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LA SYRIE ROMAINE

Author(s): M. I. Rostovtzeff and Pierre Pascal


Reviewed work(s):
Source: Revue Historique, T. 175, Fasc. 1 (1935), pp. 1-40
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40946115 .
Accessed: 19/04/2012 11:36

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LA SYRIE ROMAINE

L'aperçu que je présentedans les pages suivantesà l'attentiondes


lecteursde la Reçuehistorique ne prétendpas donnerun tableau dé-
tailléde la Syrieromaine.C'est une étudearchéologique et historique
d'un caractèregénéralqui traitesurtoutde l'aspect social et écono-
mique. Jen'y parlepas de la religionou des religions, car ce seraitlà
la matièred'un article spécial,le sujet a d'ailleurs été traité plu-
sieursfoispar des savants compétents, surtoutpar M. Franz Cumont
dans son livre magistralsur les Religionsorientalesdans VEmpire
romain.
la vie socialeet économiquede la Syrie,au contraire,
La civilisation,
n'ontpas encoretrouvéleurCumont.Il n'existepas, pourla Syrie,un
livrecomparableà ceux qu'ont donnéssur l'Afriqueet sur la Gaule
deux maîtresde la sciencehistoriquefrançaise, les regrettés S. Gsellet
C. Jullian.Nousattendonsavec impatiencele livregénéralsurla Syrie
romainedu savanttchèqueM. Dobias,qui nousestpromisdepuislong-
temps. Nous n'en possédonsactuellementque le premiervolume
(Déjiny RimsképrovindeSyrské.Prague,1924, en tchèque,avec un
résuméfrançais),qui traitede l'histoirepolitiquede cette province
aux 11eet iersièclesav. J.-C.Commevue d'ensemble, nousn'avonsque
le chapitrebrillant,maismalheureusement de
périmé, Mommsendans
le cinquièmevolumede sonHistoireromaine.Mommsen, d'ailleurs,n'a
jamais visitéla Syrie.Les étudesplus récentesparues sur le même
sujet sontbieninférieures et ne sontfondéesni sur une connaissance
des
personnelle lieux, ni sur un examenapprofondi des sources.Jeme
borneraidonc à citerles deux livresdu savant anglaisBouchier(sur
la villed'Antiocheet surla Syrie)et le courtchapitrede Dessau dans
le secondvolumede son Histoirede VEmpireromain,ouvrageque la
mortl'a malheureusement empêchéde terminer. Moi-mêmej'ai con-
sacréquelquespages à la Syrieromainedans monlivresur VHistoire
socialeetéconomique de VEmpireromain(dernièreéditionen italienen
1932),et nous attendonsde M. Fr. Cumontun chapitresur le sujet
Rev. Histor. CLXXV. 1erfasc. 1
2 M. I. ROSTOVTZEFF

dansle volumeXI de la Cambridge AncientHistory.On trouveradans


ces livresdes renseignements bibliographiques sur les travaux géné-
raux ou les monographies consacrésà l'histoirede la Syrieromaine.
DepuisMommsen, nos connaissancessurla Syrieromaineontgagné
en étendueet en profondeur. Les grandsvoyagesarchéologiques des
annéesqui ontprécédéla guerre- surtoutceuxdes savantsallemands
Brünnowet Domaszewskien Arabieet au Heuiran,du savant améri-
cain Butleret de ses collaborateurs, des archéologuesrussesAbamelek
-
Lazarev et Ouspenskiet d'autresencore ont complétéla récoltede
matériauxarchéologiques faitepar les savants françaisWaddington,
Vogué, Renan, Clermont-Ganneau et quelques autres. Des savants
allemandsont poursuivi,avant et pendantla guerre,des études de
détail,combinéesavec des fouillespartielles, dans plusieursimportants
champsde ruinesde la Syrie: Baalbek,Damas, Palmyre,Petra.Enfin,
après la guerre,le Servicedes Antiquitésde la Syrie,organisépar
M. Virolleaudet dirigéactuellement par M. H. Seyrig,ainsi que plu-
sieuresmissionsfrançaiseset étrangèresont entrepris, et en partie
menéà bien,des fouillesarchéologiques qui ontdonnéde remarquables
résultats.
En mêmetemps,le Servicedes Antiquitésde la Syriea entrepris de
répertorier les
et d'étudier grands monuments historiques pays et
du
de recueillir méthodiquement les petitsvestigesantiqueséparssurson
sol. Ces antiquitéset cellesque l'on a recueillies
en grandnombredans
ces diversesfouillessont conservéesdans différents musées locaux
récemmentcréés, surtout dans ceux de Beyrouth,Damas, Alep,
Soueida, Lattaquié (Laodicée), Antakiyé(Antioche)et Alexandrette.
Et - last butnotleast- le mêmeServicea entrepris un travaildiffi-
cile et coûteuxde conservation et de restauration des grandesruines
syriennes (Palmyre,Baalbek,St-Siméonet d'autresencore)1.
Les Servicesd'Antiquitéslocaux et plusieursmissionsétrangères
procèdentau mêmelabeurméthodiqued'exploration, de fouilleet de
restauration - et avec le mêmesuccès- dansl'Iraq, la TransJordanie
et en Palestine2.
J'aiprisconnaissancede ces travauxet de leursrésultatsen visitant,
au coursde plusieursvoyages,les ruinesles plus importantesde la
Syrie,du Liban, de l'État des Alaouites,du Djebel Druse,de l'Iraq,
1. Deuxrevuessontconsacrées et à l'étudedesrésultats
à la publication de cestravaux:
parM. Dussaud,et Berytus,
Syria,à Paris,dirigée à Beyrouth, dirigéepar M. Ingholt.
surcestravauxsontpubliésdansplusieurs
2. Les rapports revues.On consultera surtout
la Revuebiblique, parle P. Vincent.
dirigée
LA SYRIE ROMAINE 3

de la TransJordanie et de la Palestine.En mêmetemps,j'ai prisune


part active à deux fouillesimportantes : cellesde Doura-Europosen
Syrie, conduites par l'Université de Yale et l'Académiedes inscrip-
de l'Institutde France,et cellesde Djeraschen
tionset belles-lettres
TransJordanie, organiséeségalementpar Yale, en collaborationavec
le Servicedes Antiquitésde la TransJordanie et les Institutsanglais
et américainde Jérusalem. C'est cetteconnaissancepersonnelle et une
étudedes documentslittéraires, épigraphiques, papyrologiques et ar-
chéologiques,tant publiésqu'inédits,qui me la
donnent hardiessede
présenterl'aperçuqui suità l'attentiondes lecteursde la Revuehisto-
rique.
I
La Syrie, ses caractères et sa destinée historique

Quandnousparlonsde la Syrie- en entendantpar là le pays com-


prisentrel'Egypteà l'Ouest,le désertd'Arabieau Sud,la Babylonieet
le plateaude l'Iran à l'Est,l'Arménieet l'Asie Mineureau Nord- nous
devonsbiendistinguer les diversespartiesde ce territoire étendu: Sy-
rie septentrionale, Moyenne et Haute-Mésopotamie, désert de Syrieet,
le bordanten croissant, fertilelittoral: phénicien,syrien,palestinien,
toutesces régionsontleursparticularités climatiqueset géographiques
et leurpasséoriginal,richeen événements.
Il y a cependantdes traitscommunsqui permettent de traiterla
Syrie comme un tout. La a
Syrie toujours été un pays transit,où se
de
sont rencontrées et mêléesles troisgrandescivilisationsdu Proche-
Orient: Babyloneet l'Assyrie,Egypteet Egée. Aussi n'a-t-ellejamais
eu la siennepropre.Elle s'est contentéed'une mosaïqued'emprunts:
civilisationde négociantset de courtiers, de maîtresde caravaneset
de navigateurs. Ce mélangeéclectiqueet bizarre,sous ses multiplesas-
pects,les marchands syrienset phéniciens l'onttransmisensuiteà l'Oc-
cidentet au Nord,en ontimprégné les énergiescréatricesde l'Europe.
Ras Chamra(Ugarit)en Syrieseptentrionale ; Tyr,Sidon,Byblos,
Arad,etc., en Phénicie; Gaza et autresvillesde la côtede Palestine,
voilà les pointsoù les civilisations égyptienne et égéennese heurtèrent
d'abordà la civilisationbabylonienne et où naquit la premièrecivili-
sationsyrienne -
syncrétique et la plusraffinée - qu'ensuiteles vais-
seaux des armateurs phéniciens et les caravanesdes négociantssyriens
portèrent d'une part Europe et de l'autre dans l'Inde et en Asie
en
centrale. La vallée de l'Euphratefutde toute antiquitéla principale
4 M. I. ROSTOVTZEFF

routedes caravanesentrela Babylonie,l'Egypteet l'Ëgéide ; de là se


détachaientdes voies importantesqui couvraientde leur réseaules
montagnesd'AsieMineure,le plateaude l'Iran,les désertsde Syrieet
d'Arabieet le croissantfertileadjacentdéjà mentionné. Ce n'estpas le
lieu de faire,mêmebrièvement, l'histoiredes pays syriensavant les
Romains.Il suffirad'indiquerque, dès la plus haute antiquité,non
seulementle littoralphénicien,mais aussi chacunedes autresrégions
énuméréesplushaut possèdesa civilisation, son art,son genrede vie,
qui la caractérisent durant des millénaires.
La Syrieseptentrionale est en relations,dès le début,avec l'Egypte
et le mondeégéen,maisaussi avec la Babylonie,tandisqu'au Nordses
frontières ne sont pas assez marquéespour la séparernettementet
catégoriquement des paysanatolienset de la côtesud de la merNoire.
Son portà l'Ouest est aujourd'huiAlexandrette : à l'aube de son his-
toire,le rôled'Alexandrette étaitjoué par Ras Chamra; plus tard,à
l'époque hellénistique, passa à Laodicée et à Séleuciede Piérie.A
il
cetterégionse rattachetrès étroitement la plaine d'Alep, avec son
sol argileuxet gras,ses villeset villages terrebattue.La plainede
de
Laodicée,la vallée de l'Oronte,toutela régiond'Alep sontle grenier
de la Syrieseptentrionale. Bien entretenues, les pentesde ses mon-
tagnes ou collines offrent d'excellent terrains d'élevage,avec possibi-
litéd'horticulture et de viticulture relativement intensives.
La Cœlésyrie ' c'est-à-dire les valléessituéesentrele Liban et PAn-
tiliban,est géographiquement inséparable,soitde la Syrieseptentrio-
nale, soit de la Phénicie et de la Syrieméridionale.Historiquement et
ainsi
économiquement, que par son climat, ce n'est pourtantpas vers
le Nordqu'ellepenche,maisversl'Ouestet le Sud, le littoralphénicien
et ses villeset la vallée du Jourdain.La Cœlésyrieet les vastes terri-
toiresdes cités phéniciennes ne sont qu'un champ aux richesmois-
un où
sons, jardin magnifique prospéraient et prospèrent jusqu'à ce
jour arbresfruitiers, olivierset vignes. A ce pays béni de propriétaires
et de marchandsse rattachaientla richeoasis de Damas, point de
transbordement offertpar la Providenceaux caravanesse dirigeant
de la Mésopotamievers l'Ouest, et certainesdes villes agricolesou
commerciales du sud de la valléed'Alep,Hamath (aujourd'huiHama)
et Ëmèse(aujourd'huiHoms).
Le littoralphéniciense continueparles côtesde Palestine,avec leurs
portset leursmerveilleux jardins.Elles ont pourhinterland la Pales-
1. Jene puisentreprendre de ce termede géographie
ici unenouvellediscussion politique
qui a été l'objetde tantde débats.
LA SYRIE ROMAINE 5

tinemontagneuse, la vallée du Jourdain, avec le lac de Tibériadeet la


merMorte,enfinles collinesdeTransJordanie, qui se prolongent au Nord
dans les régionsbasaltiquesdu Hauran,du Djebel Druse et du Ledja.
Au Sud, la Palestineet les pays adjacentsconduisentinsensiblement
au granddésertd'Arabie,avec les voies antiquesde l'encens,de la
myrrhe, des épiceset des pierresprécieuses.Par le Nord,ils tiennentà
l'oasisde Damas,à la valléedu Liban et à la Phénicie.
Enfin,la vallée du Moyen-Euphrate et les régionscomprisesentre
PEuphrateet le Tigreonttoujoursété liéesavant toutà la Babylonie,
au plateaude l'Iran et aux contreforts du Caucase,sans pourcela être
ferméesaux influences occidentalesqui arrivaienten Mésopotamieà
la foisdu Norddu littoralsyrien,par PEuphrate,et des côtesphéni-
cienneet palestinienne, par Hama, Homs et Damas. C'est encoreun
paysbénide Dieu. Le désert,auquel il est contiguà l'Ouest,au Sud et
à l'Est, a toujoursété un centred'élevageextensif: moutons,chèvres,
chameaux.Les rivesde ses coursd'eau, PEuphrate,le Tigreet leurs
affluents, au prixde quelquestravaux,ne se refusaient pas à fournir de
bellesmoissons,à alimenter des jardinset des vignes.
A l'époquehellénistique, aprèsla conquêtede l'OrientparAlexandre,
la Syrie,saufla courtepériodede la monarchie d'Alexandre, n'a jamais
constituéun ensemblepolitique.La côte sud de la Méditerranée, Phé-
nicieet Palestine,tendaitversl'Egypte.Par Gaza et autresports,elle
mettaitcettedernièreen communication avec les voies commerciales
d'Arabieet la granderoutecommerciale d'Orient,celle du golfePer-
sique.La TransJordanie et la Cœlésyrie étaientle prolongement naturel
de la Phénicieet de la Palestine; ellespartageaientleursortpolitique.
Les Ptoléméesfirentun effort pour hellénisercettefractionde Syrie
qui leur étaitéchue, mais ce n'était au fondpoureux qu'uneprovince;
ce n'est pas à elle,maisà l'Egyptequ'ils consacrèrent le grosde leurs
effortspendantles cent cinquanteans de leur dominationdans ces
parages.
Tout autrefutl'attitudedes Séleucidesenversla Syrieseptentrio-
nale et la Moyenne-Mésopotamie. La Syrie septentrionaleétait le
centrede leur Empire,surtoutasiatique.Là se trouvaientleurscapi-
tales,Antiocheet Apamée; ils y fondèrent leursprincipauxports,les
héritièresde Ras Ghamra,Laodicée et Séleucie de Piérie. De là ils
commandaient les routescommerciales et tnilitairesd'Asie Mineure,
ils contrôlaient celle qui menait à leur troisième capitale,au Sud-Est,
Séleuciesur le Tigre.La sûrepossessionde la Syrieseptentrionale et
son exploitationéconomiqueaussi intensiveque possibleétaientpour
6 M. I. ROSTOVTZEFF
eux une questionde vie ou de mort.Aussiles voit-oncréersanscesse
de nouveauxfoyersd'hellénisme dans leursdomaines: les deux capi-
taleset portsméditerranéens déjà nomméset nombred'autresvillesde
populationhelléno-macédonienne, toutessituéessurles grandesvoies
stratégiques, toutes la
à têtede régionsréputéespourleuragriculture,
leurélevageou leursjardins.Aussiles voit-ontâcherd'helléniser aussi
les anciennesvilles,en y installantdes Grecset des Macédoniens, sou-
tiende leurpouvoiret base de recrutement de leurarmée.
Us poursuivent la mêmepolitiquedansle Sud,en Babylonie.Maisici
la tâcheest moinsfacile.C'avait toujoursété un pays de villes: il n'y
restaitplus place à des fondations.Il fallaitsuperposerles Grecsà la
populationexistante,réformer à la grecquele régimelocal,ce qui était
malaisédans un pays pourvude traditionsmillénaires et d'une civili-
sationoriginaleet supérieure, si différente de la grecque.La seuleville
fondéepar les Séleucidesen Babylonie,Séleucie sur le Tigre,centre
industrielet commercialimmenseaux multiplesidiomes,n'a jamais
étéleurAntiochedu Sud.
Assurerles communications entreles deux pôles de leur Empire,
entreles néo-hellénismes de Syrieet de Babylonie,étaitpourles Séleu-
cidesune nécessiténon moinsessentielleque la créationde deux nou-
vellesGréco-Macédoines au Sud et au Nord.Aussiun cordonde colo-
niesmilitaires fortifiées étendule longde l'Euphrateet le longdu
fut
Tigre. Certainess'installèrentdans les agglomérationsanciennes;
pourles autreson en créade nouvelles.
Telle était la situationau 111esiècle av. J.-G.Au 11esiècle,elle se
modifia.La liaisonentreles deux partiesde l'Empiredes Séleucides,
le Sud-Est et le Nord,futrompuepar les Parthes,qui fondèrent en
AsieleurEmpireà eux et enlevèrent à leursvoisinsleurcapitaleméri-
dionaleavec la Babylonieet une bonnepart de la Moyenne-Mésopo-
tamie.Sous le régimeparthe,sans relationsavec les principauxcentres
grecs,l'hellénismede ces pays périclitaet dégénéra.Ce ne furentpas
les Grecsqui hellénisèrent les Sémiteset les Iraniens,mais ces derniers
qui sémitisèrent et iranisèrent les Grecset les Macédoniens.
Cependant, le centre septentrional de l'hellénismesubsista; sa liai-
son avec l'Occidentet l'Asie Mineurene fut jamais définitivement
brisée.La décadencedes Ptoléméesau 11esiècleélargitmême,un mo-
ment,la Syriedes Séleucides,en lui cédantla Cœlésyrie, le pays de
la
Damas, Phénicie, la Palestine avec la TransJordanie. l'autorité
Mais
des Séleucidesne futjamais stable dans cettepartiede leur Empire.
Leurs férocesennemiset rivauxacharnés,les Romains,ne laissèrent
LA SYRIE ROMAINE 7

pas les derniers membresde la dynastiepoursuivre l'activitéhellénisa-


tricede leursprédécesseurs ni étendreleursfrontières. On connaîtla
faillitede Phellénisation en Palestine,à laquelle contribuafortement
la politiquesyrienne des Romains.Horsde Palestineaussi,les Romains
firentce qui dépendaitd'eux pourhâterla décomposition d'une mo-
narchiedéjà affaiblie. Le résultatfutque le jour où, sous Pompée,ils
envahirent l'héritagedes Séleucideset firentde leurcapitaleAntioche
celle de leur provincede Syrie,ils eurentà constaterla pertede la
Basse et Moyenne-Mésopotamie puis le morcellement de la Syrieen
quelques dizainesde menuesformations politiques: villes indépen-
dantesdu littoral; fortsroyaumesde Judéeet d'ArabieNabatéenne
au Sud ; petitesdynasties,commecellesdes prêtres-rois du Liban et de
en
l'Antiliban, Syrieseptentrionale et en Haute-Mésopotamie.
Le morcellement futcausé et inspirépar une sérieuseréactioncontre
l'hellénisme. J'aidéjà parlédes Partheset de leurdomination en Méso-
Si
potamie. puissanteque fût sureux l'influence de l'hellénisme, si pro-
fondque pût êtrele sentimentqu'avaient leurspremiersprincesde
continuer les Séleucides,leurcaractèreiranienn'en apparaîtpas moins
trèstôt : la Mésopotamiedes Parthesn'a jamais été l'héritière directe
de la Mésopotamie des Séleucides.Les Iraniensdevinrent la classediri-
geante,tandisque les Grecsfurentréduitsà la conditionqui, sous leur
autorité,étaitcellede la couchesupérieure de la populationsémitique
des villes.
La réactioncontrel'hellénisme ne futpas moinsvigoureusedans la
Palestinedes Macchabéeset des Asmonéens.C'est un faitconnusur
lequel il est inutiled'insister.Nous sommesbien moinsdocumentés
sur les petitsdynasteset roiteletsdu Liban, de l'Antilibanet de la
Syrieseptentrionale, maisil est permisde supposerqu'à l'origineeux
aussi s'appuyèrentsur les élémentssémitiques,et non grecs.Aucun
d'eux,en toutcas, ne futun hellénisateur conséquent.
Avecl'annexionde la Syriepar les Romains,les choseschangèrent.
Pompéeet ses successeurs, les premiersgouverneurs du pays,et avec
eux le Sénat, comprirent aussitôtque leursalliés ne seraientpas les
Sémites,maisles Grecs,et que la seulepolitiquepossibleétaitde con-
tinuerl'œuvreentreprise par les Ptoléméeset les Séleucides,c'est-à-
direPhellénisation toujoursplus pousséeen étendueet en profondeur
de cettenouvelleprovince, si disparateet si étrangère à leurmentalité.
Cettehellénisation, le gouvernement romaintentad'abordde l'opé-
rerparl'entremise des roiteletset dynastesdontil avait hérité.Le sys-
tèmen'étaitpas neuf.On l'avait appliqué,et non sans succès,en Asie
8 M. I. ROSTOVTZEFF

Mineure,en Thrace,dans les pays alpins,en Afrique: on avait ainsi,


grâceà des roisvassaux,helléniséet romaniséune bonnepartdes nou-
velles provinces,en les habituantà une vie urbaineencoreignorée
d'elles.Mêmepolitiqueen Syrieet en Arabie.La dynastieiduméenne
d'Hérodele Granden Palestineet dans certainespartiesde la Syrie
- Hérodelui-même,HérodeAntipas,AgrippaIeret AgrippaII - et
les derniersprincesde la dynastienabatéenneà Pétra avaientbeau-
coup travailléà l'urbanisation et à l'hellénisationde la Judée,de l'Ara-
bieet des régionsvoisines.Ce n'étaitpas nonplusuneennemiede l'hel-
lénismeque la reinedu commercedans le désert,la richeet puissante
Palmyre,qui s'agranditpar les soinsdes Romains,bien que l'élément
dominantn'y fût pas grec,mais sémitique.Nous pourrionsen dire
autantdes tyrans,dynasteset roiteletsultérieursde la Gœlésyrie et
de la Syrieseptentrionale ou orientale,en particulierdes Sampsicé-
ramesd'Ëmèse en Syrieet de la dynastiesemi-iranienne de la Comma-
gène.
A ces roiset roiteletsopulentset éclairés,la Syriedut nombred'édi-
ficesexquisdontle caractèreorientalse pare de dehorspresquehellé-
niques. Les constructeurs de Pétra,Bostra et Sia en Nabatée, de la
Palmyre des Iers sièclesavant et après J.-C, des villeset des temples
de la Palestineiduméenneet de la Syrieseptentrionale, ont apporté
leurintéressante contributionau progrès de l'architecture
et de l'orne-
mentation ; ils ontdécouvertdans les artsune languecommuneintel-
ligible aux Grecsde Syrieet aux Hellènessémitiséscommeaux Sémites
hellénisés.Nous sommesencoreloin de pouvoirappréciervéritable-
mentleursœuvres.Il s'écouleraencoreun tempsassez longavant que
nous comprenions l'architecturedu templede Bel à Palmyrex l'ori-
ginalitéde ses sculptureset de ses formes, la puissancedes sculptures
de Nimroud-dagh en Commagène,l'élégance maniéréedes premiers
monuments romainsde Pétra et des autresvillesnabatéenneset sur-
tout le style et le rythmedes édificesiduméensrépandus à tra-
vers la Palestineet la Syrie.Cet art,il fautl'étudiernon seulement
dans les monumentsde cette époque vassale, mais aussi dans l'in-
fluencequ'ils ont exercéesurl'architecture plus imposante,colossale,
de la Syrieromaineà la findu iersiècleaprèsJ.-G.et pendantles deux
sièclessuivants; plustardencore,sur l'infinie variétédes monuments
de la Syriechrétienne.
Cependantl'époque des princesvassaux avait prisfin: ce fut,sous
analysedessculptures
1,Voirl'excellente Syria,15 (1934).
du templede H. Seyrig,
LA SYRIE ROMAINE 9

Tibère,Claude,Vespasienet Trajan,l'ère des annexions,des légatset


des procurateurs. La Syriedes 11eet 111esièclesaprès J.-G.est divisée
en plusieursprovinces, qui ne sontpas le produitde la fantaisiebureau-
cratiqueromaine, mais bienl'héritagedes traditionsd'un passé sécu-
laire. Peu à peu,la lourdeet informe Syriedes débutsde la conquête
se différencie.L'ancienEmpiredes Séleucidesse désagrège,à partirde
Septime-Sévère, en deux provincessuggéréespar l'histoire: la Syrie
proprement ou Cœlésyrie,
dite noyau de Pex-Empire,avec sa floris-
santetétrapolede capitales,Antioche,Apamée,Laodicée et Séleucie,
et les nombreuses villesgrecquesou semi-hellénisées du Nord; la Syrie
méridionale, Syrie-Phénicie, comprenant, outre le littoral phénicien,
les reinesde la routedes caravanes,Damas et Palmyre.Une unité
administrative à partest formée, avec des interruptions, par la Pales-
tine,dévastéeet dépeupléedepuisles terriblesépreuvesdes tempsde
Vespasienet de Titus,puis de Trajan et d'Hadrien.La politiquede la
vassalité avait abouti, ici, à un échec. La Palestinene devintpas
grecquesous Hérodeet sousles Agrippa,et une Aelia Capitolinane fut
possiblesur les ruinesde Jérusalemque quand Vespasien,Titus et
Adrieneurentcomprisqu'une Palestinehelléniséene serait plus la
Palestinede Jéhovah.
A la place du royaumedes Nabatéensfutconstituéesous Trajan la
nouvelleprovinced'Arabie,qui engloba,pourdes raisonsmoinspoli-
tiques ou stratégiquesque commerciales et économiques,les villeset
du
villages Djebel Druse et du Hauran et quelquesvillesde Transjor-
danie,principauxlieuxde passagedes caravanes.
Enfin,après une sériede guerresacharnéeset sanglantesavec les
Parthes,les Romainsenlevèrent à ces derniersla Haute et la Moyenne-
Mésopotamieet créèrentdans ce pays de dynastestoujoursvassaux
de quelqu'unune province,peu sûreet peu durable,de Mésopotamie.
Les frontières de la SyrieRomainese hérissèrent, contreles Arabes
au Sud et contreles Parthes,plus tard les Sassanides au Sud et à
l'Est, du filbarbeléde fortset castels romains,occupés chacunpar
une solide garnison.Les soldats de ces camps, tous enfantsdepuis
Hadriende cetteSyriequ'ils avaient à défendre, subissaientla dure
école de la disciplineromaineet, quoique superficiellement, parti-
cipaientà la civilisationgréco-romaine : puis après leurs vingt ou
vingt-cinqans de service,âgés d'une quarantained'années,ils rega-
gnaientleursvillagesou s'établissaientà proximitéde leur garnison,
richesd'expérience et avec un petitcapitalcomposéde leurséconomies
10 M. I. ROSTOVTZEFF

et de la sommereçuedu gouvernement en guisede retraite.Ces vété-


ransn'étaientplus des Syriens,de pursindigènes,des Bédouinssemi-
prolétaires, des templesou de l'aristocratie
des serfs, locale : le service
militaireleuravait donnédes droits- ils étaientcitoyensromains-
et l'aisancematérielle.Ils formaient dans leurpatrieune classe privi-
légiéede petitspropriétaires.
Quellefutla politiquede Romeen Syriesousl'Empire?Les Romains
ont-ilsétédes colonisateurs et des hellénisateurs et romanisateurs cons-
cients?Ont-ilscouvertla Syrie,commeleursprédécesseurs les Séleu-
cides, d'un réseaude colonies,coloniesde soldats,de soldatsen puis-
sance,ou d'émigrants de l'Occident? Mêmeles donnéesinsuffisantes que
nous possédonssurla Syrieromainenous permettent d'affirmer que
tellene futpas la politiquede Rome. Les emigrantsdu Nordet de
l'Occident,naturellement, n'étaientpas inconnusen Syrie,mais ils
étaientpeu nombreuxet n'ontpas impriméau pays leur cachet.Les
fonctionnaires et officiers romainsne manquaientpas. Même s'ils
étaientd'originesyrienne, ils n'étaienten Syrieque des hôtes de pas-
sage. Gommeleurssuccesseursanglaisou français,à de raresexcep-
tionsprès,ils étaientétrangers à la populationindigène.
Des soldatset sous-officiers, il a déjà été question.Depuis Hadrien,
nous l'avons dit, presquetous les hommesdes unitéscantonnéesen
Syrieétaientnatifsde la région.Ni pendantleur service,ni après,ils
ne perdaientle contactavec leur patrie.Leur conditionsociale,poli-
tique et économique,aprèsleurlibération,n'étaitplus celle d'avant,
maisils n'étaientpourtantpas des colonsvenusdu dehors.Leur évolu-
tion s'était accomplieen Syrie.C'étaientdes Syrienset ils le demeu-
raient.On peut en penserautantdes sous-officiers ; raresétaientceux
qui s'établissaient en Syriesansy êtrenés; la plupartrentraient tôtou
tarddans leurpatrie.Ceux qui restaienten Syrieaprèsleurtempsde
serviceétaientsurtoutles originaires du pays.
Le nombredes marchands,industrielset artisansde provenance
étrangère,était infime.Commentun Grec,un Italien,un Celte,un
Africainauraient-ils rivaliséavec un concurrent du cru?Tout le com-
merceet toutel'industriede Palmyreétaiententreles mainsdes indi-
gènes.Ce futle contrairequi se produisit: l'Empiren'envoyapas de
marchandsni d'artisansen Syrie,mais les marchandssyriensinon-
dèrentl'Empireet se répandirent, en groupesfermement unis par la
et la
religion langue, à travers l'Italie,l'Espagne, la Gaule, la Bretagne,
le longdu Danube et du Rhin.
Quant à une immigration agricole,inutiled'en parler.Le temps
LA SYRIE ROMAINE 11

étaitpassé où l'Italie et la Grècemanquaientde terreset souffraient


de surpopulation. Le sol abondaitdans l'Ouestet le Nordde l'Empire.
Il y avait plutôtdisettede main-d'œuvre.
Ainsi,ce ne futpas par la colonisationque les Romainstentèrent
d'helléniser ou de romaniser la Syrie.D'une façongénérale,je ne vois
pas trace d'hellénisation ni de romanisationconscientes,sauf peut-
êtreau débutde l'Empire,quand l'arméede la provincene se recru-
tait pas encoresur place et que les vétéransétablis en Syrie pro-
venaientd'Italie ou de l'Ouest de l'Empire. Néanmoins,durantla
périoderomaine,l'hellénisationet en partie la romanisationfirent
d'énormesprogrès.Il suffitpour s'en convaincrede considérerles
milliersd'inscriptions trouvéesen Syrie.Le nombredes textessémi-
tiques, sauf à Palmyre,est insignifiant au ier-iiiesiècles.La plupart
et de beaucoup,sontrédigésen grec,quelques-unsen latin.La langue
de la Syrieromaine,de Bostra aux frontières de l'Asie Mineureet
d'Antiocheà PEuphrate,était le grec.C'était,en toutcas, la langue
écrite,sinonparlée,desmillionsd'hommesqui habitaientles provinces
syriennessoumises.L'enseignement, naturellement, était grec et le
resta.Écrireet parlerle grec,c'étaitappartenirà la classesupérieure.
Quiconquen'écrivaitpas le grecn'écrivaitd'ordinaireaucunelangue.
Grecqueencoreétait la languede l'architecture, de la sculptureet
de la peinture.L'art ancien,d'avant les Grecset les Romains,n'avait
pas péri. Il était dans le sang de la population.Mais les templesdes
dieuxindigènesétaientconstruits selonle canongrecà peineorienta-
lise, décorés de sculpturesgrecques,médiocreset maladroites, surtout
dans les campagneset les petitesvilles,ornésde peinturesgrecques,
dontquelquestraitsseulementtrahissent l'origineorientaleet le goût
orientalde l'artiste.
Helléniséecommeelle l'était,la Syrieromainea faitégalementde
grandsprogrèsdans la voie de l'urbanisation,sauf du point de vue
politique.Nousverronsplustardque les nouvellesfondations urbaines
ou les transformations des villages en villes sont rares en Syrie à
l'époqueromaine,surtoutdans la Syriedu Nord.Mais les villeset vil-
lages de la Syriede l'époque hellénistique s'agrandirent sous la domi-
nationromaine,et ceux des villagesqui n'étaient à l'époque hellénis-
tique que des hameaux informesont été transformés en véritables
petitesvilles,bienbâties,avec de beaux édificespublics,des ruespa-
vées et des marchésbien organisés.Ce sont les ruinesencoreexis-
tantesdes villes,villageset templesde la Syrie qui attestentcette
transformation rapide.
12 M. I. ROSTOVTZEFF

Jeparleraide ces ruinesdans les chapitressuivants.Ici je ne citerai


que les exemplesles plus frappants.Ce n'est que par l'œuvreromaine
que nouspouvonsexpliquerun phénomènecommela stupéfiante ville
saintede Baalbek (Héliopolis),avec sa suitede templesd'une harmo-
nieusemajestéet d'une curieusesymétrie, avec sa statuecolossalede
- -
JupiterHéliopolitain le Hadad indigène au centrede la cour de
son templepuissant,avec les sculpturesexquisesdu templede son
épouseAtagratis,avec les lignestendresdu templeronddu troisième
membrede la Triade sacrée.Seule l'œuvreromainepeut expliquerla
merveilleuse visionde l'enceintedu templed'une petitedivinitévilla-
geoise,le Jupiter du hameaude Baetocecedans les montagnesqui en-
tourentla citécommerciale phénicienne d'Arad,dansl'actuelHosn Es
Soleiman.Les pierresde cetteenceintesont colossales,les sculptures
et les lignesde ses quatreportesexquises,et le petittemplequi est au
milieuferaithonneurà n'importequellevillede l'Empire.Or,toutcela
a été élevéà leursfraisparles modestescultivateurs et jardiniersd'un
village de serfset de « possédés » du Baal local, maître et seigneurdont
le bethylese dressaitdansle saintdes saintsdu temple.J'auraià parler
encore des templesadmirablesdu Hauran. Je mentionnerai ici des
tombesmonumentales des propriétaires de l'endroit,pourla plupartde
simplesvétérans,dontles pareilsse rencontrent dans toutela Syrieet
dontla masse,l'harmonieet l'élégancesuscitentencoreaujourd'hui
l'étonnement et le respect.
Cettegrandeœuvreromaineen Syrie,commentl'expliquer?Si elle
n'étaitle résultatni d'une urbanisation ni d'une colonisation systéma-
tique, quelle était donc la cause de cette transformation? Il n'y a
qu'une explicationpossiblede ce phénomène.C'est la paix romaine,
assuréeà l'agriculture, à l'industrieet au commercepar l'arméero-
maine,qui gardaitbienles frontières et les voies caravanières, et par
l'administration romaineau servicedes empereurs, de l'Empireet de
la patriequi, du faitde son existencedurable,a donnéun essormer-
veilleuxet inespéréà l'agriculture, à l'élevage,à la viticulture,au com-
merce.C'est elle qui a crééla prospéritédu pays qui, sous pression
administrative, a imposéà la populationune existenceplus civilisée,
pluscomplexe,plusraffinée, qui, pourle mondeancien,étaitune exis-
tenceurbaineà la modehellénique.
Je me permettraimaintenant,après ce brefexposé historique,de
tracerquelquesesquissesde la vie et des mœursde certainesparties,
mieuxconnuesque d'autres,de la Syrie.romaine.
LA SYRIE ROMAINE 13

II
La Syrie septentrionale a l'époque romaine
Je l'ai déjà noté, la Syrie septentrionale à l'époque hellénistique
étaitle noyaude l'Empire des Séleucides. La Cyrrhestique - avec les
-
citésde Cyrrhuset de Berœa,aujourd'huiAlep les régionsd'An-
tiocheet d'Apamée,de Laodicée,rivaled'Antioche,et de Séleucieen
Piérie,étaientpourles Anciensune secondeMacédoine,la Macédoine
asiatiquede l'Oronteet des Séleucides.Cetteidée était-ellejuste,nous
l'ignorons: elle a pour elle les nomsmacédonienset dynastiquesdes
villeset le fondgrecque conservala civilisationde toutela Syriesep-
tentrionalejusqu'au viie siècle après J.-C.Mais la périodehellénis-
tique a laissélà peu de vestiges: ils ontété bientôtdévoréspar l'essor
des tempsromainset byzantins.La pierreest moinsdurableque l'ar-
gile et les briques: toujoursutilisable,elle tenteles constructeurs et
passe d'un édificeà l'autre. Les architectes de l'ère romaine traitèrent
les monumentshellénistiquescommedes carrières ; les leurs furent
traitésde mêmeà l'époquebyzantine.Ces deux époques,richeset am-
bitieuses,ne se bornèrent pas à transformer, mais bâtirentdu neuf,
grattant les ornements et les inscriptions pour graverles leurs à la
place. Voilà pourquoi on trouve si peu d'édificesde l'époque hellénis-
tique ou proto-romaine en Syrie; voilà pourquoi,pour des milliers
d'inscriptions de date tardive,on n'en a que quelques dizaines des
débutsde la conquêteromaineet quelquesunitésde l'époque hellénis-
tique. Quelques templesfontexception: on préféraitconstruiredes
églises entièrement neuves, plutôt que de convertiren églises les
templespaïens.Aussivoit-onsouvent,en facede ruinesd'églises,des
ruinespresqueintactesde templespaïens.
Quoi qu'il en soit,la Syriehellénistique, mêmesa capitaleAntioche
sontpournous des énigmes.La richeproductionlittérairede l'hellé-
nismesyrien,qui ne s'étaitjamais distinguéepar ses qualités,n'a pas
survécu.Les fouillespratiquéesdans les ancienscentres,commeAn-
tiocheet Apamée,n'ontencoreriendonnéet,je le crains,ne donneront
jamais rienqui puissenous éclairersurl'ère hellénistique de leur his-
toire.
Nous n'en savonspas davantagede la Syrieproto-romaine. La lit-
tératureimpérialene s'y intéresseguère; la littérature locale, incon-
sistante,futéphémère.Peu de ruinesà la surface: Baalbek, quelques
templesde villages,des pontset des routes,quelquesmonuments funé-
14 M. I. ROSTOVTZEFF

raires,voilà tout ce qui a subsisté.Il a été entrepris peu de fouilles.


Baalbek a été étudiésérieusement par les Allemandset les Français.
Quelquesinvestigations ont été faites à Séleucieen Piérie.Les Belges
ont eu de brillantsdebuts à Apamée. L'extensionactuellede Bey-
routhet de Damas a un peu relevél'idée que nousnousfaisionsde ces
villes à l'époque romaine.Enfin,on a commencéà Antiochedes
fouillesqui n'ont pas encoreapportégrandsrésultats: le sol spon-
gieux de la vallée de l'Oronteet la longuehistoirede la capitale sy-
riennerendentla tâchemalaisée.Tout cela ne suffit naturellement pas
à nouséclairersurla vie de ce pays à l'époqueproto-romaine.
Par contre,sur les époques récenteset byzantinenous sommes
admirablement documentés.La littérature païennede Libaniuset de
Julienou chrétienne de Jeand'Antioche,les sourcesde Malalas,par-
tiellementpaïennes,ont été très répandueset beaucoup lues. Une
grandepartieest parvenuejusqu'à nous. Dans les régionsrocailleuses
avoisinantAntioche,Apamée,Beroe (Alep), sur un petit espace en
somme,se dressentencoreaujourd'huiles ruinesfortbien conservées
de plus de centvilles,villages,égliseset monastères.La Syriebyzan-
tinefutaussi richeet ambitieuseque la romaine,les architectes chré-
tiensaussi habileset aussi abondammentpourvuspar les donateurs
que leursprédécesseurs païens. La Syriebyzantineest pour nous un
la
livreouvert, Syrie romaine un livreclos'
A cette époque romainetardiveou proto-byzantine, voici ce qui
nousfrapped'abord.Là où maintenant de maigreshameauxse logent
en de vastes ruines,prospéraient jadis des bourgsopulentsavec mar-
ché- un véritablesoukd'aujourd'hui- bains,clubs(on les appelait
alors andron),égliseset monastèresde solide appareilet bien ornés,
quantitéde maisons,fermes, villas,surtoutà la périphérie,supposant
une vie économiqueactive, des champscultivés,des vignobles,des
jardinsd'oliviers,des pâturagesau nombreuxbétail.Autrepreuveélo-
quentede ce haut degréde prospérité : les monuments funérairesmas-
sifset de formesvariées,parfoisimprévues,pyramidesà large base
rectangulaire, piédestauxélégantsà deux colonnes,chapellesde style
classique, immenses et lourdssarcophages,salles creuséesdans le roc

1. Le livretoutrécentdu P. J. Mattern,S. J.,A traversles villesmortesde Haute-Syrie


(Mélanges de VUniversité
Saint-
Joseph,XVII, fase.1, 1933),permettra au lecteurde par-
courir lesplusimportants
avecl'auteurlessitesarchéologiques de la Haute-Syrie.La lecture
de cetouvragepeutêtrecomplétée parl'étudede la bellepublication du voyagearchéolo-
giqueaméricain la Syriedu Nord: on y trouvera
à travers de trèsbellesreproductions de
monuments.
LA SYRIE ROMAINE 15

et précédéesde cours,le toutabondamment ornéde sculptureset sans


doutede peintures.
A ces villagesde la régionmontagneuserépondaientcertainement
ceux de la plaine.Mais là, tout étaitd'argile: des fouillessontnéces-
sairespouren fairerevivrela physionomie. Des ruinescommecellesdu
grandvillage d'El Anderin (Andèron) dans le désert,avec ses églises
de pierreet ses collinesenceintesd'un murde défense,collinesformées
de débrisde constructions d'argile,donnentà penserque ces villesou
bourgsde terrebattuen'étaientpas moinsimposantsque leursvoisins
bâtisde pierre.De pareillesruinessontrares,car la plupartdes agglo-
mérations de la richeplainequi s'étendau sud d'Alepn'ontpas connu
les mêmesinterruptions de vie civiliséeque la régionmontagneuse.
Sur l'emplacement des habitatsantiques,on trouveencoredes bourgs
ou des villesarabes. C'est partout,dans cetteplained'Alep,le même
phénomène. A côtéde l'agglomération moderne,amas de bâtissesd'ar-
gileen forme de ruches, se dressent un ou plusieursmonticulesou tell,
dontl'ouverturenous permetde suivrel'évolutionde la vie agricole
depuisles tempspréhistoriques jusqu'aux époquesbyzantineet arabe.
Peu de ces tellont été fouillés,et encoreles archéologuesn'y ont-ils
cherchéque les âgesles plusanciens.Périodeshellénistique, romaineet
byzantinen'étaientpoureux que des obstacles: ils ne leurontaccordé
que peu d'attention.
Les ruinesde la zoneaux constructions de pierreajoutentune admi-
rableillustration au tableausocial,économiqueet moral,tracépar les
auteursmentionnés plus haut. Des villes immenses,opulentes: An-
tioche,Apamée et autres.Une populationde négociantset d'indus-
triels,maissurtoutde propriétaires fonciers,garnissant de leursfermes
et de leursvillasles centaines,sinonles milliersde villagesdépendant
de ces villes.Ces richespropriétaires y résidaientde tempsà autre :
mais c'étaientsurtoutdes fermes, dontles étagesinférieurs abritaient
pressoirs et caves à vin et à huile,étables,magasins de matériel agri-
cole. Les maîtreset leursintendants, esclavesou hommeslibres,occu-
paientles étagessupérieurs, spacieux,inondésd'air et de lumière,avec
vérandaset balconssupportéspar de beaux portiquesou galeriesen
façade. Rien ne nous dit si ces propriétaires possédaientun grand
nombrede serfs,des centainesou des milliersd'esclaves.Les écrivains
du tempsparlentsouventdes classes inférieures et moyennes,petits
artisans,petits marchands,prolétairesurbains,campagnardsaux
gagesdes propriétaires richesou aisés. Nous sommesprévenusde la
16 M. I. ROSTOVTZEFF

dureconditiondes ouvrierssalariéset des fermiers, de leurméconten-


tementcroissant.Mais de serfset d'esclaves,pas un mot. Il est clair
qu'en Syrie,exceptéles domainesdes grandstemples,avec leurs« pos-
sédés»,serfsdu Dieu, et de leurssuccesseurs, les églisesou monastères
chrétiens, le colonat n'étaitpas un phénomènecourant.
La Syrie était alors fortpeuplée,beaucoup plus qu'aujourd'hui.
Nous n'avonspas de chiffres, maisil suffit
de dresserla listeapproxi-
mativedes lieux habités,de mesurerla superficie des ruinesou seule-
mentde quelques-unes, de visiterles restesfameuxde Qalaat Séman,
où vécutet enseignasaintSiméonStylite,avec ses églisescolossaleset
son faubourgde Deir Séman,où des suitesde monastères et d'hôtelle-
riesprivéesou appartenantaux églisesévoquentdes milliersde pèle-
rins,pour avoir une idée de la densitéde la populationau début de
l'époque byzantine.De nos jours,ce n'est pas seulementla zone mon-
tagneuse,jadis touteen jardins,vignobleset bosquetsd'oliviers,qui
s'est vidée,sans doute pour avoir été déboiséepar l'inintelligence, la
légèreté et le vandalisme de ses habitants la
; plaine a subi le même
sort.Bien des champsfertiles sontchangésen désert; ailleurs,l'inten-
sité du travaila diminué,et d'autantle rendement et la densitéde la
population.
Ce qui précèdeconcernela Syriebyzantine.Le tableau est-iltrès
différent pourla Syrieromainedes troispremierssièclesaprès J.-C?
A certainségards,oui. La Syrieromainene songeaitpas à la sécurité
de ses agglomérations. Sous l'èrebyzantine,chaque villa ou groupede
: le brigandageet les attaques à main arméesévis-
villas est fortifié
saient,malgrél'excellenteorganisationdes frontières. Sous les Ro-
mains,mêmeles villes n'étaientpas toutes fortifiées;les ouvrages
qu'on y trouvedatentd'avaút l'Empire,ou bien d'une époque tar-
dive. Les deux premiers sièclesde l'ère chrétienneontété un tempsde
paix pourla Syrieseptentrionale. Parthes,aprèsle Iersiècleet jus-
Les
qu'aux Sassanides,interrompent leursincursions.Les Arabeshésitent
à prolongerles leurs,depuis qu'elles leur attirentde cruellesrepré-
sailles.En outre,les Romains,commeaujourd'huiles Français,étaient
bien informés de ce qui se passait au désertet avaientremarquable-
mentorganiséla protection des routes,dontusaientles Arabesà la fois
pourleursdéplacements saisonniers,pourleurcommerceet pourleurs
razzias.C'étaientdes archerset des méharistes indigènesqui servaient
dans cettepolice et les scheiksvassaux de Rome savaientcomment
pacifierleurscompatriotes.
Nous ne seronspas loin de la vérité,si nous disonsque, sous les
LA SYRIE ROMAINE 17
autresrapports, la Syrieromaineressemblait fortà la Syriebyzantine.
Nous avons un témoignage, peu clair,il est vrai,sur la densitéde la
population.Un subordonnédu fameuxSulpiciusQuirinius,qui fitle
recensementbien connu par l'Évangile, avait compté à Apamée
117,000citoyens,sans doute avec les femmeset les enfants.Une ins-
criptionen son honneurnous l'apprend.Évidemment, il ne s'agit pas
de la ville seule,mais aussi de tous les villageset villas de son terri-
toire,sans doutefortétendu.On peutdoncaffirmer que l'époquehellé-
nistiquelégua à Rome une population dense et aisée. Le recensement
laissaitd'ailleursde côtéet les indigènes,ouvriers,artisans,etc., qui
n'avaientpas le droitde cité,et les citoyensromains,Syriensou immi-
grants,et les soldatsde la garnison'
J'ai déjà noté que les ruinesde la premièreépoque romainesont
rares.Maisles monuments conservésparhasardne sontni pluspauvres
ni moinsimposantsque ceux de l'époque chrétienne.Le templede
Baalbek est un digne émule du monastèrede saint Siméon. Tels
étaientsans doute aussi les grandstemplesqui n'ont pas survécu,
commecelui d'Hiéropolis-Bambyce, décritpar Lucien, ou le grand
templed'Émèse. Les monumentsfunéraires romains,dont beaucoup
sont encoredebout,attirantl'attentiondes touristeset des archéo-
logues,ne le cèdenten rienaux monuments byzantins.
Dans quelle mesureles villas sont-ellescaractéristiques de l'époque
proto-romaine, c'est difficile
à dire. Les quelques donnéesque nous
possédons,inscriptions et ruines,permettent de supposerque la pro-
priété foncière était moins concentrée entre les mains d'un petit
nombrede propriétaires. L'habitanttypiquedes villageset le proprié-
tairede l'époque n'étaitpas le groscapitalistedes capitales,mais le
vétéran,l'ancien soldat légionnaireou auxiliaire,parfois,au début,
originaired'Italie ou des provincesoccidentales,parfois,plus tard,
indigène,paysansyrien.Rentrésdans leursfoyersou résolusà s'éta-
blirà proximité de leurvieillegarnison,ces vétéransconsacraient à la
terreleur capital,leur expérienceet l'instruction reçue sous les en-
1. On trouverale textede cetteinscriptiondans Dessau,Inscriptions latinaeselectae,
n°2683,oudansle Corpus InscriptionumLatinarum, vol.III, n° 6687.L'inscription,
quia été
copiéeà Veniseau xvnesiècle,a longtemps passépourunefalsification dueà un antiquaire
du temps.Mommsen a consacréun articlespécialà sa réhabilitation
et depuiselleestgéné-
ralement tenuepourauthentique. Les doutestoutrécemment exprimés à ce sujetpar des
savantscompétents ne meparaissentpas fondés.Au xvnesiècle,onneconnaissait pas assez
militaire
l'organisation romainepourpouvoirrédiger un texteaussipeu banal,et dontles
données necontredisent paslesnotionsplusprécises que nousavonsacquisesdepuissurPor-
ganisation militaire
del'Empireromainau iersiècleaprèsJ.-G.
Rev. Histor. CLXXV. 1er fasg. 2
18 M. I. ROSTOVTZEFF

seignes.Ils aimaientleur patrie et en étaientfiers; ils consacraient


d'assez grossessommesd'argentaux édificespublics,aux temples,à
l'adductiond'eau, à l'amélioration des chemins.Le gouvernement ré-
pondait à leursdésirset prêtaità la Syrie ses techniciens et ses experts,
membresde cettemêmearméeomnisciente et partoutprésente.
Commela Syriede la premièreépoque byzantine,la Syrieproto-
romaineétaitpays de villagesplutôtque de villes.Les villesy étaient
rareset la pluparthéritéesde l'âge hellénistique ou de tempsplusrecu-
lés encore.Chacunepossédaitun immenseterritoire, non seulement
celles de créationgrecque,mais aussi les plus anciennes,les villes-
templesqui étaientsouventà la foisvilles de caravaneset de com-
merce,commeHamath,Epiphania,Émèse. Ce territoire se divisaiten
un nombreinfinide centresrurauxet de hameaux (x&piaiet sTrotxia),
dontbeaucoupne le cédaientguèreau chef-lieu en éclatet en richesse,
par la beauté des édificespublicset des temples.Dans d'autrespro-
vinces, où l'Empire encourageaitconsciemment l'urbanisation,ces
bourgs eussent été promus villes.Mais en Syrieseptentrionale les Em-
pereursne se montrèrent pas urbanisateurs. Ils conservèrent les villes
existantes,ils leur conférèrent les droitsdes cités romaines,mais ils
n'en créèrentpas d'autres.Estimaient-ils le pays suffisamment urba-
nisé par les Séleucides,ou bien voulaient-ils s'attirerainsiles sympa-
thiesdes grandesvilles,nous l'ignorons.Mais le fait est significatif.
Les Empereursromainsn'ontpas partoutété urbanisateurs, ni à tout
Ils à
prix. appliquaient chaqueprovince politique une réfléchie,en rap-
port avec son passé et son présent '
Des autresrégionsde la Syrieseptentrionale, il faut distinguerla
Commagènemontagneuse, avec son passé gréco-iranien et sa dynastie
gréco-iranienne, maintenue jusqu'au moment où, sous les Flaviens,
elle futdéfinitivement en de
changée partie province romaine et son
territoire diviséentrequatrevilles.Nous connaissonsmal la Comma-
gèneromaine.Elle présentaitpourl'Empireun intérêtpurementmili-
taireet tous ses édificesde l'époque,par exempleun pontsurle Pei-
lam-sonprèsde Kiahta,en témoignent. Il estprobableque la structure
économique et sociale du pays, l'exceptionde l'urbanisationforcée,
à
demeuracelledontles bases nous sontsi bienconnuespar les inscrip-
1. On trouverades donnéessur les villages de la Syrie du Nord dans le livre utile de G.
McLean Harper,Jr., Village administration in Syria (Yale Classical Studies,I, 1928, p. 105
et suiv.) ; dans monlivresur VHistoiresocialeetéconomique de VEmpireromain(éd. italienne,
p. 322 et suiv.) et dans l'articlede F. Gumontsur la Syrieromaine,dans CambridgeAncient
History,vol. XI.
LA SYRIE ROMAINE 19

tionsphilosophico-religieuses de sonroi,vassal de Rome,AntiochusIer


(iersiècleavant J.-C), qui couvrittoutela Commagènede monuments
dédiésà son culteet au cultede ses ancêtres: il prétendaitdescendre
par les hommesde Cyruset Darius et, par les femmes, d'Alexandre
le Grandet Séleucus1.Aujourd'huiencore,au sommetdu Nemroud-
dagh,se dressesontertrefunéraire, avec,sursesdeuxflancs,les plates-
formes sacréesà cielouvertoù il vénéraitses dieuxgréco-iraniens (Or-
muzd-Zeus, Mithra- Art
Apollon, agn-Héraclès) et ses aïeux gréco-ira-
niens.
Les ordresconcernantl'établissement de ce culte dynastiquecon-
tiennentnombred'indicationssur la vie et la structuredu pays. Un
roi-prêtre,maîtredu pays et propriétaire du sol, des templesproprié-
tairesd'esclavesmâleset femelles,des villagesde serfs,voilàles traits
essentielsdu régimeéconomiqueet socialde la Commagèneavant l'ar-
rivéedes Romains.Quellesmodifications y apportal'urbanisation ro-
maine, nous l'ignorons ; maisce qui est c'est
certain, le
que pays ne fut
jamais profondément ni essentiellement helléniséet urbanisé.Comme
ses voisinsle Pontet la Cappadoce,il restaun pays de champs,de bois
et de pâturages,de pasteurs,chasseurset cultivateurs, de temples,de
grands domaines et de villages.

III
Phénicie, Palestine, Liban et Antiliban, Transjordanie
Les grandescités phéniciennes de la côte : Arad, Byblos,Beryte,
Sidonet Tyr,ontdepuislongtemps perduleurcaractèrepurement phé-
nicien.Déjà avant Alexandre,des relationscommerciales ininterrom-
puesavec la Grèceavaienteu pourconséquences l'installationdans ces
villesde beaucoupde Grecset leurhellénisation : le vieuxpenchantde
l'Égéideversla Syriene s'étaitjamais démenti,il acquit une vigueur
nouvellesous la monarchieperse,surtoutdans les périodesd'affaiblis-
sementde l'élémentiranien,quand la tendanceuniversaliste prédomi-
nait sur la tendancenationaliste.L'époque hellénistiquene fut pas
particulièrement favorableà la Phénicie: sous les Ptolémées,ses villes
se trouvèrent incapablesde concurrencer Alexandrie; quant aux Sé-
leucides,ils préféraient
dirigerle commerce surleursportsdynastiques

1. Les inscriptionsd'AntiochusIer de NemroudDagh et d'autres lieux de la Gommagène


ont été réimprimées toutrécemmentpar L. Jalabertet R. Mouterde,Inscriptionsgrecqueset
latinesde la Syrie,I (1929).
20 M. I. ROSTOVTZEFF

du centrede l'Empire,Laodicée et Séleucie.Les villes phéniciennes


conservaient d'ailleursleurrôlemilitaire, et Sidonfuttoujoursle point
d'appui des Séleucides sur la côte. Bientôt cependant,sous la pression
de Rome,ils furentobligésde faire,ici encore,une concessionaux exi-
gencesdécentralisatrices et d'accorderaux citésmaritimesune auto-
nomiequasi absolue.
A l'époqueimpériale,les villesphéniciennes participèrent naturelle-
mentaux bienfaitsde la pax romana.C'est alors que Sidon redevint
non seulementun grandcentrecommercial, mais aussi et surtoutun
centrede grandeindustrie.Elle inondaun momentles marchésimpé-
riauxde sonverre,qui, commede juste,régnaiten Syriemalgréla con-
currence des fabriqueslocalesde moindreenvergure. Si singulier
que ce
soit,personne n'a encore à
songé opérer une classification sérieusedes
verressyriens,à établirleurchronologie, à préciserles centresde pro-
duction.Les marquesde Sidon peuventrendreici de grandsservices.
Nonmoinsremarquableétaitl'industrie destissus,surtoutde pourpre:
jusqu'à une époquetardive, produitsde Sidonn'ontpas eu de con-
les
currents.Les découvertesde Palmyreet de Doura nous donnentune
idée assez précisedes tissusde l'époque romaine.Les richesétoffes de
Chineallanten Occidentpassaientpar Palmyreet une partiey restait:
il seraitinstructif de savoirs'il n'y avait pas un courantinversed'Occi-
denten Orient, dont les témoinspourraient êtreles objets du Iersiècle
après J.-C.trouvésrécemment dans les tumulide Mongolie1.Enfin,
une troisièmespécialitéphénicienne, les bijoux d'or et d'argentornés
de pierresprécieuses, restaflorissante sousles Romains.Il fautregretter
qu'on ait si peu étudiéla joailleriesyriennedes périodeshellénistique
et romaine: les matériauxne manquentpas. On les trouve,dans les
grandsmuséesd'Europeet d'Amérique, noyésdans la massedes objets
analogues d'autres provenances ; mais les muséessyriens ne contiennent
que des articles la
syrienset, pour plupart, de travail manifestement
syrien.En les confrontant avecles richescollections d'articleségyptiens
d'Alexandrieet du Caire,on pourraitreconnaître les particularitésdes
uns et des autreset leurplace relativesurles marchéseuropéensaux
diversesépoques.
La Phénicieexportaitdes produitsmanufacturés à la foisversl'Oc-
cident,sur les marchésméditerranéens, et versl'Orient,en Syrie,en

1. Sur les tissusde Palmyreet de Doura de l'époque romaine,voir R. Pflster,Textilesde


Palmyre,1934,et Rev. des Artsasiatiques,8 (1934) ; p. 84 et suiv., comparerson analyse des
textilesde Doura dans Yale Dura Expedition,preliminaryReport,VI (en cours de publica-
tion).
LA SYRIE ROMAINE 21

Mésopotamie et peut-être plusloinencore,chezles Parthes,dansl'Inde


et en Chine.Les industriels phéniciens étaientbien servispar les mar-
chandsphéniciens. Leuractiviténe se ralentitpas sousles Romains.La
preuveen est dans la diasporacommerciale phénicienne en Occident,
dans les coloniestyrienneset sidoniennesde tous les grandscentres
commerçants de l'Empire,et aussi dans la diffusion des cultesphéni-
cienset syriens, celuid'Adonisprincipalement.
La politiquedes Romainssurle littoralphénicienne nousparaîtpas
claire.Ils choisirent pourcentre,pour appui de leurdomination, non
pas une villeancienneet riche,maisl'insignifiante Béryte(Beyrouth),
qui se trouva romanisée dès les débuts de la conquête,devintcolonie
romaineet résidencede nombrede vétéransromainsdes troislégions
de Syrie.
N'oublionspas que les villesen Phénicien'étaientque la façade: par
derrière s'étendaientleursvastesterritoires, avec des centainesde vil-
lages, des jardins, vignobles, plantationsd'oliviers.Cet hinter-
des des
land s'enfonçaitfortloin dans les montsdu Liban et de PAntiliban.
Le territoire de Sidon rejoignaitcelui de Damas, autregrandcentre
industriel et commercial.
Le détaildu régimeéconomiqueet socialde la Phénicienouséchappe,
malheureusement. Peu d'inscriptionshellénistiques et romaines.Ves-
tigesarchitecturaux partout,à Byblos,à Sidon,à Béryteet plus loin
versle Nord,mais disperséset peu étudiés.Il ne ressortpas de là un
tableau de la vie phénicienne. Au-dessousgisentles restesde la Phé-
niciephénicienne : au désespoirdes archéologues,les colonnesromaines
se dressentsurles ruinesd'époquesplus anciennes.
Le prolongement directde la Macédoinedes Séleucidesversle Sud
étaitla régioncompriseentrele Liban et PAntiliban, la richevallée et
les pentesdes montagnes. Cetterégionse rattacheétroitement à la Pa-
lestineetà la Decapóleau Sud,à l'Est au territoire de Damas, au Nord
à celuid'Apamée.Elle n'a jamais joué un grandrôledans l'histoirede
la Syrie,mais possédercettepartiede la Cœlésyrieétaittentant: elle
étaitricheet situéesurles grandesroutesdes caravanes.Voilà pourquoi
tantde guerresde l'époquehellénistique sonten rapportavec la Cœlé-
syrieet pourquoielleest si souventnomméedans nos sources.Elle n'a
jamais donnénaissanceà de grandscentrespolitiquesou intellectuels.
Abilèneet Chalcisétaientde petitesvillespassantde mainsen mains.
Aux époqueshellénistique et romaine,le pouvoirétaitdétenusoitpar
des dynastesvassaux d'un centre,soit par des princesd'un calibre
supérieur, protégéspar Rome,commeles Iduméensde Palestine,sur-
22 M. I. ROSTOVTZEFF

toutles derniers, AgrippaIer et AgrippaIL De Rome égalementdé-


pendaientles Ituréens,demi-sauvages,dont nous connaissonsun
dynaste,Sohème: les Romains,dès leur arrivée,recrutèrent chez eux
leursmeilleures troupes d'archers à cheval.
Mais,pourles contemporains, Abilèneet Ghalcisétaientbienau-des-
sous de la fameuseHéliopolis(Baalbek), où s'élèventencoreaujour-
d'huiles ruinesimposantesdu quartiersacré.Le modestetempled'un
petitvillagedes tempshellénistique et préhellénistique devintdès les
premières années de l'Empire romain un des plus vastes sanctuaires de
la Syrie,au pointde frapperl'imaginationdes générations suivantes
commecelle des contemporains. Gommentl'expliquer?Pourquoi le
gouvernement romains'efîorça-t-il de porterHéliopolisau premier
plan, d'helléniser son culte local,d'en faireun des principauxcultesde
l'Empire?Ce ne futpas l'œuvredes soldats,commepourle dieu de
l'Anatolieméridionaleet de la Syrieseptentrionale, Jupiterde Do-
lichè: le Jupiterd' Héliopolisfutcréépar les autoritésromaines.Au-
tourdu templefutinstallée,dès le débutdu Iersiècleaprès J.-C,une
fortecoloniede vétéranset Héliopolisconservajusqu'à la finsoncachet
non pas gréco-syrien, mais latino-syrien. Depuis lors,Empereursro-
mainset roisou tyransindigènes, leursvassaux,ne cessentd'agrandir
le temple,de le décorerde sculptureset de peintures.Les Romains
voulurent-ils avoirà Héliopolisun élémentde liaisonentreleurarmée
et les dieux ou la populationindigènes ? Voulurent-ils, aux sourcesde
l'Oronte,répéterla politiquedes Ptoléméesen Egypte : fonderun
culte parallèle à celui de Sérapis et de leur dieu militaire,Héron,
quoiquedans d'autresconditions et sous un autreaspect? En toutcas,
Baalbek en Syrien'a pas son pareil: on sentderrière lui un granddes-
seinpolitiquepoursuivipar Augusteet ses premiers successeurs.
Après la côte de Phénicie vient celle de Palestine. Toujours,depuis
les grandesdynastiesd'Egypteet la dominationdans ces paragesdes
Philistinsconstructeurs de villes,cettepartiemaritimes'est distinguée
nettementde la Palestine continentale.Méditerranéenne, elle était
fortement égéiséeet l'est restée jusqu'aujourd'hui. Ses grands ports
rivalisaientavec ceux de Phénicie: le plus méridional,Gaza, ne leur
étaitpas inférieur pourla richesseet l'espritd'entreprise. Au contraire,
ses dirigeants avaienttentébien des fois d'entraînerla Palestine conti-
nentaledans le courantde l'évolutionde la Syrie: ils avaienttoujours
échoué.L'enthousiasme nationaliste des Juifstriomphait desinfluences
assimilatrices, fût-ce au prix de l'extermination de la plupartdeshabi-
tants ou de leur transport forcé dans d'autres pays d'Orient,et là
LA SYRIE ROMAINE 23

encoreils ne se fondaient jamais avec les indigènes.Ce n'est pas ici le


lieu de parlerde la dominationégyptienne en Palestine,des relations
entrela Palestineet les Philistins,de la politiquede l'Assyrie,de la
Néo-Babylonie et de la Perseà son endroit.
Il y eut à l'époquehellénistique deux essaisd'hellénisation de la Pa-
lestine.
Les Ptoléméesd'Egypte agirentlentementet prudemment, mais
n'hellénisèrent pas la Palestine. Quand elle passa, sous Antiochus III,
sousle pouvoirde la Syrie,le problèmese posa intactdevantles Séleu-
cides. Ils ne voulaientni ne pouvaienttolérerce corpsétrangerdans
leurempire.Il fallaità toutprixl'intégrer à la civilisationet à la vie du
littoralurbaniséet helléniséd'unepart,de la Gœlésyrie et de la Trans-
jordaniede l'autre.Mais AntiochusIII et AntiochusIV y perdirent
leur peine. La révoltenationalecontrecette hellénisationforcéeen-
traînades guerressanglanteset prolongéesqui, à leurtour,causèrent
une violenteréaction,encouragéepar les Romains,contrel'hellénisme
en général.A la têtedu mouvementétaientles dirigeantsde la Pales-
tine,les Asmonéens,dont les dernierscependantmodérèrent la ten-
dancenationaliste, antihellénique.
Lorsqueles Romainsfurentmaîtresde la Syrieet eurentévincéleurs
rivauxSéleucides,la questionpalestinienne s'imposaaussi à eux. Pas
plus que leursprédécesseurs, ils ne pouvaientsouffrir l'existenced'un
royaumefanatiquement nationalisteenclavé dans leur provincesy-
riennehellénisée. Il fallait,d'unefaçonou de l'autre,le faireentrerdans
le rang,lui apprendrela souplesseet l'obéissance.Rometentamaintes
foisd'y arriversans guerre,ni effusions de sang,ni expulsionscruelles.
D'abordPlduméenHérode,princehabileet sans scrupule,s'attelaà la
tâche.On lui faisaitconfiancepoururbaniseret helléniser la Palestine.
Il put,en effet, fonderquantitéde centresurbainsétrangers au pays,
dontles plus brillantsfurentCesareesurla côte et Samarie-Sébasteà
l'intérieur ; les ruinesde cettedernièreattirentencorel'attentiondes
touristes et sontl'objetde fouillesactives.Il putapporterla prospérité,
procurer quelquesannéesde paix. Maisles Juifsle haïssaient.Aprèssa
mort,les Romainsessayèrentencorede gouverner la Palestinepar le
canal d'un ethnarque,puis ils jugèrentpréférable d'en faireune pro-
vince,commele désiraitd'ailleursune partiede la population.Ils espé-
raientsans doutequ' Hérodeobtiendraitles mêmesrésultatsque les
Mithridatides dans le Pont,les Attalidesà Pergame,les Prusiaset les
Nicomèdeen Bithynie,Amyntasen Galatie,les Antiochusen Comma-
gène. Mais l'expériencemontraqu' Hérode n'avait travaillé qu'en
24 M. I. ROSTOVTZEFF

surface: il n'avait pas changéla psychologie des Juifs.Alorson revint


au systèmede la vassalité,avec un roi ami de Rome,mais non hellé-
nisateur,AgrippaIer. Nouveléchec.Une nouvelleannexionde la Pa-
lestineà la Syrie,aprèsla mortd'Agrippa,aboutità une catastrophe.
Il fallut,sous Néron,Vespasienet Titus,puis de nouveausous Trajan
et Hadrien,recourirà la politiquede l'Assyrieet de Babylone: exter-
minationet déportation.
Il n'y eut doncpas de Palestineurbaniséeet hellénisée, jusqu'à une
époque romaine avancée et jusqu'à Byzance,quand les Juifsne for-
mèrentplusen Palestinequ'uneinfimeminorité. Le paysrestace qu'il
était : un pays d'agriculture et de petiteindustrie,diviséen des mil-
liersde villagesautourd'un templechef-lieu et d'une capitale-temple,
Jérusalem, avec un seul dirigeant, grandprêtrede Jéhovah.Le Pa-
le
lestinientypique,c'est le petit cultivateurou le petit artisan.Aux
époques d'urbanisationforcéeet d'hellénisation surgissent en face de
lui les grandspropriétaires et les richescollecteursde tributs.Mais
chaque réactioncontrel'hellénismeest aussi une révoltecontreces
aristocrates: mouvementautant religieuxet politiqueque social ou
économique.Quand les Juifseurentdisparu,une autre structurese
fitjour : vétéransromains,domainesimpériaux,grandspropriétaires
urbainsrésidantdans le pays ou en dehors,avec leursterreset leurs
luxueusesvillas. Mais c'était une Palestinenouvelle,la Terresainte,
avec la Sainte-Croix, les pèlerins,les égliseset monastèresen cons-
truction 1.
A l'Est, la Palestineest contigueà la TransJordanie actuelle,pro-
longement méridional, commeje l'ai dit,de la Cœlésyriehelléniséeet
urbanisée.La liaison étroitede la TransJordanie avec la Cœlésyrie
d'un côté et la Galiléede l'autre se reflètedans la terminologie géo-
politique.Les anciens géographestraitentla TransJordanie soit du
pointde vue de la Palestine: c'est alorsla Pérée,le « pays d'au-delà» ;
soitcomme« le groupedes dix cités» : la Decapóle. Quellesétaientces
citéset jusqu'où leurdomaines'étendaitau Nordet à l'Ouest,ils n'en
avaient qu'une idée vague. Il n'existaitdonc pas de frontière poli-
tique ou économiquemarquéeentrela Cœlésyrieet la Galilée d'une
part,la TransJordanie de l'autre.
Ce qui est évident,c'est que les villesde la Decapóle portaientles
unes des nomsindigènes,les autresdes nomsgrecset macédoniens:
Pella, Dion, Gadara,Abilène,Philadelphie,Gérasasur le Ghrysoroas,
de la Palestineet de PIturée,voirA. H. M. Jones,
et Phellénisation
1. Surl'urbanisation
dansle Journal
ofRomanStudies, 1931,p. 78etsuiv.,et p. 265etsuiv.
LÁ SYRIE ROMAINE 25

alias Antiochedes Géraséniens. Les plusgrandeset les plus florissantes


furentplus tardles deux dernières.Quand ces villesapparurent-elles
commetelles,nousl'ignorons.D'après des renseignements assez impré-
cis et peu sûrs,ellesauraientété fondéespar Alexandreou ses succes-
seursimmédiats.Le sens de ces fondations,si ces témoignagessont
vrais,nous échappe. Peut-êtrecette chaîne de villes était-elledesti-
née à favoriserl'entrée de l'Arabie septentrionaledans l'Empire
d'Alexandreou de ses épigones.Nous savons qu'un des représentants
de la traditiond'Alexandre,Antigonele Cyclope,tenta sans succès
cetteentreprise.
Il est possibleque seulesremontent aux débutsde la périodehellé-
nistique les villes du groupenord-ouest, voisinde la Galiléeet de la
Gœlésyrie. Le nom grec de Rabbath Ammon,la vieille capitale des
Ammonites, qui est Philadelphie, ainsique diversdocumentsdu temps
de Philadelphe,tendentà faireadmettreque le premieressai d'hellé-
nisationdes régionsplus méridionales futl'œuvredes Ptolémées,dési-
reuxde se fortifier surl'antiqueroutedes caravanesde Pétraà Damas.
En toutcas,la Philadelphiedu secondPtoléméeétaitunevillehybride.
A côté d'une coloniemilitairegrecque,on y voyaitun puissantcheik
indigène,vassal des Ptolémées.Existait-ilalorsune situationanalogue
chezles Géraséniens, voisinsau Norddes Ammonites, nousn'ensavons
rien.Le nom grecde leur ville,Antioche,la feraitplutôtcroireplus
récente,de l'époqueoù l'héritagedes Ptoléméesen TransJordanie passa
aux Séleucideset où les deux grandsdesseinsde ceux-cifurentde bor-
der la Palestineà l'Est d'un cordonde coloniesmacédoniennes et de
tenirsolidement la route commerciale de Pétra versle Nord et l'Ouest.
Vers la findes Séleucides,l'hellénismepériclita.Les Macchabées
dans leurinsurrection, puisles Asmonéenssoumirent la TransJordanie
à leurinfluence : ils y firentune politiquecruelleet décidée,pourtuer
l'hellénisme toutau moinsdans une partiede la Decapóle. Il futsauvé
par les Romains,qui jadis avaient aidé les Juifsà l'étrangler.Sous
Pompée, les cités grecquesde la TransJordanie furentproclamées
libreset autonomes,c'est-à-direcités de l'Empireromainen la pro-
vincede Syrie.Pompéecontinuaità cet égardAntiochusIII et Antio-
chus IV. Libéréede la dominationjuive,la Decapóle se rapprochadu
royaumenabatéen,maintenantvassal de Rome, et sans doute les
villesles plus intéressées au commercearabe, Philadelphieet Gérasa,
entrèrent-elles dans le grandÉtat syro-arabedes roisnabatéens,tan-
dis que la partieliée à la Galiléedépendaitdes dynastesiduméensde
Palestine,Hérodeet son successeuren Galiléeet Pérée,HérodeAnti-
26 M. I. ROSTOVTZEFF

pas. Alors,et surtoutdepuisAugusteet Tibère,commencela prospé-


rité de la Decapóle. Gérasa et Philadelphiedeviennentde grands
centrescommerciaux, boucliersde l'hellénismeen Syrieméridionale,
pendants orientaux des villesde la Palestinehérodienne. Dans les mo-
mentsde fermentation en Palestine,les villesde TransJordanie se trans-
formaient en placesd'armesromaines.Aprèsla destruction de Jérusa-
lemparTitus,les Flaviensse préoccupèrent d'accroîtredansleurpopu-
lationl'élémentimpérial.Elles ne furent plusseulement le siègede gar-
nisonsromainesconsidérables, mais virents'installerchez elles un
grandnombrede vétérans.
L'annexionde l'Arabieà l'Empire,sous Trajan,trouvales villesde
TransJordanie déjà richeset florissantes. Dans l'atmosphèrede paix
crééepar ce prince,communiquant avec les grandscentresdu com-
mercedes caravanes par d'excellentesroutespavées, protégéespar
l'arméeromaineet pourvuesd'eau, elles continuèrent naturellement
à se développer.On en a une preuveéloquentedans les ruinessomp-
tueusesde Gérasaet de Philadelphie.
Noussavonspeu de chosede la TransJordanie. Une seulede ses villes
a été plus ou moinsétudiée: Gérasa.Tout le restenous est terrainco-
gnita,mêmeAmman,la capitale du nouveau royaumede Transjor-
danie. Gérasa,d'abord cité de la provinceromainede Syrie,puis an-
nexée à l'Arabie,ne se distingueguèredes autrescités prospèreset
opulentesde Syrie.Mêmeschémamunicipal: le systèmegrec,adapté
au régimeindigènedes clans; mêmerôle considérabledes vétérans;
mêmesculteslocaux hellénisés; mêmesédificespublicset religieux1.
Les villes transjordanienness'appuyaient-elles aussi sur des cen-
tainesde villagesdispersésà traversleurterritoire, nousne saurionsle
dire.La TransJordanie, régionpauvreaujourd'hui tous égards,était-
à
elle aussi bien cultivéeque la Syrieseptentrionale, nous ne le savons
pas davantage.Cependant, il est qu'en dehorsdes villes
caractéristique
nous n'ayonspourainsidirepas trouvéde ruinesun peu imposantes:
rienqui rappellecetteabondancede vestigesde villageset de fermes
que nous connaissonsen Syrieet surlesquelsnousreviendrons en par-
lant du Hauran et du Djebel Druse. Et pourtantc'est un pays ro-
cheuxoù l'on construit surtouten pierre.Peut-être, malgrétout,cette
impression est-ellefausse.La TransJordanie est encoremal étudiée:
seuleune cartearchéologique précise,fondéesurde nombreuses photo-
1. On trouverades donnéesplus abondantessur Gérasa dans monlivreThe CaravanCities,
1932,p. 55 et suiv. (consulteraussi l'éditionitaliennede ce livre.Bari, 1933).
LA SYRIE ROMAINE 27

graphiesaériennes, nouspermettra de direavec certitudesi l'urbanisa-


tion et Phellénisationse sont,ici aussi, accompagnéesd'un essor de
tout le pays ou bien si les villesgrecquessontrestéesdes oasis agri-
coleset commerciales dans une merd'éleveursnomades.

IV
Syrie méridionale : Batanee, Auranitide et Trachonitide,
aujourd'hui Hauran, Djebel Druse et Led ja
A l'Est de la Decapóle,au Sud du territoire de Damas, s'étendun
pays vallonné et de
rocailleux,pays pierres noires et de noiresbâtisses,
le Hauranet le Djebel Druseactuelsavec leurprolongement, le Ledja
semi-désertique. Le Hauran et le Djebel Druse sont maintenant assez
biencultivéset relativement trèspeuplés.La plainede Deraa donnede
richesmoissons; les collinesrocheusesde la régionmontagneuse, pas-
sablementarrosées,sont couvertesde jardinset de vignes.De leurs
grappeson ne tirepas de vin : les habitantsn'en boiventpas et ne s'es-
timentpas en droitd'en fabriquer.Les innombrables pressoirsqu'on
rencontre, successeursde ceux de l'antiquité,serventà obtenirune
sortede pâte de jus de raisin.Aujourd'huicommesous les Turcs,le
centremilitaireet administratif est Soueida, ville en progrèsrapide.
Elle a pourrivaledans la vallée Deraa. Tout le resten'est que petits
villagesassez misérables.
Le Hauran et le Djebel Druse,commela Syrieseptentrionale, sont
un Eldoradopourles archéologueset les touristesamateursde ruines
intéressantes et romantiques.Les villagesactuelsse sontnichésdans
les vestigesspacieux,admirablement conservés, des anciennesvillesou
villages.Longtemps cetterégion futun quasi-désert, sans population
sédentaire. Depuisl'arrivéedes Drusesdu Liban,les chosesontchangé,
en mieuxpourle pays,en pis pourles savants.Les ruinesontservide
carrières aux nouveauxhorticulteurs, qui ne se gênentpas pour ren-
verserles monuments, malgré présencedes autoritésfrançaises.Ce
la
qui a contribuéencoreà ces destructions, c'estla dernièreinsurrection
des Druses,qui ontsauvagementanéantile curieuxmusée,alorsnais-
sant,de Soueida1.
1. On trouverade bellesreproductions desruinesdu Hauranet du Djebel
et descriptions
Drusedansles volumesde Brünnow-Domaszewski surla provincede l'Arabieet de Butler.
Plusieurs encorebienconservées,
ruinesqui existaient, lorsde leursvoyages,par exemple
cellesdeSia,nesontmaintenant qued'informes Unbeaucataloguedu musée
amasdepierres.
28 M. I. ROSTOVTZEFF

A la différence de la TransJordanie, le Hauran et le Djebel Druse


n'ont pas été touchéspar la civilisationgrecqueà l'époque hellénis-
tique. Il n'a été fondélà aucunecoloniemacédonienne. Le pays était
habitépar des Arabessemi-nomades et des troglodytes semi-sauvages
vivantde brigandageorganisé.Sous l'influence de la paix romaine,les
nomadescommencèrent à se fixeret à se construire des demeuresper-
manentes.En tantque marchesfrontières laisséesintactespar la civi-
lisationgrecque,la Batanee, l'Auranitideet la Trachonitidefurent
confiéesà des princesvassaux. La civilisationfutapportéepar les rois
nabatéensdu iersiècleaprès J.-C.et la dynastieiduméennede Pales-
tine.Les Nabatéensétaientsurtoutpréoccupésd'établirdes relations
sûreset directesentrePétrad'une part,Damas et Palmyrede l'autre.
Pour cela, ils fondèrent la premièreville du Hauran,centredu com-
mercedes caravaneset sièged'une fortegarnison,Bostra. En même
temps,les vassaux palestiniensde Rome s'efforcent de fairede cette
contréeun pays de paysanssédentaires.Nous savons,par Josepheet
par des fragments de deux edits d'Agrippaet de l'empereurClaude,
commentune combinaisond'expéditionsmilitaireset d'encourage-
mentsau travailde la terrefixala populationet commentles premiers
monumentsarchitecturaux, les templesde Sia, remplacèrent les an-
cienssanctuairesdes montagnes.
Une nouvelleépoque débuteavec l'annexiondu royaumenabatéen
à l'Empire,au mêmemomentoù l'on faisaitun effort décisifpourhellé-
niserla Palestineet la soumettreà des magistratsromains.Les an-
ciennespistesde Pétraà Damas et Palmyresonttransformées en splen-
dides voies romaines,pavées, protégéespar un cordonde postes et
abondammentapprovisionnées d'eau. Bostran'est plus seulementun
centrecommercial, rivalde Pétra,c'estencorele noyaude l'occupation
militaireromaine,un véritablecamp de la 3e légionGyrénienne, re-
liantentreeux les diverspostesde la frontière d'Arabie: curieuxmé-
langede villede caravaneset de campromain,dontla topographie et
les monuments noussontencoremal connus.Ses ruinesfrappent néan-
moinspar leurs dimensions et leur luxe, surtoutun immenseet ma-
gnifique théâtre dans les débris duquel se sont installéesune forte-
ressearabe et aujourd'huiles casernesde la garnisonfrançaise.
AvecTrajan,Bostrane se contenteplus d'êtrele chef-lieu de la pro-
vinced'Arabie- Nova TraianaBostra- elle diffuse la vie sédentaire
de Soueida,qui contient et la reproduction
aussila description desmonuments détruitspar
les Druses,a étépubliétoutrécemment parM. Dunand,Le muséedeSoueida.Paris,1934.
LA SYRIE ROMAINE 29

danstoutesles directions. Ses richesmarchands, descendantsdes chefs


des tribusarabesenvironnantes, et les vétéransromainsdes légionsou
des cohortesauxiliaires,d'originele plus souventsyrienne depuisHa-
drien, forment une aristocratie municipale accaparent terrains
et les
autourde la ville.Le titrede sénateurde Bostraconfèreune sortede
noblesseprovinciale.
L'occupationmilitaire,qui procuraà la nouvelleprovincela sécu-
ritéet nombrede colonshellénisésou légèrement romanisésmunisde
capitauxsuffisants pourposséderou cultiverle sol,et le commercedes
caravanes,en pleineprospérité dans cetteatmosphèrede paix, modi-
fièrentradicalementl'aspect économiqueet social du pays. Les tri-
bus,clans ou famillesarabes commencent à se fixer,à construire des
villages,puis des édificespublicset des temples,à capter dans de
vastesbassinsl'eau des sourcespourla conserver et la répartir entreles
habitants.Les pacagesrocailleuxse changenten jardinset en vignobles,
la vaste steppeen champsfertiles.Il se constitue,avec le concoursde
l'administration, un typeoriginalde self-government familialet villa-
geois.Les anciennestribusse désagrègent en communes, xoiváet By^oc.
Les petitesagglomérations reçoivent le nom de xá)^, les plus impor-
tantesse glorifient de celuide (XY)Tpoxw^(a. A la têted'un *otvóv sontdes
magistratsélus,nommésau ive siècleinaToÉ, hommes confiance,et
de
plus anciennement BioirrçTat
aúvBixoi, ou juges, administrateurs. Il se
formeune espèce de conseilmunicipal,xowov fioúliov: commela ville,
le bourga sonsénat! Au centrede chaquevillage,se trouvele principal
templedu dieu ou de la déessede l'endroit,propriétaire de terreset
d'esclaves,détenteurde grosrevenus,sièged'une administration très
influenteet assez compliquée.Les trésoriers sacrés y jouent le rôle
essentiel.Horsdes villages,dans les lieuxsaintsconsacrésde toutean-
tiquitéaux grandsdieuxarabes,l'autel à ciel ouvertest remplacépar
de grandssanctuaires,ensemblesd'édificesluxueusementornésqui
attirentdes milliersde pèlerins.La populationvillageoiseest le réser-
voiroù se recrutel'arméeromaine,sertdans les légionset les cohortes
auxiliaires.Les vétéranslibérés,désormaiscitoyensromains,rentrent
chezeux avec leurséconomieset la sommerondelette touchéeen guise
de retraite; ilsplacentleurcapitalen maisons,terres, troupeaux, vignes,
jardins: ils forment l'aristocratiede l'endroit,s'ajoutantaux vétérans
des classesplus âgées et rivalisantavec les famillesde leursanciens
scheiks.Tout ce mondeest pleinde patriotisme local. Il faitdes dons
généreuxpour les besoins publics : c'est à lui que nousdevonsces mo-
30 M. I. ROSTOVTZEFF

numentsdontl'éléganceet les formesharmonieuses étonnentencorele


voyageur.C'est à eux et à des centainesd'architectes, fiers
oîxoSojxoi,
de leurprofession et n'oubliantjamais de mentionner leurnomsurles
inscriptions, que l'art de bâtir doit ce styleornementaloriginalque
nous retrouvons dans tous les monuments du Hauran : temples,cha-
pelles,édificespublics,demeuresprivées.
Telle est la situationà l'intérieur, dans les contréesarroséeset fer-
tiles.Sur la limitedu désertet dans le Ledja safaite,il en va autre-
ment.Là prédominent toujoursla vie nomade,l'élevageet les clans.
Pourtantces nomadesne sont plus ceux de jadis. Sous l'œil vigilant
de l'administration romaine,sousla menaceconstantedes expéditions
de représailles, ils modifient leurshabitudes.De brigands,ils se font
gendarmes. Leurs cheiks reçoiventle titregrecde stratèges,ou bien
un officier romainest nommécheik,et toute la tribu,au servicede
Rome,défendles partiesciviliséesde la provincecontreles incursions
de ses compatriotes, les nomadesdu désert.Parmi ces tribus,beau-
se
coup fixent, construisent des villages,cultiventdes champs.Leurs
anciens chefs militaires deviennent leursmagistratssuprêmes,touten
conservantcertainesde leursfonctionsmilitaires.Au lieu,de gardes-
frontières, elles fournissent à Rome des méharisteset des cavaliers:
Romeles utilisera,sousle nomde numeriou de gentiles, nonseulement
là, mais sur d'autres frontièresde son Il
Empire. est probablequ'au
débutde l'occupation,sous les Agrippaet les Nabatéens,ce futaussi
l'histoirede bien des villagesde l'intérieur,parfoistransformés en
villes.La survivancedu titrede stratège,chez les magistratsde quel-
ques villeset villagesde l'Arabieromaine,sembleen témoigner.
Nombrede grosbourgsd'Arabiese métamorphosent peu à peu en
villes.Pourtantdans la provinceromained'Arabieles villessontrares
et ne jouent pas un rôle essentiel.C'est toujoursun pays de villages
plutôtque de villes,et celles-cine sontd'ordinaireque de grandsvil-
lages. Bostrarestela plus peupléeet la plus riche,la ville arabe par
excellence.Petità petitviennentse joindreà elle des formations nou-
velles,les plus grosvillagesdes grandesroutesde caravanes,les plus
groscentresde l'occupationmilitaire, qui reçoiventde Romele nomde
villeavec une municipalité urbaine.Soada, richelocalitéde vignerons,
est promueville dès le 11esiècle.De mêmeAdraa, grandposte mili-
taireet croisement de routes.De mêmeKanatha,Aere,et plus tard
d'autresencore,maisen nombrelimité.
Le régimede ces villes,commeceluide Palmyreet des villesde Mé-
sopotamie,présented'ailleurs,par rapportaux autrescitésde PEm-
LA SYRIE ROMAINE 31

pire,plusieursparticularités. Certainessontempruntées aux citésvoi-


sinesde TransJordanie, par exempleles proèdres,ou maires,et les col-
lèges de auváp^ovieç ; d'autres offrent un bizarre mariagedu régime
des clanset du régimemunicipal,spécialà l'Arabieet aux villessemi-
arabesde Syrie,commePalmyre.Ainsila divisionde la populationet
du territoire en <puXai (les anciennestribus),le rôle dévolu à ces <puXat
et à leurschefsdans le conseilmunicipal,qui est,en somme,le conseil
des scheiksdes tribusou clans.La traditionfamilialen'est pas moins
fortedans la vie privée: les appellationsromainess'acclimatentma-
laisément,mêmequand Caracalla accordele droit,de cité romaineà
tous les habitantsdes villes et sans doute aussi des villages,même
quand nombrede villes d'Arabie reçoiventdes mains de Sévère
Alexandreet de Philippele titrede colonies.Mêmealors,au lieu du
triplenomromain,les aristocrates d'Arabiepréfèrent employerle seul
cognomen avec le nom du père.
Dans ce milieugréco-arabe, dans cettesériede richesvillages-villes
ou villes-villages, les ruines de Ghahba,l'antique Philippopolis,pro-
duisentune impressionsingulière.Elles sont admirablement conser-
vées : on voit encorelà un délicieuxthéâtre,plusieurstemples,d'im-
mensesthermes,les restesd'un édificespacieuxet monumentalres-
semblantà un palais,des muraillesentourantde tousles côtésle carré
de la ville et, dans ces murs,des portesimposantesd'où partentvers
le centredes ruesrectilignes et largesse coupantà angledroit.Un vrai
camp romain. Le même plan se retrouve,il est vrai,à Bostra.Mais la
Bostra romaineest effectivement un camp fortifié : pour elle, cette
configuration est logique. Philippopolis,au contraire,avait toujours
été un village,sans garnisonromainesérieuse.Et ses ruinesont je ne
sais quoi d'inaccoutumépourl'Arabie,un stylequi n'est pas entière-
mentceluidu Hauran. On diraitune Rome en miniaturetransportée
au fondde l'Arabie,avec beaucoup de traitsd'une architecture et
d'uneornementation décadentes.
L'explication simple: le villagequi devintplus tardla « villede
est
Philippe» (nousignoronssonnomprimitif), de mêmeque beaucoupde
ses pareils,servait de résidence à une famille d'ancienscheiks,qui
avait conservésa fortuneet son influence sur la population.Les
membres de cettefamilleétaientsans aucundoutecitoyensromainset
-
beaucoupavaientpassé par l'arméeromaine.Les Julii c'étaitleur
nom - appartenaientà l'aristocratieprovincialedes chevaliersro-
mains,au moinsdepuis Septime-Sévère. A la faveurdes troublesdu
111esiècle,l'aîné de la gens,JuliusMarinus,devintune espècede tyran
32 M. I. ROSTOVTZEFF

de village,se livraà des attaquescontreles caravaneset autresentre-


prises du même ordre,coutumièrespour les scheiksindépendants.
Aussiles sourcesromaineshostilesà son filsle traitent-elles de chefde
Ses
brigands. fils, Julius Philippus et Julius Priscus, servirent cepen-
dant dans l'arméeromaineet s'élevèrentjusqu'aux degréssupérieurs
de la carrièreéquestre.Tous deux étaientdes hommesde talent.Dans
les tempsagités qui suivirentAlexandre-Sévère, quand le trônefut
occupépar Gordien III, un enfant sous le nom de qui gouvernaitson
et
beau-pèreTimésithée, que gendre beau-pèrese trouvèrenten
et
Mésopotamieen guerrecontreles Parthes,JuliusPhilippus,vaillant
officier,connaissantbienle pays,futle bras droitde Timésithée.Pour
le malheurde GordienIII, celui-cimourutsubitement.A sa place,
GordiennommaPhilippe.L'Arabe futébloui.Il étaitprèsde l'armée
d'Orient,plus près que Gordien.Gordienseul le séparaitdu trône.A
ces époquessanglantes,une vie d'hommene valait pas cher: Philippe
supprimaGordienet devintpour cinq ans Empereurromain,de 244
à 249.
Philippe,empereur, n'oublia pas qu'il étaitné et avait grandidans
un village arabe : commenaguèreSeptime-Sévère, il voulut que sa
patrie fût digne de son enfant. Comme Septime avait magnifiéet re-
construitsa Leptis natale de Phéniciesur la côte d'Afrique,Philippe
éleva la citéde son rêveparmiles pierresnoiresde sa patrie.Pourlui,
soldat et conducteurd'hommes,une ville était un camp. Et, comme
devaitfaireplus tard Dioclétienà Spalato,il transforma son informe
en en
village camp-palais, camp-résidence, avec un prétoire,des rues
un des
rectilignes, théâtre, bains, des temples, etc.. Sa ville,la ville
de Philippe,futune sortede deuxièmerésidenceimpériale.Là vivait
sa famille,là reposaitle corpsde son père. Pour les siens,il bâtit de
splendidesdemeures,dontles mosaïquesétonnentencoreaujourd'hui
par leur éléganceet n'auraientpas déparéles villas des patriciensro-
mains.L'une d'ellesest fortcurieuse: c'est un refletdes idées arabo-
romainesde l'Empereuret de sa famille.Au centreestassiseunefemme
majestueusequ'une inscriptiondésignecommeEtkexveta : l'idéal le
plus sacré des Sémites ! A droiteet à gauche, deux femmes à la belle
la et
stature, Philosophie l'Équité, servantes et acolytes de l'EÚTexvsía,
guidesde l'Empereurdans son règnesi bref.L'unionde ces deux ver-
tus caractériseceux qui ont été à l'école des stoïciens.En filspieux,
Philippe,bâtissantsa ville, n'eut garde d'oublierses aïeux : aux
membresde sa famille,ancêtresdéifiésde la nouvelleraceimpériale,il
éleva un luxueux temple-mausolée, comme autrefoisAuguste au
LA SYRIE ROMAINE 33

Champ-de-Mars ou Hadriende l'autrecôtédu Tibre.Les ruinesde cet


Herôonse dressentencoreparmiles masuresdu villagedruseactuel.
A part de ce mondede cultivateurset horticulteurs hellénisésse
tenaitencoreà l'époque romaine,où elle devintaprèsTrajan une des
citésde l'Empire,la fièrePétra,jadis reinedu commerce des caravanes.
Son hellénisationétaitet restatoujourssuperficielle,toutcommecelle
de Palmyre.Au fond,elle demeuraarabe, malgréles contourssemi-
helléniquesque prirentson architecture et sa sculpture.Mais j'ai parlé
ailleursde Pétraet ne peux merépéter1.

V
Villes de caravanes du désert de Syrie et Mésopotamie
II nousresteà direquelquesmotsde la régionqui reliaitla Syrieau
continent asiatiqueet lui servaiten mêmetempsde boucliercontreles
grands rivaux iraniensde Rome,d'abord les Parthes,puis les Sassa-
nides.
Depuisles tempsles plus reculés,la routedu Tigreet de l'Euphrate
fitcommuniquer PÉgéide et l'Egypte avec le mondesumérien,puis
assyro-babylonien et enfiniranien.Jene répéteraipas ce que j'en ai
déjà dit ailleurs(dans mes CaravanCities),II suffit de rappelerque la
routedu Tigreet de l'Euphrateavait plusieursdébouchéssurles côtes
de la merNoireet de la Méditerranée, en Asie Mineureet en Syrieet
Phénicie.Les caravanespouvaients'éloignerversle Nord,le longdes
deux fleuves,pouraboutir,commeautrefoisXénophon,à Trébizonde,
ou bien traverserle Taurus et continuervers les portsdu Sud et de
l'Ouestde l'Asie Mineure.Ces caravanes-làcontournaient le désertde
les
Syrie.D'autres,pour gagner ports de Phénicie ou de Syrie,quit-
taientplus tôtl'Euphrateet franchissaient le désertpar une des mul-
tiplespistesdontla directionétaitdéterminée par les oasis et les puits.
A la limitedu désert,ellestrouvaientdes villesantiquesdontles plus
florissantes étaient,depuis des tempstrès anciens,Hamath,aujour-
d'hui Hama, Émèse, aujourd'huiHoms, et surtoutDamas, dont le
nomn'a pas varié.
Sur le sortde ces villesaux époqueshellénistiqueet romaine,nous
n'avons que des renseignements épars et fragmentaires, qui ne per-
mettentpas de reconstituer leur histoire.C'étaienttoutesdes villes-
1. Voir mes CaravanCities,p. 120 et suiv.
Rev. Histor. CLXXV, 1er fasc. 3
34 M. I. ROSTOVTZEFF

temples,où le dieu dominaitla cité,avec ses prêtres, dontle chefétait


à la foisgouverneur civilet militaire.Le dieu d'Émèse,Élagabal, par
un capricedu sortqui fitde son prêtreet homonyme, un jeune garçon
romanisé, membre d'une famille riche et influente de l'aristocratiesyro-
romaine,un Empereurromain,se trouvaun momentdieude toutl'Em-
pireet possesseurd'un templesomptueuxsurle Palatin.
Ce seraitun travailtentantet fécondde réuniret d'exploitertoutce
que nous savonsde l'aristocratie syro-romaine avec ses deux patries:
la
l'ancienne, Syrie et sa et
ville-temple, Rome, capitale du monde.
Ces famillessénatorialesou équestressontmaintesfoiscitéesdans la
littérature ; les inscriptions fontl'appoint. On pourraitainsi établir
leur nombre,suivrela carrièrepolitique,militaireou bureaucratique
de leursmembres,et surtoutpénétrerun peu leur âme, se faireune
idée au moinsvague et généralede l'influence exercéepar leurmenta-
lité,leurscaractèresintellectuels et psychiques,sur l'aristocratiero-
maineet surla directionde la politiqueromaine.
N'oublionspas que cettearistocratie, déjà influencéeau début du
11esiècleaprèsJ.-C,devintdominanteà Romequandun noblepunieo-
romain,un Sémiteafricainde Leptis,Septime-Sévère, occupale trône
impérial. Il était marié à une descendante d'une des plusricheset plus
puissantes familles syro-romaines, dont le nom latin Domna semble
porterl'empreinte de sa religion. « Domina », c'était aussi la divine
impératrice que pria jusqu'à la finde ses jours cettearistocratero-
maine,imprégnéede tous les raffinements de la civilisationgréco-
romaine, mais à sa façon, selon sa nature sémitiqueoriginale.Les deux
fruitsde ce mariage,Caracallaet Géta, sont figuréssurles statueset
les bas-reliefs commeles deux dieuxmilitaires syriensIarhibolet Agli-
boi,le Soleilet la Lune,incarnéset installésdans les sallesdu Palatin.
Ils sonttels que les sculpteurset peintresde Palmyreet de Doura re-
présentent ces dieux: des bouclestouffues encadrentle visageefféminé
de Péphèbeoriental aux grandsyeuxnoirs,un légerduvetau menton
et surla lèvre.Caracallaa beau s'efforcer de donnerà son visageune
expressionde volontésurhumaine, brisantles vies et répandantl'ef-
froisurles assistants,ce n'estqu'un masquederrière lequelon retrouve
les traitsdélicatsdu jeune Syrien,plus marquésencorechez son frère
et sa victimeGéta.
La mortde Septime,celle de Géta et le meurtrede Caracalla par
Macrininaugurentà Romele régimedes Syriennes, parentesde Julia
Domna : sa sœur JuliaMaesa, les fillesde celle-ci,JuliaSoaemias et
Mammée,mèresde deux petitsSyriensdestinéstousdeux à un empire
LA SYRIE ROMAINE 35

éphémère.Ëlagabale succèdeà Macrin,assassinde Caracalla; à Ëla-


gabale,tué à Romepar ses propressoldats,succèdeSévère-Alexandre.
Inutiled'apprécierl'influencede ces Syrienssurl'histoireromaine.
Mais aucund'eux n'a rompumoralement avec sa patrie,ses traditions
sa
helléno-sémitiques, religion.Tous étaiententourésde demi-Syriens
commeeux-mêmes.L'Empire romainrisquaitde dégénéreren une
grandeSyrie.Les dieuxromainsallaientcéderla place aux Baals des
villessyriennes, déjà syncrétiséspar la philosophiereligieusesyro-hel-
lénique en un hénothéisme solaire.Au lieu du principatraffiné, enfant
de la vieilleconstitution romaine,allait s'installerla monarchieorien-
talemilitaire et religieuse,avec toussesavantagesetsesinconvénients :
absolutisme,mépris des formes constitutionnelles, cruauté,intrigues
de palais,immoralité sadique.
Il fallut,contrecettemodeorientalequi énervaitl'âme et les éner-
gies de l'Empire,la réactionsanglantedes hommesdu Danube, forts
de corpset de volonté,pour triompher de cet espritsyro-romain et
rendreun momentà Romesa puissanceet sonunité.
Je mentionne ici ce rôledes Syriensparce que la femmede Sévère
était originaired'Ëmèse, qu'Élagabale y était né et que dans son
atmosphère de citésacerdotalegrandirent les autresmembresde l'aris-
tocratiesyrienne.Celui-làseul qui connaîtla Syrie,a respiréson air,
vu ses enfants,traitéavec eux, est capable de souleverau moinsun
coindu voile qui couvrele mystèrede l'influenceorientalesur l'Occi-
dent.
Revenonscependantaux villes des caravanes.Ce sont,encoreau-
jourd'hui,de grandset prospèrescentresagricoles,industriels et com-
merciaux.Damas est la capitalede la Syriemoderne.CetteSyriemo-
dernemanifesteun intérêtassez grandpour son passé. Le muséede
Damas esttémoinde cetintérêt.Maisil est petitet minableet ne suffit
pas à donnerune idée suffisante de l'histoirehellénistiqueet romaine
de la Syrie.L'histoirede Damas resteun mystère. Le plan de la villeau
coursdes sièclesdemeurepresqueinconnu.A l'époque romaine,elle
fut sans doute reconstruite, commeBostra,sur le modèled'un camp
romain, avec le temple Jupiterde Damas au centre.D'Émèse
de
et de Hamath,nous ignoronstout. On fouilleaujourd'huiHamath,
mais sa topographien'en apparaîtra pas mieux. A Émèse, nous
sommesincapablesde deviner,mêmeapproximativement, l'emplace-
mentdu templeprincipal.
Dans le désert,l'hellénismetardifet Rome surtoutsuscitèrent une
rivaleà ces villes: la reinedu commercede l'intérieur, Palmyre.Je
36 M. I. ROSTOVTZEFF

lui ai consacréun chapitredans mon ouvragesur les villesdes cara-


vanes et j'ai ditlà ce que je pensed'elle. Tout commePétra,Palmyre
ne sauraitêtreconsidéréecommeune citésyriennetypique.C'est une
créationsui generis, faiteparle commerce et pourle commerce, agran-
la
die en peu de tempspar politique de deux puissantsÉtats,le parthe
et le romain,et plongéedansl'oublidès que se modifièrent les rapports
entrel'Orientiranienet l'Occidentromain.Ce n'est pas un hasard,si
les ruinesde Palmyrese dressentà nos yeux commeun fantastique
décorde théâtreplantéen pleindésert.Les fouillesmêmesne changent
rienà cetaspect.
Aprèsle désert,le long de l'Euphrate,la grandevoie commerciale
étaitgardéepar des forteresses muniesde nombreuses garnisons.Nous
savonspeu de chosede ces villes-forteresses. Pourla première fois,des
fouillesentreprises dans l'une d'elles, Europos de son nom macédo-
nien,Doura en sémitique,ont permisde reconstituer leurhistoire.A
Doura j'ai consacréune étude détaillée.Ces forteresses bordentl'Eu-
phrate surles deux rives. Elles avaient pour les roishellénisés de Syrie
une immenseimportance.Elles reliaientles deux moitiésde la monar-
chie : la partieirano-babylonienne à l'Est, la partiesyro-anatolienne
à l'Ouest. Aussi voit-onnombrede ces postesaux nomset aux habi-
tants grecs et macédoniensse superposerà d'anciennesforteresses
orientalesou remplacerd'anciensvillagesorientaux.Toutela zonefer-
tile de la vallée de l'Euphrateétait diviséeentreeux. Mêmetableau,
ou peu s'en faut,le long du Tigre.La populationcontinuad'occuper
ses innombrables villages,maispourle tributet la vie économiqueces
derniersdépendaientd'une cité grecque; ils devaientsans doute con-
tribuerd'une façonou de l'autreà la construction et à l'entretiendes
retranchements, à la nourriture des citadins en armes.
A la finde l'époque hellénistiqueet sous les Romains,les choses
changèrent. Les Parthes,peu à peu,morceauparmorceau,détachèrent
la Mésopotamiedes Séleucideset annexèrent les villesgrecquesà leur
Empire, sans doute sous forme de territoiresautonomes possédantleur
administration et leur milicepropres.Beaucoup,commeDoura, con-
servèrent leur régime,leur civilisationet ne firentque politiquement
partiede l'Orient.D'autres,par exempleÉdesse, Carrhaeet Anthé-
mousiade,furentplus profondément atteintes: leursmagistratsgrecs
furentsubordonnésaux scheiksarabes, dénommésen grec dynastes
ou tyransde la villeet de la région1.Les quelquesplacesde l'Euphrate
1. Ontrouvera
desdonnées nouvelles etla constitution
surl'histoire d'Édessadansuncon-
tratde vente(en syriaque)récemment trouvéà Doura. Il sera publiépar M. Gh.Torrey
LA SYRIE ROMAINE 37

passéesaux Romainsdevinrentdes postesde la frontière romainede


Syrie,avec de fortesgarnisons.
Aux ieret 11esiècles,la frontière entreRomeet les Parthesne varia
La
guère. Mésopotamie tout entière étaitaux Parthes.Trajan inaugura
une nouvellepolitiquede conquêtes.Ses acquisitionsfurentéphé-
mères,maisLuciusVerus,le collèguede Marc-Aurèle, et surtoutSep-
time-Sévère et sa dynastieorientalepratiquèrentdes annexionsdu-
rableset occupèrent peu à peu les rivesde l'Euphratejusqu'aux fron-
tièresde l'Iran actuel,ainsi que toutle Nordde la Mésopotamie, con-
tigu à l'Arménie.
Sous les Romains,l'existencedes anciennesplaces macédoniennes
et parthesne changeapas beaucoup. Le régimemunicipalgrecsub-
sista,avec les amendements apportéspar le milieuorientalet par la
sémitisation ou l'iranisationprogressives des habitants.Les magistrats
élus mais
grecs subsistèrent, pratiquement les dirigeantshéréditaires,les
scheiksou, en grec,les stratègeset épistates,devinrent les maîtresde
la ville,ses gouverneurs civilset militaires.D'eux dépendait,commeà
Palmyre,la milicelocaleen partiede caractèreoriental: archersà che-
val, ou toxotes,destinésà la protection des routesdu désert.Cettemi-
licese recrutait sans doute dans les tribus arabesinstalléessurle terri-
toiredes villesgrecques.Il est possiblequ'elle ait été crééed'abord à
Palmyrepourprotégerles caravaneset transportéesous les Romains
dansles placesde Mésopotamie, à la place desanciennesmilicesde type
macédonien,comprenant infanterie et cavalerie.Il est encorepossible
qu'elle ait été organiséepar les Palmyrienseux-mêmeset que les pre-
miersstratègesdes villesde Mésopotamie, misà la têtede ces détache-
ments, aient été nommés par les Romains parmiles citoyensde Pal-
myre.
A côté des citadinset de la milicelocale, la plupartdes anciennes
cités-forteresses macédoniennesavaient une garnisonromainede lé-
gionnaires et d'auxiliaires. C'étaient à cette date uniquementdes
Syriens : ils étaient recrutésen Syrie,touten étant,les légionnaires -
-
citoyensromains,et les auxiliaires candidatsau droitde cité ro-
maineaprès leur libération.Avec les soldats arrivèrent des officiers,
membresde l'aristocratie équestre de Rome dispersée à traversl'Em-

fürSemitistik)et par G. B. Welles et M. A. Bellinger(Yale classical studies V).


(Zeitschrift
Voir un aperçusur Doura, avec une bibliographiedes travauxpubliéssur elle, dans mes Ca-
ravanCities,p. 153 et suiv. Sur la frontière
militairede l'Empire romain: P.-A. Poidebard,
La tracedeRomedans le désertde Syrie.Le limesde Trafan à la conquêtearabe,etc.,1934 (avec
préfacede M. F. Gumont).
38 M. I. ROSTOVTZEFF

pire,et des sous-officiers que les nécessitésdu servicepromenaient de


Syrieen Bretagneet du Danube en Espagne. Cettearistocratiemili-
taire était en partie d'originesyrienne,surtoutles sous-officiers, et
cettepartie-làmenaitla mêmevie que l'aristocratie de la ville.Maisla
plupartdes officiers étaientétrangers à la villeet s'y comportaient sans
doute à peu près commefontles officiers françaisà l'égarddes indi-
gènes : avec la curiosité
indulgente d'hommes d'uneautreraceet d'une
autrecivilisation.
Cettegarnisonétaitdans une certainemesureune sourcede revenus
pourla ville,mais aussi une lourdechargepourla populationurbaine
et rurale.Parfoisles soldatsvivaienten caserne,mais, dans le plus
grandnombredes praesidiaou villesde garnisonde la frontière, offi-
cierset soldatslogeaientchez l'habitant,en hôtesforcés.Ils s'y con-
duisaientnaturellement en maîtres.Cet état de chosesne futpas sans
influer surle moraldes troupesromainesde Syrie,cetespritde paresse,
de nonchalanceet d'indiscipline,qui irritaitet inquiétaittant les
empereurs.Les fraisde logementétaient remboursés,tout comme
l'orgedes chevaux,le bois des bains et des cuisines,les vêtementset
les armes.Mais c'étaientlà des fournitures obligatoireset sans doute
taxées. Leur nom officielétait l'annone.Aux époques difficiles, pen-
dant la guerre,l'annone,toujoursdésagréable,devenaitune calamité
et prenaitsouventfigurede réquisitionsnon déguisées.On réquisi-
tionnaitaussi, en tempsde paix commeen guerre,les hommeset les
bêtesde somme.C'étaitd'ailleursl'usage en Orient,sous le nomd'an-
garia.
La base économiquede la vie de ces villes-forteresses restaitPagri*
culture,l'industrieet le commerce.Dans ces tempséloignés,la vallée
de l'Euphrateétait admirablement travaillée.L'eau du fleuveétait
conduitedans les champspar des canaux,et les noriasfonctionnaient
sans relâche,puisantcetteeau et la déversantdansles canaux,comme
on le voit encorepar endroits.Des pluiesplus abondantesqu'aujour-
d'hui rendaientle désertplus propreà l'élevage,et les Bédouinsplus
aisés. Aussi chaque ville de Mésopotamieabritait-elle, avec des pro-
priétairesfonciers, des artisanset des marchands. Comme aujourd'hui,
le souk étaitle quartierqui faisaitvivrela population; les villageois
.etles Bédouinsdu déserty achetaientaussi ce dontils avaientbesoin:
exactementcommemaintenantà Deir-ez-Zorsur l'Euphrate.C'était
là que dressaientleurstablesles changeurs, dontbeaucoupétaienten
mêmetempsbanquiers, c'est-à-direusuriers,et ramassaient,comme
aujourd'hui,de grossesfortunes.Les Bédouins des premierssiècles
LA SYRIE ROMAINE 39

avant et après J.-C.ne savaientpas plus lire que ceux de nos jours.
Enfin,à l'époque romaineaussi,les caravanesstationnaient dans ces
villes,y faisaient manger les chameaux et reposer les hommes et y
écoulaientune partde leursmarchandises.
Beaucoupplus orientaleétaitla physionomie des villesqui, comme
Édesseou Arbèles,obéissaientdepuisl'èrehellénistique à des dynastes
indigènes, devenus plus tard vassaux des Parthes. Quiconqueest fami-
lier avec l'histoiredes débutsdu christianisme connaîtle personnage
d'Abgar,correspondant légendairedu Christet premierchrétienhors
de la Palestine.Sous la dynastiedes Sévères,Rometentade ramener
cesvilles- Carrhae,Ëdesseet autres- désormaiscitésde la province
de Mésopotamie,à la vie urbainegrecque.Elles sont désignées,sur
leursmonnaieset dansles papiersdes administrateurs romains,comme
coloniesromaines.Leurs scheiksdisparaissent de l'horizon.Mais cette
tentativefutcourteet l'Orientrecouvritde sonvoileces citésqui jadis
avaientété grecques.
Les Bédouinsdu désertde Mésopotamie, commeceux du désertde
Syrie,avaientleurrégimeséculaire: les clans et la vie nomade.Ils ne
furentpas englobés,sauf de raresexceptions,dans le monderomain.
Pourtantquelques-uns,ceux qui habitaientl'oasis de Palmyreet ses
environs, participaientau traficdes caravaneset ce sonteux qui, avec
l'aide et sousl'influence étrangère,organisèrent la capitalede ce com-
merce,Palmyre,secondePétra. Les Arabes nomades(skénites)firent
de mêmede leur propreinitiativeen Mésopotamie,où leur centre,
Hatra, prit peu à peu l'allure d'une seconde Palmyre.Les ruines
de Hatra, que voulurentsoumettreet Trajan et Septime-Sévère,
se dressentencoreaujourd'huiau milieudu désert: oasis d'architec-
tureiranienneparmiles sables et les pierres,dignerivale de l'oasis
d'architecture grecque,Palmyre.Tant que vécut l'Empire parthe,
Hatra subsistaavec ses fortsretranchements et les hautessallesvoû-
téesde son palais de pierre.Mais, pour les Sassanides,elle était trop
indépendante : ils mirentun termeà sa courteexistence,de la même
façonque leur politiqueenversRomemitfinà l'existenceou du moins
à la prospérité de Palmyre.
Telle futla Syrieromaine.Sur bien des points,elle ressembleà la
Syried'aujourd'hui.Elle continuede jouer un certainrôledans la vie
mondiale,commesourcede pétrolepour l'Angleterreet la France,
commebouclierd'unecivilisationsemi-occidentale contreles Bédouins
de l'Arabieheureuse,commecoinenfoncéentreles deux grandesmoi-
tiés du mondemusulman,la turqueet l'arabe. Dans l'antiquité,son
40 ROSTOVTZEFF. LA SYRIE ROMAINE

rôle était autre. Pour Rome,il était beaucoup plus importantqu'il


n'estaujourd'huipourl'Europe.C'étaitune partieintégrante de l'Em-
pire, une de ses provinces les plus florissantes.
La Syrie n'étaitpas seu-
lementune excellentecontribuable, elle fournissait
encoredes catégo-
riesindispensables de soldats,des cavaliersrapideset des méharistes
habituésau désertet à la guerredansle désert.En s'appuyantsureux,
Rome put envoyerses légionscontreles Parthes,dont la cavalerie
étaitinvincible. La Syriea donnéà Romeune cavaleriedu typeparthe
pourguerroyer Afriqueet en Egypteaussibienque dansles steppes
en
sarmatiques.Enfin,et c'est l'essentiel,c'était un pays de caravanes,
la clé de pays fournisseurs de bien des denréesnécessaires: l'Arabie,
la Perse,l'Inde et la Chine.
Il valait doncla peinede jeterun coup d'oeilsurce que nous savons
de la Syrieromaine,aujourd'huique, pourla première fois,nous appa-
raît,du clair-obscur du romanisme oriental,non plus la Syrieroman-
tique des ruines, maisune Syrie où battaitson pleinune vie ori-
réelle,
ginale et variée résultant d'une longuehistoire,et surlaquelleallaient
asseoirleur puissance et leur influence mondialeles khalifessucces-
seursde Mahomet.
M. I. ROSTOVTZEFF,
à la Yale University-
Professeur
New Haven(Connecticut).

(Traduitsur le manuscritrusse par Pierre Pascal.)

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