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Laisse−moi vivre, maman

Laisse-moi vivre maman


Je m’ouvrirai à la lumière
Laisse-moi vivre maman
Pour admirer ces milliers d’être
Vivant sous le soleil
Laisse-moi vivre maman
Pour t’accueillir
Quand ployant sous la fatigue
Tu reviendras chez nous
Laisse-moi vivre maman
Dans ton sein mon asile
Je t’apporterai la joie
Au moment de la solitude
Laisse-moi vivre
Même si après
Tu ne sauras me supporter
Je vivrai
Errant dans la rue
A la rencontre de la charité
Ne me tue pas maman
Précieuse est ma vie
Innocente est ma vie
Sacrée est ma vie
Je t’en supplie
Laisse-moi vivre
Fwala Yenga Mubu Wenu, « La complainte du fœtus »
dans .Ed. Franciscaines –Afrique.

Prière
Père de nos ancêtres,
Sous notre ciel couleur de maïs
L’aube te révèle
À l’écart des folles et des places ;
Grâce te soit rendue !
Sous des arcades de songe,
De tes yeux coule
Un sang noir,

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Bénédiction et miséricorde
Pour ton peuple ;
Grace te soi rendue !
Prince de la nuit,
Soleil des matins,
Grace te soit rendue !
Tu es le seigneur des fauves des forets,
Tu es le maire de tes enfants,
Les orphelins de la savane,
Grace te soit rendue !
Ombre de nos virages,
Dans le flux de nos déroutes,
A travers des terres nouvelles,
Tes serviteurs,
Les fils de la plaine,
Tes enfants,
Tes prières de ton temps
Te prient :
Demeure le reflet de leurs angoisses,
La vie de leurs chants,
Le chemin de leurs pensées ;
Roi de la terre,
Seigneur des nuages et des mers
Consacre l’espérance de tes sols
Et que grâce te soit rendue !
Mudimbe Vumbi Yoka, Entretailles, Ed. du Mont Noir.

La torture judicaire
La loi ne les a pas encore condamnés, et on leur inflige, dans l’incertitude où l’on
est de leur crime, un supplice beaucoup plus affreux que la mort qu’on leur donne
quand on est certains qu’ils le méritent.
Quoi ! J’ignore encore que tu es coupable, et il faudra que je te tourmente pour
m’éclairer ; et si tu es innocent, je n’expierai point envers toi, ces mille morts que je
t’ai fait souffrir, au lieu d’une seule que je te préparais ! Chacun frissonne à cette idée.
Je ne dirai point que Saint Augustin s’élève contre ka question dans la Cité de Dieu.
Je ne dirai point qu’à Rome on ne la faisait subir qu’aux esclaves, et que cependant
Quintilien, se souvenant que les esclaves sont hommes, réprouve cette barbarie.
Quand il n’y aurait qu’une nation sur la terre qui eût aboli l’usage de la torture, s’il
n’y a plus de crimes chez cette nation que chez une autre, si d’ailleurs elle est plus

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éclairée, plus florissante depuis cette abolition, son exemple suffit au reste du monde
entier. Que l’Angleterre seule instruise les autres peuples ; mais elle n’est pas la seule :
la torture est proscrite dans d’autres royaumes, et avec succès. Tout est décidé. Des
peuples qui se piquent d’être polis ne se piqueront–ils pas d’être humains ?
S’obstineront-ils dans une pratique inhumaine sur le seul prétexte qu’elle est d’usage ?
VOLTAIRE
1964–1778
Afrique
DAVID DIOP (1927 – 1960). Poète sénégalais, de mère camerounaise. Très engagé
politique, il a choisi en 1958 de travailler pour la Guinée indépendance. Son seul
recueil poétique chef d’œuvre. Coups de pilon (1956, Présence Africaine), a marqué
durablement toute génération militaire. David Diop meurt tragiquement dans un
accident d’avion en 1960.
Afrique mon Afrique
Afrique des fiers guerriers dans les savanes ancestrales
Afrique que chante ma grand-mère
Au bord de son fleuve lointain
Je ne t’ai jamais connue
Mais mon regard est plein de ton sang
Ton beau sang noir à travers les champs répandu
Le sang de ta sueur
La sueur de ton travail
Le travail de l’esclavage
L’esclavage de tes enfants
Afrique dis moi Afrique
Est-ce donc toi ce dos qui se courbe
Et se couche sous le poids de l’humilité
Ce dos tremblant à zébrures rouges
Qui dit oui au fouet sur les routes de midi
Alors gravement une voix me répondit
Fils impétueux cet arbre robuste et jeune
Cet arbre là bas
Splendidement seul au milieu de fleurs blanches et fanées
C’est l’Afrique ton Afrique qui repousse
Qui repousse patiemment obstinément
Et dont les fruits ont peu à peu
L’année saveur de la liberté
DAVID DIOP
Coup de pilon
Présence Africaine

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De la différence
Je rencontre quelqu’un pour la première fois. Je le regard. Consciemment ou
inconsciemment, je me demande ce qu’il est et cherche à savoir ce qu’il vaut.
Raisonnablement, pour survivre ou pour vivre, j’ai tendance à comprendre et à situer
les autres par rapport à moi, en fonction de ma situation, de mes rêves et ambitions.
Rien de plus logique et, de prime abord, de plus naturel que cette protection de soi.
Mais n’y a-t-il pas une certaine duplicité dans cette autodéfense qui marque toutes les
rencontres ? Protégé par mon regard, j’utilise ce même regard pour juger et classer les
autres, les dotant d’un certain coefficient d’intelligence, de bonté ou de méchanceté
par référence à ce que je crois être.
Un ensemble social, une nation, s’instaurent et fonctionnent en actualisant un
mouvement similaire. Ils se posent en s’opposant explicitement ou implicitement à
tous les autres ensembles. L’instinct de puissance pousse le plus modeste des
ensembles à s’ériger en canon de mesure et d’équilibre. La valorisation de soi appelle
normalement la dévalorisation d’autrui. Dans la pratique journalière, ce ne sont pas de
grandes théories qui sont véhiculées mais des jugements, tranchants, évidents dans leur
arrogante simplicité : les banyarwandas sont des ivrognes ; les congolais, des
fainéants ; les français, des parleurs vantards ; les italiens comme les espagnols et les
portugais sensuellement mystiques, etc.
Que dans les préjugés populaires il y ait, scandaleusement simplifiés et
exagérément réduits, des tendances ou des traits généraux d’un groupe humain est une
autre question. Toujours est-il qu’à partir de ces préjugés considérés comme vérités, il
n’y a qu’un pas à faire pour accepter n’importe quelle forme de racisme.
Paradoxe : il n’y a aucune raison qui puisse justifier un désaveu absolu de ce qu’on
est, des valeurs et de la tradition d’un chacun, il n’y en a pas non plus qui puisse
expliquer, et encore moins fonder, le mépris de l’autre et de ses valeurs.
Mudimbe Vumbi Yoka, « III. De la différence »,
Dans Réflexions sur la vie quotidienne, éd. Du Mont Noir.

Affrontement
SEYDOU BADIAN KOUYATE (1928). Homme politique malien, médecin et écrivain
qui s’est surtout penché dans ses œuvres sur les problèmes sociaux et leurs aspects
psychologiques. Sous l’Orage(1957) est un roman qui évoque les conflits de
générations : les jeunes décidant que «tout es mauvais » dans ce que les vieux leur
enseignent, les vieux estimant que rien n’est bon que ce qu’ils ont connu. Seydou
Badian est un écrivain d’une grande probité intellectuelle. Son livre. Les Dirigeants
africaines face à leurs Peuples(1964) est inspiré par le souci honnête de sacrifice au
mieux les besoins des peuples africains. Cet ouvrage a eu une grande importance

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politique et économique pour les pays jeunes de l’Afrique. La Mort de Chaka, pièce de
théâtre a paru en 1961. Suivent les romans Le Sang des masques(1976) et Noces
sacrées (1977).
« Les jeunes, parce qu’ils savent lire, écrire, veulent nous mener. J’ai toujours eu des
difficultés avec mes enfants qui sont à l’école… » C’est ainsi que s’exprime le père de
la pauvre Kany, qui aime Samou, mais dont le mariage parait compromis. C’est un
jeune homme, Sidi, qui rapporte les propos que lui a tenus le vieillard.

« C’est une vielle histoire, m’a-t-il répondu d’un air fort mystérieux. Oui, c’est une
vielle histoire ! J’ai passé mon temps auprès des vieux. Vous m’avez traité de fou
parce que je suis toujours en compagnie des vieux ou des gens de mon village.
Pourtant, ces fréquentations m’ont enseigné beaucoup de choses. Les vieux vous
considèrent vous autres comme une légion de termites à l’assaut de l’arbre sacré. Ils
savent que vous êtes impatients, selon ta propre expression à toi, Sidi, de « flanquer
tout par-dessus bord ». Et crois moi, tout votre comportement tend à leur donner
raison. Vous avez tout à fait pour les dresser contre vous. Chaque famille est devenue
un champ de bataille où s’affrontent jeunes et vieux. Vous auriez pu composer avec
eux, avec un peu de diplomatie, vous auriez trouvé la voie de la conciliation. Mais
hélas, dans les rues, vous ne les saluez plus ; quand ils vous donnent des conseils, vous
répondez plus ou moins par des railleries. « Les tourbillons charrient des grains de
fièvre », cela vous fait rire ; mais pourquoi donc enseigne–t–on à l’école d’arroser les
cases avant de les balayer ?
Non, non, le père Benfa n’acceptera pas. Il croit avoir raison. Il défend contre vous ce
que lui ont laissé ses pères. Il aurait fallu peut–être discuter un peu avec eux, leur
démontrer poliment certaines de leurs erreurs. Ils auraient été fiers de vous, les vieux.
Ils auraient renoncé d’eux-mêmes à pas mal de choses. Mais sans confrontation
aucune, sans la moindre explication, vous leur criez : « Tout est mauvais ». Vous vous
êtes engagés dans une voie qui maintenant se révèle une impasse : pauvre Kany,
pauvre Samou. Mais c’est toujours ainsi, ce sont toujours les meilleurs qui payent. »
SEYDOU BADIAN KOUYATE
Sous l’orage
Présence Africaine

Une âme qui chante


CAMARA LAYE (1928–1980). Né en Guinée. Ingénieur et écrivain. Il est
l’auteur de plusieurs romans qui ont connu un vif succès. L’Enfant noir(1953), son
premier livre, est une autobiographie, écrite dans une langue simple et directe. Un
roman plutôt allégorique. Le Regard du Roi(1954), tend à conduire le lecteur à la
sincérité, à la fraternité humaine. Dramouss(1966), une autre autobiographie,

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continue en quelque sorte. L’Enfant noir et nous révèle l’adolescence et la jeunesse de
l’auteur. Enfin son dernier Soundjata et à l’étude de l’art du griot ouest–africain.

Si je levais le regard sur les moissonneurs, la longue file des moissonneurs, j’étais
frappé, délicieusement frappé, délicieusement ravi par la douceur, l’immense, l’infinie
douceur de leurs yeux, par les regards paisibles–et ce n’est pas assez dire : lointains et
comme absent– qu’ils promenaient par intervalles autour d’eux. Et pourtant, bien
qu’ils me parussent tout alors à des lieues de leur travail, que leurs regards fussent à
des lieues de leur travail, leur habileté n’était pas en défaut ; les mains, les faucilles
poursuivaient leur mouvement sans défaut.
Que regardaient à vrai dire ces yeux ? Je ne sais pas. Les alentours ? Peut–être les
arbres au loin, le ciel très loin. Et peut–être non. Peut–être était–ce de ne rien regarder
de visible, qui les rendait si lointains et comme absents. La longue file moissonneuse
s’enfonçait dans le champ, abattait le champ ; n’était–ce pas assez ? N’était–ce pas
assez de cet effort et de ces torses noirs devant lesquels les épis s’inclinaient ? Ils
chantaient, en chœur ; ils moissonnaient ensemble : leurs voix s’accordaient, leurs
gestes s’accordaient ; ils étaient ensemble–unis dans un même travail, unis par un
même chant. La même âme les reliait, les liait ; chacun et tous goûtaient le plaisir,
l’identique plaisir d’accomplir une tache commune.
Est-ce que ce plaisir–là, ce plaisir–là bien plus que le combat contre la fatigue, contre
la chaleur, qui les animait, qui les faisait se répandre en chants ? C’était visiblement ce
plaisir–là et c’était le même aussi qui mettait dans leurs yeux tant de douceur, toute
cette douceur dont je demeurais frappé, délicieusement et un peu douloureusement
frappé, car j’étais près d’eux, j’étais avec eux, j’étais dans cette grande douceur et je
n’étais pas entièrement avec eux ; je n’étais qu’un écolier en visite.
CAMARA laye
L’Enfant noir
Plon

Le bonheur ne peut émaner que de nous


Il a trente ans, trente–cinq, quarante ou davantage. Aucune importance. C’est un
adulte. Il a une felle charmante, des enfants intelligents, une belle petite maison. Peut–
être même une voiture. Il est fonctionnaire ou commerçant, et son travail l’intéresse
parfois, l’ennuie souvent. Il n’est pas heureux, mais ne peut le reconnaître. Il a
vraiment tout ce qu’il faut. C’est ce qu’on pourrait croire.
A certains moments d’affreuse lucidité, il souhaiterait dire aux jeunes ; prenez
garde à la vie, elle étouffe, méfiez–vous de l’amour, c’est un guet–apens, tuez votre
ambition, c’est un attrape–nigaud. Mais il a peur de ses conseils parce qu’il lui faudrait
aller au bout de se pensée et s’interroger sur les raisons qui les lui font émettre. Il a

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certes l’impression, mais si vague, d’avoir été floué. Tout en admettant qu’il est peut–
être malheureux, il ne peut accepter l’idée d’être un raté. Les jeunes l’angoissent parce
qu’il se reconnaît en eux sans le comprendre. Cela, non plus, il ne peut l’avouer. Il
voudrait vivement le bonheur pour eux et aimerait, sans se nier, leur faire passer le
doute de Valéry : « La jeunesse ? La jeunesse, toutes les chances de se tromper sont
avec elle ». C’est que, estime–t–il, la fureur de vivre est autre chose que le bonheur.
Mais qu’est–ce–que le bonheur ? Dans l’univers imaginaire où nous nous projetons
sans cesse, c’est un état de totale quiétude, un apaisement permanent, une heureuse
exultation, un rêve rose. Connaître le bonheur, c’est, d’une certaine manière, changé de
nature, pouvoir enfin vivre sans souci et sans besoin.
Beau mythe ! il nourrit d’inutiles attentes, de malheureuses anxiétés, des regrets vains
qui ratent toutes les chances du bonheur en espérant la joie d’une métamorphose
utopique. Collés à la terre, enserrés dans une communauté d’un corps fini, nous ne
pouvons être heureux qu’en acceptant notre triple conditionnement, d’animal, social et
intelligent. Ainsi, le bonheur, notre bonheur, ne peut émaner que de nous, de la
manière dont nous sommes capables de vivre corporellement spirituellement et
socialement l’équilibre d’être soi.
Vumbi Yoko MUDIMBE.
Ed. Gallimard
Le procès du machinisme
Quand on fait le procès du machiniste, on néglige le grief essentiel. On l’accuse
d’abord de réduire l’homme à l’état de machine, ensuite d’aboutir à une uniformité de
production qui choque le ses artistique.
Mais si la machine procure à l’ouvrier un plus grand nombre d’heures de repos, et
si l’ouvrier emploie ce supplément de loisir à une autre chose qu’aux prétendus
amusements qu’un industrialisme mal dirigé a mis à la portée de tous, il donnera à son
intelligence le développement qu’il aura choisi, au lieu de s’en tenir à celui que lui
imposerait, dans les limites toujours restreintes, le retour (d’ailleurs impossible) à
l’outil, après suppression de la machine.
Pour ce qui est de l’uniformité du produit, l’inconvénient en serait négligeable, si
l’économie de temps et de travail, réalisée ainsi par l’ensemble de la nation, permettait
de pousser plus loin la culture intellectuelle et de développer les vraies originalités.
On a reproché aux Américains d’avoir tous le même chapeau. Mais la tête doit
passer avant le chapeau. Faites que je puisse meubler ma tête selon mon goût propre, et
j’accepterai pour elle le chapeau de tout le monde. Là n’est pas notre grief contre le
machinisme.
Sans contester les services qu’il a rendu aux hommes en développant largement
les moyens de satisfaire les besoins réels, nous lui reprochons d’en avoir trop
encouragés d’artificiels, d’avoir poussé au luxe, d’avoir favorisé les villes au détriment

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des campagnes, enfin d’avoir élargi la distance et transformé les rapports entre le
capital et le travail. Tous ces effets pourraient d’ailleurs se corriger ; la machine alors
ne serait plus qu’une bienfaitrice.
Il faudrait que l’humanité entreprît de simplifier son existence avec autant de
frénésie qu’elle en mit à la compliquer. L’initiative ne peut venir que d’elle, car c’est
elle, et non pas la prétendue force des choses, encore moins une fatalité inhérente à la
machine, qui a lancé sur une certaine piste l’esprit d’invention.
Henri Bergson,
Les Deux Sources de la Morale et de la Religion, P.U.F.

Cri de désespoir
Seul devant une lampe tempête
Le poing à la tempe
J’attends ton retour.
Lorsque tu m’as quitté
Tu disais
Que tu revenais
Dans sept semaines.
Aujourd’hui sept mois sont écoulés
Sans nouvelles de toi.
Comment s’appelle le héros
Qui là–bas a conquis ton cœur ?
Ton absence fait venir mille pensées dans ma tête
Tristesse
Solitude
Chagrin d’amour
Flottent et volent autour de moi.
Depuis que tu es partie
Je vis en marge du monde.
Je ne trouve plus de charmes
Même dans la beauté des fleurs.
Je comprends maintenant toutes les peines
Car mon âme a sangloté d’amour…
A contempler ton amulette
Qui prend au–dessus de mon lit.
Loin de moi
Tu as oublié nos liens d’amour
Et notre pacte de sang
Dans ma solitude

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Je ne vois que ton visage.
Et je comprends pourquoi tes doux yeux
Dans l’isolement où je sombre
Refusent de me dire un mot d’amour
Ton silence ronge mon cœur
Ne me laisse pas vivre dans l’incertitude
Ne vends pas ton cœur pour un collier d’or !
Reviens vers moi
Je t’offrirai
Ce que j’ai de plus précieux en moi
L’amour chaud
Qui fait vibrer le sang dans les veines.
Dans mon coin perdu
Sans soleil
Je passe des jours et des nuits.
Elebe Lisembe, Rythmes,
Ed. du Mont Noir.

Le travail, l’indépendance
Ces vacances–là, Climbié les avait passés à Boudéa, dans la plantation de l’oncle
Assouan Koffi, qu’il avait trouvé à sa descendante du train. Maintenant, le nombre de
ses rides avait augmenté et, de chaque coté des ailes du nez, partaient de profonds
sillons qu’on aurait dits creusés par la sueur ; dans la barbe beaucoup de poils blancs.
Un porteur avait la valise, et Climbié en regardant l’oncle se demandai :
« Pourquoi vieillit–il si vite ? »Le dos un peu voûte lui donnait une démarche
lente « Que se passe–t–il ? » ne cessait de se demander Climbié. Tous qui les
croisaient posaient la même question :
« C’est ton petit, ca ? »
- Oui
- C’est bien ! Petit… ton papa, c’est un bon type. Il faut bien travailler à
l’école, et quand tu seras grand, il faut être bon comme lui. »
Le lendemain matin, l’oncle et le neveu se mirent en route, à pied, pour la
plantation sise à une quarantaine de kilomètres de la ville. Dans les petits villages, l’on
voyait des colporteurs dioulas, haoussas, assis devant leur éventaire, la bouilloire et la
peau de prière à portée de la main. Ils avaient les pieds fendillés à la force de marcher,
e la peau du crane plissée à force de porter.
Ils allaient, et l’oncle racontait comment il avait acquis le terrain. « Un jour, au
cours d’un voyage, je vis cette foret, et l’idée me vient soudain de planter. Il faut

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avouer que, déjà en France, lors de mon service militaire, un de mes chefs, m’appelant,
me dit :
« Que feras tu après ton service ? »
- Fonctionnaire
- Et si tu plantais… ? N’importe quoi… »
« Je ne pris pas cela au sérieux. Plus tard, l’idée me vint brusquement de planter.
« Planter, s’agripper au sol, refuser de se laisser déraciner et emporter par la
vague torrentielle des modes, refuser de se laisser ballotter par les tourbillons de
conceptions plus ou moins contradictoires, c’était, hélas ! Vouloir rester "sauvage" tant
les villes attiraient, fascinaient.
« Tu as vu le début de cette plantation, avant la mort de ton oncle N’dabian. Au
retour des dix mois qu’avaient duré les funérailles, la brousse avait repris ses droits. Il
m’a fallu à nouveau tout recommencer. Tu verras ! Ah ! Mon enfant, il y a du travail.
Chaque jour, je lutte contre les lianes, les herbes, les ronces, contre la pluie, le vent, le
soleil, les insectes, les singes maraudeurs, les animaux nuisibles et Dieu sait s’ils sont
nombreux ! Nuit et jour, il me faut être sur le qui–vive.
« Le vent souffle–t–il trop fort ? Je me dis : « Ce vent–là fera tomber les fleurs
des caféiers et la récolte sera mauvaise. » La pluie est–elle précoce ? Il est difficile de
bruler les champs, difficile donc d’avoir des vivrières, et alors c’est la famine. La pluie
tarde–t–elle, au contraire ? On risque encore d’avoir la famine, parce que l’époque de
planter aura passé. Un arbre tombe–t–il ? Ne m’a –t–il brisé des caféiers ? des
cacaoyers ?
La tête, tout le temps, travaille aussi bien que les bras. Il me faut tout voir, pour
être sûr que tout marche. Créer une plantation n’est pas un jeu, mon enfant.
Et aucun parent pour vous aider parce que vous n’avez pas d’argent. Ceux qui
viennent repartent. Ils ne peuvent pas attendre. Ils n’ont pas le temps. La vie passe, il
faut vivre, récolter rapidement le fruit de ses efforts.
Moi, je ne me presse pas, parce que je veux que tu continues ce travail qui me tue
chaque jour. Tous mes efforts, toutes mes privations doivent porter leurs fruits. Vous
devez tous me continuer, chacun doit apporter sa pierre à l’édifice.
« Tu es encore jeune… Je te parlerai de tout cela, afin que tu t’en souviennes. Le
travail ! et après le travail, l’indépendance, mon enfant ! N’être à la charge de
personne, telle doit être la devise de votre génération. Et il te faut toujours fuir
l’homme qui n’aime pas le travail. »
Bernard Binlin Dadié, Climbié, Seghers.
Contre la ségrégation culturelle
« Je suis heureux que vous n’avez pas encore prononcé ce mot de contradiction, car je
ne vois strictement aucune contradiction. Bon. Moi, je proteste absolument contre une
théorie qui voudrait, au nom d’une politique antiassimilationniste, refuser à l’homme

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noir de connaitre les autres cultures. Là, je dis que c’est de la ségrégation culturelle.
Alors un Noir ne pourrait connaitre que sa culture de Noir, et encore ; là encore il
faudrait faire attention, parce que sans doute, on va trouver des questions nationales(le
Dahoméen n’aurait droit qu’à la culture dahonnéenne), ou même des questions
tribales ; alors ce n’est plus possible ; si le Peul n’a droit qu’à la culture peule, si le
Bambara ne connait que la culture bambara, si le Secrète, lui, est refoulé dans son
Sérère natal, alors où allons nous ?
Je crois que nous sommes à un âge où précisément une des seules grandeurs de ce
vingtième siècle, c’est de nous permettre des contacts qui étaient absolument
impossibles auparavant.
Et, si vraiment on marche vers quelque chose qui peut jeter les linéaments d’une
civilisation universelle, c’est bien cela. Mais cela suppose la connaissance des cultures
particulières. Et nous devons par conséquent enrichir notre personnalité, nous devons
essayer de connaitre le plus de cultures possible. C’est un des postulats du monde
moderne et partout où il y a eu mort, il y a eu dessèchement.
Quant à la question de la littérature, la littérature grecque, latine, française, il s’est
effectivement que c’est de quoi je fus nourri. Il aurait pu en être autrement, j’aurais
très bien pu être né anglophone, j’aurais eu une autre culture.
Mais je crois que ce n’est pas ca qui est important.
Ce qui est important ce n’est pas ce dont on s’est nourri, c’est de savoir ce qu’on en a
fait, et au service de quoi on a lis la culture, que l’on a reçue.
Et je crois que le maitre–mot a été ici prononcé par le poète Senghor, c’est une des
choses vraiment importantes qu’il a dites : « L’important ce n’est pas d’être assimilé,
mais c’est d’assimiler.»
Eh bien lorsque je lis un auteur grec, lorsque je lis un auteur latin ou un auteur
français, le fait est que je n’oublie jamais que je suis un Négre. Et je dois dire que,
lorsque je lis un auteur grec, par exemple, ma négritude est toujours en éveil, et c’est
souvent précisément ma connaissance relative de l’Afrique qui me permet de
comprendre de manière vivante tel texte ancien que je lis.
Lorsque je lis un poème d’Homère, ca me rappelle l’épopée de Da Monzon que vous
m’avez fait connaitre ; vraiment il y a une sorte d’osmore perpétuelle…
Je crois que la chose qui serait de se laisser écraser par la culture étrangère.
Au contraire, je crois que c’est une très bonne chose que de nourrir sa culture
particulière des autres cultures.
Pour moi, en tout cas, il n’y a pas de contradiction et je n’ai jamais rencontré de
contradiction à ce point de vue–là. »
Lilyan Kestellot et Barthélemy Kotchy
Aimé Césaire, l’homme et l’œuvre, Présence Africaine.

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L’avenir du tiers–Monde
L’avenir du tiers–Monde est divers, comme est diverse sa composition ; ce qui est
hautement probable, c’est la misère et la famine accrue, notamment dans le sous
continent–indien (700 millions d’hommes), c’est la quasi–disparition des sociétés
pastorales dans l’Afrique sahélienne. C’est aussi, à long terme, par la conjonction des
maladies endémiques et de la malnutrition dans de larges zones du Tiers–Monde,
l’appauvrissement des facultés physiques et mentales d’une importante proportion de
l’humanité. Nombreux seront les Etats qui continueront d’être dominés, soit parce
qu’ils manquent des moyens humains et matériels requis pour amorcer un
développement–à moins qu’une coopération régionale ne vienne modifier ce type de
situation–soit parce qu’ils se trouvent aux franges d’une zones industrielles de la
planète, et qu’il est ainsi facile à leurs classes dirigeantes de profiter de l’effet de tache
d’huile.
Les cas seront très rares où des sociétés et leurs élies, s’appuyant sur leur propre
héritage socioculturel et déterminées à surmonter les difficultés, chercheront à
satisfaire leurs besoins par leurs propres moyens. L’incapacité jusqu’à présent de la
plupart des sociétés du Tiers–Monde à entamer ce type de développement pose le
problème, à la fois des élites (déculturées) et des sociétés et de leurs traditions
nationales et culturelles (dont peu ont l’épaisseur et la cohérence de celles de l’Asie
sinisée ainsi que de la faiblesse démographique dans l’écrasante majorité des pays
d’Afrique, d’Amérique latine et du Proche–Orient. Dans ces conditions, la plupart du
temps, l’expression « compter sur ses propres forces »est vide de sens […]
Il faut mobiliser les forces productives, satisfaire les besoins fondamentaux en
alimentation, santé, logement, emploi, éducation (adaptés aux nécessités locales), dans
le cadre d’un développement basé à la fois sur l’agriculture et sur des objectifs
d’industrialisation. Pour réaliser ces buts, en évitant le gaspillage et en assurant
davantage d’équité, les obstacles sont politiques, donc malaisément surmontables, e
non techniques.
Au lieu de ce type de développement (qui est par exemple celui d’un petit pays aux
ressources matérielles limitées comme le Nord Vietnam) on a essentiellement assisté à
des retours aux sources et à des affirmations d’authenticité qui sont des mystifications.
Preuve en est la restauration des aspects les plus rétrogrades que comporte toute
culture traditionnelle : l’obscurantisme magico–religieux, les castes et leur mépris, la
domination de l’homme sur la femme, des vieux sur les jeunes, des citadins sur les
ruraux. A cela s’ajoutent, masquées par des diatribes situant toujours les
responsabilités ailleurs, les inégalités internes croissantes entre catégories sociales.
Gérard Chaliand, Mythes révolutionnaires du Tiers–Monde, Seuil.

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L’enfer sonore
L’école de garçons Marcelin–Berthelot est juste dans la trajectoire qui monte au
bout de la piste. Une onde de 56 à 114 décibels balaie les écoliers toutes les 3 minutes.
(Seuil nocif : 80 ; seuil de la douceur : 110–120.) Les enfants tressautent, hérissées
par–dedans. Cent fois par jour le fil de la leçon est coupé. Un peu plus loin, sur la
nationale 5, roule le fleuve des voitures et des camions, longé par les rails où, d’une
longue secousse, glissent les trains lancés depuis la gare de Lyon. Devant leur tableau
noir, les instituteurs, dominant leur propre usure, font des prodiges pour limiter au
minimum les très gros retards scolaires qu’Air France, Pan An et C ie infligent aux
petits Villeneuvois.
Les petits Villeneuvois auront, à 20 ans, l’oreille qu’ont leurs parents à 50. Ils
auront trop tôt les coronaires fatiguées, les nerfs empoisonnés, les artérioles cérébrales
fragilisées. Tous ont déjà des troubles nerveux. Ils sont inattentifs, irritables, anxieux.
A la maison, bien des mères sont survoltées. Les grands–parents, logés dans le même
enfer sonore, sont excédés, malades. Les petits Villeneuvois sont de pauvres gosses
auxquels le pays fait la guerre en temps de paix. […]
Il y a un moment que les laborantins mesurent les effets du bruit sur les rats.
Combien ca va fait d’idiots en plus, combien de futés en moins, combien de mors
précoces, d’avortons–nés, etc. Leurs éloquents résultats intéressent beaucoup les clubs
internationaux et les compagnies de l’air aussi. Il paraît qu’un bruit excessif subi
pendant le temps utile provoquerait jusqu’à des anomalies dans les chromosomes
reproducteurs. Avec des subventions complémentaires, les laborantins pourront étudier
cela sur des cobayes plus chers que les rats. Je leur signale que les écoliers de
Villeneuve sont mesurables gratis et encore non mesurés.
Un médecin phoniatre m’a appris qu’un broussard d’Afrique n’entend son ouïe
décroitre que vers 70 ans. L’oreille parisienne décroit à partir de 25 ans, A Villeneuve,
elle doit décroitre dès sa mise au monde !
Le pire est que des enfants grandis sous le bruit s’accoutument, dit le médecin. On
finit par croire « qu’on n’entend plus le bruit ». Mais il n’y a pas d’accoutumance
physique, il n’y a qu’un seuil personnel de tolérance psychique. Les enfants élevés
dans le vacarme vont, plus tard, s’étourdir avec les hurlements des machines à disques.
Le bruit musical intense provoque aussi le vieillissement précoce de l’oreille.
Beaucoup de jeunes d’aujourd’hui auront tôt la surdité des chanteurs à voix qui s’usent
eux-mêmes les tympans. 6 p. 100 des recrues de l’armée présentent des troubles
installés par le bruit. L’irritabilité, la fatigue auditive peuvent entrainer même des
troubles de la personnalité. L’O.M.S nous a appris qu’il est tenu pour responsable de
11 p. 100 des accidents du travail, 15 p. 100 des journées de travail perdues, 70 p. 100
des névroses dites « de la ville ». Le grand bruit continuel provoque des dommages
physiques et mentaux irréversibles. La lucidité intellectuelle se détériore. Si vous avez

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été abruti pendant suffisamment de temps, vous restez abruti pour la vie. Si le taux de
bruit jugé tolérable pour les civils devait être respecté, l’aéroport d’Orley et les autres
seraient fermés demain ! On a laissé construire à 1 000 mètres des pistes…
Fanny Deschamps, Vous n’allez pas avaler ca, A. Michel.
La nature agressée
L’homme moderne fait preuve à l’égard de la nature d’une agressivité jamais
démentie. Le promeneur du dimanche cueille des fleurs et arrache bulbes et racines
sans aucune attention. Il orne sa voiture de rameaux, de feuilles et de fleurs, que le
vent et les poussières de la roue auront bientôt transformés en ignobles balais. Il les
cueille pour s’amuser, quitte à les abandonner sur le lieu du pique nique ou les laisser
s’étioler sur la banquette inondée de soleil. Il les piétine, les fauche, les effeuille en
pure perte.
Les fleurs des champs sont pour lui sans valeur : a–t–on vu leur prix inscrit aux
mercuriales des fleuristes ? Personne n’agira de même à l’égard de fleurs achetées à
l’étal du commerçant, car elles ont coûté quelque argent, donc un temps de travail. Les
fleurs de la nature sont gratuites, et de ce fait méprisables pour des hommes qui
mesurent tout à l’aune du profit. Nous sommes loin du taoïste qui s’interdisait de
meurtrir une herbe si la pâture des troupeaux ne le justifiait pas.
Nous saccageons les jeunes rejets, piétinons les herbes, taillons gaillardement dans
l’écorce des arbres… pour rien, ou pour y graver de dérisoires initiales. Nous posons à
plaisir le pied sur un insecte, lapidons un crapaud égaré sur le chemin. Les oiseaux
sont justiciables du lance–pierres et de la fronde « pour le plaisir ». Aux îles
Galápagos, des pélicans ont été capturés pour qu’on leur ligote le bec d’un fil de fer,
les condamnant à mourir de faim dès qu’ils sont relâchés. On a crevé les yeux des
bêtes sauvages « pour s’amuser » un peu partout dans le monde.
Pourquoi ? Simplement parce que cette vie sauvage ne vaut rien car elle n’est pas
cotée à la bourse du profit. L’insecte, le papillon aux ailes de lumière nous sont donnés
gratuitement. Alors profitons-en. Rien n’arrête l’homme de notre temps pour autant
que sa bourse n’est pas en cause. L’égratignure provoquée par une ronce sur le vernis
de la voiture chérie est un drame ; les minuscules animaux piétinés, les herbes
meurtries ne sont qu’amusement d’une heure, oubli » sitôt morts.
La psychanalyse nous éclaire peut–être encore mieux sur ces comportement.
Sommes-nous totalement libérés des complexes aussi vieux que le temps où nos
lointains ancêtres vivaient dans la crainte, au tréfonds d’une caverne ou sous un fragile
abri au bord d’une rivière, plongés dans cette nature dont ils avaient à se défendre à
chaque instant ? Tout leur était hostile, les animaux qui menaçaient leur vie, les
parasites qui ravageaient des cultures hésitantes, les herbes qui envahissaient des
champs aux limites incertaines.

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Encore aujourd’hui, sous les tropiques, l’agriculture mène une lutte incessante
contre les éléments naturels. Au moindre défaut de sa vigilance, les arbres repartent du
pied, une mauvaise brousse élimine les plantes cultivées de son champ. Les herbivores
sauvages viennent paître des cultures broutées avant même d’être mûres. Les
carnassiers de tout lignage déciment le bétail dès que la garde n’est plus attentive. Les
insectes piqueurs, suceurs de sang, porteurs de maladies endémiques jamais
éradiquées, sont encore légion, prêts à importuner et même à tuer par genres
interposés. C’est aussi dans la foret que se réfugient les mauvais esprits d’où ils sortent
pour tourmenter les vivants.
Hommes de civilisation industrielle, nous n’en sommes plus là. […] Mais nous
agissons comme si nous voulions effacer les traces de ce passé et nous venger sur les
derniers vestiges de la biosphère préhominienne.
Jean Dorst, la Force du vivant, éd. Flammarion.
Contre l’oppression
C’est au Noir lui même que revient le rôle décisif pour faire appliquer
l’intégration. S’il veut vraiment devenir un citoyen à part entière, il faut qu’il en
assume la responsabilité. L’intégration n’est pas comparable à un plat d’argent couvert
de mets délicieux, que le gouvernement fédéral ou les libéraux blancs feraient passer
devant les Noirs, qui n’auraient à apporter que leur appétit. L’une des plus funestes
conséquences de la ségrégation pour la personnalité noire est que les Noirs ont fini par
s’imaginer que d’autres se soucieraient de leurs droits civiques plus encore qu’eux-
mêmes…
Les opprimés réagissent de trois façons différentes à l’oppression. La première est
l’acceptation ; ils se résignent à leur sort. Tacitement, ils s’adaptent à leur situation, et
par là même, finissent par y être conditionnés. Tout mouvement de libération a connu
le cas de ces opprimés qui préfèrent le rester. Il y a presque 2800 ans que Moïse
décida un jour d’arracher les enfants d’Israël à l’esclavage de l’Egypte, pour les
conduire à la libération de la Terre Promise. Il ne tarda pas à constater que les esclaves
ne sont pas toujours reconnaissants envers ceux qui les délivrent. Ils se sont
accoutumés à leur esclavage. Comme le dit Shakespeare, ils préfèrent supporter les
maux qu’ils connaissent que de fuir vers d’autres qu’ils ne connaissent pas. Ils
préfèrent les tournent de l’Egypte aux épreuves de l’émancipation… Mais ce n’est pas
une solution. Accepter passivement un système injuste, c’est en fait collaborer avec ce
système. L’opprimé devient par là aussi pécheur que l’oppresseur. Ne pas collaborer
au mal est une obligation morale, au même titre que collaborer au bien. L’opprimé ne
doit jamais laisser en repos la conscience de l’oppresseur. La religion rappelle à tout
homme qu’il est « le gardien de son frère ». Accepter passivement l’injustice – la
ségrégation – revient à dire à l’oppresseur que ses actes sont moralement bons. C’est
une façon d’endormir sa conscience. Dès cet instant, l’opprimé cesse d’être le gardien

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de son frère. L’acceptation, si elle est souvent la solution de facilités, n’est pas une
solution morale : c’est la solution des lâches…
La seconde attitude consiste à réagir par la violence physique et la haine. Souvent,
la violence obtient des résultats éphémères. Des nombreuses nations ont conquis leur
indépendance sur les champs de bataille. Mais malgré ces victoires, la violence
n’apporte jamais de paix durable. Elle ne résout aucun problème social ; elle en crée
simplement de nouveaux, qui sont plus complexes que ceux d’avant.
Pour ce qui est de la justice raciale, la violence est aussi inefficace qu’immorale.
Elle est inefficace parce qu’elle engendre un cycle infernal conduisant à
l’anéantissement général. Si l’on s’en tenait à la vieille loi du talion, le monde serait
peuplé d’aveugles. Elle est immorale parce qu’elle veut humilier l’adversaire et non le
convaincre ; elle veut annihiler, et non pas convertir. La violence est immorale parce
qu’elle repose sur la haine et non sur l’amour. Elle détruit la communion et rend
impossible la fraternité humaine. Elle contraint la société au monologue, là où devrait
régner le dialogue. En fin de compte, la violence se détruit elle-même. Elle crée le
ressentiment chez les survivants et la brutalité chez les vainqueurs. Du fond des âges
une voix nous dit comme à Pierre : « Remets ton épée au fourreau.» L’histoire est
jonchée des ruines des empires qui ont méprisé ce commandement…
La troisième voie ouverte aux peuples opprimés est celle de la résistance non–
violence. Comme la « synthèse » dans la philosophie hégélienne, le principe de la
résistance non– violence tente de concilier ce qu’il y a de vrai dans les deux autres–
acceptation et violence– tout en évitant les extrêmes et l’immortalité de l’une comme
de l’autre. Le résistant non– violence reconnait, comme ceux qui se résignent, qu’il ne
faut pas attaquer physiquement l’adversaire ; inversement, il reconnait, avec les
violents, qu’il faut résister au mal. Il s’abstient à la fois de la non–résistance du
premier et de la violence du second. Grace à la résistance non–violente, les individus,
les groupes n’ont plus besoin de se résigner au mal, ni de recourir à la violence.
Pour moi, telle est la méthode que doivent adopter les Noirs d’Amérique
aujourd’hui. Par la résistance non–violente, ils pourront se montrer assez nobles pour
combattre un système injuste, tout en aimant ceux qui le perpétuent. Le noir doit
travailler passionnément et sans relâche à la conquête de sa dignité de citoyen à part
entière, mais il ne doit pas, pour cela, user des méthodes viles. Il ne doit jamais
accepter de compromis avec le mensonge, la méchanceté, la haine ou la destruction.
MARTIN LUTHER KING
Combats pour la Liberté
Payot
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Parlez−nous du travail
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Alors un laboureur dit, Parlez nous du travail.
Et il répondit, disant :
Vous travaillez pour pouvoir aller au rythme de la terre et de l’âme de la terre.
Car être oisif c’est devenir étranger aux saisons, et s’écarter de la procession de la vie,
qui avance majestueusement et en fière soumission vers l’infini. Lorsque vous
travaillez, vous êtes une flûte à travers laquelle le murmure des heures se transforme
en musique.
Lequel d’entre vous voudrait être un roseau, muet et silencieux, alors que tout chante à
l’union ?
Toujours on vous dit que le travail est une malédiction et le labeur une infortune. Mais
je vous dis que lorsque vous travaillez vous accomplissez une part du rêve le plus
lointain de la terre, qui vous fut assignée lorsque ce rêve naquit.
Et en vous gardant unis au travail, en vérité vous aimez la vie.
Et aimer la vie à travers le travail, c’est être initié au plus intime secret de la vie.
Mais si dans votre douleur vous appelez la naissance une affliction et le poids de la
chair une malédiction inscrite sur votre front, alors je réponds que seule la sueur de
votre front lavera ce qui est inscrit.
On vous dit aussi que la vie est obscurité, et dans votre fatigue vous répétez ce que
disent les las.
Et je vous dis que la vie est réellement obscurité sauf là où il y a élan,
Et tout élan est aveugle sauf là où il y a savoir,
Et tout savoir est vain sauf là où il y a travail,
Et tout travail est vide sauf là où il y a amour ;
Et lorsque vous travaillez avec amour vous vous liez à vous-même, et l’un à l’autre, et
à Dieu.
Et qu’est−ce que travailler avec amour ?
C’est tisser l’étoffe avec des fils tirés de votre cœur, comme si votre bien− aimé devait
porter cette étoffe.
C’est bâtir une maison avec affection, comme si votre bien−aimé devait demeurer en
cette maison.
C’est semer des grains avec tendresse et récolter la moisson avec joie, comme si votre
bien−aimé devait manger le fruit.
C’est mettre en toute chose que vous façonnez un souffle de votre vie propre esprit.
Et savoir que tous les morts bienheureux se tiennent auprès de vous et veillent.
Souvent je vous ai entendu dire, comme si vous parliez dans votre sommeil : « celui
qui travaille le marbre, et qui trouve la forme de son âme dans la prière, est plus noble
que celui qui laboure le sol.
Et celui qui saisit l’arc−en−ciel et l’étend sur la toile à la ressemblance de l’homme,
est plus que celui qui fait des sandales pour nos pieds. »

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Mais mois je dis, non pas en sommeil, mais dans le plein éveil du milieu du jour, que
le vent ne parle pas plus doucement au chêne géant qu’au plus infime de tous les brins
d’herbe ;
Et celui−là seul est grand qui transforme la voix en un chant rendu plus doux par son
propre amour.
Le travail est l’amour rendu visible.
Et si vous ne pouvez travailler avec amour mais seulement avec dégoût, il vaut mieux
abandonner votre travail et vous asseoir à ma porte du temple et recevoir l’aumône de
ceux qui œuvrent dans la joie.
Car si vous faites le pain avec indifférence, vous faites un pain amer qui n’apaise qu’à
moitié la faim de l’homme.
Et si vous pressez le raisin de mauvaise grâce, votre regret distille un poisson de vin.
Et si même vous chantez comme les anges et n’aimez pas le chant, vous fermez les
oreilles de l’homme aux voix du jour et aux voix de la nuit.
Gibran Khalil, le Prophète, éd. Casterman

Qui a dit que la femme…


Qui a dit Que la femme
Que la femme est servante Est une force insoupçonnée
Prisonnière des corvées ménagères Plus redoutable que toute arme
Que la femme est mineure à vie Que la femme
Sans espoir d’émancipation* Est un trait d’union
Que la femme est objet Entre les montagnes
Un être sans personnalité Que la femme
Que la femme n’est que sentiment Ecrase la mamba
Un être sans raison Maitrisant son venin mortel
Que la femme est à jamais enfermée Que la femme
Dans les tabous et interdits Est génératrice de vie
Que la femme est otage Et en porte la charge
Des complexes et exclusions Que la femme
Que la femme est porte−malheur Est une force productive
Un être maléfique Mère nourricière
Que la femme est source des conflits Que la femme
Un trouble-fête Est un des piliers
Dis−leur Bakonzo Du développement
Que la femme Que la femme
Est une intelligence subtile Est éducatrice de la société
Que la femme Educatrice de la paix
Est douceur et amour Dis−leur Bakonzo
Joie et bonheur
Mudiandambu Djunga
Echo du renouveau, Ebef.
Un vieux Noir m’a regardé

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Le narrateur raconte son voyage dans le Sud des Etats−Unis, évoquent le racisme, la
ségrégation.
C’est un vieux Noir qui, à Atlanta, m’a regardé droit les yeux et m’a montré mon premier
autobus réservé aux nègres. J’ai longtemps pensé à cet homme. Je ne l’ai jamais revu. Je ne
puis décrire le regard que nous avons échangé quand je lui ai demandé mon chemin.
Mais il m’a fait penser immédiatement à la parole de Shakespeare « Les plus vieux en ont
enduré le plus.» Le blues me revient à la mémoire : « Quand une femme a le cafard, Dieu, elle
baisse la tête et elle pleure. Mais, quand un homme a le cafard, Dieu, il prend le train et il s’en
va.»
Je compris soudain pourquoi ces hommes étaient si souvent montés dans des trains de
marchandises, quand le soleil se couchait. Et c’est peut-être parce que je montais dans un
autobus où sévissait la ségrégation, me demandant comment les Noirs avaient pu supporter si
longtemps cet affront-là et les autres, que cet homme me frappa.
Il semblait savoir ce que je pensais. Ses yeux semblaient dire que ce que j’éprouvais, moi,
il l’avait éprouvé, lui, avec une intensité bien plus grande, toute sa vie. Cet enfer, c’était
simplement que jamais, dans se vie, il n’avait eu quoi que ce soit, ni femme, ni maison, ni
enfant, qui ne pût, à un moment quelconque, lui être enlevé par le pouvoir des Blancs. C’est
cela le paternalisme. Et, pendant tout le reste de mon séjour dans le Sud, j’ai regardé les yeux
des vieux Noirs.
James Baldwin,
Personne ne sait mon nom, trad. Par Autret, éd. Gallimard.
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Malade
Un matin Maimouna fut très lente à se lever du lit. Elle éprouvait des lourdeurs dans les
reins et des douleurs dans la tète. Elle crut d’abord à un engourdissement passager et fit un
effort pour paraitre au seuil de la case et se livrer aux menus exercices qu’elle accomplissait
au réveil. La clarté matinale semblait figée. L’allure des passants et les évolutions de la
volaille paraissaient bizarres et vaguement hostiles. Au lie de commencer sa petite toilette
comme à l’accoutumée, Maimouna attira un banc de bois massif et s’assit au seuil de la case,
la tête dans les mains, le regard perdu devant elle. Sa mère, en sortant de la cuisine, la vit dans
cette posture et accourut :

- Qu’as-tu donc, Maimouna ? Malade ?


- Oui, Mère, et tout de suite quand je me suis levée du lit.
- La tête ?
- Oui, la tête, un peu, les reins beaucoup.
Mère Daron n’en demande pas plus. Elle quitta la concession et fut absente pendant une
demi-heure…
Les premiers rayons tièdes n’eurent pas le bonheur de soulager Maimouna. La torpeur où
elle avait sombré au début fit bientôt place à un lent vertige, qui semblait accroitre le
rayonnement de la lumière. Le gloussement des poules et le pioupiou de leurs poussins,
l’appel tardif des coqs qui continuaient à s’égosiller, les bruits et les voix les plus familières
se transformaient en cris insupportables qui choquaient douloureusement sa tête malade.
Elle fit un effort pour se lever, se coula dans la case et regagna le lit. Là, une fièvre brusque
et intense l’envahit. Elle avait froid maintenant, terriblement froid, et ses dents claquaient. Un
gémissement venait mourir sur ses lèvres entrouvertes ; Ce fut d’abord pour Maimouna une

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sensation de tristesse et de mélancolie, plutôt que de réelle souffrance. Sa maladie ne lui
causait ni transes, ni abattement. Non, elle éprouvait même un vague bien être à se pelotonner
ainsi dans deux pagnes, à se recroqueviller sur elle même, le corps chaud, gémissante et
rêveuse…..
Où était sa mère ? L’idée qu’elle allait revenir chargée de plantes mystérieuses et peut être
de poudres et d’amulettes la consolait un peu et curieusement l’amusait.
Quand Maï l’entendit qui revenait, elle gémit plus fort et ramena ses genoux plus près de
son nez.
Yaye Daro enleva doucement les pagnes, posa sa main sur le petit front, palpa les membres
et les reins et pria Maimouna de se tenir sur son séant. Sans rien dire elle enveloppa sa tête de
feuillages tendres et longs qu’elle immobilisa avec un foulard. Puis elle employé une sorte
d’huile de couleur rouge sombre et d’odeur suffocante, appelée « touloucouna», pour masser
le jeune corps malade. L’opération terminée, elle fit coucher Maimouna et la chargea de
quatre pagnes choisis parmi les plus épais.
Je vais te préparer une tisane, dit-elle, pitoyable.
Puis elle partit. Dans les pagnes, Maï humait presque avec plaisir l’odeur forte du
« touloucouna »qui montait, montait avec la chaleur de son corps. Elle continuait de gémir
pour la forme. Elle bougeait dans ses couvertures, elle changeait constamment de position, sa
tête coiffée de feuillages.
De bouveau Yaye Daro reparut, tenant une bouilloire fumante.

Leve toi, Mai, dit elle, la voix assurée. Il fau la boire chaude, cette infusion. Mai se leva à
moitié, le coude sur le lit, la tête dans la main gauche. Sa mère s’assit près d’elle et versa avec
lenteur dans un bol émaillé la tisane chaude. Elle était trop chaude, cette tisane, presque
brulante. Impossible, malgré les prescriptions des guérisseuses, de l’avaler ainsi. Yayé Daro
l’agita un bon moment avec une cuiller à sa soupe et l’offrit à Mai. Elle but par à coups en
fermant chaque fois les yeux, parce que cela lui brulait la langue et le gosier.

Il faut tout boire, dit la mère. Ainsi tu guériras avant demain. La petite malade ne prit rien
d’autre au cours de la journée. L’appétit lui manquait. Elle demanda à sa mère des mets au
tamarin, aux pistaches, aux grumeaux de farine, et auxquels elle ne toucha pourtant pas, tan ils
lui paraissaient fades.

Maimouna, Présence africaines 1958, Abdoulaye Sadji

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