
Un même acteur assume le rôle de sujet opérateur et le rôle de
sujet d’état disjoint dans l’état initial et conjoint dans l’état final.
Il s’agit pour cet acteur de s’attribuer à lui-même l’objet-valeur :
c’est une opération réfléchie, on l’appelle APPROPRIATION.

24
La distinction entre personnage et rôle est fondamentale pour
l’analyse sémiotique des textes : un même personnage du récit peut
assumer plusieurs rôles, un même rôle peut être pris en charge par
des personnages différents. Dans le récit de Daudet, plusieurs per¬
sonnages sont sujet opérateur pour le programme « gaspillage ».
Notre récit manifeste ce type d’opération dans l’épisode de l’ami
voleur qui est sujet opérateur et sujet d’état de la transformation
qui lui fait acquérir l’or. Dans la formule générale, l’homme à la
cervelle d’or est SI, l’ami est S2 et S3.

b. S3 * S2
Le sujet opérateur est représenté par un autre acteur que le
sujet d’état conjoint dans l’état final. Il s’agit alors de faire
acquérir l’objet à un autre : c’est une transformation transitive,
on l’appelle ATTRIBUTION.
Lorsque l’homme à la cervelle d’or achète à sa femme « quelque
chose de bien cher », nous avons ce type d’opération. L’homme
(S3) est sujet d’opérateur d’une transformation qui transfère un
objet (O) à la femme (S2).

2.4.1.2. La performance disjonctive


a. S3 = SI
Un même acteur, assume le rôle de sujet opérateur et de sujet
d’état conjoint dans l’état initial et disjoint dans l’état final. Il
s’agit pour cet acteur de se disjoindre lui-même de l’objet : c’est
une opération réfléchie, on l’appelle RENONCIATION.
Dans l’épisode des parents, « l’enfant s’arracha du crâne un
morceau d’or massif... qu’il jeta fièrement sur les genoux de sa
mère » ; l’enfant est le sujet opérateur (S3) et le sujet d’état dis¬
joint (SI) alors que la mère est le sujet d’état conjoint (S2).

b. S3 * SI
Le sujet opérateur de la transformation est un autre acteur que
le sujet conjoint de l’état initial. Ce dernier est disjoint de l’objet
par un autre : c’est une opération transitive, on l’appelle DÉPOS¬
SESSION.
L’épisode du vol peut illustrer cette transformation. L’homme à
la cervelle d’or (SI) est sujet d’état disjoint alors que l’ami est le
sujet opérateur (S3).

2.4.1.3. Epreuve et don


A partir de la formule générale donnée plus haut, nous avons
pu décrire toutes les formes de la communication d’un objet

25
entre deux sujets. Nous verrons plus bas (2.4.2.) la communica¬
tion de deux objets entre deux sujets. Ces différentes formes de
communication sont les variantes du modèle général que nous
avions établi.
Pour l’analyse sémiotique, c’est une manière de faire caractéris¬
tique : mettre en place un modèle général construit avec des élé¬
ments connus et définis, puis développer ensuite les variables
comme autant de possibilités de réalisation du modèle. Cela per¬
met, dans un même texte, ou entre plusieurs textes de distinguer
des constantes et des variables, de prévoir les manifestations diffé¬
rentes d’une même organisation signifiante, et de maintenir la des¬
cription à un niveau déterminé (le niveau de pertinence de la des¬
cription).

Nous avons distingué la performance conjonctive et la perfor¬


mance disjonctive pour les présenter successivement, mais nous
savons (voir 2.2. et 2.3.) qu’elles sont toujours corrélatives. Les
formes de transformations décrites plus haut doivent être asso¬
ciées deux par deux selon cette corrélation de l’acquisition et de
la privation. On appelle ÉPREUVE la concommitance de
l’APPROPRIATION et de la DÉPOSSESSION (comme dans
l’épisode de l’ami voleur) ; on appelle DON la concommitance de
la RENONCIATION et de l’ATTRIBUTION (comme dans l’épi¬
sode des parents). Dans le cas de l’épreuve, le récit revêt un
caractère polémique, la transformation correspond à une lutte.
Résumons ceci en un tableau :

ACQUISITION PRIVATION

ÉPREUVE appropriation dépossession

DON attribution renonciation

2.4.2. L’ÉCHANGE

Nous venons de présenter un type de communication simple,


lorsqu’un seul objet se trouve transféré entre deux sujets. Il existe
un type de communication plus complexe, lorsque deux objets se
trouvent en communication entre deux sujets, c’est ce qu’on
appelle l’échange.
Pour analyser cette forme de communication, revenons à la
définition des énoncés d’état (voir 1.3.2.). Dans le cas d’un objet

26
unique, nous avons construit l’énoncé d’état comme une relation
d’un sujet à un objet, soit (S A O) ou (S V O). S’il y a deux
objets, le sujet doit être mis en relation avec ces deux objets Ol
et 02. L’énoncé d’état s’écrira (01AS1V02) ou (01 V SI A 02).
Dans ce cas la formule de transformation narrative devient :
F (S) =» [(Ol A SI V 02) - (Ol V SI A 02)]

SI qui se trouvait conjoint à Ol et disjoint à 02 devient disjoint


de Ol et conjoint à 02.
Le paragraphe final de notre texte décrit une opération de ce
type : « il y a par le monde de pauvres gens... qui payent en bel
or fin, avec leur moelle et leur substance, les moindres choses de
la vie ». Les « pauvres gens » (SI) sont en relation avec deux
objets : le « bel or fin, leur moelle et leur substance » représente
Ol et les « moindres choses de la vie » représentent 02 ; la
conjonction de SI avec 02 est corrélative de la disjonction d’avec
Ol.
Pour l’analyse, on remarque que l’objet n’est ici défini que par
sa relation à un sujet. Il n’existe pour le moment que deux objets
possibles : l’objet conjoint et l’objet disjoint, quelle que soit la
figure prise par cet objet dans le texte. Lorsque nous aborderons
plus loin la composante discursive, nous verrons comment tenir
compte des figures ; dans la composante narrative, on n’enregistre
que des positions.

Lorsque la communication s’établit entre deux sujets, chaque


sujet est en double relation avec 01 et 02. Les états transformés
de SI et de S2 s’écrivent respectivement :
t (Ol a SI v 02) c (Ol v SI a 02)
état 1 $ état 2 <
< (Ol V S2 A 02) ( (Ol A S2 V 02)

et l’opération d’échange équivaut à une double performance de


don telle qu’elle vient d’être décrite (voir 2.4.1.3.). A partir de ce
modèle, on peut produire plusieurs figures de l’échange en faisant
varier la position du sujet opérateur et des sujets d’état comme
nous l’avons fait pour la communication simple. Dans l’échange
tel qu’il est présenté ici, SI et S2 sont sujet d’état et sujet opéra¬
teur de la transformation.
On le constate encore ici, tous les éléments se définissent les
uns par rapport aux autres, et aucun n’a valeur par soi-même.
C’est ce que nous avions postulé dans les préliminaires. Les
objets se définissent par les sujets entre lesquels ils circulent, et

27
les sujets se définissent par les objets par la médiation desquels
ils entrent en relation.
De même qu’on distingue le personnage et le rôle, il faut distin¬
guer Vobjet figuratif et Vobjet valeur. Les objets figuratifs, ce
sont des « personnages », comme l’« or » dans le récit de Daudet,
les objets valeurs, ce sont les valeurs que les différents sujets
accordent à ces objets figuratifs. Dans le texte de Daudet, il n’est
pas sûr que l’« or » comme figure, ait la même valeur pour tous
les personnages. De même qu’une automobile peut valoir pour la
vitesse, le confort, le prestige, le risque... L’analyse sémiotique
s’attache à distinguer le niveau figuratif, le niveau des rôles des
figures et le niveau des valeurs qu’elles portent.

2.4.2.1. Le contrat fiduciaire


L’opération d’échange réalisée entre deux sujets présuppose
qu’un accord existe sur la valeur des objets échangés. On appelle
contrat fiduciaire un tel accord entre les partenaires de l’échange.
Chaque sujet doit acquérir un savoir sur la valeur relative des
objets de l’échange. La transformation narrative, dans ce cas,
présuppose une autre opération, de l’ordre du savoir, qu’on
appelle opération cognitive au terme de laquelle une valeur est
proposée et/ou reconnue aux objets. Ce contrat fiduciaire n’est
pas toujours manifesté dans les textes.
L’accord porte sur la valeur des objets échangés. Nous verrons
plus loin un autre cas de contrat fiduciaire lorsque les partenaires
échangent des objets de type savoir : il faut être d’accord sur la
vérité des savoirs échangés.
Dans l’épisode de l’enterrement de la femme, lorsque le texte
note : « que lui importait son or maintenant ? », nous pouvons
reconnaître cette opération interprétative, réalisée par l’homme à
la cervelle d’or, sur la valeur des objets, mais ici, on note juste¬
ment que cette valeur est perdue. Dans d’autres récits, les figures
de la « persuasion » ou du « marchandage » réalisent cette opéra¬
tion (cf. 5.3.3.).

2.4.2.2. La communication participative


Il faut signaler une exception à ce principe de l’échange : il
existe des objets tels que leur attribution à un sujet n’est pas cor¬
rélative d’une renonciation. La transformation, au lieu de
s’écrire : (S2 A O v SI) — (S2 v OA SI)
s’écrit
(S2 A O V SI) - (S2 A O A SI)

28
Au terme de la transformation, l’objet n’est perdu pour per¬
sonne. Cela caractérise un type particulier d’objet, comme par
exemple le savoir que l’on ne perd pas quand on l’attribue à
d’autres.

2.5. Bilan

La performance est apparue dans ce chapitre comme une trans¬


formation des états conformément à la définition de la narrativité
que nous nous sommes donnée. Nous avons défini la transforma¬
tion du point de vue des sujets d’état et de leur relation aux
objets-valeurs. Sur la base des deux relations élémentaires — con¬
jonction et disjonction — nous avons essayé de prévoir les possi¬
bilités de combinaison qu’elles offrent, soit dans l’ordre paradig¬
matique, soit dans l’ordre syntagmatique (voir 2.3.) — et de
reconnaître dans les récits la réalisation de ces combinaisons. Ce
que présente ce chapitre correspond aux combinaisons de base et
aux transformations les plus simples. Mais, sur cette base, on
pourra construire des modèles de transformations plus complexes,
qui sont à l’œuvre dans les textes.
Pour l’analyse des PN, il ne suffit pas de désigner l’opération
principale, ou l’acteur qui paraît être sujet opérateur, mais il faut
enregistrer tous les éléments constitutifs de la performance : l’état
initial, l’état final, les sujets d’état, le sujet opérateur et le type de
transformation. Ainsi, dans le récit de Daudet, si l’on parlait seu¬
lement du « programme de l’homme à la cervelle d’or », on
n’aurait rien décrit, puisque, justement, cet acteur joue des rôles
sur les programmes différents au cours du récit : passant d’un PN
de « gaspillage » qu’il réalise lorsqu’il « mène la vie », à un PN
virtuel de « non-gaspillage », puis à un PN réalisé de « gaspil¬
lage ».

Nous avons décrit la performance en insistant sur les états


qu’elle transforme. C’est dire que nous l’avons présentée du point
de vue du sujet d’état, et des différentes relations qu’il peut
entretenir avec l’objet. Mais, en tant que transformation, la per¬
formance est une opération qui relève du faire. Elle doit être
alors considérée du point de vue du sujet opérateur qui agit, qui
fait (1.3.1.). Il s’agit, en quelque sorte, de décrire le rapport que
le sujet opérateur entretient avec sa propre action. C’est le pro¬
blème de la compétence du sujet opérateur, ou encore des moda¬
lités du faire. Nous l’abordons dans le chapitre suivant.

29
3. LA MODALISATION
DES ÉNONCÉS DU FAIRE
LA COMPÉTENCE DU SUJET OPÉRATEUR

3.1. La modalisation

3.1.1. LA MODALISATION DU FAIRE

La première démarche de l’analyse narrative consiste à distin¬


guer ce qui relève du faire et ce qui relève de Vétat (voir 1.2.),
c’est-à-dire à reconnaître dans les textes des énoncés d’état et des
énoncés de transformation. Dans le chapitre 2, la performance a
été analysée comme transformation des états.
On peut décrire la performance comme faire et étudier les rela¬
tions du sujet opérateur avec sa propre action (son faire). De
même que le sujet d’état est à situer dans sa relation à un objet,
le sujet opérateur est à situer dans la relation à un faire.

Observons les énoncés suivants :


— l’homme donne son or,
— l’homme veut donner son or,
— l’homme refuse de donner son or,
— l’homme ne peut pas ne pas donner son or,
— l’homme est obligé de donner son or.
Dans tous ces énoncés, nous trouvons un même sujet opérateur
(l’homme) et une même performance (donner son or). Pourtant
la signification de ces phrases est différente, et cette différence de
sens repose sur les relations que le sujet opérateur entretient avec
son propre faire. On appelle modalisation du faire cette modifica¬
tion de la relation du sujet opérateur au faire. Dans les énoncés
cités plus haut, elle est manifestée par des verbes modaux (ou
leurs équivalents), d’où le nom de modalisation donné à cette
modification.

30
3.1.2. UNE OPÉRATION SUR LE SUJET OPÉRATEUR

Dans la lecture des textes, on rencontre ainsi des énoncés


modahsés (des énoncés de transformation modifiés par une moda¬
lité du faire) ; dans l’analyse narrative, on décrit en quoi cela
intervient dans l’organisation des rôles actantiels. La modalisation
est une opération « de second degré » puisqu’elle transforme le
sujet opérateur de la transformation narrative. Conformément à
ce que nous avons posé dans le premier chapitre, nous devons
reconnaître maintenant deux plans de transformation :

— la transformation, par un sujet opérateur, des relations d’un


sujet d’état à son objet.
Ainsi, dans le vol de l’or par l’ami, le sujet opérateur (ami)
transforme les relations d’un sujet d’état (homme) à son objet
(or).

— la transformation des relations d’un sujet opérateur à son


propre faire.
Dans le récit, l’homme qui avait décidé de ne plus gaspiller l’or,
après la nuit de débauche, ne peut pas ne pas le gaspiller, à l’insti¬
gation de la femme, et finalement le donne partout. Ce sont bien
les relations,de l’homme au gaspillage comme opération qui se
modifient.

Cette seconde transformation, ou transformation modale, pré¬


suppose logiquement — comme toute transformation — l’exis¬
tence d’un sujet qui transforme, il s’agit d’un sujet modalisateur.
Nous verrons plus en détail, au chapitre 5, sous le nom de
manipulation, les opérations de ce sujet modalisateur. On dit que
ce sujet est « hiérarchiquement » supérieur au sujet opérateur
puisqu’il opère sur ce dernier des transformations. Dans un
énoncé comme « l’homme ne peut pas ne pas donner son or », la
modalité établit une relation entre « l’homme » et un autre sujet
qui communique cette obligation de donner (l’amour, la folie, la
nécessité, ...). On appelle destinateur ce sujet modalisateur.
En reprenant les énoncés cités plus haut, nous pouvons consta¬
ter que la modalisation du faire du sujet opérateur correspond à
l’acquisition de la compétence qui permet de réaliser la perfor¬
mance ( le vouloir - et/ou devoir - et/ou pouvoir - et/ou savoir-
faire).
Ces exemples montrent que la modalisation inscrit une certaine
qualité du faire du sujet (faire selon le devoir ou selon le vouloir,

31
ce n’est pas la même chose). Grâce à cette notion, la description
sémiotique devient plus « fine », elle enregistre non seulement le
faire du sujet, mais également la qualité de ce faire (ce que nous
avons appelé, en 1.4., l’être du faire) et la relation du sujet à son
propre faire.

3.2. Les modalités et les valeurs modales

Soit le segment narratif de notre texte : « l’homme ne voulait


plus toucher à ses richesses ». Nous enregistrons un énoncé du
faire (« toucher à ses richesses ») et sa modalisation (ne plus vou¬
loir). Celle-ci, au plan de la grammaire narrative, correspond à la
mise en place d’un sujet du vouloir-faire (présenté ici sous la
forme du refus : ne pas vouloir-faire). Le récit enregistre cette
mise en place du sujet comme le résultat d’une transformation : il
était sujet compétent pour le « gaspillage », (opération réalisée),
il abandonne la compétence qu’il a pour ce programme (ne pas
vouloir gaspiller), et pourrait ainsi devenir compétent pour un
autre programme (vouloir et pouvoir garder son or).
Il y a transformation du sujet opérateur du « gaspillage ».
Nous savons que toute transformation est une modification de
l’état (conjonction ou disjonction avec l’objet). Si l’homme ne
veut plus toucher à ses richesses, il s’est opéré en lui une trans¬
formation, portant sur le vouloir-faire (il voulait — il ne veut
plus). Il se trouve disjoint d’un objet (le /vouloir-faire/) que
nous appellerons objet modal (pour le distinguer de l’objet
valeur). La transformation s’écrit, selon la formule habituelle :
F (S) =» [(SI A Om) - (SI V Om)]

où Om représente l’objet modal.


Dans notre exemple, c’est le verbe « vouloir » qui représente la
modalisation du faire. Il n’en est pas toujours de même et les
figures des objets modaux dans les textes peuvent être extrême¬
ment variées : que l’on pense à tous les « objets magiques » qui,
dans les contes merveilleux représentent la valeur modale du
/pouvoir-faire/. Le caractère d’objet modal n’est pas directement
attaché à tel ou tel objet figuratif que nous rencontrons dans les
textes, tout objet figuratif peut devenir objet-modal, c’est une
question de position dans le programme narratif : est objet modal
l’objet dont l’acquisition est nécessaire à l’établissement de la

32
compétence d’un sujet opérateur pour une transformation princi¬
pale.
Pour l’analyse, on distingue les figures de la modalisation
(comme les verbes « pouvoir », « vouloir », ou comme les objets
figuratifs) et les valeurs modales qu’elles représentent. On inscrit
ces dernières entre / / (par exemple au verbe « pouvoir » corres¬
pondrait la valeur modale du /pouvoir-faire/). On voit que
l’acquisition des valeurs modales est toujours en relation avec une
opération particulière du faire : c’est toujours un vouloir-FAIRE
ou un savoir-FAIRE. Ni le vouloir ni le pouvoir ne sont des
valeurs universelles. Dans l’analyse on doit toujours préciser quelle
opération (quel faire) est ainsi modalisée : vouloir-conserver son
or, vouloir-voler...

Au point où nous en sommes de cette présentation de la com¬


posante narrative, nous pouvons déjà retenir deux niveaux où se
jouent des transformations : transformation du sujet d’état (rela¬
tion du sujet d’état à son objet), transformation du sujet opéra¬
teur (relation du sujet opérateur à son faire). Chacun de ces
niveaux met en place un type d’objet particulier :
— transformation des sujets d’état : objet valeur ;
— transformation des sujets opérateurs : objet modal.
On distinguera ainsi dans notre récit un niveau de transforma¬
tion où l’on enregistre les performances qui ont l’« or » comme
objet et un niveau de transformation où l’on enregistre les perfor¬
mances qui ont pour objet la compétence de l’homme à la cervelle
d’or.

3,3. Les modalités du faire

3.3.1. LES MODALITÉS DANS LA SUCCESSION DU RÉCIT

La modalisation des énoncés du faire correspond à l’acquisition


de la compétence par le sujet opérateur (acquisition des valeurs
modales où des objets modaux — voir 3.2.). Les différentes
valeurs modales peuvent être décrites en suivant le déroulement
des programmes narratifs. C’est par l’acquisition des différentes
valeurs modales que se constitue la compétence du sujet opéra¬
teur (voir 1.4.2.).
Dans les récits, en liaison avec un programme narratif principal
de transformation des sujets d’état, on reconnaît un certain nom-

33
bre de programmes narratifs annexes centrés sur l’acquisition de
la compétence par le sujet opérateur, et où l’on retrouve les com¬
posants du programme narratif présentés en 1.5. ; on les appelle
programmes narratifs d’usage. Un récit se constitue d’une hiérar¬
chie de programmes narratifs.
Programme narratif complexe

Compétence Performance

transformation des états réalisée


Programme narratif d’usage par le sujet opérateur
| (transfert des objets valeur)
I i
I I
Compétence Performance

transformation du sujet opérateur


(transfert des objets modaux)

Pour l’analyse, ce tableau indique la structure emboîtée des pro¬


grammes narratifs. Au niveau du PN complexe comme au niveau
du PN d’usage, on trouve les mêmes éléments constitutifs, les
mêmes phases, mais portant sur des objets différents (objets valeur
vs objets modaux). On voit ainsi, dans ces emboîtements, quelle
peut être l’utilisation d’un modèle élémentaire pour la description
d’un phénomène complexe. Il ne s’agit jamais de « faire rentrer le
texte dans le modèle » mais d'appliquer le modèle au texte en dé¬
construisant (ana-lysant) ce dernier en autant de niveaux qu’il est
nécessaire : le modèle se révèle être un instrument de description et
d’analyse.

3.3.2. LES CLASSES DE MODALITÉS DU FAIRE

Il y a trois classes de modalités du faire, elles correspondent à


trois aspects de la compétence du sujet opérateur.

3.3.2.1. Modalités de la virtualité: /devoir-faire/ et /vouloir-


faire
Ce sont les modalités d’instauration du sujet opérateur. C’est à
partir du moment où un acteur veut ou doit faire quelque chose

34
que l’on peut parler d’un sujet opérateur. On parle de virtualité
dans la mesure où l’activité (le faire) du sujet est mise en pers¬
pective sans que rien ne soit encore fait pour sa réalisation.
Lorsque l’homme décide de ne plus toucher à son or, il est ins¬
tauré sujet opérateur virtuel pour une performance qui est ici la
non-dépense ou la conservation de la fortune. La suite du récit
montre qu’il en reste à ce stade de la virtualité puisqu’en fait il
continuera à dépenser son or ou à le perdre.

La transmission de ces valeurs modales au sujet opérateur met


en place un nouvel actant, celui qui communique le /devoir-faire/
ou le /vouloir-faire/ : c’est le destinateur (3.1.2.). Dans la for¬
mule de communication des valeurs modales
F (S2) - [(SI V Om) - (SI A Om)]

(Om) est la valeur modale, (SI) le sujet opérateur qui acquiert


cette valeur, (S2) le destinateur qui opère la communication.
La performance d’attribution des modalités de virtualité corres¬
pond dans le récit à la phase de contrat ou de manipulation :
c’est la mise en place du sujet opérateur pour une performance
donnée ; nous lui consacrons le chapitre 5. Pour cette attribution
des objets modaux, nous retrouvons les possibilités présentées au
chapitre 2 : communication réfléchie lorsqu’un même acteur est
destinateur et sujet opérateur, communication transitive lorsque
des acteurs différents se partagent ces rôles (voir 2.4.1.).
Lorsque l’homme décide de ne plus dépenser sa fortune, il est à
lui-même son propre destinateur. Mais lorsque sa femme lui fait
dépenser son or, elle le fait vouloir, elle représente le destinateur.

Il y a deux modalités de la virtualité, le /devoir-faire/ et le


/vouloir-faire/ qui définissent deux types de relation du sujet
opérateur au destinateur (voir 3.3.3.).

3.3.2.2. Modalités de l’actualité : /pouvoir-faire/ et /savoir-faire/


Ce sont des modalités qualifiantes, elles déterminent le mode
d’action du sujet opérateur, sa capacité à faire. On distingue
ainsi des types différents de sujet opérateur : le « Petit Poucet »,
sujet qualifié par le /savoir-faire/, « Obélix » qualifié par le
/pouvoir-faire/, etc. Le /savoir-faire/ est une capacité de prévoir
et de programmer les opérations nécessaires à la réalisation d’un
programme narratif (cf. le « savoir-faire » de l’artisan), /pouvoir-
faire/ et /savoir-faire/ représentent deux qualités ou qualifica-

35
tions différentes du faire : selon la modalité, le sujet opérateur
s’engage dans un type de faire particulier qui le caractérise. On
parle de modalités de l’actualité, car avec l’acquisition de ces
valeurs modales, le sujet actualise son opération. Il y a progrès
narratif lorsqu’on passe de la virtualité à l’actualité.
Dans la communication de ces valeurs modales, on fait appa¬
raître une autre détermination du destinateur. Dans les récits,
l’acquisition du /pouvoir-faire/ ou du /savoir-faire/ correspond à
une phase appelée performance qualifiante. Les contes merveil¬
leux en fournissent de nombreux exemples.
La performance qualifiante est logiquement nécessaire à la réali¬
sation de la performance principale. Le récit de Daudet le mani¬
feste par le passage suivant, dans l’épisode des parents : « l’enfant
n’hésita pas ; sur l’heure même — comment ? par quels moyens ?
la légende ne l’a pas dit — il s’arracha du crâne etc. ». « Ne pas
hésiter » manifeste bien la position des modalités de la virtualité,
ici le /vouloir-faire/. Les questions posées par le narrateur sur le
« comment » et sur les « moyens » pointent bien sur une perfor¬
mance qualifiante, pour signifier sa place et son absence dans le
récit mais sa présence dans la structure narrative. Dans l’ensemble
du récit, le /pouvoir-faire/ pour la dépense et la distribution de
l’or est toujours acquis (de naissance...), au contraire le /pouvoir-
faire/ pour la conservation de la fortune ne sera jamais acquis par
l’homme à la cervelle d’or, il reste sujet opérateur virtuel sur ce
programme particulier.

3.3.2.3. Modalité de la réalité : faire


C’est paradoxalement que l’on parle ici de modalité. C’est la
réalisation du sujet opérateur, la mise en œuvre de la compé¬
tence, le faire « à l’état brut ». Dans l’ensemble des modalités,
c’est le moment de la « case vide ». On peut parler d’une « dé-
modalisation » correspondant dans le récit à la disparition des
sujets hiérarchiquement supérieurs au sujet opérateur (les destina-
teurs) et à l’apparition du seul anti-sujet (2.3.). C’est la phase de
la performance principale où le sujet opérateur transforme les
états. La phase de sanction met en œuvre d’autres modalités qui
seront présentées au chapitre 4.

3.3.3. UN SYSTÈME DE MODALITÉS

Il y a plusieurs valeurs modales constitutives de la compétence


du sujet opérateur. Le rôle actantiel du sujet est décrit à partir de

36
la combinaison de ces différentes modalités (et de leur négation).
Ainsi, le sujet qui réalise malgré lui des performances serait
défini comme sujet du /pouvoir-faire/ sans /vouloir-faire/, c’est-
à-dire /non vouloir-faire/ + /pouvoir-faire/, etc. Les figures
construites par la combinaison de ces modalités élémentaires per¬
mettent de rendre compte de l’immense diversité des sujets opéra¬
teurs que manifestent les récits.
Voici un exemple de ces combinaisons à partir des réalisations
possibles de la relation contractuelle, c’est-à-dire de la combinai¬
son, dans un sujet opérateur, du /devoir-faire/ et du /vouloir-
faire/. Chacune de ces valeurs modales engendre un système de
variables puisque l’on peut nier la modalité (vouloir vs
non-vouloir qui oppose la présence et l’absence de la modalité) et
le faire sur lequel elle s’applique (faire vs ne pas faire).
A partir de /devoir-faire/ on engendre le système suivant :
devoir-faire devoir-ne pas faire

ne pas devoir-ne pas faire ne pas devoir-faire


Dans la représentation de ce système, en forme de carré, cha¬
que diagonale correspond à la négation d’un des éléments consti¬
tutifs des valeurs modales : par exemple /devoir-
faire/ -/ne pas devoir-faire/. Il s’agit du même faire, mais
l’obligation présente dans le premier cas est absente dans le
second (cf. chapitre 14.2.).
De même à partir du /vouloir-faire/ on obtient :
vouloir-faire vouloir-ne pas faire

ne pas vouloir-ne pas faire ne pas vouloir-faire

Si, à chaque position du système du /devoir-faire/ on fait cor¬


respondre une des positions du système du /vouloir-faire/, on
réalise le système des définitions modales d’un sujet opérateur
dans la phase de virtualité (3.3.2.1.). Les positions de ce système
correspondent à des types de sujets reconnaissables dans les tex¬
tes. Par exemple /devoir-faire/ + /vouloir-faire/ représente
Vobéissance active, /ne pas devoir ne pas faire/ + /ne pas vou¬
loir ne pas faire/ représente la volonté passive ; /devoir-faire/ +
/vouloir ne pas faire/ représente la résistance active, etc. Ces dif-

37
férentes positions, faciles à construire, sont utiles à connaître
lorsqu’on veut suivre la progression narrative d’un sujet opéra¬
teur particulier, surtout dans des récits qui mettent l’accent sur
l’acquisition de la compétence, par exemple des récits de persua¬
sion, de conversion, de séduction, etc.
On suit ainsi dans le récit de Daudet le progrès narratif en enre¬
gistrant les modifications de la compétence du sujet opérateur
(homme à la cervelle d’or).
Après la communication de son secret par les parents, l’homme
à la cervelle d’or est sujet opérateur sur un programme narratif
complexe où le faire est représenté par « perdre l’or ». C’est alors
un sujet compétent, l’or est effectivement gaspillé. L’analyse
s’attache à la définition modale de ce sujet : les figures du dis¬
cours (« ébloui », « fou », « ivre ») sélectionnent ici la déposses¬
sion du vouloir. Sur le PN de gaspillage, le sujet opérateur se
définit par :
/devoir-faire/ + /ne pas vouloir-faire/ + /pouvoir-faire/
Après la nuit de fête ; il décide de ne plus gaspiller, c’est un
changement de programme, l’homme devient sujet du /vouloir-ne
pas faire/. Si faire représente le « gaspillage de l’or », ne pas faire
représente ici la « conservation » ou le « non-gaspillage ». La suite
du récit enregistre l’échec de ce programme de non-gaspillage.
L’analyse montre que l’homme, sujet du /vouloir-ne pas faire/ ne
peut acquérir les autres valeurs modales nécessaires à la réalisation
du programme.
— L’épisode du vol met en scène un sujet compétent (l’ami)
muni du /pouvoir-faire/ et réalisant l’opération conforme au gas¬
pillage (performance disjonctive par rapport à l’homme). C’est la
marque de l’absence de /pouvoir-ne pas faire/ chez l’homme (la
figure du « sommeil » serait à rapprocher des figures vues plus
haut). Sur son programme de non-gaspillage, il est sujet du /vou¬
loir/ sans /pouvoir/.
L’épisode de la femme enregistre une régression narrative de
l’homme sur son propre programme (ne pas gaspiller). A la suite
des « caprices » de la femme — que nous analyserons plus loin —
il est sujet de /ne pas vouloir-ne pas faire/ : « il ne savait pas dire
non ». Il y a régression puisque le /vouloir-ne pas faire/ est
devenu /ne pas vouloir-ne pas faire/.
L’épisode de l’enterrement et de l’achat des bottines marque le
retour de l’homme comme sujet opérateur du programme primitif
(gaspillage). Non seulement il ne veut pas ne pas gaspiller, mais il
gaspille (« il en donna partout, sans marchander »). Si l’on
observe les figures manifestées en ce lieu du récit, on retrouve les
éléments vus plus haut : « égaré », « ivre », « hébété », qui mar-

38
quent à nouveau l’absence du /vouloir-faire/. Mais comme dans
ce récit l’or possédé par l’homme est à la fois l’objet communiqué
et le pouvoir-faire (tant qu’on a de l’or, on peut en donner...), la
fin du texte marque la disparition du sujet opérateur par perte de
toutes les valeurs modales : il est sujet de /non vouloir-faire/ +
/non pouvoir-faire/.

3.4. Conclusion

La modalisation du faire manifeste, au plan narratif, la rela¬


tion du sujet opérateur à son propre faire. Décrivant la modalisa¬
tion du faire dans les textes, on se donne les moyens de rendre
compte de la compétence du sujet opérateur.
On peut décrire systématiquement les modalités du faire et pré¬
voir l’ensemble des combinaisons entre elles. On obtient ainsi un
grand nombre de possibilités qui peuvent correspondre aux sujets
opérateurs effectivement manifestés dans les textes. Les différen¬
tes positions modales (comme nous l’avons vu dans le récit de
Daudet) peuvent jalonner un parcours narratif où l’on suivra la
progression d’un personnage.

39
4. MODALISATION DES ÉNONCÉS D’ÉTAT
LA SANCTION

4.1. Rappel

Dans l’analyse sémiotique que nous présentons, la distinction


de base est celle du FAIRE et de l’ÊTRE (1.2.). Ces deux catégo¬
ries se manifestent dans les textes par deux types d’énoncés, les
énoncés du faire et les énoncés d’état.
— L’énoncé d’état correspond à la relation (conjonction ou
disjonction) d’un sujet d’état et d’un objet-valeur.
— L’énoncé du faire correspond à l’opération d’un sujet opé¬
rateur réalisant une performance, une transformation d’état.
On peut rendre compte de la narrativité comme de la succes¬
sion d’énoncés d’état et d’énoncés du faire.
Le chapitre précédent a présenté la modalisation des énoncés
du faire comme une modification de la relation du sujet opéra¬
teur à son propre faire.
Ex. : Je PARS en voyage Je DOIS PARTIR en voyage

Entre les deux énoncés, on a modifié la relation du sujet opé¬


rateur (Je) à son faire (partir). Ce phénomène correspond à la
compétence du sujet opérateur.

4.2. Modalisation des énoncés d’état

L’énoncé d’état correspond à la relation (conjonction ou dis¬


jonction) d’un sujet et d’un objet : (S A O) ou (S V O). Sur cet
énoncé, deux types d’opérations peuvent être réalisées, la
transformation et la modalisation. La première a été présentée au
chapitre 2 : c’est la performance, qui change la relation et qui
fait passer, par exemple, d’un état conjoint à un état disjoint. La
seconde est celle qui qualifie la relation. Une relation d’état étant
posée, par exemple (S A O), on peut, sans changer la relation de

40
S à O, modifier celle-ci en la qualifiant de vraie, de fausse, de
mensongère, etc.
« L’homme est riche » « L’homme paraît riche »

Dans les deux cas, le discours enregistre la relation de conjonc¬


tion d’un sujet (« homme ») à l’objet valeur (« richesse »). La
différence entre les énoncés vient de ce qu’une même relation (la
conjonction à la richesse) peut être différemment qualifiée. On
appelle cette qualification la modalisation des énoncés d’état.
Pour l’analyse, on aurait peut-être tendance à faire des deux
énoncés précédents des énoncés opposés et à enregistrer le second
comme état de non-richesse. Mais il faut résister à l’interprétation
rapide et s’en tenir à ce que le discours choisit de manifester.
Même si, dans le second énoncé, il fallait retenir la « non-
richesse », il faudrait aussi enregistrer qu’elle se manifeste par un
énoncé de conjonction à la richesse, modalisé.
Dans notre récit, au moment de la chute de l’enfant en bas du
perron, le texte indique : « on le crut mort ». L’analyse enregistre
un énoncé d’état, relation d’un sujet d’état (enfant) à un objet-
valeur (mort). Mais cet énoncé est modifié par « on crut ». Cette
modification de l’énoncé d’état n’est pas une transformation nar¬
rative (cette dernière transformerait l’état de /vivant/ en état de
/mort/ ou l’inverse). Il s’agit d’une modalisation de l’énoncé
d’état : la relation d’état (S A O) est qualifiée de vraie par un
autre sujet « on » : « on crut l’enfant mort ». Dans ce cas précis,
les choses sont plus complexes, puisque le narrateur prend des dis¬
tances par rapport à cette affirmation de vérité
« l’enfant est mort » « on croit l’enfant mort »

4.2.1. /ÊTRE/ vs /PARAÎTRE/ : LA CATÉGORIE DE LA VÉRIDICTION

Pour rendre compte, au chapitre 3, des diverses modalisations


de l’énoncé du faire, nous avons utilisé des valeurs modales
(devoir-faire, vouloir-faire, pouvoir-faire, savoir-faire) et leurs
possibilités de combinaison. Pour rendre compte des diverses
modalisations de l’énoncé d’état, nous utilisons la catégorie de
véridiction qui rassemble un certain nombre d’éléments modaux
combinables.
La modalisation de l’énoncé d’état correspond à une qualifica¬
tion de la relation sujet-objet, c’est-à-dire à une interprétation de
l’état du sujet, qui ne transforme pas l’état mais en modifie la
« qualité ». C’est dire que tout état, dans un récit, est posé,

41
manifesté en face d’une instance susceptible de l’interpréter. On
dit alors que l’état du sujet est défini selon la manifestation :
c’est l’état du sujet tel qu’il se donne à voir, à comprendre, à
interpréter... Corrélativement, on considère l’état tel qu’il peut
être défini dans le récit indépendamment de cette instance d’inter¬
prétation : on dit alors que l’état est défini selon l’immanence.
Manifestation et immanence ne sont pas des valeurs « en soi »,
mais des termes corrélatifs qui indiquent seulement que, dans les
récits, l’état d’un sujet peut toujours être défini à deux niveaux,
selon deux modes, et que la vérité de cet état, pour ce récit, se
joue dans l’articulation de ces deux plans de définition.
Dans le récit de Daudet, on note que la cervelle paraissait iné¬
puisable mais qu’elle s’épuisait cependant. L’état de la « cervelle »
est pris en charge à deux niveaux dans le récit : il y a une instance
d’interprétation (« on aurait dit... ») et il y a le déroulement nar¬
ratif lui-même (« elle s’épuisait cependant »). L’état se définit dif¬
féremment sur l’un et l’autre plan :
• manifestation : cervelle inépuisable ;
• immanence : cervelle épuisable.
La relation d’état est décrite selon deux modes, ou selon deux
points de vue, nous le verrons plus loin.

Chaque fois qu’un récit produit un énoncé d’état (une relation


entre sujet et objet), on peut le considérer sur chacun des deux
plans et voir s’il y est défini positivement ou négativement : la
combinaison de ces définitions sur ces plans constitue la véridic-
tion de cet énoncé.
manifestation : relation posée / non posée
relation S—O
immanence : relation posée / non posée

On utilise pour l’analyse le terme de véridiction et non le terme


de vérité, pour souligner que, dans les discours, les énoncés d’état
n’ont pas de vérité « en soi », mais que celle-ci est construite et
qu’elle apparaît comme « effet » d’un processus sémiotique que
l’analyse décrit par la combinaison des plans de la manifestation
et de l’immanence.
Cette combinaison des plans peut être observée lorsque, dans
l’Odyssée, Ulysse rentre « au pays ». Qu’en est-il de son état de
« mendiant », qu’en est-il de son état de « roi » ? Les deux états
sont à lire chacun sur les deux plans de l’immanence et de la
manifestation et le récit joue entre ces possibilités modales.

42
4.2.1.1.
L’analyse sémiotique se donne pour but de décomposer
(déconstruire) le système de modalités à partir duquel de tels
effets de véridiction sont possibles.
Tout énoncé d’état doit être défini dans le cadre de ce système
(immanence vs manifestation). La combinaison des valeurs du
système engendre une pluralité de figures de la véridiction.
a. La relation d’état est positivement définie sur le plan de
l’immanence et sur le plan de la manifestation : /manifestation/
+ /immanence/ (on peut dire également /être/ + /paraître/).
Cette combinaison engendre la figure du VRAI.
/paraître/ + /être/ = vrai
b. La relation d’état est définie négativement sur chacun des
deux plans : /non manifestation/ + /non immanence/ (ou
encore /non paraître/ + /non être/) : on parlera d’un état
FAUX.
/non paraître/ + /non être/ = faux
c. La relation d’état est négativement définie sur le plan de la
manifestation et positivement sur le plan de l’immanence : /non
manifestation/ + /immanence/ : on parlera d’un état SECRET.
/non paraître/ + /être/ = secret
d. La relation d’état est positivement définie sur le plan de la
manifestation et négativement sur le plan de l’immanence :
/manifestation/ + /non immanence/ : on parlera d’un état
MENSONGER.
/paraître/ + /non être/ = mensonger
Ces quatre positions trouvent leur place dans le système sui¬
vant :

VRAI

être

MENSONGER SECRET

non-paraître

43
Pour l’analyse. Pour plus de simplicité, on parle souvent de
l’être et du paraître plutôt que de l’immanence et de la manifesta¬
tion. On dit qu’un énoncé d’état est modalisé selon l’être et selon
le paraître.
Attention. « être » et « paraître » ne sont pas des valeurs « en
soi », définies une fois pour toutes à partir du jugement que nous
pouvons porter sur telle ou telle relation d’état : ce sont des
modalités de l’énoncé d’état, inscrites dans la structure même du
récit : il s’agit toujours d’/être - X/ ou de /non paraître - Y/,
/être/ et /paraître/ modalisent X et Y et permettent, non pas une
évaluation morale des personnages (« être » = profond, spirituel,
réel... et « paraître » = superficiel, extérieur...), mais une
classification modale et systématique des positions à partir des¬
quelles se dispose la vérité dans les textes.
Ici, nous saisissons le projet de la sémiotique : décrire les systè¬
mes à partir desquels les effets de sens que nous reconnaissons à
la lecture peuvent être retrouvés et décrits.

4.2.1.2.
Nous venons de présenter les différentes modalisations des
énoncés d’état. De la même façon que, pour les énoncés du faire,
on a pu rendre compte des passages du sujet opérateur d’un état
modal à un autre (constitution progressive de la compétence),
nous pouvons rendre compte des transformations modales de
l’état d’un sujet.
Ainsi [ (S A O) être + non paraître -» (S A O) être + paraître ]
enregistre le passage du secret au vrai concernant un énoncé
d’état (S A O). On peut fort bien construire, sur cette base, un
programme narratif particulier visant à la révélation d’un héros
(ex : le retour d’Ulysse), au dévoilement d’un secret (ex. : roman
policier) ou à la découverte scientifique... Le problème du savoir,
de son acquisition, dans les récits est à décrire en termes de
modalisations des énoncés d’état.

4.2.1.3.
Le système de la véridiction fonctionne dans la clôture du dis¬
cours : les valeurs de /vrai/ et de /faux/ que l’on affecte à l’état
d’un sujet ne relèvent pas du jugement de vérité que nous por¬
tons de l’extérieur sur les éléments d’un récit (en définissant a
priori tel état comme vrai, tel autre comme faux) ; elles corres¬
pondent aux relations des éléments à Vintérieur du récit : le dis-

44
cours construit et dispose sa propre vérité. Et l’une des tâches de
la sémiotique est de rendre compte de cette disposition.

4.3. Le faire interprétatif


La dimension cognitive du récit

4.3.1. LE SUJET MODALISATEUR

A propos de la modalisation des énoncés de faire, nous avons


vu qu’elle mettait en place un sujet modalisateur, c’est-à-dire un
sujet opérateur de la transformation modale. On avait ainsi pu
dédoubler les plans de transformation dans le récit (3.1.2.).

S2 : sujet modalisateur = sujet opérateur dans


l’attribution des valeurs
Modalisation modales (objets modaux)
du faire.
SI : sujet opérateur de = sujet opérateur dans
la performance l’attribution des objets
valeur

De la même façon, concernant la modalisation des énoncés


d’état, on met en place un sujet modalisateur qui modifie les
relations d’état (S - O) en attribuant une valeur de véridiction :

S4 : sujet modalisateur = sujet statuant sur la


Modalisation véridiction de (S — O)
de l’état.
_S3 : sujet d’état = sujet en relation à un
objet.

La véridiction d’un énoncé d’état est toujours relative à un


sujet modalisateur appartenant au texte (figuré ou non par un
personnage), au regard de qui l’état est défini selon l’être et selon
le paraître. Ce sujet modalisateur est l’opérateur d’un type de
faire particulier qu’on appelle faire interprétatif : c’est l’opération
ou la performance qui consiste à modaliser un énoncé d’état au
plan de la manifestation (paraître) et au plan de l’immanence
(être), et à établir la corrélation entre les deux plans.
« On aurait dit que sa cervelle était inépuisable... Elle s’épuisait
cependant. » 11 y a là un énoncé d’état : « cervelle inépuisable »

45
pris dans un réseau de modalités de la véridiction. 11 y a deux
sujets du faire interprétatif, l’un représenté dans le texte par
« on », le second, non représenté mais correspondant au narrateur
lui-même.
Dans ce cas, le narrateur se retranche derrière les « faits » eux-
mêmes. Ce sont là des procédures de la véridiction dans le dis¬
cours. Celle-ci peut prendre bien d’autres formes, mais toujours
sur la base du même jeu de combinaisons.
— « on » conclut du /paraître inépuisable/ à l’/être inépuisa¬
ble/ : « on aurait dit que... »
— Le récit conclut du /paraître inépuisable/ au /non être iné¬
puisable/ (+ /être épuisable/) : « elle s’épuisait cependant... »
C’est ainsi que la « mise en scène » de la véridiction peut revêtir
un caractère polémique puisque différentes instances se partagent
sur le faire interprétatif.

4.3.2. LES DEUX DIMENSIONS DU PROGRAMME NARRATIF

On a introduit la notion de faire interprétatif pour distinguer


un type de faire particulier, distinct de celui qui est à l’œuvre
dans la transformation des états. Cela amène à distinguer le faire
cognitif et le faire pragmatique : celui-ci détermine les transfor¬
mations d’état, celui-là les opérations de véridiction sur les états
transformés. Nous sommes ainsi amenés à reconnaître deux
dimensions dans tout programme narratif, une dimension prag¬
matique et une dimension cognitive, et des opérations réalisées
sur chacune de ces dimensions. Ces deux dimensions se présuppo¬
sent l’une et l’autre, mais dans les récits, l’accent peut être mis
sur l’une ou l’autre.
Si l’on compare un récit de meurtre et un roman policier on sai¬
sit cette différence d’accent. Dans le premier on insiste sur la
dimension pragmatique (acquisition de compétence, réalisation de
la performance). Dans le second on manifestera les opérations
interprétatives réalisées sur des éléments appartenant à la dimen¬
sion pragmatique.

4.3.3. TYPES DE FAIRE INTERPRÉTATIF

Il y a plusieurs types de faire interprétatif. La véridiction des


énoncés d’état se joue sur deux plans : le plan de la manifesta¬
tion et le plan de l’immanence (4.2.1.) entre lesquels des corréla-

46
tions sont faites. Le faire interprétatif consiste en cette corréla¬
tion.
— Si on passe au plan de la manifestation (paraître et non-
paraître) au plan de l’immanence (être et non-être), on opère un
faire interprétatif dit PROSPECTIF.
« Les médecins pensaient qu’il ne vivrait pas tant sa tête était
lourde et son crâne démesuré. »

— Si on passe du plan de l’immanence au plan de la manifes¬


tation on opère un faire interprétatif dit IMFÉRATIF.

4.3.4. LA RELATION FIDUCIAIRE

L’opération du faire interprétatif s’établit dans la relation entre


l’/être/ et le /paraître/ affectant un énoncé d’état. Le sujet du
faire interprétatif conclut du /paraître/ à l’/être/ ou de l’/être/
au /paraître/, comme on vient de le voir. Pour cela il présuppose
une relation entre /être X/ et /paraître Y/ ; on parle de relation
fiduciaire entre manifestation et immanence.
« Les médecins pensaient que cet enfant ne vivrait pas tant sa
tête était lourde et son crâne démesuré. » Le faire interprétatif (ici
prospectif) repose sur la relation présupposée (relation fiduciaire)
entre « tête lourde et crâne démesuré » et « ne pas pouvoir-
vivre ». Un sujet du faire interprétatif ne reconnaissant pas cette
relation ne pourrait réaliser cette opération particulière du faire
interprétatif.

La relation fiduciaire — telle que nous la définissons ici — est


la condition de possibilité du faire interprétatif. Elle est parfois
prise en charge directement par le sujet du faire interprétatif dans
une opération cognitive particulière (ce n’est pas le cas dans
l’exemple ci-dessus où cela reste implicite) : c’est ainsi que, en
sémiotique, on définit le « croire ». C’est une opération interpré¬
tative « de second degré » qui statue sur la véridiction de la rela¬
tion fiduciaire qui permet elle-même de statuer sur la véridiction
de l’énoncé d’état.
Nous avons présenté plus haut le contrat fiduciaire à propos des
échanges d’objets (2.4.2.1.). Il s’agissait de l’accord des deux
sujets sur la valeur de l’objet échangé. Cet accord porte sur la
relation fiduciaire, c’est-à-dire sur la corrélation entre les plans de
manifestation et d’immanence où peut être défini l’état de l’objet
d’échange.

47
On rassemblera ainsi les éléments de la véridiction :

MANIFESTATION relation relation relation relation


posée non-posée non-posée posée

ÉTAT IMMANENCE relation relation relation relation


relation posée non-posée posée non-posée
S — O
VÉRIDICTION vrai faux secret mensonger

RELATION relation entre manifestation et immanence


FIDUCIAIRE (paraître X = être Y)

4.3.5. LE FAIRE PERSUASIF

En corrélation avec le faire interprétatif, on place le faire


persuasif : opération du sujet qui fait accepter (faire croire) par
un autre le statut de véridiction qu’il établit sur un énoncé d’état.
La dimension cognitive du récit se déconstruit donc en deux types
de faire cognitif :
— le faire interprétatif correspond à l’appropriation du savoir
sur l’état d’un sujet ;
— le faire persuasif correspond à l’attribution du savoir (faire
savoir et faire croire).
Le chapitre suivant développera un cas particulier de cette per¬
suasion lorsqu’il s’agit de faire exécuter un programme donné par
un sujet opérateur. Le faire persuasif intervient dans le cadre de
la manipulation (5.3.3.).

4.4. Reconnaissance et sanction

4.4.1. LE FAIRE INTERPRÉTATIF DANS LE PROGRAMME NARRATIF

Revenons au développement du programme narratif. Nous


avons noté avec la performance et la compétence les deux phases
qui se coordonnent autour de la transformation narrative
(chapitre 2 et 3) : mise en place du sujet opérateur, dans la phase
de compétence (acquisition des valeurs modales, c’est-à-dire de la
capacité à faire) et réalisation du programme dans la phase de
performance (mise en œuvre de la compétence du sujet et trans-

48
formation des états, c’est-à-dire de la relation entre le sujet d’état
et l’objet valeur). La modalisation des énoncés d’états et le faire
interprétatif sont caractéristiques d’une troisième phase du pro¬
gramme narratif qu’on appelle phase de reconnaissance ou de
sanction.
Dans certains discours, cette phase occupe toute la place, c’est
le cas dans le discours scientifique, ou dans le roman policier, où
le programme narratif principalement manifesté s’inscrit tout
entier dans cette phase de reconnaissance, où il s’agit d’évaluer les
états transformés et les performances réalisées.

4.4.2. LA PHASE DE RECONNAISSANCE

Au cours de la phase de reconnaissance, il s’agit de statuer sur


la véridiction des états transformés au cours de la phase de per¬
formance

PERFORMANCE SANCTION
transformation évaluation
des états des états transformés

Le sujet opérateur a réalisé une transformation des états, reste


à dire quel est le statut de vérité de l’état final de la transforma¬
tion : vrai, faux, mensonger ? Il faut révéler la vérité de ce qui a
été opéré dans la performance.
L’articulation performance — sanction correspond à l’articula¬
tion dimension pragmatique — dimension cognitive et à l’articu¬
lation énoncé d’état (final) — modalisation de l’énoncé d’état.
Dans les récits qu’on analyse on reconnaît cette phase aux opé¬
rations interprétatives qui la caractérisent et qui sont notées dans
les textes par des verbes équivalents à savoir, comprendre, mon¬
trer...
« Un jour enfin, au matin d’une débauche folle, le malheureux,
resté seul parmi les débris d’un festin et les lustres qui pâlissaient,
s'épouvanta de l’énorme brèche qu’il avait déjà faite à son lin¬
got. » Nous soulignons « s’épouvanta » qui manifeste l’opération
d’un sujet du faire interprétatif (où plutôt le résultat de cette opé¬
ration) portant sur un état (débris, lustres pâlissant, brèche faite)
consécutif à une performance d’ordre pragmatique (débauche). On
observe cette succession logique :

49
performance- — - sanction
état final consécutif faire interprétatif
à une opération pragmatique sur cet état

Dans la phase de reconnaissance, on fait apparaître des rôles


caractéristiques : il y a des acteurs qui prennent en charge l’inter¬
prétation des états transformés par le sujet opérateur, et qui sont
les sujets du faire interprétatif que nous avons décrit en 4.3.1...
C’est le rôle du destinateur.
A la fin du déroulement du programme narratif, il est celui qui
interprète les états transformés et qui statue sur leur véridiction.
On trouve donc à la fin du programme narratif une phase de
quête du savoir qui a pour sujet le destinateur. Dans l’interpréta¬
tion des états transformés, le destinateur est en relation avec le
sujet d’état transformé, dans l’évaluation des performances, le des¬
tinateur se trouve en relation avec le sujet opérateur dont les opé¬
rations se trouvent alors sanctionnées en fonction des valeurs qui
étaient à réaliser dans son programme. Le destinateur évalue donc
les résultats (véridiction des états) de la performance et la confor¬
mité de celle-ci avec le contrat.
Le contrat appartient à la phase de manipulation, il correspond
à la relation du sujet opérateur d’un programme narratif avec le
destinateur qui fait faire et qui définit les valeurs évaluées positive¬
ment et négativement dans ce programme.

Dans la phase de sanction du récit, on trouvera le plus souvent


les éléments narratifs suivants :
— le sujet d’état reconnaît son état transformé et le sujet opé¬
rateur de la transformation ;
— le destinateur évalue la véridiction des états transformés ;
— le destinateur sanctionne'(positivement ou négativement) le
sujet opérateur de la performance.
Cette phase de sanction s’appelle également épreuve de recon¬
naissance ou épreuve glorifiante.

4.5. Conclusion

De la même façon que la relation du sujet opérateur à son


faire est modifiée par des modalités, la relation du sujet d’état à
son objet est modalisée par les modalités de la véridiction.
Cette modalisation est une opération réalisée sur les énoncés
d’état par un sujet modalisateur qui affecte une valeur de véridic¬
tion aux états et qui est le sujet du faire interprétatif.

50
Cette opération du faire interprétatif (appartenant à la dimen¬
sion cognitive du récit) caractérise la dernière phase du pro¬
gramme narratif, encore appelée phase de reconnaissance ou
sanction.
Dans le programme narratif, elle caractérise un rôle particulier,
qui est celui du destinateur de la sanction qui évalue les états
transformés dans la performance principale, et la conformité de
cette performance principale avec le contrat du sujet opérateur.

51
5. LE FAIRE-FAIRE ET LA MANIPULATION

5.1. Rappel

Dans la présentation globale de la composante narrative (1.5.)


nous avons articulé le programme narratif en quatre phases :
Manipulation — Compétence — Performance — Sanction
Tout récit se constitue autour de la transformation des états
(performance) qui correspond à la réalisation du faire-être. On
appelle plan de l’opération le plan des fonctions narratives impli¬
quées autour du faire-être : l’acquisition de la compétence du
sujet opérateur (devoir - et/ou vouloir - et/ou pouvoir - et/ou
savoir-faire) et la réalisation de la performance.
En corrélation avec le plan de l’opération, le plan de la mani¬
pulation correspond au faire-faire : non plus l’activité d’un sujet
opérateur sur les états, mais l’activité d’un sujet opérateur sur un
autre sujet opérateur pour lui faire exécuter un programme
donné. Ce plan du récit est caractérisé par les rapports entre un
destinateur et un sujet opérateur. Nous avons noté l’apparition de
ces rapports destinateur-sujet, au chapitre 4, en présentant la
phase de sanction qui achève le PN. Lorsque les états transfor¬
més par la performance sont reconnus et évalués, le destinateur
réalise un faire interprétatif : nous sommes sur la dimension
cognitive du récit. Les rapports destinateur-sujet apparaissent
dans une autre opération cognitive, de type persuasif cette fois,
qui caractérise la phase initiale du PN, appelée manipulation.
Les quatre phases du récit se disposent donc ainsi :

Dimension manipulation sanction


cognitive (persuasion) (interprétation)

Dimension
pragmatique compétence - performance

52
5.2. Les traits caractéristiques de la manipulation : exemples

Sous le terme de manipulation, on rassemble donc des phéno¬


mènes narratifs variés, mais qui ont en commun les caractéristi¬
ques suivantes :
a. ensemble d’opérations qui se ramènent au faire-faire (dans
le sens où l’on fait-faire un vêtement, ou un travail quelconque) ;
b. mise en relation d’un destinateur (manipulateur) et d’un
sujet opérateur (manipulé, destinataire de la manipulation) ;
c. faire persuasif d’un destinateur envers un destinataire (faire
savoir et faire croire) ;
d. « mise en route » d’un programme narratif : on met en
place un sujet opérateur pour des performances à réaliser, ou
bien on présente des performances (ou des objets valeurs) dont
on persuade quelqu’un qu’elles sont à réaliser (ou qu’ils sont à
acquérir).
On reconnaît aisément des phénomènes de manipulation dans le
récit de Daudet.
— Dans l’épisode des parents, la « demande » est une forme de
la manipulation : elle instaure l’enfant comme sujet opérateur
d’une attribution d’or aux parents. On remarque dans cet exemple
la différence entre la manipulation et la compétence — qui sont
deux phases corrélatives —. « Il lui demandèrent un peu de son
or », c’est une opération réalisée par les parents, agissant comme
destinateur (qui, dans ce cas précis, sont également les destinatai¬
res de l’attribution de l’or) ; « l’enfant n’hésita pas », c’est, du
point de vue du sujet opérateur qui vient d’être mis en place, la
marque de l’acceptation du contrat, c’est-à-dire de la modalité du
/vouloir-faire/.
— Un peu plus loin, après la nuit de fête, nous trouvons la
« conversion » de l’homme à la cervelle d’or. « Il s’épouvanta... il
était temps de s’arrêter... » Le destinateur et le sujet opérateur
sont représentés par le même personnage (l’homme). On peut par¬
ler d’auto-destination, ou auto-manipulation. Remarquons com¬
ment cette phase de manipulation s’articule à la phase de sanc¬
tion : on passe de l’interprétation sur l’état final d’un PN1 (« il
s’épouvanta ») à la persuasion pour réaliser un PN2 (« il était
temps de s’arrêter »).
— Dans l’épisode de la femme, on peut enregistrer un conflit
des destinateurs, c’est-à-dire une polémique qui se situe au plan de
la manipulation : « quelquefois cependant la peur le prenait, il
avait des envies d’être avare ; mais alors sa petite femme venait
vers lui en sautillant et lui disait : “ mon mari qui êtes si riche,

53
achetez-moi quelque chose de bien cher... " » . Dans ce cas,
l’homme est instauré sujet opérateur sur deux PN inverses, l’un de
non-dépense qui reste virtuel, et où le destinateur est figuré par la
« peur », l’autre de dépense, qui se réalise et où le destinateur est
figuré par la « femme ». Le conflit des destinateurs peut avoir lieu
dans le même personnage : qu’on se rappelle le classique débat
« cornélien ». 11 s’agit là d’exemples qui ne rendent compte ni de
la totalité du texte de Daudet, ni de i’ensemble des figures de la
manipulation.

5.3. Structures de la manipulation

Nous pouvons maintenant présenter de façon plus systématique


ce que nous avons observé au paragraphe précédent.

5.3.1. LA MANIPULATION EST UN FAIRE-FAIRE

Toutes les figures de la manipulation peuvent se ramener à une


opération du genre faire-faire, qu’on peut aussi appeler factitive.
Dans cette opération, le faire transforme le faire : de même que
dans la performance, nous avions le faire-être, nous avons ici le
faire-faire et nous pouvons construire le système des différentes
possibilités du faire-faire, comme nous l’avons fait ailleurs avec
les modalités du faire (3.3.3.).

faire faire faire ne pas faire


(intervention) (empêchement)

ne pas faire ne pas faire ne pas faire faire


(laisser faire) (non intervention)

Ce système présente les quatre possibilités de base de la mani¬


pulation. Mais chacune de ces possibilités élémentaires peut don¬
ner lieu à une grande diversité de figurations. Il suffit d’imaginer
tout ce qui peut figurer l’intervention : ordre, demande, défi,
provocation, menace, tentation, etc.

5.3.2. LA MANIPULATION EST UNE RELATION ENTRE DEUX SUJETS

La manipulation est un faire-faire. Un énoncé du faire 1, avec


son sujet opérateur SI, a comme objet un autre énoncé du faire 2

54
avec son sujet opérateur S2. Lorsque la « petite femme » de
« l’homme à la cervelle d’or » lui fait acheter quelque chose de
bien cher, l’activité (faire 1) de la femme (SI) a pour objet l’acti¬
vité (faire 2) de l’homme (S2).
En articulant deux énoncés du faire, la manipulation met en
relation deux sujets du faire ; cette relation est hiérarchique dans
la mesure où l’activité de SI s’exerce sur S2, mais non l’inverse.
SI sera appelé destinateur de la manipulation, et S2 destinataire
de la manipulation (ou sujet manipulé).
Nous sommes maintenant en mesure d’organiser toutes les rela¬
tions qui mettent en jeu des sujets :

— relation sujet-objet : relation d’existence sémiotique (énoncé d’état)


— relation sujet-faire : relation modale qui définit la compétence du sujet
opérateur.
— relation sujet-sujet a - relation hiérarchique dans la manipulation
(destinateur - sujet)
b - relation symétrique et polémique (sujet - anti-sujet)
c - relation symétrique et fiduciaire (échange).

5.3.3. LA MANIPULATION EST UNE OPÉRATION DE PERSUASION

Dans la manipulation, le destinateur exerce un faire persuasif


(4.3.5.) sur le destinataire, visant à mettre ce dernier en place
comme sujet opérateur d’un programme donné.
La manipulation, comme faire persuasif appartient à la dimen¬
sion cognitive du récit (5.1.), elle est une opération de l’ordre du
savoir (faire savoir, faire croire).
La manipulation comme persuasion peut porter :
a. sur les objets d’un éventuel programme. Dans ce cas, il
s’agit de faire admettre au destinataire de la manipulation la
valeur des objets du programme à réaliser, qu’il s’agisse des
objets valorisés positivement comme dans la tentation ou des
objets valorisés négativement comme dans la menace (ou intimi¬
dation).
Nous avons rencontré une forme de cette persuasion dans le
contrat fiduciaire que présuppose l’échange (2.4.2.1.). Chaque par¬
tenaire de l’échange doit persuader l’autre de la valeur des objets
en jeu, pour lui faire faire l’échange.

55
En persuadant de la valeur des objets, la manipulation déter¬
mine un cadre aux activités du sujet opérateur, un univers de
valeurs où certains objets seront « positifs » et d’autres « néga¬
tifs » : la manipulation détermine Vaxiologie des programmes
narratifs.
Pour l’homme à la cervelle d’or, la décision de ne plus gaspiller
son or détermine une axiologie, telle que tout ce qui va dans le
sens de la dépense et du gaspillage est considéré comme négatif.

En présentant la sanction (4.4.3.), nous avons dit que le desti-


nateur y apparaît comme celui qui évalue des états transformés
dans la performance. Cette évaluation se fait dans le cadre de
l’univers de valeurs défini par la manipulation.
b. Sur les qualifications du destinataire comme sujet d’un
éventuel programme. La manipulation apparaît ici comme un
jugement (positif ou négatif) sur la compétence du sujet opéra¬
teur. Dans la provocation (ou défi) on nie cette compétence (« tu
es incapable de faire... »), dans la séduction (ou flatterie) on
affirme cette compétence (« tu es capable de faire... donc
fais... »).
— Mon mari, qui êtes si riche, achetez-moi quelque chose de
bien cher...
Et il achetait quelque chose de bien cher.

Nous avons indiqué en 5.3.2. que la manipulation correspond à


une relation entre deux sujets. Le destinateur de la manipulation
réalise des opérations de persuasion auxquelles répondent, de la
part du destinataire, des opérations d’interprétation. La manipu¬
lation aboutit lorsque le destinataire interprète comme vrai ce
dont le destinateur cherche à le persuader. Elle n’aboutit pas lors¬
que le destinataire refuse de se laisser persuader et interprète
comme mensonger ou faux ce dont on cherche à le persuader. De
ce fait, la phase de manipulation, dans les récits, peut prendre un
aspect polémique.

5.4. La manipulation dans le récit

Dans le développement du programme narratif, la manipulation


représente la phase initiale : c’est le moment ou le PN est mis en
place (encore virtuel) et où on constitue un sujet opérateur. Du
point de vue du sujet opérateur, cela correspond à l’acquisition
des valeurs modales de la virtualité (3.3.2.1.).

56
MANIPULATION

Point de vue du destinateur Point de vue du sujet opérateur

persuasion acquisition de
(faire-faire) valeurs modales

Manipulation et sanction (4.4.3.) représentent les « bornes » du


PN. Situées toutes deux sur la dimension cognitive, elles mettent
en relation un destinateur et un sujet opérateur ; la manipulation
est caractérisée par le faire persuasif, la sanction par le faire
interprétatif.
C’est dans l’articulation Sanction — Manipulation que l’on
passe d’un PN à un autre. Si nous avons PN 1 et PN 2, l’état
final de PN 1 est interprété dans la phase de sanction de PN 1, et
le savoir acquis dans cette interprétation peut être communiqué
dans une opération de persuasion qui constitue la phase de mani¬
pulation d’un PN 2.

PN 1 PN 2

SANCTION ^MANIPULATION
faire interprétatif faire persuasif
de l’état final sur l’état initial
de PN 1 de PN 2

Dans le récit de Daudet, l’état final de PN 1 peut correspondre


à la fin de la nuit de fête : c’est l’état réalisé au terme d’une per¬
formance de gaspillage. Cet état est interprété par l’homme à la
cervelle d’or (destinateur de la sanction) : « il s’épouvanta » qui
évalue cet état final, en l’affectant d’une valeur négative. Corréla¬
tivement, le non-gaspillage est affecté d’une valeur positive, et
détermine un nouveau programme PN 2 : « il était temps de
s’arrêter », où l’homme joue le rôle de destinateur de la manipula¬
tion et de sujet opérateur.

5.5. Conclusion

La phase initiale du PN est la phase de manipulation. Elle est


caractérisée par des opérations du faire persuasif (auxquelles

57
répondent des opérations de faire interprétatif). Elle met en rela¬
tion deux sujets : le destinateur et le destinataire de la manipula¬
tion. Il s’agit pour le destinateur de faire faire, c’est-à-dire de
mettre en place un sujet opérateur pour un programme narratif
donné.

58
6. LA COMPOSANTE NARRATIVE (BILAN)

Dans les chapitres précédents, nous avons décrit les différents


éléments de la composante narrative. Nous nous proposons d’en
faire une rapide synthèse, et de montrer leur utilisation pour
l’analyse des textes. Cela nous donnera une vision d’ensemble de
la composante narrative avant d’aborder, dans les chapitres sui¬
vants, la présentation de la composante discursive.

6.1. Récit et narrativité

Ces deux termes doivent être distingués car ils correspondent à


des réalités différentes. On appelle récit un certain type de dis¬
cours, on appelle narrativité un phénomène structurant de la
signification, à l’œuvre dans tout discours. Le sens est un effet
de différence et la narrativité correspond à la mise en place de
ces différences dans la succession d’états et de transformations :
c’est l’organisation syntagmatique de la signification.
Soit a vs b la différence signifiante entre deux termes (désor¬
mais, nous noterons par vs — « versus » — l’opposition ou
l’écart entre deux termes). Cette différence peut se manifester de
façon paradigmatique lorsqu’elle est réalisée dans un discours de
façon statique (les deux termes sont juxtaposés dans leur opposi¬
tion).
Ce serait le cas pour les termes /haut/ vs /bas/ dans la descrip¬
tion d’un paysage où figureraient la « montagne » et la « plaine ».

Elle peut se manifester de façon syntagmatique lorsqu’elle est réa¬


lisée dans le discours de façon dynamique par la transformation
qui conduit de a à b. La narrativité correspond à ce dernier phé¬
nomène.
Ce serait le cas pour les termes /haut/ vs /bas/ dans la trans¬
formation d’une situation « élevée » en une situation « basse ».

En parlant de composante narrative et d'analyse narrative, on


s’attache à décrire uniquement ce phénomène de la narrativité

59
dans un discours : on ne prendra en charge que les transforma¬
tions des états qui caractérisent les personnages, et les rôles
qu’assument ces personnages dans les opérations de transforma¬
tion. La composante narrative ne s’identifie pas au récit qui est
donné à lire, elle est une construction pour la description de la
signification. Tout discours comporte d'autres composantes et
d’autres plans d’analyse que l’on verra plus loin. D’autre part, la
composante narrative définit un plan de description pour d’autres
discours que les récits (discours scientifique, politique, juridique,
poétique...).

6.2. Enoncé narratif et séquence narrative

6.2.1.

Décrivant la composante narrative d’un discours, on est sensi¬


ble à la relation réciproque des personnages (les rôles actantiels)
et à la succession des états et transformations qui les caractérisent
dans le discours. L’élément de base de cette description est
l’énoncé narratif, il correspond à la transformation d’un état 1
dans un état 2, et il s’écrit par exemple (pour une transformation
conjonctive) :
F (S2) => ((SI v Ol) - (SI a Ol)]

Cette formule enregistre :


un énoncé de faire : F ;
un sujet du faire ou sujet opérateur : S 2 ;
un énoncé d’état initial : (SI V Ol) ;
un énoncé d’état final : (SI A Ol) ;
un objet valeur : Ol ;
un sujet d’état relié à ces valeurs : SI.
Tous ces éléments sont corrélatifs, et se définissent les uns par
rapport aux autres en fonction de leur position dans l’énoncé
narratif.

6.2.2.

Puisque l’énoncé narratif est l’élément de base de la compo¬


sante narrative, 1 analyse narrative s’attache à reconnaître et à
construire les énoncés narratifs constitutifs du discours analysé.

60
On fait un pas de plus dans l’analyse en montrant comment,
dans un discours donné, sont disposés les énoncés narratifs.
Dans les chapitres précédents, nous avons présenté une chaîne
d’énoncés narratifs logiquement disposés : partant de la perfor¬
mance, nous avons montré que cet énoncé présuppose et implique
d’autres énoncés reliés à lui pour constituer une succession d’élé¬
ments logiquement articulés :
MANIPULATION — COMPÉTENCE —
PERFORMANCE — SANCTION
On appelle séquence narrative cette organisation logique des
énoncés narratifs.
Remarque 1 : Tout énoncé narratif appelle logiquement les
autres énoncés de la séquence. Mais dans les discours qui sont
donnés à lire, ces éléments ne sont pas toujours tous manifestés. 11
faut bien distinguer le plan de la manifestation (ce qui est donné à
lire) et le plan de la description (ce qui est logiquement articulé,
c’est-à-dire construit par l’analyse (6.3.).
Remarque 2 : La relation entre les énoncés de la séquence est
logique, puisqu’on est au niveau de la description, en grammaire
narrative. Au plan de la manifestation, cette relation logique cor¬
respond à une disposition chronologique des énoncés : la phase de
manipulation précède (dans la séquence narrative) la phase de per¬
formance. En sémiotique narrative, la temporalité est un effet de
la logique narrative et pas seulement une organisation des temps
des verbes dans le discours.

6.2.3.

Du point de vue du sujet d’état, l’énoncé narratif enregistre


une transformation de l’état (conjonctive ou disjonctive) : il s’agit
d’une acquisition de valeur (restauration par rapport à une situa¬
tion initiale déceptive, ou « liquisation du manque ») ou d’une
perte de valeur (dégradation par rapport à une situation initiale
positive : c’est le « méfait »).

6.2.4.

Du point de vue du sujet opérateur, cet énoncé narratif enre¬


gistre la performance. Celle-ci doit être conçue dans son articula¬
tion avec la compétence. Avant d’être sujet du faire dans la per¬
formance, le sujet opérateur est sujet du devoir-faire, du vouloir-
faire, du savoir-faire et du pouvoir-faire : il passe par des phases

61
où il est progressivement constitué comme sujet compétent. Pour
le sujet opérateur, les modalités du faire sont reconverties en
valeurs modales qui lui sont attribuées (cf. 3.2.).
Dans les récits, ces phases de constitution du sujet opérateur
correspondent à des performances narratives secondaires où se
transforment les états modaux du sujet opérateur. Ces perfor¬
mances secondaires constituent l'épreuve (ou performance)
qualifiante : le sujet opérateur est qualifié (compétent) pour réali¬
ser la transformation narrative principale, appelée encore épreuve
(ou performance) principale.
Ces deux épreuves ne se conçoivent pas l’une sans l’autre : il
faut être compétent pour faire et la compétence est toujours en
vue d’un faire. Sur la composante narrative du récit, elles définis¬
sent la dimension pragmatique.

6.2.5.

Par rapport à cette dimension pragmatique du récit, on distin¬


gue la dimension cognitive, où prennent place les opérations de
type « savoir » ou « faire savoir », c’est-à-dire les opérations du
faire persuasif et du faire interprétatif.
Faisant suite à l’épreuve principale, on enregistre des opéra¬
tions cognitives où il s’agit d’acquérir (et de communiquer) un
savoir portant :
• Sur les objets-valeurs attribués au sujet d’état dans la perfor¬
mance principale, et sur la véridiction de l’état final de ce sujet.
On fait savoir que l’objet est transmis et qu’il est « vrai »,
« mensonger », etc. (cf. 4.2.).
• Sur le sujet opérateur de la performance principale et sur sa
compétence.
Cette phase du récit est appelée épreuve glorifiante, ou épreuve
de reconnaissance, ou encore sanction. Elle prend la forme d’un
énoncé narratif mettant en jeu des objets cognitifs (ou objets-
messages), qu’il s’agisse du savoir sur l’état ou sur les opérations,
ou qu’il s’agisse des signes attribués au sujet opérateur en sanc¬
tion de l’opération réalisée.
Au début de la séquence, précédant la phase de compétence, le
savoir est en jeu dans les opérations de type persuasif : il faut
communiquer au sujet d’état le vouloir-être (lui faire désirer
l’objet-valeur), et au sujet opérateur le vouloir-faire (lui faire
faire la transformation principale). On appelle manipulation ces

62
opérations introductives de la séquence narrative, elles correspon¬
dent à la phase de contrat (cf. 5).

6.2.6.

Nous rassemblerons ces données dans le tableau suivant :

MANIPULATION COMPÉTENCE PERFORMANCE SANCTION

Faire-faire Etre du faire Faire-être Etre de l’être


relation relation
destinateur- destinateur-
sujet opérateur sujet opérateur
relation
destinateur -
sujet d’état,
sujet d’état -
sujet opérateur
faire-savoir savoir
(savoir sur l’objet (savoir sur le sujet
et sur l’être des et/ou objet et/ou
valeurs) destinateur)
faire-vouloir devoir-faire
vouloir-faire
pouvoir-faire
savoir-faire faire
dominante dominante
persuasive interprétative
1 _1
dimension pragmatique
1 _.J
dimension cognitive dimension cognitive

6.2.7.

La séquence narrative comporte donc toujours ces quatre pha¬


ses logiquement articulées. La réalisation de cette séquence dans
les récits peut être assez complexe. Le récit peut être focalisé sur
l’une des phases qui sera plus particulièrement manifestée : il
existe des récits qui sont centrés exclusivement sur l’acquisition de
la compétence par un sujet opérateur, ou sur la sanction... Même
dans ce cas, la présupposition de la séquence entière est néces¬
saire à l’analyse.

63
Il faut tenir compte également du phénomène de l'intégration :
une séquence narrative entière peut être intégrée comme phase
élémentaire d’une séquence englobante : par exemple, dans un
récit, la quête de la compétence, par un sujet, peut être déployée
sur les quatre phases constitutives de la séquence.

6.3. Séquence narrative et modèle narratif

Dans le paragraphe précédent, nous avons déployé les possibili¬


tés logiques de la grammaire narrative pour constituer la séquence
des énoncés narratifs (on parle également d’une suite canonique
d’énoncés narratifs, ou encore d'algorithme narratif). L’important
est de retenir que son élaboration est uniquement logique et tota¬
lement abstraite.
Cette séquence logique doit servir à la description de la narrati¬
vité dans les textes qui nous sont donnés à lire. On distinguera
pour cela, trois plans importants :
Le plan de la manifestation : c’est le discours que nous lisons,
l’objet de notre analyse, le texte, avec ses mots, ses phrases, ses
paragraphes, des personnages, etc.
Le plan théorique : c’est la grammaire narrative que nous
avons présentée dans les chapitres précédents, elle systématise une
organisation logique d’éléments qui se définissent les uns par les
autres. La séquence narrative canonique relève de ce plan.
Le plan descriptif : c’est le modèle narratif du discours. On
construit une représentation du discours (de sa composante narra¬
tive, puisque la grammaire narrative ne rend compte que de cela)
dans le cadre des termes et des relations prévues par cette gram¬
maire. Les personnages et les actions du plan de la manifestation
correspondent à des rôles et à des performances articulés selon les
lois de la grammaire. Décrire le discours, en sémiotique, c’est
construire un modèle.
La séquence narrative est une structure logique, universelle,
abstraite de la narrativité, le modèle narratif correspond à la des¬
cription d’un récit particulier dans les termes de la grammaire :
tous les énoncés de la séquence peuvent ne pas être manifestés, la
séquence peut être redoublée, ou il peut y avoir plusieurs séquen¬
ces hiérarchisées (cf. 6.2.7.). Le modèle narratif est donc une
organisation particulière d’énoncés narratifs et de séquences nar¬
ratives qui reproduit (simule) la composante narrative d’un dis-

64
cours donné. Il ne faut pas confondre le modèle particulier à un
texte et la théorie de la grammaire narrative. Très rares sont les
textes dont le modèle reproduit exactement la séquence narrative
(quelques contes merveilleux peut-être). La séquence narrative ne
fournit pas le plan-typé des récits, et l’analyse narrative ne con¬
siste pas comme on le dit parfois — à faire rentrer les textes
dans un cadre défini à l’avance, mais au contraire, à utiliser le
Cadre..théorique 8énéral et rigoureux pour rendre compte de la
spécificité de chaque texte.
Comme organisation logique, la séquence Manipulation —
Compétence — Performance — Sanction est un instrument
d’analyse et de prévision. Instrument d’analyse puisqu’elle oblige
à décomposer le discours et à classer les opérations de transfor¬
mation et les états de façon homogène et cohérente. Elle se pré¬
sente comme l’« unité de mesure » pour mesurer les récits.
Si l’on organise logiquement dans le récit de Daudet les opéra¬
tions de « dilapidation » (performances disjonctives), on sélec¬
tionne dans le texte un plan d’actions homogènes logiquement
ordonnées à cette performance, et par rapport auquel d’autres
plans homogènes seront à situer. Il s’agit d’une déconstruction du
texte, d une ana-lyse en éléments comparables, mesurables.

Instrument de prévision puisque pour tout énoncé narratif


reconnu dans le discours elle fait attendre les énoncés logique¬
ment présupposés ou impliqués.
Reconnaissant dans la « fin de la nuit de débauche » quelque
chose de l’ordre de la manipulation (« il était temps de s’arrê¬
ter »), nous prévoyons l’existence dans le texte d’éléments corres¬
pondant à la compétence et à la performance. Leur absence dans
ce récit, où l’on ne peut pas ne pas dépenser est un élément perti¬
nent pour la description du récit.

6.4. Le programme narratif

6.4.1.

Présentant plus haut la séquence narrative, nous avons signalé


qu’elle s’organise autour d’une performance principale. On appel¬
lera programme narratif (PN) une réalisation particulière de la
séquence narrative, dans un récit donné, c’est-à-dire toute la série
des états et des transformations qui convergent vers la réalisation

65
de la relation d’un sujet d’état à son objet. Le PN est toujours
défini par l’état (relation à l’objet valeur) auquel il aboutit.
Dans le texte de Daudet, on a parlé de programme narratif de
dépense, ou de dilapidation, pour désigner toute la série d’états et
de transformations qui convergent vers la disjonction du sujet
d’état (" homme ”) et de l’objet (" or "). « Dépense » et « dilapida¬
tion » sont des figures, et comme telles, relèvent plutôt de la com¬
posante discursive. On les utilise par commodité pour désigner un
PN (cf. 2.3.)
Le programme narratif a été défini et désigné autour de la
transformation d’états et non autour d’un personnage. Si nous
avions parlé ici d’un programme de l’« homme », nous n’aurions
rien décrit, car nous n’aurions pas respecté la distinction du per¬
sonnage et du rôle et nous n’aurions pas pu voir qu’un même per¬
sonnage dans le texte s’inscrit sur deux PN différents.

6.4.2.

Programme narratif complexe — Programme narratif d’usage.


Dans la séquence narrative, les différents énoncés narratifs met¬
tent en jeu des transformations d’état (acquisition ou perte
d’objets modaux, d’objets valeurs, d’objets cognitifs). 11 est tou¬
jours possible, dans un récit, que l’acquisition de l’un ou l’autre
de ces objets détermine l’existence d’un PN particulier. On par¬
lera dans le cas du programme narratif d’usage d’un programme
narratif complexe. Le modèle narratif d’un récit se présente
comme une hiérarchie de PN que l’analyse peut individualiser et
dont elle peut décrire les relations.
La mise en lumière des programmes narratifs d’usage dépend
de l’organisation logique des énoncés narratifs dans la séquence
narrative. Le rapport entre le programme d’usage et le pro¬
gramme complexe est de type logique. On le distinguera de ce
qu’on peut appeler les différentes figures du programme narratif.
Ainsi, un programme narratif de dépossession aboutissant à la
disjonction du sujet et de l’objet peut être manifesté dans le dis¬
cours par des personnages différents et des actions différentes :
dans le récit de Daudet, le vol, le don, l’achat, le gaspillage, sont
les figures d’un même programme narratif de dilapidation. Il
reviendra à l’analyse discursive de tirer parti de ce rassemblement
de figures différentes pour des fonctions analogues.

66
6.5. L’articulation des programmes narratifs dans le récit

Nous avons caractérisé le programme narratif par les transfor¬


mations de la relation du sujet à l’objet (S -* O). Il faut tenir
compte maintenant de ce que toutes ces transformations de rela¬
tions sont à situer autant dans la succession syntagmatique que
sur le plan paradigmatique des oppositions. De ce fait, le récit a
toujours un caractère polémique puisque toute conjonction pré¬
suppose une disjonction, par exemple, et que le sujet opérateur
dominant dans une transformation présuppose un anti-sujet
dominé. Les programmes narratifs se déploient symétriquement.
Tout PN projette en face de lui un anti-PN focalisé sur des
transformations inverses. Ici encore, il s’agit d’une construction
logique diversement manifestée dans les discours. On peut ren¬
contrer des récits qui ne manifestent pas l’anti-programme (pas
de figures d’opposants, pas de lutte), d’autres où l’anti¬
programme n’est pas aussi « avancé » que le programme...
Dans notre récit, le programme narratif de dilapidation se réa¬
lise, alors que l’anti-programme ne dépasse pas le stade de la
manipulation : le vouloir-faire de l’homme sur l’anti-PN
(conservation) ne débouche pas sur un pouvoir-faire.

Dans la manifestation des récits, le « point de vue » sur le récit


peut jouer de cette articulation des programmes narratifs. On
peut raconter un vol comme la réalisation d’un programme, ou
comme l’échec d’un autre. Les notions de PN et d’anti-PN sont
tout à fait corrélatives.
On ouvre ainsi une grande possibilité pour la figuration des
rôles actantiels dans un récit : tout rôle actantiel d’un PN pro¬
jette un rôle inverse sur l’anti-PN ; le sujet opérateur du PN
s’inscrit comme l’anti-sujet sur l’anti-PN, de même pour le desti-
nateur, pour les éléments de compétence, et bien sûr pour les
objets-valeurs, de même aussi pour les éléments de véridiction
(chaque PN a sa vérité).
Sur la base d’un grammaire narrative assez élémentaire, on
peut rendre compte d’un nombre considérable de possibilités de
réalisations, reconnaissables dans les discours.

67
7. EXERCICE PRATIQUE :
LA COMPOSANTE NARRATIVE
DANS LE TEXTE DE DAUDET

Au long de notre présentation de la composante narrative du


discours, le texte d’A. Daudet nous a servi de terrain d’observa¬
tion pour l’illustration des phénomènes sémiotiques dont nous
faisions la description. Pour clore cet exposé de la composante
narrative, nous allons construire le modèle narratif de ce récit.
Une première observation du texte fait apparaître trois parties
distinctes :
• La légende de l’homme à la cervelle d’or. Le récit de la
légende est intégré dans l’ensemble du texte. On peut le délimiter
aisément à partir de quelques critères, tels que la présence de cer¬
tains acteurs dans ce seul fragment du texte, le temps des verbes
au passé, et le fait que la « légende » elle-même est désignée dans
le reste du texte.
• Le discours englobant ce récit, et où le narrateur se présente
comme « je », en relation avec un autre personnage, « vous » ou
« madame », et où la « légende » prend place comme objet com¬
muniqué.
• La dédicace du discours, qui reprend son mode impersonnel
(« la dame ») les éléments du discours englobant.
L’analyse narrative va porter sur ces trois segments successive¬
ment, pour chercher ensuite si une organisation d’ensemble per¬
met de les articuler au plan narratif. On va donc construire le
modèle narratif de chaque segment pour voir ensuite qu’ils s’inté¬
grent dans un modèle d’ensemble.

7.1. La dédicace

Elle comporte un énoncé narratif de communication dont seul


le sujet d’état (destinataire) est manifesté. La formule de cette
communication s’écrit :

68
F (S2) => [(SI V O) -* (SI A O)]
où n’est manifesté que SI (« la dame »). La suite du texte met en
scène les autres éléments de l’énoncé : les deux autres parties du
discours constituent l’objet communiqué, le sujet opérateur de la
communication s’y trouvera également représenté.
Cette dédicace fournit d’autres informations à prendre en
compte pour la description : la « dame » demande « des histoires
gaies ». On reconnaît ici, sous la figure de la demande, une
manipulation : il s’agit de mettre en place un sujet opérateur (S2)
pour la communication de l’objet (« histoires gaies »). Tous ces
éléments contribuent à définir un programme narratif autour de
l’acquisition de cet objet.
A cause de cette dédicace, toute la suite du texte est à évaluer
à partir de ce programme narratif, comme sa réalisation (ou sa
non-réalisation). Il y aura bien une « histoire » communiquée,
mais elle ne sera pas « gaie ». Le contrat proposé par la
« dame » n’est pas honoré par le sujet opérateur. S’il y a bien
communication d’une histoire, elle se fait au nom d’un autre
contrat, dépendant d’un autre destinateur, d’une autre manipula¬
tion. Nous utilisons la séquence narrative comme outil de prévi¬
sion, qui permet, à partir d’un élément reconnu de prévoir
l’apparition des éléments corrélatifs qu’il implique, et des écarts
porteurs de sens.

7.2. Le discours englobant

Il met en scène principalement le narrateur figuré par « je ».


Nous pouvons suivre les rôles actantiels assumés par ces person¬
nages et voir dans quels programmes narratifs ils s’inscrivent.

7.2.1. LE REMORDS ET LA PROMESSE

La première qualification de l’acteur « je » est le « remords »,


elle peut être retenue comme figure de la sanction : évaluation
des opérations réalisées par un sujet opérateur. A partir de la
communication du savoir (la lettre de la dame) il y a un faire
interprétatif de « je » sur les opérations réalisées (« historiet¬
tes »). Comme nous l’avons montré au chapitre 4, la sanction
peut déboucher sur la manipulation : on passe de l’évaluation du
programme réalisé au programme envisagé.

69
Ce nouveau programme narratif en est donc à sa phase de
manipulation. Le personnage « je » y assume les deux rôles de
destinateur et de sujet opérateur (« je m’étais promis »). La
figure de la demande et la figure de la promesse se correspondent
ici pour assurer la manipulation du programme « communiquer
des histoires gaies ». La « dame » et le narrateur sont des acteurs
conformes, et le contrat est posé pour la réalisation du PN impli¬
qué par la dédicace.

7.2.2. JOIE ET MÉLANCOLIE

La suite du discours englobant manifeste l’échec de cette mani¬


pulation (« voilà pourquoi, madame, au lieu du joli conte badin
que je m’étais promis de vous faire, vous n’aurez encore
aujourd’hui qu’une légende mélancolique »).
Nous avons noté plus haut (chapitre 4) que la manipulation
correspond à la manifestation de l’univers de valeurs au nom
duquel agit le sujet opérateur. « Faire des histoires gaies » est
une performance relevant d’un univers de valeurs que l’on peut
appeler provisoirement « joie » et dans lequel s’inscrit le narra¬
teur. Nous détaillerons ailleurs les figures qui le manifestent dans
le texte (« gaieté » vs « tristesse », « lumière » vs « brouillard »,
« pays des tambourins » vs « Paris », etc.). On s’aperçoit ainsi
que, dans ce texte, le destinateur est moins un personnage indivi¬
dualisé qu’une ambiance, une situation spatiale et affective : en
Provence, on raconte des histoires gaies, à Paris, on raconte des
histoires tristes. 11 y a un rapport entre le lieu comme destinateur
et le sujet opérateur du programme (« en vérité l’endroit est mal
choisi pour broyer du noir ; je devrais plutôt expédier aux dames
des poèmes couleur de rose »). On peut déjà construire le pro¬
gramme narratif « raconter des histoires gaies » :

Manipulation Performance

Destinateur : le lieu
Sujet du devoir-faire : Je raconter des histoires gaies

Ces éléments permettent de préciser le rôle actantiel de « la


dame ». Dans sa demande, elle nous avait semblé être le destina¬
teur du narrateur, mais un autre type de destinateur est apparu
avec le « lieu », et ce dernier est déterminant, puisque le change-

70
ment de programme en fonction des lieux (Paris éclabousse la
Provence) est indépendant de la dame (« vous n’aurez qu’une
légende mélancolique ». On dira que « la dame » est destinateur
selon le paraître et le « lieu » destinateur selon l’être (cf. 4.2.1.),
distinction importante puisque nous la retrouverons dans la
légende elle-même.
« Eh bien non, je suis encore trop près de Paris. » Ce paragra¬
phe inscrit l’apparition d’un anti-programme qui en est à la phase
de manipulation. Un anti-destinateur apparaît (proximité de
Paris) qui installe un sujet opérateur pour « faire des histoires
mélancoliques ». Ce nouveau sujet est encore assumé par le nar¬
rateur, de sorte que le passage du PN à l’anti-PN correspond à
une transformation de « je » entre deux états modaux :
« Je m’étais promis » vs « Je n’ai plus le cœur à... »
Notons que, pour l’anti-programme le sujet opérateur est défini
négativement (ne plus avoir le cœur à) : on pourra le caractériser
comme un sujet contraint. Si faire représente « faire des histoires
tristes », la compétence du sujet s’écrit : devoir-faire + ne pas
vouloir ne pas faire. La « légende de l’homme à la cervelle d’or »
est donc l’objet de la performance caractérisant l’anti-programme.

. PN Anti-PN

Manipulation : demande de la dame


ambiance du pays influence de Paris
acceptation su sujet contrainte du sujet
(devoir faire + vouloir (devoir faire + ne pas vouloir ne
faire) pas faire)

Performance : histoires gaies histoires tristes

A aucun moment dans ces deux PN, on ne pose la question de


la compétence du sujet au niveau du pouvoir-faire. Elle est sup¬
posée acquise. Le point déterminant pour ce récit est le devoir
faire et de vouloir faire. On verra qu’il en est de même dans la
légende.

7.2.3. LA « MORALE » DE L’HISTOIRE

Le discours englobant reprend à la fin du texte. « Telle est,


madame, la légende... » La performance est réalisée, et l’on peut
s’attendre à trouver les éléments caractéristiques de la sanction.

71
Dans la sanction, la performance est reprise sur la dimension
cognitive (6.2.5.) : on a raconté l’histoire, puis on dit qu’on l’a
racontée. Mais, de plus, on évalue la performance, on statue sur
sa conformité aux univers de valeurs dans lesquels le sujet opéra¬
teur doit agir. Sur ce point, notre texte est intéressant : il y a
bien évaluation de l’histoire racontée, mais d’un autre point de
vue que celui mis en place dans la manipulation. La sanction
aurait dû être : cette histoire est triste autant qu’il le fallait, or
on évalue la légende au plan de la vérité (« cette légende est vraie
d’un bout à l’autre ». Et cet énoncé est pris en charge par le nar¬
rateur lui-même qui prend le rôle de destinateur (4.4.2.). Cette
« déviation » du récit est importante à noter, car le dernier para¬
graphe ne parle plus de la « dame », ni de « Paris », ni de la
« colline ensoleillée » : la vérité de l’histoire, c’est de décrire la
situation des « pauvres gens condamnés à vivre ». Cette fin du
texte fait alors apparaître un nouveau programme narratif
« raconter des histoires vraies » sur lequel la légende peut trouver
place comme performance.
L’histoire racontée, comme performance réalisée par le narra¬
teur s’installe donc sur trois programmes différents :
• satisfaire la demande de la dame ;
• obéir aux nécessités de la situation (tristesse, deuil) ;
• dire la vérité.
La disposition narrative du texte de Daudet est un élément
déterminant pour la signification. L’histoire racontée vaut par sa
fonction, c’est-à-dire par la position qu’elle peut occuper comme
performance dans différents programmes narratifs que le texte
présente.
En elle-même, la fin du discours entretient un autre type de
relation avec la légende, c’est un rapport interprétatif, il repose
sur une mise en parallèle des programmes narratifs avec des
changements de personnages :
il y avait une fois un homme qui avait une cervelle d’or
il y a par le monde de pauvres gens qui sont condamnés à
vivre de leur cerveau.
Nous reprendrons ceci une fois que la légende aura été
analysée.

72
7.3. La « légende »

Pour présenter la composante narrative de ce récit, à titre


d’illustration d’une méthode d’analyse, nous enregistrerons les
éléments narratifs au fur et à mesure de la lecture du texte et
nous montrerons comment ils s’intégrent dans une organisation
d’ensemble.
Le récit sera découpé selon un certain nombre de segments cor¬
respondant aux différents moments reconnaissables de la structure
narrative.

7.3.1. « IL ÉTAIT UNE FOIS... TOUTE EN OR »

Le récit s’ouvre par un énoncé d’état, conjonction d’un sujet


(« un homme ») et d’un objet (« cervelle d’or »). On écrit cet
énoncé (SI A Ol), mais il est impossible de dire aussitôt la signi¬
fication de cet énoncé, tant qu’on n’a pas pu montrer à quels
autres énoncés il est relié, ou quelles transformations peuvent
l’affecter. La suite du récit met en scène la transformation dis-
jonctive aboutissant à l’état (SI V Ol) : la perte progressive de
l’or et de la vie.

7.3.2. « LORSQU’IL VINT AU MONDE... IL TOMBAIT SOUVENT »

Le texte manifeste ensuite un certain nombre de verbes : venir


au monde, vivre, grandir, se cogner, tomber... S’agit-il de perfor¬
mances, au sens que nous donnons à ce terme ? A proprement
parler, non, car le récit n’enregistre pas ces verbes comme des
transformations d’état, mais plutôt comme une expansion figura¬
tive de l’état de l’enfant à la cervelle d’or, des signes de son état
(encore secret pour les personnages du récit). Dans les récits, les
qualifications des acteurs (correspondant à des énoncés d’état)
sont toujours convertibles en fonctions : le « voleur » est celui
dont on peut raconter les vols, le « maçon », celui dont on peut
raconter une série d’opérations caractéristiques. Ici, « avoir une
cervelle d’or » correspond à un certain nombre d’actions caracté¬
ristiques relevant du comportement plus que de la transformation
narrative. Pour l’analyse, ce segment du texte fait encore partie
de l’énoncé d’état initial, qu’il précise au plan discursif : la vie de
l’homme est affectée par son état, caractérisée dans le récit par
les chocs et les chutes, prise en charge comme objet du faire

73
interprétatif, des « médecins » qui concluent à la non-vie, ou de
ceux qui ont « pitié » de le voir ainsi.
La « cervelle d’or » au point où nous en sommes du récit
détermine plus un comportement qu’une transformation d’états
(comme dans la seconde partie du récit) : on parlera d’un
pouvoir-être (à distinguer ici du pouvoir-faire).
Pour l’analyse narrative, retenons l’opposition de deux modes
de vie : celui de l’homme à la cervelle d’or (apparemment peu
« équilibré ») et celui que représentent, au plan du savoir, les
médecins et au regard duquel la vie de l’homme est une vie
impossible (voire une non-vie) et « pitoyable ». Cet écart peut
permettre de caractériser les programmes narratifs qui sont en jeu
dans ce récit.

7.3.3. « UN JOUR. IL ROULA... D’UNE SALLE A L’AUTRE »

Le récit prend en compte une des manifestations du comporte¬


ment, une des chutes de l’enfant. Il s’agit alors d’une perfor¬
mance puisqu’elle aboutit à la communication du savoir sur son
état. Nous trouvons ici un élément caractéristique de la sanction :
une performance du sujet est l’objet d’un faire interprétatif au
terme duquel l’être du sujet est reconnu (4.4.2.). Ici l’enfant est
le sujet opérateur de la performance pragmatique à interpréter (la
chute) et les parents sont les destinataires du savoir communiqué.
La mise en place du faire interprétatif ici est remarquable :
l’état de l’enfant blessé fait l’objet de deux interprétations distinc¬
tes : « on le crut mort, mais... on ne lui trouva qu’une légère
blessure ». Encore une fois, les « faits » démentent les interpréta¬
tions et encore une fois la vie de l’enfant est associée par ce
moyen à la mort.
Au plan narratif, l’épisode se solde par une communication de
savoir sur l’état de l’enfant. Pour les parents, cette acquisition de
savoir sur l’état (ou la valeur) de l’enfant détermine un pro¬
gramme narratif, ils deviennent sujet opérateur de performances
dont l’enfant est sujet d’état, et dont le destinateur a quelque
chose à voir avec la valeur de l’or. On désignera ce programme
narratif comme programme de conservation : il vise à la non-
disjonction d’avec l’objet, il s’oppose à un anti-programme dont
la figure est ici le vol (« on vous volerait, mon beau trésor »).

74
PN conservation
destinateur : l’or
sujet opérateur : les parents
performance : conservation (ne pas être volé, ne pas laisser
sortir)
objet : l’enfant à la cervelle d’or
Anti-programme : le vol

Dans l’analyse discursive, on détaillera l’examen des figures


caractéristiques de ce programme : le « secret » vs le « savoir »,
l’« enfermement » vs les « jeux devant la porte », la « solitude »
vs les « garçonnets de la rue » (cf. 11.). On examinera également
ce que représente la figure du « trésor » qui désigne l’enfant à la
cervelle d’or (cf. 13.2.).

7.3.4. « A DIX-HUIT ANS SEULEMENT... GENOUX DE SA MÈRE »

Cette section s’ouvre sur un procès de communication de


savoir, des parents à l’enfant. Le texte fournit des indications sur
le destinateur de l’enfant : sa qualification est « un don mons¬
trueux qu’il tenait du destin ».
Suit un premier épisode où l’enfant est sujet opérateur : c’est
une performance de communication d’objet où l’or représente
l’objet communiqué. On peut la transcrire :
F (SI) => [SI A O V S2) -*• (SI V O A S2)]

où l’or (O) est communiqué aux parents (S2) par l’enfant (SI)
qui est à la fois sujet opérateur et sujet d’état disjoint (2.4.1.2.) :
« il s’arracha du crâne... » Cette opération narrative appelle trois
remarques :
• La question du pouvoir : la compétence du sujet opérateur
est postulée pour cette performance (« comment ? par quels
moyens ? la légende ne l’a pas dit »). On peut s’en tenir à
l’aspect rhétorique de cette question, mais au plan structural il
faut retenir cette caractéristique d’un récit où le pouvoir-faire est
supposé acquis et où tout est focalisé sur la manipulation et la
question du destinateur. On l’avait déjà remarqué pour le dis¬
cours englobant.
• La question du destinateur : ce sont les parents qui font la
requête de l’or. Mais le récit dit plus sur le destinateur du pro¬
gramme de l’enfant, puisqu’il indique ce au nom de quoi la per-

75
formance doit être accomplie, ce sont ici les valeurs familiales
(parents, élever, nourrir) qui commandent l’opération « économi¬
que ». La « fierté » de l’enfant caractérise bien l’assentiment du
sujet aux valeurs de son destinateur. Cependant, l’origine de
l’objet communiqué (l’or est un don monstrueux qu’il tenait du
destin) présuppose l’existence d’un autre destinateur. Les perfor¬
mances réalisées par l’enfant sont à inscrire sur plusieurs pro¬
grammes hiérarchisés, et répartis selon l’être et le paraître.
L’enfant agit-il selon les valeurs familiales ou selon le destin ?...
• La question de l’objet : on notera la forme caractéristique de
la communication : la cervelle d’or qui, jusqu’alors, correspon¬
dait, secrète, à un pouvoir-être déterminant un comportement du
sujet, devient, une fois connue, un objet communicable, ce qu’on
appelle une valeur objective, un objet qui peut être transféré de
sujet à sujet. Comportement et/ou valeur objective, ce sont les
deux significations de cette « cervelle d’or ».
Notons enfin, par rapport à l’organisation des programmes
narratifs que nous proposons plus haut, que la première activité
de l’enfant, comme sujet opérateur est une performance à inscrire
sur le programme de disjonction (vs programme de conjonction
ou de conservation). Convenons d’appeler ce programme
dilapidation :
PN 1 : conservation : conjonction (et non disjonction) du sujet
avec l’objet.
PN 2 : dilapidation : disjonction (et non conjonction) du sujet
et de l’objet.

7.3.5. « PUIS TOUT ÉBLOUI... GASPILLANT SON TRÉSOR »

Nous retrouvons ici un motif habituel à beaucoup de récits : le


déplacement du héros, ou son départ vers les lieux où il réalisera
la performance principale de son PN (« gaspiller »).
Le PN dilapidation se poursuit, mais maintenant, le sujet opé¬
rateur ne dépend plus de la requête d’un destinateur extérieur
(demande des parents), il semble être à lui-même son propre des¬
tinateur puisqu’il est seul à se faire agir. L’analyse doit cependant
être plus fine et dépasser la seule observation des personnages
individualisés dans le texte. Les qualifications données au sujet
opérateur (« ébloui des richesses qu’il portait dans la tête, fou de
désirs, ivre de sa puissance ») permettent de dire que le sujet opé-

76
rateur n’est pas vraiment autonome et que « ce qu’il portait dans
la tête » est une figure du vrai destinateur de son programme.
Pour notre construction du modèle narratif, nous retiendrons
que la PN dilapidation est réalisé au point qu’il sert de défini¬
tion, de qualification du sujet (« il s’en alla par le monde en gas¬
pillant son trésor ») susceptible d’être manifestée par de nom¬
breuses performances particulières. Suivant le déroulement de la
séquence narrative canonique, nous pouvons nous attendre à
trouver maintenant un élément de sanction.

7.3.6. « DU TRAIN DONT... S’ARRÊTER »

Ce paragraphe comporte plusieurs procès du faire interprétatif


portant sur les éléments de la performance du sujet (objet, faire,
compétence). Cela caractérise bien la sanction.
« On aurait dit que sa cervelle était inépuisable ». Une pre¬
mière interprétation porte sur l’objet communiqué dans la perfor¬
mance principale du programme de dilapidation. Ce faire inter¬
prétatif est pris en charge par un acteur non défini dans le récit
(« on »). Il porte sur un état de l’objet : l’or est inépuisable. Il
est repris par le narrateur qui statue sur sa véridiction : « on
aurait dit » vs « cependant ». Face à « on aurait dit », il y a les
faits et ce qu’on voit (nous avons déjà rencontré cette double
interprétation en 7.3.2.) : les yeux s’éteindre, la joue devenir plus
creuse. On notera ici, avant de le reprendre dans l’analyse discur¬
sive, que la dilapidation de l’or s’accompagne de la perte d’un
autre type d’objet, somatique, et que la transformation du sujet,
au plan somatique, est prise dans ce récit comme la sanction des
opérations qu’il réalise au plan « économique » avec l’or.
PN 2 : dilapidation
Performance : opération économique (gaspillage de l’or)
Sanction : opération somatique
La sanction se poursuit, opérée par le sujet lui-même (« il
s’épouvanta »), faire interprétatif portant sur son propre état,
avec appréciation négative. Si l’homme interprète négativement
l’état consécutif à la réalisation de son propre programme, au
nom de quel univers de valeur le fait-il ? Quel est alors son desti¬
nateur ?
« Il était temps de s’arrêter ». Cet énoncé fait état d’une déci¬
sion du sujet pour un changement de programme, ou plutôt pour

77
la suspension du PN de dilapidation. C’est bien la fin de la
sanction, elle ne porte pas directement sur des états transformés
dans la mesure où le programme a pris la forme d’un comporte¬
ment du sujet, elle porte sur une activité à poursuivre ou à inter¬
rompre. La cessation d’un programme laisse apparaître un autre
programme narratif possible.

7.3.7. « DÈS LORS, CE FUT... TOUCHER »


La seconde section du récit, qui s’ouvre ici, met en scène le PN
conservation et son échec. Ce PN correspond également à un
comportement du sujet (« existence », « vivre »). Notons que les
éléments descriptifs de ce nouveau programme s’opposent directe¬
ment aux éléments descriptifs du programme précédent : du
« gaspillage » on passe à l’« avarice ».
Où en est la réalisation du PN conservation ? Il commence à se
réaliser (« ce fut une existence nouvelle »), mais les indications
fournies par le texte font porter l’accent sur la constitution de la
compétence du sujet (soupçonneux, craintif, tentations, tâchant
d’oublier, il ne voulait pas toucher) : le sujet se fait vouloir pour
la réalisation de ce PN qui est encore inchoatif. On en est encore
à la phase de manipulation.

7.3.8. « PAR MALHEUR... ON LUI EMPORTAIT »


Le récit met en place un sujet opérateur pour une performance
de disjonction (dépossession, 2.4.1.2.) sous la figure de l’ami
voleur. Pour ce sujet, la compétence consiste surtout dans le
savoir qu’il a du secret de l’homme à la cervelle d’or (nous avons
déjà remarqué le lien entre la connaissance du secret et la dilapi¬
dation). Par rapport au nouveau programme sur lequel l’homme
est défini (conservation), l’ami occupe la place de l’anti-sujet :
PN 1 conservation :
sujet du vouloir-faire : « l’homme »
PN 2 dilapidation :
sujet compétent : « l’ami »
compétence : le savoir.
Dans cet épisode où le PN de conservation est mis en échec
par le PN de dilapidation, l’homme, sujet opérateur s’avère non-
compétent sur son propre programme (ne pas pouvoir-faire). La
réalisation de PN 2 prend la figure de la dépossession, à corréler
à la renonciation dans l’épisode des parents : deux figures de la
disjonction.

78
7.3.9. « A QUELQUES TEMPS DE LÀ... BIEN CHER >, -

Le programme de dilapidation se poursuit en face du pro¬


gramme de conservation. Le lien entre les deux programmes est
indiqué par quelques interventions du narrateur dans le
récit : « par malheur, un ami l’avait suivi », « il devint amou¬
reux, et cette fois, tout fut fini ». Chaque PN représente un
point de vue sur l’autre, en ce qui concerne l’évaluation des
valeurs des objets et des performances.
Le sujet opérateur pour la dilapidation est ici complexe. Il
prend la figure de « la femme ». 11 s’agit d’un sujet relié à l’or
comme objet (avec les figures métonymiques : pompons, plumes,
glands mordorés). La performance de ce sujet vise l’appropriation
de l’or (des valeurs objectives qu’il représente) et non l’acquisi¬
tion des valeurs subjectives que pourraient représenter ici
« l’amour » pour l’homme.
En ce qui concerne le déploiement des deux programmes narra¬
tifs, on peut remarquer comment le programme dilapidation ins¬
crit dans les rôles actantiels qu’il convoque un acteur de l’autre
programme. Dans cet épisode, l’homme à la cervelle d’or change
de programme, ce qui correspond pour lui à une manipulation.
Alors que l’homme est sujet opérateur pour la conservation, la
«• petite femme » lui fait faire les performances du PN dilapida¬
tion. Nous retrouvons alors la dépossession : « il achetait quelque
chose de bien cher ». La valeur de l’objet acquis (non précisé) ne
se mesure qu’à la valeur de l’objet perdu (quelque chose de bien
cher). Il y a deux performances corrélatives, l’acquisition de
l’objet par la femme, la perte de l’objet pour l’homme et le récit
choisit de manifester la seconde comme réalisation du programme
de dilapidation.
En ce qui concerne le rôle actantiel de « l’homme », on souli¬
gne ici son manque de compétence pour le programme de conser¬
vation, au moment même de l’affrontement à l’anti-programme
(« il ne savait pas dire non ») : il ne peut pas ne pas vouloir
dépenser son or. Le programme de conservation sur lequel s’ins¬
crivait l’homme est maintenant un programme virtuel. Le récit
note : « il avait des envies d’être avare » alors qu'auparavant « il
vivait comme un avare ». Du point de vue modal, l’envie corres¬
pond au vouloir-faire + ne pas pouvoir-faire : on est bien au
stade des modalités de la virtualité (3.3.2.1.).
La deuxième partie de la légende correspond donc à une trans-

79
formation du statut modal de P« homme à la cervelle d’or » qui
aboutit à une perte de la compétence (ne pas pouvoir faire) sur le
programme de conservation, et à une perte de l’objet valeur (cer¬
velle d’or) sur le programme de dilapidation qu’il réalise sans le
vouloir (pouvoir-faire + ne pas vouloir ne pas faire) (3.3.3.).

7.3.10. « CELA DURA AINSI... PAROIS DU CRÂNE »


L’épisode de l’enterrement met en scène à nouveau une perfor¬
mance de disjonction de l’or (il en donna pour l’église, pour les
porteurs...) à inscrire sur le programme de dilapidation. Ces per¬
formances sont réalisées par l’homme lui-même. Si l’on écrit la
performance disjonctive :
F (SI) => [S2 AO)~* (S2 V O)]
SI et S2 sont assumés par l’homme à la cervelle d’or. Celui-ci est
le sujet opérateur de la dilapidation, comme c’était le cas au
début du récit dans l’épisode des parents et dans le gaspillage. On
peut s’interroger sur la compétence et sur l’univers de valeurs de
ce sujet.
Le pouvoir-faire est toujours présupposé, mais on note ici que
« l’or touche à sa fin ». Le pouvoir faire devient mesurable, ce
qui était une qualification du sujet (riche) est maintenant un
objet qui peut manquer, échangeable (et ici, avec ce qui reste de
l’or, on fait un enterrement).
On peut faire quelques observations sur les valeurs en jeu dans
cet épisode. Plusieurs indications du texte manifestent la perte des
valeurs des objets (« rien ne lui parut trop beau. Que lui impor¬
tait son or maintenant »). C’est dire que la dépense se fait sans
contre partie : les objets acquis avec l’or, dorénavant, ne sont
plus des objets valeurs, mais des objets messages, signes de la
dépense elle-même. Les figures d’objets qui apparaissent dans la
fin du texte confirment cette hypothèse : ils valent tous par la
beauté, l’apparence. Lorsque les objets messages apparaissent
dans le récit, cela caractérise la phase de reconnaissance dans
laquelle se révèle (et s’évalue) la valeur des objets valeurs et des
performances accomplies. Il est intéressant de noter qu’au
moment où doit se révéler la valeur des objets, on manifeste
qu’ils n’en ont plus au regard du sujet.
Si la valeur est « perdue », on doit s’interroger sur la position
du destinateur dans le programme de dilapidation : au nom de
quoi le programme est-il réalisé, pour la réalisation de quelle

80
valeur ? On peut faire l’hypothèse suivante : pour ce programme,
le destinateur se caractérise par son absence dans le récit où il
n’apparaît que sous la figure du « destin » ou de la « fatalité ».

7.3.11. « ALORS ON LE VIT... BOUT DES ONGLES »

Cette dernière section du récit présente la caractéristique sui¬


vante : l’homme à la cervelle d’or y est par deux fois objet de la
vision. « Alors on le vit... », « la marchande recula d’horreur en
voyant un homme... ». Ces deux indications signalent que cette
section recouvre la phase de reconnaissance du récit : le moment
où les performances et qualifications du sujet sont l’objet d’un
faire interprétatif. Rappelons que, au début du récit, le comporte¬
ment de l’enfant faisait déjà l’objet d’un faire interprétatif
(« c’était pitié de la voir... ») : deux occurrences du faire inter¬
prétatif qui s’exerce sur les états de l’homme avant et après la
perte de la cervelle d’or. L’analyse discursive détaillera les élé¬
ments figuratifs manifestés à ce propos. Notons seulement, pour
la construction du modèle narratif que les éléments descriptifs de
la compétence de l’homme au début du PN dilapidation (ébloui,
fou, ivre) comportent des traits identiques aux éléments descrip¬
tifs de l’état final, de l’homme (trébuchant comme un homme
ivre). Les deux « ivresses » sont à mettre en relation : une même
figure pour une tête trop pleine et pour une tête trop vide...
Cette section du récit met en scène une performance d’achat.
C’est une double performance d’échange et d’attribution qu’on
peut transcrire ainsi (2.4.2. et 2.4.1.3.) :
échange F (So) => [(Ol A SI V 02) - (Ol V SI A 02)]
attribution F (So) => [(S2 V 02) - (S2 A 02)]
où So = l'homme Ol = l’or
51 = la marchande 02 = les bottines
52 = la femme

La construction de cette formule narrative pour représenter la


dernière section de la légende attire l’attention sur les point sui¬
vants :
• « L’homme ne se souvenait déjà plus que la petite femme
était morte ». Il y a dans ce récit une répartition des acteurs en
fonction du savoir ou de l’ignorance. Ici le savoir porte sur
l’existence du destinataire (S2) pour l’attribution de l’or. Dans la

81
fin du récit, l’homme est caractérisé par la perte du savoir : il dit
« je sais » quand il ne se « souvient plus ». De ce fait, selon la
vérité du récit, l’échange et l’attribution qui constituent la perfor¬
mance de l’homme ici sont sans raison. On peut remarquer com¬
ment tous les termes de cette formule narrative sont successive¬
ment niés. On a noté dans le passage précédent que l’or avait
perdu sa valeur (d’échange) : que lui importait son or mainte¬
nant ? On indique ici qu’il n’y a plus de destinataire.
• Finalement, il n’y a plus d’or. Autre façon d’indiquer que
les termes de la communication et de l’échange sont détruits.
L’or apparaît ici nettement dans sa liaison avec les objets somati¬
ques (le sang). Nous avions vu plus haut cette liaison (7.3.6.)
lorsque la dépense d’or se traduit par des effets somatiques (joue
creuse, œil éteint) qui sont les signes de la dépense ; mais ici les
éléments somatiques interviennent au plan pragmatique (« la main
toute sanglante avec des raclures d’or au bout des ongles »)
comme des objets inscrits dans les performances de communica¬
tion. Si la « cervelle d’or » est un objet complexe à la fois soma¬
tique (cervelle) et économique (l’or), ces deux valeurs étaient
maintenues distantes dans l’ambiguïté de la figure. La fin du récit
(et la morale qui suit) opère la conjonction des deux valeurs sur
le plan pragmatique : la perte de l’or est aussi la perte de la vie
somatique. Ce « cerveau » est aussi une « cervelle », l’« or » est
aussi la « substance » échangeable avec toute valeur, jusqu’à
épuisement.
Au terme de cette section, compte tenu des particularités de
l’échange, l’homme est défini dans un énoncé d’état disjoint
(S V O)
où O représente la valeur objective de ce qui est échangeable
(dans l’achat) et la valeur subjective de ce qu’est la vie. Sur
l’ensemble du texte parcouru, une transformation principale a eu
lieu qui fait passer l’homme d’un état de conjonction avec la cer¬
velle d’or et avec la vie (il vécut cependant), à un état de disjonc¬
tion de ces deux valeurs.

7.4. Bilan pour la composante narrative

Suivant la lecture du récit, nous avons relevé un certain nom¬


bre d’éléments constitutifs de la composante narrative : les états
et les performances ont été transcrits sur des programmes narra-

82
tifs avec les rôles actantiels qui leur correspondaient. Au terme de
cette observation, nous sommes en mesure de produire le modèle
narratif du récit, c’est-à-dire sa représentation dans les termes et
les règles de la grammaire narrative.
On aura pu s’apercevoir, dans cette observation du récit, de la
liaison très intime du plan narratif et du plan discursif. La signi¬
fication se jouant au croisement de ces deux plans, la description
sémiotique passe perpétuellement des figures aux rôles actantiels,
mais chacun des plans nécessite un « outillage » particulier pour
la description. Ici, nous avons présenté séparément — et de façon
un peu artificielle — les deux composantes, alors que dans le tra¬
vail sur les textes, elles sont toujours liées.
La composante narrative de cette légende s’organise dans la
relation entre deux programmes narratifs focalisés chacun sur une
opération : la conjonction pour le PN 1 (conservation) et la dis¬
jonction pour le PN 2 (dilapidation). Ces deux opérations s’appli¬
quent sur des personnages identiques du récit : les deux program¬
mes enregistrent-, les transformations de la relation entre
« l’homme » et la « cervelle d’or ». L’« homme » nous a ainsi
servi d’indicateur pour mesurer la progression du récit, il en est
la « mémoire » puisque toutes les transformations narratives
l’affectent.
Le récit est rendu plus complexe du fait que « l’homme » est
également sujet opérateur sur les deux programmes. Pour un
même personnage, on enregistre plusieurs rôles :

personnage rôles

/ sujet d’état de PN1


\ sujet d’état de PN2
" homme ” i sujet opérateur de PN1
\ sujet opérateur de PN2

Il faut donc inscrire les transformations du récit à plusieurs


niveaux : transformation de l’homme comme sujet d’état (conser¬
vation ou perte de l’objet valeur), transformation de l’homme
comme sujet opérateur (manipulation, acquisition ou perte des
objets modaux) c’est-à-dire de la compétence.

83
performances transformation de la relation
" homme ” sujet d’état
pragmatiques (homme - cervelle d’or)

manipulation “ homme ” sujet opérât. • transformation de la compétence


de l’homme
• changement de PN

Dans le récit, nous avons reconnu d’autres personnages pour


assumer les rôles actantiels nécessaires aux deux programmes nar¬
ratifs. Nous les rappelons rapidement dans le tableau qui suit :

Programme narratif 1 : conservation

sujet opérateur ‘'parents ” " homme ”

manipulation savoir sur l’état de l’enfant savoir sur l’état de l’homme (S A O)


(S A O)

compétence (présupposée) 1) vf + non pf


2) non vf
3) v non-f

performance maintenir seul à la maison vivre à l’écart en avare

Programme narratif 2 : dilapidation

sujet opérât. " enfant ” “ homme ” “ ami ” “ homme ” “ homme ”


(“parents ”) (“femme ”)

manipulation famille ivresse amour ivresse


rétribution

compétence vf + pf vf + pf savoir non-v non-f vf +


non-pf

performance don renonciation dépossession don échange


échange

Dans la succession du récit, PN 2 est dominant, jusqu’à la fin


du texte. PN 1 est réalisé, provisoirement, par les « parents de
l’enfant », et reste virtuel, comme l’ombre portée du PN 2, dans

84
les velléités et envies de l’homme. Dans la manifestation du récit
les PN se suivent ainsi :
PN1 — PN2 — PN1 — PN2
Une fois faite cette mise en place des PN, on peut essayer de
mesurer leur écart, de décrire leur opposition. Si l’on compare
l’état final de chacun d’eux (qu’il soit réalisé ou non, sa figure
est indiquée par le récit) on observe qu’aucun des deux program¬
mes ne réalise un état vraiment positif (ou euphorique). PN 2
apparaît d’emblée négatif : la disjonction réalisée est figurée par
la perte de l’or et de la vie : une certaine forme de la mort. Mais
alors qu’on cherche les valeurs euphoriques dans PN 1 on trouve
les figures de la solitude, de l’enfermement et de l’avarice... Cette
observation, que l’analyse des structures profondes détaillera (cf.
16.2.), est confirmée par des éléments du texte que nous avons
décrits. : il s’agit des performances du faire interprétatif réalisées
par plusieurs personnages sur l’homme à la cervelle d’or (les
médecins pensaient qu’il ne vivrait pas, on le crut mort, c’était
pitié de le voir, on pouvait voir les yeux s’éteindre, on le vit s’en
aller l’air égaré, la marchande recula de peur en le voyant). Tous
ces éléments d’interprétation, sur quelque programme qu’ils
s’appliquent, convergent vers la mort, et appartiennent à un
système de valeur qui n’est ni celui de PN 1, ni celui de PN 2.
Il nous faut préciser la construction des deux programmes en
ce qui concerne la manipulation et la position du destinateur.
Nous avons remarqué à plusieurs reprises un dédoublement du
destinateur : les performances des programmes sont réalisées au
terme de requêtes qui laissent subsister une autre instance de des¬
tination, celle du pouvoir-faire. En effet, dans toutes ces perfor¬
mances de l’« homme » (sauf la dernière), le pouvoir est toujours
supposé acquis, et le récit enregistre, au début, l’origine de ce
pouvoir (un don monstrueux qu’il tenait du destin). Par la suite,
la mise en œuvre de ce pouvoir-faire se fait à la requête d’autres
destinateurs (parents, femme, ami) qui s’inscrivent sur un autre
plan.
A un certain niveau d’analyse, nous avons pu opposer les deux
programmes narratifs : pour le sujet opérateur « homme », il est
question des manipulations qui le font passer d’un PN à l’autre,
et de l’échec de PN 1 devant PN 2, mais le bilan de ces deux PN
les fait se rejoindre sur une valeur descriptible comme la
« mort ».

85
P N (vie) •*- ^ PN (mort)

PN 1 PN 2
(conservation) (dilapidation)

Nous avons donc dans ce récit un cas assez particulier de cons¬


truction narrative où il n’y a pas de PN euphorique manifesté, le
débat étant entre deux figures de la mort, la conservation
enferme, la dilapidation épuise : c’est sans doute ce qu’on appelle
une « légende mélancolique ».

86
DEUXIEME PARTIE

LA COMPOSANTE DISCURSIVE

L’examen de la composante narrative effectué dans la première


partie a permis de mettre en place un réseau de relations et
d’opérations propre à engendrer (générer) l’organisation narrative
du discours.
Suite d’états et de transformations de ces états organisée en
programmes narratifs, relations entre ces programmes, type de
programmes, rôles actantiels définissant la composition, la distri¬
bution et la position des rôles dans les programmes, etc... : le
repérage de ces éléments définissait le travail de l’analyse narra¬
tive (cf. 1.1.).
Pour mettre à jour ces formes narratives, nous n’avons retenu
que les éléments narrativement pertinents du discours. Il reste que
cette forme narrative abstraite, — cette « structure grammati¬
cale » —, prend en charge des contenus spécifiques, variables
selon les discours et les textes. Il faut donc examiner les formes
que prennent ces contenus et les modes d’organisation qui sont
les leurs.
L’analyse narrative appartient déjà toute entière à l’étude du
signifié, c’est-à-dire de ce plan du contenu dont on cherche à élu¬
cider la forme. Mais l’analyse narrative n’épuise pas entièrement
ce plan, il faut aussi aménager l’examen des formes discursives.
Ainsi, si le lieu où s’opère l’analyse se situe au plan du
contenu, le but que se donne l’analyse sémiotique consiste en la
construction de la forme sémiotique du contenu. A ce premier
niveau qu’est l’organisation de la surface, deux types de formes
sont à ordonner :

87
— les formes narratives qu’engendre la composante narrative,
— les formes discursives qu’engendre une composante discur¬
sive (cf. O.3.).
Nous pouvons représenter les choses de la manière suivante :

Plan du contenu
Forme sémiotique du contenu

Formes narratives Formes discursives

t 1Ï
composante narrative composante discursive

L’analyse d’un texte commence habituellement par l’examen de


la composante narrative. L’organisation de celle-ci est complexe
et ses mécanismes nombreux : nous les avons présentés de façon
relativement développée dans la première partie de cette initia¬
tion. Cela tient au fait que, dans les textes, ce sont les structures
narratives qui prennent en charge et ordonnent les contenus
offerts par la langue. L’analyse discursive aura à décrire le statut
et la forme de ces contenus.

88
8. LES FIGURES

A la lecture d’un texte, tel « l’homme à la cervelle d’or », nous


percevons et enregistrons une succession d’informations et
d’effets de sens ; progressivement, nous élaborons une significa¬
tion. Cette construction progressive de la signification est rendue
possible non seulement par le cadre narratif qui commande cer¬
tains rapports, mais aussi par une organisation des unités du
contenu qui commande d’autres rapports.
On nomme figures ces unités du contenu qui servent à quali¬
fier, en quelque sorte à habiller, les rôles actantiels et les fonc¬
tions qu’ils remplissent.

Ainsi, dans le récit de Daudet, le rôle du sujet se trouve investi


sémantiquement par les figures d’un « enfant gauche », d’un
homme « menant grande vie » ou d’un « débauché », d’un
« avare », d’un « amoureux » etc. Le rôle d’objet est figuré par
« l’or » : défini narrativement comme /pouvoir-être/, il est aussi à
examiner dans ses multiples possibilités de signification que le
texte choisira de mettre en valeur.
Les programmes narratifs PN 1 et PN 2, définis narrativement
comme programme de conjonction pour le premier et programme
de disjonction pour le second, sont à leur tour représentés sur la
scène textuelle par des figures diverses : la conjonction (PN 1) à
l’aide des figures du « travail », de « l’oubli », de l’« avarice »
etc., la disjonction (PN 2) à l’aide des figures de la « dépense par
débauche », de la « dépense par amour » etc.

On voit ici que le travail de l’analyse discursive s’opère sur les


mêmes éléments que l’analyse narrative, mais reprend ce que cette
première opération avait laissé de côté. L’analyse narrative, sur
des figures comme « enfant », « cervelle d’or », « avarice »,
« débauche », n’avait retenu et enregistré que les traits
narrativement pertinents (cf. 1.5.). C’est à l’analyse discursive de
prendre en compte tous les autres traits de ces figures.

89
Sélectionnés et retenus par le travail du texte, ils contribuent en
effet à forger la signification particulière de ce texte.
Nous allons examiner comment s’opère ce second temps de
l’analyse.

8.1. Figures lexématiques

Pour mieux comprendre le fonctionnement des figures dans un


texte, nous pouvons commencer par faire porter l’observation sur
des éléments simples comme les lexèmes, c’est-à-dire les mots que
le lexique d’une langue se donne à définir.
Ainsi, le terme « cervelle » peut être considéré comme une
figure dont le texte fait usage. Il s’agit d’abord d’une figure sim¬
ple pouvant recevoir une définition : « substance nerveuse consti¬
tuant le cerveau » (Petit Robert).
Comme telle, cette figure peut apparaître dans des énoncés :
1. « Pour cette délicate intervention chirurgicale, il fallait éliminer
tout risque d’atteindre la cervelle. »

Mais nous savons aussi, par l’usage que nous connaissons de ce


mot, qu’il peut figurer dans des énoncés divers, avec des signifi¬
cations quelque peu différentes ou renouvelées :
2. « Garçon, je voudrais une cervelle au beurre noir ! »

ou encore :
3. « Décidément, ce gamin n’a pas de cervelle ! » ou
« C’est vraiment une tête sans cervelle ! »

Dans 1., la signification telle qu’elle a été auparavant définie,


se trouve effectivement réalisée dans la phrase.
Dans 2., il s’agit toujours de la « substance du cerveau », mais
considérée dans son aspect « comestible » : c’est un mets que l’on
apprête.
Dans 3., on passe de la désignation de la substance du cerveau
à la « fonction de cette substance » : cela devient une capacité de
jugement, une faculté mentale.
De ce bref exemple, nous retenons qu’une figure possède un
contenu stable et analysable en détail. A partir de ce noyau de
contenu, plusieurs types de réalisation sont susceptibles de se
développer dans les emplois qui seront faits de cette figure. Nous
appelerons parcours sémémiques ces possibilités de réalisations
diverses mais repérables.

90
Définition de la figure :
La figure est une unité de contenu stable définie par son noyau
permanent dont les virtualités se réalisent diversement selon les
contextes.
Ainsi, la figure « cervelle », dont on peut donner une défini¬
tion (ou une indication) du noyau permanent de signification
qu’elle contient, est susceptible d’entrer dans des contextes diffé¬
rents et de réaliser des parcours séméniques différents.
Schématiquement :

— Figure lexématique £cervelle^]

— Noyau stable substance du cerveau ”


— Parcours sémémiques

de type de type de type


anatomique ” “ culinaire ” “ mental ”
(cf. phrase l)(cf. phrase 2)(cf. phrase 3)

La figure lexématique est donc à considérer comme une organi¬


sation de sens virtuelle se réalisant diversement selon les contex¬
tes. C’est cela qui nous conduit à envisager les figures selon un
double aspect :
— le répertoire : une figure peut en effet être décrite avec tou¬
tes ses significations possibles, avec tous ses parcours possibles,
comme un ensemble organisé de significations. C’est ce travail
que fait le dictionnaire des mots (des lexèmes) d’une langue. La
figure est alors envisagée selon un aspect virtuel ;
— l’utilisation : la figure peut être considérée selon l’emploi ou
l’exploitation de telle ou telle possibilité qu’elle contient. C’est le
travail des énoncés et des discours de sélectionner et d’exploiter
une des possibilités de la figure. La figure est alors envisagée
selon un aspect réalisé.
Ainsi, l’aspect virtuel renvoie à une mémoire, et l’aspect réalisé
renvoie à une mise en discours.

8.2. Les figures dans le discours

Jusqu’ici, notre analyse des figures s’apparentait au travail de


l’analyse lexicale : relevé d’un lexème, évaluation de sa significa¬
tion à partir des emplois dans des énoncés phrastiques.

91
Qu’en est-il lorsque plusieurs énoncés se suivent, lorsqu’il s’agit
non plus de phrases mais de suites de phrases formant un dis¬
cours ou un texte ?
Plusieurs analyses, dans le domaine linguistique, ont montré les
corrélations qui peuvent s’établir entre divers lexèmes et dessiner
des rapports d’identité, d’opposition, d’association etc. Il s’agit
par exemple du travail fait sur les « champs lexicaux » et les
« champs sémantiques ».
On appelle « champ lexical » l’ensemble formé par les mots
(les lexèmes) qu’une langue regroupe pour désigner les divers
aspects d’une technique, d’un objet, d’une notion : cela peut être
mis en correspondance avec l’examen de l’aspect virtuel des
figures.
On appelle « champ sémantique » l’ensemble des emplois d’un
mot dans un texte donné, emplois qui donnent à ce mot une cer¬
taine charge sémantique : nous voyons que cela peut correspondre
à l’examen des parcours sémémiques d’une figure ou de l’aspect
réalisé d’une figure.
Dans ces deux types d’analyse, nous constatons aussi que les
figures établissent entre elles des relations, dessinent tout un
réseau : c’est ce phénomène que signale déjà le terme « champ »
attribué à l’objet de cette exploration linguistique.
C’est plutôt cet aspect d’étalement, d’enchaînement des figures
qui intéresse la démarche de la sémiotique textuelle. En effet, lire
un texte, ce n’est pas repérer des figures isolées les unes des
autres ou des figures qui ne vaudraient qu’en elles-mêmes, c’est
davantage repérer des rapports entre les figures et évaluer des
réseaux figuratifs.
Ainsi, dans le texte que nous travaillons, des figures comme
« mener sa vie royalement », « matin de débauche », « débris de
festin », « lustres pâlissants », ne sont pas des figures isolables.
Les parcours sémémiques de chacune d’entre elles se rejoignent, se
rencontrent, s’accrochent pour former un ensemble signifiant qui
suggère ici « une vie de débauche ».

Cet ensemble de figures, ce réseau de figures lexématiques com¬


pose en fait une véritable figure de discours.
C’est peut-être ce phénomène qui fait comparer le texte à un
tissu : tissu, car il s’agit de réseau et les divers fils qui le tissent
sont ici les « figures du discours ».
Soulignons enfin que la démarche qui s’instaure ici est compa-

92
téraire cher h frc/,e themat1^ qui, dans le domaine lit-
h h . a explorer Ies divers et multiples réseaux qui
s étaient dans les discours. Elle est encore comparable à là
démarché de la recherche des motifs qui, dans le domaine des
contes populaires et des mythes, tente de donner un statut à ces
motifs qui se retrouvent d’un récit à l’autre dans des fonctions
narratives semblables ou différentes. tonctions

93
9. PARCOURS FIGURATIFS
CONFIGURATIONS DISCURSIVES

Les figures de discours apparaissent donc dans les textes


comme un réseau de figures lexématiques reliées entre elles. A cet
étalement de figures, à ce réseau relationnel on réserve le nom de
parcours figuratif.

9.1. Les parcours figuratifs

Nous avons déjà repéré dans le texte de Daudet un parcours


figuratif que nous avons désigné comme « vie de débauche ».
Mais d’autres parcours sont en place dans ce texte.
Ainsi, un parcours figuratif décrit le lieu du narrateur : les figu¬
res de la « colline lumineuse », des « tambourins », du « vin mus¬
cat », des « pâtres musiciens » et des « filles brunes », des « ciga¬
les » et des « courlis » etc. composent un parcours figuratif défi¬
nissant un certain cadre de vie agréable et proche de la nature
dans un espace méridional : appelons-le parcours figuratif du
« cadre de vie ».
Il y a aussi tout un parcours figuratif réunissant les figures
ayant trait à l’éducation d’un enfant : « l’enfant qui joue ou à qui
l’on interdit de jouer dehors », « l’enfant qu’on élève et qu’on
nourrit », « les rapports de l’enfant avec ses parents »...
Notons encore ce parcours figuratif de la femme « capricieuse »
avec les figures désignant les objets désirés : « pompons, plumes
blanches et glands mordorés »..., désignant aussi le comporte¬
ment : « femme-oiseau, femme-poupée », qui « sautille et
câline »...
A la fin du récit on trouvera le parcours figuratif de l’enterre¬
ment avec les figures des « cloches », des « carosses tendus de
noir », des « chevaux empanachés », des « larmes d’argent dans le
velours », du « cimetière »...

Ainsi un texte fait se succéder des parcours figuratifs diffé¬


rents : ces derniers viennent en quelque sorte habiller les pro-

94
grammes narratifs. Il faudra voir par quels parcours figuratifs les
deux programmes narratifs (PN 1 et PN 2) sont manifestés dans
le récit. C’est ce que nous ferons dans l’exercice pratique.

9.2. Configuration discursive

Nous avons, dans l’examen des figures lexématiques, remarqué


que plusieurs parcours sémémiques réalisés dans des contextes dif¬
férents pouvaient se rassembler sous un seul lexème à l’intérieur
d’un dictionnaire.
Si l’on prend en considération plusieurs textes, on pourra
remarquer des ressemblances, des points communs entre les divers
parcours figuratifs que ces textes réalisent. C’est à partir de cela
que l’on dira que plusieurs parcours figuratifs réalisés dans des
textes peuvent être rassemblés en une configuration discursive.
Nous avons vu que, dans le texte, plusieurs figures se rejoi¬
gnaient pour former un parcours figuratif décrivant la « vie de
débauche ». Ce parcours figuratif peut s’apparenter à une configu¬
ration discursive plus vaste dont il n’est qu’une des réalisations
possibles. Cette configuration pourrait être désignée comme « gas¬
pillage » ou « dilapidation ». D’autres types de parcours figuratifs
sont possibles à partir de cette configuration : par exemple, « le
gaspillage de ses richesses pour l’amour d’une femme », (ce que
nous trouverons effectivement réalisé dans ce récit), ou encore « la
distribution de ses biens par jeu » ; et ce dernier parcours permet¬
trait par exemple de manifester les figures du « casino », de « la
roulette » et bien d’autres encore...
La configuration discursive apparaît donc comme un ensemble
de significations virtuelles susceptibles d’être réalisées par les dis¬
cours et les textes dans des parcours figuratifs.
Nous pouvons représenter cela schématiquement :

— Configuration discursive t“ gaspillage ”]

— définie comme dilapidation de biens par des moyens


divers

— Parcours figuratifs
vie de dilapidation dilapider
débauche par le jeu par amour
(festins, (casino, (séduction,
train de vie, roulette, femme capri-
etc.) etc.) cieuse, etc.)

95
Nous pourrions faire les mêmes remarques en reprenant le par¬
cours figuratif de « l’éducation d’un enfant ». Il relève d’une
configuration discursive de la « vie familiale » : plusieurs par¬
cours figuratifs constituent l’exploitation et la réalisation des pos¬
sibilités de cette configuration. Ainsi :
— les jeux des enfants,
— les enfants difficiles ou manifestant quelque handicap,
— les rapports parents-enfants,
— la vie quotidienne d’une famille ;
et vraisemblablement beaucoup d’autres encore.
Dans le texte, nous avons repéré aussi un parcours figuratif
décrivant le « cadre de vie » du narrateur. Ce cadre de vie, cette
description de l’ambiance (soleil et musique etc.) relève d’une
configuration discursive qui, dans les textes d’Alphonse Daudet,
occupe un espace important : c’est la configuration discursive de
la « provencité ». D’autres parcours sont là aussi possibles :
— la description de la vie provençale (comme pourrait le faire
un ouvrage de géographie régionale),
— des scènes de vie villageoise (comme ce que l’on peut trouver
en lisant J. Giono), etc.
Dans le cadre d’un univers culturel déterminé, il devient possi¬
ble d’envisager un inventaire des configurations discursives. Cet
inventaire formerait un dictionnaire discursif.
Le dictionnaire phrastique (« Robert » ou « Larousse » par
exemple) se présente comme un stock de figures lexématiques.
Pour chaque figure, se trouvent répertoriés les divers emplois ou
parcours sémémiques de cette figure.
Le dictionnaire discursif pourrait se présenter comme un stock
de thèmes et de motifs, c’est-à-dire de configurations discursives.
Pour un domaine culturel déterminé, chaque configuration serait
susceptible d’être décrite à l’aide des divers parcours figuratifs
qui la caractérisent.
Remarquons cependant que le dictionnaire discursif est moins
clos que le dictionnaire phrastique.
Tout texte puise certes dans la langue et exploite des parcours
figuratifs déjà réalisés dans d’autres textes. Mais il trace aussi de
nouveaux parcours figuratifs, non encore réalisés, et qui viennent
enrichir la configuration discursive. Le texte « emprunte » cer¬
tains parcours, mais il en « renvoie » d’autres vers le dictionnaire
discursif qui joue alors ce rôle de mémoire culturelle. Et ces nou¬
veaux parcours sont alors à tout moment susceptibles d’être réac-

96
tualisés ou d’être mis en œuvre pour la fabrication de parcours
inédits.
Ainsi, les notions de configuration discursive et de parcours
figuratifs définissent les deux aspects selon lesquels une « figure
du discours » est envisageable :
— la configuration discursive constitue l’aspect virtuel,
— le parcours figuratif constitue l’aspect réalisé.
Nous pouvons représenter ainsi une comparaison entre figures
lexématiques et figures du discours :

plan du discours plan lexématique

aspect configuration discursive figure lexématique


virtuel (relevant d’un dictionnaire (relevant d’un dictionnaire
discursif) phrastique)

aspect parcours figuratifs parcours sémémiques


réalisé (se réalisant dans les discours) (se réalisant dans les phrases)

97
10. ROLES THÉMATIQUES

Le travail de l’analyse discursive consiste jusqu’ici à repérer les


parcours figuratifs. Ces parcours figuratifs nous ont renvoyés
vers des configurations discursives dont ils n’étaient que des réali¬
sations particulières. Mais, en suivant ces réseaux de figures étalés
dans un texte, nous constatons aussi qu’ils contribuent à dési¬
gner, à définir les « personnages » dont nous suivons la progres¬
sion et l’évolution dans le récit. Cependant la notion de « person¬
nage » n’est guère utilisable si nous ne savons pas de quoi elle est
composée.
Au terme de l’analyse narrative, nous avons pu déjà définir
une partie de cette composition du personnage ; cela, lorsqu’il a
été possible de désigner « l’homme » comme un ensemble bien
organisé de rôles actantiels : sujet d’état ou sujet opérateur sur
PN 1 et sur PN 2. Ces rôles correspondent à des positions préci¬
ses à l’intérieur du réseau de relations que construit le pro¬
gramme narratif.
Il reste à préciser l’autre partie de la composition du person¬
nage : celle que lui donne les figures du texte. Cela devient possi¬
ble si nous pouvons réduire les parcours figuratifs à des sortes de
rôles « discursifs ». Nous nommons ces rôles : rôles thématiques.
Ainsi, dans les textes, et en particulier dans celui analysé ici,
les parcours figuratifs peuvent être rapportés à un personnage à
l’aide d’un rôle thématique qui constitue comme un condensé, un
résumé de tout le parcours.

Un parcours figuratif, assez bref, définissait le comportement de


l’enfant qui « heurte » et « trébuche », qui « se trimbale lourde¬
ment »... Ces figures du parcours peuvent se condenser dans le
rôle thématique de « l’enfant gauche » ou de « l’enfant handi¬
capé ».
De la même façon, le parcours figuratif « vie de débauche »
sera ramené au rôle thématique du « débauché », qui en résume
les possibilités de signification.

98
En fonction des parcours figuratifs (dont les expansions sont
toutefois inégales) auxquels il participe, « l’homme » se trouve
progressivement porteur des rôles thématiques qui contribuent à le
décrire et lui donner une certaine densité, un certain poids séman¬
tique particulier.
« Enfant gauche et handicapé », « enfant reconnaissant »,
« débauché », « avare », « amoureux », etc. autant de rôles thé¬
matiques qui, tout en condensant des parcours figuratifs plus ou
moins exploités, composent le personnage de « l’homme à la cer¬
velle d’or »...

Ainsi, le concept de rôle thématique rejoint celui de rôle actan-


tiel que nous avons défini dans le cadre des formes narratives (cf.
1.2.1. et 2.4.1.1.). Plutôt que le terme « personnage » nous pou¬
vons alors employer le terme d’acteur que l’on définira comme le
point de rencontre d’au moins un rôle actantiel et d’au moins un
rôle thématique.
Définition de l’acteur :
Un acteur est une figure porteuse à la fois d’un (ou plusieurs)
rôle(s) actantiel(s) qui définit (définissent) une position dans un
programme narratif, et d’un (ou plusieurs) rôle(s) thématique(s)
qui définit (définissent) son appartenance à un (ou plusieurs) par¬
cours figuratif(s).

ACTEUR
\
Rôle actantiel Rôle thématique

position dans un résumé-condensation d’un


programme narratif parcours figuratif

C’est de cette façon qu’il faut concevoir le croisement des deux


plans : discursif et narratif. L’acteur devient le point de rencontre
et de croisement :
— des structures narratives où des programmes narratifs met¬
tent en rapport des rôles actantiels,
— avec les structures discursives où des parcours figuratifs
sont réductibles à des rôles thématiques.

99
11. EXERCICE PRATIQUE :
LA COMPOSANTE DISCURSIVE
DANS LE TEXTE DE DAUDET

Après avoir défini l’organisation de la composante discursive,


nous allons reprendre le texte de Daudet pour tenter de repérer
les parcours figuratifs et les rôles thématiques qui sont à l’œuvre
pour composer le tissu textuel.
Nous reprenons le découpage mis en place par l’analyse narra¬
tive (cf. chapitre 7).

11.1. La dédicace

« A la dame qui demande des histoires gaies » : une première


figure, « la dame », apparaît en lien avec la demande d’un objet
valorisé comme « gai ». Il s’agit, dans ce texte, d’une rencontre,
originale : une « dame » et des « histoires gaies ». Ces figures, si
l’on s’en tient au seul plan lexématique, ne sont pas, a priori, en
relations. Le travail du texte consiste justement à les rapprocher.
Que savons-nous de cette dame ? Rien, si ce n’est la façon
dont le texte va la définir. Et sa définition est donnée par un
parcours figuratif où prennent place deux éléments : un acte de
demande, et un objet demandé.
Remarquons aussi que, dans le récit de la légende de
« l’homme à la cervelle d’or », nous retrouverons un autre acteur
entrant dans un parcours figuratif comparable : une autre femme
en rapport avec un acte de demande et un objet valorisé comme
« cher » et « agréable ». Et cette femme demandera : « Mon
mari qui êtes si riche ! achetez-moi quelque chose de bien
cher. »...
Dans cette simple phrase de dédicace, nous voyons se mettre en
place deux rôles thématiques :
celui du « conteur » (par les figures « histoires gaies »)
celui de la « lectrice (séductrice ?) » : la dame qui demande.

100
11.2. Le discours englobant

11.2.1. LE REMORDS ET LA PROMESSE

« Remords pour une promesse non tenue » : ces figures vien¬


nent composer les traces d’un parcours figuratif que nous pour¬
rions rapporter à une configuration de l’ordre du « sentiment »
ou des « états d’âme ».
Mais, au sein de ce premier paragraphe que l’analyse narrative
a considéré comme correspondant à un passage de Sanction-
Manipulation (cf. 7.2.1.), d’autres figures prennent place : « let¬
tre », « historiettes que l’on offre », venant évoquer les deux
pôles d’une correspondance : « écriture » et « lecture ». Le rôle
thématique d’« écrivain » (ou de « faiseur d’histoires ») vient
étoffer celui de « conteur » précédemment posé.

11.2.2. GAIETÉ ET TRISTESSE, JOIE ET MÉLANCOLIE

De nouvelles figures viennent prolonger la configuration des


« états affectifs ». Bientôt d’autres éléments figuratifs fournissent
une expansion à l’opposition mise en place entre deux états
d’âme. Ces figures, empruntées aux éléments de la nature :
« soleil », « colline lumineuse », « brouillard », « oiseau »,
« cigales », empruntées aussi au cadre géographique et social :
« pays des tambourins et du vin muscat », des « pâtres et des fil¬
les brunes »..., composent ce parcours figuratif du « cadre de
vie » que nous avons déjà rapporté à une configuration de la
« vie provençale ». (cf. 9.2.). Cette configuration s’oppose ici à
une autre qui serait celle de la « vie parisienne ». Mais, de cette
dernière, le texte ne réalise que des parcours très succincts : Paris
étant le lieu des « brouillards » et le lieu des « tristesses ».
Plus loin interviennent d’autres figures qui se rapportent à la
configuration des « états affectifs » : après « broyer du noir », ce
sera le « deuil » et les nouvelles « de la mort du pauvre Charles
Barbara ».
C’est ainsi que, vers le rôle de narrateur-sujet, plusieurs par¬
cours figuratifs viennent converger pour lui donner son épaisseur
sémantique et le doter de rôles thématiques.
Le « je » du texte se construit ainsi progressivement comme un
« écrivain-provençal-endeuillé ».

101
Parcours figuratifs Rôles thématiques

— valeurs affectives et états d’âme le “ joyeux ” vs “ l’endeuillé ”


— cadre de vie le “ provençal ” V5 “ le parisien ”
— correspondance “ l’écrivain ”

Il convient de remarquer que les parcours figuratifs peuvent se


présenter comme un réseau de contraintes : ainsi, le parcours
figuratif du « cadre de vie » ou de l’« ambiance provençale » se
présente avec :
— des indications spatio-temporelles (collines, pays, soleil,
matin, midi,...)
— des objets particuliers (vignes et vin muscat, musique et
tambourins)
— des fonctions particulières (représentées par des rôles théma¬
tiques comme : pâtres, musiciens d’orphéons etc.)
Espaces, objets, fonctions, sont ici des lignes permettant les
développements d’un parcours figuratif complexe.
En observant de près les diverses composantes de ce parcours,
nous pourrions repérer aussi comment certaines figures trouvent
leur définition « normale » (c’est-à-dire celle qu’un dictionnaire
lexématique pourrait fournir) modifiée et transformée.
En effet, dans le texte que nous lisons, les « oiseaux » sont
promus au rang de musiciens d’orchestre et les « pâtres » sont
surtout « joueurs de fifre » et non des « gardiens de moutons ».
Quant aux « belles filles brunes », elles ne sont là que pour rire
et indiquer de leur teint l’aspect méridional de leur gaieté...
De nouveau, le cadre de vie et les états d’âme se mêlent, ren¬
forçant l’équivalence construite entre la situation spatiale et la
situation affective.
Nous pourrions encore remarquer comment, une fois le par¬
cours figuratif quelque peu déployé, une simple figure suffit à le
rappeler : l’expression « jusque dans mes pins » ne mentionne
qu’une seule figure de la nature, mais cette figure joue comme
l’anaphore de tout le parcours antérieur. De plus, mise en rap¬
port avec le sujet-narrateur, elle en constitue une métonymie : les
pins éclaboussés par les tristesses parisiennes correspondent alors
au changement qui s’opère dans le sujet, et le « provençal » qui
devrait être « gai » n’est plus qu’un « provençal triste et
endeuillé ».

102
Nous voyons ici que tout le jeu des images et des figures à
l’œuvre dans un texte se comprend et s’évalue en fonction du
rapport entre le plan narratif et le plan discursif : parce que plu¬
sieurs parcours figuratifs se rapportent à une même position nar¬
rative, le texte peut alors faire valoir une figure pour une autre,
établir des relations de métaphore ou de métonymie. Et les pins
peuvent être tristes et le moulin en deuil, les états affectifs peu¬
vent se rapporter aux lieux et les lieux signifier les états d’âme.
Notons enfin que ce parcours figuratif du « cadre de vie »
pourra resurgir en d’autres points du texte, en une sorte de cita¬
tion. Nous aurons alors à repérer à quel moment et pour quelles
significations de telles citations interviennent.

11.2.3. LA « MORALE » DE L’HISTOIRE

L’analyse narrative (cf. 7.2.3.) a montré que ce paragraphe


relevait de la santion et donc de l’évaluation de la vérité de la
légende. Dans cette évaluation s’opère une mise en équivalence de
deux parcours figuratifs (ce qui correspond d’ailleurs à la mise en
parallèle de deux programmes narratifs) : sur un premier par¬
cours, la figure du « cerveau » ne valait que pour sa valeur
physique et anatomique, sur le second, cette même figure vaut
pour sa valeur mentale ou noologique : « il y a des gens qui
vivent de leur cerveau et paient en or fin avec leur moelle et leur
substance »... La morale de l’histoire s’énonce comme un change¬
ment de parcours figuratif, et la « substance » du cerveau vaut
de L« or ».

11.3. La légende

11.3.1. « IL ÉTAIT UNE FOIS UN HOMME QUI AVAIT UNE CERVELLE


D’OR »

Un homme, une cervelle et de l’or : trois figures sont rappro¬


chées par le texte. Cette juxtaposition pose, au seuil du récit, un
ensemble de possibles de significations sans que nous sachions
encore quels rapports le texte va construire et quelles possibilités
il exploitera.
Un homme se trouve défini par ce qu’il possède :
— une cervelle : nous savons que cette figure peut entrer dans'

103
plusieurs parcours figuratifs de type « physiologique » ou « men¬
tal »,
— de l’or : cette figure est dotée, elle aussi, d’une pluralité de
significations, « métal » ou « richesse », l’un et l’autre peuvent à
tout moment se réaliser dans le texte au moyen de parcours figu¬
ratifs.
« L’homme à la cervelle d’or » apparaît donc ici comme un
ensemble de possibles de sens, comme une sorte de lieu vide où
divers rôles thématiques peuvent prendre place. Cependant la
composition de ces rôles et la densité thématique de cet étrange
« homme à la cervelle d’or » ne seront totalement connues qu’au
terme du récit.

11.3.2. « LORSQU’IL VINT AU MONDE... IL TOMBAIT SOUVENT »

En inscrivant ici la description d’un comportement le récit


développe tout un parcours figuratif se rapportant à l’aspect
physique de l’enfant. Un des possibles parcours suggérés par la
« cervelle » s’instaure et se déploie. Il est plutôt à rapporter à
une configuration du « handicap physique ». Comme rôle théma¬
tique, nous pourrions proposer « l’enfant déséquilibré » ou
« handicapé ». Ce rôle se met en place non seulement par la des¬
cription de l’aspect, mais aussi par l’énoncé de certaines fonc¬
tions : sa tête l’entraîne, il se cogne, il tombe.
Cependant au cœur même de ce parcours, nous voyons prendre
place les figures du « soleil » et du « plant d’olivier » : elles
interviennent comme une citation du parcours figuratif repéré au
début du texte et présentant le « cadre de vie provençal ». Mises
en rapport avec « vivre » et « grandir », elles signifient la « vie »
et s’opposent aux figures de la « chute » et du « déséquilibre ».
Nous rendrons compte de ces rapports en 16.2.

11.3.3. « UN JOUR IL ROULA... D’UNE SALLE A L’AUTRE »

Nous retrouvons encore les figures du « handicap » avec la


chute. Mais de nouvelles figures apparaissent pour se combiner
avec celles du déséquilibre. Ainsi, « sonner comme un lingot » :
ce sont là des éléments à rapporter à la configuration discursive
de « l’or ». Dans ce « lingot » qui résonne sur le sol, les figures
du « matériel » et de la « richesse » se trouvent mêlées et utilisées
pour décrire la « chute » d’un enfant.

104
Enfin, la mise en rapport de ce parcours figuratif du « lingot
d’or » avec celui du « physiologique », notamment avec les
expressions « légère blessure », « goutelettes d’or caillées », pro¬
duit un rapprochement entre « l’or » et le « sang » : l’or est ici
comme le sang. Cette corrélation de parcours figuratifs se renou¬
vellera plusieurs fois dans le texte pour s’achever et s’inverser
dans la « morale » de l’histoire (cf. 11.2.3.).
Avec la mise au secret de la chose et de l’enfant, nous voyons
s’installer de nouveaux parcours figuratifs : les « jeux de
l’enfant », les « relations parents-enfants », qui peuvent se rap¬
porter à une configuration plus globale de « l’éducation ».
Remarquons que les jeux collectifs et extérieurs (les « garçonnets
de la rue », « courir devant la porte ») deviennent des jeux inter¬
dits, et les seuls autorisés par les parents sont des jeux solitaires
et intérieurs...
De nouveau, un parcours figuratif relatif à « l’or » apparaît :
le « vol » et le « trésor » venant composer un parcours de la
« thésaurisation ». « On vous volerait, mon trésor », notation
affective sur le parcours figuratif des rapports parents-enfants,
notation monétaire sur le parcours de la thésaurisation, l’ambi¬
guïté de la figure « trésor » reste maintenue.
0

11.3.4. « A DIX-HUIT ANS SEULEMENT... GENOUX DE SA MÈRE »

Après la notation du caractère « monstrueux » et inhumain du


destin, la première opération de communication de l’or s’effectue
sous les figures de la rétribution. 11 s’agit d’un don fait en con¬
trepartie d’un autre. L’or est donné pour l’éducation reçue. En
effet, la configuration de « l’éducation » se retrouve sous les
figures « élever », « nourrir », « à dix-huit ans ». L’enfant édu¬
qué et majeur peut quitter la « maison paternelle » et jeter le
« prix » de son éducation sur « les genoux de sa mère ». Le jeu
des figures est ici remarquable : contrepartie de l’éducation reçue,
l’or va prendre place sur les lieux mêmes où cette éducation se
donne : les genoux de la mère... Et le lieu des valeurs « affecti¬
ves » n’est plus que le réceptacle des valeurs « monétaires ».

11.3.5. « PUIS TOUT ÉBLOUI... GASPILLANT SON TRÉSOR »

« Ebloui, ivre, fou », trois figures qui décrivent un comporte¬


ment à nouveau déséquilibré ; mais le déséquilibre n’est plus ici

105
seulement physique, il est aussi intériorisé, « dans la tête ». Le
« physique » et le « mental » se rejoignent en un parcours figura¬
tif de la « déraison ».
Puis, face à la « thésaurisation », voici le « gaspillage », nou¬
veau parcours figuratif pour le programme narratif de la « dilapi¬
dation ».

11.3.6. « DU TRAIN DONT... S’ARRÊTER »

Dans ce paragraphe, nous voyons se mettre en place l’expan¬


sion figurative du gaspillage : « mener une grande vie ». Deux
parcours figuratifs en ordonnent les figures : celui de la « débau¬
che » et celui de la « maladie ».
La « débauche » est décrite avec les figures du festin. Remar¬
quons que ce festin ne vaut que par ses « débris » ; il n’est pas
raconté et décrit, seule sa fin se trouve exposée, et un petit élé¬
ment seulement de toute une configuration du « gaspillage » est
manifesté.
La maladie, quant à elle, apparaît sous les figures des « yeux
éteints » et des « joues creuses ». Des marques s’inscrivent sur le
corps et le gaspillage de l’or est aussi un gaspillage du corps.
Dans sa débauche, l’homme se dépense corps et biens... L’opéra¬
tion économique de la perte de l’or rejoint l’opération somatique
de l’affaiblissement du corps. Alors, le théâtre de ces opérations
a des « lustres qui pâlissent » et un acteur aux « yeux éteints » :
pâleur des lustres et extinction des yeux, des figures d’ordre
« pratique » viennent s’échanger avec des figures d’ordre
« physiologique »...

11.3.7. « DÈS LORS CE FUT... TOUCHER »

Une « existence nouvelle » se manifeste. Les caractéristiques de


ce comportement reprennent les figures de la solitude déjà présen¬
tées par le parcours figuratif des « jeux d’enfant ».
La figure « avare » rappelle le parcours figuratif de la « thé¬
saurisation », et les figures de « tentations » et de « richesses
fatales » posent un parcours figuratif de type « moral ».
Peu développés ici, les parcours figuratifs correspondent pres¬
que étroitement à des rôles thématiques : l’homme devient un
« travailleur solitaire et avare ».

106
11.3.8. « PAR MALHEUR... ON LUI EMPORTAIT »

L’épisode de l’ami-voleur — et nous désignons ce nouveau per¬


sonnage par les deux rôles thématiques qui lui sont rapportés —
réintroduit la performance de dilapidation. En fait, cette perfor¬
mance est un « vol ». Mais ce nouveau parcours figuratif se
trouve construit avec des éléments d’autres parcours :
— celui de l’amitié : l’ami qui partage la solitude,
— celui du physiologique : avec les figures de la douleur à la
tête qui réveille en sursaut (nous retrouvons des figures d’un par¬
cours déjà repéré dans la chute de l’enfant, cf. 11.3.3.).
— celui de la valeur monétaire de l’or : ce parcours n’est ici
que suggéré par la « cervelle » et le « secret ».

11.3.9. « A QUELQUE TEMPS DE LÀ... BIEN CHER »

Dans ce nouvel épisode, l’homme devient « amoureux ». Ce


rôle thématique résume tout un parcours figuratif des « relations
amoureuses ». Rencontre d’une femme, crainte de peiner, sourire
avec amour, céder aux désirs de la femme, autant de figures qui
manifestent et illustrent ce parcours.
Face à l’amoureux, se déploie un autre parcours figuratif qui
peut se définir par le rôle thématique de la « femme aux capri¬
ces ». Ce parcours se trouve décrit avec des figures du comporte¬
ment : « préférer », « sautiller », « avoir tous les caprices », ainsi
qu’avec des figures désignant les objets désirés : divers colifichets
et parures inutiles, « pompons », « plumes blanches » et « glands
mordorés ».
Cependant ce parcours des « caprices féminins » emprunte
aussi des figures relevant d’autres parcours et notamment d’un
parcours de type « animal » avec les figures du « petit oiseau
bleu ». Jolie et futile, la femme n’est plus qu’un oiseau. Mais cet
oiseau est aussi « mangeur de crâne »... Ce nouveau rôle thémati¬
que, qui vient se surajouter à celui de la « femme aux caprices »
fait soudain revenir à la surface du texte, en une figure de la
« dévoration », un aspect « monstrueux » qui jusque-là n’avait
désigné que le seul « destin ».
La femme vaut-elle pour une figure du destin ? Par le jeu des
figures cela devient possible. D’ailleurs cet épisode s’ouvrait sur
une notation de la « fatalité » : l’homme devient amoureux, et
« cette fois tout fut fini ».

107
Notons encore que trois performances se rapportant au PN2 de
dilapidation (cf. tableau 7.4.) sont énoncées avec des figures se
rapportant aux relations affectives :
— les « parents » demandant l’or en échange de l’éducation,
— « l’ami » qui vole,
— la « femme aimée » qui séduit et dévore...

11.3.10. « CELA DURA AINSI... PAROIS DU CRÂNE »

La mort de la femme introduit des parcours figuratif relevant


d’une configuration du « deuil ». Nous voyons se développer
essentiellement le parcours figuratif de l’« enterrement ». Ce der¬
nier se présente surtout avec les figures stéréotypées des lieux :
« église », « cimetière », et des acteurs : « carosses noirs », « che¬
vaux empanachés », « porteurs », « revendeuses d’immortelles ».
Mais cet enterrement est aussi l’un des derniers actes de dilapi¬
dation. L’analyse narrative a enregistré cela comme acquisition
d’objets-message qui ne valent que par la beauté et l’apparence
(cf. 7.3.10.). Mais c’est une beauté en rapport avec la mort et la
disparition de la « cervelle merveilleuse ». Le « trésor touche à sa
fin », il n’y a plus d’or à échanger. Rappelons-nous aussi que la
figure « trésor » a déjà été utilisée par le texte pour désigner un
enfant trop protégé par sa mère ; et avec la disparition de l’or,
disparaîtra cet homme qu’une mère avait appelé « mon trésor ».
Valeur monétaire et valeur affective s’anéantissent simultanément.
Au début de la légende, il y avait les figures du « déséquili¬
bre » occasionné par une tête trop lourde, puis les figures de
l’« ivresse » (ébloui, fou, ivre) pour décrire un homme à la tête
trop riche, voici à nouveau ces figures pour qualifier l’homme à
la tête vidée... Un même comportement, une même attitude cor¬
porelle définissent « l’enfant handicapé », le « jeune homme
riche », et « l’homme dépossédé ». Des figures comparables sont
reprises mais sur des parcours figuratifs différents.
Nous voyons ici que le texte, en faisant appel à des figures,
peut les agencer selon un dispositif qui lui est propre. En prenant
sens sur un parcours ou sur l’autre, ces figures autorisent des
rapprochements entre ces divers parcours. Ainsi, qu’il soit « han¬
dicapé », « riche », ou « dépossédé », l’homme à la cervelle d’or
reste un « déséquilibré ».
Un parcours figuratif apparaît encore, celui du « bazar » rele¬
vant d’une configuration du « commerce ». Par la description des

108
lieux, « vitrines », « arrière-boutique », « comptoir », par la
notation d’une fonction, « la marchande », ce parcours possède
comme celui de « l’enterrement » un caractère stéréotypé.
Cette remarque nous conduirait peut-être à distinguer deux for¬
mes de parcours figuratifs (nous reprenons une remarque faite en
9.2.).
— Des parcours en quelque sorte « cités » qui ne sont que
l’expression obligée de parcours d’une configuration discursive
déjà réalisés dans d’autres textes ou discours. Ils sont manifestés
d’une manière figée avec des contraintes dans l’expression des
lieux, des objets et des fonctions.
— Des parcours en quelque sorte « créés ». En assemblant
d’une manière originale des éléments d’autres parcours, le texte
produit un nouveau parcours. C’est ce que fait ce texte lorsqu’il
assemble les figures de « l’or » et de la « cervelle ».
Notons encore le jeu de certaines figures. Les « bottines de
satin bleu » bordées de « duvet de cygne » ne portent-elles pas
comme un écho de l’oiseau « bleu » qui préférait les « plu¬
mes » ?
La légende s’achève sur les « raclures » d’or et la « main san¬
glante ». L’or et le sang se rapprochent à nouveau. Mais au
début de la légende- il n’y avait que de l’or qui était comme du
sang. Il n’y a plus d’or désormais et il ne reste que le sang :
ultime figure d’une vie qui « touche à sa fin », d’une « subs¬
tance » épuisée.
La morale peut alors intervenir et clore le jeu figuratif : cette
« cervelle » était d’or, l’or disparu il ne reste que le sang d’une
substance comme les autres, cette substance ne vaut-elle pas de
l’or ?...

11.4. Bilan pour la composante discursive

En lisant ainsi le récit, nous avons repéré et noté un certain


nombre de parcours figuratifs. Nous ne prétendons pas que ce
repérage soit exhaustif. Nous l’estimons cependant suffisant pour
pouvoir repérer certaines formes prises par les éléments discursifs,
ainsi que certains rôles thématiques importants. Mais ce travail
n’est valable que si nous pouvons évaluer le rapport que les for¬
mes discursives entretiennent avec les formes narratives. Comme
nous le signalions plus haut en effet (cf. introduction de la

109
2e partie), les formes discursives sont prises en charge par les for¬
mes narratives.
Les parcours figuratifs sont nombreux mais inégaux quant à
l’exploitation que le texte en fait. Le plus souvent nous les avons
rapportés à des rôles thématiques. L’évolution de ces rôles donne
progressivement consistance aux « personnages » qui ont déjà été
définis par leur rôle actantiel (cf. 7.4.).
Nous pouvons alors évaluer la composition thématique des
principaux personnages de ce texte. (Nous ne prendrons en consi¬
dération ici que deux personnages principaux : l’homme de la
légende et le narrateur).

Personnages Rôles thématiques

“ enfant gauche et handicapé ”


“ trésor ”
“ enfant majeur et reconnaissant ”
“ jeune homme riche ”
“ débauché ”
— homme à la cervelle d’or < “ solitaire ”
“ travailleur ”
“ avare ”
“ amoureux ”
“ endeuillé ”
“ dépossédé ”
f
“ écrivain ”
“ provençal ”
— narrateur
“ triste et endeuillé ”
, “ moraliste ”

Sur un même rôle thématique, l’homme dont on conte l’his¬


toire et le narrateur qui conte cette histoire se rejoignent : tous
deux sont marqués par le deuil et porteur du rôle thématique
« l’endeuillé ».
Il est maintenant possible de construire une représentation de
l’acteur, lieu de rencontre des rôles thématiques et des rôles
actantiels.
Ainsi pour l’homme à la cervelle d’or :

110
Acteur

Rôles actantiels Rôles thématiques


sujet d’état de PN1 “ enfant gauché et handicapé ”
“ trésor gardé ”
sujet opérateur de PN1 “ solitaire, travailleur, avare ”
sujet d’état de PN2 “ débauché, endeuillé,
dépossédé ”
sujet opérateur de PN2 “ débauché, amoureux ”

L’analyse narrative avait aussi décrit la succession des program¬


mes narratifs. Nous pouvons maintenant indiquer pour chacun de
ces programmes les parcours figuratifs qu’ils prennent en charge :

Programmes narratifs Parcours figuratifs

“ famille ”
“ relation parents-enfants ”
PN1 (conservàtion) < “ les jeux interdits ”
“ la vie en solitaire ”
“ la thésaurisation ”

“ don par reconnaissance filiale ”


“ activité de débauche ”
PN2 (dilapidation) 4 “ le vol ”
“ don par amour ”
“ dernier don par égarement ”

Au terme de l’analyse narrative nous avons déjà remarqué la


dominance de PN 2 et des figures que ce programme utilise.
Nous avons constaté aussi que PN 2 et PN 1 ont tous deux
recours à des figures plutôt dysphoriques. Enfin, s’il y a échec de
PN 1, les deux figures restent susceptibles de se rejoindre par le
jeu des parcours figuratifs qu’ils prennent en charge.
La famille (notamment dans la figure de la mère) thésaurise et
enferme l’enfant puis exige une rétribution, l’ami partage la soli¬
tude mais vole, la femme aime peut-être mais dévore... Que l’on

111
enferme ou que l’on gaspille, cela n’élimine ni la « peur », ni le
« déséquilibre ».
Il reste qu’un parcours figuratif semble échapper au courant
« mortifère » qui anime les autres parcours. C’est celui du
« cadre de vie » provençal. Lui aussi va se trouver tenu en échec
par la « tristesse parisienne », mais il peut toutefois représenter
les valeurs euphoriques.
Curieusement, ces valeurs ne sont pas à rechercher dans la
légende elle-même (sinon parfois sous forme de citations, sorte
d’échos de ce parcours : cf. 11.3.2.) mais dans le discours englo¬
bant qui, s’il déclare la vérité en finale, suggère aussi en son
début la positivité.
En reprenant le schéma qui concluait l’analyse narrative nous
pouvons représenter cela ainsi :

parcours figuratif :
parcours figuratif : “ tristesse et
| PN (vie)- -PN (mort) |
“ vie provençale ” deuil ”
“ morale ”

I- »
PN 1 PN 2
(conservation) (dilapidation)

parcours figuratifs parcours figuratifs


“ famille ”, “ débauche ”
“ thésaurisation ” “ amoureux ”
“ égarements ”

N--

récit enchâssé : la légende

discours englobant : joie et tristesse.

112
B. LES STRUCTURES PROFONDES
12. VERS LES UNITÉS MINIMALES
DE LA SIGNIFICATION

Nous avons déjà opéré un important trajet dans l’analyse


sémiotique. 11 nous a permis de mettre en place des relations
entre des programmes narratifs, des rapports et des enchaîne¬
ments de parcours figuratifs. La composante narrative ordonne
les formes discursives que lui soumet la langue : les réseaux figu¬
ratifs ne prennent sens que par les relations et les rapports que le
réseau narratif impose et trace. C’est justement, comme nous
l’avons souligné plusieurs fois, cet emboîtement du plan narratif
et du plan discursif qui forme les structures de surface d’un
texte. A partir de la mise en place de ces structures superficielles,
une seconde série d’opérations est à aménager : ces opérations
consistent en une déconstruction des figures ainsi mises en rela¬
tion, pour saisir le système qui ordonne ces relations.
Le premier acte de l’analyse nous a fait découvrir un réseau de
différences et d’écarts sur lequel s’élabore la signification. Il
s’agit maintenant de prendre la mesure de ces écarts et de ces dif¬
férences, et de passer de l’organisation qui prend en charge la
succession de ces écarts à la logique qui les commande. Il nous
faut passer de l’emboîtement des composantes narrative et discur¬
sive à la logique plus fondamentale qui gère cette articulation. En
d’autres termes, il nous faut élaborer la construction du code qui
commande et articule, qui ordonne ce que nous avons mis en
place dans les structures superficielles. Cela implique donc le pas¬
sage du palier de la grammaire narrative qui gère l’ordonnance
discursive au palier profond qui est d’ordre logique.
De manière imagée, nous pourrions dire que, si les structures
superficielles se construisent « au-delà » des mots en tissant des
relations de parcours et des programmes narratifs qui transcen¬
dent les simples lexèmes d’un texte, les structures profondes se
construisent « en deçà » des mots en ordonnant ce au nom de
quoi sont instaurés ces parcours et ces programmes.

115
12.1. Les sèmes

Nous avons déjà indiqué que les figures que nous percevons à
la lecture d’un texte sont susceptibles d’être analysées dans le
cadre d’un dictionnaire. Mais, pour assurer cette analyse, la lin¬
guistique ne se contente pas d’un simple repérage des parcours
sémémiques d’une figure. Elle va aussi tenter d’expliciter la com¬
position des sémèmes (ou parcours sémémiques) qui sont virtuel¬
lement contenus sous une figure lexématique. Pour cela, chaque
sémème sera analysé comme un ensemble de traits sémantiques
minimaux ou unités minimales de la signification. A ces traits
minimaux, on donne le nom de sèmes.

12.1.1. LA DÉCOMPOSITION DES FIGURES

Cette décomposition du signifié en traits minimaux s’apparente


au travail de dégagement des traits pertinents des sons (du signi¬
fiant) d’une langue selon les principes de la phonologie de l’école
de Prague. Les phonèmes dont dispose une langue s’organisent
alors comme un agencement de traits communs et différents et il
devient possible de repérer et de mesurer les points communs et
les différences entre chaque phonème.
En effet, il devient possible, en ne retenant que les traits qui
opèrent effectivement une distinction et une différence entre les
phonèmes, de représenter ces phonèmes comme un faisceau de
traits distinctifs, c’est-à-dire comme le résultat d’une combinatoire
d’un petit nombre de traits.
Ainsi, /b/ s’opposera à /p/, /d/ à /t/, /g/ à /k/ comme
/voisé/ s’oppose à /non voisé/.
Ainsi, /d/ s’opposera à /b/ comme /coronal/ s’oppose à /non
coronal/. Ces traits, /voisé/ ou /coronal/, sont censés décrire les
éléments minimaux entrant dans la composition (acoustique ou
articulatoire) du phonème utilisé par la langue.
Dès lors, l’absence ou la présence d’un trait phonique minimal
(ainsi /voisé/ vs /non voisé/ ou /coronal/ vs /non coronal/) per¬
mettent de comprendre et d’évaluer la différence entre les phonè¬
mes (ou sons) qu’une langue retient.
De la même façon, l'analyse sémique tentera de ramener les
significations perçues, les signifiés, à des traits sémiques, c’est-à-
dire à des faisceaux organisés de traits élémentaires. Les effets de
sens sont alors à prendre comme des « paquets de sèmes ».

116
Et grâce à leurs sèmes communs ou différents, les figures d’une
langue peuvent établir entre elles des relations, se relier, se rejoin¬
dre, ou s’opposer et s’exclure.
Examinons pour commencer deux figures lexématiques :
« espérance » et « crainte ».
A l’aide d’un dictionnaire, nous pouvons les définir :
— espérance : sentiment par lequel en envisage quelque chose
comme favorable à son désir.
— crainte : sentiment par lequel en envisage quelque chose
comme défavorable, dangereux ou nuisible.
Ces définitions nous permettent de remarquer qu’il y a des élé¬
ments communs à ces deux figures. En affinant quelque peu
l’analyse de leur signifié nous pourrions ramener ces éléments à
quelques traits sémantiques minimaux (nous ne prétendons pas
toutefois, dans ces exemples, faire l’inventaire exhaustif des sèmes
de ces figures).
Elles possèdent ainsi les traits :
1. /sentiment/
2. /orienté vers le futur/ (nous pourrions proposer pour ce
trait une dénomination comme /futurible/).
Le trait 1 nous permet déjà d’opposer nos deux figures à
d’autres comme pa'r exemple « réflexion » ou « action » qui ne
possèdent pas ce trait sémique.
Le trait 2 nous permettrait d’opposer ces figures à une autre
comme « regret ». Si cette dernière figure possède bien le trait 1,
elle ne possède pas le trait 2 mais plutôt un autre du type
/orienté vers le passé/.
Ces deux traits sont donc communs aux deux figures. Mais un
troisième trait va nous permettre de les différencier. Ce trait dési¬
gne la qualité de ce qui est envisagé : « favorable » dans un cas,
« défavorable » dans l’autre. Nous dénommerons ce trait ainsi :
3. /euphorique/ pour « espérance » qui s’oppose à /dysphori¬
que/ pour « crainte ».
Ce que nous avons appelé le noyau stable d’une figure (cf.
8.1.) se présente donc comme un ensemble de traits minimaux
qu’il est possible de repérer et d’organiser. Par ces traits, les figu¬
res s’opposent et/ou se rapprochent. Si la figure « espérance » se
rapproche de la figure « crainte » par les traits /sentiment/ et
/futurible/, elle s’en distingue par le trait /euphorique/ vs
/dysphorique/.

117
Nous pouvons alors donner, au moins approximativement, la
composition sémique des deux figures :
— « espérance » : /sentiment/ + /futurible/ + /euphorique/
— « crainte » : /sentiment/ + /futurible/ + /dysphorique/.
A l’aide de cet exemple, nous repérons la caractéristique princi¬
pale du sème : il a une fonction différentielle (nous dirons aussi
une fonction distinctive). En effet, c’est grâce aux différences
entre les sèmes que peuvent se produire les différences entre les
effets de sens : les sèmes sont donc à déterminer les uns par rap¬
port aux autres, et ils ne valent que par les différences qu’ils
entretiennent les uns avec les autres. C’est par ce réseau de diffé¬
rences que se produit la signification.
D’ailleurs, dans l’exemple que nous venons d’analyser, la saisie
des traits sémantiques n’a pu se faire valablement que par le jeu
de cette fonction distinctive. Et les traits retenus étaient considé¬
rés comme pertinents parce qu’ils permettaient effectivement
d’opposer des effets de sens.
Ainsi, au plan phonologique, /b/ s’oppose à /p/ par les traits
/voisé/ vs /non voisé/. Cette opposition est donc considérée
comme pertinente pour la langue qui utilise ces deux phonèmes.
De même, au plan sémantique, « espérance » s’oppose à
« vol » ou à « effort » par les traits /sentiment/ vs /action/ qui
n’ont de valeur que par cette relation d’opposition qu’ils entre¬
tiennent. Et « espérance » s’oppose à « regret » par les traits
/futurible/ vs /tourné vers le passé/. Et, comme nous l’avons
montré, « espérance » s’oppose à « crainte » par les traits
/euphorique/ vs /dysphorique/.
Nous avons précédemment analysé la figure lexématique
comme pouvant se réaliser dans des « parcours sémémiques » (cf.
8.1.). Nous avons aussi dénommé ces parcours sémémiques, en
tant qu’effets de sens possibles, des sémèmes. Chaque sémème ou
effet de sens doit donc pouvoir s’analyser comme un ensemble de
traits sémiques ou sèmes.

figure lexématique (lexème)

118
Ce schéma représente aussi le changement de palier que l’on
opère quand on passe de l’examen de la composante discursive à
l’évaluation de la structure profonde qui s’effectue par la décom¬
position des effets de sens du discours.
Et si les sémèmes s’organisent ainsi, toute modification dans la
composition et l’agencement des sèmes produit une modification
de la composition des sémèmes, permettant de passer d’un effet
de sens à un autre, de produire, de lever ou de maintenir une
ambiguïté. C’est ainsi que l’on peut dire beaucoup de chose d’un
« canard », avant de savoir, par le jeu de l’agencement des sèmes
et du déplacement de quelques-uns d’entre eux, s’il s’agit d’un
« animal de basse-cour », d’une « récente opération culinaire »,
ou d’un « enfant choyé »...

12.1.2. AU PLAN DISCURSIF

Nous avons, dans l’examen de la composante discursive, mon¬


tré que le discours agençait des parcours figuratifs. Ces derniers
sont à une configuration discursive ce que les sémèmes sont à une
figure lexématique...
La même opération de déconstruction pour trouver les unités
élémentaires dont la disposition commande les effets de sens
pourra leur être appliquée.
Le noyau stable d’une configuration apparaîtra comme un
ensemble de traits minimaux. Ainsi la configuration discursive
que nous avons désignée comme « gaspillage » (cf. 9.2.) peut être
analysée et définie à l’aide de quelques traits sémiques :
/opération active/ + /réfléchi/ + /perte/ + /excès/ + /inu¬
tile/ -(- /dysphorique/...
Les divers parcours figuratifs d’une telle configuration réalisent
des effets de sens dans le discours à l’aide de ce dispositif sémi-
que.
configuration discursive

parcours figuratif parcours figuratif.


(conçus comme une ordonnance discursive de sémèmes)

sèmes n

119
Nous représentons cela d’une manière comparable à ce que
nous venons de faire pour les figures lexématiques .
En modifiant l’agencement des sèmes, des parcours figuratifs
différents pourront être produits :
— le « gaspillage » se réalise dans le parcours de la « débau¬
che » si, aux sèmes du noyau stable, viennent s’adjoindre des
sèmes comme /libertin/.
— le parcours du « jeu » s’instaure si l’on adjoint des sèmes
comme /ludique/ etc.

12.2. Sèmes nucléaires et classâmes

L’opération de décomposition des figures en valeurs minimales,


en traits sémiques, nous amène à distinguer deux sortes de
sèmes :
— les sèmes nucléaires ;
— les classâmes.

12.2.1. SÈMES NUCLÉAIRES

En observant des figures lexématiques ainsi que des configura¬


tions discursives, nous avons indiqué qu’elles pouvaient se conce¬
voir comme un faisceau organisé de traits de sens. Ce sont ces
traits qui définissent en propre une figure (que cette figure soit
d’ordre lexématique ou d’ordre discursif) que l’on désignera
comme sèmes nucléaires.
Les lexèmes comme « espérance », « crainte », etc., comportent
alors toute une série de composantes singulières, c’est-à-dire de
sèmes spécifiques qui servent à les définir. Ce minimum de traits
sémiques nécessaires à la définition d’un lexème constituera un
noyau sémique stable (ce noyau sémique est parfois dénommé
figure nucléaire).
Tous les dictionnaires cherchant à décrire les lexèmes d’une
langue donnent une description plus ou moins formalisée des
noyaux sémiques de chaque lexème.
Dans les exemples pris jusqu’ici, nous avons retenu essentielle¬
ment les sèmes nucléaires. Ainsi les figures que nous employons
et que les discours organisent en parcours apparaissent composées
d’un ensemble de traits sémiques. Prenons à nouveau quelques
exemples :

120
Des figures comme « cervelle » ou « or », des parcours figura¬
tifs comme « handicap » sont dotés d’un noyau sémique perma¬
nent :
— « cervelle » peut s’analyser comme
/englobé/ + /somatique/ + /psychique/
— « or » peut s’analyser comme
/métal/ + /précieux/
— « handicap » résume tout un parcours où se maintiennent
des sèmes comme
/somatique/ + /défectueux/ + /anormal/ + etc.
Ces divers sèmes nucléaires que nous avons pu relever, ainsi
d’ailleurs que tous les sèmes nucléaires que nous pourrons ren¬
contrer dans l’examen du niveau profond, constituent ce qui sera
appelé le niveau sémiologique de la signification.

12.2.2. CLASSÈMES

Nous le savons déjà, les figures n’apparaissent jamais isolées


les unes des autres (sinon dans les dictionnaires). Elles sont tou¬
jours mises en contexte et rapportées les unes aux autres.
Lorsque plusieurs figures sont placées en un même contexte,
leur compatibilité est rendue possible par certains traits minimaux
qui président en quelque sorte à « l’accrochage » de ces figures
entre elles. Ce sont ces traits sémiques apparaissant à la mise en
contexte des figures que l’on nomme sèmes contextuels ou
classèmes.
Ces sèmes n’appartiennent pas au noyau stable des figures
(sémèmes ou parcours figuratifs). Mais, en se révélant dans et par
le contexte, ils indiquent l’appartenance des figures à une classe
plus générale définissant un ensemble de contextes possibles. Ce
sont alors des sèmes généraux ou génériques comme /animé/ vs
/inanimé/, /continu/ vs /discontinu/, /humain/ vs /animal/ etc.
Ces classèmes vont constituer ce qui sera appelé le niveau
sémantique de la signification.
L’exemple d’une figure lexématique nous permettra d’illustrer
ce phénomène :
Le terme « orage » possède comme noyau sémique un ensemble
de sèmes que nous pourrions caractériser comme
/trouble/ + /violence/.
En plaçant ce terme dans deux contextes, nous obtenons :
— « il y a de l’orage entre ces gens »
— « il y a de l’orage en montagne ».

121
Dans le premier cas, la compatibilité qui réunit les figures de
« l’orage » et de « ces gens » est assurée par le classème
/humain/ ; dans le second cas, cette jonction se trouve assurée
par un classème du type /naturel/.
Nous voyons aussi dans le texte s’établir ce jeu de la compatibi¬
lité entre des figures. Nous avons déjà évalué quelque peu le
contenu sémique des figures « cervelle » et « or ». Mais le texte
non seulement les rapproche, il les fond en une nouvelle et origi¬
nale figure : « la cervelle d’or ».
Tout texte se présente ainsi comme une création originale
d’effets de sens en mettant ensemble des figures, en créant des
compatibilités qui ne sont pas nécessairement prévues par les dic¬
tionnaires.
En mettant ensemble une « cervelle » dont le trait /somatique/
est important et de « l’or » qui possède un trait /matériel/, le
texte crée une figure nouvelle porteuse à la fois des traits /somati¬
que/ et /matériel/. Cela définit son noyau sémique.
Mais, par les classèmes qui apparaîtront lors de la contextualisa¬
tion, cette figure pourra entrer en compatibilité avec d’autres.
Sa mise en rapport avec les figures de la « douleur » ou du
« sang » fera apparaître le classème /humain/ ; ce qui aura pour
conséquence de provoquer la suspension du sème nucléaire /maté¬
riel/.
Sa mise en rapport avec les figures du « lingot » ou de
« l’achat » fera apparaître le classème /objet/ ; ce qui aura pour
conséquence de provoquer la suspension du sème nucléaire /soma¬
tique/.
Enfin il est possible que le contexte ne décide pas entre
/humain/ et /objet/. L’ambiguïté peut être maintenue. Bien plus,
la production simultanée de ces deux classèmes pourra produire
l’apparition de figures comme le « monstrueux » ou le « fantasti¬
que », c’est-à-dire de figures pouvant se maintenir dans des
contextes où co-existent /humain/ et /objet/...

C’est ce prolongement des traits sémiques, et cette possibilité


qu’ils ont de se réitérer en plusieurs points d’un discours que
nous allons examiner dans le chapitre suivant.
Remarquons simplement ici que les figures peuvent se joindre,
se rejoindre et se relier grâce à ces traits minimaux. Dès lors
l’établissement de rapports entre des parcours figuratifs peut se
faire grâce à des traits sémiques communs ou opposés.

122
13. LES ISOTOPIES

13.1. Définition

L'isotopie garantit l’homogénéité d’un message ou d’un dis¬


cours. Elle peut être définie comme un « plan commun » rendant
possible la cohérence d’un propos. Ce plan commun doit s’enten¬
dre comme la permanence de quelques traits minimaux.
Ainsi, dans le cas d’une phrase, l’accrochage des sémèmes est
rendu possible, avons-nous dit, par le classème. Cette permanence
d’un même trait, qui pourra se renouveler plusieurs fois le long
de la chaîne phrastique, produit une isotopie donnant cohérence à
cet ensemble de sémèmes que constitue une phrase.
De même, dans le cas d’un discours, que l’examen de la com¬
posante discursive nous a permis d’analyser comme un « accro¬
chage » (nous disions un « tissu », cf. 8.2.) de parcours figura¬
tifs, les relations entre les parcours s’établissent par la perma¬
nence de mêmes traits qui, en se répétant le long du discours,
produisent une ou plusieurs isotopies donnant cohérence aux figu¬
res que le texte met en scène.
Ce phénomène de permanence ou de répétition des traits mini¬
maux se nomme la redondance.
Nous avons précédemment distingué deux sortes de sèmes :
sèmes nucléaires et classèmes. Nous aurons donc à prévoir deux
sortes d’isotopies :
— isotopie sémantique
— isotopie sémiologique.

13.2. Isotopie sémantique

Nous appelons isotopie sémantique l’isotopie assurée par la


redondance des catégories classématiques, c’est-à-dire des classè¬
mes.
C’est pourquoi, l’isotopie sémantique qui assure la cohérence et

123
la cohésion d’un propos, permet de désambiguiser les énoncés
produits. Dans l’exemple pris précédemment :
— « il y a de l’orage entre ces gens »
— « il y a de l’orage en montagne »,
nous avons repéré la permanence d’une catégorie classématique,
/humain/ dans la première phrase, /naturel/ dans la seconde.
N’oublions pas non plus que nous avons conçu les sèmes, et donc
les classèmes, comme ayant une fonction distinctive. Et, ici,
/humain/ n’est saisissable que dans son opposition avec /natu¬
rel/ : humain / vs / naturel/. En sélectionnant l’un ou l’autre de
ces classèmes, l’isotopie sémantique va assurer la cohérence de la
phrase et lever toute ambiguïté. ,
Mais si nous avions dit :
— « il y a de l’orage dans l’air »,
l’ambiguïté eut été maintenue, /humain/ vs /naturel/, l’isotopie
sémantique maintient ici ces deux catégories jusqu’à ce que de
nouvelles figures interviennent et permettent de rapporter cet
énoncé à un plan commun, et donc de le comprendre selon une
isotopie particulière. Des figures comme « débat politique » ou
« balade en montagne » pourraient par exemple assurer la désam-
biguisation et garantir une lecture isotope.
Dans le texte, nous avons repéré plusieurs fois des ambiguïtés
ou des doubles sens. C’est là le résultat du jeu de la redondance
des traits classématiques et le phénomène d’isotopie du discours.
Ainsi en est-il pour la figure « trésor » :
« trésor » peut s’analyser comme disposant d’un noyau sémi-
que, c’est-à-dire d’un ensemble de sèmes nucléaires, du genre :
/rassemblé/ + /précieux/ + /quantité/.
La mise en contexte de cette figure et son inscription dans des
parcours figuratifs divers feront apparaître des classèmes comme :
— /objet/ ou /humain/.
Comme /objet/, « trésor » pourra aller prendre place dans des
parcours figuratifs où le trait sémique /économique/ sera présent.
Comme /humain/, « trésor » pourra aller prendre place dans
des parcours figuratifs comportant le trait sémique /affectivité/.

13.3. Isotopie sémiologique

Nous appelons isotopie sémiologique, l’isotopie assurée par la


redondance et la permanence de catégories nucléaires, c’est-à-dire
de sèmes nucléaires.

124
Les figures sont porteuses d’un noyau sémique composé de
quelques sèmes nucléaires. Ces sèmes peuvent justement permettre
de rapprocher des figures entre elles, ce qui rend possible jeux de
mots et métaphores.
La figure « trésor » peut illustrer assez bien le phénomène
d’isotopie sémiologique :
/précieux/ est un des sèmes du noyau de cette figure ; ce sème
nucléaire peut en rejoindre d’autres semblables se trouvant dans
le noyau d’autres figures. Nous pourrions trouver alors des figu¬
res comme « pièces d’or » valant au plan « monétaire ». C’est ce
rapprochement qui constituera une isotopie sémiologique /écono¬
mique/ sur laquelle s’installera le sème /précieux/.
Mais ce même sème peut rejoindre un trait comparable se trou¬
vant dans d’autres figures, par exemple celles se rapportant aux
« relations affectives » où l’on trouverait « choyer » « aimer »
etc. Ce rapprochement constituera précisément une isotopie
sémiologique /affectivité/ sur laquelle le sème /précieux/ s’instal¬
lera.
C’est à cause de ces dispositions sémiques que « trésor » peut
figurer aussi bien dans des « histoires d’amour » que dans un
« compte rendu du ministère des Finances ».
Nous pouvons représenter ce jeu d’isotopies sémiologiques et le
rapport avec l’isotopie sémantique ainsi :
— figure : « trésor »
— noyau sémique : /rassemblé/ + /précieux/ + /quantité/
— isotopies sémiologiques : • /économique/
figures possibles avec des sèmes nucléaires comme /précieux/ +
/rassemblé/ + /échangeable/ + /monétaire/ etc.
• /affectif/
figures possibles avec des sèmes nucléaires comme /précieux/ +
/relationnel/ + /désir/ + etc.
— isotopie sémantique : /objet/ vs /humain/
le choix entre ces deux classèmes pourra produire le déploiement
d’isotopies sémiologiques diverses :
/objet/ -*• /économique/
/aventure/ ou /découverte/
/humain/ -*■ /affectif/
/culturel/ ou /artistique/

125
13.4. Bilan

Ainsi, au niveau de la surface nous avons repéré le déploiement


d’effets de sens. Nous les avons dénommés :
— sémèmes quand il s’agit du plan lexématique,
— parcours figuratifs quand il s’agit du plan du discours.
Au niveau profond que nous explorons maintenant, ces effets
de sens sont décomposés en traits minimaux :
— sèmes nucléaires qui définissent en propre les sémèmes ou
les parcours figuratifs,
— classâmes qui assurent la mise en contexte ou en discours
des sémèmes et des parcours figuratifs.
La redondance de ces traits produit :
— Visotopie sémiologique (redondance des sèmes nucléaires)
— Visotopie sémantique (redondance de classèmes).
Nous représentons toute cette organisation par le schéma sui¬
vant :

“ effets de sens ”
niveau de surface
sémèmes organisés en parcours figuratifs

décomposition en traits distinctifs


niveau profond sèmes nucléaires classèmes
redondance de sèmes nucléaires redondance de classèmes

isotopie sémiologique isotopie sémantique

niveau ou plan sémiologique niveau ou plan sémantique

13.5. Au plan discursif

Il nous semble important de souligner encore que les parcours


figuratifs dont l’examen fait l’objet de l’analyse discursive peu¬
vent se décomposer comme les sémèmes en une organisation de
sèmes nucléaires.
Dans le texte, nous repérons des parcours figuratifs qui règlent
à un niveau de surface l’étalement des figures dans le discours.
Au niveau profond, ces parcours sont organisés comme des isoto-
pies sémiologiques, par la redondance des sèmes nucléaires qui
sont propres aux figures de ces parcours.

126
Ainsi, dans le récit que nous analysons, nous avons repéré
divers parcours figuratifs : « la débauche », « le handicap physi¬
que », « la richesse », « le travail », « l’avarice », « l’amour »,
« le deuil », « la dépossession » etc.
Les figures de ces parcours s’assemblent et se rejoignent dans le
texte ; les traits qui les composent peuvent se rejoindre et com¬
mander des rapprochements, créant ainsi un registre de significa¬
tion, un plan commun de sens, c’est-à-dire une isotopie sémiologi¬
que.
Par exemple, les figures de la « débauche », du « handicap »,
de la « dépossession » vont se rejoindre : « les yeux éteints », « les
chutes du corps », « la douleur » etc., vont pouvoir produire du
sens sur la base d’une isotopie que l’on dénommera : isotopie
sémiologique /somatique/.
D’autres figures vont aussi se regrouper : « la débauche », « la
dépossession » pouvant aussi produire un rapprochement de figu¬
res sur la base d’une isotopie sémiologique /économique/.
Il y aurait encore les figures du parcours de « l’éducation », de
« l’amitié », de « l’amour » : elles viennent composer une isotopie
sémiologique /relationnel/.
Enfin, il ne faudrait pas négliger les figures du parcours figura¬
tif du « cadre de vie » qui viennent introduire dans le texte une
isotopie sémiologique de type /cosmologique/.

Les textes apparaissent comme susceptibles de développer des


plans multiples qui sont autant d’isotopies sémiologiques venant
donner cohérence aux parcours figuratifs utilisés.
Nous avons vu que la mise en contexte des figures faisait appa¬
raître les classèmes qui commandent en quelque sorte la compati¬
bilité des figures et dont la permanence définit l'isotopie sémanti¬
que.
De la même façon, la mise en rapport de plusieurs parcours à
l’intérieur d’un texte et la cohésion qu’ils prennent dans ce texte
se trouvent assurées par un plan isotope, par une isotopie séman¬
tique sur laquelle s’établit la redondance de quelques catégories
classématiques.
Remarquons encore que l’isotopie sémantique d’un texte n’est
pas définie par le terme le plus englobant ou par l’idée la plus
générale. Mais, étant ce qui rend possible la perception des
écarts, elle consiste, pourrions-nous dire, dans le plus petit « lieu
commun », dans le plus petit élément commun aux divers réseaux
figuratifs tissés dans un texte.

127
Dans notre texte, il nous faudra chercher les éléments qui arti¬
culent l’ensemble des réseaux figuratifs. L’organisation des rap¬
ports entre ces éléments doit rendre possible la production des
effets de sens. Qu’est-ce qui vient jouer dans les divers parcours
figuratifs ? Qu’est-ce qui vient articuler les différences perçues sur
les diverses isotopies sémiologiques: /économique/, /somatique/,
/cosmologique/, /relationnel/ ? Peut-être une opposition comme
/vie/ vs /mort/ dont la redondance garantirait l’isotopie sémanti¬
que ?...

Il importe de comprendre ici qu’il ne s’agit pas de poser /vie/


vs /mort/ comme des éléments de contenu susceptibles de bien
résumer « le » sens du texte, mais plutôt qu’il s’agit de dénom¬
mer un rapport dont l’intérêt est de commander des articulations
signifiantes sur les divers registres sémiologiques. On ne peut
d’ailleurs pas appréhender l’isotopie sémantique sans cerner en
même temps les isotopies sémiologiques qui la prennent toujours
en charge.
Nous pouvons résumer ainsi ces remarques sur les isotopies :

Surface Profondeur

Parcours figuratifs Redondance de catégories sémiques


Etalement des figures liées entre elles nucléaires
et relevant de configurations Isotopie sémiologique
discursives assurant la cohérence des parcours

Texte comme tissage de plusieurs Redondance de catégories sémiques


parcours classématiques
Croisement et enchevêtrement de Isotopie sémantique
parcours figuratifs assurant la cohérence et l’homogénéité
de tous ces parcours.

128
14. LA STRUCTURE ÉLÉMENTAIRE
DE LA SIGNIFICATION :
LE CARRÉ SÉMIOTIQUE

14.1. Une structure

Jusqu’ici nous avons repéré un certain nombre de traits élé¬


mentaires, d’unités minimales de signification que nous avons
dénommées : sèmes. Nous avons indiqué aussi que ces traits
devaient être saisis articulés (cf. 12.1.1.), c’est-à-dire dans la
fonction distinctive ou différentielle qu’ils remplissent.
C’est justement cette articulation qu’il reste à préciser et à défi¬
nir. Une fois découverts quelques faisceaux de traits minimaux, il
faut encore les organiser, décrire leurs rapports et définir leurs
relations.
Nous appelons STRUCTURE le système de ces relations.
Nous aurons ensuite à construire un MODÈLE formel repré¬
sentant la structure. Et le modèle fonctionne lorsqu’il peut simu¬
ler l’objet sur lequel il est appliqué.

14.1.1. UN JEU DE DIFFÉRENCES

La signification, selon les postulats que nous nous sommes


donnés, n’est possible que sur la base de différences. Ou encore,
le sens n’est saisi que s’il est articulé. Ainsi, ce qui rend possible
l’entrée dans l’univers du sens, ce sont la perception de différen¬
ces, l’établissement de discontinuités, et le repérage d’écarts diffé¬
rentiels.
Dès lors, il n’y a de « haut » que par rapport à et par diffé¬
rence avec « bas », il n’y a de « grand » que par rapport à et par
différence avec « petit », de « vertical » que par rapport à « hori¬
zontal », de « masculin » que par rapport à « féminin » etc.
Si l’on peut définir ainsi la signification, chercher à connaître
les phénomènes de signification conduira donc au repérage des
différences pertinentes qui conditionnent ces phénomènes.

129
Dans cette perspective, tout texte se présente comme un jeu de
différences, un dispositif réglé d’écarts différentiels. En cherchant
à définir une structure élémentaire, nous tentons de nous donner
les moyens de mesurer ces écarts et de cerner le dispositif qui les
commande.
La structure élémentaire sera donc différentielle et oppositive,
cela veut dire qu’il y a :
— deux termes présents simultanément,
— une relation entre ces termes.
Et il n’y a pas de termes sans relations, et un terme seul est
dénué de signification.
La structure sera alors définie comme une relation entre deux
termes. C’est pourquoi nous aurons à mettre en évidence la
forme sémiotique à l’aide de couples de traits sémiques, à l’aide
de valeurs minimales opposées :
/grand/ vs /petit/
/blanc/ vs /noir/

Le signe vs (« versus ») indique justement cette relation opposi¬


tive et différentielle.
Dans le texte, des écarts peuvent déjà être saisis de cette façon :
/gaieté/ vs /tristesse/
/plein/ vs /vide/
/gaspillage/ vs /thésaurisation/.

Toutefois, pour établir ces couples, ou pour saisir ensemble


deux traits il faut qu’il y ait quelque chose de commun à ces
deux traits.
On donnera le nom d’axe sémantique (S) à cet élément com¬
mun aux deux traits, à ce dénominateur commun, ce fond sur
lequel se dégage une articulation entre deux traits. L’opposition
/grand/ vs /petit/ est saisissable sur l’axe sémantique de la
« taille », /gaieté/ vs /tristesse/ se produit sur l’axe sémantique
des « sentiments ».
D’autre part, pour distinguer ces deux traits, il faut qu’ils
soient différents : si vs s2.
C’est pourquoi on parle de traits distinctifs ou d’éléments dif¬
férentiels : les sèmes n’ont de fonction que différentielle et oppo¬
sitive.
Ainsi donc, si nous pouvons opposer /blanc/ et /noir/, et éta¬
blir une différence entre ces deux sèmes : /blanc/ vs /noir/, c’est

130
qu’il y a un élément commun, un axe sémantique commun qui
pourrait être ici la « couleur » soit :

S = /couleur/

si vs s2
/blanc/ vs /noir/

Nous pourrions opposer aussi /blanc/ vs /sec/ : cette diffé¬


rence est pertinente, quand le dénominateur commun est de type
/gustatif/, et concerne par exemple le « fromage »...
S = /gustatif/

si s2
/blanc/ vs /sec/

Ce jeu de différences qui préside à la signification est organisa-


ble en un système de relations :
— relation d’opposition : si vs s2. C’est la relation qui s’éta¬
blit entre deux sèmes.
— relation de hiérarchie : si S, s2 -» S. C’est la relation qui
s’établit entre chacun des sèmes et la catégorie sémantique appe¬
lée axe sémantique qui subsume et recouvre l’articulation entre les
sèmes si et s2. C’est ce que nous avons vu dans les deux exem¬
ples précédents.
Cependant cette catégorie sémantique peut à son tour entrer
dans une relation d’opposition avec une autre catégorie. Elle sera
alors considérée comme un sème opposé à un autre sème et en
relation de dépendance avec un autre axe sémantique. Il se pro¬
duit alors un emboîtement et une intégration formant un système
sémique du genre :

si vs s2

S’
etc.

131
Ainsi :
/homme/ vs /femme/
1---1-J

/humain/ vs /animal/
1---1-1
/animé/ vs /inanimé/
i_-,_i

14.2. Le carré sémiotique :


la représentation de la structure élémentaire

Le système des relations (opposition et hiérarchie) que nous


venons de repérer à un niveau élémentaire où n’étaient prises en
considération que les conditions d’une différence entre deux traits
élémentaires, peut être précisé et représenté à l’aide d’un modèle
logique rendant compte du réseau des relations et de l’articulation
des différences.
C’est le carré sémiotique qui représente les relations principales
auxquelles sont nécessairement soumises les unités de signification
pour pouvoir engendrer un univers sémantique susceptible d’être
manifesté.
Dans un texte pris comme la manifestation d’un univers séman¬
tique particulier, nous avons pu repérer des traits élémentaires qui
sont autant d’unités minimales de signification. Le carré sémioti¬
que doit nous aider à représenter les relations qui s’instaurent
entre ces unités afin de produire les significations que le texte
offre à ses lecteurs.
Le carré se présente ainsi :

/blanc/ s2 /sec/
A

/non sec/ 5 non-s 1 /non blanc/

si et s2, non-s 1 et non-s2 sont des lieux que peuvent occuper


les unités minimales qui organisent la signification en opérant le
classement des figures d’un texte. Nous avons ici repris la diffé-

132
rence /blanc/ vs /sec/ qui pourrait organiser la signification du
texte d’une « carte des fromages » dans un restaurant.
Nous détaillons les diverses relations que le carré organise :
— Une relation hiérarchique hyponymique : elle va du sème à
l’axe sémantique ou du terme à la catégorie qui le subsume. Cette
relation s’établit entre si, s2 et S et entre non-sl, non-s2 et non-
S.
— Entre si et non-sl existe une relation de contradiction :
non-sl est la négation de si. Le choix est nécessaire entre l’un et
l’autre terme. Il n’y a pas de troisième terme possible : c’est la
loi de l’alternative, de deux choses l’une.
La même relation s’établit entre s2 et non-s2.
— Entre si et s2 existe une relation de contrariété : s2 est le
contraire de si et inversement. Dans la signification réalisée, s2
est incompatible avec si. Cependant s2 n’est pensable que comme
contraire de si et inversement si n’est pensable que comme con¬
traire de s2.
On dira aussi qu’il y a entre ces deux termes une relation de
double implication. Et quand nous avons défini la structure élé¬
mentaire (cf. 14.1.1.), nous avons déjà repéré ce phénomène : les
deux termes s’opposent mais sont saisis simultanément. Autre¬
ment dit, ils sont incompatibles mais ils se présupposent mutuelle¬
ment.
Les contraires ne s’opposent jamais comme deux termes d’une
alternative. Leur incompatibilité autorise toujours une troisième
position : ni si ni s2 qui est représentée par l’axe sémantique
non-S.
— Entre non-sl et non-s2 existe une relation de subcontrariété.
Nous la décrirons ici comme comparable à la relation de contra¬
riété.
Ces deux termes autorisent aussi une troisième position : soit si
soit s2 représentée par l’axe sémantique S.
— Entre non-sl et s2 ainsi qu’entre non-s2 et si existe une
relation de présupposition. Nous l’appelons aussi relation
d'implication narrative. Cette relation est telle que la position du
terme négatif (non-sl ou non-s2) en annulant l’un des contraires
rende possible l’assertion de l’autre. Les termes négatifs, et donc
indéterminés /non blanc/, /non sec/, sont par excellence des
points de passage d’un type de contenu à son contraire.
— Les deux axes S et non-S sont constitués par la relation
entre les contraires :

133
S subsume si et s2 : il sera parfois possible de l’appeler axe du
complexe car à partir de lui on peut projeter soit si soit s2.
Non-S subsume non-s 1 et non-s2 : à partir de lui on peut pro¬
jeter soit non-sl soit non-s2, il sera parfois appelé axe du neutre
par rapport à si et s2 puisqu’il peut être défini comme ni si ni
s2.
— La relation entre les contradictoires est dénommée schéma :
un schéma pour les relations si et non-sl.
un schéma pour les relations s2 et non-s2.
— On appellera deixis l’ensemble composé par les termes qui
sont en relation de présupposition : si et non-s2, s2 et non-sl.
Les contenus représentés par si et non-s2 ainsi que ceux repré¬
sentés par s2 et non-sl sont dits conformes à cause de cette rela¬
tion qu’ils entretiennent entre eux.

14.3. Remarques

14.3.1. L.A BINARITÉ

Ce modèle que nous venons de mettre en place tente de repré¬


senter un système de relations. La structure élémentaire qu’il arti¬
cule est binaire. Ce choix théorique de la binarité peut paraître
gênant. Toutefois, il convient d’admettre que cette articulation
binaire ne porte pas sur les « choses du monde », ni même sur le
« sens » d’un texte. Ce qui est ici mis en relation binaire, ce sont
des unités élémentaires construites de la signification. Et, à l’aide
d’une représentation du fonctionnement des relations entre ces
unités, il est possible d’appréhender les formes de la manifesta¬
tion du « sens » et le fonctionnement des discours sur les « cho¬
ses du monde ».
La binarité est donc bien à concevoir comme une règle de
construction des unités de sens.
A ce titre, elle tire sa justification du caractère opératoire du
modèle qu’elle permet de mettre en place.

14.3.2. CONTRAIRES ET CONTRADICTOIRES

Entre si et non-sl, s2 et non-s2, il n’y a pas de différence


signifiante du point de vue des déterminations sémantiques. Seule
l’absence ou la présence de négation (si ou non-sl) les distingue.

134
Il est toujours possible de former non-sl et non-s2 à partir de si
et s2 : il suffit de les nier (/blanc/... /non blanc/).
Par contre, la différence entre si et s2 est signifiante car les
deux termes ne prennent valeur que de leur opposition.
Ainsi poser l’un, c’est, au moins implicitement, poser l’autre.
Poser /blanc/ c’est, dans notre exemple, au moins implicitement,
poser /sec/.
Dès lors, l’analyse sémiotique d’un texte consiste précisément à
établir pour ce texte l’opposition pertinente (ou le groupe d’oppo¬
sitions pertinentes). Il s’agit donc de repérer, c’est-à-dire à la fois
d’extraire et de construire, le couple de contraires qui engendre et
règle la signification.
Et les contraires ne sont pas donnés comme tels dans la
nature : ils sont d’abord l’effet du discours et donc de l’applica¬
tion du langage sur la réalité. Ce que parfois nous considérons
comme des contraires établis et universels (/blanc/ vs /noir/,
/jour/ vs /nuit/, /ciel/ vs /terre/ etc...) ne sont jamais que des
couples d’opposition statistiquement plus fréquents.

135
15. MISE EN ŒUVRE DU CARRÉ SÉMIOTIQUE

Nous venons de faire de la structure élémentaire une présenta¬


tion volontairement formalisée. Nous avons alors insisté sur le
statut logique du carré sémiotique représentant la structure élé¬
mentaire et sur les caractéristiques formelles de ce système de
relations. Le carré sémiotique est à comprendre comme un méca¬
nisme, c’est-à-dire un ensemble organisé de relations, susceptible
de rendre compte des articulations de la signification. C’est grâce
à cet « instrument » que nous pourrons évaluer et ordonner tous
les éléments dont les rapports président à la manifestation du
sens dans un texte. La mise en œuvre du carré sémiotique sur un
texte doit nous permettre de repérer quelles oppositions et quelles
relations sont pertinentes pour ce texte, et comment s’instaure un
fonctionnement de ces oppositions et de ces relations. Autrement
dit, la mise en œuvre du carré sémiotique doit rendre possible
pour un texte une représentation de la forme du sens.

15.1. Relations et opérations

Dans le chemin parcouru jusqu’ici, nous sommes passés de


l’évaluation des figures d’un texte prises dans des parcours figu¬
ratifs au dégagement des valeurs minimales sous-jacentes à cette
ordonnance figurative. Le modèle représenté par le carré sémioti¬
que doit rendre compte du jeu qui s’établit entre les unités mini¬
males. C’est ce jeu qu’il faut maintenant caractériser. 11 s’agit
d’un double jeu :
— jeu de relations
— jeu d’opérations.

15.1.1. RELATIONS

Les traits minimaux, ces valeurs élémentaires ou sèmes dégagés


à l’intérieur de l’univers sémantique du texte, se trouvent placés

136
en relation les uns avec les autres. Ces relations ont été définies
précédemment (cf. supra 14.2.) :
— relation de contrariété,
— relation de contradiction,
— relation de présupposition.

Nous avons alors un ensemble organisé de relations et les ter¬


mes représentés dans cet ensemble n’y valent que par les relations
qu ils entretiennent entre eux. Ainsi, les valeurs minimales que
l’on repère dans l’analyse des parcours figuratifs d’un texte doi¬
vent être classées selon les relations qu’elles entretiennent avec
d’autres valeurs minimales. Elles ne tiennent justement leur
« valeur » que de ces relations.
Le carré sémiotique rend possible ce classement. Il est alors
considéré comme un modèle taxinomique et il est envisagé sous
un mode statique.

15.1.2. OPÉRATIONS

Un texte aux multiples effets de sens n’est pas seulement une


articulation de relations stables. Il n’est pas seulement classement
de valeurs de sens, il se présente aussi à nous comme passage
d’une valeur à une autre, comme un réseau d’opérations au terme
desquelles des valeurs de sens se trouvent transformées.
Pour rendre compte de cela, le carré sémiotique doit se trouver
dynamisé, mis en mouvement. Il sera alors conçu comme un
réseau d’opérations. A chaque relation du modèle taxinomique
correspondra une opération, et le carré sémiotique sera considéré
comme un modèle syntaxique réglant l’ordonnance de ces opéra¬
tions.
— A la relation de contradiction correspond une opération de
négation prenant en charge le passage de si à non-s 1 (si -*• non-
si). Cette opération consiste à nier si et à faire apparaître le
terme contradictoire non-s 1.
— A la relation de présupposition correspond une opération de
sélection prenant en charge le passage de non-s 1 à s2 (non-s 1 -*■
s2). Cette opération consiste à sélectionner à partir de non-sl le
terme s2 (contraire de si) et à le faire apparaître.
Il y a donc ici deux aspects à mettre en place et le carré sémio¬
tique cherche à les représenter et à les ordonner :

137
1. Un système de relations entre valeurs minimales : c’est
l’aspect taxinomique et statique du carré. Le modèle de relations
peut être représenté ainsi :
représente une relation de contradiction
-*■ représente une relation de présupposition
(la relation de contrariété équivaut à une double présupposition)

si__ s2

2. Un réseau d’opérations assurant le passage d’une valeur à


une autre : c’est l’aspect syntaxique et dynamique du carré. Le
modèle des opérations peut être représenté ainsi :

si s2

Les opérations sont orientées ; on ne peut passer d’un terme à


son contraire sans faire apparaître d’abord le terme contradic¬
toire. Le passage de si à s2 s’effectue par l’enchaînement de deux
opérations :
— l’opération de négation qui fait passer de si à non-sl
— l’opération de sélection qui fait passer de non-sl à s2.
(Il en va de même pour passer de s2 à si).

15.2. Correspondances entre niveau de surface et niveau profond

Nous avons déjà souligné l’importance des niveaux de structu¬


ration pour l’analyse sémiotique. Nous avons retenu deux niveaux

138
principaux (niveau de surface, niveau profond) sur lesquels des
éléments ont été reconnus comme pertinents et organisables.
Au niveau profond, nous venons de mettre en place :
— un système de relations
— un réseau d’opérations.
Au niveau superficiel, nous avons mis en place
— une composante narrative
— une composante discursive.
La composante narrative règle la disposition des états et des
transformations et la composante discursive règle les parcours
figuratifs que les textes actualisent à partir des configurations dis¬
cursives.
Les deux composantes de ce niveau de surface sont en quelque
sorte comparables à ce que l’on trouve dans la linguistique phras-
tique : une grammaire et un lexique. Mais au plan textuel, la
grammaire (syntaxe) est une grammaire narrative qui ordonne les
formes discursives que lui soumet le dictionnaire discursif (lexi¬
que).
Entre les deux niveaux ainsi organisés, une série de correspon¬
dances est à aménager pour permettre le passage de l’un à
l’autre.
— Les relations de contradiction, contrariété, présupposition,
organisées au niveau profond, se trouvent, au niveau de surface,
prises en charge par les réseaux figuratifs.
Ainsi, dans le travail de l’analyse, les écarts et les multiples dif¬
férences que nous pourrons saisir, évaluer, et nommer par le
repérage des parcours figuratifs et des rôles thématiques, les
divers croisements et rapports qui vont s’établir, dans le texte,
entre les parcours figuratifs, vont permettre la mise en place des
relations entre les valeurs minimales.
— Les opérations sur ces valeurs, représentées au niveau pro¬
fond par la négation et la sélection, se trouvent prises en charge,
au niveau de surface, par les programmes narratifs.
Dès lors, le passage de la LOGIQUE (niveau profond) au
RÉCIT (niveau de surface) s’opère
— quand une opération logique est représentée par un
« faire », c’est-à-dire une transformation narrative : par exemple,
quand l’opération de négation de la valeur /haut/ est représentée
par « descendre » qui est un faire.

139
Dans le texte, ce passage peut être représenté notamment quand
l’opération de négation de la valeur /clos/ est prise en charge par
le programme narratif de « débauche ».

— quand une relation logique est représentée par les différen¬


ces et les écarts entre les états : par exemple, quand la relation de
contrariété entre /haut/ et /bas/ se trouve représentée par la dif¬
férence figurée entre « être au sommet d’une montagne » et « se
retrouver au fond de la mer ».
Dans le texte, ce rapport peut être représenté notamment quand
la relation de contrariété entre /vie/ et /mort/ se trouve prise en
charge par la différence entre la « gaieté provençale » et les « tris¬
tesses parisiennes ».

Ce sont ces correspondances entre niveau profond et niveau de


surface que nous cherchions déjà à représenter par le tableau des
Préliminaires (cf. 03.).
Peut-être comprend-on mieux ici l’intérêt qu’offre le carré
sémiotique ?
— Il est bien sûr le modèle de l’organisation de la significa¬
tion. Comme tel, il permet de représenter l’architecture du sens
dans un texte et donc la forme du contenu.
— Il permet aussi d’enregistrer et de stocker, au fur et à
mesure que se construit l’analyse, les résultats obtenus. Il permet
de mémoriser ces résultats et de vérifier leur cohérence.
— Mais, puisque nous connaissons le statut logique des rela¬
tions et des opérations qu’il illustre, il permet encore de prévoir
et de découvrir quelles opérations prendront en charge le passage
d’une valeur à l’autre, ou quelles relations sont à instaurer entre
des valeurs manipulées par des opérations.
Remarques
— Il convient de noter ici que, s’il est possible de concevoir un
ensemble de correspondances entre les deux niveaux, il ne s’agit
pas de correspondances terme à terme. En fait plusieurs program¬
mes narratifs peuvent prendre en charge une même opération, plu¬
sieurs écarts figuratifs peuvent dépendre d’une même relation, ou
bien aux deux opérations profondes (négation, sélection) peuvent
correspondre deux programmes narratifs ou un seul...
— Rappelons aussi que ces deux niveaux d’organisation possè¬
dent chacun leur pertinence et qu’ils sont donc à maintenir comme
deux niveaux distincts. C’est pourquoi il convient d’éviter de met¬
tre sur le carré les termes de la surface, sinon le carré sera, en
fait, un résumé du message textuel et non la représentation du

140
fonctionnement qui conditionne et engendre ce message. En
d’autres termes, si, au niveau de surface, on organise des figures,
au niveau profond, on met en place des relations entre des
valeurs.
Et ce sont les relations entre ces valeurs qui conditionnent l’appa¬
rition des figures dans des parcours figuratifs.
— En conséquence, le travail de l’analyse se présente comme un
va et vient constant entre les deux niveaux. Les écarts perçus,
manipulés par les réseaux figuratifs et les programmes narratifs,
permettent de proposer une hypothèse d’organisation du niveau
profond que l’on peut vérifier, corriger, et rectifier jusqu’à ce que
le modèle établi, ainsi que le rapport entre surface et profondeur,
soient une représentation satisfaisante du fonctionnement du sens
dans ce texte.

15.3. L’engendrement de la signification ou le parcours du sens

Nous pouvons maintenant retracer les étapes de la production


du sens : à partir d’une structure élémentaire posée au niveau
profond et qui organise les relations et les opérations avec des
valeurs minimales, se développent au niveau de surface des pro¬
grammes narratifs et des parcours figuratifs qui prennent en
charge les opérations et les relations. Si tout cela se trouve versé
dans une substance linguistique, nous aurons alors un produit lin¬
guistique sensé, c’est-à-dire du texte ou du discours...
Il s’agit donc d’étapes successives : chaque étape met en place
et ordonne des éléments que l’étape suivante reprend, complexifie
et ordonne à son tour.

15.3.1. NIVEAU PROFOND

Le niveau profond agence les rapports entre valeurs minimales


à l’aide de la structure élémentaire. Le carré sémiotique repré¬
sente ainsi cette structure élémentaire :

Nous désignons, de manière arbitraire pour ne porter attention


qu’aux seules caractéristiques formelles, par /a/ vs /b/ des clas-

141
sèmes. C’est leur redondance qui définirait une isotopie sémanti¬
que.
A ces classèmes, des sèmes nucléaires seront adjoints. Leur
redondance définira une ou plusieurs isotopies sémiologiques. Là
encore, de manière tout à fait formelle, nous pouvons imaginer
une série d’isotopies sémiologiques :
— isotopie sémiologique /x/
— isotopie sémiologique /y/
— isotopie sémiologique /z/
Ces trois plans sémiologiques sont alors à concevoir comme des
organisations de contenu susceptibles de prendre en charge
l’opposition fondamentale représentée par le carré sémiotique.
En termes plus imagés, nous dirons que sur ces trois isotopies
sémiologiques le même écart sémantique simulé par le carré vient
« résonner » ; de la même façon qu’en musique, une même mélo¬
die, définie comme des écarts de son, peut être jouée par des ins¬
truments différents.
Possédant ainsi des classèmes organisés et des sèmes nucléaires,
il est possible de concevoir que s’établit entre ces deux types de
sèmes une combinatoire dont le résultat sera la production
d’effets de sens ou de sémèmes. Nous retrouverons ici ce que
nous avons mis en place précédemment : la manifestation du
sémème est le résultat de la combinaison de sèmes nucléaires (qui
définissent le sémème en propre) et de classèmes (qui en assurent
la contextualisation).
Nous aurons alors :
classème + sèmes nucléaires = sémème
/a/ /y/ /a y/
/b/ /y/ /b y/
/a/ /z/ /a z/
etc...
Un carré pourra résumer les relations entre les diverses valeurs
situées sur les isotopies sémiologiques :
x
y
z

y
z

142
C’est au nom du classème qui leur est commun que des
homologations peuvent se faire entre valeurs prises en charge par
des isotopies sémiologiques différentes.
Mais au niveau profond, il faut aussi prévoir les opérations sur
les valeurs. La négation et la sélection qui dynamisent le carré se
chargent :
1 — de nier le terme /a/ pour poser le terme /non-a/
— de sélectionner à partir de /non-a/ le terme /b/
2 — de nier le terme /b/ pour poser le terme /non-b/
— de sélectionner à partir de /non-b/ le terme /a/.
Soit :
1. /a/ -*■ /non-a/ -* /b/
2. /b/ -*• /non-b/ -*• /a/
Ces opérations peuvent être signifiées que chacun des plans
sémiologiques. Et de même que les valeurs minimales que ces
plans articulent sont homologables, à cause du classème qui leur
est commun, de même les opérations qui manipulent ces valeurs
sont, elles aussi, homologables.

15.3.2. NIVEAU DE SURFACE

Au niveau de surface, le mode de présence dans le discours de


tous ces sémèmes construits, de manière artificielle, comme le
rapport entre classèmes et sèmes nucléaires, sera assuré par les
parcours figuratifs définis comme des enchaînements de sémèmes.
Quant aux opérations sur les valeurs, elles vont se trouver pri¬
ses en charge par les figures du « faire » qui s’inscrivent dans de
multiples programmes narratifs. Et la dimension polémique de la
narration (cf. 2.3.) correspond à la différence entre les opérations
1 et 2 du niveau profond.

Remarque :
Nous ne retenons dans ce parcours du sens que deux étapes (ou
deux niveaux de structuration) : le niveau profond et le niveau de
surface. Il conviendrait, pour être exhaustif, de prévoir une troi¬
sième étape. Ce serait le niveau de la manifestation correspondant
à la langue choisie (français, anglais, etc.), ou au matériau choisi
(peinture, photo, bande dessinée, etc.) pour manifester et matéria¬
liser les significations. C’est sur ce niveau que devraient être étu¬
diés par exemple les divers effets stylistiques ainsi que les effets
dus aux multiples contraintes du matériau.

143
Nous représentons ainsi le parcours d’engendrement de la signi¬
fication :

144
16. EXERCICE PRATIQUE :
LES STRUCTURES PROFONDES
DANS LE TEXTE DE DAUDET

Les deux chapitres précédents ont présenté le fonctionnement


de la signification comme un dispositif réglé, comme un jeu de
relations et d’opérations. Nous n’avons pas pris beaucoup
d’exemples pour centrer nos observations sur les caractéristiques
logiques et formelles du modèle que nous mettions en place.
Nous revenons maintenant au texte de Daudet afin d’évaluer
l’organisation de sa structure profonde.

16.1. La légende (récit enchâssé)

Nous avons déjà remarqué l’organisation particulière du rap¬


port entre la « légende » et le « discours englobant » (cf. le bilan
de l’analyse narrative, 7.4. ainsi que le bilan de l’analyse discur¬
sive, 11.4.) : c’est donc par la légende enchâssée dans le texte que
nous commencerons l’examen de la structure profonde.
Des programmes narratifs (PN 1 et PN 2), des parcours figura¬
tifs ont été reconnus et organisés au niveau de surface. En pas¬
sant au niveau profond, nous n’abandonnons pas ces résultats
comme des vestiges inutiles, ces derniers doivent nous servir pour
élaborer le réseau des unités minimales et des opérations sur les
valeurs.

16.1.1. DES PARCOURS FIGURATIFS AUX ISOTOP1ES SÉMIOLOGIQUES

Les parcours figuratifs que nous avons relevés (cf. 4.11.) carac¬
térisent l’agencement des figures. C’est l’analyse des traits séman¬
tiques qui composent ces figures qui va mettre en évidence les
traits communs à ces figures. Le texte utilise des parcours figura¬
tifs, mais il les « travaille » afin d’en sélectionner certaines signi-

145
fications, d’en prolonger certains traits, pour développer certains
plans sémiologiques. Si donc le plan figuratif relève du diction¬
naire que la langue met à la disposition de l’organisation tex¬
tuelle, le plan sémiologique relève davantage de l’utilisation que
le texte fait de ce dictionnaire.
Ainsi nous avons enregistré la présence dans le texte d’un par¬
cours figuratif des « relations familiales ». Sur les figures de ce
parcours, une série d’oppositions sont repérables : les « parents
enferment » au lieu de « laisser libre », les « jeux collectifs »
deviennent « jeux individuels », le « dehors » (devant la porte,
dans la rue) est refusé au profit du « dedans » la maison (d’une
salle à l’autre), la « solitude » est affirmée contre les « relations
avec d’autres ».
Ce sont toutes ces oppositions qui nous fournissent une entree
vers le niveau profond. Nous pouvons déjà les nommer et les
considérer comme des oppositions sémiques :
/dedans/ vs /dehors/
/individuel/ vs /collectif/
/clos/ vs /ouvert/
Cependant, ces oppositions ainsi établies, il ne faut pas perdre
de vue le lieu de signification sur lequel elles viennent produire
des effets de sens. Ce lieu de signification est à considérer comme
une isotopie sémiologique. Il s’agit ici de « l’univers des rela¬
tions », avec les figures des « jeux d’enfants », des « rapports
parents-enfant », de « l’univers des relations familiales » etc.
Cette isotopie sémiologique pourrait être désignée comme isoto¬
pie des « relations ». Et c’est sur cette isotopie que des écarts
sémiques deviennent signifiants : /relations fermées/ vs /relations
ouvertes/', /isolement/ vs /compagnie/, /fermé/ vs /ouvert/...
Ce plan sémiologique pourra se retrouver à d’autres moments
du texte : l’épisode de l’ami fait à nouveau apparaître des traits
de sens venant jouer sur ce registre des « relations » avec aussi
les figures de « l’isolement », avec l’échec d’une « solitude parta¬
gée ».
L’épisode le plus développé de cette légende, celui de
« l’homme amoureux » fait encore affleurer cette isotopie. Nous
avions donc, dans l’examen de la composante discursive, repéré
plusieurs parcours figuratifs, et nous remarquons maintenant que
l’usage que le texte en fait consiste d’abord à les déployer selon
une isotopie sémiologique du /relationnel/. (Cependant d’autres

146
isotopies auraient pu s’installer et utiliser des parcours figuratifs
comparables : une isotopie /sociale/ par exemple, nous aurions
eu alors un autre texte...).
Dans ces nouveaux épisodes que le texte enchaîne, d’autres
oppositions viennent jouer sous les figures du « vol », de la
« dévoration », des « cadeaux nombreux et incessants », etc.
Nous trouvons par exemple une opposition :
/plein/ vs /vide/
Nous voyons qu’ici plusieurs parcours figuratifs peuvent consti¬
tuer le déploiement d’une seule isotopie sémiologique :
— Parcours figuratifs
— « relations familiales »
— « relations enfantines »
— « relations amicales »
— « relations amoureuses »
— Isotopie sémiologique
/relationnel/
— Oppositions retenues par le texte
/clos/ vs /ouvert/
/plein/ vs /vide/
Si nous poursuivons l’examen du texte, nous constatons que
d’autres effets de sens se produisent sur d’autres isotopies. Nous
pouvons rassembler en effet des réseaux figuratifs sur un lieu de
signification qui concerne le « corps ». Les parcours figuratifs du
« handicap physique » avec les « chutes », les « médecins », etc...
de la « vie de débauche » qui « creuse les joues » et « éteint les
yeux »,... du « travail des mains », de « l’égarement » avec les
figures de « l’ivresse » etc... se rassemblent pour composer une
isotopie sémiologique du /somatique/. En effet, ce que le texte
retient en utilisant tous ces parcours, ce sont moins les effets
« moraux » du handicap, du gaspillage ou de l’égarement que les
effets sur le « corps » de l’homme. Nous voyons là encore que
l’isotopie sémiologique correspond bien à l’usage que le texte, fait
des réseaux figuratifs.
Sur cette isotopie /somatique/, de nombreux traits sémiques
sont manipulés par le texte. Il y a par exemple un trait de /déme¬
sure/ ou d’/excès/. Il est sous jacent à tout l’épisode de la des¬
cription de l’enfant à la tête « trop » lourde, mais il se retrouve
présent sous les figures de la débauche « folle », de l’« ivresse »
et dé « l’éblouissement » qui inaugurent le départ du jeune

147
homme, de « l’ivresse » et de « l’épouvante » qui vient signaler
« l’égarement » de l’homme à la tête « vidée ».
Cependant, nous ne trouvons pas dans la légende elle-même la
valeur qui pourrait s’opposer à ce trait de /démesure/. Nous
reviendrons plus loin sur ce problème, (cf. 16.2.).
Toutes les figures qui jouent sur le plan /somatique/ viennent
progressivement décrire la « perte » de la cervelle d’or. Et sous
les registres figuratifs, il y a aussi une opposition comme /plein/
vs /vide/ qui se trouve à l’œuvre. Elle affleure même parfois lit¬
téralement lorsque « les joues se creusent » pour signifier le gas¬
pillage et la disparition progressive de l’or. Le corps « se vide »,
et le sang signale, en fin de récit, la valeur /vide/ quand l’or, en
début, pose la valeur /plein/.
Nous pouvons remarquer aussi que l’épisode de la « vie de
débauche », s’il ne se manifeste que par un seul parcours figura¬
tif, joue sur deux isotopies :
— isotopie /somatique/ avec le trait /vide/
— isotopie /relationnel/ avec le trait /solitude/.
Ainsi, un parcours figuratif peut se déployer selon deux (ou
plusieurs) isotopies sémiologiques. Nous avons auparavant noté le
phénomène inverse.
Il y a dans cette légende une troisième isotopie qui rend possi¬
ble l’usage des parcours figuratifs de la « thésaurisation », de
« l’avarice », du « commerce », des « richesses » etc. Il s’agit
d’une isotopie sémiologique de l’/économique/. L’or s’échange,
permet d’acheter des cadeaux, de rétribuer, se vole, se conserve :
ce sont là autant de déploiements de possibilités de sens à partir
d’une même isotopie.
Là encore certains parcours figuratifs, comme l’avarice, ou le
vol, sont susceptibles de jouer sur plusieurs isotopies : l’/écono-
mique/ et le /relationnel/. Nous pourrions encore utiliser une
dénomination semblable aux dénominations précédentes pour
caractériser une des oppositions mise en place sur le plan sémio¬
logique /économique/. Certains affleurements manifestés par les
figures comme « l’énorme brèche faite au lingot » nous invitent à
proposer :
/plein/ vs /vide/.
Ainsi, ces trois isotopies sémiologiques :
/relationnel/
/somatique/
/économique/

148
nous permettent de désigner les registres de signification sur les¬
quels le texte déploie, à l’aide des parcours figuratifs, des effets
de sens multiples et divers.
Rappelons à nouveau que les parcours se croisent et se
rencontrent parfois sur une même isotopie, et qu’inversement un
même parcours peut valoir sur plusieurs isotopies.
Si nous faisons le bilan de cet examen, nous pouvons représen¬
ter le rapport entre les parcours figuratifs et les isotopies sémiolo¬
giques de la façon suivante :

Parcours figuratifs
(structure de surface)

Relations familiales handicap ,vol


relations enfantines débauche thésaurisation
relations amicales avarice commerce
relations amoureuses égarement etc.

/relationnel/! /économique/ /somatique/

Isotopies sémiologiques
(structure profonde)

16.1.2. VERS L’ISOTOPIE SÉMANTIQUE

Les oppositions que nous avons relevées jusqu’ici appartenaient


à des registres sémiologiques et cherchaient à rendre compte
d’écarts caractéristiques sur ces registres. Tenter de repérer l’iso-
topie sémantique, c’est se donner pour projet de mettre en place
ce qui assure la compatibilité des multiples parcours figuratifs et
donc aussi la liaison des isotopies sémiologiques entre elles.
Nous avons donc comme principales oppositions, les couples de
traits sémiques suivants :

/plein/ vs /vide/
/clos/ vs /ouvert/
/dedans/ vs /dehors/
/individuel/ vs /collectif/

149
Nous proposons de retenir comme indicateur de l’isotopie
sémantique l’opposition :
/clos/ vs /ouvert/
Nous pensons en effet que cette opération représente assez bien
le lieu à partir duquel les autres oppositions sont possibles.
Remarque :
11 est toujours difficile de dénommer l’isotopie sémantique, et la
plupart du temps on se contente de l’indiquer par l’opposition qui
semble la plus caractéristique. En effet l’isotopie sémantique ne se
définit pas comme le déploiement d’un registre de sens au même
titre que l’isotopie sémiologique, mais comme ce qui rend possible
et assure la cohérence du déploiement des registres de sens. Sa
dénomination pourra dès lors être arbitraire, à la condition que
l’on ait correctement identifié la différence qu’elle commande.

Cet écart de l’isotopie sémantique, projeté sur les divers plans


sémiologiques, va permettre l’organisation du sens, la constitution
de sémèmes que prendront en charge les parcours figuratifs.
Nous représentons cela ainsi :

Classâmes du plan sémantique + sèmes nucléaires = sémèmes organisés


des plans par les parcours
sémiologiques figuratifs
/clos/ + /relationnel/ = “ solitude ”
+ /somatique/ = “ avarice ”
“ conservation ”
+ /économique/ = “ thésaurisation ”
/ouvert/ + /relationnel/ = “ relations ouvertes y y

+ /somatique/ = “ débauche ”
+ /économique/ = “ dilapidation ”

Nous n’avons retenu ici que le caractère différentiel des valeurs


sémantiques et nous avons tout regroupé sous l’opposition /clos/
vs /ouvert/. La projection de cet écart sur le carré sémiotique va
nous permettre de mieux représenter le réseau de relations entre
valeurs sémantiques.
Nous indiquons par quelques valeurs plus élaborées et donc
plus proches de la manifestation, les écarts perceptibles sur les
isotopies sémiologiques. Le carré permet de repérer non seule¬
ment des différences de termes contraires ou contradictoires, qui,

150
de ce fait, sont en opposition forte mais aussi des différences
entre termes qui se présuposent :
— ainsi, la diférence entre /interdit/ et /solitude/ sur l’isotopie
du /relationnel/ ; cette différence est prise en charge par le par¬
cours figuratif des « jeux d’enfants ».
— ainsi, la différence entre /ivre/ et /débauche/ pris comme
valeurs sémiques sur l’isotopie du /somatique/ ; cette différence
est prise en charge par les parcours figuratifs du « jeune homme
quittant la maison paternelle » et de la « débauche ».
On voit ici que /ivre/ ne désigne pas le résultat du comporte¬
ment de « débauché » tel qu’on pourrait l’imaginer, mais la
valeur que le texte accorde au comportement du jeune « adulte
avec ses richesses » : dans ce texte, /ivre/ implique /débauche/
non l’inverse...

“ jeux solitaires ” < <


relations ouvertes ”
“ avarice ” “ débauche ”
“ plein ” /clos/ /ouvert/ “ vide ”

“ non vide ” /non-ouvert/ /non-clos/ “ non-plein ”


“ peur ” “ déséquilibre ”
“ jeux interdits ” “ ivresse ”

16.1.3. DES PROGRAMMES NARRATIFS AUX OPÉRATIONS PROFONDES

L’analyse narrative a ramené l’organisation du texte de la


légende au rapport entre deux programmes narratifs (cf. 7.4.)
PN 1 et PN 2.
Ces deux programmes se déploient plusieurs fois dans la suc¬
cession du texte :
PN 1 — PN 2 — PN 1 -PN 2
Chaque déploiement des programmes donnent lieu à des figures
du « faire » qui prennent sens sur chacune des isotopies sémiolo¬
giques :
« conserver » sur l’isotopie /relationnel/
« thésauriser » sur l’isotopie /économique/
« mener la vie » sur l’isotopie /somatique/

151
Chaque programme va prendre en charge les opérations qui
s’instaurent entre les valeurs du plan profond.
— Ainsi, la négation de /ouvert/ correspond à la « défense »
de sortir faite par les parents ; cette négation rend possible la
sélection de /clos/ présentée ici par « l’enfant qui se trimbale
lourdement dans la maison ».
— Ainsi, la négation de /clos/ correspond au « départ » de
l’enfant hors de la maison et à la première opération de disjonc¬
tion représentée par le don fait sur les « genoux » de la mère.
Cette négation rend possible la sélection de /ouvert/, manifestée
par la « vie de débauche », par le « vol », et par l’achat de
« choses chères » pour une jeune femme.
Nous pourrions résumer cela de la manière suivante :
1. /clos/ /non-clos/ : ce passage est pris en charge par les
opérations narratives du « départ » de l’enfant-adulte, du « deve¬
nir amoureux », et de « l’égarement du dernier soir ».
2. /non-clos/ -*■ /ouvert/ : ce passage est pris en charge par
les opérations narratives de la « débauche », du « vol », et de
« l’échange par amour ».
3. /ouvert/ /non-ouvert/ : ce passage est pris en charge par
les opérations narratives représentées par « l’interdiction des
parents », la « vie à l’écart » du jeune homme, la « peur » qui
saisit.
4. /non-ouvert/ -*• /clos/ : ce passage est pris en charge par
les opérations narratives figurées par les « jeux solitaires », la
« main mise des parents »
Soit, sur le carré sémiotique :

1 et 2 correspondent au PN 2 de dilapidation
3 et 4 correspondent au PN 1 de conservation.
Nous avons donc ainsi une représentation de la circulation du
sens dans cette légende.

152
Et le récit s’achève sur les valeurs /ouvert/ et /vide/ signifiées
sur l’isotopie /somatique/. La tête est « vidée » de son « or » et
la figure du « sang » vient surajouter à ces valeurs sémiques la
valeur /mort/.

16.2. Le discours enchâssant

Nous avons maintenant plusieurs éléments pour mesurer les


écarts perceptibles dans le discours enchâssant. Une isotopie
sémiologique /relationnel/ s’y trouve aussi à l’œuvre sous les
figures « de la dame à qui l’on offre », et sous les figures du
« deuil de l’ami ».
Il y a cependant tout un réseau figuratif qui ne prend pas sa
signification sur les différents plans sémiologiques reconnus jus¬
qu’ici. Il s’agit du parcours figuratif de l’organisation du « cadre
de vie » : les figures que contient ce parcours sont pour la plu¬
part empruntées aux éléments de la nature, le « soleil » men¬
tionné seulement dans le discours enchâssant, les « oiseaux », la
« vie proche de la nature » etc...
C’est pourquoi nous la désignons comme isotopie sémiologique
/cosmologique/.
Il faudrait enfin souligner l’appartenance du parcours figuratif
des « états d’âme » (« tristesse », « deuil », « broyer du noir »...)
à une isotopie que l’on désignera comme /noologique/. C’est
d’ailleurs sur cette dernière isotopie qu’interviendra la « morale »
de l’histoire et la conclusion du texte.
Les oppositions sont ici moins apparentes, et donc davantage à
reconstruire que dans le récit de la légende.
Sur I’isotopie /cosmologique/, l’opposition la plus facilement
perceptible s’installe entre les figures de la « lumière provençale »
et des « brouillards parisiens ». Nous pourrions la désigner
comme l’écart entre les valeurs sémiques :
/lumière/ vs /sombre/

Sur l’isotopie sémiologique /noologique/, nous pouvons repérer


une opposition comme :
/gai/ vs /triste/

Elle est perceptible sous les différences entre les figures « poè¬
mes couleur de rose » et « broyer du noir », ou « contes badins »

153
et « légende mélancolique », le « cœur gai » et le « moulin en
deuil ».
L’isotopie sémantique qui commande l’articulation des registres
sémiologiques pourraient être désignée par l’opposition
/vie/ vs /mort/.
En effet, aussi bien dans le début du texte que dans sa conclu¬
sion moralisante, une opposition de cet ordre est à l’œuvre. La
« nature provençale » marquée par le « soleil », la « musique »,
le « vin », les « fifres des pâtres » et les « rires des filles » por¬
tent les valeurs de /gai/ et de /vie/. Par contre, Paris, lieu des
« tristesses », de la mort de « Barbara » et du « deuil », ainsi
que la « vérité » de l’histoire sont en rapport avec les valeurs de
/mort/.
C’est sans doute à cause de ce jeu des valeurs sémantiques que
la seule mention faite dans le texte de la légende du « soleil » et
du « cadre provençal » (« un beau plant d’olivier ») est à mettre
en rapport avec la valeur /vie/ : « il vécut cependant et grandit
au soleil comme un beau plant d’olivier »...
Nous pourrions voir aussi comment ce jeu des valeurs s’accom¬
pagne d’une nouvelle différence, peut-être plus délicate à perce¬
voir. La valeur /vie/ est mise en rapport dans quelques passages
avec une indication spatiale : le /haut/ sous les figures de la
« colline lumineuse » et du « grandir ». Ce rapport est percepti¬
ble car, inversement, la valeur /mort/ est mise en rapport avec le
/bas/ : « sa grosse tête l’entraîne, l’enfant tombe » ; et il fau¬
drait signaler encore à ce propos toutes les figures du « déséquili¬
bre ».
Nous aurions donc alors une représentation des relations entre
valeurs de sens de la forme suivante :

/lumière/ /triste/
/gai/ /sombre/

/non-triste/ /non-lumière/

La figure « soleil » est porteuse de la valeur /vie/ sur l’isotopie


/cosmologique/. Le « moulin en deuil » voit se rassembler en une

154
seule figure complexe la valeur /mort/ sur les isotopies /cosmolo¬
gique/ et /noologique/.
Nous avons, dans l’observation du texte de la légende, remar¬
qué que le trait /démesure/ ou /excès/ ne se trouvait pas placé
en opposition avec un autre. Pourtant, si nous l’avons repéré,
c’est parce qu’il se trouvait occuper une position particulière : en
effet ce trait de /démesure/ est présent à la fois avec le trait
/clos/, et avec le trait /ouvert/. C’est pourquoi l’effet de sens
produit indique aussi bien une tête « trop » pleine qu’une tête
« trop » vide. Les figures du « déséquilibre » et de l’« ivresse »
qui comportent ce trait de /démesure/ sont présentes aussi bien
sur le PN 1 que sur le PN 2. Cela avait déjà été noté au cours de
l’analyse narrative : d’un côté comme de l’autre il y a de l’excès.
Cela nous conduit à poser que ce trait intègre en fait les autres
traits, comme /plein/ vs /vide/, /clos/ vs /ouvert/ etc..., et
entretient avec eux une relation non d’opposition mais de
hiérarchie.
Ce trait de /démesure/ se trouve aussi mis en rapport avec le
trait classématique /mort/ puisque, comme nous le signalions dès
l’analyse narrative, la conservation (PN 1) « enferme », et la dila¬
pidation (PN 2) « épuise ». Et les figures de la /mort/ apparais¬
sent aussi dans l’ensemble du texte avec le trait /démesure/...
Ainsi, l’opposition /clos/ vs /ouvert/ se trouve intégrée sous
un terme qui s’oppose lui-même à un autre :
/clos/ vs /ouvert/
i-T-' .

/excès/ = /mort/ vs /vie/

Dès lors le développement de la légende offerte à la dame et


que nous avons analysé comme une organisation de sens à partir
de l’opposition ou de l’articulation /clos/ vs /ouvert/, est aussi à
considérer comme une expansion de la valeur /mort/.
Dans le début du discours, deux opérations narratives essentiel¬
les ont été reconnues (cf. 7.2.) :
— la manipulation par l’anti-destinateur « Paris »,
— la performance de communication d’histoire.
Cela correspond au niveau profond à deux opérations sur les
valeurs :
— la manipulation par les « tristesses parisiennes » consiste à
nier la valeur /vie/ signifiée sur les plans /cosmologique/ et
/noologique/,

155
— rénonciation de la légende prend en charge l’assertion de la
valeur /mort/ signifiée par tout un dispositif signifiant décrit
comme une articulation /clos/ vs /ouvert/.
Soit pour résumer cela :

“ soleil /vie/ /mort/ “ légende de l’homme


provençal ” à la cervelle d’or ”

“ tristesse
parisienne ”

1. correspond à l’influence parisienne et aux nouvelles reçues


de Paris,
2. correspond au récit enchâssé.
Et le texte s’achève donc sur l’assertion de la valeur /mort/.
Sans doute est-ce pourquoi la légende de l’homme à la cervelle
d’or n’est qu’une légende « mélancolique mais vraie d’un bout à
l’autre »...

156
C. EXERCICE PRATIQUE
ANALYSE D’UN TEXTE
17. LE JEU DU SENS DANS LE RÉCIT
DE LA TOUR DE BABEL

Nous arrivons au terme de cette présentation élémentaire des


principes théoriques de l’analyse sémiotique des textes. Au fur et
à mesure qu’ils étaient introduits, ces éléments ont été illustrés
dans un texte de A. Daudet, ce qui a fait l’objet de plusieurs
chapitres d’« exercices pratiques ». Mais, lorsqu’il est mis en face
d’un texte à analyser, le sémioticien ne procède pas ainsi ; c’est à
partir des données du texte que les éléments théoriques doivent
être reconnus et utilisés dans leurs relations formelles pour per¬
mettre de décrire les conditions sémiotiques de production des
effets de sens qui sont donnés à lire. La description sémiotique
est avant tout une ré-écriture des éléments fournis par le texte
dans les termes autorisés et organisés par la théorie sémiotique
sur laquelle la description s’appuie.
Dans ce dernier chapitre, nous nous proposons, partant d’un
texte, de donner une description aussi claire que possible qui
s’attachera à expliciter au fur et à mesure les procédures qu’elle
met en œuvre. Le texte choisi est le récit biblique dit le la tour
de Babel extrait du Livre de la Genèse (11, 1-9). Nous prendrons
l’un après l’autre les énoncés du texte (c’est-à-dire les segments de
texte correspondant à la relation d’un sujet et d’un objet, ou
d’un sujet et d’un procès du faire) pour repérer les éléments qui
les constituent et la manière dont ils s’articulent entre eux. Notre
but est de décrire, à l’aide des modèles sémiotiques présentés
dans ce livre, le fonctionnement de la signification et les codes
qu’elle présuppose.
S’il était utile, dans une présentation théorique des éléments de
la sémiotique, de distinguer successivement les différentes compo¬
santes, il est bien évident que toutes les composantes sont à tout
moment présentes dans le texte qu’on étudie, et les éléments rete¬
nus sont à décrire sur chaque composante.

159
Texte

1. Et toute la terre était lèvre unique et paroles uniques.


2. Et il arriva, dans leur déplacement à partir de l’Orient,
qu’ils trouvèrent une plaine en la terre de Shinear, et ils s’assirent
là.
3. Et ils dirent, chacun vers son compagnon : « Allons ! Bri-
quetons des briques et flambons-les à la flambée ! ». Et la brique
fut pour eux pierre et le bitume fut pour eux mortier.
4. Et ils dirent : « Allons ! Bâtissons pour nous une cité et une
tour : sa tête dans les cieux ! Et faisons pour nous un nom pour
ne pas être disséminés sur la face de toute la terre ».
5. Et le Seigneur descendit pour voir la cité et la tour que
bâtissaient les fils d’Adam.
6. Et le Seigneur dit : « Voici, ils sont peuple unique pour eux
tous. Et voilà le commencement de ce qu’ils font. Maintenant
rien ne les retiendra de ce qu’ils décideront de faire.
7. Allons ! Descendons et embrouillons ici leurs lèvres que,
chacun vers son compagnon, ils n’entendent pas leur lèvre. »
8. Et le Seigneur les dissémina à partir de là sur la face de
toute la terre. Et ils cessèrent de bâtir la cité.
9. C’est pourquoi on appela son nom « Porte de Dieu »...
(Babel) car à cet endroit le Seigneur embrouilla la lèvre de toute
la terre et à partir de cet endroit, le Seigneur les dissémina sur la
face de toute la terre.
NB. — Nous travaillons sur une traduction établie sur l’hébreu
d’après celle d’E. Fleg. C’est ce texte en français qui sera notre
texte de référence, et dont nous décrirons les effets de sens.

17.1. : Analyse

1. Et toute la terre était lèvre unique et paroles uni¬


ques
Nous repérons dans ce premier verset un énoncé d’état exprimé
à l’aide du verbe être, marquant la relation d’état posée entre
deux actants : un sujet et un objet. La relation est ici une rela¬
tion de conjonction. Par commodité, nous pouvons écrire :
(S A 0)
Ainsi, un sujet d’état (que l’on nomme ainsi puisqu’il apparaît
dans une relation d’état) se trouve mis en rapport avec un objet,

160
c’est-à-dire avec un certain nombre de valeurs ou de qualifica¬
tions qui désormais vont servir à le déterminer.
C’est cette relation, posée au début du récit, qui est susceptible
d’être transformée par les opérations narratives.
Les actants que l’on vient de repérer sont manifestés par des
éléments du discours (mots, groupes de mots, etc.) dont il faut
analyser la valeur. Le deuxième geste de l’analyse consistera donc
à évaluer les figures qui apparaissent ici : et cela non en feuille¬
tant un dictionnaire de mots mais en repérant les figures que le
texte choisit de mettre en relation. Le sujet d’état est représenté
par « toute la terre ». Dans cette figure de l’actant collectif, on
pourrait retenir les valeurs de “ totalité ", d’" espace ", de
“ cosmos "... Dans ces virtualités de signification, le texte opérera
des sélections à l’aide des rapports qu’il construira avec d’autres
figures. Pour l’instant, les valeurs avec lesquelles le sujet d’état se
trouve mis en relation sont figurées par « lèvre unique » et
« paroles uniques ». Les figures retenues ici relèvent d’un
parcours figuratif qui est celui du « langage ». Plus précisément,
les deux figures utilisées désignent d’une part l’aptitude à parler,
et d’autre part l’activité de parole, les « paroles » ou les propos
tenus. Comme la « langue » dans notre univers habituel, la
« lèvre » peut désigner l’organe de phonation et l’aptitude au lan¬
gage.
Le langage se trouve présenté ici comme compétence de parole
et comme performance de parole. Ces deux aspects du langage
sont qualifiés par « uniques » : une seule langue, une seule
parole, une même compétence, de mêmes performances. Valeur
d’“ unicité ", et d’“ identité ", telles sont les premières détermina¬
tions sémantiques qualifiant le sujet d’état. La terre dont il est
question ici pourrait être désignée comme « terre mono-logue ».

bilan

Ainsi dans cet énoncé d’état, un sujet d’état se trouve mis en


relation avec un objet qui représente des qualifications ou des
valeurs attribuées à ce sujet. Les figures de l’aptitude et de l’acti¬
vité langagières permettent de définir l’état du sujet comme un
comportement susceptible d’être mis en œuvre. Par là se trouvent
manifestés non seulement un état (/être/), mais aussi la modalisa-
tion qui porte sur cet état (/pouvoir-être/). Ce /pouvoir-être/
peut donner lieu à une réalisation de programme narratif qui se

161
manifesterait par des actes de parole, ce qu’on trouvera aux vv. 3
et 4.
Au plan discursif, ce /pouvoir-être/ est représenté par « lèvre
unique et paroles uniques », c’est-à-dire par un certain nombre de
valeurs. On peut les désigner de la façon suivante :
— la terre est définie par la langue (ou par le « langagier »).
— un rapport est posé entre « totalité » de la terre et « iden¬
tité » de la langue (une pour tous !).
Ces valeurs définissent un plan homogène de signification — il
s’agit d’une isotopie sémiologique — sur lequel des transforma¬
tions pourront être signifiées. Ces mêmes valeurs rapportées à un
acteur construisent un rôle thématique pour le sujet d’état : une
terre /MONOLOGUE/. Ce rôle thématique pourra être trans¬
formé, il nous est dès lors possible de prévoir à titre d’hypothèse
cette transformation faisant passer du rôle thématique /MONO¬
LOGUE/ au rôle thématique inverse /POLY-LOGUE/, et pou¬
vant se manifester sur cette isotopie sémiologique du « langa¬
gier ».
2. Et il arriva, dans leur déplacement à partir de
l’Orient, qu’ils trouvèrent une plaine en la terre de
Shinear, et ils s’assirent là
Nous repérons ici un énoncé du faire qui prend en charge la
transformation d’état d’un sujet. C’est à partir de ce verset que
la performance se met en place.
Devant cet énoncé d’un acte, il convient de se poser pluieurs
questions :
— Quel est le sujet opérateur de la transformation ? Est-il dif¬
férent du sujet d’état ou lui est-il identique ?
— Quel est l’objet en jeu, acquis ou perdu ?
— Quel type de faire se trouve représenté ?
Le sujet opérateur, ou sujet du faire, est ici figuré par « ils »,
pronom indéfini. En fait, ce sujet n’est pas tout à fait indéfini,
puisqu’il se trouve précisé par le « déplacement » qu’il effectue, il
s’agit de « personnes en déplacement », ou « personnes dépla¬
cées ».
L’objet en jeu est figuré par une « plaine », par un lieu.
Quant au faire, il est double : d’une part la découverte (« trou-
ver »), d autre part l’installation (« s’asseoir »). Ces deux actes
représentent la performance qui fait passer d’un sujet " mobile "
(en déplacement) à un sujet “ installé “ (« assis »).

162
L’analyse de cette transformation nous amène à préciser cha¬
cun des éléments qui la forment :
— un état 1 caractérisé par le mouvement
— une transformation : trouver, s’asseoir
— un état 2 qui résulte de cette transformation : assis ou ins¬
tallés.
Par commodité, nous pouvons représenter cette suite de la
façon suivante :
F(S1 ) =» I(S2 V O) — (S2 A O))

ou SI représente le sujet opérateur de la transformation


S2 le sujet d’état transformé
O l’objet valeur attribué.

La performance vient d’être décrite, mais une nouvelle question


peut être formulée, toujours dans l’ordre narratif : qu’est-ce qui
fait agir, qu’est-ce qui fait faire le sujet opérateur ?
En d’autres termes, il ne suffit pas de décrire ce que le texte
explicite et affiche, il faut aussi tenter de repérer ce qu’il présup¬
pose, et en prévoir la position. Cette recherche des présuppositions
narratives se fait à partir des données de la grammaire narrative.

La question que l’on vient de formuler porte sur le rôle


actantiel de destinateur, c’est-à-dire de l’actant qui institue le
sujet opérateur. Remarquons qu’ici le texte cache ce rôle actan¬
tiel, et qu’il le fait de la manière suivante :
— « il arriva » : l’événement, ou la performance, fait irrup¬
tion. L’instance destinatrice qui fait agir le sujet n’est pas nom¬
mée, on lui substitue une tournure impersonnelle, c’est là une
procédure de débrayage dans le récit.
— « ils trouvèrent » : l’objet, lui aussi, fait irruption. L’ins¬
tance destinatrice qui communique l’objet n’est pas non plus
nommée.
Les deux manifestations possibles du destinateur se trouvent
donc occultées.
Ayant ainsi tenté de reconstruire ce que la performance présup¬
pose, on peut encore s’interroger sur ce qu’elle implique.
Placés en face d’une performance ou d’un faire, notre première
question portait sur ce qui fait faire, notre seconde question por¬
tera sur ce qui peut suivre ce faire. Là encore c’est la grammaire
narrative qui nous permet de prévoir les suites possibles de la per¬
formance.

163
La performance est ici réalisée, accomplie ; elle fait passer d’un
état de « déplacé » à un état d’« installé ». Nous pouvons alors
nous attendre à ce que la suite du texte manifeste une perfor¬
mance de type épreuve glorifiante ou sanction portant sur la
valeur du programme réalisé.
Nous n’en savons rien encore, mais dans toute analyse il con¬
vient d’envisager les possibles narratifs que chaque énoncé contient
afin d’évaluer les sélections que le récit opère au fur et à mesure
de son développement.

Au plan discursif, l’état initial sur lequel opère la performance


est marqué par la « mobilité », par un mouvement dans l’espace
défini par son seul point de départ.
Ensuite apparaît l’installation, c’est-à-dire la négation du mou¬
vement et la définition du sujet par le lieu où il se trouve et non
plus par le lieu d’où il vient : « la plaine en la terre de Shinéar ».
Ce lieu se trouve désigné par un nom propre produisant un effet
de référentialisation.
Remarquons tout de suite qu’en fin du récit une nouvelle
“ mobilité ” apparaîtra, ainsi qu’un nouveau point de départ :
Notons encore :
— la distorsion entre cet énoncé et l’énoncé précédent : le pre¬
mier énoncé du récit qualifiait les acteurs par le “ langagier ", le
second les qualifie par le " mouvement ” et par la position dans
l’espace.
— le changement qui affecte la dénomination des sujets, le
premier, sujet d’état (« toute la terre »), était défini par l’espace
et par la “ totalité ” ainsi que par un comportement “ langagier ” ;
le second, sujet du faire et sujet d’état, se trouve défini par l’acte
d’occupation de l’espace et l’installation au même endroit. On
avait précédemment « une langue pour tous », on a maintenant
« un lieu pour tous ».
bilan
Au terme de ces deux énoncés, la situation peut se préciser de
la façon suivante : un sujet d’état défini soit dans l’ordre spatial
(« toute la terre »), soit par « ils », se trouve en relation de con¬
jonction avec un objet défini soit au plan langagier (une même
langue), soit au plan spatial (un même lieu). Le premier état défi¬
nissait un /pouvoir-être/ en décrivant une aptitude et un compor¬
tement langagier, il s’agissait d’une relation d’état actualisée qui
se manifestait sur l’isotopie sémiologique du “ langagier ”. Le

164
second état, résultant d’une transformation, est un état réalisé, il
se manifeste sur l’isotopie sémiologique du " spatial
Remarquons bien que l’état réalisé au terme de la performance
n’est pas une transformation de l’état figuré dans le premier
énoncé. Au plan “ langagier ”, rien ne s’est encore transformé. La
situation narrative où se trouve le sujet constitue un état de
départ pour des transformations qui vont suivre. Cet état se
trouve maintenant défini à la croisée des deux isotopies sémiolo¬
giques “ langagière ” et " spatiale \ Le rôle thématique se cons¬
truit ainsi progressivement : la terre /MOWO-LOGUE/ est égale¬
ment /MONO-TOPE/. A ce propos, nous pouvons remarquer
que le terme « Shinéar » peut être lu comme nom de lieu focali¬
sant le déplacement sur un point de l’espace, il peut aussi être lu
sur le plan langagier puisque, selon certaine étymologie, il signifie
« arrachement des dents », c’est-à-dire la perte d’un des organes
phonateurs. C’est cet effet de sens que retient le commentaire de
de Rupert de Deutz (De Trinitate et operibus ejus, livre 42, com¬
ment. de la Genèse livre 4, ch. 41) : « Invenerunt, inquit, cam-
pum in terra Sennear. Ipsum campum quem invenerunt, Scriptura
non vocat Sennear, scilicet ab eventu, locum congruo nomine
significans, interpretatur enim Sennear excussio dentium, vel fetor
eorum, videlicet excussio dentium, id est sermonum sive verbo-
rum quae sine dentibus non fiunt. Plurimum namque dentes ad
loquendum, qui tune illis quodammodo excussi sunt, quando soli-
tam loquendi facultatem dentati, id est, superbi vel fortes illi,
perdiderunt. »

3. Et ils dirent, chacun vers son compagnon :


« Allons ! Briquetons des briques et flambons-les à la
flambée ! ». Et la brique fut pour eux pierre, et le
bitume fut pour eux mortier
On repère dans cet ensemble trois énoncés principaux :
— un énoncé du faire (« dire ») qui est la mise en œuvre de la
compétence langagière ;
— un énoncé du faire (« briquetons... ») qui énonce un pro¬
gramme sous forme de projet ;
— un énoncé d’état qui décrit la fonction des objets du pro¬
gramme se réalisant.
Nous pouvons reprendre en détail chacun de ces énoncés.
La première performance constitue la mise en œuvre de la
compétence langagière décrite au v. 1. Le texte indique le carac-

165
tère réciproque de cette performance : « chacun vers son compa¬
gnon ». Elle sert à énoncer une proposition d’action ; il s’agit
donc de la manifestation du contrat réciproque par lequel se
constitue l’actant collectif dans le rôle de sujet opérateur (ils se
« proposent » de faire quelque chose). En d’autres termes, il
s’agit pour cet actant collectif, sujet des énoncés précédents,
d’une forme d’auto-destination : il se constitue lui-même comme
sujet du faire, ou il est à lui-même son propre destinateur. On
avait remarqué plus haut l’occultation du rôle de destinateur ;
voici que ce rôle apparaît ici dans une activité de langage. La
figure du destinateur pourrait être celle de l’“ unité de langue ".
Le deuxième énoncé représente l’objet du dire. C’est donc un
énoncé pris en charge par un acteur du texte, à la différence du
troisième énoncé (« et la brique... ») pour lequel n’apparaît
aucun sujet énonciateur. L’objet du dire est un programme
pragmatique proposé mais pas encore réalisé, c’est un programme
virtuel, et pour le sujet opérateur de ce programme, il ne s’agit
que de /vouloir-faire/ et non encore de /faire/. En examinant le
contenu de cet énoncé, on constate qu’une formule d’exhortation
traduit ce /vouloir-faire/ : « allons », et que le reste de l’énoncé
détaille le faire pragmatique lui-même. Il s’agit de deux opéra¬
tions pragmatiques : « briqueter et flamber » ; ces deux opéra¬
tions déterminent un programme narratif. Mais ce programme
narratif est susceptible d’être intégré dans un autre programme
narratif : il devient alors le programme d’usage d’un programme
principal, comme pourrait l’être la « fabrication des briques »
pour la « construction des habitations ».
Il faut dans l’analyse distinguer le programme narratif, comme
suite d’opérations transformant des états, et le parcours figuratif
chargé de manifester ce programme dans le récit.

Notons ici que le programme narratif d’usage se trouve figuré


à l’aide du parcours figuratif de la « fabrication des matériaux de
construction ». C’est à l’aide de ce parcours que se trouve expli¬
cité l’état d’“ installé ” enregistré au terme du v. 2.
Le troisième énoncé est un énoncé d’état qui attribue une qua¬
lification aux objets du programme précédent.
— Cette qualification est fonctionnelle : on explicite l’usage, le
mode d’emploi des composants de la construction. Les briques
sont utilisées comme pierres, le bitume comme mortier.
— Cette qualification détermine l’aspect réalisé du pro-

166
gramme : plutôt que de dire « ils ont construit des maisons », le
texte choisit de dire « la brique fut pour eux pierre et le bitume
fut pour eux mortier ».
Au plan discursif, cet énoncé met en rapport deux parcours
figuratifs : l’un où prennent place « brique » et « bitume »,
l’autre où prennent place « pierre » et « mortier ». On constate
assez aisément que le second sert à définir le premier en sélection¬
nant les valeurs figuratives (celles de la construction) et la posi¬
tion narrative (programme réalisé). Mais l’opposition entre les
figures « pierre » vs « brique » et « mortier » vs « bitume » dans
ces deux parcours figuratifs peut sélectionner d’autres valeurs
sémantiques.
On peut faire remarquer ici que le plan narratif et le plan dis¬
cursif ne s’excluent pas et ne se construisent pas indépendamment
l’un de l’autre. Ainsi les indications figuratives nous ont servi à
déterminer une position narrative.

bilan
Les sujets d’état définis au v. 2 sont devenus sujets d’un faire.
On a pu reconnaître ici quelques aspects du déroulement d’un
programme narratif
— un aspect virtuel définissait le stade du /vouloir-faire/. A ce
stade les objets du faire n’apparaissent pas encore en relation de
conjonction avec le sujet d’état. Ils sont désignés avant d’être
acquis. Cela se manifeste dans ce récit lorsque le programme est
pris en charge par le dire avant d’être réalisé.
— la notation d’un programme d’usage peut, dans notre cas,
apparaître comme l’expression d’un /pouvoir-faire/ : on fait
quelque chose en vue d’autre chose.
— l’aspect réalisé se trouve manifesté par la désignation de la
fonction des matériaux.
Dans ce verset, il n’y a pas de négation de l’état final du v. 2.
Les « installés » restent installés, et même « mieux installés ». Le
v. 3 constitue en effet une expansion figurative de cet état, et une
définition plus développée de l’installation : la construction est ici
une forme de l’occupation du sol.
Par ces opérations définies comme acte de langage et comme
acte de construction, le rôle thématique de /MONO-LOGUE/ et
/MONO-TOPE/ se déploie en parcours figuratifs. En même
temps, au plan narratif, le rôle actantiel de sujet réalisé se met en
place.

167
L’acteur qui en surface apparaît comme « ils » ou « toute la
terre » se constitue au fur et à mesure que le discours avance. Il
enregistre en effet les valeurs figuratives et les valeurs narratives
que le déploiement des parcours figuratifs et l’évolution des pro¬
grammes narratifs lui attribuent.

4. Et ils dirent : « Allons ! Bâtissons pour nous une


cité et une tour : sa tête dans les deux ! Et faisons
pour nous un nom pour ne pas être disséminés sur la
face de toute la terre »
Dans cet ensemble, on reconnaît un énoncé du faire (dire) qui
représente un contrat où le sujet est à lui-même son propre desti-
nateur : le même dispositif vient d’être rencontré au v. 3.
L’objet du discours est une proposition de programme que l’on
peut détailler ainsi :
— « Allons ! » : C’est l’exhortation qui sert à traduire le
/vouloir-faire/.
— Quant au contenu du programme, il semble comporter deux
types de performances : « bâtissons pour nous » et « faisons pour
nous ». Deux opérations sont ici proposées qui visent l’acquisi¬
tion d’objet pour le sujet. Deux questions sont alors à poser :
• de quel type d’objet s’agit-il ? (En quoi la définition du sujet
en sera-t-elle modifiée ?)
• quel rapport y a-t-il entre ce programme et celui qui vient de
s’achever au v. 3 ?
Les objets devant être acquis au terme des performances dont
il est question ici sont trois : une cité, une tour, un nom. Sans
entrer dans le détail de l’analyse des figures de ces objets (analyse
que nous allons faire plus loin) on peut déjà remarquer les plans
sur lesquels ils sont susceptibles de faire valoir leurs significa¬
tions. En effet « cité » et « tour » peuvent valoir au plan
pragmatique : il s’agit là de « constructions matérielles bâties »...
Le terme « cité » peut aussi valoir au pian noologique : il s’agit
alors d’une « forme d’organisation sociale », et le terme « tour »
peut valoir au plan cosmologique, ce que le texte laisse apparaître
dans l’expression « sa tête dans les cieux ». Le troisième objet,
« un nom », vaut aussi au plan noologique car le nom signifie
l’aptitude à être reconnu.
Ces remarques nous permettent de mettre en évidence la
dimension cognitive de ces objets ; et l’aspect cognitif du pro-

168
gramme apparaît surtout dans la seconde opération proposée :
« se faire un nom » (le nom étant ici le renom). Il s’agit de
manifester, de faire connaître le héros. Les objets deviennent
alors des objets-signes ou objets-messages destinés à faire paraître
ou à faire-savoir. Pour ce qui est du rôle actantiel définissant le
sujet dans son trajet narratif, c’est à la constitution d’un sujet
reconnu que doivent aboutir ces performances.
L’examen du rapport entre cette performance et celle décrite
dans l’énoncé précédent permet de préciser ce qui se joue ici. Par
sa position dans l'algorithme narratif, c’est-à-dire dans la suite
ordonnée des performances narratives, la performance décrite ici
peut constituer une épreuve glorifiante ou de reconnaissance. Des¬
tinée à manifester le héros, c’est une performance de type
cognitif qui fait suite à une performance principale de type
pragmatique. Et dans notre récit, la production des signes pour la
sanction du sujet intervient après la production des briques pour
la réalisation du sujet.
On voit ici que l’opposition pragmatique vs cognitif est une
opposition narrative autant que figurative. Ainsi la construction
d’une cité, opération pratique, remplit la fonction d’une perfor¬
mance cognitive pour la sanction, à cause de sa position dans la
suite narrative.
Les rôles actantiels qui se déploient au fur et à mesure du
déroulement narratif peuvent être rappelés ici :
• sujet virtuel : ce rôle apparaît dans la « mise en route » du
sujet, c’est-à-dire dans son rapport au destinateur (manipulation)
et dans son rapport avec l’objet à atteindre : on l’appelle aussi
sujet du vouloir-faire.
• sujet compétent : ce rôle apparaît lorsque le sujet acquiert ou
possède les modalités de la compétence (pouvoir-faire et
savoir-faire).
• sujet réalisé : ce rôle apparaît au terme de la performance
principale, lorsque le sujet a atteint l’objet.
• sujet reconnu : ce rôle apparaît lors des performances de la
sanction, et dans le rapport avec le destinateur de la sanction qui
évalue les performances réalisées par le sujet.

Après cet examen des opérations et des objets, il nous reste à


enregistrer la première apparition d’un énoncé dysphorique dans
sa formulation négative : « ne pas être disséminé sur la face de
toute la terre ». Par rapport au programme poursuivi par le sujet
depuis le début du récit, la « dissémination » représente un
anti-objet et relève d’un anti-programme virtuel : elle serait la

169
négation des valeurs recherchées et réalisées par le sujet. C’est à
partir de là que se met en place une axiologie des valeurs : les
objets se trouvent classés selon la valeur que le sujet leur accorde
dans son programme. Cette valeur est euphorique pour l’objet du
programme qui s’achève, elle est dysphorique pour l’objet de
l’anti-programme évoqué.
Au niveau discursif, nous pouvons reprendre et préciser les
remarques qui ont déjà été faites. La figure de la « cité » com¬
porte plusieurs traits sémantiques. Sa relation avec « bâtissons »
sélectionne ici le trait /construction bâtie/ et sa relation avec
« pour nous » va sélectionner un trait /socio-politique/ : la cité
devient l’organisation des rapports humains. Quant à la « tour »,
elle comporte aussi le trait /construction bâtie/, mais par la pré¬
cision apportée, « sa tête dans les cieux », elle va définir un rap¬
port avec l’élément /ciel/, sa tête, ou son sommet, devant aller
non pas jusqu’au ciel, mais « dedans » le ciel. On retrouve ici
non seulement des traits jouant sur une isotopie cosmologique
(ciel vs terre), mais aussi des traits jouant sur une isotopie spa¬
tiale (haut vs bas, dedans vs dessus). La tour devient la figure
d’une organisation des rapports entre les éléments de l’espace.
Les figures qui apparaissent dans l’énoncé de l’anti-programme
constituent d’ailleurs une inversion des figures de « cité » et de
« tour ».
On voit ici que l’axiologie narrative (programme vs anti¬
programme) permet de construire le rapport entre des parcours
figuratifs et de mettre en évidence les oppositions de traits séman¬
tiques que cette axiologie détermine.

Ainsi :
— « disséminé » s’oppose à « cité » comme le /non rassemblé/
s’oppose au /rassemblé/ et comme le /non organisé/ à l’/orga-
nisé/.
— « sur la surface de toute la terre » s’oppose à « la tour
ayant sa tête dans les cieux » comme /ciel/ s’oppose à /terre/,
comme le /dedans le haut/ s’oppose à /dessus le bas/, comme le
/vertical/ s’oppose à l’/horizontal/.

bilan
Dans cet énoncé, l’analyse narrative a mis en évidence la phase
de sanction intervenant au terme d’un programme pour manifes¬
ter le sujet.

170
Quant à l’organisation figurative, elle achève de regrouper les
diverses articulations déjà mises en place. Un même objet à
valeur cognitive se trouve manifesté sous des figures différentes,
en même temps qu’apparaît ce qui peut constituer un anti-objet.
Le repérage des traits sémantiques nous conduit à représenter
ainsi les oppositions :
[« cité » --» « disséminé »

« tour » --► « sur la face de toute la terre »

figures de l’objet figures de l’objet


à valeur euphorique à valeur dysphorique

La figure du « nom » constitue un terme intégrant les figures


« cité » et « tours » dans la mesure où elle se manifeste comme
l’objet qui s’oppose aux valeurs de l’anti-programme : « faisons-
nous un nom pour ne pas être disséminés sur la face de toute la
terre ». Le « nom » constitue finalement un /pouvoir-être/ s’ins¬
crivant sur une isotopie socio-politique (« cité ») et sur une isoto-
pie spatiale et cosmologique (« tour »).

FAISONS LE POINT... -

Au terme de ces quatre versets, nous pouvons tenter de faire le


point et de reprendre plus systématiquement les résultats acquis.
Au plan narratif
Nous avons repéré une suite narrative complète, avec un sujet
d’état S2 et un sujet opérateur SI, mis en relation avec un objet
O. Un programme narratif se met en place pour l’acquisition de
cet objet, nous l’appellerons PN 1. Ce programme comporte plu¬
sieurs performances.
L’acquisition de l’objet pragmatique se manifeste aux vv. 2 et
3 dans la découverte de la plaine (attribution passive) et dans
l’installation-construction (appropriation active). Aucun opposant
n’est mentionné dans cette phase du programme.
La performance de sanction dans laquelle s’évalue l’objet
acquis est manifestée au v. 4. C’est dans cette phase de sanction
qu’apparaît la virtualité d’un anti-programme car c’est là que se
décide la valeur des objets en circulation.
Deux programmes sont désormais en corrélation : c’est dans ce

171
rapport que s’articule maintenant la structure narrative de ce
récit.
Les rôles actantiels de sujet d’état et de sujet opérateur sont
remplis par un même acteur, les transformations sont réfléchies
(ils s’assirent, bâtissons pour nous, faisons pour nous). Nous
avons remarqué la manière dont apparaît le destinateur du
vouloir-faire, dans l’unicité de langue. Dans la sanction, le desti¬
nateur se signale encore sur le même plan " langagier " : « se faire
un nom ». Une caractéristique de ce programme serait l’auto-
destination du sujet.

Au plan discursif
Trois parcours figuratifs manifestent cette ordonnance narra¬
tive :
— celui des “ activités de langage ”
— celui des " déplacements ”
— celui de la “ construction ”
Ces parcours figuratifs se répartissent dans le récit de la
manière suivante :
Les parcours du "déplacement" et de la
“ construction "prennent en charge la performance pragmatique
centrale : ainsi la construction est à la fois aménagement de
l’espace (installation dans la plaine, construction de la tour péné¬
trant dans le ciel) et ordonnancement des rapports du groupe
(une cité évitant la dispersion).
D’autre part le plan des “ activités de langage " (le “ langagier ")
prend en charge les manifestations du contrat (une langue unique
pour tous) et de la sanction (se faire un nom).

Au plan profond
Sur les registres de signification que les remarques narratives et
discursives ont permis de repérer, on peut articuler tout un réseau
d’oppositions. Sur l’isotopie “ spatiale ", ce sont les oppositions
/ciel/ vs /terre/, /haut/ vs /bas/, /dedans/ vs /dessus/ qui per¬
mettent l’organisation du sens. Sur l’isotopie “ socio-politique ",
ce sont les oppositions /organisé/ vs /désorganisé/, /unifié/ vs
/disséminé/. Sur l’isotopie " langagière ” se manifeste, mais de
manière redondante la valeur d’/unicité/. Remarquons enfin que
cette valeur d’/unicité/ se trouve sélectionnée également par l’iso¬
topie " spatiale “ : la dénomination des rôles thématiques

172
/MONO-LOGUE/ et /MONO-TOPE/ cherchait à rendre compte
de ce phénomène.

5. Et le Seigneur descendit pour voir la cité et la tour


que bâtissaient les fils d’Adam
Dans cet énoncé, nous enregistrons la présence d’un nouvel
acteur, « le Seigneur », engagé dans un programme manifesté ici
par deux procès :
— « descendre » : opération de déplacement
— « voir » : opération du savoir, par l’excercice d’un faire
interprétatif.
Le faire interprétatif qui intervient ici ouvre un programme nar¬
ratif qui englobe la précédente suite narrative. Ce qui jusqu’ici
constituait la suite des performances principales d’un sujet devient
objet d’interprétation pour un autre sujet.

L’objet du savoir se trouve précisé dans l’énoncé : il s’agit non


de la qualité des briques, mais de la performance effectuée par
les « fils d’Adam » et que l’on vient d’enregistrer comme la sanc¬
tion sur PN1. Il devient alors possible de préciser la position
aclantielle du sujet du faire interprétatif : il joue le rôle de
destinateur de la sanction et, de ce fait, s’oppose à cet autre des-
tinateur de la sanction sur PN1 que nous avons vu opérer au ver¬
set précédent : tout est en place pour un conflit des interpréta¬
tions qu’il reste à évaluer.
Au plan discursif, retenons que le déplacement du sujet s’arti¬
cule selon l’axe vertical haut vs bas : le Seigneur a pour point de
départ le /haut/ que l’on sait homologue à /ciel/. Cette remar¬
que nous permettra plus tard de mesurer l’opposition avec le
sujet de PN1.
Remarquons qu’intervient ici une dénomination pour le sujet
de PN1 : les « ils » deviennent « fils d’Adam » ; de cette figure,
on pourra retenir le trait de /filiation/ (fils de) et peut-être est-il
également possible de retenir du nom propre « Adam » une rela¬
tion particulière à la « terre », dans la mesure où « Adam »
signifie aussi « venu de la glaise » ou « issu de la terre ». Cette
dénomination est prise en charge directement par le narrateur et
non par un personnage de récit.

173
6. Et le Seigneur dit : « Voici, ils sont peuple unique
et lèvre unique pour eux tous. Et voilà le commence¬
ment de ce qu’ils font. Maintenant rien ne les retien¬
dra de ce qu’ils décideront de faire
Nous repérons dans cet énoncé un procès du « dire » qui prend
en charge le résultat du faire interprétatif. 11 y a embrayage de
l’énonciation, et la vérité de l’interprétation proposée peut être
rapportée à un acteur du récit. Ce point est important dans le
contexte de conflit des interprétations dont nous parlions plus
haut.
Un savoir sur l’être du sujet de PN1 se trouve acquis comme
résultat du faire interprétatif. Il est manifesté par une série
d’énoncés d’état (« voici »... « voilà »...) dans lesquels des quali¬
fications sémantiques et modales sont attribuées au sujet de PN1.
Ce qui dans PN1 se trouvait être épreuve glorifiante
(performance chargée de manifester la valeur des valeurs acqui¬
ses) va être interprété, selon l’axiologie des valeurs du « Sei¬
gneur », comme une acquisition de compétence : le /pouvoir-
être/ (la « cité », la « tour », comme signes du sujet réalisé) est
lu ici comme un /pouvoir-faire/, ce qui semblait plus haut être
une fin de programme est maintenant interprété comme le « com¬
mencement » d’un programme. Le problème posé se situe alors
au niveau de l’instance destinatrice qui fait-faire le sujet de PN1 :
« rien ne les retiendra de ce qu’ils décideront de faire ». Nous
avons ici une nouvelle manifestation de l’auto-destination du
sujet de PN1, elle apparaît ici comme un pouvoir-vouloir sans
opposant.
De nouvelles figures apparaissent ici pour déterminer le sujet
de PN1.
— « peuple unique » : il s’agit ici de la caractérisation du sujet
dans son organisation de groupe. Remarquons comment, à la dif¬
férence des versets précédents, cette caractérisation ne se projette
plus dans un registre spatial ; avec « peuple » on ne retient que
les déterminations socio-politiques du sujet de PN1. Notons com¬
ment le discours évolue du spatial au politique dans la description
figurative du sujet : la « terre », la « plaine », la « ville », le
« peuple ».
— « lèvre unique » : la figure n’est pas nouvelle puisqu’elle
apparaît déjà au v. 1 pour caractériser le sujet de PN1. Le résul¬
tat du faire interprétatif du Seigneur associe donc de façon expli-

174
cite la capacité langagière et la détermination politique, le
pouvoir-être initial et le pouvoir-être terminal de PN1.
— sur ces deux plans, la valeur d’/unicité/ se trouve à nou¬
veau retenue. Ainsi le rôle thématique que l’on avait précédem-
' ment caractérisé pour le sujet de PN1 comme /MONO-LOGUE/
et /MONO-TOPE/ s’amplifie en /MONO-DEME/.
Les appellations retenues pour ces rôles thématiques peuvent
paraître fantaisistes. Elles sont choisies lorsqu’une évaluation à
peu près complète des traits sémantiques sélectionnés à pu être
faite. Elles peuvent alors être inventées pour signifier ces traits :
ainsi /MONO-DEME/ retient le trait d'/unicité/ (MONO) et le
trait /socio-politique/ (DEMOS).

— avec la figure du « commencement » s’ouvre un parcours


figuratif de la “ durée ". Il sert ici à qualifier la compétence du
sujet de PN1 dans l’interprétation du « Seigneur ».
— la valeur de /totalité/ réapparaît ici dans la figure « rien ne
les retiendra », pour qualifier le pouvoir-vouloir du sujet de PN1.
bilan
L’analyse de cet énoncé fait apparaître la valeur d’/unicité/.
Ce trait sémantique est à considérer comme un classème qui vient
jouer sur des isotopies sémiologiques “ langagière " et
“ socio-politique \ Il semble que la valeur d’/unicité/ se projette
aussi sur les figures prises dans cet énoncé par le /pouvoir-
vouloir/, ce qui produit un effet de sens du type « détermination
unique ».
7. Allons ! Descendons et embrouillons ici leur lèvre
que, chacun vers son compagnon, ils n’entendent pas
leur lèvre »
Cet énoncé est toujours en dépendance de l'énonciation énon¬
cée au v. 6 (« le Seigneur dit »). Il ne s’agit plus du faire inter¬
prétatif portant sur un état, mais d’un faire-vouloir portant sur
un programme à réaliser. Ce faire-vouloir est réfléchi : il y a
auto-destination du sujet du faire. Le programme à réaliser cons¬
titue un nouveau programme pragmatique, PN2.
De l’énoncé précédent à cet énoncé, on passe de la dimension
cognitive à la dimension pragmatique, du savoir sur l’être au
faire-être.
Analysons les procès qui représentent les performances de ce
programme :

175
— « allons ! » : exhortation qui renvoie au vouloir-faire.
— « descendons ! » : opération de déplacement qui conduit le
héros au lieu de la performance principale. Deux figures de
déplacement dans l’espace prennent en charge, l’une (« allons »)
la phase de virtualisation du programme (stade du vouloir-faire),
l’autre (« descendons ») la phase d'actualisation du programme
(stade du pouvoir-faire).
— « embrouillons leur lèvre que, chacun vers son compagnon,
ils n’entendent pas leur lèvre ». Il s’agit de la performance princi¬
pale de PN2. On peut se poser deux questions :
• quel objet se trouve en jeu ?
• quelle transformation du sujet d’état résulte de la perfor¬
mance ?
L’objet de la performance du « Seigneur », sujet opérateur de
PN2, est la négation de l’/unicité/ dans sa manifestation
“ langagière Nous savons que la valeur d’/unicité/ caractérise
l’état du sujet de PN1 ; la négation de cette valeur transforme
donc l’état du sujet de PN1. Alors que nous avions une relation
de conjonction entre le sujet d’état et cet objet-valeur, nous
avons désormais une relation de disjonction.
Nous savons aussi que l’/unicité/ de langue caractérisant le
sujet de PN1 constituait une des figures du destinateur. La per¬
formance de communication réciproque (« dire chacun vers son
compagnon ») représentait l’auto-destination du sujet de PN1.
Dès lors, en s’en prenant à la « lèvre » (terme qui caractérise la
compétence langagière, cf. v. 1) et en produisant le « ne pas
s’entendre » (expression qui caractérise l’impossibilité de perfor¬
mance de communication réciproque) le programme PN2 aboutit
à la rupture de ce circuit d’auto-destination.
On peut donc préciser PN2 de la manière suivante. Ce pro¬
gramme articule des opérations cognitives portant sur la sanction
de PN1 (cf. v. 6) et des opérations pragmatiques portant sur
l’instance de destination de PN1. Remarquons que le faire du
« Seigneur » ne porte pas sur les réalisations pratiques de PN1 (le
« Seigneur » n’est pas destructeur des constructions) mais porte
sur la figure prise par le destinateur de PN1 : le « Seigneur » est
embrouilleur de lèvre. Nous avons ici affaire à un conflit de des-
t'.nateurs conforme au conflit des interprétations signalé au verset
précédent.
« Le discours se souvient ». A tout moment du déroulement du
texte, les éléments qui apparaissent sont chargés des détermina-

176
tions acquises en fonction de leur position dans des programmes
narratifs antérieurs et selon leur inscription dans des parcours
figuratifs antérieurs. Dans l’analyse, on tiendra compte de ces
rôles et de ces qualifications pour l’interprétation des occurrences
de ces divers éléments : c’est ce que nous avons fait ici avec la
figure de la « lèvre unique ».

Le parcours figuratif qui prend en charge la manifestation de


ces performances est celui de l’« embrouillement ». Il s’inscrit sur
le plan “ langagier ". On en retiendra plusieurs traits :
— comme négation de l’/unicité/ il sélectionne le trait de /plu¬
ralité/, il produit l’effet d’une introduction du « pluriel » dans le
« singulier ».
— le texte donne comme équivalent de l’embrouillement « ne
pas entendre chacun vers son compagnon ». Dès lors la forme de
réciprocité du parler telle qu’elle avait été introduite aux v. 1 et 3
se trouve aussi niée, produisant un effet de différenciation là où
il y avait unification.
Alors que les caractéristiques de l’état initial pouvait se définir
comme « compétence langagière unique et performances langagiè¬
res uniques », l’état produit ici va se définir comme « pluralité de
compétence et pluralité de performances ».
Le plan langagier est seul retenu ici, mais on sait que l’état du
sujet de PN1 était défini sur d’autres plans, on est donc en droit
de s’attendre à les retrouver.

8. Et le Seigneur les dissémina à partir de là sur la


face de toute la terre et ils cessèrent de bâtir la cité
Avec cet énoncé, on passe d’une énonciation énoncée à un
énoncé débrayé, c’est-à-dire du discours rapporté à l’action rap¬
portée.
La position du sujet de PN2 n’est pas une position d’anti-sujet
par rapport au sujet de PN1, puisque son faire ne s’exerce pas
sur l’objet de PN1. C’est une position de destinateur, puisque ce
faire s’exerce sur le sujet opérateur lui-même. C’est alors que
l’état modal du sujet de PN1 se modifie et que le faire de ce
sujet (« bâtir la cité ») cesse car la compétence et le rapport avec
le destinateur autorisant ce faire (unicité langagière) ont été sup¬
primés par cet autre destinateur qu’est le « Seigneur ».
Les programmes narratifs PN1 et PN2 ne s’opposent pas
comme des programmes symétriques. En effet le sujet opérateur

177
de PN2 (« Seigneur ») est corrélatif du destinateur de PN1 sur
lequel il exerce son activité. PN2 réalise ici ce qui dans la sanc¬
tion de PN1, au v. 4, apparaissait comme un anti-programme vir¬
tuel. De ce fait, on peut se demander si, du point de vue de
PN2, l’état de dissémination a une valeur dysphorique... La ques¬
tion pourra se résoudre dans l’analyse du v.9.
Au plan discursif sont manifestés ici les parcours figuratifs de
la “ dissémination " et de la “ construction ". Le premier s’inscrit
sur l’isotopie “spatiale” et le second sur l’isotopie
“ socio-politique ". Nous retrouvons donc les plans sémiologiques
qui servaient à définir l’état du sujet dans PN1.
Sur l’isotopie spatiale, il faut noter que la transformation
aboutit à une réorganisation de l’espace. Un point de départ se
trouve défini : « à partir de là ». Ce point de départ était le
point d’installation dans PN1. C’est avec l’apparition de ce point
de départ et avec l’opération de dissémination que se trouvent
figurées des oppositions telles que /mobilité/ vs /fixité/, /désins¬
tallé/ vs /installé/, /passivité/ vs /activité/. D’autre part, on
retrouve ici la formule « sur la face de toute la terre » ; elle com¬
porte des traits déjà signalés (v. 4) : /surface/, /dessus/. Men¬
tionnons aussi les traits de /totalité/ et d’/extension/ qui pour¬
ront s’opposer à ce qui signifiait la /focalisation/ dans les figures
de la « cité » et de la « tour ».
La dissémination n’est pas seulement lisible sur l’isotopie spa¬
tiale, elle l’est aussi sur l’isotopie socio-politique. Il faut se rappe¬
ler le codage sémantique opéré par le texte au v. 4 selon lequel
« cité » et « disséminé » sont des figures corrélables : « Le Sei¬
gneur les dissémina et ils cessèrent de bâtir la cité ».
FAISONS LE POINT

Avec l’analyse des versets 5 à 8, nous avons reconnu le


déploiement d’un nouveau programme narratif avec « le Sei¬
gneur » comme sujet opérateur : PN2. Nous allons faire le point
en décrivant cette suite narrative et en montrant comment elle
s’articule avec le PN1 que nous avons déjà décrit.
Au plan narratif
PN2 rassemble deux types d’opérations du « Seigneur ».
— Opération cognitive : Il s’agit pour le sujet opérateur
d’acquérir un savoir sur un objet. C’est le faire interprétatif. Il
consiste à intégrer les performances de PN1 dans un ensemble où

178
elles prennent sens. Ici, on ne manifeste que la performance
(« descendre pour voir ») et le résultat de ce faire interprétatif.
Le faire interprétatif consiste en l’acquisition d’un savoir sur un
état. (Ici l’état du sujet de PN1 auquel aboutissent les performan¬
ces sur PN1). Comme tel, il porte sur la relation S A O. Il
consiste à relier deux plans : celui du /paraître/ et celui de
l’/être/, selon l’axiologie du sujet de ce faire interprétatif. Dans
notre récit, du point de vue du « Seigneur », le plan du /paraître/
est celui où s’exprime la relation des « hommes » (sujet de PN1)
avec des objets de valeur d’ordre spatial et socio-politique, et le
plan de l’/être/ est celui où cette relation se trouve définie comme
relation avec la valeur illimitée du pouvoir-faire.
Le /paraître/ et l’/être/ sont des modalités qui portent sur les
relations d’état. C’est avec le jeu de ces modalités que se posent
les problèmes de la véridiction et de ce que le récit construit et se
donne comme vrai. On verra au v. 9 que le récit retient comme
vraie l’axiologie du sujet de PN2 (« le Seigneur »).

— Opération pragmatique : Le sujet du savoir devient sujet du


faire, pour transformer l’être du sujet de PN1. Ici on manifeste
d’abord la phase de manipulation où l’exhortation en première
personne (« allons ! ») indique une manipulation réfléchie : le
« Seigneur » se fait vouloir faire, il assume le rôle de destinateur
et le rôle de sujet.
On remarque ici l’articulation du cognitif et du pragmatique.
L’opération cognitive en effet peut être intégrée à celte phase de
manipulation réfléchie ; le savoir sur PN1 acquis par le « Sei¬
gneur » déclenche la réalisation de PN2. Il s’agit pour le « Sei¬
gneur » d’affecter au sujet de PN1 des rôles actantiels et thémati¬
ques tels que, dans son système axiologique, il se doit de les trans¬
former.

On manifeste ensuite la phase de réalisation où la transforma¬


tion porte sur celui qui était sujet opérateur sur PN1. Pour le
sujet opérateur de PN2, on ne se pose pas la question de la com¬
pétence, elle est acquise. La performance ne prend pas la figure
de Vaffrontement, et il n’y a pas manifestation d’opposant au
programme narratif du « Seigneur ».
Sur l’ensemble de notre récit, nous avons pu repérer deux pro¬
grammes narratifs, il reste à décrire la façon dont ils sont articu¬
lés.
Dans l’analyse, l’articulation des programmes narratifs (opposi¬
tion ou hiérarchie) est toujours une donnée importante, car elle

179
fournit la forme narrative des relations entre les objets et entre les
parcours figuratifs.

Nous avons remarqué comment PN2 prend en charge des élé¬


ments de PN1 comme objet du faire interprétatif. Ce qui est « à
voir » au début de PN2, ce sont des procès appartenant à PN1.
Précisons cette remarque en disant que le faire interprétatif rele¬
vant de PN2 porte sur les éléments caractéristiques de la phase de
sanction sur PN1. En effet (v. 4) nous avons situé la construction
de la cité et de la tour comme la performance glorifiante pour le
sujet opérateur de PN1, performance qu’il réalise lui-même (pro¬
duction de signes affirmant la valeur de l’installation). C’est cette
« auto-célébration » des « installés » de PN1 qui fait l’objet du
faire interprétatif de PN2.
Si, comme nous l’avons noté, le « Seigneur » assume le rôle de
destinateur de la sanction, il vient sanctionner la sanction que les
« fils d’Adam » ont apportée à leur performance. PN2 n’est donc
pas au même niveau que PN1 :

Sanction de
la sanction -- PN2
II
PN1-- Performance-■ Sanction

L’opération projetée par « le Seigneur » (discours rapporté au


v. 7) porte sur la situation langagière des « fils d’Adam ». C’est
une transformation de l’état de ces sujets. Mais notre analyse
nous a montré déjà que la situation langagière des « fils
d’Adam » correspond à un /pouvoir-être/ qui se réalise dans
l’auto-destination des sujets (v. 3) : parce qu’ils ont « lèvre uni¬
que », ils deviennent sujet opérateur de leur « installation » et la
« lèvre unique » est une figure du destinateur de PN1. L’opéra¬
tion de PN2 a pour effet la transformation des rapports du sujet
de PN1 à son destinateur. Si l’on appelle Contrat 1 ces rapports,
on peut dire que PN2 correspond à la rupture (ou négation) du
Contrat 1 sans que l’on puisse encore dire comment se présente¬
raient les relations caractéristiques d’un Contrat 2.
Au plan discursif
On a tenté de relever les parcours figuratifs sur lesquels sont
manifestés les programmes narratifs : les rôles et les performances
sur les programmes narratifs correspondent, dans les parcours

180
figuratifs, à des personnages et à des actions présents dans le dis¬
cours sous forme de figures organisées en parcours. Dans ce texte
les parcours figuratifs sont peu nombreux :
Parcours des activités langagières ", avec les figures suivan¬
tes : « lèvre unique », « parole unique », « se dire chacun vers
son compagnon », « lèvre embrouillée », « ne plus s’entendre ».
Dans l’opposition des figures qu’articule ce parcours figuratif, on
peut suivre la progression du récit. Mais ces figures font égale¬
ment apparaître les valeurs sémantiques véhiculées par leurs rela¬
tions. Ainsi, le plan figuratif “ langagier " lorsqu’il supporte
l’opposition « lèvre unique » vs « lèvre embrouillée » le fait à
partir d’oppositions plus profondes de valeurs sémantiques.
— Parcours du “ déplacement Sur ce parcours, nous avons
rencontré les figures suivantes : « déplacement », « plaine décou¬
verte en la terre de Shinéar », « installation » (« s’asseoir »),
« dissémination sur la face de toute la terre ». Là encore, on
pourra suivre le récit et la succession des rôles actantiels du sujet
correspondant à la succession de ces figures. Et les oppositions
entre les figures correspondent aux écarts entre les valeurs séman¬
tiques.
On voit ici comment, dans la succession du texte, les acteurs
obéissent à deux « trajets » : le programme narratif qui corres¬
pond à la succession des rôles actantiels différenciés (sujet d’état,
sujet du savoir, sujet du vouloir-faire, etc...), et le parcours
figuratif qui commande la succession des figures dont l’écart ou la
différence provoque les effets de sens. Et la signification du texte
se joue toujours à la croisée de ces « trajets ».
On a parlé d’une correspondance entre les éléments du plan nar¬
ratif (rôles, performances) et les éléments du plan figuratif (figu¬
res, parcours). Mais la correspondance n’est pas « directe ». Cha¬
que élément narratif n’a pas toujours son correspondant figuratif
dans chaque parcours manifesté, parce que les éléments figuratifs,
dans les parcours et entre les parcours, ont des relations propres :
le plan figuratif obéit à une organisation, à une structure auto¬
nome : c’est la forme discursive.
— Parcours de la “ construction ". Sur ce parcours, nous avons
trouvé les figures suivantes : « briquetage », « cuisson des bri¬
ques », « bitume », « pierre », « mortier », « cité », « tour ».
Sur ce plan également des transformations narratives se font
reconnaître. Mais, avec l’opposition entre « bâtir » et « cesser de
bâtir », c’est la totalité du parcours qui se trouve niée. Sur ce
parcours de la « construction », des opérations de codage peuvent

181
être repérées, puisque, par leur position narrative (v. 4) et par
leur association aux figures du " déplacement '(« construction de
la cité » équivaut à « non dissémination »), les éléments du par¬
cours “ construction “ et du parcours “ déplacement se trouvent
affectés d’une valeur socio-politique (au v. 6, nous avons souligné
comment la description figurative du sujet évoluait du spatial au
politique).
Notons ici que la valeur sémantique n’est pas en correspondance
directe avec le parcours figuratif. Un même parcours figuratif est
susceptible de porter des valeurs très différentes. On reconnaît ces
valeurs à partir de l’articulation des parcours entre eux car cette
articulation sélectionne ces valeurs. Et il faut toujours distinguer
l’organisation figurative et l’organisation des valeurs profondes
définissant le plan logico-sémantique.

Au plan profond
Les parcours figuratifs sont la mise en série et l’agencement des
figures lexématiques que le texte utilise. C’est ce que l’on vient de
repérer. Mais une analyse des traits sémantiques qui constituent
ces figures doit mettre en évidence les traits communs à ces figu¬
res ; ceux-ci caractérisent la signification particulière des figures
dans ce texte. Autrement dit, il ne suffit pas de repérer des par¬
cours figuratifs, encore faut-il décrire ce que le texte en fait.
Ainsi des figures comme « tour », « cité » relèvent du parcours
figuratif de la “ construction ”. Mais le texte qu’on analyse retient
parmi les significations possibles de ces figures, celles qui pren¬
dront sens sur :
• l’isotopie cosmologique, avec l’opposition /terre/ vs /ciel/
• l’isotopie spatiale avec l’opposition /haut/ vs /bas/
• l’isotopie socio-politique avec l’opposition /concentré/ vs
/dispersé/
Ce sont là autant d'isotopies sémiologiques.
On voit donc ici comment sont à distinguer un plan figuratif
relevant du « dictionnaire » et un plan sémiologique relevant de
l’utiiisation que le texte fait de ce dictionnaire.
Ainsi dans ce texte, les parcours figuratifs vont ordonner des
figures dont la signification s’établit sur les plans sémiologiques
suivants :
• le “ langagier ” avec l’opposition /unicité de langue/ vs /plu¬
ralité de langue/ (cf. les rôles thématiques de /MONO-LOGUE/
vs /POLY-LOGUE/).

182
• le spatial sur lequel jouent plusieurs oppositions : /haut/
vs /bas/, /dessus/ vs /dedans/, /focalisé/ vs /étendu/ (cette der¬
nière opposition se manifeste dans les figures du « rassemblement
en un seul point » et de la « dissémination sur la face de toute la
terre » : cf. les rôles thématiques de /MONO-TOPE/ et /POLY-
TOPE/.
• le cosmologique " sur lequel intervient non seulement
l’opposition /ciel/ vs /terre/, mais aussi l’opposition des relations
à établir entre /ciel/ et /terre/. Ainsi la figure de la « tour »
signifie la « fusion » entre /terre/ et /ciel/ (une tour dedans le
ciel), alors que la dissémination sur la face de toute la terre vient
affirmer la « différence » entre /ciel/ et /terre/.
• le “ socio-politique " avec l’opposition /installé/ vs /dissé¬
miné/, /unicité de peuple/ vs /pluralité de peuple/ : cf. les rôles
thématiques de /MONO-DEME/ et de /POLY-DEME/.
Remarquons encore que plusieurs isotopies sémiologiques peu¬
vent se croiser en un parcours figuratif commun : ainsi le « ras¬
semblement socio-politique en un seul point de l’espace » en
reprenant des valeurs du plan “ spatial " et du plan
“ socio-politique " produit la figure de « concentré » dans son
opposition avec « dispersé » ; c’est ce que représente la « cité ».
Enfin, sur ces différents réseaux sémiologiques, on peut
reconnaître des articulations semblables. Une même opposition
sémantique profonde se trouve mise en jeu sur des plans sémiolo¬
giques différents qui, de ce fait, se trouvent homologues. Le tra¬
vail de l’analyse consiste donc à repérer ces articulations homolo¬
gues qui permettront de construire des valeurs sémantiques élé¬
mentaires qui organisent et sous-tendent la signification de ce
texte.
Ainsi l’opposition /indistinct/ vs /distinct/ semble pouvoir se
projeter sur les divers plans sémiologiques comme valeur organi¬
satrice de l’ensemble.

9. C'est pourquoi on appela son nom « Porte de


Dieu » (Babel) car à cet endroit le Seigneur
embrouilla la lèvre de toute la terre et à partir de cet
endroit le Seigneur les dissémina sur la face de toute
la terre
Nous avons ici un énoncé du faire (« appeler ») descriptif de la
dénomination du lieu. Il s’agit là d’une opération cognitive caraç-

183
téristique d’une reconnaissance (attribution d’un « nom », dési¬
gnation d’un rôle). On ne dit pas qui prend en charge cette déno¬
mination, l’énoncé qui la manifeste est de type objectif donnant
l’impression que cette dénomination s’impose d’elle-même : « on
appela son nom... car à cet endroit le Seigneur... ». Par rapport
à ce qui précède, nous avons là une forme de la sanction qui
vient dire, du point de vue du récit, la vérité sur les états trans¬
formés. Et la vérité du nom du lieu s’impose d’elle-même comme
la dénomination de la définition que constitue le récit précédent.
Remarquons l’insistance particulière du texte pour signaler sa
vérité : « c’est pourquoi » renvoyant à ce qui précède, c’est-à-dire
à PN2 achevé, « car » reprenant à nouveau les procès décrivant
le PN2.
Nous pouvons préciser un peu la forme de cette dénomination :
• Elle porte sur le lieu qui dans PN1 servait de point d’arrêt,
fin du déplacement et installation bâtissante des sujets, et qui
dans PN2 devient le point de départ de la dissémination des
sujets (« à cet endroit », « à partir de cet endroit »).
• Si le « nom » attribué caractérise la sanction, nous retrou¬
vons ici l’opposition entre la sanction de PN1 (« faisons pour
nous un nom ») où le sujet est à lui-même son propre destina-
teur, et la sanction de PN2 (« on appela son nom ») où le sujet
disparaît de la sanction.
• Dans PN1, l’attribution de nom est directement liée à la
non-dissémination des sujets : le « nom » est une figure de
l’/indistinct/ alors que PN2 manifeste l’inverse : le « nom » est
lié à la dissémination et est une figure du /distinct/.
Ce sont tous ces éléments qui contribuent à construire la vérité
que le texte se donne : les valeurs ici proposées sont prises
comme vraies dans leur opposition aux valeurs réalisées sur PN1.
Ce que l’on peut représenter ici :
cité .. dissémination
se faire on appela
un nom son nom
tour. face de la terre

valeurs fausses valeurs vraies

Au plan figuratif, nous retrouvons, dans ce dernier énoncé, les


parcours figuratifs des “activités langagières "et du

184
“ déplacement " : le « nom » vient consacrer l’embrouillement de
la lèvre (inversion de l’état décrit au v. 1) et la « dissémination
sur la face de toute la terre » (inversion de l’état asserté au v. 4).
On retrouve ici également le parcours figuratif de la
“ construction ” avec la figure de la « porte » comme nom du lieu
et nous pouvons opposer cette figure à la « cité et la tour » qui
faisaient le « nom » au v. 4. Mais le nom est ici celui de
« Dieu » : « porte de Dieu » opposé à « pour nous » (« faisons
pour nous un nom »).
La « tour », construction, était également intégrée par le texte
à une isotopie sémiologique du “ cosmologique ” où se lit l’agen¬
cement des éléments de la nature : « sa tête dans les cieux » ;
c’est une tour de jonction de la terre et des cieux qui non seule¬
ment signale la conjonction /terre/ A /ciel/ mais encore marque
l’introduction de la /terre/ dedans le /ciel/. Elle correspond éga¬
lement, on l’a vu, à une affirmation de la /verticalité/. La
« porte », construction, possède aussi des traits relatifs aux rap¬
ports entre des espaces (comme la « tour » elle a quelque chose à
voir avec la « jonction »). Pour évaluer le type de rapport signi¬
fié ici, nous pouvons nous aider de la définition que donne le v.
9 (« car, à cet endroit... et à partir de cet endroit... ») et de
l’opposition déjà relevée entre PN1 et PN2. Nous sommes alors
amenés à situer deux formes de communication figurées l’une par
la « tour », l’autre par la « porte ». La première caractérise PN1
avec les traits de l’/unifié/, de la /réciprocité/ (se dire l’un à
l’autre), de l’/auto-destination/, de l’/illimitation/ du vouloir-
faire (v. 6) et de la /focalisation/ de l’espace. La seconde carac¬
térise PN2 avec les traits du /diffus/, de la /différenciation/, de
1’/extériorité/ du destinateur, de la /limitation/ du vouloir-faire
et de l’/étendue/ de l’espace.

17.2. Evaluation globale : le fonctionnement du récit

Nous pouvons maintenant tenter d’évaluer les résultats acquis


par notre analyse faite pas à pas sur le texte. C’est à partir de
cette évaluation que nous pourrons nous donner une représenta¬
tion du fonctionnement du récit.
Nous pouvons ramener à quatre les plans de structuration du
texte : il s’agit de plans d’analyse sur lesquels on a pu décrire des
éléments comparables (pertinents).

185
• plan narratif : programmes narratifs
• plan discursif : parcours figuratifs
• plan sémiologique : isotopies sémiologiques
• plan sémantique : valeurs élémentaires et isotopie sémantique

17.2.1. AU PLAN NARRATIF

Le texte organise son déroulement syntagmatique avec deux


programmes, PN1 et PN2. Nous avons déjà examiné le rapport
de ces deux programmes. Il semble important de rappeler que
cette analyse nous a conduits à évaluer la différence entre les
deux programmes comme un conflit se situant dans l’instance de
la destination : il ne s’agit pas d’un conflit entre sujets (sujet vs
anti-sujet) se « disputant » l’acquisition d’un objet, il s’agit d’un
conflit entre destinateurs (destinateur vs anti-destinateur) pour la
« maîtrise » d’un sujet. Ce récit est alors à considérer comme le
récit de la mise en place d’un destinateur.

17.2.2. AU PLAN DISCURSIF

Les parcours figuratifs ont été notés au fur et à mesure de


l’analyse, nous rappelons ici les trois principaux : celui des
“ activités langagières ”, celui des " déplacements ", celui de la
“ construction ".

17.2.3. VERS LE PLAN PROFOND : ARTICULATION DU PLAN SÉMIOLO¬


GIQUE ET DU PLAN SÉMANTIQUE

On a situé l’organisation des figures que le texte manifeste


essentiellement autour de quatre isotopies sémiologiques que nous
nous contentons de rappeler : “ langagier ”, “ spatial ",
“ cosmologique ", “ socio-politique ". Les figures du texte sont sus¬
ceptibles de jouer sur ces divers plans : ainsi la figure « terre »
peut valoir sur les plans “ cosmologique " (la terre s’oppose aux
cieux), “ spatial (la « terre de Shinéar », terme du déplacement)
et “ socio-politique ” le territoire où l’on s’installe). C’est cela qui
donne aux figures leur caractère polysémique, et qui les enrichit
chaque fois d’effets de sens différents. Certaines figures peuvent
jouer sur plusieurs plans sémiologiques dont elles réalisent
l’« accrochage ». Ainsi, dans ce texte, le « briquetage des bri¬
ques » et le « bitume » sont des figures de la « terre » comme
matière et de la « construction » comme agencement. La « bri-

186
que » est une « terre » transformée (et cuite) ; non plus le lieu
sur lequel on se déplace, ni le territoire marqué à l’arrêt du
déplacement, mais la matière, le matériau même de l’installation.
Si les « fils d’Adam » sont des « issus de la terre », la cité cons¬
truite l’est également, mais par une autre opération. Sur chacun
de ces plans sémiologiques on a relevé des oppositions, des écarts
et des différences.
Toutefois, d’un plan sémiologique à l’autre, on a repéré des
différences comparables (homologables) : ainsi le rapport /mono¬
logue/ vs /poly-logue/ est homologable au rapport /mono-tope/
vs /polytope/, et au rapport /installé/ vs /disséminé/. L’identité
de ces rapports présuppose l’existence d’une articulation sémanti¬
que profonde. Cette articulation n’apparaît jamais comme telle à
la lecture, mais elle est présupposée par les effets de sens que
nous lisons.
Comment organiser ces différences et ces rapports ? Les oppo¬
sitions sémantiques que nous venons de signaler sont en fait des
oppositions de sémèmes, c’est-à-dire d’ensembles de sèmes. Ces
sèmes sont de deux types :
— les uns servent à assurer une stabilité de signification lisible
(un noyau) : ce sont les sèmes nucléaires. La répétition de ces
sèmes de figure en figure constitue ce que nous avons appelé iso-
topie sémiologique.
— les autres sont distinctifs, ils servent à construire et à orga¬
niser les différences sur un plan sémiologique donné. On les
appelle classèmes, et la répétition de ces sèmes de plan sémiologi¬
que en plan sémiologique constitue l’isotopie sémantique du texte.
C’est l’articulation des classèmes qui est cette articulation séman¬
tique profonde présupposée par les effets de sens produits sur les
plans sémiologiques.
Au cours de l’analyse nous avons déjà dégagé un certain nom¬
bre de classèmes organisés en oppositions :
/unicité/ vs /pluralité/
/unifié/ vs /diffus/
/fusion/ vs /séparation/
Ce sont là autant de tentatives de dénomination de l’articulation
sémantique profonde. On pourrait en rester là pour décrire l’écart
minimal qui sous-tend la production du sens dans ce texte. Mais
un examen quelque peu attentif de ces désignations nous amène à
chercher et à nommer un trait susceptible de regrouper ces oppo-

187
sitions finalement encore assez proches des effets de sens du dis¬
cours. Nous proposons comme articulation fondamentale :
/distinct/ vs /indistinct/
que l’on pourra déployer sous l.a forme du carré sémiotique :
/distinct/ , /indistinct/

/non-indistinct/ ^ ^"/non-distinct/
Cet écart en se projetant sur les réseaux sémiologiques précé¬
demment construits va permettre l’organisation du sens. En repre¬
nant la plupart des traits que nous avons repérés jusqu’ici, nous
pouvons nous représenter l’engendrement des figures du texte de
la façon suivante :

Classèmes Sèmes nucléaires Sèmes organisés


(plan sémantique) (plan sémiologique) en parcours figuratifs
‘ langagier ’ Mono-logue
(unité de langue)
' /unicité/
‘ spatial ’ Mono-tope
(focalisation)
(installation au sol)
'/indistinct/*
‘cosmologique’ La tour dedans le
ciel (terre A ciel)
/fusion/

‘socio-politique’ Concentration
(cité et nom)
4

‘langagier’ Embrouillement

/pluralité/

‘spatial’ Extension, diffusion


/distinct/ <

‘cosmologique’ La porte (terre V ciel)

,/séparation/

‘socio-politique’ Dissémination

188
Le but de l’analyse n’est pas seulement de trouver une opposi¬
tion profonde. 11 s’agit bien plutôt de voir comment, aux diffé¬
rents niveaux, le texte « travaille » avec cette opposition, comment
elle est structurante de la langue dans le texte et comment elle
organise le récit.

Ce schéma risque de paraître trop simplifiant. En effet, ne


pouvant analyser tous les sèmes nucléaires, nous les avons rem¬
placés par l’isotopie sémiologique prise globalement. Les sémèmes
sont beaucoup plus nombreux que ce que nous avons indiqué, à
cause même du grand nombre de combinaisons de sèmes nucléai¬
res sur chaque isotopie sémiologique. Mais le caractère différen¬
tiel des valeurs sémantiques peut apparaître à l’aide de l’instru¬
ment qu’est le carré sémiotique : celui-ci représente les éléments
en relation.

« embrouillement » «unité de langue »


« diffusion » /distinct/ /indistinct/ « focalisation »
« porte » /pluralité/ /unicité/ « tour »
« dissémination » /séparation/ /fusion/ « concentration »

« non-entente » « réciprocité »
« dispersion » /non-indistinct/_^ /non-distinct/ « arrêt du déplacement »
« arrêt de la /non-unicité/ 4 /non-pluralité/ « briquetage »
construction » /non-fusion/ /non-séparation/

Ce schéma nous a donné une représentation de la taxinomie


(classement opéré par le texte. Il est possible de représenter à
l’aide du même schéma la syntaxe du récit (manifestation succes¬
sive des valeurs).
Reprenons le carré :

/D/ /I/

189
A chaque programme narratif correspond au niveau profond
une série d’opérations logiques consistant à nier un terme pour
faire apparaître son contradictoire et à sélectionner à partir de là
le terme contraire. Quatre opérations logiques peuvent être pré¬
vues par ce carré. Nous allons indiquer leur correspondance avec
les performances représentées dans le texte.

1) /D/-► /non-D/ : Négation du/distinct/prise en charge


par les opérations d’installation, cons¬
truction, occupation du sol.

2) /non-D/-*/!/ : Sélection de /indistinct/ prise en


charge par « se faire un nom » avec
cité et tour.

3) /!/-r/non-I/ : Négation de /indistinct/ prise en


charge par la « dispersion à partir de
là ».

4) /non-I/-*/D/ : Sélection de /distinct/ prise en charge


par « donner au lieu le nom ‘porte de
Dieu’ ».

17.3. Conclusion

Comme nous l’avons indiqué au ch. 15, le carré sémiotique


permet de rendre compte de la structure élémentaire de la signifi¬
cation dans ce texte, et cela sous ses deux modes d’apparition : le
mode paradigmatique, qui correspond au classement (à la taxino¬
mie) des valeurs sémantiques (classèmes) qui soutiennent la pro¬
duction des effets de sens ; le mode syntagmatique qui décrit, à
partir des opérations réalisées entre ces valeurs, la forme sémanti¬
que des programmes narratifs qui charpentent la narrativité dans
ce texte. Il s’agit, avec ce modèle, du code du texte, de l’ensem¬
ble des règles qui, dans ce texte, sont présupposées par, et pour,
le (bon) fonctionnement de la signification. Tous les éléments du
texte, classèmes, sèmes nucléaires, parcours figuratifs, program¬
mes narratifs... sont organisés par ce code. Il est alors possible
de l’utiliser (et de la vérifier) comme outil d’analyse de toutes les
figures du texte de Babel : si des figures aussi inattendues que
« brique », « tête », « tour », « bitume », « face », « nom »,

190
« porte », etc. peuvent se trouver rassemblées de façon sensée
dans ce texte, c’est parce qu’elles véhiculent des valeurs sémanti¬
ques dont ce code articule les relations et les opérations. Le code
sert donc à rendre raison de tous les éléments signifiants du texte.
Le but ultime de l’analyse est — et n’est pas — la construction
du carré sémiotique. Il l’est dans la mesure où le code construit
est bien la clef de tous les effets de sens aux différents niveaux
que nous avons distingués. Il ne l’est pas dans la mesure où ce
code n’est qu’un instrument de mesure de la signification, qui ne
vaut que par son utilisation.
Lorsqu’on a pu établir un carré tel que :

/distinct/ /indistinct/

/non-indistinct/ /non-distinct/

On n’a pas trouvé LE sens du texte, ni épuisé son « message »,


on s’est seulement donné un moyen d’apprécier les jeux multiples
de la signification que tisse ce discours lorsqu’il manifeste et
expose (pro-duit) dans sa langue ces articulations sémantiques
fondamentales. On s’est donné la « règle du jeu » qui permet de
goûter la partie qui se joue.
Mais cet exercice pratique n’avait pour but que de montrer sur
un texte précis comment utiliser les données théoriques exposées
dans ce livre, il ne prétend pas donner une analyse exemplaire et
exhaustive de ce récit biblique.

191
CONCLUSION

Paradoxalement, cette introduction à l’analyse sémiotique des


textes s’achève, avec le récit de la Tour de Babel, sur l’embrouil¬
lement de la langue !
Mais il est vrai que l’analyse du texte met en lumière la valeur
de la différence... 11 est vrai également que le projet sémiotique
n’est pas d’« embrouillement », mais de « déconstruction », de
déploiement de tous les niveaux pertinents où peuvent être dispo¬
sées les différences responsables de la signification. Mais par là,
on n’ouvre pas la porte à une irrémédiable « dissémination » du
sens, mais on prend acte de ce que « ce qui se perçoit comme
sens se décrit comme forme », et comme forme opératoire, puis¬
que le jeu des formes est productif de signification.
Au terme de cette introduction, on ne peut que signaler son
caractère inachevé et élémentaire. Nous n’avons pas présenté tou¬
tes les théories sémiotiques ni rendu compte de tous les phénomè¬
nes sémiotiques reconnaissables dans les discours.
Nous nous en sommes tenus à la sémiotique de A.J. Greimas
car, dans sa rigueur, elle nous semble la plus apte à faire l’objet
d’une initiation méthodique et pratiquement utilisable. Dans les
chapitres précédents, nous avons tenté d’être autant que possible
déductifs, partant des distinctions les plus élémentaires (comme
entre « être » et « faire ») pour montrer comment elles permet¬
tent d’engendrer les modèles représentatifs de phénomènes sémio¬
tiques très complexes, tant au plan narratif qu’au plan figuratif.
Qu’on pense ici à la complication de certaines constructions
modales des sujets opérateurs, aux renvois possibles des différen¬
tes instances de vérité dans un récit, ou aux multiples possibilités
de sens des figures lexématiques. D’autres phénomènes pourront
assez facilement être décrits en faisant jouer les règles de cons¬
truction que nous avons indiquées ici. En outre cette progression
déductive de l’exposé permettait de définir les termes de façon
logique et dans le cadre même de la théorie où ils trouvent place.

192
Il est bien sûr que cet exposé déductif de la théorie sémiotique
diffère du parcours de l’analyse des textes ; c’est pourquoi, entre
le texte de Daudet et le texte biblique qui servent de supports aux
exercices pratiques, les chemins de la description sont différents :
dans le premier, les éléments signifiants sont repérés au fur et à
mesure de leur déduction dans l’exposé théorique, dans le second
il le sont suivant le déroulement du texte lui-même ; mais
l’analyse sémiotique s’élabore effectivement dans un constant va
et vient entre le texte manifesté à décrire et la théorie qui fournit
les règles de construction des modèles descriptifs.
La démarche de l’analyse sémiotique est à la fois inductive et
déductive. Les modèles théoriques fournis, comme la séquence
narrative ou le carré sémiotique ne sont pas des schémas dans les¬
quels il faudrait vouloir à toute force et par force faire rentrer le
texte. Au contraire. Les modèles sont à construire pour chaque
texte particulier qu’on analyse, mais à l’aide des règles générales
fournies par la théorie (implications narratives dans la séquence,
relations logico-sémantiques dans le carré). La tentation est
grande, au début, d’analyser les textes pour y retrouver des
modèles a priori (comme, par exemple, le schéma du conte mer¬
veilleux russe élaboré par Propp), à la manière dont on peut étu¬
dier la littérature latine pour y retrouver des exemples de la
grammaire... Mais on découvre peu à peu que les règles sémioti¬
ques les plus élémentaires et les plus générales sont finalement
celles qui permettent le mieux, et avec le plus de finesse, de met¬
tre en valeur la spécificité unique du texte qu’on étudie, d’y
découvrir un phénomène particulier de signification, et un usage
original des possibilités du langage pour finalement en apprécier
le goût.
Cette introduction expose donc les éléments d’une théorie
sémiotique qui nous paraissent indispensables et suffisants. En
effet, si l’on veut construire rigoureusement des modèles pour
l’analyse d’un texte, dès qu’on a pu reconnaître un élément perti¬
nent (un rôle actantiel, une performance, ou un parcours figura¬
tif, ou une valeur sémantique), il faut voir comment il peut, dans
la théorie, s’articuler à d’autres éléments pertinents (appartenant
au même niveau de description) et selon quelles relations. Il est
nécessaire pour cela d’avoir une vue globale de la théorie qui
règle ces niveaux et ces relations. Nous pensons que ce qui pré¬
cède le permettra suffisamment, les exercices pratiques sont d’ail-

193
leurs là pour montrer ce rapport entre les textes manifestés et les
éléments théoriques.
Nous n’avons par rendu compte de tous les phénomènes sémio¬
tiques reconnaissables dans les textes, ni de tous les types de dis¬
cours. Mais les éléments théoriques qui précédent sont suffisants
pour qu’on puisse en faire l’analyse, car elle se fonde sur les
mêmes principes. Qu’il s’agisse des phénomènes de l'énonciation
dans le discours, des phénomènes de véridiction, ou qu’il s’agisse
de discours poétiques ou de discours didactiques (discours
« scientifique »,.« philosophique », « juridique », « politi¬
que », ...), les principes d’analyse que nous avons présentés pour¬
ront être mis en œuvre : il y a toujours des programmes narra¬
tifs, des parcours figuratifs et des valeurs sémantiques, mais des
variations interviennent sur les types de faire (les transformations
peuvent être de type cognitif et non de type pragmatique, le dis¬
cours peut ne manifester que le faire persuasif ou que le faire
interprétatif dans ses programmes principaux, etc.), sur les types
d’acteurs (on mettra en scène des personnages « non figuratifs » :
des concepts, des parcours figuratifs entiers, des discours rappor¬
tés, etc.), et sur les formes de parcours figuratifs, et sur l’organi¬
sation des plans narratifs. Mais pour ces discours comme pour les
récits, le projet sémiotique reste identique : il s’agit de décrire les
conditions immanentes de production de la signification, et la
démarche reste semblable : décrire les éléments du discours dans
les termes d’un métalangage obéissant à des règles théoriques
rigoureuses pour pouvoir construire des modèles représentatifs des
effets de sens constitutifs du discours en sa particularité.

194
ANNEXE
LA LÉGENDE
DE
L’HOMME A LA CERVELLE D’OR
(A. DAUDET)

A la Dame qui demande des histoires gaies

En lisant votre lettre, madame, j’ai eu comme un remords. Je


m’en suis voulu de la couleur un peu trop demi-deuil de mes his¬
toriettes, et je m’étais promis de vous offrir aujourd’hui quelque
chose de joyeux, de follement joyeux.
Pourquoi serais-je triste, après tout ? Je vis à mille lieues des
brouillards parisiens, sur une colline lumineuse, dans le pays des
tambourins et du vin muscat. Autour de chez moi tout n’est que
soleil et musique ; j’ai des orchestres de culs-blancs, des orphéons
de mésanges ; le matin les courlis qui font « coureli ! coureli ! »
à midi, les cigales, puis les pâtres qui jouent du fifre, et les belles
filles brunes qu’on entend rire dans les vignes... En vérité,
l’endroit est mal choisi pour broyer du noir ; je devrais plutôt
expédier aux dames des poèmes couleur de rose et des pleins
paniers de contes galants.
Eh bien, non ! je suis encore trop près de Paris. Tous les
jours, jusque dans mes pins, il m’envoie des éclaboussures de ses
tristesses... A l’heure même où j’écris ces lignes, je viens
d’apprendre la mort misérable du pauvre Charles Barbara, et
mon moulin en est tout en deuil. Adieu les courlis et les cigales !
Je n’ai plus le cœur à rien de gai... Voilà pourquoi, madame, au
lieu du joli conte badin que je m’étais promis de vous faire, vous
n’aurez encore aujourd’hui qu’une légende mélancolique :

Il était une fois un homme qui avait une cervelle d’or ; oui,
madame, une cervelle toute en or. Lorsqu’il vint au monde, les
médecins pensaient que cet enfant ne vivrait pas, tant sa tête était
lourde et son crâne démesuré. Il vécut cependant et grandit au
soleil comme un beau plant d’olivier ; seulement sa grosse tête

197
l’entraînait toujours, et c’était pitié de le voir se cogner à tous les
meubles en marchant... Il tombait souvent. Un jour, il roula du
haut d’un perron et vint donner du front contre un degré de
marbre, où son crâne sonna comme un lingot. On le crut mort ;
mais, en le relevant, on ne lui trouva qu’une légère blessure, avec
deux ou trois gouttelettes d’or caillées dans ses cheveux blonds.
C’est ainsi que les parents apprirent que l’enfant avait une cer¬
velle en or.
La chose fut tenue secrète ; le pauvre petit lui-même ne se
douta de rien. De temps en temps, il demandait pourquoi on ne
le laissait plus courir devant la porte avec les garçonnets de la
rue.
« On vous volerait, mon beau trésor, » lui répondait sa mère...
Alors le petit avait grand’peur d’être volé ; il retournait jouer
tout seul, sans rien dire, et se trimbalait lourdement d’une salle à
l’autre...
A dix-huit ans seulement, ses parents lui révélèrent le don
monstrueux qu’il tenait du destin ; et, comme ils l’avaient élevé
et nourri jusque- là, ils lui demandèrent en retour un peu de son
or. L’enfant n’hésita pas ; sur l’heure même, — comment ? par
quels moyens ? la légende ne l’a pas dit, — il s’arracha du crâne
un morceau d’or massif, un morceau gros comme une noix, qu’il
jeta fièrement sur les genoux de sa mère... Puis, tout ébloui des
richesses qu’il portait dans la tête, fou de désirs, ivre de puis¬
sance, il quitta la maison paternelle et s’en alla par le monde en
gaspillant son trésor.

Du train dont il menait sa vie, royalement, et semant l’or sans


compter, on aurait dit que sa cervelle était inépuisable... Elle
s’épuisait cependant, et à mesure on pouvait voir les yeux s’étein¬
dre, la joue devenir plus creuse. Un jour enfin, au matin d’une
débauche folle, le malheureux, resté seul parmi les débris du fes¬
tin et les lustres qui pâlissaient, s’épouvanta de l’énorme brèche
qu’il avait déjà faite à son lingot ; il était temps de s’arrêter.
Dès lors, ce fut une existence nouvelle. L’homme à la cervelle
d’or s’en alla vivre, à l’écart, du travail de ses mains, soupçon¬
neux et craintif comme un avare, fuyant les tentations, tâchant
d’oublier lui-même ces fatales richesses auxquelles il ne voulait
plus toucher... Par malheur, un ami l’avait suivi dans sa solitude,
et cet ami connaissait son secret.

198
Une nuit, le pauvre homme fut réveillé en sursaut par une dou¬
leur à la tête, une effroyable douleur ; il se dressa éperdu, et vit
dans un rayon de lune l’ami qui fuyait en cachant quelque chose
sous son manteau...
Encore un peu de cervelle qu’on lui emportait !

A quelque temps de là, l’homme à la cervelle d’or devint


amoureux, et cette fois tout fut fini... Il aimait du meilleur de
son âme une petite femme blonde, qui l’aimait bien aussi, mais
qui préférait encore les pompons, les plumes blanches et les jolis
glands mordorés battant le long des bottines.
Entre les mains de cette mignonne créature, — moitié oiseau
moitié poupée, — les piécettes d’or fondaient que c’était un plai¬
sir. Elle avait tous les caprices, et lui ne savait jamais dire non ;
même, de peur de la peiner, il lui cacha jusqu’au bout le triste
secret de sa fortune.
« Nous sommes donc bien riches ? » disait-elle. Le pauvre
homme répondait : « Oh ! oui... bien riches ! » Et souriait avec
amour au petit oiseau bleu qui lui mangeait le crâne innocem¬
ment. Quelquefois cependant la peur le prenait, il avait des envies
d’être avare ; mais alors la petite femme venait vers lui en sautil¬
lant, et lui disait :
« Mon mari, qui êtes si riche, achetez-moi quelque chose de
bien cher... » Et il lui achetait quelque chose de bien cher.
Cela dura ainsi pendant deux ans ; puis, un matin, la petite
femme mourut, sans qu’on sût pourquoi, comme un oiseau... Le
trésor touchait à sa fin ; avec ce qui lui en restait, le veuf fit
faire à sa chère morte un bel enterrement. Cloches à toute volée,
lourds carrosses tendus de noir, chevaux empanachés, larmes
d’argent dans le velours, rien ne lui parut trop beau. Que lui
importait son or maintenant ?... 11 en donna pour l’église, pour
les porteurs, pour les revendeuses d’immortelles ; il en donna par¬
tout, sans marchander... Aussi, en sortant du cimetière, il ne lui
restait presque plus rien de cette cervelle merveilleuse, à peine
quelques parcelles aux parois du crâne.
Alors on le vit s’en aller dans les rues, l’air égaré, les mains en
avant, trébuchant comme un homme ivre. Le soir, à l’heure où
les bazars s’illuminent, il s’arrêta devant une large vitrine dans
laquelle tout un fouillis d’étoffes et de parures reluisait aux
lumières, et resta là longtemps à regarder deux bottines de satin

199
bleu bordées de duvet de cygne. « Je sais quelqu’un à qui ces
bottines feront bien plaisir, » se disait-il en souriant ; et, ne se
souvenant déjà plus que la petite femme était morte il entra pour
les acheter.
Du fond de son arrière-boutique, la marchande entendit un
grand cri ; elle accourut et recula en voyant un homme debout,
qui s’accotait au comptoir et la regardait douloureusement d’un
air hébété. Il tenait d’un main les bottines bleues à bordure de
cygne, et présentait l’autre main toute sanglante, avec des râclu-
res d’or au bout des ongles.

Telle est, madame, la légende de l’homme à la cervelle d’or.


Malgré ses airs de conte fantastique, cette légende est vraie
d’un bout à l’autre... Il y a par le monde de pauvres gens qui
sont condamnés à vivre de leur cerveau, et payent en bel or fin,
avec leur moelle et leur substance, les moindres choses de la vie.
C’est pour eux une douleur de chaque jour ; et puis, quand ils
sont las de souffrir...

200
INDEX

Symboles et notations
= équivalence
A conjonction
V disjonction
vs versus, opposé à
=> faire transformateur
-*■ sens d’une opération de transformation
/ / mise en évidence d’une valeur sémantique

Index des termes


Chacun des termes présentés dans cet index est accompagné des
termes qui peuvent lui être rapprochés. On trouvera, marqués de
la façon suivante :
= terme équivalent
O terme intégrateur
□ terme intégré
-*■ terme opposé (corrélé)

ACTEUR, 99 APPROPRIATION, 24
□ rôle actantiel, rôle thémati¬ O performance
que -*• attribution
ACTUALITÉ, 35, 164 ATTRIBUTION, 25
-*■ virtualité, réalité O performance
AFFRONTEMENT, 23 -*■ appropriation
= polémique AXE SEMANTIQUE, 130
O performance = relation de hiérarchie
O structure élémentaire
ANTI-PROGRAMME, 23, 169
□ sème
O séquence narrative
AXIOLOGIE, 56, 170
-*• programme narratif
= univers de valeurs
ANTI-SUJET, 23
O rôle actantiel BINARITÉ, 134
-*■ sujet opérateur O structure élémentaire

201
CANONIQUE, 64 CONTRADICTION, 133, 134
= séquence narrative O relation
CARRÉ SÉMIOTIQUE, 132, -*• contrariété ; présupposition
188, 189 CONTRARIÉTÉ, 133, 134
O structure élémentaire ; O relation
modèle ; structure -*■ contradiction ; présupposi¬
□ relation ; opération ; taxi¬ tion
nomie CONTRAT, 35, 166, 180
CLASSÈME, 121, 175 O manipulation
= sème contextuel
DEIXIS, 134
O sème
O carré sémiotique
□ compatibilité
DÉPOSSESSION, 25
-*■ sème nucléaire
O performance
CODE, 115, 190
-*• renonciation
O profondeur
COGNITIF, 28, 45, 62, 168 DESCRIPTION, 64
-» pragmatique = modèle
COMBINATOIRE, 142 O métalangage
COMMUNICATION, 24 DESTINATAIRE, 53, 55, 56
O performance = sujet d’état
COMMUNICATION PARTICI¬ O énoncé d’état
PATIVE, 28 -*• destinateur
O performance DESTINATEUR, 18, 31, 52,
-*■ échange 163, 173
COMPATIBILITÉ, 121 = sujet modalisateur
O classème O manipulation ; sanction ;
COMPÉTENCE, 17, 30, 63 rôle actantiel
= modalisation du faire ; per¬ -*• destinataire
formance qualifiante DIFFÉRENCE, 8, 129
□ valeur modale O structure élémentaire
-*• performance DISJONCTION, 15
COMPÉTENCE DISCURSIVE, conjonction
8 DON, 26
= engendrer O performance
COMPOSANTE DISCURSIVE, -*■ épreuve
9, 87
O surface ÉCHANGE, 26
-*• composante narrative O performance
COMPOSANTE NARRATIVE, -*■ communication participative
9, 13 ENGENDRER, 8, 144
O surface = compétence discursive
-* composante discursive ÉNONCÉ D’ÉTAT, 14, 160
CONFIGURATION DISCUR¬ = état
SIVE, 95 O énoncé narratif
O composante discursive □ sujet ; objet ; destinataire
□ parcours figuratif -*■ énoncé du faire
CONFORMITÉ, 134 ÉNONCÉ DU FAIRE, 14, 162
O présupposition = performance ; ' transforma¬
CONJONCTION, 15 tion
■* disjonction O énoncé narratif

202
□ sujet opérateur ISOTOPIE SÉMANTIQUE, 123,
-* énoncé d’état 126, 187
ÉNONCÉ NARRATIF, 21, 60 O isotopie ; sémantique
□ énoncé d’état ; énoncé du □ classème
faire -*• isotopie sémiologique
ÉPREUVE, 26 ISOTOPIE SÉMIOLOGIQUE,
O performance 124, 126, 182
— don O isotopie ; sémiologique
ÉTAT, 14 □ sème nucléaire
= énoncé d’état -*• isotopie sémantique
transformation
LEXÈME, 90
ÉTAT INITIAL, 22
O figure
O énoncé d’état
-*• état final MANIFESTATION, 64
ÉTAT FINAL, 22 métalangage
O énoncé d’état MANIPULATION, 52, 63, 179
-*• état initial O composante narrative
ÊTRE, 41 -*■ sanction
O modalisation des états ; MENSONGER, 43
véridiction O véridiction
-*• paraître MÉTALANGAGE, 19
□ description
FACTITIF, 54
-* manifestation
O manipulation
MODALISATION DES ÉTATS,
FAUX, 43
40
O véridiction
= véridiction ; sanction
FIDUCIAIRE, 28, 47
MODALISATION DU FAIRE,
O cognitif ; interprétatif
30
FIGURE, 89, 161 = compétence
O composante discursive MODALITÉ, 32
FIGURE LEXÉMATIQUE, 90 □ modalisation des états ;
O composante discursive modalisation du faire
FORME DU CONTENU, 8, 140 MODÈLE, 64, 129
= structure = description
□ carré sémiotique □ carré sémiotique ; séquence
narrative
HOMOLOGATION, 143
NARRATIVITÉ, 13
IMMANENCE, 8
= composante narrative
IMPLICATION, 133
NÉGATION, 137, 190
= présupposition
O opération
O relation
-*• sélection
INTÉGRATION, 64
NIVEAU, 9
O programme narratif
□ surface ; profondeur
INTERPRÉTATIF (faire), 19,
NOYAU, 90, 120
45, 173, 178
O figure
O cognitif
□ sème
persuasif
ISOTOPIE, 123 OBJET, 15
O profondeur O énoncé d’état
□ redondance ; sème -*• sujet

203
OBJET MODAL, 17 PRAGMATIQUE, 46, 62, 166
= valeur modale -* cognitif
O modalité PRÉSUPPOSITION, 133
OBJET VALEUR, 17 = implication
O performance O relation
-* sujet d’état □ conformité
OPÉRATION, 137 -*• contrariété ; contradiction
O carré sémiotique PROFONDEUR, 9, 115, 139,
-*• relation 141, 144
OPPOSANT, 23 O niveau
= anti-sujet □ code
O rôle actantiel -*• surface
PARADIGMATIQUE, 24, 59, PROGRAMME NARRATIF
190 COMPLEXE, 66
-*• syntagmatique O programme narratif
PARAITRE, 41 -*• programme narratif d’usage
O modalisation des états ; PROGRAMME NARRATIF, 16,
véridiction 65, 67, 181
-*• être O séquence narrative
PARCOURS FIGURATIF, 94, □ programme narratif com¬
161, 181 plexe ; programme narratif
O configuration discursive ; d’usage
composante discursive -*• anti-programme
PARCOURS SÉMÉM1QUE, 90 PROGRAMME NARRATIF
= sémème D’USAGE, 34, 66, 166
O figure lexématique O programme narratif
PERFORMANCE, 21, 63, 162 -*■ programme narratif com¬
O composante narrative plexe
-*• compétence RÉALITÉ, 36, 165
PERFORMANCE GLORI¬ -* actualité ; virtualité
FIANTE, 50, 62 RECONNAISSANCE, 49, 169
= sanction = sanction
O performance REDONDANCE, 123
PERFORMANCE PRINCI¬ O isotopie
PALE, 18, 62 □ sème
O performance RELATION, 54, 130, 133, 136
□ sujet opérateur O carré sémiotique
PERFORMANCE QUALI¬ -* opération
FIANTE, 36, 62 RELATION DE HIÉRARCHIE,
= compétence 131
O performance ; programme = axe sémantique
narratif d’usage O structure élémentaire
PERSUASIF, 18, 48, 52 -*• relation d’opposition
O cognitif RELATION D’OPPOSITION,
-» interprétatif 131
PERTINENT, 8, 26, 118, 129, O structure élémentaire
185 -* relation de hiérarchie
POLÉMIQUE, 23, 143 RENONCIATION, 25
= affrontement O performance
O performance -* dépossession

204
RÔLE ACTANTIEL.15,25,169 = structure
O composante narrative ; □ carré sémiotique
acteur SUJET, 15
-*■ rôle thématique objet
RÔLE THÉMATIQUE, 98, 162 SUJET D’ÉTAT, 16, 160
O composante discursive ; O énoncé d’état
acteur -*• sujet opérateur
rôle actantiel SUJET MODALISATEUR, 31,
45
SANCTION, 40, 48, 63, 180 = destinateur
O composante narrative O modalisation des états ;
-*■ manipulation modalisation du faire
SCHÉMA, 134 SUJET OPÉRATEUR, 16
O carré sémiotique O énoncé du faire ; perfor¬
SECRET, 43 mance
O véridiction ■* anti-sujet ; sujet d’état
SÉLECTION, 137, 190 SURFACE, 9, 139, 143, 144
O opération O niveau
-*• négation □ composante discursive ;
SÉMANTIQUE, 121, 126 composante narrative
O profondeur -*• profondeur
□ classème; isotopie sémantique SYNTAGMATIQUE, 24, 59, 190
sémiologique -*• paradigmatique
SÈME, 116, 118, 130
TAXINOMIE, 137, 189
= trait ; valeur sémantique
O carré sémiotique
O structure élémentaire
TRAIT, 89, 116, 117
SÈME CONTEXTUEL, 121
= sème ; valeur sémantique
= classème
O structure élémentaire
O sème
TRANSFERT, 22
-*• sème nucléaire
O performance
SÈME NUCLÉAIRE, 120, 187
□ objet valeur
O sème
TRANSFORMATION, 15
-*• sème contextuel
= énoncé du faire
SÉMÈME, 116, 118
O performance
= parcours sémémique
-*• état
O figure lexématique
SÉMIOLOGIQUE, 121, 126 UNIVERS DE VALEURS, 56
O profondeur = axiologie
□ sème nucléaire ; isotopie VALEUR MODALE, 32
sémiologique = objet modal
-» sémantique O modalité ; compétence
SÉQUENCE NARRATIVE, 61, VALEUR SÉMANTIQUE, 136,
64 181
= canonique = trait ; sème
O composante narrative ; VÉRIDICTION, 41
modèle = modalisation des états
STRUCTURE, 129 VIRTUALITÉ, 34, 166
= forme du contenu -*■ actualité ; réalité
STRUCTURE ÉLÉMENTAIRE, VRAI, 43
130 O véridiction

205
BIBLIOGRAPHIE

Nous présentons ici quelques ouvrages et articles « de base » dont la


lecture peut prolonger notre introduction.

R. BARTHES, « Introduction à l’analyse structurale du récit »,


Communications 8, 1966.
R. BARTHES, « L’analyse structurale du récit », Recherches de Sciences
religieuses, t. 58, 1, 1970.
C. BREMOND, « La logique des possibles narratifs », Communications
8, 1966.
C. BREMOND, Logique du récit. Seuil, 1973.
J. CALLOUD, L’analyse structurale du récit, Profac, Lyon, 1973.
J.-C. COQUET, Sémiotique littéraire, Mâme 1973.
J, COURTES, Introduction à la sémiotique narrative et discursive,
Hachette, 1976.
O. DUCROT et al., Qu’est-ce que le structuralisme ?, Seuil, 1968.
O. DUCROT et T. TODOROV, Dictionnaire encyclopédique des sciences
du langage, Seuil, 1972.
U. ECO, La structure absente. Mercure de France, 1972.
C. GALLAND, « Introduction à Greimas », Etudes théologiques et
religieuses, 48, 1, 1973.
GENOUVRIER-PEYTARD, Linguistique et enseignement du français,
Larousse, 1970.
A.J. GREIMAS, Sémantique structurale, Larousse, 1966.
A.J. GREIMAS, Du Sens. Essais sémiotiques, Seuil, 1970.
A.J. GREIMAS, « Les actants, les auteurs et les figures », Sémiotique
narrative et textuelle (C. CHABROL ed.), Larousse, 1973.
A.J. GREIMAS, « Un problème de sémiotique narrative . les objets de
valeur », Langages 31, 1973.

207
A.J. GREIMAS, Maupassant. La sémiotique du texte : exercices
pratiques, Seuil, 1976.
A.J. GREIMAS, « Pour une théorie des modalités », Langages 43, 1976.
A.J. GREIMAS et J. COURTES : Sémiotique : un dictionnaire raisonné
de la théorie du langage, Hachette 1979.
GROUPE D’ENTREVERNES, Signes et paraboles. Sémiotique et texte
évangélique, Seuil, 1977.
L. MARIN, Sémiotique de la Passion, BSR 1971.
F. NEF et al., Structures élémentaires de la signification, Com¬
plexe/Bruxelles, 1976.
V. PROPP, Morphologie du conte. Seuil 1970.
F. RASTIER, Essais de sémiotique discursive, Mâme 1973.
Collectif, Une initiation à l’analyse structurale. Cahiers Evangile 16,
1976.

L’impression de cet ouvrage


a été réalisée par

Compo-System
route de la Glande —69760 Limonest

Dépôt légal 1er trimestre 1984

IMPRIME EN FRANCE

410189
DATE DUE

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CA R R McLEAN, TORONTO FORM #38-297


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Analyse sémiotique a

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Cette introduction expose les éléments d’une théorie
sémiotique qui nous paraissent indispensables et suffisants. En effet,
si l’on veut construire rigoureusement des modèles pour l’analyse
d’un texte, dès qu’on a pu reconnaître un élément pertinent (un
rôle actantiel, une performance, ou un parcours figuratif, ou une
valeur sémantique), il faut voir comment il peut, dans la théorie,
s’articuler à d’autres éléments pertinents (appartenant au même
niveau de description) et selon quelles relations. Il est nécessaire
pour cela d’avoir une vue globale de la théorie qui règle ces niveaux
et ces relations. Nous pensons que cet ouvrage le permettra suffi¬
samment, les exercices pratiques sont d’ailleurs là pour montrer
ce rapport entre les textes analysés et les éléments théoriques.

ISBN 2-7297-0037-4 74 F

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