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1993 : notre interview de Nirvana à Seattle
par Emmanuel Tellier
Publié le 4 mai 2015 à 17h19
Mis à jour le 28 mai 2021 à 10h54
Deux ans après notre rencontre avec Kurt Cobain à Paris pour “Nevermind”, c’est le groupe au complet,
cette fois à domicile, qui nous reçoit pour “In Utero”, son nouveau brûlot punk-rock.
Depuis deux ans, Nirvana n’existait plus que dans les journaux. Tout juste maintenu en vie par une industrie trop heureuse
d’avoir trouvé là la tête de pont d’un genre “porteur”, le groupe sillonnait la terre sans conviction, luttant bec et ongles pour
préserver une intégrité menacée de toutes parts.
:
Aux spéculations et attaques, le groupe acculé répondait par un silence hagard, trop occupé à soigner les plaies intimes de sa
gloire. Entre Nevermind et In Utero, rien. Pas un mot d’explication, pas le moindre signe d’introspection.
Au printemps, enfin seul, le groupe s’enferme en studio. Très vite, tout sera écrit sur l’album annoncé – tour à tour
corrompu, suicidaire et révolutionnaire. En juillet, les premières copies du “disque le plus attendu de la décennie” circulent
enfin.
C’est un disque de punk-rock, cri franc et radical d’un groupe de punk-rock. Ni corrompu, ni suicidaire, ni révolutionnaire.
Pour Kurt Cobain, c’est le bout du tunnel, après le chaos Nevermind. Regonflée, l’anti-star souhaite parler, mais les règles du
jeu ont changé : c’est désormais le groupe qui choisit ses interlocuteurs.
:
Mardi 10 août, à Seattle. Le Cobain qui entre dans la chambre de l’Edgewater Hotel n’a rien de l’individu paranoïaque
régulièrement caricaturé. C’est un garçon fébrile, manifestement usé, qui demande poliment s’il peut ouvrir la fenêtre. Deux
ans après une première rencontre dans un petit hôtel de Pigalle, il prend le temps de revenir, d’une voix à la gravité
troublante, sur le destin singulier de son “groupe de losers”.
Kurt Cobain – Nos fans les plus radicaux ont du mal à l’admettre, il faut pourtant qu’ils s’y fassent : je suis un admirateur
des Beatles. Je ne connais rien de plus beau que leurs chansons. Il y a quelques années, j’étais obsédé par l’idée d’écrire la
chanson pop parfaite, alors je jouais toute la journée, sur mon lit, huit ou dix heures d’affilée. Le soir, je m’endormais avec
ma guitare dans les bras, épuisé.
Depuis que tout nous est tombé sur la tête, je prends naturellement moins ma guitare, je suis plus économe, ou mieux
organisé. A l’époque, la guitare bouffait mon temps et mon énergie. Physiquement et mentalement, tout passait dans la
musique, je vieillissais à vue d’œil ! Je voulais créer, créer, créer. Je n’avais plus le temps de sortir, de rencontrer des gens, ma
vie sociale était devenue un désastre. Maintenant, j’attends le bon moment.
“Il n’y aura jamais de mauvais album de Nirvana. Nous tuerons le groupe
avant.” Kurt
Ça peut durer deux ou trois mois, le vide complet, rien, mais je sais patienter. Les chansons se forment dans ma tête,
j’entends des mélodies, que je perds aussitôt, mais qui réapparaîtront un jour – elles sont en mémoire, quelque part. Je suis
bien plus détendu depuis que j’ai pris conscience de cette faculté qu’a mon cerveau de stocker les émotions, les ambiances. Je
ne suis pas obligé d’écrire tous les jours, je peux enfin faire autre chose.
Là, j’ai vraiment eu la trouille. Nous devions enregistrer trois mois plus tard et je n’avais plus rien… Psychologiquement, j’ai
connu ma période la plus misérable après l’affaire Vanity Fair et toutes les attaques contre Courtney, ma femme [Courtney
Love avait été accusée de se droguer pendant sa grossesse]. Je n’avais plus la force de prendre ma guitare.
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