Hors-série Octobre-novembre 2023

8,90 €

Pourquoi est-il si important

de parler ukrainien en Ukraine,
cantonais à Hong Kong
ou swahili en Afrique de l’Est ?
La presse étrangère décrit
des langues en perpétuel
mouvement, qui s’affrontent,
s’effacent, ou se réinventent
en se mélangeant.

La bataille
des langues
Allemagne 10,90€, Antilles Réunion 9,90€, Canada 15,50$CAN,
Espagne 9,90€, Gabon 7200FCFA, Grande-Bretagne 8,90£,
Grèce 9,90€, Italie 9,90€, Japon 1800Y, Maroc 100MAD,
Pays-Bas 9,90€, Portugal cont. 9,90€, Sénégal 6100FCFA,
Suisse 13,5CHF, TOM 1800XPF, Tunisie 19DT.

M 04224 - 97H - F: 8,90 € - RD

3’:HIKOMC=YU]^UV:?a@a@t@r@f";
 Suite des aventures, au cœur des terres russes,
du duo slave au destin cabossé,, dépeint avec verve
et talent par Pierre-Henry Gomont !
© Gomont / Dargaud Benelux (Dargaud-Lombard S.A.) 2023

« Une nouvelle comédie « Une image saisissante

à la piquante profondeur, pour dépeindre
bien plus politique la Russie d’alors. »
qu’il n’y paraît. »

AU RAYON BANDE DESSINÉE

Octobre-novembre 2023 Hors-série Courrier international 3

La bataille Quoi de plus beau que d’apprendre une langue

Les principales langues officielles dans le monde
4
8

des langues
Influences
C
’est un sujet qui nous tient
À toi, mon enfant à naître 12
particulièrement à cœur que
nous vous proposons dans ce À Mykolaïv, une scène pour communier 14
hors-série : un état des langues, Pourquoi j’apprends l’ukrainien 15
et ce qu’elles disent des bouleversements Le français ne gouvernera plus jamais le monde 16
du monde. Outils d’influence voire de Le norvégien moins souverain 19
domination, mais aussi symboles de L’anglais, une langue métissée ou hégémonique ? 20
résistance, d’affirmation des identités, les L’arabe littéraire en perte de vitesse 21
langues s’affrontent parfois, se mélangent Pékin veut en finir avec le cantonais 22
souvent, s’effacent et se réinventent aussi. “Mach’Allah”, les Allemands se mettent à l’arabe 24
C’est ce mouvement perpétuel que nous
avons voulu mettre en évidence ici : les
langues sont bien vivantes, et quoi de plus

dentités
beau que de les apprendre, nous dit Douglas
Hofstadter dans le texte d’ouverture,
paru dans The Atlantic. À l’heure où
Au Mexique, le rap fait vivre la langue maya 28
l’intelligence artificielle (IA) promet
des raccourcis linguistiques majeurs, ce Le swahili va-t-il reconquérir l’Afrique ? 30
professeur américain de sciences cognitives Le numérique au service de la décolonisation linguistique 32
et expert en IA, précisément, prône tout le Un jour, j’apprendrai le kikuyu 34
contraire : “Parler une langue est pour moi L’Afrique, continent aux 1 500 langues 35
quelque chose de dynamique qui est imprégné Non, le suisse-allemand n’est pas du mauvais allemand ! 36
de mon humanité unique, de toutes ses forces Doubler du Xavier Dolan, c’est non ! “Tabernacle” ! 37
et fragilités.”

ouvements
Courrier international est d’abord un journal
de traduction, tous nos articles sont issus
de la presse étrangère, et ce texte trouve
forcément un écho dans notre pratique M
quotidienne des langues étrangères. Les “naufragés” de l’arabe chypriote 48
Comme celui qui conclut ce numéro,
Des origines multiples à l’extinction 50
le portrait de la traductrice américaine
Gibraltar perd son llanito 52
d’Elena Ferrante, Ann Goldstein, qui
décortique dans The New Statesman Au Japon, faire du neuf avec des poèmes du VIIIe siècle 54
le processus si particulier de la traduction. “Jaffais” ce qui me plaît 56
Il est aussi beaucoup question de Jamais sans mon émoji 58
géopolitique et de culture : depuis un an, Comment les Chinois contournent la censure du web 59
les Ukrainiens se réapproprient leur langue
pour tenter d’en finir avec l’influence russe.
À Hong Kong, Pékin cherche à restreindre
l’usage du cantonais, si lié à l’identité du
territoire. En Afrique, le swahili pourrait Prat iques Saraceni tamen nec amici nobis umquam nec hostes optandi,
ultro citroque discursantes quicquid inveniri poterat momento temporis parvi
vastabant milvorum rapacium similes, qui si praedam dispexerint celsius, volatu
rapiunt celeri, aut nisi impetraverint, non inmoispexerint celsius, volatu rapiunt celeri,
aut nisi impetraverintrantur.

bientôt détrôner les anciennes langues “Rasez-moi la moustache” : le charme désuet des guides de conversation 62
coloniales et s’ériger en lingua franca. Au Mon français is not good 64
Mexique, de jeunes rappeurs remettent “Je suis la langue que je parle” 65
le maya au goût du jour. À Jaffa, en Israël,
Petits secrets de polyglottes 66
une troisième langue, mélange d’arabe
Les mécanismes de l’apprentissage 66
et d’hébreu, le “jaffais”, est apparue ces
dernières années. Métissages, innovations, Le coréen dopé à la K-pop 68
charabia… C’est un voyage autour du Ce que la diversité linguistique coûte à l’UE 70
monde particulièrement varié que nous “Traduire, c’est résoudre des casse-tête en permanence” 72
vous proposons dans ce hors-série qui nous
ressemble. Bonne lecture! PORTFOLIO. Jeux de mains, jeux de citadins, par Siya Fonds et Patricia Kühfuss 38
—Claire Carrard À voir, à lire, à jouer, à écouter 74

En couverture : dessin de Sjoerd van Leeuwen, paru dans De Optimist, Amsterdam.

Certains des articles de ce hors-série ont déjà été publiés dans notre hebdomadaire ou sur notre site.
4 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2023

Quoi de plus beau que

d’apprendre une langue
Douglas Hofstadter, éminent professeur américain de sciences cognitives
et expert en intelligence artificielle, met en garde contre les applications de traduction.
Dans cet article, il témoigne de toute une vie consacrée à l’apprentissage des langues,
un exercice qui, bien que laborieux, nous pousse à révéler vraiment notre humanité.
—The Atlantic, extraits (Washington)
Octobre-novembre 2023 Hors-série
A
mesyeux,lesintelligencesartifi-
cielles (IA) n’ont rien de plus
effrayant que leur potentielle
“singularité” – la menace
d’une explosion incontrôlable
d’intelligence qui anéantirait
l’humanité. Reste que les IA
les plus poussées qui existent
actuellement augurent déjà
des scénarios, certes plus
modestes, mais tout de même
bouleversants.
Certaines personnes désirent si ardemment gravir l’Eve-
rest qu’elles s’y préparent pendant des années, y consacrent
énormément d’argent, s’épuisent pendant des semaines lors
de l’ascension proprement dite et mettent de nombreuses
fois leur vie en danger. Est-ce que ça vous ressemble ? Ou
préféreriez-vous arriver directement au sommet par héli-
coptère et profiter de la vue imprenable ? Et qu’en est-il d’un
Everest métaphorique, c’est-à-dire l’apprentissage d’une
langue étrangère ? Deux petites histoires personnelles m’ont
récemment poussé à méditer un moment sur cette question.
À la fin de juin, j’ai regardé pour la première fois une
vidéo de moi, filmée en 2018 dans la ville chinoise de
Hangzhou : pendant trois minutes, je tente avec beaucoup
de difficulté d’improviser un petit discours devant une ving-
taine de jeunes de Shanghai, membres d’un club amateur
s’intéressant aux IA. Ils avaient fait 300 kilomètres jusqu’à
Hangzhou pour que nous dînions ensemble, et, pendant deux
heures et demie, nous avions uniquement parlé anglais. À
la fin de la soirée, ils m’ont pourtant demandé si j’accepte-
rais de dire quelques mots en chinois pour les adhérents
du club n’ayant pas pu faire le déplacement.
Oh, oh ! Panique à bord ! J’avais consacré de nombreuses
années laborieuses à l’étude du chinois (et je me suis tou-
jours dit que la formule “apprendre le chinois est une leçon
Courrier international 5
d’humilité qui dure cinq ans” était un sacré euphémisme)
et j’avais trimé comme jamais pendant mon séjour de trois
mois à Hangzhou. Pourtant, leur demande m’a déstabilisé,
et, même si je m’y suis finalement plié, j’étais particulière-
ment fébrile. Ils m’ont envoyé la vidéo peu de temps après,
mais je n’avais jamais osé la regarder, pas même les premières
secondes, de peur d’assister à mon naufrage linguistique.
Mais ce que j’ai vu, quand j’ai enfin eu le courage d’ouvrir
Ce que j’ai vu [dans une vidéo de 2018],
m’a surpris. Je suis ravi d’avoir la
preuve que, fut un temps, j’étais
vraiment capable de faire une très
brève “conférence” en chinois.
le fichier très récemment, m’a surpris : je n’étais pas seule-
ment quelqu’un qui peinait à s’exprimer dans une langue
étrangère très difficile, j’étais aussi quelqu’un qui s’en sor-
tait plutôt pas mal. Je paraissais peu sûr de moi et vulné-
rable, mais déterminé à prendre le taureau par les cornes.
Bref, j’étais fier de ma performance en 2018 ! Depuis, mon
niveau correct en chinois est malheureusement parti à vau-
l’eau, et je ne pourrais plus parler trois minutes dans cette
langue, même si ma vie en dépendait. Alors je suis ravi d’avoir
la preuve que, fut un temps, j’en étais capable. J’étais vrai-
ment capable de faire une très brève “conférence” en chinois,
quoique limitée à trois minutes.
C’était donc la première histoire, voici la seconde. À la fin
du printemps, mon très cher ami italien, le mathématicien
Benedetto Scimemi, est décédé. J’ai passé des heures à écrire
de sincères condoléances à tous les membres de sa famille.
Il se trouve que j’ai vécu en Italie pendant près de trois ans
et, qu’en plus de ça, mes deux enfants et moi parlons italien
entre nous depuis trente ans, c’est pourquoi je suis très à
l’aise dans cette langue.
Quand bien même, mon niveau n’est pas celui d’une per-
sonne dont c’est la langue maternelle. Lorsque j’ai écrit ces
courriels difficiles et poignants, j’ai moult fois ajusté mes
mots et expressions, je me suis souvenu avec affection
de toutes les choses merveilleuses que Benedetto et moi
avions faites ensemble, et j’ai mobilisé à leur maximum mes
compétences en italien. J’y ai passé peut-être deux à trois
fois plus de temps que si j’avais écrit en anglais, mais j’y ai
← Dessin de mis tout mon cœur. J’ai cherché de nombreux mots dans
Nick Lowndes, l’énorme dictionnaire qui est toujours à côté de mon ordi-
paru dans The nateur et j’ai eu le sentiment que ces textes étaient vrai-
Economist, ment à mon image.
Londres. Tout le soin apporté à chaque tournure en faisait le miroir
de l’amour porté à mon défunt ami, de la manière la plus
profondément personnelle qui soit. Là encore, j’étais fier
d’avoir appris, au fil des décennies, à m’exprimer précisé-
ment, distinctement et sincèrement dans une langue qui
n’était pas ma langue natale.
Au cours de ma vie, j’ai étudié de nombreuses langues
avec plus ou moins d’assiduité, et je me qualifie en plaisan-
tant de “pi-lingue” : si j’additionnais toutes les fractions des
langues auxquelles je me suis frotté, j’obtiendrais un chiffre
proche de 3,14. Un pour l’anglais, 0,8 pour le français, 0,7 pour
l’italien, etc. Peut-être 0,3 pour le chinois, à mon meilleur
(0,1 aujourd’hui).
Outre ma langue maternelle, j’ai consacré des milliers
6 Courrier international
d’heures à sept langues (français, italien, allemand, suédois,
russe, polonais et chinois), ce qui m’a tour à tour causé de
considérables difficultés et d’immenses satisfactions. Envers
et contre tout, j’ai persévéré des années dans l’étude de ces
langues, car j’aime, chez chacune d’elles, les sons, mots, into-
nations, expressions, proverbes, poèmes, chansons, etc. Il
est difficile d’imaginer quoi que ce soit qui m’ait tant captivé
intellectuellement que le désir d’assimiler la logique magique
d’une langue étrangère venant d’une terre lointaine.
Aujourd’hui, nous avons néanmoins Google Translate.
Nous avons DeepL [des sites de traduction simultanée]. Nous
avons ChatGPT, etc. Nul besoin de lister toutes les puissantes
innovations qui permettent de nos jours à quiconque – un
Américain monolingue, par exemple, qui n’a jamais consacré
une seule seconde à apprendre, disons, le chinois – d’écrire
des paragraphes entiers en chinois. Aujourd’hui, rien de
plus facile qu’envoyer un courriel dans une langue dont on
ne connaît pas un mot. Il suffit de cliquer sur “Traduire” et
hop ! C’est fait ! Ou, du moins, c’est à peu près fait. En sup-
posant que le texte ne compte aucune bourde monumentale
(ce qui reste fréquent), le courriel que vous envoyez est fluide
mais sans aucune âme.
Imaginez que les technophiles de Shanghai m’aient demandé
de dire quelques mots non pas en chinois mais en anglais,
pour ensuite, pendant mon discours, injecter ces mots d’an-
glais dans une appli de transcription, puis une appli de traduc-
tion, puis une appli de diction, de manière que mes paroles
soient retransmises, en temps réel, en chinois (d’ailleurs, si
la scène se déroulait aujourd’hui, l’appli de diction pourrait
même utiliser ma voix et s’exprimer dans un parfait accent
mandarin !). Si le club avait fait le choix de la technique, ce
qui aurait tout à fait pu leur plaire, je me serais épargné la
difficulté et l’effort de parler dans leur langue. Personne, ni
moi ni les adhérents, n’aurait eu à faire le moindre effort.
Mais, dans ce scénario, ceux qui auraient regardé la vidéo
Quand j’écrivais en italien [un courriel
de condoléances], je pensais en italien
et non en anglais. J’employais des mots
et des tournures que je m’étais
appropriés au fil des décennies.
auraient été privés de traits essentiels de ce qui fait la person-
nalité et l’humanité de leur invité. Ils ne verraient pas Douglas
Hofstadter (connu en chinois sous le nom de “Hou Daoren”)
chercher ses mots en chinois, ils ne seraient pas témoins de
ses doutes, de sa vulnérabilité ou, d’ailleurs, de son absolue
détermination. Ils verraient simplement un Américain s’ex-
primer l’air de rien dans sa langue natale (tout en entendant
les propos dans un chinois parfait).
Ils n’auraient aucune idée de qui je suis vraiment, moi
qui avais consacré des milliers d’heures, sur de nombreuses
années, à la maîtrise de leur langue natale. Mes idées seraient
plus ou moins communiquées, mais pas les traits sous-jacents
de ma personne.
Je vais tout de même me faire l’avocat du diable, briève-
ment. Les IA d’aujourd’hui permettent aux personnes de dif-
férentes cultures de communiquer entre elles instantanément
et sans effort. Incroyable ! N’est-ce pas un rêve multiséculaire
qui se réalise, permettant de resserrer les liens planétaires ?
N’est-ce pas un merveilleux miracle ? N’est-il pas réjouissant
Hors-série Octobre-novembre 2023
qu’un monde où tout le monde se comprend dans toutes les
langues soit à notre portée ?
Certains lecteurs répondront certainement oui, mais je ne
suis pas d’accord. D’ailleurs, le scénario qui se profile est à
mes yeux une grande tragédie. J’y vois le début de la fin, pour
la tradition immémoriale qu’est l’apprentissage de langues
étrangères – non seulement aux États-Unis, mais aussi dans
des pays comme les Pays-Bas et la Suède, connus pour leurs
citoyens presque universellement multilingues. Le problème
P
vient du fait que tout le monde, quelle que soit sa culture,
choisit instinctivement le moindre effort.
ourquoi consacrer des milliers
d’heures à l’apprentissage d’une
langue étrangère quand on peut
simplement parler dans son télé-
phone, qui recrache instantanément
le même message dans la langue de
notre choix, avec notre voix et, par-
L’auteur dessus le marché, un accent parfait ?
Qui refuserait d’avoir des conversa-
tions complexes avec la personne de
son choix, dans n’importe quel pays,
quelle que soit la langue concernée ?
Pourquoi prendre la peine de suivre d’innombrables cours de
chinois si c’est pour se sentir mal à l’aise quand il faut sou-
DOUGLAS dain communiquer, non seulement en chinois, mais aussi en
HOFSTADTER français, en hongrois, en swahili, etc. ?
Fils du lauréat Imaginez que j’aie écrit mes condoléances à la famille de
du prix Nobel Benedetto en anglais, pour ensuite les copier dans une appli-
de physique cation comme DeepL. Le résultat aurait été très différent de
Robert Hofstadter, ce que j’ai écrit en italien. Quand j’écrivais en italien, je pen-
Douglas sais en italien et non en anglais. J’employais des mots et des
Hofstadter a tournures que je m’étais appropriés au fil des décennies, en
obtenu son ayant d’innombrables conservations privées avec des amis
doctorat en italiens proches (comme Benedetto lui-même), en lisant des
physique en 1975. centaines de livres jeunesse à mes enfants quand ils étaient
À la fois écrivain, tout petits, en écoutant des centaines de fois des CD de chan-
philosophe et sons italiennes rythmées des années 1930, en dévorant la
informaticien, presse italienne, en faisant des dizaines de conférences en
il enseigne italien, en regardant des dizaines de vieux films italiens, en
les sciences mémorisant quelques poèmes italiens, etc.
cognitives Toute cette profusion inimitable, reflet d’une myriade de
et la littérature chemins grâce auxquels j’ai amoureusement appris la langue
comparée italienne, serait absente d’un courriel rédigé en anglais et ins-
à l’université tantanément transcodé en italien par une machine.
de l’Indiana Vous pensez peut-être que c’est bien peu cher payé pour
à Bloomington. avoir le grand luxe de produire des courriels parfaits dans
Il est l’auteur, entre une centaine de langues, de donner des conférences en temps
autres, de Fluid réel dans une centaine de langues, etc. Je vous réponds que
Concepts and le “vous” qui “écrit” ou “parle” si bien dans toutes ces lan-
PHOTO INDIANA UNIVERSITY BLOOMINGTON
Creative Analogies gues n’est pas du tout “vous”. C’est plutôt un deepfake (ou
(inédit en français) plusieurs deepfakes) de vous.
et de Gödel, Escher, Dans les moments où je bataillais le plus avec la langue
Bach - Les brins chinoise, j’ai souvent rêvé d’une injection qui me permettrait
d’une guirlande de parler chinois parfaitement et sans délai. Merveilleux,
éternelle (prix n’est-ce pas, de pouvoir enfin comprendre tout mon entou-
Pulitzer de l’essai rage, dire ce que j’avais en tête, etc. ! Mais, quelques secondes
en 1980). plus tard, je me disais qu’après cette injection je ne me sen-
tirais pas fier d’avoir appris le chinois en trimant pendant
de nombreuses années. Ma maîtrise immédiate du chinois
serait, dans ce cas, une acquisition triviale et non un pré-
cieux accomplissement résultant d’un considérable labeur.
Octobre-novembre 2023 Hors-série
Elle n’aurait aucune valeur affective à mes yeux. Ce serait
comme arriver au sommet de l’Everest en hélicoptère. Ce serait
comme prendre une nouvelle pilule miracle qui doperait ma
musculature et mes réflexes, me donnant soudain les moyens
(même à 78 ans !) d’être le meilleur sprinteur au monde. J’ai
beau être un vieux débris, je serais sous peu récompensé d’une
médaille d’or au 400 mètres des Jeux olympiques. Et alors ?
“Ma” médaille d’or serait une victoire creuse sans lien avec
mes talents sportifs. Elle ne résulterait ni plus ni moins que
d’un dopage technologique. De la même manière, l’injection
permettant de parler chinois serait une victoire creuse, car
“mon” chinois ne serait en rien représentatif de mon intelli-
gence et de mon esprit si humains, si faillibles et si déterminés.
À l’adolescence, quand je me consacrais si passionnément
à l’apprentissage du français, je rêvais parfois d’avoir grandi
en France avec mes parents américains, pour que le français
et l’anglais soient pour moi deux langues natales. Mais, en y
pensant plus longuement, j’ai compris que si j’aimais tant le
français, c’est précisément parce que ce n’était pas ma langue
maternelle : si ça l’avait été, alors j’aurais été incapable de l’en-
tendre avec l’oreille d’un étranger.
Les jeunes qui grandissent avec des logiciels de traduc-
tion ne seront pas séduits comme je l’ai été, à l’adolescence,
par l’objectif fantastique et surréaliste d’assimiler une autre
langue. Ils n’auront pas la moindre tentation de consacrer une
grande partie de leur vie à la lente et laborieuse acquisition
des sons, du vocabulaire, de la grammaire et de la richesse
culturelle d’une autre langue. Une personne ayant mes ten-
dances masochistes leur paraîtrait désespérément passéiste.
Pourquoi diable tenir à se déplacer à cheval ou à vélo quand
on peut prendre une voiture (et même un avion) ? Pourquoi
choisir la lenteur à la place de la vélocité ? Certes, on voit un
peu mieux le paysage à cheval ou à vélo, mais est-ce que ça
en vaut vraiment la peine, quand on peut traverser tout un
L
continent en quelques heures ou jours, et non en des semaines
ou des mois ?
a question se résume ainsi : pour-
quoi les humains utilisent-ils le
langage ? Le but n’est-il pas simple-
ment de communiquer des faits ?
Le cas échéant, pourquoi ne pas
se contenter d’optimiser le nombre
de faits par seconde ? Si vous voulez
mon avis, c’est une description très
utilitariste de ce que je considère
comme un phénomène éternelle-
ment stupéfiant et quasi magique
au cœur de notre vie consciente.
Quand je parle une langue, comme le savent tous mes
amis, je cherche toujours le mot ou l’expression le plus
juste : j’hésite beaucoup, je bredouille ou je change de cap
en pleine phrase. Je plaisante constamment en jouant sur
l’ambiguïté, je m’amuse en imitant des accents et des per-
sonnages, sans parler des jeux de mots que j’invente. Je fais
des allitérations, j’improvise de nouveaux mots, je fais des
erreurs qui me font rire, je fais des fautes grammaticales
délibérées, je mélange inconsciemment des expressions
imagées et crée ainsi de nouvelles tournures.
Je saupoudre généreusement mes phrases de mots d’autres
langues, je cite des proverbes et quelques vers poétiques, je
mélange les métaphores. J’en passe, et bien d’autres ! Parler
une langue est, pour moi, quelque chose de dynamique qui
Courrier international 7
est imprégné de mon humanité unique, de toutes ses forces
et fragilités.
Comment cette profusion débordante en langue A sera-
t-elle reproduite en temps réel en langue B par un dispositif
mécanique qui n’est équipé d’aucune de ces qualités, qui n’a
aucun sens de l’humour, aucune maîtrise de l’ironie ou de l’au-
todérision, aucune conscience des mélanges involontaires de
plusieurs expressions, etc. ?
Aujourd’hui, il me semble pourtant possible – et même
probable – que les êtres humains choisissent collectivement
de céder et de renoncer à l’apprentissage des langues étran-
gères. Allons-nous, usagers des langues, révérencieusement
remettre nos relations avec d’autres langues à des chatbots ?
Pour mon ami David, sinophone, il est
extrêmement déprimant d’envisager
l’appauvrissement des vies mentales
et affectives, [provoqué par] la promesse
séduisante des applis de traduction.
La jeunesse des prochaines décennies partagera-t-elle ma fer-
veur adolescente pour l’ascension de plusieurs Everest lin-
guistiques, qui exigent de longues années de dévouement ?
Ou choisira-t-elle l’hélicoptère et le chatbot, pour mener une
vie linguistique sans peine ? Si tout ce dont nous rêvons nous
est présenté sur un plateau, quel est donc le sens de la vie ?
SOURCE
Comme l’avance mon ami David Moser, ces nouvelles tech-
THE ATLANTIC nologies reposant sur l’IA risquent d’abolir le précieux don
Washington, qu’on ne peut acquérir que grâce à une immersion complète
États-Unis dans une autre culture, qui nous apporte ainsi une toute nou-
Mensuel, velle grille de lecture sur le monde.
theatlantic.com C’est un don qui fait de tout être humain une personne bien
L’anticipation plus ouverte et accomplie. David craint pourtant que ce don
est l’un des devienne aussi rare qu’un mouton à cinq pattes. Je me permets
points forts de d’ajouter que David sait parfaitement de quoi il parle : lorsqu’il
The Atlantic était trentenaire, il s’est jeté à corps perdu dans le chaudron
depuis sa créa- bouillonnant de la Chine et de ses langues mystérieuses, et,
tion, en 1857. après de longues années de persévérance, il a su parler chinois
Intellectuelle et couramment, improviser dans cette langue d’impressionnants
placide, à l’image jeux de mots et faire du stand-up à la télévision nationale, et
de sa ville d’ori- même animer une émission hebdomadaire à la télévision, en
gine, Boston, chinois, sur les facettes méconnues de Pékin.
la revue agré- Pour “Mo Dawei”, nom sous lequel David est connu en
mente ses pages Chine, il est extrêmement déprimant d’envisager le profond
de poèmes et appauvrissement des vies mentales et affectives qui se pré-
d’illustrations pare sur tous les continents, à cause de la promesse sédui-
recherchées. sante des applis de traduction automatique, qui s’insinuent
insidieusement dans la vie des gens ordinaires et sapent leur
désir d’assimiler d’autres langues.
Quand les enfants entendent pour la première fois les sono-
rités d’une autre langue, ils se demandent toujours : “Qu’est-ce
que ça ferait de parler cette langue ?” Cette curiosité enfantine
paraît peut-être universelle et irrépressible. Et si cette curio-
sité humaine était soudain détruite par le tsunami de l’IA ? Si
nous renonçons tous au défi séculaire qui consiste à apprendre
les langues de terres lointaines, si nous abandonnons ce défi
à des machines sans âme mais capables de nous donner l’il-
lusion de parler couramment d’autres langues, alors nous
perdrons à une grande part de ce qui fait notre humanité.
—Douglas Hofstadter,
publié le 13 juillet 2023
8 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2023

LES PRINCIPALES LANGUES OFFICIELLES

Top 20 des langues
les plus parlées dans le monde
(en millions de locuteurs)

Anglais 1 500

Chinois
(Mandarin) 1 100

Hindi 609

Espagnol 559

Français 309

Arabe 274

Bengali 272

Portugais 263

Russe 255

Ourdou 231

Indonésien 199

Allemand 133

Japonais 125

Pidgin 120
nigérian

Marathi 99

Télougou 95
Population Les principales langues officielles
Turc 90 (en millions)
Anglais
Langue officielle et majoritaire
00

0
14

30

20

86
10

50

Tamoul
25

Langue officielle et seconde langue principale

Cantonais 85
Espagnol Hindi

Vietnamien 85 Mandarin Autres langues

 Octobre-novembre 2023 Hors-série Courrier international 9

DANS LE MONDE (nombre de locuteurs en millions)

Allemand

Turc
Mandarin Japonais

Cantonais

Vietnamien
Ourdou
Bengali

Pidgin Hindi Indonésien

nigérian Marathi
Télougou
Tamoul

De nombreux pays possèdent

plusieurs langues officielles,
reflet de la grande diversité
linguistique de leurs populations.
La Bolivie reconnaît ainsi plus
de 35 langues officielles.
D’autres États attribuent
à certaines langues le statut
de “langues régionales”,
à l’image de l'Inde.

Français
Langue officielle et majoritaire
Langue officielle et seconde langue principale
Arabe
Langue officielle et majoritaire
Langue officielle et seconde langue principale
Portugais
Langue officielle et majoritaire
Langue officielle et seconde langue principale
Russe
Langue officielle et majoritaire
Langue officielle et seconde langue principale SOURCES : ETHNOLOGUE,
ATLAS SOCIOLOGIQUE MONDIAL,
MELLO FROM THE NOUN PROJECT
10 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2023

↘ Dessin de Kopelnitsky,
États-Unis.

Influe
Octobre-novembre 2023 Hors-série Courrier international 11

ences Au cœur des tensions géopolitiques,

les langues deviennent parfois des symboles
de résistance, comme en Ukraine où
les Ukrainiens se réapproprient leur langue
depuis l’invasion russe. Ailleurs, l’anglais étend
sa domination sur le monde, au détriment du
français mais aussi de l’arabe.
12 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2023

À toi, mon enfant à naître

Peut-on encore parler russe en famille lorsqu’on est ukrainien ? Depuis qu’il a appris
qu’il attendait un deuxième enfant, cette question obsède l’écrivain russophone Dmitriy Havrich.
—Reportagen, extraits (Berne)

M
on cher enfant !
Tu es à peine plus
gros qu’un gravillon,
et pourtant tu réus-
sis à rendre ta future
maman terriblement
patraque pendant des semaines. Tu n’as
pas encore de nom, le docteur est sûr à
80 % d’avoir vu un pénis à l’échographie,
mais on a économisé les 15 euros que
nous aurait coûté une estimation géné-
tique de ton sexe – nous t’aimons, quels
que soient tes organes de reproduction.
Il y a peu, ta maman m’a raconté qu’il
lui arrive de poser ses mains sur son
ventre et de te parler. Ce qui m’a vrai-
ment touché. Tout en me déstabilisant.
Moi aussi, je veux te parler. Mais je n’ai
pas la langue qu’il faut.
Avec ton grand frère (ton demi-frère,
pour être tout à fait exact), je parle russe.
C’est la langue de ma propre enfance, j’ai
grandi dans une famille russophone en
Ukraine. On dit que si les parents veulent
donner une éducation multilingue à
leurs enfants, ils devraient leur parler
la langue dans laquelle ils se sentent le
plus à l’aise. Bon, dans mon cas, ça serait
depuis longtemps le suisse alémanique
et l’allemand. Mais le russe est ma pre-
mière langue, ma langue natale au sens
le plus juste du terme.
Avec ton frère, je m’étais dit que,
comme ça, je pourrais lui ouvrir une
porte vers mon passé, mes origines, et
donc un peu aussi vers les siennes et, avec
un certain réalisme pragmatique, vers
un espace géographique gigantesque qui
avait autrefois pour nom l’Union sovié-
tique et où l’on continue de nos jours à
communiquer plus facilement en russe
qu’en anglais ou en allemand.
Tu sais que je ne m’étais jamais vrai-
ment posé la question ? Pour moi, le russe,
c’était juste une langue, rien de plus, rien
de moins. Ton grand frère est venu au
monde en 2014, en hiver, pendant les évé-
nements de Maïdan, à Kiev [lorsque des
manifestants protestaient contre le gou-
vernement du président Ianoukovitch et
SOURCE son refus de ratifier l’accord d’association
REPORTAGEN avec l’Union européenne]. À l’époque,
Berne, Suisse j’étais vraiment très fier de l’Ukraine,
Bimensuel une fois de plus, sa société civile avait
reportagen.com fait preuve de courage, elle avait affirmé
Comme son nom son droit à l’autodétermination et avait
l’indique, chassé un despote.
ce bimensuel Mais la joie a été de courte durée :
indépendant soudain, un despote encore plus grand
suisse publie [le président russe, Vladimir Poutine]
principalement s’est emparé de la Crimée ; soudain, une
des reportages, “guerre civile”, manifestement mise en
mais il met aussi scène, a éclaté dans l’est de l’Ukraine,
en avant dans le Donbass.
des écrits de Je me revois encore, une nuit, alors
personnalités que je changeais les couches de ton
littéraires frère, il s’agitait, il pleurait, et moi, à
et journalistiques moitié endormi, je m’efforçais désespé-
germanophones. rément de le calmer, je lui parlais – et là,
Octobre-novembre 2023 Hors-série
subitement, je me suis totalement réveillé,
horrifié : j’ai pris conscience que j’étais
en train d’apprendre la langue de l’en-
nemi à mon fils. La langue de l’ennemi
qui était aussi la mienne. Qu’est-ce que
ça faisait de moi ?
Depuis, neuf ans ont passé. Le quo-
tidien me l’a moi-même souvent fait
oublier, et je ne l’ai jamais dit aussi direc-
tement à ton frère, mais si on y réfléchit
bien, depuis que ton frère est venu au
monde, on se bat et on meurt en Ukraine,
plus ou moins jour après jour. Il a grandi
Ton frère ne connaît pas
l’Ukraine sans la guerre.
Et toi, quelle Ukraine
connaîtras-tu?
dans l’ombre de la guerre, c’était un sujet
que les adultes évoquaient régulière-
ment entre eux.
Son meilleur ami et lui ont entrepris de
rédiger une lettre à Poutine dans laquelle
ils lui demandaient de laisser l’Ukraine
enfin tranquille – j’étais censé envoyer la
lettre à Moscou dès qu’elle serait termi-
née. J’ai souvent imaginé la réaction du
fonctionnaire zélé du Kremlin qui l’ou-
vrirait, cette lettre de deux enfants d’une
école primaire de Berlin qui voulaient
éviter une catastrophe avec une déter-
mination désespérée. L’aurait-elle au
moins un peu ému, me suis-je demandé,
lui aurait-elle égratigné le cœur avant
de finir à la corbeille ?
Et, il y a un an, la Russie a attaqué
toute l’Ukraine – le 24 février, une date
désormais gravée dans ma mémoire.
La diplomatie n’ayant pas fonctionné,
ton grand frère et son ami se sont mis
à ourdir des projets de meurtre : ils glis-
seraient des noix et d’autres allergènes
dans les repas de Poutine, ils le pousse-
raient par la fenêtre, feraient effondrer
un immeuble sur sa tête ou le propul-
seraient dans l’espace à l’aide d’une
fronde géante.
MUTISME
Ton frère ne connaît pas l’Ukraine sans la
guerre. Et toi, quelle Ukraine connaîtras-
tu quand tu viendras au monde cet été ?
C’est avec bonheur que je t’attends.
Mais je ne sais toujours pas dans quelle
langue il faudra que je te parle. Tant
que je n’en suis pas sûr, je me tais, la
guerre m’a rendu muet. J’en suis furieux,
mais j’en suis surtout attristé. Je pour-
rais te parler ukrainien, m’approprier
enfin vraiment et comme il convient la
langue de mon père, mais ce faisant je
vous séparerais, ton frère et toi, parce
que toutes ces années c’est le russe
qui est resté sa langue et la mienne.
La solution la plus simple serait de te
parler aussi russe, de faire la distinction
← Dessin de entre la langue et ses locuteurs qui, en
Beppe Giacobbe, Ukraine, assassinent, violent, enlèvent les
paru dans Corriere enfants. Mais est-ce possible ? Une langue
della Sera, Milan. peut-elle être parlée en la détachant de
la culture qui lui correspond, peut-elle
être innocente ? Ou alor je laisse tout
ça derrière moi, je tire un trait sur mon
histoire, sur ma biographie, et je te parle
en allemand (comme le fait son grand-
père ukrainien avec ton frère – il ne lui
adresse plus un mot de russe depuis le
début de la guerre d’agression, il ne lui
parle plus qu’allemand, leur plus petit
dénominateur commun).
Ma conscience pourrait-elle s’en
accommoder ? Puis-je oublier mes
racines, me mentir, faire comme si j’avais
toujours vécu ici, à l’Ouest ? Quel message
ferais-je passer, dans ce cas ? D’ailleurs,
Contexte même cette “solution” ne comblerait
EN FINIR AVEC pas le fossé familial, car cette “langue
LE RUSSE ? secrète” subsisterait entre ton grand frère
En Ukraine, parler et moi, je refuse de l’en priver.
ukranien ne va
pas de soi pour de ESPOIR DU RETOUR
très nombreuses Je te promets une chose : après la guerre
personnes. À Kiev, et quand tu seras plus grand, nous par-
par exemple, tirons ensemble en Ukraine. Je veux te
on parle le russe montrer d’où je viens. Et personnelle-
en famille, à l’école, ment redécouvrir et apprendre à mieux
dans la rue... connaître le pays où je suis né. En bus,
Dans l’est du pays, en train, on le parcourra d’ouest en est,
la part des du nord au sud – l’Ukraine est le plus
russophones grand pays d’Europe par sa superficie
dépassait 80 % [si l’on excepte la Russie et la Turquie],
avant l’invasion il y a quantité de choses à voir.
russe, le 24 février C’est justement à cause de la guerre,
2022. En revanche, des rapports de situation sur les fronts,
depuis le début que j’ai pris la mesure de sa richesse, de
de la guerre, sa diversité, de sa beauté, des mines de
certains citoyens sel de Soledar aux cerisiers en fleur de
russophones se Marioupol, en passant par les orchidées
détournent de leur sauvages de la péninsule de Kinbourn.
langue maternelle. Je nous imagine en train de nous rem-
Parler ukrainien est plir la panse en chemin.
devenu un acte Même si je redoute un peu l’expérience,
de résistance. je veux goûter au salo [du lard salé] au
chocolat, découvrir si les pastèques de
Kherson sont aussi bonnes que le pré-
tend leur réputation, et si c’est bien à
Bakhtchissaraï [ancienne capitale des
khans de Crimée] que se trouvent les
meilleurs tcheboureki [des friands farcis
à la viande, plat tatar typique].
Tu viens avec moi ?
Ton papa.
—Dmitriy Havrich,
publié le 1er mars 2023
Courrier international 13
LA FIN DU RUSSE
DANS LES ÉCOLES
LETTONNES
Dans ce pays Balte ayant
appartenu à l’ancien Empire
soviétique, la Russie a toujours
su garder son emprise, même
après la chute de l’URSS.
Le régime communiste avait
fait venir des centaines de
milliers de Russes dans le but
de militariser et d’industrialiser
la nouvelle république soviétique.
Il s’est également efforcé
de diluer la culture lettonne.
Le russe est alors devenu la
langue de communication
courante, indispensable pour
toute personne souhaitant
travailler. Dans le domaine de
l’éducation, deux systèmes ont
subsisté, l’un en letton, l’autre
en russe, comme le raconte The
Economist. “Pour les Lettons, le
russe faisait partie du programme,
mais les Russes, eux, ne se
souciaient guère d’apprendre le
letton”, explique à l’hebdomadaire
britannique Arvils Aseradens, le
ministre des Finances. La Lettonie
indépendante a longtemps
conservé ce système parallèle,
malgré les lois votées requérant
davantage de cours en letton.
La guerre déclenchée par
la Russie contre l’Ukraine
en février 2022 a accéléré la
transition. “D’ici à 2025, tout
l’enseignement devra être dispensé
en letton”, explique The Economist.
DANS NOS ARCHIVES
courrierinternational.com
Ukraine,
les mots de la guerre
Un des épisodes de notre podcast
Les Mots des autres est consacré
aux langues russe et ukrainienne.
Depuis quand existent-elles
et quand ont-elles commencé
à se différencier l’une de l’autre ?
À écouter sur notre site.
14 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2023

“Le théâtre guérit l’âme humaine et pré-

pare les gens à des émotions heureuses,
certes, mais aussi tragiques”, explique
Artem Svystoun, le directeur du théâtre.
← Au théâtre Rien d’étonnant, donc, à son déploiement
dramatique d’efforts afin que ces spectacles soient
de Mykolaïv. Photo donnés dans des hôpitaux, des maisons
Dimitar Dilkoff/AFP de retraite, des centres de réfugiés ou
des unités militaires où les hommes sont
formés avant d’être envoyés au front.

CHANGEMENT DE PRIORITÉS
Svystoun est persuadé que le théâtre aide
à communiquer. “Beaucoup de couples
viennent voir ce spectacle. Je dirais que c’est

À Mykolaïv, une scène une tragicomédie féministe. Les femmes

traînent leurs hommes au théâtre et leur

pour communier
disent : ‘Regarde, ça parle de nous.’ On
essaie de montrer sur scène ce que les gens
ne peuvent pas se dire.”
Jusqu’à récemment, le répertoire
de la scène secrète ne se propageait
que par le bouche à oreille, principa-
À l’automne 2022, le front s’est éloigné de cette grande ville lement sur la messagerie Telegram.
Depuis que Mykolaïv a cessé d’être une
du sud de l’Ukraine. Depuis, ses habitants ont pris pour habitude ville en première ligne – soit depuis la
de se retrouver au théâtre où ils renouent avec l’ukrainien, qui mi-novembre [2022] –, les bombarde-
n’était pas toujours leur langue maternelle avant la guerre. ments se font plus rares et les affiches
de théâtre sortent de la clandestinité.
—OKO.press, extraits (Varsovie) Dès le 1er décembre, date à laquelle l’in-
terdiction de la vente d’alcool a été

B
ienvenue sur la scène secrète.
Vous êtes en sécur ité”,
annonce une voix fémi-
nine alors que les lumières
s’éteignent dans le public.
“En cas de situation excep-
tionnelle, veuillez rester calme et suivre les
instructions des employés du théâtre. Nous
vous demandons également d’éteindre vos
téléphones portables. Quand nous sommes
ensemble, la victoire se rapproche. Nous vous
souhaitons un bon spectacle.”
Dans les sous-sols du théâtre de
Mykolaïv, le spectacle intitulé Nous le
tuons est sur le point de commencer.
Faute d’électricité dans le quartier
à ce moment-là, l’éclairage de la scène
est assuré par un groupe électrogène.
Le public s’installe sur des dizaines
de chaises entassées dans l’ancienne
chaufferie. Le spectacle du jour attire
surtout des couples – la plupart jeunes,
certains bien plus âgés.
L’héroïne de la pièce est furieuse, n’ar-
rivant pas à admettre qu’elle a été lâchée
par son bien-aimé. Elle l’aime toujours,
mais elle le déteste encore plus et fera
tout pour se venger de lui. Je ne peux pas
m’empêcher d’y voir une parabole de la
Russie, qui extermine des villes et des
villages ukrainiens entiers lorsque [ses
troupes] ne sont pas accueillies avec des
fleurs. Mais c’est une interprétation tirée
par les cheveux. Le partenaire de l’hé-
roïne lui cache quelque chose, et la pièce
était déjà jouée avant la guerre, en russe
à l’époque. Aujourd’hui, toutes les repré-
sentations sont en ukrainien, et l’adjec-
tif “russe” a disparu du nom du théâtre.
“GUÉRIR L’ÂME HUMAINE”
“Beaucoup de mes amis viennent au théâtre
pour l’ukrainien, pour communier avec la
langue qui donne de la force aujourd’hui.
Pour beaucoup d’entre nous, ce n’était pas
notre langue maternelle”, me dit après
le spectacle une étudiante en gestion
nommée Ilona. Elle évoque un missile
qui a frappé l’arrière-cour du théâtre
le 22 septembre [2022]. Le lendemain,
les acteurs ont nettoyé les décombres
avec l’aide de bénévoles, et le soir même
ils jouaient la pièce de théâtre.
“Chaque fois que je viens ici, et que je
regarde leur travail, ça me rappelle que ça ne
vaut pas la peine de se faire un sang d’encre,
qu’il faut continuer sa route”, conclut Ilona
d’une voix ferme. Son copain hoche la
tête sans enthousiasme. Il n’a pas vrai-
ment envie de parler. Peut-être parce
que c’est son chemin à lui qui pourrait
se terminer dans une tranchée froide.
levée, le buffet, déjà décoré pour les
fêtes de fin d’année, a été rouvert. Au
menu : café, thé, cognac, champagne et
toasts au caviar réputés dans toute la
ville. Même si le spectacle se termine
SOURCE à 17 h 40, aucun des spectateurs n’est
tenté par les collations. Tout le monde
OKO.PRESS se précipite à la maison.
Varsovie, Pologne “Ils sont censés rallumer notre électri-
oko.press/ cité bientôt, nous devons rentrer, rechar-
Fondé en 2016, ger les appareils, faire bouillir de l’eau pour
quelques mois la mettre dans une thermos, lancer la les-
après l’arrivée sive”, explique Ivan, la cinquantaine,
des nationaux tenant sa femme par la main. Avant la
conservateurs guerre, ils n’allaient que rarement au
du PiS au pouvoir, théâtre. La faute au manque de temps
le média indépen- et aux dépenses plus importantes ail-
dant OKO.press leurs. Maintenant, ils n’ont presque plus
est un site d’argent. Mais, comme l’affirme Ivan, la
d’information guerre change les priorités. “Nous allons
centré sur au théâtre deux fois par mois.”
la vérification À 20 heures à Mikolaïv, il fait com-
de l’information plètement noir. Du moins aux abords
et l’investigation, du théâtre, car la lumière est dosée en
et se veut ville selon un quadrillage. Ni lampa-
“un outil citoyen daire ni fenêtre : rien n’est allumé. Les
de contrôle carrefours sont sombres. Les voitures
du pouvoir”. traînent le long des rues, et les collisions
et les accidents impliquant des piétons
sont devenus monnaie courante.
—Kaja Puto,
publié le 2 janvier 2023
Octobre-novembre 2023 Hors-série
Pourquoi j’apprends l’ukrainien
Parler cette langue slave est devenu un symbole de résistance
pour les Ukrainiens. En soutien, cette journaliste britannique s’est mis en tête d’en maîtriser les rudiments.
A
l’automne dernier, j’ai
commencé à apprendre
l’ukrainien. De retour
d’un repor tage en
Ukraine, je m’étais
rendu compte qu’il fal-
lait absolument que j’apprenne à me
débrouiller dans cette langue.
L’Institut ukrainien de Londres propose
des cours particuliers et en groupe avec
des professeurs très compétents mais,
par esprit de contradiction sans doute,
j’ai décidé qu’il me fallait quelqu’un qui
vivait en Ukraine. Un ami d’amis m’a
alors donné le contact d’une Ukrainienne
qui avait dû quitter Kiev pour s’installer
à Ivano-Frankivsk, dans l’ouest du pays.
Olya Makar, dont les cours par Zoom
sont aussi amusants qu’exigeants, conti-
nue à enseigner malgré les difficultés. À
cause des frappes de missiles russes sur
les infrastructures électriques du pays,
elle n’a de l’électricité que trois fois par
jour pendant deux heures. Et sa connexion
Internet n’est pas toujours fluide.
J’écoute aussi le podcast Ukrainian
Lessons, où la voix entraînante et déli-
cieuse de la professeure Anna Ohoiko me
guide à travers les premières étapes de
l’apprentissage d’une langue : dire bonjour,
décrire sa famille et aller au restaurant.
VOYAGE SPATIOTEMPOREL
Les premières saisons du podcast ont
été enregistrées en 2016, et
ce voyage spatiotemporel
dans une Ukraine bien diffé-
rente résonne amèrement. Anna
Ohoiko décrit ses courses au
marché et ses promenades
insouciantes dans son parc
favori à Kiev – détruit par une attaque
de missiles de croisières russes quand
j’étais sur place, en octobre.
Il y a bien des raisons
d’apprendre une nouvelle
langue : l’école, l’université, les
amis, un amoureux, des ancêtres, la pers-
pective de vacances ou de voyage. Parfois
la raison est plus politique, puisque langue
et politique ne font qu’un. L’ukrainien a
fait son apparition à la télévision dans
—The Guardian, extraits (Londres)
les extraits vidéos de l’invasion du pays,
puis dans les allocutions quotidiennes
du président Zelensky.
Pour ceux qui suivaient la guerre, il est
rapidement apparu évident que la langue
ukrainienne elle-même était un enjeu
du conflit. L’obsession ukrainienne de
Poutine repose sur la fausse conviction
que le pays n’est qu’un prolongement
de la Russie et n’a pas d’identité propre ;
de nombreux Ukrainiens ont cessé de
parler russe et sont passés à l’ukrainien
comme symbole de la résistance.
Anna Ohoiko a vu les chiffres de son
podcast s’envoler (une augmentation de
600 % sur Spotify, par exemple), tandis
que son groupe Facebook Ukrainians
Lessons est passé d’environ 2 000 uti-
lisateurs actifs avant l’invasion, en
février 2022, à plus de 10 000 désor-
mais. Quand je lui avoue qu’une petite
voix me dit souvent qu’apprendre le
russe serait plus “utile”, plus adapté à
de nombreux pays de l’ancienne Union
soviétique, elle me répond qu’une des
raisons principales de la création de son
podcast, c’est la certitude que le russe va
Courrier international 15
finir par décliner, en Ukraine et ailleurs.
“J’ai toujours eu le sentiment que c’était
une question de génération, m’explique-
t-elle. J’espérais qu’une fois vieille, à l’âge
SOURCE de la retraite, quand l’Ukraine serait une
démocratie forte prête à intégrer l’Union
THE GUARDIAN européenne, le russe ne serait plus aussi
Londres, fort qu’avant en Ukraine.”
Royaume-Uni “Depuis l’indépendance, l’ukrainien pro-
Quotidien gressait lentement, mais désormais il connaît
theguardian.com une croissance bien plus rapide.”
L’indépendance et
la qualité carac- SENTIMENT DE SOLIDARITÉ
térisent ce titre L’ukrainien n’est pas une langue facile
né en 1821, qui pour ceux qui ne connaissent pas déjà
compte dans ses une langue slave. Je ne me fais d’ailleurs
rangs certains des pas d’illusion : si je peux baragouiner
chroniqueurs les quelques mots et commander des plats
plus respectés du en ukrainien, ce sera déjà formidable.
pays. The Guardian Mais dans mon cas, étudier l’ukrainien
est le journal de va au-delà des considérations pratiques.
référence de l’in- Cette langue me rapproche de mes
telligentsia, des amis ukrainiens et du paysage culturel
enseignants et des que je décris dans mes reportages. Je me
syndicalistes. sens solidaire du pays quand je pratique
sa langue, que ce soit parce que ma pro-
fesseure a du mal à assurer ses cours ou
parce que les posts d’Ukrainian Lessons
sur les réseaux sociaux évoquent le voca-
bulaire que “nous entendons tous les jours
aux informations et qui font partie de notre
quotidien : les ‘attaques aériennes’,
les ‘missiles’, les noms des différentes
armes...”.
J’ai aussi des moments de gloire. J’ai
ainsi lu mon premier poème en ukrainien,
le sublime Tu es un humain, le sais-tu ?
de Vassyl Symonenko. Un
jour, pourtant, je veux faire
partie de ceux qui apprennent
l’ukrainien pour profiter encore mieux
de leurs vacances dans un pays parfaite-
ment normal – quand je pourrai trinquer
avec un verre de vin rouge
ukrainien, sur les côtes pai-
sibles de la mer Noire.
—Charlotte Higgins,
publié le 2 janvier 2023
← Dessin de R. Fresson/A
Human Agency, paru dans The
Guardian, Londres.
16 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2023

Le français ne gouvernera
plus jamais le monde
Depuis le Brexit, l’anglais apparaît comme la langue
la plus neutre de l’Union européenne. Et finit d’enterrer l’hégémonie séculaire du français
dans la diplomatie. Un long déclin que décrit ce journal britannique,
sans pour autant s’emballer sur la prédominance du globish.

—The Spectator*, extraits (Londres)

Octobre-novembre 2023 Hors-série Courrier international 17

U
ne fois la page du
Brexit tournée, tout allait changer en
Europe. Après des années et des années
de domination croissante du monde
anglophone, le grand projet européen
allait enfin retourner à la langue de
ses fondateurs. C’est en tout cas ce que
croyaient les Français.
Vu de Paris, la sortie britannique offrait
une occasion de redorer le blason de la
langue de Molière au sein de l’UE. L’an
dernier, pendant la présidence fran-
çaise, les diplomates du Quai d’Orsay ont
annoncé que toutes les réunions essen-
tielles se dérouleraient désormais en
français – avec un service d’interpréta-
tion – et que les notes et comptes rendus
seraient eux aussi rédigés en français.
Il fut un temps où le français, qui
compte parmi les trois langues de travail
de la Commission européenne, était la
langue dominante du marché commun,
mais il a peu à peu reculé alors que le glo-
bish – l’anglais plus ou moins bien parlé
à l’échelle internationale – progressait
dans toutes les institutions. Certains
députés de l’Assemblée nationale ont
alors exprimé le souhait que le français
devienne “l’unique” langue de travail de
l’UE, arguant que le Brexit fournissait
“une occasion unique” de contrebalancer
l’avancée de la “culture anglo-saxonne”.
D’autres représentants européens
ne l’entendaient toutefois pas de cette
oreille, soulignant que “nous sommes déjà
trop habitués à parler anglais”. Sous la
présidence portugaise de l’UE, l’ambas-
sadeur Nuno Brito s’exprimait essentiel-
lement en anglais durant les réunions.
Lorsque Paris a pris la relève début 2022,
son insistance pour utiliser la langue pré-
férée de la diplomatie mondiale a parti-
culièrement exaspéré les représentants
des pays Baltes et scandinaves, qui maî-
trisent parfaitement l’anglais.
Alors que la sortie du Royaume-Uni
de l’UE aurait pu annoncer le déclin de
l’anglais dans les couloirs bruxellois, c’est
paradoxalement l’inverse qui semble
se produire. N’étant plus vu comme la
langue d’un membre influent de l’UE,
l’anglais apparaît comme un outil de
communication plus neutre et semble
plus plébiscité que jamais.
Le mouvement est irréversible. L’an
dernier, l’Académie française a menacé
le gouvernement français de poursuites
s’il ne faisait pas disparaître “des mots
anglais comme surname des nouvelles
cartes d’identité biométriques”, y voyant
une “invasion” inutile et anticonstitu-
tionnelle de la langue anglaise. Ajoutons
que les académiciens ne goûtent guère les
américanismes que se plaît tant à utili-
ser leur président anglophone – Macron
est en effet un peu anglais.
LE “LAW FRENCH”
Le déclin de la langue française se pour-
suit, ainsi que l’a longuement rappelé
le président Macron à l’occasion d’une
récente réunion des pays francophones.
Le français était pourtant encore domi-
nant jusqu’à la fin du xixe siècle et sa préé-
minence remontait déjà à plusieurs siècles.
Au xive siècle, le français était la langue
parlée par la noblesse en Angleterre,
dans les Flandres, à Naples et en Sicile ; il
était employé dans les tribunaux de
Jérusalem, par les lettrés et les poètes
du monde entier. “Le français est parlé
dans le monde entier et plus délicieux à
entendre et à lire que toute autre langue”,
déclarait un Vénitien de l’époque.
En Angleterre, le français était évidem-
ment la langue de la classe dominante.
L’influence du français sur la langue
anglaise – près de 30 % du vocabulaire
anglais est dérivé du français – est sou-
vent considérée comme un effet de la
conquête des Normands, pourtant c’est
bien plus tard, au XIVe siècle, qu’elle a
atteint son apogée, à une époque où
l’aristocratie anglaise parlait déjà le
moyen anglais. La France était alors la
puissance culturelle dominante. Langue
prestigieuse, le français a donné nais-
sance à quantité de termes juridiques
et militaires anglais, formant un idiome
particulier appelé le “français juridique”
(law French).
Un échantillon nous en est fourni
par cette description de sir Charles
Sedley, datant de 1663 : l’intéressé a
été condamné à une semaine de prison
parce qu’il “monstre son nude Corps in un
Balcony in Covent Garden” et a jeté des
pots d’urine dans la rue “to the Scandal of
the Government”. Au moment de rendre
son verdict, le juge l’a d’ailleurs informé
que les tribunaux officiaient en tant que
garants de la moralité publique “de touts
les Subjects le Roy”.
Une autre forme d’anglais francisé
a survécu bien plus longtemps. Il y a
quelques semaines, invité à un dîner, je
me trouvai à côté d’un vieil homme ayant
grandi avec le français de Jersey comme
langue maternelle. Presque tous ses locu-
teurs ont aujourd’hui plus de 60 ans.
Le français était autrefois la langue
incontestée de la diplomatie mondiale,
ce qui explique certainement l’optimisme
← Dessin de des diplomates français aujourd’hui.
Harry Haysom, Jusqu’en 1858, c’était la seule langue
paru dans The écrite sur les passeports anglais.
Financial Times, La prééminence du français était telle
Londres. dans les relations internationales que
Paul Cambon, ambassadeur de France
pendant la Première Guerre mondiale, ne
parlait pas un mot d’anglais en dépit de
ses vingt-deux années passées à Londres.
Dans Les Somnambules [éd. Flammarion,
2013], l’historien australien Christopher
Clark analyse : “Cambon était animé d’un
sentiment exacerbé de sa propre impor-
tance, un sentiment partagé par de nom-
breux ambassadeurs chevronnés et inspiré
SUR NOTRE SITE par l’idée qu’ils ne représentaient pas seu-
courrierinternational.com
lement la France, mais qu’ils l’incarnaient.
Bien qu’il ait été ambassadeur à Londres
La Flandre entre 1898 et 1920, Cambon ne parlait pas
française, un mot d’anglais. Lors de ses entretiens avec
“où les langues Edward Grey (qui ne parlait pas français),
s’entremêlent il mettait un point d’honneur à faire tra-
comme deux duire le moindre mot, y compris ceux qu’il
couleurs d’encre” connaissait parfaitement, comme ‘yes’.
Un journaliste Comme bon nombre de représentants de
du quotidien l’élite française, Cambon était convaincu
néerlandais NRC
s’est rendu dans
Jusqu’en 1858, le français
l’arrière-pays
dunkerquois, en était la seule langue écrite
Flandre française, sur les passeports
où certains anglais.
habitants
continuent de que le français était la seule langue capable
parler le flamand, d’exprimer une pensée rationnelle. Et il était
dialecte surtout hostile à la création d’écoles françaises sur le
parlé en Belgique territoire anglais au motif – pour le moins
et aux Pays-Bas. baroque – que les Français grandissant en
Angleterre avaient la fâcheuse tendance à
souffrir de handicap mental.”
On ne peut que s’émerveiller que
l’Entente cordiale ait si bien fonctionné
et que Cambon ait effectivement réussi
à entraîner l’Angleterre dans la guerre,
déclarant : “J’attendrai donc pour savoir
s’il faut effacer le mot ‘honneur’ du dic-
tionnaire anglais.” Même si on peut se
demander ce que cela aurait bien pu lui
faire puisqu’il n’avait visiblement jamais
pris la peine d’en ouvrir un.
La domination du français inspirait
le même genre de ressentiment que la
“culture anglo-saxonne” aujourd’hui.
Certains voient dans l’essor du globish
une marque du triomphe des valeurs
américaines qu’ils détestent, les jugeant
plus vulgaires, obsédées par le travail,
18 Courrier international
superficielles et moins intellectuelles (une
opinion pas toujours justifiée). Pourtant,
nombre des reproches que l’on fait au glo-
bish sont les mêmes que ceux que l’on fai-
sait autrefois au “français global” quand,
à la fin du xviiie siècle, les Européens se
plaignaient que cette langue participait à
la corruption des valeurs traditionnelles.
Durant cette période, la plupart des
dirigeants européens parlaient la même
langue. Lorsque la Russie, la Prusse et
l’Autriche se sont partagé la Pologne,
ces quatre pays étaient gouvernés par
Même les militants de Daech
ont ouvert deux écoles
d’anglais à Raqqa durant
leur bref “califat”.
des francophones. La domination du
français dans les milieux aristocratiques
d’Europe de l’Est a perduré jusque tard
dans le xxe siècle, et pas seulement en
Russie. Au début de sa grande passion rou-
maine, le roi Charles [Ier de Hohenzollern-
Sigmaringen] s’exprimait d’abord en
français, langue des élites en Roumanie.
EN RECUL PARTOUT
Aujourd’hui, les Roumains anglophones
représentent près du double des Roumains
francophones – et ce scénario s’est répété
partout dans le monde. Les Libanais,
francophones et francophiles au moins
depuis les croisades, sont de plus en plus
nombreux à parler anglais. Les Algériens,
qui sont certainement moins franco-
philes, ont choisi l’anglais comme langue
de second choix. La prépondérance de
l’anglais est telle au Moyen-Orient que
même les militants de Daech ont ouvert
deux écoles d’anglais à Raqqa durant leur
bref “califat”. Étant largement associé au
colonialisme en Afrique de l’Ouest et du
Nord, le français est également en recul
au Sénégal.
C’est toutefois au Royaume-Uni que
le repli semble le plus marqué, notam-
ment depuis que Londres a imposé son
influence internationale au xviiie siècle.
Avant cela, la France était nettement
plus importante en termes de pouvoir et
de population, mais son gouvernement
souffrait de nombreuses défaillances : le
gouvernement ne pouvait lever suffisam-
ment d’impôts, sa marine n’était guère
efficace et ses colonies américaines aigui-
saient les appétits anglais.
Il y avait plusieurs explications à cela,
la préférée des Français étant que les
habitants de la Dordogne ou de la vallée
Hors-série
de la Loire avaient nettement moins de
raisons de vouloir traverser l’Atlantique
que ceux de Plymouth ou de Boston.
Et puis la démographie française s’est
effondrée.
Après cela, la croissance, relative et
absolue, de la langue anglaise a été spec-
taculaire. À la création des premières
colonies dans le Nouveau Monde, les
locuteurs germanophones étaient cinq
fois plus nombreux que les anglophones.
Le rapport s’est aujourd’hui inversé, à
mesure que des générations de Müller
se sont transformées en Miller et les
Schmidt en Smith.
FAIBLE DIGUE
Si le français a conservé son rang de pre-
mière langue internationale jusqu’au
xxe siècle, il était clair dès 1759 qu’il était
condamné à s’effacer tandis que les colo-
nies britanniques s’étendaient sur tout le
continent nord-américain. Avec la mon-
dialisation, il était peut-être inévitable
qu’une langue domine dans le monde
occidental – après le grec, le latin et le
français. Il n’est pas certain que l’on doive
se féliciter que ce soit l’anglais.
Jadis langue de la démocratie libérale,
et pour bon nombre de l’émancipation,
l’anglais est également devenu le véhi-
cule d’un progressisme primaire. Si vous
tombez aujourd’hui sur une photo de
SOURCE manifestants brandissant des pancartes
et des slogans ineptes ponctués d’un gros
THE mot en anglais, il y a autant de chances
SPECTATOR que la scène se déroule à Cracovie ou
Londres, Royaume- Varsovie qu’à Oxford ou Portland.
Uni Hebdomadaire L’anglais sème les graines de la stu-
spectator.co.uk pidité – ce qui a de quoi inquiéter car
“Le Spectateur” les langues internationales permettent
est une institution une diffusion rapide des nouvelles idées.
de la presse bri- L’existence du monde hellénisant a rendu
tannique. Fondé possible l’expansion de la chrétienté, et
en 1828, c’est le son succès doit tout à la maîtrise du latin
journal de réfé- par les élites de l’époque. Le système de
rence des intel- valeurs actuelles – la nouvelle idéologie,
lectuels et des vous savez, le “truc”, le wokisme, le pro-
dirigeants conser- gressisme galopant, ce que vous voulez –
vateurs, Réputé se sert de l’anglais comme vecteur.
pour ses ana- Le progressisme réussit souvent grâce
lyses et son ton à de subtiles modifications du sens des
incisif, il appar- mots, ou en attribuant des connotations
tient depuis 1989 négatives à certains termes, créant ainsi
au même groupe un tabou spécifique à la langue et qui ne
que The Daily peut être traduit. C’est pour cette raison
Telegraph. que les responsables politiques étran-
gers font régulièrement scandale dans
les médias anglophones en usant de mots
dont ils ne maîtrisent pas les arrière-plans
et implications aussi bien que des jour-
nalistes exclusivement anglophones. À
mesure que l’anglais se répand, ces idées
Octobre-novembre 2023
EN BELGIQUE
FRANCOPHONE,
LE NÉERLANDAIS
RÉTROGRADE
Pour l’année 2022-2023, les
élèves francophones belges
de 12 ans ont encore confirmé
qu’ils préféraient apprendre
l’anglais plutôt que le néerlandais
à l’école, raconte La Libre
Belgique. Ils sont 47,5 % à avoir
choisi d’étudier le néerlandais,
contre 48,5 % l’année dernière.
Les trois langues officielles
du royaume sont pourtant
le français, le néerlandais et
l’allemand. Dans un précédent
article, le quotidien parlait
d’un “basculement symbolique”.
Une évolution linguistique
qui réveille un débat dans
ce pays polyglotte : “Faut-il
imposer que la première langue
moderne de tous les élèves soit
une des langues nationales ?”
se demande La Libre Belgique.
Oui, répond la ministre de
l’Éducation de la Fédération
Wallonie-Bruxelles, Caroline
Désir, qui a annoncé ce
changement pour la rentrée 2027.
sont de plus en plus largement acceptées.
Alors même qu’en France l’opposition se
targue de lutter contre le wokisme et la
domination américaine, ces postures res-
semblent surtout à des paroles creuses
pour les conservateurs. Après tout, la
France est le pays européen qui compte
le plus de McDonald’s.
Bien sûr, il y a de la résistance, et pas
seulement en France. Alors qu’ils affichent
une maîtrise de l’anglais telle qu’il sem-
blerait insultant de demander “spreekt u
Engels ?” aux Néerlandais, eux aussi s’ef-
forcent de lutter contre la diffusion du
globish dans l’éducation.
À l’instar des politiciens français à
Bruxelles, ils se cramponnent à une faible
digue devant un raz-de-marée. Car il n’y
a guère d’arguments à opposer aux béné-
fices évidents d’un outil de communica-
tion universel. Le français ne sera jamais
la première langue mondiale, même pas
en Europe.
—Ed West,
publié le 2 juillet 2023
* Ce texte a été initialement publié sur le site
de l’auteur : “Wrong side of history”
Octobre-novembre 2023 Hors-série Courrier international 19

Le norvégien moins incitait les magasins à trouver des noms

norvégiens pour Black Friday et Black
Week, relevait le site de la radiotélévi-

souverain sion publique NRK. Elle critiquait, via

Aftenposten, la ville d’Oslo pour vouloir
baptiser un nouveau quartier “Science
City”. Ou le comité décernant le Nobel
de la paix pour n’annoncer le choix des
lauréats qu’en anglais, rapportait le jour-
nal en ligne ABC Nyheter.
Pour Adresseavisen, l’appel inédit
du 13 février traduit l’impuissance
En février, l’instance publique chargée de préserver du Conseil face à un phénomène qui
le dépasse. “Ce qu’il a voulu dire, c’est
la place de la langue nationale avait jugé la situation qu’il y a tellement à faire qu’il a besoin de
“urgente” face à l’essor de l’anglais en Norvège. La presse plus de monde et de plus d’argent. Il veut
du royaume se montre plus nuancée. aussi que la ministre de la Culture, Anette
Trettebergstuen, soit plus à son écoute.”
Admettant dans Dagbladet que “les

L e sujet n’est pas nouveau

dans ce pays de 5,5 mil-
lions d’habitants traditionnel-
Conseil, A-magasinet, le
magazine du week-end d’Af-
tenposten, raconte comment
défi s sont importants”, la ministre tra-
vailliste avait alors promis une réunion
au printemps 2023. Si la rencontre a eu
lement ouvert sur le monde. REVUE les plus jeunes, dès le primaire, lieu, les journaux norvégiens n’en ont
Mais le Conseil de la langue DE PRESSE se mettent à l’anglais au point pas parlé. Jusqu’à aujourd’hui (fin août),
(Sprakradet), dont la mission de le privilégier à la maison. l’équipe du Conseil n’a pas mis à exécu-
est de “renforcer la langue norvégienne et “Que s’est-il donc passé ? Eh bien, il semble tion sa menace de démission.
la diversité linguistique dans le pays”, a cru que l’utilisation détestée des écrans ait sim- —Courrier international
nécessaire de tirer la sonnette d’alarme plement apporté quelque chose de positif.
d’une manière inhabituelle. Dans une YouTube, les jeux et TikTok semblent avoir
tribune publiée le 13 février 2023 dans donné aux enfants norvégiens une langue
les colonnes du journal Aftenposten, supplémentaire en un temps record – une LA JUSTICE ALLEMANDE
les six membres de son conseil d’admi- langue avec laquelle ils peuvent facilement CHERCHE À S’OUVRIR
nistration ont menacé de démission- jouer et naviguer dans le monde”, s’est
ner parce qu’ils “n’arrivent pas” à se réjouie Lillian Vambheim, la rédactrice ↓ Dessin d’Ares, Jusqu’à présent, le principe
faire entendre. en chef d’A-magasinet. Cuba. appliqué dans les salles
Pour eux, la situation est “urgente”. “Les médias sociaux ont-ils donné aux d’audience en Allemagne
“Nous constatons une utilisation toujours enfants norvégiens une nouvelle langue était relativement simple :
plus grande de l’anglais au détriment du nor- maternelle ? Et si oui, est-ce bad news, “La langue de la justice
végien dans tous les secteurs de la société.” comme le diraient les jeunes eux-mêmes ?” est [toujours] l’allemand.”
C’est le cas en particulier chez les jeunes, a-t-elle demandé. Non, a répondu dans Il n’y avait d’exception que
y compris les enfants, qui “baignent dans l’article la linguiste Helene Uri. dans le Brandebourg, où
une off re culturelle et médiatique massive Pour elle, “c’est sans doute le plus grand le sorabe, une langue slave
en langue anglaise”, également dans le changement pour la langue norvégienne parlée dans ce Land de
système éducatif. depuis que la Ligue hanséatique a l’est du pays, était parfois
Cela vaut aussi pour l’enseignement envahi Bergen [ville de l’ouest de la utilisé au tribunal. Mais pour
supérieur, où “la langue norvégienne est Norvège] avec le bas allemand”, “accroître l’attractivité de la
sous très forte pression”, et pour les entre- la langue parlée au sein de justice allemande à l’égard
prises, où “l’anglais est de plus en plus la cette association de villes des entreprises”, les autorités
langue de prédilection”. “Tout cela affecte marchandes active du xiie fédérales de la première
l’utilisabilité et le statut de notre langue au xviie siècle. économie européenne ont
nationale”, ont estimé les six membres Le Conseil de la langue décidé de passer outre à ce
du Conseil, dont cinq sont nommés ne passe pas pour spé- précepte linguistique, affirme
par son ministère de tutelle, celui de la cialement passéiste ou la Frankfurter Allgemeine
Culture et de l’Égalité. rétrograde en Norvège. Zeitung
Zeitung. Elles s’apprêtent à
“Le Conseil de la langue a un rôle plus En 2022, cette instance modifier la réglementation pour
important que jamais, car les écrans qui consultative a donné son que “la justice allemande parle
nous entourent rendent la langue norvé- aval à l’entrée du pronom désormais anglais”. “La réforme
gienne encore plus bourrée de mots anglais personnel non genré hen a pour objectif de mettre
qu’auparavant”, a réagi depuis un édi- dans les dictionnaires du en place une justice rapide,
torialiste d’Adresseavisen, quotidien royaume. efficace, attractive, orientée vers
régional établi à Trondheim (Nord). Mais elle se montre les besoins des entreprises”,
Dans un long reportage publié quatre très vigilante dès qu’il s’agit de analyse le journal de Francfort.
jours après la tribune remarquée du l’anglais. L’an dernier, elle
20 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2023

L’anglais, ENCORE PLUS DE MOTS

MAORIS DANS LE
une langue métissée DICTIONNAIRE ANGLAIS

ou hégémonique ? Au mois de mars 2023, l’éditeur

du dictionnaire, Oxford
University Press, a publié un
communiqué rapportant l’ajout
dans l’Oxford English Dictionary
(OED) de 47 nouvelles entrées
de mots et expressions usuels
en Nouvelle-Zélande, la plupart
La langue de Shakespeare est parlée par près de en langue maorie. Il ne s’agit
pas de la première apparition
2 milliards de personnes dans le monde. À leur contact, dans le dictionnaire de mots
de nouveaux mots mais aussi de nouvelles stratégies en maori. Mais les éditeurs de
de résistance apparaissent. l’OED ont voulu souligner la
démocratisation de leur utilisation
au sein de la population. “Ce sont

L a lexicographe Danica
Salazar participe à l’élabo-
ration du célèbre dictionnaire
anglaise, car ce Prix Nobel de
littérature vient de publier le
roman El Polaco en espa-
juste des mots simples que les
Kiwis [surnom affectueux donné
aux Néo-Zélandais] emploient,
Oxford English Dictionary REVUE gnol (bien qu’il l’ait et c’est fantastique pour
(OED). Elle travaille en parti- DE PRESSE d’abord rédigé en le maori”, s’est réjoui auprès
culier sur les apports étrangers anglais). L’intrigue du New Zealand Herald le
à la langue anglaise, parlée par 1,75 mil- raconte l’histoire d’amour entre ministre chargé de la promotion
liard de personnes dans le monde, dont la Witold, un pianiste polonais, et des Maoris, Willie Jackson.
moitié ne sont pas des locuteurs “natifs”. Beatriz, une mélomane catalane. Ils Les Maoris représentent
Dans le Guardian, elle explique que “la tentent de communiquer dans un 17,4 % de la population
prédominance de l’anglais en tant que langue “anglais global”, mais cette langue néo-zélandaise.
de la science, de la technologie, des affaires, ne leur permet pas de s’exprimer
de la diplomatie et du divertissement a for- pleinement.
tement incité de nombreuses personnes à “Je n’aime pas la façon dont
travers le monde à apprendre la langue”. l’anglais s’empare du monde,
En retour, ils lui offrent de nombreux avait déclaré J. M. Coetzee
mots et expressions “pour mieux expri- lors du festival littéraire
mer leurs identités, leurs cultures et leurs de Hay, à Carthagène,
réalités quotidiennes”. en Colombie, en 2018. Je
n’aime pas la façon dont il
PRÉJUGÉS LINGUISTIQUES écrase les langues mineures
Malheureusement, Danica Salazar sou- qu’il trouve sur son chemin.
ligne que “beaucoup valorisent la pureté Je n’aime pas ses préten-
de la langue plutôt que la diversité et consi- tions universalistes, c’est-à-
dèrent les influences externes comme une dire sa croyance incontestée
menace pour l’intégrité d’une langue”, que le monde est tel qu’il
alors que “l’emprunt de mots fait partie semble être dans le miroir
de l’évolution naturelle de toutes les lan- de la langue anglaise. Je
gues vivantes”. L’anglais est d’ailleurs n’aime pas l’arrogance que
connu pour absorber facilement des élé- cette situation engendre
ments étrangers. Ce phénomène s’est chez ses locuteurs natifs.
accentué avec l’accélération des com- Par conséquent, je fais le
munications numériques et le fait que peu que je peux pour résis-
la plupart des gens sont en réalité mul- ter à l’hégémonie de la
tilingues. Il faudrait donc en finir avec langue anglaise.”
“les préjugés linguistiques qui entraînent Publier dans d’autres
la discrimination de ceux qui n’utilisent langues ou importer
pas les ‘bons’ mots ou qui parlent avec le de nouveau x mots
‘mauvais’ accent”. deviennent alors des
Le New Yorker consacre un long armes contre l’impéria-
exposé sur le rapport que l’écrivain lisme linguistique. ↖ Dessin de Falco.
J. M. Coetzee entretient avec la langue —Courrier international Cuba.
Octobre-novembre 2023 Hors-série Courrier international 21

L’arabe littéraire
en perte de vitesse
Dans les pays du Golfe et du Moyen-Orient, l’arabe littéraire, ampoulé et complexe,
est sérieusement menacé par l’anglais, qui semble être plus adapté à la modernité.
L’arabe dialectal, lui, résiste encore.
—The Economist (Hambourg)

O
n aurait pu croire que
seuls des Occidentaux
avaient été invités à
cette soirée. De jeunes
hommes se bécotaient
dans le couloir. Des filles
descendaient des gobelets de vin. Mais
la vraie surprise venait du brouhaha.
Même s’il n’y avait là que de jeunes
Émiratis, presque tout le monde se par-
lait en anglais : aujourd’hui, il devient la
langue dominante dans le Golfe.
Sur le papier, l’arabe est l’un des
idiomes les plus parlés au monde. Il
compte plus de 400 millions de locu-
teurs. Mais les Arabes s’expri-
ment dans une pléthore de
dialectes. Le faible niveau
d’instruction en arabe
sape la pureté de la
la n g ue, t a nd is
que l’anglais se
répand. De nom-
breu x élèves
d’école primaire
bavardent dans
un sabir d’an-
glais et d’arabe.
“D’ici à un siècle,
ce se ra pe ut-
être une langue
morte”, déplore un
ancien diplomate
britannique, spécia-
liste de l’arabe.
Le recul de cette langue
est lié à l’histoire récente.
Des millions de gens ont été
chassés des établissements d’en-
seignement à cause de guerres civiles.
Bagdad et Damas, qui furent des bas-
tions du nationalisme et de la culture
arabes, ont été ravagés par la violence.
“La langue reflète la puissance [des États],
note Ebtesam Al-Ketbi, une universitaire
émiratie. Les Chinois, les Japonais et les
Coréens ont tous préservé leur langue. Pas
nous.” “Ceux qui fuient nos pays ne parlent
souvent plus bien l’arabe”, se lamente un
Bahreïni.
L’anglais représente la plus lourde
menace. En 2017, l’Enquête sur la jeu-
nesse arabe, réalisée par un institut
de sondages de Dubaï, a révélé que les
Arabes du Golfe le parlaient davantage
que leur propre langue. L’Arabie saou-
dite vient de décider à son tour d’ensei- “ET POURQUOI
gner l’anglais aux élèves dès la première
classe de primaire. Pour une importante
minorité d’enfants qui fréquentent les
écoles privées du Golfe, l’anglais est la
première langue d’enseignement.
FAVORISER LA DIFFUSION le “désamour” des
La diffusion de l’anglais est irrésistible,
si l’on en croit Mme Al-Ketbi. D’après une
étude de la Banque mondiale publiée
l’année dernière, de nombreux enfants
arabes, même en quatrième année d’école
primaire, ont du mal à rédiger une phrase
cohérente en arabe.
La fragmentation de la langue arabe
témoigne de la désunion des Arabes.
Les divers dialectes, avec leur vocabu-
laire, leur syntaxe et leur accent, s’in-
filtrent dans des bastions de l’arabe
littéraire, tels que les Parlements, les
émissions de télévision et les maisons
d’édition. Pour favoriser la diffusion des l’Institut des hautes
ouvrages, les éditeurs publient plus de
livres en dialecte. En 2019, Nadia Kamel
a remporté un prix littéraire en Égypte
Les divers dialectes,
avec leur vocabulaire,
leur syntaxe et leur accent,
s’infiltrent dans des bastions
de l’arabe littéraire.
pour un roman en arabe dialectal. Les
À la une chaînes d’information émettent toujours
en arabe littéraire, si bien que de nom-
breux Arabes préfèrent s’informer sur
les réseaux sociaux, dont les textes sont
souvent en arabe dialectal mais écrit en
caractères latins. Disney double main-
tenant ses films en dialecte égyptien.
L’expression de l’amour paraît ampou-
lée en arabe littéraire.
Les champions de l’arabe essaient de
contre-attaquer. Celui-ci, bien sûr, restera
PAS EN la langue du Coran. “Je pense que l’arabe
DARIJA ?” est plus vivant que le latin, du fait de son uti-
Dans son édition lisation dans les médias, les sermons et les
du 28 août, le discours”, fait valoir Hossam Abouzahr,
magazine TelQuel fondateur de The Living Arabic Project,
s’interroge sur une plateforme en ligne qui s’efforce de
faire revivre la langue. “Le latin a sur-
Marocains envers vécu dans les églises pendant des siècles,
leur identité alors même qu’il n’avait plus de locuteurs
linguistique. de langue maternelle”, conclut-il sur une
S’il n’est toujours note d’espoir.—
pas enseigné, Publié le 29 septembre 2022
l’arabe dialectal
marocain est
pourtant “utilisé
par plus de 90 %
des Marocains”, SOURCE
explique Driss
Ksikes, directeur THE ECONOMIST
du centre de Londres, Royaume-Uni
recherches de Hebdomadaire
1 511 000 ex. (2023)
études de economist.com
management. Grande institution de la presse
britannique, The Economist,
fondé en 1843 par un chapelier
écossais, est la bible de tous
ceux qui s’intéressent à l’actualité
internationale. Ouvertement
libéral, il défend généralement le
libre-échange, la mondialisation,
l’immigration et le libéralisme
culturel.
22 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2023

aujourd’hui, en 2023, à un texte de fic-

tion publié il y a plus de trois ans ? Il s’agit
là, tranche le magazine américain Time,
d’un “nouveau signal du déclin des libertés
à Hong Kong depuis l’adoption, en 2020,
d’une loi radicale sur la sécurité nationale,
qui est utilisée pour éradiquer tout ce qui
peut être perçu comme une critique ou une
menace pour l’influence grandissante de
Pékin” à Hong Kong.

IDENTITÉ DE HONG KONG

Et de fait, durant l’été, les autorités, à
Hong Kong, ont serré un peu plus la
vis contre toute forme d’opposition à
Pékin veut en finir avec la mainmise de Pékin. Y compris, donc,
par l’usage du cantonais. “En tant que

le cantonais lingua franca de la ville, poursuit Time,

le cantonais a gagné la réputation de pré-
server l’identité de Hong Kong et, par
extension, une autonomie par rapport au
pouvoir chinois.”
C’est la langue la plus parlée à Hong Kong, celle qui incarne Lequel pouvoir chinois est symbolisé,
son identité , et ceux qui la parlent sont dans le collimateur sur ce territoire, par l’usage du mandarin
des autorités. Car pour asseoir sa mainmise sur le territoire, – ou, plus précisément, du putonghua,
la “langue commune” promue par Pékin
le pouvoir chinois promeut, lui, l’usage du putonghua. pour unifier la population. Depuis le
retour de l’ancienne colonie britannique
dans le giron chinois, en 1997, le nombre

Q uand la défense d’une

langue peut vous mener
en prison… C’est l’amère expé-
Le South China Morning
Post a réussi à exhumer le
texte qui a valu à Andrew ↖ Manifestation
de locuteurs du mandarin y a explosé,
passant de 66 000 en 1996 à 165 000
aujourd’hui, selon les chiffres de Time.
rience qu’a faite Andrew Chan REVUE Chan la visite de la police : “II d’étudiants Cependant, note le South China
Lok-hang, 28 ans, fondateur DE PRESSE s’agit d’une conversation qui se de l’Université Morning Post, le cantonais reste la “langue
de l’association Gongjyu Hok déroule en 2050 à Hong Kong, baptiste de parlée la plus usuelle” pour 88 % des
(“Étude de la langue de Hong Kong”, en durant laquelle un personnage explique Hong Kong contre habitants de Hong Kong.
cantonais). En août, cinq policiers ont que sa mère a fui pour le Royaume-Uni et l’obligation de Time a percé ce paradoxe avec l’aide
débarqué au domicile de ses parents, a fini par mourir ‘après avoir inhalé trop réussir un test de du chercheur Steve Tsang, professeur
menaçant de l’arrêter. En cause, un simple de gaz lacrymogène fabriqué en Chine’.” mandarin avant au centre de recherches sur la Chine de
texte qui avait été retenu, il y a trois ans, Rien de vraiment sulfureux, donc. d’obtenir leur l’université de Londres. “Sous le règne
dans le cadre d’un concours de nouvelles Mais un texte, poursuit le très officiel diplôme, en 2018. de Xi Jinping [depuis 2013], explique-t-il,
organisé par Gongjyu Hok et publié sur Huanqiu Shibao, qui serait rédigé dans Photo Philip Fong/ Pékin a intensifié sa répression contre les
le site de l’organisation. “un langage grossier, contenant des éléments AFP libertés civiles et l’identité propre à Hong
Établi à l’étranger, Andrew Chan a controversés, trompeurs et dérangeants, Kong. En réaction, les Hongkongais consi-
immédiatement retiré le texte incriminé affectant l’harmonie de la communauté”. dèrent que s’identifier à la langue canto-
et décidé, dans la foulée, de dissoudre Reste la question de la tempo- naise est un moyen de résister.”
l’association, qu’il avait fondée en 2013 – et ralité : pourquoi la police a-t-elle réagi —Courrier international
qui était, du reste, en sommeil depuis deux
ans. “J’étais obligé de m’y plier, pour que ma
famille ne soit pas harcelée à nouveau, et par
sécurité pour les anciens membres du groupe”, DEUX LANGUES, UNE ÉCRITURE
a-t-il expliqué au South China Morning
Post, le grand quotidien anglophone de Si un Chinois qui parle complètement différentes traits nécessaires à leur
Hong Kong. Pourquoi un tel zèle policier ? uniquement mandarin à l’oreille, elles s’écrivent écriture. C’est, depuis,
À Pékin, le quotidien Huanqiu Shibao, veut converser avec un de la même manière. Avec l’écriture en vigueur en Chine
qui diffuse la voix du Parti communiste Chinois qui ne parle que une petite subtilité : sous continentale. À l’inverse,
chinois (PCC), est catégorique : “Andrew cantonais, il peut, pour se la Chine communiste, une à Hong Kong ou à Taïwan,
Chan a créé Gongjyu Hok il y a dix ans faire comprendre, tracer vaste réforme de l’écriture qui n’ont pas connu cette
en prétendant vouloir ‘défendre la langue avec son doigt, sur la paume a été mise en place à partir réforme, les caractères
cantonaise’, alors qu’il a démontré la nature de sa main, le caractère des années 1950 pour utilisés aujourd’hui sont
profondément séparatiste du groupe et ses qu’il veut exprimer. Car simplifier les caractères, toujours les idéogrammes
tentatives déguisées de diffuser des idées si les deux langues sont en réduisant le nombre de traditionnels.
indépendantistes.”
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24 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2023

“Mach’Allah”,
les Allemands se mettent à l’arabe
Les jeunes d’outre-Rhin utilisent de plus en plus de mots arabes, sans forcément savoir
ce qu’ils signifient vraiment. Ce chroniqueur syrien revient sur les expressions les plus couramment
employées et sur ce qu’elles disent, au passage, de la culture arabe.
—Der Spiegel, extraits (Hambourg)

T
outes les langues ou presque
ont emprunté des mots à
d’autres au cours de leur
évolution. Les Allemands
parlent de Fast Food et de
Management [en allemand,
tous les substantifs s’écrivent avec une
majuscule], les Anglais utilisent les mots
allemands angst [angoisse], kitsch ou encore
kindergarten [jardin d’enfants]. Boulevard
est même un double emprunt qui a fait
la navette entre la France et l’Allemagne.
En arabe, en dehors de bier [bière] et de
bagger [pelleteuse], les mots empruntés
à la langue de Goethe sont plutôt rares.
Sans doute parce que l’Allemagne n’a
pas de passé colonial au Moyen-Orient.
Les Allemands, en revanche, emploient
depuis belle lurette, à leur insu, des mots
qui viennent de l’arabe. Sans doute subo-
dorez-vous que les mots Kaffee [café] et
Schach [échec] sont originaires d’Orient.
Mais saviez-vous que des termes comme
Zucker [sucre] et Alkohol [alcool] viennent
de l’arabe ? Même des mots comme Ziffer
↑ Des réfugiés [chiffre], Sofa [canapé] et Matratze [mate-
palestiniens las] ont été empruntés à mes ancêtres.
et syriens avec Au gré des vagues migratoires, de
des bénévoles nouveaux vocables arabes ont fait leur
allemands, dans apparition dans l’usage ces dernières
un jardin partagé, années, en particulier chez les jeunes.
dans la banlieue C’est pourquoi je voudrais mettre ici
de Weimar, en lumière certains d’entre eux – et la
en Allemagne, beauté des concepts qu’ils recouvrent.
en 2016. Je me suis aperçu que beaucoup de
Photo Mauricio gens connaissaient l’expression arabe
Lima/The New Alhamdouli’llah. Les Allemands l’em-
York Times ploient volontiers lorsqu’ils parlent avec
une personne d’origine arabe. On nous le
lance même parfois lorsque Gerd [coau-
teur de cette chronique] et moi arri-
vons en retard à une réunion. Peut-être
certains pensent-ils que le terme se tra-
duit par “enfin !”. Ce n’est pas faux,
certes, mais c’est un peu court.
Alhamdouli’llah est à peu près l’équiva-
lent de “Dieu merci”, et nous autres, les
Arabes [et tous les musulmans en géné-
ral], l’employons pour remercier Dieu,
même lorsqu’il n’y a pas lieu de le faire.
C’est par Alhamdouli’llah que répon-
dra par exemple un Arabe à la question
“Comment tu vas ?” (en arabe : “Kifak ?”),
qu’il aille bien ou mal, d’ailleurs. Le Al
au début du mot est souvent escamoté,
pour ne laisser que Hamdouli’llah. Voilà
quelques mois de ça, j’ai appelé mon
“Quand un Arabe répond
‘Alhamdouli’llah’, il exprime
en même temps une forme
de gratitude et d’humilité.”
 Octobre-novembre 2023 Hors-série
oncle en Syrie. Il m’a reproché de l’ap-
peler trop rarement. Je lui ai répondu :
“Oui, mon cher oncle, mais je sais que vous
n’avez pas la vie facile. C’est pour ça que
j’ai peur de te demander comment ça va.”
Je crois que mon oncle a compris. Me
comprenez-vous aussi ?
Le [dramaturge] et fils de la célèbre
chanteuse arabe Fayrouz [Zyad Rahbani]
dit dans une pièce de théâtre : “Chaque fois
que tu me demandes comment je vais, / Tu
me rappelles combien je vais mal. / Alors,
s’il te plaît, ne me pose plus cette question.”
C’est la justification que j’invoquais
auprès de mon oncle. En réponse à la
question “Kifak ?”, il aurait été obligé de
remercier Dieu d’un “Alhamdouli’llah”,
alors qu’il va mal.
HÉRITAGE CULTUREL
Ma femme et moi-même ne sommes pas
particulièrement croyants et sommes
heureux de vivre dans un pays où l’État
reste neutre vis-à-vis de la religion, l’Al-
lemagne. Pourtant, nous nous efforçons
de transmettre à nos enfants cette singu-
larité culturelle qui consiste à remercier
le Créateur pour tout et n’importe quoi.
C’est curieux, non ? Nous nous signons
avant les longs voyages en voiture, ce
qui nous donne sans doute l’air bizarre.
Mais nos deux filles refusent de faire ce
signe de croix. Nous regrettons parfois
que nos enfants refusent de perpétuer
ce geste arabo-chrétien. La religion n’a
rien à voir là-dedans pour nous – il s’agit
juste d’un petit héritage culturel.
En Allemagne, la gratitude à l’endroit
d’une entité supérieure est beaucoup
moins répandue dans la langue de tous
les jours. À la question de savoir comment
ça va, on répond ici “bien” ou “mal” –
c’est sobre, direct, explicite.
Quand un A rabe répond
“Alhamdouli’llah”, il exprime en même
temps toujours une forme de gratitude et
d’humilité. Ça me manque parfois dans
la langue de Goethe. Certes, il existe
bien en allemand l’expression Gott sei
Dank! [Dieu merci], mais j’ai l’impres-
sion qu’elle n’est pas employée tout à
fait de la même manière.
Les jeunes Allemands emploient aussi
de plus en plus un autre terme arabe,
que j’entends souvent dans la cour de
récréation : mach’Allah. Ils lui donnent
la valeur d’une interjection, à la manière
d’un “ouah !” ou d’un “génial !”, ou sim-
PHOTO “DER SPIEGEL”
plement d’un explétif.
Littéralement, mach’Allah se traduit
par “ce qu’Allah a voulu”, mais il a dans
le monde arabe une signification plus
large. Quand nous recevons la visite d’un
couple accompagné d’un bébé adorable,
nous dirons par exemple : “Mach’Allah,
il est à croquer !”
ÉLOIGNER LE MAUVAIS ŒIL
Un autre usage de mach’Allah est d’éloi-
gner les ondes négatives, par exemple une
malédiction, un mauvais présage ou tout
simplement la jalousie. Le mach’Allah pro-
noncé au-dessus d’un couffin sert donc,
aussi, à prémunir l’enfant contre le mal.
Ce qui est intéressant, dans cette
expression, c’est qu’elle n’a pas de contenu
ethnique ou religieux. Au Moyen-Orient,
elle est employée tant par les chrétiens
que par les musulmans, et même par les
non-Arabes.
La troisième tournure arabe qu’on
entend de plus en plus fréquemment en
Allemagne, c’est inch’Allah. On pourrait
la traduire par “espérons !”, littérale-
ment “plaise à Dieu”. Avant une opéra-
tion, un médecin arabe dira typiquement
au patient : “Ne vous en faites pas. Ça va
aller, inch’Allah.”
Mais inch’Allah a aussi la réputation
d’exprimer une forme de désengage-
ment. Ou plutôt de confiance en Dieu.
S’agissant par exemple d’un rendez-vous,
une Syrienne ou un Syrien dira peut-
être : “Oui, je serai là demain à 9 heures”
avant de conclure par “inch’Allah”. Cela
ne veut pas dire que nous n’avons pas
l’intention de nous présenter au ren-
dez-vous, mais uniquement que nous
nous en remettons à la volonté de Dieu.
Pour consoler quelqu’un, nous
dirons : “Inch’Allah, ton chagrin va passer !”
Pour féliciter quelqu’un : “Inch’Allah,
mi l l e m a b r o u k !” À u ne jeu ne
femme : “Inch’Allah, tu es la plus belle mariée
du monde !” Aussi vous disons-nous, en
conclusion de cet article : “Inch’Allah,
prenez soin de vous, vous nous avez fait un
grand honneur en lisant cette chronique !”
—Samer Tannous, Gerd Hachmöller,
publié le 7 mai 2023
SOURCE
DER SPIEGEL
Hambourg, Allemagne
Hebdomadaire
655 371 ex. (fin 2020)
spiegel.de
Très grand magazine
d’enquêtes, lancé en 1947,
agressivement indépendant,
et qui a révélé plusieurs
scandales politiques.
Courrier international 25
L’ARABE, MAL AIMÉ
EN FRANCE
En France, la langue arabe
“reste perçue comme
‘communautaire’” et “souffre
d’un préjugé tenace qui tend
à confondre arabité et islamité
à l’heure où l’islam a très
mauvaise presse”, expliquait,
fin décembre 2022, le quotidien
libanais L’Orient-Le Jour.
Pour une partie de la classe
politique et de la population,
l’arabe “évoque, d’une part,
L’auteur l’immigration et, de l’autre,
l’islam, notamment depuis
le 11 septembre [2001, année
des attentats du World Trade
Center] et, plus tard, les attentats
du 13 novembre 2015”.
Cette langue est également
SAMER perçue comme “un marqueur
TANNOUS identitaire religieux”, voire comme
Samer Tannous un “cheval de Troie de l’islamisme”.
enseignait “Dans un pays tétanisé par un fait
à l’université multiculturel qui défie son modèle
de Damas, en Syrie. assimilationniste, parler arabe
Depuis revient donc à mettre en péril la
décembre 2015, France”, écrivait L’Orient-Le Jour.
il vit avec sa Dans ce contexte, l’arabe risque
compagne et fort d’être encore cantonné
ses deux filles longtemps à ces “poncifs
à Rotenbourg racistes”, au grand dam de
(Wümme), ceux, originaires du Maghreb
en Basse-Saxe, et du Moyen-Orient ou non, qui
en Allemagne, souhaitent l’apprendre comme
où il est professeur n’importe quelle autre langue.
de français. Depuis Deuxième langue dans
plus de quatre ans, l’Hexagone, elle est seulement
il tient une la sixième à être enseignée
chronique, avec dans le système scolaire.
un journaliste Certains se tournent vers des
allemand, mosquées et des associations
dans laquelle religieuses pour l’apprendre.
il décortique Or “l’enseignement y est jugé
les coutumes de mauvaise qualité” et repose
en usage dans son “sur l’apprentissage de textes
nouveau pays. religieux sans explication, ni prise
de distance”. De quoi nourrir
le “séparatisme islamiste”.
Face à cela, certains préconisent
de renforcer l’enseignement de
l’arabe à l’école de la République.
Cependant, cette idée alimenterait
“le mythe d’un complot musulman
à l’assaut de l’école républicaine”
aux yeux d’une partie de la
population, pour qui “valoriser
la langue arabe, c’est contribuer
au ‘grand remplacement’”.
26 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2023

Pour les minorités ethniques

européennes comme pour
les populations autochtones
d’Amérique du Sud ou d’Afrique,
continuer à parler la langue
de ses ancêtres est une question
de survie, un motif de fierté
et l’affirmation d’une émancipation.

den
↑ Dessin de Kopelnitsky,
États-Unis.
Octobre-novembre 2023 Hors-série Courrier international 27

ntités
28 Courrier international
Au Mexique, le rap
fait vivre la langue maya
Leur nom de scène : ADR Maya, Pat Boy et Ixi’im Ko’olel.
Ces jeunes Mexicains chantent en maya, la langue de leurs ancêtres.
Une bonne nouvelle pour la sauvegarde de cet idiome autochtone,
constate ce magazine américain.
—The Christian Science Monitor, extraits (Boston)
A
ngel del Rosario Hau Paat
se penche au-dessus du
hamac multicolore où
est allongée sa grand-
mère, pour atteindre
son oreille : “Qu’est-ce
que tu penses de mes chansons ?” lui crie-
t-il en maya, la langue autochtone du
Yucatán [un État du sud-est du Mexique,
berceau de la civilisation maya]. La vieille
femme, un peu sourde, lui caresse la joue
avant de répondre. “Elle est contente, tra-
duit le jeune homme, avec un rire timide.
Elle dit que je m’en sors bien avec le maya.”
Angel a grandi dans l’État [voisin] de
Quintana Roo, et à l’époque il ne s’in-
téressait pas au maya, la langue mater-
nelle de sa mère, et la seule que connaît
sa grand-mère. À l’école et avec ses amis,
il parlait espagnol.
Mais aujourd’hui, comme de plus en
plus de jeunes – au Mexique et sur tout le
reste du continent américain, du Canada
au Chili –, il fait revivre la langue de ses
ancêtres grâce au rap. La musique a ren-
forcé ses liens avec la langue que sa mère
lui parlait quand il était petit (il répon-
dait en espagnol) et avec les traditions
familiales.
“Je n’aurais jamais cru que j’utiliserais
autant le maya un jour. Je me reconnecte
à ma culture et aux artistes d’autres pays
qui rappent aussi en langue autochtone”,
explique Angel. Il est technicien de main-
tenance de piscines à Tulum, une ville
très prisée des touristes [sur la côte
du Quintana Roo], et enregistre des
morceaux sur son temps libre, sous le
pseudo d’“ADR Maya”. “Ça me fait vrai-
ment du bien.”
Le Mexique reconnaît officiellement
l’existence de plus de 60 langues amérin-
diennes dont la plupart, de même que les
Hors-série
cultures associées, sont aujourd’hui en
danger, malgré une loi de 2002 garantis-
sant le droit de les parler, et les réformes
éducatives des dernières années qui
imposent l’enseignement de certaines
d’entre elles dans les écoles publiques.
“En dépit de tous les beaux discours sur la
nécessité de préserver la culture mexicaine,
les communautés [autochtones] subissent
souvent des pressions pour renoncer à leur
langue” au profit de l’espagnol, regrette
José Antonio Flores Farfán, professeur de
→ De haut en bas : linguistique et d’anthropologie au Centre
ADR Maya, Ixi’im de recherche et d’études supérieures en
Ko’olel et Pat Boy. anthropologie sociale de Mexico. “Les
Captures d’écran langues recèlent des richesses accumu-
YouTube/ lées par les hommes pendant des siècles”,
@adnmaya explique-t-il pour souligner l’impor-
films2254/ tance de leur sauvegarde.
@mayapatboyrap/ Ces jeunes rappeurs redonnent de
Photo Facebook/ l’espoir au chercheur quant à l’avenir
@ADN MAYA des idiomes amérindiens. Pour porter
Producciones ses fruits, la volonté de préserver une
langue doit émaner de sa communauté
de locuteurs, assure-t-il. “Ces artistes ont
du talent, ils agissent du bas de l’échelle et
aident les plus jeunes à percevoir la valeur
de la langue au passage.”
Dans les régions du sud du Mexique
où l’on parle le maya yucatèque [il existe
d’autres groupes linguistiques de la famille
maya, notamment au Guatemala], Jesús
Cristobal Pat Chablé, plus connu sous le
nom de “Pat Boy”, est un véritable pionnier
du rap autochtone. Pat Boy a découvert
la musique à l’âge de 5 ans – il a désor-
mais la petite trentaine – et s’est essayé
L’un des titres de Pat Boy est
présent dans la bande
originale du film “Black
Panther : Wakanda Forever”.
Octobre-novembre 2023
à différents genres, des rancheras
(ballades mexicaines) au rock, en
passant par le reggae, avant de se
lancer en solo dans le rap en 2009.
RECONNAISSANCE
Aujourd’hui, il se produit dans diffé-
rents pays, collabore avec des artistes
parlant d’autres langues autochtones,
et encourage les jeunes locuteurs
du maya à écrire et à enregistrer
leurs propres titres, qu’il regroupe
parfois sur des albums produits par
son label, ADN Maya. Il fait actuel-
lement construire un studio d’enre-
gistrement à Felipe Carrillo Puerto,
à 225 kilomètres de Cancún.
Les paroles de ses morceaux
évoquent le quotidien de la com-
munauté maya : les traditions, l’éduca-
tion, l’amour. Son travail est désormais
reconnu à l’international, et il a même
reçu le prix Linguapax en 2022 [remis par
l’ONG du même nom, qui récompense
les actions en faveur de la diversité lin-
guistique]. L’an dernier, l’un des titres
sur lequel il avait travaillé s’est retrouvé
dans la bande originale du film Black
Panther : Wakanda Forever, faisant entrer
la langue maya dans les salles obscures
du monde entier avec des phrases telles
que : “Ils disent que nous avons disparu de
la surface de la Terre, qu’en dis-tu ? / Ce n’est
pas vrai… Les années ont passé, nous nous
sommes renforcés. / Aujourd’hui, je chéris
la culture maya.”
 Octobre-novembre 2023 Hors-série
Le chanteur a fait beaucoup de chemin
depuis ses débuts. “C’était dur, confie-
t-il à propos de ses premiers concerts
dans l’État de Quintana Roo. “Quand
j’essayais de me faire programmer dans les
festivals, on me questionnait sur le sens de
mes chansons.”
FOUILLER DANS SES SOUVENIRS
En ville, on dit souvent qu’il est impos-
sible de réussir en étant maya et en venant
de la campagne, témoigne le chanteur.
“Quand j’ai commencé, peu de gens s’inté-
ressaient à ma musique. Maintenant, par-
tout où je vais, je rencontre des jeunes qui
rêvent de chanter en maya.”
Maria Marlene Ucan, qui rappe sous
le pseudo d’“Ixi’im Ko’olel” (“la femme
maïs”), se souvient comme si c’était hier
du jour où Pat Boy est venu présenter
son travail dans son lycée du Yucatán.
C’était il y a cinq ans. Elle s’est sentie
tellement galvanisée par l’intégration
du maya au rap qu’aussitôt rentrée chez
elle, elle a cherché les titres du chanteur
sur Internet. Elle en a appris les paroles
par cœur, avant d’écrire ses propres cou-
plets. En août 2022, elle a soumis un de
ses morceaux à Pat Boy, qui l’a choisi
pour figurer sur son quatrième album,
intégralement composé de titres écrits et
interprétés par de jeunes artistes mayas.
“J’avais toujours donné la priorité à l’ap-
prentissage de l’espagnol, je ne compre-
nais pas l’importance de notre langue”,
confie la jeune femme, qui travaille au
rayon boulangerie d’une supérette. Si
elle parle aussi bien maya, c’est grâce à
PHOTO SCARLETT REYES
ses grands-parents, avec qui elle a passé
beaucoup de temps durant son enfance.
“Je croyais que l’espagnol m’emmènerait
plus loin, et j’avais parfois un peu honte
que ma famille parle maya.”
Aujourd’hui, elle écrit des chansons
sur le quotidien des femmes amérin-
diennes au Mexique. “Je ne ressens pas
les choses de la même manière quand je
m’exprime en maya et en espagnol”, ana-
lyse la jeune femme. Le vocabulaire et
la syntaxe espagnols lui paraissent plus
répétitifs. “En maya, je finis par inventer
de nouveaux mots, légèrement déformés,
que je mets dans mes chansons. La langue
se prête mieux au jeu.”
Écrire en maya lui demande tout de
même plus de temps, car elle doit fouil-
ler dans ses souvenirs à la recherche
de vocabulaire ou demander l’aide de
ses parents lorsqu’elle ne trouve pas
ses mots. Mais la musique lui a donné
un nouveau rêve : s’inscrire à l’univer-
sité l’an prochain pour étudier le maya.
Cette jeune génération – qui a souvent
grandi baignée dans la langue maya,
sans jamais la parler couramment –
fera figure de test pour la sauvegarde
de la langue, analyse Marlene Chuc
Maldonado, directrice du département
d’études linguistiques et interculturelles
à l’Université interculturelle
maya de Quintana Roo.
Selon elle, l’engouement pour
le rap qui s’est emparé de nom-
breuses communautés locales
est un véritable modèle à suivre.
“Les groupes s’affrontent en battle
dans les rues, et parviennent vrai-
ment à capter l’intérêt des plus
jeunes”, se félicite-t-elle.
C’est un bon début, mais
une question reste en sus-
pens pour Marlene Chuc
Maldonado : “Lorsqu’ils devien-
dront parents à leur tour, ces ado-
lescents et ces jeunes adultes qui
rappent ou écoutent les rappeurs
transmettront-ils la langue à leurs
enfants ?”
À Tulum, Filiberta Paat Mas,
la mère d’Angel, écoute son fils rapper,
les yeux écarquillés. Le morceau, dont il
lit les paroles directement sur son télé-
phone, évoque Chaac, le dieu maya de la
pluie. Le jeune homme ne maîtrise pas
encore complètement la langue, mais il
a fait des progrès.
“Après ma mort, il continuera à parler
maya”, constate Filiberta, avec une pointe
d’étonnement. Pendant des années, elle
a vécu comme un échec le fait que son
fils refuse de s’exprimer autrement qu’en
espagnol. “Il transmettra ce savoir à ses
enfants, se réjouit-elle. Notre langue va
continuer à vivre.”
—Whitney Eulich,
publié le 12 avril 2023
Courrier international 29
LENIN TAMAYO,
LE ROI DE LA Q-POP
À 23 ans, avec son physique
d’idole de la K-pop, le Péruvien
Lenin Tamayo est une star de
TikTok. Son compte officiel sur
l’application chinoise cumule
plus de 4,5 millions de likes.
Il est à l’origine de ce que
certains de ses fans ont
surnommé la “Q-pop”, de
la K-pop en langue quechua.
SOURCE
“Même s’il est né à Lima, Lenin
THE CHRISTIAN n’a pas eu besoin d’apprendre
SCIENCE le quechua, qui a toujours fait
MONITOR partie de sa vie. Sa mère, qui
Boston, États-Unis est née à Cuzco et a longtemps
Hebdomadaire vécu à Abancay, lui parle dans
csmonitor.com la langue de l’Empire inca [dont
En proie à Cuzco était la capitale] depuis sa
des difficultés plus tendre enfance”, explique
financières, cet El País América dans un article
élégant tabloïd, publié en juin. Même
qui a été fondé si ses parents écoutaient
en 1908 à de la musique sud-américaine,
Boston, a cessé il s’est passionné au fil du
d’être imprimé temps “pour la pop mélodique
quotidiennement des groupes de K-pop Girls’
le 27 mars 2009, Generation, BTS” ou encore pour
pour mieux les génériques d’animes comme
concentrer ses Digimon. Toujours étudiant
efforts sur son (il rédige une thèse de doctorat
site Internet. Une en psychologie), il veut vivre
version papier de la musique. Il est
continue toutefois actuellement occupé à
de paraître une l’élaboration de son premier
fois par semaine. album : “Le disque comportera
douze titres inédits, divisés en
trois EP de quatre morceaux.
Chacun des EP aura pour base
un aspect de la mythologie
inca : Kay Pacha (le monde
des vivants), Uku Pacha (le
monde des morts) et Hanan
Pacha (le royaume céleste).”
30 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2023

Le swahili
va-t-il
reconquérir
l’Afrique ?
Historiquement parlé dans l’est du continent,
cet idiome gagne en importance dans un nombre
croissant de pays africains. Il pourrait même
détrôner les langues héritées
de l’époque coloniale, comme le français
ou l’anglais, et s’ériger en lingua franca.
—NRC (Amsterdam)

J
’ai compris que l’on n’a pas
besoin de bien parler anglais
pour être intelligent. L’anglais
est une langue parmi d’autres,
comme le yoruba, l’igbo et le
haoussa. Une langue qui n’a
rien de plus que les autres”, écrit l’autrice
nigériane Abi Daré dans son roman The
Girl with the Louding Voice [2020, non
traduit en français]. Pourtant, plus de
soixante ans après que la majorité des
pays africains se sont libérés du joug
colonial, les langues des anciens occu-
pants résonnent encore sur le continent.
L’anglais compte parmi les langues
officielles d’à peu près la moitié des pays
africains [voir carte p. 35] : c’est la langue
qu’utilisent les médias pour diffuser les
informations, les autorités pour com-
muniquer et le monde des affaires pour
conclure des accords. Dans un peu moins
d’un pays sur deux, c’est le français qui
occupe cette place ; dans une poignée
d’États, le portugais ; et dans un seul (la
Guinée équatoriale), l’espagnol. Nombre
des plus grandes villes francophones du
monde se trouvent d’ailleurs en Afrique ;
Kinshasa, la capitale de la République
démocratique du Congo, détrône même
Paris à la place de première ville fran-
cophone du monde.
D’ORIGINE BANTOUE ET ARABE
Cela étant, au Maroc, par exemple, des
étudiants font campagne contre l’usage
du français à l’école. Les pays d’Afrique
↑ Dessin de Raul anglophone aussi se tournent vers les
Arias paru dans langues africaines dans le secteur de
El Mundo, Madrid. l’éducation. “Pour se libérer des oppres-
seurs, il faut commencer par changer le
système éducatif. Or il est très fortement
lié à la langue”, avise Annachiara Raia,
enseignante en études africaines à l’uni-
versité de Leyde [aux Pays-Bas].
Récemment, le Kenya a vu ouvrir une
école primaire “afrocentrique”, d’où ont
disparu l’anglais et l’uniforme obliga-
toire hérité de l’époque britannique ; les
fondateurs de l’établissement y pro-
meuvent les tenues et coiffures tradi-
tionnelles. Quant au Nigeria, il a adopté,
fin 2022, un nouveau système où, au
cours des six années d’école primaire,
l’enseignement se fera dans la langue
maternelle des élèves. Cette mesure
soulève cependant des protestations :
ce pays d’Afrique de l’Ouest connaît
plus de 600 langues, ce qui rend la
réforme très difficile à mettre en œuvre.
Du reste, au Nigeria, l’anglais est la
langue principale de nombreux cita-
dins de la classe moyenne. Et c’est une
langue primordiale dans la mégalo-
pole internationale qu’est Lagos, dont
certains habitants ne parlent pas une
seule langue locale.
Constatant une augmentation de son
usage, les linguistes prédisent que le
swahili pourrait bien devenir la nouvelle
Octobre-novembre 2023 Hors-série
lingua franca. Avec quelque 200 mil-
lions de locuteurs, c’est la langue afri-
caine la plus utilisée. C’est même une
“langue-pont” avec quantité d’autres
idiomes africains. Le swahili est en
effet un hybride entre une des lan-
gues bantoues – parlées dans le sud,
le centre et l’ouest de l’Afrique – et les
langues arabes. À l’origine diffusé par
les marchands arabes sur la côte est
de l’Afrique, son vocabulaire provient
en bonne partie de l’arabe. À partir
du xixe siècle, sous l’influence du mis-
sionnaire allemand Johann Ludwig
Krapf [1810-1881], la langue ne s’est plus
écrite dans l’alphabet arabe, mais latin.
INTÉRÊT ÉCONOMIQUE
“C’est une petite musique qu’on a commencé
à entendre dans les années 1960”, raconte
Annachiara Raia à propos de la montée
en puissance du swahili. Dans la période
qui a précédé l’indépendance du Kenya, de
l’Ouganda et de la Tanzanie, cet idiome
est en effet devenu un instrument de
collaboration politique internationale.
Dans toute la région, il a permis à ceux
qui se battaient pour l’indépendance
de diffuser leurs ambitions communes,
malgré leurs langues maternelles sou-
vent très différentes les unes des autres.
“Les écrivains et les scientifiques écrivaient
sur la décolonisation, certes, mais ils le fai-
saient dans la langue du colonisateur, sou-
ligne Annachiara Raia. C’est pourquoi, à
l’époque déjà, certains sont revenus à leur
langue maternelle.”
“Aujourd’hui, il est possible de publier
des textes en swahili même dans des revues
universitaires.”
Outre la nécessité de décoloniser plus
avant l’Afrique, Ida Hadjivayanis, profes-
seure d’études swahilies, met en avant
une motivation économique. “Début 2022,
l’Union africaine a reconnu le swahili comme
[sa sixième] langue officielle de travail. C’est
une décision remarquable”, salue la cher-
cheuse tanzanienne, qui travaille à la
School of Oriental and African Studies,
à Londres. En 2019, le swahili est par ail-
leurs devenu la seule langue africaine
reconnue au sein de la Communauté de
développement d’Afrique australe, qui
rassemble 16 nations du sud de l’Afrique.
Peu après, il a été introduit dans les écoles
d’Afrique du Sud et du Botswana. C’est
également l’une des langues officielles
de la Communauté d’Afrique de l’Est,
qui regroupe 7 pays.
En juillet 2022, l’Ouganda a quant à
lui décidé de faire du swahili sa deu-
xième langue nationale et de rendre
son enseignement obligatoire dans les
écoles. Celle-ci figure parmi les langues
officielles de la Tanzanie et du Kenya et
est parlée, au total, dans 14 pays, dont la
République démocratique du Congo, le
Rwanda et le Burundi.
“Bien que le swahili soit traditionnel-
lement parlé en Afrique de l’Est, je suis
étonnée de constater qu’aujourd’hui il est
également enseigné dans les universités
ghanéennes”, relève Annachiara Raia. La
langue gagne en influence, notamment
grâce à la musique d’artistes comme
Diamond Platnumz, en Tanzanie.
“Du fait de sa visibilité et de sa place cen-
trale dans la culture, elle intéresse de plus
en plus d’étudiants.”
Le swahili est aussi enseigné bien
au-delà des frontières africaines : rien
qu’aux États-Unis, il est proposé dans une
bonne centaine d’établissements d’en-
seignement, mais on peut l’apprendre
jusqu’en Pologne, au Mexique, en Russie
ou au Japon. Et même aux Pays-Bas, à
l’université de Leyde.
“Du fait de sa visibilité et
de sa place centrale dans la
culture, elle intéresse de plus
en plus d’étudiants.”
Annachiara Raia, ENSEIGNANTE
EN ÉTUDES AFRICAINES
Annachiara Raia met toutefois un
bémol. À Leyde, en effet, le swahili fait
partie du département de littérature afri-
caine. “Mais que désigne ce terme, au juste ?
Parler de littérature africaine, cela revient
à considérer l’Afrique comme un pays.”
“Quant au swahili, c’est une langue
dont on pourrait étudier de nombreux
aspects. Son histoire par exemple : com-
ment a-t-elle évolué au fil du temps ? Sa
géographie : comment est-elle parlée dans
les différents pays ?”
Le swahili n’est d’ailleurs pas à l’abri
des critiques. En 2022, une vidéo mon-
trant le chef de l’opposition sud-afri-
caine Julius Malema inviter les gens à
adopter le swahili comme lingua franca
a suscité un tollé. Le swahili “se com-
porte” de plus en plus comme une langue
coloniale, analyse Annachiara Raia. “Sa
forte diffusion fait craindre qu’il n’écrase
d’autres langues africaines plus petites.
Historiquement, l’Afrique est multilingue,
et elle est connue pour sa diversité linguis-
tique. Mon rêve, c’est que toutes ses langues
puissent coexister.”
—Jamila Meischke,
publié le 31 janvier 2023
Courrier international 31
AU SÉNÉGAL,
LE WOLOF REPREND
DE LA VIGUEUR
Au Sénégal, les langues dites
“nationales” sont de plus en plus
parlées et diffusées, au détriment
du français, qui dispose pourtant
du statut de “langue officielle”.
Dans l’article premier de la
Constitution sénégalaise de
2001, seul le français est indiqué
comme “langue officielle”.
Les autres langues majeures
du pays – le malinké, le wolof,
le sérère, le diola, le soninké
et le pular – ont le statut de
simples “langues nationales”,
explique The Conversation
Africa. Or, constate-t-on dans
l’article publié par la plateforme
SOURCE participative, le français n’est
parlé que par un tiers de la
NRC population environ, alors que
Amsterdam, le wolof est la langue parlée
Pays-Bas et comprise par au moins 90 %
Quotidien de la population. C’est également
nrc.nl une langue qui porte un héritage
Né en 1970 historique, puisqu’elle a uni les
d’une fusion royaumes sénégalais depuis
entre Nieuwe l’empire du Djolof, au xiiie siècle.
Rotterdamsche En outre, le wolof et les
Courant et autres langues nationales
Algemeen sont utilisés dans les
Handelsblad, médias et l’enseignement
ce titre, libé- et à l’Assemblée nationale.
ral de tradition et Dans les années 1990, la
rigoureux, est sans multiplication de radios privées
conteste le quoti- en wolof a également conféré
dien de référence à cette langue le statut de
de l’intelligentsia langue d’information, car elles
néerlandaise. diffusaient le journal dans
cette langue. Désormais, les
réseaux sociaux amplifient
à leur tour ce phénomène.
Ils permettent en effet
aux personnes ne sachant ni
lire ni écrire en français de
naviguer sur des chaînes en
wolof diffusées sur YouTube
ou encore TikTok. Ces réseaux
sociaux, nourris de messages
audio ou vidéo, sont aussi
parfaitement adaptés à la société
orale sénégalaise. Ils redonnent
même de la vigueur aux langues
locales. Fort de ce constat,
The Conversation Africa
affirme :“L’âge d’or de la langue
française au Sénégal semble
révolu.”
32 Courrier international
Le numérique
au service de la décolonisation
linguistique
En Afrique, les nouveaux outils d’apprentissage et de traduction
permettent de se réapproprier les langues locales.
—New African, extraits (Londres)
L
a Sud-Africaine Zanele
Mkhize, qui travaille dans
l’événementiel, s’est battue
pour que ses enfants parlent
couramment le zoulou. Ils
sont nés d’un père anglais
à Oxford, au Royaume-Uni, et ont été
scolarisés dans une école primaire de
l’Église d’Angleterre. Des visites annuelles
de trois semaines à Johannesburg leur
ont permis de rencontrer des locuteurs
locaux, mais leur maîtrise de la langue
s’est affaiblie au fil du temps, en particu-
lier au cours de leur adolescence.
C’est alors que l’un de ses enfants
s’est inscrit à Duolingo, une plateforme
d’apprentissage des langues en ligne très
populaire, après que celle-ci a commencé
à proposer des outils d’apprentissage du
zoulou l’année dernière. Aujourd’hui
adulte, il a continué à apprendre le zoulou
à son rythme. “Je ne pense pas qu’ils puissent
perdre leur capacité à comprendre le zoulou,
car je le leur ai parlé dès leur plus jeune âge.
Cependant, leur lecture, leur écriture et leur
expression orale n’étaient pas aussi bonnes,
car ils ont toujours parlé et étudié en anglais
pendant leur enfance, explique Zanele
Mkhize. Mon fils a été très enthousiaste
lorsque Duolingo a mis le zoulou à sa
disposition l’année dernière, car il est plus
facile d’apprendre de cette manière que de
rester penché sur un manuel.”
En quelques mois, Duolingo a attiré
plus de 30 000 étudiants en zoulou
sur sa plateforme. Le swahili, ajouté il
y a cinq ans, compte aujourd’hui plus
de 477 000 abonnés. Le xhosa [langue
parlée en Afrique du Sud] pour les
anglophones sera lancé en décembre
2023, ce qui renforcera l’offre pour les
50 millions d’utilisateurs de Duolingo. La
plateforme d’apprentissage des langues
tire ses revenus de la publicité, des frais
d’abonnement et des frais d’examen. Elle
Hors-série
a accumulé 369,5 millions de dollars
[342 millions d’euros] de revenus en
2022, selon le cabinet d’études de marché
Statista, soit une augmentation de 47 % en
un an. En intégrant les langues africaines,
les analystes estiment que Duolingo
favorise la diversité linguistique, tout
en élargissant sa base d’abonnés et en
augmentant ses bénéfices.
UN IMMENSE MARCHÉ
“L’impact historique du colonialisme sur les
↗ Dans le township langues africaines a retardé le développe-
d’Alexandra, près ment d’outils et de ressources pour les lan-
de Johannesburg, gues locales, explique Vukosi Marivate,
en septembre professeur associé d’informatique à
2022. l’université de Pretoria. Nous voyons
Photo Lindokuhle une demande croissante d’outils pour les
Sobekwa/Magnum langues locales, car les populations recon-
Photos naissent de plus en plus l’importance de
préserver leur patrimoine linguistique.”
Des organisations comme Duolingo
voient le potentiel que représente le
développement de ressources pour
des langues largement parlées comme
le swahili et le zoulou, ce qui rend
économiquement viable l’investissement
dans leur développement. Parallèlement,
“les gens sont de plus en plus désireux
WIKIPÉDIA ENRICHI EN CONTENUS EN LANGUES AFRICAINES
L’encyclopédie collaborative en Italie, a mis “à disposition
en ligne Wikipédia est l’un des Africains les outils
des sites les plus consultés nécessaires pour créer des
du monde et un outil articles dans leurs idiomes”,
reconnu pour le partage relevait le site Quartz Africa
des connaissances. Pourtant, en février 2022. Au moment
elle souffre d’une pénurie de la publication de l’article,
d’articles en langues 135 personnes avaient
africaines. Pour pallier pris part aux trois ateliers
ce manque, la Fondation organisés au Mozambique,
Moleskine, une ONG située en Afrique du Sud ou encore
Octobre-novembre 2023
d’enseigner à leurs enfants les langues
locales, malgré la difficulté de trouver des
ressources pour ces langues”, explique
Vukosi Marivate.
Pour créer le cours de zoulou sur
Duolingo, il a fallu relever toute une
série de défis. Les spécialistes de l’ap-
prentissage de l’entreprise ont colla-
boré avec les contributeurs du cours
de Nal’ibali, une organisation d’alpha-
bétisation sud-africaine, afin de conce-
voir des méthodes pour enseigner des
aspects particuliers du zoulou. Ce parte-
nariat était essentiel pour traiter les trois
consonnes cliquables [un clic est un son
produit avec la langue ou les lèvres sans
l’aide des poumons] de base du zoulou,
ses seize classes de noms et la manière
dont les mots zoulous sont structurés
en combinant des éléments plus petits.
Comme de plus en plus de gens parlent
et apprennent les langues africaines, les
annonceurs sont susceptibles de changer
leurs habitudes. Le rapport “Can’t Read,
Won’t Buy” du cabinet d’études Common
Sense Advisory a révélé que 40 % des
personnes interrogées ne feraient pas
d’achat dans une langue autre que leur
langue maternelle. La population africaine
devant doubler d’ici à 2050, l’immense
potentiel de son marché devrait attirer
les investisseurs et les professionnels du
marketing, selon Mukindi Lambani, PDG
de la start-up Ambani Africa.
Cette entreprise utilise la réalité aug-
mentée (AR), l’animation et les jeux
pour enseigner sept langues africaines
à de jeunes étudiants, tout en leur don-
nant accès à des tuteurs en ligne. “Les
entreprises d’apprentissage des langues en
Afrique diversifient leurs approches, ciblant
le développement de la petite enfance, l’ap-
prentissage des adultes et les institutions
d’entreprise”, explique Mukindi Lambani.
Le secteur des plateformes d’apprentis-
sage en ligne en Afrique devrait atteindre
380 millions de dollars [351 millions
au Zimbabwe, conduisant
à la mise en ligne de plus
de 500 contenus. L’une
des participantes sud-
africaines, caissière de
supermarché de profession,
soulignait alors l’importance
de cette initiative “pour
assurer la transmission
de l’information et du savoir
d’une génération à l’autre”.
Octobre-novembre 2023 Hors-série
d’euros] en 2023, et les recettes devraient
augmenter de 12,1 % par an jusqu’en 2027,
ce qui encourage l’arrivée d’un grand
nombre d’acteurs sur le marché.
Les progrès rapides des outils d’intel-
ligence artificielle ont conduit les géants
de la Silicon Valley à investir dans les lan-
gues africaines. Ces dernières années,
les grandes entreprises technologiques
ont reconnu leur valeur, poussées par la
demande croissante de contenus et de
services localisés. Google soutient acti-
vement la recherche sur le traitement
du langage naturel (NLP) pour les lan-
gues africaines. Les plateformes NLP
permettent aux ordinateurs de com-
prendre, d’interpréter et de générer du
langage humain.
TRADUCTION EN TEMPS RÉEL
Douze langues africaines sont disponibles
sur l’application Google Translate sur iOS
et Android, dont le haoussa, le yoruba et
l’igbo, trois des langues les plus parlées
en Afrique de l’Ouest. L’éditeur de navi-
gateurs Mozilla a récemment intégré la
langue ghanéenne twi dans son référen-
tiel linguistique open source, Common
Voice, qui recueille les contributions de
locuteurs de langues réelles.
Cette initiative vise à améliorer la
technologie de reconnaissance vocale et
à promouvoir un plus large éventail de
langues locales sur Internet, en remet-
tant en cause la domination des langues
européennes comme principale ou unique
méthode de communication en ligne.
“Avec l’émergence d’organisations locales
d’intelligence artificielle comme AfricaNLP
et Masakhane, il est devenu plus facile pour
les géants de la technologie d’accéder aux
chercheurs de ces communautés et de créer
SOURCE des outils encore plus performants au fil
du temps”, explique Vukosi Marivate.
NEW AFRICAN Alors que de plus en plus de personnes
Londres, parlent certaines des 2 000 langues
Royaume-Uni vivantes d’Afrique et que les efforts
Mensuel pour préserver ce riche patrimoine
newafrican à l’ère numérique se poursuivent, le
magazine.com/ potentiel de monétisation de ces langues
Fondé en 1966, et des produits connexes est en hausse.
très indépendant Les progrès des outils d’intelligence
de ton, écrit artificielle, qui sont désormais capables
par des Africains, de traiter de vastes ensembles de données
c’est l’un et de permettre aux logiciels d’interagir
des meilleurs dans différentes langues, ont ouvert de
magazines nouvelles perspectives commerciales.
d’information Le mouvement open source Ghana
en anglais et NLP propose des claviers de smartphones
en français conçus pour faciliter l’écriture dans
sur l’Afrique les langues africaines. Parallèlement,
subsaharienne. la start-up kényane Abantu AI a créé
Il appartient un outil de synthèse vocale basé sur
à IC Publications, GPT-3 pour l’apprentissage des langues,
qui publie aussi le service à la clientèle et la traduction.
African Business Mymanu Clik S, développé par l’entre-
et Middle East. preneur ghanéen et britannique Danny
Manu, exploite les technologies NLP et
AI pour permettre la traduction en temps
réel par le biais d’écouteurs. Associées à
Courrier international 33
“L’impact historique
du colonialisme a retardé
le développement d’outils
et de ressources pour
les langues locales.”
Vukosi Marivate,
PROFESSEUR D’INFORMATIQUE
À L’UNIVERSITÉ DE PRETORIA
un smartphone, ces oreillettes utilisent
des algorithmes sophistiqués pour traiter
les langues parlées, favorisant ainsi une
communication interlinguistique effi-
cace. Avec la prise en charge du yoruba
et du swahili prévue pour ce printemps,
l’appareil vise à répondre à l’expansion
des échanges commerciaux du continent
africain avec l’Europe et l’Asie.
Pendant la pandémie de coronavirus,
de nombreuses entreprises se sont tour-
nées vers des outils de traduction IA pour
communiquer avec leurs partenaires,
en raison des restrictions de voyage.
“Bientôt, une personne au Ghana ou au
Nigeria pourra recevoir une note vocale
d’un partenaire en Allemagne ou en Chine,
et le destinataire l’entendra dans sa propre
langue, ce qui éliminera le besoin d’un tra-
ducteur personnel, explique Danny Manu.
L’IA et ce que nous pouvons désormais
faire avec les langues changent la donne.”
—Will McBain,
publié le 10 avril 2023
34 Courrier international
Un jour, j’apprendrai
le kikuyu
Nyawira Githae est kényane. Si elle parle parfaitement l’anglais,
elle n’a jamais maîtrisé sa langue maternelle, le kikuyu.
Et s’est sentie, pour cela, longtemps étrangère à sa communauté.
—African Arguments, extraits (Londres)
J
e ne parle pas ma langue
maternelle. J’imagine que
cet aveu, et cet article, m’at-
tirera les foudres de nom-
breuses personnes, mais j’ai
trop longtemps repoussé ce
moment. J’ai l’impression d’apparte-
nir à une communauté incomprise, et
il est temps de faire entendre ma voix.
J’ai longtemps vécu dans la peur d’être
stigmatisée à cause de cette lacune. Car
cela arrive, et j’en ai d’ailleurs fait l’ex-
périence à plusieurs reprises. Comme
cette fois où je me suis rendue à une
fête d’anniversaire improvisée, chez
la tante d’une amie. C’était un évé-
nement en petit comité, et la plupart
des convives étaient rassemblés dans
le salon. Tout le monde, sauf moi, s’ex-
primait en kikuyu [langue autochtone
du Kenya] et la tante de mon amie a
vite compris que je ne saisissais pas
un mot de la conversation.
C’était la première fois que je la ren-
contrais, mais cela ne l’a pas empêchée
de me sermonner. Sous le regard des
autres invités, qui ne soufflaient plus un
mot, sans doute sidérés par sa tirade,
elle m’a violemment reproché de me
présenter sous un nom kikuyu, et m’a
soutenu qu’il était dangereux de vivre
au Kenya sans maîtriser ma langue
maternelle. Pas une seule fois elle ne
m’a demandé pourquoi je ne parlais
pas kikuyu, persuadée que je devais
trouver cela indigne de ma personne.
J’avais tellement honte que, par la
suite, j’ai cessé d’utiliser mon nom
kikuyu pendant un temps.
Je suis ébahie de constater que cer-
taines personnes se sentent le droit
de malmener leurs compatriotes qui
ne connaissent pas leur langue mater-
nelle. D’autant plus que ces mêmes
individus transmettent eux-mêmes
rarement l’idiome de leurs ancêtres à
leurs propres enfants. Ce n’est pas avec
Hors-série Octobre-novembre 2023
Ils ont alors tenté de nous faire
prendre des cours, et une fois deve-
nue adulte, j’ai réessayé d’apprendre le
kikuyu à plusieurs reprises, mais ça n’a
jamais été facile. Je ne le parle toujours
pas, et ce n’est pas faute d’avoir essayé.
À cause de cette lacune, j’ai toujours
eu l’impression de passer à côté d’une
partie de mon identité. Je n’ai jamais
pu avoir de véritables conversations
avec mes grands-parents, ni les inter-
roger sur les détails de leur passé avant
qu’il ne soit trop tard. Cette barrière
linguistique a toujours pesé sur notre
relation, nous empêchant de tisser de
véritables liens.
ACCEPTATION
→ Dessin Et j’ai compris depuis peu que ce n’était
de Falco, Cuba. pas le seul enjeu. Les langues nous rap-
prochent, et ceux qui ne maîtrisent pas
leur langue maternelle peuvent ainsi
se sentir marginalisés, mis à l’écart de
leur communauté. J’ai souvent eu l’im-
pression de ne pas être à ma place, de
ne pas faire partie du “village”, à bien
des égards.
Il existe tout un tas de raisons pour
SOURCE lesquelles certaines personnes gran-
dissent sans apprendre la langue de
AFRICAN leurs ancêtres.
ARGUMENTS Mais personnellement, je conseille-
Londres, rais à tous les parents d’enseigner leur
Royaume-Uni langue à leurs enfants s’ils le peuvent.
africanarguments. des brimades que l’on donne envie à Ils s’en plaindront peut-être sur le
org quelqu’un d’apprendre une langue. coup, mais vous en seront reconnais-
Cette revue La plupart du temps, cela ne fait que sants dans quelques années.
en ligne est l’en dégoûter. Chaque idiome est précieux. Les
consacrée à Ces défenseurs autoproclamés des lan- langues ouvrent des portes, elles per-
l’analyse des gues ancestrales oublient d’ailleurs que mettent d’être accueilli par les étran-
enjeux de l’Afrique beaucoup de gens – dont je fais partie – gers et de tisser des liens quand on
contemporaine. aimeraient maîtriser leur langue mater- est loin de chez soi. Elles aident aussi
Lancée en 2007 et nelle ! Je sais que certains considèrent à marchander. J’ai constaté à de mul-
éditée par la Royal les langues autochtones comme des tiples reprises – et non sans une cer-
African Society, idiomes de seconde zone et estiment taine envie – que la maîtrise de leur
une fondation que la maîtrise de l’anglais est un signe langue maternelle pouvait s’avérer fort
britannique d’intelligence supérieure, mais ce n’est utile à mes proches.
qui promeut le pas mon cas. Mon frère et moi sommes Je rêve toujours de parler kikuyu,
continent, elle nés à l’étranger. Nous parlions anglais mais depuis quelques années, j’ai fait
est l’une des à l’école maternelle, et nous avons pris la paix avec moi-même. J’ai accepté
plateformes l’habitude de le faire aussi à la maison. d’être qui je suis, sans ressentir de
de débat sur Mes parents n’étaient pas opposés à ce honte ni le besoin d’obtenir une forme
l’Afrique les plus que nous apprenions le kikuyu, mais de reconnaissance de ma communauté.
bouillonnantes. lorsque nous sommes rentrés au Kenya, Je finirai par apprendre ma langue
ils ont compris qu’ils avaient fait une maternelle un jour (et Dieu sait que ce
grave erreur en ne veillant pas à ce que ne sera pas facile), mais je le ferai uni-
nous commencions dès le plus jeune âge. quement pour moi. Quand ? Ce sera à
moi d’en décider. Personne ne m’im-
J’ai souvent eu posera d’échéance.
Et voilà. Un article sur ma langue
l’impression de ne pas maternelle… écrit en anglais.
être à ma place, de ne pas —Nyawira Githae,
faire partie du “village”. publié le 8 juin 2022
Octobre-novembre 2023 Hors-série Courrier international 35

L’Afrique, continent aux 1 500 langues

L’héritage colonial
Langues majoritaires
TUNISIE ou secondaires
Anglais
MAROC
Espagnol
Français
ALGÉRIE Italien
LIBYE ÉGYPTE
SAHARA Portugais
OCCIDENTAL

MAURITANIE
CAP-VERT MALI

NIGER TCHAD SOUDAN ER.

SE.
GA. BF
DJ.
GUINÉE BE.
G-B NIGERIA
CÔTE GH. RC SOUDAN ÉTHIOPIE
D’IVOIRE DU SUD
SIERRA LEONE CAMEROUN
LIBERIA TO. SOMALIE
GE OU.
STP
GABON KENYA
CONGO RÉPUBLIQUE
DÉMOCRATIQUE RW.
Plusieurs langues européennes DU CONGO BU.
cohabitent parfois dans certains
États. Le Cameroun est ainsi à TANZANIE
majorité francophone mais compte
une minorité d’anglophones. COMORES
La Namibie compte encore
quelques dizaines de milliers ANGOLA
de germanophones. ZAMBIE MA.
Quant au Rwanda, il a préféré
l’anglais au français après
le génocide, en 1994.
ZIMBABWE
MOZAMBIQUE
MADAGASCAR
BOTSWANA
NAMIBIE

Groupes ethnolinguistiques
Haoussa
Austronésien (malgache)
Langues khoïsanes
(nama, tawana)
Zones inhabitées,
absence de données
Langues songhaï
(songhaï, zarma)
Langues chamito-sémitiques
(arabe, berbère)
Langues indo-européennes
(afrikaans, anglais)
Langues bantoues (swahili,
zoulou, xhosa, chichewa)
ES.
Langues ouest-atlantiques
(foulani, peul, wolof, sérère) AFRIQUE LE.
500 km
Langues nilo-sahariennes DU SUD
(kanouri, luo, lango, lugbara)
Langues mandées (bambara,
dioula, mandinka, maninka) Abréviations :
Langues sud-atlantiques (sua, BE. Bénin, BF Burkina Faso,
langues mel dont gola, limba) BU. Burundi, DJ. Djibouti,
ER. Érythrée, ES. Eswatini,
Langues oubanguiennes (sango, GA. Gambie, G-B Guinée-Bissau,
sandé, banda, mumuye, ngbandi) GE Guinée équatoriale, GH. Ghana,
LE. Lesotho, MA. Malawi,
Langues voltaïques (moré, dagbani, OU. Ouganda, RC Rép. centrafricaine,
kabiyè, dagaare, gourmantché) RW. Rwanda, SE. Sénégal,
STP Sao Tomé-et-Principe, TO. Togo
Langues adamaoua (boua, day, kare,
dowayo, dugun, duli-gey, duupa) SOURCE : “AFRICA, ITS PEOPLES AND THEIR CULTURE
HISTORY”, G.P. MURDOCK, LIBRARY OF CONGRESS
36 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2023

Non, le suisse-allemand
un attachement évident à la norme orale,
miroir d’identité. Un Zurichois éclairé
assortira peut-être son discours d’em-

n’est pas
prunts à la langue allemande, mais le
prononcera si possible en alémanique.
Or les francophones de Suisse romande

du mauvais allemand ! ne connaissent pas le dialecte aléma-

nique, déplore l’éminent linguiste Claude
Hagège, très en faveur de l’apprentissage
des langues de proximité.

L’ENSEIGNER AUX ROMANDS

Pourquoi ne pas enseigner le suisse-
En mai, le Conseil national a refusé que cette langue allemand en Suisse romande en com-
soit parlée durant les séances parlementaires. plément du Schriftdeutsch ? Qui parle
suisse-allemand (langue maternelle
Une erreur pour ce professeur, qui considère que ou langue seconde) comprend tous les
la diversité des langues n’est pas respectée en Suisse. dialectes suisses à 99 %, précise André
Perler. Un tel enseignement devrait être
—Le Temps, extraits (Genève) considéré quand on sait combien l’ini-
tiation de l’enfant à plus d’une langue le

L
prédispose positivement à en apprendre
e Conseil national vient Le suisse-allemand n’est pas un alle- d’autres. On évoque le don des lan-
[le 2 mai 2023] de refuser mand dégénéré. C’est l’ancêtre de l’al- gues. Aucun don des langues ne dis-
par 164 voix contre 20 de lemand, le vieil allemand. Cette langue pense d’une étude sérieuse, souligne
reconnaître le suisse- dans sa structure et sa prononciation n’a Claude Hagège.
allemand comme langue pas connu certaines modifications, dont ↙ Dessin de L’apprentissage d’une langue suppose
autorisée dans les débats les mutations consonantiques qui vont Nick Lowndes, de susciter chez l’enfant le désir de l’uti-
aux côtés du français, de l’italien et du conduire à l’allemand parlé en Allemagne. paru dans liser comme instrument de communica-
romanche. Ce refus relève du bon sens. Il Il est à l’allemand ce que le vieux fran- The Economist, tion. Or quand un jeune Romand demande
ne pouvait en être autrement. Mais il dit çais est au français moderne. On ne sait Londres. en Suisse alémanique après trois ans
quelque chose des difficultés à faire éclore plus lire les Essais de Montaigne dans leur d’études d’allemand Wieviel kostet diese
des individus écriture origi- Zeitung ? [“Combien coûte ce journal ?”]
plu r i l i n g ues nale de 1580. et s’entend répondre Das chasch ha [“Tu
dans ce pays L e su isse - peux te servir” (c’est gratuit)] en suisse-
multilingue. allemand n’est allemand, il ne comprend rien et songe à
D ’auc u ns pas une langue l’inutilité de ses cours d’allemand.
pourraient qua- régionale. Une meilleure intelligibilité réciproque,
lifier ce vote de C’est pour les peut-être un comblement du Röstigraben
rebuffade, le lire Romands une [nom donné à la frontière géographique
comme un refus langue de proxi- SOURCE (et mentale) entre la région romande,
méprisant du mité et pour francophone, et la région alémanique,
dialecte aléma- la Suisse une LE TEMPS germanophone] ne se réalisera qu’à la
nique. Excessif ? langue natio- Genève, Suisse faveur de l’enseignement du suisse-alle-
N’a-t-on pas for- nale parlée dans Quotidien, mand aux Romands.
maté des géné- toute la Suisse 36 800 ex. Depuis quelques années, le Centre
rations d’élèves a lém a n ique, letemps.ch de langues de l’Unil [l’université de
en répétant aux avec quelques Fondé en 1998, Lausanne] propose des cours de suisse-
Romands qu’il nuances ici et Le Temps est allemand, avec un excellent support :
convenait d’apprendre le “bon allemand” là. Un Allemand ne comprend pas cette un quotidien Züritüütsch Schweizerdeutsch. Ein
et aux Alémaniques “l’allemand des gens langue, étrangère pour lui. Un Suisse généraliste Lehrmittel für Fremdsprachige [“Le suisse-
éduqués” ? Laissant sous-entendre que alémanique qui s’exprime en allemand francophone allemand zurichois pour les non-natifs”].
le suisse-allemand est du “mauvais parle lui aussi une langue étrangère qu’il de dimension Il faut saluer cette admirable initiative.
allemand”. a dû apprendre. nationale en Puissent les cantons romands s’en ins-
Le moment est venu de quitter ces Nombre de Suisses alémaniques Suisse. Depuis pirer et implémenter cet enseignement
temps révolus disqualifiants pour entrer ont des difficultés à s’exprimer en janvier 2021, dès les premières années HarmoS [nom
dans le xxie siècle l’esprit ouvert, inté- Hochdeutsch [“haut-allemand”, l’alle- il appartient à de l’accord entre les cantons sur l’har-
ressé par ce qui fait l’identité de l’autre, mand littéraire], confirme André Perler, la Fondation monisation de la scolarité obligatoire en
notre concitoyen. Sa langue notamment. linguiste et journaliste. Aventinus, Suisse romande] ! La langue maternelle
Or les Alémaniques, très attachés à leur La Suisse alémanique vit la diglos- fondation suisse de 65 % des Suisses aura alors peut-être
langue, réfutent notre concept de “bon sie, la coexistence de deux niveaux de à but non lucratif droit de cité sous la Coupole !
allemand”, parlent de Schrifttütsch, alle- langue : le parler alémanique et l’alle- fondée en —Jacques Aubert,
mand écrit. mand écrit. Il y a en Suisse alémanique octobre 2019. publié le 11 mai 2023
 Octobre-novembre 2023 Hors-série Courrier international 37

Que les Français fassent

un minimum d’efforts
pour comprendre
les particularités liées à nos
régionalismes.
américain [de Denys Arcand, en 1986],
de se faire l’oreille à notre accent.
Évidemment que le rayonnement inter-
national du français parlé à Paris est
plus grand que celui du français parlé à
Montréal. Mais l’argument du français
normatif ou standardisé calqué sur celui
d’une soi-disant métropole culturelle est

Doubler du Xavier Dolan, dépassé et surfait. La majorité des fran-

cophones dans le monde vit en Afrique.
La francophonie, ce n’est pas une

c’est non ! “Tabernacle” ! métropole qui impose son idiome par-

tout dans le monde. C’est une relation
de donnant-donnant.

En découvrant le doublage en français d’une œuvre du réalisateur RIDICULE

Elle s’est enrichie d’expressions et de
québécois, ce chroniqueur a été désemparé. Selon lui, mots italiens, espagnols, allemands ou
cela revient à lancer “une insulte au français parlé au Québec”. encore anglais (je sais, je sais, vade retro
Satana). Elle est aussi colorée que la poésie
—La Presse, extraits (Montréal) d’Aimé Césaire et les chansons de P’tit
Belliveau [chanteur acadien].

M
ais enfin, qu’est-ce qui t’a
pris, putain de merde ?
Bordel de merde !” Ce
sont deux phrases
– je n’invente rien –
tirées de la version
doublée en France de la série [La Nuit
où Laurier Gaudreault s’est réveillé, dif-
fusée sur Canal+ début 2023] de Xavier
Dolan, dialoguiste de grand talent, dont
on ampute ici la musique du verbe et la
poésie vernaculaire québécoise. Des carac-
téristiques essentielles de son œuvre.
C’est comme si on remplaçait la
musique de John Williams dans les
films de Lucas ou de Spielberg par du
Satie ou du Ravel. Ou qu’on diffusait les
films d’Almodóvar en noir et blanc. C’est
une atteinte à l’intégrité de l’œuvre. Et
une insulte au français parlé au Québec.
Coudonc, qu’est-ce qui leur a pris, Christ ?
Calice du tabernacle !
Je comprends qu’en France, où le taux
d’unilinguisme frôle les 40 %, les versions
françaises de séries télé et de films soient
PHOTO FRED GERVAIS/CANAL+.
reste que le simple fait qu’une version dou-
blée de l’adaptation de la pièce de Michel
↑ Scène de Marc Bouchard existe est un non-sens.
La Nuit où Laurier On parle la même langue. “Déniaiser”
Gaudreault s’est en France veut dire la même chose qu’au
réveillé, de Xavier Québec. Que les Français se déniaisent.
Dolan (à droite). Qu’ils fassent un minimum d’efforts
pour comprendre certaines particula-
rités liées à nos régionalismes.
HABITUÉS DEPUIS 1986
Aurait-on idée de doubler à Hollywood
The Banshees of Inisherin ou Aftersun pour
le public nord-américain, sous prétexte
SOURCE que certaines expressions irlandaises
ou écossaises sont moins connues à
LA PRESSE Edmonton ou à Tucson ?
Montréal, Canada Si je suis capable de faire l’effort de
lapresse.ca comprendre les expressions d’un person-
Le plus ancien nage de fiction français, qu’il soit jeune
quotidien ou vieux, originaire de Sarcelles ou de
francophone Marseille, un Français peut sans peine
d’Amérique du comprendre les dialogues d’une série de
Nord, fondé Xavier Dolan sans doublage.
en 1884, a fait Il est d’autant plus incompréhensible
Lorsque je bute sur un mot d’argot
ou de verlan, ou sur un régionalisme,
en regardant une série ou un film fran-
çais, je fais quelque chose de révolution-
naire : je consulte un dictionnaire.
C’est ce que je me disais en regardant
la très comique satire politico-sociale
réalisée, scénarisée et [jouée par] Jean-
Pascal Zadi, En place, sur Netflix. Je n’ai
pas compris d’emblée toutes les expres-
sions du personnage incarné par Zadi,
Stéphane Blé, un animateur de centre
pour jeunes de la banlieue parisienne
qui devient presque à son corps défen-
dant le premier candidat noir à l’élection
présidentielle française.
Les acteurs de sa série ont des origines
maghrébines, subsahariennes, antillaises,
belges, françaises. Certains parlent la
langue de la bourgeoisie ou de la bureau-
cratie, d’autres la langue de la rue et des
cités, d’autres encore celles du bled, de la
campagne française ou africaine.
Ils se comprennent, malgré les clivages
culturels, malgré leurs différences d’âge,
malgré le spectre de leurs accents, dans

très populaires. L’industrie du doublage
y est florissante et bien protégée. Mais
le français du Québec ne saurait d’au-
cune manière être considéré comme une
langue étrangère en France.
Les Français ont le loisir de voir Laurier
Gaudreault en version sous-titrée sur
Canal+. Et on les comprend de le faire. Il
évoluer son offre que Laurier Gaudreault ait été doublé
ces dernières que Dolan a connu des succès populaires
années pour en France avec des films qui ont attiré
devenir un média plus de 1 million de spectateurs. Et à ce
tout en ligne. que je sache, le français de Mommy n’est
pas plus châtié ni plus parisien que celui
de Laurier Gaudreault. Les Français ont
eu le temps, depuis Le Déclin de l’empire
leur langue commune : le français. S’ils
avaient tous été doublés dans un fran-
çais “de France”, les téléspectateurs fran-
çais auraient très certainement trouvé ça
ridicule. Pourquoi en serait-il autrement
avec une série québécoise ? Tabernacle.
—Marc Cassivi,
publié le 14 février 2023
38 Courrier international
JEU
DE MAINS,
JEUX
CITADINS
PORTFOLIO
Photos Siya Fonds et Patricia Kühfuss
Pour Patricia Kühfuss, tout a commencé
par un long séjour en Afrique du Sud,
chez son ami Siya Fonds, rencontré
lors d’une fashion week. Siya, qui tient
une boutique de mode à Soweto, initie
alors la photographe allemande aux
subtilités de la circulation en minibus-
taxi dans le township. Dans ce pays,
les services publics, tel le train,
s’écroulent. Et dans la ville tentaculaire
de Johannesburg, les habitants font
de longs trajets pour se déplacer.
Hors-série Octobre-novembre 2023
→ Si l’index et le majeur sont dressés,
le client souhaite se rendre dans le quartier
de Klipspruit Extension 2. Soweto,
en Afrique du Sud, mai 2017.
Ces minibus-taxis privés sont donc
essentiels. Or Patricia Kühfuss ne cesse
de s’étonner de ces codes implicites
qui mettent en relation chauffeurs et
clients, en l’absence de toute borne
de taxi visible. Et comment indiquer
rapidement dans quelle direction
ou à quel endroit souhaite se rendre
la personne ? Grâce à Siya, elle maîtrise
très vite ce code urbain implicite, qu’elle
juge “simple et astucieux”. “J’ai même
développé une obsession pour ce langage
non verbal, c’était comme un jeu pour moi,
s’amuse-t-elle, parce qu’il s’agit d’une
forme de communication non verbale qui
peut être comprise par tous.”
Une obsession très vite traduite
en images : Patricia et Siya décident
de combiner cette fascination pour
ces signes manuels urbains avec
leur passion pour la mode dans une
série de photos colorées et élégantes.
Plutôt que de photographier des
personnes hélant un taxi à Soweto,
leurs photos décalent le propos.
Elles mettent en scène de jeunes
Sud-Africains, tous vêtus des vêtements
venus tout droit de la boutique de Siya
Fonds, qui reproduisent ces gestes
urbains dans une profusion bucolique
de fleurs flamboyantes. La dimension
ludique, soulignée par la photographe,
prend alors toute son ampleur.
—Courrier international
Octobre-novembre 2023 Hors-série Courrier international 39
40 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2023

→ Pouce écarté
des autres doigts
et main à plat ?
En route pour
le township
de Diepsloot,
à Johannesburg.

→ → Pouce et
index dressés ?
En route pour
l’hôpital
de Leratong,
à Soweto.

→ Doigts écartés
et recroquevillés
en pince ?
En route pour
le centre
commercial
de Jabulani
et le théâtre
↑ Pouce vers le bas ? Le client de Soweto.
souhaite se rendre à Glen Ridge,
à Soweto. → → Auriculaire
et index en alerte ?
En route pour
Extension 3,
à Soweto.
 Octobre-novembre 2023 Hors-série Courrier international 41
PHOTOS SIYA FONDS ET PATRICIA KÜHFUSS
42 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2023
 Octobre-novembre 2023 Hors-série Courrier international 43

← Pouce et index pointés

vers le bas ? Le client ne veut
pas aller très loin de l’endroit
où il se trouve, à Soweto.

→ Pouce et index joints ?

En route pour le quartier
de Dobsonville Extension 3,
à Soweto.
PHOTOS SIYA FONDS ET PATRICIA KÜHFUSS

→ Pouce replié, les autres doigts

tendus ? Voyage prévu vers
le quartier de Protea Gardens,
à Soweto.
44 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2023

↑ Pouce, index et majeur dressés ?

En route vers le quartier d’Eldorado
Park Extension 8, à Soweto.
PHOTOS SIYA FONDS ET PATRICIA KÜHFUSS

→ Index tendu bien haut ?

En route vers le centre-ville
de Johannesburg.
Avril-mai 2023 Hors-série Courrier international 45
46 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2023

↘ Dessin de Kopelnitsky,
États-Unis.

M ouv
 Octobre-novembre 2023 Hors-série Courrier international 47

vements Faute d’un nombre suffisant de locuteurs,

des centaines de langues sont aujourd’hui
en voie de disparition. D’autres s’adaptent,
se réinventent en se mélangeant
ou apparaissent, surtout depuis l’avènement
du numérique.
48 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2023

Les “naufragés” de l’arabe chypriote

Parlée par quelques centaines de chrétiens maronites, une minorité religieuse
originaire du Liban, cette langue, mélange de grec et d’arabe parlé, est vouée à disparaître.
Malgré les récentes initiatives pour la sauver. Reportage à Kormakitis, au nord-ouest de Chypre.
—New Lines Magazine, extraits (Washington)

I
l s s e d i s e nt “ n a u f r a g é s ”.
Géog raphiquement, les
quelque 3 0 0 habita nts de
Kormakitis sont cantonnés à la
pointe nord-ouest de Chypre.
Politiquement, ils sont isolés : ils
sont parmi les seuls Chypriotes n’ap-
partenant pas à la minorité turque à
être restés dans la partie nord de l’île,
occupée après l’invasion par la Turquie,
en 1974. Et surtout, le village et sa popu-
lation sont “naufragés” dans le temps,
sur le plan tant culturel que linguistique.
Les maisons agglutinées de Kormakitis
semblent renfermer les secrets d’une
époque plus ancienne, plus simple. Les
fours arrondis en terre et les murs au
stuc effrité laissent place à des champs
↑ Vue aérienne de caroubiers. Les hommes passent du
de Kormakitis, en temps au café et jouent au backgammon.
Chypre du Nord. Les enfants et les petits-enfants multi-
Photo Yiannis plient par deux la population lorsqu’ils
Kourtoglou/Reuters viennent en visite le week-end.
Les villageois, comme les rues étroites
de Kormakitis, sont enracinés dans un
autre temps. La plupart d’entre eux sont
au moins septuagénaires et les gardiens
d’une langue en voie de disparition.
“J’aime ce village. Je veux rester ici et y
mourir”, affirme Ketoula, habitante
de 78 ans, en arabe chypriote maronite.
Ketoula et les autres sont des chré-
tiens maronites, une minorité religieuse
de Chypre qui aurait immigré du village
libanais de Kour il y a plus de mille ans.
Ils comptent aussi parmi les dernières
personnes à avoir pour langue mater-
nelle l’arabe chypriote maronite, qui
n’est parlée qu’à Kormakitis.
D’après les linguistes, l’arabe chy-
priote, une langue méconnue qui a sur-
vécu pendant des siècles uniquement à
Octobre-novembre 2023 Hors-série
l’oral, est gravement menacée. Elle dis-
paraîtra sous une cinquantaine d’an-
nées si rien n’est fait. Moins d’un millier
de personnes la parlent couramment,
dont aucun locuteur natif de moins de
40 ans. Des linguistes et des militants
se pressent de sauver cette langue, ou
du moins de la documenter, avant qu’il
ne soit trop tard.
Leurs projets ont été compliqués par
la division de Chypre après l’invasion
turque de 1974 et l’installation d’un gou-
vernement soutenu par la Turquie dans
le Nord, lequel n’est reconnu par aucun
pays hormis la Turquie.
L’arabe chypriote est ce qu’on appelle
un “dialecte arabe périphérique”, c’est-à-
dire un dialecte séparé du contexte ara-
bophone qui s’est développé aux côtés
d’une langue non sémitique. Le maltais
en est un autre exemple, quoiqu’il ne soit
pas en voie de disparition.
L’arabe chypriote témoigne de l’his-
toire de Kormakitis et de ses habitants
maronites. Certains mots, comme bokhib,
amout et ahrub (“j’aime”, “je meurs”,
“je pars”), sont facilement identifiables
comme étant arabes, même si leur pro-
nonciation et leur conjugaison ont connu
quelques mutations.
D’autres mots sont empruntés au grec
chypriote, en raison de l’exposition conti-
nue à ces populations. L’arabe chypriote
se distingue aussi par l’élision de cer-
taines lettres présentes en arabe moderne
standard. Il n’y a par ailleurs aucune dif-
férence entre les voyelles courtes et lon-
gues, contrairement à l’arabe standard
et à d’autres de ses dialectes. La langue
s’appuie considérablement sur le grec
chypriote pour une partie de son voca-
bulaire, notamment les concepts les plus
modernes. C’est aussi le cas de toutes
les professions, à l’exception des métiers
traditionnels comme l’agriculture et
l’enseignement. L’étude universitaire de
l’arabe chypriote est relativement récente,
et les linguistes peinent encore à com-
prendre la langue. La première grande
enquête de terrain date des années 1970,
Courrier international 49
et le travail des linguistes se heurte au
fait que la langue n’avait pas d’existence
écrite avant 2007.
← Dans un café À cette date, un alphabet reposant
de Kormakitis, principalement sur l’alphabet latin a été
en novembre 2021. proposé pour la première fois. Il n’existe
Photo Yiannis aucune œuvre littéraire historique à
Kourtoglou/Reuters étudier dans cette langue, et la source
écrite la plus ancienne est la transcrip-
tion de contes réalisée en 1985 par un
universitaire.
Ketoula et les autres habitants de
Kormakitis ont un pied à Chypre et
l’autre au Liban, qu’ils considèrent comme
leur terre ancestrale et spirituelle. Des
représentations de saint Charbel, l’une
des plus importantes figures de la chré-
tienté libanaise, sont accrochées dans
de nombreux foyers du village.
LES ENFANTS DÉPLACÉS
Le nom même de Kormakitis serait
← Chrystella, dérivé d’une nostalgie de la terre liba-
93 ans, et son mari, naise. Le folklore veut que les premières
Iosif, 92 ans, dans vagues d’immigrés de Kour aient répété
une rue de la ville. “Nahna ijina wa Kour majit” (“Nous
Photo Yiannis sommes venus, mais Kour n’est pas
Kourtoglou/Reuters venu [avec nous]”). Les messes au vil-
lage sont célébrées à moitié en arabe et
à moitié en grec, et l’archevêque maro-
nite de Chypre est généralement origi-
naire du Liban. Le club local de football
a choisi comme emblème le même cèdre
vert qui orne le drapeau libanais.
Si le lien avec le Liban et l’Église maro-
nite libanaise reste fort, même chez
les jeunes générations, la langue n’a,
elle, pas pris racine. Ketoula témoigne :
“Mon fils et ma fille ont oublié la langue,
car ils ont été séparés du village. La nou-
velle génération devrait l’apprendre, mais
ils n’ont pas le temps.”
SOURCE Ketoula s’inquiète de compter parmi
NEW LINES les derniers gardiens de l’arabe chypriote.
MAGAZINE Elle n’a pas pu enseigner à ses enfants
Washington, leur langue maternelle en raison de l’in-
États-Unis vasion turque. “La langue va mourir et
newlinesmag.com/ ça m’attriste”, conclut-elle.
Créé en 2020, Lorsque la Turquie a envahi Chypre,
ce site émane en 1974, au prétexte de protéger la mino-
du think tank rité turco-chypriote de l’île, la majo-
américain rité des habitants de Kormakitis ont
Newlines Institute été déplacés de force. Ceux qui sont
for Strategy and restés ont été séparés de leurs enfants,
Policy. À l’origine dont une partie se trouvait déjà dans
consacré au la partie sud de l’île pendant l’inva-
Moyen-Orient, sion, alors que d’autres ont été mis en
New Lines sûreté plus tard, derrière la ligne verte
Magazine se pré- de démarcation entre la région turque
sente aujourd’hui et le reste de Chypre.
comme un “maga- Les enfants déplacés de Kormakitis
zine local sur l’ac- ont été hébergés dans des refuges sur
tualité mondiale”. toute l’île, avec le soutien de l’Église
50 Courrier international
maronite. D’autres, en particulier les
filles, ont été emmenés dans des écoles
tenues par des sœurs franciscaines, qui
ont pris en charge la scolarisation des
enfants déplacés par l’invasion turque.
“Tous les enfants ont été baptisés et sont
nés au village, mais après l’école élémen-
taire ils continuaient leur scolarité à Nicosie,
avant l’invasion. Après, ils n’ont pas pu
revenir”, raconte Ioanna Kasapi, habi-
tante de Kormakitis qui est aujourd’hui
presque nonagénaire.
Elle se souvient que, les dix-huit pre-
miers mois après l’invasion, elle ne pouvait
voir ses enfants que sur la ligne verte, où
ils pouvaient se voir mais pas se toucher.
DES STAGES
Par la suite, en tant que minorité reli-
gieuse, les maronites chypriotes ont
pu se rendre au village en faisant une
demande d’autorisation spéciale auprès
des autorités du nord de Chypre. Mais ils
n’avaient pas le droit d’y faire de longs
séjours, c’est pourquoi ils sont restés
déplacés indéfiniment. Ce déracine-
ment s’est prolongé jusqu’à la généra-
tion actuelle de maronites, dont certains
n’ont jamais connu la vie à Kormakitis.
En dépit des visites restreintes à cause
de l’occupation turque, certains habi-
tants ont fait tout leur possible pour que
leurs enfants conservent un lien avec
Kormakitis. Jovanna Yiouselli, 31 ans,
est chargée de diplomatie économique
à la Chambre chypriote de commerce
et elle est investie au sein de la commu-
nauté maronite chypriote.
Elle décrit ses séjours au village comme
une fête de tous les jours. En journée,
elle et ses cousins allaient à la plage ou
voir d’autres proches, et les aidaient par-
fois à faire les récoltes. C’est là qu’elle
créait du lien avec son identité maronite
et qu’elle écoutait ses grands-parents
parler la langue. De retour dans le Sud,
elle devait se réacclimater à la vie en
dehors du village.
Maintenant que les Chypriotes peuvent
traverser librement la ligne de démarca-
tion, Jovanna Yiouselli n’a plus à affronter
la bureaucratie pour aller à Kormakitis.
Mais l’occupation reste un obstacle à la
préservation de l’arabe chypriote, notam-
ment parce qu’elle dissuade le gouverne-
ment chypriote de créer des initiatives
pour sa protection.
Chypre a reconnu l’arabe chypriote
comme étant la langue d’une minorité
en 2008, mais avec une mise en garde :
les pouvoirs publics n’ont pas l’obliga-
tion de mettre en œuvre des activités
qui affaiblissent sa souveraineté.
Hors-série Octobre-novembre 2023
Les chefs de la communauté ont alors
pris les choses en main et organisent un
stage d’une semaine en août à destina- Des origines mul
tion des enfants et adolescents. Appelé
“Xki Fi Sanna” ou “Parlons dans notre
langue” (l’équivalent de hki fi lisana en
arabe moderne du Liban), le stage a lieu
tous les ans depuis 2007.
La création de contenus pédagogiques
progresse, et le premier manuel scolaire
arabe chypriote a récemment été publié.
Un projet d’histoire orale est aussi en
cours sur la langue et les vies des habi-
tants de Kormakitis. À ce jour, plus de
deux cents heures de contenus ont été
collectées.
Pour promouvoir la connaissance de la
langue, quelques pages du Maronite Press,
un journal local, ont commencé à être
écrites en arabe chypriote avec un pro-
totype de l’alphabet proposé en 2007.
Malgré tout, Marilena Karyolemou, lin-
À la Une
guiste à l’université de Chypre, explique
que ces initiatives ne suffisent pas à ralen- L’origine de (presque)
tir le déclin de la langue. Pour la sauver, toutes les langues
les maronites chypriotes doivent reve-
nir à sa source : Kormakitis. “Il est très C’est à la mère de toutes
difficile, pour une langue minorée qui n’a les langues, notre
aucune perspective de devenir une langue “langue maternelle”,
officielle où que ce soit, de survivre. Mon seul que le New Scientist
espoir, c’est que les jeunes ou des familles a consacré sa couverture
avec de jeunes enfants reviennent au vil- du 26 novembre 2022.
lage… Ils auront alors l’occasion de parler Depuis le xixe siècle,
la langue.” l’hypothèse d’une langue
proto-indo-européenne
REVENIR AU VILLAGE parlée il y a six mille ans,
En 2017, le gouvernement turco-chy- qui serait l’origine unique
priote a appelé les maronites et certains des langues indo-européennes,
autres Chypriotes déplacés à revenir dans est avancée et fait l’objet
la région nord, après l’échec de négocia- de nombreuses spéculations.
tions visant à réunifier l’île. Quelques L’évolution des connaissances
personnes et une famille ont accepté sur les migrations humaines
l’offre et se sont réinstallées à Kormakitis. permet d’élaborer
La création d’une école maronite est de nouvelles hypothèses.
aujourd’hui à l’étude, dans l’espoir qu’une “Des études linguistiques
nouvelle génération puisse grandir au portent aujourd’hui
village et donner un nouveau souffle à à croire que les racines
cette langue mourante. des langues indo-européennes
Dans l’ensemble, les maronites n’ont remontent même plus loin que
toutefois pas répondu présent à cette le proto-indo-européen,
invitation. Il y a peu de chance de repeu- c’est-à-dire au monde
pler le village. Et, en dehors de ce péri- tel qu’il existait juste après
mètre, l’arabe chypriote a peu de chance les débuts de l’agriculture
de survivre. “En perdant cette [langue], en Asie du Sud-Ouest”, explique
nous perdons un pan d’histoire qui aurait l’hebdomadaire britannique.
pu être préservé. Notre objectif est de pré- Une hypothétique langue
server au moins notre histoire, insiste proto-indo-ouralique
Jovanna Yiouselli. Si nous ne nous en aurait été parlée il y a
soucions pas, si nous ne nous approprions neuf mille ans.
pas ce qui est nôtre, alors qui s’en chargera
à notre place ?”
—William Christou,
publié le 13 avril 2023
 Octobre-novembre 2023 Hors-série Courrier international 51

tiples à l’extinction

3500LANGUES POURRAIENT DISPARAÎTRE D’ICI À 2100.

Le changement climatique pourrait bel et bien être “le dernier clou planté dans le cercueil” des langues autochtones,
affirme The Guardian. Le monde compte environ 7 000 langues parlées, mais selon les estimations de l’ONU,
la moitié d’entre elles pourraient être éteintes ou sévèrement menacées d’ici à 2100.
Une part qui grimpe à 95 % pour les linguistes les plus pessimistes. En cause : les déplacements induits par la crise
environnementale. D’après l’Unesco, 846 langues sont aujourd’hui en danger sévère d’extinction.

L’AMÉRIQUE
LATINE A L’ACCENT
ANDALOU
Les quelque 8 millions
d’habitants de l’Andalousie,
région du sud de l’Espagne,
parlent le castillan avec
un accent bien distinctif.
Ou plutôt des accents :
comme l’a expliqué à BBC
Mundo l’universitaire sévillan
Pedro Carbonero, “l’andalou
est une variante de l’espagnol
au lexique très riche, si riche
qu’on trouve des variations
d’un village à l’autre, d’une
ville à l’autre”. Et certaines
singularités de l’andalou
“ont pris le bateau” à
l’époque coloniale pour
intégrer l’espagnol parlé
en Amérique latine, explique
la version hispanophone
du média britannique.
Il en est ainsi du seseo
sévillan – qui élimine le
“zézaiement” des Espagnols
Les secrets de la main basque
du reste de la péninsule Un objet rare a été le décrit le journal local les travaux, y a identifié une
sur les mots commençants découvert en juin 2021, au Diario de Navarra, a été inscription en proto-basque,
par les lettres c ou z. “Passé sommet du mont Irulegi, retrouvée sur un site faisant sorioneku. Elle se rapproche
PHOTO NAVARRA GOVERNMENT/ AFP

par les îles Canaries, dont
les habitants ne ‘zézaient’
pas, le seseo s’est répandu
très tôt et très facilement
dans l’espagnol des
Amériques”, observe Pedro
Carbonero.
à quelques kilomètres de
la ville de Pampelune, dans
le nord de l’Espagne. Une
main en bronze d’environ
14 centimètres de longueur
et 12 de largeur sur laquelle
figurent cinq mots répartis
sur quatre lignes, comme
l’objet de fouilles depuis 2017.
Sur cette “main d’Irulegi”
figure “le texte le plus
ancien en langue
basque”, daté du Ier siècle
avant J.-C. L’équipe du centre
de recherche scientifique
basque Aranzadi, qui pilote
de zorioneko, qui pourrait être
traduit par “de bonne fortune”
en euskera (actuelle
langue basque). Une
découverte qui bouleverse
les connaissances sur
les Vascons [ancêtres
des Basques] et l’écriture.
52 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2023

Gibraltar
perd
son llanito
Le nombre de locuteurs de ce parler bilingue,
mélange de castillan et d’anglais, est en train
de se tarir, explique ce journaliste espagnol. En cause,
la priorité donnée à l’anglais sur le Rocher.
—El País (Madrid)

L
’écrivain Mark Sánchez,
Gibraltarien d’origine, vit
depuis trente ans en métro-
pole au Royaume-Uni. Un
jour, alors qu’il marche dans
Oxford Street, célèbre artère
londonienne, il entend cette phrase :
“¡Qué frío hace ! ¿No dijeron ayer en la tele-
vision que hoy it was going to be sunny ?”
[“Quel froid ! Ils n’avaient pas dit hier à
la télévision qu’il allait faire beau ?”] Un
tel mélange d’espagnol et d’anglais ne
pouvait avoir été prononcé que par l’un
de ses compatriotes du Rocher.
“Nous sommes très attachés au lla-
nito, c’est une composante de notre iden-
tité et un facteur de reconnaissance entre
nous”, explique l’écrivain avec émo-
tion. Reste que tous les Gibraltariens
ont beau afficher leur amour de cette
langue, ce spanglish prononcé dans un
accent britannico-andalou est en réa-
lité en voie de disparition sur la Roca,
où les jeunes abandonnent peu à peu
l’espagnol. À tel point que l’extinction
du bilinguisme fait déjà figure de pro-
blème de société, contre lequel luttent
les autorités locales.
À Gibraltar, tout est politique. Après
la cession du territoire aux Britanniques
en 1713, l’espagnol est resté “la lingua
franca jusqu’au milieu du xxe siècle”,
rappelle Francisco Oda, qui dirigea
sur le Rocher l’Institut Cervantes [ins-
titution culturelle chargée de la pro-
motion de l’espagnol et rattachée au
ministère des Affaires étrangères espa-
gnol] jusqu’en 2015, date à laquelle le
ministre des Affaires étrangères, José
Manuel Margallo, décida unilatéra-
lement sa fermeture. C’est que l’es-
pagnol était la langue maternelle des ↑ Lors de la fête
habitants, jusqu’à ce que, au lendemain nationale
de la Seconde Guerre mondiale, les de Gibraltar,
Britanniques introduisent des réformes qui commémore,
de l’enseignement qui allaient donner le 10 septembre,
plus de poids à l’anglais. le vote de 1967 en
faveur du maintien
ALTERNANCE CODIQUE de la nationalité
Puis, en 1969, la fermeture de la frontière britannique. Photo
par Franco a enfoncé le clou. Le castil- Patricia Esteve/
lan est devenu “une langue héritée, dont Agefotostock/
la présence s’est réduite à la sphère infor- Photo12
melle et familiale”, ajoute Francisco Oda.
C’est d’ailleurs la thèse que ce profes-
seur de sociologie a défendue devant le
IXe Congrès international de la langue
espagnole (Cile), qui s’est tenu à Cadix
fin mars 2023, lors de la table ronde
intitulée “Métissage, bilinguisme et mul-
tilinguisme : conséquences dans l’enseigne-
ment”. Si ces quatre jours ont donné lieu
à diverses interventions sur le métis-
sage et le spanglish parlé en Amérique,
cette table ronde était la seule à s’arrê-
ter sur cet exemple de bilinguisme qui
fait l’identité d’un territoire.
Mais ce que parlent nombre des
32 600 habitants de Gibraltar, en parti-
culier les plus âgés, n’est ni une langue
ni un dialecte. C’est un parler bilingue
d’une grande richesse et d’une grande
diversité, mais aussi chaotique et variable
en fonction du locuteur, du contexte et du
moment. Sa singularité a suscité l’intérêt
d’une équipe du Laboratoire d’acquisition
du langage de l’université de Valladolid,
qui, sous l’égide de la linguiste Raquel
Fernández, a commencé à se rendre sur
le terrain il y a vingt ans pour observer
comment se produit ce phénomène qu’on
appelle l’“alternance codique” dans le
cerveau des Gibraltariens.
“La zone du langage, chez ces locuteurs,
est occupée par deux langues. Parfois c’est
l’espagnol qui fournit le plus d’informa-
tions : par exemple si vous mettez au mot
anglais house le déterminant espagnol la,
cela donne plus d’informations que de lui
mettre le déterminant anglais the. Le sque-
lette est identique, mais c’est la richesse de
chaque langue qui va déterminer la façon
de l’habiller”, explique la chercheuse.
BRASSAGE CULTUREL
Comme les autres, l’écrivain Mark
Sánchez fait tout cela d’instinct depuis
qu’il a appris l’anglais et le castillan :
“Le llanito est la langue des émotions,
celle des rêves ou de la colère. Je vis depuis
trente ans dans les îles Britanniques, et ma
femme me dit que la nuit, dans mes rêves,
je parle espagnol.”
Malgré cette dimension inconsciente,
l’écrivain est capable de dégager quelques
grandes règles, comme le recours pri-
vilégié à l’anglais pour parler des tech-
nologies (computer plutôt qu’ordenador
Octobre-novembre 2023 Hors-série
pour l’ordinateur, boiler plutôt que cal-
dera pour le chauffe-eau), la castella-
nisation de mots anglais (quequi pour
cake, “gâteau”, ou mebli pour marble,
“bille”) ou encore le calque sémantique,
avec la traduction littérale de locutions
anglaises (comme “voy para atrás” pour
“I’m coming back” [ce qui reviendrait en
français à dire “je vais derrière” pour “je
reviens”]). Pour corser le tout, le bras-
“Le llanito est la langue
des émotions, celle des rêves
ou de la colère. Ma femme
me dit que la nuit, dans mes
rêves, je parle espagnol.”
Mark Sánchez,
ÉCRIVAIN GIBRALTARIEN
sage culturel est tel à Gibraltar que le lla-
nito fait aussi de nombreux emprunts à
d’autres langues, tels le maltais, le ladino,
l’arabe ou l’italien, à l’image de marcha-
pié, de l’italien marciapiede, qui désigne
le trottoir (au lieu d’acera en espagnol).
Ce métissage linguistique tend à dis-
paraître chez les plus jeunes à Gibraltar,
beaucoup moins bilingues que leurs
parents et grands-parents. Même si
depuis les années 1980, la frontière a
rouvert et l’espagnol n’est plus répudié
dans les classes (comme c’était le cas
dans les années 1970), le Rocher assiste
avec inquiétude à la perte du llanito.
À l’école, l’anglais est la langue véhi-
culaire, et le castillan y a depuis des
décennies la présence d’une langue
étrangère, quoique les choses restent
encore différentes dans les foyers. “La
transmission familiale lui a permis de se
maintenir, mais ce filon aussi va se tarir
car l’espagnol est en déclin”, remarque
Francisco Oda. “Les jeunes ne pratiquent
plus l’alternance codique, et les plus âgés se
rendent compte qu’il y a là un problème de
société. C’est triste, mais il faut un effort
collectif, du monde politique, de la société,
et des familles”, souligne la chercheuse
Raquel Fernández.
TRAITÉS POST-BREXIT
Pour ne rien arranger, l’antenne locale
de l’Institut Cervantes reste fermée
depuis 2015, malgré de nombreuses
promesses de réouverture. Durant ses
quatre années d’activité, l’institut avait
enregistré quelque 4 500 inscriptions,
dont 51 % d’élèves de moins de 16 ans,
rappelle son ancien directeur.
Aujourd’hui, sa réouverture sur le
Rocher bénéficie de l’aval du ministère
des Affaires étrangères comme du gou-
vernement de Gibraltar, mais rien ne
devrait se passer tant que ne sont pas
signés les traités post-Brexit entre l’Es-
pagne et le Royaume-Uni, dans l’impasse
depuis des mois pour des questions liées
à la frontière.
En attendant, pour les autorités de
Gibraltar, il n’est pas question de prendre
l’initiative de rendre les écoles bilingues,
comme le recommande Francisco Oda.
“L’enseignement doit se faire en anglais,
plaide John Cortès, ministre de l’Édu-
cation de l’enclave britannique, puisque
nos élèves passent les examens du système
anglais du General Certificate of Secondary
Education.”
Le gouvernement, présidé par le socia-
liste Fabian Picardo, assure vouloir pro-
mouvoir le llanito et, non content de
soutenir la recherche sur ce créole, a
créé un Conseil national du livre afin
de soutenir la production littéraire à
Gibraltar et lancé un concours d’écri-
ture avec une catégorie bilingue. “Le
gouvernement veillera à ce que perdure
ce mélange unique d’anglais et d’espa-
gnol parlé à Gibraltar, tout comme l’an-
glais et l’espagnol séparément”, insiste le
ministre John Cortès.
Et si le volet institutionnel n’y suffit
pas, les Gibraltariens s’organisent eux
aussi, notamment au sein de l’association
Gibraltareños por una sociedad multi-
lingüe [Gilbratariens pour une société
multilingue]. Mark Sánchez donne à
Courrier international 53
AU NOUVEAU-MEXIQUE,
UN ESPAGNOL UNIQUE
RISQUE DE S’ÉTEINDRE
“Le Nouveau-Mexique est
en train de perdre une forme
d’espagnol qui n’est parlée nulle
part ailleurs sur Terre”, constate
The New York Times. Il s’agit
de l’espagnol traditionnel
néomexicain, souvent décrit
comme un échantillon de la
langue de l’Âge d’or, préservée
par l’isolement. Cependant, ses
origines sont “plus complexes”.
Il se serait cristallisé vers
la fin du xvie siècle, lorsqu’une
expédition colonisatrice
s’est imposée dans la région.
Se trouvaient là des Espagnols,
des Portugais, des Grecs,
mais aussi des Tlaxcaltèques
parlant le nahuatl. Très différent
des variétés d’espagnol plus
courantes, ce dialecte qui, “il y a
SOURCE
encore quelques décennies”,
EL PAÍS était largement utilisé par des
Madrid, Espagne médias hispanophones, tend
Quotidien à être éclipsé par l’espagnol
elpais.com des immigrés originaires
Fondé en 1976, notamment du Mexique.
six mois après Les habitants qui l’emploient
la mort de Franco, encore, souvent âgés d’au moins
“Le Pays” est 50 ans, sont inquiets. Mais
le journal le plus certains tentent de le sauver.
lu en Espagne. Dans le nord du Nouveau-
Quotidien de Mexique et dans le sud du
centre gauche, Colorado, des militants et des
il appartient artistes recueillent des histoires
au groupe orales, enseignent le dialecte,
éditorial espagnol organisent des sessions
Prisa. Le journal d’improvisation pour la diaspora
a deux éditions nuevomexicana. Un linguiste,
pour ses lecteurs Larry Torres, veut croire que
d’Amérique latine, la langue perdurera, même
El País América et si “ce ne sera peut-être pas la
El País México. même que celle que connaissaient
nos ancêtres”.
lire sa langue dans son roman Marlboro
Man [2022, inédit en français], dont les
héros, trafiquants de cigarettes, ont de
tordantes conversations en llanito. “Je
suis optimiste malgré tout, dit-il depuis
Leeds, où il vit désormais. Un mouve-
ment pro-llanito est en train de naître. Je
ne crois pas que le problème soit irréver-
sible ni que la langue disparaisse.”
—Jesús A. Cañas,
publié le 26 mars 2023
54 Courrier international
Faire du neuf avec des vers
du VIIIe siècle
La retranscription en parler jeune de poèmes d’amour
du “Manyoshu”, la plus ancienne anthologie de poésie japonaise,
rencontre un succès inattendu dans l’archipel.
U
ne adaptation en langue
jeune et moderne de
poèmes d’amour du
Manyoshu, un classique
de la littérature nippone
qui prenait la poussière
dans les librairies d’occasion, a été publiée
[au Japon] sous le titre [que l’on peut tra-
duire en français par] “Plus qu’aimer, je
veux être aimé”. Le recueil est devenu
un livre à succès, redonnant un coup de
jeune à la plus ancienne anthologie de
poésie japonaise.
Publié pour la première fois en octobre
dernier et réimprimé cinq fois depuis,
l’ouvrage a déjà été tiré à 60000 exem-
plaires. Une sixième réimpression est en
préparation, portant le chiffre à 90000;
un succès exceptionnel pour un
recueil de ce genre. Le livre rassemble
les “traductions” d’environ 90 des
quelque 4 500 waka [poèmes japonais
composés de 31 syllabes] que contient
le Manyoshu, principalement des vers
d’amour.
“Je viens dites-vous / Et parfois vous ne
venez / Si disiez je ne viens / Votre venue n’at-
tendrais /Mieux vaut dire je ne viens*.” Ces
vers de la poétesse Otomo no Sakanoue
no Iratsume [viiie siècle], qui expriment
l’exaspération d’une jeune femme envers
un homme qui rechigne à la demander en
mariage, y sont audacieusement réinter-
prétés par : “Tu viens? / Tu viens pas? / Tu
viens ? / Tu viens pas ? / Nan, tu viens
pas !” On croirait l’amusante parodie
d’un humoriste.
“Sanokata [un arbuste subtropical] / Ores
a porté ses fruits / Et désormais / Que tombe
pluie de printemps / Comment encore fleu-
rirait.” Cet autre waka, d’auteur inconnu,
dans lequel une femme mariée refuse
les avances d’un homme par une belle
image lyrique, prend dans sa nouvelle
Hors-série
—Mainichi Shimbun (Tokyo)
version des airs de chanson pop : “Chuis
casée main’nant / D’où j’sortirais avec
toi / Laisse béton / T’as pas one chance.”
Ailleurs, une femme avoue à son com-
pagnon qu’elle l’aime à en mourir avec
un “ch’te kiffe à mort ” et, dans un
poème du fils narcissique de l’empereur
Temmu [viie siècle], celui-ci se targue
d’être un “beau gosse”.
PASSE-TEMPS DEVENU BEST-SELLER
On doit ce recueil de poésie original
à Ryo Sasaki, 38 ans, fondateur de la
petite maison d’édition Man’yosha.
Établi à Kyoto depuis son mariage, il se
rend deux fois par mois à son bureau de
Takamatsu [une ville de l’île de Shikoku,
au sud-ouest de Honshu, l’île princi-
pale de l’archipel], où il s’occupe seul de
tout, de la conception aux expéditions,
en passant par l’écriture et l’édition.
↗ Dessin de Cost, Souhaitant rencontrer le personnage,
paru dans Le Soir, je lui ai donné rendez-vous à Nara [dans
Bruxelles. l’ouest de Honshu], d’où est originaire
le Manyoshu. “Toutes les cinq minutes, je
reçois des appels de libraires des quatre
coins du pays. Mon téléphone sonne sans
arrêt, de 7 heures le matin jusqu’à tard le
soir”, confie-t-il, témoignant de l’im-
mense succès de son livre.
À l’origine, traduire des waka dans la
langue que parle la jeunesse était pour
lui un passe-temps. Il a publié pour la
première fois son livre à l’occasion de son
mariage, le 10 octobre dernier, avec un
tirage de seulement 500 exemplaires :
“Tu viens? / Tu viens pas? /
Tu viens? / Tu viens pas? /
Nan, tu viens pas!”
POÈME D’OTOMO NO SAKANOUE NO
IRATSUME RÉVISITÉ
Octobre-novembre 2023
“Comme je ne pensais pas réussir
à tous les vendre, j’en ai distribué
une cinquantaine aux invités en
guise de cadeau, et j’ai proposé les
autres sur un site de vente en ligne.”
Il n’est pas passé par une
société intermédiaire – aucune
n’était intéressée – et il n’a rien
dépensé en publicité. Le recueil a
néanmoins fait parler de lui sur les
réseaux sociaux et les ventes ont
explosé. Malgré les réimpressions
successives, Sasaki ne parvenait pas
à répondre à la demande. “Ce grand
succès s’explique sans doute par le côté
inattendu de la traduction, suppose-
t-il. Le livre s’est littéralement vendu
comme des petits pains. Même ceux
qui ne lisaient pas habituellement
s’y sont intéressés.” Les bénéfices,
qui étaient jusqu’à la deuxième
impression de 8 yens [0,08 euro]
par livre, se sont envolés pour
atteindre un total de quelque 20 mil-
lions de yens [130000 euros] à la sixième
impression, permettant à Ryo Sasaki de
réaliser son rêve.
C’est en 2020 qu’il a créé sa maison
d’édition à Takamatsu, où il vivait à
l’époque, grâce à l’allocation forfaitaire
spéciale de 100 000 yens [700 euros]
qu’il a reçue de l’État pendant la pan-
démie. “L’État a probablement alloué ces
100 000 yens en espérant récupérer la
somme quelques années plus tard”, avait-il
pensé. Son objectif est de verser 100 mil-
lions de yens [700000 euros] d’impôts
à terme.
Un deuxième volume doit être publié
en juillet prochain. “Si je traduis tous les
waka du Manyoshu, ce que j’aimerais faire,
il me faudra une cinquantaine de volumes”,
dit Ryo Sasaki, dévoilant ses ambitions.
“Aux jeunes qui ont perdu leurs rêves, je
Octobre -novembre 2023
souhaitais montrer ce qu’il
était possible de faire même
avec 100 000 yens, ajoute-t-
il. En gagnant de l’argent, je
contribue à revitaliser la région
et à créer des emplois, ce qui est
aussi une bonne chose pour l’ave-
nir des jeunes.”
Ryo Sasaki traduit les waka du
Manyoshu en s’inspirant du langage
des jeunes de Nara, ancienne capitale
impériale du Japon dans laquelle a été
composée à l’époque une grande partie
de l’anthologie. Il s’y est rendu à plu-
sieurs reprises pour étudier le parler
local, séjournant dans des maisons
d’hôte et écoutant les conversations
des jeunes dans les cafés.
L’expression wanchan [abréviation de
l’anglais one chance, utilisée dans la nou-
velle version japonaise], par exemple, a
trouvé un écho particulier chez les lec-
teurs. Dans une lettre qu’a reçue Ryo,
un jeune écrit qu’il a appris par son
Hors-série
grand-père que
wanchan [homo-
phone de wan-
chan, “toutou”] ne
signifiait pas seule-
ment “chance unique”
mais aussi “chien”. “À tra-
vers le Manyoshu, ancienne
et nouvelle générations par-
tagent leurs expressions”, se
félicite Sasaki.
Les waka connaissent aujourd’hui un
engouement populaire. Dans la série
de la chaîne publique nippone NHK
Maiagare ! [“Prends ton envol !”], dif-
fusée jusqu’en mars dernier, le mari de
l’héroïne, poète, compose un poème en
s’inspirant du Manyoshu. La poétesse
Maho Okamoto a également contribué
au phénomène en publiant ses tanka
[autre terme désignant les waka] sur
Twitter, incitant de nombreux utili-
sateurs du réseau social à poster leurs
propres poèmes avec le hashtag #Tanka.
Courrier international 55
Sasaki voit des points communs entre
les tweets, messages limités à 140 carac-
tères, et les tanka, composés de 31 syl-
labes (5/7/5/7/7) : “Les poètes d’autrefois
tentaient d’exprimer leurs sentiments en
31 syllabes, et sur Twitter, nous conden-
sons ce que nous souhaitons dire dans
un nombre limité de caractères en
tirant parti des signes de ponc-
tuation et autres symboles. Les
gens arrivent souvent mieux à
faire passer leur message ainsi que
par de longs courriels.”
Pour lui, l’attrait des
waka du Manyoshu réside
dans leur caractère franc et direct :
“Les poètes y confient sans détour ce qu’ils
ont au fond du cœur, comme avec un ‘je
t’aime’. Les tracas amoureux ne sont-
ils pas les mêmes de nos jours que
par le passé ? Je les ai juste transpo-
sés dans la langue actuelle.” Il note aussi
Ryo Sasaki traduit les “waka”
du “Manyoshu” en s’inspirant
du langage des jeunes de
Nara, ville où il s’est rendu
pour étudier le parler local.
une similitude entre les poèmes que les
gens envoyaient autrefois à ceux qu’ils
ne pouvaient voir et les courts messages
que nous nous sommes échangés en
nombre durant la pandémie, lorsque
nous étions éloignés physiquement les
uns des autres.
SOURCE Le Manyoshu, titre qui signifiait
selon certains académiciens “recueil
MAINICHI de myriades de mots”, se caractérise
SHIMBUM par le fait qu’il réunit des auteurs aux
Tokyo, Japon statuts très variés, des empereurs aux
Quotidien gens du peuple. Lui donner un second
mainichi.jp souffle à notre époque, où la diversité
Fondé en 1872 est promue, semble avoir du sens.
sous le nom Tandis que je regarde Sasaki jouer
de Tokyo Nichi avec un cerf dans le parc de Nara, je me
Nichi Shimbun, le souviens que l’ère Reiwa que traverse
Mainichi Shimbun le Japon [elle a été inaugurée en 2019,
est le plus ancien pour coïncider avec le règne de l’em-
quotidien japo- pereur Naruhito] a tiré son nom du
nais. Centriste, le Manyoshu. Féru de classiques, l’éditeur
“Journal de tous se sent investi d’une mission : “Créer
les jours” est le des livres qui relient le passé au présent.”
troisième quoti- —Chisa Fukuda,
dien national du publié le 17 avril 2023
pays en matière de
diffusion.
* La traduction de la version originale des
poèmes a été empruntée à René Sieffert (Man.
Yoshu, livres IV à VI, Publications orientalistes
de France, 1998). Son adaptation en parler
jeune a été assurée par Courrier international.
56 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2023

“Jaffais” ce qui me plaît en raison de ses similitudes et de ses

liens historiques avec l’arabe – les deux
étant des langues sémitiques.
Les habitants de Jaffa, au sud de Tel-Aviv, en Israël, Dans les faits, ce va-et-vient linguis-
mêlent indifférement des mots en arabe ou en hébreu dans leurs discussions. tique est tout à fait fluide : les locuteurs
changent d’idiome si vite et si naturel-
Une troisième langue est peu à peu née de lement, mixant les mots et les phrasés
ces frottements, comme le raconte ce quotidien israélien. si habilement, que les transitions s’en-
tendent à peine.
—Ha’Aretz, extraits (Tel-Aviv) Ainsi, sur un terrain de jeu du quar-
tier de Jabalia, une petite fille âgée de

Q
u’est-ce que la “langue
de Jaffa” ? C’est ainsi que
je désigne la variante lin-
guistique parlée à Jaffa
[Yaffa en arabe et Yafo
en hébreu], notament
dans les quartiers historiques du nord
comme celui de Neve Tzedek, une partie
de Neve Sha’anan et de Shapira (à l’ex-
ception de Florentin et de Hatikva).
Ces quartiers forment le cœur d’un
nouveau phénomène linguistique, carac-
téristique d’une nouvelle génération
d’enfants polyglottes. Je veux parler ici
de la créolisation de plusieurs dialectes
locaux pour former une nouvelle langue
régie par ses propres règles et par ses
conventions.
Règle numéro un de la langue de Jaffa :
évolution. Constante et rapide, cette
langue se transforme de rue en rue, en
fonction de la population et du quartier.
C’est essentiellement un mélange riche et
complexe de cinq dialectes locaux, parfois
plus, formant un continuum linguistique,
ainsi que l’explique le linguiste israélo-
germano-américain Benjamin Hary.
Ses locuteurs pratiquent l’alternance
codique, c’est-à-dire qu’ils passent d’une
SOURCE langue à l’autre, parfois au milieu d’une
même phrase, pour profiter à la fois du
HA’ARETZ prestige et de l’autorité d’une langue
Tel-Aviv, Israël dominante mais aussi de l’intimité et
Quotidien de la familiarité d’une autre.
haaretz.co.il Voici comment est apparue la langue
Premier journal de Jaffa. Ainsi que le savent bon nombre
publié en hébreu d’habitants du Moyen-Orient, l’arabe
sous le mandat n’est pas parlé comme une langue clas-
britannique, sique mais plutôt comme un mélange
en 1919, “Le Pays” d’arabe standard moderne (l’arabe dit
est le journal de “fusha”, fondé sur le Coran) et de dia-
centre gauche, lectes fortement localisés, voire de
référence chez sociolectes.
les politiques et Cela signifie que la plupart des arabo-
les intellectuels phones dans le monde parlent plus d’une
israéliens. langue : ils utilisent un large spectre
dialectal, passant d’une langue à l’autre
comme on change de vitesse en condui-
sant. À Jaffa, l’hébreu fait manifeste-
ment partie de ce spectre linguistique
4 ou 5 ans, parlant la langue de Jaffa,
a dit ceci : “Ta’ali, machboim Echad-
shtayim-shalosh, ta’ali hon” Soit :
“Viens, on va jouer à cache-cache ! Un,
deux, trois, c’est parti !”
Dans sa prononciation, elle alternait
entre les conventions de l’arabe et de
l’hébreu, produisant ce qui finit par res-
sembler à de l’hébreu mizrahi ou séfa-
rade. Cette enfant avait manifestement
été exposée à plusieurs langues dès son
plus jeune âge.
TRADITION DE MÉTISSAGE
Dans le cerveau de cette petite fille, l’ac-
quisition du langage est certainement
passée par l’exposition à plusieurs lan-
gues. Elle n’était pas consciente que les
mots echad-shtayim-shalosh (“un, deux,
trois”) et machboim (“cache-cache”)
appartiennent à une autre langue, en
l’occurrence l’hébreu.
Pour elle, machboim n’était que le
nom d’un jeu rigolo (“cache-cache”) et
echad-shtayim-shalosh, l’étrange formule
magique marquant le début de la partie.
Octobre-novembre 2023 Hors-série
Elle n’opérait pas de “clivage” linguis-
tique, pour ainsi dire. À Jaffa, de nom-
breux parents parlent le “jaffais” et le
transmettent à leurs enfants dès leur
plus jeune âge.
Mais la langue de Jaffa présente un
autre niveau de complexité. L’arabe et
l’hébreu étant des langues sémitiques,
il est relativement facile de les mélan-
ger : certains mots se ressemblent for-
tement quand ils ne sont pas similaires
(tut signifie “fraise” dans les deux lan-
gues ; pour dire “bonjour”, shalom n’est
pas très éloigné de salam, et kol yom est
assez proche de kull youm pour dire
“tous les jours”).
L’hébreu parlé par les Israéliens et l’hé-
breu de l’armée ont absorbé quantité de
termes d’origine arabe, dont un certain
nombre font de facto partie d’un voca-
bulaire commun entre ces deux langues,
même si des nuances peuvent apparaître.
Réciproquement, l’arabe israélien parlé
dans l’État juif s’est lui aussi enrichi de
nombreux mots hébreux.
Rappelons au passage que ce métis-
sage entre l’arabe et l’hébreu est une
tradition millénaire qui remonte à ce
que l’on appelle parfois le “yiddish des
Juifs du Moyen-Orient”, c’est-à-dire la
langue judéo-arabe qui s’est diffusée
dans la région, puis dans le monde entier.
BRASSAGE COMPLET
Alors qu’est-ce qui fait la nouveauté de
la langue de Jaffa ? Nous savons que ce
phénomène de créolisation se produit
partout en Israël, de Haïfa [au nord
de Tel-Aviv] à Hébron [ville palesti-
nienne de Cisjordanie]. Palestiniens
et Israéliens, Juifs et Arabes, chrétiens
et musulmans – tous ces groupes ne se
font pas seulement la guerre, ils étudient
ou font affaire ensemble, ils se marient
ou apprennent la langue des uns et des
autres à l’école ou à l’armée (dans le
cas des Juifs israéliens). Israéliens et
Palestiniens sont généralement bilin-
gues à divers degrés, voire polyglottes.
Et bon nombre parlent un ou plusieurs
dialectes régionaux, comme l’arabe
égyptien ou irakien.
Pourtant, ce qui se passe aujourd’hui
à Jaffa va encore plus loin, avec l’inté-
gration de termes russes, anglais et
français à ce cocktail linguistique. Le
brassage des langues est complet grâce
aux habitants venus de l’étranger. À tel
point qu’il n’est pas surprenant d’en-
tendre la même personne mélanger
allègrement ces idiomes.
La langue de Jaffa est une langue
aux visages multiples qui traverse
inconsciemment les barrières linguis-
tiques ; innocemment et instinctivement,
elle puise dans des réserves d’expres-
sions populaires établies. Ces dernières
sont formées à partir des phrases et
expressions typiques des cinq langues
qui dominent essentiellement dans les
foyers de Jaffa ou dans les écoles mul-
← Dans une école tilingues de la région – dont certaines
bilingue hébreu- remontent au xixe siècle.
arabe à Jaffa,
en 2017. Photo RÉCOMPENSE SOCIALE
Craig Stennett/Getty La question est donc la suivante : pour-
Images. quoi se donner la peine de mélanger,
traduire, fusionner et alterner entre ces
langues ? La réponse la plus probable est :
parce que ces efforts sont récompensés
socialement. Il n’est pas simple de navi-
guer dans un environnement d’une telle
densité urbaine, religieuse et sociale.
Aborder une personne avec des rudi-
ments de “sa” langue permet d’établir
un bon contact, au moins symbolique-
ment. La langue de Jaffa est utile car
elle contribue à gagner la confiance de
SUR NOTRE SITE
n’importe qui, rapidement et simple-
courrierinternational.com
ment. C’est un instrument de commu-
nication qui s’adapte à l’interlocuteur.
Le ladino est Le “jaffais” n’est pas seulement une
toujours vivant langue parlée, c’est aussi une façon
Cette langue, de créer du lien social. Dans l’espace
historiquement public, c’est même un moyen de survie.
parlée par les La langue de Jaffa ne reconnaît pas de
Séfarades de la langue dominante unique.
péninsule Ibérique C’est là que certains linguistes ama-
et de l’Empire teurs diront stop en levant un sourcil
ottoman, qu’on soupçonneux. Pourquoi parler du jaffais
disait sur le point comme d’une langue séparée ? Peut-on
de disparaître, même vraiment parler de “langue” ? Ne
a connu un regain s’agit-il pas seulement d’une aberration
d’intérêt avec les locale et temporaire qu’une rigoureuse
confinements dus politique d’hébraïsation ne tardera pas à
à la pandémie éliminer, quitte à nous enlever les mots
de Covid-19. de la bouche ? Ne voit-on pas le même
De nombreux phénomène se produire dans d’autres
cours et des villes d’Israël et du monde ?
conférences sont Une langue n’en est peut-être une que
donnés en ligne, si ses locuteurs la considèrent comme
comme le raconte telle. Aujourd’hui, une nouvelle géné-
le quotidien ration grandit avec la langue de Jaffa,
israélien Ha’Aretz. elle approche de l’âge adulte avec un
nouvel idiome et une identité linguis-
tique originale ancrée dans le cerveau.
On assiste à des créolisations similaires
en Israël et ailleurs dans le monde, y
compris dans les quartiers historiques
du nord de Tel-Aviv (pourtant privés
d’une grande influence arabe). Ce qui
distingue Jaffa, c’est que le phénomène
touche toute une génération et qu’il est à
un stade plus avancé que partout ailleurs.
—Martin J. Wein,
publié le 28 octobre 2022
Courrier international 57
ELIEZER BEN YEHOUDA,
LE PÈRE DE L’HÉBREU
MODERNE
Dans l’imaginaire israélien,
si Theodor Herzl a pensé le
sionisme et David Ben Gourion
permis sa concrétisation dans
un État, Eliezer Ben Yehouda
est celui qui en a créé la langue
moderne. Il est le père de
la renaissance de la langue
hébraïque. La vie d’Eliezer Ben
Yehouda (1858-1922), journaliste
et philologue d’origine
biélorusse, est ainsi retracée par
Ha’Aretz dans un article publié
en janvier dernier. À Eliezer Ben
Yehouda, né Eliezer Perelman,
Israël et l’hébreu doivent une
somme monumentale, son
Milon Halashon Ha’ivrit
ha’yshana vehakhadasha
(“Grand Dictionnaire de la
langue hébraïque ancienne et
moderne”, inédit en français).
Fruit d’un travail acharné,
le philologue y proposait
l’inventaire de toutes les
ressources de la langue
hébraïque existantes tout en
créant, à force d’inventivité,
des néologismes qui seront utiles
pour dire le quotidien du tout
jeune État se constituant.
Pour Ha’Aretz, Ben Yehouda
et par la suite ses disciples
ont tout simplement dépassé
le yiddish d’Europe de l’Est,
le ladino des Juifs séfarades,
l’arabe et le turc de la Palestine
sous domination ottomane
pour “créer une nouvelle culture
indigène sur la base d’une
langue littéraire ancienne”
qu’ils ont transformée “en une
langue vivante”.
Le quotidien de Tel-Aviv raconte,
dans un autre article, un Eliezer
Ben Yehouda opiniâtre dans
son travail. Il y est qualifié de
“révolutionnaire”, car il a dû
affronter tout à la fois les Juifs
religieux, qui considéraient
l’hébreu comme une langue
sacrée ne devant pas être
utilisée pour discuter des affaires
quotidiennes, et certains Juifs
sionistes qui voulaient fonder des
universités qui enseigneraient
dans les langues européennes.
58 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2023

Jamais sans mon émoji

Comment exprimer les émotions dans nos échanges électroniques ? À la préhistoire d’Internet,
on utilisait des signes typographiques. Puis l’émoji est devenu un langage universel.

S cott Fahlman est “entré

dans l’histoire d’Inter-
net” le 19 septembre 1982
“d’exprimer toutes nos émo-
tions et de résoudre efficace-
ment le problème initial”. Que
de téléphonie mobile NTT Docomo a
introduit au milieu des années 1990 un
petit cœur noir sur ses pageurs.
en “assemblant deux points, REVUE celui qui n’a jamais ajouté Dans une interview exclusive donnée
un trait d’union et une paren- DE PRESSE une main qui se lève à un au journal japonais Asahi Shimbun,
thèse” sur le “réseau social SMS jette la première pierre… Shigetaka Kurita, responsable de l’en-
primitif accessible seulement aux autres Les émojis font parfois mieux que les treprise de télécommunication Dwango
membres de l’intranet de l’université” mots, explique à CNN Jennifer Daniel, et qui travaillait dans l’équipe NTT
Carnegie Mellon, en Pennsylvanie, où responsable du sous-comité Émoji du Docomo qui a conçu ce premier émoji,
il enseignait l’informatique, raconte le consortium Unicode, l’organisme chargé raconte la genèse de ces symboles. Alors
site de CNN. des normes du genre : “Ils off rent ce que chargé du développement d’un service de
Estampillé “premier émoticône numé- les mots ne disent pas, ce que nous faisons ↑ Les potentiels connexion à Internet sur les portables, il
rique” par le Guinness des records, le naturellement en face-à-face, comme le émojis qui seront se met en tête d’inventer quelque chose
smiley :-) est un “précurseur des émojis”. langage corporel, l’intonation, le ton, le disponibles qui permette de mieux exprimer “les
C’est aussi la première tentative de contact visuel.” au cours nuances des sentiments humains”.
“résoudre un problème familier aux inter- Chaque année, à la mi-septembre, est de l’année 2024 . Apparaissent alors, en 1999, 176 émojis,
nautes : transmettre le second degré en dévoilée la série d’émojis utilisables par Illustration dont le célèbre sourire, ou encore le
ligne”, explique le média américain. Unicode, fruit d’un examen minutieux Emojipedia/Zedge cœur. La propagation de leur utilisa-
“Quelqu’un disait quelque chose qui se “des propositions soumises et des tendances tion à l’étranger reste pour Shigetaka
voulait sarcastique”, une personne le mondiales”. Parmi la centaine d’émojis Kurita un grand mystère. De fait, l’émoji
prenait mal, “et, très vite, tout le monde sur liste d’attente pour 2024, on trouve était d’abord destiné aux Japonais, habi-
se disputait avec tout le monde”, se sou- entre autres un visage qui acquiesce, un tués aux caractères chinois. “Je n’aurais
vient Scott Fahlman. visage qui réfute, un phœnix, un citron jamais imaginé que l’émoji serait un jour
En quarante [et un] ans, “les émoticônes vert, un champignon marron et une utilisé à travers le monde”, raconte-t-il.
typographiques puis les émojis sont devenus chaîne brisée (voir les visuels ci-dessus). C’est grâce à Unicode que l’émoji s’est
un élément essentiel de nos conversations L’émoticône originel et ses nombreuses répandu hors du Japon, quand l’orga-
en ligne et parfois hors ligne”. La gamme déclinaisons n’ont pas été immédiate- nisme s’est “chargé de sa normalisa-
des 3 600 émojis permet désormais ment popularisés. Au Japon, l’opérateur tion en 2010”, à la demande des géants
de la tech Apple et Google. Et en 2015,
“l’émoji visage qui rit aux larmes ( ) a
UN “POUCE LEVÉ” VAUT SIGNATURE été nommé mot de l’année par le diction-
naire Oxford”.
Malgré la standardisation, l’évolu-
Le site CBC rapporte qu’un “Veuillez confirmer le contrat tenu compte du fait que les tion des émojis a connu quelques tur-
acheteur de grains canadien, pour le lin.” Chris Achter deux hommes faisaient affaire bulences. Unicode a “été confronté à des
Kent Mickleborough, de South a répondu avec un émoji ensemble depuis dix ans. Il a critiques au fil des ans pour son manque de
West Terminal, dans la “pouce levé” ( ). Mais statué que les émojis étaient représentation de la race, du genre, de la
Saskatchewan, a envoyé en l’entreprise n’a pas reçu la désormais couramment sexualité et du handicap”. Jusqu’à l’appari-
mars 2021 un texto à un marchandise au moment utilisés, que celui du pouce tion de “cinq options de couleur de peau”,
agriculteur local, Chris Achter, prévu. Kent Mickleborough a levé “répondait aux exigences en 2015, et de “deux options de genre pour
pour lui faire savoir que sa donc porté l’affaire devant les de signature et que, par les professions”, en 2016. Le consortium
compagnie cherchait à tribunaux. Chris Achter a argué conséquent, l’agriculteur s’appuie sur ses comités d’utilisateurs
acquérir 86 tonnes de lin. Dans que l’émoji signifiait seulement avait rompu son contrat”. “pour faire avancer le clavier”.
le message, la photo qu’il avait accusé réception de Il a condamné Chris Achter Même s’il existe aujourd’hui des mil-
du contrat pour une livraison la commande. Dans sa à payer au plaignant liers d’options, “l’usage principal reste
devant être effectuée en décision rendue en juin la somme de 82 200 dollars fidèle à l’objectif initial, ajouter un sou-
novembre, en indiquant : dernier, poursuit CBC, le juge a canadiens (56 320 euros). rire et un peu de légèreté”, conclut CNN.
—Courrier International
Octobre-novembre 2023 Hors-série Courrier international 59

Ce numéro correspondait à sa loin-

taine position dans la liste des émojis
de l’application. Mais par fainéantise,
selon le youtubeur, les Chinois ont fini
par seulement écrire “233” pour signifier
quelque chose de drôle. Malgré le déclin
de Mop, les internautes ont gardé cette
habitude, même en étant sur d’autres
forums de discussion.
Vingt ans plus tard, “les gens ont perfec-
tionné l’art de jouer sur les mots et carac-
tères sur Internet pour pouvoir discuter
d’une liste toujours plus longue de sujets
interdits ou controversés. Ils ont ainsi créé
un lexique d’argot en ligne en perpétuelle
évolution”, explique Rest of World.
“S’amuser à utiliser des calembours et à
jouer sur les homophones relève d’une longue
tradition littéraire et culturelle”, rappelle
Shaohua Guo, l’autrice de The Evolution
of the Chinese Internet (“L’évolution de
l’internet chinois”, inédit en français).

OPÉRATION “GRAND NETTOYAGE”

Pendant la pandémie, pour critiquer et
discuter de la politique “zéro Covid”,
Comment les Chinois des internautes ont réussi à transcrire
visuellement l’idée de l’obligation de se

contournent la censure soumettre encore aux tests de dépis-

tage en utilisant le caractère signifiant
“encore” (prononcé “you”) un nombre

du web croissant de fois.

“Il apparaît donc au total dix fois dans
une phrase composée de quatre carac-
tères, sous-entendant clairement l’idée
d’‘encore et encore’”, pointe le média.
Cette formulation provient d’un article
paru dans le quotidien japonais Asahi
Des émojis, des chiffres et des lettres détournés… Shimbun, en 2012. À l’époque, les pre-
Les Chinois possèdent leur propre langage miers ministres japonais se succédaient
fréquemment, alors le journal a utilisé
sur les réseaux sociaux. Un lexique sans cesse cette expression pour déplorer cette
renouvelé qui leur permet de discuter des sujets situation, précise le site chinois Toutiao.
En juillet 2022, pour contrer ce nou-
interdits mais aussi de s’amuser. veau mode de langage, la plateforme
Weibo a annoncé “le lancement d’une
campagne de ‘grand nettoyage’ des mots

P our contourner la cen-

sure, les internautes
chinois ne manquent pas
astucieuse et très efficace de
feinter les censeurs”, approuve
le média Rest of World.
↖ Le hashtag
MeToo détourné
grâce à des
intentionnellement mal écrits ou des jeux
de mots à base d’homophones”. Cette
annonce a fait suite à l’interdiction de
d’imagination. En 2018, par REVUE Au quotidien également, les emojis. leur utilisation dans les noms d’utili-
exemple, le hashtag #MeToo DE PRESSE Chinois envoient des textos Capture d’écran du sateur, par l’une des principales auto-
avait été bloqué pendant un qui comportent des succes- site “Rest of World” rités de régulation d’Internet du pays.
certain temps. De nombreuses Chinoises sions d’émojis, de sigles ou encore de À Rest of World, Xuan Wang, une socio-
ont donc contourné cette interdiction chiffres. Une pratique lancée dans les linguiste de l’université de Cardiff, a
en créant un nouveau hashtag grâce aux années 2000, lorsque le forum de gaming ainsi raconté comment des mèmes, des
termes “riz” et “lapin”. le plus populaire de Chine était Mop. La GIF, voire des images d’objets domes-
En effet, le mot “riz” se prononce “mi” plateforme possédait un grand nombre tiques courants comme une chaise vide
et le mot “lapin”, “tu”, ce qui ressemble d’émojis, dont le “lol”, où figurait l’image se sont vus accolés des sous-textes et
phonétiquement à me too (“moi aussi”, en d’un chat qui riait et le numéro 233, une signification supplémentaire, preuve
français). Sur les réseaux sociaux, cer- raconte Kevin Tran, un youtubeur fran- selon elle de la diversité du langage uti-
taines personnes utilisaient les émojis çais d’origine chinoise, dans une vidéo lisé en ligne en Chine.
bol de riz et lapin, ce qui est “une façon sur le langage SMS chinois. —Courrier international
60 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2023

↓ Dessin de Kopelnitsky,
États-Unis.

Prat
Les outils pour assimiler les rudiments
d’une langue étrangère ne manquent pas.
Des guides de conversation aux applis,
comment devenir polyglotte.
Témoignages avec, au passage,
un éloge de la traduction.
Octobre-novembre 2023 Hors-série Courrier international 61

tiques Saraceni tamen nec amici nobis umquam nec hostes optandi,
ultro citroque discursantes quicquid inveniri poterat momento temporis parvi vastabant
milvorum rapacium similes, qui si praedam dispexerint celsius, volatu rapiunt celeri, aut
nisi impetraverint, non inmoispexerint celsius, volatu rapiunt celeri, aut nisi
impetraverintrantur.
62 Courrier international
“Rasez-moi la moustache” :
le charme désuet
des guides
de conversation
Au Royaume-Uni, ces petits manuels pour les vacanciers
ne se vendent plus. L’occasion pour ce magazine britannique
de rendre hommage à un outil
aussi utile que (souvent) bourré de clichés.
—The Economist, extraits (Londres)
E
mporter ce guide de conver-
sation, en voilà une bonne
idée ! Quand il part en trek
dans la chaîne monta-
gneuse de l’Hindou Kouch
en 1956, l’écrivain Eric
Newby sait qu’il s’apprête à rejoindre
des endroits où aucun Anglais n’a mis
les pieds depuis 1891.
Pour autant, il a bien l’intention
d’échanger avec les gens du pays : dans
son sac, il emporte l’ouvrage Notes on the
Bashgali Language, petit manuel de bash- → Dessin de
gali à l’usage des anglophones, publié à Cristina Sampaio,
Calcutta en 1902. Mais quand par un Portugal.
bel après-midi dans le haut Himalaya il
ouvre le manuel, tous ses espoirs s’en-
volent. En lieu et place des instructions
habituelles (comment commander un
verre de vin, un café…), il découvre des
phrases à l’utilité plus… obscure.
“Ini ash ptul p’mich e manchi mrisht
waria’m” lui permet de déclarer “J’ai vu
un cadavre dans le champ ce matin”, tandis
que grâce à “Tu tott baglo piltia”, il pourra
annoncer à son interlocuteur “Votre père
est tombé dans la rivière”. Si besoin, “J’ai
neuf doigts, vous en avez dix”, se dit “I non
angur ai ; tu ta duts angur ai”. Et “Ia chitt
bitto tu jarlom” est la formule idoine pour
annoncer, le cas échéant, “J’ai l’inten-
tion de vous tuer”. Certes, il y a aussi des
énoncés propres à donner à la conver-
sation un tour plus badin, à l’image de
“Tu chi se biss gur biti ?” – “Depuis quand
avez-vous ce goitre ?” –, mais Eric Newby
doit bien l’admettre : le guide lui laisse
Hors-série
sur les mœurs des locuteurs du bash-
gali “une impression troublante”.
Quoique particulièrement excentrique,
l’ouvrage emporté par Newby n’a rien
d’un exemple isolé et appartient à un
genre littéraire vaste et méconnu : le
guide de conversation. Né dans l’Anti-
quité, il n’a cessé de prendre de l’impor-
tance par la suite, avec les pèlerinages
du Moyen Âge, puis l’ère des empires,
avant d’être hissé au firmament grâce
à l’envol du transport aérien. Il fut un
temps où le guide de conversation était
un essentiel. Aujourd’hui, il sombre dans
l’obsolescence, vaincu par Internet et
la traduction automatique. Selon les
chiffres du cabinet de veille Nielsen
Book Research, ses ventes au Royaume-
Uni ont chuté de 40 % en trois ans. Le
guide de conversation se meurt.
A PRIORI BRITANNIQUES
La nouvelle n’émouvra pas grand monde.
Ces conversations censément “guidées”
coulaient bien moins naturellement sur
le terrain que sur le papier. Pour les his-
toriens, en revanche, ces guides restent
de vrais trésors. Newby pensait pouvoir
tirer du sien des conclusions sur les locu-
teurs du bashgali – en réalité, c’est sur
leurs auteurs et destinataires que ces
livres en disent le plus. Les vieux guides
de conversation pour anglophones sont
une mine de révélations sur les a priori
des Britanniques à l’étranger.
Deux faits frappent assez vite. Primo,
le voyage était considéré comme une
Octobre-novembre 2023
entreprise compliquée, émaillée de dan-
gers, même. Secundo, le genre a tardé à
prendre la forme familière que nous lui
connaissons, celle du recueil d’expres-
sions pratiques et triviales. Un guide
de conversation anglais-gallois publié
en 1900 “à l’usage des voyageurs et des
étudiants” recense bien des phrases
telles que “Avez-vous des pommes ?” et
“Où se trouve la halle au beurre ?”, mais
il verse aussi dans plus inattendu : “Ils
lui ont tranché le bras.”
Longtemps, ce sera, de la première
à la dernière page ou presque, un vrai
festival de stéréotypes. Ainsi l’English-
Italian Conversation Handbook, publié
par J. B. Leek en 1928, montre-t-il que
l’Italie a depuis longtemps l’image d’une
nation d’esthètes et d’amateurs de plai-
sirs. Le chapitre consacré au soin de
la pilosité faciale (“Rasez-moi la mous-
tache / Merci de bien vouloir entortiller vers
le haut les pointes de ma moustache / Un
peu de cire sur ma moustache”) vient
ainsi à la suite d’une longue rubrique
sur l’alimentation. “Donnez-moi une
bouteille… de vin rouge / de vin blanc / de
bordeaux / de bourgogne…” énumère-t-
on. “Donnez-moi du brie / du camem-
bert / du gruyère…”
EN CAS DE DIGESTION MALMENÉE
Les conséquences de l’ingestion de
nourriture étaient aussi, manifeste-
ment, une grande préoccupation pour
les voyageurs britanniques d’antan.
Après les énoncés consacrés au repas,
le guide d’italien de J. B. Leek enchaîne
avec une conclusion pleine de remords :
“J’ai la nausée / mal au cœur”. Et nulle
destination n’échappe à l’angoisse de
la digestion malmenée. “Après avoir
rendu tout son repas, assure ainsi une
entrée médicalement déroutante d’un
vieux guide de coréen, il s’est trouvé
moins constipé.” Dénichée aussi dans
un guide de conversation en luganda,
une langue bantoue, spécialisé dans
le domaine médical, cette injonc-
tion aussi sibylline qu’autoritaire :
“Gardez tout ce que vous vomissez.”
Si l’on se fie à ces publications, le
Britannique en goguette devait sacré-
ment détonner. Beaucoup de ces guides
se présentent comme des facilitateurs
de conversations. Ainsi du Manual of
Palestinian Arabic (1909) qui, “espèrent
les auteurs, viendra en aide au voyageur
lors de son séjour à l’hôtel” et “pourrait
éventuellement se révéler utile dans la vie
quotidienne”. L’adverbe “éventuellement”
n’est pas employé à la légère. “Nous
sommes arrivés au précipice et nous avons
Octobre-novembre 2023 Hors-série Courrier international 63

vu l’homme tomber”, “Il était mort avant que

nous ne le retrouvions” font donc partie
des énoncés “éventuellement” utiles en
arabe de Palestine, sans parler du com-
minatoire “Gargarisez-vous deux fois par
jour”. Que de conversations ont dû lan-
guir dans les halls d’hôtel de Jérusalem…
Les ouvrages de l’ère coloniale sont
particulièrement, et involontairement,
édifiants. Quand les manuels d’histoire
se concentrent sur les épisodes les plus
frappants de la violence impériale (la
guerre, la révolte), les guides de conver-
sation permettent d’assister incognito
à des scènes de cruauté coloniale plus
sournoises. “Tenez votre langue !” permet
ainsi d’aboyer Hindustani Self-Taught, un
manuel de 1908 pour “apprendre l’hin-
doustani par soi-même”. “Rossez ce pares-
seux”, pouvait ordonner le colon grâce
à un autre ouvrage.

MARQUER LES ESPRITS

Nombre de ces ouvrages linguistiques
sont restés en usage étonnamment long-
temps. Elisabeth Kendall, l’actuelle direc-
trice du Girton College, à l’université de
Cambridge, a étudié l’arabe à Oxford au
début des années 1990. Elle y a compulsé
Phrase des grammaires, dont la plus ancienne
dénichée remontait à 1859, et contenant des énon-
dans un cés du type “La vache a une longue langue”.
guide en En bonne linguiste, elle en a conçu pour
leur méthodologie une tendresse toute
luganda, particulière.
une langue Quoique parfois dépourvues de toute
bantoue, utilité pratique, ces expressions permet-
spécialisé taient souvent d’illustrer “une construc-
tion grammaticale de la façon la plus simple
dans le possible”, estime cette éminente arabi-
domaine sante – et elles avaient le don de marquer
médical: les esprits. Steven Pinker, professeur de
“Gardez tout psychologie à Harvard, va dans le même
sens. Une langue, rappelle-t-il, “n’est pas
ce que vous une liste d’expressions”.
vomissez.” La mort annoncée du guide de conver-
sation ne devrait pas faire beaucoup de
malheureux. Pourtant, avec lui disparaî-
tra quelque chose. Ce qui se perd dans
une traduction, c’est la poésie, aurait dit
Robert Frost. Il y en a, de la poésie, dans
les énoncés fragmentaires de ces petits
manuels linguistiques. “En raison de la
route glissante j’ai manqué de tomber / Il y
a dix ans / Viens ici” – cette grammaire de
khamti publiée en 1894 se lit comme du
T. S. Eliot [l’un des plus grands poètes
américains du XXe siècle]. Et c’est un
guide anglais-cachemiri qui nous offre
la chute parfaite : “Je compose actuel-
lement une grammaire / Je ne saisis pas
précisément… / Il est temps de conclure.”—
Publié le 27 octobre 2022
64 Courrier international
Mon français is not good
Ce journaliste britannique se désole de ne pas savoir parler une autre langue que l’anglais.
Une réalité qui le frappe de plein fouet lors d’un voyage en France.
N
ous voilà en France,
en train de prendre un
taxi pour quitter l’aé-
roport, et je fais sem-
blant de comprendre le
français. Nous aurions
préféré louer une voiture, mais c’était
si cher qu’il nous aurait fallu vendre
un de nos enfants pour nous la payer.
Résultat : une heure au côté du chauf-
feur, à refuser d’admettre que les mots
qui sortent de sa bouche pour aller dans
mes oreilles ne font que s’envoler par la
vitre passager.
Je fais tout mon possible pour tenter
de le comprendre. J’attends d’avoir bien
reconnu les mots et les phrases avant
de répondre le mieux possible. Mais,
alors que cela fait des dizaines d’an-
nées que je cherche à apprendre le fran-
çais, je n’y arrive toujours pas dès qu’il
s’agit de m’exprimer dans cette langue.
Le trajet en taxi n’est qu’une répétition
de ce qui s’est passé au moment de la
réservation par téléphone. Comme d’ha-
bitude, c’est ma femme qui s’était atte-
lée à cette tâche difficile, mais, comme la
barrière de la langue s’avérait délicate, je
lui ai proposé mon aide. “Attendez, mon
mari parle français !” avait-elle expliqué
à son interlocuteur, avant de me tendre
le téléphone.
Quarante-cinq secondes plus tard,
elle et moi avions appris qu’en fait je ne
savais pas parler français… Du moins
pas à l’improviste, ni au téléphone, où
la conversation, dépouillée de tout geste
ou expression faciale, est réduite aux élé-
ments les plus casse-pieds : le vocabu-
laire, la grammaire, les temps, le genre,
les expressions idiomatiques…
—The Times, extraits (Londres)
Et pourtant, j’ai essayé… J’ai essayé
avant notre départ en France, en rem-
plissant un petit carnet de phrases et de
verbes, ainsi qu’en regardant des vidéos
YouTube. Tout cela jusqu’à ce que je sois
sûr d’avoir bien compris comment tirer
le son r de ma gorge et comment nasa-
liser les voyelles.
J’ai essayé une fois sur place, car, après
m’avoir répondu dans un premier temps
en anglais, les gens finissent par se mon-
trer indulgents, même si l’on utilise les
genres n’importe comment, que l’on se
mélange les pinceaux avec les temps et
que l’on utilise des mots qui ne figurent
pas dans leur dictionnaire (ni dans n’im-
porte quel autre, d’ailleurs…).
ALCHIMIE ALCOOLIQUE
J’ai essayé parce que j’ai honte quand je
vois à quel point les autres nationalités
sont meilleures. Dans le camping et ses
alentours, j’ai entendu des Danois ou des
Allemands commander des pâtisseries
en anglais avec juste une toute petite
pointe d’accent, et en maîtrisant parfai-
tement la prononciation du mot “crois-
sant”. Ils friment, c’est clair ! Et, comme
les Français répondent en anglais, on a
l’impression qu’ils ont un accord secret
avec le reste du continent. “Cette tran-
saction portant sur un pain au chocolat
aurait pu se tenir en swahili si l’un d’entre
nous en avait eu envie”, affirment-ils.
J’ai essayé, dans l’espoir de recevoir
des compliments des habitants locaux.
Une fois, dans un bar parisien, à 2 heures
du matin, un Français m’a demandé
si j’avais fait mes études en France,
et plus précisément dans le sud de la
France, parce que j’en avais l’accent.
Hors-série Octobre-novembre 2023
Ce moment constitue un des faits les
plus marquants de ma vie.
D’accord, c’était à 2 heures du matin,
et j’avais conscience qu’une certaine
↑ Dessin de Cost, alchimie alcoolique faisait effet. C’est
paru dans Le Soir, incroyable ce qu’on peut faire passer dans
Bruxelles une autre langue avec le visage à cinq
centimètres de celui d’un étranger. C’est
ma référence depuis : passer le stade du
français débutant pour atteindre à nou-
veau mon niveau de français de 2 heures
du matin dans un bar parisien.
“MY ENGLISH. NOT GOOD.”
Nous voilà donc sur le chemin du retour
des vacances, une semaine plus tard. Dans
un autre taxi, une autre conversation
avec un autre chauffeur : “My English.
Not good” [“Mon anglais. Pas bon”], me
SOURCE prévient-il. En fait, son anglais est cor-
THE TIMES rect, et, surtout, il se situe à peu près au
Londres, même niveau que le mien en français.
Royaume-Uni Se rencontrer exactement à mi-chemin
Quotidien de la barrière linguistique nous libère.
thetimes.co.uk La conversation va bon train, émaillée
Le plus ancien de quelques faux pas. En arrivant à l’aé-
des quotidiens roport, le chauffeur me demande de lui
britanniques indiquer quelques mots d’irlandais qu’il
(1785) et le plus pourrait utiliser pour épater les touristes.
connu à l’étranger Je lui apprends les expressions Slán [“Au
appartient depuis revoir !”] et Dia Duit [“Salut !”]. Je dois
1981 à News lui répéter Dia Duit sept fois de suite
UK, propriété avant qu’il ne réussisse à le prononcer.
du milliardaire Après quoi, j’arrête de faire semblant
Rupert Murdoch. de bien parler l’irlandais. Au terminal,
De tendance nous nous quittons sur une poignée de
conservatrice, main très chaleureuse. Nous voilà aussi
il a longtemps mauvais l’un que l’autre en trois langues,
été le journal de mais très heureux de l’être !
référence et la voix —Shane Hegarty,
de l ’establishment. Publié le 7 août 2022
Octobre-novembre 2023 Hors-série
“Je suis la langue que je parle”
Être polyglotte, c’est mélanger les accents, la syntaxe,
exprimer différemment les choses selon la langue choisie. C’est ce voyage permanent
que nous ont décrit les lectrices et les lecteurs de Courrier Expat,
notre rubrique dédiée à l’expatriation.
D
e très nombreux lecteurs
et lectrices ont répondu à
notre appel à témoignages
au sujet du plurilinguisme
et de ses conséquences
pratiques. Ils ont décrit
comment, au fil des histoires familiales, ↓ Dessin
des déplacements, des expatriations et de Walenta paru
autres aventures, ils ont appris puis maî- dans Podroze,
trisé entre 3 et 7 langues. Varsovie.
Monika est née dans une famille poly-
glotte et jongle entre l’allemand, le fla-
mand, l’anglais et le français (ainsi que,
dans une moindre mesure, l’espagnol).
Elle évoque justement ce jeu permanent
de va-et-vient entre plusieurs langues
pour elles et ses proches : “Être polyglotte
nous permet de mieux communiquer
car nous trouvons qu’un mot est
parfois plus adapté dans une
autre langue que celle qui est
parlée à un moment précis.
Ou l’un de nous ne trouve
pas le mot correct et le pro-
pose dans une autre de nos
quatre langues.”
MARIONNETTE
Mauricio, qui maîtrise le fran-
çais, l’espagnol, le portugais bré-
silien, l’anglais et le tchèque, raconte la
même tendance à mélanger les langues
et les accents. Marie-Laurence voit dans
ce phénomène une chance, tout comme
Héléna (prénom changé à sa demande).
Au sujet de ces “failles entre [ses] langues
parlées”, Héléna écrit : “Il y a une jubilation
à utiliser volontairement la syntaxe d’une
autre langue dans ma langue maternelle,
c’est-à-dire celle que je maîtrise au point
d’assumer des licences poétiques.”
Tous expliquent que, dans la mesure où
ils sont déjà plurilingues, l’apprentissage
d’une nouvelle langue est plus facile de
façon phonétique. Pascal, par exemple,
parle français, espagnol et anglais mais a
du mal à écrire certains mots, appris uni-
quement à l’oral, comme cough (“toux”)
en anglais. “Après une petite recherche, j’ai
retrouvé son orthographe, mais ce curieux
incident m’a laissé à penser que les mots se
mémorisent souvent avec leurs sons, comme
cela se passe pour les enfants qui ne savent
pas encore lire et écrire.”
Héléna dit pouvoir apprendre facile-
ment des mots ou expressions simples
dans une langue inconnue en conver-
sant (perse, hébreu, coréen, japonais…)
et se voit comme la marionnette d’un
ventriloque.
Monika remarque, quant à elle, que
le plurilinguisme permet de conser-
ver plus longtemps de bonnes facultés
cognitives : “Mon père est 100 % unilingue,
ma mère est très douée pour les langues
mais n’a jamais vraiment eu l’occasion
d’apprendre des langues autre-
ment qu’en immersion, lors de
vacances. Devinez qui souffre
de démence aujourd’hui…”
Évidemment, maîtri-
ser plusieurs langues est
aussi un atout dans le
monde professionnel.
Monika, qui a vécu au
Canada, raconte que c’est
grâce à son bilinguisme fran-
çais-anglais qu’elle a pu travail-
ler pour le gouvernement fédéral
canadien. Au fil de sa carrière, cela lui
a permis de mieux communiquer avec
ses collègues. D’ailleurs, elle est devenue
spécialiste en allemand et en français
dans une entreprise du Colorado sans
jamais avoir fait d’études linguistiques.
On n’exprime pas les mêmes idées et
on ne le fait pas de la même façon suivant
la langue qu’on emploie. Anja-Hélène
van Zandwijk, née en France de parents
néerlandais et désormais installée aux
Pour Monika, le français est
resté une langue de choix,
“celle qu’[elle] utilise pour
compter, parler aux bébés
et aux animaux”.
Courrier international 65
Pays-Bas, décrit une “impression de double
personnalité qui [l’]a perturbée dans [sa]
jeunesse mais [la] fascine aujourd’hui”.
Comme tous les lecteurs qui nous ont
écrit, elle mentionne un rapport senti-
mental avec ses langues et évoque “une
lutte constante” et “un certain rapport de
méfiance et d’incertitude avec chacune de
[ses] deux langues”.
Monika a rencontré son mari en
France. Pour le couple, “le français reste
la langue sentimentale” : “J’ai pourtant
grandi en parlant allemand, et je suis restée
en Allemagne jusqu’à mes 19 ans.” Même
si Monika utilise l’allemand pour com-
muniquer avec ses parents et ses frères,
le français est resté une langue de choix,
“celle qu’[elle] utilise pour compter, parler
aux bébés et aux animaux”.
CHANGEMENT DE VOIX
Héléna, qui maîtrise cinq langues, a remar-
qué que sa voix changeait en fonction de
celle qu’elle utilisait : “On me dit que le
ton de ma voix change énormément selon
la langue. Il est plus grave en anglais et en
italien, plus aigu en français. C’est comme
si mon cerveau devenait différent à chaque
langue. Ma personnalité, je dirais même.”
“De plus, selon la langue utilisée, un
même fait ou les mêmes infos pratiques
peuvent prendre une connotation différente,
pas seulement à cause du vocabulaire. Il
y a probablement une couche culturelle
assimilée avec la langue. […] Finalement,
je suis la langue que je parle.”
Elle conclut son témoignage avec un
regret, celui de ne pas avoir de “Courrier
international multilingue, avec la pos-
sibilité de lire les articles dans le texte
original, y compris dans des langues
inconnues, comme on lit des éditions bilin-
gues”. Sachez, chers polyglottes, que
nous publions toujours les liens URL
menant aux articles originaux que nous
utilisons et qu’il existe des éditions de
Courrier international en Belgique mais
aussi au Portugal et au Japon.
—Courrier international
66 Courrier international
Petits secrets de
polyglottes
La Süddeutsche Zeitung est allée interroger
des personnes maîtrisant plusieurs langues.
Elles donnent quelques tuyaux
pour maîtriserdes langues à l’âge adulte.
Q
uand on est adulte,
il est vraiment diffi-
cile d’apprendre une
langue étrangère. Le
quotidien nallemand
Die Süddeutsche
Zeitung a donc demandé à des poly-
glottes leurs conseils pour y parvenir
sans s’arracher les cheveux. Voici ce
qu’il faut en retenir :
1- La méthode Post-it
Kerstin Cable est allemande et vit en
Angleterre depuis près de vingt ans.
Elle a appris dix langues, enseigne et
partage également des conseils d’ap-
prentissage linguistique en ligne. Selon
elle, il faut bien identifier pourquoi on
veut apprendre une langue : attirance
pour une culture, besoin professionnel,
histoire d’amour, etc. Ensuite, Kerstin
Cable suggère de mettre des Post-it
partout avec le mot correspondant à
l’objet dans la langue que vous sou-
haitez apprendre. Si vous passez beau-
coup de temps sur les réseaux sociaux,
suivez des gens qui s’expriment dans
cette langue.
2- L’effet Shakira
Lindsay Williams a commencé à
apprendre le français à l’âge de 8 ans.
Cette Britannique a ensuite étudié la lin-
guistique appliquée et parle désormais
14 langues. Elle conseille de se laisser
porter par ses envies et de ne pas s’im-
poser un cadre scolaire trop contrai-
gnant. Le recours aux applications peut
aussi être intéressant, mais incomplet.
“Vous n’apprenez pas à parler avec et vous
n’obtenez souvent qu’une quantité limitée
de vocabulaire.” Par ailleurs, Lindsay
Williams pense que “tout le monde a
besoin d’une Shakira”. “Chaque fois que je
n’avais plus envie [d’étudier], j’écoutais ses
chansons et je savais à nouveau pourquoi je
voulais parler espagnol”, explique-t-elle.
“Je recommande à tout le monde de trou-
ver quelque chose comme ça, une chanson,
un film, un plat, un livre, quelque chose
avec lequel vous avez un lien affectif, qui
vous inspirera au début et vous rappellera
plus tard pourquoi vous vouliez apprendre
cette langue.”
3- Ne soyez pas timide
Brian Loo Soon Hua est malaisien et
a grandi en parlant malais, chinois et
anglais. Il est linguiste dans une entre-
prise située à Londres qui développe des
applications d’apprentissage des lan-
gues. Brian Loo Soon Hua a appris le
turc en vivant quelques mois à Istanbul
et peut continuer à le pratiquer grâce à
la femme d’un ami. Pour lui, il n’y a rien
de plus important que la conversation.
“Il est important que vous osiez parler
dès le début, même si vous ne connaissez
que quelques mots”, souligne Brian Loo
Soon Hua.
4- Allumer la radio
Matthew Youlden est originaire de
Manchester. À 8 ans, il apprend le grec
et ne s’est jamais vraiment arrêté depuis.
Aujourd’hui, il enseigne l’anglais et dix
autres langues et relève des défis comme
“apprendre le turc en une semaine” avec
son frère jumeau, Michael.
Son premier conseil est de se parler :
“Cela vous permet de vous habituer à
la façon dont la nouvelle langue sonne.
Vous pouvez également vous enregistrer
et écouter à quoi ressemble votre pro-
nonciation, pour voir ce que vous aime-
riez améliorer.”
Son second conseil est d’écouter la
radio, en prenant le petit déjeuner par
exemple. “Cela m’aide au début à m’ha-
bituer au son et au rythme. Au fur et à
mesure que je comprends mieux, cela m’aide
à apprendre de nouveaux mots.” —
Hors-série Octobre-novembre 2023
Les mécanismes
ON N’OUBLIE JAMAIS
VRAIMENT
Des scientifiques de l’université
d’York, en Angleterre,
ont demandé à près de
500 personnes ayant passé,
entre 1970 et 2020, un General
Certificate of Secondary Education
(diplôme obtenu vers 16 ans dans
certains pays anglo-saxons) ou
un Advanced Level (l’équivalent
du baccalauréat en France) en
filière français langue étrangère
de réaliser un test de vocabulaire
et de grammaire en français. Et les
résultats collectés montrent que
les compétences changent assez
peu au cours du temps, révèle
The Times. Une urgence de type
médical suffirait à retrouver
les mots adéquats. Les
scientifiques décrivent ce système
comme un “réseau linguistique”
dans lequel il suffirait d’un mot
→ Dessin de Falco, stocké dans une partie du cerveau
Cuba. pour stimuler d’autres parties du
réseau où des mots étrangers
peuvent être stockés.
70
MILLIONS D’UTILISATEURS
de Duolingo dans le monde,
constate The Guardian.
Lancée en 2011, la plateforme
enseigne désormais plus de
40 langues à plus de 70 millions
d’utilisateurs, jeunes
pour la plupart : 54 % ont entre
18 et 34 ans. “Des applications
comme Duolingo ne rendent
peut-être pas les gens vraiment
polyglottes, mais elles constituent
une leçon pour tous ceux qui
croient que l’enseignement
des langues n’a plus la cote”, écrit
le quotidien britannique.
 Octobre-novembre 2023 Hors-série Courrier international 67

de l’apprentissage

Apprendre en dormant,
est-ce possible?
Entendre des mots dans
une langue étrangère et
leur traduction pendant
que nous dormons pourrait
nous aider à l’apprendre.
Mais cela ne nous rendra
pas polyglottes pour
autant. Cela pourrait
simplement constituer
un petit coup de pouce.
C’est en tout cas ce que
suggèrent des chercheurs
d’universités suisse et
allemande dans une étude
parue le 24 juillet dans
la revue eLife.
Pour ces travaux, ils ont
fait écouter des mots
inconnus et leur traduction
appartenant à trois
catégories (animaux, lieux,
outils) à deux groupes
de volontaires durant
des phases distinctes
du sommeil profond. Pour
le premier, les mots ont été
diffusés lorsque l’activité
cérébrale des participants
formait un pic, tandis que
pour le second ils ont été
diffusés dans une période
de creux. Une fois éveillés,
et même plusieurs heures
après, les participants du
second groupe ont mieux
réussi à retrouver
la catégorie des mots
que ceux du premier,
et mieux que s’ils
répondaient uniquement
au hasard. La raison de
cette différence est encore
à étudier, mais cette
méthode pourrait un jour
être utilisée pour aider
à apprendre une nouvelle
langue, assure à New
Scientist Flavio Schmidig,
le premier auteur.
Par ailleurs, l’étude porte
sur un nombre restreint
de personnes, et les
effets mis en lumière
demeurent modestes.
“Pour autant, précise
Gareth Gaskell de
l’université d’York, qui
n’y a pas participé, ces
résultats viennent éclairer
la question du potentiel
d’apprentissage durant
le sommeil, un champ
de mieux en mieux connu.”

IL FAUT TE LE DIRE EN QUELLE LANGUE ?

En 2016, des travaux scientifiques ont démontré une réalité
étonnante : nous réfléchissons et prenons des décisions
différemment lorsque nous traitons l’information dans une autre
DANS NOS ARCHIVES
langue que notre langue maternelle. El País a interrogé Albert Costa,
qui a mené de nombreuses expériences pour démontrer cette courrierinternational.com
théorie. Expert en bilinguisme à l’université Pompeu-Fabra,
à Barcelone, il explique que penser dans une autre langue Ces langues qui dominent le monde.
“favorise le raisonnement délibératif et fait réfléchir deux fois”. En août 2015, notre hebdomadaire
En somme, s’étonne le quotidien espagnol, dans une langue qui n’est consacrait son dossier à l’anglais,
pas notre langue maternelle, “nous nous laissons moins influencer par la langue de la communication
les émotions et nous privilégions le résultat le plus efficace”. internationale par excellence.
68 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2023

Le coréen grâce aux fans internationaux de K-pop,

habitués à chanter ensemble leurs chan-
sons préférées en partageant les paroles

dopé à la K-pop retranscrites en alphabet latin”.

La langue coréenne s’écrit à l’aide d’un
alphabet propre, appelé “hangeul”, qui a
été inventé au xve siècle par le roi Sejong.
Objet de fierté nationale, le hangeul a
même été adopté en 2009 par les autorités
de Bau-Bau, dans le sud de l’île de Buton,
en Indonésie, pour transcrire la langue
Portée par le succès international locale minoritaire appelée “cia-cia”.
de la culture populaire sud-coréenne, la langue
DES FANS NORD-CORÉENS
compte de plus en plus de nouveaux locuteurs Cette appropriation aurait par ailleurs
dans le monde entier. suscité un intérêt pour l’apprentissage
de la langue coréenne, selon U Chung-
hwan, directeur de l’Institut roi Sejong
à Bau-Bau, dans une interview donnée

C ’est un autre effet de

la hallyu, la “ vague
coréenne” culturelle qui
langue, ajoute-t-il. Lorsque
l’institut a été créé, en 2007, il
ne gérait que 13 centres linguis-
au journal en ligne OhMyNews.
U Chung-hwan évoque le succès de la
langue coréenne non seulement à Bau-
déferle sur le monde entier :
REVUE tiques dans 3 pays. En 2022, il Bau, mais aussi à… La Paz, en Bolivie, où
“Un nombre croissant de per- DE PRESSE en gérait 244 dans 84 pays.” il gère également un Institut roi Sejong :
sonnes apprennent le coréen “La K-pop assure la promo- Autre pays séduit par la langue et la
pour mieux comprendre les contenus cultu- tion de la langue coréenne à l’étranger”, culture de la Corée du Sud : la Corée
rels du pays, tels que la K-pop et les K-dramas, affirme sobrement Hankook Ilbo. Le du Nord, alors que l’antagonisme entre
se félicite le journal The Korea Times. journal souligne la popularité en hausse les deux États, créés en 1948 de part et
Autrefois, la majorité des locuteurs se trou- des chansons en coréen dans le monde. d’autre du 38e parallèle nord sur la pénin-
vaient en Asie, mais aujourd’hui ils sont “Elles représenteraient [en 2023] 3,1 % sule coréenne, a fini par creuser un fossé
présents dans presque toutes les régions des 10 000 morceaux les plus écoutés en entre le Nord et le Sud dans le domaine
du monde.” ligne, après ceux en anglais (56,4 %), en de la langue comme de la culture.
Le quotidien sud-coréen anglophone espagnol (10,6 %) et en hindi (8,7 %)”, “Selon diverses sources provenant de
rappelle qu’en 2022 le coréen était sep- avance le quotidien, qui cite le rapport Corée du Nord, les jeunes du pays auraient
tième dans le classement des langues les semestriel de Luminate, une société accès aux différents produits culturels sud-
plus étudiées sur l’application d’appren- mondiale d’analyse du marché de la coréens, rapporte le journal JoongAng
tissage Duolingo, juste avant le chinois. musique. Rappelant qu’en 2021 l’Oxford Ilbo, au point qu’ils imitent la langue du
“L’augmentation du nombre d’étudiants à English Dictionary a créé 26 entrées avec Sud tant dans le choix du vocabulaire, avec
l’Institut roi Sejong, un centre d’appren- des mots coréens comme bulgogi (un beaucoup d’anglicismes, que dans l’intona-
tissage de la langue coréenne destiné aux plat de bœuf), chimaek (poulet frit et tion, prenant ainsi le risque d’être sévère-
étrangers et financé par le gouvernement, bière) ou oppa (grand frère), le journal ment punis par les autorités.”
témoigne également de l’intérêt porté à cette Kyunghyang Shinmun déclare que “c’est —Courrier international

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70 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2023

Ce que la diversité linguistique

coûte à l’UE
Avec 24 langues officielles, l’Union européenne consacre une part non négligeable
de son budget à la traduction de textes législatifs et
de discours politiques. Jusqu’où ce modèle est-il viable? se demande ce quotidien suisse.
—Neue Zürcher Zeitung, extraits (Zurich)

U
n bon interprète a la
discrétion d’un ban-
quier suisse et la pré-
sence d’une rock star.
On le comprend aisé-
ment en accompagnant
Laura König et Marina Octenjak à leur
travail, à Bruxelles. En ce lundi du mois
de mars, la séance n° 327 995 du groupe
de travail Questions sociales du Conseil
de l’UE leur a été assignée. Au menu : une
loi qui doit faire des chauffeurs Uber
des salariés.
Armées d’eau, de notes et d’un ordina-
teur portable, les deux femmes s’assoient
au micro, derrière la vitre de la cabine d’in-
terprétation. Elles traduisent l’ensemble
des négociations dans leur langue mater-
nelle. Mais elles ont interdiction de parler
de ce qu’elles ont entendu à des tiers.
Hormis les temps de préparation,
Mmes König et Octenjak se trouvent tou-
jours sur place. Tous les matins à 8 h 30,
elles consultent leur emploi du temps. Si
l’un de leurs collègues s’est fait porter
pâle ou qu’une réunion est organisée à
la dernière minute, elles doivent être
présentes dans la demi-heure.
Lorsqu’il s’agit de fixer les quotas de du métier. Aucune autre organisation langue vers l’autre. Cette équipe fixe de
pêche du cabillaud, du hareng et du sprat, internationale que l’UE ne compte en linguistes est complétée par de nombreux
les interprètes inexpérimentés perdent effet autant de langues de travail et ne collaborateurs indépendants.
vite pied. Les missions de ce type exigent ↑ Dessin dépense autant en services d’interpré-
en effet de l’expérience et une concentra- de Schrank tation et de traduction. Tandis que les FIXER DES LIMITES
tion totale. Un esprit clair, une voix qui paru dans Nations unies ne connaissent “que” Selon une estimation datant de 2012,
fonctionne impeccablement. Au bout de The Economist, six langues officielles, l’UE n’en tota- l’interprétation et la traduction coûtent
vingt à trente minutes, pour limiter la Londres. lise pas moins de vingt-quatre [et l’Es- quelque 1,1 milliard d’euros par an.
fatigue, les interprètes se relaient der- pagne vient de demander d’y ajouter En comparaison du budget global de
rière le micro. le basque, le catalan et le galicien]. Et l’UE, de 183 milliards d’euros, cela peut
Les équipes d’interprétation sont là pour cause, la Commission considère paraître minime, mais cette somme
pour que les Européens se comprennent. la diversité linguistique comme un des représente tout de même 13 % de ses
Or cette compréhension a un prix. Avec joyaux du patrimoine culturel européen. coûts administratifs.
vingt-quatre langues officielles, l’addition Pour prendre soin de ce trésor, les ins- Le multilinguisme distingue la vie
s’élève aujourd’hui à plus d’un milliard titutions et agences de l’UE emploient politique de l’UE de celle des États-Unis
d’euros. Et elle est vouée à augmenter. plus de 5 000 traducteurs, qui travaillent ou de la Chine. Alors que, dans ces pays,
Aux yeux de Marina Octenjak, les ins- à l’écrit, et interprètes, qui travaillent les députés s’expriment dans une seule
titutions européennes sont l’Everest à l’oral, transposant les discours d’une langue, lors d’une séance plénière du
 Octobre-novembre 2023 Hors-série Courrier international 71

Parlement européen à Strasbourg, les entière de l’UE. M. Ellinides a alors dû

députés se comprennent mutuellement
grâce à une brochette d’interprètes.
“Si la loi de l’efficacité primait, nous ne
parlerions qu’une seule langue”, résumait
le linguiste allemand Florian Coulmas
lors d’une conférence sur les langues à
Tallin, en 2019. Le hic, c’est que l’UE se
dirige vers plus de langues – pas moins de
langues. En visite en février à Bruxelles,
Volodymyr Zelensky déclarait qu’un jour,
lorsque son pays aurait intégré l’UE, on
y parlerait ukrainien. L’Ukraine n’est pas
la seule en lice pour adhérer à l’UE. La
guerre a relancé le débat sur l’élargisse-
ment. Les pays de l’ouest des Balkans,
candidats à une adhésion, apporteraient
de nouvelles langues dans l’Union – sans
même parler de la Turquie. Mais com-
ment faire pour que le budget des lan-
gues ne s’envole pas ?
Une chose est sûre, l’option qui consis-
terait à avoir une langue unique est uto-
pique. Cela dit, l’anglais est de facto une
seconde langue de travail.
SITUATIONS ABSURDES
Autre option : fixer un nombre limité
de langues de travail. Cette pratique est
déjà monnaie courante dans bon nombre
d’institutions européennes. Ainsi, la
conférence de presse quotidienne de la
Commission à Bruxelles se tient “seule-
ment” en français et en anglais.
Reste qu’une telle réforme requerrait
l’unanimité. Et comme aucun pays ne
renoncera volontairement à sa langue,
l’UE se trouve dans l’impasse.
Christos Ellinides, responsable de la
Direction générale de la traduction, est
par ailleurs confronté à des situations
absurdes. Par exemple, en 2022, après
une période de dérogation, l’irlandais
est devenu une langue officielle à part
BIENTÔT UNE LANGUE UNIVERSELLE ?
Professeur émérite en physique atomique et nucléaire à l’université
de Séville, Manuel Lozano Leyva rêve de voir se créer une lingua franca
en Europe. Dans une tribune publiée dans El País, il avance qu’il faudrait
créer une langue qui mette toutes les langues européennes “sur un pied
d’égalité et même, à terme, inclure aussi petit à petit toutes les langues
PHOTO DIEGO SILVA/WIKIMEDIA COMMONS
mettre sur pied un service pour cette CARLOS VALCÁRCEL,
langue que seules quelque 74 000 per- L’APÔTRE DE
sonnes parlent au quotidien. Mais dans L’INTERLINGUA
ces domaines aussi, les progrès des tech-
nologies apportent leurs lots de solutions.
En 2017, l’UE a introduit le logiciel SOURCE
E-Translation, fondé sur la “traduc-
tion automatique neuronale”. Avantage NEUE ZÜRCHER
notoire, l’UE dispose d’une gigantesque ZEITUNG
base de données pour alimenter et entraî- Zurich, Suisse
ner ce système. Toutes les phrases de Quotidien
tous les documents officiels de l’UE, nzz.ch
ainsi que toutes leurs traductions, sont Publié dans
en effet enregistrées dans la mémoire de la capitale
traduction Euramis. À partir de cette financière du pays
base de données, E-Translation soumet depuis 1780,
des propositions de traduction. À l’heure c’est un titre
actuelle, l’intervention humaine reste de tradition et
néanmoins nécessaire au moins pour de référence, à
le contrôle de la qualité du texte final. tendance centriste
Pour le métier qu’est l’interpréta- et libérale.
tion, en revanche, les nouvelles tech- En pointe sur
nologies ne jouent encore qu’un rôle l’international,
mineur. Plusieurs outils existent déjà. il est lu par “Esque tu me comprende ?”
Certains logiciels sont en effet capables l’ensemble des interpelle Orlophe sur TikTok.
de convertir un discours en texte, puis germanophones. Et oui, on le comprend,
de le traduire, et enfin de convertir le alors même qu’on ne
texte obtenu en discours. Mais ces outils connaît pas la langue qu’il
n’ont pas encore leur place à Bruxelles. parle : l’interlingua.
Quoi qu’il en soit, Marina Octenjak et Cette langue, pensée pour
Laura König sont loin de se reposer sur faciliter la communication
leurs lauriers. L’interprète croate est en des travailleurs internationaux,
train d’ajouter l’italien à son arc, outre a été créée au début du
l’anglais, le français et l’allemand. Quant XXe siècle par un groupe
à sa collègue allemande, elle vient d’ap- de linguistes. Passionné par
prendre le suédois, en plus du français, cet idiome, Carlos Valcárcel,
de l’anglais, du néerlandais et de l’espa- SUR NOTRE SITE alias Orlophe sur TikTok,
gnol. Voilà une bonne vieille manière, courrierinternational.com est professeur de langues à
à la portée de tous, de contribuer à ce l’université de Galice, comme
que les Européens se comprennent le rapporte Nius. En 2021, il
mieux : apprendre des langues étrangères. L’“euroblabla”, commence à poster des vidéos
—Christoph G. Schmutz, ce dialecte qui fait sur l’application chinoise pour
publié le 8 août 2023 tourner Bruxelles tester un exercice destiné à
“‘Comitologie’, ses étudiantes en français :
‘TLTRO’, ‘stratégie faire une courte vidéo en
globale de langue étrangère. Le succès a
développement été aussi rapide qu’inattendu.
rural et urbain Aujourd’hui, Orlophe compte
durable plus de 417 000 abonnés sur
et équitable’… TikTok. L’engouement dépasse
quèsaco ?” ironise l’application chinoise : “On a
le journaliste de remarqué une augmentation
The Economist, du nombre d’inscrits sur les

du monde”. Le scientifique pense que la solution réside dans l’utilisation qui reconnaît cours en ligne d’interlingua”,
de l’intelligence artificielle en s’inspirant du modèle du doublage au que les eurocrates témoigne Carlos Valcárcel à
cinéma. Il faudrait faire en sorte que “plusieurs personnes puissent emploient Courrier international. Selon lui,
échanger en direct, et quelle que soit la langue que parle chacune d’elles. un jargon ce nouveau public, plus jeune,
Il suffirait de mettre des écouteurs, avec le micro positionné loin de la bouche, incompréhensible. renouvelle une communauté
de choisir les langues à doubler et de lancer l’outil d’IA (qui se trouverait par Mais selon l’auteur, de passionnés. “Internet
exemple sur un smartphone, avec de nombreuses autres applis). On peut ce serait un atout est essentiel pour la survie
imaginer que notre voix naturelle et nos inflexions seraient conservées.” pour “la machine de l’interlingua”, affirme-t-il.
européenne”.
 a
72 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2023

↘ La traductrice américaine
Ann Goldstein, en 2020.
Photo September Dawn
Bottoms/The New York Times

nn Goldstein
connaît intimement l’œuvre d’Elena
Ferrante, mieux sans doute que qui-
conque dans le monde anglophone. Elle
n’a en revanche aucune envie particulière
de rencontrer la personne. C’est par Ann
Goldstein, traductrice littéraire, que les
lecteurs ont pu lire en anglais les romans
de l’Italienne, à commencer par la célé-
brissime tétralogie L’Amie prodigieuse
[traduite en français chez Gallimard par
Elsa Damien]. De formidables succès de
librairie, en anglais comme en version
originale : Elena Ferrante a enchanté
ses lecteurs par ses tableaux si élo-
quents des amitiés adolescentes et des
douleurs de la condition féminine. Sauf
qu’“Elena Ferrante” est un pseudo-
nyme : beaucoup ont tenté de lever le
mystère, mais l’identité véritable de
l’autrice reste tenue secrète.
Ann Goldstein communique avec
Elena Ferrante par le truchement de
son éditeur en Italie. “Cela ne me dérange
pas vraiment, de ne pas lui parler direc-
tement, nous confie-t-elle par Zoom
depuis son appartement rempli de livres,
à Greenwich Village [un quartier de
Manhattan, à New York]. La personne

“Traduire, c’est résoudre que je connais, c’est la personne qui écrit

les livres, qui qu’elle soit, c’est avec cette
conscience qui écrit les livres que j’ai un dia-

des casse-tête logue.” Elle lâche ici un petit rire comme

elle en ponctuera toute la conversation,
et alors même qu’elle s’apprête à dire

en permanence” quelque chose qu’elle a dû répéter déjà

La traductrice américaine Ann Goldstein a, entre autres, fait découvrir
au public anglophone l’œuvre d’Elena Ferrante.
Elle raconte sa découverte de la littérature italienne et le processus
mental si particulier de la traduction.
—New Statesman (Londres)
maintes fois : “Je précise : je ne sais pas
de qui il s’agit. Et, non, ce n’est pas moi.”
Née en 1949, Ann Goldstein a grandi
dans le New Jersey [État voisin de New
York]. Elle traduit de la littérature ita-
lienne depuis le début des années 1990,
et elle a passé l’essentiel de sa vie profes-
sionnelle au service édition du magazine
The New Yorker, qu’elle a rejoint en 1974.
À la fin des années 1980, elle a pris la
direction du service, où elle supervisait
la correction et la révision des articles.
Elle a étudié le grec ancien à l’univer-
sité et lit “plutôt bien” le français, mais
c’est avec ses collègues du New Yorker
qu’elle a commencé à apprendre l’italien.
Octobre-novembre 2023 Hors-série Courrier international 73

Pendant trois ans, le petit groupe s’est
attelé à la lecture des trois chants de la
Divine Comédie de Dante. Ann Goldstein
allait à l’époque sur ses 40 ans, il n’est
pas facile d’apprendre une langue quand
on avance en âge. “On n’a pas la même
aisance, la même facilité que quand on est
enfant, résume-t-elle, mais ce n’est pas
impossible.”
Elle a quitté le magazine en 2017 et
se consacre depuis totalement à la tra-
duction. Elle continue d’appliquer les
nombreuses règles de grammaire que
lui ont inculquées quatre décennies au
New Yorker – “par exemple la virgule ‘de
série’ [placée en anglais avant la dernière
conjonction de coordination dans une
énumération], que plus personne n’uti-
lise, s’agace-t-elle. C’est ridicule, elle cla-
rifie si bien le propos.”
“Que ce soit dans
la correction, la révision,
l’édition ou la traduction
[d’un texte], tout est affaire
d’attention au détail.”
Ann Goldstein
Et si ces deux pans de sa carrière sont
distincts, ils se recoupent. “Dans la cor-
rection, la révision, l’édition, tout est affaire
d’attention au détail, je crois, et la traduction
elle aussi n’est précisément que cela, faire
attention au détail. Traduire, c’est prêter
attention à certains mots, aux phrases, à
la dynamique des mots dans une phrase. Il
s’agit de tout rendre de la façon la plus juste,
ou de la façon qui vous semble à vous la plus
juste, et cela va de l’orthographe d’un mot
(même là-dessus, c’est parfois une affaire
d’opinion) – elle a un petit rire – jusqu’à la
façon dont il est employé.”
Ann Goldstein parle de sa propre langue
en experte, en se reprenant régulière-
ment, comme si elle cherchait en per-
manence à préciser le plus finement ce
qu’elle cherche à dire. Elle porte un pull
gris à col V et de longues boucles d’oreilles
en argent, et au-dessus de ses lunettes à
monture épaisse surgissent souvent ses
sourcils, qui bondissent d’excitation et
retombent au gré de sa réflexion.
Sa dernière traduction en date a été
celle du Quaderno proibito, d’Alba de
Céspedes [The Forbidden Notebook, en
version anglaise ; Le Cahier interdit,
Seuil, en français]. Publié dans l’Italie
des années 1950, ce roman écrit sous la
forme du journal intime a pour héroïne
Valeria Cossati, qui confie les frustra-
tions de son existence dans la Rome de
l’après-guerre. “C’est un peu rebattu comme
propos, mais ce qui m’a frappée, c’est le ton
très contemporain du roman. Elle semble
aux prises avec les mêmes problèmes que
les femmes d’aujourd’hui, des problèmes
qu’elles n’ont jamais cessé de rencontrer
depuis l’époque du roman. Or cela se passe il
y a soixante-dix ans. Les combats du quoti-
dien étaient différents, mais les conflits inté-
rieurs n’ont pas beaucoup changé.”
Le roman bénéficie aussi d’une repu-
blication aujourd’hui en Italie, où il était
épuisé depuis des dizaines d’années. Alba
de Céspedes est “redécouverte” : c’est la
réaffirmation d’une autrice qui, quoique
très lue de son temps, a été ensuite effa-
cée de la mémoire de la culture patriar-
cale. C’est en traduisant Frantumaglia
[également chez Gallimard en français],
recueil de lettres, d’articles et d’entre-
tiens d’Elena Ferrante, qu’Ann Goldstein
a découvert Alba de Céspedes – il faut
dire que la traductrice a une passion par-
ticulière pour l’histoire de l’Italie pen-
dant la guerre et l’après-guerre.
Alba de Céspedes était la petite-fille de
Carlos Manuel de Céspedes [1819-1874],
meneur de l’indépendance de Cuba qui
en fut ensuite le tout premier président.
Née à Rome, elle se maria à 15 ans, devint
mère à 17. En 1943, avec son second mari,
elle dut fuir la capitale italienne, occupée
par les nazis. “Ils ont passé un mois cachés
dans la forêt, dans les Abruzzes, raconte
Ann Goldstein les yeux écarquillés. Et
pendant ce temps elle a tenu un journal
– un petit journal que j’ai traduit, et que
j’essaie de faire publier. C’est incroyable : je
ne sais pas comment elle a pu l’écrire, mais
elle l’a fait, au beau milieu de la forêt, tandis
qu’autour d’eux les Allemands ne cessaient
de se rapprocher. C’est extrêmement roma-
nesque. Elle a eu une vie extraordinaire !”
“TOUT M’INTÉRESSE”
Pour ses autrices, et pour le rôle qu’elle
tient dans le processus de “redécouverte”
d’une écrivaine comme Alba de Céspedes,
Ann Goldstein nourrit un enthousiasme
qui saute aux yeux. Quant aux liens thé-
matiques étroits entre Le Cahier interdit
et nombre des romans d’Elena Ferrante,
assure-t-elle, c’est une coïncidence. “Le
fait est, je crois, que j’aime les romans qui
parlent des femmes. Pas exclusivement, pour
autant. J’ai fait pas mal d’autres livres de
femmes, notamment avec des narratrices
à la première personne. Je m’y sens bien.”
Elle s’interrompt, puis ajoute : “En réa-
lité tout m’intéresse !”
Impossible cependant pour Ann
Goldstein de dire exactement ce qu’elle
recherche dans les œuvres littéraires
qu’elle traduit, hormis ce penchant pour
les livres qui se passent en Italie : “Je ne
cherche rien de particulier. La plupart des
SOURCE livres, même quand ils semblent absolu-
ment inintéressants, finissent par se révéler
NEW intéressants pour une raison ou une autre,
STATESMAN que ce soit leurs enjeux de traduction, ou
Londres, la langue qu’ils emploient.”
Royaume-Uni
Hebdomadaire JEU D’ACTEUR
newstatesman.com Ann Goldstein ne se considère pas comme
Depuis sa création, une autrice en tant que telle (“Je n’écris
en 1913, cette rien qui m’appartienne”), préférant se ral-
revue politique, lier à la comparaison faite par le critique
réputée aussi bien littéraire Cesare Garboli [également tra-
pour le sérieux de ducteur, 1928-2004] : “Traduire, c’est faire
ses analyses que l’acteur.” “L’acteur livre une prestation, ren-
pour la férocité de chérit la traductrice. C’est un événement
ses commentaires, unique, c’est sa prestation à lui, personne
est le forum d’autre que lui ne fera la même chose.” La
de la gauche traduction, pour Ann Goldstein, s’appa-
indépendante. Le rente aussi à “un casse-tête. Il faut en per-
titre est le journal manence résoudre des casse-tête. Et, pour
de référence de cela, il faut interpréter.” Car, bien sûr, il
l’intelligentsia n’y a jamais une seule et unique solution.
de gauche, mais Longtemps les détracteurs du milieu
ses colonnes de l’édition ont déploré la part infime
sont ouvertes à de traductions dans les ventes de livres
un large éventail en anglais, qui ne dépassait pas 3 %,
d’opinions. à en croire les statistiques, aussi bien
aux États-Unis qu’au Royaume-Uni. En
trente ans de carrière, Ann Goldstein
a vu cette part grandir. “Le secteur s’est
ouvert aux traductions, c’est indéniable”,
constate-t-elle, citant pléthore de nou-
veaux petits éditeurs à la manœuvre, tels
New Directions et Archipelago Books
côté américain. “Le phénomène Ferrante”,
comme elle l’appelle, a aidé les traduc-
teurs à recevoir davantage la reconnais-
sance qu’ils méritent. “L’absence de l’auteur
a rendu les lecteurs plus conscients de l’exis-
tence et du rôle du traducteur.”
Si elle nourrit une passion person-
nelle pour la culture italienne, Ann
Goldstein met en avant les plus vastes
bienfaits de la lecture d’œuvres traduites :
SUR NOTRE SITE “Cela vous ouvre à d’autres cultures. Nous
courrierinternational.com sommes tous tellement tournés sur nous-
mêmes, en particulier nous, Américains,
“La Ferme nous versons dans un tel solipsisme.” Elle
des animaux” fait une pause rieuse. “Enfin… comment
de George Orwell, dire ? Bon, c’est une façon de le dire. Les gens
un roman 100 % ne sont pas à l’écoute des autres cultures.
zimbabwéen Ils ne s’y intéressent pas, et ils ne veulent
Une traduction pas apprendre. Ils n’ont pas envie de com-
du célèbre récit prendre comment les autres pensent, com-
dystopique ment leurs propres voisins pensent. Pourtant,
de l’écrivain plus vous en savez, mieux c’est. Élargir votre
britannique a paru conscience du monde, cela ne peut que vous
en shona, une des rendre meilleur.”
langues officielles Ellen Peirson-Hagger,
du Zimbabwe. publié le 23 février 2023
74 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2023

À voir À lire
Les Traducteurs
de Régis Roinsard
(France, 2019)
Dans ce thriller, neuf traducteurs sont enfermés
dans un bunker pour travailler dans le secret absolu
sur la traduction d’un best-seller français.
Mais lorsque les dix premières pages fuitent sur Internet,
la paranoïa saisit toute l’équipe.

Premier Contact
de Denis Villeneuve Comment tu dis? Un grand
(États-Unis, 2016) livre en 17 langues
Lorsque des vaisseaux atterrissent aux quatre coins de l’association Dulala,
de la Terre, une linguiste est chargée d’établir une illustré par Julie Escoriza
communication avec ces extraterrestres et de décrypter leur (Syros, 2023)
langage. Un film de science-fiction sensible et intelligent.
Convaincue des bénéfices de
la diversité linguistique et
culturelle, l’association Dulala
crée des supports sur le
multilinguisme, comme
ce livre jeunesse illustré.
Éden
d’Audur Ava Olafsdottir
(Zulma, 2023)
Alba voyage aux quatre coins
du monde pour des colloques
sur les langues en voie
d’extinction. De retour
à Reykjavik, en Islande, elle
compte compenser son
empreinte carbone en plantant
des milliers d’arbres.
Épépé
de Ferenc Karinthy
(Zulma, 2021)
Budaï, linguiste de renommée
internationale, quitte la
Hongrie pour participer à un
congrès à Helsinki. Hélas!
il s’endort dans l’avion et se
retrouve au cœur d’une ville,
où l’on parle une langue dont
il ne comprend pas un mot.

À jouer
Chants of Sennaar
de Rundisc
(France, 2023)
Œuvre d’un studio indépendant toulousain,
ce jeu vidéo propose des casse-tête à résoudre pour déchiffrer
des langages inconnus. Un petit bijou vidéoludique
haut en couleur disponible sur consoles et PC.
Décoloniser l’esprit Une histoire des langues et Les Mots qui nous manquent
de Ngugi wa Thiong’o des peuples qui les parlent De Yolande Zauberman et
(La Fabrique, 2011) de Jean Sellier Paulina Mikol Spiechowicz
(La Découverte, 2019) (Calmann-Lévy, 2016)
Le romancier kényan Ngugi
À écouter wa Thiong’o décide, en 1986,
qu’il n’écrira plus qu’en kikuyu,
Comment raconter l’histoire
des langues d’avant la
La cinéaste et la romancière
ont rencontré des traducteurs,
Les Mots des autres une des langues parlée au naissance de l’écriture jusqu’à des poètes, des chercheurs, et
Courrier international vous propose chaque mois Kenya. Lourde décision pour nos jours? Le géographe et fouillé dans les dictionnaires,
un nouvel épisode de son podcast Les Mots des autres. un auteur dont les œuvres sont linguiste Jean Sellier se prête les livres d’anthropologie ou de
Vous y découvrirez des mots étrangers qui expriment l’esprit largement diffusées à l’exercice dans cet ouvrage géopolitique pour trouver ces
du temps, d’une culture ou d’une langue. dans le monde anglophone. détaillé et passionnant. mots qui nous font défaut.

Révision Solal Abélès, Anne- Publicité M Publicité,

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Traduction Valentine Morizot
et l’équipe de Courrier international
Ont collaboré à ce numéro Julien
Abiramia, Jean-Hébert Armengaud,
Daniel Bastard, Marie Daoudal, Bachir
El-Khoury, Nicolas Coisplet, Antoine
Cuny-Le Callet, Eva Douley, Hugo
Florent, Gabriel Hassan, Lucie Hoarau,
Eun-Jin Jeong, Carole Lembezat,
Carolin Lohrenz, Carole Lyon,
Jean-Luc Majouret, Leslie Talaga,
Ingrid Therwath, Leslie Souvanlasy,
Yuta Yagishita.
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