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Liza Kharoubi
Mars 2009
This text belongs to the theses series of sans papier, a collection of electronic pre-prints in
French and Francophone Studies at Cornell University.
de
Liza Kharoubi
Résumé
Dans le théâtre d’Harold Pinter, l’excentricité de l’espace littéraire – tout à la fois Alaska,
désert du Sahara, Méditerranée, île au Trésor ou tropicale, terrain de cricket, terrier, palaces
fantômes voire camps de concentration – contredit sans cesse le naturalisme de la scène. Les
paysages en filigranes que dessine le discours exilent le spectateur dans un « profond jadis »
innommable auquel il doit faire face. L’odyssée des spectres commence dès l’ouverture du
rideau et fait totalement disparaître le réalisme du décor ; la demeure qu’habitent tant bien que
mal les personnages échoue sur un rivage spectral et sauvage. Otage de cette hantise du
discours, le public assiste impuissant à la défiguration de l’humain. La violence d’un tel
théâtre se situe précisément dans cette oblitération esthétique du visage qui, pour Lévinas, est
l’expression même de l’injustice, et que nous nommons « poéthique ».
Sur l’auteur
Agrégée d’Études Anglophones en 2002, Liza Kharoubi a soutenu sa thèse de doctorat début
décembre 2007 à l’Université Paris-IV Sorbonne. Elle y a enseigné en tant qu’Attachée
Temporaire d’Enseignement et de Recherche pendant trois années à des étudiants de Licence
(Théâtre contemporain britannique et Philosophie). Elle a par la suite obtenu une bourse de
recherche BESSE à l’Université d’Oxford (Exeter College). Elle poursuit actuellement des
recherches postdoctorales à l’Université d’Auckland en Nouvelle-Zélande.
Contact
Email : lizakharoubi@hotmail.com
Source
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS IV
Discipline : Études Anglophones
présentée et soutenue publiquement par
Liza KHAROUBI
le 07 décembre 2007
Jury : Mmes et MM. les professeurs Nicole Boireau, Ann Lecercle, Colin Davis, Ronald
Shusterman.
1.1. Le terrier 44
1.1.1. Espace-minotaure 45
1.1.2. Inferno : l’Empire des Nains 51
Conclusion 449
Bibliographie 457
Index 467
La scène du théâtre d’Harold Pinter présente souvent l’intérieur meublé d’une maison au
premier abord tout à fait ordinaire - lits, tables, et chaises organisent un espace presque
étonnant de réalisme, tandis que les portes et les fenêtres suggèrent qu’il existe également un
monde extérieur. Tout indique le confort et chasse l’inquiétude claustrophobe d’un public
assis dans le noir. Pourtant, cette transparence du décor, sans fioriture esthétique ni anomalie
architecturale, donne une impression de vide. Il ne s’agit pas vraiment de minimalisme
délibéré, mais d’une froideur ambiante qui circule entre les meubles et accuse les distances
entre les quatre coins de la scène. Personne n’aimerait vivre dans une telle maison : ni celle de
The Room, ni celle de Landscape, ni celle d’Edward dans A Slight Ache ou celle d’Old Times
dont les pièces sont bizarrement symétriques. Malgré leur référence au réel, ces maisons
semblent s’éloigner et appartenir à d’autres espaces et d’autres temps que ceux du public. Plus
on les regarde de près, plus elles nous regardent de loin. Considéré dans son ensemble
d’ailleurs, le théâtre de Pinter ne dément pas ce malaise du décor puisque ces maisons, ou ces
« pièces », se répètent en série, comme dans une œuvre pop art, et leur reproduction les
déréalise au point de susciter une véritable hantise de la maison. Dans ce vide spectral qui
possède l’espace, les seuls objets qui paraissent avoir résisté au néant ont en général quatre
pieds : les tables, les chaises et les lits perdurent tandis que les personnages, qui n’en ont que
deux, sont parfois contraints de s’asseoir voire de disparaître. Le décor revient de loin - après
Beckett et la bombe atomique - et cependant on ne peut l’atteindre, se l’approprier, s’y
1
Canetti, Le Territoire de l’Homme : Réflexions 1942-1972. Paris : Albin Michel, 1978. p27.
Dans la lunette obscène, le visage monstrueux du décor apparaît comme par magie ; le salon
confortable n’était qu’un leurre pour la perception, naïve et misérable, qui a toujours besoin
de verres correcteurs. Comme l’œuvre de Dalì, la scène de théâtre obéit à ce mécanisme
swiftien qui consiste à changer de perspective pour être enfin capable de « voir » toutes les
choses fantastiques que l’œil rate : lilliputiens, géants de Brobdingnag, l’île volante des
érudits de Laputa, et enfin les sages Houynhnhms. Physiquement, le décor de Pinter n’a rien
d’un visage, d’abord parce que le visage dont on parle ne se donne pas directement dans la
perception. La seule lunette qui permet de le comprendre, c’est le langage philosophique ou
théâtral : les didascalies et le discours des personnages. Une fois qu’on a chaussé ces verres
dépolis que sont les mots, on peut contempler un visage, terrible et grimaçant comme celui
que décrit Elias Canetti – les lèvres cousues et les yeux tuméfiés, presque aveugles. On enlève
vite nos lunettes. Il en va ainsi de la violence sur la scène de Pinter ; comparé à d’autres
théâtres, plus explicitement engagés dans un combat socio-politique ou plus délibérément « In
1
Jean-Jacques Lecercle & Ronald Shusterman, L’Emprise des signes : Débat sur l’expérience littéraire. Paris :
Seuil, 2002. p235.
2
Lévinas, Totalité et Infini. pp162-190.
3
Canetti, Le Territoire de l’Homme. p25.
4
Shakespeare, King Lear. IV : 7, 53-54. p917.
5
Lévinas, L’Humanisme de l’Autre Homme. p7.
WAITER : When I was a boy my grandfather used to take me to the edge of the cliffs and
we’d look out to sea. He bought me a telescope. I don’t think they have telescopes any more. I
used to look through this telescope and sometimes I see a boat. The boat would grow bigger
through the telescopic lens. Sometimes I’d see people on the boat. A man, sometimes, and a
woman, or sometimes two men. The sea glistened.2
Il semblerait que Pinter lui-même voie ses personnages de loin quand il les crée - parfois un
homme et une femme, parfois deux hommes embarqués dans un drame. La lunette montre sa
propre écriture comme une Odyssée, comme un voyage en mer, et rappelle à distance la
recherche épique du sens chez Joyce et Proust. Lévinas, quant à lui, parle de l’ « Epos » de
l’écriture et de la métaphysique comme d’une odyssée3. L’éthique lévinassienne s’oppose en
effet à une vision « pédagogique » de la morale, voire à la morale tout court, qu’il dit
« naïve » - distinction capitale sur laquelle on reviendra. L’éthique devient l’épreuve
douloureuse du face-à-face avec autrui qui nous ordonne. La dimension épique redonne à ces
épreuves un sens insoutenable et « extraordinaire ». Ce que le serveur du restaurant dans
Celebration voit, ce sont avant tout des hommes et rien d’autre, hormis la surface de l’eau
chamarrée de lumière. L’objet du théâtre et de l’éthique est le même : non seulement on voit
des hommes mais on les approche. L’espace théâtral met le public et les personnages dans une
situation de proximité physique qui le distingue des autres œuvres littéraires. La lunette
grossit démesurément l’observation de l’homme au point qu’elle en devienne parfois une
1
Lévinas, Le Temps et l’Autre. p79.
2
Pinter, Celebration. p72.
3
Lévinas, Totalité et Infini. p75.
Cet état d’âme chaque fois que je me retrouve en face d’une représentation vraiment
humoristique, est la perplexité : je me sens comme tiraillé entre deux pôles ; j’aimerais bien
rire et je ris, mais mon rire est troublé, empêché par quelque chose qui se dégage de la
représentation elle-même.3
En ce sens, les pièces de Pinter sont vraiment « humoristiques » - mais cela ne prévient ni la
violence, ni la guerre ; l’humour, le rire sous cape, révèle justement la dague ou les
« canines », pour le dire avec Albert Cohen4, et l’urgence du « face-à-face ». L’humour
souligne souvent la tension explosive de la scène et l’imminence de la « guerre ». De façon
intéressante en ce qui nous concerne, Pirandello poursuit en attaquant toute vision « éthique »
de la représentation qui réduirait ce tiraillement à un malaise moral ou à un problème de
« valeurs », comme le fait son interlocuteur présumé Théodore Lipps dans son livre Le
Comique et l’humour. Le sentiment du contraire perturbe le discours comique amené à un
point de non retour par ce « je-ne-sais-quoi » de sérieux ; l’approche « morale » ou
« moralisante » de Lipps tend à effacer l’irruption du sérieux et sa cause, et à considérer
seulement l’effet psychologique ou quantitatif de ce qu’il appelle symptomatiquement, cette
« division » de l’âme. Pirandello interroge le moment où le comique s’éteint pour laisser place
à son contraire, le tragique :
1
Cf. The Dwarfs en ce qui concerne les nains - et pour les ogres, voir l’analyse de The Homecoming,
« Généalogie de la violence ».
2
Cf. Harold Pinter : Plays 2. Londres : Faber & Faber, pxi.
3
Pirandello, Ecrits sur le théâtre et la littérature. Paris : Denoël, 1968. p123.
4
Cf. Albert Cohen, Ô vous, frères humains. Paris : Gallimard, 1972. pp10-11.
Agōn, qui veut dire « combat », mais aussi « jeu » et « représentation théâtrale », dénote une
conception de l’interlocution fondée sur la lutte des participants, qui cherchent à imposer à
autrui leur image d’eux-mêmes, à lui imposer une place, voire à lui faire abandonner le champ
de bataille linguistique. La moindre pièce d’Harold Pinter donnera une idée de ce que peut être
l’agōn littéraire.2
La scène de Pinter s’occupe donc bien de ce que Lévinas appelle de façon récurrente, la
« guerre au sujet ». Il s’agit en effet d’exhiber l’égoïsme des personnages jusqu’à les anéantir,
comme Edward dans A Slight Ache ou Andy dans Moonlight. La « guerre » prend mille et une
formes sur cette scène qui finit par détruire sa propre création, à l’intérieur mais aussi en
dehors de l’interlocution entre les personnages. Le hors-scène désertique et nocturne, voire
tentateur, que l’on aperçoit par la fenêtre ou dans l’entrebâillement d’une porte, menace sans
cesse l’espace et ses personnages d’extinction. La scène paraît ainsi isolée en gros plan,
essentiellement séparée du dehors et du public. Le rôle de l’humour consiste également à
mesurer la distance qui nous sépare des personnages que le théâtre - comme la lunette - tente
d’approcher. En s’adressant au public, l’humour donne des repères pour évaluer la distance ou
le temps qui nous éloigne des personnages. L’hypothèse qu’on essaiera de démontrer dans
cette recherche consiste à défendre l’idée que la réalité figurée par la scène est éloignée non
dans l’espace, mais dans le temps ; la guerre qu’elle représente nous atteint toujours trop tard,
comme la brillance d’une étoile. La distance astronomique qui sépare le moi du public et
1
Pirandello, pp123-4.
2
Jean-Jacques Lecercle & Ronald Shusterman, p45.
Comprendre un auteur, cela ne veut pas dire partager la totalité de son intentionnalité et de ses
expériences vécues. Les déçus du langage désirent une union impossible, un échange qui serait
une identité. Ils accusent le langage de ne pas être de la télépathie. Il faudrait plutôt s’en
réjouir.3
Une telle vision de la scène, à des années-lumière de son public, proscrit toute approche
didactique qui ferait intervenir le public dans le jeu de la scène, et toute approche cathartique
basée sur l’identification avec les personnages. Elle ne permet pas non plus de considérer
l’éthique seulement comme un système de valeurs communes entre la scène et le public qui
appartiendraient au même monde, mais comme un face-à-face indiscret à travers une lunette,
presque un « viol ». Le Visage de Mae West de Dalì ressemble alors de plus en plus au tableau
de Magritte, Viol (1934) qui remplace les traits du visage de l’actrice par un corps de femme
nue ; le déplacement impossible des parties du corps féminins sur le visage suggère une
double nudité, celle du visage et celle du corps intime exposé au public. Dans la définition du
« face-à-face » qu’il élabore dans De l’existence à l’existant, Lévinas part de l’idée de nudité
de l’être comme retrait, comme un ailleurs ou un envers, exposé par surprise au regard de
1
Jean-Jacques Lecercle & Ronald Shusterman, p133.
2
Pinter, « Note sur Shakespeare » in Autre voix : Prose, poésie, politique. Paris : Buchet-Chastel, p16.
3
Jean-Jacques Lecercle & Ronald Shusterman, p133.
1
Lévinas, De l’existence à l’existant. p60.
2
Jean-Jacques Lecercle & Ronald Shusterman, p133.
Le face à face est une relation où le Moi se libère de sa limitation à soi – qu’ainsi il découvre -,
de sa réclusion en soi, d’une existence dont les aventures ne sont qu’une odyssée, c’est-à-dire
le retour dans une île.2
Le « face-à-face » au théâtre éclaire tous les jeux de masques et tous les stratagèmes, la
perfidie et les trahisons, qui permettent de se dérober à la responsabilité que la relation à
autrui implique. Le théâtre de Pinter révèle la violence des conflits dans lesquels certains
personnages disparaissent sans laisser de traces : Nick dans One for the road, Riley dans The
Room, Gus dans The Dumb Waiter, Charley dans Mountain Language par exemple. A
l’origine de l’éthique, il y a la guerre que la « politique » ne réussit pas toujours à éviter : du
moins, convient Lévinas, « La politique s’oppose à la morale, comme la philosophie à la
naïveté »3. La politique a donc plus de rapport avec ce que Lévinas entend par « éthique » ou
« philosophie » qu’elle n’en a avec la morale. La guerre, explique Lévinas, rend la morale
dérisoire et il nous faut ainsi considérer l’éthique autrement que comme une série de règles.
L’éthique ne constitue aucun jeu de langage, comme le soutenait d’ailleurs Wittgenstein, car
elle n’est pas un jeu mais un « mystère » qui donne à la vie son poids :
On conviendra aisément qu’il importe au plus haut point de savoir si l’on n’est pas dupe de la
morale. La lucidité – ouverture de l’esprit sur le vrai – ne consiste-t-elle pas à entrevoir la
possibilité de la guerre ? L’état de guerre suspend la morale ; il dépouille les institutions et les
obligations éternelles de leur éternité et, dès lors, annule dans le provisoire, les inconditionnels
impératifs.
Pinter partage l’antimoralisme lévinassien, qui ne déconstruit pas totalement l’idée du Bien et
du Mal, mais qui ne les renvoie pas non plus aux actions des hommes. Le Bien et le Mal
1
Lévinas, Totalité et Infini. p8.
2
Lévinas, Altérité et Transcendance. p72.
3
Lévinas, Totalité et Infini. p5.
Je hais la disposition perpétuelle à la vérité, la vérité par habitude, la vérité par devoir. Que la
vérité soit un orage, et lorsqu’elle a purifié l’air, qu’elle se retire ! Elle doit frapper comme la
foudre, sans quoi elle est sans effet. Celui qui la connaît doit en avoir peur. Il ne faut pas
qu’elle devienne le chien de l’homme ; malheur à celui qui la siffle pour l’appeler ! Ne pas la
tenir en laisse ; ne pas lui mettre le mors en bouche. On n’a pas à la nourrir, on n’a pas à la
mesurer ; seulement à la laisser croître et grandir dans sa paix redoutable. Dieu lui-même a mis
trop de familiarité dans ses rapports à la vérité et c’est par là qu’il est mort étouffé.3
1
Lévinas, Totalité et Infini. p5.
2
Antonin Artaud, Le théâtre et son double. p123.
3
Canetti, Le Territoire de l’homme. p34 ;
1
Levinas, Autrement qu’être. p281.
2
Cf. Jean-Jacques Lecercle & Ronald Shusterman, p171 : « L’emprise des signes est plutôt éthique que
cognitive ».
Dans cette optique, on peut facilement faire remonter un personnage de théâtre à un animal.
[…] L’auteur dramatique, tout comme Dieu, possède le pouvoir de donner le jour à des
animaux nouveaux, à des instruments nouveaux, à des créatures nouvelles, et de tirer de leur
assemblage une multitude d’accords. Son art, en cela, dépasse tous les autres. La gamme des
œuvres dramatiques est aussi inépuisable que celle des animaux possibles. Et la création,
comme si elle s’était épuisée en route, et qu’il appartînt à l’homme de la compléter, pénètre
littéralement dans le drame.1
À la guerre s’oppose donc la paix, c’est-à-dire non pas un immobilisme béat, mais une
création qui déborde d’animaux nouveaux, qui ne s’arrête jamais. La perspective baroque
d’un désir qui n’est plus seulement satisfaction ou jouissance mais effusion de sens,
débordement de mots créatures – Lilliput, Brobdingnag, chez Swift, « the straight flange
pump connectors, and back nuts, and the front nuts, and the bronzedraw off cock with
handweel », « the hemi unibal spherical rod end » chez Pinter2 - est une véritable ascèse qui
soulage de la violence, de la vérité et de sa douleur, par la passion. Le visage de la scène, à
vif, parvient à ne pas complètement se taire et à adresser ses murmures nocturnes au public –
le bruit de l’horloge fantôme dans The Homecoming ou encore l’écho d’un battement de cœur
dans Ashes to Ashes. La douleur, même monstrueuse, fait trembler la scène comme les feuilles
de Dodone. L’emprise des signes exprimerait cette indépendance du texte littéraire, difficile à
accepter, son altérité ou son intentionnalité propre : « Le texte n’est pas fixe ; le texte aussi est
labile, ses frontières sont mouvantes »3. Les changements d’expression du texte, ses poses, ses
grimaces et ses sourires, sont plus évidents au théâtre. L’altérité au théâtre se manifeste par
intermittences, entre les lignes du texte ; l’intrigue dramatique oscille du masque au visage, de
la vérité à la justice, de la guerre à la paix, du moi du public (ou de la scène) à l’autre de la
scène (ou du public). Pour rester dans le contexte des forêts de symboles, la parole théâtrale
s’approche au milieu du silence comme les cavaliers de Magritte dans Le Blanc-seing (1965)
– leur image projetée d’une source lointaine n’apparaît que sur le tronc des arbres tandis que
les feuillages effacent une partie de leur corps. Le déséquilibre de la représentation théâtrale,
celui du temps ou du drame, traduit l’asymétrie de la relation à l’autre qui ne souffre pas de
1
Canetti, p24.
2
Pinter, Trouble in the works. pp226-7.
3
Jean-Jacques Lecercle et Ronald Shusterman, L’Emprise des signes. p124.
Le logique interrompu par les structures d’au-delà de l’être qui se montrent en lui ne confère
pas une structure dialectique aux propositions philosophiques. C’est le superlatif, plus que la
négation de la catégorie, qui interrompt le système, comme si l’ordre logique et l’être qu’il
arrive à épouser gardaient le superlatif qui les excède : dans la subjectivité la démesure du
non-lieu, dans la caresse et la sexualité – la « surenchère » de la tangence, comme si la
Le discours commence par mimer l’abstraction logique puis se contracte, ou comme dit
Lévinas « contracte l’existence » et accueille la présence de l’autre. Le discours philosophique
ne relève alors plus de la dialectique ou du système, son sens, ou son drame, vient de la
relation à l’autre – de ses « épousailles » à la sexualité. L’avènement du subjectif à partir de
l’autre et donc de la relation sociale, brise les barreaux de la logique et libère ou inspire le
langage par la justice et l’amour. La métaphore s’invite dans le discours philosophique et
s’épanche, laissant derrière elle la carcasse logique. L’« étrange discours » de Lévinas semble
donc raconter l’histoire du langage devenu personnage.
1
Cf. Note 1 in Autrement qu’être, p19.
2
Canetti, p19.
Au terme de l’analyse des pièces de Pinter, il nous a paru intéressant de réunir, dans une sorte
de vue d’ensemble ou d’intrigue, les concepts principaux de Lévinas évoqués dans l’étude
1
Cf. « La ruine de la représentation » in Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger. pp181-
183.
1
Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger. p182.
2
Colin Davis, « Levinas and the phenomenology of reading » in « Studia Phaenomenologica : Romanian Journal
for Phenomenology ». volVI. (2006), pp275-292.
À partir du problème de la lecture, Colin Davis montre combien ce qui est ici en question est
la possibilité même de parler de « rencontre » au sujet d’un texte ou encore de « visage de la
scène » en restant fidèle à Lévinas. En effet, cette entreprise est paradoxale et profane ; elle
mérite toutefois d’être tentée – c’est « un beau risque à courir », comme le dit Lévinas au sujet
de sa propre recherche. Ainsi, le corps du texte lévinassien n’a jamais été ressenti comme un
étau qui enfermerait le théâtre de Pinter dans un système préconçu. Les lectures des deux
textes se sont croisées : l’utopie de la demeure dans la philosophie de Lévinas éclairait le
décor en fuite de Pinter, tandis que l’agōn théâtral, ses trahisons et ses masques, ses pouvoirs
imaginaires, permettaient de comprendre la « guerre au sujet » et la sorcellerie de l’être. Si
Lévinas n’a pas fait de critique philosophique de la littérature, c’est donc peut être aussi parce
que la littérature ne se réduit pas en philosophie, qu’elle est son « autre », comme l’expliquent
Jean-Jacques Lecercle et Ronald Shusterman. À la fin de l’essai si controversé dans lequel il
traite de littérature, « La Réalité et son ombre », Lévinas esquisse néanmoins la possibilité
d’une critique philosophique de l’art :
Mais nous ne pouvons pas aborder ici la « logique » de l’exégèse philosophique de l’art. Cela
exigerait un élargissement de la perspective, à dessein limité, de cette étude. Il s’agirait, en
effet, de faire intervenir la perspective de la relation à autrui – sans laquelle l’être ne saurait
être dit dans sa réalité, c’est-à-dire dans son temps.2
La déclaration d’intentions n’aura pas de suite, mais la direction que Lévinas indique suffit ;
certes, impliquer la perspective de la relation à autrui dans l’herméneutique artistique n’est
pas révolutionnaire car elle a alimenté toute la critique de la réception. En revanche, sa
conception du temps comme patience nous semble poser de nouvelles questions quant au
rapport de l’art à la justice et à la responsabilité, sinon à la morale. Lévinas en veut sans doute
à l’art de ne pas avoir eu le pouvoir de découdre les lèvres du visage de l’Autre, de la même
manière que George Steiner déclarait la mort imminente de la culture parce que même la
1
Davis, p275.
2
Lévinas, « La réalité et son ombre » in Les Imprévus de l’Histoire. p148.
Une étoile qui ayant atteint la masse critique – le point où s’équilibre à jamais les échanges
d’énergie entre la structure interne et la surface irradiante – s’effondre sur elle-même,
projetant, à l’instant où elle se détruit, cette flambée que nous associons avec les grandes
cultures dans leur phase terminale.1
La magie de l’art a ses limites insupportables, comme l’être ; mais le point de vue de Lévinas
n’est pas aussi radical, ni aussi pessimiste. Au contraire, l’art est un autre monde, ou plutôt
l’autre du monde, comme le public qui regarde la scène dans la lunette d’un télescope. Dans
« La Réalité et son ombre », Lévinas donne un point de vue sur l’art surprenant mais qui
précède justement tout jugement de valeur ; il explique que l’art n’est pas de ce monde, et sa
définition semble amplifier l’inquiétante étrangeté de Freud qu’il nomme « l’insaisissable
étrangeté de l’exotisme »2 et sur laquelle l’analyse littéraire insistera. L’autre monde de l’art
est un univers poursuit Lévinas « qui précède […] le monde de la création »3. Lévinas rejoint
ainsi la position d’Elias Canetti qui place l’artiste, et en particulier le dramaturge, en position
de créateur, hors du monde. De façon intéressante, c’est également en termes de théâtre que
Lévinas explique le rapport du sujet à l’art :
Le sujet est parmi les choses […], comme chose, comme faisant partie du spectacle, extérieur
à lui-même ; mais d’une extériorité qui n’est pas celle d’un corps, puisque la douleur de ce
moi-acteur, c’est moi-spectateur qui la ressens, sans que ce soit par compassion. Extériorité de
l’intime en vérité.4
Ce qui se montre dans l’art est donc une « passivité foncière », l’envers du monde, une
douleur à vif que ressent le spectateur - un « lointain intérieur », pour reprendre le mot
d’Henri Michaux. L’autre monde d’Harold Pinter et Emmanuel Lévinas n’inspire pas la
« compassion » puisqu’il n’y a aucune distance entre le moi-acteur et le moi-spectateur : c’est
ma douleur que l’on exprime dans d’autres corps. Il ne s’agit donc pas de compassion, mais
de passion ; Lévinas insiste sur l’ « emprise » de cette image dans la lunette : « L’image
marque une emprise sur nous, plutôt que notre initiative : une passivité foncière »5. La
séparation ou le hiatus qui éloigne le Moi du Toi, Lévinas l’appelle la « peau » et non le vide.
1
George Steiner, Dans le château de Barbe Bleue : notes pour une redéfinition de la culture. p34.
2
Lévinas, « La Réalité et son ombre » in Les Imprévus de l’Histoire, p125.
3
Lévinas, « La Réalité et son ombre », p135.
4
Lévinas, « La Réalité et son ombre », p129.
5
Lévinas, « La Réalité et son ombre », p128.
Les images des justes avec des traits animaux renverraient au thème gnostico-astrologique de
la représentation des doyens théromorphes, selon la doctrine gnostique suivant laquelle le
corps des justes (ou mieux des spirituels), en remontant après la mort à travers les cieux, se
transforment en étoiles et s’identifient avec les puissances qui gouvernent chaque ciel.3
La lunette astronomique de Pinter, en particulier dans Ashes to Ashes, nous montre les
constellations animales que forment les justes dans le ciel. Le rôle de la mythologie, de
l’imagerie bestiale, de l’héraldique a une dimension oraculaire et profane qui exprime
néanmoins une conception mystique de la justice. Agamben fait un parallèle entre l’ouverture
de l’humain à l’animal et la « blessure ouverte » de George Bataille 4 qui ressemble
1
Giorgio Agamben, L’Ouvert : de l’homme et de l’animal. Paris : Rivages, 2006.
2
Agamben, p10.
3
Agamben, p11.
4
Agamben, p18.
A l’image extrême d’une planète désertée – celle de Godot, Endgame et d’Happy Days –
Pinter substitue un autre monde peuplé de créatures hybrides et encore parlantes, même si le
sable des plages sans relief menace et infiltre les murs. Le visage de la scène que l’on tentera
d’approcher est celui qui se tisse dans la douleur de l’envers du décor, qui s’exprime dans
l’envers du langage, et s’expose dans la proximité, sans pour autant être obscène. Dans ce
théâtre, le regard du public se détourne du monde malgré lui, son langage et son corps sont
pris en otage par des créatures d’un autre monde, ils sont imaginés ou réinventés par les petits
hommes verts qu’évoque avec humour Wittgenstein dans De La certitude : « Ne serais-je pas
susceptible de croire qu’un jour, sans le savoir, par exemple en état d’inconscience, je me suis
trouvé transporté loin de la terre, et que même les autres le savent mais ne me le disent
pas ? »2. En effet, le théâtre ne se rapporte pas au langage et à la parole en tant qu’il est
construction, règle, jeu mais en tant qu’il est croyance ou inclination. Le théâtre met en scène
le doute, le scepticisme que Lévinas appelle le « revenant » et Wittgenstein le « Martien »3, et
repose sur la croyance sacrée, profane ou religieuse. Il pose la connaissance et l’apprentissage
en termes de croyance, et en même temps qu’il l’humilie, il rajeunit aussi considérablement
son public ; Wittgenstein écrit : « L’enfant apprend en croyant l’adulte. Le doute vient après
la croyance »4. L’hypothèse que l’on propose consiste à croire ou à imaginer que ce visage de
la scène est bien le nôtre, que cette douleur que parlent les personnages avec d’autres bouches
nous appartient et que cette étoile lointaine dans la lunette est le témoignage de la justice, ou
encore le temps.
1
Agamben, p34.
2
Wittgenstein, De la Certitude. Paris : Gallimard, p50. §102.
3
Wittgenstein, p106. §430.
4
Wittgenstein, p61. §160.