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Politix

Les relations internationales dans la science politique aux Etats-


Unis
Pascal Venesson

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Venesson Pascal. Les relations internationales dans la science politique aux Etats-Unis. In: Politix, vol. 11, n°41, Premier
trimestre 1998. Les sciences du politique aux États-Unis. II. Domaines et actualités. pp. 176-194;

doi : https://doi.org/10.3406/polix.1998.1717

https://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_1998_num_11_41_1717

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Résumé
Les relations internationales dans la science politique aux États-Unis.
Pascal Vennesson [176-194].
Même si la fin de la guerre froide a suscité une série d'interrogations sur la pertinence de certaines
théories ou la priorité dans le choix des objets de recherche, l'étude des relations internationales est
aujourd'hui un domaine d'étude très dynamique de la science politique américaine. Cet article présente
ce champ scientifique. Dans une première partie, sont évoquées les principales étapes historiques de
la constitution de l'étude des relations internationales depuis la première guerre mondiale et les
caractéristiques principales de ce champ d'étude aux États-Unis. Dans une seconde partie est abordée
l'évolution des principales problématiques : réalisme, libéralisme et constructivisme. La conclusion
mentionne enfin plusieurs explorations méthodologiques et quelques unes des limites d'un champ
scientifique qui a réussi à l'échelle mondiale.

Abstract
International Relations in American Political Science.
Pascal Vennesson [176-194].
Even if the end of the Cold War raised numerous questions on the appropriate theories, or the
selection of research topics, international relations remains one of the most dynamic field of study in
the U.S. political science. The article presents the study of international relations in the U.S. First, it
evokes the historical creation of the field since World War I, and its main characteristics today. In the
second part, it traces the evolution of the three major research programs : realism, liberalism and
constructivism. Finally, it mentions some methodological explorations and the limits of an
internationally successful intellectual endeavor.
Les relations internationales

dans la science politique

aux Etats-Unis

Pascal Vennesson
Université François Rabelais de Tours

L} ÉTUDE des relations internationales est aujourd'hui plus que


jamais une spécialité américaine. Le constat que Stanley
Hoffmann dressait il y a plus de vingt ans n'a pas pris une ride1.
Les revues scientifiques citées le plus fréquemment sur le marché
international, World Politics, International Organization, International
Security, International Studies Quarterly (accompagné de la Mershon
International Studies Review), sont américaines. C'est aussi le cas des
revues dont le contenu porte sur des méthodes ou des thèmes
particuliers : pour des approches quantitatives et/ou inspirées de la
théorie des jeux, The Journal of Conflict Resolution et International
Interaction, sur les questions de sécurité, Security Studies, sur l'éthique,
Ethics and International Affairs2. Les publications destinées à un public
plus large n'échappent pas à la règle : Foreign Affairs, qui a fêté son
soixante-quinzième anniversaire en 1997, Foreign Policy et Orbis par
exemple. En dépit de la crise de l'édition universitaire, l'intérêt pour les
relations internationales des éditeurs d'outre-Atlantique ne s'est pas
démenti. Lorsque les directeurs de Columbia University Press ont
décidé de publier des ouvrages, des articles et des «working-papers » de
science politique sur Internet, ils ont choisi de commencer par les

1. Hoffinann (S.), «An American Social Science : International Relations», in Hoffmann


(S.), Janus and Minerva. Essays in the Theory and Practice of International Politics,
Boulder, Westview Press, 1987 [1977]. Reprenant l'analyse de S. Hoffmann plus de quinze
ans plus tard, M. Kahler aboutit, sur le plan intellectuel, aux mêmes conclusions :
«International Relations : Still an American Social Science ?», in Miller (L. B.), Smith (M.
J.), eds, Ideas and Ideals. Essays on Politics in Honor of Stanley Hoffmann, Boulder,
Westview Press, 1993. Pour un constat similaire, Holsti (K. J.), The Dividing Discipline.
Hegemony and Diversity in International Theory, Boston, Allen & Unwin, 1985, p. 12-13
et p. 102-128.
2. Goldmann (K.), «Im Westen nichts Neues : Seven International Relations Journals in
1972 and 1992», European Journal of International Relations, 1 (2), 1995, p. 251. Les
exceptions significatives sont les revues britanniques : Millenium (publiée par la London
School of Economies) ; The Review of International Studies, International Affairs
(publiée par le Royal Institute of International Affairs) ; Survival (publiée par
l'International Institute for Strategic Studies) ; et, à un moindre degré, les revues
Scandinaves : Cooperation and Conflict et The Journal of Peace Research. Il est trop tôt
pour évaluer l'impact de {'European Journal of International Affairs, créé en 1995.

176 Politix, n°41, 1998, pages 176 à 194


Pascal Vennesson

relations internationales1. La taille du marché universitaire américain,


le nombre de politistes internationalistes, le soutien des fondations, le
nombre des éditeurs, les interactions plus fréquentes que dans d'autres
pays avec les décideurs politiques font que le centre de gravité de
l'étude des relations internationales est situé aux États-Unis. Comme
le souligne, par exemple, Helga Haftendorn de l'Université libre de
Berlin à propos du domaine de la sécurité internationale, les chercheurs
américains ont bel et bien «défini les règles du jeu : les sujets, la
méthodologie, et les priorités dans le financement»2.

Comme toutes les grandes transformations passées de la politique


mondiale, la fin de la guerre froide a suscité une série d'interrogations
sur la pertinence de certaines théories et la priorité des objets de
recherche3. Mais sur une période de trente ans, ce qui frappe ce n'est ni
une crise, plus apparente et conjoncturelle que réelle et durable, ni un
soudain désarroi des internationalistes, mais au contraire le
dynamisme de l'étude des relations internationales aux États-Unis, la
diversité des explorations empiriques et théoriques, l'inventivité
méthodologique, la rigueur et l'exigence professionnelle des analystes.
L'intention de ce texte est de présenter dans ses grandes lignes ce
champ scientifique et de fournir ainsi une sorte de guide pratique aux
politistes français qui souhaitent se repérer dans un domaine
foisonnant et disparate et y puiser leur inspiration. Les spécialistes
américains de l'international ont apporté des contributions
significatives à l'étude d'objets qui concernent l'ensemble de la science
politique : les origines de l'État, son autonomie relative, le rôle des
organisations dans la fabrication des politiques publiques, etc.4. En
outre, la question des relations entre les dynamiques politiques
internes et internationales est l'une des plus stimulante de cette fin de
siècle et nombre de notions, de théories, et d'enquêtes empiriques
développées dans l'étude des relations internationales lui apportent des
éléments de réponse tout à fait stimulants.

1. Arenson (K. W.), «A University Press Adapts Books From the Page to the Screen», The
New York Times, 24 août 1997.
2. Haftendorn (H.), «The State of the Field. A German View», International Security, 13
(2), 1988, p. 179 ; Haftendorn (H.), «The Security Puzzle : Theory-Building and Discipline-
Building in International Security», International Studies Quarterly, 35, 1991. Cette
situation est bien entendu loin de se limiter à l'étude des relations internationales,
Altbach (P.), «An International Academic Crisis ? The American Professoriate in
Comparative Perspective», Daedalus, 126 (4), 1997.
3. Allan (P.), Goldmann (K.), eds, The End of the Cold War. Evaluating Theories of
International Relations, Dordrecht, Martinus Nijhoff, 1992 ; Lebow (R. N.), Risse-Kappen
(T.), eds, International Relations Theory and the End of the Cold War, Columbia,
Columbia University Press, 1995.
4. Thompson (J.), Mercenaries, Pirates and Sovereigns. State-Building and
Extraterritorial Violence in Early Modern Europe, Princeton, Princeton University
Press, 1994 ; Sprayt (H.), The Sovereign State and its Competitors. An Analysis of
Systems Change, Princeton, Princeton University Press, 1994 ; Krasner (S.), Defending
the National Interest. Raw Materials Investments and US Foreign Policy, Princeton,
Princeton University Press, 1978 ; Allison (G. T.), Essence of Decision. Explaining the
Cuban Missile Crisis, New York, Harper Collins, 1971.

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Les sciences du politique aux États-Unis

La réflexion sur l'international permet aussi de mettre en relief


certaines caractéristiques de l'étude des phénomènes politiques outre-
Atlantique et notamment la différence entre la science politique
«américaine» et la science politique pratiquée aux Etats-Unis1. En effet,
nombre d'internationalistes, et en particulier les fondateurs de ce
champ d'étude - Hans Morgenthau, John Herz, Klaus Knorr, Arnold
Wolfers, Ernst Haas, George Liska, Stanley Hoffmann ou Karl Deutsch
-, sont issus de l'émigration européenne liée notamment à la montée du
nazisme et à la seconde guerre mondiale. Du point de vue des
traditions intellectuelles, le réalisme, qui est l'un des programmes de
recherche majeurs sur lequel nous reviendrons, apparaît assez
largement comme un produit d'origine européenne importé aux États-
Unis, où sa position a été souvent perçue comme précaire dans un
contexte idéologique dominé par le libéralisme2. D'ailleurs, les analyses
réalistes de la politique extérieure américaine se trouveront souvent en
porte-à-faux, tant les catégories forgées pour comprendre le jeu des
puissances européennes, comme «l'intérêt national» ou «l'équilibre de la
puissance», sembleront mal adaptées à l'action d'une superpuissance
dont les dirigeants définissent leurs préférences en termes idéologiques
(par exemple, la lutte contre le communisme) et universalistes (par
exemple, la promotion de la démocratie et de l'économie de marché).

La caractérisation brève et synthétique d'un champ scientifique et plus


encore de ses principales problématiques étant toujours sur le point de
verser dans la caricature, on prendra les développements qui suivent
comme un repérage à grands traits3. Il s'agit avant tout d'une invitation
à exploiter ce continent intellectuel, à mettre à profit, à faire travailler,
à critiquer, à amender, à dépasser, les instruments et les résultats qu'il
a produit. Les objets de recherche en relations internationales sont
nombreux et quelques uns d'entre eux seulement nous arrêteront ici.
Sur les idées, les institutions, le rôle des jeux à deux niveaux dans les
négociations internationales, ou encore la problématique de la paix
démocratique et la théorie des jeux, nous renvoyons à des sondages
antérieurs4. Pour mener cette exploration, on présentera brièvement

1. Je remercie J. Leca d'avoir attiré mon attention sur ce point.


2. Sur la domination du libéralisme aux États-Unis et ses implications pour le politique
dans l'externe, Hartz (L.), Histoire de la pensée libérale aux États-Unis, Paris,
Économica, 1990 [1955], p. 239-258. Sur la situation ambivalente du réalisme dans ce
contexte, Shimko (K. L.), «Realism, Neorealism, and American Liberalism», The Review of
Politics, 54 (2), 1992.
3. Pour d'autres bilans concernant l'étude des relations internationales, Keohane (R.),
«Theory of World Politics : Structural Realism and Beyond», in Keohane (R.), ed.,
Neorealism and Its Critics, New York, Columbia University Press, 1986 [1983] ; Holsti
(K. J.), «International Relations Models», in Hogan (M.), Paterson (T.), eds, Explaining the
History of American Foreign Relations, Cambridge, Cambridge University Press, 1991
[1989] ; Holsti (K. J.), The Dividing Discipline..., op. cit. ; Dougherty (J.), Pfaltzgraff (R.),
Contending Theories of International Relations. A Comprehensive Survey, New York,
Harper & Row, 1990.
4. Vennesson (P.), «Idées, institutions et relations internationales», Revue française de
science politique, 45 (5), 1995 ; Vennesson (P.), «Renaissante ou obsolète ? La guerre
aujourd'hui», Revue française de science politique, 1998 (à paraître). Sur la théorie des
[suite de la note page suivante]

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Pascal Vennesson

l'histoire et les caractéristiques principales de l'étude des relations


internationales aux États-Unis, avant d'évoquer l'évolution des
principales problématiques.

Origine et situation actuelle de la discipline

Bref aperçu historique

Si les préoccupations pour le politique dans «l'externe» ont un très long


passé que l'on se plaît à faire remonter au moins à Thucydide, l'étude
des relations internationales au sein des universités, comme un savoir
progressivement indépendant du droit et de l'histoire, apparaît pour la
première fois au cours de l'entre-deux-guerres en Grande-Bretagne et
aux États-Unis1. Elle est un produit de la première guerre mondiale et
de la conférence de la paix de Versailles. La création en 1919 à
l'université du Pays de Galles à Aberystwyth de la première chaire de
relations internationales fournit un commode point de repère
symbolique. Elle avait pour nom «chaire Woodrow Wilson» et comportait
dans son mandat l'exigence d'approfondir le travail de la Société des
nations récemment créée. Aux États-Unis, l'étude des relations
internationales s'inscrit d'abord dans la continuité des thèmes repris
par les mouvements et sociétés pacifistes, et notamment : comment
mettre fin à la guerre ? Au début du siècle, le mouvement international
pour la paix avait placé l'éducation au centre de ses préoccupations et
plus spécifiquement l'étude scientifique des causes des guerres. La
dotation Carnegie, créée et animée par «l'establishment» américain
(industriels, «lawyers», diplomates, anciens industriels devenus hommes
d'État) allait, en science économique comme en droit, subventionner des
recherches universitaires sur des sujets très divers, depuis l'influence
des prêts sur le déroulement des conflits, jusqu'à la position des
anarchistes sur la guerre et les armements2. En 1926, Charles Merriam
lançait à l'université de Chicago un projet de recherche interdisciplinaire
sur les causes des guerres, dont l'un des axes concernait les sources
internationales de déséquilibres et de tensions. Sous la direction de
Quincy Wright, alors professeur de droit international, 66 études, dont
10 ouvrages publiés, 23 thèses de doctorat et 22 mémoires, allaient

jeux, Hassner (P.), «On ne badine pas avec la force», Revue française de science politique,
21 (6), 1971 ; Dobry (M.), «Note sur la théorie de l'interaction stratégique», Ares, 1, 1977 ;
Vennesson (P.), dir., «Théorie des jeux et relations internationales», Lettre R-Réseau
analyse politique et choix rationnel, 1998 (à paraître).
1. Oison (W.), Groom (A. J. R.), International Relations then and now. Origins and
Trends in Interpretation, New York, Harper Collins, 1991 ; Knutsen (T. L), An History of
International Relations Theory, Manchester, Manchester University Press, 1997.
2. Lutzker (M.), «The Formation of the Carnegie Endowment for International Peace : A
Study of the Establishment-Centered Peace Movement, 1910-1914», in Israel (J.), ed.,
Building the Organizational Society. Essays on Associational Activities in Modern
America, New York, The Free Press, 1972, p. 154-155 ; Barber (W. J.), «British and
American Economists and Attempts to Comprehend the Nature of War, 1910-20», in
Goodwin (C. D.), ed., Economics and National Security. A History of Their Interaction,
Durham, Duke University Press, 1991, p. 64-67.

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Les sciences du politique aux États-Unis

constituer le produit de cet effort collectif entre 1928 et 1941. Wright


lui-même publie en 1942 A Study of War, la synthèse de ces travaux en
deux gros volumes1. Le «Causes of War Project» a permis la formation de
plusieurs politistes qui se spécialiseront dans l'étude des relations
internationales et les questions de sécurité : comme William T. R. Fox,
Bernard Brodie, Frederick Schuman. Ce projet considérable et éclectique
soulignait au bout du compte, et en dépit des altérations dues au
déclenchement de la seconde guerre mondiale, que le droit international
et l'organisation de la politique mondiale devaient permettre d'éviter la
guerre.

Même si les auteurs réalistes (en particulier E. H. Carr), très critiques à


l'égard de la phase initiale de l'étude des relations internationales, en
ont par la suite reconstruit l'histoire à leur avantage, le wilsonisme et
la tradition libérale dominaient bien les cursus. En 1930 aux États-
Unis, sur 24 spécialistes de relations internationales ayant rang de
professeur, 18 étudiaient le droit et les organisations2. Les premiers
manuels avaient pour titre : International Law (Le droit international),
The Law of Nations (Le droit des nations), International Government (Le
gouvernement international) ou The Function of Law in International
Community (La fonction du droit dans la communauté internationale).
Au sein du champ universitaire la plupart des analystes, convaincus
que l'équilibre de la puissance n'avait pas permis de préserver la paix,
misaient sur la raison et les organisations pour remplacer l'ordre ancien
marqué, pensaient-ils, par les égoïstes intérêts nationaux.

Deux ouvrages allaient porter un coup d'arrêt à cette tradition et, en


réalité, Crisis
Years' refonder
du britannique
l'étude des relations
Edward Hallet
internationales
Carr et Politics
: The Twenty
Among
Nations de l'américain, émigré d'Allemagne, H. Morgenthau3. The
Twenty Years Crisis peut être considéré comme l'un des premiers efforts
pour traiter scientifiquement la politique mondiale. Carr y critiquait les
excès de l'idéalisme libéral, déplorait son caractère
presqu'exclusivement normatif, soulignait le rôle décisif de la puissance
et des rapports de force et suggérait que le principal défi théorique et
pratique de la politique internationale était de permettre la
transformation pacifique des rapports de force. H. Morgenthau est
considéré comme le père fondateur de l'étude des relations
internationales et Politics Among Nations, manuel et manifeste, a
profondément marqué le champ scientifique. Au début des années
soixante-dix, les spécialistes de relations internationales membres de

1. Wright (Q.), A Study of War, Chicago, The University of Chicago Press, 1983 [1942].
2. Cité par Donnelly (J.), «Realism and The Academic Study of International Relations», in
Fair (J.), Dryzek (J.), Leonard (S.), eds, Political Science in History. Research Programs
and Political Traditions, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 178.
3. Carr (E. H.), The Twenty Years' Crisis, 1919-1939. An Introduction to the Study of
International Relations, New York, Harper & Row, 1946 [1939] ; Morgenthau (H. J.),
Politics Among Nations. The Struggle for Power and Peace, New York, McGraw-Hill,
1993 [1948].

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Pascal Vennesson

l'Association américaine de science politique citaient massivement


Morgenthau comme l'universitaire ayant apporté la contribution la plus
significative à l'étude de la politique mondiale et Politics Among Nations
comme l'ouvrage le plus influent du champ1. Pour Morgenthau, la
puissance et la quête de la puissance constituent le fondement de toute
relation politique. Et cette aspiration à la puissance est au cœur des
dynamiques internationales. En identifiant les grands principes du
réalisme, il affirmait l'indépendance et l'autonomie du politique et
expliquait notamment que «le principal poteau indicateur qui aide le
réalisme politique à trouver sa voie à travers le domaine de la politique
internationale, est le concept d'intérêt défini en termes de puissance»2.

Que ces ouvrages soient en partie la mise en forme théorique d'une


vénérable pratique diplomatique (Carr est un ancien diplomate) ou la
reprise et l'exploration de caractéristiques évoquées auparavant dans la
théorie politique n'enlève rien à leur résonance intellectuelle. Ils ont
imprimé leur marque en soulignant que les relations internationales
constituaient un ordre positif singulier, en inaugurant la prédominance
de la science politique dans l'étude des phénomènes internationaux, et
en instaurant la domination du paradigme réaliste sur ce champ
d'étude. Après cette refondation, les relations internationales ne sont
plus appréhendées par ricochet comme une soustraction ou un
manquement, un peu anachronique, aux logiques habituelles de l'ordre
social et politique interne. C'est en explorant les originalités de la
politique internationale, ses fondements, ses causes, ses implications et
ses limites, c'est en reconnaissant la réalité de cet ordre positif
singulier, ou à tout le moins en l'acceptant comme un point de départ
fructueux, que l'étude des relations internationales est fondée. Par
quelque moyen qu'on la saisisse, c'est la question fondamentale de la
puissance et de la domination, de la réalité et des conséquences de
l'anarchie internationale, qui restera au cœur des préoccupations. C'est
de cette singularité que viennent quelques unes des grandes questions
de l'étude des relations internationales : la guerre et la paix, l'action
collective, la coopération, les institutions dans l'anarchie ou le dilemme
de la sécurité.

Ces textes marquent également le début de la prédominance, jamais


démentie, de la science politique dans l'étude des phénomènes
internationaux aux États-Unis (comme sur le plan mondial). D'abord
parce que Carr et Morgenthau clouent au pilori la pluridisciplinarité de
bon aloi qui, à leurs yeux, régnait au cours des années vingt et trente et
masquait les déficiences de la pensée. Ils dénoncent ceux qui avaient
cru pouvoir se contenter d'étudier la politique mondiale telle qu'elle

1. Vasquez (J.), The Power of Power Politics. A Critique, New Brunswick, Rutgers
University Press, 1983, p. 42-45.
2. Morgenthau (H.), «Une théorie réaliste de la politique internationale», in Braillard (P.),
dir., Théories des relations internationales, Paris, PUF, 1977, p. 85. Ce texte est une
traduction des premières pages de Politics Among Nations, op. cit.

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Les sciences du politique aux États-Unis

devrait être et non pas telle qu'elle était. L'éclectisme et


l'humanitarisme leur paraissent des voies sans issue pour comprendre
les ressorts de la politique mondiale. Il ne suffît pas d'affubler du
qualificatif «international» n'importe quel phénomène pour transformer
une masse de matériaux déconnectés en un champ scientifique. Surtout,
ils se démarquent de l'histoire et du droit. Même si leur condamnation
du juridisme est en partie excessive et pas innocente, la Société des
nations et le pacte Briand-Kellogg qui mettait la guerre «hors la loi»
deviennent les contre-modèles, voire les symboles d'un catastrophique
échec. Les outils du droit paraissent incapables de saisir les
mécanismes significatifs des relations internationales. Jusqu'au début
des années quatre-vingt, les politistes américains n'ont à peu près pas
prêté attention au droit, jugé secondaire dans l'explication des
principaux phénomènes internationaux. Si la situation s'est
transformée avec les recherches sur l'intégration régionale (une source
de réflexions stimulantes, aujourd'hui tarie), les régimes internationaux
ou les institutions, et si certaines approches libérales incorporent des
aspects du droit international, c'est en général dans un cadre d'analyse
et à partir d'interrogations politiques1. La ligne de partage entre l'étude
des relations internationales au sein de la science politique et le droit
est acquise, et c'est le droit qui est saisi par la politique, rarement
l'inverse.

La distinction entre science politique et histoire est aussi précisée.


Morgenthau critique le récit historique et journalistique. L'analyse
politique de l'international privilégiera les théories et les méthodes des
sciences sociales. Aux États-Unis, l'histoire diplomatique a connu
depuis le début des années quatre-vingt une marginalisation accélérée2.
Même si des historiens, comme Ernest May, Melvyn Leffler ou Paul
Schroeder, apportent une contribution d'importance à l'étude des
phénomènes internationaux, ils reconnaissent tous, en particulier pour
la période postérieure à la seconde guerre mondiale, l'apport des
travaux réalisés au sein de la science politique. L'historien de la guerre
froide John Lewis Gaddis note même : «II est encourageant - mais
également, du point de vue de ma propre discipline, un peu déprimant
- de reconnaître que le travail le plus intéressant en histoire comparée,
au moins lorsqu'il est lié aux enjeux contemporains de la paix et de la
sécurité, est effectué de nos jours par des politistes»3. Dès les origines,

1. Slaughter Burley (A. -M.), «International Law and International Relations Theory : A
Dual Agenda», American Journal of International Law, 87 (2), 1993 ; Burley (A. -M.), «Law
Among Liberal States : Liberal Internationalism and the Act of State Doctrine», Columbia
Law Review, 92 (8), 1992 ; Burley (A.-M.), «Toward an Age of Liberal Nations», Harvard
International Law Journal, 33 (2), 1992 ; Slaughter (A.-M.), «Liberal International
Relations Theory and International Economic Law», American University Journal of
International Law and Policy, 10 (2), 1995.
2. Haber (S.), Kennedy (D.), Krasner (S.), «Brothers under the Skin. Diplomatic History
and International Relations», International Security, 22 (1), 1997.
3. Gaddis (J. L.), «Expanding the Data Base. Historians, Political Scientists, and the
Enrichment of Security Studies», International Security, 12 (1), 1987, p. 13 ; Cohen (W. I.),
The Cambridge History of American Foreign Relations, Vol. IV, America in the Age of
[suite de la note page suivante]

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Pascal Vennesson

ce sont les politistes qui ont été les plus nombreux à travailler sur les
relations internationales et aux Etats-Unis, c'est presque toujours au
sein des départements de science politique qu'elles sont enseignées (sur
ce plan, le Royaume-Uni où il existe des départements de relations
internationales, ou d'études internationales, est l'exception, non la
règle). Comparativement, les sociologues, anthropologues, psychologues,
économistes et historiens spécialistes de l'international sont moins
nombreux et les efforts de développement de la pluridisciplinarité par
les associations professionnelles, comme l'International Studies
Association (créée en 1960), ont été assez vains1. Il est d'ailleurs
généralement acquis que la dimension politique des phénomènes
internationaux, jamais exclusive, est souvent prévalante : elle dépend
moins des autres dimensions que celles-ci ne dépendent d'elle.

Enfin, et on y reviendra, après Carr et Morgenthau, le programme de


recherche réaliste occupe le devant de la scène, pour longtemps et en un
sens, jusqu'à aujourd'hui2. Le réalisme connaîtra une importante
inflexion avec la parution en 1979 de Theory of International Politics de
Kenneth Waltz qui met au jour l'impact de la structure internationale
sur les comportements des États3. L'ouvrage allait marquer les débats
des années quatre-vingt. L'essor de l'étude des relations internationales
après 1945 aux États-Unis (c'est notamment à cette période que les
principales revues scientifiques sont créées) est marqué par un effort de
rigueur, par la mise en œuvre de méthodes et de théories clairement
spécifiées. Cette ambition scientifique a été renforcée et amplifiée, plus
qu'inventée, par le béhaviorisme des années cinquante- soixante.

L'étude des relations internationales aujourd'hui : quelques


caractéristiques

Tout en déplorant régulièrement le caractère artificiel de cette division


du travail, les internationalistes américains distinguent deux
domaines : l'économie politique et la sécurité internationale4. Ces

Soviet Power, 1945-1991, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 262 ; Césari (L.),
«L'histoire des relations internationales», in Heffer (J.), Weil (F.), Chantiers d'histoire
américaine, Paris, Belin, 1994, p. 121. Pour un bilan récent des relations entre politistes
et historiens dans l'étude des phénomènes internationaux, «Symposium : History and
Theory», International Security, 22 (1), 1997.
1. Rosenau (J.), «International Relations», in Krieger (J.), ed., The Oxford Companion to
Politics of the World, Oxford, Oxford University Press, 1993, p. 456 ; Olson (W.), Groom (A.
J. R.), International Relations then and now..., op. cit., p. 94.
2. Donnelly (J.), «Realism and the Academic Study of International Relations», in Fair (J.),
Dryzek (J. S.), Leonard (S. T.), eds, Political Science in History. Research Programs and
Political Traditions, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.
3. Waltz (K.), Theory of International Politics, New York, McGraw-Hill, 1979. Sur les
idées de Waltz, cf. Keohane (R.), ed., Neorealism and its Critics, op. cit. ; Buzan (B.),
Jones (C), Little (R.), The Logic of Anarchy. Neorealism to Structural Realism, New
York, Columbia University Press, 1993.
4. Caporaso (J.), «Global Political Economy» et Kugler (J.), «Political Conflict, War, and
Peace», in Finifter (A. W.), ed., Political Science : The State of the Discipline II,
Washington DC, American Political Science Association, 1993.

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Les sciences du politique aux États-Unis

catégories d'usage courant permettent par exemple aux départements


de science politique de donner un profil aux postes qu'ils ouvrent au
recrutement, ou aux éditeurs de spécialiser leurs collections (on trouve
par exemple chez Cornell University Press une collection intitulée
«Cornell Studies in Security Affairs», et une autre «Cornell Studies in
Political Economy»). Les conditions qui rendent le recours à la force plus
ou moins fréquent, la manière dont les usages de la force affectent les
individus, les sociétés et les États, ainsi que les politiques conçues,
adoptées et mises en œuvre par les Etats pour se préparer, prévenir ou
déclencher des conflits armés sont au centre de l'étude de la sécurité
internationale1. Depuis les années soixante-dix, l'étude de l'économie
politique internationale s'est considérablement développée. Les
politistes américains ont exploré les relations entre le commerce et les
alliances, les rapports entre la distribution de la puissance et les
échanges, l'impact de la présence d'une puissance hégémonique sur
l'économie mondiale, l'économie internationale au cours de rentre-deux-
guerres, ou les sanctions économiques multilatérales2.

Les relations qu'entretiennent aux États-Unis les universitaires et les


décideurs dans le domaine international sont contradictoires et
complexes. Elles ont parfois pris une allure très frappante : après tout,
Woodrow Wilson était un politiste et le singulier produit d'Harvard
qu'est Henry Kissinger a occupé une position eminente à la Maison
Blanche. L'interaction, personnelle et intellectuelle, entre le champ
universitaire et le champ politique est en général plus forte et régulière
aux États-Unis qu'en Europe, mais l'impression d'un décalage est
persistante et suscite périodiquement des appels alarmés à «combler le
fossé» (bridge the gap) qui séparerait des milieux jugés de plus en plus
étrangers l'un à l'autre3. Il est bien plus fréquent qu'en France que des

1. Pour de bonnes revues de la littérature sur la sécurité internationale, Nye (J.), Lynn-
Jones (S.), «International Security Studies. A Report of a Conference on the State of the
Field», International Security, 12 (4), 1988 ; Walt (S. M.), «The Renaissance of Security
Studies», International Studies Quarterly, 35, 1991 ; Lynn-Jones (S. M.), «The Future of
International Security Studies», in Ball (D.), Homer (D.), eds, Strategic Studies in a
Changing World. Global, Regional and Australian Perspectives, Canberra Papers on
Strategy and Defence, 89, 1992.
2. Gowa (J.), Allies, Adversaries, and International Trade, Princeton, Princeton
University Press, 1994 ; Crawford (B.), Economic Vulnerability in International
Relations. East-West Trade, Investment, and Finance, Columbia, Columbia University
Press, 1993 ; Lake (D.), «Leadership, Hegemony, and the International Economy : Naked
Emperor or Tattered Monarch with Potential ?», International Studies Quarterly, 37,
1993 ; Simmons (B. A.), Who Adjusts ? Domestic Sources of Foreign Economic Policy
During the Interwar Years, Princeton, Princeton University Press, 1994 ; Martin (L. L.),
Coercive Cooperation. Explaining Multilateral Economic Sanctions, Princeton,
Princeton University Press, 1992.
3. George (A. L.), Bridging the Gap. Theory and Practice In Foreign Policy, Washington
DC, United States Institute for Peace Press, 1993 ; Zelikow (P.), «Foreign Policy
Engineering. From Theory to Practice and Back Again», International Security, 18 (4),
1994 ; Rosenau (J.), Sapin (B.), «Theory and Practice in Foreign Policy-Making :
Academics and Practitioners - the American Experience», in Girard (M.), Eberwein (W-
D), Webb (K.), eds, Theory and Practice in Foreign Policy-Making. National Perspectives
on Academics and Professionals in International Relations, Londres, Pinter, 1994. Sur
le cas particulier de la stratégie nucléaire, Freedman (L.), «The First Two Generations of
[suite de la note page suivante]

184
Pascal Vennesson

politistes américains spécialisés dans l'international aient eu l'occasion


de travailler, en général pendant un ou deux ans à la Maison Blanche
(«White House fellows» ou «National Security Council Fellow») ou au
Congrès.

Enfin, pour donner une idée de l'attention accordée aux relations


internationales dans l'enseignement de la science politique de la
première année à la maîtrise (undergraduates studies), voici la liste de la
plupart des cours offerts lors de l'année universitaire 1996-1997 par le
département de science politique de l'université de Virginie qui regroupe
plus de 35 enseignants et comprend, toutes années confondues, plus de
650 étudiants1 :

Relations internationales (cours d'introduction)


Politiques extérieures des puissances
Introduction à l'économie politique internationale
L'évolution des relations internationales
Philosophie des relations internationales
Organisations internationales
Théories en économie politique internationale
L'Europe occidentale dans les affaires mondiales
La politique extérieure de Pex-URSS
L'Asie du sud-est dans les affaires mondiales
La politique internationale
Théorie et éthique des relations internationales
La force militaire dans les relations internationales
La politique internationale à l'âge nucléaire
Le droit international : principes et politique
L'ordre mondial
L'Amérique dans l'économie mondiale
La politique extérieure des États-Unis
La politique extérieure des États-Unis aujourd'hui
Les relations internationales du Moyen Orient
Systèmes de valeur dans les relations internationales
La politique de sécurité nationale des États-Unis
Le «management» des conflits politiques dans les organisations
internationales
L'Afrique et le monde

On le voit, on est en présence d'un sous-champ bien délimité de la


science politique, doté d'une assez forte cohérence interne, d'un
ensemble de théories et de concepts, de traditions d'étude, de collections
chez les principaux éditeurs et de revues scientifiques.

Nuclear Strategists», in Paret (P.), ed., Makers of Modem Strategy from Machiavelli to
the Nuclear Age, Princeton, Princeton University Press, 1986 ; Trachtenberg (M.),
«Strategic Thought in America, 1952-1966», in Trachtenberg (M.), History and Strategy,
Princeton, Princeton University Press, 1991.
1. University of Virginia, Undergraduate Record, 1996-97, p. 120-121.

185
Paradigmes, enjeux et méthodes

L'étude des relations internationales aux États-Unis est aujourd'hui


disputée entre trois paradigmes principaux : le réalisme, le libéralisme
et le constructivisme. J'entends ici par paradigme ou «programme de
recherche» un ensemble de concepts et de notions permettant le
développement de théories spécifiques1. Les théories dérivées de chacun
des paradigmes sont naturellement diverses et parfois en concurrence
les unes avec les autres, y compris au sein du même paradigme. Ces
regroupements ont pourtant un sens très généralement reconnu par les
compétiteurs et c'est en partie par rapport à eux que s'orientent les
investigations théoriques et empiriques. Il existe d'autres paradigmes
dans l'étude des relations internationales, mais ils apparaissent
périphériques aux États-Unis. Par comparaison avec les années
soixante-dix, par exemple, le programme de recherche marxiste,
notamment avec la théorie de la dépendance ou celle du système-
monde, est aujourd'hui en retrait sur le «marché» américain. Quant aux
chercheurs qui travaillent sur la politique extérieure et sa fabrication,
ou qui mettent en œuvre les approches issues de la théorie des jeux, ils
s'inscrivent souvent, selon les cas, dans l'un ou l'autre des principaux
paradigmes existants.

Pas de chrysanthèmes pour le réalisme

Les réalistes partagent en général trois conceptions2 : 1) Les acteurs les


plus importants de la politique mondiale sont des entités politiquement
organisées, de nos jours les États. Pour les réalistes, les autres acteurs
internationaux dérivent des États leur existence et leur importance
relative. 2) La structure du système international, en particulier
l'anarchie, c'est-à-dire l'absence d'autorité supérieure aux unités du
système, est une explication nécessaire, mais pas toujours suffisante,
de nombreux aspects des relations internationales. 3) Dans ce contexte
anarchique, les États adoptent le plus souvent des politiques
instrumentales et rationnelles pour maximiser leur puissance ou leur
sécurité.

1. Kuhn (T.), La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1987 [1962] ;
Lakatos (I.), «Falsification and the Methodology of Scientific Research Programmes», in
Lakatos (I.), Musgrave (A.), eds, Criticism and the Growth of Knowledge, New York,
Cambridge University Press, 1970. Sur les différences entre paradigme et programme de
recherche et leur application à la science politique, Bail (T.), «Is There Progress in
Political Science ?», in Ball (T.), ed., Idioms of Inquiry. Critique and Renewal in Political
Science, Albany, State University of New York Press, 1987.
2. Soulignons à nouveau que ces éléments doivent s'entendre comme un condensé
sténographique de problématiques très diverses qui, de surcroît, combinent des éléments
théoriques et normatifs. Il existe des désaccords au sein de la tradition d'étude réaliste
entre différentes orientations, par exemple entre les réalistes classiques et les
néoréalistes ou entre les réalistes offensifs et défensifs. Krasner (S.), «Realism, Imperialism,
and Democracy», Political Theory, 20 (1), 1992 ; Frankel (B.), «Restating the Realist Case :
An Introduction», Security Studies, 5 (3), 1996.

186
Pascal Vennesson

Le programme de recherche réaliste demeure aujourd'hui l'un des plus


actuels de l'étude des relations internationales aux États-Unis1. Dans
chacun des grands débats sur les relations internationales
contemporaines, les auteurs réalistes ont apporté des contributions
significatives et, en croisant le fer avec leurs adversaires théoriques,
montré la fécondité de leur approche, y compris dans l'étude de
l'économie politique internationale et des mécanismes de coopération.
Plusieurs auteurs, comme Joseph Grieco, ont mis à l'agenda la question
des gains absolus et relatifs et mis en relief plusieurs impasses de
l'institutionnalisme libéral2. D'autres réalistes ont investi les enjeux
internationaux clefs de l'après-guerre froide, comme les conflits
ethniques et le dilemme de la sécurité, la place de la force armée dans
la politique extérieure des États-Unis et la dissémination des armes
nucléaires3. Ils soulignent que les décideurs n'ont pas cessé de penser et
d'agir en fonction et à partir des relations de puissance, ni d'intégrer la
force dans leurs calculs. Les réalistes, reprenant d'ailleurs des éléments
d'un débat qui avait déjà eu lieu au début des années soixante-dix4, ont
aussi porté quelques uns des coups les plus rudes à la vulgate de la
mondialisation supposée gouverner à présent la politique mondiale.
Plusieurs analystes ont montré la fragilité empirique de cette thèse, en
tous cas sous ses formes les plus excessives5. S. Krasner a, par

1. Pour des réflexions récentes sur le réalisme, Frankel (B.), ed., Roots of Realism,
Londres, Frank Cass, 1996 ; Frankel (B.), ed., Realism. Restatements and Renewal,
Londres, Frank Cass, 1996 ; Brown (M.), Lynn-Jones (S.), Miller (S.), eds, The Perils of
Anarchy : Contemporary Realism and International Security, Cambridge, MIT Press,
1995 ; Brooks (S.), «Dueling Realisms», International Organization, 51 (3), 1997.
2. Grieco (J.), Cooperation Among Nations. Europe, America, and Non-Tariff Barriers to
Trade, Ithaca, Cornell University Press, 1990 ; Keohane (R.), «Institutional Theory and the
Realist Challenge After the Cold War» et Grieco (J.), «Understanding the Problem of
International Cooperation : The Limits of Neoliberal Institutionalism and the Future of
Realist Theory», in Baldwin (D.), ed., Neorealism and Neoliberalism. The Contemporary
Debate, New York, Columbia University Press, 1993. Pour un intéressant effort de
synthèse, Matthews (J.), «Current Gains and Future Outcomes : When Cumulative Gains
Matter», International Security, 21 (1), 1996.
3. Posen (B.), «The Security Dilemma and Ethnic Conflict», Survival, 35 (1), 1993 (repris
dans Brown (M.), ed., Ethnic Conflict and International Security, Princeton, Princeton
University Press, 1993). La référence classique sur le dilemme de la sécurité est Jervis
(R.), «Cooperation under the Security Dilemma», World Politics, 30 (2), 1978. Art (R.),
«American Foreign Policy and the Fungibility of Force», Security Studies, 5 (4), 1996 ; Art
(R.), «Why Western Europe Needs the United States and NATO», Political Science
Quarterly, 111 (1), 1996 ; Davis (Z. S.), Frankel (B.), eds, The Proliferation Puzzle. Why
Nuclear Weapons Spread and What Results, Londres, Frank Cass, 1993.
4. Keohane (R.), Nye (J.), eds, Transnational Relations and World Politics, Cambridge,
Harvard University Press, 1972 ; Keohane (R.), Nye (J.), Power and Interdependence.
World Politics in Transition, Boston, Little, Brown and Company, 1977 ; et les critiques
de Waltz (K.), «The Myth of National Interdependence», in Kindleberger (C), ed., The
International Corporation, Cambridge, The MIT Press, 1970 ; Gilpin (R.), «Three Models
of the Future», International Organization, 1975.
5. Krasner (S.), Thompson (J.), «Global Transactions and the Consolidation of
Sovereignty», in Czempiel (E.-O.), Rosenau (J.), eds, Global Changes and Theoretical
Challenges. Approaches to World Politics for the 1990s, Lexington, Lexington Books, 1989.
Pour des résultats similaires à partir d'une autre perspective, Fligstein (N.), «Rhétorique
et réalités de la "mondialisation"», Actes de la recherche en sciences sociales, 119, 1997 ;
Wade (R.), «Globalization and its Limits : Reports of the Death of the National Economy
[suite de la note page suivante]

187
Les sciences du politique aux États-Unis

exemple, souligné que les contournements, les contestations, les limites


du système étatique codifié par le traité de Westphalie avaient toujours
existé et qu'en fait cette rupture n'en était pas une1. Enfin, Peter
Liberman s'est efforcé de répondre à une question d'importance pour la
perspective réaliste, qui avait été curieusement négligée sur le plan
empirique : la conquête paye-t-elle ?2. Est-il possible pour certains États
de tirer des bénéfices matériels de l'occupation de sociétés industrielles
développées ? À partir de plusieurs études de cas détaillées et d'une
exploitation attentive de données de diverses natures, l'auteur défend
la thèse selon laquelle, contrairement aux idées reçues, la conquête et
l'exploitation payent et continuent à payer dans le monde actuel. En
somme, nombre d'observateurs s'accordent aux États-Unis pour
admettre que les aspects essentiels de la problématique réaliste
conservent beaucoup de leur pertinence dans l'analyse des réalités
internationales. Même si c'est du bout des lèvres, et de manière assez
confuse, Robert Keohane, eminent représentant de la problématique
libérale institutionnaliste, reconnaît que son approche ne se présente
pas, en fait, comme une solution de rechange au réalisme et que la
question n'est pas de le remplacer, mais seulement de rendre
conditionnelles certaines de ses propositions3.

Paix démocratique et institutions : le paradigme libéral

La conception libérale des relations internationales repose sur les


postulats suivants : 1) II existe une multiplicité d'acteurs dans le
système international. Les multinationales, les organisations
internationales, les fondations, les terroristes comptent autant, et
parfois davantage, que les États. 2) Ces acteurs sont, en règle générale,
rationnels et calculateurs, mais ils visent une multiplicité d'objectifs.
Différents acteurs disposent de différentes capacités dans différents
domaines. 3) Les relations internationales, et tout spécialement
l'économie politique internationale, permettent à chacun de bénéficier
des échanges internationaux. Les jeux internationaux sont en général à
somme non nulle4. Même si la seconde guerre mondiale, la guerre froide

are Greatly Exaggerated», in Berger (S.), Dore (R.), eds, National Diversity and Global
Capitalism, Ithaca, Cornell University Press, 1996.
1. Krasner (S.), «Westphalia and All That», in Goldstein (J.), Keohane (R.), eds, Ideas and
Foreign Policy. Beliefs, Institutions, and Political Change, Ithaca, Cornell University
Press, 1993.
2. Liberman (P.), Does Conquest Pay ? The Exploitation of Occupied Industrial Societies,
Princeton, Princeton University Press, 1996.
3. Keohane (R.), «International Relations, Old and New», in Goodin (R.), Klingemann (H.-
D.), eds, A New Handbook of Political Science, New York, Oxford University Press, 1996,
p. 470-471.
4. Moravcsik (A.), Liberalism and International Relations Theory, Harvard University,
The Center for International Affairs, Paper 92-6 ; Zacher (M.), Matthew (R.), «Liberal
International Theory : Common Threads, Divergent Strands», in Kegley (C), ed.,
Controversies in International Relations Theory. Realism and the Neoliberal
Challenge, New York, St. Martin's Press, 1995 ; Doyle (M.), «Liberalism and World
Politics», American Political Science Review, 80 (4), 1986.

188
Pascal Vennesson

et la domination intellectuelle du réalisme ont fortement atténué la


croyance en un progrès des relations internationales, les libéraux
pensent qu'elles évoluent, graduellement et irrégulièrement certes, mais
qu'elles évoluent tout de même. Ce progrès est assuré par les
innovations technologiques et renforcé par d'autres dynamiques comme
la diffusion de la démocratie libérale, l'interdépendance, l'augmentation
du niveau général d'éducation et les institutions internationales. Dans
la perspective libérale, la clef pour parvenir à une plus grande liberté
individuelle est une coopération internationale accrue. Elle est
nécessaire pour maximiser les bénéfices éventuels et minimiser les
dysfonctionnements possibles de l'interdépendance. La nature et la
force de la coopération internationale varient selon les domaines et les
périodes historiques, mais celle-ci est indispensable au progrès de la
liberté humaine.

La paix démocratique et les institutions internationales ont été


prééminentes dans l'agenda de recherche libéral. Depuis les années
soixante-dix, les recherches sur les démocraties et la guerre se sont
multipliées avant de connaître une véritable explosion dans les années
quatre-vingt-dix1. Cette tradition de recherche d'inspiration quantitative
et behavioriste a établi, parmi d'autres résultats, que les démocraties
tendaient à ne pas entrer en guerre les unes contre les autres. La thèse
de la paix démocratique est un défi aux versions du réalisme qui
insistent sur l'anarchie du système international, non sur les
caractéristiques de ses unités, pour rendre compte de la récurrence des
conflits armés. De plus, cette approche montre que le type de régime
politique compte dans l'élaboration et la mise en œuvre de la politique
extérieure et qu'il n'est peut-être pas très productif de considérer les
Etats comme des entités fonctionnellement équivalentes, dont les
décideurs appliqueraient tous les mêmes principes diplomatiques. Au-
delà de l'étude des «régimes internationaux», les institutions
internationales et leur rôle sont au centre de la problématique libérale.
Les libéraux jugent qu'elles stabilisent les enjeux, favorisent la
transparence, rendent le futur plus prévisible et permettent ainsi aux
États de coopérer2. Dans la même veine, plusieurs auteurs ont exploré
le multilatéralisme, l'une des formes institutionnelles caractéristiques

1. Russett (B.), Grasping the Democratic Peace. Principles for a Post-Cold War World,
Princeton, Princeton University Press, 1993 ; Brown (M.), Lynn-Jones (S.), Miller (S.),
eds, Debating the Democratic Peace, Cambridge, The MIT Press, 1996 ; Fendius Elman
(M.), ed., Paths to Peace. Is Democracy the Answer ?, Cambridge, The MIT Press-BCSIA,
1997.
2. Axelrod (R.), Keohane (R.), «Achieving Cooperation under Anarchy : Strategies and
Institutions», in Oye (K.), ed., Cooperation under Anarchy, Princeton, Princeton
University Press, 1986. Pour une vigoureuse critique réaliste de cette thèse et un débat,
Mearsheimer (J.), «The False Promise of International Institutions», International
Security, 19 (3), 1994-1995 ; «Promises, Promises : Can Institutions Deliver ?»,
International Security, 20 (1), 1995.

189
Les sciences du politique aux États-Unis

du politique dans l'international aujourd'hui, aussi bien dans le


domaine économique que dans celui de la sécurité1.

L'approche constructiviste

Depuis la fin des années quatre-vingt, les perspectives constructivistes


ont connu un fort développement dans l'étude des relations
internationales aux États-Unis2. Les principaux postulats de l'approche
constructiviste (en tous cas dans l'une de ses formes les plus connues)
sont les suivants : 1) Les États sont les principales unités d'analyse de
la théorie des relations internationales. 2) Les structures clef dans le
système interétatique sont intersubjectives, plutôt que matérielles. 3)
Les identités et les intérêts de l'État sont largement construits par ces
structures sociales, plus que donnés de manière exogène au système
par la nature humaine ou la politique intérieure3.

David Lumsdaine s'est inspiré de l'approche constructiviste pour


étudier les ressorts de l'aide internationale aux pays du tiers-monde4. À
partir des années cinquante, pour la première fois dans l'histoire des
relations internationales, des démocraties développées ont fourni une
aide régulière aux pays moins développés. Pourquoi ? Une morale peut-
elle durablement et profondément influencer les dynamiques du
système mondial ? D. Lumsdaine montre que l'aide au tiers-monde «ne
peut s'expliquer uniquement par les intérêts politiques et économiques
des pays donneurs. Le facteur déterminant réside dans les principes
humanitaires et égalitaires des pays donneurs et dans leur croyance
implicite selon laquelle la paix et la prospérité ne sont possibles que
sur la base d'un ordre international juste au sein duquel tous les États
ont une chance de prospérer»5. Dans cette perspective, l'anarchie
internationale n'est pas un effet de composition - une propriété du
système qui échappe assez largement aux acteurs -, mais le produit
des croyances et de la volonté et de l'action des décideurs politiques6.
On sait que les effets de l'absence d'autorité supérieure aux États
peuvent être corrigés notamment par les régimes internationaux, le
droit, les normes, l'interdépendance économique, l'apprentissage ou les
institutions. Mais si la morale vient des États eux-mêmes, si les

1. Ruggie (J. G.), ed., Multilateralism Matters. The Theory and Praxis of an Institutional
Form, New York, Columbia University Press, 1993.
2. Tickner (J. A.), «International Relations : Post-Positivist and Feminist Perspectives», in
Goodin (R. E.), Klingemann (H-D.), eds, A New Handbook of Political Science, op. cit.
3. Wendt (A.), «Collective Identity Formation and the International State», American
Political Science Review, 88 (2), 1994, p. 385 ; Ruggie (J. G.), «Territoriality and Beyond :
Problematizing Modernity in International Relations», International Organization, 47
(1), 1993.
4. Lumsdaine (D. H.), Moral Vision in International Politics. The Foreign Aid Regime,
1949-1989, Princeton, Princeton University Press, 1993.
5. Ibid., p. 30.
6. Wendt (A.), «Anarchy Is What States Make of It : The Social Construction of Power
Politics», International Organization, 46 (2), 1992 ; Wendt (A.), «Collective Identity
Formation and the International State», American Political Science Review, 88 (2), 1994.

190
Pascal Vennesson

décideurs se révèlent altruistes, motivés par la justice et, de leur propre


initiative, respectueux des normes, notre conception du système
international est bouleversée. Il devient possible de mettre un terme au
dilemme de la sécurité, de construire autrement la politique
internationale et de la transformer ainsi profondément. Sur un autre
terrain, Martha Finnemore a montré que les normes véhiculées et
transmises par les organisations internationales contribuaient à la
définition que les décideurs donnent de l'intérêt national et donc
affectaient les préférences des acteurs1. Il n'est pas jusqu'au cœur
traditionnel de la souveraineté, la sécurité et la défense, qui ne soit
affecté par les normes et la culture2. Enfin, une vive controverse
théorique et empirique a opposé un réaliste, M. Fischer, à R. Hall et F.
Kratochwill, à propos des caractéristiques des relations internationales
au Moyen Age, une période historique que les constructivistes utilisent
pour montrer que les normes et les croyances, et non l'intérêt, la force et
la puissance, peuvent profondément affecter l'action des acteurs
internationaux3.

L'étude des relations internationales aux États-Unis est aussi


caractérisée par la mise en œuvre de méthodes qualitatives et
quantitatives très diverses et par des efforts pour forger ou affiner les
outils méthodologiques des sciences sociales. Une utilisation rigoureuse
des archives et de l'historiographie, la méthode des études de cas
comparées, l'application de différentes formes de théorie des jeux, en
constituent quelques exemples4. Rejetant la prudence et le scepticisme
de nombreux politistes, un groupe d'internationalistes animé par
Steven Weber a récemment entrepris l'exploration systématique de la
prédiction d'événements internationaux en étudiant le processus de
paix au Moyen-Orient5. Sous la direction de P. Tetlock et A. Belkin,

1. Finnemore (M.), National Interests in International Society, Ithaca, Cornell


University Press, 1996.
2. Katzenstein (P.), ed., The Culture of National Security : Norms and Identity in World
Politics, Columbia, Columbia University Press, 1996.
3. Fischer (M.), «Feudal Europe, 800-1300 : Communal Discourse and Conflictual
Practices», International Organization, 46 (2), 1992 ; la réponse, Hall (R. B.), Kratochwill
(F.), «Medieval Tales : Neorealist "Science" and the Abuse of History», International
Organization, 47 (3), 1993 ; la réplique, Fischer (M.), «On Context, Facts, and Norms :
Response to Hall and Kratochwil», International Organization, 47 (3), 1993.
4. Kaufmann (C. D.), «Out of the Lab and into the Archives : A Method for Testing
Psychological Explanations of Political Decision Making», International Studies
Quarterly, 38, 1994 ; George (A. L.), «Case Studies and Theory Development : The Method
of Structured, Focused Comparison», in Lauren (P. G.), ed., Diplomacy. New Approaches
in History, Theory, and Policy, New York, The Free Press, 1979 ; Bueno de Mesquita (B.),
«Toward a Scientific Understanding of International Conflict : A Personal View»,
International Studies Quarterly, 29, 1985. Sur différents problèmes méthodologiques
dans l'étude des relations internationales, Tetlock (P. E.), «Methodological Themes and
Variations», in Tetlock (P. E.), ed., Behavior, Society and Nuclear War, vol. I, New York,
Oxford University Press, 1989.
5. Weber (S.), «Prediction and the Middle East Peace Process», Security Studies, 6 (4),
1997.

191
Les sciences du politique aux États-Unis

d'autres se sont efforcés de mieux préciser la méthode de l'analyse


contre-factuelle, en s'appuyant sur les apports de la théorie des jeux et
les simulations informatiques1. La question contre-factuelle - que se
serait-il passé si... ? - et le raisonnement contre-factuel sont
d'apparence simple. Par exemple, si les gouvernements des pays
occidentaux s'étaient montré plus résolus dans les phases initiales de
la crise bosniaque, la guerre aurait pu être limitée et des souffrances
évitées. Nombre d'historiens sont souvent allergiques à ce qui leur
paraît une préoccupation vaine pour des événements fictifs. Or, non
seulement de tels raisonnements abondent dans la vie quotidienne,
mais ils sont inévitables et indispensables dans la pratique
scientifique. Sans se dissimuler la difficulté de la tâche ni sous-estimer
les déficiences d'une telle méthode, les auteurs soulignent que l'on peut
attendre de multiples bénéfices d'analyses contre-factuelles
rigoureusement conduites. Dans des études de cas spécifiques, l'analyse
contre-factuelle nous rappelle que les événements auraient facilement
pu ne pas se produire ou se produire autrement. Cela permet de corriger
les théories dont le déterminisme est trop simple. Au-delà de cette
contribution heuristique, ce mode d'analyse permet aussi d'éviter les
pièges de l'histoire-procès.

Le raisonnement contre-factuel est également utile dans l'application de


généralisations théoriques ou empiriques spécifiques à des conditions
antécédentes bien définies. Des «prédictions» contre-factuelles émergent
de certains aspects de la théorie des relations internationales. Le but
est ici, non pas de comprendre un cas historique spécifique, mais de
suivre les conséquences logiques d'une approche théorique. Par
exemple, l'hypothèse de la paix démocratique implique que si tous les
Etats avaient été des démocraties au XXe siècle, les guerres auraient
été moins fréquentes. On peut alors dériver des hypothèses
additionnelles pour les tester ou montrer que dans certains cas, les
décideurs et les analystes contemporains n'avaient peut-être pas
conscience de certaines des dynamiques à l'œuvre. L'intérêt de cette
exploration méthodologique et ses implications sont, on l'espère,
suffisamment évidents pour ne pas multiplier les illustrations. P.
Tetlock et A. Belkin identifient dans leur chapitre introductif plusieurs
autres bénéfices de l'analyse contre-factuelle. Les auteurs qu'ils ont
réunis testent leurs propositions sur divers enjeux internationaux - les
crises de l'entre-deux-guerres, la crise de Cuba, la politique américaine
face à l'Iran -, et des classes d'événements, comme les guerres et les
révolutions. Ces exemples illustrent quelques unes des caractéristiques

1. Tetlock (P. E.), Belkin (A.), eds, Counterfactual Thought Experiments in World
Politics. Logical, Methodological, and Psychological Perspectives, Princeton, Princeton
University Press, 1996 ; Fearon (J.), «Counterfactuals and Hypothesis Testing in Political
Science», World Politics, 43 (2), 1991. Pour un bon exemple d'analyse contre -factuelle à
propos des origines de la Ve République, Vedel (G.), «Rétroflctions : Si de Gaulle avait
perdu en 1962... Si Alain Poher avait gagné en 1969... », in Duhamel (O.), Parodi (J.-L.),
dir., La Constitution de la Ve République, Paris, Presses de la FNSP, 1985.

192
Pascal Vennesson

de la pratique de la science politique aux États-Unis : le travail concret


sur des théories de portée intermédiaire et la recherche de solutions
méthodologiques directement applicables.

Compétitivité, audace dans la recherche et vigueur des arguments,


l'étude des relations internationales aux États-Unis est une entreprise
intellectuelle qui a réussi à l'échelle mondiale. Toutefois, certaines
caractéristiques du commerce des idées outre-Atlantique entraînent
parfois des conséquences néfastes sur ce champ scientifique. Le rythme
élevé de publication, indispensable pour le recrutement comme pour la
progression dans la carrière, et la nécessité sur un marché aussi vaste
de souligner l'originalité de son travail produisent des effets pervers.
L'étude sur-intensive de certains objets conduit à la répétition des
arguments (la paix démocratique serait aujourd'hui un bon exemple de
ce travers). La quête de la différence à tout prix, attisée par les
directeurs de revue désireux de trouver un lectorat, aboutit à des
affrontements artificiels qui obéissent davantage aux logiques du débat
public qu'à celle du monde scientifique. Les échanges à propos de la
thèse de Samuel Huntington sur le choc des civilisations, les débats sur
la dissémination des armes nucléaires ou les institutions
internationales illustrent ces tendances contradictoires. La nécessité de
prendre clairement position sur le marché des problématiques
disponibles incite à l'application mécanique de cadres d'analyse très
généraux (le réalisme ou le libéralisme par exemple) à des objets de
recherche spécifiques. Sans souci d'adapter les théories aux objets ou de
veiller à la cohérence des niveaux d'analyse, les chercheurs opposent
rituellement des problématiques passe-partout qui finissent par
gommer la singularité et l'originalité des phénomènes qu'ils étudient.
De plus, une conception parfois rigide des canons de la scientificité peut
assécher l'imagination et conduire à des impasses. Ce trait n'est pas
spécifiquement lié à l'étude des relations internationales, mais il la
concerne directement. Un internationaliste, Robert Keohane, est, par
exemple, l'un des coauteurs de l'ouvrage Designing Social Inquiry qui se
propose de donner une plus grande rigueur méthodologique aux études
qualitatives en s'inspirant de la logique des investigations
quantitatives1. Même si cette charge positiviste contre les modes
d'analyse interprétatifs et historiques comporte des aspects salutaires,
la controverse qu'elle a suscitée montre que l'application de méthodes
scientifiques aux phénomènes politiques reste en débat.

Le conformisme et l'effet de la masse des travaux et des exigences


propres de la publication scientifique aux États-Unis expliquent que les
internationalistes américains peuvent aussi collectivement passer à
côté de certains des travaux les plus novateurs produits en leur sein.

1. King (G.), Keohane (R. 0.), Verba (S.), Designing Social Inquiry. Scientific Inference in
Qualitative Research, Princeton, Princeton University Press, 1994 ; «Symposium : The
Qualitative-Quantitative Disputation», American Political Science Review, 89 (2), 1995.

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Les sciences du politique aux États-Unis

C'est à mon sens le cas avec l'ouvrage de James Rosenau, Turbulence in


World Politics, dont il faudrait analyser en détail la différence de
réception et peut-être plus encore d'utilisation aux États-Unis et en
Europe1. Tout en restant assez fidèle à la démarche qui animait ses
travaux antérieurs, J. Rosenau s'est efforcé dans cet ouvrage ambitieux
de mettre au jour une transformation profonde du système
international. Il explique qu'au monde classique des relations centrées
sur les États et les organisations internationales, s'est ajouté - et cet
ajout n'implique pas du tout substitution -, un monde qu'il appelle
«multicentré», au sein duquel interagissent des organisations
internationales et non-gouvernementales, des groupes sociaux, des
bureaucraties étatiques et des acteurs transnationaux. L'auteur met en
avant le rôle des individus dans ce bouleversement de la politique
mondiale et rompt ainsi avec les principales traditions d'étude en
relations internationales.

Alors qu'en France les idées de Rosenau ont reçu un accueil très
favorable (parfois trop), elles n'ont pas trouvé d'écho comparable aux
États-Unis. Sa conceptualisation du changement a été prise pour un
argument de circonstance à la fois peu novateur (les études sur la
société mondiale et les phénomènes transnationaux disaient à peu près
la même chose dans les années soixante-dix) et agaçant par son
optimisme enrobé du vocabulaire à la mode sur le chaos, la complexité
et les turbulences. Son insistance, pourtant finement argumentée, sur le
rôle des individus a été jugée trop problématique pour être utile.
Finalement, le choix des variables et leur articulation ont été considérés
comme trop complexes et impossibles à opérationnaliser. Devant ces
incompréhensions, J. Rosenau s'est d'ailleurs efforcé par la suite de
donner à ses thèses un tour plus pédagogique, et aussi plus conforme
au mode de présentation standardisé des ouvrages de science politique
américains : un ou deux chapitres théoriques qui présentent les théories
en compétition, trois ou quatre chapitres empiriques qui constituent
autant d'études de cas et un chapitre conclusif qui reprend les résultats
d'ensemble2. Mais ces vicissitudes et les limites inhérentes au champ
intellectuel américain ne doivent pas détourner de l'essentiel : l'étude
des relations internationales outre-Atlantique reste bel et bien une
source d'inspiration privilégiée pour saisir les dynamiques de la
politique mondiale.

1. Rosenau (J.), Turbulence in World Politics. A Theory of Change and Continuity,


Princeton, Princeton University Press, 1990 ; Girard (M.), «Turbulence dans la théorie
politique internationale ou James Rosenau inventeur», Revue française de science
politique, 42 (4), 1992.
2. Rosenau (J. N.), Durfee (M.), Thinking Theory Thoroughly. Coherent Approaches to an
Incoherent World, Boulder, Westview Press, 1995.

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