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Isidore Ducasse, comte de Lautréamont

LES CHANTS DE
MALDOROR
CHANT PREMIER

Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce


comme ce qu’il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à
travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car, à
moins qu’il n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension
d’esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre im-
biberont son âme comme l’eau le sucre. Il n’est pas bon que tout le monde lise
les pages qui vont suivre ; quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans
danger. Par conséquent, âme timide, avant de pénétrer plus loin dans de pa-
reilles landes inexplorées, dirige tes talons en arrière et non en avant. Écoute
bien ce que je te dis : dirige tes talons en arrière et non en avant, comme les
yeux d’un fils qui se détourne respectueusement de la contemplation auguste
de la face maternelle ; ou, plutôt, comme un angle à perte de vue de grues fri-
leuses méditant beaucoup, qui, pendant l’hiver, vole puissamment à travers le
silence, toutes voiles tendues, vers un point déterminé de l’horizon, d’où tout à
coup part un vent étrange et fort, précurseur de la tempête. La grue la plus
vieille et qui forme à elle seule l’avant-garde, voyant cela, branle la tête comme
une personne raisonnable, conséquemment son bec aussi qu’elle fait claquer,
et n’est pas contente (moi, non plus, je ne le serais pas à sa place), tandis que
son vieux cou, dégarni de plumes et contemporain de trois générations de
grues, se remue en ondulations irritées qui présagent l’orage qui s’approche de
plus en plus. Après avoir de sang-froid regardé plusieurs fois de tous les côtés
avec des yeux qui renferment l’expérience, prudemment, la première (car, c’est
elle qui a le privilège de montrer les plumes de sa queue aux autres grues infé-
rieures en intelligence), avec son cri vigilant de mélancolique sentinelle, pour
repousser l’ennemi commun, elle vire avec flexibilité la pointe de la figure géo-
métrique (c’est peut-être un triangle, mais on ne voit pas le troisième côté que
forment dans l’espace ces curieux oiseaux de passage), soit à bâbord, soit à tri-
bord, comme un habile capitaine ; et, manœuvrant avec des ailes qui ne parais-
sent pas plus grandes que celles d’un moineau, parce qu’elle n’est pas bête, elle
prend ainsi un autre chemin philosophique et plus sûr.

*****
Lecteur, c’est peut-être la haine que tu veux que j’invoque dans le com-
mencement de cet ouvrage ! Qui te dit que tu n’en renifleras pas, baigné dans
d’innombrables voluptés, tant que tu voudras, avec tes narines orgueilleuses,
larges et maigres, en te renversant de ventre, pareil à un requin, dans l’air beau
et noir, comme si tu comprenais l’importance de cet acte et l’importance non
moindre de ton appétit légitime, lentement et majestueusement, les rouges
émanations ? Je t’assure, elles réjouiront les deux trous informes de ton mu-
seau hideux, ô monstre, si toutefois tu t’appliques auparavant à respirer trois
mille fois de suite la conscience maudite de l’Éternel ! Tes narines, qui seront
démesurément dilatées de contentement ineffable, d’extase immobile, ne de-
manderont pas quelque chose de meilleur à l’espace, devenu embaumé comme
de parfums et d’encens ; car, elles seront rassasiées d’un bonheur complet,
comme les anges qui habitent dans la magnificence et la paix des agréables
cieux.

*****

J’établirai dans quelques lignes comment Maldoror fut bon pendant ses
premières années, où il vécut heureux ; c’est fait. Il s’aperçut ensuite qu’il était
né méchant : fatalité extraordinaire ! Il cacha son caractère tant qu’il put, pen-
dant un grand nombre d’années ; mais, à la fin, à cause de cette concentration
qui ne lui était pas naturelle, chaque jour le sang lui montait à la tête ; jusqu’à
ce que, ne pouvant plus supporter une pareille vie, il se jeta résolument dans la
carrière du mal… atmosphère douce ! Qui l’aurait dit ! lorsqu’il embrassait un
petit enfant, au visage rose, il aurait voulu lui enlever ses joues avec un rasoir,
et il l’aurait fait très souvent, si Justice, avec son long cortège de châtiments, ne
l’en eût chaque fois empêché. Il n’était pas menteur, il avouait la vérité et disait
qu’il était cruel. Humains, avez-vous entendu ? il ose le redire avec cette plume
qui tremble ! Ainsi donc, il est d’une puissance plus forte que la volonté… Ma-
lédiction ! La pierre voudrait se soustraire aux lois de la pesanteur ? Impossible.
Impossible, si le mal voulait s’allier avec le bien. C’est ce que je disais plus haut.

*****

Il y en a qui écrivent pour rechercher les applaudissements humains, au


moyen de nobles qualités du cœur que l’imagination invente ou qu’ils peuvent
avoir. Moi, je fais servir mon génie à peindre les délices de la cruauté ! Délices
non passagères, artificielles ; mais, qui ont commencé avec l’homme, finiront
avec lui. Le génie ne peut-il pas s’allier avec la cruauté dans les résolutions se-
crètes de la Providence ? ou, parce qu’on est cruel, ne peut-on pas avoir du gé-
nie ? On en verra la preuve dans mes paroles ; il ne tient qu’à vous de
m’écouter, si vous le voulez bien… Pardon, il me semblait que mes cheveux
s’étaient dressés sur ma tête ; mais, ce n’est rien, car, avec ma main, je suis par-
venu facilement à les remettre dans leur première position. Celui qui chante ne
prétend pas que ses cavatines soient une chose inconnue ; au contraire, il se
loue de ce que les pensées hautaines et méchantes de son héros soient dans
tous les hommes.

*****

J’ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul, les hommes, aux
épaules étroites, faire des actes stupides et nombreux, abrutir leurs semblables,
et pervertir les âmes par tous les moyens. Ils appellent les motifs de leurs ac-
tions : la gloire. En voyant ces spectacles, j’ai voulu rire comme les autres ; mais,
cela, étrange imitation, était impossible. J’ai pris un canif dont la lame avait un
tranchant acéré, et me suis fendu les chairs aux endroits où se réunissent les
lèvres. Un instant je crus mon but atteint. Je regardai dans un miroir cette
bouche meurtrie par ma propre volonté ! C’était une erreur ! Le sang qui coulait
avec abondance des deux blessures empêchait d’ailleurs de distinguer si c’était
là vraiment le rire des autres. Mais, après quelques instants de comparaison, je
vis bien que mon rire ne ressemblait pas à celui des humains, c’est-à-dire que je
ne riais pas. J’ai vu les hommes, à la tête laide et aux yeux terribles enfoncés
dans l’orbite obscur, surpasser la dureté du roc, la rigidité de l’acier fondu, la
cruauté du requin, l’insolence de la jeunesse, la fureur insensée des criminels,
les trahisons de l’hypocrite, les comédiens les plus extraordinaires, la puissance
de caractère des prêtres, et les êtres les plus cachés au-dehors, les plus froids
des mondes et du ciel ; lasser les moralistes à découvrir leur cœur, et faire re-
tomber sur eux la colère implacable d’en haut. Je les ai vus tous à la fois, tantôt,
le poing le plus robuste dirigé vers le ciel, comme celui d’un enfant déjà pervers
contre sa mère, probablement excités par quelque esprit de l’enfer, les yeux
chargés d’un remords cuisant en même temps que haineux, dans un silence
glacial, n’oser émettre les méditations vastes et ingrates que recelait leur sein,
tant elles étaient pleines d’injustice et d’horreur, et attrister de compassion le
Dieu de miséricorde ; tantôt, à chaque moment du jour, depuis le commence-
ment de l’enfance jusqu’à la fin de la vieillesse, en répandant des anathèmes
incroyables, qui n’avaient pas le sens commun, contre tout ce qui respire,
contre eux-mêmes et contre la providence, prostituer les femmes et les en-
fants, et déshonorer ainsi les parties du corps consacrées à la pudeur. Alors, les
mers soulèvent leurs eaux, engloutissent dans leurs abîmes les planches ; les
ouragans, les tremblements de terre renversent les maisons ; la peste, les ma-
ladies diverses déciment les familles priantes. Mais, les hommes ne s’en aper-
çoivent pas. Je les ai vus aussi rougissant, pâlissant de honte pour leur conduite
sur cette terre ; rarement. Tempêtes, sœurs des ouragans ; firmament bleuâtre,
dont je n’admets pas la beauté ; mer hypocrite, image de mon cœur ; terre, au
sein mystérieux ; habitants des sphères ; univers entier ; Dieu, qui l’as créé avec
magnificence, c’est toi que j’invoque : montre-moi un homme qui soit bon !…
Mais, que ta grâce décuple mes forces naturelles ; car, au spectacle de ce
monstre, je puis mourir d’étonnement : on meurt à moins.

*****

On doit laisser pousser ses ongles pendant quinze jours. Oh ! comme il


est doux d’arracher brutalement de son lit un enfant qui n’a rien encore sur la
lèvre supérieure, et, avec les yeux très ouverts, de faire semblant de passer
suavement la main sur son front, en inclinant en arrière ses beaux cheveux !
Puis, tout à coup, au moment où il s’y attend le moins, d’enfoncer les ongles
longs dans sa poitrine molle, de façon qu’il ne meure pas ; car, s’il mourait, on
n’aurait pas plus tard l’aspect de ses misères. Ensuite, on boit le sang en léchant
les blessures ; et, pendant ce temps, qui devrait durer autant que l’éternité
dure, l’enfant pleure. Rien n’est si bon que son sang, extrait comme je viens de
le dire, et tout chaud encore, si ce ne sont ses larmes, amères comme le sel.
Homme, n’as-tu jamais goûté de ton sang, quand par hasard tu t’es coupé le
doigt ? Comme il est bon, n’est-ce pas ; car, il n’a aucun goût. En outre, ne te
souviens-tu pas d’avoir un jour, dans tes réflexions lugubres, porté la main,
creusée au fond, sur ta figure maladive mouillée par ce qui tombait des yeux ;
laquelle main ensuite se dirigeait fatalement vers la bouche, qui puisait à longs
traits, dans cette coupe, tremblante comme les dents de l’élève qui regarde
obliquement celui qui est né pour l’oppresser, les larmes ? Comme elles sont
bonnes, n’est-ce pas ; car, elles ont le goût du vinaigre. On dirait les larmes de
celle qui aime le plus ; mais, les larmes de l’enfant sont meilleures au palais. Lui,
ne trahit pas, ne connaissant pas encore le mal : celle qui aime le plus trahit tôt
ou tard… je le devine par analogie, quoique j’ignore ce que c’est que l’amitié,
que l’amour (il est probable que je ne les accepterai jamais ; du moins, de la
part de la race humaine). Donc, puisque ton sang et tes larmes ne te dégoûtent
pas, nourris-toi, nourris-toi avec confiance des larmes et du sang de
l’adolescent. Bande-lui les yeux, pendant que tu déchireras ses chairs palpi-
tantes ; et, après avoir entendu de longues heures ses cris sublimes, semblables
aux râles perçants que poussent dans une bataille les gosiers des blessés agoni-
sants, alors, t’ayant écarté comme une avalanche, tu te précipiteras de la
chambre voisine, et tu feras semblant d’arriver à son secours. Tu lui délieras les
mains, aux nerfs et aux veines gonflées, tu rendras la vue à ses yeux égarés, en
te remettant à lécher ses larmes et son sang. Comme alors le repentir est vrai !
L’étincelle divine qui est en nous, et paraît si rarement, se montre ; trop tard !
Comme le cœur déborde de pouvoir consoler l’innocent à qui l’on a fait du mal :
« Adolescent, qui venez de souffrir des douleurs cruelles, qui donc a pu com-
mettre sur vous un crime que je ne sais de quel nom qualifier ! Malheureux que
vous êtes ! Comme vous devez souffrir ! Et si votre mère savait cela, elle ne se-
rait pas plus près de la mort, si abhorrée par les coupables, que je ne le suis
maintenant. Hélas ! qu’est-ce donc que le bien et le mal ! Est-ce une même
chose par laquelle nous témoignons avec rage notre impuissance, et la passion
d’atteindre à l’infini par les moyens même les plus insensés ? Ou bien, sont-ce
deux choses différentes ? Oui… que ce soit plutôt une même chose… car, sinon,
que deviendrai-je au jour du jugement ! Adolescent, pardonne-moi ; c’est celui
qui est devant ta figure noble et sacrée, qui a brisé tes os et déchiré les chairs
qui pendent à différents endroits de ton corps. Est-ce un délire de ma raison
malade, est-ce un instinct secret qui ne dépend pas de mes raisonnements, pa-
reil à celui de l’aigle déchirant sa proie, qui m’a poussé à commettre ce crime ;
et pourtant, autant que ma victime, je souffrais ! Adolescent, pardonne-moi.
Une fois sortis de cette vie passagère, je veux que nous soyons entrelacés pen-
dant l’éternité ; ne former qu’un seul être, ma bouche collée à ta bouche.
Même, de cette manière, ma punition ne sera pas complète. Alors, tu me dé-
chireras, sans jamais t’arrêter, avec les dents et les ongles à la fois. Je parerai
mon corps de guirlandes embaumées, pour cet holocauste expiatoire ; et nous
souffrirons tous les deux, moi, d’être déchiré, toi, de me déchirer… ma bouche
collée à ta bouche. Ô adolescent, aux cheveux blonds, aux yeux si doux, feras-tu
maintenant ce que je te conseille ? Malgré toi, je veux que tu le fasses, et tu
rendras heureuse ma conscience. » Après avoir parlé ainsi, en même temps tu
auras fait le mal à un être humain, et tu seras aimé du même être : c’est le bon-
heur le plus grand que l’on puisse concevoir. Plus tard, tu pourras le mettre à
l’hôpital ; car, le perclus ne pourra pas gagner sa vie. On t’appellera bon, et les
couronnes de laurier et les médailles d’or cacheront tes pieds nus, épars sur la
grande tombe, à la figure vieille. Ô toi, dont je ne veux pas écrire le nom sur
cette page qui consacre la sainteté du crime, je sais que ton pardon fut im-
mense comme l’univers. Mais, moi, j’existe encore !
*****

J’ai fait un pacte avec la prostitution afin de semer le désordre dans les
familles. Je me rappelle la nuit qui précéda cette dangereuse liaison. Je vis de-
vant moi un tombeau. J’entendis un ver luisant, grand comme une maison, qui
me dit : « Je vais t’éclairer. Lis l’inscription. Ce n’est pas de moi que vient cet
ordre suprême. » Une vaste lumière couleur de sang, à l’aspect de laquelle mes
mâchoires claquèrent et mes bras tombèrent inertes, se répandit dans les airs
jusqu’à l’horizon. Je m’appuyai contre une muraille en ruine, car j’allais tomber,
et je lus : « Ci-gît un adolescent qui mourut poitrinaire : vous savez pourquoi.
Ne priez pas pour lui. » Beaucoup d’hommes n’auraient peut-être pas eu autant
de courage que moi. Pendant ce temps, une belle femme nue vint se coucher à
mes pieds. Moi, à elle, avec une figure triste : « Tu peux te relever. » Je lui ten-
dis la main avec laquelle le fratricide égorge sa sœur. Le ver luisant, à moi :
« Toi, prends une pierre et tue-la. – Pourquoi ? lui dis-je. » Lui, à moi : « Prends
garde à toi ; le plus faible, parce que je suis le plus fort. Celle-ci s’appelle Prosti-
tution. » Les larmes dans les yeux, la rage dans le cœur, je sentis naître en moi
une force inconnue. Je pris une grosse pierre ; après bien des efforts, je la sou-
levai avec peine jusqu’à la hauteur de ma poitrine ; je la mis sur l’épaule avec
les bras. Je gravis une montagne jusqu’au sommet : de là, j’écrasai le ver luisant.
Sa tête s’enfonça sous le sol d’une grandeur d’homme ; la pierre rebondit
jusqu’à la hauteur de six églises. Elle alla retomber dans un lac, dont les eaux
s’abaissèrent un instant, tournoyantes, en creusant un immense cône renversé.
Le calme reparut à la surface ; la lumière de sang ne brilla plus. « Hélas ! hélas !
s’écria la belle femme nue ; qu’as-tu fait ? » Moi, à elle : « Je te préfère à lui ;
parce que j’ai pitié des malheureux. Ce n’est pas ta faute, si la justice éternelle
t’a créée. » Elle, à moi : « Un jour, les hommes me rendront justice ; je ne t’en
dis pas davantage. Laisse-moi partir, pour aller cacher au fond de la mer ma tris-
tesse infinie. Il n’y a que toi et les monstres hideux qui grouillent dans ces noirs
abîmes, qui ne me méprisent pas. Tu es bon. Adieu, toi qui m’as aimée ! » Moi,
à elle : « Adieu ! Encore une fois : adieu ! Je t’aimerai toujours !… Dès au-
jourd’hui, j’abandonne la vertu. » C’est pourquoi, ô peuples, quand vous enten-
drez le vent d’hiver gémir sur la mer et près de ses bords, ou au-dessus des
grandes villes, qui, depuis longtemps, ont pris le deuil pour moi, ou à travers les
froides régions polaires, dites : « Ce n’est pas l’esprit de Dieu qui passe : ce n’est
que le soupir aigu de la prostitution, uni avec les gémissements graves du Mon-
tévidéen. » Enfants, c’est moi qui vous le dis. Alors, pleins de miséricorde, age-
nouillez-vous ; et que les hommes, plus nombreux que les poux, fassent de
longues prières.
*****

Au clair de la lune, près de la mer, dans les endroits isolés de la cam-


pagne, l’on voit, plongé dans d’amères réflexions, toutes les choses revêtir des
formes jaunes, indécises, fantastiques. L’ombre des arbres, tantôt vite, tantôt
lentement, court, vient, revient, par diverses formes, en s’aplatissant, en se col-
lant contre la terre. Dans le temps, lorsque j’étais emporté sur les ailes de la
jeunesse, cela me faisait rêver, me paraissait étrange ; maintenant, j’y suis habi-
tué. Le vent gémit à travers les feuilles ses notes langoureuses, et le hibou
chante sa grave complainte, qui fait dresser les cheveux à ceux qui l’entendent.
Alors, les chiens, rendus furieux, brisent leurs chaînes, s’échappent des fermes
lointaines ; ils courent dans la campagne, çà et là, en proie à la folie. Tout à
coup, ils s’arrêtent, regardent de tous les côtés avec une inquiétude farouche,
l’œil en feu ; et, de même que les éléphants, avant de mourir, jettent dans le
désert un dernier regard au ciel, élevant désespérément leur trompe, laissant
leurs oreilles inertes, de même les chiens laissent leurs oreilles inertes, élèvent
la tête, gonflent le cou terrible, et se mettent à aboyer, tour à tour, soit comme
un enfant qui crie de faim, soit comme un chat blessé au ventre au-dessus d’un
toit, soit comme une femme qui va enfanter, soit comme un moribond atteint
de la peste à l’hôpital, soit comme une jeune fille qui chante un air sublime,
contre les étoiles au nord, contre les étoiles à l’est, contre les étoiles au sud,
contre les étoiles à l’ouest ; contre la lune ; contre les montagnes, semblables
au loin à des roches géantes, gisantes dans l’obscurité ; contre l’air froid qu’ils
aspirent à pleins poumons, qui rend l’intérieur de leur narine, rouge, brûlant ;
contre le silence de la nuit ; contre les chouettes, dont le vol oblique leur rase le
museau, emportant un rat ou une grenouille dans le bec, nourriture vivante,
douce pour les petits ; contre les lièvres, qui disparaissent en un clin d’œil ;
contre le voleur, qui s’enfuit au galop de son cheval après avoir commis un
crime ; contre les serpents, remuant les bruyères, qui leur font trembler la
peau, grincer les dents ; contre leurs propres aboiements, qui leur font peur à
eux-mêmes ; contre les crapauds, qu’ils broient d’un coup sec de mâchoire
(pourquoi se sont-ils éloignés du marais ?) ; contre les arbres, dont les feuilles,
mollement bercées, sont autant de mystères qu’ils ne comprennent pas, qu’ils
veulent découvrir avec leurs yeux fixes, intelligents ; contre les araignées, sus-
pendues entre leurs longues pattes, qui grimpent sur les arbres pour se sauver ;
contre les corbeaux, qui n’ont pas trouvé de quoi manger pendant la journée,
et qui s’en reviennent au gîte l’aile fatiguée ; contre les rochers du rivage ;
contre les feux, qui paraissent aux mâts des navires invisibles ; contre le bruit
sourd des vagues ; contre les grands poissons, qui, nageant, montrent leur dos
noir, puis s’enfoncent dans l’abîme ; et contre l’homme qui les rend esclaves.
Après quoi, ils se mettent de nouveau à courir dans la campagne, en sautant,
de leurs pattes sanglantes par-dessus les fossés, les chemins, les champs, les
herbes et les pierres escarpées. On les dirait atteints de la rage, cherchant un
vaste étang pour apaiser leur soif. Leurs hurlements prolongés épouvantent la
nature. Malheur au voyageur attardé ! Les amis des cimetières se jetteront sur
lui, le déchireront, le mangeront, avec leur bouche d’où tombe du sang ; car, ils
n’ont pas les dents gâtées. Les animaux sauvages, n’osant pas s’approcher pour
prendre part au repas de chair, s’enfuient à perte de vue, tremblants. Après
quelques heures, les chiens, harassés de courir çà et là, presque morts, la
langue en dehors de la bouche, se précipitent les uns sur les autres, sans savoir
ce qu’ils font, et se déchirent en mille lambeaux, avec une rapidité incroyable.
Ils n’agissent pas ainsi par cruauté. Un jour, avec des yeux vitreux, ma mère me
dit : « Lorsque tu seras dans ton lit, que tu entendras les aboiements des chiens
dans la campagne, cache-toi dans ta couverture, ne tourne pas en dérision ce
qu’ils font : ils ont soif insatiable de l’infini, comme toi, comme moi, comme le
reste des humains, à la figure pâle et longue. Même, je te permets de te mettre
devant la fenêtre pour contempler ce spectacle, qui est assez sublime. » Depuis
ce temps, je respecte le vœu de la morte. Moi, comme les chiens, j’éprouve le
besoin de l’infini… Je ne puis, je ne puis contenter ce besoin ! Je suis fils de
l’homme et de la femme, d’après ce qu’on m’a dit. Ça m’étonne… je croyais être
davantage ! Au reste, que m’importe d’où je viens ? Moi, si cela avait pu dé-
pendre de ma volonté, j’aurais voulu être plutôt le fils de la femelle du requin,
dont la faim est amie des tempêtes, et du tigre, à la cruauté reconnue : je ne
serais pas si méchant. Vous, qui me regardez, éloignez-vous de moi, car mon
haleine exhale un souffle empoisonné. Nul n’a encore vu les rides vertes de
mon front ; ni les os en saillie de ma figure maigre, pareils aux arêtes de
quelque grand poisson, ou aux rochers couvrant les rivages de la mer, ou aux
abruptes montagnes alpestres, que je parcourus souvent, quand j’avais sur ma
tête des cheveux d’une autre couleur. Et, quand je rôde autour des habitations
des hommes, pendant les nuits orageuses, les yeux ardents, les cheveux flagel-
lés par le vent des tempêtes, isolé comme une pierre au milieu du chemin, je
couvre ma face flétrie, avec un morceau de velours, noir comme la suie qui
remplit l’intérieur des cheminées : il ne faut pas que les yeux soient témoins de
la laideur que l’Être suprême, avec un sourire de haine puissante, a mise sur
moi. Chaque matin, quand le soleil se lève pour les autres, en répandant la joie
et la chaleur salutaires dans toute la nature, tandis qu’aucun de mes traits ne
bouge, en regardant fixement l’espace plein de ténèbres, accroupi vers le fond
de ma caverne aimée, dans un désespoir qui m’enivre comme le vin, je meurtris
de mes puissantes mains ma poitrine en lambeaux. Pourtant, je sens que je ne
suis pas atteint de la rage ! Pourtant, je sens que je ne suis pas le seul qui
souffre ! Pourtant, je sens que je respire ! Comme un condamné qui essaie ses
muscles, en réfléchissant sur leur sort, et qui va bientôt monter à l’échafaud,
debout, sur mon lit de paille, les yeux fermés, je tourne lentement mon col de
droite à gauche, de gauche à droite, pendant des heures entières ; je ne tombe
pas raide mort. De moment en moment, lorsque mon col ne peut plus conti-
nuer de tourner dans un même sens, qu’il s’arrête, pour se remettre à tourner
dans un sens opposé, je regarde subitement l’horizon, à travers les rares inters-
tices laissés par les broussailles épaisses qui recouvrent l’entrée : je ne vois
rien ! Rien… si ce ne sont les campagnes qui dansent en tourbillons avec les
arbres et avec les longues files d’oiseaux qui traversent les airs. Cela me trouble
le sang et le cerveau… Qui donc, sur la tête, me donne des coups de barre de
fer, comme un marteau frappant l’enclume ?

*****

Je me propose, sans être ému, de déclamer à grande voix la strophe sé-


rieuse et froide que vous allez entendre. Vous, faites attention à ce qu’elle con-
tient, et gardez-vous de l’impression pénible qu’elle ne manquera pas de laisser,
comme une flétrissure, dans vos imaginations troublées. Ne croyez pas que je
sois sur le point de mourir, car je ne suis pas encore un squelette, et la vieillesse
n’est pas collée à mon front. Écartons en conséquence toute idée de comparai-
son avec le cygne, au moment où son existence s’envole, et ne voyez devant
vous qu’un monstre, dont je suis heureux que vous ne puissiez pas apercevoir la
figure ; mais, moins horrible est-elle que son âme. Cependant, je ne suis pas un
criminel… Assez sur ce sujet. Il n’y pas longtemps que j’ai revu la mer et foulé le
pont des vaisseaux, et mes souvenirs sont vivaces comme si je l’avais quittée la
veille. Soyez néanmoins, si vous le pouvez, aussi calmes que moi, dans cette
lecture que je me repens déjà de vous offrir, et ne rougissez pas à la pensée de
ce qu’est le cœur humain. Ô poulpe, au regard de soie ! toi, dont l’âme est insé-
parable de la mienne ; toi, le plus beau des habitants du globe terrestre, et qui
commandes à un sérail de quatre cents ventouses ; toi, en qui siègent noble-
ment, comme dans leur résidence naturelle, par un commun accord, d’un lien
indestructible, la douce vertu communicative et les grâces divines, pourquoi
n’es-tu pas avec moi, ton ventre de mercure contre ma poitrine d’aluminium,
assis tous les deux sur quelque rocher du rivage, pour contempler ce spectacle
que j’adore !
Vieil océan, aux vagues de cristal, tu ressembles proportionnellement à
ces marques azurées que l’on voit sur le dos meurtri des mousses ; tu es un
immense bleu, appliqué sur le corps de la terre : j’aime cette comparaison. Ain-
si, à ton premier aspect, un souffle prolongé de tristesse, qu’on croirait être le
murmure de ta brise suave, passe, en laissant des ineffaçables traces, sur l’âme
profondément ébranlée, et tu rappelles au souvenir de tes amants, sans qu’on
s’en rende toujours compte, les rudes commencements de l’homme, où il fait
connaissance avec la douleur, qui ne le quitte plus. Je te salue, vieil océan !

Vieil océan, ta forme harmonieusement sphérique, qui réjouit la face


grave de la géométrie, ne me rappelle que trop les petits yeux de l’homme, pa-
reils à ceux du sanglier pour la petitesse, et à ceux des oiseaux de nuit pour la
perfection circulaire du contour. Cependant, l’homme s’est cru beau dans tous
les siècles. Moi, je suppose plutôt que l’homme ne croit à sa beauté que par
amour-propre ; mais, qu’il n’est pas beau réellement et qu’il s’en doute ; car,
pourquoi regarde-t-il la figure de son semblable avec tant de mépris ? Je te sa-
lue, vieil océan !

Vieil océan, tu es le symbole de l’identité : toujours égal à toi-même. Tu


ne varies pas d’une manière essentielle, et, si tes vagues sont quelque part en
furie, dans quelque autre zone, elles sont dans le calme le plus complet. Tu n’es
pas comme l’homme, qui s’arrête dans la rue, pour voir deux bouledogues
s’empoigner au cou, mais, qui ne s’arrête pas, quand un enterrement passe ;
qui est ce matin accessible et ce soir de mauvaise humeur ; qui rit aujourd’hui
et pleure demain. Je te salue, vieil océan !

Vieil océan, il n’y aurait rien d’impossible à ce que tu caches dans ton sein
de futures utilités pour l’homme. Tu lui as déjà donné la baleine. Tu ne laisses
pas facilement deviner aux yeux avides des sciences naturelles les mille secrets
de ton intime organisation : tu es modeste. L’homme se vante sans cesse, et
pour des minuties. Je te salue, vieil océan !

Vieil océan, les différentes espèces de poissons que tu nourris n’ont pas
juré fraternité entre elles. Chaque espèce vit de son côté. Les tempéraments et
les conformations qui varient dans chacune d’elles, expliquent, d’une manière
insatisfaisante, ce qui ne paraît d’abord qu’une anomalie. Il en est ainsi de
l’homme, qui n’a pas les mêmes motifs d’excuse. Un morceau de terre est-il oc-
cupé par trente millions d’êtres humains, ceux-ci se croient obligés de ne pas se
mêler de l’existence de leurs voisins, fixés comme des racines sur le morceau de
terre qui suit. En descendant du grand au petit, chaque homme vit comme un
sauvage dans sa tanière, et en sort rarement pour visiter son semblable, ac-
croupi pareillement dans une autre tanière. La grande famille universelle des
humains est une utopie digne de la logique la plus médiocre. En outre, du spec-
tacle de tes mamelles fécondes, se dégage la notion d’ingratitude ; car, on
pense aussitôt à ces parents nombreux, assez ingrats envers le Créateur, pour
abandonner le fruit de leur misérable union. Je te salue, vieil océan !

Vieil océan, ta grandeur matérielle ne peut se comparer qu’à la mesure


qu’on se fait de ce qu’il a fallu de puissance active pour engendrer la totalité de
ta masse. On ne peut pas t’embrasser d’un coup d’œil. Pour te contempler, il
faut que la vue tourne son télescope, par un mouvement continu, vers les
quatre points de l’horizon, de même qu’un mathématicien, afin de résoudre
une équation algébrique, est obligé d’examiner séparément les divers cas pos-
sibles, avant de trancher la difficulté. L’homme mange des substances nourris-
santes, et fait d’autres efforts, dignes d’un meilleur sort, pour paraître gras.
Qu’elle se gonfle tant qu’elle voudra, cette adorable grenouille. Sois tranquille,
elle ne t’égalera pas en grosseur ; je le suppose, du moins. Je te salue, vieil
océan !

Vieil océan, tes eaux sont amères. C’est exactement le même goût que le
fiel que distille la critique sur les beaux-arts, sur les sciences, sur tout. Si
quelqu’un a du génie, on le fait passer pour un idiot ; si quelque autre est beau
de corps, c’est un bossu affreux. Certes, il faut que l’homme sente avec force
son imperfection, dont les trois quarts d’ailleurs ne sont dus qu’à lui-même,
pour la critiquer ainsi ! Je te salue, vieil océan !

Vieil océan, les hommes, malgré l’excellence de leurs méthodes, ne sont


pas encore parvenus, aidés par les moyens d’investigation de la science, à me-
surer la profondeur vertigineuse de tes abîmes ; tu en as que les sondes les plus
longues, les plus pesantes, ont reconnu inaccessibles. Aux poissons… ça leur est
permis : pas aux hommes. Souvent, je me suis demandé quelle chose était le
plus facile à reconnaître : la profondeur de l’océan ou la profondeur du cœur
humain ! Souvent, la main portée au front, debout sur les vaisseaux, tandis que
la lune se balançait entre les mâts d’une façon irrégulière, je me suis surpris,
faisant abstraction de tout ce qui n’était pas le but que je poursuivais,
m’efforçant de résoudre ce difficile problème ! Oui, quel est le plus profond, le
plus impénétrable des deux : l’océan ou le cœur humain ! Si trente ans
d’expérience de la vie peuvent jusqu’à un certain point pencher la balance vers
l’une ou l’autre de ces solutions, il me sera permis de dire que, malgré la pro-
fondeur de l’océan, il ne peut pas se mettre en ligne, quant à la comparaison
sur cette propriété, avec la profondeur du cœur humain. J’ai été en relation
avec des hommes qui ont été vertueux. Ils mouraient à soixante ans, et chacun
ne manquait pas de s’écrier : « Ils ont fait le bien sur cette terre, c’est-à-dire
qu’ils ont pratiqué la charité : voilà tout, ce n’est pas malin, chacun peut en
faire autant. » Qui comprendra pourquoi deux amants qui s’idolâtraient la
veille, pour un mot mal interprété, s’écartent, l’un vers l’orient, l’autre vers
l’occident, avec les aiguillons de la haine, de la vengeance, de l’amour et du re-
mords, et ne se revoient plus, chacun drapé dans sa fierté solitaire. C’est un mi-
racle qui se renouvelle chaque jour et qui n’en est pas moins miraculeux. Qui
comprendra pourquoi l’on savoure non seulement les disgrâces générales de
ses semblables, mais encore les particulières de ses amis les plus chers, tandis
que l’on en est affligé en même temps ? Un exemple incontestable pour clore la
série : l’homme dit hypocritement oui et pense non. C’est pour cela que les
marcassins de l’humanité ont tant de confiance les uns dans les autres et ne
sont pas égoïstes. Il reste à la psychologie beaucoup de progrès à faire. Je te
salue, vieil océan !

Vieil océan, tu es si puissant, que les hommes l’ont appris à leurs propres
dépens. Ils ont beau employer toutes les ressources de leur génie… incapables
de te dominer. Ils ont trouvé leur maître. Je dis qu’ils ont trouvé quelque chose
de plus fort qu’eux. Ce quelque chose a un nom. Ce nom est : l’océan ! La peur
que tu leur inspires est telle, qu’ils te respectent. Malgré cela, tu fais valser
leurs plus lourdes machines avec grâce, élégance et facilité. Tu leur fais faire des
sauts gymnastiques jusqu’au ciel, et des plongeons admirables jusqu’au fond de
tes domaines : un saltimbanque en serait jaloux. Bienheureux sont-ils, quand tu
ne les enveloppes pas définitivement dans tes plis bouillonnants, pour aller voir,
sans chemin de fer, dans tes entrailles aquatiques, comment se portent les
poissons, et surtout comment ils se portent eux-mêmes. L’homme dit : « Je suis
plus intelligent que l’océan. » C’est possible ; c’est même assez vrai ; mais
l’océan lui est plus redoutable que lui à l’océan : c’est ce qu’il n’est pas néces-
saire de prouver. Ce patriarche observateur, contemporain des premières
époques de notre globe suspendu, sourit de pitié, quand il assiste aux combats
navals des nations. Voilà une centaine de léviathans qui sont sortis des mains
de l’humanité. Les ordres emphatiques des supérieurs, les cris des blessés, les
coups de canon, c’est du bruit fait exprès pour anéantir quelques secondes. Il
paraît que le drame est fini, et que l’océan a tout mis dans son ventre. La gueule
est formidable. Elle doit être grande vers le bas, dans la direction de l’inconnu !
Pour couronner enfin la stupide comédie, qui n’est pas même intéressante, on
voit, au milieu des airs, quelque cigogne, attardée par la fatigue, qui se met à
crier, sans arrêter l’envergure de son vol : « Tiens !… je la trouve mauvaise ! Il y
avait en bas des points noirs ; j’ai fermé les yeux : ils ont disparu. » Je te salue,
vieil océan !

Vieil océan, ô grand célibataire, quand tu parcours la solitude solennelle


de tes royaumes flegmatiques, tu t’enorgueillis à juste titre de ta magnificence
native, et des éloges vrais que je m’empresse de te donner. Balancé voluptueu-
sement par les mols effluves de ta lenteur majestueuse, qui est le plus gran-
diose parmi les attributs dont le souverain pouvoir t’a gratifié, tu déroules, au
milieu d’un sombre mystère, sur toute ta surface sublime, tes vagues incompa-
rables, avec le sentiment calme de ta puissance éternelle. Elles se suivent paral-
lèlement, séparées par de courts intervalles. À peine l’une diminue, qu’une
autre va à sa rencontre en grandissant, accompagnées du bruit mélancolique
de l’écume qui se fond, pour nous avertir que tout est écume. (Ainsi, les êtres
humains, ces vagues vivantes, meurent l’un après l’autre, d’une manière mono-
tone ; mais, sans laisser de bruit écumeux). L’oiseau de passage se repose sur
elles avec confiance, et se laisse abandonner à leurs mouvements, pleins d’une
grâce fière, jusqu’à ce que les os de ses ailes aient recouvré leur vigueur accou-
tumée pour continuer le pèlerinage aérien. Je voudrais que la majesté humaine
ne fût que l’incarnation du reflet de la tienne. Je demande beaucoup, et ce
souhait sincère est glorieux pour toi. Ta grandeur morale, image de l’infini, est
immense comme la réflexion du philosophe, comme l’amour de la femme,
comme la beauté divine de l’oiseau, comme les méditations du poète. Tu es
plus beau que la nuit. Réponds-moi, océan, veux-tu être mon frère ? Remue-toi
avec impétuosité… plus… plus encore, si tu veux que je te compare à la ven-
geance de Dieu ; allonge tes griffes livides, en te frayant un chemin sur ton
propre sein… c’est bien. Déroule tes vagues épouvantables, océan hideux, com-
pris par moi seul, et devant lequel je tombe, prosterné à tes genoux. La majesté
de l’homme est empruntée ; il ne m’imposera point : toi, oui. Oh ! quand tu
t’avances, la crête haute et terrible, entouré de tes replis tortueux comme
d’une cour, magnétiseur et farouche, roulant tes ondes les unes sur les autres,
avec la conscience de ce que tu es, pendant que tu pousses, des profondeurs de
ta poitrine, comme accablé d’un remords intense que je ne puis pas découvrir,
ce sourd mugissement perpétuel que les hommes redoutent tant, même quand
ils te contemplent, en sûreté, tremblants sur le rivage, alors, je vois qu’il ne
m’appartient pas, le droit insigne de me dire ton égal. C’est pourquoi, en pré-
sence de ta supériorité, je te donnerais tout mon amour (et nul ne sait la quan-
tité d’amour que contiennent mes aspirations vers le beau), si tu ne me faisais
douloureusement penser à mes semblables, qui forment avec toi le plus iro-
nique contraste, l’antithèse la plus bouffonne que l’on ait jamais vue dans la
création : je ne puis pas t’aimer, je te déteste. Pourquoi reviens-je à toi, pour la
millième fois, vers tes bras amis, qui s’entr’ouvrent, pour caresser mon front
brûlant, qui voit disparaître la fièvre à leur contact ! Je ne connais pas ta desti-
née cachée ; tout ce qui te concerne m’intéresse. Dis-moi donc si tu es la de-
meure du prince des ténèbres. Dis-le moi… dis-le moi, océan (à moi seul, pour
ne pas attrister ceux qui n’ont encore connu que les illusions), et si le souffle de
Satan crée les tempêtes qui soulèvent tes eaux salées jusqu’aux nuages. Il faut
que tu me le dises, parce que je me réjouirais de savoir l’enfer si près de
l’homme. Je veux que celle-ci soit la dernière strophe de mon invocation. Par
conséquent, une seule fois encore, je veux te saluer et te faire mes adieux !
Vieil océan, aux vagues de cristal… Mes yeux se mouillent de larmes abon-
dantes, et je n’ai pas la force de poursuivre ; car, je sens que le moment est ve-
nu de revenir parmi les hommes, à l’aspect brutal ; mais… courage ! Faisons un
grand effort, et accomplissons, avec le sentiment du devoir, notre destinée sur
cette terre. Je te salue, vieil océan !

*****

On ne me verra pas, à mon heure dernière (j’écris ceci sur mon lit de
mort), entouré de prêtres. Je veux mourir, bercé par la vague de la mer tempé-
tueuse, ou debout sur la montagne… les yeux en haut, non : je sais que mon
anéantissement sera complet. D’ailleurs, je n’aurais pas de grâce à espérer. Qui
ouvre la porte de ma chambre funéraire ? J’avais dit que personne n’entrât. Qui
que vous soyez, éloignez-vous ; mais, si vous croyez apercevoir quelque marque
de douleur ou de crainte sur mon visage d’hyène (j’use de cette comparaison,
quoique l’hyène soit plus belle que moi, et plus agréable à voir), soyez détrom-
pé : qu’il s’approche. Nous sommes dans une nuit d’hiver, alors que les élé-
ments s’entrechoquent de toutes parts, que l’homme a peur, et que
l’adolescent médite quelque crime sur un de ses amis, s’il est ce que je fus dans
ma jeunesse. Que le vent, dont les sifflements plaintifs attristent l’humanité,
depuis que le vent, l’humanité existent, quelques moments avant l’agonie der-
nière, me porte sur les os de ses ailes, à travers le monde, impatient de ma
mort. Je jouirai encore, en secret, des exemples nombreux de la méchanceté
humaine (un frère, sans être vu, aime à voir les actes de ses frères). L’aigle, le
corbeau, l’immortel pélican, le canard sauvage, la grue voyageuse, éveillés, gre-
lottant de froid, me verront passer à la lueur des éclairs, spectre horrible et
content. Ils ne sauront ce que cela signifie. Sur la terre, la vipère, l’œil gros du
crapaud, le tigre, l’éléphant ; dans la mer, la baleine, le requin, le marteau,
l’informe raie, la dent du phoque polaire, se demanderont quelle est cette dé-
rogation à la loi de la nature. L’homme, tremblant, collera son front contre la
terre, au milieu de ses gémissements. « Oui, je vous surpasse tous par ma
cruauté innée, cruauté qu’il n’a pas dépendu de moi d’effacer. Est-ce pour ce
motif que vous vous montrez devant moi dans cette prosternation ? ou bien,
est-ce parce que vous me voyez parcourir, phénomène nouveau, comme une
comète effrayante, l’espace ensanglanté ? (Il me tombe une pluie de sang de
mon vaste corps, pareil à un nuage noirâtre que pousse l’ouragan devant soi).
Ne craignez rien, enfants, je ne veux pas vous maudire. Le mal que vous m’avez
fait est trop grand, trop grand le mal que je vous ai fait, pour qu’il soit volon-
taire. Vous autres, vous avez marché dans votre voie, moi, dans la mienne, pa-
reilles toutes les deux, toutes les deux perverses. Nécessairement, nous avons
dû nous rencontrer, dans cette similitude de caractère ; le choc qui en est résul-
té nous a été réciproquement fatal. » Alors, les hommes relèveront peu à peu la
tête, en reprenant courage, pour voir celui qui parle ainsi, allongeant le cou
comme l’escargot. Tout à coup, leur visage brûlant, décomposé, montrant les
plus terribles passions, grimacera de telle manière que les loups auront peur. Ils
se dresseront à la fois comme un ressort immense. Quelles imprécations ! quels
déchirements de voix ! Ils m’ont reconnu. Voilà que les animaux de la terre se
réunissent aux hommes, font entendre leurs bizarres clameurs. Plus de haine
réciproque ; les deux haines sont tournées contre l’ennemi commun, moi ; on
se rapproche par un assentiment universel. Vents, qui me soutenez, élevez-moi
plus haut ; je crains la perfidie. Oui, disparaissons peu à peu de leurs yeux, té-
moin, une fois de plus, des conséquences des passions, complètement satis-
fait… Je te remercie, ô rhinolophe, de m’avoir réveillé avec le mouvement de tes
ailes, toi, dont le nez est surmonté d’une crête en forme de fer à cheval : je
m’aperçois, en effet, que ce n’était malheureusement qu’une maladie passa-
gère, et je me sens avec dégoût renaître à la vie. Les uns disent que tu arrivais
vers moi pour me sucer le peu de sang qui se trouve dans mon corps : pourquoi
cette hypothèse n’est-elle pas la réalité !

*****

Une famille entoure une lampe posée sur la table :

– Mon fils, donne-moi les ciseaux qui sont placés sur cette chaise.
– Ils n’y sont pas, mère.

– Va les chercher alors dans l’autre chambre. Te rappelles-tu cette


époque, mon doux maître, où nous faisions des vœux, pour avoir un enfant,
dans lequel nous renaîtrions une seconde fois, et qui serait le soutien de notre
vieillesse ?

– Je me la rappelle, et Dieu nous a exaucés. Nous n’avons pas à nous


plaindre de notre lot sur cette terre. Chaque jour nous bénissons la Providence
de ses bienfaits. Notre Édouard possède toutes les grâces de sa mère.

– Et les mâles qualités de son père.

– Voici les ciseaux, mère ; je les ai enfin trouvés.

Il reprend son travail… Mais, quelqu’un s’est présenté à la porte d’entrée,


et contemple, pendant quelques instants, le tableau qui s’offre à ses yeux :

– Que signifie ce spectacle ! Il y a beaucoup de gens qui sont moins heu-


reux que ceux-là. Quel est le raisonnement qu’ils se font pour aimer
l’existence ? Éloigne-toi, Maldoror, de ce foyer paisible ; ta place n’est pas ici.

Il s’est retiré !

– Je ne sais comment cela se fait ; mais, je sens les facultés humaines qui
se livrent des combats dans mon cœur. Mon âme est inquiète, et sans savoir
pourquoi ; l’atmosphère est lourde.

– Femme, je ressens les mêmes impressions que toi ; je tremble qu’il ne


nous arrive quelque malheur. Ayons confiance en Dieu ; en lui est le suprême
espoir.

– Mère, je respire à peine ; j’ai mal à la tête.

– Toi aussi, mon fils ! Je vais te mouiller le front et les tempes avec du vi-
naigre.

– Non, bonne mère…


Voyez, il appuie son corps sur le revers de la chaise, fatigué.

– Quelque chose se retourne en moi, que je ne saurais expliquer. Mainte-


nant, le moindre objet me contrarie.

– Comme tu es pâle ! La fin de cette veillée ne se passera pas sans que


quelque événement funeste nous plonge tous les trois dans le lac du déses-
poir !

J’entends dans le lointain des cris prolongés de la douleur la plus poi-


gnante.

– Mon fils !

– Ah ! mère… j’ai peur !

– Dis-moi vite si tu souffres.

– Mère, je ne souffre pas… Je ne dis pas la vérité.

Le père ne revient pas de son étonnement :

– Voilà des cris que l’on entend quelquefois, dans le silence des nuits sans
étoiles. Quoique nous entendions ces cris, néanmoins, celui qui les pousse n’est
pas près d’ici ; car, on peut entendre ces gémissements à trois lieues de dis-
tance, transportés par le vent d’une cité à une autre. On m’avait souvent parlé
de ce phénomène ; mais, je n’avais jamais eu l’occasion de juger par moi-même
de sa véracité. Femme, tu me parlais de malheur ; si malheur plus réel exista
dans la longue spirale du temps, c’est le malheur de celui qui trouble mainte-
nant le sommeil de ses semblables…

J’entends dans le lointain des cris prolongés de la douleur la plus poi-


gnante.

– Plût au ciel que sa naissance ne soit pas une calamité pour son pays, qui
l’a repoussé de son sein. Il va de contrée en contrée, abhorré partout. Les uns
disent qu’il est accablé d’une espèce de folie originelle, depuis son enfance.
D’autres croient savoir qu’il est d’une cruauté extrême et instinctive, dont il a
honte lui-même, et que ses parents en sont morts de douleur. Il y en a qui pré-
tendent qu’on l’a flétri d’un surnom dans sa jeunesse ; qu’il en est resté incon-
solable le reste de son existence, parce que sa dignité blessée voyait là une
preuve flagrante de la méchanceté des hommes, qui se montre aux premières
années, pour augmenter ensuite. Ce surnom était le vampire !…

J’entends dans le lointain des cris prolongés de la douleur la plus poi-


gnante.

– Ils ajoutent que, les jours, les nuits, sans trêve ni repos, des cauchemars
horribles lui font saigner le sang par la bouche et les oreilles ; et que des
spectres s’assoient au chevet de son lit, et lui jettent à la face, poussés malgré
eux par une force inconnue, tantôt d’une voix douce, tantôt d’une voix pareille
aux rugissements des combats, avec une persistance implacable, ce surnom
toujours vivace, toujours hideux, et qui ne périra qu’avec l’univers. Quelques-
uns mêmes ont affirmé que l’amour l’a réduit dans cet état ; ou que ces cris té-
moignent du repentir de quelque crime enseveli dans la nuit de son passé mys-
térieux. Mais le plus grand nombre pense qu’un incommensurable orgueil le
torture, comme jadis Satan, et qu’il voudrait égaler Dieu…

J’entends dans le lointain des cris prolongés de la douleur la plus poi-


gnante.

– Mon fils, ce sont là des confidences exceptionnelles ; je plains ton âge


de les avoir entendues, et j’espère que tu n’imiteras jamais cet homme.

– Parle, ô mon Édouard ; réponds que tu n’imiteras jamais cet homme.

– Ô mère, bien-aimée, à qui je dois le jour, je te promets, si la sainte pro-


messe d’un enfant a quelque valeur, de ne jamais imiter cet homme.

– C’est parfait, mon fils ; il faut obéir à sa mère, en quoi que ce soit.

On n’entend plus les gémissements.

– Femme, as-tu fini ton travail ?

– Il me manque quelques points à cette chemise, quoique nous ayons


prolongé la veillée bien tard.
– Moi, aussi, je n’ai pas fini un chapitre commencé. Profitons des der-
nières lueurs de la lampe ; car, il n’y a presque plus d’huile, et achevons chacun
notre travail…

L’enfant s’est écrié :

– Si Dieu nous laisse vivre !

– Ange radieux, viens à moi ; tu te promèneras dans la prairie, du matin


jusqu’au soir ; tu ne travailleras point. Mon palais magnifique est construit avec
des murailles d’argent, des colonnes d’or et des portes de diamants. Tu te cou-
cheras quand tu voudras, au son d’une musique céleste, sans faire ta prière.
Quand, au matin, le soleil montrera ses rayons resplendissants et que l’alouette
joyeuse emportera, avec elle, son cri, à perte de vue, dans les airs, tu pourras
rester encore au lit, jusqu’à ce que cela te fatigue. Tu marcheras sur les tapis les
plus précieux ; tu seras constamment enveloppé dans une atmosphère compo-
sée des essences parfumées des fleurs les plus odorantes.

– Il est temps de reposer le corps et l’esprit. Lève-toi, mère de famille, sur


tes chevilles musculeuses. Il est juste que tes doigts raidis abandonnent
l’aiguille du travail exagéré. Les extrêmes n’ont rien de bon.

– Oh ! que ton existence sera suave ! Je te donnerai une bague enchan-


tée ; quand tu en retourneras le rubis, tu seras invisible, comme les princes,
dans les contes de fées.

– Remets tes armes quotidiennes dans l’armoire protectrice, pendant


que, de mon côté, j’arrange mes affaires.

– Quand tu le replaceras dans sa position ordinaire, tu reparaîtras tel que


la nature t’a formé, ô jeune magicien. Cela, parce que je t’aime et que j’aspire à
faire ton bonheur.

– Va-t’en, qui que tu sois ; ne me prends pas par les épaules.

– Mon fils, ne t’endors point, bercé par les rêves de l’enfance : la prière en
commun n’est pas commencée et tes habits ne sont pas encore soigneusement
placés sur une chaise… À genoux ! Éternel créateur de l’univers, tu montres ta
bonté inépuisable jusque dans les plus petites choses.

– Tu n’aimes donc pas les ruisseaux limpides, où glissent des milliers de


petits poissons, rouges, bleus et argentés ? Tu les prendras avec un filet si beau,
qu’il les attirera de lui-même, jusqu’à ce qu’il soit rempli. De la surface, tu ver-
ras des cailloux luisants, plus polis que le marbre.

– Mère, vois ces griffes ; je me méfie de lui ; mais ma conscience est


calme, car je n’ai rien à me reprocher.

– Tu nous vois, prosternés à tes pieds, accablés du sentiment de ta gran-


deur. Si quelque pensée orgueilleuse s’insinue dans notre imagination, nous la
rejetons aussitôt avec la salive du dédain et nous t’en faisons le sacrifice irré-
missible.

– Tu t’y baigneras avec de petites filles, qui t’enlaceront de leurs bras.


Une fois sortis du bain, elles te tresseront des couronnes de roses et d’œillets.
Elles auront des ailes transparentes de papillon et des cheveux d’une longueur
ondulée, qui flottent autour de la gentillesse de leur front.

– Quand même ton palais serait plus beau que le cristal, je ne sortirais
pas de cette maison pour te suivre. Je crois que tu n’es qu’un imposteur,
puisque tu me parles si doucement, de crainte de te faire entendre. Abandon-
ner ses parents est une mauvaise action. Ce n’est pas moi qui serais fils ingrat.
Quant à tes petites filles, elles ne sont pas si belles que les yeux de ma mère.

– Toute notre vie s’est épuisée dans les cantiques de ta gloire. Tels nous
avons été jusqu’ici, tels nous serons, jusqu’au moment où nous recevrons de toi
l’ordre de quitter cette terre.

– Elles t’obéiront à ton moindre signe et ne songeront qu’à te plaire. Si tu


désires l’oiseau qui ne se repose jamais, elles te l’apporteront. Si tu désires la
voiture de neige, qui transporte au soleil en un clin d’œil, elles te l’apporteront.
Que ne t’apporteraient-elles pas ! Elles t’apporteraient même le cerf-volant,
grand comme une tour, qu’on a caché dans la lune, et à la queue duquel sont
suspendus, par des liens de soie, des oiseaux de toute espèce. Fais attention à
toi… écoute mes conseils.
– Fais ce que tu voudras ; je ne veux pas interrompre la prière, pour appe-
ler au secours. Quoique ton corps s’évapore, quand je veux l’écarter, sache que
je ne te crains pas.

– Devant toi, rien n’est grand, si ce n’est la flamme exhalée d’un cœur pur.

– Réfléchis à ce que je t’ai dit, si tu ne veux pas t’en repentir.

– Père céleste, conjure, conjure les malheurs qui peuvent fondre sur
notre famille.

– Tu ne veux donc pas te retirer, mauvais esprit ?

– Conserve cette épouse chérie, qui m’a consolé dans mes décourage-
ments…

– Puisque tu me refuses, je te ferai pleurer et grincer des dents comme


un pendu.

– Et ce fils aimant, dont les chastes lèvres s’entr’ouvrent à peine aux bai-
sers de l’aurore de vie.

– Mère, il m’étrangle… Père, secourez-moi… Je ne puis plus respirer…


Votre bénédiction !

Un cri d’ironie immense s’est élevé dans les airs. Voyez comme les aigles,
étourdis, tombent du haut des nuages, en roulant sur eux-mêmes, littéralement
foudroyés par la colonne d’air.

– Son cœur ne bat plus… Et celle-ci est morte, en même temps que le
fruit de ses entrailles, fruit que je ne reconnais plus, tant il est défiguré… Mon
épouse !… Mon fils !… Je me rappelle un temps lointain où je fus époux et père.

Il s’était dit, devant le tableau qui s’offrit à ses yeux, qu’il ne supporterait
pas cette injustice. S’il est efficace, le pouvoir que lui ont accordé les esprits in-
fernaux, ou plutôt qu’il tire de lui-même, cet enfant, avant que la nuit s’écoule,
ne devait plus être.

*****
Celui qui ne sait pas pleurer (car, il a toujours refoulé la souffrance en de-
dans) remarqua qu’il se trouvait en Norwége. Aux îles Fœroé, il assista à la re-
cherche des nids d’oiseaux de mer, dans les crevasses à pic, et s’étonna que la
corde de trois cents mètres, qui retient l’explorateur au-dessus du précipice, fût
choisie d’une telle solidité. Il voyait là, quoi qu’on dise, un exemple frappant de
la bonté humaine, et il ne pouvait en croire ses yeux. Si c’était lui qui eût dû
préparer la corde, il aurait fait des entailles en plusieurs endroits, afin qu’elle se
coupât, et précipitât le chasseur dans la mer ! Un soir, il se dirigea vers un cime-
tière, et les adolescents qui trouvent du plaisir à violer les cadavres de belles
femmes mortes depuis peu, purent, s’ils le voulurent, entendre la conversation
suivante, perdue dans le tableau d’une action qui va se dérouler en même
temps.

– N’est-ce pas, fossoyeur, que tu voudras causer avec moi ? Un cachalot


s’élève peu à peu du fond de la mer, et montre sa tête au-dessus des eaux, pour
voir le navire qui passe dans ces parages solitaires. La curiosité naquit avec
l’univers.

– Ami, il m’est impossible d’échanger des idées avec toi. Il y a longtemps


que les doux rayons de la lune font briller le marbre des tombeaux. C’est
l’heure silencieuse où plus d’un être humain rêve qu’il voit apparaître des
femmes enchaînées, traînant leurs linceuls, couverts de taches de sang, comme
un ciel noir, d’étoiles. Celui qui dort pousse des gémissements, pareils à ceux
d’un condamné à mort, jusqu’à ce qu’il se réveille, et s’aperçoive que la réalité
est trois fois pire que le rêve. Je dois finir de creuser cette fosse, avec ma bêche
infatigable, afin qu’elle soit prête demain matin. Pour faire un travail sérieux, il
ne faut pas faire deux choses à la fois.

– Il croit que creuser une fosse est un travail sérieux ! Tu crois que creuser
une fosse est un travail sérieux !

– Lorsque le sauvage pélican se résout à donner sa poitrine à dévorer à


ses petits, n’ayant pour témoin que celui qui sut créer un pareil amour, afin de
faire honte aux hommes, quoique le sacrifice soit grand, cet acte se comprend.
Lorsqu’un jeune homme voit, dans les bras de son ami, une femme qu’il idolâ-
trait, il se met alors à fumer un cigare ; il ne sort pas de la maison, et se noue
d’une amitié indissoluble avec la douleur ; cet acte se comprend. Quand un
élève interne, dans un lycée, est gouverné, pendant des années, qui sont des
siècles, du matin jusqu’au soir et du soir jusqu’au lendemain, par un paria de la
civilisation, qui a constamment les yeux sur lui, il sent les flots tumultueux
d’une haine vivace, monter, comme une épaisse fumée, à son cerveau, qui lui
paraît près d’éclater. Depuis le moment où on l’a jeté dans la prison, jusqu’à ce-
lui, qui s’approche, où il en sortira, une fièvre intense lui jaunit la face, rap-
proche ses sourcils, et lui creuse les yeux. La nuit, il réfléchit, parce qu’il ne veut
pas dormir. Le jour, sa pensée s’élance au-dessus des murailles de la demeure
de l’abrutissement, jusqu’au moment où il s’échappe, ou qu’on le rejette,
comme un pestiféré, de ce cloître éternel ; cet acte se comprend. Creuser une
fosse dépasse souvent les forces de la nature. Comment veux-tu, étranger, que
la pioche remue cette terre, qui d’abord nous nourrit, et puis nous donne un lit
commode, préservé du vent de l’hiver soufflant avec furie dans ces froides con-
trées, lorsque celui qui tient la pioche, de ses tremblantes mains, après avoir
toute la journée palpé convulsivement les joues des anciens vivants qui ren-
trent dans son royaume, voit, le soir, devant lui, écrit en lettres de flamme, sur
chaque croix de bois, l’énoncé du problème effrayant que l’humanité n’a pas
encore résolu : la mortalité ou l’immortalité de l’âme. Le créateur de l’univers,
je lui ai toujours conservé mon amour ; mais, si, après la mort, nous ne devons
plus exister, pourquoi vois-je, la plupart des nuits, chaque tombe s’ouvrir, et
leurs habitants soulever doucement les couvercles de plomb, pour aller respirer
l’air frais.

– Arrête-toi dans ton travail. L’émotion t’enlève tes forces ; tu me parais


faible comme le roseau ; ce serait une grande folie de continuer. Je suis fort ; je
vais prendre ta place. Toi, mets-toi à l’écart ; tu me donneras des conseils, si je
ne fais pas bien.

– Que ses bras sont musculeux, et qu’il y a du plaisir à le regarder bêcher


la terre avec tant de facilité !

– Il ne faut pas qu’un doute inutile tourmente ta pensée : toutes ces


tombes, qui sont éparses dans un cimetière, comme les fleurs dans une prairie,
comparaison qui manque de vérité, sont dignes d’être mesurées avec le compas
serein du philosophe. Les hallucinations dangereuses peuvent venir le jour ;
mais, elles viennent surtout la nuit. Par conséquent, ne t’étonne pas des visions
fantastiques que tes yeux semblent apercevoir. Pendant le jour, lorsque l’esprit
est en repos, interroge ta conscience ; elle te dira, avec sûreté, que le Dieu qui a
créé l’homme avec une parcelle de sa propre intelligence possède une bonté
sans limites, et recevra, après la mort terrestre, ce chef-d’œuvre dans son sein.
Fossoyeur, pourquoi pleures-tu ? Pourquoi ces larmes, pareilles à celles d’une
femme ? Rappelle-toi-le bien ; nous sommes sur ce vaisseau démâté pour souf-
frir. C’est un mérite, pour l’homme, que Dieu l’ait jugé capable de vaincre ses
souffrances les plus graves. Parle, et, puisque, d’après tes vœux les plus chers,
l’on ne souffrirait pas, dis en quoi consisterait alors la vertu, idéal que chacun
s’efforce d’atteindre, si ta langue est faite comme celle des autres hommes.

– Où suis-je ? N’ai-je pas changé de caractère ? Je sens un souffle puissant


de consolation effleurer mon front rasséréné, comme la brise du printemps ra-
nime l’espérance des vieillards. Quel est cet homme dont le langage sublime a
dit des choses que le premier venu n’aurait pas prononcées ? Quelle beauté de
musique dans la mélodie incomparable de sa voix ! Je préfère l’entendre parler,
que chanter d’autres. Cependant, plus je l’observe, plus sa figure n’est pas
franche. L’expression générale de ses traits contraste singulièrement avec ces
paroles que l’amour de Dieu seul a pu inspirer. Son front, ridé de quelques plis,
est marqué d’un stigmate indélébile. Ce stigmate, qui l’a vieilli avant l’âge, est-il
honorable ou est-il infâme ? Ses rides doivent-elles être regardées avec vénéra-
tion ? Je l’ignore, et je crains de le savoir. Quoiqu’il dise ce qu’il ne pense pas, je
crois néanmoins qu’il a des raisons pour agir comme il l’a fait, excité par les
restes en lambeaux d’une charité détruite en lui. Il est absorbé dans des médi-
tations qui me sont inconnues, et il redouble d’activité dans un travail ardu qu’il
n’a pas l’habitude d’entreprendre. La sueur mouille sa peau ; il ne s’en aperçoit
pas. Il est plus triste que les sentiments qu’inspire la vue d’un enfant au ber-
ceau. Oh ! comme il est sombre !… D’où sors-tu ?… Étranger, permets que je te
touche, et que mes mains, qui étreignent rarement celles des vivants,
s’imposent sur la noblesse de ton corps. Quoi qu’il en arrive, je saurais à quoi
m’en tenir. Ces cheveux sont les plus beaux que j’aie touchés dans ma vie. Qui
serait assez audacieux pour constater que je ne connais pas la qualité des che-
veux ?

– Que me veux-tu, quand je creuse une tombe ? Le lion ne souhaite pas


qu’on l’agace, quand il se repaît. Si tu ne le sais pas, je te l’apprends. Allons, dé-
pêche-toi ; accomplis ce que tu désires.

– Ce qui frissonne à mon contact, en me faisant frissonner moi-même, est


de la chair, à n’en pas douter. Il est vrai… je ne rêve pas ! Qui es-tu donc, toi, qui
te penches là pour creuser une tombe, tandis que, comme un paresseux qui
mange le pain des autres, je ne fais rien ? C’est l’heure de dormir, ou de sacri-
fier son repos à la science. En tout cas, nul n’est absent de sa maison, et se
garde de laisser la porte ouverte, pour ne pas laisser entrer les voleurs. Il
s’enferme dans sa chambre, le mieux qu’il peut, tandis que les cendres de la
vieille cheminée savent encore réchauffer la salle d’un reste de chaleur. Toi, tu
ne fais pas comme les autres ; tes habits indiquent un habitant de quelque pays
lointain.

– Quoique je ne sois pas fatigué, il est inutile de creuser la fosse davan-


tage. Maintenant, déshabille-moi ; puis, tu me mettras dedans.

– La conversation, que nous avons tous les deux, depuis quelques ins-
tants, est si étrange, que je ne sais que te répondre… Je crois qu’il veut rire.

– Oui, oui, c’est vrai, je voulais rire ; ne fais plus attention à ce que j’ai dit.

Il s’est affaissé, et le fossoyeur s’est empressé de le soutenir !

– Qu’as-tu ?

– Oui, oui, c’est vrai, j’avais menti… j’étais fatigué quand j’ai abandonné la
pioche… c’est la première fois que j’entreprenais ce travail… ne fais plus atten-
tion à ce que j’ai dit.

– Mon opinion prend de plus en plus de la consistance : c’est quelqu’un


qui a des chagrins épouvantables. Que le ciel m’ôte la pensée de l’interroger. Je
préfère rester dans l’incertitude, tant il m’inspire de la pitié. Puis, il ne voudrait
pas me répondre, cela est certain : c’est souffrir deux fois que de communiquer
son cœur en cet état anormal.

– Laisse-moi sortir de ce cimetière ; je continuerai ma route.

– Tes jambes ne te soutiennent point ; tu t’égarerais, pendant que tu


cheminerais. Mon devoir est de t’offrir un lit grossier ; je n’en ai pas d’autre. Aie
confiance en moi ; car, l’hospitalité ne demandera point la violation de tes se-
crets.

– Ô pou vénérable, toi dont le corps est dépourvu d’élytres, un jour, tu me


reprocheras avec aigreur de ne pas aimer suffisamment ta sublime intelligence,
qui ne se laisse pas lire ; peut-être avais-tu raison, puisque je ne sens même pas
de la reconnaissance pour celui-ci. Fanal de Maldoror, où guides-tu ses pas ?
– Chez moi. Que tu sois un criminel, qui n’a pas eu la précaution de laver
sa main droite, avec du savon, après avoir commis son forfait, et facile à recon-
naître, par l’inspection de cette main ; ou un frère qui a perdu sa sœur ; ou
quelque monarque dépossédé, fuyant de ses royaumes, mon palais vraiment
grandiose, est digne de te recevoir. Il n’a pas été construit avec du diamant et
des pierres précieuses, car ce n’est qu’une pauvre chaumière, mal bâtie ; mais,
cette chaumière célèbre a un passé historique que le présent renouvelle et con-
tinue sans cesse. Si elle pouvait parler, elle t’étonnerait, toi, qui me parais ne
t’étonner de rien. Que de fois, en même temps qu’elle, j’ai vu défiler, devant
moi, les bières funéraires, contenant des os bientôt plus vermoulus que le re-
vers de ma porte, contre laquelle je m’appuyai. Mes innombrables sujets aug-
mentent chaque jour. Je n’ai pas besoin de faire, à des périodes fixes, aucun re-
censement pour m’en apercevoir. Ici, c’est comme chez les vivants ; chacun paie
un impôt, proportionnel à la richesse de la demeure qu’il s’est choisie ; et, si
quelque avare refusait de délivrer sa quote-part, j’ai ordre, en parlant à sa per-
sonne, de faire comme les huissiers : il ne manque pas de chacals et de vau-
tours qui désireraient faire un bon repas. J’ai vu se ranger, sous les drapeaux de
la mort, celui qui fut beau ; celui qui, après sa vie, n’a pas enlaidi ; l’homme, la
femme, le mendiant, les fils de rois ; les illusions de la jeunesse ; les squelettes
des vieillards ; le génie, la folie ; la paresse, son contraire ; celui qui fut faux, ce-
lui qui fut vrai ; le masque de l’orgueilleux, la modestie de l’humble ; le vice
couronné de fleurs et l’innocence trahie.

– Non certes, je ne refuse pas ta couche, qui est digne de moi, jusqu’à ce
que l’aurore vienne, qui ne tardera point. Je te remercie de ta bienveillance…
Fossoyeur, il est beau de contempler les ruines des cités ; mais, il est plus beau
de contempler les ruines des humains !

*****

Le frère de la sangsue marchait à pas lents dans la forêt. Il s’arrête à plu-


sieurs reprises, en ouvrant la bouche pour parler. Mais, chaque fois sa gorge se
resserre, et refoule en arrière l’effort avorté. Enfin, il s’écrie : « Homme, lorsque
tu rencontres un chien mort retourné, appuyé contre une écluse qui l’empêche
de partir, n’aille pas, comme les autres, prendre avec ta main, les vers qui sor-
tent de son ventre gonflé, les considérer avec étonnement, ouvrir un couteau,
puis en dépecer un grand nombre, en te disant que, toi, aussi, tu ne seras pas
plus que ce chien. Quel mystère cherches-tu ? Ni moi, ni les quatre pattes-
nageoires de l’ours marin de l’océan Boréal, n’avons pu trouver le problème de
la vie. Prends garde, la nuit s’approche, et tu es là depuis le matin. Que dira ta
famille, avec ta petite sœur, de te voir si tard arriver ? Lave tes mains, reprends
la route qui va où tu dors… Quel est cet être, là-bas, à l’horizon, et qui ose ap-
procher de moi, sans peur, à sauts obliques et tourmentés ; et quelle majesté,
mêlée d’une douceur sereine ! Son regard, quoique doux, est profond. Ses pau-
pières énormes jouent avec la brise, et paraissent vivre. Il m’est inconnu. En
fixant ses yeux monstrueux, mon corps tremble ; et c’est la première fois, de-
puis que j’ai sucé les sèches mamelles de ce qu’on appelle une mère. Il y a
comme une auréole de lumière éblouissante autour de lui. Quand il a parlé,
tout s’est tu dans la nature, et a éprouvé un grand frisson. Puisqu’il te plaît de
venir à moi, comme attiré par un aimant, je ne m’y opposerai pas. Qu’il est
beau ! Ça me fait de la peine de le dire. Tu dois être puissant ; car, tu as une fi-
gure plus qu’humaine, triste comme l’univers, belle comme le suicide. Je
t’abhorre autant que je le peux ; et je préfère voir un serpent, entrelacé autour
de mon cou depuis le commencement des siècles, que non pas tes yeux…
Comment !… c’est toi, crapaud !… gros crapaud !… infortuné crapaud !… Par-
donne !… pardonne !… Que viens-tu faire sur cette terre où sont les maudits ?
Mais, qu’as-tu donc fait de tes pustules visqueuses et fétides, pour avoir l’air si
doux ? Quand tu descendis d’en haut, par un ordre supérieur, avec la mission
de consoler les diverses races d’êtres existants, tu t’abattis sur la terre, avec la
rapidité du milan, les ailes non fatiguées de cette longue, magnifique course ; je
te vis ! Pauvre crapaud ! Comme alors je pensais à l’infini, en même temps qu’à
ma faiblesse. « Un de plus qui est supérieur à ceux de la terre, me disais-je : ce-
la, par la volonté divine. Moi, pourquoi pas aussi ? À quoi bon l’injustice, dans
les décrets suprêmes ? Est-il insensé, le Créateur ; cependant le plus fort, dont
la colère est terrible ! » Depuis que tu m’es apparu, monarque des étangs et
des marécages ! couvert d’une gloire qui n’appartient qu’à Dieu, tu m’as en par-
tie consolé ; mais, ma raison chancelante s’abîme devant tant de grandeur ! Qui
es-tu donc ? Reste… oh ! reste encore sur cette terre ! Replie tes blanches ailes,
et ne regarde pas en haut, avec des paupières inquiètes… Si tu pars, partons
ensemble ! » Le crapaud s’assit sur les cuisses de derrière (qui ressemblent tant
à celles de l’homme !) et, pendant que les limaces, les cloportes et les limaçons
s’enfuyaient à la vue de leur ennemi mortel, prit la parole en ces termes :
« Maldoror, écoute-moi. Remarque ma figure, calme comme un miroir, et je
crois avoir une intelligence égale à la tienne. Un jour, tu m’appelas le soutien de
ta vie. Depuis lors, je n’ai pas démenti la confiance que tu m’avais vouée. Je ne
suis qu’un simple habitant des roseaux, c’est vrai ; mais, grâce à ton propre con-
tact, ne prenant que ce qu’il y avait de beau en toi, ma raison s’est agrandie, et
je puis te parler. Je suis venu vers toi, afin de te retirer de l’abîme. Ceux qui
s’intitulent tes amis te regardent, frappés de consternation, chaque fois qu’ils te
rencontrent, pâle et voûté, dans les théâtres, dans les places publiques, dans
les églises, ou pressant, de deux cuisses nerveuses, ce cheval qui ne galope que
pendant la nuit, tandis qu’il porte son maître-fantôme, enveloppé dans un long
manteau noir. Abandonne ces pensées, qui rendent ton cœur vide comme un
désert ; elles sont plus brûlantes que le feu. Ton esprit est tellement malade
que tu ne t’en aperçois pas, et que tu crois être dans ton naturel, chaque fois
qu’il sort de ta bouche des paroles insensées, quoique pleines d’une infernale
grandeur. Malheureux ! qu’as-tu dit depuis le jour de ta naissance ? Ô triste
reste d’une intelligence immortelle, que Dieu avait créée avec tant d’amour ! Tu
n’as engendré que des malédictions, plus affreuses que la vue de panthères af-
famées ! Moi, je préférerais avoir les paupières collées, mon corps manquant
des jambes et des bras, avoir assassiné un homme, que ne pas être toi ! Parce
que je te hais. Pourquoi avoir ce caractère qui m’étonne ? De quel droit viens-tu
sur cette terre, pour tourner en dérision ceux qui l’habitent, épave pourrie, bal-
lottée par le scepticisme ? Si tu ne t’y plais pas, il faut retourner dans les
sphères d’où tu viens. Un habitant des cités ne doit pas résider dans les villages,
pareil à un étranger. Nous savons que, dans les espaces, il existe des sphères
plus spacieuses que la nôtre, et donc les esprits ont une intelligence que nous
ne pouvons même pas concevoir. Eh bien, va-t’en !… retire-toi de ce sol mo-
bile !… montre enfin ton essence divine, que tu as cachée jusqu’ici ; et, le plus
tôt possible, dirige ton vol ascendant vers ta sphère, que nous n’envions point,
orgueilleux que tu es ! car, je ne suis pas parvenu à reconnaître si tu es un
homme ou plus qu’un homme ! Adieu donc ; n’espère plus retrouver le crapaud
sur ton passage. Tu as été la cause de ma mort. Moi, je pars pour l’éternité, afin
d’implorer ton pardon ! »

*****

S’il est quelquefois logique de s’en rapporter à l’apparence des phéno-


mènes, ce premier chant finit ici. Ne soyez pas sévère pour celui qui ne fait en-
core qu’essayer sa lyre : elle rend un son si étrange ! Cependant, si vous voulez
être impartial, vous reconnaîtrez déjà une empreinte forte, au milieu des im-
perfections. Quand moi, je vais me remettre au travail, pour faire paraître un
deuxième chant, dans un laps de temps qui ne soit pas trop retardé. La fin du
dix-neuvième siècle verra son poète (cependant, au début, il ne doit pas com-
mencer par un chef-d’œuvre, mais suivre la loi de la nature) ; il est né sur les
rives américaines, à l’embouchure de la Plata, là où deux peuples, jadis rivaux,
s’efforcent actuellement de se surpasser par le progrès matériel et moral. Bue-
nos-Ayres, la reine du Sud, et Montevideo, la coquette, se tendent une main
amie, à travers les eaux argentines du grand estuaire. Mais, la guerre éternelle
a placé son empire destructeur sur les campagnes, et moissonne avec joie des
victimes nombreuses. Adieu, vieillard, et pense à moi, si tu m’as lu. Toi, jeune
homme, ne te désespère point ; car, tu as un ami dans le vampire, malgré ton
opinion contraire. En comptant l’acarus sarcopte qui produit la gale, tu auras
deux amis !

FIN DU PREMIER CHANT


CHANT DEUXIÈME

Où est-il passé ce premier chant de Maldoror, depuis que sa bouche,


pleine des feuilles de la belladone, le laissa échapper, à travers les royaumes de
la colère, dans un moment de réflexion ? Où est passé ce chant… On ne le sait
pas au juste. Ce ne sont pas les arbres, ni les vents qui l’ont gardé. Et la morale,
qui passait dans cet endroit, ne présageant pas qu’elle avait, dans ces pages in-
candescentes, un défenseur énergique, l’a vu se diriger, d’un pas ferme et droit,
vers les recoins obscurs et les fibres secrètes des consciences. Ce qui est du
moins acquis à la science, c’est que, depuis ce temps, l’homme, à la figure de
crapaud, ne se reconnaît plus lui-même, et tombe souvent dans des accès de
fureur qui le font ressembler à une bête des bois. Ce n’est pas sa faute. Dans
tous les temps, il avait cru, les paupières ployant sous les résédas de la modes-
tie, qu’il n’était composé que de bien et d’une quantité minime de mal. Brus-
quement je lui appris, en découvrant au plein jour son cœur et ses trames,
qu’au contraire il n’est composé que de mal, et d’une quantité minime de bien
que les législateurs ont de la peine à ne pas laisser évaporer. Je voudrais qu’il ne
ressente pas, moi, qui ne lui apprends rien de nouveau, une honte éternelle
pour mes amères vérités ; mais, la réalisation de ce souhait ne serait pas con-
forme aux lois de la nature. En effet, j’arrache le masque à sa figure traîtresse et
pleine de boue, et je fais tomber un à un, comme des boules d’ivoire sur un
bassin d’argent, les mensonges sublimes avec lesquels il se trompe lui-même : il
est alors compréhensible qu’il n’ordonne pas au calme d’imposer les mains sur
son visage, même quand la raison disperse les ténèbres de l’orgueil. C’est pour-
quoi, le héros que je mets en scène s’est attiré une haine irréconciliable, en at-
taquant l’humanité, qui se croyait invulnérable, par la brèche d’absurdes tirades
philanthropiques ; elles sont entassées, comme des grains de sable, dans ses
livres, dont je suis quelquefois sur le point, quand la raison m’abandonne,
d’estimer le comique si cocasse, mais ennuyant. Il l’avait prévu. Il ne suffit pas
de sculpter la statue de la bonté sur le fronton des parchemins que contiennent
les bibliothèques. Ô être humain ! te voilà, maintenant, nu comme un ver, en
présence de mon glaive de diamant ! Abandonne ta méthode ; il n’est plus
temps de faire l’orgueilleux : j’élance vers toi ma prière, dans l’attitude de la
prosternation. Il y a quelqu’un qui observe les moindres mouvements de ta
coupable vie ; tu es enveloppé par les réseaux subtils de sa perspicacité achar-
née. Ne te fie pas à lui, quand il tourne les reins ; car, il te regarde ; ne te fie pas
à lui, quand il ferme les yeux ; car, il te regarde encore. Il est difficile de suppo-
ser que, touchant les ruses et la méchanceté, ta redoutable résolution soit de
surpasser l’enfant de mon imagination. Ses moindres coups portent. Avec des
précautions, il est possible d’apprendre à celui qui croit l’ignorer que les loups
et les brigands ne se dévorent pas entre eux : ce n’est peut-être pas leur cou-
tume. Par conséquent, remets sans peur, entre ses mains, le soin de ton exis-
tence : il la conduira d’une manière qu’il connaît. Ne crois pas à l’intention qu’il
fait reluire au soleil de te corriger ; car, tu l’intéresses médiocrement, pour ne
pas dire moins ; encore n’approché-je pas, de la vérité totale, la bienveillante
mesure de ma vérification. Mais, c’est qu’il aime à te faire du mal, dans la légi-
time persuasion que tu deviennes aussi méchant que lui, et que tu
l’accompagnes dans le gouffre béant de l’enfer, quand cette heure sonnera. Sa
place est depuis longtemps marquée, à l’endroit où l’on remarque une potence
en fer, à laquelle sont suspendus des chaînes et des carcans. Quand la destinée
l’y portera, le funèbre entonnoir n’aura jamais goûté de proie plus savoureuse,
ni lui contemplé de demeure plus convenable. Il me semble que je parle d’une
manière intentionnellement paternelle, et que l’humanité n’a pas le droit de se
plaindre.

*****

Je saisis la plume qui va construire le deuxième chant… instrument arra-


ché aux ailes de quelque pygargue roux ! Mais… qu’ont-ils donc mes doigts ?
Les articulations demeurent paralysées, dès que je commence mon travail. Ce-
pendant, j’ai besoin d’écrire… C’est impossible ! Eh bien, je répète que j’ai be-
soin d’écrire ma pensée : j’ai le droit, comme un autre, de me soumettre à cette
loi naturelle… Mais non, mais non, la plume reste inerte !… Tenez, voyez, à tra-
vers les campagnes, l’éclair qui brille au loin. L’orage parcourt l’espace. Il pleut…
Il pleut toujours. Comme il pleut !… La foudre a éclaté… elle s’est abattue sur
ma fenêtre entr’ouverte, et m’a étendu sur le carreau, frappé au front. Pauvre
jeune homme ! ton visage était déjà assez maquillé par les rides précoces et la
difformité de naissance, pour ne pas avoir besoin, en outre, de cette longue ci-
catrice sulfureuse ! (Je viens de supposer que la blessure est guérie, ce qui
n’arrivera pas de sitôt.) Pourquoi cet orage, et pourquoi la paralysie de mes
doigts ? Est-ce un avertissement d’en haut pour m’empêcher d’écrire, et de
mieux considérer ce à quoi je m’expose, en distillant la bave de ma bouche car-
rée ? Mais, cet orage ne m’a pas causé la crainte. Que m’importerait une légion
d’orages ! Ces agents de la police céleste accomplissent avec zèle leur pénible
devoir, si j’en juge sommairement par mon front blessé. Je n’ai pas à remercier
le Tout-Puissant de son adresse remarquable ; il a envoyé la foudre de manière
à couper précisément mon visage en deux, à partir du front, endroit où la bles-
sure a été la plus dangereuse : qu’un autre le félicite ! Mais, les orages atta-
quent quelqu’un de plus fort qu’eux. Ainsi donc, horrible Éternel, à la figure de
vipère, il a fallu que, non content d’avoir placé mon âme entre les frontières de
la folie et les pensées de fureur qui tuent d’une manière lente, tu aies cru, en
outre, convenable à ta majesté, après un mûr examen, de faire sortir de mon
front une coupe de sang !… Mais, enfin, qui te dit quelque chose ? Tu sais que
je ne t’aime pas, et qu’au contraire je te hais : pourquoi insistes-tu ? Quand ta
conduite voudra-t-elle cesser de s’envelopper des apparences de la bizarrerie ?
Parle-moi franchement, comme à un ami : est-ce que tu ne te doutes pas, enfin,
que tu montres, dans ta persécution odieuse, un empressement naïf, dont au-
cun de tes séraphins n’oserait faire ressortir le complet ridicule ? Quelle colère
te prend ? Sache que, si tu me laissais vivre à l’abri de tes poursuites, ma recon-
naissance t’appartiendrait… Allons, Sultan, avec ta langue, débarrasse-moi de
ce sang qui salit le parquet. Le bandage est fini : mon front étanché a été lavé
avec de l’eau salée, et j’ai croisé des bandelettes à travers mon visage. Le résul-
tat n’est pas infini : quatre chemises, pleines de sang et deux mouchoirs. On ne
croirait pas, au premier abord, que Maldoror contînt tant de sang dans ses ar-
tères ; car, sur sa figure, ne brillent que les reflets du cadavre. Mais, enfin, c’est
comme ça. Peut-être que c’est à peu près tout le sang que pût contenir son
corps, et il est assez probable qu’il n’y en reste pas beaucoup. Assez, assez,
chien avide ; laisse le parquet tel qu’il est ; tu as le ventre rempli. Il ne faut pas
continuer de boire ; car, tu ne tarderais pas à vomir. Tu es convenablement re-
pu, va te coucher dans le chenil ; estime-toi nager dans le bonheur ; car, tu ne
penseras pas à la faim, pendant trois jours immenses, grâce aux globules que tu
as descendues dans ton gosier, avec une satisfaction solennellement visible. Toi,
Léman, prends un balai ; je voudrais aussi en prendre un, mais je n’en ai pas la
force. Tu comprends, n’est-ce pas, que je n’en ai pas la force ? Remets tes pleurs
dans leur fourreau ; sinon, je croirais que tu n’as pas le courage de contempler,
avec sang-froid, la grande balafre, occasionnée par un supplice déjà perdu pour
moi dans la nuit des temps passés. Tu iras chercher à la fontaine deux seaux
d’eau. Une fois le parquet lavé, tu mettras ces linges dans la chambre voisine. Si
la blanchisseuse revient ce soir, comme elle doit le faire, tu les lui remettras ;
mais, comme il a plu beaucoup depuis une heure, et qu’il continue de pleuvoir,
je ne crois pas qu’elle sorte de chez elle ; alors, elle viendra demain matin. Si
elle te demande d’où vient tout ce sang, tu n’es pas obligé de lui répondre. Oh !
que je suis faible ! N’importe ; j’aurai cependant la force de soulever le porte-
plume, et le courage de creuser ma pensée. Qu’a-t-il rapporté au Créateur de
me tracasser, comme si j’étais un enfant, par un orage qui porte la foudre ? Je
n’en persiste pas moins dans ma résolution d’écrire. Ces bandelettes
m’embêtent, et l’atmosphère de ma chambre respire le sang…

*****

Qu’il n’arrive pas le jour où, Lohengrin et moi, nous passerons dans la rue,
l’un à côté de l’autre, sans nous regarder, en nous frôlant le coude, comme deux
passants pressés ! Oh ! qu’on me laisse fuir à jamais loin de cette supposition !
L’Éternel a créé le monde tel qu’il est : il montrerait beaucoup de sagesse si,
pendant le temps strictement nécessaire pour briser d’un coup de marteau la
tête d’une femme, il oubliait sa majesté sidérale, afin de nous révéler les mys-
tères au milieu desquels notre existence étouffe, comme un poisson au fond
d’une barque. Mais, il est grand et noble ; il l’emporte sur nous par la puissance
de ses conceptions ; s’il parlementait avec les hommes, toutes les hontes rejail-
liraient jusqu’à son visage. Mais… misérable que tu es ! pourquoi ne rougis-tu
pas ? Ce n’est pas assez que l’armée des douleurs physiques et morales, qui
nous entoure, ait été enfantée : le secret de notre destinée en haillons ne nous
est pas divulgué. Je le connais, le Tout-Puissant… et lui, aussi, doit me con-
naître. Si, par hasard, nous marchons sur le même sentier, sa vue perçante me
voit arriver de loin : il prend un chemin de traverse, afin d’éviter le triple dard
de platine que la nature me donna comme une langue ! Tu me feras plaisir, ô
Créateur, de me laisser épancher mes sentiments. Maniant les ironies terribles,
d’une main ferme et froide, je t’avertis que mon cœur en contiendra suffisam-
ment, pour m’attaquer à toi, jusqu’à la fin de mon existence. Je frapperai ta car-
casse creuse ; mais, si fort, que je me charge d’en faire sortir les parcelles res-
tantes d’intelligence que tu n’as pas voulu donner à l’homme, parce que tu au-
rais été jaloux de le faire égal à toi, et que tu avais effrontément cachées dans
tes boyaux, rusé bandit, comme si tu ne savais pas qu’un jour ou l’autre je les
aurais découvertes de mon œil toujours ouvert, les aurais enlevées, et les aurais
partagées avec mes semblables. J’ai fait ainsi que je parle, et, maintenant, ils ne
te craignent plus ; ils traitent de puissance à puissance avec toi. Donne-moi la
mort, pour faire repentir mon audace : je découvre ma poitrine et j’attends
avec humilité. Apparaissez donc, envergures dérisoires de châtiments éter-
nels !… déploiements emphatiques d’attributs trop vantés ! Il a manifesté
l’incapacité d’arrêter la circulation de mon sang qui le nargue. Cependant, j’ai
des preuves qu’il n’hésite pas d’éteindre, à la fleur de l’âge, le souffle d’autres
humains, quand ils ont à peine goûté les jouissances de la vie. C’est simplement
atroce ; mais, seulement, d’après la faiblesse de mon opinion ! J’ai vu le Créa-
teur, aiguillonnant sa cruauté inutile, embraser des incendies où périssaient les
vieillards et les enfants ! Ce n’est pas moi qui commence l’attaque ; c’est lui qui
me force à le faire tourner, ainsi qu’une toupie, avec le fouet aux cordes d’acier.
N’est-ce pas lui qui me fournit des accusations contre lui-même ? Ne tarira
point ma verve épouvantable ! Elle se nourrit des cauchemars insensés qui
tourmentent mes insomnies. C’est à cause de Lohengrin que ce qui précède a
été écrit ; revenons donc à lui. Dans la crainte qu’il ne devînt plus tard comme
les autres hommes, j’avais d’abord résolu de le tuer à coups de couteau, lors-
qu’il aurait dépassé l’âge d’innocence. Mais, j’ai réfléchi, et j’ai abandonné sa-
gement ma résolution à temps. Il ne se doute pas que sa vie a été en péril pen-
dant un quart d’heure. Tout était prêt, et le couteau avait été acheté. Ce stylet
était mignon, car j’aime la grâce et l’élégance jusque dans les appareils de la
mort ; mais il était long et pointu. Une seule blessure au cou, en perçant avec
soin une des artères carotides, et je crois que ç’aurait suffi. Je suis content de
ma conduite ; je me serais repenti plus tard. Donc, Lohengrin, fais ce que tu
voudras, agis comme il te plaira, enferme-moi toute la vie dans une prison obs-
cure, avec des scorpions pour compagnons de ma captivité, ou arrache-moi un
œil jusqu’à ce qu’il tombe à terre, je ne te ferai jamais le moindre reproche ; je
suis à toi, je t’appartiens, je ne vis plus pour moi. La douleur que tu me causeras
ne sera pas comparable au bonheur de savoir, que celui qui me blesse, de ses
mains meurtrières, est trempé dans une essence plus divine que celle de ses
semblables ! Oui, c’est encore beau de donner sa vie pour un être humain, et
de conserver ainsi l’espérance que tous les hommes ne sont pas méchants,
puisqu’il y en a eu un, enfin, qui a su attirer, de force, vers soi, les répugnances
défiantes de ma sympathie amère !…

*****

Il est minuit ; on ne voit plus un seul omnibus de la Bastille à la Made-


leine. Je me trompe ; en voilà un qui apparaît subitement, comme s’il sortait de
dessous terre. Les quelques passants attardés le regardent attentivement ; car,
il paraît ne ressembler à aucun autre. Sont assis, à l’impériale, des hommes qui
ont l’œil immobile, comme celui d’un poisson mort. Ils sont pressés les uns
contre les autres, et paraissent avoir perdu la vie ; au reste, le nombre régle-
mentaire n’est pas dépassé. Lorsque le cocher donne un coup de fouet à ses
chevaux, on dirait que c’est le fouet qui fait remuer son bras, et non son bras le
fouet. Que doit être cet assemblage d’êtres bizarres et muets ? Sont-ce des ha-
bitants de la lune ? Il y a des moments où on serait tenté de le croire ; mais, ils
ressemblent plutôt à des cadavres. L’omnibus, pressé d’arriver à la dernière sta-
tion, dévore l’espace, et fait craquer le pavé… Il s’enfuit !… Mais une masse in-
forme le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière.
« Arrêtez, je vous en supplie ; arrêtez… mes jambes sont gonflées d’avoir mar-
ché pendant la journée… je n’ai pas mangé depuis hier… mes parents m’ont
abandonné… je ne sais plus que faire… je suis résolu de retourner chez moi, et
j’y serais vite arrivé, si vous m’accordiez une place… je suis un petit enfant de
huit ans, et j’ai confiance en vous… » Il s’enfuit !… Il s’enfuit !… Mais, une masse
informe le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière.
Un de ces hommes, à l’œil froid, donne un coup de coude à son voisin, et paraît
lui exprimer son mécontentement de ces gémissements, au timbre argentin,
qui parviennent jusqu’à son oreille. L’autre baisse la tête d’une manière imper-
ceptible, en forme d’acquiescement, et se replonge ensuite dans l’immobilité
de son égoïsme, comme une tortue dans sa carapace. Tout indique dans les
traits des autres voyageurs les mêmes sentiments que ceux des deux premiers.
Les cris se font entendre pendant deux ou trois minutes, plus perçants de se-
conde en seconde. L’on voit des fenêtres s’ouvrir sur le boulevard, et une figure
effarée, une lumière à la main, après avoir jeté les yeux sur la chaussée, refer-
mer le volet avec impétuosité, pour ne plus reparaître… Il s’enfuit !… Il
s’enfuit !… Mais, une masse informe le poursuit avec acharnement, sur ces
traces, au milieu de la poussière. Seul, un jeune homme, plongé dans la rêverie,
au milieu de ces personnages de pierre, paraît ressentir de la pitié pour le mal-
heur. En faveur de l’enfant, qui croit pouvoir l’atteindre, avec ses petites jambes
endolories, il n’ose pas élever la voix ; car les autres hommes lui jettent des re-
gards de mépris et d’autorité, et il sait qu’il ne peut rien faire contre tous. Le
coude appuyé sur ses genoux et la tête entre ses mains, il se demande, stupé-
fait, si c’est là vraiment ce qu’on appelle la charité humaine. Il reconnaît alors
que ce n’est qu’un vain mot, qu’on ne trouve plus même dans le dictionnaire de
la poésie, et avoue avec franchise son erreur. Il se dit : « En effet, pourquoi
s’intéresser à un petit enfant ? Laissons-le de côté. » Cependant, une larme brû-
lante a roulé sur la joue de cet adolescent, qui vient de blasphémer. Il passe pé-
niblement la main sur son front, comme pour en écarter un nuage dont
l’opacité obscurcit son intelligence. Il se démène, mais en vain, dans le siècle où
il a été jeté ; il sent qu’il n’y est pas à sa place, et cependant il ne peut en sortir.
Prison terrible ! Fatalité hideuse ! Lombano, je suis content de toi depuis ce
jour ! Je ne cessais pas de t’observer, pendant que ma figure respirait la même
indifférence que celle des autres voyageurs. L’adolescent se lève, dans un mou-
vement d’indignation, et veut se retirer, pour ne pas participer, même involon-
tairement, à une mauvaise action. Je lui fais un signe, et il se remet à mon cô-
té… Il s’enfuit ! Il s’enfuit !… Mais, une masse informe le poursuit avec achar-
nement, sur ses traces, au milieu de la poussière. Les cris cessent subitement ;
car, l’enfant a touché du pied un pavé en saillie, et s’est fait une blessure à la
tête, en tombant. L’omnibus a disparu à l’horizon, et l’on ne voit plus que la rue
silencieuse… Il s’enfuit !… Il s’enfuit !… Mais, une masse informe ne le poursuit
plus avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière. Voyez ce chif-
fonnier qui passe, courbé sur sa lanterne pâlotte ; il y a en lui plus de cœur que
dans tous ses pareils de l’omnibus. Il vient de ramasser l’enfant ; soyez sûr qu’il
le guérira, et ne l’abandonnera pas, comme ont fait ses parents. Il s’enfuit !… Il
s’enfuit !… Mais, de l’endroit où il se trouve, le regard perçant du chiffonnier le
poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière !… Race
stupide et idiote ! Tu te repentiras de te conduire ainsi. C’est moi qui te le dis.
Tu t’en repentiras, va ! tu t’en repentiras. Ma poésie ne consistera qu’à attaquer,
par tous les moyens, l’homme, cette bête fauve, et le Créateur, qui n’aurait pas
dû engendrer une pareille vermine. Les volumes s’entasseront sur les volumes,
jusqu’à la fin de ma vie, et, cependant, l’on n’y verra que cette seule idée, tou-
jours présente à ma conscience !

*****

Faisant ma promenade quotidienne, chaque jour je passais dans une rue


étroite ; chaque jour, une jeune fille svelte de dix ans me suivait, à distance,
respectueusement, le long de cette rue, en me regardant avec des paupières
sympathiques et curieuses. Elle était grande pour son âge et avait la taille élan-
cée. D’abondants cheveux noirs, séparés en deux sur la tête, tombaient en
tresses indépendantes sur des épaules marmoréennes. Un jour, elle me suivait
comme de coutume ; les bras musculeux d’une femme du peuple la saisit par
les cheveux, comme le tourbillon saisit la feuille, appliqua deux gifles brutales
sur une joue fière et muette, et ramena dans la maison cette conscience éga-
rée. En vain, je faisais l’insouciant ; elle ne manquait jamais de me poursuivre
de sa présence devenue inopportune. Lorsque j’enjambais une autre rue, pour
continuer mon chemin elle s’arrêtait, faisant un violent effort sur elle-même, au
terme de cette rue étroite, immobile comme la statue du Silence, et ne cessait
de regarder devant elle, jusqu’à ce que je disparusse. Une fois, cette jeune fille
me précéda dans la rue, et emboîta le pas devant moi. Si j’allais vite pour la dé-
passer, elle courait presque pour maintenir la distance égale ; mais, si je ralen-
tissais le pas, pour qu’il y eût un intervalle de chemin, assez grand entre elle et
moi, alors, elle le ralentissait aussi, et y mettait la grâce de l’enfance. Arrivée au
terme de la rue, elle se retourna lentement, de manière à me barrer le passage.
Je n’eus pas le temps de m’esquiver, et je me trouvai devant sa figure. Elle avait
les yeux gonflés et rouges. Je voyais facilement qu’elle voulait me parler, et
qu’elle ne savait comment s’y prendre. Devenue subitement pâle comme un
cadavre, elle me demanda : « Auriez-vous la bonté de me dire quelle heure est-
il ? » Je lui dis que je ne portais pas de montre, et je m’éloignai rapidement. De-
puis ce jour, enfant à l’imagination inquiète et précoce, tu n’as plus revu, dans
la rue étroite, le jeune homme mystérieux qui battait péniblement, de sa san-
dale lourde, le pavé des carrefours tortueux. L’apparition de cette comète en-
flammée ne reluira plus, comme un triste sujet de curiosité fanatique, sur la
façade de ton observation déçue ; et, tu penseras souvent, trop souvent, peut-
être toujours, à celui qui ne paraissait pas s’inquiéter des maux, ni des biens de
la vie présente, et s’en allait au hasard, avec une figure horriblement morte, les
cheveux hérissés, la démarche chancelante, et les bras nageant aveuglément
dans les eaux ironiques de l’éther, comme pour y chercher la proie sanglante de
l’espoir, ballottée continuellement, à travers les immenses régions de l’espace,
par le chasse-neige implacable de la fatalité. Tu ne me verras plus, et je ne te
verrai plus !… Qui sait ? Peut-être que cette fille n’était pas ce qu’elle se mon-
trait. Sous une enveloppe naïve, elle cachait peut-être une immense ruse, le
poids de dix-huit années, et le charme du vice. On a vu des vendeuses d’amour
s’expatrier avec gaîté des îles Britanniques, et franchir le détroit. Elles rayon-
naient leurs ailes, en tournoyant, en essaims dorés, devant la lumière pari-
sienne ; et, quand vous les aperceviez, vous disiez : « Mais elles sont encore en-
fants ; elles n’ont pas plus de dix ou douze ans. » En réalité elles en avaient
vingt. Oh ! dans cette supposition, maudits soient-ils les détours de cette rue
obscure ! Horrible ! horrible ! ce qui s’y passe. Je crois que sa mère la frappa
parce qu’elle ne faisait pas son métier avec assez d’adresse. Il est possible que
ce ne fût qu’un enfant, et alors la mère est plus coupable encore. Moi, je ne
veux pas croire à cette supposition, qui n’est qu’une hypothèse, et je préfère
aimer, dans ce caractère romanesque, une âme qui se dévoile trop tôt… Ah !
vois-tu, jeune fille, je t’engage à ne plus reparaître devant mes yeux, si jamais je
repasse dans la rue étroite. Il pourrait t’en coûter cher ! Déjà le sang et la haine
me montent vers la tête, à flots bouillants. Moi, être assez généreux pour aimer
mes semblables ! Non, non ! Je l’ai résolu depuis le jour de ma naissance ! Ils ne
m’aiment pas, eux ! On verra les mondes se détruire, et le granit glisser, comme
un cormoran, sur la surface des flots, avant que je touche la main infâme d’un
être humain. Arrière… arrière, cette main !… Jeune fille, tu n’es pas un ange, et
tu deviendras, en somme, comme les autres femmes. Non, non, je t’en supplie ;
ne reparais plus devant mes sourcils froncés et louches. Dans un moment
d’égarement, je pourrais te prendre les bras, les tordre comme un linge lavé
dont on exprime l’eau, ou les casser avec fracas, comme deux branches sèches,
et te les faire ensuite manger, en employant la force. Je pourrais, en prenant ta
tête entre mes mains, d’un air caressant et doux, enfoncer mes doigts avides
dans les lobes de ton cerveau innocent, pour en extraire, le sourire aux lèvres,
une graisse efficace qui lave les yeux, endoloris par l’insomnie éternelle de la
vie. Je pourrais, cousant tes paupières avec une aiguille, te priver du spectacle
de l’univers, et te mettre dans l’impossibilité de trouver ton chemin ; ce n’est
pas moi qui te servirai de guide. Je pourrais, soulevant ton corps vierge avec un
bras de fer, te saisir par les jambes, te faire rouler autour de moi, comme une
fronde, concentrer mes forces en décrivant la dernière circonférence, et te lan-
cer contre la muraille. Chaque goutte de sang rejaillira sur une poitrine hu-
maine, pour effrayer les hommes, et mettre devant eux l’exemple de ma mé-
chanceté ! Ils s’arracheront sans trêve des lambeaux et des lambeaux de chair ;
mais, la goutte de sang reste ineffaçable, à la même place, et brillera comme un
diamant. Sois tranquille, je donnerai à une demi-douzaine de domestiques
l’ordre de garder les restes vénérés de ton corps, et de les préserver de la faim
des chiens voraces. Sans doute, le corps est resté plaqué sur la muraille, comme
une poire mûre, et n’est pas tombé à terre ; mais, les chiens savent accomplir
des bonds élevés, si l’on n’y prend garde.

*****

Cet enfant, qui est assis sur un banc du jardin des Tuileries, comme il est
gentil ! Ses yeux hardis dardent quelque objet invisible, au loin, dans l’espace. Il
ne doit pas avoir plus de huit ans, et, cependant, il ne s’amuse pas, comme il
serait convenable. Tout au moins il devrait rire et se promener avec quelque
camarade, au lieu de rester seul ; mais, ce n’est pas son caractère.

Cet enfant, qui est assis sur un banc du jardin des Tuileries, comme il est
gentil ! Un homme, mû par un dessein caché, vient s’asseoir à côté de lui, sur le
même banc, avec des allures équivoques. Qui est-ce ? Je n’ai pas besoin de vous
le dire ; car, vous le reconnaîtrez à sa conversation tortueuse. Écoutons-les, ne
les dérangeons pas :

– À quoi pensais-tu, enfant ?

– Je pensais au ciel.
– Il n’est pas nécessaire que tu penses au ciel ; c’est déjà assez de penser
à la terre. Es-tu fatigué de vivre, toi qui viens à peine de naître ?

– Non, mais chacun préfère le ciel à la terre.

– Eh bien, pas moi. Car, puisque le ciel a été fait par Dieu, ainsi que la
terre, sois sûr que tu y rencontreras les mêmes maux qu’ici-bas. Après ta mort,
tu ne seras pas récompensé d’après tes mérites ; car, si l’on te commet des in-
justices sur cette terre (comme tu l’éprouveras, par expérience, plus tard), il n’y
a pas de raison pour que, dans l’autre vie, on ne t’en commette non plus. Ce
que tu as de mieux à faire, c’est de ne pas penser à Dieu, et de te faire justice
toi-même, puisqu’on te la refuse. Si un de tes camarades t’offensait, est-ce que
tu ne serais pas heureux de le tuer ?

– Mais, c’est défendu.

– Ce n’est pas si défendu que tu crois. Il s’agit seulement de ne pas se lais-


ser attraper. La justice qu’apportent les lois ne vaut rien ; c’est la jurisprudence
de l’offensé qui compte. Si tu détestais un de tes camarades, est-ce que tu ne
serais pas malheureux de songer qu’à chaque instant tu aies sa pensée devant
tes yeux ?

– C’est vrai.

– Voilà donc un de tes camarades qui te rendrait malheureux toute ta


vie ; car, voyant que ta haine n’est que passive, il ne continuera pas moins de se
narguer de toi, et de te causer du mal impunément. Il n’y a donc qu’un moyen
de faire cesser la situation ; c’est de se débarrasser de son ennemi. Voilà où je
voulais en venir, pour te faire comprendre sur quelles bases est fondée la socié-
té actuelle. Chacun doit se faire justice lui-même, sinon il n’est qu’un imbécile.
Celui qui remporte la victoire sur ses semblables, celui-là est le plus rusé et le
plus fort. Est-ce que tu ne voudrais pas un jour dominer tes semblables ?

– Oui, oui.

– Sois donc le plus fort et le plus rusé. Tu es encore trop jeune pour être
le plus fort ; mais, dès aujourd’hui, tu peux employer la ruse, le plus bel instru-
ment des hommes de génie. Lorsque le berger David atteignait au front le géant
Goliath d’une pierre lancée par la fronde, est-ce qu’il n’est pas admirable de
remarquer que c’est seulement par la ruse que David a vaincu son adversaire,
et que si, au contraire, ils s’étaient pris à bras-le-corps, le géant l’aurait écrasé
comme une mouche ? Il en est de même pour toi. À guerre ouverte, tu ne pour-
ras jamais vaincre les hommes, sur lesquels tu es désireux d’étendre ta volonté ;
mais, avec la ruse, tu pourras lutter seul contre tous. Tu désires les richesses, les
beaux palais et la gloire ? ou m’as-tu trompé quand tu m’as affirmé ces nobles
prétentions ?

– Non, non, je ne vous trompais pas. Mais, je voudrais acquérir ce que je


désire par d’autres moyens.

– Alors, tu n’acquerras rien du tout. Les moyens vertueux et bonasses ne


mènent à rien. Il faut mettre à l’œuvre des leviers plus énergiques et des trames
plus savantes. Avant que tu deviennes célèbre par ta vertu et que tu atteignes
le but, cent autres auront le temps de faire des cabrioles par-dessus ton dos, et
d’arriver au bout de la carrière avant toi, de telle manière qu’il ne s’y trouvera
plus de place pour tes idées étroites. Il faut savoir embrasser, avec plus de
grandeur, l’horizon du temps présent. N’as-tu jamais entendu parler, par
exemple, de la gloire immense qu’apportent les victoires ? Et, cependant, les
victoires ne se font pas seules. Il faut verser du sang, beaucoup de sang, pour
les engendrer et les déposer aux pieds des conquérants. Sans les cadavres et les
membres épars que tu aperçois dans la plaine, où s’est opéré sagement le car-
nage, il n’y aurait pas de guerre, et, sans guerre, il n’y aurait pas de victoire. Tu
vois que, lorsqu’on veut devenir célèbre, il faut se plonger avec grâce dans des
fleuves de sang, alimentés par de la chair à canon. Le but excuse le moyen. La
première chose, pour devenir célèbre, est d’avoir de l’argent. Or, comme tu n’en
as pas, il faudra assassiner pour en acquérir ; mais, comme tu n’es pas assez fort
pour manier le poignard, fais-toi voleur, en attendant que tes membres aient
grossi. Et, pour qu’ils grossissent plus vite, je te conseille de faire de la gymnas-
tique deux fois par jour, une heure le matin, une heure le soir. De cette ma-
nière, tu pourras essayer le crime, avec un certain succès, dès l’âge de quinze
ans, au lieu d’attendre jusqu’à vingt. L’amour de la gloire excuse tout, et peut-
être, plus tard, maître de tes semblables, leur feras-tu presque autant de bien
que tu leur as fait du mal au commencement !…

Maldoror s’aperçoit que le sang bouillonne dans la tête de son jeune in-
terlocuteur ; ses narines sont gonflées, et ses lèvres rejettent une légère écume
blanche. Il lui tâte le pouls ; les pulsations sont précipitées. La fièvre a gagné ce
corps délicat. Il craint les suites de ses paroles ; il s’esquive, le malheureux, con-
trarié de n’avoir pas pu entretenir cet enfant pendant plus longtemps. Lorsque,
dans l’âge mûr, il est si difficile de maîtriser les passions, balancé entre le bien
et le mal, qu’est-ce dans un esprit, encore plein d’inexpérience ? et quelle
somme d’énergie relative ne lui faut-il pas en plus ? L’enfant en sera quitte pour
garder le lit trois jours. Plût au ciel que le contact maternel amène la paix dans
cette fleur sensible, fragile enveloppe d’une belle âme !

*****

Là, dans un bosquet entouré de fleurs, dort l’hermaphrodite, profondé-


ment assoupi sur le gazon, mouillé de ses pleurs. La lune a dégagé son disque
de la masse des nuages, et caresse avec ses pâles rayons cette douce figure
d’adolescent. Ses traits expriment l’énergie la plus virile, en même temps que la
grâce d’une vierge céleste. Rien ne paraît naturel en lui, pas même les muscles
de son corps, qui se fraient un passage à travers les contours harmonieux de
formes féminines. Il a le bras recourbé sur le front, l’autre main appuyée contre
la poitrine, comme pour comprimer les battements d’un cœur fermé à toutes
les confidences, et chargé du pesant fardeau d’un secret éternel. Fatigué de la
vie, et honteux de marcher parmi des êtres qui ne lui ressemblent pas, le dé-
sespoir a gagné son âme, et il s’en va seul, comme le mendiant de la vallée.
Comment se procure-t-il les moyens d’existence ? Des âmes compatissantes
veillent de près sur lui, sans qu’il se doute de cette surveillance, et ne
l’abandonnent pas : il est si bon ! il est si résigné ! Volontiers il parle quelquefois
avec ceux qui ont le caractère sensible, sans leur toucher la main, et se tient à
distance, dans la crainte d’un danger imaginaire. Si on lui demande pourquoi il
a pris la solitude pour compagne, ses yeux se lèvent vers le ciel, et retiennent
avec peine une larme de reproche contre la Providence ; mais, il ne répond pas
à cette question imprudente, qui répand, dans la neige de ses paupières, la
rougeur de la rose matinale. Si l’entretien se prolonge, il devient inquiet, tourne
les yeux vers les quatre points de l’horizon, comme pour chercher à fuir la pré-
sence d’un ennemi invisible qui s’approche, fait de la main un adieu brusque,
s’éloigne sur les ailes de sa pudeur en éveil, et disparaît dans la forêt. On le
prend généralement pour un fou. Un jour, quatre hommes masqués, qui
avaient reçu des ordres, se jetèrent sur lui et le garrottèrent solidement, de
manière qu’il ne pût remuer que les jambes. Le fouet abattit ses rudes lanières
sur son dos, et ils lui dirent qu’il se dirigeât sans délai vers la route qui mène à
Bicêtre. Il se mit à sourire en recevant les coups, et leur parla avec tant de sen-
timent, d’intelligence sur beaucoup de sciences humaines qu’il avaient étudiées
et qui montraient une grande instruction dans celui qui n’avait pas encore fran-
chi le seuil de la jeunesse, et sur les destinées de l’humanité où il dévoila en-
tière la noblesse poétique de son âme, que ses gardiens, épouvantés jusqu’au
sang de l’action qu’ils avaient commise, délièrent ses membres brisés, se traînè-
rent à ses genoux, en demandant un pardon qui fut accordé, et s’éloignèrent,
avec les marques d’une vénération qui ne s’accorde pas ordinairement aux
hommes. Depuis cet événement, dont on parla beaucoup, son secret fut deviné
par chacun, mais on paraît l’ignorer, pour ne pas augmenter ses souffrances ; et
le gouvernement lui accorde une pension honorable, pour lui faire oublier
qu’un instant on voulut l’introduire par force, sans vérification préalable, dans
un hospice d’aliénés. Lui, il emploie la moitié de son argent ; le reste, il le donne
aux pauvres. Quand il voit un homme et une femme qui se promènent dans
quelque allée de platanes, il sent son corps se fendre en deux de bas en haut, et
chaque partie nouvelle aller étreindre un des promeneurs ; mais, ce n’est
qu’une hallucination, et la raison ne tarde pas à reprendre son empire. C’est
pourquoi, il ne mêle sa présence, ni parmi les hommes, ni parmi les femmes ;
car, sa pudeur excessive, qui a pris jour dans cette idée qu’il n’est qu’un
monstre, l’empêche d’accorder sa sympathie brûlante à qui que ce soit. Il croi-
rait se profaner, et il croirait profaner les autres. Son orgueil lui répète cet
axiome : « Que chacun reste dans sa nature. » Son orgueil, ai-je dit, parce qu’il
craint qu’en joignant sa vie à un homme ou une femme, on ne lui reproche tôt
ou tard, comme une faute énorme, la conformation de son organisation. Alors,
il se retranche dans son amour-propre, offensé par cette supposition impie qui
ne vient que de lui, et il persévère à rester seul, au milieu des tourments, et
sans consolation. Là, dans un bosquet entouré de fleurs, dort l’hermaphrodite,
profondément assoupi sur le gazon, mouillé de ses pleurs. Les oiseaux, éveillés,
contemplent avec ravissement cette figure mélancolique, à travers les branches
des arbres, et le rossignol ne veut pas faire entendre ses cavatines de cristal. Le
bois est devenu auguste comme une tombe, par la présence nocturne de
l’hermaphrodite infortuné. Ô voyageur égaré, par ton esprit d’aventure qui t’a
fait quitter ton père et ta mère, dès l’âge le plus tendre ; par les souffrances que
la soif t’a causées, dans le désert ; par ta patrie que tu cherches peut-être,
après avoir longtemps erré, proscrit, dans des contrées étrangères ; par ton
coursier, ton fidèle ami, qui a supporté, avec toi, l’exil et l’intempérie des cli-
mats que te faisait parcourir ton humeur vagabonde ; par la dignité que don-
nent à l’homme les voyages sur les terres lointaines et les mers inexplorées, au
milieu des glaçons polaires, ou sous l’influence d’un soleil torride, ne touche
pas avec ta main, comme avec un frémissement de la brise, ces boucles de che-
veux, répandues sur le sol, et qui se mêlent à l’herbe verte. Écarte-toi de plu-
sieurs pas, et tu agiras mieux ainsi. Cette chevelure est sacrée ; c’est
l’hermaphrodite lui-même qui l’a voulu. Il ne veut pas que des lèvres humaines
embrassent religieusement ses cheveux, parfumés par le souffle de la mon-
tagne, pas plus que son front, qui resplendit, en cet instant, comme les étoiles
du firmament. Mais, il vaut mieux croire que c’est une étoile elle-même qui est
descendue de son orbite, en traversant l’espace, sur ce front majestueux,
qu’elle entoure avec sa clarté de diamant, comme d’une auréole. La nuit, écar-
tant du doigt sa tristesse, se revêt de tous ses charmes pour fêter le sommeil de
cette incarnation de la pudeur, de cette image parfaite de l’innocence des
anges : le bruissement des insectes est moins perceptible. Les branches pen-
chent sur lui leur élévation touffue, afin de le préserver de la rosée, et la brise,
faisant résonner les cordes de sa harpe mélodieuse, envoie ses accords joyeux,
à travers le silence universel, vers ses paupières baissées, qui croient assister,
immobiles, au concert cadencé des mondes suspendus. Il rêve qu’il est heu-
reux ; que sa nature corporelle a changé ; ou que, du moins, il s’est envolé sur
un nuage pourpre, vers une autre sphère, habitée par des êtres de même na-
ture que lui. Hélas ! que son illusion se prolonge jusqu’au réveil de l’aurore ! Il
rêve que les fleurs dansent autour de lui en rond, comme d’immenses guir-
landes folles, et l’imprègnent de leurs parfums suaves, pendant qu’il chante un
hymne d’amour, entre les bras d’un être humain d’une beauté magique. Mais,
ce n’est qu’une vapeur crépusculaire que ses bras entrelacent ; et, quand il se
réveillera, ses bras ne l’entrelaceront plus. Ne te réveille pas, hermaphrodite ;
ne te réveille pas encore, je t’en supplie. Pourquoi ne veux-tu pas me croire ?
Dors… dors toujours. Que ta poitrine se soulève, en poursuivant l’espoir chimé-
rique du bonheur, je te le permets ; mais, n’ouvre pas tes yeux. Ah ! n’ouvre pas
tes yeux ! Je veux te quitter ainsi, pour ne pas être témoin de ton réveil. Peut-
être un jour, à l’aide d’un livre volumineux, dans des pages émues, raconterai-je
ton histoire, épouvanté de ce qu’elle contient, et des enseignements qui s’en
dégagent. Jusqu’ici, je n’ai pas pu ; car, chaque fois que je l’ai voulu,
d’abondantes larmes tombaient sur le papier, et mes doigts tremblaient, sans
que ce fût de vieillesse. Mais, je veux avoir à la fin ce courage. Je suis indigné de
n’avoir pas plus de nerfs qu’une femme, et de m’évanouir, comme une petite
fille, chaque fois que je réfléchis à ta grande misère. Dors… dors toujours ; mais,
n’ouvre pas tes yeux. Ah ! n’ouvre pas tes yeux ! Adieu, hermaphrodite !
Chaque jour, je ne manquerai pas de prier le ciel pour toi (si c’était pour moi, je
ne le prierais point). Que la paix soit dans ton sein !

*****
Quand une femme, à la voix de soprano, émet ses notes vibrantes et mé-
lodieuses, à l’audition de cette harmonie humaine, mes yeux se remplissent
d’une flamme latente et lancent des étincelles douloureuses, tandis que dans
mes oreilles semble retentir le tocsin de la canonnade. D’où peut venir cette
répugnance profonde pour tout ce qui tient à l’homme ? Si les accords
s’envolent des fibres d’un instrument, j’écoute avec volupté ces notes perlées
qui s’échappent en cadence à travers les ondes élastiques de l’atmosphère. La
perception ne transmet à mon ouïe qu’une impression d’une douceur à fondre
les nerfs et la pensée ; un assoupissement ineffable enveloppe de ses pavots
magiques, comme d’un voile qui tamise la lumière du jour, la puissance active
de mes sens et les forces vivaces de mon imagination. On raconte que je naquis
entre les bras de la surdité ! Aux premières époques de mon enfance, je
n’entendais pas ce qu’on me disait. Quand, avec les plus grandes difficultés, on
parvint à m’apprendre à parler, c’était seulement, après avoir lu sur une feuille
ce que quelqu’un écrivait, que je pouvais communiquer, à mon tour, le fil de
mes raisonnements. Un jour, jour néfaste, je grandissais en beauté et en inno-
cence ; et chacun admirait l’intelligence et la bonté du divin adolescent. Beau-
coup de consciences rougissaient quand elles contemplaient ces traits limpides
où son âme avait placé son trône. On ne s’approchait de lui qu’avec vénération,
parce qu’on remarquait dans ses yeux le regard d’un ange. Mais non, je savais
de reste que les roses heureuses de l’adolescence ne devaient pas fleurir perpé-
tuellement, tressées en guirlandes capricieuses, sur son front modeste et
noble, qu’embrassaient avec frénésie toutes les mères. Il commençait à me
sembler que l’univers, avec sa voûte étoilée de globes impassibles et agaçants,
n’était peut-être pas ce que j’avais rêvé de plus grandiose. Un jour, donc, fatigué
de talonner du pied le sentier abrupt du voyage terrestre, et de m’en aller, en
chancelant comme un homme ivre, à travers les catacombes obscures de la vie,
je soulevai avec lenteur mes yeux spleenétiques, cernés d’un grand cercle
bleuâtre, vers la concavité du firmament, et j’osai pénétrer, moi, si jeune, les
mystères du ciel ! Ne trouvant pas ce que je cherchais, je soulevai la paupière
effarée plus haut, plus haut encore, jusqu’à ce que j’aperçusse un trône, formé
d’excréments humains et d’or, sur lequel trônait, avec un orgueil idiot, le corps
recouvert d’un linceul fait avec des draps non lavés d’hôpital, celui qui s’intitule
lui-même le Créateur ! Il tenait à la main le tronc pourri d’un homme mort, et le
portait, alternativement, des yeux au nez et du nez à la bouche ; une fois à la
bouche, on devine ce qu’il en faisait. Ses pieds plongeaient dans une vaste
mare de sang en ébullition, à la surface duquel s’élevaient tout à coup, comme
des ténias à travers le contenu d’un pot de chambre, deux ou trois têtes pru-
dentes, et qui s’abaissaient aussitôt, avec la rapidité de la flèche : un coup de
pied, bien appliqué sur l’os du nez, était la récompense connue de la révolte au
règlement, occasionnée par le besoin de respirer un autre milieu ; car, enfin,
ces hommes n’étaient pas des poissons ! Amphibies tout au plus, ils nageaient
entre deux eaux dans ce liquide immonde !… jusqu’à ce que, n’ayant plus rien
dans la main, le Créateur, avec les deux premières griffes du pied, saisît un
autre plongeur par le cou, comme dans une tenaille, et le soulevât en l’air, en
dehors de la vase rougeâtre, sauce exquise ! Pour celui-là, il faisait comme pour
l’autre. Il lui dévorait d’abord la tête, les jambes et les bras, et en dernier lieu le
tronc, jusqu’à ce qu’il ne restât plus rien ; car, il croquait les os. Ainsi de suite,
durant les autres heures de son éternité. Quelquefois il s’écriait : « Je vous ai
créés ; donc j’ai le droit de faire de vous ce que je veux. Vous ne m’avez rien fait,
je ne dis pas le contraire. Je vous fais souffrir, et c’est pour mon plaisir. » Et il
reprenait son repas cruel, en remuant sa mâchoire inférieure, laquelle remuait
sa barbe pleine de cervelle. Ô lecteur, ce dernier détail ne te fait-il pas venir
l’eau à la bouche ? N’en mange pas qui veut d’une pareille cervelle, si bonne,
toute fraîche, et qui vient d’être pêchée il n’y a qu’un quart d’heure dans le lac
aux poissons. Les membres paralysés, et la gorge muette, je contemplai
quelque temps ce spectacle. Trois fois, je faillis tomber à la renverse, comme un
homme qui subit une émotion trop forte ; trois fois, je parvins à me remettre
sur les pieds. Pas une fibre de mon corps ne restait immobile ; et je tremblais,
comme tremble la lave intérieure d’un volcan. À la fin, ma poitrine oppressée,
ne pouvant chasser avec assez de vitesse l’air qui donne la vie, les lèvres de ma
bouche s’entr’ouvrirent, et je poussai un cri… un cri si déchirant… que je
l’entendis ! Les entraves de mon oreille se délièrent d’une manière brusque, le
tympan craqua sous le choc de cette masse d’air sonore repoussée loin de moi
avec énergie, et il se passa un phénomène nouveau dans l’organe condamné
par la nature. Je venais d’entendre un son ! Un cinquième sens se révélait en
moi ! Mais, quel plaisir eussé-je pu trouver d’une pareille découverte ? Désor-
mais, le son humain n’arriva à mon oreille qu’avec le sentiment de la douleur
qu’engendre la pitié pour une grande injustice. Quand quelqu’un me parlait, je
me rappelais ce que j’avais vu, un jour, au-dessus des sphères visibles, et la tra-
duction de mes sentiments étouffés en un hurlement impétueux, dont le
timbre était identique à celui de mes semblables ! Je ne pouvais pas lui ré-
pondre ; car, les supplices exercés sur la faiblesse de l’homme, dans cette mer
hideuse de pourpre, passaient devant mon front en rugissant comme des élé-
phants écorchés, et rasaient de leurs ailes de feu mes cheveux calcinés. Plus
tard, quand je connus davantage l’humanité, à ce sentiment de pitié se joignit
une fureur intense contre cette tigresse marâtre, dont les enfants endurcis ne
savent que maudire et faire le mal. Audace du mensonge ! ils disent que le mal
n’est chez eux qu’à l’état d’exception !… Maintenant, c’est fini depuis long-
temps ; depuis longtemps, je n’adresse la parole à personne. Ô vous, qui que
vous soyez, quand vous serez à côté de moi, que les cordes de votre glotte ne
laissent échapper aucune intonation ; que votre larynx immobile n’aille pas
s’efforcer de surpasser le rossignol ; et vous-même n’essayez nullement de me
faire connaître votre âme à l’aide du langage. Gardez un silence religieux, que
rien n’interrompe ; croisez humblement vos mains sur la poitrine, et dirigez vos
paupières sur le bas. Je vous l’ai dit, depuis la vision qui me fit connaître la véri-
té suprême, assez de cauchemars ont sucé avidement ma gorge, pendant les
nuits et les jours, pour avoir encore le courage de renouveler, même par la pen-
sée, les souffrances que j’éprouvai dans cette heure infernale, qui me poursuit
sans relâche de son souvenir. Oh ! quand vous entendez l’avalanche de neige
tomber du haut de la froide montagne ; la lionne se plaindre, au désert aride,
de la disparition de ses petits ; la tempête accomplir sa destinée ; le condamné
mugir, dans la prison, la veille de la guillotine ; et le poulpe féroce raconter, aux
vagues de la mer, ses victoires sur les nageurs et les naufragés, dites-le, ces voix
majestueuses ne sont-elles pas plus belles que le ricanement de l’homme !

*****

Il existe un insecte que les hommes nourrissent à leurs frais. Ils ne lui doi-
vent rien ; mais, ils le craignent. Celui-ci, qui n’aime pas le vin, mais qui préfère
le sang, si on ne satisfaisait pas à ses besoins légitimes, serait capable, par un
pouvoir occulte, de devenir aussi gros qu’un éléphant, d’écraser les hommes
comme des épis. Aussi faut-il voir comme on le respecte, comme on l’entoure
d’une vénération canine, comme on le place en haute estime au-dessus des
animaux de la création. On lui donne la tête pour trône, et lui, accroche ses
griffes à la racine des cheveux, avec dignité. Plus tard, lorsqu’il est gras et qu’il
entre dans un âge avancé, en imitant la coutume d’un peuple ancien, on le tue,
afin de ne pas lui faire sentir les atteintes de la vieillesse. On lui fait des funé-
railles grandioses, comme à un héros, et la bière, qui le conduit directement
vers le couvercle de la tombe, est portée, sur les épaules, par les principaux ci-
toyens. Sur la terre humide que le fossoyeur remue avec sa pelle sagace, on
combine des phrases multicolores sur l’immortalité de l’âme, sur le néant de la
vie, sur la volonté inexplicable de la Providence, et le marbre se referme, à ja-
mais, sur cette existence, laborieusement remplie, qui n’est plus qu’un cadavre.
La foule se disperse, et la nuit ne tarde pas à couvrir de ses ombres les murailles
du cimetière.
Mais, consolez-vous, humains, de sa perte douloureuse. Voici sa famille
innombrable, qui s’avance, et dont il vous a libéralement gratifié, afin que votre
désespoir fût moins amer, et comme adouci par la présence agréable de ces
avortons hargneux, qui deviendront plus tard de magnifiques poux, ornés d’une
beauté remarquable, monstres à allure de sage. Il a couvé plusieurs douzaines
d’œufs chéris, avec son aile maternelle, sur vos cheveux, desséchés par la suc-
cion acharnée de ces étrangers redoutables. La période est promptement ve-
nue, où les œufs ont éclaté. Ne craignez rien, ils ne tarderont pas à grandir, ces
adolescents philosophes, à travers cette vie éphémère. Ils grandiront tellement,
qu’ils vous le feront sentir, avec leurs griffes et leurs suçoirs.

Vous ne savez pas, vous autres, pourquoi ils ne dévorent pas les os de
votre tête, et qu’ils se contentent d’extraire, avec leur pompe, la quintessence
de votre sang. Attendez un instant, je vais vous le dire : c’est parce qu’ils n’en
ont pas la force. Soyez certains que, si leur mâchoire était conforme à la mesure
de leurs vœux infinis, la cervelle, la rétine des yeux, la colonne vertébrale, tout
votre corps y passerait. Comme une goutte d’eau. Sur la tête d’un jeune men-
diant des rues, observez avec un microscope, un pou qui travaille ; vous m’en
donnerez des nouvelles. Malheureusement ils sont petits, ces brigands de la
longue chevelure. Ils ne seraient pas bons pour être conscrits ; car, ils n’ont pas
la taille nécessaire exigée par la loi. Ils appartiennent au monde lilliputien de
ceux de la courte cuisse, et les aveugles n’hésitent pas à les ranger parmi les
infiniment petits. Malheur au cachalot qui se battrait contre un pou. Il serait
dévoré en un clin d’œil, malgré sa taille. Il ne resterait pas la queue pour aller
annoncer la nouvelle. L’éléphant se laisse caresser. Le pou, non. Je ne vous con-
seille pas de tenter cet essai périlleux. Gare à vous, si votre main est poilue, ou
que seulement elle soit composée d’os et de chair. C’en est fait de vos doigts. Ils
craqueront comme s’ils étaient à la torture. La peau disparaît par un étrange
enchantement. Les poux sont incapables de commettre autant de mal que leur
imagination en médite. Si vous trouvez un pou dans votre route, passez votre
chemin, et ne lui léchez pas les papilles de la langue. Il vous arriverait quelque
accident. Cela s’est vu. N’importe, je suis déjà content de la quantité de mal
qu’il te fait, ô race humaine ; seulement, je voudrais qu’il t’en fît davantage.

Jusqu’à quand garderas-tu le culte vermoulu de ce dieu, insensible à tes


prières et aux offrandes généreuses que tu lui offres en holocauste expiatoire ?
Vois, il n’est pas reconnaissant, ce manitou horrible, des larges coupes de sang
et de cervelle que tu répands sur ses autels, pieusement décorés de guirlandes
de fleurs. Il n’est pas reconnaissant… car, les tremblements de terre et les tem-
pêtes continuent de sévir depuis le commencement des choses. Et, cependant,
spectacle digne d’observation, plus il se montre indifférent, plus tu l’admires.
On voit que tu te méfies de ses attributs, qu’il cache ; et ton raisonnement
s’appuie sur cette considération, qu’une divinité d’une puissance extrême peut
seule montrer tant de mépris envers les fidèles qui obéissent à sa religion. C’est
pour cela que, dans chaque pays, existent des dieux divers, ici, le crocodile, là,
la vendeuse d’amour ; mais, quand il s’agit du pou, à ce nom sacré, baisant uni-
versellement les chaînes de leur esclavage, tous les peuples s’agenouillent en-
semble sur le parvis auguste, devant le piédestal de l’idole informe et sangui-
naire. Le peuple qui n’obéirait pas à ses propres instincts de rampement, et fe-
rait mine de révolte, disparaîtrait tôt ou tard de la terre, comme la feuille
d’automne, anéanti par la vengeance du dieu inexorable.

Ô pou, à la prunelle recroquevillée, tant que les fleuves répandront la


pente de leurs eaux dans les abîmes de la mer ; tant que les astres graviteront
sur le sentier de leur orbite ; tant que le vide muet n’aura pas d’horizon ; tant
que l’humanité déchirera ses propres flancs par des guerres funestes ; tant que
la justice divine précipitera ses foudres vengeresses sur ce globe égoïste ; tant
que l’homme méconnaîtra son créateur, et se narguera de lui, non sans raison,
en y mêlant du mépris, ton règne sera assuré sur l’univers, et ta dynastie éten-
dra ses anneaux de siècle en siècle. Je te salue, soleil levant, libérateur céleste,
toi, l’ennemi invisible de l’homme. Continue de dire à la saleté de s’unir avec lui
dans des embrassements impurs, et de lui jurer, par des serments, non écrits
dans la poudre, qu’elle restera son amante fidèle jusqu’à l’éternité. Baise de
temps en temps la robe de cette grande impudique, en mémoire des services
importants qu’elle ne manque pas de te rendre. Si elle ne séduisait pas
l’homme, avec ses mamelles lascives, il est probable que tu ne pourrais pas
exister, toi, le produit de cet accouplement raisonnable et conséquent. Ô fils de
la saleté ! dis à ta mère que, si elle délaisse la couche de l’homme, marchant à
travers des routes solitaires, seule et sans appui, elle verra son existence com-
promise. Que ses entrailles, qui t’ont porté neuf mois dans leurs parois parfu-
mées, s’émeuvent un instant à la pensée des dangers que courait, par suite,
leur tendre fruit, si gentil et si tranquille, mais déjà froid et féroce. Saleté, reine
des empires, conserve aux yeux de ma haine le spectacle de l’accroissement
insensible des muscles de ta progéniture affamée. Pour atteindre ce but, tu sais
que tu n’as qu’à te coller plus étroitement contre les flancs de l’homme. Tu
peux le faire, sans inconvénient pour la pudeur, puisque, tous les deux, vous
êtes mariés depuis longtemps.
Pour moi, s’il m’est permis d’ajouter quelques mots à cet hymne de glori-
fication, je dirai que j’ai fait construire une fosse, de quarante lieues carrées, et
d’une profondeur relative. C’est là que gît, dans sa virginité immonde, une mine
vivante de poux. Elle remplit les bas-fonds de la fosse, et serpente ensuite, en
larges veines denses, dans toutes les directions. Voici comment j’ai construit
cette mine artificielle. J’arrachai un pou femelle aux cheveux de l’humanité. On
m’a vu me coucher avec lui pendant trois nuits consécutives, et je le jetai dans
la fosse. La fécondation humaine, qui aurait été nulle dans d’autres cas pareils,
fut acceptée, cette fois, par la fatalité ; et, au bout de quelques jours, des mil-
liers de monstres, grouillant dans un nœud compact de matière, naquirent à la
lumière. Ce nœud hideux devint, par le temps, de plus en plus immense, tout
en acquérant la propriété liquide du mercure, et se ramifia en plusieurs
branches, qui se nourrissent, actuellement, en se dévorant elles-mêmes (la
naissance est plus grande que la mortalité), toutes les fois que je ne leur jette
pas en pâture un bâtard qui vient de naître, et dont la mère désirait la mort, ou
un bras que je vais couper à quelque jeune fille, pendant la nuit, grâce au chlo-
roforme. Tous les quinze ans, les générations de poux, qui se nourrissent de
l’homme, diminuent d’une manière notable, et prédisent elles-mêmes, infailli-
blement, l’époque prochaine de leur complète destruction. Car, l’homme, plus
intelligent que son ennemi, parvient à le vaincre. Alors, avec une pelle infernale
qui accroît mes forces, j’extrais de cette mine inépuisable des blocs de poux,
grands comme des montagnes, je les brise à coups de hache, et je les trans-
porte, pendant les nuits profondes, dans les artères des cités. Là, au contact de
la température humaine, ils se dissolvent comme aux premiers jours de leur
formation dans les galeries tortueuses de la mine souterraine, se creusent un lit
dans le gravier, et se répandent en ruisseaux dans les habitations, comme des
esprits nuisibles. Le gardien de la maison aboie sourdement, car il lui semble
qu’une légion d’êtres inconnus perce les pores des murs, et apporte la terreur
au chevet du sommeil. Peut-être n’êtes-vous pas, sans avoir entendu, au moins,
une fois dans votre vie, ces sortes d’aboiements douloureux et prolongés. Avec
ses yeux impuissants, il tâche de percer l’obscurité de la nuit ; car, son cerveau
de chien ne comprend pas cela. Ce bourdonnement l’irrite, et il sent qu’il est
trahi. Des millions d’ennemis s’abattent ainsi, sur chaque cité, comme des
nuages de sauterelles. En voilà pour quinze ans. Ils combattront l’homme, en lui
faisant des blessures cuisantes. Après ce laps de temps, j’en enverrai d’autres.
Quand je concasse les blocs de matière animée, il peut arriver qu’un fragment
soit plus dense qu’un autre. Ses atomes s’efforcent avec rage de séparer leur
agglomération pour aller tourmenter l’humanité ; mais, la cohésion résiste dans
sa dureté. Par une suprême convulsion, ils engendrent un tel effort, que la
pierre, ne pouvant pas disperser ses principes vivants, s’élance d’elle-même
jusqu’au haut des airs, comme par un effet de la poudre, et retombe, en
s’enfonçant solidement sous le sol. Parfois, le paysan rêveur aperçoit un aéro-
lithe fendre verticalement l’espace, en se dirigeant, du côté du bas, vers un
champ de maïs. Il ne sait d’où vient la pierre. Vous avez maintenant, claire et
succincte, l’explication du phénomène.

Si la terre était couverte de poux, comme de grains de sable le rivage de


la mer, la race humaine serait anéantie, en proie à des douleurs terribles. Quel
spectacle ! Moi, avec des ailes d’ange, immobile dans les airs, pour le contem-
pler.

*****

Ô mathématiques sévères, je ne vous ai pas oubliées, depuis que vos sa-


vantes leçons, plus douces que le miel, filtrèrent dans mon cœur, comme une
onde rafraîchissante. J’aspirais instinctivement, dès le berceau, à boire à votre
source, plus ancienne que le soleil, et je continue encore de fouler le parvis sa-
cré de votre temple solennel, moi, le plus fidèle de vos initiés. Il y avait du
vague dans mon esprit, un je ne sais quoi épais comme de la fumée ; mais, je
sus franchir religieusement les degrés qui mènent à votre autel, et vous avez
chassé ce voile obscur, comme le vent chasse le damier. Vous avez mis, à la
place, une froideur excessive, une prudence consommée et une logique impla-
cable. À l’aide de votre lait fortifiant, mon intelligence s’est rapidement déve-
loppée, et a pris des proportions immenses, au milieu de cette clarté ravissante
dont vous faites présent, avec prodigalité, à ceux qui vous aiment d’un sincère
amour. Arithmétique ! algèbre ! géométrie ! trinité grandiose ! triangle lumi-
neux ! Celui qui ne vous a pas connues est un insensé ! Il mériterait l’épreuve
des plus grands supplices ; car, il y a du mépris aveugle dans son insouciance
ignorante ; mais, celui qui vous connaît et vous apprécie ne veut plus rien des
biens de la terre ; se contente de vos jouissances magiques ; et, porté sur vos
ailes sombres, ne désire plus que de s’élever, d’un vol léger, en construisant une
hélice ascendante, vers la voûte sphérique des cieux. La terre ne lui montre que
des illusions et des fantasmagories morales ; mais vous, ô mathématiques con-
cises, par l’enchaînement rigoureux de vos propositions tenaces et la constance
de vos lois de fer, vous faites luire, aux yeux éblouis, un reflet puissant de cette
vérité suprême dont on remarque l’empreinte dans l’ordre de l’univers. Mais,
l’ordre qui vous entoure, représenté surtout par la régularité parfaite du carré,
l’ami de Pythagore, est encore plus grand ; car, le Tout-Puissant s’est révélé
complètement, lui et ses attributs, dans ce travail mémorable qui consista à
faire sortir, des entrailles du chaos, vos trésors de théorèmes et vos magni-
fiques splendeurs. Aux époques antiques et dans les temps modernes, plus
d’une grande imagination humaine vit son génie, épouvanté, à la contempla-
tion de vos figures symboliques tracées sur le papier brûlant, comme autant de
signes mystérieux, vivants d’une haleine latente, que ne comprend pas le vul-
gaire profane et qui n’étaient que la révélation éclatante d’axiomes et
d’hiéroglyphes éternels, qui ont existé avant l’univers et qui se maintiendront
après lui. Elle se demande, penchée vers le précipice d’un point d’interrogation
fatal, comment se fait-il que les mathématiques contiennent tant d’imposante
grandeur et tant de vérité incontestable, tandis que, si elle les compare à
l’homme, elle ne trouve en ce dernier que faux orgueil et mensonge. Alors, cet
esprit supérieur, attristé, auquel la familiarité noble de vos conseils fait sentir
davantage la petitesse de l’humanité et son incomparable folie, plonge sa tête,
blanchie, sur une main décharnée et reste absorbé dans des méditations surna-
turelles. Il incline ses genoux devant vous, et sa vénération rend hommage à
votre visage divin, comme à la propre image du Tout-Puissant. Pendant mon
enfance, vous m’apparûtes, une nuit de mai, aux rayons de la lune, sur une prai-
rie verdoyante, aux bords d’un ruisseau limpide, toutes les trois égales en grâce
et en pudeur, toutes les trois pleines de majesté comme des reines. Vous fîtes
quelques pas vers moi, avec votre longue robe, flottante comme une vapeur, et
vous m’attirâtes vers vos fières mamelles, comme un fils béni. Alors, j’accourus
avec empressement, mes mains crispées sur votre blanche gorge. Je me suis
nourri, avec reconnaissance, de votre manne féconde, et j’ai senti que
l’humanité grandissait en moi, et devenait meilleure. Depuis ce temps, ô
déesses rivales, je ne vous ai pas abandonnées. Depuis ce temps, que de pro-
jets énergiques, que de sympathies, que je croyais avoir gravées sur les pages
de mon cœur, comme sur du marbre, n’ont-elles pas effacé lentement, de ma
raison désabusée, leurs lignes configuratives, comme l’aube naissante efface les
ombres de la nuit ! Depuis ce temps, j’ai vu la mort, dans l’intention, visible à
l’œil nu, de peupler les tombeaux, ravager les champs de bataille, engraissés
par le sang humain et faire pousser des fleurs matinales par-dessus les funèbres
ossements. Depuis ce temps, j’ai assisté aux révolutions de notre globe ; les
tremblements de terre, les volcans, avec leur lave embrasée, le simoun du dé-
sert et les naufrages de la tempête ont eu ma présence pour spectateur impas-
sible. Depuis ce temps, j’ai vu plusieurs générations humaines élever, le matin,
ses ailes et ses yeux, vers l’espace, avec la joie inexpériente de la chrysalide qui
salue sa dernière métamorphose, et mourir, le soir, avant le coucher du soleil, la
tête courbée, comme des fleurs fanées que balance le sifflement plaintif du
vent. Mais, vous, vous restez toujours les mêmes. Aucun changement, aucun air
empesté n’effleure les rocs escarpés et les vallées immenses de votre identité.
Vos pyramides modestes dureront davantage que les pyramides d’Égypte,
fourmilières élevées par la stupidité et l’esclavage. La fin des siècles verra en-
core debout sur les ruines des temps, vos chiffres cabalistiques, vos équations
laconiques et vos lignes sculpturales siéger à la droite vengeresse du Tout-
Puissant, tandis que les étoiles s’enfonceront, avec désespoir, comme des
trombes, dans l’éternité d’une nuit horrible et universelle, et que l’humanité,
grimaçante, songera à faire ses comptes avec le jugement dernier. Merci, pour
les services innombrables que vous m’avez rendus. Merci, pour les qualités
étrangères dont vous avez enrichi mon intelligence. Sans vous, dans ma lutte
contre l’homme, j’aurais peut-être été vaincu. Sans vous, il m’aurait fait rouler
dans le sable et embrasser la poussière de ses pieds. Sans vous, avec une griffe
perfide, il aurait labouré ma chair et mes os. Mais, je me suis tenu sur mes
gardes, comme un athlète expérimenté. Vous me donnâtes la froideur qui sur-
git de vos conceptions sublimes, exemptes de passion. Je m’en servis pour reje-
ter avec dédain les jouissances éphémères de mon court voyage et pour ren-
voyer de ma porte les offres sympathiques, mais trompeuses, de mes sem-
blables. Vous me donnâtes la prudence opiniâtre qu’on déchiffre à chaque pas
dans vos méthodes admirables de l’analyse, de la synthèse et de la déduction.
Je m’en servis pour dérouter les ruses pernicieuses de mon ennemi mortel,
pour l’attaquer, à mon tour, avec adresse, et plonger, dans les viscères de
l’homme, un poignard aigu qui restera à jamais enfoncé dans son corps ; car,
c’est une blessure dont il ne se relèvera pas. Vous me donnâtes la logique, qui
est comme l’âme elle-même de vos enseignements, pleins de sagesse ; avec ses
syllogismes, dont le labyrinthe compliqué n’en est que plus compréhensible,
mon intelligence sentit s’accroître du double ses forces audacieuses. À l’aide de
cet auxiliaire terrible, je découvris, dans l’humanité, en nageant vers les bas-
fonds, en face de l’écueil de la haine, la méchanceté noire et hideuse, qui crou-
pissait au milieu de miasmes délétères, en s’admirant le nombril. Le premier, je
découvris, dans les ténèbres de ses entrailles, ce vice néfaste, le mal ! supérieur
en lui au bien. Avec cette arme empoisonnée que vous me prêtâtes, je fis des-
cendre, de son piédestal, construit par la lâcheté de l’homme, le Créateur lui-
même ! Il grinça des dents et subit cette injure ignominieuse ; car il avait pour
adversaire quelqu’un de plus fort que lui. Mais, je le laisserai de côté, comme
un paquet de ficelles, afin d’abaisser mon vol… Le penseur Descartes faisait,
une fois, cette réflexion que rien de solide n’avait été bâti sur vous. C’était une
manière ingénieuse de faire comprendre que le premier venu ne pouvait pas
sur le coup découvrir votre valeur inestimable. En effet, quoi de plus solide que
les trois qualités principales déjà nommées qui s’élèvent, entrelacées comme
une couronne unique, sur le sommet auguste de votre architecture colossale ?
Monument qui grandit sans cesse de découvertes quotidiennes, dans vos mines
de diamant, et d’explorations scientifiques, dans vos superbes domaines. Ô ma-
thématiques saintes, puissiez-vous, par votre commerce perpétuel, consoler le
reste de mes jours de la méchanceté de l’homme et de l’injustice du Grand-
Tout !

*****

« Ô lampe au bec d’argent, mes yeux t’aperçoivent dans les airs, com-
pagne de la voûte des cathédrales, et cherchent la raison de cette suspension.
On dit que tes lueurs éclairent, pendant la nuit, la tourbe de ceux qui viennent
adorer le Tout-Puissant et que tu montres aux repentis le chemin qui mène à
l’autel. Écoute, c’est fort possible ; mais… est-ce que tu as besoin de rendre de
pareils services à ceux auxquels tu ne dois rien ? Laisse, plongées dans les té-
nèbres, les colonnes des basiliques ; et, lorsqu’une bouffée de la tempête sur
laquelle le démon tourbillonne, emporté dans l’espace, pénétrera, avec lui,
dans le saint lieu, en y répandant l’effroi, au lieu de lutter, courageusement,
contre la rafale empestée du prince du mal, éteins-toi subitement, sous son
souffle fiévreux, pour qu’il puisse, sans qu’on le voie, choisir ses victimes parmi
les croyants agenouillés. Si tu fais cela, tu peux dire que je te devrai tout mon
bonheur. Quand tu reluis ainsi, en répandant tes clartés indécises, mais suffi-
santes, je n’ose pas me livrer aux suggestions de mon caractère, et je reste,
sous le portique sacré, en regardant par le portail entrouvert, ceux qui échap-
pent à ma vengeance, dans le sein du Seigneur. Ô lampe poétique ! toi qui se-
rais mon amie si tu pouvais me comprendre, quand mes pieds foulent le basalte
des églises, dans les heures nocturnes, pourquoi te mets-tu à briller d’une ma-
nière qui, je l’avoue, me paraît extraordinaire ? Tes reflets se colorent, alors, des
nuances blanches de la lumière électrique ; l’œil ne peut pas te fixer ; et tu
éclaires d’une flamme nouvelle et puissante les moindres détails du chenil du
Créateur, comme si tu étais en proie à une sainte colère. Et, quand je me retire
après avoir blasphémé, tu redeviens inaperçue, modeste et pâle, sûre d’avoir
accompli un acte de justice. Dis-moi, un peu ; serait-ce, parce que tu connais les
détours de mon cœur, que, lorsqu’il m’arrive d’apparaître où tu veilles, tu
t’empresses de désigner ma présence pernicieuse, et de porter l’attention des
adorateurs vers le côté où vient de se montrer l’ennemi des hommes ? Je
penche vers cette opinion ; car, moi aussi, je commence à te connaître ; et je
sais qui tu es, vieille sorcière, qui veilles si bien sur les mosquées sacrées, où se
pavane, comme la crête d’un coq, ton maître curieux. Vigilante gardienne, tu
t’es donné une mission folle. Je t’avertis ; la première fois que tu me désigneras
à la prudence de mes semblables, par l’augmentation de tes lueurs phospho-
rescentes, comme je n’aime pas ce phénomène d’optique, qui n’est mentionné,
du reste, dans aucun livre de physique, je te prends par la peau de ta poitrine,
en accrochant mes griffes aux escarres de ta nuque teigneuse, et je te jette
dans la Seine. Je ne prétends pas que, lorsque je ne te fais rien, tu te comportes
sciemment d’une manière qui me soit nuisible. Là, je te permettrai de briller
autant qu’il me sera agréable ; là, tu me nargueras avec un sourire inextin-
guible ; là, convaincue de l’incapacité de ton huile criminelle, tu l’urineras avec
amertume. » Après avoir parlé ainsi, Maldoror ne sort pas du temple, et reste
les yeux fixés sur la lampe du saint lieu… Il croit voir une espèce de provocation,
dans l’attitude de cette lampe, qui l’irrite au plus haut degré, par sa présence
inopportune. Il se dit que, si quelque âme est renfermée dans cette lampe, elle
est lâche de ne pas répondre, à une attaque loyale, par la sincérité. Il bat l’air de
ses bras nerveux et souhaiterait que la lampe se transformât en homme ; il lui
ferait passer un mauvais quart d’heure, il se le promet. Mais, le moyen qu’une
lampe se change en homme ; ce n’est pas naturel. Il ne se résigne pas, et va
chercher, sur le parvis de la misérable pagode, un caillou plat, à tranchant effilé.
Il le lance en l’air avec force… la chaîne est coupée, par le milieu, comme
l’herbe par la faux, et l’instrument du culte tombe à terre, en répandant son
huile sur les dalles… Il saisit la lampe pour la porter dehors, mais elle résiste et
grandit. Il lui semble voir des ailes sur ses flancs, et la partie supérieure revêt la
forme d’un buste d’ange. Le tout veut s’élever en l’air pour prendre son essor ;
mais il le retient d’une main ferme. Une lampe et un ange qui forment un
même corps, voilà ce que l’on ne voit pas souvent. Il reconnaît la forme de la
lampe ; il reconnaît la forme de l’ange ; mais, il ne peut pas les scinder dans son
esprit ; en effet, dans la réalité, elles sont collées l’une dans l’autre, et ne for-
ment qu’un corps indépendant et libre ; mais, lui croit que quelque nuage a voi-
lé ses yeux, et lui a fait perdre un peu de l’excellence de sa vue. Néanmoins, il
se prépare à la lutte avec courage, car son adversaire n’a pas peur. Les gens
naïfs racontent, à ceux qui veulent les croire, que le portail sacré se referma de
lui-même, en roulant sur ses gonds affligés, pour que personne ne pût assister à
cette lutte impie, dont les péripéties allaient se dérouler dans l’enceinte du
sanctuaire violé. L’homme au manteau, pendant qu’il reçoit des blessures
cruelles avec un glaive invisible, s’efforce de rapprocher de sa bouche la figure
de l’ange ; il ne pense qu’à cela, et tous ses efforts se portent vers ce but. Celui-
ci perd son énergie, et paraît pressentir sa destinée. Il ne lutte plus que faible-
ment, et l’on voit le moment où son adversaire pourra l’embrasser à son aise, si
c’est ce qu’il veut faire. Eh bien, le moment est venu. Avec ses muscles, il
étrangle la gorge de l’ange, qui ne peut plus respirer, et lui renverse le visage,
en l’appuyant sur sa poitrine odieuse. Il est un instant touché du sort qui attend
cet être céleste, dont il aurait volontiers fait son ami. Mais, il se dit que c’est
l’envoyé du Seigneur, et il ne peut pas retenir son courroux. C’en est fait ;
quelque chose d’horrible va rentrer dans la cage du temps ! Il se penche, et
porte la langue, imbibée de salive, sur cette joue angélique, qui jette des re-
gards suppliants. Il promène quelque temps sa langue sur cette joue. Oh !…
voyez !… voyez donc !… la joue blanche et rose est devenue noire, comme un
charbon ! Elle exhale des miasmes putrides. C’est la gangrène ; il n’est plus
permis d’en douter. Le mal rongeur s’étend sur toute la figure, et de là, exerce
ses furies sur les parties basses ; bientôt, tout le corps n’est qu’une vaste plaie
immonde. Lui-même, épouvanté (car, il ne croyait pas que sa langue contînt un
poison d’une telle violence), il ramasse la lampe et s’enfuit de l’église. Une fois
dehors, il aperçoit dans les airs une forme noirâtre, aux ailes brûlées, qui dirige
péniblement son vol vers les régions du ciel. Ils se regardent tous les deux, pen-
dant que l’ange monte vers les hauteurs sereines du bien, et que lui, Maldoror,
au contraire, descend vers les abîmes vertigineux du mal… Quel regard ! Tout ce
que l’humanité a pensé depuis soixante siècles, et ce qu’elle pensera encore,
pendant les siècles suivants, pourrait y contenir aisément, tant de choses se
dirent-ils, dans cet adieu suprême ! Mais, on comprend que c’étaient des pen-
sées plus élevées que celles qui jaillissent de l’intelligence humaine ; d’abord, à
cause des deux personnages, et puis, à cause de la circonstance. Ce regard les
noua d’une amitié éternelle. Il s’étonne que le Créateur puisse avoir des mis-
sionnaires d’une âme si noble. Un instant, il croit s’être trompé, et se demande
s’il aurait dû suivre la route du mal, comme il l’a fait. Le trouble est passé ; il
persévère dans sa résolution ; et il est glorieux, d’après lui, de vaincre tôt ou
tard le Grand-Tout, afin de régner à sa place sur l’univers entier, et sur des lé-
gions d’anges aussi beaux. Celui-ci lui fait comprendre, sans parler, qu’il repren-
dra sa forme primitive, à mesure qu’il montera vers le ciel ; laisse tomber une
larme, qui rafraîchit le front de celui qui lui a donné la gangrène ; et disparaît
peu à peu, comme un vautour, en s’élevant au milieu des nuages. Le coupable
regarde la lampe, cause de ce qui précède. Il court comme un insensé à travers
les rues, se dirige vers la Seine, et lance la lampe par-dessus le parapet. Elle
tourbillonne, pendant quelques instants, et s’enfonce définitivement dans les
eaux bourbeuses. Depuis ce jour, chaque soir, dès la tombée de la nuit, l’on voit
une lampe brillante qui surgit et se maintient, gracieusement, sur la surface du
fleuve, à la hauteur du pont Napoléon, en portant, au lieu d’anse, deux mi-
gnonnes ailes d’ange. Elle s’avance lentement, sur les eaux, passe sous les
arches du pont de la Gare et du pont d’Austerlitz, et continue son sillage silen-
cieux, sur la Seine, jusqu’au pont de l’Alma. Une fois en cet endroit, elle re-
monte avec facilité le cours de la rivière, et revient au bout de quatre heures à
son point de départ. Ainsi de suite, pendant toute la nuit. Ses lueurs, blanches
comme la lumière électrique, effacent les becs de gaz qui longent les deux rives,
et, entre lesquels, elle s’avance comme une reine, solitaire, impénétrable, avec
un sourire inextinguible, sans que son huile se répande avec amertume. Au
commencement, les bateaux lui faisaient la chasse ; mais, elle déjouait ces
vains efforts, échappait à toutes les poursuites, en plongeant, comme une co-
quette, et reparaissait, plus loin, à une grande distance. Maintenant, les marins
superstitieux, lorsqu’ils la voient, rament vers une direction opposée, et retien-
nent leurs chansons. Quand vous passez sur un pont, pendant la nuit, faites
bien attention ; vous êtes sûr de voir briller la lampe, ici ou là ; mais, on dit
qu’elle ne se montre pas à tout le monde. Quand il passe sur les ponts un être
humain qui a quelque chose sur la conscience, elle éteint subitement ses re-
flets, et le passant, épouvanté, fouille en vain, d’un regard désespéré, la surface
et le limon du fleuve. Il sait ce que cela signifie. Il voudrait croire qu’il a vu la
céleste lueur ; mais, il se dit que la lumière venait du devant des bateaux ou de
la réflexion des becs de gaz ; et il a raison… Il sait que, cette disparition, c’est lui
qui en est la cause ; et, plongé dans de tristes réflexions, il hâte le pas pour ga-
gner sa demeure. Alors, la lampe au bec d’argent reparaît à la surface, et pour-
suit sa marche, à travers des arabesques élégantes et capricieuses.

*****

Écoutez les pensées de mon enfance, quand je me réveillais, humains, à


la verge rouge : « Je viens de me réveiller ; mais, ma pensée est encore engour-
die. Chaque matin, je ressens un poids dans la tête. Il est rare que je trouve le
repos dans la nuit ; car, des rêves affreux me tourmentent, quand je parviens à
m’endormir. Le jour, ma pensée se fatigue dans des méditations bizarres, pen-
dant que mes yeux errent au hasard dans l’espace ; et, la nuit, je ne peux pas
dormir. Quand faut-il alors que je dorme ? Cependant, la nature a besoin de
réclamer ses droits. Comme je la dédaigne, elle rend ma figure pâle et fait luire
mes yeux avec la flamme aigre de la fièvre. Au reste, je ne demanderais pas
mieux que de ne pas épuiser mon esprit à réfléchir continuellement ; mais,
quand même je ne le voudrais pas, mes sentiments consternés m’entraînent
invinciblement vers cette pente. Je me suis aperçu que les autres enfants sont
comme moi ; mais, ils sont plus pâles encore, et leurs sourcils sont froncés,
comme ceux des hommes, nos frères aînés. Ô Créateur de l’univers, je ne man-
querai pas, ce matin, de t’offrir l’encens de ma prière enfantine. Quelquefois je
l’oublie, et j’ai remarqué que, ces jours-là, je me sens plus heureux qu’à
l’ordinaire ; ma poitrine s’épanouit, libre de toute contrainte, et je respire, plus
à l’aise, l’air embaumé des champs ; tandis que, lorsque j’accomplis le pénible
devoir, ordonné par mes parents, de t’adresser quotidiennement un cantique
de louanges, accompagné de l’ennui inséparable que me cause sa laborieuse
invention, alors, je suis triste et irrité, le reste de la journée, parce qu’il ne me
semble pas logique et naturel de dire ce que je ne pense pas, et je recherche le
recul des immenses solitudes. Si je leur demande l’explication de cet état
étrange de mon âme, elles ne me répondent pas. Je voudrais t’aimer et
t’adorer ; mais, tu es trop puissant, et il y a de la crainte, dans mes hymnes. Si,
par une seule manifestation de ta pensée, tu peux détruire ou créer des
mondes, mes faibles prières ne te seront pas utiles ; si, quand il te plaît, tu en-
voies le choléra ravager les cités, ou la mort emporter dans ses serres, sans au-
cune distinction, les quatre âges de la vie, je ne veux pas me lier avec un ami si
redoutable. Non pas que la haine conduise le fil de mes raisonnements ; mais,
j’ai peur, au contraire, de ta propre haine, qui, par un ordre capricieux, peut sor-
tir de ton cœur et devenir immense, comme l’envergure du condor des Andes.
Tes amusements équivoques ne sont pas à ma portée, et j’en serais probable-
ment la première victime. Tu es le Tout-Puissant ; je ne te conteste pas ce titre,
puisque, toi seul, as le droit de le porter, et que tes désirs, aux conséquences
funestes ou heureuses, n’ont de terme que toi-même. Voilà précisément pour-
quoi il me serait douloureux de marcher à côté de ta cruelle tunique de saphir,
non pas comme ton esclave, mais pouvant l’être d’un moment à l’autre. Il est
vrai que, lorsque tu descends en toi-même, pour scruter ta conduite souve-
raine, si le fantôme d’une injustice passée, commise envers cette malheureuse
humanité, qui t’a toujours obéi, comme ton ami le plus fidèle, dresse, devant
toi, les vertèbres immobiles d’une épine dorsale vengeresse, ton œil hagard
laisse tomber la larme épouvantée du remords tardif, et qu’alors, les cheveux
hérissés, tu crois, toi-même, prendre, sincèrement, la résolution de suspendre,
à jamais, aux broussailles du néant, les jeux inconcevables de ton imagination
de tigre, qui serait burlesque, si elle n’était pas lamentable ; mais, je sais aussi
que la constance n’a pas fixé, dans tes os, comme une moelle tenace, le harpon
de sa demeure éternelle, et que tu retombes assez souvent, toi et tes pensées,
recouvertes de la lèpre noire de l’erreur, dans le lac funèbre des sombres malé-
dictions. Je veux croire que celles-ci sont inconscientes (quoiqu’elles n’en ren-
ferment pas moins leur venin fatal), et que le mal et le bien, unis ensemble, se
répandent en bonds impétueux de ta royale poitrine gangrenée, comme le tor-
rent du rocher, par le charme secret d’une force aveugle ; mais, rien ne m’en
fournit la preuve. J’ai vu, trop souvent, tes dents immondes claquer de rage, et
ton auguste face, recouverte de la mousse des temps, rougir, comme un char-
bon ardent, à cause de quelque futilité microscopique que les hommes avaient
commise, pour pouvoir m’arrêter, plus longtemps, devant le poteau indicateur
de cette hypothèse bonasse. Chaque jour, les mains jointes, j’élèverai vers toi
les accents de mon humble prière, puisqu’il le faut ; mais, je t’en supplie, que ta
providence ne pense pas à moi ; laisse-moi de côté, comme le vermisseau qui
rampe sous la terre. Sache que je préférerais me nourrir avidement des plantes
marines d’îles inconnues et sauvages, que les vagues tropicales entraînent, au
milieu de ces parages, dans leur sein écumeux, que de savoir que tu
m’observes, et que tu portes, dans ma conscience, ton scalpel qui ricane. Elle
vient de te révéler la totalité de mes pensées, et j’espère que ta prudence ap-
plaudira facilement au bon sens dont elles gardent l’ineffaçable empreinte. À
part ces réserves faites sur le genre de relations plus ou moins intimes que je
dois garder avec toi, ma bouche est prête, à n’importe quelle heure du jour, à
exhaler, comme un souffle artificiel, le flot de mensonges que ta gloriole exige
sévèrement de chaque humain, dès que l’aurore s’élève bleuâtre, cherchant la
lumière dans les replis de satin du crépuscule, comme, moi, je recherche la
bonté, excité par l’amour du bien. Mes années ne sont pas nombreuses, et, ce-
pendant, je sens déjà que la bonté n’est qu’un assemblage de syllabes sonores ;
je ne l’ai trouvée nulle part. Tu laisses trop percer ton caractère ; il faudrait le
cacher avec plus d’adresse. Au reste, peut-être que je me trompe et que tu fais
exprès ; car, tu sais mieux qu’un autre comment tu dois te conduire. Les
hommes, eux, mettent leur gloire à t’imiter ; c’est pourquoi la bonté sainte ne
reconnaît pas son tabernacle dans leurs yeux farouches : tel père, tel fils. Quoi
qu’on doive penser de ton intelligence, je n’en parle que comme un critique im-
partial. Je ne demande pas mieux que d’avoir été induit en erreur. Je ne désire
pas te montrer la haine que je te porte et que je couve avec amour, comme une
fille chérie ; car, il vaut mieux la cacher à tes yeux et prendre seulement, devant
toi, l’aspect d’un censeur sévère, chargé de contrôler tes actes impurs. Tu cesse-
ras ainsi tout commerce actif avec elle, tu l’oublieras et tu détruiras complète-
ment cette punaise avide qui ronge ton foie. Je préfère plutôt te faire entendre
des paroles de rêverie et de douceur… Oui, c’est toi qui as créé le monde et
tout ce qu’il renferme. Tu es parfait. Aucune vertu ne te manque. Tu es très
puissant, chacun le sait. Que l’univers entier entonne, à chaque heure du
temps, ton cantique éternel ! Les oiseaux te bénissent, en prenant leur essor
dans la campagne. Les étoiles t’appartiennent… Ainsi soit-il ! » Après ces com-
mencements, étonnez-vous de me trouver tel que je suis !
*****

Je cherchais une âme qui me ressemblât, et je ne pouvais pas la trouver.


Je fouillais tous les recoins de la terre ; ma persévérance était inutile. Cepen-
dant, je ne pouvais pas rester seul. Il fallait quelqu’un qui approuvât mon carac-
tère ; il fallait quelqu’un qui eût les mêmes idées que moi. C’était le matin ; le
soleil se leva à l’horizon, dans toute sa magnificence, et voilà qu’à mes yeux se
lève aussi un jeune homme, dont la présence engendrait des fleurs sur son pas-
sage. Il s’approcha de moi, et, me tendant la main : « Je suis venu vers toi, toi,
qui me cherches. Bénissons ce jour heureux. » Mais, moi : « Va-t’en ; je ne t’ai
pas appelé ; je n’ai pas besoin de ton amitié… » C’était le soir ; la nuit commen-
çait à étendre la noirceur de son voile sur la nature. Une belle femme, que je ne
faisais que distinguer, étendait aussi sur moi son influence enchanteresse, et
me regardait avec compassion ; cependant, elle n’osait me parler. Je dis : « Ap-
proche-toi de moi, afin que je distingue nettement les traits de ton visage ; car,
la lumière des étoiles n’est pas assez forte, pour les éclairer à cette distance. »
Alors, avec une démarche modeste, et les yeux baissés, elle foula l’herbe du
gazon, en se dirigeant de mon côté. Dès que je la vis : « Je vois que la bonté et
la justice ont fait résidence dans ton cœur : nous ne pourrions pas vivre en-
semble. Maintenant, tu admires ma beauté, qui a bouleversé plus d’une ; mais,
tôt ou tard, tu te repentirais de m’avoir consacré ton amour ; car, tu ne connais
pas mon âme. Non que je te sois jamais infidèle : celle qui se livre à moi avec
tant d’abandon et de confiance, avec autant de confiance et d’abandon, je me
livre à elle ; mais, mets-le dans ta tête, pour ne jamais l’oublier : les loups et les
agneaux ne se regardent pas avec des yeux doux. » Que me fallait-il donc, à
moi, qui rejetais, avec tant de dégoût, ce qu’il y avait de plus beau dans
l’humanité ! ce qu’il me fallait, je n’aurais pas su le dire. Je n’étais pas encore
habitué à me rendre un compte rigoureux des phénomènes de mon esprit, au
moyen des méthodes que recommande la philosophie. Je m’assis sur un roc,
près de la mer. Un navire venait de mettre toutes voiles pour s’éloigner de ce
parage : un point imperceptible venait de paraître à l’horizon, et s’approchait
peu à peu, poussé par la rafale, en grandissant avec rapidité. La tempête allait
commencer ses attaques, et déjà le ciel s’obscurcissait, en devenant d’un noir
presque aussi hideux que le cœur de l’homme. Le navire, qui était un grand
vaisseau de guerre, venait de jeter toutes ses ancres, pour ne pas être balayé
sur les rochers de la côte. Le vent sifflait avec fureur des quatre points cardi-
naux, et mettait les voiles en charpie. Les coups de tonnerre éclataient au mi-
lieu des éclairs, et ne pouvaient surpasser le bruit des lamentations qui
s’entendaient sur la maison sans bases, sépulcre mouvant. Le roulis de ces
masses aqueuses n’était pas parvenu à rompre les chaînes des ancres ; mais,
leurs secousses avaient entr’ouvert une voie d’eau, sur les flancs du navire.
Brèche énorme ; car, les pompes ne suffisent pas à rejeter les paquets d’eau
salée qui viennent, en écumant, s’abattre sur le pont, comme des montagnes.
Le navire en détresse tire des coups de canon d’alarme ; mais, il sombre avec
lenteur… avec majesté. Celui qui n’a pas vu un vaisseau sombrer au milieu de
l’ouragan, de l’intermittence des éclairs et de l’obscurité la plus profonde, pen-
dant que ceux qu’il contient sont accablés de ce désespoir que vous savez, ce-
lui-là ne connaît pas les accidents de la vie. Enfin, il s’échappe un cri universel
de douleur immense d’entre les flancs du vaisseau, tandis que la mer redouble
ses attaques redoutables. C’est le cri qu’a fait pousser l’abandon des forces hu-
maines. Chacun s’enveloppe dans le manteau de la résignation, et remet son
sort entre les mains de Dieu. On s’accule comme un troupeau de moutons. Le
navire en détresse tire des coups de canon d’alarme ; mais, il sombre avec len-
teur… avec majesté. Ils ont fait jouer les pompes pendant tout le jour. Efforts
inutiles. La nuit est venue, épaisse, implacable, pour mettre le comble à ce
spectacle gracieux. Chacun se dit qu’une fois dans l’eau, il ne pourra plus respi-
rer ; car, d’aussi loin qu’il fait revenir sa mémoire, il ne se reconnaît aucun pois-
son pour ancêtre ; mais, il s’exhorte à retenir son souffle le plus longtemps pos-
sible, afin de prolonger sa vie de deux ou trois secondes ; c’est là l’ironie venge-
resse qu’il veut adresser à la mort… Le navire en détresse tire des coups de ca-
non d’alarme ; mais, il sombre avec lenteur… avec majesté. Il ne sait pas que le
vaisseau, en s’enfonçant, occasionne une puissante circonvolution des houles
autour d’elles-mêmes ; que le limon bourbeux s’est mêlé aux eaux troublées, et
qu’une force qui vient de dessous, contre-coup de la tempête qui exerce ses
ravages en haut, imprime à l’élément des mouvements saccadés et nerveux.
Ainsi, malgré la provision de sang-froid qu’il ramasse d’avance, le futur noyé,
après réflexion plus ample, devra se sentir heureux, s’il prolonge sa vie, dans les
tourbillons de l’abîme, de la moitié d’une respiration ordinaire, afin de faire
bonne mesure. Il lui sera donc impossible de narguer la mort, son suprême
vœu. Le navire en détresse tire des coups de canon d’alarme ; mais, il sombre
avec lenteur… avec majesté. C’est une erreur. Il ne tire plus des coups de canon,
il ne sombre pas. La coquille de noix s’est engouffrée complètement. Ô ciel !
comment peut-on vivre, après avoir éprouvé tant de voluptés ! Il venait de
m’être donné d’être témoin des agonies de mort de plusieurs de mes sem-
blables. Minute par minute, je suivais les péripéties de leurs angoisses. Tantôt,
le beuglement de quelque vieille, devenue folle de peur, faisait prime sur le
marché. Tantôt, le seul glapissement d’un enfant en mamelles empêchait
d’entendre le commandement des manœuvres. Le vaisseau était trop loin pour
percevoir distinctement les gémissements que m’apportait la rafale ; mais, je le
rapprochais par la volonté, et l’illusion d’optique était complète. Chaque quart
d’heure, quand un coup de vent, plus fort que les autres, rendant ses accents
lugubres à travers le cri des pétrels effarés, disloquait le navire dans un cra-
quement longitudinal, et augmentait les plaintes de ceux qui allaient être of-
ferts en holocauste à la mort, je m’enfonçais dans la joue la pointe aiguë d’un
fer, et je pensais secrètement : « Ils souffrent davantage ! » J’avais, au moins,
ainsi, un terme de comparaison. Du rivage, je les apostrophais, en leur lançant
des imprécations et des menaces. Il me semblait qu’ils devaient m’entendre ! Il
me semblait que ma haine et mes paroles, franchissant la distance, anéantis-
saient les lois physiques du son, et parvenaient, distinctes, à leurs oreilles, as-
sourdies par les mugissements de l’océan en courroux ! Il me semblait qu’ils
devaient penser à moi, et exhaler leur vengeance en impuissante rage ! De
temps à autre, je jetais les yeux vers les cités, endormies sur la terre ferme ; et,
voyant que personne ne se doutait qu’un vaisseau allait sombrer, à quelques
milles du rivage, avec une couronne d’oiseaux de proie et un piédestal de
géants aquatiques, au ventre vide, je reprenais courage, et l’espérance me re-
venait : j’étais donc sûr de leur perte ! Ils ne pouvaient échapper ! Par surcroît
de précaution, j’avais été chercher mon fusil à deux coups, afin que, si quelque
naufragé était tenté d’aborder les rochers à la nage, pour échapper à une mort
imminente, une balle sur l’épaule lui fracassât le bras, et l’empêchait
d’accomplir son dessein. Au moment le plus furieux de la tempête, je vis, sur-
nageant sur les eaux, avec des efforts désespérés, une tête énergique, aux che-
veux hérissés. Il avalait des litres d’eau, et s’enfonçait dans l’abîme, ballotté
comme un liège. Mais, bientôt, il apparaissait de nouveau, les cheveux ruisse-
lants ; et, fixant l’œil sur le rivage, il semblait défier la mort. Il était admirable de
sang-froid. Une large blessure sanglante, occasionnée par quelque pointe
d’écueil caché, balafrait son visage intrépide et noble. Il ne devait pas avoir plus
de seize ans ; car, à peine, à travers les éclairs qui illuminaient la nuit, le duvet
de la pêche s’apercevait sur sa lèvre. Et, maintenant, il n’était plus qu’à deux
cents mètres de la falaise ; et je le dévisageais facilement. Quel courage ! Quel
esprit indomptable ! Comme la fixité de sa tête semblait narguer le destin, tout
en fendant avec vigueur l’onde, dont les sillons s’ouvraient difficilement devant
lui !… Je l’avais décidé d’avance. Je me devais à moi-même de tenir ma pro-
messe : l’heure dernière avait sonné pour tous, aucun ne devait en échapper.
Voilà ma résolution ; rien ne la changerait… Un son sec s’entendit, et la tête
aussitôt s’enfonça, pour ne plus reparaître. Je ne pris pas à ce meurtre autant
de plaisir qu’on pourrait le croire ; et, c’était, précisément, parce que j’étais ras-
sasié de toujours tuer, que je le faisais dorénavant par simple habitude, dont on
ne peut se passer, mais, qui ne procure qu’une jouissance légère. Le sens est
émoussé, endurci. Quelle volupté ressentir à la mort de cet être humain, quand
il y en avait plus d’une centaine, qui allaient s’offrir à moi, en spectacle, dans
leur lute dernière contre les flots, une fois le navire submergé ? À cette mort, je
n’avais même pas l’attrait du danger ; car, la justice humaine, bercée par
l’ouragan de cette nuit affreuse, sommeillait dans les maisons, à quelques pas
de moi. Aujourd’hui que les années pèsent sur mon corps, je le dis avec sincéri-
té, comme une vérité suprême et solennelle : je n’étais pas aussi cruel qu’on l’a
raconté ensuite, parmi les hommes ; mais, des fois, leur méchanceté exerçait
ses ravages persévérants pendant des années entières. Alors, je ne connaissais
plus de borne à ma fureur ; il me prenait des accès de cruauté, et je devenais
terrible pour celui qui s’approchait de mes yeux hagards, si toutefois il apparte-
nait à ma race. Si c’était un cheval ou un chien, je le laissais passer : avez-vous
entendu ce que je viens de dire ? Malheureusement, la nuit de cette tempête,
j’étais dans un de ces accès, ma raison s’était envolée (car, ordinairement, j’étais
aussi cruel, mais, plus prudent) ; et tout ce qui tomberait, cette fois-là, entre
mes mains, devait périr ; je ne prétends pas m’excuser de mes torts. La faute
n’en est pas toute à mes semblables. Je ne fais que constater ce qui est, en at-
tendant le jugement dernier qui me fait gratter la nuque d’avance… Que
m’importe le jugement dernier ! Ma raison ne s’envole jamais, comme je le di-
sais pour vous tromper. Et, quand je commets un crime, je sais ce que je fais : je
ne voulais pas faire autre chose ! Debout sur le rocher, pendant que l’ouragan
fouettait mes cheveux et mon manteau, j’épiais dans l’extase cette force de la
tempête, s’acharnant sur un navire, sous un ciel sans étoiles. Je suivis, dans une
attitude triomphante, toutes les péripéties de ce drame, depuis l’instant où le
vaisseau jeta ses ancres, jusqu’au moment où il s’engloutit, habit fatal qui en-
traîna, dans les boyaux de la mer, ceux qui s’en étaient revêtus comme d’un
manteau. Mais, l’instant s’approchait, où j’allais, moi-même, me mêler comme
acteur à ces scènes de la nature bouleversée. Quand la place où le vaisseau
avait soutenu le combat montra clairement que celui-ci avait été passer le reste
de ses jours au rez-de-chaussée de la mer, alors, ceux qui avaient été emportés
avec les flots reparurent en partie à la surface. Ils se prirent à bras-le-corps,
deux par deux, trois par trois ; c’était le moyen de ne pas sauver leur vie ; car,
leurs mouvements devenaient embarrassés, et ils coulaient bas comme des
cruches percées… Quelle est cette armée de monstres marins qui fend les flots
avec vitesse ? Ils sont six ; leurs nageoires sont vigoureuses, et s’ouvrent un
passage, à travers les vagues soulevées. De tous ces êtres humains, qui remuent
les quatre membres dans ce continent peu ferme, les requins ne font bientôt
qu’une omelette sans œufs, et se la partagent d’après la loi du plus fort. Le sang
se mêle aux eaux, et les eaux se mêlent au sang. Leurs yeux féroces éclairent
suffisamment la scène du carnage… Mais, quel est encore ce tumulte des eaux,
là-bas, à l’horizon ? On dirait une trombe qui s’approche. Quels coups de rame !
J’aperçois ce que c’est. Une énorme femelle de requin vient prendre part au
pâté de foie de canard, et manger du bouilli froid. Elle est furieuse ; car, elle ar-
rive affamée. Une lutte s’engage entre elle et les requins, pour se disputer les
quelques membres palpitants qui flottent par-ci, par-là, sans rien dire, sur la
surface de crème rouge. À droite, à gauche, elle lance des coups de dents qui
engendrent des blessures mortelles. Mais, trois requins vivants l’entourent en-
core, et elle est obligée de tournée en tous sens, pour déjouer leurs ma-
nœuvres. Avec une émotion croissante, inconnue jusqu’alors, le spectateur, pla-
cé sur le rivage, suit cette bataille navale d’un nouveau genre. Il a les yeux fixés
sur cette courageuse femelle de requin, aux dents si fortes. Il n’hésite plus, il
épaule son fusil, et, avec son adresse habituelle, il loge sa deuxième balle dans
l’ouïe d’un des requins, au moment où il se montrait au-dessus d’une vague.
Restent deux requins qui n’en témoignent qu’un acharnement plus grand. Du
haut du rocher, l’homme à la salive saumâtre, se jette à la mer, et nage vers le
tapis agréablement coloré, en tenant à la main ce couteau d’acier qui ne
l’abandonne jamais. Désormais, chaque requin a affaire à un ennemi. Il s’avance
vers son adversaire fatigué, et, prenant son temps, lui enfonce dans le ventre sa
lame aiguë. La citadelle mobile se débarrasse facilement du dernier adver-
saire… Se trouvent en présence le nageur et la femelle du requin, sauvée par
lui. Ils se regardèrent entre les yeux pendant quelques minutes ; et chacun
s’étonna de trouver tant de férocité dans les regards de l’autre. Ils tournent en
rond en nageant, ne se perdent pas de vue, et se disent à part soi : « Je me suis
trompé jusqu’ici ; en voilà un qui est plus méchant. » » Alors, d’un commun ac-
cord, entre deux eaux, ils glissèrent l’un vers l’autre, avec une admiration mu-
tuelle, la femelle de requin écartant l’eau de ses nageoires, Maldoror battant
l’onde avec ses bras ; et retinrent leur souffle, dans une vénération profonde,
chacun désireux de contempler, pour la première fois, son portrait vivant. Arri-
vés à trois mètres de distance, sans faire aucun effort, ils tombèrent brusque-
ment l’un contre l’autre, comme deux aimants, et s’embrassèrent avec dignité
et reconnaissance, dans une étreinte aussi tendre que celle d’un frère ou d’une
sœur. Les désirs charnels suivirent de près cette démonstration d’amitié. Deux
cuisses nerveuses se collèrent étroitement à la peau visqueuse du monstre,
comme deux sangsues ; et, les bras et les nageoires entrelacés autour du corps
de l’objet aimé qu’ils entouraient avec amour, tandis que leurs gorges et leurs
poitrines ne faisaient bientôt plus qu’une masse glauque aux exhalaisons de
goëmon ; au milieu de la tempête qui continuait de sévir ; à la lueur des éclairs ;
ayant pour lit d’hyménée la vague écumeuse, emportés par un courant sous-
marin comme dans un berceau, et roulant, sur eux-mêmes, vers les profon-
deurs inconnues de l’abîme, ils se réunirent dans un accouplement long, chaste
et hideux !… Enfin, je venais de trouver quelqu’un qui me ressemblât !… Dé-
sormais, je n’étais plus seul dans la vie !… Elle avait les mêmes idées que moi !…
J’étais en face de mon premier amour !

*****

La Seine entraîne un corps humain. Dans ces circonstances, elle prend des
allures solennelles. Le cadavre gonflé se soutient sur les eaux ; il disparaît sous
l’arche d’un pont ; mais, plus loin, on le voit apparaître de nouveau, tournant
lentement sur lui-même, comme une roue de moulin, et s’enfonçant par inter-
valles. Un maître de bateau, à l’aide d’une perche, l’accroche au passage, et le
ramène à terre. Avant de transporter le corps à la Morgue, on le laisse quelque
temps sur la berge, pour le ramener à la vie. La foule compacte se rassemble
autour du corps. Ceux qui ne peuvent pas voir, parce qu’ils sont derrière, pous-
sent, tant qu’ils peuvent, ceux qui sont devant. Chacun se dit : « Ce n’est pas
moi qui me serais noyé. » On plaint le jeune homme qui s’est suicidé ; on
l’admire ; mais, on ne l’imite pas. Et, cependant, lui, a trouvé très naturel de se
donner la mort, ne jugeant rien sur la terre capable de le contenter, et aspirant
plus haut. Sa figure est distinguée, et ses habits sont riches. A-t-il encore dix-
sept ans ? C’est mourir jeune ! La foule paralysée continue de jeter sur lui ses
yeux immobiles… Il se fait nuit. Chacun se retire silencieusement. Aucun n’ose
renverser le noyé, pour lui faire rejeter l’eau qui remplit son corps. On a craint
de passer pour sensible, et aucun n’a bougé, retranché dans le col de sa che-
mise. L’un s’en va, en sifflotant aigrement une tyrolienne absurde ; l’autre fait
claquer ses doigts comme des castagnettes… Harcelé par sa pensée sombre,
Maldoror, sur son cheval, passe près de cet endroit, avec la vitesse de l’éclair. Il
aperçoit le noyé ; cela suffit. Aussitôt, il a arrêté son coursier, et est descendu
de l’étrier. Il soulève le jeune homme sans dégoût, et lui fait rejeter l’eau avec
abondance. À la pensée que ce corps inerte pourrait revivre sous sa main, il
sens son cœur bondir, sous cette impression excellente, et redouble de cou-
rage. Vains efforts ! Vains efforts, ai-je dit, et c’est vrai. Le cadavre reste inerte,
et se laisse tourner en tous sens. Il frotte les tempes ; il frictionne ce membre-
ci, ce membre-là ; il souffle pendant une heure, dans la bouche, en pressant ses
lèvres contre les lèvres de l’inconnu. Il lui semble enfin sentir sous sa main, ap-
pliquée contre la poitrine, un léger battement. Le noyé vit ! À ce moment su-
prême, on put remarquer que plusieurs rides disparurent du front du cavalier,
et le rajeunirent de dix ans. Mais, hélas ! les rides reviendront, peut-être de-
main, peut-être aussitôt qu’il se sera éloigné des bords de la Seine. En atten-
dant, le noyé ouvre des yeux ternes, et, par un sourire blafard, remercie son
bienfaiteur ; mais, il est faible encore, et ne peut faire aucun mouvement. Sau-
ver la vie à quelqu’un, que c’est beau ! Et comme cette action rachète de
fautes ! L’homme aux lèvres de bronze, occupé jusque-là à l’arracher de la mort,
regarde le jeune homme avec plus d’attention, et ses traits ne lui paraissent pas
inconnus. Il se dit qu’entre l’asphyxié, aux cheveux blonds, et Holzer, il n’y a pas
beaucoup de différence. Les voyez-vous comme ils s’embrassent avec effusion !
N’importe ! L’homme à la prunelle de jaspe tient à conserver l’apparence d’un
rôle sévère. Sans rien dire, il prend son ami qu’il met en croupe, et le coursier
s’éloigne au galop. Ô toi, Holzer, qui te croyais si raisonnable et si fort, n’as-tu
pas vu, par ton exemple même, comme il est difficile, dans un accès de déses-
poir, de conserver le sang-froid dont tu te vantes. J’espère que tu ne me cause-
ras plus un pareil chagrin, et moi, de mon côté, je t’ai promis de ne jamais at-
tenter à ma vie.

*****

Il y a des heures dans la vie où l’homme, à la chevelure pouilleuse, jette,


l’œil fixe, des regards fauves sur les membranes vertes de l’espace ; car, il lui
semble entendre, devant lui, les ironiques huées d’un fantôme. Il chancelle et
courbe la tête : ce qu’il a entendu, c’est la voix de la conscience. Alors, il
s’élance de la maison, avec la vitesse d’un fou, prend la première direction qui
s’offre à sa stupeur, et dévore les plaines rugueuses de la campagne. Mais, le
fantôme jaune ne le perd pas de vue, et le poursuit avec une égale vitesse.
Quelquefois, dans une nuit d’orage, pendant que des légions de poulpes ailés,
ressemblant de loin à des corbeaux, planent au-dessus des nuages, en se diri-
geant d’une rame raide vers les cités des humains, avec la mission de les avertir
de changer de conduite, le caillou, à l’œil sombre, voit deux êtres passer à la
lueur de l’éclair, l’un derrière l’autre ; et, essuyant une furtive larme de compas-
sion, qui coule de sa paupière glacée, il s’écrie : « Certes, il le mérite ; et ce n’est
que justice. » Après avoir dit cela, il se replace dans son attitude farouche, et
continue de regarder, avec un tremblement nerveux, la chasse à l’homme, et
les grandes lèvres du vagin d’ombre, d’où découlent, sans cesse, comme un
fleuve, d’immenses spermatozoïdes ténébreux qui prennent leur essor dans
l’éther lugubre, en cachant, avec le vaste déploiement de leurs ailes de chauve-
souris, la nature entière, et les légions solitaires de poulpes, devenues mornes à
l’aspect de ces fulgurations sourdes et inexprimables. Mais, pendant ce temps,
le steeple-chase continue entre les deux infatigables coureurs, et le fantôme
lance par sa bouche des torrents de feu sur le dos calciné de l’antilope humain.
Si, dans l’accomplissement de ce devoir, il rencontre en chemin la pitié qui veut
lui barrer le passage, il cède avec répugnance à ses supplications, et laisse
l’homme s’échapper. Le fantôme fait claquer sa langue, comme pour se dire à
lui-même qu’il va cesser la poursuite, et retourne vers son chenil, jusqu’à nou-
vel ordre. Sa voix de condamné s’entend jusque dans les couches les plus loin-
taines de l’espace ; et, lorsque son hurlement épouvantable pénètre dans le
cœur humain, celui-ci préférerait avoir, dit-on, la mort pour mère que le re-
mords pour fils. Il enfonce la tête jusqu’aux épaules dans les complications ter-
reuses d’un trou ; mais, la conscience volatilise cette ruse d’autruche.
L’excavation s’évapore, goutte d’éther ; la lumière apparaît, avec son cortège de
rayons, comme un vol de courlis qui s’abat sur les lavandes ; et l’homme se re-
trouve en face de lui-même, les yeux ouverts et blêmes. Je l’ai vu se diriger du
côté de la mer, monter sur un promontoire déchiqueté et battu par le sourcil de
l’écume ; et, comme une flèche, se précipiter dans les vagues. Voici le miracle :
le cadavre reparaissait, le lendemain, sur la surface de l’océan, qui reportait au
rivage cette épave de chair. L’homme se dégageait du moule que son corps
avait creusé dans le sable, exprimait l’eau de ses cheveux mouillés, et, repre-
nait, le front muet et penché, le chemin de la vie. La conscience juge sévère-
ment nos pensées et nos actes les plus secrets, et ne se trompe pas. Comme
elle souvent impuissante à prévenir le mal, elle ne cesse de traquer l’homme
comme un renard, surtout pendant l’obscurité. Des yeux vengeurs, que la
science ignorante appelle météores, répandent une flamme livide, passent en
roulant sur eux-mêmes, et articulent des paroles de mystère… qu’il comprend !
Alors, son chevet est broyé par les secousses de son corps, accablé sous le poids
de l’insomnie, et il entend la sinistre respiration des rumeurs vagues de la nuit.
L’ange du sommeil, lui-même, mortellement atteint au front d’une pierre in-
connue, abandonne sa tâche, et remonte vers les cieux. Eh bien, je me présente
pour défendre l’homme, cette fois ; moi, le contempteur de toutes les vertus ;
moi, celui que n’a pas pu oublier le Créateur, depuis le jour glorieux où, renver-
sant de leur socle les annales du ciel, où, par je ne sais quel potage infâme,
étaient consignés sa puissance et son éternité, j’appliquai mes quatre cents
ventouses sur le dessous de son aisselle, et lui fis pousser des cris terribles… Ils
se changèrent en vipères, en sortant par sa bouche, et allèrent se cacher dans
les broussailles, les murailles en ruine, aux aguets le jour, aux aguets la nuit. Ces
cris, devenus rampants, et doués d’anneaux innombrables, avec une tête petite
et aplatie, des yeux perfides, ont juré d’être en arrêt devant l’innocence hu-
maine ; et, quand celle-ci se promène dans les enchevêtrements des maquis,
ou au revers des talus ou sur les sables des dunes, elle ne tarde pas à changer
d’idée. Si, cependant, il en est temps encore ; car, des fois, l’homme aperçoit le
poison s’introduire dans les veines de sa jambe, par une morsure presque im-
perceptible, avant qu’il ait eu le temps de rebrousser chemin, et de gagner le
large. C’est ainsi que le Créateur, conservant un sang-froid admirable, jusque
dans les souffrances les plus atroces, sait retirer, de leur propre sein, des
germes nuisibles aux habitants de la terre. Quel ne fut pas son étonnement,
quand il vit Maldoror, changé en poulpe, avancer contre son corps ses huit
pattes monstrueuses, dont chacune, lanière solide, aurait pu embrasser facile-
ment la circonférence d’une planète. Pris au dépourvu, il se débattit, quelques
instants, contre cette étreinte visqueuse, qui se resserrait de plus en plus… je
craignais quelque mauvais coup de sa part ; après m’être nourri abondamment
des globules de ce sang sacré, je me détachai brusquement de son corps majes-
tueux, et je me cachai dans une caverne, qui, depuis lors, resta ma demeure.
Après des recherches infructueuses, il ne put m’y trouver. Il y a longtemps de
ça ; mais, je crois que maintenant il sait où est ma demeure ; il se garde d’y ren-
trer ; nous vivons, tous les deux, comme deux monarques voisins, qui connais-
sent leurs forces respectives, ne peuvent se vaincre l’un l’autre, et sont fatigués
des batailles inutiles du passé. Il me craint, et je le crains ; chacun, sans être
vaincu, a éprouvé les rudes coups de son adversaire, et nous en restons là. Ce-
pendant, je suis prêt à recommencer la lutte, quand il le voudra. Mais, qu’il
n’attende pas quelque moment favorable à ses desseins cachés. Je me tiendrai
toujours sur mes gardes, en ayant l’œil sur lui. Qu’il n’envoie plus sur la terre la
conscience et ses tortures. J’ai enseigné aux hommes les armes avec lesquelles
on peut la combattre avec avantage. Ils ne sont pas encore familiarisés avec
elle ; mais, tu sais que, pour moi, elle est comme la paille qu’emporte le vent.
J’en fais autant de cas. Si je voulais profiter de l’occasion, qui se présente, de
subtiliser ces discussions poétiques, j’ajouterais que je fais même plus de cas de
la paille que de la conscience ; car, la paille est utile pour le bœuf qui la rumine,
tandis que la conscience ne sait montrer que ses griffes d’acier. Elles subirent un
pénible échec, le jour où elles se placèrent devant moi. Comme la conscience
avait été envoyée par le Créateur, je crus convenable de ne pas me laisser bar-
rer le passage par elle. Si elle s’était présentée avec la modestie et l’humilité
propres à son rang, et dont elle n’aurait jamais dû se départir, je l’aurais écou-
tée. Je n’aimais pas son orgueil. J’étendis une main, et sous mes doigts broyai
les griffes ; elles tombèrent en poussière, sous la pression croissante de ce mor-
tier de nouvelle espèce. J’étendis l’autre main, et lui arrachai la tête. Je chassai
ensuite, hors de ma maison, cette femme, à coups de fouet, et je ne la revis
plus. J’ai gardé sa tête en souvenir de ma victoire… Une tête à la main, dont je
rongeais le crâne, je me suis tenu sur un pied, comme le héron, au bord du pré-
cipice creusé dans les flancs de la montagne. On m’a vu descendre dans la val-
lée, pendant que la peau de ma poitrine était immobile et calme, comme le
couvercle d’une tombe ! Une tête à la main, dont je rongeais le crâne, j’ai nagé
dans les gouffres les plus dangereux, longé les écueils mortels, et plongé plus
bas que les courants, pour assister, comme un étranger, aux combats des
monstres marins ; je me suis écarté du rivage, jusqu’à le perdre de ma vue per-
çante ; et, les crampes hideuses, avec leur magnétisme paralysant, rôdaient au-
tour de mes membres, qui fendaient les vagues avec des mouvements ro-
bustes, sans oser approcher. On m’a vu revenir, sain et sauf, dans la plage, pen-
dant que la peau de ma poitrine était immobile et calme, comme le couvercle
d’une tombe ! Une tête à la main, dont je rongeais le crâne, j’ai franchi les
marches ascendantes d’une tour élevée. Je suis parvenu, les jambes lasses, sur
la plate-forme vertigineuse. J’ai regardé la campagne, la mer ; j’ai regardé le so-
leil, le firmament ; repoussant du pied le granit qui ne recula pas, j’ai défié la
mort et la vengeance divine par une huée suprême, et me suis précipité,
comme un pavé, dans la bouche de l’espace. Les hommes entendirent le choc
douloureux et retentissant qui résulta de la rencontre du sol avec la tête de la
conscience, que j’avais abandonnée dans ma chute. On me vit descendre, avec
la lenteur de l’oiseau, porté par un nuage invisible, et ramasser la tête, pour la
forcer à être témoin d’un triple crime, que je devais commettre le jour même,
pendant que la peau de ma poitrine était immobile et calme, comme le cou-
vercle d’une tombe ! Une tête à la main, dont je rongeais le crâne, je me suis
dirigé vers l’endroit où s’élèvent les poteaux qui soutiennent la guillotine. J’ai
placé la grâce suave des cous de trois jeunes filles sous le couperet. Exécuteur
des hautes œuvres, je lâchai le cordon avec l’expérience apparente d’une vie
entière ; et, le fer triangulaire, s’abattant obliquement, trancha trois têtes qui
me regardaient avec douceur. Je mis ensuite la mienne sous le rasoir pesant, et
le bourreau prépara l’accomplissement de son devoir. Trois fois, le couperet re-
descendit entre les rainures avec une nouvelle vigueur ; trois fois, ma carcasse
matérielle, surtout au siège du cou, fut remuée jusqu’en ses fondements,
comme lorsqu’on se figure en rêve être écrasé par une maison qui s’effondre.
Le peuple stupéfait me laissa passer, pour m’écarter de la place funèbre ; il m’a
vu ouvrir avec mes coudes ses flots ondulatoires, et me remuer, plein de vie,
avançant devant moi, la tête droite, pendant que la peau de ma poitrine était
immobile et calme, comme le couvercle d’une tombe ! J’avais dit que je voulais
défendre l’homme, cette fois ; mais je crains que mon apologie ne soit pas
l’expression de la vérité ; et, par conséquent, je préfère me taire. C’est avec re-
connaissance que l’humanité applaudira à cette mesure !
*****

Il est temps de serrer les freins à mon inspiration, et de m’arrêter, un ins-


tant, en route, comme quand on regarde le vagin d’une femme ; il est bon
d’examiner la carrière parcourue, et de s’élancer, ensuite, les membres reposés,
d’un bond impétueux. Fournir une traite d’une seule haleine n’est pas facile ; et
les ailes se fatiguent beaucoup, dans un vol élevé, sans espérance et sans re-
mords. Non… ne conduisons pas plus profondément la meute hagarde des
pioches et des fouilles, à travers les mines explosives de ce chant impie ! Le cro-
codile ne changera pas un mot au vomissement sorti de dessous son crâne.
Tant pis, si quelque ombre furtive, excitée par le but louable de venger
l’humanité, injustement attaquée par moi, ouvre subrepticement la porte de
ma chambre, en frôlant la muraille comme l’aile d’un goéland, et enfonce un
poignard, dans les côtes du pilleur d’épaves célestes ! Autant vaut que l’argile
dissolve ses atomes, de cette manière que d’une autre.

FIN DU DEUXIÈME CHANT


CHANT TROISIÈME

Rappelons les noms de ces êtres imaginaires, à la nature d’ange, que ma


plume, pendant le deuxième chant, a tirés d’un cerveau, brillant d’une lueur
émanée d’eux-mêmes. Ils meurent, dès leur naissance, comme ces étincelles
dont l’œil a de la peine à suivre l’effacement rapide, sur du papier brûlé. Lé-
man !… Lohengrin !… Lombano !… Holzer !… un instant, vous apparûtes, recou-
verts des insignes de la jeunesse, à mon horizon charmé ; mais, je vous ai lais-
sés retomber dans le chaos, comme des cloches de plongeur. Vous n’en sortirez
plus. Il me suffit que j’aie gardé votre souvenir ; vous devez céder la place à
d’autres substances, peut-être moins belles, qu’enfantera le débordement ora-
geux d’un amour qui a résolu de ne pas apaiser sa soif auprès de la race hu-
maine. Amour affamé, qui se dévorerait lui-même, s’il ne cherchait sa nourri-
ture dans des fictions célestes : créant, à la longue, une pyramide de séraphins,
plus nombreux que les insectes qui fourmillent dans une goutte d’eau, il les en-
trelacera dans une ellipse qu’il fera tourbillonner autour de lui. Pendant ce
temps, le voyageur, arrêté contre l’aspect d’une cataracte, s’il relève le visage,
verra, dans le lointain, un être humain, emporté vers la cave de l’enfer par une
guirlande de camélias vivants ! Mais… silence ! l’image flottante du cinquième
idéal se dessine lentement, comme les replis indécis d’une aurore boréale, sur
le plan vaporeux de mon intelligence, et prend de plus en plus une consistance
déterminée… Mario et moi nous longions la grève. Nos chevaux, le cou tendu,
fendaient les membranes de l’espace, et arrachaient des étincelles aux galets
de la plage. La bise, qui nous frappait en plein visage, s’engouffrait dans nos
manteaux, et faisait voltiger en arrière les cheveux de nos têtes jumelles. La
mouette, par ses cris et ses mouvements d’aile, s’efforçait en vain de nous aver-
tir de la proximité possible de la tempête, et s’écriait : « Où s’en vont-ils, de ce
galop insensé ? » Nous ne disions rien ; plongés dans la rêverie, nous nous lais-
sions emporter sur les ailes de cette course furieuse ; le pêcheur, nous voyant
passer, rapides comme l’albatros, et croyant apercevoir, fuyant devant lui, les
deux frères mystérieux, comme on les avait ainsi appelés, parce qu’ils étaient
toujours ensemble, s’empressait de faire le signe de la croix, et se cachait, avec
son chien paralysé, sous quelque roche profonde. Les habitants de la côte
avaient entendu raconter des choses étranges sur ces deux personnages, qui
apparaissaient sur la terre, au milieu des nuages, aux grandes époques de ca-
lamité, quand une guerre affreuse menaçait de planter son harpon sur la poi-
trine de deux pays ennemis, ou que le choléra s’apprêtait à lancer, avec sa
fronde, la pourriture et la mort dans des cités entières. Les plus vieux pilleurs
d’épaves fronçaient le sourcil, d’un air grave, affirmant que les deux fantômes,
dont chacun avait remarqué la vaste envergure des ailes noires, pendant les
ouragans, au-dessus des bancs de sable et des écueils, étaient le génie de la
terre et le génie de la mer, qui promenaient leur majesté, au milieu des airs,
pendant les grandes révolutions de la nature, unis ensemble par une amitié
éternelle, dont la rareté et la gloire ont enfanté l’étonnement du câble indéfini
des générations. On disait que, volant côte à côte comme deux condors des
Andes, ils aimaient à planer, en cercles concentriques, parmi les couches
d’atmosphères qui avoisinent le soleil ; qu’ils se nourrissaient, dans ces parages,
des plus pures essences de la lumière ; mais, qu’ils ne se décidaient qu’avec
peine à rabattre l’inclinaison de leur vol vertical, vers l’orbite épouvanté où
tourne le globe humain en délire, habité par des esprits cruels qui se massa-
crent entre eux dans les champs où rugit la bataille (quand ils ne se tuent pas
perfidement, en secret, dans le centre des villes, avec le poignard de la haine
ou de l’ambition), et qui se nourrissent d’êtres pleins de vie comme eux et pla-
cés quelques degrés plus bas dans l’échelle des existences. Ou bien, quand ils
prenaient la ferme résolution, afin d’exciter les hommes au repentir par les
strophes de leurs prophéties, de nager, en se dirigeant à grandes brassées, vers
les régions sidérales où une planète se mouvait au milieu des exhalaisons
épaisses d’avarice, d’orgueil, d’imprécation et de ricanement qui se déga-
geaient, comme des vapeurs pestilentielles, de sa surface hideuse et paraissait
petite comme une boule, étant presque invisible, à cause de la distance, ils ne
manquaient pas de trouver des occasions où ils se repentaient amèrement de
leur bienveillance, méconnue et conspuée, et allaient se cacher au fond des
volcans, pour converser avec le feu vivace qui bouillonne dans les cuves des
souterrains centraux, ou au fond de la mer, pour reposer agréablement leur vue
désillusionnée sur les monstres les plus féroces de l’abîme, qui leur paraissaient
des modèles de douceur, en comparaison des bâtards de l’humanité. La nuit
venue, avec son obscurité propice, ils s’élançaient des cratères, à la crête de
porphyre, des courants sous-marins et laissaient, bien loin derrière eux, le pot
de chambre rocailleux où se démène l’anus constipé des kakatoès humains,
jusqu’à ce qu’ils ne pussent plus distinguer la silhouette suspendue de la pla-
nète immonde. Alors, chagrinés de leur tentative infructueuse, au milieu des
étoiles qui compatissaient à leur douleur et sous l’œil de Dieu, s’embrassaient,
en pleurant, l’ange de la terre et l’ange de la mer !… Mario et celui qui galopait
auprès de lui n’ignoraient pas les bruits vagues et superstitieux que racontaient,
dans les veillées, les pêcheurs de la côte, en chuchotant autour de l’âtre, portes
et fenêtres fermées ; pendant que le vent de la nuit, qui désire se réchauffer,
fait entendre ses sifflements autour de la cabane de paille, et ébranle, par sa
vigueur, ces frêles murailles, entourées à la base de fragments de coquillage,
apportés par les replis mourants des vagues. Nous ne parlions pas. Que se di-
sent deux cœurs qui s’aiment ? Rien. Mais nos yeux exprimaient tout. Je
l’avertis de serrer davantage son manteau autour de lui, et lui me fait observer
que mon cheval s’éloigne trop du sien : chacun prend autant d’intérêt à la vie
de l’autre qu’à sa propre vie ; nous ne rions pas. Il s’efforce de me sourire ; mais,
j’aperçois que son visage porte le poids des terribles impressions qu’y a gravées
la réflexion, constamment penchée sur les sphinx qui déroutent, avec un œil
oblique, les grandes angoisses de l’intelligence des mortels. Voyant ses ma-
nœuvres inutiles, il détourne les yeux, mord son frein terrestre avec la bave de
la rage, et regarde l’horizon, qui s’enfuit à notre approche. À mon tour, je
m’efforce de lui rappeler sa jeunesse dorée, qui ne demande qu’à s’avancer
dans les palais des plaisirs, comme une reine ; mais, il remarque que mes pa-
roles sortent difficilement de ma bouche amaigrie, et que les années de mon
propre printemps ont passé, tristes et glaciales, comme un rêve implacable qui
promène, sur les tables des banquets, et sur les lits de satin, où sommeille la
pâle prêtresse d’amour, payée avec les miroitements de l’or, les voluptés
amères du désenchantement, les rides pestilentielles de la vieillesse, les effa-
rements de la solitude et les flambeaux de la douleur. Voyant mes manœuvres
inutiles, je ne m’étonne pas de ne pas pouvoir le rendre heureux ; le Tout-
Puissant m’apparaît revêtu de ses instruments de torture, dans toute l’auréole
resplendissante de son horreur ; je détourne les yeux et regarde l’horizon qui
s’enfuit à notre approche… Nos chevaux galopaient le long du rivage, comme
s’ils fuyaient l’œil humain… Mario est plus jeune que moi ; l’humidité du temps
et l’écume salée qui rejaillit jusqu’à nous amènent le contact du froid sur ses
lèvres. Je lui dis : « Prends garde !… prends garde !… ferme tes lèvres, les unes
contre les autres ; ne vois-tu pas les griffes aiguës de la gerçure, qui sillonne ta
peau de blessures cuisantes ? » Il fixe mon front, et me réplique, avec les mou-
vements de sa langue : « Oui, je les vois, ces griffes vertes ; mais, je ne dérange-
rai pas la situation naturelle de ma bouche pour les faire fuir. Regarde, si je
mens. Puisqu’il paraît que c’est la volonté de la Providence, je veux m’y confor-
mer. Sa volonté aurait pu être meilleure. » Et moi, je m’écriai : « J’admire cette
vengeance noble. » Je voulus m’arracher les cheveux ; mais, il me le défendit
avec un regard sévère, et je lui obéis avec respect. Il se faisait tard, et l’aigle re-
gagnait son nid, creusé dans les anfractuosités de la roche. Il me dit : « Je vais te
prêter mon manteau, pour te garantir du froid ; je n’en ai pas besoin. » Je lui
répliquai : « Malheur à toi, si tu fais ce que tu dis. Je ne veux pas qu’un autre
souffre à ma place, et surtout toi. » Il ne répondit pas, parce que j’avais raison ;
mais, moi, je me mis à le consoler, à cause de l’accent trop impétueux de mes
paroles… Nos chevaux galopaient le long du rivage, comme s’ils fuyaient l’œil
humain… Je relevai la tête, comme la proue d’un vaisseau soulevée par une
vague énorme, et je lui dis : « Est-ce que tu pleures ? Je te le demande, roi des
neiges et des brouillards. Je ne vois pas des larmes sur ton visage, beau comme
la fleur du cactus, et tes paupières sont sèches, comme le lit du torrent ; mais,
je distingue, au fond de tes yeux, une cuve, pleine de sang, où bout ton inno-
cence, mordue au cou par un scorpion de la grande espèce. Un vent violent
s’abat sur le feu qui réchauffe la chaudière, et en répand les flammes obscures
jusqu’en dehors de ton orbite sacré. J’ai approché mes cheveux de ton front ro-
sé, et j’ai senti une odeur de roussi, parce qu’ils se brûlèrent. Ferme tes yeux ;
car, sinon, ton visage, calciné comme la lave du volcan, tombera en cendres sur
le creux de ma main. » Et, lui, se retournait vers moi, sans faire attention aux
rênes qu’il tenait dans la main, et me contemplait avec attendrissement, tandis
que lentement il baissait et relevait ses paupières de lis, comme le flux et le re-
flux de la mer. Il voulut bien répondre à ma question audacieuse, et voici
comme il le fit : « Ne fais pas attention à moi. De même que les vapeurs des
fleuves rampent le long des flancs de la colline, et, une fois arrivées au sommet,
s’élancent dans l’atmosphère, en formant des nuages ; de même, tes inquié-
tudes sur mon compte se sont insensiblement accrues, sans motif raisonnable,
et forment au-dessus de ton imagination, le corps trompeur d’un mirage déso-
lé. Je t’assure qu’il n’y a pas de feu dans mes yeux, quoique j’y ressente la
même impression que si mon crâne était plongé dans un casque de charbons
ardents. Comment veux-tu que les chairs de mon innocence bouillent dans la
cuve, puisque je n’entends que des cris très faibles et confus, qui, pour moi, ne
sont que les gémissements du vent qui passe au-dessus de nos têtes. Il est im-
possible qu’un scorpion ait fixé sa résidence et ses pinces aiguës au fond de
mon orbite haché ; je crois plutôt que ce sont des tenailles vigoureuses qui
broient les nerfs optiques. Cependant, je suis d’avis, avec toi, que le sang, qui
remplit la cuve, a été extrait de mes veines par un bourreau invisible, pendant
le sommeil de la dernière nuit. Je t’ai attendu longtemps, fils aimé de l’océan ;
et mes bras assoupis ont engagé un vain combat avec Celui qui s’était introduit
dans le vestibule de ma maison… Oui, je sens que mon âme est cadenassée
dans le verrou de mon corps, et qu’elle ne peut se dégager, pour fuir loin des
rivages que frappe la mer humaine, et n’être plus témoin du spectacle de la
meute livide des malheurs, poursuivant sans relâche, à travers les fondrières et
les gouffres de l’abattement immense, les isards humains. Mais, je ne me plain-
drai pas. J’ai reçu la vie comme une blessure, et j’ai défendu au suicide de guérir
la cicatrice. Je veux que le Créateur en contemple, à chaque heure de son éter-
nité, la crevasse béante. C’est le châtiment que je lui inflige. Nos coursiers ra-
lentissent la vitesse de leurs pieds d’airain ; leurs corps tremblent, comme le
chasseur surpris par un troupeau de pécaris. Il ne faut pas qu’ils se mettent à
écouter ce que nous disons. À force d’attention, leur intelligence grandirait, et
ils pourraient peut-être nous comprendre. Malheur à eux ; car, ils souffriraient
davantage ! En effet, ne pense qu’aux marcassins de l’humanité : le degré
d’intelligence qui les sépare des autres êtres de la création ne semble-t-il pas
ne leur être accordé qu’au prix irrémédiable de souffrances incalculables ?
Imite mon exemple, et que ton éperon d’argent s’enfonce dans les flancs de ton
coursier… » Nos chevaux galopaient le long du rivage, comme s’ils fuyaient l’œil
humain.

*****

Voici la folle qui passe en dansant, tandis qu’elle se rappelle vaguement


quelque chose. Les enfants la poursuivent à coups de pierre, comme si c’était
un merle. Elle brandit un bâton et fait mine de les poursuivre, puis reprend sa
course. Elle a laissé un soulier en chemin, et ne s’en aperçoit pas. De longues
pattes d’araignée circulent sur sa nuque ; ce ne sont autre chose que ses che-
veux. Son visage ne ressemble plus au visage humain, et elle lance des éclats de
rire comme l’hyène. Elle laisse échapper des lambeaux de phrases dans les-
quels, en les recousant, très peu trouveraient une signification claire. Sa robe,
percée en plus d’un endroit, exécute des mouvements saccadés autour de ses
jambes osseuses et pleines de boue. Elle va devant soi, comme la feuille du
peuplier, emportée, elle, sa jeunesse, ses illusions et son bonheur passé, qu’elle
revoit à travers les brumes d’une intelligence détruite, par le tourbillon des fa-
cultés inconscientes. Elle a perdu sa grâce et sa beauté primitives ; sa démarche
est ignoble, et son haleine respire l’eau-de-vie. Si les hommes étaient heureux
sur cette terre, c’est alors qu’il faudrait s’étonner. La folle ne fait aucun re-
proche, elle est trop fière pour se plaindre, et mourra, sans avoir révélé son se-
cret à ceux qui s’intéressent à elle, mais auxquels elle a défendu de ne jamais
lui adresser la parole. Les enfants la poursuivent, à coups de pierre, comme si
c’était un merle. Elle a laissé tomber de son sein un rouleau de papier. Un in-
connu le ramasse, s’enferme chez lui toute la nuit, et lit le manuscrit, qui conte-
nait ce qui suit : « Après bien des années stériles, la Providence m’envoya une
fille. Pendant trois jours, je m’agenouillai dans les églises, et ne cessai de re-
mercier le grand nom de Celui qui avait enfin exaucé mes vœux. Je nourrissais
de mon propre lait celle qui était plus que ma vie, et que je voyais grandir rapi-
dement, douée de toutes les qualités de l’âme et du corps. Elle me disait : « Je
voudrais avoir une petite sœur pour m’amuser avec elle ; recommande au bon
Dieu de m’en envoyer une ; et, pour le récompenser, j’entrelacerai, pour lui,
une guirlande de violettes, de menthes et de géraniums. » Pour toute réponse,
je l’enlevais sur mon sein et l’embrassais avec amour. Elle savait déjà
s’intéresser aux animaux, et me demandait pourquoi l’hirondelle se contente
de raser de l’aile les chaumières humaines, sans oser y rentrer. Mais, moi, je
mettais un doigt sur ma bouche, comme pour lui dire de garder le silence sur
cette grave question, dont je ne voulais pas encore lui faire comprendre les
éléments, afin de ne pas frapper, par une sensation excessive, son imagination
enfantine ; et, je m’empressais de détourner la conversation de ce sujet, pé-
nible à traiter pour tout être appartenant à la race qui a étendu une domination
injuste sur les autres animaux de la création. Quand elle me parlait des tombes
du cimetière, en me disant qu’on respirait dans cette atmosphère les agréables
parfums des cyprès et des immortelles, je me gardai de la contredire ; mais, je
lui disais que c’était la ville des oiseaux, que, là, ils chantaient depuis l’aurore
jusqu’au crépuscule du soir, et que les tombes étaient leurs nids, où ils cou-
chaient la nuit avec leur famille, en soulevant le marbre. Tous les mignons vê-
tements qui la couvraient, c’est moi qui les avais cousus, ainsi que les dentelles,
aux mille arabesques, que je réservais pour le dimanche. L’hiver, elle avait sa
place légitime autour de la grande cheminée ; car elle se croyait une personne
sérieuse, et, pendant l’été, la prairie reconnaissait la suave pression de ses pas,
quand elle s’aventurait, avec son filet de soie, attaché au bout d’un jonc, après
les colibris, pleins d’indépendance, et les papillons, aux zigzags agaçants. « Que
fais-tu, petite vagabonde, quand la soupe t’attend depuis une heure, avec la
cuillère qui s’impatiente ? » Mais, elle s’écriait, en me sautant au cou, qu’elle
n’y reviendrait plus. Le lendemain, elle s’échappait de nouveau, à travers les
marguerites et les résédas ; parmi les rayons du soleil et le vol tournoyant des
insectes éphémères ; ne connaissant que la coupe prismatique de la vie, pas
encore le fiel ; heureuse d’être plus grande que la mésange ; se moquant de la
fauvette, qui ne chante pas si bien que le rossignol ; tirant sournoisement la
langue au vilain corbeau, qui la regardait paternellement ; et gracieuse comme
un jeune chat. Je ne devais pas longtemps jouir de sa présence ; le temps
s’approchait, où elle devait, d’une manière inattendue, faire ses adieux aux en-
chantements de la vie, abandonnant pour toujours la compagnie des tourte-
relles, des gélinottes et des verdiers, les babillements de la tulipe et de
l’anémone, les conseils des herbes du marécage, l’esprit incisif des grenouilles,
et la fraîcheur des ruisseaux. On me raconta ce qui s’était passé ; car, moi, je ne
fus pas présente à l’événement qui eut pour conséquence la mort de ma fille. Si
je l’avais été, j’aurais défendu cet ange au prix de mon sang… Maldoror passait
avec son bouledogue ; il voit une jeune fille qui dort à l’ombre d’un platane, et il
la prit d’abord pour une rose. On ne peut dire qui s’éleva le plus tôt dans son
esprit, ou la vue de cette enfant, ou la résolution qui en fut la suite. Il se désha-
bille rapidement, comme un homme qui sait ce qu’il va faire. Nu comme une
pierre, il s’est jeté sur le corps de la jeune fille, et lui a levé la robe pour com-
mettre un attentat à la pudeur… à la clarté du soleil ! Il ne se gênera pas, al-
lez !… N’insistons pas sur cette action impure. L’esprit mécontent, il se rhabille
avec précipitation, jette un regard de prudence sur la route poudreuse, où per-
sonne ne chemine, et ordonne au bouledogue d’étrangler avec le mouvement
de ses mâchoires, la jeune fille ensanglantée. Il indique au chien de la mon-
tagne la place où respire et hurle la victime souffrante, et se retire à l’écart,
pour ne pas être témoin de la rentrée des dents pointues dans les veines roses.
L’accomplissement de cet ordre put paraître sévère au bouledogue. Il crut qu’on
lui demanda ce qui avait été déjà fait, et se contenta, ce loup, au mufle mons-
trueux, de violer à son tour la virginité de cette enfant délicate. De son ventre
déchiré, le sang coule de nouveau le long de ses jambes, à travers la prairie. Ses
gémissements se joignent aux pleurs de l’animal. La jeune fille lui présente la
croix d’or qui ornait son cou, afin qu’il l’épargne ; elle n’avait pas osé la présen-
ter aux yeux farouches de celui qui, d’abord, avait eu la pensée de profiter de la
faiblesse de son âge. Mais le chien n’ignorait pas que, s’il désobéissait à son
maître, un couteau lancé de dessous une manche, ouvrirait brusquement ses
entrailles, sans crier gare. Maldoror (comme ce nom répugne à prononcer !)
entendait les agonies de la douleur, et s’étonnait que la victime eût la vie si
dure, pour ne pas être encore morte. Il s’approche de l’autel sacrificatoire, et
voit la conduite de son bouledogue, livré à de bas penchants, et qui élevait sa
tête au-dessus de la jeune fille, comme un naufragé élève la sienne, au-dessus
des vagues en courroux. Il lui donne un coup de pied et lui fend un œil. Le bou-
ledogue, en colère, s’enfuit dans la campagne, entraînant après lui, pendant un
espace de route qui est toujours trop long, pour si court qu’il fût, le corps de la
jeune fille suspendue, qui n’a été dégagé que grâce aux mouvements saccadés
de la fuite ; mais, il craint d’attaquer son maître, qui ne le reverra plus. Celui-ci
tire de sa poche un canif américain, composé de dix à douze lames qui servent
à divers usages. Il ouvre les pattes anguleuses de cet hydre d’acier : et, muni
d’un pareil scalpel, voyant que le gazon n’avait pas encore disparu sous la cou-
leur de tant de sang versé, s’apprête, sans pâlir, à fouiller courageusement le
vagin de la malheureuse enfant. De ce trou élargi, il retire successivement les
organes intérieurs ; les boyaux, les poumons, le foie et enfin le cœur lui-même
sont arrachés de leurs fondements et entraînés à la lumière du jour, par
l’ouverture épouvantable. Le sacrificateur s’aperçoit que la jeune fille, poulet
vidé, est morte depuis longtemps ; il cesse la persévérance croissante de ses
ravages, et laisse le cadavre redormir à l’ombre du platane. On ramassa le canif,
abandonné à quelques pas. Un berger, témoin du crime, dont on n’avait pas
découvert l’auteur, ne le raconta que longtemps après, quand il se fut assuré
que le criminel avait gagné en sûreté les frontières, et qu’il n’avait plus à redou-
ter la vengeance certaine proférée contre lui, en cas de révélation. Je plaignis
l’insensé qui avait commis ce forfait, que le législateur n’avait pas prévu, et qui
n’avait pas eu de précédents. Je le plaignis, parce qu’il est probable qu’il n’avait
pas gardé l’usage de la raison, quand il mania le poignard à la lame quatre fois
triple, labourant de fond en comble, les parois des viscères. Je le plaignis, parce
que, s’il n’était pas fou, sa conduite honteuse devait couver une haine bien
grande contre ses semblables, pour s’acharner ainsi sur les chairs et les artères
d’un enfant inoffensif, qui fut ma fille. J’assistai à l’enterrement de ces dé-
combres humains, avec une résignation muette ; et chaque jour je viens prier
sur une tombe. » À la fin de cette lecture, l’inconnu ne peut plus garder ses
forces, et s’évanouit. Il reprend ses sens, et brûle le manuscrit. Il avait oublié ce
souvenir de sa jeunesse (l’habitude émousse la mémoire !) ; et après vingt ans
d’absence, il revenait dans ce pays fatal. Il n’achètera pas de bouledogue !… Il
ne conversera pas avec les bergers !… Il n’ira pas dormir à l’ombre des pla-
tanes !… Les enfants la poursuivent à coups de pierre, comme si c’était un
merle.

*****

Tremdall a touché la main pour la dernière fois, à celui qui s’absente vo-
lontairement, toujours fuyant devant lui, toujours l’image de l’homme le pour-
suivant. Le juif errant se dit que, si le sceptre de la terre appartenait à la race
des crocodiles, il ne fuirait pas ainsi. Tremdall, debout sur la vallée, a mis une
main devant ses yeux, pour concentrer les rayons solaires, et rendre sa vue plus
perçante, tandis que l’autre palpe le sein de l’espace, avec le bras horizontal et
immobile. Penché en avant, statue de l’amitié, il regarde avec des yeux, mysté-
rieux comme la mer, grimper, sur la pente de la côte, les guêtres du voyageur,
aidé de son bâton ferré. La terre semble manquer à ses pieds, et quand même il
le voudrait, il ne pourrait retenir ses larmes et ses sentiments :
« Il est loin ; je vois sa silhouette cheminer sur un étroit sentier. Où s’en
va-t-il, de ce pas pesant ? Il ne le sait lui-même… Cependant, je suis persuadé
que je ne dors pas : qu’est-ce qui s’approche, et va à la rencontre de Maldoror ?
Comme il est grand, le dragon… plus qu’un chêne ! On dirait que ses ailes blan-
châtres, nouées par de fortes attaches, ont des nerfs d’acier, tant elles fendent
l’air avec aisance. Son corps commence par un buste de tigre, et se termine par
une longue queue de serpent. Je n’étais pas habitué à voir ces choses. Qu’a-t-il
donc sur le front ? J’y vois écrit, dans une langue symbolique, un mot que je ne
puis déchiffrer. D’un dernier coup d’aile, il s’est transporté auprès de celui dont
je connais le timbre de voix. Il lui a dit : « Je t’attendais, et toi aussi. L’heure est
arrivée ; me voilà. Lis, sur mon front, mon nom écrit en signes hiérogly-
phiques. » Mais lui, à peine a-t-il vu venir l’ennemi, s’est changé en aigle im-
mense, et se prépare au combat, en faisant claquer de contentement son bec
recourbé, voulant dire par là qu’il se charge, à lui seul, de manger la partie pos-
térieure du dragon. Les voilà qui tracent des cercles dont la concentricité dimi-
nue, espionnant leurs moyens réciproques, avant de combattre ; ils font bien.
Le dragon me paraît plus fort ; je voudrais qu’il remportât la victoire sur l’aigle.
Je vais éprouver de grandes émotions, à ce spectacle où une partie de mon être
est engagée. Puissant dragon, je t’exciterai de mes cris, s’il est nécessaire ; car, il
est de l’intérêt de l’aigle qu’il soit vaincu. Qu’attendent-ils pour s’attaquer ? Je
suis dans des transes mortelles. Voyons, dragon, commence, toi, le premier,
l’attaque. Tu viens de lui donner un coup de griffe sec : ce n’est pas trop mal. Je
t’assure que l’aigle l’aura senti ; le vent emporte la beauté de ses plumes, ta-
chées de sang. Ah ! l’aigle t’arrache un œil avec son bec, et, toi, tu ne lui avais
arraché que la peau ; il fallait faire attention à cela. Bravo, prends ta revanche,
et casse-lui une aile ; il n’y a pas à dire, tes dents de tigre sont très bonnes. Si tu
pouvais approcher de l’aigle, pendant qu’il tournoie dans l’espace, lancé en bas
vers la campagne ! Je le remarque, cet aigle t’inspire de la retenue, même
quand il tombe. Il est par terre, il ne pourra pas se relever. L’aspect de toutes
ces blessures béantes m’enivre. Vole à fleur de terre autour de lui, et, avec les
coups de ta queue écaillée de serpent, achève-le, si tu peux. Courage, beau
dragon ; enfonce-lui tes griffes vigoureuses, et que le sang se mêle au sang,
pour former des ruisseaux où il n’y ait pas d’eau. C’est facile à dire, mais non à
faire. L’aigle vient de combiner un nouveau plan stratégique de défense, occa-
sionné par les chances malencontreuses de cette lutte mémorable ; il est pru-
dent. Il s’est assis solidement, dans une position inébranlable, sur l’aile restante,
sur ses deux cuisses, et sur sa queue, qui lui servait auparavant de gouvernail. Il
défie des efforts plus extraordinaires que ceux qu’on lui a opposés jusqu’ici.
Tantôt, il tourne aussi vite que le tigre, et n’a pas l’air de se fatiguer ; tantôt, il se
couche sur le dos, avec ses deux fortes pattes en l’air, et, avec sang-froid, re-
garde ironiquement son adversaire. Il faudra, à bout de compte, que je sache
qui sera le vainqueur ; le combat ne peut pas s’éterniser. Je songe aux consé-
quences qu’il en résultera ! L’aigle est terrible, et fait des sauts énormes qui
ébranlent la terre, comme s’il allait prendre son vol ; cependant, il sait que cela
lui est impossible. Le dragon ne s’y fie pas ; il croit qu’à chaque instant l’aigle va
l’attaquer par le côté où il manque d’œil… Malheureux que je suis ! C’est ce qui
arrive. Comment le dragon s’est laissé prendre à la poitrine ? Il a beau user de
la ruse et de la force ; je m’aperçois que l’aigle, collé à lui par tous ses membres,
comme une sangsue, enfonce de plus en plus son bec, malgré de nouvelles
blessures qu’il reçoit, jusqu’à la racine du cou, dans le ventre du dragon. On ne
lui voit que le corps. Il paraît être à l’aise ; il ne se presse pas d’en sortir. Il
cherche sans doute quelque chose, tandis que le dragon, à la tête de tigre,
pousse des beuglements qui réveillent les forêts. Voilà l’aigle, qui sort de cette
caverne. Aigle, comme tu es horrible ! Tu es plus rouge qu’une mare de sang !
Quoique tu tiennes dans ton bec nerveux un cœur palpitant, tu es si couvert de
blessures, que tu peux à peine te soutenir sur tes pattes emplumées ; et que tu
chancelles, sans desserrer le bec, à côté du dragon qui meurt dans d’effroyables
agonies. La victoire a été difficile ; n’importe, tu l’as remportée : il faut, au
moins, dire la vérité… Tu agis d’après les règles de la raison, en te dépouillant de
la forme d’aigle, pendant que tu t’éloignes du cadavre du dragon. Ainsi donc,
Maldoror, tu as été vainqueur ! Ainsi donc, Maldoror, tu as vaincu l’Espérance !
Désormais, le désespoir se nourrira de ta substance la plus pure ! Désormais, tu
rentres, à pas délibérés, dans la carrière du mal ! Malgré que je sois, pour ainsi
dire, blasé sur la souffrance, le dernier coup que tu as porté au dragon n’a pas
manqué de se faire sentir en moi. Juge toi-même si je souffre ! Mais tu me fais
peur. Voyez, voyez, dans le lointain, cet homme qui s’enfuit. Sur lui, terre excel-
lente, la malédiction a poussé son feuillage touffu ; il est maudit et il maudit. Où
portes-tu tes sandales ? Où t’en vas-tu, hésitant, comme un somnambule, au-
dessus d’un toit ? Que ta destinée perverse s’accomplisse ! Maldoror, adieu !
Adieu, jusqu’à l’éternité, où nous ne nous retrouverons pas ensemble ! »

*****

C’était une journée de printemps. Les oiseaux répandaient leurs can-


tiques en gazouillements, et les humains, rendus à leurs différents devoirs, se
baignaient dans la sainteté de la fatigue. Tout travaillait à sa destinée : les
arbres, les planètes, les squales. Tout, excepté le Créateur ! Il était étendu sur la
route, les habits déchirés. Sa lèvre inférieure pendait comme un câble somni-
fère ; ses dents n’étaient pas lavées, et la poussière se mêlait aux ondes blondes
de ses cheveux. Engourdi par un assoupissement pesant, broyé contre les cail-
loux, son corps faisait des efforts inutiles pour se relever. Ses forces l’avaient
abandonné, et il gisait, là, faible comme le ver de terre, impassible comme
l’écorce. Des flots de vin remplissaient les ornières, creusées par les soubre-
sauts nerveux de ses épaules. L’abrutissement, au groin de porc, le couvrait de
ses ailes protectrices, et lui jetait un regard amoureux. Ses jambes, aux muscles
détendus, balayaient le sol, comme deux mâts aveugles. Le sang coulait de ses
narines : dans sa chute, sa figure avait frappé contre un poteau… Il était soûl !
Horriblement soûl ! Soûl comme une punaise qui a mâché pendant la nuit trois
tonneaux de sang ! Il remplissait l’écho de paroles incohérentes, que je me gar-
derai de répéter ici ; si l’ivrogne suprême ne se respecte pas, moi, je dois res-
pecter les hommes. Saviez-vous que le Créateur… se soûlât ! Pitié pour cette
lèvre, souillée dans les coupes de l’orgie ! Le hérisson, qui passait, lui enfonça
ses pointes dans le dos, et dit : « Ça, pour toi. Le soleil est à la moitié de sa
course : travaille, fainéant, et ne mange pas le pain des autres. Attends un peu,
et tu vas voir, si j’appelle le kakatoès, au bec crochu. » Le pivert et la chouette,
qui passaient, lui enfoncèrent le bec entier dans le ventre, et dirent : « Ça, pour
toi. Que viens-tu faire sur cette terre ? Est-ce pour offrir cette lugubre comédie
aux animaux ? Mais, ni la taupe, ni le casoar, ni le flamant ne t’imiteront, je te le
jure. » L’âne, qui passait, lui donna un coup de pied sur la tempe, et dit : « Ça,
pour toi. Que t’avais-je fait pour me donner des oreilles si longues ? Il n’y a pas
jusqu’au grillon qui ne me méprise. » Le crapaud, qui passait, lança un jet de
bave sur son front, et dit : « Ça, pour toi. Si tu ne m’avais fait l’œil si gros, et que
je t’eusse aperçu dans l’état où je te vois, j’aurais chastement caché la beauté
de tes membres sous une pluie de renoncules, de myosotis et de camélias, afin
que nul ne te vît. » Le lion, qui passait, inclina sa face royale, et dit : « Pour moi,
je le respecte, quoique sa splendeur nous paraisse pour le moment éclipsée.
Vous autres, qui faites les orgueilleux, et n’êtes que des lâches, puisque vous
l’avez attaqué quand il dormait, seriez-vous contents, si, mis à sa place, vous
supportiez, de la part des passants, les injures que vous ne lui avez pas épar-
gnées ? » L’homme, qui passait, s’arrêta devant le Créateur méconnu ; et, aux
applaudissements du morpion et de la vipère, fienta, pendant trois jours, sur
son visage auguste ! Malheur à l’homme, à cause de cette injure ; car, il n’a pas
respecté l’ennemi, étendu dans le mélange de boue, de sang et de vin ; sans
défense et presque inanimé !… Alors, le Dieu souverain, réveillé, enfin, par
toutes ces insultes mesquines, se releva comme il put ; en chancelant, alla
s’asseoir sur une pierre, les bras pendants, comme les deux testicules du poitri-
naire ; et jeta un regard vitreux, sans flamme, sur la nature entière, qui lui ap-
partenait. Ô humains, vous êtes les enfants terribles ; mais, je vous en supplie,
épargnons cette grande existence, qui n’a pas encore fini de cuver la liqueur
immonde, et, n’ayant pas conservé assez de force pour se tenir droite, est re-
tombée, lourdement, sur cette roche, où elle s’est assise, comme un voyageur.
Faites attention à ce mendiant qui passe ; il a vu que le derviche tendait un bras
affamé, et, sans savoir à qui il faisait l’aumône, il a jeté un morceau de pain
dans cette main qui implore la miséricorde. Le Créateur lui a exprimé sa recon-
naissance par un mouvement de tête. Oh ! vous ne saurez jamais comme de
tenir constamment les rênes de l’univers devient une chose difficile ! Le sang
monte quelquefois à la tête, quand on s’applique à tirer du néant une dernière
comète, avec une nouvelle race d’esprits. L’intelligence, trop remuée de fond en
comble, se retire comme un vaincu, et peut tomber, une fois dans la vie, dans
les égarements dont vous avez été témoins !

*****

Une lanterne rouge, drapeau du vice, suspendue à l’extrémité d’une


tringle, balançait sa carcasse au fouet des quatre vents, au-dessus d’une porte
massive et vermoulue. Un corridor sale, qui sentait la cuisse humaine, donnait
sur un préau, où cherchaient leur pâture des coqs et des poules, plus maigres
que leurs ailes. Sur la muraille qui servait d’enceinte au préau, et située du côté
de l’ouest, étaient parcimonieusement pratiquées diverses ouvertures, fermées
par un guichet grillé. La mousse recouvrait ce corps de logis, qui, sans doute,
avait été un couvent et servait, à l’heure actuelle, avec le reste du bâtiment,
comme demeure de toutes ces femmes qui montraient chaque jour, à ceux qui
entraient, l’intérieur de leur vagin, en échange d’un peu d’or. J’étais sur un pont,
dont les piles plongeaient dans l’eau fangeuse d’un fossé de ceinture. De sa sur-
face élevée, je contemplais dans la campagne cette construction penchée sur sa
vieillesse et les moindres détails de son architecture intérieure. Quelquefois, la
grille d’un guichet s’élevait sur elle-même en grinçant, comme par l’impulsion
ascendante d’une main qui violentait la nature du fer : un homme présentait sa
tête à l’ouverture dégagée à moitié, avançait ses épaules, sur lesquelles tombait
le plâtre écaillé, faisait suivre, dans cette extraction laborieuse, son corps cou-
vert de toiles d’araignées. Mettant ses mains, ainsi qu’une couronne, sur les
immondices de toutes sortes qui pressaient le sol de leur poids, tandis qu’il
avait encore la jambe engagée dans les torsions de la grille, il reprenait ainsi sa
posture naturelle, allait tremper ses mains dans un baquet boiteux, dont l’eau
savonnée avait vu s’élever, tomber des générations entières, et s’éloignait en-
suite, le plus vite possible, de ces ruelles faubouriennes, pour aller respirer l’air
pur vers le centre de la ville. Lorsque le client était sorti, une femme toute nue
se portait au-dehors, de la même manière, et se dirigeait vers le même baquet.
Alors, les coqs et les poules accouraient en foule des divers points du préau,
attirés par l’odeur séminale, la renversaient par terre, malgré ses efforts vigou-
reux, trépignaient la surface de son corps comme un fumier et déchiquetaient,
à coups de bec, jusqu’à ce qu’il sortît du sang, les lèvres flasques de son vagin
gonflé. Les poules et les coqs, avec leur gosier rassasié, retournaient gratter
l’herbe du préau ; la femme, devenue propre, se relevait, tremblante, couverte
de blessures, comme lorsqu’on s’éveille après un cauchemar. Elle laissait tom-
ber le torchon qu’elle avait apporté pour essuyer ses jambes ; n’ayant plus be-
soin du baquet commun, elle retournait dans sa tanière, comme elle en était
sortie, pour attendre une autre pratique. À ce spectacle, moi, aussi, je voulus
pénétrer dans cette maison ! J’allai descendre du pont, quand je vis, sur
l’entablement d’un pilier, cette inscription, en caractères hébreux : « Vous, qui
passez sur ce pont, n’y allez pas. Le crime y séjourne avec le vice ; un jour, ses
amis attendirent en vain un jeune homme qui avait franchi la porte fatale. » La
curiosité l’emporta sur la crainte ; au bout de quelques instants, j’arrivai devant
un guichet, dont la grille possédait de solides barreaux, qui s’entrecroisaient
étroitement. Je voulus regarder dans l’intérieur, à travers ce tamis épais.
D’abord, je ne pus rien voir ; mais, je ne tardai pas à distinguer les objets qui
étaient dans la chambre obscure, grâce aux rayons du soleil qui diminuait sa
lumière et allait bientôt disparaître à l’horizon. La première et la seule chose qui
frappa ma vue fut un bâton blond, composé de cornets, s’enfonçant les uns
dans les autres. Ce bâton se mouvait ! Il marchait dans la chambre ! Ses se-
cousses étaient si fortes, que le plancher chancelait ; avec ses deux bouts, il fai-
sait des brèches énormes dans la muraille et paraissait un bélier qu’on ébranle
contre la porte d’une ville assiégée. Ses efforts étaient inutiles ; les murs étaient
construits avec de la pierre de taille, et, quand il choquait la paroi, je le voyais
se recourber en lame d’acier et rebondir comme une balle élastique. Ce bâton
n’était donc pas fait en bois ! Je remarquai, ensuite, qu’il se roulait et se dérou-
lait avec facilité comme une anguille. Quoique haut comme un homme, il ne se
tenait pas droit. Quelquefois, il l’essayait, et montrait un de ses bouts, devant le
grillage du guichet. Il faisait des bonds impétueux, retombait à terre et ne pou-
vait défoncer l’obstacle. Je me mis à le regarder de plus en plus attentivement
et je vis que c’était un cheveu ! Après une grande lutte, avec la matière qui
l’entourait comme une prison, il alla s’appuyer contre le lit qui était dans cette
chambre, la racine reposant sur un tapis et la pointe adossée au chevet. Après
quelques instants de silence, pendant lesquels j’entendis des sanglots entre-
coupés, il éleva la voix et parla ainsi : « Mon maître m’a oublié dans cette
chambre ; il ne vient pas me chercher. Il s’est levé de ce lit, où je suis appuyé, il
a peigné sa chevelure parfumée et n’a pas songé qu’auparavant j’étais tombé à
terre. Cependant, s’il m’avait ramassé, je n’aurais pas trouvé étonnant cet acte
de simple justice. Il m’abandonne, dans cette chambre claquemurée, après
s’être enveloppé dans les bras d’une femme. Et quelle femme ! Les draps sont
encore moites de leur contact attiédi et portent, dans leur désordre,
l’empreinte d’une nuit passée dans l’amour… » Et je me demandais qui pouvait
être son maître ! Et mon œil se recollait à la grille avec plus d’énergie !… « Pen-
dant que la nature entière sommeillait dans sa chasteté, lui, il s’est accouplé
avec une femme dégradée, dans des embrassements lascifs et impurs. Il s’est
abaissé jusqu’à laisser approcher, de sa face auguste, des joues méprisables par
leur impudence habituelle, flétries dans leur sève. Il ne rougissait pas, mais,
moi, je rougissais pour lui. Il est certain qu’il se sentait heureux de dormir avec
une telle épouse d’une nuit. La femme, étonnée de l’aspect majestueux de cet
hôte, semblait éprouver des voluptés incomparables, lui embrassait le cou avec
frénésie. » Et je me demandais qui pouvait être son maître ! Et mon œil se re-
collait à la grille avec plus d’énergie !… « Moi, pendant ce temps, je sentais des
pustules envenimées qui croissaient plus nombreuses, en raison de son ardeur
inaccoutumée pour les jouissances de la chair, entourer ma racine de leur fiel
mortel, absorber, avec leurs ventouses, la substance génératrice de ma vie. Plus
ils s’oubliaient, dans leurs mouvements insensés, plus je sentais mes forces dé-
croître. Au moment où les désirs corporels atteignaient au paroxysme de la fu-
reur, je m’aperçus que ma racine s’affaissait sur elle-même, comme un soldat
blessé par une balle. Le flambeau de la vie s’étant éteint en moi, je me déta-
chai, de sa tête illustre, comme une branche morte ; je tombai à terre, sans
courage, sans force, sans vitalité ; mais, avec une profonde pitié pour celui au-
quel j’appartenais ; mais, avec une éternelle douleur pour son égarement vo-
lontaire !… » Et je me demandais qui pouvait être son maître ! Et mon œil se
recollait à la grille avec plus d’énergie !… « S’il avait, au moins, entouré de son
âme le sein innocent d’une vierge. Elle aurait été plus digne de lui et la dégrada-
tion aurait été moins grande. Il embrasse, avec ses lèvres, ce front couvert de
boue, sur lequel les hommes ont marché avec le talon, plein de poussière !… Il
aspire, avec des narines effrontées, les émanations de ces deux aisselles hu-
mides !… J’ai vu la membrane des dernières se contracter de honte, pendant
que, de leur côté, les narines se refusaient à cette respiration infâme. Mais lui,
ni elle, ne faisaient aucune attention aux avertissements solennels des aisselles,
à la répulsion morne et blême des narines. Elle levait davantage ses bras, et lui,
avec une poussée plus forte, enfonçait son visage dans leur creux. J’étais obligé
d’être le complice de cette profanation. J’étais obligé d’être le spectateur de ce
déhanchement inouï ; d’assister à l’alliage forcé de ces deux êtres, dont un
abîme incommensurable séparait les natures diverses… » Et je me demandais
qui pouvait être son maître ! Et mon œil se recollait à la grille avec plus
d’énergie !… « Quand il fut rassasié de respirer cette femme, il voulut lui arra-
cher ses muscles un par un ; mais, comme c’était une femme, il lui pardonna et
préféra faire souffrir un être de son sexe. Il appela, dans la cellule voisine, un
jeune homme qui était venu dans cette maison pour passer quelques moments
d’insouciance avec une de ces femmes, et lui enjoignit de venir se placer à un
pas de ses yeux. Il y avait longtemps que je gisais sur le sol. N’ayant pas la force
de me lever sur ma racine brûlante, je ne pus voir ce qu’ils firent. Ce que je sais,
c’est qu’à peine le jeune homme fut à portée de sa main, que des lambeaux de
chair tombèrent aux pieds du lit et vinrent se placer à mes côtés. Ils me racon-
taient tout bas que les griffes de mon maître les avaient détachés des épaules
de l’adolescent. Celui-ci, au bout de quelques heures, pendant lesquelles il avait
lutté contre une force plus grande, se leva du lit et se retira majestueusement. Il
était littéralement écorché des pieds jusqu’à la tête ; il traînait, à travers les
dalles de la chambre, sa peau retournée. Il se disait que son caractère était
plein de bonté ; qu’il aimait à croire ses semblables bons aussi ; que pour cela il
avait acquiescé au souhait de l’étranger distingué qui l’avait appelé auprès de
lui ; mais que, jamais, au grand jamais, il ne se serait attendu à être torturé par
un bourreau. Par un pareil bourreau, ajoutait-il après une pause. Enfin, il se di-
rigea vers le guichet, qui se fendit avec pitié jusqu’au nivellement du sol, en
présence de ce corps dépourvu d’épiderme. Sans abandonner sa peau, qui
pouvait encore lui servir, ne serait-ce que comme manteau, il essaya de dispa-
raître de ce coupe-gorge ; une fois éloigné de la chambre, je ne pus voir s’il
avait eu la force de regagner la porte de sortie. Oh ! comme les poules et les
coqs s’éloignaient avec respect, malgré leur faim, de cette longue traînée de
sang, sur la terre imbibée ! » Et je me demandais qui pouvait être son maître !
Et mes yeux se recollaient à la grille avec plus d’énergie !… « Alors, celui qui au-
rait dû penser davantage à sa dignité et à sa justice, se releva, péniblement, sur
son coude fatigué. Seul, sombre, dégoûté et hideux !… Il s’habilla lentement.
Les nonnes, ensevelies depuis des siècles dans les catacombes du couvent,
après avoir été réveillées en sursaut par les bruits de cette nuit horrible, qui
s’entrechoquaient entre eux dans une cellule située au-dessus des caveaux, se
prirent par la main, et vinrent former une ronde funèbre autour de lui. Pendant
qu’il recherchait les décombres de son ancienne splendeur ; qu’il lavait ses
mains avec du crachat en les essuyant ensuite sur ses cheveux (il valait mieux
les laver avec du crachat, que de ne pas les laver du tout, après le temps d’une
nuit entière passée dans le vice et le crime), elles entonnèrent les prières la-
mentables pour les morts, quand quelqu’un est descendu dans la tombe. En
effet, le jeune homme ne devait pas survivre à ce supplice, exercé sur lui par
une main divine, et ses agonies se terminèrent pendant les chants des
nonnes… » Je me rappelai l’inscription du pilier ; je compris ce qu’était devenu
le rêveur pubère que ses amis attendaient encore chaque jour depuis le mo-
ment de sa disparition… Et je me demandais qui pouvait être son maître ! Et
mes yeux se recollaient à la grille avec plus d’énergie !… « Les murailles
s’écartèrent pour le laisser passer ; les nonnes, le voyant prendre son essor,
dans les airs, avec des ailes qu’il avait cachées jusque-là dans sa robe
d’émeraude, se replacèrent en silence dessous le couvercle de la tombe. Il est
parti dans sa demeure céleste, en me laissant ici ; cela n’est pas juste. Les
autres cheveux sont restés sur sa tête ; et, moi, je gis, dans cette chambre lu-
gubre, sur le parquet couvert de sang caillé, de lambeaux de viande sèche ;
cette chambre est devenue damnée, depuis qu’il s’y est introduit ; personne n’y
entre ; cependant, j’y suis enfermé. C’en est donc fait ! Je ne verrai plus les lé-
gions des anges marcher en phalanges épaisses, ni les astres se promener dans
les jardins de l’harmonie. Eh bien, soit… je saurai supporter mon malheur avec
résignation. Mais, je ne manquerai pas de dire aux hommes ce qui s’est passé
dans cette cellule. Je leur donnerai la permission de rejeter leur dignité, comme
un vêtement inutile, puisqu’ils ont l’exemple de mon maître ; je leur conseillerai
de sucer la verge du crime, puisqu’un autre l’a déjà fait… » Le cheveu se tut… Et
je me demandais qui pouvait être son maître ! Et mes yeux se recollaient à la
grille avec plus d’énergie !… Aussitôt le tonnerre éclata ; une lueur phospho-
rique pénétra dans la chambre. Je reculai, malgré moi, par je ne sais quel ins-
tinct d’avertissement ; quoique je fusse éloigné du guichet, j’entendis une autre
voix, mais, celle-ci rampante et douce, de crainte de se faire entendre : « Ne fais
pas de pareils bonds ! Tais-toi… tais-toi… si quelqu’un t’entendait ! je te replace-
rai parmi les autres cheveux ; mais, laisse d’abord le soleil se coucher à
l’horizon, afin que la nuit couvre tes pas… je ne t’ai pas oublié ; mais, on t’aurait
vu sortir, et j’aurais été compromis. Oh ! si tu savais comme j’ai souffert depuis
ce moment ! Revenu au ciel, mes archanges m’ont entouré avec curiosité ; ils
n’ont pas voulu me demander le motif de mon absence. Eux, qui n’avaient ja-
mais osé élever leur vue sur moi, jetaient, s’efforçant de deviner l’énigme, des
regards stupéfaits sur ma face abattue, quoiqu’ils n’aperçussent pas le fond de
ce mystère, et se communiquaient tout bas des pensées qui redoutaient en moi
quelque changement inaccoutumé. Ils pleuraient des larmes silencieuses ; ils
sentaient vaguement que je n’étais plus le même, devenu inférieur à mon iden-
tité. Ils auraient voulu connaître quelle funeste résolution m’avait fait franchir
les frontières du ciel, pour venir m’abattre sur la terre, et goûter des voluptés
éphémères, qu’eux-mêmes méprisent profondément. Ils remarquèrent sur mon
front une goutte de sperme, une goutte de sang. La première avait jailli des
cuisses de la courtisane ! La deuxième s’était élancée des veines du martyr !
Stigmates odieux ! Rosaces inébranlables ! Mes archanges ont retrouvé, pendus
aux halliers de l’espace, les débris flamboyants de ma tunique d’opale, qui flot-
taient sur les peuples béants. Ils n’ont pas pu la reconstruire, et mon corps reste
nu devant leur innocence ; châtiment mémorable de la vertu abandonnée. Vois
les sillons qui se sont tracé un lit sur mes joues décolorées : c’est la goutte de
sperme et la goutte de sang, qui filtrent lentement le long de mes rides sèches.
Arrivées à la lèvre supérieure, elles font un effort immense, et pénètrent dans
le sanctuaire de ma bouche, attirées, comme un aimant, par le gosier irrésis-
tible. Elles m’étouffent, ces deux gouttes implacables. Moi, jusqu’ici, je m’étais
cru le Tout-Puissant ; mais, non ; je dois abaisser le cou devant le remords qui
me crie : « Tu n’es qu’un misérable ! » Ne fais pas de pareils bonds ! Tais-toi…
tais-toi… si quelqu’un t’entendait ! je te replacerai parmi les autres cheveux ;
mais, laisse d’abord le soleil se coucher à l’horizon, afin que la nuit couvre tes
pas… J’ai vu Satan, le grand ennemi, redresser les enchevêtrements osseux de
la charpente, au-dessus de son engourdissement de larve, et, debout, triom-
phant, sublime, haranguer ses troupes rassemblées ; comme je le mérite, me
tourner en dérision. Il a dit qu’il s’étonnait beaucoup que son orgueilleux rival,
pris en flagrant délit par le succès, enfin réalisé, d’un espionnage perpétuel, pût
ainsi s’abaisser jusqu’à baiser la robe de la débauche humaine, par un voyage
de long cours à travers les récifs de l’éther, et faire périr, dans les souffrances,
un membre de l’humanité. Il a dit que ce jeune homme, broyé dans l’engrenage
de mes supplices raffinés, aurait peut-être pu devenir une intelligence de gé-
nie ; consoler les hommes, sur cette terre, par des chants admirables de poésie,
de courage, contre les coups de l’infortune. Il a dit que les nonnes du couvent-
lupanar ne retrouvent plus leur sommeil ; rôdent dans le préau, gesticulant
comme des automates, écrasant avec le pied les renoncules et les lilas ; deve-
nues folles d’indignation, mais, non assez, pour ne pas se rappeler la cause qui
engendra cette maladie, dans leur cerveau… (Les voici qui s’avancent, revêtues
de leur linceul blanc ; elles ne se parlent pas ; elles se tiennent par la main.
Leurs cheveux tombent en désordre sur leurs épaules nues ; un bouquet de
fleurs noires est penché sur leur sein. Nonnes, retournez dans vos caveaux ; la
nuit n’est pas encore complètement arrivée ; ce n’est que le crépuscule du
soir… Ô cheveu, tu le vois toi-même ; de tous les côtés, je suis assailli par le sen-
timent déchaîné de ma dépravation !) Il a dit que le Créateur, qui se vante
d’être la Providence de tout ce qui existe, s’est conduit avec beaucoup de légè-
reté, pour ne pas dire plus, en offrant un pareil spectacle aux mondes étoilés ;
car, il a affirmé clairement le dessein qu’il avait d’aller rapporter dans les pla-
nètes orbiculaires comment je maintiens, par mon propre exemple, la vertu et
la bonté dans la vastitude de mes royaumes. Il a dit que la grande estime, qu’il
avait pour un ennemi si noble, s’était envolée de son imagination, et qu’il préfé-
rait porter la main sur le sein d’une jeune fille, quoique cela soit un acte de mé-
chanceté exécrable, que de cracher sur ma figure, recouverte de trois couches
de sang et de sperme mêlés, afin de ne pas salir son crachat baveux. Il a dit qu’il
se croyait, à juste titre, supérieur à moi, non par le vice, mais par la vertu et la
pudeur ; non par le crime, mais par la justice. Il a dit qu’il fallait m’attacher à
une claie, à cause de mes fautes innombrables ; me faire brûler à petit feu dans
un brasier ardent, pour me jeter ensuite dans la mer, si toutefois la mer vou-
drait me recevoir. Que puisque je me vantais d’être juste, moi, qui l’avais con-
damné aux peines éternelles pour une révolte légère qui n’avait pas eu de
suites graves, je devais donc faire justice sévère sur moi-même, et juger impar-
tialement ma conscience, chargée d’iniquités… Ne fais pas de pareils bonds !
Tais-toi… tais-toi… si quelqu’un t’entendait ! je te replacerai parmi les autres
cheveux ; mais, laisse d’abord le soleil se coucher à l’horizon, afin que la nuit
couvre tes pas. » Il s’arrêta un instant ; quoique je ne le visse point, je compris,
par ce temps d’arrêt nécessaire, que la houle de l’émotion soulevait sa poitrine,
comme un cyclone giratoire soulève une famille de baleines. Poitrine divine,
souillée, un jour, par l’amer contact des tétons d’une femme sans pudeur ! Âme
royale, livrée, dans un moment d’oubli, au crabe de la débauche, au poulpe de
la faiblesse de caractère, au requin de l’abjection individuelle, au boa de la mo-
rale absente, et au colimaçon monstrueux de l’idiotisme ! Le cheveu et son
maître s’embrassèrent étroitement, comme deux amis qui se revoient après
une longue absence. Le Créateur continua, accusé reparaissant devant son
propre tribunal : « Et les hommes, que penseront-ils de moi, dont ils avaient
une opinion si élevée, quand ils apprendront les errements de ma conduite, la
marche hésitante de ma sandale, dans les labyrinthes boueux de la matière, et
la direction de ma route ténébreuse à travers les eaux stagnantes et les hu-
mides joncs de la mare où, recouvert de brouillards, bleuit et mugit le crime, à
la patte sombre !… Je m’aperçois qu’il faut que je travaille beaucoup à ma réha-
bilitation, dans l’avenir, afin de reconquérir leur estime. Je suis le Grand-Tout ;
et cependant, par un côté, je reste inférieur aux hommes, que j’ai créés avec un
peu de sable ! Raconte-leur un mensonge audacieux, et dis-leur que je ne suis
jamais sorti du ciel, constamment enfermé, avec les soucis du trône, entre les
marbres, les statues et les mosaïques de mes palais. Je me suis présenté devant
les célestes fils de l’humanité ; je leur ai dit : « Chassez le mal de vos chau-
mières, et laissez entrer au foyer le manteau du bien. Celui qui portera la main
sur un de ses semblables, en lui faisant au sein une blessure mortelle, avec le
fer homicide, qu’il n’espère point les effets de ma miséricorde, et qu’il redoute
les balances de la justice. Il ira cacher sa tristesse dans les bois ; mais, le bruis-
sement des feuilles, à travers les clairières, chantera à ses oreilles la ballade du
remords ; et il s’enfuira de ces parages, piqué à la hanche par le buisson, le
houx et le chardon bleu, ses pas rapides entrelacés par la souplesse des lianes
et les morsures des scorpions. Il se dirigera vers les galets de la plage ; mais, la
marée montante, avec ses embruns et son approche dangereuse, lui raconte-
ront qu’ils n’ignorent pas son passé ; et il précipitera sa course aveugle vers le
couronnement de la falaise, tandis que les vents stridents d’équinoxe, en
s’enfonçant dans les grottes naturelles du golfe et les carrières pratiquées sous
la muraille des rochers retentissants, beugleront comme les troupeaux im-
menses des buffles des pampas. Les phares de la côte le poursuivront,
jusqu’aux limites du septentrion, de leurs reflets sarcastiques, et les feux follets
des maremmes, simples vapeurs en combustion, dans leurs danses fantas-
tiques, feront frissonner les poils de ses pores, et verdir l’iris de ses yeux. Que la
pudeur se plaise dans vos cabanes, et soit en sûreté à l’ombre de vos champs.
C’est ainsi que vos fils deviendront beaux, et s’inclineront devant leurs parents
avec reconnaissance ; sinon, malingres, et rabougris comme le parchemin des
bibliothèques, ils s’avanceront à grands pas, conduits par la révolte, contre le
jour de leur naissance et le clitoris de leur mère impure. » Comment les
hommes voudront-ils obéir à ces lois sévères, si le législateur lui-même se re-
fuse le premier à s’y astreindre ?… Et ma honte est immense comme
l’éternité ! » J’entendis le cheveu qui lui pardonnait, avec humilité, sa séques-
tration, puisque son maître avait agi par prudence et non par légèreté ; et le
pâle dernier rayon de soleil qui éclairait mes paupières se retira des ravins de la
montagne. Tourné vers lui, je le vis se replier ainsi qu’un linceul… Ne fais pas de
pareils bonds ! Tais-toi… tais-toi… si quelqu’un t’entendait ! Il te replacera parmi
les autres cheveux. Et, maintenant que le soleil est couché à l’horizon, vieillard
cynique et cheveu doux, rampez, tous les deux, vers l’éloignement du lupanar,
pendant que la nuit, étendant son ombre sur le couvent, couvre l’allongement
de vos pas furtifs dans la plaine… Alors, le pou, sortant subitement de derrière
un promontoire, me dit, en hérissant ses griffes : « Que penses-tu de cela ? »
Mais, moi, je ne voulus pas lui répliquer. Je me retirai, et j’arrivai sur le pont.
J’effaçai l’inscription primordiale, je la remplaçai par celle-ci : « Il est douloureux
de garder, comme un poignard, un tel secret dans son cœur ; mais, je jure de ne
jamais révéler ce dont j’ai été témoin, quand je pénétrai, pour la première fois,
dans ce donjon terrible. » Je jetai, par-dessus le parapet, le canif qui m’avait
servi à graver les lettres ; et, faisant quelques rapides réflexions sur le caractère
du Créateur en enfance, qui devait encore, hélas ! pendant bien de temps, faire
souffrir l’humanité (l’éternité est longue), soit par les cruautés exercées, soit
par le spectacle ignoble des chancres qu’occasionne un grand vice, je fermai les
yeux, comme un homme ivre, à la pensée d’avoir un tel être pour ennemi, et je
repris, avec tristesse, mon chemin, à travers les dédales des rues.

FIN DU TROISIÈME CHANT


CHANT QUATRIÈME

C’est un homme ou une pierre ou un arbre qui va commencer le qua-


trième chant. Quand le pied glisse sur une grenouille, l’on sent une sensation
de dégoût ; mais, quand on effleure, à peine, le corps humain, avec la main, la
peau des doigts se fend, comme les écailles d’un bloc de mica qu’on brise à
coups de marteau ; et, de même que le cœur d’un requin, mort depuis une
heure, palpite encore, sur le pont, avec une vitalité tenace, ainsi nos entrailles
se remuent de fond en comble, longtemps après l’attouchement. Tant l’homme
inspire de l’horreur à son propre semblable ! Peut-être que, lorsque j’avance
cela, je me trompe ; mais, peut-être qu’aussi je dis vrai. Je connais, je conçois
une maladie plus terrible que les yeux gonflés par les longues méditations sur le
caractère étrange de l’homme : mais, je la cherche encor… et je n’ai pas pu la
trouver ! Je ne me crois pas moins intelligent qu’un autre, et, cependant, qui
oserait affirmer que j’ai réussi dans mes investigations ? Quel mensonge sorti-
rait de sa bouche ! Le temple antique de Denderah est situé à une heure et
demie de la rive gauche du Nil. Aujourd’hui, des phalanges innombrables de
guêpes se sont emparées des rigoles et des corniches. Elles voltigent autour des
colonnes, comme les ondes épaisses d’une chevelure noire. Seuls habitants du
froid portique, ils gardent l’entrée des vestibules, comme un droit héréditaire.
Je compare le bourdonnement de leurs ailes métalliques, au choc incessant des
glaçons, précipités les uns contre les autres, pendant la débâcle des mers po-
laires. Mais, si je considère la conduite de celui auquel la providence donna le
trône sur cette terre, les trois ailerons de ma douleur font entendre un plus
grand murmure ! Quand une comète, pendant la nuit, apparaît subitement
dans une région du ciel, après quatre-vingts ans d’absence, elle montre aux ha-
bitants terrestres et aux grillons sa queue brillante et vaporeuse. Sans doute,
elle n’a pas conscience de ce long voyage ; il n’en est pas ainsi de moi : accoudé
sur le chevet de mon lit, pendant que les dentelures d’un horizon aride et
morne s’élèvent en vigueur sur le fond de mon âme, je m’absorbe dans les
rêves de la compassion et je rougis pour l’homme ! Coupé en deux par la bise,
le matelot, après avoir fait son quart de nuit, s’empresse de regagner son ha-
mac : pourquoi cette consolation ne m’est-elle pas offerte ? L’idée que je suis
tombé, volontairement, aussi bas que mes semblables, et que j’ai le droit moins
qu’un autre de prononcer des plaintes, sur notre sort, qui reste enchaîné à la
croûte durcie d’une planète, et sur l’essence de notre âme perverse, me pé-
nètre comme un clou de forge. On a vu des explosions de feu grisou anéantir
des familles entières ; mais, elles connurent l’agonie peu de temps, parce que la
mort est presque subite, au milieu des décombres et des gaz délétères : moi…
j’existe toujours comme le basalte ! Au milieu, comme au commencement de la
vie, les anges se ressemblent à eux-mêmes : n’y a-t-il pas longtemps que je ne
me ressemble plus ! L’homme et moi, claquemurés dans les limites de notre
intelligence, comme souvent un lac dans une ceinture d’îles de corail, au lieu
d’unir nos forces respectives pour nous défendre contre le hasard et l’infortune,
nous nous écartons, avec le tremblement de la haine, en prenant deux routes
opposées, comme si nous nous étions réciproquement blessés avec la pointe
d’une dague ! On dirait que l’un comprend le mépris qu’il inspire à l’autre ;
poussés par le mobile d’une dignité relative, nous nous empressons de ne pas
induire en erreur notre adversaire ; chacun reste de son côté et n’ignore pas
que la paix proclamée serait impossible à conserver. Eh bien, soit ! que ma
guerre contre l’homme s’éternise, puisque chacun reconnaît dans l’autre sa
propre dégradation… puisque les deux sont ennemis mortels. Que je doive
remporter une victoire désastreuse ou succomber, le combat sera beau : moi,
seul, contre l’humanité. Je ne me servirai pas d’armes construites avec le bois
ou le fer ; je repousserai du pied les couches de minéraux extraites de la terre :
la sonorité puissante et séraphique de la harpe deviendra, sous mes doigts, un
talisman redoutable. Dans plus d’une embuscade, l’homme, ce singe sublime, a
déjà percé ma poitrine de sa lance de porphyre : un soldat ne montre pas ses
blessures, pour si glorieuses qu’elles soient. Cette guerre terrible jettera la dou-
leur dans les deux partis : deux amis qui cherchent obstinément à se détruire,
quel drame !

*****

Deux piliers, qu’il n’était pas difficile et encore moins impossible de pren-
dre pour des baobabs, s’apercevaient dans la vallée, plus grands que deux
épingles. En effet, c’étaient deux tours énormes. Et, quoique deux baobabs, au
premier coup d’œil, ne ressemblent pas à deux épingles, ni même à deux tours,
cependant, en employant habilement les ficelles de la prudence, on peut affir-
mer, sans crainte d’avoir tort (car, si cette affirmation était accompagnée d’une
seule parcelle de crainte, ce ne serait plus une affirmation ; quoiqu’un même
nom exprime ces deux phénomènes de l’âme qui présentent des caractères as-
sez tranchés pour ne pas être confondus légèrement) qu’un baobab ne diffère
pas tellement d’un pilier, que la comparaison soit défendue entre ces formes
architecturales… ou géométriques… ou l’une et l’autre… ou ni l’une ni l’autre…
ou plutôt formes élevées et massives. Je viens de trouver, je n’ai pas la préten-
tion de dire le contraire, les épithètes propres aux substantifs pilier et baobab :
que l’on sache bien que ce n’est pas, sans une joie mêlée d’orgueil, que j’en fais
la remarque à ceux qui, après avoir relevé leurs paupières, ont pris la très
louable résolution de parcourir ces pages, pendant que la bougie brûle, si c’est
la nuit, pendant que le soleil éclaire, si c’est le jour. Et encore, quand même une
puissance supérieure nous ordonnerait, dans les termes le plus clairement pré-
cis, de rejeter, dans les abîmes du chaos, la comparaison judicieuse que chacun
a certainement pu savourer avec impunité, même alors, et surtout alors, que
l’on ne perde pas de vue cet axiome principal, les habitudes contractées par les
ans, les livres, le contact de ses semblables, et le caractère inhérent à chacun,
qui se développe dans une efflorescence rapide, imposeraient, à l’esprit hu-
main, l’irréparable stigmate de la récidive, dans l’emploi criminel (criminel, en
se plaçant momentanément et spontanément au point de vue de la puissance
supérieure) d’une figure de rhétorique que plusieurs méprisent, mais que
beaucoup encensent. Si le lecteur trouve cette phrase trop longue, qu’il accepte
mes excuses ; mais, qu’il ne s’attende pas de ma part à des bassesses. Je puis
avouer mes fautes ; mais, non, les rendre plus graves par ma lâcheté. Mes rai-
sonnements se choqueront quelquefois contre les grelots de la folie et
l’apparence sérieuse de ce qui n’est en somme que grotesque (quoique, d’après
certains philosophes, il soit assez difficile de distinguer le bouffon du mélanco-
lique, la vie elle-même étant un drame comique ou une comédie dramatique) ;
cependant, il est permis à chacun de tuer des mouches et même des rhinocé-
ros, afin de se reposer de temps en temps d’un travail trop escarpé. Pour tuer
des mouches, voici la manière la plus expéditive, quoique ce ne soit pas la meil-
leure : on les écrase entre les deux premiers doigts de la main. La plupart des
écrivains qui ont traité ce sujet à fond ont calculé, avec beaucoup de vraisem-
blance, qu’il est préférable, dans plusieurs cas, de leur couper la tête. Si
quelqu’un me reproche de parler d’épingles, comme d’un sujet radicalement
frivole, qu’il remarque, sans parti pris, que les plus grands effets ont été sou-
vent produits par les plus petites causes. Et, pour ne pas m’éloigner davantage
du cadre de cette feuille de papier, ne voit-on pas que le laborieux morceau de
littérature que je suis à composer, depuis le commencement de cette strophe,
serait peut-être moins goûté, s’il prenait son point d’appui dans une question
épineuse de chimie ou de pathologie interne ? Au reste, tous les goûts sont
dans la nature ; et, quand au commencement j’ai comparé les piliers aux
épingles avec tant de justesse (certes, je ne croyais pas qu’on viendrait, un jour,
me le reprocher), je me suis basé sur les lois de l’optique, qui ont établi que,
plus le rayon visuel est éloigné d’un objet, plus l’image se reflète à diminution
dans la rétine.

C’est ainsi que ce que l’inclination de notre esprit à la farce prend pour un
misérable coup d’esprit, n’est, la plupart du temps, dans la pensée de l’auteur,
qu’une vérité importante, proclamée avec majesté ! Oh ! ce philosophe insensé
qui éclata de rire, en voyant un âne manger une figue ! Je n’invente rien : les
livres antiques ont raconté, avec les plus amples détails, ce volontaire et hon-
teux dépouillement de la noblesse humaine. Moi, je ne sais pas rire. Je n’ai ja-
mais pu rire, quoique plusieurs fois j’aie essayé de le faire. C’est très difficile
d’apprendre à rire. Ou, plutôt, je crois qu’un sentiment de répugnance à cette
monstruosité forme une marque essentielle de mon caractère. Eh bien, j’ai été
témoin de quelque chose de plus fort : j’ai vu une figue manger un âne ! Et, ce-
pendant, je n’ai pas ri ; franchement, aucune partie buccale n’a remué. Le be-
soin de pleurer s’empara de moi si fortement, que mes yeux laissèrent tomber
une larme. « Nature ! nature ! m’écriai-je en sanglotant, l’épervier déchire le
moineau, la figue mange l’âne et le ténia dévore l’homme ! » Sans prendre la
résolution d’aller plus loin, je me demande en moi-même si j’ai parlé de la ma-
nière dont on tue les mouches. Oui, n’est-ce pas ? Il n’en est pas moins vrai que
je n’avais pas parlé de la destruction des rhinocéros ! Si certains amis me pré-
tendaient le contraire, je ne les écouterais pas, et je me rappellerais que la
louange et la flatterie sont deux grandes pierres d’achoppement. Cependant,
afin de contenter ma conscience autant que possible, je ne puis m’empêcher de
faire remarquer que cette dissertation sur le rhinocéros m’entraînerait hors des
frontières de la patience et du sang-froid, et, de son côté, découragerait proba-
blement (ayons, même, la hardiesse de dire certainement) les générations pré-
sentes. N’avoir pas parlé du rhinocéros après la mouche ! Au moins, pour ex-
cuse passable, aurais-je dû mentionner avec promptitude (et je ne l’ai pas fait !)
cette omission non préméditée, qui n’étonnera pas ceux qui ont étudié à fond
les contradictions réelles et inexplicables qui habitent les lobes du cerveau hu-
main. Rien n’est indigne pour une intelligence grande et simple : le moindre
phénomène de la nature, s’il y a mystère en lui, deviendra, pour le sage, inépui-
sable matière à réflexion. Si quelqu’un voit un âne manger une figue ou une
figue manger un âne (ces deux circonstances ne se présentent pas souvent, à
moins que ce ne soit en poésie), soyez certain qu’après avoir réfléchi deux ou
trois minutes, pour savoir quelle conduite prendre, il abandonnera le sentier de
la vertu et se mettra à rire comme un coq ! Encore, n’est-il pas exactement
prouvé que les coqs ouvrent exprès leur bec pour imiter l’homme et faire une
grimace tourmentée. J’appelle grimace dans les oiseaux ce qui porte le même
nom dans l’humanité ! Le coq ne sort pas de sa nature, moins par incapacité,
que par orgueil. Apprenez-leur à lire, ils se révoltent. Ce n’est pas un perroquet,
qui s’extasierait ainsi devant sa faiblesse, ignorante et impardonnable ! Oh ! avi-
lissement exécrable ! comme on ressemble à une chèvre quand on rit ! Le
calme du front a disparu pour faire place à deux énormes yeux de poissons qui
(n’est-ce pas déplorable ?)… qui… qui se mettent à briller comme des phares !
Souvent, il m’arrivera d’énoncer, avec solennité, les propositions les plus bouf-
fonnes, je ne trouve pas que cela devienne un motif péremptoirement suffisant
pour élargir la bouche ! Je ne puis m’empêcher de rire, me répondrez-vous ;
j’accepte cette explication absurde, mais, alors, que ce soit un rire mélanco-
lique. Riez, mais pleurez en même temps. Si vous ne pouvez pleurer par les
yeux, pleurez par la bouche. Est-ce encore impossible, urinez ; mais, j’avertis
qu’un liquide quelconque est ici nécessaire, pour atténuer la sécheresse que
porte, dans ses flancs, le rire, aux traits fendus en arrière. Quant à moi, je ne
me laisserai pas décontenancer par les gloussements cocasses et les beugle-
ments originaux de ceux qui trouvent toujours quelque chose à redire dans un
caractère qui ne ressemble pas au leur, parce qu’il est une des innombrables
modifications intellectuelles que Dieu, sans sortir d’un type primordial, créa
pour gouverner les charpentes osseuses. Jusqu’à nos temps, la poésie fit une
route fausse ; s’élevant jusqu’au ciel ou rampant jusqu’à terre, elle a méconnu
les principes de son existence, et a été, non sans raison, constamment bafouée
par les honnêtes gens. Elle n’a pas été modeste… qualité la plus belle qui doive
exister dans un être imparfait ! Moi, je veux montrer mes qualités ; mais, je ne
suis pas assez hypocrite pour cacher mes vices ! Le rire, le mal, l’orgueil, la folie,
paraîtront, tour à tour, entre la sensibilité et l’amour de la justice, et serviront
d’exemple à la stupéfaction humaine : chacun s’y reconnaîtra, non pas tel qu’il
devrait être, mais tel qu’il est. Et, peut-être que ce simple idéal, conçu par mon
imagination, surpassera, cependant, tout ce que la poésie a trouvé jusqu’ici de
plus grandiose et de plus sacré. Car, si je laisse mes vices transpirer dans ces
pages, on ne croira que mieux aux vertus que j’y fais resplendir, et, dont je pla-
cerai l’auréole si haut, que les plus grands génies de l’avenir témoigneront, pour
moi, une sincère reconnaissance. Ainsi, donc, l’hypocrisie sera chassée carré-
ment de ma demeure. Il y aura, dans mes chants, une preuve imposante de
puissance, pour mépriser ainsi les opinions reçues. Il chante pour lui seul, et
non pas pour ses semblables. Il ne place pas la mesure de son inspiration dans
la balance humaine. Libre comme la tempête, il est venu échouer, un jour, sur
les plages indomptables de sa terrible volonté ! Il ne craint rien, si ce n’est lui-
même ! Dans ses combats surnaturels, il attaquera l’homme et le Créateur, avec
avantage, comme quand l’espadon enfonce son épée dans le ventre de la ba-
leine : qu’il soit maudit, par ses enfants et par ma main décharnée, celui qui
persiste à ne pas comprendre les kangourous implacables du rire et les poux
audacieux de la caricature !… Deux tours énormes s’apercevaient dans la val-
lée ; je l’ai dit au commencement. En les multipliant par deux, le produit était
quatre… mais je ne distinguai pas très bien la nécessité de cette opération
d’arithmétique. Je continuai ma route, avec la fièvre au visage, et je m’écriai
sans cesse : « Non… non… je ne distingue pas très bien la nécessité de cette
opération d’arithmétique ! » J’avais entendu des craquements de chaînes, et
des gémissements douloureux. Que personne ne trouve possible, quand il pas-
sera dans cet endroit, de multiplier les tours par deux, afin que le produit soit
quatre ! Quelques-uns soupçonnent que j’aime l’humanité comme si j’étais sa
propre mère, et que je l’eusse portée, neuf mois, dans mes flancs parfumés ;
c’est pourquoi, je ne repasse plus dans la vallée où s’élèvent les deux unités du
multiplicande !

*****

Une potence s’élevait sur le sol ; à un mètre de celui-ci, était suspendu


par les cheveux un homme, dont les bras étaient attachés par-derrière. Ses
jambes avaient été laissées libres, pour accroître ses tortures, et lui faire désirer
davantage n’importe quoi de contraire à l’enlacement de ses bras. La peau du
front était tellement tendue par le poids de la pendaison, que son visage, con-
damné par la circonstance à l’absence de l’expression naturelle, ressemblait à la
concrétion pierreuse d’un stalagtite. Depuis trois jours, il subissait ce supplice. Il
s’écriait : « Qui me dénouera les bras ? qui me dénouera les cheveux ? Je me
disloque dans des mouvements qui ne font que séparer davantage de ma tête
la racine des cheveux ; la soif et la faim ne sont pas les causes principales qui
m’empêchent de dormir. Il est impossible que mon existence enfonce son pro-
longement au-delà des bornes d’une heure. Quelqu’un pour m’ouvrir la gorge,
avec un caillou acéré ! » Chaque mot était précédé, suivi de hurlements in-
tenses. Je m’élançai du buisson derrière lequel j’étais abrité, et je me dirigeai
vers le pantin ou morceau de lard attaché au plafond. Mais, voici que, du côté
opposé, arrivèrent en dansant deux femmes ivres. L’une tenait un sac, et deux
fouets, aux cordes de plomb, l’autre, un baril plein de goudron et deux pin-
ceaux. Les cheveux grisonnants de la plus vieille flottaient au vent, comme les
lambeaux d’une voile déchirée, et les chevilles de l’autre claquaient entre elles,
comme les coups de queue d’un thon sur la dunette d’un vaisseau. Leurs yeux
brillaient d’une flamme si noire et si forte, que je ne crus pas d’abord que ces
deux femmes appartinssent à mon espèce. Elles riaient avec un aplomb telle-
ment égoïste, et leurs traits inspiraient tant de répugnance, que je ne doutai
pas un seul instant que je n’eusse devant les yeux les deux spécimens les plus
hideux de la race humaine. Je me recachai derrière le buisson, et je me tins tout
coi, comme l’acantophorus serraticornis, qui ne montre que la tête en dehors
de son nid. Elles approchaient avec la vitesse de la marée ; appliquant l’oreille
sur le sol, le son, distinctement perçu, m’apportait l’ébranlement lyrique de leur
marche. Lorsque les deux femelles d’orang-outang furent arrivées sous la po-
tence, elles reniflèrent l’air pendant quelques secondes ; elles montrèrent, par
leurs gestes saugrenus, la quantité vraiment remarquable de stupéfaction qui
résulta de leur expérience, quand elles s’aperçurent que rien n’était changé
dans ces lieux : le dénouement de la mort, conforme à leurs vœux, n’était pas
survenu. Elles n’avaient pas daigné lever la tête, pour savoir si la mortadelle
était encore à la même place. L’une dit : « Est-ce possible que tu sois encore
respirant ? Tu as la vie dure, mon mari bien-aimé. » Comme quand deux
chantres, dans une cathédrale, entonnent alternativement les versets d’un
psaume, la deuxième répondit : « Tu ne veux donc pas mourir, ô mon gracieux
fils ? Dis-moi donc comment tu as fait (sûrement c’est par quelque maléfice)
pour épouvanter les vautours ? En effet, ta carcasse est devenue si maigre ! Le
zéphyr la balance comme une lanterne. » Chacune prit un pinceau et goudron-
na le corps du pendu… chacune prit un fouet et leva les bras… J’admirais (il était
absolument impossible de ne pas faire comme moi) avec quelle exactitude
énergique les lames de métal, au lieu de glisser à la surface, comme quand on
se bat contre un nègre et qu’on fait des efforts inutiles, propres au cauchemar,
pour l’empoigner aux cheveux, s’appliquaient, grâce au goudron, jusqu’à
l’intérieur des chairs, marquées par des sillons aussi creux que l’empêchement
des os pouvait raisonnablement le permettre. Je me suis préservé de la tenta-
tion de trouver de la volupté dans ce spectacle excessivement curieux, mais
moins profondément comique qu’on n’était en droit de l’attendre. Et, cepen-
dant, malgré les bonnes résolutions prises d’avance, comment ne pas recon-
naître la force de ces femmes, les muscles de leur bras ? Leur adresse, qui con-
sistait à frapper sur les parties les plus sensibles, comme le visage et le bas-
ventre, ne sera mentionnée par moi, que si j’aspire à l’ambition de raconter la
totale vérité ! À moins que, appliquant mes lèvres, l’une contre l’autre, surtout
dans la direction horizontale (mais, chacun n’ignore pas que c’est la manière la
plus ordinaire d’engendrer cette pression), je ne préfère garder un silence gon-
flé de larmes et de mystères, dont la manifestation pénible sera impuissante à
cacher, non seulement aussi bien mais encore mieux que mes paroles (car, je ne
crois pas me tromper, quoiqu’il ne faille pas certainement nier en principe, sous
peine de manquer aux règles les plus élémentaires de l’habileté, les possibilités
hypothétiques d’erreur) les résultats funestes occasionnés par la fureur qui met
en œuvre les métacarpes secs et les articulations robustes : quand même on ne
se mettrait pas au point de vue de l’observateur impartial et du moraliste expé-
rimenté (il est presque assez important que j’apprenne que je n’admets pas, au
moins entièrement, cette restriction plus ou moins fallacieuse), le doute, à cet
égard, n’aurait pas la faculté d’étendre ses racines ; car, je ne le suppose pas,
pour l’instant, entre les mains d’une puissance surnaturelle, et périrait imman-
quablement, pas subitement peut-être, faute d’une sève remplissant les condi-
tions simultanées de nutrition et d’absence de matières vénéneuses. Il est en-
tendu, sinon ne me lisez pas, que je ne mets en scène que la timide personnali-
té de mon opinion : loin de moi, cependant, la pensée de renoncer à des droits
qui sont incontestables ! Certes, mon intention n’est pas de combattre cette
affirmation, où brille le critérium de la certitude, qu’il est un moyen plus simple
de s’entendre ; il consisterait, je le traduis avec quelques mots seulement, mais,
qui en valent plus de mille, à ne pas discuter : il est plus difficile à mettre en
pratique que ne le veut bien penser généralement le commun des mortels. Dis-
cuter est le mot grammatical, et beaucoup de personnes trouveront qu’il ne
faudrait pas contredire, sans un volumineux dossier de preuves, ce que je viens
de coucher sur le papier ; mais, la chose diffère notablement, s’il est permis
d’accorder à son propre instinct qu’il emploie une rare sagacité au service de sa
circonspection, quand il formule des jugements qui paraîtraient autrement,
soyez-en persuadé, d’une hardiesse qui longe les rivages de la fanfaronnade.
Pour clore ce petit incident, qui s’est lui-même dépouillé de sa gangue par une
légèreté aussi irrémédiablement déplorable que fatalement pleine d’intérêt (ce
que chacun n’aura pas manqué de vérifier, à la condition qu’il ait ausculté ses
souvenirs les plus récents), il est bon, si l’on possède des facultés en équilibre
parfait, ou mieux, si la balance de l’idiotisme ne l’emporte pas de beaucoup sur
le plateau dans lequel reposent les nobles et magnifiques attributs de la raison,
c’est-à-dire, afin d’être plus clair (car, jusqu’ici je n’ai été que concis, ce que
même plusieurs n’admettront pas, à cause de mes longueurs, qui ne sont
qu’imaginaires, puisqu’elles remplissent leur but, de traquer, avec le scalpel de
l’analyse, les fugitives apparitions de la vérité, jusqu’en leurs derniers retran-
chements), si l’intelligence prédomine suffisamment sur les défauts sous le
poids desquels l’ont étouffée en partie l’habitude, la nature et l’éducation, il est
bon, répété-je pour la deuxième et la dernière fois, car, à force de répéter, on
finirait, le plus souvent ce n’est pas faux, par ne plus s’entendre, de revenir la
queue basse, (si, même, il est vrai que j’aie une queue) au sujet dramatique ci-
menté dans cette strophe. Il est utile de boire un verre d’eau, avant
d’entreprendre la suite de mon travail. Je préfère en boire deux, plutôt que de
m’en passer. Ainsi, dans une chasse contre un nègre marron, à travers la forêt, à
un moment convenu, chaque membre de la troupe suspend son fusil aux lianes,
et l’on se réunit en commun, à l’ombre d’un massif, pour étancher la soif et
apaiser la faim. Mais, la halte ne dure que quelques secondes, la poursuite est
reprise avec acharnement et le hallali ne tarde pas à résonner. Et, de même que
l’oxygène est reconnaissable à la propriété qu’il possède, sans orgueil, de rallu-
mer une allumette présentant quelques points en ignition, ainsi, l’on reconnaî-
tra l’accomplissement de mon devoir à l’empressement que je montre à revenir
à la question. Lorsque les femelles se virent dans l’impossibilité de retenir le
fouet, que la fatigue laissa tomber de leurs mains, elles mirent judicieusement
fin au travail gymnastique qu’elles avaient entrepris pendant près de deux
heures, et se retirèrent, avec une joie qui n’était pas dépourvue de menaces
pour l’avenir. Je me dirigeai vers celui qui m’appelait au secours, avec un œil
glacial (car, la perte de son sang était si grande, que la faiblesse l’empêchait de
parler, et que mon opinion était, quoique je ne fusse pas médecin, que
l’hémorragie s’était déclarée au visage et au bas-ventre), et je coupai ses che-
veux avec une paire de ciseaux, après avoir dégagé ses bras. Il me raconta que
sa mère l’avait, un soir, appelé dans sa chambre, et lui avait ordonné de se dés-
habiller, pour passer la nuit avec elle dans un lit, et que, sans attendre aucune
réponse, la maternité s’était dépouillée de tous ses vêtements, en entrecroi-
sant, devant lui, les gestes les plus impudiques. Qu’alors il s’était retiré. En
outre, par ses refus perpétuels, il s’était attiré la colère de sa femme, qui s’était
bercée de l’espoir d’une récompense, si elle eût pu réussir à engager son mari à
ce qu’il prêtât son corps aux passions de la vieille. Elles résolurent, par un com-
plot, de le suspendre à une potence, préparée d’avance, dans quelque parage
non fréquenté, et de le laisser périr insensiblement, exposé à toutes les misères
et à tous les dangers. Ce n’était pas sans de très mûres et de nombreuses ré-
flexions, pleines de difficultés presque insurmontables, qu’elles étaient enfin
parvenues à guider leur choix sur le supplice raffiné qui n’avait trouvé la dispari-
tion de son terme que dans le secours inespéré de mon intervention. Les
marques les plus vives de la reconnaissance soulignaient chaque expression, et
ne donnaient pas à ses confidences leur moindre valeur. Je le portai dans la
chaumière la plus voisine ; car, il venait de s’évanouir, et je ne quittai les labou-
reurs que lorsque je leur eus laissé ma bourse, pour donner des soins au blessé,
et que je leur eusse fait promettre qu’ils prodigueraient au malheureux, comme
à leur propre fils, les marques d’une sympathie persévérante. À mon tour, je
leur racontai l’événement, et je m’approchai de la porte, pour remettre le pied
sur le sentier ; mais, voilà qu’après avoir fait une centaine de mètres, je revins
machinalement sur mes pas, j’entrai de nouveau dans la chaumière, et,
m’adressant à leurs propriétaires naïfs, je m’écriai : « Non, non… ne croyez pas
que cela m’étonne ! » Cette fois-ci, je m’éloignai définitivement ; mais, la plante
des pieds ne pouvait pas se poser d’une manière sûre : un autre aurait pu ne
pas s’en apercevoir ! Le loup ne passe plus sous la potence qu’élevèrent, un jour
de printemps, les mains entrelacées d’une épouse et d’une mère, comme
quand il faisait prendre, à son imagination charmée, le chemin d’un repas illu-
soire. Quand il voit, à l’horizon, cette chevelure noire, balancée par le vent, il
n’encourage pas sa force d’inertie, et prend la fuite avec une vitesse incompa-
rable ! Faut-il voir, dans ce phénomène psychologique, une intelligence supé-
rieure à l’ordinaire instinct des mammifères ? Sans rien certifier et même sans
rien prévoir, il me semble que l’animal a compris ce que c’est que le crime !
Comment ne le comprendrait-il pas, quand des êtres humains, eux-mêmes, ont
rejeté, jusqu’à ce point indescriptible, l’empire de la raison, pour ne laisser sub-
sister, à la place de cette reine détrônée, qu’une vengeance farouche !

*****

Je suis sale. Les poux me rongent. Les pourceaux, quand ils me regardent,
vomissent. Les croûtes et les escarres de la lèpre ont écaillé ma peau, couverte
de pus jaunâtre. Je ne connais pas l’eau des fleuves, ni la rosée des nuages. Sur
ma nuque, comme sur un fumier, pousse un énorme champignon, aux pédon-
cules ombellifères. Assis sur un meuble informe, je n’ai pas bougé mes
membres depuis quatre siècles. Mes pieds ont pris racine dans le sol et compo-
sent, jusqu’à mon ventre, une sorte de végétation vivace, remplie d’ignobles
parasites, qui ne dérive pas encore de la plante, et qui n’est plus de la chair. Ce-
pendant mon cœur bat. Mais comment battrait-il, si la pourriture et les exhalai-
sons de mon cadavre (je n’ose pas dire corps) ne le nourrissaient abondam-
ment ? Sous mon aisselle gauche, une famille de crapauds a pris résidence, et,
quand l’un d’eux remue, il me fait des chatouilles. Prenez garde qu’il ne s’en
échappe un, et ne vienne gratter, avec sa bouche, le dedans de votre oreille : il
serait ensuite capable d’entrer dans votre cerveau. Sous mon aisselle droite, il y
a un caméléon qui leur fait une chasse perpétuelle, afin de ne pas mourir de
faim : il faut que chacun vive. Mais, quand un parti déjoue complètement les
ruses de l’autre, ils ne trouvent rien de mieux que de ne pas se gêner, et sucent
la graisse délicate qui couvre mes côtes : j’y suis habitué. Une vipère méchante
a dévoré ma verge et a pris sa place : elle m’a rendu eunuque, cette infâme.
Oh ! si j’avais pu me défendre avec mes bras paralysés ; mais, je crois plutôt
qu’ils se sont changés en bûches. Quoi qu’il en soit, il importe de constater que
le sang ne vient plus y promener sa rougeur. Deux petits hérissons, qui ne crois-
sent plus, ont jeté à un chien, qui n’a pas refusé, l’intérieur de mes testicules :
l’épiderme, soigneusement lavé, ils ont logé dedans. L’anus a été intercepté par
un crabe ; encouragé par mon inertie, il garde l’entrée avec ses pinces, et me
fait beaucoup de mal ! Deux méduses ont franchi les mers, immédiatement al-
léchées par un espoir qui ne fut pas trompé. Elles ont regardé avec attention les
deux parties charnues qui forment le derrière humain, et, se cramponnant à
leur galbe convexe, elles les ont tellement écrasées par une pression constante,
que les deux morceaux de chair ont disparu, tandis qu’il est resté deux
monstres, sortis du royaume de la viscosité, égaux par la couleur, la forme et la
férocité. Ne parlez pas de ma colonne vertébrale, puisque c’est un glaive. Oui,
oui… je n’y faisais pas attention… votre demande est juste. Vous désirez savoir,
n’est-ce pas, comment il se trouve implanté verticalement dans mes reins ?
Moi-même, je ne me le rappelle pas très clairement ; cependant, si je me dé-
cide à prendre pour un souvenir ce qui n’est peut-être qu’un rêve, sachez que
l’homme, quand il a su que j’avais fait vœu de vivre avec la maladie et
l’immobilité jusqu’à ce que j’eusse vaincu le Créateur, marcha, derrière moi, sur
la pointe des pieds, mais, non pas si doucement, que je ne l’entendisse. Je ne
perçus plus rien, pendant un instant qui ne fut pas long. Ce poignard aigu
s’enfonça, jusqu’au manche, entre les deux épaules du taureau des fêtes, et son
ossature frissonna, comme un tremblement de terre. La lame adhère si forte-
ment au corps, que personne, jusqu’ici, n’a pu l’extraire. Les athlètes, les méca-
niciens, les philosophes, les médecins ont essayé, tour à tour, les moyens les
plus divers. Ils ne savaient pas que le mal qu’a fait l’homme ne peut plus se dé-
faire ! J’ai pardonné à la profondeur de leur ignorance native, et je les ai salués
des paupières de mes yeux. Voyageur, quand tu passeras près de moi, ne
m’adresse pas, je t’en supplie, le moindre mot de consolation : tu affaiblirais
mon courage. Laisse-moi réchauffer ma ténacité à la flamme du martyre volon-
taire. Va-t’en… que je ne t’inspire aucune pitié. La haine est plus bizarre que tu
ne le penses ; sa conduite est inexplicable, comme l’apparence brisée d’un bâ-
ton enfoncé dans l’eau. Tel que tu me vois, je puis encore faire des excursions
jusqu’aux murailles du ciel, à la tête d’une légion d’assassins, et revenir prendre
cette posture, pour méditer, de nouveau, sur les nobles projets de la ven-
geance. Adieu, je ne te retarderai pas davantage ; et, pour t’instruire et te pré-
server, réfléchis au sort fatal qui m’a conduit à la révolte, quand peut-être j’étais
né bon ! Tu raconteras à ton fils ce que tu as vu ; et, le prenant par la main, fais-
lui admirer la beauté des étoiles et les merveilles de l’univers, le nid du rouge-
gorge et les temples du Seigneur. Tu seras étonné de le voir si docile aux con-
seils de la paternité, et tu le récompenseras par un sourire. Mais, quand il ap-
prendra qu’il n’est pas observé, jette les yeux sur lui, et tu le verras cracher sa
bave sur la vertu ; il t’a trompé, celui qui est descendu de la race humaine,
mais, il ne te trompera plus : tu sauras désormais ce qu’il deviendra. Ô père in-
fortuné, prépare, pour accompagner les pas de ta vieillesse, l’échafaud ineffa-
çable qui tranchera la tête d’un criminel précoce, et la douleur qui te montrera
le chemin qui conduit à la tombe.

*****

Sur le mur de ma chambre, quelle ombre dessine, avec une puissance in-
comparable, la fantasmagorique projection de sa silhouette racornie ? Quand je
place sur mon cœur cette interrogation délirante et muette, c’est moins pour la
majesté de la forme, que pour le tableau de la réalité, que la sobriété du style
se conduit de la sorte. Qui que tu sois, défends-toi ; car, je vais diriger vers toi la
fronde d’une terrible accusation : ces yeux ne t’appartiennent pas… où les as-tu
pris ? Un jour, je vis passer devant moi une femme blonde ; elle les avait pareils
aux tiens : tu les lui as arrachés. Je vois que tu veux faire croire à ta beauté ;
mais, personne ne s’y trompe ; et moi, moins qu’un autre. Je te le dis, afin que
tu ne me prennes pas pour un sot. Toute une série d’oiseaux rapaces, amateurs
de la viande d’autrui et défenseurs de l’utilité de la poursuite, beaux comme
des squelettes qui effeuillent des panoccos de l’Arkansas, voltigent autour de
ton front, comme des serviteurs soumis et agréés. Mais est-ce un front ? Il n’est
pas difficile de mettre beaucoup d’hésitation à le croire. Il est si bas, qu’il est
impossible de vérifier les preuves, numériquement exiguës, de son existence
équivoque. Ce n’est pas pour m’amuser que je te dis cela. Peut-être que tu n’as
pas de front, toi, qui promènes, sur la muraille, comme le symbole mal réfléchi
d’une danse fantastique, le fiévreux ballottement de tes vertèbres lombaires.
Qui donc alors t’a scalpé ? si c’est un être humain, parce que tu l’as enfermé,
pendant vingt ans, dans une prison, et qui s’est échappé pour préparer une
vengeance digne de ses représailles, il a fait comme il devait, et je l’applaudis ;
seulement, il y a un seulement, il ne fut pas assez sévère. Maintenant, tu res-
sembles à un Peau-Rouge prisonnier, du moins (notons-le préalablement) par le
manque expressif de chevelure. Non pas qu’elle ne puisse repousser, puisque
les physiologistes ont découvert que même les cerveaux enlevés reparaissent à
la longue, chez les animaux ; mais, ma pensée, s’arrêtant à une simple constata-
tion, qui n’est pas dépourvue, d’après le peu que j’en aperçois, d’une volupté
énorme, ne va pas, même dans ses conséquences les plus hardies, jusqu’aux
frontières d’un vœu pour ta guérison, et reste, au contraire, fondée, par la mise
en œuvre de sa neutralité plus que suspect, à regarder (ou du moins à souhai-
ter), comme le présage de malheurs plus grands, ce qui ne peut être pour toi
qu’une privation momentanée de la peau qui recouvre le dessus de ta tête.
J’espère que tu m’as compris. Et même, si le hasard te permettait, par un mi-
racle absurde, mais non pas, quelquefois, raisonnable, de retrouver cette peau
précieuse qu’a gardée la religieuse vigilance de ton ennemi, comme le souvenir
enivrant de sa victoire, il est presque extrêmement possible que, quand même
on n’aurait étudié la loi des probabilités que sous le rapport des mathématiques
(or, on sait que l’analogie transporte facilement l’application de cette loi dans
les autres domaines de l’intelligence), ta crainte légitime, mais, un peu exagé-
rée, d’un refroidissement partiel ou total, ne refuserait pas l’occasion impor-
tante, et même unique, qui se présenterait d’une manière si opportune,
quoique brusque, de préserver les diverses parties de ta cervelle du contact de
l’atmosphère, surtout pendant l’hiver, par une coiffure qui, à bon droit,
t’appartient, puisqu’elle est naturelle, et qu’il te serait permis, en outre (il serait
incompréhensible que tu le niasses), de garder constamment sur la tête, sans
courir les risques, toujours désagréables, d’enfreindre les règles les plus simples
d’une convenance élémentaire. N’est-il pas vrai que tu m’écoutes avec atten-
tion ? Si tu m’écoutes davantage, ta tristesse sera loin de se détacher de
l’intérieur de tes narines rouges. Mais, comme je suis très impartial, et que je
ne te déteste pas autant que je le devrais (si je me trompe, dis-le moi), tu
prêtes, malgré toi, l’oreille à mes discours, comme poussé par une force supé-
rieure. Je ne suis pas si méchant que toi : voilà pourquoi ton génie s’incline de
lui-même devant le mien… En effet, je ne suis pas si méchant que toi ! Tu viens
de jeter un regard sur la cité bâtie sur le flanc de cette montagne. Et mainte-
nant, que vois-je ?… Tous les habitants sont morts ! J’ai de l’orgueil comme un
autre, et c’est un vice de plus, que d’en avoir peut-être davantage. Eh bien,
écoute… écoute, si l’aveu d’un homme, qui se rappelle avoir vécu un demi-
siècle sous la forme de requin dans les courants sous-marins qui longent les
côtes de l’Afrique, t’intéresse assez vivement pour lui prêter ton attention, si-
non avec amertume, du moins sans la faute irréparable de montrer le dégoût
que je t’inspire. Je ne jetterai pas à tes pieds le masque de la vertu, pour pa-
raître à tes yeux tel que je suis ; car, je ne l’ai jamais porté (si, toutefois, c’est là
une excuse) ; et, dès les premiers instants, si tu remarques mes traits avec at-
tention, tu me reconnaîtras comme ton disciple respectueux dans la perversité,
mais, non pas, comme ton rival redoutable. Puisque je ne te dispute pas la
palme du mal, je ne crois pas qu’un autre le fasse : il devrait s’égaler auparavant
à moi, ce qui n’est pas facile… Écoute, à moins que tu ne sois la faible condensa-
tion d’un brouillard (tu caches ton corps quelque part, et je ne puis le rencon-
trer) : un matin, que je vis une petite fille qui se penchait sur un lac, pour cueil-
lir un lotus rose, elle affermit ses pas, avec une expérience précoce ; elle se
penchait vers les eaux, quand ses yeux rencontrèrent mon regard (il est vrai
que, de mon côté, ce n’était pas sans préméditation). Aussitôt, elle chancela
comme le tourbillon qu’engendre la marée autour d’un roc, ses jambes fléchi-
rent, et, chose merveilleuse à voir, phénomène qui s’accomplit avec autant de
véracité que je cause avec toi, elle tomba jusqu’au fond du lac : conséquence
étrange, elle ne cueillit plus aucune nymphéacée. Que fait-elle au-dessous ?… je
ne m’en suis pas informé. Sans doute, sa volonté, qui s’est rangée sous le dra-
peau de la délivrance, livre des combats acharnés contre la pourriture ! Mais
toi, ô mon maître, sous ton regard, les habitants des cités sont subitement dé-
truits, comme un tertre de fourmis qu’écrase le talon de l’éléphant. Ne viens-je
pas d’être témoin d’un exemple démonstrateur ? Vois… la montagne n’est plus
joyeuse… elle reste isolée comme un vieillard. C’est vrai, les maisons existent ;
mais ce n’est pas un paradoxe d’affirmer, à voix basse, que tu ne pourrais en
dire autant de ceux qui n’y existent plus. Déjà, les émanations des cadavres
viennent jusqu’à moi. Ne les sens-tu pas ? Regarde ces oiseaux de proie, qui
attendent que nous nous éloignions, pour commencer ce repas géant ; il en
vient un nuage perpétuel des quatre coins de l’horizon. Hélas ! ils étaient déjà
venus, puisque je vis leurs ailes rapaces tracer, au-dessus de toi, le monument
des spirales, comme pour t’exciter de hâter le crime. Ton odorat ne reçoit-il
donc pas la moindre effluve ? L’imposteur n’est pas autre chose… Tes nerfs ol-
factifs sont enfin ébranlés par la perception d’atomes aromatiques : ceux-ci
s’élèvent de la cité anéantie, quoique je n’aie pas besoin de te l’apprendre… Je
voudrais embrasser tes pieds, mais mes bras n’entrelacent qu’une transparente
vapeur. Cherchons ce corps introuvable, que cependant mes yeux aperçoivent :
il mérite, de ma part, les marques les plus nombreuses d’une admiration sin-
cère. Le fantôme se moque de moi : il m’aide à chercher son propre corps. Si je
lui fais signe de rester à sa place, voilà qu’il me renvoie le même signe… Le se-
cret est découvert ; mais, ce n’est pas, je le dis avec franchise, à ma plus grande
satisfaction. Tout est expliqué, les grands comme les plus petits détails ; ceux-ci
sont indifférents à remettre devant l’esprit, comme, par exemple, l’arrachement
des yeux à la femme blonde : cela n’est presque rien !… Ne me rappelais-je
donc pas que, moi aussi, j’avais été scalpé, quoique ce ne fût que pendant cinq
ans (le nombre exact du temps m’avait failli) que j’avais enfermé un être hu-
main dans une prison, pour être témoin du spectacle de ses souffrances, parce
qu’il m’avait refusé, à juste titre, une amitié qui ne s’accorde pas à des êtres
comme moi ? Puisque je fais semblant d’ignorer que mon regard peut donner la
mort, même aux planètes qui tournent dans l’espace, il n’aura pas tort, celui qui
prétendra que je ne possède pas la faculté des souvenirs. Ce qui me reste à
faire, c’est de briser cette glace, en éclats, à l’aide d’une pierre… Ce n’est pas la
première fois que le cauchemar de la perte momentanée de la mémoire établit
sa demeure dans mon imagination, quand, par les inflexibles lois de l’optique, il
m’arrive d’être placé devant la méconnaissance de ma propre image !

*****

Je m’étais endormi sur la falaise. Celui qui, pendant un jour, a poursuivi


l’autruche à travers le désert, sans pouvoir l’atteindre, n’a pas eu le temps de
prendre de la nourriture et de fermer les yeux. Si c’est lui qui me lit, il est ca-
pable de deviner, à la rigueur, quel sommeil s’appesantit sur moi. Mais, quand
la tempête a poussé verticalement un vaisseau, avec la paume de sa main,
jusqu’au fond de la mer ; si, sur le radeau, il ne reste plus de tout l’équipage
qu’un seul homme, rompu par les fatigues et les privations de toute espèce ; si
la lame le ballotte, comme une épave, pendant des heures plus prolongées que
la vie d’homme ; et, si, une frégate, qui sillonne plus tard ces parages de désola-
tion d’une carène fendue, aperçoit le malheureux qui promène sur l’océan sa
carcasse décharnée, et lui porte un secours qui a failli être tardif, je crois que ce
naufragé devinera mieux encore à quel degré fut porté l’assoupissement de
mes sens. Le magnétisme et le chloroforme, quand ils s’en donnent la peine,
savent quelquefois engendrer pareillement de ces catalepsies léthargiques.
Elles n’ont aucune ressemblance avec la mort : ce serait un grand mensonge de
le dire. Mais arrivons tout de suite au rêve, afin que les impatients, affamés de
ces sortes de lectures, ne se mettent pas à rugir, comme un banc de cachalots
macrocéphales qui se battent entre eux pour une femelle enceinte. Je rêvais
que j’étais entré dans le corps d’un pourceau, qu’il ne m’était pas facile d’en
sortir, et que je vautrais mes poils dans les marécages les plus fangeux. Était-ce
comme une récompense ? Objet de mes vœux, je n’appartenais plus à
l’humanité ! Pour moi, j’entendis l’interprétation ainsi, et j’en éprouvai une joie
plus que profonde. Cependant, je recherchais activement quel acte de vertu
j’avais accompli pour mériter, de la part de la Providence, cette insigne faveur.
Maintenant que j’ai repassé dans ma mémoire les diverses phases de cet apla-
tissement épouvantable contre le ventre du granit, pendant lequel la marée,
sans que je m’en aperçusse, passa, deux fois, sur ce mélange irréductible de
matière morte et de chair vivante, il n’est peut-être pas sans utilité de procla-
mer que cette dégradation n’était probablement qu’une punition, réalisée sur
moi par la justice divine. Mais, qui connaît ses besoins intimes ou la cause de
ses joies pestilentielles ? La métamorphose ne parut jamais à mes yeux que
comme le haut et magnanime retentissement d’un bonheur parfait, que
j’attendais depuis longtemps. Il était enfin venu, le jour où je fus un pourceau !
J’essayais mes dents sur l’écorce des arbres ; mon groin, je le contemplais avec
délice. Il ne restait plus la moindre parcelle de divinité : je sus élever mon âme
jusqu’à l’excessive hauteur de cette volupté ineffable. Écoutez-moi donc, et ne
rougissez pas, inépuisables caricatures du beau, qui prenez au sérieux le braie-
ment risible de votre âme, souverainement méprisable ; et qui ne comprenez
pas pourquoi le Tout-Puissant, dans un rare moment de bouffonnerie excel-
lente, qui, certainement, ne dépasse pas les grandes lois générales du gro-
tesque, prit, un jour, le mirifique plaisir de faire habiter une planète par des
êtres singuliers et microscopiques, qu’on appelle humains, et dont la matière
ressemble à celle du corail vermeil. Certes, vous avez raison de rougir, os et
graisse, mais écoutez-moi. Je n’invoque pas votre intelligence ; vous la feriez
rejeter du sang par l’horreur qu’elle vous témoigne : oubliez-là, et soyez consé-
quents avec vous-mêmes… Là, plus de contrainte. Quand je voulais tuer, je
tuais ; cela, même, m’arrivait souvent, et personne ne m’en empêchait. Les lois
humaines me poursuivaient encore de leur vengeance, quoique je n’attaquasse
pas la race que j’avais abandonnée si tranquillement ; mais ma conscience ne
me faisait aucun reproche. Pendant la journée, je me battais avec mes nou-
veaux semblables, et le sol était parsemé de nombreuses couches de sang cail-
lé. J’étais le plus fort, et je remportais toutes les victoires. Des blessures cui-
santes couvraient mon corps ; je faisais semblant de ne pas m’en apercevoir. Les
animaux terrestres s’éloignaient de moi, et je restais seul dans ma resplendis-
sante grandeur. Quel ne fut pas mon étonnement, quand, après avoir traversé
un fleuve à la nage, pour m’éloigner des contrées que ma rage avait dépeu-
plées, et gagner d’autres campagnes pour y planter mes coutumes de meurtre
et de carnage, j’essayai de marcher sur cette rive fleurie. Mes pieds étaient pa-
ralysés ; aucun mouvement ne venait trahir la vérité de cette immobilité forcée.
Au milieu d’efforts surnaturels, pour continuer mon chemin, ce fut alors que je
me réveillai, et que je sentis que je redevenais homme. La Providence me faisait
ainsi comprendre, d’une manière qui n’est pas inexplicable, qu’elle ne voulait
pas que, même en rêve, mes projets sublimes s’accomplissent. Revenir à ma
forme primitive fut pour moi une douleur si grande, que, pendant les nuits, j’en
pleure encore. Mes draps sont constamment mouillés, comme s’ils avaient été
passés dans l’eau, et, chaque jour, je les fais changer. Si vous ne le croyez pas,
venez me voir ; vous contrôlerez, par votre propre expérience, non pas la vrai-
semblance, mais, en outre, la vérité même de mon assertion. Combien de fois,
depuis cette nuit passée à la belle étoile, sur une falaise, ne me suis-je pas mêlé
à des troupeaux de pourceaux, pour reprendre, comme un droit, ma métamor-
phose détruite ! Il est temps de quitter ces souvenirs glorieux, qui ne laissent,
après leur suite, que la pâle voie lactée des regrets éternels.

*****

Il n’est pas impossible d’être témoin d’une déviation anormale dans le


fonctionnement latent ou visible des lois de la nature. Effectivement, si chacun
se donne la peine ingénieuse d’interroger les diverses phases de son existence
(sans en oublier une seule, car c’était peut-être celle-là qui était destinée à
fournir la preuve de ce que j’avance), il ne se souviendra pas, sans un certain
étonnement, qui serait comique en d’autres circonstances, que, tel jour, pour
parler premièrement de choses objectives, il fut témoin de quelque phéno-
mène qui semblait dépasser et dépassait positivement les notions connues
fournies par l’observation et l’expérience, comme, par exemple, les pluies de
crapauds, dont le magique spectacle dut ne pas être d’abord compris par les
savants. Et que, tel autre jour, pour parler en deuxième et dernier lieu de
choses subjectives, son âme présenta au regard investigateur de la psychologie,
je ne vais pas jusqu’à dire une aberration de la raison (qui, cependant, n’en se-
rait pas moins curieuse ; au contraire, elle le serait davantage), mais, du moins,
pour ne pas faire le difficile auprès de certaines personnes froides, qui ne me
pardonneraient jamais les élucubrations flagrantes de mon exagération, un état
inaccoutumé, assez souvent très grave, qui marque que la limite accordée par
le bon sens à l’imagination est quelquefois, malgré le pacte éphémère conclu
entre ces deux puissances, malheureusement dépassée par la pression éner-
gique de la volonté, mais, la plupart du temps aussi, par l’absence de sa collabo-
ration effective : donnons à l’appui quelques exemples, dont il n’est pas difficile
d’apprécier l’opportunité ; si, toutefois, l’on prend pour compagne une attentive
modération. J’en présente deux : les emportements de la colère et les maladies
de l’orgueil. J’avertis celui qui me lit qu’il prenne garde à ce qu’il ne se fasse pas
une idée vague, et, à plus forte raison fausse, des beautés de littérature que
j’effeuille, dans le développement excessivement rapide de mes phrases. Hé-
las ! je voudrais dérouler mes raisonnements et mes comparaisons lentement
et avec beaucoup de magnificence (mais qui dispose de son temps ?), pour que
chacun comprenne davantage, sinon mon épouvante, du moins ma stupéfac-
tion, quand, un soir d’été, comme le soleil semblait s’abaisser à l’horizon, je vis
nager, sur la mer, avec de larges pattes de canard à la place des extrémités des
jambes et des bras, porteur d’une nageoire dorsale, proportionnellement aussi
longue et aussi effilée que celle des dauphins, un être humain, aux muscles vi-
goureux, et que des bancs nombreux de poissons (je vis, dans ce cortège, entre
autres habitants des eaux, la torpille, l’anarnak groënlandais et le scorpène-
horrible) suivaient avec les marques très ostensibles de la plus grande admira-
tion. Quelquefois il plongeait, et son corps visqueux reparaissait presque aussi-
tôt, à deux cents mètres de distance. Les marsouins, qui n’ont pas volé, d’après
mon opinion, la réputation de bons nageurs, pouvaient à peine suivre de loin
cet amphibie de nouvelle espèce. Je ne crois pas que le lecteur ait lieu de se
repentir, s’il prête à ma narration, moins le nuisible obstacle d’une crédulité
stupide, que le suprême service d’une confiance profonde, qui discute légale-
ment, avec une secrète sympathie, les mystères poétiques, trop peu nombreux,
à son propre avis, que je me charge de lui révéler, quand, chaque fois, l’occasion
s’en présente, comme elle s’est inopinément aujourd’hui présentée, intime-
ment pénétrée des toniques senteurs des plantes aquatiques, que la bise fraî-
chissante transporte dans cette strophe, qui contient un monstre, qui s’est ap-
proprié les marques distinctives de la famille des palmipèdes. Qui parle ici
d’appropriation ? Que l’on sache bien que l’homme, par sa nature multiple et
complexe, n’ignore pas les moyens d’en élargir encore les frontières ; il vit dans
l’eau, comme l’hippocampe ; à travers les couches supérieures de l’air, comme
l’orfraie ; et sous la terre, comme la taupe, le cloporte et la sublimité du vermis-
seau. Tel est dans sa forme, plus ou moins concise (mais plus, que moins),
l’exact critérium de la consolation extrêmement fortifiante que je m’efforçais de
faire naître dans mon esprit, quand je songeais que l’être humain que
j’apercevais à une grande distance nager des quatre membres, à la surface des
vagues, comme jamais cormoran le plus superbe ne le fit, n’avait, peut-être,
acquis le nouveau changement des extrémités de ses bras et de ses jambes,
que comme l’expiatoire châtiment de quelque crime inconnu. Il n’était pas né-
cessaire que je me tourmentasse la tête, pour fabriquer d’avance les mélanco-
liques pilules de la pitié ; car, je ne savais pas que cet homme, dont les bras
frappaient alternativement l’onde amère, tandis que ses jambes, avec une force
pareille à celle que possèdent les défenses en spirale du narval, engendraient le
recul des couches aquatiques, ne s’était pas plus volontairement approprié ces
extraordinaires formes, qu’elles ne lui avaient été imposées comme supplice.
D’après ce que j’appris plus tard, voici la simple vérité : la prolongation de
l’existence, dans cet élément fluide, avait insensiblement amené, dans l’être
humain qui s’était lui-même exilé des continents rocailleux, les changements
importants, mais, non pas essentiels, que j’avais remarqués, dans l’objet qu’un
regard passablement confus m’avait fait prendre, dès les moments primordiaux
de son apparition (par une inqualifiable légèreté, dont les écarts engendrent le
sentiment si pénible que comprendront facilement les psychologistes et les
amants de la prudence) pour un poisson, à forme étrange, non encore décrit
dans les classifications des naturalistes ; mais, peut-être, dans leurs ouvrages
posthumes, quoique je n’eusse pas l’excusable prétention de pencher vers cette
dernière supposition, imaginée dans de trop hypothétiques conditions. En effet,
cet amphibie (puisque amphibie il y a, sans qu’on puisse affirmer le contraire)
n’était visible que pour moi seul, abstraction faite des poissons et des cétacés ;
car, je m’aperçus que quelques paysans, qui s’étaient arrêtés à contempler mon
visage, troublé par ce phénomène surnaturel, et qui cherchaient inutilement à
s’expliquer pourquoi mes yeux étaient constamment fixés, avec une persévé-
rance qui paraissait invincible, et qui ne l’était pas en réalité, sur un endroit de
la mer où ils ne distinguaient, eux, qu’une quantité appréciable et limitée de
bancs de poissons de toutes les espèces, distendaient l’ouverture de leur
bouche grandiose, peut-être autant qu’une baleine. « Cela les faisait sourire,
mais non, comme à moi, pâlir, disaient-ils dans leur pittoresque langage ; et ils
n’étaient pas assez bêtes pour ne pas remarquer que, précisément, je ne regar-
dais pas les évolutions champêtres des poissons, mais que ma vue se portait,
de beaucoup plus, en avant. » De telle manière que, quant à ce qui me con-
cerne, tournant machinalement les yeux du côté de l’envergure remarquable de
ces puissantes bouches, je me disais, en moi-même, qu’à moins qu’on ne trou-
vât dans la totalité de l’univers un pélican, grand comme une montagne ou du
moins comme un promontoire (admirez, je vous prie, la finesse de la restriction
qui ne perd aucun pouce de terrain), aucun bec d’oiseau de proie ou mâchoire
d’animal sauvage ne serait jamais capable de surpasser, ni même d’égaler, cha-
cun de ces cratères béants, mais trop lugubres. Et, cependant, quoique je ré-
serve une bonne part au sympathique emploi de la métaphore (cette figure de
rhétorique rend beaucoup plus de services aux aspirations humaines vers
l’infini que ne s’efforcent de se le figurer ordinairement ceux qui sont imbus de
préjugés ou d’idées fausses, ce qui est la même chose), il n’en est pas moins
vrai que la bouche risible de ces paysans reste encore assez large pour avaler
trois cachalots. Raccourcissons davantage notre pensée, soyons sérieux, et con-
tentons-nous de trois petits éléphants qui viennent à peine de naître. D’une
seule brassée, l’amphibie laissait après lui un kilomètre de sillon écumeux. Pen-
dant le très court moment où, le bras tendu en avant reste suspendu dans l’air,
avant qu’il s’enfonce de nouveau, ses doigts écartés, réunis à l’aide d’un repli de
la peau, à forme de membrane, semblaient s’élancer vers les hauteurs de
l’espace, et prendre les étoiles. Debout sur le roc, je me servis de mes mains
comme d’un porte-voix, et je m’écriai, pendant que les crabes et les écrevisses
s’enfuyaient vers l’obscurité des plus secrètes crevasses : « Ô toi, dont la nata-
tion l’emporte sur le vol des longues ailes de la frégate, si tu comprends encore
la signification des grands éclats de voix que, comme fidèle interprétation de sa
pensée intime, lance avec force l’humanité, daigne t’arrêter, un instant, dans ta
marche rapide, et, raconte-moi sommairement les phases de ta véridique his-
toire. Mais, je t’avertis que tu n’as pas besoin de m’adresser la parole, si ton
dessein audacieux est de faire naître en moi l’amitié et la vénération que je sen-
tis pour toi, dès que je te vis, pour la première fois, accomplissant, avec la grâce
et la force du requin, ton pèlerinage indomptable et rectiligne. » Un soupir, qui
me glaça les os, et qui fit chanceler le roc sur lequel je reposai la plante de mes
pieds (à moins que ce ne fût moi-même qui chancelai, par la rude pénétration
des ondes sonores, qui portaient à mon oreille un tel cri de désespoir)
s’entendit jusqu’aux entrailles de la terre : les poissons plongèrent sous les
vagues, avec le bruit de l’avalanche. L’amphibie n’osa pas trop s’avancer
jusqu’au rivage ; mais, dès qu’il se fut assuré que sa voix parvenait assez distinc-
tement jusqu’à mon tympan, il réduisit le mouvement de ses membres palmés,
de manière à soutenir son buste, couvert de goémons, au-dessus des flots mu-
gissants. Je le vis incliner son front, comme pour invoquer, par un ordre solen-
nel, la meute errante des souvenirs. Je n’osais pas l’interrompre dans cette oc-
cupation, saintement archéologique : plongé dans le passé, il ressemblait à un
écueil. Il prit enfin la parole en ces termes : « Le scolopendre ne manque pas
d’ennemis ; la beauté fantastique de ses pattes innombrables, au lieu de lui atti-
rer la sympathie des animaux, n’est, peut-être, pour eux, que le puissant stimu-
lant d’une jalouse irritation. Et, je ne serais pas étonné d’apprendre que cet in-
secte est en butte aux haines les plus intenses. Je te cacherai le lieu de ma nais-
sance, qui n’importe pas à mon récit : mais, la honte qui rejaillirait sur ma fa-
mille importe à mon devoir. Mon père et ma mère (que Dieu leur pardonne !),
après un an d’attente, virent le ciel exaucer leurs vœux : deux jumeaux, mon
frère et moi, parurent à la lumière. Raison de plus pour s’aimer. Il n’en fut pas
ainsi que je parle. Parce que j’étais le plus beau des deux, et le plus intelligent,
mon frère me prit en haine, et ne se donna pas la peine de cacher ses senti-
ments : c’est pourquoi, mon père et ma mère firent rejaillir sur moi la plus
grande partie de leur amour, tandis que, par mon amitié sincère et constante,
j’efforçai d’apaiser une âme, qui n’avait pas le droit de se révolter, contre celui
qui avait été tiré de la même chair. Alors, mon frère ne connut plus de bornes à
sa fureur, et me perdit, dans le cœur de nos parents communs, par les calom-
nies les plus invraisemblables. J’ai vécu, pendant quinze ans, dans un cachot,
avec des larves et de l’eau fangeuse pour toute nourriture. Je ne te raconterai
pas en détail les tourments inouïs que j’ai éprouvés, dans cette longue séques-
tration injuste. Quelquefois, dans un moment de la journée, un des trois bour-
reaux, à tour de rôle, entrait brusquement, chargé de pinces, de tenailles et de
divers instruments de supplice. Les cris que m’arrachaient les tortures les lais-
saient inébranlables ; la perte abondante de mon sang les faisait sourire. Ô mon
frère, je t’ai pardonné, toi la cause première de tous mes maux ! Se peut-il
qu’une rage aveugle ne puisse enfin dessiller ses propres yeux ! J’ai fait beau-
coup de réflexions, dans ma prison éternelle. Quelle devint ma haine générale
contre l’humanité, tu le devines. L’étiolement progressif, la solitude du corps et
de l’âme ne m’avaient pas fait perdre encore toute ma raison, au point de gar-
der du ressentiment contre ceux que je n’avais cessé d’aimer : triple carcan
dont j’étais l’esclave. Je parvins, par la ruse, à recouvrer ma liberté ! Dégoûté
des habitants du continent, qui, quoiqu’ils s’intitulassent mes semblables, ne
paraissaient pas jusqu’ici me ressembler en rien (s’ils trouvaient que je leur res-
semblasse, pourquoi me faisaient-ils du mal ?), je dirigeai ma course vers les
galets de la plage, fermement résolu à me donner la mort, si la mer devait
m’offrir les réminiscences antérieures d’une existence fatalement vécue. En
croiras-tu tes propres yeux ? Depuis le jour que je m’enfuis de la maison pater-
nelle, je ne me plains pas autant que tu le penses d’habiter la mer et ses grottes
de cristal. La Providence, comme tu le vois, m’a donné en partie l’organisation
du cygne. Je vis en paix avec les poissons, et ils me procurent la nourriture dont
j’ai besoin, comme si j’étais leur monarque. Je vais pousser un sifflement parti-
culier, pourvu que cela ne te contrarie pas, et tu vas voir comme ils vont repa-
raître. » Il arriva comme il le prédit. Il reprit sa royale natation, entouré de son
cortège de sujets. Et, quoiqu’au bout de quelques secondes, il eût complète-
ment disparu à mes yeux, avec une longue-vue, je pus encore le distinguer, aux
dernières limites de l’horizon. Il nageait, d’une main, et, de l’autre, essuyait ses
yeux, qu’avait injectés de sang la contrainte terrible de s’être approché de la
terre ferme. Il avait agi ainsi pour me faire plaisir. Je rejetai l’instrument révéla-
teur contre l’escarpement à pic ; il bondit de roche en roche, et ses fragments
épars, ce sont les vagues qui le reçurent : tels furent la dernière démonstration
et le suprême adieu, par lesquels, je m’inclinai, comme dans un rêve, devant
une noble et infortunée intelligence ! Cependant, tout était réel dans ce qui
s’était passé, pendant ce soir d’été.

*****

Chaque nuit, plongeant l’envergure de mes ailes dans ma mémoire agoni-


sante, j’évoquais le souvenir de Falmer… chaque nuit. Ses cheveux blonds, sa
figure ovale, ses traits majestueux étaient encore empreints dans mon imagina-
tion… indestructiblement… surtout ses cheveux blonds. Éloignez, éloignez donc
cette tête sans chevelure, polie comme la carapace de la tortue. Il avait qua-
torze ans, et je n’avais qu’un an de plus. Que cette lugubre voix se taise. Pour-
quoi vient-elle me dénoncer ? Mais c’est moi-même qui parle. Me servant de
ma propre langue pour émettre ma pensée, je m’aperçois que mes lèvres re-
muent, et que c’est moi-même qui parle. Et, c’est moi-même qui, racontant une
histoire de ma jeunesse, et sentant le remords pénétrer dans mon cœur… c’est
moi-même, à moins que je ne me trompe… c’est moi-même qui parle. Je n’avais
qu’un an de plus. Quel est donc celui auquel je fais allusion ? C’est un ami que
je possédais dans les temps passés, je crois. Oui, oui, j’ai déjà dit comment il
s’appelle… je ne veux pas épeler de nouveau ces six lettres, non, non. Il n’est
pas utile non plus de répéter que j’avais un an de plus. Qui le sait ? Répétons-le,
cependant, mais, avec un pénible murmure : je n’avais qu’un an de plus. Même
alors, la prééminence de ma force physique était plutôt un motif de soutenir, à
travers le rude sentier de la vie, celui qui s’était donné à moi, que de maltraiter
un être visiblement plus faible. Or, je crois en effet qu’il était plus faible… Même
alors. C’est un ami que je possédais dans les temps passés, je crois. La préémi-
nence de ma force physique… chaque nuit… Surtout ses cheveux blonds. Il
existe plus d’un être humain qui a vu des têtes chauves : la vieillesse, la mala-
die, la douleur (les trois ensemble ou prises séparément) expliquent ce phéno-
mène négatif d’une manière satisfaisante. Telle est, du moins, la réponse que
me ferait un savant, si je l’interrogeais là-dessus. La vieillesse, la maladie, la
douleur. Mais je n’ignore pas (moi, aussi, je suis savant) qu’un jour, parce qu’il
m’avait arrêté la main, au moment où je levais mon poignard pour percer le
sein d’une femme, je le saisis par les cheveux avec un bras de fer, et le fis tour-
noyer dans l’air avec une telle vitesse, que la chevelure me resta dans la main,
et que son corps, lancé par la force centrifuge, alla cogner contre le tronc d’un
chêne… Je n’ignore pas qu’un jour sa chevelure me resta dans la main. Moi,
aussi, je suis savant. Oui, oui, j’ai déjà dit comment il s’appelle. Je n’ignore pas
qu’un jour j’accomplis un acte infâme, tandis que son corps était lancé par la
force centrifuge. Il avait quatorze ans. Quand, dans un accès d’aliénation men-
tale, je cours à travers les champs, en tenant, pressée sur mon cœur, une chose
sanglante que je conserve depuis longtemps, comme une relique vénérée, les
petits enfants qui me poursuivent… les petits enfants et les vieilles femmes qui
me poursuivent à coups de pierre, poussent ces gémissements lamentables :
« Voilà la chevelure de Falmer. » Éloignez, éloignez donc cette tête chauve, po-
lie comme la carapace de la tortue… Une chose sanglante. Mais c’est moi-
même qui parle. Sa figure ovale, ses traits majestueux. Or, je crois en effet qu’il
était plus faible. Les vieilles femmes et les petits enfants. Or, je crois en effet…
qu’est-ce que je voulais dire ?… or, je crois en effet qu’il était plus faible. Avec
un bras de fer. Ce choc, ce choc l’a-t-il tué ? Ses os ont-ils été brisés contre
l’arbre… irréparablement ? L’a-t-il tué, ce choc engendré par la vigueur d’un
athlète ? A-t-il conservé la vie, quoique ses os se soient irréparablement bri-
sés… irréparablement ? Ce choc l’a-t-il tué ? Je crains de savoir ce dont mes
yeux fermés ne furent pas témoins. En effet… Surtout ses cheveux blonds. En
effet je m’enfuis au loin avec une conscience désormais implacable. Il avait qua-
torze ans. Avec une conscience désormais implacable. Chaque nuit. Lorsqu’un
jeune homme, qui aspire à la gloire, dans un cinquième étage, penché sur sa
table de travail, à l’heure silencieuse de minuit, perçoit un bruissement qu’il ne
sait à quoi attribuer, il tourne, de tous les côtés, sa tête, alourdie par la médita-
tion et les manuscrits poudreux ; mais, rien, aucun indice surpris ne lui révèle la
cause de ce qu’il entend si faiblement, quoique cependant il l’entende. Il
s’aperçoit, enfin, que la fumée de sa bougie, prenant son essor vers le plafond,
occasionne, à travers l’air ambiant, les vibrations presque imperceptibles d’une
feuille de papier accrochée à un clou figé contre la muraille. Dans un cinquième
étage. De même qu’un jeune homme, qui aspire à la gloire, entend un bruisse-
ment qu’il ne sait à quoi attribuer, ainsi j’entends une voix mélodieuse qui pro-
nonce à mon oreille : « Maldoror ! » Mais, avant de mettre fin à sa méprise, il
croyait entendre les ailes d’un moustique… penché sur sa table de travail. Ce-
pendant, je ne rêve pas ; qu’importe que je sois étendu sur mon lit de satin ? Je
fais avec sang-froid la perspicace remarque que j’ai les yeux ouverts, quoiqu’il
soit l’heure des dominos roses et des bals masqués. Jamais… oh ! non, ja-
mais !… une voix mortelle ne fit entendre ces accents séraphiques, en pronon-
çant, avec tant de douloureuse élégance, les syllabes de mon nom ! Les ailes
d’un moustique… Comme sa voix est bienveillante. M’a-t-il donc pardonné ?
Son corps alla cogner contre le tronc d’un chêne… « Maldoror ! »

FIN DU QUATRIÈME CHANT


CHANT CINQUIÈME

Que le lecteur ne se fâche pas contre moi, si ma prose n’a pas le bonheur
de lui plaire. Tu soutiens que mes idées sont au moins singulières. Ce que tu dis
là, homme respectable, est la vérité ; mais, une vérité partiale. Or, quelle source
abondante d’erreurs et de méprises n’est pas toute vérité partiale ! Les bandes
d’étourneaux ont une manière de voler qui leur est propre, et semble soumise à
une tactique uniforme et régulière, telle que serait celle d’une troupe discipli-
née, obéissant avec précision à la voix d’un seul chef. C’est à la voix de l’instinct
que les étourneaux obéissent, et leur instinct les porte à se rapprocher toujours
du centre du peloton, tandis que la rapidité de leur vol les emporte sans cesse
au-delà ; en sorte que cette multitude d’oiseaux, ainsi réunis par une tendance
commune vers le même point aimanté, allant et venant sans cesse, circulant et
se croisant en tous sens, forme une espèce de tourbillon fort agité, dont la
masse entière, sans suivre de direction bien certaine, paraît avoir un mouve-
ment général d’évolution sur elle-même, résultant des mouvements particuliers
de circulation propres à chacune de ses parties, et dans lequel le centre, ten-
dant perpétuellement à se développer, mais sans cesse pressé, repoussé par
l’effort contraire des lignes environnantes qui pèsent sur lui, est constamment
plus serré qu’aucune de ces lignes, lesquelles le sont elles-mêmes d’autant plus,
qu’elles sont plus voisines du centre. Malgré cette singulière manière de tour-
billonner, les étourneaux n’en fendent pas moins, avec une vitesse rare, l’air
ambiant, et gagnent sensiblement, à chaque seconde, un terrain précieux pour
le terme de leurs fatigues et le but de leur pèlerinage. Toi, de même, ne fais pas
attention à la manière bizarre dont je chante chacune de ces strophes. Mais,
sois persuadé que les accents fondamentaux de la poésie n’en conservent pas
moins leur intrinsèque droit sur mon intelligence. Ne généralisons pas des faits
exceptionnels, je ne demande pas mieux : cependant mon caractère est dans
l’ordre des choses possibles. Sans doute, entre les deux termes extrêmes de ta
littérature, telle que tu l’entends, et de la mienne, il en est une infinité
d’intermédiaires et il serait facile de multiplier les divisions ; mais, il n’y aurait
nulle utilité, et il y aurait le danger de donner quelque chose d’étroit et de faux
à une conception éminemment philosophique, qui cesse d’être rationnelle, dès
qu’elle n’est plus comprise comme elle a été imaginée, c’est-à-dire avec am-
pleur. Tu sais allier l’enthousiasme et le froid intérieur, observateur d’une hu-
meur concentrée ; enfin, pour moi, je te trouve parfait… Et tu ne veux pas me
comprendre ! Si tu n’es pas en bonne santé, suis mon conseil (c’est le meilleur
que je possède à ta disposition), et va faire une promenade dans la campagne.
Triste compensation, qu’en dis-tu ? Lorsque tu auras pris l’air, reviens me trou-
ver : tes sens seront plus reposés. Ne pleure plus ; je ne voulais pas te faire de la
peine. N’est-il pas vrai, mon ami, que, jusqu’à un certain point, ta sympathie est
acquise à mes chants ? Or, qui t’empêche de franchir les autres degrés ? La
frontière entre ton goût et le mien est invisible ; tu ne pourras jamais la saisir :
preuve que cette frontière elle-même n’existe pas. Réfléchis donc qu’alors (je
ne fais ici qu’effleurer la question) il ne serait pas impossible que tu eusses si-
gné un traité d’alliance avec l’obstination, cette agréable fille du mulet, source
si riche d’intolérance. Si je ne savais pas que tu n’étais pas un sot, je ne te ferais
pas un semblable reproche. Il n’est pas utile pour toi que tu t’encroûtes dans la
cartilagineuse carapace d’un axiome que tu crois inébranlable. Il y a d’autres
axiomes aussi qui sont inébranlables, et qui marchent parallèlement avec le
tien. Si tu as un penchant marqué pour le caramel (admirable farce de la na-
ture), personne ne le concevra comme un crime ; mais, ceux dont l’intelligence,
plus énergique et capable de plus grandes choses, préfère le poivre et l’arsenic,
ont de bonnes raisons pour agir de la sorte, sans avoir l’intention d’imposer
leur pacifique domination à ceux qui tremblent de peur devant une musaraigne
ou l’expression parlante des surfaces d’un cube. Je parle par expérience, sans
venir jouer ici le rôle de provocateur. Et, de même que les rotifères et les tardi-
grades peuvent être chauffés à une température voisine de l’ébullition, sans
perdre nécessairement leur vitalité, il en sera de même pour toi, si tu sais
t’assimiler, avec précaution, l’âcre sérosité suppurative qui se dégage avec len-
teur de l’agacement que causent mes intéressantes élucubrations. Eh quoi,
n’est-on pas parvenu à greffer sur le dos d’un rat vivant la queue détachée du
corps d’un autre rat ? Essaie donc pareillement de transporter dans ton imagi-
nation les diverses modifications de ma raison cadavérique. Mais, sois prudent.
À l’heure que j’écris, de nouveaux frissons parcourent l’atmosphère intellec-
tuelle : il ne s’agit que d’avoir le courage de les regarder en face. Pourquoi fais-
tu cette grimace ? Et même tu l’accompagnes d’un geste que l’on ne pourrait
imiter qu’après un long apprentissage. Sois persuadé que l’habitude est néces-
saire en tout ; et, puisque la répulsion instinctive, qui s’était déclarée dès les
premières pages, a notablement diminué de profondeur, en raison inverse de
l’application à la lecture, comme un furoncle qu’on incise, il faut espérer,
quoique ta tête soit encore malade, que ta guérison ne tardera certainement
pas à rentrer dans sa dernière période. Pour moi, il est indubitable que tu
vogues déjà en pleine convalescence ; cependant, ta figure est restée bien
maigre, hélas ! Mais… courage ! il y a en toi un esprit peu commun, je t’aime, et
je ne désespère pas de ta complète délivrance, pourvu que tu absorbes
quelques substances médicamenteuses ; qui ne feront que hâter la disparition
des derniers symptômes du mal. Comme nourriture astringente et tonique, tu
arracheras d’abord les bras de ta mère (si elle existe encore), tu les dépèceras
en petits morceaux, et tu les mangeras ensuite, en un seul jour, sans qu’aucun
trait de ta figure ne trahisse ton émotion. Si ta mère était trop vieille, choisis un
autre sujet chirurgique, plus jeune et plus frais, sur lequel la rugine aura prise,
et dont les os tarsiens, quand il marche, prennent aisément un point d’appui
pour faire la bascule : ta sœur, par exemple. Je ne puis m’empêcher de plaindre
son sort, et je ne suis pas de ceux dans lesquels un enthousiasme très froid ne
fait qu’affecter la bonté. Toi et moi, nous verserons pour elle, pour cette vierge
aimée (mais, je n’ai pas de preuves pour établir qu’elle soit vierge), deux larmes
incoercibles, deux larmes de plomb. Ce sera tout. La potion la plus lénitive, que
je te conseille, est un bassin, plein d’un pus blennorragique à noyaux, dans le-
quel on aura préalablement dissous un kyste pileux de l’ovaire, un chancre folli-
culaire, un prépuce enflammé, renversé en arrière du gland par une paraphi-
mosis, et trois limaces rouges. Si tu suis mes ordonnances, ma poésie te recevra
à bras ouverts, comme quand un pou résèque, avec ses baisers, la racine d’un
cheveu.

*****

Je voyais, devant moi, un objet debout sur un tertre. Je ne distinguais pas


clairement sa tête ; mais, déjà, je devinais qu’elle n’était pas d’une forme ordi-
naire, sans, néanmoins, préciser la proportion exacte de ses contours. Je n’osais
m’approcher de cette colonne immobile ; et, quand même j’aurais eu à ma dis-
position les pattes ambulatoires de plus de trois mille crabes (je ne parle même
pas de celles qui servent à la préhension et à la mastication des aliments), je
serais encore resté à la même place, si un événement, très futile par lui-même,
n’eût prélevé un lourd tribut sur ma curiosité, qui faisait craquer ses digues. Un
scarabée, roulant, sur le sol, avec ses mandibules et ses antennes, une boule,
dont les principaux éléments étaient composés de matières excrémentielles,
s’avançait, d’un pas rapide, vers le tertre désigné, s’appliquant à mettre bien en
évidence la volonté qu’il avait de prendre cette direction. Cet animal articulé
n’était pas de beaucoup plus grand qu’une vache ! Si l’on doute de ce que je dis,
que l’on vienne à moi, et je satisferai les plus incrédules par le témoignage de
bons témoins. Je le suivis de loin, ostensiblement intrigué. Que voulait-il faire
de cette grosse boule noire ? Ô lecteur, toi qui te vantes sans cesse de ta pers-
picacité (et non à tort), serais-tu capable de me le dire ? Mais, je ne veux pas
soumettre à une rude épreuve ta passion connue pour les énigmes. Qu’il te suf-
fise de savoir que, la plus douce punition que je puisse t’infliger, est encore de
te faire observer que ce mystère ne te sera révélé (il te sera révélé) que plus
tard, à la fin de ta vie, quand tu entameras des discussions philosophiques avec
l’agonie sur le bord de ton chevet… et peut-être même à la fin de cette strophe.
Le scarabée était arrivé au bas du tertre. J’avais emboîté mon pas sur ses traces,
et j’étais encore à une grande distance du lieu de la scène ; car, de même que
les stercoraires, oiseaux inquiets comme s’ils étaient toujours affamés, se plai-
sent dans les mers qui baignent les deux pôles, et n’avancent
qu’accidentellement dans les zones tempérées, ainsi je n’étais pas tranquille, et
je portais mes jambes en avant avec beaucoup de lenteur. Mais qu’était-ce donc
que la substance corporelle vers laquelle j’avançais ? Je savais que la famille des
pélécaninés comprend quatre genres distincts : le fou, le pélican, le cormoran,
la frégate. La forme grisâtre qui m’apparaissait n’était pas un fou. Le bloc plas-
tique que j’apercevais n’était pas une frégate. La chair cristallisée que
j’observais n’était pas un cormoran. Je le voyais maintenant, l’homme à
l’encéphale dépourvu de protubérance annulaire ! Je recherchais vaguement,
dans les replis de ma mémoire, dans quelle contrée torride ou glacée, j’avais
déjà remarqué ce bec très long, large, convexe, en voûte, à arête marquée, on-
guiculée, renflée et très crochue à son extrémité ; ces bords dentelés, droits ;
cette mandibule inférieure, à branches séparées jusqu’auprès de la pointe ; cet
intervalle rempli par une peau membraneuse ; cette large poche, jaune et sacci-
forme, occupant toute la gorge et pouvant se distendre considérablement ; et
ces narines très étroites, longitudinales, presque imperceptibles, creusées dans
un sillon basal ! Si cet être vivant, à respiration pulmonaire et simple, à corps
garni de poils, avait été un oiseau entier jusqu’à la plante des pieds, et non plus
seulement jusqu’aux épaules, il ne m’aurait pas alors été si difficile de le recon-
naître : chose très facile à faire, comme vous allez le voir vous-même. Seule-
ment, cette fois, je m’en dispense ; pour la clarté de ma démonstration, j’aurais
besoin qu’un de ces oiseaux fût placé sur ma table de travail, quand même il ne
serait qu’empaillé. Or, je ne suis pas assez riche pour m’en procurer. Suivant pas
à pas une hypothèse antérieure, j’aurais de suite assigné sa véritable nature et
trouvé une place, dans les cadres d’histoire naturelle, à celui dont j’admirais la
noblesse dans sa pose maladive. Avec quelle satisfaction de n’être pas tout à
fait ignorant sur les secrets de son double organisme, et quelle avidité d’en sa-
voir davantage, je le contemplais dans sa métamorphose durable ! Quoiqu’il ne
possédât pas un visage humain, il me paraissait beau comme les deux longs fi-
laments tentaculiformes d’un insecte ; ou plutôt, comme une inhumation pré-
cipitée ; ou encore, comme la loi de la reconstitution des organes mutilés ; et
surtout, comme un liquide éminemment putrescible ! Mais, ne prêtant aucune
attention à ce qui se passait aux alentours, l’étranger regardait toujours devant
lui, avec sa tête de pélican ! Un autre jour, je reprendrai la fin de cette histoire.
Cependant, je continuerai ma narration avec un morne empressement ; car, si,
de votre côté, il vous tarde de savoir où mon imagination veut en venir (plût au
ciel qu’en effet, ce ne fût là que de l’imagination !), du mien, j’ai pris la résolu-
tion de terminer en une seule fois (et non en deux !) ce que j’avais à vous dire.
Quoique cependant personne n’ait le droit de m’accuser de manquer de cou-
rage. Mais, quand on se trouve en présence de pareilles circonstances, plus
d’un sent battre contre la paume de sa main les pulsations de son cœur. Il vient
de mourir, presque inconnu, dans un petit port de Bretagne, un maître cabo-
teur, vieux marin, qui fut le héros d’une terrible histoire. Il était alors capitaine
au long cours, et voyageait pour un armateur de Saint-Malo. Or, après une ab-
sence de treize mois, il arriva au foyer conjugal, au moment où sa femme, en-
core alitée, venait de lui donner un héritier, à la reconnaissance duquel il ne se
reconnaissait aucun droit. Le capitaine ne fit rien paraître de sa surprise et de
sa colère ; il pria froidement sa femme de s’habiller, et de l’accompagner à une
promenade, sur les remparts de la ville. On était en janvier. Les remparts de
Saint-Malo sont élevés, et, lorsque souffle le vent du nord, les plus intrépides
reculent. La malheureuse obéit, calme et résignée ; en rentrant, elle délira. Elle
expira dans la nuit. Mais, ce n’était qu’une femme. Tandis que moi, qui suis un
homme, en présence d’un drame non moins grand, je ne sais si je conservai as-
sez d’empire sur moi-même, pour que les muscles de ma figure restassent im-
mobiles ! Dès que le scarabée fut arrivé au bas du tertre, l’homme leva son bras
vers l’ouest (précisément, dans cette direction, un vautour des agneaux et un
grand-duc de Virginie avaient engagé un combat dans les airs), essuya sur son
bec une longue larme qui présentait un système de coloration diamantée, et dit
au scarabée : « Malheureuse boule ! ne l’as-tu pas fait rouler assez longtemps ?
Ta vengeance n’est pas encore assouvie ; et, déjà, cette femme, dont tu avais
attaché, avec des colliers de perles, les jambes et les bras, de manière à réaliser
un polyèdre amorphe, afin de la traîner, avec tes tarses, à travers les vallées et
les chemins, sur les ronces et les pierres (laisse-moi m’approcher pour voir si
c’est encore elle !), a vu ses os se creuser de blessures, ses membres se polir
par la loi mécanique du frottement rotatoire, se confondre dans l’unité de la
coagulation, et son corps présenter, au lieu des linéaments primordiaux et des
courbes naturelles, l’apparence monotone d’un seul tout homogène qui ne res-
semble que trop, par la confusion de ses divers éléments broyés, à la masse
d’une sphère ! Il y a longtemps qu’elle est morte ; laisse ces dépouilles à la
terre, et prends garde d’augmenter, dans d’irréparables proportions, la rage qui
te consume : ce n’est plus de la justice ; car, l’égoïsme, caché dans les tégu-
ments de ton front, soulève lentement, comme un fantôme, la draperie qui le
recouvre. » Le vautour des agneaux et le grand-duc de Virginie, portés insensi-
blement, par les péripéties de leur lutte, s’étaient rapprochés de nous. Le sca-
rabée trembla devant ces paroles inattendues, et, ce qui, dans une autre occa-
sion, aurait été un mouvement insignifiant, devint, cette fois, la marque distinc-
tive d’une fureur qui ne connaissait plus de bornes ; car, il frotta redoutable-
ment ses cuisses postérieures contre le bord des élytres, en faisant entendre un
bruit aigu : « Qui es-tu, donc, toi ; être pusillanime ? Il paraît que tu as oublié
certains développements étranges des temps passés ; tu ne les retiens pas dans
ta mémoire, mon frère. Cette femme nous a trahis, l’un après l’autre. Toi le
premier, moi le second. Il me semble que cette injure ne doit pas (ne doit pas !)
disparaître du souvenir si facilement. Si facilement ! Toi, ta nature magnanime
te permet de pardonner. Mais, sais-tu si, malgré la situation anormale des
atomes de cette femme, réduite à pâte de pétrin (il n’est pas maintenant ques-
tion de savoir si l’on ne croirait pas, à la première investigation, que ce corps ait
été augmenté d’une quantité notable de densité plutôt par l’engrenage de deux
fortes roues que par les effets de ma passion fougueuse), elle n’existe pas en-
core ? Tais-toi, et permets que je me venge. » Il reprit son manège, et s’éloigna,
la boule poussée devant lui. Quand il se fut éloigné, le pélican s’écria : « Cette
femme, par son pouvoir magique, m’a donné une tête de palmipède, et a chan-
gé mon frère en scarabée : peut-être qu’elle mérite même de pires traitements
que ceux que je viens d’énumérer. » Et moi, qui n’étais pas certain de ne pas
rêver, devinant, par ce que j’avais entendu, la nature des relations hostiles qui
unissaient, au-dessus de moi, dans un combat sanglant, le vautour des agneaux
et le grand-duc de Virginie, je rejetai, comme un capuchon, ma tête en arrière,
afin de donner, au jeu de mes poumons, l’aisance et l’élasticité susceptibles, et
je leur criai, en dirigeant mes yeux vers le haut : « Vous autres, cessez votre dis-
corde. Vous avez raison tous les deux ; car, à chacun elle avait promis son
amour ; par conséquent, elle vous a trompés ensemble. Mais, vous n’êtes pas
les seuls. En outre, elle vous dépouilla de votre forme humaine, se faisant un
jeu cruel de vos plus saintes douleurs. Et, vous hésiteriez à me croire ! D’ailleurs
elle est morte ; et le scarabée lui a fait subir un châtiment d’ineffaçable em-
preinte, malgré la pitié du premier trahi. » À ces mots, ils mirent fin à leur que-
relle, et ne s’arrachèrent plus les plumes, ni les lambeaux de chair : ils avaient
raison d’agir ainsi. Le grand-duc de Virginie, beau comme un mémoire sur la
courbe que décrit un chien en courant après son maître, s’enfonça dans les cre-
vasses d’un couvent en ruine. Le vautour des agneaux, beau comme la loi de
l’arrêt de développement de la poitrine chez les adultes dont la propension à la
croissance n’est pas en rapport avec la quantité de molécules que leur orga-
nisme s’assimile, se perdit dans les hautes couches de l’atmosphère. Le pélican,
dont le généreux pardon m’avait causé beaucoup d’impression, parce que je ne
le trouvais pas naturel, reprenant sur son tertre l’impassibilité majestueuse
d’un phare, comme pour avertir les navigateurs humains de faire attention à
son exemple, et de préserver leur sort de l’amour des magiciennes sombres,
regardait toujours devant lui. Le scarabée, beau comme le tremblement des
mains dans l’alcoolisme, disparaissait à l’horizon. Quatre existences de plus que
l’on pouvait rayer du livre de vie. Je m’arrachai un muscle entier dans le bras
gauche, car je ne savais plus ce que je faisais, tant je me trouvais ému devant
cette quadruple infortune. Et, moi, qui croyais que c’étaient des matières ex-
crémentielles. Grande bête que je suis, va.

*****

L’anéantissement intermittent des facultés humaines : quoi que votre


pensée penchât à supposer, ce ne sont pas là des mots. Du moins, ce ne sont
pas des mots comme les autres. Qu’il lève la main, celui qui croirait accomplir
un acte juste, en priant quelque bourreau de l’écorcher vivant. Qu’il redresse la
tête, avec la volupté du sourire, celui qui, volontairement, offrirait sa poitrine
aux balles de la mort. Mes yeux chercheront la marque des cicatrices ; mes dix
doigts concentreront la totalité de leur attention à palper soigneusement la
chair de cet excentrique ; je vérifierai que les éclaboussures de la cervelle ont
rejailli sur le satin de mon front. N’est-ce pas qu’un homme, amant d’un pareil
martyre, ne se trouverait pas dans l’univers entier ? Je ne connais pas ce que
c’est que le rire, c’est vrai, ne l’ayant jamais éprouvé par moi-même. Cependant,
quelle imprudence n’y aurait-il pas à soutenir que mes lèvres ne s’élargiraient
pas, s’il m’était donné de voir celui qui prétendrait que, quelque part, cet
homme-là existe ? Ce qu’aucun ne souhaiterait pour sa propre existence, m’a
été échu par un lot inégal. Ce n’est pas que mon corps nage dans le lac de la
douleur ; passe alors. Mais, l’esprit se dessèche par une réflexion condensée et
continuellement tendue ; il hurle comme les grenouilles d’un marécage, quand
une troupe de flamants voraces et de hérons affamés vient s’abattre sur les
joncs de ses bords. Heureux celui qui dort paisiblement dans un lit de plumes,
arrachées à la poitrine de l’eider, sans remarquer qu’il se trahit lui-même. Voilà
plus de trente ans que je n’ai pas encore dormi. Depuis l’imprononçable jour de
ma naissance, j’ai voué aux planches somnifères une haine irréconciliable. C’est
moi qui l’ai voulu ; que nul ne soit accusé. Vite, que l’on se dépouille du soup-
çon avorté. Distinguez-vous, sur mon front, cette pâle couronne ? Celle qui la
tressa de ses doigts maigres fut la ténacité. Tant qu’un reste de sève brûlante
coulera dans mes os, comme un torrent de métal fondu, je ne dormirai point.
Chaque nuit, je force mon œil livide à fixer les étoiles, à travers les carreaux de
ma fenêtre. Pour être plus sûr de moi-même, un éclat de bois sépare mes pau-
pières gonflées. Lorsque l’aurore apparaît, elle me retrouve dans la même posi-
tion, le corps appuyé verticalement, et debout contre le plâtre de la muraille
froide. Cependant, il m’arrive quelquefois de rêver, mais sans perdre un seul
instant le vivace sentiment de ma personnalité et la libre faculté de me mou-
voir : sachez que le cauchemar qui se cache dans les angles phosphoriques de
l’ombre, la fièvre qui palpe mon visage avec son moignon, chaque animal impur
qui dresse sa griffe sanglante, eh bien, c’est ma volonté qui, pour donner un
aliment stable à son activité perpétuelle, les fait tourner en rond. En effet,
atome qui se venge en son extrême faiblesse, le libre arbitre ne craint pas
d’affirmer, avec une autorité puissante, qu’il ne compte pas l’abrutissement
parmi le nombre de ses fils : celui qui dort est moins qu’un animal châtré la
veille. Quoique l’insomnie entraîne, vers les profondeurs de la fosse, ces
muscles qui déjà répandent une odeur de cyprès, jamais la blanche catacombe
de mon intelligence n’ouvrira ses sanctuaires aux yeux du Créateur. Une secrète
et noble justice, vers les bras tendus de laquelle je me lance par instinct,
m’ordonne de traquer sans trêve cet ignoble châtiment. Ennemi redoutable de
mon âme imprudente, à l’heure où l’on allume un falot sur la côte, je défends à
mes reins infortunés de se coucher sur la rosée du gazon. Vainqueur, je re-
pousse les embûches de l’hypocrite pavot. Il est en conséquence certain que,
par cette lutte étrange, mon cœur a muré ses desseins, affamé qui se mange
lui-même. Impénétrable comme les géants, moi, j’ai vécu sans cesse avec
l’envergure des yeux béante. Au moins, il est avéré que, pendant le jour, chacun
peut opposer une résistance utile contre le Grand Objet Extérieur (qui ne sait
pas son nom ?) ; car, alors, la volonté veille à sa propre défense avec un remar-
quable acharnement. Mais aussitôt que le voile des vapeurs nocturnes s’étend,
même sur les condamnés que l’on va pendre, oh ! voir son intellect entre les
sacrilèges mains d’un étranger. Un implacable scalpel en scrute les broussailles
épaisses. La conscience exhale un long râle de malédiction ; car, le voile de sa
pudeur reçoit de cruelles déchirures. Humiliation ! notre porte est ouverte à la
curiosité farouche du Céleste Bandit. Je n’ai pas mérité ce supplice infâme, toi,
le hideux espion de ma causalité ! Si j’existe, je ne suis pas un autre. Je
n’admets pas en moi cette équivoque pluralité. Je veux résider seul dans mon
intime raisonnement. L’autonomie… ou bien qu’on me change en hippopotame.
Abîme-toi sous terre, ô anonyme stigmate, et ne reparais plus devant mon indi-
gnation hagarde. Ma subjectivité et le Créateur, c’est trop pour un cerveau.
Quand la nuit obscurcit le cours des heures, quel est celui qui n’a pas combattu
contre l’influence du sommeil, dans sa couche mouillée d’une glaciale sueur ?
Ce lit, attirant contre son sein les facultés mourantes, n’est qu’un tombeau
composé de planches de sapin équarri. La volonté se retire insensiblement,
comme en présence d’une force invisible. Une poix visqueuse épaissit le cristal-
lin des yeux. Les paupières se recherchent comme deux amis. Le corps n’est
plus qu’un cadavre qui respire. Enfin, quatre énormes pieux clouent sur le ma-
telas la totalité des membres. Et remarquez, je vous prie, qu’en somme les
draps ne sont que des linceuls. Voici la cassolette où brûle l’encens des reli-
gions. L’éternité mugit, ainsi qu’une mer lointaine, et s’approche à grands pas.
L’appartement a disparu : prosternez-vous, humains, dans la chapelle ardente !
Quelquefois, s’efforçant inutilement de vaincre les imperfections de
l’organisme, au milieu du sommeil le plus lourd, le sens magnétisé s’aperçoit
avec étonnement qu’il n’est plus qu’un bloc de sépulture, et raisonne admira-
blement, appuyé sur une subtilité incomparable : « Sortir de cette couche est
un problème plus difficile qu’on ne le pense. Assis sur la charrette, l’on
m’entraîne vers la binarité des poteaux de la guillotine. Chose curieuse, mon
bras inerte s’est assimilé savamment la raideur de la souche. C’est très mauvais
de rêver qu’on marche à l’échafaud. » Le sang coule à larges flots à travers la
figure. La poitrine effectue des soubresauts répétés, et se gonfle avec des sif-
flements. Le poids d’un obélisque étouffe l’expansion de la rage. Le réel a dé-
truit les rêves de la somnolence ! Qui ne sait pas que, lorsque la lutte se pro-
longe entre le moi, plein de fierté, et l’accroissement terrible de la catalepsie,
l’esprit halluciné perd le jugement ? Rongé par le désespoir, il se complaît dans
son mal, jusqu’à ce qu’il ait vaincu la nature, et que le sommeil, voyant sa proie
lui échapper, s’enfuie sans retour loin de son cœur, d’une aile irritée et hon-
teuse. Jetez un peu de cendre sur mon orbite en feu. Ne fixez pas mon œil qui
ne se ferme jamais. Comprenez-vous les souffrances que j’endure (cependant,
l’orgueil est satisfait) ? Dès que la nuit exhorte les humains au repos, un
homme, que je connais, marche à grands pas dans la campagne. Je crains que
ma résolution ne succombe aux atteintes de la vieillesse. Qu’il arrive, ce jour
fatal où je m’endormirai ! Au réveil mon rasoir, se frayant un passage à travers
le cou, prouvera que rien n’était, en effet, plus réel.

*****
– Mais qui donc !… mais qui donc ose, ici, comme un conspirateur, traîner
les anneaux de son corps vers ma poitrine noire ? Qui que tu sois, excentrique
python, par quel prétexte excuses-tu ta présence ridicule ? Est-ce un vaste re-
mords qui te tourmente ? Car, vois-tu, boa, ta sauvage majesté n’a pas, je le
suppose, l’exorbitante prétention de se soustraire à la comparaison que j’en fais
avec les traits du criminel. Cette bave écumeuse et blanchâtre est, pour moi, le
signe de la rage. Écoute-moi : sais-tu que ton œil est loin de boire un rayon cé-
leste ? N’oublie pas que si ta présomptueuse cervelle m’a cru capable de t’offrir
quelques paroles de consolation, ce ne peut être que par le motif d’une igno-
rance totalement dépourvue de connaissances physiognomoniques. Pendant
un temps, bien entendu, suffisant, dirige la lueur de tes yeux vers ce que j’ai le
droit, comme un autre, d’appeler mon visage ! Ne vois-tu pas comme il pleure ?
Tu t’es trompé, basilic. Il est nécessaire que tu cherches ailleurs la triste ration
de soulagement, que mon impuissance radicale te retranche, malgré les nom-
breuses protestations de ma bonne volonté. Oh ! quelle force, en phrases ex-
primable, fatalement t’entraîna vers ta perte ? Il est presque impossible que je
m’habitue à ce raisonnement que tu ne comprennes pas que, plaquant sur le
gazon rougi, d’un coup de mon talon, les courbes fuyantes de ta tête triangu-
laire, je pourrais pétrir un innommable mastic avec l’herbe de la savane et la
chair de l’écrasé.

– Disparais le plus tôt possible loin de moi, coupable à la face blême ! Le


mirage fallacieux de l’épouvantement t’a montré ton propre spectre ! Dissipe
tes injurieux soupçons, si tu ne veux pas que je t’accuse à mon tour, et que je
ne porte contre toi une récrimination qui serait certainement approuvée par le
jugement du serpentaire reptilivore. Quelle monstrueuse aberration de
l’imagination t’empêche de me reconnaître ! Tu ne te rappelles donc pas les
services importants que je t’ai rendus, par la gratification d’une existence que je
fis émerger du chaos, et, de ton côté, le vœu, à jamais inoubliable, de ne pas
déserter mon drapeau, afin de me rester fidèle jusqu’à la mort ? Quand tu étais
enfant (ton intelligence était alors dans sa plus belle phase), le premier, tu
grimpais sur la colline, avec la vitesse de l’izard, pour saluer, par un geste de ta
petite main, les multicolores rayons de l’aurore naissante. Les notes de ta voix
jaillissaient, de ton larynx sonore, comme des perles diamantines, et résol-
vaient leurs collectives personnalités, dans l’agrégation vibrante d’un long
hymne d’adoration. Maintenant, tu rejettes à tes pieds, comme un haillon souil-
lé de boue, la longanimité dont j’ai fait trop longtemps preuve. La reconnais-
sance a vu ses racines se dessécher, comme le lit d’une mare ; mais, à sa place,
l’ambition a crû dans des proportions qu’il me serait pénible de qualifier. Quel
est-il, celui qui m’écoute, pour avoir une telle confiance dans l’abus de sa
propre faiblesse ?

– Et qui es-tu, toi-même, substance audacieuse ? Non !… non !… je ne me


trompe pas ; et, malgré les métamorphoses multiples auxquelles tu as recours,
toujours ta tête de serpent reluira devant mes yeux comme un phare
d’éternelle injustice, et de cruelle domination ! Il a voulu prendre les rênes du
commandement, mais il ne sait pas régner ! Il a voulu devenir un objet
d’horreur pour tous les êtres de la création, et il a réussi. Il a voulu prouver que
lui seul est le monarque de l’univers, et c’est en cela qu’il s’est trompé. Ô misé-
rable ! as-tu attendu jusqu’à cette heure pour entendre les murmures et les
complots qui, s’élevant simultanément de la surface des sphères, viennent raser
d’une aile farouche les rebords papillacés de ton destructible tympan ? Il n’est
pas loin, le jour, où mon bras te renversera dans la poussière, empoisonnée par
ta respiration, et, arrachant de tes entrailles une nuisible vie, laissera sur le
chemin ton cadavre, criblé de contorsions, pour apprendre au voyageur cons-
terné, que cette chair palpitante, qui frappe sa vue d’étonnement, et cloue dans
son palais sa langue muette, ne doit plus être comparée, si l’on garde son sang-
froid, qu’au tronc pourri d’un chêne, qui tomba de vétusté ! Quelle pensée de
pitié me retient devant ta présence ? Toi-même, recule plutôt devant moi, te
dis-je, et va laver ton incommensurable honte dans le sang d’un enfant qui
vient de naître : voilà quelles sont tes habitudes. Elles sont dignes de toi. Va…
marche toujours devant toi. Je te condamne à devenir errant. Je te condamne à
rester seul et sans famille. Chemine constamment, afin que tes jambes te refu-
sent leur soutien. Traverse les sables des déserts jusqu’à ce que la fin du monde
engloutisse les étoiles dans le néant. Lorsque tu passeras près de la tanière du
tigre, il s’empressera de fuir, pour ne pas regarder, comme dans un miroir, son
caractère exhaussé sur le socle de la perversité idéale. Mais, quand la fatigue
impérieuse t’ordonnera d’arrêter ta marche devant les dalles de mon palais,
recouvertes de ronces et de chardons, fais attention à tes sandales en lam-
beaux, et franchis, sur la pointe des pieds, l’élégance des vestibules. Ce n’est
pas une recommandation inutile. Tu pourrais éveiller ma jeune épouse et mon
fils en bas âge, couchés dans les caveaux de plomb qui longent les fondements
de l’antique château. Si tu ne prenais tes précautions d’avance, ils pourraient te
faire pâlir par leurs hurlements souterrains. Quand ton impénétrable volonté
leur ôta l’existence, ils n’ignoraient pas que ta puissance est redoutable, et
n’avaient aucun doute à cet égard ; mais, ils ne s’attendaient point (et leurs
adieux suprêmes me confirmèrent leur croyance) que ta Providence se serait
montrée à ce point impitoyable ! Quoi qu’il en soit, traverse rapidement ces
salles abandonnées et silencieuses, aux lambris d’émeraude, mais aux armoiries
fanées, où reposent les glorieuses statues de mes ancêtres. Ces corps de
marbre sont irrités contre toi ; évite leurs regards vitreux. C’est un conseil que
te donne la langue de leur unique et dernier descendant. Regarde comme leur
bras est levé dans l’attitude de la défense provocatrice, la tête fièrement ren-
versée en arrière. Sûrement ils ont deviné le mal que tu m’as fait ; et, si tu
passes à portée des piédestaux glacés qui soutiennent ces blocs sculptés, la
vengeance t’y attend. Si ta défense a besoin de m’objecter quelque chose,
parle. Il est trop tard pour pleurer maintenant. Il fallait pleurer dans des mo-
ments plus convenables, quand l’occasion était propice. Si tes yeux sont enfin
dessillés, juge toi-même quelles ont été les conséquences de ta conduite.
Adieu ! je m’en vais respirer la brise des falaises ; car, mes poumons, à moitié
étouffés, demandent à grands cris un spectacle plus tranquille et plus vertueux
que le tien !

*****

Ô pédérastes incompréhensibles, ce n’est pas moi qui lancerai des injures


à votre grande dégradation ; ce n’est pas moi qui viendrai jeter le mépris sur
votre anus infundibuliforme. Il suffit que les maladies honteuses, et presque
incurables, qui vous assiègent, portent avec elles leur immanquable châtiment.
Législateurs d’institutions stupides, inventeurs d’une morale étroite, éloignez-
vous de moi, car je suis une âme impartiale. Et vous, jeunes adolescents ou plu-
tôt jeunes filles, expliquez-moi comment et pourquoi (mais, tenez-vous à une
convenable distance, car, moi non plus, je ne sais pas résister à mes passions) la
vengeance a germé dans vos cœurs, pour avoir attaché au flanc de l’humanité
une pareille couronne de blessures. Vous la faites rougir de ses fils par votre
conduite (que, moi, je vénère !) ; votre prostitution, s’offrant au premier venu,
exerce la logique des penseurs les plus profonds, tandis que votre sensibilité
exagérée comble la mesure de la stupéfaction de la femme elle-même. Êtes-
vous d’une nature moins ou plus terrestre que celle de vos semblables ? Possé-
dez-vous un sixième sens qui nous manque ? Ne mentez pas, et dites ce que
vous pensez. Ce n’est pas une interrogation que je vous pose ; car, depuis que je
fréquente en observateur la sublimité de vos intelligences grandioses, je sais à
quoi m’en tenir. Soyez bénis par ma main gauche, soyez sanctifiés par ma main
droite, anges protégés par mon amour universel. Je baise votre visage, je baise
votre poitrine, je baise, avec mes lèvres suaves, les diverses parties de votre
corps harmonieux et parfumé. Que ne m’aviez-vous dit tout de suite ce que
vous étiez, cristallisations d’une beauté morale supérieure ? Il a fallu que je de-
vinasse par moi-même les innombrables trésors de tendresse et de chasteté
que recelaient les battements de votre cœur oppressé. Poitrine ornée de guir-
landes de roses et de vétyver. Il a fallu que j’entrouvrisse vos jambes pour vous
connaître et que ma bouche se suspendît aux insignes de votre pudeur. Mais
(chose importante à représenter) n’oubliez pas chaque jour de laver la peau de
vos parties, avec de l’eau chaude, car, sinon, des chancres vénériens pousse-
raient infailliblement sur les commissures fendues de mes lèvres inassouvies.
Oh ! si au lieu d’être un enfer, l’univers n’avait été qu’un céleste anus immense,
regardez le geste que je fais du côté de mon bas-ventre : oui, j’aurais enfoncé
ma verge, à travers son sphyncter sanglant, fracassant, par mes mouvements
impétueux, les propres parois de son bassin ! Le malheur n’aurait pas alors
soufflé, sur mes yeux aveuglés, des dunes entières de sable mouvant ; j’aurais
découvert l’endroit souterrain ou gît la vérité endormie, et les fleuves de mon
sperme visqueux auraient trouvé de la sorte un océan où se précipiter ! Mais,
pourquoi me surprends-je à regretter un état de choses imaginaire et qui ne
recevra jamais le cachet de son accomplissement ultérieur ? Ne nous donnons
pas la peine de construire de fugitives hypothèses. En attendant, que celui qui
brûle de l’ardeur de partager mon lit vienne me trouver ; mais, je mets une
condition rigoureuse à mon hospitalité : il faut qu’il n’ait pas plus de quinze ans.
Qu’il ne croie pas de son côté que j’en ai trente ; qu’est-ce que cela y fait ? L’âge
ne diminue pas l’intensité des sentiments, loin de là ; et, quoique mes cheveux
soient devenus blancs comme la neige, ce n’est pas à cause de la vieillesse :
c’est, au contraire, pour le motif que vous savez. Moi, je n’aime pas les
femmes ! Ni même les hermaphrodites ! Il me faut des êtres qui me ressem-
blent, sur le front desquels la noblesse humaine soit marquée en caractères
plus tranchés et ineffaçables ! Êtes-vous certain que celles qui portent de longs
cheveux, soient de la même nature que la mienne ? Je ne le crois pas, et je ne
déserterai pas mon opinion. Une salive saumâtre coule de ma bouche, je ne
sais pas pourquoi. Qui veut me la sucer, afin que j’en sois débarrassé ? Elle
monte… elle monte toujours ! Je sais ce que c’est. J’ai remarqué que, lorsque je
bois à la gorge le sang de ceux qui se couchent à côté de moi (c’est à tort que
l’on me suppose vampire, puisqu’on appelle ainsi des morts qui sortent de leur
tombeau ; or, moi, je suis un vivant), j’en rejette le lendemain une partie par la
bouche : voilà l’explication de la salive infecte. Que voulez-vous que j’y fasse, si
les organes, affaiblis par le vice, se refusent à l’accomplissement des fonctions
de la nutrition ? Mais, ne révélez mes confidences à personne. Ce n’est pas
pour moi que je vous dis cela ; c’est pour vous-même et les autres, afin que le
prestige du secret retienne dans les limites du devoir et de la vertu ceux qui,
aimantés par l’électricité de l’inconnu, seraient tentés de m’imiter. Ayez la bon-
té de regarder ma bouche (pour le moment, je n’ai pas le temps d’employer une
formule plus longue de politesse) ; elle vous frappe au premier abord par
l’apparence de sa structure, sans mettre le serpent dans vos comparaisons ;
c’est que j’en contracte le tissu jusqu’à la dernière réduction, afin de faire croire
que je possède un caractère froid. Vous n’ignorez pas qu’il est diamétralement
opposé. Que ne puis-je regarder à travers ces pages séraphiques le visage de
celui qui me lit. S’il n’a pas dépassé la puberté, qu’il s’approche. Serre-moi
contre toi, et ne crains pas de me faire du mal ; rétrécissons progressivement
les liens de nos muscles. Davantage. Je sens qu’il est inutile d’insister ; l’opacité,
remarquable à plus d’un titre, de cette feuille de papier, est un empêchement
des plus considérables à l’opération de notre complète jonction. Moi, j’ai tou-
jours éprouvé un caprice infâme pour la pâle jeunesse des collèges, et les en-
fants étiolés des manufactures ! Mes paroles ne sont pas les réminiscences d’un
rêve, et j’aurai trop de souvenirs à débrouiller, si l’obligation m’était imposée de
faire passer devant vos yeux les événements qui pourraient affermir de leur
témoignage la véracité de ma douloureuse affirmation. La justice humaine ne
m’a pas encore surpris en flagrant délit, malgré l’incontestable habileté de ses
agents. J’ai même assassiné (il n’y a pas longtemps !) un pédéraste qui ne se
prêtait pas suffisamment à ma passion ; j’ai jeté son cadavre dans un puits
abandonné, et l’on n’a pas de preuves décisives contre moi. Pourquoi frémissez-
vous de peur, adolescent qui me lisez ? Croyez-vous que je veuille en faire au-
tant envers vous ? Vous vous montrez souverainement injuste… Vous avez rai-
son : méfiez-vous de moi, surtout si vous êtes beau. Mes parties offrent éter-
nellement le spectacle lugubre de la turgescence ; nul ne peut soutenir (et
combien ne s’en sont-ils pas approchés !) qu’il les a vues à l’état de tranquillité
normale, pas même le décrotteur qui m’y porta un coup de couteau dans un
moment de délire. L’ingrat ! Je change de vêtements deux fois par semaine, la
propreté n’étant pas le principal motif de ma détermination. Si je n’agissais pas
ainsi, les membres de l’humanité disparaîtraient au bout de quelques jours,
dans des combats prolongés. En effet, dans quelque contrée que je me trouve,
ils me harcèlent continuellement de leur présence et viennent lécher la surface
de mes pieds. Mais, quelle puissance possèdent-elles donc, mes gouttes sémi-
nales, pour attirer vers elles tout ce qui respire par des nerfs olfactifs ! Ils vien-
nent des bords des Amazones, ils traversent les vallées qu’arrose le Gange, ils
abandonnent le lichen polaire, pour accomplir de longs voyages à ma re-
cherche, et demander aux cités immobiles, si elles n’ont pas vu passer, un ins-
tant, le long de leurs remparts, celui dont le sperme sacré embaume les mon-
tagnes, les lacs, les bruyères, les forêts, les promontoires et la vastitude des
mers ! Le désespoir de ne pas pouvoir me rencontrer (je me cache secrètement
dans les endroits les plus inaccessibles, afin d’alimenter leur ardeur) les porte
aux actes les plus regrettables. Ils se mettent trois cent mille de chaque côté, et
les mugissements des canons servent de prélude à la bataille. Toutes les ailes
s’ébranlent à la fois, comme un seul guerrier. Les carrés se forment et tombent
aussitôt pour ne plus se relever. Les chevaux effarés s’enfuient dans toutes les
directions. Les boulets labourent le sol, comme des météores implacables. Le
théâtre du combat n’est plus qu’un vaste champ de carnage, quand la nuit ré-
vèle sa présence et que la lune silencieuse apparaît entre les déchirures d’un
nuage. Me montrant du doigt un espace de plusieurs lieues recouvert de ca-
davres, le croissant vaporeux de cet astre m’ordonne de prendre un instant,
comme le sujet de méditatives réflexions, les conséquences funestes
qu’entraîne, après lui, l’inexplicable talisman enchanteur que la Providence
m’accorda. Malheureusement que de siècles ne faudra-t-il pas encore, avant
que la race humaine périsse entièrement par mon piège perfide ! C’est ainsi
qu’un esprit habile, et qui ne se vante pas, emploie, pour atteindre à ses fins,
les moyens mêmes qui paraîtraient d’abord y porter un invincible obstacle. Tou-
jours mon intelligence s’élève vers cette imposante question, et vous êtes té-
moin vous-même qu’il ne m’est plus possible de rester dans le sujet modeste
qu’au commencement j’avais le dessein de traiter. Un dernier mot… c’était une
nuit d’hiver. Pendant que la bise sifflait dans les sapins, le Créateur ouvrit sa
porte au milieu des ténèbres et fit entrer un pédéraste.

*****

Silence ! il passe un cortège funéraire à côté de vous. Inclinez la binarité


de vos rotules vers la terre et entonnez un chant d’outre-tombe. (Si vous consi-
dérez mes paroles plutôt comme une simple forme impérative, que comme un
ordre formel qui n’est pas à sa place, vous montrerez de l’esprit et du meilleur.)
Il est possible que vous parveniez de la sorte à réjouir extrêmement l’âme du
mort, qui va se reposer de la vie dans une fosse. Même le fait est, pour moi,
certain. Remarquez que je ne dis pas que votre opinion ne puisse jusqu’à un
certain point être contraire à la mienne ; mais, ce qu’il importe avant tout, c’est
de posséder des notions justes sur les bases de la morale, de telle manière que
chacun doive se pénétrer du principe qui commande de faire à autrui ce que
l’on voudrait peut-être qui fût fait à soi-même. Le prêtre des religions ouvre le
premier la marche, en tenant à la main un drapeau blanc, signe de la paix, et de
l’autre un emblème d’or qui représente les parties de l’homme et de la femme,
comme pour indiquer que ces membres charnels sont la plupart du temps, abs-
traction faite de toute métaphore, des instruments très dangereux entre les
mains de ceux qui s’en servent, quand ils les manipulent aveuglément pour des
buts divers qui se querellent entre eux, au lieu d’engendrer une opportune ré-
action contre la passion connue qui cause presque tous nos maux. Au bas de
son dos est attachée (artificiellement, bien entendu) une queue de cheval, aux
crins épais, qui balaie la poussière du sol. Elle signifie de prendre garde de ne
pas nous ravaler par notre conduite au rang des animaux. Le cercueil connaît sa
route et marche après la tunique flottante du consolateur. Les parents et les
amis du défunt, par la manifestation de leur position, ont résolu de fermer la
marche du cortège. Celui-ci s’avance avec majesté, comme un vaisseau qui fend
la pleine mer, et ne craint pas le phénomène de l’enfoncement ; car, au mo-
ment actuel, les tempêtes et les écueils ne se font pas remarquer par quelque
chose de moins que leur explicable absence. Les grillons et les crapauds suivent
à quelques pas la fête mortuaire ; eux, aussi, n’ignorent pas que leur modeste
présence aux funérailles de quiconque leur sera un jour comptée. Ils
s’entretiennent à voix basse dans leur pittoresque langage (ne soyez pas assez
présomptueux, permettez-moi de vous donner ce conseil non intéressé, pour
croire que vous seul possédez la précieuse faculté de traduire les sentiments de
votre pensée) de celui qu’ils regardèrent plus d’une fois courir à travers les prai-
ries verdoyantes, et plonger la sueur de ses membres dans les bleuâtres vagues
des golfes arénacés. D’abord, la vie parut lui sourire sans arrière-pensée ; et,
magnifiquement, le couronna de fleurs ; mais, puisque votre intelligence elle-
même s’aperçoit ou plutôt devine qu’il s’est arrêté aux limites de l’enfance, je
n’ai pas besoin, jusqu’à l’apparition d’une rétractation véritablement nécessaire,
de continuer les prolégomènes de ma rigoureuse démonstration. Dix ans.
Nombre exactement calqué, à s’y méprendre, sur celui des doigts de la main.
C’est peu et c’est beaucoup. Dans le cas qui nous préoccupe, cependant, je
m’appuierai sur votre amour envers la vérité, pour que vous prononciez, avec
moi, sans tarder une seconde de plus, que c’est peu. Et, quand je réfléchis
sommairement à ces ténébreux mystères, par lesquels, un être humain dispa-
raît de la terre, aussi facilement qu’une mouche ou une libellule, sans conserver
l’espérance d’y revenir, je me surprends à couver le vif regret de ne pas proba-
blement pouvoir vivre assez longtemps, pour vous bien expliquer ce que je n’ai
pas la prétention de comprendre moi-même. Mais, puisqu’il est prouvé que,
par un hasard extraordinaire, je n’ai pas encore perdu la vie depuis ce temps
lointain où je commençai, plein de terreur, la phrase précédente, je calcule
mentalement qu’il ne sera pas inutile ici, de construire l’aveu complet de mon
impuissance radicale, quand il s’agit surtout, comme à présent, de cette impo-
sante et inabordable question. C’est, généralement parlant, une chose singu-
lière que la tendance attractive qui nous porte à rechercher (pour ensuite les
exprimer) les ressemblances et les différences que recèlent, dans leurs natu-
relles propriétés, les objets les plus opposés entre eux, et quelquefois les moins
aptes, en apparence, à se prêter à ce genre de combinaisons sympathiquement
curieuses, et qui, ma parole d’honneur, donnent gracieusement au style de
l’écrivain, qui se paie cette personnelle satisfaction, l’impossible et inoubliable
aspect d’un hibou sérieux jusqu’à l’éternité. Suivons en conséquence le courant
qui nous entraîne. Le milan royal a les ailes proportionnellement plus longues
que les buses, et le vol bien plus aisé : aussi passe-t-il sa vie dans l’air. Il ne se
repose presque jamais et parcourt chaque jour des espaces immenses ; et ce
grand mouvement n’est point un exercice de chasse, ni poursuite de proie, ni
même de découverte ; car, il ne chasse pas ; mais, il semble que le vol soit son
état naturel, sa favorite situation. L’on ne peut s’empêcher d’admirer la manière
dont il l’exécute. Ses ailes longues et étroites paraissent immobiles ; c’est la
queue qui croit diriger toutes les évolutions, et la queue ne se trompe pas : elle
agit sans cesse. Il s’élève sans effort ; il s’abaisse comme s’il glissait sur un plan
incliné ; il semble plutôt nager que voler ; il précipite sa course, il la ralentit,
s’arrête, et reste comme suspendu ou fixé à la même place, pendant des heures
entières. L’on ne peut s’apercevoir d’aucun mouvement dans ses ailes : vous
ouvririez les yeux comme la porte d’un four, que ce serait d’autant inutile. Cha-
cun a le bon sens de confesser sans difficulté (quoique avec un peu de mau-
vaise grâce) qu’il ne s’aperçoit pas, au premier abord, du rapport, si lointain
qu’il soit, que je signale entre la beauté du vol du milan royal, et celle de la fi-
gure de l’enfant, s’élevant doucement, au-dessus du cercueil découvert, comme
un nénuphar qui perce la surface des eaux ; et voilà précisément en quoi con-
siste l’impardonnable faute qu’entraîne l’inamovible situation d’un manque de
repentir, touchant l’ignorance volontaire dans laquelle on croupit. Ce rapport
de calme majesté entre les deux termes de ma narquoise comparaison n’est
déjà que trop commun, et d’un symbole assez compréhensible, pour que je
m’étonne davantage de ce qui ne peut avoir, comme seule excuse, que ce
même caractère de vulgarité qui fait appeler, sur tout objet ou spectacle qui en
est atteint, un profond sentiment d’indifférence injuste. Comme si ce qui se voit
quotidiennement n’en devrait pas moins réveiller l’attention de notre admira-
tion ! Arrivé à l’entrée du cimetière, le cortège s’empresse de s’arrêter ; son in-
tention n’est pas d’aller plus loin. Le fossoyeur achève le creusement de la
fosse ; l’on y dépose le cercueil avec toutes les précautions prises en pareil cas ;
quelques pelletées de terre inattendues viennent recouvrir le corps de l’enfant.
Le prêtre des religions, au milieu de l’assistance émue, prononce quelques pa-
roles pour bien enterrer le mort, davantage, dans l’imagination des assistants.
« Il dit qu’il s’étonne beaucoup de ce que l’on verse ainsi tant de pleurs, pour un
acte d’une telle insignifiance. Textuel. Mais il craint de ne pas qualifier suffi-
samment ce qu’il prétend, lui, être un incontestable bonheur. S’il avait cru que
la mort est aussi peu sympathique dans sa naïveté, il aurait renoncé à son man-
dat, pour ne pas augmenter la légitime douleur des nombreux parents et amis
du défunt ; mais, une secrète voix l’avertit de leur donner quelques consola-
tions, qui ne seront pas inutiles, ne fût-ce que celle qui ferait entrevoir l’espoir
d’une prochaine rencontre dans les cieux entre celui qui mourut et ceux qui
survécurent. » Maldoror s’enfuyait au grand galop, en paraissant diriger sa
course vers les murailles du cimetière. Les sabots de son coursier élevaient au-
tour de son maître une fausse couronne de poussière épaisse. Vous autres,
vous ne pouvez savoir le nom de ce cavalier ; mais, moi, je le sais. Il s’approchait
de plus en plus ; sa figure de platine commençait à devenir perceptible,
quoique le bas en fût entièrement enveloppé d’un manteau que le lecteur s’est
gardé d’ôter de sa mémoire et qui ne laissait apercevoir que les yeux. Au milieu
de son discours, le prêtre des religions devient subitement pâle, car son oreille
reconnaît le galop irrégulier de ce célèbre cheval blanc qui n’abandonna jamais
son maître. « Oui, ajouta-t-il de nouveau, ma confiance est grande dans cette
prochaine rencontre ; alors, on comprendra, mieux qu’auparavant, quel sens il
fallait attacher à la séparation temporaire de l’âme et du corps. Tel qui croit
vivre sur cette terre se berce d’une illusion dont il importerait d’accélérer
l’évaporation. » Le bruit du galop s’accroissait de plus en plus ; et, comme le
cavalier, étreignant la ligne d’horizon, paraissait en vue, dans le champ
d’optique qu’embrassait le portail du cimetière, rapide comme un cyclone gira-
toire, le prêtre des religions plus gravement reprit : « Vous ne semblez pas vous
douter que celui-ci, que la maladie força de ne connaître que les premières
phases de la vie, et que la fosse vient de recevoir dans son sein, est
l’indubitable vivant ; mais, sachez, au moins, que celui-là, dont vous apercevez
la silhouette équivoque emportée par un cheval nerveux, et sur lequel je vous
conseille de fixer le plus tôt possible les yeux, car il n’est plus qu’un point, et va
bientôt disparaître dans la bruyère, quoiqu’il ait beaucoup vécu, est le seul véri-
table mort. »

*****

« Chaque nuit, à l’heure où le sommeil est parvenu à son plus grand de-
gré d’intensité, une vieille araignée de la grande espèce sort lentement sa tête
d’un trou placé sur le sol, à l’une des intersections des angles de la chambre.
Elle écoute attentivement si quelque bruissement remue encore ses mandi-
bules dans l’atmosphère. Vu sa conformation d’insecte, elle ne peut pas faire
moins, si elle prétend augmenter de brillantes personnifications les trésors de
la littérature, que d’attribuer des mandibules au bruissement. Quand elle s’est
assurée que le silence règne aux alentours, elle retire successivement, des pro-
fondeurs de son nid, sans le secours de la méditation, les diverses parties de
son corps, et s’avance à pas comptés vers ma couche. Chose remarquable ! moi
qui fais reculer le sommeil et les cauchemars, je me sens paralysé dans la totali-
té de mon corps, quand elle grimpe le long des pieds d’ébène de mon lit de sa-
tin. Elle m’étreint la gorge avec les pattes, et me suce le sang avec son ventre.
Tout simplement ! Combien de litres d’une liqueur pourprée, dont vous
n’ignorez pas le nom, n’a-t-elle pas bus, depuis qu’elle accomplit le même ma-
nège avec une persistance digne d’une meilleure cause ! Je ne sais pas ce que je
lui ai fait, pour qu’elle se conduise de la sorte à mon égard. Lui ai-je broyé une
patte par inattention ? Lui ai-je enlevé ses petits ? Ces deux hypothèses, su-
jettes à caution, ne sont pas capables de soutenir un sérieux examen ; elles
n’ont même pas de la peine à provoquer un haussement dans mes épaules et
un sourire sur mes lèvres, quoique l’on ne doive se moquer de personne.
Prends garde à toi, tarentule noire ; si ta conduite n’a pas pour excuse un irréfu-
table syllogisme, une nuit je me réveillerai en sursaut, par un dernier effort de
ma volonté agonisante, je romprai le charme avec lequel tu retiens mes
membres dans l’immobilité, et je t’écraserai entre les os de mes doigts, comme
un morceau de matière mollasse. Cependant, je me rappelle vaguement que je
t’ai donné la permission de laisser tes pattes grimper sur l’éclosion de la poi-
trine, et de là jusqu’à la peau qui recouvre mon visage ; que par conséquent, je
n’ai pas le droit de te contraindre. Oh ! qui démêlera mes souvenirs confus ! Je
lui donne pour récompense ce qui reste de mon sang : en comptant la dernière
goutte inclusivement, il y en a pour remplir au moins la moitié d’une coupe
d’orgie. » Il parle, et il ne cesse de se déshabiller. Il appuie une jambe sur le ma-
telas, et de l’autre, pressant le parquet de saphir afin de s’enlever, il se trouve
étendu dans une position horizontale. Il a résolu de ne pas fermer les yeux, afin
d’attendre son ennemi de pied ferme. Mais, chaque fois ne prend-il pas la
même résolution, et n’est-elle pas toujours détruite par l’inexplicable image de
sa promesse fatale ? Il ne dit plus rien, et se résigne avec douleur ; car, pour lui
le serment est sacré. Il s’enveloppe majestueusement dans les replis de la soie,
dédaigne d’entrelacer les glands d’or de ses rideaux, et, appuyant les boucles
ondulées de ses longs cheveux noirs sur les franges du coussin de velours, il
tâte, avec la main, la large blessure de son cou, dans laquelle la tarentule a pris
l’habitude de se loger, comme dans un deuxième nid, tandis que son visage
respire la satisfaction. Il espère que cette nuit actuelle (espérez avec lui !) verra
la dernière représentation de la succion immense ; car, son unique vœu serait
que le bourreau en finît avec son existence : la mort, et il sera content. Regar-
dez cette vieille araignée de la grande espèce, qui sort lentement sa tête d’un
trou placé sur le sol, à l’une des intersections des angles de la chambre. Nous
ne sommes plus dans la narration. Elle écoute attentivement si quelque bruis-
sement remue encore ses mandibules dans l’atmosphère. Hélas ! nous sommes
maintenant arrivés dans le réel, quant à ce qui regarde la tarentule, et, quoique
l’on pourrait mettre un point d’exclamation à la fin de chaque phrase, ce n’est
peut-être pas une raison pour s’en dispenser ! Elle s’est assurée que le silence
règne aux alentours ; la voilà qui retire successivement des profondeurs de son
nid, sans le secours de la méditation, les diverses parties de son corps, et
s’avance à pas comptés vers la couche de l’homme solitaire. Un instant elle
s’arrête ; mais il est court, ce moment d’hésitation. Elle se dit qu’il n’est pas
temps encore de cesser de torturer, et qu’il faut auparavant donner au con-
damné les plausibles raisons qui déterminèrent la perpétualité du supplice. Elle
a grimpé à côté de l’oreille de l’endormi. Si vous voulez ne pas perdre une seule
parole de ce qu’elle va dire, faites abstraction des occupations étrangères qui
obstruent le portique de votre esprit, et soyez, au moins, reconnaissant de
l’intérêt que je vous porte, en faisant assister votre présence aux scènes théâ-
trales qui me paraissent dignes d’exciter une véritable attention de votre part ;
car, qui m’empêcherait de garder, pour moi seul, les événements que je ra-
conte ? « Réveille-toi, flamme amoureuse des anciens jours, squelette déchar-
né. Le temps est venu d’arrêter la main de la justice. Nous ne te ferons pas at-
tendre longtemps l’explication que tu souhaites. Tu nous écoutes, n’est-ce pas ?
Mais ne remue pas tes membres ; tu es encore aujourd’hui sous notre magné-
tique pouvoir, et l’atonie encéphalique persiste : c’est pour la dernière fois.
Quelle impression la figure d’Elsseneur fait-elle dans ton imagination ? Tu l’as
oublié ! Et ce Réginald, à la démarche fière, as-tu gravé ses traits dans ton cer-
veau fidèle ? Regarde-le caché dans les replis des rideaux ; sa bouche est pen-
chée vers ton front ; mais il n’ose te parler, car il est plus timide que moi. Je vais
te raconter un épisode de ta jeunesse, et te remettre dans le chemin de la mé-
moire… » Il y avait longtemps que l’araignée avait ouvert son ventre, d’où
s’étaient élancés deux adolescents, à la robe bleue, chacun un glaive flam-
boyant à la main, et qui avaient pris place aux côtés du lit, comme pour garder
désormais le sanctuaire du sommeil. « Celui-ci, qui n’a pas encore cessé de te
regarder, car il t’aima beaucoup, fut le premier de nous deux auquel tu donnas
ton amour. Mais tu le fis souvent souffrir par les brusqueries de ton caractère.
Lui, il ne cessait d’employer ses efforts à n’engendrer de ta part aucun sujet de
plainte contre lui : un ange n’aurait pas réussi. Tu lui demandas, un jour, s’il vou-
lait aller se baigner avec toi, sur le rivage de la mer. Tous les deux, comme deux
cygnes, vous vous élançâtes en même temps d’une roche à pic. Plongeurs émi-
nents, vous glissâtes dans la masse aqueuse, les bras étendus entre la tête, et
se réunissant aux mains. Pendant quelques minutes, vous nageâtes entre deux
courants. Vous reparûtes à une grande distance, vos cheveux entremêlés entre
eux, et ruisselants du liquide salé. Mais quel mystère s’était donc passé sous
l’eau, pour qu’une longue trace de sang s’aperçût à travers les vagues ? Revenus
à la surface, toi, tu continuais de nager, et tu faisais semblant de ne pas remar-
quer la faiblesse croissante de ton compagnon. Il perdait rapidement ses forces,
et tu n’en poussais pas moins tes larges brassées vers l’horizon brumeux, qui
s’estompait devant toi. Le blessé poussa des cris de détresse, et tu fis le sourd.
Réginald frappa trois fois l’écho des syllabes de ton nom, et trois fois tu répon-
dis par un cri de volupté. Il se trouvait trop loin du rivage pour y revenir, et
s’efforçait en vain de suivre les sillons de ton passage, afin de t’atteindre, et re-
poser un instant sa main sur ton épaule. La chasse négative se prolongea pen-
dant une heure, lui, perdant ses forces, et, toi, sentant croître les tiennes. Dé-
sespérant d’égaler ta vitesse, il fit une courte prière au Seigneur pour lui re-
commander son âme, se plaça sur le dos comme quand on fait la planche, de
telle manière qu’on apercevait le cœur battre violemment sous sa poitrine, et
attendit que la mort arrivât, afin de ne plus attendre. En cet instant, tes
membres vigoureux étaient à perte de vue, et s’éloignaient encore, rapides
comme une sonde qu’on laisse filer. Une barque, qui revenait de placer ses fi-
lets au large, passa dans ces parages. Les pêcheurs prirent Réginald pour un
naufragé, et le halèrent, évanoui, dans leur embarcation. On constata la pré-
sence d’une blessure au flanc droit ; chacun de ces matelots expérimentés émit
l’opinion qu’aucune pointe d’écueil ou fragment de rocher n’était susceptible de
percer un trou si microscopique et en même temps si profond. Une arme tran-
chante, comme le serait un stylet des plus aigus, pouvait seule s’arroger des
droits à la paternité d’une si fine blessure. Lui, ne voulut jamais raconter les di-
verses phases du plongeon, à travers les entrailles des flots, et ce secret, il l’a
gardé jusqu’à présent. Des larmes coulent maintenant sur ses joues un peu dé-
colorées, et tombent sur tes draps : le souvenir est quelquefois plus amer que
la chose. Mais moi, je ne ressentirai pas de la pitié : ce serait te montrer trop
d’estime. Ne roule pas dans leur orbite ces yeux furibonds. Reste calme plutôt.
Tu sais que tu ne peux pas bouger. D’ailleurs, je n’ai pas terminé mon récit. –
Relève ton glaive, Réginald, et n’oublie pas si facilement la vengeance. Qui sait ?
peut-être un jour elle viendrait te faire des reproches. – Plus tard, tu conçus des
remords dont l’existence devait être éphémère ; tu résolus de racheter ta faute
par le choix d’un autre ami, afin de le bénir et de l’honorer. Par ce moyen expia-
toire, tu effaçais les taches du passé, et tu faisais retomber sur celui qui devint
la deuxième victime, la sympathie que tu n’avais pas su montrer à l’autre. Vain
espoir ; le caractère ne se modifie pas d’un jour à l’autre, et ta volonté resta pa-
reille à elle-même. Moi, Elsseneur, je te vis pour la première fois, et, dès ce
moment, je ne pus t’oublier. Nous nous regardâmes pendant quelques instants,
et tu te mis à sourire. Je baissais les yeux, parce que je vis dans les tiens une
flamme surnaturelle. Je me demandais si, à l’aide d’une nuit obscure, tu t’étais
laissé choir secrètement jusqu’à nous de la surface de quelque étoile ; car, je le
confesse, aujourd’hui qu’il n’est pas nécessaire de feindre, tu ne ressemblais
pas aux marcassins de l’humanité ; mais une auréole de rayons étincelants en-
veloppait la périphérie de ton front. J’aurais désiré lier des relations intimes
avec toi ; ma présence n’osait approcher devant la frappante nouveauté de
cette étrange noblesse, et une tenace terreur rôdait autour de moi. Pourquoi
n’ai-je pas écouté ces avertissements de la conscience ? Pressentiments fondés.
Remarquant mon hésitation, tu rougis à ton tour, et tu avanças le bras. Je mis
courageusement ma main dans la tienne, et, après cette action, je me sentis
plus fort ; désormais un souffle de ton intelligence était passé dans moi. Les
cheveux au vent et respirant les haleines des brises, nous marchâmes quelques
instants devant nous, à travers des bosquets touffus de lentisques, de jasmins,
de grenadiers et d’orangers, dont les senteurs nous enivraient. Un sanglier frôla
nos habits à toute course, et une larme tomba de son œil, quand il me vit avec
toi : je ne m’expliquais pas sa conduite. Nous arrivâmes à la tombée de la nuit
devant les portes d’une cité populeuse. Les profils des dômes, les flèches des
minarets et les boules de marbre des belvédères découpaient vigoureusement
leurs dentelures, à travers les ténèbres, sur le bleu intense du ciel. Mais tu ne
voulus pas te reposer en cet endroit, quoique nous fussions accablés de fatigue.
Nous longeâmes le bas des fortifications externes, comme des chacals noc-
turnes ; nous évitâmes la rencontre des sentinelles aux aguets ; et nous par-
vînmes à nous éloigner, par la porte opposée, de cette réunion solennelle
d’animaux raisonnables, civilisés comme les castors. Le vol de la fulgore porte-
lanterne, le craquement des herbes sèches, les hurlements intermittents de
quelque loup lointain accompagnaient l’obscurité de notre marche incertaine, à
travers la campagne. Quels étaient donc tes valables motifs pour fuir les ruches
humaines ? Je me posais cette question avec un certain trouble ; mes jambes
d’ailleurs commençaient à me refuser un service trop longtemps prolongé.
Nous atteignîmes enfin la lisière d’un bois épais, dont les arbres étaient entrela-
cés entre eux par un fouillis de hautes lianes inextricables, de plantes parasites,
et de cactus à épines monstrueuses. Tu t’arrêtas devant un bouleau. Tu me dis
de m’agenouiller pour me préparer à mourir ; tu m’accordais un quart d’heure
pour sortir de cette terre. Quelques regards furtifs, pendant notre longue
course, jetés à la dérobée sur moi, quand je ne t’observais pas, certains gestes
dont j’avais remarqué l’irrégularité de mesure et de mouvement se présentè-
rent aussitôt à ma mémoire, comme les pages ouvertes d’un livre. Mes soup-
çons étaient confirmés. Trop faible pour lutter contre toi, tu me renversas à
terre, comme l’ouragan abat la feuille du tremble. Un de tes genoux sur ma poi-
trine, et l’autre appuyé sur l’herbe humide, tandis qu’une de tes mains arrêtait
la binarité de mes bras dans son étau, je vis l’autre sortir un couteau, de la
gaine appendue à ta ceinture. Ma résistance était presque nulle, et je fermai les
yeux : les trépignements d’un troupeau de bœufs s’entendirent à quelque dis-
tance, apportés par le vent. Il s’avançait comme une locomotive, harcelé par le
bâton d’un pâtre et les mâchoires d’un chien. Il n’y avait pas de temps à perdre,
et c’est ce que tu compris ; craignant de ne pas parvenir à tes fins, car
l’approche d’un secours inespéré avait doublé ma puissance musculaire, et
t’apercevant que tu ne pouvais rendre immobile qu’un de mes bras à la fois, tu
te contentas, par un rapide mouvement imprimé à la lame d’acier, de me cou-
per le poignet droit. Le morceau, exactement détaché, tomba par terre. Tu pris
la fuite, pendant que j’étais étourdi par la douleur. Je ne te raconterai pas com-
ment le pâtre vint à mon secours, ni combien de temps devint nécessaire à ma
guérison. Qu’il te suffise de savoir que cette trahison, à laquelle je ne
m’attendais pas, me donna l’envie de rechercher la mort. Je portai ma présence
dans les combats, afin d’offrir ma poitrine aux coups. J’acquis de la gloire dans
les champs de bataille ; mon nom était devenu redoutable même aux plus in-
trépides, tant mon artificielle main de fer répandait le carnage et la destruction
dans les rangs ennemis. Cependant, un jour que les obus tonnaient beaucoup
plus fort qu’à l’ordinaire, et que les escadrons, enlevés de leur base, tourbillon-
naient, comme des pailles, sous l’influence du cyclone de la mort, un cavalier, à
la démarche hardie, s’avança devant moi, pour me disputer la palme de la vic-
toire. Les deux armées s’arrêtèrent, immobiles, pour nous contempler en si-
lence. Nous combattîmes longtemps, criblés de blessures, et les casques brisés.
D’un commun accord, nous cessâmes la lutte, afin de nous reposer, et la re-
prendre ensuite avec plus d’énergie. Plein d’admiration pour son adversaire,
chacun lève sa propre visière : « Elsseneur !… », « Réginald !… », telles furent
les simples paroles que nos gorges haletantes prononcèrent en même temps.
Ce dernier, tombé dans le désespoir d’une tristesse inconsolable, avait pris,
comme moi, la carrière des armes, et les balles l’avaient épargné. Dans quelles
circonstances nous nous retrouvions ! Mais ton nom ne fut pas prononcé ! Lui
et moi, nous nous jurâmes une amitié éternelle ; mais, certes, différente des
deux premières dans lesquelles tu avais été le principal acteur ! Un archange,
descendu du ciel et messager du Seigneur, nous ordonna de nous changer en
une araignée unique, et de venir chaque nuit te sucer la gorge, jusqu’à ce qu’un
commandement venu d’en haut arrêtât le cours du châtiment. Pendant près de
dix ans, nous avons hanté ta couche. Dès aujourd’hui, tu es délivré de notre
persécution. La promesse vague dont tu parlais, ce n’est pas à nous que tu la
fis, mais bien à l’Être qui est plus fort que toi : tu comprenais toi-même qu’il
valait mieux se soumettre à ce décret irrévocable. Réveille-toi, Maldoror ! Le
charme magnétique qui a pesé sur ton système cérébro-spinal, pendant les
nuits de deux lustres, s’évapore. » Il se réveille comme il lui a été ordonné, et
voit deux formes célestes disparaître dans les airs, les bras entrelacés. Il n’essaie
pas de se rendormir. Il sort lentement, l’un après l’autre, ses membres hors de
sa couche. Il va réchauffer sa peau glacée aux tisons rallumés de la cheminée
gothique. Sa chemise seule recouvre son corps. Il cherche des yeux la carafe de
cristal afin d’humecter son palais desséché. Il ouvre les contrevents de la fe-
nêtre. Il s’appuie sur le rebord. Il contemple la lune qui verse, sur sa poitrine, un
cône de rayons extatiques, où palpitent, comme des phalènes, des atomes
d’argent d’une douceur ineffable. Il attend que le crépuscule du matin vienne
apporter, par le changement de décors, un dérisoire soulagement à son cœur
bouleversé.

FIN DU CINQUIÈME CHANT


CHANT SIXIÈME

Vous, dont le calme enviable ne peut pas faire plus que d’embellir le fa-
ciès, ne croyez pas qu’il s’agisse encore de pousser, dans des strophes de qua-
torze ou quinze lignes, ainsi qu’un élève de quatrième, des exclamations qui
passeront pour inopportunes, et des gloussements sonores de poule cochinchi-
noise, aussi grotesques qu’on serait capable de l’imaginer, pour peu qu’on s’en
donnât la peine ; mais il est préférable de prouver par des faits les propositions
que l’on avance. Prétendriez-vous donc que, parce que j’aurais insulté, comme
en me jouant, l’homme, le Créateur et moi-même, dans mes explicables hyper-
boles, ma mission fût complète ? Non : la partie la plus importante de mon tra-
vail n’en subsiste pas moins, comme tâche qui reste à faire. Désormais, les fi-
celles du roman remueront les trois personnages nommés plus haut : il leur se-
ra ainsi communiqué une puissance moins abstraite. La vitalité se répandra ma-
gnifiquement dans le torrent de leur appareil circulatoire, et vous verrez
comme vous serez étonné vous-même de rencontrer, là où d’abord vous n’aviez
cru voir que des entités vagues appartenant au domaine de la spéculation pure,
d’une part, l’organisme corporel avec ses ramifications de nerfs et ses mem-
branes muqueuses, de l’autre, le principe spirituel qui préside aux fonctions
physiologiques de la chair. Ce sont des êtres doués d’une énergique vie qui, les
bras croisés et la poitrine en arrêt, poseront prosaïquement (mais, je suis cer-
tain que l’effet sera très poétique) devant votre visage, placés seulement à
quelques pas de vous, de manière que les rayons solaires, frappant d’abord les
tuiles des toits et le couvercle des cheminées, viendront ensuite se refléter visi-
blement sur leurs cheveux terrestres et matériels. Mais, ce ne seront plus des
anathèmes, possesseurs de la spécialité de provoquer le rire ; des personnalités
fictives qui auraient bien fait de rester dans la cervelle de l’auteur ; ou des cau-
chemars placés trop au-dessus de l’existence ordinaire. Remarquez que, par
cela même, ma poésie n’en sera que plus belle. Vous toucherez avec vos mains
des branches ascendantes d’aorte et des capsules surrénales ; et puis des sen-
timents ! Les cinq premiers récits n’ont pas été inutiles ; ils étaient le frontispice
de mon ouvrage, le fondement de la construction, l’explication préalable de ma
poétique future : et je devais à moi-même, avant de boucler ma valise et me
mettre en marche pour les contrées de l’imagination, d’avertir les sincères ama-
teurs de la littérature, par l’ébauche rapide d’une généralisation claire et pré-
cise, du but que j’avais résolu de poursuivre. En conséquence, mon opinion est
que, maintenant, la partie synthétique de mon œuvre est complète et suffi-
samment paraphrasée. C’est par elle que vous avez appris que je me suis pro-
posé d’attaquer l’homme et Celui qui le créa. Pour le moment et pour plus tard,
vous n’avez pas besoin d’en savoir davantage ! Des considérations nouvelles me
paraissent superflues, car elles ne feraient que répéter, sous une autre forme,
plus ample, il est vrai, mais identique, l’énoncé de la thèse dont la fin de ce jour
verra le premier développement. Il résulte, des observations qui précèdent, que
mon intention est d’entreprendre, désormais, la partie analytique ; cela est si
vrai qu’il n’y a que quelques minutes seulement, que j’exprimai le vœu ardent
que vous fussiez emprisonné dans les glandes sudoripares de ma peau, pour
vérifier la loyauté de ce que j’affirme, en connaissance de cause. Il faut, je le
sais, étayer d’un grand nombre de preuves l’argumentation qui se trouve com-
prise dans mon théorème ; eh bien, ces preuves existent, et vous savez que je
n’attaque personne, sans avoir des motifs sérieux ! Je ris à gorge déployée,
quand je songe que vous me reprochez de répandre d’amères accusations
contre l’humanité, dont je suis un des membres (cette seule remarque me don-
nerait raison !) et contre la Providence : je ne rétracterai pas mes paroles ; mais,
racontant ce que j’aurai vu, il ne me sera pas difficile, sans autre ambition que
la vérité, de les justifier. Aujourd’hui, je vais fabriquer un petit roman de trente
pages ; cette mesure restera dans la suite à peu près stationnaire. Espérant voir
promptement, un jour ou l’autre, la consécration de mes théories acceptée par
telle ou telle forme littéraire, je crois avoir enfin trouvé, après quelques tâton-
nements, ma formule définitive. C’est la meilleure : puisque c’est le roman !
Cette préface hybride a été exposée d’une manière qui ne paraîtra peut-être
pas assez naturelle, en ce sens qu’elle surprend, pour ainsi dire, le lecteur, qui
ne voit pas très bien où l’on veut d’abord le conduire ; mais, ce sentiment de
remarquable stupéfaction, auquel on doit généralement chercher à soustraire
ceux qui passent leur temps à lire des livres ou des brochures, j’ai fait tous mes
efforts pour le produire. En effet, il m’était impossible de faire moins, malgré
ma bonne volonté : ce n’est que plus tard, lorsque quelques romans auront pa-
ru, que vous comprendrez mieux la préface du renégat, à la figure fuligineuse.

*****

Avant d’entrer en matière, je trouve stupide qu’il soit nécessaire (je pense
que chacun ne sera pas de mon avis, si je me trompe) que je place à côté de
moi un encrier ouvert, et quelques feuillets de papier non mâché. De cette ma-
nière, il me sera possible de commencer, avec amour, par ce sixième chant, la
série des poèmes instructifs qu’il me tarde de produire. Dramatiques épisodes
d’une implacable utilité ! Notre héros s’aperçut qu’en fréquentant les cavernes,
et prenant pour refuge les endroits inaccessibles, il transgressait les règles de la
logique, et commettait un cercle vicieux. Car, si d’un côté, il favorisait ainsi sa
répugnance pour les hommes, par le dédommagement de la solitude et de
l’éloignement, et circonscrivait passivement son horizon borné, parmi des ar-
bustes rabougris, des ronces et des lambrusques, de l’autre, son activité ne
trouvait plus aucun aliment pour nourrir le minotaure de ses instincts pervers.
En conséquence, il résolut de se rapprocher des agglomérations humaines, per-
suadé que parmi tant de victimes toutes préparées, ses passions diverses trou-
veraient amplement de quoi se satisfaire. Il savait que la police, ce bouclier de
la civilisation, le recherchait avec persévérance, depuis nombre d’années, et
qu’une véritable armée d’agents et d’espions était continuellement à ses
trousses. Sans, cependant, parvenir à le rencontrer. Tant son habileté renver-
sante déroutait, avec un suprême chic, les ruses les plus indiscutables au point
de vue de leur succès, et l’ordonnance de la plus savante méditation. Il avait
une faculté spéciale pour prendre des formes méconnaissables aux yeux exer-
cés. Déguisements supérieurs, si je parle en artiste ! Accoutrements d’un effet
réellement médiocre, quand je songe à la morale. Par ce point, il touchait
presque au génie. N’avez-vous pas remarqué la gracilité d’un joli grillon, aux
mouvements alertes, dans les égouts de Paris ? Il n’y a que celui-là : c’était
Maldoror ! Magnétisant les florissantes capitales, avec un fluide pernicieux, il
les amène dans un état léthargique où elles sont incapables de se surveiller
comme il le faudrait. État d’autant plus dangereux qu’il n’est pas soupçonné.
Aujourd’hui il est à Madrid ; demain il sera à Saint-Pétersbourg ; hier il se trou-
vait à Pékin. Mais, affirmer exactement l’endroit actuel que remplissent de ter-
reur les exploits de ce poétique Rocambole, est un travail au-dessus des forces
possibles de mon épaisse ratiocination. Ce bandit est, peut-être, à sept cents
lieues de ce pays ; peut-être, il est à quelques pas de vous. Il n’est pas facile de
faire périr entièrement les hommes, et les lois sont là ; mais, on peut, avec de la
patience, exterminer, une par une, les fourmis humanitaires. Or, depuis les
jours de ma naissance, où je vivais avec les premiers aïeuls de notre race, en-
core inexpérimenté dans la tension de mes embûches ; depuis les temps recu-
lés, placés, au-delà de l’histoire, où, dans de subtiles métamorphoses, je rava-
geais, à diverses époques, les contrées du globe par les conquêtes et le car-
nage, et répandais la guerre civile au milieu des citoyens, n’ai-je pas déjà écrasé
sous mes talons, membre par membre ou collectivement, des générations en-
tières, dont il ne serait pas difficile de concevoir le chiffre innombrable ? Le pas-
sé radieux a fait de brillantes promesses à l’avenir : il les tiendra. Pour le ratis-
sage de mes phrases, j’emploierai forcément la méthode naturelle, en rétrogra-
dant jusque chez les sauvages, afin qu’ils me donnent des leçons. Gentlemen
simples et majestueux, leur bouche gracieuse ennoblit tout ce qui découle de
leurs lèvres tatouées. Je viens de prouver que rien n’est risible dans cette pla-
nète. Planète cocasse, mais superbe. M’emparant d’un style que quelques-uns
trouveront naïf (quand il est si profond), je le ferai servir à interpréter des idées
qui, malheureusement, ne paraîtront peut-être pas grandioses ! Par cela même,
me dépouillant des allures légères et sceptiques de l’ordinaire conversation, et,
assez prudent pour ne pas poser… je ne sais plus ce que j’avais l’intention de
dire, car, je ne me rappelle pas le commencement de la phrase. Mais, sachez
que la poésie se trouve partout où n’est pas le sourire, stupidement railleur, de
l’homme, à la figure de canard. Je vais d’abord me moucher, parce que j’en ai
besoin ; et ensuite, puissamment aidé par ma main, je reprendrai le porte-
plume que mes doigts avaient laissé tomber. Comment le pont du Carrousel
put-il garder la constance de sa neutralité, lorsqu’il entendit les cris déchirants
que semblait pousser le sac !

*****

Les magasins de la rue Vivienne étalent leurs richesses aux yeux émerveil-
lés. Éclairés par de nombreux becs de gaz, les coffrets d’acajou et les montres
en or répandent à travers les vitrines des gerbes de lumière éblouissante. Huit
heures ont sonné à l’horloge de la Bourse : ce n’est pas tard ! À peine le dernier
coup de marteau s’est-il fait entendre, que la rue, dont le nom a été cité, se met
à trembler, et secoue ses fondements depuis la place Royale jusqu’au boulevard
Montmartre. Les promeneurs hâtent le pas, et se retirent pensifs dans leurs
maisons. Une femme s’évanouit et tombe sur l’asphalte. Personne ne la relève :
il tarde à chacun de s’éloigner de ce parage. Les volets se referment avec impé-
tuosité, et les habitants s’enfoncent dans leurs couvertures. On dirait que la
peste asiatique a révélé sa présence. Ainsi, pendant que la plus grande partie
de la ville se prépare à nager dans les réjouissances des fêtes nocturnes, la rue
Vivienne se trouve subitement glacée par une sorte de pétrification. Comme un
cœur qui cesse d’aimer, elle a vu sa vie éteinte. Mais, bientôt, la nouvelle du
phénomène se répand dans les autres couches de la population, et un silence
morne plane sur l’auguste capitale. Où sont-ils passés, les becs de gaz ? Que
sont-elles devenues, les vendeuses d’amour ? Rien… la solitude et l’obscurité !
Une chouette, volant dans une direction rectiligne, et dont la patte est cassée,
passe au-dessus de la Madeleine, et prend son essor vers la barrière du Trône,
en s’écriant : « Un malheur se prépare. » Or, dans cet endroit que ma plume (ce
véritable ami qui me sert de compère) vient de rendre mystérieux, si vous re-
gardez du côté par où la rue Colbert s’engage dans la rue Vivienne, vous verrez,
à l’angle formé par le croisement de ces deux voies, un personnage montrer sa
silhouette, et diriger sa marche légère vers les boulevards. Mais, si l’on
s’approche davantage, de manière à ne pas amener sur soi-même l’attention de
ce passant, on s’aperçoit, avec un agréable étonnement, qu’il est jeune ! De loin
on l’aurait pris en effet pour un homme mûr. La somme des jours ne compte
plus, quand il s’agit d’apprécier la capacité intellectuelle d’une figure sérieuse.
Je me connais à lire l’âge dans les lignes physiognomoniques du front : il a seize
ans et quatre mois ! Il est beau comme la rétractilité des serres des oiseaux ra-
paces ; ou encore, comme l’incertitude des mouvements musculaires dans les
plaies des parties molles de la région cervicale postérieure ; ou plutôt, comme
ce piège à rats perpétuel, toujours retendu par l’animal pris, qui peut prendre
seul des rongeurs indéfiniment, et fonctionner même caché sous la paille ; et
surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine
à coudre et d’un parapluie ! Mervyn, ce fils de la blonde Angleterre, vient de
prendre chez son professeur une leçon d’escrime, et, enveloppé dans son tartan
écossais, il retourne chez ses parents. C’est huit heures et demie, et il espère
arriver chez lui à neuf heures : de sa part, c’est une grande présomption que de
feindre d’être certain de connaître l’avenir. Quelque obstacle imprévu ne peut-il
l’embarrasser dans sa route ? Et cette circonstance, serait-elle si peu fréquente,
qu’il dût prendre sur lui de la considérer comme une exception ? Que ne consi-
dère-t-il plutôt, comme un fait anormal, la possibilité qu’il a eue jusqu’ici de se
sentir dépourvu d’inquiétude et pour ainsi dire heureux ? De quel droit en effet
prétendrait-il gagner indemne sa demeure, lorsque quelqu’un le guette et le
suit par-derrière comme sa future proie ? (Ce serait bien peu connaître sa pro-
fession d’écrivain à sensation, que de ne pas, au moins, mettre en avant, les
restrictives interrogations après lesquelles arrive immédiatement la phrase que
je suis sur le point de terminer.) Vous avez reconnu le héros imaginaire qui, de-
puis un long temps, brise par la pression de son individualité ma malheureuse
intelligence ! Tantôt Maldoror se rapproche de Mervyn, pour graver dans sa
mémoire les traits de cet adolescent ; tantôt, le corps rejeté en arrière, il recule
sur lui-même comme le boomerang d’Australie, dans la deuxième période de
son trajet, ou plutôt, comme une machine infernale. Indécis sur ce qu’il doit
faire. Mais, sa conscience n’éprouve aucun symptôme d’une émotion la plus
embryogénique, comme à tort vous le supposeriez. Je le vis s’éloigner un ins-
tant dans une direction opposée ; était-il accablé par le remords ? Mais, il revint
sur ses pas avec un nouvel acharnement. Mervyn ne sait pas pourquoi ses ar-
tères temporales battent avec force, et il presse le pas, obsédé par une frayeur
dont lui et vous cherchent vainement la cause. Il faut lui tenir compte de son
application à découvrir l’énigme. Pourquoi ne se retourne-t-il pas ? Il compren-
drait tout. Songe-t-on jamais aux moyens les plus simples de faire cesser un
état alarmant ? Quand un rôdeur de barrières traverse un faubourg de la ban-
lieue, un saladier de vin blanc dans le gosier et la blouse en lambeaux, si, dans
le coin d’une borne, il aperçoit un vieux chat musculeux, contemporain des ré-
volutions auxquelles ont assisté nos pères, contemplant mélancoliquement les
rayons de la lune, qui s’abattent sur la plaine endormie, il s’avance tortueuse-
ment dans une ligne courbe, et fait un signe à un chien cagneux, qui se préci-
pite. Le noble animal de la race féline attend son adversaire avec courage, et
dispute chèrement sa vie. Demain quelque chiffonnier achètera une peau élec-
trisable. Que ne fuyait-il donc ? C’était si facile. Mais, dans le cas qui nous pré-
occupe actuellement, Mervyn complique encore le danger par sa propre igno-
rance. Il a comme quelques lueurs, excessivement rares, il est vrai, dont je ne
m’arrêterai pas à démontrer le vague qui les recouvre ; cependant, il lui est im-
possible de deviner la réalité. Il n’est pas prophète, je ne dis pas le contraire, et
il ne se reconnaît pas la faculté de l’être. Arrivé sur la grande artère, il tourne à
droite et traverse le boulevard Poissonnière et le boulevard Bonne-Nouvelle. À
ce point de son chemin, il s’avance dans la rue du Faubourg-Saint-Denis, laisse
derrière lui l’embarcadère du chemin de fer de Strasbourg, et s’arrête devant un
portail élevé, avant d’avoir atteint la superposition perpendiculaire de la rue
Lafayette. Puisque vous me conseillez de terminer en cet endroit la première
strophe, je veux bien, pour cette fois, obtempérer, à votre désir. Savez-vous
que, lorsque je songe à l’anneau de fer caché sous la pierre par la main d’un
maniaque, un invincible frisson me passe par les cheveux ?

II
Il tire le bouton de cuivre, et le portail de l’hôtel moderne tourne sur ses
gonds. Il arpente la cour, parsemée de sable fin, et franchit les huit degrés du
perron. Les deux statues, placées à droite et à gauche comme les gardiennes de
l’aristocratique villa, ne lui barrent pas le passage. Celui qui a tout renié, père,
mère, Providence, amour, idéal, afin de ne plus penser qu’à lui seul, s’est bien
gardé de ne pas suivre les pas qui précédaient. Il l’a vu entrer dans un spacieux
salon du rez-de-chaussée, aux boiseries de cornaline. Le fils de famille se jette
sur un sofa, et l’émotion l’empêche de parler. Sa mère, à la robe longue et traî-
nante, s’empresse autour de lui, et l’entoure de ses bras. Ses frères, moins âgés
que lui, se groupent autour du meuble, chargé d’un fardeau ; ils ne connaissent
pas la vie d’une manière suffisante, pour se faire une idée nette de la scène qui
se passe. Enfin, le père élève sa canne, et abaisse sur les assistants un regard
plein d’autorité. Appuyant le poignet sur les bras du fauteuil, il s’éloigne de son
siège ordinaire, et s’avance, avec inquiétude, quoique affaibli par les ans, vers le
corps immobile de son premier-né. Il parle dans une langue étrangère, et cha-
cun l’écoute dans un recueillement respectueux : « Qui a mis le garçon dans cet
état ? La Tamise brumeuse charriera encore une quantité notable de limon
avant que mes forces soient complètement épuisées. Des lois préservatrices
n’ont pas l’air d’exister dans cette contrée inhospitalière. Il éprouverait la vi-
gueur de mon bras, si je connaissais le coupable. Quoique j’aie pris ma retraite,
dans l’éloignement des combats maritimes, mon épée de commodore, suspen-
due à la muraille, n’est pas encore rouillée. D’ailleurs, il est facile d’en repasser
le fil. Mervyn, tranquillise-toi ; je donnerai des ordres à mes domestiques, afin
de rencontrer la trace de celui que, désormais, je chercherai, pour le faire périr
de ma propre main. Femme, ôte-toi de là, et va t’accroupir dans un coin ; tes
yeux m’attendrissent, et tu ferais mieux de refermer le conduit de tes glandes
lacrymales. Mon fils, je t’en supplie, réveille tes sens, et reconnais ta famille ;
c’est ton père qui te parle… » La mère se tient à l’écart, et, pour obéir aux
ordres de son maître, elle a pris un livre entre ses mains, et s’efforce de demeu-
rer tranquille, en présence du danger que court celui que sa matrice enfanta.
« … Enfants, allez vous amuser dans le parc, et prenez garde, en admirant la na-
tation des cygnes, de ne pas tomber dans la pièce d’eau… » Les frères, les mains
pendantes, restent muets ; tous, la toque surmontée d’une plume arrachée à
l’aile de l’engoulevent de la Caroline, avec le pantalon de velours s’arrêtant aux
genoux, et les bas de soie rouge, se prennent par la main, et se retirent du sa-
lon, ayant soin de ne presser le parquet d’ébène que de la pointe des pieds. Je
suis certain qu’ils ne s’amuseront pas, et qu’ils se promèneront avec gravité
dans les allées de platanes. Leur intelligence est précoce. Tant mieux pour eux.
« … Soins inutiles, je te berce dans mes bras, et tu es insensible à mes supplica-
tions. Voudrais-tu relever la tête ? J’embrasserai tes genoux, s’il le faut. Mais
non… elle retombe inerte. » – « Mon doux maître, si tu le permets à ton es-
clave, je vais chercher dans mon appartement un flacon rempli d’essence de
térébenthine, et dont je me sers habituellement quand la migraine envahit mes
tempes, après être revenue du théâtre, ou lorsque la lecture d’une narration
émouvante, consignée dans les annales britanniques de la chevaleresque his-
toire de nos ancêtres, jette ma pensée rêveuse dans les tourbières de
l’assoupissement. » – « Femme, je ne t’avais pas donné la parole, et tu n’avais
pas le droit de la prendre. Depuis notre légitime union, aucun nuage n’est venu
s’interposer entre nous. Je suis content de toi, je n’ai jamais eu de reproches à
te faire : et réciproquement. Va chercher dans ton appartement un flacon rem-
pli d’essence de térébenthine. Je sais qu’il s’en trouve un dans les tiroirs de ta
commode, et tu ne viendras pas me l’apprendre. Dépêche-toi de franchir les
degrés de l’escalier en spirale, et reviens me trouver avec un visage content. »
Mais la sensible Londonienne est à peine arrivée aux premières marches (elle
ne court pas aussi promptement qu’une personne des classes inférieures) que
déjà une de ses demoiselles d’atour redescend du premier étage, les joues em-
pourprées de sueur, avec le flacon qui, peut-être, contient la liqueur de vie dans
ses parois de cristal. La demoiselle s’incline avec grâce en présentant son offre,
et la mère, avec sa démarche royale, s’est avancée vers les franges qui bordent
le sofa, seul objet qui préoccupe sa tendresse. Le commodore, avec un geste
fier, mais bienveillant, accepte le flacon des mains de son épouse. Un foulard
d’Inde y est trempé, et l’on entoure la tête de Mervyn avec les méandres orbi-
culaires de la soie. Il respire des sels ; il remue un bras. La circulation se ranime,
et l’on entend les cris joyeux d’un kakatoès des Philippines, perché sur
l’embrasure de la fenêtre. « Qui va là ?… Ne m’arrêtez point… Où suis-je ? Est-ce
une tombe qui supporte mes membres alourdis ? Les planches m’en paraissent
douces… Le médaillon qui contient le portrait de ma mère, est-il encore attaché
à mon cou ?… Arrière, malfaiteur, à la tête échevelée. Il n’a pu m’atteindre, et
j’ai laissé entre ses doigts un pan de mon pourpoint. Détachez les chaînes des
bouledogues, car, cette nuit, un voleur reconnaissable peut s’introduire chez
nous avec effraction, tandis que nous serons plongés dans le sommeil. Mon
père et ma mère, je vous reconnais, et je vous remercie de vos soins. Appelez
mes petits frères. C’est pour eux que j’avais acheté des pralines, et je veux les
embrasser. » À ces mots, il tombe dans un profond état léthargique. Le méde-
cin, qu’on a mandé en toute hâte, se frotte les mains et s’écrie : « La crise est
passée. Tout va bien. Demain votre fils se réveillera dispos. Tous, allez-vous-en
dans vos couches respectives, je l’ordonne, afin que je reste seul à côté du ma-
lade, jusqu’à l’apparition de l’aurore et du chant du rossignol. » Maldoror, caché
derrière la porte, n’a perdu aucune parole. Maintenant, il connaît le caractère
des habitants de l’hôtel, et agira en conséquence. Il sait où demeure Mervyn, et
ne désire pas en savoir davantage. Il a inscrit dans un calepin le nom de la rue
et le numéro du bâtiment. C’est le principal. Il est sûr de ne pas les oublier. Il
s’avance, comme une hyène, sans être vu, et longe les côtés de la cour. Il esca-
lade la grille avec agilité, et s’embarrasse un instant dans les pointes de fer ;
d’un bond, il est sur la chaussée. Il s’éloigne à pas de loup. » « Il me prenait
pour un malfaiteur, s’écrie-t-il : lui, c’est un imbécile. Je voudrais trouver un
homme exempt de l’accusation que le malade a portée contre moi. Je ne lui ai
pas enlevé un pan de son pourpoint, comme il l’a dit. Simple hallucination hyp-
nagogique causée par la frayeur. Mon intention n’était pas aujourd’hui de
m’emparer de lui ; car, j’ai d’autres projets ultérieurs sur cet adolescent ti-
mide. » Dirigez-vous du côté où se trouve le lac des cygnes ; et, je vous dirai
plus tard pourquoi il s’en trouve un de complètement noir parmi la troupe, et
dont le corps, supportant une enclume, surmontée du cadavre en putréfaction
d’un crabe tourteau, inspire à bon droit de la méfiance à ses autres aquatiques
camarades.

III

Mervyn est dans sa chambre ; il a reçu une missive. Qui donc lui écrit une
lettre ? Son trouble l’a empêché de remercier l’agent postal. L’enveloppe a les
bordures noires, et les mots sont tracés d’une écriture hâtive. Ira-t-il porter
cette lettre à son père ? Et si le signataire le lui défend expressément ? Plein
d’angoisse, il ouvre sa fenêtre pour respirer les senteurs de l’atmosphère ; les
rayons du soleil reflètent leurs prismatiques irradiations sur les glaces de Venise
et les rideaux de damas. Il jette la missive de côté, parmi les livres à tranche do-
rée et les albums à couverture de nacre, parsemés sur le cuir repoussé qui re-
couvre la surface de son pupitre d’écolier. Il ouvre son piano, et fait courir ses
doigts effilés sur les touches d’ivoire. Les cordes de laiton ne résonnèrent point.
Cet avertissement indirect l’engage à reprendre le papier vélin ; mais celui-ci
recula, comme s’il avait été offensé de l’hésitation du destinataire. Prise à ce
piège, la curiosité de Mervyn s’accroît et il ouvre le morceau de chiffon préparé.
Il n’avait vu jusqu’à ce moment que sa propre écriture. « Jeune homme, je
m’intéresse à vous ; je veux faire votre bonheur. Je vous prendrai pour compa-
gnon, et nous accomplirons de longues pérégrinations dans les îles de
l’Océanie. Mervyn, tu sais que je t’aime, et je n’ai pas besoin de te le prouver.
Tu m’accorderas ton amitié, j’en suis persuadé. Quand tu me connaîtras davan-
tage, tu ne te repentiras pas de la confiance que tu m’auras témoignée. Je te
préserverai des périls que courra ton inexpérience. Je serai pour toi un frère, et
les bons conseils ne te manqueront pas. Pour de plus longues explications,
trouve-toi, après-demain matin, à cinq heures, sur le pont du Carrousel. Si je ne
suis pas arrivé, attends-moi ; mais, j’espère être rendu à l’heure juste. Toi, fais
de même. Un Anglais n’abandonnera pas facilement l’occasion de voir clair dans
ses affaires. Jeune homme, je te salue, et à bientôt. Ne montre cette lettre à
personne. » – « Trois étoiles au lieu d’une signature, s’écrie Mervyn ; et une
tache de sang au bas de la page ! » Des larmes abondantes coulent sur les cu-
rieuses phrases que ses yeux ont dévorées, et qui ouvrent à son esprit le champ
illimité des horizons incertains et nouveaux. Il lui semble (ce n’est que depuis la
lecture qu’il vient de terminer) que son père est un peu sévère et sa mère trop
majestueuse. Il possède des raisons qui ne sont pas parvenues à ma connais-
sance et que, par conséquent, je ne pourrais vous transmettre, pour insinuer
que ses frères ne lui conviennent pas non plus. Il cache cette lettre dans sa poi-
trine. Ses professeurs ont observé que ce jour-là il n’a pas ressemblé à lui-
même ; ses yeux se sont assombris démesurément, et le voile de la réflexion
excessive s’est abaissé sur la région péri-orbitaire. Chaque professeur a rougi,
de crainte de ne pas se trouver à la hauteur intellectuelle de son élève, et, ce-
pendant, celui-ci, pour la première fois, a négligé ses devoirs et n’a pas travaillé.
Le soir, la famille s’est réunie dans la salle à manger, décorée de portraits an-
tiques. Mervyn admire les plats chargés de viandes succulentes et les fruits
odoriférants, mais, il ne mange pas ; les polychromes ruissellements des vins du
Rhin et le rubis mousseux du champagne s’enchâssent dans les étroites et
hautes coupes de pierre de Bohême, et laissent même sa vue indifférente. Il
appuie son coude sur la table, et reste absorbé dans ses pensées comme un
somnambule. Le commodore, au visage boucané par l’écume de la mer, se
penche à l’oreille de son épouse : « L’aîné a changé de caractère, depuis le jour
de la crise ; il n’était déjà que trop porté aux idées absurdes ; aujourd’hui il rê-
vasse encore plus que de coutume. Mais enfin, je n’étais pas comme cela, moi,
lorsque j’avais son âge. Fais semblant de ne t’apercevoir de rien. C’est ici qu’un
remède efficace, matériel ou moral, trouverait aisément son emploi. Mervyn,
toi qui goûtes la lecture des livres de voyages et d’histoire naturelle, je vais te
lire un récit qui ne te déplaira pas. Qu’on m’écoute avec attention ; chacun y
trouvera son profit, moi, le premier. Et vous autres, enfants, apprenez, par
l’attention que vous saurez prêter à mes paroles, à perfectionner le dessin de
votre style, et à vous rendre compte des moindres intentions d’un auteur. »
Comme si cette nichée d’adorables moutards aurait pu comprendre ce que
c’était que la rhétorique ! Il dit, et, sur un geste de sa main, un des frères se di-
rige vers la bibliothèque paternelle, et en revient avec un volume sous le bras.
Pendant ce temps, le couvert et l’argenterie sont enlevés, et le père prend le
livre. À ce nom électrisant de voyages, Mervyn a relevé la tête, et s’est efforcé
de mettre un terme à ses méditations hors de propos. Le livre est ouvert vers le
milieu, et la voix métallique du commodore prouve qu’il est resté capable,
comme dans les jours de sa glorieuse jeunesse, de commander à la fureur des
hommes et des tempêtes. Bien avant la fin de cette lecture, Mervyn est retom-
bé sur son coude, dans l’impossibilité de suivre plus longtemps le raisonné dé-
veloppement des phrases passées à la filière et la saponification des obliga-
toires métaphores. Le père s’écrie : « Ce n’est pas cela qui l’intéresse ; lisons
autre chose. Lis, femme ; tu seras plus heureuse que moi, pour chasser le cha-
grin des jours de notre fils. » La mère ne conserve plus d’espoir ; cependant,
elle s’est emparée d’un autre livre, et le timbre de sa voix de soprano retentit
mélodieusement aux oreilles du produit de sa conception. Mais, après quelques
paroles, le découragement l’envahit, et elle cesse d’elle-même l’interprétation
de l’œuvre littéraire. Le premier-né s’écrie : « Je vais me coucher. » Il se retire,
les yeux baissés avec une fixité froide, et sans rien ajouter. Le chien se met à
pousser un lugubre aboiement, car il ne trouve pas cette conduite naturelle, et
le vent du dehors, s’engouffrant inégalement dans la fissure longitudinale de la
fenêtre, fait vaciller la flamme, rabattue par deux coupoles de cristal rosé, de la
lampe de bronze. La mère appuie ses mains sur son front, et le père relève les
yeux vers le ciel. Les enfants jettent des regards effarés sur le vieux marin. Mer-
vyn ferme la porte de sa chambre à double tour, et sa main court rapidement
sur le papier : « J’ai reçu votre lettre à midi, et vous me pardonnerez si je vous
ai fait attendre la réponse. Je n’ai pas l’honneur de vous connaître personnel-
lement, et je ne savais pas si je devais vous écrire. Mais, comme l’impolitesse
ne loge pas dans notre maison, j’ai résolu de prendre la plume, et de vous re-
mercier chaleureusement de l’intérêt que vous prenez pour un inconnu. Dieu
me garde de ne pas montrer de la reconnaissance pour la sympathie dont vous
me comblez. Je connais mes imperfections, et je ne m’en montre pas plus fier.
Mais, s’il est convenable d’accepter l’amitié d’une personne âgée, il l’est aussi
de lui faire comprendre que nos caractères ne sont pas les mêmes. En effet,
vous paraissez être plus âgé que moi puisque vous m’appelez jeune homme, et
cependant je conserve des doutes sur votre âge véritable. Car, comment conci-
lier la froideur de vos syllogismes avec la passion qui s’en dégage ? Il est certain
que je n’abandonnerai pas le lieu qui m’a vu naître, pour vous accompagner
dans les contrées lointaines ; ce qui ne serait possible qu’à la condition de de-
mander auparavant aux auteurs de mes jours, une permission impatiemment
attendue. Mais, comme vous m’avez enjoint de garder le secret (dans le sens
cubique du mot) sur cette affaire spirituellement ténébreuse, je m’empresserai
d’obéir à votre sagesse incontestable. À ce qu’il paraît, elle n’affronterait pas
avec plaisir la clarté de la lumière. Puisque vous paraissez souhaiter que j’aie de
la confiance en votre propre personne (vœu qui n’est pas déplacé, je me plais à
le confesser), ayez la bonté, je vous prie, de témoigner, à mon égard, une con-
fiance analogue, et de ne pas avoir la prétention de croire que je serais telle-
ment éloigné de votre avis, qu’après-demain matin, à l’heure indiquée, je ne
serais pas exact au rendez-vous. Je franchirai le mur de clôture du parc, car la
grille sera fermée, et personne ne sera témoin de mon départ. À parler avec
franchise, que ne ferais-je pas pour vous, dont l’inexplicable attachement a su
promptement se révéler à mes yeux éblouis, surtout étonnés d’une telle preuve
de bonté, à laquelle je me suis assuré que je ne me serais pas attendu. Puisque
je ne vous connaissais pas. Maintenant je vous connais. N’oubliez pas la pro-
messe que vous m’avez faite de vous promener sur le pont du Carrousel. Dans
le cas que j’y passe, j’ai une certitude, à nulle autre pareille, de vous y rencon-
trer et de vous toucher la main, pourvu que cette innocente manifestation d’un
adolescent qui, hier encore, s’inclinait devant l’autel de la pudeur, ne doive pas
vous offenser par sa respectueuse familiarité. Or, la familiarité n’est-elle pas
avouable dans le cas d’une forte et ardente intimité, lorsque la perdition est
sérieuse et convaincue ? Et quel mal y aurait-il après tout, je vous le demande à
vous-même, à ce que je vous dise adieu tout en passant, lorsque après-demain,
qu’il pleuve ou non, cinq heures auront sonné ? Vous apprécierez vous-même,
gentleman, le tact avec lequel j’ai conçu ma lettre ; car, je ne me permets pas
dans une feuille volante, apte à s’égarer, de vous en dire davantage. Votre
adresse au bas de la page est un rébus. Il m’a fallu près d’un quart d’heure pour
la déchiffrer. Je crois que vous avez bien fait d’en tracer les mots d’une manière
microscopique. Je me dispense de signer et en cela je vous imite : nous vivons
dans un temps trop excentrique, pour s’étonner un instant de ce qui pourrait
arriver. Je serais curieux de savoir comment vous avez appris l’endroit où de-
meure mon immobilité glaciale, entourée d’une longue rangée de salles dé-
sertes, immondes charniers de mes heures d’ennui. Comment dire cela ? Quand
je pense à vous, ma poitrine s’agite, retentissante comme l’écroulement d’un
empire en décadence ; car, l’ombre de votre amour accuse un sourire qui, peut-
être, n’existe pas : elle est si vague, et remue ses écailles si tortueusement !
Entre vos mains, j’abandonne mes sentiments impétueux, tables de marbre
toutes neuves, et vierges encore d’un contact mortel. Prenons patience
jusqu’aux premières lueurs du crépuscule matinal, et, dans l’attente du moment
qui me jettera dans l’entrelacement hideux de vos bras pestiférés, je m’incline
humblement à vos genoux, que je presse. » Après avoir écrit cette lettre cou-
pable, Mervyn la porte à la poste et revient se mettre au lit. Ne comptez pas y
trouver son ange gardien. La queue de poisson ne volera que pendant trois
jours, c’est vrai ; mais, hélas ! la poutre n’en sera pas moins brûlée ; et une balle
cylindro-conique percera la peau du rhinocéros, malgré la fille de neige et le
mendiant ! C’est que le fou couronné aura dit la vérité sur la fidélité des qua-
torze poignards.

IV

Je me suis aperçu que je n’avais qu’un œil au milieu du front ! Ô miroirs


d’argent, incrustés dans les panneaux des vestibules, combien de services ne
m’avez-vous pas rendus par votre pouvoir réflecteur ! Depuis le jour où un chat
angora me rongea, pendant une heure, la bosse pariétale, comme un trépan
qui perfore le crâne, en s’élançant brusquement sur mon dos, parce que j’avais
fait bouillir ses petits dans une cuve remplie d’alcool, je n’ai pas cessé de lancer
contre moi-même la flèche des tourments. Aujourd’hui, sous l’impression des
blessures que mon corps a reçues dans diverses circonstances, soit par la fatali-
té de ma naissance, soit par le fait de ma propre faute ; accablé par les consé-
quences de ma chute morale (quelques-unes ont été accomplies ; qui prévoira
les autres ?) ; spectateur impassible des monstruosités acquises ou naturelles,
qui décorent les aponévroses et l’intellect de celui qui parle, je jette un long
regard de satisfaction sur la dualité qui me compose… et je me trouve beau !
Beau comme le vice de conformation congénital des organes sexuels de
l’homme, consistant dans la brièveté relative du canal de l’urètre et la division
ou l’absence de sa paroi inférieure, de telle sorte que ce canal s’ouvre à une dis-
tance variable du gland et au-dessous du pénis ; ou encore, comme la caroncule
charnue, de forme conique, sillonnée par des rides transversales assez pro-
fondes, qui s’élève sur la base du bec supérieur du dindon ; ou plutôt, comme la
vérité qui suit : « Le système des gammes, des modes et de leur enchaînement
harmonique ne repose pas sur des lois naturelles invariables, mais il est, au
contraire, la conséquence de principes esthétiques qui ont varié avec le déve-
loppement progressif de l’humanité, et qui varieront encore » ; et surtout,
comme une corvette cuirassée à tourelles ! Oui, je maintiens l’exactitude de
mon assertion. Je n’ai pas d’illusion présomptueuse, je m’en vante, et je ne
trouverais aucun profit dans le mensonge ; donc, ce que j’ai dit, vous ne devez
mettre aucune hésitation à le croire. Car, pourquoi m’inspirerais-je à moi-même
de l’horreur, devant les témoignages élogieux qui partent de ma conscience ? Je
n’envie rien au Créateur ; mais, qu’il me laisse descendre le fleuve de ma desti-
née, à travers une série croissante de crimes glorieux. Sinon, élevant à la hau-
teur de son front un regard irrité de tout obstacle, je lui ferai comprendre qu’il
n’est pas le seul maître de l’univers ; que plusieurs phénomènes qui relèvent
directement d’une connaissance plus approfondie de la nature des choses, dé-
posent en faveur de l’opinion contraire, et opposent un formel démenti à la
viabilité de l’unité de la puissance. C’est que nous sommes deux à nous con-
templer les cils des paupières, vois-tu… et tu sais que plus d’une fois a retenti,
dans ma bouche sans lèvres, le clairon de la victoire. Adieu, guerrier illustre ;
ton courage dans le malheur inspire de l’estime à ton ennemi le plus acharné ;
mais Maldoror te retrouvera bientôt pour te disputer la proie qui s’appelle
Mervyn. Ainsi, sera réalisée la prophétie du coq, quand il entrevit l’avenir au
fond du candélabre. Plût au ciel que le crabe tourteau rejoigne à temps la cara-
vane des pèlerins, et leur apprenne en quelques mots la narration du chiffon-
nier de Clignancourt !

Sur un banc du Palais-Royal, du côté gauche et non loin de la pièce d’eau,


un individu, débouchant de la rue de Rivoli, est venu s’asseoir. Il a les cheveux
en désordre, et ses habits dévoilent l’action corrosive d’un dénuement prolon-
gé. Il a creusé un trou dans le sol avec un morceau de bois pointu, et a rempli
de terre le creux de sa main. Il a porté cette nourriture à la bouche et l’a rejetée
avec précipitation. Il s’est relevé, et, appliquant sa tête contre le banc, il a dirigé
ses jambes vers le haut. Mais, comme cette situation funambulesque est en
dehors des lois de la pesanteur qui régissent le centre de gravité, il est retombé
lourdement sur la planche, les bras pendants, la casquette lui cachant la moitié
de la figure, et les jambes battant le gravier dans une situation d’équilibre ins-
table, de moins en moins rassurante. Il reste longtemps dans cette position.
Vers l’entrée mitoyenne du nord, à côté de la rotonde qui contient une salle de
café, le bras de notre héros est appuyé contre la grille. Sa vue parcourt la super-
ficie du rectangle, de manière à ne laisser échapper aucune perspective. Ses
yeux reviennent sur eux-mêmes, après l’achèvement de l’investigation, et il
aperçoit, au milieu du jardin, un homme qui fait de la gymnastique titubante
avec un banc sur lequel il s’efforce de s’affermir, en accomplissant des miracles
de force et d’adresse. Mais, que peut la meilleure intention, apportée au ser-
vice d’une cause juste, contre les dérèglements de l’aliénation mentale ? Il s’est
avancé vers le fou, l’a aidé avec bienveillance à replacer sa dignité dans une po-
sition normale, lui a tendu la main, et s’est assis à côté de lui. Il remarque que la
folie n’est qu’intermittente ; l’accès a disparu ; son interlocuteur répond logi-
quement à toutes les questions. Est-il nécessaire de rapporter le sens de ses
paroles ? Pourquoi rouvrir, à une page quelconque, avec un empressement
blasphématoire, l’in-folio des misères humaines ? Rien n’est d’un enseignement
plus fécond. Quand même je n’aurais aucun événement de vrai à vous faire en-
tendre, j’inventerais des récits imaginaires pour les transvaser dans votre cer-
veau. Mais, le malade ne l’est pas devenu pour son propre plaisir ; et la sincéri-
té de ses rapports s’allie à merveille avec la crédulité du lecteur. « Mon père
était un charpentier de la rue de la Verrerie… Que la mort des trois Marguerite
retombe sur sa tête, et que le bec du canari lui ronge éternellement l’axe du
bulbe oculaire ! Il avait contracté l’habitude de s’enivrer ; dans ces moments-là,
quand il revenait à la maison, après avoir couru les comptoirs des cabarets, sa
fureur devenait presque incommensurable, et il frappait indistinctement les
objets qui se présentaient à sa vue. Mais, bientôt, devant les reproches de ses
amis, il se corrigea complètement, et devint d’une humeur taciturne. Personne
ne pouvait l’approcher, pas même notre mère. Il conservait un secret ressenti-
ment contre l’idée du devoir qui l’empêchait de se conduire à sa guise. J’avais
acheté un serin pour mes trois sœurs ; c’était pour mes trois sœurs que j’avais
acheté un serin. Elles l’avaient enfermé dans une cage, au-dessus de la porte, et
les passants s’arrêtaient, chaque fois, pour écouter les chants de l’oiseau, admi-
rer sa grâce fugitive et étudier ses formes savantes. Plus d’une fois mon père
avait donné l’ordre de faire disparaître la cage et son contenu, car il se figurait
que le serin se moquait de sa personne, en lui jetant le bouquet des cavatines
aériennes de son talent de vocaliste. Il alla détacher la cage du clou, et glissa de
la chaise, aveuglé par la colère. Une légère excoriation au genou fut le trophée
de son entreprise. Après être resté quelques secondes à presser la partie gon-
flée avec un copeau, il rabaissa son pantalon, les sourcils froncés, prit mieux ses
précautions, mit la cage sous son bras et se dirigea vers le fond de son atelier.
Là, malgré les cris et les supplications de sa famille (nous tenions beaucoup à
cet oiseau, qui était, pour nous, comme le génie de la maison) il écrasa de ses
talons ferrés la boîte d’osier, pendant qu’une varlope, tournoyant autour de sa
tête, tenait à distance les assistants. Le hasard fit que le serin ne mourut pas sur
le coup ; ce flocon de plumes vivait encore, malgré la maculation sanguine. Le
charpentier s’éloigna, et referma la porte avec bruit. Ma mère et moi, nous
nous efforçâmes de retenir la vie de l’oiseau, prête à s’échapper ; il atteignait à
sa fin, et le mouvement de ses ailes ne s’offrait plus à la vue, que comme le mi-
roir de la suprême convulsion d’agonie. Pendant ce temps, les trois Marguerite,
quand elles s’aperçurent que tout espoir allait être perdu, se prirent par la
main, d’un commun accord, et la chaîne vivante alla s’accroupir, après avoir re-
poussé à quelques pas un baril de graisse, derrière l’escalier, à côté du chenil de
notre chienne. Ma mère ne discontinuait pas sa tâche, et tenait le serin entre
ses doigts, pour le réchauffer de son haleine. Moi, je courais éperdu par toutes
les chambres, me cognant aux meubles et aux instruments. De temps à autre,
une de mes sœurs montrait sa tête devant le bas de l’escalier pour se rensei-
gner sur le sort du malheureux oiseau, et la retirait avec tristesse. La chienne
était sortie de son chenil, et, comme si elle avait compris l’étendue de notre
perte, elle léchait avec la langue de la stérile consolation la robe des trois Mar-
guerite. Le serin n’avait plus que quelques instants à vivre. Une de mes sœurs, à
son tour (c’était la plus jeune) présenta sa tête dans la pénombre formée par la
raréfaction de lumière. Elle vit ma mère pâlir, et l’oiseau, après avoir, pendant
un éclair, relevé le cou, par la dernière manifestation de son système nerveux,
retomber entre ses doigts, inerte à jamais. Elle annonça la nouvelle à ses sœurs.
Elles ne firent entendre le bruissement d’aucune plainte, d’aucun murmure. Le
silence régnait dans l’atelier. L’on ne distinguait que le craquement saccadé des
fragments de la cage qui, en vertu de l’élasticité du bois, reprenaient en partie
la position primordiale de leur construction. Les trois Marguerite ne laissaient
écouler aucune larme, et leur visage ne perdait point sa fraîcheur pourprée ;
non… elles restaient seulement immobiles. Elles se traînèrent jusqu’à l’intérieur
du chenil, et s’étendirent sur la paille, l’une à côté de l’autre ; pendant que la
chienne, témoin passif de leur manœuvre, les regardait faire avec étonnement.
À plusieurs reprises, ma mère les appela ; elles ne rendirent le son d’aucune
réponse. Fatiguées par les émotions précédentes, elles dormaient, probable-
ment ! Elle fouilla tous les coins de la maison sans les apercevoir. Elle suivit la
chienne, qui la tirait par la robe, vers le chenil. Cette femme s’abaissa et plaça
sa tête à l’entrée. Le spectacle dont elle eut la possibilité d’être témoin, mises à
part les exagérations malsaines de la peur maternelle, ne pouvait être que na-
vrant, d’après les calculs de mon esprit. J’allumai une chandelle et la lui présen-
tai ; de cette manière, aucun détail ne lui échappa. Elle ramena sa tête, cou-
verte de brins de paille, de la tombe prématurée, et me dit : « Les trois Margue-
rite sont mortes. » Comme nous ne pouvions les sortir de cet endroit, car, rete-
nez bien ceci, elles étaient étroitement entrelacées ensemble, j’allai chercher
dans l’atelier un marteau, pour briser la demeure canine. Je me mis, sur-le-
champ, à l’œuvre de démolition, et les passants purent croire, pour peu qu’ils
eussent de l’imagination, que le travail ne chômait pas chez nous. Ma mère,
impatientée de ces retards qui, cependant, étaient indispensables, brisait ses
ongles contre les planches. Enfin, l’opération de la délivrance négative se ter-
mina ; le chenil fendu s’entrouvrit de tous les côtés ; et nous retirâmes, des dé-
combres, l’une après l’autre, après les avoir séparées difficilement, les filles du
charpentier. Ma mère quitta le pays. Je n’ai plus revu mon père. Quant à moi,
l’on dit que je suis fou, et j’implore la charité publique. Ce que je sais, c’est que
le canari ne chante plus. » L’auditeur approuve dans son intérieur ce nouvel
exemple apporté à l’appui de ses dégoûtantes théories. Comme si, à cause d’un
homme, jadis pris de vin, l’on était en droit d’accuser l’entière humanité. Telle
est du moins la réflexion paradoxale qu’il cherche à introduire dans son esprit ;
mais elle ne peut en chasser les enseignements importants de la grave expé-
rience. Il console le fou avec une compassion feinte, et essuie ses larmes avec
son propre mouchoir. Il l’amène dans un restaurant, et ils mangent à la même
table. Ils s’en vont chez un tailleur de la fashion et le protégé est habillé comme
un prince. Ils frappent chez le concierge d’une grande maison de la rue Saint-
Honoré, et le fou est installé dans un riche appartement du troisième étage. Le
bandit le force à accepter sa bourse, et, prenant le vase de nuit au-dessous du
lit, il le met sur la tête d’Aghone. « Je te couronne roi des intelligences, s’écrie-t-
il avec une emphase préméditée ; à ton moindre appel j’accourrai ; puise à
pleines mains dans mes coffres ; de corps et d’âme je t’appartiens. La nuit, tu
rapporteras la couronne d’albâtre à sa place ordinaire, avec la permission de
t’en servir ; mais, le jour, dès que l’aurore illuminera les cités, remets-la sur ton
front, comme le symbole de ta puissance. Les trois Marguerite revivront en
moi, sans compter que je serai ta mère. » Alors le fou recula de quelques pas,
comme s’il était la proie d’un insultant cauchemar ; les lignes du bonheur se
peignirent sur son visage, ridé par les chagrins ; il s’agenouilla, plein
d’humiliation, aux pieds de son protecteur. La reconnaissance était entrée,
comme un poison, dans le cœur du fou couronné ! Il voulut parler, et sa langue
s’arrêta. Il pencha son corps en avant, et il retomba sur le carreau. L’homme aux
lèvres de bronze se retire. Quel était son but ? Acquérir un ami à toute épreuve,
assez naïf pour obéir au moindre de ses commandements. Il ne pouvait mieux
rencontrer et le hasard l’avait favorisé. Celui qu’il a trouvé, couché sur le banc,
ne sait plus, depuis un événement de sa jeunesse, reconnaître le bien du mal.
C’est Aghone même qu’il lui faut.
VI

Le Tout-Puissant avait envoyé sur la terre un de ses archanges, afin de


sauver l’adolescent d’une mort certaine. Il sera forcé de descendre lui-même !
Mais, nous ne sommes point encore arrivés à cette partie de notre récit, et je
me vois dans l’obligation de fermer ma bouche, parce que je ne puis pas tout
dire à la fois : chaque truc à effet paraîtra dans son lieu, lorsque la trame de
cette fiction n’y verra point d’inconvénient. Pour ne pas être reconnu,
l’archange avait pris la forme d’un crabe tourteau, grand comme une vigogne. Il
se tenait sur la pointe d’un écueil, au milieu de la mer, et attendait le favorable
moment de la marée, pour opérer sa descente sur le rivage. L’homme aux
lèvres de jaspe, caché derrière une sinuosité de la plage, épiait l’animal, un bâ-
ton à la main. Qui aurait désiré lire dans la pensée de ces deux êtres ? Le pre-
mier ne se cachait pas qu’il avait une mission difficile à accomplir : « Et com-
ment réussir, s’écriait-il, pendant que les vagues grossissantes battaient son re-
fuge temporaire, là où mon maître a vu plus d’une fois échouer sa force et son
courage ? Moi, je ne suis qu’une substance limitée, tandis que l’autre, personne
ne sait d’où il vient et quel est son but final. À son nom, les armées célestes
tremblent ; et plus d’un raconte, dans les régions que j’ai quittées, que Satan
lui-même, Satan, l’incarnation du mal, n’est pas si redoutable. » Le second fai-
sait les réflexions suivantes ; elles trouvèrent un écho, jusque dans la coupole
azurée qu’elles souillèrent : « Il a l’air plein d’inexpérience ; je lui réglerai son
compte avec promptitude. Il vient sans doute d’en haut, envoyé par celui qui
craint tant de venir lui-même ! Nous verrons, à l’œuvre, s’il est aussi impérieux
qu’il en a l’air ; ce n’est pas un habitant de l’abricot terrestre ; il trahit son ori-
gine séraphique par ses yeux errants et indécis. » Le crabe tourteau, qui, depuis
quelque temps, promenait sa vue sur un espace délimité de la côte, aperçut
notre héros (celui-ci, alors, se releva de toute la hauteur de sa taille hercu-
léenne), et l’apostropha dans les termes qui vont suivre : « N’essaie pas la lutte
et rends-toi. Je suis envoyé par quelqu’un qui est supérieur à nous deux, afin de
te charger de chaînes, et mettre les deux membres complices de ta pensée
dans l’impossibilité de remuer. Serrer des couteaux et des poignards entre tes
doigts, il faut que désormais cela te soit défendu, crois-m’en ; aussi bien dans
ton intérêt que dans celui des autres. Mort ou vif, je t’aurai ; j’ai l’ordre de
t’amener vivant. Ne me mets pas dans l’obligation de recourir au pouvoir qui
m’a été prêté. Je me conduirai avec délicatesse ; de ton côté, ne m’oppose au-
cune résistance. C’est ainsi que je reconnaîtrai, avec empressement et allé-
gresse, que tu auras fait un premier pas vers le repentir. » Quand notre héros
entendit cette harangue, empreinte d’un sel si profondément comique, il eut de
la peine à conserver le sérieux sur la rudesse de ses traits hâlés. Mais, enfin,
chacun ne sera pas étonné si j’ajoute qu’il finit par éclater de rire. C’était plus
fort que lui ! Il n’y mettait pas de la mauvaise intention ! Il ne voulait certes pas
s’attirer les reproches du crabe tourteau ! Que d’efforts ne fit-il pas pour chas-
ser l’hilarité ! Que de fois ne serra-t-il point ses lèvres l’une contre l’autre, afin
de ne pas avoir l’air d’offenser son interlocuteur épaté ! Malheureusement son
caractère participait de la nature de l’humanité, et il riait ainsi que font les bre-
bis ! Enfin il s’arrêta ! Il était temps ! Il avait failli s’étouffer ! Le vent porta cette
réponse à l’archange de l’écueil : « Lorsque ton maître ne m’enverra plus des
escargots et des écrevisses pour régler ses affaires, et qu’il daignera parlemen-
ter personnellement avec moi, l’on trouvera, j’en suis sûr, le moyen de
s’arranger, puisque je suis inférieur à celui qui t’envoya, comme tu l’as dit avec
tant de justesse. Jusque-là, les idées de réconciliation m’apparaissent prématu-
rées, et aptes à produire seulement un chimérique résultat. Je suis très loin de
méconnaître ce qu’il y a de sensé dans chacune de tes syllabes ; et, comme
nous pourrions fatiguer inutilement notre voix, afin de lui faire parcourir trois
kilomètres de distance, il me semble que tu agirais avec sagesse, si tu descen-
dais de ta forteresse inexpugnable, et gagnais la terre ferme à la nage : nous
discuterons plus commodément les conditions d’une reddition qui, pour si légi-
time qu’elle soit, n’en est pas moins finalement, pour moi, d’une perspective
désagréable. » L’archange, qui ne s’attendait pas à cette bonne volonté, sortit
des profondeurs de la crevasse sa tête d’un cran, et répondit : « Ô Maldoror,
est-il enfin arrivé le jour où tes abominables instincts verront s’éteindre le flam-
beau d’injustifiable orgueil qui les conduit à l’éternelle damnation ! Ce sera
donc moi, qui, le premier, raconterai ce louable changement aux phalanges des
chérubins, heureux de retrouver un des leurs. Tu sais toi-même et tu n’as pas
oublié qu’une époque existait où tu avais ta première place parmi nous. Ton
nom volait de bouche en bouche ; tu es actuellement le sujet de nos solitaires
conversations. Viens donc… viens faire une paix durable avec ton ancien
maître ; il te recevra comme un fils égaré, et ne s’apercevra point de l’énorme
quantité de culpabilité que tu as, comme une montagne de cornes d’élan éle-
vée par les Indiens, amoncelée sur ton cœur. » Il dit, et il retire toutes les par-
ties de son corps du fond de l’ouverture obscure. Il se montre, radieux, sur la
surface de l’écueil ; ainsi un prêtre des religions quand il a la certitude de rame-
ner une brebis égarée. Il va faire un bond sur l’eau, pour se diriger à la nage vers
le pardonné. Mais, l’homme aux lèvres de saphir a calculé longtemps à l’avance
un perfide coup. Son bâton est lancé avec force ; après maints ricochets sur les
vagues, il va frapper à la tête l’archange bienfaiteur. Le crabe, mortellement at-
teint, tombe dans l’eau. La marée porte sur le rivage l’épave flottante. Il atten-
dait la marée pour opérer plus facilement sa descente. Eh bien, la marée est
venue ; elle l’a bercé de ses chants, et l’a mollement déposé sur la plage : le
crabe n’est-il pas content ? Que lui faut-il de plus ? Et Maldoror, penché sur le
sable des grèves, reçoit dans ses bras deux amis, inséparablement réunis par les
hasards de la lame : le cadavre du crabe tourteau et le bâton homicide ! « Je
n’ai pas encore perdu mon adresse, s’écrie-t-il ; elle ne demande qu’à s’exercer ;
mon bras conserve sa force et mon œil sa justesse. » Il regarde l’animal inani-
mé. Il craint qu’on ne lui demande compte du sang versé. Où cachera-t-il
l’archange ? Et, en même temps, il se demande si la mort n’a pas été instanta-
née. Il a mis sur son dos une enclume et un cadavre ; il s’achemine vers une
vaste pièce d’eau, dont toutes les rives sont couvertes et comme murées par un
inextricable fouillis de grands joncs. Il voulait d’abord prendre un marteau, mais
c’est un instrument trop léger, tandis qu’avec un objet plus lourd, si le cadavre
donne signe de vie, il le posera sur le sol et le mettra en poussière à coups
d’enclume. Ce n’est pas la vigueur qui manque à son bras, allez ; c’est le
moindre de ses embarras. Arrivé en vue du lac, il le voit peuplé de cygnes. Il se
dit que c’est une retraite sûre pour lui ; à l’aide d’une métamorphose, sans
abandonner sa charge, il se mêle à la bande des autres oiseaux. Remarquez la
main de la Providence là où l’on était tenté de la trouver absente, et faites votre
profit du miracle dont je vais vous parler. Noir comme l’aile d’un corbeau, trois
fois il nagea parmi le groupe de palmipèdes, à la blancheur éclatante ; trois fois,
il conserva cette couleur distinctive qui l’assimilait à un bloc de charbon. C’est
que Dieu, dans sa justice, ne permit point que son astuce pût tromper même
une bande de cygnes. De telle manière qu’il resta ostensiblement dans
l’intérieur du lac ; mais, chacun se tint à l’écart, et aucun oiseau ne s’approcha
de son plumage honteux, pour lui tenir compagnie. Et, alors, il circonscrivit ses
plongeons dans une baie écartée, à l’extrémité de la pièce d’eau, seul parmi les
habitants de l’air, comme il l’était parmi les hommes ! C’est ainsi qu’il préludait
à l’incroyable événement de la place Vendôme !
VII

Le corsaire aux cheveux d’or, a reçu la réponse de Mervyn. Il suit dans


cette page singulière la trace des troubles intellectuels de celui qui l’écrivit,
abandonné aux faibles forces de sa propre suggestion. Celui-ci aurait beaucoup
mieux fait de consulter ses parents, avant de répondre à l’amitié de l’inconnu.
Aucun bénéfice ne résultera pour lui de se mêler, comme principal acteur, à
cette équivoque intrigue. Mais, enfin, il l’a voulu. À l’heure indiquée, Mervyn,
de la porte de sa maison, est allé droit devant lui, en suivant le boulevard Sé-
bastopol, jusqu’à la fontaine Saint-Michel. Il prend le quai des Grands-Augustins
et traverse le quai Conti ; au moment où il passe sur le quai Malaquais, il voit
marcher sur le quai du Louvre, parallèlement à sa propre direction, un individu,
porteur d’un sac sous le bras, et qui paraît l’examiner avec attention. Les va-
peurs du matin se sont dissipées. Les deux passants débouchent en même
temps de chaque côté du pont du Carrousel. Quoiqu’ils ne se fussent jamais
vus, ils se reconnurent ! Vrai, c’était touchant de voir ces deux êtres, séparés
par l’âge, rapprocher leurs âmes par la grandeur des sentiments. Du moins,
c’eût été l’opinion de ceux qui se seraient arrêtés devant ce spectacle, que plus
d’un, même avec un esprit mathématique, aurait trouvé émouvant. Mervyn, le
visage en pleurs, réfléchissait qu’il rencontrait, pour ainsi dire à l’entrée de la
vie, un soutien précieux dans les futures adversités. Soyez persuadé que l’autre
ne disait rien. Voici ce qu’il fit : il déplia le sac qu’il portait, dégagea l’ouverture,
et, saisissant l’adolescent par la tête, il fit passer le corps entier dans
l’enveloppe de toile. Il noua, avec son mouchoir, l’extrémité qui servait
d’introduction. Comme Mervyn poussait des cris aigus, il enleva le sac, ainsi
qu’un paquet de linges, et en frappa, à plusieurs reprises, le parapet du pont.
Alors, le patient, s’étant aperçu du craquement de ses os, se tut. Scène unique,
qu’aucun romancier ne retrouvera ! Un boucher passait, assis sur la viande de
sa charrette. Un individu court à lui, l’engage à s’arrêter, et lui dit : « Voici un
chien, enfermé dans ce sac ; il a la gale : abattez-le au plus vite. » L’interpellé se
montre complaisant. L’interrupteur, en s’éloignant, aperçoit une jeune fille en
haillons qui lui tend la main. Jusqu’où va donc le comble de l’audace et de
l’impiété ? Il lui donne l’aumône ! Dites-moi si vous voulez que je vous intro-
duise, quelques heures plus tard, à la porte d’un abattoir reculé. Le boucher est
revenu, et a dit à ses camarades, en jetant à terre un fardeau : « Dépêchons-
nous de tuer ce chien galeux. » Ils sont quatre, et chacun saisit le marteau ac-
coutumé. Et, cependant, ils hésitaient, parce que le sac remuait avec force.
« Quelle émotion s’empare de moi ? » cria l’un d’eux en abaissant lentement
son bras. « Ce chien pousse, comme un enfant, des gémissements de douleur,
dit un autre ; on dirait qu’il comprend le sort qui l’attend. » « C’est leur habi-
tude, répondit un troisième ; même quand ils ne sont pas malades, comme
c’est le cas ici, il suffit que leur maître reste quelques jours absent du logis, pour
qu’ils se mettent à faire entendre des hurlements qui, véritablement, sont pé-
nibles à supporter. » « Arrêtez !… arrêtez !… cria le quatrième, avant que tous
les bras se fussent levés en cadence pour frapper résolument, cette fois, sur le
sac. Arrêtez, vous dis-je ; il y a ici un fait qui nous échappe. Qui vous dit que
cette toile renferme un chien ? Je veux m’en assurer. » Alors, malgré les raille-
ries de ses compagnons, il dénoua le paquet, et en retira l’un après l’autre les
membres de Mervyn ! Il était presque étouffé par la gêne de cette position. Il
s’évanouit en revoyant la lumière. Quelques moments après, il donna des
signes indubitables d’existence. Le sauveur dit : « Apprenez, une autre fois, à
mettre de la prudence jusque dans votre métier. Vous avez failli remarquer, par
vous-mêmes, qu’il ne sert de rien de pratiquer l’inobservance de cette loi. » Les
bouchers s’enfuirent. Mervyn, le cœur serré et plein de pressentiments fu-
nestes, rentre chez soi et s’enferme dans sa chambre. Ai-je besoin d’insister sur
cette strophe ? Eh ! qui n’en déplorera les événements consommés ! Attendons
la fin pour porter un jugement encore plus sévère. Le dénouement va se préci-
piter ; et, dans ces sortes de récits, où une passion, de quelque genre qu’elle
soit, étant donnée, celle-ci ne craint aucun obstacle pour se frayer un passage, il
n’y a pas lieu de délayer dans un godet la gomme laque de quatre cents pages
banales. Ce qui peut être dit dans une demi-douzaine de strophes, il faut le
dire, et puis se taire.

VIII

Pour construire mécaniquement la cervelle d’un conte somnifère, il ne


suffit pas de disséquer des bêtises et abrutir puissamment à doses renouvelées
l’intelligence du lecteur, de manière à rendre ses facultés paralytiques pour le
reste de sa vie, par la loi infaillible de la fatigue ; il faut, en outre, avec du bon
fluide magnétique, le mettre ingénieusement dans l’impossibilité somnambu-
lique de se mouvoir, en le forçant à obscurcir ses yeux contre son naturel par la
fixité des vôtres. Je veux dire, afin de ne pas me faire mieux comprendre, mais
seulement pour développer ma pensée qui intéresse et agace en même temps
par une harmonie des plus pénétrantes, que je ne crois pas qu’il soit nécessaire,
pour arriver au but que l’on se propose, d’inventer une poésie tout à fait en de-
hors de la marche ordinaire de la nature, et dont le souffle pernicieux semble
bouleverser même les vérités absolues ; mais, amener un pareil résultat (con-
forme, du reste, aux règles de l’esthétique, si l’on y réfléchit bien), cela n’est pas
aussi facile qu’on le pense : voilà ce que je voulais dire. C’est pourquoi je ferai
tous mes efforts pour y parvenir ! Si la mort arrête la maigreur fantastique des
deux bras longs de mes épaules, employés à l’écrasement lugubre de mon
gypse littéraire, je veux au moins que le lecteur en deuil puisse se dire : « Il faut
lui rendre justice. Il m’a beaucoup crétinisé. Que n’aurait-il pas fait, s’il eût pu
vivre davantage ! c’est le meilleur professeur d’hypnotisme que je connaisse ! »
On gravera ces quelques mots touchants sur le marbre de ma tombe, et mes
mânes seront satisfaits ! – Je continue ! Il y avait une queue de poisson qui re-
muait au fond d’un trou, à côté d’une botte éculée. Il n’était pas naturel de se
demander : « Où est le poisson ? Je ne vois que la queue qui remue. » Car,
puisque, précisément, l’on avouait implicitement ne pas apercevoir le poisson,
c’est qu’en réalité il n’y était pas. La pluie avait laissé quelques gouttes d’eau au
fond de cet entonnoir, creusé dans le sable. Quant à la botte éculée, quelques-
uns ont pensé depuis qu’elle provenait de quelque abandon volontaire. Le
crabe tourteau, par la puissance divine, devait renaître de ses atomes résolus. Il
retira du puits la queue de poisson et lui promit de la rattacher à son corps per-
du, si elle annonçait au Créateur l’impuissance de son mandataire à dominer les
vagues en fureur de la mer maldororienne. Il lui prêta deux ailes d’albatros, et
la queue de poisson prit son essor. Mais elle s’envola vers la demeure du rené-
gat, pour lui raconter ce qui se passait et trahir le crabe tourteau. Celui-ci devi-
na le projet de l’espion, et, avant que le troisième jour fût parvenu à sa fin, il
perça la queue du poisson d’une flèche envenimée. Le gosier de l’espion poussa
une faible exclamation, qui rendit le dernier soupir avant de toucher la terre.
Alors, une poutre séculaire, placée sur le comble d’un château, se releva de
toute sa hauteur, en bondissant sur elle-même, et demanda vengeance à
grands cris. Mais le Tout-Puissant, changé en rhinocéros, lui apprit que cette
mort était méritée. La poutre s’apaisa, alla se placer au fond du manoir, reprit
sa position horizontale, et rappela les araignées effarouchées, afin qu’elles con-
tinuassent, comme par le passé, à tisser leur toile à ses coins. L’homme aux
lèvres de soufre apprit la faiblesse de son alliée ; c’est pourquoi, il commanda
au fou couronné de brûler la poutre et de la réduire en cendres. Aghone exécu-
ta cet ordre sévère. « Puisque, d’après vous, le moment est venu, s’écria-t-il, j’ai
été reprendre l’anneau que j’avais enterré sous la pierre, et je l’ai attaché à un
des bouts du câble. Voici le paquet. » Et il présenta une corde épaisse, enroulée
sur elle-même, de soixante mètres de longueur. Son maître lui demanda ce que
faisaient les quatorze poignards. Il répondit qu’ils restaient fidèles et se te-
naient prêts à tout événement, si c’était nécessaire. Le forçat inclina sa tête en
signe de satisfaction. Il montra de la surprise, et même de l’inquiétude, quand
Aghone ajouta qu’il avait vu un coq fendre avec son bec un candélabre en deux,
plonger tour à tour le regard dans chacune des parties, et s’écrier, en battant
ses ailes d’un mouvement frénétique : « Il n’y a pas si loin qu’on le pense depuis
la rue de la Paix jusqu’à la place du Panthéon. Bientôt, on en verra la preuve
lamentable ! » Le crabe tourteau, monté sur un cheval fougueux, courait à
toute bride vers la direction de l’écueil, le témoin du lancement du bâton par un
bras tatoué, l’asile du premier jour de sa descente sur la terre. Une caravane de
pèlerins était en marche pour visiter cet endroit, désormais consacré par une
mort auguste. Il espérait l’atteindre, pour lui demander des secours pressants
contre la trame qui se préparait, et dont il avait eu connaissance. Vous verrez
quelques lignes plus loin, à l’aide de mon silence glacial, qu’il n’arriva pas à
temps, pour leur raconter ce que lui avait rapporté un chiffonnier, caché der-
rière l’échafaudage voisin d’une maison en construction, le jour où le pont du
Carrousel, encore empreint de l’humide rosée de la nuit, aperçut avec horreur
l’horizon de sa pensée s’élargir confusément en cercles concentriques, à
l’apparition matinale du rythmique pétrissage d’un sac icosaèdre, contre son
parapet calcaire ! Avant qu’il stimule leur compassion, par le souvenir de cet
épisode, ils feront bien de détruire en eux la semence de l’espoir… Pour rompre
votre paresse, mettez en usage les ressources d’une bonne volonté, marchez à
côté de moi et ne perdez pas de vue ce fou, la tête surmontée d’un vase de
nuit, qui pousse, devant lui, la main armée d’un bâton, celui que vous auriez de
la peine à reconnaître, si je ne prenais soin de vous avertir, et de rappeler à
votre oreille le mot qui se prononce Mervyn. Comme il est changé ! Les mains
liées derrière le dos, il marche devant lui, comme s’il allait à l’échafaud, et, ce-
pendant, il n’est coupable d’aucun forfait. Ils sont arrivés dans l’enceinte circu-
laire de la place Vendôme. Sur l’entablement de la colonne massive, appuyé
contre la balustrade carrée, à plus de cinquante mètres de hauteur du sol, un
homme a lancé et déroulé un câble, qui tombe jusqu’à terre, à quelques pas
d’Aghone. Avec de l’habitude, on fait vite une chose ; mais, je puis dire que ce-
lui-ci n’employa pas beaucoup de temps pour attacher les pieds de Mervyn à
l’extrémité de la corde. Le rhinocéros avait appris ce qui allait arriver. Couvert
de sueur, il apparut haletant, au coin de la rue Castiglione. Il n’eut même pas la
satisfaction d’entreprendre le combat. L’individu, qui examinait les alentours du
haut de la colonne, arma son revolver, visa avec soin et pressa la détente. Le
commodore qui mendiait par les rues depuis le jour où avait commencé ce qu’il
croyait être la folie de son fils et la mère, qu’on avait appelée la fille de neige, à
cause de son extrême pâleur, portèrent en avant leur poitrine pour protéger le
rhinocéros. Inutile soin. La balle troua sa peau, comme une vrille ; l’on aurait pu
croire, avec une apparence de logique, que la mort devait infailliblement appa-
raître. Mais nous savions que, dans ce pachyderme, s’était introduite la subs-
tance du Seigneur. Il se retira avec chagrin. S’il n’était pas bien prouvé qu’il ne
fût trop bon pour une de ses créatures, je plaindrais l’homme de la colonne !
celui-ci, d’un coup sec de poignet, ramène à soi la corde ainsi lestée. Placée
hors de la normale, ses oscillations balancent Mervyn, dont la tête regarde le
bas. Il saisit vivement, avec ses mains, une longue guirlande d’immortelles, qui
réunit deux angles consécutifs de la base, contre laquelle il cogne son front. Il
emporte avec lui, dans les airs, ce qui n’était pas un point fixe. Après avoir
amoncelé à ses pieds, sous forme d’ellipses superposées, une grande partie du
câble, de manière que Mervyn reste suspendu à moitié hauteur de l’obélisque
de bronze, le forçat évadé fait prendre, de la main droite, à l’adolescent, un
mouvement accéléré de rotation uniforme, dans un plan parallèle à l’axe de la
colonne, et ramasse, de la main gauche, les enroulements serpentins du cor-
dage, qui gisent à ses pieds. La fronde siffle dans l’espace ; le corps de Mervyn
la suit partout, toujours éloigné du centre par la force centrifuge, toujours gar-
dant sa position mobile et équidistante, dans une circonférence aérienne, indé-
pendante de la matière. Le sauvage civilisé lâche peu à peu, jusqu’à l’autre
bout, qu’il retient avec un métacarpe ferme, ce qui ressemble à tort à une barre
d’acier. Il se met à courir autour de la balustrade, en se tenant à la rampe par
une main. Cette manœuvre a pour effet de changer le plan primitif de la révolu-
tion du câble, et d’augmenter sa force de tension, déjà si considérable. Doréna-
vant, il tourne majestueusement dans un plan horizontal, après avoir successi-
vement passé, par une marche insensible, à travers plusieurs plans obliques.
L’angle droit formé par la colonne et le fil végétal a ses côtés égaux ! Le bras du
renégat et l’instrument meurtrier sont confondus dans l’unité linéaire, comme
les éléments atomistiques d’un rayon de lumière pénétrant dans la chambre
noire. Les théorèmes de la mécanique me permettent de parler ainsi ; hélas !
on sait qu’une force, ajoutée à une autre force, engendre une résultante com-
posée des deux forces primitives ! Qui oserait prétendre que le cordage linéaire
ne se serait déjà rompu, sans la vigueur de l’athlète, sans la bonne qualité du
chanvre ? Le corsaire aux cheveux d’or, brusquement et en même temps, arrête
sa vitesse acquise, ouvre la main et lâche le câble. Le contre-coup de cette opé-
ration, si contraire aux précédentes, fait craquer la balustrade dans ses joints.
Mervyn, suivi de la corde, ressemble à une comète traînant après elle sa queue
flamboyante. L’anneau de fer du nœud coulant, miroitant aux rayons du soleil,
engage à compléter soi-même l’illusion. Dans le parcours de sa parabole, le
condamné à mort fend l’atmosphère jusqu’à la rive gauche, la dépasse en vertu
de la force d’impulsion que je suppose infinie, et son corps va frapper le dôme
du Panthéon, tandis que la corde étreint, en partie, de ses replis, la paroi supé-
rieure de l’immense coupole. C’est sur sa superficie sphérique et convexe, qui
ne ressemble à une orange que pour la forme, qu’on voit, à toute heure du jour,
un squelette desséché, resté suspendu. Quand le vent le balance, l’on raconte
que les étudiants du quartier Latin, dans la crainte d’un pareil sort, font une
courte prière : ce sont des bruits insignifiants auxquels on n’est point tenu de
croire, et propres seulement à faire peur aux petits enfants. Il tient entre ses
mains crispées, comme un grand ruban de vieilles fleurs jaunes. Il faut tenir
compte de la distance, et nul ne peut affirmer, malgré l’attestation de sa bonne
vue, que ce soient là, réellement, ces immortelles dont je vous ai parlé, et
qu’une lutte inégale, engagée près du nouvel Opéra, vit détacher d’un piédestal
grandiose. Il n’en est pas moins vrai que les draperies en forme de croissant de
lune n’y reçoivent plus l’expression de leur symétrie définitive dans le nombre
quaternaire : allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire.

FIN DU SIXIÈME CHANT

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