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LES CHANTS DE
MALDOROR
CHANT PREMIER
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Lecteur, c’est peut-être la haine que tu veux que j’invoque dans le com-
mencement de cet ouvrage ! Qui te dit que tu n’en renifleras pas, baigné dans
d’innombrables voluptés, tant que tu voudras, avec tes narines orgueilleuses,
larges et maigres, en te renversant de ventre, pareil à un requin, dans l’air beau
et noir, comme si tu comprenais l’importance de cet acte et l’importance non
moindre de ton appétit légitime, lentement et majestueusement, les rouges
émanations ? Je t’assure, elles réjouiront les deux trous informes de ton mu-
seau hideux, ô monstre, si toutefois tu t’appliques auparavant à respirer trois
mille fois de suite la conscience maudite de l’Éternel ! Tes narines, qui seront
démesurément dilatées de contentement ineffable, d’extase immobile, ne de-
manderont pas quelque chose de meilleur à l’espace, devenu embaumé comme
de parfums et d’encens ; car, elles seront rassasiées d’un bonheur complet,
comme les anges qui habitent dans la magnificence et la paix des agréables
cieux.
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J’établirai dans quelques lignes comment Maldoror fut bon pendant ses
premières années, où il vécut heureux ; c’est fait. Il s’aperçut ensuite qu’il était
né méchant : fatalité extraordinaire ! Il cacha son caractère tant qu’il put, pen-
dant un grand nombre d’années ; mais, à la fin, à cause de cette concentration
qui ne lui était pas naturelle, chaque jour le sang lui montait à la tête ; jusqu’à
ce que, ne pouvant plus supporter une pareille vie, il se jeta résolument dans la
carrière du mal… atmosphère douce ! Qui l’aurait dit ! lorsqu’il embrassait un
petit enfant, au visage rose, il aurait voulu lui enlever ses joues avec un rasoir,
et il l’aurait fait très souvent, si Justice, avec son long cortège de châtiments, ne
l’en eût chaque fois empêché. Il n’était pas menteur, il avouait la vérité et disait
qu’il était cruel. Humains, avez-vous entendu ? il ose le redire avec cette plume
qui tremble ! Ainsi donc, il est d’une puissance plus forte que la volonté… Ma-
lédiction ! La pierre voudrait se soustraire aux lois de la pesanteur ? Impossible.
Impossible, si le mal voulait s’allier avec le bien. C’est ce que je disais plus haut.
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J’ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul, les hommes, aux
épaules étroites, faire des actes stupides et nombreux, abrutir leurs semblables,
et pervertir les âmes par tous les moyens. Ils appellent les motifs de leurs ac-
tions : la gloire. En voyant ces spectacles, j’ai voulu rire comme les autres ; mais,
cela, étrange imitation, était impossible. J’ai pris un canif dont la lame avait un
tranchant acéré, et me suis fendu les chairs aux endroits où se réunissent les
lèvres. Un instant je crus mon but atteint. Je regardai dans un miroir cette
bouche meurtrie par ma propre volonté ! C’était une erreur ! Le sang qui coulait
avec abondance des deux blessures empêchait d’ailleurs de distinguer si c’était
là vraiment le rire des autres. Mais, après quelques instants de comparaison, je
vis bien que mon rire ne ressemblait pas à celui des humains, c’est-à-dire que je
ne riais pas. J’ai vu les hommes, à la tête laide et aux yeux terribles enfoncés
dans l’orbite obscur, surpasser la dureté du roc, la rigidité de l’acier fondu, la
cruauté du requin, l’insolence de la jeunesse, la fureur insensée des criminels,
les trahisons de l’hypocrite, les comédiens les plus extraordinaires, la puissance
de caractère des prêtres, et les êtres les plus cachés au-dehors, les plus froids
des mondes et du ciel ; lasser les moralistes à découvrir leur cœur, et faire re-
tomber sur eux la colère implacable d’en haut. Je les ai vus tous à la fois, tantôt,
le poing le plus robuste dirigé vers le ciel, comme celui d’un enfant déjà pervers
contre sa mère, probablement excités par quelque esprit de l’enfer, les yeux
chargés d’un remords cuisant en même temps que haineux, dans un silence
glacial, n’oser émettre les méditations vastes et ingrates que recelait leur sein,
tant elles étaient pleines d’injustice et d’horreur, et attrister de compassion le
Dieu de miséricorde ; tantôt, à chaque moment du jour, depuis le commence-
ment de l’enfance jusqu’à la fin de la vieillesse, en répandant des anathèmes
incroyables, qui n’avaient pas le sens commun, contre tout ce qui respire,
contre eux-mêmes et contre la providence, prostituer les femmes et les en-
fants, et déshonorer ainsi les parties du corps consacrées à la pudeur. Alors, les
mers soulèvent leurs eaux, engloutissent dans leurs abîmes les planches ; les
ouragans, les tremblements de terre renversent les maisons ; la peste, les ma-
ladies diverses déciment les familles priantes. Mais, les hommes ne s’en aper-
çoivent pas. Je les ai vus aussi rougissant, pâlissant de honte pour leur conduite
sur cette terre ; rarement. Tempêtes, sœurs des ouragans ; firmament bleuâtre,
dont je n’admets pas la beauté ; mer hypocrite, image de mon cœur ; terre, au
sein mystérieux ; habitants des sphères ; univers entier ; Dieu, qui l’as créé avec
magnificence, c’est toi que j’invoque : montre-moi un homme qui soit bon !…
Mais, que ta grâce décuple mes forces naturelles ; car, au spectacle de ce
monstre, je puis mourir d’étonnement : on meurt à moins.
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J’ai fait un pacte avec la prostitution afin de semer le désordre dans les
familles. Je me rappelle la nuit qui précéda cette dangereuse liaison. Je vis de-
vant moi un tombeau. J’entendis un ver luisant, grand comme une maison, qui
me dit : « Je vais t’éclairer. Lis l’inscription. Ce n’est pas de moi que vient cet
ordre suprême. » Une vaste lumière couleur de sang, à l’aspect de laquelle mes
mâchoires claquèrent et mes bras tombèrent inertes, se répandit dans les airs
jusqu’à l’horizon. Je m’appuyai contre une muraille en ruine, car j’allais tomber,
et je lus : « Ci-gît un adolescent qui mourut poitrinaire : vous savez pourquoi.
Ne priez pas pour lui. » Beaucoup d’hommes n’auraient peut-être pas eu autant
de courage que moi. Pendant ce temps, une belle femme nue vint se coucher à
mes pieds. Moi, à elle, avec une figure triste : « Tu peux te relever. » Je lui ten-
dis la main avec laquelle le fratricide égorge sa sœur. Le ver luisant, à moi :
« Toi, prends une pierre et tue-la. – Pourquoi ? lui dis-je. » Lui, à moi : « Prends
garde à toi ; le plus faible, parce que je suis le plus fort. Celle-ci s’appelle Prosti-
tution. » Les larmes dans les yeux, la rage dans le cœur, je sentis naître en moi
une force inconnue. Je pris une grosse pierre ; après bien des efforts, je la sou-
levai avec peine jusqu’à la hauteur de ma poitrine ; je la mis sur l’épaule avec
les bras. Je gravis une montagne jusqu’au sommet : de là, j’écrasai le ver luisant.
Sa tête s’enfonça sous le sol d’une grandeur d’homme ; la pierre rebondit
jusqu’à la hauteur de six églises. Elle alla retomber dans un lac, dont les eaux
s’abaissèrent un instant, tournoyantes, en creusant un immense cône renversé.
Le calme reparut à la surface ; la lumière de sang ne brilla plus. « Hélas ! hélas !
s’écria la belle femme nue ; qu’as-tu fait ? » Moi, à elle : « Je te préfère à lui ;
parce que j’ai pitié des malheureux. Ce n’est pas ta faute, si la justice éternelle
t’a créée. » Elle, à moi : « Un jour, les hommes me rendront justice ; je ne t’en
dis pas davantage. Laisse-moi partir, pour aller cacher au fond de la mer ma tris-
tesse infinie. Il n’y a que toi et les monstres hideux qui grouillent dans ces noirs
abîmes, qui ne me méprisent pas. Tu es bon. Adieu, toi qui m’as aimée ! » Moi,
à elle : « Adieu ! Encore une fois : adieu ! Je t’aimerai toujours !… Dès au-
jourd’hui, j’abandonne la vertu. » C’est pourquoi, ô peuples, quand vous enten-
drez le vent d’hiver gémir sur la mer et près de ses bords, ou au-dessus des
grandes villes, qui, depuis longtemps, ont pris le deuil pour moi, ou à travers les
froides régions polaires, dites : « Ce n’est pas l’esprit de Dieu qui passe : ce n’est
que le soupir aigu de la prostitution, uni avec les gémissements graves du Mon-
tévidéen. » Enfants, c’est moi qui vous le dis. Alors, pleins de miséricorde, age-
nouillez-vous ; et que les hommes, plus nombreux que les poux, fassent de
longues prières.
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Vieil océan, il n’y aurait rien d’impossible à ce que tu caches dans ton sein
de futures utilités pour l’homme. Tu lui as déjà donné la baleine. Tu ne laisses
pas facilement deviner aux yeux avides des sciences naturelles les mille secrets
de ton intime organisation : tu es modeste. L’homme se vante sans cesse, et
pour des minuties. Je te salue, vieil océan !
Vieil océan, les différentes espèces de poissons que tu nourris n’ont pas
juré fraternité entre elles. Chaque espèce vit de son côté. Les tempéraments et
les conformations qui varient dans chacune d’elles, expliquent, d’une manière
insatisfaisante, ce qui ne paraît d’abord qu’une anomalie. Il en est ainsi de
l’homme, qui n’a pas les mêmes motifs d’excuse. Un morceau de terre est-il oc-
cupé par trente millions d’êtres humains, ceux-ci se croient obligés de ne pas se
mêler de l’existence de leurs voisins, fixés comme des racines sur le morceau de
terre qui suit. En descendant du grand au petit, chaque homme vit comme un
sauvage dans sa tanière, et en sort rarement pour visiter son semblable, ac-
croupi pareillement dans une autre tanière. La grande famille universelle des
humains est une utopie digne de la logique la plus médiocre. En outre, du spec-
tacle de tes mamelles fécondes, se dégage la notion d’ingratitude ; car, on
pense aussitôt à ces parents nombreux, assez ingrats envers le Créateur, pour
abandonner le fruit de leur misérable union. Je te salue, vieil océan !
Vieil océan, tes eaux sont amères. C’est exactement le même goût que le
fiel que distille la critique sur les beaux-arts, sur les sciences, sur tout. Si
quelqu’un a du génie, on le fait passer pour un idiot ; si quelque autre est beau
de corps, c’est un bossu affreux. Certes, il faut que l’homme sente avec force
son imperfection, dont les trois quarts d’ailleurs ne sont dus qu’à lui-même,
pour la critiquer ainsi ! Je te salue, vieil océan !
Vieil océan, tu es si puissant, que les hommes l’ont appris à leurs propres
dépens. Ils ont beau employer toutes les ressources de leur génie… incapables
de te dominer. Ils ont trouvé leur maître. Je dis qu’ils ont trouvé quelque chose
de plus fort qu’eux. Ce quelque chose a un nom. Ce nom est : l’océan ! La peur
que tu leur inspires est telle, qu’ils te respectent. Malgré cela, tu fais valser
leurs plus lourdes machines avec grâce, élégance et facilité. Tu leur fais faire des
sauts gymnastiques jusqu’au ciel, et des plongeons admirables jusqu’au fond de
tes domaines : un saltimbanque en serait jaloux. Bienheureux sont-ils, quand tu
ne les enveloppes pas définitivement dans tes plis bouillonnants, pour aller voir,
sans chemin de fer, dans tes entrailles aquatiques, comment se portent les
poissons, et surtout comment ils se portent eux-mêmes. L’homme dit : « Je suis
plus intelligent que l’océan. » C’est possible ; c’est même assez vrai ; mais
l’océan lui est plus redoutable que lui à l’océan : c’est ce qu’il n’est pas néces-
saire de prouver. Ce patriarche observateur, contemporain des premières
époques de notre globe suspendu, sourit de pitié, quand il assiste aux combats
navals des nations. Voilà une centaine de léviathans qui sont sortis des mains
de l’humanité. Les ordres emphatiques des supérieurs, les cris des blessés, les
coups de canon, c’est du bruit fait exprès pour anéantir quelques secondes. Il
paraît que le drame est fini, et que l’océan a tout mis dans son ventre. La gueule
est formidable. Elle doit être grande vers le bas, dans la direction de l’inconnu !
Pour couronner enfin la stupide comédie, qui n’est pas même intéressante, on
voit, au milieu des airs, quelque cigogne, attardée par la fatigue, qui se met à
crier, sans arrêter l’envergure de son vol : « Tiens !… je la trouve mauvaise ! Il y
avait en bas des points noirs ; j’ai fermé les yeux : ils ont disparu. » Je te salue,
vieil océan !
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On ne me verra pas, à mon heure dernière (j’écris ceci sur mon lit de
mort), entouré de prêtres. Je veux mourir, bercé par la vague de la mer tempé-
tueuse, ou debout sur la montagne… les yeux en haut, non : je sais que mon
anéantissement sera complet. D’ailleurs, je n’aurais pas de grâce à espérer. Qui
ouvre la porte de ma chambre funéraire ? J’avais dit que personne n’entrât. Qui
que vous soyez, éloignez-vous ; mais, si vous croyez apercevoir quelque marque
de douleur ou de crainte sur mon visage d’hyène (j’use de cette comparaison,
quoique l’hyène soit plus belle que moi, et plus agréable à voir), soyez détrom-
pé : qu’il s’approche. Nous sommes dans une nuit d’hiver, alors que les élé-
ments s’entrechoquent de toutes parts, que l’homme a peur, et que
l’adolescent médite quelque crime sur un de ses amis, s’il est ce que je fus dans
ma jeunesse. Que le vent, dont les sifflements plaintifs attristent l’humanité,
depuis que le vent, l’humanité existent, quelques moments avant l’agonie der-
nière, me porte sur les os de ses ailes, à travers le monde, impatient de ma
mort. Je jouirai encore, en secret, des exemples nombreux de la méchanceté
humaine (un frère, sans être vu, aime à voir les actes de ses frères). L’aigle, le
corbeau, l’immortel pélican, le canard sauvage, la grue voyageuse, éveillés, gre-
lottant de froid, me verront passer à la lueur des éclairs, spectre horrible et
content. Ils ne sauront ce que cela signifie. Sur la terre, la vipère, l’œil gros du
crapaud, le tigre, l’éléphant ; dans la mer, la baleine, le requin, le marteau,
l’informe raie, la dent du phoque polaire, se demanderont quelle est cette dé-
rogation à la loi de la nature. L’homme, tremblant, collera son front contre la
terre, au milieu de ses gémissements. « Oui, je vous surpasse tous par ma
cruauté innée, cruauté qu’il n’a pas dépendu de moi d’effacer. Est-ce pour ce
motif que vous vous montrez devant moi dans cette prosternation ? ou bien,
est-ce parce que vous me voyez parcourir, phénomène nouveau, comme une
comète effrayante, l’espace ensanglanté ? (Il me tombe une pluie de sang de
mon vaste corps, pareil à un nuage noirâtre que pousse l’ouragan devant soi).
Ne craignez rien, enfants, je ne veux pas vous maudire. Le mal que vous m’avez
fait est trop grand, trop grand le mal que je vous ai fait, pour qu’il soit volon-
taire. Vous autres, vous avez marché dans votre voie, moi, dans la mienne, pa-
reilles toutes les deux, toutes les deux perverses. Nécessairement, nous avons
dû nous rencontrer, dans cette similitude de caractère ; le choc qui en est résul-
té nous a été réciproquement fatal. » Alors, les hommes relèveront peu à peu la
tête, en reprenant courage, pour voir celui qui parle ainsi, allongeant le cou
comme l’escargot. Tout à coup, leur visage brûlant, décomposé, montrant les
plus terribles passions, grimacera de telle manière que les loups auront peur. Ils
se dresseront à la fois comme un ressort immense. Quelles imprécations ! quels
déchirements de voix ! Ils m’ont reconnu. Voilà que les animaux de la terre se
réunissent aux hommes, font entendre leurs bizarres clameurs. Plus de haine
réciproque ; les deux haines sont tournées contre l’ennemi commun, moi ; on
se rapproche par un assentiment universel. Vents, qui me soutenez, élevez-moi
plus haut ; je crains la perfidie. Oui, disparaissons peu à peu de leurs yeux, té-
moin, une fois de plus, des conséquences des passions, complètement satis-
fait… Je te remercie, ô rhinolophe, de m’avoir réveillé avec le mouvement de tes
ailes, toi, dont le nez est surmonté d’une crête en forme de fer à cheval : je
m’aperçois, en effet, que ce n’était malheureusement qu’une maladie passa-
gère, et je me sens avec dégoût renaître à la vie. Les uns disent que tu arrivais
vers moi pour me sucer le peu de sang qui se trouve dans mon corps : pourquoi
cette hypothèse n’est-elle pas la réalité !
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– Mon fils, donne-moi les ciseaux qui sont placés sur cette chaise.
– Ils n’y sont pas, mère.
Il s’est retiré !
– Je ne sais comment cela se fait ; mais, je sens les facultés humaines qui
se livrent des combats dans mon cœur. Mon âme est inquiète, et sans savoir
pourquoi ; l’atmosphère est lourde.
– Toi aussi, mon fils ! Je vais te mouiller le front et les tempes avec du vi-
naigre.
– Mon fils !
– Voilà des cris que l’on entend quelquefois, dans le silence des nuits sans
étoiles. Quoique nous entendions ces cris, néanmoins, celui qui les pousse n’est
pas près d’ici ; car, on peut entendre ces gémissements à trois lieues de dis-
tance, transportés par le vent d’une cité à une autre. On m’avait souvent parlé
de ce phénomène ; mais, je n’avais jamais eu l’occasion de juger par moi-même
de sa véracité. Femme, tu me parlais de malheur ; si malheur plus réel exista
dans la longue spirale du temps, c’est le malheur de celui qui trouble mainte-
nant le sommeil de ses semblables…
– Plût au ciel que sa naissance ne soit pas une calamité pour son pays, qui
l’a repoussé de son sein. Il va de contrée en contrée, abhorré partout. Les uns
disent qu’il est accablé d’une espèce de folie originelle, depuis son enfance.
D’autres croient savoir qu’il est d’une cruauté extrême et instinctive, dont il a
honte lui-même, et que ses parents en sont morts de douleur. Il y en a qui pré-
tendent qu’on l’a flétri d’un surnom dans sa jeunesse ; qu’il en est resté incon-
solable le reste de son existence, parce que sa dignité blessée voyait là une
preuve flagrante de la méchanceté des hommes, qui se montre aux premières
années, pour augmenter ensuite. Ce surnom était le vampire !…
– Ils ajoutent que, les jours, les nuits, sans trêve ni repos, des cauchemars
horribles lui font saigner le sang par la bouche et les oreilles ; et que des
spectres s’assoient au chevet de son lit, et lui jettent à la face, poussés malgré
eux par une force inconnue, tantôt d’une voix douce, tantôt d’une voix pareille
aux rugissements des combats, avec une persistance implacable, ce surnom
toujours vivace, toujours hideux, et qui ne périra qu’avec l’univers. Quelques-
uns mêmes ont affirmé que l’amour l’a réduit dans cet état ; ou que ces cris té-
moignent du repentir de quelque crime enseveli dans la nuit de son passé mys-
térieux. Mais le plus grand nombre pense qu’un incommensurable orgueil le
torture, comme jadis Satan, et qu’il voudrait égaler Dieu…
– C’est parfait, mon fils ; il faut obéir à sa mère, en quoi que ce soit.
– Mon fils, ne t’endors point, bercé par les rêves de l’enfance : la prière en
commun n’est pas commencée et tes habits ne sont pas encore soigneusement
placés sur une chaise… À genoux ! Éternel créateur de l’univers, tu montres ta
bonté inépuisable jusque dans les plus petites choses.
– Quand même ton palais serait plus beau que le cristal, je ne sortirais
pas de cette maison pour te suivre. Je crois que tu n’es qu’un imposteur,
puisque tu me parles si doucement, de crainte de te faire entendre. Abandon-
ner ses parents est une mauvaise action. Ce n’est pas moi qui serais fils ingrat.
Quant à tes petites filles, elles ne sont pas si belles que les yeux de ma mère.
– Toute notre vie s’est épuisée dans les cantiques de ta gloire. Tels nous
avons été jusqu’ici, tels nous serons, jusqu’au moment où nous recevrons de toi
l’ordre de quitter cette terre.
– Devant toi, rien n’est grand, si ce n’est la flamme exhalée d’un cœur pur.
– Père céleste, conjure, conjure les malheurs qui peuvent fondre sur
notre famille.
– Conserve cette épouse chérie, qui m’a consolé dans mes décourage-
ments…
– Et ce fils aimant, dont les chastes lèvres s’entr’ouvrent à peine aux bai-
sers de l’aurore de vie.
Un cri d’ironie immense s’est élevé dans les airs. Voyez comme les aigles,
étourdis, tombent du haut des nuages, en roulant sur eux-mêmes, littéralement
foudroyés par la colonne d’air.
– Son cœur ne bat plus… Et celle-ci est morte, en même temps que le
fruit de ses entrailles, fruit que je ne reconnais plus, tant il est défiguré… Mon
épouse !… Mon fils !… Je me rappelle un temps lointain où je fus époux et père.
Il s’était dit, devant le tableau qui s’offrit à ses yeux, qu’il ne supporterait
pas cette injustice. S’il est efficace, le pouvoir que lui ont accordé les esprits in-
fernaux, ou plutôt qu’il tire de lui-même, cet enfant, avant que la nuit s’écoule,
ne devait plus être.
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Celui qui ne sait pas pleurer (car, il a toujours refoulé la souffrance en de-
dans) remarqua qu’il se trouvait en Norwége. Aux îles Fœroé, il assista à la re-
cherche des nids d’oiseaux de mer, dans les crevasses à pic, et s’étonna que la
corde de trois cents mètres, qui retient l’explorateur au-dessus du précipice, fût
choisie d’une telle solidité. Il voyait là, quoi qu’on dise, un exemple frappant de
la bonté humaine, et il ne pouvait en croire ses yeux. Si c’était lui qui eût dû
préparer la corde, il aurait fait des entailles en plusieurs endroits, afin qu’elle se
coupât, et précipitât le chasseur dans la mer ! Un soir, il se dirigea vers un cime-
tière, et les adolescents qui trouvent du plaisir à violer les cadavres de belles
femmes mortes depuis peu, purent, s’ils le voulurent, entendre la conversation
suivante, perdue dans le tableau d’une action qui va se dérouler en même
temps.
– Il croit que creuser une fosse est un travail sérieux ! Tu crois que creuser
une fosse est un travail sérieux !
– La conversation, que nous avons tous les deux, depuis quelques ins-
tants, est si étrange, que je ne sais que te répondre… Je crois qu’il veut rire.
– Oui, oui, c’est vrai, je voulais rire ; ne fais plus attention à ce que j’ai dit.
– Qu’as-tu ?
– Oui, oui, c’est vrai, j’avais menti… j’étais fatigué quand j’ai abandonné la
pioche… c’est la première fois que j’entreprenais ce travail… ne fais plus atten-
tion à ce que j’ai dit.
– Non certes, je ne refuse pas ta couche, qui est digne de moi, jusqu’à ce
que l’aurore vienne, qui ne tardera point. Je te remercie de ta bienveillance…
Fossoyeur, il est beau de contempler les ruines des cités ; mais, il est plus beau
de contempler les ruines des humains !
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Qu’il n’arrive pas le jour où, Lohengrin et moi, nous passerons dans la rue,
l’un à côté de l’autre, sans nous regarder, en nous frôlant le coude, comme deux
passants pressés ! Oh ! qu’on me laisse fuir à jamais loin de cette supposition !
L’Éternel a créé le monde tel qu’il est : il montrerait beaucoup de sagesse si,
pendant le temps strictement nécessaire pour briser d’un coup de marteau la
tête d’une femme, il oubliait sa majesté sidérale, afin de nous révéler les mys-
tères au milieu desquels notre existence étouffe, comme un poisson au fond
d’une barque. Mais, il est grand et noble ; il l’emporte sur nous par la puissance
de ses conceptions ; s’il parlementait avec les hommes, toutes les hontes rejail-
liraient jusqu’à son visage. Mais… misérable que tu es ! pourquoi ne rougis-tu
pas ? Ce n’est pas assez que l’armée des douleurs physiques et morales, qui
nous entoure, ait été enfantée : le secret de notre destinée en haillons ne nous
est pas divulgué. Je le connais, le Tout-Puissant… et lui, aussi, doit me con-
naître. Si, par hasard, nous marchons sur le même sentier, sa vue perçante me
voit arriver de loin : il prend un chemin de traverse, afin d’éviter le triple dard
de platine que la nature me donna comme une langue ! Tu me feras plaisir, ô
Créateur, de me laisser épancher mes sentiments. Maniant les ironies terribles,
d’une main ferme et froide, je t’avertis que mon cœur en contiendra suffisam-
ment, pour m’attaquer à toi, jusqu’à la fin de mon existence. Je frapperai ta car-
casse creuse ; mais, si fort, que je me charge d’en faire sortir les parcelles res-
tantes d’intelligence que tu n’as pas voulu donner à l’homme, parce que tu au-
rais été jaloux de le faire égal à toi, et que tu avais effrontément cachées dans
tes boyaux, rusé bandit, comme si tu ne savais pas qu’un jour ou l’autre je les
aurais découvertes de mon œil toujours ouvert, les aurais enlevées, et les aurais
partagées avec mes semblables. J’ai fait ainsi que je parle, et, maintenant, ils ne
te craignent plus ; ils traitent de puissance à puissance avec toi. Donne-moi la
mort, pour faire repentir mon audace : je découvre ma poitrine et j’attends
avec humilité. Apparaissez donc, envergures dérisoires de châtiments éter-
nels !… déploiements emphatiques d’attributs trop vantés ! Il a manifesté
l’incapacité d’arrêter la circulation de mon sang qui le nargue. Cependant, j’ai
des preuves qu’il n’hésite pas d’éteindre, à la fleur de l’âge, le souffle d’autres
humains, quand ils ont à peine goûté les jouissances de la vie. C’est simplement
atroce ; mais, seulement, d’après la faiblesse de mon opinion ! J’ai vu le Créa-
teur, aiguillonnant sa cruauté inutile, embraser des incendies où périssaient les
vieillards et les enfants ! Ce n’est pas moi qui commence l’attaque ; c’est lui qui
me force à le faire tourner, ainsi qu’une toupie, avec le fouet aux cordes d’acier.
N’est-ce pas lui qui me fournit des accusations contre lui-même ? Ne tarira
point ma verve épouvantable ! Elle se nourrit des cauchemars insensés qui
tourmentent mes insomnies. C’est à cause de Lohengrin que ce qui précède a
été écrit ; revenons donc à lui. Dans la crainte qu’il ne devînt plus tard comme
les autres hommes, j’avais d’abord résolu de le tuer à coups de couteau, lors-
qu’il aurait dépassé l’âge d’innocence. Mais, j’ai réfléchi, et j’ai abandonné sa-
gement ma résolution à temps. Il ne se doute pas que sa vie a été en péril pen-
dant un quart d’heure. Tout était prêt, et le couteau avait été acheté. Ce stylet
était mignon, car j’aime la grâce et l’élégance jusque dans les appareils de la
mort ; mais il était long et pointu. Une seule blessure au cou, en perçant avec
soin une des artères carotides, et je crois que ç’aurait suffi. Je suis content de
ma conduite ; je me serais repenti plus tard. Donc, Lohengrin, fais ce que tu
voudras, agis comme il te plaira, enferme-moi toute la vie dans une prison obs-
cure, avec des scorpions pour compagnons de ma captivité, ou arrache-moi un
œil jusqu’à ce qu’il tombe à terre, je ne te ferai jamais le moindre reproche ; je
suis à toi, je t’appartiens, je ne vis plus pour moi. La douleur que tu me causeras
ne sera pas comparable au bonheur de savoir, que celui qui me blesse, de ses
mains meurtrières, est trempé dans une essence plus divine que celle de ses
semblables ! Oui, c’est encore beau de donner sa vie pour un être humain, et
de conserver ainsi l’espérance que tous les hommes ne sont pas méchants,
puisqu’il y en a eu un, enfin, qui a su attirer, de force, vers soi, les répugnances
défiantes de ma sympathie amère !…
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Cet enfant, qui est assis sur un banc du jardin des Tuileries, comme il est
gentil ! Ses yeux hardis dardent quelque objet invisible, au loin, dans l’espace. Il
ne doit pas avoir plus de huit ans, et, cependant, il ne s’amuse pas, comme il
serait convenable. Tout au moins il devrait rire et se promener avec quelque
camarade, au lieu de rester seul ; mais, ce n’est pas son caractère.
Cet enfant, qui est assis sur un banc du jardin des Tuileries, comme il est
gentil ! Un homme, mû par un dessein caché, vient s’asseoir à côté de lui, sur le
même banc, avec des allures équivoques. Qui est-ce ? Je n’ai pas besoin de vous
le dire ; car, vous le reconnaîtrez à sa conversation tortueuse. Écoutons-les, ne
les dérangeons pas :
– Je pensais au ciel.
– Il n’est pas nécessaire que tu penses au ciel ; c’est déjà assez de penser
à la terre. Es-tu fatigué de vivre, toi qui viens à peine de naître ?
– Eh bien, pas moi. Car, puisque le ciel a été fait par Dieu, ainsi que la
terre, sois sûr que tu y rencontreras les mêmes maux qu’ici-bas. Après ta mort,
tu ne seras pas récompensé d’après tes mérites ; car, si l’on te commet des in-
justices sur cette terre (comme tu l’éprouveras, par expérience, plus tard), il n’y
a pas de raison pour que, dans l’autre vie, on ne t’en commette non plus. Ce
que tu as de mieux à faire, c’est de ne pas penser à Dieu, et de te faire justice
toi-même, puisqu’on te la refuse. Si un de tes camarades t’offensait, est-ce que
tu ne serais pas heureux de le tuer ?
– C’est vrai.
– Oui, oui.
– Sois donc le plus fort et le plus rusé. Tu es encore trop jeune pour être
le plus fort ; mais, dès aujourd’hui, tu peux employer la ruse, le plus bel instru-
ment des hommes de génie. Lorsque le berger David atteignait au front le géant
Goliath d’une pierre lancée par la fronde, est-ce qu’il n’est pas admirable de
remarquer que c’est seulement par la ruse que David a vaincu son adversaire,
et que si, au contraire, ils s’étaient pris à bras-le-corps, le géant l’aurait écrasé
comme une mouche ? Il en est de même pour toi. À guerre ouverte, tu ne pour-
ras jamais vaincre les hommes, sur lesquels tu es désireux d’étendre ta volonté ;
mais, avec la ruse, tu pourras lutter seul contre tous. Tu désires les richesses, les
beaux palais et la gloire ? ou m’as-tu trompé quand tu m’as affirmé ces nobles
prétentions ?
Maldoror s’aperçoit que le sang bouillonne dans la tête de son jeune in-
terlocuteur ; ses narines sont gonflées, et ses lèvres rejettent une légère écume
blanche. Il lui tâte le pouls ; les pulsations sont précipitées. La fièvre a gagné ce
corps délicat. Il craint les suites de ses paroles ; il s’esquive, le malheureux, con-
trarié de n’avoir pas pu entretenir cet enfant pendant plus longtemps. Lorsque,
dans l’âge mûr, il est si difficile de maîtriser les passions, balancé entre le bien
et le mal, qu’est-ce dans un esprit, encore plein d’inexpérience ? et quelle
somme d’énergie relative ne lui faut-il pas en plus ? L’enfant en sera quitte pour
garder le lit trois jours. Plût au ciel que le contact maternel amène la paix dans
cette fleur sensible, fragile enveloppe d’une belle âme !
*****
*****
Quand une femme, à la voix de soprano, émet ses notes vibrantes et mé-
lodieuses, à l’audition de cette harmonie humaine, mes yeux se remplissent
d’une flamme latente et lancent des étincelles douloureuses, tandis que dans
mes oreilles semble retentir le tocsin de la canonnade. D’où peut venir cette
répugnance profonde pour tout ce qui tient à l’homme ? Si les accords
s’envolent des fibres d’un instrument, j’écoute avec volupté ces notes perlées
qui s’échappent en cadence à travers les ondes élastiques de l’atmosphère. La
perception ne transmet à mon ouïe qu’une impression d’une douceur à fondre
les nerfs et la pensée ; un assoupissement ineffable enveloppe de ses pavots
magiques, comme d’un voile qui tamise la lumière du jour, la puissance active
de mes sens et les forces vivaces de mon imagination. On raconte que je naquis
entre les bras de la surdité ! Aux premières époques de mon enfance, je
n’entendais pas ce qu’on me disait. Quand, avec les plus grandes difficultés, on
parvint à m’apprendre à parler, c’était seulement, après avoir lu sur une feuille
ce que quelqu’un écrivait, que je pouvais communiquer, à mon tour, le fil de
mes raisonnements. Un jour, jour néfaste, je grandissais en beauté et en inno-
cence ; et chacun admirait l’intelligence et la bonté du divin adolescent. Beau-
coup de consciences rougissaient quand elles contemplaient ces traits limpides
où son âme avait placé son trône. On ne s’approchait de lui qu’avec vénération,
parce qu’on remarquait dans ses yeux le regard d’un ange. Mais non, je savais
de reste que les roses heureuses de l’adolescence ne devaient pas fleurir perpé-
tuellement, tressées en guirlandes capricieuses, sur son front modeste et
noble, qu’embrassaient avec frénésie toutes les mères. Il commençait à me
sembler que l’univers, avec sa voûte étoilée de globes impassibles et agaçants,
n’était peut-être pas ce que j’avais rêvé de plus grandiose. Un jour, donc, fatigué
de talonner du pied le sentier abrupt du voyage terrestre, et de m’en aller, en
chancelant comme un homme ivre, à travers les catacombes obscures de la vie,
je soulevai avec lenteur mes yeux spleenétiques, cernés d’un grand cercle
bleuâtre, vers la concavité du firmament, et j’osai pénétrer, moi, si jeune, les
mystères du ciel ! Ne trouvant pas ce que je cherchais, je soulevai la paupière
effarée plus haut, plus haut encore, jusqu’à ce que j’aperçusse un trône, formé
d’excréments humains et d’or, sur lequel trônait, avec un orgueil idiot, le corps
recouvert d’un linceul fait avec des draps non lavés d’hôpital, celui qui s’intitule
lui-même le Créateur ! Il tenait à la main le tronc pourri d’un homme mort, et le
portait, alternativement, des yeux au nez et du nez à la bouche ; une fois à la
bouche, on devine ce qu’il en faisait. Ses pieds plongeaient dans une vaste
mare de sang en ébullition, à la surface duquel s’élevaient tout à coup, comme
des ténias à travers le contenu d’un pot de chambre, deux ou trois têtes pru-
dentes, et qui s’abaissaient aussitôt, avec la rapidité de la flèche : un coup de
pied, bien appliqué sur l’os du nez, était la récompense connue de la révolte au
règlement, occasionnée par le besoin de respirer un autre milieu ; car, enfin,
ces hommes n’étaient pas des poissons ! Amphibies tout au plus, ils nageaient
entre deux eaux dans ce liquide immonde !… jusqu’à ce que, n’ayant plus rien
dans la main, le Créateur, avec les deux premières griffes du pied, saisît un
autre plongeur par le cou, comme dans une tenaille, et le soulevât en l’air, en
dehors de la vase rougeâtre, sauce exquise ! Pour celui-là, il faisait comme pour
l’autre. Il lui dévorait d’abord la tête, les jambes et les bras, et en dernier lieu le
tronc, jusqu’à ce qu’il ne restât plus rien ; car, il croquait les os. Ainsi de suite,
durant les autres heures de son éternité. Quelquefois il s’écriait : « Je vous ai
créés ; donc j’ai le droit de faire de vous ce que je veux. Vous ne m’avez rien fait,
je ne dis pas le contraire. Je vous fais souffrir, et c’est pour mon plaisir. » Et il
reprenait son repas cruel, en remuant sa mâchoire inférieure, laquelle remuait
sa barbe pleine de cervelle. Ô lecteur, ce dernier détail ne te fait-il pas venir
l’eau à la bouche ? N’en mange pas qui veut d’une pareille cervelle, si bonne,
toute fraîche, et qui vient d’être pêchée il n’y a qu’un quart d’heure dans le lac
aux poissons. Les membres paralysés, et la gorge muette, je contemplai
quelque temps ce spectacle. Trois fois, je faillis tomber à la renverse, comme un
homme qui subit une émotion trop forte ; trois fois, je parvins à me remettre
sur les pieds. Pas une fibre de mon corps ne restait immobile ; et je tremblais,
comme tremble la lave intérieure d’un volcan. À la fin, ma poitrine oppressée,
ne pouvant chasser avec assez de vitesse l’air qui donne la vie, les lèvres de ma
bouche s’entr’ouvrirent, et je poussai un cri… un cri si déchirant… que je
l’entendis ! Les entraves de mon oreille se délièrent d’une manière brusque, le
tympan craqua sous le choc de cette masse d’air sonore repoussée loin de moi
avec énergie, et il se passa un phénomène nouveau dans l’organe condamné
par la nature. Je venais d’entendre un son ! Un cinquième sens se révélait en
moi ! Mais, quel plaisir eussé-je pu trouver d’une pareille découverte ? Désor-
mais, le son humain n’arriva à mon oreille qu’avec le sentiment de la douleur
qu’engendre la pitié pour une grande injustice. Quand quelqu’un me parlait, je
me rappelais ce que j’avais vu, un jour, au-dessus des sphères visibles, et la tra-
duction de mes sentiments étouffés en un hurlement impétueux, dont le
timbre était identique à celui de mes semblables ! Je ne pouvais pas lui ré-
pondre ; car, les supplices exercés sur la faiblesse de l’homme, dans cette mer
hideuse de pourpre, passaient devant mon front en rugissant comme des élé-
phants écorchés, et rasaient de leurs ailes de feu mes cheveux calcinés. Plus
tard, quand je connus davantage l’humanité, à ce sentiment de pitié se joignit
une fureur intense contre cette tigresse marâtre, dont les enfants endurcis ne
savent que maudire et faire le mal. Audace du mensonge ! ils disent que le mal
n’est chez eux qu’à l’état d’exception !… Maintenant, c’est fini depuis long-
temps ; depuis longtemps, je n’adresse la parole à personne. Ô vous, qui que
vous soyez, quand vous serez à côté de moi, que les cordes de votre glotte ne
laissent échapper aucune intonation ; que votre larynx immobile n’aille pas
s’efforcer de surpasser le rossignol ; et vous-même n’essayez nullement de me
faire connaître votre âme à l’aide du langage. Gardez un silence religieux, que
rien n’interrompe ; croisez humblement vos mains sur la poitrine, et dirigez vos
paupières sur le bas. Je vous l’ai dit, depuis la vision qui me fit connaître la véri-
té suprême, assez de cauchemars ont sucé avidement ma gorge, pendant les
nuits et les jours, pour avoir encore le courage de renouveler, même par la pen-
sée, les souffrances que j’éprouvai dans cette heure infernale, qui me poursuit
sans relâche de son souvenir. Oh ! quand vous entendez l’avalanche de neige
tomber du haut de la froide montagne ; la lionne se plaindre, au désert aride,
de la disparition de ses petits ; la tempête accomplir sa destinée ; le condamné
mugir, dans la prison, la veille de la guillotine ; et le poulpe féroce raconter, aux
vagues de la mer, ses victoires sur les nageurs et les naufragés, dites-le, ces voix
majestueuses ne sont-elles pas plus belles que le ricanement de l’homme !
*****
Il existe un insecte que les hommes nourrissent à leurs frais. Ils ne lui doi-
vent rien ; mais, ils le craignent. Celui-ci, qui n’aime pas le vin, mais qui préfère
le sang, si on ne satisfaisait pas à ses besoins légitimes, serait capable, par un
pouvoir occulte, de devenir aussi gros qu’un éléphant, d’écraser les hommes
comme des épis. Aussi faut-il voir comme on le respecte, comme on l’entoure
d’une vénération canine, comme on le place en haute estime au-dessus des
animaux de la création. On lui donne la tête pour trône, et lui, accroche ses
griffes à la racine des cheveux, avec dignité. Plus tard, lorsqu’il est gras et qu’il
entre dans un âge avancé, en imitant la coutume d’un peuple ancien, on le tue,
afin de ne pas lui faire sentir les atteintes de la vieillesse. On lui fait des funé-
railles grandioses, comme à un héros, et la bière, qui le conduit directement
vers le couvercle de la tombe, est portée, sur les épaules, par les principaux ci-
toyens. Sur la terre humide que le fossoyeur remue avec sa pelle sagace, on
combine des phrases multicolores sur l’immortalité de l’âme, sur le néant de la
vie, sur la volonté inexplicable de la Providence, et le marbre se referme, à ja-
mais, sur cette existence, laborieusement remplie, qui n’est plus qu’un cadavre.
La foule se disperse, et la nuit ne tarde pas à couvrir de ses ombres les murailles
du cimetière.
Mais, consolez-vous, humains, de sa perte douloureuse. Voici sa famille
innombrable, qui s’avance, et dont il vous a libéralement gratifié, afin que votre
désespoir fût moins amer, et comme adouci par la présence agréable de ces
avortons hargneux, qui deviendront plus tard de magnifiques poux, ornés d’une
beauté remarquable, monstres à allure de sage. Il a couvé plusieurs douzaines
d’œufs chéris, avec son aile maternelle, sur vos cheveux, desséchés par la suc-
cion acharnée de ces étrangers redoutables. La période est promptement ve-
nue, où les œufs ont éclaté. Ne craignez rien, ils ne tarderont pas à grandir, ces
adolescents philosophes, à travers cette vie éphémère. Ils grandiront tellement,
qu’ils vous le feront sentir, avec leurs griffes et leurs suçoirs.
Vous ne savez pas, vous autres, pourquoi ils ne dévorent pas les os de
votre tête, et qu’ils se contentent d’extraire, avec leur pompe, la quintessence
de votre sang. Attendez un instant, je vais vous le dire : c’est parce qu’ils n’en
ont pas la force. Soyez certains que, si leur mâchoire était conforme à la mesure
de leurs vœux infinis, la cervelle, la rétine des yeux, la colonne vertébrale, tout
votre corps y passerait. Comme une goutte d’eau. Sur la tête d’un jeune men-
diant des rues, observez avec un microscope, un pou qui travaille ; vous m’en
donnerez des nouvelles. Malheureusement ils sont petits, ces brigands de la
longue chevelure. Ils ne seraient pas bons pour être conscrits ; car, ils n’ont pas
la taille nécessaire exigée par la loi. Ils appartiennent au monde lilliputien de
ceux de la courte cuisse, et les aveugles n’hésitent pas à les ranger parmi les
infiniment petits. Malheur au cachalot qui se battrait contre un pou. Il serait
dévoré en un clin d’œil, malgré sa taille. Il ne resterait pas la queue pour aller
annoncer la nouvelle. L’éléphant se laisse caresser. Le pou, non. Je ne vous con-
seille pas de tenter cet essai périlleux. Gare à vous, si votre main est poilue, ou
que seulement elle soit composée d’os et de chair. C’en est fait de vos doigts. Ils
craqueront comme s’ils étaient à la torture. La peau disparaît par un étrange
enchantement. Les poux sont incapables de commettre autant de mal que leur
imagination en médite. Si vous trouvez un pou dans votre route, passez votre
chemin, et ne lui léchez pas les papilles de la langue. Il vous arriverait quelque
accident. Cela s’est vu. N’importe, je suis déjà content de la quantité de mal
qu’il te fait, ô race humaine ; seulement, je voudrais qu’il t’en fît davantage.
*****
*****
« Ô lampe au bec d’argent, mes yeux t’aperçoivent dans les airs, com-
pagne de la voûte des cathédrales, et cherchent la raison de cette suspension.
On dit que tes lueurs éclairent, pendant la nuit, la tourbe de ceux qui viennent
adorer le Tout-Puissant et que tu montres aux repentis le chemin qui mène à
l’autel. Écoute, c’est fort possible ; mais… est-ce que tu as besoin de rendre de
pareils services à ceux auxquels tu ne dois rien ? Laisse, plongées dans les té-
nèbres, les colonnes des basiliques ; et, lorsqu’une bouffée de la tempête sur
laquelle le démon tourbillonne, emporté dans l’espace, pénétrera, avec lui,
dans le saint lieu, en y répandant l’effroi, au lieu de lutter, courageusement,
contre la rafale empestée du prince du mal, éteins-toi subitement, sous son
souffle fiévreux, pour qu’il puisse, sans qu’on le voie, choisir ses victimes parmi
les croyants agenouillés. Si tu fais cela, tu peux dire que je te devrai tout mon
bonheur. Quand tu reluis ainsi, en répandant tes clartés indécises, mais suffi-
santes, je n’ose pas me livrer aux suggestions de mon caractère, et je reste,
sous le portique sacré, en regardant par le portail entrouvert, ceux qui échap-
pent à ma vengeance, dans le sein du Seigneur. Ô lampe poétique ! toi qui se-
rais mon amie si tu pouvais me comprendre, quand mes pieds foulent le basalte
des églises, dans les heures nocturnes, pourquoi te mets-tu à briller d’une ma-
nière qui, je l’avoue, me paraît extraordinaire ? Tes reflets se colorent, alors, des
nuances blanches de la lumière électrique ; l’œil ne peut pas te fixer ; et tu
éclaires d’une flamme nouvelle et puissante les moindres détails du chenil du
Créateur, comme si tu étais en proie à une sainte colère. Et, quand je me retire
après avoir blasphémé, tu redeviens inaperçue, modeste et pâle, sûre d’avoir
accompli un acte de justice. Dis-moi, un peu ; serait-ce, parce que tu connais les
détours de mon cœur, que, lorsqu’il m’arrive d’apparaître où tu veilles, tu
t’empresses de désigner ma présence pernicieuse, et de porter l’attention des
adorateurs vers le côté où vient de se montrer l’ennemi des hommes ? Je
penche vers cette opinion ; car, moi aussi, je commence à te connaître ; et je
sais qui tu es, vieille sorcière, qui veilles si bien sur les mosquées sacrées, où se
pavane, comme la crête d’un coq, ton maître curieux. Vigilante gardienne, tu
t’es donné une mission folle. Je t’avertis ; la première fois que tu me désigneras
à la prudence de mes semblables, par l’augmentation de tes lueurs phospho-
rescentes, comme je n’aime pas ce phénomène d’optique, qui n’est mentionné,
du reste, dans aucun livre de physique, je te prends par la peau de ta poitrine,
en accrochant mes griffes aux escarres de ta nuque teigneuse, et je te jette
dans la Seine. Je ne prétends pas que, lorsque je ne te fais rien, tu te comportes
sciemment d’une manière qui me soit nuisible. Là, je te permettrai de briller
autant qu’il me sera agréable ; là, tu me nargueras avec un sourire inextin-
guible ; là, convaincue de l’incapacité de ton huile criminelle, tu l’urineras avec
amertume. » Après avoir parlé ainsi, Maldoror ne sort pas du temple, et reste
les yeux fixés sur la lampe du saint lieu… Il croit voir une espèce de provocation,
dans l’attitude de cette lampe, qui l’irrite au plus haut degré, par sa présence
inopportune. Il se dit que, si quelque âme est renfermée dans cette lampe, elle
est lâche de ne pas répondre, à une attaque loyale, par la sincérité. Il bat l’air de
ses bras nerveux et souhaiterait que la lampe se transformât en homme ; il lui
ferait passer un mauvais quart d’heure, il se le promet. Mais, le moyen qu’une
lampe se change en homme ; ce n’est pas naturel. Il ne se résigne pas, et va
chercher, sur le parvis de la misérable pagode, un caillou plat, à tranchant effilé.
Il le lance en l’air avec force… la chaîne est coupée, par le milieu, comme
l’herbe par la faux, et l’instrument du culte tombe à terre, en répandant son
huile sur les dalles… Il saisit la lampe pour la porter dehors, mais elle résiste et
grandit. Il lui semble voir des ailes sur ses flancs, et la partie supérieure revêt la
forme d’un buste d’ange. Le tout veut s’élever en l’air pour prendre son essor ;
mais il le retient d’une main ferme. Une lampe et un ange qui forment un
même corps, voilà ce que l’on ne voit pas souvent. Il reconnaît la forme de la
lampe ; il reconnaît la forme de l’ange ; mais, il ne peut pas les scinder dans son
esprit ; en effet, dans la réalité, elles sont collées l’une dans l’autre, et ne for-
ment qu’un corps indépendant et libre ; mais, lui croit que quelque nuage a voi-
lé ses yeux, et lui a fait perdre un peu de l’excellence de sa vue. Néanmoins, il
se prépare à la lutte avec courage, car son adversaire n’a pas peur. Les gens
naïfs racontent, à ceux qui veulent les croire, que le portail sacré se referma de
lui-même, en roulant sur ses gonds affligés, pour que personne ne pût assister à
cette lutte impie, dont les péripéties allaient se dérouler dans l’enceinte du
sanctuaire violé. L’homme au manteau, pendant qu’il reçoit des blessures
cruelles avec un glaive invisible, s’efforce de rapprocher de sa bouche la figure
de l’ange ; il ne pense qu’à cela, et tous ses efforts se portent vers ce but. Celui-
ci perd son énergie, et paraît pressentir sa destinée. Il ne lutte plus que faible-
ment, et l’on voit le moment où son adversaire pourra l’embrasser à son aise, si
c’est ce qu’il veut faire. Eh bien, le moment est venu. Avec ses muscles, il
étrangle la gorge de l’ange, qui ne peut plus respirer, et lui renverse le visage,
en l’appuyant sur sa poitrine odieuse. Il est un instant touché du sort qui attend
cet être céleste, dont il aurait volontiers fait son ami. Mais, il se dit que c’est
l’envoyé du Seigneur, et il ne peut pas retenir son courroux. C’en est fait ;
quelque chose d’horrible va rentrer dans la cage du temps ! Il se penche, et
porte la langue, imbibée de salive, sur cette joue angélique, qui jette des re-
gards suppliants. Il promène quelque temps sa langue sur cette joue. Oh !…
voyez !… voyez donc !… la joue blanche et rose est devenue noire, comme un
charbon ! Elle exhale des miasmes putrides. C’est la gangrène ; il n’est plus
permis d’en douter. Le mal rongeur s’étend sur toute la figure, et de là, exerce
ses furies sur les parties basses ; bientôt, tout le corps n’est qu’une vaste plaie
immonde. Lui-même, épouvanté (car, il ne croyait pas que sa langue contînt un
poison d’une telle violence), il ramasse la lampe et s’enfuit de l’église. Une fois
dehors, il aperçoit dans les airs une forme noirâtre, aux ailes brûlées, qui dirige
péniblement son vol vers les régions du ciel. Ils se regardent tous les deux, pen-
dant que l’ange monte vers les hauteurs sereines du bien, et que lui, Maldoror,
au contraire, descend vers les abîmes vertigineux du mal… Quel regard ! Tout ce
que l’humanité a pensé depuis soixante siècles, et ce qu’elle pensera encore,
pendant les siècles suivants, pourrait y contenir aisément, tant de choses se
dirent-ils, dans cet adieu suprême ! Mais, on comprend que c’étaient des pen-
sées plus élevées que celles qui jaillissent de l’intelligence humaine ; d’abord, à
cause des deux personnages, et puis, à cause de la circonstance. Ce regard les
noua d’une amitié éternelle. Il s’étonne que le Créateur puisse avoir des mis-
sionnaires d’une âme si noble. Un instant, il croit s’être trompé, et se demande
s’il aurait dû suivre la route du mal, comme il l’a fait. Le trouble est passé ; il
persévère dans sa résolution ; et il est glorieux, d’après lui, de vaincre tôt ou
tard le Grand-Tout, afin de régner à sa place sur l’univers entier, et sur des lé-
gions d’anges aussi beaux. Celui-ci lui fait comprendre, sans parler, qu’il repren-
dra sa forme primitive, à mesure qu’il montera vers le ciel ; laisse tomber une
larme, qui rafraîchit le front de celui qui lui a donné la gangrène ; et disparaît
peu à peu, comme un vautour, en s’élevant au milieu des nuages. Le coupable
regarde la lampe, cause de ce qui précède. Il court comme un insensé à travers
les rues, se dirige vers la Seine, et lance la lampe par-dessus le parapet. Elle
tourbillonne, pendant quelques instants, et s’enfonce définitivement dans les
eaux bourbeuses. Depuis ce jour, chaque soir, dès la tombée de la nuit, l’on voit
une lampe brillante qui surgit et se maintient, gracieusement, sur la surface du
fleuve, à la hauteur du pont Napoléon, en portant, au lieu d’anse, deux mi-
gnonnes ailes d’ange. Elle s’avance lentement, sur les eaux, passe sous les
arches du pont de la Gare et du pont d’Austerlitz, et continue son sillage silen-
cieux, sur la Seine, jusqu’au pont de l’Alma. Une fois en cet endroit, elle re-
monte avec facilité le cours de la rivière, et revient au bout de quatre heures à
son point de départ. Ainsi de suite, pendant toute la nuit. Ses lueurs, blanches
comme la lumière électrique, effacent les becs de gaz qui longent les deux rives,
et, entre lesquels, elle s’avance comme une reine, solitaire, impénétrable, avec
un sourire inextinguible, sans que son huile se répande avec amertume. Au
commencement, les bateaux lui faisaient la chasse ; mais, elle déjouait ces
vains efforts, échappait à toutes les poursuites, en plongeant, comme une co-
quette, et reparaissait, plus loin, à une grande distance. Maintenant, les marins
superstitieux, lorsqu’ils la voient, rament vers une direction opposée, et retien-
nent leurs chansons. Quand vous passez sur un pont, pendant la nuit, faites
bien attention ; vous êtes sûr de voir briller la lampe, ici ou là ; mais, on dit
qu’elle ne se montre pas à tout le monde. Quand il passe sur les ponts un être
humain qui a quelque chose sur la conscience, elle éteint subitement ses re-
flets, et le passant, épouvanté, fouille en vain, d’un regard désespéré, la surface
et le limon du fleuve. Il sait ce que cela signifie. Il voudrait croire qu’il a vu la
céleste lueur ; mais, il se dit que la lumière venait du devant des bateaux ou de
la réflexion des becs de gaz ; et il a raison… Il sait que, cette disparition, c’est lui
qui en est la cause ; et, plongé dans de tristes réflexions, il hâte le pas pour ga-
gner sa demeure. Alors, la lampe au bec d’argent reparaît à la surface, et pour-
suit sa marche, à travers des arabesques élégantes et capricieuses.
*****
*****
La Seine entraîne un corps humain. Dans ces circonstances, elle prend des
allures solennelles. Le cadavre gonflé se soutient sur les eaux ; il disparaît sous
l’arche d’un pont ; mais, plus loin, on le voit apparaître de nouveau, tournant
lentement sur lui-même, comme une roue de moulin, et s’enfonçant par inter-
valles. Un maître de bateau, à l’aide d’une perche, l’accroche au passage, et le
ramène à terre. Avant de transporter le corps à la Morgue, on le laisse quelque
temps sur la berge, pour le ramener à la vie. La foule compacte se rassemble
autour du corps. Ceux qui ne peuvent pas voir, parce qu’ils sont derrière, pous-
sent, tant qu’ils peuvent, ceux qui sont devant. Chacun se dit : « Ce n’est pas
moi qui me serais noyé. » On plaint le jeune homme qui s’est suicidé ; on
l’admire ; mais, on ne l’imite pas. Et, cependant, lui, a trouvé très naturel de se
donner la mort, ne jugeant rien sur la terre capable de le contenter, et aspirant
plus haut. Sa figure est distinguée, et ses habits sont riches. A-t-il encore dix-
sept ans ? C’est mourir jeune ! La foule paralysée continue de jeter sur lui ses
yeux immobiles… Il se fait nuit. Chacun se retire silencieusement. Aucun n’ose
renverser le noyé, pour lui faire rejeter l’eau qui remplit son corps. On a craint
de passer pour sensible, et aucun n’a bougé, retranché dans le col de sa che-
mise. L’un s’en va, en sifflotant aigrement une tyrolienne absurde ; l’autre fait
claquer ses doigts comme des castagnettes… Harcelé par sa pensée sombre,
Maldoror, sur son cheval, passe près de cet endroit, avec la vitesse de l’éclair. Il
aperçoit le noyé ; cela suffit. Aussitôt, il a arrêté son coursier, et est descendu
de l’étrier. Il soulève le jeune homme sans dégoût, et lui fait rejeter l’eau avec
abondance. À la pensée que ce corps inerte pourrait revivre sous sa main, il
sens son cœur bondir, sous cette impression excellente, et redouble de cou-
rage. Vains efforts ! Vains efforts, ai-je dit, et c’est vrai. Le cadavre reste inerte,
et se laisse tourner en tous sens. Il frotte les tempes ; il frictionne ce membre-
ci, ce membre-là ; il souffle pendant une heure, dans la bouche, en pressant ses
lèvres contre les lèvres de l’inconnu. Il lui semble enfin sentir sous sa main, ap-
pliquée contre la poitrine, un léger battement. Le noyé vit ! À ce moment su-
prême, on put remarquer que plusieurs rides disparurent du front du cavalier,
et le rajeunirent de dix ans. Mais, hélas ! les rides reviendront, peut-être de-
main, peut-être aussitôt qu’il se sera éloigné des bords de la Seine. En atten-
dant, le noyé ouvre des yeux ternes, et, par un sourire blafard, remercie son
bienfaiteur ; mais, il est faible encore, et ne peut faire aucun mouvement. Sau-
ver la vie à quelqu’un, que c’est beau ! Et comme cette action rachète de
fautes ! L’homme aux lèvres de bronze, occupé jusque-là à l’arracher de la mort,
regarde le jeune homme avec plus d’attention, et ses traits ne lui paraissent pas
inconnus. Il se dit qu’entre l’asphyxié, aux cheveux blonds, et Holzer, il n’y a pas
beaucoup de différence. Les voyez-vous comme ils s’embrassent avec effusion !
N’importe ! L’homme à la prunelle de jaspe tient à conserver l’apparence d’un
rôle sévère. Sans rien dire, il prend son ami qu’il met en croupe, et le coursier
s’éloigne au galop. Ô toi, Holzer, qui te croyais si raisonnable et si fort, n’as-tu
pas vu, par ton exemple même, comme il est difficile, dans un accès de déses-
poir, de conserver le sang-froid dont tu te vantes. J’espère que tu ne me cause-
ras plus un pareil chagrin, et moi, de mon côté, je t’ai promis de ne jamais at-
tenter à ma vie.
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Tremdall a touché la main pour la dernière fois, à celui qui s’absente vo-
lontairement, toujours fuyant devant lui, toujours l’image de l’homme le pour-
suivant. Le juif errant se dit que, si le sceptre de la terre appartenait à la race
des crocodiles, il ne fuirait pas ainsi. Tremdall, debout sur la vallée, a mis une
main devant ses yeux, pour concentrer les rayons solaires, et rendre sa vue plus
perçante, tandis que l’autre palpe le sein de l’espace, avec le bras horizontal et
immobile. Penché en avant, statue de l’amitié, il regarde avec des yeux, mysté-
rieux comme la mer, grimper, sur la pente de la côte, les guêtres du voyageur,
aidé de son bâton ferré. La terre semble manquer à ses pieds, et quand même il
le voudrait, il ne pourrait retenir ses larmes et ses sentiments :
« Il est loin ; je vois sa silhouette cheminer sur un étroit sentier. Où s’en
va-t-il, de ce pas pesant ? Il ne le sait lui-même… Cependant, je suis persuadé
que je ne dors pas : qu’est-ce qui s’approche, et va à la rencontre de Maldoror ?
Comme il est grand, le dragon… plus qu’un chêne ! On dirait que ses ailes blan-
châtres, nouées par de fortes attaches, ont des nerfs d’acier, tant elles fendent
l’air avec aisance. Son corps commence par un buste de tigre, et se termine par
une longue queue de serpent. Je n’étais pas habitué à voir ces choses. Qu’a-t-il
donc sur le front ? J’y vois écrit, dans une langue symbolique, un mot que je ne
puis déchiffrer. D’un dernier coup d’aile, il s’est transporté auprès de celui dont
je connais le timbre de voix. Il lui a dit : « Je t’attendais, et toi aussi. L’heure est
arrivée ; me voilà. Lis, sur mon front, mon nom écrit en signes hiérogly-
phiques. » Mais lui, à peine a-t-il vu venir l’ennemi, s’est changé en aigle im-
mense, et se prépare au combat, en faisant claquer de contentement son bec
recourbé, voulant dire par là qu’il se charge, à lui seul, de manger la partie pos-
térieure du dragon. Les voilà qui tracent des cercles dont la concentricité dimi-
nue, espionnant leurs moyens réciproques, avant de combattre ; ils font bien.
Le dragon me paraît plus fort ; je voudrais qu’il remportât la victoire sur l’aigle.
Je vais éprouver de grandes émotions, à ce spectacle où une partie de mon être
est engagée. Puissant dragon, je t’exciterai de mes cris, s’il est nécessaire ; car, il
est de l’intérêt de l’aigle qu’il soit vaincu. Qu’attendent-ils pour s’attaquer ? Je
suis dans des transes mortelles. Voyons, dragon, commence, toi, le premier,
l’attaque. Tu viens de lui donner un coup de griffe sec : ce n’est pas trop mal. Je
t’assure que l’aigle l’aura senti ; le vent emporte la beauté de ses plumes, ta-
chées de sang. Ah ! l’aigle t’arrache un œil avec son bec, et, toi, tu ne lui avais
arraché que la peau ; il fallait faire attention à cela. Bravo, prends ta revanche,
et casse-lui une aile ; il n’y a pas à dire, tes dents de tigre sont très bonnes. Si tu
pouvais approcher de l’aigle, pendant qu’il tournoie dans l’espace, lancé en bas
vers la campagne ! Je le remarque, cet aigle t’inspire de la retenue, même
quand il tombe. Il est par terre, il ne pourra pas se relever. L’aspect de toutes
ces blessures béantes m’enivre. Vole à fleur de terre autour de lui, et, avec les
coups de ta queue écaillée de serpent, achève-le, si tu peux. Courage, beau
dragon ; enfonce-lui tes griffes vigoureuses, et que le sang se mêle au sang,
pour former des ruisseaux où il n’y ait pas d’eau. C’est facile à dire, mais non à
faire. L’aigle vient de combiner un nouveau plan stratégique de défense, occa-
sionné par les chances malencontreuses de cette lutte mémorable ; il est pru-
dent. Il s’est assis solidement, dans une position inébranlable, sur l’aile restante,
sur ses deux cuisses, et sur sa queue, qui lui servait auparavant de gouvernail. Il
défie des efforts plus extraordinaires que ceux qu’on lui a opposés jusqu’ici.
Tantôt, il tourne aussi vite que le tigre, et n’a pas l’air de se fatiguer ; tantôt, il se
couche sur le dos, avec ses deux fortes pattes en l’air, et, avec sang-froid, re-
garde ironiquement son adversaire. Il faudra, à bout de compte, que je sache
qui sera le vainqueur ; le combat ne peut pas s’éterniser. Je songe aux consé-
quences qu’il en résultera ! L’aigle est terrible, et fait des sauts énormes qui
ébranlent la terre, comme s’il allait prendre son vol ; cependant, il sait que cela
lui est impossible. Le dragon ne s’y fie pas ; il croit qu’à chaque instant l’aigle va
l’attaquer par le côté où il manque d’œil… Malheureux que je suis ! C’est ce qui
arrive. Comment le dragon s’est laissé prendre à la poitrine ? Il a beau user de
la ruse et de la force ; je m’aperçois que l’aigle, collé à lui par tous ses membres,
comme une sangsue, enfonce de plus en plus son bec, malgré de nouvelles
blessures qu’il reçoit, jusqu’à la racine du cou, dans le ventre du dragon. On ne
lui voit que le corps. Il paraît être à l’aise ; il ne se presse pas d’en sortir. Il
cherche sans doute quelque chose, tandis que le dragon, à la tête de tigre,
pousse des beuglements qui réveillent les forêts. Voilà l’aigle, qui sort de cette
caverne. Aigle, comme tu es horrible ! Tu es plus rouge qu’une mare de sang !
Quoique tu tiennes dans ton bec nerveux un cœur palpitant, tu es si couvert de
blessures, que tu peux à peine te soutenir sur tes pattes emplumées ; et que tu
chancelles, sans desserrer le bec, à côté du dragon qui meurt dans d’effroyables
agonies. La victoire a été difficile ; n’importe, tu l’as remportée : il faut, au
moins, dire la vérité… Tu agis d’après les règles de la raison, en te dépouillant de
la forme d’aigle, pendant que tu t’éloignes du cadavre du dragon. Ainsi donc,
Maldoror, tu as été vainqueur ! Ainsi donc, Maldoror, tu as vaincu l’Espérance !
Désormais, le désespoir se nourrira de ta substance la plus pure ! Désormais, tu
rentres, à pas délibérés, dans la carrière du mal ! Malgré que je sois, pour ainsi
dire, blasé sur la souffrance, le dernier coup que tu as porté au dragon n’a pas
manqué de se faire sentir en moi. Juge toi-même si je souffre ! Mais tu me fais
peur. Voyez, voyez, dans le lointain, cet homme qui s’enfuit. Sur lui, terre excel-
lente, la malédiction a poussé son feuillage touffu ; il est maudit et il maudit. Où
portes-tu tes sandales ? Où t’en vas-tu, hésitant, comme un somnambule, au-
dessus d’un toit ? Que ta destinée perverse s’accomplisse ! Maldoror, adieu !
Adieu, jusqu’à l’éternité, où nous ne nous retrouverons pas ensemble ! »
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*****
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Deux piliers, qu’il n’était pas difficile et encore moins impossible de pren-
dre pour des baobabs, s’apercevaient dans la vallée, plus grands que deux
épingles. En effet, c’étaient deux tours énormes. Et, quoique deux baobabs, au
premier coup d’œil, ne ressemblent pas à deux épingles, ni même à deux tours,
cependant, en employant habilement les ficelles de la prudence, on peut affir-
mer, sans crainte d’avoir tort (car, si cette affirmation était accompagnée d’une
seule parcelle de crainte, ce ne serait plus une affirmation ; quoiqu’un même
nom exprime ces deux phénomènes de l’âme qui présentent des caractères as-
sez tranchés pour ne pas être confondus légèrement) qu’un baobab ne diffère
pas tellement d’un pilier, que la comparaison soit défendue entre ces formes
architecturales… ou géométriques… ou l’une et l’autre… ou ni l’une ni l’autre…
ou plutôt formes élevées et massives. Je viens de trouver, je n’ai pas la préten-
tion de dire le contraire, les épithètes propres aux substantifs pilier et baobab :
que l’on sache bien que ce n’est pas, sans une joie mêlée d’orgueil, que j’en fais
la remarque à ceux qui, après avoir relevé leurs paupières, ont pris la très
louable résolution de parcourir ces pages, pendant que la bougie brûle, si c’est
la nuit, pendant que le soleil éclaire, si c’est le jour. Et encore, quand même une
puissance supérieure nous ordonnerait, dans les termes le plus clairement pré-
cis, de rejeter, dans les abîmes du chaos, la comparaison judicieuse que chacun
a certainement pu savourer avec impunité, même alors, et surtout alors, que
l’on ne perde pas de vue cet axiome principal, les habitudes contractées par les
ans, les livres, le contact de ses semblables, et le caractère inhérent à chacun,
qui se développe dans une efflorescence rapide, imposeraient, à l’esprit hu-
main, l’irréparable stigmate de la récidive, dans l’emploi criminel (criminel, en
se plaçant momentanément et spontanément au point de vue de la puissance
supérieure) d’une figure de rhétorique que plusieurs méprisent, mais que
beaucoup encensent. Si le lecteur trouve cette phrase trop longue, qu’il accepte
mes excuses ; mais, qu’il ne s’attende pas de ma part à des bassesses. Je puis
avouer mes fautes ; mais, non, les rendre plus graves par ma lâcheté. Mes rai-
sonnements se choqueront quelquefois contre les grelots de la folie et
l’apparence sérieuse de ce qui n’est en somme que grotesque (quoique, d’après
certains philosophes, il soit assez difficile de distinguer le bouffon du mélanco-
lique, la vie elle-même étant un drame comique ou une comédie dramatique) ;
cependant, il est permis à chacun de tuer des mouches et même des rhinocé-
ros, afin de se reposer de temps en temps d’un travail trop escarpé. Pour tuer
des mouches, voici la manière la plus expéditive, quoique ce ne soit pas la meil-
leure : on les écrase entre les deux premiers doigts de la main. La plupart des
écrivains qui ont traité ce sujet à fond ont calculé, avec beaucoup de vraisem-
blance, qu’il est préférable, dans plusieurs cas, de leur couper la tête. Si
quelqu’un me reproche de parler d’épingles, comme d’un sujet radicalement
frivole, qu’il remarque, sans parti pris, que les plus grands effets ont été sou-
vent produits par les plus petites causes. Et, pour ne pas m’éloigner davantage
du cadre de cette feuille de papier, ne voit-on pas que le laborieux morceau de
littérature que je suis à composer, depuis le commencement de cette strophe,
serait peut-être moins goûté, s’il prenait son point d’appui dans une question
épineuse de chimie ou de pathologie interne ? Au reste, tous les goûts sont
dans la nature ; et, quand au commencement j’ai comparé les piliers aux
épingles avec tant de justesse (certes, je ne croyais pas qu’on viendrait, un jour,
me le reprocher), je me suis basé sur les lois de l’optique, qui ont établi que,
plus le rayon visuel est éloigné d’un objet, plus l’image se reflète à diminution
dans la rétine.
C’est ainsi que ce que l’inclination de notre esprit à la farce prend pour un
misérable coup d’esprit, n’est, la plupart du temps, dans la pensée de l’auteur,
qu’une vérité importante, proclamée avec majesté ! Oh ! ce philosophe insensé
qui éclata de rire, en voyant un âne manger une figue ! Je n’invente rien : les
livres antiques ont raconté, avec les plus amples détails, ce volontaire et hon-
teux dépouillement de la noblesse humaine. Moi, je ne sais pas rire. Je n’ai ja-
mais pu rire, quoique plusieurs fois j’aie essayé de le faire. C’est très difficile
d’apprendre à rire. Ou, plutôt, je crois qu’un sentiment de répugnance à cette
monstruosité forme une marque essentielle de mon caractère. Eh bien, j’ai été
témoin de quelque chose de plus fort : j’ai vu une figue manger un âne ! Et, ce-
pendant, je n’ai pas ri ; franchement, aucune partie buccale n’a remué. Le be-
soin de pleurer s’empara de moi si fortement, que mes yeux laissèrent tomber
une larme. « Nature ! nature ! m’écriai-je en sanglotant, l’épervier déchire le
moineau, la figue mange l’âne et le ténia dévore l’homme ! » Sans prendre la
résolution d’aller plus loin, je me demande en moi-même si j’ai parlé de la ma-
nière dont on tue les mouches. Oui, n’est-ce pas ? Il n’en est pas moins vrai que
je n’avais pas parlé de la destruction des rhinocéros ! Si certains amis me pré-
tendaient le contraire, je ne les écouterais pas, et je me rappellerais que la
louange et la flatterie sont deux grandes pierres d’achoppement. Cependant,
afin de contenter ma conscience autant que possible, je ne puis m’empêcher de
faire remarquer que cette dissertation sur le rhinocéros m’entraînerait hors des
frontières de la patience et du sang-froid, et, de son côté, découragerait proba-
blement (ayons, même, la hardiesse de dire certainement) les générations pré-
sentes. N’avoir pas parlé du rhinocéros après la mouche ! Au moins, pour ex-
cuse passable, aurais-je dû mentionner avec promptitude (et je ne l’ai pas fait !)
cette omission non préméditée, qui n’étonnera pas ceux qui ont étudié à fond
les contradictions réelles et inexplicables qui habitent les lobes du cerveau hu-
main. Rien n’est indigne pour une intelligence grande et simple : le moindre
phénomène de la nature, s’il y a mystère en lui, deviendra, pour le sage, inépui-
sable matière à réflexion. Si quelqu’un voit un âne manger une figue ou une
figue manger un âne (ces deux circonstances ne se présentent pas souvent, à
moins que ce ne soit en poésie), soyez certain qu’après avoir réfléchi deux ou
trois minutes, pour savoir quelle conduite prendre, il abandonnera le sentier de
la vertu et se mettra à rire comme un coq ! Encore, n’est-il pas exactement
prouvé que les coqs ouvrent exprès leur bec pour imiter l’homme et faire une
grimace tourmentée. J’appelle grimace dans les oiseaux ce qui porte le même
nom dans l’humanité ! Le coq ne sort pas de sa nature, moins par incapacité,
que par orgueil. Apprenez-leur à lire, ils se révoltent. Ce n’est pas un perroquet,
qui s’extasierait ainsi devant sa faiblesse, ignorante et impardonnable ! Oh ! avi-
lissement exécrable ! comme on ressemble à une chèvre quand on rit ! Le
calme du front a disparu pour faire place à deux énormes yeux de poissons qui
(n’est-ce pas déplorable ?)… qui… qui se mettent à briller comme des phares !
Souvent, il m’arrivera d’énoncer, avec solennité, les propositions les plus bouf-
fonnes, je ne trouve pas que cela devienne un motif péremptoirement suffisant
pour élargir la bouche ! Je ne puis m’empêcher de rire, me répondrez-vous ;
j’accepte cette explication absurde, mais, alors, que ce soit un rire mélanco-
lique. Riez, mais pleurez en même temps. Si vous ne pouvez pleurer par les
yeux, pleurez par la bouche. Est-ce encore impossible, urinez ; mais, j’avertis
qu’un liquide quelconque est ici nécessaire, pour atténuer la sécheresse que
porte, dans ses flancs, le rire, aux traits fendus en arrière. Quant à moi, je ne
me laisserai pas décontenancer par les gloussements cocasses et les beugle-
ments originaux de ceux qui trouvent toujours quelque chose à redire dans un
caractère qui ne ressemble pas au leur, parce qu’il est une des innombrables
modifications intellectuelles que Dieu, sans sortir d’un type primordial, créa
pour gouverner les charpentes osseuses. Jusqu’à nos temps, la poésie fit une
route fausse ; s’élevant jusqu’au ciel ou rampant jusqu’à terre, elle a méconnu
les principes de son existence, et a été, non sans raison, constamment bafouée
par les honnêtes gens. Elle n’a pas été modeste… qualité la plus belle qui doive
exister dans un être imparfait ! Moi, je veux montrer mes qualités ; mais, je ne
suis pas assez hypocrite pour cacher mes vices ! Le rire, le mal, l’orgueil, la folie,
paraîtront, tour à tour, entre la sensibilité et l’amour de la justice, et serviront
d’exemple à la stupéfaction humaine : chacun s’y reconnaîtra, non pas tel qu’il
devrait être, mais tel qu’il est. Et, peut-être que ce simple idéal, conçu par mon
imagination, surpassera, cependant, tout ce que la poésie a trouvé jusqu’ici de
plus grandiose et de plus sacré. Car, si je laisse mes vices transpirer dans ces
pages, on ne croira que mieux aux vertus que j’y fais resplendir, et, dont je pla-
cerai l’auréole si haut, que les plus grands génies de l’avenir témoigneront, pour
moi, une sincère reconnaissance. Ainsi, donc, l’hypocrisie sera chassée carré-
ment de ma demeure. Il y aura, dans mes chants, une preuve imposante de
puissance, pour mépriser ainsi les opinions reçues. Il chante pour lui seul, et
non pas pour ses semblables. Il ne place pas la mesure de son inspiration dans
la balance humaine. Libre comme la tempête, il est venu échouer, un jour, sur
les plages indomptables de sa terrible volonté ! Il ne craint rien, si ce n’est lui-
même ! Dans ses combats surnaturels, il attaquera l’homme et le Créateur, avec
avantage, comme quand l’espadon enfonce son épée dans le ventre de la ba-
leine : qu’il soit maudit, par ses enfants et par ma main décharnée, celui qui
persiste à ne pas comprendre les kangourous implacables du rire et les poux
audacieux de la caricature !… Deux tours énormes s’apercevaient dans la val-
lée ; je l’ai dit au commencement. En les multipliant par deux, le produit était
quatre… mais je ne distinguai pas très bien la nécessité de cette opération
d’arithmétique. Je continuai ma route, avec la fièvre au visage, et je m’écriai
sans cesse : « Non… non… je ne distingue pas très bien la nécessité de cette
opération d’arithmétique ! » J’avais entendu des craquements de chaînes, et
des gémissements douloureux. Que personne ne trouve possible, quand il pas-
sera dans cet endroit, de multiplier les tours par deux, afin que le produit soit
quatre ! Quelques-uns soupçonnent que j’aime l’humanité comme si j’étais sa
propre mère, et que je l’eusse portée, neuf mois, dans mes flancs parfumés ;
c’est pourquoi, je ne repasse plus dans la vallée où s’élèvent les deux unités du
multiplicande !
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Je suis sale. Les poux me rongent. Les pourceaux, quand ils me regardent,
vomissent. Les croûtes et les escarres de la lèpre ont écaillé ma peau, couverte
de pus jaunâtre. Je ne connais pas l’eau des fleuves, ni la rosée des nuages. Sur
ma nuque, comme sur un fumier, pousse un énorme champignon, aux pédon-
cules ombellifères. Assis sur un meuble informe, je n’ai pas bougé mes
membres depuis quatre siècles. Mes pieds ont pris racine dans le sol et compo-
sent, jusqu’à mon ventre, une sorte de végétation vivace, remplie d’ignobles
parasites, qui ne dérive pas encore de la plante, et qui n’est plus de la chair. Ce-
pendant mon cœur bat. Mais comment battrait-il, si la pourriture et les exhalai-
sons de mon cadavre (je n’ose pas dire corps) ne le nourrissaient abondam-
ment ? Sous mon aisselle gauche, une famille de crapauds a pris résidence, et,
quand l’un d’eux remue, il me fait des chatouilles. Prenez garde qu’il ne s’en
échappe un, et ne vienne gratter, avec sa bouche, le dedans de votre oreille : il
serait ensuite capable d’entrer dans votre cerveau. Sous mon aisselle droite, il y
a un caméléon qui leur fait une chasse perpétuelle, afin de ne pas mourir de
faim : il faut que chacun vive. Mais, quand un parti déjoue complètement les
ruses de l’autre, ils ne trouvent rien de mieux que de ne pas se gêner, et sucent
la graisse délicate qui couvre mes côtes : j’y suis habitué. Une vipère méchante
a dévoré ma verge et a pris sa place : elle m’a rendu eunuque, cette infâme.
Oh ! si j’avais pu me défendre avec mes bras paralysés ; mais, je crois plutôt
qu’ils se sont changés en bûches. Quoi qu’il en soit, il importe de constater que
le sang ne vient plus y promener sa rougeur. Deux petits hérissons, qui ne crois-
sent plus, ont jeté à un chien, qui n’a pas refusé, l’intérieur de mes testicules :
l’épiderme, soigneusement lavé, ils ont logé dedans. L’anus a été intercepté par
un crabe ; encouragé par mon inertie, il garde l’entrée avec ses pinces, et me
fait beaucoup de mal ! Deux méduses ont franchi les mers, immédiatement al-
léchées par un espoir qui ne fut pas trompé. Elles ont regardé avec attention les
deux parties charnues qui forment le derrière humain, et, se cramponnant à
leur galbe convexe, elles les ont tellement écrasées par une pression constante,
que les deux morceaux de chair ont disparu, tandis qu’il est resté deux
monstres, sortis du royaume de la viscosité, égaux par la couleur, la forme et la
férocité. Ne parlez pas de ma colonne vertébrale, puisque c’est un glaive. Oui,
oui… je n’y faisais pas attention… votre demande est juste. Vous désirez savoir,
n’est-ce pas, comment il se trouve implanté verticalement dans mes reins ?
Moi-même, je ne me le rappelle pas très clairement ; cependant, si je me dé-
cide à prendre pour un souvenir ce qui n’est peut-être qu’un rêve, sachez que
l’homme, quand il a su que j’avais fait vœu de vivre avec la maladie et
l’immobilité jusqu’à ce que j’eusse vaincu le Créateur, marcha, derrière moi, sur
la pointe des pieds, mais, non pas si doucement, que je ne l’entendisse. Je ne
perçus plus rien, pendant un instant qui ne fut pas long. Ce poignard aigu
s’enfonça, jusqu’au manche, entre les deux épaules du taureau des fêtes, et son
ossature frissonna, comme un tremblement de terre. La lame adhère si forte-
ment au corps, que personne, jusqu’ici, n’a pu l’extraire. Les athlètes, les méca-
niciens, les philosophes, les médecins ont essayé, tour à tour, les moyens les
plus divers. Ils ne savaient pas que le mal qu’a fait l’homme ne peut plus se dé-
faire ! J’ai pardonné à la profondeur de leur ignorance native, et je les ai salués
des paupières de mes yeux. Voyageur, quand tu passeras près de moi, ne
m’adresse pas, je t’en supplie, le moindre mot de consolation : tu affaiblirais
mon courage. Laisse-moi réchauffer ma ténacité à la flamme du martyre volon-
taire. Va-t’en… que je ne t’inspire aucune pitié. La haine est plus bizarre que tu
ne le penses ; sa conduite est inexplicable, comme l’apparence brisée d’un bâ-
ton enfoncé dans l’eau. Tel que tu me vois, je puis encore faire des excursions
jusqu’aux murailles du ciel, à la tête d’une légion d’assassins, et revenir prendre
cette posture, pour méditer, de nouveau, sur les nobles projets de la ven-
geance. Adieu, je ne te retarderai pas davantage ; et, pour t’instruire et te pré-
server, réfléchis au sort fatal qui m’a conduit à la révolte, quand peut-être j’étais
né bon ! Tu raconteras à ton fils ce que tu as vu ; et, le prenant par la main, fais-
lui admirer la beauté des étoiles et les merveilles de l’univers, le nid du rouge-
gorge et les temples du Seigneur. Tu seras étonné de le voir si docile aux con-
seils de la paternité, et tu le récompenseras par un sourire. Mais, quand il ap-
prendra qu’il n’est pas observé, jette les yeux sur lui, et tu le verras cracher sa
bave sur la vertu ; il t’a trompé, celui qui est descendu de la race humaine,
mais, il ne te trompera plus : tu sauras désormais ce qu’il deviendra. Ô père in-
fortuné, prépare, pour accompagner les pas de ta vieillesse, l’échafaud ineffa-
çable qui tranchera la tête d’un criminel précoce, et la douleur qui te montrera
le chemin qui conduit à la tombe.
*****
Sur le mur de ma chambre, quelle ombre dessine, avec une puissance in-
comparable, la fantasmagorique projection de sa silhouette racornie ? Quand je
place sur mon cœur cette interrogation délirante et muette, c’est moins pour la
majesté de la forme, que pour le tableau de la réalité, que la sobriété du style
se conduit de la sorte. Qui que tu sois, défends-toi ; car, je vais diriger vers toi la
fronde d’une terrible accusation : ces yeux ne t’appartiennent pas… où les as-tu
pris ? Un jour, je vis passer devant moi une femme blonde ; elle les avait pareils
aux tiens : tu les lui as arrachés. Je vois que tu veux faire croire à ta beauté ;
mais, personne ne s’y trompe ; et moi, moins qu’un autre. Je te le dis, afin que
tu ne me prennes pas pour un sot. Toute une série d’oiseaux rapaces, amateurs
de la viande d’autrui et défenseurs de l’utilité de la poursuite, beaux comme
des squelettes qui effeuillent des panoccos de l’Arkansas, voltigent autour de
ton front, comme des serviteurs soumis et agréés. Mais est-ce un front ? Il n’est
pas difficile de mettre beaucoup d’hésitation à le croire. Il est si bas, qu’il est
impossible de vérifier les preuves, numériquement exiguës, de son existence
équivoque. Ce n’est pas pour m’amuser que je te dis cela. Peut-être que tu n’as
pas de front, toi, qui promènes, sur la muraille, comme le symbole mal réfléchi
d’une danse fantastique, le fiévreux ballottement de tes vertèbres lombaires.
Qui donc alors t’a scalpé ? si c’est un être humain, parce que tu l’as enfermé,
pendant vingt ans, dans une prison, et qui s’est échappé pour préparer une
vengeance digne de ses représailles, il a fait comme il devait, et je l’applaudis ;
seulement, il y a un seulement, il ne fut pas assez sévère. Maintenant, tu res-
sembles à un Peau-Rouge prisonnier, du moins (notons-le préalablement) par le
manque expressif de chevelure. Non pas qu’elle ne puisse repousser, puisque
les physiologistes ont découvert que même les cerveaux enlevés reparaissent à
la longue, chez les animaux ; mais, ma pensée, s’arrêtant à une simple constata-
tion, qui n’est pas dépourvue, d’après le peu que j’en aperçois, d’une volupté
énorme, ne va pas, même dans ses conséquences les plus hardies, jusqu’aux
frontières d’un vœu pour ta guérison, et reste, au contraire, fondée, par la mise
en œuvre de sa neutralité plus que suspect, à regarder (ou du moins à souhai-
ter), comme le présage de malheurs plus grands, ce qui ne peut être pour toi
qu’une privation momentanée de la peau qui recouvre le dessus de ta tête.
J’espère que tu m’as compris. Et même, si le hasard te permettait, par un mi-
racle absurde, mais non pas, quelquefois, raisonnable, de retrouver cette peau
précieuse qu’a gardée la religieuse vigilance de ton ennemi, comme le souvenir
enivrant de sa victoire, il est presque extrêmement possible que, quand même
on n’aurait étudié la loi des probabilités que sous le rapport des mathématiques
(or, on sait que l’analogie transporte facilement l’application de cette loi dans
les autres domaines de l’intelligence), ta crainte légitime, mais, un peu exagé-
rée, d’un refroidissement partiel ou total, ne refuserait pas l’occasion impor-
tante, et même unique, qui se présenterait d’une manière si opportune,
quoique brusque, de préserver les diverses parties de ta cervelle du contact de
l’atmosphère, surtout pendant l’hiver, par une coiffure qui, à bon droit,
t’appartient, puisqu’elle est naturelle, et qu’il te serait permis, en outre (il serait
incompréhensible que tu le niasses), de garder constamment sur la tête, sans
courir les risques, toujours désagréables, d’enfreindre les règles les plus simples
d’une convenance élémentaire. N’est-il pas vrai que tu m’écoutes avec atten-
tion ? Si tu m’écoutes davantage, ta tristesse sera loin de se détacher de
l’intérieur de tes narines rouges. Mais, comme je suis très impartial, et que je
ne te déteste pas autant que je le devrais (si je me trompe, dis-le moi), tu
prêtes, malgré toi, l’oreille à mes discours, comme poussé par une force supé-
rieure. Je ne suis pas si méchant que toi : voilà pourquoi ton génie s’incline de
lui-même devant le mien… En effet, je ne suis pas si méchant que toi ! Tu viens
de jeter un regard sur la cité bâtie sur le flanc de cette montagne. Et mainte-
nant, que vois-je ?… Tous les habitants sont morts ! J’ai de l’orgueil comme un
autre, et c’est un vice de plus, que d’en avoir peut-être davantage. Eh bien,
écoute… écoute, si l’aveu d’un homme, qui se rappelle avoir vécu un demi-
siècle sous la forme de requin dans les courants sous-marins qui longent les
côtes de l’Afrique, t’intéresse assez vivement pour lui prêter ton attention, si-
non avec amertume, du moins sans la faute irréparable de montrer le dégoût
que je t’inspire. Je ne jetterai pas à tes pieds le masque de la vertu, pour pa-
raître à tes yeux tel que je suis ; car, je ne l’ai jamais porté (si, toutefois, c’est là
une excuse) ; et, dès les premiers instants, si tu remarques mes traits avec at-
tention, tu me reconnaîtras comme ton disciple respectueux dans la perversité,
mais, non pas, comme ton rival redoutable. Puisque je ne te dispute pas la
palme du mal, je ne crois pas qu’un autre le fasse : il devrait s’égaler auparavant
à moi, ce qui n’est pas facile… Écoute, à moins que tu ne sois la faible condensa-
tion d’un brouillard (tu caches ton corps quelque part, et je ne puis le rencon-
trer) : un matin, que je vis une petite fille qui se penchait sur un lac, pour cueil-
lir un lotus rose, elle affermit ses pas, avec une expérience précoce ; elle se
penchait vers les eaux, quand ses yeux rencontrèrent mon regard (il est vrai
que, de mon côté, ce n’était pas sans préméditation). Aussitôt, elle chancela
comme le tourbillon qu’engendre la marée autour d’un roc, ses jambes fléchi-
rent, et, chose merveilleuse à voir, phénomène qui s’accomplit avec autant de
véracité que je cause avec toi, elle tomba jusqu’au fond du lac : conséquence
étrange, elle ne cueillit plus aucune nymphéacée. Que fait-elle au-dessous ?… je
ne m’en suis pas informé. Sans doute, sa volonté, qui s’est rangée sous le dra-
peau de la délivrance, livre des combats acharnés contre la pourriture ! Mais
toi, ô mon maître, sous ton regard, les habitants des cités sont subitement dé-
truits, comme un tertre de fourmis qu’écrase le talon de l’éléphant. Ne viens-je
pas d’être témoin d’un exemple démonstrateur ? Vois… la montagne n’est plus
joyeuse… elle reste isolée comme un vieillard. C’est vrai, les maisons existent ;
mais ce n’est pas un paradoxe d’affirmer, à voix basse, que tu ne pourrais en
dire autant de ceux qui n’y existent plus. Déjà, les émanations des cadavres
viennent jusqu’à moi. Ne les sens-tu pas ? Regarde ces oiseaux de proie, qui
attendent que nous nous éloignions, pour commencer ce repas géant ; il en
vient un nuage perpétuel des quatre coins de l’horizon. Hélas ! ils étaient déjà
venus, puisque je vis leurs ailes rapaces tracer, au-dessus de toi, le monument
des spirales, comme pour t’exciter de hâter le crime. Ton odorat ne reçoit-il
donc pas la moindre effluve ? L’imposteur n’est pas autre chose… Tes nerfs ol-
factifs sont enfin ébranlés par la perception d’atomes aromatiques : ceux-ci
s’élèvent de la cité anéantie, quoique je n’aie pas besoin de te l’apprendre… Je
voudrais embrasser tes pieds, mais mes bras n’entrelacent qu’une transparente
vapeur. Cherchons ce corps introuvable, que cependant mes yeux aperçoivent :
il mérite, de ma part, les marques les plus nombreuses d’une admiration sin-
cère. Le fantôme se moque de moi : il m’aide à chercher son propre corps. Si je
lui fais signe de rester à sa place, voilà qu’il me renvoie le même signe… Le se-
cret est découvert ; mais, ce n’est pas, je le dis avec franchise, à ma plus grande
satisfaction. Tout est expliqué, les grands comme les plus petits détails ; ceux-ci
sont indifférents à remettre devant l’esprit, comme, par exemple, l’arrachement
des yeux à la femme blonde : cela n’est presque rien !… Ne me rappelais-je
donc pas que, moi aussi, j’avais été scalpé, quoique ce ne fût que pendant cinq
ans (le nombre exact du temps m’avait failli) que j’avais enfermé un être hu-
main dans une prison, pour être témoin du spectacle de ses souffrances, parce
qu’il m’avait refusé, à juste titre, une amitié qui ne s’accorde pas à des êtres
comme moi ? Puisque je fais semblant d’ignorer que mon regard peut donner la
mort, même aux planètes qui tournent dans l’espace, il n’aura pas tort, celui qui
prétendra que je ne possède pas la faculté des souvenirs. Ce qui me reste à
faire, c’est de briser cette glace, en éclats, à l’aide d’une pierre… Ce n’est pas la
première fois que le cauchemar de la perte momentanée de la mémoire établit
sa demeure dans mon imagination, quand, par les inflexibles lois de l’optique, il
m’arrive d’être placé devant la méconnaissance de ma propre image !
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Que le lecteur ne se fâche pas contre moi, si ma prose n’a pas le bonheur
de lui plaire. Tu soutiens que mes idées sont au moins singulières. Ce que tu dis
là, homme respectable, est la vérité ; mais, une vérité partiale. Or, quelle source
abondante d’erreurs et de méprises n’est pas toute vérité partiale ! Les bandes
d’étourneaux ont une manière de voler qui leur est propre, et semble soumise à
une tactique uniforme et régulière, telle que serait celle d’une troupe discipli-
née, obéissant avec précision à la voix d’un seul chef. C’est à la voix de l’instinct
que les étourneaux obéissent, et leur instinct les porte à se rapprocher toujours
du centre du peloton, tandis que la rapidité de leur vol les emporte sans cesse
au-delà ; en sorte que cette multitude d’oiseaux, ainsi réunis par une tendance
commune vers le même point aimanté, allant et venant sans cesse, circulant et
se croisant en tous sens, forme une espèce de tourbillon fort agité, dont la
masse entière, sans suivre de direction bien certaine, paraît avoir un mouve-
ment général d’évolution sur elle-même, résultant des mouvements particuliers
de circulation propres à chacune de ses parties, et dans lequel le centre, ten-
dant perpétuellement à se développer, mais sans cesse pressé, repoussé par
l’effort contraire des lignes environnantes qui pèsent sur lui, est constamment
plus serré qu’aucune de ces lignes, lesquelles le sont elles-mêmes d’autant plus,
qu’elles sont plus voisines du centre. Malgré cette singulière manière de tour-
billonner, les étourneaux n’en fendent pas moins, avec une vitesse rare, l’air
ambiant, et gagnent sensiblement, à chaque seconde, un terrain précieux pour
le terme de leurs fatigues et le but de leur pèlerinage. Toi, de même, ne fais pas
attention à la manière bizarre dont je chante chacune de ces strophes. Mais,
sois persuadé que les accents fondamentaux de la poésie n’en conservent pas
moins leur intrinsèque droit sur mon intelligence. Ne généralisons pas des faits
exceptionnels, je ne demande pas mieux : cependant mon caractère est dans
l’ordre des choses possibles. Sans doute, entre les deux termes extrêmes de ta
littérature, telle que tu l’entends, et de la mienne, il en est une infinité
d’intermédiaires et il serait facile de multiplier les divisions ; mais, il n’y aurait
nulle utilité, et il y aurait le danger de donner quelque chose d’étroit et de faux
à une conception éminemment philosophique, qui cesse d’être rationnelle, dès
qu’elle n’est plus comprise comme elle a été imaginée, c’est-à-dire avec am-
pleur. Tu sais allier l’enthousiasme et le froid intérieur, observateur d’une hu-
meur concentrée ; enfin, pour moi, je te trouve parfait… Et tu ne veux pas me
comprendre ! Si tu n’es pas en bonne santé, suis mon conseil (c’est le meilleur
que je possède à ta disposition), et va faire une promenade dans la campagne.
Triste compensation, qu’en dis-tu ? Lorsque tu auras pris l’air, reviens me trou-
ver : tes sens seront plus reposés. Ne pleure plus ; je ne voulais pas te faire de la
peine. N’est-il pas vrai, mon ami, que, jusqu’à un certain point, ta sympathie est
acquise à mes chants ? Or, qui t’empêche de franchir les autres degrés ? La
frontière entre ton goût et le mien est invisible ; tu ne pourras jamais la saisir :
preuve que cette frontière elle-même n’existe pas. Réfléchis donc qu’alors (je
ne fais ici qu’effleurer la question) il ne serait pas impossible que tu eusses si-
gné un traité d’alliance avec l’obstination, cette agréable fille du mulet, source
si riche d’intolérance. Si je ne savais pas que tu n’étais pas un sot, je ne te ferais
pas un semblable reproche. Il n’est pas utile pour toi que tu t’encroûtes dans la
cartilagineuse carapace d’un axiome que tu crois inébranlable. Il y a d’autres
axiomes aussi qui sont inébranlables, et qui marchent parallèlement avec le
tien. Si tu as un penchant marqué pour le caramel (admirable farce de la na-
ture), personne ne le concevra comme un crime ; mais, ceux dont l’intelligence,
plus énergique et capable de plus grandes choses, préfère le poivre et l’arsenic,
ont de bonnes raisons pour agir de la sorte, sans avoir l’intention d’imposer
leur pacifique domination à ceux qui tremblent de peur devant une musaraigne
ou l’expression parlante des surfaces d’un cube. Je parle par expérience, sans
venir jouer ici le rôle de provocateur. Et, de même que les rotifères et les tardi-
grades peuvent être chauffés à une température voisine de l’ébullition, sans
perdre nécessairement leur vitalité, il en sera de même pour toi, si tu sais
t’assimiler, avec précaution, l’âcre sérosité suppurative qui se dégage avec len-
teur de l’agacement que causent mes intéressantes élucubrations. Eh quoi,
n’est-on pas parvenu à greffer sur le dos d’un rat vivant la queue détachée du
corps d’un autre rat ? Essaie donc pareillement de transporter dans ton imagi-
nation les diverses modifications de ma raison cadavérique. Mais, sois prudent.
À l’heure que j’écris, de nouveaux frissons parcourent l’atmosphère intellec-
tuelle : il ne s’agit que d’avoir le courage de les regarder en face. Pourquoi fais-
tu cette grimace ? Et même tu l’accompagnes d’un geste que l’on ne pourrait
imiter qu’après un long apprentissage. Sois persuadé que l’habitude est néces-
saire en tout ; et, puisque la répulsion instinctive, qui s’était déclarée dès les
premières pages, a notablement diminué de profondeur, en raison inverse de
l’application à la lecture, comme un furoncle qu’on incise, il faut espérer,
quoique ta tête soit encore malade, que ta guérison ne tardera certainement
pas à rentrer dans sa dernière période. Pour moi, il est indubitable que tu
vogues déjà en pleine convalescence ; cependant, ta figure est restée bien
maigre, hélas ! Mais… courage ! il y a en toi un esprit peu commun, je t’aime, et
je ne désespère pas de ta complète délivrance, pourvu que tu absorbes
quelques substances médicamenteuses ; qui ne feront que hâter la disparition
des derniers symptômes du mal. Comme nourriture astringente et tonique, tu
arracheras d’abord les bras de ta mère (si elle existe encore), tu les dépèceras
en petits morceaux, et tu les mangeras ensuite, en un seul jour, sans qu’aucun
trait de ta figure ne trahisse ton émotion. Si ta mère était trop vieille, choisis un
autre sujet chirurgique, plus jeune et plus frais, sur lequel la rugine aura prise,
et dont les os tarsiens, quand il marche, prennent aisément un point d’appui
pour faire la bascule : ta sœur, par exemple. Je ne puis m’empêcher de plaindre
son sort, et je ne suis pas de ceux dans lesquels un enthousiasme très froid ne
fait qu’affecter la bonté. Toi et moi, nous verserons pour elle, pour cette vierge
aimée (mais, je n’ai pas de preuves pour établir qu’elle soit vierge), deux larmes
incoercibles, deux larmes de plomb. Ce sera tout. La potion la plus lénitive, que
je te conseille, est un bassin, plein d’un pus blennorragique à noyaux, dans le-
quel on aura préalablement dissous un kyste pileux de l’ovaire, un chancre folli-
culaire, un prépuce enflammé, renversé en arrière du gland par une paraphi-
mosis, et trois limaces rouges. Si tu suis mes ordonnances, ma poésie te recevra
à bras ouverts, comme quand un pou résèque, avec ses baisers, la racine d’un
cheveu.
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– Mais qui donc !… mais qui donc ose, ici, comme un conspirateur, traîner
les anneaux de son corps vers ma poitrine noire ? Qui que tu sois, excentrique
python, par quel prétexte excuses-tu ta présence ridicule ? Est-ce un vaste re-
mords qui te tourmente ? Car, vois-tu, boa, ta sauvage majesté n’a pas, je le
suppose, l’exorbitante prétention de se soustraire à la comparaison que j’en fais
avec les traits du criminel. Cette bave écumeuse et blanchâtre est, pour moi, le
signe de la rage. Écoute-moi : sais-tu que ton œil est loin de boire un rayon cé-
leste ? N’oublie pas que si ta présomptueuse cervelle m’a cru capable de t’offrir
quelques paroles de consolation, ce ne peut être que par le motif d’une igno-
rance totalement dépourvue de connaissances physiognomoniques. Pendant
un temps, bien entendu, suffisant, dirige la lueur de tes yeux vers ce que j’ai le
droit, comme un autre, d’appeler mon visage ! Ne vois-tu pas comme il pleure ?
Tu t’es trompé, basilic. Il est nécessaire que tu cherches ailleurs la triste ration
de soulagement, que mon impuissance radicale te retranche, malgré les nom-
breuses protestations de ma bonne volonté. Oh ! quelle force, en phrases ex-
primable, fatalement t’entraîna vers ta perte ? Il est presque impossible que je
m’habitue à ce raisonnement que tu ne comprennes pas que, plaquant sur le
gazon rougi, d’un coup de mon talon, les courbes fuyantes de ta tête triangu-
laire, je pourrais pétrir un innommable mastic avec l’herbe de la savane et la
chair de l’écrasé.
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« Chaque nuit, à l’heure où le sommeil est parvenu à son plus grand de-
gré d’intensité, une vieille araignée de la grande espèce sort lentement sa tête
d’un trou placé sur le sol, à l’une des intersections des angles de la chambre.
Elle écoute attentivement si quelque bruissement remue encore ses mandi-
bules dans l’atmosphère. Vu sa conformation d’insecte, elle ne peut pas faire
moins, si elle prétend augmenter de brillantes personnifications les trésors de
la littérature, que d’attribuer des mandibules au bruissement. Quand elle s’est
assurée que le silence règne aux alentours, elle retire successivement, des pro-
fondeurs de son nid, sans le secours de la méditation, les diverses parties de
son corps, et s’avance à pas comptés vers ma couche. Chose remarquable ! moi
qui fais reculer le sommeil et les cauchemars, je me sens paralysé dans la totali-
té de mon corps, quand elle grimpe le long des pieds d’ébène de mon lit de sa-
tin. Elle m’étreint la gorge avec les pattes, et me suce le sang avec son ventre.
Tout simplement ! Combien de litres d’une liqueur pourprée, dont vous
n’ignorez pas le nom, n’a-t-elle pas bus, depuis qu’elle accomplit le même ma-
nège avec une persistance digne d’une meilleure cause ! Je ne sais pas ce que je
lui ai fait, pour qu’elle se conduise de la sorte à mon égard. Lui ai-je broyé une
patte par inattention ? Lui ai-je enlevé ses petits ? Ces deux hypothèses, su-
jettes à caution, ne sont pas capables de soutenir un sérieux examen ; elles
n’ont même pas de la peine à provoquer un haussement dans mes épaules et
un sourire sur mes lèvres, quoique l’on ne doive se moquer de personne.
Prends garde à toi, tarentule noire ; si ta conduite n’a pas pour excuse un irréfu-
table syllogisme, une nuit je me réveillerai en sursaut, par un dernier effort de
ma volonté agonisante, je romprai le charme avec lequel tu retiens mes
membres dans l’immobilité, et je t’écraserai entre les os de mes doigts, comme
un morceau de matière mollasse. Cependant, je me rappelle vaguement que je
t’ai donné la permission de laisser tes pattes grimper sur l’éclosion de la poi-
trine, et de là jusqu’à la peau qui recouvre mon visage ; que par conséquent, je
n’ai pas le droit de te contraindre. Oh ! qui démêlera mes souvenirs confus ! Je
lui donne pour récompense ce qui reste de mon sang : en comptant la dernière
goutte inclusivement, il y en a pour remplir au moins la moitié d’une coupe
d’orgie. » Il parle, et il ne cesse de se déshabiller. Il appuie une jambe sur le ma-
telas, et de l’autre, pressant le parquet de saphir afin de s’enlever, il se trouve
étendu dans une position horizontale. Il a résolu de ne pas fermer les yeux, afin
d’attendre son ennemi de pied ferme. Mais, chaque fois ne prend-il pas la
même résolution, et n’est-elle pas toujours détruite par l’inexplicable image de
sa promesse fatale ? Il ne dit plus rien, et se résigne avec douleur ; car, pour lui
le serment est sacré. Il s’enveloppe majestueusement dans les replis de la soie,
dédaigne d’entrelacer les glands d’or de ses rideaux, et, appuyant les boucles
ondulées de ses longs cheveux noirs sur les franges du coussin de velours, il
tâte, avec la main, la large blessure de son cou, dans laquelle la tarentule a pris
l’habitude de se loger, comme dans un deuxième nid, tandis que son visage
respire la satisfaction. Il espère que cette nuit actuelle (espérez avec lui !) verra
la dernière représentation de la succion immense ; car, son unique vœu serait
que le bourreau en finît avec son existence : la mort, et il sera content. Regar-
dez cette vieille araignée de la grande espèce, qui sort lentement sa tête d’un
trou placé sur le sol, à l’une des intersections des angles de la chambre. Nous
ne sommes plus dans la narration. Elle écoute attentivement si quelque bruis-
sement remue encore ses mandibules dans l’atmosphère. Hélas ! nous sommes
maintenant arrivés dans le réel, quant à ce qui regarde la tarentule, et, quoique
l’on pourrait mettre un point d’exclamation à la fin de chaque phrase, ce n’est
peut-être pas une raison pour s’en dispenser ! Elle s’est assurée que le silence
règne aux alentours ; la voilà qui retire successivement des profondeurs de son
nid, sans le secours de la méditation, les diverses parties de son corps, et
s’avance à pas comptés vers la couche de l’homme solitaire. Un instant elle
s’arrête ; mais il est court, ce moment d’hésitation. Elle se dit qu’il n’est pas
temps encore de cesser de torturer, et qu’il faut auparavant donner au con-
damné les plausibles raisons qui déterminèrent la perpétualité du supplice. Elle
a grimpé à côté de l’oreille de l’endormi. Si vous voulez ne pas perdre une seule
parole de ce qu’elle va dire, faites abstraction des occupations étrangères qui
obstruent le portique de votre esprit, et soyez, au moins, reconnaissant de
l’intérêt que je vous porte, en faisant assister votre présence aux scènes théâ-
trales qui me paraissent dignes d’exciter une véritable attention de votre part ;
car, qui m’empêcherait de garder, pour moi seul, les événements que je ra-
conte ? « Réveille-toi, flamme amoureuse des anciens jours, squelette déchar-
né. Le temps est venu d’arrêter la main de la justice. Nous ne te ferons pas at-
tendre longtemps l’explication que tu souhaites. Tu nous écoutes, n’est-ce pas ?
Mais ne remue pas tes membres ; tu es encore aujourd’hui sous notre magné-
tique pouvoir, et l’atonie encéphalique persiste : c’est pour la dernière fois.
Quelle impression la figure d’Elsseneur fait-elle dans ton imagination ? Tu l’as
oublié ! Et ce Réginald, à la démarche fière, as-tu gravé ses traits dans ton cer-
veau fidèle ? Regarde-le caché dans les replis des rideaux ; sa bouche est pen-
chée vers ton front ; mais il n’ose te parler, car il est plus timide que moi. Je vais
te raconter un épisode de ta jeunesse, et te remettre dans le chemin de la mé-
moire… » Il y avait longtemps que l’araignée avait ouvert son ventre, d’où
s’étaient élancés deux adolescents, à la robe bleue, chacun un glaive flam-
boyant à la main, et qui avaient pris place aux côtés du lit, comme pour garder
désormais le sanctuaire du sommeil. « Celui-ci, qui n’a pas encore cessé de te
regarder, car il t’aima beaucoup, fut le premier de nous deux auquel tu donnas
ton amour. Mais tu le fis souvent souffrir par les brusqueries de ton caractère.
Lui, il ne cessait d’employer ses efforts à n’engendrer de ta part aucun sujet de
plainte contre lui : un ange n’aurait pas réussi. Tu lui demandas, un jour, s’il vou-
lait aller se baigner avec toi, sur le rivage de la mer. Tous les deux, comme deux
cygnes, vous vous élançâtes en même temps d’une roche à pic. Plongeurs émi-
nents, vous glissâtes dans la masse aqueuse, les bras étendus entre la tête, et
se réunissant aux mains. Pendant quelques minutes, vous nageâtes entre deux
courants. Vous reparûtes à une grande distance, vos cheveux entremêlés entre
eux, et ruisselants du liquide salé. Mais quel mystère s’était donc passé sous
l’eau, pour qu’une longue trace de sang s’aperçût à travers les vagues ? Revenus
à la surface, toi, tu continuais de nager, et tu faisais semblant de ne pas remar-
quer la faiblesse croissante de ton compagnon. Il perdait rapidement ses forces,
et tu n’en poussais pas moins tes larges brassées vers l’horizon brumeux, qui
s’estompait devant toi. Le blessé poussa des cris de détresse, et tu fis le sourd.
Réginald frappa trois fois l’écho des syllabes de ton nom, et trois fois tu répon-
dis par un cri de volupté. Il se trouvait trop loin du rivage pour y revenir, et
s’efforçait en vain de suivre les sillons de ton passage, afin de t’atteindre, et re-
poser un instant sa main sur ton épaule. La chasse négative se prolongea pen-
dant une heure, lui, perdant ses forces, et, toi, sentant croître les tiennes. Dé-
sespérant d’égaler ta vitesse, il fit une courte prière au Seigneur pour lui re-
commander son âme, se plaça sur le dos comme quand on fait la planche, de
telle manière qu’on apercevait le cœur battre violemment sous sa poitrine, et
attendit que la mort arrivât, afin de ne plus attendre. En cet instant, tes
membres vigoureux étaient à perte de vue, et s’éloignaient encore, rapides
comme une sonde qu’on laisse filer. Une barque, qui revenait de placer ses fi-
lets au large, passa dans ces parages. Les pêcheurs prirent Réginald pour un
naufragé, et le halèrent, évanoui, dans leur embarcation. On constata la pré-
sence d’une blessure au flanc droit ; chacun de ces matelots expérimentés émit
l’opinion qu’aucune pointe d’écueil ou fragment de rocher n’était susceptible de
percer un trou si microscopique et en même temps si profond. Une arme tran-
chante, comme le serait un stylet des plus aigus, pouvait seule s’arroger des
droits à la paternité d’une si fine blessure. Lui, ne voulut jamais raconter les di-
verses phases du plongeon, à travers les entrailles des flots, et ce secret, il l’a
gardé jusqu’à présent. Des larmes coulent maintenant sur ses joues un peu dé-
colorées, et tombent sur tes draps : le souvenir est quelquefois plus amer que
la chose. Mais moi, je ne ressentirai pas de la pitié : ce serait te montrer trop
d’estime. Ne roule pas dans leur orbite ces yeux furibonds. Reste calme plutôt.
Tu sais que tu ne peux pas bouger. D’ailleurs, je n’ai pas terminé mon récit. –
Relève ton glaive, Réginald, et n’oublie pas si facilement la vengeance. Qui sait ?
peut-être un jour elle viendrait te faire des reproches. – Plus tard, tu conçus des
remords dont l’existence devait être éphémère ; tu résolus de racheter ta faute
par le choix d’un autre ami, afin de le bénir et de l’honorer. Par ce moyen expia-
toire, tu effaçais les taches du passé, et tu faisais retomber sur celui qui devint
la deuxième victime, la sympathie que tu n’avais pas su montrer à l’autre. Vain
espoir ; le caractère ne se modifie pas d’un jour à l’autre, et ta volonté resta pa-
reille à elle-même. Moi, Elsseneur, je te vis pour la première fois, et, dès ce
moment, je ne pus t’oublier. Nous nous regardâmes pendant quelques instants,
et tu te mis à sourire. Je baissais les yeux, parce que je vis dans les tiens une
flamme surnaturelle. Je me demandais si, à l’aide d’une nuit obscure, tu t’étais
laissé choir secrètement jusqu’à nous de la surface de quelque étoile ; car, je le
confesse, aujourd’hui qu’il n’est pas nécessaire de feindre, tu ne ressemblais
pas aux marcassins de l’humanité ; mais une auréole de rayons étincelants en-
veloppait la périphérie de ton front. J’aurais désiré lier des relations intimes
avec toi ; ma présence n’osait approcher devant la frappante nouveauté de
cette étrange noblesse, et une tenace terreur rôdait autour de moi. Pourquoi
n’ai-je pas écouté ces avertissements de la conscience ? Pressentiments fondés.
Remarquant mon hésitation, tu rougis à ton tour, et tu avanças le bras. Je mis
courageusement ma main dans la tienne, et, après cette action, je me sentis
plus fort ; désormais un souffle de ton intelligence était passé dans moi. Les
cheveux au vent et respirant les haleines des brises, nous marchâmes quelques
instants devant nous, à travers des bosquets touffus de lentisques, de jasmins,
de grenadiers et d’orangers, dont les senteurs nous enivraient. Un sanglier frôla
nos habits à toute course, et une larme tomba de son œil, quand il me vit avec
toi : je ne m’expliquais pas sa conduite. Nous arrivâmes à la tombée de la nuit
devant les portes d’une cité populeuse. Les profils des dômes, les flèches des
minarets et les boules de marbre des belvédères découpaient vigoureusement
leurs dentelures, à travers les ténèbres, sur le bleu intense du ciel. Mais tu ne
voulus pas te reposer en cet endroit, quoique nous fussions accablés de fatigue.
Nous longeâmes le bas des fortifications externes, comme des chacals noc-
turnes ; nous évitâmes la rencontre des sentinelles aux aguets ; et nous par-
vînmes à nous éloigner, par la porte opposée, de cette réunion solennelle
d’animaux raisonnables, civilisés comme les castors. Le vol de la fulgore porte-
lanterne, le craquement des herbes sèches, les hurlements intermittents de
quelque loup lointain accompagnaient l’obscurité de notre marche incertaine, à
travers la campagne. Quels étaient donc tes valables motifs pour fuir les ruches
humaines ? Je me posais cette question avec un certain trouble ; mes jambes
d’ailleurs commençaient à me refuser un service trop longtemps prolongé.
Nous atteignîmes enfin la lisière d’un bois épais, dont les arbres étaient entrela-
cés entre eux par un fouillis de hautes lianes inextricables, de plantes parasites,
et de cactus à épines monstrueuses. Tu t’arrêtas devant un bouleau. Tu me dis
de m’agenouiller pour me préparer à mourir ; tu m’accordais un quart d’heure
pour sortir de cette terre. Quelques regards furtifs, pendant notre longue
course, jetés à la dérobée sur moi, quand je ne t’observais pas, certains gestes
dont j’avais remarqué l’irrégularité de mesure et de mouvement se présentè-
rent aussitôt à ma mémoire, comme les pages ouvertes d’un livre. Mes soup-
çons étaient confirmés. Trop faible pour lutter contre toi, tu me renversas à
terre, comme l’ouragan abat la feuille du tremble. Un de tes genoux sur ma poi-
trine, et l’autre appuyé sur l’herbe humide, tandis qu’une de tes mains arrêtait
la binarité de mes bras dans son étau, je vis l’autre sortir un couteau, de la
gaine appendue à ta ceinture. Ma résistance était presque nulle, et je fermai les
yeux : les trépignements d’un troupeau de bœufs s’entendirent à quelque dis-
tance, apportés par le vent. Il s’avançait comme une locomotive, harcelé par le
bâton d’un pâtre et les mâchoires d’un chien. Il n’y avait pas de temps à perdre,
et c’est ce que tu compris ; craignant de ne pas parvenir à tes fins, car
l’approche d’un secours inespéré avait doublé ma puissance musculaire, et
t’apercevant que tu ne pouvais rendre immobile qu’un de mes bras à la fois, tu
te contentas, par un rapide mouvement imprimé à la lame d’acier, de me cou-
per le poignet droit. Le morceau, exactement détaché, tomba par terre. Tu pris
la fuite, pendant que j’étais étourdi par la douleur. Je ne te raconterai pas com-
ment le pâtre vint à mon secours, ni combien de temps devint nécessaire à ma
guérison. Qu’il te suffise de savoir que cette trahison, à laquelle je ne
m’attendais pas, me donna l’envie de rechercher la mort. Je portai ma présence
dans les combats, afin d’offrir ma poitrine aux coups. J’acquis de la gloire dans
les champs de bataille ; mon nom était devenu redoutable même aux plus in-
trépides, tant mon artificielle main de fer répandait le carnage et la destruction
dans les rangs ennemis. Cependant, un jour que les obus tonnaient beaucoup
plus fort qu’à l’ordinaire, et que les escadrons, enlevés de leur base, tourbillon-
naient, comme des pailles, sous l’influence du cyclone de la mort, un cavalier, à
la démarche hardie, s’avança devant moi, pour me disputer la palme de la vic-
toire. Les deux armées s’arrêtèrent, immobiles, pour nous contempler en si-
lence. Nous combattîmes longtemps, criblés de blessures, et les casques brisés.
D’un commun accord, nous cessâmes la lutte, afin de nous reposer, et la re-
prendre ensuite avec plus d’énergie. Plein d’admiration pour son adversaire,
chacun lève sa propre visière : « Elsseneur !… », « Réginald !… », telles furent
les simples paroles que nos gorges haletantes prononcèrent en même temps.
Ce dernier, tombé dans le désespoir d’une tristesse inconsolable, avait pris,
comme moi, la carrière des armes, et les balles l’avaient épargné. Dans quelles
circonstances nous nous retrouvions ! Mais ton nom ne fut pas prononcé ! Lui
et moi, nous nous jurâmes une amitié éternelle ; mais, certes, différente des
deux premières dans lesquelles tu avais été le principal acteur ! Un archange,
descendu du ciel et messager du Seigneur, nous ordonna de nous changer en
une araignée unique, et de venir chaque nuit te sucer la gorge, jusqu’à ce qu’un
commandement venu d’en haut arrêtât le cours du châtiment. Pendant près de
dix ans, nous avons hanté ta couche. Dès aujourd’hui, tu es délivré de notre
persécution. La promesse vague dont tu parlais, ce n’est pas à nous que tu la
fis, mais bien à l’Être qui est plus fort que toi : tu comprenais toi-même qu’il
valait mieux se soumettre à ce décret irrévocable. Réveille-toi, Maldoror ! Le
charme magnétique qui a pesé sur ton système cérébro-spinal, pendant les
nuits de deux lustres, s’évapore. » Il se réveille comme il lui a été ordonné, et
voit deux formes célestes disparaître dans les airs, les bras entrelacés. Il n’essaie
pas de se rendormir. Il sort lentement, l’un après l’autre, ses membres hors de
sa couche. Il va réchauffer sa peau glacée aux tisons rallumés de la cheminée
gothique. Sa chemise seule recouvre son corps. Il cherche des yeux la carafe de
cristal afin d’humecter son palais desséché. Il ouvre les contrevents de la fe-
nêtre. Il s’appuie sur le rebord. Il contemple la lune qui verse, sur sa poitrine, un
cône de rayons extatiques, où palpitent, comme des phalènes, des atomes
d’argent d’une douceur ineffable. Il attend que le crépuscule du matin vienne
apporter, par le changement de décors, un dérisoire soulagement à son cœur
bouleversé.
Vous, dont le calme enviable ne peut pas faire plus que d’embellir le fa-
ciès, ne croyez pas qu’il s’agisse encore de pousser, dans des strophes de qua-
torze ou quinze lignes, ainsi qu’un élève de quatrième, des exclamations qui
passeront pour inopportunes, et des gloussements sonores de poule cochinchi-
noise, aussi grotesques qu’on serait capable de l’imaginer, pour peu qu’on s’en
donnât la peine ; mais il est préférable de prouver par des faits les propositions
que l’on avance. Prétendriez-vous donc que, parce que j’aurais insulté, comme
en me jouant, l’homme, le Créateur et moi-même, dans mes explicables hyper-
boles, ma mission fût complète ? Non : la partie la plus importante de mon tra-
vail n’en subsiste pas moins, comme tâche qui reste à faire. Désormais, les fi-
celles du roman remueront les trois personnages nommés plus haut : il leur se-
ra ainsi communiqué une puissance moins abstraite. La vitalité se répandra ma-
gnifiquement dans le torrent de leur appareil circulatoire, et vous verrez
comme vous serez étonné vous-même de rencontrer, là où d’abord vous n’aviez
cru voir que des entités vagues appartenant au domaine de la spéculation pure,
d’une part, l’organisme corporel avec ses ramifications de nerfs et ses mem-
branes muqueuses, de l’autre, le principe spirituel qui préside aux fonctions
physiologiques de la chair. Ce sont des êtres doués d’une énergique vie qui, les
bras croisés et la poitrine en arrêt, poseront prosaïquement (mais, je suis cer-
tain que l’effet sera très poétique) devant votre visage, placés seulement à
quelques pas de vous, de manière que les rayons solaires, frappant d’abord les
tuiles des toits et le couvercle des cheminées, viendront ensuite se refléter visi-
blement sur leurs cheveux terrestres et matériels. Mais, ce ne seront plus des
anathèmes, possesseurs de la spécialité de provoquer le rire ; des personnalités
fictives qui auraient bien fait de rester dans la cervelle de l’auteur ; ou des cau-
chemars placés trop au-dessus de l’existence ordinaire. Remarquez que, par
cela même, ma poésie n’en sera que plus belle. Vous toucherez avec vos mains
des branches ascendantes d’aorte et des capsules surrénales ; et puis des sen-
timents ! Les cinq premiers récits n’ont pas été inutiles ; ils étaient le frontispice
de mon ouvrage, le fondement de la construction, l’explication préalable de ma
poétique future : et je devais à moi-même, avant de boucler ma valise et me
mettre en marche pour les contrées de l’imagination, d’avertir les sincères ama-
teurs de la littérature, par l’ébauche rapide d’une généralisation claire et pré-
cise, du but que j’avais résolu de poursuivre. En conséquence, mon opinion est
que, maintenant, la partie synthétique de mon œuvre est complète et suffi-
samment paraphrasée. C’est par elle que vous avez appris que je me suis pro-
posé d’attaquer l’homme et Celui qui le créa. Pour le moment et pour plus tard,
vous n’avez pas besoin d’en savoir davantage ! Des considérations nouvelles me
paraissent superflues, car elles ne feraient que répéter, sous une autre forme,
plus ample, il est vrai, mais identique, l’énoncé de la thèse dont la fin de ce jour
verra le premier développement. Il résulte, des observations qui précèdent, que
mon intention est d’entreprendre, désormais, la partie analytique ; cela est si
vrai qu’il n’y a que quelques minutes seulement, que j’exprimai le vœu ardent
que vous fussiez emprisonné dans les glandes sudoripares de ma peau, pour
vérifier la loyauté de ce que j’affirme, en connaissance de cause. Il faut, je le
sais, étayer d’un grand nombre de preuves l’argumentation qui se trouve com-
prise dans mon théorème ; eh bien, ces preuves existent, et vous savez que je
n’attaque personne, sans avoir des motifs sérieux ! Je ris à gorge déployée,
quand je songe que vous me reprochez de répandre d’amères accusations
contre l’humanité, dont je suis un des membres (cette seule remarque me don-
nerait raison !) et contre la Providence : je ne rétracterai pas mes paroles ; mais,
racontant ce que j’aurai vu, il ne me sera pas difficile, sans autre ambition que
la vérité, de les justifier. Aujourd’hui, je vais fabriquer un petit roman de trente
pages ; cette mesure restera dans la suite à peu près stationnaire. Espérant voir
promptement, un jour ou l’autre, la consécration de mes théories acceptée par
telle ou telle forme littéraire, je crois avoir enfin trouvé, après quelques tâton-
nements, ma formule définitive. C’est la meilleure : puisque c’est le roman !
Cette préface hybride a été exposée d’une manière qui ne paraîtra peut-être
pas assez naturelle, en ce sens qu’elle surprend, pour ainsi dire, le lecteur, qui
ne voit pas très bien où l’on veut d’abord le conduire ; mais, ce sentiment de
remarquable stupéfaction, auquel on doit généralement chercher à soustraire
ceux qui passent leur temps à lire des livres ou des brochures, j’ai fait tous mes
efforts pour le produire. En effet, il m’était impossible de faire moins, malgré
ma bonne volonté : ce n’est que plus tard, lorsque quelques romans auront pa-
ru, que vous comprendrez mieux la préface du renégat, à la figure fuligineuse.
*****
Avant d’entrer en matière, je trouve stupide qu’il soit nécessaire (je pense
que chacun ne sera pas de mon avis, si je me trompe) que je place à côté de
moi un encrier ouvert, et quelques feuillets de papier non mâché. De cette ma-
nière, il me sera possible de commencer, avec amour, par ce sixième chant, la
série des poèmes instructifs qu’il me tarde de produire. Dramatiques épisodes
d’une implacable utilité ! Notre héros s’aperçut qu’en fréquentant les cavernes,
et prenant pour refuge les endroits inaccessibles, il transgressait les règles de la
logique, et commettait un cercle vicieux. Car, si d’un côté, il favorisait ainsi sa
répugnance pour les hommes, par le dédommagement de la solitude et de
l’éloignement, et circonscrivait passivement son horizon borné, parmi des ar-
bustes rabougris, des ronces et des lambrusques, de l’autre, son activité ne
trouvait plus aucun aliment pour nourrir le minotaure de ses instincts pervers.
En conséquence, il résolut de se rapprocher des agglomérations humaines, per-
suadé que parmi tant de victimes toutes préparées, ses passions diverses trou-
veraient amplement de quoi se satisfaire. Il savait que la police, ce bouclier de
la civilisation, le recherchait avec persévérance, depuis nombre d’années, et
qu’une véritable armée d’agents et d’espions était continuellement à ses
trousses. Sans, cependant, parvenir à le rencontrer. Tant son habileté renver-
sante déroutait, avec un suprême chic, les ruses les plus indiscutables au point
de vue de leur succès, et l’ordonnance de la plus savante méditation. Il avait
une faculté spéciale pour prendre des formes méconnaissables aux yeux exer-
cés. Déguisements supérieurs, si je parle en artiste ! Accoutrements d’un effet
réellement médiocre, quand je songe à la morale. Par ce point, il touchait
presque au génie. N’avez-vous pas remarqué la gracilité d’un joli grillon, aux
mouvements alertes, dans les égouts de Paris ? Il n’y a que celui-là : c’était
Maldoror ! Magnétisant les florissantes capitales, avec un fluide pernicieux, il
les amène dans un état léthargique où elles sont incapables de se surveiller
comme il le faudrait. État d’autant plus dangereux qu’il n’est pas soupçonné.
Aujourd’hui il est à Madrid ; demain il sera à Saint-Pétersbourg ; hier il se trou-
vait à Pékin. Mais, affirmer exactement l’endroit actuel que remplissent de ter-
reur les exploits de ce poétique Rocambole, est un travail au-dessus des forces
possibles de mon épaisse ratiocination. Ce bandit est, peut-être, à sept cents
lieues de ce pays ; peut-être, il est à quelques pas de vous. Il n’est pas facile de
faire périr entièrement les hommes, et les lois sont là ; mais, on peut, avec de la
patience, exterminer, une par une, les fourmis humanitaires. Or, depuis les
jours de ma naissance, où je vivais avec les premiers aïeuls de notre race, en-
core inexpérimenté dans la tension de mes embûches ; depuis les temps recu-
lés, placés, au-delà de l’histoire, où, dans de subtiles métamorphoses, je rava-
geais, à diverses époques, les contrées du globe par les conquêtes et le car-
nage, et répandais la guerre civile au milieu des citoyens, n’ai-je pas déjà écrasé
sous mes talons, membre par membre ou collectivement, des générations en-
tières, dont il ne serait pas difficile de concevoir le chiffre innombrable ? Le pas-
sé radieux a fait de brillantes promesses à l’avenir : il les tiendra. Pour le ratis-
sage de mes phrases, j’emploierai forcément la méthode naturelle, en rétrogra-
dant jusque chez les sauvages, afin qu’ils me donnent des leçons. Gentlemen
simples et majestueux, leur bouche gracieuse ennoblit tout ce qui découle de
leurs lèvres tatouées. Je viens de prouver que rien n’est risible dans cette pla-
nète. Planète cocasse, mais superbe. M’emparant d’un style que quelques-uns
trouveront naïf (quand il est si profond), je le ferai servir à interpréter des idées
qui, malheureusement, ne paraîtront peut-être pas grandioses ! Par cela même,
me dépouillant des allures légères et sceptiques de l’ordinaire conversation, et,
assez prudent pour ne pas poser… je ne sais plus ce que j’avais l’intention de
dire, car, je ne me rappelle pas le commencement de la phrase. Mais, sachez
que la poésie se trouve partout où n’est pas le sourire, stupidement railleur, de
l’homme, à la figure de canard. Je vais d’abord me moucher, parce que j’en ai
besoin ; et ensuite, puissamment aidé par ma main, je reprendrai le porte-
plume que mes doigts avaient laissé tomber. Comment le pont du Carrousel
put-il garder la constance de sa neutralité, lorsqu’il entendit les cris déchirants
que semblait pousser le sac !
*****
Les magasins de la rue Vivienne étalent leurs richesses aux yeux émerveil-
lés. Éclairés par de nombreux becs de gaz, les coffrets d’acajou et les montres
en or répandent à travers les vitrines des gerbes de lumière éblouissante. Huit
heures ont sonné à l’horloge de la Bourse : ce n’est pas tard ! À peine le dernier
coup de marteau s’est-il fait entendre, que la rue, dont le nom a été cité, se met
à trembler, et secoue ses fondements depuis la place Royale jusqu’au boulevard
Montmartre. Les promeneurs hâtent le pas, et se retirent pensifs dans leurs
maisons. Une femme s’évanouit et tombe sur l’asphalte. Personne ne la relève :
il tarde à chacun de s’éloigner de ce parage. Les volets se referment avec impé-
tuosité, et les habitants s’enfoncent dans leurs couvertures. On dirait que la
peste asiatique a révélé sa présence. Ainsi, pendant que la plus grande partie
de la ville se prépare à nager dans les réjouissances des fêtes nocturnes, la rue
Vivienne se trouve subitement glacée par une sorte de pétrification. Comme un
cœur qui cesse d’aimer, elle a vu sa vie éteinte. Mais, bientôt, la nouvelle du
phénomène se répand dans les autres couches de la population, et un silence
morne plane sur l’auguste capitale. Où sont-ils passés, les becs de gaz ? Que
sont-elles devenues, les vendeuses d’amour ? Rien… la solitude et l’obscurité !
Une chouette, volant dans une direction rectiligne, et dont la patte est cassée,
passe au-dessus de la Madeleine, et prend son essor vers la barrière du Trône,
en s’écriant : « Un malheur se prépare. » Or, dans cet endroit que ma plume (ce
véritable ami qui me sert de compère) vient de rendre mystérieux, si vous re-
gardez du côté par où la rue Colbert s’engage dans la rue Vivienne, vous verrez,
à l’angle formé par le croisement de ces deux voies, un personnage montrer sa
silhouette, et diriger sa marche légère vers les boulevards. Mais, si l’on
s’approche davantage, de manière à ne pas amener sur soi-même l’attention de
ce passant, on s’aperçoit, avec un agréable étonnement, qu’il est jeune ! De loin
on l’aurait pris en effet pour un homme mûr. La somme des jours ne compte
plus, quand il s’agit d’apprécier la capacité intellectuelle d’une figure sérieuse.
Je me connais à lire l’âge dans les lignes physiognomoniques du front : il a seize
ans et quatre mois ! Il est beau comme la rétractilité des serres des oiseaux ra-
paces ; ou encore, comme l’incertitude des mouvements musculaires dans les
plaies des parties molles de la région cervicale postérieure ; ou plutôt, comme
ce piège à rats perpétuel, toujours retendu par l’animal pris, qui peut prendre
seul des rongeurs indéfiniment, et fonctionner même caché sous la paille ; et
surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine
à coudre et d’un parapluie ! Mervyn, ce fils de la blonde Angleterre, vient de
prendre chez son professeur une leçon d’escrime, et, enveloppé dans son tartan
écossais, il retourne chez ses parents. C’est huit heures et demie, et il espère
arriver chez lui à neuf heures : de sa part, c’est une grande présomption que de
feindre d’être certain de connaître l’avenir. Quelque obstacle imprévu ne peut-il
l’embarrasser dans sa route ? Et cette circonstance, serait-elle si peu fréquente,
qu’il dût prendre sur lui de la considérer comme une exception ? Que ne consi-
dère-t-il plutôt, comme un fait anormal, la possibilité qu’il a eue jusqu’ici de se
sentir dépourvu d’inquiétude et pour ainsi dire heureux ? De quel droit en effet
prétendrait-il gagner indemne sa demeure, lorsque quelqu’un le guette et le
suit par-derrière comme sa future proie ? (Ce serait bien peu connaître sa pro-
fession d’écrivain à sensation, que de ne pas, au moins, mettre en avant, les
restrictives interrogations après lesquelles arrive immédiatement la phrase que
je suis sur le point de terminer.) Vous avez reconnu le héros imaginaire qui, de-
puis un long temps, brise par la pression de son individualité ma malheureuse
intelligence ! Tantôt Maldoror se rapproche de Mervyn, pour graver dans sa
mémoire les traits de cet adolescent ; tantôt, le corps rejeté en arrière, il recule
sur lui-même comme le boomerang d’Australie, dans la deuxième période de
son trajet, ou plutôt, comme une machine infernale. Indécis sur ce qu’il doit
faire. Mais, sa conscience n’éprouve aucun symptôme d’une émotion la plus
embryogénique, comme à tort vous le supposeriez. Je le vis s’éloigner un ins-
tant dans une direction opposée ; était-il accablé par le remords ? Mais, il revint
sur ses pas avec un nouvel acharnement. Mervyn ne sait pas pourquoi ses ar-
tères temporales battent avec force, et il presse le pas, obsédé par une frayeur
dont lui et vous cherchent vainement la cause. Il faut lui tenir compte de son
application à découvrir l’énigme. Pourquoi ne se retourne-t-il pas ? Il compren-
drait tout. Songe-t-on jamais aux moyens les plus simples de faire cesser un
état alarmant ? Quand un rôdeur de barrières traverse un faubourg de la ban-
lieue, un saladier de vin blanc dans le gosier et la blouse en lambeaux, si, dans
le coin d’une borne, il aperçoit un vieux chat musculeux, contemporain des ré-
volutions auxquelles ont assisté nos pères, contemplant mélancoliquement les
rayons de la lune, qui s’abattent sur la plaine endormie, il s’avance tortueuse-
ment dans une ligne courbe, et fait un signe à un chien cagneux, qui se préci-
pite. Le noble animal de la race féline attend son adversaire avec courage, et
dispute chèrement sa vie. Demain quelque chiffonnier achètera une peau élec-
trisable. Que ne fuyait-il donc ? C’était si facile. Mais, dans le cas qui nous pré-
occupe actuellement, Mervyn complique encore le danger par sa propre igno-
rance. Il a comme quelques lueurs, excessivement rares, il est vrai, dont je ne
m’arrêterai pas à démontrer le vague qui les recouvre ; cependant, il lui est im-
possible de deviner la réalité. Il n’est pas prophète, je ne dis pas le contraire, et
il ne se reconnaît pas la faculté de l’être. Arrivé sur la grande artère, il tourne à
droite et traverse le boulevard Poissonnière et le boulevard Bonne-Nouvelle. À
ce point de son chemin, il s’avance dans la rue du Faubourg-Saint-Denis, laisse
derrière lui l’embarcadère du chemin de fer de Strasbourg, et s’arrête devant un
portail élevé, avant d’avoir atteint la superposition perpendiculaire de la rue
Lafayette. Puisque vous me conseillez de terminer en cet endroit la première
strophe, je veux bien, pour cette fois, obtempérer, à votre désir. Savez-vous
que, lorsque je songe à l’anneau de fer caché sous la pierre par la main d’un
maniaque, un invincible frisson me passe par les cheveux ?
II
Il tire le bouton de cuivre, et le portail de l’hôtel moderne tourne sur ses
gonds. Il arpente la cour, parsemée de sable fin, et franchit les huit degrés du
perron. Les deux statues, placées à droite et à gauche comme les gardiennes de
l’aristocratique villa, ne lui barrent pas le passage. Celui qui a tout renié, père,
mère, Providence, amour, idéal, afin de ne plus penser qu’à lui seul, s’est bien
gardé de ne pas suivre les pas qui précédaient. Il l’a vu entrer dans un spacieux
salon du rez-de-chaussée, aux boiseries de cornaline. Le fils de famille se jette
sur un sofa, et l’émotion l’empêche de parler. Sa mère, à la robe longue et traî-
nante, s’empresse autour de lui, et l’entoure de ses bras. Ses frères, moins âgés
que lui, se groupent autour du meuble, chargé d’un fardeau ; ils ne connaissent
pas la vie d’une manière suffisante, pour se faire une idée nette de la scène qui
se passe. Enfin, le père élève sa canne, et abaisse sur les assistants un regard
plein d’autorité. Appuyant le poignet sur les bras du fauteuil, il s’éloigne de son
siège ordinaire, et s’avance, avec inquiétude, quoique affaibli par les ans, vers le
corps immobile de son premier-né. Il parle dans une langue étrangère, et cha-
cun l’écoute dans un recueillement respectueux : « Qui a mis le garçon dans cet
état ? La Tamise brumeuse charriera encore une quantité notable de limon
avant que mes forces soient complètement épuisées. Des lois préservatrices
n’ont pas l’air d’exister dans cette contrée inhospitalière. Il éprouverait la vi-
gueur de mon bras, si je connaissais le coupable. Quoique j’aie pris ma retraite,
dans l’éloignement des combats maritimes, mon épée de commodore, suspen-
due à la muraille, n’est pas encore rouillée. D’ailleurs, il est facile d’en repasser
le fil. Mervyn, tranquillise-toi ; je donnerai des ordres à mes domestiques, afin
de rencontrer la trace de celui que, désormais, je chercherai, pour le faire périr
de ma propre main. Femme, ôte-toi de là, et va t’accroupir dans un coin ; tes
yeux m’attendrissent, et tu ferais mieux de refermer le conduit de tes glandes
lacrymales. Mon fils, je t’en supplie, réveille tes sens, et reconnais ta famille ;
c’est ton père qui te parle… » La mère se tient à l’écart, et, pour obéir aux
ordres de son maître, elle a pris un livre entre ses mains, et s’efforce de demeu-
rer tranquille, en présence du danger que court celui que sa matrice enfanta.
« … Enfants, allez vous amuser dans le parc, et prenez garde, en admirant la na-
tation des cygnes, de ne pas tomber dans la pièce d’eau… » Les frères, les mains
pendantes, restent muets ; tous, la toque surmontée d’une plume arrachée à
l’aile de l’engoulevent de la Caroline, avec le pantalon de velours s’arrêtant aux
genoux, et les bas de soie rouge, se prennent par la main, et se retirent du sa-
lon, ayant soin de ne presser le parquet d’ébène que de la pointe des pieds. Je
suis certain qu’ils ne s’amuseront pas, et qu’ils se promèneront avec gravité
dans les allées de platanes. Leur intelligence est précoce. Tant mieux pour eux.
« … Soins inutiles, je te berce dans mes bras, et tu es insensible à mes supplica-
tions. Voudrais-tu relever la tête ? J’embrasserai tes genoux, s’il le faut. Mais
non… elle retombe inerte. » – « Mon doux maître, si tu le permets à ton es-
clave, je vais chercher dans mon appartement un flacon rempli d’essence de
térébenthine, et dont je me sers habituellement quand la migraine envahit mes
tempes, après être revenue du théâtre, ou lorsque la lecture d’une narration
émouvante, consignée dans les annales britanniques de la chevaleresque his-
toire de nos ancêtres, jette ma pensée rêveuse dans les tourbières de
l’assoupissement. » – « Femme, je ne t’avais pas donné la parole, et tu n’avais
pas le droit de la prendre. Depuis notre légitime union, aucun nuage n’est venu
s’interposer entre nous. Je suis content de toi, je n’ai jamais eu de reproches à
te faire : et réciproquement. Va chercher dans ton appartement un flacon rem-
pli d’essence de térébenthine. Je sais qu’il s’en trouve un dans les tiroirs de ta
commode, et tu ne viendras pas me l’apprendre. Dépêche-toi de franchir les
degrés de l’escalier en spirale, et reviens me trouver avec un visage content. »
Mais la sensible Londonienne est à peine arrivée aux premières marches (elle
ne court pas aussi promptement qu’une personne des classes inférieures) que
déjà une de ses demoiselles d’atour redescend du premier étage, les joues em-
pourprées de sueur, avec le flacon qui, peut-être, contient la liqueur de vie dans
ses parois de cristal. La demoiselle s’incline avec grâce en présentant son offre,
et la mère, avec sa démarche royale, s’est avancée vers les franges qui bordent
le sofa, seul objet qui préoccupe sa tendresse. Le commodore, avec un geste
fier, mais bienveillant, accepte le flacon des mains de son épouse. Un foulard
d’Inde y est trempé, et l’on entoure la tête de Mervyn avec les méandres orbi-
culaires de la soie. Il respire des sels ; il remue un bras. La circulation se ranime,
et l’on entend les cris joyeux d’un kakatoès des Philippines, perché sur
l’embrasure de la fenêtre. « Qui va là ?… Ne m’arrêtez point… Où suis-je ? Est-ce
une tombe qui supporte mes membres alourdis ? Les planches m’en paraissent
douces… Le médaillon qui contient le portrait de ma mère, est-il encore attaché
à mon cou ?… Arrière, malfaiteur, à la tête échevelée. Il n’a pu m’atteindre, et
j’ai laissé entre ses doigts un pan de mon pourpoint. Détachez les chaînes des
bouledogues, car, cette nuit, un voleur reconnaissable peut s’introduire chez
nous avec effraction, tandis que nous serons plongés dans le sommeil. Mon
père et ma mère, je vous reconnais, et je vous remercie de vos soins. Appelez
mes petits frères. C’est pour eux que j’avais acheté des pralines, et je veux les
embrasser. » À ces mots, il tombe dans un profond état léthargique. Le méde-
cin, qu’on a mandé en toute hâte, se frotte les mains et s’écrie : « La crise est
passée. Tout va bien. Demain votre fils se réveillera dispos. Tous, allez-vous-en
dans vos couches respectives, je l’ordonne, afin que je reste seul à côté du ma-
lade, jusqu’à l’apparition de l’aurore et du chant du rossignol. » Maldoror, caché
derrière la porte, n’a perdu aucune parole. Maintenant, il connaît le caractère
des habitants de l’hôtel, et agira en conséquence. Il sait où demeure Mervyn, et
ne désire pas en savoir davantage. Il a inscrit dans un calepin le nom de la rue
et le numéro du bâtiment. C’est le principal. Il est sûr de ne pas les oublier. Il
s’avance, comme une hyène, sans être vu, et longe les côtés de la cour. Il esca-
lade la grille avec agilité, et s’embarrasse un instant dans les pointes de fer ;
d’un bond, il est sur la chaussée. Il s’éloigne à pas de loup. » « Il me prenait
pour un malfaiteur, s’écrie-t-il : lui, c’est un imbécile. Je voudrais trouver un
homme exempt de l’accusation que le malade a portée contre moi. Je ne lui ai
pas enlevé un pan de son pourpoint, comme il l’a dit. Simple hallucination hyp-
nagogique causée par la frayeur. Mon intention n’était pas aujourd’hui de
m’emparer de lui ; car, j’ai d’autres projets ultérieurs sur cet adolescent ti-
mide. » Dirigez-vous du côté où se trouve le lac des cygnes ; et, je vous dirai
plus tard pourquoi il s’en trouve un de complètement noir parmi la troupe, et
dont le corps, supportant une enclume, surmontée du cadavre en putréfaction
d’un crabe tourteau, inspire à bon droit de la méfiance à ses autres aquatiques
camarades.
III
Mervyn est dans sa chambre ; il a reçu une missive. Qui donc lui écrit une
lettre ? Son trouble l’a empêché de remercier l’agent postal. L’enveloppe a les
bordures noires, et les mots sont tracés d’une écriture hâtive. Ira-t-il porter
cette lettre à son père ? Et si le signataire le lui défend expressément ? Plein
d’angoisse, il ouvre sa fenêtre pour respirer les senteurs de l’atmosphère ; les
rayons du soleil reflètent leurs prismatiques irradiations sur les glaces de Venise
et les rideaux de damas. Il jette la missive de côté, parmi les livres à tranche do-
rée et les albums à couverture de nacre, parsemés sur le cuir repoussé qui re-
couvre la surface de son pupitre d’écolier. Il ouvre son piano, et fait courir ses
doigts effilés sur les touches d’ivoire. Les cordes de laiton ne résonnèrent point.
Cet avertissement indirect l’engage à reprendre le papier vélin ; mais celui-ci
recula, comme s’il avait été offensé de l’hésitation du destinataire. Prise à ce
piège, la curiosité de Mervyn s’accroît et il ouvre le morceau de chiffon préparé.
Il n’avait vu jusqu’à ce moment que sa propre écriture. « Jeune homme, je
m’intéresse à vous ; je veux faire votre bonheur. Je vous prendrai pour compa-
gnon, et nous accomplirons de longues pérégrinations dans les îles de
l’Océanie. Mervyn, tu sais que je t’aime, et je n’ai pas besoin de te le prouver.
Tu m’accorderas ton amitié, j’en suis persuadé. Quand tu me connaîtras davan-
tage, tu ne te repentiras pas de la confiance que tu m’auras témoignée. Je te
préserverai des périls que courra ton inexpérience. Je serai pour toi un frère, et
les bons conseils ne te manqueront pas. Pour de plus longues explications,
trouve-toi, après-demain matin, à cinq heures, sur le pont du Carrousel. Si je ne
suis pas arrivé, attends-moi ; mais, j’espère être rendu à l’heure juste. Toi, fais
de même. Un Anglais n’abandonnera pas facilement l’occasion de voir clair dans
ses affaires. Jeune homme, je te salue, et à bientôt. Ne montre cette lettre à
personne. » – « Trois étoiles au lieu d’une signature, s’écrie Mervyn ; et une
tache de sang au bas de la page ! » Des larmes abondantes coulent sur les cu-
rieuses phrases que ses yeux ont dévorées, et qui ouvrent à son esprit le champ
illimité des horizons incertains et nouveaux. Il lui semble (ce n’est que depuis la
lecture qu’il vient de terminer) que son père est un peu sévère et sa mère trop
majestueuse. Il possède des raisons qui ne sont pas parvenues à ma connais-
sance et que, par conséquent, je ne pourrais vous transmettre, pour insinuer
que ses frères ne lui conviennent pas non plus. Il cache cette lettre dans sa poi-
trine. Ses professeurs ont observé que ce jour-là il n’a pas ressemblé à lui-
même ; ses yeux se sont assombris démesurément, et le voile de la réflexion
excessive s’est abaissé sur la région péri-orbitaire. Chaque professeur a rougi,
de crainte de ne pas se trouver à la hauteur intellectuelle de son élève, et, ce-
pendant, celui-ci, pour la première fois, a négligé ses devoirs et n’a pas travaillé.
Le soir, la famille s’est réunie dans la salle à manger, décorée de portraits an-
tiques. Mervyn admire les plats chargés de viandes succulentes et les fruits
odoriférants, mais, il ne mange pas ; les polychromes ruissellements des vins du
Rhin et le rubis mousseux du champagne s’enchâssent dans les étroites et
hautes coupes de pierre de Bohême, et laissent même sa vue indifférente. Il
appuie son coude sur la table, et reste absorbé dans ses pensées comme un
somnambule. Le commodore, au visage boucané par l’écume de la mer, se
penche à l’oreille de son épouse : « L’aîné a changé de caractère, depuis le jour
de la crise ; il n’était déjà que trop porté aux idées absurdes ; aujourd’hui il rê-
vasse encore plus que de coutume. Mais enfin, je n’étais pas comme cela, moi,
lorsque j’avais son âge. Fais semblant de ne t’apercevoir de rien. C’est ici qu’un
remède efficace, matériel ou moral, trouverait aisément son emploi. Mervyn,
toi qui goûtes la lecture des livres de voyages et d’histoire naturelle, je vais te
lire un récit qui ne te déplaira pas. Qu’on m’écoute avec attention ; chacun y
trouvera son profit, moi, le premier. Et vous autres, enfants, apprenez, par
l’attention que vous saurez prêter à mes paroles, à perfectionner le dessin de
votre style, et à vous rendre compte des moindres intentions d’un auteur. »
Comme si cette nichée d’adorables moutards aurait pu comprendre ce que
c’était que la rhétorique ! Il dit, et, sur un geste de sa main, un des frères se di-
rige vers la bibliothèque paternelle, et en revient avec un volume sous le bras.
Pendant ce temps, le couvert et l’argenterie sont enlevés, et le père prend le
livre. À ce nom électrisant de voyages, Mervyn a relevé la tête, et s’est efforcé
de mettre un terme à ses méditations hors de propos. Le livre est ouvert vers le
milieu, et la voix métallique du commodore prouve qu’il est resté capable,
comme dans les jours de sa glorieuse jeunesse, de commander à la fureur des
hommes et des tempêtes. Bien avant la fin de cette lecture, Mervyn est retom-
bé sur son coude, dans l’impossibilité de suivre plus longtemps le raisonné dé-
veloppement des phrases passées à la filière et la saponification des obliga-
toires métaphores. Le père s’écrie : « Ce n’est pas cela qui l’intéresse ; lisons
autre chose. Lis, femme ; tu seras plus heureuse que moi, pour chasser le cha-
grin des jours de notre fils. » La mère ne conserve plus d’espoir ; cependant,
elle s’est emparée d’un autre livre, et le timbre de sa voix de soprano retentit
mélodieusement aux oreilles du produit de sa conception. Mais, après quelques
paroles, le découragement l’envahit, et elle cesse d’elle-même l’interprétation
de l’œuvre littéraire. Le premier-né s’écrie : « Je vais me coucher. » Il se retire,
les yeux baissés avec une fixité froide, et sans rien ajouter. Le chien se met à
pousser un lugubre aboiement, car il ne trouve pas cette conduite naturelle, et
le vent du dehors, s’engouffrant inégalement dans la fissure longitudinale de la
fenêtre, fait vaciller la flamme, rabattue par deux coupoles de cristal rosé, de la
lampe de bronze. La mère appuie ses mains sur son front, et le père relève les
yeux vers le ciel. Les enfants jettent des regards effarés sur le vieux marin. Mer-
vyn ferme la porte de sa chambre à double tour, et sa main court rapidement
sur le papier : « J’ai reçu votre lettre à midi, et vous me pardonnerez si je vous
ai fait attendre la réponse. Je n’ai pas l’honneur de vous connaître personnel-
lement, et je ne savais pas si je devais vous écrire. Mais, comme l’impolitesse
ne loge pas dans notre maison, j’ai résolu de prendre la plume, et de vous re-
mercier chaleureusement de l’intérêt que vous prenez pour un inconnu. Dieu
me garde de ne pas montrer de la reconnaissance pour la sympathie dont vous
me comblez. Je connais mes imperfections, et je ne m’en montre pas plus fier.
Mais, s’il est convenable d’accepter l’amitié d’une personne âgée, il l’est aussi
de lui faire comprendre que nos caractères ne sont pas les mêmes. En effet,
vous paraissez être plus âgé que moi puisque vous m’appelez jeune homme, et
cependant je conserve des doutes sur votre âge véritable. Car, comment conci-
lier la froideur de vos syllogismes avec la passion qui s’en dégage ? Il est certain
que je n’abandonnerai pas le lieu qui m’a vu naître, pour vous accompagner
dans les contrées lointaines ; ce qui ne serait possible qu’à la condition de de-
mander auparavant aux auteurs de mes jours, une permission impatiemment
attendue. Mais, comme vous m’avez enjoint de garder le secret (dans le sens
cubique du mot) sur cette affaire spirituellement ténébreuse, je m’empresserai
d’obéir à votre sagesse incontestable. À ce qu’il paraît, elle n’affronterait pas
avec plaisir la clarté de la lumière. Puisque vous paraissez souhaiter que j’aie de
la confiance en votre propre personne (vœu qui n’est pas déplacé, je me plais à
le confesser), ayez la bonté, je vous prie, de témoigner, à mon égard, une con-
fiance analogue, et de ne pas avoir la prétention de croire que je serais telle-
ment éloigné de votre avis, qu’après-demain matin, à l’heure indiquée, je ne
serais pas exact au rendez-vous. Je franchirai le mur de clôture du parc, car la
grille sera fermée, et personne ne sera témoin de mon départ. À parler avec
franchise, que ne ferais-je pas pour vous, dont l’inexplicable attachement a su
promptement se révéler à mes yeux éblouis, surtout étonnés d’une telle preuve
de bonté, à laquelle je me suis assuré que je ne me serais pas attendu. Puisque
je ne vous connaissais pas. Maintenant je vous connais. N’oubliez pas la pro-
messe que vous m’avez faite de vous promener sur le pont du Carrousel. Dans
le cas que j’y passe, j’ai une certitude, à nulle autre pareille, de vous y rencon-
trer et de vous toucher la main, pourvu que cette innocente manifestation d’un
adolescent qui, hier encore, s’inclinait devant l’autel de la pudeur, ne doive pas
vous offenser par sa respectueuse familiarité. Or, la familiarité n’est-elle pas
avouable dans le cas d’une forte et ardente intimité, lorsque la perdition est
sérieuse et convaincue ? Et quel mal y aurait-il après tout, je vous le demande à
vous-même, à ce que je vous dise adieu tout en passant, lorsque après-demain,
qu’il pleuve ou non, cinq heures auront sonné ? Vous apprécierez vous-même,
gentleman, le tact avec lequel j’ai conçu ma lettre ; car, je ne me permets pas
dans une feuille volante, apte à s’égarer, de vous en dire davantage. Votre
adresse au bas de la page est un rébus. Il m’a fallu près d’un quart d’heure pour
la déchiffrer. Je crois que vous avez bien fait d’en tracer les mots d’une manière
microscopique. Je me dispense de signer et en cela je vous imite : nous vivons
dans un temps trop excentrique, pour s’étonner un instant de ce qui pourrait
arriver. Je serais curieux de savoir comment vous avez appris l’endroit où de-
meure mon immobilité glaciale, entourée d’une longue rangée de salles dé-
sertes, immondes charniers de mes heures d’ennui. Comment dire cela ? Quand
je pense à vous, ma poitrine s’agite, retentissante comme l’écroulement d’un
empire en décadence ; car, l’ombre de votre amour accuse un sourire qui, peut-
être, n’existe pas : elle est si vague, et remue ses écailles si tortueusement !
Entre vos mains, j’abandonne mes sentiments impétueux, tables de marbre
toutes neuves, et vierges encore d’un contact mortel. Prenons patience
jusqu’aux premières lueurs du crépuscule matinal, et, dans l’attente du moment
qui me jettera dans l’entrelacement hideux de vos bras pestiférés, je m’incline
humblement à vos genoux, que je presse. » Après avoir écrit cette lettre cou-
pable, Mervyn la porte à la poste et revient se mettre au lit. Ne comptez pas y
trouver son ange gardien. La queue de poisson ne volera que pendant trois
jours, c’est vrai ; mais, hélas ! la poutre n’en sera pas moins brûlée ; et une balle
cylindro-conique percera la peau du rhinocéros, malgré la fille de neige et le
mendiant ! C’est que le fou couronné aura dit la vérité sur la fidélité des qua-
torze poignards.
IV
VIII