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Pédagogies et pédagogues du Sud

Book · July 2004

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Abdeljalil Akkari Pierre R. Dasen


University of Geneva University of Geneva
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PEDAGOGIES ET
PEDAGOGUES DU SUD
Licence accordée à Pierre Dasen pierre.dasen@unige.ch - ip:86.200.59.78

Espaces interculturels
Collection dirigée par Marie-Antoinette Hily
et Geneviève Vermès
La collection « Espaces Interculturels » publie régulièrement, depuis
sa création en 1989, des ouvrages consacrés à des questions de la théorie et
de la pratique de l'interculturel. La collection veut se faire l'écho des
nouvelles recherches ouvertes dans les différentes sciences sociales sur des
terrains aussi variés que ceux de l'éducation, du développement de l'enfant,
des relations interethniques et interculturelles et des contacts de langue.

Déjà parus

J. COSTA-LASCOUX, M.A. HILY et G. VERMES (sous la dire de),


Pluralité des cultures et dynamiques iden tita ires. Hommage à Carmel
Camilleri, 2000.
M. Mc ANDREW et F. GAGNON (sous la dire de), Relations
ethniques et éducation dans les sociétés divisées (Québec, Irlande du
Nord, Catalogne et Belgique), 2000.
M. V A TZ-LAAROUSSI, Le familial au cœur de l'immigration. Les
stratégies de citoyenneté des familles immigrantes au Québec et en
France, 2001.
C. PERREGAUX, T. OGAY, Y. LEANZA et P. DASEN (sous la dire
de.), Intégrations et migrations. Regards pluridisciplinaires, 2001.
R. DE VILLANOVA, M. A HIL Y et G. V ARRO (sous la dire de),
Construire l'interculturel ? de la notion aux pratiques, 2001.
C. SABATIER, H. MALEWSKA et F. TANON (dir.), Identités,
acculturation et altérité, 2002.
C. SABATIER et O. DOUVILLE (sous la dire de), Cultures,
Insertions et santé, 2002
C. SABATIER, J. PALACIO, H. NAMANE et S. COLLETTE (sous
la dire de), Savoirs et enjeux de l'interculturel. Nouvelles approches,
nouvelles perspectives, 2001.
C. SABATIER et P. DASEN (sous la dire de), Cultures,
développement en éducation. Autres enfants, autres écoles, 2001.
Michelle GUILLON, Luc LEGOUX et Emmanuel MA MUNG (eds),
L'asile politique entre deux chaises. Droits de I 'homme et gestion des
flux migratoires, 2003.
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Collection Espaces interculturels

Abdelj aliI AKKARI


Pierre R. DASEN

PEDAGOGIES ET
PEDAGOGUES DU SUD

L'Harmattan L'Harmattan Hongrie L'Harmattan ltalia


5-7,rue de l'École- Kossuth L. u. 14-16 Via Deg1i Artisti, 15
Polytechnique 1053 Budapest 10124 Torino
75005 Paris HONGRIE ITALlE
FRANCE
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<Ç)L'Harmattan, 2004
ISBN: 2-7475-7480-6
EAN : 9782747574808
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Table des matières

Table des matières 5

De l'ethnocentrisme de la pédagogie et ses remèdes 7


A. Akkari & P. R. Dasen

Education informelle et processus d'apprentissage 23


P. R. Dasen
Le rôle de l'éducation dans la survie des petites cultures
autochtones 53
G. R. Teasdale

Un curriculum enraciné localement: un point de vue du Sud 85


G. R. Teasdale
La motivation politique de l'éducation interculturelle indigène et
ses exigences pédagogiques. Jusqu'où va l'interculturalité ? 107
J. Gasché

Femmes et éducation préscolaire non formelle en Equateur 139


S. Perez

L'éducation des enfants tribaux en Inde 161


R. C. Mishra

Vers une anthropologie de l'école coranique 183


A. Akkari
Les écoles sanskrites en Inde 207
R. C. Mishra & A. Vajpayee
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Table des matières

L'éducation sanskrite à Bénarès, enjeu d'une société qui oscille


entre tradition et transition 231
M A. Broyon
Apprentissage situé et formation de compagnonnage:
implications pour les systèmes éducatifs des pays pauvres 251
J. Herzog
Philosophie et éducation: les influences européennes sur la pensée
de Paulo Freire 275
P. Mesquida
Augusto Boal et le théâtre de l'opprimé: vers une éducation sans
frontière nord-sud 295
A. Hen1ma Devries
Réformes des politiques éducatives dans les sociétés émergeants de
conflits civils violents 309
S. Tawil & A. Harley

Mondialisation, éducation et diversité culturelle 349


J. Marin

Auteurs 371

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A. Akkari & P. R. Dasen

De l'ethnocentrisme de la pédagogie et ses


remèdes

Les sciences de l'éducation et la pédagogie, dans l' ense~ble des sciences


humaines et sociales, ont été historiquement marquées par une perspective
inégalitaire dans leur approche des peuples du Sud. Ainsi, du côté des pays
du Nord, des sujets doués de la connaissance; de l'autre, dans les pays du
Sud, à la fois des sujets et des objets d'étude, à qui il s'agit d'imposer les
paradigmes occidentaux. Cette posture intellectuelle s'est trouvée
confortée, au sein des anciens empires coloniaux, par la conviction des
Européens d'être porteurs d'une mission civilisatrice consistant à répandre
la modernité sur les archaïsmes du Sud.
Dans de nombreux domaines des savoirs, cet impérialisme culturel est
doublement usurpateur. D'une part, il s'approprie l'héritage culturel du
Sud en pillant le savoir, par exemple médicinal, des peuples indigènes
(Marin dans ce volmne). D'autre part, l'Occident dénie aux peuples du
Sud le droit de produire un savoir scientifique à caractère universel.
L'Observatoire français des Sciences et des Techniques (OST) a
récemInent Inis en évidence que l'Afrique subsaharienne, où vit plus de 10
0/0de la population mondiale, ne réalise que 0,4 % de l'activité mondiale
de la recherche et du développelnent (OST, 2002). De même, la volonté de
séparer les musées selon qu'ils exposent l'art « premier» pour ne pas dire
« primitif» ou l'art contemporain (considéré comme exclusivement
occidental !) relève de cette logique pernicieuse. L'objectif des réflexions
proposées dans cet ouvrage est d'opérer une brèche dans cette double
usurpation.
Les sciences de l'éducation sont élaborées en majeure partie dans les
pays industrialisés du Nord, ce qui les marque d'une elnpreinte culturelle
particulière. Dans cet ouvrage, nous examinerons l'apport conceptuel des
pédagogies informelles et formelles du Sud. Ces pédagogies ont préexisté
à l'exportation de la forme scolaire occidentale pendant la période
coloniale. Elles continuent à apporter des solutions originales aux
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De l'ethnocentrisme de la pédagogie et ses remèdes

problèmes de l'éducation dans de nombreuses régions du monde. Ainsi, le


but principal de ce livre est d'opérer une décentration culturelle, d'une part
en exposant l'ethnocentrisme des sciences de l'éducation (Akkari, 2000) et
des autres sciences sociales comme la psychologie (Dasen, 1993a, 1993b),
et d'autre part en montrant quels sont les avantages, pour ces disciplines,
de tenir compte des apports d'autres contextes culturels.

Qu'entendons-nous par« Sud» ?


La notion de Sud dans ce livre est tout d'abord métaphorique. Elle
désigne les pédagogies considérées comme périphériques par rapport au
centre (ou au « mainstream») de la pédagogie, qui est intimement lié à la
forme scolaire. Ainsi, nous allons commencer par parler d'éducation
informelle, ou éducation traditionnelle (Dasen, ce volume), qui comprend
aussi des institutions formelles de transmission du savoir autres que
l'école de type occidental. Mais « le Sud» est aussi l'euphémisme utilisé
de nos jours pour désigner les pays les plus pauvres, puisqu'il est devenu
politiquement incorrect de parler du Tiers Monde ou encore de pays en
développement. Ainsi Herzog (ce volulne) ne craint pas de parler des pays
riches et pauvres. Kagitçibasi (1996) fait remarquer avec raison que les
pays riches, industrialisés, ceux de l'Occident ou du Nord, sont en fait
minoritaires au niveau de la population, et il lui iInporte donc de parler au
nom du « monde majoritaire ». De plus, dans certains pays, qu'ils soient
plutôt riches (comme l'Australie ou la Nouvelle-Zélande - Teasdale, ce
volume) ou plutôt pauvres (l'Inde - Mishra, ce volume, ou le Mexique, le
Pérou et l'Equateur - Gasché, Marin et Perez, ce volume), il y a des
populations autochtones dont l'histoire coloniale a fait que, par leur
situation socio-économique et culturelle actuelle, elles sont devenues des
minorités (quel que soit leur nombre), et pourrait-on dire, « le Sud du
Sud ».

Les pédagogues du Sud


Si nous voulons parler de pédagogie dans le « monde majoritaire », à
quels pédagogues donner la parole? Qui fait le pendant des Rousseau,
Pestalozzi, Ferrière, Montessori ou encore d'un Piaget ou Vygotski? En
fait, des pédagogues célèbres du Sud, il n'yen a pas beaucoup. Pourquoi?
Est-ce lié à la transmission orale, qui n'est guère théorisée (Greenfield &
Lave, 1979), ou dans les traditions écrites, au fait que ces pédagogues
écrivent en chinois, en hindi ou en arabe, et qu'ils n'ont pas été traduits ou
que les traductions sont méconnues? Partiellelnent, peut-être. Mais

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Pédagogies et pédagogues du Sud

l'explication principale est sans doute ailleurs. Contrairement à la


pédagogie du Nord habituellement portée par des pédagogues travaillant
d'une manière individuelle, les pédagogies du Sud sont souvent portées
par une communauté ou des institutions sociales larges:

La manière peut-être la plus proche de décrire l'unité du savoir indigène est


que celui-ci est l'expression de relations intenses entre les individus, leurs
écosystèmes et les autres êtres vivants et esprits qui partagent leur territoire.
Ces relations à différents niveaux sont la base qui permet d'entretenir des liens
sociaux, économiques et diplomati~ues, par le partage, avec d'autres peuples
(Battiste & Henderson, 2000, p. 42)

Ainsi, dans l'éducation infonnelle (Dasen, ce volulne), c'est la


communauté entière qui se fait pédagogue. Cela correspond sans doute à
une orientation collectiviste plutôt qu'individualiste de la société
(Kagitçibasi, 1997), même si cette dichotomie est sans doute sur-
interprétée comme explication culturelle (Berry, Poortinga, Segall &
Dasen, 2002). Dans les formes traditionnelles d'écoles religieuses (Akkari,
Mishra, Broyon, ce volume), l'éducation est bien confiée à des
spécialistes, mais qui ne cherchent guère à théoriser la pédagogie dans le
but de changer le systèlne, comme c'est le cas de la plupart des
pédagogues du Nord.
Certains pédagogues du Sud, dont en particulier Freire (Mesquida, ce
volulne) et Boal (Hemma Devries, ce volume) ont reçu des influences très
importantes de la part des penseurs du Nord. Il en va de mêlne de
Mariategui (1970), un pédagogue péruvien, dont l'orientation critique
venait du marxisme, donc en fait du Nord (Dasen & Marin, 1996). Quant à
Krishnamurti, qui aurait mérité un chapitre dans cet ouvrage, car il a écrit
plusieurs livres sur l'éducation (Krishnalnurti, 1993, 1998, 1999), c'est
suite à des études en Angleterre qu'il a élaboré son Inétissage original
entre philosophie indienne et critique sociale révolutionnaire, et c'est du
Nord qu'il écrit ses lettres aux écoles qui appliquent sa pensée
(Krishnamurti, 1989). Ainsi, puisant dans la philosophie indienne, il
envisage une éducation globale, qui intègre le cognitif et le spirituel: « La

1 « Perhaps the closest one can get to describing unity in Indigenous Knowledge is that
knowledge is the expression of the vibrant relationships between the people, their
ecosystems, and the other living beings and spirits that share their lands. These
multilayered relationships are the basis for maintaining social, economic and diplomatic
relationships -through sharing- with other peoples» (Battiste & Henderson, 2000, p. 42).

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De l'ethnocentrisme de la pédagogie et ses remèdes

plus haute fonction de l'éducation est précisément de créer des individus


intégrés, capables de considérer la vie dans son ensemble» (Krishnamurti,
1953, p. 17). Mais, par ailleurs, il s'oppose à toute institution étatique et à
tout dogme religieux, ce qu'il aurait difficilement pu faire s'il n'avait
jamais quitté son pays:

Le contrôle de l'enseignement par l'Etat est une calamité. Il n'y a aucun espoir
d'établir la paix et l'ordre dans le monde, tant que l'éducation est au service
des Etats ou des Eglises. (p. 73) ... L'éducation dans le monde entier a fait
faillite, elle a produit des destructions et des misères de plus en plus grandes.
Les gouvernements sont en train de dresser les jeunes à devenir les soldats et
les techniciens dont ils ont besoin. (p. 76) ... Tous les Etats souverains
doivent nécessairement nous préparer à la guerre; et aucun de nous ne peut
dire que son propre gouvernement soit une exception. Pour que ses citoyens
soient de bons guerriers, pour les préparer à faire efficacement leur devoir,
l'Etat doit, c'est évident, les régenter et exercer son pouvoir sur eux. (p. 77) ...
L'Etat souverain ne veut pas que ses citoyens soient libres, qu'ils pensent par
eux-mêmes. Il les domine donc par tous les moyens possibles, propagande,
interprétations historiques déformées, etc. Voilà pourquoi l'éducation consiste
de plus en plus à enseigner 'quoi penser' et non 'comment penser'. Si notre
pensée était indépendante du système politique en vigueur, nous serions
dangereux; des institutions libres pourraient fonner des pacifistes ou des
hommes dont la pensée serait contraire au régime (p. 78). (Krishnamurti,
1953, pp. 73-78).

Le sens de cette citation de Krisnalnurti pourrait aisément se retrouver


sous la plulne de Illich (1970, 1971) ou de Freire (1974) même si la
pédagogie du premier est spirituelle, du second conviviale et du troisième
politique. Tenir cOlnpte de l'intégralité de l'apprenant signifie favoriser la
réflexion sur les questions fondamentales relatives au sens de la vie et à ce
qui nous unit COlnmeêtres humains par-delà nos différences personnelles
et culturelles (Ferrer & Allard, 2002).
D'autres pédagogues du Sud, que nous présente Teasdale dans ce
volUlne, sont originaires de Papouasie-Nouvelle-Guinée ou de petites
communautés insulaires du Pacifique Sud, et cOlnbinent leurs savoirs
locaux traditionnels et les influences exogènes liées au développement de
la coopération internationale en éducation. Il s'agit là d'un syncrétislne
pédagogique porteur qui considère que la fonne scolaire n'est ni
complètement aliénante, ni complètelnent libératrice. Les effets potentiels
de la fonne scolaire sont toujours liés à son enracinement culturel local.
Dans les sociétés du Nord Inassivement scolarisées depuis plus d'un
siècle, l'acquisition des savoirs se réfère naturellement au modèle de la

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Pédagogies et pédagogues du Sud

fonne scolaire: «Puisque la mission de l'école est d'instruire, du niveau


le plus élémentaire au niveau le plus savant, la défmition de ce qu'on
entend par «savoir)} a partie liée avec l'expérience aujourd'hui
universellement partagée, de la scolarisation)} (Chartier & Jacquet-
Francillon, 1998, p. 6).
Si les anthropologues ont décrit depuis longtemps l'existence de
savoirs transmis collectivelnent de génération en génération dans des
sociétés sans école, ni même culture écrite, l'institution scolaire a toujours
considéré les savoirs hors l'école avec suspicion:

Les savoirs des pratiques traditionnelles, transmis par « voir faire» et « ouïr
dire », ne pouvaient être que des savoirs suspects ou condamnables, mêlant de
façon indissociable rites et mythes, croyances et superstitions, recettes
magiques et savoir-faire routinier. Contre ces savoirs archaïques imposés par
l'arbitraire d'une tradition autoritaire, les savoirs de l'école républicaine se
sont institués comme les savoirs de la modernité émancipatrice: savoirs des
lumières contre croyance de l'obscurantisme, savoirs scientifiques contre
pratiques empiriques, savoirs laïques contre dogmes religieux, savoirs urbains
contre folklores ruraux, savoirs de la raison et du progrès contre traditions
irrationnelles et passéistes (Chartier & Jacquet-Francillon, 1998, p. 6).

Contrairement à cette vision manichéenne, la synthèse tentée par ces


pédagogues du Sud vise à ébranler la croyance qui assimile le savoir
exclusivelnent à l'école. Par ailleurs, l'analyse des processus éducatifs
dans des contextes où l'hégélnonie de la fonne scolaire n'est pas assurée,
pennet de mettre en évidence le fait que la fonne scolaire a eu dès sa
naissance un problème avec l'altérité et la différence culturelle.

La critique de l'école
Il est inévitable de devoir nous positionner ici de façon critique par
rapport à l'école de type occidental telle qu'elle a été exportée pendant la
période coloniale, et qui est devenue une institution hégélnonique à
l'échelle de la planète (Serpell & Hatano, 1997). Cette école a joué et
continue à jouer un rôle extrêmement ambigu, et peut de ce fait être
présentée soit COlnmeune catastrophe sans pareille, soit COInmela panacée
qui va apporter la paix dans le monde. Le prelnier, peut-être, à en faire une
analyse critique a été Nyerere (1967/1972), président de la Tanzanie et lui-
même enseignant. Nyerere s'est rendu cOlnpte que l'école coloniale dans
son pays nouvellement indépendant, établie pour fournir du personnel
administratif local aux colons, continuait à créer une « élite)} privilégiée,

Il
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De l'ethnocentrisme de la pédagogie et ses remèdes

dans le secteur dit « moderne », par rapport à l'exclusion de la majorité de


la population rurale. La plupart des élèves la quittaient en ayant un
sentiment d'échec, le système étant entièrelnent orienté vers les études
supérieures, mais en même telnps très sélectif. Mais les élèves, même
après deux ou trois ans d'école primaire, se sentaient supérieurs aux non
scolarisés, refusant de travailler la terre, préférant attendre un travail
illusoire en ville. Ainsi l'école était la cause principale de l'exode rural, et
du fossé qui se creusait entre les générations. Ces critiques ont été reprises
et élaborées au cours des années par différents chercheurs (Camoy, 1974 ;
Carnoy & Sarnoff, 1990 ; Hallak, 1974 ; Malassis, 1975 ; Mukene, 1988),
qui relèvent aussi que l'éducation scolaire ne produit pas automatiquement
le développement économique comme espéré par la théorie du capital
humain. Par contre, c'est l'école coloniale qui a permis l'émergence d'une
opposition organisée au pouvoir colonial, menant fmalement à
l'indépendance sous la direction de chefs d'Etat formés à l'occidentale,
COmlne un Jomo Kenyatta (1965/1967), qui a écrit lui-même sur
l'éducation traditionnelle dans son peuple, les Kikuyu.
Du côté positif, on relève souvent - et c'est bien entendu la position
majoritaire et celle défendue par les organisations COmlne l'UNICEF et
l'UNESCO - que la scolarisation pennet la promotion de l'hygiène et de
la santé publique, la baisse de la fécondité (Cochrane, 1979),
l'alnélioration du statut de la felrune (Kagitçibasi, 1996, 1998) et le
respect de la démocratie et des droits humains.
Par ailleurs des recherches en psychologie interculturelle comparée
ont montré que la scolarisation bien plus que l'alphabétisation a un effet
sur le fonctionnement cognitif (Berry & Bennett, 1991 ; Scribner & Cole,
1981), non pas en produisant des processus cognitifs nouveaux, mais par
la prolnotion d'un style cognitif théorique plutôt qu'empirique (Scribner,
1979), ou expérimental et analytique plutôt que expériencé et global
(Tapé, 1994), du fait que l'école entraîne les élèves à accepter de travailler
sur des contenus éloignés de la vie quotidienne. Mais, Dasen et Mishra,
(2004) dans une revue de question portant sur les effets cognitifs de la
scolarisation en Inde, font reInarquer l'importance de considérer des
facteurs comme la qualité de l'école.
Cela pose aussi la question de l'adéquation culturelle de l'école telle
qu'elle existe actuellement dans la majeure partie de la planète. Ce détour
par l'altérité nous permettra d'exalniner nos propres institutions scolaires
et leur degré de sensibilité et de prise en compte de la diversité culturelle
des apprenants. En fait, les pédagogies indigènes sont au cœur des
alternatives pédagogiques à la crise mondiale de l'éducation (Teasdale

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Pédagogies et pédagogues du Sud

dans ce volume; Gasché, 1998 et ce volume). Considérée souvent comme


la solution idéale pour l'intégration des minorités culturelles, la mobilité
sociale ou le développement, la forme scolaire ne peut plus faire
l'économie d'une autocritique qui disséquerait son ethnocentrisme.
Néanmoins, ce livre cherche à dépasser une simple critique de l'école.
Il n'y a guère que Herzog (ce volume) pour suggérer qu'on ferait mieux,
en tout cas pour certains adolescents dans certains contextes, de se
débarrasser complètement de cette institution. La plupart des approches
proposées consistent à adapter l'école pour qu'elle réponde mieux aux
aspirations et aux besoins des populations locales.

Quelques concepts novateurs


Dans les réflexions récentes sur l'adaptation culturelle de l'école, de
nouveaux concepts ont élnergé, comme « appropriation »,
« enlpOWer111ent », « ethnothéories» et « conscientisation », qui peuvent
constituer une alternative pédagogique à l'hégémonie de la forme scolaire.
Le concept d' « appropriation» est traduit de l'anglais « ownership », qui
dérive de la notion de possession ou droit de propriété. Mais Teasdale
dans ce volume, COlnmed'autres ailleurs, utilise ce tenne dans un sens qui
dépasse la simple possession matérielle. Une action éducative doit être
conçue de telle manière que les personnes concernées puissent se
l'approprier et s'elnployer activelnent à la réaliser. Ce concept est donc
toujours lié à ceux de participation et d'identification. Il peut être illustré
par l~ proposition de Teasdale de rendre le contrôle du curriculum aux
cOlnmunautés locales, ce que Serpell (1993) de son côté a désigné par
« local accountability », soit le fait que l'école devrait rendre compte à la
population locale plutôt qu'aux institutions centrales comme les ministères
de l'éducation.
Il faut rappeler à ce propos l'existence, parallèlement au curriculum
formel (les contenus, la défmition des objectifs d'enseignement, les
méthodes pédagogiques, les dispositions pour la formation des enseignants
et instructions pédagogiques) d'un « curriculum caché» (hidden
curricululn) où les élèves apprennent par exelnple à identifier les questions
qui sont légitimes et celles qui ne le sont pas. Ce curricululn caché
comporte les règles implicites de la cOlnmunication pédagogique et de la
vie scolaire imposées par les groupes sociaux dominants (Apple, 1990).
L'école véhicule des valeurs implicites à travers l'organisation en filières
scolaires, la politique de recrutement et de formation des enseignants, la
conception des apprentissages. Même s'il reste implicite, le curriculum

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De l'ethnocentrisme de la pédagogie et ses remèdes

caché représente ce que l'on fait effectivement (Roegiers, 1997; Gatto,


1991).
Le concept d'ethnothéorie vise à rendre explicite la construction des
processus éducatifs en particulier par les parents et les enseignants
(Harkness & Super, 1992; Akkari, 2000). Ce concept dérive de
l'anthropologie et désigne ce que les membres d'une culture donnée
ressentent, pensent et connaissent à propos du monde qui les entoure. Ce
concept peut constituer une alternative à l'objectivisme eurocentrique. Ce
dernier, basé sur la logique et le rationalisme, reflète comment une
minorité de la population lnondiale comprend le Inonde et en donne une
vision partielle et partiale (Battiste & Henderson, 2000).
Le pédagogue brésilien Paulo Freire a largement diffusé l'idée de la
conscientisation dans les domaines de la formation et de l'éducation. Pour
expliquer sa théorie de l'éducation, Freire (1974) présente la pédagogie
des oppresseurs COlmneune « conception bancaire» de l'éducation dans
laquelle l'éducateur détient le savoir et la vérité et c'est l'éduquant qui les
reçoit. Cette conception classique utilisée massivement par la forme
scolaire est oppressive dans la mesure où l'éduquant est considéré comme
un récipient vide qu'il faut remplir sans jamais lui donner les moyens d'une
compréhension critique du monde. La théorie de l'éducation de Freire
repose sur un véritable échange entre éducateur et éduquants au point où
les rôles des uns et des autres sont interchangeables. Les élèves sont
considérés comme des individus doués de conscience. Il s'agit alors de leur
donner les moyens de s'approprier les savoirs. La pédagogie de la
conscientisation de Freire ne s'exerce pas dans l'abstrait, lnais dans
l'action. C'est une pédagogie de la problématisation qui vise le
développement de la capacité des apprenants à poser des problèmes liés à
leur milieu de vie et aux oppressions qu'ils subissent.
Le courant de la pédagogie critique qui s'inspire des travaux du
pédagogue brésilien Paulo Freire est actuellement au centre des débats
éducatifs en Amérique du Nord. Il est en particulier utilisé dans les
approches multiculturelles de l'éducation (Akkari, 2001 ; Freire, 1997). De
mêlne, le développement d'un courant de recherche en éducation sur
« l'apprentissage situé» (situated learning) a suscité un nouveau regard
sur les apprentissages informels et les savoirs traditionnels dans les pays
du Sud (Akkari, ce volulne) COlTIlnedans ceux du Nord (Herzog, ce
volUlne). Les processus d'apprentissage efficace ne sont pas une
exclusivité scolaire. Ils peuvent en effet se dérouler dans des contextes
réels cOlnbinant interaction sociale et collaboration (Lave & Wenger,
1990 ; Segall, Dasen, Berry & Poortinga, 1999).

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Pédagogies et pédagogues du Sud

La conscientisation de Freire est proche du concept de


« empower111ent» (Akkari & Perez, 2000). Le verbe anglais « to
empower» signifie donner le pouvoir, les moyens ou encore l'habilité de
décider. Dans le cadre d'un projet d'éducation, l'empowerlnent consiste à
élargir les possibilités et les moyens dont disposent les personnes
défavorisées pour agir sur leurs conditions de vie. Le développement de
l'elnpowern1ent dans les processus éducatifs suppose en particulier que les
personnes intéressées comprennent le contexte de leur vie et les inégalités
dont elles souffrent en Inatière de répartition du savoir, du pouvoir et des
ressources.
La conscientisation et l' empowerment conduisent forcément à ce que
les communautés locales, et d'une façon générale les pays du Sud,
prennent le contrôle des institutions éducatives qui les servent. Mais, la
tâche n'est pas facile en raison des conceptions évolutionnistes qui ont
prévalu pendant longtemps au niveau des réflexions sur le développement
des pays du Sud. De nos jours, c'est le concept de mondialisation, version
actuelle de la fameuse modernisation, qui assure la domination
économique et culturelle d'une partie du monde sur une autre (Marin et
Perez, ce volume). Les textes de cet ouvrage Inontrent que les chercheurs
du Nord et du Sud doivent défmir ensemble de nouveaux objets ou de
nouveaux thèmes d'étude. La question des alternatives éducatives à la
mondialisation néo-libérale peut en être un exemple concret, ou encore la
façon de reconstruire un système éducatif après un conflit anné (Tawil &
Harley, ce volume).
La domination militaire, politique et économique des pays et peuples
du Sud a été largement traitée dans la littérature scientifique. Toutefois,
aucune force n'a été aussi efficace que l'éducation dans l'oppression de
1'héritage du Sud et la marginalisation du savoir pédagogique local. Par
une influence subtile, l' ilnpérialisme cognitif a largement détruit et
déformé les pédagogies non-occidentales. Cet ouvrage a été conçu comme
une tentative d'approcher l'essence du savoir pédagogique complexe des
peuples du Sud:

Les savoirs autochtones partagent la structure suivante: (1) la connaissance et


la croyance en des pouvoirs invisibles dans l'écosystème; (2) la connaissance
de l'interdépendance de tout ce qui fait un écosystème; (3) le savoir que la
réalité est structurée selon la plupart des concepts linguistiques utilisés par les
populations indigènes; (4) le savoir que les relations personnelles renforcent
les liens entre les personnes, les communautés et les écosystèmes; (5) la
connaissance du fait que les traditions sacrées les personnes qui les
connaissent sont responsables de l'enseignement d'une morale et d'une

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De l'ethnocentrisme de la pédagogie et ses remèdes

éthique à ceux qui prendront la responsabilité de ce savoir spécialisé et de sa


diffusion; et (6) le savoir qu'une famille étendue continuera à transmettre ces
connaissances et pratiques sociales d'une génération à l'autre. (Battiste &
Henderson, 2000, p. 42)2.

Présentation de l'ouvrage
Ce livre vise à développer l'aptitude des spécialistesde l'éducation à
l'analysecritiquedes processuséducatifs.Il est articulésur 2 axes:

1. Les pédagogies du Sud: les pédagogies informelles utilisées par


les peuples autochtones (Australie, Inde et Amérique du Sud) et
les institutions traditionnelles formelles (p. ex. écoles coraniques
en Afrique et écoles traditionnelles hindoues en Asie).
2. Les pédagogues du Sud: principalelnent Paulo Freire pour
l'Amérique du Sud.

Ainsi, Dasen présente, au moyen d'un cadre théorique qui fait la


synthèse entre le modèle éco-culturel de Berry (Berry, 1995; Jahoda,
1995 ; Troadec, 2001) et la niche développementale de Super & Harkness
(1997), les fondements de l'éducation informelle et des processus
d'apprentissage qui y prennent place. Les chapitres suivants, soit ceux de
Teasdale, Gasché, Mishra et Perez, explorent les liens entre l'éducation
informelle dans le cas de populations autochtones (en Océanie, au Pérou,
en Equateur et en Inde), et l'adaptation des systèlnes scolaires à leurs
besoins particuliers. Ils traitent en particulier de l'appropriation du
système scolaire pas ces populations elles-mêmes. On aurait, bien entendu,
pu inclure d'autres exemples d'Amérique du Nord et en particulier du
Canada (Larose, 1988 ; Murdoch, 1983 ; Sioui, 1989) ou encore d'autres
régions du monde où subsistent des peuples indigènes.

2 « Indigenous ways of knowing share the following structure: (1) knowledge of and belief
in unseen powers in the ecosystem; (2) knowledge that all things in the ecosystem are
dependent on each other; (3) knowledge that reality is structured according to most of the
linguistic concepts by which indigenous people describe it ; (4) knowledge that personal
relationships reinforce the bond between persons, communities and ecosystems; (5)
knowledge that sacred traditions and persons who know these traditions are responsible
for teaching 'morals' and 'ethics' to practitioners who are then given responsibility for
these specialized knowledge and its dissemination; and (6) knowledge that an extended
kinship passes on teachings and social practices from generation to generation» (Battiste
& Henderson, 2000, p. 42).

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Pédagogies et pédagogues du Sud

Les trois chapitres suivants (Akkari, Mishra & Vajpayee, Broyon),


sont consacrés aux écoles traditionnelles liées à l'islam ou à l'hindouisme.
Tout en ne négligeant pas les contextes historiques et politiques, ces
chapitres insistent surtout sur les dimensions pédagogiques. Là encore,
d'autres exemples auraient pu être choisis, p. ex. sur les écoles
bouddhistes (Keuffer, 1991 ; Pollak, 1983 ; Reagan, 1996). Le chapitre de
Herzog fait partie de ce groupe, puisqu'il traite d'une fonne d'éducation
traditionnelle qu'on trouve en France, le compagnonnage. Herzog suggère
que ce type de fonnation pourrait constituer une alternative intéressante
dans son propre pays, les Etats-Unis, pour les jeunes qui ne sont pas
motivés par la fonne scolaire, et peut-être aussi dans les pays pauvres.
Quant aux pédagogues du Sud, ils sont représentés en particulier par
P. Freire (dont Mesquida retrace les influences européennes) et par un de
ses disciples, A. Boal et son « théâtre de l'opprimé » (exposé par HeInlna
Devries). Freire nous est particulièrement proche, puisqu'il a été, pendant
ses années d'exil, professeur invité à l'Université de Genève, en marge de
ses activités militantes au sein de l'Institut d'action culturelle (IDAC) du
Conseil œcuménique des églises. Dans cette section, nous aurions aimé
inclure d'autres chapitres sur d'autres pédagogues du Sud, mais comme
nous l'avons montré plus haut, ils ne sont pas si nombreux.
Finalement, le volume aborde des questions liées au contexte
économique et politique actuel, notamment les liens réciproques entre
conflits annés et systèmes éducatifs (Tawil & Harley), où il est démontré
que non seulement la scolarisation souffre en cas de conflit, et qu'il y a un
travail de reconstruction à la fm de celui-ci, mais aussi qu'elle peut avoir
contribué elle-lnême aux causes de la guerre. Marin tennine ce livre avec
un chapitre sur l'éducation dans le contexte de la mondialisation, en
faisant le lien entre l'ethnocentrisme européen qui a nnposé une religion,
une langue et une école aux Amérindiens du Pérou, dans le cadre de la
construction d'un Etat-nation hégémonique, et fmalement la remise en
cause de ce dernier dans le processus actuel de mondialisation de
l'économie, où la domination du marché a remplacé celle de l'Etat.
L'ensemble des chapitres qui composent ce livre a été préparé dans le
cadre d'un cours de 3èmecycle fmancé par la Conférence universitaire de
Suisse occidentale (CUSO). Les textes avaient été rédigés à l'avance et
mis à disposition de l'ensemble des participants à une rencontre d'une
semaine, ce qui a pennis d'en discuter en profondeur, avant de les réviser
pour cette publication. Nous remercions les étudiants qui ont préparé des
lectures critiques, le Professeur Jean-Luc Gurtner, qui a aidé à organiser le
séminaire, et Yvan Leanza qui s'est occupé du prêt-à-clicher.

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De l'ethnocentrisme de la pédagogie et ses remèdes

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P. R. Dasen

Education informelle et processus


d'apprentissage!

Dans la perspective des « pédagogies du Sud », je vois deux raisons de


nous intéresser à l'éducation informelle et aux processus d'apprentissage.
Premièrement, toutes les sociétés, qu'elles soient du Nord ou du Sud, ont
une façon de transmettre leur culture de génération en génération en-
dehors de l'institution particulière que représente l'école. Nous pouvons
donc déjà nous intéresser à cette éducation infonnelle ou « traditionnelle»
en elle-même, voir comment elle diffère d'une société à l'autre, mais aussi
ce qu'il y a de commun, en particulier au niveau des processus
d'apprentissage. Deuxièmelnent, une bonne connaissance de l'éducation
informelle peut servir à rendre les systèmes scolaires plus adaptés aux
contextes culturels dans lesquels ils se situent. Pour traiter ces deux
thématiques, je me place dans une perspective de psychologie
interculturelle comparée du développement de l'individu (le plus souvent
de l'enfant). Aussi, je présente tout d'abord le cadre théorique que j'ai
élaboré dernièrement (Dasen, 2003), qui permet de situer l'individu en
développelnent dans un système cOlnplexe, qui comprend bien entendu la
transmission culturelle, qu'il s'agisse d'éducation formelle ou informelle.
Ce cadre théorique attire aussi l'attention sur l'intérêt qu'il y a à ne pas
négliger l'étude des processus d'apprentissage.

1 Je remercie A. Akkari, ainsi que les étudiants du cours DEA "Recherches en anthropologie
de l'éducation" pour leurs commentaires critiques sur ce manuscrit.
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Education informelle et processus d'apprentissage

Cadre théorique
Figure 1 : cadre théorique intégré pour l'étude interculturelle du
développement humain

Macrosystème
Exosystème
Mésosystème
(processus)

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Pédagogies et pédagogues du Sud

Ce cadre théorique est présenté à la figure 1. Il s'agit de la


combinaison des schémas de différents auteurs, notamment le cadre éco-
culturel de Berry (Berry, Poortinga, Segall & Dasen, 2002 ; Segall, Dasen,
Berry & Poortinga, 1999; voir aussi Troadec, 2001), la niche
développementale de Super et Harkness (1997 ; voir aussi Bril, 1999), le
modèle en cercles concentriques de la théorie des systèmes écologiques de
Bronnfenbrenner (1989) et son adaptation par Georgas (1988) qui y ajoute
en particulier les interactions entre tous les niveaux, ainsi que les cadres
théoriques de Ogbu (1981), Kagitçibasi (1996) et Trommsdorff (1999). Il
ne s'agit donc pas d'une construction originale, mais plutôt de la synthèse
de différents cadres théoriques, qui apportent des perspectives différentes
mais complémentaires (pour d'autres discussions de ces modèles
théoriques, voir Gardiner, 1998 ; Rogoff, 2003 ; Sabatier, 2003).
Au centre du schéma se trouve l'individu, et en tant que psychologue
qui étudie le développement cognitif, je vais m'intéresser plus
particulièrement aux processus d'apprentissage et processus cognitifs de
l'individu G'y reviendrai plus loin). Mais contrairement à la psychologie
dominante2, qui cherche à étudier l'individu en l'isolant autant que
possible du milieu ou en essayant de contrôler les facteurs externes,
l'ensemble des cadres théoriques évoqués nous amènent à considérer
l'unité d'analyse COmInel'individu dans son milieu. Ainsi, l'individu se
développe dans un micro système fonné par la niche développementale,
qui comporte trois volets: les contextes physiques et sociaux, les pratiques
éducatives, et les ethnothéories parentales. Cette niche développementale
est un système ouvert, lui-mêlne en interaction avec le macrosystèlne par
l'intennédiaire des processus du Inésosystèlne.
Le macro- ou exo-système comporte le contexte écologique (qui
influence, au niveau de la société, les systèmes de production, la densité
de population, la résidence urbaine ou rurale, voire même l'écologie
visuelle) et le contexte socio-politique qui évolue avec I'histoire, et avec
les contacts entre sociétés. La culture, au sens anthropologique, est ainsi
vue comme une adaptation à ces contextes, en parallèle (et en interaction)
avec l'adaptation biologique. Comme aspects nnportants de la culture,
relevons les coslnologies, religions et valeurs (p. ex. la place de 1'homIne
dans la nature).
Les interactions entre le macro système et le Inicrosystème se font par
différents processus, dont la transmission culturelle et l'acculturation,

2 En anglais, « mainstream psychology ».

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Education informelle et processus d'apprentissage

processus qui sont au cœur de la recherche interculturelle. L'acculturation


(ou interculturation, ou transaction sociale - je ne vais pas entrer dans le
débat de terminologie; voir p. ex. Denoux, 1995; Schunnans, 1995)
relève de tous les phénomènes de contact entre les sociétés, ou entre des
porteurs de cultures différentes. Il s'agit là de la problématique centrale
des recherches interculturelles dans le sens d'une psychologie des contacts
de culture (voir p. ex. Lahlou & Vinsonneau, 2001 ; Sabatier, Malewska &
Tanon, 2002).
Le processus central pour la problématique de ce chapitre est celui de
la transmission culturelle, que je prends COrnInesynonyme d'éducation.
Souvent, en éducation comparée, ou dans le langage des organisations
internationales, ou même dans celui des chercheurs en sciences de
l'éducation (Hofstetter & Schneuwly, 1998), éducation est utilisé à la
place de scolarisation, comprenant tout au plus la formation des adultes, et
les systèmes scolaires considérés sont tous modelés sur l'école telle
qu'elle a émergé dans les pays industrialisés du Nord. Il va sans dire que
cette conception de l'éducation souffre quelque peu d'ethnocentrisme
(Akkari, 2000 ; Serpell, 1993 ; Serpell & Hatano, 1997). L'école de type
occidental est une institution importante de transmission culturelle, mais
elle est loin d'être la seule, car il y a d'autres formes d'écoles (voir Akkari,
Mishra, ce volume), et la plus grande partie de ce que nous savons, nous
l'avons probablement appris en dehors de l'école (Bruner, 1996).
Le processus de transmission culturelle comporte l' enculturation et la
socialisation, grossièrement la façon d'entrer dans une culture ou devenir
un membre accepté dans sa société. Une distinction courante entre ces
deux termes (Segall et al., 1999), mais qui n'est pas partagée par tous les
auteurs (voir p. ex. Camilleri & Malewska-Peyre, 1997), est que
l'enculturation comporte toutes les influences qui façonnent l'individu, y
compris les aspects inconscients ou non-volontaires de ces influences. Par
exemple, l'enfant naît et grandit dans un contexte linguistique particulier,
formé d'une seule ou d'un nombre restreint de langues; alors que le bébé
a la capacité biologique d'apprendre à prononcer n'nnporte quels
phonèmes, il n'apprendra que ceux qui sont en usage autour de lui, et
perdra même la capacité de prononcer facilement ceux d'autres langues.
L'enculturation comporte donc aussi une restriction des comportements
biologiquement possibles, un phénolnène que Bril (1999) a désigné par le
« champ d'actions possibles». Ainsi, une des façons majeures dont la
culture influence le développement de l'enfant, est dans la sélection des
contextes, c.-à-d. de ce qui est disponible pour être appris (Whiting, 1980).
Si les contextes, physiques et sociaux, sont en grande partie donnés par les

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Pédagogies et pédagogues du Sud

circonstances de vie d'une société particulière, ils peuvent aussi relever


d'un choix conscient de la part des parents ou autres adultes. Par exemple,
ceux-ci peuvent fournir à l'enfant des jouets dits éducatifs dans le but de
favoriser son développement cognitif, ou l'entourer de textes écrits dans
l'idée que cela l'amènera à lire plus vite. Du moment où ces choix sont
conscients, on parlera de socialisation, et d'agents de socialisation, qui
peuvent être les parents, d'autres adultes ou des pairs (Berry et al., 2002,
p. 20 distinguent ainsi la transmission verticale, oblique et horizontale). A
noter que les conceptions actuelles de la socialisation attribuent un rôle
actif à l'individu socialisé, qui n'est pas seulement influencé par les agents
de socialisation, mais qui contribue au choix de ce qui doit être appris
(Camilleri & Malewska-Peyre, 1997). Cette conception dynamique va de
pair avec une défmition constructiviste ou co-constructiviste de la culture
(voir Dasen, 2000, pp. 12-14).
Selon notre défmition de la socialisation comme processus d'influence
ou même d'instruction intentionnel, la scolarisation devrait en être un bon
exemple. Cela est vrai, puisque l'école définit en général explicitement les
buts de l'éducation, les contenus (curriculum) et les méthodes
(pédagogies). Mais l'institution scolaire comporte également une large
part d'enculturation, c.-à-d. de transmission involontaire, d'implicites
culturels, de curriculum caché U'y reviendrai plus loin).
Si la transmission culturelle est donc un processus clé dans les liens
entre macro- et micro-systèmes, il faut relever que le cadre théorique
prévoit des liens, c.-à-d. des interactions ou retroactions entre tous les
niveaux représentés par les cercles concentriques aussi bien qu'entre les
cOlnposantes à chaque niveau. Ainsi, nous ne sommes plus dans une
conception de causalité linéaire, où, selon les lnots de Rogoff (2003, p.
42), « les processus individuels et culturels sont traités comme s'ils
existaient indépendalnment les uns des autres, les caractéristiques
individuelles étant créées par les caractéristiques culturelles». Dans une
conception plus actuelle, l'individu et la culture sont mutuellement co-
construits.
Il est peu probable qu'une recherche particulière réussisse à tenir
compte de l'ensemble d'un tel cadre théorique; il ne s'agit donc pas d'un
modèle dont on pourrait lnesurer toutes les parties et calculer les
corrélations entre elles, mais plutôt d'un outil heuristique qui cherche à
attirer l'attention sur la complexité. Il démontre aussi l'apport
complélnentaire nécessaire de différentes disciplines des sciences
humaines et sociales, les variables du macro système étant étudiées surtout
par l'anthropologie, la sociologie, l'histoire, la délnographie ou encore

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Education infonnelle et processus d'apprentissage

l'économie et l'éducation comparée (en plus de la biologie, génétique des


populations, écologie, etc. dans les sciences dites dures), le microsystème
surtout par l'anthropologie psychologique (la fonne actuelle de l'école
« culture et personnalité », p. ex. LeVine, 1999), et parfois la psychologie
sociale, la psychologie interculturelle comparée, et les sciences de
l'éducation pour autant que ces disciplines s'intéressent aux interactions
entre l'individu et les contextes.

L'éducation informelle
En examinant maintenant l'éducation infonnelle, ou éducation
traditionnelle, on verra aisément COlmnenton peut la situer dans le cadre
théorique présenté ci-dessus. Mais il nous faut tout d'abord soulever
quelques problèmes de tenninologie. En effet, il n'y a pas, semble-t-il, de
tenne qui ne fasse pas problème. Education « infonnelle » peut suggérer
qu'elle n'a pas de fonne, alors que nous allons justement voir qu'elle
comporte toute une pédagogie, ou encore des ethnothéories, même si
celles-ci restent souvent implicites. De nombreux auteurs parlent
d'éducation « traditionnelle », mais ce tenne pourrait laisser entendre qu'il
s'agit du passé, d'un système statique et fenné, non-évolutif, non-
moderne, et qui n'aurait donc plus de pertinence dans le monde actuel.
Alors que l'éducation infonnelle existe justement partout, au Nord COlnme
au Sud, dans toutes les sociétés, et même dans les sociétés dites post-
industrielles. Ainsi, éducation infonnelle, ou traditionnelle, ne devrait
avoir aucune connotation péjorative. A noter que les difficultés de
tenninologie proviennent en partie de l'hégémonie de l'éducation scolaire,
qui se pose souvent COmIne seul modèle par rapport auquel toutes les
autres fonnes d'éducation doivent se défmir.
Il est vrai que les savoirs infonnels, ceux acquis en-dehors de l'école,
que ce soit dans le domaine de l'agriculture (Akkari, 1992) ou de la
Inédecine (Brelet-Rueff, 1991; Good, 1994; Peltzer, 1995), de la
botanique (Berlin, 1992) ou de la navigation (Hutchins, 1983), ou encore
des mathématiques (Nunes, Schliemann, & Carraher, 1993; Rampal,
2003 ; Saxe, 2001), ont souvent été dévalorisés, considérés comme non-
scientifiques, à tel point qu'ils risquent de disparaître. Un fort mouvement
s'est donc constitué pour les conserver et les revaloriser (Semali &
Kincheloe, 1999 ; Verhelst & Sizoo, 1994).
Dernier point de vocabulaire: pourquoi ne pas utiliser éducation
« non- fonnelle » ? Parce que ce tenne est souvent utilisé pour désigner les
programmes éducatifs, en général gérés par des DNG, qui s'adressent aux

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Pédagogies et pédagogues du Sud

groupes laissés pour compte par l'enseignement formel (les très jeunes
enfants, les « déchets» de l'instruction scolaire, les non-alphabétisés, etc.
(Ahmed, 1983). Ahmed propose le terme d'éducation «parallèle» pour
éducation informelle, mais cela donnerait à l'école une place
prépondérante.
Je ne m'étendrai pas sur les nombreuses descriptions de l'éducation
traditionnelle, un peu partout dans le monde, écrites soit pas des
ethnologues (p. ex. Fortes, 1938) soit par des indigènes3 eux-mêmes (p.
ex. Kenyatta, 1960; Mukene, 1988; Nsamenang, 1992), et parfois
rendues merveilleusement vivantes dans des romans (p. ex. Laye, 1994).
Il Y a aussi des ouvrages qui cherchent à généraliser à l'échelle d'une
région ou d'un continent, COlTIlneceux de Pierre Erny sur l'enfant africain
(Erny, 1968, 1972a/b), et des typologies qui opposent explicitement
éducation informelle et formelle.
Ainsi, Désalmand (1983) distingue l'éducation traditionnelle (en
Afrique, plus particulièrement en Côte d'Ivoire) de l'enseignement
occidental classique, qui se réfère à l'école importée pendant la période
coloniale, qui perdure souvent avec des méthodes pédagogiques désuètes.
Ainsi, l'éducation traditionnelle, par opposition à la scolarisation, se donne
partout, tout le temps, et par tous, et concerne tout le monde; elle est
étroitement liée au milieu, axée sur les besoins de la société, et intégrée à
la production; elle a un caractère global, insiste sur l'esprit
communautaire, le maintien de l'équilibre, le sacré voire le magique, et le
respect de la vieillesse; les rapports pédagogiques sont personnels, les
parents prenant une part importante dans l'éducation, les connaissances
sont transmises oralement, dans la langue locale, et les modèles sont
élaborés par le groupe concerné.
Dans une autre typologie qui a fait référence, Greenfield et Lave
(1979) ont désigné l'éducation informelle COlTIlneintégrée à la vie
courante, avec un faible degré d'institutionnalisation, l'apprentissage étant
personnalisé (les lnaîtres sont des personnes de 1' entourage) et l'élève
étant responsable de ses acquisitions; il y a peu ou pas de programmes
explicites, l'apprentissage se fait par observation, imitation, et
démonstration, en général sans questionnelnent ; la motivation est trouvée
dans la contribution sociale des débutants, et le maintien de la continuité et
de la tradition est valorisé.

3 Un autre terme qui n'a rien de péjoratif.

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Education infonnelle et processus d'apprentissage

Ces typologies, qui opposent éducation infonnelle et fonnelle, sont


bien entendu des simplifications heuristiques. Greenfield et Lave (1979)
ont été les premières à relever qu'il n'y a pas vraiment une dichotomie
aussi absolue (voir aussi Strauss, 1984). Ainsi, l'éducation traditionnelle
peut avoir des aspects assez fonnels, tels que l'instruction en rapport avec
les cérémonies d'initiation, de classes d'âge et de sociétés secrètes
(Precourt, 1975) ou même être tout à fait fonnelle, comme dans le cas des
écoles liées à un enseignement religieux (Akkari et Mishra & Vajpayee, ce
volume). Il n'en reste pas moins que le contraste entre les deux fonnes
d'éducation est frappant, et démontre à quel point l'école est souvent en
rupture complète avec les pratiques et les valeurs des sociétés où elle a été
implantée comme un corps étranger. La greffe a pris, à tel point qu'il est
aujourd'hui considéré COlTIlnehérétique de suggérer qu'il vaudrait mieux
supprimer l'école, et que les populations y tiennent malgré le constat
qu'elle ne fonctionne plus comme moyen de mobilité sociale (Balegamire
Bazilashe, 1997). Je ne reviendrai pas ici en détail sur un thème que nous
avons développé dans l'introduction à ce volume, soit les nombreuses
critiques adressées à l'école coloniale et post-coloniale (Erny, 1977;
Nyerere, 1972; Serpell, 1993; Serpell & Hatano, 1997), comme de
favoriser le fossé entre les générations, l'exode rural, et la dévalorisation
identitaire. D'ailleurs le débat n'est pas snnple, car l'école a aussi des
avantages, par exemple dans la promotion de la santé publique et le statut
des femmes (Kagitçibasi, 1996, 1998).

Les pédagogies implicites


Greenfield et Lave (1979) analysent l'apprentissage du métier de
tailleur au Libéria, et l'apprentissage du tissage chez les jeunes filles
zinacantèques du Mexique (voir aussi Childs & Greenfield, 1980;
Greenfield, 1984; Greenfield & Childs, 1977), dans Ie second cas en
utilisant la vidéo pour pouvoir faire une analyse détaillée des interactions
entre le maître (la lnère) et l'apprenant. Elles démontrent ainsi que les
mères utilisaient une pédagogie très sophistiquée, appelée « échafaudage»
ou « étayage» (en référence à la théorie de Vygotsky). Cela revient à
donner à l'apprenant d'emblée une tâche complexe et socialement utile,
trop difficile pour être exécutée seule et sans aide; lnais le maître évalue
constaffilnent le niveau atteint par l'apprenant, et intervient pour les
passages difficiles. Au fur et à mesure du progrès de l'apprentissage, cette
intervention devient de plus en plus légère. Or, quand les chercheuses
delnandaient aux mères comment elles faisaient pour enseigner le tissage,

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Pédagogies et pédagogues du Sud

elles répondaient « Je ne fais rien. Ma fille apprend toute seule)}. Parfois


on ne peut pas faire confiance à ce que disent les parents (Bril, 1999), et il
faut un regard externe, et des moyens techniques comme la vidéo! Cette
pédagogie est donc implicite, inconsciente, pratiquement non-verbalisable,
mais néanmoins bien présente.
Les auteurs font aussi remarquer que l'apprentissage informel ne se
base pas nécessairement sur l'observation et l'imitation seulement. En
effet, « les maîtres formulent des instructions verbales en relation étroite
avec la démonstration et la réalisation de l'élève, et les adaptent à ses
besoins)} (Greenfield & Lave, 1979, p. 35). En plus de l'échafaudage, il y
avait aussi façonnage, soit l'organisation des étapes d'apprentissage dans
un ordre de difficultés croissantes. «Cela a pour résultat d'aboutir à un
apprentissage relativement sans erreur dans des circonstances où les
erreurs causeraient un tort économique considérable au maître)} (op. cit. p.
35). Dans l'apprentissage du tissage chez les Zinacantèques, les essais-et-
erreurs n'étaient admis qu'au début, lorsque l'enfant tissait sur un métièr
en modèle réduit, avec des pailles et des herbes, c.-à-d. quand il n'y avait
pas d'enjeu éconolnique. L'apprentissage sans erreur est conforme à un
système traditionnel où l'innovation n'est pas valorisée; en effet, les
Zinacantèques ne tissaient qu'un nombre très limité de types de tissus, en
particulier l'un pour les femmes et l'autre pour les hommes, se
différenciant uniquement par l'épaisseur des bandes rouges et blanches.
L'influence du changement social sur les pédagogies implicites a été
démontrée quand Greenfield (1999, 2000) est retournée dans le même
village quelque vingt ans plus tard pour répéter son étude. Entre temps, les
jeunes filles étaient devenues des mères, qui avaient des filles en train
d'apprendre à tisser. Mais la COmInunauté avait changé, les
communications avec San Cristobal et même Mexico City s'étaient
développées, et les tissages y étaient vendus à des touristes aussi bien
mexicains qu'étrangers. Si ces tissages étaient toujours basés sur les
modèles traditionnels, ils étaient maintenant fabriqués avec du fil de toutes
les couleurs, acheté dans le commerce et meilleur marché que le fil teint à
la cochenille, et les tisserandes s'évertuaient à trouver de nouvelles
décorations, et même à les copier dans des livres de modèles importés de
la ville.
Dans ce nouveau contexte, qu'était devenu le style d'apprentissage?
La plupart du temps, les mères étaient occupées par leur propre tissage et
ne s'occupaient guère de leurs filles, qu'elles avaient tendance à confier à
des sœurs plus âgées; celles-ci n'utilisaient pas l'étayage, étant elles-
mêlnes occupées à jouer ou à travailler, n'intervenant que quand

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Education infonnelle et processus d'apprentissage

l'apprentie les appelait spécifiquement à l'aide. La majeure partie de


l'apprentissage se faisait donc par essais et erreurs. Cette nouvelle
pédagogie est d'ailleurs, selon Greenfield, en accord avec les nouveaux
besoins d'innovation; par ailleurs, les erreurs dans le tissage étaient
considérées comme moins graves, le « fait lnain» étant un argument de
vente face aux touristes!
L'interaction entre les pédagogies implicites et les situations sociales a
également été théorisée par Lave et Wenger (1991) et leur concept de
« participation périphérique légitime » (voir aussi Akkari et Herzog, dans
ce volume). En particulier dans les situations d'apprentissage d'un métier,
les novices commencent par sentir l'atmosphère de l'entreprise, à
apprendre le vocabulaire adéquat et les implicites des routines
quotidiennes. On les fait balayer l'atelier, ou on leur confie d'abord de
petites tâches, en général au bout de la ligne de production. Il n'y a pas
forcément une relation directe de maître à apprenti, car ce dernier peut
apprendre par ses interactions avec des pairs, et par « l'engagement dans
une pratique» (Lave & Wenger, 1991, p. 93). La motivation vient de la
possibilité d'une participation de plus en plus complète. Ainsi, les novices
deviennent des ouvriers puis peut-être à leur tour des maîtres, autrement
dit, ils entrent dans une « cOlnmunauté de pratiques». Ils apprennent « qui
est concerné, ce qu'ils font, comment se déroule la vie quotidienne,
comment les maîtres parlent, lnarchent, travaillent, et de façon générale,
mènent leur vie... et ce que des apprentis doivent apprendre pour devenir
des praticiens accomplis» (op. cit., p. 95, ma traduction). Cette façon de
translnission du savoir avait déjà été décrite par Chalnoux (1986) et
Delbos et Jorion (1984) dans des contextes différents, et se retrouve dans
l'apprentissage professionnel dit « dual» tel qu'il est institué en Suisse et
en Allemagne (voir p. ex. AInos, Hanhart, Hutmacher, Schneider &
Stroumza, 1987).
Si le concept de participation périphérique légitiIne résume bien la
situation sociale d'apprentissage, il s'éloigne d'une étude plus précise des
mécanismes en jeu, au niveau psychologique. On perd ainsi l'avantage
d'une combinaison de l'anthropologie et de la psychologie. Il n'en va pas
de même du concept de « participation guidée» de Rogoff (1990, 1993
1997, 2003), qui se réfère aux interactions entre personnes, souvent un
enfant et un adulte, quand ils participent enselnble à une activité
culturellelnent valorisée. On peut voir dans ce concept une extension de la
lnétaphore de l'étayage, ou, de façon plus générale, d'une perspective
dynamique et interactive du processus de socialisation. La participation
comprend l'observation, les enfants étant très actifs quand ils suivent ce

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Pédagogies et pédagogues du Sud

qui se passe. Rogoff utilise le tenne « appropriation participative» pour


désigner le changement individuel qui prend place dans l'interaction
sociale, et réserve le tenne « apprentissage» pour les activités culturelles
organisées à un niveau institutionnel4. Les trois processus (appropriation
participative, participation guidée, apprentissage) sont toujours mêlés,
mais de les distinguer nous aide à structurer les trois niveaux: personnel,
inter-personnel et institutionnel.
Si ces processus se retrouvent partout, il y a néanmoins des variations
hnportantes entre différentes sociétés dans les styles d'interactions entre
parents et enfants, et en particulier dans les buts du développement
(Rogoff, 1990). Par exemple, Rogoff, Mistry, Gôncü, et Mosier (1993)
ont observé ces interactions dans quatre communautés, un village en Inde,
des Indiens mayas dans une petite ville au Guatemala, et des groupes de
classe moyenne dans une ville en Turquie et aux Etats-Unis. La personne
responsable de l'apprentissage mère ou enfant, est fonction de la plus ou
moins grande séparation entre les activités des enfants et celles des
adultes, et de l'importance attribuée à la scolarisation. Les mères de classe
moyenne semblent préparer leurs jeunes enfants pour l'école: elles
structurent les situations d'apprentissage, encouragent activement
l'acquisition de la langue, et considèrent la lecture de livres et les jeux de
rôles comme importants. Dans les deux communautés rurales, les adultes
n'organisent pas des situations particulières d'apprentissage, car les
enfants participent très vite et pleinement dans les activités de la
communauté. L'observation intéressée d'évènements complexes qui se
déroulent simultanément était plus caractéristique des enfants en Inde et au
Guatelnala, les enfants des classes moyennes étant souvent éloignés des
activités adultes.
Rogoff (1994) fournit une observation méthodologique intéressante
quand elle fait relnarquer que les chercheurs européens et étatsuniens
avaient souvent de la peine à voir, dans les séquences vidéo des
interactions en Inde et au Guatemala, comment les adultes
communiquaient avec l'enfant et même lui venaient en aide, tout en
faisant attention à différentes activités simultanées entre adultes. Il a fallu
leur dire d'ignorer les échanges entre adultes pour qu'ils puissent voir ce
qui se passait avec les enfants, alors que des chercheurs d'autres origines
(p. ex. Navajo, Maya, Japonais-Américains, Indiens) n'avaient aucune

4 En anglais, on distingue «learning» et « apprenticeship », les deux se traduisant par


« apprentissage» en français.

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Education infonnelle et processus d'apprentissage

peine, et n'avaient pas besoin de fonnation, pour voir le sens des


communications simultanées et subtiles dans différentes modalités.
Ces recherches illustrent une fois de plus comment les pédagogies
implicites peuvent être difficiles à observer, mais comment elles peuvent
constituer un style opposé à une pédagogie scolaire qui, dans les classes
moyennes étudiées, est reprise même dans les situations familiales:

Quand les enfants maya commencent l'école, ils y trouvent une philosophie
de l'apprentissage où les enseignants utilisent un script de « récitation» qui a
marqué l'école en Europe et aux Etas-Unis pendant des dizaines d'années. Les
enseignants dictent aux enfants et leur posent des questions sur ce qu'ils ont
appris, dans un système de communication dirigé par l'adulte, avec
l'enseignant d'un côté et les élèves (en masse ou individuellement) de l'autre
côté. [...] Quand des enfants euro-américains de classe moyenne entrent à
l'école, ils y rencontrent d'habitude un modèle d'apprentissage Sui ressemble
à celui utilisé à la maison. (Rogoff, 1994, p. 217, ma traduction)

Ceci dit, l'éducation infonnelle n'est pas seule à comporter des


implicites dans la pédagogie; à l'école aussi, il y a ce qu'on appelle le
curriculum caché. Il s'agit même d'un des processus principaux de
discrimination face aux élèves Inigrants, ou de classe sociale ouvrière (p.
ex. Rosenbaum, 1967 ; Payet, 2002), en particulier la façon d'évaluer et
d'orienter les élèves, ou la façon de les regrouper dans les classes. Les
routines scolaires sont souvent implicites, ne figurent dans aucun
règlelnent, ou ne sont expliquées qu'une fois en début de scolarité, si bien
que les élèves qui arrivent d'ailleurs (et leurs parents) doivent les deviner
et les apprendre par essais et erreurs. Ces implicites scolaires sont
potentiellement autant de situations de malentendus avec les élèves et
parents de groupes migrants ou minoritaires (Cattafi et al., 1993). Les
enseignants transmettent aussi, de façon souvent involontaire, des valeurs,
par la façon de s' exprimer, ou par ce qu'ils choisissent de dire ou de ne
pas dire; par exemple, par des observations video en classe, aussi bien en

5
"When the Mayan children reach school, they meet a different philosophy of learning, in
which teachers utilize the "recitation" script that has been common in European and U.S.
education for decades. The teachers focus on dictating to the children and quizzing them
on what they have learned with the teacher as one side of the adult-run communication
and students (en masse or singly) as the other side. [...] When middle-class European-
American children reach school, they ordinarily encounter a model of learning that
resembles that used in their homes." (Rogoff, 1994, p. 217)

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Pédagogies et pédagogues du Sud

France qu'en Espagne, Vasquez-Bronfinan et Martinez (1996) ont trouvé


que les enseignants insistaient, sans s'en rendre compte, sur l'importance
de tout faire vite. Une telle importance attribuée au travail fait rapidement
correspond bien aux valeurs de la classe moyenne dans une société
industrielle, mais n'est pas une valeur universelle.

Les processus d'apprentissage


En tant que psychologue, j'aimerais revenir au cercle central de notre
cadre théorique, soit à l'individu en développement, et plus
particulièrement aux processus d'apprentissage qui sont en j eu. Ces
derniers relèvent, bien entendu, touj ours de situations sociales, et il est
parfois difficile de distinguer ce qui relève de la dimension interne
(appropriation) et ce qui relève de l'entourage (processus d'enseignement),
surtout dans une perspective interactioniste. Il est néanmoins légitime de
les considérer en tant que processus, et de nous demander quelle est leur
influence sur le statut du savoir qui est ainsi construit. Autrement dit, tous
les processus d'apprentissage/enseignement ont-ils le Inême effet?
Avant de chercher à répondre à cette question, essayons de
schélnatiser un peu les processus d'apprentissage/enseignement dont nous
avons parlé, et d'en compléter la liste. J'utiliserai pour cela la notion de
savoir-faire « incorporé» proposé par Chamoux (1981, 1983, 1986), un
savoir-faire qui est indissociable d'individus ou de groupes concrets, étant
le résultat de leur expérience personnelle; il n'est pas analysab le et
décomposable ; la personne sait faire mais ne sait pas comment elle sait.
Panni les savoir-faire incorporés, l'auteure fait la distrnction entre savoir-
faire « généraux », qui sont translnis à tous (ou du moins à l'enselnble
d'un sous-groupe, p. ex. quand il y a division sexuelle du savoir) et les
savoir-faire « particuliers », transmis seulement à certaines personnes, qui
deviennent des spécialistes. Chamoux distingue aussi la transmission par
un maître de la transmission « par imprégnation », où l'apprenant
s'imprègne de ce qui existe dans le milieu, COlnme une éponge. Les
conditions pour qu'il y ait imprégnation sont l'existence d'un fonds
commun culturel de gestes et d'expériences, qui peuvent être observés
fréquemment et par tout le monde.
On pourrait faire l'hypothèse que les savoir-faire généraux sont
toujours transmis par imprégnation et les savoir-faire particuliers par un
maître, or il n'en est rien; Chamoux (1981, 1983) démontre par des
exemples tirés d'une étude d'une communauté rurale d'indiens Nahuas du
Mexique, que les quatre cOlnbinaisons sont possibles. Chamoux (1986)

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Education infonnelle et processus d'apprentissage

précise que chez les Nahuas, l'observation attentive est la méthode la plus
générale d'apprentissage, «les seules consignes données clairement aux
jeunes par les adultes sont de « bien regarder », de « bien se concentrer»
sans plus de détails» (p. 226). Le recours à l'explication verbale est rare,
et n'intervient que si l'apprenti ne réussit vraiment pas à résoudre seul une
difficulté. Les tâtonnements ou «essais et erreurs» sont généralement
absents. Pour l'apprentissage de la conduite automobile, par exemple,
« les jeunes apprennent à conduire en épiant-c'est le mot-les chauffeurs
des autocars dans lesquels ils ont l'occasion de monter» (p. 230).
Chamoux (1986) montre également que les Nahuas ont une «théorie
indigène» qui paraît structurer les modalités pédagogiques de façon
cohérente. Cette ethno-théorie parentale est basée sur le postulat que
« l'âme n'est pas donnée au départ, mais vient progressivement» (p. 233).
Pour les Indiens, un individu n'a pas une seule âme, mais plusieurs
«niveaux d'âme », dont l'un est inné et correspond à la notion de
caractère ou de destin, et un autre qui s'acquiert par effort personnel,
cognitif et social. Cette âme qui s'acquiert progressivement peut aussi se
perdre, et l'entourage adulte veille, à l'aide de nombreux rites, à éviter
cette perte de l'âme qui se marque par la maladie ou un retard de
développement; ces derniers ne sont donc jatnais attribués à la
constitution de l'enfant, mais à des perturbations externes.

Des pans entiers des pratiques pédagogiques indiennes se comprennent à


partir de ces conceptions. Les modèles de développement normal ne sont que
des guides pour repérer si tout se passe bien. L'autoritarisme est une
absurdité, puisqu'on ne peut forcer les étapes. [...] Les punitions ne sont
envisageables que lorsque l'enfant a déjà acquis une bonne partie de son
« âme» (ou de sa conscience). En bref, la pédagogie ne peut ni modifier, ni
corriger le processus d'acquisition de l'âme. Elle ne peut que veiller à ce qu'il
ne soit pas entravé, et à conserver les acquis. Elle peut aussi attirer l'attention
du jeune sur sa propre maturation et sur les modèles à suivre. D'une certaine
façon, celui qui a le plus de possibilités d'action sur l'apprentissage, c'est
l'individu lui-même, c'est l'élève. (Chamoux, 1986, p. 235)

Strauss (1984) établit une distinction entre apprentissage « incident»


et apprentissage «intentionnel », ce qui se rapproche de la distinction
entre enculturation et socialisation. La distinction relève de l'intention de
l'apprenant plutôt que de celle du maître. L'apprentissage intentionnel
peut se faire selon des procédures relativetnent «bien défmies» ou
relativement « mal défmies », une distinction reprise des études en
intelligence artificielle (et qui n'nnplique aucun jugement de valeur). Les

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Pédagogies et pédagogues du Sud

procédures bien défmies sont celles où le problème à résoudre,


l'information, les opérations et le but sont tous complètement spécifiés,
par opposition aux cas où règne une plus grande incertitude. COlnme
illustration de cette dichotomie, Strauss signale l'apprentissage de
l'arithmétique au Japon, où les élèves sont d'emblée confrontés à des
problèmes à résoudre, et doivent découvrir eux-mêmes les opérations à
effectuer. Le système étatsunien, par contre, revient à apprendre les
algorithmes en premier, puis de les appliquer à des problèmes selon des
procédures bien défmies. Le premier système serait, selon les recherches
citées par Strauss, plus efficace que le second.
Parmi les procédures bien définies, Strauss distingue encore trois
types de stratégies d'acquisition: 1) diriger l'attention; 2) mémoriser par
récitation; 3) mélTIoriserpar psalmodie (mémorisation accompagnée d'un
mouvement rythmique du corps et parfois accompagnée d'un chant). Elle
fait l'hypothèse que ces deux formes de mémorisation ont des bases
neurophysiologiques ainsi que des conséquences cognitives différentes.
L'ensemble de ces distinctions est reprise dans le schélna de la Figure
2 (page suivante, cf. Segall et al., 1999, p. 192), qui répartit les processus
d'apprentissage et d'enseignement selon les découpages théoriques que
nous venons de discuter. Il va de soi qu'il s'agit, comme tous les schémas,
d'une simplification heuristique, et qu'il existe un continuuln dans les
processus d'apprentissage/enseignement, notamment entre ceux qui
relèvent respectivement de l'enculturation et de la socialisation.
Tous les processus d'apprentissage peuvent s'observer aussi bien dans
l'éducation informelle que formelle, mais il y a un gradient entre les
processus figurés à gauche, plus fréquents dans les situations informelles,
et ceux à droite, plus caractéristiques de l'enseignement formel. La
psahnodie est caractéristique des écoles coraniques et sanskrites, et la
lnémorisation par répétition se trouve dans de nombreuses écoles de type
occidental, surtout dans les pays du Sud. L'apprentissage par essais et
erreurs, hors contexte et sans aucune conséquence économique, serait
typique de l'enseignement scolaire, lnais nous avons vu plus haut qu'on le
trouve aussi dans des situations infonnelles, comme dans le nouvel
apprentissage du tissage chez les Zinacantèques, et il est particulièrement
fréquent dans l'apprentissage des j eux vidéo et de l' infonnatique
(Greenfield & Retschitzki, 1998).

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Education infonnelle et processus d'apprentissage

Figure 2 . Hiérarchisation des processus d'apprentissage

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Effets cognitifs
Revenons à la question des effets cognitifs de ces différents processus
d'apprentissage. Le savoir constitué par enculturation, de façon incidente
ou fortuite, et par imprégnation est-il différent du savoir acquis
intentionnellement, sous la direction d'un maître, autrement dit, d'un agent
de socialisation? Cette question a été traitée de deux façons: 1) une
discussion sur les effets cognitifs de la scolarisation et de
l'alphabétisation; 2) une controverse par rapport au transfert ou à la
généràlisation du savoir, scolaire aussi bien que quotidien.

Effets cognitifs de la scolarisation et de l'alphabétisation.


Quels sont les effets cognitifs de la scolarisation et de
l'alphabétisation? Cette question avait donné lieu à de nombreuses
recherches en anthropologie et en psychologie interculturelle, résumées
par Rogoff (1981). Segall et al. (1999, pp. 119-120) proposent de
distinguer les hypothèses suivantes:
1. La scolarisation produit des processus cognitifs nouveaux;
2. La scolarisation a un impact sur des processus cognitifs universels:
a. En facilitant la généralisation des processus existants à une
variété de contextes plus grande, y compris des contextes
nouveaux et non familiers;
b. En favorisant des styles cognitifs différents.
3. Les effets de la scolarisation sont surtout des artefacts
méthodologiques;
a. La scolarisation produit des aptitudes spécifiques de type
scolaire, qui se retrouvent dans les études expérimentales
utilisant des tâches de type scolaire;
b. La scolarisation ne produit que des effets superficiels qui se
reflètent dans les attitudes face aux situations de tests.
Les études empiriques ont permis de rejeter pratiquement la première
hypothèse, qui avait la faveur de Luria et de Vygotsky dans leur recherche
pionnière en Ouzbékistan, et aussi de l'anthropologue Goody (voir Segall
et al., 1999 pour plus de détails). On notera néanmoins que OIson (1994,
2003) continue à attribuer un rôle important à l'écriture, en particulier dans
la lnétacognition: «Il selnble y avoir peu de doute que l'écriture et la
lecture ont joué un rôle déterminant en produisant un déplacement de la

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pensée sur des objets à la pensée sur les représentations de ces objets, c.-à-
d. la pensée sur la pensée. )}(OIson, 1994, p. 282, ma traduction)6
Les recherches comme celles de Scribner et Cole (1981) et Berry et
Bennett (1991) ont pennis de montrer que les effets de l'alphabétisation
(p. ex. dans une écriture syllabique apprise sans scolarisation) étaient très
limités et spécifiques, contrairement à la scolarisation, dont les effets vont
dans' le sens de la seconde hypothèse. Parce qu'une grande partie du travail
scolaire se passe hors contexte, cela faciliterait la généralisation à des
contextes inhabituels (hypothèse 2a), ou un style cognitif « théorique )}
plutôt que « empirique)} (hypothèse 2b) (Scribner, 1979; Scribner &
Tobach, 1997 ; Tapé, 1994). Mais il est difficile d'éliminer totalement la
troisième hypothèse, car les situations provoquées utilisées dans la
recherche, même si on cherche à éviter les tests et que l'on reste dans des
situations quotidiennes, ont toujours des affmités avec les activités
scolaires (Wassmann & Dasen, 1994a!b).
Les revues de questions plus récentes sur les recherches
interculturelles dans le domaine de la cognition de façon générale (Mishra,
1997 ; Mishra, 2001) ou sur les effets de la scolarisation en particulier
(Dasen & Mishra, 2004) n'ont pas modifié ces conclusions, mais ont attiré
l'attention sur le fait que la scolarisation est loin d'être un processus
unifonne, et que les effets cognitifs dépendent de la quantité, du type et de
la qualité de l'école.

Transfert et généralisation du savoir.


L'hypothèse 2a ci-dessus soutient donc que l'école faciliterait la
généralisation des processus cognitifs existants, ce qui nous amène à la
seconde façon d'envisager les effets cognitifs de différentes fonnes
d'apprentissage. De nombreux auteurs s'accordent pour affmner que les
savoirs quotidiens sont souvent limités au contexte dans lequel ils ont été
appris, autrement dit, que leur transfert et généralisation sont difficiles.
Ainsi, Greenfield et Lave (1982) constatèrent, dans leur recherche au
Mexique où elles ont présenté des tâches de généralisation à partir des
activités de tissage (comme copier ou compléter des schémas de tissage
avec des réglettes en bois), que les garçons procédaient de façon plus
« abstraite)} (en utilisant des réglettes représentant plusieurs fils à la fois)

6 But there seems little doubt that writing and reading played a critical role in producing the
shift from thinking about things to thinking about representations of those things, that is,
thinking about thought.

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alors que les filles tisserandes étaient plus analytiques. Les auteures
expliquent ce résultat pour les garçons scolarisés par la capacité générale
acquise à l'école de passer d'un contenu à un autre, la lecture et l'écriture
nécessitant le passage entre le domaine visuel et auditif, et pour les
garçons non-scolarisés par leur plus grande participation à l'économie
monétaire, et de fréquents voyages dans les centres urbains. Le manque de
transfert chez les filles tisserandes serait dû à l'apprentissage sans erreur.
Vingt ans plus tard, Greenfield a eu l'occasion de retourner dans le
même village pour répéter ses observations (Greenfield, 1999, 2000,
2003 ; Greenfield, Maynard, & Childs, 2003 ; Maynard & Greenfield,
2003). Quel est l'effet du changement socio-historique décrit plus haut sur
le style d'apprentissage?

Nous avons émis l'hypothèse d'un changement historique depuis un modèle


d'apprentissage Vygotskien (qui met l'accent sur l'étayage) vers un modèle
Piagétien (qui met l'accent sur la découverte indépendante). Alors que le
premier modèle est adapté pour transmettre une tradition intacte, le second,
avec l'importance que prend le processus de découverte des apprenants eux-
mêmes, est adapté au développement d'une capacité d'innovation. (Greenfield,
1999, p. 51, ma traduction) 7

Éffectivement, dans la nouvelle situation, la mère étant occupée à son


propre tissage, elle confie la supervision de l'apprenante à une grande
sœur, qui n'intervient pour aider que si on l'appelle. Au niveau des tâches
de transfert, la différence entre garçons et filles a disparu, les filles
utilisant autant de solutions « abstraites» que les garçons. A remarquer
que ce changement dans le style d'apprentissage et dans la performance
cognitive n'était pas généralisé à l'ensemble du village, mais aux familles
participant activement à l'éconolnie marchande. Greenfield (1999, p. 58,
ma traduction) conclut: « En résulné, nous avons observé des
changements coordonnés entre les niveaux de l'éconolnie, des modes
d'apprentissage, des outils, et de la cognition. Des influences
socioculturelles au niveau macro ont changé les processus de transmission

7 We predicted a historical shift from a Vygotskian model of learning (emphasizing


scaffolded guidance) to a Piagetian model (emphasizing independent discovery). Whereas
the first model [...] is adapted to transmitting a tradition intact, the second, with its
emphasis on the leamer's own discovery process, is adapted to the development of an
ability to innovate.

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culturelle au niveau micro. [...] Il Y avait un lien étroit entre une niche
écologique nouvelle et le changement dans la niche développementale. »8
Ratano (1982) distingue le « savoir procédural» et le « savoir
conceptuel », le premier étant une procédure de routine utilisée pour
résoudre de façon souvent très rapide et efficace des problèmes dans un
contexte spécifique, mais dont l'efficacité n'est assurée que tant que les
contraintes extérieures ne changent pas. Ce savoir va de soi, est
institutionnalisé, n'est jamais remis en question, et considéré
nécessairement comme le meilleur. Comme exemple, Hatano signale le
calcul avec l'abaque dans différents contextes asiatiques, intériorisé pour
le calcul mental sous forme de l' "abaque mental », qui permet aux experts
de calculer plus rapidement qu'avec une calculatrice électronique. Ratano
a constaté que ce savoir procédural ne se transfère pas à d'autres formes de
calcul, p. ex. le calcul en base 10 et la compréhension du principe de la
retenue, ou encore la mémorisation d'autres informations que celle des
chiffres. Al' opposé, le savoir conceptuel se réfère à une représentation de
la signification de la procédure utilisée, de la compréhension de pourquoi
et comment une procédure fonctionne, et quelles en sont les variations
possibles. La flexibilité, l'adaptabilité, l'innovation et donc le transfert ne
seraient possibles que par le savoir conceptuel. Celui-ci s'acquiert plus
facilement si les contraintes extérieures changent, si la situation demande
des variations de procédures, si le savoir procédural est remis en question,
soit par le sujet lui-même soit par son entourage, et si le sujet est
encouragé à comprendre la procédure plutôt que de l'exécuter avec
rapidité. La plupart des savoirs quotidiens seraient du type procédural.
Tant que les individus vivent dans un contexte stable, le savoir procédural
est suffisant pour assurer la production, et la culture fournit le modèle du
savoir procédural, lnais rarement le pourquoi de l'emploi de cette
procédure.
Une première objection à la dichotomie proposée par Hatano vient des
auteurs qui affITffientque l'école n'est qu'un contexte parmi d'autres, que
les savoirs qui y sont acquis sont souvent très spécifiques (cf. l'hypothèse
3a ci-dessus), que l'apprentissage y est souvent procédural plutôt que

8 In sum, we have observed coordinated changes on the levels of economics, learning


modes, artifacts, and cognition. Sociocultural forces on the macro level affected the
process of cultural apprenticeship on the micro level. [...] There was a tight relationship
between a changing ecological niche and a changing developmental niche.

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conceptuel, et que le transfert à des situations extra-scolaires est moins


probant que ce que l'on croyait (Delbos & Jorion, 1984).
La controverse est alimentée par ailleurs par des recherches
empiriques qui ont démontré l'existence de transfert de savoirs quotidiens.
Ainsi, Tanon (1994) a trouvé que les tisserands dans le Nord de la Côte
d'Ivoire transféraient les aptitudes de planification à une tâche nouvelle. A
noter que l'apprentissage du tissage, dans ce contexte, se fait
effectivelnent par essais et erreurs, puisque le garçon se glisse derrière le
métier à tisser de son père en son absence; quand le père ne défait plus
leur tentative de tissage, c'est le signal qu'il est devenu un tisserand à part
entière.
D'autres exemples probants de transfert se trouvent dans la série
d'études sur les mathématiques non-scolaires effectuées à Recife au Brésil
(Nunes, Schliemann & Carraher, 1993; Saxe, 1991). Ainsi, du calcul
proportionnel est effectué par des contremaîtres analphabètes, qui arrivent
à travailler sur des plans avec des échelles inhabituelles, ou par des
pêcheurs qui calculent le prix de vente de fruits de mer préparés par
rapport au poids brut, et arrivent à transférer ce type de calcul à d'autres
situations, par exemple agricoles. Le problème avec ces recherches est que
les processus d'apprentissage enjeu n'ont pas été observés avec précision.
La question du transfert prend aussi un sens un peu différent dans la
perspective de la cognition « distribuée» ou « située» (Greeno, Moore &
Slnith, 1993), où la connaissance n'est pas une propriété immuable d'un
individu, mais celle de l'interaction entre l'individu et une situation: le
transfert n'est plus une question individuelle mais sociale, consistant à
comprendre comment le fait de participer à une activité particulière dans
une situation peut favoriser la participation à une autre activité dans une
autre situation. Dans cette perspective qui combine les paradigmes
sociohistorique et écologique, l'analyse porte sur les structures de l'action
dans les situations d'apprentissage et de transfert, plutôt que sur la
représentation mentale d'une structure. Il s'agit d'une perspective qui
mériterait d'être examinée de façon plus approfondie quant à sa capacité
d'expliquer les données empiriques contradictoires que nous avons
relevées plus haut, et à son potentiel pour guider de nouvelles recherches.

Conclusion
Pour conclure, reprenons la Figure 1 en retraçant le chemin de notre
raisonnement du niveau le plus micro jusqu'au lnacrosystème. Au niveau
d'une caractéristique psychologique inférée (dans le sens où elle n'est pas

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directement observable, mais s'infère à partir de performances), nous


pouvons conclure qu'il n'y a pas une compétence pour le transfert du
savoir qui serait indépendante de situations particulières, qu'elles soient
scolaires ou informelles. Par contre, quels processus d'apprentissage sont
mis en j eu est une question importante, et cela dépend de différents
aspects de la niche développementale que nous avons examinés:
contextes, pratiques éducatives et ethnothéories parentales. Le processus
qui nous intéresse le plus est celui de la transmission culturelle
(enculturation et socialisation), mais nous avons vu (en particulier avec la
recherche longitudinale de Greenfield et al.) que le changement social
(représenté par le contexte socio-politique, et le processus d'acculturation)
influence le système au point, par exemple, de changer le processus
d'apprentissage dominant. D'autres aspects du macro système que nous
avons évoqués sont les religions du livre, et les écoles particulières qui y
sont liées, et, bien entendu, la mondialisation d'un systèlne éducatif basé
sur le modèle occidental (Marin, Perez, ce volulne).
Il est actuellement pratiquement impossible de suggérer qu'une école
hégémonique, culturellelnent inadaptée, fait plus de mal que de bien, et
qu'il vaudrait donc mieux s'en passer (voir Herzog, ce volume). L'école
est là pour rester, même si on peut avoir des doutes sur le réalisme du but
d'une scolarisation universelle, là où les taux de scolarisation sont en train
de baisser dans de nombreux pays. Par contre, l'opinion publique
internationale, y compris les ministères, les organisations internationales,
et les ONG, peuvent sans doute entendre qu'il n'y a pas un seul modèle
possible d'école. Ainsi, le système scolaire peut être adapté à ~haque
situation locale, et tenir compte des savoirs et de la sagesse locale. Les
exemples concrets sont encore rares, mais ils existent, en particulier dans
la région Australie-Pacifique (voir Padeken Ah & Cooper, 2000 ; Teasdale
& Rhea, 2000 ; Teasdale, ce volume) et en Amérique latine (voir Gasché,
ce volume). La prise en compte de l'éducation informelle est sans doute la
clé de voûte de toute adaptation culturelle d'un système éducatif. Ainsi, la
transmission de savoirs scolaires (voire scientifiques) n'est pas
antinomique avec la revalorisation de savoirs quotidiens ou informels,
mais au contraire, toute pédagogie bien conçue ne peut pas ignorer ces
derniers.

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G. R. Teasdale

Le rôle de l'éducation dans la survie des petites


cultures autochtones

Ce chapitre s'adresse aux responsables de politiques et aux administrateurs


de l'éducation de pays où il existe encore de petites cultures autochtones.
Dans toutes les régions du monde, les petites cultures indigènes sont
menacées, usées par l'avance incessante des sociétés modernes
industrialisées où prédominent l'individualisme, la concurrence, la
consommation et le changement technologique. Pour quelques-unes de ces
petites cultures il est déjà trop tard. Le dommage causé à leurs valeurs, à
leurs symboles - le noyau dont elles dépendent aussi bien pour leur
développelnent interne que pour leurs rapports avec le reste de la société
- a été irréversible. Les conséquences,comme l'a fait remarquer Leon-
Portilla (1990, p. vii-viii), en sont « divers types de traumatisme, la
marginalisation et la dissolution de l'essence même de la culture».
Ailleurs, il est vrai, des groupes culturels résistent à l'érosion en luttant
pour le droit à l'autodétennination et à la survie. L'éducation peut jouer un
rôle décisif dans ce processus.
Ce chapitre est écrit par un non indigène pour un public qui ne l'est
pas moins. Il ne prétend pas apprendre aux peuples autochtones à gérer
leurs affaires: trop d'étrangers aux petites cultures ont tenté de leur
imposer leurs « solutions» avec des résultats catastrophiques. L'auteur de
ces lignes suggère plutôt comment ceux qui gèrent les systèmes
d'éducation pourraient soutenir les melnbres des petites cultures
autochtones qui tentent de développer leur propre stratégie de survie.
Exemples, études de cas sont ici tirés d'Australie, de Nouvelle-Zélande et
du Pacifique. Ils sont révélateurs du champ d'expérience de l'auteur. Les
questions soulevées dans ce chapitre ont toutefois une pertinence générale
et devraient être considérées avec soin par tous ceux qui servent
l'éducation là où se touchent les sociétés industrialisées et les sociétés
indigènes.
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Le rôle de l'éducation dans la survie des petites cultures autochtones

Les peuples autochtones tiennent leur nom du fait qu'ils ont été les
premiers occupants d'une terre ou d'un territoire donné. L'idée de
« petitesse» intervient ici pour distinguer deux catégories, abordées l'une
et l'autre dans ce chapitre:

1. Les groupes minoritaires autochtones recouvrant aujourd'hui un


secteur non dOlninant d'une société plus vaste; Cobo (1987, p. 29)
défmit ces groupes comme possédant «une continuité historique
avec les sociétés précoloniales ou avec les sociétés d'avant la
conquête qui se sont développées sur leurs territoires [et qui] se
considèrent comme distinctes d'autres secteurs des sociétés qui
prédolninent sur ces territoires ou qui en font partie ». Les peuples
polynésiens d'Hawaii et de Nouvelle-Zélande, les Aborigènes
d'Australie en sont des exemples.

2. Les communautés ou nations autochtones, peu peuplées si l'on en


juge à l'échelle mondiale, qui ont subi des bouleverselnents
culturels considérables de par le colonialisme et qui continuent
d'être agressées par les puissantes forces d'uniformisation culturelle
que représentent les sociétés industrielles dominantes; la plupart
des nations insulaires du Pacifique Sud tombent dans cette
catégorie. Même lorsque les peuples indigènes sont dominants
numériquement et politiquement, leurs valeurs et leurs traditions
culturelles sont menacées, et les signes d'absence d'organisation
naturelle ou légale (leur anolnie) se multiplient, en particulier chez
les jeunes (Teasdale & Little, 1995 ; Teasdale & Teasdale, 1999).

Lorsque l'on parle de la survie des petites cultures autochtones, il est


important d'insister sur le fait qu'il ne s'agit pas d'une vision statique de la
culture, comme on s'en forme dans un musée, mais, au contraire, on y voit
une entité dynalnique, pleine de vie et de transfonnation. Le dilelnme des
petites cultures ne vient pas de ce qu'elles changent, Inais du rythme de
leur changement et de l'extraordinaire intensité des facteurs
d'unifonnisation.

Altruisme ou mutualisme?
Pourquoi nous soucier de la survie des petites cultures? L'altruisme
n'est pas une bonne raison. Il conduit trop souvent à perpétuer les rapports
d'inégalité. Si nous devons épauler les peuples autochtones, il nous faut

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Pédagogies et pédagogues du Sud

reconnaître que nos besoins sont au moins aussi importants que les leurs.
La survie des petites cultures compte autant pour les sociétés industrielles
modernes que pour les peuples indigènes eux-mêmes.
L'ironie veut que, au moment où les savants rappellent à l'humanité les
explications métaphysiques et même mystiques de notre existence
(Hawking, 1988; Reanney, 1991 ; Davies, 1992), beaucoup de sociétés
industrielles dotninantes sont aux prises avec une crise de décadence
spirituelle et morale. Elles semblent s'être engagées si loin dans la voie du
capitalisme, avec sa prédilection pour la concurrence, la consommation de
biens et de services, et l'exploitation des ressources non renouvelables de
la planète, qu'elles sont en train de perdre leurs racines les plus profondes.
Comme je l'ai fait observer ailleurs:

Les symptômes de ce phénomène se manifestent dans la dégradation des


rapports familiaux, dans la perte du sens communautaire, et dans l'égoïsme et
la rapacité si manifestes dans les relations des uns avec les autres.
Fondamentalement, le problème a pour origine la dégradation des grandes
valeurs sociales, spirituelles et morales qui ont par le passé étayé nos sociétés.
Nombre des petites cultures autochtones du monde, avec leurs systèmes de
valeurs essentiellement spirituelles, ont gardé des mœurs reposant sur
l'interdépendance, sur l'harmonie et la solidarité de la famille avec le milieu
naturel. Le monde occidental a plus que jamais besoin de ces petites cultures.
Il en a besoin pour lui montrer le chemin qui conduit à une façon de vivre plus
humaine, plus attentionnée, plus harmonieuse. Le monde ne peut se payer le
luxe de les perdre (Teasdale & Teasdale, 1992a, p. 1).

Le défi que nous devons relever est donc de travailler avec les groupes
indigènes dans un climat d'égalité et de respect mutuel, étant donné que
notre survie à long tenne pourrait bien dépendre de notre capacité à
profiter de leur sagesse. Les difficultés d'ordre général créées par les
sociétés modernes ont peu de chance d'être résolues par un surcroît
d'infonnation et une plus grande capacité technologique, tnais plutôt,
cotnme le plaide l'écologiste Paul Ehrlich de l'Université de Stanford, par
des solutions « quasi religieuses». Ehrlich pense que les problèmes de
l'Occident se retrouvent dans la manière dont nous percevons nos rapports
avec le reste de la nature et dans la façon dont nous appréhendons « notre
rôle dans le grand dessein des choses » (cité par Knudtson et Suzuki,
1992, p. xxiv). Les peuples autochtones, forts de leurs vues globales et
spirituelles du monde, ont beaucoup à nous apprendre à cet égard. Partant
d'une perspective environnementaliste, c'est aussi le point de vue de David
Suzuki: « Mon expérience auprès des peuples autochtones m'a convaincu

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Le rôle de l'éducation dans la survie des petites cultures autochtones

[...] de la force et de la pertinence de leurs connaissances et de leur façon


de considérer le monde à une époque où une écocatastrophe mondiale est
nnminente» (Suzuki, 1992, p. xxxv). On pourrait soutenir le même
argument d'un point de vue social, politique et même économique. Mais, si
nous voulons apprendre quelque chose des cultures autochtones, nous
devons assurer leur survie avant qu'il ne soit trop tard.

Par où commencer?
Comment l' éducation peut-elle contribuer à la survie des petites
cultures indigènes? En 1992, un séminaire au bénéfice de la région
Australie-Pacifique, parrainé par l'UNESCO, s'est tenu à Rarotonga dans
les îles Cook. Il réunissait des représentants de groupes autochtones
d'Australie, de Nouvelle-Zélande et des pays insulaires du Pacifique Sud
afin d'examiner le rôle de l'éducation dans le développement des petites
cultures. Un thème extraordinairelnent puissant émergea, qui fut
clairement exprimé dans le préambule des recommandations du
séminaire: «Si l'éducation pour le développement culturel doit avoir un
sens, la question de savoir qui a la haute main sur le système éducatif, qui
en est le propriétaire est cruciale [...]. Les cultures autochtones doivent
être maîtresses de tous les aspects de l'éducation de leur peuple»
(Teasdale & Teasdale, 1992a, p. 6).
Pour les peuples non indigènes, il s'agit d'une leçon difficile à
apprendre. Les cultures dominantes, tant à l'échelon national
qu'international, ont quelque difficulté à relâcher leur emprise. Pendant
trop longtemps, ils ont considéré, à tort, COlnmesupérieurs leurs propres
systèmes, leurs propres méthodes (Teasdale, 1998 ; Teasdale & Ma Rhea,
2000). Pourtant, si l'on veut que les peuples autochtones soient
véritablement libres de revivifier, de maintenir et de développer leur
culture, il leur faut disposer d'une entière et véritable maîtrise de tous les
aspects de leur vie et de la vie de leurs enfants. Effectivement, cela
nécessite la reconnaissance de leurs droits antérieurs - en tant que tout
premiers occupants - de propriété et d'autoritésur leurs terres et sur leurs
territoires, car l'autodétennination dans le domaine éducatif est liée à des
questions plus vastes d'autorité politique, de droit foncier et d'autonomie
fmancière. Ce qui s'est traduit dans les recommandations du séminaire de
Rarotonga qui évoquent le partage par tous des «droits, des
responsabilités et des ressources de la nation d'une manière juste et
mutuellement bénéfique» et, ailleurs, de la nécessité pour les cultures
autochtones d'avoir la «garantie absolue qu'aucun veto ne puisse être

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Pédagogies et pédagogues du Sud

exercé par aucun autre groupe culturel» (Teasdale & Teasdale, 1992b, p.
6-8). Pour commencer, donc, la survie des petites cultures dépend du fait
que leurs membres aient pleine propriété et autorité, non pas seulement sur
l'éducation, mais sur tout autre processus social, politique et économique
qui influence directelnent leur vie.

La recherche de la complémentarité
Même quand les groupes autochtones sont à même d'exercer leurs
droits culturels en contrôlant leur propre éducation et celle de leurs
enfants, ils continuent à affronter le défi de trouver des moyens de réunir
les modes locaux de connaître, d'appendre et d'enseigner à ceux des
sociétés modernes industrielles. Les cultures autochtones devraient avoir
le droit et la liberté de créer leurs propres modes de l'analyse et de la
transmission de la connaissance en se servant de l'action réciproque entre
leurs traditions et celles du monde occidental moderne. Comme j'ai noté
ailleurs, ceci est un processus dynamique de création et de recréation à
mesure que les systèmes industriels modernes de la connaissance sont
passés en revue, évalués, adaptés et syncrétisés (Teasdale, 1998 ; Teasdale
& Teasdale, 1999; Teasdale & Ma Rhea, 2000). Tandis que les tensions
entre le local et le global sont reconnues, elles ne sont pas nécessairement
considérées comme antithétiques ni comme dichotomiques. Plutôt,
beaucoup de peuples autochtones sont occupés à une recherche de la
cOlnplémentarité, à une recherche de nouveaux modes de réunir des
cultures différentes de la connaissance, pour assurer le maintien d'une
identité culturelle locale tout en fournissant aux étudiants les
connaissances nécessaires pour faire face aux réalités du monde
industrialisé moderne. Ce processus de fusion ne peut pas être imposé de
l'extérieur. Tandis qu'il peut être légitimé et facilité par ceux qui sont à
l'extérieur, l'initiative principale doit venir de ceux qui sont à l'intérieur
de la culture locale.

L'importance de la langue
La langue et la culture sont interdépendantes et vivent quasiment en
rapport de symbiose. L'effritement de l'une affaiblit inévitablement l'autre.
Cela est particulièrement vrai pour les petites cultures autochtones qui
n'ont pas la tradition d'une langue écrite et qui s'appuient exclusivement,
de ce fait, sur la langue orale pour la transmission de la connaissance
culturelle. Harris (1990) observe qu'en de telles circonstances la mort
d'une langue peut survenir trois générations seulement après qu'elle est

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Le rôle de l'éducation dans la survie des petites cultures autochtones

entrée en contact significatif avec une culture dominante, c'est-à-dire,


grosso modo, entre soixante et quatre-vingt-dix ans. « Ce qui, suggère-t-il,
est d'une soudaineté alarmante.» Et il ajoute: « Le point crucial en
matière de survie linguistique repose sur la question de savoir si les
enfants tout à la fois apprennent la langue et la parlent entre eux» (Harris,
1990, p. 72).
Que peuvent faire les chargés de politiques et les administrateurs de
l'éducation pour assurer le lnaintien des langues indigènes? Voilà une
question complexe et fort débattue. L'expérience australienne et néo-
zélandaise révèle toutefois que les solutions « de haut en bas» ne
marchent pas. L'élément moteur et la volonté doivent venir des peuples
autochtones eux-mêmes. Même alors, l'école ne peut jouer qu'un rôle
secondaire. C'est aux familles et aux communautés qu'incombe avant tout
la responsabilité d'encourager l'usage spontané, quotidien de la langue
vernaculaire à la maison et au village. Fishman (1985) a fait observer que
nulle part dans le monde il n'y a eu de programme réussi pour le maintien,
la reprise, la revitalisation d'une langue si l'on a surtout insisté sur l'école
plutôt que sur d'autres facteurs sociaux plus primaires. Il poursuit:

L'école aura son rôle à jouer dans le dessein général de maintien de la langue,
mais elle le fera en servant une communauté vibrante et sachant ce qu'elle
veut - une communauté disposant en propre d'un minimum de pouvoir
économique, politique et religieux - plutôt qu'en étant appelée à accomplir
l'impossible: sauver la communauté d'elle-même (Fishman, 1985, p. 374).

Un exemple saisissant du pouvoir de l'action communautaire est venu


des participants lnaoris au séminaire de Rarotonga. Ils ont évoqué avec
une grande ferveur le lnouvement Kohanga Reo qui s'est répandu en
Nouvelle-Zélande au cours de ces dix-huit dernières années. Mot à mot, te
kohanga reo signifie « le nid de la langue ». Et c'est précisélnent ce que les
Maoris ont créé: des « nids» où l'enfant qui grandit est nourri de la langue
et de la culture maories. L'idée fondamentale est l'immersion des enfants
pendant leurs cinq premières années dans des programmes d'éducation
basés exclusivement sur la langue maorie. En 1982, cinq centres pilotes
ont été établis. Parents, grands-parents et enfants se réunissent,
généralement sur la n1arae (la place des rencontres, ou le centre social et
spirituel de la cOlllinunauté), dans un processus partagé de renouveau
culturel.

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Pédagogies et pédagogues du Sud

Iritana Tawhiwhirangi, que beaucoup considèrent en Nouvelle-


Zélande comme la «mère de te kohanga reo », a décrit ainsi la naissance
du mouvement aux participants du séminaire:

Ces dix dernières années, les Maoris ont pris eux-mêmes la responsabilité
d'affermir leur langue, leur culture et leurs traditions. Nous n'avons pas voulu
dépendre du gouvernement parce que nous nous sommes rendu compte en
1982 que pour bouger culturellement comme nous le voulions, nous devions
rassembler les nôtres et assumer une responsabilité collective. C'est ainsi que
nous avons entrepris cinq projets pilotes qui ont, dès leur naissance, plongé les
enfants dans la langue maorie pendant huit heures par jour. Pourquoi avons-
nous réussi? Parce que les Maoris étaient maîtres du programme et ont eux-
mêmes pris toutes les décisions concernant son fonctionnement. Il reposait sur
le principe de la propriété, sur le fait que les Maoris sont capables de conduire
leur propre barque (Tawhiwhirangi, 1992, p. 1).

Le mouvement a célébré son dixième anniversaire durant le dernier


trimestre de 1992. A cette époque, il entretenait pas moins de six cent
quatre-vingts centres à travers la Nouvelle-Zélande, et poursuivait sa
croissance. La responsabilité collective a restitué le pouvoir aux parents,
aux familles, aux cOmInunautés.
Le Kohanga ReD de Green Bay, dans la banlieue d'Auckland, est
représentatif de la plupart des centres. La description qui suit donne une
brève idée de ses traits distinctifs.

LE KOHANGA REa DE GREEN BAY, AUCKLAND


Alors que nous nous approchions de la marae, les jeunes enfants
arrivaient encore en compagnie de leurs parents ou de leurs grands-
parents. Nous avons attendu d'être invité formellement à l'intérieur de la
grande salle, chaude et recouverte de moquette, utilisée pour le Kohanga
ReD. Alors que nous ôtions nos chaussures, nous avons été invités selon la
tradition par le maître et quelques-uns des enfants plus âgés. La première
activité du matin était « l'heure de la bienvenue» et nous avons observé la
scène pendant que le jeune lnaître saluait chaque enfant en l'appelant par
son nom. Le salut était à la fois verbal et physique. L'enfant et le maître se
parlaient doucement en maori, se frottaient le nez et s'embrassaient. En
tant que visiteur, nous étions traités de la même manière inclusive. Après
les salutations, les enfants et le maître nous ont chanté un chant de
bienvenue puis nous ont gratifiés de divers chants d'action.

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Le rôle de l'éducation dans la survie des petites cultures autochtones

Le « nid» était meublé simplement et parcimonieusement au-dedans


comme au-dehors. L'absence de désordre ne passait pas inaperçue. Le lieu
comptait relativement peu de livres et de jouets, l'équipement de l'aire de
jeu était minimal et fonctionnel, et il n'y avait presque pas de cette
atmosphère animée et bondée, typique du préscolaire occidental. Nous
avions au contraire conscience des gens. La communauté n'avait pas été
avertie de notre visite. C'était un jour tout à fait comme les autres.
Pourtant, autour de la table étaient assis des grands-parents, des amés, des
mères (quelques-unes donnant le sein), des pères, des amis, et quelques
adolescentes qui n'allaient plus à l'école et avaient apporté leur aide. Tous
se parlaient et prenaient part en maori, aussi bien entre eux qu'avec les
enfants, créant ainsi un chaleureux entourage linguistique pour tous ceux
qui étaient là.

Les enfants vivaient une socialisation constante, facilitée par le


rapport en nombre élevé entre adultes et enfants. On percevait clairement
la fonnation sans heurt et sans bruit du comportement des enfants pendant
que se déroulait leur assimilation aux mœurs de la société maorie. Un
enseignement culturel direct se mettait aussi en place. Contes et chants
d'action absorbaient complètement les enfants, même panni les plus
jeunes. La joie et le plaisir qu'ils éprouvaient crevaient les yeux. Des
garçonnets imitaient le maître pendant qu'il les entraînait dans une danse
qui s'accompagnait d'expression faciale, de mouvements de la main, de
rythme corporel. C'était là un exemple évident de techniques
traditionnelles, acquises par observation et par imitation.

L'anglais est banni dans le Kohanga Reo. Bien que certains enfants
soient exposés à peu de langue maorie chez eux, le niveau de chaleur et de
bienvenue au sein du « nid» leur pennet de s'adapter et d'apprendre
rapidement. On espère que, en accordant à ces jeunes enfants un début
aussi solide et aussi positif, ils seront fortement empreints de langue et de
culture maories tout au long de leur vie. On espère aussi que la
participation des parents et des membres de la communauté au Kohanga
Reo renforcera leur connaissance du maori, et encouragera son utilisation
plus étendue dans les activités domestiques et de proximité.

COmIne nous quittions le Kohanga Reo et alors que nous avions remis
nos chaussures et longions le jar4in de plantes alimentaires, nous sommes
restés avec la forte impression que nous avions là un centre vibrant qui
apportait une contribution significative, en particulier en insistant sur

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Pédagogies et pédagogues du Sud

l'emploi de la langue indigène, à l'identité culturelle d'une nouvelle


génération d'enfants maoris. (Adapté de Teasdale, 1993, p. 8.)

Les accomplisselnents du mouvement Kohanga Reo sont


impressionnants. Essentiellement, il est en train de démontrer l'efficacité
des programmes linguistiques lancés par la communauté pour promouvoir
l'identité culturelle des peuples autochtones. Il a montré que les minorités
indigènes peuvent elles-mêmes prendre en main et développer des
programmes autonomes qui affirment la valeur et le sens de leur propre
langue, de leur culture propre.
Le mouvement a acquis une telle puissance, un tel succès, qu'il a été le
catalyseur des principales réformes gouvernementales apportées à
l'enseignement primaire et secondaire en Nouvelle-Zélande, une insistance
particulière étant accordée à l'enseignement de la langue maorie. C'est tout
à son honneur si le gouvernement néo-zélandais a été disposé à affmner
l'autonomie du peuple maori et à lui permettre de prendre ses propres
décisions concernant les programmes linguistiques. Le gouvernement s'est
montré également prêt à répondre (encore que trop lentement peut-être aux
yeux de quelques-uns) aux demandes de soutien fmancier des programmes
linguistiques proposés par la cOlnmunauté, donnant ainsi une expression
pratique à sa philosophie selon laquelle:

Toi te kupu Plus forte est la langue


Toi te mana Plus forte est la mana (la puissance ou le prestige de la
culture)
Toi de whenua Plus forte est la nation
(Tihe Mauri Ora I, 1990, p. 10).

Reconceptualiser l'éducation
L'idée de l'école est une invention occidentale qui remonte à l'Europe
des Lumières, à l'avènement de la science moderne et à la révolution
industrielle. C'est une idée qui a fait son chemin dans la plupart des autres
cultures du monde avec une relnarquable force de pénétration. Pourtant,
l'école n'offre pas nécessairement la façon la plus efficace de transmettre
la connaissance scientifique contemporaine, et encore moins la
connaissance et les valeurs des petites cultures indigènes. Il importe donc
que ceux qui aITêtent les politiques de l'éducation permettent aux groupes
autochtones de repenser l'école dans le cadre de leurs propres paramètres
culturels. C'est donc faire fausse route que de suggérer que la conformité à
l'idée européenne de l'école est une condition préalable pour s'instruire

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Le rôle de l'éducation dans la survie des petites cultures autochtones

efficacement dans la culture dominante comme dans la culture autochtone.


Divers groupes aborigènes d'Australie se sont forgé depuis quelques
années d'autres modèles d'éducation, non sans avoir connu au début une
importante opposition de la part du gouvernement. Nous pouvons
beaucoup profiter de leurs expériences.

L'école Yipirinya
Au centre aride de l'Australie se trouve la ville d'Alice Springs.
Mécontents du manque de soutien culturel dans les écoles du courant
dominant, les parents aborigènes de la ville ont créé leur propre école
primaire (élémentaire) en 1978. Malgré le refus du gouvernement du
Territoire du Nord de reconnaître et de fmancer l'école, malgré la menace
d'une décision de la Cour suprême qui aurait pu fenner ses portes, les
parents se sont entêtés, devenant mêlne plus fennes et plus détenninés
dans leur lutte (Teasdale & Teasdale, 1986). En 1983, l'intervention et le
concours fmancier du gouvernement fédéral assurèrent sa survie à long
tenne. Depuis, Yipirinya a fortement évolué vers la situation d'une école
appartenant en propre aux aborigènes et parfaitement maîtrisée par eux.
Son type de croissance l'a fait évoluer vers ce qu'on pourrait le mieux
décrire COlnmeun centre pédagogique cOlmnunautaire ouvert à tous les
âges, et où les aborigènes participent à tous les niveaux de la relation
enseignement-apprentissage. Elle intègre la garde d'enfants et les
équipements préscolaires pour ceux de 0 à 5 ans.
Aux niveaux priInaire et secondaire, quatre groupes linguistiques
occupent chacun une aire d'enseignement destinée aux études d'ordre
linguistique et culturel, et se rassemblent durant une partie de la journée
pour un programIne à base de connaissances et de compétences
occidentales. Il existe un progralmne de fonnation des maîtres où les
aborigènes peuvent acquérir une qualification pédagogique officielle. Des
programmes postscolaires et destinés à l'éducation des adultes
fonctionnent à la demande. Une unité d'impression assure un flot constant
de matériels d'alphabétisation, à la fois attrayants et culturellement
pertinents, dans chacune des quatre langues d'enseignelnent. Ce qui a
délnarré comme une école primaire est devenu un centre, unique en son
genre, où tous les membres de la communauté aborigène locale peuvent
communier, aussi bien comme enseignants que comme enseignés, dans un
environnement qui affmne leur langue et leur culture. L'encadré qui suit
offre quelques aperçus de leur vibrante institution.

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La scolarité dans les centres situés en « terre d'origine»


Dans toute l'Australie centrale et septentrionale et au cours de ces
vingt dernières années, les aborigènes se sont déplacés par petits groupes
de famille étendue afm de réoccuper les terres traditionnelles. Cette
dispersion à partir des grandes communautés est maintenant désignée sous
le nom de mouvement des « postes retirés» ou mouvement des « centres
en terre d'origine ». En même temps qu'il réaffmnait ses attaches
spirituelles à la terre, le mouvement a permis un retour à des modes de vie
plus traditionnels (Downing, 1988). Il a aussi débouché sur des modèles
moins formels de scolarisation.
Un des tout premiers exemples vient de Hennannsburg, en Australie
centrale. Les parents ont exigé que les enseignants non aborigènes, basés
dans la communauté principale, visitent les postes retirés deux heures par
jour, leur progralnme se limitant à l'enseignement de la langue anglaise, de
la lecture et de l'arithmétique. L'enseignement avait lieu à ciel ouvert ou
dans quelque abri provisoire. Toutes les autres formes d'éducation étaient
dispensées par les membres des falnilles dans le contexte informel du
camp.

L'ECOLE YIPIRINY A A ALICE SPRINGS


Nous sommes au pays des rêves de la Chenille. Ce n'est qu'au moment
où le visiteur survole et surplombe la vieille terre usée par les intempéries
et située au centre du continent qu'il prend conscience des formations
géantes qui constituent la chaîne Macdonnell et qui, telle une chenille,
s'étendent le long du paysage aride. Pourtant, aux yeux des aborigènes de
la région, elles ont un sens spirituel profond depuis des millénaires et
Yipirinya elle-même doit son nom à ce rêve-là.
Il a fallu une très grande détermination pour créer l'école en dépit de
l'opposition gouvernementale, Inais, pour fmir, après un changement de
directeur au plan national, Yipirinya a été formellement accréditée et a
acquis le droit de recevoir des fonds de l'Etat. Aujourd'hui, grâce à un don
de plus de trois millions de dollars du gouvernement australien, une école
conçue avec beaucoup de fmesse a été installée au creux d'une rude colline
aux alentours d'Alice Springs, et elle s'insère remarquablement bien dans
le paysage. La culture aborigène tient son sens de son union spirituelle
avec la terre. Yipirinya, par sa forme, sa couleur et sa situation, donne le
sentiment d'être sortie de la terre sur laquelle elle repose, ce qui donne aux
bâtiments eux-mêmes une qualité quasi spirituelle.

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Le rôle de l'éducation dans la survie des petites cultures autochtones

Mais pourquoi avoir pris l'initiative de Yipirinya ? Anciens et parents


de l'Australie centrale voyaient leurs enfants perdre leur nature aborigène
- le sens de leur identité et leur amour-propre - alors que la loi leur
imposait de les mettre dans des écoles publiques monoculturelles dont les
concessions faites aux langues et aux cultures de leurs élèves indigènes
restaient minimales. Dans ces écoles, peu d'entre eux pouvaient s'en tirer,
et encore moins réussir. Socialement et culturellement, ils étaient mal à
l'aise, et l'échec était pour eux la norme avec un programme entièrement
focalisé sur la connaissance et ses modes de transmission occidentaux.
C'est ainsi que la plupart des enfants aborigènes fréquentaient
irrégulièrement l'école et l'abandonnaient aussi vite que possible à
l'adolescence. Le reniflement d'essence, les actes de vandalisme, de
violence, et autres problèmes sociaux, étaient monnaie courante. Tout cela
a servi de catalyseur au développement de Yipirinya.
Visitez cette école aujourd'hui et vous découvrirez sans tarder qu'il
s'agit de beaucoup plus qu'une école ordinaire. La meilleure façon de la
décrire est de la considérer comme un centre d'apprentissage sans limite
d'âge, mais ce sont là des mots sans force qui ne rendent pas la vitalité du
lieu où les bébés et les petits qui commencent tout juste à marcher
apprennent côte à côte avec les grands-parents aux cheveux gris. Cette
école affmne et affennit l'usage des langues autochtones au point qu'elle
offre des classes en quatre langues -le walpiri, l'arrente central, l'arrente
occidental et le luritja - et son unité de publication sort du matériel de
lecture pour soutenir l'alphabétisation aborigène dans les quatre langues. A
l'intérieur de l'école, un processus dit d'« apprentissage à deux voies» est
central. L'objectif en est d'offrir la connaissance occidentale de telle façon
que les petits aborigènes peuvent entrer dans la culture dominante sans
perdre pour autant les racines de leur propre culture.
Dans les classes du primaire et du secondaire, une part importante de
chaque journée est réservée à l'enseignement des langues et des cultures
autochtones. Les voyages dans l'intérieur se font régulièrement et sont
conduits par des anciens qui utilisent la région entourant Alice Springs
comme une énorme classe en plein air où ils partagent la connaissance
spirituelle, sociale, légale, écologique, nutritionnelle et autres richesses
culturelles avec les enfants. L'unité de publication est à l'origine de
nombre de livres nouveaux et novateurs et de ressources pédagogiques
basés sur les langues et les cultures aborigènes de la région. Les auteurs et
autres gardiens de la culture apportent de l'information qui est transcrite et
illustrée selon une formule culturelle appropriée. Certains livres ont
bénéficié d'une reconnaissance nationale en recevant des prix significatifs,

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Pédagogies et pédagogues du Sud

et le matériel d'enseignement est recherché par les communautés


aborigènes dans toute la région désertique centrale. Certains éducateurs
non aborigènes commencent à utiliser de façon importante des ressources
produites par Yipirinya dans des programmes d'enseignement
transculturels adoptés dans des écoles ordinaires.
Les aborigènes d'Alice Springs ont bien évidemment le sentiment
d'avoir droit à une grande délégation de pouvoir en raison de tout ce qu'ils
ont accompli à Yipirinya. Ils peuvent surtout constater que leurs enfants et
leurs jeunes gens retrouvent lentement mais sûrement la fierté d'être
aborigènes. Le degré auquel Yipirinya a rehaussé le sens d'identité
culturelle chez les enfants et les adultes est inestimable. Yipirinya permet
aussi aux non-aborigènes de découvrir un peu de la richesse qu'apporte la
culture autochtone et son importance pour l'Australie tout entière. (Adapté
de Teasdale, 1993, p. 31-32.)

Ailleurs, des groupes familiaux ont pris l'entière responsabilité de


l'éducation de leurs enfants, ne bénéficiant, en matière de ressources et de
soutien du programme, que de la visite hebdomadaire, semi-Inensuelle ou
encore moins fréquente de professeurs ambulants. Dans l'ensemble, de
grands écarts existent dans la façon dont les groupes de parents s'arrangent
pour élever leurs jeunes, mais, dans presque tous les cas, il est clair que
l'éducation dispensée dans les centres situés en terre d'origine joue un rôle
important dans le maintien et le renouvellement de l'identité culturelle.
Pour donner une idée claire de ce qu'est une école située dans un poste
retiré nous proposons l'encadré qui suit. Si le nOln et le lieu de la
communauté ne sont pas révélés, c'est pour préserver l'anonymat du
groupe familial en question.
Dans les deux exemples présentés ci-après, les groupes aborigènes
d'Australie ont repensé le processus de scolarisation de manière très
significative, en réussissant une synthèse entre leur modèle d'éducation
traditionnelle, diffuse, et les approches structurées, plus formelles des
sociétés industrielles. Ces dernières années, le gouvernelnent australien a
soutenu de plus en plus de telles initiatives, accordant aux groupes
aborigènes des fonds pour développer capital et ressources de façon à
affmner leur liberté de choisir des modèles de scolarisation qui favorisent
le développement culturel et linguistique.
Repenser la scolarisation est relativement snnple dans des contextes
où tous les élèves ont des fonds culturels selnblables. Mais que dire des
contextes où les élèves sont issus de deux ou de plusieurs cultures? Ici les
choses se compliquent. Et pourtant on peut y arriver, comme en

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Le rôle de l'éducation dans la survie des petites cultures autochtones

témoignent les changements très remarquables qui se produisent dans de


nombreuses écoles de Nouvelle-Zélande.
En 1988 a eu lieu une transfonnation de tout premier ordre du système
d'enseignement néo-zélandais à l'initiative du Ministre de l'éducation

ECOLE D'UN POSTE RETIRE, TERRITOIRE DU NORD


Tandis que nous nous approchons de la piste d'atterrissage
grossièrement tracée dans la forêt dispersée d'eucalyptus, nous prenons
conscience de l'isolement que connaît cette petite communauté logée au
bord d'un ruisseau et presque cachée par les arbres. Elle nous aide à
apprécier la force des liens spirituels qui unissent les aborigènes à leur
pays. Pour quelle autre raison un groupe de gens choisiraient-ils de venir
vivre en un lieu aussi reculé et inaccessible? Pourtant, ici, apparemment
au milieu de nulle part, une famille étendue aborigène, sous la conduite
patriarcale du plus âgé de ses membres, a reconstitué ses racines dans sa
propre terre ancestrale.
Dès l'instant que notre petit avion de location a atterri, plusieurs
personnes sont venues à notre rencontre pour nous amener à l'école. Notre
arrivée est en vérité surprenante puisque aucun biInoteur n'a encore atterri
sur la piste.
Nous ressentons immédiatement le plaisir qu'éprouve cette
communauté à l'égard de son école et celui qu'elle ressent à nous la faire
visiter. Le bâtiment a été construit récemment, grâce à une subvention du
gouvernement. Il comprend une salle de classe et une petite pièce où la
maîtresse, venue de l'école centrale, peut passer la nuit lors de ses
passages, deux ou trois fois par trimestre. Assurément, l'installation qui a
été très fortement réclamée est bien acceptée et fait l'objet d'un succès
considérable. Grâce à l'école, la communauté sent maintenant qu'elle tient
les rênes de l'éducation que reçoivent ses enfants, les parents assurant la
respoQsabilité directe de l'enseignement de tous les jours.
Douze élèves du primaire et sept du secondaire accomplissent leur
scolarité dans cette école minuscule. C'est certainement un progrès par
rapport aux abris en tôle et en branches utilisés auparavant. Les enfants se
plaisent sous la véranda ombragée, aiment les grands tableaux noirs, les
douches et les toilettes qui ont si bien contribué à améliorer la santé, celle
des enfants et de la communauté. Le chef traditionnel, un homme calme et
habité d'un sens rare de la dignité et de la certitude, nous assure que
l'assiduité à l'école, l'apprentissage et le sentiment de bien-être des élèves
se sont améliorés grâce à la nouvelle école. La communauté se sert aussi
du bâtiment pour les réunions, les visites sanitaires, les soirées vidéo, et

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Pédagogies et pédagogues du Sud

comme un lieu agréable où l'on vient lire des livres et des revues. Au
dehors, un trampoline et un filet de volley-ball bien usés suggèrent que
l'activité physique ne manque pas. Une petite plantation bien entretenue
d'arbres fruitiers tropicaux révèle pas loin de là une autre dimension du
programme de l'école. Dans la salle de classe, les enfants nous montrent
leurs devoirs. Ils semblent d'un niveau comparable à celui des enfants de
l'école centrale.
Tandis que nous regagnons la piste d'atterrissage, nous prolongeons la
conversation avec les parents et les enfants, et nous avons une fois de plus
l'impression d'une communauté unie, et munie d'un sens aigu de son
identité. Les paroles d'un des parents pourraient résumer leurs sentiments:
«Nous pouvons vivre maintenant sur notre terre traditionnelle. Nous
avons une école, l'eau courante, des douches, des latrines. Nous vivons
loin des problèlnes de la grande communauté. Plus d'alcool, plus de
violence. })(Adapté de Teasdale, 1993, p. 30-31.)

(Lange, 1988). Au centre des réformes, il convient de placer le transfert


des responsabilités pédagogiques aux communautés locales. La nature
biculturelle de la société néo-zélandaise a été soulignée dans les
documents de réforme qui prônaient la sensibilité culturelle dans le cadre
d'une « Association entre égaux}) :

Le partenariat implique l'incorporation des styles et des procédures


d'organisation d'autres cultures dans le travail quotidien de l'institution [...].
Les conséquences d'un manque de sensibilité culturelle peuvent être
considérables. Les institutions consacrées à l'étude ont été très peu
hospitalières envers les valeurs culturelles échappant au courant principal -
et sans un sentiment de sécurité concernant la valeur de leur culture, les
individus peuvent subir un déséquilibre personnel et social qui rend
l'apprentissage difficile, sinon impossible (Administering for excellence, 1988,
p. 4-5).

En plus d'insister sur l'autonomie locale, la responsabilité collective et


la compréhension interculturelle, les documents de la réforme ont aussi
reconnu aux parents maoris le droit d'avoir leurs enfants instruits dans la
langue maorie au sein de l'école publique. Ce qui a conduit au
développement d'un prograllline d'études maories ayant le double rôle de
soutenir l'entretien et le développement de la langue et de la culture
maories parmi les enfants de Nouvelle-Zélande appartenant à ce groupe,
tout en inculquant aux enfants pakehas (européens) une connaissance plus
profonde et le respect de la langue et de la culture maories (Tihe Mauri

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Le rôle de l'éducation dans la survie des petites cultures autochtones

Ora I, 1990). Il est significatif que le nouveau programme insiste sur le


fait que la culture et la langue maories ne constituent pas un sujet
d'enseignement comme les autres, tels les mathématiques, la géographie
ou l'art, mais une façon de vivre, de partager et de connaître. En d'autres
termes, le programme d'études maories est enseigné comme un processus,
non comme un simple contenu. Le programme se réfère à taha Maori
comme la philosophie qui sous-tend le programme de l'école. Le terme
implique que tous les aspects de la vie de l'école traduiront une dimension
ou une perspective maorie. Un enseignant l'explique ainsi:

L'esprit de l'école devrait reposer sur de bonnes relations et sur une


communication ouverte. Les bonnes relations entre maître et maître, entre
maître et enfant, entre enfant et enfant réduiront les tensions, et diminueront la
violence. Cela est essentiel à taha Maori. Par le passé, nos écoles ont été
conçues sur le modèle britannique. Elles ont été gérées sur une base « de haut
en bas». Elles sont sur le point de devenir des institutions indigènes de
Nouvelle-Zélande. Nous avons adapté notre processus d'enseignement et
d'apprentissage pour prendre en compte le génie multiculturel de ce pays (cité
par Teasdale, 1993, p. 17).

Le programme met un grand accent sur taha Maori, notant qu'il


devrait infiltrer tous les aspects de la vie scolaire: « Les valeurs maories
telles que aroha [l'amour, le souci d'autrui], n1anaakitanga [l'hospitalité],
prendre des décisions par accord général, reconnaître le droit à chaque
personne d'exprimer une opinion, et respecter la contribution de chacun
sont soulignées» (Tihe Mauri Ora I, 1990, p. 12). Il décrit ensuite
comment cela peut s'accomplir dans la pratique:

Architecture. On suggère que taha Maori peut être traduit dans


l'architecture et l'environnement de l'école; par exemple, en utilisant des
panneaux tissés ou des sculptures sur bois, en plantant les terrains d'arbres
et d'arbustes, ou en développant un n1arae en lieu de cérémonie et
d'accueil.
Portes ouvertes. L'organisation de l'école et sa direction doivent
accorder soutien, encouragement et hospitalité à tous les nouveaux venus
et visiteurs. Cela devrait aller de la salle des professeurs jusqu'aux salles
de classe. Ces dispositions devraient aussi inclure une politique
d'ouverture entre l'école et sa communauté.
En1ploi du ten1ps. L'emploi que l'école fait du temps, si l'on veut qu'il
reflète taha Maori, doit être flexible, et cela aura des conséquences pour

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établir les horaires. On peut lire dans le dOCUlnent du programme


l'importante déclaration qui suit:

Pour les Maoris, le temps n'a ni commencement ni fin. A la différence d'autres


perceptions du temps, il n'est pas linéaire: il se déplace en cercle. Le présent
et le passé sont tantôt proches, tantôt éloignés. Ce qui implique que les cours
doivent être considérés comme cycliques, et que les professeurs devraient
revisiter ce qui a déjà eu lieu, puis se diriger vers quelque aspect encore
inexploré jusqu'à ce qu'enfin l'ensemble soit au complet (Tihe Mauri Ora I,
1990, p. 12).

Etude en collaboration. Cela devrait être un trait partagé par toutes les
écoles qui adoptent taha Maori. Des dispositions doivent être prises pour
que les élèves puissent travailler en collaboration, par groupes de diverses
tailles. Les professeurs doivent reconnaître et récolnpenser les succès du
groupe plutôt que les succès individuels dans un esprit de non-
concurrence. Tous les individus formant un groupe doivent voir leur
apport reconnu, estimé.
Apprentissage global. L'approche maorie de l'étude est globale. Le
nouveau programme a par conséquent des iInplications pour la globalité de
ce qui est appris dans chaque classe puisque la langue et la culture maories
doivent s'insérer parmi tous les autres sujets. Le document sur le
programme d'enseignement souligne toutefois le fait que cette intégration
doit se passer naturellement et de façon appropriée au fur et à mesure que
les occasions se présentent.
Change111entdes attitudes. Pour son application effective, les écoles
doivent à la longue être imprégnées de taha Maori. Les pratiques de
gestion et l'organisation au jour le jour doivent s'annexer les philosophies
qui sous-tendent taha Maori. Aussi les élèves vivront-ils la culture maorie
comme une chose vivante, développant ainsi des attitudes plus positives,
lesquelles à leur tour conduiront à une compréhension plus profonde.
Ces déclarations audacieuses et novatrices semblent impressionnantes,
mais le vrai test concerne leur application effective. Assurément cette
application exigerait une forte dose de patience, de compréhension entre
cultures et d'engagelnent, mais, à supposer que ce soit le cas, une école
peut-elle atteindre ce genre de profond biculturalisme? Un exemple réussi
est l'établissement Tikipunga à Whangarei, dans l'île septentrionale de la
Nouvelle-Zélande. Cette grande école secondaire, où sont inscrits environ
mille élèves dont presque la moitié sont Inaoris et l'autre pakehas, a été
complètement restructurée pour devenir une institution démocratique, sans

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Le rôle de l'éducation dans la survie des petites cultures autochtones

hiérarchie, où chaque élève a l'entière responsabilité de ses propres études.


L'encadré qui suit nous fournit la preuve que taha Maori peut être atteint
dans la rati ue.
L'ECOLE SECONDAIRE TIKIPUNGA A WHANGAREI
Nous nous sommes joints très tôt lundi matin au personnel pour leur
régulière mais brève période d'échange d'information. Les professeurs
communiquèrent rapidement et brièvelnent leurs vues, leurs soucis, leurs
recommandations à la petite assemblée. Le climat était ouvert, positif,
parsemé de plaisanteries et de bonne humeur. En quinze minutes, la
réunion s'était achevée et les professeurs avaient rejoint leurs classes. Une
nouvelle semaine venait de commencer.
Un parent et quelques étudiants maoris nous ont été présentés et sont
devenus nos « anges gardiens », et nos « interprètes» pour la spectaculaire
cérémonie maorie de bienvenue que nous étions sur le point de vivre. Au
dehors, un vent d'hiver nous faisait frissonner de froid, mais point de
trelnblement parmi les douzaines de jeunes élèves maoris et pakehas en
costume maori traditionnel qui attendaient notre arrivée dans le n1arae
atea (l'espace ouvert près de l'auditorium de l'école). Avec une incroyable
précision de mouvement et d'expression faciale, un jeune « guerrier»
maori s'avança vers nous en brandissant une lance. Pas loin de nous, il
lança un défi en forme de brin de feuilles d'un arbre particulier. Nous
avons été défiés en trois fois. Nous ne pouvions procéder qu'après avoir
correctement accepté le défi. Nous nous sommes avancés lentement les
yeux baissés. En approchant du marae, nous nous SOlnmes arrêtés pour
penser aux lnorts, à ceux qui ont foulé la terre avant nous. Puis nous voilà
sur nos sièges d'honneur, et l'art oratoire de se manifester par des discours
en langue maorie, pleins de force, de poésie, de puissance d'évocation.
Panni les orateurs, il y avait des anciens et des parents maoris, des élèves,
des maîtres, des visiteurs aussi bien maoris que pakehas. Tous s'étaient
rassemblés pour cet effort commun de bienvenue où se brassaient
discours, chants, danses, rires et camaraderie. Nous eûmes à ce stade un
sentiment d'» appartenance », puisque nous étions acceptés par la
communauté scolaire en son sein.
Avant tout et en prelnier lieu, cette école n'a qu'une règle, celle de la
non-violence. Cela signifie qu'aucun lnembre de la communauté scolaire
personnel ou étudiant, ne COlnmettra un acte de violence physique ou
verbale contre une autre personne ou contre les biens de l'école. Tout
conflit entre membres de la communauté est traité avec le secours de petits
comités de médiateurs. Quand ces conflits ont lieu entre le personnel et les
élèves ou entre élèves et élèves, le comité médiateur compte touj ours des

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Pédagogies et pédagogues du Sud

élèves panni ses membres. L'intention est d'instaurer à Tikipunga une


philosophie de paix et de compréhension interculturelle qui touche tous les
contextes et tous les types de rapport, indépendamment de l'âge, du sexe,
de la culture, de la classe sociale, de la condition physique ou de la
capacité intellectuelle des individus concernés.
L'école insiste peu, relativement parlant, sur le développement de
supports pédagogiques, de matériel d'enseignement et de ressources
bibliothécaires. Elle s'emploie plutôt à l'intériorisation d'idées, de valeurs,
de comportements et à la capacité de les vivre.
Pour les élèves maoris, la participation de la whanau [la famille
étendue], des kaumatua [les anciens] et d'autres membres de la
communauté maorie aux activités scolaires de tous les jours a été
essentielle à leur pleine participation à la vie de l'école secondaire
Tikipunga. L'absentéisme, le vandalisme, les bagarres, l'échec scolaire, la
résistance à l'étude diminuent à vue d'œil. Le personnel tout entier et les
élèves sont encouragés à se sentir concernés, à partager leur expérience
scolaire et à en jouir. La plupart y arrivent. Le moral du personnel est
exceptionnellement élevé; celui des élèves le suit de près.
Le développement le plus novateur de Tikipunga a été, probablement,
sa manière radicale d'appliquer le progralTIlne d'enseignement. Le
programme hiérarchisé et compartnnenté des écoles secondaires de
Nouvelle-Zélande semblait tout à fait inadéquat aux besoins, aux
aspirations, aux attentes de la plupart des élèves et de leurs familles. Il y
avait un important décalage entre le progralnme national, à caractère
fonnel, orienté vers les examens et conditionné par les sujets, et les
besoins des jeunes en fin de scolarité dans la communauté bilingue et
biculturelle de Whangarei.
C'est pourquoi le personnel enseignant a développé une structure de
progralrune complètement neuve basée sur une approche modulaire. Il
s'agissait de développer un système bien adapté aux besoins des élèves,
qui respecterait leur autonomie personnelle en tant qu'apprenants, offrirait
une approche plus globale et plus pertinente à l'apprentissage scolaire, et
traduirait les objectifs biculturels de taha Maori. Tout l'enseignement et
tout l'apprentissage de l'école sont pour l'essentiel groupés en modules,
blocs de six semaines à raison de quatre heures par semaine. Les élèves
s'inscrivent dans six modules à la fois. Chaque module a des conséquences
précises pour l'étude, et l'évaluation repose sur des critères. Le rapport de
fm d'année de l'école Tikipunga pour 1991 expose en détailles raisons qui
ont conduit à passer au système modulaire:

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Le rôle de l'éducation dans la survie des petites cultures autochtones

1. Pennettre aux élèves de travailler à leur niveau d'apprentissage


plutôt qu'à leur niveau chronologique (le système est composé à la fois de
plusieurs niveaux et de plusieurs classes).
2. Offrir des chances d'apprentissage intégré et complet aux élèves
ayant des besoins spéciaux tels que ceux qui ont des dons particuliers ou
ceux qui ont besoin de cours de rattrapage.
3. Tenter de combler le fossé d'apprentissage entre les élèves de classe
moyenne et ceux dont l'étude est affectée par des facteurs de classe, de
« race », de sexe.
4. Offrir un éventail plus large de domaines d'études tout en
continuant d'offrir aux élèves le libre choix des modules.
5. Pennettre à l'école de réagir rapidement et de façon appropriée aux
besoins et aux intérêts de la communauté.

Le système modulaire est secondé par une approche à l'orientation des


élèves soigneusement planifiée, coordonnée par des membres du
personnel enseignant qui sont nOl111nésdoyens des élèves pour chaque
grade. Tous les ans, les élèves reçoivent un livre contenant une description
claire de chaque module offert. Une base de données infonnatisées aide le
personnel à suivre de près les progrès de chaque élève et à tenir un
contrôle de son programme.
Une description aussi brève que la présente ne peut pas rendre pleine
justice à un établissement aussi riche et aussi complexe que l'école
secondaire Tikipunga. Tout un réseau de facteurs qui s'interpénètrent ont
contribué au succès avec lequel s'est faite l'adoption des philosophies de
taha Maori, et dans la réalisation du genre de profond biculturalisme
évoqué plus haut. A n'en pas douter, la directrice elle-même y a
remarquablement contribué en inspirant le personnel et en apportant une
direction efficace « de bas en haut» plutôt que « de haut en bas », pour
reprendre son expression. Panni d'autres éléments clés il faut compter:

1. L'iInportance constante attachée à l'affmnation et à l'habilitation de


tous les membres de la communauté scolaire dans un environnement d'où
la compétition est bannie. Cela se retrouve dans l'usage fréquent de la
célébration et de la cérélnonie pour reconnaître et pour entretenir les
talents et les accomplissements individuels de tout le personnel enseignant
ainsi que des élèves. (A la fin de chaque année, par exemple, l'école
organise une distribution des éloges, plutôt qu'une distribution des prix,
qui récompense les réussites, quelle qu'en soit l'iInportance ou l'apparente

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insignifiance pour les activités scolaires, extrascolaires et


communautaires. )
2. Le fait que l'école opère sur la base d'une philosophie qui veut que
chaque groupe culturel fonctionne efficacement dans la culture de l'autre;
que cette solution des conflits soit la responsabilité de tous les membres de
la communauté scolaire; et que cette non-violence soit soulignée à tout
mOInent.
3. L'insistance sur le respect de l'individu; sur la forte participation
des parents et de la communauté; et sur les relations humaines positives
au sein des groupes et entre les groupes - enfants, enseignants, personnel
des services auxiliaires, parents, chefs de la communauté, anciens.
4. L'efficacité avec laquelle l'école aborde l'application du programme
qui privilégie l'autonomie individuelle et la responsabilité de l'apprenant;
la nature globale de la connaissance; et la nécessité pour l'apprentissage
d'être utile et en accord avec la vie des élèves. Ainsi, on attend des élèves
qu'ils aient de l'autodiscipline et qu'ils surveillent leurs propres études.
L'emploi de l'évaluation basée sur le niveau est également important ici.
Son objectif est non pas de découvrir ce que l'élève ne sait pas, mais de
repérer et de documenter les résultats des études de manière constructive
et affmnative.
5. La structure de gestion non hiérarchisée et démocratique de l'école,
fondée sur la philosophie de taha Maori, et qui souligne la prise de
décision consensuelle, la négociation, la coopération et le respect de la
contribution de chacun. (Adapté de Teasdale, 1993, p. 18-22.)

L'exemple de l'école secondaire Tikipunga démontre que la


reconceptualisation peut être efficace dans un contexte biculturel. Elle
nécessite un dialogue ouvert et efficace entre les deux groupes culturels,
ainsi que la volonté d'arriver à des compromis pour obtenir des résultats
culturellelnent acceptables pour les deux côtés. Cependant, la leçon la plus
importante, peut-être, de Tikipunga est que la culture maorie puisse, d'une
école, pénétrer la structure et l'esprit tout entier, jusqu'à devenir
effectivement une « manière de vivre» pour Maoris et Pakehas, pour le
personnel et les élèves, les parents et les enfants. Elle est non seulement en
train d'avoir un grand nnpact sur le développement culturel de la
cOlrununauté maorie locale, mais aussi d'ajouter des dimensions
nnportantes d'intégration et d'interdépendance à l'éducation des Pakehas.

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Le rôle de l'éducation dans la survie des petites cultures autochtones

La question du processus
A supposer que les membres d'une petite culture autochtone soient
devenus maîtres de leur éducation, qu'ils aient réussi à développer des
programmes qui se réfèrent à leur propre communauté et à
reconceptualiser l'éducation en termes de leurs propres paramètres
culturels, ils sont toujours obligés de faire face au défi de trouver des
moyens d'unir leur propre processus d'analyse et d'acquisition de la
connaissance à ceux des sociétés modernes industrialisées. En fait,
certains observateurs soutiennent que les différences entre les processus
indigènes et modernes d'acquisition de la connaissance sont si importantes
qu'ils en paraissent incompatibles. La plupart des petites cultures
autochtones s'appuient sur des processus informels, l'apprentissage se
déroulan~ dans le contexte des activités quotidiennes. Il s'agit, pour une
grande part, d'un processus inconscient d'observation, d'imitation et de jeu
de rôles, par opposition à l'instruction verbale et formelle des sociétés
modernes industrialisées. Traditionnellement, les enfants de la plupart des
cultures autochtones apprennent au gré des situations concrètes de la vie
réelle, à travers des approximations, par la persévérance et par la
répétition. Ce qui marque un contraste avec l'apprentissage moderne qui a
lieu dans le contexte peu naturel de l'école, implique la pratique d'activités
structurées artificiellement en vue d'un objectif futur, insiste assez
fortement sur la mise en séquence des capacités, sur l'usage d'éléments
individuels, et exige qu'on privilégie l'analyse et l'efficacité (Harris, 1984,
1990 ; Teasdale & Teasdale, 1992a).
En Australie, on a prêté une attention considérable à la question du
processus. Les cultures des Australiens aborigènes traditionnels et celles
des sociétés industrielles sont vraisemblablement aussi dissemblables que
possible. L'idée que l'aborigène se fait du monde est que la terre, les gens,
la nature et le temps forment un tout cohérent. La signification repose sur
la totalité et la relativité. La diInension spirituelle sert de force
d'intégration et s'insinue dans tous les aspects de la vie. Comme l'écrit
Christie (1985, p. Il) : « Toutes les notions occidentales de quantité - de
plus ou de moins, des nOlnbres, de la pensée mathématique et positiviste
- non seulement sont sans rapport avec le monde des aborigènes, mais lui
sont contraires [...]. Une conception du monde où la terre, les esprits, les
gens et les arbres ne se prêtent pas, d'une certaine manière, à l'analyse
scientifique. » Dans ce genre de système, toutes les questions concernant
la vérité ou la croyance ont déjà trouvé leur réponse dans les lois et dans le

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Pédagogies et pédagogues du Sud

rêve. Ce qui a des implications profondes sur les processus


d'apprentissage:

On n'attend pas d'un apprenant aborigène qu'il analyse ou interroge le


fondement des croyances, même quand il y a dissonance. Leur système est un
système « clos» où les relations de cause à effet ont une explication religieuse
plutôt que « rationnelle ». Cela est en contraste avec le caractère ouvert de la
pensée occidentale qui encourage l'approche scientifique et analytique afin de
résoudre les dissonances qui résultent de systèmes de pensée en conflit. Là où
les occidentaux cherchent à expliquer la réalité par l'harmonie de la logique,
les aborigènes tolèrent l'ambiguïté; ce qu'ils croient importe plus que ce qu'ils
comprennent. La connaissance, par conséquent, n'est pas mise en doute ou
défiée, en particulier par les jeunes, et dès le plus jeune âge la curiosité est
délibérément découragée chez l'enfant (Teasdale et Teasdale, 1992a, p. 445).

A la lumière de ce qui précède, il paraît à peu près certain que


l'utilisation des processus modernes d'enseignement et d'apprentissage
dans les écoles destinées aux enfants aborigènes d'Australie détruira au
moins quelques valeurs et croyances traditionnelles. La culture aborigène
est, à l'évidence, vulnérable quand elle doit faire face à l'idée que les
sociétés industrielles modernes se font du monde, qui insiste sur la
quantification, l'individualisme, le positivisme et la pensée scientifique. Le
Inêlne problème s'applique plus ou moins à d'autres petites cultures
autochtones qui sont obligées de coexister auprès de sociétés industrielles
dominantes. Il peut donc être utile d'examiner quelques tentatives
australiennes de trouver de nouveaux moyens de cOlnbiner des cultures
autochtones et modernes de la connaissance pour assurer le maintien d'une
identité culturelle locale tout en fournissant aux étudiants les
connaissances nécessaires pour faire face aux réalités du monde
industrialisé.
On reconnaît de plus en plus que les seules solutions efficaces seront
celles qui auront été développées de l'intérieur par les communautés
aborigènes d'Australie, et non celles qui auront été imposées de l'extérieur.
Il n'empêche, ceux qui proposent des programmes et gèrent les systèmes
d'éducation peuvent faciliter la recherche de solutions. Leur première
tâche devrait être d'examiner leurs propres préjugés, leurs propres
prétentions, en particulier par rapport à la connaissance scientifique
moderne.
Enfouie dans le prograllline caché de la plupart des écoles est la
supposition que ce type de connaissance est indispensable au progrès de la
race humaine, que d'une certaine manière il est supérieur, plus puissant et

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Le rôle de l'éducation dans la survie des petites cultures autochtones

plus valable que toute autre fonne de connaissance. S'adressant aux


enseignants non aborigènes qui exercent dans les écoles aborigènes, Harris
leur conseille de :

[...] se garder de ces aspects du programme caché qui projettent les valeurs
occidentales. Ce que vous feriez principalement en rendant explicite le
programme caché, en soulignant que les techniques occidentales s'apprennent
pour permettre aux aborigènes de fonctionner avec efficacité dans le domaine
occidental- ils n'apprennent pas ces techniques parce que ces façons de faire
sont meilleures. Ainsi le contenu et les techniques occidentales [...] seraient
une sorte de gigantesque jeu de rôles - à apprendre à jouer, mais pas à être
cru comme représentant nécessairement la meilleure façon de vivre [...].
Lorsqu'un petit aborigène apprend consciemment à adopter ou à écarter les
rôles occidentaux, ces rôles peuvent être plus facilement maintenus comme
extérieurs à leur identité aborigène la plus personnelle. Les enseignants [...]
ont la responsabilité de dire aux enfants que c'est ainsi que les Occidentaux
font les choses, et qu'ils ne sont pas obligés d'en être d'accord ou d'y croire
(Harris, 1990, p. 16 et 64).

Le sens négocié
Enseignants, conseillers et gestionnaires devraient reconnaître que
leur rôle dans les sociétés autochtones est non pas de dispenser la
connaissance, mais de la partager. Ils doivent être des coapprenants. Il faut
que leur esprit soit ouvert à l'enseignelnent que peut leur offrir une autre
culture au moins autant, sinon plus, qu'à l'enseignement qu'ils apportent
eux-mêlnes de leur propre culture. Une des façons de partager est de
recourir à une approche qui consiste à « négocier du sens », et dans
laquelle les incompatibilités entre les deux systèmes d'apprentissage sont
repérées et analysées. Crawford (1986), par exemple, a développé un
processus de sens négocié, dans le domaine des mathématiques, avec des
adultes aborigènes inscrits à un programIne de fonnation des maîtres sur le
terrain dans les communautés de Pitjantjatjara, en Australie centrale. Elle
s'est engagée dans un processus complexe d'échange de sens
mathématiques qui pennettait aux participants d'acquérir une plus grande
compréhension des systèlnes modernes, cependant qu'ils réafftnnaient
leurs propres connaissance et identité culturelles. Crawford raconte que ce
processus d'analyse cOlnparée et de négociation avait été long et épuisant,
mais, à tenne, très enrichissant aussi bien pour elle-même que pour les
participants, ces derniers déclarant aussi qu'ils se sentaient plus
d'assurance à interpréter et à expliquer les concepts mathématiques
contemporains aux enfants de leurs écoles. L'idée de sens négocié a aussi

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Pédagogies et pédagogues du Sud

été développée à l'école Yirrkala, Wunungrnurra (1988) la comparant à


celle de la traditionnelle négociation de sens qui a lieu entre deux
subdivisions tribales dans certaines cultures aborigènes. Il souligne que la
négociation doit avoir lieu sous l'influence de Ron1 (la loi) et respecter le
rôle des anciens.

La scolarisation à deux voies


Pour l'aborigène, la recherche de solutions au problème de processus
tourne autour de l'idée de l'éducation « à deux voies» ou « aux deux
voies », et de celle de l'apprentissage « à deux voies ». Ce dernier a évolué
dans les écoles catholiques de la région de Kimberley, en Australie
occidentale, et sous-tend maintenant toute leur planification et tout le
développement des programmes. Il insiste sur la nécessité pour les enfants
d'apprendre « les deux manières de vivre» - l'aborigène et l'australienne
d'aujourd'hui - par « le partage et par l'échange entre les deux côtés»
(Two-way learning, 1988, p. 5-6). Cela est accompli grâce à la prise de
décisions aborigènes, à l'étroite association entre l'école et la communauté,
au renforcement des rapports enseignement-apprentissage entre membres
jeunes et moins jeunes de la cOmInunauté, et au développement de
structures scolaires flexibles. Par exemple, à Warrmam (Turkey Creek), la
plupart des membres de la génération des grands-parents passent la
première heure de chaque jour de classe avec les enfants, leur enseignant
la langue et la culture des Kijas, et beaucoup restent ensuite à l'école pour
participer à diverses activités d'apprentissage. En SOmIne, ils tiennent
l'école et jouent un rôle important et actif dans son processus
.

d'apprentissage à deux voies.


L'idée de l'école « à deux voies» ou « aux deux voies» s'est
développée principalement en terre d'Arnhem. Harris (1990, p. 12) cite
Yunupingu, le principal de l'école d'Yirrkala, qui écrivait en 1987:
« [Nous] avons commencé à travailler en direction d'un programme à deux
voies l'année passée. Si vous maîtrisez les deux langues vous doublez
votre pouvoir. On devrait insister sur la langue et la culture des YoIngus
[des aborigènes] pour qu'elles puissent être respectées au même titre [que
l'anglais]. » Un autre professeur de Yirrkala, Wunungmurra, a écrit:

C'est à travers un échange de sens que nous pouvons produire un programme


'à deux voies' qui donnera à nos enfants la flexibilité permettant de vivre à la
fois dans les mondes yolngu et balanda [européen]. Pour vivre dans l'un et
l'autre monde, nous devons atteindre un niveau élevé d'éducation
[européenne], mais conserver notre identité (1988, p. 69).

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Le rôle de l'éducation dans la survie des petites cultures autochtones

Wunungtnurra (1988, p. 69-71) se mit alors à décrire les principales


caractéristiques d'une école à deux voies:
On y reconnaît que le programme scolaire est l'affaire des
aborigènes.
Les membres de la communauté y prennent l'initiative
d'organiser, de développer et d'appliquer le programme.
Les anciens du clan viennent à l'école pour enseigner, réaffirmant
ainsi les relations entre les niveaux de génération Geune et moins
jeune).
Pour l'instruction, les enfants sont groupés selon le clan (ou la
parenté), et non d'après l'âge; les filles et les garçons reçoivent
leur enseignement séparément.
La flexibilité des structures et des occupations journalières
permet le respect des obligations traditionnelles concernant le
rituel, en particulier durant l'initiation.
Un respect égal y accueille la connaissance occidentale et
aborigène; l'échange de connaissances est encouragé.

Le programme scolaire ganma


Certains groupes aborigènes ont communément recours à la
métaphore pour faciliter la compréhension. A Yirrkala, communauté
côtière, les gens ont étendu la notion de scolarisation à deux voies en
employant une métaphore basée sur le processus ganma. Dans leur langue
(le gumatj), gan/na dénote la situation où l'eau douce des ruisseaux ou des
rivières rencontre l'eau saumâtre de la mer, et les deux s'accompagnent et
s'emmêlent: «En se joignant, les cours d'eau se mélangent sur toute
l'interface des deux courants et l'écume naît à la surface, de sorte que
l'avènement de gann1a se signale par des lignes d'écume le long de
l'interface des deux courants» (Yirrkala Community School Action
Group, 1989, p. 7-10). La théorie du programme gann1a se réfère aux
processus qui contribuent à réunir les deux sources de la connaissance -
l'aborigène et la moderne - et à reconnaître qu'elles peuvent s'enrichir par
leur interaction, tout en restant distinctes. Le programme d'enseignement
ganma se déroule en toute connaissancede cause aborigène - inventant
des procédures sous l'autorité des anciens du clan et orienté vers la parfaite
maîtrise par les autochtones de toute décision concernant le programme
scolaire. Il est donc devenu un puissant instrument pour en défmir le

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Pédagogies et pédagogues du Sud

contenu et l'application aussi bien dans les écoles du centre que dans celles
des zones réservées à Y irrkala.

Terre, identité et éducation


Les Pintupis de Walungurru, qui fonnent une communauté retirée du
Désert occidental, à cinq cent vingt kilomètres à l'ouest d'Alice Springs,
ont comparé avec réalisme les contradictions entre, d'une part, leurs
propres connaissances et leur mode de transmission et, d'autre part, le
contenu et l'application de l'éducation que leur impose la société
dominante. On trouve, au cœur de la philosophie de l'éducation qu'ils ont
élaborée, le concept de Nganan1pa manta lingkitu ngaluntjaku. La
principale conséquence consiste ici à s'emparer de sa terre, à la conserver
avec énergie et à s'en occuper. Comme le fait cependant observer Keeffe
(1992, p. 21), l'idée de tenir avec force la terre a pour but « de faire passer
un message plus nnportant concernant le maintien, en particulier à travers
l'éducation, de ce qui vient de la terre. D'un point de vue aborigène, cela
comprend le droit, la langue et la culture ».
En dépit de son statut d'institution gouvernementale, l'école de
Walungurru connaît une direction fenne de la part de la communauté
locale, et les visiteurs se rendent vite compte de la force sous-jacente dont
témoignent la langue et la culture des Pintupis. En 1989, le personnel
aborigène de l'école a visualisé la philosophie de l'école dans une grande
toile à l'acrylique exposée dans le Désert occidental. Ils ont présenté la
toile et ses concepts sous-jacents à une conférence nationale sur le
progratmne d'enseignement, à Canberra, où ils ont expliqué qu'ils avaient
cOlnmencé à fonnuler des contenus et des processus d'enseignement qui
tournaient autour d'une conscience de soi qui fût pintupie, et de valeurs
essentielles telles que le rapport à la terre, les relations au sein de la
famille étendue et de la cotmnunauté, et la connaissance spirituelle qui
venait du rêve. Keeffe (1992, p. 29) relève toutefois que les Pintupis
Walungurru ne prétendent pas avoir atteint l'équilibre qu'ils souhaiteraient
entre la connaissance yanangu [aborigène], héritée de leurs parents et de
leurs grands-parents, et la connaissance, le pouvoir walypala [de
l' « hOlnme blanc»]. Il poursuit:

Ils envisagent leur façon de faire dans la perspective de leur histoire et jusqu'à
un moment de l'avenir où ils seront en mesure d'obtenir un équilibre entre,
d'une part, le processus de récupération et de restauration culturelles et, d'autre
part, les nombreuses exigences (en particulier les exigences économiques,
celles de l'emploi) de leur présence actuelle au sein d'un Etat-nation moderne

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Le rôle de l'éducation dans la survie des petites cultures autochtones

et développé. Atteindre ce moment représente une tâche difficile et


conceptuellement inextricable (Keeffe, 1992, p. 29).

En résumé
Il est clair que la question du processus est, pour les peuples
indigènes, une affaire complexe. Les aborigènes d'Australie, entre toutes
les autres petites cultures autochtones, sont ceux qui s'y sont le plus
impliqués aussi bien dans le domaine théorique que dans le domaine
pratique. Les écrits des Yirrkalas et les représentations visuelles des
Walungurrus, par exelnple, représentent des tentatives particulièrement
bien nourries et raffmées de théorisation des deux systèmes de
connaissance, et de leurs modes de transmission. Ce qui n'empêche pas la
plupart des éducateurs aborigènes de reconnaître qu'ils ont encore
beaucoup de chemin à faire pour élaborer des contenus et des processus
d'enseignement qui atteignent un équilibre efficace entre l'acquisition des
connaissances modernes fonctionnelles et la conservation et le
développement des langues et des cultures aborigènes.

Conclusions
La survie des petites cultures autochtones a son importance non pas
seulement pour le bien-être et le sens d'identité de ses propres membres,
mais parce que, incrustés dans leurs connaissances, les systèmes de
valeurs et de croyances représentent des solutions sociales, politiques,
environnementales, voire spirituelles, à nombre des crises auxquelles
doivent faire face les sociétés industrielles contemporaines. La survie des
petites cultures est précieuse pour toute l'hulnanité. L'éducation peut jouer
un rôle important dans cette survie, en particulier dans les contextes où les
petites cultures coexistent auprès de sociétés industrielles dominantes. Les
non indigènes ont assurélnent un rôle à jouer, non pas en offtant des
solutions mais en changeant eux-mêmes d'attitudes et de rôles. Le défi qui
se pose à eux est de travailler à côté des peuples autochtones en
entretenant avec eux des rapports d'égalité et de respect mutuel.
Déjà des solutions commencent à élnerger de certaines cultures
autochtones. Les conditions socioculturelles varient énormément et des
approches qui «marchent}) dans tel contexte peuvent ne pas convenir
dans tel autre. Toutefois, les tendances qui suivent sont certainement
importantes:

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Pédagogies et pédagogues du Sud

1. Il est indispensable que les peuples autochtones aient vraiment la


liberté de prendre leurs propres décisions concernant l'éducation.
Ils ont parfaitement le droit d'avoir pleine et entière propriété,
autorité, non pas seulement sur l'éducation, mais sur toutes autres
institutions, sociales, politiques, économiques, qui influencent
directement leurs vies.
2. La langue est cruciale pour la survie culturelle et les peuples
autochtones devraient bénéficier du soutien le plus entier pour faire
revivre, pour maintenir ou pour développer leurs langues, en
particulier lorsque de telles initiatives sont nourries par la famille
étendue et par la communauté, et pas seulement par l'école.
3. Les groupes autochtones devraient obtenir la liberté de repenser
l'école en fonction de leurs propres paramètres culturels. Ils
devraient disposer de ressources qui leur assurent la possibilité de
choisir des modèles de scolarisation favorisant le développement
linguistique et culturel.
4. Tout en reconnaissant les droits culturels des groupes autochtones,
les éducateurs non-autochtones doivent rejeter la supposition que la
connaissance occidentale soit plus valable ou plus légitime que les
autres connaissances; ils doivent affmner que les cultures locales
de la connaissance ont le droit de jouer un rôle significatif à
l'intérieur des écoles et des autres institutions d'éducation.
5. L'approche du « sens négocié» peut servir à accomplir un
syncrétisme plus efficace entre les systèlnes de connaissance
autochtones et occidentaux.
6. L'idée de la scolarisation « à deux voies» ou « aux deux voies »,
élaborée par les communautés australienne et aborigène, offre une
solution potentiellement forte de traiter le dileffilne que posent les
différences fondamentales opposant les processus d'enseignement-
apprentissage typiques des cultures moderne et autochtone.

Pour fmir, ceux qui appartiennent à des cultures autochtones devraient


se sentir encouragés par l'apparition croissante d'une solidarité universelle
envers leurs difficultés - les activités et l'intérêt soulevé en 1993 par
l'Année internationale des peuples autochtones n'en fournissent que
quelques exemples - et par l'émergence d'un sens nouveau de leur
particularité culturelle et de leur autonomie dans les petites sociétés.
Sahlins (1993, p. 1) affmne, par exemple, que « la timidité culturelle qui
s'installe panni les anciennes victimes du colonialisme» constitue l'un des
phénomènes les plus relnarquables de l'histoire mondiale en cette fm du

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Le rôle de l'éducation dans la survie des petites cultures autochtones

xxe siècle. Il considère l'émergence actuelle du « culturalislne» comme


un mouvement planétaire de défi culturel dont les pleines significations et
les pleins effets sont encore à déterminer. L'analyse de Sahlins laisse
espérer que les petites cultures autochtones ont effectivement la force et la
capacité d'adaptation qui permettent la survie, et que l'éducation peut jouer
un rôle significatif dans le renouvellement de leurs valeurs et de leurs
symboles les plus profonds.

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G. R. Teasdale

Un curriculum enraciné localement: un point de


vue du Sud1

Ce chapitre explore certaines nouvelles pédagogies émergentes du Sud et


présente certains de ses pédagogues. On parle ici du Sud à la fois dans son
sens géographique et métaphorique. Je me concentrerai en particulier sur
les nations insulaires du Pacifique Sud, sur la Nouvelle-Guinée et sur le
Sud-Est asiatique en décrivant comment mes collègues dans ces contextes
tentent d'adapter le curriculum aux conditions locales en développant des
pédagogies qui sont en harmonie avec les langues locales, les valeurs et
les traditions culturelles.
Le domaine de l'adaptation locale du curriculum est l'un des sujets les
plus controversés. Le curriculum scolaire de l'occident s'est tellement
enraciné dans le Sud qu'il devient même plus difficile à changer qu'en
Occident. L'héritage de la période coloniale est encore puissant même
dans les pays qui ont été décolonisés depuis des décennies. Son hégémonie
est la plus visible dans les contenus et les processus du curriculum
scolaire. Cette hégémonie a été renforcée ces dernières années par
l'influence croissante de la mondialisation (Teasdale, 1998; Marin, ce
volU1ne).
Les précédentes tentatives pour rendre le curriculum plus local,
particulièrelnent dans les contextes indigènes en Australie étaient basées
sur l'idée de séparation des domaines des savoirs. Les partisans de cette
approche, en particulier Harris (1990), qui a proposé que les savoirs
indigènes et occidentaux doivent être dans des cOlnpartiments séparés,
avec ces derniers transmis comme une sorte de « jeu de rôle géant» à
apprendre mais pas nécessairement intériorisé. Durant les dernières
années, cette idée a été abandonnée en substituant le syncrétisme à la

1 Texte traduit de l'anglais par A. Akkari


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Un curriculum enraciné localement: un point de vue du Sud

séparation. Aujourd'hui, les curriculums sont adaptés aux conditions


locales en fusionnant des notions locales et mondiales.

Le rôle de l'UNESCO
L'importance accordée au local dans de nombreuses récentes réformes
éducatives a été soutenu par les changelnents du discours des
organisations internationales, en particulier celui de l'UNESCO. Il Y a une
dizaine d'années, l'UNESCO a rasselnblé un groupe de 15 penseurs de
l'éducation venant de partout dans le monde en leur demandant de
réfléchir sur le futur de l'éducation. Ils ont constitué la commission
internationale de l'UNESCO sur l'éducation au 21 èmesiècle. La tâche de
ces experts était moins d'inventer de nouvelles idées à propos de
l'éducation que d'évaluer ce qui était le plus incisif et novateur dans ce
domaine. L'objectif était de tenter d'envisager l'éducation future à travers
le meilleur de ce qui a été fait dans ce domaine dans le passé et le présent.
A la fm de l'année 1996, cette commission de l'UNESCO a produit un
rapport intitulé « L'éducation: un trésor est caché dedans» (Delors,
1996) que plusieurs observateurs considèrent comme l'un des plus
importants documents éducatifs produits ces dernières décennies. Jacques
Delors, ancien président de la COlnmission Européenne, a préparé le
préambule du rapport qui est une réflexion visionnaire méritant analyse et
examen minutieux. L'un des points centraux abordé par Delors est que
1'humanité aura besoin de résoudre une série de tensions au 21 èmesiècle.
En effet, la survie mêlne de notre espèce dépendra de sa capacité à
résoudre effectivement ces tensions. L'éducation jouera bien entendu un
rôle clef dans ce processus. Parmi les tensions, Delors a identifié celles
entre le spirituel et le matériel, entre la tradition et la modernité, entre
l'universel et l'individuel, et entre le mondial et le local. Cette dernière est
en fait la première sur la liste énumérée par Delors. Il a affmné que pour
devenir des citoyens du monde, les individus doivent Inaintenir leurs
valeurs locales et leurs identités. La réponse à la mondialisation doit être
une même attention accordée au local. Le mondial et le local doivent être
considérés d'une égale importance.
Cette idée de tension Inérite une analyse plus détaillée. On relie
généralelnent l'idée de tension avec un conflit entre deux clans opposés, le
type de tension qui amène au combat, à la guerre et où il n'y a qu'un
groupe qui gagne. On parle par exemple de tension au Moyen-Orient, ou
de tension entre l'Inde et le Pakistan. Il s'agit d'une tension négative et
destructive. Je suis sûr que ce n'est pas le type de tension auquel Delors se

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Pédagogies et pédagogues du Sud

réfère. En fait, il a une autre manière de voir une tension. Quand ma fille
était à l'école, elle a appris à jouer de la harpe, l'un des plus beaux
instruments de musique. Et nous avons acheté une harpe directement d'un
fabriquant, ce qui nous a donné l'occasion de voir COlnment elle est
fabriquée. L'ensemble de cet instrument est basé sur la tension. La courbe
du bois et la disposition des cordes créent la tension qui produit le son.
Sans la tension, la harpe serait inutile. La tension dans les cordes est une
tension nécessaire, fonctionnelle et créative. Je crois que c'est le type de
tension auquel Delors se réfère.
Le grand défi, bien sûr, c'est d'avoir la bonne tension et de la
maintenir. L' accordage d'une harpe est un défi constant. Chaque corde
doit être individuellement ajustée pour assurer l'harmonie de l'ensemble.
Même l'acte de jouer de la harpe peut changer la tension et rend un
nouveau réglage nécessaire. Les changements de température et
d'humidité peuvent aussi avoir un impact important. Il faut travailler
constamInent pour maintenir la bonne balance sonore. Et c' en est ainsi des
tensions dans le rapport Delors et particulièrement celles entre le mondial
et le local. Même si les tensions peuvent être fonctionnelles, le monde de
l'éducation n'est jamais statique. Un constant réajustement est nécessaire
si l'école vise à maintenir dans le curriculum l'équilibre entre les deux. En
fait, mes collègues du Sud qui tentent de développer des pédagogies en.
harmonie avec les cultures locales estiment qu'il est difficile de trouver
un équilibre quelconque au vu de la puissance du mondial. Il est vrai que
les modes de pensée et les savoirs mondiaux sont très puissants.
Comme je l'ai noté précédemment, il y a une puissante hégémonie
mondiale qui est induite par le rationalisme économique, par les lnédias,
par les multinationales et par la révolution technologique virtuelle
actuelle. C'est quelque chose de très instrumental dans sa logique. Cette
hégémonie se centre sur la préparation au monde du travail, l'acquisition
de richesses, d'un statut et de pouvoir; et la recherche de sécurité dans un
monde incertain. Un autre phénomène important, particulièrement dans le
Sud-Est asiatique, est la mondialisation de la langue anglaise et la
prolifération des programmes d'anglais comme langue seconde, de
nouveau sous la houlette des impératifs économiques. Contre ces forces
mondiales, il est nécessaire d'avoir une grande détermination pour
sauvegarder les langues et les savoirs locaux et de s'assurer de leur
présence légitime dans les curriculums. Les pédagogues du Sud en sont
comparativement à leurs premières tentatives pour réaliser ces objectifs.
Toutefois, les comptes-rendus suivants montrent que de nouvelles
pédagogies sont en train d'émerger.

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Un curriculum enraciné localement: un point de vue du Sud

Pédagogues et pédagogies du Sud

(i) Le Pacifique Sud


La première et la plus significative leçon qui a émergé du Pacifique
Sud est que le mélange du local avec le mondial ne peut pas être imposé
par des gens de l'extérieur. Un véritable enracinement local du curriculum
scolaire ne peut être réalisé que de l'intérieur. Ceci a été un thème
dominant durant le séminaire de Rarotonga de 1992 qui a rappelé que les
cultures locales et indigènes doivent maîtriser tous les aspects de
l'éducation de leurs communautés. Six ans plus tard, ce principe a été
réaffmné par un atelier de l'UNESCO sur les droits culturels qui a eu lieu
à Apia, Samoa (Wilson & Hunt, 2000). De nouveau, un accord a été
réalisé sur l'idée que les cultures locales doivent avoir le contrôle du
curriculum: « Premièrement, le système éducatif doit être développé dans
la culture qu'il sert et celle-ci doit se l'approprier, et deuxièmement il doit
fournir le savoir et les compétences nécessaires pour le développement de
la culture» (Wilson & Hunt, 2000, p 167).
Ces principes ont été toutefois très difficiles à réaliser en pratique. Il
est facile d' affmner que toutes les décisions en matière d'éducation
doivent être faites par les communautés locales et que l'éducation doit être
un processus qui part de la base (<<bottom-up »). Mais, la réalité est très
différente, particulièrelnent quand le local est inséré dans des petites
nations insulaires dépendantes de l'aide internationale. J'ai exposé dans
une autre publication (Teasdale & Teasdale, 1999) une anecdote qui
illustre l'approche utilisée par beaucoup de donateurs, mais il est utile de
la rappeler brièvelnent ici.
Je travaillais dans un projet d'aide au développement dans une petite
nation insulaire du Pacifique comme l'un des membres d'une équipe
académique engagée par une agence de coopération. Nous étions chargés
de lancer une nouvelle institution d'éducation post-secondaire. Certains
membres de l'équipe insistaient sur l'idée que les progralTIlnesdéveloppés
devraient avoir un vrai cadre conceptuel. Ils ont donné de nombreux
exemples puisés dans leurs expériences dans les institutions éducatives
occidentales. Nos partenaires locaux étaient très agacés par cette approche
et ont fait preuve de résistance passive. Ils trouvaient que de tels modèles
théoriques étaient trop froids, cliniques et très éloignés de la réalité.
Salote, une collègue locale, est arrivée un matin très tôt avec une
liasse de papier en déclarant: « Je l'ai trouvé! je l'ai trouvé! Il est venu à
lnoi la nuit dernière. J'ai trouvé le modèle théorique qu'ils voulaient ».

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Pédagogies et pédagogues du Sud

Ensuite, elle a éparpillé ses papiers sur la table. Le Inodèle n'était pas
immédiatement évident. Il n'y avait point de réseaux de cases reliées par
des flèches bidirectionnelles. Il y avait juste un dessin à main levée de
cocotier bien enraciné dans la terre. Toutefois, à l'examen détaillé du
dessin, on pouvait voir clairement que chaque élément était étiqueté: la
terre, les racines, le tronc, les fleurs, les fruits, le soleil, la pluie. Chaque
élément faisait référence à un processus ou un produit du curriculum.
Le « modèle du cocotier» est devenu le point focal de discussion de
l'équipe du proj et. Il a été présenté sur un transparent préparé par un
artiste. Clairement, le modèle avait un bon écho chez nos partenaires
locaux qui semblaient intellectuellement ravis. Toutefois, l'un des
coopérants s'est levé en disant: « Je suis désolé, ceci n'est pas un modèle.
Une métaphore peut-être, mais défmitivement pas un modèle. Vous voyez
que ce n'est pas complètement logique. Certaines des catégories ne sont
pas mutuellement exclusives. Il laisse certains problèmes ouverts,
certaines questions sans réponses. Il contient des ambiguïtés
conceptuelles ».
Aucun accord n'a été trouvé sur le cadre théorique durant cette
réunion. Mais, Salote et certains participants se sont rencontrés pour une
sorte de bilan. Un participant a dit que les experts externes n'ont pas
compris la signification spirituelle du cocotier. Il a dit qu'il va encore à
son village et il peut identifier le palmier sous lequel son père a
symboliquement enterré le placenta et le cordon ombilical lors de sa
naissance. Cela constitue un arbre significatif et symbolique pour lui.
Un autre collègue local a ajouté: « Ils ne comprennent pas cet aspect
de notre culture. Nous ne pouvons pas séparer le spirituel, le culturel et
l'intellectuel. Les choses n'ont pas besoin d'être cohérentes d'un point de
vue logique. Mais, elles doivent être culturellement et spirituellement
cohérentes. Ce n'est pas grave s'il y a des ambiguïtés et des discontinuités.
Elles font partie de la dimension spirituelle, elles font partie de la manière
dont on pense et on vit ». « C'est juste », répliquait un troisième, « ils ne
comprennent pas non plus le fait que nous pensons d'une Inanière
holistique, les idées sont intégrées et non pas séparées dans des boîtes ».
Alors le premier intervenant rétorque: « Ce qui est intéressant dans
notre modèle, c'est qu'il laisse ouvert de nouvelles possibilités, de
nouvelles idées. Il stimule ma pensée. L'autre manière les enferme dans
des boîtes. »
Ainsi, d'une manière subversive, le modèle du cocotier a été choisi
comme le cadre conceptuel de la nouvelle institution et des nouveaux
progralrunes même s'il n'a jamais été accepté en tant que tel par les

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Un cUITiculumenraciné localement: un point de vue du Sud

coopérants externes. A mesure qu'il a été utilisé dans la nouvelle


institution et partagé avec les étudiants, le modèle a été précisé et
développé. Par ailleurs, il a été également partagé avec les autres peuples
du Pacifique Sud lors de réunions régionales et est devenu une sorte de
leitmotiv pour l'éducation dans la région. Plus récemment, ce modèle
était un point central d'un colloque organisé à l'Université du Pacifique
Sud (USP) en avril 2001 sur le thème « Re-penser l'éducation dans le
Pacifique ». Le colloque a abordé les sujets qui préoccupent les éducateurs
de la région, au premier rang desquels se trouve le suivant:

[.. .] le manque d'appropriation par les peuples du Pacifique du processus


d'éducation formelle. On note que si les églises ont réussi leur intégration
totale dans le mode de vie du Pacifique, l'école demeure un processus
étranger et est perçue par les peuples du Pacifique comme quelque chose
d'imposé par l'extérieur: un instrument conçu pour produire l'échec,
l'exclusion et la marginalisation de la majorité et par conséquent inapproprié
et non porteur de sens pour leur style de vie (Tree of Opportunity, 2002, p. 2).

Dans leur réponse au défi de re-conceptualiser l'éducation dans le


Pacifique, les participants ont re-visité le modèle en substituant le cocotier,
par respect aux hautes régions où cet arbre ne pousse pas, par l'idée
beaucoup plus générique de l' « arbre d'opportunité» comme la
métaphore la plus appropriée pour re-penser l'éducation.

L'arbre d'opportunité englobe une nouvelle vision pour l'éducation dans le


Pacifique basée sur l'idée que l'objectif principal de l'éducation dans le
Pacifique est la survie, la transformation et le développement durable des
peuples et sociétés du Pacifique. Le résultat devrait être mesuré en termes de
performances et comportements appropriés dans les différents contextes dans
lesquels ces peuplent vivent.
L'arbre d'opportunité comme métaphore de l'éducation est fermement
enraciné dans les cultures de la région. Les forces et les avantages qu'il tire de
son enracinement lui permettront de se développer sainement en greffant des
éléments externes sans pour autant changer la racine ou l'identité de chaque
arbre. Il peut accommoder le meilleur de l'ancien et du nouveau et peut porter
différents ftuits et être utile pour une variété d'objectifs sans détruire ses
racines ou les nouvelles greffes. L'éducation durable, imaginée et gérée par
les peuples du Pacifique exige contrôle et direction par les peuples du
Pacifique qui doivent s'approprier le processus. (Tree of Opportunity,
2002, p. 3).

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Pédagogies et pédagogues du Sud

L'un des participants au colloque était le Professeur Konai Relu


Thaman, qui occupe la chaire UNESCO dans le domaine de la formation
des enseignants et la culture à l'Université du Pacifique Sud (USP) à Suva,
Fidji. Chercheure, poète, éducatrice et citoyenne du royaume de Tonga,
Thaman a fait une importante contribution à l'éducation dans le Pacifique
Sud au cours des 30 années pendant lesquelles elle a enseigné à l'USP.
L'un de ses projets a été l'examen approfondi des notions d'apprentissage,
de savoir et de sagesse à Tonga et des valeurs qui sous-tendent ces
notions, en utilisant une analyse linguistique et culturelle. Elle a encouragé
ses propres étudiants à conduire des études similaires dans leurs propres
langues et cultures avec l'objectif de les rendre capables de revendiquer
leur éducation « ... .en recherchant les sources de leurs identités et en
développant des philosophies et des stratégies d'apprentissage et
d'enseignement qui sont enracinées dans leurs pratiques et valeurs
culturelles» (Thaman, 2000, p. 49, voir également Thaman, 1998, 2001).
Le travail de Thaman est enraciné dans un profond engagement à
aider les peuples du Pacifique à comprendre et utiliser leur propres modes
de pensée, de compréhension et d'apprentissage comme partie essentielle
du processus de scolarisation et de l'éducation supérieure. Ses écrits
mettent en évidence l'importance des relations de parenté et
interpersonnelles dans tout apprentissage, le rôle des dimensions
spirituelles et surnaturelles, le besoin d'une approche holistique du savoir,
et l'engagement pour le bien collectif plutôt qu'individuel. Traduisant ces
valeurs et qualités dans des produits spécifiques d'apprentissage, Thaman
a préparé une liste pertinente à son propre contexte de Tonga, estimant
qu'elle pourrait être utile pour les autres cultures du Pacifique. Parmi les
résultats attendus de l'apprentissage, elle a identifié les points suivants
(ThalTIan,2002,pp.28-29) :

. comprendre et se lTIOntrer à l'aise dans les comportements


typiques et les règles du savoir-vivre de Tonga;
. être capable de lnaintenir de bonnes compétences
interpersonnelles ;
. délnontrer un respect envers les personnes qui ont un haut rang et
une position d'autorité;
. être capable de travailler en coopération avec d'autres pour
atteindre des objectifs collectifs;
. avoir une responsabilité civique et du respect pour la loi;
. avoir des cOlnpétences dans l'artisanat et l'art local et dans le
travail de la terre.

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Un curriculum enraciné localement: un point de vue du Sud

Dans le cadre de sa fonction de professeur de l'UNESCO à l'USP,


Thaman a développé une série de ressources et de modules pour la
formation des enseignants dans la région. Sous une forme relativement
solide et peu coûteuse, ces matériels sont préparés à l'intention des
formateurs d'enseignants et de leurs étudiants dans le Pacifique. Un
groupe initial de six modules traite de thèmes aussi divers que: donner un
sens au développement humain à partir de la perspective du Pacifique
Sud; ethnomathématique ; incorporer le savoir local dans le curriculum;
le rôle des langues vernaculaires dans la classe, et tirer les enseignements
du leadership indigène (Thaman & Benson, 2000). Tous ces modules ont
pour objectif commun d'aider les éducateurs du Pacifique à comprendre et
utiliser dans la classe leur propres Inodes de pensée, de savoir et de
compréhension.

(ii) Papouasie-Nouvelle-Guinée
La Papouasie-Nouvelle-Guinée (PNG) est une nation possédant une
diversité immense en termes de cultures, de langue et de géographie. Avec
une population d'environ quatre millions, elle compte plus de 860 langues
différentes et de nombreux dialectes (Nagai, 2000). Nagai explique que:

Chaque groupe ethnique du plus petit (300-900 habitants) au plus grand


Gusqu'à 100 000 habitants) a développé un mode de vie distinct et un système
culturel. La langue et les caractéristiques culturelles dans une communauté ne
vont pas nécessairement se retrouver dans le village voisin, derrière la
montagne proche ou de l'autre côté de la rivière (Nagai, 2000, p. 79).

La plupart des régions de PNG ont une histoire relativelnent récente


de colonisation, principalement durant le siècle passé par l' Allelnagne, la
Grande-Bretagne et plus récemment l'Australie, et durant la seconde
Guerre Mondiale par le Japon. Le système occidental d'enseignement a été
introduit par divers missionnaires chrétiens avec l'anglais comme langue
d'instruction. Entre la fm de la deuxièlne Guerre Mondiale et
l'indépendance en 1975, l'Australie a cependant joué un rôle dominant
dans l'offre scolaire et l'éducation post-secondaire. L'héritage colonial en
PNG a été très imperméable au changement et c'est seulement durant la
dernière décennie que des réformes éducatives significatives ont
cOlmnencé à élnerger principalement durant les premières années de
scolarisation. Avant ces réformes, les enfants cOffilnençaient l'école
primaire généralement à six ans, où la langue d'instruction était l'anglais

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Pédagogies et pédagogues du Sud

ou une combinaison de l'anglais avec le créole de PNG ou pidgin qui s'est


développé durant la période coloniale. Le curriculum n'était pas tellement
différent de celui précédent l'indépendance, l'enseignement frontal et
l'apprentissage par cœur étant la norme.
Dans un authentique effort pour enraciner le systèlne éducatif dans les
savoirs et les apprentissages locaux, un niveau totalement nouveau de
scolarisation vernaculaire a été introduit dans le milieu des années 90. Les
enfants commencent l'école maintenant à cinq ans en fréquentant durant 3
ans une école en langue vernaculaire, avant de passer à l'école primaire.
L'objectif de cette nouvelle école vernaculaire est de produire des jeunes
qui sont fermement enracinés dans leurs propres langues et cultures, et qui
ont un sens solide de leur identité culturelle et des valeurs culturelles qui
lui sont associées. Ces enfants peuvent alors entrer à l'école primaire avec
son curriculum plus occidentalisé et l'utilisation de l'anglais comme
langue d'instruction, prenant ainsi leur place dans le monde moderne et
mondialisé.
Le développement d'un systèlne d'éducation vernaculaire est une
tâche ardue, particulièrement pour une nation en voie de développement,
étant donné sa diversité linguistique. Beaucoup de langues sont
particulières à un village ou un petit groupe de villages. Comment trouver
dans ces conditions des enseignants sachant parler la langue locale et
comment développer un curriculum situé dans la culture locale? Le défi
pour les autorités scolaires de la PNG était clairement de développer une
approche partant de la base (<<bottom-up») au début de la scolarisation
en mobilisant les cOlnpétences et les ressources locales. Ceci a été réalisé
en delnandant à chaque village d'identifier deux ou trois adultes ayant le
statut et la culture requis pour devenir enseignants et qui soient prêts à
accepter cette responsabilité. Ces personnes reçoivent une formation
intensive de six semaines dans un collège résidentiel afm de les préparer à
leurs nouvelles fonctions. Dans le même temps, les villages sont appelés à
fournir une construction simple dans laquelle la scolarisation peut avoir
lieu. Généralement ce bâtiment scolaire est construit par les villageois
eux-mêmes en utilisant des matériaux locaux.
Quand l'école est opérationnelle, les enseignants de l'école
vernaculaire sont aidés par un groupe de conseillers spécialement formés
qui fournissent une aide à la fois sur site et lors d'ateliers régionaux. Les
enseignants suivent une formation à distance et des cours intensifs jusqu'à
l'obtention de leur diplôme d'enseignement. Toute l'instruction est donnée
en langue vernaculaire, la participation de la communauté est encouragée
et le curriculum adapté localement pour ce qui est des contenus et des

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Un curriculum enraciné localement: un point de vue du Sud

processus. Le plus grand défi est l'apprentissage de la lecture. COlnment


en effet introduire la littératie dans des langues vernaculaires qui ont peu
ou pas de matériel imprimé? Dans certains cas, ces langues n'ont même
pas une forme écrite. En fait, beaucoup de petites langues de PNG ont été
transcrites et au moins une partie de la Bible a été traduite et produite dans
une forme écrite grâce aux efforts de l'institut linguistique d'été (Summer
Institute ofLinguistics) et d'autres organisations missionnaires.
Utilisant toutes les ressources linguistiques locales disponibles ou
susceptibles d'être développées par les villageois, l'alphabétisation en
langue vernaculaire s'effectue à travers l'approche du « grand livre» (big
book). Avec l'aide de la communauté, les enseignants produisent eux-
mêmes leurs propres « grands livres », utilisant des histoires issues des
traditions, événements et expériences locales. Suivant un protocole précis
en termes de niveau de complexité, introduction de nouveaux mots,
répétition des formes de mots etc.., les enseignants produisent un texte
écrit sur une grande page, et les illustrations qui accompagnent le texte sur
la page en face, souvent avec l'aide des enfants. L'enseignement de la
lecture aux enfants se fait par l'enseignant qui place les élèves autour de
lui sur le sol et leur montre le texte et les illustrations du livre placé sur ses
genoux. A mesure que chaque école développe une collection de grands
livres, ceux-ci deviennent une ressource de lecture pour les enfants, qui
sont autorisés à les lire individuellelnent ou en groupe durant des périodes
de lecture libre. Pour accélérer la diffusion des grands livres dans les
écoles vernaculaires du pays et pour augmenter la disponibilité de matériel
scolaire local, des « livres coquilles» «( shell books») ont été développés
dans le cadre de la réforme de l'enseignement et largement distribués dans
les écoles. Ces livres proposent une histoire écrite en anglais ou en pidgin
avec des illustrations en noir et blanc sur une partie du livre. Sur l'autre
partie, les enseignants traduisent l'histoire dans la langue locale et font
correspondre chaque séquence aux illustrations. Les dessins sont par la
suite coloriés par les enfants.
Il me semble maintenant approprié de présenter une autre pédagogue,
Yasuko Nagai qui a joué un rôle discret mais efficace dans l'appui au
processus de réforme de l'éducation en PNG. En tant qu'anthropologue de
l'éducation et consultante spécialisée dans les langues vernaculaires,
Yasuko Nagai a été au départ de la fondation de la première école
vernaculaire et du développement de la méthodologie du grand livre. Le
travail principal de Nagai a été réalisé dans la province de Milne Bay
située dans l'extrême est de l'île principale et plus spécifiquement dans le
village de Maiwala. Travaillant avec trois felnmes qui ont été

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Pédagogies et pédagogues du Sud

sélectionnées COl11lneenseignantes, Nagai a fourni la fonnation initiale et


l'aide nécessaire qui a pennis le développement d'un curriculum local.
Manifestant une adhésion sans faille à l'approche « bottom-up », elle a été
capable de développer un profond sens d'appropriation et de contrôle sur
le processus et le contenu des progralnmes d'école vernaculaire à
Maiwala. Grâce à son avance dans le processus de réfonne, cette école est
devenue un site pilote utilisé accessoirement comme centre de fonnation
pour les autres écoles de la région à la fois lors de visites sur place et de
séances d'observation mais aussi par la préparation de vidéos de
fonnation. Beaucoup de grands livres développés par les enseignants et la
communauté de Maiwala ont été utilisés pour la préparation des livres
coquilles dont j'ai parlé précédemment. Une caractéristique
impressionnante du travail de Nagai en PNG est l'abondante
documentation produite sur les processus et les résultats de ses recherches
et consultations (cf. par exemple, Nagai, 1999,2000,2001).
Un autre pédagogue qui a amené une contribution relnarquable en
PNG est Micheal A. Mel originaire de la culture Mogei dans la région de
Melpa située dans les hauts plateaux de PNG à proximité de Mount
Hagen. Le travail initial de Mel a suivi celui de Thaman dans l'exploration
du cadre linguistique et conceptuel entourant les processus tels que penser,
savoir, apprendre, sentir, comprendre, se souvenir et vivre dans sa propre
culture (Mel, 1995). Utilisant une approche holistique, il a mis à profit les
résultats de ses analyses dans la reconceptualisation du contenu et des
processus du curriculum scolaire en PNG.

Les pratiques coloniales mettaient l'accent sur les programmes, le savoir et


l'emploi mais pas sur les valeurs et les croyances de la communauté. En
inversant la perspective, les enfants auront des contacts plus étroits avec leurs
propres parents et leur parenté et seront capables de participer d'une manière
plus extensive à la vie communautaire. La communauté aidera et conseillera
de façons multiples dans le processus et le contenu du curriculum, sur la
localisation des écoles.. .et la langue d'instruction. Les croyances et les
valeurs de la communauté deviendront partie intégrante de l'éducation des
enfants développant ainsi les liens avec leur identité culturelle (Mel, 1995, p.
692).

Durant ces dernières années, Mel a enseigné à l'Université de Goroka


(UoG) dans la région des hauts plateaux de PNG où la plupart des
enseignants du secondaire du pays sont fonnés. Son projet central a été de
décoloniser le contenu et les processus des programmes de fonnation des

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Un curriculum enraciné localement: un point de vue du Sud

enseignants en lien avec les réfonnes en cours du système éducatif. Mel


(2000, p. 21) a décrit son travail de la manière suivante:

Le programme de formation des enseignants à l'UoG était beaucoup trop basé


sur des idées venant de l'extérieur. Les futurs enseignants étaient formés dans
une perspective étroite et technique qui exclut toute préoccupation de ce que
signifie enseigner dans un contexte indigène... Il y a une distance de plus en
plus grande entre les idées dominantes de l'extérieur et celles de l'intérieur.
Le proj et cherchait initialement un processus de changement dans la
formation des enseignants permettant aux étudiants de mieux voir l'inégalité
entre les idées, .. . (ils) pourraient alors apprécier et reconnaître leurs cultures
propres, y compris les valeurs, les croyances et les langues, Ceci les
encouragera ultérieurement à interagir avec leurs propres élèves pour faciliter
le maintien de leurs valeurs, croyances et pratiques culturelles et de se
confronter aux influences souvent fortes des autres cultures.

(iii) Indonésie orientale


L'Indonésie est une vaste et complexe nation de plus de 13'000 îles, et
approximativement 220 millions d'habitants parlant plus de 700 langues
différentes. Ayant obtenu l'indépendance à la fm de la Deuxième Guerre
mondiale après 350 ans de colonisation hollandaise suivie de 3 ans
d'occupation japonaise, la tâche d'amener une certaine unité et cohésion
dans un tel pays était un défi de taille. Un système d'éducation centralisé
avec un curriculum commun et une même langue était l'une des stratégies
pour aboutir à cet objectif. Avec les années, cela a abouti à un curriculum
centré sur des exalnens aux niveaux à la fois primaire et secondaire. Ce
curriculum est délivré en utilisant des méthodologies centrées sur
l'enseignant. Ce n'est qu'en 1989 que le gouvernement national a
fmalement reconnu les limites de cette approche en adoptant une nouvelle
loi d'éducation autorisant les groupes locaux à développer un curriculum
supplémentaire qui inclut des éléments de leurs propres valeurs et
pratiques culturelles. Toutefois, seuls 20 % du curriculum scolaire peuvent
être conçus Cognitive Developn1ent, 18, localement. Etant donné le
manque d'expérience en matière de développement d'un curriculum au
niveau local et l'hégélnonie du curriculum national, la nouvelle loi a eu
globalement peu d'impact. Cependant, quelques chercheurs ont commencé
à explorer les possibilités d'une approche plus locale de la scolarisation.
L'un d'eux, Elias Kopong, un Lamaholot de la province de Nusa Tenggara
Timur dans l'est de l'archipel, a commencé une série d'études pionnières

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Pédagogies et pédagogues du Sud

qui ont été rapportées dans la littérature occidentale (Kopong, 1995,


2000).
Le travail initial de Kopong a pris la fonne d'une étude
ethnographique dans son peuple d'origine, les Lamaholot. Il a mis en
évidence le fait que les enfants acquièrent leurs savoirs grâce à une
participation active à la vie de la communauté et de la famille, par
l'écoute, l'observation et l'imitation, et par les conseils de la famille pour
quelques compétences et concepts spécifiques. Kopong note que le
système de croyance Lamahlot imprègne toutes les connaissances, jouant
un rôle unificateur. Il ajoute:

Dans le contexte de la famille élargie, le savoir n'est pas conçu pour préparer
l'enfant Lamaholot à une meilleure vie future, mais pour préserver la
tradition. La culture Lamaholot met l'accent sur l'harmonie et la coopération
comme pré-requis importants à la survie à la fois dans les relations avec les
autres mais aussi avec l'environnement physique... Au lieu d'être un moyen
d'établir un sens du contrôle personnel sur des situations sociales,
l'acquisition du savoir et de compétences n'est significative qu'à la condition
d'être mise au service de la famille et de la communauté (Kopong, 1995, pp.
644-645).

Kopong a alors exploré les implications de ces observations sur les


contenus, les processus et les contextes du curriculum scolaire en
construisant un cadre détaillé pour l'adaptation locale du curriculum dans
le contexte Lamaholot. Il croit qu'une approche intégrée est possible dans
le cadre de la législation indonésienne sur la localisation du curriculum.
Pour le délnontrer, il a par la suite cherché et obtenu des fonds de
recherche du gouvernement indonésien pour une étude au niveau de
l'éducation secondaire. Une étude de trois ans a été conçue afm de
développer un curriculum basé sur la culture locale avec un programme
intensif de fonnation continue des enseignants qui tentait de changer leurs
attitudes et leurs pratiques pédagogiques. Une collecte rigoureuse de
données et un processus d'évaluation accompagnaient le projet.
Initialement, Kopong a travaillé avec les enseignants et les leaders
communautaires pour identifier le noyau central des valeurs qui fonnaient
leur identité culturelle. Trois valeurs interconnectées ont émergé: le
travail, la coopération et l'engagement religieux. Le curricululn national
de l'école secondaire a alors été revu à la lumière de ces valeurs. Deux
selnaines de fonnation continue des enseignants à l'école secondaire
publique de Lanatuka ont été consacrées à la manière d'intégrer ces

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Un curriculum enraciné localement: un point de vue du Sud

valeurs dans les processus d'enseignement et d'apprentissage durant trois


mois d'exécution du projet. Kopong (2000, p. 40-41) relève:

Naturellement, la plupart des enseignants encouragent la valeur d'un travail


assidu en discutant régulièrement avec leurs élèves des avantages de
l'autodiscipline et de la persévérance dans le travail et plus spécialement dans
les devoirs à domicile. Des exemples étaient constamment donnés sur les bons
résultats obtenus par des efforts continus.
Dans l'optique de favoriser la valeur de la coopération, les enseignants
divisaient leurs classes en petits groupes de quatre ou cinq élèves et donnaient
des tâches qui devaient être réalisées collectivement. Une autre approche
consistait à former des groupes de travail. En fonction de leurs lieux de vie
dans la communauté, les élèves étaient censés se rencontrer en dehors des
heures d'école pour faire ensemble les devoirs à domicile.
Au niveau de l'engagement religieux, la plupart des enseignants commencent
et finissent leurs leçons avec des prières, renforçant ainsi la valeur de la
pratique religieuse dans la vie quotidienne.
Pour beaucoup de lecteurs, les approches prises par les enseignants peuvent ne
pas sembler très novatrices.. ..Toutefois, elles ont besoin d'être comparées
avec les pratiques de l'enseignement rural indonésien qui est très formel,
frontal et centré sur l'enseignant, et où il est inhabituel pour les élèves de
jouer un rôle actif dans leur propres apprentissages.

Utilisant des tests nationaux standardisés aussi bien que des


observations et des questionnaires dans les classes, Kopong a comparé les
performances et les attitudes des étudiants qui ont participé à l'étude avec
un groupe de contrôle. Ceux qui ont participé au projet d'adaptation locale
du curriculum ont obtenu des scores plus élevés dans différents domaines
de compétences, ont montré des attitudes plus positives envers le savoir
local et se sont montrés plus lTIotivésà appliquer les valeurs locales dans
leur vie quotidienne. Kopong (2000, p. 41) en conclut qu' « une fusion du
[. ..] national et du local [...] peut en fait améliorer l'acquisition de
connaissances modernes tout en permettant aux élèves de garder
fermement leurs valeurs et identités culturelles ».
Après le début de l'étude de Kopong, la loi scolaire a été encore plus
assouplie après le départ de Suharto. Dans le cadre d'une politique
nationale de décentralisation, une plus grande autonomie a été accordée
aux provinces et aux sous-districts dans toutes les activités
gouvernelTIentales y compris l'éducation. Des décisions significatives ont
été prises afm d'adapter le curricululTI localement, p. ex. en permettant
l'ancrage de 40 % du curriculUlTIdans les cultures locales.

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Pédagogies et pédagogues du Sud

A la demande du gouvernement indonésien, de nombreuses agences


de coopération ont focalisé leur activité dans ce domaine. Un exemple est
le projet «Partenariat pour l'éducation primaire au Nusa Tenggara
Timur» (<<Nusa Tenggara Timur Primary Education Partnership,
NTTPEP »), une initiative de grande ampleur fmancée par le
gouvernement australien dans l'île de Flores dans la partie orientale de
l'archipel.
En commençant par la partie centrale de Flores, le NTTPEP collabore
étroitement avec les enseignants des prelnières années de l'école primaire
pour les aider à reconstruire et à transfonner le curriculum en s'éloignant
d'une approche imposée par le centre (<<top-down ») pour adopter une
approche à partir de la base, pennettant l'adaptation locale avec une
importante participation de la communauté locale. L'appropriation du
contenu et du processus du curriculum par les communautés locales est
fortement encouragée. Des ateliers réguliers avec des enseignants, des
directeurs et des inspecteurs sont organisés afm d'identifier les modes
locaux de pensée, d'apprentissage et de réflexion et la manière dont ils
peuvent être incorporés dans l'enseignement. Il y a un grand intérêt dans
l'utilisation des langues locales dans la scolarisation précoce et un
progralnme d'alphabétisation en vernaculaire a commencé en utilisant la
méthode du grand livre décrite précédelnment. Même si le programme
n'est opérationnel que depuis un peu plus d'une année, des changelnents
significatifs sont déjà visibles. Ces changements sont largement diffusés
dans toute l'île de Flores et au-delà par des programmes de radio et des
suppléments régulièrement insérés dans les journaux locaux. Une audience
plus large encore est visée par un site Internet interactif:
www.nttpep.sagric.com

L'adaptation locale du curriculum dans le contexte d'une


université occidentale: un compte-rendu personnel
Je souhaite conclure ce chapitre en décrivant ma propre tentative, dans
le contexte d'une université occidentale, de pennettre à des étudiants post-
grade du Sud (et j'inclus ici les étudiants australiens provenant de
communautés indigènes) d'utiliser leurs savoirs et sagesses locaux dans
leurs travaux de recherche. Ces étudiants amènent avec eux des
épistélnologies, des valeurs profondes et des approches de l'apprentissage
propres à leurs cultures locales en entrant dans l'univers mondialisé de
l'université australienne. Il y a une tension immédiate entre le mondial et
le local. C'est une tension qui déstabilise énonnément leurs modes

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Un cUlTiculum enraciné localelnent : un point de vue du Sud

profonds de pensée, de savoir et d'apprentissage. On attend d'eux qu'ils


fassent un choix entre deux visions du monde apparemment opposées. Et
la plupart des professeurs s'attendent à ce qu'ils fassent le choix du
mondial et qu'ils mettent leurs perspectives locales en attente, au moins
durant leurs études universitaires.
Dans mon propre travail de superviseur et en fournissant un
programme de développement professionnel pour mes collègues, j'ai
commencé à poser certaines questions quelque peu impertinentes:
Comment peut-on aider nos étudiants du Sud à traiter les tensions entre le
mondial et le local? Comment peut-on leur permettre de vivre en
confiance et d'une manière productive dans notre monde globalisé tout en
maintenant d'une manière solide et dynamique leurs identités culturelles
d'origine? Comment peut-on affinner et valoriser leurs identités locales et
les préparer en même temps à s'engager d'une manière efficace dans le
mondial?
La réponse a l'air simple mais elle est en réalité très complexe. Je
crois que nous devons les rencontrer à Ini-chemin au lieu de s'attendre à ce
qu'ils viennent à 100 % dans nos cultures de savoir et d'apprentissage.
Nous devons nous adapter aussi bien qu'eux. Au lieu d'utiliser un
processus d'assiInilation, nous devons utiliser celui d'accommodation où
chacun s'adapte à l'autre. En d'autres termes, nous devons faire des
ajustements dans nos enseignements et dans nos attentes de leurs
apprentissages en tenant compte de leurs modes de pensée,
d'apprentissage, de savoir. Nous devons les aider à réaliser un équilibre
fonctionnel --une fusion -- entre le mondial et le local.
Parce que chaque environnelnent d'enseignement et d'apprentissage
est différent, il n'y a pas de fonnule simple pour le faire. Et je ne connais
pas beaucoup d'universitaires d'Australie ou d'ailleurs qui appliqueraient
cette fusion. Alors je ne peux pas dire ce qu'il faut faire, je n'ai pas de
réponse magique. Ce que je peux faire, c'est partager quelques données
basées sur mes expériences durant les 15 dernières années où j'ai cherché
à rencontrer les étudiants à mi-chemin pour les rencontrer en termes de
leur propre savoir, sagesse et apprentissage. C'était une trajectoire
extraordinaire. J'ai fait beaucoup d'elTeurs et je ne prétends pas avoir
beaucoup de réponses. Mais certaines histoires individuelles peuvent
donner des idées et une inspiration. Pour préserver l'anonymat, j'ai changé
les noms et les lieux géographiques.

(i) Helen

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Pédagogies et pédagogues du Sud

Hélène est une indigène australienne qui a grandi dans une région très
reculée de l'Ouest australien. Sa fonnation initiale était dans les arts
visuels. Elle a ensuite opté pour une maîtrise en éducation. Elle a une
remarquable capacité visuelle au niveau conceptuel et expressif. Elle avait
de la peine à mettre ses idées dans des mots et des phrases. Mais ses idées
émergeaient puissamment à partir d'un pinceau. Il y avait peu d'espoir de
la voir compléter sa thèse écrite d'une manière conventionnelle. Mais, elle
était une étudiante très brillante, alors nous l'avons encouragée à dessiner
sa thèse.
Hélène est d'abord retournée dans la région où elle a grandi pour
parler avec ceux qui l'ont élevée et ceux avec qui elle a grandi. Elle est
alors revenue à son studio pour peindre. Son studio est devenu un
laboratoire où elle a testé et exprimé ses idées. Elle a préparé des dizaines
de grandes toiles. Pendant qu'elle peignait, elle s'enregistrait sur une
cassette audio. A mesure que les idées se développaient sur les toiles, elle
était capable de les exprimer en mots et de capter ces mots. Elle a ensuite
utilisé les transcriptions éditées accompagnant ses dessins COffilnetexte de
sa thèse. Le travail fmal est un rapport de recherche original et très
révélateur sur l'éducation des jeunes indigènes australiens.

(ii) Wani
Wani vient d'un petit village sur une petite île au Nord de la PNG.
Elle a été élevée en grande partie par ses grands-parents maternels qui
n'avaient aucun contact avec les langues et les cultures européennes. Elève
douée, elle a été choisie par sa falnille pour fréquenter une école
secondaire en internat. Ensuite, elle a poursuivi ses études à l'université de
PNG. Elle est venue en Australie pour faire une maîtrise en éducation qui
s'est vite transfonnée en proj et de doctorat en raison de la qualité de son
travail académique.
Wani avait de la peine avec le cadre conceptuel de sa thèse. C'est pour
cette raison que nous avons discuté de la manière de le construire à partir
de la sagesse et du savoir de son propre peuple et en particulier les
manières de penser qu'elle avait acquises avec ses grands-parents. Chez
ces derniers, c'est la culture orale qui prédominait, et raconter des histoires
est l'outil premier du stockage et de l'analyse du savoir. Alors, elle a
décidé d'utiliser les contes comme principale méthode d'analyse en y
incorporant le cas échéant des modes de pensée occidentaux.
Ainsi, le chapitre théorique commence par une histoire qui fournit le
cadre conceptuel de sa thèse. Les questions n'étaient pas abordées d'une

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Un curriculum enraciné localement: un point de vue du Sud

manière séquentielle et linéaire. Wani a abordé sa recherche en tournant


autour dans des cercles de plus en plus serrés. Elle a utilisé une approche
holistique en revenant régulièrement à l'histoire centrale. A certaines
étapes, d'autres histoires étaient utilisées pour clarifier et expliquer.
A la fm, le résultat du travail de Wani est une fusion dynamique entre
mondial et local. Le syncrétisme des deux est assurément plus efficace que
les deux considérés séparément. Wani y a également gagné plus
d'affmnation de sa propre identité culturelle.

(iii) Paulus
J'ai un autre doctorant de PNG. Paulus est actuellement retourné chez
lui pour compléter la collecte des données et lui aussi a été encouragé à
mêler local et mondial. Il est retourné dans son village pour explorer, avec
les aînés, la littérature orale de son peuple, pour que sa revue de la
littérature réunisse à la fois les perspectives locales et mondiales. A partir
de là, il a développé un cadre conceptuel basé sur un dispositif
d'explication (une sorte de métaphore) que son peuple utilise
traditionnellement pour cOlnprendre le processus de développelnent des
enfants. Mais, il l'a élargi en effectuant ce travail à la lumière des
perspectives théoriques occidentales. De nouveau, on retrouve cette fusion
créative entre le local et le mondial. J'attends avec impatience son retour
du terrain.
Wani et Paulus ont donné tous les deux une dimension spirituelle et
métaphysique à leurs pensées et leurs écrits. Au contraire de l'occidental
avec sa focalisation sur l'empirique et le rationnel, ils sont à l'aise avec les
explications subjectives et spirituelles de la réalité. Comme d'autres
peuples indigènes, ils ont une tolérance pour l'ambiguïté. L'une des leçons
importantes pour moi dans ma tentative de ln'accommoder à leurs
épistélnologies est d'accepter cette habilité d'avoir manifestement des
modes de pensée apparemInent incompatibles en même temps.

(iv) Mike
Mike était l'un de mes doctorants qui est philosophe de formation et
un indigène australien. Lui aussi a eu l'opportunité de mélanger le local et
le mondial. Comme d'autres, il a pris une approche holistique, en
traversant beaucoup de thèmes dans une intensité croissante jusqu'à
arriver au noyau de son idée. Il a décrit le processus par l'expression
« parler jusqu'au bout» ou « parler jusqu'à la mort ». Il décrit le processus
comme selnblable à celui utilisé par les indigènes australiens quand ils se

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Pédagogies et pédagogues du Sud

rencontrent pour parler d'un dilemme ou un thème d'intérêt général et


discutent aussi longtemps qu'il faut pour arriver à une solution.
J'ai partagé mon expérience de supervision de Mike avec un collègue
Maori. Au lieu de penser en cercles de plus en plus serrés, il a expliqué
son mode de pensée en le rapprochant de la coupe transversale d'un
nautile: il commence avec une idée initiale puis il la laisse évoluer en
spirale en expansion croissante.

Conclusion
Le grand défi des éducateurs du Sud est de réaliser un syncrétislne
effectif entre le local et le mondial. Les écoles et universités du Sud
doivent produire des jeunes fermement enracinés dans leurs propres
langues et cultures et qui ont un sens aigu de qui ils sont et du lieu auquel
ils appartiennent. Toutefois, ces institutions doivent préparer les jeunes à
prendre leur place avec aisance et confiance dans l'univers moderne
mondialisé.
Ce défi est immense si l'on tient cOlnpte de I'hégémonie des
épistémologies occidentales. Comment peut-il être le mieux relevé? Ceux
d'entre nous qui travaillent avec des étudiants du Sud qui ont choisi
d'étudier dans les pays occidentaux font face à un défi similaire: comment
peut-on affIrmer et valoriser leurs identités locales mais en même temps
les préparer à interagir effectivement avec le mondial? Ce chapitre a
exploré certaines pédagogies nouvelles émergeant du Sud et a présenté
quelques-uns de ses pédagogues qui tentent de répondre à ces questions.
Leur tâche est considérable, eux qui cherchent à développer des approches
de l'enseignement et de l'apprentissage qui soient plus en hannonie avec
le local. Une grande détermination est nécessaire pour sauvegarder les
langues et les savoirs locaux et pour s'assurer de leur présence effective et
équilibrée dans le curricululn. Les pédagogues du Sud se trouvent aux
premiers stades de leur tentative pour atteindre ces objectifs, mais la
dynamique en faveur du changement s'accélère. En Occident, nous ferions
bien de tirer les leçons de leur expérience et de soutenir activement leurs
efforts.

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Un curriculum enraciné localement: un point de vue du Sud

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J. Gasché

La motivation politique de l'éducation


interculturelle indigène et ses exigences
pédagogiques.
Jusqu'où va l'interculturalité ?

L'interculturalité est devenu un tenne à la mode aussi bien dans le


dOlnaine de l'éducation que dans celui des rapports sociaux, économiques
et politiques. Il est lié aujourd'hui à la notion de démocratie pluraliste.
Notre propos est d'explorer la portée de ce tenne dans le champ de
l'éducation indienne, indigène, telle que nous la connaissons dans les pays
d'Amérique Latine, principalement au Pérou et au Mexique où l'auteur de
ce texte a acquis son expérience professionnelle. Le sous-titre de cet
article pose la question: jusqu'où pouvons ou devons-nous, en accord
avec nos convictions politiques, étendre la signification, la pertinence, de
ce tenne ; jusqu'à quels niveaux de nos engagements éducatifs, sociaux et
politiques? Quels champs de la réalité devons-nous considérer, sur
lesquels nos propositions éducatives devront prendre position et nos
stratégies pédagogiques agir, si nous assumons la prétention interculturelle
dans le sens le plus large, c'est-à-dire, le respect de l'altérité, par exemple
dans la façon dont elle se manifeste dans la pluralité des peuples et des
communautés indigènes à l'intérieur des frontières de pays comme le
Pérou et le Mexique?
J'ai acquis mon expérience pédagogique durant un laps de temps de
plus de 10 ans (1985-1997), dans le Programme de Formation de Maîtres
Indigènes spécialisés en éducation interculturelle et bilingue à Iquitos, la
capitale de l'Amazonie péruvienne. Mais pendant les derniers cinq ans,
j'ai assumé périodiquelnent des tâches de fonnation avec des maîtres
communautaires du Chiapas, et occasionnellement, avec l'Université
Pédagogique Nationale à Mexico, Puebla et Oaxaca, ainsi qu'à
l'Université Nationale Autonome de Mexico et au Centre de Recherches et
d'Etudes Supérieures en Anthropologie Sociale (CIESAS) à Mexico et à
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La motivation politique de l'éducation interculturelle indigène

San Cristobal de Las Casas (Chiapas). Cette double expérience m'a permis
de vérifier que les idées et propositions que nous avions formulées avec et
pour les indiens amazoniens valaient également dans le contexte indigène
mexicain et que le discours pédagogique élaboré en Amazonie était
immédiatement compris par nos interlocuteurs mexicains. J'ai conclu de
cette comparaison que l'intercompréhension entre ma personne en tant que
pédagogue et les étudiants indigènes des deux pays n'a été possible que
parce que le discours pédagogique que j'ai utilisé a pris comme réalité
référentielle celle d'un type de société - société indigène, tribale, ou
quelle que soit la manière de la désigner - dont chaque société indienne,
amazonienne ou mexicaine, n'est qu'une variante, dont les membres se
reconnaissent facilement dans les traits génériques du type de société en
identifiant avec eux les traits spécifiques de leur expérience particulière.
Cette pratique pédagogique concrète et réussie en Inilieu indien des deux
pays, fondée sur une intercompréhension discursive soigneusement
élaborée, a été pour moi la cause d'une grande satisfaction professionnelle
et la vérification positive de mes hypothèses de travail initiales au-delà du
cadre géographique alnazonien limité au départ.

Convention sur les peuples indigènes et tribaux


Afm de présenter mon point de vue éducatif interculturel sur l'altérité
et la diversité socio-culturelles non pas depuis une position volontaire,
générique et abstraite, je m'appuie politiquement sur un instrument légal
international pour la reconnaissance et la ratification duquel les peuples
indigènes ont lutté et continuent à lutter dans tous les pays latino-
américains. Je me réfère à la convention 169 de l'Organisation
Internationale du Travail (OIT) de 1989 appelée « Convention concernant
les peuples indigènes et tribaux dans les pays indépendants.» Cette
convention est actuellement le cadre légal le plus avancé en ce qui
concerne les aspirations et les droits indigènes à la terre, au respect socio-
culturel en général et à un certain degré d'autonomie, si nous mettons à
part quelques initiatives encore plus avantageuses prises dans quelques
pays (Canada, pays nordiques). C'est l'instrument qui, dans les pays qui
l'ont ratifié, comme le Pérou et le Mexique, sert d'outil pour faire valoir
les droits indigènes au-delà des législations nationales généralement d'une
portée plus limitée. Les nouvelles organisations politiques indiennes et les
communautés l'utilisent quand ils en ont connaissance. Puisqu'il s'agit
d'une convention internationale ratifiée par les parlements, elle a une force
légale du mêlne niveau que la constitution dans les pays démocratiques.

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Pédagogies et pédagogues du Sud

La partie IV de la Convention, dans ses articles 26 à 31, énonce les


droits éducatifs des peuples indigènes et tribaux. Voyons en quels tennes
ces droits sont évoqués, et de là nous dériverons la dimension que doit
atteindre la notion d' interculturalité en éducation telle que nous
l'interrogeons dans le sous-titre de notre article.
L'article 26 dit: « Des mesures doivent être prises pour assurer aux
membres des peuples intéressés la possibilité d'acquérir une éducation à
tous les niveaux au moins sur un pied d'égalité avec le reste de la
communauté nationale.» - Cet article vise au-delà de l'éducation
primaire à laquelle se litnite généralement le sens de l'expression
« éducation indigène». L'éducation indigène doit atteindre les niveaux
secondaire, professionnel et supérieur.
L'article 27 précise ce qu'on doit entendre par « éducation
indigène»: « 1. Les programmes et les services d'éducation pour les
peuples intéressés doivent être développés et mis en œuvre en coopération
avec ceux-ci pour répondre à leurs besoins particuliers et doivent couvrir
leur histoire, leurs connaissances et leurs techniques, leurs systèmes de
valeurs et leurs autres aspirations sociales, économiques et culturelles. »
- Cet article envisage l'inclusion dans l'enseignement scolaire de
contenus qui jusqu'alors - sauf dans de rares projets expérimentaux-
en ont été exclus par les curricula nationaux: I'histoire, les connaissances
et techniques, les systèlnes de valeur et toutes les aspirations actuelles des
peuples indiens.
L'alinéa 2 de ce même article ajoute: « 2. L'autorité compétente doit
faire en sorte que la formation des membres des peuples intéressés et leur
participation à la formulation et à l'exécution des programmes
d'éducation soient assurées afm que la responsabilité desdits programmes
puisse être transférée à ces peuples s'il y a lieu. » - Sur ce point, aussi
bien le Mexique que le Pérou ont fait des progrès notables, lnême si dans
les deux pays on peut observer que la formation de personnel enseignant
n'a pas toujours signifié le transfert aux peuples de la réalisation de tels
programmes. Les maîtres indiens ont fonné un embryon de classe sociale
privilégiée au sein même des peuples indiens grâce à leur revenus
ln~nétaires mensuels et, dans le cas du Mexique, leurs liens avec les
pouvoirs syndicaux.
L'alinéa 3 de ce même article élargit ces droits en disant: « 3. De
plus, les gouvernements doivent reconnaître le droit de ces peuples de
créer leurs propres institutions et lnoyens d'éducation, à condition que ces
institutions répondent aux normes minimales établies par l'autorité
cOlnpétente en consultation avec ces peuples. Des ressources appropriées

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La motivation politique de l'éducation interculturelle indigène

doivent leur être fournies à cette fm. » - Le droit des peuples de posséder
leurs propres institutions et moyens éducatifs est certainement une
composante importante de l'autonomie indigène.
L'article 28 se réfère aux langues indigènes; son premier alinéa dit:
« 1. Lorsque cela est réalisable, un enseignement doit être donné aux
enfants des peuples intéressés pour leur apprendre à lire et à écrire dans
leur propre langue indigène ou dans la langue qui est le plus
communément utilisée par le groupe auquel ils appartiennent. Lorsque
cela n'est pas réalisable, les autorités compétentes doivent entreprendre des
consultations avec ces peuples en vue de l'adoption de mesures qui
permettant d'atteindre cet objectif. » - Ainsi est consacré le droit des
enfants d'apprendre à lire et à écrire dans leur langue maternelle, même
quand cette solution exige des mesures préalables spéciales.
L'alinéa 2 affIrme le droit au bilinguisme: « 2. Des mesures
adéquates doivent être prises pour assurer que ces peuples aient la
possibilité d'atteindre la maîtrise de la langue nationale ou de l'une des
langues officielles du pays. »
L'alinéa 3 promeut la conservation des langues indigènes: « 3. Des
dispositions doivent être prises pour sauvegarder les langues indigènes des
peuples intéressés et en promouvoir le développementet la pratique.» -
Il ne suffit donc pas de savoir lire et écrire dans les langues indiennes;
celles-ci, en plus, doivent être développées, modernisées, pour que leur
usage pratique ne reste pas limité à la vie traditionnelle, mais devienne
possible dans tous les contextes de la modernité.
L'article 29 est significatif pour notre compréhension du contenu de la
notion d' interculturalité; il dit: « L'éducation doit viser à donner aux
enfants des peuples intéressés des connaissances générales et des aptitudes
qui les aident à participer pleinement et sur un pied d'égalité dans à la vie
de leur propre communauté ainsi qu'à celle de la communauté nationale. »
- Ceci est l'équivalent interculturel du bilinguisme: la personne qui se
forme doit savoir se comporter et se développer en participant aux deux
formes de vie, aux deux sociétés et cultures, l'indigène et la nationale.
Je ne citerai pas littéralement les deux derniers articles consacrés à
l'éducation et à la communication, 30 et 3 1, qui postulent la diffusion des
droits et des obligations indigènes dans leurs peuples, si nécessaire au
moyen de traductions en langues indiennes, et qui exigent que dans la
« communauté nationale» soit dispensée une formation qui la libère des
préjugés et qui l'informe, par du matériel didactique, de manière
« équitable, exacte et documentée» sur l'histoire, les sociétés et cultures
indigènes. - Les efforts pour atteindre l'égalité et le respect des peuples

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indigènes ne doit donc pas se limiter à ces peuples; la société nationale à


son tour doit prendre des mesures spécifiques pour que les préjugés et le
mépris envers les peuples indigènes soient surmontés dans leurs classes
sociales dominantes.
Je viens d'employer intentionnellement un mot qui mérite plus
d'explication, puisque, selon moi, il nous permet de caractériser la relation
sociale générique qui relie les sociétés nationales à leurs sociétés et
peuples indigènes. J'ai utilisé le mot « dOlninant». La Convention de
l'OIT, qui a force de loi dans les états qui l'ont ratifiée, est appliquée dans
une situation historique dans laquelle cette relation sociale générique peut
être appelée « domination/soumission»; c'est à cette relation que la
Convention prétend remédier, et nous verrons dans quelle mesure c'est le
cas même si le texte ne l'avoue pas littéralement.
En un premier temps, nous pouvons constater que ce qui existe est le
contraire de ce qui est exigé par la Convention, bien qu'il y ait aujourd'hui
des exceptions et des Etats qui aient une législationplus favorable - p.
ex. dans le domaine de la propriété terrienne des indigènes - que
d'autres.
Dans sa partie de politique générale la Convention postule - je
résume - que les gouvernements doivent, avec la participation des
peuples concernés, protéger les droits de ces peuples et garantir le respect
de leur intégrité; ces peuples doivent jouir, sur un pied d'égalité, des
droits et des opportunités que la législation nationale accorde au reste des
membres de la population; doivent être prolnus les droits sociaux,
éconolniques et culturels de ces peuples en respectant leur identité sociale
et culturelle, leurs coutulnes et traditions, et leurs institutions; et doivent
être éliminées les différences socio-économiques entre membres indigènes
et le reste des membres de la cOlrununauté nationale. Les peuples
indigènes et tribaux doivent jouir pleinement des droits de l'homme et des
libertés fondalnentales sans obstacles, ni discriminations; des mesures
spéciales doivent être prises pour sauvegarder les personnes, les
institutions, les biens, le travail, les cultures et le milieu naturel des
peuples concernés; doivent être reconnues et protégées les valeurs et
pratiques sociales, culturelles, religieuses et spirituelles propres desdits
peuples et des Inesures doivent être adoptées, avec la participation et la
coopération des peuples concernés, pour écarter les difficultés
qu'éprouvent lesdits peuples dans leur conftontation avec de nouvelles
conditions de vie et de travail. Il faut aussi consulter les peuples indigènes
quand un gouvernement prend des mesures législatives ou administratives
qui peuvent les affecter; les peuples indigènes doivent avoir le droit de

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La motivation politique de l'éducation interculturelle indigène

décider de leurs propres priorités en ce qui concerne le processus de


développement et de contrôler leur propre développement économique,
social et culturel. Dans l'application de la législation nationale aux peuples
concernés leurs coutumes et leur droit coutumier devront être dûment pris
en considération; doit être reconnu aux peuples concernés le droit de
propriété et de possession sur les terres qu'ils occupent traditionnellement.
- J'ai retenu ici quelques points essentiels concernant les droits
fondamentaux que la Convention parfois précise et diversifie.

Relation de domination/soumission
Ce que j'ai appelé la « relation de domination/soumission »,
objectivelnent, se manifeste précisément dans l'ignorance et le non-respect
de ces droits que la Convention considère nécessaire d'affIrmer, parce que,
précisément, ils n'existent pas ou seulement insuffisamment. La
domination existe quand l'intégrité des pratiques et des institutions d'un
peuple n'est pas respectée, quand ses connaissances et traditions sont
discriminées et ne sont pas transmises par l'école, quand les
« développeurs » ignorent les apports technologiques proprement
indigènes, quand la juridiction indigène n'a pas de valeur légale, quand les
autorités indigènes et leurs décisions sont méprisées et ignorées par les
autorités de l'Etat. Les peuples se trouvent en situation de soumission
quand le gouvernement prend des mesures législatives ou administratives
qui les affectent sans qu'ils puissent prendre position et expriIner leurs
réserves et leurs propres aspirations, quand la législation nationale est
appliquée sans que soient prises en compte leurs coutumes et leur droit
coutumier, et la domination et la soumission se manifestent quand les
terres indiennes sont envahies par des colons, des éleveurs ou des
exploitants du bois, et quand de tels abus ne sont pas sanctionnés.
Mais la domination/soumission n'est pas seulement un phénomène
objectif, vérifiable dans des faits objectifs tels que nous les avons
énumérés; la dOlnination/soumission a aussi sa face subjective dans la
conduite des personnes: la honte (de parler en public sa langue indigène,
de se reconnaître comme membre d'un peuple indien), la timidit.é et le
silence (devant une autorité politique ou professionnelle), le sentiment
d'infériorité (face à un blanc ou un métis) sont quelques-unes des
réactions psychologiques, subjectives, qui révèlent la soumission de la
personne indigène face à une personne non indigène, dominante. Quand la
conscience veut se libérer de ces oppressions, la domination produit
souvent l'effet pervers de la négation du monde indigène par l'indigène

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lui-même: le rejet et le mépris de sa propre société et culture et l'imitation


des modes et des manières blanches ou métisses. Souvent ce rejet se
nourrit de nouvelles croyances, répandues par des missionnaires de
nouvelles sectes venues du Nord. En d'autres cas, la tristesse et le malaise,
séquelles de la soumission et de la répression, se noient dans l'alcool qui
donne l'illusion du courage et cause l'oubli de la faiblesse. Il s'ensuit que
l'alcoolisme, qui peut prendre des fonnes diverses, est un phénomène
général dans les sociétés indiennes. Les peuples qui ont réussi à le
contrôler sont ceux qui ont commencé à lutter contre la domination et la
soumission, COlnme c'est le cas au Chiapas. Là où le sentiment de
l'infériorité, la honte, la timidité sont en train d'être surmontés et où les
peuples indigènes s' affmnent comme tels, avec leurs droits et aspirations,
là nous reconnaissons que les anciennes relations de
domination/soumission se brisent et que les personnes, jusqu'alors
dominées et soumises, revendiquent leurs droits avec orgueil et déclarent
ouvertement leurs aspirations à la justice et au respect de leurs droits. La
Convention 169 de l'OIT est une loi qui sert cette lutte.
Ces conditions objectives et mécanismes subjectifs de la
domination/soumission, dont nous venons de parler, affectent donc
l'ensel11ble des peuples indigènes aujourd'hui, bien que, peut-être, à des
degrés variés dus aux mouvements politiques indigènes qui se sont
organisés dans plusieurs parties du pays, aussi bien au Mexique qu'au
Pérou. Si ces peuples, comme sociétés et cultures distinctes de l'univers
urbain - industriel, commercialet administratif- représententl'univers
de l'altérité face à «nous », alors la relation entre société et culture
indigène et société et culture urbaine est une relation interculturelle, mais
une relation qui, à la fois et toujours, se cOl11bineavec la relation de
domination/soumission. Par là, nous voulons dire que nous ne pouvons pas
penser l'interculturalité sans la domination/soumission. Parler de
l'interculturalité comme d'une relation horizontale n'est qu'un
euphémisl11epour déguiser des relations verticales. L'interculturalité n'est
pas quelque chose qu'il faut créer dans l'avenir, comme certains
théoriciens l'assurent, l'interculturalité existe ici et maintenant et a existé
en Amérique depuis la Conquête. Mais la domination/soumission imprime
sur la relation interculturelle, d'un côté, des conditions économiques,
sociales, politiques et légales, et de l'autre côté, des dispositions, des
attitudes et des valeurs aSYl11étriques,inégales mais complémentaires et
qui, dans leur complémentarité, se réitèrent et se renforcent
quotidiennement à travers les conduites routinières, schématiques entre
sujets dominants et sujets soumis. Dire que la domination/soumission

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objective a été acceptée subjectivement signifie qu'elle a été intériorisée


dans les comportelnents spontanés, dans les routines interpersonnelles
quotidiennes, ou, pour parler avec Bourdieu et Elias, dans l' habitus des
personnes, aussi bien du côté des dominants que des dominés.
Par là j' affmne que tous nous avons intériorisé, par notre origine
urbaine, occidentale, un systèlne de valeurs et d'automatismes de
conduites (réflexes) qui nous font reproduire - que nous le veuillons ou
non - notre supériorité face à l'indigène ou l'habitant rural en général. Et
cette conduite dominante fait partie de nos relations pédagogiques
interculturelles dans tout programme éducatif destiné à des indigènes. La
domination se combine étroitement avec le rôle asymétrique que nous
assumons face à nos élèves et, pour autant, elle n'est pas analysable en
termes particuliers. C'est la situation globale - notre milieu familial,
notre éducation, la formation de nos goûts et préférences, notre expérience
sociale et le besoin de nous affmner comme des personnes dans une
société fondée sur la cOlnpétition individuelle et dans laquelle la survie
personnelle est assurée aux dépens de l'autre et par l'enrichissement
cumulatif - c'est cette situation globale, dis-je, qui nous enracine, nous
tient attachés à notre position dominante en contraste avec ceux qui, dans
la société globale, occupent une position dominée.
Il se peut que l'un ou l'autre des lecteurs ne soit pas d'accord avec une
affmnation aussi extrême. Ils pensent sans doute qu'il suffit de modifier
les comportements individuels pour éliminer le rôle dOlninant et établir
des relations horizontales. Mais ceci reviendrait à oublier que notre
interlocuteur indigène a une vision plus réaliste de notre personne; il
reconnaît notre bonne volonté de nous distinguer des «caciques»
politiques ou professionnels, mais il a une vision plus complète de nous; il
voit que, dans le programme éducatif dans lequel nous sommes impliqués
avec lui, nous jouons un rôle, mais qu'en-dehors des classes ou de la
communauté, nous assumons un autre rôle: un rôle qui est conforme à
notre position dans la société urbaine, occidentale (avec toutes ses
modalités d'alnbition et modes de consommation). La situation
pédagogique horizontale que nous voulons établir en contrôlant nos
conduites hnpositives est, dans la vision de nos élèves, un jeu joué entre
parenthèses, juste durant le laps de temps des classes; mais la petite
société qu'à la rigueur nous réussissons à faire vivre selon nos meilleures
intentions ne correspond pas aux relations sociales qui conditionnent notre
vie dans la société environnante.
De là surgit une question centrale dans la problématique
interculturelle : jeu d'une certaine égalité, d'une certaine horizontalité qui

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inspire nos attitudes éducatives et qui se manifeste jusque dans des


objectifs pédagogiques largement répandus de nos jours par des termes
tels que « respect », « tolérance» et « dialogue» dans les écrits théoriques
et pédagogiques sur l'éducation interculturelle,- ce jeu et ces objectifs
éthiques qu'on veut voir remplir aujourd'hui le temps et l'espace des
salles de classes interculturelles, indigènes, procurent-ils aux adultes futurs
les moyens pour s' affmner dans une société globale caractérisée par la
domination des secteurs privilégiés sur les secteurs marginaux? Ou bien,
ne serait-il pas plus adéquat, pour la vie dans une société caractérisée par
l'inégalité, par le manque de respect envers l'altérité et par le mépris
envers l'homme de couleur, que les enfants soient formés pour qu'ils
soient capables de s'affmner eux-mêmes contre l'ensemble des forces de
domination, objectives et subjectives, et de se défendre face aux
agressions de fait et les répressions à intérioriser?

Utopie angélique ou lutte politique?


L'hypothèse heuristique de la plupart des experts en éducation
interculturelle qui se manifestent aujourd'hui par des écrits et des discours
affmne : si nous formons aujourd'hui les enfants indigènes - mais aussi
ceux de la ville, est ajouté en un second temps - dans le respect mutuel
des différences et dans la capacité de dialoguer entre cultures différentes,
alors, demain, nous aurons une société globale dans laquelle chaque
peuple différent sera respecté, dans laquelle chacun tolérera les
particularités de l'autre, et tous dialogueront dans un univers d'harmonie
et d'égalité respectueux des droits hUInains, car tous reconnaîtront et
accepteront sans discriInination aucune tous les autres dans toutes leur
diversité. En un mot: nous sommes en train de préparer un monde
meilleur. Nous avons là l'utopie que soutient le discours éducatif
interculturel majoritaire dans le Inonde d'aujourd'hui, aussi bien celui des
experts que celui des institutions.
Je ne critique pas cette hypothèse parce qu'elle est utopique. Je suis
d'accord avec l'éducateur mexicain Pablo Latapi (1997) que l'utopie est
un élément constitutif, indispensable, de tout projet éducatif. Je la critique
parce qu'elle est une utopie « angélique », c'est-à-dire, irréaliste, car la
vision de la société et de l'hoInme qui lui est sous-jacente est incomplète;
elle laisse de côté, dans la société interculturelle, la relation de
domination/soumission, et, dans l'homme, l'égoïsme du pouvoir; en un
mot, elle oublie le potentiel propre de toute personne en société et de
toute société qui englobe différents peuples et classes sociales.

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Nous pouvons nous demander si des indices existent dans les


dynamiques et tendances actuelles de la société qui montreraient qu'on est
en train de sunnonter l'injustice et l'inégalité, la domination et la
marginalisation des peuples avec des sociétés et cultures différentes, ou,
dit d'une autre Inanière, quel est l'avenir possible des relations
interculturelles asymétriques dans les circonstances et tendances
économiques et politiques actuelles?
La Convention de l'OIT n'énonce pas littéralement le phénomène de
la domination, mais l'nnplique tacitement comme un facteur objectif
quand elle exige que les consultations avec les peuples indigènes qui se
réalisent dans l'application de la Convention doivent s'effectuer « de
bonne foi et de Inanière appropriée aux circonstances» (article 6). Ces
paroles signifient qu'une consultation formelle, dans les formes
discursives habituelles, n'est pas suffisante, mais qu'il faut adapter le
dialogue avec bonne foi aux circonstances discursives (c'est-à-dire: aux
conditions subjectives de l'intercompréhension) de la société locale
concernée. Avec ses dispositions, la Convention veut sunnonter la
situation actuelle, donner des outils aux dominés pour qu'ils se défendent
et puissent affmner et faire reconnaître leurs droits. Leur succès dépendra
alors d'une dynamiquepolitique qui permettra - ou non - aux peuples
minoritaires et dominés de conquérir et faire valoir leurs droits. Le mot
« conquérir» ne me paraît pas trop fort, quand nous observons la
résistance de l'Etat Inexicain à la reconnaissance officielle des accords de
San Andrés. Dans cette perspective, le dialogue reste ouvert, mais son
résultat n'est point assuré, et personne ne sait aujourd'hui quels moyens
seront nécessairespour atteindre ce but - bien que celui-cine signifieque
justice dans l'esprit de la Convention mentionnée. « Défense» et « lutte»
sont donc des mots toujours opportuns. Pour cette raison, nous posons la
question: l'éducation, dans cette perspective, ne doit-elle pas préparer des
adultes qui soient capables d'assumer et la défense et la lutte? Peut-elle se
limiter à former une nouvelle génération qui se borne à dialoguer? La
parole sans action conséquente aura-t-elle les effets nécessaires pour que
l'Etat reconnaisse et fasse valoir, pleinement et dans les faits, tous les
droits stipulés par la Convention de l'OIT? Si nous sommes réalistes et si
nous considérons les expériences historiques, nous en doutons.

Mondialisation: le pouvoir du pouvoir


Regardons de l'autre côté les tendances économiques et sociales
annoncées par les effets observables de l'actuel mouvement de

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globalisation et de la doctrine ultra-libérale. Que dit, non pas un gauchiste


aveugle et fanatique, mais le Prix Nobel de l'économie de 2001 et ex-
dirigeant de la Banque Mondiale, Joseph E. Stiglitz (2002) sur ces
tendances?

On prétend aider les pays en développement alors qu'on les force à ouvrir
leurs marchés aux produits des pays industriels avancés, qui eux-mêmes
continuent à protéger leurs propres marchés. Ces politiques sont de nature à
rendre les riches encore plus riches, et les pauvres encore plus pauvres - et
plus furieux (Stiglitz, 2002).

La tendance annoncée avec ces paroles est en contradiction claire avec


l'utopie que j'ai appelée « angélique» d'un monde égalitaire, juste,
respectueux et tolérant que l'école interculturelle, selon un groupe
important de ses idéologues, doit anticiper en le mettant en oeuvre dans les
salles de classe pour qu'ensuite, comme par magie, il se fasse réalité dans
la société globale.
Est-ce suffisant de prêcher à la génération future le respect, la
tolérance et le dialogue entre parties inégales, quand le pays le plus
puissant du monde et de l'histoire, les Etats-Unis, refusent, depuis leur
position de pouvoir dominant, de s'associer aux initiatives solidaires du
monde globalisé qui prévoient, avec le protocole de Kyoto, l'alnélioration
des conditions environnementales et atmosphériques qui affectent tous les
pays, avec la prohibition internationale de mines anti-personnelles,
l'élimination des morts civils gratuits, et avec le tribunal international de
justice, l'application universelle, sans exception, des droits humains? Les
Etats-Unis ont décidé une guerre contre la Inajorité des voix des peuples
au sein des Nations Unies et se sont désolidarisés de toutes ces initiatives
internationales de façon exemplaire en nous faisant comprendre que la
force dOlninante dans le monde ne se soumet à aucune loi commune qui
soutiendraitun ordre internationalau-delà des lois libéralesdu marché, -
et ceci même avec les réserves protectionnistes mentionnées par Stiglitz.
Comme cet exemple nous délnontre la face réelle « macro» de la
domination, il n'est guère réaliste, ni prudent, d'imaginer qu'au niveau
« micro», entre inégaux au sein des Etats et entre personnes, cet usage
excessif du pouvoir ne continue pas non plus à s'incarner dans le
« pouvoir du pouvoir», c'est-à-dire, dans le potentiel égoïste du pouvoir,
dans la domination du privilégié sur qui ne l'est pas. Pour cette raison,
nous jugeons « angélique» l'utopie de ceux qui prétendent anticiper une
société idéale à l'école en pensant qu'ensuite, les élèves la réaliseront dans

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La motivation politique de l'éducation interculturelle indigène

le monde. Reconnaissons que, comparativement, la vision que je suis en


train d'exprimer paraît pessimiste aussi bien en ce qui concerne la société
et son avenir, que pour ce qui est de l'être humain.
Il y a des sociétés qui limitent « le pouvoir du pouvoir », le potentiel
égoïste du pouvoir, la domination au sein de leur milieu (avec cela nous ne
prétendons pas qu'elles ont éliminé le pouvoir; celui-ci est un phénomène
humain universel; ce qui varie, ce sont les formes et les dimensions de
son exercice). Dans ce sens nous pouvons affmner que beaucoup des
sociétés indigènes actuelles sont égalitaires dans la mesure où, en leur
sein, elles offrent peu d'opportunités pour un exercice égoïste de pouvoir,
c'est-à-dire, pour qu'une personne en dOlnine d'autres. Mais même dans
ce cas, il y a des exceptions et certaines évolutions nous révèlent un
tréfonds humain générique. L'insertion de ces sociétés dans la structure de
la société environnante a offert des possibilités d'un plus grand exercice
du pouvoir à certaines personnes qui ont accédé à de nouvelles charges
politiques ou professionnelles, ou qui ont profité de nouvelles possibilités
d'enrichissement en se faisant les intermédiaires entre leur société et la
société environnante.
Ces situations nous démontrent que la tendance à accentuer et à
augmenter l'usage du pouvoir quand l'occasion se présente existe même
chez des personnes qui sont nées dans des sociétés égalitaires caractérisées
souvent par des charges rotatives qui assurent une distribution
démocratique du pouvoir. Personne, a priori, ne se prive de profiter des
occasions pour élargir son pouvoir à des fins strictement égoïstes et aux
dépens de ses congénères. Et ces occasions, c'est la société globale qui les
offre au niveau politique, social, économique et religieux. Nous observons
seulement que ces offres sont plus rares dans les peuples indigènes que
dans la société environnante, plus rares dans les classes sociales
inférieures que dans les supérieures. Ceci fait partie de ce manque
d'égalité dans les droits et les opportunités que la Convention de l'OIT
propose de corriger.
Par là, nous voulons montrer, précisément, que ladite Convention
n'opère point de manière critique avec le concept de « domination» ; elle
n'en fait Inême pas usage. Ce fait est un des facteurs qui mène ses
prétentions à une certaine ambiguïté, voire à des contradictions, que nous
ne pouvons approfondir en ce moment. Car la question que nous pouvons
poser est la suivante: Le droit doit-il garantir l'opportunité d'arriver à des
positions de domination? Pouvons-nous défendre que l'accès à des
positions de pouvoir doit être garanti aux indigènes par les mêmes
opportunités dont bénéficient les citoyens non indigènes? Oui, mais...

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quand nous observons le fonctionnement réel du pouvoir, c'est-à-dire, son


exercice dominant et égoïste, toujours associé avec le clientélisme
(favoritisme) et l'enrichissement illicite (corruption), alors le droit
indigène à ce pouvoir réel devient problématique. Le lecteur me dira peut-
être qu'il faudrait d'abord réformer la société avant de concéder des droits
politiques égalitaires aux indigènes, et qu'une telle remise à plus tard n'est
pas seulement indéfendable, mais aussi peu réaliste. Toutefois, avec un tel
raisonnement, on retarde la réforme de la société jusqu'aux calendes
grecques.

Quelles alternatives?
Le lecteur me demandera alors: Quelle alternative proposez-vous?
Quelle autre vision d'une utopie qui puisse inspirer et justifier notre
pratique éducative interculturelle ?
Si la domination est l'usage égoïste du pouvoir face aux autres qui ne
l'ont pas (que le pouvoir soit politique, éconolnique, social, intellectuel ou
religieux), ma position est que l'égalité, la justice, le respect et la tolérance
ne sont pas obtenus par le prêche de ces valeurs; avec cette recette, il est
illusoire de vouloir convertir le mal du monde en bien; mais que nous
devons nous rendre capables et rendre capables la jeunesse, les nouvelles
générations, de contrôler le « pouvoir du pouvoir », c'est-à-dire, la
domination.
Quel sens donnons-nous au verbe « contrôler» ? Avec ce terme nous
désignons une conduite qui manifeste la cohérence des actes avec la parole
et qui soit capable de contrer - effectivement, dans les faits - les actes
(politiques, économiques, sociaux, intellectuels et religieux) qui
produisent et reproduisent la relation de domination dans les situations
vécues, réelles. Contrôler est donc et en première instance s'opposer,
rej eter, ne pas entrer dans le j eu des automatismes de conduite qui
réitèrent quotidiennement les relations de dOlnination/soumission.
Mais en nous opposant à la domination, en disant « non », ce qui est le
premier pas du contrôle sur la domination/soumission, nous devons avoir
dans notre esprit une alternative positive qui remplace les relations de
domination par un autre type de relation, une relation que nous appelons
« libératrice/démocratique ».
En un second temps, « contrôler» va au-delà de la simple opposition;
il s'agit d'incarner dans les faits la vision positive de la justice et de
l'égalité, du droit et des obligations, et ceci dans un contexte de
domination où la justice et le respect existent formellelnent (verbalement),

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La motivation politique de l'éducation interculturelle indigène

mais où ils sont pervertis dans la pratique, dans leur application. Les
« caciques» dominateurs parlent souvent de manière aimable aux
domiriés, ils se montrent même bien élevés et respectueux dans leurs
discours, mais hors du contexte du dialogue et quand ils prennent des
mesures concrètes en ville, à leur bureau, au lieu de l'exercice de leur
pouvoir, ils agissent conformément à leurs intérêts égoïstes et sans respect
pour les droits de leurs interlocuteurs inférieurs. Le respect est ainsi
« joué» verbalement dans un contexte, mais la domination est « exécutée
de fait» dans un autre.
Dans les deux cas - celui de l'opposition et celui de l'incarnation de
la position démocratique -la conduite libératrice/démocratique n'est pas
seulement verbale, dialogique, elle est aussi action: une action contraire
ou une résistance quand on s'oppose, et une action, un faire et
promouvoir, quand on incarne comme sujet social sa vision de la justice.
Un tribunal nous donne raison dans le cas d'un litige, mais les forces de
l'Etat ne rendent pas effectif le jugement en notre faveur. Devons-nous
alors continuer infatigablement à demander aux autorités (la police, p. ex.)
d'intervenir pour exécuter le jugement, quand celles-ci agissent avec une
mauvaise foi évidente ou ont été corrompues par la partie adverse
économiquement plus puissante? Ou devons-nous recourir à nos propres
for~es pour appliquer le jugement qui nous est favorable? La justice n'est
pas seulement une décision, rendre la justice est appliquer dans les faits la
décision judiciaire et cela exige l'action, celle des autorités compétentes,
ou la nôtre en cas d'autorités corrompues; c'est pourquoi nous
incarnerons une démocratie active.

La démocratie active
Contrôler l'usage égoïste du pouvoir consiste alors dans le fait de
contrer la domination et d'incarner la justice, le droit, le respect, l'égalité
et, surtout, l'usage démocratique du pouvoir face à toutes les formes
d'abus égoïste du pouvoir. En incarnant une délnocratie active nous
réalisons cette cohérence entre paroles et actes dont j'ai parlé auparavant
quand j'ai défmi le sens du « contrôle» de la domination, et qui seule est
capable de changer réellement, dans les faits et dans les situations
concrètes, les relations de dOlnination, et ceci chaque fois qu'elles se
manifestent. La dél110cratieactive est donc l'exercice d'un contre-pouvoir
qui conteste la domination et incarne l'usage démocratique du pouvoir à
tous les niveaux de la vie quotidienne.

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Comme tout usage du pouvoir, l'usage démocratique du pouvoir est


une source de satisfaction et de jouissance, et pour cela, à nouveau en tant
que « pouvoir du pouvoir », il peut aussi se pervertir en abus, c'est-à-dire,
qu'il peut dégénérer en un exercice de nouvelles relations de domination,
comme on l'a observé dans des institutions démocratiques telles que les
syndicats et autres organisations professionnelles. Dans ce sens, il faut
préciser avec netteté qu'il n'y a pas de changement a priori quand une
charge politique, gouvernementale ou municipale, passe aux mains d'un
indigène, tant que cet indigène ne réussit pas à instaurer et à exercer une
nouvelle forme, plus démocratique, de l'exercice du pouvoir. Combien
d'indigènes n'avons-nous pas vu assumer les mêmes conduites de
« caciques» politiques qu'ont lnanifestées leurs prédécesseurs non indiens
dans la même charge! Etre indien n'est pas une essence en soi, mais une
forme particulière, historiquement configurée, d'exercer la pratique. Dans
la lnesure où un indigène qui accède à une charge politique s'inspire dans
sa pratique sociale et dans l'exercice de son nouveau pouvoir des
mécanismes égalitaires qui régissent sa société, qui règlent la distribution
des biens et services, organisent la coopération et la célébration de fêtes, il
contribuera à la réalisation de cette dénl0cratie active dont nous parlions
auparavant. Dans cette perspective, les sociétés indigènes tribales
n'apparaissent plus COlnmeles restes d'une histoire évolutive dont le point
culminant représente le « progrès» et la « société» occidentaux, mais
comme des organismes de pointe et des exemples d'une forme active de
dél110cratie. Qu'on ne me dise pas que je suis en train d'idéaliser les
sociétés indiennes, COmIneles anthropologues ont l'habitude de le faire!
Dans ce qui suit je m'expliquerai avec plus de détails sur ce point.

Caractéristiques des sociétés indigènes


Avec ces considérations nous entrons dans un thème que précisément
la Convention de l'OIT élude, ce qui est la cause d'une nouvelle sorte
d'ambiguïtés et de contradictions. Il s'agit de ce qui est « propre» aux
sociétés indigènes et tribales qui sont les bénéficiaires de la Convention.
Le texte se réfère aux caractéristiques des peuples indigènes en des termes
très allusifs. Il dit en résumé: les peuples indigènes et tribaux ont leurs
propres coutumes et traditions, leurs propres institutions ou
caractéristiques sociales, économiques, culturelles et politiques et leur
droit coutumier; ils ont une identité sociale et culturelle, leurs propres
priorités quant au développement; ils ont des cultures et des valeurs
spirituelles; ils ont leur histoire, leurs connaissances et leurs techniques,

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La motivation politique de l'éducation interculturelle indigène

leurs systèmes de valeurs et leurs propres aspirations sociales,


économiques et culturelles. Ils ont donc leurs propres besoins et leurs
propres droits que la Convention formule, met en relief et prétend faire
reconnaître aux gouvernements.
De cette énumération, il résulte clairelnent que l'univers de vie indien
est réputé être différent de l'univers de la société nationale ou occidentale,
et que les droits spéciaux de la Convention sont la conséquence de cette
différence. Toutefois, cette différence n'est pas caractérisée; le texte ne lui
donne pas de contenu concret; elle n'est pas illustrée. L'unique mot qui
l'évoque est celui de «propre»: on parle des institutions sociales,
économiques, culturelles et politiques propres à ces peuples pour dire
qu'elles sont différentes de celles de la société nationale et occidentale,
mais en quoi et pour quoi elles sont différentes n'est pas précisé.
Nous pouvons essayer de remédier à ce défaut, car cela nous illustrera
les conditions dans lesquelles s'exerce cette forme particulière de
démocratie active dont nous avons parlé plus haut, et cela nous posera les
problèmes éducatifs en des termes plus précis. C'est pour avoir laissé dans
le vague, dans l' indéfmi, les propriétés socio-culturelles des peuples
indigènes que non seulement la Convention 169, mais encore les
théoriciens majoritaires de l'interculturalité - les adeptes de l'utopie
angélique - ne réussissent pas à enraciner leurs propositions dans la
praxis indigène conditionnée par la relation de domination/soumission.
Pour donner un contenu plus concret à l'idée de peuple ou société
tribal ou indigène, nous pouvons affmner que dans une communauté ou
dans certaines de ses parties vivent ensemble des personnes qui ont entre
elles des relations de parenté, bien que ces liens de parenté puissent aussi
unir des personnes de communautés différentes; c'est dire que la parenté
fonde aussi - au moins partiellement - des liens intercommunautaires.
Les liens de parenté ne sont pas seulement nnportants parce qu'ils règlent
la co-résidence en disant qui doit vivre avec qui, mais aussi parce qu'il
défmissent les droits et les obligations - économiques, sociales,
culturelles - entre personnes parentes. Les droits et obligations peuvent
être différents -
entre frères et entre beaux frères, entre père et fils, entre
beau-père et gendre, etc. Le lien de parenté indique à chaque personne
COlnmentelle doit se comporter face à une autre personne parente; d'où
les conduites spécifiques qu'adoptent les personnes entre elles en fonction
de la relation de parenté. A cause de cette efficience, la parenté est un
fondement de valeurs.
Ce sont aussi les liens de parenté, en plus du compérage
(<<compadrazgo »), de certains types d'amitié et de voisinage, qui

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Pédagogies et pédagogues du Sud

défmissent avec qui je partage mes biens et ma nourriture, avec qui je


coopère dans le travail productif et avec qui je célèbre des fêtes. Par le fait
que certains groupes de personnes dans les sociétés indigènes partagent
des biens et de la nourriture, coopèrent dans le jardinage 01:1dans la
fabrication de canots ou d'artisanat et célèbrent ensemble des fêtes, nous
pouvons parler d'une solidarité qui relie les personnes de ces groupes, et
distinguer une solidarité distributive, une solidarité coopérative et une
solidarité cérémonielle, les trois fonnes de solidarité étant fondées sur la
réciprocité qui fait que le bienfait que j'accorde aujourd'hui à un autre
membre de mon groupe, je le recevrai en retour de lui à une prochaine
occasion. Je donne toujours pour que l'autre, à son tour, me donne; je
collabore avec lui, pour que lui collabore ensuite avec moi; je l'invite à
une fête, pour que lui ensuite m'invite.
Mais dans ces cas, il ne s'agit pas seulement d'un échange
économique, comme cela peut le paraître à première vue, et je ne réponds
pas seulement par devoir à la réciprocité, mais aussi parce que j'ai le
plaisir de partager, de coopérer et de fêter ensemble. Le système des
valeurs indigènes valorise hautement ce plaisir et condamne qui ne veut
pas partager ou collaborer, c'est-à-dire, le « Inesquin». Les valeurs
indigènes affIrment que partager de la nourriture est plus plaisant que la
manger seul; c'est un événement social qui est accolnpagné de
conversations, de rires et de blagues; qu'une « minga» ou un « tequio »
(les tennes péruviens et mexicains qui désignent le travail en groupe), qui
est l'expression la plus fréquente dans les deux pays de la solidarité
coopérative, est un événelnent jouissif où, en plus de travailler, je me
divertis et jouis d'un repas et de la boisson habituelle et des relations
sociales avec les autres travailleurs; c'est dire que je bénéficie d'un plaisir
« du coeur», d'une satisfaction psychologique, par le fait de partager des
mOlnents agréables avec d'autres. Ceci est encore plus vrai quand nous
pensons à la célébration d'une fête dans laquelle une plus grande quantité
de nourriture et de boisson est investie et où les chants et les danses
auglnentent l'intensité du plaisir. Nous voyons ainsi que le proprement
économique - l'échange matériel et de la force de travail - se combine
avec le social (les relations plaisantes entre parents et amis) et avec le
culturel (les pratiques de consommation et de production selon le style de
vie et avec les techniques indigènes).
Quant à l'autorité dans les sociétés tribales et indigènes, nous pouvons
affInner que celle-ci ne s'exerce pas directement sur des êtres humains,
mais qu'elle est reconnue COlTIlnetelle (et éventuellelnent crainte) dans la
mesure où elle réussit à contrôler les forces de la Nature: les plantes, les

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La motivation politique de l'éducation interculturelle indigène

animaux, les maladies, les malaises, etc. De l'évidence pour les membres
d'une société indigène de l'exercice efficace de ce contrôle sur les forces
de la Nature, il résulte un prestige et un pouvoir qui est positif seulement
aussi longtemps qu'il est assumé sans égoïsme, c'est-à-dire, sans la
poursuite d'intérêts personnels. Quand les membres d'une communauté
commencent à percevoir un usage égoïste du pouvoir, alors ils
commencent à le craindre, et la vie de l'autorité entre en danger. (Le bon
sorcier devient mauvais sorcier et risque d'être éliminé). De cette manière,
le pouvoir politique est contrebalancé et contrôlé par le pouvoir social qui
s'appuie sur la vision d'une « société» qui englobe, de fait, Société et
Nature, car la réciprocité n'est pas seulement pratiquée avec les êtres
humains, mais encore avec ceux de la Nature.
Ainsi, en peu de mots - avec lesquels, je pense, tous les indiens
peuvent être d'accord - j'ai caractérisé quelques traits fondamentauxde
l'organisation économique, sociale, politique et culturelle des peuples
indigènes et des valeurs qui orientent et motivent leurs comportements et
activités, et ces traits caractérisent dans leur ensemble le milieu dans
lequel se joue une for111ede dé1110cratieactive. Il faut reconnaître que les
éducateurs interculturels ignorent ces propriétés sociopolitiques et
culturelles des peuples avec qui ils travaillent, et ils pensent que grâce à
leur application en classe de leur concept de démocratie, qui a évolué dans
l'histoire occidentale, ils apportent un élément politique décisif à la
fonnation des enfants indigènes, quand, précisément, la praxis d'une
démocratie active est à la portée de leurs mains, mais ils l'ignorent.
Nous percevons maintenant clairement qu'à cause de ces
caractéristiques socioculturelles les sociétés indigènes sont différentes de
la société urbaine et occidentale, et que c'est en fonction de cette sorte de
différence que la Convention postule de « protéger les droits des ces
peuples et de garantir le respect de leur intégrité » (article 2).
Cette intégrité signifie concrètement que tous partagent, produisent et
célèbrent ensemble dans des groupes de solidarité et selon les règles de la
réciprocité qui, le plus souvent, s'expriment en des tennes de parenté.
Mais rappelons maintenant le contexte général de la domination dans
lequel les peuples indigènes se trouvent de nos jours. Nous devons alors
nous demander si ces peuples continuent à exister dans leur « intégrité ».
La réponse ne peut être que négative, et il faut reconnaître que, sur ce
point, la Convention n'exprime pas une vision historique réelle.

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Praxis de la résistance
Les sociétés indigènes, si elles n'ont pas été exterminées au cours de
I'histoire, ont toutes été englobées dans une société plus vaste, la société
nationale et internationale, et ce processus les a affectées et transformées
- mais seulement jusqu'à un certain point, de sorte que les
caractéristiques que je viens d'énulnérer continuent à être valables pour les
peuples d'aujourd'hui, mais pas exclusivenlent. A côté des valeurs
socioculturelles mentionnées, il existe des relations qui vont au-delà du
territoire et des communautés indigènes ou qui, depuis l'extérieur, s'y sont
infiltrées et ont créé des motivations économiques, politiques, sociales,
religieuses et culturelles qui existent aussi dans la société nationale où
elles agissent avec plus de force, car c'est elle qui impose les lois du
marché, les structures politiques et administratives de l'Etat et qui promeut
les religions (églises, sectes), les modes et les formes du prestige. Mais
malgré cette nouvelle cOlnbinaison de motivations et priorisations sous
l'effet historique des relations de domination qui a donné aux Indiens le
sens de la vie actuelle au sein d'une société globale, il existe chez ces
peuples une praxis de la résistance qui réagit précisélnent à la dOlnination
et à ses conséquences. Cette réaction se manifeste de plusieurs façons et
nous ne retenons ici que quelques-unes des manifestations objectives: Des
fédérations et des confédérations ou d'autres types d'organisations
indiennes se sont formées; de nombreux congrès indiens se sont réunis, et
de Inanière ponctuelle, mais non moins significative, quelques peuples se
sont soulevés en armes. Cette praxis de la résistance apparaît avec une
plus forte incidence là où les forces de la domination sont plus fortes,
voire plus anachroniques. Cette praxis de la résistance nous démontre
précisélnent que les systèlnes étatiques délnocratiques actuellement en
vigueur sont fondalnentalement formels dans la Inesure où ils ne
réussissent pas à contrôler la domination, l'usage égoïste du pouvoir dans
toutes ses dÎ1nensions. Si nous sommes d'accord pour identifier cette
praxis de la résistance avec les traits qui caractérisent la forme indigène
de dénl0cratie active que j'ai décrite auparavant, alors cette praxis de la
résistance nous signale aussi un potentiel pour réformer cette démocratie
formelle afm qu'elle se convertisse en une délnocratie active capable de
contrôler l'usage égoïste du pouvoir: le favoritislne et la corruption,
l'enrichissement par accumulation illimitée aux dépens du prochain et la
compétition individuelle acharnée. Ce potentiel réfornlateur indigène est,
à ma façon de voir, le facteur motivateur central de l'éducation

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La motivation politique de l'éducation interculturelle indigène

interculturelle indigène. Et je l'aborderai maintenant dans ma dernière


partie.
Je résumerai ici quelques principes que j'ai exposés avec plus de
détails dans un article qui doit paraître dans un ouvrage collectif à Mexico
(Gasché, sous presse).
Nous venons de nommer quelques fait objectifs qui manifestent la
résistance indienne à la domination (les nouvelles organisations politiques,
les congrès, la prise d' armes). Pour les éducateurs interculturels ces
nouvelles structures sociales, instruments de la résistance, sont
importantes et nous incitent à articuler et coordonner les programmes
éducatifs avec elles. Pour le processus formateur, ce sont les facteurs
subjectifs de la résistance qui doivent nous préoccuper en premier lieu.
L'insertion d'un progralnme éducatif dans les nouvelles structures sociales
qui expriment la résistance indigène est à la fois conforme à ce que stipule
l'article 27 de la Convention de l'OIT et nous offre le cadre politique
motivateur objectif pour la mise en oeuvre d'une éducation libératrice qui
entraîne les formateurs et les élèves à l'exercice de la dén10cratie active.
Dans la mesure où les organisations indiennes réussissent à exprimer leurs
aspirations libératrices à travers un projet éducatif propre, ce projet
encadrera tout le processus formatif des élèves indigènes et des
enseignants non indigènes et motivera leurs énergies à s'investir en un
processus pédagogique distinct de celui que développe l'école urbaine,
nationale - un processus pédagogique non conforn1e par rapport au
système éducatif dominant et qui reste, alors, à imaginer et à créer.
Par là, je ne veux point dire que la création d'un tel projet éducatif
sera l'oeuvre exclusive des indigènes; elle peut l'être, mais on peut aussi
atteindre un objectif valable à travers la coopération entre dirigeants et
professionnels indiens et professionnels non indiens, à condition que les
deux parties renoncent à reproduire le système ou parties du système
éducatif dominant et adoptent une position fondamentalement critique
face à la domination et à ses mécanislnes d'action, et, surtout, à condition
que les professionnels indigènes et non indigènes aient mis en question
leur propre position de pouvoir qui repose sur leurs avantages éducatifs et
la place qu'ils occupent dans la structure de leur propre société grâce à
leur naissance, leurs diplômes et leurs expériences professionnelles. Ce
n'est qu'ainsi que les deux « associés », le professionnel indigène et non
indigène, pourront concevoir une alternative éducative non conforn1e face
au système éducatif dominant.
Même si nous nous sommes assurés de ce cadre politique objectif et
subjectivelnent motivateur en articulant le projet éducatif avec les

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organisations indigènes, les idées, les valeurs et les routines intellectuelles


et discursives dominantes que nous avons intériorisées dans le contexte
national continuent à s'opposer à notre projet.

L'ambivalence, conséquence de la domination


En examinant la subjectivité indienne, nous observons de façon
typique (c'est-à-dire, dans le comportement général de beaucoup de
professionnels et de membres de COlTIlTIunautés indiennes) des conduites et
des discours contradictoires, ou, pour le moins, ambivalents. Dans le
milieu urbain, un indigène a souvent honte d'utiliser sa langue indienne et
il arrive qu'il rejette ses propres coutumes, quand, d'autre part, il les
pratique « automatiquement» quand il se trouve dans sa communauté, où
il parle aussi sa langue. En ville et face à un interlocuteur non indigène, il
peut nier une croyance bien que celle-ci, dans son peuple, conditionne
réellement sa conduite. En parlant espagnol, l'indigène, quand il parle de
sa société et culture, n'a d'autre remède que d'utiliser les termes et
expressions souvent dépréciateurs du langage avec lequel les métis et
habitants des villes se réfèrent à la réalité indienne. Nous pouvons nous
référer à ce comportement avec le terme « alnbivalent » (Shayegan, 1996).
Ce comportement adopte des manières et des formes de discours de la
société dominante dans les relations avec les personnes et le milieu
urbains dominants, et dans le Inilieu indigène, il adopte les Inanières et le
langage indigènes.
On pourrait être tenté de parler dans ce cas d'une simple
« adaptation », si n'y intervenait pas précisément l'asymétrie dans la
relation. Les deux formes de comportement sont régies par des échelles de
valeurs différentes; l'une nie et dévalorise l'autre; la relation entre les
deux n'est donc pas celle entre deux alternatives symétriques; l'asymétrie
dans leur relation manifeste l'inégalité entre société nationale et indigène
et la domination de l'une sur l'autre. Il ne peut donc s'agir d'une
adaptation sur le fond d'un choix libre et consenti de l'indigène au milieu
urbain et occidental; au contraire, c'est la compulsion de ce milieu
dominant qui contraint à nier les valeurs de la communauté indienne et à
afficher celles de la société et culture dominantes.
Pour les élèves et professionnels indigènes, cette a111bivalenceest une
composante qui structure leur personne: le positif de leur propre société,
dans laquelle ils se sont socialisés, tout ce qu'il y a de plaisant dans la vie
familiale et sociale, l'égalité entre Inembres d'une communauté et le fait
de partager, de coopérer et de célébrer enselnble des fêtes, - tout cela a

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La motivation politique de l'éducation interculturelle indigène

laissé des impressions affectives indélébiles dans la mémoire de la


personne qui a grandi en milieu indigène. La praxis de la résistance, que
nous avons déjà évoquée, avec toute sa densité humaine, est valorisée
positivement dans l'intimité de la personne indigène et quand elle vit avec
ses congénères; mais sur elle pèse la dOlnination avec sa négativité et son
mépris dans le cadre plus vaste de la société et de la ville. Cette négativité
est intériorisée à des degrés variables par les indigènes eux-mêmes, et elle
l'est souvent au point que certains d'entre eux rejettent leurs traditions
dans la communauté même et considèrent qu'elles appartiennent au passé
et que l'avenir consiste à vivre comme les blancs ou les métis. De telles
prises de positions et leurs actions consécutives peuvent être observées
fréquemment chez les adeptes des nombreuses sectes qui se sont
approchées avec insistance des communautés indiennes au cours des
derniers dix ou vingt ans. Mais des attitudes et des discours semblables
peuvent aussi être constatés chez des jeunes qui ont passé par le service
miliaire ou qui ont acquis en ville une certaine expérience de vie ou des
capacités professionnelles.
L'al11bivalence comme conséquence de la domination, toujours
présente dans la personne indigène, bien qu'en proportions variables, pose
un défi à l'éducation indigène interculturelle quand celle-ci se propose, en
association avec les organisations politiques indigènes, de revaloriser
cette praxis de la résistance dans laquelle se concentrent les pratiques et
valeurs positives des peuples indigènes et qui constitue le potentiel pour
l'exercice d'une dénzocratie active dans un cadre social plus large. Par
« revaloriser» nous entendons: libérer cette praxis de la résistance de
l'opprobre que fait peser sur elle la société dominante, dans le but que son
potentiel soit rendu disponible pour la transformation de la société globale
la démocratie formelle caractérisée par la relation de
domination/soumission - en une dé1110cratie active généralisée.
En quoi consiste ce défi et comment pouvons-nous l'assumer, sont les
deux questions auxquelles je veux répondre tout de suite pour ouvrir la
voie à l'éducation vers notre utopie réaliste.
Le défi consiste à réaliser l'exploit du Baron de Münchhausen, héro
d'un conte populaire allemand, qui, au cours de sa chevauchée, s'est perdu
dans un Inarais d'où il s'est sorti en se tirant par ses propres cheveux.
Mettons-nous dans la situation concrète d'un programme éducatif
interculturel qui réunit des enseignants indigènes et non indigènes et des
élèves indigènes, ce qui est un cas cOlnmun dans ce genre de
programmes! Tous les acteurs, indigènes et non indigènes, vivent la
domination/soumission au sein du système démocratique fonnel global et

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ont intériorisé, jusque dans leurs valeurs affectives et dans leur routines
spontanées, les mécanismes de conduite (les habitus) qui reproduisent la
domination dans la vie quotidienne. Ils se trouvent dans le même marais
bien que dans des positions différentes, et tous les deux doivent se sortir
du marais avec leur effort propre depuis leurs positions distinctes. S'ils
disposent d'une organisation politique indigène qui encadre leur
programme et qui a déjà élaboré un discours - ne serait-ce que générique
- qui revalorise la société et culture indigènes et en particulier la praxis
de résistance, alors ils possèdent un point sur lequel ils peuvent appuyer
leur effort. Nous l'avons déjà dit: l'existence de ces organisations est un
élément objectif motivateur pour les acteurs d'un programme éducatif. En
cas contraire, seul le diagnostique de la domination formulé par les
participants au programme et leur solidarité mutuelle avec les convictions
politiques en faveur d'une dén10cratie active généralisée, c'est-à-dire, leur
propre « chevelure intellectuelle », ofue la prise pour se sortir du marais.
Il s'agit alors d'un programme pionnier.
Dans les deux cas, pourtant, le discours analytique et interprétatif de la
domination et de ses conséquences objectives et, surtout, subjectives
fournit le cadre théorique qui oriente l'action - pédagogique dans notre
cas. La fonction de ce discours est de rendre compte de la société et de la
culture indigènes, et de les faire comprendre, dans un langage qui soit
exempt de toute trace de la dOlnination, qui soit neutre, et étant neutre il
s'oppose à la vision que la société dominante a des peuples indigènes.
Comprendre la société et culture indigènes en tennes neutres (qui excluent
aussi les idéalisations abusives et irréalistes) et évaluer leur praxis de la
rés istance en termes de délnocratie active est une action de revalorisation
face aux jugements négatifs de quelque sorte qu'ils soient, qui donnent
expression à la domination. Dans la lnesure où, COlnmenous l'avons dit
précédemment, l' alnbivalence caractérise les personnes indigènes,
chacune d'elles doit se libérer des instances négatives qui dominent en son
for intérieur et arriver à apprécier sa société et culture à la lumière neutre
et libératrice d'un discours théorique interprétatif adéquat. La personne
trouvera sa motivation subjectivement dans l'utopie de la délnocratie
active généralisée, dont les éléments sont présents, réels, c'est-à-dire,
existant de manière objective, dans la praxis de la résistance de son
peuple même et, éventuellelnent, dans l'organisation politique qui encadre
le programme.
Ce procès de re-découverte de sa société et culture qui guide le
processus pédagogique doit être le plus complet possible en tenant compte
de leur histoire, c'est-à-dire, des formes antérieures de la société et culture,

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La motivation politique de l'éducation interculturelle indigène

et il doit établir la compréhension des facteurs de la domination qui ont


orienté les changements. Il s'agit, au fond, d'une reconstruction mentale et
discursive de la société et culture indigènes dans toute leur ampleur
historique et actuelle. Comme, en général, ni les enseignants, ni les élèves
indigènes d'un programme de formation d'instituteurs n'ont cette
connaissance large de leur propre société, il est indispensable que, dans le
cadre de leur programme, ils retournent à la communauté pour compléter
leurs connaissances à travers un nouvel apprentissage (des « recherches»)
avec les membres de la communauté et, en particulier, avec les
connaisseurs de leur peuple. Si nous n'acceptions pas cette exigence, nous
admettrions que la vision des Indiens de leur propre société restât
fragmentaire et amputée de tous les éléments que la domination
économique, politique et religieuse, etc. a éliminés. Nous accepterions
alors les effets de la domination comme un résultat défmitif, alors que,
précisément, il faut comprendre la forme indigène de l'exercice de la
démocratie active dans toute son ampleur et avec toutes ses conséquences.
Cela signifie qu'on mène conséquemment à son terme le propos de la
revalorisation sociale et culturelle dans les peuples indigènes à travers les
nouvelles générations.

Les participants non-indigènes


Le non-indigène qui participe à ce processus avec ses propres outils
intellectuels et ses motivations politiques peut contribuer à la création du
cadre conceptuel théorique adéquat et accompagner les élèves dans la
découverte et dans la reconstruction mentale et discursive de leur société
et de leur culture. Mais, pour que ce processus ne se convertisse pas en un
simple travail d'inventaire ethnographique avec une valorisation exotique,
pittoresque, c'est-à-dire folklorisante, le formateur d'indigènes,
l'enseignant de progralnmes interculturels, doit apprendre la société et la
culture indigènes à un tel point que sa vision propre et initiale du monde
soit modifiée, changée et élargie par intégration de l'altérité indigène dans
ses perspectives de la vie réelle. Avec ces mots je me réfère ici en
particulier à toutes les valeurs (les goûts, plaisirs, satisfactions, mais aussi
les efforts, sacrifices et souffrances) qui sont attachées à la vie et aux
pratiques sociales - celles de la dél110cratie active que nous avons
résumées dans le terme de praxis de la résistance d'un peuple indien. Un
tel procès intime et profond dans la vie d'un enseignant non-indigène n'est
pas l'affaire du seul effort intellectuel, c'est l'affaire d'une vie.
L'enseignant non-indigène doit éprouver dans sa propre chair, dans son

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propre être, la possibilité d'une vie différente de celle qu'il a vécue


jusqu'alors dans son milieu familier urbain; il doit accepter comme réelle
et possible pour lui une forme de vie qui peut être en contradiction avec
les valeurs qui marquent les choses de son monde originel. En même
temps il découvre et doit accepter des réalités concrètes, pratiques, qui
dans sa propre société sont seulement des possibilités latentes, réprul1ées.
En un mot, il doit être disposé à recourir à une nouvelle trajectoire
existentielle dans la profondeur de son âme, à un niveau que nous
pourrions appeler psycho-analytique. Ce n'est que de cette façon-là qu'il
commencera à pouvoir comprendre toutes les implications psychologiques
et comportementales que l'an1bivalence fondamentale de ses élèves
comporte, et à être capable de garder une distance neutre face à toutes les
valeurs indigènes afm d'avoir un impact, non pas par un ordre, mais par
une proposition critique, sur la positivité impliquée dans la praxis de
résistance et de libérer son potentiel pour la réalisation, ici et maintenant,
d'une dén10cratie active.
Le but subjectif de cette expérience conviviale réformatrice de la
personne de l'enseignant interculturel est la satisfaction que procure
l'élargissement de la capacité d'action, pour reprendre un des concepts
centraux du fondateur de la psychologie critique allemande, Klaus
Holzkamp (1985, 1990). L'intégration dans la personne de l'enseignant de
l'altérité indigène comme de nouvelles possibilités d'agir et de se
COll1portersignifie une augmentation de la liberté personnelle d'agir et, par
là, un enrichissement de sa personne. Grâce à une telle expérience
réformatrice, l'enseignant transcende politiquement les structures de
conduite dominantes qu'il a intériorisées dans son propre milieu. Ainsi, le
fait de vivre pendant des laps de temps prolongés dans des communautés
indiennes est la condition pour que l'enseignant non-indigène acquière les
qualités humaines nécessaires pour agir avec des effets libérateurs dans un
processus pédagogique interculturel avec des élèves indigènes.
Nous voyons maintenant que tous les acteurs d'un projet de formation
interculturelle doivent retourner vivre avec les communautés dans le cadre
Inême du projet afm d'apprendre et de se former ou se réformer. C'est sur
cette vie dans et avec la communauté que se fonde l'interapprentissage
entre indigènes et non-indigènes. Retenons l'interapprentissage comme le
mot-clé qui évoque le processus fondateur de tout projet éducatif
interculturel, expression d'une relation de réciprocité entre indigènes et
non-indigènes, qui apporte le bénéfice mutuel de l'élargissement de la
capacité d'action politiquement transcendante: L'indigène qui accède à
une interprétation globale en termes neutres de sa société tout en

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complétant la connaissance de celle-ci et en ré-expérimentant sa praxis de


la résistance, neutralise la négativité que la domination fait peser sur son
peuple et son histoire, laquelle est la cause de son ambivalence dans une
relation asymétrique et qui restreint sa personne à des conduites
alternatives mutuellement exclusives. Le non-indigène qui s'ouvre à
l'expérience de l'altérité dans une société indigène et qui l'intègre comme
de nouvelles possibilités d'action et de conduite, découvre la dén10cratie
active comme valeur et pratique qui contrastent avec la domination
exercée dans une démocratie forn1elle, et trouve dans les peuples
indigènes un potentiel objectif, réformateur de sa société, qui justifie sa
motivation politique et sa stratégie pédagogique face aux élèves
indigènes; il transcende alors les routines mentales et les schèmes de
conduite dominants dans lesquels son être antérieur était resté enfermé.
Nous avons ainsi énoncé les conditions qui nous paraissent
indispensables pour tout projet éducatif interculturel indigène. Comme
nous voyons, il ne s'agit pas ici, en prelnier lieu, de conditions technico-
pédagogiques, mais de conditions existentielles dans le contexte politique
de la domination qui soutiennent un processus transformateur et
réformateur des deux sujets iInpliqués dans le processus pédagogique. La
réciprocité dans l'interapprentissage réformateur et politiquement
transcendant est le lien fondateur de la relation éducative interculturelle.

Les contenus de l'enseignement


Les aspects technico-pédagogiques doivent ensuite, en second lieu,
être dérivés de la position politique interculturelle que nous avons défmie.
Au début de notre exposition nous avons cité l'article 27 de la Convention
169 qui est le seul qui, dans son premier alinéa, nous dit quelques chose
sur les contenus de l'éducation indigène. Je répète ce qui nous intéresse
lnaintenant: «Les progralmnes et les services d'éducation pour les
peuples intéressés doivent être développés et mis en œuvre en coopération
avec ceux-ci pour répondre à leurs besoins particuliers et doivent couvrir
leur histoire, leurs connaissances et leurs techniques, leurs systèmes de
valeurs et leurs autres aspirations sociales, éconolniques et culturelles. »
COmInent inclure dans un curriculum de formation d'instituteurs ou de
l'école priInaire les contenus de sociétés et cultures orales, dont l'histoire,
les connaissances, les techniques, les systèmes de valeurs et les aspirations
ne sont écrits nulle part, sauf, dans certains cas - et alors de leur propre
point de vue - dans les publications des anthropologues? Les oeuvres
anthropologiques seraient-elles alors une première source de connaissance

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pour mettre en oeuvre un curriculum interculturel pour les peuples qui ont
été étudiés par cette profession? Sans entrer ici dans une discussion que
j'ai développée ailleurs plus en détail (Gasché, sous presse), je me limite à
mentionner l'argument principal qui fait apparaître un tel usage comme
politiquement inapproprié, donc, pédagogiquement insatisfaisant. Le point
de vue de l'anthropologue est celui d'un sujet extérieur, non impliqué, sur
un objet d'étude, l'ethnie. C'est un point de vue contraire à celui du sujet
indigène qui est solidaire de sa société et impliqué dans son destin. Un
programme de formation d'instituteurs ou une école priInaire interculturels
ne doivent pas former des anthropologues, des sujets qui regardent leur
propre peuple à distance, cotnme un objet à connaître à travers un cadre
cognitif académique occidental, mais ils doivent former des sujets qui
soient autonon1es face aux forces de la domination et qui, comme tels,
assument comme leur étant propre la praxis de la résistance de leurs
peuples, de leur société et de leur culture. Le Mexique a été pionnier dans
l'intégration de contenus indigènes dans le curriculum de formation
d'instituteurs en éditant, sous le sigle du Secrétariat de l'Education
Publique (SEP), en 1988 - deux ans avant la ratification de la
Convention 169 - un « Manuel de captation de contenusethniques». Ce
document révèle le poids qu'ont eu les anthropologues dans sa conception,
étant donné que la notion de « culture» est analysée cotnme s'il s'agissait
de confectionner la monographie d'une ethnie divisée en des parties
comme: 1. Cosmogonie, 2. Médecine traditionnelle, 3. Production
agricole, 4. Technologie, 5. Flore, 6. Faune, 7. Danse», 8. Organisation
sociale, 9. Coutumes et 10. Littérature indigène. La Inéthodologie et ses
instruments ressemblent aussi à ceux du travail sur le terrain de
l'anthropologue. Ledit « Manuel» souffre donc et malgré son mérite
pionnier du défaut de l'objectivistne anthropologique: le maître se fait
anthropologue de son peuple et pour cette raison il est entraîné à le voir
comme un objet à observer et à exalniner.
Pouvons-nous concevoir une alternative qui satisfasse notre objectif
politique et forme les maîtres et les enfants COlnmedes sujets autonon1es,
libérés des liens de la domination et conscients, impliqués dans la praxis
de résistance de leurs peuples et dans l'instauration d'une démocratie
active généralisée?
De 1985 à 1997, j'ai participé activement à la création d'un
programme de formation d'instituteurs qui a essayé d'élaborer une
proposition curriculaire politiquement pertinente pour les peuples
indigènes amazoniens et qui a assumé la domination comme
consubstantielle des relations interculturelles. L'expérience a pris fm

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La motivation politique de l'éducation interculturelle indigène

quand la direction du Programme s'est soumise, à partir de 1997 et malgré


avoir obtenu le statut de « programme expérimental », à des critères
étrangers à la pertinence politique et inspirés par les directives
curriculaires émises par le gouvernement central (Gasché, 2002).

Une conception syntaxique de la culture


J'aimerais, en dernier point et pour terminer avec une alternative
possible et évaluable, indiquer les traits essentiels de cette proposition
éducative.
Les connaissances indigènes dans toute leur extension et acceptation
n'existent pas dans une forme codifiée par l'écrit; leur existence réelle est
dans les activités sociales qui constituent cette praxis de la résistance dont
j'ai déjà parlé. Avec le mot « connaissances» je me réfère ici - pour
utiliser un tenne bref - à un ensemble de capacités gestuelles, discursives
et mentales qui englobe le savoir se comporter, le savoir produire et le
savoir donner un sens à sa vie et au monde. Entendues de cette manière,
les connaissances indigènes d'aujourd'hui ne sont pas emmagasinées ni
dans des documents, ni dans la mémoire du peuple d'où on pourrait les
sortir pour les compiler à l'usage scolaire. Les connaissances indigènes se
manifestent de façon permanente dans la praxis quotidienne des membres
d'un peuple. De ce constat naît la proposition d'intégrer le travail scolaire
dans les activités qui se réalisent dans la cOffilnunauté, de sortir l'école des
salles de classe vers les lieux de travail et dans des activités socialement
significatives pour que les élèves y participent, agissent et observent et
éventuellement prennent des notes. Par là, l'école participe à la
transmission des compétences et connaissances qui sont nécessaires à la
vie en communauté; l'école inclut alors ce qui jusqu'à maintenant en est
resté exclu: l'apprentissage pratique et discursif des savoirs de la
communauté. L'action, l'observation et les notes (en langues indiennes),
dans un deuxième temps et dans la salle de classe, sont systématisées,
réfléchies, expliquées et interprétées avec les catégories courantes dans le
peuple et - en cela réside le caractère interculturel de l'école - avec les
catégories sociales et scientifiques de la société nationale. Il s'agit alors
d'expliciter les connaissances implicites dans les activités indigènes et
d'articuler, à propos de chaque phénomène de la réalité pratiquée et
observée, les connaissances indigènes avec les non-indigènes à travers des
exercices appropriés. De cette façon il devient possible d'inclure dans le
plan d'études, à la fois, les connaissances indigènes dans leur forme

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Pédagogies et pédagogues du Sud

vivante et pratiquée et l'ensemble des contenus scolaires conventionnels,


ceux de l'école nationale.
L'outil cognitif pour mener à bien de tels processus est un tableau de
contenus structuré en quatre axes thématiques qui ne représentent pas des
catégories «culturelles» comme celles qui apparaissent dans les
monographies anthropologiques, mais des catégories syntaxiquement
reliées à la façon d'une structure de phrase dans laquelle apparaît toujours
un sujet. Pour cette raison nous parlons d'une conception syntaxique de
culture, laquelle apparaît comme le produit d'un acteur subjectif, mais
socialement encadré. Le maître et l'élève s'identifient alors avec le sujet-
acteur qui réalise l'activité et non pas avec un sujet observateur face à un
objet à étudier.
La phrase générique, proto-typique, qui structure les quatre axes
thématiques est la suivante: «Je vais dans un lieu de la Nature pour
acquérir une n1atièrepremière afin de la transformer dans un but social:
son usage dans ma société.» Cette phrase simple nous fournit les quatre
axes thématiques dans lesquels on pourra approfondir et détailler (c' est-à-
dire, expliciter) les connaissances implicites dans l'activité et ses éléments
constitutifs. Ces axes sont: (1) l'objet (que nous fabriquons) ou la
ressource naturelle (que nous utilisons), (2) la Nature (où nous trouvons
les ressources), (3) le processus de transformation, c'est-à-dire, la
technique (avec laquelle nous transformons la ressource) et (4) la fin
sociale ou la société qui conditionne l'usage socio-culturel du produit.
Chaque axe comporte une série de variables et de sous-variables qui
guident le processus d'explicitation et d'interprétation et qui donnent lieu
à l'articulation avec l'explication scientifique et l'interprétation de la
société nationale. De cette manière le «je », le sujet, explicite ce qu'il fait
en tant qu'acteur en atteignant par là une plus grande compréhension de
ses actes et de leur sens dans sa société; en même temps, il acquiert les
sens que la société nationale et la science donnent à ces actes, qu'il s'agit
alors d'évaluer à la lumière de la dén10cratie active en examinant les
forces de la domination qui se sont Inanifestées dans l'histoire et qui
dévalorisent la société et la culture indigènes dans le présent. A cela sert la
variable historique qui est attachée à toute variable et qui permet de
mentionner les précédents historiques de tout phénomène et de
questionner le rôle de la domination historique dans le processus du
changement socio-culture!. Une autre variable permanente est celle du
«signifié indigène» qui fait entrer à l'école les différentes formes de
discours indigènes (récits mythiques, chants, oraisons, etc.) qui donnent le
sens propre à tous les phénomènes impliqués dans les activités.

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La motivation politique de l'éducation interculturelle indigène

Je ne puis ici qu'éveiller peut-être l'intérêt du lecteur pour une


proposition éducative que j'ai exposée ailleurs avec plus de détails
(Gasché, sous presse) et que j'ai eu l'occasion de mettre à l'épreuve de la
réalité indigène mexicaine en la travaillant avec des maîtres chiapanèques
en formation.
Cette conception syntaxique de la culture s'oppose à la conception
que j'ai appelée paratactique - car elle ne fait que juxtaposer des
catégories sans articulation logique entre elles - telle qu'elle se manifeste
dans le style monographique de l'anthropologie classique et dans les
curricula inspirés par lui. Cette opposition consiste en plus dans l'adoption
du point de vue du sujet-acteur dans sa société et la culture, lequel
s'examine lui-même, tandis que le modèle paratactique, monographique et
anthropologique opte pour le point de vue de l'observateur extérieur à une
société et une culture indigènes qui examine un supposé autre. Cette
recherche sur soi-même de l'acteur en relation pratique et discursive avec
la communauté, avec les autres élèves et avec le maître met en oeuvre un
processus intersubjectif d'auto-affIrmation dans lequel les sujets incarnent
- en paroles et en actes - leur société et leur culture et, en évaluant les
effets et mécanismes de la domination, découvrent les voies pour la
contrer. Dans ces deux catégories d'actes - contrer et incarner - réside,
comme nous le disions, le contrôle sur les forces de la domination, sur
l'usage égoïste du pouvoir, qui, à ma façon de voir, est l'objectif central de
l'éducation interculturelle indigène. Celle-si sort de la salle de classe et
participe aux activités qui sont constitutives de la praxis de la résistance,
revalorise cette praxis et la démocratie active implicite en elle, la prend
comme une valeur référentielle pour évaluer de façon critique la
domination, gagner du contrôle sur elle et oeuvrer, dans le cadre national
avec lequel ses savoirs sont articulés, dans le but de surmonter la
dén10cratiefor/neUe traditionnelle et commencer à réaliser une démocratie
active généralisée. C'est là l'utopie qui est tous les jours entre nos mains.

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Pédagogies et pédagogues du Sud

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s. Perez

Femmes et éducation préscolaire non formelle en


Equateur

1. Introduction générale
Cette contribution reprend en grande partie la recherche sur les femmes
paysannes et les centres préscolaires non formels en Equateur que j'ai
publiée sous le titre « L'éducation rurale à petits pas» (Perez, 1996). Je
suis depuis lors retournée régulièrement sur le terrain pour suivre ce projet
de centres préscolaires ruraux dans la province de l' Azuay qui a subi des
transformations socio-économiques importantes. Cette étude privilégie les
interactions entre les différents contextes de la recherche et ensuite la
dimension locale et rurale du préscolaire en Equateur. Dès lors, l'étude des
centres préscolaires ruraux non formels (CIC) a accordé une importance
toute particulière aux promotrices (acteurs-relais). Ainsi, cette contribution
se situe en éducation comparée où des chercheurs font référence à diverses
théories cOlrune la théorie de la dépendance, théorie remise à l'ordre du
jour par différents intellectuels en Atnérique latine. L'approche
contextuelle en éducation me paraît fondalnentale pour l'analyse des
politiques, systèmes et processus éducatifs. Ainsi, dans la première partie,
je présenterai les différents contextes: contexte international, contexte
national, régional et local. La deuxième partie permettra de dégager les
concepts théoriques qui ont guidé ma démarche pour l'interprétation et
l'analyse des données. La troisième partie exposera uniquement la
situation des prolnotrices des communautés de la Sierra (Andes
équatoriennes) et leurs rôles tout en comparant les années des recherches
1987 et 2002 qui sont les moments de recherche initiale et de retour sur le
terrain. Ce choix temporel est déterminé par le nOlnbre d'années
d'expérience des centres sous différents acteurs étatiques. C'est donc
plutôt par rapport à un processus éducatif et socio-éconolnique que cette
contribution amènera une analyse comparée de l'évolution des situations.
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Femmes et éducation préscolaire non fonnelle en Equateur

2. Du contexte international au contexte régional

2.1 Le contexte international: la mondialisation


La mondialisation selon certains auteurs (Ebrahimi, 2000) entraîne
une confiscation de la dén10cratie dans ce sens où l'éducation devient
utilitariste et ne cherche qu'à fonner de bons techniciens avec peu de
jugement en dehors de leur champ de spécialisation. Dans ce sens,
l'espace de liberté des individus dans cette éducation mondialisée au
service des multinationales risque de diminuer fortement. Ce même auteur
signale que la mondialisation de l'ignorance est rentable pour le
capitalisme aveugle particulièrement dans les pays sous-développés. Il
dénonce les dangers d'une mondialisation éducative avec des budgets
d'éducation restreints. L'impact majeur de la globalisation envers
l'éducation au COlnmencement du XXIèmesiècle pourrait être décrit, selon
Carnoy (2000) en cinq catégories:

1. Financièrement parlant, la plupart des gouvernelnents sont


aujourd 'hui confrontés à une forte pression pour réduire les
dépenses publiques en éducation tout en mettant en œuvre d'autres
moyens de fmancement pour les systèmes éducatifs. C'est le cas
des pays andins comme le Pérou et l'Equateur. Cette première
constatation de l'auteur n'est pas récente, elle a été faite déjà dans
les années 80 où les Etats andins faisaient appel à des institutions
internationales ou ONG pour fmancer des programmes
extrascolaires notamment impliquant la participation des
communautés.
2. En tennes de marché du travail, il existe une pression des
gouvernements nationaux qui demandent une main-d'œuvre de
plus en plus qualifiée et mobile ce qui implique des réfonnes des
systèmes d'éducation qui se situent à l'encontre de la réduction des
dépenses publiques en éducation. L'Equateur ne fait pas exception
à la règle et l'on constate depuis quelques années une fuite de
cerveaux vers le Nord. En effet, les nouveaux 11ligrantséquatoriens
appartiennent à la classe moyenne paupérisée. L'envoi de capitaux
de la part des 11ligrantsvers le pays est actuellement la deuxième
ressource après le pétrole.
3. En tennes éducatifs, la qualité du système national d'éducation est
de plus en plus soumise à l'épreuve de tests internationaux. Au
niveau de l'évaluation, on tend ainsi vers une standardisation

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Pédagogies et pédagogues du Sud

transnationale. Comme d'autres pays andins, l'Equateur fait l'objet


ces dernières années d'études comparatives internationales
d'organisations internationales dont le pays fait partie (OEA par
exemple ).
4. L'impact éducatif des nouvelles technologies de l'information ne
peut pas encore être évalué. La plupart des pays ont débuté cette
expérience et on prévoit au niveau international un fort
développement homogénéisant. Par rapport aux pays du Sud, les
différences d'accès aux TIC correspondent en réalité aux frontières
économiques, ethniques et linguistiques. L'Ï1nportance de qui
structure les informations transmises par voie technologique, qui en
est propriétaire et qui décide de leur mode d'utilisation et de
diffusion reste à évaluer. L'accès aux infrastructures est inégal et il
est fonction des moyens économiques dont on dispose (Perez &
Broyon,2003).
5. Les réseaux globaux d'informations sont en train de transformer la
culture lnondiale. Dominée par le lnarché, cette culture a de
nombreux ennemis qui lui opposent d'autres valeurs excluant le
lnarché. On assiste ainsi à une nouvelle forme de combat entre les
formes et les valeurs de la connaissance. Le combat mené par les
peuples autochtones notamment en Amérique andine et les
organisations indiennes (CaNAlE, en Equateur) démontre la force
de plus en plus réelle de ces populations qui n'hésitent pas à
paralyser les pays pour tel ou tel conflit.

D'une part, la mondialisation remet en cause le Inonde de l'éducation


(Marin, ce volume), en lui demandant des ajustelnents majeurs qui lui
permettent une adaptation rapide au nouveau contexte mondialisé, d'autre
part, l'opportunité est révélée par l'intérêt croissant des décideurs
politiques et des acteurs de l'éducation pour trouver des solutions à des
problèmes latents comme l'éducation de base pour tous, la pauvreté, etc.
Les objectifs de Jomtiem (1990) n'ont pas abouti et la Conférence de
Dakar (2000) en fait le constat avec de nouveaux enjeux pour 2015. Il
existe aujourd'hui une littérature riche (Burbules & Torres, 2000 ; Carnoy
& Rhoten, 2002 ; Sanz,1998 ; Tickly, 2001 ; Welch, 2001) parue surtout
dans les revues d'expression anglophone, au sujet des enjeux de la
mondialisation dans la restructuration conceptuelle de l'éducation
comparée.
Ainsi, certaines théories m'intéressent plus particulièrement comme la
théorie de la dépendance (Camoy, 1977 ; Touraine, 1976). Cette théorie

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Femmes et éducation préscolaire non fonnelle en Equateur

propre à la problématique des pays du Sud caractérise la dépendance


économique de ceux-ci par rapport aux pays industrialisés. L'éducation
dispensée comme aide à ces systèmes n'a fait que provoquer une mauvaise
adaptation des besoins des économies du tiers Inonde. Touraine (1976, p.
252) relève qu' « une société dépendante est située dans un rapport
particulier avec une société dominante, soit au centre du système
économique international auquel elle appartient. Al' opposition classe des
travailleurs/classe dirigeante s'ajoute celle-ci: nation dominante/nation
dépendante ».
La mondialisation crée égaleInent de nouvelles fonnes d'exclusion (p.
ex. la fracture numérique entre les pays du Nord et du Sud). L'Etat-nation
moderne est un mécanisme mis en œuvre pour accomplir
1'homogénéisation du territoire national (Marin, ce volume). Mais un
regain des différences régionales et locales exige une autre approche de la
participation des acteurs dans le monde de l'éducation, des ressources
éducatives et des résultats attendus. Le Forum de Porto Alegre est un cas
explicite à ce propos.
Les systèmes éducatifs actuels sont organisés au niveau national et
régional, mais ils sont soumis à une régularisation internationale.
L'augmentation de la mobilité et du cosmopolitisme dans l'éducation a de
fortes implications pour les politiques éducatives. Les recherches à venir
doivent ainsi d'une part, analyser le rôle des institutions internationales et,
d'autre part, proposer de nouveaux cadres théoriques pour les politiques
nationales en éducation. Le constat d'échec des transferts de Inodèles
éducatifs du Nord vers le Sud en est un exemple.
Quintero (2001) démontre dans une étude concernant plusieurs pays
latino-américains que si la mondialisation a réduit le pouvoir politique des
Etats, la mosaïque des intérêts sociaux des populations de base fait que le
local acquiert de plus en plus de force, ce qui pourrait pennettre la
reconstitution d'un espace politique national avec une dimension plus
démocratique. Il est certain qu'il existe un paradoxe iInportant: les Etats
ont perdu un certain espace politique avec la mondialisation mais la
participation locale des populations de base à des programmes de
développeInent et d'éducation est constatée dans quelques cas de figure.
Pour plusieurs raisons sociopolitiques, entre autres, le cas de la
participation des feInmes paysannes dans les centres préscolaires est un
des exemples intéressants à étudier d'un point de vue de la comparaison
longitudinale pour comprendre I'histoire du processus sans oublier celle
des acteurs. Ainsi, l'exemple des promotrices de la Sierra montre bien les
changements opérés par les individus en participant à des mouvements

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Pédagogies et pédagogues du Sud

associatifs. Autrement dit, ces acteurs deviennent des sujets au sens de


Freire (1974) et de Touraine (1992).
COlTIlneles implications de la mondialisation sur le national sont
importantes et vice versa, il convient d'analyser maintenant le contexte
national récent.

2.2 Le contexte national de l'Equateur et les interactions avec


l'international de nos J'ours

Le contexte politico-économique
Depuis les années 90, l'usage du dollar dans les opérations
économiques a été en augmentation constante. A partir de 1998,
l'effondrement de la monnaie nationale (Sucre) vis-à-vis du dollar, la très
forte hausse de l'inflation ont eu raison du Sucre au bénéfice de la
monnaie américaine. La dollarisation officielle de 2000, soutenue depuis
plusieurs années par l'oligarchie de la Côte a rendu inéluctable cette
décision. En dollarisant, l'Equateur a voulu donner un coup de grâce à une
crise économique historique et a abandonné du même coup sa
souveraineté monétaire et un symbole politique et national puissant. Alors
que différents mouvements sociaux ont paralysé le pays à partir de 1990
pour faire tomber le président de l'époque (Mahuad), les Equatoriens en
élisant Gutierrez le 24 novembre 2002, avec l'appui notamment des
peuples indiens, sont pleins d'espoir. Or, la situation socio-économique est
déplorable. Les classes sociales défavorisées deviennent de plus en plus
pauvres. Gaudier (1995) montre l'évolution de l'approche de la pauvreté
par l'Organisation internationale du Travail. Cette recherche a pennis de
comprendre que si l'objectif de la réduction de la pauvreté et du chômage
est sans cesse réaffmné comme objectif prioritaire depuis de nombreuses
années, les stratégies cohérentes pour y arriver font défaut. Guzman
(2001) analyse la situation de la pauvreté dans les régions paysannes et/ou
indiennes en Equateur et notamment en Amazonie équatorienne là où le
pétrole coule à flot. Dans 17 cantons, plus de 90% de la population rurale
souffrent de pauvreté voire de misère. Il existe dans les territoires
amazoniens une grande dispersion des habitants. Les coûts de transport, de
communication, de maintien de l'infrastructure routière, des denrées de
première nécessité restent très élevés.
La classe moyenne se paupérise, entraînant ces dernières années une
élnigration nnportante vers les pays du Nord. Cela fait déjà longtelnps que
dans certaines cOlnmunautés rurales, les hOlmnes sont partis soit vers la

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Femmes et éducation préscolaire non formelle en Equateur

Côte soit aux Etats-Unis pour travailler et Inaintenir la famille dans le pays
d'origine. Les femmes restent alors seules avec les enfants et supportent
chaque jour les difficultés de la vie quotidienne. C'est pour cette raison
que les felnmes paysannes souhaitent pour leurs enfants une vie meilleure
et elles sont convaincues que l'éducation est essentielle à cet objectif de
vie d'où une nécessité de maintenir des centres préscolaires non formels.

Le contexte éducatif
Les politiques éducatives équatoriennes suivent le mouvement des
pays andins (Bolivie, Equateur, Pérou) concernant l'enseignement
primaire et l'alphabétisation des adultes. Ces pays ont des politiques
éducatives semblables: amélioration de la qualité de l'éducation;
développement de l'éducation interculturelle bilingue; intégration et
démocratisation du système éducatif (Bureau International de l'Education,
2001). Les stratégies concernent les réfonnes éducatives, la
décentralisation vers des instances éducatives régionales et locales sont en
interaction avec le contexte économique. En effet, pour pouvoir faire une
décentralisation et non une déconcentration, il convient d'avoir un
fmancement important; or les Etats andins cités ne disposent pas de
budgets conséquents pour planifier à long terme la décentralisation des
pouvoirs de l'Etat vers les régions, provinces et/ou localités, même s'ils
ont commencé à la faire selon les recommandations internationales.
Les dépenses publiques de ces trois pays oscillent entre 2,5 et 5% du
PIB (BlE, 2001) et concernent pour une grande partie les salaires des
fonctionnaires et des enseignants. Le maintien des infrastructures scolaires
est quasÎlnent nul. Pourtant, les pays andins ont un taux de scolarisation
élevé pour l'éducation primaire. Mais si on s'intéresse à l'indicateur de
permanence à l'école, autrement dit au nOlnbre d'années que les enfants
passent pour terminer l'école primaire, on remarque que les résultats sont
décevants avec un taux de redoublelnent scolaire et d'échec non
négligeable. Dans les zones rurales, l'accès à l'école est souvent difficile en
raison de l'éloignelnent des communautés par rapport au centre scolaire.
Les enfants représentent aussi une force de travail quelquefois nécessaire à
la survie de la famille. C'est le cas dans les villes où beaucoup d'enfants
des classes sociales défavorisées font divers travaux notamment dans le
commerce ambulant, et à la campagne, où les enfants aident à l'agriculture
selon les saisons. Pour ces raisons, il est vraisemblable que dans les zones
rurales, il existe un taux plus important d'absentéisme ponctuel.

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Pédagogies et pédagogues du Sud

Quant aux programmes d'alphabétisation, ils sont mis en place dans le


pays avec la participation d'organismes internationaux (UNESCO par
exemple) et/ou d'organismes privés (Eglises catholiques et évangéliques)
et/ou d'ONG. Les populations les plus ciblées sont les peuples indigènes
et/ou paysans ou migrants urbains pauvres et particulièrement les femmes
qui ont été écartées du système éducatif pour différentes raisons
économiques, sociales et culturelles. Les programmes d'alphabétisation en
Equateur restent des programmes d'éducation extrascolaires où les ONG
ont un rôle important. Les organisations syndicales indiennes ont
revendiqué depuis les années 80 une éducation respectant les droits
fondamentaux (terre, éducation, culture) (Marin, 2000).
L'éducation privée reste un fief solide dans les trois pays, offrant des
services quelquefois meilleurs que l'enseignement public. Mais la
paupérisation des classes moyennes, grand vivier de l'éducation privée,
redéfmit les enjeux de l'éducation. En effet, un certain nombre de familles
sont obligées pour des raisons essentiellement économiques de replacer
leurs enfants dans l'éducation publique qui devra faire face à une demande
de plus en plus exigeante de ces populations cultivées. Les Etats sont déjà
obligés de porter une attention particulière à la qualité de l'éducation
publique. Le contexte provincial/régional permet d'illustrer les difficultés
nationales dans le domaine de l'éducation.

2.3 Le contexte provincial/régional: les zones rurales se


vident
La province de l'Azuay est une des provinces de l'Equateur. Elle se
trouve au sud avec des caractéristiques des Andes (Sierra) et de la Côte.
Dans les années 80, l'administration est centralisée et l'Etat finance la plus
grande partie des dépenses publiques notamment pour l'éducation et la
santé Inais s'allie aux organismes internationaux (UNICEF, UNESCO,
OMS, BIT) et aux organismes privés (CARITAS, Terre des Hommes)
pour toutes sortes de prograilllnes qu'il ne peut fmancer seul et notamment
le préscolaire rural non fonnel.
La Inigration demeure un problème dans cette province et devrait être
enrayé, entre autres, grâce au système éducatif pour pouvoir garder une
main-d'œuvre paysanne indispensable à l'éconolnie agricole de la province
et du pays. La migration, en particulier celle des hommes actifs, a
bouleversé la vie socio-économique dans la communauté rurale, ce qui a
entraîné entre autres:

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Femmes et éducation préscolaire non formelle en Equateur

. un processus de désintégration familiale. Les familles paysannes


métisses qui étaient pour la plupart des familles élargies ont vu
leurs membres émigrer pour des raisons économiques. Par
conséquent, un bon nombre d'entre elles sont devenues des

. familles nucléaires;
la perte des valeurs culturelles: le migrant dévalorise bien
souvent son milieu d'origine en privilégiant les apports de la
société urbaine dans laquelle il évolue désormais. L'habitat, par
exemple, est totalement transfonné: le paysan passe d'une
construction en matériaux locaux à une construction en dur car
l'argent qu'il a économisé lui permet d'acquérir dans sa propre
communauté un statut social plus élevé. Les valeurs culturelles
(transmission du savoir des personnes âgées aux plus jeunes, fêtes
liées au cycle agricole, travaux cOlnmunautaires...) perdent de
plus en plus de terrain.

Par ailleurs, il est utile d'insister sur un critère exogène sur lequel les
paysans n'ont guère de prise mais qui a des incidences économiques de
premier rang: les intempéries. En effet, celles-ci posent de sérieuses
difficultés aux plus pauvres des ruraux. Leurs habitations précaires sont
souvent détruites; le manque de ressources éconolniques ne leur permet
plus de reconstruire leur Inodeste propriété. Cela a été le cas dans les
années 90 en raison du « Nino» qui a dévasté les terres agricoles et a
détruit une grande partie des récoltes et des terres qui se retrouvent
souvent sous l'eau. La fonnation d'un immense lac a fmi de réduire à
néant l'espoir des populations rurales et par conséquent une grande partie
d'entre elles ont migré vers les villes et à l'extérieur du pays.
La situation de l'éducation dans la province reflète la situation
nationale avec des zones rurales éloignées où, au niveau du préscolaire, il
est important d'avoir des prograffilnes non formels avec une certaine
participation de la communauté.
J'ai rendu compte dans les sections précédentes des contextes
international, national et provincial de Inon étude. Je tenterai maintenant
de dégager et de préciser les concepts théoriques qui ID'ont guidée dans
l'interprétation et l'analyse des données. Je développerai essentiellelnent
les concepts utiles pour cette contribution et j'analyserai les différences
conceptuelles dans l'étude comparative longitudinale. Le lecteur peut
consulter « L'éducation rurale à petits pas» pour de plus amples
informations (Perez, 1996).

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Pédagogies et pédagogues du Sud

3. Les concepts théoriques

3.1 L'état actuel de la question rurale en Equateur


Des intellectuels comme Rosero (1990), Chiriboga (1986) et d'autres
qui travaillent dans des centres de recherche, considèrent au niveau
méthodologique que les acteurs sociaux de la base doivent faire partie
intégrante des recherches. Dans ce type d'études, les sujets deviennent
chercheurs au Inême titre que les professionnels et participent à toutes les
étapes des projets. L'important est de trouver des solutions concrètes aux
demandes des paysans et des paysannes (construction de routes,
organisation de base, alphabétisation, formation professionnelle...). Ils
attachent une grande place au terrain et très souvent publient
conjointement avec les acteurs de la base de petits feuillets qui vont servir
aux communautés rurales.
Je relate ici une expérience enrichissante où des chercheurs comme
Rosero, des leaders syndicaux, des promoteurs et des promotrices, des
habitants des zones urbaines et rurales pauvres ont participé à la naissance
d'un mouvement qui perdure jusqu'à aujourd'hui et qui a pris de
l'importance en Equateur, le MCCH (Maquita Cushunchi, Démonos la
mano). Depuis 1986, date de sa création, le MCCH a donné la priorité à la
commercialisation des produits paysans. Cependant depuis 1989, le
MC CH a investi dans l'achat, la transformation et la distribution de grains.
Onze micro-entreprises communautaires donnent du travail à 259
personnes. Les 130 ateliers d'artisanat donnent du travail à 1482 femmes
(MC CH, 1991). La coordination des femmes, en plus d'appuyer la
production et la commercialisation de ce type d'artisanat, facilite la
fonnation sur les nécessités techniques et sociales des Inicro-entreprises
cOlnmunautaires. Dans les ateliers artisanaux COlnmedans les magasins,
dans l'administration, dans les marchés, les femmes ont un rôle important.
Dans les magasins communaux et les marchés populaires, sur dix
personnes, huit sont des femmes; à la calnpagne, trois sur dix sont des
mères de famille; dans l'adlninistration de ce projet, quatre sur dix y
participent. Avec le temps, les marchés populaires urbains ont permis
d'amplifier les interrelations campagne-ville et ont créé les conditions pour
agrandir le réseau à d'autres provinces. En ce qui concerne plus
particulièrelnent la formation, des cours ont été organisés comme par
exelnp le des cours de nutrition. Les participants ont constaté
l'hétérogénéité de leurs savoirs et savoir-faire et la distance culturelle entre
les bénéficiaires et les instructeurs: certaines cultures andines restent

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Felmnes et éducation préscolaire non formelle en Equateur

orales tandis que la connaissance occidentale est abstraite et sa


transmission se fait entre autres par l'écriture.
En 2002, ce mouvement regroupe 260 000 personnes dans 19
provinces sur 22 en Equateur. Sa philosophie basée sur la théologie de
libération privilégie toujours les relations entre les organisations rurales et
urbaines. Il continue à développer la commercialisation des produits
paysans en visant une diversification des activités, notamment
l'agrotourisme (MCCR, 2002).
Malgré ce type d'expériences, des recherches actuelles (Ander-Egg,
2001 ; Quintero, 2001) démontrent que les situations rurales diverses se
sont dégradées à différents niveaux (éducatif, par exemple) et que dans la
Sierra, les femmes paysannes sont souvent seules avec les enfants car les
maris ont Inigré aux Etats-Unis par le biais de réseaux familiaux ou
amicaux installés depuis de nombreuses années. Une autre caractéristique
est que, de nos j ours, les jeunes femmes migrent également en laissant les
enfants chez les grands-parents dans les communautés rurales. Pourtant,
les felmnes qui restent, tiennent à ce que leurs enfants soient éduqués.
Selon elles, ils apprennent des savoirs et des savoir-faire utiles pour leur
vie future. Pour cette raison notamment, les femmes appuient, selon leurs
possibilités, les centres préscolaires.

3.2 L'éducation non formelle


L'éducation familiale appartient à l'éducation informelle comme le
stipule Dasen (1987) et l'enseignement formel, en particulier l'école, essaie
de dominer non seulement l'éducation familiale Inais aussi l'enculturation.
Cet auteur rejoint le point de vue d'Althusser (1976) selon lequel l'école
véhicule la culture dominante. De nombreux pédagogues, sociologues,
économistes et ethnologues ont étudié les différences qui existent entre
l'éducation scolaire et non scolaire. Furter défmit les activités non
formelles pouvant être extrascolaires c'est à dire se situant en dehors du
champ scolaire tout en s'articulant à l'institution déjà existante. Ainsi,
l'extrascolaire « sera défini exclusivement en fonction de ce qui existe
déjà» (Furter, 1984, p. 185). Cet auteur explique par trois hypothèses
l'inflation de la demande en éducation extrascolaire :

Les systèmes éducatifs ne peuvent plus satisfaire la demande en éducation; la


bureaucratisation n'arrive plus à répondre à la demande qui change
rapidement; le développement des systèmes éducatifs ne favorise que ceux
qui sont le plus près du pouvoir et contribue à exclure ceux qui sont rejetés
(Furter, 1984, p. 161).

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Pédagogies et pédagogues du Sud

En ce qui concerne les populations défavorisées, l'apport de la


conception de Freire (1965) pour l'éducation populaire et particulièrement
pour l'alphabétisation est nnportant. Le processus de cOlTIlnunicationchez
Freire (1969) a acquis une dnnension politique pour essayer de
transformer la réalité sociale. La réflexion et l'action sont deux principes
fondamentaux pour l'auteur afm de pennettre aux plus défavorisés de
s'exprimer et de participer au processus social. Les concepts-clés comme
la conscientisation et la communication ont été adaptés à la réalité
équatorienne. Ils se reconstruisent dans chaque terrain où cette pensée est
choisie pour l'éducation populaire. Citons le cas de l'alphabétisation
radiophonique de Riobamba dirigée par l'évêque Proafio qui s'est engagé
depuis de nombreuses années dans cette voie ou l'expérience du MCCH
déjà décrite auparavant.
Même si le programme que nous étudions est appelé « non formel », il
se situe à notre avis à la charnière de deux éducations, scolaire et familiale.
Ainsi, il elnprunte des caractéristiques des deux: les promotrices sont
formées par l'Etat et sont nommées par les assemblées communautaires;
elles font appel à du matériel didactique d'Etat mais se servent du matériel
local (grains, petits bois) pour enseigner aux enfants. Par ailleurs, Furter
estÎ1ne que le non formel « nous rapproche de ce qui est élnergent, en voie
de constitution, en train de se structurer» (Furter, 1980, p. 57). Or, les
centres préscolaires ruraux ont une structure de base qui ne peut pas être
rigide car les acteurs sociaux (communautés rurales, felTIlnespaysannes)
essaient de garder une relative autonomie par rapport au programme. C'est
précisément la forme selon laquelle les acteurs sociaux règlent ou gèrent
leurs rapports au système institutionnel en place et à ses fonctionnaires qui
défmit le degré d'autonomie et donc les orientations du programme
présco~aire. Etant donné que les relations sociales dans une communauté
rurale sont complexes, il convient de situer les acteurs sociaux de ce
progralTIlne dans leur contexte. Pour cela, je me suis principalement
inspirée de la théorie de Touraine qui a travaillé en Amérique latine.

3.3 Les acteurs à la base des mouvements sociaux


En Equateur, les mouvements sociaux ont été conditionnés par des
événements historiques et éconolniques: la démocratisation du régime
politique en 1979, la crise économique des années 80 et la crise politico-
économique des années 90. Le contexte du Inouvement paysan se situe
toujours dans le changelnent de la politique agraire. Depuis les années 60

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Femmes et éducation préscolaire non formelle en Equateur

jusqu'au milieu des années 70, le thème dominant était la redistribution de


terres par la réforme agraire. Des années 70 à nos jours, l'augmentation de
la productivité dans toutes les unités agricoles est au centre des
préoccupations du pays et a engendré un mouvement paysan hétérogène.
Les revendications des paysans conscients de leurs différences au sein
même de leur mouvement ont demandé des politiques différenciées et
dirigées vers chaque groupe paysan. Rosero (1990) insiste sur le fait que
de nouveaux mouvements sociaux cherchent à revaloriser les personnes et
les communautés rurales, les organisations de base et qu'ils peuvent
engendrer des modèles de développement alternatifs COlllinele MCCH.
Ainsi, les grèves générales des années 90 en Equateur démontrent les
alliances politiques entre les classes sociales défavorisées et une classe
moyenne qui se situe notamment dans les postes publics, revendiquant
ensemble de meilleures conditions de vie quotidienne. Pour défmir l'acteur
social, nous allons nous référer à la défmition avancée par Touraine
(1984), dans son ouvrage « Le retour de l'acteur» . Pour lui, l'acteur social
est ({avant tout un citoyen, son développement personnel est inséparable
du progrès social. La liberté de l'individu et sa participation à la vie
collective apparaissent indissociables» (Touraine, 1984, p. 33). A partir
de cette défmition de Touraine et pour Inieux saisir la position de chacun
des acteurs, nous avons construit des concepts qui expriment leurs rôles
dans les centres préscolaires ruraux. Une typologie des participations des
femmes a été proposée dans la recherche initiale: une participation active
où les femmes auraient pu influencer toutes les décisions concernant les
centres préscolaires. Une participation COlllineeffet de retour impliquant le
refus des femmes par rapport à une réalité imposée par l'Etat. Une
participation selni-active où les femmes ont été sollicitées à un moment
donné du processus de décision contrôlé par l'Etat. Mais pour comprendre
le processus de participation, il a été important de partir au départ de la
conceptualisation du concept « acteur» qui s'est bien adapté sur le terrain
dans les années 80 et 90. A partir de 1997, on assiste à de nouvelles
revendications concernant les conditions des individus, qui prennent de
plus en plus conscience de l'importance du groupe. Par rapport à l'étude
initiale, je me suis intéressée faute de telnps, en 2002, à deux promotrices
de la Sierra et, j'analyserai si elles sont devenues des « sujets» selon les
deux auteurs de référence, Touraine (1992) et Freire (1965).

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4. Les promotrices: des acteurs-relais


Les promotrices des centres préscolaires ruraux non formels sont des
acteurs sociaux clés, qui opèrent au titre d'intermédiaires ou « acteurs-
relais », entre les instances directrices de l'Etat chargées de la promotion
des centres préscolaires et les communautés rurales. Cette catégorie
d'acteurs est souvent amenée non seulement à prendre part à la vie
communautaire mais aussi à assumer le rôle de leaders. Dès lors, il
convient de vérifier leur rôle social au niveau local tout en précisant leurs
rapports sociaux avec les autres acteurs. J'ai pu mener à bien des
entretiens semi-directifs avec 6 promotrices et un jeune promoteur et
raconter leur quotidien par le biais d'histoires de vie. Le retour sur le
terrain s'est déroulé environ tous les deux ans avec comme années de base
1987/1989 où j'ai construit les premières histoires de vie. Pour
comprendre les changements survenus dans leur vie quotidienne, j'ai
décidé d'analyser les différences et les snnilitudes de la situation de deux
prolnotrices dans la Sierra en 2002.

4.1 Les conditions socio-économiques des promotrices


Pour préciser le statut social des promotrices, j'ai considéré les
indicateurs suivants: le sexe, le statut civil, l'âge, l'origine de la
communauté et l'origine sociale des parents. Dans l'enquête initiale
1987/89, j'ai observé que six personnes sur sept appartiennent au sexe
félninin. Leur lnoyenne d'âge est de 29 ans à la Sierra tandis que sur la
Côte deux promoteurs sont relativement plus jeunes (entre 16 et 19 ans).
En 2002, deux promotrices restent dans leur fonction dans la Sierra et
de nouvelles personnes ont été nOlnmées dans les autres centres
préscolaires de la Sierra et de la Côte. Ce sont majoritairement des
femmes mariées d'un certain âge (40 à 60 ans).

4.2 L'appartenance des promotrices aux communautés


A cet égard, j'ai constaté que tous sans exception répondent à ce
critère: en effet, tous vivent dans les communautés. Les communautés de
la Sierra ont insisté pour que trois lnères célibataires sur 4 soient choisies.
Rappelons que les quatre vivent chez leurs parents. En ce qui concerne la
Côte, les localités ont privilégié deux jeunes gens (19 et 16 ans) et une
veuve.
En 2002, ce critère continue d'être prépondérant puisque le Ministère
des affaires sociales a repris en grande partie les objectifs du programme
initial. Au niveau de la Sierra, les deux anciennes promotrices sont

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Femmes et éducation préscolaire non fonnelle en Equateur

toujours des mères célibataires et les autres sont des femmes mariées avec
une absence constatée des maris migrants sur la Côte ce qui n'était pas une
des particularités dans la recherche initiale.

4.3 L'emploi des promotrices


Au niveau de l' el11ploi, les promotrices travaillaient à mi-temps, et
c'est encore le cas aujourd 'hui où les centres préscolaires ont une fonction
de garderie. Le salaire de l'époque n'était pas suffisant pour vivre, et cette
caractéristique se conflnTIe de nos jours où les promotrices ont des
situations professionnelles annexes comme le tissage du chapeau de paille
dans la Sierra et la vente de produits agricoles dans les marchés de la
capitale de la province alors que sur la Côte, elles n'exerçaient pas d'autres
activités rémunérées en dehors des tâches l11énagères quotidiennes. Ce
n'est plus le cas aujourd'hui pour un certain nombre de femmes de la
Côte.
J'ai souligné l'importance que revêt le salaire perçu par la promotrice
car, si minime soit-il, il représente une entrée fixe chaque mois. Le statut
économique ajouté au niveau d'instruction plus élevé des promotrices sont
de nature à engendrer des relations de pouvoir dans les cOmIl1unautésentre
les acteurs intennédiaires et les femmes paysannes. Actuellement, cette
relation quelque part de « dominant/dominé» reste une spécificité
notamment dans la fonction s)'111boliquedu statut de promotrice.
Quand je suis retournée sur le terrain pour présenter les résultats de la
recherche, j'avais précisé qu'il serait important de fonner deux
promotrices au moins par localité pour essayer de casser cette
prédominance d'une personne sur le reste du groupe. Cette
reco111111andation a été suivie au début des années 90 mais abandonnée en
raison de la forte migration des jeunes femmes à l'étranger et des
difficultés économiques rencontrées par le progral11111e.
Mais regardons d'un peu plus près les témoignages de prol11otrices
pour mieux comprendre la vie familiale et communautaire. Le lecteur
trouvera uniquement les témoignages de deux promotrices de la Sierra qui
montrent les différences temporelles entre les situations passée et présente.

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5. Les histoires de vie des promotrices: à la redécouverte


de leur vie en 2002

5.1 Nuve

Nuve en 1987
Nuve vit avec sa mère. Elle est l'aînée de la famille. Elle se rappelle
quand elle était petite où dans la maison, les grands-parents, les oncles, les
tantes, les cousins et cousines vivaient tous ensemble. C'était une grande
maison en terre battue qui, après la mort des parents a été divisée. La
famille de Nuve s'est retrouvée avec trois pièces disponibles. Les autres
membres ont occupé le reste mais comme cela ne suffisait pas, des cousins
sont partis à la Côte chercher du travail comme journaliers agricoles et
puis d'autres sont partis pour les Etats-Unis. Ils ont tout vendu pour
pouvoir payer leur voyage clandestin. Ils sont à Chicago: deux travaillent
au noir dans une usine de textiles, trois font la plonge dans des restaurants.
Ils vivent tous ensemble, ils partagent le loyer d'un petit appartement.

Nuve en 2002
Nuve est nostalgique par rapport à son enfance mais ne regrette pas
d'être restée. En réalité, sa situation s'est alnéliorée car les frères envoient
de l'argent des Etats-Unis, un peu chaque tTIois(200 dollars, quelques fois
300) lnais Nuve raconte qu'avec la dollarisation de l'économie, tout a
énormément augmenté. Elle n'a plus de contact avec le père de sa fille qui
a grandi et qui va passer son eXalTIende secondaire II l'année prochaine.
Nuve a de fortes aspirations concernant les études de sa fille. Elle veut
qu'elle fasse l'université et soit une professionnelle digne de ce nom. Elle
travaille toujours pour la communauté, elle est toujours aussi dynamique.
Les Noëls sont durs: peu de gens de sa génération reviennent au village,
alors elle organise des fêtes de Noël pour les femmes de sa cOlmnunauté
qui, COlIDneelle, restent seules. Elle tisse touj ours le chapeau de paille
mais fait partie d'une association du MCCH. Elle a été enrôlée par une de
ses connaissances de Cuenca.
Nuve a finalement passé son diplôlne du secondaire supérieur. Elle en
est fière. Son acharnement a payé. Elle insiste sur le fait que l'éducation
est essentielle mêlne pour les felnmes analphabètes ou celles qui n'ont pas
terminé l'école primaire. Alors elle donne des cours d'alphabétisation à
ses consœurs qui veulent apprendre. Elles sont 7, plutôt d'un âge avancé

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FelTIlnes et éducation préscolaire non fonnelle en Equateur

(40 à 60 ans). Elle parle de la méthode d'alphabétisation d'un certain


brésilien dont elle ne se souvient plus le nom mais qui a su tenir compte de
la vie quotidienne des paysans. Elle retrouve fmalement son nom: Freire.
Elle continue ses sermons, car l'alcoolisme reste toujours un recours
contre la solitude des femmes paysannes. De sa propre initiative, un soir
par semaine, au centre préscolaire, elle discute de ce problème avec les
femmes de la communauté. Et puis, Nuve a rejoint le MCCR dont elle
participe aux réunions à Cuenca. Elle trouve ce mouvement nécessaire et
utile. Finis les intermédiaires qui taxaient les villageois et qui revendaient
les chapeaux de paille 2 à 4 fois plus chers à Cuenca. Elle parle librelnent
des effets néfastes de la mondialisation, emblème des pays capitalistes,
dit-elle. Tout a augmenté, les jeunes sont partis car il n'y a pas de travail
dans les COlTIlTIunautés ou peu.
Comme il ne reste que des femmes, des vieux et des enfants dans la
communauté, les travaux communautaires, le dimanche, continuent. En
fait, pour les travaux agricoles, les paysannes font venir un homme d'une
autre communauté pour aider dans les champs. Les enfants petits et grands
aident beaucoup leur mère en l'absence des hommes.
Elle relève néanmoins que le maire est un homme alors que cela
devrait être une femme, d'après elle, car elles sont la majorité. Les
discussions dans la communauté sont âpres, car Nuve se sent soutenue par
le MCCR qui a développé des cours de formation de toutes sortes pour les
femmes (comptabilité, cours d'alphabétisation, représentation politique
des femmes...).

5.2 Clara-Inés

Clara-Inés en 1987
En 1987, Clara-Inés a 35 ans. A 20 ans, elle se lie avec un hOlnrne de
son village qui part pour chercher fortune aux Etats-Unis. Elle reste seule
avec sa fille et sa mère. Son père est lui aussi parti et il n'est pas rentré. De
temps en telnps, une carte postale de New York donnant des nouvelles. Il
était considéré COlTIlneun notable dans son village et puis un jour comme
bien d'autres, il entend parler de New York. Il vend ses terres, sans en
parler à sa feffi1ne,pour payer le voyage, et part en laissant à son épouse la
maison et un petit terrain autour de la demeure. Depuis que le chef de
famille est parti, le statut social de la falnille s'est dégradé. Clara-Inés a
accepté de s'occuper du centre infantile car un salaire de plus servira aux

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dépenses des siens et cOlnme elle aime les enfants, elle accepte la
proposition de devenir promotrice.

Clara-Inés en 2002
Elle vient d'avoir 50 ans. Toute une vie dédiée à la communauté. Sa
mère est morte et Clara-Inés continue l' anunation du centre préscolaire.
Elle est déprimée et regrette son passé. Son niveau de vie ne s'est pas
arrangé avec la dollarisation. Une catastrophe selon elle avec une
augmentation des coûts des produits de première nécessité. Sa vie n'a pas
beaucoup changé. Elle continue son potager et élève quelques animaux de
ferme qu'elle vend au marché. Le train-train quotidien est bien là et le
dimanche tous ceux qui restent vont à la messe. Les travaux
communautaires permettent aux femtnes essentiellement de parler de leurs
problèmes et de leurs soucis face à cette solitude qu'elles redoutent.
L'unique consolation est que sa fille a terminé ses études secondaires.
Le temps a passé et elle s'entend mieux avec la famille de sa Inère. Les
cousins ont Inêlne envoyé quelques dollars pour que sa fille puisse
continuer les études. Elle est très reconnaissante. Clara- Inés parle
librement de ses voisins qui sont partis à New York. Certains d'ailleurs
sont revenus pour construire des maisons en cunent, de grandes maisons
avec un confort important. Ceux-là ont réussi leur vie, en tous les cas, ils
auront peut-être une vieillesse heureuse.
Avec ces témoignages, les relations sociales complexes qui existent
dans les familles et dans les localités sont Inises en exergue. La mobilité
sociale peut être relevée dans ces histoires de vie, où des membres de la
famille partent ailleurs tenter leur chance. Si les possibilités de rentrer
pour les fêtes de village se présentent, ils reviennent passer quelques jours
chez eux, Inais pas tous, et en tous les cas pas ceux qui vivent aux Etats-
Unis.
Si les prolnotrices de la Sierra étaient plus dociles par rapport aux
acteurs-décideurs des comtnunautés, de l'église et de l'Etat en 1987, ces
deux felrunes ont opéré des changements dans leur position et
revendiquent beaucoup plus fermement le droit à l'éducation pour les
enfants et les femmes paysannes. Ce qui a aussi changé, c'est
l'urbanisation de ces zones rurales qui, grâce aux voies de communication,
ne sont plus si éloignées de la capitale de la province, Cuenca. Certaines
familles des paysannes qui ont migré depuis les années 80 ont réussi à
supporter mieux que d'autres la dollarisation et l'augmentation des coûts
des produits de prelnière nécessité, ainsi que le transport. La dégradation

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Femmes et éducation préscolaire non fonnelle en Equateur

des centres préscolaires est importante et ils manquent de lnatériel


didactique. Malgré cette constatation, les centres demeurent des lieux de
rencontre et de discussion des femmes paysannes qui restent dans ces
communautés.

6. Conclusion
En somme, il existe donc toute une série de compromis entre les
différents acteurs impliqués directement ou indirectement dans la vie des
centres préscolaires. La participation et le comportement des prolnotrices
évoluent dans le temps en fonction des relations qu'elles nouent avec les
autorités locales. Avec les autorités administratives, les promotrices ont
une participation semi-active coopérative. Elles sont attentives à ces
autorités car elles peuvent être leurs alliées dans les moments difficiles.
Avec les autorités éducatives, la participation est semi-active
conflictuelle: les promotrices s'allient avec les autres autorités locales et
les mères de falnille pour essayer de trouver des solutions aux conflits qui
les opposent notamment dans certaines communautés. Grâce à leurs alliés,
elles maintiennent leur poste de promotrice auquel elles tiennent. Avec les
autorités ecclésiastiques, la participation selni-active coopérative est
présente car les promotrices écoutent les conseils de ces autorités qui ont
un rôle important dans les communautés. Elles participent aux associations
où les curés des paroisses sont souvent présents surtout à la Sierra.
En 2002, les revendications des promotrices sont beaucoup plus
appuyées. Elles disent donner leur point de vue sur tout ce qui a trait aux
centres. La participation des promotrices reste à lnon sens semi-active car
les autorités continuent à contrôler les centres et essaient d'influencer les
prolnotrices. Les autorités religieuses gardent en 2002 une importance et
sont représentées souvent dans la Sierra plutôt par une église dite
conservatrice et sur la Côte, une église émanant de la théologie de la
libération.
Pour ce qui est des rapports sociaux que les prolnotrices et le
promoteur entretiennent avec les autres acteurs dans la recherche initiale,
les acteurs intennédiaires ont des relations de pouvoir avec les felTIlnes
paysannes et des relations de subordination avec les autorités locales dans
les six communautés. Ces acteurs sont donc bien des acteurs-relais, qui
selon les circonstances, essaient de gérer une situation difficile,
conflictuelle ou coopérative, dans la mesure où ils doivent garantir et
effectuer les directives de l'Etat et cOlnprendre les attentes des femmes
paysannes dans les cOlnmunautés rurales. Cette constatation reste valide

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Pédagogies et pédagogues du Sud

en 2002. Force est de constater que les centres préscolaires non formels
ont du mal à fonctionner. Pourtant, les femmes paysannes et les
promotrices font tout ce qu'elles peuvent. Le développement de
l'éducation préscolaire non formelle semble être une solution pour le
Ministère des affaires sociales tout comme elle l'était dans les années 80.
Il est évident que l'Etat équatorien privilégie l'éducation de base pour
tous, étant donné que le préscolaire reste un sous-système éducatif peu
privilégié. Pourtant, la réalité subsiste: les communautés rurales se vident
et les habitants partent pour l'étranger par le biais de réseaux. La
générosité des membres des communautés pour le bien-être de leur
localité est présente dans bien des cas et certains centres préscolaires
reçoivent des donations des migrants issus des communautés, mais elles
sont insuffisantes pour garantir une éducation préscolaire de qualité selon
les normes internationales. Ainsi, la typologie de Carnoy développée au
niveau international se conflnTIe partiellement au niveau national et local.
L'Equateur fait partie des Etats qui ont diminué le budget de l'éducation.
La situation démontrée dans le contexte politico-économique montre la
dégradation des relations politiques et publiques. Ce pays ne considère pas
l'éducation préscolaire non formelle comme une priorité urgente
notamment dans les zones rurales: le non formel est moins cher que le
formel car les promotrices n'ont pas de diplômes reconnus. En termes du
marché du travail, le pays fonctionne actuellement grâce à l'apport
fmancier des équatoriens de l'extérieur. Quant à la fracture numérique,
elle est présente dans ces COlTIlTIunautés rurales où l'accès aux nouvelles
technologies est rare voire inexistant. Par contre, les promotrices sont plus
conscientisées, au sens de Freire et de Touraine, aux enjeux de l'éducation
des plus jeunes. Elles opèrent un changement et deviennent des sujets
grâce en particulier à leur participation à des lTIOUVements sociaux de base
syndicaux et autres: avec les années, elles se sentent plus libres
d'intervenir là où il est possible de le faire ce qui n'était pas le cas dans les
années 80.

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Felnmes et éducation préscolaire non fonnelle en Equateur

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R.C. Mishra

L'éducation des enfants tribaux en Inde

Ce chapitre décrit quelques défis Inajeurs de l'éducation des enfants


tribaux 1 en Inde. Le contexte des populations tribales en Inde est décrit
brièvement, et les caractéristiques culturelles et psychologiques des
enfants tribaux sont examinées dans le but d'analyser comment elles
pourraient être utilisées pour faire face à ces défis. Les thématiques
principales concernant l'éducation des enfants tribaux en Inde sont traitées
en détail, les stratégies utilisées par les gouvernements au niveau fédéral et
à celui des Etats sont discutées et évaluées de façon critique. L'auteur
défend la thèse que les problèmes de l'éducation des enfants tribaux en
Inde sont très différents de ceux que rencontre l'éducation des autres
groupes culturels de la société indienne. Pour promouvoir une
participation effective des enfants tribaux dans le système éducatif, il
faudra mettre au point et appliquer un programme éducatif culturellement
approprié, écologiquement valide et économiquement viable.

Le contexte tribal en Inde


L'Inde est une société culturellement diverse dans tous ses aspects. Un
grand nombre de groupes ethniques, religieux et linguistiques constituent
la mosaïque culturelle du pays. Ces groupes diffèrent beaucoup dans leurs
caractéristiques socio-culturelles. Cette diversité pennet aux chercheurs
indiens d'effectuer des recherches interculturelles comparatives, alors que
leurs collègues d'autres lieux (p. ex. en Europe ou aux Etats-Unis) doivent
se déplacer loin, souvent dans d'autres pays, pour leurs recherches. Panni
ces groupes sociaux, certains représentent les groupes dominants alors que

1 On désigne en anglais indien les groupes et les personnes qui font l'objet de cet article de
« tribals » ; par commodité, j'ai décidé de reprendre ce terme, même s'il n'est pas d'usage
courant en français (note du traducteur).
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L'éducation des enfants tribaux en Inde

d'autres sont à la périphérie, essayant d'entrer (ou étant poussés à entrer)


dans l'orbite de la société lnajoritaire.
Cette société majoritaire et dominante en Inde est caractérisée par un
système de castes (traditionnellement appelé varna), une stratification
verticale inconnue ailleurs dans le monde. Tout en haut de l'échelle sont
les brahn1anes, alors que les ksatriya, vaisya et sudras occupent
respectivement les échelons inférieurs. Les derniers, les sudras, sont
maintenant désignés de « scheduled castes» (SC), parce qu'ils ont été
désignés dans la Constitution du pays pour profiter pendant un certain
telnps de privilèges spéciaux. Ils représentent environ 15% de la
population totale du pays.
Les populations dites tribales constituent un groupe en dehors de ce
système de castes. On les désigne communélnent comme Adivasi, ce qui
signifie indigènes, ou premiers habitants du pays. La majorité vit dans des
régions isolées, naturellement boisées, et souvent dans des collines. De ce
fait, ils sont aussi appelés Vanbasi (habitants de la forêt). Dans la
Constitution, ces groupes sont désignés anusuchit j ajati ou « scheduled
tribes» (ST), et ils profitent de privilèges COlnme les SC. Ils sont
similaires à des populations indigènes dans d'autres parties du monde.
Il convient de noter que la notion de « tribu» n'est pas définie
légalement dans la Constitution indienne. De ce fait, il y a de nombreuses
controverses sur l'utilisation de ce terme pour désigner les groupes qui
nous concernent. A remarquer que Maffesoli (1996) argumente que nous
faisons tous partie, d'une certaine façon, de groupes tribaux! Selon
l'article 342 de la Constitution indienne, les ST représentent les tribus ou
communautés tribales qui sont ainsi désignés par le Président. Cela
signifie que la liste actuelle des groupes tribaux ne peut pas être
considérée comme défmitive. Les recenselnents de population ne listent
que les groupes tribaux ainsi désignés au moment où ils ont lieu. Les
données indiquent que l'Inde a la population indigène la plus importante
du monde. Selon le recensement de 1991, la population tribale en Inde
cOInportait environ 67,8 millions de personnes, soit environ 8 % de la
population totale. Ces données ne comprennent pas le Jammu et Kashmir
où le recensement de 1991 n'a pas pu avoir lieu. La population tribale
varie énormément d'un Etat à l'autre. La population la plus importante se
trouve dans le Madhya Pradesh non divisé (environ 16,4 millions) suivi de
l'Orissa (7 millions) et le Bihar non divisé (6,6 millions). La proportion la
plus grande par rapport à la population totale d'un Etat se trouve au
Mizoram (95 %), suivi de Nagaland (88 %), Meghalaya (85 %) et
Arunachal Pradesh (64 %) dans la partie nord-est du pays. Parmi les

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Pédagogies et pédagogues du Sud

territoires de l'Union, Lakshadweep (des îles à l'ouest du Kerala)


comprend 93 % de population tribale, et Dadra Nagar Haveili (au Gujarat),
79 %.
De façon générale, les populations dites tribales en Inde correspondent
à des groupes de personnes qui (1) se désignent eux-mêmes COlTIlne
indigènes sur un territoire, (2) habitent généralement des régions de
collines et de forêts, (3) vivent presque exclusivetnent d'une économie de
subsistance, (4) respectent des pratiques religieuses et culturelles
traditionnelles, (5) se réclament d'ancêtres COlTIlnuns,et (6) ont de forts
liens intra-groupe. Dans la pratique, les populations tribales correspondent
à une catégorie défmie au niveau fédéral et reconnue au niveau local. Dans
certaines recherches psychologiques, elles sont aussi identifiées sur la base
d'une identité tribale marquée, comme les autres groupes ethniques dans
une société multiculturelle.
Il est vrai que la population tribale ne fonne pas un groupe homogène,
mais la majorité a gardé sa culture et son identité traditionnelles malgré les
influences historiques et culturelles qu'elle a subies dans les décennies
passées. Encore aujourd'hui, les populations tribales représentent les
groupes les plus négligés de la société indienne (Sivanand, 2001). Les
gouvernements au niveau fédéral et des Etats ont introduit une série de
programmes de développement pour induire des changements dans
différents aspects de leur vie, qui les touchent au niveau du groupe et au
niveau individuel. Néanmoins, la participation des populations tribales
dans ces programmes a été très diverse selon les endroits du pays.
Sur la base de différents indicateurs de développement socio-
économique et de transfonnations culturelles de leur mode de vie, les
populations tribales ont été classifiées de façon diverse. Une classification
basée sur les activités économiques les situe dans quatre catégories, soit
chasse et cueillette, agriculture ruditnentaire, agriculture avec irrigation, et
elnplois industriels et urbains. Ces dernières années, de nombreuses
personnes de groupes pratiquant l'agriculture avec irrigation se sont mis à
faire du commerce ou ont obtenu des elnplois rémunérés dans différentes
organisations. Ces personnes sont très différentes de celles qui pratiquent
encore le mode de vie traditionnel, car elles ont adopté de nombreuses
caractéristiques culturelles et psychologiques d'autres groupes. Elles
participent aux sphères politiques, économiques, religieuses et éducatives
plus ou moins comme les membres de la population générale. Par contre,
les groupes pratiquant encore la chasse et la cueillette (p. ex. Birhor) ou
l'agriculture rudimentaire (p. ex. Asur) n'ont été que peu influencés par
d'autres groupes ou par les progralTIlnes de développement. Ces groupes

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L'éducation des enfants tribaux en Inde

sont parfois désignés de tribus « primitives» ou « retardées»


(( backward») non seulement par d'autres groupes mais aussi dans les
documents officiels. Ce sont ces groupes qui sont les cibles principales des
programmes d'éducation et de développement du gouvernement, mais ils
montrent une très faible participation à ces programmes et aux activités
économiques plus larges.
Les gens ont généralelnent une opinion négative des populations
tribales. Même dans des écrits académiques ou des documents officiels,
des termes COlnme « culture prnnitive », « retard éducatif»,
« culturellelnent retardés» et même «déficits intellectuels» ont souvent
été employés. Ces expressions suggèrent que les populations tribales
seraient culturellement inférieures, frustes au niveau comportemental et
sous-développées intellectuellement en comparaison avec d'autres
groupes. Ces préjugés sur les populations tribales n'ont aucune base
logique ni empirique. Les points forts de la culture et de la vie des
populations tribales sont ignorés par les gens qui ne les connaissent pas de
près. De ce fait, la plupart des jugements évaluatifs qui en sont faits ne
reflètent que les perceptions stéréotypées de la population majoritaire.

Le statut éducatif des populations tribales en Inde


Quelques informations sur le statut éducatif des populations tribales
peuvent être obtenues dans les données des recensements. Le premier
recensement, en 1951, ne donnait aucune infonnation sur le taux
d'alphabétisation des populations tribales, mais dans les recensements
ultérieurs on trouve les taux d'alphabétisation non seulement de la
population générale, mais aussi des SC et ST. Ces données indiquent que
ce taux a triplé entre 1961 et 1991 (de 8% à 23,60/0)pour les populations
tribales et quadruplé si on ne considère que les femmes (de 3,9% à
14,5%). Malgré cet accroissement, les populations tribales ont un taux
d'alphabétisation plus bas que la populations générale (52%) et que les SC
(30%), l'autre groupe identifié comme désavantagé dans la société
indienne. Panni les populations tribales, le taux est plus bas dans les zones
rurales (21,8%) qu'urbaines (46,4%). Les chiffres indiquent aussi de
grandes disparités entre les régions et entre les différents groupes tribaux.
Par exemple, le taux est plus fort pour les Naga que pour les autres
groupes, mais très bas pour les Bhil du Rajasthan ou les Santals du Bihar,
alors que ce sont tous des groupes numériquement importants.
Les données du recenselnent de 1991 indiquent que les taux
d'inscription à l'école primaire sont presque identiques à d'autres groupes

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Pédagogies et pédagogues du Sud

de la population. Pour les garçons des groupes tribaux, ce taux (125,6%0)


est m~me légèrement plus fort que pour les SC (121,4%0) ou la population
générale (115,3 %0).La situation change de façon décisive entre la 6ème et
la 8èmeannée scolaire, où on trouve moins d'enfants tribaux à l'école que
dans d'autres groupes, ce qui indique que le système scolaire n'arrive pas
à retenir ces élèves. Le fort taux de déperdition scolaire est une
caractéristique de l'éducation tribale même de nos jours. S'assurer de
l'inscription de ces élèves à l'école a été le but majeur des programmes
d'universalisation scolaire ces dernières années; de ce fait, la majeure
partie des enfants sont maintenant inscrits dans une école ou dans une
autre, même si beaucoup d'entre eux n'y ont jamais fait acte de présence.
Une grande partie de ceux qui ont commencé l'école ne la trouvent pas
attirante et décident de la quitter assez rapidement. Comment éviter la
déperdition scolaire est un défi majeur pour les autorités scolaires, qui
essayent diverses façons de fidéliser les élèves (bourses, fourniture
gratuite de livres et d'uniformes, repas de midi, etc.). Malheureusement
ces programmes n'ont pas rencontré beaucoup de succès notamment à
cause de leur lnauvaise organisation.

Etudes psychologiques avec des enfants de groupes


tribaux
Les effets sur le développement d'aptitudes ou de compétences
cognitives des activités quotidiennes et l'expériences de socialisation
d'enfants de populations tribales ont été rapportés dans plusieurs écrits
(Mishra & Sinha, 1998; Singh & Jabbi, 1995). Malgré ces descriptions
favorables, de nombreuses personnes, y compris des enseignants,
expriment des doutes quant aux aptitudes scolaires de ces enfants. Ils
pensent qu'ils ne sont pas aussi éducables que des enfants d'autres
groupes. De ce fait, un certain nombre d'études, en particulier
psychologiques, ont entrepris de documenter les facteurs de personnalité et
les caractéristiques cognitives de ces enfants, dans différents contextes.
Ces études empiriques nous pennettent de mieux cOlnprendre la vie
psychique de ces enfants.
De façon générale, les études avec les enfants de populations tribales
ont essayé de mesurer des perfonnances dans les contextes scolaires et
d'exalnens psychologiques. Puisque ces études nous informent sur les
capacités cognitives de ces enfants, nous allons les examiner en détail
avant de revenir sur les défis éducatifs.

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L'éducation des enfants tribaux en Inde

Les études menées dans le cadre scolaire portent en général sur les
notes dans les différentes disciplines d'enseignement. En comparaison
avec d'autres groupes, les résultats montrent en général de mauvaises
performances. Singh (1996) et Singh et Jayaswal (1981) ont attribué ces
mauvaises performances à des facteurs familiaux comme le bas niveau
d'éducation, d'occupation et de revenu des parents, et de façon générale
aux caractéristiques déficitaires du milieu falnilial et communautaire. Ils
décrivent des attitudes négatives des parents face à l'école, peu d'aide de
la part des parents dans le travail scolaire, et des modes d'interaction entre
parents et enfants qui ne favorisent pas le succès scolaire. Des niveaux de
motivation bas et un concept de soi déficient ont également été considérés
COmInedes facteurs dans les mauvaises performances scolaires.
Ces études ne fournissent aucun signe de déficience cognitive ou
intellectuelle chez les enfants de populations tribales, mais attribuent les
mauvais résultats scolaires à des facteurs familiaux, sociaux, économiques
et motivationnels (Sinha & Mishra, 1997). Les parents manquent de
motivation pour envoyer les enfants à l'école, et ils interagissent avec eux
dans la vie quotidienne d'une façon qui ne les encourage pas à participer
au processus scolaire. Al' école, on leur enseigne des savoirs (p. ex.
linguistiques, mathématiques) qui sont très éloignés de la réalité
quotidienne. Aucun effort n'est entrepris pour lier les Inatières scolaires à
des connaissances et aptitudes qui sont valorisées dans la culture de ces
enfants (p. ex. les compétences manuelles, la différenciation perceptive).
Ces facteurs créent un contexte dans lequel la scolarisation se révèle
inintéressante aussi bien pour la cOlnmunauté que pour les enfants. Selon
Sinha et Mishra (1997), encourager des motivations appropriées, des
styles d'interaction entre parents et enfants à la maison, et l'utilisation
d'aptitudes valorisées par les groupes tribaux permettrait d'assurer une
performance scolaire plus optimale.
Il y a de nombreuses études utilisant des tests psychologiques, mais
peu d'entre elles ont utilisé des instruments dans lesquels les situations
réelles de la vie des enfants tribaux trouvent une place adéquate. Il faudrait
que le contenu des tests reflète de façon fidèle le contexte naturel des
enfants et que les fonctions étudiées correspondent à celles qui sont
utilisées dans les contextes familiers et les activités quotidiennes. De telles
études lnontrent que les aptitudes cognitives des enfants tribaux peuvent
être mesurées, évaluées et comprises de façon valide en exalninant leur
fonctionnalité et leur utilité dans la vie quotidienne. Des aptitudes comme
la différenciation perceptive, les processus d'apprentissage et la
mélnorisation, les conservations (selon la théorie de J. Piaget), et

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Pédagogies et pédagogues du Sud

l'orientation spatiale ont été étudiées dans les recherches que nous allons
passer en revue rapidement.

La différenciation perceptive
Dans une étude déjà ancienne, Sinha (1979) a travaillé avec deux
sous-groupes de la culture Birhor au Bihar (dans la partie actuellement
nommée Jharkhand). Un de ces groupes lnenait une vie de chasseurs-
cueilleurs, alors que l'autre avait fait la transition vers une vie sédentaire
et l'agriculture. L'étude comprenait également le groupe tribal Oraon
pratiquant l'agriculture depuis longtemps. Un test de figures encastrées
mis au point par Sinha (1978, 1984) dans le contexte indien, le Story
Pictorial Embedded Figures Test (SPEFT), a été utilisé avec des garçons et
des filles de 8 à 10 ans dans chacun de ces trois groupes. Le SPEFT
s'inspire du CEFT (Children's Embedded Figures Test); des stimuli
familiers (p. ex. des écureuils, serpents, ou papillons) sont cachés dans des
paysages naturels (p. ex. forêt, jardin). Les résultats ont montré que les
enfants du groupe de chasseurs-cueilleurs réussissaient à trouver
significativement plus de figures encastrées que les enfants des groups
d'agriculteurs. Dans une autre étude, Sinha (1980) a cOlnparé des enfants
de groupes tribaux et non-tribaux dans le but d'étudier l'effet du genre. La
différence entre garçons et filles n'était pas statistiquement significative
dans l'échantillon tribal, alors que les garçons avaient un net avantage sur
les filles dans le groupe non-tribal, dans les groupes d'âge 4-5, 7-8 et 9-10
ans. Ces résultats montrent que les chasseurs-cueilleurs ont une meilleure
différenciation perceptive que les agriculteurs.
G. Sinha (1988) a étudié les effets de la scolarisation et de l'exposition
à un environnement industriel et urbain sur la différentiation perceptive
d'enfants du groupe tribal Santal. Les effets attendus de ces variables sur
les scores au SPEFT (une plus grande différenciation dans les échantillons
d'enfants scolarisés, et de milieux urbain et industrialisé) ont été
confmnés, l'industrialisation étant le facteur le plus important. L'effet plus
atténué de la scolarisation a été attribué à la mauvaise qualité des écoles
dans la région des Santals; non seulelnent ces écoles ne fonctionnaient pas
régulièrelnent parce que les enseignants étaient souvent absent, lnais la
qualité de l'enseignement et du contexte d'apprentissage étaient égalelnent
déficiente et fonctionnellelnent inefficace.
Mishra, Sinha et Berry (1996) ont effectué une recherche de grande
envergure dans l'état de Bihar (actuellelnent Jharkhand), en travaillant
avec des enfants Birhor (chasseurs-cueilleurs), Asur (sédentarisés

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L'éducation des enfants tribaux en Inde

récemment, et vivant d'une économie mixte de chasse, cueillette et


agriculture) et Oraon (agriculteurs de longue date). Dans chaque groupe,
l'échantillonnage s'est fait en tenant cOlnpte de mesures objectives et
subjectives d'acculturation (contact avec la société dominante). La
familiarité avec la situation de tests a également été évaluée. Le style
cognitif a été examiné à l'aide des tests SPEFT, TEFT (test tactile de
figures encastrées) et Blocs de Kohs.
Les effets de l'écologie et de l'acculturation sur les performances
cognitives étaient conformes aux prédictions. Les chasseurs-cueilleurs
étaient cognitivement plus différenciés que les agriculteurs. L'interaction
entre contexte écologique et acculturation était visible surtout dans le
groupe Oraon. Même si la familiarité avec la situation de tests était un
prédicteur important des performances, elle ne masquait pas l'effet de
l'adaptation éco-culturelle à long terme. Mishra et Mishra (sous presse)
ont obtenu des résultats similaires dans une autre étude avec des enfants de
chasseurs-cueilleurs, d'agriculteurs et de salariés dans le groupe Tharu
dans la région septentrionale de l'Himalaya.
Dans une étude d'enfants non-scolarisés du groupe Birjia au
Jharkhand, Mishra (1996) a trouvé que certains enfants entrent dans la
forêt alors que d'autres restent au village; les premiers s'éloignent ainsi
d'avantage de leur Inaison et effectuent également plus d'activités
autonomes. Les résultats ont montré qu'ils réussissaient mieux que les
seconds à deux tests de différentiation perceptive, le SPEFT et le Indian-
African EFT (Sinha, 1984), ce que l'auteur attribue à l'écologie de la forêt
qui offre plus de possibilités d'exploration et requiert une plus grande
différentiation perceptive.
Ces résultats démontrent la qualité adaptative des processus cognitifs.
Ils suggèrent que les aptitudes développées par les individus sont liées de
façon significative à leur utilité et à leur fonctionnalité dans des contextes
culturels et écologiques différents.

Mémoiré et apprentissage
Ces processus jouent un rôle important dans nos vies. Il est vrai que
nous n'apprenons et ne nous souvenons pas de tout ce que nous
rencontrons dans ce monde, mais seulement de ce qui paraît important
pour vivre de façon efficace dans notre milieu. Le milieu dans lequel
vivent les populations tribales est très différent du nôtre, de même que les
exigences de ce milieu. On peut donc s'attendre à trouver plusieurs
différences entre les enfants de groupes tribaux et non-tribaux à la fois

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Pédagogies et pédagogues du Sud

dans la façon d'apprendre et de mémoriser et le contenu de ce qui est


appris et retenu en mémoire. Les difficultés d'apprentissage décrites chez
les enfants tribaux dans les contextes scolaires semblent refléter un biais
ethnocentrique. Les chercheurs n'ont pas souvent essayé d'étudier les
contextes non-scolaires d'apprentissage, mais quand ils en tiennent
compte dans les tâches et situations de test, les déficiences supposées des
enfants tribaux disparaissent souvent.
Shukla (1991) et Mishra, Shukla et Mishra (1999) ont étudié les
processus d'apprentissage et de mémorisation chez des enfants Tharu dans
une région septentrionale de l'Himalaya indien, et ont comparé leurs
perfonnances à celles d'enfants SC et non-SC. Les enfants devaient se
rappeler de listes de mots apparentés phonétiquement ou
conceptuellement, ou de mots non apparentés. Dans ces deux dernières
conditions, les enfants Tharu avaient de moins bonnes perfonnances que
ceux des autres groupes, mais avec les mots apparentés phonétiquement,
ils avaient une performance légèrement meilleure et surtout utilisaient
significativement plus des stratégies mnémoniques de regroupement. Ce
résultat pourrait être dû aux pratiques culturelles de chants et de danses,
qui sont surtout basées sur des principes rythmiques, et qui forment une
partie importante de la vie culturelle des Tharu, et sont admirés et
valorisés dans cette communauté. Depuis le plus jeune âge, les enfants
Tharu sont socialisés dans ces pratiques artistiques par leur participation
régulière aux activités des adultes. Ainsi, les enfants sont exposés à un
milieu culturel où l'attention aux qualités rythmiques des stimuli est
indispensab le. Cette expérience prédispose les enfants Tharu à utiliser
leurs processus cognitifs dans la tâche qui demande le maniement des
caractéristiques phonétiques des mots, et sert d'aide à l'apprentissage et à
la mémorisation.
D'autres études montrent que les enfants de populations tribales
peuvent avoir une mémoire fabuleuse dans certains domaines. Mishra et
Singh (1992) ont cOlnparé la performance mnémonique d'enfants Asur du
lharkhand en utilisant une tâche culturellement appropriée spécialement
mise au point pour ces enfants. Les questions portaient sur la localisation
d'images d'objets et sur la formation de paires de ces images. Les enfants
se souvenaient spontanément mieux de la localisation que des paires. Les
auteurs ont attribué ce résultat au fait que les Asur ont I'habitude de se
déplacer la nuit sans lalnpes ou autres sources de lumière. Cela les oblige à
placer différents objets dans des lieux spécifiques de leur domicile, et de
s'en souvenir, pour les retrouver facilement même dans le noir. De telles
pratiques quotidiennes les prédisposent à apprendre et à se souvenir mieux

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L'éducation des enfants tribaux en Inde

de la localisation d'objets que de la formation de paires. Ainsi, des


instructions supplémentaires n'ont eu de l'effet que sur la mémorisation
des paires d'images.
Les recherches dans ce domaine montrent que les aptitudes qui sont
fonctionnellement importantes dans la vie culturelle d'un groupe sont
développées à un haut niveau, et se Inanifestent dans les résultats de tests.

Les conservations
Les recherches qui suivent la tradition piagétienne indiquent que les
enfants acquièrent progressivement l'aptitude à conserver les propriétés de
différents objets. La conservation des quantités, du poids, du volume ou de
concepts spatiaux a été étudiée plus particulièrement dans les contextes
tribaux indiens. Une mauvaise performance de la part d'enfants de groupes
tribaux a été rapportée souvent (voir Mishra, 1998) et de nombreux
chercheurs ont estimé que cela reflétait un bas niveau de développement
cognitif chez les enfants tribaux en comparaison avec d'autres groupes.
Mais quelques études nous révèlent une interprétation différente. Elles
suggèrent que même ces processus universels doivent être examinés à la
IUlnière de leur utilité quotidienne dans le contexte tribal. Mishra (1994) a
comparé les performances à des épreuves de conservation chez les Birhor
et les Oraon du Jharkhand en utilisant des objets familiers COlTIlnematériel
de test. Il a trouvé un niveau de conservation des quantités de liquides (en
utilisant des pots en bois petits et grands, au diamètre étroit ou large) plus
grand dans le groupe Oraon, et un niveau de conservation dans le domaine
de l'espace plus grand dans le groupe Birhor. Les épreuves dans le
dOlnaine spatial portaient sur la conservation de la longueur de cordes
placées dans des configurations différentes, des jugelnents de surface, de
distance entre objets, et la mélnoire de la localisation spatiale d'objets.
L'utilité fonctionnelle respective de ces concepts dans la vie des deux
groupes ethniques a été clairement démontrée. Chez les Birhor qui vivent
de chasse et de cueillette, une cOlnpréhension de l'espace est de première
iInportance parce que cela aide à connaître sa localisation dans le terrain et
à organiser la chasse et la pose de pièges dans la forêt. Dans la vie
agricole, par contre, une compréhension des quantités est plus importante,
car les paysans doivent pouvoir évaluer la quantité de riz pour calculer le
nombre de récipients nécessaires pour sa conservation. Ces aptitudes
représentent une dimension importante du développement cognitif, et les
résultats suggèrent que les enfants tribaux sont assez compétents dans ces

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Pédagogies et pédagogues du Sud

opérations cognitives, mais une comparaison valable nous manque avec


les aptitudes d'enfants de populations non-tribales.

Classification d'objets
Dans notre milieu il y a une quantité tellement énorme de stimuli qu'il
est indispensable de procéder à une catégorisation quelconque pour les
organiser et s'en rappeler pour une utilisation ultérieure. La catégorisation
représente une activité cognitive relativelnent complexe, parce que cela
demande d'aller au-delà de l'information donnée par les stimuli.
Mishra et al. (1996) ont présenté à des enfants tribaux une collection
d'objets en leur demandant de les regrouper comme ils l'entendaient.
Alors que des groupements conceptuels (p. ex. ce sont des animaux) ou
structurels (p. ex. ils ont quatre pattes) ont été utilisés comme critère
important de classification, c'est la fonction ou l'utilité des objets qui
étaient prédominantes. Certains chercheurs pensent qu'une catégorisation
fonctionnelle reflète une forme de cognition moins avancée sur une
échelle développementale; si nous adoptons ce point de vue, nous
devrions en conclure que les enfants tribaux seraient moins avancés que
ceux d'autres groupes. Prenant un point de vue opposé, Mishra et al.
(1996) argumentent qu'il n'est pas question de cognition plus ou moins
avancée, mais que ces données indiquent simplement que les activités
cognitives d'enfants tribaux sont dirigées de façon prépondérante par un
principe utilitaire.
La recherche de Mishra et al. (1996) montre également que les enfants
tribaux, même ceux du groupe nomade, possèdent une aptitude
relnarquable pour effectuer des jugements précis sur la forme et la
grandeur des stimuli. Leurs aptitudes tactiles sont très développées, et leur
sens de l'orientation, des directions et des relations spatiales sont sans
commune mesure. Toutes ces aptitudes cognitives sont en consonance
avec les delnandes de leur environnelnent quotidien, et leur ont permis de
survivre dans leurs contextes éco-culturels respectifs en relevant les
nombreux défis de leur mode de vie.

L'éducation des enfants tribaux


Malgré la démonstration que les enfants tribaux possèdent de
nOlnbreuses capacités cognitives, leur scolarisation n'a pas eu le succès
attendu. Leur participation dans le système scolaire n'est pas optimale.
Pendant longtemps, on pensait que les longues distances pour atteindre
l'école étaient le problème principal qui elnpêchait une fréquentation

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L'éducation des enfants tribaux en Inde

régulière. Mais cette dernière décennie, de nombreuses écoles primaires


ont été mises en place dans les communautés tribales, même les plus
reculées. Certaines de ces écoles sont assez petites (moins de 50 élèves),
ne comportent qu'une seule pièce et un seul enseignant, qui s'occupe des
degrés 1 à 5. Il manque souvent l'équipement de base (p. ex. un tableau
noir et de la craie), et la qualité de ces écoles n'est pas comparable à celle
des zones non-tribales et urbaines.
L'établissement de ces écoles a stimulé une analyse des processus
éducatifs qui les caractérisent. On pense souvent que les communautés
tribales sont homogènes et ont des buts éducatifs communs. Puisque les
populations tribales partagent les mêmes caractéristiques économiques et
sociales, il semble aller de soi qu'un seul et même curriculum devrait
répondre à leurs besoins. Mais les études empiriques montrent que cela
n'est pas le cas. Dans une étude portant sur des enfants et des adultes
tribaux, Mishra (1996) a trouvé chez les Birhor et Oraon de la région de
Chotanagpur au Bihar (maintenant Jharkhand) que différents groupes
tribaux avaient des représentations différentes de l'éducation, et
attribuaient des fmalités différentes à la scolarisation. Par ailleurs, il y a
encore des populations tribales qui estiment que l'éducation scolaire
marginalise culturellement leurs enfants. Ces observations ont été
confmnées par d'autres checheurs (p. ex. Jabbi & Rajyalakshmi, 2001).
Le gouvernement seInble s'être engagé à scolariser tous les enfants
tribaux, Inême ceux qui continuent de vivre de façon nomade dans la forêt.
L'ironie de cette situation est que les dimensions psychologiques ont été
ignorées non seulement dans la recherche sur les processus éducatifs, mais
aussi dans la planification et les politiques des systèmes scolaires. Par
exemple, nous ne savons toujours pas ce que pensent ces groupes nomades
de la forêt de la scolarisation de leurs enfants. Quelles sont leurs attitudes
face à l'institution scolaire? Comment scolariser les enfants de groupes
qui ne sont pas sédentaires? Quel sera le contenu du curriculum, et qui
seront les enseignants? Quelle sera la langue d'enseignement? Il faudra
répondre à ce genre de questions avant de mettre en place une politique de
scolarisation de ces enfants tribaux.
Les caractéristiques psychologiques des populations tribales, en
particulier celles qui vivent dans des régions très reculées, sont Inal
connues. Sinha et Mishra (1997) ont cherché à effectuer une revue des
recherches indiennes portant sur la personnalité, la motivation et les
caractéristiques cognitives d'enfants tribaux. Ils n'ont trouvé qu'une demi-
douzaine de travaux, et ceux-ci ont été jugés insuffisants pour formuler
une politique d'éducation pour les populations tribales. Les besoins et

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Pédagogies et pédagogues du Sud

attentes de ces populations n'ont pas été exalninées dans ces études.
Mishra (2001) a essayé d'analyser ces aspects dans le contexte éducatif du
groupe Kharwar. Les analyses détaillées sont encore en cours, mais les
données indiquent que la participation des enfants Kharwar dans le
système scolaire dépend en grande partie d'une compréhension des
besoins de la communauté et comment la population pense que l'école
pourrait répondre à ces besoins.

Les défis majeurs de l'éducation tribale


Les efforts consentis pour l'éducation des enfants de populations
tribales ont mis à j our un certain nombre de défis qui doivent être pris en
compte sérieusement aussi bien par les chercheurs que par les politiciens
et planificateurs. Il s'agit, en bref, des enseignants, du curriculum, de la
pédagogie et de la langue d'instruction (Mishra, 1999). Aucune réponse
satisfaisante n'a été trouvée à ces défis jusqu'à présent. Nous allons les
examiner brièvement à tour de rôle.

Les enseignants
Il va de soi que les enseignants occupent une place importante dans
les processus éducatifs. Dans un pays comme l'Inde, où les enseignants
ont été considérés comme des dieux, la population attend beaucoup plus
des enseignants que dans d'autres contextes. Un problème majeur de la
scolarisation des populations tribales est le manque d'intérêt des
enseignants pour travailler dans ces régions. Cela s'applique aussi bien à
des enseignants tribaux que non-tribaux. Ces régions sont souvent très
reculées, difficiles d'accès, et y vivre pose de nombreux problèmes
pratiques (p. ex. de condition de vie et de confort, de nourriture) qui
découragent même les enseignants d'origine tribale. La prelnière priorité
de ces enseignants est de chercher à se faire transférer dans une école
urbaine. En attendant, ils se mettent souvent en congé ou ne vont
siInplement pas à l'école. Même s'ils sont présents, ils ne s'intéressent pas
à enseigner. Les enseignants qui ne sont pas d'origine tribale se retrouvent
dans un milieu culturel étranger, qui n'a pas d'attrait pour eux. Il y a aussi
le problèlne de la scolarisation des enfants de ces enseignants, qui les
amène à laisser leurs familles quelque part en ville. Ces problèmes
préoccupent les enseignants continuellement. En gros, le contexte tribal
est totalement inintéressant pour la majorité des enseignants.
Pour essayer de résoudre ce problème, les gouvernements de plusieurs
Etats ont entrepris d'envoyer les enseignants nouvellelnent formés dans

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L'éducation des enfants tribaux en Inde

les régions tribales pour une période initiale de quelques années. Une
question importante est soulevée par cette politique: Qui devrait enseigner
aux enfants de populations tribales? Un enseignant d'origine tribale qui
connaît la culture, la vie et les besoins éducatifs, ou un enseignant non-
tribal, qui est étranger à la région et n'a pas d'intérêt pour la culture
tribale ? Est-ce que l'enseignement peut être confié à des enseignants
inexpérimentés, ou devrait-il s'agir d'experts qui y trouvent du plaisir?
Comment des enseignants non-volontaires peuvent-ils contribuer à la
qualité de l'éducation là où il faudrait une engagement sérieux et un grand
sens des responsabilités? Quelle type de contrôle pourrait-on mettre en
place pour assurer la qualité de l'enseignement de la part d'enseignants
non-volontaires? La politique d'obliger les nouveaux enseignants à
accepter ces postes est sujette à caution. Il faudrait mettre en place des
conditions qui encouragent des enseignants confmnés à s'intéresser à
travailler dans les régions tribales.
Des études montrent que la motivation des enseignants contribue plus
aux processus d' enseignelnent-apprentissage que leurs compétences
(Vaidyanathan & Nair, 2001). Une évaluation de Sarma, Datta et Sarma
(1992) estime que presque la moitié des enseignants formés n'utilisent pas
leurs aptitudes pédagogiques dans la classe. COInlnent les enseignants
peuvent-ils être mieux motivés à utiliser dans leur pratique ce qu'ils ont
appris pendant leur formation? Voilà un problème récurrent qui inquiète
non seulement les administrateurs du système scolaire mais aussi les
parents dont les enfants sont à l'école.

Le curriculum
Aucune question n'est débattue plus sérieuselnent dans le chalnp
éducatif que celle du contenu du curriculum scolaire, et cette question
devient encore plus aiguë dans le contexte de l'éducation tribale. Par le
passé, on pensait à un curriculum unique pour tous les enfants, selon la
croyance que l'école COInlnemoteur du changement social était liée à un
curricululn qui allait favoriser l'assimilation des populations tribales dans
la société plus large. Un curricululn standard était sensé fournir aux
enfants tribaux les mêmes expériences que celles des enfants d'autres
groupes sociaux. Pendant ces dernières décennies, plusieurs chercheurs
ont exprimé des doutes sur l'utilité d'un curriculum unique pour les
enfants de populations tribales. Ils ont appelé à développer des
pro graffilnes scolaires culturellelnent appropriés qui permettraient de

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Pédagogies et pédagogues du Sud

respecter la dignité des groupes tribaux en leur fournissant des options


économiquement viables pour assurer leur survie (Sinha & Mishra, 1997).
De ce fait, quelques essais ont été entrepris pour lier le curriculum aux
besoins locaux des communautés, surtout dans des écoles administrées par
des ONG dans les régions tribales. Donner des connaissances sur
l'environnement local et ses ressources forme une partie importante du
curriculum dans ces écoles. On espère que ce genre de curriculum devrait
aider les enfants tribaux à mieux connaître et mieux exploiter leur milieu
plutôt que de devoir le quitter à la recherche d'une vie différente. Ces
efforts ont été trop sporadiques pour influencer de façon sensible la
politique générale de l'éducation tribale. Les planificateurs du système
scolaire n'ont pas examiné sérieusement quelle type d'école pourrait être
adéquat pour les enfants tribaux, et quelle type de pédagogie il faudrait
choisir. Des efforts dans cette direction sont d'autant plus nécessaires que
les chiffres montrent que la plupart des enfants tribaux (dans certains
groupes jusqu'à 70 %) quittent l'école quelques mois après y avoir été
inscrits. Des évaluations comparatives des curricula traditionnels et
nouveaux doivent être entreprises (Dave, 1997), aussi bien pour
l'éducation prnnaire générale en Inde que surtout pour l'éducation tribale.

La pédagogie
Comment quelque chose est enseigné à l'école est peut-être plus
important que ce qui est enseigné. La façon d'organiser les processus
d'enseignement-apprentissage à l'école peut avoir des conséquences
importantes dans la vie future des élèves. Les technologies éducatives sont
actuellement un sujet très discuté en Inde. Pour les enfants tribaux,
l'expérience directe et l'apprentissage basé sur l'action ont été les formes
traditionnelles pour acquérir les connaissances sur différents aspects de la
vie y compris les aptitudes nécessaires à la gestion du quotidien. Cet
apprentissage prenait place dans les contextes informels par la
participation des enfants à différentes activités avec des personnes plus
qualifiées de la cOlTIlnunauté,qui pouvaient corriger les erreurs commises
par les enfants. Ces sessions d'apprentissage pouvaient continuer tant que
l'enfant n'avait pas acquis un niveau optimal de perfection, et un certain
nombre de pratiques culturelles permettaient de renforcer les compétences
des enfants. Par exemple, dans les communautés de chasseurs-cueilleurs,
un garçon ne pouvait pas se marier avant d'avoir fait la démonstration de
ses capacités dans une chasse majeure.

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L'éducation des enfants tribaux en Inde

Dans les systèmes éducatifs fonnels, l'apprentissage par l'action ne


trouve pas une place respectable. Les enfants doivent généralement
apprendre par cœur un curriculum prescrit, qui est en grande partie
artificiel par rapport à la vie quotidienne. Les parents de populations
tribales remettent souvent en question l'utilité de ce curriculum pour leurs
enfants. En même temps, l'apprentissage de ce curriculum oblige les
enfants à se concentrer sur des techniques qui leur pennettent d'obtenir de
bonnes notes aux examens. Ce système ne leur pennet pas d'acquérir les
aptitudes nécessaires à un fonctionnement effectif dans les sphères
importantes de la vie, que ce soit à domicile ou à une place de travail. De
ce fait, les écoles sont souvent vues comme des « agences de distribution
de certificats» plutôt que comme « centres d'apprentissage» (Mishra,
1999).
Puisque les écoles dans les régions tribales manquent des équipements
les plus élémentaires, l'utilisation de technologies modernes comme aides
à l'apprentissage est au-delà de toute imagination. De ce fait,
l'enseignement oral et l'apprentissage par-cœur restent les processus
pédagogiques dominants dans les écoles tribales jusqu'à aujourd'hui.
Cette situation est exploitée par certaines personnes qui ont ouvert des
écoles privées dans les régions tribales, et qui voient dans l'éducation une
façon légitime de faire des profits. La façon de présenter ces écoles est
souvent alléchante, ceci d'autant plus que cela correspond aux images
projetées par les progralTIlnes de sensibilisation du gouvernement, par
affiches ou films, et qui impressionnent les populations tribales. De ce fait,
on assiste depuis quelques années à l'ouverture d'un grand nombre
d'écoles privées, qui cherchent à s'adresser aux besoins éducatifs d'un
nombre toujours croissant d'enfants. Tilak (1998) a discuté en détail des
problèmes de la prolifération d'écoles privées dans l'ensemble du pays. La
minorité de la population tribale qui peut se pennettre d'envoyer leurs
enfants dans ces écoles en cautionne l'existence. Quelques efforts ont été
faits pour tenir davantage compte de méthodes actives, ce qui rend ces
écoles distinctes des écoles gouvernementales. Néanmoins, encore plus
d'innovations pédagogiques seront nécessaires pour susciter et maintenir
l'intérêt des ertfants tribaux pour les études et pour rendre leur
apprentissage plus efficace.

La langue d'enseignement
La langue est l'élément clé des processus de communication et
d'interaction. Malheureusement, la politique des langues d'enseignement

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augmente encore la difficulté de la scolarisation pour les enfants tribaux.


Dans certains Etats de l'Inde, les enfant peuvent faire toute leur scolarité
dans leur langue maternelle (p. ex. en Hindi dans l'Uttar Pradesh ou
Madhya Pradesh). Dans d'autres Etats, l'enseignement commence en
langue maternelle, mais les enfants doivent passer à une seconde, voir une
troisième langue par la suite. Dans de nombreux Etats, les enfants doivent
acquérir une langue vernaculaire, une langue dite véhiculaire et une langue
étrangère. Cela est particulièrement vrai pour les enfants de populations
tribales, qui commencent leur scolarité en langue maternelle (une langue
tribale), mais doivent changer à une langue véhiculaire (p. ex. le Hindi) à
la fm de l'école primaire, puis à l'anglais pour l'école secondaire.
Le choix d'enseignants non-tribaux crée un problème Inajeur dans
l'éducation des régions tribales, car ils ne parlent pas la même lai1gu~que
les élèves. Dans cette situation, on peut s'imaginer le type d'interaction
qui a lieu entre élèves et enseignants à l'école. De ce fait, le but d'un
enseignant non-tribal d'accroître les connaissances des enfants tribaux en
leur faisant partager les expériences extérieures ne peut jamais être atteint.
Au contraire, la barrière linguistique contribue à créer un désintérêt
réciproque, ce qui diminue encore la Inotivation des deux côtés, et bloque
les processus d'enseignement-apprentissage à l'école.
Du fait de cette situation linguistique, les élèves dans les écoles
tribales consacrent beaucoup d'énergie à l'apprentissage de langues, et un
échec dans la maîtrise des langues provoque l'échec scolaire. Alors que la
question de la hiérarchie et de la domination des langues est un sujet de
discussion important en soi, il s'agit de la source de nombreux problèmes
dans l'éducation tribale. Les enfants qui n'arrivent pas à acquérir la langue
utilisée à l'école perdent leur intérêt pour l'étude et quittent l'école.
Alors que certains chercheurs Inilitent pour une politique unifonne
concernant les langues d'enseignement, d'autres y voient une contrainte
supplémentaire dans le processus scolaire. Les données de la recherche
nous semblent être en faveur d'une éducation bilingue (ou mêlne
multilingue), ne serait-ce qu'au regard des conséquences favorables pour
le développement cognitif et les processus d'interaction sociale (Mohanty,
1994 ; Mohanty & Perregaux, 1997). Néarunoins, il y a plusieurs questions
complexes en relation avec une éducation bilingue ou multilingue qui
méritent des recherches approfondies pour arriver à développer une saine
politique de l'utilisation des langues à l'école. Une question clé est celle
de la domination de l'enseignement en anglais, et la valeur attribuée à
cette langue par un petit segment de la population qui contrôle l' éconolnie
et les ressources du pays.

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L'éducation des enfants tribaux en Inde

Conclusions
Nous tirons de cette discussion deux leçons importantes. La première
est que les capacités cognitives des enfants tribaux doivent être évaluées
en tenant compte des contextes écologiques et culturels qui impliquent des
besoins particuliers dans la vie quotidienne. A cause de ces différences
dans les besoins, la structure des aptitudes cognitives est également très
différente de celle d'autres groupes. Une seconde leçon encore plus
importante, mais qui en découle, est que les enfants des populations
tribales ne sont ni culturellement inférieurs ni cognitivement moins
compétents que les enfants d'autres groupes. Au contraire, ils possèdent de
nombreuses aptitudes hautement développées et très sophistiquées.
Les implications de ce constat pour la scolarisation de ces enfants sont
claires. Un programme scolaire qui ne tient pas compte des
caractéristiques écologiques, culturelles et psychologiques des élèves
tribaux n'a aucune chance d'avoir un effet significatif. Le système éducatif
de la population dominante non-tribale n'a qu'une valeur très limitée dans
le milieu culturel tribal, parce qu'il ne correspond pas aux styles de vie et
aux besoins des communautés tribales. Lier l'éducation fonnelle à la vie
quotidienne, et aux besoins particuliers des communautés tribales est
l'étape la plus importante qui doit retenir toute notre attention.
Les chercheurs ont décrit de nombreuses qualités des individus des
populations tribales qui sont utiles non seulement à la participation à
l'école et au succès scolaire, mais également en-dehors de l'école. Par
exelnple, les élèves tribaux semblent être plus détenninés, imaginatifs,
explorateurs et expérimentateurs, mais également plus pratiques et
émotionnellement plus stables que des enfants non-tribaux (Srivastava,
1983). Ils ont aussi une famille qui les accepte, leur donne un appui
affectif et s'implique positivement (Singh, 1996), ce qui est lié de façon
significative au succès scolaire et à la créativité chez les enfants.
Le très faible taux de participation et de réussite scolaire des élèves
tribaux malgré l'existence d'aptitudes, de dispositions et de qualités
psychologiques favorables au succès scolaire montre que nous n'avons pas
réussi à produire un modèle d'éducation appropriée basé sur les points
forts de la psychologie de ces enfants. Les études montrent qu'en
comparaison avec d'autres groupes, les chasseurs-cueilleurs ont un haut
niveau de différenciation psychologique, ils ont une bonne capacité pour
faire de fmes distinctions de fonne et de grandeur, pour catégoriser des
objets et manipuler des relations spatiales (Mishra et al., 1996). Ces
capacités sont requises pour réussir dans les sciences, les arts comme la

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musique et la danse, les activités sportives, et l'artisanat comme le travail


sur bois, pierre, ou tissu. Ces capacités doivent être utilisées non
seulement pour l'éducation des enfants à l'école mais aussi dans les
sphères économiques de la vie tribale. Tenir compte de ces capacités
permettra de générer et de maintenir un sentiment de compétence,
d'efficience, de respect et d'image de soi positive pour les enfants tribaux
en général.
De tels proj ets devraient également fournir aux enfants tribaux des
alternatives viables au niveau écologique et économique en renforçant la
dignité de leur culture et de leur identité. Le contact croissant des
populations tribales avec le monde extérieur a produit des changements
dans leur culture et leur mode de vie. Ces changements se reflètent
également dans leurs caractéristiques psychologiques. Des études comme
celle de Mishra et al. (1996) indiquent que leur façon de percevoir le
monde, de catégoriser des objets, d'interpréter des images, ainsi que les
stratégies d'apprentissage et de mémorisation, deviennent plus siInilaires à
ceux des groupes avec lesquels ils interagissent et négocient leurs
conditions de vie en cours de changelnent. Cela nous fait penser que les
enfants tribaux peuvent acquérir toutes les aptitudes que les membres des
autres groupes sociaux possèdent. Ce qui est iInportant de notre part est de
prolnouvoir une façon positive de concevoir les enfants tribaux. Cela n'est
possible que par la sensibilité et l'intérêt pour les cultures tribales, et la
reconnaissance de leurs qualités personnelles. Les efforts dans ce sens
seront utiles à la mise en place de programmes éducatifs et économiques.
Au niveau gouvernemental, certaines mesures doivent être renforcées.
Les incitations introduites pour faciliter la scolarisation des enfants tribaux
les plus pauvres ont un grand attrait pour les parents. Mais ces incitations
arrivent souvent tard et de façon irrégulière. Un accès régulier à ces
avantages peut alnéliorer le taux d'inscription des enfants à l'école et les
inciter à y rester. La fourniture d'un repas de midi s'est montrée très
efficace dans ce sens, lnais la qualité de ces repas doit être assurée pour
gagner la confiance de la population. Une politique claire sur la langue
d'enseignement doit être mise en place. Les chiffres montrent que les
écoles où l'enseignement se fait en langue maternelle non seulement
attirent plus d'enfants mais les retiennent également mieux. La fabrication
de manuels dans les langues tribales, et basés sur des contenus locaux,
pourra aussi contribuer à une participation plus active des élèves.
Des changements sont essentiels au niveau des écoles. Alors qu'il faut
iInpérativement améliorer les conditions matérielles de toutes les écoles
situées dans les régions tribales éloignées, un changement dans les

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L'éducation des enfants tribaux en Inde

perceptions et les attitudes des enseignants par rapport aux enfants tribaux
est encore plus essentiels. Il faut les sensibiliser pour leur permettre de
voir les caractéristiques culturelles et psychologiques des populations
tribales de façon positive, et les motiver pour s'impliquer de leur mieux
dans l'enseignement. Il faut mettre en place des incitations pour attirer des
enseignants confirmés et les encourager à rester assez longtemps sur place.
Seuls de tels enseignants motivés réussiront à intéresser les enfants tribaux
à apprendre à l'école, à condition d'introduire un curriculum avec des
contenus qui sont pertinents aux réalités existentielles des communautés
tribales, en se basant sur des technologies éducatives innovatives.

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A. Akkari

Vers une anthropologie de l'école coranique!

Introduction
La connaissance approfondie des pédagogues et des pédagogies
considérées comme non-occidentales2 delneure insuffisante malgré
quelques travaux récents sur la question (Thanh Khoi, 1995; Reagan,
2000). L'école coranique représente un modèle pédagogique intéressant
non seulement en raison de sa longévité mais aussi par sa large diffusion
géographique dans le monde. Or, la connaissance de l'école coranique a
souffert jusqu'ici de la quasi-inexistence d'une véritable anthropologie de
l'islam en tant que religion porteuse d'un système cognitif original
(Colonna, 1984). L'image d'une école coranique dans laquelle des
apprentissages ruditnentaires sont mêlés à la contrainte et aux châtiments
fait l'économie de la cOlnplexité liée à l'extension géographique du monde
lTIUsulmanet aux différents cheminelnents historiques qui l'ont configurée
(Penrad,2003).

1 Je tiens à relnercier Pierre Dasen pour sa lecture critique d'une première version de ce
manuscrit.
2 Signalons que l'opposition école occidentale/école coranique est contestée par certains
historiens qui soulignent la continuité entre l'école byzantine et l'école coranique. Reagan
(2000) estime de son côté que les traditions pédagogiques occidentale et islamique puisent
dans les mêmes sources religieuses. Il faut également ajouter que l'école coranique avait
entrepris de profondes mutations à la fin du 19ème siècle comme par exemple
l'introduction des disciplines profanes. Ces changen1ents ont été stoppés par la
colonisation. Par ailleurs, l'époque la plus féconde de la civilisation arabo-islamique est
celle des emprunts et des interactions "Occident- Orient". La fameuse université créée à
Bagdad par le calife abbasside AI-Mamoun (813-833) appelée la "Maison de la sagesse"
(AI-bey! al-hikma) était entre les IXe et XIe siècles, un haut lieu de liberté d'esprit, de
production intellectuelle et de synthèse des sciences hellénique, indienne, perse et arabe.
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Vers une anthropologie de l'école coranique

L'objectif de ce texte consiste dans un premier temps à montrer que


l'école coranique a gardé des caractéristiques stables malgré l'irruption de
la forme scolaire occidentale introduite par la colonisation. Dans un
deuxième telnps, nous tenterons d'analyser l'approche pédagogique de
l'école coranique en décrivant les processus cognitifs dans cette institution
à travers la perspective de l'apprentissage situé. Nous essayerons dans la
dernière partie de démontrer que la situation éducative actuelle d'un
certain nombre de pays de tradition islamique pourrait être mieux servie si
des interactions plus étroites entre école coranique et école occidentale
étaient entreprises. Pour la rédaction de ce texte, nous avons
essentiellement retenu les études effectuées en Afrique.

1. Les caractéristiques de l'école coranique


L'histoire de l'enseignement islamique et les recherches sur les écoles
coraniques ont fait l'objet de quelques études aussi bien au Maghreb
(Eickelman, 1978; EI-Sayed Darwish, 1981; Colonna, 1981, 1984;
Bouzoubaa, 1998) qu'en Afrique subsaharienne (Delval, 1980; Santerre,
1973 ; Launay, 1982; Santerre & Mercier-Tremblay, 1982; Désalmand,
1983 ; Brenner, 1993 ; Lange, 2000). L'ensemble de ces travaux permet
d'affmner que le modèle pédagogique de l'école coranique possède six
caractéristiques de base plus ou lnoins stables selon la période historique à
laquelle on se réfère: (1) l'ouverture, (2) la ritualisation, (3) la
permanence, (4) la résistance, (5) la lnalléabilité et (6) la diversité.
Dès l'époque du prophète, l'école coranique correspondait à l'école
primaire. Elle fournissait une éducation de base et de proxiInité. Elle se
situe en général dans les annexes des mosquées de quartier.

(1) L'ouverture
L'admission à l'école coranique constitue un droit pour tout enfant
d'un père musuhnan sans aucune restriction liée à la naissance, l'âge, le
niveau intellectuel ou l'intégrité physique3. L'âge normal d'entrée à
l'école coranique est d'environ 5 ans. Une fois franchie l'étape de
l'adhésion à l'islam, l'ouverture de l'école coranique à tous les groupes
sociaux et à toutes les cultures fait de cette institution un « enseignement
de base» destiné à tous, et donc par défmition égalitaire. L'ouverture de

3 On remarque la forte présence de mal- et non-voyants parmi les meilleurs « lecteurs» du


coran.

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Pédagogies et pédagogues du Sud

l'école coranique constitue une entreprise d'intégration culturelle et de


socialisation totale. Cette ouverture constitue un des traits essentiels qui
oppose cette école à n'importe quel système scolaire. Il faut cependant
noter que cette facilité (automaticité) d'accès s'accompagne de la
contrepartie inéluctable: l'impossibilité d'utilisation de l'école coranique
comme moyen de distinction ou de différenciation sociale (Colonna,
1984). L'école coranique représente une distribution horizontale d'un
savoir de base que tout musulman est censé posséder.

(2) La ritualisation4
L'appel intensif à la mémoire, la mobilisation du corps par le rythme
et la voix sont les signes extérieurs de la pédagogie de l'école coranique.
Elle est tout entière marquée par le respect de la forme et par le rôle
central de la répétition, à la fois catégorie clef et pratique centrale de cet
apprentissage qui consiste à refaire inlassablement les mêmes récitations,
les mêmes parcours (Colonna, 1984). «Apprendre par cœur» des
quantités de plus en plus importantes du coran est resté une modalité
centrale de la pédagogie coranique malgré son abandon progressif dans
d'autres traditions pédagogiques. L'initiation à la lecture et l'écriture du
coran, qui se déroule en caractères arabes quelle que soit la langue
maternelle du maître ou des élèves, est organisée autour d'une démarche
analytique et progressive: la lettre, le mot, la phrase et le sens. L'arabe
littéraire n'était pas connu en général des Arabes ruraux, ni des musulmans
non arabes. Or le coran ne pouvait être enseigné qu'en arabe littéraire (en
vertu du dogme de l'inimitabilité). Les écoliers le récitaient donc par cœur,
souvent sans le comprendre.
La pédagogie de l'école coranique est, selon la terminologie de Freire,
essentiellement bancaire puisqu'elle traite les jeunes comme des
« récipients» potentiels du coran. Ils doivent s'imprégner de la culture
islamique et se conformer aux valeurs et normes établies. Ceux qui s'en
éloignent sont sévèrement rappelés à l'ordre. L'école coranique peut être
considérée comme une institution qui fait accéder l'élève à l'universalité
du coran par une approche basée sur la transmission. Par l'imposition de
contraintes (soumission/adhésion), elle opère une mise en œuvre de
réflexes conditionnels, d'habitudes par répétition sur un programme

4 Observons que cette dimension rituelle est présente dans d'autres pédagogies religieuses,
Cf. Gurugé (1982) pour la pédagogie bouddhique.

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Vers une anthropologie de l'école coranique

fenne: la maîtrise du coran. Cette pédagogie rigide dispose de certains


avantages: rapidité, économie des coûts et fonnation rapide des
enseignants.

(3) La permanence
La pennanence dans le temps de l'école coranique demande à être
expliquée autrement que comme un héritage culturel archaïque. En effet,
COlnment expliquer que l'école coranique a pu traverser des siècles en
restant présente dans une vaste zone géographique. L'une des hypothèses
que l'on peut fonnuler pour interpréter cette pennanence est l'absence
dans l'islam d'un clergé hiérarchisé à l'instar de l'église catholique. En
effet, ouvrir une école coranique n'est lié à aucune institution régulatrice.
L' »autorisation» d'enseigner dépend exclusivement de la communauté
locale des croyants. Nous reviendrons dans la dernière partie de ce texte
sur la vivacité actuelle de l'école coranique en Afrique de l'Ouest
notamment.

(4) La malléabilité
La malléabilité et la « migration» de l'école coranique d'un système
culturel et linguistique à l'autre repose sur une combinaison optimale et
subtile de l'oral et de l'écrit. Ce caractère composite lui pennet d'entrer en
résonance aussi bien avec la grande culture (la tradition écrite), qu'avec
les cultures de tradition orale (Colonna, 1984). Cette capacité explique en
particulier l'enracinement rapide de l'école coranique en Afrique de
l'Ouest. COmIne l'a montré Santerre (1973), les maîtres des écoles
coraniques du Nord du Cameroun ne sont nullement complexés par leur
méconnaissance de l'arabe. Cela ne les empêche nullement de jouer un
rôle dans la socialisation religieuse des enfants dont ils ont la charge.

(5) La résistance
L'irruption du système éducatif colonial a produit une configuration
complexe dans laquelle l'école coranique s'est trouvée pour la première
fois de son histoire en position dominée. Le développement d'une dualité
entre l'école occidentale, chargée de fonner les enfants des colons
européens et des élites urbaines et l'école coranique, réservée aux ruraux
pauvres et aux indigènes, a été manifeste durant toute la période coloniale
au Maghreb (Colonna, 1984 ; Sraeib, 1974).
Mais, même en situation de domination, l'école coranique a pu être
mobilisée dans la lutte contre la colonisation. Alors que les écoles

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Pédagogies et pédagogues du Sud

coloniales (publiques ou contrôlées par les missions religieuses étrangères)


étaient essentiellement mobilisées pour la domestication5, les écoles
coraniques étaient engagées dans un processus de résistance culturelle à la
colonisation (Khayar, 1976 ; Coulon, 1993 ; Brenner, 1993 ; Turin, 1971).
Richard-Molard (1954) estimait que si la colonisation a réussi'à faire
reculer Allah, c'est trop souvent pour accoucher d'un déraciné.
La résistance-transformation des écoles coraniques s'est poursuivie
dans les situations post-coloniales où l'expansion de la forme scolaire
lTIodeme était la «priorité des priorités» des nouveaux pouvoirs. Nous
pouvons constater qu'elle prend des visages lTIultiplesà la lumière de la
diversité des situations:

. dévalorisée en face d'un système étatique fort et généralisé

. (Tunisie, Turquie),
incorporée dans le système étatique ou tolérée par ce dernier

. (Iran, Pakistan, Egypte, Maroc),


complémentaire du système étatique et répondant aux besoins de
groupes socioculturels marginalisés (Mali, Sénégal, Gambie,
Nigeria, Kenya),
. se substituant à un système étatique déficient ou totalelTIent
absent (Somalie, Afghanistan).

5 Notons que cette domestication n'a pas toujours donné les résultats escomptés par la
colonisation. En effet si la première génération des résistants à la colonisation en Algérie
et en Tunisie était issue de l'enseignement islmnique, la deuxième génération qui a obtenu
l'indépendance en Tunisie et qui a déclenché la guerre de libération en Algérie est un
produit d'une double éducation « arabophone» et « francophone ». L'exemple typique est
représenté par Bourguiba qui après avoir terminé dans un collège traditionnel tunisien ses
études secondaires a pu décrocher son brevet d'avocat à Paris.

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Vers une anthropologie de l'école coranique

(6) La diversité6 du curriculum, des finalités, de l'espace et


du temps
Pour bien montrer la diversité curriculaire des écoles coraniques,
Colonna (1984) a opposé différents types d'écoles:

. école coranique « classique» où seul le coran est enseigné/école

. modernisée avec un apport variable de disciplines profanes,


école coranique « indépendante» contrôlée
communauté/école coranique gérée par l'Etat et par des
par la

puissances villageoises (confréries religieuses),


. école coranique «supplément d'âlne» (équivalent citadin du
catéchisme chrétien)/« école coranique unique» qui reste dans
certains pays le seul accès à l'instruction.

Après le processus de pénétration de l'école de type occidental au


cours du 20ème siècle, l'école coranique a perdu son rôle central dans
l'enselnble des régions islamisées. Toutefois, elle maintient une certaine
influence dans la socialisation. Cette influence prend une coloration et une
intensité différentes selon les régions, le degré d'urbanisation et la force de
l'éducation de base officielle. Dans les villes d'Afrique du Nord, elle
pennet une pré-scolarisation avant l'école publique ou un catéchisme
hebdolnadaire. Son influence décline en montant l'échelle sociale. Dans
les zones rurales, au Nord comme au Sud du Sahara, l'école coranique
delneure un acteur central de l'instruction, parfois le seul en raison du
délabrelnent des services de l'Etat.
En Afrique de l'Ouest, le système d'éducation islamique possède une
structure à plusieurs niveaux, moins rigide que l'enseignement de type
occidental. Il comprend aujourd'hui une filière traditionnelle (les études
coraniques en tant que telles), une filière école formelle ou son équivalent
« moderne» (écoles franco-arabes, quelquefois appelées medersa) et des

6 La diversité de l'école coranique s'exprime immédiatement dans la diversité des


dénominations dont elle fait l'objet: kuttâb, méderasa, Msid, mahadara, etc. La diversité
des termes utilisés pour désigner l'école coranique est aussi grande que la diversité
culturelle du monde arabo-musulman. Ainsi, Fortier (2003) note qu'en Mauritanie le
terme kuttâb utilisé en Afrique du Nord notamment n'est pas utilisé. L'expression usuelle
pour signifier qu'un enfant suit l'enseignement coranique est «il étudie sa tablette»
(<<yagra lawhO »). Autrement dit l'expression se réfère non pas à un lieu d'instruction
mais au support même de l'apprentissage constitué par la tablette.

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Pédagogies et pédagogues du Sud

fonnes intennédiaires ou hybrides, souvent appelées: «enseignement


coranique amélioré». Bien que la fonnation professionnelle ne soit pas
explicitement partie prenante des finalités de l'enseignement coranique, la
plupart des élèves qui poursuivent leurs études au-delà du niveau
élémentaire fmissent par travailler dans la communauté en tant qu'apprenti
chez un marabout, un artisan ou un cOlTIlnerçant(Easton, 1999).
La diversité de l'école coranique peut également être constatée au
niveau de :

. La gestion de l'espace-classe: la classe coranique peut se


dérouler dans une mosquée, dans une maison particulière, sous

. une tente, dans un hangar, sous un arbre en plein air.


La gestion du telnps-classe: L'organisation du temps ne coupe
pas l'enfant des activités économiques et sociales de la
communauté.

Cette brève synthèse des caractéristiques de l'école coranique montre


qu'il s'agit d'un modèle pédagogique paradoxal et difficile à analyser.
D'un côté, nous trouvons un système cognitif archaïque et bancaire
marqué par la ritualisation extrême, la discipline rigide et la centration
exclusive sur un apprentissage par cœur et décontextualisé du coran, livre
sacré dont l'appropriation est difficile mêlne pour les enfants arabophones
(qui représentent une minorité des apprenants dans les écoles
coraniques f). De l'autre côté, nous trouvons une diversité extrême dans
les Inodes d'organisation de l'école coranique, une composition souple de
l'écrit et de l'oral et un enracinelnent socioculturel local relativement
réussi.

2. Ecole coranique: Apprentissage situé?


Il nous semble que l'apprentissage situé (situated learning) est un
modèle pédagogique pertinent pour analyser et expliquer l'enracinement
socioculturel et la pennanence de l'école coranique.
Au lieu de considérer l'apprentissage COlnmel'acquisition d'un savoir
spécifique, Lave et Wenger (1991) l'ont placé au centre des relations
sociales et des situations de co-participation. Autrelnent dit, au lieu de se
demander quels types de processus cognitifs sont mobilisés dans tout acte
d'apprentissage, ils ont cherché à identifier le type d'engagement social
qui procure le meilleur contexte d'apprentissage. Apprendre implique
automatiquement un engagelnent dans une communauté de pratique

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Vers une anthropologie de l'école coranique

(community of practice). Le modèle de Lave et Wenger suggère la


prédominance du social sur le psychologique dans tout apprentissage:

The central grounds on which forms of education that differ from schooling
are condemned [in conventional educational argument/policy/discourse] are
that changing the person is not the central motive of the enterprise in which
learning takes place [...]. The effectiveness of the circulation of information
among peers suggests, to the contrary, that engaging in practice, rather than
being its object, may well be the condition for the effectiveness of learning
(Lave& Wenger, 1991, p. 93).

La participation périphérique légitime (legitimate peripheral


participation) et la communauté de pratique (ou COlTIlnunauté
d'apprentissage) sont au centre du modèle initié par Lave et Wenger. Les
pratiques constituent l'ensemble des conduites sociales et individuelles en
rapport avec les normes, les contenus et les contextes d'un champ
d'expertise. Il s'agit donc d'une enculturation des novices qui dépasse
largement l'objectif d'inculcation d'un savoir spécifique.
La figure 1 (en annexe) tente d'appliquer le modèle de l'apprentissage
situé à l'école coranique où le champ d'expertise recouvre la maîtrise et la
compréhension de l'écrit coranique. Cette expertise est forte vers le noyau
(le maître) et périphérique (les nouveaux élèves). La complexité des
compétences attendues des apprenants augmente en passant de la
récitation à la calligraphie
Légitime: parce que toutes les parties (élèves, lnaîtres des écoles
coraniques, parents, communautés locales) acceptent la position de
novices enfants comme melnbres potentiels de la COlTIlnunautédes
connaisseurs du coran (des croyants).
Périphérique: les apprenants s'installent autour du maître en répétant
inlassablement les tâches requises. Ces dernières sont au départ
périphériques: préparation des outils (roseau, planche à bois, encre...),
répétition des paroles du maître. Par la suite, les tâches deviennent de plus
en plus importantes: écriture, lecture, récitation des versets les plus longs
du coran, cOlnpréhension-colmnentaire du coran et application des
préceptes du coran dans la vie quotidienne.
Participation: c'est à travers le « faire» que le savoir est acquis. Le
savoir est situé dans les pratiques de la COlTIlnunautéde pratique et non pas
dans un curriculum à l'extérieur de la cOlmnunauté.
Par ailleurs, l' enseignelnent à l'école coranique est basé
fondamentalement sur une pédagogie différenciée car l'apprenant va à son
rythme et n'est en cOlnpétition qu'avec lui-Inême. La division

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Pédagogies et pédagogues du Sud

pédagogique du groupe-classe est liée essentiellement au niveau


d'expertise de l'apprenant et non en fonction de l'âge ou d'un degré.
L'organisation du grand groupe-classe rappelle clairement l'école rurale à
classe unique. Le maître divise sa « classe» en plusieurs niveaux anitnés
par un élève avancé. La division habituelle consiste en trois groupes: les
nouveaux, les internlédiaires et les anciens. Ce qui correspond
curieusement aux fameux cycles d'apprentissage en vogue dans de
nombreuses réformes scolaires actuelles en Europe.
A l'école coranique, nous pouvons constater que:

. le savoir est défini à travers le faire « réciter, lire, écrire,


comprendre le coran », et se comporter à l'extérieur de l'école

. coranique en respectant les préceptes de l'islam,


le modèle de l'école coranique rejette la séparation entre
formation sociale, formation religieuse, apprentissage religieux et

. pratique du coran,
l'évaluation et la certification participent elles-mêmes à
l'appropriation et à la consolidation des compétences.

Plus précisément, les procédures de certification impliquent toute la


communauté. La maîtrise d'une partie du coran (subdivisé en 60 parties
appelées hizb) fait l'objet d'une notification orale aux parents pour la
récompense de l'élève et du maître. Si l'élève est capable de lire et écrire
une partie substantielle du coran, une cérémonie de sanction de ces
compétences est organisée. Si l'apprenant devient expert, c'est à dire
capable de réciter, écrire et lire tout le coran, la famille offre au maître une
cOlnpensation en rapport avec ses ressources économiques et l' itnportance
de l'événelnent pour la communauté.
Il faut aussi rappeler que le savoir acquis à l'école coranique est en
principe mobilisé quotidiennement pour les cinq prières et pour d'autres
cérémonies religieuses. Il ne s'agit pas d'un savoir pour la « vie
professionnelle» mais d'un savoir pour la « vie quotidienne ». COlnparé
aux textes fondateurs d'autres religions, le texte coranique est non
seulement la référence fondamentale en terme de dogme, mais ses versets
sont fréquemment cités dans l' accolnplissement des pratiques rituelles
quotidiennes (Fortier, 2003).
Bernstein (1996) utilise la lnétaphore de l'école COlnmeun miroir ou
une caisse de résonance, dans lequel plusieurs images positives ou
négatives sont projetées. Les questions centrales sont:

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Vers une anthropologie de l'école coranique

.. Qui se reconnaît comme ayant une valeur dans ces images?


De la même manière, il faut aussi se delnander quelles sont les

. voix écoutées à l'école?


Qui prend la parole?

Selon Bernstein, l'école occidentale reflète clairelnent une hiérarchie


des valeurs des classes sociales et une distribution particulière des savoirs
qui se reflète dans les ressources, l'accès et l'acquisition de la culture
scolaire.
Les caractéristiques de l'école coranique ne rentrent pas dans cette
analyse de Bernstein car il s'agit d'un mode de scolarisation non-extractif
(Serpell, 1999). En effet, quand, après plusieurs ani1ées d'étude du coran,
l'élève d'une école coranique retourne dans son village, il sera respecté
par toute la communauté car il saura lire et réciter le livre sacré des
musulmans. A son tour, il pourra transmettre son savoir à d'autres enfants
et perpétuer ainsi la tradition coranique.
Le modèle de l'école coranique ne rentre pas non plus dans la
distinction proposée par Resnick (1987). Cette auteure oppose d'une part,
la cognition individuelle à l'école et la cognition partagée à l'extérieur
(individual cognition in school versus shared cognition outside). Et d'autre
part, elle distingue la pensée mentale et la manipulation d'outils à
l'extérieur (pure mentation in school versus tool manipulation outside).
En bref, il semble que malgré l'apparence d'un cognitivisme
archaïque (lnémorisation et récitation du coran), l'enjeu de l'école
coranique est l'entrée dans une « communauté de pratiquants de l'islam».
La connaissance du coran n'a de valeur que si l'individu est reconnu
COlnmedigne de la confiance de la cOlmnunauté locale.
Pour revenir au modèle de l'apprentissage situé, nous rappelons qu'il
postule l' exalnen du type d'engagement social favorable au contexte
d'apprentissage plutôt que celui des processus cognitifs. Autrement dit,
tout se passe COlnme si, à l'école coranique, l'archaïsn1e des processus
cognitifs était compensé par la force de l' engagen1ent social. A cet égard,
la connaissance des mécanismes de maîtrise de la culture de l'écrit
(literacy) dans la tradition coranique est à relier au débat général sur la
variété des processus d'alphabétisation (Goody, 1979 ; Serpell & Hatano,
1997). L'activité de compréhension en lecture exige la mobilisation de
deux composantes essentielles. La première serait la reconnaissance des
Inots écrits. La deuxième est la capacité de donner du sens au langage,
écrit et oral. C'est-à-dire, pour reprendre les termes de Freire « lire les
mots ~ le monde». Or si la fécondité des approches centrées sur le

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Pédagogies et pédagogues du Sud

« sens» n'est plus à démontrer, il selnble que certains auteurs appellent à


ne pas oublier que « l'accès à la signification du texte est dépendant d'un
bon fonctionnement des mécanismes spécifiques et notamment de leur
automatisme» (Chardon, 2000, p. 116). Or, c'est justement sur cette
deuxième composante que repose la pédagogie de l'école coranique. On
comprend alors aisément, pourquoi, en dépit des innombrables critiques
que l'on peut lui adresser, l'école coranique a fait ses preuves sur le terrain
pédagogique de l'alphabétisation (Wagner & Lotfi, 1983).
La méthodologie de l'enseignement coranique se décompose en trois
étapes: lecture, récitation et écriture du coran. L'apprentissage de la
lecture débute par la reconnaissance progressive des lettres de l'alphabet
arabe (hurûf al-hijâ) :

Dans un premier temps, l'enfant apprend à distinguer les lettres, en particulier


d'après leurs signes diacritiques, c'est-à-dire selon qu'elles aient un ou deux
points (nuqat) au-dessous du tracé ou un, deux ou trois au-dessus. Par
exemple, après avoir mémorisé la graphie de la lettre h, l'élève notera qu'elle
se transforme en kh, si un point est ajouté au-dessus et en j s'il est au-dessous.
Une fois qu'il a assimilé les lettres isolées de l'alphabet, il apprend à les
discerner quand elles sont liées, les lettres arabes changeant légèrement de
forme selon leur position dans le mot, qu'elle soit initiale, médiane ou finale
(Fortier, 2003, pp. 248-249).

Dans cette période « post-II septembre 2001 » où tout ce qui relève


de l'islaln est suspect, il est utile de revenir sur les liens supposés entre
« écoles coraniques» et « fondamentalisme islamique ». COrnIne nous
l'avons déjà signalé dans la partie 1, l'école coranique se caractérise par
une diversité extrême. Assimiler le système pédagogique ancestral de
l'école coranique à une préparation des futures générations pour
l'islalnisme est une hypothèse qui ne résiste pas à l'analyse fme des
contextes politiques, sociologiques et économiques dans lesquels
l'islalnislne radical contemporain s'est développé (Algérie,
Afghanistan. ..). Cela ne veut pas dire que certains groupes radicaux ne
profitent pas de la déconfiture de certains Etats islamiques ou du désarroi
de la diaspora islamique en Occident pour instrumenter les écoles
coraniques dans leur prosélytisme politico-religieux violent.
Penrad (2003) note que des initiatives locales permettent, avec l'aide
de généreux donateurs d'Arabie, du Golfe et du Pakistan, de construire des
structures d'enseignement plus ou moins ouvertes à l'enseignement
profane. Des organisations telle que l'African Muslims Agency (AMA),
une organisation non gouvernementale originaire du Koweït ou la

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Vers une anthropologie de l'école coranique

fondation saoudienne al-Haramayn interviennent de plus en plus dans le


façonnage du paysage scolaire de l'Afrique orientale. Ces interventions
s'accompagnent non seulement de l'imposition de nonnes vestimentaires
strictes (hijab et vêtements longs pour les filles, unifonne ou kanzu blanc
pour les garçons) mais aussi par la remise en question des traditions
locales comme l'appartenance confrérique, le culte des saints et d'autres
pratiques rituelles:

Ces ONG islamiques négocient directement avec les Etats concernés des
facilités pour l'importation des matériels, des équipements et des compétences
nécessaires à leur entreprise. Leurs relations avec les organisations nationales,
si elles sont maintenues, ne sont plus exclusives, elles sont de plus en plus
impliquées dans la réalisation et le suivi de leurs projets (Penrad, 2003, p.
333).

A cette internationalisation de l'enseignement islamique viennent


maintenant s'associer des préoccupations politiques qui inquiètent aussi
bien les Etats de la région que les anciennes puissances coloniales et les
Etats-Unis de l'après Il septembre 2001.
Concernant l'exclusion habituelle des filles de l'école coranique, il
faut rappeler qu'elle n'est pas exclusive à l'islam et se retrouve dans les
principales traditions religieuses (christianisme, judaïsme, hindouisme).
Reagan (2000) rapporte que l'éducation hindoue traditionnelle excluait
non seulement les filles Inais aussi les castes inférieures. Certaines études
historiques vont même à l'encontre du sens commun. Ainsi, Marty (1921),
rapporte que les fillettes sont très nombreuses dans les écoles coraniques
du Fouta en Guinée. Elles composent le tiers et quelquefois la moitié des
effectifs. Il est d'usage en effet dans toutes les familles aisées de les y
envoyer un an, et souvent deux ou trois ans, pour apprendre la Fatiha et les
sourates de la fin du Livre, et s'instruire dans le mécanislne de la prière. En
Mauritanie, Fortier (1998) observe que l'enseignement concerne les deux
sexes au niveau élélnentaire mais est surtout l'apanage des fils de
marabouts au niveau supérieur.
Il serait toutefois vain de nier le problème posé par la modernité à la
structure traditionnelle de la connaissance dans l'islam (Meyer, 1984, citée
par Sultana, 2001). L'aspect scolastique de l'enseignement à l'école
coranique a marginalisé toutes les tentatives d'introduire des pédagogies
plus actives. Les connaissances nouvelles et la recherche avaient
progressivement stagné dans le monde arabo-musulman entre le XIe et le
XIIIe siècles. Plutôt que de rechercher l'innovation pédagogique, il
s'agissait de répéter l'ancien, d'enseigner, d'apprendre par cœur et de

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Pédagogies et pédagogues du Sud

commenter les livres théologiques. Cet art du commentaire expliquerait la


prééminence progressive du «juridique» sur le « philosophique» dans
l'éducation islamique. Les sciences religieuses sont peu à peu devenues les
seules qui étaient encore enseignées dans les écoles islamiques. Les
sciences exactes ou les sciences expérimentales ont été marginalisées.
Contrairement à l'occident où la scolastique a cédé la place à des
pédagogies plus actives, le monde arabo-musulman est resté ancré dans
une tradition livresque passive. Cette situation de blocage de la structure
de connaissance dans cette partie du monde a perduré pratiquement sans
modifications majeures jusqu'au XIXe siècle où face au développement
des sciences exactes occidentales et à l'industrialisation de l'Europe, les
pays musulmans ont cherché, souvent en vain, car la colonisation était
déjà menaçante, à ressusciter la production et la transmission du savoir
scientifique expérimental. Cinquante ans après les indépendances, le
dossier n'est pas clos puisque le monde arabo-musulman cherche toujours
une éducation pouvant être le moteur du développement économique et
social.
Sur un plan plus général, Thanh Khoi (1998) cité par Sultana (2001)
avance trois raisons qui expliquent la sclérose de l'enseignement
islamique: un esprit critique en théologie semblable à celui qui a conduit à
la réfonne en Europe; I'humanisme et son corollaire l'individualisme, et
l'imprimerie que les autorités religieuses musulmanes ont refusé jusqu'au
XVIIIe siècle.

3. Vers une mobilisation de l'école coranique pour


l'éducation de base?
Observable dans de nombreux pays d'Afrique de l'Ouest et du Nord,
l'expansion récente de l'école coranique conduit à relativiser le
phénolnène de déscolarisation que dessinent généralement les statistiques
officielles et les experts internationaux. Selon, Easton et Kane (2000), la
recherche de solutions alternatives a pris diverses fonnes: écoles
cOmInunautaires parrainées par l'Etat ou par des ONG, écoles pilotes
parrainées par l'Etat (généralement des écoles élélnentaires traditionnelles
choisies pour adopter des méthodes novatrices d'enseignelnent
communautaire et pour les appliquer dans le cadre de l'éducation
fonnelle), accroisselnent de l'intérêt pour l'instruction coranique ou pour
des fonnes hybrides cOlnbinant instruction musulmane et occidentale, et
des écoles privées créées par des entrepreneurs indépendants, en
particulier dans les zones urbaines.

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Vers une anthropologie de l'école coranique

Au Mali par exemple, le taux de scolarisation dans l'enseignement


public ne cesse de diminuer depuis les années 1980 (30% en 1980, 23% en
1990). Cette désaffection de l'école publique est contrebalancée par l'essor
de l'enseignement «privé». Ecoles coraniques, medersas (écoles
dispensant un enseignement à la fois profane et religieux), écoles
communautaires se multiplient et voient leurs effectifs s'accroître depuis
dix ans (Etienne, 1997). Dans l'arrondissement rural de Kangaré situé au
sud-ouest du Mali où Etienne (1997) a conduit son étude, le nombre des
medersas a quadruplé en dix ans. Alors que le taux de scolarisation dans le
secteur public n'a cessé de baisser depuis plus d'une décennie, près de la
moitié (49,6%) des élèves scolarisés de l'arrondisseInent suit désormais un
enseignement islamique. Au contraire des écoles coraniques consacrées à
la seule instruction religieuse, les medersas présentent la particularité
d'offrir un enseignement syncrétique et bilingue: donné en arabe et en
français, à la fois religieux et profane. Ce type d'enseignement transmet
aux élèves non seulement les préceptes coraniques mais aussi le français,
la lecture, l'écriture et le calcul. Cette association répond ainsi à une
double exigence, celle de Inettre l'enfant à la fois «sur le chemin de
Dieu» et sur celui du « progrès et de la modernité ». La faillite du système
scolaire formel fondé exclusivement sur le modèle occidental a favorisé le
développement d'une éducation originale, à la fois religieuse et profane,
dans laquelle tradition et modernité se conjuguent dans un syncrétisme
pédagogique et culturel inédit.
Au Niger, le nombre des écoles coraniques a été estnné à 40 000 en
1990. Ce chiffre dépasse largement le nOInbre des écoles publiques
(Easton, 1999). Cette fonne d'enseignement constitue en réalité une
alternative aux écoles officielles de type occidental et une «culture
cachée» de la connaissance rivalisant avec la culture scolaire officielle
Inais qui en intègre souvent certains éléments.
Cette réorientation de la demande sociale d'éducation ne s'explique
pas par le seul désaveu de l'école publique. Autrefois considérée comme
une voie de promotion sociale, l'école publique, fondée sur un modèle
occidental extractif hérité de la colonisation, ne correspond plus aux
attentes des parents. Elle leur apparaît en effet incapable de doter les
élèves d'une formation utile pour obtenir un emploi ou de leur inculquer
des techniques dont ils pourraient tirer profit. Ce constat a été fait par les
études du groupe de travail sur l'éducation non-formelle de l'ADEA
(Association pour le Développelnent de l'éducation en Afrique). La
crédibilité accordée à l'école coranique a considérablelnent augmenté
durant les dernières années. Les parents optent pour l'école musulmane

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Pédagogies et pédagogues du Sud

parce qu'ils la considèrent COlnme un facteur d'intégration sociale par


l'enseignement qu'elle dispense (lois du coran, morale islamique en
particulier). Dans cette dynamique de sauvetage, de prise en main de
l'éducation des enfants par la société civile, face à l'Etat squelettique et
prédateur, certains dans les pays musulmans comme les Comores et
Zanzibar, attribuent la faillite de la «nouvelle école », instituée par la
colonisation puis imposée par l'Etat, à la rupture de cette école avec les
pratiques antérieures liées à l'enseignement religieux. Ils prônent une
redéfmition de l'école coranique, fondement de l'identité musulmane et
garante de la translnission des valeurs conformes aux dogmes, en lui
attribùant de nouvelles missions jusqu'à présent plus ou moins
développées (Penrad, 2003, p. 332).
Tout se passe COlnmesi par le biais de leurs stratégies de scolarisation
dans les écoles coraniques, les populations de l'Afrique de l'Ouest
« réinventaient» l'école de base en quelque sorte. De plus, cette école
s'adapte au mode de vie des populations. Ainsi, en Mauritanie, l'école
coranique s'est parfaitement ancrée au mode de vie nomade. La situation
scolaire du pays tire son originalité de l'association des formes moderne et
traditionnelle d'enseignement (Ould Ahmadou, 1997).
Les difficultés de la scolarisation sont aussi liées au mode de gestion
de l'école de type occidental généralement centralisé et exogène aux
communautés villageoises. Or, COlnme le souligne à juste titre Gatti
(2001), plus la participation de la communauté à la gestion de l'école est
grande et diversifiée, plus l'accès à la scolarisation des enfants est favorisé
et plus la qualité de l'éducation est alnéliorée.
Selon Easton (1999), les résultats pratiques de l' enseignelnent
coranique dispensé en Afrique de l'Ouest aujourd'hui, sont de trois sortes:

1. Introduction à l'écriture et à un moindre degré au calcul pour


une partie importante de la population, hOmInes et femmes,
dont un bon nombre n'aurait eu sans cela aucun accès à
l'instruction. Ceux qui vont assez loin pour apprendre à bien
lire, écrire et compter pour des utilisations pratiques
quotidiennes (généralement dans une langue africaine, car une
connaissance fonctionnelle de la langue arabe elle-même est
encore plus restreinte) constituent une Ininorité, plutôt
importante dans certains cas. En outre, l'alphabétisation en
langue arabe est devenue un point de référence dans de
nombreuses petites villes et zones rurales considérées COmIne
largement analphabètes selon les critères occidentaux.

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Vers une anthropologie de l'école coranique

2. Formation pour les dirigeants locaux, puisqu'une solide


instruction musulmane est généralement acceptée en tant
qu'indication explicite de moralité, d'honnêteté et de discipline,
c'est-à-dire comme étant la qualification de base permettant
d'assumer les fonctions de responsabilité et d'intégration dans
la communauté.
3. Promotion économique et sociale, qui fut toujours le cas, mais
plus encore récetrunent, étant donné le manque d'intérêt pour
l'enseignement formel. Elle est possible grâce au rapport étroit
existant entre réseaux relationnels de l'école coranique et
réseaux commerciaux traditionnels de la région. Les élèves
diplômés des écoles coraniques sont le plus à mêlne de trouver
un emploi ou de pouvoir faire leur apprentissage auprès des
commerçants traditionnels et dans le cadre du secteur
commercial informel.

Au Maroc, la réactivation de l'école coranique est liée à l'incapacité


de l'Etat à généraliser l'éducation de base. Ainsi, les écoles coraniques
constituent la forme de pré-scolarisation la plus répandue dans le pays.
Elles dispensent un enseignement de type « traditionnel rénové». Les
écoles coraniques occupent toujours la première place, puisque 67% des
effectifs du préscolaire y sont inscrits. Cependant, la proportion des filles
n'est que de 27,1% contre 44,60/0 dans le préscolaire moderne (Ministère
de l'éducation, 2000).
De nombreuses recherches sur les communautés villageoises
marocaines et les relations entre les instituteurs et les villageois
délnontrent que dans le milieu rural marocain, l'école moderne est
considérée avec Inéfiance et scepticislne quant à son utilité pour les
paysans. Maître et école ne sont pas choisis par la communauté locale et
sont clairement identifiés comme des intrus. Ils sont imposés par l'Etat, et
à travers eux, on cherche à imposer un genre de vie, un mode de pensée
exogène (Zouggari, 1991). En Tunisie, les petits paysans montrent la
même méfiance envers les techniciens agricoles censés leur venir en aide
(Akkari, 1993). Toutefois, des travaux plus récents de Tawil (1996, 2000)
au nord du Maroc montrent que si l'école coranique joue un rôle essentiel
dans la scolarisation des ruraux pauvres, c'est parce qu'elle pallie plus à
l'absence de l'école officielle qu'elle n'exprime un refus culturel de cette
dernière. De même, la multiplication des écoles privées islamiques en
Egypte ne signifie pas qu'elles sont toutes caractérisées par le repli sur la

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tradition, la priorité accordée aux rituels religieux et le statut subalterne


des femmes (Herrera, 1998).
Tous ces signes de renouveau de l'école coranique doivent inciter les
Etats à fortes populations musulmanes, et qui connaissent des difficultés
dans la mise en œuvre de leur politique de développement de l'éducation
de base, à envisager l'intégration des écoles coraniques dans leurs
structures éducatives et/ou à s'inspirer de l'expérience pédagogique et
sociale, souvent séculaire, accumulée par celles-ci (Colonna, 1984). Une
telle posture n'exclut pas, dans le Inême temps, un exalnen attentif et
critique de cette fonne propre de pédagogie et d'intégration de la
pédagogie à la société et à la culture locale en tant qu'elle pourrait
constituer une sorte de laboratoire pour une «autre école », une école
socio-culturellement appropriée (Wagner, 1988).
En effet, à de très rares exceptions près, des fonnes d'écoles modernes
introduites dans le monde non-occidental depuis un siècle reproduisent des
modèles qui, déjà, pour l'Europe du XIX siècle, manifestaient
1'hégémonie de modèles centralisateurs et urbains, expressément destinés
à l'effacement des différences, non seulement linguistiques, mais plus
profondément au niveau des représentations du monde, de l'espace, du
temps et des rapports sociaux, et donc constituaient une violence à
l'encontre des paysans et mêlne du prolétariat naissant des villes
(Colonna, 1984). Transposés hors d'Occident, ces modèles, alors même
qu'ils étaient endossés par les nouveaux pouvoirs nationaux et les élites
locales n'en étaient pas moins distantes des cultures auxquelles ils étaient
imposés. Par comparaison, une école coranique dans son village, apparaît
beaucoup plus en sYlnbiose avec celui-ci, son rythme temporel, ses
structures spatiales, que l'école moderne la Inieux intentionnée (cf. tableau
1 en annexe). Si l'école coranique partage la même faible reproduction
sociale que celle existant dans des sociétés sans école, elle diffère au
niveau de la représentation de l'apprenant et de la méthode
d'apprentissage. Par rapport à l'école, telle qu'elle a emergé à la fm du
19ème siècle en Occident, l'école coranique oppose la volonté divine à la
rationalité scientifique. De surcroît, la fonne scolaire a introduit à la fois
une représentation particulière de l'apprenant et une fmalité forte de
changement social.
Il est tout à fait probable pourtant que ces phénomènes de réactivation
de l'école coranique --qui a su, au cours des siècles, faire la preuve de son
efficience et contribue réellement à l'alphabétisation des couches les
moins scolarisées -- mériteraient au moins de faire l'objet de recherches
futures en sciences de l'éducation.

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Vers une anthropologie de l'école coranique

Conclusion
L'école coranique ne laisse pas les analystes contemporains de
l'éducation dans les pays arabo-musulmans indifférents. Pour certains, il
s'agit d'une institution archaïque combinant une éducation religieuse et
des méthodes pédagogiques livresques et répressives (mémorisation sans
cOlnpréhension, châtiments, endoctrinement...). Pour d'autres, elle
représente au contraire une alternative sérieuse à la difficile généralisation
de la forme scolaire occidentale dans cette partie du monde. L'analyse
développée dans ce texte tend à Inontrer qu'il s'agit d'une forme
d'éducation originale qui se distingue nettement de la forme scolaire
occidentale. En particulier, nous avons Inis en évidence la capacité
d'intégration sociale et cOlnmunautaire développée par l'école coranique
tout au long de son histoire. Dans l'alphabétisation coranique, c'est la
force du lien social qui donne en permanence valeur et sens à l'effort des
apprenants. De même, certaines écoles coraniques africaines réalisent un
syncrétislne pédagogique en intégrant divers éléments de la forme scolaire
moderne. Mais attention, il s'agit d'une nouvelle fonne d'école coranique
qui réalise pour reprendre l'expression de M. De Certeau un
« braconnage)} de la forme scolaire occidentale. Ce braconnage exprime
la ruse de celui qui se trouve dominé mais qui invente des manières
imprévues pour utiliser certains éléments de la forme scolaire (De Certeau,
1980).
La résurgence de l'école coranique dans certaines régions du monde
arabo-musuhnan révèle les tensions et les conflits culturels qui traversent
des sociétés en transition. Ces dernières ne sont pas complètement
intégrées dans la modernité éducative occidentale mais elles ne trouveront
pas non plus leur salut dans le repli dans des structures traditionnelles de
type religieux.

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Annexes

Annexes

Figure 1: L'école coranique analysée à partir de la perspective de


l'apprentissage situé

~(t\c\pat\on périphérique
lé9ltll11~

l'implication
Interaction dans des tâches
initiale de plus en plus

avec les complexes.

nouveaux
ven us.

204
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Pédagogies et pédagogues du Sud

Tableau 1 : L'école coranique comme forme particulière d'apprentissage

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205
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R. C. Mishra & A. Vajpayee

Les écoles sanskrites en Inde

Introduction
L'Inde est une ancienne civilisation où la spiritualité et les réalités de la
vie ont toujours coexisté. Ainsi, peu de pays sur cette terre peuvent offrir
une telle diversité dans la philosophie de la vie. La langue représente un
ingrédient essentiel de la culture d'un groupe d'individus. La fondation de
la culture indienne et son héritage reposent sur une langue ancienne,
appelée le sanskrit. Cette langue, qui est une des plus anciennes langues du
monde, contient les contenus les plus profonds de la pensée et les
réalisations les plus plaisantes de la création humaine. Des aspects de cette
langue peuvent être trouvés non seulelnent dans la littérature mais aussi
sous une variété de formes artistiques et de danses. Le sanskrit est aussi lié
à une grande variété de rites religieux et de pratiques du yoga que les
Indiens accomplissent pour s'élever spirituellelnent. C'est une langue de
rêve et de romance, de science et de technologie, et d'un système médical
complet. Elle contient une gralnmaire précise et bien accordée (la
gralTIlnaire de Panini utilise un systèlne de Inarqueurs auditifs) et est
extrêmement riche en spéculations philosophiques. Les concepts du zéro
et des décimales ont été inventés dans cette langue. Aussi, le sanskrit a-t-il
apporté une grande contribution à la sagesse et à la connaissance qui se
sont développées sur ce sous-continent durant ces derniers millénaires.

Histoire du sanskrit
L'utilisation fonnelle de n'Ï1nporte quelle langue peut être tracée dans
l'histoire de son écriture. De ce point de vue, le sanskrit semble être très
ancien. On trouve des références historiques du sanskrit et des écoles
sanskrites dans divers sources (Burrow, 1995 ; Filliozat, 2000 ; Raghvan,
1957 ; Upadhyaya, 1999 ; Vaidya, 1986). Il est pourtant assez difficile de
présenter l'historique de cette langue car la plupart des textes qui nous la
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Les écoles sanskrites en Inde

font connaître ne fournissent ni la date ni l'endroit de leur composition


(aucun repère chronologique ou géographique). La chronologie et la
provenance de ces documents sont deux cOlnposantes de I'histoire qui ont
toujours été une matière de débat parmi les lettrés dans la littérature
sanskrite. La difficulté d'établir une classification chronologique de la
littérature sanskrite provient aussi du fait que les Veda (les textes sanskrits
les plus anciens) sont généralement considérés comme étant éternels et
ayant été révélés au début de la création. Les spécialistes occidentaux ont
divisé l'histoire de la littérature sanskrite en deux périodes: la période
védique et la période post-védique, ce qui apparaît trop lacunaire aux
lettrés indiens. Vaidya (1986), par exemple, soutient que l'histoire de la
littérature sanskrite devrait raisonnablement pouvoir être divisée au
minnnum en trois périodes:

1. La période védique et post-védique, approximativement de


6500 à 3800 avant le présent (B.P.), appelée la période ShrutÎ.
2. La période classique (approximativement de 3800 à 2800
B.P.), appelée la période Sn1riti.
3. La période moderne (approximativement de 2800 B. P. à 500
B. P.) appelée la période Bhashya.

La première période représente le InOlnent où le sanskrit était la


langue utilisée par tout le monde. Pendant la deuxième période, elle a été
remplacée par le prâkrit (une forme sitnplifiée de sanskrit). Pendant cette
période, les hOlTIlleS des castes supérieures parlaient encore
communément le sanskrit mais les femmes et les basses castes utilisaient
généralement le prâkrit. Pendant la dernière période, le sanskrit est devenu
une langue marginale, utilisée seulelnent dans certaines parties du pays. La
littérature datant de la prelnière période est considérée comme sacrée, celle
de la deuxièlne période est appréciée pour ses contributions
philosophiques mais est considérée comme lnoins sacrée. Enfm, la
littérature de la dernière période est plutôt scolastique, mais pleine de
raisonnements puissants et d'expressions fortes.

L'éducation sanskrite
Dès le début de l'évolution du sanskrit, la transmission du savoir a été
au centre des préoccupations des lettrés sanskrits. Plusieurs auteurs (e.g.,
Altekar, 1934 ; Biswas & Agrawal, 1986 ; Chatterjee, 1999) ont présenté
un rapport précis et détaillé de l'éducation dans l'Inde ancienne.

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Pédagogies et pédagogues du Sud

Si les apports historiques concernant les écoles sanskrites reposent


largement sur ces sources, nous avons aussi utilisé les connaissances
contenues dans les textes sanskrits originaux pour décrire la nature et le
statut de l'éducation sanskrite dans les temps anciens. Il est à noter que le
but principal de l'éducation à cette époque était plus centré sur le
développement personnel que sur la formation professionnelle. Ainsi, en
ce temps-là, l'éducation ne concernait pas seulement l'apprentissage de
connaissances factuelles et le développement de l'intellect mais aussi le
développement du physique, du mental, de la spiritualité des individus et
des aspects sociaux. L'individu tout entier était le centre d'une éducation
qui mettait l'accent sur la philosophie de la vie (par exemple, le sens, les
objectifs, les buts de la vie). Le but fmal était d'engager les individus dans
une découverte intérieure qui leur permettrait de réaliser leur potentiel
caché et de découvrir les lnystères de la vie. On croyait que les graines de
la sagesse étaient contenues dans les individus eux-mêmes, que la lumière
divine de l'éducation pouvait leur permettre de diriger leur recherche
intérieure, et que la spiritualité pourrait réveiller l'intellect supérieur et les
autres pans subtiles de la conscience humaine. De ce fait, l'expérience
intérieure était considérée COmInela source principale de connaissance et
le guide principal du développement moral. Le but principal de
l'éducation reposait sur les mêmes principes.

Les institutions
Dans le système traditionnel de l'éducation sanskrite, l'accent était
lnis sur un développement équilibré de l'intellect, des émotions et des
aspects pratiques de la vie. Les buts d'une telle éducation étaient menés à
bien dans deux sortes de centres éducationnels : les temples (111andir)et la
maison ou famille du lnaître (gurukul). Les temples étaient de petits
centres, mais importants, de l'éducation en Inde dans les telnps anciens.
Aujourd'hui encore, beaucoup de temples servent de centres éducatifs.
La littérature sanskrite abonde en descriptions de temples pour
l'éducation du yoga, de la méditation (sadhana), de la philosophie et de la
religion, de la lnusique, de la danse et d'autres formes d'arts (peinture,
sculpture etc.), des activités qui étaient pratiquées et interprétées comme
une manière de réaliser les diverses manifestations du divin (Tout-
Puissant). L'implication et la concentration lors de ces quêtes étaient
considérées comme différentes formes d'upasana (manières de s'asseoir
près de Dieu) et, en conséquence, la manière la plus facile d'atteindre
Celui qui ne peut pas être atteint autrelnent.

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Les écoles sanskrites en Inde

D'un autre côté, le gurukul représentait une institution vitale pour


l'éducation. Le guru (maître, enseignant) était un lettré sanskrit, réputé
dans un domaine ou dans plusieurs domaines de connaissances. Les
enfants étaient amenés chez différents maîtres en fonction de leurs
compétences dans différents domaines du savoir. Ces institutions étaient
généralement construites dans les régions forestières isolées, éloignées des
habitations et de la population. L'isolement et la vie paisible des forêts
offraient aux enfants un environnement idéal pour pratiquer la méditation
et la concentration.
Presque toutes ces institutions possédaient des terrains agricoles, des
animaux (vaches, chevaux), des vergers, ainsi que des endroits spécifiques
réservés à la prière et des maisonnettes réservées aux enseignants et aux
étudiants. Dans les gurukul, une seule personne était chargée du
prograrmne d'enseignement mais souvent, le plus ancien disciple
partageait avec son maître la charge d'enseignelnent en instruisant
(initiant) les plus jeunes étudiants. Dans l'Inde ancienne, certains gurukul
sont parvenus à atteindre le statut de grands centres d'éducation. Les
gurukul de Takshashila et de Nalanda (situés dans ce qui est maintenant
l'Etat du Bihar, au nord de l'Inde) qui comprenaient près de 10000
étudiants et près de 2000 enseignants étaient renommés pendant la période
bouddhique (autour de 1400 B.P.).

L'enseignant dans les institutions traditionnelles


Que ce soit dans un temple ou dans un gurukul, le guru était perçu
comme étant touché par la divine lumière de la sagesse. Il était
principalement celui qui transmet la connaissance et la sagesse aux
étudiants. Les connaissances et l'énergie psychique du guru, acquises plus
spécialement par la méditation et la concentration (tapasya), étaient
considérées comme assez puissantes pour ouvrir les yeux de la sagesse
d'un étudiant sincère (shishya). De ce fait, le guru était élevé au rang de
divinité suprême (comme Brahma, Vishnu, Mahesh, respectivement les
dieux de la création, du maintien de la vie et de la destruction) en ayant le
statut de dieu vivant. Comme tel, il imposait un grand respect aussi bien
chez ses étudiants que dans la société. Les rois le consultaient non
seulement au sujet des lois et des problèmes administratifs, mais aussi
concernant la défense, la justice, la santé et le développement du royaume
et de ses sujets.
Un étudiant sincère pouvait accepter quelqu'un comme guru tout en
étant éloigné physiquement de lui. Dans ce cas, l'étudiant possédait une

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Pédagogies et pédagogues du Sud

représentation symbolique de son guru (une idole par exemple) et


pratiquait une variété d'arts (la danse ou le tir à l'arc) en pensant que le
guru était près de lui pour le guider et le corriger. La littérature sanskrite
est rerJ?plie d'histoires dans lesquelles le guru est représenté par une figure
symbolique possédant un statut aussi ou lnême plus important que celui
d'un guru présent physiquement.

Le curriculum dans les institutions traditionnelles


L'éducation dans les gurukul couvrait un grand nombre de sujets qui
incluaient non seulelnent la gralnmaire, la littérature, la philosophie, et
d'autres disciplines similaires mais aussi les sciences comme les
mathématiques, l'astronomie, les sciences politiques, l'administration, les
arts martiaux (p. ex. le tir à l'arc). Ces études ont lnené à de grandes
découvertes comme le concept du « zéro », le système décimal et le
fonctionnement du système solaire; elles ont aussi permis l'élaboration
d'un système médical élaboré, appelé Ayurveda, avec ses propres manières
d'établir des diagnostics et ses lnéthodes thérapeutiques. L'astrologie et
diverses formes d'art (musique, danse, etc.) ainsi que les arts martiaux
faisaient également partie de l'éducation donnée dans ces institutions.
Toutes ces disciplines étaient considérées comme essentielles au
développelnent d'une vie saine, réussie et heureuse.
D'un autre côté, les techniques de concentration, la méditation, la
transe (salnadhi), et le dépasselnent de soi COlnmemoyens de développer
la spiritualité constituaient le curriculum le plus Ï1nportant dans les
gurukul. Dans ces institutions, le développement d'un raisonnement et
d'un comportelnent lnoral était atteint à travers une éducation
personnalisée et bien dirigée. Les histoires jouaient un rôle vital dans ce
processus. Elles étaient créées puis narrées aux étudiants, plus
spécialement aux plus jeunes et aux lnoins doués pour les aider à
surmonter les difficultés liées à l'abstraction des thèmes rencontrés lors
de leur instruction.
Les longs séjours dans les gurukul favorisaient des liens amicaux
entre étudiants, liens qui se prolongeaient bien après leur départ de
l'établisselnent. En bref, le curriculmn des gurukul était conçu pour faire
de l'enfant un citoyen moral, responsable et productif tout en lui
fournissant une éducation formelle cOlnplète.

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Les écoles sanskrites en Inde

Pédagogie
Dans les pages précédentes, nous avons mentionné que l'éducation
dans les gurukul visait à atteindre un certain nombre d'objectifs relatifs à
la vie de tous les jours et à la vie spirituelle. Une grande variété de
stratégies, relatives à l'âge des apprenants ainsi qu'au dOlnaine étudié ont
été adoptées pour atteindre ces objectifs. Les anciens pensaient que le
premier éveil de la conscience se produisait à l'âge de sept ans environ.
Aussi, c'était l'âge approprié pour envoyer l'enfant dans un gurukul ou un
telnple afm qu'il puisse développer ses potentialités mentales et
spirituelles. Pour pouvoir entrer dans un gurukul, il fallait passer un test
d'éligibilité. Les critères d'acceptation variaient d'un enseignant à l'autre.
Dès qu'ils étaient ad1nis au gurukul, les enfants étaient initiés à trois
pratiques de base du yoga: nadi shodhan (purification du système
nerveux), pranaya111(méditation à l'aide de respiration spécifique), and
surya namaskar (prier le soleil dans des postures particulières).
L'enseignement aux nouveaux arrivants comportait aussi l'apprentissage
de prières destinées à la déesse de la sagesse (Gayatri mantra) pour
favoriser un développement équilibré du corps et l'esprit.
Le stade suivant comportait l'enseignement aux étudiants de Inéthodes
d'autocontrôle, de conscience de soi et d'autodiscipline. Après
l'introduction de ces pratiques, le guru faisait passer de nouveaux tests aux
enfants avant de commencer à aborder l'éducation formelle proprement
dite. Si l'enfant était capable de répondre aux demandes de l'éducation
morale, le guru le considérait éligible pour l'éducation formelle
(adhikarin). Ainsi, la satisfaction du guru était essentielle pour avoir droit
à l'éducation formelle. Le niveau de concentration, le développement
moral et la volonté étaient les éléments qui détenninaient la nature et le
type d'éducation. La perfection en tant qu'être hUlnain et le droit à
l'apprentissage étaient les critères les plus importants pour fournir une
éducation de haut niveau. Cela contribuait, dans une certaine mesure, à
perpétuer le bon usage de la connaissance pour favoriser le développement
de la cOlnrnunauté. C'est pourquoi, développer la responsabilité envers la
communauté était la préoccupation principale en vigueur dans les gurukul.
L'enseignement y était essentiellement oral et suivait une approche
dialectique qui faisait appel à des moyens mnémoniques appropriés dans
certaines disciplines. L'apprentissage des Veda, par exelnple, se faisait en
utilisant des battements de la main bien précis liés à la prononciation des
différents vers chantés védiques (mantras). Jusqu'à aujourd'hui, cette

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Pédagogies et pédagogues du Sud

particularité a préservé l'unicité de la prononciation lors du chant des


Veda par des communautés parlant des langues différentes.
La vie dans les gurukul était simple et disciplinée. Tous les étudiants,
quelle que soit leur classe sociale, devaient vivre cette sorte de vie et
observer les normes en vigueur dans le gurukul. Ils étaient vêtus d'habits
sans coutures. Ils portaient également le cordon sacré (Sutra) autour du
cou et une petite queue de cheval formée de quelques cheveux longs
(shikha) à l'arrière de leur tête qui était complètement rasée.
Les bijoux étaient prohibés mais l'utilisation de poudres de santal, de
curcuma, de tunneric, de camphre et de safran était autorisée. En général,
les maîtres et les élèves dormaient sur des matelas posés à même le sol.
Les étudiants étaient préparés à devenir fort mentalement et physiquement
pour pouvoir traverser aisément les vicissitudes et épreuves de la vie.
Couper du bois pour le feu, s'occuper des vaches, chercher de l'eau,
nettoyer les habitations et faire la cuisine faisaient partie des
responsabilités collectives des pensionnaires. Ainsi, au gurukul, l'enfant
recevait une éducation globale et la société recevait en retour un citoyen
compétent et responsable. La fm de l'éducation au gurukul était marquée
par une cérémonie durant laquelle le guru faisait les derniers
commentaires sur les performances des étudiants et leurs donnait les
derniers conseils pour bien utiliser les connaissances acquises dans son
établissement.

Déclin de l'éducation sanskrite


L'éducation sanskrite a longtemps profité de son statut de seul
système formel d'éducation dans la société indienne et ceci pendant
plusieurs milliers d'années. Toutefois, il a été relégué à un statut marginal
au début du 1Sèmesiècle lorsque les Moguls se sont installés au Nord de
l'Inde et ont essayé d'y imposer leur langue et leur culture. La majorité de
la population n'a pas accepté aisément cette invasion culturelle et a résisté.
Puis les Anglais ont pris le pouvoir et ce fut le début de la culture
coloniale en Inde. Kumar (2000) considère que la culture coloniale est en
grande partie responsable du déclin de l'éducation sanskrite (plus
spécialelnent à Varanasi qui était considéré comme le siège de l'éducation
sanskrite) parce qu'elle a apporté beaucoup d'idées et de pratiques qui
remettaient en cause l'éducation sanskrite.
Par exelnple, l'éducation sanskrite avait accordé une supériorité
naturelle au guru en organisant une variété de rituels et de pratiques
symboliques pour souligner et renforcer sa « sainteté ». Le changement

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Les écoles sanskrites en Inde

social et économique introduit par les Anglais dans le pays a remis en


question la suprématie du guru et beaucoup de pratiques culturelles liées à
l'éducation sanskrite, par exemple le non accès à cette fonne de
scolarisation aux femmes et aux individus appartenant aux basses castes
(Kumar, 2000). Ces changements ont poussé les professionnels de
l'éducation sanskrite à trouver une nouvelle identité. Le large système
éducatif introduit par les anglais et l'ouverture d'écoles fonnelles dans les
différentes parties du pays ont balayé l'influence dominante des écoles
sanskrites sur l'éducation. Malgré ces changements touchant le système
éducatif, beaucoup de lettrés sanskrits (souvent appelés pandits, voir
Michaels, 2001) ont continué leur recherche de la connaissance en passant
toujours par les voies traditionnelles. Leurs savoirs étaient reconnus par
les riches et les aristocrates. Ils étaient souvent engagés à exposer,
composer ou à débattre (shastrartha) sur le sens des textes scripturaux et
ceci particulièrement dans les cours. Le débat était non seulement la
meilleure façon d'atteindre la popularité mais aussi la façon la plus facile
d'obtenir des postes d'enseignement et des mécènes. L'histoire de la
littérature sanskrite est pleine de récits relatant COlnment un érudit est
parvenu à obtenir la renommée, la célébrité, la richesse et des protecteurs
pour toute sa vie en battant simplement un autre érudit durant un débat
public (voir Kumar, 2000 et Michaels, 2001).
Le patronage allait jusqu'à l'installation d'une vidyalaya (école non-
résidentielle, traduit littéralement: maison de l'apprentissage et de la
connaissance) pour ce lettré sanskrit. Ce type d'écoles existait dans
presque tous les royaulnes indiens proposant une version édulcorée du
gurukul des temps anciens.
Ces écoles égalelnent appelées Sanskrit pathshala (endroit des leçons
sanskrites) se sont multipliées au fil des ans alors que de plus en plus
d'érudits sanskrits proposaient d'offrir une éducation aux enfants. Nous
avons le sentunent que beaucoup de ces écoles ont été mises sur pieds
pour décourager les enfants de fréquenter les écoles de type occidental qui
se Inultipliaient de plus en plus à la Inême époque.
Il est à noter que les gurukul, vidyalaya et pathshala, se réfèrent toutes
à des institutions où l'on apprend le sanskrit. Si les pathshala et les
vidyalaya sont synonymes (et signifient écoles), le gurukul est une
institution bien plus large que l'école. Dans les telnps anciens, les écoles
n'étaient pas indépendantes des gurukul mais plus tard, elles ont obtenu un
statut indépendant. Dans les pathshala et les vidyalaya, les étudiants
peuvent venir chaque jour à l'école mais dans les gurukuls, la cohabitation
entre enseignants et étudiants reste essentielle. Une distinction du même

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Pédagogies et pédagogues du Sud

ordre doit être faite entre le pandit et le guru. Un pandit est une personne
sage, qui a reçu une bonne éducation, qui a une bonne mémoire, et une
bonne connaissance orale des Veda et d'un ou de plusieurs shastras
(tradition d'écriture). Un pandit peut ou non être un enseignant. De l'autre
côté, le guru est un enseignant mais aussi plus que cela. Il est celui qui
illumine tous les aspects de la vie (matérielle et spirituelle) de quelqu'un.
Si le maître existe seulement physiquement, un guru peut aussi exister
symboliquement.
Pendant la fm du 19èmesiècle, des changements radicaux prirent place
dans les écoles sanskrites et ceci plus particulièrement dans les capitales
culturelles de l'Inde. Par exelnple, les Anglais ayant besoin d'experts qui
pourraient les aider à juger en fonction des lois hindoues, une école
sanskrite qui mettait l'accent presque exclusivement sur le dharmashastra
(code de conduite hindou) a été fondée à Varanasi. Pendant quelque
telnps, cette école fut dirigée par des indigènes. Plus tard, des anglais aussi
bien experts en sanskrit qu'en littérature et sciences occidentales furent
envoyés dans cette école dans le but d'étendre l'enseignement à d'autres
domaines que les savoirs classiques indiens (Dalmia 1996).
Cet effet s'est propagé à d'autres écoles et c'est comme cela que les
Anglais sont parvenus à introduire une partie de leur curriculum dans les
écoles sanskrites. Avec ce changement, le sanskrit pouvait être reconnu
comme un système culturel puissant qui pouvait à la fois refléter et créer
une structure sociale et une idéologie. D'un autre côté, il est aussi devenu
un élément important de l'exploitation économique et politique qui a
fmalement résulté en un affaiblissement de la culture indigène et à son
remplacelnent par des valeurs culturelles occidentales. Par exelnple, les
lettrés possédant des diplômes (offerts par les Anglais) pouvaient,
dorénavant, être employés comme enseignants réguliers et recevoir des
salaires. Certains spécialistes considèrent ce changement comme le
commencement du déclin de l'éducation sanskrite en particulier et de
l'éducation en général (Biswas & Agrawal, 1986).

Les écoles sanskrites contemporaines


Nous avons noté plus haut que les Anglais ont ouvert de nombreuses
écoles qui fonctionnaient parallèlement aux écoles sanskrites. Leur
objectif principal était de former un groupe d'individus, loyal au
gouvernement britannique et qui pouvait être employé localement.
L'éducation dans ces écoles pouvait mener à une grande variété de postes
et on y trouvait moins de discrimination en tenne de caste, de classe

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Les écoles sanskrites en Inde

sociale ou de genre. C'est pourquoi, ce type de formation a gagné une plus


grande popularité que l'éducation dans les écoles sanskrites. A la fm de la
colonisation anglaise en 1947, le gouvernement réalisa l'importance de ce
type d'écoles pour servir les besoins divers d'une nation nouvellement
indépendante. C'est pourquoi, ces écoles se sont multipliées; au fur et à
mesure que la population croissait et au fil des ans, le gouvernement
ouvrait de nouvelles écoles et cela même dans les campagnes éloignées
pour répondre aux besoins des individus et aux besoins de développement
de la nation. Parce que ce type d'écoles relient les individus à des
contextes sociaux, nationaux et internationaux plus larges, elles semblent
répondre aux besoins vitaux de la société en formant les gens à différents
types de carrières. Bien que ces écoles soient très attractives pour les
individus en général, les intérêts des écoles sanskrites n'ont pas été
complètement exclus des politiques éducatives nationales.

Subsides du gouvernement pour les écoles sanskrites


Retraçant l'histoire de l'éducation sanskrite à Varanasi, Kumar
(2000) note que durant le 19èmeet le 20èmesiècle, les pandits ont réagi de
différentes façon à l'intervention britannique dans les écoles sanskrites.
Elle répertorie quatre manières de réagir, qui ont abouti aux différentes
formes d'écoles sanskrites contemporaines: 1) la coopération totale 2) la
coopération difficile 3) l'indifférence, et 4) la protestation active.
Une forte distinction peut être faite entre les écoles contrôlées par des
personnes et celles contrôlées par le gouvernement. Plusieurs écoles
fondées sur le modèle de l'école dans le temple traditionnelle ou du
gurukul continuent à fonctionner sans subside du gouvernement.
Toutefois, la plupart des écoles sanskrites sont partiellement ou totalelnent
subventionnées par les Etats. Ces écoles proposent une éducation
traditionnelle dans des disciplines COlllinela littérature, la grammaire, la
philosophie et l'astrologie, disciplines qui sont populaires dans les écoles
sanskrites depuis les temps anciens. D'un autre côté, on observe un effort
de mise en place dans ces écoles d'une éducation similaire à celle
dispensée dans les autres écoles gouvernementales, du moins jusqu'à la fin
du niveau primaire. Dorénavant, des sujets comme l'anglais, la
géographie, l'histoire, les mathélnatiques, les sciences humaines et les
sciences sont inclus dans le curricululn des écoles sanskrites, reflétant
ainsi une sorte de « modernisation» de ces écoles.
Il n'existe malheureuselnent pas de statistiques précises concernant les
écoles sanskrites subventionnées par les gouvernements que ce soit au

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niveau national ou au niveau des Etats. Dans l'Etat de l'Uttar Pradesh


(UP), une association des enseignants des écoles sanskrites a été formée.
Cette association a répertorié plusieurs catégories d'écoles sanskrites
actuellement présentes dans l'UP.
Selon un de leur prospectus, il existerait 13 écoles primaires (degrés
1-8), 950 écoles secondaires (1-12) et 246 collèges (offrant des bachelors
et des masters ainsi que des cours du niveau primaire et secondaire). En
plus de cela, 13 collèges seraient enregistrés à l'University Grants
Comn1ission, (la commission qui subventionne toutes les universités
indiennes). En tout, il existerait environ 1222 écoles sanskrites dans l'UP
ce qui représente plus de 6000 enseignants et près de 45'000 écoliers et
étudiants.
L'association est surtout concernée par les problèmes relatifs aux
enseignants de l'école sanskrite. Ceci inclut: la catégorisation des écoles
sanskrites (primaires, secondaires et collèges), les salaires des enseignants
et autres facilités, les promotions, la création de postes destinés au
personnel non-enseignant, les subventions pour l' équipelnent, les bourses
pour les étudiants, les postes vacants dans les écoles, le montant des
impôts locaux, le montant des assurances et les sommes allouées aux
transports, le payement régulier des salaires, et la fondation d'un
secrétariat à l'éducation sanskrite. Malheureusement, la voix de
l'association n'a pas réussi à avoir un iInpact sur le gouvernement.

L'introduction de diplômes
La fondation d'universités sanskrites dans certaines parties du pays a
marqué un autre processus de modernisation de l'éducation sanskrite. Ces
universités diffèrent des autres universités par le fait que 1) leur
curriculum est traditionnel et proche de celui des écoles traditionnelles
sanskrites et que 2) la langue d'instruction et d'examen est le sanskrit.
Aujourd'hui, la plupart des écoles et des collèges sanskrits sont affiliés à
ces universités pour la reconnaissance de l'éducation qu'ils apportent. Ces
universités ont introduit des diplôlnes (Michaels, 2001) qui sont reconnus
par les Etats et le gouvernement central et qui sont équivalents à ceux
offert dans les autres universités (par exelnple : BA, MA, doctorat). Avec
ces diplômes les étudiants acquièrent le droit de postuler à une grande
variété de postes gouvernementaux et d'entrer, ainsi, en compétition avec
les détenteurs de diplômes provenant des autres universités.

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Les écoles sanskrites en Inde

Philosophie de l'éducation sanskrite


Un deuxième changement important a pris place dans la philosophie
que les étudiants et les professeurs des collèges et des universités
sanskrites nourrissaient à propos d'eux-mêmes et de leur éducation. Dans
les telnps anciens, l'apprentissage du sanskrit déterminait surtout une
Inanière de vivre qui était très différente de celle des individus qui
n'avaient pas fréquenté ces écoles. Ces dernières années, l'idée de
professionnalisme a graduellement émergé dans les écoles sanskrites. Une
maj orité d'enseignants pensent que la profession et la vie doivent être
abordées séparément. Ce point était particulièrement explicite lors de nos
interviews et discussions avec les enseignants travaillant dans les écoles
sanskrites. Ils mentionnent souvent que la société ne devrait pas attendre
d'eux qu'ils vivent une vie complètement différente de celle des personnes
éduquées dans les autres écoles. Ces influences ont infiltré toutes les
couches de l'éducation sanskrite même les plus basses. On peut facilement
constater les effets de ces changements de perceptions, d'attitudes, de
motivation et de valeurs parmi les enseignants et les étudiants,
spécialement dans les écoles fmancées par le gouvernement. Il existe un
grand besoin d'études comparatives dans ce domaine.

Les adaptations faites par les écoles sanskrites


traditionnelles.
Les processus de modernisation décrits plus haut ont partiellement
échoué à menacer l'existence des écoles sanskrites traditionnelles.
Aujourd'hui encore, il existe à côté des écoles sanskrites modernisées, des
écoles traditionnelles de type gurukul.
Ces écoles traditionnelles diffèrent des écoles modernisées dans les
aspects suivants:

(1) Elles ne suivent pas les programInes et directives du


gouvernement en ce qui concerne l'éducation.
(2) Elles ne font pas passer d'exalnens fonnels aux étudiants pour les
répartir selon des degrés.
(3) Les diplômes et les curriculum fixes n'existent pas.
(4) Les enseignants n'ont pas besoin d'être en possession d'un
diplôlne formel.
(5) Les enseignants n'ont pas l'obligation de suivre un programme
prédéterminé ou une pédagogie particulière; les enseignants et
les étudiants jouissent d'une liberté complète pour développer

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Pédagogies et pédagogues du Sud

leurs propres programmes et routines d' enseigneInent et


d'apprentissage.

Ainsi, l'ancien système d'enseignement et d'apprentissage (déjà


pratiqué dans les gurukul) est encore en faveur de nos j ours, du moins
dans certaines écoles. Quelques enseignants semblent même considérer ce
systèIne comme le meilleur pour l'éducation sanskrite; toutefois, à ce
jour, leur nombre est très limité. Plusieurs explications peuvent être
apportées à cela. La raison la plus importante semble être la valeur de ce
type d'éducation sur le marché du travail actuel. En effet, COInme il
n'existe que très peu d'emplois à l'extérieur de la filière des écoles et des
collèges gouvernementaux, et que toutes ces filières exigent des diplômes
du gouvernement COInmecondition de postulation, il est très difficile, pour
les étudiants des écoles sanskrites traditionnelles, de trouver un emploi.
Cette situation pousse les étudiants poursuivant leurs études dans les
institutions traditionnelles à passer des examens dans d'autres écoles
sanskrites pour acquérir un diplôme. Dans un certain sens, cette stratégie
est très utile parce qu'elle fournit à l'étudiant une occasion d'étudier le
sanskrit dans une institution traditionnelle tout en acquérant un diplôme du
gouverneInent dans une institution sanskrite supérieure recevant des
subventions.

Les femmes dans les écoles sanskrites


D'autres changements dans l'éducation sanskrite sont aussi évidents.
Dans les temps anciens, les femmes n'avaient pas accès à l'éducation
sanskrite; elles l'apprenaient dans leur faInille. Aujourd'hui, nous
trouvons dans plusieurs capitales religieuses du pays quelques gurukul
réservés aux filles. Ces institutions sont dirigées exclusivelnent par des
feInmes. Dans ces écoles, l'accent est surtout Inis sur l'apprentissage de la
graInmaire développée par Panini (Panini Vyakaran) et sur celui des Veda.
Panini est né il y a environ 2400 ans (cette datation étant d'ailleurs
discutée) au Sud-Ouest de l'Inde. C'est lui qui a fixé une fois pour toutes
les règles de grammaire du sanskrit. Sa grammaire consiste en plus de
4000 aphorismes très concis qui s'achèvent par l'invention d'un système
de notation algébrique spécifique à la gralTIlnaire.Cette grammaire pennet
une grande liberté de j eu car dans ce système, les transfonnations des
séquences des morphèmes ne changent pas le sens de la phrase.
La mixité à l'école sanskrite n'est pas pour demain. Les écoles
sanskrites pour filles ont de la peine à obtenir des subventions. Les

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Les écoles sanskrites en Inde

donations, la charité et des frais de scolarité modestes qui sont à la charge


des étudiantes (et qui ne sont pas obligatoires) constituent la source la plus
importante de revenus de ces écoles. La vie en communauté est une de
leurs caractéristiques. Les enseignantes et les étudiantes vivent ensemble
sur le même campus et elles participent à toutes les activités en lien avec
le bon fonctionnement de l'école y compris la cuisine et les nettoyages.
Les pensionnaires parlent le sanskrit dans toutes les situations.
Une fois leurs études tenninées, les jeunes filles ont le droit, si elles le
désirent, de se marier et d'avoir une vie de famille. Quelques-unes
obtiennent des postes d'enseignantes dans une école sanskrite ou dans une
autre école pour y enseigner le sanskrit.

Les écoles sanskrites dans les régions rurales


Les écoles sanskrites pour filles sont bien moins nombreuses que les
écoles sanskrites réservées aux garçons. On trouve ces dernières jusque
dans les régions rurales les plus éloignées. Toutefois, elles ne touchent
généralement que très peu d'étudiants. Les options en tenne
d'employabilité à la fin de la scolarisation étant très limitées, il est
difficile aujourd'hui de convaincre les gens des avantages de l'école
sanskrite. La plupart des étudiants des écoles sanskrites deviennent prêtres
et pour cela doivent appartenir en principe à la communauté brahmane.
Cette profession n'étant plus très valorisée, Inêlne les falnilles brahmanes
qui travaillaient traditionnellement COlnmeprêtres hésitent à envoyer leurs
enfants dans les écoles sanskrites. Au point que même les enseignants des
écoles sanskrites préfèrent envoyer leurs enfants dans les écoles de type
occidental en pensant que cette sorte d'éducation leur pennettra d'évoluer
avec les enfants des autres groupes sociaux.

Les écoles sanskrites dans les villes


Comparativement aux régions rurales, la situation selnble un peu
meilleure dans les grandes villes, surtout celles qui sont liées
historiquement à la religion hindoue (villes saintes). Les pèlerinages dans
ces villes sont encore très populaires dans toutes les classes sociales. Les
pandits sanskrits sont encore très demandés dans ces endroits pour les
prières, les rites yajna et autres rites, les prêches et la lecture des textes
sacrés ainsi que la réalisation d'horoscopes. Même les jeunes étudiants des
écoles sanskrites reçoivent des invitations des familles pour effectuer une
grande variété de rites ou d'activités religieuses en leur faveur. En retour
de ces services, ils reçoivent une offrande (en nature et en espèce). Alors

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Pédagogies et pédagogues du Sud

qu'il existe une forte demande d'étudiants des écoles sanskrites pour des
occasions particulières, une grande variété de cérémonies et d'activités
sont organisées tout au long de l'année autour des lettrés sanskrits et leur
procurent un gagne-pain régulier. Cette situation attire beaucoup
d'étudiants, plus spécialement des étudiants originaires de familles
brahmanes démunies des régions rurales qui n'ont pas assez de ressources
pour couvrir les besoins essentiels de leurs enfants (nourriture, vêtements,
enseignelnent). Les centres religieux nnportants comme Varanasi et
Hardwar attirent plus ce type d'étudiants que les petits centres où la
perspective de pouvoir obtenir assez de fonds pour subvenir à ses besoins
n'est pas très bonne. Ainsi, il existe une grande variabilité dans la
distribution des écoles sanskrites et du nombre d'étudiants qui les
fréquentent dans les différentes régions du pays.

Etudes psychologiques s'intéressant aux enfants des écoles


sanskrites
Peu d'études en psychologie ou en sciences de l'éducation ont été
effectuées, de manière exclusive, avec des enfants fréquentant les écoles
sanskrites. Il existe néanmoins quelques études qui comparent les
comportements des écoliers des écoles sanskrites à ceux des écoliers
fréquentant les écoles Inodemes (de type occidental) ou d'autres écoles
traditionnelles. La possibilité existe de Inettre sur pied des programmes de
recherche portant soit sur des analyses comparatives des processus
d'enseignement dans les différents types d'écoles ou examinant les effets
de ce type d'éducation sur le développement psychologique ou social des
enfants.

Apprentissage et mémoire
Un certain nombre de recherches ont été effectuées en psychologie
interculturelle sur les effets de la scolarisation sur le développement
cognitif des enfants. Des comptes-rendus détaillés de ces études sont
disponibles (Dasen & Mishra, 2004 ; Mishra, 1997, 2001 ; Rogoff, 1981).
Beaucoup de ces études relatent des comparaisons entre enfants scolarisés
et enfants non-scolarisés. Il existe aussi quelques études examinant les
effets du type de scolarisation (par exemple de l' école coranique) sur le
développement cognitif des enfants, plus particulièrement de la mémoire
(Wagner, 1993). La conclusion générale de ces études est que la
scolarisation de type occidental favorise le développement de certaines
compétences cognitives (par exemple certaines stratégies

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Les écoles sanskrites en Inde

organisationnelles ou mnémoniques lors de l'apprentissage), alors que la


scolarisation dans les écoles coraniques n'encourage pas beaucoup le
développement et l'utilisation de ces aptitudes. A ce jour, nous n'avons
pas beaucoup d'informations concernant les stratégies d'apprentissage et
de mémorisation en vigueur dans les écoles sanskrites.
Mishra (1988) a étudié l'apprentissage et la Inémoire de deUx groupes
d'enfants dans un village d'Inde du Nord, le premier groupe fréquentant
une ~cole moderne et le deuxième fréquentant une école traditionnelle
sanskrite. Il a été demandé à ces enfants (degrés 2 à 5), de mémoriser
librement une liste de mots sans liens entre eux. L'analyse des protocoles
a révélé que les performances des enfants fréquentant l'école sanskrite et
celles des enfants fréquentant l'école moderne ne différaient pas dans le
nombre mots mémorisés. L'analyse de la position relative des mots (une
mesure de l'organisation subjective dans la manière de se souvenir)
indiquait que la tendance à se référer à l'ordre de présentation des Inots
était légèrement plus forte chez les enfants de l'école sanskrite mais dans
les deux types d'écoles aucun enfant n'utilisait l'apprentissage par cœur.
Les enfants de l'école sanskrite ont aussi présenté des évidences de
confusions sémantiques moindres que ceux de l'école moderne. Enfm, les
relations sémantiques utilisées lors de la relnémoration des mots ont été
étudiées en préparant une matrice des distances (c.-à-d. le nombre de mots
intervenant entre une paire de mots). Cette analyse a révélé que pour le
groupe d'enfants fréquentant l'école sanskrite, les tennes : vache, pain,
maison, pot à eau et livre, apparaissaient relativement plus proches que
d'autres. Pour le groupe d'enfants fréquentant l'école moderne, les Inots :
fille, porte, maison, pain et pluie, étaient plus rapprochés que les autres
termes. Ces observations suggèrent que si les deux groupes ont bien utilisé
des schémas organisationnels, ils l'ont fait en utilisant différents principes.
Les enfants de l'école sanskrite se sont basé sur l'importance des objets
dans la vie de tous les jours (objets le plus souvent donné par les familles
aux érudits et aux prêtres). Le schélna organisationnel du groupe d'enfants
de l'école moderne semblait plus basé sur des l'expérience d'évènements
spécifiques sortis le plus souvent de leurs Inanuels scolaires. Il a été
conclu que la scolarisation dans une école sanskrite influençait plus le
schéma d'organisation que le processus d'apprentissage ou le nombre
d'items retenus.

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Pédagogies et pédagogues du Sud

La différenciation psychologique
La différenciation psychologique a également été étudiée chez les
enfants de l'école sanskrite. Selon la théorie de Witkin (1978), le
développement psychologique d'un individu se fait en termes d'une
différenciation graduelle, du global au plus différencié, et ceci dans
différents domaines du comportement. Une construction moins générale
de la différentiation psychologique est le style cognitif qui se manifeste
selon deux modes: la dépendance à l'égard du champ (FD) et
l'indépendance à l'égard du chalnp (FI). Les individus FD et FI diffèrent
dans la manière dont ils se réfèrent à leur environnement et à eux-mêmes.
Les individus FD ont plus tendance à percevoir de façon globale et sont
caractérisés par une acceptation passive de leur environnement. A
l'opposé, les individus FI ont plus tendance à réagir à leur environnement
de façon analytique (Witkin, 1978).
Alors que le style cognitif se développe en adaptation à la demande
écologique que rencontrent les individus ou les groupes, les recherches ont
démontré que la scolarisation de type occidental tendait à promouvoir le
développement du style FI (Berry, 1976 ; Mishra, 1997, 2001). A ce jour,
nous n'avons pas beaucoup d'infonnations concernant le développement
de ce style dans d'autres formes de scolarisation. Mishra et Agrawal
(2002) ont comparé la différentiation perceptuelle chez des enfants
fréquentant les écoles traditionnelles (sanskrites et coraniques) et dans les
écoles modernes (de type occidental). Les tests SPEFT (Story Pictorial
Enlbedded Figures Test, Sinha, 1984) et BDT (Kohs Block Designs) ont
été administrés à 240 enfants âgés de 5 à 13 ans. Certaines constatations
intéressantes ont émergé des résultats de cette recherche mais nous
n'allons nous intéresser ici qu'aux résultats concernant le rôle de
l'éducation sanskrite. En général, les scores au test SPEFT augmentaient
avec l'âge. Les résultats des enfants des écoles sanskrites étaient,
toutefois, moins bons à tous les âges. Les enfants des écoles sanskrites ont
aussi passé plus de temps à trouver les objets placés dans des dessins
complexes que les enfants fréquentant l'école lnoderne. Des résultats
similaires ont été notés avec le test du BDT, les enfants de l'école
moderne réussissant mieux que ceux des écoles sanskrites. Il serait
possible d'interpréter ces résultats comme indiquant que la perception des
enfants des écoles sanskrites était moins différenciée que celle des enfants
fréquentant les écoles modernes. Cette interprétation serait tout à fait
cohérente avec les résultats des études montrant que les capacités
analytiques décontextualisées et le transfert des apprentissages scolaires au

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Les écoles sanskrites en Inde

contexte du testing étaient partout liés à la scolarisation occidentale (Cole,


1996 ; Scribner & Cole, 1973). Pourtant, en analysant ces résultats avec
une perspective éco-culturelle (Berry, Poortinga, Segall & Dasen, 2002),
nous trouvons que l'environnement global des écoles sanskrites, le
curriculum et les méthodes d'enseignement adoptés dans ces écoles
mettent l'accent sur le contexte social et la connexion des unités. Cette
moindre différentiation trouvée parmi les enfants des écoles sanskrites a
ainsi été attribuée au peu d'importance accordée à la différenciation dans
l'éducation sanskrite. Il faudrait pouvoir examiner si ces enfants ont
développé plus de compétences interpersonnelles que les enfants des
écoles occidentales pour pouvoir valider ces conclusions.

Identité sociale et préjugés


Une littérature importante existe dans le domaine de la psychologie
développementale pour suggérer que le développement social de l'enfant,
dans des écoles confessionnelles et non confessionnelles, prend place de
façon différente. Les écoles confessionnelles ne permettent à l'enfant de
socialiser qu'avec des enfants de son propre groupe. Aussi, la probabilité
d'y développer une identité sociale glorifiée est plus grande que dans les
autres écoles où les enfants ont la possibilité de rencontrer et de socialiser
avec les membres d'autres groupes sociaux. L'identité sociale et les
préj ugés étant intimement liés, il est généralement admis que les enfants
fréquentant des écoles confessionnelles vont être plus enclins à avoir des
préjugés envers les enfants appartenant à d'autres groupes sociaux que
ceux fréquentant des écoles non confessionnelles. Lors d'une recherche à
grande échelle, Mishra et Bano (2003) ont essayé d'examiner cette
hypothèse. Deux cent enfants hindous et musulmans, âgés de 3 à 12 ans
ont été choisis dans des écoles traditionnelles et lTIodemes de Varanasi et
testés avec le Model Identification Task (MIT, un test d'identification
ethnique) et le Projective Prejudice Task (PPT, un test projectif de
préjugés) adaptés spécialelTIent aux enfants. Dans le MIT, on montrait
deux images de poupées, l'une habillée comme un enfant musulman et
l'autre comme un enfant hindou. Un certain nombre de questions, se
référant à l'identité et aux actions de ces modèles, incluant la préférence
pour l'un ou pour l'autre par rapport à des activités interpersonnelles ont
été posées. La reconnaissance des lTIodèles hindou et musulman et
l'identification d'appartenance à son propre groupe ont été utilisées
comme mesure de la conscience de l'identité sociale. Le PPT présente des
images ambiguës à différents degrés d'enfants hindous et musulmans. Les

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Pédagogies et pédagogues du Sud

images étaient montrées aux enfants et une histoire en relation avec ces
images leur était racontée. Chaque personnage recevait un nom hindou ou
un nom musulman et était décrit comme l'initiateur de certaines actions
menant soit à des conséquences positives (comme gagner un trophée), soit
à des conséquences négatives (par exemple voler). Après avoir écouté
I'histoire, les enfants devaient deviner quel personnage de I'histoire avait
initié l'action et aussi dire lequel allait être récompensé ou puni.
Recolnmander une récompense et empêcher de faire du tort à un membre
de son propre groupe étaient utilisés comme mesure de préjudice (défmie
COrnInefavoritisme de l' endo-groupe ou discrimination de l' exo-groupe).
Nous n'allons décrire ici que les résultats concernant directement les
enfants fréquentant les écoles sanskrites. Tous les enfants étaient
conscients de leur identité sociale alors que seuls 90 % des enfants des
écoles modernes connaissaient la leur. La base de l'identité sociale pour
les enfants de l'école sanskrite était de façon prédominante (95%) les
caractéristiques internes (les qualités comportementales) des individus,
alors que dans le cas des enfants fréquentant les écoles modernes, à la fois
des traits internes (49 %) et externes (par exelnple les vêtements) (39 %)
caractérisaient leur identité sociale. La famille était la source principale de
connaissance de l'identité sociale pour les deux groupes. Alors que les
enfants des deux groupes ont montré un même taux de préférence pour les
membres de leur propre groupe, il y avait des différences significatives
dans la nature de ces préférences. La préférence dominante des enfants
fréquentant l'école sanskrite était principalement en tennes d'activités
interpersonnelles alors que la préférence de l'autre groupe était basée à la
fois sur les activités interpersonnelles et un penchant général (sympathie).
En plus, les enfants fréquentant les écoles sanskrites disaient préférer les
membres de leur propre groupe surtout en raison de leurs habitudes
alimentaires (végétariennes dans ce contexte), ce qui n'a pas été un critère
de choix pour les enfants fréquentant les écoles modernes. Les tendances à
allouer des récolnpenses et de prévenir des punitions aux membres de leur
propre groupe était prédominant dans les deux groupes d'écoliers. En
général, les résultats ont indiqué que le développelnent de l'identité
sociale et de préjugés n'était pas beaucoup influencé par le type de
scolarisation reçue par les enfants. Ces résultats peuvent être interprétés de
deux manières. Il peut être argumenté que la formation de l'identité
sociale est un processus universel qui prend place à la maison de la même
manière quelle que soit la forme de scolarisation. D'un autre côté, il peut
aussi être soutenu que la glorification de l'identité sociale commence plus
tard que l'âge liInite ( 12 ans) utilisé dans cette étude.

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Les écoles sanskrites en Inde

Conclusion
Les écoles sanskrites qui occupaient une place très respectable dans la
société indienne traditionnelle, ont beaucoup perdu de leur importance
durant les dernières années. Ceci est plus spécialement dû à la possibilité
de choisir, pour une grande section de la population indienne d'autres
options éducatives qui préparent à un meilleur avenir du point de vue
économique. Bien que plusieurs de ces écoles survivent dans les
campagnes et dans les petites villes, il y a beaucoup de chance que ce type
d'école disparaisse ces prochaines années. D'un autre côté, les écoles
situées dans des centres religieux importants ont plus de chance de se
perpétuer.
Des études ont été menées pour examiner COlnment les Indiens
réagissent aux changements culturels (Mishra & Chaubey, 2002 ; Mishra,
Sinha, & Berry, 1996; Sinha, 1988). Les résultats ont Inontré que les
Indiens adoptent souvent une stratégie de conservation d'éléments de leur
propre culture mêlés à des éléments d'autres cultures dans un état de
coexistence. C'est comme cela que la société indienne a été capable de
maintenir son héritage culturel jusqu'à aujourd'hui sans entrer en conflit
avec les incursions d'autres cultures. Alors que beaucoup d'individus de la
société indienne semblent très «modernes », leurs traditions restent à
l'abri des influences de la modernisation. En fait, ces personnes
« modernes» peuvent souvent être trouvées en train de glorifier les
traditions et ceci plus encore que des personnes plus traditionnelles. C'est
pourquoi, aussi longtemps que les traditions vivront, la vie des écoles
sanskrites ne sera pas en danger. Cependant, leur importance pour la
majorité des gens va probablement diIninuer de plus en plus.
Durant ces dernières années, le gouvernement indien a ressenti le
besoin de raviver les connaissances et la sagesse traditionnelles. Il existe
de nombreux débats sur cOlrunent et quoi faire revivre. Il existe pourtant
certains domaines du savoir où une interaction mutuelle et un dialogue
entre les lettrés traditionnels et les scientifiques modernes semble possible.
Le temps est un de ces domaines, l'espace et le mouvement des planètes
sont d'autres domaines potentiels pour une collaboration entre physiciens,
astronomes modernes et lettrés sanskrits.
L'astrologie a toujours été au centre des débats entre les lettrés
traditionnels et modernes. Les mathématiques védiques qui sont beaucoup
plus faciles et précises que les mathématiques modernes enseignées dans
les écoles aujourd'hui sont aussi un domaine possible pour effectuer des
recherches mutuelles et rechercher des applications. D'autres domaines

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Pédagogies et pédagogues du Sud

ont été identifiés où les intellectuels traditionnels et modernes peuvent


apporter des contributions significatives. Si ces efforts se poursuivent,
l'importance de la connaissance du sanskrit a une chance de s'accentuer et
la gloire passée des écoles sanskrites peut être rétablie.
En ce qui concerne le présent, les écoles sanskrites sont toujours
marginales mêlne si les textes sanskrits constituent encore la seule source
valide des connaissances philosophiques, religieuses et mythologiques que
les Indiens respectent, qu'ils sachent le sanskrit ou non.
Dans le domaine de la recherche, il existe très peu de recherches en
psychologie ou en éducation faites avec des enfants fréquentant les écoles
sanskrites. Alors que les processus d'enseignement et d'apprentissage
dans ces établissements représentent un domaine potentiel de recherches
iInportant, des recherches portant sur les différentes dimensions du
développement de l'individu (perceptives, cognitives, intellectuelles,
sociales, morales, de personnalité) en relation avec l'éducation sanskrite
seraient souhaitables. Les défis auxquels doivent faire face les enseignants
et les étudiants des écoles sanskrites dans un contexte de changements
socioculturels, ainsi que la manière dont ils essayent de s'adapter à ces
changements constitueraient d'autres domaines intéressants de recherches.
Des études comparatives de ces dimensions éducationnelles et
psychologiques nous permettront de mieux placer cet ancien système
éducatif dans une perspective appropriée.

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M. A. Broyon

L'éducation sanskrite à Bénarès, enjeu d'une


société qui oscille entre tradition et transition

Introduction
A l'instar d'autres fonnes de scolarisation traditionnelle, l'école sanscrite
n'est pas très connue en Occident. Le peu de documents existants abordent
essentiellement l'aspect historique et philosophique tout en survolant
quelque peu les aspects pédagogiques. Et, mis à part Protopapas (1998) et
Michaels (2001), personne n'exalnine son adéquation (ou non adéquation)
aux besoins de la société indienne contemporaine. C'est pourquoi, il nous
a semblé important de nous intéresser à ces aspects encore peu explorés.
L'étude de deux écoles sanskrites, l'une réservée aux filles et l'autre aux
garçons va pennettre une meilleure compréhension des pratiques
éducatives encore en vigueur aujourd'hui dans ces écoles. Elle nous aidera
également à mieux appréhender les enjeux qui se cachent derrière le
financement public ou privé de ces institutions. L'historique et la
philosophie de l'éducation sanskrite ayant déjà été largement évoquée
dans cet ouvrage dans l'article de Mishra et Vajpayee, seuls les aspects
historiques et philosophiques les plus significatifs des pratiques éducatives
seront développés ici.

Le système scolaire indien


L'Inde est une fédération (25 Etats et 7 territoires), aussi le système
éducatif est-il géré dans le cadre d'un partenariat entre le gouvernement
central et les gouvernements des divers Etats. Le fmancement de
l'éducation est assuré principalement par le gouvernement central et les
gouvernements provinciaux et, dans une certaine mesure, par les autorités
locales. Des fonds provenant de différentes sources privées contribuent
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L'éducation sanskrite à Bénarès

également et de manière significative au fmancement du systèmel. La


grande particularité de ce système éducatif est la préservation et le
fmancement partiel d'une forme éducative de type traditionnel. Les écoles
se regroupent en deux filières parallèles qui vont de l'école primaire à
l'université et qui sont les suivantes:

. Les écoles Inodernes de type occidental (dérivées du système


anglais) de loin les plus nombreuses. Cette catégorie regroupe les
écoles municipales, les écoles gouvernementales, les écoles
privées et semi-privées dont font partie les English mediunl
schools (écoles où l'anglais est la langue d'instruction).
. Les écoles traditionnelles qui comprennent les écoles sanskrites et
les écoles coraniques (le plus grand nOlnbre) mais aussi des écoles
jiinistes et des écoles bouddhiques.

Le niveau de qualité des écoles indiennes diffère beaucoup d'une


catégorie à l'autre et d'une école à l'autre. L'implication de la direction et
des enseignants à la bonne marche de l'établissement et les moyens
fmanciers mis à leur disposition sont les éléments déterminants d'une
bonne qualité (Mishra & Dasen, 2004). Il alTive parfois que des
enseignants alTivent à faire des miracles avec très peu de moyens (nous en
avons croisé quelques-uns) mais ils restent une exception. Cette règle
s'applique aussi bien aux écoles modernes qu'aux écoles traditionnelles.
Dans les écoles modernes, qu'elles soient publiques ou privées, il
n'est pas rare de trouver des classes de plus de 50 élèves. L'enseignement
magistral et le bachotage sont des pratiques courantes ce qui ne laisse pas
beaucoup de place à la réflexion et à l'innovation. Les English lnediunl
schools, réservées aux enfants des familles aisées, sont de meilleure
qualité (Mishra, 1988). Elles emploient des enseignants motivés et mieux
formés qui ont l'habitude d'appliquer de nouvelles méthodes
d'enseignement. Il y a peu d'absentéislne (l'absentéisme du personnel
enseignant est le plus grand problème du système public), les classes sont
plus petites et les élèves ont accès aux nouvelles technologies.
Dans la littérature spécialisée, il est souvent reproché aux écoles
traditionnelles de privilégier l'apprentissage par cœur et, de ce fait, de ne
pas favoriser le développelnent de la réflexion. Dans le cas de l'école

1 Source: World Education Database, L'Inde: aperçu du système éducatif. Accès:


http://www.wes.org/ca/wedb/india/finedov.htm

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Pédagogies et pédagogues du Sud

sanskrite, il serait très réducteur de penser cela. Car, s'il est vrai que
l'apprentissage des Veda (textes religieux) qui représente une partie
importante de l' enseignetnent dispensé dans les écoles sanskrites se fait
par cœur, ceci s'explique, entre autres, par le fait que lors des rites,
l'exactitude textuelle et gestuelle est essentielle, l'erreur étant considérée
comme une faute majeure (Renou, 2001) et une catastrophe pour la
communauté (Pollak, 1982). Mais cet apprentissage par cœur ne se fait pas
de la façon dont nous l'entendons généralement: la récitation des Véda se
fait de Il manières différentes ce qui implique des comparaisons et une
réflexion sur leurs différentes utilisations (Filliozat, 2002). D'autre part, il
existe aussi une forme de métnorisation qui est la mémorisation du
contenu des textes (ce n'est pas une tnémorisation des mots, mais des
matières abordées, de l'ordre de l'exposé, de l'emplacement des idées et
des infonnations dans le texte) (Filliozat, 2002, p. 82). Certaines de ces
techniques d'apprentissage et d'enseignement pourtant millénaires pour la
plupart, sont, à nos yeux, novatrices à bien des égards.

Pratiques éducatives traditionnelles


Les Indiens ont toujours relié l'éducation à la religion. L'éducation
sanskrite est supposée apporter le bien-être matériel et spirituel, aussi bien
pendant la vie sur terre que dans celle de l'au-delà. Dès le départ, ce type
d'éducation a été l'objet d'une réflexion profonde et d'une prise de
conscience étonnante qui ont contribué à la diffusion du sanskrit pendant
près de trois mille ans sur tout le sous-continent indien (Filliozat, 2002).
Les pratiques éducatives, par exemple, sont déjà discutées en détail dans
les Upanisad2 (Reagan, 2000). Etant donné la longue histoire de
l'hindouisme, il est normal que l'éducation ait été pensée de manière
différente à travers les âges et des auteurs comme Mookerj i (1969) et
Pollak (1982) décrivent bien l'évolution de l'éducation sanskrite au
regard des différentes périodes. Pourtant, Reagan (2000) et Filliozat
(2002) constatent qu'à travers les âges, il existe une grande continuité de
l'activité intellectuelle et qu'il est possible d'observer des exemples de
transmission de savoir, de maître à disciple, sur plusieurs millénaires. Une
autre constante se doit d'être signalée: la recherche perpétuelle d'un lien
entre le développement intellectuel et le développement spirituel. Les trois
phases de pratiques éducatives hindoues décrites par Reagan (2000)

2 Groupe de textes appartenant à la révélation védique prêchant la délivrance des


renaissances et montrant la voie vers l'absolu (Biardeau, 1995, p. 300).

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L'éducation sanskrite à Bénarès

montrent bien ce lien. La première étape Shravana est la mémorisation de


textes entiers, de techniques de grammaire, d'exégèses et de
raisonnements; cette étape est la base de savoir indispensable à toute
éducation. Cette première étape est suivie par l'étape Manana qui
implique une réflexion sur ce que l'on vient d'apprendre (à savoir sur la
première étape Shravana). Pour Reagan, il s'agit d'un processus plus
intellectuel que spirituel. Cette deuxième étape est suivie par l'étape
Nididhayasana, une étape de méditation qui mène à la conscience de soi.
D'ailleurs, les philosophes indiens se sont fait très tôt une représentation
du rôle de l'inconscient et ont cherché à développer la personnalité en
influant sur l'inconscient (Filliozat, 2002). L'idée de base est que toute
expérience vécue (acte et cognition rattaché à cet acte, sentiment, concept,
etc.), ne meurt jamais irrémédiablement: elle laisse toujours des traces
dans le psychislne. Les philosophes comparaient le psychisme à une boîte
où une substance odorante aurait été placée puis retirée (le parfum reste).
De la même façon, les expériences vécues laissent des traces invisibles,
mais réelles, appelées vasana; ces traces s'organisent entre elles pour
construire l'individu et le préparer à recevoir de nouvelles expériences qui
le rendent capable de nouvelles activités psychiques - ce processus est
appelé san1skara.
Aujourd'hui nous parlons constamment du concept « d'éducation tout
au long de la vie» comme s'il s'agissait d'un concept nouveau. Pourtant
dès les temps les plus anciens, l'éducation sanskrite était déjà considérée
comme un apprentissage à vie. Pollack (1982) remarque que l'éducation
sanskrite a toujours été pensée COlnme une forme de perfectionnement
censé se poursuivre jusqu'à la fm de la vie (il fallait passer 36 ans à
apprendre les Veda, un idéal toutefois rarement atteint). Dans cet ordre
d'idée, elle explique que seul un enseignant qui restait un bon étudiant
toute sa vie était considéré COlTIlneun véritable enseignant.
Bien qu'étant, pour la plupart, dans une phase de transition, les écoles
sanskrites ont encore recours à certaines techniques ancestrales
d'apprentissage et de transmission du savoir. L'enseignement oral, par
exemple, y est encore très privilégié. Filliozat (2002), explique cette
préférence en démontrant que l'enseignement oral favorise le contact avec
le maître parce que la difficulté de la Inémorisation par l'oreille requiert
l'attention constante de la parole du maître. A l'opposé, la lecture favorise
l'isolelnent et l'écrit peut être quitté des yeux à n'importe quel moment
puis retrouvé; c'est pourquoi, certains enseignants mettent un point
d'honneur à ne pas se servir de livres. En outre, la relation privilégiée
entre élève et enseignant (décrite dans cet ouvrage par Mishra &

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Pédagogies et pédagogues du Sud

Vajpayee) est encore très forte aujourd'hui. Enfm, l'utilisation de débats


(sas tra) et de discussions pour favoriser l'apprentissage est encore
prép<?ndérante dans certaines écoles. Ainsi, dès leur plus jeune âge, les
étudiants doivent continuellement défendre ce qu'ils ont appris devant leur
pairs et leur professeur (plus tard, ils le feront sur la place publique). Pour
Filliozat (2002), cet échange intellectuel est conçu comme un moyen
efficace d'entretenir le savoir déjà acquis et de l'enrichir.
Contrairement à certaines croyances, les femmes ont également eu
accès à l'éducation sanskrite mais à une époque très ancienne et pendant
une période assez brève. Si certains auteurs pensent que cet accès était très
limité ou quasi inexistant (Bose, 2000; Kumar, 2000 ; Walker, 1983)
d'autres ne sont pas de cet avis. Biswas et Agrawal (1986), par exemple,
expliquent qu'à l'époque où la littérature védique a été composée, chaque
personne (holnme et femme) avait l'obligation de suivre la discipline de
Brahn1acharya pour s'initier à la littérature sacrée. Cette éducation était
généralement dispensée par le père de famille jusqu'à l'époque
Upanishad-Shutra où la complexité des rites et le développement de la
littérature sacrée ont mené à la professionnalisation de l'enseignement.
Pollak (1982), quant à elle, afftrme que, pendant plusieurs siècles,
l'éducation des filles était aussi courante que celle des garçons. Elle
explique que l'instruction des jeunes filles se faisait généralement à la
maison et qu'elle était dispensée par un membre de la famille proche. Les
femmes avaient le droit d'enseigner, parfois même d'enseigner à de jeunes
hommes. L'auteur illustre cela en se référant à certaines histoires narrées
dans les Puranas qui laisseraient entendre que dans certains cas
l'éducation sanskrite pouvait être Inixte (Pollak, 1982, p. 20). S'appuyant
sur d'anciens textes religieux, l'auteur démontre que les femmes ont eu le
droit d'étudier les Veda et de faire des sacrifices jusqu'en 2200 (BP) ;
elles auraient mêlne cOlnposé certains hymnes du Rigveda. L'Atharvaveda
(XI 5.18), par exemple, cite des femmes ayant suivi la discipline du
brahmacarin (chasteté et apprentissage des Veda chez un guru) et les Lois
de Manu (Manu, p. II 66.) considèrent le sacrelnent de l'initiation comme
un rite obligatoire pour les filles.
Il y a 2500 ans, la situation des femmes s'est brusquement détériorée
et l'éducation des filles a cessé d'être en vogue jusqu'à devenir inexistante
cinq siècles plus tard. Pollak pense que cette désaffection de l'école par les
femmes est probablement due au fait qu'il fallait marier les femmes de
plus en plus jeunes, ce qui n'était pas possible si elles étaient encore
étudiantes. GOlnbrich Gupta (2000) explique que les feffilnes ont
soudainement été considérées comme impures, jusqu'à être reléguées au

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L'éducation sanskrite à Bénarès

même niveau d'impureté que les sudra3. Les prêtres, s'appuyant sur le
mythe d' Indra4, ont progressivement usurpé leurs positions dans les
temples et elles ont été exclues des tâches religieuses. Cette mise à l'écart,
justifiée par l'impureté, tire son origine du fait que la lignée (jati) étant
transmissible par l'homme, l'homme devait constamment pouvoir
s'assurer de sa paternité. Aussi, les hommes hindous ont progressivement
mis en place un système de lois qui contrôlaient totalement la sexualité des
femmes: elles étaient mariées avant la puberté, le contact avec les
hommes pendant leurs menstruations était interdit et elles étaient isolées
pendant une certaine période après leurs accouchements. Il est à noter que
le système des castes a été mis en place à la même époque. Pour Gomprich
Gupta plus ce système s'est renforcé, plus les femmes ont été considérées
comme une source de danger pour le statut social des hommes et plus la
domination masculine s'est affmnée.
En Inde, le systèlne des castes, vieux de 2000 ans5, définit,
aujourd'hui encore la place des individus en fonction de leur naissance.
L'éducation sanskrite a-t-elle joué un rôle dans la conservation de ce
système? Pour Kumar (2000), la facette la plus intéressante de
l'éducation sanskrite est son curricululn caché. Selon elle, l'éducation
sanskrite a contribué à la reproduction de la hiérarchie sociale en
consolidant ses inégalités, en renforçant le pouvoir du guru et surtout, en
cautionnant un système de valeurs non énoncé mais partagé par plusieurs
strates sociales. De ce fait, il est évident que l'éducation sanskrite a
fortement participé à établir l'hégémonie brahmanique sur la société
indienne. Les étudiants fréquentant ce type d'écoles étaient, et sont
toujours pour la plupart des brahInanes, mêlne s'il a été attesté que
quelques Baniyas et quelques Kayasthas ont eu accès à ce type
d'éducation et qu'il était même possible de trouver quelques gurus
Kayasthas (Kumar, 2000).
Pourtant, il serait faux de croire que le système éducatif était
exclusivement aux Inains des brahmanes. Les castes étant
traditionnellement associées à un métier ou à une tâche rituelle précise, la

3 Une des castes les plus basses. Dans la hiérarchie des castes, elle est placée juste après
celle des intouchables (daltis). Il est, par ailleurs, formellement interdit aux sudra
d'écouter ou de réciter les Veda.
4 Mythe expliquant l'origine des menstruations chez la femme.
Spour Deliège (1993, p. 32), on peut penser qu'à cette date le système existait déjà sous sa
forme actuelle.

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Pédagogies et pédagogues du Sud

plupart d'entre-elles possédaient leur propre système éducatif: En effet, la


spécialisation héréditaire demandait que le travail soit divisé de
corporation à corporation et que les procédés de travail soient conservés de
génération en génération. Aussi, l'apprentissage au sein de la famille
s'imposait et le fils continuait normalement la fonction du père (Bouglé,
1935). Les enfants d'artisans, étaient familiarisés dès leur plus tendre
enfance aux outils de leurs pères et les fils Radjpoute grandissaient avec
l'idée qu'ils étaient nés pour la guerre. Les Banyas qui sont melnbres des
castes commerçantes, emmenaient leurs fils partout avec eux; ils leur
apprenaient les éléments du calcul et les mettaient au courant de leurs
affaires. Parfois, ce type de formation pouvait être plus sophistiqué. Un
rapport d'Henry Stewart Reid6, publié en 1852 et cité par Kumar (2000),
décrit plusieurs formes de scolarisation marchande qui vont de -la
formation en famille (frères, cousins etc.) à la maison du marchand
jusqu'à une forme de scolarisation très formelle (bâtiment scolaire,
professeurs experts, curricululn précis). Cette éducation «spécialisée et
professionnalisante» a, sans nul doute, fortement contribué à faire
obstacle à la mobilité sociale.
Il faut néanmoins signaler qu'au début du 19èmesiècle, l'éducation
traditionnelle, sanskrite ou musulmane, était importante et bien organisée
dans certains districts comme celui de Madras ou celui du Bengale
(Biswas & Agrawal, 1986) et qu'elle était ouverte à toutes les castes. En
effet, se référant à une série d'études destinées à faire l'état des lieux du
système éducatif indien et lancées en 1822 par les percepteurs de district
britanniques7, Nivedita (1998) et Kak (2001) indiquent qu'à cette époque,
le Bengale et le Bihar possédaient 100'000 écoles de village et que dans le
district de Madras, chaque village avait son école. Professeurs et écoliers
de toutes castes fréquentaient ces écoles indigènes où l' enseignelnent était
généralement dispensé dans la langue maternelle des enfants.

6 Henry Stewart Reid, Report on Indigenous Education and Vemacular Schools, Agra:
Secundar Orphan Press 1852.
7 Etude de Sir Thomas Munro pour la province de Madras publiée en 1826 et étude de W.
Adam pour le Bengale et le Bihar publiée en 1835. Ces deux études sont largement
développées dans l'ouvrage de Shri Dharampal (1983), The beautiful tree. Delhi: Biblia
Impex. Nivedita, Biswas et Agrawal, s'y réfèrent probablement même s'ils ne le citent
pas.

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L'éducation sanskrite à Bénarès

Deux écoles sanskrites à Bénarès


L'étude de deux écoles sanskrites de Bénarès: Panini Kanya
Mahavidyalaya, une école réservée aux filles et Mumuksha Bhawan, une
école pour garçons, montre bien la complexité de l'éducation sanskrite
aujourd'hui. En effet, si nous pouvons trouver un certain nombre de points
communs entre ces deux écoles, notamment en ce qui concerne
l'importance de l'enseignement du sanskrit et de l'enseignement religieux,
il existe de nombreuses différences à d'autres niveaux - une disparité issue
en grande partie de la différence de sexe des élèves mais pas uniquement.
Cette étude est basée sur les interviews des directeurs et des
enseignants menés en mars 2003 dans le cadre d'une recherche sur le
développement de l'orientation spatiale et le développement cognitifS.

Panini Kanya Mahavidyalaya


Cet établissement est une oasis de verdure et de sérénité située à une
des extrémités de la ville près d'un petit lac souillé par les ordures où
viennent s'ébrouer des troupeaux de buffles. Une enceinte entoure le
campus qui est composé de plusieurs bâtiments: le dortoir des élèves, les
appartements des professeurs, la bibliothèque, la cuisine, l'armurerie,
l'étable; on y trouve également un très grand jardin potager et une place
de jeu entourée de verdure. Les bâtiments sont fraîchement peints de
couleurs pastel et comportent pour la plupart une arcade extérieure sous
lesquelles des petits groupes d'enfants étudient à l'abri du soleil. Les salles
de classes sont sÏ1nples mais propres et accueillantes. Cette école est
réputée pour ses cours de sanskrit de très haut niveau et pour ses cours de
musique classique indienne. 70 jeunes filles de toutes castes, issues de
milieux socio-économiques moyens à élevés (pères ingénieurs,
commerçants, professeurs, policiers, etc.), âgées de 6 à 20 ans y reçoivent
une éducation très stricte sans vacances ni visite de leur famille et ceci
jusqu'à la fm de leurs études (on encourage tnême les enfants à refuser les
appels téléphoniques de leurs parents). Ces jeunes filles proviennent de
différentes parties du pays et communiquent entre elles en sanskrit
exclusivement. L'école propose des cours de la première année primaire à
la maîtrise universitaire. Des exatnens d'entrée sont organisés à chaque
niveau (primaire inférieur, pritnaire supérieur, lycée, BA, maîtrise). Les

8 Dirigée par le professeur P. Dasen (FaPSE, Université de Genève) en collaboration avec


R.C. Mishra (Banaras Hindu University), subside du FNRS.

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Pédagogies et pédagogues du Sud

étudiantes du niveau universitaire (de la Sèmeannée, prathama, à la


maîtrise, acharya) sont également inscrites à l'université sanskrite de
Bénarès où elles se rendent une fois par année pour y passer leurs
examens.
Levées tous les j ours à 4 heures du matin, les jeunes filles
commencent la journée en récitant les Veda et en effectuant des rites
autour du feu. A S heures, elles prennent leur petit déjeuner. Puis
commence une longue journée pendant laquelle sont dispensés des cours
d'anglais, de mathématiques, de géographie, de sanskrit, de musique et de
tricot ou de couture selon la saison. La soirée est consacrée à
l'apprentissage des matières touchant à la religion (textes religieux,
philosophie, traditions, rites, sacrifices, etc.), des cours généralement
donnés par la directrice de l'école. Les élèves et les professeurs vivent en
communauté. Les jeunes filles effectuent elles-mêlnes la plupart des
tâches ménagères (en groupe et à tour de rôle) et chaque activité est
propice à l'enseignement. Ainsi, à chaque changement de saison, les
enseignantes expliquent quelles sont les maladies associées à cette saison,
comment les éviter, quelles sont les plantes et les aliments qui peuvent les
guérir, combien d'eau il faut b<?irepar jour pour ne pas tomber malade,
quels sont les exercices de yoga et les sports qui vont avec les exigences
de la saison etc. Les bonnes manières, les spécialités culinaires, et
1'hospitalité font également partie de l'éducation dispensée dans cet
établisselnent. L'activité sportive est privilégiée, les jeunes filles jouent au
football et au badminton, s'exercent à former des pyramides humaines et
pratiquent les arts martiaux. A notre grande surprise, les étudiantes de
cette école reçoivent un véritable entraînement militaire (bâton, lance,
épée et tir réel); la directrice justifie cet apprentissage en ces tennes :
« C'est pour qu'elles puissent se défendre et devenir indépendantes, pour
qu'elles puissent défendre et aider les autres et pour faire face aux
menaces de la société le cas échéant». Notons que lors des parades
organisées dans la cour de l'école, fusils au bras, ces étudiantes ont été
filmées clamant des paroles nationalistes et fondalnentalistes9 ce qui est
tout de Inême très inquiétant, surtout lorsque l'on sait que cette école est
aux mains d'un des mouvements missionnaires les plus fondamentalistes
du sous-continent indien. Enfin, le seul lien de ces jeunes filles avec le

9 Dans le reportage « Sur la route du Gange» (réalisé par O. Weber et coproduit par ARTE
France et Doc en Stock) diffusé par Arte le 22 avril2003.

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L'éducation sanskrite à Bénarès

monde extérieur est une télévision, mais elles ont seulement le droit de
voir les nouvelles de temps à autre.

Mumuksha Bhawan
Cette école est établie à l'intérieur d'un ashram dédié à un saint
homme. Ce lieu de pèlerinage est aussi un lieu de fm de vie pour quelques
dizaines d'hommes et de femmes qui ont décidé de renoncer à tout pour
venir passer leurs dernières années dans la ville sainte. L'ashram est
séparé de la rue grouillante de vie par un mur épais et un garde surveille la
porte jour et nuit. Les bâtiments ne sont pas très bien entretenus, la
peinture s'écaille un peu partout mais l'endroit est propre; il y a peu de
verdure et peu d'espace vide pour le sport et le jeu. Chaque jour, en fm de
matinée et pendant plus de 45 minutes, une cinquantaine de jeunes
adolescents brahmanes, âgés de 12 à 17 ans, vêtus des vêtements
traditionnels (le dhoti, une sorte de longue jupe à deux pans et la corta une
tunique jaune ou orange à col mao, croisée sur la poitrine), une marque de
poudre vennillon au milieu du front, récitent la mêlne prière en scandant
chaque parole d'un Inouvement de la main. Bien qu'ils se soient tous levés
à l'aube pour se rendre au temple et étudier les sutras (fonnules
grammaticales), cette prière collective marque le début des cours fonnels
non religieux (sanskrit, anglais, sciences politiques, mathématiques,
histoire, géographie), cours qui se tenninent en fin d'après-midi par une
séance de yoga. Ces jeunes gens sont éduqués, logés et nOUlTis
gratuitement pendant deux ans, généralelnent le temps d'accomplir le
niveau pathasala (7èmeet gèmeannée scolaire) ou le niveau maadhya111ik
(niveau intennédiaire). Comme pour les jeunes filles, les niveaux
supérieurs sont sanctionnés par un exalnen passé à l'université. Ces
adolescents viennent, en majorité, de la campagne environnante et bien
que tous brahmanes (la caste la plus haute), ils fréquentent, pour la
plupart, cet établisselnent pour des raisons économiques: leurs pères sont
prêtres, enseignants dans le primaire ou paysans et n'ont pas les moyens
de continuer à leur payer des études après le primaire. Aussi, pour ces
jeunes gens sortis de l'école gouvernementale, l'éducation sanskrite est
souvent la seule façon d'accéder à l'école secondaire. D'autre part, si
l'école propose bien des cours jusqu'à la licence (BA), très peu d'étudiants
continuent leurs études après le secondaire inférieur. Ceci s'explique par le
fait qu'après deux ans passés gratuitement dans cette institution, les
étUdiants sont dans l'obligation de trouver un logement à l'extérieur de
l'ashram et doivent comtnencer à financer leur éducation. A leur sortie de

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l'école, les jeunes gens qui ont atteint le niveau de la licence (BA)
s'orientent vers des métiers liés à la fonction publique: enseignants (la
majorité, 30% environ), employés du gouvernement, militaires. Ceux qui
n'obtiennent pas ce degré se tournent souvent vers le karmakanda
(pratique de cérémonies religieuses, rites sacrificiels) mais c'est surtout
parce qu'ils ne trouvent pas d'autre moyen de subvenir à leurs besoins et à
ceux de leur famille.
Dans cette institution, les jeunes gens sont beaucoup plus libres d'aller
et venir que les filles de l'école sanskrite. Ceci n'est pas véritablement une
particularité de cet établissement puisqu'en Inde, les jeunes filles sont
habituellement confmées à la maison après l'école. Ils ont le droit de
rentrer un lnois chaque année dans leur famille et les visites sont
autorisées. L'ashram étant situé à quelques lninutes à pieds d'Assi GhattO,
un endroit très animé d'où partent les barques à touristes, les jeunes gens
essayent de s'y rendre dès qu'ils le peuvent c'est-à-dire chaque dimanche
et chaque fois que l'école ferme pour cause de fête religieuse (ce qui est
souvent le cas). Seul le directeur vit sur le campus avec sa falnille et ses
propres enfants (2 petites filles et un jeune garçon), des enfants qui
semblent très proches de certains pensionnaires. Les jeunes gens sont
autorisés à se rendre à son appartelnent pour voir les matches de cricket à
la télévision. Certains pensionnaires ont également quelques contacts avec
les personnes âgées vivant dans l'autre partie de l'ashram. Ces personnes
sont souvent d'anciens pandits (enseignants, médecins, professeurs) et
peuvent ainsi aider les jeunes à résoudre certains problèmes affectifs ou
intellectuels.
Le plus grand problème auquel doit faire face la direction de l'école
est le manque d'enseignants. Le gouvernement leur a alloué 8 postes
d'enseignants (cette école est subventionnée par l'Etat) mais à ce jour, ils
ne sont que 4. Ils se plaignent beaucoup de cette situation qui les empêche,
disent-ils, de progresser. Le directeur, par exemple, doit enseigner seul la
plupart des sujets modernes, ce qui n'est pas évident pour lui. Ils
commentent cette situation en disant que les professeurs ne sont pas
d'accord d'enseigner dans des institutions où l'horaire n'est pas fixe et où
il existe une telle diversité de degrés. Mais l'explication est peut-être
ailleurs. En effet, le fait d'être subventionné fait de cet établissement un
établissement public devant suivre les directives du gouvernelnent.

10 Les ghats sont cOlnposés de vastes terrasses et d'escaliers qui longent la rive du Gange et
où les pèlerins viennent se baigner dans le fleuve sacré.

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L'éducation sanskrite à Bénarès

Protopapas (1998) constate que depuis 1990 (date de la mise en place


d'une loi de discrimination positive en faveur des castes les plus basses),
les écoles sanskrites subventionnées sont dans l'obligation d'engager des
enseignants qui ne sont pas brahmanes. C'est pourquoi, mêlne si ces
enseignants de basses castes possèdent bien les diplômes requis, ces
institutions préfèrent souvent ne pas repourvoir les postes.

Pratiques éducatives actuelles


A la Panini Kanya Mahavidyalaya, les jeunes filles reçoivent une
éducation globale, aussi chaque moment de la journée est propice à
l'apprentissage. Il reste peu de temps non aménagé (et non contrôlé) aux
étudiantes. Les professeurs de l'école ont dédié leur vie à l'enseignement
et à la bonne marche de l'établissement, c'est pourquoi, elles ont une très
haute opinion de leur rôle d'enseignantes. L'école est réputée et un grand
nombre de jeunes filles désirent y entrer. Toutefois, la directrice ne veut
pas augmenter l'effectif car, pour elle, il serait impossible de suivre
personnellelnent chaque étudiante si elles étaient plus de 70. Lorsqu'il lui
arrive de recruter de nouvelles élèves, elle les choisit en fonction de leurs
capacités intellectuelles, de leur comportelnent social, de leurs valeurs et
de leur âge (entre 9 et Il ans).
Les étudiantes sont réparties dans les classes par degré et les cours
sont beaucoup plus formels qu'à l'école des garçons. Dans tous les cours,
la discussion et le débat sont privilégiés. Les cours sont lus et préparés en
classe puis il est demandé aux étudiantes d'échanger leurs
idées: » d'abord elles apprennent, ensuite elles se mettent ensemble et
elles discutent». Dans les classes supérieures (BA et Master), les
étudiantes préparent et donnent les cours à tour de rôle. Pendant le cours,
les autres étudiantes doivent écouter leur camarade attentivement et à la
fm du cours chacune a le devoir de s'exprimer et de faire part de ses
doutes et de ses difficultés. Ensuite, elles discutent ensemble des
problèmes soulevés pour arriver à une conclusion sur le sujet, c'est leur
façon d'avancer dans le dOlnaine concerné.
Dans cet établissement, l'enseignement du sanskrit est très poussé. La
fondatrice de l'école a mis au point une méthode pour les débutants qui
s'intitule « COmInentapprendre le sanskrit sans bachotage en 6 mois» et
qui est toujours utilisée pour intégrer rapidement les nouvelles venues. Les
enseignantes s'appuient principalement sur la méthode de Panini pour
l'enseignement du sanskrit; une méthode qui utilise l'explication et qui
pennet, selon elles, un apprentissage heureux et intériorisé. Ainsi, les

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jeunes étudiantes doivent apprendre les 4000 sutras (fonnules


grammaticales) de l'Ashtadyayi (Les huit leçons)11 par cœur en 4 ans.
Pour ce faire, les enseignantes commencent par enseigner de petits sutras
en les coupant (chaque mot et chaque aspect phonétique est expliqué).
Ensuite pour chaque sutra, les enseignantes expliquent les sept éléments
principaux comme la séparation des mots, les composés naIn inaux, le
mode, la flexion et la désinence, etc. Elles font ensuite le lien entre les
différents éléments pour que les étudiantes apprennent à faire une
déduction et arrivent à trouver une signification. Pour ces professeurs,
« un apprentissage suivi d'une bonne explication et d'une analyse reste
gravé dans la mémoire alors que le bachotage reste comme un poids dans
le cerveau ». Les jeunes filles sont aussi initiées au Patanjali
Mahabhashya, une sorte de débat sur l'interprétation des sutras de Panini,
mis au point par le grammairien Pantafijali et qui aide les étudiantes à
élargir leurs capacités de réflexion et d'analyse. Les Veda (les textes
sacrés) sont aussi abordés de manière explicative. D'autres cours sont
donnés sur l'enseignement des Veda liés à la vie de tous les j ours et à leur
iInplication sur la falnille et la société. De temps à autre, un poète très
célèbre vient enseigner le hindi aux jeunes filles pendant une vingtaine de
jours. Il s'agit d'un homme âgé donc considéré COmInerespectable et
« inoffensif».
Pour ces femmes professeurs qui se battent sur la place publique12
pour faire reconnaître leur droit à pratiquer les rites ancestraux, à lire les
Veda et à enseigner le sanskrit selon la tradition, il est très important de
privilégier les leçons qui apprennent aux jeunes filles la Inanière de
devenir indépendantes et confiantes. Il leur est enseigné comment se
défendre dans le monde, qu'elles soient seules ou accompagnées d'un
homme, comment ne jamais avoir peur et comment gagner leur vie plus
tard.
Lorsque nous demandons à ces enseignantes quelles sont, selon elles,
les qualités d'une bonne étudiante, elles répondent sans hésiter que c'est
celle qui est en fusion avec leurs idées, celle qui a intériorisé les valeurs
enseignées à l'école et qui pense COlnme elles, celle qui obéit à leurs

Il Cet ouvrage du fameux grammairien étant divisé en 8 parties (Filliozat, 2002).


12 La sous-directrice a I'habitude de lancer des défis aux pandits masculins lorsqu'elle
représente l'école lors des débats religieux sur des sujets comme la pratique du sati (la
femme se sacrifie sur le bûcher de son mari défunt) ou le droit pour les femmes à devenir
pandits.

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L'éducation sanskrite à Bénarès

ordres, qui respecte leurs désirs et qui est disposée à étudier. Il semble
bien qu'elles arrivent à leur fm puisqu'une fois leurs études tenninées un
certain nombre d'étudiantes choisissent de consacrer leur vie à
l'enseignement dans cette école ou une école similaire. Les autres
deviennent prêtresses, professeurs de yoga ou se Inarient selon leur désir
ou celui de leur famille.
Le premier enseignement que les garçons reçoivent en arrivant à
Mumuksha Bhawan est l'apprentissage du silence total. Puis, les
professeurs leur indiquent la meilleure façon de s'asseoir sur le sol en
classe et comment écouter l'enseignant attentivement. Nous avons été
surpris de la rapidité avec laquelle ces jeunes gens arrivent à résoudre les
problèmes: ils ont une capacité à écouter les consignes données oralement
sans interrompre celui qui les donne, puis à poser toutes sortes de
questions de compréhension pour ensuite résoudre le problème en un
Ininimuln de temps. A Mumuksha Bhawan, il n'y a pas de sonnerie pour
indiquer la fm d'un cours. Les enseignants sont libres de donner leur cours
et les étudiants sont libres de venir les suivre. Tous les niveaux sont
mélangés, on ne voit pas de différence entre les étudiants des différents
niveaux. Les jeunes gens vont et viennent tranquillelnent d'une classe à
l'autre. Certaines classes restent vides alors que d'autres sont prises
d'assaut. Les jeunes gens nous ont expliqué que deux des professeurs
(dont le directeur) sont de très bons enseignants et qu'ils privilégient la
fréquentation de leurs cours.
Dans cet établissement les professeurs ne font jamais de cours
Inagistraux et le bachotage, en vigueur dans la plupart des écoles indiennes
y compris dans certaines écoles sanskrites (selon eux), n'y a pas sa place.
Les enseignants mettent surtout l'accent sur l'enseignement individuel:

L'essentiel chez nous c'est que malgré le fait qu'ils soient dans une classe, on
apprend à chaque garçon comme s'il était notre propre fils. On explique,
puis on demande: est-ce que tu as compris? Et si le garçon dit non, on lui
explique une deuxième fois - Dans les classes primaires on leur tient parfois
la main pour les faire écrire et on demande, par rapport à chaque mot s'ils ont
compris, et si oui, ce qu'ils ont compris.

Rien n'est imposé, même l'écriture ne l'est pas mais les enseignants
sont contents si les jeunes gens prennent eux-mêmes l'initiative d'écrire ce
qui est dit pendant les cours et de le leur montrer. Pour eux, c'est la preuve
que les cours ont bien été intériorisés. Lors de l'enseignement des Veda,
les mouvements de la main et les tons de la voix jouent un rôle important.

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Dans un premier temps le maître le fait lui-lnême, ensuite il fait répéter


chaque Inouvement accompagné de chaque parole par son élève. Selon les
professeurs, cet apprentissage des mouvements et des tons est essentiel à
l'apprentissage du sanskrit. Pour le directeur de cette école,
l'apprentissage du sanskrit est lié à la vie humaine et il pense que « si
quelqu'un n'a pas étudié le sanskrit, il ne peut pas véritablement être un
homme (sens générique)}) ; plus tard, il serait très fier si son jeune fils
choisissait cette voie. Il lui laissera pourtant le choix et essayera de
l'orienter en fonction de ses compétences. Pour cet enseignant,
l'apprentissage du sanskrit doit être compris comme un apprentissage
global. Ainsi, il ne s'agit pas seulement d'apprendre une langue et de la
parler mais d'apprendre toutes les traditions qui y sont rattachées parce
qu'une grande science sous-tend ces traditions. Il donne plusieurs
exemples comme le fait de se laver les mains et le visage avant de manger,
celui de poser l'assiette au niveau des mains et non sur le sol ce qui
empêche les insectes d'y entrer et de polluer le plat ou celui de mouiller sa
tête pour la calmer, des actes qui sont enseignés aujourd'hui à la télévision
et reconnus scientifiquement alors qu'ils sont consignés dans les textes
anciens.
Les enseignants de Mumuksha Bhawan s'efforcent de rattacher leur
enseignement et la société contemporaine. Ils disent tirer tout ce qui est
bien de l'ancien système d'enseignement pour le combiner avec certaines
pratiques de l'enseignement Inoderne. Les thèlnes d'actualité, par
exemple, sont souvent discutés en classe et reliés à l'enseignement des
textes anciens. Il leur semble primordial d'entraîner les étudiants à se
débrouiller dans la société moderne: pour cela les jeunes gens doivent
pouvoir développer leur caractère (sagesse, bon comportement) pour
apprendre à y survivre, à s'y intégrer et y progresser; le but fmal de
l'éducation sanskrite, étant selon eux, d'en faire de bons pandits, des
hOlnmes respectables et de bons citoyens.

Nouveaux enjeux de l'éducation sanskrite


La connaissance de la langue sacrée a permis à une élite d'Indiens de
maintenir un statut social et religieux enviable jusqu'à aujourd'hui.
Pendant des Inillénaires, la récitation du Veda a été réservée aux hommes
des trois castes supérieures, appelés «les deux-fois-nés}) parce qu'ils
reçoivent l'Initiation (upanayana) qui les autorise à entreprendre des
études religieuses auprès d'un guru (Renou, 2001). Pourtant, depuis
quelques dizaines d'années, nous assistons à une véritable révolution:

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L'éducation sanskrite à Bénarès

l'éducation sanskrite est de nouveau accessible aux femmes et, de plus,


aux femmes de toutes castes. Cette ouverture a des conséquences
incroyables sur la société traditionnelle indienne car un certain nombre de
ces femmes deviennent religieuses (prêtresses) et sont habilitées à
conduire des cérémonies de mariage, de deuil ou des pu}as; certains
clients les préfèrent même à leurs collègues masculinsl3.
Il faut tout de même remarquer que ces établissements pour jeunes
filles sont encore très minoritaires. Ainsi, à Bénarès, il n'existe qu'une
seule école de ce type alors que Protopapas (1998) y dénombrait 157
écoles sanskrites. Les jeunes filles arrivent dans cette institution alors
qu'elles sont âgées de 9 à Il ans, ce qui signifie qu'elles ont déjà passé un
certain nOlnbre d'années dans une école de type moderne parfois même
dans une English 111ediulnschool avant de venir à Bénarès. Qu'est-ce qui
peut pousser des parents de milieu socio-économique moyen à aisé,
habitant de grandes villes, à envoyer leurs filles dans un établissement tel
que celui-là? L'école sanskrite est subventionnée par des donateurs mais
les parents doivent tout de mêlne payer des frais de scolarité même s'ils ne
sont pas très importants. Le fait que les jeunes filles qui fréquentent cet
établissement soient initiées, qu'elles portent le cordon sacré (janeu)
comme les deux-fois-nés et qu'elles changent leur nom de famille en
« Arya 14 » (respectable) pourrait constituer un indice. En effet, dans cet
établissement, les étudiantes brahmanes sont Ininoritaires. Aussi, est-il
possible que des parents de castes inférieures et désirant s'élever
socialelnent imitent la caste supérieure (les brahmanes) en envoyant leurs
enfants dans une école de ce type. Dans la littérature spécialisée, cette
tentative de mobilité sociale est appelée sanskritisation (Deliège, 1993).
D'autre part cette école fonne les jeunes filles jusqu'au BA et un grand
nombre d'entre-elles deviennent enseignantes et restent dans ce système
« monacal », les parents n'ont donc pas besoin de leur fournir de dot
puisqu'elles ne se marieront pas. En dernier lieu, en sachant que l'école est
essentiellement fmancée par un mouvelnent très fondamentaliste (Arya
Sabaj), il est possible que des parents partageant les mêmes opinions
envoient leurs filles dans cet établissement pour perpétuer la tradition ou
pour promouvoir un hindouisme plus orthodoxe.

13 Voir article « Women priests for the jet age» Tin1es of India, Sept. 8, 2003.
http://timesofindia. indiatimes. comlcms.dIl/html/uncomp/articleshow ?art_id= 13804983.
14 Le nom d' Arya les autorise, une fois leurs études terminées, à pratiquer les rites à
l'extérieur de l'école.

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Le fmancement public d'une grande partie des écoles sanskrite, déjà


abordé dans l'article de Mishra et Vajpayee (cet ouvrage), semble changer
le cours de l'évolution de l'éducation traditionnelle en Inde et ceci de
façon irrémédiable. Pour survivre, la plupart des écoles sanskrites sont
obligées de s'allier avec les universités, devenant ainsi dépendantes de
leurs administrations et de leurs subventions (Protopapas, 1998). Ainsi,
les enseignants des écoles traditionnelles très respectés autrefois, ne sont
plus que des employés du gouvernement dont la seule Inission est de
préparer leurs étudiants à passer toute une série d'examens qui les rendra
compétitifs sur le marché de l'emploi. Les enseignants surfent sur le
programme et n'ont plus le temps d'approfondir quoi que ce soit. Le
pandit Joshi, interrogé par Protopapas (1998, p. 202), a bien décrit cette
situation:

Notre plus grand problème est que nous ne sommes plus éduqués
convenablement dans nos traditions et que nous ne recevons pas non plus une
éducation occidentale acceptable. C'est plutôt un mélange des deux [...] ;
nous sommes passé à un savoir à moitié apprêté.

Pour Protopapas, l'école sanskrite devenue hybride s'épuise à essayer


de servir les besoins de deux systèmes éducatifs totalement
contradictoires: l'un s'intéressant à développer la personnalité des jeunes
à un niveau intellectuel et spirituel et l'autre visant à leur apporter une
autonomie fmancière et le bien-être Inatériel. Selon elle, l'éducation
sanskrite selnble, de plus en plus, se diriger vers l'enseignement d'un
curriculum de type occidental, perdant ainsi ses liens avec la tradition et la
religion.

Conclusion
Nous avons vu précédemment qu'en Inde, il existe un grand choix
d'écoles et d'institutions pédagogiques et que l'école publique est loin
d'être standardisée. Avec ces deux études de cas, nous nous apercevons
que l'éducation sanskrite est aussi un phénomène très complexe et en
pleine mutation. D'un côté, nous avons une école réservée aux filles qui
mélange le fondamentalislne et l'activisme féministe et qui enseigne aussi
bien le maniement des annes que le tricot. De l'autre côté, nous avons une
école qui s'efforce de faire face aux problèmes adtninistratifs et fmanciers
tout en essayant de ne pas y perdre son âme. Il est très difficile dans ces
conditions de prévoir quel sera l'avenir de l'éducation sanskrite. Veer
Bahdra Mishra, un pandit très respecté de Bénarès, hybride des deux

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L'éducation sanskrite à Bénarès

fonnes d'éducation (il est le responsable du temple de Sankat Mochen1 et


également l'ingénieur qui a Inis en place le programme d'épuration des
eaux du Ganges), doute de l'efficacité de l'éducation sanskrite dans la
société actuelle. Pour lui, l'éducation sanskrite est incapable d'entrer en
compétition avec l'approche humaniste et scientifique de l'éducation
indienne moderne et elle ne prépare absolument pas les jeunes à
comprendre le monde qui les entoure. Pourtant, la richesse des pratiques
éducatives, que ce soit l'enseignement individualisé, la pratique de la
concentration et du silence, le lien entre l'actualité et les textes anciens à
l'école des garçons ou le travail en groupe, l'usage des débats et des
discussions comme fonne d'apprentissage, l'enseignement du sanskrit
avec la méthode de Panini à l'école des filles, nous semblent beaucoup
plus appropriés au développement intellectuel des jeunes Indiens que
l'éducation dispensée dans de nombreuses écoles modernes (bachotage,
classes de 50 et plus, les enseignants absentéistes, cours magistraux, etc.).
Les chercheurs en sciences de l'éducation auraient aussi beaucoup à
apprendre de ces pratiques ancestrales, adaptées et perfectionnées pendant
des millénaires.

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J. Herzog

Apprentissage situé et formation de


compagnonnage: implications pour les systèmes
éducatifs des pays pauvres

Si l'on compare en termes généraux les systèmes éducatifs des nations


riches et des nations pauvres du monde, des différences importantes et
souvent décourageantes sont évidentes. Dans cet exposé, je m'intéresserai
plus particulièrement à l'une de ces différences, un contraste rarement
évoqué, qui se rencontre d'une manière plus évidente au niveau du
secondaire et de l'université. Je demanderai au lecteur de considérer cet
essai COlnmeune tentative préliminaire pour concentrer l'attention sur un
sujet iInportant bien que négligé et pour pennettre une mise en ordre des
propres réflexions de l'auteur.
Pendant des dizaines d'années, les nations pauvres ont cherché à
itniter les systèmes éducatifs des pays riches. Elles ont souvent essayé
d'établir leurs propres règles, tout en itnitant ces derniers aussi bien que
possible, se fondant sur l'hypothèse (hypothèse partagée par la majorité
des nations les plus riches) qu'agir ainsi les rendrait de la même façon
producteurs de croissance économique et de développement personnel.
Dans la plupart des pays pauvres cependant, ces tentatives ont produit des
résultats décevants. Dans des classes surchargées et aux locaux
inappropriés, des enseignants sOlnmairement instruits sur le savoir et les
courants de pensée d'une société plus riche essayent de propager le
dénolninateur commun indéniablement le plus bas du contenu de cette
éducation. Dans ces conditions, la plupart des étudiants acquièrent de
modestes cOlnpétences en lecture, écriture et en calcul; seulelnent
quelques-uns d'entre eux maîtrisent les cOlnplexités du savoir et des
façons de penser des cultures (pour eux) exotiques, les lient avec celles de
leur propre culture et s'orientent vers l'université d'élite, les carrières
professionnelles ou l'administration. Dans ce processus, les « survivants»
sont souvent aliénés de leurs traditions séculaires et de leurs communautés
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Apprentissage situé et fonnation de cOInpagnonage

d'origine. L'instruction reçue par le reste de la population est en général


insuffisante pour leur pennettre l'espoir d'un style de vie autonome.
Les nations pauvres ont, en fait, souscrit à un postulat majeur prôné
par les nations plus riches: celui selon lequel il serait bénéfique, même
naturel pour tous les enfants, au moins pour ceux d'entre eux entre 5-6 ans
et 16 -18 ans, de passer la plus grande partie de leurs journées à l'école, à
l'écart du Inonde des adultes, car c'est principalement à l'école et dans les
salles de classe que l'éducation souhaitée peut être réalisée. En d'autres
tennes, l'idée que les écoles et les salles de classe sont de « bons»
endroits pour apprendre, et quels que soient leurs défauts particuliers, que
leurs avantages surpassent les aspects négatifs. Le développement d'une
idéologie d'éducation mondiale, dans laquelle les principes d'éducation
des nations pauvres viendraient se mettre en parallèle avec celles des
nations riches, est célébré par Meyer, Kamens et Benavot (1992) et
déploré notamment par Ginsburg, Cooper, Raghu et Zegarra (1990).
Les personnes influentes dans les nations pauvres ne remettent guère
en question cet état de fait, même au moment où le taux de fréquentation
baisse dans de nombreux endroits et où les jeunes adultes commencent à
se poser des questions sur l'utilité et le coût de la scolarisation. Des
réfonnes imaginatives du programme scolaire, comme celles décrites par
Gasché et Teasdale dans ce volume, sont sensées adapter l'institution
scolaire à la culture locale et la sauver de son manque de pertinence. En
aucun cas, la majorité des réfonnateurs ne remet en question le fait que
tous les enfants doivent passer la plus grande partie de leur journée dans
un endroit appelé école.

L'école est-elle le meilleur endroit pour apprendre?


D'un autre côté, au cours du dernier tiers du XXème siècle, beaucoup
de gens dans les nations riches se sont trouvés insatisfaits des aspects
fondamentaux de leurs écoles, en particulier l'école secondaire. Les
employeurs, les parents et les professeurs se sont plaints pendant des
années de la supposée moindre réussite scolaire, et du Inanque d'aptitudes
sociales et de capacités professionnelles des jeunes diplômés. Leur
protestation a entraîné une variété de réponses: examens plus difficiles,
codes de conduite plus stricts, nouvel accent mis sur « les bases»,
réorganisation de la fonnation des professeurs, baisse des subventions, etc.
En bref, les écoles des pays riches sont devenues des institutions moins
respectées et plus rigides.

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Pédagogies et pédagogues du Sud

Parallèlement à cette critique de la part d'adultes plus âgés, les


étudiants et les jeunes adultes ont affmné pendant de nombreuses années
que les écoles secondaires (et les universités) étaient pour la plupart des
endroits déplaisants où l'on apprend peu de choses utiles pour le monde
« réel». Les jeunes des années 60 et 70 étaient particulièrement acerbes
dans leur façon de qualifier l'école comme inadaptée et à l'atmosphère
« merdique»; beaucoup d'entre eux ont laissé tomber ou ont pris une
autre orientation. Les manifestes du mouvement de « déscolarisation » (p.
ex: Freire, 1970; Goodman, 1960; Illich, 1970; Reimer, 1970) furent
symptomatiques de ces années. Ces auteurs s'accordaient sur le fait que
l'éducation fonnelle en Occident, surtout au niveau du secondaire, était
inefficace et probablement pernicieuse. Seul Freire (voir Mesquida, ce
volume) se révéla capable d'inspirer et de soutenir de nouveaux
progralTIlnesbasés sur son analyse et ses idées.
Depuis lors cependant, les revendications des partisans de la
déscolarisation ont été indirectement confinnées par les différentes
recherches sur l'adolescence (la plupart d'entre elles menées dans les
nations riches) de psychologues (Cf. Berk, 1993; Csikszentmihalyi,
Rathunde & Whalen, 1993 ; Feldman & Elliot, 1990; Goethals & Klos,
1976 ; Lerner, 2001 ; Muuss, 1995 ; Steinberg, 2001), de sociologues (Cf.
Coleman, 1961; Hine, 1999) et d'anthropologues (Cf. Cohen, 1964;
Schlegel & Barry, 1991). Mais très peu des ces universitaires sont passés à
l'étape suivante qui aurait été de relnettre en cause l'affmnation selon
laquelle l'école est l'endroit où les enfants et les jeunes devraient se
trouver la plus grande partie du temps.
Beaucoup d'adolescents des pays les plus aisés restent par nature ou
par philosophie anti-école. Ils insistent sur le fait que le temps passé dans
des petits boulots, dans les grandes surfaces, à manipuler les outils multi-
médias et les ordinateurs, et particulièrement celui passé en interrelation
avec leurs selnblables, ce temps est plus intéressant et colle plus à la vie
d'adulte que ne le fait l'école. Autant qu'ils le peuvent, ils consacrent leur
énergie à ces activités. Dans l'atmosphère alnbiante faite de tests de
perfonnances et de codes de conduite, il est devenu plus difficile pour eux
d'agir en accord avec ce qu'ils pensent. Sans le vouloir, ces mesures ont
augmenté la désaffection et la déprune d'étudiants déjà récalcitrants.
Il est vrai, une minorité itnportante de jeunes intéressés par les études
académiques ou les sciences reste loyale à l'école et accepte la mise à
l'écart du Inonde des adultes que celle-ci hnpose. Mais beaucoup de ces
« lneilleurs» élèves ont une approche de l'apprentissage en classe si
pragmatique que cela afflige leurs professeurs: ils font en gros ce qu'ils

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Apprentissage situé et fonnation de compagnonage

pensent devoir faire afm d'obtenir de bonnes notes et «réussir dans la


vie» ensuite. Ces phénomènes ne sont pas bien sûr inconnus dans les
écoles des pays pauvres.
Il est significatif qu'une sérieuse critique du modèle d'éducation
conventionnelle: «assieds-toi - écoute - lis - écris» n'a guère été faite
jusqu'aux 30 ou 40 dernières années, bien que quelques réfonnateurs,
panni lesquels Dewey (1938) est peut-être celui qui se distingue le plus,
aient fait des propositions pour réduire la morosité et l'inefficacité dans
lesquelles se trouvait le système éducatif. Ainsi, pendant des siècles les
adultes ont imposé une fréquentation scolaire de plus en plus longue et
plus complexe à de plus en plus de jeunes, et se sont trouvés fiers de le
faire. Exceptés quelques jeunes branchés, convaincus par «l'école à la
maison », la plupart des gens dans les nations riches ne peuvent s'imaginer
une société sans école; c'est pour eux une évidence. Dans les nations
pauvres, la pression est encore forte pour ouvrir l'école à de plus en plus
de jeunes pour des périodes de temps de plus en plus longues.
Mais il y a une deuxième tendance qui a pris racine à l'intérieur des
écoles secondaires et des universités des nations riches, tendance qui a été
peu remarquée par les spécialistes qui analysent les systèlnes éducatifs
COlnme un «mouvement» largement répandu. C'est la prolifération des
cours, des programmes et Inêlne des institutions entières qui pennettent ou
exigent de leurs étudiants qu'ils passent des périodes de temps
significatives, qui vont de quelques heures par semaine à une année ou
plus à temps plein, constructivement consacrées à des activités en dehors
de la classe et de l'école.
Ces possibilités comprennent l'apprentissage, et les aspects éducatifs
ayant rapport avec la fonnation professionnelle, mais vont bien plus loin,
jusqu'aux innovations qui sont apparues dans de nombreux programtnes
du secondaire et de l'université: stages, éducation sur le terrain,
expérience clinique, expérience de service communautaire, éducation par
l'expérience, éducation coopérative, alternance théorie-pratique, etc.
Comtnent ce qui est appris dans ces environnelnents là se rapporte aux
sujets de l'école traditionnelle n'est souvent pas clair, de Inême que le
nombre d'étudiants concernés par ces environnements parce que chaque
catégorie se défmit elle-même différemment et parce que des statistiques
internationales dignes de confiance ne sont pas disponibles. Cependant de
tels progralnmes existent partout dans les nations riches. «Si vous les
cherchez, vous les trouverez».
De tels programmes supposent explicitement ou implicitement que
l'école n'est pas nécessairement, pour la majorité des adolescents, le

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Pédagogies et pédagogues du Sud

meilleur endroit où se trouver la plupart du temps, et que l'on peut avoir


une instruction valable à l'extérieur de la classe. Notez que ces structures
pédagogiques rejettent seulement le vaste monopole de l'instruction
prodiguée dans les salles de classe et les écoles, et pas l'éducation
formelle elle-même. Chacune d'entre elles donne une réponse
sensiblement différente 1) aux vœux exprimés par les étudiants, parfois
soutenus par les parents, d'échapper à l'école et aux salles de classe afm
d'apprendre et d'expérimenter le monde adulte; 2) à l'opinion des
employeurs et autres adultes selon laquelle la meilleure éducation pour
acquérir Inaturité et goût au travail se fait sur le lieu du travail; 3) à la
conviction de quelques éducateurs que l'expérience supervisée et analysée
du monde réel peut apporter une base puissante à des étudiants engagés
dans l'étude des sujets de l'école traditionnelle, et peut aussi accroître leur
propre compréhension et celle du monde adulte.
Cependant ces formes d'éducation en-dehors de l'école (faisant partie
d'une catégorie plus large d'activités souvent appelée « éducation non
formelle» ; cf. Dasen, ce volume) n'existent pas, autant que je le sache,
dans la plupart des pays pauvres, sauf dans quelques catégories de
formation professionnelle, qui ne s'adressent qu'à un petit nombre
d'élèves. Les raisons en sont que: 1) les écoles techniques coûtent cher;
2) la plupart des parents de l'élite sont très attachés au Inodèle de la classe
et de l'école; 3) beaucoup de gens vivant dans les pays moins riches
considèrent la vie dans ce « vrai monde» de leur pays comme inadaptée à
la préparation à un futur meilleur, et en conséquence désirent en tenir leurs
enfants à distance. Plus tard, j'essaierai de Inontrer que cette évaluation
négative n'est pas nécessairement correcte.
Le point sur lequel je veux insister ici est que les systèmes
d'éducation des pays pauvres et des pays riches évoluent dans des
directions opposées. Dans les pays riches, les adultes, les éducateurs et les
jeunes s'accordent sur le fait que l'expérience non conventionnelle en-
dehors de l'école peut être plus efficace sur certains sujets que l'école et la
classe. Dans les pays pauvres, de vieux principes à propos des lieux où les
jeunes sont sensés le Inieux étudier sont bien ancrés, et cette tendance
auglnente peut-être de plus en plus. Si pour ces prochaines années, des
pratiques d'éducation non formelle continuent à être expérimentées et plus
largement Inises en application dans les pays riches, et rejetées par les
nations plus pauvres, ces dernières pourraient se trouver (une fois de plus)
moins bien loties qu'elles ne le sont maintenant.

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Apprentissage situé et fonnation de cOlnpagnonage

Les bases théoriques de l'apprentissage extra-scolaire


Comme on l'a suggéré plus haut, l'utilisation courante et potentielle
des contextes extra-scolaires pour éduquer les jeunes trouve un appui dans
des théories récentes de diverses branches des sciences sociales et des
sciences de l'éducation; je ne vais en évoquer que deux d'entre eux ici.
D'abord il existe la notion relativement nouvelle de l'ontologie
intuitive (Sperber, 1996 ; Boyer, 1998 ; Hirschfeld, 2002) qui suggère que
les nouveau-nés et les jeunes enfants sont génétiquement programmés
pour percevoir et expérimenter le Inonde d'une certaine façon. Ainsi,
presque tous les enfants utilisent des systèmes de catégories similaires
pour organiser des domaines cognitifs particuliers tels que ceux relatifs
aux nombres, aux personnes, aux animaux, etc., ainsi que des processus de
déduction liés à chacun d'eux, que les adultes les leur aient appris ou
démontré ou non.
D'après Boyer (1998, p. 879), « [...] l'ontologie intuitive [...] réduit
l'éventail des inférences que l'enfant peut déduire de l' infonnation
disponible en déclenchant une série d'attentes intuitives par rapport aux
caractéristiques observables et aux propriétés cachées de différents types
d'objets [. ..].». Hirschfeld (2002) adopte cette perspective dans une
explication convaincante de pourquoi et comment partout les jeunes
enfants classent et rangent les gens dans des groupes de catégories
cognitives que toutes les cultures semblent utiliser, par exemple: l'âge, la
« race », le sexe, la position sociale, etc. Il a effectué un travail fructueux
(Hirschfeld, 1996) en utilisant cette approche pour expliquer l'apparition
précoce de la « pensée raciale» chez les enfants de beaucoup de cultures
dans le monde.
Les propositions de Boyer et de Hirschfeld m'intriguent. Je reconnais
que la notion « d'ontologie intuitive» n'est pas acceptée par tous les
scientifiques et que d'accepter trop facilement l'attribution d'éléments de
pensée et de comportelnent innés peut mener à de dangereuses et fausses
conclusions sur les individus et les groupes, semblables à celles de certains
psychologues et anthropologues du 19èmeet du début du 20èmesiècle. Mais
I'hypothèse contraire selon laquelle le nouveau-né est à la naissance une
pellicule vierge, seulement soumis à des influences culturelles et liées à
l'expérience, pourrait aussi induire des erreurs. Si l'on se base sur les
découvertes d' Hirschfeld, par exemple, nous devrions plutôt essayer
d'influencer les qualités spécifiques que les enfants attribuent aux
melnbres de certaines catégories en particulier (ex: « races», sexe, etc.)

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Pédagogies et pédagogues du Sud

plutôt que de lutter pour supprimer de leur pensée les systèmes catégoriels
eux-mêmes.
J'aimerais pousser plus loin la théorie de l'ontologie intuitive, en
suggérant que « l'architecture neurale}) du système nerveux (Hirschfeld,
2002, p. 623) du cerveau de l'adolescent (en particulier) peut inclure des
« propensions}) ou des «dispositions cognitives}) pour apprendre avec
plaisir et facilement grâce à une activité corporelle dans des
environnements mentaux et/ou physiques et/ou émotionnels nouveaux (par
exelnple le monde social et physique adulte), spécialement quand ces
contextes sont significatifs pour lui-lnême et pour les autres, plutôt que
dans des lieux familiers tels que les écoles et les classes à l'espace confmé.
En d'autres termes la facilité à apprendre tout ou presque augmente si
l'adolescent ou le jeune y est confronté dans un cadre original et proche de
la vraie vie, plutôt que d'une manière abstraite dans ce que je considère
comme un « enclos}) pour adolescents. Pour des opinions similaires, voir
Wilson (1998).
Que de telles tendances spécifiques puissent exister est devenu
plausible grâce à de récentes découvertes, trop complexes à résumer ici,
sur l'importance et l'impact de la croissance et du développement du
cerveau pendant les années d'adolescence, jusqu'à 20 ans (Cf. Steinberg,
2001; Teicher, Anderson & Hostetler, 1995). Et certainement, la
proposition prend tout son sens d'un point de vue évolutionniste: dans les
sociétés de chasseurs-cueilleurs, le bien-être du groupe pourrait, tout bien
considéré, être augmenté si les adolescents (en contraste avec les enfants
plus jeunes) étaient spécialement actifs et curieux du monde physique et
social autour d'eux. Les écoles qui offrent des rôles généralement passifs
aux étudiants, sont des inventions récentes et (dans leurs propres murs, à
part pendant les activités sportives) sont rarement capables de donner des
occasions significatives pour d'authentiques explorations et activités. En
effet et de la mêlne façon pour les nations riches cOlrune pour les nations
pauvres, la nouveauté et les défis sont vécus par les adolescents, dans leur
majeure partie, avec et dans le groupe de leurs selnblables. Ainsi, la
majeure partie de ce que les adolescents apprennent Inaintenant, ils l'ont
acquis de leur pairs ou en compagnie les uns des autres.
Le travail des théoriciens socioculturels ou sociohistoriques, tels que
Lave et Wenger (1991), Rogoff (1995 ; 2003), Wertsch (1998), etc... dans
la tradition de Vygotsky (1978) apporte un argulnent supplélnentaire au
fait de considérer l'expérience extra-scolaire comme une composante
potentielle majeure des systèmes d'éducation à la fois dans les pays riches
et les pays pauvres. Ces ethnographes et psychologues culturels se sont

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Apprentissage situé et fonnation de compagnonage

intéressés à l'apprentissage extra-scolaire en travaillant sur le terrain aux


Etats-Unis, en Amérique latine et en Afrique. Ils ont observé que la
plupart de ce que savent les gens ordinaires, même des connaissances et
des techniques plutôt sophistiquées, n'est pas acquis à l'école, et n'est pas
toujours volontairement transmis dans d'autres contextes. Ainsi, Hutchins
(1991) a démontré comment de jeunes matelots apprennent à naviguer de
gros vaisseaux; Rogoff, Baker-Sennett, Lacasa et Goldsmith (1995) ont
décrit les acquisitions organisationnelles et culturelles de jeunes filles
scouts organisant des ventes de gâteaux; Lave (1977) a Inontré COrnInent
des tailleurs libériens ont acquis sur leur lieu de travail l'arithmétique
spécialisée utilisée dans leur métier.
Ces ethnographes panni d'autres ont démontré (cornIne l'avait fait
Vygotsky plus tôt) que l'on apprend et ré-apprend partout, et pendant la
majeure partie de sa vie, mêlne si souvent les rôles fonnels de maître et
d'élève ne peuvent pas être identifiés; ils ont montré qu'à la fois les
enfants et les adultes passent beaucoup de temps à observer, à répéter, à
discuter, à démontrer, etc. (en un mot, à apprendre) les aspects spécifiques
de leur culture, et ceci souvent (mais pas toujours) dans des groupes
comprenant de nombreuses personnes où les autres partagent les mêmes
activités; et que « l'activité» dans un cadre social apparaît essentielle au
processus d'apprentissage, comme l'est la « médiation» (réflexion) de
chacun à propos de ce qu'il ou elle fait ou a vécu.
Progressivement, ces chercheurs ont co-opté ou inventé un
vocabulaire (pas toujours heureux) et un paradigme pour étudier et
comprendre de ce qu'ils appellent apprentissage distribué ou situé ou plus
simplement apprentissage de tous les jours. Je comprends ces trois termes
corr~mesuggérant un apprentissage qui se déroule dans des situations de la
vie réelle, en dehors de l'école et fréquemment en l'absence d'instruction
délibérée. Ils attirent notre attention sur le développement mental et
physique souvent impressionnant qui se produit quand un débutant
observe, et reproduit progressivement au cours du temps, la démonstration
faite par un expert dans un cadre quotidien, d'un savoir et de règles
complexes. Dans les pages suivantes, je vais le plus souvent employer le
tenne « apprentissage situé» pour désigner l'ensemble de ces concepts.
Dans les exemples que ces chercheurs ont étudié, l'expert ou le Inaître
ne fait généralelnent pas ou peu d'enseignement explicite (Lave &
Wenger, 1991, p. 92). Les novices apprennent le plus souvent avec
d'autres novices, c'est-à-dire via une participation périphérique dans une
com111unautéde pratique. Lave caractérise l'apprentissage situé cOlrune
« centripète» (Lave & Wenger, 1991, p. 100) dans le sens où, plus il dure

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Pédagogies et pédagogues du Sud

dans le temps, plus celui qui apprend atteint le centre d'un réseau de
pratiquants, et plus rapidelnent il acquiert son savoir. Ces concepts sont
sensés provoquer «une vision plus globale» (p. 32) de l'apprentissage
quotidien.
L'élaboration plus précise de Rogoff du concept de l'apprentissage
situé divise celui-ci en trois plans ou aspects interconnectés (Rogoff: 1995,
p. 141). Le premier, l'aspect comportemental qu'elle appelle
apprentissage, met en valeur « les rôles actifs des nouveaux arrivants et
des autres dans l'organisation des activités et le soutien» (Rogoff, 1995,
p. 143) pour l'apprentissage et le développement des néophytes. Elle
appelle le second participation guidée, y incluant «le système
d'engagelnents et de relations interpersonnelles ... impliqué dans la
participation aux activités... » qui mène à l'apprentissage (p. 146). Le
troisièlne niveau est l'appropriation participative ou « ... le procédé par
lequel chacun transforme sa compréhension et sa responsabilité pour les
activités» grâce à ses propres efforts pour leur donner du sens (p. 150).
Plus brièvement, le premier niveau attire l'attention sur l'activité à
l'endroit même où l'apprentissage se fait, le second sur les relations
sociales, le troisième sur la façon de donner du sens. La contribution
particulière de Rogoff, à lnon avis, est son explication de la participation
guidée et de l'appropriation participative, qui sont souvent ignorées même
par les éducateurs, psychologues et anthropologues qui veulent explorer
l'éducation au-delà de la classe et de l'école. Liées à l'apprentissage, elles
sont la source de la plupart ou de l'essentiel de ce que les gens
connaissent, même dans les sociétés les plus fortement scolarisées.
En résumé, des positions récemment énoncées en anthropologie
évolutionniste et en théorie socio-culturelle historique mènent directement
à la notion que l'utilité éducative des écoles et des classes pourrait être
bien moindre que ce que nous avons pensé qu'elle fût pendant des siècles.
Les procédés et les résultats du cOlnpagnonnage, un progralmne éducatif
qui utilise quelquefois le slogan «nous ne sommes PAS une école! »,
ajoute foi à cette idée.

Le compagnonnage
Depuis plus de 10 ans, Dorothy Herzog et moi avons étudié le
compagnonnage français, un systèlne d'éducation mêlant apprentissage
professionnel et instruction scolaire, éducation pratique et développement
psychologique; ce système pourrait être interprété comme une Inise en
oeuvre délibérée du modèle d'apprentissage situé, sauf que son histoire

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Apprentissage situé et formation de compagnonage

remonte à plus de 500 ans, et que ses dirigeants actuels n'ont certainement
pratiquement jamais entendu parler de Jean Lave, Barbara Rogoff, et des
autres théoriciens socio-culturels ou socio-historiques. Jusqu'à présent,
nous n'avons jamais présenté le compagnonnage en tant qu'apprentissage
situé, afm de l'observer d'abord avec d'autres approches, mais la
pertinence de ce concept n'a pas tardé à devenir évidente.
Je dois insister sur le fait que le compagnonnage contemporain n'est
pas simplement un programme d'apprentissage spécialement bien
organisé, semblable à ceux de l'Allemagne (Hamilton, 1990; Schlegel,
sans date) et de la Suisse (Dasen, cOmInunication personnelle), par
exemple. Comme on peut le voir plus loin, et dans la description plus
systématique du programme dans l'annexe, le compagnonnage va bien au-
delà de ces modèles par beaucoup d'aspects: durée, multiplicité de sites
de travail et d'employeurs expérimentés, total d'heures passées au travail,
obligation de résider sur place, sens de la vie en communauté, engagement
affectif (par exemple les rituels et les mythes), intégration aux groupes
d'âge, élitislne du programme en lui-même, possibilité de garder son
appartenance au groupe à vie, etc.
En tant que système d'apprentissage situé particulièrement bien
développé, le compagnonnage devrait (à mon point de vue) avoir un
intérêt considérable pour les éducateurs venant des nations pauvres qui
cherchent à briser les chaînes du modèle de la classe et de l'école et à les
remplacer, en partie, par d'autres formes d'éducation mieux adaptées aux
besoins à la fois de la jeunesse et de l' éconolnie de ces nations.
Notre étude approfondie du cOlnpagnonnage sur le terrain nous a aidés
à voir un certain nombre de mises en oeuvre cOlnplexes et inhabituelles de
l'apprentissage situé. Celles-ci vont bien au-delà du premier niveau de
Rogoff sur l'apprentissage; elles comprennent également la participation
guidée et l'appropriation participative. (En effet, il peut être utile de
penser le compagnonnage en grande partie en tant que participation
guidée, plutôt qu'un apprentissage situé, bien que celle-ci soit en fait un
aspect de ce dernier. Dans ce chapitre, j'utilise le terme le plus connu.) Les
conséquences, si rarelnent discutées, de ces aspects de la formation par
compagnonnage démontrent que le Inodèle de Lave/Rogoff nécessiterait
une élaboration plus complète. Je me concentrerai sur trois cOlnposantes
importantes de la fonnation par cOlnpagnonnage qui ne sont pas souvent
discutées dans la littérature sur l'apprentissage situé. Pour une vue globale
du système, voir l'annexe.
Tout d'abord, le programme fait bien Inieux qu'insérer simplement
ses jeunes adolescents dans des boulots non qualifiés, comme le font

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Pédagogies et pédagogues du Sud

quelques programmes d'apprentissage européens et américains, avec peu


de place pour un savoir académique soutenu, et cela à un âge que les
partisans de l'éducation scolaire considèrent souvent comme prématuré, ce
qui peut être typique aussi de l'apprentissage dans les pays du Sud. Les
nouveaux venus dans le compagnonnage, généralement âgés de 16 ou 17
ans, sortant directelnent du collège, intègrent immédiatement à un niveau
de débutants des emplois à plein temps, avec un salaire lnodeste, dans des
ateliers où le métier qu'ils ont choisi est pratiqué. En tant qu'apprentis, ils
démarrent en faisant surtout du travail pénible, lnais qui leur permet
d'observer leurs patrons et leurs collègues de travail plus expérimentés;
au cours des premières semaines et des prelniers lnois, on leur pennet et
on leur demande de prendre en charge des tâches de plus en plus difficiles
et utiles. Au fur et à lnesure que la dextérité, le savoir et l'âge augmentent,
ils se rapprochent du centre de la communauté des artisans avec lesquels
ils travaillent.
Le programme complet demande théoriquelnent 7 ou 8 ans pour être
achevé; il conduit le garçon de la période de l'apprentissage (2 ou 3 ans)
et de. l'état d'aspirant (4 ou 5 ans) jusqu'à sa première année en tant que
compagnon. Les expériences des apprentis sur le terrain sont complexes et
variées, et ceci dans le but d'augmenter leur centripétalité. L'enseignement
explicite est épisodique et est habituellelnent adapté à une tâche
spécifique. Les patrons sont en général eux-Inêmes des compagnons qui
participent parce qu'ils aiment cela et qu'ils sont efficaces avec les
jeunes; ils sont supervisés d'une manière informelle (par d'autres
cOlnpagnons) pendant la période où ils elnploient des stagiaires. Pendant
ses années passées sur ce que les compagnons ont depuis longtemps
appelé le Tour de France, un jeune travaille dans 6 ou 10 villes différentes,
pour autant d'elnployeurs, chacun d'eux ayant ses propres qualités
personnelles, une spécialité particulière au sein du métier, un parc de
machines différent, d'autres employés et un autre style de travail.
Cette multiplicité d'employeurs et de sites de travail améliore pour le
jeune la lnaîtrise des règles du métier, développe ses aptitudes sociales et
son adaptabilité, réduit ou éliInine la compétition pour effectuer des
travaux préférés ou pour obtenir l'attention du maître, deux problèmes que
Lave mentionne comme étant inhérents à l'apprentissage situé (Lave et
Wenger, 1991, p. 103-4). Dans la plupart des lnétiers, les patrons semblent
considérer leurs apprentis COlnmede futurs collègues plutôt que COmInede
potentiels concurrents, ce que Lave considère aussi comme un problème
(p. 114), car les patrons prennent au sérieux leur mission de préservation
et de progression de leur métier et on ne trouve plus beaucoup d'artisans

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Apprentissage situé et fonnation de compagnonage

hautement qualifiés dans la plupart des métiers en France. De plus pendant


chacune des premières années d'apprentissage, les jeunes suivent Il ou 12
semaines de « stage », consistant en une fonnation intensive en internat
dans l'atelier de leur «maison », durant lesquelles ils apprennent et
perfectionnent les techniques spécifiques pour lesquelles ils n'ont pas
assez de temps sur leurs lieux de travail. Selon les tennes de Rogoff, ces
dispositions tissent un fil puissant de participation guidée à l'intérieur
même du niveau d'apprentissage du compagnonnage.
Deuxièmement, les compagnons lient adroitement les dimensions
affectives du processus d'apprentissage, un aspect de »1'apprentissage de
tous les jours» que Lave, Rogoff et d'autres ne discutent pas beaucoup,
malgré leur intérêt pour la construction identitaire. Par exemple, les stages
sont menés par un compagnon qui a récemment obtenu ce statut. De façon
typique, ce Inaître de stage est merveilleusement compétent dans son
métier, joue le rôle de modèle à qui on veut ressembler et est totalement
dévoué aux progrès de ses 12 ou 18 apprentis. Il est un « Inodèle » évident
et fréquelnment choisi auquel l'apprenti peut facilement s'identifier, et
donc il a une influence forte dans les aspects d'appropriation participative
de ce système d'apprentissage situé.
Pendant les stages, les jeunes apprentis habitent dans une « maison de
compagnonnage» (sorte de petit collège résidentiel), où ils se mêlent à
d'autres jeunes plus perfectionnés dans leur métier et qui peuvent leur
servir de tuteurs ou de modèles. Les jeunes stagiaires ont aussi de
fréquents contacts en dehors du travail, mais touj ours orientés
professionnellement, avec des compagnons plus mûrs, dans le domaine de
leur propre travail surtout; ces compagnons les conseillent, les évaluent,
leur viennent en aide et les initient aux activités et aux objectifs des
organisations régionales et nationales du compagnonnage. Ainsi ils tirent
profit de leur participation légitime dans de nombreuses situations où ils
échangent avec les autres, ce qui contribue à leur développement
progressif.
Dans la société technologique contemporaine, les écoles sont rarement
en Inesure de proposer des opportunités pour une exploration et une
activité authentiques. La nouveauté et les défis se découvrent en majorité
dans l'interaction avec d'autres adolescents. Dans le cOlnpagnonnage, les
barrières entre les générations et entre les cohortes d'âge proches, sont
pennéables et peu élevées. Une recrue des compagnons âgé de 17 ans ne
se mêle pas seulement chaque jour avec ceux de son âge, Inais il le fait
aussi avec d'autres élèves d'un à six ans plus âgés que lui, aussi avec le
héros qu'est son Inaître de stage, avec de jeunes cOlnpagnons, avec des

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Pédagogies et pédagogues du Sud

compagnons plus mûrs et avec des collègues de travail de 25-65 ans ou


plus. Etre avec de tels «grands fières» lisse et neutralise en partie les
cultures de l'adolescence potentiellement puissantes qui sont celles de la
maison et celles du lieu d'origine. Il en résulte que le contenu de ce que les
jeunes apprennent culturellelnent et socialelnent dans le compagnonnage
est très différent de celui de leurs selnblables dans les lycées académiques
et professionnels. En fait, ils apprennent ce que c'est d'être un
professionnel et un adulte.
Après les années d'apprentissage, on change de lieu de travail tous les
6 ou 12 mois, ce changelnent étant associé avec des changements de
résidence, de maison de compagnonnage en maison de compagnonnage.
Ces déménagements aident les jeunes hOlnmes à devenir plus autonomes
et leur donnent l'expérience de vivre dans des contextes sociaux variés.
Les compagnons impliquent aussi les stagiaires dans des rituels qui
comportent une forte charge affective - rituels de changement de statut
(d'apprenti à aspirant, d'aspirant à compagnon) et rituels de solidarité avec
les autres participants, jeunes et vieux. L'éligibilité pour de tels rituels,
particulièrelnent pour ceux de l'initiation, requiert explicitement un
développement de personnalité en accord avec les normes du
compagnonnage aussi bien que des capacités professionnelles. Le
programme implique les jeunes émotionnellement du fait de l'existence de
ces rituels, ceux-ci étant renforcés à des lnoments stratégiques par les
récits complexes des mythes sur l'origine du cOlnpagnonnage et par
l'exaltation dans les conversations de tous les j ours de la responsabilité
fondamentale de chaque jeune pour aider à préserver à la fois le
patrimoine et l'avenir du lnétier qu'il a choisi.
Les résidents de la maison vivent selon une série de normes et de
valeurs françaises pour la vie en communauté et la pratique du lnétier, ce
qui est intéressant, lnais que nous n'avons pas le temps de d'évoquer ici
(voir l'annexe). Des passages écrits de ce code sont affichés en bonne
place dans chaque maison. Certains des jeunes nous disent qu'au travail
et/ou dans les ateliers de la maison, ils éprouvent des sentiments
semblables à ceux que Csikszentmihalyi, Rathunde et Whalen (1993)
appellent «flow», c'est-à-dire qu'ils ressentent un abandon joyeux et
auto-satisfaisant lorsqu'ils sont absorbés dans la réalisation d'une tâche
difficile du métier, laquelle tâche était au début juste au-delà de leur
sphère de cOlnpétence.
Les apprentis et les aspirants nous ont décrit, et nous l'avons observé,
la séquence à travers laquelle leurs auto-perceptions changent,
généralement partant de l'indifférence au monde au sens large du tenne,

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indécis sur leur futur, insatisfaits de l'école, et perclus de remords de


décevoir leurs parents pour n'avoir pas poursuivi au lycée, jusqu'à ce
sentiment d'être expérimentés, infonnés, intégrés, et des pratiquants
admirés des techniques, standards et traditions de leur métier, respectés
par leurs parents et mieux préparés à la vie future que leurs condisciples
du lycée. La croissance personnelle du jeune est impressionnante même
durant les 2 ou 3 années d'apprentissage fonnel. Nous avons documenté
en partie ces affmnations dans plusieurs communications (Herzog 1992 ;
Herzog & Herzog 1997 ; 1999 ; 2000). Je pense que dans les paragraphes
précédents on peut voir le degré dans lequel les stagiaires intègrent le
niveau d'appropriation participative de l'apprentissage distribué, aussi
bien que la participation guidée.
En fait, l'idée que l'architecture neuronale du cerveau de l'adolescent
puisse inclure des tendances à apprendre plus volontiers et avec plus de
plaisir grâce à des activités physiques dans un environnement nouveau
nous est d'abord apparue au cours de nos observations des salles de classe,
ateliers et endroits de détente au sein des maisons, et des conversations et
entretiens avec les jeunes gens. Il est étonnant, pour quelqu'un habitué à
travailler avec des adolescents dans d'autres cadres éducatifs, de découvrir
la verve et la détennination que ces jeunes dégagent au fur et à mesure
qu'ils acquièrent la maîtrise de leur métier. Pendant les soirées et les fins
de semaine, ils passent la plupart de leur temps libre à se perfectionner
dans l'atelier de la maison.
Dans les conversations et entretiens, ils parlent avec fébrilité du Tour
(passé, présent et futur) ; ils expriment du plaisir à rencontrer beaucoup de
gens et de cultures différents dans les maisons et les lieux de travail sur le
Tour, et de la satisfaction à maîtriser des travaux ordinaires tels que faire
sa lessive; ils parlent solennellement de leurs futurs rôles de gardiens du
patriInoine de leur Inétier; leur revendication la plus fréquente est que
leurs patrons ne leur donnent pas de travail suffisamment compliqué. En
clair, ils apprécient les défis et les nouveautés qu'ils rencontrent et ils y
répondent en apprenant comment les gérer (pour plus d'infonnation sur ce
sujet, voir nos articles cités précédeInlnent). Je crois que les jeunes des
pays pauvres répondraient positivelnent à des occasions d'action et
d'aventure semblables à celles que les participants au cOlnpagnonnage
français apprécient Inaintenant.
Troisièlnelnent, les deux semaines de stages dans la maison de
cOlnpagnonnage comprennent pour les apprentis de grandes quantités de
cours didactiques dans les domaines de la technologie, de l'esthétique et
de l'histoire du métier, sujets qu'ils ont peu de chance de rencontrer au

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travail, et également des cours académiques tels que du français, des


maths, des sciences, de l'histoire et une deuxième langue (généralelnent
l'anglais). Le contenu de ces cours, les méthodes et les professeurs sont à
des degrés divers sélectionnés et adaptés au Inétier et à la dimension
intime des classes de 12 à 18 élèves.
La plupart de ces jeunes en rejet de l'école et qui peuplent le
compagnonnage répondent positivement à cette instruction en classe, bien
que l'atelier de la maison qui correspond à leur métier demeure leur
environnement d'apprentissage favori. Ils voient progressivement le
rapport entre la plupart de ces sujets et leur métier, et ils passent les
examens externes pour les diplômes d'Etat comprenant des éléments
académiques et théoriques ainsi que des « tests» de cOlnpétence pratique,
plus souvent et plus tôt que les jeunes qui n'appartiennent pas au
programme de compagnonnage. Il est intéressant que Lave et Wenger
(1991, p. 97) doutent que l'instruction académique (selon leurs propres
mots »un curriculum d'instruction ») puisse être amalgamée à
l'apprentissage situé. Les compagnons gèrent cela pour la plupart de leurs
jeunes qui sont peut-être « amadoués» par les expériences concrètes dans
l'atelier et dans d'autres contextes à l'intérieur du programme.

Conclusion
Je ne propose pas que le compagnonnage français soit un modèle à
imiter point par point par les nations pauvres, ou les riches en-dehors de la
France, ou mêlne par toutes les écoles françaises. Je le propose plutôt
COmIneun exelnple puissant et bien élaboré de ce que l'apprentissage situé
peut être et peut faire et sur la base duquel on pourrait faire des
adaptations appropriées pour d'autres environnements, en particulier les
systèmes éducatifs des pays pauvres.
En effet les pays pauvres semblent offrir à la fois des avantages et des
handicaps pour la mise en œuvre de l'apprentissage situé selon le modèle
du compagnonnage. Une des difficultés auxquelles le compagnonnage
français fait maintenant face est le recrutement et la fidélisation des
compagnons adultes afm de maintenir le mélange des âges que j'ai décrit
et sans lequel le programme perdrait une grande partie de sa vitalité. Ce
problème est enraciné dans «l'individualisation» grandissante de la
culture française. Aujourd'hui les artisans cOlnpagnons éprouvent plus de
pression sociale pour faire progresser leur propre carrière et leur
entreprise, pour passer du temps avec leurs propres enfants et autres
membres de leur famille, et pour profiter d'activités récréatives, que pour

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Apprentissage situé et fonnation de compagnonage

servir de patrons et maîtres de stage à des apprentis ou des aspirants, pour


se préoccuper de l'avenir de leur métier ou pour participer à des réunions
rituelles et fraternelles, ce qui autrefois était une priorité majeure.
Il y a ici une différence entre les pays pauvres et les pays riches qui
pourrait rendre l'apprentissage situé attractif et efficace dans les pays
pauvres. Un sens de la communauté fort et respecté existe panni les
peuples de la plupart d'entre eux. Les individus se voient souvent comme
appartenant à une entité plus grande que leur famille proche, et se dédient
à plus qu'à leur carrière personnelle. Ainsi, la difficulté de recrutement et
de maintien de participants adultes pourrait être moindre; des ouvriers
expérimentés qui deviendraient des participants pourraient se considérer
comme exerçant des rôles traditionnels d'une nouvelle manière, au service
de leur communauté élargie et assurant la continuité de leur profession.
Une autre précieuse tradition aujourd'hui souvent dénigrée et existant
dans beaucoup de pays pauvres, est l'apprentissage indigène, décrit par
exemple par Coy (1989) et Singleton (1998), qui pourrait être mieux
exploré, publiquement réhabilité et amélioré. Des pratiquants efficaces
dans différents métiers pourraient être identifiés, diplômés et rémunérés
pour leurs contributions en tant que fonnateurs. Cela élèverait leur propre
statut et celui de leur lnétier au sein de la communauté et de la nation.
Un facteur supplémentaire qui pourrait aider à l'établissement de
l'apprentissage distribué est le relatif manque d'artisans qualifiés, au
moins dans le secteur moderne de ces nations. Le but premier des
expériences d'un jeune dans l'apprentissage en situation pourrait être
l'acquisition d'aptitudes techniques et d'éducation générale lui pennettant
de fonctionner comme un travailleur semi-qualifié dans un métier
particulier, dans le but d'obtenir un emploi. Après quoi il/elle pourrait se
voir offrir de nOlnbreuses occasions à temps partiel ou à telnps plein dans
un contexte d'apprentissage en situation, pour affmer ses techniques et son
savoir.
Une des limitations du compagnonnage contemporain est que, pour
des raisons historiques, il prépare les jeunes uniquement à des métiers
« manuels ». Mais cette limitation n'est en aucun cas inhérente à
l'apprentissage situé. Dans les pays pauvres, ses principes pourraient aussi
bien être adaptés au travail et à l'apprentissage dans les dOlnaines des
«cols blancs », de l'employé de bureau au professionnel. Beaucoup de
jeunes ne s'épanouissent pas dans les programmes d'apprentissage
existants parce qu'ils ne démarrent pas ces programmes avec une idée
exacte de la nature du travail et de la routine quotidienne de ceux qui
pratiquent le métier qu'ils ont choisi - par exemple, ce que fait réellelnent

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Pédagogies et pédagogues du Sud

un ingénieur, comment on utilise des ordinateurs dans un bureau, etc. Un


programme d'apprentissage situé bien organisé pourrait réduire le gâchis
et la souffrance que ces circonstances engendrent.
Enfm, l'apprentissage situé dans toutes sortes de domaines pourrait
avoir COlTIlne conséquence bénéfique, comme il le fait dans le
compagnonnage, de montrer au jeune pourquoi la culture et les
connaissances sur des sujets tels que les maths, les sciences, un bon niveau
de lecture et d'écriture, une langue étrangère, I'histoire du monde, etc.,
peuvent être très utiles dans la vie contemporaine, et deviendront
indispensables dans le futur. Cela pourra peut-être les aider à donner un
sens à ce qu'on leur a déjà enseigné, et ce qu'on leur demandera de
maîtriser dans l'éducation formelle, et ainsi à être plus motivés. Cela
pourrait aussi aider les éducateurs et les gouvernements à élaguer et re-
modeler le contenu de ce qui est enseigné dans les écoles classiques et les
institutions secondaires.
Une des difficultés à surmonter dans l'établissement de l'éducation
dans les pays pauvres est le préjugé redoutable, déjà mentionné, des élites
et de la plupart des parents qui sont contre le fait de substituer quelque
chose qu'ils perçoivent comme peut-être inférieur au programme
académique établi, qui fut si bénéfique à certains d'entre eux, au moins
jusqu'à ces dernières décennies. (Ce défi est à rapprocher de celui qui
existait en Afrique de l'Est il y a quelque 50 ans, quand les peuples
colonisés rejetaient la dissémination des écoles «élémentaires» car le
concept suggérait que les nouvelles écoles n'enseigneraient que des
« éléments» de l'éducation coloniale qui pourraient convenir aux
Africains. La résistance n'a été vaincue que lorsque l' étiquette
« primaire» a été introduite, et le prOgralnme enrichi.) Cependant,
aujourd'hui l'éducation secondaire est vue avec un scepticislne
grandissant. Si l'apprentissage situé était introduit progressivement avec
les composantes maj eures du compagnonnage, cette sorte de résistance
s'effriterait probablement vite.
Dans la propagation de leur type d'apprentissage situé, spécialement
dans le bâtiment et autres lnétiers manuels, je pense que les compagnons
seraient d'accord de collaborer. A leurs yeux, le traditionnel Tour de
France est déjà en train de se métamorphoser en Tour du Monde.
Aujourd'hui, les Tours de beaucoup d'aspirants et jeunes compagnons
comprennent au moins un travail de 6 à 12 mois dans un pays comme
l'Allelnagne, l'Italie, le Royaume Uni, la Hongrie, le Canada, etc. ; la liste
augmente tous les ans. D'une façon plus significative, ces dernières
années, l'organisation la plus importante du cOlnpagnonnage, l'AOCDTF

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Apprentissage situé et fonnation de compagnonage

(Association Ouvrière des Compagnons du Devoir du Tour de France 1) a


signé des contrats avec des gouvernements en Amérique latine, Afrique et
Europe de l'Est consacrés à l'aide apportée aux artisans locaux pour
développer les techniques dans leur métier et les rendre mieux capables de
transmettre leurs compétences aux autres.

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1 Les lecteurs intéressés par cette idée peuvent contacter international@compagnons-du-


devoir. corn. (Mais dans votre n1essage, parlez de votre intérêt pour le « compagnonnage»
et non pour « l'apprentissage situé» !)

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Pédagogies et pédagogues du Sud

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Pédagogies et pédagogues du Sud

Annexe

Compagnonnage: un canevas
Le compagnonnage est un progralIDne d'enseignement et de formation
professionnelle qui s'est développé à l'origine dans le système des
confréries françaises. Pendant le Moyen-Age, les compagnons occupèrent
la strate entre les maîtres et les apprentis. Au sens ancien du ten11e, les
maîtres n'existent plus aujourd'hui, mais les compagnons demeurent. Ils se
consacrent à la formation et l'éducation des jeunes, qui commencent
comme apprentis, pour les aider à devenir artisans qualifiés, citoyens
consciencieux, et hommes dédiés à leurs falnilles, ainsi qu'à leurs
successeurs dans le compagnonnage. Il y a une centaine d'années, d'autres
formes du compagnonnage existaient dans la plupart des pays européens,
mais de nos jours cette organisation ne subsiste qu'en France.
Nonnalement, le jeune hOlnme entre dans le compagnonnage à l'âge
de 16 ou 17 ans, comme apprenti, un parmi environ 4000 qui le font
chaque année après avoir achevé la troisièlne année du collègè, où il était
probablement dans la moitié inférieure de sa classe et il a décidé qu'il
n'aimait pas le lycée. Il devient un associé d'une maison de compagnons,
qui ressemble à un petit collège (à l'américaine), avec 15 à 150 jeunes et
comprenant des salles de classe, ateliers, dortoirs, salle à manger, salle
d'exposition, et autres locaux COlIDnuns.Il commence immédiatement un
travail d'entrée, organisé par les compagnons locaux, dans le métier qu'il
a sélectionné parmi peut-être 25 qui sont disponibles: 111enuiserie,
charpenterie, maçonnerie, carrosserie, serrurerie, tapisserie, pâtisserie, etc.
Dans l'idéal, son patron est un compagnon, mais souvent il est seulement
un artisan bien-estimé. Il reçoit le demi-SMIC comme salaire, COlnmetous
les apprentis français, desquels seulelnent 5% rejoignent le
cOl11pagnonnagechaque année.
Quelques apprentis, dans des circonstances particulières, résident
dans la 111aison,mais la plupart rentrent chez eux le soir. Cependant,
pendant deux semaines sur huit, tous deviennent internes dans une maison

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Apprentissage situé et fonnation de compagnonage

pour le stage (fonnation accélérée), qui comporte des parties


professionnelles, culturelles, et lnorales, et dont le chef est un jeune
compagnon, appelé le InaÎtre de stage, et qui a achevé sa fonnation
récelnment dans le même métier. Après deux (quelquefois trois) années,
l'achèvement d'un « travail» (un petit défi dans son lnétier), le succès dans
le premier examen gouvernelnental dans son métier (CAP/BEP), et
l'initiation solennelle, le jeune peut devenir aspirant, s'il le veut.
Traditionnellement, le compagnonnage est une organisation réservée aux
hOlnmes, mais récemment quelques fernInes sont entrées comme
apprenties dans quelques métiers. Jusqu'à lnaintenant, on ne leur a pas
pennis de subir l'initiation ou de devenir aspirantes.)
Le jeune aspirant habite tout le temps successivement dans une série
de 5 à 8 maisons panni les 150 environ qu'il y a en France, et
probablelnent aussi une fois dans une maison entretenue par les Français
dans un autre pays, COlnme la Suisse, l'Allemagne, ou la Belgique. La
maison typique projette une alnbiance collégiale et assidue, ce qui est
d'autant plus remarquable que personne ne réside là qui a plus de vingt-
cinq à vingt-huit ans. L'aspirant entreprend des travaux de plus et plus
astreignants dans le métier, dans la région de la maison, et pour lesquels il
reçoit maintenant le salaire d'ouvrier qualifié. Ces voyages panni les
maisons, et ces embauches, sont appelés son Tour de France.
La vie pendant le Tour est exigeante. Chaque jeune s'applique
pendant 55 à 60 heures par semaine dans le travail, la fonnation pratique
les soirs et les salnedis dans l'atelier de la maison, les classes culturelles et
professionnelles, et l'interaction avec les calnarades de la maison, qui
enseignent, conseillent, et agissent comme modèles l'un pour l'autre. C'est
aussi une vie isolée des femmes (le mariage est remis à plus tard et il n'y a
que peu de soirées libres), cOlmnunautaire (tâches partagées, soutien
mutuel, et presque aucun bizutage), et remplie avec des rituels (initiations,
banquets pour les fêtes patronales des métiers, gestes traditionnels et
utilisation de l'argot des compagnons dans l'interaction quotidienne). Il est
plongé dans un progralnme de fonnation morale qui touche tous les
aspects de la vie et qui transmet et consolide les valeurs et convictions du
compagnonnage, par exemple le travail comme voie vers le sentiment de
plénitude; la tradition et le progrès enselnble comme l'essence de la
pratique du Inétier ; l'effort et les produits de qualité COrnInesources
principales de la fierté; le compagnonnage comme la fraternité, et la
grande nnportance de la famille dans la vie privée. L'enseignelnent
religieux et le prosélytislne sont interdits explicitement.

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Pédagogies et pédagogues du Sud

Après cinq ou six ans, l'aspirant peut demander qu'il devienne


compagnon. Si ses compétences et son caractère sont acceptables pour ses
aînés, il exécute un grand « chef d'oeuvre» dans son métier et il subit sa
deuxième initiation, pendant laquelle il reçoit ses insignes symboliques et
son pseudonyme complet de compagnon. Maintenant il est compagnon
itinérant, qui restera probablement COlTIlnerésident d'une maison pendant
un an ou plus, pour enseigner aux plus jeunes et agir comme exemple, tout
en travaillant au-dehors dans un poste très bien payé. Après cette période,
il choisit une ville ou une région pour s'établir dans le métier, et il devient
cOlnpagnon sédentaire.
Les employeurs français considèrent les compagnons comme les
aristocrates de leurs métiers; ils sont recherchés lorsque se posent des
situations problématiques, et ils établissent un haut niveau de performance
pour les autres ouvriers. Ils appartiennent à un réseau d'artisans qui
partagent les mêmes expériences, qui s'entraident pour obtenir des
embauches et des clients, et qui participent aux affaires de leur métier, de
leur maison et de leur ville. Ils peuvent se spécialiser dans le travail de
restauration (par exemple des bâtiments historiques, des meubles
d'époque, des voitures de collection), mais le plus souvent ils réalisent des
bâtiments contemporains, ou travaillent dans les usines, ou montent leurs
propres petites entreprises.

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P. Mesquida

Philosophie et éducation: les influences


européennes sur la pensée de Paulo Freire

Introduction
Pour COlTIlnencer,il nous faut donner un aperçu du contexte à partir duquel
se sont développées la pensée et la pratique pédagogiques de Freire. Fils
d'un Inilitaire et d'une institutrice, Freire a suivi le cours de sciences
juridiques à la Faculté de Droit de l'Université Fédérale du Pernambouc,
au Nord-Est du Brésil. Le poste de Secrétaire du Département
d'Enseignement de l'Etat lui a permis de connaître l'état de pénurie
intellectuelle, économique et sociale dans lequel vivait la plupart de la
population de l'Etat du Pernalnbouc, particulièrement la population des
grandes villes de la Région, mais aussi celle de la campagne. Les données
statistiques étaient vraiment frappantes: sur une population adulte de
20'000'000 de personnes, 16'000'000 étaient des illettréee)s.
Nous sommes dans la deuxième moitié des années 1950, au moment
du démarrage du processus d'industrialisation du pays grâce à
l'association entre l'Etat fédéral, les entrepreneurs nationaux et les
entreprises transnationales. S'il est vrai que les révolutions industrielles
engendrent des sociétés inédites où les innovations technologiques et les
nouvelles conceptions de gestion et d'organisation du travail provoquent
de nouvelles formes de vie communautaire, le démarrage de
l'industrialisation au Brésil, pendant les années 1950 et particulièrement
dans les régions Sud et Sud-Est, a exigé un nouveau type d'homme. Il
fallait façonner un hOlnme capable de lire et de déchiffrer les codes de la
nouvelle culture qui s'imposait. Il fallait que le nouvel homme sache au
moins comprendre le langage nouveau de cette forme Inoderne que le
mode de production capitaliste introduisait dans le pays (Furter, 1983).
Les paysans, vivant dans un état de paupérisme économique, social et
intellectuel sous l'oppression des patrons, se sentaient attirés par les villes,
où ils croyaient pouvoir Inieux vivre. Un mouvement migratoire de la
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Philosophie et éducation: Paulo Freire

campagne vers les villes s'est mis en marche. Ainsi les villes gonflaient,
les bidonvilles s'installaient et l'urbanisation, sans aucune planification,
devenait chaotique. Puis l'homme a été atteint par l'alphabétisation: il
devait devenir un homme nouveau, prêt à participer à la révolution
industrielle en tant que force de travail.
Ce n'est pas par hasard si, après avoir expérimenté l'application de ses
théories au Pernambouc et au Rio Grande do Norte, Freire a déménagé à
Brasilia, la Capitale Fédérale, où se trouve le siège du mouvement national
d'alphabétisation des adultes. Un lnouvement appuyé par le gouvernement
fédéral jusqu'au coup d'Etat de 1964 qui a renversé l'ordre politique en
vigueur. Exilé au Chili, paradis des politiciens et des intellectuels de la
gauche brésilienne, Freire profita de ce temps pour lire des auteurs
européens et pour se mettre en contact avec les œuvres classiques du
marxisme.

Des influences marquantes


La théorie freirienne a été d'abord une création de l'imagination qui a
pris forme à partir du monde des idées, particulièrement, et voilà le
paradoxe, à partir des idées et des images d'auteurs étrangers. Il est clair
que l'éducation brésilienne a subi l'influence permanente de la
métaphysique thomiste-aristotélicienne qui l'a rendue autoritaire,
hiérarchisée (Dieu, le clerc, 1' élève), bureaucratique, reproductrice dans le
sens de Bourdieu et Passeron (1970). Fondée sur le monologue du maître,
il est vrai aussi que la nouvelle forme assumée par le lnode capitaliste de
production exigeait de nouveaux paradiglnes, en particulier pour préparer
aussi un homme capable de pensée critique.
Ainsi, Freire croyait que la société brésilienne était dans une phase de
transition »d'une éconolnie commandée de l'extérieur vers une économie
de marché sous la prédominance d'un capitalislne national en
épanouissement; de formes solidement antidémocratiques vers des fonnes
souplement démocratiques, en antinolnie les unes avec les autres» (Freire,
2001, p. 113). Le peuple portait une conscience ingénue de la situation
dans laquelle il était plongé, historiquement opprimé par les dominants,
soit par les propriétaires ruraux, soit par les patrons dans les villes.
Une lecture attentive des œuvres de Freire nous amène vers de
nOlnbreux auteurs qui l'ont influencé. En tout cas, lui-même parle dans
son livre Pédagogie de l'espérance des principaux auteurs qui ont exercé
une influence sur la formation de sa pensée: « Des livres qui ont déjà été
écrits et qui à l'époque du SESI (1947-1959) n'avaient pas encore été

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Pédagogies et pédagogues du Sud

publiés, ont jeté de la lumière sur ma mélnoire : Marx, Fromm, Fanon,


Memmi, Kosik, Merleau-Ponty, Arendt, Barbu, Gramsci, Sartre, Marcuse,
...» (Freire, 2001, pp. 19-20).
Barbu, Zevedei (1902 - 1974)
Tout d'abord, nous retrouvons les idées d'un auteur roumain qui a
développé ses thèses pendant les années 1930. Barbu (1956) a été l'un des
piliers de la pensée freirienne dès le premier livre de Freire, Educaçfio e
Atualidade Bras ileira, originellement une thèse pour passer un concours
publique à la faculté des Lettres de l'Université Fédérale du Pernambouc,
qui n'a été publiée qu'en 2002.
Barbu parle de la misère des classes ouvrières sous un régime
dictatorial et sur l'atrophie de la vie culturelle et sociale qui en découle. Il
affmne égalelnent qu'il faut aux gens du peuple, opprimés par les
seigneurs, une nouvelle mentalité qui leur donne plus de confiance dans
leur capacité d'apprendre les rapports entre les choses, d'organiser leur
milieu et de découvrir des nouvelles formes de relations liées à la vie
démocratique (Barbu, 1956). Une réforme démocratique « ou une action
démocratique doit se faire non seulement avec le consentement du peuple,
mais avant tout par sa propre main» (Freire, 2002, p. 77). Mais pour se
faire, il faut que le peuple soit organisé et ait une conscience de èe qu'il est
et de ce qu'il veut. La construction de cette conscience est l' œuvre de
l'éducation. Une éducation faite au travers du dialogue, car le dialogue
entre les hommes est le fondelnent de la participation des habitants dans la
construction de la vie démocratique. Des individus qui se rassemblent et
prennent des décisions au sujet de leurs propres intérêts peuvent trouver
des buts et des formes d'action COlmnuns. Ainsi, l'essence de la
démocratie c'est le dialogue (Freire, 2002).
Pour Barbu (1956), le dialogue présuppose l'acceptation de l'autre en
tant que différent et exige la discussion, le débat pour approfondir la
réflexion sur les problèmes concernant la vie de la cOlnmunauté et le
sentiment de participation (Beisiegel, 1989). Cela avait tout à voir avec la
formation chrétienne de Freire, pour qui I'homme était un être capable de
transcender sa condition de pénurie par ses relations avec les autres
hOlnmes, avec le Inonde et avec le Créateur, mais aussi I'holnme en tant
qu'être capable de se faire agent de son propre perfectionnelnent.

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Philosophie et éducation: Paulo Freire

Mannheim, Karl (1893-1947)


Né à Budapest, il a été « Privadozent » à l'Université de Heidelberg;
enseignant à Francfort et « lecteur» à la London School of Economics.
D'après Beisiegel, Freire a lu Mannheim pendant les années 1950,
Diagnostic de notre temps, Liberté, pouvoir et planification démocratique,
puis plus tard Idéologie et Utopie, en portugais et en espagnol (Beisiegel,
1989). Mannheim analyse la destructuration de la personnalité individuelle
et de la vie sociale traditionnelle ainsi que l'augmentation des inégalités
économiques entre individus et groupes sociaux. Le perfectionnement des
techniques de Inanipulation du comportelnent favorisait, selon Mannheim,
la consolidation des dictatures de certaines minorités. Suivant Mannheim,
Freire croyait qu'il fallait bâtir une nouvelle société fondée sur la
démocratie et la liberté, construite avec l'aide d'une éducation nouvelle:
un système complètement nouveau d'éducation qui puisse développer une
structure mentale nouvelle capable de supporter le poids du scepticisme
(Mannhehn, 1941 ; Freire, 2001).
Cette éducation nouvelle exige une Inéthode éducative apte à « créer
des groupes primaires là où ils n'existent pas - centres communautaires,
associations de quartier - une vraie éducation sociale (Mannheim, 1941).
Pour que cette nouvelle éducation soit une force fonctionnelle et un
facteur des changements sociaux, il faut que le processus éducatif ait un
rapport organique avec la société. Il doit permettre aux gens d'avoir une
connaissance critique de cette société et une conscience claire de sa force
d'effectuer les changelnents nécessaires (Freire, 2001). Ainsi, la
conscientisation nous invite à prendre une position utopique devant le
monde, position qui fait de la conscientisation un 'facteur utopique'
(Freire, 1974a ; Mannheim, 1986).

Fanon, Frantz (1920-1961)


Fanon est né aux Antilles, en Martinique, en 1920. Il est connu
COmIne« l'idéologue» de la révolution d'indépendance algérienne. Il est
mort el).1961 à Washington.
Pour le concept d'ordre, Freire a trouvé une bonne défmition chez
Fanon (1961). Son livre Les dan1nés de la terre, dont la préface a été écrite
par Jean-Paul Sartre, raconte ce qui arrive aux gens simples du peuple
sous les régimes totalitaires fondés sur la discipline. Ces régimes
anéantissent la volonté des gens et même leur conscience de l'oppression.
C'est-à-dire, les « dominés» vivant sous un régime d'oppression se

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Pédagogies et pédagogues du Sud

croient en liberté parce que leur conscience de la réalité a été détruite. Il


faut la reconstruire par l'action éducative.

Sartre, Jean-Paul (1905-1980)


A partir de Sartre et son ouvrage L 'ho/n/ne et les choses (1960), Freire
a pu développer le concept d'éducation « bancaire», bureaucratique.
Sartre l'avait désigné par la notion de « conception digestive». Il s'agit
d'une action éducative où l'éduquant est vu comme une banque dans
laquelle le maître « dépose » (verse) le savoir accumulé à un être passif
sans aucune participation constructive dans le processus. Dans la Préface
que Sartre a écrit pour le livre de Fanon, Les da/nnés de la terre, Freire a
pu percevoir les corps des opprimés en tant que porteurs de l'oppresseur:
une « expression de la connivence des opprimés avec les oppresseurs»
(Freire, 2000, p. 19).

Fromm, Erich (1900-1980)


Docteur en psychologie à l'Université de Heidelberg, il a étudié la
psychanalyse à Munich. Après 1934, il a émigré aux Etats-Unis où il a
donné des cours dans plusieurs Universités: Columbia, Yale et Michigan
University.
Freire a trouvé le concept de dOlnination dans l'œuvre de Fromm Le
cœur de l'ho111111e.Il faut d'abord une action d'éclaircisselnent du « cœur»
de l'opprimé pour qu'il prenne conscience de l'oppression. Alors, s'il se
voit en tant que dOlniné et lutte pour changer sa situation d' oppriIné, sa
libération libère aussi l'oppresseur. Contre une éthique autoritaire, il faut
construire une éthique humaniste qui peut donner aux oppriInés une
conscience critique (Frolnm, 1970).

Memmi, Albert (1904)


Né à Tunis en 1904. Ecrivain d'origine juive-italienne, auteur en
1955 de La statue de sel, roman dans lequel illnontre sa position difficile
en Tunisie en tant que juif d'origine italienne dans un pays arabe colonisé
par les Français. Sa principale œuvre fut le Portrait du colonisé, précédé
du portrait du colonisateur publié en 1957.
L'ouvrage de Memmi (1957), Le portrait du colonisé, précédé du
portrait du colonisateur a Inontré à Freire comment le colonisateur peut
mouler la conscience du colonisé et lui imposer d'une Inanière subtile la
«culture du silence». «La société dépendante est, par défmition, une
société du silence. Sa voix n'est pas authentique; elle n'est que l'écho de

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Philosophie et éducation: Paulo Freire

la métropole» (Freire, 1974a, p. 70). Ainsi la décolonisation est une lutte


de toute une vie « qui exige une grande disposition à balayer de I'histoire
personnelle et sociale le germe de la 'conscience ingénue' ou de la
compréhension qui s'approche du sens commun» (McLaren, 1999).

Buber, Martin (1878 -1965)


Le livre de Buber, philosophe juif-allemand, Le Principe du dialogue
(1975), a renforcé chez Freire les concepts de dialogue, autrui, et altérité.
L'existentialisme bubérien a fait du concept dialectique de dialogue un
concept de rapports intersubjectifs, dans une relation d'acceptation de
l'autre et du respect de l'altérité. C'est par le dialogue que l'éducateur
s'approche de l'apprenant. Ainsi, le dialogue de l'éducateur avec les
apprenants et des apprenants entre eux rend possible une éducation pour la
décolonisation. Il est vrai que « l'éducation faite de façon à exercer le
dialogue, fondée sur la pratique permanente du dialogue, était l'éducation
la plus favorable à la formation et au développement d'attitudes de
tolérance et d'acceptation de l'autre» (Beisiegel, 1989, p. 165).
L'éducateur est celui qui dans la mesure où il éduque est éduqué par le
dialogue avec le « s'éduquant ». Pour Freire, le dialogue n'est possible que
dans l'éducation libératrice.

Marcel, Gabriel (1889 - 1973)


Les travaux de Marcel Les hOJnJ11eS contre l'huJ11ain(1972) et Etre et
Avoir (1991) ont offert à Freire la possibilité de se retrouver avec le
phénolnène religieux à travers le retour vers l'intérieur du soi, attitude
indispensable pour la conversion, la réflexion. Ainsi, il peut parler de
l'amour incarné, de la « parole» qui montre aux opprnnés le chemin de la
libération. Il faut donc que l'éducation rende possible à l' oppriIné de
« prononcer» le monde et « d'annoncer» un monde meilleur pour lui-
même et les autres hOlTIlnes(Freire, 2002). C'est aussi l'éducation qui aide
à transfonner le monde et le rend plus hUlnain pour 1'humanisation de tous
les hommes (Freire, 1979). Marcel (1972) cerne le noyau dur de la
personne qui tente de réduire des forces destructrices à l' œuvre dans nos
délnocraties pacifiques, forces révélées et amplifiées par le totalitarislne.

Goldmann, Lucien (1913 - 1970)


Né à Bucarest, en 1913, Goldmann a fait un doctorat à Paris, avec
Henri Gouthier. De 1958 jusqu'à sa mort, il a été directeur d'études à
l'Ecole Pratique des Hautes Etudes.

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Pédagogies et pédagogues du Sud

Le livre de Goldmann (1970) Sciences hun1aines et philosophie a


donné à Freire le code pour déchiffrer philosophiquement les concepts de
«conscience ingénue », «conscience possible », «conscience réelle» et
«conscience critique ». Pour Freire, la conscience possible est la
conscience par laquelle on n'aperçoit pas les solutions qui peuvent devenir
de la pratique concrète dans la vie des populations (Freire, 1977). La
conscience réelle, c'est la situation dans laquelle « les hommes se trouvent
limités dans leurs possibilités d'aller au-delà des situations limites»
(Freire, 1977, p. 138). La conscience ingénue, c'est la conscience dans son
état « naturel ». Autrement dit, on voit les phénomènes Inais l'on ne peut
pas se mettre à distance pour en faire le jugement. La conscience critique
c'est un état qui permet à I'hoffilne de saisir la réalité. Elle conduit
l'homme vers sa vocation ontologique et historique pour devenir vraiment
humain.

Mao-Tse-Tung (1893 -1976).


Dans le texte Le front uni dans le travail culturel, Mao proposa
« d'enseigner aux masses avec précision ce que nous avons reçu d'elles
avec confusion ». Il s'agit dans la pratique éducative, de partir de là où les
apprenants se trouvent. Le savoir spontané fonné par le sens COffilTIun et
itnprégné de «folklore» doit être transformé en savoir scientifique
(Freire, 1974a). Mao appela les masses à se révolter contre
l'analphabétislne : «pour mener cette lutte il faut un front unique. Notre
culture est une culture du peuple. Ainsi, les travailleurs de la culture
doivent servir le peuple et s'engager auprès des masses» (Mao-Tse-Tung,
1979, p. 35).

La découverte: Gramsci (1893-1937)


Pendant son séjour chilien, Freire a pu se retrouver avec le Inarxislne
et approfondir ses lectures des œuvres de Marx et Engels. Parmi les
auteurs Inarxistes dont il a pris connaissance, c'est Gramsci qui l'a le plus
hnpressionné. Nous allons donc comparer la pensée de Gramsci (1893 -
1937) et celle de Freire telle qu'elle apparaît à partir de la Pédagogie des
opprin1és.
Freire a cOlnmencé à réfléchir au sujet de l'éducation et à mettre en
pratique ses idées pédagogiques à partir de la moitié des années 1950,
tandis que Gramsci, italien, a développé son œuvre politique, sociologique
et philosophique de 1916 à 1937. Freire a centré son attention sur les
opprimés du Tiers Monde, c'est-à-dire, sur ceux dont la «parole a été

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Philosophie et éducation: Paulo Freire

niée» ; Gramsci a consacré sa réflexion et son action, particulièrement aux


ouvriers italiens et à ceux qui subissaient l'oppression de l'Etat en Italie.
L'Etat utilisait toujours la force (coercition) et parfois la persuasion
(fonnation de la mentalité) pour atteindre le but d'exercer le pouvoir de
façon à n'avoir aucune opposition. Freire a cherché dans des auteurs
surtout européens, mais aussi nord-américains (Horace Mann, J. Dewey),
des idées qui puissent lui donner des éléments théoriques solides pour
bâtir un édifice épistémologique qui lui permettrait de construire une
théorie de l'éducation capable de nourrir une pratique pédagogique
libératrice. Gramsci a trouvé les catégories philosophiques et
sociologiques qui ont servi de base pour sa réflexion et son action
particulièrement chez Karl Marx, Friederich Engels et Lénine.
Nous essayerons de rapprocher ces deux auteurs (théoriciens-
pratiques, comme disait Gramsci) si distants et en même temps si proches.
Tout d'abord, il y a un lien qui les unit et rapproche leur théorie et leur
pratique: l'amour qu'ils partagent pour les opprimés et la confiance
mutuelle sur les possibilités de l'éducation en tant que facteUr de
transfonnation sociale. Les opprimés brésiliens, mais aussi ceux du reste
du monde, chez Freire; les opprimés italiens, mais aussi ceux du reste du
monde, chez Gramsci. Freire voulait que les « damnés de la terre» aient
une conscience critique et politique, en faisant usage de l'éducation;
Gramsci voulait changer la situation d'oppression vécue par les ouvriers,
au travers de l'action politique sous la forme d'une « guerre de positions».
Freire et Gramsci trouvaient que la prise de conscience était le premier
pas à faire par les opprimés (ouvriers) vers leur libération. Ce sont donc
des auteurs sensibles à la problématisation des possibilités de l'éducation.
.
Réfléchissonsdonc sur l'apport de Gralnscià la pensée de Freire.

Le milieu
Dans les Cahiers de prison, Gramsci remarque que le milieu est
éducateur et comme tel doit être lui aussi éduqué (Gramsci, 1975).
Gramsci, ici, suit K. Marx (1935) lorsqu'il afflTIlle que l'éducateur doit
être éduqué. Pour Gramsci, étant donné les rapports sociaux auxquels les
« s' éduquants » participent, la famille, les voisins, la communauté doivent
eux aussi être objets de l'action éducative. Ainsi, l'éducateur doit se
rendre cOlnpte du contexte social et culturel des « s'éduquants». Il faut
que l'éducateur entende le contexte, Inais il faut aussi que le contexte
puisse écouter l'éducateur. Ceci amène l'éducateur à valoriser le savoir
populaire existant.

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Pédagogies et pédagogues du Sud

Freire a toujours dit et écrit que le processus d'action pédagogique


débute par le milieu qui entoure le « s'éduquant» : « avant d'apprendre à
dire la parole il faut que l'opprimé sache dire le monde» (Freire, 2002, p.
24). Le milieu offre à l'éducateur des élélnents socio-anthropologiques en
forme brute que l'éducateur rend au milieu, par l'action pédagogique,
chargés de densité épistémologique. Ce sont les « mots générateurs »,
issus du milieu où vivent les « s'éduquants ». Cela veut dire qu'il faut
susciter la capacité pour chaque individu et pour le groupe de se former
lui-Inême à la maîtrise de son environnement et par là à devenir maître de
son destin (Furter, 1983).

Ecole et vie
Pour Gramsci (1975) il y a un lien entre l'école et la vie et une union
entre la parole et la vie. L'éducateur doit conceptualiser les vocables et les
doter de vie par la densité historique et politique qu'ils peuvent avoir :
« L'identification des mots et leur conceptualisation doivent être faites en
tenant compte du contexte culturel et historique» (Gramsci, 1975, p.
1545). Ainsi, Gramsci croit que l'école, la vie de l'éducateur et celle du
« s'éduquant» sont inséparables. Dans la mesure où la pratique
pédagogique est une action basée fondamentalement sur la parole, l'école
et la vie ne peuvent pas être séparées. Freire croyait qu'en apprenant les
mots avec leur poids culturel et historique, le « s'éduquant» construisait
une conscience politique capable de l'aider à se sortir de l'oppression.
Pour Freire, la conquête de I'histoire par ceux qui n'ont pas le droit de se
faire. acteurs de leur histoire, passe par la conquête de la parole: « il faut
donner la parole aux misérables pour qu'ils puissent « prononcer le
monde» (Freire, 1979, p. 62), dans le sens non seulement de dire les
choses avec conviction et d'être capable d'annoncer ce qu'ils pensent en
tant qu'une bonne nouvelle (annoncer vient du latin « nuntius », le
messager), lnais aussi « prononcer le monde» dans le sens de le
« transformer et en le transformant, le rendre hUlnain pour 1'hulnanisation
de tous» (Freire, 1979, p. 62). Il s'agit d'une parole annonciatrice de la
bonne nouvelle, mais aussi transfonnatrice. La conscience de soi et de la
réalité donne à l'opprimé ce courage dont il a besoin pour se montrer au
monde.

L'éducation pour la liberté


Gramsci croyait qu'il fallait former l'homme pour qu'il soit « capable
de penser, de gouverner et de contrôler ceux qui gouvernent ». Ainsi

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Philosophie et éducation: Paulo Freire

l'école pourrait non seulement «fonner le citoyen, dans le sens des


Lumières, mais aussi le citoyen dans des conditions politiques de
gouverner» (Gramsci, 1975, p. 487).
Pour Freire, la conscience de l'opprimé a été façonnée par la
conception du monde de l'oppresseur. De cette manière, l'opprimé adhère
aux valeurs, aux idéologies (<<fausse conscience» - Marx), aux intérêts de
l'oppresseur, ce qui ne lui pennet pas d'être libre. La conscience de
l'opprimé abrite la conscience de l'oppresseur. L'éducation peut être la
force libératricede l'opprimé - des opprimés- car « l'holnme ne se libère
pas tout seul» (Freire, 1977, p. 85), et l'éducation est, par nature,
communautaire. La libération est elle aussi communautaire: les hommes
se libèrent dans la mesure qu'ils s'unissent les uns avec les autres (dans les
cercles de culture, par exemple). Mais l'éducation qui peut promouvoir la
libération ce n'est pas une éducation quelconque. Comme nous avons déjà
vu, Freire appelle «bancaire» l'éducation où l'enseignant « dépose» le
savoir dans la tête du « s'éduquants» (colTIlne quelqu'un qui dépose de
l'argent dans la banque). Celui-ci doit écouter, obéir et montrer au
« maître» qu'il a bien appris les contenus enseignés, l'examen étant la
reprise de l'argent à la banque. Le rapport maître-élève est vertical. Pour
dépasser l'éducation bancaire, Freire propose le dialogue en tant que
méthode et pratique d' éducation. Avec le dialogue, le rapport n'est pas
entre un maître et un élève, mais entre deux personnes qui apprennent
ensemble, justement parce que le « s'éduquant» n'est pas une table rase
sur laquelle le maître « imprime}) le savoir. Le « s'éduquant}) a toute une
histoire de vie, d'expérience, de pratique qu'il faut prendre en cOlnpte.
S'ouvre ainsi, le chemin pour la collaboration et la synthèse culturelle et
donc pour la libération. De sujet (personne soumise), le «s'éduquant»
devient citoyen apte à gouverner, à indiquer lui aussi la direction, le
chemin à suivre.

Les cercles de culture


Gramsci propose les « circole di cultura » (Gramsci, 1975, p. 484). Ce
sont des espaces où se produit une nouvelle culture à partir de l'union
entre la conception du monde des dOlninés et celle des intellectuels
révolutionnaires. Les cercles de culture pouvaient remplacer l'école
capitaliste dominée par l'Etat. Ils seraient donc les lieux où serait bâtie une
nouvelle culture. Les «enseignants» seraient remplacés par les
« aniInateurs culturels », appelés par Gramsci des conseillers, « des guides
qui aident les «s' éduquants» par la méthode de la maïeutique» (la

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Pédagogies et pédagogues du Sud

méthode de Socrates - l'art d'accoucher le savoir) (Gramsci, 1975, p.


484 ).
Freire écrit sur les « cercles de culture» où les « s' éduquants» se
rassemblent pour construire une nouvelle conception de monde susceptible
de les aider à conquérir la liberté. Les cercles de culture sont dirigés par
des « animateurs culturels». Ce sont eux qui conduisent le processus
éducatif dans les cercles de culture. Leur méthode: le dialogue - la
maïeutique. Ainsi, le cercle de culture est une école différente où les
problèmes communs des « s' éduquants » et des éducateurs sont discutés.
Ici, il n'y a pas de place pour l'éducation « bancaire» et pour les
« leçons» traditionnelles qui n'exercent que la mémoire des
« s'éduquants » (Gadotti, 1996).

Hégémonie etformation d'une conscience critique


Le concept d'hégémonie, Gramsci l'a emprunté à Lénine et
Boukharine. Il s'agit d'un Inot d'origine grecque qui signifie « la
direction», ou l'exercice absolu du pouvoir par un chef de l'armée (le
guide suprême, le cOlTIlnandant).
Gramsci, suivant la tradition politique marxiste, emploie l'hégémonie
dans un double sens: direction politique et action culturelle d'un groupe
sur un autre groupe social. Il est nécessaire d'amener les masses
populaires à dépasser leur « spontanéité» dénuée de critique (mélange
d'une culture « folklorique» avec la religion et la culture des classes
aisées). Ils doivent atteindre le niveau de la critique: « avec un esprit
créateur - par la construction d'une conception du monde nouvelle,
révolutionnaire, transfonnatrice ». En écrivant « Tout rapport
d'hégémonie est nécessaireInent un rapport pédagogique» GraInsci (1975,
p. 1331) voulait fonder une « pédagogie sociale» des masses (pédagogie
des opprimés ?) par l'éducation et par l'activité politico - Inilitante (pour
Freire, l'éducation est surtout une activité politique). Gramsci parle
souvent d'une conscience historique autonome, d'une représentation du
monde nouvelle et libératrice. Il évoque également la formation d'une
conscience collective, de la construction d'une conscience critique,
formules que nous retrouvons souvent dans l' œuvre de Freire.
Les cercles de culture autant que les conseils d'usine étaient des
« lieux» où se pratiquait une pédagogie politique ou une politique
pédagogique (les cercles de culture étaient des organisations pédagogico-
politiques; les conseils d'usine, des organisations politico-pédagogiques).
Les deux organismes constituaient des lieux de formation de la conscience

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Philosophie et éducation: Paulo Freire

(où était bâtie une « nouvelle mentalité») et de préparation des masses


oppriInées (ouvrières) pour l'exercice de I'hégémonie culturelle et
politique.
Le concept de « conscientisation », trouvé dans l' œuvre du brésilien
Alvaro Vieira Pinto, en tant qu'action des dominants sur les dominés,
devient chez Freire un concept clé, mais comme l'intériorisation,
l'introjection d'une vision du monde libératrice de la part des dominés,
capable de les faire sortir de la condition d'oppression et de les mener vers
la liberté par l'éducation - une éducation devenue libératrice (réalise la
« praxis» : la réflexion et l'action) parce que critique de la réalité. A partir
de ce moment, il peut prendre l'avenir dans ses propres mains et
commencer à lutter pour changer la réalité, changer le monde
d'oppression: il s'agit d'une action transformatrice. De cette façon, il
devient une personne qui ne se « con-forme» pas, C'est à dire quelqu'un
qui ne veut plus prendre la forme de la société telle qu'elle est, mais veut
édifier un monde nouveau et Ineilleur qui l'amène de la conscience
magique vers la conscience critique et libératrice (Freire, 1974a).

Philosophie et philosophes
Gramsci (1975) considère que tous les hommes sont des philosophes
et la philosophie est une réflexion sur la liberté. Freire croit que la
philosophie de l'éducation est une réflexion sur l'être hwnain - une
réflexion qui permet à l'homme de se découvrir en tant qu'homme.
Suivant Teilhard de Chardin (1965), Freire affIrme que I'hulnanisation
n'est pas seulelnent un processus biologique - l'humanisation est aussi
historique et libératrice.
Platon confiait le pouvoir politique aux philosophes afin de leur
pennettre d'éduquer les citoyens. Ainsi, l'éducation était réalisée grâce au
pouvoir politique. Toutefois, la fmalité authentique de ce pouvoir peut
devenir justice (Lévêque & Best, 1969 ; Furter, 1983). De cette manière,
le philosophe qui désire incarner sa réflexion en une action dans la société
des hommes, celui qui cherche à prolnouvoir la liberté et l'universalité, a
pour unique moyen l'éducation. L'homIne qui fait une réflexion sur lui-
même et sur le monde a la possibilité de devenir un acteur, bâtisseur de sa
propre histoire (Freire, 1974b).

Vérité et révolution
Dans les Cahiers de prison, Gramsci (1975) estime que la vérité est
révolutionnaire lorsqu'elle se fait l'anne des oppritnés (ouvriers) contre

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Pédagogies et pédagogues du Sud

les mensonges de l'idéologie dominante (la catégorie d'idéologie a ici le


sens de fausse conscience de la réalité que Marx lui a attribuée). Gramsci
suivait ainsi Marx lorsque celui-ci écrivait dans l'Idéologie allemande que
« les idées dominantes dans une formation sociale sont toujours les idées
des classes dominantes».
Freire croyait que le monde est le produit de l'action de I'holnme, de
l'homme émancipé, maître de ses idées et porteur d'idées qui peuvent
contribuer à changer la direction de l'histoire. Ce sont les «idées
motrices ». Ainsi, l'homIne qui ne peut pas agir, qui se confonne à la
société telle qu'elle est, devient aveugle, perd son humanité. De ce fait,
l'éducation, est ou bien libératrice, ou elle n'est pas éducation dans le sens
que Freire a attribué à la pratique pédagogique (Freire, 1971).

Les marginalisés ruraux et les marginalisés urbains


Freire a commencé son œuvre pédagogique en milieu rural, mais a
très vite passé à la ville. Gramsci, n'a dirigé ses réflexions qu'aux
marginalisés et travailleurs urbains.
Chez les paysans il y al' inclination des agents éducatifs à proposer
une fonnation essentiellement utilitaire et professionnelle dans une
perspective de Inodemisation de la vie rurale (amener à ces populations
l'apport de la technologie pour améliorer leur technique) à laquelle ils
pourraient s'intégrer. Pour les marginalisés urbains, ce qui s'impose c'est
avant tout une formation politique capable de leur donner du courage pour
lutter en faveur de meilleures conditions de vie.
Cette analyse comparative montre clairement l'influence gramscienne
sur la pensée de Freire pendant et après son exil chilien. Sa proximité de
l'historien et sociologue chilien Antonio Faundes (gramscien, lui aussi)
lors de son séjour dans le Conseil Oecuménique des Eglises (Genève) a
permis à Freire d' affmer sa proxiInité intellectuelle avec Gramsci.

La théorie
A partir de cet amalgame épistémologique et conceptuel, Freire a bâti
une théorie éducative qui s'est propagée un peu partout dans le monde.
Les idées fortes de la théorie freirienne peuvent se résumer comme suit:

. La réflexion sur l'être humain - une introspection qui pennet à


l'homme de se découvrir en tant qu'homme.
. Une réflexion sur l'environnement, le milieu, dans lequel
I'holnme concret vit son existence, sa routine quotidienne.

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Philosophie et éducation: Paulo Freire

. L'homme qui réfléchit sur lui-même et sur son environnement


devient acteur, bâtisseur de son histoire. C'est ainsi qu'il réalise
son existence, «sa vocation ontologique» (Freire, 1969, p. 123-
132).
. L'homme est né libre et doit se l11aintenir libre (Rousseau: Le
contrat social et l'El11ile),responsable de son destin.
. L'humanisation, comme chez Teilhard de Chardin, n'est pas
qu'un processus biologique, elle est aussi histoire. Une histoire qui
est faite, lue et écrite par 1'ho111111e
libéré des chaînes de la fausse

. vérité qui lui ont été imposées par la classe dominante.


Le dialogue: la méthode des hommes atteints par l'éducation

. libératrice.
Le respect d'autrui, accompagné, comme chez Pestalozzi, de la

. compréhension de soi et des autres.


La conscientisation en tant que « développement critique de la
prise de conscience»: « L'éducateur et le peuple prennent
conscience (se « conscientisent ») au travers d'un mouvement
dialectique qui se réalise entre la réflexion critique sur l'action
précédente et la nouvelle action dans la lutte libératrice» (Freire,
1974a, p. 13).

Pour Freire, dans une situation de colonialisl11e, l'autre n'est jamais


reconnu dans son altérité. Il n'a qu'une existence fonctionnelle et dans la
dépendance, comme nous le montre F. Engels dans son Anti-Dühring (se
rapportant aux relations entre Robinson Crusoé et Vendredi). Ainsi,
l'holmne freirien, rééduqué, se découvre pleinement responsable d'un
destin au cours duquel il doit chercher, avec ses contel11porains, la
signification du processus d'être l11aîtrede son destin. Donc, on n'enseigne
pas à l'ho1111neà dire des mots, mais à dire son propre mot, dont la densité
de signification fait de 1'homme le créateur et le porteur de sa propre
histoire. Le mot devient Logos! c'est-à-dire: incarnation-concrétisation
(Freire, 1974b).

Une critique
Je m'autorise dans cette dernière partie quelques remarques critiques.
Il s'agit de rel11arques différentes de celles qui ont été faites par Paiva
(1973) dans un contexte polémique.
Tout d'abord, la théorie freirienne ne peut pas être vue comme une
pédagogie tout court, mais en tant qu'anthropologie politique et socio-

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Pédagogies et pédagogues du Sud

pédagogique. Ceci parce que chez Freire, il faut renverser la situation


d'oppression de la pédagogie par une anthropologie sociale et politique de
la libération. Pour ce faire, il y a une méthode qui prend son origine dans
la théorie fondée sur la pratique quotidienne du peuple dominé. Dans une
situation de lnisère matérielle, de paupérisme, de pauvreté absolue, Freire
prêche l'éducation de l'esprit. C'est-à-dire qu'avant de s'occuper du corps
on devrait éduquer l'âme. S'agit-il d'un fouriérisme à l'envers?
Si Bachelard proposait une « pédagogie permanente» qui aurait
comme fmalité de maintenir le cerveau ouvert afm que l'homme se
dépasse sans cesse, Freire voulait rendre possible le démarrage de la
conscience de l'oppression subie par l'illettré. La formation se ferait alors
sous l'initiative individuelle de l'élève. Le libéralisme avant la libération?
Est-ce la révolution qui provoque la conscientisation ou la
conscientisation qui précède la révolution? Furter (1980, p. 397) répond à
cette question en disant que « les faits semblent prouver que la révolution
précède la conscientisation et la rénovation éducative». Et il ajoute que
cela est gênant pour les éducateurs, car il suppose qu'ils ne sont pas
autonomes et que leurs actions spécifiques dépendent d'autres actions plus
générales auxquelles ils participent peu.
En tout cas, il est vrai aussi que tout mouvement révolutionnaire
suppose une action pédagogique. Selon Freire, il faut construire la
conscience critique de façon à faire la révolution. Ainsi, Freire donne une
grande iInportance aux intellectuels (dans le sens gramscien) en tant que
fer de lance de la théorie révolutionnaire qui s'est faite en action au travers
de l'éducation libératrice.
Les animateurs culturels sont des villageois, scolarisés, formés dans
des institutions d'enseignement formel. Leurs idées sont celles des classes
dominantes, car pour Marx, COlnme nous avons déjà vu, les idées
dominantes dans une société donnée sont les idées de la classe dominante.
Alors, les élèves (les illettrés) ne courent-ils pas le risque d'être manipulés
et d'avoir leur conscience pénétrée par la conscience de l'oppresseur?
Freire ne s'occupe pas de l'éducation scolaire. Est-ce qu'intuitivement
il n'anticipait pas l' élnergence des moyens non formels d'éducation et de
fonnation tels que la télévision, la publicité, l'industrie des loisirs,
l'Internet, l'ordinateur? Car ces institutions forment de façon plus
efficace, plus constante et plus systématique que l'école, comme l'écrit
Furter (1980).
Vers la fm de sa vie Freire est devenu conférencier à l'Université
(éducation formelle ?). Il a reçu plusieurs titres de « Docteur Honoris
Causa», il est objet de nombreuses recherches et sa pensée sert de thèmes

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Philosophie et éducation: Paulo Freire

à des thèses de doctorat. Par ailleurs, il a exercé la fonction de Secrétaire


du Département d'Education de la Municipalité de Sao Paulo. Nous
pouvons nous demander si la conduite de la politique de l'éducation
fonnelle dans la ville la plus peuplée du Brésil n'est pas en contradiction
avec les idées initiales que Freire prêchait.
Durant la période de quinze ans (entre son exil en 1964 et son retour
en 1979), les militaires ont déclenché une campagne d'alphabétisation
appelée «Mouvement Brésilien d'Alphabétisation» (MOBRAL) qui
adoptait la méthode « Freire », mais dépourvue de son contenu politique.
Le Brésil a beaucoup changé et Freire aussi. Il avait abandonné la
phraséologie autour du concept de conscientisation en tant qu'outil
pédagogique pour l'alphabétisation des adultes, ce qui a affaibli la force de
l'action politique comme composante fondamentale de sa théorie et de sa
méthode d'alphabétisation.
Freire voulait fonner un homme qui deviendrait citoyen. Aujourd'hui,
les éducateurs pensent à une éducation susceptible de répondre à la
question: quelle société voulons-nous construire? Voilà la question
fondamentale, car c'est sur la base de la réponse reçue que nous pouvons
définir l'éducation de l'homme.
Au début de son activité pédagogique, Freire croyait que l'éducation
pouvait devenir la force motrice du développement national, suivant en
ceci un groupe d'intellectuels qui se rassemblaient dans l'Institut Social
d'Etudes Brésiliennes (ISEB), à Rio de Janeiro. Pendant et après son
séjour chilien, son existentialisme libéral (ou libéralisme existentialiste) a
reçu la teinture des idées marxistes, surtout, comme nous avons vu, celles
de Gramsci. Pour Freire, l'éducation est devenue le moteur de la
révolution sociale et politique, capable de rendre libres les femmes et les
hommes opprimés du Tiers Monde.
Un paradoxe subsiste tout de même au Brésil, le pays d'origine de
Freire. En effet, sa théorie n'a pas réussi à exercer une influence durable et
solide et sa méthode d'alphabétisation a très peu contribué à baisser le
taux d'analphabétislne.

Une conclusion provisoire


Les influences européennes sur la pensée de Freire l'ont fait aller dans
la direction des « Damnés de la terre », les Inasses opprnnées du Nord-Est
brésilien et du Tiers Monde. Croyant que l'éducation peut faire sortir les
masses de leur situation de pénurie, il a réussi à bâtir, à partir d'idées si
éloignées que celles de Gabriel Marcel (1972), Zevedei Barbu (1962) et

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Pédagogies et pédagogues du Sud

Antonio Gramsci (1975), par exemple, une théorie capable de fonder une
méthode valable d'alphabétisation. Malgré le fait que l'on peut lui
reprocher de prêcher une « méthode non-directive, dans l'action éducative
réelle, Freire (et ses aniInateurs culturels) pratiquaient une pédagogie
directive» croyant que son action pédagogique était vraiInent
démocratique (Paiva, 1973, p. 51-53).
Mais la théorie freirienne est arrivée à élaborer un langage commun
qui unissait les aniInateurs culturels et la masse (qui devrait devenir
peuple) d'illettrés, permettant le dialogue entre les deux couches sociales.
La construction de ce langage commun commençait par la découverte des
mots générateurs issus du contexte culturel dans lequel se trouvaient les
illettrés et aboutissait dans l'apprentissage d'un vocabulaire
« scientifique» chargé de sens politique: conscientisation, dialogue,
immersion, peuple, transitif, conscience critique, liberté, praxis, utopie,
sujet, transformation, monde, consommation d'idées, conception bancaire,
etc.
Finalement, la théorie de Freire et sa méthode d'alphabétisation ont
été les symboles, dans maintes régions du Tiers Monde, de l'incarnation
de la subversion parce qu'elles délnontraient clairement que l'expansion
des techniques éducatives telle qu'elle se réalisait dans ces régions ne
libère nullelnent les exploités, mais augmente les possibilités de contrôle
et du maintien du statu quO» (Freire, 1977, p. 68). Ainsi, tant que les
éducateurs ne sauront pas « redéfinir leurs techniques et organiser une
'pédagogie de la liberté' pour l'ensemble de la population, l'éducation
restera un des obstacles majeurs au développement du Continent latino-
américain» (Furter, 1980, p. 212). Le fait de dominer un instrument
d'expression ne signifie pas encore être persuadé que l'on a 'quelque
chose' à dire.
Ainsi, Furter (1980) propose de « conscientiser» les hommes et les
felnmes avant de leur apprendre à lire et à écrire. Cela parce qu'il
faut réapprendre à dire les mots avant d'écrire les paroles, dans une
« société du silence». Alors, à la question: qu'est-ce qui doit venir en
prelnier, l'écriture ou la conscientisation ? Furter répond (1980) qu'il faut
d'abord construire la conscience critique, alors que Freire (2001) estiIne
que la lecture, l'écriture et la conscientisation doivent se réaliser en lnême
temps, car elles font partie d'un même processus. Ainsi, il faut que
l'illettré apprenne à lire, à écrire et à construire la conscience critique dans
le processus d'alphabétisation.

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A. Hemma Devries

Augusto Boal et le théâtre de l'opprimé: vers une


éducation sans frontière Nord-Sud

Introduction
Le terme de « Théâtre de l' opprÙné » a une connotation étrange, il évoque
vaguement les cabarets berlinois d'avant-guerre mal éclairés, sur fond de
cuir et de crise. Mais peut-être n'est-ce qu'une impression - la mienne?
Pourtant, dans ce contexte le terme théâtre est quelque peu trompeur
s'agissant de désigner une pratique basée sur et découlant des expériences
de ce que l'on appelle traditionnellement le public.
A l'origine, ces méthodes interactives ont été développées en
Amérique du Sud par le metteur en scène et activiste Augusto Boal, pour
être utilisées dans les communautés opprimées par les dictatures militaires
qui étaient au pouvoir. Fortement influencée par la Pédagogie des
opprimés de Paolo Freire (1974), la pratique de Boal a pour but d'aider les
individus et les groupes à identifier les forces qui les contraignent et à
explorer les solutions qu'ils peuvent tenter pour diminuer la contrainte
voire pour s'en affranchir. Par la suite, Boal a introduit ce style
de dran1aturgie sociale en Europe. Sa méthode et sa technique ont été
quelque peu adaptées au contexte Européen par lui-lnêlne ainsi que par les
diverses personnes qui ont été fonnées à sa Inéthode. En bref, les
techniques issues du théâtre de l' opprin1é sont largelnent utilisées dans les
domaines culturels, théâtraux, sociaux, éducatifs, scolaires, politiques,
thérapeutiques etc. Une philosophie commune forte sous-tend ces
variations, celle qui consiste à habiliter l'individu et le groupe à nOllliner,
démasquer et, affronter les questions et les obstacles rencontrés dans la vie
sociale ou collective (réalité externe). Il en est de même pour l'individu
pour sa vie personnelle et individuelle (réalité interne personnelle à chaque
individu). En visualisant et en transformant les situations, la personne et le
groupe peuvent développer des stratégies pour en prendre conscience et
tenter de les modifier.
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Augusto Boal et le théâtre de l' opprnné

Augusto Boal a inventé de multiples formes de théâtre. Elles furent


pour commencer une réponse à la sanglante répression politique qui
s'abattait alors sur l'Amérique latine, son continent d'origine. Il fut
contraint de quitter le Brésil en 1971 sous la pression du pouvoir militaire,
à cause de ses activités artistiques qui furent autant de prises de position
politique. Augusto Boal a commencé par développer ce qui deviendra
bientôt le théâtre de l' opprbné. La poétique de l'opprhné, écrira Augusto
Boal (1983, p. 48), « est d'abord celle d'une libération» : le spectateur ne
délègue aucun pouvoir pour qu'on agisse ou pense à sa place. Il se libère,
agit et pense par lui-même. Le théâtre est action. Telle est la thèse
proposée par A. Boal.
A partir de 1992, année de son élection comme député à la Chambre
législative de Rio de Janeiro, Augusto Boal commence à travailler sur une
nouvelle forme de théâtre: le théâtre législatif. Celui-ci a pour but
essentiel de développer la démocratie à travers le théâtre, une démocratie à
mi-chemin entre la démocratie déléguée et la démocratie directe. Après
avoir cherché pendant de nombreuses années à politiser le théâtre, le voici
maintenant engagé sur une nouvelle voie qui lui donne les moyens de
théâtraliser la vie politique, éducative et sociale.
Augusto Boal voit dans son élection une occasion unique de faire
rentrer au parlelnent, pour la première fois de l'histoire politique de son
pays, une troupe entière de 26 comédiens. Il fera désormais usage de son
anne favorite pour donner la possibilité à ses concitoyens de s'exprimer,
d'évoquer leurs souhaits, de faire part de leurs désirs. De la même manière
que le théâtre de l'opprimé permettait aux spectateurs de devenir
protagonistes de l'action dramatique, le théâtre législatif fera du citoyen un
législateur.
Peu d'expériences de théâtre législatif ont été lnenées jusqu'ici en
Europe. En automne 2001, Augusto Boal a été invité à Londres pour
appliquer de manière tout à fait expérhnentale les méthodes du théâtre
législatif à trois domaines nnportants de l'activité publique de la ville:
l'éducation, le logement et les transports. Pendant une semaine, il dirigea
une série d'ateliers où furent présentes un certain nombre de personnes
engagées et actives dans l'un des trois domaines.
Il vise à restaurer, comme l'a écrit P. Freire (1971), pour qui Augusto
Boal a toujours exprhné une grande admiration, «la vocation de l'être
humain, celle d'être libre. » (p. 122)

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Pédagogies et pédagogues du Sud

Présentation d'Augusto Boal, créateur du théâtre de


l'opprimé
Aider à réaliser dans la vie l'imaginaire, à transfonner la
fiction en réalité, le possible en réel (Boal, 1983, p. 7).

Augusto Boal est né à Rio de Janeiro, au Brésil, en 1931. Sa fonnation


d'ingénieur en chimie (doctorat de l'université Columbia) ne le détourne
pas de son intérêt pour le théâtre. Après ses études, il retourne au Brésil
(Sao Paulo) travailler au Théâtre Arena comme metteur en scène; il Y
expérimente diverses fonnes dramatiques qui ont un impact significatif sur
la pratique traditionnelle du théâtre.
Dans les années soixante, Boal expérimente un processus par lequel
les spectateurs peuvent arrêter l'action et proposer différentes pistes
d'action aux cOlnédiens: le théâtre-foruI11. Le théâtre-forun1 est une des
techniques du théâtre de l'opprimé, qui consiste à présenter une scène
problématique qui a pour but de stimuler et encourager des « spect-
acteurs» pour qu'ils interviennent dans le cours de la présentation afm de
proposer d'autres alternatives possibles à la situation jouée. Une anecdote
légendaire raconte qu'une femme, incapable de se faire comprendre par un
acteur, a dû jouer elle-même sa proposition sur scène, transfonnant ainsi le
théâtre de Boal et le menant à une autre étape de son développement, celle
du spect-acteur. Boal a ainsi commencé à inviter les membres de
l'assistance à démontrer sur scène leurs propositions d'alternatives à
l'action. Les membres de l'assistance réfléchissent ainsi collectivement aux
suggestions et deviennent moteur de l'action sociale.
Les coups militaires se succédant au Brésil durant les années soixante
ont tôt fait de considérer ce type de théâtre social comme une menace
subversive. Boal, qui publie Le théâtre de l'opprÜné en 1971, est bientôt
arrêté, torturé et contraint à l'exil vers Paris, où il poursuivra son travail. Il
organise le prelnier festival international du Théâtre de l'opprÎlné à Paris
en 1981.
Après la fin de la junte lnilitaire au Brésil, Boal revient en 1986 à Rio
de Janeiro, où il habite encore. Il y établit un important Centre du Théâtre
de l'Opprimé (CTO) et plusieurs compagnies lnettent en pratique le
théâtre-foruln et le théâtre-image. En 1992, Boal est élu comme député à
la chambre législative de Rio de Janeiro, ce qui lui pennet d'organiser, en
juillet 1993, le 7e Festival international du Théâtre de l'opprimé au Brésil,
accueillant des praticiens du Inonde entier. En 1996, réélu, Boal met en
fonne et développe le théâtre législatif. Pour ce faire, il utilise le concept

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Augusto Boal et le théâtre de l'opprimé

du théâtre-forum pour discuter des législations qui doivent être votées


dans la chambre des Vereadors.
Le 8e Festival du Théâtre de l'opprimé se tient à Toronto du 29 mai au
8 juin 1997; 300 praticiens venant de partout à travers le globe y sont
présents. Partageant son temps sur les cinq continents, Boal était encore,
en avril et lnai 2000, à l'Université du Nebraska à Omaha (Etats-Unis). Il a
publié divers ouvrages sur le théâtre dont le célèbre Jeux pour acteurs et
non-acteurs; plusieurs pièces, romans et contes (Boal, 1980, 1983).

Le théâtre de l'opprimé
J'ai voulu, avec ce livre, montrer que le théâtre dans son
intégralité est nécessairement politique, parce que toutes les
activités de l'homIne sont politiques et que le théâtre en est
une... Qui tente de séparer théâtre et politique tente de nous
induire en erreur -- c'est une attitude politique (Boal, 1983,
pp. 7-8)

Boal a voulu donner quelques preuves du fait que le théâtre est une
anne. Une anne très efficace. C'est pour cela selon lui, qu'il faut lutter
pour en assurer la pérennité. A son avis, c'est pour cela que les classes
dominantes essaient de façon pennanente de confisquer le théâtre et de
l'utiliser comme instrument de domination. En agissant ainsi, elles
défonnent le concept même de ce qu'est le « théâtre ». Mais le théâtre peut
aussi être une anne de libération. Pour qu'il le soit, il faut créer les fonnes
théâtrales adéquates. Il faut le changer.

Le regard de Boal sur le théâtre en général


Le « théâtre» c'était le peuple libre chantant à l'air libre: le peuple
était le créateur et le destinataire du spectacle théâtral, qui pouvait donc
s'appeler chant dithyrambique. C'était une fête à laquelle tous pouvaient
participer librement. L'ouvrage Le théâtre de l' opprÙl1éveut témoigner de
quelques-uns de ces changelnents fondalnentaux et des réponses
populaires qu'ils provoquèrent. Pour Boal, l'aristocratie arriva et établit des
divisions: certaines personnes iraient sur scène et elles seules pourraient
jouer. Les autres resteraient assises, réceptives, passives - ceux-ci seraient
les spectateurs, la lnasse, le peuple. Et, pour que le spectacle puisse
réfléchir efficacement l'idéologie dominante, l'aristocratie établit une autre
division: certains acteurs seraient les protagonistes (aristocrates) et les

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Pédagogies et pédagogues du Sud

autres seraient le choeur, symbolisant, d'une façon ou d'une autre, le


peuple.
Quand la bourgeoisie arriva ensuite, elle transforma ces
protagonistes: ils cessèrent d'être l'objet de valeurs morales,
superstructurelles, pour devenir des sujets multidimensionnels, des
individus exceptionnels, également séparés du peuple, comme de
nouveaux aristocrates nous, dit Boal, un peu plus loin dans son ouvrage.
Quant à Bertolt Brecht (1972), il réplique aux « poétiques» de Boal,
et transforme à nouveau le personnage: de sujet absolu théorisé par Hegel
(1984), il devient à nouveau objet. Mais il s'agit cette fois de l'objet des
forces sociales et non plus des valeurs et des superstructures. C'est l'être
social qui détermine la pensée, et non l'inverse.
Il convient de dire pour boucler le cycle tel qu'il est formulé ci-dessus
au travers de la lecture de l'ouvrage de Boal, qu'il manquait tout ce qui
actuellement a lieu dans tant de pays d'Amérique latine: la destruction des
barrières créées par les classes dominantes. Dans sa conception du théâtre,
Boal détruit d'abord la barrière entre acteurs et spectateurs: tous doivent
jouer, tous doivent être les protagonistes des transformations nécessaires
de la société; c'est ainsi que Boal inscrit son action au travers du théâtre.
Est détruite, ensuite, la barrière entre protagonistes et choeur: tous doivent
être à la fois protagonistes et choeur. Telle doit être la poétique de
l'opprimé: la conquête des moyens de production théâtrale. C'est ce que
visent les pratiques du « théâtre de l'opprimé».

Au sources du théâtre de l'opprimé


A ce stade, nous pouvons faire l'hypothèse que le théâtre de l'opprÙl1é
résulte, entre autres, de la rencontre entre la culture populaire et la culture
faite pour le peuple; et par conséquent, nous pouvons allez dans le sens de
Boal en affinnant que le théâtre de l'opprÙl1é n'a pas été découvert ou
produit par une personne isolée, ni par tel ou tel groupe. Il n'est pas « né »
à un moment donné, dans un pays donné. Il a toujours « été» ! Même ses
aspects aujourd'hui les plus connus, les plus habituels (comme le théâtre
invisible par exemple) existaient de tout teInps sous différents aspects,
mais dans une fonne essentielleInent seInblable. Le théâtre invisible n'est
pas « né » en AlleInagne dans les années 20 quand des formes similaires
furent intensivement utilisées, ni avec le théâtre de la vie d'Evreinov
(1970). Nulle part et à aucun mOInent de l'histoire. Il s'agit en fait d'une
forme possible de Inanifestation esthétique, susceptible de Inodifications et
d'adaptations sur le mOInent et sur le lieu, à tout mOInent et en tout lieu.

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Augusto Boal et le théâtre de l'opprimé

Mais ce qui est nouveau avec Boal, c'est ce qu'il essaie de faire
aujourd'hui: une vaste systématisation de toutes les possibilités
d'expression théâtrale de l'opprimé. Ce qui est nouveau, c'est cette
recherche toujours plus poussée sur les procédés, les techniques, les styles,
les formes, les exercices, les jeux qui les relient. Cette systématisation,
cette interrelation, cette recherche sont nouvelles. A ce niveau, nous nous
trouvons dans une conception de méthode théâtrale (une pratique, une
action) qui s'est répandue dans le monde entier et qui utilise le théâtre
comme langage, comme moyen de connaissance et de transformation de la
réalité intérieure, relationnelle et sociale. Il s'agit donc d'un théâtre qui a
pour but et visée de rendre le public actif et qui sert aux groupes de spect-
acteurs à explorer, à mettre en scène, à analyser et à transformer certains
aspects de la vie de tout un chacun. En d'autres termes, la méthode
élaborée avec ses techniques, construites et continuellement développées
par Boal, est dans l'utilisation du langage théâtral en général; il utilise
l'espace esthétique et ses propriétés gnoséologiques, afm de déclencher
des processus collectifs de conscientisation, c'est à dire de changement
personnel et social. Dit d'une autre manière, il propose le développement
de la théâtralité humaine dans le but d'analyser et de transformer les
situations de malaise, de mal-être, de conflit, d'oppression, qui existent
fmalement dans tous les continents à des degrés plus ou moins accentués.

Le théâtre de l'opprimé: un théâtre-limite


De Inême que le théâtre de l'opprimé est la rencontre (et, d'une
certaine manière, la synthèse) entre culture populaire et culture pour le
peuple, il se situe à un point très important, à la limite de la fiction et de la
réalité. Baal croit que la force, l'explosion extra-ordinaire déclenchée par
des formes telles que le théâtre invisible ou le théâtre-forun1 sont
justement dues à la rencontre simultanée de la fiction et de la réalité dans
ces spectacles.

Un exemple du « théâtre invisible»


Les acteurs répètent une pièce de théâtre. Il s'agit d'une pure fiction:
Les acteurs sont dans une salle de répétition, comme n'importe quels
acteurs de n'importe quel théâtre; ils préparent leurs personnages, leurs
dialogues, leurs mouvements. C'est une pièce comme les autres; mais elle
va être jouée dans un bar, dans un train, dans la rue, n'importe où, devant
des spectateurs qui n'en sont pas: des gens qui sont là par hasard, qui ne
savent pas qu'il s'agit de théâtre (et qui par conséquent croient que c'est

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Pédagogies et pédagogues du Sud

«du vrai », et non «du théâtre»). Cette action, ces dialogues, en


répétition, étaient de la fiction; joués devant des gens non prévenus, ces
mêmes dialogues, cette Inême action deviennent réalité, leur réalité, leur
vérité.
Après un tel spectacle, Boal recommande qu'il ne faut jamais dire au
public qu'il s'agissait de théâtre, pour la raison simple que ce n'en était
plus. C'était devenu la réalité, le réel, une action concrète. Et cela implique
toutes les responsabilités, tous les dangers de n'nnporte quelle action
concrète, réelle et vraie. Le théâtre de l'opprimé tel qu'il est développé par
Boal s'inscrit davantage dans une action, un engagement social, éducatif et
politique. Malheureusement, on le confond désormais avec les émissions
télévisuelles de type « caméra chachée» où les personnes sont filmées à
leur insu ou avec d'autres actions analogues réalisées dans le but d'amuser
ou de démontrer à quel point les gens sont crédules.
Le théâtre-forum englobe la réalité et la fiction. Quand le spectateur
dit « stop» et entre en scène pour remplacer le personnage en proposant
lui-même d'autres possibilités d'action, à ce moment précis, il a conscience
qu'il est dans un théâtre, dans un lieu théâtral, qu'il participe à un «jeu ».
Et pourtant toute son activité, tout son désir de rapporter à sa vie réelle
l'action qu'il joue dans le spectacle font que ce jeu s'insère dans une action
qu'il réalisera dans le futur. S'il se prépare vraiment à cette action réelle, la
préparation est déjà partie intégrante de cette action.
Cette limite fiction-réalité peut aussi être éclairée par l'exemple
suivant: dans le théâtre de l'opprimé, les participants sont à la limite
exacte entre la « personne» et le « personnage ». Si l'animateur intervient
dans une pièce «foruln », la pièce représente une situation déterminée,
jouée par des personnages. Pourtant, si un spectateur intervient, il le fait
soit par identité totale avec le protagoniste, soit par analogie: dans les
deux cas son identité se confond avec la sienne, lui, personnage, et lui,
personne, ne sont qu'un.
Cette identité, cette limite (personne-personnage, fiction-réalité) sont,
de l'avis de Boal, la cause fondamentale de l'extraordinaire potentiel du
théâtre de l'opprimé. Et ceci parce qu'il n'est pas théâtre pour l'opprnné
mais théâtre produit par l'opprimé lui-même. L'artiste n'interprète pas un
rôle qui n'est pas le sien: dans ce théâtre, chacun, tout en restant soi-
même, représente son propre rôle (c'est-à-dire organise et réorganise sa
vie, analyse ses propres gestes) et tente de découvrir des voies de
libération. COlnme si chaque participant s'étonnait de lui-même, était en
Inême telnps analysant et analysé.

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Augusto Boal et le théâtre de l'opprimé

Le concept de l'opprimé
Le théâtre de l'opprimé n'est pas un théâtre de classe, comme par
exemple, le théâtre prolétaire. Celui-ci traite des problèmes d'une classe
dans sa totalité: les problèmes prolétaires. Même s'il peut y avoir, s'il y a,
au sein de la classe prolétaire, des oppressions, il se peut qu'elles résultent
de l'universalisation des valeurs de la classe dominante « les idées
dominantes d'une société sont les idées de la classe dominante» (Marx &
Engels, 1965, pp. 52-65). Quoi qu'il en soit, il est évident que dans la
classe ouvrière peuvent exister (et existent) des formes d'oppression:
oppression des hommes sur les femmes, des jeunes par les adultes, etc. Le
théâtre de l'opprimé peut être aussi le théâtre de ces opprimés-là, et pas
simplement celui des prolétaires en général.
Dans la conception « Boalienne », opprimé et spectateur sont presque
synonymes. Un dialogue exige deux interlocuteurs. Ces deux
interlocuteurs sont deux personnes, des êtres humains et, comme tels, deux
sujets. Un dialogue comprend l'émission et la réception de messages
(visuels, verbaux, tactiles, etc.) et l'intermittence: chaque interlocuteur
émet pendant que l'autre reçoit, et reçoit pendant que l'autre émet. A tout
instant, un des interlocuteurs est acteur quand l'autre est spectateur et vice
versa.
Dans ce dialogue, le mot spectateur pour Boal, n'est pas une
difficulté; il signifie un lnoment nécessaire au dialogue. On ne peut
imaginer de dialogue où les deux interlocuteurs parleraient constamment
en même temps, émettraient des messages sans les recevoir. La difficulté
commence quand le dialogue se transforme en monologue, quand l'un des
interlocuteurs se spécialise dans la « parole» et l'autre dans « l'écoute »,
l'un émet des messages et l'autre les reçoit, obéit, l'un se transfonne en
sujet, et l'autre en objet.
Cette relation de dialogue apparent (qui n'est au fond qu'un
monologue) existe partout, dans toute relation humaine: professeur-élève,
parents-enfants, Inari-felTIlne (ou vice versa), officier-soldat, et ainsi de
suite. Elle se sacralise dans la relation acteur-spectateur là où le
monologue atteint son plus haut degré de stratification, où le code social
se transforme en rituel et ce dernier, en un véritable rite. Cette relation
« intransitive» est toujours autoritaire, castratrice, inhibitrice. Pour Boal,
cette relation intransitive doit être détruite où qu'elle se situe, dans la
famille ou dans le parti, à l'école ou dans la paroisse, dans le quartier ou au
théâtre.

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Pédagogies et pédagogues du Sud

Oppression et subversion
Pour Boal, toutes les sociétés que nous connaissons sont (ou ont
tendance à être) autoritaires, (ne serait-ce que par certaines règles et lois
édictées et prônées par le législateur). Et le dialogue qu'elles engendrent,
est intransitif. « L'ordre vient d'en haut, il faut obéir! » Or une société
autoritaire engendre une pédagogie autoritaire, une hiérarchisation
autoritaire, une famille autoritaire, un théâtre autoritaire. Alors que la loi
devrait en principe permettre le respect des droits et devoirs de chacun
(ceci au moins dans une société démocratique).
Dans une société autoritaire (par exelnple dans un contexte de
dictature tel que l'a connu Boal dans son pays d'origine) des oppressions
en chaîne se consolident et s'exercent à travers la relation opprimé-
oppresseur. C'est une sorte d'enchaînement d'obéissance féodale: suzerain
sur vassal-> vassal-suzerain sur autre vassal -> vassal-suzerain sur vassal
(chaque vassal étant toujours suzerain d'un autre vassal) ; enchaînement
que l'on retrouve dans la hiérarchie militaire: général-colonel-capitaine-
lieutenant-sergent-soldat-peuple. Chaque maillon est représenté par un
opprimé qui à son tour exerce son oppression sur le suivant, qui opprimé à
son tour, opprime.
Un dialogue devient monologue, un sujet devient objet. Mais cette
conversion n'est pas irréversible pour Boal. Il ne s'agit pas d'une vraie
mutilation, il s'agit simplelnent d'une atrophie. Pour Boal, il est difficile de
réduire un homme à la condition d'objet, de récepteur, d'être passif, de
spectateur, et ceci, de manière irréversible. Même opprimé, le spectateur
garde l'initiative du dialogue, le spectateur conserve, atrophiée, sa capacité
de participation, de contribution, de créativité. Celui qui assume
momentanément la condition de spectateur face à n'Îlnporte quel acteur
(qu'il soit général ou professeur), conserve Inalgré tout un caractère
subversif, un désir de transformer cette relation où il est passif. Ce
caractère subversif est sacré, et c'est ce désir subversif que tout théâtre
vraÎlnent populaire doit chercher à stimuler, à développer, à désatrophier, à
faire Inûrir, à faire grandir. Ce caractère subversif peut être canalisé afm
de détruire l'oppression.
Le patron opprime le contremaître, qui opprime l'ouvrier, qui opprime
son épouse, qui opprime ses enfants... cette chaîne d'oppression doit être
suivie en sens inverse; contre l'oppresseur et non en faveur d'une nouvelle
oppression. Quand l'opprimé/oppresseur exerce sa violence sur un nouvel
opprÎlné il renforce la stabilité de la société oppressive. Quand au contraire
il canalise sa violence contre l'oppresseur, il engage un mouvement de

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Augusto Boal et le théâtre de l'opprimé

décomposition de ces structures sociales oppressives. Telle serait la tâche


du théâtre de l'opprimé: inverser la chaîne des oppressions. Tâche
profondément démocratique, et qui part de la base, selon Boal.

Le spectateur opprimé
Ce qu'un homme peut faire, tous les autres le peuvent. Tout le monde
peut distribuer des lettres, même les facteurs. Tout le monde peut
enseigner, même les professeurs. Tout le monde peut soigner une blessure,
même un médecin. Tout le monde peut gouverner un pays, même les
hommes politiques. Tout le monde peut faire la guerre, même les soldats.
Tout le monde peut écrire, même les écrivains. Tout le monde peut parler,
même les orateurs. Tout le monde peut faire du théâtre, même les acteurs.
Image idéale d'une société où tout le monde peut tout faire, et même
diriger cette société! Mais cet idéal est dangereux! Et cette société se
protège; c'est-à-dire que ceux qui occupent des positions privilégiées
défendent évidemInent ces privilèges! Leur manière de se protéger est de
consolider un statu quo au moyen de la spécialisation: c'est ainsi que les
hommes se spécialisent en ouvriers qui produisent des biens de
consommation, en commerçants qui les vendent, en capitalistes qui gèrent
ces capitaux, en soldats qui font la guerre, en politiciens qui dirigent le
pays et rédigent les lois.
Par conséquent pour Boal, la spécialisation conduit d'une part à
l'hypertrophie de tous les éléments nécessaires à la tâche spécifique d'un
individu (physiquement ou mentalement) et entraîne d'autre part l'atrophie
de tous les éléments (physiques et mentaux) non nécessaires à la
réalisation de cette tâche. Les hOlnmes naissent équivalents, la
spécialisation se charge de les différencier, dit-il joliment.
Toutefois, aujourd'hui dans de nOlnbreux pays, de nombreuses
branches d'activités vont vers la « déspécialisation », tendent à
« désatrophier» les compétences des êtres humains pour les aider à se
réaliser, mêlne si cela n'a pas de lien direct avec leur fonction. On
cOlrunence à comprendre que soigner, physiquement et mentalement, n'est
pas l'apanage du médecin ou du psychologue; qu'enseigner n'est pas le
monopole des enseignants, que faire du théâtre n'est pas la propriété
privée, la zone interdite, dont l'accès serait réservé aux acteurs.
On commence à distinguer vocation et profession. La vocation
théâtrale, chacun de nous l'a. Le théâtre est un langage parmi d'autres que
chaque individu peut utiliser. Même s'il en est quelques-uns qui se
spécialisent dans la parole. Pour Boal, il serait ridicule de penser que seuls

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Pédagogies et pédagogues du Sud

les orateurs peuvent parler! Que seuls les spécialistes de la parole ont le
droit d'en faire usage.
Une des atrophies les plus graves pour Boal, dont souffrent les
hommes dans une société de spécialistes est précisément l'atrophie
esthétique. Dans la théorie de Baal, l'activité esthétique est immanente
chez l'homme, constante; on ne peut s'y opposer, comme on ne peut
empêcher celui-ci de respirer. Seul un mort ne respire pas, seuls les morts
n'ont pas d'activités esthétiques. Lorsque nous parlons, nous ne choisissons
pas seulement les mots que nous allons prononcer, nous choisissons aussi
la manière de les dire, le timbre de notre voix, son rythme, sa force, son
intensité. Les mots sont modulés esthétiquement. Si le signifié est
important, le signifiant l'est aussi.
Dans cette perspective, «esthétique» est un mot qu'il faut préciser
afin de le démystifier. L'esthète, étymologiquement, est celui qui sent. Et
nous sentons tous, nous sommes tous des esthètes. La communication
esthétique n'est autre que la communication sensorielle.

La critique de l'esthétique aristotélicienne par Boal


Au théâtre, l'esthétique de la praxis de Brecht se distingue de
l'esthétique de la catharsis d'Aristote (et de Hegel), pour qui le comédien
pense et agit selon l'auteur; le comédien est sujet et le spectateur est objet.
Chez Brecht, le comédien agit et le spectateur pense, grâce à la
distanciation qui s'oppose à la mimésis,. le comédien est objet et le
spectateur est suj et, mais l'auteur demeure. Chez Boal, le spectateur pense
et agit; il est comédien, mais il joue son propre rôle d'opprimé; l'auteur
est donc remis en question (par le «j oker »).
Boal met en avant un théâtre sans spectacle, qui va vers le public et
qui transforme les spectateurs en comédiens et en auteurs: il casse la
séparation scène/salle. Tandis que Brecht résout le théâtre tragique (ou
dramatique) par le théâtre épique, Boal dissout le spectacle de théâtre par
un théâtre sans spectacle. Le «théâtre de l'opprimé» est un théâtre
d'intervention et d'action qui s'oppose à la représentation et au réalisme;
c'est un théâtre-journal, un théâtre-statue, un théâtre-forum ou un théâtre
invisible (mise en scène qui n'est pas spectacle mais mise en cause et en
action). Dans une « dramaturgie simultanée», il y a conquête des moyens
de production théâtrale.
Selon Boal, il existe un « système tragique coercitif» chez Aristote,
où l'art imite la nature, qui est un mouvement vers la perfection.
L'imitation est donc une recréation des actions humaines (rationnelles) par

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Augusto Boal et le théâtre de l'opprimé

rapport aux activités qui, elles peuvent être irrationnelles. Le héros


tragique (ou le protagoniste) est guidé par son ethos (capacités, habitudes,
actions) et par la dianoïa (pensée, discours) ; mais il est en proie à un
défaut tragique ou une imperfection, 1'harmartia (cause irrationnelle). Il y
aura alors anagnôrisis, reconnaissance du défaut COlTIlnetel par le
protagoniste, ce qui donne raison à la société. A partir de là, le spectateur
sera en proie à 1'elnpathia, qui est un compromis émotionnel du spectateur
à qui on ~nlève la possibilité d'agir, qui délègue les pouvoirs de l'action au
personnage dans une attitude passive, et par ce compromis, il y a
identification du spectateur, dans la pitié et la crainte au protagoniste. Par
la catharsis, il y aura enfm correction de l'hnperfection, purification ou
purgation, apaisement, intimidation, coercition, répression, punition: la
tragédie est vue donc comme une sorte de procès.

Conclusion et critique des conceptions de Boal


Il semble que Boal confonde la théorie de l'esthétique de la tragédie
d'Aristote et la tragédie elle-même et qu'il n'aille pas aussi loin que la
théorie du tragique de Nietzsche (1989) et que le théâtre sans théâtre d'un
Artaud (1985): le «joker» ou le «jockey» y est encore un résidu de
l'auteur-protagoniste. Elle a cependant, en commun avec Fischer (1977),
un retour à la pratique. Pour ce dernier, l'art sociologique n'est pas un art
social ou politique, un art populaire ou un art révolutionnaire; il ne
représente pas et ne met pas en scène le social: il met en question, en
cause, l'idéologie bourgeoise de cette représentation du social, qui est
l'idéologie de la représentation dans le réalisme (par la thèse du reflet).
C'est donc une mise en pratique de la théorie sociologique comme
interprétation élaborée du fait social; ce n'est pas seulement une
sociologie de l'art, mais une pratique dont la démarche est utopique,
négative et critique. La pratique sociologique, depuis une socio-analyse de
l'art, est à la fois théorie sociologique et art sociologique. En cela Fischer,
rejoint l'idéologie des lnouvements d'avant-garde: dadaïsme, surréalisme,
futurisme, etc. Pour l' avant-gardisme, l'art change le monde... De par sa
méthode, Boal s'inscrit dans ces divers courants. Cependant, il n'y fait
aucune lnention dans ces divers écrits et il n'explicite pas clairement ses
références.

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Pédagogies et pédagogues du Sud

Références
Artaud, A. (198S). Le théâtre et son double. Paris: Gallimard.
Boal, A. (1971). Le théâtre de l'opprilné. Paris: La Découverte.
Boal, A. (1980). Stop! C'est n1agique. Paris: Hachette.
Boal, A. (1983). Jeux pour acteurs et non-acteurs (Se éd.). Paris: La
Découverte/ Maspéro.
Brecht, B. (1972). Ecrits sur le théâtre. Paris: L'Arche.
Evreinov, N. N. (1970). Le théâtre dans la vie. New York: B. Blom.
Fischer, H. (1977). Théorie de l'art sociologique. Paris: Balland.
Freire, P. (1971). L'éducation: pratique de la liberté. Bar-Le-Duc: Les
éditions du Cerf.
Freire, P. (1974). Pédagogie des opprilnés. Paris: Maspéro.
Hegel, G.W.F. (1984). Esthétique. Paris: FlalTIlnarion.
Marx, K. & Engels, F. (196S). L'idéologie allen1ande. Paris: Editions
sociales.
Nietzsche, F. (1989). La naissance de la tragédie et la naissance de la
philosophie à l'époque de la tragédie grecque. Paris: Gallimard.

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s. Tawil & A. Harley

Réformes des politiques éducatives1 dans les


sociétés émergeant de conflits civils violents

1. Introduction
Cet article présente les premiers résultats d'un projet d'études de cas
effectuées, sous la coordination du Bureau International d'Education
(UNESCO-BlE), en Bosnie Herzégovine, au Guatemala, au Liban, en
Irlande du Nord, au Mozambique, au Rwanda et au Sri Lanka. Ces sept
études portent sur les processus de changement des politiques curriculaires
dans des sociétés émergeant ou ayant émergé d'un conflit civil violent.
L'intérêt porte essentiellement sur les mesures adoptées ou envisagées par
ces sociétés nationales quant à la réfonne des curricula en vue de renforcer
ou de reconstruire une cohésion sociale à la lumière des expériences
récentes de violence politique ou de conflit anné interne. Après une brève
revue de la littérature récente portant sur le rapport dialectique entre
éducation et conflit violent (1), la seconde partie (2) présentera les
justifications ainsi que les hypothèses de travail du projet Changement des
Curricula et Cohésion Sociale dans le cadre duquel ces études de cas ont
été préparées. Une troisième partie (3) présentera le cadre analytique
élaboré en collaboration avec les coordinateurs nationaux des études de
cas et organisé autour de cinq questions principales relatives à la nature du
conflit, à I'histoire du système éducatif, à la nature de la politique
curriculaire, aux modalités de consultation et, enfin, à la traduction des
décisions curriculaires au niveau des programmes et des contenus
d'apprentissage les plus explicitement sensibles; ceux défmissant et
reproduisant l'identité, la mélnoire, le sens de la citoyenneté, et la vision

1 Une version initiale de cet article a été présenté à l'atelier de la Banque Mondiale sur:
« Manuels scolaires, curricula, formation des enseignants et la promotion de la paix et du
respect de la diversité». Washington DC, 24-26 mars 2003.
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Réfonnes des politiques éducatives et conflits civils violents

d'un destin partagé au niveau national. La quatrième partie (4) présente les
résultats préliminaires issus des sept contextes et portant sur le rôle de
l'éducation comme catalyseur des tensions sociales et des conflits civils,
les réponses éducatives et curriculaires et les débats nationaux quant aux
contenus pédagogiques sensibles ou controversés.

La problématique
La question de la promotion de la paix et du respect de la diversité à
travers l'éducation cherche à détenniner COlnment les progralnmes
scolaires et matériels pédagogiques, la fonnation des Inaîtres, les curricula
ainsi que les processus de développement de ces curricula pourraient
contribuer à la paix et au respect des diversités. Le concept de diversité
(culturelle) appelle celui, central, d'identité:
Une certaine fonne d'identité - qu'elle soit singulière (individuelle),
sociale, culturelle, professionnelle, religieuse ou politique - constitue le
point de départ de toute relation avec autrui. L'identité est ce qui fait de
nous ce que nous SOlnmeset qui nous SOlmnes.Plus encore, l'expérience
de l'identité évoque invariablement des codes d'exclusion, de différence et
de distinction. L'appartenance à une collectivité implique toujours la
délimitation de cette collectivité et l'application d'une logique de conflit et
de contestation (Burgess, 2003-2004).
Le problème est posé sur la base de l'observation de divisions sociales
ou de « profonds clivages sociaux». Alors même que la diversité
culturelle représente une source potentielle de divisions sociales, il est
important de ne pas perdre de vue que les divisions sociales résultent aussi
de l'exclusion, qu'elle soit économique (exclusion de l'emploi, des
moyens de production, ou de la terre), ou sociale (exclusion de l'accès à
l'éducation, à la santé, au logement et autres services sociaux). Ces deux
fonnes de divisions sociales (basées sur l'identité d'une part et socio-
économiques d' autre part) peuvent se chevaucher et représenter une
importante source de conflits identitaires quand elles sont associées à des
fonnes d'exclusion politique touchant à la sécurité, à la représentation
politique, à la citoyenneté et à d'autres droits politiques fondamentaux.
De plus, juxtaposé à la notion de « respect des diversités », le concept
de « paix» suppose plus qu'une simple référence à la sécurité ou à
l'absence de violence politique ouverte et engage la question d'une paix
« interne» ou « sociale» basée sur la justice dans le cadre de l'Etat-
Nation. Le problème est alors de détenniner dans quelle mesure
l'éducation fonnelle pourrait contribuer à la paix sociale ou, inversement,

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Pédagogies et pédagogues du Sud

la menacer, dans le cadre de l'Etat-Nation. Il s'agit ainsi de déterminer les


fonctions sociales et politiques de l'école à chacune des étapes que sont la
naissance, la consolidation, l'effondrement et la reconstruction post-conflit
des Etats-Nations. Comment donc la nature de la politique éducative, la
structure du système éducatif, la gestion de l'école, le contenu des
curricula, les livres et le matériel scolaires, la pédagogie, peuvent-ils
contribuer au développement d'une conscience citoyenne basée sur le
respect des diversités ou, a contrario, à l'exacerbation des divisions
sociales et des conflits identitaires ?

Education et conflit: la reconnaissance d'un rapport


dialectique
La reconnaissance d'un rapport dialectique entre éducation formelle et
conflit violent n'est que très récente dans le discours portant sur le
développement international (Tawil & Harley, 2003). Le lien entre
éducation et conflits sociaux a traditionnellement été articulé en terme
d' nnpact perturbateur ou destructeur et l'impact négatif sur l'accès à
l'éducation de base. En réalité, durant la dernière décennie, « l'escalade de
la violence causée par les tensions ethniques croissantes et par d'autres
sources de conflits» a été perçue comme un « nouveau défi»2 dans le
cadre des objectifs de l'Education pour Tous (EPT) défmis à la
Conférence de Jomtien en 1990. Plus récemment, le Cadre d'Action de
Dakar a déclaré que l'Education pour Tous doit tenir compte des besoins
des enfants et adultes affectés par les conflits armés (UNESCO, 2000a).
Une autre problématique incontournable concerne la façon dont le
contenu éducatif, son élaboration et sa transmission peuvent devenir des
catalyseurs de conflits violents. Il a été récemment reconnu qu'une
faiblesse de la structure et du contenu éducatifs peut contribuer au conflit
civil et qu'un système éducatif qui renforce les clivages sociaux peut
représenter une dangereuse source de conflits (UNESCO, 2000b). La
question reste d'actualité, COlnmele montre le rapport de suivi 2002 sur
l'Education pour Tous, rapport où il est déclaré qu' « il est fondamental
dans les situations post conflit d'éviter de reproduire des structures
éducatives susceptibles d'avoir contribué au conflit» (UNESCO, 2002, p.
161).

2 The Amman Affirmation, Mid-decade meeting of the International consultative forum on


education for all, Amman, Jordan, 16-19 June 1996.

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Réformes des politiques éducatives et conflits civils violents

On peut compter, depuis quelques années, plusieurs tentatives de


compréhension du rôle potentiel de l'éducation formelle en tant que
facteur aggravant des divisions sociales, de la violence politique et des
conflits armés. Parmi elles, relevons une première exploration du rôle de
l'éducation dans les sociétés divisées où il a été admis que l'éducation
devient une cible de la violence politique et que les contenus et les
processus éducatifs contribuent potentiellement à accélérer le
déclenchement et le développement de conflits violents (Tawil, 1997).
Salmi (2000) a étudié le rôle de l'éducation et de la violence à travers une
analyse considérant « deux angles cOlnplémentaires: premièrement,
l'éducation comme espace ou facteur de violence et, en second lieu,
l'éducation comme instrument de réduction de la violence sociétale})
(Salmi, 2000, p. 9). Bush et Saltarelli (2000) ont étudié et identifié les
aspects positifs et négatifs de l'éducation dans un contexte de conflit
ethnique, tandis que Smith et Vaux (2003) ont relevé les multiples
manières dont l'éducation se trouve liée aux situations de conflit armé et
au développement international.
En 1997, l'atelier organisé conjointement par le Bureau International
de l'Education et l'Université de Genève sur le thème de « La destruction
et la reconstruction des systèmes éducatifs dans les sociétés divisées})
s'appuyait sur les exemples du Cambodge, de la Colombie, de la Palestine
et du Sierra Leone. Au cours de cet atelier, experts nationaux, spécialistes
d'agences et chercheurs basés à Genève se sont accordés à reconnaître
que:

Déterminer dans quelle mesure les choix politiques en matière d'éducation et


le mode de gestion du système éducatif expliquent ou reflètent le climat de
tension politique conduisant au conflit n'est pas une tâche aisée. Il est
nécessaire de faire la distinction entre l'éducation en tant que « complice de
rébellion» et du déclenchement du conflit, et l'éducation comme victime de
violence et de destruction lorsque l'origine des conflits réside ailleurs»
(Tawil, 1997, p. 8).

Malgré ces difficultés, cet atelier a permis d'identifier un certain


nombre de facteurs susceptibles d'expliquer de quelle manière l'éducation
contribue potentiellement au processus de désintégration politique et
sociale et à l'éclatement de violences politiques. Parmi ces facteurs:

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Pédagogies et pédagogues du Sud

. la violence inhérente à tout processus de modernisation ou de


changement où les liens sociaux sont détruits avant l'émergence
d'autres formes sociales de cohésion;
. l'implantation de systèmes scolaires étrangers et l'imposition de
langues étrangères conduisant l'école à fonctionner comme un
« instrument d'aliénation» susceptible de rompre l'équilibre entre
des modes traditionnels d'organisation sociale et d'identification,
d'une part, et le nécessaire consensus au niveau de l'identité
nationale, de l'autre;
. le «phénomène de frustration» généré par l'accès facilité à
l'éducation formelle et les attentes économiques déçues qui
peuvent en découler;
. la rivalité et la complémentarité des agents de socialisation tels
que la famille, le voisinage, l' école, les médias, et les

. organisations religieuses;
les tensions existant entre les cultures éducatives locales et la
culture nationale.

Les résultats d'un projet du Centre de Recherche Innocenti de


l'UNICEF confIrment et affment ces observations. Cette étude, intitulée
«Les deux faces de l'éducation dans un contexte de conflit ethnique»
(Bush & Saltarelli, 2000), a ainsi pour objectif premier d'aboutir à une
meilleure compréhension de la nature des multiples liens qu'entretiennent
entre eux trois domaines clé - l'éducation, l' ethnicité et le conflit. La
recherche se focalise sur les structures éducatives et les processus
travaillant à politiser l'identité de façon telle que la diversité et les
différences culturelles deviennent des catalyseurs de conflits prolongés et
violents. Dans le but d'expliciter ce qui est entendu par la déconstruction
des structures de violence et la construction des structures de paix, l'étude
explore les différentes Inanières dont des pratiques éducatives
destructrices - lorsqu'elles sont combinées à des facteurs tels les tensions
économiques, des modes de gestion inefficace, et des traitements
différenciés selon l'identité culturelle - peuvent provoquer la suspicion,
1'hostilité, l'intolérance ethnique, et la violence. L'étude identifie plusieurs
modalités à travers lesquelles « l'éducation a exacerbé l'hostilité entre des
groupes soumis à une tension ethnique» (Bush & Saltarelli, 2000, p. 9),
entre autre: la répartition inégalitaire de l'offre éducative; l'éducation
comme arme de répression culturelle; l'obstruction de l'accès à l'éducation
comme arme de guerre; la manipulation de l'histoire à des fms
politiques; la manipulation des livres scolaires; la ségrégation scolaire

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Réfonnes des politiques éducatives et conflits civils violents

reproduisant les inégalités, influant sur l'estime de soi, et renforçant les


stéréotypes.
La Banque mondiale a aussi étudié les liens entre violence - défmie
comme tout acte portant atteinte à l'intégrité physique ou psychologique
d'une personne (Salmi, 2000) - et éducation, en explorant les rapports
entre l'éducation et des fonnes de violence directe, de violence indirecte
ou sociale, et de fonnes de violence relevant de la répression et de
« l'aliénation». Un cadre analytique, élaboré pour la compréhension de
ces différentes fonnes de violence, est appliqué à l'analyse du rôle de
l'éducation dans des situations de violence. L'auteur insiste sur la
complexité des relations entre violence et éducation pour montrer
comment ce cadre d'analyse peut être utilisé pour étudier des questions
rarement abordées sous l'angle de la violence et des droits de l'Homme.
Illustrant l'engagement et l'intérêt des agences internationales de
développement, le DFID a récemment publié un rapport intitulé
Education, Conflit et Développement international (Smith & Vaux, 2003)
où il est affmné que l'éducation, sous certaines fonnes, peut exacerber ou
même causer des conflits. Il est ainsi reconnu que l'éducation peut aussi
bien faire partie du problème que des solutions. Les politiques et
pratiques, à tous les niveaux du système éducatif, doivent être analysées
en tenant compte de leur potentiel à aggraver ou soulager une situation de
conflit. Ceci constitue le principal argument avancé plus loin pour
défendre l'idée qu'il est crucial que les relations entre éducation et conflit
ne soient pas seulement prises en compte en temps de crise, mais aussi
considérées comme un élément de la pensée plus générale portant sur le
rôle du système éducatiffonnel dans le processus de développement.
Toutes les études précitées reconnaissent le rôle de l'éducation dans
l'exacerbation des divisions sociales et l'éclatement de conflits violents.
La violence -- souvent défmie comme ayant un fondement identitaire -- et
les recherches qui s'y rapportent --largement orientées par des questions
de droits -- sont clairement défmies comme ayant un caractère
instrumental. Une approche critique adlnettant que l'école fonnelle et
l'universalislne des droits humains inaliénables sont des produits de
courants historiques singuliers et de relations de pouvoir (Mehta, 1997)
serait plus appropriée pour poursuivre la discussion. Ainsi, il devient
important de considérer ces deux éléments d'éducation et de violence
COlnme d'effectifs ou potentiels instruments d'Etat mis au service de
l'établissement d'une légitimité nationale.

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Pédagogies et pédagogues du Sud

Scolarisation, conflit violent et évolution des Etats-Nations


Comme le soulignentPopkewitz,Pereyra et Franklin:

L'école moderne a un rôle de reterritorialisation de l'individu à travers des


histoires qui assujettissent le développement de l'enfant à celui de la nation.
Les glorieuses épopées décrites dans les programmes produisent une
conscience collective qui place les divers communautés, langages et coutumes
dans un ensemble apparemment cohérent, celui de l'Etat-Nation. Les
individus deviennent des agents de promulgation d'un projet collectif
concrétisé dans l'Etat-Nation (2001, p. 17)

Il est nécessaire de rappeler que « la Nation représente une


communauté politique imaginaire - imaginée comme étant à la fois
fondamentalement restreinte et souveraine» (Anderson, 1991, p. 6). Avant
que la nation ne commence à se concevoir comme telle et à engager des
efforts pour recenser sa population « [...] par le biais de recensements
périodiques réguliers qui ne se sont généralisés qu'à partir du milieu du
19ème siècle» (Anderson, 1991, p. 81), il n'y avait pas de sélection
importante pour l'admission ou l'accès à l'école obligatoire. Ainsi,
instaurer un contrôle sur ceux qui y entraient relevait et relève toujours
d'une structure d'Etat articulée sur la dialectique autorité - légitimité:
l'Etat a le pouvoir de déterminer qui fait partie de son territoire (délimité
par des frontières) et de conférer ainsi un statut légitime à ses
citoyens/sujets en leur concédant le droit de se trouver sur ce territoire et
donc d'y être scolarisés, ceci impliquant cela.
« Les deux faces de l'éducation dans un contexte de conflit ethnique»
est une étude qui prend en considération la manière implicite dont les Etats
contemporains revendiquent une homogénéité culturelle et identitaire ; à
ce sujet, l'étude montre que, traditionnellement, les systèmes éducatifs ont
joué un rôle primordial dans la préservation d'une image fictive
d'homogénéité culturelle à travers (Bush & Saltarelli, 2000) :

. l'invention et l'utilisation d'une « littérature nationale »,


. la promulgation d'une langue nationale COlnmune,
. la construction et l' nnposition d'une culture cOlnmune,
. la croyance à une Histoire et à un destin partagés,
. des attentes et cOlnportelnents COlTIlnunstraduisant un sens
civique.

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Réformes des politiques éducatives et conflits civils violents

La langue est, par exemple, un élément clairement politique et


idéologique dans la scolarisation. Habituellement présentée comme un
instrument neutre de transmission du savoir, l'école est devenue un
instrument d'oblitération au service d'un nationalisme obligeant les
différentes cOlnmunautés linguistiques en présence à adopter une langue
unique pour façonner un langage et un discours COlIDnunquant à la' mise
en oeuvre des politiques sociales de l'Etat.

L'échelle à laquelle l'Etat opère, de même que les besoins de cet Etat
d'entretenir des contacts directs avec ses citoyens, posent problème. C'est
ainsi que l'éducation de masse doit, pour des raisons pratiques, se faire dans
les langues vernaculaires, tandis que l'éducation destinée à une petite élite
peut se faire dans une langue incomprise et non parlée par la majorité de la
population ou même étrangère à toute la population dans les cas de langues
comme le latin, le persan classique ou le chinois classique écrit (Hobsbawn,
1990, p. 94).

L'école obligatoire, à son tour, rend possible l'utilisation d'une langue


nationale standard liant ainsi ce qui est dit à une certaine manière de
concevoir la réalité. Ceci pose la question urgente de la capacité d'une
langue officielle unique à exprimer la diversité caractérisant une nation;
or, dans des contextes COlnmeceux du Sri Lanka, du Mozambique, et du
Guatemala, par exemple, la réponse est clairement négative.
La naissance, le développement et la chute des Etats-Nations sont des
processus souvent accompagnés de conflits violents. Ceci est manifeste
dans le processus historique de formation de l'Etat-Nation moderne en
Europe de l'Ouest durant les 19è1ne et 20èlne siècles, dans les
Inouvelnents de libération nationale, au début de la seconde guerre
mondiale et au début des années 60, contre la domination coloniale dans
ce qu'on appellera plus tard « les pays en voie de développement », ainsi
que dans l'échec et l'effondrelnent de nOlnbre d'Etats-Nations durant le
dernier quart du 20ème siècle. De plus, la fm du pouvoir bipolaire
caractérisant le paysage politique durant la guerre froide marque une
accélération significative du processus de « globalisation politique» initié
au milieu du 19èmesiècle:

[. ..] la mondialisation remet en question la notion même d'intégrité


territoriale sur laquelle est fondée l'Etat-Nation. Il est alors opportun
d'examiner l'impact de la mondialisation, en particulier dans des sociétés
n'ayant pas encore entamé l'élaboration du concept d'Etat-Nation. De plus, la

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Pédagogies et pédagogues du Sud

globalisation pourrait aussi être considérée comme un facteur aggravant des


déséquilibres politiques qui conduisent à la violence (Tawil, 1997, p. 10).

Malgré tout, même en excluant effectivement les cas des sociétés qui
ne s'identifient pas au concept d'Etat-Nation et comme l'ont fait
remarquer Meyer, Boli, Thomas et Ramirez (1997), la remise en question
de la souveraineté territoriale n'a pas forcément donné lieu à une remise
en question du concept de souveraineté dans le paradigme de l'Etat-
Nation.
L'expansion considérable des structures, de la bureaucratie, des
agendas, des revenus et des capacités d'ajustement de l'Etat-Nation depuis
la seconde guerre mondiale indique quelque chose de faussé au niveau des
analyses affmnant que la globalisation nuit à la « souveraineté» de l' Etat-
Nation. La globalisation pose certainement de nouveaux problèmes aux
Etats, mais elle renforce aussi le principe culturel universel selon lequel
les Etats-Nations sont les premiers acteurs chargés d'identifier et de gérer
ces problèmes pour le compte de la société qu'ils représentent.
L'expansion du pouvoir et des responsabilités des Etats engendre peut-être
des structures complexes et fragmentées, mais certainement pas un
affaiblissement (Meyer, Boli, Thomas & Ramirez, 1997).
Alors que la «globalisation politique» semble avoir curieusement
contribué à renforcer l'idée de l'Etat-Nation, le nombre de guerres civiles
survenues à la fin du 20ème siècle semble démontrer pour sa part une
intensification du degré de violence politique nécessaire à sa préservation.
Or, si la relation entre violence et construction de l'Etat-Nation a changé,
il en a été de même de la relation entre école et conflit violent. Le
développement de l'école en tant qu'élément essentiel à la formation de
l'Etat-Nation moderne est un processus violent de destruction et de
reconstruction des relations et des structures sociales. «La violence peut
être considérée comme inhérente au processus de modernisation au cours
duquel les contrats sociaux sont détruits avant que d'autres fonnes de
cohésion sociale et de socialisation soient édifiées» (Tawil, 1997, pp. 8-
9). Ce processus peut engendrer des tensions entre éducation officielle et
cultures locales.
Historiquement, la Inodernisation appelle l'imposition de systèmes
scolaires étrangers et de cultures autres dans une grande partie des pays en
voie de développement. Basés sur un modèle scolaire né en Europe au
XIXème siècle, le contenu et le mode d'organisation de l'école restent
souvent non représentatifs des cultures locales et nationale. Aussi, de par
son assuj ettissement à des curricula étrangers et son utilisation de langues

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Réfonnes des politiques éducatives et conflits civils violents

étrangères, l'école est aujourd'hui, dans nombre de pays africains, un


facteur d'aliénation qui crée un fossé culturel entre les enfants sCQlarisés,
leurs parents, et la communauté dont ils font partie. Dans le but d'adapter
l'éducation au contexte où elle s'exerce, il est essentiel de rendre l'école à
la communauté. L'école devrait soit s'appuyer sur un ensemble de valeurs
communes aux différentes communautés nationales, soit travailler à la
compréhension et à l'acceptation de multiples interprétations (Tawil,
1997).
Nous pourrions ainsi avancer l'hypothèse que les changements de
l'organisation socio-politique et de la nature de la violence ont obligé le
discours sur l'éducation et le développement à se renouveler par-delà les
conceptualisations instrumentales traditionnelles qui négligent de tenir
cOlnpte à la fois de la perspective historique et des données politiques.
Traditionnellement, l'éducation a trop souvent été considérée comme
un secteur indépendant détaché du contexte politique. Or, l'importance du
contexte politique général dans lequel s'exerce le développement de
l'éducation est d'autant plus prononcée dans un contexte de post-conflit
(Tawil, 1997).
La reconnaissance tardive d'une possible « face négative» du système
scolaire peut être expliquée par le caractère a-politique et a-historique du
discours habituel portant sur le développement et l'éducation, discours qui
a le plus souvent négligé de tenir cOlnpte du fait que le conflit social et
culturel est une composante essentielle du processus éducatif (Tawil &
Harley,2003).
Pourquoi l'éducation a-t-elle été si longtemps considérée COlnme
«purement inoffensive» (Smith & Vaux, 2003)? Pourquoi le discours
portant sur le développement international a-t-il été si lent à intégrer cette
relation dialectique entre éducation et conflit anné ? A quel point ceci est-
il dû à l'augmentation des conflits internes prolongés, tendance observée
dès le milieu des années soixante-dix et qui s'est aggravée avec la fm de la
configuration bipolaire des relations internationales? Dans quelle mesure
ceci est-il le résultat d'une incapacité à développer un «nouveau
paradigme de la violence» (Wieviorka, 1998) apte à faciliter la
compréhension des changements fondamentaux de la nature de la violence
tels qu'observés dans les dernières décennies? Jusqu'à quel point ceci est-
il dû au changement de la nature-même de l'Etat-Nation dans le nouvel
ordre mondial?

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2. Le projet « Changement des curricula et cohésion


sociale »

Objectifs
Des études de cas en Bosnie Herzégovine, au Guatemala, en Irlande
du Nord, au Liban, au Mozambique, au Rwanda et au Sri Lanka ont été
effectuées en 2003 par le Bureau International d'Education de l'UNESCO
sur la question des réfonnes des curricula et la cohésion sociale. L'objectif
de ces études de cas est de développer une meilleure compréhension des
problèlnes accolnpagnant un processus légitime et viable de changement
des curricula scolaires en vue d'améliorer la cohésion sociale.

Hypothèses de travail

(1) La réforme curriculaire comme reflet de nouvelles


approches de la cohésion sociale
Pourquoi s'attarder sur le processus de réforme des curricula? La
réfonne curriculaire est en réalité l'élément crucial dans tout processus de
réfonne de l'éducation scolaire. Approcher les processus de
développement curriculaire dans la perspective de la cohésion sociale
revient à voir ces processus COlnme faisant partie des pré-requis à
l'intégration sociale - dans une société donnée - qui doit être réalisée aussi
bien au niveau des conditions économiques que des représentations
symboliques (Rosenmund, 2000). La première hypothèse de travail
adoptée pour les études de cas est donc la suivante: que les processus de
changement des curricula sont induits par une reconnaissance de la faible
pertinence des curricula existants, incapables de refléter les changements
sociaux résultant d'un conflit et/ou à promouvoir les types de changements
sociaux aptes à assurer la transition et à garantir la réconciliation et la
paix. Les types de savoirs, valeurs, compétences, attitudes et
comportements valorisant le respect de la dignité humaine et de la
diversité sont généralelnent les plus explicites dans des domaines
normatifs d'apprentissage tels que l'histoire et la géographie, la religion,
les langues et la littérature, et l'éducation civique qui touchent aux
questions sensibles de la mémoire collective ou de l'amnésie collective, de
l'identité, du sens civique, et de la vision d'un destin partagé.

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Réformes des politiques éducatives et conflits civils violents

(2) Le changement de politique curriculaire comme


processus de dialogue dans les sociétés divisées.
Pourquoi s'intéresser au processus de changement ou de réforme des
curricula? Dans un contexte de divisions sociales, certains arguments
plaident incontestablement en faveur de l'intérêt porté au processus de
développement des politiques orientant et défrnissant les curricula
nationaux. La question essentielle qui se pose dans une approche du
développement curriculaire qui se préoccupe de la cohésion sociale réside
dans la négociation et le marchandage qui a lieu à propos de la défmition
du modèle éducatif intégrant la structure sociale et les représentations
symboliques (Rosenmund, 2002). Ainsi, le processus de négociation et de
dialogue social quant aux changements à apporter au système scolaire
national est spécifique à chaque contexte et devrait se baser sur une
analyse historique, sociale et culturelle de ce même contexte. Examiner le
processus d'élaboration d'un consensus autour de la défmition ou de la
reformulation des contenus sensibles d'apprentissage dans les sociétés
affectées par des conflits est utile afm de mieux comprendre comment
l'éducation pourrait contribuer à la cohésion sociale et comment cette
contribution peut être promue et renforcée à travers le processus
d'élaboration des politiques éducatives. Les documents d'orientation de
l'éducation et les programmes scolaires nationaux peuvent donc être vus
comme étant des contrats sociaux résultant des processus de dialogue
social, de débats nationaux, de négociation et recherche de consensus.

(3) Ce que nous pouvons apprendre des réformes éducatives


dans les sociétés sortant de conflits violents
Pourquoi s'intéresser plus particulièrement à des sociétés émergeant
de violents conflits civils? L'hypothèse de travail sur laquelle se fonde
cette recherche est que le rapport dialectique qu'entretiennent éducation
formelle et conflit doit être explicitement admis et analysé pour que le
processus de changement éducatif puisse représenter, au sortir du conflit
civil, une réelle contribution à la réconciliation post-conflit et à la
construction de la paix. Se référant à Pigozzi (1999), Tawil (1997), Smith
et Vaux (2003), ainsi qu'à Isaac (2002), le rapport mondial de suivi de
l'Education Pour Tous (UNESCO, 2002) précise que « la préoccupation
essentielle dans les situations post-conflit est d'éviter la reproduction de
structures éducatives ayant probabletnent contribué au conflit)} (p. 161).
Plus encore, nous soutenons que l'analyse du processus de changement au
niveau de la politique curriculaire dans des pays sortant d'un conflit civil

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Pédagogies et pédagogues du Sud

pennet, plus que dans d'autres contextes, une meilleure compréhension de


la nature des rapports dialectiques entre scolarité, divisions sociales et
violence politique. Une meilleure compréhension contextualisée de ces
rapports selnble essentielle pour tout effort de réconciliation et de
consolidation de la paix à travers le développement de l'éducation.

Approche et méthodologie
Le proj et s'inspire largement de l'approche de renforcement de la paix
«{ peacebuilding ») qui tient compte des facteurs historiques et socio-
politiques et qui défmit l'éducation comme étant multidirnensionnelle et
nécessairement liée à d'autres sous-systèmes, contrairement à l'approche
d'éducation à la paix, dont la perspective plus restreinte se limite à une
approche pédagogique se centrant sur les Inéthodes et les contenus des
apprentissages (Bush & Saltarelli, 2000). Les études de cas sont donc
abordées par le biais d'une approche socio-éducative retraçant les
processus de construction sociale du savoir éducatif au niveau des
curricula scolaires officiels. Cette approche tient compte du caractère
multidirnensionnel de l'éducation et de son interdépendance avec les
processus sociaux et politiques de réconciliation et de reconstruction.
Les études de cas, effectuées par des experts nationaux étroitement
associés au processus de réfonne des curricula nationaux dans plusieurs
pays à travers le monde, ont pour but le renforcement des capacités locales
à réfonner les programmes scolaires à travers un échange international.
Les versions préliminaires de ces études avaient été présentées et
analysées dans le cadre d'un colloque international (Genève, 3-4 avril
2003) qui à pennis aux différentes équipes travaillant sur le sujet de
partager leurs expériences avec un public international et de tirer parti
d'un feedback critique collectif en vue d'éprouver la pertinence de leurs
approches et de fmaliser leurs études. Le projet d'études de cas, qui prend
la fonne d'une recherche-action collective, se veut une fonne de
renforcement des capacités aux niveaux à la fois micro et macro. Ceci se
réalise au travers d'une documentation des processus nationaux de réforme
des curricula en cours, intégrés, dans la mesure du possible, dans des
processus de dialogue et de formulation de politique éducative au niveau
local et national, et enrichissant le débat international sur ces questions.

Définir la notion de curricula


Les sept études de cas, centrées sur la problématique des politiques
curriculaires, se situent en alnont du processus de développelnent des

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Réfonnes des politiques éducatives et conflits civils violents

curricula. Alors que les études de cas ne portent spécifiquement ni sur la


conception de matériel didactique que ce soit au niveau national, régional
ou scolaire, ni sur les diverses dimensions de la mise en oeuvre de
nouveaux programmes, ces questions sont abordées dans la mesure où
elles illustrent des questions plus générales de politiques curriculaires. La
version préliminaire des études de cas ne soulève ainsi les questions
nnportantes de la pédagogie et des pratiques éducatives, de la gestion des
établissements scolaires, des activités extra-curriculaires et de la
nécessaire adaptation de la fonnation initiale et continue des enseignants,
que dans la mesure où celles-ci sont explicitement liées à l'objectif de la
promotion d'attitudes et de comportements basés sur le respect de la vie,
de la dignité humaine et de la diversité culturelle. Il est important, dans
cette perspective, d'insister sur le fait que beaucoup d'expériences
d'apprentissage se font en dehors de la salle de classe, dans le cadre
d'activités extra-curriculaires, de clubs, de groupes de débats, de
programmes d'échange, de fêtes nationales ou d'événements
internationaux ayant souvent un impact significatif sur le changement des
attitudes et des comportements. Aussi, nous pouvons supposer qu'une
partie importante et significative de l'apprentissage se fait hors du
contexte des contenus officiels des programmes envisagés dans le cadre de
la classe ou plus généralement de l'école, et relève du curriculum caché
issu de la structure et de l'organisation scolaires.
S'il n'existe pas de défmition commune du tenne « curriculum», une
définition souvent adoptée dans la littérature renvoie à l'organisation de
séquences d'expériences d'apprentissage. Dans cette perspective, le tenne
« curriculum» cOlnprend la philosophie de l'éducation, les valeurs, les
hypothèses et objectifs, les structures d'organisation, le matériel scolaire,
les stratégies éducatives, l'expérience des élèves, l'évaluation et les
résultats d'apprentissage. C'est un processus qui tient compte à la fois du
curriculum ou des programmes officiellement « prescrits» et du
curriculum actuel ou « réel ». Les progralmnes officiels s'appuient sur une
série de documents de référence cOlnprenant la législation, les documents
de politique éducative, le cadre national des prograffilnes scolaires, les
programmes, les lnanuels et autres matériels didactiques. Certains
défendent avec raison l'idée qu'alors même que le curriculum envisagé
défmit clairement les contenus, méthodes et structures des apprentissages
prévus, il néglige de tenir cOlnpte des conditions actuelles de mise en
oeuvre des programmes (le curriculum « réel}») qui, finalement, façonnent
les expériences d'apprentissage et en défmissent les résultats. De plus,
l'examen du curriculum officiel néglige l'importance de l'apprentissage

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Pédagogies et pédagogues du Sud

non planifié relevant du curriculum caché à travers lequel le sens et les


significations sont indirectement transmis par le biais de modes
particuliers d'utilisation du langage, des comportements des enseignants,
des interactions survenant dans la salle de classe et des méthodes
d'évaluation.
Les conceptualisations du curriculum peuvent également varier selon
les contextes. D'un côté, on peut avoir affaire à une conceptualisation
extrêmement restreinte du curriculum réduit à une liste de sujets et de
matières à enseigner, corrune c'est le cas en Bosnie-Herzégovine où il
apparaît qu'il n'existe pas de conceptualisation large du curriculum, ce qui
«reflète et est réciproquement reflété par une absence de documents
précisant les orientations des politiques curriculaires, et par l'absence d'un
organe préposé à d'élaboration d'une politique curriculaire nationale»
(Stabback, 2004). De plus, il est particulièrement important de faire la
lumière sur les difficultés conceptuelles que pose la question des langues:

En réalité, il n'y ad' équivalent au terme « curriculum» dans aucune des trois
langues officielles, et ce concept est ainsi habituellement traduit par « plan et
programme». Pour comprendre le contexte de la Bosnie-Herzégovine, il est
donc important de faire la distinction entre le concept de « curriculum» et
celui de « syllabus» ou « programme ». Le développement et la politique
curriculaires en Bosnie-Herzégovine sont presque exclusivement centrés sur
le « syllabus» (interprétation peut-être plus précise de la notion de « plan et
programme»), avec peu ou pas de cadre d'ensemble d'objectifs, de résultats
pédagogiques, ou de principes directeurs (Stabback, 2004, p. 42).

Inversement, certaines conceptualisations sont basées sur des


défmitions très larges comprenant les apprentissages liés aux activités
extra-curriculaires et au curriculum caché. L'avantage de ce type de
définitions générales réside dans le fait qu'elles peuvent s'avérer
particulièrement utiles dans des contextes caractérisés par un système
scolaire fortement ségrégationniste, comme c'est le cas en Irlande du Nord
où la structure de l'école peut aisélnent être considérée cotrone faisant
partie du curriculum caché.
Clarifier le mode de conceptualisation des curricula dans chaque
contexte est important en ceci que cela permet de faire la lumière sur les
paradigmes curriculaires, les relations qu'ils entretiennent avec la tradition
éducative et pédagogique et la Inanière dont celle-ci évolue. Dans une
large mesure, le changement curriculaire est abordé dans ces contextes
comme un processus d'auto-réflexion sociale. C'est ainsi que Popkewitz et
Brennan (1998) observent, dans ce sens, que « [...] le curriculum est une

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Réfonnes des politiques éducatives et conflits civils violents

pratique continuelle d'inclusion/exclusion, pour la bonne et mauvaise


raison qu'il y a des moments critiques dans la construction de « soi» et du
monde» (p. 27).
Malgré la variété de défmitions employées dans les études de cas, il
existe un consensus autour de l'idée que le curricululn doit être défini en
tant que « séries structurées de résultats éducatifs voulus» au Sri Lanka
(Perera, Wijetunge & Balasooriya, 2004, p. 398), ou encore en tant qu'
« expériences éducatives structurées» en Irlande du Nord (Arlow, 2004, p.
359) qui sont planifiées et qui, selon les contextes, débordent ou non de la
salle de classe et/ou de l'univers de l'école pour inclure d'autres contextes
éducatifs institutionnalisés.
Un aspect fondamental auquel certaines des défmitions font référence
est celui des savoirs, compétences et attitudes «désirés» (voir Salazar
Tetzagüic & Grigsby, 2004 et Rutayisire, Kabano & Rubagiza, 2004) qui
renforce la question fondamentale de la défmition et de la sélection des
savoirs légitimes. En posant la question «quels savoirs sont les plus
valorisés? », Popkewitz (2001) fait référence au processus de sélection de
l'infonnation et des connaissances dans une large gamme de possibilités.
C'est cette sélection qui façonne la manière dont les expériences
personnelles et sociales sont pensées et vécues: une sélection qui opère
comme un filtre qui défmit les problèlnes selon les modes de penser et les
classifications approuvées (Popkewitz, 2001, p. 162-163).

3. Cadre pour l'analyse des réformes des politiques


curriculaires dans les sociétés affectées par les conflits.
Cette partie présente le cadre analytique élaboré conjointement avec
les coordinateurs des études de cas. Il est structuré autour de sept grandes
catégories. Les trois premières catégories de questions (1. Le contexte du
conflit; 2. Les caractéristiques du système éducatif; 3. le contexte de la
réfonne) contribuent et aident à défmir la situation socio-politique,
éducative, et économique de la réfonne des curricula. La quatrième
catégorie (4. Evaluation de la scolarité COlnrne facteur de conflits)
constitue une justification potentielle importante pour la réfonne des
curricula, surtout dans des contextes où les politiques éducatives, la
structure scolaire, le système de gestion, les pratiques éducatives et/ou les
contenus des programmes ont été explicitement identifiés comme ayant
contribué ou contribuant aux divisions sociales, aux tensions socio-
politiques, et à l'éclatement des violences. La catégorie suivante (5.
Reconceptualisation des curricula) examine les changements des

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Pédagogies et pédagogues du Sud

paradigmes curriculaires comme conséquence du conflit. La sixième


catégorie (6. Dialogue politique, construction du consensus, et résistance)
cherche à mieux comprendre les défis posés par les contenus sensibles et
les questions controversées touchant aux langues et à la littérature, à
l'histoire et à la géographie, à l'éducation civique et à l'enseignement de la
religion, en examinant les modalités de consultation, de dialogue, et les
modalités de recherche de consensus. La dernière partie (7. Recherche,
suivi et évaluation) traite du rôle des projets pilotes comme source
d'inspiration des changelnents des politiques curriculaires, des mécanismes
de suivi et de contrôle de la mise en oeuvre des réfonnes visant à renforcer
la cohésion sociale, et de la perspective des jeunes quant à la pertinence
des programmes au vu de leur réalité sociale, politique et civique.

1.1 Nature de la configuration sociale:


. Nature des différents groupes culturels (langue, religion, groupes
ethniques)
. Quel est l'équivalent du tenne « cohésion sociale»
langue(s) locale(s) ?
dans la/les

. Nature des divisions sociales


. COlTIlnent s'articulent identité de groupe et divisions
sociales/politiques?
. Question de la méfiance et de l'inflexibilité culturelle
1.2 Nature du conflit:
. Type de conflit: conflit anné interne/ perturbations; violence
politique; violence sectaire; « conflit ethnique» ; conflit civil-
« conflits basés sur l'identité », où des COlTIlnunautésen présence sont
menacées.
. Difficultés à nOlmner le conflit
. Stade et intensité de la violence
. Durée de la violence/ancienneté
1.3 Nature de la paix:

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Réfonnes des politiques éducatives et conflits civils violents

. Nature de l'accord politique


. Nature de la participation extérieure
. Quelle référence est faite à la réfonne éducative/au changement
curriculaire dans les accords de paix?

2.1 Le système de gestion:


. Degré de centralisation! décentralisation
. Niveau de démocratisation de la structure des politiques éducatives
. Fragmentation? Eventuelles difficultés à identifier l'autorité
décisionnelle, le « vrai» pouvoir décisionnel
2.2 Le système scolaire:
. Structure du système scolaire (ségrégation, assnnilation, intégration,
autres... ? )
. Types d'écoles: publiques/privées/colTIlnunautaires/autres ?
. Part de l'enselnble des inscriptions dans chaque type d'école?
2.3 Cadre institutionnel du développement curriculaire :
. Quel est/quels sont lees) département(s) qui traite(nt) les décisions
politiques et développe(nt) le matériel curriculaire (fonctionnement
institutionnel, structures institutionnelles) ?
. De quel degré d'autorité/d'autonomie jouissent ces départements par
rapport aux autorités éducatives centrales?
2.4 Traditions éducatives et curriculaires et implications pour la
réforme:

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Pédagogies et pédagogues du Sud

Traditions:
. Qu'a-t-on déjà construit?
. Quelles sont les traditions pédagogiques nationales?
. Quelles sont les conceptions traditionnelles du curriculum?
. Qu'est-ce qui a déjà été fait dans le passé?
. Caractéristiques du système d'évaluation
. Pédagogie

Ilnplications :
. Quel impact ont ces traditions sur les possibilités effectives de
changement et d'innovations curriculaires ?
. A quelles influences éducatives traditionnelles
décisions politiques en cours?
sont soumises les

. Quelles sont les implications au niveau de la fonnation des


enseignants?

3.1 Evaluation des ressources:


. Dans quelle mesure le contexte éconolnique détennine-t-illes
possibilités de consultation (langues, traduction, évaluation, expertises,
ateliers nationaux, débats...) ?
. Quel impact peut donc avoir l'évaluation des ressources et de
l'équipelnent (développement de manuels, fonnation des maîtres...) sur
l'envergure du changement politique?
3.2 Nature de la participation des bailleurs de fonds:
. A quel point l'aboutissement du changement curriculaire est-il
dépendant d'éventuels fonds, d'expertises et/ou d'initiatives extérieurs?
. Quel impact cela a-t-il sur les choix politiques relatifs aux curricula
(raisons et direction données au changement, ainsi que modalités de
consultation) ?

4.1 Raisons du changement des curricula (Pourquoi changer ?) :

327
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Réformes des politiques éducatives et conflits civils violents

. Quelle type d'évaluation (recherche, enquêtes, états-généraux,


débats nationaux) de la pertinence des curricula a conduit à la nécessité
de changement?
. Qu'a-t-on identifié comme facteur premier ayant potentiellement
contribué au conflit?
. Comment et par qui cela a-t-il été fait?
. A quel niveau politique le changement doit-il être pris en charge?

5.1 Les changements paradigmatiques :


. Le conflit a-t-il provoqué un changement des paradigmes
curriculaires ? Si oui, quel changement s'est donc opéré dans le
paradigIne curriculaire entre la période de pré-conflit et la période en
cours?
. Dans quel sens l'approche du Inodèle curriculaire a-t-elle changé?
. Sur quels prémisses philosophiques s'appuient ces décisions?
. COlTIlnent le curriculum est-il conceptualisé et par qui?
. Quelle contribution pense-t-on que la réforme politique des curricula
puisse apporter à la construction de la paix, à la stabilité, à la
réconciliation, à la cohésion sociale, etc?
. L'espoir (l'orientation future) joue-t-il un rôle? La réforme
curriculaire interroge-t-elle le présent pour se confronter au futur et/ou
au passé?
5.2 L'orientation du changement curriculaire (comment changer ?) :
. Quels besoins de changement résultent donc de l'évolution
paradigmatique ?
. Comment sont formulés les hypothèses et les principes éducatifs
fondamentaux?
. Cette refonnulation en vue d'une réconciliation/reconstruction est-
elle axée sur le renforcement d'une identité COlTIlnune(assimilation) ou
sur la reconnaissance des diversités?

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6.1 Les modalités de consultation et de participation à la réforme des


politiques éducatives:
. Qui est consulté dans le processus de révision et de changement de
la politique curriculaire ?
. Quelle est la nature de cette participation?
. Quelles voix sont entendues, et de quelle manière se manifestent-
elles? Quelles voix sont exclues?
. Quel est le procédé de consultation?
. Comment s'effectue-t-il après une longue période de conflit?
. Quelles sont les motivations
groupes d'intérêt?
et le degré d'influence des divers

. Quelle est la qualité de leur participation?


. Quelle est l'authenticité de la consultation?
. Qui est chargé de la consultation?
6.2 Identification des difficultés posées par contenus sensibles
d'apprentissage:
. y -a-t-il des contentieux, des questions sensibles, des problèmes à
résoudre (en particulier au niveau de disciplines comme les langues, la
littérature, l'éducation civique, les sciences sociales, la religion,
l'histoire, etc, qui touchent à la Inémoire collective, à l'identité, à la
conscience citoyenne) ?
. Lesquels?
. Quels sont les différents points ou conflits d'intérêt susceptibles
d'opposer les parties concernées à propos des domaines d'apprentissage
suivants:
. Culture et langues
. Statut de la/des langue(s) officielle(s) nationale(s)
. Langue(s) d'enseignement
. Littérature « nationale»

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. Education civique/ Education à la citoyenneté


. Approche thématique, pluridisciplinaire, ou discipline à part ?
. Degré de flexibilité.
. Questions des contradictions entre contenu et méthodologie.
. Histoire
. Réécriture de l'Histoire officielle
. La réfonne curriculaire perpétue-t-elle des traditions/statu quo, ou
introduit-elle un regard critique sur l'Histoire? (prérequis nécessaires à
ce dernier? ancienneté du conflit, etc...).
. La réfonne curriculaire interroge-t-elle un lnythe fondateur de
l'identité nationale (en opposition à une Histoire plus récente) ?
. Religion
. Instruction religieuse versus culture et religions
6.3 Problèmes posés à la construction d'un consensus:
. COlnment coexistent les différents points de vue ?
. Quel type de consensus recherche-t-on ?
. En quoi l'élaboration d'un consensus découle-t-elle des ou évolue-t-
elle à travers les différentes phases du dialogue politique, de la
fonnulation et de l'élaboration d'une politique? (Risque de
polarisation? Serait-il contre-productif de discuter certaines questions
à certains moments ?)
. Quels sont les processus de négociation
consensus?
relatifs à l'élaboration du

. Quelles sont les stratégies adoptées pour surmonter ces difficultés et


trouver un consensus?

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Pédagogies et pédagogues du Sud

6.4 L'équilibre du curriculum:


. Comment est réorganisé et restructuré le contenu des programmes?
. Quelles décisions sont impliquées?
. Comment est défmi un nouvel équilibre entre divers contenus?
. Comment surmonter la question de la « surcharge» des
programmes?
. Que sacrifie-t-on (élimine-t-on, met-on de côté...) dans le but de
créer un espace pour d'autres contenus?
. Comment ceci débouche-t-il sur des politiques explicites quant aux
méthodes d'enseignement?

7.1 Programmes pilote:


. Rôle des programmes pilote et manière dont ceux-ci (re)conduisent
les décisions prises au niveau de la politique curriculaire (stade des
programmes pilote; qui est impliqué ?)
. Quelle est la place de l'évaluation?
7.2 Suivi de la politique et de la pratique: identifier les facteurs de
changement:
. Une évaluation de la réforme des curricula a-t-elle été menée?
. Si oui, avec quels résultats et quelles implications sur la
(re)formulation des politiques et de leurs application?
. Rôle de la recherche pour identifier les lacunes, les obstacles, les
limites, etc.
. Rôle de l'évaluation dans l'identification du degré de
réceptivité/résistânce quant à l'application de nouveaux curricula.
. Quelle est la nature de la résistance éventuellement rencontrée?
7.3 Perspective des jeunes:
. COlTIll1entles jeunes perçoivent-ils la réforme?
. COl11ffientvoient-ils la relation entre éducation et conflit?

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Réformes des politiques éducatives et conflits civils violents

4. L'école comme facteur de conflit et de réconciliation


L'une des plus importantes hypothèses de travail évoquée plus haut
avance que, pour que la réforme des curricula soit un élément essentiel à la
réconciliation sociale et nationale et à la consolidation de la paix, il est
nécessaire de faire une analyse critique des raisons pour lesquelles le
système éducatif aurait échoué à prévenir le conflit ou aurait mêlne,
éventuellement, constitué une source de conflit. Ainsi, reconnaître le rôle
de l'éducation dans la reproduction et l'exacerbation des divisions sociales
et dans le déclenchement d'un conflit violent suppose un examen des
conditions faisant de l'école en général, et des questions curriculaires en
particulier, des facteurs contribuant au conflit. Cette reconnaissance de
l'incapacité du système éducatif à prévenir l'éclatement de conflits ou,
plus grave encore, la reconnaissance de la contribution de l'éducation au
processus de désintégration sociale et à l'éruption d'un conflit violent,
conduit à une réforme radicale de l'éducation et des curricula.
Ce chapitre dresse une brève revue de certaines stratégies adoptées
dans certains contextes pour exprnner cette reconnaissance et les espoirs
placés par conséquent dans la réforme des curricula en tant qu'instruments
de réconciliation et de consolidation de la paix. Les questions clés autour
desquelles s'est organisée l'analyse sont suivies de quelques indications
relatives aux divers problèmes rencontrés dans les différents contextes:

1. Ecole, curriculum et conflit: comment l'éducation a-t-elle


contribué (ou contribue-t-elle) à la division sociale et au conflit violent?
y -a-t-il une reconnaissance explicite du rôle de l'école et des curricula en
tant que catalyseurs du conflit? Si oui, comment cela est-il exprimé?
Dans les versions prélnninaires des études de cas, la reconnaissance
du rôle de l'école dans l'exacerbation des divisions sociales et
l'éclatement de la violence s'appuie sur les élélnents suivants:

. La vision (souvent hégémonique) de l'éducation et une tradition


citoyenne mono culturelle (Guatemala, Mozambique, Sri Lanka).
. Caractère ségrégationniste des structures scolaires - soit en termes
d'héritage colonial (Sri Lanka, Mozambique) soit en référence au
caractère sectaire de l'organisation de la vie sociale (Irlande du
Nord).
. Structures scolaires fragmentées (types d'écoles, en particulier
tensions entre public et privé) (Liban).

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Pédagogies et pédagogues du Sud

. Aggravation des fractures sociales de par des pratiques éducatives

. discriminatoires (Rwanda, Guatemala, Mozalnbique, Sri Lanka).


Contenu biaisé des programmes d'enseignement (dans tous les

. contextes étudiés).
Constat de vide ou de faiblesse dans le contenu des programmes
d'enseignement antérieurs au conflit, particulièrement en ce qui
concerne l'éducation aux valeurs nationales/ culturelles (Rwanda,
Guatemala, Mozambique) et/ou civiques (Liban, Irlande du
Nord).

2. Réponses curriculaires: quelles réponses éducatives et


curriculaires peut-on apporter au conflit?
Les réponses éducatives et curriculaires au conflit, bien que non
uniformes, partent toutes du principe qu'une réforme des curricula devrait
jouer un rôle central dans la réconciliation sociale et civique et le
renforcement de la cohésion nationale, et ceci par le moyen de méthodes
consistant à :

. Défmir un nouveau contenu d'enseignelnent apte à renforcer la


paix, l'unité et la réconciliation (Rwanda) et (re)défmir la nature

. de la citoyenneté au niveau national (Irlande du Nord, Liban).


Unifier le contenu du curriculum pour ce qui est des disciplines
sensibles et renforcer le rôle du système éducatif public dans un
environnement caractérisé par une prédominance de l'école privée
ou cOlnmunautaire (Liban), ou celui des autorités centrales
nationales dans un contexte fortement décentralisé et fragmenté

.. (Bosnie-Herzégovine).
Insister sur l'inclusion lnulticulturelle et multilingue (Guatemala).
Donner plus d'importance à la qualité en terme de pertinence
souvent cherchée à travers la décentralisation et la régionalisation,
à des fms de promotion d'un développement local du contenu
curriculaire (Guatemala, Mozambique).
. Tenter d'adoucir les tensions relatives à une politique linguistique
officielle en étendant l'usage d'une seconde langue PQ!lvant
servir comme pont entre les cOlrununautés (Sri Lanka).

3. Quelles sont, dans la réforme des curricula, les sujets ou


domaines d'apprentissage sensibles ou problématiques? Comment
cela se manifeste-t-il ?

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Réfonnes des politiques éducatives et conflits civils violents

Un certain nombre de problèmes se posent lorsque le projet de


réforme est confronté aux sciences sociales, et à l'Histoire en particulier.
Ainsi, il faut se préparer à :

. affronter des points de vue contradictoires quant à ce qui


constitue un contenu d'apprentissage approprié (Bosnie-
Herzégovine ),
. se confronter à une Histoire falsifiée et manipulée des divisions
« ethniques» (Rwanda, Sri Lanka, Guatemala),
. tenter de parvenir à un consensus autour d'une Histoire officielle
unique en vue de renforcer l'identité nationale (Liban),
. défmir la légitimité historique (Sri Lanka, Guatemala, Irlande du

. Nord),
méthodes d'approches de la réfonne: affronter différentes

. perceptions de 1'« ingénierie sociale» (Irlande du Nord),


redéfmir le système d'examens (Rwanda, Sri Lanka, Bosnie-
Herzégovine ).

Fragmentation du pouvoir décisionnel en Bosnie-Herzégovine


La réfonne des politiques curriculaires suppose un processus
comprenant différentes phases du dialogue et de la fonnulation politiques.
Pour engager un dialogue social impliquant une négociation sur le passé,
le présent et le futur de la société, la volonté doit être là. L'exelnple de la
Bosnie-Herzégovine, où une multitude d'acteurs internationaux
définissent les termes de ce dialogue politique malgré l'absence d'une
autorité légitime nationale, est pertinent à cet égard. Le cas de la Bosnie-
Herzégovine montre en effet à quel point la possibilité même de réfonne
curriculaire et l'aboutissement de ses différentes phases sont dépendants de
la volonté d'instaurer un dialogue social.
La fm de la guerre, en 1995, ayant été « un processus complexe et
laborieux» (Stabback, 2004), la politique curriculaire en Bosnie-
Herzégovine a changé principalelnent en raison des facteurs suivants:

. Production de trois curricula parallèles reflétant les idéologies


distinctes et souvent inflexibles (Le. lnutuellement exclusives) des
trois communautés nationales;
. Engagement politique atteignant un degré « lnalsain» et
favorisant ainsi une grande méfiance;

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Pédagogies et pédagogues du Sud

. Création de treize organes de décision préposés à la politique


éducative en dehors de tout mécanisme d'Etat, de tout suivi de
l'autorité centrale ou dialogue politique;
. Accroissement des tensions au sein des minorités, les personnes
déplacées de retour chez elles se retrouvant dans des espaces dont

. la structure démographique a changé;


Et, enfin, la supervision non coordonnée de la Communauté
internationale, celle-ci comprenant le seul bureau du Haut
Représentant qui fonctionne comme 1'« ultime autorité
constitutionnelle de la Bosnie-Herzégovine, supérieure en cela
aux gouvernements démocratiquement élus» (Stabback, 2004).

Le pouvoir décisionnel est ainsi fragmenté, et ceci non seulement sur


le plan structurel mais aussi conceptuel. Les tensions existantes ne
relèvent pas seulement de questions problématiques touchant à la
défmition de la nature de la guerre (civile ou pas ?), de la paix (cessez-Ie-
feu ou accord de paix), ou du citoyen (peuples constitutifs), mais
s'étendent aussi à la question de l'éducation où il apparaît qu'il n'existe
pas de conceptualisation générale du « curriculum». Même si l'on peut
envisager l'adoption d'une défmition commune du curriculum, il reste que
la notion de consultation telle qu'on la conçoit généralelnent n'existe pas
dans le processus de développement curriculaire en Bosnie-Herzégovine.
Un «pays fragmenté dont les dirigeants, le plus souvent, voient
l'éducation comme un instrument idéologique et un moyen de promouvoir
une identité politico-culturelle» (Stabback, 2004), tel est l'héritage laissé
par le conflit. C'est ainsi qu'est né un questionnement fondalnental de
l'Etat-Nation par ses citoyens, COInrnele fait reInarquer un expert: « Tout
autour d'eux n'était que symboles d'une Nation dont ils ne croyaient pas
en l'existence.» Aussi, un obstacle itnportant à la réforme curriculaire
réside dans l'absence d'une autorité éducative nationale identifiable et
acceptée de tous. Vu l'absence d'une identité nationale solide et
l'existence d'un environnement partisan qui défend férocement
l'autonomie culturelle, la politique de réforme curriculaire touchant à des
disciplines comme I'histoire et la géographie, la langue et la littérature,
l'instruction religieuse (<<sujets nationaux »), rencontre une forte
résistance.

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Réfonnes des politiques éducatives et conflits civils violents

Reconceptualisation de la Nation au Guatemala: la politique


d'inclusion
Le cas du Guatemala, qui adopte dans cette étude de cas une
perspective Maya, est particulièrement intéressant pour établir les liens
entre l'élaboration sociale d'accords de paix négociés sur une période de
plusieurs -années, et le besoin exprimé d'entreprendre un processus de
réformes éducatives et curriculaires. Cette étude de cas explicite le mode
d'exclusion systématique généré par la nature homogénéisatrice d'une
politique nationale monolingue et monoculturelle dans un Etat reniant sa
réalité multilingue et multiculturelle. Pour aborder le problème de cet
héritage, un examen critique des politiques éducatives a été mené au
niveau d'un large débat public et a nécessité la mise en place d'un cadre
paradigmatique rompant avec la vision hégémonique de l'éducation qui
prévalait jusque-là, et une reconceptualisation de l'identité nationale. Les
paradigmes éducatifs ont évolué dans l'histoire, passant d'une perspective
assimilationniste (avant 1944) à une acceptation des différences (politique
d'intégration, après l'indépendance) pour aboutir à l'actuelle perspective
interculturelle (basée sur la Constitution de 1985).
La perspective Maya, qui offre ce qu'on appelle une « bi-cognition »,
est particulièrement manifeste dans le discours portant sur l'identité. Le
contexte du Guatemala offre une alternative à la conception traditionnelle
de l'identité. Le rapport à l'Autre est conçu en termes de rapport à « el
ofro yo », l' «autre moi» - complémentaire - contrairement à la
conception dualiste et intrinsèquement conflictuelle de l'identité consistant
à différencier le « Moi» de l' « Autre ».
La question de « l'inclusion» nationale est approchée sous différents
angles et se situe aussi bien au niveau d'une « pratique» tendant vers une
parité linguistique (entre et panni les langues locales et l'espagnol) qu'aux
niveaux socio-économique et socio-politique qui ne se traduisent pas par
des politiques éducatives plus équitables basées sur des pratiques
législatives plus équitables. Du point de vue Maya, le savoir ne peut
exister de façon significative que s'il apporte quelque chose à la
communauté. La réfonne bilingue et interculturelle du curriculum devrait
ainsi être menée par la communauté. Une extension et l'application des
promesses politiques ont été Inenées pour mettre fin au conflit civil. (La
décentralisation; la question des minorités linguistiques et culturelles est
ainsi prioritaire au niveau national).

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Unification du curriculum: un pont jeté entre les différentes


communautés au Liban
Le cas du Liban apporte une dimension comparative aux processus de
dialogue, de consensus, de résistance et de reformulation en renvoyant à
deux époques différentes (pré-guerre civile en 1975 et réformes d' après-
guerre dans les années 90). Le laps de temps qui s'est écoulé depuis la fm
de la guerre civile (1975-1989) permet une approche historique. L'Accord
de paix de Taef de 1989 contient une section spéciale sur la réforme
éducative, répondant ainsi aux questions qui se posent quant au rôle
dévolu à l'éducation de « mouler la nouvelle génération dans une même
Nation» (Frayha, 2004). Alors que, malgré la guerre civile, l'idée d'Etat-
Nation n'avait pas été remise en question, un accord soulevait le problème
de la cohérence de l'identité nationale dans une société « diversifiée» et
« pluraliste» composée de dix-sept communautés différentes. Ainsi, le cas
du Liban interroge implicitement l'école quant à sa capacité de
fonctionner comme un instrument d'unification, étant donné la singulière
baisse de fréquentation des écoles libanaises enregistrée en faveur des
écoles privées qui totalisent plus de 60% des inscriptions. Cette
importance traditionnelle des écoles privées et auto-gérées a rendu
l'application de la politique éducative dans l'espace public (social)
singulièrement problématique. Il apparaît clairelnent, à l'analyse des
documents se rapportant à la politique curriculaire, qu'il existe deux
conceptions différentes, l'une historique et l'autre contemporaine, de
l'identité nationale libanaise. Ces deux conceptions fondalnentalement
conflictuelles de la nature de l'identité libanaise à travers le temps ont dû
être abordées dans la révision de disciplines aussi sensibles que les
sciences sociales, le droit, l'histoire, et la religion. Les différentes périodes
de réfonne ont été vues COlnmereflétant le paysage idéologique régional.
Ainsi, par exemple:

la seconde révision du curriculum scolaire en 1968 reflétait les différents


points de vue des diverses communautés libanaises, avec une influence
évidente des groupes pan-Arabes et, surtout, des groupes musulmans et
gauchistes. Ce qui a été souligné dans le curriculum de 1946 concernant la
« Nation libanaise» a été rayé des curricula de 1968-1971. Les écoles, en
particulier les écoles privées, se sont senties plus libres de promouvoir leur
vision de l'Etat, de l'identité nationale libanaise ou pan-Arabe (Frayha, 2004 ,
p. 173).

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Réfonnes des politiques éducatives et conflits civils violents

Dans quelle mesure la politique curriculaire répond-elle à, codifie-t-


elle (légitime-t-elle), ou produit-elle cette Histoire nationale? Le débat
reste ouvert. En effet, il est important de noter, dans le cas du Liban, que
non seulement le secteur de l'éducation privée devance celui de
l'éducation publique mais qu'il continue, de plus, à s'attirer une part
écrasante des inscriptions scolaires. Les efforts déployés au Liban pour
unifier les curricula pourraient aussi être vus comme un moyen de
remédier à la fragmentation du système: fragmentation issue d'un héritage
d'un secteur privé prépondérant et qui constitue la marque distinctive du
paysage éducatif libanais. Une recherche récente (Frayha, 2002) montre
que les étudiants fréquentant l'école publique ont une conception moins
sectaire de la vie sociale et politique libanaise. De tels résultats donnent
une certaine crédibilité à l'idée, présente dans l'Accord de Taef, que la
réfonne curriculaire peut aider à la réconciliation sociale. Reste à trouver
un moyen de contrebalancer les réfonnes qui résultent de consultations
représentatives des différentes communautés et partenaires, avec la
résistance qui bloque leur mise en oeuvre.

Politique linguistique et unité nationale au Mozambique


Le défi qu'a représenté l'intensité d'un double conflit rend le cas du
Mozambique particulièrement intéressant. L'école a été la première cible
de la politique assimilationniste de l'autorité coloniale avant de s'inscrire,
au lendemain de l'indépendance, au progralnme des larges changements
idéologiques du pouvoir socialiste. Cependant, les réfonnes curriculaires
souhaitées après l'indépendance (en 1975) ont été suspendues par la guerre
civile (1976-1992) et n'ont que récelnment commencé à faire l'objet de
l'attention nationale. La ségrégation, institutionnalisée sous l'admini-
stration coloniale qui pratiquait la séparation physique dans les écoles, a
pris une fonne linguistique au lendemain de l'indépendance, le Portugais
étant resté la langue nationale officielle. Bien que l'introduction prévue
d'un curriculum de langue locale en 2004 travaille à sunnonter cette fonne
de division sociale, les disparités éconolniques persistent et rendent
difficile le pari de l'égalité d'accès. Malgré le maintien de la domination
de la langue coloniale portugaise, le changement actuel de politique est
essentiellement caractérisé par les ambitieuses réfonnes portant sur la
langue maternelle.
Une autre innovation consiste dans l'incorporation (20%) de curricula
développés localement, ce qui est vu comme une manière de faire moins
rigide et moins dirigiste, plus pertinente et plus pratique à l'utilisation que

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Pédagogies et pédagogues du Sud

le programme commun. La dévolution partielle du développement


curriculaire au niveau local relève d'un désir de développer à la fois et
siInultanément le principe d'équité dans l'accès au savoir et celui de
reconnaissance des différences (culturelles, régionales et linguistiques). Le
Mozambique n'ayant que récemment entrepris d'incorporer la dimension
de la diversité culturelle et linguistique, il cherche aussi à retrouver une
identité nationale (africaine). L'élaboration d'un nouveau curriculum apte à
intégrer une perspective africaine et à renforcer les identités locales sans
pour autant affaiblir l'idée d'une identité nationale représente un défi
important qui s'appuie essentiellement sur des réformes de la politique
linguistique. Au Mozambique,

il a existé et il existe toujours, dans les cercles politiques, une attitude


consistant à confondre le développement des langues africaines avec le
tribalisme et à considérer la question d'une autre politique linguistique COlnme
une remise en question du projet d'unité nationale (Ronning, 1997, cité par
Balegamire, Dhorsan & Tembe, 2004, p. 229).

Ceci est exacerbé par le statut du Mozambique qui fait partie des pays
les plus dépendants au monde de l'aide extérieure; mais il est difficile de
détenniner à quel point cette « dépendance et l'endettement ont miné la
souveraineté du Mozambique, certaines conditions attachées à l'aide ayant
obligé le pays à accepter des changelnents politiques sujets à contro-
verses» (Balegamire et al., 2004, p. 225).
Concernant la politique de réformes linguistiques, par exemple, les
soutiens fmanciers tendent à subventionner les initiatives monolingues au
détriment des initiatives bilingues. Même au niveau du pouvoir
décisionnel national, les modalités de consultation sont limitées par les
divisions linguistiques (entre les groupes urbains de langue portugaise et
les groupes ruraux parlant des langues locales -- un schisme survenu après
l'indépendance) et demandent donc un haut niveau d'engagement politique
et des ressources suffisantes (allocations) pour maintenir le dialogue
public.

Réponses curriculaires à la ségrégation scolaire en Irlande


du Nord
L'Irlande du Nord représente, à maints égards, un territoire singulier
soumis à deux « cOlnmunautés imaginaires» nationales. Comme l'affmne
Michael Arlow, «nous pouvons avancer qu'il n'existe pas encore, en
Irlande du Nord, de consensus sur les valeurs démocratiques, la

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Réfonnes des politiques éducatives et conflits civils violents

nationalité, ou la légitimité de l'Etat» (Arlow, 2004). Malgré le fait que les


parties engagées dans le conflit ne se mettent pas d'accord autour d'une
appellation officielle, l'Accord de « Good Friday» ou Accord de Belfast
(1998)

a offert un nouveau contexte politique où des questions comme le statut


constitutionnel de l'Irlande du Nord, la sécurité, et le rôle des droits de
l'Homme s'ouvraient soudain au débat. La société se lançait dans une
définition de la démocratie et du sens qu'elle prend ou pourrait prendre en
Irlande du Nord (Arlow, 2004, p. 266).

Les conséquences sur le développement du curriculum de ce


repositionnement du pouvoir social à défmir représentent peut-être les
éléments les plus significatifs du contexte nord irlandais. Cependant,
l'élaboration de telles définitions est rendue difficile par la structure
fondamentalement ségrégationniste d'une société où s'est développée une
« grammaire sociale cOlnplexe d'évitement» (Gallagher 1998, cité in
Arlow, 2004, p. 264) permettant de contourner les questions sensibles.
Avant 1998, l'impossibilité de discuter, d'aborder la question de la
ségrégation au niveau politique avait été contournée grâce aux efforts de
volontaires et d'individus engagés qui voyaient dans les initiatives portant
sur le curriculum un espoir de réconciliation sociale. De plus, toute
tentative de réformer l'éducation civique/l'éducation à la citoyenneté
depuis le haut risquait d'être perçue COlnme une forme « d'ingénierie
sociale». Dans un tel contexte, les initiatives pilotes introduisant des
changements « depuis le bas» ont permis de changer « la nature du
discours en Irlande du Nord en introduisant un langage qui permet
d'exprimer un soutien au pluralisme culturel et au dialogue politique en
opposition à la logique sectaire ambiante et à la violence politique»
(Arlow,2004).
La révision des programInes scolaires dans un contexte où le concept
même de citoyenneté est problématique permet de dégager des alternatives
à des questions sensibles en refusant le statut quo. En effet, l'analyse des
interprétations multiples, conflictuelles et changeantes des questions
controversées permet de construire une certaine forme de participation
civique dans des domaines critiques de la vie publique. L'intégration
d'initiatives pilotes dans le processus officiel de réforme des curricula se
fait dans un contexte complexe de formulation de politiques publiques
reflétant une structure de gestion façonnée par des divisions sociales où

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Pédagogies et pédagogues du Sud

l'intégration réussie d'un curriculum reconstitué est remarquable étant


donné la structure fortement ségrégationniste du système scolaire.

De la mise en échec de la Nation à la promotion de l'unité et


de la réconciliation: le curriculum au Rwanda
Le cas du Rwanda est remarquable en ceci que l'analyse se base sur
l'hypothèse que la scolarisation est un processus dynamique, apte à
fonctionner aussi bien comme un facteur de division sociale que comme
un facteur de reconstruction. L'étude montre que « le système éducatif, et
particulièrement le curriculum, a mis la Nation en échec en 1994»
(Rutayisire, Kabano & Rubagiza, 2004, p. 345) ; cette citation a d'ailleurs
été reprise dans l'Education Sector Review (2002) où il est affIrn1é que
l'éducation peut être l'instrument le plus puissant pour combattre les
préjugés, favoriser un sens citoyen commun et accomplir la Réconciliation
Nationale. Les auteurs de cette analyse suggèrent que les processus
d'identification et les conceptions de l'Histoire antérieurs au conflit étaient
représentatifs d'une 11'lanièrede penser qui non seulement renforçait mais
créait, souvent, des fractures sociales. Certaines pratiques curriculaires (en
tennes de contenu, méthodologie, structure scolaire) sont identifiées
comme des éléments ayant contribué à exacerber et à alimenter des
tensions sociales. Il est particulièrement fait allusion aux mécanismes
biaisés et plus ou moins arbitraires d'identification qui caractérisaient la
structure du pouvoir colonial (soutenu par l'église), structure qui ne
reflétait que peu, pour ne pas dire pas du tout, la« véritable» identité
banyarwandaise. Or, les auteurs notent que ce qui a commencé par se
Inanifester comme une fonne extérieure d'exclusion a fmi par être
intériorisé par la société elle-mêlTIe. Les efforts actuellement accomplis
pour soutenir la paix et la réconciliation non seulement en tant qu'objectif
national mais, plus encore, en tant que mode de vie individuel (à inscrire
dans le nouveau curriculUlTId'éducation civique) sont soutenus par un
esprit analytique qui rej ette le mythe historique en faveur de
l'historiographie et s'inspire par ailleurs d'un certain consensus regroupant
le personnel éducatif autour de l'idée que le curriculum antérieur à 1994
était caractérisé par un lTIanque de valeurs et qu'il s'agit précisément de
revaloriser et de redéfmir les valeurs sociales pour donner une chance à la
reconstruction sociale et civique.

Une analyse du système éducatif antérieur à 1994 révèle que les curricula
étaient silencieux là où ils auraient dû être éloquents et éloquents là où le
silence aurait dû être gardé. En d'autres termes, on en disait trop sur les

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Réfonnes des politiques éducatives et conflits civils violents

différences humaines entre banyarwandais et trop peu sur leurs similitudes


[...] (Rutaysire, Kabano & Rubagiza, 2004: p. 320 )

Le Rwanda étant, pour l'instant, engagé dans les premières phases de


la réfonne de la politique curriculaire, l'essentiel de la discussion est basé
à la fois sur les premières données analytiques et une conceptualisation
rigoureuse, ce qui pennet d'esquisser des questions et facilite la
consultation en vue de réponses. Depuis le début, le cas du Rwanda
interroge l'importation aveugle de savoirs (y compris la pertinence des
théories raciales et ethniques). En réalité, c'est une réponse à cette question
que l'on espère trouver au travers de cette remise en cause: « Pourquoi le
Rwanda?». L'actuel projet d'écriture d'une Histoire nationale officielle
qui aurait pour objectif de renforcer une identité nationale commune et
dont l'authenticité ne serait pas mise en doute par les citoyens qu'elle
défmit devrait faire la lumière sur tout cela. Au Rwanda, si les frontières
nationales n'ont pas été Inodifiées, le sentitnent et la qualité du sentitnent
d'appartenance ont par contre été profondélnent altérés et redéfmir la
citoyenneté revient donc aussi, du moins en partie, à redéfmir le savoir et
les responsabilités qui lui incolnbent.

Le Sri Lanka
La particularité du Sri Lanka réside dans la perspective adoptée qui
conçoit clairement le changelnent de politique curriculaire comme un
processus politique. Certainement, la question toujours irrésolue du statut
du conflit au Sri Lanka implique que les décideurs, au niveau de la
politique éducative, sont (et sont conscients d'être) en position de faire de
la réfonne curriculaire un instrument pour la paix. Malgré tout, les risques
associés à toute volonté de contribuer au processus de paix à travers le
système scolaire public sont évidents dans un contexte d'un mouvement
séparatiste où l'une des parties en conflit cherche à diviser ce mêlne Etat-
Nation. La tension existant entre l'interprétation des problèmes sociaux et
les analyses scientifiques qui en découlent (et où le système éducatif
représente en toute «logique» un réservoir de significations) est
manifestement exacerbée par le fait que le changelnent éducatif au Sri
Lanka est une affaire politiquement sensible. La suspicion jetée sur les
motifs de la réfonne relève de prises de position politiques, ethniques,
religieuses, et autres (Perera, Wijetunge & Balasooriya, 2004). Cette
suspicion est certainement compréhensible si l'on considère les effets
complexes de la réfonne éducative sur les comportements durant la guerre
civile. La loi sur les langues officielles qui redéfmit, en 1956, la politique

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Pédagogies et pédagogues du Sud

éducative en matière de langues pour inclure la population sinhala,


systématiquement et traditionnellement ignorée aussi bien par la puissance
coloniale anglophone que par l'élite tamoule, est aujourd'hui considérée
COmIneayant été le catalyseur d'une série d'événements qui ont débouché
sur des émeutes en 1958 avant de se traduire par l'éclatement d'une guerre
civile. A part les tensions importantes que génère la question de la langue
en tant qu'instrument d'inscription, de liaison et de traduction de diverses
visions de l'Histoire nationale, le cas du Sri Lanka se distingue aussi par le
traitement qui y est fait de la défmition, en quelque langue que ce soit, de
l'ethnicité, défmition qui rompt avec ce qui est habituellement qualifié de
distinctions sociales «ethniques» pour intégrer la notion populaire
d'« insurgences», ou «conflits socio-politiques d'extrême violence»
associés à des mouvements politiques radicaux. En se delnandant dans
quelle Inesure les « réactions contre le système» du Inouvement radical de
la jeunesse «étaient effectivement guidées par des politiques ethno-
nationalistes, donnant au conflit une dimension ethnique prononcée qui a
eu tendance à donner leur couleur aux interprétations sur la nature du
conflit» (Perera, Wijetunge & Balasooriya, 2004), les experts sri lankais
tentent de démystifier l'idée d'ethnicité.
Finalement, c'est dans le traitement de la conception de ce qui
constitue les valeurs sociales que le Sri Lanka se fait provocateur par-delà
ses frontières nationales. Les récentes réformes éducatives ont constitué
une tentative d'alignement sur l'un des neufs objectifs nationaux, à savoir
celui d'établir des modèles convaincants de justice sociale. Une façon
typique d'assurer la justice en matière d'éducation consiste à y assurer
l'accès. Cependant, I'histoire violente du Sri Lanka en rapport avec cette
question de l'équité remet en question le mérite social isolé (c.-à-d.
habituellement considéré comme étant une bonne chose par définition) de
l'éducation gratuite pour tous les enfants du jardin d'enfants à l'université
(initiée par le Premier Ministre sri lankais en 1944, après l'indépendance
qui a marqué la fm du règne britannique). Considérant que 920/0 des
enfants accèdent à l'école priInaire alors que seulement 2% d'entre eux
sont admis à l'entrée à l'université, il n'est pas difficile de comprendre que
cet état de fait puisse constituer l'une des sources au moins du
mécontentement de la jeunesse.
Concernant l'importance de l'adoption d'une vision élargie qui
considère de façon réaliste le programme d'études comme un contrat
social, (lui-mêlne évalué par des mécanismes de contrôle de qualité et des
critères sensibles), les auteurs de cette étude de cas offrent une perspective
considérant «toute réforme éducative [...] comme une tentative

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Réfonnes des politiques éducatives et conflits civils violents

d'interprétation et de suggestion de solutions aux problèmes sociaux


existants dans le pays concerné. Elles ne seront significatives que dans le
contexte du milieu politique, économique, ethnique et culturel donné»
(Perera, Wijetunge & Balasooriya, 2004)

5. Education et visions conflictuelles de l'identité nationale


Le tenne « conflit» fait référence, dans le cadre de ce proj et, à des
situations de conflit anné violent et, plus spécifiquement, de conflit
interne, civil en particulier. Des «troubles» en Irlande du Nord à la guerre
civile au Liban, de la lutte des séparatistes annés au Sri Lanka au génocide
au Rwanda, du « nettoyage ethnique» en Bosnie-Herzégovine aux siècles
de répression culturelle au Guatelnala, nous avons affaire à des
expériences dralnatiques de violence politique qui, quelles que soient leur
intensité ou leur durée, constituent toutes des conflits nationaux ou infra-
nationaux, parfois liés à des conflits régionaux ou internationaux.
Ainsi, les sept contextes étudiés peuvent être caractérisés et
différenciés sur la base des questions de la légitimité de l'Etat-Nation et
des conceptions de la citoyenneté. Par exemple, au Guatemala et au
Mozambique, où l'Etat-Nation n'est pas remis en question, la société
entreprend une reconceptualisation radicale de la citoyenneté à un niveau
national. Dans le cas du Guatemala, ceci implique le passage d'une
tradition hégémonique monoculturelle et assimilationniste à une
conception multilingue et multiculturelle de l'identité nationale
guatémaltèque, basée sur le principe de 1'«unité dans la diversité». Le
Mozambique, quant à lui, redécouvre une identité nationale (africaine) qui
aurait dû être recouvrée à la fin de la guerre d'indépendance (1964-1975)
mais à laquelle on n'a que récemment entrepris de donner une dimension
pluriculturelle et plurilinguistique, effort longtemps pris en otage par la
guerre civile entre Frelimo et Renamo (1976-1992). Bien que l'existence et
la légititnité de l'Etat-Nation dans sa configuration actuelle ne soient pas
remises en question dans les cas du Liban et du Rwanda, ces deux sociétés
tentent de trouver les moyens de renforcer une identité nationale qui
unirait la Nation. S'il existe un consensus autour de la réalité « pluraliste»
d'un Etat-Nation libanais officiellement composé de dix-sept
communautés différentes, la guerre civile de 1975-1989 reflète un
désaccord au niveau de la défmition donnée à l'identité nationale libanaise.
Dans le cas du Rwanda, le fait que le gouvernement d'unité nationale
d'après 1994 défmit « la paix et la réconciliation» comme un « mode de
vie» reflète une tentative explicite d'en finir avec une longue tradition de

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Pédagogies et pédagogues du Sud

division et de discrimination par le renforcement d'une identité nationale


commune.
Alors que les pays sus-mentionnés manifestent de façon plus ou moins
implicite une croyance en la Nation et sont engagés à défmir la
citoyenneté dans le cadre de ce paradigme, la Bosnie-Herzégovine, le Sri
Lanka et l'Irlande du Nord, qui se sont d'abord interrogés sur les frontières
et la composition de l'Etat-Nation, vont jusqu'à discuter l'idée-même de
Nation. La contestation du territoire au Sri Lanka découle de conceptions
conflictuelles de l'espace, comme le Inontre la lutte séparatiste tamoule, du
lnoins jusqu'à la récente signature de l'accord de cessez-le-feu en 2002. En
Irlande du Nord, la « légitimité de l'Etat est toujours discutée, et il n'y a
encore aucun consensus sur sa nature vu l'éventail des identités» (Arlow,
2004). De lnême, en Bosnie-Herzégovine, l'Etat-Nation qui a émergé en
1995 après la désintégration de la Yougoslavie et rassemble « trois
peuples constitutifs» est remis en question par ses citoyens. Comme le fait
remarquer Stabback3 « tout autour d'eux n'était que symboles d'une Nation
qui pour eux n'existait pas ».
Dans tous les cas, la nature spécifique du conflit a eu des implications
sur la conception de la citoyenneté et une incidence directe sur la politique
éducative en tennes de (re)défmition de la culture nationale et de l'identité
à travers une politique linguistique, les sciences sociales et l'enseignement
de disciplines telles que l'Histoire, la géographie, le droit, la littérature et
la religion. Le rôle de l'école revient à défmir et légitimer des codes et
nonnes d'appartenance à la Nation. Les définitions et types de codes
dépendent largement du statut de la Nation. En effet, nous avons ici affaire
à des Nations de types différents: celles qui jouissent d'une réalité spatiale
stable (Guatemala, Rwanda, Liban, Mozambique) et celles dont le
territoire est contesté (Irlande du Nord, Sri Lanka, Bosnie-Herzégovine).
Les études de cas montrent COInlnentl'école peut se manifester comme le
terrain principal et arbitraire sur lequel se structure l'identité nationale. Il
existe aussi des contextes dans lesquels l'identité a été accusée d'être à
l'origine du conflit. Ceci donne une certaine crédibilité à l'hypothèse selon
laquelle la question du rapport dialectique entre conflit violent et
éducation serait une question importante à traiter pour (1) sensibiliser au
rôle négatif qu'a joué le système scolaire au passé et les risques que cela

3 Intervention dans le cadre des débats du colloque « Curriculum change and social
cohesion in conflict-affected societies» du Bureau International d'Education, Genève, 3-4
avril 2003.

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Réfonnes des politiques éducatives et conflits civils violents

se reproduise à l'avenir, et (2) éclairer et renforcer les réfonnes en cours.


Le processus d'examiner la question de la relation dialectique entre
éducation, divisions sociales et violences politiques initie un dialogue qui,
en lui-même, contribue au respect de la diversité et du pluralisme.

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J. Marin

Mondialisation, éducation et diversité culturelle

L'Occident, qui a inventé le progrès, la croissance, le


développement, qui vit dans la croyance bien ancrée
d'une marche indéfmie constituant son propre
objectif et bonne en soi, a aussi paradoxalement
inventé le déclin, la décadence, le chaos (Latouche,
1989, p. 129).

Introduction
L'occidentalisation du Inonde a commencé d'abord avec les Croisades et a
continué avec les premières « découvertes» de l'Afrique et de l'Amérique
avec les expéditions portugaises et espagnoles au XVème siècle.
L'évangélisation des « païens », la civilisation des « sauvages» et le
mythe du développelnent et de la mondialisation économique et culturelle
actuelle, ne sont que des périodes d'un mêlne processus historique
d'imposition de l'ethnocentrisme occidental dans le monde, dans les
constantes redéfinitions de « l'occidental» par rapport aux « autres ».
La domination culturelle, avec des caractéristiques propres à chaque
période, a été suivie par la mondialisation économique. Depuis la chute du
Mur de Berlin en 1989 et l'éclatement de l'Union des Républiques
Socialistes Soviétiques (URSS) en 1991, nous assistons à la fm du monde
bipolaire et à l'iInposition du lnodèle économique capitaliste au niveau
mondial. Ce processus implique l'imposition d'une standardisation
culturelle, appelée aussi « Mcdonaldisation culturelle» (Adda, 1998;
Cassen, 2000 ; Lempen, 1999 ; Ramonet, 2001 aJb ; Schiller, 2000)
Cette dernière période n'a pas été largement analysée dans ses
aspects socioculturels. L' éconolnie, certes, est à l'origine de grands
changements et mutations mais l'explication économique ne se suffit pas à
elle-même. C'est dans l'évolution technologique, elle-même conséquence
d'une évolution plus large des idées, que s'est passée la grande révolution
de l'information et de la cOlnmunication dans le domaine de la culture.
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Mondialisation, éducation et diversité culturelle

Notre article se limite à une introduction à une problématique très vaste et


complexe pour laquelle nous avons plus de questions que de réponses.

L'occidentalisation du monde
L'occidentalisation du monde a cOlTIlnencéau XVème siècle avec le
processus historique de la colonisation de l'Afrique, de l'Amérique et de
l'Asie (Latouche, 1989; Marin, 1994a/b). Les racines historiques de la
mondialisation économique et culturelle actuelle se trouvent dans
l'ethnocentrisme occidental. La vision du monde et le modèle occidental
de société sont présentés, dans le contexte de la domination coloniale et
post-coloniale, comme un modèle universel à suivre.
Premièrement, les colonialismes espagnol, portugais, puis plus
largement européen, ont eu besoin de légitimer l'imposition de leurs
systèmes aux peuples indigènes de l'Amérique et de l'Afrique. Ce
processus a impliqué la construction d'un imaginaire qui permette de
fabriquer de toutes pièces, l'infériorité de ses victimes, mécanisme
idéologique qui sert à justifier toute sorte d'injustices. Dénigrer l'opprinlé
sera la règle fondamentale dans une échelle de valeurs qui appartient à la
culture dominante, structurée à partir de l'imposition de l'universalité de
sa civilisation considérée COlnme la seule et unique base pour imaginer
aussi un modèle unique de société, d'économie, de politique et de culture.
L'évangélisation, dans le contexte américain, en tant que première
période de l'hnposition de l'ethnocentrisme européen commence au
XVème siècle et se poursuivra jusqu'à la fin du XVlllème, quand
débutèrent les révoltes indigènes en Amérique du Sud. Le rituel de
l'évangélisation est le baptêlne et l'institution intermédiaire est l'Eglise. Le
baptême permet le passage de l'Indien considéré comme païen à l'Indien
évangélisé. La civilisation des indigènes constitue la deuxième période de
ce processus qui COlnmenceà la fm du XVlllème siècle, après les révoltes
indigènes conduites surtout par des Indiens scolarisés. Les Indiens
deviennent des sauvages à civiliser, le rituel sera l'alphabétisation en
castillan ou en portugais qui sont les langues dominantes, et l'école
deviendra l'instrument de la domination coloniale par excellence car elle
pennet l'Ùnposition des cultures et des langues officielles.
L'école joue un rôle fondalnental dans la négation des identités
culturelles. La seule « intégration» possible proposée aux peuples
indigènes à travers l'école, est l'acceptation de la langue et de la culture
dominantes officielles au détriment de la diversité culturelle et linguistique

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Pédagogies et pédagogues du Sud

réelle. C'est là que se trouvent les racines historiques du divorce entre la


société réelle et l'Etat officiel avec un clivage qui survit jusqu'à nos jours.
La troisième période de l'ethnocentrislne européen est le mythe de la
modernité (liberté, justice et vision laïque du monde). L'Occident a
longtemps cru que la modernité était le triomphe de la raison, la
destruction des traditions, des appartenances, des croyances, la
colonisation du vécu par le calcul (Touraine, 1993). La modernité va
imprégner l'histoire européenne de la révolution industrielle, avec la
constitution de l'Etat-Nation, comme modèle politique d'Etat, inspiré de la
constitution d'Etat-Nation en Espagne et surtout en France. Cette
conception de l'Etat prône la défense d'une N alion mythique, qui suppose
un peuple avec une histoire, une langue et une culture homogène. L'Etat-
Nation, en tant que modèle politique, fmit en réalité par nier la diversité
culturelle et linguistique réelle qui caractérise les différents peuples
habitant les territoires déclarés par les nouveaux Etats. C'est dans la
prétention d'homogénéiser les populations d'une manière autoritaire, que
se trouvent les racines des problèmes contemporains, des conflits
ethniques et religieux non résolus qui déchirent l'Amérique, l'Afrique,
l'Asie et l'Europe de nos jours.
La nl0dernité dans le sens européen et nord-américain a été considérée
comme la voie pour atteindre la liberté, la justice et le droit dans une
société plus démocratique. Dans le contexte de l'Amérique latine et surtout
dans les pays africains et asiatiques issus de la domination coloniale, la
1110dernitédevient une « réalité» non accomplie. A la fm du XIXème
siècle, et à la différence de l'Europe, elle se limite à une proposition
idéologique, la lnodernisation, pour légitimer l'expansion du capitalisme
dépendant COlnmela réalisation du mythe du progrès (Marin, 1994a/b). Ce
mythe va créer des oppositions fallacieuses entre le moderne et les acquis
des cultures traditionnelles et entre la culture écrite et la culture orale. Les
ravages provoqués par le 111ythedu progrès n'ont pas épargné non plus les
pays industrialisés qui ont été à son origine (Amin & Houtart, 2000;
Lelnpen, 1999; Marin, 1994b; Montoya, 1992; Quijano, 1988;
Touraine, 1993).
Des énoncés COlTIlneles lnythes du progrès, du développelnent de la
croissance écononlique indéterminée, de la Mondialisation et de la
nouvelle écon0111Îesont confrontés aux défis posés par la problématique
de l'écologie. Dans la conception occidentale, la dimension écologique
était absente, ce qui explique le clivage auquel nous sommes confrontés
aujourd'hui, issu du divorce entre l'économie et la nature. Actuellement,
nous SOlTIlnesobligés de tenir cOlnpte de la dimension écologique dans

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Mondialisation, éducation et diversité culturelle

toutes les sphères de la pensée et de l'activité humaines (Costa, 2000 ; Ki-


Zerbo, 1992 ; Marin, 2000 ; Narby, 1995). La vision occidentale du monde
est basée surtout sur la dimension du temps rationnel et en conséquence,
se calque sur la productivité et la rentabilité, sans tenir compte de l'espace,
fondamental dans les cultures traditionnelles, où la nature (environnement)
occupe une place prépondérante dans la vision du monde, sa conception et
le mode de vie.
L'école a véhiculé aussi l'imposition de toute cette conception
occidentale qui a privilégié la culture écrite au détriment de la culture
orale et des savoirs de la culture traditionnelle. Le processus
d'occidentalisation du monde a imposé de fausses oppositions entre
modernité et tradition, entre culture orale et culture écrite, et a fini par
sacrifier un énorme patrimoine culturel collectif. Le savoir officiel
institutionnalisé par la culture dominante ne cOlnprend qu'un petit
territoire du savoir réel. Toutes les richesses des savoirs de la vie
quotidienne qui font partie de l'éducation traditionnelle ont été exclues par
les institutions de la culture officielle imposée par l'Occident.
Autrefois la modernisation et aujourd'hui la mondialisation, proposent
un « n10dèle de culture unique », derrière lequel tous les peuples doivent
s'aligner, sans aucun respect de la diversité culturelle. Dans cette
perspective, les peuples indigènes et les autres cultures sont considérés
COrnIne arriérés et constituant un obstacle à la mondialisation du
capitalislne.
L'histoire de l'ethnocentrisme appartient à l'histoire des peuples de
l'humanité. Tous les peuples se centrent sur leurs propres cultures pour
s'affmner envers les autres peuples (Camilleri, 1993). L'histoire de
l'ethnocentrisme européen, qui surgit à partir de la conquête de l'Amérique
et de l'Afrique, a créé des implicites pour légitimer l'entreprise coloniale et
post-coloniale. Un de ces implicites, encore présent aujourd'hui,
continuant d'exercer une influence, est celui de l'universalité de la culture
occidentale. C'est à partir de cet implicite que l'on trouve la tendance à
inférioriser le savoir, la vision du monde, la conception et le mode de vie
des autres cultures. Celui-ci véhicule certaines « vérités» conçues sur la
base d'un seul et unique modèle de société; il induit que c'est aux
« autres» de rattraper « leur retard» par rapport à la société occidentale.
Cette conception appartient au déterminislne culturel et fait de la culture
une entité résistant au changelnent et autonome dans ses déterminations et
par conséquent, indécomposable et irréductible à autre chose qu'elle-
mêlne. Elle est illustrée par les propos du politologue Samuel Huntington
(1997), lequel attribue « à la culture chrétienne des dispositions à la

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Pédagogies et pédagogues du Sud

démocratie qui, en retour, rendent cette dernière difficilement compatible


avec les autres civilisations (confucianistes, musulmans)) (cité par
Journet, 2000, pp. 24-25). Cette thèse, qui n'est pas franchement nouvelle,
prend un relief particulier dans la mesure où elle s'oppose aux prédictions
de modernisation du monde.
Le monde est fait d'une grande complexité et il est imprégné d'une
diversité écologique et culturelle qui dépasse largement toute prétention
réductionniste cherchant à imposer des vérités universelles. Nous devons
imaginer une société plurielle capable de gérer l'égalité dans la diversité,
ouverte et tolérante aux pluralités que nous offrent les sociétés
multiculturelles et qui débordent les frontières culturelles et les anciennes
frontières sociales, en prenant conscience de la mobilité humaine et des
migrations prises comme un élélnent de fait, depuis le début de l'humanité
et jusqu'à aujourd'hui.
Une des grandes clés des mutations actuelles se trouve dans
l'éducation. Nous devons apprendre à trouver dans l'échange et le dialogue
interculturel les réponses aux défis contemporains qui signent l'éternel
apprentissage de la vie, loin des schémas et des solutions simples envers
toute la cOlnplexité des sociétés dans lesquelles nous SOlnmescontraints de
vivre.
L'imposition des implicites associés à « l'universalité» de la
civilisation et de la culture occidentale, véhiculés par certaines églises,
écoles, médias et plusieurs dOlnaines de la culture dominante, s'inscrit
dans la logique d'exclusion de la diversité culturelle. Elle est conçue
COlnmeun instrument d'holnogénéisation et de standardisation culturelle,
COlnme un modèle unique de société qui s'exprime dans les différents
visages de la mondialisation économique et culturelle du capitalisme
caractérisant la situation planétaire contemporaine. Cette proposition se
trouve dans l'iInpasse face à des défis écologiques, éthiques et des
exigences pour une réelle dignité humaine, auxquels la mondialisation
capitaliste, en manque d'un projet de société valable, est incapable de
répondre.
L'histoire de l'occidentalisation du monde que nous venons de
retracer est résumée dans le Tableau 1.

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Mondialisation, éducation et diversité culturelle

Tableau 1 : L'occidentalisation du monde depuis 1492

1492 - INDIENS « » EVANGELISA-


XVIème siècle TION
Origine biologique Baptême
douteuse
Valladolid: débat entre Eglise
animalité et humanité

XVIIIème - INDIENS ALPHABETI- INDIENS


XXème s. « SAUVAGES» SATION « CIVILISES»
Biologiquement et Langue et culture Révoltes indigènes
culturellement inférieurs dominantes du XVIIIème s.
Education traditionnelle Ecole
Culture orale Culture écrite
Dialogue et Culture divorcée
participation culture - de la nature
nature
Vision du monde bio-
éo-centri ue

XXèmes. - POPULATIONS MODERNI- CIVILISATIONS


1992 TRADITIONNELLES SATION MODERNES
Sous-développées Ecole/ Médias Développées

Mythes du progrès
et du
développement
(Sciences et
technolo ies
Image et oralité
im osées

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Pédagogies et pédagogues du Sud

De 1986 à nos MONDIALISATION DU MODELE MONDIA-


jours ECONOMIQUE CAPITALISTE LISATION
ECONOMIQUE ET
CULTURELLE
Catastrophe de Révolution technologique de l'information Crise identitaire
Chernobyl et des communications dans la société
occidentale
Eclatement de Nouvelle économie. Cyberespace Absence d'un projet
l'URSS de société valable
Fin de la Culture de l'image, culture de l'éphémère
guerre froide (Télévision, Informatique, Internet)
et du monde
bi- olaire
Nouvelle Défis éthiques, écologiques Récession
hégémonie du économique
capitalisme
Nord-
américain
Néolibéralisme Défis de la dignité humaine et du respect de Intolérance et
Pensée uni ue la bio-diversité et la diversité culturelle racisme
Standardisa- Vers une mondialisation de la culture?
tion culturelle

Mondialisation et diversité culturelle. L'industrialisation


de la culture et les limites de l'uniformisation planétaire.
Néolibéralisme et mondialisation.

Il était un temps où les décisions économiques


rencontraient les besoins des groupes sociaux
concernés. Ceci avait cours quand les communautés
soudées étaient la règle plutôt que l'exception. Ce
processus de décision, fondé sur l'impératif des
nécessités sociales, a progressivelnent laissé la place
à une efficience froide et aveugle guidée par un
système économique dont la valeur essentielle est le
gain fmancier (Houtart & Polet, 1999, p. 5).

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Mondialisation, éducation et diversité culturelle

Le néolibéralisme, en tant que fondement idéologique de la


mondialisation, naît après la Seconde Guerre mondiale, en Europe de
l'Ouest et en Amérique du Nord. Il traduit une réaction politique
véhémente contre l'interventionnisme étatique et l'Etat social. Selon
Houtart et Polet (1999), l'ouvrage qui constitue, en quelque sorte, la charte
fondatrice du néolibéralisme est The road to serfdom (traduit par La route
de la servitude) publié en 1944 par Friedrich August von Hayek. Il s'agit
d'une attaque passionnée contre toute limitation par l'Etat du libre
fonctionnement des mécanismes de marché. Ces entraves sont dénoncées,
car elles contiennent, à son avis, une menace mortelle contre la liberté
économique mais aussi politique. Cet ouvrage s'inscrit dans le contexte
historique et politique anglais dont la cible immédiate est le Parti
travailliste dans le cadre des élections de 1945.
En 1947, lorsque les fondements de l'Etatsocial se mettent
effectivement en place, en Europe d'après guerre, Hayek convoque ceux
qui partagent son orientation idéologique au Mont Pèlerin, au-dessus de
Vevey, dans le canton de Vaud (Suisse). Parmi les participants célèbres de
cette rencontre se retrouvèrent, non seulement des adversaires déterminés
de l'Etat social en Europe, mais aussi des ennemis féroces du New Deal
américain. A la fm de cette rencontre est fondée la Société du Mont
Pèlerin, une sorte de franc-maçonnerie néo-libérale, bien organisée et
consacrée à la divulgation de ses thèses, avec des réunions internationales
régulières. L'objectif est double: d'une part, combattre les mesures de
solidarité sociale qui prévalent après la Seconde Guerre Mondiale et,
d'autre part, préparer pour l'avenir les fondements théoriques d'un autre
type de capitalisme, dur et libéré de toute règle.
En 1974, l'ensemble des pays capitalistes développés entre alors dans
un profond processus de récession. A la faveur de cette situation, les idées
néo-libérales commencent à gagner du terrain. F.A. von Hayek et ses
camarades affmnent que les racines de la crise sont dans le pouvoir
excessif des syndicats et, de manière plus générale, du mouvement
ouvrier. Selon eux, les syndicats ont sapé les bases de l'accumulation et de
l'investisselnent par leurs revendications salariales et par leurs pressions
visant à ce que l'Etat accroisse sans cesse des dépenses sociales
parasitaires. La stabilité monétaire doit constituer l'objectif suprême de
tous les gouvernelnents. Dans ce but, une discipline budgétaire est
nécessaire, accompagnée d'une restriction des dépenses sociales et de la
restauration d'un taux dit naturel de chômage, c'est-à-dire de la création
d'une « armée de réserve de salariés» qui permette d'affaiblir les
syndicats. Entre autres mesures, ils recolnmandent une réduction des

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Pédagogies et pédagogues du Sud

impôts sur les revenus les plus élevés des personnes et sur les profits des
sociétés (Houtart & Polet, 1999).
Cet ensemble de mesures a déformé, de façon désastreuse, le cours
normal de l'accumulation du capital et le libre fonctionnement du marché.
Selon cette théorie, la croissance reviendra naturellement lorsque sera
atteinte la stabilité monétaire et qu'auront été réactivées les principales
incitations (défiscalisation, limitation des charges sociales, déréglemen-
tation, etc.). Ce programme ne s'est pas réalisé du jour au lendemain; il lui
a fallu une décennie pour s'imposer. En 1979, une situation politique
nouvelle est apparue. Cette année là, en Angleterre, a commencé le règne
de Margaret Thatcher. C'est le premier gouvernement d'un pays capitaliste
avancé qui se soit engagé publiquement à mettre en pratique le programme
néo-libéral avec les conséquences que connaît aujourd'hui ce pays dans les
domaines de la politique sociale, de la santé et de l'éducation publiques.
Ronald Reagan a été élu en 1980 Président des Etats-Unis et le
néolibéralislne est devenu l'idéologie politique au pouvoir avec des
conséquences planétaires. En 1982 c'est le tour de l'Allemagne et en 1982
-1984 du Danemark, symbole du modèle scandinave de l'Etat-providence.
L'hégémonie d'une nouvelle droite en Europe et en Amérique du Nord s'en
trouve consolidée. Ainsi, au cours des années 1980 on a assisté au
triomphe incontestable de l'idéologie néo-libérale dans les pays capitalistes
avancés. Les conséquences sociales se traduisent par des taux élevés du
chômage, l'écrasement des grèves, la tnise en place d'une législation
antisyndicale et des coupures importantes dans les dépenses sociales. Une
autre caractéristique importante a été la privatisation de nombreux secteurs
qui étaient auparavant étatisés. Aux Etats-Unis, où il n'existe aucun Etat-
social similaire à ceux de l'Europe, le gouvernetnent donne la préférence
aux dépenses militaires, réduit les impôts en faveur des riches. Les
secteurs publics de la santé, du social et de l'éducation sont les domaines
les moins favorisés. Les gouvernements socio-délnocrates ont aussi
appliqué les principes du néolibéralisme, contrairement à leur théorie
politique d'origine.
De l'autre côte du monde, en Australie et en Nouvelle-Zélande, le
Inême schétna néo-libéral est appliqué avec une force brutale. La Nouvelle
Zélande représente certainement le cas le plus extrême. L'Etat-social est
désarticulé de façon plus cotnplète que dans le cas de la Grande-Bretagne.
Au Chili l'expérience néo-libérale est associée à l'influence nord-
américaine avec Milton Friedman, professeur à l'université de Chicago.
L'expérience chilienne présupposait l'abolition de la détnocratie et la mise
en place d'une des dictatures les plus cruelles de l'après-guerre. Si le Chili

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Mondialisation, éducation et diversité culturelle

représente l'expérience pilote pour le néolibéralislne, l'Amérique latine,


elle aussi, a servi de terrain pour expérimenter des plans qui seront
appliqués à l'Est. En effet, après la Bolivie en 1985, la Pologne et la
Russie ont connu l'imposition du plan d'ajustement structurel. Le virage
vers un néolibéralisme profilé en Amérique latine s'amorce en 1988 au
Mexique, en Argentine et au Venezuela, enfm en 1990 avec l'élection de
Fujhnori au Pérou. Aucun de ces gouvernements n'a fait connaître à la
population, avant d'être élus, le contenu des politiques qu'il allait
appliquer. Mennem, Pérez et Fujimori avaient promis exactement
l'inverse des mesures anti-populaires qu'ils appliqueront au cours des
années 1990. Au Mexique la tradition autoritaire du Parti révolutionnaire
institutionnalisé (PR!) est largement connue.
Des quatre expériences, trois ont connu un succès iInmédiat contre
l'hyper-inflation -- Mexique, Argentine et Pérou -- et un échec, le
Venezuela. L'application de mesures économiques, telles que la
déréglementation brutale et les privatisations ont provoqué la montée du
chômage et une croissante inégalité dans le cadre de l'autoritarisme et de la
corruption politiques. Ce type d'autoritarislne politique n'a pas pu être
appliqué au Venezuela. Il serait erroné de conclure qu'en Amérique latine,
seuls des régimes autoritaires peuvent imposer des politiques néo-
libérales. Le cas de la Bolivie, du Brésil et de l'Equateur fournit un
enseignelnent: l'hyper-inflation, avec l'effet de paupérisation qui en
découle quotidiennement pour la très large majorité de la population,
arrive à faire accepter des mesures brutales de politique néo-libérale, en
préservant des formes « démocratiques)} avec des résultats sociaux
catastrophiques, comme c'est le cas, actuellement, en Amérique latine
(Houtart & Polet, 1999).

Mondialisation et diversité culturelle. L'industrialisation


de la culture
L'industrialisation de la culture est associée au développement
économique et à l'expansion des marchés. Ce processus a ses origines dans
les années 50 (Warnier, 1999). Toutes les définitions s'accordent à
considérer qu'il s'agit de secteurs qui conjuguent la création, la production
et la commercialisation de biens et de services dont la particularité réside
dans l'intangibilité de leurs contenus à caractère culturel, généralelnent
protégés par le droit d'auteur. Les industries culturelles incluent l'édition
imprimée et le multimédia, la production cinématographique,
audiovisuelle et phonographique, ainsi que l'artisanat et le graphisme.

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Pédagogies et pédagogues du Sud

Certains pays étendent le concept à l'architecture, aux arts plastiques, aux


arts du spectacle, aux milieux technologiques, aux industries du sport, à la
fabrication des instruments de musique, à la publicité et au tourisme
culturel. On parle alors plutôt des industries créatives (creative industries).
Dans les milieux économiques, on les qualifie d'industries en expansion
(Sunrise industries) et dans les milieux technologiques, d'industries de
contenu (content industries) (UNESCO, 2000).
Les industries culturelles ajoutent aux œuvres de l'esprit une plus-
value de caractère économique qui génère en même temps des valeurs
nouvelles, pour les individus et pour les sociétés. La dualité culturelle et
économique de ces industries constitue leur signe distinctif principal.
Quel est le rôle de l'industrialisation de la culture actuelle dans la
préservation et dans la promotion de la diversité culturelle, ainsi que dans
la démocratisation et dans l'accès à la culture? C'est une première
question. La deuxième est: qui contrôle le développement économique et
l'expansion de cette industrie dans un contexte de mondialisation
économique et culturelle?
Au cours de deux dernières décennies, le commerce international des
biens culturels a quadruplé. Cependant, la plus grande partie de ces
échanges s'est effectuée entre un nombre réduit de pays. Ainsi par
exemple, en 1990, le Japon, les Etats-Unis, l'Allemagne, et la Grande
Bretagne ont atteint 55,4% du total des exportations de biens culturels
dans le monde et 47% des importations ont été réalisés par les Etats-Unis,
l'Allemagne, et la France. La Chine est devenue en 1998, le troisième
exportateur mondial. Au cours des années 90, la croissance des industries
culturelles a été exponentielle en termes économiques et en termes de
production et distribution (UNESCO, 2000). Le cas de Walt Disney, est un
très bon exemple de cette expansion. Qui contrôle les messages
idéologiques et les intérêts économiques, politiques et idéologiques que
véhicule cette mondialisation ou « Disneyisation » de la culture?
Quels sont les droits de la propriété intellectuelle des savoirs
traditionnels dans ce contexte d'industrialisation et d'expansion planétaire
des Inarchés? Encore une nouvelle question. On sait, en effet, que la
piraterie de savoirs indigènes, réalisée par certaines multinationales,
touche surtout les domaines de la pharmacie et de la médecine
traditionnelles. L'Organisation mondiale de la Santé, qui travaille sur ces
domaines, a organisé des congrès à ce sujet (Organisation mondiale de la
Santé,2001).
Les savoirs traditionnels, compris comme englobant les innovations et
la créativité fondées sur la tradition, dont le folklore, occupent de plus en

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Mondialisation, éducation et diversité culturelle

plus l'attention des décideurs dans des secteurs aussi divers que
l'alimentation et l'agriculture, le C0111lnerce et le développement
économique, l'environnement, la santé, les droits de l'homme et la
politique culturelle. Le rôle de la propriété intellectuelle indigène en
rapport avec la protection des savoirs traditionnels a été le sujet d'une
conférence organisée par l'Organisation mondiale de la Propriété
intellectuelle (OMPI) à Genève en 1999 (Organisation mondiale de la
Propriété intellectuelle, 2001).

L'éducation et l'idéologie néo-libérale

Une pensée n'a aucune valeur si elle n'entre pas sur


le marché (Friedman, cité par Longo, 2001, p. 74).

L'idéologie néo-libérale concernant l'éducation s'oppose au principe


de l'Etat éducateur ou de toute philosophie politique donnant à l'Etat un
rôle prioritaire dans l'éducation publique. La tendance serait de privatiser
l'éducation pour réduire les dépenses du domaine publique. L'éducation
dans cette perspective devient une marchandise qui peut être gérée par le
marché, comme les domaines de la santé, ou le social. La mise en pratique
de cette pensée est une réalité dans plusieurs pays du monde où l'idéologie
néo-libérale s'est imposée.
Reprenons l'œuvre de Teresa Longo (2001, pp.25-41) sur les
différentes conceptions philosophiques du libéralisme et du néolibéralisme
en rapport à l'éducation. Condorcet, représentant du libéralisme, proclame
le droit des citoyens à l'instruction dans le projet de Constitution qu'il
présente en 1793. L'égalité restera formelle tant que subsistera entre les
hommes l'inégalité de savoir. L'éducation publique est à la base de la
construction d'une démocratie. Il écrit:

L'éducation est un moyen d'exercer les droits, d'établir entre les citoyens une
égalité de fait et de rendre réelle l'égalité politique. Sur une base laïque... le
but de l'instruction n'est pas de faire admirer aux hommes la législation toute
faite, mais de les rendre capables de l'apprécier et de la corriger (cité par
Longo, 2001, p. 25).

L'acquisition des connaissances et le thème des valeurs intéresse


Condorcet. C0111lnele dit Badinter, « si Condorcet pose les fondements
d'une démocratie sociale, son projet n'est cependant pas socialiste. Sa

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Pédagogies et pédagogues du Sud

conception de la société demeure fondamentalement individualiste et


libérale » (cité par Longo, 2001, p. 25).
Pour Jules Ferry, la connaissance est toujours subordonnée à la
morale. L'éducation consiste à acquérir un corps de disciplines que l'Etat
a considérées comme prioritaires et qui ont surtout COmIne valeur
éducative, l'adhésion de tous aux valeurs de la République. Ce qui a
intéressé Ferry, c'est le développement de l'Etat-Nation; et l'instruction
publique est le moyen privilégié pour sa construction (Longo, 2001).
Pour un des meneurs du néolibéralisme comme Karl Popper, l'Etat ne
doit pas intervenir dans l'éducation publique car il impose sa vérité,
empêche la critique et la pensée. Au centre des intérêts de Popper, est
prôné le développelnent d'un esprit critique dans la sphère privée. Pour
Popper, non seulement l'Etat ne doit pas éduquer les citoyens, mais il ne
doit pas non plus s'occuper de la fonnation de la classe dirigeante. Pour A.
F. Von Hayek, le fondateur de la Société Mont Pèlerin en 1947, l'Etat doit
veiller à l'ordre. Cet Etat gardien a une fonction de supervision et de
garantie d'efficacité du système sans posséder de fmalités politiques,
sociales et culturelles. L'Etat ne doit pas intervenir dans l'éducation, il
peut par contre aider les falnilles pauvres pour que tout le monde ait droit
à une éducation de base. L'Etat garantit seulement le fmancement de
l'éducation de base par un système de bons; ainsi les parents sont libres
d'inscrire leur enfant à l'école privée de leur choix. L'éducation
secondaire et supérieure est payante mais peut être obtenue comme un
crédit, comme un investissement (Longo, 2001).
En bref, l'idéologie néo-libérale réduit l'éducation à une marchandise
de plus dans le grand supermarché de la mondialisation.

La diversité culturelle
La planète où nous vivons est caractérisée par sa biodiversité,
constituée par une immense variété de formes de vie qui se sont
développées depuis des millions d'années. La défense de cette biodiversité
apparaît COlnme indispensable à la survie des écosystèmes naturels, qui
sont à la base des «écosystèmes culturels », cOlnposés d'une mosaïque
complexe de cultures qui ont aussi besoin de la diversité pour préserver le
patrimoine des générations futures. Cet axe entre nature et culture et sa
préservation est fondamental pour notre survie. C'est dans notre diversité
que se trouve la richesse de notre humanité. Les races, bio-génétiquement,
n'existent pas; nous appartenons tous à la lnême espèce; nous SOmInes

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Mondialisation, éducation et diversité culturelle

tous parents et en même temps nous sommes tous différents (Langaney,


Van Blijenburgh & Sânchez-Mazas, 1992).
En 1992, l'UNESCO ~ souligné la nécessité des efforts pour relever
les d~fis du développement et promouvoir la diversité des cultures. Cette
proposition a été aussi reprise par la Conférence intergouvernementale sur
les politiques culturelles pour le développement, à Stockholm en 1998.
Lors de la préparation de la Réunion ministérielle de l'Organisation
mondiale du Commerce (OMC) à Seattle, la notion de diversité culturelle
a été de nouveau évoquée à l'égard des biens et des services culturels.
Dans cette réunion, il a été soutenu que seules les politiques culturelles
appropriées peuvent garantir la préservation de la diversité créatrice contre
le risque d'une culture unique, tout comme seules les politiques de
préservation de la biodiversité peuvent garantir la protection des
écosystèmes naturels et, par voie de conséquence, la diversité des espèces.
La diversité culturelle apparaît donc comme l'expression positive d'un
objectif général à atteindre: la mise en valeur et la protection des cultures
du monde face au danger de l'unifor/11isation. Dans cette perspective, il
est de fait que l'exception culturelle représente un des moyens panni ceux
qui peuvent conduire à la protection et à la mise en valeur de la diversité
culturelle. Un élément clef du raisonnement réside dans l'affmnation que
les biens et services culturels (livres, disques, jeux, multimédia, films et
audiovisuel) ne sont pas comparables à d'autres Inarchandises et services.
C'est pourquoi ils méritent un traitement différent ou exceptionnel qui les
protège de la standardisation commerciale laquelle va de pair avec la
consommation de masse et les économies d'échelle liées à l'industrie
culturelle (Adorno & HorkheÜner, 1974).
Néanmoins, la culture de masse triomphe, en particulier celle
qu'imposent les grands médias, les télévisions et la publicité. Ce qui
renforce l'holnogénéisation d'une grande partie de la planète, Inais détruit
les particularismes nationaux au profit du modèle américain (Ramonet,
1997; Schiller, 2000). La standardisation culturelle se traduit par
l'américanisation des mœurs qui caractérise une manière de vivre, de
produire, de COnSOln/11er, de s'habiller, de /11angeret de gaspiller. Nous
sommes en train de vivre un chapitre de plus d'un processus historique de
l'occidentalisation du monde initié par l'Europe au XVème siècle.
Actuellement, l'alnéricanisation est l'aspect le plus imagé et le plus
ostensible d'un processus, celui du développement capitaliste qui
transfonne tout ce qu'il touche en marchandise, celui du développement
industriel et de l'industrialisation de la culture initiée dans les années
cinquante. L'industrialisation culturelle standardise tout ce qu'elle intègre,

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Pédagogies et pédagogues du Sud

le développement techno-bureaucratique anonymise tout ce dont il


s'empare, et l'urbanisation à outrance désintègre les anciennes
cOlnmunautés et atomise l'existence dans « la foule solitaire », comme
l'affIrme Edgar Morin dans son ouvrage « Terre Patrie» (Morin, 1993;
Ramonet, 1997).
L'occidentalisation du monde, qui se traduit par la destruction
culturelle des espaces géographiques suite à la domination culturelle du
colonialisme et du post-colonialisme, touche aujourd'hui les portes et les
places de l'Europe, dans un voyage symbolique de retour aux sources de
l'histoire de l'ilnposition ailleurs de valeurs supposées universelles, issue
de l'Europe même. Ce processus d'ilnposition de l'ethnocentrisme
européen, qui a déjà corrompu et ruiné tant de cultures dans le monde,
attaque maintenant les cultures européennes. L'Europe actuelle est
confrontée à une crise identitaire. Les citoyens, dépouillés des
indispensables repères culturels, dés-identifiés, affrontent la crise actuelle
dans un contexte de mutations et d'innovations technologiques auxquelles
ils doivent s'adapter. La mondialisation économique et culturelle bouscule
l'ensemble des activités économiques et culturelles avec l'émergence des
nouvelles technologies comme la télévision numérique, les jeux vidéo et
Internet. Les blocages culturels que provoquent toutes ces mutations
mettent en cause les valeurs et repères des sociétés traditionnelles
(Ramonet, 1997).
Comment protéger les valeurs de la diversité culturelle du rouleau
COlnpresseur de la standardisation culturelle? Que répondre à cette
question?
L'histoire nous rappelle que les chocs culturels ne sont pas nouveaux.
Déjà pendant les XVème et XVlème siècles, l'affrontement entre la culture
gréco-latine et la tradition judéo-chrétienne s'est traduit en un grand choc
culturel. La Renaissance encadre les confrontations entre la foi et la
raison; la vérité logique, résultat de la déduction, va s'opposer à la vérité
dogmatique. L'émergence de la pensée rationnelle favorise la distinction
entre phjlosophie et religion, entre humanisme et christianisme.
L'humanisme fait de l'homme le sujet central de l'univers, base de la
conception anthropocentrique, qui marque la vision occidentale du monde
et qui fixe la séparation entre l'homme et la nature. Actuellement, la
défense de la diversité culturelle précède la défense de la diversité
biologique.
Avec les frontières arbitraires entre humanité et animalité se fondent
les racines historiques du divorce entre la nature et la culture, axe du défi
écologique contemporain. Dans la vision du monde anthropocentrique,

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Mondialisation, éducation et diversité culturelle

l'homme a la vocation de maîtriser et dominer la nature, avec les résultats


catastrophiques que l'ont connaît actuellement. C'est sur ces fondements
que se sont construites la science et les technologies qui ont amené
l'humanité de Hiroshima et Nagasaki à Tchernobyl et qui, avec les
modifications produites par la bio-génétique, nous promettent de pervertir
les faibles équilibres des écosystèmes nécessaires à la survie de notre
espèce.
Le rationalisme a atteint son accomplissement politique avec la
formulation de la Déclaration des droits de l'holnlne et le déclenchement,
dans la seconde partie du XVIIIème siècle, des révolutions américaine et
française. Mais la tyrannie de la raison peut aussi produire des monstres.
Ainsi, par exemple, la Terreur, sous la Révolution française, apparaîtra
comme l'expression de l'intolérance de la raison, tout comme la Sainte
Inquisition fut celle de la foi (Ramonet, 1997). Le triomphe du
rationalisme européen va signifier, pour les autres peuples de la Terre, une
catastrophe culturelle avec la dévalorisation de leurs langues et de leurs
cultures. La prétention universelle du système de valeurs de la culture
occidentale implique la négation et la destruction des autres cultures
depuis l'évangélisation au XVème siècle jusqu'à nous jours. En Europe
même, la rationalité scientifico-technique et d'aberrantes rationalisations
politiques lancent les Etats dans des tueries abominables au cours de deux
guerres mondiales. Les pires régressions de l'esprit - Auschwitz, le Goulag
- se produisent au nOInde la raison et de la science.
Avec l'essor éconoInique des dernières décennies, la société
industrielle a permis de passer de la pénurie de l'après guerre à
l'abondance; elle s'est lancée dans le consumérisme. Les médias, et la
télévision surtout, répandent dans le monde un Inodèle général de vie
quotidienne, qui mène à l'éclatement des liens familiaux, cassés par
l'évolution des mœurs, la liberté sexuelle, les revendications des féIninistes
et des hOInosexuels. L'individualisme comme paradigme se renforce et
nous assistons à une autre forme de misère, la solitude, à des problèmes
nouveaux de stress et à un affaiblissement des liens affectifs.
Le progrès et la glorification de l'économie deviennent aussi les
fondeInents d'une nouvelle religion. Ainsi, Ramonet (1997) pense que
nous SOInmesconfrontés à trois types de crises graves: crise éconoInique,
crise démographique et crise culturelle.

Conclusion

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Pédagogies et pédagogues du Sud

Depuis la Seconde GueITe mondiale, la culture a été colonisée par le


commerce, comme produit de l'industrialisation de la culture (Adorno &
Horkhaimer, 1974). Actuellement, « nous allons vers une mondialisation
ou globalisation dans laquelle le commerce déconstruit la culture comme il
a déconstruit les gouvernements: le « cyberespace » remplace le teITitoire
et le marché, fondements historiques des Etats-Nations» (Ramonet, 2001b
p. 6). Avec les industries du contenu, devenu marchandise, ce sont des
milliers d'années de diversité culturelle qui disparaissent dans la forêt des
supermarchés. Les multinationales vendent les cultures à travers les parcs
à thème, centres de loisirs, comme ceux qui ont été développés par Walt
Disney. Le tourisme et les voyages tendent également à devenir une des
plus grandes industries au monde.
En fait, on ne devrait pas parler de la mondialisation de la « culture» ;
les phénomènes culturels précédent la formation de la société de classes et
la fondation de l'Etat. Comme l'affmne justement Warnier (1999), on ne
devrait pas confondre les industries de la culture et la culture; c'est
prendre la partie pour le tout. Ce que nous vivons actuellement, est
l'expansion planétaire des marchés dits « culturels» (cinélna, audiovisuel,
disque, presse, en particulier les magazines). Croire que la révolution
technologique est une réalité globale, c'est mettre hors jeu une grande
partie de l'humanité, dont la vie, de la naissance à la mort, a d'autres
références que celles qui gravitent autour de l'écran cathodique. Croire que
l'occidentalisation est devenue universelle est faire preuve d'un
ethnocentrisme primaire.
Il existe deux débats qui n'en font qu'un: celui de l'érosion des
cultures singulières et celui de l'américanisation. L'humanité aujourd'hui,
comme autrefois, reste une machine à fabriquer des différences, des
clivages et à produire des métissages grâce à la migration des populations
porteuses des cultures, en constante adaptation, réinvention et création.
L'humanité continue à restructurer les sociétés et à élaborer la géopolitique
des régions et des marchés. Ces clivages et métissages perpétuent des
cultures existantes transmises par la tradition, localisées, socialisées,
verbalisées, identificatrices. Elles remplissent la fonction des
appartenances individuelles et collectives.
Les cultures sont vivantes, dynamiques, et elles se transforment
constalnment entre la ditnension locale et mondiale. L'occidentalisation du
monde a toujours été confrontée à une résistance culturelle créatrice de
visages nouveaux et métissés. La mondialisation économique affaiblit les
Etats-Nations et provoque à son tour des réveils identitaires. La
marchandisation de la culture peine à vouloir standardiser les autres

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Mondialisation, éducation et diversité culturelle

cultures et à les uniformiser, malgré sa puissante machine technologique.


Un des grands obstacles est qu'une grande partie de l'humanité, pour des
raisons de précarité économique, ne peut pas s'intégrer au marché.
Actuellement, nous assistons à une certaine résistance, mais aussi à
l'éclatement de certaines cultures et à leur énonne diversification. Nous
assistons aussi à la réinvention des traditions, dans la recherche de points
de repères nécessaires pour survivre dans le contexte des sociétés, en
profondes mutations. Les Etats sont dépassés par ces clivages et
mutations, incapables d'assumer leur rôle d'intermédiaires politiques.
L'idée d'une culture universelle et de repères COlTIlnunsest aussi bloquée
par l'irrationalité du profit économique des entreprises, très éloignée de
tout projet collectif et de tout intérêt social. Le discours comme celui de la
défense de droits humains, dans un sens très vaste, reste du domaine d'un
discours politique très éloigné de la réalité.
La résistance à la domination économique et culturelle est une
composante de l'histoire de l'humanité. Les philosophes des Lumières ont
créé une vision sociale philosophique assez puissante pour coïncider avec
l'évolution de la propriété et du marché. Actuellelnent, il faut créer une
vision assez puissante pour que cette révolution technologique et
commerciale travaille pour nous et non contre nous. Nous ne voulons pas
que toute notre vie soit transformée en marchandise dans les réseaux.
L'exemple de l'utilisation comtnerciale de la télévision est néfaste. Selon
un rapport de l'hebdomadaire Business Week, aux Etats-Unis, un enfant de
7 ans verra quelque 20000 spots publicitaires par an. Et à 12 ans, son nom
figurera dans les bases de données géantes des entreprises de vente par
correspondance (Schiller, 2000).
Le début de ce siècle est marqué par l'association de deux grands
mouvements: le respect de la biodiversité et la défense de la diversité
culturelle au-delà de toute uniformisation de la culture. Les organismes
génét~quement lTIodifiés (OGM), base de la nourriture transgénique,
risquent de provoquer de véritables catastrophes. C'est une pratique
commerciale de la nourriture qui déracine l'alimentation de ses références
culturelles. Les biotechnologies, et en particulier le séquençage de l'ADN,
le brevetage du vivant, le clonage de mammifères supérieurs adultes, etc.,
en somme toute perversion de la chaîne alÎlnentaire et des écosystèmes
peuvent être néfastes.
La lnondialisation du capitalislne provoque la résistance et
l'élnergence de nouveaux mouvements sociaux de contestation contre cette
domination, qui est aussi culturelle. Un des grands chalnps de bataille du
XXlème siècle sera le maintien de la diversité culturelle. La défense de la

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Pédagogies et pédagogues du Sud

diversité et des identités culturelles, c'est la défense de nos appartenances


et la reconnaissance dont nous avons tous besoin, comme base affective de
notre dignité et de notre survie en tant qu'êtres humains.
Le mouvement de 1968 a produit une démocratie participative;
actuellement il faut participer à la résistance contre cette pensée unique
que nous impose la « Mcdonaldisation» de la vie quotidienne et
l'hégémonie de la « monoculture électronique », qui nous promet une
nouvelle génération d'ignares « hi-tech». Le mouvement de la société
civile parviendra probablement à « décoloniser» la culture. Les
protestations de Seattle, Prague, Davos, Porto Alegre, Goteborg et Gênes
contre la lTIondialisation économique et la standardisation culturelle en
sont des signes.
Ne faudrait-il pas donner à une organisation mondiale les moyens de
veiller au respect de la dignité humaine et des cultures, lorsque les effets
pervers de la mondialisation économique apparaissent nocifs pour
l'homme?

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Auteurs

Akkari, Abdeljalil Akkari.Abdeljalil@hep.bejune.ch


Abdeljalil Akkari est coordinateur de la recherche à la Haute Ecole
Pédagogique (Berne-Jura-Neuchâtel). Il a enseigné aux Universités de
Fribourg et de Genève. De 1996 à 1998, il a été professeur invité à
l'Université du Maryland à Baltimore (Etats-Unis). Ses principaux travaux
de recherche concernent la fonnation des enseignants, l'éducation des
minorités culturelles, les liens entre culture et éducation, l'analyse des
inégalités éducatives et la coopération internationale en matière de
recherche en éducation.

Broyon, Marie Anne Marie-Anne.Broyon@pse.unige.ch


Mar~e Anne Broyon est assistante de recherche et d'enseignement à la
Faculté de Psychologie et des Sciences de l'Education à l'Université de
Genève. Elle effectue actuellelnent une thèse de doctorat dont le titre est
« Métacognition et développelnent de l'orientation spatiale, Bénarès
(Inde)) dans le cadre d'une recherche sur l'orientation spatiale et le
développement cognitif, fmancée par le FNRS et dirigée par le professeur
Pierre Dasen (FAPSE, Université de Genève) en collaboration avec le
professeur Ramesh Mishra (Banaras Hindu University). Ses principaux
travaux de recherche concernent la métacognition et les différences
culturelles, les politiques éducatives, l'éducation à distance, la fonnation
et le fmancement de la recherche en éducation.

Dasen, Pierre R. Pierre.Dasen@pse.unige.ch


Pierre R. Dasen est professeur ordinaire en approches interculturelles de
l'éducation à la Faculté de Psychologie et des Sciences de l'Education de
l'Université de Genève.
Il a fait des études de psychologie génétique à Genève, a été un
assistant de J. Piaget, et a obtenu un PhD de l' Australian National
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Auteurs

University à Canberra. Il a étudié le développement cognitif d'enfants


Aborigènes en Australie, Inuit au Canada, Baoulé en Côte d' Ivoire, et
Kikuyu au Kenya; il a également effectué des recherches en anthropologie
cognitive chez les Yupno de Papouasie-Nouvelle-Guinée, à Bali, et en
Inde. Ses recherches ont porté en particulier sur la perception visuelle, le
développement de l'intelligence sensori-motrice, les causes et effets de la
malnutrition, le développement des opérations concrètes en fonction de
variables éco-culturelles et d'activités quotidiennes, les défmitions de
l'intelligence, l'accès d'adolescents migrants à la fonnation
professionnelle. Ses intérêts portent actuellement sur les savoirs
quotidiens, l'éducation infonnelle, les ethnothéories parentales, les
systèmes numériques et l'orientation spatiale.
Il dirige depuis quelques années une équipe d'enseignement et de
recherches sur les approches interculturelles de l'éducation. Ses
ens~ignements portent sur l'anthropologie de l'éducation et sur la
psychologie interculturelle comparative.
P. Dasen est le co-auteur ou co-éditeur de plusieurs ouvrages et
manuels en psychologie interculturelle et en éducation interculturelle.

Gasché, Jürg jurg.gasche@wanadoo.fr etjurgas@iquitos.net


Jürg Gasché est anthropologue et linguiste, chargé de recherche au Centre
National de la Recherche Scientifique français (CNRS) et membre de l'
Equipe de Recherche et d'Etudes Amérindiennes du CNRS à Villejuif
(France) ; en même temps il est chercheur invité et conseiller à l'Instituto
de Investigaciones de la Amazonia Peruana (IIAP) à Iquitos (Pérou).
Après avoir fait des études slaves à la Sorbonne et à l'Ecole Nationale des
Langues Orientales Vivantes à Paris, il s'est spécialisé en anthropologie
sociale à l'Ecole de Hautes Etudes en Sciences Sociales et au Musée de
l'Homme. Il a consacré ses premières recherches sur le terrain aux Witoto
de l'Amazonie cololnbienne, puis les a étendues aux peuples voisins de la
mêlne aire culturelle, les Bora et Ocaina. Il a dirigé durant les années 1970
un projet de recherche pluridisciplinaire sur l'horticulture sur brûlis et
l'évolution du milieu forestier en Amazonie colombienne et péruvienne
fmancé par le Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique et le
CNRS. De 1984 à 1987, il a été directeur du Centre de Recherche
Anthropologique de l'Amazonie Péruvienne à l'Université Nationale de
l'Amazonie Péruvienne à Iquitos. Ensuite, il a assumé, de 1988 à 1997, la
charge d'enseignant et de directeur scientifique, puis de conseiller
scientifique au Progralnme de Formation de Maîtres Bilingues que la

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Pédagogies et pédagogues du Sud

confédération indienne amazonienne AIDE SEP réalise avec l'Institut


Supérieur Pédagogique « Loreto» à Iquitos. Au sein de ce programme, il a
conçu la méthode inductive interculturelle d'enseignement qui permet
d'articuler les contenus indigènes avec les concepts scientifiques et de
revaloriser de la sorte les savoirs locaux « dOlninés ». L'expérience acquise
dans l'enseignement interculturel indigène, et en particulier l'élaboration
de curricula interculturels de formation d'instituteurs et d'école primaire,
lui ont servi, à partir de 1997, de références dans les tâches de formation
qu'il a assumées à la demande de l'Uni6n de Estudiantes para una Nueva
Educaci6n de México qui regroupe des apprentis-instituteurs du Chiapas
au Mexique. Depuis le début de sa collaboration avec l'IIAP (1997), ses
recherches s'efforcent de répondre à la question « Qu'est-ce qu'une société
forestière amazonienne aujourd'hui? » En énonçant ses caractéristiques et
propriétés et en découvrant les principes de sa dynalnique historique, il
prétend fournir les bases conceptuelles à des «projets alternatifs de
développement» qui tiennent compte, à la fois, des rythmes et valeurs
propres à ce type de société et d'une «pédagogie interculturelle» qui
problématise l'interaction entre sujets urbains (<<dOlninants ») et ruraux
(<<dOlninés »). Par ailleurs, Jürg Gasché étudie la langue witoto, en
particulier ses « formes de discours », avec l'objectif de donner corps au
concept de « rhétorique indienne».

Harley, Alexandra
Alexandra Harley a participé au sein du Bureau international de
l'éducation (Genève) au projet de recherche dirigé par Sobhi Tawil sur la
reconstruction des systèmes éducatifs dans des pays perturbés. Avant de
travailler au BlE, elle a fondé et dirigé une ONG au Nicaragua destinée à
venir en aide aux populations affectées par le cyclone Mitch.

Hemma Devries, Ali Ben Brahim a.hemma@ecolelasource.ch


Marié, cinq enfants, licencié en sciences de l'éducation.
Actuellement professeur/formateur à la Haute Ecole de Santé «La
Source» à Lausanne, en Suisse.
Ecrits: 1992, Le rapport à la différence ou l'incontournable différence
des sexes, séminaire cantonal de l'enseignelnent, Lausanne; 1990, Désirs
de violence dans le processus entre un soignant et un groupe de parents et
d'enfants inunigrés, colloque international de thérapie corporelle,
Montréal.

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Auteurs

Herzog, John
John.herzog@wanadoo.fr et jherzog@lynx.dac.neu.edu
John Herzog est professeur émérite au Northeastern University et
chercheur indépendant. Il effectue actuellement des travaux de recherche
sur le compagnonnage en France. Ses principaux travaux ont été publiés
dans des revues internationales telles que Harvard Educational Review
(1962), Ethos (1973) et Human Organization (1974). John Herzog a
également été président du Conseil sur l'anthropologie et l'éducation de
l'American Anthropological Association.

Marin, José jose.marin@pse.unige.ch


José Marin est docteur en anthropologie de l'Université de la Sorbonne et
diplômé de l'Institut des Hautes Etudes de l'Amérique Latine de Paris. Il
est également diplômé de l'Institut Universitaire d'Etudes du
Développement (IUED) et de l'Acadélnie Internationale de
l'Environnement (EADI) de l'Université de Genève.
Actuellement, il participe au Réseau Universitaire International de
Genève (RUIG) de l'Université de Genève, dans un projet de recherche
sur: « La mondialisation, les Inigrations et les droits de l'homme». Il
collabore également avec plusieurs institutions et publications d'Europe et
d'Amérique Latine. Il a publié entre autres, : « Globalizaci6n, educaci6n y
diversidad cultural» (2002) paru dans Perspectiva 21(2); « Pour une
éducation appropriée aux peuples autochtones d'Amérique latine» (2002)
dans P. Dasen et C. Perregaux (Ed.), Pourquoi des approches
interculturelles en sciences de l'éducation?, Bruxelles: DeBoeck
Université; et « Histoire de l'Etat-Nation en Amérique latine et en
Europe» (2001) dans C. Perregaux et al. (Ed.), Migrations et intégrations,
Paris: L'Harmattan.

Mesquida, Peri peri@rlaOI.pucpr.br


Chercheur à l'Université Catholique du Parana-Brésil. Auteur des
ouvrageses « Hégémonie nord-américaine et éducation protestante au
Brésil» et « Piaget et Vygotski: Un dialogue inachevé» et d'articles
surtout sur l'histoire de l'éducation en Amérique Latine et sur la pensée
éducative brésilienne.

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Pédagogies et pédagogues du Sud

Mishra, Ramesh C. rcmishra _2000@yahoo.com


Ramesh C. Mishra est professeur de psychologie à la Banaras Hindu
University, à Varanasi, Inde. Il a obtenu son doctorat de Allahabad
University sous la direction du Prof. D. Sinha et a passé deux ans d'études
postdoctorales avec J. Berry à Queen's University, Kingston, Canada, puis
a été professeur invité dans cette même université. Il a également été
« professor invité» à l'Université de Genève et aux Archives Jean Piaget.
Son intérêt premier va à l'influence culturelle sur le développement
humain, et il a contribué à de nombreux articles dans des revues
scientifiques autant en Inde qu'ailleurs, dans les champs de la cognition,
de l'acculturation, de la scolarité et dans les études interculturelles. Il a
contribué largement à des chapitres de livres, en particulier au « Handbook
of cross-cultural psychology» et au « Handbook of culture and
psychology». Il est co-auteur (avec J.W. Berry et D. Sinha de « Ecology,
acculturation and psychological adaptation: a study of Adhivasis in
Bihar », et co-éditeur (avec J.W. Berry et R.C. Tripathi) de « Psychology
in human and social developlnent : lessons from diverse cultures ».

Perez, Soledad soledad.perez@pse.unige.ch


Soledad Perez est Maître d'enseignelnent et de recherche en éducation
comparée à la faculté de Psychologie et des Sciences de l'éducation de
l'Université de Genève. Elle lnène des recherches sur l'analyse comparée
des politiques de l'enseignement .en Europe et en Amérique andine et
développe les problématiques suivantes: politiques de l'enseignement
universitaire en Europe; régionalisation de l'éducation en Europe et
ailleurs; minorités linguistiques en Europe et peuples autochtones en
Amérique Andine.

Tawil, Sobhi s.tawi1@ibe.unesco.org


Sobhi Tawil (Syrie/Suisse) est, depuis 2002, coordinateur de programme
au Bureau International d'Education (BlE) de l'UNESCO, où il est
responsable du projet « Education, Conflits et Cohésion Sociale».
Auparavant, il était responsable du projet « Explorons le Droit
Humanitaire» au Comité International de la Croix Rouge (CICR) de
1999-2001. Collaborateur de l'enseignement à l'Institut Universitaire
d'Etudes du Développement (IUED) à Genève dans le domaine
« éducation, conflits et développement», il a également effectué des
recherches portant sur les politiques éducatives dans les pays du Sud de

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Auteurs

manière générale et sur l'exclusion et l'éducation de base au Maroc, en


particulier.

Teasdale, Bob teasdale@aO Il.aone.net.au


Bob Teasdale a enseigné à la Faculté d'éducation de Flinders University à
Adelaïde, Australie du Sud, pendant 34 ans. De 1997 à 2003, il était le
directeur du Institute of International Education de cette université. Au
début de 2004 il est devenu directeur du programme «Pacific Regional
Initiatives for the Design of Basic Education (PRIDE)) à l'Institut des
sciences de l'éducation de l'Université du Pacifique Sud, à Suva, Fidji. Ce
programme, financé par l'Union Européenne, favorise la réfonne des
programmes scolaires dans 14 nations indépendantes d'Océanie. Les
domaines d'intérêts de Bob Teasdale dans l'enseignement et la recherche
sont l'éducation internationale, interculturelle et indigène, avec une
concentration sur la région Australie-Pacifique. Il a également travaillé
avec l'UNESCO dans la région Asie-Pacifique pendant les 15 dernières
années dans les domaines de l'éducation pour le développement culturel et
l'éducation pour la paix et la compréhension internationale.

Vajpayee, Aparna apamavaj@rediffmai1.com


Apama Vajpayee est « senior project fellow» au département de
psychologie de Banaras Hindu University, à Varanasi, Inde. Elle a obtenu
un M.A. en psychologie de cette même Université et un doctorat à la
Chaudhary Charan Singh University de Meerut, en Inde. Elle s'intéresse
au développement psychologique des enfants des classes défavorisées et
précarisées de la société indienne, et elle a effectué un important travail
d'intervention pour leur développelnent cognitif. Son intérêt se porte
également sur l'étude des problèmes de santé mentale et somatique des
femmes des communautés tribales. Elle a contribué à plusieurs articles
scientifiques dans les domaines de la cognition, de la santé et du
développement communautaire. Actuellelnent son travail est centré sur
l'application des connaissances de la psychologie à des problélnatiques du
développement humain et social.

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