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Contes

Créoles (ii)
Recueillis par Lafcadio HeaRn
inédits

Transcrits
et traduits en français
par Louis Solo MarTineL

IBIS ROUGE EDITIONS


Contes créoles (ii)
Contes créoles (ii)
Recueillis par Lafcadio HeaRn
en Martinique (1887-1889)

Transcrits et traduits en français


par Louis Solo MarTineL

IBIS ROUGE EDITIONS


© IBIS ROUGe eDITIOnS, Matoury, Guyane, 2001
http://www.ibisrouge.fr
isBn : 2 - 84450 - 121 - 4

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a Saint-Pierre, la ville martyre

à rachelle,
à Pascale,

à Youma.
9

Préface de Sukehiro HIRakawa


(Professeur émérite de l’Université de tokyo)

en 1932, les éditions Mercure de France publièrent un livre


posthume de Lafcadio HeaRn, intitulé Trois fois bel conte contenant
les textes originaux de 6 contes en créole martiniquais qu’il avait
recueillis lors de son séjour à saint-Pierre (1887-1889). dans sa pré-
face détaillée, Charles Marie GaRnieR explique pourquoi ces textes
créoles ont attendu 28 ans, après la mort de HeaRn, pour être enfin
publiés avec une traduction française de serge denis.
GaRnieR s’était rendu à tokyo en 1900, n’ayant pas pu rencon-
trer HeaRn, il le contacta par écrit et lui demanda un conte japonais
pour une revue française. Par lettre rédigée en français, HeaRn lui
répondit qu’un conte japonais serait incompréhensible par un jeune
public, dépourvu de connaissances sur la vie japonaise. il lui fit alors
une autre proposition, un petit cahier contenant des textes originaux
en créole : « Pendant mon séjour à la Martinique, j’ai recueilli un
nombre de contes créoles, très baroques, qui sont à la fois amusants
et dignes de l’attention de quelques folkloristes. Si vous voulez bien
imprimer le texte créole, avec sa traduction française en face, sur la
même page, ces histoires auront, je crois, quelque succès. (…) Ce
que je vous offre ne se trouve pas facilement ailleurs, car la
Martinique est finie pour jamais. C’est comme un manuscrit de
Pompéi, maintenant, ce petit recueil de contes : un tout petit
cahier. » Cette lettre fut écrite, le 26 octobre 1903, soit un an après
la destruction totale de la ville de saint-Pierre par l’éruption du vol-
can Pelée, le 8 mai 1902 et un an avant la mort prématurée de HeaRn
survenue le 26 septembre 1904, à tokyo à l’âge de 54 ans. Lorsque
Garnier réussit finalement à publier ces 6 contes, il fit imprimer éga-
lement la table des matières établie par HeaRn, 34 contes y sont
répertoriés. tout compte fait, cela suppose que l’écrivain avait noté
10 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

d’autres contes sur d’autres carnets. en 1988, je découvre chez l’un


des descendants de Lafcadio HeaRn, M. akio inaGaki, un carnet
intitulé : Contes créoles (N°2). Faute de connaissances linguistiques
sur le créole martiniquais, je ne pouvais en faire le déchiffrement.

Par une heureuse coïncidence, sur la recommandation du pro-


fesseur Jacqueline PiGeot, mon ancienne collègue de l’université
Paris vii, Louis solo MaRtineL, étudiant en littérature comparée et
originaire de Martinique, vint me voir à tokyo en 1996. désirant
poursuivre ses recherches sur HeaRn au Japon, il était venu me
demander mes impressions sur sa thèse qu’il préparait sur l’œuvre
de HeaRn. Je lui montrai alors la photocopie du carnet et lui recom-
mandai de travailler sur ce nouveau matériel. MaRtineL, en parcou-
rant ces textes créoles s’écria : « C’est hallucinant ». Ce jeune
chercheur martiniquais, en arrivant au pays du soleil levant, trouva
un patrimoine culturel de ses ancêtres martiniquais sous cette forme
inattendue. quelle heureuse découverte et quelle heureuse redécou-
verte de sa langue maternelle d’il y a plus de cent ans. il se mit
immédiatement à l’œuvre et déchiffra les 8 contes, quelques pro-
verbes créoles et d’autres éléments. Puis, il entama la traduction
française. nous avons fait ensuite deux communications conjointes,
l’une à l’assemblée de la société japonaise de littérature comparée
en septembre 1997 à l’université de tokyo (komaba) et l’autre au
congrès annuel de la société japonaise de langue et de littérature
françaises. Ces communications ont été partiellement publiées dans
la revue Hikaku Bungaku Kenkyu (études de littérature comparée),
n°72, un numéro spécial consacré à la littérature créole, (tokyo,
editions kôbunsha, 1998). en juin 2000, au symposium
« international Perspectives », commémorant le 150e anniversaire
de la naissance de HeaRn, à l’université de tokyo (Hongo), le public
japonais apprécia une lecture en créole du conte Pié-chique-à et son
interprétation japonaise par le groupe de lectrices « Parola ».
L’odyssée se poursuit en Martinique en février 2001, en mai 2002,
conférences à l’université de Martinique et à saint-Pierre. ainsi,
après un long périple, les contes retrouvent leurs sources originelles.

aujourd’hui, ces textes dépassent les limites de la publication


académique, pour connaître une vulgarisation plus large. Je suis très
heureux de participer à une telle aventure et de voir cette publication
aboutir grâce à une collaboration interculturelle. Je remercie tous les
PRéFaCe 11

descendants de Lafcadio HeaRn pour la conservation de ce carnet,


dont les valeurs linguistique, folklorique et littéraire, seront appré-
ciées par les lecteurs.
13

« Le souvenir de la Martinique
dans la vie quotidienne de Lafcadio HeaRn »
toki koizUMi (Petit-fils de Lafcadio HeaRn)

Martinique, cette île française de l’archipel des antilles parse-


mées dans la mer des Caraïbes aurait été un lieu utopique de la géo-
graphie cordiale de Lafcadio HeaRn. en tant que descendant, je
voudrais exprimer ici ma profonde gratitude et mon immense plaisir
de voir qu’aujourd’hui, Louis solo MaRtineL, natif de cette île et
chercheur au Japon autour de l’œuvre de HeaRn, puisse publier un
livre qui consacre les relations entre HeaRn et la Martinique. et je
félicite cette publication de tout cœur.
il me semble que le souvenir de la Martinique dans la vie quoti-
dienne de HeaRn s’associait à cet aspect de haré (notion ethnolo-
gique dont le sens serait voisin de festivité) et demeura pour lui le
symbole de akurusa (notion générale de lumière, clarté) d’un point
de vue spirituelle. Mon père kazuo koizUMi, fils aîné de l’écrivain
se souvient de lui, lorsqu’il était de bonne humeur, fredonnant sou-
vent une chanson populaire du folklore martiniquais : Bom ! ti can-
not ! ... alé châché, ... méné vini ! Bom ! ti cannot ! Chanson gaie
qu’il a rapportée dans son roman martiniquais Youma. Mon père
nous raconta également que d’autres chansons martiniquaises
pleines de joies s’échappaient de son bureau et mettaient toute la
famille de bonne humeur. de même, mon cousin akio inaGaki, fils
aîné de iwao inaGaki (deuxième fils de l’écrivain) m’a confié
récemment que son père fredonnait tout le temps ce refrain enjoué
Bom ! Ti cannot ! tout cela nous apprend, de manière inattendue,
que les deux fils de l’écrivain ont gardé un bon souvenir de cet air
léger et rythmé de calypso et qu’ils l’ont chanté et donc transmis à
leurs familles.
14 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

Lorsqu’il vivait à tokyo, HeaRn aimait passer ses vacances à


Yaizu1. il est probable qu’il ait intentionnellement associé Yaizu à
saint-Pierre. Peut-être parce que le port de Yaizu ressemble à celui
de saint-Pierre du point de vue du climat (atsusa : chaleur), de la
topographie (umi : mer), et de la mentalité (jiyuu : sentiment de
liberté). en tout cas, kazuo koizUMi nous rappelle que son père ne
manquait pas d’évoquer la Martinique quand il conversait avec les
habitants de Yaizu. on sait aussi que pendant toutes ces années pas-
sées au Japon, HeaRn cherchait plutôt qu’un doux climat (atata-
kasa), une chaleur torride (atsusa). Les deux ans qu’il a passés en
Martinique n’en finissaient pas alors de représenter pour lui la joie
(tanoshisa) et l’espoir (kibou).

traduit par Hidehiro taCHiBana,


Professeur de l’Université de waseda.

1 Yaizu : ville portuaire située au sud-ouest de tokyo dans la préfecture de shizuoka.


(Les notes et les parenthèses sont ajoutées par Louis solo MaRtineL)
15

« HeaRn et la Martinique »
Bon kOIzUMI (arrière-petit-fils de Lafcadio HeaRn)
Professeur de l’Université de Matsue

C’était au printemps 1987, juste avant de me rendre à mon poste


à Matsue2, j’étais en train de ranger mes affaires dans ma maison à
tokyo en compagnie de mon père, quand j’ai remarqué une vieille
boîte, couleur crème. Je l’ai ouvert, et j’ai découvert des photos en
sépia, vieillies par le temps. elles représentaient des paysages et des
visages étrangers. J’ai, sur l’instant, réalisé qu’elles avaient été
prises en Martinique à cause des paysages et des architectures tropi-
cales et des métisses qui portaient des lourdes charges sur leurs têtes,
mais aussi à cause des mentions manuscrites : Saint-Pierre,
Capresses, Porteuses portées par HeaRn lui-même. Pour son
deuxième voyage en Martinique, il avait fait l’acquisition de papier
et d’un appareil photo de marque Detective. a-t-il pris ces photos
lui-même ? J’en doute, à cause de sa mauvaise vue. Cependant,
parmi celles que j’ai retrouvées, certaines étaient floues, ratées. on
peut s’imaginer qu’il en ait pris quelques-unes lui-même.
Par quel heureux hasard, ces photos demeuraient chez moi pen-
dant tout un siècle ? et que l’on ait retrouvé ces photos en 1987, soit
cent ans après le premier voyage de HeaRn en Martinique, était-ce
un signe du destin ? quand on sait que nous avons subi à tokyo les
bombardements de la deuxième Guerre mondiale en 1945, le grand
tremblement de terre en 1923, et qu’après la mort de HeaRn en
1904, qu’on a déménagé onze fois, cela relève d’un petit miracle.
Miracle qu’il a lui-même initié en emportant avec lui toutes ces pho-
tos au Japon en 1890. et c’est grâce à ce geste, qu’elles sont entre
nos mains aujourd’hui. on comprend dès lors, à quel point, la

2 ville de la préfecture de shimane, au sud-ouest de tokyo.


16 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

Martinique lui devait être chère. il vantait si souvent les charmes des
antilles à sa famille, à tel point que sa femme setsu koizUMi, qui
comprenait difficilement les noms étrangers, s’est souvenue du nom
de « Martinique » sa vie durant.
Peu de temps après son arrivée au Japon, HeaRn s’installa à
Matsue. il racontait son expérience martiniquaise dans les milieux
d’enseignants, à travers des conférences qu’il intitulait « sur les
indes orientales ». Pour beaucoup de spécialistes, le volume
Glimpses of an unfamiliar Japan basé sur son expérience à Matsue
ont de fortes similitudes avec Two years in the French West indies
établi à partir d’une expérience martiniquaise. similitudes de la
méthode d’observation utilisée (Field work) et du genre du récit. Ce
sont deux récits de voyage d’intérêt ethnographique dans lesquels
l’observateur se mélange à la population locale. quelle est la nature
de cette force magnétique qui s’opère entre HeaRn et la Martinique ?
Patrick CHaMoiseaU et Raphaël ConFiant, deux célèbres écri-
vains contemporains martiniquais présentent ainsi HeaRn :
« l’écrivain anglo-héllène, de nationalité américaine,
Lafcadio Hearn qui, à la fin du xixe siècle, recueillit les contes
créoles de Louisiane et de la Martinique, vécut avec délices
dans le Saint-Pierre d’avant l’éruption, publiant également
des ouvrages pleins d’amour pour les paysages et les hommes
martiniquais, paraissant un instant s’enraciner ici-là, avant
de partir pour le Japon où il épousa une femme du cru et écri-
vit des ouvrages en japonais. Homme à l’identité multiple,
Lafcadio Hearn a eu l’intuition de la Diversalité. »3
Ce passage, que l’on pourrait juger trop court pour un essai aussi
volumineux, contient quelques malentendus4, cependant ils ont fait
mention de l’essentiel à savoir l’identité multiple et l’intuition pour
la diversalité de HeaRn.
dans l’amérique du xixe siècle, où l’origine, la couleur de la
peau, et même la taille étaient des critères d’exclusion, on imagine
que le petit gréco-irlandais à teint mat, conscient de son métissage
d’oriental et d’occidental, intégra inconsciemment le complexe d’in-

3 Tracées antillaises et continentales de la littérature 1635-1975, traduit en japonais


par osamu nisHitani.
4 HeaRn n’était pas de nationalité américaine, mais britannique puis naturalisé
Japonais, et il n’a pas écrit d’ouvrages en japonais, à notre connaissance.
intRodUCtion 17

fériorité. dès lors, il garda une répulsion envers le principe d’exclu-


sivité du christianisme et envers celui de la suprématie de la race
blanche. il manifesta un intérêt envers la culture des noirs et c’est
tout naturellement qu’il fut attiré par la diversité de la culture créole
et de la tolérance qu’elle engendre. C’est dans cette atmosphère qu’il
se laissa attirer par la Martinique.
en avril 1994, j’ai remis des copies et des photos aux autorités
martiniquaises. J’en ai gardé un excellent souvenir. J’ai eu l’honneur
de remettre directement à M. aimé CésaiRe, maire de Fort-de-
France et grande figure des antilles et à M. Louis PieRRe-CHaRLes,
maire de saint-Pierre, ainsi qu’à M. émile CaPGRas président du
conseil régional, un exemplaire agrandi et encadré de la photo Les
porteuses sur laquelle il y avait ce commentaire de HeaRn : a halt
at the baker’s gretting ready to start again. M. aimé CésaiRe, à qui
l’on témoigne un profond respect, est présenté par les écrivains de la
créolité comme celui qui ouvre le chemin de l’antillanité qu’on peut
aujourd’hui définir.5 À notre rencontre, il s’est exclamé Oh ! Yakumo
KOizuMi ! et il m’a serré dans ses bras. en lui remettant la photogra-
phie, je fus impressionné par son regard paisible et joyeux. À la fin
de la visite, en sortant de la mairie de Fort-de-France, j’ai aperçu un
panneau sur lequel était inscrit ParKinG LafCadio HearN. Je n’ai
jamais vu de si grand panneau, même pas à Matsue. en tant que des-
cendant, je suis heureux de savoir que les Martiniquais honorent
ainsi le nom d’un écrivain qui ne résida au pays que deux ans.
Personnellement, après cinq jours, je ne voulais pas repartir et je me
suis souvenu que la Martinique était surnommée : Le pays des reve-
nants. Le retour des photos signifiait pour moi le retour de l’âme des
koizUMi au pays natal.
Je voudrais pour finir, féliciter M. Louis solo MaRtineL qui fait
des recherches sur HeaRn au Japon et qui publie aujourd’hui ce pre-
mier livre.
À la fin du xixe siècle, beaucoup considéraient le Japon (insula-
rité asiatique) et la Martinique (insularité caraïbe) comme des
régions marginales, considéraient peu ces contrées, régions loin-
taines à l’exception de HeaRn qui avait une vision à identité multiple

5 eloge de la créolité traduit par kunio stUnekawa.


(Les notes sont ajoutées par Louis Solo M arTineL)
18 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

plus humaine du fait de ces origines plurielles. Je reste convaincu


qu’a l’aube du xxie siècle ces régions seront tolérées pour leurs
vraies valeurs, sans préjugés, libérées du poids de la religion et de la
civilisation dominante et de la culture unique dépassant ainsi la
dimension historique hégélienne.

traduit par Hidehiro taCHiBana


Professeur de l’Université de waseda.
19

CoNTeS CrÉoLeS (ii)

Remarques liminaires 21
Les premières pages du manuscrit 23
1 Pié-chique-à 29
Correspond à la pièce xii du sommaire de
Trois fois bel conte, non publiée
2 Compè lapin adans bassin li roi 41
Correspond à la pièce xiii du sommaire de
Trois fois bel conte, non publiée
3 zistoi piment 49
Correspond à la pièce xviii du sommaire de
Trois fois bel conte, non publiée
4 Tête 55
Correspond à la pièce xiv du sommaire de
Trois fois bel conte, non publiée
5 Maman Marie 63
Correspond à la pièce xv du sommaire de
Trois fois bel conte, non publiée
6 Li roi té ka mandé yon batiment 77
Correspond à la pièce xvi du sommaire de
Trois fois bel conte, non publiée
7 Ti Poucette 87
Correspond à la pièce xvii du sommaire de
Trois fois bel conte, non publiée
8 adèle épi Ti Jean 97
Correspond à la pièce xix du sommaire de
Trois fois bel conte, non publiée
Les dernières pages du manuscrit 103
21

reMarQUeS LiMiNaireS

Dans les premières et les dernières pages de son manuscrit,


Hearn a recueilli une série de notes, au hasard des promenades et
des discussions. ainsi, y trouve-t-on des prénoms, (sans doute cher-
chait-il des prénoms pour les personnages de ses romans), une
adresse, des références à la faune, à la flore, des références géogra-
phiques, des références bibliographiques et des proverbes (que l’on
retrouve dans « Gombo zhèbes », Little Dictionnary of Creole
Proverbs, Selected from Six Creole Dialects, by Lafcadio Hearn,
1885), des adages populaires, des textes incomplets de chansons et
même des dessins et des croquis. Bref une peinture de la Martinique
d’antan et un parler authentique des habitants de Saint-Pierre qu’il
côtoya (1887-1889) se trouvent en raccourci, dans ces phrases sou-
vent incomplètes et confuses. elles représentent des morceaux de la
culture populaire antillaise.
Cela nous informe sur la méthode de travail du copiste, du folk-
loriste et les difficultés d’un tel travail. il n’a pas été possible (écri-
ture illisible) de transcrire et de traduire, l’ensemble de ces éléments
sans emballage. Cependant la démarche scientifique et le souci
d’authenticité qui guident notre travail nous obligent à tenter une
transcription et une traduction si incomplètes soient-elles.
23

Les premières pages du manuscrit


24 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

Bon-dié li conm vent vent tou-patout et nous pa save ouè li. Li ka


touché nou - li ka bou’vessé lamè.1
___

quan poi cò moin adans difè, moin fout bien brilé.


___

Çe moune la ! - mi bon laitt ! - mi bon laitt ! - mi bon laitt cru !


Pharosia, valérine, annissette, azié, Féfé, Ferdine, Géromia
___

Catéchisme en langue créole par M. Goux missionnaire apostolique


à la Martinique
Paris, imprimerie de H vrayet
de sURCY et Cie (72/ / )
Rue de sèvres 37-1842

——- 2
di bacoué 3 mouri
Guin guin
tout zenfans dansé
Guin guin
tout tis ouèseaux dans bois vini ouè.
___

La semaine ou en châle et dimanche ou en xxx4

1 on retrouve cette phrase dans (ti canotié), l’histoire de deux enfants perdus en pleine
mer entre la Martinique et la dominique. terrorisés par les immensités, ciel, mer,
vent, les requins et la mort, ils discutent sur l’existence de dieu (The good god is lik e
the Wind: the Wind is ev ery where, and we cannot see it, it touches us, it tosses the
sea.). L. HeaRn, Two y ears in the French West indies vol iii, p. 373.
2 Liste de prénoms raturés et parfois illisibles.
3 on peut supposer qu’il s’agit d’un personnage du folklore aux antilles, je n’ai mal-
heureusement pas pu l’identifier.
4 Phrase illisible.
Les PReMièRes PaGes dU ManUsCRit 25

Le Bon dieu est comme le vent. Le vent est partout et nous ne pou-
vons pas le voir. il nous touche. il bouleverse la mer.
___

quand mon corps est en feu, je brûle bien.


___

Peuple ! voilà du bon lait ! voilà du bon lait ! voilà du bon lait cru !
Pharosia, valérine, annissette, azié, Féfé, Ferdine, Géromia.
___

Catéchisme en langue créole par M. Goux missionnaire apostolique


à la Martinique.
Paris, imprimerie H vrayet
de sURCY et Cie (72/ / )
Rue de sèvres 37-1842
___

« di bacoué » est mort


Guin, Guin
tous les enfants dansent
Guin, guin
tous les oiseaux des bois sont venus voir.
___

La semaine, tu es en châle et le dimanche xxx.


26 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

___

Mo pa ni maman
Mo pa ni papa
toutt ti zoueseaux ka caca assous moin.
—— -5

Manselle aubestine
canari là cassé
tout bouillon la renversé.
___

Li temps bel, bel, bel, maman


Lamé beau - tout ti
pouesson ka fé lakilibite, Marie femme mette châle ou et a nou
pouémémé.
___

zaffai zoie pas zaffai cana.


___

si moin té ka vend’ chapeau, à fòce moin ni malhè toutt maman té


ké fé yches sans tête.

___

avant ou ri, moin ja compté tout dents qui nans bouche ou

5 Liste de prénoms raturés, parfois illisibles.


Les PReMièRes PaGes dU ManUsCRit 27

___

Je n’ai pas de mère


Je n’ai pas de père
tous les petits oiseaux font caca sur moi.
___

Mademoiselle aubestine,
La marmite est cassée,
tout le bouillon est renversé.
___

quel beau temps ! La mer est belle, les poissons font la culbute,
Marie, femme, mets ton châle et allons nous promener.

___

Les affaires des oies ne sont pas les affaires des canards
___

si je vendais des chapeaux, j’ai tellement de malchance que toutes


les mères feraient des enfants sans tête.
___

avant même que tu te moques de moi, j’ai déjà compté toutes les
dents de ta bouche.
29

Pié - Chique - à
30 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

« Bonne, bonne fois... »


« trois fois bel conte »

téni yonn maman qui téni dè yches, - yonne té ka crié Marie ; -


lautt là Pié-Chique-à. tou lesouès Marie té ka sòti ; Maman y ka di :
« oti la ou ka’llé, mafi ? - Y ja yonn 1 au souè,- rété içi ! » Marie ka
réponne : - « Moin ka’llé acaïe yonne ti zami moin. » Mamam-y ka
di : « ou p’allé couté moin : - çe tant pi p’ou ».

Yonne beau jou, Pié-Chique-à ka di : - « Maman, moin ké veillé


sésé moin ausouè-là ». quand Marie allé Pié-Chique-à allé suive-li,
sans Marie té vouè. quan Marie rivé yonne cétain coté y ka ouè
yonne joli ti kilott à tè dans chimin-là. Marie ka di : - « ah ! si Pié-
Chique-à té la ; moin té baill’y kilott-a. » Pié-Chique-à ka réponne y :
- « sésé, mi moin ! » Marie ka di : - « Coument, Pié-Chique-à, -la ou
ka allé deïé moin ? Moin ka allé la caïe yonne ti zami moin, - moin
ka ritouné tout suitt ; - moin ka ba ou ti kilott-à ; - allé ritou 2 à caie
maman-moin ». Pié-Chique-à ka réponne li : - « oui, sésé, moin ka
allé ». Marie ka couè Pié-Chique-à allé. Marie ka continué route li.
Pié-Chique à té serré deïé yonne pié bois, ka veillé Marie. quan
Marie rivé dans ti bouin plis loin, y ka ouè yonne joli ti gilet, épi
yonne ti chimise, à tè dans chimin-la. Marie ka rété, - y ka di : « ah!
si Pié-Chique-à té là moin té ké baill y ti gilet-là épi ti chimise-là ».
Pié-Chique-à serré deïé yonne pié-bois ka réponne li : - « sésé, mi
moin ! » Marie ka di : - « Pié-Chique-à ess moin pa di ou allé ? Moin
ka ba ou ti gilet-a, épi chimise là : si ou pa ritouné çe tant pi po’ou
épi moin ». Marie ka allé toujou. Y ka couè Pié-Chique-à allé. Pié-
Chique-à ka serré toujou deïé yonne pié-bois. Marie ka allé yonne ti

1 toutes les ratures appartiennent au manuscrit.


2 /allé/ se traduit par « va » ou « retourne », la nuance est appréciée par le contexte. ici
HeaRn a privilégié la forme la plus authentique /allé/ au lieu de /ritouné/ pour traduire
« retourner ».
Pié-CHiqUe-À 31

« Une fois beau,... » dit le conteur


« Le conte sera trois fois beau » répond l’auditoire

il y avait une mère qui avait deux enfants. Une fille qui s’appe-
lait Marie, et un garçon Pié-Chique-à. tous les soirs, Marie sortait,
sa mère lui disait : « où vas-tu, ma fille ? C’est déjà le soir, reste
ici ! » Marie répondait : « Je vais chez mon petit ami ». sa mère lui
disait : « tu ne veux pas m’écouter, ce sera tant pis pour toi ».

Un beau jour, Pié-Chique-à dit : « Maman, je vais surveiller ma


sœur ce soir ». quand Marie s’en alla, Pié-Chique-à la suivit, sans
que Marie ne le voie. quand Marie arriva à un certain endroit, elle
vit une jolie petite culotte par terre, sur le chemin. Marie dit : « ah
si Pié-Chique-à était là, je lui donnerais la culotte ». Pié-Chique-à lui
répondit : « sœur, me voilà !» Marie dit : « Comment Pié-Chique-à,
où vas-tu derrière moi ? Je vais chez mon petit ami, je retourne tout
de suite. Je te donne la petite culotte, retourne à la maison ». Pié-
Chique-à lui répondit : « oui, sœur, je m’en vais ». Marie crut que
Pié-Chique-à s’en était allé. Marie continua sa route. Pié-Chique-à
s’était caché derrière un arbre, il surveillait Marie. quand Marie
arriva un peu plus loin, elle vit un joli petit gilet avec une petite che-
mise par terre, sur le chemin. Marie dit : « ah ! si Pié-Chique-à était
là, je lui donnerais le petit gilet et la petite chemise. Pié-Chique-à
caché derrière un arbre, lui répondit : « sœur, me voilà ! » Marie dit :
« Pié-Chique-à ! ne t’ai-je pas dit de t’en aller ? Je te donne le petit
gilet et la chemise, si tu ne retournes pas, ce sera tant pis pour toi ».
Marie continua sa route. elle croyait que Pié-Chique-à s’en était
allé. Pié-Chique-à était toujours là, caché derrière un arbre. Marie
32 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

bouin plis loin, y ka ouè yonne joli ti souyé, épi yonne chapeau. Y
ka di : « ah ! si Pié-Chique-à té la, moin té ké bail y ti chapeau-à épi
souyé-à ». Pié-Chique-à sérré deïé yonne pié-bois ka réponne li : -
« sésé, mi moin ! » Marie ka réponne li : - « Moin té di ou allé - moin
ka ba ou ça. si ou pa viré, moin ka ba ou yonne grand coup ».

Marie allé toujou, y ka coué Pié-Chique-à ritouné. Marie rivé là


y té kallé là. Pié-Chique-à rentré deïè Marie, y pa quitté Marie ouè
y, -y rentré enba yonne canapé. Cé té a caïe le grand diabe Marie té
kallé là. Marie té ka faim fé lanmou épi le grand diabe. Pié-Chique-
à serré enba canapé-à, y pa ka di arien. Y ka gadé tou ça grand diabe-
là té ka fai épi sésé y : Marie soupé épi grand diabe-la. Lhè Marie
fini soupé, y allé couché assou canapé là, yonne ti sommeil pouend
y. diabe-là té ka veillé y. quand diabe-là ouè ti sommeil la pouend
Marie, - Pié-Chique-à enba canapé a ka gadé tou ça, - diabe-là3 piti
jambette, épi yonne ti zassiètte et pendant Marie ka dòmi assou
canapé-à, li vini à ka chanté :

«Tiré zié-la !
Metté zié-la !
zin - zon - malaizon -
zon - zon !» 4

et diabe-là tiré yonne zié Marie épi ti jambette là, - y metté zié
y la dans ti zassiett-là. Y pouend ti jambette-là, y ka tiré lautt zié -
Marie la, - toutt pendan y ka chanté encò :

«Tiré zié-la !
Metté zié-la !
zin - zon - malaizon -
zon - zon !»
3 ici, nous constatons l’abscence de forme verbale dans ce segment. nous avons traduit
par « prit » un mot manquant qui pourrait être /pouend/.
4 Formules invoquant le surnaturel. serge denis dans Trois fois bel conte, explique que
ce type de formule serait d’origine africaine avec des termes français qui s’y mélan-
Pié-CHiqUe-À 33

alla un peu plus loin, elle vit de jolis souliers et un chapeau. elle dit :
« ah ! si Pié-Chique-à était là, je lui donnerais le chapeau et les sou-
liers ». Pié-Chique-à caché derrière un arbre lui répondit : « sœur,
me voilà ! » Marie lui répondit : « Je t’avais dit de t’en aller. Je te
donne tout cela, si tu ne retournes pas, je te donnerai un grand
coup ».

Marie continua sa route, croyant que Pié-Chique-à était


retourné. Marie arriva là, où elle devait aller. Pié-Chique-à entra der-
rière Marie, sans laisser Marie le voir. il se mit sous un canapé.
C’était chez le Grand diable que Marie allait. Marie fit l’amour avec
le Grand diable, Pié-Chique-à était caché sous le canapé, il ne disait
rien. il regardait tout ce que le Grand diable faisait avec sa soeur.
Marie soupa avec le Grand diable, puis sitôt qu’elle eut fini de sou-
per, elle se coucha sur le canapé, et un petit sommeil l’emporta. Le
diable la surveillait. quand le diable vit qu’un petit sommeil
emporta Marie, - Pié-Chique-à, sous le canapé regardait tout cela, -
le diable prit un petit couteau et une petite assiette, et pendant que
Marie dormait sur le canapé, il s’en approcha en chantant :

« Tiré zié-la !
Metté zié-la !
zin - zon - malaizon -
zon - zon ! »

et le diable enleva un œil de Marie avec son petit couteau, il mit


l’œil dans la petite assiette. il prit le petit couteau, il enleva l’autre
œil de Marie, tout en chantant encore :

« Tiré zié-la !
Metté zié-la !
zin - zon - malaizon -
zon - zon ! »
34 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

Marie pa té ka oué piess. diabe-là pouend ti zassiett-là épi ti


jambette là, - y metté y en létagè.

épi diabe là allé invité toutt canmarade-li, toutt diabe pou vini
mangé Marie. alhè diabe là allé, Pié-Chique-à sòti enba canapé-à, y
ka di « Sésé, ça moin épi maman moin té ka di ou ? » Marie ka
réponne y : « Pié-Chique-à ! - ess ou qui là ? – Sauvé sésé-ou
‘lavie ! » Pié-Chique-à ka réponne y : « Moin ! - ou pa té lè moin vini
épi ou, et ou’lè moin sauvé-ou lavie ! »

Pié-Chique-à pouend yonne chaise, monté (en haut)5 enlai


létagè-là, pouend ti zassiett-là, épi ti jambette-là, y vini coté sésé y
ka di :

« Metté zié-la !
Tiré zié-la !
zin - zon - malaizon -
zon - zon ! »

Y metté yonne zié Marie ; y pouend lautt zié-a, y di :

« Metté zié-la !
Trié zié-la !
zin - zon - malaizon -
zon - zon »

Pié-Chique-à metté tou lé dézié Marie-là, épi y di Marie comm-


ça : - « Pouend l’allée Café là : moin ka pouend tout largent diabe-
la, épi toutt largenterie, épi violon-là. Moin ka passé Grand
Chimin ». Marie pàti, y passé l’allée Café-là, épi Pié-Chique-à passé
Grand Chimin. dépi Pié-Chique-à sòti à caïe diabe-la y ka chanté,
épi violon :

5 Parenthèses de HeaRn /(en haut)/ lui paraissait trop près du français, il préféra /enlai/.
Pié-CHiqUe-À 35

Marie ne voyait plus rien du tout. Le diable prit la petite assiette


et le petit couteau, il les mit sur l’étagère.

Puis le diable s’en alla inviter tous ses amis diables, pour venir
manger Marie. sitôt le diable parti, Pié-Chique-à sortit de dessous
du canapé, il dit à sa sœur : « Sœur ! qu’est ce que, maman et moi,
nous t’avions dit ? » Marie répondit : « Pié-Chique-à, - c’est bien
toi ! - Sauve la vie à ta sœur ! » Pié-Chique-à lui répondit : « Moi !
tu ne voulais pas que je vienne avec toi, et maintenant tu voudrais
que je te sauve la vie ! »

Pié-Chique-à prit une chaise, il monta sur l’étagère, prit la petite


assiette et le petit couteau, il vint près de sa sœur en disant :

« Metté zié-la !
Tiré zié-la !
zin - zon - malaizon -
zon - zon ! »

il mit un œil à Marie, il prit l’autre œil et il dit :

« Metté zié-la !
Tiré zié-la !
zin - zon - malaizon -
zon - zon ! »

Pié-Chique-à remit les deux yeux à Marie et lui dit : « Prends


l’allée Café, moi je prends tout l’argent du diable et toute son
argenterie et le violon. Je passerai par le Grand Chemin ». Marie
partit par l’allée Café et Pié-Chique-à par le Grand Chemin. dès
qu’il sortit de la maison du diable, Pié-Chique-à chanta en jouant du
violon :
36 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

« Tiré zié-la !
Metté zié-la !
zin - zon - malaizon -
zon - zon ! »
(4 fois)

Pié-Chique-à rencontré yonne foule diabe-là - ka mandé y : « Ti


gaçon là ou sòti ? » Pié-Chique-à ka réponne y, sans ni pè ni arien :
- « Moin sòti à caïe parrain moin, - anh ! coument ! » Foule diabe ka
mandé y encò : « Çà ou sòti fè ? » Pié-Chique-à ka réponne y : « Moin
sòti appouend joué violon ».6 Foule diabe là ka réponne y : « Joue
yonne ti bouin là pou moin nou entanne ». Pié-Chique-à ka pouend :

« Tiré zié-la !
Metté zié-la !
zin - zon - malaizon
zon - zon ! »

Foule diabe là ka réponne li : « Plis bel là deïé ». Pié-Chique-à ka


allé toujou, y ka jouind yonne autt foule diabe, encò pli méchant.
Foule diabe là ka mandé y : « Ti gàçon là ou sòti ? » Pié-Chique-à ka
réponne : « Moin sòti àcaïe parraim moin coument ? » diabe-là ka
mandé y : « Çà ou sòti fé ? » - « Moin sòti appouend joué violon -
coument ? » diabe-là ka di : - « Joue yonne ti bouin la pou nou
entenne ». Pié-Chique-à ka pouend épi violon :-

6 Le passé récent français (venir + infinitif) dans « je viens de manger », peut se former
en créole guadeloupéen avec (sòti + verbe) comme dans l’expression (mwen sòti
mangé). en Martinique, on utilise la modalité prédicative (fini + verbe), comme dans
(mwen fini mangé). ici, il semblerait que ce soit la provenance qui soit exprimée avec
une légère allusion au caractère récent de l’action. nous conservons la construction
Pié-CHiqUe-À 37

« Tiré zié-la !
Metté zié-la !
zin - zon - malaizon -
zon - zon ! »
(4 fois)

Pié-Chique-à rencontra une foule de diables qui lui demanda :


« Petit garçon, d’où sors-tu ? » Pié-Chique-à répondit sans aucune
peur : « Je viens de chez mon parrain et comment ! » La foule de
diables lui demanda encore : « Qu’est ce que tu es sorti faire ? » Pié-
Chique-à répondit : « Je viens d’apprendre à jouer du violon ». Les
diables lui répondirent : «Joue nous un peu pour que nous t’enten-
dions ». Pié-Chique-à joua :

« Tiré zié-la !
Metté zié-la !
zin - zon - malaizon
zon - zon ! »

La foule de diables lui répondit : « Le plus beau est derrière ».


Pié-Chique-à continua sa route, il rencontra une autre foule de
diables, beaucoup plus méchants. La foule de diables lui demanda :
« Petit garçon d’où sors-tu ? » Pié-Chique-à répondit : « Je viens de
chez mon parrain et comment ! » Les diables lui demandèrent :
« Qu’est-ce que tu es sorti faire ? » - « Je viens d’apprendre à jouer
du violon et comment ! » Les diables dirent : « Joue un peu pour que
nous entendions ». Pié-Chique-à joua au violon :
38 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

« Tiré zié-là !
Metté zié-là !
zin - zon - malaizon -
zon - zon ! »
(4 fois)

diabe-là ka di : - « allé : ou chappé - pace ou chanté ça épi joué


ça bien ». alò Pié-Chique-à ka allé, - tout en chantant pendant y ka
chanté, et ka joué violon-y. Y ka arrivé à caïe maman y, en sembe,
ensembe, épi Marie. Marie ka installé assou yonne chaise y ka peïdi
la paouôle. quand la paouôle riviré, Pié-Chique-à métté a raconté
tou ça qui rivé Marie. Pié-Chique-à ka di ba maman-y épi papa-y :
« Sésé moin té entêté y pa té’lè couté pésonne, - y pa té’lé moin vini
épi-y : - eh ! ben ! - gadé tou ça qui rivé y. » toutt moune ka pléré.

Lendimain matin maman y épi papa y méné y dans léglise pou


Missié l’abbé té passé létôle assou Marie. Missié labbé passé l’étôle
assou y ; Missié l’abbé baill y yonne pile bénédiction. Maman y
méné allé à caïe li. toutt lagent Pié-Chique-à té pouend à caïe diabe-
là y ba li maman li épi papa y - yo acheté gouôs comm ça à mangé,
gouôs comm ça à bouè ; yo bail yonn grand déjeuné.

(signature)7

7 signature illisible, mais elle ne semble pas être celle de HeaRn.


Pié-CHiqUe-À 39

« Tiré zié-là !
Metté zié-là !
zin - zon - malaizon -
zon - zon ! »
(4 fois)

Les diables dirent : « Va ! tu es sauvé parce que tu as bien chanté


et bien joué cela ». alors, Pié-Chique-à s’en alla, tout en chantant et
en jouant du violon. il arriva à la maison de sa mère, en même temps
que Marie. Marie s’installa sur une chaise, elle avait perdu la parole.
quand la parole revint, Pié-Chique-à se mit à raconter tout ce qui
était arrivé à Marie. Pié-Chique-à dit à sa mère et à son père : « Ma
sœur était entêtée, elle ne voulait écouter personne, elle ne voulait
pas que je vienne avec elle. eh bien ! regardez tout ce qui lui est
arrivé ». tout le monde pleurait.

Le lendemain matin, sa mère et son père l’emmenèrent à l’église


pour que Monsieur l’abbé puisse passer l’étole sur Marie. Monsieur
l’abbé lui passa l’étole et il lui donna beaucoup de bénédictions. sa
mère la ramena à la maison. tout l’argent que Pié-Chique-à avait
pris chez le diable, il le donna à sa mère et à son père. ils achetèrent
à boire et à manger en abondance. et ils donnèrent un grand
déjeuner.
41

Compè Lapin adans bassin li roi


Compère Lapin dans le bassin du roi
42 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

« Bonne, bonne fois... »


« trois fois bel conte »

Li Roi tini yonn grand jardin, dans jàdin là teni yonne grand bas-
sin tout le jou le matin y té ka baigné là en bassin là épi femme li.

Yonne jou, Compè Lapin ka passé dans jàdin le roi, y ouè le roi
ka baigné cò li. Y di comm ca, - y ké fai le roi yonne méchancété.
tou lé jou quand le roi té vini pou baigné, y ka trouvé bassin là sale
épi et tout plein laboue. Le roi pa save ki ca ki té ka fé méchanceté-
là.

et yonne jou, le roi di : « Pa possibe ! » – faut li fé pouend


moune-là qui ka fé méchancété-là. Le roi fé metté dans jàdin là
yonne gouôs, gouôs bonhomme faitt épi laglu, habillé comm yonne
nhomme, y metté li assise bò bassin-là pou veillé ça ki té sali leau
bassin-là. Y baill yonne nhomme là yonne gouos plat akra1 , y metté
plat akra douvant là, y metté yonne akra dans lamain bonhomme là.

Compè Lapin ka vini pou métté laboue dans bassin là, y ka ouè
bonhomme la, y ka di : « Bonjou Monchié2 ! Ça ou kàfé là ? »
Bonhomme-là pa ka réponne ; et Compè Lapin té za bien encolè
pace y pa ka réponne li. Y di : « Pisse ou pa ka réponne moin bon-
jou moin, moin ké mangé toutt akra-là, épi moin ka ba ou dé souf-
flets. Pisse moin di ou bonjou, ou té douè réponne moin ».
Bonhomme là pas ka réponne tout ça ; et Compè Lapin mangé toutt
akra là. quand y fini mangé akra-à, y baill bonhomme là yonne souf-
flet ; y lanmain y té àssou figur bonhomme la, - pisse figur bonn-
homme là cé té laglu - Y di bonhomme là : - « Laguè moin, Compè,
- laguè moin ! » Y bail li yonne laut soufflet épi lautt lamain

1 /akra/ se traduit par « accra » en français (beignet de légumes et de morue).


2 /Monché/ ou /monchié/, prononciation créole nasale de « Monsieur » on peut
entendre aussi « Mon cher ».
CoMPè LaPin adans Bassin Li Roi 43

« Une fois beau,... » dit le conteur


« Le conte sera trois fois beau » répond l’auditoire

Le roi avait un grand jardin, dans le jardin, il y avait un grand


bassin. tous les jours, le matin, il se baignait dans le bassin avec sa
femme.

Un jour, Compère Lapin passa dans le jardin du roi, il vit le roi


qui se baignait. il dit ainsi : « je vais faire au roi une méchante
farce ». tous les jours quand le roi venait pour se baigner, il trouvait
le bassin sale et tout plein de boue. Le roi ne savait pas qui lui fai-
sait cette méchante farce.

Un beau jour, le roi dit : « Ce n’est pas possible ! » il faut faire


prendre la personne qui fait cette méchante farce. Le roi fit mettre
dans le jardin, un gros bonhomme fait avec de la glu, habillé comme
un homme. il le posa assis près du bassin, pour surveiller celui qui
salissait l’eau du bassin. il lui donna un grand plat d’accras, qu’il
posa devant lui et mit un accra dans la main du bonhomme.

Compère Lapin vint pour mettre la boue dans le bassin, il vit le


bonhomme et lui dit : « Bonjour Mon cher, que faites-vous là ? » Le
bonhomme ne répondit pas et Compère Lapin était déjà très en
colère parce qu’il ne lui répondait pas : « Puisque vous ne répondez
pas à mon bonjour, je mangerai tous les accras et ensuite je vous
donnerai deux soufflets. Puisque je vous ai dit bonjour, vous devez
me répondre ». Le bonhomme ne répondit toujours rien à tout cela ;
et Compère Lapin mangea tous les accras. quand il eut fini de man-
ger les accras, il donna un soufflet au bonhomme, sa main resta sur
la figure du bonhomme -puisque sa figure, c’était de la glu-. il dit au
bonhomme : « Lâchez-moi, Compère, lâchez-moi ! » il lui donna un
autre soufflet avec l’autre main.
44 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

Maintenant,3 tous les dè lanmains Compè Lapin té collé épi


assou figur bonhomme là. Compè Lapin té pè, y commencé crie à
present : « Padon Monché, lagué moin tenprie-souplie, Monché ! »
Bonhomme-là pa ka réponne piess. Compè Lapin encolè bail bonn-
homme laglu yonne coup-de-tête. tête Compè Lapin collé.

Le roi ka vini dans jàdin y, pou ouè si pa sali bassin y, - et y ka


trouvé Compè Lapin bien collé assou bonhomme là - Li ka di :
«ahan ! Compè Lapin, Çe ou té ka fé moin tou méchanceté-là, ou té
ka sali l’eau bassin moin tou le jou. Mais moin quimbé ou jòdi ». et
li roi voyé chéché gendàme pou marré Compè Lapin dans yonne pié
bois. Gendàme vini décollé Lapin, yo pouend Compè Lapin, yo
marré li deïè pié bois, - pou yo té batt li.

Compè Lapin oué Compè tig ka passé enba piébois à oti y


marré à. Compè tig ka mandé Compè Lapin : « Ça ou ka fé là,
Compè Lapin ». Lapin ka réponn Compè tig : « Çé le roi ki métté
moin içite, pou moin mangé yonne bèf, moin ka ouè moin, Compè,
touôp piti bête pou moin mangé yonne gouôs bèf ». Compè tig ki si
goumand y di Lapin : « eh bien Compè, métté moin laplace ou pou
moin mangé bèf là ». Compè Lapin ka réponne : « Oui Compè,
démarré moin dans pié bois ». Compè tig défaitt Lapin. quand
Compè tig défaitt Lapin, Lapin ka di : - « Compè, pouend place
moin ». quand Compè tig pouend place Compè Lapin dans pié bois
là, Compè Lapin marré Compè tig. quand y marré Compè tig, le
roi là ka vini pou té batt Lapin, épi yonne fè chaud pou brilé Lapin.
Le roi ka ouè té4 Compè tig ki maré la dans piéboi-là, et y demande5
Compè tig : « Ça ou ka fé dans pié bois là ». Compè tig ka réponne
le roi : - « Ce Lapin qui marré moin dans piè bois là : - Y di moin ou
tini yonne gouôs bèf pou baill moin li mangé ; mais y touôp ti bête
pou mangé bèf là ; mais moi ki crie yonne gouôs bète moin ké mangé
bèf-la ». Le roi ka di li : « Tant pi pou’ou qu’ou té yonne goumand

3 /Maintenant/ est rajouté par l’auteur.


4 /té/ marque du passé, de l’imparfait ou du conditionnel semble confondu avec /sé/ qui
se traduit par « c’est ».
5 HeaRn a raturé /demandé/, un mot français pour obtenir /mander/.
CoMPè LaPin adans Bassin Li Roi 45

Maintenant, les deux mains de Compère Lapin étaient collées


sur la figure du bonhomme. Compère Lapin eut peur, il commença à
crier : « Pardon Mon cher, lâchez- moi je vous en prie, je vous en
supplie Mon cher ». Le bonhomme ne répondit rien. Compère Lapin,
en colère, donna au bonhomme de glu un coup de tête. La tête de
Compère Lapin resta collée.

Le roi vint dans son jardin, pour voir si le bassin n’était pas sali,
et il trouva Compère Lapin bien collé sur le bonhomme. il dit : «ah!
Compère Lapin c’était toi qui me faisais cette farce, tu salissais
l’eau de mon bassin tous les jours. Mais, je te tiens aujourd’hui ». et
le roi envoya chercher les gendarmes pour attacher Compère Lapin
à un arbre. Les gendarmes vinrent décoller Lapin, le prirent et l’at-
tachèrent derrière un arbre pour le battre.

Compère Lapin vit Compère tigre qui passait sous l’arbre où il


était attaché. Compère tigre demanda à Compère Lapin : « Que fais-
tu là Compère Lapin ? » Lapin répondit à Compère tigre : « C’est le
roi qui m’a mis ici, pour que je mange un gros bœuf ; moi je me vois,
compère, trop petit pour manger un gros bœuf ». Compère tigre, si
gourmand, dit à Lapin : « eh bien Compère, mets-moi à ta place,
pour que je mange le bœuf ». Compère Lapin répondit : « Oui,
Compère, détache-moi de cet arbre ». Compère tigre détacha Lapin.
quand Compère tigre eut détaché Lapin, Lapin lui dit : « Compère,
prends ma place ». quand Compère tigre eut pris la place de
Compère Lapin dans l’arbre, Compère Lapin attacha Compère
tigre. quand il eut attaché Compère tigre, le roi arriva pour battre
Lapin, avec un fer chaud pour brûler Lapin. Le roi voyant Compère
tigre attaché à l’arbre, lui demanda : « Que fais-tu dans cet arbre ? »
Compère tigre répondit au roi : « C’est Lapin qui m’a attaché dans
l’arbre. il m’a dit que vous aviez un gros bœuf à lui donner à man-
ger, mais il est une trop petite bête pour manger le bœuf, mais moi,
que l’on appelle une grosse bête, je peux manger le bœuf ». Le roi
lui dit : « Tant pis pour toi qui es un gourmand, je te battrai ». et ils
lui donnèrent une bonne volée de coups de fouet, ensuite ils levèrent
sa queue, et ils le brûlèrent au fer chaud.
46 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

moin ké batt ou ! » et yo baill y yonne bon volée à coup fouett, et yo


lévé latihè li, y yo brilé li épi yonne fè chaud.

Pàdans temps là, Compè tig ka crié et Compè Lapin dans pié-
bois là ka ri y crié Compè tig, y ka di : « Compè Tig moin badiné
tou bien, pace ou 6 yonne goumanne ». Compè tig réponne Compè
Lapin : « La moin ké moin contré épi ou, moin ké valé ou ».

Compè Lapin rencontré Compè Léfan : « Quitté moin monté


assou dos ou, pou mo allé dans grand bois pace Compè Tig di moin
y ké mangé moin ». Compè Léfan réponne : « Oui Compè : monté
assou dos moin, moin ké sèvi ou chouval ». Yo pàti dans bois Compè
tig ouè Compè Léfan ka vini épi Compè Lapin bien’abille enlai dos
y. Y té pè y krié : « Mi le roi ka vini enlai do Léfant ». Y pouend couri
et rencontré moin, - y ba moin bon coup de pied, y voyè moin conté
ou conte là.

6 dans ce segment, le verbe manque. on doit pouvoir y insérer /sé/ qui se traduit par
« être ».
CoMPè LaPin adans Bassin Li Roi 47

Pendant que Compère tigre criait, Compère Lapin dans l’arbre


se moquait de Compère tigre, il dit : « Compère Tigre, je t’ai bien
eu, parce que tu es un gourmand ». Compère tigre répondit à
Compère Lapin : « là où je te rencontrerai, je t’avalerai ».

Compère Lapin rencontra Compère Léfant7 : « Laisse-moi mon-


ter sur ton dos pour aller dans les bois, parce que Compère Tigre
m’a dit qu’il me mangerait ». Compère Léfan répond : « Oui
Compère, monte sur mon dos, je te servirai de cheval ». ils partirent
dans les bois. Compère tigre vit Compère Léfant qui venait avec
Compère Lapin, bien habile sur son dos. il eut peur et cria : « Voilà,
le roi qui vient sur le dos de Léfant ». il prit la fuite et me rencontra.
il me donna un bon coup de pied qu’il m’envoya ici, vous conter ce
conte.

7 /Compère Léfan/ se traduit en français par « Compère eléphant ».


49

Zistoi piment
Histoire de piment
50 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

« Bonne, bonne fois... »


« trois fois bel conte »

téni yonne manman qui tini en pile yche ; et yonne jou, y pa téni
arien pou y té baile yche li mangé. Y ka lévé jou bon matin-la sans
yon lisou, y pa sa ça y ké té doué fai, la y té ké bail latête. Y allé
lacaïe la comm1 macoumè-y raconté lapeine y. Macoumè bail y tois
chopine farine magnioc ; y allé lacaïe lautt macoumè, qui bail yonne
granne trè pignene trai2 piment. Macoumè-a di : y ké venne trai
piment-à, épi y ké acheté lamorie, pisse y ja ni farine.

Madame là di mèci macoumè : y di y bonjou, - épi y allé lacaïe


li. Lhè y rivé acaïe-li y limé difé, y mette canari épi d’leau assou
difé-à. épi y cassé toutt piment là et metté yo dans canari-à assous
difè. Lhè y ouè canari-là ka boulli, y pouend baton-lélé3 , épi-y lélé
piment là. -alos y ka fai yonne calalou piment4. Lhè qui calalou
piment la té tchouitt, y prend5 chaque zassiett yche li, y metté cala-
lou yo fouett dans zassiett là, y metté ta mari fouett aussi, épi ta y.
épi lhè calalou la té bien fouett, y metté farine nans chaque zassiett
là. épi y crié toutt moun vini mangé. toutt moun vini metté yo à
tabe.

1 HeaRn commença probablement à écrire le mot français « la commère » et rectifia par


/Macoumè/. en vieux français, la commère est un terme affectueux qui désigne une
amie, une confidente.
2 /trai/ provient de l’anglais « tray » (Plateau traditionnel) des porteuses voir Two
y ears… » in the writings of Lafcadio HeaRn volume 3, Houghton Miffin Company,
p.115.
3 /Bâton-lélé/ : Fouet de cuisine aux antilles (an indispensable article in every creole
home), in Two y ears...
4 /Calalou/ est une soupe à base de plantes vertes, mais jamais de piments.
zistoi PiMent 51

« Une fois beau,... » dit le conteur


« Le conte sera trois fois beau » répond l’auditoire

il y avait une mère qui avait beaucoup d’enfants, et un jour, elle


n’eut rien à leur donner à manger. elle se leva de bon matin, sans un
sou, elle ne savait pas ce qu’elle devait faire, ni où donner de la tête.
elle alla chez sa commère pour lui raconter sa peine. La commère
lui donna trois mesures de farine de manioc. elle alla chez une autre
commère qui lui donna un grand plateau de piments. La commère lui
dit de vendre le plateau de piments et d’acheter de la morue, puis-
qu’elle avait déjà de la farine.

La femme remercia la commère, la salua, et retourna chez elle.


arrivée à la maison, elle alluma le feu, elle mit une marmite d’eau à
chauffer. ensuite, elle coupa tous les piments et elle les mit dans la
marmite sur le feu. Lorsqu’elle vit la marmite d’eau bouillir, elle prit
un « bâton-lélé » puis elle remua les piments. alors, elle fit un cala-
lou de piments. Lorsque le calalou de piments fut cuit, elle prit cha-
cune des assiettes de ses enfants, elle y mit leur calalou à refroidir.
elle mit aussi, celui de son mari à refroidir, puis le sien. ensuite, dès
que le calalou fut bien froid, elle mit de la farine dans chaque
assiette. Puis, elle appela tout le monde pour venir manger. tous vin-
rent se mettre à table.
52 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

Poumié bouchée mari-a pouend, y rété y crié : « Ouai ! aïe,


mafemm ! » Femm là reponne mari y : « Ouai, mon mari ». Çé ti
mamaille là crié : « Ouai ! maman ! » Maman-a reponne : « Ouai !
mes yches moin ! » Yo toutt pouend couri quitté caïe la, seul, épi yo
toutt tombé lariviè à touempé bouche yo. Cé ti mamaille là bouè
dileau si tellement jusse tant yo toutt neyé, - té ka rété anni que
maman là épi papa là. Yo té là bò lariviè là qui té ka pléiré

Moin té ka passé à lhè-à, moin ka mandé yo : - « Ça zautt ni ? »


nhomme là lévé y baill moin yonne sele coup de pied, y voyé moin
lautt bòd la riviè, - ou ouè moin vini conté sa ba ou.
zistoi PiMent 53

À la première bouchée que son mari prit, il s’arrêta et cria :


« aie ! ma femme ! » La femme répondit à son mari : « aïe ! mon
mari ». Les enfants crièrent : « aïe ! maman ! » La mère répondit :
« aïe ! mes enfants ». ils quittèrent la maison en courant et ils tom-
bèrent tous dans la rivière, pour y tremper leur bouche. Les enfants
burent tellement d’eau qu’ils se noyèrent tous. il restait seulement la
mère et le père. ils étaient là, près de la rivière en train de pleurer.

À cet instant, je passais par là. Je leur ai demandé : « Qu’avez-


vous ? » L’homme se leva, il me donna un seul coup de pied qui
m’envoya de l’autre côté de la rivière pour vous raconter cette his-
toire.
55

Tête
56 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

« Bonne, bonne fois... »


« trois fois bel conte »

tini yonne grande famille, qui té pauve, pauve, maman-a épi


papa-a té plein, plein yche. dènié yche là yo té ka crié auouôre, y
teni yonne bel zétoile au front y. Maman-a té si pauve, y bail yonne
vié la diablesse1 fée, marrain nenneine2 yche-là. toutt moun té ka di :
- Çé yonne vié fée la diablesse ; mais y pa té la lé couè yo. en misi
ti manmaille là té ka vini grand, vié fée là, nenneine y à, té ka pòté
en pile ti bagaïe pou bail y. quand y te ni sept à huit ans, vié fée-à,
nenneine y à, té ka di ba maman y : « Ou ké bail moin auouôre ». Çà
té ka fé maman là bien la peine di ouè qui faut bail nenneine-la
auouôre.

Yonne jou, nenneine là vini, y di : « Macoumè moin vini chéché


auouôre ». Maman-à ka di viè fée-à : « Ce pace moin si pauve qui fé
moin ka ba ou auouô, - pace ce denié yche moin ; y bel passé
pèsonne ; y ni yonne bel zétoile au front y ; y ni yonne bel bouche ;
y ni yonne bel zié ; y ni yonne bel chivé ka rivé jouq en pié y : enfin
ça moin ka fe, - pouend y ». nenneine là, vié fée-à pouend auouô, y
méné y nans caïe li. Caïe li té yonne pé eloigné di ville-là. quand vié
fée là arrive caïe li, y di : « auouô, moin ké metté (ou ka veïé caïe
là) ».3 Lhé y allé, y té ka di auouô : « Moin défenne ou gadépèsonne
nans zié : si ou gadè yonne moun, la moin ké yé moin ke save ou
gadé moune là ; moin ké fai ou tou’né tête ». Yonne jou y allé

1 La diablesse personnage du conte créole a d’autres fonctions que celles de la vieille fée
(conte français). HeaRn a raison de supprimer /diablesse/ au profit du terme /vié fée/.
ici, /vié/ n’a pas qu’une valeur physique mais aussi une valeur psychologique qui se
traduirait en français par « méchante ».
2 /nenneine/, terme désignant marraine en langage enfantin ; /marraine/ a été effacé à
certains passages.
3 Une partie de la phrase est illisible, la fin proposée est une hypothèse (…) après mille
et une vérifications.
tête 57

« Une fois beau,... » dit le conteur


« Le conte sera trois fois beau » répond l’auditoire

il y avait une grande famille qui était très pauvre, la mère et le


père avaient beaucoup d’enfants. La dernière, ils l’avaient appelée
aurore. elle avait une belle étoile au front. La mère était si pauvre,
qu’elle donna pour marraine à l’enfant, une méchante fée. tout le
monde lui disait que c’était une méchante fée, mais elle ne voulait
pas les croire. À mesure que l’enfant devenait grande, la méchante
fée, sa marraine lui apportait beaucoup de petites choses. quand elle
eut entre sept et huit ans, la méchante fée, sa marraine, dit à sa mère :
« Tu me donneras aurore ». Cela faisait bien de la peine à la mère,
de voir qu’il lui fallait donner aurore à la marraine.

Un beau jour, la marraine vint, elle dit : « Ma commère, je suis


venue chercher aurore ». La mère dit à la méchante fée : «C’est
parce que je suis si pauvre que je te donne aurore : parce que c’est
mon dernier enfant, elle est plus belle que quiconque, elle a une
belle étoile au front, elle a une jolie bouche, elle a de beaux yeux,
elle a de beaux cheveux qui lui arrivent jusqu’aux pieds. enfin que
puis-je faire ? prends-là ! » La marraine, la méchante fée, prit
aurore, l’amena chez elle. sa maison était un peu éloignée de la
ville. quand la méchante fée arriva chez elle, elle dit : « aurore je te
laisse ici pour surveiller la maison ». en partant, elle dit à aurore :
« Je te défends de regarder quiconque dans les yeux. Si tu regardes
quelqu’un, où que je sois, je saurai que tu as regardé cette personne,
je te ferai changer en tête. »
58 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

quand y allé auouô pa oubli ; y té bonhè bon màtin. auouô sòti


dèhò pou lavé yonne bagaïe : le roi té ka passé nans moment-là, épi
toutt gàde li. Le roi ka rété, ka di : - « Que bel auouô ! » Le roi té ka
pàlé du beau tems là. auouô qui té là, té ka couè çe té y ; y lévé zié-
li, et gàdé le roi. Lamemm y touné tête*4. Le roi touvé ça drole ; y
métté yonne gàde-li là ; douboutt douvant lapòte là.

vié fée-à ka vini y té deja fai toutt tou’née y ; y ka vini trouvé


auouô touné tête, y ka rété, y ka di : « Si ou pa té gàdé pèsonne, ou
pa sé touné tête ». alors vié fée là tchoué tête-là ; y enterré y. Le roi
remàqué ouè toutt ça ; li ouè là y t’enterré tête-là, y voyé valet y
planté yonne ti piéd-fleu’ assou fosse-là, pou y té ouè y bien. vié fée-
là té ka anni rété, épi y ka soucré toutt co-y ; y ka chanté : -

Ki-dique, Ki-dique
Ki-dique, Ki-dique 5

quinze jou’passé, le roi allé assou fosse-là, y trouvé yonne bel


pié-fleu’ ; - yo ka crié li : « La chevelure de Vénus ». Pié fleu’ ka
chanté pou le roi :

« il y a quinze jours
Qu’aurore est enterrée ».

Le roi ka réponne li : « Chanté encò pou moin’ tenne ». Pié-fleu-


à ka pouend :
« il y a quinze jours
Qu’aurore est enterrée,
C’est tête
C’est tête
Qui l’a mise là ». (2 fois)

4 astérisque marqué par HeaRn, signalant sans doute l’ambivalence de ce segment


/touné tête/. en effet le procédé de la métamorphose n’apparaît pas clairement à la pre-
mière lecture.
5 Formule maléfique, sans sens véritable (voir Pié-Chique-à note de bas de page n°4).
tête 59

quand elle s’en alla, aurore n’oublia pas, il était tôt, de bon
matin. aurore était sortie pour laver une chose, à ce moment-là, le
roi passait avec toute sa garde. Le roi s’arrêta et dit : «ah quelle belle
aurore ! » Le roi parlait du beau temps. aurore qui était là, croyant
que c’était elle, leva les yeux, et regarda le roi. au moment même,
elle fut changée en tête. Le roi trouva cela drôle, il mit l’un de ses
gardes debout devant la porte.

La méchante fée arriva, elle avait déjà fait toute sa tournée, elle
trouva aurore changée en tête, elle s’arrêta et dit : « Si tu n’avais
regardé personne, tu ne serais pas changée en tête ». alors, la
méchante fée tua la tête et l’enterra. Le roi avait vu tout cela. il vit
l’endroit où elle avait enterré la tête, il envoya un valet planter une
fleur sur la fosse, pour bien la voir. La méchante fée s’arrêta et elle
secoua tout son corps, en chantant :

Ki-dique, Ki-dique
Ki-dique, Ki-dique

quinze jours passèrent, le roi alla sur la fosse, il trouva une jolie
fleur que l’on appelle « La chevelure de Vénus ». La fleur chanta
pour le roi :

« il y a quinze jours
Qu’aurore est enterrée ».

Le roi lui répondit : « Chante encore pour que je t’entende ». La


fleur reprit :

« il y a quinze jours
Qu’aurore est enterrée,
C’est tête
C’est tête
Qui l’a mise là ». (2 fois)
60 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

La mêmm le roi ka ouè yonne tête qui sòti là.6 Le roi méné vié-
fée là a caïe li, épi tête-là. Le roi ka mandé vié fée là : « Comment ça
fé fi-ya tou’né tête ? - Ou ce yonne vié feu ; çé ou qui ka passé nans
toutt ce pays là ; - Ou ka rété dans toutt pays ; dans toutt batême ;
dans toutt maïage qui ka faitt ; ou ka tou’né tête ; ou ka di, « Mò ! »
- et toutt moun ka tombé mò. Ou ka mangé toutt mangé-yo ; ou ka
pouend toutt bagaïe-yo ; ou ka pouend toutt lor, toutt ça yo ni. Si ou
pa di moin ça ou fé pou fi-à té tou’né tête moin ké tchoué ou. »

Lhè vié fé là té ka vini pou y té tou’né tête, épi pou té crié le roi
mò, la police qui té coté le roi quimbé guiole li ; - le roi mandé encò :
« avant moin tchoué ou, ba moin bagaïe-la ou ni ya pou moin pé fai
fi ya tou’né comm y té yé ». viè fé-à réponne li : - « Gadé enlè ribò-
à,- ou ke trouvé yonne ti fiôle ». Le roi pouend ti fiole-là, bai y vié fé
là ; vié feu-à pouend li, y vidé ti fiole là assous tête auouô. auouô
tou’né yon bel fi comm y té yé.

Le roi fai limin yon gouôs difé pou brilé vié-feu là. auouô ka di
le roi : « non Missié le roi, cé té nenneine moin pa fai y ça ! ». Le roi
ka réponne auouô : « Fau moin brilé-y ». Le roi épi toutt gàde li
pouend vié feu-à, jété li dans difé-à. quand le roi ouè y té bien
consomé, le roi pàti épi auouô. Maman le roi méné auouô ba Missié
l’abbé ; - y fai Missié l’abbé passé létole assous auouo. dilà y
retouné à caïe li épi auouô.

dé ou toua jou ‘apouès le roi maïé épi auouô. Yo baill yon grand
grand bel, bel déjeuné.

Moin té ka allé enba tabe, ramassé yon ti zos.

— -7

6 déictique spatial et temporel (ici et maintenant).


7 on peut supposer une fin identique à celle du conte précédent (avec l’expéditif coup de
pied).
tête 61

aussitôt, de là le roi vit une tête qui sortait. Le roi amena la


méchante fée à sa maison, avec la tête. Le roi demanda à la
méchante fée : « Comment se fait-il que la fille soit changée en tête ?
Tu es une méchante fée, c’est toi qui passes dans tout le pays ; tu
t’arrêtes dans tous les pays, dans tous les baptêmes, dans tous les
mariages, qui se font, tu changes en tête, tu dis « mort » et tout le
monde tombe raide mort. Tu manges tout leur repas, tu prends tous
leurs biens, tu prends tout l’or, tout ce qu’ils ont. Si tu ne me dis pas
ce que tu as fait pour changer la fille en tête, je te tue ».

Lorsque la méchante fée s’apprêtait à le changer en tête et à


crier : « Mort au roi ! », la police qui était à côté du roi, lui tint la
bouche. Le roi lui demanda encore : « avant de te tuer, donne-moi La
chose que tu as, pour que je puisse faire revenir la fille comme elle
était ». La méchante fée lui répondit : « regarde sur le rebord, tu
trouveras une petite fiole ». Le roi prit la petite fiole, la donna à la
méchante fée. La méchante fée la prit, elle vida la petite fiole sur la
tête d’aurore. aurore redevint une jolie fille comme elle était.

Le roi fit allumer un grand feu pour brûler la méchante fée.


aurore dit au roi : « non, Monsieur le roi, c’était ma marraine, ne
lui faites pas ça ! » Le roi répondit à aurore : « il faut que je la
brûle ». Le roi et toute sa garde prirent la méchante fée et la jetèrent
dans le feu. quand le roi vit qu’elle était bien consumée, le roi par-
tit avec aurore. La mère du roi amena aurore chez Monsieur
l’abbé, elle fit Monsieur l’abbé passer l’étole sur aurore. de là, elle
retourna chez elle avec aurore.

deux ou trois jours après, le roi se maria avec aurore, ils don-
nèrent un très grand et très beau déjeuner.

J’allais sous la table ramasser un petit os.


63

Maman Marie
La mère de Marie
64 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

« Bonne, bonne fois... »


« trois fois bel conte »

téni yonne maman qui téni yon ti fi yo té ka crié ti fi-là Marie.


Maman-à té aimé Marie janmain ouè comm ça. toutt zaffai maman-
à té1 Marie, à fòce y té aimé. Maman-à téni yon gros jarre à caie-li.
Ja-à té trop lou’ pou Marie. Cé té limenm maman la qui té kaille
pouend doleau.

Yon jou y pouend jarre à pou y té allé pouend doleau, y laissé


Marie ka veï caille là. Lhè maman la rivé bò la fontaine, y pa trouvé
pèsonne pou chàgé-y. Maman là rété, y ka crié :

« Toutt bon chritien


Vini chàgé moin, » 2

Y rété, y ka crié encò :

« Toutt bon chritien


Vini chàgé moin, »

Y rété y ka crié encò

« Toutt bon chritien


Vini chàgé moin, »

1 il manque un mot ici, pour exprimer la possession /à/ ou /pour/. ou bien HeaRn a
confondu /té/ et /ta/.
2 /charger/ dans le sens français de « charger quelqu’un », est peu utilisé aujourd’hui,
mais trouve tout son sens dans l’univers des porteuses créoles (voir nos commen-
MaMan MaRie 65

« Une fois beau,... » dit le conteur


« Le conte sera trois fois beau » répond l’auditoire

il y avait une mère qui avait une petite fille qui s’appelait Marie.
La maman aimait Marie comme on n’avait jamais vu ça. toutes les
affaires de la mère étaient à Marie, tellement elle l’aimait. La
maman avait une grosse jarre dans sa maison. La jarre était trop
lourde pour Marie. C’était donc la maman elle-même qui allait
prendre de l’eau.

Un jour, elle prit la jarre pour aller chercher de l’eau, elle laissa
Marie surveiller la maison. quand elle arriva près de la fontaine, elle
ne trouva personne pour la charger. La mère se mit à crier :

« Tout bon chrétien,


Venez me charger, »

elle se mit encore à crier :

« Tout bon chrétien,


Venez me charger, »

elle se mit encore à crier :

« Tout bon chrétien,


Venez me charger, »
66 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

Lhè maman rété, y ouè pa té ni pièce bon chritien pou chàgé-y.


Y rété y crié :

« enfin si pa ni bon chritien


ni mauvais chritien
toutt mauvais chritien
Vini chàgé moin ». (3 fois)

Lhè y fini di ça, y ouè yon diabe qui ka vini, ka di comm ça :


« Pou moin chàgé ou ça ou ka baill moin ? » vié femm maman-à di,
y réponne : « Moin pa ni arien ». diabe là reponne y : « Y fau ba
moin Marie pou moin pè chàgé ou ». Maman-à ka réponne : « ah
Missié, yonne ti mamaille moin aimé tant, ou’lé moin ba ou li ! »
diabe-là réponne y : « ah oui ! fau absolument 3 ba moin y ; si ou’lé
moin chàgé ou ».

Maman là à di : «Pou moin ba ou Marie, ou pa save ça ou ké fé;


au souè moin ke fé ouôle oublié pipe moin derhò : coté dix hè disouè
moin ké voyé Marie chaché pipe là, epi ou ké pouend-y». diabe la
chàgé-y, y monté à caïe li.

Lhè souè vini, Marie faitt toutt travail li, y rentré pipe maman-à,
y rentré toutt ça. Maman-à pouend pipe-là, y metté pipe-là derhò
sans Marie té ouè ça, -coté dixhè, lhè maman-à ja couché, toutt epi
Marie épi maman y allé dòmi. Pendant Marie ka dòmi, maman à ka
di comm ça, « Marie ! ou oublié pipe moin dèrhò ». Marie ka
réponne-y : « Moin rentré-y, - oui maman ». Maman a ka di : « Moin
(—) 4 fimé encò : àlhè moin quitté - pipe là derhò ». Marie levé, y sòti
derhò. Lhè y sòti derhò : maman à lévé, y fèmé lapòte li. Lhè menm
diabe-là té là : y pouend Marie.

Marie ka rété, y ka chanté :

3 /absolument/ est rajouté par HeaRn, d’après la disposition du manuscrit original.


4 Mot illisible, c’est la marque du passé /moin té fimé encò/ qui se traduit par « j’ai fumé
encore ».
MaMan MaRie 67

Lorsque la maman s’arrêta, elle vit qu’il n’y avait aucun bon
chrétien pour la charger, alors elle se mit à crier :

« enfin, s’il n’y a pas de bon chrétien,


il y a des mauvais chrétiens
Tout mauvais chrétien
Venez me charger ». (3 fois)

Lorsqu’elle eut dit cela, elle vit venir un diable qui lui dit : «Pour
te charger, que me donnes-tu ? » La maman répondit : « Je n’ai
rien ». Le diable lui répondit : « il faut que tu me donnes Marie, pour
te charger ». La mère répondit : « ah Monsieur, une enfant que
j’adore tant, vous voulez que je vous la donne ». Le diable lui répon-
dit : « ah oui ! il faut absolument que tu me la donnes, si tu veux que
je te charge ».

La mère dit : « Pour que je te donne Marie, vous savez ce que


vous allez faire. Je ferai semblant d’oublier ma pipe dehors. Vers dix
heures du soir, j’enverrai Marie chercher la pipe, et vous la pren-
drez ». ainsi le diable la chargea, et elle rentra chez elle.

Le soir venu, Marie fit tout son travail, elle rentra la pipe de sa


mère, elle rentra tout. La mère prit la pipe, elle mit la pipe dehors
sans que Marie ne voie cela. Puis Marie et sa mère allèrent se cou-
cher. Pendant que Marie dormait, sa mère lui dit : « Marie ! tu as
oublié ma pipe dehors ». Marie lui répondit : « Je l’ai rentrée
maman ». La mère lui dit : « J’ai fumé encore et j’ai laissé la pipe
dehors ». Marie se leva, elle sortit. Losqu’elle fut dehors, la mère se
leva, elle ferma sa porte. aussitôt le diable qui était là, prit Marie.

Marie se mit alors à chanter :


68 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

« Maman, Maman, Maman, Maman,


Ouvé lapòte, (ou 5) Ouvrie la porte,
Voici diabe là, Voici le diable,
Qui ka pòté moin allé ».

Maman-à ka réponne li :

« Qu’il t’emporte ! - allé,


Qu’il te casse le cou,
Je m’en moque ».

Maman-à té ja di toutt famille Marie ça, excepté nenneine-y, épi


parrain-y.

diabe là ka méné Marie allé toujou, et diabe là ka chanté pou


Marie :

« Marie, Marie,
Dépêchez-vous !
Voici le jou
Qui va ouvé ».

Marie ka réponne-y :

« attendez-y !
attendez- là !
J’ai encoò tantante
et tonton à pàlé ».

Marie ka vini assou lapòte tantante li, y ka chanté :

5 alternative marquée par l’auteur.


MaMan MaRie 69

« Maman, Maman,
Ouvrez la porte,
Voilà le diable,
Qui m’emporte ».

sa mère lui répondit :

« Qu’il t’emporte ! allez,


Qu’il te casse le cou,
Je m’en moque ».

La mère avait déjà dit cela, à toute la famille de Marie, excepté


à sa marraine et à son parrain.

Le diable emmenait toujours Marie, et le diable chantait :

« Marie, Marie,
Dépêchez-vous !
Voici le jour
Qui se lève ».

Marie lui répondit :

« attendez !
attendez !
J’ai encore tante
et oncle à qui parler ».

Marie frappa à la porte de sa tante, elle chanta :


70 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

« Tantante, tantante,
Ouvé lapòte,
Voici le diabe-la
Qui m’empòte ».

tantante-là ka réponne y :

« Qu’il t’emporte, allez !


Qu’il te casse le cou,
Je m’en moque ! ».

diab la ka di, Marie :

« Marie, Marie, dépéchez-vous


etc +++++++ » 6

Marie ka réponne-y :

« attendez-y !
attendez-là !
J’ai encore nenneine à pàlé ».

Marie ka maché toujou épi diabe-là, y ka rivé bò lapòte nen-


neine-y, y ka chanté:

« nenneine, nenneine,
Ouvé làpòte,
Voici le diabe
Qui m’empòte ».

6 Marque personnelle de l’auteur qui suppose la répétition de la réplique du diable.


MaMan MaRie 71

« Tante, Tante,
Ouvrez la porte
Voici le diable
Qui m’emporte ».

La tante répondit :

« Qu’il t’emporte, allez !


Qu’il te casse le cou !
Je m’en moque ! ».

Le diable dit à Marie :

« Marie, Marie, dépêchez-vous


etc. +++++++ »

Marie lui répondit :

« attendez !
attendez !
J’ai encore une marraine à qui parler ».

Marie marchait toujours à côté du diable, elle arriva près de la


porte de sa marraine, elle chanta :

« nenneine, nenneine,
Ouvrez-moi la porte,
Voici le diable
Qui m’emporte ».
72 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

nenneine la (ka di ba Marie)7 qui té couché : « Mais ce voix


Marie ! »

Marie ka chanté y encò :

« nenneine, nenneine,
Ouvé là pòte etc. » 8

nenneine-là sauté assou couche li, y descend a tè, y pouend la


coua coix, y pouend ti brin doleau bénite, y ouvé lapote li, et quan’y
ka ouvé lapòte, nenneine la voyé ti boin doleau bénite. diabe là jété
Marie dàns lapote nenneine li, y pouend couri. nenneine la ramassé
Marie, épi fèmé lapòte li, et mandé Marie: « Ça, ça ye ? Ça ki rivé
ou ?» Marie ka metté à raconté tou’ ca maman-y fé y. quan jou
ouvè, Marraine9 là pouend Marie, et mené y chez Missié Labbé pou
Missié l’abbé passé létole y assou Marie. quand Missié l’abbé fini
passé létole là assou Marie, - nenneine mené Marie à caïe-li.

epi nenneine là allé la place. quand y ka passé douvant lapòte


maman Marie y ka di y ka di maman Marie : « ah ! macoumè çe ça
ou fè Marie ! pou toutt aimé ou té ka di ou aimé Marie-à : ce yonne
ouôle ou té ka fai ».

Maman Marie ka réponne-y’ : « ah ! macoumè, - moin pa té save


coument moin té yé pou moin te bail diabe-là Marie ».

nenneine la ka réponne li : « Ou pé ké vrè Marie encò, moin ké


gadé y pou moin - pace ou touop méchante ».

7 L’état du manuscrit montre que HeaRn a repéré l’inversion : /nenneine la qui té couché,
ka di ba Marie/
8 idem note 6.
9 /Marraine/ utilisé ici au lieu de /nenneine/.
MaMan MaRie 73

La marraine qui était couchée dit : « Mais c’est la voix de


Marie »

Marie chanta encore :

« nenneine, nenneine,
Ouvrez- moi la porte etc. »

La marraine sauta hors de son lit, elle prit une croix et un peu
d’eau bénite, elle ouvrit sa porte et lorsqu’elle ouvrit sa porte, la
marraine envoya un peu d’eau bénite. Le diable jeta Marie devant la
porte de sa marraine, il prit la fuite. La marraine ramassa Marie et
referma sa porte. elle demanda à Marie : « Qu’est-ce tout cela ? Que
t’est-il arrivé ? » Marie se mit à raconter tout ce que sa mère lui avait
fait. au lever du jour, marraine prit Marie et l’amena chez Monsieur
l’abbé pour qu’il passe l’étole sur Marie. quand Monsieur l’abbé
eut fini, Marraine emmena Marie dans sa maison.

Puis, Marraine alla sur la place. quand elle passa devant la porte
de la mère de Marie, elle lui dit : « ah ! ma commère ! C’est donc
cela que tu as fait à Marie, pourtant tu disais aimer Marie ! Tu fai-
sais donc semblant ».

La mère de Marie lui répondit : « ah ! ma commère, je ne sais


pas comment j’ai fait pour donner Marie au diable ! »
74 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

Maman a ka réponne y : « Voyé y pou moin, souplie ».

nenneine à ka réponne : « ah jamais, ou ké rété seul ».

nenneine-à allé la place, y acheté toutt ça ki faut-y, y allé caïe


li, y métté toutt canari nans difé, y invité toutt gen y, yo baill yonn
grand grand déjeuné, etc.

—i i—10

-11 (yon femm doit ett touni douvant mari y conm yon caca poule
jaune douvant molocoye)12.

10 Marque personnelle de l’auteur qui signale la fin du conte identique à celle du conte


précédent. (voir nos commentaires).
11 Phrase du manuscrit retranscrite ici, sans aucun lien avec le conte ci-dessus.
12 /molocoye/ = tortue de terre aux antilles.
MaMan MaRie 75

La marraine lui répondit : « Tu ne verras plus jamais Marie. Je


la garde pour moi parce que tu es trop méchante ».
La mère lui répondit : « envoie-la moi, je t’en supplie ».

La marraine répondit : « ah jamais, tu resteras seule ».

La marraine alla sur la place, elle acheta tout ce qu’il lui fallait
et elle s’en retourna chez elle. elle mit toutes les marmites sur le feu,
elle invita ses amis et ils donnèrent un très grand déjeuner, etc.

(Une femme doit être nue devant son mari comme une fiente de
poule jaune devant une tortue « molocoye »)
77

Li roi té kamandé yon batiment


Le roi demandait un batiment
78 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

« Bonne, bonne fois... »


« trois fois bel conte »

Le roi té ka mandé yon batiment1 té ka màché autant à tè qu’en


assous lamè. Pèsonne pa té save fai ça ba y. et le roi té promett si
yon moune té fai ça ba y, y té ke marié y épi fi li.

téni yon maman qui téni toua gàçons : yo tenne di que le roi té
ka mandé batiment là.

Yo Poumié gàçon di : « Maman, moin ké fai batiment là ».


Lésouè y allé dòmi, lendimain matin y levé, y fai maman là ba li la
moîtié yon boeuf, lamoîtié yon mouton, - gouôs comm ça pain, -
comm yon bouteille divin, - comm yon bouteille rhom, - épi y pàti.

Y màché, y màché, y machè ; lhè y rivé coté larivié, y ouè yon


vié femm assise bò lariviè. vié femm là di : « Bonjou Missié ». ti
gàçon à réponne y : « Bonjou mafi ». (ben sec, comm ça)2 . vié femm
là di : « Mon fi là ou ka allé ? » ti-gàçon-à réponne li : « Ou ka ouè
yon nhomme ka allé travail ou mandé li, là y ka allé ! » vié femm là
ka di encò : « Ba moin ti mòceau pain, souplé ». ti gàçon-à ka
réponne y : « Ou ka ouè yon nhomme ni yon sèle mòceau pain, ou ka
mandé-y mòceau ! Çe touop voôuace ». vié femm là rété, y di :
« allé, monfi si y bon, ou va ouè ». - (vié femm là cet cé té la sainte
viège).3 alò ti gàçon là allé.

1 /bâtiment/ signifie dans ce segment, gros navire ou bateau transportant des mar-
chandises. nous conservons le mot dans la traduction française, car ce sens est attesté
en français, bien que peu utilisé.
2 Parenthèses de l’auteur.
3 Parenthèses de l’auteur.
Li Roi té kaMandé Yon BatiMent 79

« Une fois beau,... » dit le conteur


« Le conte sera trois fois beau » répond l’auditoire

Le roi a demandé un bâtiment qui marcherait autant sur terre que


sur mer. Personne ne savait lui faire ça. alors, le roi promit sa fille à
marier, à celui qui lui ferait ça.

il y avait une maman qui avait trois enfants, ils avaient entendu
dire que le roi demandait ce bâtiment.

Le premier garçon dit : « Maman, je ferai ce bâtiment ». Le soir,


il alla dormir. Le lendemain matin, il se leva, il fit sa mère lui don-
ner la moitié d’un bœuf, la moitié d’un mouton, beaucoup de pain,
ainsi qu’une grosse bouteille de vin et une grosse bouteille de rhum.
Puis il partit.

il marcha, il marcha, il marcha. Lorsqu’il arriva près de la


rivière, il vit une vieille femme assise au bord de la rivière. La vieille
femme lui dit : « Bonjour Monsieur ». Le petit garçon lui répondit
d’un ton sec : « Bonjour ma fille ». La vieille femme lui dit : « Mon
fils ! Où vas-tu ? » Le petit garçon lui répondit : « Tu vois un homme
qui va travailler et tu lui demandes où il va ? » La vieille femme dit
encore : « Donne-moi un petit morceau de pain s’il te plaît ? » Le
petit garçon répondit : « Tu vois un homme qui a un seul morceau de
pain et tu lui demandes un morceau ! C’est trop de voracité ». La
vieille femme lui dit : « allez mon fils, si c’est bien, tu verras ! »
(Cette vieille femme c’était la sainte vierge). alors le petit garçon
s’en alla.
80 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

Lhè y rivé dans bois, pitôt y fai batiment là, y commencé coupé
bois, y commencé fai lélé.4 au Lésouè vini, y fouc sòti dans bois, y
foucan, y descanne caïe maman y, épi toutt paqué baton-lélé-à.
quann maman y ouè y arrivé, y crié : « ah ah monfi ! - ou allé fai
batiment pou leroi, épi ou fai lélé, ça ou fai moin moin ».5

sougonn gàçon-à di : « Maman, moin ké allé dimain matin ».


Maman là réponne y : « ah monfi, - gran fouè-ou allé, y fai lélé, - ça
ou ké fai ». Y réponne maman y : « Maman, moin ké fai batiment-à ».
Y fai maman là baill y la moitié yon boeuf, la moitié yon mouton,
gros comm ça dipain, gros comm ça bouteille rhom, gros comm ça
bouteille divin, et lendimain-matin, avan jou ouvè y pàti.

Lhè y rivé bò lariviè-là, y jouinde yon vié femm. vié femm là


mandé : « Ti gàçon là, ou ka allé ? » ti gàçon là réponne li : « Ou ka
ouè yonn moune ka allé travail, ou ka mandé li là y ka allé ». vié
femm là rété, y di : « Tiré yonn ti bouin chivé blanc ba moin ». ti
gaçon la y rété y di : « ah ! ça touôp fò ! Çé bien discrète ! » Y di :
« allé monfi, si bel ou a ouè ! » ti gàçon-là pati.

Lhè y rivé dans bois, y coumencé coupé bois, y fai baguette, y


fai baguette, y fai baguette, y fai baguette. Lhè souè, vini, y descand
à caïe maman y. Maman y a crié : « Bon Dié ! Jésis ! Seignè ! - Ça
ou fai à ? Grand fouè ou allé y fai baton lélé ; ou memme fai
baguette. espouè Bonhè moin pèdi ! »

Pli piti à, dénié gàçon, y di : « Maman dimain matin moin ka


allé ». Maman-à di : « Dé grand fouè ou allé yon fai baguette, - lautt
là fai baton lélé : ou ki pli piti ou pa ka sa fai arien ! » Y réponne :
« Maman, oui ! moin ké fai batiment-là ! » Maman-à baill y, yon
codeinne, la moitié yon boeuf, yon mouton, six bouteilles divin, six
bouteilles rhom, vingt pain ; et lendimain matin, y pàti. Y màché, y
màché, y màché. - lhè y rivé bò lariviè-là y ka jouine yon vié femme

4 /lélé/ et /baton-lélé/ = fouet traditionnel pour la cuisine aux antilles. voir « two
years... », p. 48.
5 /moin, moin/, c’est une confusion de l’auteur, cette forme de répétition de pronom en
fin de phrase n’existe pas en créole. on devrait dire /ça ou fait moin an/.
Li Roi té kaMandé Yon BatiMent 81

Lorsqu’il arriva dans les bois, au lieu de faire le bâtiment, il


commença à couper du bois, il fit des « bâtons-lélé ». Le soir venu, il
sortit du bois et s’en alla, il descendit chez sa mère avec tous les
paquets de « bâtons-lélé ». quand sa mère le vit arriver, elle cria :
« ah ! mon fils tu es allé faire un bâtiment pour le roi et tu as fait des
« bâtons-lélé ». Que m’as-tu fait ? »

Le second fils dit : « Maman, j’irai demain matin ». sa mère lui


répondit : « ah mon fils, ton grand frère est allé, il a fait des
« bâtons-lélé », et toi que feras-tu ? » il répondit à sa mère :
« Maman, je ferai le bâtiment ». il fit sa mère lui donner la moitié
d’un bœuf, la moitié d’un mouton, beaucoup de pain, une grosse
bouteille de rhum, et une grosse bouteille de vin ; et le lendemain
matin, avant le lever du jour, il partit.

Lorsqu’il arriva au bord de la rivière, il rencontra une vieille


femme. La vieille femme lui demanda : « Petit garçon, où vas-tu ? »
Le petit garçon lui répondit : «Tu vois quelqu’un qui va travailler et
tu lui demandes où il va ? » La vieille femme lui dit : «enlève-moi
quelques cheveux blancs. » Le petit garçon dit : «ah, ça c’est trop
fort, c’est bien indiscret ! » elle dit : « allez mon fils si c’est bien, tu
verras ! » Le petit garçon partit.

Lorsqu’il arriva dans les bois, il commença à couper du bois, il


fit beaucoup de baguettes. Le soir venu, il descendit chez sa mère.
La mère cria : « Mon Dieu ! Jésus ! Seigneur ! qu’as-tu fait ? Ton
grand frère est allé, il a fait des « bâtons-lélé », et toi, tu as fait des
baguettes. Mon bonheur est perdu ! »

Le plus petit, le dernier garçon dit : « Maman, demain matin,


j’irai ». La mère dit : « Tes deux grands frères sont allés, l’un a fait
des baguettes, l’autre a fait des « bâtons-lélé ». Toi, qui est plus petit,
tu ne sauras rien faire ». il répondit : « Maman, si ! je ferai ce bâti-
ment ». sa mère lui donna un dindon, la moitié d’un bœuf, un mou-
ton, six bouteilles de vin, six bouteilles de rhum, vingt pains. Le
lendemain matin, il partit. il marcha, il marcha, il marcha. Lorsqu’il
arriva près de la rivière, il rencontra une vieille femme assise au
bord de la rivière. Le petit garçon lui dit : « Bonjour maman ! » La
82 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

assisse bò lariviè-à. ti gàçon là ka rété, y ka di : « Bonjou maman ! »


vié femm là ka réponne y : « Bonjou, monfi ! - la ou ka allé monfi ? »
Y ka réponne y : « Moin ké châché travail, maman. Leroi ka mandé
yon batiment pou màché autant à tè comm assou lamè, moin ké ouè
si moin pé fai batiment là ». vié ti gàçon-là ka di encò : « Ou douè
faim ? » vié femm là ka di : « Mais, non monfi : çe ça sèle ou ni pou
ou, moin pa oulé ». ti gàçon à baill y yon bouteille divin, yon bou-
teille rhom, yon pain quate sous, quate lives vianne. vié femm là
réponne y : « Méci, monfi,- Bon Dié ké béni ou ! »

epi y di : « Mon fi, moin ka ba ou yon ti baguette ; - lhè ou ka


rivé dans bois ou ke batt ti baguette là ; - ou ké di : « Qui pa lapè-
mission di Dié, fai moin fai yon batiment ka màché autant à tè comm
assous lamè ! » et vié femm là di encò ti gaçon là : « Toutt moune ou
ké jouine assous chimin ou métté y adans batiment-à ». ti gàçon à di
: « Mèci maman ». Y pàti.

Lhè y rivé dans bois, y batt baguette là, y di ça vié femm là té di


y di. Lhè memme, y ka ouè yon bel batiment ka paraitt douvant y,
toutt sòte coulè. Y rentré adans batiment à, épi y pàti - epi batiment-
là commencé maché autant à tè comm assous lamè.

quanne y rivé, bou6 boulanger pa yo té ka fai pain longtemps


adans four-à, mais jou-à yo pa té ka fai pain. Y mandé nhomme là :
« Ça ou ka fai là ? » nhomme là réponne y : « ni si lomgtemps mo7
pa mangé pain, moin ka respiré lodè là four-là, pou moin pè ouè si
votre vente moin ké plein ». Capitaine à di y comm ça : « rentré dans
batiment là ou ké mangé pain et tant ou’lé ». nhomme là rentré, y
coumençé mangé pain.

Lhè capitaine là rivé yon ti boin plis loin, y ka ouè yon nhomme
assise bò yon bari divin vide. Capitaine à ka mandé y : « Ça ou ka
fai là ? » nhomme là ka réponne y : « ni longtemps moin pa bouè
divin, moin ka senti bari-à, pou mo ouè si mo pè contenté moin ».
Capitaine là ka di : « rentré abò batiment là, ou pe bouè divin tant
ou’lè ». nhomme la rentré, epi coumencé bouè divin.

6 /bou/ : Confusion de l’auteur avec /bò/ qui se traduit par « auprès de ».


Li Roi té kaMandé Yon BatiMent 83

vieille femme lui répondit : « Bonjour mon fils, où vas-tu mon fils ? »
il lui répondit : « Je vais travailler maman. Le roi a demandé un
bâtiment qui marche autant sur terre que sur mer. Je vais voir si je
peux faire ce bâtiment ». Le petit garçon dit encore : « Tu dois avoir
faim ? » La vieille femme dit : « Mais non, mon fils, c’est tout ce que
tu as pour toi, je n’en veux pas ». Le garçon lui donna une bouteille
de vin, une bouteille de rhum, un pain de quatre sous et quatre livres
de viande. La vieille femme lui répondit : « Merci mon fils, le Bon
Dieu te bénira ».

Puis elle dit : « Mon fils, je te donne une petite baguette, quand
tu arriveras dans le bois, tu la frapperas et tu diras : « Par la per-
mission de Dieu, faites-moi faire un bâtiment qui marche autant sur
terre que sur mer». Puis la vieille ajouta : « Tous ceux que tu ren-
contreras sur ton chemin, tu les mettras dans le bâtiment. » Le gar-
çon dit : « Merci maman ». il partit.

Lorsqu’il arriva dans le bois, il frappa la baguette, il dit ce que


la vieille femme lui avait dit de dire. aussitôt, un beau bâtiment, de
toutes les couleurs apparut devant lui. il rentra dans le bâtiment et
partit. Le bâtiment commença à marcher autant sur terre que sur mer.

quand il arriva près du boulanger chez qui l’on faisait du pain


auparavant dans le four, mais ce jour-là on ne faisait pas de pain. il
demanda à l’homme : « Que fais-tu là ? » L’homme lui répondit : « il
y a si longtemps que je n’ai pas mangé de pain, alors je respire
l’odeur du four pour voir si mon ventre peut être plein ». Le capi-
taine dit alors : « rentre dans le bâtiment, et tu pourras manger
autant de pain que tu veux ». L’homme rentra et commença à man-
ger du pain.

Lorsque le capitaine arriva un peu plus loin, il vit un homme


assis près d’un baril de vin vide. Le capitaine lui demanda : « Que
fais-tu là ? » L’homme lui répondit : « il y a si longtemps que je n’ai
pas bu de vin, alors je respire l’odeur du baril, pour voir si je peux
me contenter ». Le capitaine lui dit : « rentre à bord du bâtiment et
tu pourras boire du vin autant que tu veux ». L’homme rentra et
commença à boire du vin.
84 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

Lhè capitaine à te rivé ti bouin plis loin, y ouè yon nhomme


assise bò vié hallé. Capitaine-à mandé nhomme à : « Ça ou ka fai
là ? » nhomme la ka réponne y : « ni si longtemps moin pa mangé
vianne, moin ka respiré lodè pou ouè si pè contenté moin ».
Capitaine là ka réponne y : « rentré à bò batiment moin, épi ou ké
pé mangé vianne tant ou’lé ». nhomme là rentré à bò batiment-là, et
coumençé mangé vianne.

Lhè capitaine à té rivé yon ti brin plis, y jouinde yon nhomme


qui teni dè gros pouces li dans— -8 y pou bouché y. Capitaine là
mandé nhomme là : « Çà ou ka fai là ?» nhomme là ka réponne y :
« Missié, ni si longtemps moin ni yon mal vente, toutt bouchons là
moin ja metté isé, - pa sa rété mal vente moin la : moin bligé metté
dé gouôs pouces moin ». Capitaine à di : « rentré a bò batiment là,
et mal vente ou à ké guéri ». nhomme là rentré bo batiment -à. y #
———————————————— -9

Lhè le roi ouè batiment là ka paraitt, le roi fai sonné toutt


cloches, toutt bou’dons, toutt la misique sòti derhò : yo coumencé
tiré coup di canons, yo tiré cent trente coups di canon. quanne y rivé
adans larade, capitaine là sòti10 à caïe leroi : leroi applaudi y, epi y
di : « Moin ké marié fi moin épi ou en adans yon mois ».

quanne mois a fini leroi marié fi y là épi capitaine à.

7 /Mo/: traduction guyanaise du pronom personnel « Je » français, qui se traduit en


créole martiniquais par /moin/ ou /mwen/. HeaRn a probablement entendu le terme,
lors de son passage en Guyane.
8 Le mot manquant ici est sans doute en rapport avec l’anatomie (fesses). Pudeur de l’au-
teur ou du conteur ? ou mauvaise compréhension du terme par HeaRn. (voir nos com-
mentaires)
9 Ponctuation de l’auteur : une phrase manque ici, pour les mêmes raisons que celles
exprimées dans la note 8.
10 Le verbe /sòti/ dans ce segment peut se traduit par « aller » (le capitaine alla chez le
roi).
Li Roi té kaMandé Yon BatiMent 85

Lorsque le capitaine arriva un peu plus loin, il vit un homme


assis près d’une vieille halle. Le capitaine demanda à l’homme :
« Que fais-tu là ? » L’homme lui répondit : « il y a si longtemps que
je n’ai pas mangé de viande, alors je respire l’odeur pour voir si je
peux me contenter ». Le capitaine lui répondit : « rentre à bord de
mon bâtiment, et tu pourras manger autant de viande que tu veux ».
L’homme rentra à bord du bâtiment et commença à manger de la
viande.

Le capitaine arriva un peu plus loin, il rencontra un homme qui


enfonçait ses deux pouces dans son (derrière) pour le boucher. Le
capitaine demanda à l’homme : « Que fais-tu la ? » L’homme lui
répondit : « Monsieur, j’ai mal au ventre depuis si longtemps, tous
les bouchons que j’ai pu mettre se sont usés et ils ne peuvent arrê-
ter mon mal de ventre. Je suis obligé de mettre mes deux gros
pouces. » Le capitaine lui dit : « rentre à bord du bâtiment et ton mal
de ventre sera guéri ». L’homme rentra à bord du bâtiment et (gué-
rit).

Lorsque le roi vit le bâtiment paraître, il fit sonner toutes les


cloches, tous les bourdons, toutes les musiques sortirent. on com-
mença à tirer des coups de canons, on tira cent trente coups de
canons. quand il arriva dans la rade, le capitaine alla chez le roi. Le
roi l’applaudit et lui dit : « Je marierai ma fille avec toi, dans un
mois. »

Un mois passa, et le roi maria sa fille avec le capitaine.


87

Ti Poucette
88 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

« Bonne, bonne fois... »


« trois fois bel conte »

té ni yon maman qui ten té ni en pile en pile yche. téni yon ti


gaçon yo crié li ti Poucette. Maman a di comm ça papa-à : « ni
touop ti yche ». Papa a pouend sept ti yche, y méné yo en bois fai
yon ajoupa.

ti Poucette cé té y qui té plis grand. Y pouend en pile ouôche, y


sé quand y té quitté caïe maman y, y coumençé simé ouôche jouq y
té rivé ajoupa à. Papa a allé, y quitté sept yches là en ajoupa à.

Lendimain bon matin, ti Poucette pouend toutt six fouè là, y


méné yo, bon, y sui toutt ouôche la y té jétté la, jouq y rivé a caïe
maman-y. Maman ka di comm ça pou ba mari-y, y pa méné yo assez
loin adans bois, pisse yo ja rivé bon matin à avant jou ouvè.

avant yo té pati maman à ba chaquin yon sou pain, épi Papa-à


pouend yo, y méné yo plis loin adans enco gran bois, - loin, loin,
loin. quand dépi ti Poucette sòti dans lapòte maman y, y simé ti
boulette pain ; - mè’le passé, y mangé toutt. Papa arrivé dans bois la
épi y. Lhè rivé y fai yon ajoupa, y quitté yo là ; - épi y pàti.
Lendimain matin, ti Poucette la allé, épi six fouè y ; y ka chaché ti
boulette pain, y pa ka ouè arien. ti Poucette monté adans pié bois, y
quitté six fouè là à tè.ti Poucette ka gadé, y ka ouè difé loin, loin,
loin. Cété caïe grand diabe. ti Poucette descanne à tè, y pouend six
fouè-là, y marché, y marché, y marché, y rivé dans bel, bel, bel
grand chatô. Cété grand diabe ki té ka rété adans chatô là. ti
Poucette ouè yon vié femme, épi sept yche diabe là. vié femme là
cété femme grand diabe-la. Lhè ti Poucette rivé y di : « Bonjou
Maman ! » vié femme là réponne li : « Bonjou monfi ! óti zautt
kallé ? içitt cest caïe grand diabe. » ti Poucette ka réponne :
« Maman, moin vini châché travail. » vié femme là di : « ni sept ti
ti PoUCette 89

« Une fois beau,... » dit le conteur


« Le conte sera trois fois beau » répond l’auditoire

il y avait une mère qui avait beaucoup d’enfants, dont un petit


garçon que l’on appelait ti Poucette. La mère dit ainsi, au père :
« nous avons trop d’enfants ». Le père prit les sept enfants, il les
emmena dans les bois faire une cabane.

ti Poucette était le plus grand. il prit un tas de cailloux, quand il


laissa la maison de sa maman, il commença à les semer jusqu’à ce
qu’il arrivât à la cabane. Le père s’en alla, il laissa les sept enfants
dans la cabane.

Le lendemain, de bon matin, ti Poucette prit ses six frères, il les


emmena en suivant tous les cailloux qu’il avait jetés, jusqu’à ce qu’il
arrivât chez sa mère. La mère dit ainsi, à son mari qu’il ne les avait
pas emmenés assez loin dans les bois, puisqu’ils étaient déjà arrivés,
tôt le matin, avant le lever du jour.

avant de partir, la mère donna à chacun un sou de pain, et le père


les prit. il les emmena plus loin encore dans les bois, très loin. dès
que ti Poucette sortit de la maison, il sema des petites boulettes de
pain, mais le merle passa et les mangea toutes. Le père arriva dans
le bois. aussitôt arrivé, il fit une cabane, y laissa les enfants et il par-
tit. Le lendemain matin, ti Poucette s’en alla avec ses six frères, il
chercha les petites boulettes de pain, mais il ne trouva rien. ti
Poucette monta dans un arbre, laissant ses six frères par terre. ti
Poucette regarda, il vit du feu au loin. C’était la maison du grand
diable. ti Poucette descendit à terre, il prit ses six frères, et il mar-
cha, marcha, marcha, il arriva dans un très beau et grand château.
C’était le grand diable qui habitait dans ce château. ti Poucette vit
une vieille femme et les sept enfants du diable. La vieille femme,
c’était la femme du grand diable. Lorsque ti Poucette arriva, il dit :
« Bonjour maman ». La vieille femme lui répondit : « Bonjour mon
90 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

jarres zautt chacque ké entré adans yonne. » Yo chaque rentré adans


yon.
Lhè grand diabe vini, y ka di : « Mafemme ka sente1 lodè
Chritiens. » Y dècouvè toutt sept jarres, y ouè toutt sept ti manmaille
sòti. diabe là pa di arien. diabe la fai sept bolnette2 rouges et sept
bolnettes blancs. Le souè, lhè pou yo dòmi, diabe la pouend ti
Poucette épi six fouè y ; y metté bolette ououge3 ba yo, et diabe là
metté bonnette blancs entête yche li. ti Poucette levé toutt douce-
ment adans lanuitte, y tiré toutt bonnett fouè y, y métté yo en tête ti
diabe-là, - épi y pouend ta yche diabe là y métté yo entête fouè y, y
entete y ai itou. Lanuitt là memme ti Poucette pouend toutt lagent
diabe à, y toutt lagenterie en or, épi quan y té pouend toutt bagaïe
diabe-la, y pouend bottes-à cent-lieues, y allé couché. Lanuitt diabe
là lévé pou tchoué ti Poucette épi toutt fouè y, - au lieu tchoué ti
Poucette epi six fouè y, y tchoué toutt les sept yche li. Lhè diabe là
fini, y allé couché. ti Poucette lévé toutt doucement, y lévé toutt six
fouè y, y pouend toutt ça y té pouend quitté ta diabe là, épi y pati. Y
monté assou yon gouôs mòne 4, y fai yon ti ajoupa assou mòne là,
épi y métté six fouè y adans.

Lendemain matin diabe la ka levé y ouè sept yches li tchoué.


diabe là cri : « Ti Poucette ou fai moin tchoué sept yche moin. » ti
Poucette en hau mòne la ouè te réponne y : « Oui ma fai ou tchoué
yo. » si ou vini diabe là réponne y : « Si ou vini encò, moin ké quimbé
ou plis fò ! » ti Poucette quitté fouè-y nans ajoupa là, y vini toutt
sèle, épi diabe-la quimbé y. Y marré ti Poucette dè fois, y metté
grand chaudière dileau chaud 5 en difè epi diabe-là allé châché can-
marade-li, pou taidé y mangé ti Poucette.

1 /sente/ n’est pas correct, /senti/ conviendrait mieux.


2 /Bonnette/, /bonette/ plusieurs écritures pour ce mot, HeaRn hésite entre elles. il
confond aussi /l/ et /n/.
3 /ououge/ = écriture phonétique de « rouge »
4 /mòne/ = montagne aux antilles. « Morne » en français est accepté par certains
dictionnaires.
5 /d/ barré par l’auteur.
ti PoUCette 91

fils, où allez-vous ? ici c’est la maison du grand diable ». ti Poucette


répondit : « Maman je suis venu chercher du travail ». La vieille
femme dit : « il y a sept petites jarres, chacun de vous entre dans une
jarre ». Chacun d’eux entra dans une jarre.

quand le grand diable vint, il dit : « Femme, ça sent l’odeur de


chrétiens ». il découvrit les sept jarres et vit les sept enfants en sor-
tir. Le diable ne dit rien. il fit sept bonnets rouges et sept bonnets
blancs. Le soir, au moment de dormir, le diable prit ti Poucette et
ses six frères, il leur mit les bonnets rouges et le diable mit les bon-
nets blancs, sur la tête de ses enfants. ti Poucette se leva doucement,
dans la nuit, il enleva tous les bonnets de ses frères, il les mit sur la
tête des petits diables. Puis, il prit ceux des enfants du diable et les
posa sur la tête de ses frères et sur la sienne. dans la nuit même, il
prit tout l’argent du diable, toute son argenterie, tout son or. Puis,
quand il eut pris toutes les affaires du diable, il s’empara des bottes
de cent lieues, et il alla se coucher. La nuit, le diable se leva pour tuer
ti Poucette et tous ses frères, au lieu de les tuer, il tua ses sept
enfants. Lorsqu’il eut fini, il alla se coucher. ti Poucette se leva dou-
cement, il réveilla ses six frères, récupéra tout ce qu’il avait pris au
diable, et il partit. il grimpa sur un gros morne, il y fit une petite
cabane, et il mit ses six frères dedans.

Le lendemain matin, le diable se leva, il vit ses sept enfants


morts, il cria : « Ti Poucette, tu m’as fait tuer mes sept enfants ». ti
Poucette du haut du morne lui répondit : « Oui, je t’ai fait les tuer ».
Le diable lui répondit : « Si tu reviens, je te tiendrai plus fort ». ti
Poucette laissa ses frères dans la cabane, il vint seul, et le diable l’at-
trapa. il l’attacha deux fois. il mit une grande chaudière d’eau sur le
feu, puis, il s’en alla chercher ses camarades pour l’aider à manger
ti Poucette.

La vieille femme était en train de couper un gros morceau de


bois, pour mettre sous le feu. Lorsque la vielle femme donna un
coup de hache, le bois en sautant, lui tomba sur la tête. La vieille
femme dit : «aïe aïe, mon Dieu ! Le bois veut me casser la tête ». ti
Poucette qui était attaché là, lui dit : «Maman détache-moi, un bras,
je le couperai pour toi ». elle répondit : «Moi, mon fils, détacher ton
92 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

viè femme là té ka coupé yon gouôs mòceau dibois pou métté


enba difé là. Lhè vié femme la tiré yon coup de rhâche, bois là ka
sauté tombé assous tête-li. vié femme là di : « aïe, aïe, mon Dié ! -
bois à ‘lé cassé tete moin. » ti Poucette qui té marré là ka di :
« Maman démarré yon bois bouas 6 moin pou moin coupé y ba ou. »
vié femme là ka réponne li : « Moin, monfi, ké démarré bouas ou !
– Ou ké chappé. » ti Poucette réponne y : « non maman, moin pa ké
chappé ! moin ja save ce la lamò moin, et où’lé moin chappé ? » vié
femme la di : « Moin, ka démarré ou, pas chappé, non ? » vié femme
ka démarré toutt dé lanmain la li ;

Poumiè coup d’rhâche là ti Poucette bail bois là, bois la cassé,


ti Poucette ka di : « Gadé, maman, si ou pa té démarré lanmain
moin, bois la pa té ka cassé. » Y bail encò yon coup d’rhache, bois-
à-cassé. Y ka di : « Maman ramassé bois à. » Lhè vié femm là baissé
pou y ramassé bois-à, ti Poucette ba-y yon coup dohache, et coupé
cou y. a présent ti Poucette défaitt cò y, y coumencé épluché pluché
vié femm là. quand y quitté y fini pluché vié femm là, y metté y
dans chaudiè là assou difè, y fai toutt sòte qualité plat épi vié femm
là. Y pouend dè tété vié femm là, y fai yon fricassé épi dè tété-a, y
métté couvè diabe là bien comm y faut. ti Poucette pouend robe vié
femm-là, y penne y deïe lapòte. quan ti Poucette fini, y monté en
hau griyan7, épi fini ramassé toutt lagent diabe là. quand ti Poucette
fini y monté enlai mone la, y joine ses8 six fouè là.

diabe là ka rivé eppi9 toutt foule diabe comm y menm. Yo


contents ! - Y contents ! Yo coumencé metté yo à tabe ; yo mangé
toutt mangé là. Yon ces-diabe la ka rété ka di : « Compè, oti femme

6 HeaRn confond /bois/ qui se traduit par « bois » ou « arbre » et /bouas/ qui se traduit par
«bras».
7 /griyan/ ou /grinian/ = mot dificilement lisible, mais c’est probablement le grenier
qui est ici évoqué.
8 /ses/ n’est pas l’équivalent du pronom possessif français. « ses » n’existe pas dans
cette forme en créole, mais il s’exprime avec un /y/ après le nom possédé (pour la troi-
sième personne, pluriel, singulier). ici il y a une confusion de HeaRn avec /sé/ mor-
phème présentatif à valeur d’insistance (réf : J. BeRnaBé, Grammaire créole, fondas
k réy ol- la, p. 110). La forme est assez difficile à traduire ici. Confusion probable de
HeaRn.
ti PoUCette 93

bras ! tu t’échapperas ». ti Poucette lui répondit : «non maman, je


ne m’échapperai pas, je sais maintenant que c’est là, ma mort, et tu
voudrais que je m’ échappe ? » La vieille femme dit : « Je te détache,
mais tu ne t’échappes pas ! non ! » La vieille femme lui détacha les
deux mains.

au premier coup de hache, ti Poucette coupa le bois. il dit :


« regarde, si tu ne m’avais pas détaché les mains, le bois ne serait
pas coupé ». il donna un dernier coup de hache au bois. il dit :
« ramasse le bois ». quand La vieille femme se baissa pour ramas-
ser le bois, ti Poucette lui donna un coup de hache et lui coupa le
cou. Puis il se défit de ses cordes. il commença à peler la vieille
femme, puis il mit le corps de la vieille femme dans la chaudière, il
fit toute une variété de plats avec le corps de la vieille femme. il prit
les seins de la vieille femme, pour faire un fricassé de seins, il mit le
couvert du diable, bien comme il faut. ti Poucette prit la robe de la
vieille, il la pendit derrière la porte. quand il eut fini, il monta au
grenier, et finit de ramasser tout l’argent du diable. quand ti
Poucette eut fini, il grimpa sur le morne, il rejoignit ses six frères.

Le diable arriva avec une foule de diables comme lui. ils étaient
contents ! ils se mirent à table ; ils mangèrent tous les plats. Un des
diables se mit à dire : « Compère ! où est votre femme ? » Le diable
lui répondit : « elle est dans son petit jardin ». il restait un dernier
plat, c’était la fricassée de seins. Le grand diable découvrit le plat, il
vit les deux seins. il alla derrière la porte, il vit la robe de sa femme,
il alla devant la porte, il cria : « Ti Poucette ! » ti Poucette lui répon-
dit : « Ouais ». Le diable cria : « Tu m’as fait tuer mes sept enfants,
tu m’as fait manger ma femme ! » toute la foule des diables quitta la
table et partit. Le diable dit : « Ti Poucette, va, je te tiendrai encore
plus fort ».
94 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

ou ? » diabe la réponne y : « Y adans ti jàdin y. » denié plat té ka


rété ce té dè tété-la. diabe là ka découvert plat-là, y ouè dè tété à. Y
allé deïe pòte là, y ouè robe femme li, - y allé douvant lapòte li, y
crié : - « Ti Poucette ! » ti Poucette réponne y : « Ouail ! » diabe là
crié : « Ou fai moin tchoué sept yches moin ; ou fai moin mangé
femme moin ! » toutt foule diabe-la quitté10 épi ka11 pati. diabe la di :
« Ti Poucette allé ; moin ké quimbé-ou encò pli fò. »

dé ou toua jou aprè, diabe la rété en caï-la, y toutt sèle, - épi y


mò. ti Poucette vini, trouvé diabe là mò. ti Poucette fouyé, yon
trou, épi enterré diabe-là.

ti Poucette descanne adans laville, y fai Missié labbé monté


béni caïe là. quand yo fini béni caïe-là, y néttoyé y bien prope, y
metté six fouè y y là, épi y dans caïe la. Yo bail yon grand, grand,
grand (bal)12

9 /eppi/ C’est la première fois que HeaRn l’écrit avec 2 /p/.


10 /quitté/ : dans ce segment, deux interprétations de la confusion sont possibles. soit il
a oublié une partie de la phrase, ainsi on aurait du avoir /quitté tabe-là/ qui se traduit
par « quitter la table ». soit il fait la confusion avec / ki té épi-y/ qui se traduit par « qui
était avec lui ».
11 /ka/ : l’état du manuscrit montre que HeaRn a rajouté le /ka/, mais /ka/ n’est pas indis-
pensable dans ce segment. et ceci est valable pour les deux interprétations de la note
10.
12 Mot illisible, probablement /bal/.
ti PoUCette 95

deux ou trois jours après, le diable resta seul chez lui et il mou-
rut. ti Poucette vint, le trouva mort. ti Poucette creusa un trou et
enterra le diable.

ti Poucette descendit en ville, il fit monter Monsieur l’abbé


pour bénir la maison. quand ils finirent de bénir la maison, il la net-
toya bien proprement, il s’y installa avec ses six frères. ils donnèrent
un grand bal.
97

adèle épi Ti-Jean


adèle et ti-Jean
98 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

« Bonne, bonne fois... »


« trois fois bel conte »

té ni yon maman qui téni yon sèle yche. Yo té ka crié y ti-Jean.


Y rété y, y di ka di : « Maman, moin ké travail ». Maman à ka
réponne y : « Monfi, oti ou ka travail ? » ti-Jean té ka allé dans caïe
grand diabe ; - mais ti-Jean pa té save ça té caïe grand diabe.

Lhé ti-Jean rivé nans caïe a, y di : « Bonjou, » Missié. y toutt sec.


té ni yon ti fi qui té là : yo té ka crié ti fi adèle. Y réponne y :
« Bonjou, chè, là ou ka allé ? – içitt çé caïe grand diabe ». ti-Jean
ka réponne : « Moin vini chaché travail ». adèle ce té yon ti fi qui té
connaitt toutt zaffai papa y. adèle di ti-Jean : « Papa mouè1 ja maïé
sept fois, y ni sept bagues adans grand bassin deié caïe-la. quan
papa moin vini, y ké mandé ou ça ou’lé. Ou ké réponne ou té vini
châché travail. »

Lhè diabe-là vini, diabe-là mandé ti-Jean : « Ça ou’lé ? » ti-


Jean réponne y : « Moin vini chaché travail. » diabe-là réponne ti-
Jean : - « Gadé deïé caïe-là dans bassin : ou ké trouvé sept bagues.
Pôté sept bagues là ba moin. néttoyé bassin à, clairé, clairé pou
moin ». Lhè yon sonné, diabe pati allé dans travail li, ti-Jean cou-
mencé néttoyé bassin à. Plis ti-Jean tiré dileau dans bassin là, plis y
ka ramassé ouè bassin a plein. adèle vini poté mangé ti-Jean ba y.
Y di ti-Jean : « au lieu ou assise, ou tiré dileau comm ça. Toutt à lhè
moin ké rangé tout ça ba ou ». Lhè ti-Jean fini mangé, adèle allé,
adèle té di ni dè ti baguettes, y batt dè ti baguette là, épi y di : - « Pa

1 /Mouè/, autre prononciation et autre écriture peu martiniquaises de /Moin/ qui se tra-
duit par « moi ».
adèLe éPi ti-J ean 99

« Une fois beau,... » dit le conteur


« Le conte sera trois fois beau » répond l’auditoire

il y avait une mère qui avait un seul enfant. il s’appelait ti-Jean.


Un jour, il dit à sa mère : « Maman, je vais travailler ». sa mère lui
répondit : « Mon fils ! Où vas-tu travailler ? » ti-Jean allait travailler
dans la maison du grand diable, mais ti-Jean ne savait pas que
c’était chez le gand diable.

Lorsqu’il arriva dans la maison, il dit sèchement : « Bonjour ». il


y avait une jeune fille qui était là, elle s’appelait adèle. elle lui
répondit : « Bonjour mon cher ! Où vas-tu ? ici, c’est la maison du
grand diable ». ti-Jean répondit : « Je suis venu chercher du tra-
vail ». adèle était une jeune fille qui connaissait toutes les affaires de
son père. adèle dit à ti-Jean : « Mon père s’est déjà marié sept fois.
il a sept bagues dans le grand bassin derrière la maison. Quand
mon père viendra, il te demandera ce que tu veux. Tu lui diras que
tu es venu chercher du travail».

quand le diable vint, il demanda à ti-Jean : « Que veux-tu ? » ti-


Jean lui répondit : « Je suis venu chercher du travail ». Le diable
répondit à ti-Jean : « regarde derrière la maison dans le bassin, tu
trouveras sept bagues, apporte-moi les sept bagues. nettoie le bas-
sin, fais-le briller pour moi ». Une heure sonna, le diable partit à son
travail, ti-Jean commença à nettoyer le bassin. Plus ti-Jean enlevait
l’eau du bassin, plus il voyait le bassin rempli. adèle vint apporter à
manger à ti-Jean. elle dit à ti-Jean : « au lieu de t’asseoir, tu tires
l’eau du bassin ! tout à l’heure, moi j’arrangerai tout ça, pour toi. »
100 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

pèmission Dié, fai là clairé, clairé pou Ti-Jean ». quand diabe-a


vini au souè, y rété crié : « Ti-Jean, ess travai à bientot fai, ess ti2 fai-
gnant ? » ti-Jean-à ka réponne y : « Oui ». diabe-à allé ouè bassin à
; y ouè y bien prope. diabe-là ba dèle3 yon coup d’ziè.

Lendimain diabe là allé ; y ba ti-Jean coutelassé4 toutt en piess5


boi, pou ti-Jean té pè6 chàbon, pou y té descend en saint Piè vende
chàbon là, et pou y té pôté lagent souè là pou tè ba y. Lhè midi
sonné, adèle pòté mangé ti-Jean ba y nans bois à. Y crié : « Ti-
Jean ». ti-Jean la té ka plèré. Y di : « Ti-Jean, ça ou li ni ? » adèle
ti-Jean ka réponne y : « Gadé toutt ça travail papa ou bail moin ».
Y ba ti-Jean mangé, épi y crié : « Pa permission dè ti baguette toutt
travail faitt ». ti moment apres toutt travail à faitt. Y venne chàbon
là. Le souè diabe là ka vini à caie li. Y ka mandé ti-Jean : « ess toutt
travail a faitt ? » ti-Jean a te ka réponne y : « Oui ». ti-Jean la bail
diabe argent, épi diabe la compté toutt largent chàbon.

Lendimain matin diabe a bail ti-Jean yon grand piess tè pou ca


labouè, pou ti-Jean sa planté ni y memm jou, pou (xxx)7 sa lévé
memm jou, pou y ca tchui y memm jou, pou venne y memm jou.
encò adèle batt baguette li pou tou ca te ca faitt. ti-Jean allé venne
(xxx), y poté lagent ba diabe là. quand y fini di..... 8

—————

Mi yche mò, macoumè fini

—————

2 /ess ti/ segment rajouté par l’auteur.


3 /dèle/ mis pour adèle, justifié par la non séparation phonique du /a/ initial de /adèle/
et du /a/ final de /ba/.
4 Coutelas = sabre aux antilles.
5 /piess/ dans /piess boi/ ou dans /piesss tè/ correspond à une certaine surface de terrain.
6 /ti-Jean té pè chàbon/ : dans ce segment, l’auteur oublie /fè/ pour « faire ». (ti-Jean té
pè fè chàbon).
7 Mot illisible désignant une culture, soit /gniam/ = igname (légume), soit /griav/ =
goyave (fruit), soit /grin/ = grain.
8 La fin précipitée de ce conte est interprétée dans nos commentaires.
adèLe éPi ti-J ean 101

quand ti-Jean finit de manger, adèle s’en alla. elle avait deux
petites baguettes, elle frappa les baguettes et elle dit : « Par la per-
mission de Dieu, faites briller le bassin pour Ti-Jean ». Le soir
quand le diable vint, il se mit à crier : « Ti-Jean, le travail est bien-
tôt fait, petit fainéant ? » ti-Jean lui répondit : « Oui ». Le diable alla
voir le bassin, il vit qu’il était bien propre. Le diable lança un regard
à adèle.

Le lendemain, le diable donna à ti-Jean un terrain boisé à défri-


cher au coutelas, pour que ti-Jean puisse faire du charbon, pour des-
cendre le vendre à saint-Pierre et pour qu’il lui rapporte l’argent, le
soir même. Midi sonna, adèle apporta à manger à ti-Jean dans les
bois. elle cria : « Ti-Jean ! » ti-Jean pleurait. elle dit : « Ti-Jean
qu’as-tu ? » ti-Jean lui répondit : « regarde, tout le travail que ton
père m’a donné ». elle lui donna à manger et elle cria : « Par la per-
mission des baguettes, que tout le travail soit fait ! » Un petit
moment plus tard, tout le travail était fait. il vendit le charbon. Le
soir, le diable rentra chez lui, il demanda à ti-Jean : « Le travail est-
il fait ? » ti-Jean répondit : « Oui ». ti-Jean donna l’argent au diable,
et le diable compta tout l’argent du charbon.

Le lendemain matin, le diable donna à ti-Jean, une pièce de


terre à labourer, pour qu’il puisse y planter des (xxx), les faire pous-
ser, les cueillir et les vendre, le même jour. adèle frappa une fois
encore ses baguettes, et tout cela fut fait. ti-Jean alla vendre les
(xxx) et rapporta l’argent au diable. quand il eut fini.....

————-

voilà que l’enfant meurt, c’est la fin pour ma commère

—————
103

Les dernières pages du manuscrit 1

1 Chansons, proverbes recueillis par HeaRn lors de ses promenades. Phrases incom-
plètes et confuses.
104 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

Camelite mangé pois-blanc la, pois blanc la gonflé boudin y.

—-

Y mangé ça assaisonné.

——-

Missié Lacroix.
Ce yon nhomme qui dè parole.
Missié L.
Ce yon nhomme qui pè sérieux,
Y ké ba ou dè moceaux païllasse2 ,
Y ké ba ou dè moceaux
(xxxxx)3 .

——-

Les boutons de rose.


Ce yonn bonne qui bien bon.
aie, aie qui yon bout
Ce.....
Bonne qui tapi
Yon tapi vert ce yon bonne qui agréabe
Bonne......

——-

Papillon ki ka volé
qui ka pòté nouvelles ba nou
volé volé volé.
Joujou

2 /Paillasses/ : couches de pailles.


3 Mot peu compréhensible.
Les deRnièRes PaGes dU ManUsCRit 105

Carmélite a mangé des pois blancs. Les pois blancs ont gonflé son
ventre.

——-

elle a mangé ça assaisonné.

——-

Monsieur Lacroix,
C’est un homme de paroles.
Monsieur Lacroix,
C’est un homme qui peut être sérieux,
il te donne deux morceaux de paillasses,
il te donne deux morceaux.
(xxxxx)

——-

Les boutons de rose.


qui sont bien bons.
aie, aie, qui ont un bout
C’est.....
Bonne qui tapis...........
Un tapis vert, c’est une bonne qui est agréable.
Bonne......

——-

Le papillon qui vole


qui nous apporte la bonne nouvelle
vole ! vole ! vole !
Joujou
107

Commentaires
Lafcadio HeaRn, marqueur de paroles
Louis solo MaRtineL
109

LafCadio HearN,
MarQUeUr de ParoLeS

« Demeurent, pour l’écrivain, des lambeaux de mémoire orale,


disséminés à travers le pays, des bouts de contes, des bribes de
comptines, des éclats de titimes, des haillons de paroles diverses,
qui se bousculent, qui s’entrechoquent, qui ont subi les effets de la
francisation et de diverses aliénations, et qui surtout semblent en
voltige permanente, quasiment inaccessibles dans leur essence,
dans la mesure où aucune approche systématique, rationnelle,
méthodique de récupération de l’oralité n’existe en Martinique. »
Patrick CHaMoiseaU
1

HeaRn « marqueur de paroles » dans la ronde des conteurs


créoles.

L’oraliture.
toutes les littératures du monde prennent leurs sources dans la
lente et difficile « scription », « transcription » et « marquage de
paroles » des troubadours, des griots, des aèdes, des ménestrels, des
bardes ou des conteurs. aux antilles, « scripteurs », « transcrip-
teurs » et « marqueurs de paroles » ne faisaient pas office. La trans-
mission et le relais n’eurent pas lieu. Pénétrer « l’abysse de notre
parole ancestrale »2 se révèle être une mission laborieuse. alors, les
écrivains créoles tentent d’écouter la parole des vieux conteurs et de

1 Patrick CHaMoiseaU, « que faire de la parole », in Écrire la « parole de nuit », La nou-


velle littérature antillaise, Gallimard-Folio, Paris, 1994, p. 155 (divers textes ras-
semblés et introduits par Ralph Ludwig).
2 Jean BeRnaBé, Patrick CHaMoiseaU, Raphaël ConFiant, L’éloge de la créolité,
Gallimard, 1989, p. 35.
110 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

l’habiter, se dédoublant ainsi, en « marqueur de paroles ». « et si


l’écrivain réussit cet exploit, s’il parvient à convoquer la parole à
ses côtés dans ces conditions-là, il peut alors commencer à écrire. »3
À la fin du xixe siècle, lorsque HeaRn recueillit ces contes
créoles à saint-Pierre, n’œuvra-t-il pas « marqueur de paroles » ?
toutes ces paroles inscrites dans ses carnets de voyages appartien-
draient à, ce que les spécialistes ont convenu de nommer, « l’orali-
ture », c’est-à-dire l’ensemble des pratiques langagières codées
(contes, devinettes, chants, proverbes).
Cette « oraliture » antillaise, HeaRn ne la découvrit pas en arri-
vant en Martinique. déjà aux états-Unis, pour son métier et par
curiosité intellectuelle, il enquêtait sur les cultures créoles.

HearN et la découverte du monde créole.


À Cincinnati de 1871 à 1877, HeaRn fréquenta les quartiers
noirs et les décrivit dans ses premières histoires fantastiques et dans
ses chroniques. il s’intéressa à la langue et à la littérature orale
créole américaine4.
dès 1871, il adhéra aux courants folkloristes de Cincinnati.
d’abord au mouvement préraphaélite qui, visant à transformer tout
objet de la vie courante en objet d’art, initia aux états-Unis, l’intérêt
pour le folklore et la tradition orale des esclaves émancipés du sud.
ensuite, il fut attiré par le mouvement dit de la couleur locale
(« local color school » : peinture des coutumes et des traditions ori-
ginales et pittoresques). aussi, s’informe-t-il des nombreux travaux
écrits sur ces sujets, à cette époque, par thomas nelson Page, kat
Chopin Georges washington Cable. avec ce dernier, devenu son
ami, il répertoria et compara plusieurs contes. il se passionna aussi
pour Joël Chandler Harris qui s’amusait à rechercher toutes les ver-
sions de Compère Lapin5.

3 Patrick CHaMoiseaU, « que faire de la parole », in Écrire la « parole de nuit », idem,


p. 157.
4 Littérature américaine créole, fin xixe siècle : the Creole Patois - some notes on
Creole Literature -
the scientific value of Creole - a sketch of patois Creole.
5 Joël Chandler HaRRis, L’oncle remus, ses chansons et ses proverbes, publié en 1860.
LaFCadio HeaRn, MaRqUeUR de PaRoLes 111

Lors de son séjour en Louisiane, de 1877 à 1887, séduit par la


région qu’il nommait « terre féminine », il s’amusa à noter chansons
et chansonnettes, contes et comptines. Le marqueur poursuivait sa
tâche, via son travail de journaliste et remplissait ses carnets de
voyages. ainsi, en 1884, visitant les îles du golfe du Mexique, il en
rapporta une documentation abondante et surtout la trame et les per-
sonnages de sa nouvelle Chita6. dès lors le thème créole (gram-
maires, dictionnaires, recueils de proverbes, chants etc.)7 devint sa
passion. il s’immergea totalement dans cet univers de la diversité,
d’où émanent la langue et la culture créole. C’est d’ailleurs dans cet
enthousiasme qu’il compila son recueil de proverbes Gombo zhèbes
en créole mauricien, trinidadien, haïtien, guyanais, louisianais et
martiniquais8.
C’est donc, un initié à l’univers fascinant du conte et du créole,
un marqueur de paroles expérimenté et un amateur de belles lettres
françaises qui débarqua à saint-Pierre en 1887.

HearN en Martinique.
en avant dire, il convient d’insister sur le grand appétit de
Lafcadio HeaRn pour les langues. d’après ses biographes, cela tien-
drait à son hérédité : « n’était-il pas un curieux cocktail humain, un
Celte grec de sang métissé, à qui l’on attribuait volontiers, du côté
maternel, des origines maltaises, mauresques, phéniciennes, espa-
gnoles, italiennes et normandes. »9 il aimait évoquer sa mère, lui
racontant des histoires en italien et en grec. traducteur anglais de
nombreux auteurs français, habitué au créole de La nouvelle-
orléans, métissé culturel il n’ignorait rien de la nécessité de com-

6 L. HeaRn, the writings, « Chita », in Two y ears in the French West indies, vol iv,
Rinsen book Co, in 1973.
7 on peut citer : Les prov erbes créoles de la Guy ane française de Loys de BRUYèRe - l’É-
tude sur le patois mauricien de BaissaC - The Theory and Practice of Creole grammar de
J. J. tHoMas - Les Fables et chansons créoles d’alfred de saint-qUentin - The wit and
Wisdom of the Hay tians de John BiGeLow.
8 L. HeaRn, Gombo zhèbes, Little Dictionnary of Creole Proverbs, selected from six
Creole dialects, translated into French and english, with notes complete index to
subjects and some Brief Remarks upon the Creole idioms of Louisiana, Coleman,
1885.
9 Bernadette LeMoine, ex otisme spirituel et esthétique dans la v ie et l’œuv re de L. Hearn
112 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

munication, d’où avait surgi cette nouvelle langue10. Familier avec la


langue créole, sa formation, ses tournures et son génie créateur, éter-
nel déraciné, il aborda en connaisseur cet « agrégat interactionnel
ou transactionnel, des éléments culturels caraïbes, européens, afri-
cains, asiatiques et levantins que le joug de l’Histoire a réunis sous
le même sol. »11
La vie de HeaRn en Martinique est mal connue. il n’est pas
facile d’enquêter, tout ayant disparu lors de la catastrophe du 8 mai
190212. il avait ralenti sa correspondance avec ses amis et son éditeur
(l’accablant climat, s’excusa-t-il). Cependant, quelques éléments
des œuvres complètes nous informent que, malgré l’insuffisance des
livres et des bibliothèques sur l’île, il consulta une large documenta-
tion13 avant de commencer son travail d’écriture.

HeaRn, « marqueur de paroles » à Saint-Pierre.


L’originalité de ce marquage de paroles, réalisé par cet écrivain
anglais, francophile et sensible au créole, résulte de la position
confortable de l’auteur dans son rapport avec la langue créole.
Comme le montre Pierre PinaLie14, chez HeaRn « pas de mal diglot-
tique,( …) pas d’inquiétudes linguistiques, (…) pas de rapports dif-
ficiles avec le créole, (…) pas d’éviction du créole, donc notre
écrivain anglophone est totalement libre. » Le créole, il ne s’en est
pas méfié, il l’accepte avec toutes ses opacités. il le reconnaît, le

10 Plus tard, au Japon, n’a-t-il pas inventé avec sa femme japonaise et ses enfants une
langue familiale : le « Hearn san no Kotoba» « the Hearnian dialect ».
11 Jean BeRnaBé, Patrick CHaMoiseaU, Raphaël ConFiant, L’éloge de la créolité, idem,
p. 26.
12 Le 8 mai 1902, une éruption volcanique dévasta saint-Pierre, chef-lieu de la
Martinique à l’époque. Bilan : 30 000 victimes, maisons, bâtiments et sites complè-
tement détruits.
13 ouvrages consultés : L’Histoire générale des antilles du Père dUteRtRe - Le Voy age à
la Martinique de thibault de CHaUvaLLon - Le nouv eau v oy age aux isles de l’amérique
du Père Labat - Les Études historiques et statistiques du dr Rufz de Lavison - L’Étude sur
la langue créole de la Martinique de tHURiaULt - Le préjugé de races aux antilles fran-
çaises de G. soUqUet-BasièGe - Fables trav esties d’un v ieux commandeur, et des
ouvrages sur la faune, la flore des antilles que lui prêtèrent des amis blancs créoles.
14 P. Pinalie draccius, « L. HeaRn et le créole ou l’itinéraire linguistique d’un étranger
aux antilles », in regards sur un écriv ain à la découv erte de la Martinique, centenaire
du passage de L. Hearn aux antilles, Conférence du 29-04-1987, Campus de
LaFCadio HeaRn, MaRqUeUR de PaRoLes 113

note afin de le révéler au monde. ainsi, il nous offre l’authentique


langue parlée des maisons et des rues de saint-Pierre.
Présentation du manuscrit.
Le manuscrit se présente sous la forme d’un carnet dont la cou-
verture porte une mention écrite horizontalement : Contes N 215 il
contient huit contes : Pié-Chique-À, Compè Lapin adans bassin li
roi, zhistouè piment, Tête, Maman Marie, Li roi té ka mandé yon
batiment, Ti Poucette, adèle épi Ti-Jean et quelques morceaux de
proverbes, bribes de chansons, haillons de paroles en premières et
dernières pages.
Par souci scientifique et d’authenticité, aucune modification n’a
été apportée au texte créole. Les erreurs, les confusions, les oublis et
les ratures ont été maintenus. Les notes de bas de page proposent
une hypothèse de lecture, le cas échéant. HeaRn fut fasciné par la
langue créole et il l’a inscrite scrupuleusement. notre version fran-
çaise procède de la même démarche, une traduction fidèle sans
aucune concession. ni poli, ni arrangé, mais un matériau brut avec
l’opacité de la langue et l’originel du conte, avec l’anarchie des
orthographes, l’écriture phonétique et le désordre grammatical. Un
siècle plus tard, l’état du créole moderne manifeste une nette évolu-
tion des structures et dispose d’un code graphique établi.16
souhaitant traiter à égalité les deux textes et pour simplifier la
tâche aux lecteurs, la transcription créole et sa traduction française
sont disposées face à face. HeaRn lui-même avait suggéré cette pré-
sentation, dans une lettre destinée à Charles Marie GaRnieR en 1903
(seule lettre écrite en français) : « Pendant mon séjour à la
Martinique, j’ai recueilli un nombre de contes créoles, - très
baroques, - qui sont à la fois amusants et dignes de l’attention de
quelques folkloristes. Si vous voulez bien imprimer le texte créole,

15 Le présent manuscrit est donc la suite du premier carnet remis à C. M. GaRnieR en 1903
par L. HeaRn traduit par s. denis dans Trois Fois Bel Conte, Mercure de France, Paris,
1932, réédition 1978). Les 8 contes du présent manuscrit correspondent aux titres (xii
à xix) de la table de matière de l’orignal qui en contient 34. Le manuscrit remis à C. M.
Garnier contenait seulement 6 contes, les 6 premiers titres (i à vi). 34 - (6+8) = 20. il
reste donc 20 contes qui ne sont pas publiés. (voir la table des matières ci-dessous).
16 GeReC : Groupe d’études et de Recherche en espace Créolophone.
17 Préface de C. M. GaRnieR, in L. Hearn, Trois Fois Bel Conte, Mercure de France, Paris,
1978.
114 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

avec une traduction française en face, sur la même page. Ces his-
toires auront, je crois quelque succès.»17 il faut remarquer que l’édi-
tion de 1932, réédition en 1978 de Trois fois bel conte18, ne satisfait
le désir de HeaRn qu’à moitié (la version créole occupant une place
dérisoire, renvoyée à la fin de l’ouvrage, en petit caractère).

La parole des conteurs de circonstance.


dans les deux volumes qu’il consacra aux antilles, Two Years in
the French West indies19, HeaRn explique, la manière dont il nota ces
contes. À saint-Pierre, influencé par Prosper MéRiMé qui valorisait
le voisinage des gens simples pour se renseigner sur l’humanité d’un
pays, il désira se rapprocher, du plus basilectal. il justifia sa tech-
nique, par la quête « de la substance même (...) du renseignement
authentique (...) de la simplicité primitive et la naïveté harmonieuse
des détails. »20 Les noms et professions de ces informateurs sont
autant d’indices : Cyrillia sa bonne, adoue la fille de sa logeuse,
Mme Robert la vendeuse de cigares, Yébé le guide des montagnes
avec qui, il escalada le Mont Pelé et tous les enfants de la région de
saint-Pierre. ses amis blancs créoles lui rapportèrent aussi, quelques
contes et histoires21.
HeaRn est charmé par le naturel et la spontanéité de sa bonne
martiniquaise Cyrillia, quand elle raconte des histoires et se raconte
des histoires : « But more generally she talks to herself, as all the
Martiniquaises do : it is a continual murmur as of a stream. at first
i used to think she was talking to somebody else, and would call out :
« epi quiless moune ça ou ka pàlé-à ? » (with whom do you talking
to ?) But she would always answer : « Moin ka pàlé anni ba cò
moin » (i am only talking to my own body), which is the creole
expression for talking to one’s self. « and what are you talking so
much to your own body about, Cyrillia? »- ti zaffai moin « (i am tal-

18 L. HeaRn, Trois Fois Bel Conte, Mercure de France, Paris, 1932, 1978, (traduction de
serge denis).
19 L. HeaRn, the writings, Two y ears in the french West indies, vol iii, iv, Rinsen book
Co, in 1973, p. 79, 80.
20 L. HeaRn, Contes des tropiques, traduction Marc LoGe, Mercure de France, Paris, 1926.
21 L. HeaRn, Contes des tropiques, idem.
22 L. HeaRn, the writings, « Ma bonne », in Two y ears in the French West indies, vol iv,
Rinsen book Co, 1973.
LaFCadio HeaRn, MaRqUeUR de PaRoLes 115

king about my own little affairs) ». That is all that i could ever draw
from her. »22 Cette conversation suffit à HeaRn pour déceler la capa-
cité créatrice de sa bonne qui se racontait des histoires pour faire
frissonner son âme. Un des buts avoués du conte : « se faire une sur-
prise à soi-même » disait Paul vaLéRY. tandis que Mme RoBeRt lui
offrait un siège dans sa boutique et lui parlait des légendes passées,
il aimait aussi écouter des devinettes, des titimes, et les chansons
des enfants. il disait : « j’aime tout particulièrement ces histoires qui
me semblent les plus bizarres que j’aie jamais entendues »23.
Baroques, Bizarres, Grotesques, Cocasses sont les caractéris-
tiques de ces histoires qui motivèrent l’écrivain. Pourtant les condi-
tions du contage, auprès de ceux que nous appelons les conteurs de
circonstance, pour faire la différence avec les conteurs initiés, pèsent
sur le contenu des relevés. Ces conditions sont résumées par HeaRn
lui-même, dans Contes des tropiques : « l’esprit simpliste du conteur
est embarrassé par les interruptions et contraintes de la dictée, le
conteur perd sa verve, se lasse, raccourcit volontairement la dic-
tée. »24 il n’a donc pas pu imposer aux conteurs créoles, la répétition
abusive, comme il l’a fait avec setsuko koizUMi son épouse qui lui
contait les kwaidan (légendes fantastiques japonaises). trous,
lacunes, lenteurs sont donc inévitables dans de telles conditions.
serge denis précise, en introduction à sa traduction,25 que HeaRn a
lui-même comblé certaines défaillances des conteurs.

Le marquage de ces paroles.


Francophile et habitué au créole, HeaRn va le reconnaître et
remarquer la déformation française d’où provient en partie le créole,
mais aussi les formes francisées dont il maintiendra certaines et sup-
primera d’autres. « n’oublions pas que la langue créole n’est au
fond que du français arrêté (arrêté au début du xViie siècle) ou du
français avancé comme disent les linguistes. Le créole est un fan-
tastique conservatoire d’expressions à la fois d’ancien français et

23 L. HeaRn, Contes des tropiques, idem.


24 L. HeaRn, Contes des Tropiques, idem.
25 L. HeaRn, Trois fois bel conte, idem, p. 19.
116 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

d’expressions normandes, poitevines ou picardes et la réutilisation


de tout ce matériau dans le français utilisé par les auteurs antillais
de cette fin de xxe siècle redonne à la langue française la vitalité qui
était la sienne à l’époque de rabelais »26
- dans une histoire de piments, le terme de /commère/ - est un
nom affectif donné à une femme, amie ou confidente, alors que
ce sens dans le français moderne a totalement disparu. (voir le
conte une histoire de piments p. 50, nBP n°1).
- dans adèle et Ti-Jean, les expressions /pièss boi/, ou /pièss tè/
proviennent de termes qui désignent des surfaces boisées ou
cultivables « une pièce de bois » et « une pièce de terre ». (voir
le conte adèle et Ti-Jean, p.100, nBP n°5).
- dans Pié-Chique-À, le terme /Chique/ désigne un insecte des
régions tropicales qui pénètre sous la peau et provoque des
infections27. (voir le conte Pié-Chique-À, p.29).
- dans Maman Marie, on peut lire /chàgé moin/- « me charger »
peu usité dans ce sens en français, mais qui convient parfaite-
ment au contexte créole des porteuses, qui ont besoin d’aide
pour mettre sur leur tête la charge à transporter. (voir le conte
Maman Marie p.64, nBP n°2).
Hors ces considérations lexico-sémantiques, et malgré ses
connaissances de la langue créole, HeaRn ne différencie pas toutes
les nuances subtiles de l’accentuation « é, è », « o, ó, ò, ô », « à, a »
capitale en créole, les temps (té, ké, ka), les modes, les aspects et la
concordance des temps. Le créole de l’époque, étant extrêmement
allusif, le marqueur a eu souvent besoin de précisions, comme le
démontre l’état du manuscrit. en effet, les ratures de l’auteur peu-
vent être interprétées de plusieurs façons. on peut émettre l’hypo-
thèse qu’après une demande de précision (un mot non identifié par
l’écrivain), le conteur de circonstance ait trouvé l’issue dans ce que
les linguistes appellent (l’hypercorrection), c’est-à-dire une dérive
vers le français, s’éloignant du créole basilectal. on peut imaginer

26 Raphaël ConFiant, « questions pratiques d’écriture créole », in Écrire la « parole de


nuit », idem, p.179.
27 dans the writings, « Youma » vol iv, idem, p. 279, HeaRn décrit l’inspection mati-
nale des pieds où la vieille africaine tanga faisant fonction d’infirmière de l’habita-
tion, alignait les enfants, et au commandement « lévé piézaut », (Levez vos pieds),
elle commençait la chasse aux petites boules infectées qui trahissaient la présence
LaFCadio HeaRn, MaRqUeUR de PaRoLes 117

aussi que ressentant l’embarras de son interlocuteur face à lui, l’écri-


vain étranger, se permet de douter. en conséquence, on retrouve
maintes ratures de l’auteur qui préféra l’authenticité créole à la ten-
tation de l’hypercorrection. Citons :
- /enlai/ pour /en haut/ dans Pié-Chique-À. (conte p. 34, nBP
n°5).
- /mander/ pour /demander/ dans Compère Lapin dans le bassin
du roi (conte p. 44, nBP n°5).
- /absolument/ est rajouté en marge dans Maman Marie (mani-
feste-t-il l’impuissance de HeaRn à trouver mieux en créole
basilectal ? (conte p. 66, nBP n°3).
on recense aussi, des espaces vides pour une expression non
identifiable par l’auteur. dans certains cas, on peut se demander si
ce n’est pas le conteur lui-même qui a évité l’expression trop créole,
devant l’écrivain. ainsi dans le conte Le roi a demandé un bâtiment,
(p. 84, nBP n°8), le vide s’offre à toutes les hypothèses. soit que le
marqueur n’ait pas compris le terme utilisé par le conteur (terme
interdit, dit sous le ton de la confidence). soit que le conteur ou la
conteuse embarrassé(e) par l’utilisation d’un terme osé, face à un
écrivain étranger, mima, sans parler. on peut aussi supposer que
l’auteur par pudeur (on le savait timide) ayant compris parfaitement
le mot, ne l’ait pas noté.
Parce que ces histoires populaires sont racontées par des
conteurs non initiés, et que HeaRn les écoute et les note en anthro-
pologue averti, il paraît important d’en évoquer le fonctionnement
culturel et la symbolique des personnages.

Origines et Fonctions du conte créole.


Généralités.
Le conte créole trouve son essence dans l’expression de l’iden-
tité culturelle antillaise pour constituer progressivement, le miroir
social de cette rencontre forcée entre l’europe, l’afrique et la terre
des Caraïbes. son contenu et son statut s’adaptent aux évolutions
des contextes socio-historiques. Pour ina CésaiRe28, la fonction prin-

28 ina CésaiRe, « Le conte antillais : une tradition en mutation », in Oralités Caraïbes,


actes du colloque sur les oralités Caraïbes, 1991, Université de Paris 8 vincennes,
118 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

cipale du conte antillais est d’activer la représentation sociale. «Le


rôle du conte antillais est celui de la représentation, sous une forme
symbolique, de la réalité sociale. » Le conte créole s’empare ainsi,
de son triple héritage africain (Compère tigre, Compère éléphant),
européen (Monsieur le roi, Le grand diable, ti Poucette) et amérin-
dien (Maman dl’o) qu’il diffractera, reconsidérera, transformera au
gré des besoins de la nouvelle civilisation créole. L’ensemble de ces
éléments culturels mis côte à côte font de lui une unicité, une globa-
lité, plutôt qu’une juxtaposition. « Le conte créole est un tout, pas un
assemblage hétéroclite d’éléments africains, européens et amérin-
diens. »29
on retrouve trois grands thèmes dans le conte antillais : la faim
qui se situe au niveau économique, la ruse au niveau idéologique et
la révolte au niveau politique. autrefois, les contes constituaient ces
« armes Miraculeuses » utilisées par les esclaves pour critiquer et
crier leurs révoltes sous un éclat de rire. Parce qu’il était le seul
mode d’expression autorisé, pour raconter le vécu et exprimer les
sentiments, « C’est en cela que le conte antillais, au-delà de la paro-
die, constitue un véritable révélateur »30. issu de la société servile, il
contribua à la mise en place de la critique sociale, délibérément
cachée. né dans les champs de canne à sucre, loin de la ville, il ne
peut être dit qu’en créole, la langue vernaculaire qui gardera long-
temps sa vocation orale, face au « beau parler » français.
Le conte créole s’apparente à une « parole de nuit ». Parole inter-
dite, Parole Front contre le silence d’une journée de soumission, trop
longue et trop pénible. « C’est au crépuscule que le conteur créole
réunit son auditoire. C’est une fois la nuit tombée qu’on raconte la
vie des ancêtres aux enfants, c’est l’univers du loisir, du plaisir sen-
suel et de l’insoumission à l’égard des restrictions de la journée. »31
Le conte créole relie tout un peuple à son passé, toutes les ombres et
les opacités confondues. outre son rôle de représentation sociale
évident, ina CésaiRe précise que : « Le conte antillais assume une

29 Raphaël ConFiant, Marcel LeBieLLe, Les maîtres de la parole créole, Gallimard, Paris,
1995, p. 10.
30 ina CésaiRe, «Le conte antillais : une tradition en mutation», idem, p.40.
31 Ralf LUdwiG, «introduction», in Écrire la « parole de nuit », idem, p.18.
LaFCadio HeaRn, MaRqUeUR de PaRoLes 119

réelle fonction de catharsis, aussi bien au sens aristotélicien du


terme (effet de purgation des passions) qu’au sens psychanalytique
(réaction de libération d’affects longtemps refoulés et responsables
d’un traumatisme.) »32 alex Louise tessonneaU insiste sur le rôle
éducateur et formateur du conte, dans la maîtrise des stratégies lan-
gagières « Le kont permet de s’entraîner à la manipulation de la
parole sous toutes ses formes et dans tous ses usages.»33

Les personnages et leurs symboles.


tentons de décrypter ces assemblages de symboles, inextrica-
blement mêlés. Car si le conte se montre simple au grand jour, il
demeure complexe quand on aborde toute la gamme de métaphores
et de symboles dont le conteur s’est servi. Le conteur est rusé
comme Compère Lapin, il sait parfaitement brouiller les pistes. Le
conte créole met en scène un bestiaire spécifique (Compère Lapin,
Compère tigre, Colibri, etc.), un panthéon extra humain (la vieille
fée, le grand diable, la vierge Marie) et des personnages stéréotypés
(le père absent et faible, le parrain, la mère, la marraine avec des
caractéristiques négatives ou positives, l’enfant terrible, l’enfant
maudit). Ces groupes de personnages représentent les différentes
communautés des antilles et leurs comportements sociaux, dans le
milieu très spécifique, qu’est celui du système colonial.
Ces contes recueillis par HeaRn mettent en scène, des attitudes
sociales et des référents que l’on rencontre dans de nombreux contes
créoles connus, aussi bien en Martinique, en Guadeloupe, qu’en
Haïti et en Louisiane.
ainsi le conte Pié-Chique-à constitue d’abord une condamna-
tion de la désobéissance (celle de Marie), mais est aussi, une mise en
valeur de la victoire du plus faible sur le plus fort, du plus petit sur
le plus grand, de david sur Goliath, du gentil sur le méchant. Pié-
Chique-à apprend à jouer au violon à la manière du diable, et avec
ce violon trompe les diables. C’est le décryptage superficiel que l’on
pourrait faire de ce conte, dans une perspective universaliste.
Pourtant Pié-Chique-à peut être déchiffré dans une perspective plus

32 ina CésaiRe, « Le conte antillais : une tradition en mutation », idem, p. 41.


33 alex Louise tessonneaU, « du kont aux stratégies discursives en Haïti », in Oralités
Caraïbes, idem, p.28.
120 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

locale. sachant que le surnom « Pié-Chique-à » vient des infections


apportées par un insecte, au niveau des pieds, on devine que cet
enfant, infériorisé, caractérise le petit garçon des plantations allant
pieds nus, en guenilles pour affronter le méchant maître. dans ce
conte, Marie désobéit à sa mère pour aller chez son amant, le grand
diable qui représente le maître blanc. des éléments comme /souper/,
/canapé/ suffisent à justifier que nous sommes dans une grande mai-
son coloniale. La mère de Marie ne lui signifie pas une interdiction
formelle. elle se contente de la mettre en garde, si légèrement qu’on
se demande si elle ne connaît pas la destination de Marie et la raison
de ses escapades nocturnes. Marie dans sa naïveté accepte de se don-
ner au grand diable, dans une abnégation totale, sans rien demander
en retour. Le diable use de sa perversité avec /le souper/, /le som-
meil/, /abstraction de l’œil/ et il tente aussi d’aveugler Pié-Chique-à
avec des /souliers/, /petit gilet/, /chapeau/, /culotte/. si Marie se
laisse prendre, Pié-Chique-à, l’enfant terrible ne se laissera pas
séduire. Le grand diable personnifie la version négative du maître
blanc, avec son pouvoir et sa richesse. La visite de Marie chez le
grand diable met en évidence le rapport entre le maître blanc et la
femme de couleur ; ce type de relation, assez répandu dans la vie
sociale antillaise de l’époque, dont HeaRn tentera une courte ana-
lyse, dans Conte des tropiques34.

Marie dans le conte Maman Marie ou bien aurore dans le conte


Tête incarne ce même personnage féminin ambigu de la « fille de
couleur », c’est-à-dire la métisse au sortir de l’esclavage. La des-
cription notamment d’aurore qui avait de beaux cheveux arrivant
jusqu’aux pieds ne saurait désigner une négresse. Les deux femmes
sont d’une grande beauté, adorée par leur entourage, et elles subis-
sent un rapt soit par une vieille fée, ou un bon roi dans Tête, soit par
un grand diable. Ces trois personnages caricaturent la communauté
blanche, en général, soit très négativement pour le grand diable et la
vieille fée, soit plus positivement pour le roi dans Tête et Le roi a
demandé un bâtiment.

34 L. HeaRn, « La fille de couleur », in the writings, vol iv, Two y ears in the French West
indies, p. 27.
LaFCadio HeaRn, MaRqUeUR de PaRoLes 121

quant à Lapin, il constitue le personnage le plus populaire des


contes créoles, on trouve mille et une versions de ce conte. Raphaël
ConFiant35 remarquait la présence de Compère Lapin dans toute
l’aire de la société de plantation, du « deep south » américain, jus-
qu’au nord du Brésil, en passant par tout l’arc antillais. Compère
Lapin prend sa source dans le conte wolof sénégalais « Leuk »,
déporté aux antilles, il change de position, de registre et de langue.
ici, les trois personnages de la société coloniale antillaise, sont
convoqués : Le roi (le maître européen), Lapin (le créole) et tigre et
Léfan (deux personnages de la faune africaine représentant l’esclave
noir africain). Lapin personnifie le rusé, individualiste qui sabote et
qui ne peut être définitivement ligoté. éternel révolté comme
Colibri, l’autre résistant courageux et idéaliste qui affiche son insou-
mission. Hélas, Colibri vaincu, meurt (voir le conte « Colibri » dans
Trois fois bel conte). alors que reste-t-il ? s’interrogeaient déjà René
MéniL et aimé CésaiRe : « Les solutions de ruse qui remplacent les
solutions de force » (...) Que reste-t-il ? Les malins, les astucieux,
ceux qui savent y faire. Désormais l’humanité se divise en deux
groupes : ceux qui savent et ceux qui ne savent pas se débrouiller.
admirable résultat de deux siècles de civilisation ! »36

Le conte Maman Marie met en scène Les porteuses, un type de


personnage très important aux antilles et à qui HeaRn a consacré un
portrait37. en effet, Les porteuses étaient très respectées, tout passant
qui en rencontrait une, la saluait. Personne n’osait leur refuser l’as-
sistance. « as a general rule, the weight is such that no well-freigh-
ted porteuse can, unassisted, either « load » or « unload » (châgé or
déchâgé, in Creole phrase), the effort to do so would burst a blood
vessel, wrench a nerve, rupture a muscle. She cannot even sit down
under her burden without risk of breaking her neck : absolute per-
fection of the balance is necessary for self-preservation. a case
came under my own observation of a woman rupturing a muscle in

35 Raphaël ConFiant, Marcel LeBieLLe, Les maîtres de la parole créole, Gallimard, Paris,
1995, p. 8.
36 R. MéniL, a. CésaiRe, « introduction au folklore martiniquais », in Tropiques, J. M
Laplace, Paris, 1941- 1945.
37 L. HeaRn, the writings, « Les porteuses », in Two y ears in the French West indies,
vol iii, idem, p.113.
122 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

her arm through careless haste in the mere act of aiding another to
unload. and no one not a brute will ever refuse to aid a woman to
lift or to relieve herself of her burden ; you may see the wealthiest
merchant, the proudest planter, gladly do it ; the meanness of refu-
sing, or of making any conditions for the performance of his little
kindness has only been imagined in those strange Stories of Devils
wherewith the oral and uncollected literature of the Creole
abounds. »38
dans le conte Ti-Poucette, ce qui séduit, c’est le travestissement
du conte original de PeRRaULt - Le petit poucet. La couleur locale
transpose l’imaginaire dans tous les fantasmes antillais. ainsi l’ogre
est remplacé par le diable alors que l’odeur de la chair fraîche des
enfants, est substituée par «l’odeur de chrétiens». de toutes les ver-
sions du « petit poucet » connues, aucune ne fait mention du sort
réservé à la femme de l’ogre, mis à part le stratagème du petit pou-
cet pour berner cette femme : « Votre mari, lui dit le petit poucet est
en grand danger, car il a été pris par une troupe de voleurs qui ont
juré de le tuer s’il ne leur donne pas tout son or et tout son argent...
la bonne femme fort effrayée lui donna aussitôt tout ce qu’elle
avait… »39. alors que dans la version créole, elle est le personnage
central d’une scène de cuisine grotesque. est-ce une scène inventée
par le conteur de circonstance, emporté par son récit, ou est-ce une
version déjà attestée ? dans l’ignorance, seul est possible, un rap-
prochement avec le conte de GRiMM Hänsel und Gretel (« Jeannot et
Margot », qui possède quelques ressemblances avec « Le petit pou-
cet »), où est évoquée la méchante sorcière « la maudite sorcière
brûla et périt misérablement »40.
Parmi ce relevé, le conte zhistouè piment détonne. en effet, les
personnages atypiques et la fin tragique ne relèvent pas de l’univers
merveilleux du conte traditionnel créole. Cette histoire provient pro-
bablement de la communauté amérindienne des antilles. déjà
publiée dans « Ma bonne », Two years in the French West indies41,
cette tragi-comédie évoque la dérision du désespoir d’une mère

38 L. HeaRn, the writings, « Les porteuses », in Two y ears in the French West indies,
vol iii, idem, p. 120.
39 Charles PeRRaULt, « Le petit poucet », in Les contes de Perrault, p. 196.
40 Les frères GRiMM, « Jeannot et Margot », in Les Contes de GriMM .
41 L. HeaRn, the writings, « Ma bonne », in Two y ears in the French West indies, vol iv,
Rinsen book Co, 1973.
LaFCadio HeaRn, MaRqUeUR de PaRoLes 123

anéantie par la faim et la misère. L’issue fatale la distingue, parmi


l’ensemble des autres histoires. ni bal rédempteur, ni repas
revanche, mais mort par noyade de tous les enfants. seul l’expéditif
coup de pied final fait entrer cette tragi-comédie, dans la mise en
scène antillaise.
Le conte inachevé42 Ti-Jean et adèle met en scène ti-Jean,
l’autre personnage important du folklore antillais qui incarne la
débrouillardise. il serait l’alter ego humain de Compère Lapin. il
trompe les puissants, le diable, et dieu lui-même, avec ses astuces.
Le diable qui a le pouvoir de faire travailler ti-Jean n’est autre que
le maître esclavagiste.
Les personnages du conte créole apparaissent marqués par leur
voyage en éclats. La voltige permanente de bribes d’histoires, de
morceaux de contes qui s’entremêlent inextricablement, caractérise
fondamentalement le conte créole. il s’imprègne, dès son origine, de
cette circulation textuelle des quatre coins du monde. Le périple
qu’entame la parole créole depuis les lointains continents africain,
européen et amérindien, lui donne ce statut de parole diffractée,
reconsidérée.
ainsi trouve- t-on des centaines de variantes d’un même conte
avec telle ou telle scène manquante et/ou ajoutée. objets et autres
adjuvants sont variables à volonté (Jardin, puits...) en Martinique,
une version du conte de Compère Lapin43 s’ouvre sur une partie de
dés, entre Compère Lapin et le Bonhomme de Glu ; cette scène
n’existe pas dans la version marquée par HeaRn. Le personnage de
ti-Jean qui se trouve à maintes reprises, tourné, retourné, détourné,
au gré des circonstances : (en Martinique Ti-Jean, la ruse, Ti-Jean,
l’enfant terrible, Ti-Jean, l’enfant des passages) et (en Guadeloupe
Ti-Jean L’horizon, Ti-Jean, La fortune) proviendrait, selon
ConFiant de la tradition orale du pays gallo (France) : « La geste de
Ti-Jean L’Horizon, qui constitue une part importante du corpus des
contes créoles, est directement héritée d’une vieille tradition orale
du pays gallo (frontière de la Bretagne et du pays roman) avec, là

42 Cette histoire interrompue par la phrase : «voilà que l’enfant meurt, c’est la fin pour
ma commère» suppose plusieurs hypothèses. Y a-t-il eu mort réelle ? (procédé d’in-
trusion du réel dans l’univers de la fiction). s’agit-il d’une astuce des conteuses de cir-
constance ?
124 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

encore, une réadaptation du personnage et des situations, une ré-


interprétation en accord avec les nouvelles données de la société de
plantation. »44
des morceaux de l’histoire de Tête et de Maman Marie se
retrouvent mêlés dans un conte Ma beauté recueillit en Haïti par
Mimi BaRtHéLeMY45. Le personnage « Ma Beauté » de BaRtHéLeMY
porte au front l’étoile protectrice d’aurore (personnage de HeaRn)
et son combat contre le diable est celui de Marie dans Maman
Marie.
Ces exemples parmi d’autres témoignent du voyage intertextuel
de l’oralité créole : condition exclusive de toute littérature orale.
Compère Lapin, tigre, éléphant représente l’héritage culturel
africain déporté, transformé, tordu, plié aux besoins de la nouvelle
culture créole. ti Poucette, ti-Jean constitue l’héritage culturel
européen arrivé en terre nouvelle remanié, tordu, plié lui aussi aux
besoins de la nouvelle culture créole. afrique et europe, les deux
plus importants pôles de l’histoire, de la culture en créolie.

Universalité et diversalité des contes créoles.


Ces contes disposent de toutes les conditions requises pour l’ins-
cription au registre universel, mais aussi de mentions et procédés
originaux gardant la saveur utile au diversel.

Universalité.
Certains contes introduisent la dualité du bien et du mal.
d’autres prennent leurs sources dans la faune fantasmagorique
locale, les animaux représentant les classes sociales et l’antago-
nisme de leurs rapports. toutes ces caractéristiques, ainsi que les
maximes et autre morales chrétiennes finales, se retrouvent dans de
nombreuses fables et contes asiatiques, africains ou européens.

44 Raphaël ConFiant, Marcel LeBieLLe, Les maîtres de la parole créole, Gallimard, Paris,
1995, p. 12.
45 Mimi BaRtHéLeMY, Contes diaboliques d’Haïti, karthala, Paris, 1995, p. 11.
LaFCadio HeaRn, MaRqUeUR de PaRoLes 125

Certains personnages sont punis de leur désobéissance : Marie


dans le conte Pié-Chique-à, aurore dans le conte Tête. d’autres sont
punis de leur paresse : les deux premiers fils dans le conte Le roi a
demandé un bâtiment, ou de leur gourmandise : tigre dans Compère
Lapin dans le bassin du roi. déjà dans Trois fois bel conte, nanie
Rosette était prisonnière du rocher du diable à cause de sa gour-
mandise. alors que la gentillesse et la bonté sont récompensées : le
troisième fils dans Le roi a demandé un bâtiment.
« Téni an fwa », « Téni lontan, lontan, lontan », « Dépi avan diab
té ti bolonm », « il était une fois », « Once upon a time », « Mukashi,
mukashi », « Mukashi aru tokoroni ». tous les contes commencent
par cette entrée en matière dont aPULée faisait déjà usage : « erant
in quadam civitate rex et regina »46 et qui renvoie à ce passé vague
et poétique, ce temps fabuleux, mythique, le temps heureux d’avant
l’écriture. Preuve que les contes ont été confiés à la mémoire des
simples gens, avant d’atterrir entre les mains des savants du monde.
vérité qui s’applique aussi, aux contes créoles, et qui conforte
HeaRn dans le choix de ces conteurs de circonstance.
Ces contes respectent recueillis par HeaRn respectent aussi les
formes répertoriées par vladimir PRoPP dans son essai Morphologie
du conte47. en effet on y retrouve toutes les structures globales des
contes d’europe, d’asie et d’afrique, ainsi que les fonctions qu’il
énumère, c’est-à-dire : situation initiale, interdiction, transgression
de l’interdit, quête d’un objet, tâche à accomplir, reconnaissance,
mariage, récompense, punition, etc.

originalité et diversalité.
La plupart des personnages des contes créoles sont issus du bes-
tiaire merveilleux des antilles et chaque animal convoqué, à la
lourde charge de symboliser l’une des communautés qui composent
la Martinique (noirs, blancs, métis, mulâtres, indiens etc.), dans
toute sa dimension historico-culturelle.

46 aPULée, Métamorphoses, iv (Histoire de Psyché).


47 vladimir PRoPP, Morphologie du conte, editions du seuil, Paris, 1970.
126 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

Ces contes finissent toujours par un grand repas, un magnifique


festin, les belles histoires finissent toujours bien ! Mais ici aux
antilles, terres ayant connu - esclavage - misère - souffrance et
mépris, les ripailles finales symbolisent autre chose : une revanche
du rêve sur la réalité. « Magnifique revanche, à nous le ciel des bom-
bances » s’exclame René MéniL dans Tropiques. « Quand on aura
dépouillé toutes les archives, compulsé tous les dossiers, fouillé tous
les papiers des abolitionnistes, c’est à ces contes que reviendra celui
qui voudra saisir éloquente et pathétique, la grande misère de nos
pères esclaves », affirment aimé CésaiRe et René MéniL.48 Le conte
retrace la grande misère, la faim insupportable et la souffrance des
esclaves.
L’autre élément original propre au conte créole se matérialise
par l’irruption du conteur lui-même dans l’univers du conte /Mwen
té ka passé pa la, Compè Tig ba mwen an coup pied, vroyé mwen
conté sa ba zot/ - (Je passais par là, Compère Tigre me donna un
violent coup de pied, qu’il m’expédia jusqu’ici pour vous conter
cette histoire). Le procédé fait mouche à chaque récital. Par opposi-
tion à l’entrée en matière universelle et qui permet d’entrer dans
l’environnement magique et fictif du conte, le procédé de sortie
constitue une originalité du conte créole. Par un expéditif coup de
pied, le conteur-narrateur sort de son récit pour redevenir conteur-
rapporteur. astucieux procédé du conte créole par lequel le conteur
précise qu’il n’est propriétaire de ces paroles rapportées. touché, il
exprime sa tristesse de laisser ce monde merveilleux dans lequel il
nous avait plongé, le temps d’un récital. il rappelle à l’auditoire qu’il
était bien dans le monde de la fiction, et qu’il était absorbé, englouti
totalement dans la magie de l’histoire.
ainsi, les contes créoles disposent des conditions de fonds,
requises pour l’universalité, alors que l’originalité et la diversalité
sont marquées, au gré des circonstances, par le génie des conteurs
créoles. Les contes créoles, s’ils sont originaux dans leurs formes,
reprennent les messages des contes du monde.

48 R. MéniL, a. CésaiRe, « introduction au folklore martiniquais », in Tropiques, J.M


Laplace, Paris, 1941- 1945.
LaFCadio HeaRn, MaRqUeUR de PaRoLes 127

en conclusion, ces contes créoles ont offert à HeaRn une pein-


ture achevée en raccourci de la Martinique du xixe siècle, de son
humanité, de son génie, de sa misère, de son histoire et de sa
mémoire qu’il sentait déjà fragile. Y figurent sa géographie phy-
sique, sa géographie humaine, son comportement social, sa menta-
lité, son parler, son langage et sa langue. C’est au Japon que se
trouvaient, précieusement gardés, ces contes créoles martiniquais,
vieux de plus de cent ans. ils ont suivi l’itinéraire de HeaRn jusqu’à
tokyo. après un tour du monde (espace-temps) ils reviennent sau-
vés par son travail scrupuleux d’un « marqueur de paroles » pas-
sionné. Ces contes constituent l’héritage martiniquais oublié et qui
mérite d’être restitué. C’est la suite d’un travail de marquage entamé
par HeaRn en 1887-1889 dont serge denis en 1932 posa les pre-
mières pierres de la transcription et de la traduction française, dans
Trois fois bel conte. La table des matières de l’original contient 34
titres.49 on peut émettre le souhait de pouvoir retrouver la totalité
pour non seulement rétablir une œuvre créole majeure de l’écrivain,
mais aussi pour restituer une page d’histoires à l’Histoire. Le fait
n’est pas négligeable. toute une littérature orale confrontée à la dure
épreuve de l’écriture et de la traduction. « C’est une audacieuse
aventure à tenter »50.

49 La table des matières de l’orignal, jointe ici, a été remise par HeaRn à GaRnieR en
1903.
50 Formule d’édouard GLissant.
129

Table des matières de l’original


remis à Charles Marie GaRnieR

i Colibri
ii Yé
iii soucougnan
iv Péla man Lou
v La bleu
vi nanie Rosette
vii zalouette épi Codeinne
viii Compè Lapin épi Macoumè toti
ix Mazin-lin-gouin
x dame kélément
xi Giantine Faya- Fiolé
xii Pié-Chique-à
xiii Compè Lapin adans bassin Louroi
xiv tête
xv Maman Marie
xvi Louroi té ka mandé yon batiment
xvii ti Poucett
xviii zhistouè piment
xix adèle épi Jean
xx La belle épi la laide
xxi Compè Ravett ka maïé co y
xxii Macoumé Ravett épi Macoumè saucisson
xxiii zhistouè gens gouôs
xxiv La pèsillette
xxv Compè zéclai épi Compè Mouton
xxvi zhistouè Compè toti
130 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

xxvii ti Marie
xxviii Montala
xxix Cain épi abel
xxx (1) La belle
xxxi (2) La belle
xxxii Compè Lapin épi Compè tig
xxxiii La belle Hélène épi Monfouè édoua
xxxiv di vio- saloman
131

Bibliographie sélective
concernant la transcription des contes créoles

BaRtHéLeMY Mimi, Contes diaboliques d’Haïti, (recueillis en Haïti), éditions


kartala, Paris, 1995.
CésaiRe ina, Contes de nuits et de jours aux antilles, éditions Caribéennes,
Paris, 1989.
CésaiRe ina et LaURent Joëlle, Contes de mort et de vie aux antilles trans-
crits, traduits en français et édités par les auteurs, 22 contes de veillées
funéraires, Paris, nubia, 1977.
CHont Mme, Quelques Contes créoles (21 contes traduits en français),
Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, 1935.
CLew-PaRsons elsie, Tradition and folklore of antilles, french and english,
(3 volumes de 283 contes avec de nombreuses variantes, recueillis dans
les îles françaises et anglaises de la Caraïbe), new York, 1933.
ConFiant Raphaël, Contes créoles des amériques, editiond stock, Paris,
1995.
ConFiant Raphaël, LeBieLLe Marcel, Les maîtres de la parole créoles,
(recueillis auprès des vieux conteurs créoles de Martinique), Gallimard,
Paris, 1995.
GeoRGeL thérèse, Contes et légendes des antilles 34 contes, Fort-de-France,
Martinique, 1965.
HeaRn Lafcadio, Trois fois bel conte, (6 contes transcrits et traduits par seRGe
denis à partir d’un premier manuscrit de HeaRn), Mercure de France,
Paris 1932, rééd, 1978.
HeaRn Lafcadio, Trois fois bel conte (réédition), édition désormeaux, Fort-
de-France, Martinique, 1977.
LUnG FU Marie-thérèse, Contes créoles, (contes, légendes, proverbes, devi-
nettes et autres histoires fantastiques), textes en français et en créole, édi-
tions désormeaux, Fort-de-France, Martinique, 1990.
RUtiL alain, Contes marie-galantais de la Guadeloupe, éditions
Caribéennes, Paris.
133

anneXe :

L’Oralité créole
en voltige intertextuelle permanente

Le conte créole à variantes multiples


Le cas des contes créoles
de Lafcadio HearN
Louis solo MaRtineL
annexe : L’oRaLité CRéoLe en voLtiGe inteRtextUeLLe PeRManente 135

en guise d’introduction.
Mukashi, mukashi, aru tokoro ni, téni an fwa, dépi lontan, lon-
tan, il était une fois, il n’y a pas si longtemps que cela, un conteur
créole... dans sa mémoire vidée, saccagée, il avait retenu des bribes
de contes et de paroles. « qu’on ne s’attende point à trouver ici des
cosmogonies ou des métaphysiques. ni même l’expression des
grandes aventures sentimentales qui marquent l’homme. La pensée
comme le sentiment est un luxe. »1 qu’on n’espère ni mythes fonda-
teurs, ni mythes des origines. « Le conte créole ne constitue nulle
part de mythe fondateur. C’est un conte sarcastique, caustique, scep-
tique (...) »2. Le mythe engendre une logique de la venue au monde
des peuples et légitime le droit au sol. il campe le (je) existentiel
dans le (topos) référentiel. il fonde une intention historique en nature
et une contingence en éternité. L’univers post-colombien des
antilles est l’antinomie même du mythe : « s’il existe deux termes
parfaitement antinomiques dans l’univers antillais, ce sont bien ceux
de ‘mythe’ et de ‘créole’. »3
a la carte de la Caraïbe fut associée une image négative du
chaos. a la géographie humaine de la Caraïbe née de la brutalité de
la rencontre fut associée une image de déconstruction, de démem-
brement radical, de dissimulation absolue, bref un chaos-monde.
Cette image gagnera en qualité vers une dynamique, une vibration
positive. de cette dynamique du chaos-monde (edouard GLissant),
sortira cette imprévisible totalité-monde. L’oralité créole résulte de
cette aventure terrible et tragique depuis les lointaines tutelles.
tragique, mais sous-estimée belle « comme une rencontre multiple »

1 aimé CésaiRe, René MéniL, « introduction au folklore martiniquais » dans Tropiques,


Collections complètes, (1941-1945), réédition J. M. Laplace, Paris 1978, p. 7
2 edouard GLissant, « Le chaos-monde, l’oral et l’écrit » dans ecrire la « parole de nuit »,
textes réunis, présentés par Ralph LUdwiG, Gallimard, folio essai, Paris, 1994, p. 121
3 Raphaël ConFiant, « Construire une anthropologie créole », préface de l’essai de
Raymond ReLoUzat, Tradition orale et imaginaire créole, ibis Rouge, Fort-de-France,
1998, p. 9.
136 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

pour reprendre le titre de l’article de Milan kUndeRa4 où il analyse


ce qu’il nomme « les contextes médians »5 de notre espace créole. et
René dePestRe, de préciser : « aux Caraïbes, en effet, nous cohabi-
tons à l’intersection d’une multiplicité de contextes médians :
précolombien, latino-américain, africain, français, voire nord-améri-
cain et canadien. sur les plans anthropologique et culturel, ils ne
cessent de se croiser, s’interpénétrer, s’interféconder, se contrarier,
avant de s’aventurer, avec une sensuelle et baroque exubérance,
dans le processus de créolisation qui les métisse (ou sur le métier à
métisser qui les créolise). »6 Ces rencontres de peuples, de religions,
de traditions, d’histoires, de cultures, de langues donnèrent nais-
sance, de manière imprévue, à une nouvelle civilisation où s’épa-
nouit le diversel, « l’esthétique du divers » (défendue par victor
séGaLen7), et où se tolère « l’altérité, si radicale soit-elle » (pensée
par emmanuel Levinas8) et où s’apprécie « la poétique de la rela-
tion » (magnifiée par edouard GLissant9).
nombreux sont ceux qui se laissent captiver par cette résonance
de la diversité, qui écoutent la poétique de l’oralité ou qui lisent ces
Feuilles éparses de littératures étranges10 et qui se renseignent sur
l’humanité d’un peuple, grâce aux inscriptions anthropologiques,
culturelles, linguistiques, et aux pratiques langagières. Parmi eux :
Lafcadio HeaRn, mieux connu au Japon sous le nom de koizUMi
Yakumo.

4 Milan kUndeRa, « Beau comme une rencontre multiple », dans rev ue infini, n°34,
Paris, 1991, p. 50-62, pastiche à son tour la célèbre formule d’isidore dUCasse,
Comte de LaUtRéaMont : « Beau comme la rencontre d’une machine à coudre et d’un
parapluie... » après aimé CésaiRe : « La poésie de Lautréamont, belle comme un décret
d’expropriation. » et andré BReton : « La poésie d’aimé CésaiRe belle, comme l’oxy-
gène naissant ».
5 définit par Milan kUndeRa comme la marche intermédiaire entre une nation et le
monde. infini, op. cit, p. 57.
6 René dePestRe, « Les aventures de la créolité » dans ecrire la « parole de nuit », op cit,
p. 161.
7 victor seGaLen, essai sur L’ex otisme, une esthétique du div ers, Fata Morgana, Paris,
1978.
8 emmanuel Levinas, Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, Paris, 1972.
9 edouard GLissant, Poétique de la relation, Gallimard, Paris, 1990.
10 titre du livre de Lafcadio HeaRn, Mercure de France, Paris, 1910.
annexe : L’oRaLité CRéoLe en voLtiGe inteRtextUeLLe PeRManente 137

Lafcadio Hearn et les contes créoles.


avant de s’installer définitivement au Japon, Lafcadio HeaRn
vécut deux ans (1887-1889) à saint-Pierre, capitale de la Martinique
d’avant la tragédie (l’éruption volcanique de mai 1902). il y accom-
plit une tâche colossale : recueillir des contes créoles, des bribes de
paroles et de chansons populaires, des tim tim (devinettes). Par ce
travail minutieux, il rassembla la substance même de la matière folk-
lorique et anthropologique de la Martinique d’antan, le renseigne-
ment authentique sur l’humanité du lieu. toute cette partie de la
parole ancestrale, sans son travail, serait perdue pour toujours,
comme il le révèle dans une lettre à Charles Marie GaRnieR, écrite
en français : « Pendant mon séjour à la Martinique, j’ai recueilli un
nombre de contes créoles, très baroques qui sont à la fois amusants
et dignes de l’attention des folkloristes (...) Ce que je vous offre ne
se trouve pas facilement ailleurs, car la Martinique est finie pour
jamais. C’est un manuscrit de Pompéi, maintenant, ce tout petit
cahier.»11 GaRnieR remit ce manuscrit à serge denis pour transcrip-
tion, traduction et publication en 1932. Composé de 6 pièces, ce car-
net ne dévoilait qu’une partie du relevé de Lafcadio HeaRn, puisque
la table des matières qui l’accompagnait en mentionnait 34. il faut
en conclure que ce « tout petit cahier » n’était pas unique.
quelque part, dans un coin de la planète où Lafcadio HeaRn
posa ses valises, se cachait un inestimable trésor martiniquais : des
contes créoles vieux de plus de cent ans. La piste japonaise semblait
être la plus sûre, tokyo étant la dernière halte de Lafcadio HeaRn
Pourtant personne ne s’y était intéressé. durant plus de cent ans, ces
pièces furent conservées par les héritiers de koizUMi Yakumo. en
1996, le professeur sukehiro HiRakawa eut l’idée de nous montrer
un autre carnet contenant 8 autres pièces. Grande fut notre surprise.
Mais un chercheur se doit d’être froid devant une telle découverte.
Une enquête approfondie confirma que nous étions en face de contes
inédits et ce fut la grande aventure, la plongée dans l’abysse de l’an-
cestrale parole créole. L’université de tokyo accorda toute sa
confiance à ce travail, en l’honorant d’une conférence et d’une

11 Lafcadio HeaRn, Trois fois bel conte, traduction serge denis, Mercure de France, Paris,
1932, p. 8.
138 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

publication (spéciale littérature créole) dans la revue de la société de


littérature comparée (Hikaku Bunkaku kenkyu)12. Le professeur
sukehiro HiRakawa13 s’est joint à ce travail, en dévoilant le chemi-
nement de cette découverte et une traduction japonaise de quelques
contes créoles.
L’étude des contes confirma l’une des caractéristiques essen-
tielles de l’oralité créole : la circulation intertextuelle depuis les
lointains continents et le génie des transformations opérées par les
conteurs martiniquais. dans nos premiers commentaires accompa-
gnant les contes, nous avions présenté les pièces en insistant sur les
personnages et leurs symboles. aujourd’hui, il nous a semblé fon-
damental de mieux cadrer cette circulation intertextuelle et d’effec-
tuer des comparaisons significatives, entre les contes créoles
recueillis par Lafcadio HeaRn et les sources africaines et euro-
péennes. Pour être complète, cette étude comparative devra aussi
être appliquée aux variantes modernes.

Origines et fonctions et caractéristiques du conte créole.


en introduction, nous avons montré que le conte créole n’est pas
le lieu d’expression des grandes gestations sentimentales, ni celui
des émotions, des conduites ou des mises en actes qui marquent le
destin de l’homme. que dit-il alors ?

accepter l’héritage.
en terres créoles, terres de génocides à répétitions, le conte
retrace de manière éloquente et pathétique la tragique aventure.
« quand on aura dépouillé toutes les archives, compulsé tous les
dossiers, fouillé dans les papiers des abolitionnistes, c’est à ces
contes que reviendra celui qui voudra saisir, éloquente et pathétique,
la grande misère de nos pères esclaves. »14 Le conte exprime les
craintes, les espoirs d’un peuple afin de mieux maîtriser l’avenir.

12 Louis solo MaRtineL, « Contes créoles n°ii » dans Hikaku Bunkaku kenkyu, Special
issue, Creole Litterature, todai Hikaku-Bungaku-kai, tokyo, July 98.
13 sukéhiro HiRakawa, « How L Hearn’s Contes créoles was Re-discovered», Hikaku
Bunkaku kenkyu, op cit. vient de traduire en Japonais Youma roman martiniquais et
Chita nouvelle américaine de Hearn, sous le titre « karibu no ona » (Femmes de la
Caraïbe), éditions kawade shobo, tokyo, 1999.
14 Tropiques, op. cit, p.8.
annexe : L’oRaLité CRéoLe en voLtiGe inteRtextUeLLe PeRManente 139

« L’oraliture créole dit que la peur est là, que chaque brin du monde
est terrifiant et qu’il faut vivre avec. »15 Le conte témoigne des
visions du monde, des conceptions de l’existence, il ouvre à la
découverte des chemins de soi-même et il révèle l’existence des
mille scénarii possibles de l’humain et de ses rapports à soi et aux
autres. il trouve son essence dans l’expression de l’identité culturelle
antillaise, pour constituer progressivement le miroir social de cette
rencontre forcée entre l’afrique, l’europe et la terre caraïbe. son
contenu et son statut s’adaptent aux évolutions des contextes socio-
historiques. Pour ina CésaiRe, la fonction principale du conte
antillais est d’activer la représentation sociale, de relier tout un
peuple à son passé, toutes ombres et autres opacités confondues.
il assume une fonction de catharsis et de libération : « Le rôle du
conte antillais est celui de la représentation, sous une forme symbo-
lique, de la réalité sociale. (...) Le conte antillais assume une réelle
fonction de catharsis, aussi bien au sens aristotélicien du terme (effet
de purgation des passions) qu’au sens psychanalytique (réaction de
libération d’affects longtemps refoulés et responsables d’un trauma-
tisme). »16 issu de la société servile, le conte contribuera à la mise en
place de la critique sociale et symbolisera le cri, le refus sous un
éclat de rire, « au-delà de la parodie, il constitue un véritable révéla-
teur »17

Caractéristiques des contes créoles


Le conte créole s’empare ainsi de son héritage pluriel, qu’il dif-
fractera, reconsidérera, transformera au gré des besoins de la nou-
velle civilisation créole. L’ensemble de ces éléments culturels mis
côte à côte font de lui une unicité, une globalité, plutôt qu’une jux-
taposition. Ce qui fait dire à Raphaël ConFiant : « Le conte créole
est un tout, pas un assemblage hétéroclite d’éléments africains, euro-
péens et amérindiens. »18

15 Patrick CHaMoiseaU, Raphaël ConFiant, Lettres créoles, Hatier, Paris, 1991, p. 57.
16 ina CésaiRe, « Le conte antillais : une tradition en mutation », dans Oralités Caraïbes,
actes de colloque, Université de Paris 8, vincennes, 1991, p. 40.
17 idem.
18 Raphaël ConFiant, Marcel LeBieLLe, Les maîtres de la parole créole, Gallimard, Paris,
1995, p. 10.
140 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

L’oralité créole en voltige permanente intertextuelle.


avant la naissance des premiers poètes, le conteur créole
s’adonnait à des joutes oratoires avec des paroles en miettes. il
manipulait ces miettes, leur faisait subir une « manducation », ajou-
tait un « corporage » prolongé d’un « manuélage » (Marcel JoUsse)19.
ainsi, il avait absorbé transformé, reconsidéré, diffracté, ces mor-
ceaux de récits inaccessibles dans leur essence et dans leur
ensemble. il les avait gardés, il les avait habités, ces paroles déjà
habitées par d’autres voix.
ainsi, tout le substrat du conte créole apparaît marqué par le
voyage en éclats. C’est une voltige permanente de bribes d’histoires,
de morceaux de contes mêlés, éparpillés, s’imprégnant dès l’origine,
de cette circulation textuelle des quatre coins du monde, depuis les
lointains continents. Cette originale caractéristique de l’oraliture
créole, ce voyage inter-oraliturel, cette exubérante carte génétique
impose un mécanisme : la récupération, la réappropriation apparaît
comme nécessité. Le rapprochement des contes recueillis par
Lafcadio HeaRn en Martinique avec leur source plurielle, permet de
montrer les passionnantes transformations (réductions, déforma-
tions, assimilations, substitutions, amplifications, selon la classifica-
tion de vladimir PRoPP20) conscientes ou inconscientes qu’ont subi
les contes créoles au fil du temps, au gré des variantes et des varia-
tions. Le conte créole est en quelque sorte « absorption et transfor-
mation totale ». Cette caractéristique, (tissu cousu, toile brodée),
semble persister jusqu’à nos jours. ainsi la transcription des récits
des vieux conteurs, la tentative de production de nouveaux contes
par nos écrivains modernes, ne se démarquent que légèrement des
classiques. Réécrire, s’inspirer des classiques, n’est-ce pas pratiquer
l’intertextualité ?

19 Marcel J oUsse, L’anthropologie du geste, Gallimard Paris, 1974, La manducation de la


parole, Gallimard, Paris, 1975.
20 vladimir PRoPP, Morphologie du conte, traduit par M. deRRida, t. todoRov, C. kaHn,
seuil, Points, Paris, 1970.
annexe : L’oRaLité CRéoLe en voLtiGe inteRtextUeLLe PeRManente 141

Dans quel sens acceptons-nous le terme d’intertextualité ?


quelle option choisir parmi les différentes définitions qui ont
encadré l’historique de la notion ? Le dictionnaire définit l’intertex-
tualité, comme l’ensemble des relations qu’un texte entretient avec
d’autres. Parmi les acceptations reconnues du terme : M. Baktine
(dialogisme, intersubjectivité dans la langue), R. BaRtHes (inter-
texte), J. kRisteva (absorption et transformation), G. Genette
(transtextualité), nous choisirons celle adoptée par M. Baktine.
Pour l’auteur de l’essai : Le principe dialogique21, les mots que
nous employons sont habités par des voix autres. M. Baktine
emploie la notion de « dialogisme » pour définir le phénomène d’in-
tertextualité. Cette intersubjectivité semble correspondre particuliè-
rement à l’oraliture créole (ensemble des pratiques langagières :
contes, devinettes, chansons, tim tim,). Les plis des contes créoles ne
sont-ils pas habités par des énoncés du corpus africain, européen,
amérindien, indien ?

Pour une carte génétique des contes créoles.


Pourrons-nous, un jour construire une sorte de carte génétique
des contes créoles ? Ceci dans le but de déterminer en quantité et en
qualité le poids des traditions africaines et européennes. selon cer-
tains chercheurs, la démarche qui consisterait à séparer l’eau de
café, du lait du premier matin dans cette soupe primitive plurielle
semble être définitivement inutile et impossible. Piège tendu : démê-
ler le nœud. Comme le précise Patrick CHaMoiseaU, il faut avant
tout remettre l’oralité créole dans le contexte historique où elle est
apparue : « Un contexte de négations absolues, mais un contexte de
multi-ethnicité, d’espace culturel chaotique où s’affrontaient des
valeurs venues de l’europe, de l’afrique, de l’inde, de l’asie, de
l’amérique. Ces valeurs culturelles s’entrechoquaient sans cesse
pour se trouver des équilibres provisoires, et ces équilibres demeu-
raient toujours instables et toujours provisoires. »22 Contexte de

21 M. Baktine, Le principe dialogique, traduit par t. todoRov, seuil, Paris, 1981.


22 Patrick CHaMoiseaU, « que faire de la parole » dans ecrire « la parole de nuit », op.cit,
p. 156.
142 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

chocs et d’entrechocs qui élude la fixation des supports où le conteur


continue de déclamer sa parole, dans des conditions où légendes,
pratiques disparates, morceaux de paroles, arrivaient en haillons
souillés par les aliénations les plus diverses, les plus contradictoires,
depuis les lointains continents.
Les recherches de filiations précises se trouvent confrontées aux
interférences et aux interactions multiples, entre ces diverses tradi-
tions orales. Ceci ne concerne pas notre seul corpus. Michel
siMonen23 précise qu’il est très difficile de trouver un conte pur de
nos jours.
La collecte de Lafcadio HeaRn nous oblige à reconsidérer cer-
taines affirmations concernant la provenance du conte créole, trop
hâtivement classé, sous l’effet d’une pressante et obsessionnelle
recherche en paternité.
en effet, jusqu’à une époque récente, l’ensemble des études24
s’accordait à reconnaître les seules survivances africaines. on
délaissa dans une politique de refus, l’influence française. des
études établissent des correspondances directes entre contes,
légendes, proverbes, énigmes africains et antillais. C’est le cas de la
revue Tropiques25 qui relève, concernant les tim tim créoles (devi-
nettes), le parallèle entre les énigmes de la sénégambie recueillies
par BéRanGeR-FéRaUd26 et leurs interprétations antillaises
recueillies par Paul LaBRoUsse27
Correspondances précises et correctes, certes. Mais à la lecture
du second manuscrit de Lafcadio HeaRn Contes n° ii contenant des
pièces tirées du folklore français, (« ti poucet » version créole du
« Petit poucet » de PeRRaULt le démontre), nous sommes forcés de
rattacher certains éléments à la souche européenne et de noter les

23 Michel siMonen, Le conte populaire français, (que sais-je) PUF, Paris, 1981.
24 on consultera : Marie thérèse LUnG FoU, Contes créoles, editions désormeaux, Fort-
de-France, Martinique, 1990, (qui précise : « les contes dans leur ensemble viennent
de la lointaine afrique ».) et Blaise CendRaRs, edition de la sirène, Paris, 1921, (qui
dit : « la parenté des contes antillais avec les contes africains est évidente ».)
25 Tropiques, op. cit., p 55.
26 L. J. BeRanGeR-FeRaUd, recueil des contes populaires de la Sénégambie, editions
Leroux, Paris, 1885.
27 Paul LaBRoUsse, Deux v ieilles terres françaises, (cité par Tropiques).
annexe : L’oRaLité CRéoLe en voLtiGe inteRtextUeLLe PeRManente 143

transformations opérées. nous avons l’intuition qu’une carte géné-


tique des contes créoles serait une heureuse aventure à tenter, pour
préciser les procédés d’introduction des histoires, des légendes dans
le corpus antillais. quand, comment, sont arrivés ces éléments et
s’est réalisée leur adaptation au milieu. il s’agit de faire la part des
choses, de dégager les influences de chaque tutelle.

Survivance des différentes traditions orales.


il est impossible d’étudier ici l’ensemble des survivances, nous
nous contenterons d’illustrations pertinentes, en observant précisé-
ment ce qui nous intéresse : le cas des contes de Lafcadio HeaRn Le
but ici n’est pas de faire un relevé exhaustif de l’ensemble de ces
survivances. aucune étude ne saurait prétendre maîtriser le mêlé de
ces éléments. nous nous concentrerons sur quelques personnages
clefs, quelques motifs significatifs qui limitent certes, notre carto-
graphie, mais offre une meilleure possibilité d’analyses et de com-
paraisons.

La PaRenTé aFRICaIne
notre Compère Lapin national correspond au lièvre africain et
notre Compère tigre, (la faune martiniquaise n’a jamais eu de tigre
dans ses registres) n’est autre que le référent de son cousin abaga,
le Léopard. L’éléphant qui n’existe pas en Martinique non plus, est
une survivance de oubogo l’éléphant. Ces trois animaux-person-
nages du conte Mossi se sont intégrés dans le bestiaire de la littéra-
ture orale antillaise, avec une adaptation au contexte. Lafcadio
HeaRn dans Contes n° ii nous livre probablement la première ver-
sion martiniquaise du corpus Lapin et son rival, adversaire de tou-
jours, Compère tigre. Lafcadio HeaRn connaissait bien le cycle de
Compère Lapin. déjà en Louisiane, il fréquentait écrivains et folk-
loristes du mouvement de la « local color school » s’informant des
travaux sur le sujet28

28 Citons Joël Harris CHandLeR, qui s’amusait à collecter les versions du cycle Rabbit et
publia en 1880, une série de contes, « Mr Rabbit at home », « Uncle Remus and Br’er
Rabbit » ... cités par Bernadette Lemoine, ex otisme et Spiritualité dans la v ie et
l’œuv re de L. Hearn, didier erudition, Paris, 1988.
144 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

notre compère Lapin constitue le personnage le plus populaire


des contes créoles, on en trouve plusieurs versions dans toutes les
îles de la Caraïbe. Raphaël ConFiant remarquait la présence de
Compère Lapin dans toute l’aire de la société de plantation, du
« deep south » américain jusqu’au nord du Brésil en passant par tout
l’arc antillais. originaire d’afrique, déporté aux antilles, il change
de position, de registre et de langue.

dans le conte « Compère Lapin dans le bassin du roi » Contes


n°ii, notre compère sabote les biens du roi, se défile devant la puni-
tion en badinant Compère tigre. Lapin c’est le malin, l’astucieux,
l’individualiste, éternel révolté, saboteur plus que révolutionnaire, il
ne peut être ni ligoté, ni mis dans les fers du labeur, ceci au détri-
ment de ses frères « tigre », « Léfan » représentant de l’esclave noir
africain. Lapin représente le mulâtre, tandis que le roi symbolise le
pouvoir, le maître blanc. nous avons ainsi les trois protagonistes de
la société coloniale aux antilles. Lapin c’est le rusé, qui pratique
l’art de l’esquive, il fuit les tâches difficiles depuis le temps de
l’esclavage et sabote en douceur les biens du colon, il se désolida-
rise de ses frères, et même leur dame le pion. C’est un esquiveur-né,
comme un autre personnage de notre folklore « Colibri »29 qui est un
idéaliste et affiche son insoumission. Hélas Colibri meurt, et que
reste-t-il ? s’interrogeaient CésaiRe et MéniL : « et maintenant, que
reste t-il ? (...) Colibri le vaillant est bien mort. son tambour ne bat
plus la charge. alors il reste. Lapin, le faible, le madré, le rusé, le
roublard, le lâcheur. abâtardissement de la race. voilà le grand fait.
Les solutions de ruse qui remplacent les solutions de force. que
reste t-il ? Les petits malins, les astucieux, ceux qui savent y faire.
désormais l’humanité se divise en deux groupes : ceux qui savent et
ceux qui ne savent pas se débrouiller. admirable résultat de deux
siècles de civilisation. »30

29 Lafcadio HeaRn, « Conte Colibri » dans Trois fois bel conte, Mercure de France, Paris,
1932, p. 35.
30 CésaiRe, MéniL, Tropiques, « introduction au folklore martiniquais », op. cit., p. 10,
11.
annexe : L’oRaLité CRéoLe en voLtiGe inteRtextUeLLe PeRManente 145

La PaRenTé eUROPéenne.
des éléments du folklore français se retrouvent aussi transportés
dans le corpus créole et y subissent de géniales transformations. sur
les (8) contes du carnet Contes n°ii, (6) proviendraient du terroir
français.
ti-Jean, l’autre personnage important du folklore antillais
incarne aussi la débrouillardise, la tromperie, l’esquive par tous les
moyens. son objectif est de s’en sortir, de se hisser au rang des
grands (Roi, Maître). serait-il l’alter ego humain de Compère
Lapin ? Certains points le distinguent pourtant. d’abord, ti-Jean
s’en prend aux puissants, il trompe le maître, le diable et même dieu
(une version cocasse, s’intitule ti-Jean, le diable et le Bon dieu).
ensuite, ces personnes de pouvoir (Maître, Roi, vierge Marie) qu’il
compte parmi ses relations (ami), sa famille (parrain marraine)
l’aide ou le nargue (selon les variantes). ainsi dans Conte n°ii, pour
échapper aux épreuves, il est aidé par un personnage, possédant un
pouvoir surnaturel (la fille du Roi). ici il ne ruse pas, il n’en a pas
besoin, car les puissances « paternaliste » lui viennent naturellement
en aide. Cependant dans la plupart des versions, il badine à tout vent.
qui est-il ? Pour Raphaël ConFiant : « La geste de ti-Jean qui
constitue une part importante du corpus des contes créoles, est direc-
tement héritée d’une vieille tradition orale du pays Gallo (frontière
de la Bretagne et du pays roman) avec, là encore une réadaptation
des personnages et des situations, une ré-interprétation en accord
avec les nouvelles données de la société de plantation. »31
Le conte « ti poucet », version créole du conte de PeRRaULt
offre de séduisantes modifications qui transposent l’imaginaire dans
tous les fantasmes antillais.
d’autres motifs confinés dans Contes n°ii témoignent d’une
plus grande intégration du folklore français dans le conte créole.
ainsi, l’épreuve du navire amphibie imposée par le roi à celui qui
voudra épouser sa fille dans « Le roi qui voulait un bâtiment », pro-
viendrait avec quelques nuances du corpus européen. il est à com-
parer avec « La reine des abeilles » (GRiMM, vol. i, p. 391), « Les
trois plumes » (GRiMM, vol. i, p. 394), « L’oie d’or » (GRiMM, vol. i,
p. 398). quant au conte de métamorphose « tête » de Contes n°ii où

31 R. ConFiant, M. LeBieLLe, Les maîtres de la parole créole, op cit. , p.12


146 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

une sorcière impose une dure épreuve à une jeune fille, avant de la
transformer en tête, puis en arbre, il prend sa source dans « L’enfant
de Marie » (GRiMM, vol. i, p. 19) et à un degré moindre dans « Le
conte de Genévrier » (GRiMM, vol. i, p. 263). Le thème de la végéta-
lisation est aussi attesté dans plusieurs contes européens. il ne
constitue pas seulement, un motif esthétique, mais un symbole de la
vie et de la fertilité. L’arbre de la vie, mythe de la femme arbre ou
une image forte de la femme, de la mère devenue arbre après la
mort ? Ces habillages d’origine religieuse, païenne, indo-euro-
péenne, changent de registre, de symbolisme aux antilles. ils y per-
dent un peu de leur force.
ainsi, traditions africaines et françaises ont survécu malgré la
clameur des interdits et des ségrégations. travaillées au corps par le
processus de créolisation, elles ont trouvé une seconde naissance
dans le conte créole. Lapin, tigre, éléphant, représentent l’héritage
africain déporté, déformé ; ti poucet, ti-Jean, l’héritage français,
plié, tordu aux besoins du monde créole.
notre relevé des survivances serait incomplet, si nous ne men-
tionnions pas les autres survivances, certes quantitativement moins
importantes, mais d’une extrême vivacité dans le conte créole.

SURvIvanCeS aMéRInDIenneS eT InDIenneS.


Parmi les autres sources du conte créole, il faut relever des
traces de légendes amérindiennes et indiennes. en effet, les groupes
ethniques amérindiens de la Caraïbe, d’avant l’arrivée des colons
européens, et les indiens (tamouls pour la plupart, remplaçant la
main-d’œuvre noire après l’abolition de l’esclavage), ont marqué
aussi l’oralité créole de leurs empreintes. nous ne pouvons pré-
tendre approcher ce vaste champ ici, car ce n’est pas le but de notre
communication. Cependant nous jugeons utile de mentionner une
légende amérindienne, celle du serpent aquatique, séducteur qui
entretient des relations régulières avec une jeune fille. découvert le
serpent galant sera mis à mort. dans certaines versions la jeune fille
attristée se suicide ou devient folle. nous mentionnons cette légende
pour deux raisons. Primo, dans son premier recueil32, Lafcadio

32 Lafcadio HeaRn, Trois fois bel conte, op. cit., p. 80.


annexe : L’oRaLité CRéoLe en voLtiGe inteRtextUeLLe PeRManente 147

HeaRn dévoile une variante créole de cette légende sous le titre de


« La bleue ». secondo, ce « serpent galant », avec d’autres attributs
culturels, fait partie des contes folkloriques japonais. De serpents
galants et d’autres33, offre plusieurs variantes fascinantes de ce
thème.
Concernant l’épopée indienne dans le corpus créole nous pou-
vons seulement remarquer, et ceci à la suite des travaux des cher-
cheurs (comme ceux de Raymond ReLoUzat)34 dans ce domaine,
que des personnages, des légendes, des croyances indiennes se sont
retrouvés intégrés dans le conte populaire.

Le conte créole à variantes multiples


ainsi trouve-t-on des centaines de variantes d’un même conte
avec une scène manquante et/ou ajoutée, objets, adjuvants sont
variables à volonté. « ti-Jean » est maintes fois, détourné au gré des
circonstances. en Martinique : « ti-Jean », la ruse, l’enfant terrible,
l’enfant des passages, en Guadeloupe « ti-Jean » l’horizon, la for-
tune. Lapin et son sempiternel ennemi ont subi toutes les situations
d’un duel éternel.
d’une manière générale, l’art de conter, induit ce genre de résul-
tat. il n’est pas la seule cause de l’habillage par le contexte. il peut
varier en fonction du statut du conteur (récepteur passif ou trans-
metteur actif), selon la distinction du folkloriste suédois C. v. von
sYdow35. nous préférons pour les conteurs de Lafcadio HeaRn, le
titre de « conteur de circonstance », car d’après ses notes, il s’agis-
sait des personnes de son entourage immédiat à saint-Pierre : sa
bonne, son guide, sa logeuse, et quelques amis blancs créoles qu’il
a sollicités pour la circonstance, le temps d’un contage, d’un mar-
quage. Par leurs professions respectives, ils font office de colpor-
teurs. Le guide, c’est l’itinérant qui sait le lieu, la trace de la parole
des quatre coins du pays ; la logeuse reçoit les paroles, les commé-
rages des quatre vents ; la bonne a l’écoute vive. Leur statut se

33 De serpents galants et d’autres, (contes folkloriques japonais), traduit du japonais,


présenté et annoté par Françoise BiHan-FaoU et Chiwaki sHinoda, Gallimard, Paris,
1992.
34 Raymond ReLoUzat, Le référent ethno-culturel dans le conte créole, L’harmattan,
Paris, 1989, Tradition orale et imaginaire créole, op. cit.
35 C.v. von sYdow, Selected papers on folk lore, Copenhague, 1948.
148 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

trouve hors des distinctions de C. v. von sYdow, ils sont «récep-


teurs actifs» car ils retiennent et récitent par passion, par goût et avec
un certain talent. Leurs versions varient. « L’art de conter, selon la
tradition orale, est à mi-chemin entre la représentation et la création
originale. il semble qu’un conteur ne raconte jamais deux histoires
exactement de la même façon, pas plus qu’il n’apprend un conte par
cœur. »36 La distinction de sYdow ne couvre pas la diversité des sta-
tuts des conteurs.

Modernité, idéologie et idéel.


dans sa pratique d’écriture de contes, l’écrivain-conteur abuse
du procédé d’imitation et de son corollaire, la variation. sans recom-
mencer ici la querelle des anciens et des modernes, sans mettre à mal
la contrainte du modèle, disons que cela soulève quelques ques-
tions : cette pratique est elle justifiée, dans cette période de recherche
des matières premières créoles ? est-ce un choix esthétique, une
volonté de filiation, une dette envers le vieux conteur à l’aube de sa
disparition ?
nous fondant sur un certain nombre de variantes modernes des
contes créoles, nous avons pu relever que l’écrivain interprétant les
classiques, contamine le conte original de son « idéologie », de « sa
pensée idéelle »37. Le « ciblage » de certains personnages dans un
rôle positif ou négatif n’est pas sans interprétation idéologique, dans
un rapport dialectique de la société coloniale. de même, la « mythi-
sation » du héros au rang suprême de « légendes héroïques », selon
l’expression d’otto Rank38, le fait de hisser le héros vers un statut
social ou l’héroïne vers un rang de femme légendaire n’exclut pas la
sensibilité « idéelle » des auteurs sous le rapport (homme/femme) et
le couple malsain (sexe/pouvoir). il y a une volonté chez les écri-
vains-conteurs modernes de symboliser un espace politique marqué
par ces rapports antagoniques.
Ce qui a fondamentalement changé, c’est la conclusion. La fin
heureuse l’emporte souvent sur le drame. Le héros des contes
modernes connaît un meilleur destin que son ancêtre. La fin salva-

36 Michel siMonen, Le conte populaire français, op. cit., p 53.


37 Maurice GodeLieR, « sexualité et Pouvoir », Les cahiers du CerM, Paris, 1976
38 otto Rank, Le my the de la naissance du héros, Payot, Paris, 1983, p. 39.
annexe : L’oRaLité CRéoLe en voLtiGe inteRtextUeLLe PeRManente 149

trice fonctionne comme une victoire du rêve sur la réalité, de


« l’idéel » sur le réel.

Sous prétexte de conclusion :


avant la naissance les premiers poètes,
il était une fois, Lafcadio HeaRn, « marqueur de paroles ».
Les contes créoles ont donné à Lafcadio HeaRn un tableau en
raccourci de la vie en Martinique. Y figurent, ses mœurs, ses
manières, ses comportements, ses mentalités, son parlé et sa langue,
sa géographie humaine, sociale et son humanité. Cette oralité secrète
une mine d’informations sur le génie de l’humanité, le tout-monde
en construction se trouve dans ses plis. on comprend dès lors, l’im-
portance que peuvent avoir ces précieux documents. Lafcadio
HeaRn, de passage en Martinique fut « le tout premier à montrer les
antilles telles qu’elles sont (...) Hearn faisait en cela œuvre pion-
nière. (…) Ce qu’il invente c’est à la fois une nouvelle manière de
voir et de dire les îles »39 Le professeur Roger toUMson à juste titre,
le désigne comme une figure clé de la littérature antillaise, à coté de
saint-John PeRse et René MaRan.
quand, nous eûmes, pour la première fois posé nos yeux sur ce
manuscrit, Contes créoles n°ii, retrouvé chez les héritiers (la
famille inaGaki), ce fut hallucinant. nous n’imaginions pas trouver
matière à nouvelle étude, nous ne soupçonnions pas que le lit où
« sommeille une belle part de notre être »40 pouvait se trouver dans
ces pages, nous ne soupçonnions pas davantage découvrir, marquer
dans ce petit carnet, « l’expression primordiale de notre génie popu-
laire. »41 nous étions loin de penser que « paroles sous l’écriture »42
veillaient dans ces pages vieillies et nous donneraient cette possibi-
lité inestimable de découvrir cette fulgurante illustration de notre
parole en voltige permanente, de lire dans ce pli, le mêlé des survi-
vances.

39 Roger toUMson, La transgression des couleurs, editions Caribéennes, Paris, 1989,


t2, p. 267-269.
40 J. BeRnaBé, P. CHaMoiseaU, R. ConFiant, L’éloge de la créolité, Gallimard, Paris,
1989, p. 35/
41 idem.
42 idem.
150 Contes CRéoLes (ii) - ReCUeiLLis PaR LaFCadio HeaRn en MaRtiniqUe (1887-1889)

Lafcadio HeaRn serait alors, le premier « marqueur de parole »43,


fut-il étranger, d’origine gréco-irlandaise, à avoir habiter la parole
créole et réaliser avant la lettre44, le projet annoncé par l’eloge de la
créolité : investir le lieu privilégié de l’oralité créole, pour laquelle
il a la plus grande admiration et qu’il nota avec le plus grand soin.
ajoutons qu’il la nomme naturellement littérature orale martini-
quaise, «bien des curiosités de littérature orale, représentant un
groupe d’histoires qui, quelque puisse être leur origine primitive, ont
été transformées par la pensée et la couleur locale au point de for-
mer un type de folklore nettement martiniquais. »45 il était convaincu
de l’importance de ces histoires, reconnaissait en elles, le génie,
mais pressentait leur résistance fragile (et pas forcément par pessi-
misme). dès lors, Laficadio HeaRn nous apparaît comme un précur-
seur de la créolité. Parce qu’il comble à sa manière, la rupture
initiale, le premier trou signalé par l’eloge : « après nos conteurs
traditionnels, ce fut donc une manière de silence : la voie morte.
ailleurs, les aèdes, les bardes, les griots, les ménestrels et les trou-
badours avaient passé le relais à des scripteurs (marqueurs de
paroles) qui progressivement prirent leur autonomie littéraire. ici ce
fut la rupture, le fossé, la ravine profonde (...) »46 Par son travail de
marqueur, il fait « émerger à l’air libre les fragments épars »47 du ter-
ritoire oral manquant. Car c’est à cette époque (première période de
l’effondrement du système de plantation, cinquante ans après l’abo-
lition de l’esclavage) que l’eloge48 place la zone de silence où veille
notre parole ancestrale, notre mémoire, à la suite d’edouard
GLissant qui délimita la notion de gouffre « ces zones impénétrables
du silence où le cri s’est dilué. »49

43 « Marqueur de paroles », ainsi, se nomme Chamoiseau quand il habite la parole des per-
sonnages de ses romans, Solibo magnifique, Gallimard, Paris, 1989, texaCo,
Gallimard, Paris, 1992, pour se distinguer de « l’écrivain »
44 allusion au titre Lettres créoles, op. cit.
45 L. Hearn, Œuv res complètes, Life and letters, Lettre à Krehbiel, saint-Pierre, 1887
46 eloge de la créolité, op. cit., idem
47 idem.
48 idem.
49 edouard GLissant, Le discours antillais, editions du seuil, Paris, 1981.
annexe : L’oRaLité CRéoLe en voLtiGe inteRtextUeLLe PeRManente 151

ainsi, nous avons tenté de fixer la voltige permanente de l’ora-


lité créole. nous avons relevé les héritages multiples, opté pour une
carte génétique. quel intérêt y a-t-il à étudier ses différentes traces ?
Pourquoi cette exploitation dangereuse sur le territoire difficile de la
cartographie du conte ? Pourquoi tenter de résoudre ici le problème
de la forme fondamentale et de la forme dérivée ?
quelles que soient les réponses, le statut et la valeur que nous
donnons à ces contes ne varieront pas. Ceci en hommage à Lafcadio
HeaRn, par respect pour le conteur créole, l’ancêtre de l’écrivain
créole passé, présent et à venir. et pour finir, car le conteur doit
savoir déjouer le piège du trop parler, nous voulons évoquer un
poète guadeloupéen aujourd’hui disparu qui a su saisir toute l’im-
portance de nos bribes de récits : « et n’oublions pas que le petit
athénien ne disposait pour tout bagage, à l’époque classique, que des
bribes de récits transmis de bouche en bouche par Homère et les
générations de conteurs qui l’ont précédé. »50

tokyo, mai 1999


(Conférence à la société japonaise
de langue et de littérature françaises)
Louis solo MaRtineL (Lecteur de l’Université de tokyo)

50 Guy tiRoLien, Préface de Contes marie-galantais de la Guadeloupe d’alain RUtiL,


editions Caribéennes, p. 11.
153

Table des Matières

Préface de sukehiro HiRakawa 9


Le souvenir de la Martinique dans la vie quotidienne
de Lafcadio HeaRn par toki koizUMi 13
Hearn et la Martinque par Bon koizUMi 15
Contes créoles II 19
Remarques liminaires 21
Les premières pages du manuscrit 23
Pié-chique-à 29
Compè Lapin adans bassin li roi 41
zistoi piment 49
tête 55
Maman Marie 63
Li roi té kamandé yon batiment 77
ti poucette 87
adèle épi ti-Jean 97
Les dernières pages du manuscrit 103

Commentaire, Lafcadio HeaRn, marqueur de paroles


par Louis solo Martinel 107
annexe, l’oralité créole en voltige permanente
par Louis solo Martinel 133
en 1932, est publié un livre posthume de Lafcadio
HeaRn, intitulé Trois fois bel conte contenant les textes ori-
ginaux de 6 contes en créole martiniquais qu’il avait
recueillis lors de son séjour à saint-Pierre (1887-1889). dans
la table des matières établie par HeaRn, 34 contes y sont
répertoriés. il est donc à supposer que l’écrivain avait noté
d’autres contes sur d’autres carnets.
en 1988, sukehiro HiRakawa, professeur émérite de
l’Université de tokyo, découvre chez l’un des descendants
de Lafcadio HeaRn, un carnet intitulé : Contes créoles (ii).
Faute de connaissances linguistiques sur le créole martini-
quais, il ne pouvait en faire le déchiffrement.
Par une heureuse coïncidence, Louis solo MaRtineL, étu-
diant en littérature comparée et originaire de Martinique, vint
le voir à tokyo en 1996. désirant poursuivre ses recherches
sur HeaRn au Japon, il était venu lui demander ses impres-
sions sur sa thèse qu’il préparait sur l’œuvre de HeaRn.
sukehiro HiRakawa lui montra alors la photocopie du carnet
et lui recommanda de travailler sur ce nouveau matériel.
MaRtineL, en parcourant ces textes créoles s’écria : « C’est
hallucinant ». Le jeune chercheur martiniquais, en arrivant
au pays du soleil levant, trouva un patrimoine culturel de ses
ancêtres martiniquais sous cette forme inattendue. il se mit
immédiatement à l’œuvre et déchiffra les 8 contes, quelques
proverbes créoles et d’autres éléments. Puis, il entama la tra-
duction française.

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