Vous êtes sur la page 1sur 156

t outes les dimensions de l’imaginaire

EXCLUSIF :
LES FILMS US pas encore venus jusqu’à nous
BD - LIVRES- CINÉ - TV - SCIENCES
No 120 trimestriel août-sept.octobre 2023
INTERVIEWS CINÉ “INDIANA JONES ET LE CADRAN DE LA DESTINÉE
INTERVIEWS
CINÉ

Harrison Ford (HF) réalisateur qui adore le qui était requis pour faire
Mads Mikkelsen (MM) cinéma. Et ça a été clair à ce film.
Phœbe Waller-Bridge chaque instant et pour
(PWB) moi ce film a été de re- SFMAG : Jim, avez-vous
Boyd Holbrook (BH) garder Jim prendre au eu des hésitations ?
Shaunette Renée Wilson monde du cinéma et JM : Oui, j’ai eu des hési-
(SRW) créer quelque chose qui tations. La responsabilité
Ethann Isidore (EI) ne soit pas juste ce que est énorme, vous savez
James Mangold (JM) nous avons fait avec In- que tout le monde va
Kathleen Kennedy (KK) diana Jones, mais de avoir des attentes in-
Frank Marshall (FM) pouvoir entrer en 2023 croyables, sur un tel film
avec quelque chose que vous n’allez vraiment pas
SFMAG : Harrison, hier nous avons créé à la fin pouvoir atteindre cer-
soir à la projection, vous des années 70. Je crois taines attentes, pas
sembliez très touché - que c’est une chose in- toutes, car tout le monde
qu’est-ce qui vous tou- croyable à faire et que a sa version d’Indiana
chait autant ? c’est uniquement possi- Jones et il est impossible
HF : Quelque peu indes- ble par quelqu’un qui de faire plaisir à tout le
criptible. Je ne peux aime vraiment les films. monde. L’autre hésitation
même pas vous l’expli- FM : Ce que j’ai adoré en était que l’équipe de ce
quer, c’était extraordi- travaillant avec Jim c’est film était légendaire, les
naire de voir une relique, qu’il a un tel esprit colla- meilleurs étaient impli-
votre vie qui passe, ce boratif. C’est un homme qués, même la musique.
lieu est très chaleureux et de famille. Nous aimons Entrer dans cette aven-
le sens de la commu- que nos films se ressen- ture était déjà de pouvoir
nauté, l’accueil est inima- tent comme une famille comprendre de la façon
ginable, je me sens bien. et Jim est parfaitement la plus honnête que je
rentré dans ce rôle, un pouvais faire aussi un film
SFMAG : Kathleen, Frank, peu comme la figure du qui pouvait être le mien.
comment saviez-vous père, il y avait aussi beau- Je n’arrivais pas là juste
que James était le bon coup d’amour et de rire pour boucher un trou et
réalisateur ? sur le plateau. Donc il mettre une histoire en
KK : Tout d’abord c’est un avait exactement tout ce place. Comme Frank

2 SUITE PAGE 134


science fiction magazine
Sommaire No 120 août-sept.-oct. 2023
ISSN 1286-479X
Trimestriel sfm éditions
Commission paritaire
Chroniques BD 0619 K 78296
13 pages p. 5 Dépôt légal avril 2023

Imprimerie Spektar
Chroniques Littérature Distribution Presstalis
43 pages p. 18 Service des ventes kiosques :
À JUSTE TITRES
réservé aux diffuseurs de presse
Chroniques TV Pascale Delifer : 04.88.15.12.41
7 pages p. 61 p.delifer@ajustetitres.fr
Titre modifiable
sur le portail-diffuseurs :
Chroniques Films www.direct-editeurs.fr
32 pages p. 68
Textes copyright Sfmag

Dossiers Administration, rédaction


sfmag Alain Pelosato
IronWomen (partie 2) p.98
1, place Henri Barbusse
69700 Givors
Interviews Tél. 09 83 21 05 22
pelosato@yahoo.fr
LITTÉRATURE & BD
“Le Cri des Chimères” de Marine Sivan p.105 Bureau aux USA
BD1 : Astra Nova, voyage lointain p.113 Science Fiction Magazine
5870 Golden Eagle Circle
BD2 : Guillaume Dingelin p.118 Palm Beach Gardens
FL 33418-1527
Cell : 818 294 8243
marc.sfmag@gmail.com
Histoire du cinéma
Lance Guest “The Last Starfighter” p. 127
Directeur de la publication et
rédacteur en chef :
CINÉ Alain Pelosato
Interview de toute l’équipe du film :
INDIANA JONES ET LE CADRAN DE LA DESTINÉE ABONNEMENTS
page 2 6 numéros : 30 euros
12 numéros : 55 euros
DEAD RECKONING PARTIE 1 (Mission : impossible) p. 140 Chèque à l’ordre de Sfmag
REALITY Tina Satter (réalisatrice) p. 145 N’oubliez pas d’indiquer votre adresse !
OPPENHEIMER p. 148 Vous pouvez également vous abonner
sur notre site
http://www.sfmag.net
(voir notre adresse postale ci-dessus)

Maquette couverture
Harald Bodo - Alain Pelosato

Maquette intérieure
Harald Bodo, Greg Covin,
Pierre Dagon, Alain Pelosato

Corrections
Andrée Cormier, Alain Pelosato,
Marc Sessego

3
Coups de coeurs
Voici encore un numéro plein de belles
nouveautés sur tous les sujets : BD, litté-
rature, cinéma, télévision.

Nous retrouvons le fascinant dossier


d’Emmanuel Collot sur les “Iron Women”,
ainsi que l’interview de l’écrivaine Marine
Sivan par Sébastien Moig.

Dans le cadre de la BD, Sébastien Moig


nous fait partager deux passionnantes
interviews, celle de la BD de Lisa Blumen
ainsi que celle de Guillaume Dingelin.

Nous continuons avec des interviews des


trois mega blockbusters de l’été avec le
grand retour d’Harrison Ford dans
“Indiana Jones et le cadran de la desti-
née”, celui de Tom Cruise pour “Mission
Impossible : Dead reckoning” sans
oublier le dernier Christopher Nolan
“Oppenheimer” avec une interview de
chaque membre du casting.

Enfin une interview de la réalisatrice Tina


Satter sur la lanceuse d’Alerte Reality
Winner lors de l’élection américaine de
2016 entre Hillary Clinton et Donald
Trump.

Nous terminons l’histoire du cinéma sur


“The Last Starfighter” où la science fic-
tion et la nostalgie des années 80 seront
au rendez-vous avec Lance Guest.

Bonne lecture !
Chères lectrices et chers lecteurs !

Alain Pelosato

Merci aux chroniqueurs


(BD, Livres, Ciné, TV) :
Françoise Toquet, Gregory Covin,
Sébastien Moig, Marc Sessego,
Emmanuel Collot.

4
notre monde déclenche, pour qui s’inté-
Abaddon 1 resse un tant soit peu aux religions. Pre-
mière partie d’une trilogie, cette
Bec – Carey nouvelle série post-apocalyptique
Soleil prend son temps, mais se doit de pré-
Avril 2023 senter les réactions de chaque repré-
sentant religieux, ainsi que les menaces
entourant ces objets « mythiques » ;
En 2027, les arte- ceux-ci provenant de textes dans les-
facts des plus quels les dieux étaient associés, géné-
grandes religions, ralement, à des entités guerrières – le
telle l’Arche d’Alliance, sont découverts. dieu chrétien d’amour est une idée nou-
Le monde est en émoi, inconscient des velle et moderne pour l’époque, qui ap-
cadavres qui ont été retrouvés auprès paraît dans le Nouveau Testament par
de ces reliques sacrées. Signes divins de exemple –, leur retour ne présage effec-
la fin des temps, d’un futur jugement du tivement rien de bon... Documentée et
ciel ou qu’un cycle terrestre se termine, s’inspirant de faits réels, on ne peut que
on suit les réactions des différentes s’interroger sur l’Apocalypse que Chris-
têtes pensantes de ces religions tout en tophe Bec nous prépare dans les pro-
prenant connaissance d’un nom : Abad- chains opus.
don… Si on ne comprend pas, sans avoir
lu la quatrième de couverture, que Grégory Covin
l’exode de migrants se déroule dans le
futur – qui rappelle l’exode des Hébreux
vers le pays de Canaan –, on apprécie
très vite ce scénario associant ces ob-
jets célestes et ce que leur retour dans

5
Clear DC Vampires 1
CHRONIQUES BD

Snyder – Manapul Tynion IV – Ro-


Decourt senberg
Mars 2023 Urban Comics
Avril 2023

On dit que Après les zombies


l’Homme se berce de la série DCea-
d’illusions. Scott sed, place aux
Snyder associe vampires ! Se si-
cette expression à un futur proche dans tuant hors de la continuité, les auteurs
lequel l’humanité fait l’utilisation de peuvent se permettre de commettre
voiles : des filtres qui altèrent la réalité des ravages dans les rangs des héros et
et permettent de distinguer cette der- des vilains, transformant même les
nière comme on le souhaite. Monde ka- têtes d’affiche de l’univers DC en su-
waii, univers western, les possibilités ceurs de sang. À la manière du Dceased
sont infinies. Sam Dunes est un détec- précité, c’est l’hécatombe, et on se
tive qui traque les voiles illégaux et se place auprès de Batman et de sa Bat-
refuse à ces artifices, usant du mode « famille pour remonter la piste du roi
clear » afin de vivre dans le monde tel vampire. Simple et efficace, cette maxi-
qu’il est. Lorsqu’il apprend le décès de série bourrée d’action est empreinte
son ex-femme et décide de résoudre d’une atmosphère rare : ici les héros
cette affaire par ses propres moyens, il peuvent faillir, mourir et devenir le pion
va découvrir que rien n’est aussi ex- de l’ennemi. S’il est évident que DC
purgé qu’il le croyait… Récit sur l’illusion cherche à renouer avec le succès mérité
et plus encore le désir de se voiler la de Dceased, en appliquant la même for-
face, Snyder nous entraîne dans un récit mule gorgée d’hémoglobine, on se
qui paraît tout d’abord des plus clas- laisse une nouvelle fois prendre au jeu
siques. Avant de déchirer justement le tant la menace a effectivement du mor-
voile de nos habitudes et de nous ex- dant. Un titre qui a toutes les qualités
poser un sous-texte intéressant, quasi pour vous rendre « à crocs ».
philosophique, à son intrigue. Capable
du meilleur (Batman : la cour des hi- Grégory Covin
boux) comme de l’inutilement compli-
qué (JLA, Death Metal), l’auteur est ici
en pleine forme tant son sujet dépasse Forgotten Blade
l’album une fois refermé, en plus d’être
rythmé et autosuffisant. Nous avons Chun – Fejzula
donc là une bonne BD, c’est… clair. Ankama
Mars 2023
Grégory Covin
Forgotten Blade
conte l’histoire d’un
guerrier qui
cherche en Dieu
l’adversaire ultime à vaincre et d’une
chamane qui souhaite libérer ses en-
fants défunts d’une après-vie dénuée
6
de liberté. On aura compris que la reli- d’interdictions, de restrictions – ne plus

CHRONIQUES BD
gion n’est pas ici en demeure de sain- voir le soleil, entrer où ça nous chante…
teté… Derrière une critique des et de ne pas avoir eu un second mandat
croyances, mais surtout des dogmes et ? Loin du gothisme d’une Anne Rice, on
de ceux qui les maintiennent en place se tourne ici davantage vers l’ambiance
afin de s’octroyer tous les pouvoirs, on crasseuse d’un The Strain, avec une
poursuit également une quête plus abs- créature antédiluvienne bien décidée à
traite. Celle de la raison d’être d’un Dieu reprendre le pouvoir pour siéger de
s’il n’intervient pas pour aider sa propre nouveau. Et ce à un niveau politique.
création, et d’exister soi-même si tout Voici une approche originale et un ad-
ceci ne mène à rien. On navigue ainsi versaire qui l’est tout autant ; son savoir,
entre Fantasy et SF, entre critique so- sa volonté, étant de suite acquis de par
ciétale et religieuse, et récit d’action son statut qui lui confère une dangero-
musclé. La digestion de l’ensemble est sité immédiate. Les visuels enfoncent le
parfaite et donne lieu à une aventure clou (du cercueil) avec des planches
savamment rythmée qui interpelle plus détaillées et expressives qui permettent
d’une fois – chasse aux sorcières, pédo- à l’horreur de s’exprimer comme il se
philie chez les prêtres, guerre de reli- doit. Une bonne histoire de vampires
gions pour imposer son point de vue qui émerge de la masse pourtant écra-
sur l’au-delà, mais surtout asseoir son sante des récits du genre.
autorité sur Terre. On s’amusera de voir
qu’au-delà des limites de la religion Grégory Covin
s’ouvrent les voies de la science(-fic-
tion) pour se rapprocher de Dieu. Ceux
qui s’intéressent aux théories des an- Le Mythe
ciens astronautes y verront là une belle de l’Ossuaire
connexion. Bref, Forgotten Blade est un
superbe album, épique, furieux, qui Lemire
taille dans le vif avec son propos acerbe Sorrentino
et ô combien avéré. Urban Comics
Avril 2023
Grégory Covin
L’horreur est la tra-
duction d’une peur
Killadelphia 1 abjecte dépassant
le seuil de tolérance de tout être hu-
Barnes – Shawn main. La réalité devient alors un cau-
Alexander chemar et celui-ci, comme en
Huginn & Muninn témoignait Lovecraft dans ses récits,
Avril 2023 mène à la folie et à la mort. Cette peur
peut représenter l’inconnu (le film Event
Horizon), la solitude, mais tout autant
Derrière la sensua- l’étranger (Alien). Après leur projet très
lité qui se nimbe « space » (dans tous les sens du terme)
derrière toute histoire de vampires se que fut Primordial, les deux auteurs dé-
cache cette brutalité qui est générale- veloppent cette fois un nouvel univers
ment la vengeance de la mort sur le vi- via la « mythologie de l’ossuaire » qui
vant, de la beauté froide sur la bimbo donne naissance à deux albums le
pétillante de vie. La frustration de trop même mois : Le Passage et Des milliers
7
de plumes noires. On y rencontre des conscience du coût qu’elle implique. Si
CHRONIQUES BD

personnages livrés à eux-mêmes et à on pourra regretter la soudaineté de


leurs propres peurs – de l’échec, du certaines fins, on appréciera d’être em-
changement –, celles-ci ouvrant la porte porté à différentes périodes de l’histoire
d’un autre monde dans lequel les lois – de la chasse aux sorcières aux tech-
diffèrent. Andrea Sorrentino est un nologies de pointe du futur – pour être
génie du découpage et des ambiances le témoin de la puissance de la sorcelle-
chargées d’ombres et de lumières, il rie au travers des âges. On s’intéressera
cale à dessein son lecteur entre quatre surtout au sort de nos pauvres héros
planches, et la terreur prend vie. Il nous qui, comme toute bonne histoire d’hor-
conduit dans les méandres d’un monde reur, vont découvrir qu’ils sont la vic-
en construction et c’est donc l’atmo- time de leur propre récit. Nous avons
sphère du récit qui nous transporte plus donc là une mythologie qui, malgré son
que ses révélations à venir. Ainsi, pour classicisme, trouve une voie originale de
l’heure, ces deux albums se révèlent par la pluralité des auteurs qui tracent,
comme deux petites perles d’horreur avec ce premier album, des variations
parfois absconses, mais à l’ambiance sur le même thème, et ainsi des che-
maîtrisée. On ne peut qu’attendre avec mins et des intrigues qui peuvent nous
impatience le troisième opus intitulé La mener très loin dans l’effroi.
Demeure pour en savoir plus, et replon-
ger ainsi au travers de ces cases qui dé- Grégory Covin
chirent le voile des mondes et dessinent
des passages vers un ailleurs toujours Superman
plus effrayant… Chronicles
1987 – 1 & 2
Grégory Covin
John Byrne
Urban Comics
Silver Coin 1 Avril 2023

Michael Walsh Il est difficile


Huginn & Muninn d’écrire pour Su-
Avril 2023 perman. Trop puissant, sans réels pro-
blèmes dans la vie – il a un emploi
plutôt prestigieux, est amoureux –,
Anthologie ayant Clark Kent est souvent vu comme le
pour thème l’objet gentil héros, naïf, le gendre parfait, et un
ensorcelé, Michael combattant qui n’a pas grand mérite
Walsh (Star Wars) s’entoure de pour vaincre ses ennemis tant il est
quelques-uns des auteurs du moment quasi invincible. Après Crisis on Infinite
tels que Chip Zdarsky (Daredevil, Bat- Earths, les têtes pensantes de DC Co-
man) ou Jeff Lemire (Gideon Falls, mics cherchent donc à réactualiser le
Sweet Tooth) pour nous présenter une personnage, via de nouveaux moyens
facette des malheurs qui surviennent à de le mettre à mal pour le rendre plus
ceux qui s’en emparent. On pensera évi- humain et intéressant, et font alors
demment au « précieux » du Seigneur appel à l’un des maîtres du comics pour
des anneaux avec cette pièce d’argent y parvenir : John Byrne. C’est de cette
apte à offrir des dons à qui la possède, relance dont il est question avec ces
comme à faire payer ceux qui n’ont pas premiers numéros des Superman Chro-
8
nicles. Pour parfaire ce retour en arrière, Première série de Fantasy africaine au

CHRONIQUES BD
Urban replace dans le contexte notre monde, le dépaysement est total tout
héros avec un éditorial des plus riches comme la violence des protagonistes
(ce qui fait généralement défaut aux mise en scène. Le folklore surprend (les
publications françaises chez Marvel), Yumboes), l’approche de la sorcellerie
avec notamment des extraits d’entre- nous éloigne des récits contenant tou-
tiens et d’interviews d’auteurs de jours un mage dans l’équipe, et le
l’époque. Ainsi, pour devenir incollable rythme de l’aventure, survitaminé, fait le
sur notre héros au grand cœur et sur- reste. A ne pas manquer !
tout au grand « S », ces Chronicles,
comme ils le sont déjà pour Batman et Grégory Covin
plus récemment Flash et la JSA, feront
se disperser tous vos points d’interro-
gation et vous envoler avec ces su- Sherlock Holmes
perbes points d’entrée de l’univers DC. et les mystères de
Londres 1
Grégory Covin
Pécau – Suro
Soleil
Terres d’Ogon 2 Avril 2023

Jarry – Sierra
Nanjan Après la série Sherlock qui modernisait
Soleil le personnage et l’amenait à enquêter à
Mars 2023 notre époque, et plus récemment la
suite de romans Les dossiers Cthulhu
de James Lovegrove (Bragelonne) qui
On peut parfois se le place dans l’univers de Lovecraft, il
demander com- est temps de revenir à l’essence même
ment être encore impressionné par ce du héros et à des récits plus classiques.
que des auteurs nous proposent quand Mais le sont-ils tant que cela ? Via son
on sait que tout a déjà été écrit, chanté scénario, J-P Pécau va ainsi revenir sur
ou dessiné. Combien de quêtes initia- la personnalité de Holmes et le présen-
tiques narrées, de chansons épiques re- ter comme un homme arrogant qui
prises en cœur, d’illustrations trônant peut tout se permettre pour les besoins
fièrement sur nos murs ? Et pourtant, de son enquête. L’essentiel est le résul-
une fois de plus, cette exploration des tat et non la façon d’y parvenir, dirait-il.
terres d’Ogon, pièce d’un puzzle im- Dès lors, en plus de la quête de preuves
mense qui couvre aujourd’hui un grand pour découvrir qui se cache derrière les
nombre de séries de Fantasy chez Soleil meurtres de jeunes femmes retrouvées
(Elfes, Nains, Mages, etc.), est un plaisir dans la tamise avec un masque folklo-
de tous les instants. Après un excellent rique des plus étranges, c’est tout au-
premier album (chroniqué dans SF Mag tant une psychanalyse du héros qui
118), ce second opus confirme les quali- s’opère. Et si Alan Moore nous avait
tés de ce nouvel univers. Visuellement laissé sous-entendre que Batman, autre
superbe, il nous entraîne aux côtés talentueux détective, était peut-être
d’une jeune fille du clan des Blancs-Vi- aussi dangereux et fou que le Joker
sages, Itomë, qui doit fuir son village (The Killing Joke, Urban Comics), J-
pour y avoir amené un objet maudit. P Pécau ouvre quant à lui une fenêtre
9
sur notre héros qui nous laisse entrevoir nains en passant par les elfes et les go-
CHRONIQUES BD

un Holmes aussi jusqu’au-boutiste que belins, et on pressent que l’affronte-


les anarchistes qu’il pourchasse. Il y a ment va être dantesque. Un début de
donc cette idée que, pour attraper les série qui laisse présager du meilleur !
monstres, ne faut-il pas être un mons-
tre soi-même ? Et c’est sans doute ce Grégory Covin
qui intrigue et surprend le plus dans ce
premier album.
Batman – Be-
Grégory Covin yond the White
Knight

Guerres d’Arran 1 Sean Murphy


Urban Comics
Istin – Cossu Mai 2023
Soleil
Mars 2023
Pour qui a l’im-
pression que les
L’heure est venue aventures de Bat-
de croiser le fer et man, c’est toujours un peu la même
plus encore de chose (l’éternel retour du Joker, plus fou
faire se croiser les que jamais, ou les tentatives de l’Épou-
séries principales de Fantasy chez So- vantail pour terrifier la population) voilà
leil, débutées en 2013 (Elfes, Nains, etc.) la série qu’il vous faut ! Sean Murphy
à travers un gigantesque crossover à la s’approprie les grandes lignes qui ont
Marvel. Ce premier opus nous présente tracé la vie du héros de Gotham, les
ainsi la compagnie des Bannis, des re- drames de sa bat-family et son cortège
présentants de races différentes qui ont de vilains, et élabore de nouveaux tra-
mis à jour le projet se cachant derrière cés, avec des virages parfois très serrés
la vente de drogues appelées Kicha : dans la psychologie des personnages
rien de moins que l’anéantissement des ou leur destinée. Ces récits alternatifs,
anciennes races afin qu’il ne reste que entamés avec Batman White Knight,
le monde des Hommes. Débute ainsi nous entraînent dès lors vers des îlots
l’offensive, autant la destruction des de surprises et, de fait, un véritable plai-
champs de Kicha que la recherche des sir de lecture et de découvertes. Cette
têtes pensantes chez les dirigeants hu- fois, Batman va se voir confronté à sa
mains, afin de les trancher. Bien qu’il ne version future (que l’on a pu découvrir
soit pas utile d’avoir lu toutes les séries dans la série Batman Beyond) tout en
de l’éditeur (heureusement, étant s’alliant au Joker. Mais n’est-il pas
donné le nombre d’albums parus !), on mort ? Avec un univers plus sombre que
s’amuse à revoir certains visages, à en- jamais, on plonge tête la première dans
tendre parler d’attaques majeures ce nouveau récit qui exige tout de
comme celle des goules, sans être sub- même d’avoir lu les trois albums précé-
mergé de clins d’œil nostalgiques. Sur- dents pour ne pas être perdu. Il n’y a
tout, on sent s’élever la colossale pas à dire, Batman, quelle que soit la
menace qui pèse sur chacune des créa- série, est indéniablement la valeur sûre
tures fantastiques qui peuplent les chez DC Comics, mais également dans
contrées de cette Fantasy, des trolls aux tout l’univers super-héroïque. On a tou-
10
jours droit aux meilleurs auteurs du mo- la préface à l’édition américaine de The

CHRONIQUES BD
ment, et Sean Murphy est l’un d’eux, man who fell to Earth de 1978 soulignait
tout simplement. la singularité des deux œuvres, le
roman et le film, les deux ayant leurs
Grégory Covin propres forces. L’adaptation souffre
quant à elle d’une pagination resserrée
qui prend quelques raccourcis avec le
L’homme qui texte de Tevis. L’œuvre de résilience de
venait d’ailleurs Newton se trouve ainsi en partie gom-
mée. Il faut voir dans cette proposition
Dan Watters graphique une ouverture pour redécou-
Dev Pramanik vrir le texte récemment édité par Gall-
Phileas meister (2022) et aux États-Unis par
avril 2023 CentipedePress (2023, avec de su-
perbes illustrations de Lisa Desimini et
Stanislav Dikolenko).
Si Newton dé-
barque sur Terre, Sébastien Moig
c’est pour tenter
de sauver son peuple qui se meurt sur Frankenstein
une planète lointaine saignée à blanc. Sandra
Pour y parvenir, il déroule un plan en Hernandez
plusieurs volets. Le premier, qui condi- Bang Éditions
tionne tout, est de parvenir à faire for- janvier 2023
tune par le biais de brevets. À la tête
d’une immense fortune, l’homme va
pouvoir s’attacher à mettre en œuvre la Le Frankenstein
deuxième partie de son plan : confec- de Mary Shelley a
tionner une navette spatiale pour faire été maintes fois
venir sur Terre les rares survivants d’An- adapté, au ci-
théa, dont sa femme et ses enfants. néma, à la télévision, au théâtre et, bien
Mais la réussite de Newton interpelle sûr, en BD (l’immense George Bess pu-
dans une société qui, même dévolue au bliait il y a peu une adaptation en noir et
libéralisme le plus débridé, ne voit pas blanc chez Glénat). Aujourd’hui, c’est au
forcément d’un bon œil les réussites ra- tour de l’auteure espagnole Sandra Her-
pides. Newton, surveillé par la CIA, sera nandez de revisiter le texte. Elle le fait
capturé et ausculté sous ses moindres en restant assez proche de la trame nar-
coutures. Débute alors la lente descente rative : confection de la créature, son
aux enfers qui va progressivement rejet par les hommes et son désir de
l’éloigner d’un plan final qu’il ne pourra vengeance. Ce lent glissement vers la
jamais atteindre… monstruosité et la relation à son créa-
Si Dan Watters et Dev Pramanikse pro- teur sont particulièrement bien décrits
posent d’adapter cette histoire, ils le dans la version d’Hernandez. Mais là
font non pas en se basant sur le texte n’est pas l’intérêt principal, qui est à
écrit par Walter Tevis en 1963 mais à chercher dans un point qui diverge de
partir de l’adaptation cinématogra- l’œuvre originale, à savoir le fait que le
phique de Nicolas Roeg (1976 avec professeur Frankenstein prenne ici les
David Bowie dans le rôle phare). Sans traits d’une jeune femme. L’élément en
dénigrer le film, Norman Spinrad, dans soi pourrait paraître anodin, pourtant il
11
faut y voir la volonté de la dessinatrice alors à partir sur les routes pour lever le
CHRONIQUES BD

de changer de point de vue. Dans une mystère du dérèglement des instru-


société engoncée dans ses principes, ments causant la désolation de villages
où le patriarcat s’impose comme une entiers.
règle jamais ou peu remise en cause, Après la parution en 2022 d’un premier
cette liberté prise avec le texte de Shel- opus (Stigma, chez Casterman), Quen-
ley doit se lire comme un hommage à la tin Rigaud nous propose un nouveau
romancière, femme libre de son temps, récit décomposé en série dont le pre-
à la destinée tragique, dont l’œuvre fut mier volet pose le cadre. Par le regard
fondatrice pour la science-fiction. Her- d’Avine, l’héroïne du récit, le lecteur se
nandez présente ainsi dans une pleine voit invité à saisir le fonctionnement de
page les railleries dont est frappé Fran- cet univers proche de la fantasy, très
kenstein alors qu’elle fréquente le poétique, dans lequel son auteur place
monde universitaire qui la rejette en rai- quelques-unes de ses préoccupations,
son de son genre. Dans une proposition notamment environnementales. D’un
ciselée, aux couleurs riches et maîtri- point de vue formel, le dessin de Rigaud
sées qui apportent une touche poétique prend ici de l’ampleur, dans les détails,
et détachée au texte, cette version de dans la composition, dans l’expression
Frankenstein, audacieuse, joue sur un des personnages, le tout soutenu par
registre différent de celui proposé par un découpage astucieux. Pour un pre-
Georges Bess, donc complémentaire. mier volet, les ouvertures sont multiples
et prometteuses. À suivre !
Sébastien Moig
Sébastien Moig

Mortesève 1
Marécage 1
Quentin Rigaud
Antonio Zurera
Casterman
Aragón
mai 2023
Dupuis
avril 2023
La traversée de
Hang approche et
une fête digne de Après l’assassinat
ce nom se prépare de la reine Vio-
comme il est de coutume depuis des lante, la succes-
temps immémoriaux. Hang est un ins- sion au trône du Royaume de Palantia
trument, sorte de dieu vénéré de tous, doit s’organiser. Sur la ligne de départ
rendu visible par la peinture que chacun des prétendants, Dame Valadira n’est
appose sur ses peaux. Si le moment pas la mieux placée pour lui succéder.
revêt un caractère sacré, tout ne se Le Duc Anselme, mais aussi la jeune
passe pas forcément comme prévu. princesse Ysaut encore en langes, sont
D’abord, c’est un oiseau qui est fauché plus légitimes. Valadira décide alors de
par Orgue, divinité qui répand la mort. forcer les choses : tuer la jeune Ysaut.
Puis c’est le trajet même de Hang qui se Mais Ariston Bergère, capitaine de la
voit perturbé avant qu’Orgue ne re- Garde du palais royal, s’y refuse. Dans
vienne ôter les vies des habitants sans un acte désespéré, il choisit de partir
raison apparente. Seule survivante, dans les marécages où il pourra cacher
Avine, souffleuse de verre, se décide la jeune enfant. Mais n’entre pas qui
12
veux dans ce territoire maudit… tuelle dans laquelle se mouvait Yan

CHRONIQUES BD
Antonio Zurera Aragón n’est pas fran- pourrait ainsi avoir servi de passerelle
chement connu dans la sphère du neu- ayant mené à sa disparition…
vième art. Le vétéran espagnol a En 2019, Paul Rey avait livré un récit
effectivement œuvré dans l’animation science-fictionnel dans lequel la vie vé-
avant de s’atteler à écrire Marécage. Et gétale avait totalement disparu, frap-
la proposition qu’il nous fait sur ce pre- pée par la terratoxmose, une maladie
mier volet laisse sans voix. Le gra- issue de la mutation d’un parasite au
phisme d’une luxuriance extrême, dont contact de produits phytosanitaires. Il
il est possible de découvrir un aperçu nous revient avec un récit qui prend
en fin d’album avant la mise en cou- corps dans un futur proche, lui aussi
leurs, se complète d’un découpage dy- frappé par un mal étrange qui pourrait
namique dans lequel les personnages muter en pandémie : le syndrome de
anthropomorphes à têtes de boucs, de l’iceberg. Il donne à voir le mal qui peut
rats, de renards, se font hyper expres- surgir de l’utilisation et la diffusion à
sifs. La richesse de la trame narrative se grande échelle d’une technologie non
trouve développée dans le cadre même maîtrisée. Il le fait non pas pour afficher
des marécages, qui foisonne de détails une opposition au progrès, mais dans
au point de se faire volontairement l’idée de questionner le sens que l’on
étouffante. Dans ce contexte, le but un donne à nos vies et nos sociétés tou-
peu fou d’Ariston Bergère a peu de jours plus gangrénées par la disrup-
chances d’aboutir, sauf que les évi- tion… Hautement recommandé.
dences ne font pas forcément partie de
ce monde… Une claque ! Sébastien Moig

Sébastien Moig
Bibliomania
Le syndrome de
l’iceberg Orval et
Macchiro
Paul Rey Mangetsu
Sarbacane mars 2023
avril 2023

Alice se réveille
Dans un proche dans un cadre
futur, au cœur de épuré avec pour
l’agitation numérique de la Silicon Val- seule information un numéro gravé sur
ley, Ezra, développeur de jeux vidéo, sa main droite, 431. Alors qu’elle se di-
apprend que son frère Yan a disparu. Il rige vers une porte au bois gravé sur la-
va vite découvrir qu’il était atteint de quelle peut se lire le nombre 430 surgit
misanthropie, qui se caractérise par une Ophis, un serpent qui lui explique
mise en retrait de la société, jusqu’à la qu’elle est la 431ème pensionnaire de son
disparition. L’origine du mal viendrait vaste manoir. Il lui susurre aussi que sa
des Assistants Personnels avec qui les vaste demeure compte 666 chambres
victimes communiqueraient pour ne et qu’il est impossible de quitter l’éta-
plus avoir à faire face aux situations blissement sauf en regagnant la cham-
anxiogènes du quotidien. La réalité vir- bre 000 qui possède une ouverture sur
13
l’extérieur. Mais redescendre vers cette un petit cochon, est victime du harcèle-
CHRONIQUES BD

pièce pourrait entraîner sa mort, la gan- ment et de la violence de ses cama-


grène gagnant ses chairs à chaque fran- rades de classe. Dans Le veilleur des
chissement de portes… Brumes, qui peut se lire comme une
La descente de la jeune fille vers la fa- suite, Pierre a conforté son amitié avec
meuse chambre 000, et le passage Roxane, sa camarade renarde. Si les
obligé à travers les pièces révèlent des dangers se présentent au gré de leur
personnages et des scènes qui sont au- traversée des terres hostiles, nous dé-
tant de retranscriptions symboliques couvrirons surtout un Pierre habité par
des peurs qui frappent nos sociétés. Ce le fantôme et les souvenirs de son père.
qui se traduit par un dessin très dark. Un récit empli de poésie et d’émotion,
L’influence d’un Hans Ruedi Giger est à et pas seulement destiné aux plus
peine cachée, tout comme peut l’être jeunes.
celle d’un JunjiItô, d’un Piranèse ou d’un
Jan Weiss (La Maison aux mille étages). Sébastien Moig
Plastiquement superbe, le récit révèle
sa subtilité et sa force dans une der-
nière partie éclairante. Un ouvrage pro- Villes et infra-
posé dans un écrin au superbe structure
embossage de couverture. Une invita-
tion à domestiquer nos peurs. ShintaroKago
IMHO
Sébastien Moig mai 2023

Le veilleur des Shintaro Kago,


brumes maître incontesté
de l’ero-guro
Robert Kondo et (mouvement littéraire qui mêle éro-
Daisuke Tsutsumi tisme, macabre et grotesque) a été ré-
Milan/Grafiteen cemment mis en lumière en remportant
novembre 2022 le Prix Asie de l’ACBD 2022 pour son
superbe La princesse du château sans
fin (Huber). Publié en France par IMHO,
Pierre est un jeune garçon qui veille, et plus récemment Huber, ses travaux
comme son père avant lui, à préserver sont relayés en Europe par l’éditeur
Val-de-l’Aube des brumes mortelles. indé italien HollowPress. Bénéficiant
Pour cela, il se doit d’entretenir le mou- d’une bonne côte chez les spécialistes,
lin dont les ailes, en s’activant, repous- l’auteur multiplie les projets en pointant
sent les traînées noires qui se forment à du doigt les incongruités de nos socié-
la périphérie des murailles. Pourtant, tés, leurs travers et excès, toujours avec
lors du dernier passage des brumes, un humour débordant et une grande
Pierre mais aussi Roxane et Roland, ses maîtrise graphique. Dans Villes et infra-
deux amis, vont s’y retrouver propulsés. structure, qui fait suite à Une collision
Le veilleur des brumes prend corps accidentelle sur le chemin de l’école
dans l’univers de The Dam Keeper, peut-elle donner lieu à un baiser ?
court-métrage d’animation animalier (IMHO, 2013), le mangaka développe
anthropomorphe multiprimé, sorti aux des récits courts (4 pages en moyenne)
États-Unis en 2014, dans lequel Pierre, qui sont autant de dénonciations de
14
nos comportements excessifs, mais cits se multiplient au fil des mois dans

CHRONIQUES BD
aussi de ces petits grains de sel qui par- les revues du groupe Rebellion. Souriez
viennent à faire déraper une situation a c’est la loi regroupe des histoires iné-
priori banale. Parmi les récits à retenir dites signées de la plume d’Al Ewing,
Bouton, dans lequel une jeune fille dé- auteur prolifique anglais, passé chez
couvre qu’un bouton mal ajusté peut Marvel. On y découvre tout ce qui fait le
être à l’origine de maintes tensions, ou charme de cette série, avec des per-
encore Les souris qui met en scène une sonnages secondaires creusés, mais
autre jeune fille devenue adepte de l’in- aussi les mutants (mention spéciale à
gurgitation de souris vivantes et cro- Jury, le mutant aux 12 visages) qui s’af-
quantes, jusqu’au jour où ses yeux en fichent autant comme des victimes que
viennent à tourner dans leur orbite. des bourreaux. Une palette savoureuse
Autre mention spéciale pour Le masque de récits au service d’une franchise qui
dans lequel une jeune fille (encore !), a toujours su se renouveler en mêlant
parce qu’elle se dit complexée par son l’humour et la dérision comme ingré-
visage qu’elle trouve disgracieux, en dients bonus. Un must have !
vient à porter un masque, le même, plu-
sieurs jours et mois durant, jusqu’à une Sébastien Moig
fin savoureusement morbide.
ShintaroKago démontre qu’il est un fin
observateur de notre quotidien et que Abara
la plus banale des situations peut très
vite virer en fantastique et grotesque. TsutomuNihei
Une imagination débordante pour un Glénat
manga à dévorer (au figuré). mars 2023

Sébastien Moig
Alors qu’il tra-
vaille encore sur
Judge Dredd Biomega, Tsu-
Souriez tomu Nihei réa-
c’est la loi lise un break
Al Ewing pour sortir quelques récits courts et un
ovni : Abara. Tout débute par l’arrivée
Label Delirium d’un homme dans un centre de soins. Il
mars 2023 demande à être reçu en urgence, mais
l’infirmière ne peut lui proposer qu’un
rendez-vous 14 jours plus tard.
L’homme implose alors en un gauna
Lorsque la revue britannique 2000 AD blanc, monstre qui dévaste tout ce qui
voit le jour à la fin des années 70, un l’entoure. Pour tenter de le contenir, une
héros s’impose très vite comme incon- femme du nom de Tadohomi, agente
tournable : Judge Dredd. Intransigeant d’un bureau de surveillance, approche
et survitaminé, le Juge multiplie les en- Denji Ito, un ouvrier qui cache sa nature
quêtes improbables dans une Mega- de gauna noir…
City One grouillante de malfrats. Abara n’est pas qu’un travail secon-
Aujourd’hui, alors que le cinquantième daire. Il peut se lire comme un exercice
anniversaire de la franchise se rap- de style. Récit sous influence, celle de
proche, son aura ne faiblit pas et les ré- Giger, de Bilal, du Metropolis de Fritz
15
Lang, pas exempt de faiblesses, mais égratignée. Face aux menaces, celles
CHRONIQUES BD

pourtant essentiel pour comprendre des hommes en vert venus du nord,


l’évolution de la patte Nihei. Proposé en ils/elles prendront les armes pour pré-
version Deluxe (grand format), Abara server leur lopin de terre, leur bout de
reste un passage obligé pour qui s’inté- montagne, leur honneur. Dionnet pré-
resse à l’œuvre de l’auteur, en partie cise que Crespin était selon lui en
parce qu’il en livre les clés. avance sur son temps, et qu’il est main-
tenant pile à l’heure. Il était surtout hors
Sébastien Moig du temps, hors des modes, son dessin
en recherche permanente, sans acadé-
misme, sans souci de séduire, empli de
Marseil Armalite poésie, de rythmes changeants. Une in-
16 tégrale essentielle, accompagnée d’un
texte éclairant sur l’auteur offert par Ni-
Crespin colas Trespallé.
Les Humanoïdes
Associés Sébastien Moig
avril 2023
Dusha 1

Francisco Ruizge
« Dans le livre, Mar- Glénat
seil, il y a des hommes de bonne vo- avril 2023
lonté qui essaient de refaire le monde,
et l’odeur du foin fraîchement coupé ».
Le texte de 4ème de couverture de la
première édition en couleurs de Marseil Hiver 1937. Depuis
en 1982 dit beaucoup en une seule près d’un an,
phrase. Ce qui formera au final une saga l’URSS de Staline
inachevée parlera de refaire le/un initie de grandes purges avec pour
monde. Un monde frappé par une apo- point culminant la légalisation de
calypse nucléaire comme d’autres uni- l’usage de la torture lors des interroga-
vers fictifs avant lui. Un monde fait de toires. Aleksey Louzhin vient tout juste
ruines, mais aussi d’espoirs, dominé par d’être libéré du goulag. Chercheur en
des hommes et des femmes forts, habi- neuropsychologie, il avait quelques an-
tés d’une capacité de résilience hors nées plus tôt reçu l’aval du régime pour
norme, d’une propension à l’oubli aussi, mener des expérimentations sur des
à l’image du nom des villes écorché à enfants psychosurdoués aux capacités
vif. La série Armalite 16 a sûrement été psychiques ultra-développées : des
influencée par la saga Simon du Fleuve Dushas. Déclaré ennemi du peuple en
de Claude Auclair, comme l’indique 1927, il voyait son projet arrêté, avant
Jean-Pierre Dionnet en préface à cette d’être déporté à Vorkouta, dans le nord
intégrale, ce que lui reprochera Tardi. À de la Russie. Libéré par le régime, il est
vrai dire, peu importe, car Crespin, aussi reçu au Commissariat du peuple aux Af-
énigmatique et taiseux qu’il pouvait faires intérieures en vue d’une réhabili-
l’être, avait lui aussi des choses à dire. tation. Pour cela, il devra reprendre du
Dans une conscience d’un monde chan- service et réactiver ses recherches dans
geant, d’une nécessité de se reconnec- le but de débusquer les opposants au
ter aux hommes, à cette nature régime avant qu’ils ne passent à l’ac-
16
tion… Pour Louzhin, hanté par l’image

CHRONIQUES BD
de la jeune Martina, son élève la plus
douée, un défi de taille l’attend dont la
première étape est de retrouver les an-
ciens sujets de son étude.
Dans ce premier tome (sur deux pré-
vus), Francisco Ruizge suit deux arcs
narratifs, le premier développe la sortie
du goulag de Louzhin durant l’hiver
1937 et la réactivation de son projet
d’étude, tandis que le second s’attache
à dévoiler les étapes de ses recherches
avant qu’elles ne soient stoppées en
1927. Nous y découvrons notamment
comment le chercheur, poussé par sa
soif de réussite, va infliger à ses sujets
des tortures extrêmes qu’il nomme
stress-test. Porté par un dessin d’une
totale maîtrise, Ruizge développe un
récit qui mêle histoire et SF dans la froi- www.amazon.fr/dp/2915512892
deur d’une URSS dominée par le règne
de la terreur. Louzhin, meurtri tout à la
fois par ses années passées au goulag
et par ses errements déontologiques,
pourra-t-il réparer ses erreurs et enfin
se servir de la latitude dont il dispose
pour apaiser et apporter le soutien à
ses anciens patients, dont les souf-
frances psychologiques ne se sont ja-
mais refermées ?

Sébastien Moig

www.amazon.fr/dp/2915512590

17
Cet album, adapté par Ghislaine
Roman, retrace les grandes lignes du
film de Gilles de Maistre (sorti au ci-
néma en 2021). De larges photos du film
en guise d’illustrations font la part belle
aux animaux héros du film. Une mise en
page soignée d’un texte clair et simple
raviront petits et grands.
Une histoire pleine d’émotion montrant
l’importance de la famille et de la li-
berté.

Virginie Liégeon

Le loup et le lion de Ghislaine Roman -


éditions Nathan – dès 5 ans – 21,5 x
26,4 cm – 9,95 euros – 32 pages cou-
leur – septembre 2021

Le loup et le lion
Ghislaine Roman

Au plus profond d’une forêt nord-amé-


ricaine, un lionceau et un louveteau
grandissent côte à côte auprès d’Alma,
la jeune femme qui les a recueillis.
Quand leur secret est découvert, les
animaux sont séparés. Le loup, devenu
grand, fuit sa réserve et parcourt les
étendues canadiennes à la recherche de
son frère de cœur. Ensemble, ils bravent
mille dangers pour retrouver Alma et la
famille qu’ils ont choisie.
18
CHRONIQUES LIVRES
Innocence Perdue
Les Brumes de Falltown I
Julieth Ewlyann

Pour son anniversaire, Carla reçoit une


invitation de son amie. La voilà de re-
tour à Falltown, sa ville natale dont ses
parents l’avaient éloignée. Alors qu’elle
intègre un coven dirigé par Jinda, son
amie sorcière, Joshua, un pyrokinésiste
membre du groupe, lui fait des avances.
Parallèlement, elle tente de se rappro-
cher de Victor, le sombre fils du direc-
teur du musée où elle souhaite travailler.
En ville, des agressions se multiplient.
Les loups sont soupçonnés… pommes de Quand Harry rencontre
Premier tome d’une quadrilogie à venir, Sally ? De vous attabler autour de la fa-
ce premier roman de Julieth Ewlyann meuse crème brûlée d’Amélie dans Le
est un mélange de fantastique et de ro- fabuleux destin d’Amélie Poulain ou de
mance. préparer une soupe aussi bleue que
À Falltown, petite ville anglaise, se cô- dans Le journal de Bridget Jones ?
toient des personnages surnaturels tels Un livre de recettes non officiel s’inspi-
que sorciers, loup - garous, vampires… rant des plus grands films romantiques
Ce premier tome raconte la rencontre de la pop culture américaine comme
(fracassante) entre les sorciers et les française.
loups-garous. Le tout est saupoudré de 47 recettes sont réparties en chapitres
romance entre les jeunes, avec un peu comme suit : petits-déj et goûters,
d’érotisme. (Le niveau est indiqué 1/5.) plats, desserts, boissons et cocktails.
Le style est simple, sans prise de tête, Chaque recette est présentée sur une
pour une lecture en mode chill et som- double page avec une photo du film
bre. dont elle est tirée. La présentation est
très girly avec des couleurs dans les
Virginie Liégeon tons pastel et des décorations à grand
renfort de petits cœurs déclinés dans
tous les modèles possibles. De quoi
Le livre des faire une overdose…
Quelques photos culinaires pleines
recettes des pages ponctuent les chapitres et don-
nent vraiment envie de se mettre en
comédies cuisine. D’autant plus que les recettes
sont, pour la plupart, abordables pour
romantiques un novice en cuisine et les explications
Alice Delbarre, Joyful Table claires.
À la fin se trouve une filmographie pour
Vous avez toujours rêvé de dévorer le retrouver la liste des films romantiques
brownie tant mérité de Coup de foudre dont les recettes s’inspirent. De quoi
à Notting Hill ? De prendre la même prolonger le plaisir du repas.
chose que Meg Ryan avec la tarte aux Une belle idée cadeau pour la Saint-Va-

19
lentin. revisitée du Dracula de Stocker à tra-
CHRONIQUES LIVRES

vers une enquête de Sherlock Holmes.


Virginie Liégeon La conception de ce roman est le miroir
du roman de Stocker : écrit à la pre-
Le livre des recettes des comédies ro- mière personne (par Watson), on y
mantiques de Alice Delbarre, Joyful trouve également correspondance,
Table - Éditions 404 – 19,95 euros – 152 coupures de journaux et autres enregis-
pages – 200x250 mm - janvier 2023 trements de phonographe. Toute l’his-
toire repose sur le postulat suivant : et si
l’affaire Dracula n’était qu’un tissu de
mensonges romancés pour couvrir les
agissements de Van Helsing et ses aco-
lytes ? Un Sherlock Holmes que Conan
Doyle n’aurait pas renié se lance à la
poursuite d’indices aux quatre coins de
l’Angleterre victorienne… mais aussi
jusqu’en Transylvanie !

Un roman épique, plein d’actions et de


rebondissements qu’aucun fan du plus
grand des détectives, ni ceux du comte
aux dents longues ne seront déçus ! Un
petit bijou à lire absolument !

Virginie Liégeon
Trahison Sanglante Trahison sanglante de Mark A.Latham -
Sherlock Holmes : Le dossier Dracula éditions Bragelonne – 26 euros – 334
Mark A.Latham pages –octobre 2022

1894, Londres ne parle que de la mort


violente d’un noble transylvanien des Citadins de demain
mains d’un certain professeur Van Hel- Claire Duvivier
sing. Mycroft Holmes demande à son
frère Sherlock d’enquêter sur les vérita- Se déroulant dans le même univers que
bles causes de la mort de Lucy Wes- Le Sang de la Cité de Guillaume Cha-
tenra et du mystérieux aristocrate. Les manadjian (chroniqué dans SF Mag 118),
articles de journaux regorgent de folles lui aussi une trilogie, le récit de Claire
théories surnaturelles, mais Holmes Duvivier se place du côté de la capitale
soupçonne que ceux que l’on acclame du Nord. Il met en scène Amalia Van
comme des héros ne sont pas ce qu’ils Esqwill, une aristocrate, qui va décou-
paraissent être. vrir avec deux de ses amis une ville al-
L’écrin est en lui-même superbe : un ternative à la sienne tandis que son
grand roman souple avec une magni- mariage se prépare. Entre les tensions
fique couverture mystérieuse ornée de dans les Faubourgs et la magie qui
dorures, des tranches elles aussi dorées, entre en scène, ce premier opus se fo-
du papier ocre de qualité et des chapi- calise principalement sur la vie à Deha-
tres joliment décorés de fioritures. ven, la cité de nos héros. C’est d’ailleurs
Mark A.Latham propose ici une version l’unique point noir de ce début d’aven-
20
CHRONIQUES LIVRES
ture, bien écrit et avec des personnages
intéressants, qui prend trop de temps
La Lisière
pour entrer dans le vif du sujet. Ainsi Niko Tackian
l’autrice nous promène le long des
foires quand elle ne nous fait pas visiter Vivian est la seule à avoir échappé à
la ville et ses échoppes ; puis elle nous l’agression. Tout ce dont elle se souvient
décrit les entrevues protocolaires avec est cet arrêt sur la route, au cœur de la
les familles bourgeoises, la relation nuit ; son mari qui sort pour vérifier si la
entre Amalia et son frère, avec sa mère voiture a subi un choc, son fils qui le re-
ou la sœur de son futur compagnon. joint quelques instants plus tard. Puis sa
Tous les personnages ont de la profon- fuite, pour échapper à l’homme à la
deur, mais il faut reconnaître que hache. Si la jeune femme va tenter de
lorsque le fantastique entre en scène – remonter la piste de ses souvenirs via
en corrélation avec le surnaturel sur- des rêves, une enquêtrice de la police
venu dans Le Sang de la Cité –, c’est va quant à elle chercher des preuves de
vers celui-ci que notre intérêt se dé- la disparition des membres de sa famille
porte. Et ce premier opus n’est qu’une et qu’elle peut en être la cause. Entre
simple mise en bouche des consé- l’Ankou, le serviteur de la mort dans la
quences de cet accroc dans la toile du mythologie bretonne, un étrange chien
réel, avec un final heureusement des noir et un trafic de drogue, le lecteur
plus appétissants. Espérons donc une poursuit auprès des deux femmes des
accélération du rythme pour le volume pistes qui nous amènent à une conclu-
suivant afin de devenir un citadin de sion finalement assez simple. Entre les
cette capitale du Nord, avec l’envie de rêves qui apportent des explications ve-
suivre ses pavés menant à une intrigue nues de nulle part, une tendance de
qui, bien que classique, peut se révéler l’auteur à bâcler les affrontements avec
passionnante. les méchants de l’histoire, et certains
points du récit assez peu expliqués ou
Grégory Covin concevables – tout le monde ne sait pas
comment couler un bateau, par exem-
Le Livre de Poche – Mars 2023 – 384 ple, alors que cela semble n’être qu’un
pages détail pour l’un des personnages incri-
minés –, ce roman laisse planer, au gré
de sa lecture, un sentiment de facilité.

21
Même sa résolution semble un rien exa- tournements de situation qui engendre-
CHRONIQUES LIVRES

gérée, bien que l’humain soit capable de raient une aventure du type blockbuster.
tout, et plus encore de tuer sans vérita- Entre ces individus perdus au cœur des
bles raisons. Je lui préfère de loin Soli- étoiles et le sang-froid nécessaire pour
tudes (SF Mag 111), plus original même réagir dans une situation de crise, l’in-
si sa fin est trop vite expédiée. quiétude de la famille restée au sol et la
politique de la Terre quant à la façon de
Grégory Covin présenter la catastrophe qui s’annonce,
on est ici dans un récit qui se veut le
Calmann-Levy – Mars 2023 – 350 pages plus réaliste possible, et donc parfois
très technique en termes d’ingénierie,
de concepts mathématiques et de théo-
ries SF. Ne s’éparpillant jamais, il se fo-
calise sur sa poignée de personnages,
opère une psychanalyse mettant en
exergue leurs devoirs, leurs doutes, qui
parvient facilement à toucher le lecteur ;
sans oublier de se focaliser sur une in-
dustrie qui, elle, perd justement de son
humanité par intérêt des profits quand
ces derniers se retrouvent en danger.
Phénomène de société, le danger ne
vient désormais plus des étoiles, mais
d’un système qui considère l’humain
comme un pion sans plus de valeur que
les machines qui sortent de ses usines.
Un premier opus qui plaira à tous ceux
La Tragégie de en quête de récits qui ne cherchent pas
le sensationnel, mais le réalisme.
l’Orque
Pierre Raufast Grégory Covin

Dans un lointain futur, l’humanité est en Aux Forges de Vulcain – Mars 2023 –
quête d’antimatière. Pour ce faire, elle 363 pages
parcourt de longues distances dans
l’univers, ouvrant des trous de ver
qu’elle referme derrière elle. Quand l’un
des Orcas, les vaisseaux de recherches,
subit une avarie et se trouve dans l’inca-
pacité de réduire le trou noir via lequel il
vient de transiter, une mission de se-
cours se met en route avant que ce der-
nier ne s’agrandisse et ne dévore le
système solaire…
Un peu à la manière de la série For All
Mankind, ce premier opus de la Trilogie
Baryonique se concentre davantage sur
le micro et le macrocosme qui entoure
des missions scientifiques que sur les re-
22
CHRONIQUES LIVRES
Les Brouillards
Noirs
Patrice Gain

Thriller se muant lentement en drame,


Les Brouillards Noirs suit les pas d’un
père de famille en quête de sa fille dis-
parue dans les îles Féroé. Choc des cul-
tures, rencontre avec des militants pour famille de l’île. Pourquoi un tel laps de
sauver baleines et dauphins d’un destin temps ? Pourquoi une telle mise en
cruel, et pistes froides le long de cet ar- scène ? On suit tout d’abord Emma qui
chipel nordique. On s’attache à ce mon- vient effectuer l’inventaire des biens de
sieur tout le monde qui endosse le rôle ladite famille, avant que l’enquête sur ce
de héros et d’enquêteur alors qu’il n’en nouvel assassinat débute et que l’on se
a pas les aptitudes, se heurtant aux po- place également du côté du lieutenant
litiques en place, à la fureur des pê- de police. Comme tous les bons thril-
cheurs et à la pauvreté des preuves lers, chacun des protagonistes présente
menant à son enfant. Récit mettant da- plusieurs masques de scène, jouant un
vantage en exergue l’acceptation de rôle servant ses intérêts ou celui de l’in-
l’inéluctabilité quant à retrouver un être trigue, tandis que le lecteur guette celui
cher qui ne peut encore être en vie, la représentant le faciès de l’assassin. Les
froideur des pays du nord pénètre le récits nordiques ont la cote depuis plu-
lecteur autant que ce sentiment de sieurs années, et proposent souvent ce
perte. Le style de l’auteur, riche et fai- dépaysement que tout lecteur vient y
sant la part belle aux descriptions d’un chercher, bien que son climat rude et
univers balayé par les vents, et soumis ses fjords tempétueux aient perdu de
aux lois d’une nature violente, nous em- leur grandeur à force de les visiter. On
porte, nous tient la main tandis que le regrettera surtout que l’autrice ne nous
monde s’effondre autour de son per- initie pas plus avant à la mythologie vi-
sonnage. Ainsi les brouillards noirs nous king qu’elle glisse çà et là, bien qu’elle
enveloppent, nous saisissent et nous re- nous surprenne via des retournements
lâchent après avoir insinué au lecteur de situations parfois étonnants. C’est
des sentiments de colère et de tristesse. d’ailleurs là la principale qualité du
Une plume à découvrir. roman : nous tenir progressivement en
haleine avec ses personnages plus com-
Grégory Covin plexes et sombres qu’il y paraît, même
pour un lecteur habitué du genre. Usant
Albin Michel – Février 2023 – 256 pages d’un style simple, de chapitres courts
comme l’est le texte lui-même, voici une
île que l’on se complaît à parcourir,
L’île de Yule avant de rentrer bien au chaud chez
Johana Gustawsson nous.

Cela ressemble à un rituel : un mort est Grégory Covin


découvert, entravé d’une manière iden-
tique à celui retrouvé neuf ans plus tôt, Calmann-Levy – Janvier 2023 – 306
non loin du manoir de la plus fortunée pages
23
change de sexe comme de chemise,
CHRONIQUES LIVRES

pose la question de l’inné et de l’acquis


au regard de l’identité sexuelle, et de-
mande si « la testostérone et les œstro-
gènes décident de tout ». Il postule
aussi que, mis à part quelques fana-
tiques religieux, peu de gens renonce-
raient à tenter le coup, ne serait-ce
qu’un jour ou deux, étant donné qu’au-
cun changement n’est irréversible.
Bien avant l’invasion des gender studies
– mode qui tourne à l’overdose généra-
lisée tant et si bien que le serpent finit
Options par se mordre la queue…– John Varley
John Varley posait les questions de l’identité
sexuelle, du choix, du rapport au corps,
« Ça n’a plus d’importance, comment je des corps modifiés, thème récurrent
suis né. J’ai été les deux. C’est toujours d’une œuvre assez originale pour son
moi, à l’intérieur. Tu comprends ? » époque, même si Ursula le Guin (La
Main gauche de la nuit) et Samuel De-
Dans un futur lointain, la technologie lany (Triton) étaient déjà passés par là.
permet de changer de sexe rapidement, Contrairement à bien des auteurs ou
à bas coût et sans effet secondaire. chercheurs actuels, ce moustachu de
Proche d’une banale opération esthé- Varley a le mérite de faire court, de ne
tique, le « changisme » n’en perturbe pas se poser en juge moral ou en mili-
pas moins les relations entre les sexes, tant borné, de ne pas croire qu’il est dé-
la société ayant subi de profonds chan- tenteur d’une vérité absolue, de ne pas
gements en deux décennies. Il y a dés- condamner un des deux sexes et d’atti-
ormais plus d’une chance sur deux que ser ou monter en épingle des conflits
parmi vos connaissances se trouve une qui n’auraient pas lieu d’être, si tout un
personne ayant subi au moins un chan- chacun s’imprégnait des valeurs de
gement de sexe, une chance sur quinze l’universalisme plutôt que de se replier
que vous-même en ayez changé. Si sur sa petite chapelle identitaire, à la
vous avez moins de vingt ans, cette gloire de ses gonades ou de ses ovaires.
proportion passe à une chance sur trois. Bref, Options est un texte salutaire à re-
Cléo et Jules forment un couple hété- découvrir et à méditer.
rosexuel uni et aimant. Jamais ils n’ont
envisagé cette possibilité. Pourtant, un Hervé Lagoguey
beau jour, fatiguée de subir un sexisme
latent, au travail comme à la maison,
désireuse de connaître « autre chose », Options, de John Vartley, (Options,
Cléo décide de s’essayer à cette pra- 1979), Le Passager clandestin, collec-
tique, malgré l’opposition de son mari, tion Dyschroniques, février 2023, 124
qui devra bien composer avec ce nou- pages, 8 euros.
veau paradigme…
« Si ma tante en avait, on l’appellerait
mon oncle… ». Fort de cet adage, John
Varley imagine donc une société où l’on

24
pirates que les princes, les porcs lu-

CHRONIQUES LIVRES
briques que les passionnés authen-
tiques, de Zac l’éborgneur au général
Hurtan Kovil. Rien ne se passera comme
prévu pour Sibelle, dont les aventures,
rocambolesques et érotiques, vont au fil
du temps prendre l’allure d’une vérita-
ble épopée. Si la libre libertine conti-
nuera de goûter aux plaisirs de la chair,
pour lesquels elle a été conditionnée,
elle s’accoutumera aussi à la douleur du
sang versé. Si elle verse des larmes sur
La Porte le cadavre de ses amants tombés au
combat, elle apprend vite à trouver le
des remparts réconfort dans d’autres bras. Réflexe de
survie ou signe qu’elle n’est « qu’une
sublimes femme sans consistance, une coquille
tome 1 vide ? ».
Pierre Bordage Roman de fantasy érotique où une An-
gélique marquise des Anges mâtinée de
« Sibelle, votre corps est comme un ins- Barbarella aussi nue que libérée jouerait
trument de musique qui donnerait à de sa beauté et redoublerait de sensua-
tout musicien une irrésistible envie d’en lité pour survivre - et bien vivre souvent
jouer » - dans un monde régi par la violence et
les instincts masculins, La Porte des
Sibelle la bien nommée est la fierté des remparts sublimes n’est a priori pas
Charmeresses, un ordre de femmes ini- trop ma came (je suis plus Guerriers du
tiées et vouées aux choses de l’amour, Silence ou Livre des Prophéties). Et
qui font librement commerce de leur pourtant… pourtant, Bordage - à
corps et du sexe. Sur l’Île du bout du l’image d’un Silverberg, pour prendre
monde, lors de la cérémonie de la fleur, outre-Atlantique un exemple de
conformément au rituel, la virginité de « monstre » d’écriture -, est doué d’un
la jeune femme va être mise aux en- tel talent de conteur et d’une telle maî-
chères. trise littéraire qu’il peut vous happer et
Grand argentier de son état, plutôt for- vous entraîner sur tous les rivages de
tuné après des années où il ne fut qu’un l’imaginaire avec un égal bonheur (anti-
bourreau de travail, Fredeg O’Mald, à cipation dystopique, space opera, fan-
quarante ans sonnés (… et toujours pu- tasy, roman historique…). Où que les
ceau, dirait Judd Apatow), se décide emporte l’imagination sans limites de
enfin à prendre épouse et consacrer du Pierre Bordage, c’est avec un égal bon-
temps aux plaisirs terrestres. Lorsque heur que ses fidèles lecteurs, bercés,
Fredreg emporte la mise de haute lutte, ballotés, baladés dans son sillage, sont
l’on se dit que nous allons suivre le récit récompensés à chaque page.
classique de la découverte de l’autre :
corps du sexe opposé, autre corps so- Hervé Lagoguey
cial, autre génération, autres mœurs…
Las, c’est sans compter sur toutes les La Porte des remparts sublimes, tome 1,
convoitises qu’attise le corps sublime de Pierre Bordage, Au Diable vauvert,
de Sibelle, putain qui affole autant les avril 2023, 516 pages, 23 euros.
25
seau, qui a attendu toute sa vie l’occa-
CHRONIQUES LIVRES

sion de sortir de l’ombre de Valerie.


Avis personnel : Rien que ça… le sort de
l’humanité est donc entre de bonnes
mains ! Un peu comme les Fantastic
Four – mais c’était il y a 60 ans et c’était
un comic book –, nos cinq nénettes en
mode « sauvons l’humanité » piquent
une fusée (ou une navette, qui est le fé-
minin de navet, il y a des signes qui ne
trompent pas), tranquille pépère, et
s’envolent vers les étoiles, loin des mé-
La Lumière chants hommes qui craignent et haïs-
sent les femmes, et les ont donc privées
lointaine de travail, un de ces women-haters dés-
ormais au pouvoir… (c’est écrit noir sur
des étoiles blanc dans le 1er chapitre). Pour que tout
cela – et les 400 pages qui suivent –
Laura Lam
soit un tant soit peu digeste, il aurait
fallu tout le talent et le sérieux d’une
Margaret Atwood (voir sa belle inter-
« Les politiciens conservateurs et leurs
view dans America n° 12), ce que Laura
pantins des médias accuseraient la doc-
Lam ne possède visiblement pas.
teure Valérie Black et son équipe d’avoir
Après la SF machiste, la SF fasciste, la
volé une navette spatiale. Mais ceux qui
SF écologique, la SF politique, la SF
restaient à la surface se fourvoyaient.
érotique, la SF linguistique, la SF scien-
Ces femmes s’emparaient d’une pla-
tologue… voici donc la SF féministe,
nète. Elles s’emparaient d’un avenir. »
aussi mauvaise que toutes les niches
sus-citées. Pas surprenant, c’est le prin-
Résumé officiel : Les écosystèmes de la
cipe de base des sous-sous-genres qui
Terre s’effondrent, l’’avenir de l’huma-
voient le monde du bout de leur lor-
nité est en jeu. Mais une équipe de
gnette et qui, de leur chapelle vilipen-
femmes se prépare à la sauver, même si
dent les non-convertis, au lieu
elles doivent voler un vaisseau spatial
d’observer avec le plus grand télescope
pour y parvenir. Malgré les restrictions
possible, la richesse et la variété infinies
croissantes des libertés des femmes sur
du genre humain, la vastitude de l’Uni-
Terre, Valerie Black est le fer de lance de
vers – mot qui est à la racine de « uni-
cette première mission entièrement fé-
versalisme », tiens donc… Mais bon, ce
minine vers une planète de la zone Gol-
qui est bien avec la SF, c’est qu’on peut
dilocks, où les conditions sont idéales
imaginer tout et n’importe quoi, par
pour l’établissement de colonies hu-
exemple un équipage 100 % gay qui
maines. L’équipe est le dernier espoir
irait à la conquête d’Uranus, une loin-
de survie de l’humanité, et Valerie a ras-
taine colonie LGBTQIA+WTF+++ où les
semblé les meilleures pour la mission :
hétéros seraient parqués dans des ré-
une as du pilotage, une brillante ingé-
serves naturelles, une île peuplée de
nieure, et une médecin expérimentée
nains hermaphrodites qui ne se nourri-
pour garder l’équipage en vie. Et puis il
raient que de leur caca (ben pourquoi
y a Naomi Lovelace, la fille de substitu-
pas ?), une galaxie entière engloutie
tion de Valerie et la botaniste du vais-
dans le trou noir du wokisme, une pla-
26
CHRONIQUES LIVRES
nète où les chiens seraient la seule race en une gigantesque poubelle, les mers
sentiente… Ah, ça, ça a déjà été fait, me en bouillons de culture. Ses habitants,
dit-on, et ça, en revanche, c’était vrai- touchés eux aussi évidemment, sont at-
ment bien, mais ça, c’était avant… teints de multiples maladies et diffor-
mités (voir John Brunner et son
Hervé Lagoguey Troupeau aveugle en 1972 pour un dé-
veloppement magistral sur un thème si-
La Lumière lointaine des étoiles (Goldi- milaire). Pire encore, le réchauffement
locks, 2020), de Laura Lam, ActuSF, climatique entraîne de dramatiques
septembre 2023, 460 pages, 21,90 changements dans la rotation de la pla-
euros. nète qui, en passe de voir son axe dé-
synchronisé, sa gravité altérée, risque
d’être dévastée par de gigantesques
cataclysmes.
Pour les rares élus à la survie, dont la
liste à élaborer va soulever des choix
cornéliens – à la manière du film Le
Choc des mondes en 1951 – le salut tien-
dra peut-être dans l’exil vers la Lune, ou
plus loin encore… Une solution qui n’est
bien sûr qu’un pis-aller pour cette mi-
norité en sursis, car où que nous allions,
où que nous finissions, nous mourons
nus, comme nous sommes nés, dému-
nis, dépouillés. Citation d’un passage de
ce classique de la SF qu’est la Bible,
Nous mourons nus « Nous mourons nus » est un titre dés-
James Blish enchanté pour un roman qui ne l’est pas
moins. Contrairement à nombre d’in-
dustriels, de politiciens et de business-
« Nous ne pouvons plus nous débarras- men, James Blish (prix Hugo en 1959
ser de nos déchets. Ils ont fait pencher pour Un Cas de conscience) et les au-
la balance géologique contre nous. La teurs de SF ont toujours pris la fin du
planète se désagrège. Le processus a monde très au sérieux, et c’est tant
déjà commencé et le monde sera tout à mieux.
fait inhabitable avant que dix ans se
soient écoulés. » Hervé Lagoguey

« Nous mourons nus » est l’histoire en Nous mourons nus, de James Blish (We
deux parties d’une catastrophe annon- All Die Naked, 1962), traduit de l’améri-
cée. Par certains chercheurs prévision- cain par Bruno Martin, Le Passager
nistes – voir les notes en fin d’ouvrage, clandestin, collection Dyschroniques,
toujours très intéressantes dans ces février 2023, 100 pages, 7 euros.
Dyschroniques – et par de nombreux
auteurs de SF, bien avant tout le
monde. Suite aux multiples abus et er-
reurs de l’homme, plus enclin à exploi-
ter son environnement jusqu’à en crever
qu’à le préserver, la Terre se transforme
27
CHRONIQUES LIVRES

Crasse Rose Hurlements


Fernanda Trias Alexis Laipsker

Récit de fin d’un monde pollué et ago- Derrière ce titre qui rappellera l’excel-
nisant dans ses propres déjections qui, lent film du même nom de Joe Dante
au-delà de la critique du nôtre, ne ra- (avec ses loups-garous) se cache un
conte pas grand-chose. On suit une polar tout aussi vif et mordant, entre-
jeune femme qui doit s’occuper d’un mêlé d’horreur. Il faut ainsi avoir le cœur
enfant malade obsédé par la malbouffe, bien accroché pour lire le sort des vic-
et ses allers-retours chez sa mère et times de ce psychopathe dont nul ne
l’hôpital pour y voir son ex-mari dépérir. comprend les motivations. Pour remon-
Elle fermente dans ses habitudes et ter sa trace et définir ses instincts de
dans une non-vie déprimante, consti- prédateur, on retrouve le couple de
tuée de réprimandes et d’acceptation héros composé d’une jeune psycho-
de son sort. Au-dessus de la ville, une logue et d’un flic au caractère bien
brume qui, loin de celle de Stephen trempé qui a fait ses premières armes
King, peint le monde en rose et oblige dans Les Poupées. La force de ce
au confinement. Ici pas de monstres, roman est la rage avec laquelle il pro-
puisque l’Homme est cette créature qui gresse ; il nous donne cette envie de dé-
s’entredévore de par ses mauvais choix vorer ses pages tant ses chapitres sont
et l’a conduit à un monde poubelle... courts avec cet os qu’ils nous agitent
Fallait-il encore un énième roman pré- sous le nez, lors de leurs derniers para-
apocalyptique pour nous mettre le nez graphes, nous faisant saliver quant à ce
dedans et nous faire sentir l’odeur de qu’il va survenir au chapitre suivant.
nos erreurs ? Je n’en suis pas certain… Serti de rebondissements qui tiennent
La bonne science-fiction d’aujourd’hui en haleine et plus encore d’une vraie
serait sans doute de s’attacher à imagi- gageure à découvrir l’identité du cou-
ner un scénario de lendemains meilleurs pable, le lecteur est pris au piège. Et
plutôt qu’à nous insuffler l’idée que tout progresse sans relâche jusqu’à la der-
est foutu. Pourquoi se faire du mal ? nière ligne, pour connaître le mot de
Pourquoi lire cette crasse ? cette « faim » d’une lecture des plus
carnivores.
Grégory Covin
Grégory Covin
Acte Sud – Avril 2023 – 272 pages
Michel Lafon – Mars 2023 – 400 pages

28
CHRONIQUES LIVRES
tion de les connaître ; on partage leurs
doutes, leurs tracas et, plus encore, on
se met à leur place. Le propre de tout
bon récit. Voici donc une petite nou-
velle facile à lire pour découvrir le King
de la terreur, si ce n’est pas déjà fait.

Grégory Covin

Albin Michel – Mars 2023 – 128 pages

Nécro
Stephen King

Albin Michel continue d’extraire les nou-


velles du maître de la terreur pour les
proposer à l’unité. Il s’agit cette fois
d’un récit provenant du recueil Le bazar
des mauvais rêves, de 2016. On y ren-
contre un rédacteur de rubriques né-
crologiques qui, lorsqu’il décide un
beau jour d’en écrire une sur une per-
sonne encore en vie, par colère, pro-
voque son décès. Et que fait-on quand
on détient le pouvoir de vie et de mort, Solak
simplement en tapant quelques lignes ? Caroline Hinault
Stephen King va vous le raconter… C’est
toujours – et avant tout – un plaisir de Solak, c’est une fenêtre qui s’ouvre sur
lire du King. Avec ce style « oral » inimi- un monde que l’on pourrait croire ex-
table, il nous transporte dans un récit traterrestre tant il semble éloigné de
digne d’un vieil épisode de la Qua- nos civilisations. Une conjugaison de
trième Dimension – tiens, du genre de blanc, de glace et de vent pour dépein-
celui du type qui balance une pièce au dre la survie d’un groupe de personnes
petit vendeur de journal et, parce que dans le nord du cercle polaire. La voix
cette dernière est tombée sur la du narrateur est rude elle aussi, loin des
tranche, peut réaliser tous ses vœux. Il critères habituels qui brossent dans le
ne faut pas chercher à comprendre le sens du poil jusqu’à ce que tous les
pourquoi du comment, l’auteur conte styles des uns et des autres se ressem-
avant tout la conséquence – et la malé- blent. Absences de négation, de ponc-
diction – d’un tel don. Et si Stephen tuation, phrases parfois trop longues,
King ne réussit pas toujours ses fins, un on est dans l’oralité. Le récit est tout au-
peu comme celle de ce récit – un rien tant atypique, avec ses anti-héros qui se
expédiée, il faut bien le dire –, il est in- supportent à peine, s’engueulent pour
croyablement doué pour développer de exister, se saoulent pour oublier, et se
l’empathie pour ses personnages. En menacent pour espérer disparaître
une centaine de pages, on a la sensa- enfin du paysage si la situation devait
29
déraper. Mais que cherche-t-on à nous
CHRONIQUES LIVRES

raconter ? C’est ce que le lecteur tente


de comprendre, tout comme le conteur
de cette histoire qui essaie de détermi-
ner la raison de la présence du nouveau
membre dans l’équipe : un jeune
homme muet qui semble traîner der-
rière lui un poids qui finira, peut-être,
par tous les écraser…
S’il faut un temps pour s’habituer au
style que donne Caroline Hinault à la
voix de son narrateur, c’est une des-
cente dans un enfer blanc auquel elle
nous tire par la main. Davantage novella
liste. Dans « Lecture à froid », un vrai
que roman, cette expérience de lecture
fantôme débarque avec fracas dans le
est ainsi comme de plonger la tête à
monde d’un artiste bidon, petit bidouil-
travers cette fenêtre derrière laquelle
leur du surnaturel. Dans « Pas même de
règne un froid mordant, et de la retirer
l’étoffe des légendes », une créature
tout aussi sec en découvrant ce qui s’y
surnaturelle s’invite dans un groupe de
passe, une fois les dernières pages tour-
passionnés de paranormal, alors que
nées. Le choc, autant littéraire que ther-
ceux-ci sont justement censés étudier
mique, est total.
ses congénères de l’au-delà. Dans « Il-
luminations », un nostalgique décide de
Grégory Covin
retourner dans la station balnéaire de sa
jeunesse, mais il va constater à ses dé-
Le Livre de Poche – Mars 2023 – 156
pens que le passé, jamais bien loin,
pages rôde encore. Dans « L’inénarrable état
de haute énergie », Moore ressuscite la
Illuminations New Wave des seventies et fait preuve
d’un beau talent de satiriste. Dans la
Alan Moore monumentale novella « Ce que l’on peut
connaître de Thunderman », Moore –
Avec ce recueil de nouvelles (le premier « l’homme qui hait le plus l’industrie des
si l’on considère La Voix du Feu comme comics », selon certains – règle une
un roman), couvrant près de quarante nouvelle fois ses comptes avec le
années d’activité littéraire, Alan Moore monde et le business des comics, de
nous présente une étonnante galerie de façon grinçante, voire sanglante…
personnages. Ses héros, aussi variés Des fantômes aux créatures d’outre-
qu’inoubliables, découvrent, font et dé- monde, en passant par un cerveau fa-
font la trame multiple et encore large- çonneur d’univers pendant le Big Bang,
ment inexplorée de l’existence. Illuminations est une sélection d’his-
Jugez-en sur pièces. toires tour à tour solaires et téné-
Dans « Le Lézard de l’hypothèse », breuses, toujours surprenantes,
conte cruel qui transpire de beauté, de n’entrant dans aucune catégorie, autant
tristesse et de douleur, la relation intime de preuves de l’audace imaginative de
entre deux spécialistes de l’amour sor- Moore, auteur de l’intime, mais aussi de
cier connaît de tragiques ramifications, l’exubérance, de l’émerveillement, mais
virant à l’histoire de vengeance surréa- aussi de l’effroi. L’étymologie entre

30
CHRONIQUES LIVRES
« monstre » et « montrer » est connue,
et justement, Moore excelle à débus-
quer et exposer les sombres créatures
qui sommeillent en nous. Comme le dit
son confrère Neil Gaiman, Moore, « un
des écrivains les plus influents de toute
l’histoire des comics » – Watchmen, V
for Vendetta, From Hell, Supreme,
Swamp Thing – nous offre un ouvrage
« merveilleux, brillant et souvent émou-
vant », une somme qui des heures du-
rant nous emmène dans l’envers occulte aussi le fait que, certes, dans ce genre
et fantastique de la réalité. Une réussite, de projet il faut des « produits d’appel »,
assurément. mais annoncer des pointures comme
Ayerdhal, qui envoie une page du ma-
Hervé Lagoguey nuscrit de La Bohème et l’ivraie, ou
Pierre Pelot, qui a dû pondre ses 6
Illuminations, d’Alan Moore (Illumina- pages en 10 minutes, on est à la limite
tions, 2022), recueil de nouvelles traduit de la publicité mensongère…
par Claire Kreutzberger, Bragelonne, Heureusement que certains font le job,
avril 2023, 524 pages, relié, 28 euros. comme Pierre Bordage (comme d’habi-
tude) et sa concept de cité-mobile,
Claire Duvivier qui imagine une histoire
Le Futur de la Cité de Rome alternative, Laurent Whale qui
Anthologie des Imaginales 2023 brosse une esquisse de cité dystopique
en 2084, Claire Krust qui nous envoie
En quatrième de couv’, on nous an- quelques clichés de Tokyo en 2115, ou
nonce « autant d’auteurs qui nous dé- Raphaël Granier qui nous invite à vivre
crivent en avance le Futur de la Cité. le dernier jour de Paris. Bref, à part
Autant de traces noires sur papier blanc quelques exceptions, vous n’aurez pas
qui resteront comme autant de témoi- de grandes visions de ces fameuses
gnages de nos cités, de nos espoirs, des villes de demain, que ce soit d’un point
visions d’un futur que nous rêvons en- de vue architectural ou sociologique, ni
core. Comme une seconde chance ». – encore plus étonnant en 2023 – éco-
C’est un peu léger comme intro, à logique. Si vous souhaitez du plus lourd
l’image du contenu, loin d’être à la hau- sur le sujet, je vous renvoie à l’excellent
teur d’anthologies pionnières ayant déjà volume de J. Goffette Science-fiction et
abordé le même thème, comme Dans la mondes urbains (voir dans ces pages).
cité future (Jacques Chambon), peut-
être parce qu’il n’y a pas d’auteurs amé- PS : mettre en couverture un gratte-ciel
ricains – réputés pour leur sérieux – au futuriste eût été peut-être trop
sommaire… convenu… mais pourquoi donc un pu-
Comme hélas trop souvent dans ce tain d’elfe, pourquoi ???
genre d’anthologie qu’il faut boucler en
moins d’un an, certains auteurs sont Hervé Lagoguey
pressés par le temps, c’est compréhen-
sible, d’autres y vont de leur petite ma- Le Futur de la Cité, Anthologie des Ima-
rotte au point d’en oublier le sujet de ginales 2023, Au Diable vauvert, avril
départ, c’est regrettable. Regrettable 2023, 316 pages, 20 euros.

31
ture, cinéma, séries, comics, arts, jeux
CHRONIQUES LIVRES

vidéo…) un terrain de jeu qui n’a de li-


mite que leur imagination. Fruit de la ré-
flexion de chercheurs passionnés, cet
ouvrage collectif ne prétend pas à
l’exhaustivité – mission impossible, n’en
déplaise aux esprits chagrins, ce livre
n’est pas une encyclopédie –, mais à tra-
vers une vingtaine d’articles de qualité,
il montre déjà l’extraordinaire richesse
des mondes urbains dans la science-fic-
tion sous toutes ses formes. Un ouvrage
précieux pour tous ceux qui aiment lire
Science-fiction et voir de la science-fiction, mais aussi
la penser.
et mondes urbains Hervé Lagoguey
Jérôme Goffette
Science-fiction et mondes urbains, col-
lectif dirigé par Jérôme Goffette, Books
La science-fiction aime à s’emparer de on Demand, août 2022, 336 pages, 13
la ville, qui en devient un personnage euros.
avec ses traits de caractère et ses hu-
meurs. Souvenons-nous de Blade Run-
ner et de son Los Angeles lépreux, de la
ville basse et de la ville haute de
Le Fort Intérieur et
Gunnm, de la ville cachée des Seigneurs
de l’Instrumentalité, de la ville panop-
la sorcière de l’île
tique de Nous autres ou de La Zone du
dehors, de la ville-immeuble des Mo-
Moufle
nades urbaines, de la ville-planète de Stella Benson
Trentor ou Coruscant (Star Wars), de la
ville pourrissante de Je suis une lé- Lorsque Mrs Sarah Brown tombe sur un
gende ou de La Foire aux immortels, de balai égaré qui dit s’appeler Harold et
la ville névrotique de Crash !... Les désespère de retourner à sa proprié-
exemples sont légion, tant la science- taire attitrée, plus rien ne l’étonne. Il faut
fiction est par excellence le genre fait dire que dans ce Londres apocalyp-
pour rêver la ville et déployer ses ima- tique bombardé par l’Allemagne, cette
ginaires multiples. Elle le fait en s’em- dernière a bien un chien qui s’appelle
parant à la fois de sa matière David ainsi qu’une valise se nommant
(immeubles, réseaux, routes, voiries), de Humphrey. Vaille que Vaille, Mrs Brown
ses strates historiques (symboles, entamera une odyssée vers le lieu de
traces, plans) et de ses projections vers villégiature de la fameuse sorcière sans
l’avenir (rénovations urbaines, méta- son balai. On parle d’une île étrange,
morphoses sociétales). Les villes de la une île qui a pour nom « L’île Moufle »,
SF sont objets de rêve, d’amour, de dans une demeure au nom encore plus
haine, d’espoir, de projets, de conflits… singulier de « Le Fort Intérieur », nichée
Leur potentiel est infini et offre aux au- quelque part entre la forêt enchantée et
teurs de SF de tous horizons (littéra- la commune de la Faïrie. Qu’à cela ne

32
consensus culturel français partagé

CHRONIQUES LIVRES
entre réalisme d’une littérature blanche
égotique et un roman policier dont c’est
un peu la pierre d’achoppement. Et
pourtant, quand on s’amuse à relire cet
ovni littéraire on est une nouvelle fois
pris dans le piège de cette magnifique
sorcière. Cette plume suintant de cette
profonde culpabilité anglaise vis-à-vis
d’un passé colonial mal assumé. Cette
haine diffuse enfin, envers une société
postvictorienne où l’aristocrate délais-
sant les colonies se mettait à faire un
cheptel des pauvres et défavorisés issus
tienne, Sarah s’ennuyait, et la perspec- de leur propre peuple où, somme toute,
tive d’un tel voyage dans un tel désarroi on s’amuserait à faire le tri entre le bon
humain ne sera pas sans surprises ni blé et l’ivraie. Tout s’y retrouve dans ce
rencontres. Une odyssée de la méta- roman, avec ce petit plus qui est cette
morphose qui à jamais changera son re- touche de fantasy si typiquement an-
gard sur cette folie humaine qu’est la glaise où bien avant de franchir la porte
guerre et cet autre monde où il sera si de son placard (Narnia, de C.S. Lewis,
bon pour elle de s’y perdre. etc.) on gagnait l’île heureuse. Non plus
Réédition inattendue autant que ré- l’Avalon/Londres écrasée sous les obus
jouissante, voilà donc que les pérégri- déversés par aigles allemands, mais
nations d’une certaine Sarah Brown cette île de la pensée pour réfugiés vo-
nous sont resservies par les déjà presti- lontaires totalement irrécupérables. Ce
gieuses éditions Callidor, et son grand regard inversé du conte où ça n’est plus
maître d’œuvre Thierry Fraysse. Réédi- la personne vivante qui fait saillie, mais
tion augmentée d’une fort belle préface bien ces créatures magiques bien inca-
d’Élisabeth Vonarburg le tout agré- pables de se fondre dans la masse des
menté des incroyables illustrations mortels et c’est tant mieux. Trait diri-
d’Anouck Faure, dont l’arrondi des des- mant du romanesque anglais et ses fan-
sins offrent un écho magnifique aux an- tômes se larmoyant dans des châteaux
guleux tableaux de feu Arthur Rackam. figés dans leur temps face au temps des
Stella Benson est un peu comme Fran- hommes qui les dépasse, cette identité
cis Stevens/Gertrude Barrow Bennett, secrète du grand marginal est comme
l’une de ces plumes féminines spoliées magnifiée dans l’œuvre de cette très ef-
et reniées par un temps misogyne, et facée bourgeoise dont le syndrome cul-
ressuscitées par le mystère de l’édition pabilisant a sans doute généré d’un
sans frontière, qui est bien notre seule outil que même à son dernier souffle la
et unique liberté gagnée. Gloire pos- touchante Stella avait reconnu qu’il
thume s’il en fut, ce roman inclassable s’était amélioré. Stella n’aura donc aimé
aurait-il eu un droit de cité dans l’émis- que deux choses dans sa trop courte
sion célèbre d’Apostrophe, jadis emme- vie : l’écriture et les marginaux. Margi-
née par Bernard Pivot. Question nalité commune aux femmes, aux sol-
intéressante à plus d’un titre quand on dats illettrés comme à toute autre
sait toute l’estime que lui portait Virgi- « non-personne », le roman de Stella
nia Woolf elle-même. Question en sus- Benson n’a de cesse de nous parler de
pend également à cause d’un la différence, de la divergence, du dé-
33
calage. Bien plus que dans toute la lit- creuser un chemin vers l’un de ces pen-
CHRONIQUES LIVRES

térature de son temps l’autrice nous sionnats à rêveurs et faiseurs de rêves.


ouvre un sanctuaire, une oasis. Ou du Comme si, découvrant la grande fragi-
moins expose-t-elle le sien pour donner lité des hommes et des dieux elle se se-
l’exemple, tellement le besoin de fuir rait vue dotée d’une ultime sagesse à ne
une société aussi stérile s’impose. Et cu- pas les achever sur le pâle de la carica-
rieusement, les deux nouvelles qui agré- ture. Un chef-d’œuvre dont la sincérité
mentent cette nouvelle édition nous n’a d’égale que l’extravagance des fan-
apportent une sorte de conclusion phi- taisies bien vivantes qui s’y ébattent.
losophique à sa pensée. Ainsi, si dans
« La formule de Noël », l’autrice tente le Emmanuel Collot
voyage inverse, mais dans cette Angle-
terre de sa mémoire qui n’existe déjà Le Fort Intérieur et la Sorcière de l’île
plus, c’est bien pour y mettre en scène Moufle, collection l’Âge d’or, éditions
une autre Angleterre. Mais d’une Angle- Callidor, Stella Benson, traduit de l’an-
terre dont les grivoiseries et extrava- glais par Faustine Lasnier & Maxime le
gances parleraient plus pour cette Dain, préface par Élisabeth Vonarburg,
Amérique où tout le monde veut faire postface du Dr Jem Bloomfield, biogra-
fortune ou trouver la gloire à Broadway. phie par Dennis Harrison, illustrations
Dans « Le réveil : une féérie », une par Anouck Faure, 268 pages, 22 Euros.
même poésie affectée s’y déploie
comme un chant de lumière triste. Ici,
Stella Benson s’attaque aux dieux, à la Les Trois
création des hommes et leurs rapports.
Comment les anciens dieux se sont éro- Malla-Moulgars
dés à notre contact et comment la pro- Walter De La Mare
pédeutique religieuse en est arrivée à
faire un Dieu-Homme. Mais Stella est de Ils se nomment Coudd, Pouss et Nod. Ils
son temps, à moins qu’elle ne soit trop sont des Malla-Moulgars, c’est-à-dire les
pudique ; Elle élude la conflagration descendants de sang royal de part leur
entre raison et religion, préfère souli- père, le sage Souilem, frère d’Aassasim-
gner combien le topo de certains lieux mon, le prince des vallées de Tishnar, le
ont établi des correspondances tempo- royaume par-delà les lointains monts
relles, entre l’ambitieuse Amérique et Arrakkaboa. Souilem et Matta-Mat-
certains lieux saints (Bethléem) par touta, leur mère, élèvent ces trois en-
exemple. Pour faire de cette Amérique fants dans la vieille cabane du
une quintessence en même temps Portingais, dont il ne reste plus que les
qu’une folie dont la logique absolue ossements défraîchis pour témoigner
force à en reconnaître et le génie et la de son passage dans le monde. Mais las
réussite, moins les écueils. Mais comme de sa condition, Souilem décide un
le dit très justement Élisabeth Vonar- beau jour de quitter le foyer afin de ten-
burg dans sa préface Stella s’échappe, ter de retrouver le royaume de son
elle pratique cette échappée belle avec frère. Peu de temps après, leur mère,
laquelle elle sauve et son insouciance Matta-Mattouta, meurt. Coudd, Pouss
juvénile et son bastion à rêves farfelus, et Nod deviennent les orphelins d’un
dans cette Angleterre intemporelle qui monde qui leur devient hostile. Aban-
pourrait être n’importe quel autre lieu donnant leur cabane, les trois frères dé-
au monde à condition qu’il y ait d’autre cident de suivre la trace de leur père
de ces marginaux si humains pour y afin de le rejoindre dans ce royaume
34
de ne camper qu’un banal récit de fan-

CHRONIQUES LIVRES
tasy, Walter De La Mare s’aventure sur
le territoire très risqué du récit anima-
lier ou fantasy anthropomorphique. Tel
Kipling, il forgera sa propre utopie ani-
malière. Mais dépassant l’arc narratif de
ce dernier, il va en quelque sorte inver-
ser les rapports. Nous ne sommes plus
dans un monde d’hommes, mais bien
d’animaux humanisés, avec leur propre
langage, leur monde qui pourrait être
un monde parallèle, souterrain voire une
pure utopie s’il n’y avait cette véracité
permanente d’y faire des découvertes
mythique qui se confond avec la lé- enrichissant chaque personnage. Lire
gende. Pour ce faire, ils disposent d’un De La mare c’est un peu comme lire du
atout majeur : la Pierreveilleuse. C’est Kipling sous opium. La richesse linguis-
Nod qui sera le porteur de cette amu- tique, l’originalité des espèces transfi-
lette aux pouvoirs insensés. Et dans un gurées par ce même langage inventé,
monde soumis à des dangers multiples, les épisodes lyriques, tout participe
ce sera paradoxalement Nod, le plus d’une fantasy hors cadre de très grande
chétif des trois comparses, qui aura à qualité puisque capable de séduire
vaincre le plus d’obstacles afin de les adultes comme enfants. L’élément hu-
mener au bout du chemin. Un chemin main étant infinitésimal, entre reliques
qui sera aussi parsemé de belles ren- (les ossements du Portingais/Portu-
contres. A l’image d’Andy Battle, un gais) et naufragés (Andy Battle qui
marin qui poursuit le rêve fou de revoir porte trop bien son nom), le récit de-
sa terre de Plymouth. Le seul humain de vient le laudateur de cette drôle de race
ces terres glacées avec lequel Nod va de singes à travers laquelle nous pou-
peut à peu établir des liens d’amitié vons mieux sentir notre inhumaine hu-
malgré leurs différences. manité tout comme notre si humaine
Maître d’œuvre de Callidor, Thierry fragilité. En faisant du plus fragile
Fraysse, poursuit son travail d’excava- comme Nod le plus apte à comprendre
tion des grands oubliés des littératures cette drôle d’espèce qu’est l’homme à
de l’imaginaire. Après l’incroyable ré- travers l’extravagant Andy Battle, Wal-
surrection de l’un des plus grands récits ter De La Mare nous offre ici un récit à
de feu Abraham Merritt, « Les habitants la puissante sincérité sur notre condi-
du mirage », rehaussé des stupéfiantes tion somme toute très hypocrite et nos
créations artistiques de Virgil Finlay, dieux tout autant brumeux que nos cer-
voilà qu’il s’attaque à une autre œuvre titudes et nos jugements les plus affer-
perdue. Publié en 1910, mais sans grand mis. Il ressort de l’ensemble un vaste
succès, « Les Trois Malla-Moulgars » fait récit d’apprentissage tirant avec lui et la
ici sensation dans cette édition de toute curiosité et la découverte pour des pé-
beauté. Pour ce faire, Thierry Fraysse ripéties que n’aurait pas renié un Ste-
fait ici de nouveau appel à Anouck venson par exemple. Encore une
Faure dont le succès grandissant se fabuleuse innovation des éditions Calli-
confirme avec ses incroyables dessins dor, et un tour de force bibliophilique
confinant au sublime dont elle constelle autant que langagier (la superbe tra-
ce texte à la beauté inouïe. Car bien loin duction de Maxime Le Dain). Une mer-
35
veille de plus à rajouter au palmarès de la mystérieuse inquisition. Des prêtres
CHRONIQUES LIVRES

Thierry Fraysse. aux codes langagiers mystérieux, des


forêts profondes, des ruines parlant
Emmanuel Collot pour des passés troubles, serviront
alors de décors à une aventure endia-
Les Trois Malla-Moulgars, Walter De La blée. Les deux amoureux seront entraî-
Mare, collection Âge d’or, éditions Calli- nés dans une suite de tribulations
dor, préface de Robert Silverberg, post- terribles où entre rixes et enlèvements,
face de Maxime Le Dain, traduit de confrontations et complots serviront
l’anglais par Maxime Le Dain, 389 d’obstacles à un amour qui, malgré tout,
pages, 25 Euros. triomphera.
On cite souvent Ann Radcliffe, mais on
la lit peu. On la caricature, mais en fait,
on la jalouse. Forte de son dix-huitième
siècle étouffant, et probablement in-
fluencée par la lecture du Roméo et Ju-
liette de Shakespeare, Ann Radcliffe est
pourtant la fondatrice du roman go-
thique à elle toute seule. Si on s’épargne
le fait que les clichés s’y bousculent et
les redites sont légion (les enlève-
ments), il y a chez cette autrice remar-
quable un sens du récit et de
l’expressionnisme entier. Même si ce
fantastique demeure « expliqué », il gé-
nère d’une somme de climats, d’im-
L’Italien pressions, de portraits d’une nature
Ann Radcliffe presque charnelle qui font de l’univers
de Radcliffe une mélopée fantastique.
Vivaldi, un bel italien issu de la noblesse, Là-bas, chaque forêt profonde contient
tombe fou amoureux de la belle Elena un secret, chaque ruine une histoire
Rosalba qui vit recluse dans une maison plus ou moins sordide, on y traite d’in-
modeste surveillée par sa tante. Vivaldi ceste comme de pires édits religieux
viendra donc la voir chaque soir, la ber- contre les soi-disant sorcières. Châ-
çant de sérénades. Mais les parents de teaux et cachots ont tous leurs pas-
Vivaldi apprennent assez vite l’idylle qui sages secrets, et les murmures des
relie les deux cœurs éperdus d’amour fantômes du passé peuvent s’entendre
l’un pour l’autre. La mère de ce dernier si on y tend l’oreille en même temps que
prendra alors vite contact avec son pro- cette synchronie presque hypnotique
pre confesseur, Schedoni, et lui confie avec une nature maternelle, matricielle.
son désarroi de voir son propre fils Le résultat, par-delà les arlequinades,
conter fleurette à une fille de basse est de toute beauté, et d’une sincérité
naissance. Vivaldi ayant déclaré sa romantique qui fera tout l’engrais du
flamme à la belle Elena, ces derniers mouvement gothique, de l’esthétique
s’entendront alors pour comploter vestimentaire de nos temps modernes
contre cette liaison qu’ils jugent impro- à cette littérature et ce cinéma qui de
pre et dangereuse pour la lignée fami- Ann Rice à Neil Gaiman en passant par
liale. Elena sera enlevée puis libérée par Tim Burton et Mervyn Peake n’ont de
Vivaldi qui à son tour sera incarcéré par cesse de fasciner des générations de
36
lecteurs quant à cette esthétique affec-

CHRONIQUES LIVRES
tée pour les décors fanés d’une urbanité
ayant fusionné avec une nature encore
sauvage. Juste assez pour nous empor-
ter dans un contemplatif Beaudelarien.
Positive, malgré la charge négative. Ma-
gique, tout simplement. Une autrice
qu’on devrait lire plus souvent. Ne se-
rait-ce que pour apprendre comment
raconter une bonne histoire, sans les
défauts inhérents de l’époque à laquelle
cette œuvre sans commune mesure fut
rédigée. différentes parties en jeu, quoi qu’il en
coûte. Quitte même à délaisser son pro-
Emmanuel Collot pre camp. Pour cela, il lui faudra s’armer
de ruse et conjurer les complots les plus
L’Italien, Ann Radcliffe, éditions RBA, sophistiqués des uns et des autres pour
collection Les Maîtres du Fantastique, affirmer cette harmonie qu’il désire plus
traduit de l’anglais par Narcisse Four- que tout. Mais comme souvent quand il
nier, illustrations par Duncan illustra- y a un pouvoir à conquérir les diverses
tions, M. Beauce et Manuel Sauri, 283 factions en compétition ne l’entendront
pages, 11,99 Euros. jamais ainsi. Sous les regards des spec-
tatrices que sont déesses, nobles et au-
Maîtresse tres nymphes (Campaspé et Anthea), et
qui sont toujours de bon conseil pour
des Maîtresses leurs pairs masculins, l’histoire de cette
lutte pour les trois Royaumes sera par-
E.R. Eddison semée des folies passionnelles
d’hommes qui n’hésiteront pas à tuer,
Les Trois Royaumes de Rerek, la Mesz- comploter, ruser, juste pour ressentir ce
rie et le Fingiswold sont en efferves- doux fiel de la félonie les élevant
cence. Le roi Mézence qui les maintenait quelques instants au-dessus des
dans une poigne de fer est mort. C’est normes afin d’asseoir leurs ambitions et
son fils qui devrait normalement hériter leurs amours attitrés contre les règles
de la Mezrie et du Fingiswold. Mais sa mêmes de l’héritage. La Zimiamvie
maladresse en plus de son manque de tremble sur ses fondements, le grand
douceur et de stratégie en font un mo- jeu des trônes vient de commencer.
narque des plus contesté. Au détriment Avec ses amours infinis et ses querelles
du couple formé par son fils indigne, le inhérentes à l’intonation même du mot
duc Barganax et de sa maîtresse stra- « pouvoir ». Et c’est tellement mieux
tège, Fiorinda. Sans parler du vicaire de ainsi…
Rerek, Horius Parry. Ce dernier com- Treize ans après s’être amusé avec le
mandera bien son propre cousin afin de brio qu’on lui connaît aux légendes nor-
défendre sa cause et lui approprier une diques, voilà que Eddison revient à une
gouvernance qu’il juge plus juste pour fantasy plus proche des « romances » si
les trois royaumes. Mais Lessingham est typiques d’une littérature enfantine
demeuré un stratège au tempérament souvent accolée à la littérature générale
et à l’intelligence hors norme. Et il de son temps. Mais bien loin de se com-
compte bien maintenir la paix entre les
37
plaire dans une amusette heureuse incarner deux moments phares de la
CHRONIQUES LIVRES

prompte à distraire les plus jeunes, l’au- fantasy, celle-là même que nous lisons
teur va y insuffler quelque chose de encore. Ainsi, si l’objet du désire reste
nouveau. Bien plus que d’affirmer une caché, dissimulé dans cette fantasy de
altérité féminine, Eddison la fera l’apparence où le psychopompe surna-
comme fermenter vers un réalisme ra- turel est chargé de l’évacuer ou de le
rement atteint dans une fantasy. Du faire ricocher sur la surface du miroir,
psychologisme patenté faisant la part dans cette seconde partie de l’œuvre
belle aux combinatoires langagières d’Eddison il s’élude, tombe comme un
dissimulant les pires pièges au jeu de apparat théâtral pour révéler une
masques de femmes devenues les psy- beauté jamais saisissable, mais passant
chopompes de maris inhibés d’un ro- par et pour l’individu. Comme le dit si
mantisme assez fou pour usurper qui de justement Michael Swanwick dans la
droit, Eddison excelle dans cette fa- préface, les règles étant fort différentes
conde à tisser d’immenses arcs narratifs entre la fantasy et la réalité il nous est
sous l’alcôve de la grande épopée. Fio- nécessaire de lui rendre souvent visite.
rinda incarnant à elle seule cette quin- Car la fantasy reste le seul lieu où nous
tessence d’une Cléopâtre habile à pouvons expérimenter un tout, sans ja-
manier aussi bien un Marc Antoine mais en pâtir vraiment, parce rien n’est
qu’un César. Et quand il nous faut abor- fatale là-bas. Une fois de plus, le fait que
der le délicat problème d’une métaphy- la suite de la saga de la Zimiamovie se
sique Eddisonnienne comme tenteront déroule dans le passé révèle également
de l’expliquer Ellen Kushner & Michael l’allégeance huysmanienne d’Eddison
Swanwick dans l’excellente préface dont la fantasy à reculons n’a jamais
sous forme de dialogue en début d’ou- aussi bien posé les bases de la littéra-
vrage (un colloque en Mezrie), ce sera ture de genre qu’en ce début de siècle.
pour rappeler les allégeances d’un Ed- Des auteurs comme Ann Rice en sont
dison à Georges Santayana. Un amou- les légataires inconscients. Mais égale-
reux du beau tellement débridé et sans ment des auteurs comme Clive Barker
frontière qu’on se surprend à le voir cir- ou Storm Constantine, dans cette ma-
culer entre les divers protagonistes, nière unique qui est, une fois les
qu’ils soient féminins ou masculins d’ail- masques et le voile tombés, d’interro-
leurs, pour tenter de le débusquer, le ger et mettre à l’épreuve les corps nus,
saisir, ce beau, sans y parvenir et pour- les chairs, la biologie en révolte ou en
tant recommencer ailleurs. Ce sensua- souffrance. Et ce pour la même quête
lisme affecté est peut-être la clé d’une d’une beauté qui chez eux devient ter-
œuvre par trop assimilée à la « ro- rible, triste constat de notre dénuement
mance », sans y voir un seul instant ses et de notre nudité intrinsèque dans
portées esthétiques. Eddison se réap- cette modernité du tout dévoilé, du tout
proprie l’individu, le sujet, comme lieu dit, du tout montré. Du tout dévoyé.
de tous les jugements, sans plus aucun Pour le meilleur et malheureusement
intermédiaire ou médiant supérieur. aussi souvent pour le pire. Quant à dire
L’omniscience d’une beauté en cours que ce livre préfigure le Game of
chez tous les « coucous » qui forment Thrones de Martin c’est un peu malaisé.
les intermédiaires de chair d’un récit Oui, on fait beaucoup l’amour dans Mai-
dont le géopolitique confus et anar- tresse des maîtresses. Dans Game of
chique ne serait qu’un prétexte. Du voilé Thrones on se viole. Le sensualisme Ed-
au dépouillement, le serpent Ouroboros disionien a ici fait place au sadomaso-
et Maîtresse des maîtresses semblent chisme Martinien. Le beau n’est plus à
38
rechercher. On le traîne, l’exhibe, le vio-

CHRONIQUES LIVRES
lente, le malmène, le découpe, le renie,
l’arbore pour mieux le remplacer par un
privilège du bivouaqueur. Pour mieux
en faire émerger le sale qui nous est si
commun, trop commun. Mais terrible-
ment nôtre. Si bien que ça n’est plus de
la fantasy. Mais une bien sombre fête
sans invités, à guichet fermé. Un livre
essentiel, magnifiquement mis en valeur
par le talent de son illustratrice, Emily C.
Martin.

Emmanuel Collot le manuscrit d’un dénommé Stanton,


premier témoignage attestant de la vé-
Maîtresse des maîtresses, E. R. Eddison, racité de ce qu’il a vu : le Melmoth de
collection Âge d’or, éditions Callidor, 1646 est bel et bien vivant ! Dès lors,
traduit de l’anglais par Patrick Marcel, une succession de récits terrifiants s’en-
préface de Ellen Kushner & Michael châsseront dans cette légende infernale
Swanwick, illustrations par Emily C. comme une ribambelle de faits et actes
Martin, 477 pages, 27 Euros. maléfiques, tous plus pervers les uns
que les autres, sous l’égide d’un diable
Melmoth L’Errant qu’il est bon de ne jamais nommer. La
nature satanique de Melmoth et sa re-
Robert Charles Maturin cherche effrénée d’un héritier afin de
conjurer son sort lui fera accomplir un
Nous sommes en 1816. John Melmoth tour du monde, quelque part entre ciel
est un jeune irlandais sans le sou qui se et enfer, et toujours cette impossibilité à
rend au chevet d’un oncle mourant sus- éteindre la fournaise qui le suit pas à
ceptible de lui laisser un riche héritage pas.
à sa mort. C’est une tempête qui salue Maintes fois critiqué, lu par des millions
l’arrivée du jeune misérable, comme un de personnes, le récit de Maturin (1820)
prélude à ce qui l’attend. Mais la de- est l’exemple flagrant de ce que la lé-
meure semble plongée dans l’effroi. Au- gende du vieux pacte faustien a pu en-
tant son oncle que les serviteurs sont gendrer de meilleur dans la littérature
hantés par une horreur sans nom. Un dite fantastique. Que ce soit Wilde (Le
spectre errerait dans le château, guet- portrait de Dorian Grey), ainsi que Sto-
tant la mort du vieil homme. Cet être ker (Dracula), sans parler du Solomon
surnaturel serait un ancêtre de la famille Kane d’un certain Robert Ervin Howard
devenue maudite. C’est là que John qui peut également lui être redevable
mettra la main dans une chambre mal de sa nature ainsi que le mouvement
éclairée sur un portrait de celui-ci da- gothique initié par Ann Radcliffe, tous
tant de 1646 ! Et ce qui le marque au lui sont redevables de bon nombre d’in-
plus profond de lui-même c’est l’in- fluences quant au style, au décorum, à
croyable ressemblance avec son oncle cette pratique des analepses mises en
mourant. Mais John passa outre, la jeu- abîme dans la narration repère, les ré-
nesse qui irriguait alors ses veines ne cits enchâssés, ainsi que ces lieux com-
l’inquiétant pas outre mesure. Lorsque muns prompts à déclencher la narration
son oncle finit par décéder, John trouve
39
tel ce tas de lettres retrouvé dans un tion de Melmoth s’explique, mais ne se
CHRONIQUES LIVRES

grenier. Maturin milite et génère un tel guérit pas. Tel un éternel condamné, un
potentiel scénique presque cinémato- condamné à voir ce mal qui le suit. Une
graphique que les échos se répercutent lecture fondamentale, mais pour des
jusqu’à notre culture moderne si « inva- esprits ayant pour eux une certaine ma-
sive ». Mais le récit ne fait pas que mili- turité.
ter pour un genre, il constitue une
espèce de palimpseste de la critique Emmanuel Collot
universelle ; des religions tout d’abord,
notamment du catholicisme (Maturin Melmoth L’errant, Robert Charles Matu-
était Huguenot) dont il excave les hor- rin, éditions RBA, collection Les Maîtres
reurs de l’inquisition pour professer en- du Fantastique, traduit de l’anglais par
vers un protestantisme de bon aloi (ce Jean Cohen, illustrations intérieures de
qui est un peu hypocrite). Mais aucune R.D.E Moraine & Eugène Delacroix, 449
n’est épargnée, car faisant le contraire pages, 11,99 Euros.
du message christique primitif du
« aimez-vous les uns et les autres ». Les
génocides et les guerres ensuite. Matu-
rin le démontre en même temps que
Shelley et son Frankenstein (1818). Les
villes sont les premiers lieux des inéga-
lités, et les guerres les plus grandes ab-
surdités jamais inventées par les
peuples pour investir l’espace vital des
autres. Au bout, ce que nous dresse
comme portrait cet immense auteur est
celui d’une humanité immature, avec
des religions absurdes et des politiques
intérieures ne pratiquant pas assez
l’équité entre les individus, quitte même
à balancer dans le camp des plus forts Swan Song
qui parfois clameront être les plus fai- Robert McCammon
bles. Ce qui est source de toutes les cri-
minalités et de toutes les révolutions Nous nous trouvons quelque part aux
possibles. Tout cela pour retomber éter- États-Unis au beau milieu des années
nellement dans la même instabilité dé- 80. Un temps trouble où les conflits
mocratique. C’est ce qu’est un peu cet éclatent aux quatre coins du monde, et
homme errant, un monstre politique. Ce toujours deux blocs qui se font face.
colosse concentrant à lui tout seul cette C’est la guerre froide. Un temps où un
inhumaine humanité à faire le bien pour président est dos au mur face à l’acte
un mal plus aisé. Quand bien même ultime en ce seize juillet très chaud à
l’amour et les plaisirs devraient distraire Washington. Puis nous débarquons
tout pouvoir de telles horreurs. Des dans un New York presque surréaliste,
États qui détestent les plaisirs pour im- grevé de sans-abri dans lequel survit
poser un bonheur, un amour pur et une Sister Creep au grès des rixes aux-
surconsommation qui ne sont pas ac- quelles elle échappe et des coins provi-
cessibles à tous, sont autant d’errances soires où elle peut espérer dormir un
traînant éternellement avec elles leurs peu. Pendant qu’au Kansas, dans un
infernales contradictions. La malédic- petit motel sordide, Josh alias Black
40
Frankenstein, un catcheur de seconde parer cette étoile montante avec le

CHRONIQUES LIVRES
zone, songe à la famille qu’il n’a plus. grand Stephen King dont Le Fléau, paru
C’est enfin un vaste camp de surviva- d’abord en version courte courant 1978
listes logé quelque part en Idaho qui connue une seconde gloire dans l’année
sous peu va connaître les pires instants 1990. Pourtant, ces deux romans n’ont
de l’humanité, un camp où on se pré- de commun que le thème de la fin du
pare à l’indicible absolu. Enfin c’est monde. Mais là où King empruntait le
l’horreur. Même si le président a finale- chemin d’une pandémie générée par un
ment appuyé sur le bouton qui dé- virus effroyable, McCammon s’illustrait
clenche l’ouverture des silos à missiles, dans le bon vieux sujet du nucléaire, la
tout le territoire est touché par les at- troisième guerre mondiale plus précisé-
taques russes. Cela ne se manifeste au ment, et donc le postapocalyptique.
début que comme de vastes fragrances Certes, les lieux communs ainsi que cer-
colorées nimbant les cieux, des jeux de tains personnages aux fonctions thau-
lumière et des champignons dans le maturgiques sont assez communs de
lointain. New York sera la première ville prime abord, tel le personnage média-
à subir les effets directs de l’attaque, teur du Diable. Randall Flagg chez King,
puis c’est le Kansas qui s’embrase, enfin Friend chez McCammon ne se ressem-
ce seront tous les États qui pâtiront de blent que dans les grandes lignes. Sym-
cette folie nucléaire. Nul ne le sait vrai- boliquement, l’un est un fauteur de
ment alors, mais la troisième guerre trouble anarchiste, l’autre un prestidigi-
mondiale vient d’éclater. Dans ce New tateur au projet somme toute assez
York où tout brûle, Sister Creep cher- flou. Tout le reste diffère dans le sens où
chant refuge au plus profond du métro King s’attache à une lutte plus symbio-
mettra la main sur un étrange artefact : tique entre deux camps, le bien et le
un anneau de cristal aux pouvoirs in- mal. Chez McCammon ce sera plus par-
connus. Black Frankenstein se verra cellaire, plus indifférencié. McCammon
confier la vie d’une jeune fille du nom s’attache beaucoup à l’étude des carac-
de Swan, porteuse d’un don quasi divin. tères de ses personnages, des margi-
Quant aux survivalistes, ils devront vite naux pour la plupart. Et même si
s’adapter ou se transformer en bêtes certains sont plus éludés comme Sister
assassines. Le jeune Roland et le géné- Creep, du moins au début, ils vont ren-
ral Macklin feront figure de paroxysmes trer dans des tribulations jusqu’au dé-
absolus du mal. L’enfer éclate sur Terre. nouement final révélant certains traits
Et ce sera à des vies brisées, marginali- de caractère, des choix soudains et re-
sées, perdues sur un vaste territoire qui virements qui les rendent sacrément
sept ans plus tard se couvrira de glace humains, sans parler de leur passé,
et de neige pour laisser s’ébattre toutes assez dramatique. King rentre plutôt
les violences qu’il appartiendra de sau- dans un conflit entre les deux épigones
ver le monde. symboliques à la base même de l’évan-
Trente-six ans, il aura fallu attendre gélisme américain, le bien et le mal. La
trente-six ans pour que paraisse enfin fin du monde est prétexte à la re-
ce chef d’œuvre de la « Quiet-Horror » cherche de sens. Et Randall Flagg sert
ou « Horreur Tranquille ». Paru en 1987, justement d’alibi pour ce conflit dépas-
une année de bascule pour une guerre sant les simples instances humaines
froide qui n’en finissait plus, Swan Song dans lequel un fauteur de trouble
s’éleva rapidement au rang d’un chef cherche à empêcher les plus infimes ef-
d’œuvre. En même temps, manie des forts afin de faire triompher le bien.
lecteurs, on ne put s’empêcher de com- Chez King, les personnages semblent
41
rester tels quels, chez McCammon ils ou des Matheson, sans penser un seul
CHRONIQUES LIVRES

ont souvent un passé marqué, quelque instant à ces grands oubliés que furent
chose qui les a changés et préparés en McCammon et Brian Lumley par exem-
quelque sorte à incarner divers arché- ple. Pour cela et un million d’autres
types qui vont s’articuler autour d’une choses, ce livre puissant et enlevé reste
humanité déjà happée par le mal. Le un évènement éditorial à lui tout seul.
mal y est omniprésent tandis que le Ce qui est tout à l’honneur de Rodolphe
bien est une chose bien fragile. Et on Escher et son incroyable équipe si bien
sent très bien ici l’affrontement secret soudée autour d’un succès éditorial
entre deux modes d’écriture différents. grandement mérité.
McCammon écrit à la manière de ces
dramaturges dans l’enchaînement des Emmanuel Collot
situations où les protagonistes s’affron-
tent et s’entretuent pêle-mêle. King est Swan Song, Robert McCammon, Mon-
plus diffus dans son romanesque sieur Toussaint Louverture, traduit de
jusqu’à frôler le pamphlétaire voire l’ab- l’anglais (États-Unis) par Jean-Charles
surde. La fin du second volume, au ton Khalifa, couvertures par Barnard Khat-
quelque peu didactique, révèle une tou, 2 x 540 pages, 12,50 Euros par vo-
plume plus méditative et préoccupée lume.
par l’importance de la mémoire dans la
reconstruction d’une nation. Tandis que
celle du Fléau de King est plus paro-
dique pour ne pas dire satirique. Ce qui
est amusant quand on sait que King fut
un professeur et McCammon journaliste
de formation et quelque peu autodi-
dacte. Enfin, la lecture de ce petit chef-
d’œuvre remémorera aux plus vieux
lecteurs combien on savait faire une
belle couverture avant. Indéniablement,
ces deux couvertures des œuvres de
Bernard Khattou rappelleront pour les
plus connaisseurs celles des Hard-Boi-
led et autres Gothic Romance améri-
cains des années 60/70 à l’image des Un Yankee à la
peintures de la grande Maria J. Pérez,
Jack Thurston, Hary Barton ou Catelyn cour du Roi Arthur
Stark. Tant d’immenses artistes un peu Mark Twain
trop vite oubliés à présent. C’est ce par-
fum vintage qui couronne l’incroyable Hank Morgan est un entrepreneur et un
entreprise de Monsieur Toussaint Lou- dur à cuir. Dans cette Amérique du dix-
verture en un hymne aussi puissant que neuvième siècle il ne courbe jamais
le meilleur de King. Livre bibliophile en l’échine devant l’adversité. Or, au cours
même temps que romance apocalyp- d’une rixe avec un certain Hercule lors
tique, sa lecture fera du bien à ceux qui d’une lutte ouvrière lui assène un tel
regrettent ces années 80 et leurs au- coup sur la tête qu’Hank s’évanouit
daces visuelles. Tout en pardonnant aux pour rouvrir les yeux…. Le 19 juin 528 à
grands éditeurs de l’époque d’avoir Camelot, dans cette Angleterre où
parié uniquement sur des King, Barker s’ébat un certain Merlin et une certaine
42
chevalerie autour d’une table ronde. autre, juste des coqs pour en mentir les

CHRONIQUES LIVRES
Quelque peu décontenancé par son soi-disant vertus. Le résultat est brut de
voyage temporel impromptu, ce dernier coffrage, sans concession. Le boss reste
se demande comment s’adapter à ce le boss, vivant ou mort. Avec au bout
monde ancien avec ses règles spéciales, une conclusion qui laisse perplexe. Mais
ses personnalités spéciales, et sa tech- ne ment pas non plus sur le fait que les
nologie pour le moins primitive. Qu’à temps modernes et leurs entrepreneurs
cela ne tienne, notre Yankee va faire fit ont encore les dents acérées, quelle que
des ordres et des lois et creuser lui- soit l’époque. Le voyage temporel est ici
même sa piaule pour, pourquoi pas, in- prétexte à nous montrer qu’il n’y aura
tenter une nouvelle révolution jamais de société idéale, juste des
industrielle dans ce pays manquant de hommes qui s’en sortent par leurs pro-
tout, surtout d’entrepreneur. Occasion pres forces vives, quand bien même ils
faite pour ce Yankee de démontrer sont tous issus du même enduit capita-
combien il peut s’adapter et que sa so- liste. L’un des plus curieux livres de
ciété est bien la meilleure ! Mark Twain. Et une belle édition biblio-
On connaît autant Twain pour son Tom phile à mettre sur le compte de RBA.
Sawyer popularisé par le cinéma, les sé-
ries télé et les mangas que pour cet Emmanuel Collot
ovni irrévérencieux. Volontiers arrogant,
un brin raciste (sa réflexion sur les In- Un Yankee à la cour du Roi Arthur, Mark
diens d’Amérique), ce livre semble frô- Twain, éditions RBA, collection Les Maî-
ler le pamphlet quand il s’en détourne tres du Fantastique, traduit de l’anglais
soudain pour commuer avec la mau- (États-Unis) par Odette Ferry &
vaise foi de cette autre Amérique, celle Jacques de Plunkett, illustrations inté-
qu’on connaît par les clichés sécrétés rieures par Charles L. Webster and Co,
de ci et de là. Et c’est là le fort de son 378 pages, 11,99 Euros.
auteur, nous montrer cet américain tel
qu’il est, plongé dans cette Angleterre
médiévale telle qu’elle fut. Le choc n’est La Schismatrice+
pas sans fracas, l’inventivité de ce yan- Bruce Sterling
kee devant cautériser les déviances
d’une société elle aussi si peu parfaite, Un classique du genre à lire
sous le vernis légendaire. Dès lors, absolument !
comme notre Yankee est de peu de foi,
Merlin serait-il un menteur et les cheva- Dans un futur assez lointain, l’humanité
liers de fort veules saltimbanques ? Le a quitté la Terre pour se répartir dans
boss, c’est ce yankee et Twain nous en l’espace, colonisant le système solaire et
dresse un portrait si sincère qu’il frôle la vivant au sein de stations orbitales. En
caricature tellement il en rajoute au grès fonction des transformations qu’ils ont
de ses exploits et inventions de plus en subies, les êtres humains sont divisés en
plus grandiloquente afin de montrer « clades », comme les Supercracks au
combien il est parfait. On sent cepen- QI supérieur à 200, ou les Homards,
dant derrière ce portrait combien la ré- équipés de combinaisons leur permet-
flexion de Twain n’est pas si éludée et tant de vivre dans le vide de l’espace.
bien plus féroce qu’elle paraissait de Deux de ces factions se livrent un
prime abord. Nul n’est censé ignorer les conflit perpétuel, les Mécas, des êtres
tares de son temps. Humains, trop hu- augmentés par des implants cyberné-
mains. Pas de société meilleure qu’une tiques, et les Morphos, qui s’appuient
43
sa très belle préface, La Schismatrice a
CHRONIQUES LIVRES

peut-être été éclipsé par le Neuroman-


cer de William Gibson, alors que « les
deux romans sont très représentatifs du
cyberpunk et sont également virtuoses
dans leur manière d’envisager les rap-
ports entre l’être humain et la technolo-
gie ». Deux romans sortis dans les
années 80, et pour lesquels le terme de
« visionnaire » semble avoir été inventé,
tant ils ont préfiguré le monde d’au-
jourd’hui et après-demain. Une œuvre
totale disais-je, c’est l’avis de beaucoup,
à commencer par Sterling lui-même,
sur la programmation et la modification auteur intègre qui, contrairement à tous
génétique. Ce conflit va cependant être les écrivains-mercenaires actuels ne
perturbé par le premier contact entre cède pas aux sirènes du confort et de la
l’humanité et une race alien, les Inves- facilité mercantiles : « Certains me de-
tisseurs, une xéno-espèce reptilienne mandent toujours plus d’œuvres des
capitaliste (eh oui !) qui n’a d’autre ob- Morphos et des Mécanistes. Des suites.
jectif que le pur profit (toute ressem- Une trilogie peut-être. Mais je ne fais
blance…). Au sein de cette société en pas ce genre de choses. Je ne le ferai ja-
mutation, Abélard Lindsay, jeune mor- mais. Tout était déjà là et tout est tou-
pho dissident banni par la république jours là. »
circumlunaire de Mare Serenitatis, tra-
verse les sociétés, mais aussi le temps, Hervé Lagoguey
devenant peu à peu une véritable lé-
gende qui cherche à réconcilier Mécas La Schismatrice+, de Bruce Sterling
et Morphos autour d’un projet gran- (Schismatrix+, 1985, 1989), traduit de
diose, la terraformation des mondes... l’anglais par William Desmond et Jean
Cette belle réédition du chef-d’œuvre Bonnefoy, Mnémos, collection « Inté-
de Bruce Sterling réunit le roman La grales SF », août 2022, 518 pages grand
Schismatrice (1985) et cinq nouvelles si- format, relié, 35 euros.
tuées dans son univers, déjà publiées
dans le recueil Cristal Express (1989).
Tenu à juste titre pour l’un des textes Les Planétaires
fondateurs du mouvement cyberpunk, John Brunner
La Schismatrice se déroule sur presque
trois cents ans, dans un avenir lointain, Des romans moins connus d’un géant
mais qu’on imagine fort possible. de la SF
Roman total, La Schismatrice réunit le
meilleur du cyberpunk et du space Pour les moins de vingt ans, le nom de
opera, alimente la réflexion philoso- John Brunner ne dit – hélas – peut-être
phique sur les sujets du clonage, du pas grand-chose. Pour les plus de cin-
transgénisme, de l’immortalité, de la quante, c’est en revanche une autre his-
post-humanité, des cyborgs, des intelli- toire… C’est bien simple, à une époque,
gences artificielles… tout cela avec une l’auteur britannique jouissait en France
pointe d’humour bienvenue. d’une réputation aussi élevée que des
Comme le suggère Marc Ang-Cho dans auteurs tels que Dick, Silverberg, Spin-
44
maine ?

CHRONIQUES LIVRES
Le Long Labeur du temps (mon pré-
féré) : comment une civilisation peut-
elle survivre au risque de stagnation ?
Les Vengeurs de Carig et Les Répara-
teurs de Cyclops : peut-on, doit-on im-
poser une vision hégémonique du
développement à des cultures alterna-
tives ?
Polymathe : comment ne pas retourner
à la barbarie une fois échoué sur une
planète hostile et non technologique ?
rad (à peu près la même génération)… Les Dissidents d’Azraël : quels risques
Et à juste titre, en raison de ses chefs- une civilisation dissidente peut-elle faire
d’œuvre dystopiques, Tous à Zanzibar, peser sur le projet d’unification galac-
Le Troupeau aveugle, L’Orbite déchi- tique ?
quetée, Sur l’onde de choc, à lire abso- Les Dramaturges de Yan : comment
lument (romans réédités dans une autre composer avec une civilisation qui a vo-
intégrale en 2018, la « Tétralogie lontairement abandonné les technolo-
noire »). gies avancées dont elle disposait ?
Comme ses compères, Brunner a ses Dans ces space opera qui n’en sont pas
chefs-d’œuvre et, faute d’un meilleur toujours (parfois on ne voyage plus,
terme, ses romans « mineurs » (lui aussi l’action est centrée sur une planète
a beaucoup écrit), le terme n’est pas étrangère… et étrange), Brunner – le Bri-
dépréciatif, mais on ne peut pas mettre tannique qui doit vendre sur le marché
un Éclipse totale à hauteur de Zanzibar. américain – réussit un brillant travail
Des romans moins magistraux que ceux d’équilibriste, sa SF oscillant « entre tra-
de la « Tétralogie noire » donc, mais dition et rupture, entre optimisme pru-
toujours très intéressants, divertissants, dent et pessimisme radical », comme
pas prétentieux pour un sou, et juste à l’écrit Patrick Moran dans son excellente
la bonne taille pour dire ce que le texte préface, dont sont extraites les citations
a à dire, en gros 200 pages en format suivantes. Traitant de thèmes toujours
poche (bref, contrairement à… non j’ar- aussi actuels comme « le colonialisme,
rête, Brunner n’est pas un nain – un au- l’expansionnisme, la croissance et la dé-
teur avec une idée – qui prétend se vêtir croissance, l’idéologie du progrès et le
de la tenue d’un géant – une trilogie technologisme », ces romans mettent «
pour cette seule idée. Et Brunner – au- la notion de crise au cœur de l’écriture
teur intellectuel, expérimental, engagé brunnerienne », et dépeignent « l’immi-
– a des idées, bonnes… et des questions, nence de la catastrophe qui menace de
pertinentes. Difficile de résumer huit li- mettre à bas le fragile équilibre civilisa-
vres en une chronique, mais synthéti- tionnel ». Bref, la question de la survie
sons donc chacun des romans des est au cœur de ces romans plus com-
Planétaires (publiés en langue anglaise plexes qu’il y paraît, question qui leur
entre 1962 et 1974) en une question. vaut d’être toujours d’actualité. Les Pla-
Éclipse totale : pourquoi une civilisation nétaires offre donc huit beaux romans
qui maîtrisait la vitesse-lumière a-t-elle à découvrir ou redécouvrir, dont, ca-
disparu ? deau inespéré pour les amateurs ne li-
Planète d’asile : comment survivre sur sant pas l’anglais, deux inédits qui à eux
une planète impropre à la biologie hu- seuls justifient l’investissement repré-
45
senté par ce magnifique pavé de n’auraient pas décroché de cette au-
CHRONIQUES LIVRES

presque 900 pages. teure mégasurestimée (moi j’ai définiti-


vement lâché après Lumières noires),
Hervé Lagoguey ou pour ceux qui auraient déjà lu les
69.007 œuvres de science-fiction à lire
Les Planétaires, l’intégrale, de John en priorité avant de s’infliger NKJ, ses
Brunner, traductions révisées par Pa- longueurs, ses lourdeurs, son narcis-
trick Moran, Mnémos, collection « Inté- sisme et j’en passe…
grales SF », janvier 2023, 884 pages
grand format, relié, 38 euros. Hervé Lagoguey

Némésis de la Cité – Mégapoles 2, de N.


K. Jemisin (The World We Make, Great
Cities 2, 2022), traduit de l’anglais par
Michelle Charrier, J’ai lu Millénaires, avril
2023, 420 pages, 23 euros.

Bruce Sterling
La Schismatrice+

Un classique du genre
à lire absolument !

Dans un futur assez lointain, l’humanité


a quitté la Terre pour se répartir dans
Némésis de la Cité, l’espace, colonisant le système solaire
Mégapoles, tome 2 et vivant au sein de stations orbitales.
N.K. Jemisin En fonction des transformations qu’ils
ont subies, les êtres humains sont divi-
« Toutes les grandes villes ont une âme, sés en « clades », comme les Super-
incarnée par un avatar humain, un gar- cracks au QI supérieur à 200, ou les
dien doté de pouvoirs immenses. New Homards, équipés de combinaisons leur
York, elle, en a six : Brooklyn, Manny, permettant de vivre dans le vide de l’es-
Bronca, Venezia, Padmini et Niik. pace. Deux de ces factions se livrent un
Bien qu’ils aient temporairement réussi conflit perpétuel, les Mécas, des êtres
à empêcher la Dame Blanche d’envahir augmentés par des implants cyberné-
la ville, la mystérieuse Ennemie a d’au- tiques, et les Morphos, qui s’appuient
tres tours dans son sac. Un nouveau sur la programmation et la modification
candidat à la mairie, qui brandit la rhé- génétique. Ce conflit va cependant être
torique populiste de la xénophobie, perturbé par le premier contact entre
pourrait bien réussir à changer la nature l’humanité et une race alien, les Inves-
même de New York. Pour le vaincre, tisseurs, une xéno-espèce reptilienne
ainsi que l’Ennemie qui tient les cordons capitaliste (eh oui !) qui n’a d’autre ob-
de sa bourse, les avatars doivent s’unir jectif que le pur profit (toute ressem-
aux autres mégapoles du monde afin blance…). Au sein de cette société en
de protéger leur univers - et tous les au- mutation, Abélard Lindsay, jeune mor-
tres - d’une destruction totale ». C’était pho dissident banni par la république
le pitch officiel, pour les lecteurs qui circumlunaire de Mare Serenitatis, tra-
verse les sociétés, mais aussi le temps,
46
devenant peu à peu une véritable lé- La Schismatrice+, de Bruce Sterling

CHRONIQUES LIVRES
gende qui cherche à réconcilier Mécas (Schismatrix+, 1985, 1989), traduit de
et Morphos autour d’un projet gran- l’anglais par William Desmond et Jean
diose, la terraformation des mondes... Bonnefoy, Mnémos, collection « Inté-
Cette belle réédition du chef-d’œuvre grales SF », août 2022, 518 pages grand
de Bruce Sterling réunit le roman La format, relié, 35 euros.
Schismatrice (1985) et cinq nouvelles si-
tuées dans son univers, déjà publiées
dans le recueil Cristal Express (1989).
Tenu à juste titre pour l’un des textes
fondateurs du mouvement cyberpunk,
La Schismatrice se déroule sur presque
trois cents ans, dans un avenir lointain,
mais qu’on imagine fort possible.
Roman total, La Schismatrice réunit le
meilleur du cyberpunk et du space
opera, alimente la réflexion philoso-
phique sur les sujets du clonage, du
transgénisme, de l’immortalité, de la
post-humanité, des cyborgs, des intelli-
gences artificielles… tout cela avec une
pointe d’humour bienvenue.
Comme le suggère Marc Ang-Cho dans
sa très belle préface, La Schismatrice a Double Assassinat
peut-être été éclipsé par le Neuroman-
cer de William Gibson, alors que « les dans la rue Morgue
deux romans sont très représentatifs du Edgar Allan Poe
cyberpunk et sont également virtuoses
dans leur manière d’envisager les rap- À la fin des années 80 le milieu de la BD
ports entre l’être humain et la technolo- souffre de la disparition conjointe, à
gie ». Deux romans sortis dans les quelques mois d’intervalle, du Journal
années 80, et pour lesquels le terme de de Tintin et de Pilote. L’aventure Futu-
« visionnaire » semble avoir été inventé, ropolis amorcée au début des années
tant ils ont préfiguré le monde d’au- 70 sous l’impulsion d’Étienne Robial et
jourd’hui et après-demain. Une œuvre de Florence Cestac n’échappe pas à la
totale disais-je, c’est l’avis de beaucoup, crise. C’est alors que Gallimard, illustre
à commencer par Sterling lui-même, éditeur du 7ème arrondissement se porte
auteur intègre qui, contrairement à tous actionnaire majoritaire de Futuropolis.
les écrivains-mercenaires actuels ne Les projets de livres illustrés sont alors
cède pas aux sirènes du confort et de la lancés. Voyage au bout de la nuit de
facilité mercantiles : « Certains me de- Louis-Ferdinand Céline illustré par Tardi
mandent toujours plus d’œuvres des (qui renouvellera l’expérience sur Mort
Morphos et des Mécanistes. Des suites. à crédit du même Céline) ouvre le bal.
Une trilogie peut-être. Mais je ne fais D’autres titres marquants suivront :
pas ce genre de choses. Je ne le ferai ja- L’Étranger d’Albert Camus (José
mais. Tout était déjà là et tout est tou- Muñoz), La vie devant soi de Romain
jours là. » Gary (Manuele Fior), La promesse de
l’aube du même Romain Gary (Sfar) ou
Hervé Lagoguey le Journal d’un corps de Daniel Pennac
47
(Manu Larcenet) pour ne pas être dessins renforcent la tension, jusque
CHRONIQUES LIVRES

exhaustif. Voir les frères Gaëtan et Paul dans la peur qui frappe l’orang-outan
Brizzi illustrer Edgar Allan Poe n’est qui accomplira les gestes que l’on
donc en rien une surprise. D’abord, car connaît. Les illustrations proposées
les deux dessinateurs aiment la littéra- pour La vérité sur le cas de M. Valdemar
ture et qu’ils ont livré, déjà chez Futu- soutiennent le côté morbide du récit.
ropolis, deux bandes dessinées On y perçoit notamment le corps et le
adaptées du patrimoine littéraire fran- visage squelettiques du patient qui se
çais, à savoir L’Automne à Pékin, de font aussi marquants que le texte de
Boris Vian, et La Cavale du Dr Des- Poe. Justesse et expressivité marquent
touches, qui replonge dans l’œuvre de cette relecture illustrée. Donc incon-
Céline sur un scénario de Christophe tournable pour qui aime Poe, la littéra-
Malavoy. Pour la collection « La petite ture fantastique classique et les belles
littéraire » les frères Brizzi ont fait le illustrations !
choix d’illustrer Poe et notamment un
des textes incontournables de l’auteur Sébastien Moig
de Baltimore, à savoir Double Assassi-
nat dans la rue Morgue, qu’ils complè- Edgar Allan Poe - Double Assassinat
tent de deux courtes nouvelles du dans la rue Morgue (ill. Gaëtan et Paul
maître de l’horreur. La première, La vé- Brizzi) – Futuropolis – 128 pages – 16,
rité sur le cas de M. Valdemar (1845, 90 euros
trad. française 1856 par Charles Baude-
laire), raconte une expérience de ma-
gnétisme menée sur un humain en Ces guerres qui
toute fin de vie (le fameux M. Valdemar)
qui lui permettra de conserver un état nous attendent
de conscience durant plus de sept mois
tandis que son corps se liquéfie peu à 2030 – 2060
peu… La seconde, Le portrait ovale Red Team
(1842, trad. française 1857 par Charles
Baudelaire) met en scène un homme Le ministère des armées lance en 2019
blessé et son serviteur qui se décident à un projet ambitieux et novateur consis-
franchir les portes d’un château aban- tant à faire plancher des auteurs issus
donné pour s’abriter pour la nuit. Dans des sphères de l’imaginaire sur des scé-
une des pièces, ils découvriront un narii de guerres futures. Le but avoué
étrange tableau présentant le portrait « d’anticiper les risques technologiques,
presque vivant d’une jeune femme en- économiques, sociétaux et environne-
voûtante. mentaux susceptibles d’engendrer de
Les trois textes qui composent cet opus potentielles conflictualités à l’horizon
se voient illustrés de près de 30 dessins 2030-2060 » répond à un besoin réel si
dont onze en double page. Sur Double l’on considère la multiplicité des flam-
Assassinat dans la rue Morgue, Gaëtan mèches capables de muer en véritables
et Paul Brizzi parviennent à restituer brasiers à une époque qui voit notam-
parfaitement le Paris des années 1850 ment le terrorisme, le religieux, le sec-
et notamment cette rue reculée du Fau- tarisme conquérir de nouveaux adeptes
bourg Saint-Germain où le narrateur avec les risques de dérapages incontrô-
s’installe. Chaque dessin proposé parti- lés que cela pourrait induire. L’Univer-
cipe activement à la mise en ambiance sité Paris sciences & lettres (PSL) a été
du récit, plus que simple illustration, les très vite désignée comme coordonna-
48
perforteresses (# 2).

CHRONIQUES LIVRES
Le second volet qui vient de paraître
développe les scénarii # 3 et # 4 bapti-
sés respectivement : une guerre éco-
systémique et basse énergie : après la
nuit carbone. On y retrouve les préoc-
cupations du moment, notamment liées
à l’utilisation accidentelle (ou pas) de
bactéries, de virus capables de créer de
véritables pandémies (# 3), la nécessité
de décarboner l’atmosphère qui devient
un enjeu vital pour la planète et qui en-
trice de ce projet pour sa capacité à
traine l’obligation (pour les armées,
croiser « sciences dures, ingénierie, arts,
c’est une des idées du scénario) de s’en-
sciences humaines et sociales ». La pre-
gager dans une démarche de sobriété
mière étape fut de confier le soin à PSL
énergétique (# 4). Ces idées servent de
de constituer une équipe de choc capa-
déclencheurs aux deux scénarii qui vont
ble, par son expérience, sa créativité et
se développer sur plusieurs phases
sa capacité à documenter le futur, de
dont celle du conflit entre régions/pays
nourrir des scénarii fictifs plausibles en
du globe. Même si les éléments ne sont
croisant les technologies les plus avan-
pas toujours présentés de façon très lit-
cées et leurs développements dans une
téraire (les postulats de départ et les
anticipation proche. Parmi les auteurs
enchaînements de phases font l’objet
retenus constituant la Red Team, nous
de séries de « tirets » avec renvois à la
retrouvons entre autres François Schui-
ligne), si les technologies présentées
ten, Laurent Genefort, Xavier Maume-
demandent un peu de connaissances
jean, DOA ou encore Xavier Dorison. À
ou de curiosité de la part du lecteur
la lecture de ces noms, nous compre-
pour en comprendre tous les enjeux,
nons tout de suite que le projet entend
force est de constater que « Ces
afficher le sceau d’un certain sérieux si
guerres qui nous attendent » fonc-
tant est que nous puissions en douter.
tionne. À mi-chemin entre essai et fic-
Concrètement la Red Team croise ses
tion, les trames présentées ici servent à
forces et ses expériences, en lien avec
minima leur objectif de départ, aider à
l’Université Paris sciences & lettres pour
imaginer le futur à une époque où les
accoucher de deux trames, deux
tensions n’ont jamais été aussi fortes et
conflits, décortiqués par saison qui don-
les moyens de déstabiliser les États tout
nent lieu à des restitutions non pas
autant.
exhaustives, mais résumées dans des
ouvrages d’un peu plus de 200 pages.
Sébastien Moig
Le premier opus couvrant la saison 1,
paru en 2022, se construisait autour des
Red Team – Ces guerres qui nous atten-
« safe sphères », des bulles communau-
dent 2030 – 2060 – PSL/Editions des
taires « qui ont pour objectif d’ajouter
Équateurs – 204 pages - 22 euros
des éléments de réalité augmentée
dans le champ perceptif, afin de
construire des réalités alternatives », le
tout sur fond de bioterrorisme (# 1), de
cyberattaques, d’infiltrations, de sabo-
tage, dans un monde édifié autour d’hy-

49
publicité pour le « changement » sous-
CHRONIQUES LIVRES

titré « La révolution dans le rôle des


sexes ? ». Le texte qui suit présente un
historique du changement de sexe, et
démontre une évolution lente, mais du-
rable des mentalités, bien plus ouvertes
que par le passé. Changer de sexe est
devenu pour toute une génération aussi
simple que de changer de tenue vesti-
mentaire, d’autant plus que la réversibi-
lité est possible dans tous les cas, ce qui
minimise les risques en cas de change-
ment d’avis. Pour Cléo prise dans ses
Options obligations et un mode de vie qui la dé-
John Varley passe parfois, l’annonce pousse à ré-
flexion. Mais son mari Jules, ne semble
La collection Dyschroniques du Passa- pas aussi ouvert à l’idée que la jeune
ger clandestin propose de ressortir des femme…
oubliettes des nouvelles écrites par des Lorsqu’il écrit Options à la fin des an-
fers de lance de la SF mondiale, mais nées 70, porté par une révolution
pas que, puisque sont aussi édités des sexuelle qui a débuté au début des an-
auteurs aujourd’hui oubliés du plus nées 60, John Varley ne sait pas encore
grand nombre. L’idée essentielle étant que les thèmes qu’il y développe se-
d’aborder des thématiques qui nous ont raient, quarante ans plus tard, de véri-
questionnés dans le passé et qui ont tables sujets de société. Si Varley
donné lieu à l’écriture de fictions. Des aborde les questions d’identité, de re-
fictions d’hier qui rejoignent notre pré- gard de l’autre, et notamment de ses
sent : Surpopulation, IA, écologie, nu- enfants pour cette mère de famille qui
cléaire, guerres menées par des décide d’opérer un changement de
multinationales, complotisme, risques genre, il met surtout en avant la relation
sanitaires… Autant de sujets qui se et le positionnement au sein même du
voient présentés dans de petits formats couple. Dans le récit Jules passe par
(11 x 17cm) enrichis d’un dossier final qui plusieurs attitudes, du rejet à l’accepta-
les recontextualise. Le dernier né de tion. Avec, à chaque étape, la nécessité
cette collection ambitieuse, écrite par de s’adapter, d’accepter les change-
John Varley (Gaïa, Huit mondes), qui, en ments de Cléo devenue Léo puis Nil.
plus d’être bon romancier excelle dans Changements qui s’opèrent aussi dans
les récits courts, aborde un des thèmes le mode de vie qui régit le couple, de-
« à la mode », celui du genre, ici déve- venu, au fil du temps, mortifère pour
loppé dans sa phase ultime de change- Cléo. Visionnaire, Options ne tombe ja-
ment de sexe. mais dans la sensiblerie qui aurait pu se
Options suit le parcours de Cléo, mère nicher dans un récit jouant essentielle-
débordée dont le métier d’architecte en ment sur l’affect. Donc recommandé.
chef est peu compatible avec l’allaite-
ment qu’elle prodigue encore à sa der- Sébastien Moig
nière-née, Plume. Un jour en consultant
son bloc-info dans le transport qui la John Varley – Options – Le passager
mène à son bureau elle tombe sur une clandestin – 120 pages – 8 euros

50
des terres arides proches de Jericho

CHRONIQUES LIVRES
dans l’Utah. Des terres sur lesquelles
l’armée américaine avait envisagé de
construire des silos pour abriter des
missiles intercontinentaux. Sur cet em-
placement Thom Banning a fait
construire un bunker suréquipé capable
de faire face à tous les scénarii de crise.
Poussant plus loin son plan il va y réunir
des personnes triées sur le volet afin de
vivre en autonomie parfaite dans l’at-
tente d’un rétablissement du courant.
À près de 1500 miles de là, à Aurora
Aurora dans l’Illinois, Aubrey, la sœur de Thom,
David Koepp vivote après s’être séparé de Rusty, un
entrepreneur du bâtiment. Mais lorsque
Scénariste de plusieurs films à succès l’homme a quitté le foyer et plié ba-
dont Jurassic Park, L’Impasse, La mort gage, il a oublié d’emporter avec lui
vous va si bien ou Mission impossible, Scott, son fils, adolescent de 14 ans issu
David Koepp débute en 2019 une car- d’un premier mariage. Aubrey partage
rière d’écrivain avec Cold Storage donc sa maison avec le jeune garçon,
(Chambre froide), un thriller sous fond lequel n’envisage pas de partir retrou-
de menace bactériologique. Aurora, son ver son père. À Aurora, la survenance
second roman se place quant à lui sur du chaos s’organise, mais le plus dur
le registre cataclysmique, possiblement reste à venir. Qui de Thom hyper orga-
apocalyptique, la Terre, étant frappée nisé ou d’Aubrey, débordée par des
par une éjection de masse coronale contraintes qui semblent la dépasser, va
(EMC), une éruption solaire extraordi- tirer son épingle du jeu dans un
naire, capable de provoquer des orages contexte tendu au possible ?
magnétiques entraînant des dysfonc- Aurora de David Koepp n’a rien de ré-
tionnements majeurs sur les réseaux volutionnaire dans la littérature pré ou
électriques. Dans Aurora le professeur post-apocalyptique. Sur le même regis-
Singh, personnage secondaire, décrit tre, William R. Forstchen (Le Régiment
sans ambages à Thom Banning, milliar- perdu) avait livré en 2009 « Une se-
daire dont elle est la conseillère, les conde après » (Ixelles éditions puis J’ai
conséquences d’une EMC : « les équi- lu) dans lequel il dépeignait la vie d’une
pements de production, tous les trans- petite ville de Caroline du Nord, Black
formateurs, tous les câbles pourvus de Mountain, après qu’une explosion nu-
condensateurs insuffisants vont griller cléaire en altitude ait provoqué une im-
(…) de la centrale nucléaire à votre ca- pulsion électromagnétique, détruisant
fetière électrique ». Le cadre est posé, tous les appareils électriques. Dans la
un black-out total pouvant durer plu- même veine que William R. Forstchen,
sieurs mois va survenir d’ici peu et tout David Koepp ne s’occupe pas de savoir
l’enjeu sera pour les populations de s’or- si les États-Unis, cette grande nation qui
ganiser afin de survivre. toujours renaît de ses cendres dans les
Thom déclenche alors son plan de crise. blockbusters hollywoodiens, va parve-
L’homme aux moyens colossaux avait nir à surmonter cette épreuve, ni même
anticipé la possibilité d’une crise ma- quel sera le nombre de victimes de ce
jeure en achetant, pour pas très cher, black-out prolongé, que l’on ne peut
51
supposer élevé, mais bien plus à poser
CHRONIQUES LIVRES

sa loupe sur une ville moyenne améri-


caine afin de décortiquer ce qu’il s’y
passe. D’un point de vue narratif, David
Koepp joue sur les deux arcs narratifs
(Aurora et Utah), auquel il ajoute des
trames parallèles qui mettent en avant
le chaos, et son corollaire à savoir la vio-
lence qui en découle, qui peuvent ré-
gner ici ou là sur le territoire. Un récit
qui se lit plutôt bien, et laisse entrevoir
que, même dans les situations les plus petit manuel de survie, des médica-
extrêmes, peuvent parfois surgir ments et du matériel médical afin de
quelques lumières… faire face à la vie d’après. Andrew ne
pouvait pas mieux tomber lorsqu’il se
Sébastien Moig rapproche, du chalet occupé sans le sa-
voir par Jamie. Le jeune homme souffre
David Koepp – Aurora – J’ai lu/Nou- en effet d’une jambe après être tombé
veaux millénaires – 320 pages – 20 dans un piège à ours. Lorsqu’Andrew
euros débarque sur son perron, avec peut-
être derrière lui d’autres hommes et
Ce qu’il nous reste d’autres femmes qui pourraient repré-
senter une menace, Jamie ne parvient
Erick J. Brown pourtant pas à appuyer sur la gâchette
de sa carabine. Mieux, il va décider,
Au départ, un virus qui pourrait res- contre tous ses principes, d’accueillir
sembler à une grippe estivale un peu Andrew dans son salon pour tenter de
plus coriace que d’habitude. Sauf que le le soigner… Au fil des heures et des
nombre de morts s’accumule un peu jours le contact tendu du début laisse
trop et que la pandémie devient vite in- peu à peu la place à des échanges nour-
contrôlable. Les dernières données ris, les deux partageant souvenirs et in-
connues, celles diffusées après que les formations sur leur passé. Un semblant
canaux d’informations, dont internet, ne de vie s’organise avec la perspective de
s’éteignent, portent le nombre de vic- jours meilleurs, mais, si Jamie est par-
times à plus de 168 millions pour les venu à cacher au mieux sa présence au
seuls États-Unis. Et la réalité semble en- chalet, un clan armé et organisé va
core bien plus sombre. Les dernières pourtant s’en approcher et se montrer
poches de vie s’organisent dès lors, tant menaçant, poussant les deux jeunes
bien que mal, en des groupes ou grou- hommes sur les routes… Dans le road
puscules qui s’arrachent la moindre trip qui les mène vers l’aéroport Ronald
boîte de conserve, n’hésitant pas à tuer Reagan, où une aide internationale doit
si nécessaire. Le cadre est posé. La vie venir « récupérer » les rares survivants,
ne sera plus jamais comme avant pour Jamie va prendre conscience qu’An-
cette génération ayant vécu cette apo- drew lui cache une partie de la vérité
calypse mondiale. Dans une petite mai- sur sa vie d’avant…
son qui ne paie pas de mine, Jamie vit La production de récits post -apopan-
seul depuis que sa mère, qui travaillait démiques ne faiblit pas, quel que soit le
en hôpital, a succombé au mal. Au-delà médium utilisé. « Ce qu’il nous reste »
des souvenirs elle a laissé à son fils un est le premier roman écrit par Erick J.
52
Brown. En postface l’auteur indique no-

CHRONIQUES LIVRES
tamment que sa volonté était de pro-
poser un récit queer du genre, donc de
changer un peu le point de vue domi-
nant. Au-delà de ce souhait de départ,
l’auteur attache une importance toute
particulière, plus que dans les récits
post-apohabituels, qui parfois pêchent
par leur froideur, à dépeindre les moin-
dres pensées de ses héros. Cela parti-
cipe à nourrir un récit qui ne se fonde
pas sur la seule description du cadre,
mais bien plus sur les interactions entre s’imposer et créer une véritable dynas-
les personnages, y compris ceux croisés tie ? C’est ce que nous propose de dé-
en chemin. Un récit tout sauf anecdo- couvrir Stéphane Przybylski dans
tique. Burning Sky, une uchronie placée au
cœur de la guerre de Sécession améri-
Sébastien Moig caine opposant les forces de l’Union
aux confédérés. On y parcourt le Sud
Erick J. Brown - Ce qu’il nous reste – Ac- des États-Unis aux côtés d’un émissaire
tuSF – 444 pages – 20, 90 euros du roi de Prusse, nommé Ferenc von
Richter qui va prendre à cœur le sort
des Indiens chassés progressivement
Burning Sky de leurs terres au nom du progrès civi-
Stéphane Przybylski lisationnel. Aidé de Morleau, un soldat
français basé loin de chez lui et de Mah-
Mexico est devenue la capitale de l’Em- piya Ilé, un indien qui va l’ouvrir à une
pire, un empire qui a aggloméré à lui voie plus spirituelle, Ferenc va s’éloi-
toutes les terres étatsuniennes. Des gner peu à peu de son rôle d’observa-
gratte-ciel s’y élèvent haut dans le ciel, teur pour devenir un acteur majeur de
et, sur ses sommets, s’arriment des aé- la guerre de Sécession. Comment ? En
rostats venus de tous les coins du conti- construisant un dirigeable monumental
nent. Pour éviter que des étrangers (le héros croise en début de récit la
miséreux ne viennent se réfugier en son route de Ferdinand von Zeppelin),
sein, la police, plus précisément une es- équipé de canons, qui va mettre en dé-
couade de la Sécurité aux frontières, route l’armée nordiste.
veille au grain, n’hésitant pas à procé- Une des particularités de l’œuvre fic-
der à des examens approfondis des mo- tionnelle de Stéphane Przybylski est de
tivations des voyageurs venus fouler les reposer sur une documentation histo-
sols de la Ciudad. Pour freiner toutes les rique solide à partir de laquelle le récit
ardeurs et poussées migratoires, l’em- va dévisser par l’adjonction d’éléments
pereur Maximilien, troisième du nom, a uchroniques ou science fictionnels,
fait ériger un mur sur le Rio Rojo au comme il avait pu le faire d’une certaine
nord du Texas… Comment les États- manière sur sa Tétralogie des Origines.
Unis, cette puissance aujourd’hui peu Ici la documentation utilisée (mention-
contestée a pu sombrer ou plutôt ne née en fin d’ouvrage), démontre que la
pas éclore ? Comment l’empereur Maxi- préoccupation de l’auteur se porte bel
milien, monté sur le trône du Mexique et bien sur le sort réservé aux popula-
par accident (vite « réparé »), a-t-il pu tions natives. Autour de personnages
53
bien campés, Przybylski déroule plu-
CHRONIQUES LIVRES

sieurs trames narratives, dont une, en fil


rouge, autour de l’amie d’enfance de
Ferenc, plongée dans une folie destruc-
trice transformant son amour en haine
jusqu’à sa perte. Le but avoué de Fe-
renc n’est pas de prendre parti pour les
armées de l’Union ou celles des confé-
dérés, même s’il donne un coup de main
salvateur aux sudistes, inversant l’his-
toire. S’il le fait c’est avant tout, car le
Nord représente le progrès : « Les nou-
entités redoutées une confrérie de ma-
velles convictions de Ferenc le pous-
giciens s’élève au-dessus de la ville,
saient dorénavant à fuir la civilisation,
dans un beffroi dont les cloches, en
celle qui s’adonnait aux délices d’un
sonnant, les repoussent pour un temps,
démon offrant l’eau, le gaz, l’électricité,
jusqu’à ce qu’ils décident de revenir à la
au prix de sacrifices humains chaque
charge pour calmer leur insatiable faim.
jour plus sanglants », et que le progrès,
Si le beffroi joue un rôle de protecteur,
celui qui s’affiche fièrement au travers
il est aussi le lieu où s’agglomèrent les
de ses rails alignés toujours plus pro-
magiciens. Avec ce rôle fondamental de
fondément vers l’Ouest, facilite l’instal-
transmettre le savoir, celui qui se per-
lation de nouvelles villes, de nouvelles
pétue depuis des temps immémoriaux.
bourgades dénaturant les paysages,
Qui est Ermeline Mainterre ? Le premier
massacrant les natifs et le rapport char-
roman d’Edouard H. Blaes s’ouvre sur
nel, fusionnel à l’environnement, effa-
cette interrogation. La jeune fille n’est
çant peu à peu le mystique, le
pas forcément destinée à une « car-
shamanisme, et les croyances toté-
rière » de magicienne, pourtant le de-
miques héritées de traditions les plus
venir s’impose peu à peu comme son
reculées.
vœu le plus cher. Pour cela elle s’impose
À noter, ce qui n’enlève rien, la superbe
des séances de travail nocturne dans
couverture due à Anouck Faure, déjà
l’attente de la révélation, à l’adoles-
aperçue sur plusieurs projets des édi-
cence, de ses capacités à le devenir.
tions La Volte ou Callidor.
Puis tout s’accélère lorsque la jeune fille
reçoit le sésame tant espéré : le courrier
Sébastien Moig
lui précisant son acceptation à la Loge.
Ermeline rejoint dès lors le centre-ville
Stéphane Przybylski - Burning Sky – De-
de Tinkleham un lieu qu’elle ne connaît
noël – 496 pages – 21 euros
pas, densément peuplé, et séjourne
d’abord au pied même du Beffroi qu’elle
Le silence va rejoindre. Là, en plus de se faire des
amis, elle découvrira qu’elle possède un
des Carillons don que d’autres n’ont pas celui du
chant, un chant particulier, capable de
Edouard H. Blaes
faire tinter les cloches. Si les journées
s’enchaînent dans une relative bonne
Tinkleham est une ville sous cloche, en-
humeur, Ermeline et ses amis vont vite
tourée de brumes et de spectres qui
découvrir que les spectres reviennent
viennent parfois y prendre des vies.
de façon plus agressive pour prendre
Pour lutter contre la puissance de ces
54
les vies et que tout ce petit ordonnan-

CHRONIQUES LIVRES
cement des choses pourrait très bien
vaciller…
Rien d’anormal à ce que vous ne
connaissiez pas encore Edouard H.
Blaes, « Le silence des Carillons » est en
effet le premier roman du jeune auteur,
lancé il y a un an par le Prix Imaginales
de la nouvelle 2022, pour sa nouvelle
« Ventreille » parue dans l’anthologie
« Férocités ». L’histoire qu’il propose
dans « Le silence des Carillons », il
l’avoue lui-même, n’est pas forcément
celle à laquelle il avait pensé à l’origine.
Il y développe avec pas mal de noirceur, Les Disparus
n’hésitant pas à faire disparaître ses
héros au fil des pages, le monde fermé de Blackmore
de Tinkleham. Un univers en huis clos Henri Loevenbruck
dont le lecteur ignorera tout de ce qui
se cache au-delà de la cité au majes- Après avoir livré trois romans de son
tueux beffroi. L’idée des cloches son- héros journaliste/enquêteur Gabriel
nant pour faire fuir les spectres par le Joly, en pleine période de la Révolution
pouvoir de la voix, et du chœur, idée française, Henri Loevenbruck change de
centrale du roman, donne une dimen- cap et d’époque avec « Les Disparus de
sion supplémentaire au récit. Cela per- Blackmore ». Blackmore est une île
met de mettre en évidence les anglo-normande fictive inspirée de celle
différences de pouvoir entre les magi- bien réelle d’Aurigny, située au large de
ciens, puisque les amis d’Ermeline ne La Hague, au nord-est de Guernesey.
possèdent pas forcément la faculté de L’époque choisie par le romancier, 1925,
la jeune fille. Roman d’apprentissage, de n’est pas anodine. Coincée dans cet
transmission, « Le silence des Carillons » entre-deux-guerres, elle permet en
place son héroïne face à des/ses choix, effet de mettre en avant les méthodes
face à un destin et des responsabilités d’enquête modernes utilisées notam-
qu’elle n’a pas forcément choisis. Un au- ment par son héroïne, Lorraine Cha-
teur à suivre après cette belle entrée en pelle, première femme diplômée de
matière. l’Institut de criminologie de Paris. Une
jeune femme qui, en plus d’être dotée
Sébastien Moig d’un sens de l’observation hors pair,
d’un caractère bien trempé, possède ce
Edouard H. Blaes - Le silence des Ca- sens de la répartie qui fait que son en-
rillons – ActuSf – 400 pages – 20,90 tente avec l’enquêteur Edward Pierce,
euros ressortissant britannique qui a fait des
sciences occultes une spécialité propre,
l’amenant à envisager le non rationnel
comme base de travail sérieuse, en de-
vient savoureuse. Les deux enquêteurs,
que tout éloigne sur le papier, vont se
retrouver par hasard sur Blackmore. Lo-
raine Chapelle, venue sur l’île à l’appel
55
de Sir Ronald Waldon, qu’elle pense de certaines scènes. Une fois débuté, le
CHRONIQUES LIVRES

avoir été l’ancien amant de sa mère, va roman devient vite un page-turner, avec
se voir confier par le vieil homme le soin l’envie de savoir ce qui se trame sur
de retrouver sa petite fille disparue ré- cette île qui cache autant de secrets
cemment comme trois autres insulaires. dans son passé que de vérités inavoua-
Edward Pierce, quant à lui a voyagé bles. Recommandé et à enrichir par un
jusqu’à Blackmore à l’appel d’un vieil passage sur le site consacré au livre
ami, prêtre de son état, le père Molloy, (https://blackmore-island.com/) qui re-
officiant sur l’île, qui lui aussi va dispa- gorge de détails notamment sur les
raître dans des circonstances étranges. personnages et les cadres de Black-
Les quelques points communs dans ces more.
disparitions soudaines vont servir de
point de départ à l’enquête, devenue Sébastien Moig
celle des disparus de Blackmore.
D’abord le fait que les quatre dispari- Henri Loevenbruck - Les Disparus de
tions touchent des personnes à priori Blackmore – XO Editions – 512 pages –
sans histoires, ensuite la réception, le 21,90 euros
lendemain de l’enlèvement, d’une lettre
cryptée, faite d’alignement de bâtons,
obliques ou verticaux. Au fil de l’en- Jeux & Merveilles
quête d’autres éléments troublants vont Aurélien Loncke
s’accumuler, cette maladie des yeux,
congénitale, qui frappe certains rési- Le jeune Tibotie Drimme s’ennuie ferme
dents de Blackmore, le mot sans signi- dans le manoir de son grand-père. Pas
fication directe, Croatoan, qui revient ici que celui-ci soit désagréable, il lui lit
ou là, utilisé il y a près de 400 ans par même des histoires de pirates qui font
les colons disparus de l’île de Roanoke peur, mais une lassitude qui s’alimente
en Caroline du Nord, des statues énig- d’une vie lisse, sans relief, qui manque
matiques disséminées aux quatre coins de magie et d’aventures. Alors, un jour,
de l’île, la résurgence d’un culte malé- le jeune garçon va tenter de briser un
fique oghamique, une bibliothèque sur- interdit, une règle en usage au manoir :
prenante par la richesse de ses ne jamais monter au grenier. Car Tibotie
ouvrages consacrés à l’occulte, un asile le sait, le grenier cache ses mystères,
de fous particulièrement chargé en ceux contenus dans une malle qui sent,
pensionnaires… Des éléments qui, mêlés qui hume l’aventure à plein nez. Briser
les uns aux autres, vont alimenter les l’interdit. Pas facile, mais si tentant. Ti-
théories de nos deux amis. botie n’hésite pourtant pas une se-
Henri Loevenbruck avoue avoir été conde à se diriger vers le dernier étage
marqué par l’œuvre littéraire de Love- du manoir. Dans la pièce interdite point
craft, comme par celle de Stephen King de poussière, ni d’odeur de naphtaline,
et de Dumas. Il avait surtout, sur « Les mais tout un tas d’objets hétéroclites
Disparus de Blackmore », l’envie de venus des quatre coins du monde et de
s’aventurer dans l’étrange, aux lisières toutes les époques et surtout, un coffre,
du fantastique et de l’épouvante. L’hu- un authentique coffre d’autrefois… Et à
mour pince-sans-rire omniprésent qu’il l’intérieur une boîte qui n’est autre
utilise dans les échanges parfois savou- qu’un jeu de société portant le nom de
reux entre ses deux héros singuliers, Jeux & Merveilles, avec une belle pro-
participe de la mise en ambiance du messe à l’intérieur, une promesse
récit, tout comme le caractère cocasse d’aventure, tout ce qui manque dans la
56
ments, Jeux & Merveilles développe un

CHRONIQUES LIVRES
charme presque indéfinissable, fait de
nostalgie et de pétillance, de tempo
survolté et d’images foisonnantes. Une
lecture conseillée pour les 11/13 ans,
mais que les parents peuvent lire par-
dessus l’épaule de leur pirate en herbe !

Sébastien Moig

Aurélien Loncke - Jeux & Merveilles -


L’École des loisirs – 352 pages – 14
vie du jeune Tibotie. Mais attention le
euros
jeu n’est pas sans danger, ce que rap-
pelle un post-scriptum placé en fin de
règle de jeu : « Joueur, prends garde !
Une fois le jeu commencé, aucun retour
en arrière possible. Pour le pire ou le
meilleur, que tu le veuilles ou non, tu
avanceras comme un pion sur le Pla-
teau ». Malgré le danger le jeune garçon
a déjà fait son choix, l’aventure l’appelle.
Pour débuter, rien de plus simple, choi-
sir un environnement de jeu, il choisira
le mélange d’univers, et poster une en-
veloppe pour enclencher la partie…
Mené tambour battant Jeux & Mer-
veilles déroule la grande aventure, celle
rêvée par tout enfant pour pimenter son
quotidien. Ici le jeune Tibotie va se trou-
ver plongé dans un univers qui mixe Lord Cochrane
western, chasse au trésor façon Steven-
son, jungle sauvage le tout teinté de et les montagnes
magie et de pierres qui brillent. Aurélien
Loncke, auteur pour l’École des loisirs, hallucinées
n’est pas un inconnu. Avec une dizaine
Gilberto Villarroel
de récits au compteur, tous en littéra-
ture jeunesse, il franchit un cap avec
Aussi étrange que cela puisse être, Lo-
Jeux & Merveilles à la pagination géné-
vecraft fait partie de ces auteurs que
reuse (près de 350 pages). On y décou-
tout le monde cite et semble connaître
vre un récit rythmé, qui se développe
alors que peu se sont réellement plon-
dans plusieurs genres, du fantastique à
gés dans la lecture de ses œuvres. Ce
la piraterie, avec à chaque fois un héros
n’est pas le cas du Chilien (aujourd’hui
qui doit s’adapter et vaincre ses vieux
parisien) Gilberto Villarroel qui, après
fantômes, lui qui n’a pas ou peu connu
quatre tomes de son Lord Cochrane,
ses parents, sa mère étant morte alors
démontre tout le respect qu’il peut por-
qu’il était trop jeune et son père disparu
ter à l’œuvre de l’auteur de Providence
quelque temps après. Récit initiatique,
tout en la revisitant à sa sauce. Si la
teinté d’émotions et de rebondisse-
grande force du récit vient de sa maî-
57
trise du mythe de Cthulhu, elle est aussi première demeure de Cthulhu sur
CHRONIQUES LIVRES

renforcée par l’apport de faits histo- Terre… et où résident encore les shog-
riques réellement survenus qui dimen- goths et les Anciens. Pour l’anecdote
sionnent et nourrissent la trame. Lord cette machine à vapeur qui a réellement
Cochrane, son héros a ainsi bel et bien existé et sur laquelle (le vrai) Cochrane
existé. Issu d’une famille de la noblesse travailla en modifiant son moteur, pou-
écossaise désargentée, l’homme, sur- vait tracter une voiture d’une trentaine
nommé El diablo fera des pas remar- de personnes à 20 km/h de moyenne
qués dans la marine britannique, au avec des pointes à près de 50. Son uti-
point d’en devenir contre-amiral. Après lisation par Villarroel dans le récit n’a
un scandale dont il est une victime col- donc rien de fortuit. En toute fin d’ou-
latérale, il fuit en Amérique du Sud où il vrage, l’auteur nous indique qu’il n’en a
est recruté par la marine chilienne. Dans pas encore fini avec Cochrone et qu’un
« Lord Cochrane et les montagnes hal- autre récit est en préparation, qui pour-
lucinées », qui peut être lu de manière rait nous mener vers la Grèce, où le per-
indépendante, même s’il est la suite di- sonnage a participé à la guerre
recte de « Lord Cochrane et le trésor de d’indépendance ! À suivre.
Selkirk », Cochrane et ses amis, Maria
Graham et le capitaine Eonet, se diri- Sébastien Moig
gent à bord du Rising Star vers la pointe
sud du continent, et son détroit de Ma- Gilberto Villarroel - Lord Cochrane et
gellan. Cherchant un point qui se rap- les montagnes hallucinées - Aux forges
proche le plus possible des de Vulcain - 435 pages - 22 euros
coordonnées de Selkirk, Cochrane dé-
bouche ainsi sur une crique idéale, sauf
qu’il aperçoit au travers de sa longue- La fille du batelier
vue les mats de l’Aguila, le navire de son Andy Davidson
ennemi juré, le capitaine Corrochano…
S’approchant avec vigilance, Cochrane Un soir dans le bayou, une barque dé-
et ses hommes trouvent l’Aguila vidé de rive. À son bord un homme, une jeune
ses hommes. Qu’a-t-il bien pu arriver ? fille et une sorcière. Un chiffon imbibé
Ils le découvriront plus tard, sur le che- de sang, les lumières d’une vieille
min qui les rapproche de leur objectif lampe. Dix ans après Miranda conserve
initial, à savoir trouver l’entrée du tun- des images très nettes de cette soirée
nel qui passe sous les Cornes du Diable, au cours de laquelle son père ne revien-
qui ne sont autres que les Montagnes dra pas et sera remplacé par un bébé
hallucinées… aux mains palmées. Aujourd’hui elle
Mené sur un rythme endiablé, grâce à partage son quotidien avec cet enfant,
des chapitres courts (une centaine pour sous le regard bienveillant d’Iskra la sor-
400 pages de récit) qui multiplient les cière. Pour survivre elle s’est résignée à
angles de vue et place l’action au cœur transporter de la drogue pour des trafi-
du récit, cet épisode permet de voir dé- quants en remontant et descendant la
ployé The Rocket, un prototype de ma- rivière à bord d’une barque à la nuit
chine à vapeur qui permettra à tombée. Un jour, pourtant, la routine de
Cochrane et ses compagnons d’aven- ce travail facile va se voir perturbée par
ture de parcourir une grande partie du l’arrivée de nouveaux commission-
voyage dans le tunnel sombre passant naires. La violence jusqu’alors contenue
sous les Montagnes hallucinées, dont va alors exploser… Il faudra alors à Mi-
les profondeurs accueillirent jadis la randa mettre de côté son passé pour
58
s’attache à tout un tas de détails qui pa-

CHRONIQUES LIVRES
raissent insignifiants sans jamais alour-
dir son récit. Entre horreur et beauté,
violence et apaisement, rancœur et ré-
silience, La fille du batelier, reste long-
temps en tête après sa lecture. Rare et
précieux.

Sébastien Moig

Andy Davidson - La fille du batelier –


Gallmeister – 448 pages – 25, 20 euros
préserver son présent et l’avenir de
ceux qui l’entourent.
Après un premier roman remarqué,
« Dans la vallée du soleil », paru en
Swan Song
2020 chez Gallmeister, Andy Davidson
nous revient avec un récit qui hume
Monsieur Toussaint
toute la moiteur des bayous, dans un
lieu oublié de tous, où le temps semble
Louverture
Robert McCammon
s’être évanoui. Un lieu où les hommes et
les femmes qui y errent, jusque tard le
Le président américain en est persuadé
soir, paraissent en perpétuel décalage
les Russes tireront les premiers, alors il
avec le réel. Dans des maisons aux bois
se décide à les devancer et appuie sur
vermoulus, que l’on ne prend plus le
le fameux bouton rouge. La désolation
temps de rafistoler ou de rafraîchir, vit
gagne alors soudainement et définitive-
une galerie de personnages hétéroclites
ment toutes les parcelles habitées du
et étranges : sorcière, nain, enfant aux
globe. Mais la fin d’un monde n’est pas
mains palmées, prêtre démoniaque et
la fin du monde. Alors que les fumées
autres voyous. On y découvre parfois
ne sont pas encore toutes retombées
des têtes déposées dans des glacières
sur ce qu’il reste des villes étêtées, des
et les nuits, nimbées de cauchemars,
corps émergent du chaos. Ils arborent
n’offrent pas forcément d’alternatives
des faces en partie liquéfiées par les
satisfaisantes au fardeau des journées
chaleurs dégagées, des blessures pro-
toujours plus étouffantes. L’écriture de
fondes et des souffrances terribles.
Davidson que certains ont comparé à
Parmi eux Sister Creep, une marginale
Neil Gaiman, sent la terre et les herbes
new-yorkaise, Black Frankenstein, un
coupées, elle bruisse et siffle comme
catcheur, véritable force de la nature
ces feuilles perchées haut dans les ar-
qui prendra Swan sous son aile. Il y a
bres aux larges troncs qui tapissent le
aussi Roland, jeune adolescent venu se
paysage. Le poids des lieux, et de cette
réfugier avec ses parents dans un bun-
rivière autour de laquelle tout s’orga-
ker d’un autre âge et qui sauvera de la
nise, la vie et la mort des gens, se font
mort un colonel du nom de Macklin. Il y
prégnants au fil des pages, comme ce
a aussi des démons et des aliénés, toute
passé chargé qui envahit chaque ins-
une frange d’invisibles revenus d’outre-
tant du présent et se mêle à lui. Dans un
tombe. Tous poursuivront un but et se
style empreint de poésie Davidson ha-
croiseront peut-être dans ce qu’il reste
bite en chacun de ses personnages, leur
de l’Amérique…
donne corps, vit et souffre avec eux,
Avant que les éditions Monsieur Tous-
59
compagnait pas d’un apaisement réci-
CHRONIQUES LIVRES

proque : « Je pense que le récent traité


FNI a quelque peu apaisé les tensions
concernant le problème des armes nu-
cléaires, mais l’atmosphère de haine de-
meure. Swan Song parle d’un
holocauste nucléaire, mais je pense qu’il
aborde également l’atmosphère de
haine. Dans le roman, même après que
le monde a été soufflé à mi-chemin de
l’enfer, les gens continuent à vouloir se
regrouper en petites armées disparates
pour combattre d’autres armées dispa-
rates. C’est exactement ce que je vou-
saint Louverture ne se décident à réédi- lais dire dans Swan Song, à savoir que le
ter, en 2022, sous le titre « Zéphyr, Ala- climat de haine doit disparaître pour
bama », le roman Boy’s Life (1991) de que la paix puisse s’instaurer. Et, mal-
Robert McCammon, l’auteur américain heureusement, les traités n’ont jamais
était tombé dans l’oubli, en tout cas permis à qui que ce soit de se sentir en
dans celui des éditeurs français qui le sécurité très longtemps. Je pense que
boudent depuis une bonne dizaine tant que nos dirigeants ne compren-
d’années. Pourtant Robert McCammon dront pas que nous devons tous parta-
cumule pas moins de trois Prix Bram- ger le même monde - un monde très
Stoker dont le premier, en 1987, pour fragile - nous vivrons dans une atmo-
Swan Song partagé avec, excusez du sphère de haine exacerbée. ». Récit ma-
peu, le Misery de Stephen King. Dans ce jeur de la littérature SF, et notamment
roman, quatre ans seulement avant la de son sous-genre post-apo, Swan
fin de la guerre froide il y décrit un ho- Song a été édité à sa sortie en format
locauste mondial après que le président poche et non broché, essentiellement
américain ait décidé d’appuyer sur le fa- pour des raisons de coût (le roman pèse
meux bouton rouge déclenchant une plus de 1000 pages). Sans se dire ou-
guerre nucléaire. Swan Song dépeint vertement antimilitariste, McCammon y
donc le monde d’après, celui des rares dépeint des groupes armés revenus à
survivants, autour de personnages bri- des valeurs primaires, vandalisant, pil-
sés qui vont devoir se reconstruire, lant, violant, détruisant tout sur leur
après avoir accompli leur deuil, en chan- passage. Dans ce contexte Swan, la pe-
geant leur façon de voir le monde, en tite fille qui endosse le rôle de messie
réinventant le concept du vivre ensem- n’a que sa fragilité à opposer, sa volonté
ble. Et contre toute attente cela ne sera d’infléchir le pire et de colorer un
pas facile, car la haine, la soif de pou- monde devenu gris et froid. C’est peu,
voir, n’aura pas disparu de ce monde mais l’espoir se nourrit souvent de
désolé. Dans une interview accordée en miettes…
avril 1988 à Mystery Scene McCammon
évoquait la récente ratification du traité Sébastien Moig
FNI sur les forces nucléaires à portée in-
termédiaire, signé en décembre 1987 Robert McCammon - Swan Song - Mon-
par Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbat- sieur Toussaint Louverture – 2 volumes
chev qui, selon lui, n’était qu’une étape (528 + 538 pages) – 12,50 euros l’un
qui serait insuffisante si elle ne s’ac-

60
train de vie, oubliant ainsi que ce qui
survient est de notre fait. C’était le cas
avec le sympathique The Rig (chroni-
qué dans SF Mag 119) mettant en scène
une conscience dans les fonds marins
dont les ouvriers d’une plateforme pé-
trolifère vont être les premiers à subir la
contre-offensive. Il en est de même
avec ce Abysses, série internationale
dans laquelle on retrouve tout autant
Cécile de France qu’Oliver Masucci, vu
dans la série allemande Dark. L’huma-
nité y est mise en danger par des ac-
tions surprenantes de la population
Abysses aquatique, des baleines aux crabes, via
des stratégies d’attaques brutales qui
(8 épisodes)
amènent à penser qu’une intelligence
se cache derrière ces agressions. Plutôt
Lorsque la réalité prend le pas sur les
bien réalisée, l’histoire place un adver-
maux censés survenir un jour par le
saire aux terriens – l’humain ainsi que
biais de la science-fiction – ici les per-
l’être de la surface –, en provenance des
turbations climatiques –, comment le
profondeurs abyssales. Ce n’est pas
genre aborde-t-il le sujet ? Si d’un côté
avec ce scénario que l’on aménagera
il y a une anticipation salutaire, soit des
des solutions sur l’avenir qui nous at-
solutions apportées pour résoudre la
tend, d’autant que la technicité des ex-
crise, comme Choc Terminal de Neal
plications données sert avant tout à
Stephenson (Albin Michel, 2023), on a
remplir les épisodes – il ne se passe pas
souvent tendance à invoquer un adver-
toujours grand-chose, excepté des
saire qui souhaite mettre à mal notre
61
CHRONIQUES TV
plages de blabla –, mais l’affaire est aller crescendo et le délire des débuts
prise avec suffisamment de sérieux va se calmer. Acharnés est avant tout
pour nous tenir en haleine. Il est surtout une comédie dramatique qui souligne la
intéressant de constater que l’homme difficulté de se confier, de réussir sa vie
ne peut être arrêté, semble-t-il, que par au sein d’une société dont on n’a plus
plus fort que lui pour ne pas détruire sa les codes, perdue au sein d’une fourmi-
propre planète ; via une conscience lière où tout va trop vite. Les person-
cosmique, ou divinité Gaïa, qui se doit nages paraissent paumés, déréglés et
de nous faire la leçon. On est donc mal déviants, ou simplement perplexes sur
barré… Cthulhu, si tu nous entends, tu la manière d’agir comme il se doit. Ainsi,
peux sortir de ta prison de R’lyeh, si on pensait plonger tête la première
l’heure est venue de se réveiller… dans une comédie loufoque via les pre-
miers épisodes avec leur côté « Bip-Bip
Grégory Covin et le Coyote », il n’en est rien. C’est à la
fois ce qui déçoit et ce qui imprime une
marque de fabrique originale à cette
série, de par son ton décalé qui se re-
place sur les rails pour suivre avec sé-
rieux son scénario, avant de bifurquer
de nouveau. Bref, si Acharnés ne réussit
pas ce yoyo dans l’humour et le drame
comme le faisait avec talent un Ally
McBeal (on pouvait passer du rire aux
larmes en quelques instants), il se mon-
tre davantage comme une étude sur le
Acharnés mal-être de monsieur et madame tout
(10 épisodes) le monde saupoudré de moments de
dérision. Et cela suffit pour le faire
Marre ! Vous en avez marre de ces pubs émerger de la masse de séries diffusées
interminables et débiles, de ces bou- chaque mois.
tiques où les vendeurs ne vous répon-
dent pas quand vous leur dites bonjour, Grégory Covin
de ces coups de téléphone le soir – avec
parfois personne à l’autre bout du fil – à
l’heure du dîner, des produits qui man- The Mandalorian
quent dans les supermarchés, et plus Saison 3
que marre des sempiternelles mises à (8 épisodes)
jour Windows et du portable qu’il faut
sans cesse recharger ! Eh bien sachez On ne change pas une marque de fa-
qu’Amy et Danny en ont encore plus brique, à savoir un héros charismatique
marre que vous ! Ras-le-bol ! Rappelant filant à travers un récit basique, serti de
le film Enragé avec Russel Crow, chacun dialogues et d’un humour d’un autre
va connaître la goutte d’eau qui fait dé- âge. Il faut dire que Jon Favreau ne met
border la piscine du trop-plein de rage pas en scène une histoire dédiée à une
qui macère depuis fort longtemps, et série TV mais davantage à celle d’un jeu
les entraîner dans un conflit ouvert. vidéo ; ainsi, tel le héros d’un Assassin’s
Toutefois, contrairement à La guerre Creed, notre brave Mandalorian doit dé-
des Rose, l’excellent film de Danny De- nicher une pièce de rechange pour un
Vito, cette haine de l’autre ne va pas robot, trouver les mines de Mandalor
62
même de sa propre hiérarchie. Et on

CHRONIQUES TV
comprend son joli succès ; développe-
ment approfondi de ses personnages,
des principaux jusqu’aux vilains, ces
derniers profitant d’une écriture assez
rare qui les rend intéressants et plus
doués qu’à l’ordinaire. Avec une galerie
de héros et ennemis secondaires tout
pour s’y baigner, et chacun de ses pas aussi bien mise en scène, on ne s’ennuie
l’amène à un combat, contre des ban- jamais même quand la caméra se dé-
dits de l’espace, des monstres souter- tourne du devenir du couple principal.
rains, quand on ne « switch » pas vers Surtout, la série abat ses cartes dès que
un allié qui refait le même chemin et af- le spectateur soupçonne ce qui l’attend,
fronte les mêmes adversaires. Pour dès qu’il pense avoir perçu son jeu. Les
tomber sur un ennemi plus tenace équi- surprises sont donc nombreuses. On
valent à un boss de fin de niveau. Oui, s’amusera de constater, comme d’au-
je viens de bâiller… La série est visuelle- tres séries avant elle, que The Night
ment très jolie et l’univers Star Wars fait Agent malmène ses institutions, dou-
le reste (des miracles, donc), nous te- tant de leur compatriotisme, les intérêts
nant éveillés malgré la pauvreté de l’in- de certains prévalant sur ceux de la na-
trigue. Si seulement celle-ci avait été de tion – élément pointé du doigt à chaque
la qualité du jeu Mass Effect… là, on se fois désormais, ce qui est un signe des
rapproche de celle d’un banal shoot’em temps. Ainsi, malgré quelques facilités,
up. la nervosité et le rythme de l’ensemble,
conduit par des héros charismatiques,
Grégory Covin prennent aux tripes, et on enchaîne les
épisodes. Bien écrit, semé de rebondis-
sements, voici donc un titre qui devrait
plaire à tous fans de thrillers et de récits
d’action, et qui mérite amplement son
succès.

Grégory Covin

The Servant
Saison 4
The Night Agent (10 épisodes)
(10 épisodes)
Fini de rire ! Si vous trouviez que les
Avec son ambiance à la Jason Bourne – précédentes saisons se montraient trop
fuite entremêlée d’action –, cette série évasives quant à la personnalité de
qui est la plus vue de ce début d’année cette étrange « servante », l’heure de la
sur Netflix est, comme souvent, l’adap- révélation a sonné. On quitte ainsi un
tation d’un roman (de Matthiew Quirk). grand huit en forme de thriller, échafau-
Elle met en scène un agent de la Mai- dage composé des trente derniers épi-
son-Blanche qui va se retrouver à pro- sodes, pour s’élancer à cent à l’heure
téger le témoin d’un complot vers une descente qui prend les atours
gouvernemental, jusqu’à douter lui- d’un film d’horreur. Enfin on tremble
63
CHRONIQUES TV
qui s’affaisse, semblaient de son fait,
elle hurle contre les éléments pour en
affronter la colère. Bref, le scénario ne
sait plus comment finir et va redistri-
buer les cartes jusqu’à tenter de nous
faire croire, lors des dernières secondes,
que la servante était peut-être tout le
contraire de ce que l’on pensait. C’est
pour les pensionnaires de la jolie bâtisse une blague ? La question que l’on est
avec pignon sur rue, au lieu de les pren- alors en droit de se poser est la sui-
dre en pitié ! Le jeu d’actrice de Nell vante : une série peut-elle mal finir,
Tiger Free (la servante) se révèle par la écraser ses personnages secondaires
même occasion. Oubliez la douce sous son talon, et donner la victoire à
bonne à tout faire qui se réfugie dans sa son héroïne, même s’il s’agit d’un
chambre à la moindre remarque dés- démon se cachant derrière un visage
obligeante… Au gré des opus, les rails d’ange, à l’heure actuelle ? Le politique-
de sa colère se tordent et s’élancent ment correct empêche-t-t-il une his-
pour prendre de dangereuses voies, toire, autre qu’un docu-fiction du genre
pour notre plus grand plaisir. La caméra Dahmer, de montrer l’ambiguïté hu-
construit d’ailleurs ce lien unique entre maine, le manque de choix évidents et
le spectateur et son personnage princi- heureux de certaines situations qui ne
pal, comme elle l’a toujours fait dans les mènent dès lors vers aucune happy
films du genre, quand ce dernier se end ? Espère-t-on nous faire croire que
tourne à un moment donné vers nous, le Mal se dévorera lui-même, tant sa
conscient de notre présence. La grande faim est grande ? Nous pense-t-on aussi
question est à présent de savoir si cette naïfs ? Ou espère-t-on simplement
dernière saison a su conclure comme il qu’on le soit devenus ?
se doit son rituel et finir en apothéose.
Et ce n’est malheureusement pas le cas. Grégory Covin
On retrouve ici, comme avec le film
Knock at the Cabine de M. Night Shya-
malan (qui est le créateur de la série
The Servant) et le livre La Cabane aux
Extrapolations
confins du monde de Paul G. Tremblay (8 épisodes)
dont il s’inspire, le besoin d’apporter
une note positive à une fin qui n’en pre- Certaines séries ont-elles un devoir, une
nait pourtant pas le chemin. Ainsi, alors responsabilité ? On pourra abonder en
que la série s’élançait vers la terreur, ce sens avec, par exemple, le documen-
avec des individus prêts à tout pour ar- taire de Netflix sur Cléopâtre et sa po-
river à leurs fins – jusqu’au meurtre –, la lémique avec la couleur de peau de
sentence du pardon sera la seule à être l’actrice ; il faut respecter l’Histoire (à
exécutée. Après un pénultième épisode quand un documentaire sur Napoléon
sous tension, le mari gravement blessé avec un acteur blond de presque deux
ne semble finalement pas si mal se por- mètres ?). Extrapolations, quant à elle,
ter que cela ; l’épouse qui a le dos en se donne comme devoir de nous pré-
miette marche presque normalement ; senter l’avenir qui nous attend. Le chan-
et notre servante accepte qu’on refuse gement climatique a autant fait monter
son offre. Un comble ! Alors que le dé- les eaux que les températures, et la vie
luge, la maison qui s’écroule, la route sur Terre est devenue un enfer. Ce qui

64
CHRONIQUES TV
surprend dans cette série, qui se dé-
roule à partir des années 2050, est son
Le Pouvoir
défaitisme, voire son nihilisme. Tout (9 épisodes)
concourt à la catastrophe et, au lieu de
tenter d’exposer des solutions aux pro- Comment apprécier une série quand les
blèmes, on nous indique que tout ceci personnages principaux nous sont anti-
est la faute de l’Homme et qu’il n’a rien pathiques ? Le monde est ici présenté
appris. Le dieu argent est toujours le comme une suite d’environnements
premier objet de servitude, et relègue toxiques, l’idée de fond l’étant tout au-
au second plan l’environnement. Faut-il tant. À savoir que des jeunes femmes
se projeter dans le futur pour énoncer développent un super pouvoir affilié à
une telle évidence ? Ainsi, si c’est plutôt l’électricité, et peuvent alors se battre
une bonne chose de nous mettre le nez contre les violences, les injustices,
dedans et de nous faire (res)sentir que toutes affiliées à la simple présence de
ça ne sent pas bon, contrairement à des l’homme, celui-ci étant tour à tour vio-
séries telles que The Rig ou Abysses qui leur, meurtrier ou banale ordure. Seuls
nous inventent une conscience plané- ceux présentés comme des hommes au
taire en guise d’adversaire, à quoi bon foyer semblent épargnés… Ainsi, faut-il
illustrer son propos d’évènements quasi comprendre que, sans pouvoir, pas de
actuels ? Les feux de forêt ravagent les salut ? Les êtres démunis de droits,
environs des villes d’Extrapolations, la d’honneur, de la moindre protection,
qualité de l’air devient catastrophique ? n’arriveront dans ce cas jamais à rien ?
Ce n’est pas le futur, c’est déjà notre C’est cela, le message ? Ou encore :
présent. Cette série nous expose au donnez du pouvoir aux femmes et elles
contraire l’incapacité créative de l’hu- se vengeront de leurs oppresseurs, les
main de déboucher sur des solutions tuant tous jusqu’aux derniers, comme
pour améliorer son futur. Une vision elles s’appliquent à le faire dans la série
nietzschéenne d’un éternel retour com- ? La justice devenant ici la loi du talion,
posé des mêmes erreurs et préoccupa- ce qui nous ramène 2000 ans en ar-
tions, sans parvenir à la moindre rière. Non, difficile d’apprécier ce récit
solution. Ce n’est pas de l’extrapolation, et ses personnages, et ce qu’ils s’em-
c’est un abandon pur et simple. ploient à nous exposer.

Grégory Covin Grégory Covin

65
CHRONIQUES TV
donne froid dans le dos. Bien que Rab-
bit Hole présente les mêmes excès
qu’un 24 Heures Chrono – notre héros
est vraiment très fort, jusqu’à une forme
de caricature –, il en a aussi les qualités
; à savoir que la fin d’un épisode nous
donne une irrésistible envie de lancer le
suivant. Ce qui n’est pas le cas de la ma-
Rabbit Hole jeure partie des séries actuelles, qui jon-
glent trop souvent avec des
Saison 1 rebondissements éculés. Bref, rien que
(8 épisodes) pour cette aptitude à relancer constam-
ment l’intrigue, ça serait dommage de
Il y a de quoi être déçu, ces derniers poser un lapin à notre cher Jack Bauer
temps, de par la pauvreté des récits qui qui reprend enfin du service.
nous sont proposés. Les studios ne
comprennent pas toujours qu’entre le Grégory Covin
spectateur et une série diffusée, c’est
une partie d’échecs qui se met en place.
Un jeu. La série sera-t-elle apte à nous
surprendre, à déjouer nos repères éta-
blis à force d’expérimenter lectures et
émissions ; à poser ses pièces que sont
ses personnages à des endroits non an-
ticipés et, plus encore, à nous rendre in-
capables d’imaginer comment tout ceci
va se terminer ? Keither Sutherland,
déjà à l’époque du très addictif 24
Heures Chrono, avait représenté le The Nurse
héros par lequel la surprise survenait. (4 épisodes)
Malgré ses grandiloquences et ses exa-
gérations, 24 Heures Chrono nous te- Tout comme il y a des pompiers pyro-
nait en haleine parce qu’elle avait manes, il y a des infirmières qui mettent
toujours un coup à jouer qui rebattait en danger leurs propres patients, pro-
les cartes et nous laissait… sur le car- voquant leur mort afin d’intervenir et
reau. La première « réussite » de Rabbit tenter de les sauver, pour ressentir
Hole est sa capacité à imiter sa grande l’adrénaline affiliée à ce type d’inter-
sœur dans son aptitude à nous sur- ventions. Tirée d’une histoire vraie, la
prendre avec toujours un as dans sa minisérie The Nurse conte comment
manche. Parce qu’elle nous présente une infirmière a eu des doutes sur l’une
comme scénario des personnages qui de ses collègues et a commencé à en-
en manipulent d’autres, passés maîtres quêter sur elle et à rassembler des
dans l’art du mensonge, exerçant cette preuves. Certes, tout cela n’a rien de
méthode sur le spectateur qui se re- bien original ; on a déjà lu des histoires
trouve à son tour piégé par le récit et d’infirmières meurtrières dans la BD
ses rebondissements. D’autant qu’en Alice Matheson (chez Soleil) qui fait in-
toile de fond, l’appropriation des datas tervenir le fantastique, ou dans de nom-
et des données de tout un chacun en- breux thrillers tel The Good Nurse
registrées çà et là tisse une intrigue qui (Meurtres sans ordonnance, Netflix) qui,
66
lui aussi, s’inspire de faits réels avec

CHRONIQUES TV
l’histoire d’un tueur en série ayant as-
sassiné plus de quarante patients. L’in-
térêt est ici son origine danoise, Netflix
nous permettant de découvrir des sé-
ries originales de pays dont on voit peu
les œuvres arriver jusqu’à nous autre-
ment que via cette plateforme. Et elles
sont souvent de très bonnes factures
(Woman of the Dead, par exemple). Le
principe n’est pas ici de chercher qui
tue, puisqu’on le comprend assez vite, tres ? Qui joue un double jeu ? On est
mais bel et bien de nous exposer la per- bringuebalé dans ce manège à sensa-
sonnalité d’une tueuse en puissance, tion réalisé par les frères Russo (Aven-
voire les différents échelons qui nous gers Infinity War et Endgame), qui
amènent doucement vers la certitude n’expose rien de nouveau. Ça ne vole
qu’une personne est dangereuse. Plus pas haut, mais vu que ça descend tout
encore la solitude de celui ou celle qui ce qui bouge, ça fait le job pour qui n’en
ose pointer du doigt un ou une col- attend pas grand-chose sinon de la tes-
lègue, de faire surgir chez les uns et les tostérone télévisuelle. La vraie question
autres une prise de conscience quand concerne finalement le budget. Pour
des faits inhabituels s’accumulent. Une une série qui est l’une des plus chères
série aussi prenante qu’intéressante. de l’Histoire, avec ses six épisodes d’un
peu plus d’une demi-heure, on se de-
Grégory Covin mande où est parti l’argent. Et la dé-
ception naît davantage de ce constat
que d’un scénario bateau qui ne cause
Citadel en rien le naufrage de la série, mais
juste une interrogation de plus : tout ça
(6 épisodes) pour ça ?

C’est une cinématique de jeu vidéo Grégory Covin


d’action, une suite de situations pré-
textes pour défourailler à tout va les en-
nemis qui se présentent, en explosant le
décor autant qu’il est possible de le
faire. Un James Bond aux hormones, la
version homme associée à la version
femme pour doubler les points, le tout
shooté aux super-héros pour sortir des
péripéties les plus abracadabrantes. Se
déroulant sur plusieurs plages tempo-
relles via des flash-back, voire des
pertes de mémoire qui permettent à un
personnage d’exposer des personnali-
tés différentes, on découvre ainsi l’or-
ganisation Citadel lors de son âge d’or
ainsi que sa tentative de se reconstruire
après sa destruction. Qui sont les traî-
67
E S
N IQU
RO
CH É
N
CI r ego
pa ess e quet
r c S
e To
M a ço i s
n
F ra
chroniques de FRANÇOISE TOQUET
The inspection
Elegance Bratton

Avec Jeremy Pope, Gabrielle Union,


Raúl Castillo

Afin d’obtenir l’approbation de sa mère,


un jeune homme gay s’engage dans les
Marines.

Ce film d’Elegance Bratton est inspiré


de sa propre histoire.
A 25 ans, après 10 ans passés dans des
refuges pour sans-abri, Ellis French (Je- soutien au sein de cette nouvelle com-
remy Pope) décide de changer de vie et munauté, ce qui lui donnera un senti-
pour cela il a très peu d’options. ment d’appartenance durement acquis
Il rend donc visite à sa mère (Gabrielle qui façonnera son identité et changera
Union) afin de récupérer son acte de sa vie à tout jamais. Ellis est vulnérable
naissance pour rejoindre les Marines. et parfois même effrayé, mais il a déjà
Celle-ci, fonctionnaire de l’administra- survécu dans la rue comme homme de
tion pénitentiaire dans le New Jersey couleur pauvre et gay et pour ces rai-
l’avait mis à la porte à ses 16 ans parce sons il est plus dur et résistant qu’il ne
qu’il était gay. paraît auprès de ses camarades.
Il fera tout pour réussir dans un système Ce film est très intéressant parce qu’il
qui le mettra de toute façon de côté du nous montre la dureté de l’entraînement
fait de la couleur de sa peau et de son pour devenir un Marine et la force de
homosexualité. Bien que très motivé, il caractère dont il faut faire preuve pour
doit lutter contre les préjugés profonds surmonter toutes les difficultés et hu-
et les routines épuisantes de l’instruc- miliations auxquelles on doit faire face.
tion de base. Il trouvera néanmoins une L’auteur sait trouver un réel équilibre
force de camaraderie inattendue et du entre d’un côté l’attraction de la vie mi-
68
litaire et de l’autre les horreurs qu’elle

CHRONIQUES CINÉ
peut présenter dans un récit bien ancré
et très subtil. Soit on est brisé par le
système face à des supérieurs parfois
cruels et voire même sadiques, soit on
en ressort vaillant et fort, mais aussi ca-
pable de s’adapter aux situations les
plus sombres.
N’en déplaise à certains, l’engagement
dans l’armée permet de côtoyer des
personnes issues de tous horizons, Freeman) vétéran de la guerre du Viet-
d’apprendre le respect et la discipline nam et ancien alcoolique va l’aider à
ce qui paraît faire défaut à notre combattre ses démons.
époque. Zach Braff traite d’un sujet grave : les
Une étude psychologique très intéres- accidents de la route dus au téléphone
sante qui vaut le détour. portable que l’on consulte tout en
conduisant, et leurs conséquences. Il di-
rige les acteurs avec brio. Florence
A good person Pugh est extraordinaire face au mons-
Zach Braff tre sacré du cinéma Morgan Freeman,
toujours excellent.
Avec Morgan Freeman, Florence Pugh, Braff se révèle un excellent directeur
Celeste O’Connor d’acteur, et ce pour un sujet grave. On
n’est pas du tout ici dans sa série «
La vie d’une jeune femme se brise suite Scrubs », beaucoup plus légère et co-
à son implication dans un accident mor- mique.
tel. Quelques années plus tard, sa rela- Ce film est très authentique et malgré
tion inattendue avec son futur ses longueurs le spectateur reste cap-
beau-père l’aide à y reprendre goût. tivé grâce au jeu des deux protago-
Allison (Florence Pugh) est une jeune nistes principaux.
femme à qui tout sourit : un gentil Être honnête avec soi-même, mais aussi
fiancé, une carrière professionnelle pro- pouvoir pardonner à soi-même. Un
metteuse, une famille et des amis qui la drame qui aurait pu être évité si l’on
soutiennent. Bref, tout ce qu’il y a de avait été moins inconscient.
plus parfait. Alors qu’elle se rend en ville À méditer.
pour choisir sa robe de mariée, elle vé-
rifie sur son portable un itinéraire tout
en conduisant. Elle va causer un acci- Blackberry
dent dans lequel ses futurs belle-sœur Matt Johnson
et beau-frère qui l’accompagnaient
trouveront la mort. Avec Jay Baruchel, Matthew Johnson,
On comprend vite qu’il y a un déni de la Glenn Howerton
part d’Allison : elle ne se sent pas res-
ponsable de cet accident sans doute Ce film réalisé par Matt Johnson est une
pour mieux supporter le fait que deux adaptation du livre de Jacquie McNish
personnes sont mortes par sa faute. et Sean Silcoff paru en 2015, « Losing
Ayant été elle-même blessée lors de The signal ».
l’accident elle est devenue addict aux L’ascension et la chute de la marque ca-
opioïdes. Le père de son fiancé (Morgan
69
Jim Balsillie (Glenn Howerton) homme
CHRONIQUES CINÉ

d’affaires rusé sera co-dirigeant avec


Mike Lazaridis (Jay Baruchel) qui sem-
ble beaucoup mieux s’y connaître en
technologie qu’en finances.
C’est l’arrivée du 1er iPhone d’Apple en
2007 qui va entraîner la dégringolade
faramineuse de BlackBerry. Mike Lazari-
dis a maintenant les cheveux prématu-
rément blancs comme neige, mais il ne
s’agit pas que de cela. Les finances ont
été mal gérées et les nouveaux appa-
reils d’Apple ont des touches digitales,
nadienne qui a mis sur le marché le pre- ce qui les différencie du BlackBerry,
mier smartphone au monde. alors que son créateur reste attaché au
Arrêtez vos iPhone du moins ceux qui téléphone à touches sur clavier de sai-
ne sont pas encore addicts, car « je sie.
vous parle d’un temps que les moins de Jay Baruchel donne une interprétation
20 ans ne peuvent pas connaître » sensationnelle de l’inventeur - certes
(Charles Aznavour). Découvrons com- génial - qui n’y connaît rien en finances.
ment c’était avant, mais surtout com- Il est secondé de très près par l’impres-
ment tout a démarré. sionnant Glenn Howerton dans le rôle
L’histoire méconnue derrière l’extraor- de Jim Balsillie, qui dépeint un requin
dinaire montée et la chute spectaculaire de la finance opportuniste aboyant ses
du BlackBerry, ancêtre de tous nos ordres au personnel plutôt qu’en ne leur
iPhone et dont certains n’ont sans parlant.
doute jamais entendu parler. La seule chose que l’on pourrait repro-
Innovateurs calés en technologie, Mike cher au métrage surtout dans sa pre-
Lazaridis (Jay Baruchel) et Douglas mière partie est une réalisation de style
Fregin (Matthew Johnson) vont créer trop documentaire. Toutefois, il n’y au-
au sein de leur entreprise canadienne « cune fioriture visuelle et cela ajoute à la
Research In Motion » le premier télé- véracité et à la crédibilité de l’histoire.
phone mobile avec téléphone, messa- Le BlackBerry, maintenant désuet est
gerie et email le tout en un seul appareil devenu une pièce de musée. Quel jeune
: 1996 naissance du premier smart- a entendu parler de ce téléphone majo-
phone au monde. ritairement utilisé dans la plupart des
C’est une véritable révolution technolo- grandes entreprises à cette époque ?
gique et toute entreprise à la pointe du Nos appareils 5G résistent désormais à
progrès l’utilisera. Cela devient une l’eau et possèdent l’identification fa-
marque de standing symbole de pres- ciale. Si vous êtes un tant soit peu cu-
tige, de réussite sociale que tout à cha- rieux des origines de votre smartphone,
cun se doit de posséder. je vous recommande cet excellent film
S’agissant d’une fiction inspirée d’évè- sur cette invention qui a révolutionné
nements et de gens réels, il m’est diffi- notre quotidien, et ce à tout jamais.
cile de savoir si tous ces jeunes
ingénieurs travaillant sur ce prototype
étaient aussi immatures qu’ils sont dé-
crits dans le film.

70
phase de sa vie.

CHRONIQUES CINÉ
Judy Blume a été parmi les premières à
écrire des romans pour adolescents qui
abordaient des sujets aussi sensibles
que le racisme, la menstruation et la
sexualité. Il faudra attendre une cin-
quantaine d’années pour qu’un de ses
livres soit porté au cinéma.
Dans son approche, l’histoire de Judy
Blume nous divertit, mais c’est un sujet
de réflexion sur 2 thèmes : la religion et
l’apprentissage de la sexualité. Sujet sé-
Are you there, rieux sous des airs légers, on voit la
grand-mère juive au caractère bien
God ? trempé emmener sa petite fille à la sy-
nagogue sans l’accord des parents : je
It’s me rappelle que sa mère est chrétienne et
son père juif. Notre « pauvre » Margaret
Margaret va aussi faire le « tour » des églises
chrétiennes aux différents rites en com-
Fremon Craig
pagnie de ses amies. Je ne sais pas si
après ça elle va en perdre son latin tou-
Avec Abby Ryder Fortson, Rachel Ma-
jours est-il qu’elle continue ses conver-
cAdams, Kathy Bates
sations avec Dieu. Il est vrai qu’entre la
religion et la menstruation ça devient
Ce film de Kelly Fremon Craig est
très compliqué pour elle.
adapté d’un ouvrage culte auprès des
Ce film est drôle, léger et c’est un vrai
Américains écrit par Judy Blume dans
plaisir de suivre Margaret et ses copines
les années 70.
dont Nancy (Elle Graham) sa nouvelle
Margaret Simon (Abby Ryder Fortson),
voisine plutôt dominatrice dans une
une jeune fille de 11 ans, déménage avec
scène hilarante au possible lorsqu’elles
sa famille de New York à Farbrook dans
répètent tout en bombant leur torse : «
le New Jersey. Elle a grandi entre une
I must, I must, I must increase my burst
mère chrétienne et un père juif. Elle prie
» (Je dois augmenter la taille de ma poi-
un dieu et elle s’imagine que ce dernier
trine).
la surveille en permanence. Parallèle-
On plonge avec nostalgie dans les an-
ment à la recherche de sa foi, son corps
nées 70 dont la réalisatrice Kelly Fre-
change. Elle observe avec curiosité le
mon Craig a su faire une reconstitution
club secret dans lequel les autres filles
quasi parfaite. Chaque acteur est bon
de son âge parlent de garçons, de sou-
dans son rôle, notamment Abby Ryder
tien-gorge, et de menstruations.
Fortson (Transparent, Ant-Man). On se
Margaret déménage donc dans une
rappelle une époque tellement moins
nouvelle ville et commence à tout
oppressante et je ne crains pas de le
contempler sur la vie, l’amitié, l’adoles-
dire, oui c’était mieux avant et l’actua-
cence. Elle compte sur sa mère Barbara
lité récente ne me fera pas changer
(Rachel Mc Adams) qui lui offre un sou-
d’avis.
tien affectueux, ainsi que sa grand-mère
Un film positif qui fait du bien, avec des
Sylvia (Kathy Bates), qui accepte de
séquences parfois touchantes, parfois
trouver le bonheur dans la prochaine
drôles, à voir en famille.
71
mortuaire de son défunt mari dont
CHRONIQUES CINÉ

Diane n’arrive pas à se séparer, pour en-


suite tomber en panne de voiture. Scé-
nario pour le moins simpliste.
L’Italie nous est présentée comme très
attrayante avec des vues magnifiques
de Rome et de son architecture, en pas-
sant par les pittoresques gondoles des
canaux de Venise pour enfin arriver en
Toscane. Toutes ces vues sont magnifi-
quement photographiées telles un
guide de tourisme nous les montrerait.
Un vrai plaisir pour les yeux.
Malgré un scénario il est vrai quelque
peu simpliste, il y a de très bons mo-
ments de rire avec Diane Keaton et
Candice Bergen notamment lorsqu’elles
Book club essaient des robes de mariée de toutes
sortes. Jane Fonda et Diane Keaton
The next chapter quant à elles, vont gérer les moments
Bill Holderman les plus mélodramatiques.
C’est très Hollywoodien, mais aussi très
Avec Diane Keaton, Jane Fonda, rafraîchissant grâce à ces icônes du ci-
Candice Bergen, Mary Steenburgen néma - toutes excellentes - et des
échanges avouons le très drôles.
La suite des aventures des quatre meil- C’est un bon divertissement à voir en fa-
leures amies et de leur club de lecture mille ainsi que pour tous les fans de ces
en partance pour l’Italie ! icônes féminines cinématographiques.
Après la levée du confinement lié à
l’épidémie Covid 19, Vivian (Jane
Fonda), tout juste fiancée à Arthur (Don
Johnson) s’envole de New York à Los
Angeles afin d’y retrouver ses trois
meilleures amies.
Diane (Diane Keaton) en couple avec
Mitchell (Andy Garcia) est heureuse.
Sharon (Candice Bergen) maintenant
juge à la retraite profite de son célibat.
Quant à Carol (Mary Steenburgen) elle
s’occupe de son mari (Craig T Nelson)
depuis son attaque cardiaque.
C’est la parfaite occasion de faire un
long voyage entre copines et de tour-
ner cette célébration en une fête de «
bachelorette » qui aura comme desti-
nation l’Italie.
Tout ne va pas se passer comme prévu
lorsque dès leur arrivée elles se font
voler leurs bagages ainsi que l’urne
72
un temple bouddhiste au Japon, a

CHRONIQUES CINÉ
grandi dans la neige à Minneapolis (Min-
nesota), vit et travaille maintenant à Los
Angeles. « Unseen » est son premier
long-métrage. Son style est accrocheur
et l’action est toujours claire avec ici un
jeu de couleurs qui nous fait passer de
la Floride ensoleillée à la grisaille du Mi-
chigan.
Le casting et l’équipe fonctionnent bien.
Nos deux protagonistes établissent une
alchimie très forte alors même qu’elles
Unseen n’apparaissent jamais dans la même
Yoko Okumura scène ensemble.
De plus le film obtient un coup de
Avec Midoni Francis, Jolen Purdy, pouce inattendu avec la performance
Missi Pyle, Michael Patrick Lane comique et excentrique de Missi Pyle,
cliente de la station d’essence complè-
Sam reçoit un appel d’Emily, une femme tement déjantée. Vous verrez.
presque aveugle qui fuit son dangereux Bien qu’étant un film à petit budget,
ex dans les bois. Emily doit survivre à l’histoire fonctionne parfaitement et le
cette épreuve, Sam étant ses yeux à suspense est au rendez-vous.
distance via un appel vidéo. C’est agréable de voir un thriller dont
Dans le Michigan Emily (Midoni Francis) les deux principales protagonistes sont
malvoyante, a été kidnappée par son ex des asiato-américaines dépeintes de
Charlie (Michael Patrick Lane) qui veut manière non stéréotypée, le cinéma
la forcer à continuer leur relation. Celui- français devrait urgemment s’en inspi-
ci la retient ligotée dans un pavillon de rer.
chasse en pleine forêt. Elle parvient à
défaire ses liens et au cours de son vio-
lent affrontement avec Charlie perd ses
lunettes, mais arrive toutefois à s’échap-
per. Quand elle appelle le 911, pour de-
mander de l’aide, on lui répond ne pas
pouvoir intervenir avant une heure.
Alors que Charlie la poursuit dans la
forêt, paniquée, elle va appeler une in-
connue en Floride Sam (Jolene Purdy)
qui avait composé son numéro aupara-
vant par erreur.
Sam, d’origine asiatique travaille dans
une station d’essence dont le patron ra-
ciste et agressif la persécute par un har-
cèlement constant. Tout d’abord
réticente elle va accepter d’aider Emily
et de devenir ses yeux par caméra in-
terposée.
La réalisatrice Yoko Okumura, née dans

73
chroniques de MARC SESSEGO
CHRONIQUES CINÉ

bien sûr de tout ce qui fait notre quoti-


dien et de tout ce que certains postent
sur internet, dans bien des cas toute
leur vie.
C’est par ce petit jeu d’influence que
Madison va attirer l’étrange CW. Pour-
tant CW a quelque chose d’étrange, elle
va pourtant réussir à entraîner Madison
dans son sillage et Madison va tout sim-
plement disparaître… Ou plutôt dispa-
raître du regard de tous… Je vous laisse
le découvrir.
Dans un concours de circonstances, une
autre influenceuse tout juste débarquée
va devenir la proie de CW et comble du
comble - et qui n’était pas prévu au pro-
Influencer gramme - l’arrivée du petit ami de Ma-
Kurtis David Harder dison qui se doute que quelque chose
est arrivé, car tout ce qui est désormais
Avec Emily Tennant, Cassandra Naud, posté sur les réseaux ne peut tout sim-
Rory J.Saper plement pas provenir de Madison. Il va
donc se mettre à sa recherche par tous
Un indépendant présenté l’an dernier au les moyens et CW n’avait pas prévu sa
Paris Fantastique film festival. On se de- persistance.
mande pourquoi, le film n’ayant en soi « Influencer » est très bien réalisé et a
rien de fantastique. Le récit d’une in- tout de l’excellent thriller. Au fur et à
fluenceuse en Thaïlande à laquelle il mesure le récit progresse, on suit
semble arriver de sérieuses bricoles. chaque tournant en se demandant
Thriller policier semblant très ronde- comment CW va brouiller les pistes. Les
ment mené. comédiens sont tous excellents, les
Rencontrant des problèmes lors d’un deux comédiennes sont au diapason et
voyage en sac à dos en Thaïlande, une je décerne la palme à Cassandra Naud
influenceuse des réseaux sociaux, Ma- pour son interprétation. Celle-ci nous
dison (Emily Tennant), rencontre CW mène vraiment en bateau durant tout le
(Cassandra Naud), qui voyage avec ai- métrage.
sance en lui montrant une partie de vie J’ai personnellement apprécié la fin -
moins inhibée, mais CW ne dévoile pas vous verrez - morale si je puis dire et qui
ses vraies intentions, beaucoup, beau- se finit bien. On se dit que CW va com-
coup plus sombres. mettre le faux pas, l’irréparable qui va
« Influencer » se déroule en Thaïlande presque faire tout basculer. Enfin
et bonne nouvelle c’est déjà un voyage presque.
en soi. Les images sont très souvent « Influencer » est une excellente sur-
magnifiques et on y découvre l’Asie. prise, un excellent script, une vision
Passé ce beau moment de carte pos- ultra acide des réseaux sociaux, qui
tale, « Influencer » rentre dans le vif du donne au film une dimension bien plus
sujet. L’internet et ses dérives, je parle importante et bien plus terrifiante qu’il

74
n’y paraît sur notre monde actuel. trouvée morte dans leur maison de ban-

CHRONIQUES CINÉ
Facebook ? Instagram, Twitter et dés- lieue. Tous les yeux se sont tournés sur
ormais TikTok… Lequel choisirez-vous son mari, accusé du meurtre. Celui-ci a
après avoir vu « Influencer » ? Peut-être avoué et s’est retrouvé en prison pour
qu’être suivi par la planète entière n’est meurtre.
peut-être pas une si bonne chose en Pour oublier et se faire oublier après cet
soi. événement tragique, elles ont quitté
À méditer très fortement. leur quartier de banlieue et se retrou-
vent désormais au milieu de nulle part
ou presque et Kate est restée en
contact avec son beau-frère policier, qui
un soir vient lui apprendre que son mari
s’est suicidé dans sa cellule. De plus
Beth semble très affectée par les évé-
nements passés et n’est pas du tout fa-
cile à vivre au quotidien. C’est alors que
les parents de son amie assassinée font
irruption à la ferme pour se venger. De
fil en aiguille on va découvrir l’effroya-
ble vérité sur le jour du drame - et sur-
tout apprendre par qui et pourquoi la
jeune fille a été assassinée.
« Motherly » se suit comme un thriller et
même s’il est catalogué dans l’horreur il
ne comporte rien qui puisse le labelliser
ainsi. On suit cette mère et sa fille après
ce drame et toutes deux font du mieux
Motherly qu’elles peuvent pour surmonter les
Craig David Wallace épreuves passées. Le casting est par ail-
leurs excellent - mention spéciale à Lora
Avec Lora Burke, Tessa Kozma, Burke et Tessa Kozma dans le rôle du
Kristen Mac Culloch duo mère fille.
« Motherly » est très bien réalisé. Toute
Un indépendant mettant en scène une sa colonne vertébrale est dans le script
mère et sa fille vivant seules dans une qui nous distille information sur infor-
ferme au sein d’un bois. Film d’horreur mation avec des flash-back précis.
ou juste conventionnel ? Il semble que Difficile en effet de comprendre préci-
Motherly soit encore beaucoup plus vi- sément pourquoi la jeune fille a été as-
cieux qu’il n’y paraît. Direction les bois sassinée ainsi que les circonstances
pour essayer de comprendre… exactes. Tout ce que Kate va devoir faire
Kate (Lora Burke) et sa fille Beth (Tessa sera de protéger sa fille coûte que
Kozma) vivent seules dans une ferme coûte de parents désespérés et meur-
isolée dans les bois. Kate suspecte que tris… Jusqu’à ce que le twist final arrive.
quelque chose de sinistre va arriver, ses Et quand je dis twist, c’est un élément
instincts maternels prennent le pas. auquel personne ne pensera - person-
Mais ne seraient-ce pas les démons du nellement je n’y ai pensé à aucun mo-
passé refaisant surface ? ment - qui vous surprend tout en
Kate et Beth vivent dans une ferme iso- pensant que la vérité est effrayante. De
lée après que l’amie de sa fille ait été re- plus la séquence finale est glaçante au
75
possible et amène presque une suite. Il ne faut pas longtemps pour compren-
CHRONIQUES CINÉ

N’en disons pas plus. dre que le film est en quelque sorte une
« Motherly » est un très bon thriller, ex- ode à Spielberg et au cinéma des an-
cellemment réalisé, interprété et qui nées 80. D’une part le film est excel-
cache une surprise de taille dans son lemment bien réalisé, doté d’une
final auquel je suis certain vous ne pen- photographie magnifique en Cinéma-
serez pas. scope au rendu typique de ce que l’on
Un très, très bon moment en perspec- trouvait chez la marque Panavision des
tive. années 80. Le rendu est visuellement
sensationnel.
On se retrouve avec William (Daniel
Diemer) n’ayant qu’une idée en tête : re-
trouver les traces de son père, grand
chasseur de fameuses tornades. Celles-
ci sont souvent dévastatrices. (J’y ai as-
sisté personnellement - c’est
cauchemardesque). Elles n’épargnent
rien sur leur passage et l’homme n’est
au fond qu’une fourmi quand elles ap-
paraissent. L’émotion est souvent pré-
sente et « Supercell » n’est pas juste
qu’un festival décérébré d’effets spé-
ciaux à gogo.
William nous plonge dans une aventure
au cœur même des tornades qui va
quelque peu tous nous dépasser avec
des scènes chocs et intenses.
Les effets visuels sont sensationnels et
nous plongent au cœur même d’une
tornade d’une façon différente du «
Supercell Twister » de Jan De Bont. Une scène en
Herbert James Winterstern particulier au cœur d’un van vaut son
pesant d’or : on sent toute la force et la
Avec William Diemer, Alec Baldwin, fureur d’une tornade et celle-ci est res-
Anne Heche sentie de façon totalement viscérale
dans les moindres détails.
Une production Saban distribuée par « La réalisation est dans l’ensemble ex-
Lionsgate » dans la veine de « Twister ». cellente. Le réalisateur Herbert James
Pas tout à fait, en fait. Un sujet similaire, Winterstern évite justement le copié-
mais un récit différent. Visuellement le collé avec son hologramme des années
film semble très impressionnant. On y 90, car c’est évidemment le masto-
retrouve Alex Baldwin et la regrettée donte dont « Supercell » souffrira de la
Anne Heche au casting. Voyons voir de comparaison. Toutefois le film n’a pas à
quoi il retourne avec ces nouveaux rougir, propose une histoire et un point
chasseurs de tornade. de vue différent. À noter également une
Un jeune teenager quitte le domicile fa- très belle musique, ajoutant à l’intensité
milial pour suivre les traces de son père, du métrage doté d’une bande-son au
le légendaire chasseur de tempête Bill mixage rutilant et très impressionnant
Brody. dans sa dynamique. Croyez-moi ça fuse
76
absolument de tous les côtés quand il

CHRONIQUES CINÉ
le faut et on s’y croirait.
J’ai personnellement été étonné par ce
« petit » film, visuellement pas si petit
que ça et qui fonctionne très bien dans
son ensemble. De plus c’est toujours un
plaisir de revoir Alec Baldwin - quel que
soit le rôle qu’il joue.
« Supercell » est une surprenante sur-
prise, un film qui n’a pas la prétention
d’être un blockbuster, mais qui remplit
parfaitement son contrat : nous divertir
pendant presque deux heures, et ce
avec parfois des scènes de gros block- dans l’ambiance en nous parachutant
busters hollywoodiens. Je conseille vi- avec des soldats en pleine mission de
vement - vu qu’il ne sera très reconnaissance. On constate que l’Af-
certainement disponible uniquement ghanistan est loin d’avoir été une partie
qu’en streaming - de le visionner sur le de plaisir. Nous rencontrons le sergent
plus grand écran possible avec un son John Kinley (Jake Gyllenhaal) qui doit
adéquate pour déployer tout son choisir son prochain interprète. Il faut
« bruit » et sa fureur. savoir que le gouvernement américain
Un très bon divertissement en perspec- avait promis à ses interprètes afghans
tive - qui nous rappelle juste - qu’au des visas pour les États-Unis sans fina-
fond la nature sera toujours plus forte lement tenir parole. Ahmed (Dar Salim)
que l’homme et ceci quoi que l’on fasse. prend sa mission très au sérieux et fait
tout pour guider les soldats, quitte à
passer pour un véritable traître au sein
The covenant des siens. Ahmed préfère servir les
Guy Ritchie États-Unis avec ce qui lui a été promis :
un visa pour l’Amérique, pour lui et sa
Avec Jake Gyllenhaal, Dar Salim, femme et l’espoir d’une vie meilleure.
Anthony Starr Quand on voit la situation de son pays
gangréné par les talibans, on peut très
Le dernier film de Guy Ritchie dont le aisément le comprendre.
récit se déroule en Afghanistan. Un ser- Lors d’une mission, les choses ne se
gent recrute un interprète qui va le sau- passent pas comme prévu. Kinley se re-
ver lors d’une mission. Il semble que l’on trouve kidnappé par l’ennemi. Ahmed
en apprend beaucoup sur ce qui s’est va réussir à le libérer et entame une très
vraiment passé lors du déploiement longue et très périlleuse marche à tra-
américain. Le film n’est pas non plus à vers les montagnes afghanes jusqu’au
la gloire du gouvernement américain. Il prochain camp militaire américain, et ce
signe en tous les cas le retour de Jake au péril de sa vie. Kinley est sauvé et ra-
Gyllenhaal sur les écrans dans une pro- patrié aux États-Unis. Il apprend après
duction importante. Verdict. sa convalescence qu’Ahmed est tou-
Durant la guerre d’Afghanistan, un in- jours en Afghanistan, sans visa, et que
terprète local risque sa propre vie pour sa tête a été mise à prix par les talibans,
sauver un sergent blessé à travers des car le gouvernement américain n’a pas
kilomètres de terrains difficiles. tenu sa promesse. Sachant qu’il lui doit
Le métrage nous met immédiatement la vie, Kinley entreprend alors toutes les
77
CHRONIQUES CINÉ
démarches pour faire venir son inter-
prète sur le territoire américain, non
sans causer quelques remous au sein de
l’armée. Sans succès. Il décide donc de
lancer lui-même une opération com-
mando pour retrouver Ahmed, sa
femme et leur enfant pour les rapatrier
aux États-Unis et tenir la promesse qui
avait été faite à son interprète.
« The Covenant » n’est malheureuse-
ment pas du tout à la gloire du gouver-
nement américain. Cela dit certains
soldats ont l’esprit patriote et n’ont Un indépendant sur les dérives de la
qu’une parole. C’est exactement ce que domotique et de la sécurité du domi-
va démontrer Kinley - une interpréta- cile. Une jeune femme ayant emménagé
tion hors pair de Jake Gyllenhall - suivi avec son mari dans une maison louée se
de très près par un impressionnant retrouve devant un système de sécurité
Adar Salim - et il retournera sur les lieux ultra sophistiqué qui devient en soi un
au péril de sa propre vie. Le film nous véritable cauchemar.
rappelle également le retrait catastro- Victime récente et terrifiée d’une intru-
phique des Américains d’Afghanistan sion à son domicile, Julie (Katelyn Mac
sous la présidence de Joe Biden : l’un Mullen) emménage dans ce qu’elle
des points les plus noirs et les plus hon- pense être la maison idéale, mais le sys-
teux de sa présidence. tème de sécurité commence petit à
« The Covenant » est mené de main de petit à prendre le pas sur elle…
maître par un Guy Ritchie maîtrisant Julie a subi une terrible agression au
parfaitement son sujet. Le film va litté- sein de son domicile. Elle quitte celui-ci
ralement crescendo jusqu’au final - pour une maison louée au système de
hyper impressionnant sur grand écran - sécurité ultra sophistiqué. Son mari Mi-
qui montre la parfaite organisation, l’in- guel (Carlo Mendez) doit partir en
croyable efficacité et compétence amé- voyage d’affaires et elle se retrouve
ricaine calibrée au millimètre près avec seule face à un système qu’elle ne maî-
un déploiement de moyens énormes trise pas. Presque tout le métrage va se
dans certaines situations - plus que pé- dérouler en huis clos dans les murs de
rilleuses - pour ex-filtrer l’un des leurs. la maison. La maison elle-même - par
À voir - si possible - sur grand écran - l’intermédiaire du système de sécurité -
espérons qu’il sortira en salles dans va presque devenir un personnage à
l’hexagone - car c’est personnellement part entière. Une grande partie du mé-
un des coups de cœur de cette année - trage se déroule également par la ca-
au niveau tout autant émotionnel que méra principale située dans la cage
visuel. d’escalier qui mène au premier étage
À ne pas manquer. avec « l’œil » filmant tout en continu. De
plus, il est amusant d’apprendre que le
Motion detected système s’appelle « Diablo ».
Le métrage est techniquement très bien
Justin Gallaher réalisé. On se rend vite compte que
c’est en fait bien plus qu’un système de
Avec Katelyn MacMullen, Carlo Men- sécurité, car celui-ci détecte tout mou-
dez, Julie Brister vement. Question vie privée cela sem-
78
ble quelque peu compromis. Après

CHRONIQUES CINÉ
quelques ratés dans l’apprentissage du
programme, Julie va s’apercevoir d’ap-
paritions étranges en visionnant l’enre-
gistrement des caméras allant même
jusqu’à voir des objets bouger par eux
même alors que la pièce est vide : Le
technicien de Diablo lui expliquera que
ce ne sont que des « artéfacts ». Où se-
rait-ce autre chose…
La tension monte progressivement et
Julie devient persuadée que le système
tre et qui ne cherche pas à avoir la
l’épie au point de prendre le contrôle de
moindre prétention. Le film il me sem-
sa vie. Elle va de plus apprendre que les
ble est surtout et de prime abord des-
précédents locataires ont tout simple-
tiné aux fans de Jane - et de ce point de
ment disparu sans laisser aucune trace…
vue - semble ne pas décevoir. Nous y
Julie sent qu’il y a autre chose et que «
avons jeté un coup d’œil pour vous.
Diablo » est bien plus qu’un système de
Recruté par les services secrets britan-
sécurité conventionnel. Le cauchemar
niques, un « Texas ranger », Alex Tyree
ne fait que commencer.
(Thomas Jane) doit traquer et arrêter
« Motion Detected » est un petit indé-
un dangereux terroriste voulant atta-
pendant rondement mené, très bien
quer Londres.
réalisé, qui allie de bons effets visuels
Le métrage démarre fort avec une très
nous plongeant littéralement au sein du
grosse scène d’action où nous décou-
cauchemar de cette maison « ultra sé-
vrons le talent de notre protagoniste :
curisée ». Mention spéciale à Katelyn
Tireur hors pair. Durant ce carnage, on
Mac Mullen, tout le métrage tenant sur
apprend qu’un homme est recherché et
ses épaules. Il nous amène en plus à
qu’il a pu s’enfuir. Quelque temps plus
nous poser de très sérieuses questions
tard, Tyree est recruté par les services
sur la domotique et l’intelligence artifi-
secrets britanniques. Il va donc se re-
cielle. Certains n’ont que ce mot à la
trouver à Londres, gardant son chapeau
bouche, je suis personnellement beau-
de cow-boy texan ce qui va attiser une
coup plus distant vis-à-vis du tout au-
certaine antipathie de la part du supé-
tomatique.
rieur hiérarchique anglais, joué avec
Un très bon divertissement qui pose en
brio et un certain sarcasme par John
soi bien des questions sur le rapport
Malkovich.
même de l’homme à la machine.
Tyree va faire équipe avec la très sym-
Jusqu’où sommes-nous prêts à aller ?
pathique agent Jennifer Smith (Domi-
nique Tipper), ils vont se retrouver de
One ranger fusillades en combats corps à corps
avec les hommes du terroriste qu’il re-
Jesse V. Johnson
cherche.
Sachez que « One Ranger » ne se prend
Avec Thomas Jane, Dominique Tipper,
pas au sérieux et que le film n’est rien
John Malkovich
d’autre qu’un pur divertissement. Dans
plusieurs scènes, notre « Punisher » va
Un indépendant avec Thomas Jane, le
s’en « prendre » littéralement de par-
célèbre « Punisher ». Une série B indé-
tout, les coups vont fuser. Mais il se re-
pendante qui ne se veut être rien d’au-
79
CHRONIQUES CINÉ
lèvera à chaque fois, un peu comme un
homme indestructible. Cela pourrait
faire sourire, mais les chorégraphies de
combat sont excellemment réglées et
c’est presque du grand art. On se de-
mande même comment Thomas Jane
arrive à se relever dans certains plans,
mais cela fait je pense entièrement par-
tie du charme de son personnage.
Comme vous pouvez l’imaginer, c’est
son personnage qui aura bien évidem-
ment le dessus, mais sa façon d’agir est
souvent tout simplement comique. Je
pense que Jane sait qu’il est et restera est aux prises avec un serial killer et es-
pour beaucoup le « Punisher » et il es- saie de tout faire pour l’arrêter. Il va
saie de perdurer l’aura du personnage. néanmoins s’apercevoir que celui-ci
Je pense que ce sentiment est très clair sort quelque peu des sentiers battus et
dans le film même si - attention – « One qu’il utilise une certaine manière pour
Ranger » n’est en rien de la qualité du assassiner ses victimes. Les choses pre-
personnage de Marvel. nant un très mauvais tournant, Boyd va
Une bonne petite série B, rien d’autre, demander de l’aide à Dr Mackles (Mor-
avec parfois des incohérences. Le film gan Freeman), professeur d’histoires
est surtout adressé aux fans de Thomas africaines qui reconnaîtra immédiate-
Jane, que personnellement j’aime beau- ment la façon d’agir du tueur et pourra
coup, le film leur est donc de prime apporter des possibles réponses pour
abord destiné. mettre fin au carnage.
À voir pour le fun et surtout pour un « The Ritual killer » est une très bonne
Thomas Jane endiablé. En tous les cas surprise, il possède tout d’une très
ses fans seront ravis. bonne série B et l’assume totalement.
Morgan Freeman et Close Hauser fonc-
tionnent parfaitement à l’écran et c’est
The ritual killer personnellement toujours un énorme
George Gallo plaisir de retrouver Morgan Freeman. Il
a toujours sa présence de grand acteur
Avec Morgan Freeman, Cole Hauser, et encore ici son rôle lui va comme un
Vernon Davis gant.
« The Ritual killer » nous donne
Un indépendant avec Morgan Freeman quelques belles scènes d’actions tout
et Cole Hauser. Inutile de présenter le en plongeant dans un thriller sombre et
premier. Vous reconnaîtrez cependant macabre. Vernon Davis, qui interprète
Cole Hauser, surtout par la série « Yel- notre assassin, est vraiment surprenant.
lowstone ». Une petite série B qui sem- On apprendra d’ailleurs que des gens
ble très intéressante. Faisons le point… hauts placés sont corrompus et qu’en
Un détective sur le point de prendre sa fait les agissements de notre tueur vont
retraite fait équipe avec un professeur beaucoup plus loin qu’il n’y paraît.
d’études africaines pour traquer un se- George Gallo apporte une très bonne
rial killer qui pratique l’ancienne magie réalisation et le film se visionne avec un
noire appelle Muti. certain plaisir. Ce n’est pas un grand
Le détective Lucas Boyd (Cole Hauser) film, mais une bonne série B menée de
80
main de maître par le duo Freeman -

CHRONIQUES CINÉ
Hauser et rien que pour cela il vaut vrai-
ment le coup d’œil.
Un bon petit thriller qui vous tiendra en
haleine jusqu’au bout et qui remplit en-
tièrement son cahier des charges : Être
un bon divertissement.

Robots
Casper Christensen, Anthony Hines

Avec Shailene Woodley, Jack White-


hall, Paul Rust

Un indépendant avec Shailene Wood-


ley, connue pour ses succès du grand
(Divergent) comme du petit écran (Lit- Nos deux protagonistes vont très vite
tle big lies). Le titre lui-même annonce s’apercevoir que leurs doubles n’en font
la couleur du récit. « Robot » s’annonce- qu’à leur tête, que ceux-ci vont com-
t-il comme un bon petit film de science- mencer à prendre leurs propres déci-
fiction ou une comédie un peu « sions - où initiatives ? Et peut-être
lourdingue » ? Nous y avons jeté un même tomber amoureux - ce qui pour-
coup d’œil… rait avoir des conséquences désas-
En 2032. Charles (Jack Whitehall) est treuses comme on pourrait l’imaginer.
un coureur de jupons alors qu’Elaine On se retrouve donc de situations lou-
(Shailene Woodley) ne pense qu’à l’ar- foques en situations plus que lou-
gent et ce qu’il permet d’acheter. Le foques, mais quelque part - ce fût mon
duo apprend sur la manière dont il fau- cas - la sauce comique ne prend jamais
drait effectivement se comporter en et parfois même le film prend des al-
tant qu’humains - car ils vont devoir lures de ridicule et même un peu vul-
s’allier - quand ils s’aperçoivent que gaire.
leurs « doubles » n’en font qu’à leur tête. La réalisation en revanche est impecca-
2032… Bienvenue dans le futur où vous ble, mais il y a des moments de basse
disposez de votre double… pour les comédie dont on se serait franchement
tâches ingrates ? En fait pas vraiment… passé. J’ai été personnellement très
Vous pouvez envoyer votre double « es- déçu de retrouver Shailene Woodley
sayer » la nana d’en face (désolé pour dans cette « pseudo » comédie surtout
les féministes - regardez le film) et dé- et de surcroît après le brillantissime « To
couvrir ce qu’elle vaut. Vous me direz catch a killer ». Le concept même est
cela évite les maladies sexuellement très bon, novateur et aurait pu donner
transmissibles. Charles essaie donc les autre chose que cette comédie insipide.
femmes à travers son double et c’est J’ai immédiatement pensé à une sorte
également ce que fait Elaine avec la de condensé « Westworld » et « Blade
gente masculine en envoyant son dou- Runner ». Très mauvais plan. Reste le
ble. Mais celle-ci a l’appât du gain et se final qui pourtant bien trouvé, aurait pu
fait tout acheter par les hommes avec être amené d’une tout autre façon bien
qui elle couche - disons le franco - et plus fine.
rien d’autre. N’espérez sincèrement et malheureuse-
81
CHRONIQUES CINÉ
ment pas grand-chose de ce « Robots
». Espérons juste qu’il reste un « faux
pas » dans la filmographie de Shailene
Woodley. Soyons indulgents, tout le
monde a droit à l’erreur.

Fool’s paradise
Charlie Day

Avec Charlie Day, Kate Beckinsale,


Adrien Brody. plus le film montre bien que la seule
chose importante c’est vous et que tout
Un indépendant du réalisateur Charlie est bon pour y arriver. Le film taille d’ail-
Day qui se veut une caricature ultra leurs une sacrée veste aux studios en-
acide du monde hollywoodien. Le récit chaînant les films et suites à gogo, et ce
d’un simplet devenant star en « passant avec des personnages et des scènes
par-là alors qu’un producteur le re- délicieuses. Notre héros va se retrouver
marque ». Version simplifiée, mais c’est en « mosquito man » (l’homme mous-
exactement ça. Vraie caricature ou une tique) - et les séquences sont déli-
simple comédie ? rantes.
L’ascension d’un homme simple d’esprit Quant à Beckinsale et Brody, ils dépei-
et muet qui, à la descente d’un bus, de- gnent deux acteurs pas si éloignés
vient malgré lui une star d’Hollywood. (pour certains bien sûr) d’une certaine
« Fool’s paradise » démarre dans un réalité. Le clou, durant tout le métrage
asile psychiatrique ou un simple d’es- est que le comédien Charlie Day, ici
prit, Latte Pronto (Charlie Day) se re- également réalisateur, ne dit pas un traî-
trouve manu militari dans la rue. Étant tre mot de tout le film, mais bouge et
le portrait craché d’une star du cinéma, gesticule parfois dans tous les sens sans
il va être repéré par un producteur (Ray dire où ne prononcer une parole. À ce
Liotta), qui l’invite immédiatement dans degré-là, c’est du grand art et une ex-
sa voiture, et va vouloir s’en servir pour cellente performance de comédien. Sa
une raison bien précise. Pronto se re- réalisation est elle-même impeccable et
trouve donc sur un plateau de cinéma, se renouvelle dans cesse, s’adaptant à
un western sur « Billy The Kid » et rien chaque situation requise.
que la façon dont on l’appellera Latte « Fool’s paradise » reste original dans sa
Pronto (Vite mon café en italien, NDLR) conception, sort complètement des
est hilarante. Il se retrouvera entouré de sentiers battus et possède un très
Kate Beckinsale, Adrien Brody, il cô- chouette casting - dont une Kate
toiera également au cours de son Beckinsale y allant franco dans son rôle
voyage hollywoodien un technicien - vous verrez - le tout forme une comé-
d’effets spéciaux (Jason Bateman), die on ne peut plus loufoque et consti-
Jason Sudeikis en réalisateur et un mys- tue en soi un très bon divertissement
térieux John Malkovich. sur les travers hollywoodiens.
« Fool’s Paradise » dépeint un Holly- Le film est-il aussi exagéré que cela ? À
wood très caricatural, entre nous pas si vous d’en juger.
caricatural que cela. Quiconque a visité
un plateau de tournage vous le dira. De
82
il semble que son unique échappatoire

CHRONIQUES CINÉ
soit de créer physiquement une porte
de sortie pour s’échapper.
Le point fort d’« Inside » est le décor.
L’appartement est un petit bijou de
design, le chef décorateur Thorsten
Sabel a effectué un travail sensationnel.
Le décor est malheureusement le seul
point positif de tout le métrage. La star
du film est Willem Dafoe, acteur que
l’on ne présente plus. Pourtant même
son très haut calibre d’acteur n’arrive
pas à sauver le métrage d’un ennui si je
puis dire presque mortel. Il ne se passe
rien, ou pratiquement rien et au lieu
Inside d’un récit qui aurait pu être passion-
Vasilis Katsoupid nant, on s’ennuie ferme. J’ai personnel-
lement été excessivement déçu,
Avec Willem Dafoe, Eliza Stuyk, j’attendais quelque chose, une étincelle,
Andrew Blumenthal que le film décolle. Je m’attendais à une
sorte de version 2023 de « Topkapi ».
Avec les moyens actuels, on pouvait
Un indépendant avec Willem Dafoe. Un s’attendre à un film similaire et il n’en
casse dans un appartement de luxe qui est rien.
tourne mal et un voleur piégé. Concept Même la très bonne réalisation n’arrive
très intéressant avec un très grand ac- pas à sauver le métrage du naufrage.
teur. Nous sommes allés y voir de plus Avec un bien meilleur script, « Inside »
près… aurait pu vraiment être excellent, sur-
Nemo, un voleur d’art de haut vol, se re- tout doté de l’incroyable décor
trouve piégé dans un penthouse de construit pour le film.
New York après que son casse ne se Une énorme déception.
soit pas passé comme prévu. Piégé et
enfermé à l’intérieur avec de nombreux
objets d’art très onéreux, il devra utili-
Brooklyn 45
ser toute son ingéniosité pour survivre. Ted Geoghegan
On nous présente Nemo en plein casse
au sein d’un appartement ultra sécurisé. Avec Anne Ramsay, Ron E.Rains,
Il est surtout là pour dérober un tableau Jeremy Holm
spécifique tout en étant en constant
contact radio avec son équipe. Un pro- L’une des toutes dernières sorties Shud-
blème survient soudainement et il se re- der aux USA. Le récit de plusieurs
trouve coincé au sein de ce qui est en vétérans militaires se retrouvant à
passe de devenir sa prison « ultra high Brooklyn en décembre 1945. L’un d’eux
tech ». Il devra donc utiliser toute son les a conviés à une séance de spiritisme
ingéniosité et les ressources à sa dispo- pour contacter sa femme décédée. Idée
sition - très faibles il est vrai - pour arri- originale très alléchante, espérons un
ver à trouver une faille dans le système. Shudder de bon cru.
Devant un système quasi impénétrable, Cinq militaires vétérans, meilleurs amis
depuis l’enfance, se retrouvent pour
83
un petit magasin.
CHRONIQUES CINÉ

Tout ce petit groupe se retrouve donc


pour une séance. Ils sont tous scep-
tiques, mais vont se dévouer pour leur
ami. Cependant la séance ira beaucoup
plus loin que ce qu’ils imaginent -
surtout en ce qui concerne Clive - le ré-
sultat sera bien au-dessus de leurs at-
tentes. Peut-être ne doit-on pas « jouer
» avec ce que l’on ne connaît pas. C’est
ce que nos amis vont apprendre à leurs
dépens. Clive va donc réussir à contac-
ter sa femme et c’est le début d’un
cauchemar en huis clos où les démons
du passé vont littéralement et figura-
aider leur hôte, quelque peu perturbé.
tivement refaire surface.
Les fantômes métaphoriques de leur
« Brooklyn 45 » se voit comme une
passé vont devenir beaucoup plus que
pièce de théâtre. Le métrage démarre
ce qu’ils n’espéreraient.
en plein écran puis plonge subtilement
Chacun a servi dans l’armée et ils ne
en Cinémascope, la photo reconstitue
sont pas toujours fiers de ce qu’ils ont
parfaitement l’époque avec un salon
fait. Ils en gardent tous des séquelles
comme décor principal. Nous suivons
plus ou moins importantes. Celui qui les
nos protagonistes pendant une heure
a invités est Clive (Larry Fessenden),
trente de tension, d’échanges verbaux
dont la femme s’est suicidée juste un
et d’horreur - avec une pincée de Walk-
mois auparavant. Après quelques min-
ing Dead - et ça fonctionne parfaite-
utes de retrouvailles, celui-ci annonce à
ment. La réalisation se confond à de
ses amis qu’il désire faire une séance
l’excellent théâtre et les deux éléments
pour rentrer en contact avec elle. Il a
clés sont les comédiens - tous brillants
pris connaissance des sciences oc-
- ainsi que le script allant de re-
cultes, ses amis sont tous militaires et
bondissement en rebondissement.
ont l’esprit pratique, mais il leur de-
J’attendais « Brooklyn 45 » depuis un
mande leur aide.
certain temps et je n’ai vraiment pas été
Nous avons Marla (Anne Ramsay), une
déçu. Des comédiens peu connus peu-
des plus anciennes et la meilleure inter-
vent être brillants et de plus ils ont ici
rogatrice de nazis. Elle vient juste
un superbe matériel pour montrer toute
d’épouser Bob (Ron.E.Rains), quelque
l’étendue de leur talent.
pu décrié par les autres pour son
Une excellente surprise que je recom-
manque de combat sur le terrain.
mande vivement - privilégiez la VO
Archie (Jeremy Holm), un héros de
pour qu’il garde tout son impact initial.
guerre dont l’expérience a été ternie par
Un grand cru Shudder 2023.
une histoire sordide. Paul (Ezra
Buzzington), un commandant toujours
en uniforme et même la guerre ter-
minée, court toujours après les «
boches ». Puis Kristina Klebe, une Alle-
mande que Clive et sa femme ont tou-
jours suspectée d’espionnage vivant
non loin de chez eux et travaillant dans

84
CHRONIQUES CINÉ
Last sentinel
Tanel Toom

Avec Kate Bosworth, Lucien Lavis-


count, Thomas Kretschmann

Un indépendant avec en tête Kate Bos-


worth et Thomas Kretschmann. Le récit
d’un poste militaire en mer appelé
« Sentinel », qui représente l’un des der-
niers points de défense terrestre après
que notre monde ait été ravagé. mais se déroule quasi entièrement sur
Concept très intéressant au vu des pre- une base maritime. Le décor est im-
mières images. Voyons cela… pressionnant et c’est dans ce contexte
Un groupe de soldats est bloqué sur que nos protagonistes vont évoluer. La
une base militaire abandonnée en at- réalisation est très bonne et la tension
tendant la relève ou l’ennemi qu’ils ont à monte graduellement. On retrouve une
combattre, ne sachant pas qui arrivera excellente Kate Bosworth, un très bon
en premier. cast dont un Thomas Kretschmann ha-
« Last sentinel » est un film qui nous bité par son personnage.
parle de fin du monde et son portrait de On va de rebondissements en rebon-
l’humanité n’est pas très reluisant. Nous dissements. Le « hic » du métrage se
avons tout détruit et ne sommes réduits situe dans sa longueur et affecte son
qu’à plus grand-chose. C’est dans ce rythme. Trop de bavardages et de
contexte plus que démoralisant que scènes non essentielles. D’autant plus
nous rencontrons nos quatre soldats navrant que le sujet est original -
faisant partie de cette base au beau mi- quoique pas très joyeux il faut l’admet-
lieu de l’océan. Ils attendent une relève tre - on aimerait voir un film beaucoup
qui semble interminable ne sachant pas mieux rythmé et surtout moins long. En
trop finalement si cette relève arrivera l’état il fait presque deux heures et au-
ou non. En cas de danger majeur, leur rait bénéficié de coupes majeures.
poste abrite une bombe qu’ils peuvent Un film toutefois très intéressant, une
par ailleurs activer si besoin est en cas idée originale, mais il rate malheureuse-
d’attaque ennemie ce qui signifierait ment un peu sa cible. Dommage vu le
leur complète disparition. concept intrigant.
Plusieurs éléments laissent à penser
qu’il y aurait un traître parmi eux, car le
dernier bateau de relève est tout sim-
Mafia Mamma
plement vide et son équipage semble Catherine Hardwicke
avoir été éliminé. L’un des soldats de la
base est le sergent Hendrichs (Thomas Avec Toni Collette, Monica Bellucci
Kretschmann), un militaire gardant la
tête froide et exécutant ses ordres à la Une comédie avec en vedette Toni Col-
lettre en toute circonstance. lette et Monica Bellucci et à notre sur-
Mais les soupçons au sein de l’équipe prise la réalisatrice Catherine
s’intensifient jusqu’à ce qu’un membre Hardwicke, responsable de « Twilight ».
soit vraiment soupçonné de sabotage. A la vue de son affiche et de ses ex-
« Last sentinel » n’est pas un huis clos, traits, « Mafia Mamma » semble être une

85
l’incroyable timing comique - de Toni
CHRONIQUES CINÉ

Collette. Elle ne se prend pas du tout au


sérieux, a compris le matériel et son
personnage. Son seul but est de nous
faire rire avec une spontanéité de tous
les instants avec cette Américaine écer-
velée, déboulant des USA, totalement
innocente et complètement à côté de la
plaque.
Vous l’avez compris : n’attendez rien
d’autre de « Mafia Mamma » qu’une co-
médie totalement déjantée qui par ail-
leurs, a plus visuellement du téléfilm
comédie quelque peu loufoque. Nous y que d’un film de cinéma. Le voir en
avons jeté un coup d’œil. streaming sera parfait pour un peu plus
Une Américaine hérite de l’empire ma- d’une heure et demie de délires.
fieux que son grand-père détenait en Si c’est ce que vous cherchez pour un
Italie. Guidée par ses membres, elle soir, ne cherchez pas plus loin
défie de façon hilarante toutes les at- avec une formidable Toni Collette. Elle
tentes en tant que nouvelle cheffe de la seule vaut - sincèrement - le détour. À
famille. vos popcorn !!
Ne vous détrompez pas. « Mafia
Mamma » n’est rien qu’une comédie.
C’est drôle et ça ne se prend pas du
tout au sérieux. On découvre Kristin
(Toni Collette), se faisant allègrement
tromper dans sa propre maison
lorsqu’elle surgit alors que son mari est
en pleins ébats. Elle apprend au même
moment qu’elle hérite en Italie et qu’elle
doit immédiatement s’y rendre. Elle se
retrouve en avion et débarque dans le
pays, le tout avec un sens du comique
et du rythme très amusant. Elle décou-
vre alors un autre monde, une autre ci-
vilisation, se retrouve même en pleine
fusillade de règlements de compte ma-
Stalker
fieux et rencontre la personne de Steve Johnson
Bianca (Monica Bellucci) qui lui ex-
plique qu’elle est désormais la cheffe. Avec Sophie Skelton, Stuart Brennan,
Kristin va donc devoir se faire une rai- Bret Hart
son et peut-être changer radicalement
sa vie. Un indépendant anglais avec Sophie
« Mafia Mamma » réussit en deux Skelton, l’une des comédiennes de la
points. Tout d’abord à travers une réali- série à succès « Outlander ». Le récit
sation comique et endiablée de Cathe- d’une actrice se faisant harceler et se
rine Hardwicke et de l’autre - clou du retrouvant dans un ascenseur en panne
film - la prestation hilarante, loufoque, à avec son harceleur. Cela semble être un
huis clos plutôt intéressant. Nous y
86
avons jeté un coup d’œil. final le claque par terre sans que celui-

CHRONIQUES CINÉ
Une actrice se retrouve coincée dans un ci ait la moindre chance de rebondir sur
ascenseur avec son harceleur. quoi que ce soit.
Une jeune actrice se retrouve dans un À voir par curiosité, mais vous décro-
hôtel 3 étoiles pendant le tournage d’un cherez certainement très vite.
film d’horreur et pénètre dans l’ascen-
seur sans s’apercevoir que celui-ci por-
tait la mention « en panne ». Un homme
s’y faufile également et celui-ci semble
nerveux. Les portes se ferment, voilà
comment notre film commence.
C’est intéressant au départ avec une
sorte de jeu du chat et de la souris avec
des questions posées entre nos deux
protagonistes. Lui est cameraman et il
devient très vite évident qu’il l’a suivie
un peu partout.
Nous en apprenons également plus sur
Rose, dont le fait qu’elle ait décroché le
rôle après que l’actrice principale ait
disparu dans de très mystérieuses cir- How to blow
constances.
Au début, ce jeu du chat et de la sortie up a pipeline
intrigue, mais devient très vite répétitif
avec des dialogues très lourds et dé- (Sabotage)
nués de toute subtilité. Daniel Goldhaber
De plus le sens de huis clos ou même de
claustrophobie que l’on devrait ressen- Avec Ariela Barer, Kristine Froseth,
tir à un moment n’est jamais présent et Lukas Gage
le film est totalement dépourvu d’une
quelconque tension. Un indépendant sur l’environnement ou
La réalisation est tout à fait décente plutôt thriller marxiste radical. Je ne
bien qu’elle se passe quasi uniquement vois pas trop comment le qualifier au-
entre les quatre murs de l’ascenseur. Le trement, après avoir vu plusieurs ex-
réalisateur fait tout son possible pour traits et la bande-annonce. Plutôt
éviter de trop nombreuses répétitions thriller ou film politique qui sierait par-
de cadrages et d’angles. faitement à Cannes ? Décryptage…
Le film m’intéressait principalement Une équipe d’activistes environnemen-
pour Sophie Skelton que je suis depuis taux radicaux planifient la destruction
« Outlander ». Elle fait ce qu’elle peut d’un bout de pipeline.
avec le matériel donné, donne la ré- La scène d’ouverture nous montre une
plique au mieux à Stuart Brennan, très activiste crevant les pneus d’un SUV. On
bon dans le rôle, mais sans que l’on res- va presque se croire à Paris, mais nous
sente encore une fois une tension mon- sommes aux États-Unis.
tante ou un quelconque danger. Et il y a On nous présente chaque personnage
un twist - je ne dévoilerai rien - qui chacun avec son passé. Tous ont une
n’avait à mon avis vraiment pas sa place colère intérieure et il n’y a pour eux
et qui en plus arrive comme les cheveux qu’une seule échappatoire : la violence
sur la soupe. Le métrage s’embourbe, le
87
pour faire véhiculer leurs idées. sage passe cinq sur cinq, mais - point
CHRONIQUES CINÉ

Dans l’ensemble le métrage est très noir - fait littéralement passer les éco-
bien fait tel un thriller aux accents vi- los pour une bande de débiles. Remar-
suels très 70. Tous les interprètes sont quez avec ce que l’on voit ces jours-ci
excellents. Arrive l’idée brillante de dans l’hexagone, le film en est un copié-
monter un « gros » coup : exploser un collé.
pipe-line. Le film est tiré du livre d’An- À voir ou pas ? Personnellement en tant
dreas Malm et j’ai lu que le métrage en que thriller cinématographique c’est
est une fidèle adaptation. Permettez- très bien fait. Concernant ses idéologies
moi de dire que dans ce cas il y a de marxistes, je suggère de passer totale-
quoi avoir peur. On assiste aux prépara- ment outre et de lire l’excellent livre de
tifs de leur opération. Le métrage nous l’ex-ministre de l’éducation Luc Ferry, «
montre - soyons clair c’est montré à Le nouvel ordre écologique ». Ce livre
l’écran - une bande de jeunes crétins to- renferme des concepts et idées bien
talement décervelés ne connaissant plus intéressants sans en venir à une
rien à rien qui ont - littéralement - un quelconque violence ou action anar-
petit pois à la place du cerveau, qui ma- chique. De plus l’auteur est bien plus in-
nipulent de l’explosif comme une can- telligent et érudit que la bande
nette d’Orangina (secouez-moi, d’écervelés décrits dans le film, celui-ci
secouez-moi) et qui ne savent même a au moins ce point positif de nous don-
pas évaluer le poids d’un bidon vis-à-vis ner, en images et son, la définition de la
d’une sangle. C’est véridique, c’est aussi bêtise et stupidité humaine.
effrayant - excusez-moi je me dois C’est déjà ça.
d’être poli - c’est « ça » qui se veut écolo
environnementaliste et qui veut sauver
la planète ?
Le métrage fonctionne dans sa réalisa-
tion, son montage, sa photo et ses in-
terprètes. Là où je suis dubitatif, c’est
que l’on nous présente des environne-
mentalistes d’une ahurissante stupidité
et d’une crétinerie qui dépasse l’enten-
dement. Ne pas être capable, par exem-
ple, de juger de la résistance d’une
sangle tout en maniant un bidon d’ex-
plosifs… Bref.
Ce sont ces « abrutis » - il n’y a pas
d’autres mots - qui se revendiquent «
écolo » ? Au moins le métrage a l’hon-
nêteté de le montrer…
Là où je suis encore plus dubitatif, c’est Paint
au niveau du message. Celui-ci essaie- Brit McAdams
t-il de glorifier une bande de crétins ra-
dicaux marxistes ou essaie-t-il de nous Avec Owen Wilson, Elisabeth Henry,
avertir vis-à-vis d’actions radicales des Lucy Freyer
plus néfastes ? C’est le point central du
métrage qui me pose question. Si c’est Le dernier Owen Wilson dans un indé-
une glorification, c’est dramatique et pendant aux airs assez loufoques. Wil-
grave en soi. Si c’est le contraire, le mes- son nous a habitués à pas mal de
88
genres et s’est même essayé l’année Je suis sorti très dubitatif en n’ayant pas

CHRONIQUES CINÉ
dernière aux super héros avec « Secret exactement compris à quoi je venais
headquarters ». Que vaut ce « Paint » ? d’assister. Je suis allé voir « Paint » pour
Carl Nargle, le premier peintre télé de Owen Wilson que j’ai toujours apprécié.
l’état du Vermont, est convaincu qu’il a Il est même hilarant dans la pub « Oreo
tout : une coiffure top, un van top, et ». Cela dit, on ressort de « Paint » avec
des fans l’attendant à chaque tournant. un sentiment de fourre-tout et de grand
Jusqu’à ce qu’une plus jeune et meil- n’importe quoi ne nous apportant stric-
leure artiste débarque, lui volant tout tement rien, car on ne sait pas trop - au
sur son passage, même ceux qu’il aime. juste - ce que nous avons vu.
Il est très difficile de séparer l’artiste À réserver en priorité aux fans du co-
américain Bob Ross du récit, car de médien qui risquent même d’y perdre
toute évidence, celui-ci est basé sur sa leur latin. Quant aux autres, passez
vie et son programme télévisé. On nous outre, car je n’y ai toujours - c’est dire -
montre la fuite de Carl à cause - surtout pas compris grand chose.
- des problèmes qu’il va rencontrer au
travail avec les femmes et le métrage
n’arrive jamais à suivre une vraie ligne
directrice. Même Owen Wilson ne par-
vient pas à être comique, ce qui est très
dommageable, car je ne vois honnête-
ment personne d’autre que lui pouvant
jouer le rôle de Carl avec une telle légè-
reté et nonchalance.
Le métrage a une tendance à la répéti-
tion et nous assène presque les mêmes
scènes sans se renouveler. Le film ne
possède aucun rythme et on se re-
trouve collé avec des situations qui «
tombent ». On regarde sans trop com-
prendre au juste ce qu’il se passe. Cer-
taines situations sont inintéressantes et
les dialogues tombent parfois complè- Reality
tement à plat sans la moindre subtilité. Tina Satter
On est aussi surpris de voir un Owen
Wilson semblant parfois même cher- Avec Sydney Sweeney, Josh Hamilton,
cher son personnage, certaines ré- Marchant Davis
pliques le faisant vraiment passer pour
une andouille. Une ancienne spécialiste des rensei-
« Paint » fait intégralement partie de la gnements américains reçut la plus
culture américaine et il sera honnête- lourde sentence pour la divulgation non
ment difficile pour un public français de autorisée d’informations gouvernemen-
pouvoir rentrer dans l’histoire ou de tales vers les médias américains à pro-
pouvoir s’identifier non seulement à pos de l’interférence de la Russie
Carl, mais aussi à qui que ce soit d’autre vis-à-vis de l’élection américaine de
dans le film, un peu comme Tom Hanks 2016 via une opération d’email.
en Mister Rogers - émission destinée à Reality Leigh Winner est une vétérane
la jeunesse américaine dont notre hexa- de l’US Air Force et ancienne traduc-
gone n’a jamais entendu parler. trice pour la NSA (National Security
89
Agency - Agence de la sécurité natio- nante ressemblance avec la vétérane.
CHRONIQUES CINÉ

nale, NDLR). En 2018, elle reçut la plus Toutefois « Reality » fut tourné pour HBO
longue sentence de prison jamais don- Max, plateforme de streaming améri-
née pour la divulgation non autorisée à caine et c’est par ce biais que nous
la presse de documents après que celle- l’avons vu. Le sortir en salles est une
ci eut divulgué un rapport sur l’interfé- bonne idée, mais le matériel initial ne re-
rence russe dans les élections quiert pas forcément le grand écran.
américaines de 2016. Elle fut jugée et Très intéressant, on suit cet interroga-
condamnée à cinq ans et trois mois dans toire sur une étape de la vie politique
une prison fédérale. En juin 2017, em- américaine, l’élection de 2016 dont le
ployée chez Pluribus, Winner fut arrêtée, vainqueur fut Donald Trump.
car on la soupçonnait d’avoir transmis un
rapport gouvernemental de la NSA au
site de média The intercept. Le rapport
indique que des hackers russes ont ac-
cédé au vote des Américains, mais le
rapport ne dit pas si toute action fut en-
treprise pour déjouer le procédé.
Le film débute « Reality » quand le per-
sonnage principal, Reality Winner, rentre
chez elle le soir. Elle est accueillie par le
FBI qui va lui demander sa coopération
et, celui-ci disposant d’un mandat, toute Spinning gold
sa maison va être fouillée. Au départ, Timothy Scott Bogart
Reality dément quelque peu qu’elle ait
commis la moindre faute jusqu’à ce Avec Jeremy Jordan,
qu’elle se mette enfin à parler. Michelle Monaghan, Lyndsey Fonseca
« Reality » nous plonge dans un interro-
gatoire du FBI comme si vous y étiez par L’histoire vraie du label « Casablanca Re-
l’intermédiaire du duo formé par l’agent cords », qui des années 70 au début des
Garrick (Josh Hamilton) et Taylor (Mar- années 80, sortit de très nombreux suc-
chant David) tous deux excellents cha- cès et lança les carrières de Gladys
cun dans leur rôle. Ils vont « cuisiner » Knight, Kiss, etc. Avec les morceaux mu-
Reality petit à petit. On voit son évolu- sicaux qu’ils ont laissés derrière, c’était
tion, elle divulgue les choses contre elle incontournable.
jusqu’à la révélation du pot aux roses. Biopic du patron de l’entreprise « Casa-
« Reality » est court, une heure et quart blanca Records », Neil Bogart, et réalisé
et reprend la transcription originale du par son propre fils, Timothy Scott Bo-
véritable interrogatoire. gart.
Il n’en reste pas moins haletant et intri- Comme il l’explique lui-même au tout
gant, on suit la véritable descente aux début, il y en a à prendre et à laisser, mais
enfers de Reality. Aux États-Unis, si le FBI la plupart de tout ce qui est montré dans
débarque chez vous, vous êtes plus que « Spinning Gold » se base sur une cer-
dans le pétrin… taine réalité. Le film s’ouvre sur une
Je l’ai personnellement trouvé très inté- grande soirée hollywoodienne où le
ressant et sans aucun temps mort. Tout groupe Kiss est à l’honneur, mais ce ne
le film tient sur les épaules de Sydney sera pas le succès escompté – la faute à
Sweeney parfaite dans son rôle et qui, je une erreur technique - c’est amusant
pense aussi, a été choisie pour son éton- vous verrez. On suit Neil Bogart à travers
90
ses nombreuses rencontres et la façon

CHRONIQUES CINÉ
dont il persuadera le plus souvent les
artistes de collaborer avec son label. De
« Kiss » à « Gladys Knight » en passant
par bien d’autres, « Spinning Gold »
nous montre un milieu très spécial, celui
de la musique, un showbiz sans limites,
sans règle, et surtout sans pitié. On sui-
vra aussi sa descente aux enfers dans la
drogue jusqu’à ce que son label décolle
enfin, marquant aussi le début de la fin
pour des raisons de santé. Une chose
doit être dite : Jeremy Jordan incarne
un Neil Bogart plus vrai que nature. The Fearway
« Spinning Gold » est très bien réalisé Robert Gajic
par le propre fils de Bogart qui retrans-
crit l’époque et tous ses travers. On y Avec Shannon Dalonzo, Justin Gordon,
trouve de fascinantes séquences où Bo- Simon Philips
gart façonne une chanson avec la dés-
ormais très célèbre Gladys Knight Un indépendant au réalisateur et aux
jusqu’au résultat final et c’est le succès. acteurs inconnus. Le récit d’un véhicule
Il y a aussi de nombreux désaccords, en pourchassant un couple sur une route
particulier avec Kiss et aucune fioriture qu’il n’arrive pas à quitter. Entre thriller,
pour qui que ce soit. D’ailleurs quand le « Twilight zone » et même film de
métrage s’attaque à la drogue, Neil Bo- monstre il n’y a qu’un pas. Nous y avons
gart n’est plus que l’ombre de lui-même. regardé de plus près…
Doté d’une très belle photographie et Un jeune couple voyageant sur la route
d’un superbe Cinémascope, « Spinning semble ne pas pouvoir en sortir, ceux-ci
Gold » devrait être vu sur grand écran se retrouvant pourchassés par
avec les nombreux morceaux musicaux quelqu’un ou quelque chose dans un
qui le traversent. Certains sont très im- véhicule voulant fermement les mainte-
pressionnants. nir sur cette route.
Le film n’est pas un chef-d’œuvre, mais Sarah (Shannon Dalonzo) et Michael
un très bon biopic sur une époque ré- (Justin Gordon) sont au volant de leur
volue, mais oh combien présente dans voiture et ils s’arrêtent dans un dinner
les esprits. Les années 70 et 80 avaient (petit restaurant sur le côté de la route,
artistiquement un côté magique, et il NDLR). Ils ignorent encore que cette
est presque impossible de revenir à la route sur laquelle ils conduisent les
même ferveur. conduira irrémédiablement au même
Les fans de musique seront ravis, quant endroit et qu’ils seront pourchassés par
aux autres ils découvriront un homme un homme dans une vieille voiture de
certes excessif, mais qui apporta des sport sans par ailleurs que celui-ci leur
choix musicaux qui encore de nos jours veuille du mal.
nous font vibrer. C’est déjà un exploit en Le titre, « The fearway » (association de
soi. « fear » : peur et de « way « : route est
Très intéressant et à - surtout - voir sur un jeu de mots avec l’autoroute dite «
grand écran. Freeway » aux États-Unis). Excellent
titre pour le métrage, il fallait le trouver.
Nos deux protagonistes vont donc s’at-
91
teler à essayer de comprendre ce qu’il
CHRONIQUES CINÉ

leur arrive, retournant une seconde fois


au dinner en y trouvant un certain ré-
confort de la part du gérant (Simon
Phillips) ainsi qu’une chambre pour la
nuit. Cependant ils vont vite s’aperce-
voir que le gérant ne leur dit pas tout et
que tout le monde est au courant de ce
qu’il se passe réellement. La réalité dé-
passera-t-elle la fiction ou l’inverse ?
C’est sur ce concept hyper intéressant
qu’est construit The fearway : la route
de la peur. Les deux interprètes princi- de Ben sur les lieux.
paux fonctionnent très bien ensemble, « The tank » a le coup de génie de faire
on pourra juste regretter que ce ne soit dérouler son récit à la fin des années 70.
pas le cas de certains autres acteurs. Pas d’internet, pas de téléphone porta-
J’ai été aussi un chouïa déçu par le « ble ce qui ne fera qu’accentuer la ten-
chasseur », intrigant et effrayant, car je sion ambiante. Cela donne aussi
pense que son personnage aurait valu visuellement un métrage dénué de
d’être un peu plus développé. Le tout toute couleur vive ou « flashy » ce qui
nous est présenté dans un très beau Ci- ajoute encore plus d’authenticité au
némascope avec de superbes images. récit.
En l’état, « The fearway » est une bonne La réalisation est très bonne et de ce
petite série B indépendante, originale et point de vue « The tank » ne déçoit pas.
portée par un talentueux duo d’acteurs On se croirait dans une grosse produc-
qui vaut honnêtement le détour. À voir tion studio avec une fantastique photo-
un soir popcorn en main. graphie, très détaillée et un superbe
Cinémascope esthétiquement et visuel-
lement très recherché.
The Tank Parlons maintenant des trois points né-
Scott Walker gatifs : Le design de la créature est un
peu trop générique - facile à dire, je sais
Avec Matt Whelan, Luciane Buchanan, - une fois que celle-ci est entièrement
Jaya Beach Robertson dévoilée on s’attend à autre chose et en
l’état on a une grosse impression de
Un indépendant, un « Monster » movie déjà-vu.
(film de monstre) aux acteurs et réali- Le second est encore une fois le fémi-
sateurs inconnus ce qui se fait plutôt nisme. Nous avons un monstre, nous ne
rare ces temps-ci. C’est donc avec une sommes pas dans « MeToo » et pour
certaine attente et excitation que nous celles qui ne l’ont toujours pas compris,
l’avons vu. l’homme n’est pas devenu un incapable
Oakland, 1978. Ben reçoit en héritage « ou un porc comme bon nombre de pro-
surprise » une propriété abandonnée ductions le laissent désormais penser.
par sa mère. Juste à côté se situe un C’est donc l’héroïne, la femme qui va
tank (réservoir en français, NDLR) im- prendre le dessus. Le féminisme à ce
mense. On va très vite comprendre que degré-là devient franchement insup-
la propriété recèle de nombreux secrets portable et m’agace profondément.
de famille, ceux-ci sont restés enfouis Nous - les hommes - ne sommes ni des
pour de bonnes raisons jusqu’à l’arrivée porcs ni des incapables, mais je doute

92
que mon message ait le moindre effet.

CHRONIQUES CINÉ
Enfin certaines scènes de combat sont -
dont celles sous-marines - très mal
éclairées, on ne voit et ne comprend
quasiment rien. Garder le mystère c’est
bien, mais ne rien n’y voir pour un tel
sujet est catastrophique.
Finalement très intéressant, mais j’au-
rais vraiment aimé que les trois points
énoncés ci-dessus n’entachent pas un
film qui aurait pu être bien meilleur avec
une créature dont on ne se souviendra
pas et c’est vraiment regrettable vu ger dans son passé et découvrir des
tout le potentiel initial. éléments et secrets qu’elle ignorait de
sa propre famille - jusqu’à même rendre
visite à son père en prison pour lui par-
Consecration ler du meurtre de sa mère. De fil en ai-
Christopher Smith guille, Grace va découvrir
l’inimaginable.
Avec Jenna Malone, Danny Huston, « Consécration » est un film d’horreur
Janet Suzman au sein de l’église ou plutôt un thriller
horrifique. Ce n’est pas un slasher, c’est
Un indépendant dont les deux acteurs plutôt une enquête au sein d’un cou-
principaux sont Jenna Malone et Danny vent et le personnage principal décou-
Huston. Pas de stars, mais de solides vre peu à peu la vérité. C’est dans
pointures. Des suicides au sein de l’ensemble très bien réalisé, Jenna Ma-
l’église et l’enquête d’une jeune femme lone est impeccable en enquêtrice, par-
déterminée à comprendre pourquoi son fois très directe avec l’église et Danny
frère, prêtre, se serait suicidé. Huston intrigue dans le rôle du père
Après le soi-disant suicide de son frère Roméo. A noter la superbe interpréta-
prêtre, Grace se rend dans un couvent tion de Janet Suzman en mère supé-
isolé en Écosse où il se serait tué en se rieure vraiment diabolique.
jetant d’une falaise. Ne croyant pas Le film est servi en Cinémascope et
l’église, elle va découvrir des choses quelque part l’ambiance nous rappel-
telles que le meurtre, le sacrilège et lera celle de « The Omen » ( la malédic-
même une vérité sur elle-même. tion) de Richard Donner.
Grace (Jenna Malone) est ophtalmolo- Notez que le récit est quelque peu com-
giste. Un soir elle reçoit un appel l’infor- plexe et qu’il vaut mieux ne pas rater ni
mant que son frère prêtre s’est suicidé. un dialogue ni une scène, car cela ap-
Elle doit se rendre dans un couvent porterait une certaine confusion.
isolé en Écosse. Grace ne porte pas spé- « Consécration » n’est ni un chef-d’œu-
cialement l’église et la religion dans son vre ni le film de l’année, mais il est doté
cœur. Elle n’arrive pas à croire que son d’un script original, d’une vision qui
frère ait pu s’ôter la vie. n’avait jusqu’à présent pas été portée à
Elle débarque au couvent et va petit à l’écran. La fin est - avouons-le - tout à
petit mettre en place les pièces d’un fait originale et amène une suite qu’on
puzzle assez déconcertant. L’église ne serait d’ailleurs curieux de découvrir.
lui cacherait-elle pas d’étranges choses Un bon film, bien réalisé, très bien inter-
et si oui pourquoi ? Elle va aussi replon- prété et qui réserve quelques surprises

93
de taille dans le dernier quart d’heure. faire la triste expérience après une at-
CHRONIQUES CINÉ

Un bon divertissement valant définiti- taque de banque qui va très mal tour-
vement le coup d’œil. ner.
« Hypnotic » débute sur les chapeaux
de roues. On a presque l’impression de
se retrouver dans un Michael Bay avec
une photo Cinémascope au ton très pu-
blicitaire et une grosse explosion. L’en-
quête débute puis on nous présente les
« hypnotics ». Après cette révélation, le
métrage prend une tout autre direction
et on sent Rodriguez ne sachant pas
trop où aller avec son récit. On che-
vauche une intrigue policière ainsi qu’un
programme secret gouvernemental. On
se retrouve dans un tout autre récit
alors qu’on aurait aimé rester sur le per-
sonnage de Dellrayne vu ses actions en
début de métrage.
Après les « hypnotics » dévoilés, le film
Hypnotic s’installe dans un mode série B et on ne
Robert Rodriguez comprend pas trop à quoi joue Rodri-
guez. Le récit n’a plus vraiment de co-
Avec Ben Affleck, Alice Braga, hésion et nous emmène dans une sorte
William Fichtner d’« Inception » qui ne tient plus la route.
La musique du film a un ton vieillot et -
Le dernier Robert Rodriguez avec Ben faute, je pense, au réalisateur - le mon-
Affleck sorti sous les radars le 12 mars tage est supervisé par Rodriguez lui-
dernier aux États-Unis. Le récit d’une même et cela nuit gravement à
fille portée disparue, de pouvoirs hyp- l’ensemble. Avec un tel résultat final et
notiques ainsi que d’un programme se- d’évidents problèmes narratifs, il aurait
cret de gouvernement. Tout cela mieux valu engager un excellent mon-
semble très intéressant. Que vaut ce teur quitte à retourner d’ici et là des sé-
Rodriguez ? quences pour une meilleure cohésion
L’enquête d’un détective Danny Rourke d’ensemble, car en l’état le film nous
(Ben Affleck) sur le mystère de sa fille perd. On ne sait plus vraiment à un mo-
disparue ainsi que d’un programme se- ment donné qui est le héros, où nous
cret gouvernemental. sommes exactement et on a un senti-
Le détective Danny Rourke (Ben Af- ment d’avoir été dupé dès le départ
fleck) recherche sa fille disparue et se sans parler d’une référence - montrée
trouve aux prises avec un groupe de d’ailleurs sans aucune subtilité - à une
malfaiteurs, dont Dellrayne (William série télévisée au succès planétaire.
Fichtner) semblant avoir le pouvoir « Hypnotic » a été une catastrophe au
d’hypnotiser ses victimes. Très vite, box américain. C’est dommageable
Rourke va faire appel à Diana Cruz pour Rodriguez, mais tout à fait com-
(Alice Braga) pour en savoir plus. Il va préhensible vu le résultat. N’en attendez
découvrir qu’il existe parmi nous des pas grand-chose - aussi bien les fans du
personnes avec l’habilité d’hypnotiser réalisateur que de Ben Affleck - seront
et de contrôler les gens. Rourke va en étonnement déçus.
94
Beaucoup de bruit pour rien et je suis de son frère ce qui va énormément le

CHRONIQUES CINÉ
ahuri d’écrire cela sur un film impliquant fragiliser et remettre quelque peu ses
des talents tels que Robert Rodriguez croyances en question. Après les funé-
et Ben Affleck. railles, la famille rentre chez elle en
Louisiane avec un petit avion. Le pilote
subit une crise cardiaque en plein vol et
décède. Doug doit prendre les com-
mandes et tout faire pour poser l’appa-
reil et sera aidé par Kari (Jesse
Metcalfe), pilote qui lui donnera les ins-
tructions par téléphone.
« On a wing and a prayer » (littérale-
ment « sur une aile et une prière »,
NDLR) aborde religion et croyance par
le biais du thriller. Le récit est basé sur
une histoire vraie. Aux États-Unis, les
gens sont encore croyants - pas comme
dans notre hexagone où on ne croit
plus en rien - et cela leur donne (désolé)
On a wing and des ailes croyant en une force supé-
rieure et leur permet d’accomplir bien
a prayer des choses. Je parle en tant que per-
Sean McNamara sonne vivant aux USA et en étant
chaque jour le témoin. Leur billet de
Avec Dennis Quaid, Heather Graham, banque affiche « In god we trust »
Jesse Metcalfe (nous croyons en dieu, NDLR) et très
souvent encore, les gens font une prière
Le retour de Dennis Quaid. À ses côtés de remerciements – notamment avant
Heather Graham et Jesse Metcalfe. le repas principal - ce qui ferait surtout
L’histoire vraie de Doug White, débu- pouffer de rire la gauche française. No
tant en cours de pilotage et se retrou- comment…
vant dans un avion alors que le pilote « On a wing and a prayer » est quelque
décède. Il ne devra compter que sur lui- part fascinant, car il montre ce qu’une
même et sur Kari Sorenson, autre pilote croyance va vous permettre d’accom-
expérimenté, pour lui permettre d’at- plir et ce que ces forces vont procurer.
terrir par le biais d’une liaison télépho- Doug sera persuadé que des forces l’au-
nique. Nous sommes montés à bord de ront aidé à sauver sa famille. D’ailleurs
ce qui semble être un excellent thriller. vous pourrez voir lors du générique de
La mort inattendue du pilote force fin les réactions des vrais protagonistes
Doug White (Dennis Quaid), à atterrir - tous ayant un moral d’acier et tous
son avion coûte que coûte afin de pou- croyant en une force divine - pas
voir sauver sa famille. comme chez nous où tout le monde «
Le film nous « parachute » en plein fait la gueule en se plaignant continuel-
cours d’aviation où Doug reçoit une lement ». Il n’y a qu’a sortir de chez soi
leçon avec son instructeur et son frère. pour le voir quotidiennement.
Doug et celui-ci sont proches, ils se Le métrage est très bien réalisé, cer-
sont même lancés dans le concours du tains effets spéciaux manquent peut-
meilleur hamburger. Doug est croyant être d’un peu de finesse, mais l’histoire
et apprend après le concours le décès prend le dessus. On suit donc Doug et
95
sa femme à travers leur cauchemar - ex- déchirer un village. Padre Pio, lui-même
CHRONIQUES CINÉ

cellent duo Quaid/Graham. Le film se en prise avec ses démons personnels,


transforme très vite en un film catas- émergera comme l’une des figures les
trophe hyper haletant et excitant. Je plus vénérées du catholicisme.
sens déjà certains français le descendre Le film se divise en deux parties : d’une
à cause de ses « bondieuseries », mais part le petit village de San Giovanni Ro-
ne vaut-il pas mieux croire que s’avouer tondo après la Première Guerre mon-
vaincu ? Comme il est dit, la foi soulève diale, ses tribulations sociales et
des montagnes. Sacré débat et di- politiques et le retour des hommes du
lemme. front. La plupart de ces habitants pen-
« On a wing and a prayer » est un ex- chent vers le socialisme - Mussolini - et
cellent divertissement, porte un mes- les plus vieux les découragent de tenter
sage très positif et je vous conseille une révolution comme celle en Russie.
vivement le plus grand écran possible Dans tout ce capharnaüm, un jeune prê-
en privilégiant si possible la VO. tre arrive : Pio.
Un très, très bon moment en perspec- Tout cela nous est présenté par Abel
tive qui fait un bien fou. Ferrara, que je n’admire pas spéciale-
ment. Le film est sombre, presque par-
fois éclairé à la bougie. Visuellement ce
n’est ni intéressant ni beau à regarder et
on se demande au juste ce que Ferrara
essaie de nous dire. Est-ce un film à
propos de l’Italie d’après-guerre ou des
conflits intérieurs d’un prêtre ? Pio est
d’une lenteur parfois excessive. Le type
de films parfait à suivre en streaming -
vous pouvez arrêter et y revenir à sou-
hait - aucune relation précise ne nous
est donnée quant à la connexion des
villageois et du prêtre. Comme je l’ai dit,
c’est presque deux films et deux récits
séparés.
Padre Pio est une vraie pagaille et ce en
tous les sens du terme. On ne com-
Padre Pio prend pas bien l’histoire, ou plutôt si,
Abel Ferrara mais jamais aucune connexion n’y est
clairement établie et techniquement
Avec Shia LaBeouf, Cristina Chirac, l’image est beaucoup trop sombre.
Marco Leonardi Ajouter à cela une caméra qui bouge
parfois de façon incessante et presque
Le retour de Shia LaBeouf sur les insupportable. On ne sait même plus au
écrans, sous la direction d’Abel Ferrara juste si nous regardons un film ou un
dans un rôle étonnant - lui-même étant documentaire.
de confession juive. Le récit de l’Italie J’ajoute à cela une déception person-
juste après la Première Guerre et un nelle, car j’étais très intrigué à l’idée de
prêtre qui va « changer les choses »… Shia LaBeouf en prêtre, ne serait-ce que
L’Italie juste après la Première Guerre par ses origines juives. Lui-même n’ar-
mondiale. Les événements sur la pre- rive à aucun moment donné à donner
mière élection libre en Italie risquent de un sens quelconque au film alors que
96
j’attendais une très grande interpréta- nombreuses prises chez elle, filmée par

CHRONIQUES CINÉ
tion, similaire à George C.Scott sur Pat- sa sœur et postée sur internet. Tout va
ton. Il n’en est malheureusement rien et dans le meilleur des mondes jusqu’à ce
j’ai vraiment été plus que déçu. que la famille soit invitée par la famille
Finalement pas grand-chose à en tirer Shah. C’est une soirée dans une grande
qu’une monumentale pagaille tout au- tradition orientale pakistanaise où Lena
tant visuelle que narrative. va faire la connaissance de Salim, le fils
de la famille Shah et les choses vont très
vite s’accélérer. Lena va sortir avec lui et
au bout de tout juste un mois c’est le ma-
riage. Lena abandonnera tout, dont son
rêve d’artiste. Ria ne comprend pas cette
rapidité et trouve que ce mariage va
beaucoup trop vite. Elle va tout faire
pour l’en empêcher. Au départ jugé pour
son action néfaste, elle va découvrir un
effroyable secret.
« Polite society » est à mi-chemin entre
un « Scott Pilgrim » et « Tarentino », vous
verrez pourquoi. C’est très drôle dès le
départ et notre protagoniste principale,
Priya Kansara est absolument délicieuse,
Polite society rafraîchissante et possède un visage
Nida Manzoor étonnement expressif. Elle rêve d’être
cascadeuse et tout le monde est contre
Avec Priya Kansara, Ritu Arya, elle - elle doit rentrer dans les rangs -
Renu Brindle comme on dit.
La réalisatrice Nida Manzoor s’avère très
Un indépendant présenté au festival de à l’aise et toutes les chorégraphies de
Sundance et distribué aux USA par Uni- combat sont surprenantes. Le métrage
versal Studios. À Londres le récit d’une est une combinaison de comédie/thril-
jeune Anglaise musulmane d’origine pa- ler/action avec un panégyrique de per-
kistanaise voulant faire annuler le ma- sonnages savoureux. Entre les amies de
riage de sa sœur semble un peu Ria et l’odieuse future belle-mère, il y a
loufoque. La bande-annonce - vu et de quoi faire.
revue - dans de très nombreuses salles Le métrage passe souvent de la comédie
aux USA annonce un film très drôle et à l’action en passant par le thriller. C’est
déjanté. rafraîchissant, souvent très drôle et
Ria Khan croit qu’elle doit sauver sa sœur bourré d’humour. Je ne peux que vous
aînée Lena d’un mariage imminent. Avec encourager de privilégier la VO pour que
l’aide de ses amies, elle tente une orga- le film ne perde aucune saveur - l’accent
nisation des plus folles pour faire annuler anglais des comédiennes - est tout sim-
le mariage de sa sœur au nom de l’indé- plement inimitable. Le film n’a malheu-
pendance féminine et du soutien entre reusement pas fonctionné aux USA,
sœurs. certainement dû au fait de son cast ma-
On nous présente Ria (Priya Kansara) et joritairement britannique d’origine in-
sa sœur Lena (Ritu Arya) dienne et de son message un peu trop
toutes deux très proches. Ria rêve de de- coup de poing.
venir cascadeuse pour films. Elle fait de

97
dossiers

Lovecraft. Mais Christopher était aussi


LES IRON WOMEN celui qui aimait autant l’originalité que
Alors vint la nouveauté. Or, voilà que dès les pre-
miers mots claqués sur cette page il dé-
Marada La Louve rape. Les touches claquent, les lettres
s’alignent pour donner un curieux
Les heureuses occurrences viennent idiome : Marada ! Un rire léger, un chu-
parfois des plus purs hasards. Nous chotement à peine audible. Était-elle là,
sommes en 1982, et imaginons-nous un elle aussi, bondissant de sa vieille ma-
peu ce fringant barbu devant sa ma- chine tel un sort pour à son tour lui épe-
chine en train de conceptualiser une ler les mots secrets de son nom ? Tout
énième histoire de la belle Sonia la est mystère dans l’écriture. Mais il lui
Rouge. Christopher est toujours resté manquait quelque chose à ce nom, la
cet adolescent fasciné par ce genre si particule, l’extension qui l’incorporerait
spécifique de bande dessinée aux fron- à jamais à la famille. Ainsi… Sonia la
tières de l’étrange. Mais de ces cases Rouge deviendra-t-elle… Marada La
dessinées où la simple chronique histo- Louve. Et la rougeur sanguinaire de sa
rique se transformerait soudain en chevelure se mutera-t-elle en une blan-
d’étranges éons sous les oripeaux d’un cheur sorcière, un vif-argent aussi pur
conte de fées mâtiné de la noirceur fa- que le pâle d’un glaive. Ne manquaient
taliste d’un Poe, la beauté presque sur- plus aux mots que l’image ! Où allait-il
réaliste d’une Bo Derek et les donc trouver son Michel-Ange parmi la
extravagances démonologiques d’un pléthore des dessinateurs d’alors, les

98
meilleurs au monde sans aucun doute,

DOSSIER LES IRON WOMEN-3


et encore maintenant aussi. Qu’à cela
ne tienne, le géant canadien savait déjà
à qui confier sa nouvelle guerrière. Un
nom lui viendrait à l’esprit, tel le nom
d’un fils indigne lointain héritier d’un
Harold Foster. John Bolton était un
pseudonyme emprunté par un discret
anglais. Et cet Arioste du dessin serait
désormais l’heureux protégé d’un cer-
tain Chris Claremont. Alors, le rêve Ma-
rada commença à prendre corps, telle
une silhouette qui dans la nuit de la
création s’embraserait soudain de la
blancheur extatique d’une longiligne
femme à la chevelure blanche et sor-
cière. Mais que cela se déroulait à
l’époque romaine nous subjuguerait au
plus profond de notre mémoire de lec-
teur. Comme si le sorcier qu’avait été peau rose s’ouvrent taquinés par les
Robert Ervin Howard s’était soudain doigts légers de la brise qui de suite re-
emparé et de la plume et du dessin tombe sur la scène pour saluer le der-
pour inscrire les stances d’une histoire nier acte. Un cri de surprise qu’éteint un
aussi fabuleuse que cruelle. Et vous, lec- flambeau s’écrasant sur le sol, le fil lé-
teurs, ne la voyez-vous pas déjà, se dé- gèrement courbe d’un serpent en ar-
hanchant avec délice sur les dalles telle gent qui lèche une gorge avec un bref
une marionnette sans marionnettiste. sifflement, pour, dans une ricoche irri-
Nul garde pour entendre ses pieds lé- tée, frapper du plat rouge de son revers
gers et bottés dansant dans le colisée la fesse encore tiède d’une jouvencelle
d’une Rome sorcière. Quant à ce qui pa- rousse qui glisse d’une couche encore
tiente dans l’une de ses mains. Ce pour- tiède et s’enfuit en sanglotant. Et c’est
rait être une fleur ou un présent à offrir l’hémorragie sonore. La garde qui
à son maître ou son amant. Ici, ça n’est sonne dans toutes les coursives d’un
qu’une lame froide au clair cherchant la palais qui allume un à un ses yeux las-
rumeur ancienne, la chaleur d’un corps cifs, une beauté extatique qui, rires aux
à occire. Seuls les fantômes qui la lor- quatre vents, bondit d’un large balcon,
gnent depuis leur invisibilité triste per- attrapant au passage les interminables
çoivent l’ombre droite et filante de la tentures rouges d’une vaste chambrée
lame dont le vif argent fait ricocher des impériale à l’odeur de sang frais. Une
étoiles dans les recoins noyés d’ombres chute dans la nuit, une lune qui sourit,
apeurées. Soudain, sa danse s’arrête. des étoiles caressant une peau blanche
Une moue sur un visage solennel qui comme neige. Une chevelure passant
soudain s’allume d’un sourire de subrepticement dans l’éther tel un fan-
triomphe faisant resplendir des rangées tôme. Puis un cheval noyé d’ombres qui
de dents fines entre deux lèvres purpu- tout en bas de ce monde stratosphé-
rines. C’est une brise stellaire qui trahit rique hennit quand chut sur sa selle ti-
celui qui souffle dans un sommeil de grée une drôlesse à la courbure exquise
géant. Un large drap crémeux et tiède qui l’emprisonne entre ses jambes
se soulève. Les yeux d’un colosse à la comme elle aurait pu le faire d’un
99
homme. Deux talons bottés qui frap-
DOSSIER LES IRON WOMEN-3

pent les flancs suivis des trilles d’une


bouche devenue maligne. Un trot qui
devance les flèches l’avisant en aveugle,
culs plumeux plantant en suintant dans
la chair d’une terre encore grasse d’un
premier jour d’été. Et derrière, les spots
primitifs des torches qui convergent
vers la colossale porte crochetée d’un
pont-levis au-delà duquel une folle rit à
présent aux éclats sa joie satisfaite dans
la brume aussi blanche que sa tignasse,
lionne lunaire, folle obséquieuse reve-
nue faire justice à son père. Marada était
née. Et avec elle, l’un des plus incroya-
bles moments de la Sword And Sorcery.

Genèse d’un tandem

Claremont avait-il vu la peinture de son


protégé « The Princess and the Satyr » gones, ce rejeton magnifique, cet ho-
(1982) avant de faire son choix ? Bolton moncule à la longue chevelure sorcière
de même avant de s’attaquer à Marada égalait en originalité Sonia la Rouge,
avait-il repensé à celle-là qu’il avait tan- quitte même à endosser également
tôt choisi de la peindre étendue au pied tout comme elle les oripeaux si délec-
d’un arbre ? Il y a dans le visage dur et tables d’une icône sexuelle. De 1982 à
tendre à la fois de cette princesse la 1985, les deux compères ne savaient
quintessence d’un personnage au passé pas encore qu’ils planchaient sur un
trouble. Première fragrance prompte à chef-d’œuvre absolu du genre, et ce
entamer le portrait de l’héroïne de la pour autant de raisons que celles qui
Sword and Sorcery : son passé trouble. causèrent sa relégation à un oubli hy-
Et dans ce Satyre, ne s’y lovait-il pas tel pocrite par les comics eux-mêmes.
un ver dans la pomme, ne s’y cachait-il
pas en puissance, cet Ygaron, extrapo- Le martyre, les bannies et la nomade
lation démoniaque qui aura une place
prépondérante dans le passé de Ma- Trouble, tout est trouble dans cette
rada. « Une douceur terrible » comme le Rome fantasque. On pourrait de prime
clame si justement Doug Headline dans abord penser à quelque chronique his-
sa belle et brève étude sur les deux torique perdue du grand Tacite, telle-
compères à la fin du premier volume ment Bolton excelle dans son
édité par Guy Delcourt. Descendant di- graphisme affecté, évocateur. Dès le
rect des préraphaélites et nourri de cet préambule d’ailleurs tout nous est ré-
art du trait exigeant d’un Foster, John sumé, suivi d’un bref flash-back
Bartlett Bolton violera les règles de l’art quelques pages plus loin. La mère de
autant que l’histoire officielle. L’artiste, Marada était la fille aînée de César en
tiré à bout de bras par le scénariste, en- personne. Et son mari le prince d’une
fantera de la plus incroyable des créa- contrée lointaine, capturé pour des rai-
tures. Au final, bravant ses rivales pour sons passées sous silence, peut-être
se hisser au niveau des grands épi- une rébellion, ou l’absence de dot. Ce
100
lait de par l’empire elle fut droguée à

DOSSIER LES IRON WOMEN-3


son insu puis jetée sur le parvis d’un
temple alloué aux plus noires magies. Et
comment le démon nommé Ygaron, par
l’entremise du magicien Simyon Ka-
rashnur, la violera toute une nuit au
bout de laquelle, vaincue par sa magie,
Marada réclamera encore les tortures et
les outrages de son agresseur. Ici, Bol-
ton excelle à travers son scénariste.
Puisque c’est dans ce transfuge fusion-
nel entre Petra et Massada creusé dans
la plus haute des montagnes que va
s’opérer une résilience. L’architectural
grandiose fait relais à la rédemption
d’une femme. Et c’est autrement plus
parlant dans la Fantasy barbare.

L’estime de soi, l’amitié, la mort et la ré-


qui expliquerait son supplice particuliè-
appropriation
rement atroce sur la place publique. La
nuit même, la mère et la fille fuiront
Le viol. Le viol est central dans un re-
Rome. Avec derrière elles le martyr d’un
gistre aussi cruel que la Sword and Sor-
seigneur courageux et devant elles un
cery. Si Marada partage bien ce crime
long chemin d’errance. Vingt ans plus
subi avec Sonia leur histoire et leur as-
tard, ça n’est plus l’enfant de quatre ans
cension diffèrent sur certains points.
sans défense qui s’ébat dans cet empire
Sonia est une campagnarde, Marada
romain au début de sa décadence, mais
une noble. Le sacerdoce qui est de por-
une formidable bretteuse dont la
ter la particule « La louve » révèle
beauté enivrante égale l’insoumission
qu’elle est de noble descendance. Sonia
au pouvoir des hommes. On apprend
est le sang du peuple. « La Rouge » ne
enfin qu’un certain Gaius Marcellus
pourra être qu’une diablesse sans dieu
Fulva était en charge de ramener Ma-
ni maître, celle par qui arrivent les
rada à Rome, loin d’un piège autrement
grands bouleversements, mais égale-
plus pervers qu’il est issu de la même
ment une nouvelle donne entre
usurpation qui ronge la cité. Car c’est en
hommes et femmes. En cela, elle s’ins-
plein désarroi que l’on retrouve la belle
crit parfaitement dans le mouvement
rebelle dans cette caravane dont elle
de libération de la femme des années
est prisonnière pour un destin bien
60/70, l’idéalisme hippie en moins. Ma-
autre et sombre. Son second sauveur,
rada milite plus contre un pouvoir
Doval Mcll Yanllmyr lui offre refuge à
qu’elle combat. Elle a été châtiée, elle
Ashandriar, bastion magique tenu par
est tombée dans la masse dans laquelle
sa mère Rhiannon, praticienne des arts
elle se fera chef de troupe, ou simple lé-
magiques. Mais ça n’est plus la même
gionnaire. D’ailleurs, on la dit différente,
Marada avec laquelle Doval converse,
un peu sorcière, une espèce de pouvoir
mais une femme brisée. Dans sa fai-
temporel. Il y a convoitise d’un pouvoir
blesse, celle-ci lui racontera le complot
sur l’autre, Rome en l’occurrence. Et Ma-
ourdi contre elle. Comment, festoyant
rada semble concentrer à elle seule tous
avec la légion avec laquelle elle batail-
les pouvoirs d’une louve, à savoir la
101
mère potentielle d’une nouvelle Rome. en aveugle avec une gent masculine
DOSSIER LES IRON WOMEN-3

L’utopie intentée ici par Bolton et Cla- qu’elle honnit inconsciemment. Cela lui
remont est puissamment régénératrice permet de mettre à l’épreuve un univers
puisqu’au confluent d’une Rome prête profondément patriarcal, ce qui ne l’em-
à tomber, car rongée de l’intérieur et pêche pas d’être parfois elle-même ré-
une corruption aussi indéfinissable siliente vis-à-vis d’une jeunesse
qu’elle est puissante. Et cet élément masculine en perte ou à la dérive. Elle
corrupteur possède un parfum d’exo- est l’incarnation même de la femme
tisme si propre au récit colonial des dé- moderne, assumant et son hyper sexua-
buts fin du dix-neuvième, début lisation et sa profonde insoumission au
vingtième siècle qu’il en devient émulsif. pouvoir des hommes. Marada est plus
Non pas en stigmatisant une fois de maternelle. Harcelée par un pouvoir
plus l’indigène qu’on aurait colonisé en fantôme, elle assume une malédiction
ourdant une félonie dite « importée », en même temps qu’un destin qu’elle dé-
mais bien par la même perversion colo- couvre pas à pas. Tombée, elle connaî-
niale corrompant ses sujets déjà soumis tra la douceur d’un homme qui ne la
afin d’en faire les séides d’un coup touche pas et la respecte. Doval incarne
d’État. Et c’est dans cette bascule d’un une sorte de passeur vers un refuge de
monde que Marada resplendira. Avec ce haute altitude, il use d’ailleurs d’une for-
petit plus qui est un pouvoir, un secret mule magique pour les y faire accéder.
qu’elle ne connaît pas encore. Prédesti- Les hauteurs architecturales de la cité
nation, là où Sonia n’est qu’errance. Ce d’Ashandriar illustrent à merveille les
qui ne fait pas de Marada une exclue, hauteurs d’une pensée encore noble
mais bien une de ces nomades blanches malgré la sédition à Rome. Arianrhod
de nos cités s’adaptant comme elle le occupe quant à elle la figure de l’amitié,
peut. Entre tentation pour les extrêmes incarnant quant à elle une sorte de pu-
et envie d’une cohésion pour se réap- reté disparue ou quelque jeune suivante
proprier un état de droit pour chacun. à l’écoute et protectrice. Rhiannon, fi-
Son affiliation à la légion et la facilité de gure de la mère perdue, sera cette mère
la trahison qu’elle y subira démontrera putative et effacée, sorte de charge lé-
d’ailleurs à quel point le groupe reste thargique prompte à cette réappropria-
disparate. Le viol n’est donc pas subi de tion de soi. L’enlèvement par une déité
la même manière. Sonia en ressortira maléfique d’Arianrhod et la mort de
orpheline et haineuse des hommes, Doval occis dans la même scène, en
mais de tous les hommes. Marada dés- tant que symbolique sacrificielle à l’ami-
honorée, comme pourrait l’être une tié masculine, achève comme une thé-
blanche soumise à une prostitution our- rapie chez Marada. Ainsi, lorsque
die par des pouvoirs et volitions entre- Rhiannon la renvoie dans cette dimen-
croisés, complicités de mises via une sion parallèle, Marada accomplit sa ven-
mafia devenue institutionnelle puisque geance, ou plutôt une revanche. Et sur
c’est à l’intérieur même de Rome que elle, et sur celui qui l’a déshonorée. La
cela s’est édifié, et grandi. Un viol en- laideur bestiale d’Yrkon inspirée des
couragé par le fait qu’elle est porteuse mythologies campagnardes euro-
de quelque chose de plus que la plupart péennes et plus loin de la mythologie
des femmes. Le viol de principe se grecque fait également figure de pas-
transforme en viol sacral sécrétant de la sage. Il nous faudra peut-être ici recon-
volonté de la convertir à un autre naître une fois de plus la fonction
dogme, un autre pouvoir. Elle est déifiée prépondérante de psychopompe dans
par son viol. Sonia est une furie luttant ces figures tutélaires du roman cheva-
102
leresque, mais aussi du conte de fées Les tribulations heureuses et la guerre

DOSSIER LES IRON WOMEN-3


primitif. Tout concourt à la réintégrer des simulacres
dans son autonomie. Que ce soit Doval
(le mari/ami interdit), Rhiannon (la L’odyssée de Marada est aux antipodes
mère effacée, presque fantomatique), de celle d’Ulysse. Après avoir pourfendu
ou Arianrhod (la sœur ou fille qu’elle Ygaron, Marada et Arianrhod prennent
n’aura jamais), nous avons ici affaire à un bateau pour rejoindre Ashandriar.
un arc narratif où la résilience est entiè- Mais de par son inexpérience, et donc
rement allouée à une femme. À l’instar son impatience, la jeune fille commet
d’un Conan, quoique plus effacé pour l’erreur d’en faire appel encore à ses
ce dernier, Marada commuera avec la pouvoirs. Pensant les ramener au foyer
plus subtile des personnalités fictives celle-ci les égare via l’irruption dans la
résilientes dans la personne double cabine d’une créature tentaculaire. La
d’Ygaron/Simyon. Symbole de la sexua- pieuvre du simulacre. Et Marada se re-
lité bestiale, Ygaron aura pour fonction trouve sur le pont d’une galère en proie
d’exorciser les pulsions sexuelles inhé- à une bataille. Prenant le parti malgré
rentes à une femme autonome et donc elle de Taric Mainrouge, fléau des mers
en proie à ses contradictions. À l’égale du sud, Marada joint l’étrange île noire
de tout homme. Ce que son sentiment de Djariabar. S’en suivra alors une suc-
dédoublé d’attirance et de dégoût sem- cession de tableaux autant épiques que
ble faire comprendre par l’entremise du pittoresques. On sent ici le puissant ré-
récit de genre. Quant à Simyon, il est férentiel aux vieux films de pirates qui
chargé de porter à lui tout seul « la ont fait l’âge d’or d’Hollywood. Tout en
charge religieuse », mais dans le sens songeant à ce qu’un auteur comme Ro-
d’une usurpation abjecte et séditieuse bert Ervin Howard aurait pu donner à
portant atteinte à la sureté d’un monde l’écrit s’il avait eux accès à ce person-
qui n’est déjà plus un empire, mais un nage. À moins qu’il ne l’ait inspiré de-
territoire qui se morcelle. Marada l’af- puis ses ténèbres lumineuses. Une
fronte, et le vainc pour accéder à autre bataille épique dans le port de Djaria-
chose d’elle-même. Ou bien à cette al- bar, la mort de Taric. Puis Marada se voit
térité longtemps refusée par un patriar- comme catapultée dans la tour de Jaf-
cat la réduisant à n’être que « la femme far le magicien qui tient l’île. Séduite,
de », celle qui doit être pure pour tou- elle succombe aux charmes du sorcier.
jours ? La fin demeure fidèle aux feuille- Sorcier qui, inféodé au monde des
tonistes, où le rire bon enfant reprend abysses, laisse fondre l’un de leurs
ses droits sur l’amitié entre deux séides vengeurs de la mort d’Ygaron.
femmes d’âges différents et qui ont Aussitôt pourfendu à son tour par Ma-
pourtant beaucoup à partager, comme rada. Dans un jeu subtil de dominations
l’aurait pu un Conan pour une amitié et de masques, Marada se confrontera à
masculine de passage, le temps de des simulacres de personnes qu’elle a
quelques histoires. Les contraires ne aimées, jusqu’à se voir elle-même pour-
font pas que s’attirer, ils échangent. En fendue par des cavaliers des enfers. Re-
un sens, ce premier volume des aven- venue sur la plage de la même île, on
tures de Marada la louve est un cas assiste à un duel ultime. Jaffar livre aus-
d’école qui fascinera toute une généra- sitôt le fruit de sa victoire aux dieux des
tion. abysses. Mais ça n’est pas Marada.
Celle-ci survit, remplacée elle-même par
un simulacre. Faux semblants, victimes
expiatoires, reflets de notre modernité,

103
DOSSIER LES IRON WOMEN-3

tout transpire dans ce conte des mille et sentiels dans cette histoire de la fémi-
une nuits métamorphosé par leurs au- nité que beaucoup leur refusent encore.
teurs en un récit d’apprentissage. Celui Le rouge, pour la fonction émergente
de l’autonomie. guerrière dans la société occidentale
postcoloniale. Le blanc, pour l’acquisi-
Le Rouge et le Blanc comme figures tion progressive de la fonction sacerdo-
d’une accession tale et par extension celle du pouvoir
dans la société dite laïque. Et que cela
En seulement deux volumes, Claremont soit passé par la culture populaire une
et Bolton parvinrent à donner une in- fois de plus est tout à fait remarquable.
croyable alter ego à la célèbre Sonia La Quand bien même les médias officiels
Rousse. Cas presque unique dans la cul- et les ligues féministes n’y voyant la plu-
ture populaire, Marada la Louve incarne part du temps que des pin-up, des bau-
à présent une icône à elle seule. Situées druches pour mâles ou des poupées à
l’une et l’autre entre le début du siècle jouer les auraient un peu trop vite cata-
(Sonia de Rogatine) et les années 80 loguées. Elles furent heureusement bien
(Marada La Louve), ces deux figures de plus que ça.
proue, par la colorimétrie justement
exacerbée de leurs chevelures respec- Emmanuel Collot
tives, synthétisent deux moments es-

104
INTERVIEWS LIVRES
Et si la nature reprenait ses droits ?
“Le Cri des Chimères”
de Marine Sivan
Les hommes n’ont eu que faire des signaux envoyés par la nature. Ne pouvant se
résigner à la sobriété, ils ont continué à acheter toujours plus de produits tech-
nologiques, à dénigrer la nécessaire transition énergétique et à alimenter tout
ce qui pouvait porter atteinte au fragile équilibre écologique. Alors la nature s’est
attachée à se défendre, avec ses armes, pour sa survie. Un jour : « Le Maelström,
un immense tourbillon, avait soudain émergé au large du continent européen,
dans un déferlement de puissance – les scientifiques parlaient d’ondes électro-
magnétiques (…) – qui avait grillé toutes les technologies humaines » puis tout
est allé très vite. Des chimères ont jailli du tourbillon, sous les traits de créatures
mi-animales, mi-végétales, à la puissance foudroyante. Les hommes ont bien
tenté de se défendre, mais ne purent éviter le pire. Depuis les survivants vivotent
dans un monde en ruines…
Charlie et Prune déambulent dans ce monde sans promesse, avec la simple idée
de survivre un jour de plus. Charlie, l’aînée, possède cette méfiance pour le
monde qui l’entoure, alimentée par son expérience au contact d’une violence qui
n’a pas encore décidé de s’apaiser. Prune, porte quant à elle un regard bien dif-
férent de celui de sa sœur, un regard d’une maturité rare dont le paroxysme s’ex-
primera au travers de tentatives risquées de rapprochement avec les Chimères.
Aurait-elle pris conscience de quelque chose qui échappe à tous ?
Récit qui lance la collection Déclic des éditions Critic, destinée à un lectorat ado,
Le cri des Chimères pose un regard à contre-pied du genre post-apo, souvent
bien plus dark. Si le monde développé par Marine Sivan regorge de dangers, et
si les hommes, les femmes et surtout les enfants en sont presque absents, se dé-
gagent des ondes positives dans ce rapport charnel avec la nature, dans cette

105
INTERVIEWS LIVRES “LE CRI DES CHIMÈRES” DE MARINE SIVAN
manière de recomposer 2013, j’ai écrit quelques mères a été écrit début
le vivant dans une har- nouvelles pour expéri- 2022, pendant que je me-
monie disparue à recon- menter différents genres nais en parallèle les cor-
quérir. C’est lumineux, comme la fantasy histo- rections éditoriales d’Une
chargé en émotions et rique, l’uchronie ou l’hor- promesse de givre. Je
d’une justesse rare… Dé- reur ; j’ai énormément suis ravie d’avoir pu sortir
couverte de l’auteure de appris avec ces textes… deux romans à quelques
ce récit (illustré de des- notamment que je pou- mois d’intervalle. Ce fut
sins de Vincent Roché, vais me perfectionner en une année passionnante…
dont deux sont repro- tant que nouvelliste ! et bien chargée !
duits ici avec l’aimable Je suis donc revenue à
autorisation des Éditions des formats plus longs, Tu publies des textes en
Critic) qui me correspondaient littérature de l’imaginaire.
davantage. D’où te vient cet intérêt
Tu écris des nouvelles de- À cette époque, j’ai com- pour ce type de littéra-
puis quelque temps déjà, mencé à mieux réfléchir ture ? Peux-tu nous par-
mais ta carrière en textes aux structures narratives. ler de tes influences, des
longs s’est accélérée ces En 2016, j’ai écrit un pre- romans ou auteurs qui
derniers mois avec la sor- mier tome de trilogie, t’ont inspiré ?
tie de trois romans en assez tentaculaire et MS : Ma passion pour
deux ans. Depuis quand fourmillant, que je quali- l’imaginaire remonte à
as-tu cette passion de fierais avec du recul de mon année de cinquième,
l’écriture et peux-tu reve- « roman d’apprentis- au collège. Nous avions
nir sur ton parcours ? sage ». Je me suis en une enseignante fantas-
Marine Sivan : Mes pre- effet questionnée sur le tique, qui nous transmet-
miers textes remontent à fond de mes récits, mais tait son goût de la lecture
mon adolescence, entre aussi sur leur forme. J’ai comme personne. Nous
la fin du collège et le partagé mes écrits avec avons étudié Bilbo le
début du lycée. Je lisais des bêta-lecteurs qui me Hobbit. Ce fut une révéla-
énormément. Écrire était poussaient à retravailler tion. Je me revois cou-
une manière de prolon- sans relâche. Cette ren- chée sur le canapé
ger le voyage et de satis- contre avec des per- familial, incapable de lâ-
faire mon goût très fort sonnes qui avaient les cher le livre, happée par
pour la SFFF (science- mêmes passions que moi l’univers de J.R.R. Tolkien.
fiction, fantasy, fantas- fut déterminante. À cette époque sortait
tique). Je ne faisais rien Le premier jet des Cen- aussi le premier film de
de plus avec ces textes ; dres du Serpent-Monde Peter Jackson au cinéma,
ils étaient un exutoire, un date de 2018 – ce fut une qui m’a renversée. Dès
plaisir un peu brut, sans écriture très cathartique lors, j’ai lu des centaines
corrections ni regards ex- et viscérale, en deux-trois de romans, de fantasy
térieurs. Ils finissaient en- mois à peine, ce qui allait principalement, parfois
suite dans mes tiroirs, car devenir caractéristique trois ou quatre par se-
ils avaient rempli leur de ma façon de travailler, maine. Chaque lecture
« mission ». avec une écriture rapide était une évasion. J’ado-
J’ai écrit de façon plus as- et intense ! Puis en atten- rais me perdre dans les
sidue pendant mes dant les réponses édito- mondes créés par les au-
études d’histoire, qui sti- riales, j’ai entamé Une teurs, découvrir leurs
mulaient beaucoup mon promesse de givre cou- personnages plus vrais
imagination. À partir de rant 2019. Le cri des Chi- que nature, savourer leur
106
INTERVIEWS LIVRES “LE CRI DES CHIMÈRES” DE MARINE
plume. J’ai commencé à
écrire car je voulais « faire
comme eux » et façonner
ma propre bulle d’imagi-
naire. Parmi ces pre-
mières lectures très
marquantes, il y a donc
eu les romans de J.R.R.
Tolkien, mais aussi ceux
de Robin Hobb – je dis
souvent que mon chien,
Orion, est mon compa-
gnon de Vif.

Le cri des Chimères lance


la collection Déclic des
éditions Critic, comment
est née cette histoire ?
Quelles sont les pre-
mières idées qui te sont
venues pour nourrir ce
récit ?
MS : Le roman a une ge-
nèse amusante. J’ai été
contactée par Lise Tho-
reux, qui dirige la collec-
tion. Quelques mois sent ma muse. Je voulais MS : J’ai découvert le
auparavant, j’avais tra- parler d’humanité, d’envi- post-apo par les séries et
vaillé une nouvelle avec ronnement, des consé- les jeux vidéo, très peu
elle, pour l’anthologie quences des (in) actions par la lecture. Je me défi-
Guerres Stellaires des humaines et d’écologie, nis comme une « séri-
éditions Critic. Dans son des thèmes qui me tou- vore », et j’ai suivi The
mail, Lise me présentait chent au quotidien. Très walking dead, Snowpier-
leur projet de collection vite, j’ai eu cette idée de cer, Battlestar Galactica,
jeunesse et me deman- désastres climatiques, de The 100 ou encore L’at-
dait si j’avais un manus- créatures hybrides qui taque des Titans du côté
crit disponible, viendraient purger la des animés. Pour les jeux
correspondant à leur Terre des derniers bas- vidéo, je suis une fan in-
ligne éditoriale. Je n’en tions de survivants. Et conditionnelle de The last
avais pas. Par contre, par glissements, j’ai of us, dont j’ai beaucoup
j’avais furieusement envie abouti au pitch du Cri des aimé l’adaptation en série
de me lancer dans ce Chimères. et dont l’esthétique m’a
projet avec eux. J’ai donc influencée pour Le cri des
brainstormé toute la soi- Le post-apo a le vent en Chimères. Il en va de
rée avec deux amies au- poupe en littérature, même pour Horizon Zero
trices. Je fonctionne bande dessinée, cinéma, Dawn dont le rapport à la
beaucoup par associa- série… peux-tu nous par- nature et à la monstruo-
tions d’idées et mots clés, ler du genre et de ce qu’il sité m’a touchée.
qui m’inspirent et canali- représente pour toi ? Le post-apo présente
107
INTERVIEWS LIVRES “LE CRI DES CHIMÈRES” DE MARINE SIVAN
souvent des récits de sur- fuse de baisser les bras. comme un volcan d’émo-
vie dans un monde Œuvrer au quotidien et tions assez sombre et
frappé par les cata- parler des enjeux envi- abrupte, qui a conscience
clysmes, où on tente de ronnementaux (et tant de la dureté du monde et
ne pas reproduire les er- d’autres !) me paraît es- dont le pragmatisme
reurs du passé. Je pense sentiel. On peut encore frôle parfois le cynisme.
que nous faisons face à redresser notre trajec- Sa sœur devait être son
un immense défi écolo- toire, on peut agir, mais il pendant lumineux, ce
gique (et pas seule- faudrait créer un électro- puits de curiosité et d’es-
ment…). Si nous ne choc, car la situation est poir qui permettrait à
réagissons pas rapide- grave. Avec Le cri des Charlie de surnager, et de
ment, bien des futurs Chimères, j’avais envie de ne pas se noyer dans sa
imaginés par les auteurs transmettre cette idée noirceur intérieure. Prune,
et autrices de SF pour- qu’une autre voie est c’est le personnage qui,
raient nous rattraper, possible si nous accep- de prime abord, ne paie
selon moi. Alors écrire du tons notre responsabilité pas de mine : souriante,
post-apo était une façon collective et si nous fai- très protégée, insou-
d’aborder ces théma- sons les bons choix. Je ne ciante pourrait-on
tiques essentielles que voulais pas laisser penser croire… Sur le papier, on
sont l’urgence climatique, que toutes nos actions ne miserait pas sur elle
notre lien à la nature, tout sont vaines. pour survivre dans un en-
en étant un processus vironnement aussi dan-
assez cathartique. Peux-tu nous parler de gereux. Mais elle a une
tes deux héroïnes. Com- force incroyable et ne
Le post-apo est souvent ment sont-elles nées ? manque pas de courage.
sombre, tournant autour MS : Comme souvent Son optimisme, elle en
de personnages survi- avec mes romans, les fait un atout, et sa façon
vants d’un chaos qui les personnages se sont de voir le monde tire les
torture et dont ils ont du « imposés » très vite pen- autres personnages vers
mal à s’échapper. Le cri dant la phase de brains- le haut.
des Chimères s’en dé- torming. En prenant la
tache par beaucoup décision d’écrire le roman Prune va accomplir des
d’ondes positives qui à la première personne, la actes de bravoure assez
émergent du récit. Était- « voix » de Charlie a remarquables pour son
ce essentiel pour toi de émergé, une voix que je jeune âge. Était-ce facile
construire un texte qui, voulais dynamique et de développer un per-
tout en restant sombre, percutante. Son appa- sonnage qui possède une
ne s’enferme pas pour rence très caractéristique grande forme de matu-
autant uniquement dans s’est construite en paral- rité ? D’une manière plus
une certaine forme de lèle, avec son crâne rasé, générale, comment tra-
négativité ? ses vêtements non gen- vailles-tu la psychologie
MS : Oui, complètement. rés, son tatouage… Je de tes personnages ?
Je ne suis pas très opti- voulais qu’on ressente, MS : De manière géné-
miste concernant la sur- qu’on « éprouve » sa per- rale, mes personnages se
vie de notre planète. J’ai sonnalité (sa méfiance, construisent en deux
parfois le sentiment que son bouillonnement inté- étapes : une première es-
nous faisons un pas en rieur, son abnégation ab- quisse dès la phase de ré-
avant pour deux en ar- solue envers sa sœur). flexion, quand je précise
rière. Pour autant, je re- J’ai imaginé Charlie mon intrigue. Je vais
108
INTERVIEWS LIVRES “LE CRI DES CHIMÈRES” DE MARINE SIVAN
poser leurs principaux
traits de caractère, leurs
liens les uns avec les au-
tres, et me créer des
images mentales. Puis
vient la seconde phase,
quand je suis plongée
dans l’écriture. Au fil des
obstacles, des rencon-
tres, des dialogues, cer-
taines facettes de leur
personnalité vont s’affir-
mer ou même se révéler.
Ils prennent leur propre
élan.
Je visualise énormément
mes scènes pendant
l’écriture. Je les vis
comme au cinéma. Je
pense que ces projec-
tions mentales m’aident à
affiner mes personnages :
ils gagnent en épaisseur.
Je relis également beau-
coup à voix haute, no-
tamment les dialogues,
pour tenter de garder le
« ton juste ».
C’était assez simple de
quent, j’ai aimé inverser gique », cette idée de
développer la facette
leurs rôles selon les créatures hybrides a
plus mature de Prune, car
scènes et montrer que surgi. Je voulais vraiment
d’emblée je voulais
parfois, celle qu’on pense créer des super-préda-
contraster avec son ap-
la plus « vulnérable » est teurs, dangereux, ef-
parence de petite fille so-
aussi la plus débrouil- frayants, qui inverseraient
laire et souriante. Alors
larde, audacieuse et cou- le rapport de force avec
oui, par certains côtés,
rageuse. les humains. Et dans le
elle reste une enfant de
même temps, je voulais
dix ans, avec ses lubies et
Comment s’est imposée jouer avec cette appa-
ses joies enfantines ; mais
l’idée des Chimères, des rence cauchemardesque.
le monde âpre dans le-
entités qui peuvent Permettre aux lecteurs et
quel elle grandit, sa mala-
semer la mort, mais qui lectrices de voir au-delà
die qui la contraint
possèdent aussi et sur- et de s’interroger : pour-
beaucoup, l’ont poussée
tout cette volonté de pré- quoi les Chimères sont-
à mûrir plus vite que la
server la vie ? elles ainsi ? Est-ce
moyenne.
MS : À partir du moment seulement pour traquer
Sur le papier, ce serait à
où je me suis tournée les derniers survivants ?
Charlie d’endosser le rôle
vers un roman de post- Ces mutations ont-elles
de roc stable et taillé
apo plutôt « écolo- une fonction exclusive-
pour la survie ; par consé-
109
INTERVIEWS LIVRES “LE CRI DES CHIMÈRES” DE MARINE SIVAN
ment offensive et des- lopper ces thématiques, vivre – et non plus survi-
tructrice ? tant elles sont omnipré- vre – ils vont devoir re-
Dans tout le roman, on sentes dans nos sociétés penser leur place sur
suit la narration de Char- modernes. Terre, mais aussi leur ap-
lie, et donc son point de La science-fiction décline proche de la faune, de la
vue sur les créatures. depuis longtemps nos flore ou de l’habitat.
Charlie les hait. Une Chi- préoccupations (je dirais Il me paraissait par ail-
mère a tué sa mère, a fra- même nos angoisses) cli- leurs important de don-
cassé ses repères et son matiques. ner une vraie seconde
illusion de sécurité en une Les inquiétudes très chance à l’humanité, avec
fraction de seconde. concrètes qui découlent le thème de la recherche
C’était très intéressant de la destruction de d’harmonie. Que nos ac-
d’avoir en premier sa vi- notre environnement tions ne soient pas
sion, de voir les Chimères trouvent une résonnance vaines. En cela, j’espère
à travers son prisme dé- particulière en post-apo, que les jeunes lecteurs
formant, très lugubre, qui où par définition même, seront ensuite plus sensi-
ne laisse aucune place nous franchissons cette bles au lien possible entre
aux nuances. Et donc ligne du pire, nous nous activités humaines et dé-
d’autant plus intéressant projetons dans un futur gâts environnementaux.
de malmener Charlie en miettes, où nous au- Si ce type de romans
dans ses certitudes ! De rions échoué à inverser la peut alerter et accompa-
la pousser dans ses re- tendance. À l’heure ac- gner l’émergence d’une
tranchements, ses tuelle, dans nos sociétés, conscience écologique,
convictions, pour lui faire nous « montons un esca- tout en offrant une lec-
voir « autre chose », lator qui descend » : des ture divertissante – un
peut-être. mesures sont prises, mais point qui me tient à cœur
Du point de vue narratif, elles ne suffisent pas. – alors tant mieux.
imaginer ces créatures Tout en plus, elles ralen-
hybrides, mi-animales, tissent, elles retardent le En tant que citoyenne,
mi-végétales était très moment où nous ne comment définirais-tu
stimulant. J’ai été happée pourrons plus préserver ton rapport à la nature ?
par le concept. J’ai adoré la pluralité et la richesse Es-tu engagée, au-delà
les créer. de notre planète. de l’écriture, dans des ac-
Je vois un peu le post- tions concrètes en sa fa-
Parler d’écologie à une apo comme une mise en veur ?
époque qui souffre de abîme. Ce genre nous in- MS : La nature est très
l’absence coordonnée, à cite à imaginer un futur importante dans mon
grande échelle, de me- proche où les person- quotidien. J’ai la chance
sures capables d’inverser nages affrontent les de vivre en bordure de la
la courbe du pire, est-ce conséquences des défail- forêt domaniale de Ram-
facile ? Penses-tu que la lances humaines – défail- bouillet. Je pourrais y
fiction puisse aller au- lances humaines que passer des heures. Cet
delà des prises de nous expérimentons réel- écrin de verdure ne fait
conscience qui peuvent lement. Alors, ça inter- que renforcer mon désir
naître d’un simple arrêt roge, ça interpelle. de le préserver.
sur image sur notre ac- Avec le cri des Chimères Dans ma vie personnelle,
tualité ? je montre une Terre où je multiplie les petits
MS : Effectivement, ce les humains ne sont plus gestes du quotidien : je li-
n’est pas simple de déve- dominants : s’ils veulent mite au maximum le gas-
110
INTERVIEWS LIVRES “LE CRI DES CHIMÈRES” DE MARINE SIVAN
tant que consommateurs,
tout cela permet de pren-
dre conscience de la
beauté et de la fragilité
de notre planète.

Au tout début du roman


tu écris : « Les villes
étaient comme un arrêt
sur image, une photogra-
phie horriblement réaliste
de tout ce que nous
avions perdu. De nos der-
niers fragments d’huma-
nité ». Aujourd’hui un peu
plus de 55 % de la popu-
lation mondiale vit dans
des villes, et ce taux ne
va faire que croître pour
dépasser les 70 % en
2050. La ville agglomère
beaucoup de maux de
nos sociétés, pollution,
pauvreté, anonymisation,
stress… Quel regard
portes-tu sur le phéno-
mène d’urbanisation qui
se profile ?
MS : En vivant dans la fré-
nésie urbaine, on pourrait
penser qu’on « néglige »
notre lien avec la nature,
pillage alimentaire, je fais sensibilise et j’informe au qu’on est pris dans un
attention à ma consom- mieux. Je suis en effet tourbillon, un « maels-
mation et à la prove- professeure des écoles, tröm ». Mais à mon avis,
nance des produits, je ne et j’aborde toutes ces on a d’autant plus
prends plus l’avion, thématiques avec mes conscience du caractère
même si j’ai adoré voya- élèves, qui sont très de- précieux de notre envi-
ger par le passé ; je me mandeurs et volontaires ronnement, de ces bulles
déplace le plus possible pour découvrir la ri- d’oxygène que nous offre
en transport en commun chesse de notre planète la nature. D’autant que ce
ou à pied. Je suis parfois et mener des actions en n’est pas toujours un
découragée, quand je faveur de sa protection. choix de vivre dans une
vois notre capacité de Étudier les sciences, la grande ville. De plus en
destruction, mais je suis géographie, l’enseigne- plus souvent, le travail
persuadée que ces petits ment civique, en travail- nous y contraint. On lutte
gestes sont importants. lant par exemple autour contre un énorme rou-
Et dans ma vie profes- de la biodiversité, du vi- leau compresseur. Celui
sionnelle, je transmets, je vant, de nos usages en de la construction fréné-
111
INTERVIEWS LIVRES “LE CRI DES CHIMÈRES” DE MARINE SIVAN
tique, de la surconsom- la littérature jeunesse est termédiaire de mes édi-
mation, de la recherche une littérature « active ». teurs, plusieurs scènes du
de profit. Tout n’est pas La façon dont on aborde roman qui me semblaient
noir, des initiatives exis- tous ces sujets est impor- marquantes, et il a en-
tent : la société porte un tante. Et si cet aspect suite choisi auxquelles
regard plus critique sur la transmissif me paraît es- donner vie. Je suis ravie
bétonisation à outrance sentiel, je ne voulais pas de ses choix et du résul-
ou l’artificialisation des non plus négliger le volet tat. J’aime beaucoup
sols. Des voix s’élèvent lecture-plaisir, divertis- l’idée que le texte et les il-
pour une approche de sante et dynamique. lustrations puissent se
l’habitat plus raisonnée, Peut-être que cette ap- compléter, se faire écho,
durable et respectueuse, proche ludique est la plus apporter un supplé-
des initiatives sont prises à même de valoriser les ment d’âme.
pour développer les es- thèmes. Ce sera aux lec-
paces verts dans les teurs de le dire ! Que retiens-tu de l’écri-
grandes agglomérations ture du Cri des Chi-
ou limiter notre em- Le texte est accompagné mères ?
preinte carbone… mais ça de quelques illustrations MS : L’écriture du roman
ne va sans doute pas de Vincent Roché. Peux- fut très intense et fréné-
assez vite ni assez loin. tu nous en parler ? tique. J’ai écrit le premier
MS : La collection Déclic jet rapidement, en deux
L’éducation des jeunes a une charte graphique mois. Ce fut un peu une
générations est essen- très forte à travers le tra- épiphanie créative, je
tielle pour pointer du vail de Vincent Roché sur passais des heures des-
doigt les erreurs à ne plus les couvertures et les il- sus, sans voir le temps
commettre. Pour sensibi- lustrations intérieures. Je défiler, tant je vivais mes
liser aussi peut-être à une trouve que ce projet ap- scènes.
nécessité de « décrois- porte une dimension sup- Le cri des Chimères est
sance », d’un nouveau plémentaire au texte. également ma première
rapport au vivant. De mon côté, c’est mon incursion en littérature
Penses-tu que le fait premier roman illustré. jeunesse. Je suis ravie
d’écrire un roman jeu- J’ai découvert l’univers d’avoir pu échanger avec
nesse donne à son auteur artistique de Vincent de premiers jeunes lec-
une certaine forme de Roché avec émerveille- teurs et de réaliser qu’ils
responsabilité ? ment. Il a su donner vie se sont approprié les per-
MS : Oui, je ne pense pas aux personnages et à des sonnages ou les thèmes
qu’on écrive tout à fait de scènes fortes du roman. que j’ai abordés. C’est
la même manière quand Sachant que des illustra- une expérience que j’ai-
on s’adresse à un lectorat tions viendraient complé- merais renouveler.
adulte ou jeunesse. À ter le texte, ça m’a aussi
mon avis, par les thèmes amené à affiner la dimen- Propos recueillis en mai
choisis, on peut amener sion visuelle, « cinémato- 2023
les jeunes lecteurs à graphique » de mes par Sébastien Moig
mieux appréhender les scènes. J’ai beaucoup
bouleversements qui tra- travaillé le côté impac-
versent notre société – tant de ma narration.
ici, l’urgence climatique Pour le choix des illustra-
et notre relation abîmée tions, j’avais proposé à
avec la nature. Pour moi, Vincent Roché, par l’in-
112
Astra Nova, ses amis, pour qu’elle lointaine. Une exploration
puisse leur dire un der- qui doit permettre aux
voyage nier adieu. Nova est réti- habitants de la Terre, en
cente à cela, et pour souffrance, de trouver un
lointain ? cause, accaparée par ses nouvel Eden. Mais, nous
études et son objectif de le découvrons au fil des
Nova, une jeune femme, carrière, elle s’est coupée pages, l’enjeu est ail-
parvient après de de la plupart d’entre eux. leurs… Découverte d’une
longues études et une Un peu malgré elle la autrice qui a des choses à
série de tests physiques jeune femme invitera dire !
et psychologiques à dé- Iseult, Alan et Ulysse
crocher ce qui ressemble pour une soirée à la sa- « Astra Nova » est ton se-
pour elle à un véritable veur un peu particulière. cond album. Quand as-tu
sésame : elle deviendra Si Nova découvre que ses décidé de devenir dessi-
astronaute et sera mis- amis ont été ou sont tra- natrice et autrice com-
sionnée pour un voyage versés par des moments plète ? Peux-tu revenir
d’exploration lointain vers compliqués dans leur vie, sur ton jeune parcours et
la planète L31 située à 2,5 elle va prendre tes influences ?
millions d’années-lu- conscience que ses certi- Lisa Blumen : Comme
mière. Un tel éloignement tudes personnelles ne tous les enfants, j’aimais
signifie qu’elle arrivera à sont pas aussi solides beaucoup dessiner, et
destination au plus tôt qu’elle le pense. comme j’étais enfant
dans les vingt années à Après « Avant l’oubli », unique je me suis souvent
venir et qu’au pire le déjà publié chez L’em- retrouvée toute seule
voyage pourrait s’avérer ployé du Moi, qui voyait la dans mon coin à gribouil-
être bien plus long… Un Lune se diriger de ma- ler. C’est au collège
voyage qui se veut donc nière inévitable vers la quand j’ai rencontré une
sans retour, mais la jeune Terre avec, en finalité, une amie dont la mère était il-
femme s’y est préparée. collision destructrice lustratrice et que je me
Alors que la programma- pour l’humanité, Lisa Blu- suis rendu compte que
tion de son départ se men revient aux affaires c’était un vrai métier. Au
précise, l’agence spatiale avec un nouveau récit de départ je me voyais plus
qui l’emploie lui impose science fiction dans le- dessiner pour la jeunesse,
une dernière formalité, quel il est question no- un peu par peur d’écrire
passer une soirée avec tamment d’exploration des histoires (après un

113
INTERVIEW BD “LISA BLUMEN”
bac littéraire, j’avais l’im- où les femmes ont sou- sent montrer toute la di-
pression que l’écriture vent été sous représen- versité de l’existence.
était réservée aux génies) tées (dans les grosses Parfois c’est dramatique,
et c’est à la Hear à Stras- productions du moins), intense et l’instant
bourg que j’ai commencé donc ce n’est pas si d’après quelque chose de
à écrire de plus longs étrange que l’année de grotesque et drôle peut
scénarios en bande des- publication d’Avant l’oubli survenir. Je trouve ça ré-
sinée et à me rendre soient sortis des livres jouissant.
compte que j’y prenais comme « Le grand vide »
beaucoup de plaisir ! de Léa Murawiec ou Dans « Astra Nova » trois
« Eksploracja » de Julie époques se croisent,
En 2021 tu publies Michelin. l’avant, qui se matérialise
« Avant l’oubli », qui se au travers du passé de
développe dans un uni- Si tes récits se dévelop- ton héroïne, moins terne
vers pré-apo, un an plus pent dans un futur, le que ce présent lénifiant
tard tu fais une appari- cadre temporel ne sem- et aseptisé dans lequel
tion dans la revue Métal ble là que pour mieux elle vit, et le futur, par le
Hurlant. Aujourd’hui mettre en évidence les biais de la mission
« Astra Nova » prend lui destinées de tes person- confiée à Nova, d’aller, en
aussi place dans un futur. nages. C’était le cas sur éclaireuse, ouvrir de nou-
Peux-tu nous dire quel « Avant l’oubli ». Dans velles voies pour le futur
est ton rapport au genre « Astra Nova », ton récit de l’humanité. Cette idée
de la SF ? aurait tout aussi bien pu de jouer sur les tempora-
LB : C’est amusant parce se construire dans notre lités est-elle à la base de
que c’est un peu par ha- présent. En quoi consi- ton récit ?
sard que je me retrouve à dères-tu la SF comme le LB : Oui, l’histoire est,
écrire de la science-fic- genre idéal pour déve- entre autres, basée sur
tion, je n’ai pas forcément lopper tes histoires ? cette espèce de tunnel
d’appétence pour ce LB : La SF est en effet temporel dont sort Nova.
genre, et assez peu de ré- pour moi qu’un prétexte. L’avant, où elle est encore
férences (à part les J’aime bien faire croire avec ses amis, le tunnel
blockbusters que je re- qu’on va partir dans un de son travail, qui l’a
gardais le soir à la télé genre, en reprendre dans complètement coupé du
avec mes parents). Au un premier temps les monde, et l’après où elle
départ, pour « Avant l’ou- codes, pour finalement retrouve ses amis après
bli », c’était un peu un parler d’autre chose. tout ce temps qu’elle n’a
challenge pour voir si j’ar- C’est peut-être une petite pas vu passer.
rivais à partir d’un plot de sournoiserie de ma part
film d’action : la fin du de balader un peu le lec- Quelles sont les pre-
monde, à parler, finale- teur. J’aime beaucoup les mières idées et images
ment, d’intime, de lenteur films qui font ça d’ail- graphiques qui te sont
et de relations humaines. leurs. Je pense à « Nope » venues lorsque tu as dé-
Mais je me suis rendue de Jordan Peele qui est à cidé de composer cette
compte au fil de conver- la fois un western, un film histoire ?
sations avec d’autres d’extraterrestre, une co- LB : Je fonctionne beau-
jeunes autrices, que ce médie, un thriller... J’aime coup en image/concept
n’est peut-être pas si quand les histoires ne clé que je visualise assez
anodin qu’on s’empare rentrent pas dans des nettement et ensuite
aujourd’hui de ce genre cases afin qu’elles puis- j’écris l’histoire tout au-
114
INTERVIEW BD “LISA BLUMEN”
tour. J’avais donc cette
idée de tunnel, et de per-
sonnage seul et perdu
dans son travail (qui de
mieux qu’une astronaute
pour représenter cela ?)
Et parallèlement j’avais
cette image un peu mé-
taphorique des radeaux
mortuaires vikings qu’on
incendie. Donc les deux
se sont assez naturelle-
ment liés et l’histoire a pu
se dérouler à partir de ça.

En parallèle de ta trame
narrative principale tu
rythmes ton récit par des
chapitres ouverts sur de
doubles planches qui
présentent Nova
construisant un radeau
qui symbolise – à l’image
des embarcations mor-
tuaires Vikings – la
barque qui va la conduire
à sa propre mort. Peux-tu
nous dire comment est
née cette idée et ce
qu’elle te permettait nar-
rativement ? similé à un suicide. Elle
LB : J’avais cette n’existera plus, sur cette Tes personnages sont
image/métaphore depuis planète du moins. Par sa tous à des tournants de
quelque temps en tête (je mission et son abandon leur vie, meurtris d’une
voulais déjà l’intégrer à total à celle-ci, elle refuse manière ou d’une autre
« Avant l’oubli », mais ça de vivre. par un passé ou un pré-
ne collait pas comme je Je vois ces séquences sent lourd à porter. D’où
voulais). Je trouve cette comme un rêve éveillé, te viens cette attirance
image très belle de une divagation de Nova, pour ce type de person-
construire toute une em- qui vient expliquer son nages ?
barcation pour la détruire ressenti. Mais j’adore que LB : J’ai l’impression que
juste après en portant le les lecteurs aient des in- les moments où l’on a le
corps d’un être aimé. terprétations différentes. plus besoin d’histoires et
Dans le cas de Nova, c’est Certains ont eu l’impres- où, peut-être, il se passe
elle-même qui construit sion que ces séquences le plus de choses dans
son radeau. Plus ou représentaient Nova arri- nos vies, sont les mo-
moins intentionnelle- vée sur la planète qui ments où l’on est perdus,
ment, son voyage dans construit un radeau pour où l’on ne sait pas où
l’espace pourrait être as- atteindre l’autre rive. aller. Le moment où l’ac-

115
INTERVIEW BD “LISA BLUMEN”
nements communs. J’es-
saye de ne pas y répon-
dre directement, mais de
prendre un peu de hau-
teur (en l’inscrivant dans
un récit de science-fic-
tion par exemple) pour
essayer d’avoir une vue
d’ensemble, et qu’ensuite
chacun se fasse son idée.

Comment travailles-tu au
quotidien. Te plies-tu à
une certaine routine de
travail, un cadre bien dé-
fini ou bien te laisses-tu
tion commence réelle- pour toi un des grands plus de libertés dans ta
ment, c’est le moment où maux de nos sociétés création ?
les personnages lâchent (d’autant plus dans un LB : La création d’un livre
prise, le moment où ils se métier comme le tien ou se fait, pour moi, en 3
disent « oh et puis tu passes beaucoup de étapes :
merde ». Je trouve que temps derrière une L’idée : elle mûrit douce-
c’est à ce point de bas- planche à dessin) ? ment, en images clés.
cule, ou rien ne peut être LB : Je ne sais pas si j’ai Souvent je la laisse matu-
pire, que des choses vraiment envie de criti- rer plusieurs mois sans
belles arrivent, que les quer une époque dans rien écrire. Si je l’oublie,
personnages peuvent ré- mes histoires. Je trouve c’est qu’elle était mau-
véler toute leur humanité. qu’il y a plein de nou- vaise, si elle reste et s’af-
Et finalement, « Astra velles façons de se rap- fine, je tiens peut-être
Nova » est une histoire procher des autres qui quelque chose.
sur les ratés, sur cette n’existaient pas avant. L’écriture et le story-
envie d’abandonner l’idée Mais évidemment on est, board : je réorganise mon
de réussite et de vivre en parallèle, dans une idée, je choisis la chrono-
« pour de vrai ». glorification permanente logie, je définis les per-
de la productivité qui em- sonnages... Je commence
Tu parles dans « Astra pêche de se contenter de par mes images clés, et je
Nova » de solitude, du choses simples, comme brode l’histoire autour,
rapport aux autres. As- être avec les autres... Je fais des liens. D’autres
une époque qui vit de ne veux pas dénoncer idées s’ajoutent souvent
plus en plus dans la vir- quelque chose de spéci- à ce moment, il faut trier,
tualité, dans la superficia- fique dans mes histoires ne pas oublier l’idée ori-
lité, un de tes messages parce qu’il faudrait ap- ginale. Je discute beau-
est-il de dire qu’il faut porter une solution et je coup avec mon éditeur,
parfois revenir à des rela- ne m’en sens pas capa- l’employé du moi. Puis je
tions faites de partages ble. Mais je parle de mes choisis le rythme, les ca-
d’instants de vie simple, ressentis, qui sont drages, les décors...
mais qui boostent nos comme tout le monde, Les dessins finaux : là,
quotidiens ? La solitude, symptomatiques d’une c’est une longue étape
voulue ou forcée est-elle époque et de question- répétitive ou j’ai l’impres-
116
INTERVIEW BD “LISA BLUMEN”
sion de pointer au bureau Nova ». J’avais l’image en férent, ça me donne
chaque jour. Mais c’est tête dès le début des envie d’écrire !
aussi assez plaisant de dessins, je l’ai proposé à
voir les dessins s’enchaî- l’éditeur qui a aimé et Propos recueillis en mai
ner, le livre prendre c’était plié ! 2023
forme, trouver des pas- On a eu plus de mal à par Sébastien Moig
sages beaux à dessiner. trouver le titre par
Et puis un jour c’est fini, contre !
et le livre est imprimé !
Que retiens-tu de ton tra-
La couverture est une vail sur ce projet ?
étape du travail qui par- LB : Qu’il est en
fois accouche dans la constante évolution. Qu’à
douleur. Comment est chaque histoire le dessin,
née celle que tu proposes le rythme et mon regard
sur « Astra Nova » ? est différent. Je trouve ça
LB : J’ai eu beaucoup de très encourageant pour
mal pour avant l’oubli, la suite de me dire qu’à
mais pas pour « Astra chaque projet ça sera dif-

117
IINTERVIEW BD “GUILLAUME DINGELIN”
Guillaume
Dingelin
Frontier
Rue de Sèvres
La conquête spatiale,
pas à n’importe quel prix
ser Ji-soo et Alex, un société telle qu’elle est
petit singe venu de nulle devenue. D’un point de
Ji-soo travaille au lance- part surgit dans les ca- vue graphique, Guillaume
ment d’une sonde révolu- bines. Alex le prendra Singelin confirme un ta-
tionnaire capable de sous son aile avant de dé- lent exceptionnel au ser-
collecter tout un tas d’in- couvrir au sein de la sta- vice d’un récit qui pose
formations sur les ori- tion un laboratoire qui ou évoque quelques-
gines et l’évolution de réalise des expériences unes des thématiques
l’univers. Pourtant, alors sur les animaux. Pris phares du genre (terra-
que les derniers réglages d’une fureur ravageuse, il formation, exploitation
se préparent, elle voit ses la détruira sans ménage- des ressources, mainmise
rêves brisés quand son ment. La fuite devient des grandes sociétés qui
patron vend au plus of- inévitable. À l’échappée se substituent aux États,
frant le programme initié du jeune homme se pollution…) Un univers
à d’autres fins. Camina, greffe Ji-soo… Début de riche qui déborde d’in-
jeune femme volcanique, l’aventure, et peut-être ventivité et de pro-
mercenaire de son état, d’une liberté nouvelle… messes. Une des claques
vient juste d’être ampu- Dans un album à la pagi- de l’année…
tée du bras droit. Elle se nation généreuse Guil-
décide à changer de voie laume Singelin livre un
pour œuvrer à la récupé- univers d’une richesse Tu navigues beaucoup
ration de débris spatiaux. sans fin. À partir d’un dans les univers
Alex, lui, travaille dans monde – terrien – qui dé- fantastiques. Frontier
une station en tant que visse, il met en scène l’ex- s’insère quant à lui dans
« broyeur de cailloux » il ploration spatiale dans ce le domaine de la SF pure,
n’a jamais connu la Terre. qu’elle a de plus vil, dans avec des sujets comme la
Trois destinées que rien la recherche et le pillage conquête spatiale, la
ne rapproche, mis à part des minerais issus des au- terraformation et tout un
ce mal-être qui les habite. tres planètes. Dans ce lot de thématiques que
Un mal-être issu en partie contexte les hommes et l’on retrouve dans la SF
de leur rapport au travail, les femmes peuvent faire aujourd’hui. Quel est ton
dans une société acquise le choix soit de vivre dans rapport au genre ?
définitivement au capita- le système, en mettant de Guillaume Singelin : Je
lisme le plus débridé. côté leurs valeurs per- pense que mon premier
Alors que les tensions se sonnelles, soit de s’éman- choc de SF c’est Alien,
font palpables, à bord de ciper, avec les risques pas tant pour la créature,
la station Rock Breaker, que suppose le fait de mais plus pour l’intro du
dans lequel vont se croi- rompre les liens avec la film où on les voit se
118
INTERVIEW BD “GUILLAUME DINGELIN”
réveiller dans leur petit tu as traversées avant fois j’y ajoutais des idées,
pod et pour tout ce délire d’arriver à la version que j’affinais les choses, sans
de mineurs de l’espace. l’on découvre aujour- forcément avoir l’idée
Ensuite je me suis d’hui ? d’en faire un projet, mais
toujours intéressé à la SF. GS : C’est vrai que le plus comme un passe-
Le premier gros roman projet date de dix ans, ça temps. Et puis Mathieu
que j’ai dû lire devait être paraît très lointain, mais Bablet a ouvert le label
Dune, puis j’ai continué à je bossais déjà dans la BD 619 à la science-fiction
voir les œuvres de James à ce moment-là. D’une avec Shangri-La et ça a
Cameron au cinéma. J’ai manière générale j’aime été un petit déclic pour
aussi toujours été attiré toujours garder du temps moi. Cette idée qui
par la fantasy. Même si je pour moi, juste pour maturait sans objectif
ne suis pas un expert, j’ai dessiner des croquis, dans mes carnets a
toujours aimé les univers faire des carnets, commencé à prendre du
imaginaires. Cela se re- m’amuser, m’évader un sens. J’ai commencé à
trouve dans mes lectures, peu graphiquement. Je me questionner sur ce
dans les films et les séries ne sais pas quel film ou que je pourrais faire de
que je peux voir. Ces uni- quelle œuvre m’avait toute cette matière en
vers font un peu partie de marqué à l’époque, mais termes d’histoire. Tout a
mon quotidien. j’ai commencé à dessiner commencé à s’affiner
des personnages en même si certaines zones
Tu expliques dans les combinaison de cos- étaient encore floues J’ai
dernières pages de Fron- monaute, des vaisseaux fait une proposition de
tier comment est né ce et des structures spati- script qui a été validée et
projet et on découvre fi- ales. je me suis lancé. C’est
nalement qu’il est assez Ce carnet de croquis, je seulement à ce moment-
ancien, puisque sa matu- l’alimentais un peu régu- là, en entrant dans les
ration remonte à une di- lièrement tous les ans. Je pages, que j’ai com-
zaine d’années. Peux-tu n’y étais pas à plein mencé à mieux connaître
revenir sur les différentes temps, mais j’y revenais mes personnages et mon
étapes et hésitations que en fil rouge, et chaque univers.
119
INTERVIEW BD “GUILLAUME DINGELIN”

Même si tu donnes peu à


voir la Terre, tu la pré-
sentes épuisée, défigu-
rée, ce qui alimente du
même coup les soifs de
conquête spatiale. Car-
bone & Silicum de Ma-
thieu Bablet parlait
d’effondrement, de déclin commence à être arrière, au moment où la
progressif. Dans le même surexploitée. conquête spatiale était
ordre d’idée, Frontier abordée de manière
peut-il se lire comme un Ton récit se construit presque rêveuse. Alex, lui,
récit d’anticipation dans autour de trois person- c’est l’homme du futur,
lequel tu places tes in- nages qui ont des celui qui vit dans
quiétudes sur le devenir trajectoires et des origi- l’espace, qui n’a pas
de la Terre ? nes assez différentes. connu la Terre, et qui
GS : Oui complètement. Peux-tu nous parler de subit ce capitalisme
La SF sert à interroger leur naissance ? exacerbé. Camina est un
notre présent en pous- GS : Le fait d’avoir trois personnage plus
sant plus loin les cur- personnages assez fluctuant, qui incarne
seurs. Pour moi la différents représentait encore une autre facette
dégradation écologique, pour moi une base de l’univers, le western de
la collecte des ressources narrative, quelle que soit science-fiction. Elle pos-
de manière un peu finalement l’histoire dans sède ce côté chasseur de
sauvage, c’est un truc qui laquelle j’aurais pu les primes, mercenaire, qui
me marque, qui me faire évoluer. Mon navigue dans un monde
touche pas mal. Et j’ai précédent projet, P.T.S.D qui n’a pas vraiment de
l’impression que cette [paru début 2019 chez lois précises. J’ai pensé
dynamique, cette ten- Ankama] était focalisé mes personnages de
dance ne fait que s’ac- sur un seul personnage. cette façon en jouant sur
centuer sans qu’il y ait Sur Frontier je voulais leurs différences. Ji-soo
vraiment de moyens de la qu’ils soient trois pour est la première que j’ai
ralentir. Écrire un récit de pouvoir exploiter, de créée parce que j’avais
SF sans évoquer cela se- manière très tranchée, vraiment envie que mon
rait assez étrange parce trois facettes de mon personnage principal soit
que c’est un des grands univers, faire que leurs in- une scientifique. Cela
sujets du moment. Je teractions soient source vient notamment du fait
voulais que mon récit soit d’un vrai débat, d’un que je suis très attaché
situé entre anticipation et conflit philosophique, aux sciences qui incar-
Hard SF même si c’est même s’ils sont amis. nent pour moi une forme
beaucoup plus light. Une La création des de philosophie dans le
SF qui ait surtout un personnages s’est sur- sens où elles recherchent
ancrage dans notre tout basée sur les lieux une sorte de vérité sans
société, dans notre d’où ils viennent. Ji-soo jamais hésiter à se
époque. Il était impensa- incarne ce côté terrien, contredire de manière
ble pour moi de ne pas de notre époque, et intelligente. Dans ma
parler - et d’extrapoler - même peut-être de façon de travailler, j’aime
sur cette Terre qui quelques décennies en bien créer des sortes de
120
INTERVIEW BD “GUILLAUME DINGELIN”
nué à les dessiner. C’était
un peu mon moyen de
continuer à faire mes
propres jeux, à inventer
mes propres histoires via
le dessin. Je trouvais
aussi intéressant de
mêler dans le récit ces
personnages un peu
mini-saynètes avant qu’il certain temps, on
simplistes, aux formes
y ait un scénario précis. commence à se faire une
arrondies, qui ne sont pas
C’est de cette façon que idée de plus en plus
du tout réalistes avec un
je mets en scène mes précise de qui elle est.
thème qui, lui, est plutôt
personnages, sans C’est de cette manière
sérieux. Cette alchimie
forcément avoir dès le que je pense mes
dont je ne connais pas le
début des idées précises. personnages. Mis à part
résultat me permet
Le fait de les dessiner en- le côté narratif de se dire
d’exagérer aussi parfois
semble me permet en- que je voulais trois héros
les émotions. Cela offre
suite de définir leur différents, le reste c’est
aussi la possibilité de
personnalité, leur fait de manière très
donner du volume aux
caractère de manière naturelle et très
espaces. J’ai essayé
assez naturelle. Je ne me biologique.
d’exacerber le sentiment
suis pas dit un jour sur
d’enfermement en les re-
mon bureau : Au niveau graphique tu
présentant compressés
« Bon OK, je vais reviens aux types de
dans leur navette spatiale
commencer à écrire mes personnages que tu as
avec beaucoup de détails
personnages ». faits par le passé, un peu
et, au contraire, je joue
Ce sont des choses qui bizarres, aux formes
sur l’effet de libération,
viennent très lentement disproportionnées. Est-
d’ouverture, lorsqu’ils
et c’est pour ça que mon ce quelque chose de
sont représentés sur des
projet a mis du temps à pensé dès le départ, une
planètes aux grands dé-
maturer. Je dessine par touche personnelle que
cors.
exemple une saynète où tu veux utiliser sur plu-
on va voir le personnage sieurs projets ?
Tu présentes ces trois
dans son laboratoire. Et GS : Ces personnages à la
personnages à un
puis je vais la redessiner morphologie un peu
moment de leur vie où ils
six mois plus tard en me particulière, qui possè-
sont brisés. Le projet de
disant : « Et si elle dent de grosses têtes
Ji-soo avance alors
rencontrait quelqu’un assez simplifiées, me
qu’elle est mise sur la
dans son labo ? ». À force viennent d’influences du
touche. Camina se fait
de faire de petits croquis, jeu vidéo. On dirait
amputer du bras et Alex
on commence à affiner presque des sortes de
est en plein burn-out.
les personnages. C’est un petits Lego, de petits
Est-ce que c’était
peu comme les rencon- Playmobil. Enfant je
important pour toi de
tres que l’on peut faire m’amusais avec ces
créer des personnages
dans la vraie vie. On jouets et, lorsque je suis
qui sont à un tournant de
apprend d’une personne devenu ado, à un âge où
leur vie ?
à chaque rencontre et on les range pour passer
GS : Trouver une sérénité
finalement, au bout d’un à autre chose, j’ai conti-
dans sa vie de tous les
121
INTERVIEW BD “GUILLAUME DINGELIN”
jours est une thématique
qui m’a toujours inté-
ressé. Pour en parler, il
vaut mieux partir de per-
sonnes qui, à la base,
vivent un moment dur de
leur vie pour ensuite voir
comment ils vont
surmonter cette épreuve.
Dans Frontier toute la Terre depuis toujours et il d o c u m e n t a i r e s
dynamique du récit se paraît logique qu’il y ait scientifiques sur l’espace,
concentre sur les un énorme temps même si je suis souvent
personnages et moins sur d’adaptation à vivre ail- perdu dans les termes.
une question plus globale leurs. C’est une approche Toutes ces actualités me
comme l’humanité. Les de la SF que j’aime bien, font toujours rêver. Je
trois héros traversent des avec son lot de mystères crois que mon plus grand
soucis et je donne à voir et d’incertitudes. Je ne regret sera de ne pas
comment ils vont les voulais pas qu’il y ait ce avoir vécu le premier pas
vaincre ou accepter de côté encore trop simplifié sur la Lune, parce que ce
vivre avec. Quand on du voyage spatial dans devait être fou à
regarde les actualités les lequel il est possible de imaginer. Dans Frontier,
thématiques sur le travail, naviguer simplement je parle de ce rêve d’aller
sur le changement de d’une planète à une autre vers l’inconnu, et en
carrière reviennent sou- sans aucun souci. C’est même temps, je tente
vent d’autant plus depuis une question presque de d’aborder des questions
que nous avons connu le fond sur notre capacité à très pragmatiques :
COVID qui a participé à nous adapter à une comment on va respirer,
faire changer, chez beau- nouvelle situation, à d’au- comment on va se
coup d’entre nous, la ma- tres lieux. Dans Frontier déplacer sur une autre
nière d’appréhender la je parle de l’adaptation planète, comment
vie. au territoire, du change- chaque petit
ment de vie en termes de changement dans une
Si le mal des voyages, de travail ou de philosophie atmosphère va avoir
l’air ou le mal de mer de vie. C’est un sujet ma- beaucoup d’impact sur
existent, ici avec Alex, tu jeur du récit. Ce que je nous.
développes l’anxiété qui voulais montrer avec
peut naître à ne plus vivre Alex, par son impossibi- On l’a dit les premières
dans l’espace. Ji-soo, lité à vivre sur une pla- idées de ce récit sont
quant à elle développe le nète, c’est cette idée de nées il y a 10 ans. Tu
mal de l’espace. Alors blocage qui amène à abordes au final
que l’on parle de plus en trouver des solutions al- beaucoup de théma-
plus de conquête ternatives. tiques propres au genre
spatiale, les questions de la SF, mais aussi des
d’acclimatation du corps Est-ce que tu es curieux thématiques plus philo-
sont importantes. Tu les de tout ce qui se passe sophiques, sur la notion
mets en avant dans le autour de Mars, qui ali- de progrès, de mal-être.
récit, peux-tu nous en mente l’actualité spa- A-t-il été facile pour toi
dire plus ? tiale ? de construire le récit pour
GS : L’humanité vit sur GS : J’aime beaucoup les qu’il ne parte pas dans

122
INTERVIEW BD “GUILLAUME DINGELIN”
trop de directions
différentes ? As-tu dû
opérer des choix ?
GS : C’est la première fois
que je développe un récit
avec un univers fictif
aussi large. Donc c’est
vrai que le risque était de
partir dans une bible de
l’univers, d’aborder plein
de sujets qui m’auraient
ensuite questionné sur la
manière de structurer
mon récit. Dans Frontier il
y a des sujets que
j’aborde de manière très Frontier je parle des me dire que si ma vision
succincte qui auraient hommes de l’espace qui est peut-être un peu trop
mérité d’être plus ont du mal à vivre sur sombre il ne faut pas oc-
développés. C’est Terre. Ça reste quand culter pour autant les as-
toujours le dilemme pour même de l’ordre de l’hy- pects plus positifs.
moi que posent les pothèse. Mais ça peut Aujourd’hui les médias
univers imaginaires. On a pousser les gens à mettent en avant tout ce
envie de tout explorer, s’intéresser à ces sujets-là qui va mal sans parler du
mais on ne peut pas le notamment à une reste. Et cette espèce de
faire. Il faut garder une époque où l’on parle de la bunker de graines en
structure narrative assez conquête de Mars. Norvège, qui m’a servi de
simple pour que l’intrigue référence pour Amytis,
mène le récit sans se Amytis, la cité spatiale est très intéressant. C’est
perdre. En revanche j’ai a u t o n o m e , une démarche de
profité de bouts de « écologique », véritable préservation, d’archivage
dialogues, de saynètes, arche de Noé végétale très importante. La
de petits décors pour (qui collecte des graines, dernière partie du récit
aborder d’autres théma- à l’image de celle qui explore l’idée que l’on
tiques qui sont plus de existe en Norvège au peut voir le monde
l’ordre de l’évocation. Je Svalbard), est-elle pour différemment. Que,
pense qu’il faut aussi faire toi une manière de dire même si cette exploita-
confiance au lecteur qui que si le futur doit se tion capitaliste des
possède cette culture-là construire au loin, il le ressources agit comme
et qui va sentir, sans que peut en se fondant sur un véritable rouleau
j’aie besoin de m’épan- des valeurs humaines et compresseur, on peut
cher dessus, que je veux un rapport plus har- quand même, soit
parler de tel ou tel sujet. monieux avec ce qui prendre des chemins de
Et si le lecteur n’a pas les reste de la nature ? traverse, soit ralentir
références, il peut aussi GS : J’ai une vision assez doucement et voir le
être curieux. L’idée n’est pessimiste de notre futur. monde différemment. Ça
pas de tout servir de A à Et c’est vrai que cette reste pour moi un chemin
Z, c’est aussi d’intéresser dernière partie du récit d’espoir, même si j’essaie
les lecteurs sur des sujets était un moyen de de ne pas non plus le
qui questionnent. Dans presque me rassurer. De définir comme une
123
INTERVIEW BD “GUILLAUME DINGELIN”
solution parfaite. Parce étape de relecture est im-
que dans ces stations il y portante parce que, alors
a des choses complexes à que je suis la tête dans le
gérer, qu’il faut qu’elles guidon depuis plusieurs
s’intègrent malgré tout mois, eux m’apportent
dans un système de une vision très fraîche, un
commerce, car elles ne recul que je n’ai plus for-
peuvent pas non plus cément. Cette relecture
vivre en autarcie. C’est dure une ou deux se-
pourquoi je laisse le maines et, à l’issue, ils
doute sur cette solution vont me proposer des
qui reste l’une des voies corrections, des ajuste-
les plus intéressantes à ments pour rendre la nar-
explorer. mois, sur deux ou trois ration plus fluide, plus
scènes. Et quand c’est claire. Parfois,
Le projet affiche une fini, je redémarre un nou- notamment sur la fin du
bonne pagination (ce qui veau cycle. C’est à ce récit, cela peut faire
n’est pas forcément moment-là où je peux me bouger certaines scènes
nouveau pour toi). permettre de modifier la qui ont changé de ton,
Comment as-tu abordé suite du scénario parce qui ont remis en avant
concrètement la réali- que j’ai trois scènes qui c e r t a i n e s
sation de cet album sont finies et je que peux problématiques. L’essen-
(écriture, découpage…) ? prendre du recul pour me tiel étant d’affiner l’arc
Te réserves-tu des possi- dire : « Qu’est-ce que j’ai des personnages pour
bilités d’ouvertures, des posé là-dedans ? » Par- qu’il y ait une vraie
possibilités de revenir sur fois j’ai réussi à mettre conclusion pour chacun
une idée pour la déve- plus d’informations dans d’entre eux.
lopper d’une autre une scène (des fois c’est
manière ? l’inverse) du coup ça Au niveau du dessin tu
GS : Quand je rentre dans impacte un peu la suite. n’es pas vraiment écono-
le dur du projet, la pre- Donc j’ajuste toujours des me de détails. Tu aimes
mière étape est d’écrire choses. J’avance ainsi par densifier la planche. D’où
un script global du récit, petits tronçons pendant cela te vient-il ?
des descriptions de près de deux ans et demi. GS : J’ai toujours peur
scènes qui vont durer Comme je travaille seul, que ma planche paraisse
deux ou trois lignes. Cela en restant dans ma bulle, vide, qu’il manque un
forme mon squelette de j’ai besoin d’un regard ex- truc. Donc c’est une ten-
travail. Puis j’avance par térieur. C’est pour cette dance que j’ai de toujours
petits bouts de trois ou raison que, à la toute fin vouloir rajouter du détail.
quatre scènes en partant du projet, quand j’ai Sur Frontier je m’attaque
de la première page quasiment tout fini, que à un univers apte à rece-
jusqu’à la fin. Je les pages puissent être voir toutes ces informa-
commence à travailler lues clairement, j’en parle tions graphiques. Avec
mes dialogues, mon avec mes collègues du les stations spatiales, je
storyboard, puis je fais label 619. Je leur envoie me suis dit qu’il fallait que
mon encrage et ma une version du projet je parte sur des designs
couleur. Je vais avancer pour qu’ils puissent le lire très mécaniques, très à
de cette manière sur un dans leur coin. Cette l’ancienne, presque un
espace de deux ou trois peu rétro SF où on peut
124
INTERVIEW BD “GUILLAUME DINGELIN”
voir des câbles, des Terre. C’est un sujet
ordinateurs dans tous les important qui revient
sens et c’est un moyen de finalement à celui de la
prendre du pur plaisir en pollution de la Terre elle-
termes de dessin. Quand même. L’Espace peut pa-
je reste sur une planche raître infini, mais si on
qui comporte tout un tas commence à tout y dé-
de détails, je me pose, je verser il pourrait devenir
mets ma petite musique aussi pollué que la Terre.
et puis je dessine de
manière presque Si le début de l’album
automatique. C’est très présente des
agréable. Tous ces détails personnages un peu
me permettent aussi de épuisés, un peu lessivés
raconter des choses sur par ce qu’ils vivent au
l’univers de manière un quotidien, s’opère une
peu secondaire. Si le bascule avec la décou-
lecteur prend son temps un futur proche. Tu verte de ce petit singe.
pour regarder comment pousses plus loin cette Peut-on dire que son rôle
est fait le décor, il peut idée en en faisant un n’est pas du tout
s’imaginer des histoires. élément narratif fort. Si tu anecdotique ?
Un peu comme dans les développes des idées GS : Le petit singe joue le
récits de SF ou de fan- plus classiques de la SF rôle archétypal de l’être
tasy où, lorsqu’un auteur celui-ci te tenait-il à pur, sans jugement, sans
décrit bien un lieu, une cœur ? a priori. Pour moi son ar-
situation, un costume, GS : J’ai été beaucoup rivée amène une rupture
cela participe à stimuler marqué par le manga en ce sens que les
le pouvoir d’imagination. Planète qui aborde le personnages vont se
Même si, en BD, on en- sujet des éboueurs de souder autour de lui. Il re-
lève un peu de cette ima- l’espace. Le film Gravity présente un moyen pour
gination parce que le joue sur cette idée de eux de revenir aux bases
dessin est là pour mon- trucs qui tournent autour de leur philosophie,
trer les choses, ça permet de la planète et qui sont d’avoir du recul sur leur
de se projeter, d’avoir une finalement des dangers vie et de prendre une
sensation d’univers assez constants. J’ai lu un arti- nouvelle direction. Le
immersif. cle très intéressant dans récit est une quête de
un magazine qui posait la sérénité, de tranquillité
L’idée que tu développes question de savoir com- et, finalement, ce
de l’espace devenu une ment nous allions nous personnage amène cela.
poubelle de vaisseaux, de occuper des débris. C’est Les trois héros, qui com-
satellites, de déchets, on vrai que nous perdons la posent cette famille
le voit un peu sur Terre vision sur l’espace, ce qui recomposée, un peu
aujourd’hui avec les risque aussi de causer étrange, se resserrent
débris en gravitation qui des problèmes pour en- autour de ce petit singe.
polluent le ciel nocturne voyer des fusées dans Il leur donne une sorte de
au point que l’on se pose l’espace, en obligeant à force collective pour
la question de la calculer les trajectoires traverser des questions
possibilité d’explorer le des millions de débris qui plus personnelles.
ciel depuis la Terre dans tournent autour de la
125
INTERVIEW BD “GUILLAUME DINGELIN”

l’homme réside dans un d’étapes et on détruit


attachement fort, trop de choses sur notre
structurant, à la société passage. L’idée serait que
dans laquelle il évolue, et notre société prenne le
notamment à la temps d’analyser les
matérialité et qu’il en problèmes et de les
oublie peut-être de se résoudre sur le long
« déconnecter » de son terme. Ce qui n’est pas
quotidien pour voir, faire facile, car il faudrait sou-
autrement ? vent plus d’une vie pour
GS : Cette question du en voir les résultats.
capitalisme renvoie sur-
tout à cette idée de Propos recueillis en mai
vision à très court terme. 2023
Le fait de vouloir par Sébastien Moig
engranger des ressources
de manière très rapide
amène les gens vers les
solutions les plus simples
et souvent les plus
destructrices. Je pense
que l’on peut avoir des
objectifs à plus longs
Dans Frontier tu pousses termes. Pour moi,
encore plus loin la l’écologie, c’est un
critique d’un capitalisme objectif à long terme,
totalement débridé, qui mais qui entre forcément
sévit sans morale en en conflit avec le
insistant notamment sur capitalisme qui veut faire
cette thématique très des profits toujours plus
actuelle de la relation de rapides. Nous avons donc
l’homme au travail (mal- deux visions très diffé-
être, burn-out, rentes de la temporalité.
violence…). Penses-tu Pour moi le souci c’est
que le problème de qu’en voulant aller trop
vite on grille trop
126
pain avec Nick Castle, le faisaient à l’université. Le
Lance Guest réalisateur de « The Last genre « comédie de
Starfighter ». Carpenter science-fiction » était
“The Last avait écrit et produit le quelque peu neuf, nous
second « Halloween », étions au début des an-
Starfighter” celui dans lequel j’étais. nées 80, et à part Mel
D’ailleurs je n’ai jamais Brooks, il n’y avait pas
Retour en 1983 en Cali- rencontré John Carpen- beaucoup de comédie.
fornie sur le tournage de ter, mais je crois que Nick La science-fiction restait
The Last Starfighter, un lui rendait visite en salle de la science-fiction, la
des films de science-fic- de montage et il m’a vu. comédie restait de la co-
tion emblématique des Nick m’a gardé en tête, il médie. J’y suis allé, j’ai
années 80. La nostalgie travaillait sur un projet, auditionné, ils ont aimé
de ces années est donc un script très fun que Jo- ce que j’ai fait, et je suis
au rendez-vous. Nous sui- nathan Betuel avait écrit, retourné à mes autres au-
vons notre guide Lance il en a parlé en disant qu’il ditions. Ils auditionnaient
Guest sur un tournage un pensait au casting. Je me toujours deux mois plus
peu spécial avec comme suis dit que ce serait tard. Ajouter à cela en-
vous le verrez sa propre « chouette. C’était en 1981, core deux mois et je re-
théorie » sur l’évolution le seul film que j’avais fait çois un appel, ce qui est
du cinéma. Embarquons était « Halloween 2 », et plutôt inhabituel, car
sur « Trailer Park » pour j’allais d’auditions en au- d’habitude on vous
un retour dans le temps ditions. Je faisais des donne très vite une ré-
de 40 ans… rôles à la télé, et en 1983 ponse. J’y suis donc re-
j’ai été appelé par un tourné, il y avait deux
SFMAG : Comment avez- agent à propos d’un pro- autres acteurs dont Ca-
vous été casté dans le jet intitulé « The Centari’s therine Mary Stewart,
film ? recruit ». Je l’ai lu, c’était nous avons fait plusieurs
LG : En fait j’étais dans « vraiment fun, drôle, origi- essais et j’ai reçu un
Halloween 2 » et le gars nal, et c’est le genre de appel me disant que
qui l’a écrit et produit, films qui me rappelait les j’avais le rôle. Le film s’ap-
John Carpenter, était co- petits films que mes amis pelait toujours « Centari’s

127
INTERVIEW HISTOIRE DU CINÉMA LANCE GUEST

recruit », puis ils l’ont ap- LG : C’était en fait dur à ment les effets spéciaux
pelé « The Last Starfigh- déterminer, car c’était fonctionneraient, car
ter ». J’essayais de une peu un « sleeper » (le c’était la première fois
décrocher de bons rôles, petit film à succès, que l’on utilisait des ef-
car nous étions tous au NDLR) il n’y a pas eu de fets numériques. Le seul
même niveau, Emilio Es- grandes annonces faites film qui les avait utilisés
tevez, Sean Penn, Tom quand le film a été casté, était TRON, et il les avait
Cruise. Nous étions tous c’était produit sous la surtout utilisés pour les
dans une sorte de bannière Lorimar, qui décors. Notre film allait
groupe, de gang, et nous était une boîte de pro- vraiment techniquement
voyions toujours les duction télé avec Univer- un cran plus haut et es-
mêmes têtes aux audi- sal Studios, ce n’était pas sayait vraiment de mon-
tions. l’annonce du siècle. Le trer des vaisseaux volants
film n’a pas eu un grand de façon numérique. Le
SFMAG : À l’époque, buzz, mais ce qui était réalisateur, le scénariste
Starfighter semblait une très intéressant est que et le producteur ne sa-
assez grosse production. personne ne savait com- vaient pas vraiment si ça
128
INTERVIEW HISTOIRE DU CINÉMA LANCE GUEST
allait fonctionner. Ils ont étrangères sur terre. J’ai
pris un sacré pari. J’ai ap- joué Beta Alex à un ni-
pris bien plus tard que veau purement instinctif
personne ne nous l’a dit à et j’ai vraiment essayé de
l’époque. Je donne vrai- le jouer de façon la plus
ment le crédit aux pro- comique qui soit.
ducteurs pour avoir eu le
courage de faire ce qu’ils SFMAG : La séquence où
ont fait. De plus la tech- vous retirez votre tête, ça,
nologie ne referait pas c’était très cool. Je n’ima-
surface avant huit à dix gine pas comment elle a
ans plus tard. Mais il faut été tournée à l’époque.
toujours un film pour dé- LG : Cette scène était
marrer le processus et vraiment très drôle à réa-
c’était nous. tous deux faciles à jouer. liser. Une fausse tête et ils
J’avais deux directions. l’ont mise juste à côté de
SFMAG : Quand on revoit J’ai séparé les person- moi. Vous pouvez voir
le film, du Cinémascope nages en pensant dans comment c’est fait et ils
au reste, le film a le look quelle direction chacun ont juste coupé un trou
d’une production oné- allait, car ils sont dans dans le bureau et je me
reuse… Et il a vraiment ce deux circonstances bien suis mis en dessous, et le
côté année 80. distinctes. L’aspect le tout a été fait façon vieille
LG : Les années 80 plus important pour le école.
avaient quelque chose, personnage d’Alex rési-
ça c’est sûr. Les années dait dans le fait que nous SFMAG : Vieille école jus-
80 étaient vraiment un n’étions pas dans un en- tement et ça marche…
jeu entre cinquante pour vironnement à la « Star LG : Vous savez c’est sur-
cent de jeu et cinquante Wars » où tout le monde tout le script. Le succès
pour cent de sérieux. Il y accepte tout ce qui vole, du film est dans l’écriture
a un départ entre les an- vitesse lumière, etc.. Alex et sa réalisation, même si
nées 70 et les années 80 est un humain sur la terre vous avez tous ces effets
et personnellement je qui expérimente quelque spéciaux qui sont très dif-
préfère les années 70, chose qui fait partie de sa ficiles et très ambitieux,
mais si vous prenez « Re- plus grande fantaisie, même si maintenant ils
tour vers le futur », c’est donc il y a toujours cet laissent un peu à désirer.
le film emblématique des élément et la comédie
années 80. « Retour » a qui en ressort, donc le SFMAG : Toutes les sé-
l’énergie, le côté farfelu, côté fun pour le specta- quences de combat ont
c’est vraiment les années teur, cet homme normal été tournées devant un
80. On me pose souvent plongé dans un truc de écran bleu ou vert n’est-
la question, car « Star- fous. Puis le « Beta » Alex ce pas ?
fighter » appartient aux qui est totalement diffé- LG : Oui, parfois bleu et
années 80. rent. J’ai pensé à parfois vert. À un mo-
quelqu’un d’innocent ment donné on m’a dit
SFMAG : Comment était- comme Harpo Marx. Ce que je ne pouvais pas
ce de jouer deux person- qui était intéressant dans porter de Blue jeans ou
nages, Alex Rogan et Beta Alex est qu’il doit une chemise bleue. Donc
Beta Alex ? traiter toutes ces choses nous avons travaillé au-
LG : Pour moi ils étaient qui lui sont totalement tour de ça. Un jour on me
129
INTERVIEW HISTOIRE DU CINÉMA LANCE GUEST
dit « Tu ne peux pas por- deux personnages à la
ter de Blue jeans tu vas fois à l’écran. Nous avons
disparaître » je me rap- donc lu le script deux
pelle. fois, j’ai lu mon rôle et il a
lu les autres. Il voulait être
SFMAG : Quel fut votre sûr de l’énergie, du
plus gros challenge sur le rythme, ainsi que la conti-
film ? nuité. Une continuité
LG : Honnêtement de ne dans un film est parfois
pas se planter en ayant difficile, car vous tournez
que deux prises, parfois des scènes qui ne sont
trois. Nous avions un pas dans l’ordre. Si vous
budget très limité en ce êtes un acteur de théâtre,
qui concernait les scènes vous devez au moins
LG : Tant mieux, car on a
de jeu d’acteur et com- vous exercer un peu dans
eu juste quelques prises
bien de pellicules nous l’ordre pour que le tout
pour chaque scène.
pouvions utiliser. Ils ne ait un sens et que la ten-
savaient pas quel serait le sion monte graduelle-
SFMAG : Avez-vous eu au
rendu des effets spé- ment. Chaque film a son
moins des répétitions ?
ciaux, ils n’avaient pas un propre rythme, c’était
LG : Avec notre réalisa-
budget illimité, ils notre seule chance de
teur, Nick Castle, nous
n’avaient pas le budget faire ça. Je crois qu’en
nous sommes parlés et
de « JAWS ». J’avais fait définitive on y a passé
c’est très inhabituel. Je
beaucoup de télévision et quatre heures. Ce n’était
suis personnellement un
sur un film vous pouvez pas beaucoup, mais au
acteur de théâtre, et
avoir « essayons la prise moins on a pu voir les
l’idée de ne pas faire de
37 », et en télévision c’est points importants. Une
répétitions me semble
généralement sur deux fois que vous avez lu le
barge, spécialement
ou trois prises et on es- script de cette façon,
quand il y a tous ces as-
père toujours pouvoir le vous vous souvenez de
pects techniques qui doi-
faire en une seule. C’est la beaucoup de choses.
vent être impeccables et
façon dont on travaille à Quand vous tournez hors
qui n’ont rien à voir avec
la télévision et c’était un séquence, vous pouvez
le jeu d’acteur. Les répé-
peu la façon dont nous faire une approximation.
titions sont la clé. Une
travaillions sur le film et Des répétitions pour ce
fois que vous avez répété
j’étais un peu nerveux. genre de choses sont très
quelque chose, vous pou-
J’étais hyper perfection- importantes, moi j’étais
vez vous relaxer, vous
niste donc même dix toujours nerveux et je
savez ce qu’il y a à faire.
mille prises ne me déran- voulais que chaque mo-
Les répétitions ne se fai-
geraient pas. C’était du ment fonctionne et que
saient jamais à la télé ni
style, « Lance, du mo- tout soit impeccable. Sur-
même sur les films que
ment que tu n’es pas flou tout avec Robert Preston.
j’avais faits. Voilà ce que
à la caméra de notre côté Je frappais toujours à sa
Nick a fait : il m’a appelé
on est bon ». porte à quatre heures du
et m’a dit « Viens au bu-
matin, car nous tournions
reau et lisons le script en-
SFMAG : Ça ne se voit des scènes de nuit, il a 66
semble ». Je suis dans
pas, en plus avec le su- ans et c’est vraiment le «
quasiment chaque scène
perbe Cinémascope tough Guy », et je lui dis «
du film et je suis même
d’époque… Pouvons-nous revoir
130
INTERVIEW HISTOIRE DU CINÉMA LANCE GUEST
cette scène, pouvons- conduire pour aller sur le
nous la répéter ». C’est plateau, car nous étions
mon premier film, je suis dans les montagnes, le
qui, moi pour lui deman- haut désert en Californie.
der ça ? Il est Robert Dans cette partie de la
Preston et il me répond « Californie, c’est très rural.
OK kid ». Il allume une ci- J’aimais beaucoup l’envi-
garette et on y va. C’était ronnement dans lequel
fou. Nous répéterions la c’était. J’ai même appris à
prochaine scène que Cathy à lancer des
nous tournerions. Il était pierres. Dans certaines
habitué à répéter et il a heures creuses, nous des-
parfaitement compris ce cendions dans un petit
dont je parlais. Ça, ça a canyon et jetions des
beaucoup, beaucoup fait avec moi. Voler la tête pierres.
aidé. Je crois aussi que en bas n’était pas génial
j’ai répété certaines où vous ressortez votre SFMAG : Pourquoi à votre
scènes avec Catherine dernier repas. Ils m’ont avis y a-t-il une telle nos-
Mary Stewart, l’actrice qui fait le coup deux fois. Sé- talgie des années 80 ?
joue Maggie. C’était très rieusement c’était très LG : Je ne sais pas. Je
rapide, car il fallait que dur au niveau de l’esto- n’étais pas un fan des an-
nous soyons au top à la mac. Et l’autre chose qui nées 80, mais je le suis
seconde prise. Nous était difficile, la première maintenant. Je pense que
avons tourné le film en 38 fois où je découvre l’unité d’une certaine façon ils
jours. Nous avons eu une Beta, la scène dans la ont dû réinventer le ci-
semaine de tournage ad- chambre, où je me parle, néma. Les années 80 ont
ditionnel. le jour où nous avons commencé avec ce que
tourné cette scène j’ai eu je considérais comme
SFMAG : Des scènes de- un accident de voiture le une chose terrible. Les
mandées par le studio ? matin en allant sur le pla- réalisateurs ont perdu
LG : Nous avions besoin teau. J’étais OK, la voiture l’habilité d’avoir le Final
d’une scène où le gars se a été remorquée et j’avais Cut. Michael Cimino ve-
marre comme un dingue deux heures de retard et nait de faire « La porte du
dans une camionnette. Et c’est beaucoup sur ce paradis », et pour une rai-
nous devons avoir une genre de productions. son inconnue, personne
scène où la tête du gars C’était difficile, j’étais n’aimait. J’aime Cimino,
se détache. naze, ce jour-là a été très mais le film a perdu de
dur. l’argent et tout le monde
SFMAG : Oui, typique. s’est dit on « arrête là
Quelle fut pour vous la SFMAG : Quel est votre avec ses réalisateurs cin-
scène la plus difficile à souvenir le plus sympa glés ». Ils sont trop indul-
tourner ? sur la production ? gents envers eux même.
LG : Quand je suis dans la LG : Beaucoup de choses Et les réalisateurs ont
sphère et qu’ils m’ont lit- étaient fun, jouer les perdu leur Final Cut sauf
téralement retourné de scènes de l’unité Beta si vous êtes Stanley Ku-
haut en bas dans toutes avec Cathy, ces scènes brick ou Coppola, ils font
les directions possibles et ont été vraiment fun, tout eux-mêmes, ou
imaginables. Ils n’ont pas nous avons bien travaillé Georges Lucas, vous
utilisé la caméra, ils l’ont ensemble. J’aimais aussi faites ce que vous voulez.
131
INTERVIEW HISTOIRE DU CINÉMA LANCE GUEST
Mais les autres devaient
en passer par le studio.
Vous savez on a beau-
coup pris au cinéma fran-
çais, les films des années
70 c’est ce qu’ils faisaient.
Vous ne pouviez plus
faire ça donc il fallait se
réinventer. En plus « Star
Wars », « Jaws » ont mis
une limite financière pour
ce que vous pouviez ob-
tenir quand vous faisiez
un film. Les films devaient
désormais être de gros
blockbusters. Il n’y avait courageux. C’est le Baz avez raison. Les gens qui
donc plus d’opportunité Luhrmann avant Baz sont devenus réalisateurs
pour les auteurs. Ils sont Luhrmann. ou acteurs ou scénaristes,
donc devenus beaucoup c’était un petit groupe à
plus fantastiques. Ce SFMAG : Quand vous l’époque. Pour ma géné-
n’est que ma propre pensez à « Starfighter », ration, ce n’était pas un
théorie. Il fallait lorgner quelle est la première choix de carrière évident.
plus du côté du magicien chose qui vous vient à Et pour la génération
d’Oz. l’esprit ? avant la mienne, encore
LG : Quand vont-ils enfin moins. Les gars de la Se-
SFMAG : Quel est votre faire la suite ? On me conde Guerre, beaucoup
film favori ou réalisateur pose toujours la question. d’entre eux rentraient de
favori ? Ça me fait penser à une la guerre et ne trouvaient
LG : Mon réalisateur fa- pièce que j’ai faite au pas de boulots et se di-
vori était Al Ashby. J’ai- Nouveau-Mexique, quand saient je vais être acteur.
mais son style, comment elle est sortie, je suis allé C’est une question de dif-
il laissait les acteurs jouer, dans ce vieux théâtre, férence de génération, ce
j’aimais comment il fil- construit au tout début n’était pas un travail facile
mait, car c’était un mon- des années 1900, le son à obtenir. Il n’y avait pas
teur, il avait déjà monté le n’était pas très bon, mais tant de travail pour les
film dans sa tête. C’était c’était un endroit histo- acteurs. Dans les années
un vrai iconoclaste, et pas rique donc il n’y avait pas 80, on allait au cinéma
quelqu’un qui a survécu eu beaucoup de rénova- sans penser à devenir ac-
aux années 80, totale- tions, et Starfighter se teur, il n’y avait pas de «
ment dans le courant an- jouait et je pensais « film reality show », vous pou-
nées 70. Pour moi il était cool et je suis dedans ». viez voir quelqu’un sur
bien au-dessus de tout le Johnny Carson, mais il y
monde. J’aime Frank SFMAG : Le film est vrai- avait une certaine mys-
Capra. J’aime John ment fun - pas du tout ce tique. Personne n’avait sa
Sayles, Alan Parker, et je qui se produit ces jours- propre chaîne YouTube,
suis aussi un grand fan de ci. Même l’autre soir leur page Facebook. De
Ken Russel. Certains de quand je l’ai revu je me nos jours il y a une telle
ces films loupent un peu suis dit c’est cool. interaction entre les ac-
la marque, mais il était LG : Je pense que vous teurs et les gens et cer-
132
INTERVIEW HISTOIRE DU CINÉMA LANCE GUEST
sont pas des acteurs, il y autre débat.
a un mélange beaucoup LG : Je ne sais pas si c’est
plus important donc ce bon ou mauvais, c’est
n’est pas grand-chose bon dans un sens, mais si
d’être acteur. À l’époque votre relation avec le pu-
Cary Grant était un dieu, blic est trop proche cela
ou Clark Gable. Les gens va vous perturber le cer-
ne les voyaient pas veau. Les acteurs vivent
comme des gens, mais des vies étranges, car ils
comme des choses sont tous étranges, mais
étranges. Et je pense que il semble que vous avez
quelque part ce sera tou- des opportunités si vous
jours le cas - les acteurs êtes bien dans votre tête.
sont juste beaucoup plus
accessibles. Propos recueillis par
Marc Sessego
tains font partie d’un pro- SFMAG : Tout évolue, à le 9 mars 2023.
gramme de télé-réalité. savoir de la mauvaise ou Sincères remerciements à
Ils sont à la télé, mais ne bonne façon c’est un tout Lance Guest.

133
“INDIANA JONES ET LE CADRAN DE LA DESTINÉE SUITE DE LAPAGE 2
vient de le dire, entrer cette aventure fantas-
dans cette merveilleuse tique, et je crois que
famille était la plus comme tout le monde j’ai
grosse raison de faire ce grandi en regardant In-
film. J’ai vu « les aventu- diana Jones et je suis
riers » quand j’avais 17 vraiment heureux d’en
ans, dans un centre com- faire partie. Je me rap-
mercial au nord de New pelle regarder des films
York le jour de la sortie et chaque week-end avec
c’est la raison pour la- mes parents et mainte-
quelle je suis devenu réa- nant je suis dans cette
lisateur. Donc de me franchise avec Harrison
retrouver il y a 3 ans, de- Ford, cette équipe et ce
vant Steven Spielberg, cast génial.
Kathleen Kennedy, Frank BH : C’est exactement ça.
Marshall, Harrison Ford, ce soit une aventure très Je me sens comme un
et être invité à les joindre fun. C’est devenu un défi gosse, c’est un sentiment
est un peu au-delà de très excitant. C’est vrai- surréaliste de voir un film
tout rêve que je n’ai ja- ment maintenant que je étant enfant, c’est un film
mais eu. Sur un niveau m’aperçois à quel point qui vous fait aimer les
tout à fait personnel et c’est une grosse franchise films et maintenant je fais
égoïste, collaborer avec et incroyable de faire par- partie de cette incroyable
ces personnes qui sont tie de ce gang. franchise. Faire ce film, je
mes héros. SRW : Ce film parle telle- savais quand Jim m’a ap-
ment de temps, com- pelé que ce serait un in-
INTERVIEWS CINÉ

SFMAG : Pour chaque ac- ment nous gérons le croyable voyage. C’est la
teur, qu’est-ce que cela temps, comment nous personne la plus passion-
vous a fait d’entrer dans gérons le temps qui née que je connaisse et
un film qui soit plus passe, comment nous avec qui j’ai travaillé. Il
qu’une franchise ? sommes dans le présent. m’a dit c’est un petit rôle,
PWB : C’est extraordi- Je suis tellement honorée 5 ou 10 pages, mais je me
naire, c’est une aventure d’avoir laissé ma trace sur suis dit c’est Indiana
en soi. Vous avez un mer- notre cinéma. Indiana Jones, et d’être dans
veilleux script et la mag- Jones est avant mon l’énergie Indiana Jones
nitude du projet. C’est temps, mais c’est tout de est un sentiment incroya-
très difficile d’arriver sur même une partie de mon ble.
un projet qui est telle- enfance, mon introduc- MM : J’ai eu quatre ans
ment adoré, cela fait tion à la culture améri- quand le premier film est
chaud au cœur quand caine. Je suis une sorti, non j’avais 15 ans.
vous avez une incroyable immigrante, je suis née Quand j’ai vu le film, on l’a
équipe, qui aime tant dans un autre pays, je trouvé extraordinaire, et
l’histoire et les person- suis arrivée aux États- nous l’avons regardé en-
nages. Nous créons un Unis quand j’avais deux core et encore, moi et
nouveau voyage. Dès que ans et nous regardions mes frères. Je crois que
j’ai parlé avec Kathleen et Indiana Jones en grandis- ces films sont légendaires
Jim sur ce qu’ils voulaient sant, donc je suis vrai- pour une raison et c’est
faire et à quel point ils ment très honorée. bien avant que je veuille
voulaient que le film soit EI : C’est un sentiment être acteur. Je voulais
profond, mais aussi que génial de faire partie de être Indiana Jones, je
134
“INDIANA JONES ET LE CADRAN DE LA DESTINÉE
voulais être lui. Et je crois
que cet impact s’est res-
senti partout dans le
monde. Nous en avons
parlé hier, il y a des fran-
chises que les gens ai-
ment, mais tout le monde
aime cette franchise. Et il
y a une raison : il y a un
d’avoir. Avec la passion et quelqu’un vous deman-
charme dans le film, il y a
le savoir-faire que Jim a dant de poser des ques-
un charme dans le per-
apporté, que John Wil- tions. C’est pour cette
sonnage, c’est un homme
liams a apporté. Tout raison-là que j’ai sauté sur
qui a des défauts.
s’est mis en place ensem- la production. J’ai vrai-
Comme beaucoup de
ble pour me supporter à ment ressenti une initia-
réalisateurs que je
mon vieil âge. Et j’adore tion artistique de la part
connais, ils sont devenus
le travail, je veux juste ra- d’Harrison.
réalisateurs après le pre-
conter des histoires, de
mier film. Je suis super
bonnes histoires. J’ai eu SFMAG : Quel fut le mo-
fier d’en faire partie.
tellement de chance dans ment le plus magique sur
ma vie d’avoir eu cette le film ?
SFMAG : Harrison, saviez-
opportunité. HF : Je crois que vous ne
vous ce que vous vouliez
JM : Quand Harrison et voulez pas séparer le
spécialement sur ce film ?
moi avons parlé la pre- mythe et la magie. Je
Et surtout ce que vous ne
mière fois, je crois qu’une crois qu’ils appartiennent
vouliez pas ?
des grandes choses de à la même boîte. Il y a un

INTERVIEWS CINÉ
HF : Cette question est
travailler avec Harrison, il petit mythe, il y a un peu
difficile, je voulais voir un
réalise que la vedette, la de magie, mais il y a ce
bon film. Je voulais voir
star, etc. ll est un acteur qui est planifié et quand
un accomplissement de
et il cherche toujours ce ce sont des gens comme
ces cinq films, je voulais
qu’il va jouer. Et quand on eux (parlant de l’équipe)
finir l’histoire, je voulais
a parlé, il voulait savoir cela devient vrai. Vous
voir cet homme qui dé-
pourquoi ce film existe, voulez le support de tous
pend tellement de sa jeu-
mettant de côté toutes ces éléments et cela
nesse, je voulais voir le
les raisons financières prend un peu de mathé-
poids de la vie sur lui. Je
pour que le film existe. matique, mais les gens
voulais qu’il ait besoin de
Qu’allons-nous explorer ? apportent la magie, car
support et je voulais qu’il
Chercher ? Non seule- l’histoire supporte leurs
ait une relation qui ne soit
ment dans la terre, mais personnages, car il y a
pas un flirt. Je voulais
aussi au niveau des per- cet alignement entre
qu’il ait une relation pro-
sonnages. Et je crois que l’histoire et les person-
fonde avec quelqu’un. Et
c’est ça qui m’a excité nages et cela est observé
je voulais travailler avec
plus que tout, car si vous dès le début. On com-
Jim, ce qui a été proposé
avez quelqu’un comme prend que le personnage
à un certain moment et je
ça, avec ce genre de supporte l’histoire et l’his-
ne peux pas avoir été
questions, c’est une op- toire le personnage. C’est
mieux servi avec un
portunité énorme en tant un tricot et c’est magique
script, le type d’acteurs
que dramaturge, tout ce quand ça marche. Et si ça
que nous avons, et que
que vous voulez est ne marche pas, c’est un
nous avons eu la chance
135
“INDIANA JONES ET LE CADRAN DE LA DESTINÉE
cauchemar. Il y a de la
magie ici. Et elle vient de
la collaboration, du trico-
tage de tout le monde,
de l’ambition, et l’énergie
qu’ils veulent y mettre. Et
ne n’ai jamais vu des co-
médiens donner autant
l’un envers l’autre. personnages du film lut- saison de 1923. Je n’ai
tent avec des regrets du aucun regret de rôles que
SFMAG : Pourquoi pen- passé, ce qu’il y a derrière je n’ai pas choisi. Il y a
sez-vous que c’est le mo- et ce qu’il y a devant eux. une raison pour les
ment de dire au revoir à J’ai essayé de mettre au choses quelque part.
Indy ? point un document qui MM : Entièrement d’ac-
HF : N’est-ce pas évi- englobe tout cela, puis cord. Les regrets c’est
dent ? La raison est que Jess et Johnny Butter- une question compli-
j’adore travailler. J’adore worth se sont joints à moi quée. Il y a des choses
ce personnage, j’adore ce et sur dix-huit mois nous que vous ne choisissez
qu’il a apporté dans ma avons mis au point diffé- pas et on s’aperçoit que
vie, c’est tout ce que je rentes parties. Je ne sais c’est un grand succès,
vois. plus si une copie est une mais ça n’a jamais été
copie, nous continuions à mon cas, car je n’ai pas
SFMAG : Pour James écrire, obtenir des réac- eu l’offre au départ. Je
Mangold - combien d’élé- tions des gens, et essayer crois que c’est un chemin
ments ont survécu dans d’arriver à la fin. Aucun de carrière. Je vais faire
INTERVIEWS CINÉ

la version finale du grand film ne se fait sans un programme télé avec


script ? super script et aucun Brian Fuller, il va faire son
JM : Quand je suis arrivé, super script ne se fait premier film en tant que
j’ai écrit une sorte de do- sans de grands écrivains. réalisateur sur « Dust
cument histoire qui retra- Comme les écrivains sont Bunny ». Laissez-moi
çait un peu ce que j’avais les premiers dans le pro- aussi vous dire une chose
en tête après avoir parlé cédé, ce sont aussi les : La première fois que l’on
avec Harrison, Kathleen, premiers à être oubliés. a eu un tournage de nuit
Frank, Steven. J’avais une Et je pense que cela est sur ce film, nous avons
idée, il y avait des scripts vrai dans tout un tas de fini à 5 heures du matin,
et des idées qui exis- départements de ce busi- nous étions tous cassés.
taient, différentes aven- ness. Harrison prend sa bicy-
tures qui existaient pour clette et fait 50 kilomè-
Indy, mais pour moi rien SFMAG : Harrison Ford, y tres. Et je me suis dit «
ne maintenait le tout de a-t-il un rôle que vous re- Attends, qu’est-ce qu’on
façon thématique. Le grettez de n’avoir pas est supposé faire ? »,
pourquoi maintenant ? choisi et un rôle que vous
Pourquoi est-ce que ce aimeriez vraiment jouer ? SFMAG : Phœbe Waller
film se fait maintenant ? HF : J’adore ma série Bridge, quel fut votre
À ce point dans la vie « Shrinking », j’adore faire plus gros défi sur ce film,
d’Indy ? Et c’est là où de la comédie, je vais dont le fait de parler le
l’idée du temps, pas seu- faire une autre saison de grec dans les dialogues ?
lement en tant qu’arté- « Shrinking », je vais éga- PWB : J’ai vraiment eu
fact, car tous les lement faire une nouvelle l’impression de revenir
136
“INDIANA JONES ET LE CADRAN DE LA DESTINÉE
dit ce dont il a besoin, les
acteurs vous disent ce
dont ils ont besoin, mais
les scènes disent aux ac-
teurs ce qu’ils doivent
faire, c’est une des
choses les plus merveil-
leuses que de réaliser un
dans le temps sur ce film. avez une énorme respon- film. À un certain mo-
C’était la magie de ce sabilité. Sur un film ment le film est notre pa-
projet, il y avait tellement comme celui-ci, vous tron et il est clair qu’il sait
d’endroits où nous savez que l’on attend ce qu’il veut et où il veut
sommes allés physique- énormément de vous, aller. Comme dans un jeu.
ment, dans notre imagi- c’est une propriété qui Le jeu a une direction,
nation et aussi est tellement chère à tant vous continuez dans
historiquement et, en fait, de gens. Il y a un attache- cette direction et vous
ça n’arrive jamais sur ment émotionnel ainsi vous battez.
aucun film. Vers la fin qu’une attente énorme.
quand nous sommes sur Puis vous avez des choix SFMAG : Comment
la plage avec ces incroya- à faire et vous ne pouvez faites-vous pour garder
bles soldats, c’était assez pas tous les concrétiser. une telle forme ?
flippant, très réaliste, La seule chose que je sais HF : Sincèrement j’ai une
c’était quelque chose de sur la production d’un chance de fou d’avoir ce
très unique sur ce film. film est qu’à l’inverse corps. Merci d’avoir re-
J’ai adoré les combats, d’être dans une équipe marqué.

INTERVIEWS CINÉ
plus que je ne puis le dé- de sport, si vous avez
crire, j’ai adoré les cas- gagné le championnat SFMAG : Harrison, Kath-
cades et l’action, j’étais l’année dernière, vous ne leen, pouvez-vous parler
surprise du fait que cela pouvez pas rentrer sur le un peu de votre destinée
peut vous libérer en tant terrain en pensant à ce dans votre carrière ?
qu’actrice de plonger la que vous avez fait l’année HF : Oui, la destinée, c’est
dedans, de sortir de votre dernière. Vous devez ren- vrai. Il y a tant de gens
tête quelquefois, de sau- trer sur le terrain avec qui ont d’incroyables ta-
ter d’un tuktuk peut être votre équipe et les ame- lents et que vous ne ver-
un exercice très utile pour ner vers le but de la vic- rez jamais. Et c’est
un acteur. toire dans ce jeu-là. Donc vraiment dommage
Prononcer les mots en il faut bien sûr être parce que pour beau-
langue étrangère a été conscient de la franchise, coup d’entre nous, on ne
extrêmement difficile. mais à la fin il faut faire le trouve pas le bon rôle. Il y
film. Vous devez vivre a quelque chose à propos
SFMAG : James, vous dans le film, et vous pre- des acteurs, on peut être
êtes-vous entretenu avec nez vos décisions basées très malheureux si on ne
Spielberg ? sur ce que le film com- trouve pas de travail. Et
JM : J’ai parlé avec Ste- mence à vous dire. Vous ils ne travailleront pas si
ven à tous les niveaux et avez le script, vous faites on ne leur demande pas
à toutes les phases de la votre cast et le film vous de travailler. Dans mon
production. Vous savez parle tous les jours. Vous cas, j’ai dû attendre que
vous réalisez un film et arrivez sur le tournage la chance vienne à moi,
vous sentez que vous chaque matin et il vous mais pendant cette pé-
137
“INDIANA JONES ET LE CADRAN DE LA DESTINÉE
riode j’ai pu apprendre
par mon expérience un
peu d’artisanat. La
chance ne va pas vous
sauver. Je crois qu’il y a
un art dans ce que nous
faisons, et l’art, qui par-
fois va se manifester, et
ce que nous faisons est
un esprit que nous re-
cherchons tous. Mais
nous savons que ce que
nous faisons, la satisfac-
tion vient du travail que
nous faisons, de la dou- toshop, c’est comme ça HF : À Sotheby’s où, j’es-
leur que nous ressentons que j’étais il y a 35 ans, père, nous obtiendrons
quand nous décevons, de parce que Lucasfilm a de l’argent pour des œu-
la joie que nous ressen- toutes les images que vres de charité. J’ai un
tons quand c’est le suc- nous avons faites ensem- chapeau, mais je ne suis
cès, donc vous êtes dans ble et ce procédé a été pas nostalgique là-des-
le processus de recréer utilisé à bon escient. C’est sus. Cette expérience et
votre vie, ou au moins juste un effet il n’y a pas de faire ces films est ce
dans votre imagination à l’histoire qui va avec, et qui vit avec moi, et ça je
travers la route de votre ça fonctionne. Si ce n’est le chéris. Ce qu’on a fait
histoire personnelle. Ma pas honnête et réel, si ce est super, mais ce n’est
INTERVIEWS CINÉ

chance a été de travailler n’est pas émotionnelle- pas ce qu’on a fait c’est
avec des gens incroya- ment réel, donc je pense l’expérience. Il n’y a hon-
blement talentueux, de que ça a été utilisé de nêtement pas eu d’appel
trouver mon chemin dans façon très appropriée. Je téléphonique. Je connais
cette foule de génies et suis très content du résul- James, j’étais très heu-
de ne pas m’être fait fou- tat, mais je ne me dis pas reux, j’adore ses films,
tre dehors. Parfois je n’ai j’aimerais à nouveau être mais je ne le connaissais
pas fait aussi bien que je ce type. Parce que je suis pas aussi bien, et j’ai ap-
le voulais, mais j’ai pu content d’en être où je pris à le connaître, et
continuer, et j’ai appa- suis. Je suis très heureux c’est un gars très géné-
remment toujours la avec l’âge. J’adore être reux, il vous donne tout
chance de travailler. Je plus vieux, c’était super son soutien, il est le plus
veux ça dans ma vie, j’en d’être jeune, mais je pour- discipliné des réalisa-
ai besoin, j’ai besoin de ce rais être mort. Et je tra- teurs, mais le secret de
défi. vaille toujours. Donc, son succès est qu’il n’ar-
allez savoir. rête jamais. Il plonge
SFMAG : Qu’avez-vous dans le travail et c’est
pensé de vous voir rajeu- SFMAG : Quel fut votre toute sa sueur qu’il met
nir avec la technologie ? premier sentiment quand dedans. Les projets vi-
HF : La technologie a James Mangold vous a vent et chantent. Et j’ai
évolué et pour moi c’est appelé pour vous dire été très heureux. Il est
très réaliste. Je sais que que le projet démarrait ? rentré dans les chaus-
c’est mon visage, ce n’est Et où est le chapeau sures de Steven, d’une
pas de la magie sur Pho- d’Indy ? façon extraordinaire. Et
138
“INDIANA JONES ET LE CADRAN DE LA DESTINÉE
ce n’est pas juste rentrer dustrie. Mais quand il faut Prendre le temps néces-
dans les chaussures, il les reconnaître l’importance saire pour que tout le
a plus que remplies, pour de l’écriture, je pense que monde puisse articuler
moi il a fait un superbe le monde ici présent a les sentiments et que
film. démontré que vous ne nous trouvions une solu-
pouvez rien faire sans de tion.
SFMAG : Avec la grève la superbe écriture. Donc
WGA (Guilde des écri- je supporte totalement Marc Sessego
vains aux USA, NDLR), que les écrivains obtien-
comment aimeriez-vous nent ce qu’ils méritent et Sincères remerciements
voir une résolution à je pense que le problème au FDC (festival de

INTERVIEWS CINÉ
cette crise ? est que l’industrie Cannes) pour la permis-
KK : Pouvoir mettre tout change, technologique- sion de la retranscription
le monde dans une même ment tout a changé donc de la conférence de
pièce et parler de pro- ça va prendre du temps presse ainsi qu’à Agnès
blèmes très compliqués et je pense que tout le Leroy, responsable du
qui affectent toute l’in- monde se prépare à ça. service presse.

139
INTERVIEWS CINÉ “MISSION IMPOSSIBLE” MISSION IMPOSSIBLE
DEAD RECKONING
PARTIE 1
est l’aboutissement de
tout ce que Tom Cruise a
appris au cours de ses
quatre décennies d’acti-
vité ; le produit de sa
quête incessante de sa-
voir-faire dans toutes les
disciplines, qui lui sont
demandées à un moment
donné. « C’est ainsi que
j’ai vécu toute ma vie »,
explique l’acteur.
« Lorsque j’étais enfant, l’histoire de MISSION : IM- nions TOP GUN : MAVE-
quand j’avais besoin de POSSIBLE sur deux films. RICK et nous avons com-
gagner de l’argent - ce C’est quelque chose que mencé à parler de
que j’ai fait parce que nous n’avions jamais MISSION IMPOSSIBLE.
nous en manquions -, j’ai tenté auparavant en rai- McQ et moi avons tou-
dû apprendre à très bien son de la complexité de jours raconté des his-
tondre le gazon. Dans ces histoires. L’échelle de toires qui débordent. On
mes films, j’ai dû appren- ces deux films est épique s’est dit que le moment
dre à piloter un hélicop- dans tous les sens du était venu, que l’on était
tère, à conduire une terme », déclare Tom capables d’en mettre
voiture dans les embou- Cruise. plein la vue, j’ai eu envie
teillages, à sauter d’un Pour réussir un tel chan- de lui dire oui. » Et cette
avion ou d’une mon- gement de cap narratif, série, synonyme de re-
tagne. Pour moi, c’est le leur ambition ne pouvait pousser les limites du ci-
même état d’esprit ». être qu’énorme. « Nous néma d’action, était sur le
Pour ce chapitre de l’his- savions que si nous vou- point de mettre à
toire d’Ethan Hunt, l’en- lions faire une grande l’épreuve ses créateurs
gagement de Tom Cruise aventure en deux par- d’une manière insoup-
à s’attaquer à de nou- ties », explique McQuar- çonnable.
velles entreprises ne rie, « ces épisodes Nous aimons dire que
s’étend pas seulement au devraient engloutir tout nous ne sommes en
potentiel risque mortel. le reste de la franchise. concurrence avec per-
Pour la première fois C’était le niveau que nous sonne d’autre que nous-
dans l’histoire de MIS- envisagions ». mêmes. Nous revoyons le
SION : IMPOSSIBLE, ce Tom Cruise se souvient dernier film de la série et
film et le suivant (DEAD du moment où l’idée a nous nous demandons
RECKONING PARTIE 2 commencé à germer, comment le surpasser »,
sortira en juin 2024) alors qu’ils tournaient une ajoute Christopher
voient Cruise et McQuar- autre suite emblématique McQuarrie. « La notion
rie marquer une étape de l’acteur, scénarisée par d’échelle augmente à
importante de la série. McQuarrie, que les deux chaque film et le sens des
« C’est la première fois hommes produisaient limites devient beaucoup
que nous répartissons également : « Nous tour- plus petit. On devient à
140
INTERVIEWS CINÉ “MISSION IMPOSSIBLE”
chaque fois un peu plus Au début des années 90,
aventureux ». lorsque Tom Cruise sou-
« Je tiens à préciser qu’il mettait pour la première
y a eu des moments où je fois l’idée d’un film MIS-
n’étais pas sûr d’avoir fait SION : IMPOSSIBLE aux
le bon choix », s’amuse dirigeants de Paramount
Tom Cruise. « À certains Pictures, ses intentions
moments où nous tour- étaient déjà ambitieuses,
nions, McQ et moi nous mais aussi beaucoup plus
regardions l’un l’autre, ciblées : « Je voulais réin-
épuisés. Et je me tournais troduire le genre clas-
toujours vers lui pour le sique du film d’action que
taquiner : « McQ, sou- Au cours des six volets et l’on ne faisait plus à cette
viens-toi, c’était ton idée ! des 27 années de la fran- époque », explique-t-il
C’est toi qui m’as chise MISSION : IMPOSSI- aujourd’hui.
convaincu ! Tu es l’unique BLE, le personnage
responsable à mes d’Ethan Hunt s’est im-
yeux. » posé comme l’une des LE NOYAU
Il est difficile d’exagérer créations les plus indélé-
l’impact que la franchise biles de Tom Cruise. Dans DUR EST
MISSION : IMPOSSIBLE a DEAD RECKONING PAR-
eu sur le cinéma d’action TIES 1 et 2, l’agent d’élite DE
au fil des décennies, et sera plus que jamais mis
comment Tom Cruise à l’épreuve. RETOUR
s’est lui-même développé « Au début de ce nou-
de manière exponentielle veau film », explique le Au fur et à mesure de la
au cours de cette pé- producteur délégué saga, Ethan Hunt a su se
riode. « Une séquence de Tommy Gormley, « nous constituer une équipe qui
train avait déjà été réali- nous interrogions sur la l’aide dans sa lutte contre
sée dans le premier film, manière dont il pourrait les méchants et les bu-
et avait été tournée en surpasser FALLOUT. reaucrates. Depuis le
grande partie en plateau. C’était un film incroyable début, Luther Stickell, in-
Nous voulions réaliser et une réussite extraordi- terprété par Ving
une séquence en pra- naire. » FALLOUT a été le Rhames, se tient à ses
tique. Nous voulions nous plus grand MISSION : IM- côtés. Véritable ami de
appuyer sur ce que nous POSSIBLE à ce jour, en- confiance, pirate informa-
avions appris alors, et grangeant 791 millions de tique et génie technique
mettre en application nos dollars au box-office de l’IMF - également
connaissances dans un mondial et récoltant les connu sous le nom de
contexte pratique et critiques les plus élo- Phinneas Freak alias
réel », explique McQuar- gieuses de la série à ce « The Net Ranger » - il a
rie en évoquant une des jour. « J’étais conscient sorti Ethan de bien des
nombreuses séquences que tout ce qui arriverait situations périlleuses.
d’action époustouflantes tenterait d’aller encore Outre Tom Cruise, Ving
du film, dans laquelle plus loin. Mais j’ai quand Rhames est le seul acteur
Cruise et lui conduisent même été surpris par présent dans tous les
un véritable train à va- l’ampleur de l’ambition films MISSION : IMPOSSI-
peur sur un pont qui ex- que McQ et Tom avaient BLE. « Il fait partie du
plose. pour cette MISSION ». noyau dur de la fran-
141
INTERVIEWS CINÉ “MISSION IMPOSSIBLE”
chise », explique Christo- politique évoluant au
pher McQuarrie. « Luther cœur d’un sombre réseau
a évolué pour devenir un constitué d’espions, de
personnage d’une grande contrebandiers et d’as-
profondeur, empathique sassins. « La Veuve
et sensible. Il connaît Blanche traverse vrai-
Ethan mieux que qui- ment une période difficile
conque ». dans ce film. Elle semble
L’équipe est constituée impénétrable. C’est beau-
d’un autre génie informa- coup plus complexe et
tique : Benji Dunn, inter- émotionnellement diffi-
prété par Simon Pegg et cile pour tout le monde ».
présenté dans MISSION : et je connais Tom et Ving Christopher McQuarrie a
IMPOSSIBLE 3 comme un depuis longtemps. Ces hâte que le public décou-
simple technicien de bu- retrouvailles sont tou- vre le travail de Vanessa
reau qui va finalement jours un plaisir. » Kirby sur le film : « Elle
risquer régulièrement sa Si on lui demande de dé- apporte à ce personnage
vie sur le terrain. crire MISSION : IMPOSSI- une subtilité inattendue ».
« Benji est devenu l’égal BLE - DEAD RECKONING Et puis, à l’annonce du
de Luther et Ethan, et PARTIE 1 en deux mots, casting, les fans ont été
MISSION : IMPOSSIBLE - Simon Pegg vous répon- ravis d’apprendre que
DEAD RECKONING PAR- dra ceci : « Une Histoire DEAD RECKONING PAR-
TIE 1 le fait évoluer en- de Fantômes ». Ce sont TIE 1 verra le retour d’Eu-
core plus », explique les personnages du passé gene Kittridge, interprété
Christopher McQuarrie. d’Ethan qui reviennent le par Henry Czerny dans le
« Lorsque Benji apparaît hanter. film original de 1996. À
pour la première fois, Tout d’abord, il y a l’époque employé d’une
c’est un personnage un Alanna Mitsopolis, alias entreprise gouvernemen-
peu balourd. J’ai volon- « la Veuve Blanche », in- tale qui avait accusé à
tairement pris beaucoup terprétée par Vanessa tort Ethan Hunt d’être
de poids pour ce rôle », Kirby, qui a été présentée une taupe, il est depuis,
explique Simon Pegg. dans MISSION : IMPOSSI- devenu directeur de la
« Mais aujourd’hui, il a BLE - FALLOUT et qui, CIA et réapparaît pour
sauvé le monde plusieurs selon Simon Pegg, est un exhorter son ancien ad-
fois, et il a frôlé la mort de personnage auprès du- versaire à « choisir un
très près. Il fait face à tout quel il est difficile de se camp » dans la guerre qui
du mieux qu’il peut parce positionner : « Elle est à la s’annonce.
que l’IMF constitue toute fois gentille et mé- Tom Cruise et Christo-
sa vie et qu’il est très dé- chante », explique-t-il. pher McQuarrie ont eu de
voué à ses amis. » Tout « Il y a beaucoup plus de longues conversations
comme l’homme qui l’in- rebondissements dans ce sur le retour d’Eugene
carne. « À chaque fois, re- film, les enjeux sont défi- Kittridge et tous deux
venir dans cette franchise nitivement plus élevés », étaient d’accord sur le
est une expérience fan- convient Vanessa Kirby à fait que s’il était réinté-
tastique », reconnaît propos de son person- gré, il fallait que cela
Simon Pegg. « Cela fait 18 nage, une trafiquante serve l’histoire. « Lorsque
ans que je travaille des- d’armes puissante et nous avons commencé à
sus. Rebecca est là de- rusée, négociante sur le développer MISSION : IM-
puis neuf ans maintenant, marché noir et intrigante POSSIBLE - DEAD
142
INTERVIEWS CINÉ “MISSION IMPOSSIBLE”
RECKONING PARTIE 1, deux personnages se
nous avons trouvé un sont liés à la suite d’un
moyen de faire revenir traumatisme, et leurs
Henry en lui apportant du émotions vont au-delà de
sens », explique le réalisa- toute forme d’amour ou
teur. « Cela nous permet même de simple affinité.
de clôturer la franchise et Ilsa et Ethan ont un be-
d’approfondir le passé soin impérieux de se pro-
d’Ethan. Parce que finale- téger et de se soutenir
ment personne ne l’a l’un l’autre, mais aussi
vraiment connu plus d’avoir leurs propres
longtemps qu’Eugene droits. C’est une dyna-
Kittridge ». mique passionnante à
« Pour Eugene Kittridge, “ancienne” avec le per- jouer”. Cette relation
malgré les années qui ont sonnage de Rebecca Fer- unique continuera d’évo-
passé, la mission d’Ethan guson, qui avait rejoint la luer au fur et à mesure de
Hunt est toujours la franchise dans MISSION : l’histoire et de ses chan-
même, c’est une mission IMPOSSIBLE - ROGUE gements de dynamique.
personnelle autour du NATION. Elle avait rapi- “Nous souhaitions que ce
bien et du mal » explique dement fait de son per- volet soit imprégné
Henry Czerny. “Cepen- sonnage, Ilsa Faust, une d’aventure et de romance
dant, la différence entre pièce essentielle du puz- - pour nous éloigner des
l’Ethan qu’il a rencontré il zle. La dynamique du duo films plus sérieux que
y a de nombreuses an- Ilsa/Ethan, qui alterne nous avions faits avant
nées et l’Ethan auquel il a entre confrontation et celui-ci, ROGUE NATION
affaire aujourd’hui, c’est proximité, s’était trans- et FALLOUT”, explique
qu’il a beaucoup gagné formée, à la fin du film, en Christopher McQuarrie.
en maturité. Malgré cela, véritable connexion. L’actrice affirme que
il a toujours la droiture en Cependant, Christopher parmi les trois volets de
ligne de mire, coûte que McQuarrie, Tom Cruise et la franchise dans lesquels
coûte » poursuit-il. Rebecca Ferguson ont elle a joué jusqu’à pré-
“Eugene Kittridge est un tous trois refusé catégo- sent, c’est dans MISSION :
personnage antagoniste riquement de laisser la IMPOSSIBLE - DEAD
à part entière”, explique relation entre Ilsa et RECKONING PARTIE 1
Christopher McQuarrie. Ethan glisser dans le cli- qu’elle a réalisé ses sé-
“Mais ce n’est pas un vrai ché amoureux qui a trop quences d’action les plus
méchant. C’est plutôt un souvent desservi le genre marquantes. ‘Quel est
homme qui a des priori- de l’espionnage par le l’intérêt si l’on ne fait pas
tés différentes de celles passé. “Je n’ai jamais de cascades soi-même ?
de Hunt, et c’est là que le voulu qu’Ilsa éveille un L’une des raisons pour
conflit survient. Dans quelconque intérêt lesquelles j’aime telle-
d’autres circonstances, ils amoureux pour Ethan”, ment travailler pour cette
seraient du même côté. explique Christopher franchise, ce sont les en-
La différence c’est qu’Eu- McQuarrie. traînements », dit-elle.
gene Kittridge représente “Pendant des années, ‘J’aime particulièrement
les intérêts de son propre nous avons parlé de leur le fait que l’on ne sache
pays et Ethan ceux du relation parce qu’elle est jamais quel type de pré-
monde entier”. très complexe”, ajoute paration physique on va
On retrouve une autre Rebecca Ferguson. “Ces nous demander : du com-
143
INTERVIEWS CINÉ “MISSION IMPOSSIBLE”
papier », explique Tom
Cruise. ‘Mais émotionnel-
lement, on ne peut pas
oublier le passé. » C’est
sur ces questions philo-
sophiques que Tom
Cruise et Christopher
McQuarrie se sont lon-
guement penchés
lorsqu’ils ont élaboré
l’histoire de MISSION : IM-
POSSIBLE - DEAD
RECKONING PARTIE 1 et
sa suite, MISSION : IM-
POSSIBLE - DEAD
RECKONING PARTIE 2 ti-
bat au couteau, du com- soi une réflexion sur l’IMF
rant un fil conducteur du
bat à l’arme à feu, des dans son ensemble’.
début de la franchise à
arts martiaux ou peut- En d’autres termes, la
cet ultime épisode explo-
être même du combat à plus grande réussite de
sif.
l’épée – j’y ai eu droit MISSION : IMPOSSIBLE -
‘Ici, on mythifie l’Impossi-
dans ce film ! » DEAD RECKONING PAR-
ble Mission Force’, ex-
Rebecca Ferguson assure TIE 1 est sans doute la
plique Tom Cruise. ‘Et
que ce volet s’immisce façon dont le film par-
vous verrez comment
dans des émotions plus vient à se tourner vers
cela se reflète dans la re-
profondes. ‘Les person- l’avenir sans jamais ou-
lation qu’Ethan entretient
nages font face à des blier le passé. ‘C’est l’idée
à la fois avec Gabriel (son
problèmes personnels, et principale du film. Nous
nouvel adversaire) et
le film explore leur côté le voulions incorporer ce
avec le passé.’
plus sombre », explique- que nous avons fait
t-elle. jusque-là et ainsi englo-
Marc Sessego
Tom Cruise acquiesce. ber toute la franchise’, ex-
‘Sur le plan émotionnel, plique Tom Cruise.
Sincères remerciements à
les enjeux sont plus im- ‘En fin de compte, pour-
Alexis Rubinowicz pour
portants que jamais. suit l’acteur, ce chapitre
nous avoir fourni ces in-
Grâce à cette histoire, on de l’histoire d’Ethan Hunt
terviews.
se rend compte que nos et de son équipe était
vies entières dépendent inévitable. Peu importent
de nos choix. Dans ce vos intentions, vos actes
film, nous pouvons ap- auront toujours des
profondir ce que signifie conséquences. Ethan est
réellement l’adhésion à un fantôme. Il peut deve-
l’IMF, cette notion de ‘si nir quelqu’un d’autre. Et
vous choisissez d’accep- toute l’équipe de l’IMF vit
ter’ la mission. Les per- une existence très fanto-
sonnages ont le choix ; et matique : son passé peut
finalement, la façon dont être effacé, elle peut réin-
vous rejoignez l’Impossi- venter le présent dans
ble Mission Force est en l’avenir. En tout cas sur le

144
REALITY

“IREALITY”
Interview réalisatrice
Tina Satter
jet impossible. Mais ce
SFMAG : Pourquoi cette n’était pas à cause de la
histoire vous a-t-elle inté- transcription, pour moi la
ressée ? transcription vous donne

INTERVIEWS CINÉ
TS : Les faits se sont dé- beaucoup. L’un des défis
roulés le 3 juin 2017, avec une transcription
quand démarre le film. adaptée en film réside
Quand l’histoire de Rea- dans le fait que souvent
lity est arrivée dans les in- quand vous tournez, vous
formations aux USA, ça montez et les choses ne
n’a pas été une grande fonctionnent pas comme
annonce et moi-même vous pensez donc vous
n’y ai pas prêté beaucoup devez vous y prendre
d’attention. Personne d’une autre façon. Je ne
sont déroulés, le fait que voulais pas changer la
d’autre d’ailleurs. Son l’interrogatoire se fasse
nom était intrigant, car transcription, un des élé-
dans une pièce à l’arrière ments importants est
en anglais ce nom n’est de la maison. J’étais très
pas habituellement un qu’ils se déroulent dans
curieuse de pouvoir en l’ordre où ils se sont dé-
prénom. Ce n’est que dix faire quelque chose.
mois plus tard, en dé- roulés. Parfois vous vous
cembre 2017 que j’ai pu dites « ça ne fonctionne
SFMAG : Au départ, c’est pas », « peut-on changer
lire un article beaucoup une pièce de théâtre que
plus long sur lequel je cette scène et la mettre
vous avez écrite ? là ? », mais nous ne pou-
suis tombée en ligne TS : La pièce de théâtre
dans un magazine New- vions pas faire ça. Il fallait
est la transcription, donc changer les plans
Yorkais. Reality, cette chaque mot de la trans-
femme, est vraiment fas- ou modifier la musique
cription sur scène. pour que ça fonctionne.
cinante. L’article avait
même un lien sur le jour Je ne pense pas que la
SFMAG : Est-ce compli- transcription était plus
de la visite du FBI à son qué avec à la base une
domicile et vous amenait difficile, je pense qu’au
transcription, de le met- contraire ça avait un côté
sur la transcription que tre sous forme de pièce
vous pouviez lire en PDF. naturel et excitant.
puis sous la forme d’un
En lisant, je me suis dit film ?
que c’était fascinant. SFMAG : En fait nous
TS : C’était un défi avons deux environne-
Cette fille qui affronte les comme n’importe quoi
gars du FBI, on parle d’un ments, dehors où elle
que vous fassiez. Faire rencontre le FBI et puis
chat, on a vraiment l’im- une pièce est difficile,
pression de lire un thriller. dans cette pièce qui res-
réaliser un film est dur et semble à une buanderie
Je l’ai lu la première fois que cela fonctionne de la
sachant qu’elle était en Comment avez-vous fait
façon que vous voulez pour construire la tension
prison. Je me demandais est difficile. Chacun a ses
comment tout cela est-il pour la pousser dans ses
propres défis. Toutefois à retranchements jusqu’à
arrivé ? La manière aussi de nombreuses reprises,
dont les événements se ce qu’elle craque ?
cela semblait être un pro-
145
“IREALITY”
TS : C’est un peu la danse plique, elle pourrait sortir
du film. Au départ ils la de la pièce et prendre
gardent à l’extérieur, il y a une arme. Elle écoute tel
déjà là une certaine ten- un renard pour savoir ce
sion au sein même de la qu’ils disent exactement.
transcription. On pense Je pense que ça donne
qu’il va y avoir une petite une super énergie, même
discussion et que ça va quand nous tournions
INTERVIEWS CINÉ

très vite s’arrêter, car ils avec cinq caméras et


auront toutes les infos qu’ils parlent à un acteur
qu’ils voulaient. Mais malgré toute l’équipe, je
l’idée est qu’ils vont en- quelque chose sur le fait pense que c’est ce qui
trer dans la maison, ils de prendre une Améri- fonctionne. Quand l’inter-
vont le faire alors qu’elle caine, surtout de la façon rogatoire s’est vraiment
leur dit qu’elle n’aime pas dont est montrée Reality. passé, la tension était
particulièrement cette Sydney a tout de suite énorme. Donc ils essaient
pièce. Techniquement à compris le personnage, d’amener cela dans leur
ce moment-là nous avons elle a vraiment été un performance. Une écoute
dû faire beaucoup de choix excitant une fois très, très active.
préparation avec le DP que nous avons su qu’elle
(directeur de la photo, était intéressée au projet. SFMAG : L’avez vous
NDLR). Comment utiliser En plus, c’est un rôle tel- tourné en studio ou dans
la pièce ? Nous gardions lement différent pour elle une maison ?
le fait qu’elle est coincée et je pense que pour les TS : La seule chose en
dans cette pièce, tout en États-Unis, la choisir est studio est ce que nous
pouvant changer les vraiment une surprise. avons tourné dans son
plans et donc le visuel. Reality elle-même est bureau de la NSA (Natio-
Mais je voulais vraiment vraiment une lanceuse nal Security Agency,
garder cette pièce vide, d’alerte surprenante. ndlr). Les deux autres
toute blanche, et cela de- sont deux maisons. La
vient une chose angois- SFMAG : Comment avez- maison de briques, qui
sante en soi, je voulais vous gardé la sponta- ressemble d’ailleurs
donc garder cette vérité- néité des acteurs beaucoup à celle de Rea-
là et utiliser la caméra, vis-à-vis de la caméra ? lity, qui était à Augusta
faire une chorégraphie. TS : En fait j’ai beaucoup en Géorgie, nous l’avons
parlé avec les trois ac- tourné à Staten Island,
SFMAG : Pourquoi vous teurs, la roue fonctionne New York. La pièce
parler du cast, Sydney en et ce sont tous de très blanche était dans une
particulier ? bons acteurs. Je pense autre maison, car nous ne
TS : Sydney est très, très que c’est toujours impor- trouvions pas la maison
bonne, nous avons beau- tant dans les films et qui pouvait tout nous of-
coup parlé. Reality est celui-là en particulier. Ces frir. Il nous fallait les
allée chez les militaires et trois personnes ce jour-là bonnes dimensions et ça,
c’est une athlète. Je re- écoutent attentivement c’était délicat. Il fallait
gardais Sydney prendre comme des dingues. que nous ayons l’impres-
certaines postures. Nous Reality pourrait dire sion que c’est petit tout
n’étions d’ailleurs pas quelque chose à un mo- en étant assez grand
obligés de prendre une ment donné qui l’im- pour pouvoir y tourner. Et
Américaine, mais il y avait honnêtement le DP aurait
146
“IREALITY”
adoré que nous puissions triste de les voir partir.
construire la pièce Soi vous avez des perfor-
blanche en studio. Mais mances que vous aimez
nous n’avions pas le bud- beaucoup, ou certaines
get. La maison de la sections de la transcrip-
pièce blanche est à Yon- tion qui ne fonctionnent
kers Park. pas, et c’est fou de pen-
ser qu’avec le montage

INTERVIEWS CINÉ
SFMAG : Quel a été le actuel elles étaient pré-
plus gros challenge sur le sentes. Il y eut plusieurs
film ? versions, plusieurs mon-
tages du film. Vous savez
TS : Nous avons tourné tension, tous les tests vous voulez toujours faire
très vite, nous n’avons eu pour savoir où précisé- des petits arrangements
que 16 jours de tournage, ment mettre la musique. ici et là.
et ça, c’est très rapide. Je crois que le montage
Ça, c’était notre plus est sensationnel. SFMAG : En conclusion,
grand challenge qui a on ne joue pas avec le
vraiment été dicté par le SFMAG : Quelle fut la sé- FBI.
budget. Puis Sydney quence la plus difficile ? TS : Absolument, on ne
avait un planning très ré- TS : Quand elle révèle ce joue pas avec le FBI.
duit, car nous devions la qu’elle a fait. Elle a déjà
laisser partir rapidement. admis ce qu’elle a fait et
Nous avons travaillé telle- nous voulons garder la Propos recueillis par
ment vite. Il a fallu vrai- tension jusqu’au bout Marc Sessego
ment planifier et dans la pièce. Et ils lui de- le 27 juin 2023
exécuter. mandent « Y a-t-il autre .
chose » et elle leur ré- Sincères remerciements à
SFMAG : Pour garder la pond « Je suis allée sur Tina Satter ainsi qu’Aude
tension, le montage a-t-il ce browser » et c’est là où Dobuzinskis et Jean
été difficile ? on voit vraiment qui est François Gaye de
son personnage. À ce l’agence Dark Star pour
TS : J’ai travaillé avec moment-là il y a un côté l’avoir organisée.
deux monteurs et la prin- presque « fantaisie »,
cipale est Jennifer Vec- nous avons changé la lu-
chiaello. Elle a été mière et c’était dur de
incroyable, j’étais avec changer d’ambiance, de
elle plan par plan et elle passer du réalisme à la
est excellente. Ce qu’elle fantaisie. Et aussi quand
a fait est énorme. Regar- elle dit que ce qu’elle a
der un monteur travailler fait n’est pas bon du tout.
et trouver les bons points
pour la tension, trouver SFMAG : Êtes-vous satis-
aussi les petites choses faite du montage ou y a-
dans la performance de t-il des plans que vous ne
Sydney. Puis nous y vouliez pas couper ?
avons inséré la musique, TS : Oui il y avait des
car je ne voulais pas juste choses très bonnes, mais
de la musique pour la il fallait les couper. C’était
147
INTERVIEWS CINÉ “OPPENHEIMER” OPPENHEIMER

J. Robert
Oppenheimer
Cillian Murphy
Pour incarner le père de
la bombe atomique,
Christopher Nolan a en-
gagé un acteur à l’affiche
de cinq de ses films pré-
cédents (la trilogie DARK
KNIGHT, INCEPTION,
DUNKERQUE), mais ja-
mais dans un rôle princi- cettes de ton talent et qui que j’ai vécu une formi-
pal : Cillian Murphy, grand t’obligera à te remettre dable expérience profes-
comédien irlandais qui se en question comme tu ne sionnelle. Depuis, je me
produit sur scène, au ci- l’as jamais fait”. Il était suis toujours dit que si
néma et à la télévision et prêt à relever le défi. Christopher Nolan me
qu’on a vu dans 28 C’était un rêve qui se proposait un projet,
JOURS PLUS TARD, concrétisait pour lui quelle que soit l’impor-
SANS UN BRUIT 2 et la comme pour moi ». Pour tance du rôle, je répon-
série anglaise Peaky Blin- Murphy, l’appel télépho- drais présent. Mais je ne
ders. « J’ai eu la chance nique de Nolan reste un m’attendais pas à ce qu’il
de travailler avec de moment inoubliable. m’appelle pour me pro-
grands acteurs en début « Cela fait vingt ans que poser d’interpréter Op-
de carrière, à l’instar de je connais Chris, mais penheimer. Et il l’a fait !
Cillian », note Nolan. « La même à l’époque j’étais En raccrochant, j’étais
première fois que je l’ai un grand admirateur de abasourdi. Je me suis
dirigé, il était encore dé- son travail parce que senti très chanceux. Et
butant, mais on voyait j’avais vu MEMENTO et puis, on s’est mis au tra-
bien qu’il avait énormé- INSOMNIA », relate l’ac- vail ». Le défi, en accep-
ment de talent et on a teur qui a fait la connais- tant un rôle pareil,
noué une vraie proximité sance de Nolan en consistait à se montrer à
amicale, professionnelle passant une audition la hauteur de la formida-
et artistique. Du coup, je pour le rôle de Bruce ble intelligence du physi-
cherche constamment le Wayne – finalement dé- cien et de ses conflits
moyen d’offrir un rôle à croché par Christian Bale éthiques. « On cherchait
Cillian. Et c’était merveil- – dans BATMAN BEGINS. à restituer la complexité
leux de pouvoir décro- « Pouvoir rencontrer d’Oppenheimer qui était
cher mon téléphone et Chris pour ce projet – tout sauf un homme sim-
de lui dire “Ça y est, cette même si c’était absurde ple », note Murphy.
fois, j’ai trouvé un projet de penser que je pouvais « D’ailleurs, la simplicité
où tu peux jouer le rôle jouer Batman ! – comp- ne caractérise aucun des
principal. Tu vas camper tait beaucoup à mes personnages du film.
un personnage qui met- yeux. Mais c’est à partir Posséder une telle intelli-
tra à profit toutes les fa- de là que j’ai obtenu le gence peut être encom-
rôle de l’Épouvantail et brant : ces gens-là
148
INTERVIEWS CINÉ “OPPENHEIMER”
évoluent dans de tout au- faire ressortir l’humanité,
tres sphères que nous, car c’est ce qu’il y a de
simples mortels, et cela plus important pour le
s’accompagne de diffi- film. C’est une histoire
cultés dans leur vie pri- d’une grande richesse
vée et de thématique, mais racon-
questionnements d’ordre tée de manière très hu-
moral. C’était la com- maine. Le film n’est pas
plexité du projet : il fallait un cours d’histoire, il ne
évoquer le périple se veut ni didactique ni
éthique d’Oppenheimer normatif, et il n’assène
qui cherche constam- pas au spectateur “voilà
ment à passer entre les ce que vous devez en re-
gouttes tant qu’il colla- tenir”. Mais, bien évidem-
bore au Projet Manhat- tion et l’interprétation du ment, les gens peuvent
tan, et puis, par la suite, personnage ». Murphy a faire des parallèles et ré-
parler de ses prises de consulté le célèbre physi- fléchir aux événements
position par rapport à la cien Kip Thorne pour actuels avec inquiétude.
politique nucléaire de mieux cerner son do- Les films qui suscitent la
l’après-guerre et montrer maine d’expertise et le réflexion font partie inté-
que ses changements de concept de fission. grante du paysage ciné-
point de vue l’ont mis en Mais il n’a pas cherché à matographique et je
porte-à-faux avec d’au- tout prix à comprendre trouve que Chris s’y
tres personnes ». Pour se l’intégralité des notions prend toujours de ma-
préparer au rôle, Murphy scientifiques et philoso- nière captivante et auda-
a lu American Prome- phiques complexes cieuse ».
theus et d’autres ou- qu’Oppenheimer maniait
vrages et a visionné des facilement. Kitty
heures d’images d’ar- « La plupart des gens ne
chives de conférences et
Oppenheimer
réfléchissent pas à l’exis-
interviews d’Oppenhei- tence de l’homme, à la Emily Blunt
mer. Il a collaboré avec construction du monde Katherine « Kitty » Op-
Nolan et la chef costu- et à notre place dans penheimer, de son nom
mière Ellen Mirojnick l’univers comme le faisait de jeune fille Puening,
pour mettre au point le Oppenheimer – et n’en a était biologiste et bota-
style particulier de pas les capacités – et cer- niste et s’était déjà ma-
l’homme : son regard tainement pas à travers le riée à trois reprises avant
profond, sa posture, sa prisme de la mécanique de rencontrer Oppenhei-
pipe, son chapeau. « Je quantique, avec ses sub- mer lors d’une réception
n’ai pas cherché à imiter tilités et son appétence en plein air à San Fran-
Robert Oppenheimer », pour les paradoxes », in- cisco. Ils se sont mariés et
précise l’acteur. « Il s’agit dique l’acteur. « Du coup, ont eu deux enfants,
d’un Oppenheimer tiré de il aurait été vain que je Peter et Toni. À l’époque
l’homme que l’on décou- passe six mois à tenter de où le couple vivait à Los
vre dans les images d’ar- comprendre ces Alamos, la maternité ne
chives et du scénario de concepts. Je me suis rendait pas Kitty heu-
Chris. Il a fallu du temps contenté d’en cerner les reuse et celle-ci devait af-
pour parvenir à une syn- grandes lignes, puis d’en fronter la solitude et
thèse dans la représenta- l’alcoolisme. Emily Blunt
149
INTERVIEWS CINÉ “OPPENHEIMER”
s’est intéressée au rejet miliations, sa vulnérabi-
des conventions sociales lité. J’avais la possibilité
et des préjugés par Kitty. de m’en emparer et je
« Elle ne parle pas pour disposais de la liberté ar-
ne rien dire – elle tistique pour explorer
n’aborde que des sujets toutes ces facettes ».
sérieux », signale la co- Emily Blunt signale que
médienne. « Elle est com- Murphy et elle ont vite re-
plexe, lunatique, et trouvé leur complicité : ils
charmeuse tout à la fois. avaient partagé l’affiche
Ce qui m’a vraiment atti- de SANS UN BRUIT 2,
rée chez elle, c’est qu’elle peu de temps aupara-
refusait de se conformer en souffrait. Et pourtant, vant, où leurs person-
aux stéréotypes de la elle avait foi en Robert, nages étaient très
femme idéale de elle l’adulait, elle le soute- proches et affrontaient
l’époque qui imposaient nait, et elle était sa plus des démons d’un tout
de se marier, d’avoir des grande partisane ». Si autre genre.
enfants, d’accompagner Emily Blunt s’est plongée « C’est la deuxième fois
son mari et de ne pas dans American Prome- que je tourne avec Cillian,
avoir droit à plus que ça. theus pour cerner Kitty, le et comme on avait déjà
Elle avait un côté rebelle scénario et le style de travaillé ensemble, on
et antisystème d’une in- mise en scène de Nolan s’entend très bien et on
croyable modernité. Car il lui ont suffi pour trouver se fait facilement
faut bien voir qu’Oppen- le personnage. « Chris a confiance », confie l’ac-
heimer était son qua- écrit un personnage ma- trice. « C’était très simple
trième mari et qu’elle gnifique qui ne deman- de jouer un couple aussi
n’avait que 29 ans quand dait qu’à être exploré », soudé et complice sur le
elle l’a rencontré ! Je crois dit-elle. « Kitty était par- plan intellectuel. Pouvoir
qu’elle voulait vivre à sa faitement incarnée dès le donner la réplique à Cil-
façon. Mais j’ai vraiment scénario. Il y avait lian – sous les traits d’un
le sentiment qu’elle avait quelque chose de colos- homme humble qui est
trouvé son alter ego intel- sal chez elle. Chris vous animé des meilleures in-
lectuel chez Robert Op- donne une grande liberté tentions dans ses re-
penheimer. Elle avait pour explorer les fragili- cherches – a été une
beaucoup de respect tés du personnage. expérience extraordi-
pour lui. Elle était sa Quand on campe une naire ».
confidente et sa plus femme en proie aux
grande alliée lorsqu’il changements d’humeur Leslie Groves
s’agissait de prendre des intempestifs, à l’agressi-
décisions importantes. Il vité ou à la dureté, j’es- Matt Damon
se reposait énormément saie de comprendre ce
sur elle et ses opinions que cela cache et d’où Déterminé, offensif et
comptaient beaucoup à vient ce tempérament, et animé par le sens du de-
ses yeux. Elle était elle- je vois si on peut jouer voir, Leslie Groves, Jr.
même scientifique et elle sur d’autres paramètres était un éminent et res-
était le parfait exemple pour que la colère ne pectable officier, appar-
d’une femme de cette prenne pas toute la place. tenant au Corps des
époque dont l’esprit bril- On pouvait aussi expri- Ingénieurs de l’armée
lant a été gâché – et elle mer ses blessures, ses hu- américaine. Alors qu’il ve-

150
INTERVIEWS CINÉ “OPPENHEIMER”
nait de superviser la
construction du Penta-
gone, il s’est vu confier la
mission de diriger le Pro-
jet Manhattan. Malgré ses
différends politiques avec
Oppenheimer, et leurs ca-
ractères diamétralement
opposés, le conservateur
et pragmatique Groves a
aussitôt été conquis par même un petit côté fan- connaissais aussi facile-
le génie d’Oppenheimer faron, mais à qui on a im- ment chez ces hommes –
et sa dimension vision- médiatement envie de des scientifiques en l’oc-
naire : il l’a engagé, faire confiance. Matt cor- currence – qui voulaient
contre l’avis de son en- respondait parfaitement savoir s’ils pouvaient ten-
tourage, pour participer à au rôle. Il a insufflé beau- ter une expérience qui
la mission. Groves a lar- coup de chaleur et d’hu- n’avait jamais été menée
gement contribué à la fa- mour au rôle, et la auparavant. Il y a cette in-
brication de la bombe relation entre Cillian et lui croyable curiosité instinc-
atomique, et notamment est très jouissive. » Si le tive chez l’être humain,
en ne cessant jamais de projet a séduit Damon, cette fascination et cette
croire en Oppenheimer, c’est parce qu’il lui offrait volonté jusqu’au-boutiste
alors qu’on soupçonnait la possibilité de remonter de voir ce qu’on peut ap-
le scientifique de sympa- aux origines du monde prendre et d’en explorer
thies procommunistes. qu’il a toujours connu, les conséquences. Et
Pour camper le lieute- issu des retombées du puis, il y a l’idéalisme – ou
nant-général, les auteurs Projet Manhattan. « Je la candeur – de certains
ont fait appel à Matt suis un enfant de la de ces scientifiques. Op-
Damon (oscarisé pour guerre froide », relate-t-il. penheimer croyait vrai-
l’écriture du scénario de « Les conséquences de ment que cette invention
WILL HUNTING) qui, cet épisode historique permettrait de mettre fin
cette année, a décroché ont accompagné mon à toutes les guerres. Et
une nouvelle nomination enfance. J’ai donc tou- pourtant, je vis avec cette
à l’Oscar pour AIR qu’il a jours envisagé cet événe- épée de Damoclès de-
également produit aux ment sous cet angle. Ce puis toujours et on ne
côtés de son ami Ben Af- qui m’intéressait, c’était pense sans doute plus
fleck. « Les rapports de tenter de comprendre suffisamment à cette me-
entre Oppenheimer et le fonctionnement intel- nace. C’est donc, sans le
Groves sont jubilatoires », lectuel de ces scienti- moindre doute, l’un des
souligne Emma Thomas. fiques, les enjeux qu’ils épisodes les plus impor-
« Comme l’essentiel du devaient affronter et les tants de notre époque ».
film est raconté du point décisions terribles qu’ils Pour incarner le rôle,
de vue d’Oppenheimer, avaient à prendre. Mais Damon s’est concentré
on avait besoin d’un ac- leurs recherches se mê- sur les principales fa-
teur, pour Groves, qui sé- lent aussi de considéra- cettes de la personnalité
duit immédiatement le tions politiques et de Groves. « Groves avait
spectateur, qui dégage morales et d’ambitions un ego démesuré et
cette assurance qu’ont personnelles. Je me re- n’était guère apprécié »,
les stars de cinéma, et
151
INTERVIEWS CINÉ “OPPENHEIMER”
raconte Damon. « Mais entre deux hommes en-
Oppenheimer l’aimait têtés, extrêmement am-
bien. Ils avaient une cer- bitieux et, chacun à leur
taine estime l’un pour façon, profondément pa-
l’autre. Groves n’a jamais triote. D’un côté, Strauss
douté d’Oppenheimer ni venait du sud, il était très
de ses motivations. pratiquant, conservateur
Groves était extrême- sur le plan idéologique et
ment fier de cet exploit anticommuniste primaire,
technologique et de la et étant donné qu’il
portée scientifique de n’avait pas fait d’études
leurs recherches. Il ne se et des gens, qui viennent supérieures, il manquait
posait pas trop de ques- d’univers différents et qui de confiance en lui sur le
tions. Il s’était engagé à ont des ambitions diffé- plan intellectuel. De l’au-
remplir sa mission et il rentes, qui se retrouvent tre, Oppenheimer était
voulait seulement la à collaborer tous ensem- originaire du nord-est du
mener à bien. C’était fas- ble. Il y a aussi des es- pays, il était naturelle-
cinant d’interpréter un poirs et des rêves. On ment brillant et avait fait
type qui avait autant de nous pousse, tous en- ses études dans les meil-
certitudes, qui était aussi semble, à faire ce qu’on leures écoles, il était pro-
déterminé, et qui était ex- sait faire de mieux. Il y a gressiste et avait des
trêmement intelligent, pas mal de tensions, de idées de gauche. Pour
mais soudain entouré de frictions, mais aussi de Strauss, Nolan et Emma
génies qui évoluaient fission et de fusion ! Thomas ont contacté un
dans d’autres sphères – Grâce à ces points com- acteur avec qui ils souhai-
des génies qui parta- muns, les acteurs ont pu taient travailler depuis
geaient la même ambi- facilement comprendre longtemps : Robert Dow-
tion que lui, mais qui se ce que vivaient nos per- ney Jr., inoubliable Iron
posaient plus de ques- sonnages ». Man et deux fois nommé
tions sur l’objet de leurs à l’Oscar (pour CHAPLIN
recherches et sur leurs Lewis Strauss en 1992 et TONNERRE
conséquences poten- SOUS LES TROPIQUES
tielles ». Damon n’a pas Robert Downey Jr. en 2009). Downey Jr. a
eu trop de mal à s’appro- reçu cette proposition à
prier le personnage et à En 1947, Strauss a fait un moment où il voulait
se plonger dans l’environ- partie des fondateurs de être plus sélectif dans ses
nement stressant du Pro- la Commission pour rôles après avoir incarné
jet Manhattan. Même si l’Énergie atomique et a à plusieurs reprises l’un
les enjeux de la fabrica- joué un rôle déterminant des héros du Marvel Ci-
tion de la première arme dans la politique nu- nematic Universe. « Je
nucléaire sont largement cléaire américaine de faisais une pause d’une
plus élevés, les rapports l’après-guerre. Oppenhei- année avant la pandémie,
entre les scientifiques et mer a rencontré Strauss en reprenant mes
les militaires ne sont pas cette même année, alors marques auprès de mes
si éloignés de ceux d’une que celui-ci était adminis- proches et en vaquant à
équipe de tournage. « Il y trateur de l’Institute of d’autres activités parce
a pas mal de points com- Advanced Study de Prin- que j’avais enchaîné les
muns avec notre métier », ceton. C’est ainsi qu’est tournages sans arrêt »,
dit-il. « Il y a des tensions née une relation tendue note Downey Jr. qui a ré-
152
INTERVIEWS CINÉ “OPPENHEIMER”
cemment produit le do-
cumentaire Sr, autour de
son regretté père, Robert
Downey Sr, cinéaste ex-
périmental renommé, et
de leur relation. « Mais
c’était un projet de Chris-
topher Nolan qui parlait
d’un sujet qui lui tenait à
cœur. Le casting réunis-
sait des acteurs qui peu-
vent se permettre de nait les Russes de détenir sonnage. Je crois que
choisir leurs films. Et au des armes atomiques et Chris s’est demandé si
moment où on a entamé qu’il militait pour des es- j’allais me laisser repous-
le tournage, les événe- sais de la bombe H, aux- ser les cheveux. Mais je
ments géopolitiques ont quels Oppenheimer n’aurais jamais fait une
donné à ce film la force s’était opposé, Strauss a chose pareille. En re-
d’une métaphore très ac- poursuivi dans sa voie, vanche, j’ai longtemps
tuelle. Je n’ai donc pas convaincu que cela pour- porté une casquette de
hésité ». Plus l’acteur se rait sauver des vies hu- baseball après le tour-
documentait sur Strauss, maines, tout comme les nage ».
plus il le considérait fusées de proximité
comme un personnage avaient sauvé des vies. Jean Tatlock
complexe dont les ran- Certes, Strauss est le sale
cœurs en apparence type du film. Mais sa lo-
Florence Pugh
mesquines à l’égard gique n’est pas binaire et
d’Oppenheimer avaient on ne peut pas le résu- Jean Tatlock était une in-
leur part de légitimité – mer à un homme déter- tellectuelle introvertie,
du moins dans le miné à gagner et à faire sensuelle et hostile à tout
contexte historique de perdre son ennemi. À un dogmatisme, mais sujette
l’époque. « J’ai un exem- moment donné, on arrive à la mélancolie. Après
ple en tête », note Dow- à se dire qu’à certains des études à Stanford,
ney Jr. « Les enjeux de la égards, il avait raison ». elle est devenue psychia-
guerre du Pacifique Quant à la coupe de che- tre et a entretenu une liai-
étaient décisifs. Nos tor- veux exigée par les be- son aussi passionnée que
pilles n’explosaient pas à soins du rôle, Downey Jr tourmentée avec J. Ro-
la bonne distance de n’a pas hésité une se- bert Oppenheimer. Pour
leurs cibles. Strauss sa- conde. « Ce qui m’a le rôle, les auteurs ont
vait que les fusées de amusé quand on m’a rasé sollicité Florence Pugh
proximité seraient utiles les cheveux, c’est que la qui s’est imposée comme
au combat, et grâce à sa coupe m’a rappelé mon l’une des jeunes actrices
pugnacité et à ses rela- père, ce qui n’est jamais hollywoodiennes les plus
tions très haut placées, il désagréable, même si ma brillantes de sa généra-
a contribué à mettre fin à femme, qui est d’une pa- tion grâce à ses presta-
la guerre. Mais a-t-on dit tience à toute épreuve, a tions dans BLACK
par la suite que Strauss pu avoir un aperçu de ce WIDOW, MIDSOMMAR
avait réussi un tel ex- qui m’attend », s’amuse le d’Ari Aster et LES FILLES
ploit ? Pas du tout. Plus comédien. « Mais c’était DU DOCTEUR MARCH
tard, alors qu’il soupçon- ce qui convenait au per- de Greta Gerwig (nomi-

153
INTERVIEWS CINÉ “OPPENHEIMER”
BOR de Michael Bay et
un ranger dans LA
CHUTE DU FAUCON
NOIR de Ridley Scott. De
retour devant la caméra
après une pause consa-
crée à s’occuper de ses
enfants, Hartnett réinves-
tit le genre, quoiqu’à tra-
vers un type de
personnage différent.
« Je connaissais un peu le
nation à l’Oscar). Elle a ment la situation et elle parcours d’Oppenheimer,
accepté le rôle parce se sent dans son élé- mais pas celui de Law-
qu’elle voulait travailler ment », reprend l’actrice. rence et je ne connaissais
avec un réalisateur qu’elle « Incarner une femme qui rien au rôle décisif qu’il a
admirait. « Tout d’abord, a un tel pouvoir, sans joué dans la création
il s’agit d’un film de Chris- même parler des autres d’armes nucléaires qui, au
topher Nolan », explique aspects complexes de sa XXIe siècle, constituent
Florence Pugh, « et en- personnalité, et un véritable dilemme »,
suite, il est interprété par construire ses rapports déclare Hartnett. « C’est
un comédien extraordi- avec Oppenheimer en une figure historique ma-
naire. Je suis le travail de collaboration avec Chris jeure du XXe siècle dont
Cillian Murphy et je vou- et Cillian, était en soi une j’ignorais tout. Il a mis au
lais travailler avec lui de- expérience galvanisante point le cyclotron, déve-
puis longtemps. Il et constamment passion- loppé le concept de mé-
faudrait être folle pour re- nante » gascience et a pour ainsi
fuser un tel projet. J’ai eu dire donné naissance à ce
l’impression de pratiquer Ernest Lawrence qu’on appelle aujourd’hui
une discipline sportive en le SuperCollider. Les tra-
compagnie des plus
Josh Hartnett vaux de cet homme ont
grands athlètes si bien été révolutionnaires ».
que l’expérience a été ex- Lorsque le physicien Er-
Hartnett s’est inspiré de
traordinaire ». Florence nest Lawrence et Oppen-
son grand-oncle, physi-
Pugh a apprécié de cam- heimer se sont
cien qui a participé au
per une très forte person- rencontrés, ils sont aussi-
programme spatial Ge-
nalité en butte aux tôt devenus amis – Op-
mini qui a envoyé des
conventions sociales de penheimer était séduit
Américains sur la lune –
l’époque qui rabaissaient par le tempérament so-
et l’acteur s’est docu-
les femmes et leur ro- ciable et extraverti de
menté sur Lawrence au-
gnaient les ailes. « Jean Lawrence. Pour camper
tant que possible. « Je
est sans filtre et elle sait le personnage, Nolan a
voulais surtout éviter
ce qu’elle veut, et per- choisi Josh Hartnett, sou-
qu’on ait le sentiment
sonne ne lui en a jamais vent à l’affiche de grosses
que Lawrence était un
fait payer le prix, et en- productions qui abordent
homme d’aujourd’hui, et
core moins Oppenhei- la dimension morale de la
je tenais, au contraire, à
mer », remarque Florence guerre et l’héroïsme mili-
ce qu’il soit ancré dans
Pugh. « Avec Oppenhei- taire : il a ainsi campé un
son époque », explique
mer, Jean contrôle totale- pilote dans PEARL HAR-
Hartnett. « Par chance, je
154
INTERVIEWS CINÉ “OPPENHEIMER”
suis originaire de la
même région que lui. Il a
fait ses études dans le
Minnesota, où j’ai moi-
même grandi, si bien que
je connais l’accent du
coin. Et le fait d’avoir
grandi dans une famille
de culture scientifique
m’a permis de compren-
dre un homme qui a bai- début du tournage, plu- Pour interpréter Bohr,
gné dans le milieu sieurs d’entre nous sé- Christopher Nolan a solli-
universitaire et à qui on journaient dans un cité l’un de ses plus fi-
avait laissé les coudées modeste hôtel qui se dèles collaborateurs,
franches pour aller très composait de petits bun- Kenneth Branagh : celui-
loin dans ses re- galows placés les uns à ci a campé le courageux
cherches ». Hartnett s’est côté des autres », relate commandant Bolton de
attaché à mettre en va- Hartnett. « Après le tra- DUNKERQUE et le re-
leur les aspects de la per- vail, on rentrait et on dî- doutable Andredi Sator
sonnalité de Lawrence nait tous ensemble. de TENET, et en 2021, il a
qui tranchait avec celle C’était très familial et très réalisé BELFAST qui lui a
d’Oppenheimer. « J’ai ap- différent des tournages valu l’Oscar du meilleur
pris que Lawrence était le actuels. Il y avait cette scénario original ainsi
genre de type qui aurait équipe très nombreuse qu’une nomination à l’Os-
parfaitement convenu, qui se retrouvait dans ce car du meilleur film et
aux yeux de la plupart tout petit endroit et qui une autre à l’Oscar du
des gens, pour prendre la travaillait dur pour tour- meilleur réalisateur.
direction du Projet Man- ner ce film extrêmement « C’était précieux de pou-
hattan », dit-il. « Il était important – et pourtant, voir s’appuyer sur une
sociable, il aimait les l’atmosphère était déten- documentation exis-
gens, il savait lever des due et agréable. C’est l’un tante », indique Branagh.
fonds – tout ce que, sin- des tournages les plus « Niels Bohr était un
cèrement, Oppenheimer agréables de ma car- grand scientifique qui
n’était pas. C’est ce qui rière ». avait remporté le prix
m’a permis d’enrichir Nobel. Il fait partie de
mon point de vue sur le Niels Bohr ceux qui ont provoqué le
personnage, car je ne passage de la physique
Kenneth Branagh traditionnelle à la phy-
voulais surtout pas inter-
préter Lawrence comme sique quantique – un
Prix Nobel de physique changement décisif qui a
une caricature de scienti-
en 1922, Niels Bohr était lui-même donné nais-
fique. C’est un être hu-
adulé par Oppenheimer sance à la bombe ato-
main qui se démarquait
et d’autres scientifiques mique, à l’énergie
nettement de ses col-
de sa génération pour nucléaire et à toutes ses
lègues scientifiques, et en
son étude de la structure conséquences. Il existe
particulier d’Oppenhei-
atomique et sa célèbre une documentation
mer ». Le tournage en dé-
interprétation de « l’école abondante le concernant.
cors naturels au
de Copenhague » de la On peut entendre sa voix
Nouveau-Mexique s’est
mécanique quantique. et voir à quoi il ressem-
révélé stimulant. « Au
155
INTERVIEWS CINÉ “OPPENHEIMER”
de choses qu’Oppenhei-
mer. Mais il était ravi que
ce soit Oppenheimer qui
rende publique l’inven-
tion de la bombe ato-
mique. Il était conscient
qu’Oppenheimer saurait
à la fois manier les
concepts scientifiques et
supporter les vicissitudes
d’une telle invention, car
– il en avait l’intuition –
elles étaient inévitables »
Branagh est toujours stu-
péfait par la capacité du
cinéaste à diriger ses ac-
teurs et ses collabora-
teurs dans des
productions aussi ambi-
tieuses, audacieuses et
mémorables. « C’est épa-
tant de travailler avec un
réalisateur aussi sponta-
nément sûr de lui, dans le
blait grâce aux images dre en traversant la rue, meilleur sens du terme »,
d’archives et il y a énor- mais son esprit était aussi confirme-tu il. « Chris pi-
mément de publications affûté que la lame d’un lote ses équipes avec une
à son sujet. Ce sont les rasoir ». Pour donner des formidable éthique pro-
détails qui m’ont le plus repères à Branagh, Nolan fessionnelle. Il est tou-
aidé. Bohr aimait le foot- a comparé la relation jours de bonne humeur, il
ball, par exemple. Son entre Bohr et Oppenhei- a un incroyable sens de
frère jouait pour l’équipe mer à de célèbres per- l’humour, il est bienveil-
nationale du Danemark sonnages d’une autre lant et à l’écoute de ses
et il était lui-même excel- époque vivant dans une acteurs. C’est un homme
lent footballeur. Il aimait galaxie à des années-lu- qui aime travailler en
les activités de plein air. mière de la nôtre. « Même équipe et c’est un leader
Quand il séjournait à Los si Oppenheimer ne l’a pas né. C’était merveilleux de
Alamos, il skiait. Il adorait forcément beaucoup fré- l’observer et de l’accom-
les westerns muets des quenté, Bohr comptait pagner »
années 1920. Et, d’après beaucoup à ses yeux »,
ceux qui le côtoyaient, il ajoute Branagh. « Chris Marc Sessego
était extrêmement dis- s’imaginait qu’il incarnait
trait. C’était un homme à une sorte d’ObiWan-Ke- Merci à Universal Pictures
l’esprit hors du commun nobi pour lui et que c’est International France pour
qui pouvait partir dans à travers ce prisme qu’il nous avoir obtenu ces in-
des discussions avec Ein- fallait envisager leur terviews.
stein et c’était aussi un proximité. D’une certaine
type très accessible. Il façon, Bohr était magi-
pouvait très bien se per- cien – il savait encore plus

Vous aimerez peut-être aussi