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Le français, langue
diasporique d’un genre spécifique ?

Nicole Koulayan

On n’habite pas un pays, on habite une langue


Emile Michel Cioran (1993)

L’espèce humaine s’est assez vite caractérisée par une grande mobilité qui l’a
façonnée, millénaire après millénaire. Les migrations d’ordre économique,
historique, colonialiste, personnelle ou autres, continuent de dynamiser une
grande partie des sociétés contemporaines. Depuis le déplacement du monde
rural vers la ville, ou les exodes dus à la guerre, jusqu’à l’émigration officielle et
clandestine vers des horizons que l’on imagine plus prometteurs.
Les analyses se sont très tôt attachées à séparer les notions de diaspora et de
migration, bien que la première soit la conséquence de la seconde. Pourtant,
elles peuvent arriver à se confondre à certains moments spécifiques de leur
histoire. Cela semble être le cas pour la communauté française et sa langue
vieille de plus de huit cent années. Dans ce long cheminement, on l’aura vue
émerger, résister, se développer, s’institutionnaliser, s’exporter. Siècle après
siècle, elle gagnera une identité plurielle, solide, toujours plus vigoureuse,
comme l’atteste sa situation géo-linguistique dans le monde d’aujourd’hui.
Au travers de l'expansion du français hors de France, qui s’est très vite
manifestée sous différentes formes, nous nous essaierons à une analyse du
français à l’aune d’une interprétation diasporique.
Notre travail commencera par un état des lieux (passé et présent) de la situation
géographique du français et par le rappel de ses différents statuts
sociolinguistiques. Puis, nous nous appuierons sur les définitions des notions
phares investies dans notre démarche (communauté, langue maternelle,
diaspora, langue en diaspora, langue de diaspora et identité) pour arriver à une
analyse en abîme dont devrait résulter une compréhension plus fine de la
situation du français dans le monde.

Hier et aujourd’hui, le français hors de ses frontières

En 1066, à Hastings, la victoire de Guillaume, Duc de Normandie, sur les


Anglais, sera à l’origine de la création du « Royaume anglo-normand ». Ses
successeurs vont se partager entre l’Angleterre et la France . Ainsi, durant toute
la moitié du XIIes, la langue française, sous sa variante normande qui comptait
aussi un important apport angevin, va se superposer à l’anglo-normand.En
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même temps qu’elle bénéficiera des influences d’un français fortement littéraire
venu du continent.(Hagège,1997)
Ensuite, du XVIIe au XXes, elle se transportera aux quatre coins du monde, dans
les régions états, pays, territoires, départements, devenus à ce jour indépendants,
mais dans lesquels une partie de la population parle encore le français.
Il s’agira par ordre chronologique:
- XVIIè : du Canada, St-Pierre et Miquelon, Martinique et Guadeloupe,
Guyane, Sénégal, Madagascar, Terre-neuve, Réunion, Pondichéry,
Chandernagor, Haïti, Louisiane ;
- XVIIIè: Maurice, Mahé, Karikal, Seychelles, Yanaon,
- XIXè : Algérie, Guinée, Comores (sauf Mayotte), Tahiti, Nouvelle-
Calédonie, Mauritanie, Liban, Syrie, Kampuchea (ex Cambodge), Cochinchine,
Congo, marquises et Tuamotou, Tunisie, Gambier (Polynésie française), Zaïre,
Annam (Vietnam), Bénin, Tonkin, Wallis et Futuna, République Centrafrique,
Gabon, Côte d’Ivoire, Laos, Mali, Burkina-Faso ;
- XXè: Niger, Tchad, Cameroun, Maroc, Burundi, Togo, Vanuatu, Ruanda
Soit un total de cinquante espaces géographiques répartis sur l’ ensemble de
notre planète et sur lesquels des Français se sont installés pour un temps plus ou
moins long. Ils ont créé autant de communautés1 francophones vivant loin de
leur territoire d’origine.
Aujourd’hui, le français est la langue officielle de plusieurs pays : Bénin,
Burkina-Faso, République Centrafricaine, Congo-Brazaville, Côte d’Ivoire,
Gabon, Guinée, Sénégal, et langue co-officielle en Belgique, Suisse, Canada,
Haïti, Burundi, Seychelles,.. pour une totalité de 51 états et 34 pays. Seconde
langue de communication au niveau mondial , elle est la langue maternelle de 75
millions de personnes. Or, le territoire national n’en relevait que 617475
millions lors du dernier recensement (1999), voici ce qu’il en est des
proportions : 82% de la population en France, 23,2% au Canada, 41%en
Belgique, 18,4% en Suisse, 58% pour Monaco2. Pour l’ensemble de ces
territoires, le français revêt des statuts différents : langue seconde dans les pays
où il a acquis le statut de langue officielle ou co-officielle ; langue de
l’administration dans les pays de l’Afrique de l’ouest ; langue de communication
dans certains autres ; enfin langue étrangère pour le reste du monde.

1 Nous entendons par communauté le sens tel qu’il est présenté dans les dictionnaires ou encyclopédies, à
savoir :
Communauté : Caractère de ce qui est commun à plusieurs personnes, à plusieurs groupes sociaux …Groupe de
personnes vivant ensemble et partageant des intérêts, une culture ou un idéal communs (Hachette, 1997).

2 Sources Rapport du Haut Conseil de la Francophonie, 1999.


3

En 2002, on comptait plus de 145 millions de personnes scolarisées en français


et en 2010, on estimera à environ 500 millions le nombre de « francophones »
susceptibles d’avoir appris le français.3
Pour les 52 Etats membres de la Francophonie, il constitue une langue
administrative, d’enseignement, de la justice, des médias, du commerce et des
affaires. En 1999, on évaluait à environ 130 millions les francophones réels
(ayant une maîtrise courante du français), 61 millions de francophones
occasionnels (avec une pratique limitée ) et entre 100-110 millions de
francisants (locuteurs qui seraient en contact à différents degrés avec la langue
française)et d’apprenants de français hors de l’espace francophone.4
Si nous nous en tenons exclusivement à l’aspect géographique, la présence du
français dans le monde, quel que soit son statut, est attestée encore à ce jour sur
tous les continents.
Ainsi au départ (le XVIes) depuis un seul territoire: la France, le français a
essaimé en dehors de ses frontières. Chargé d’une culture, d’un mode de pensée,
d’une mémoire et d’une histoire particulières, assez fortes pour perdurer jusqu’à
ce XXIes dans des représentations imaginaires des plus intéressantes. A quoi
attribuer cette longévité assez rare dans l’histoire linguistique ?
Il nous semble qu’un des éléments pouvant constituer une part de la réponse,
serait à relever dans le voyage que la langue et les individus ont fait ensemble à
un moment donné. Quelles qu’en soient les raisons, ce dernier les a doté par là-
même d’une empreinte communautaire par les différents ancrages qui en ont
résulté. Empreinte d’autant plus marquante, qu’elle a pu traverser les siècles.
Sans doute les faits se sont-ils compliqués par des événements historiques
incontournables comme les conquêtes coloniales, les velléités d’hégémonie
culturelle ou tout simplement des questions de goût, d’attraits et de choix
linguistiques conscients. Mais la sociolinguistique a bien montré que les langues
uniquement véhiculaires, n’ont qu’une assez courte durée d’usage, parce que
non légitimées identitairement par une communauté, ce qui n’est pas exactement
le cas du français.
Ainsi le nœud central sur lequel nous ramène tous nos fils conducteurs est
celui de communauté. Cette notion importante l'est à un double titre. Car non
seulement, elle nous éclaire sur les raisons de cette traversée réussie par-delà les
siècles, mais elle établit déjà implicitement le lien avec la notion qui nous
intéresse tout particulièrement : celle de diaspora5.
3 Sources : Bulletin du Centre international pour le Développement des Inforoutes en Français (CIDIF) Canada,
janvier 2003
4 Sources : Rapport annuel de la Délégation Générale à la langue Française, 1999
5 Diaspora :En dehors de sa signification historique et notée avec un D, voici les différentes définitions:
Dispersion (d’une communauté) à travers le monde ; ensemble des membres dispersés. Les diasporas
arménienne, libanaise, chinoise (Petit Robert, 2002)
Dispersion d’une ethnie quelconque. Ensemble des membres d’une ethnie, d’une communauté dispersée
(Hachette, 1998)
Dispersion d’un peuple, d’une ethnie à travers le monde.(Grand Larousse universel,1995)
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Langue et diaspora

Nous percevons la langue française, comme liée à un long mouvement de


diaspora de nature et de forme diverses étalé dans le temps. Qu’en est-il du
clivage entre « langue de diaspora » et « langue en diaspora » ?
A ce niveau, G Dettras (2001) précise que du point de vue linguistique :…
considérant le modèle diasporéique évoqué nous constatons que toutes les
situations migratoires ne sont pas forcément vouées à produire des ensembles
durables qui seraient légitimement définissables en termes de diaspora. Par
conséquent on ne parlera de « langue de diaspora » que si l’on examine un
groupe qui présente au moins deux traits (..) :
a) la tradition (ou transmission) d’une histoire dans la longue durée. Les « trois
générations » fétiches de nombreux sociologues contemporains ne sont pas
suffisantes pour appliquer le terme de diaspora à n’importe quel groupe
d’émigrants.
b) la référence à un territoire d’origine, réel ou imaginaire. Très souvent, cet
élément qui ne correspond plus à l’expérience directe des acteurs sociaux, sera
investi d’une fonction symbolique représentable par une image sur le mode
métonymique. La sacralisation qui opère une transformation de la mémoire plus
ou moins précise du pays d’origine en image fétiche est un trait essentiel de
l’idéologie diasporéique.
Nous retenons de ces deux traits, les termes centraux de tradition, transmission
d’une histoire sur une longue durée et ensuite de référence à un territoire
d’origine réel ou imaginaire. Nous observons ce qu’il en est par rapport à ce que
le temps nous a laissé de l’implantation du français hors de France. Nous
constatons que pour l’ensemble des cinquante cas présentés dans l’introduction,
ces deux traits définitoires de la diaspora ont pu se retrouver à un moment donné
de leur histoire. C’est- à- dire, qu’une communauté de Français a vécu là
pendant une période déterminée durant laquelle ses membres étaient socio-
culturellement et linguistiquement reconnaissables en tant que Français. Il s’agit
d’un état de langue en synchronie, c’est-à-dire considéré dans son
fonctionnement à un moment donné du temps. Par la suite, le rayonnement
(imposé ou pas) que leur langue a pu avoir sur les populations non francophones
de ce même espace, relève d’un aspect diachronique en cours d’évolution.
Appartenant à des états différents de développement dont une des
caractéristiques les plus marquantes fut le changement de « statut » de ces
Il nous paraît opportun de rappeler ce que l’on entend généralement par ethnie :
Groupement humain caractérisé principalement par une même culture, une même langue.(Hachette, 1998) afin
de pouvoir faire émerger le sème «langue » implicitement présent dans le champ sémantique de
« communauté » et « diaspora », un trait commun qui nous conduit directement au rapport de langue et de
diaspora.
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mêmes espaces géographiques, notamment grâce aux indépendances


(Madagascar, Haïti, Laos, Niger, Vanutu,…), à la rétrocession (Pondichery,
Cochinchine,..), rattachement à la métropole comme Dom ou Tom (Martinique,
St-Pierre et Miquelon, Réunion ,…).
Cette évolution a entraîné un glissement de l’entité « diaspora »en tant que
communauté identitairement, culturellement et linguistiquement originelle ( les
Français de France) vers une diaspora de type uniquement linguistique (les
francophones). La différence entre les deux, résidait dans le monolinguisme des
premiers et le (bi)plurilinguisme des seconds. Ainsi, dans le continuum du temps
et de l’Histoire, la présence française a plus ou moins perdu sa nature
« communautaire» (sauf pour le Québec et dans une moindre mesure pour la
Louisiane qui constituent des cas à part comme nous le verrons). Toutefois, elle
a gagné en quelque sorte, une spécificité linguistique plurielle.
De ce constat, émerge la nécessité de s’arrêter sur une notion repérable en
filigrane dans la relation langue et diaspora, celle de langue maternelle .

Langue-mère , je m’accroche à tes jupes


Jean-Pierre Léonardini(1994)

Nous l’avons dit en introduction, migration et diaspora sont intimement


liées. Ne serait-ce que parce qu’elle sont toutes les deux marquées par le
« voyage », depuis un territoire ou « pays d’origine » vers une terre d’accueil.
Dans ce sens, les langues de l’émigration et de la diaspora sont en général des
langues, qui une fois « arrivées » à destination se retrouveront « dépaysées ».
Pour le cas francophone, on note une grande multiplicité de situations, depuis la
migration volontaire, l’exil, la migration de colonisation, la déportation (de
l’Acadie vers la Louisiane ). Dans la majorité des cas, elles vont gérer un contact
de langues entre la langue « d’origine »(du territoire où l’ on est né) et la langue
de « référence» (du territoire où l’on va vivre).
Qu’entendons-nous par langue « d’origine » ?
Nous dirons langue maternelle. Mais alors, de quoi relève exactement cette
notion ? Question importante, puisque toute diaspora est issue d’un groupe ou
d’une communauté, caractérisée par une langue spécifique qui se confond
généralement avec la langue maternelle.
Si nous nous attardons sur ce point, c’est parce que pour le français il semble
difficile de nier l’importance du rapport synchronie-diachronie. Ce qui implique
un état langue-maternelle en synchronie, qui va évoluer diachroniquement ou
pas vers d’autres compétences. Pour celles-ci, le français ne sera plus la langue
maternelle en tant que langue d’origine, mais restera quand même la langue de
l’environnement familial (nous pensons par exemple au français du Moyen-
orient).
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Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, définir la langue maternelle ne va


pas de soi. Nous disposons de la définition consensuelle des didacticiens,
linguistes et philosophes, disant que « la langue maternelle est celle qui n’est
pas étrangère » impliquant une réalité linguistico-géographique de terrain en
général assez complexe en matière de francophonie (pour les raisons exposées
plus haut).
En effet, dans nombre de cas, la langue maternelle présentée comme discipline
d’enseignement est aussi la langue nationale de l’état responsable du système
éducatif mais elle n’est pas pour autant celle de la famille comme en Afrique, en
Asie, dans le Pacifique etc. Il en va de même dans beaucoup de pays, et d’états,
avec des situations encore plus variables ce qui a permis, lors d’un colloque
consacré à la didactique des langues maternelles, 6 d’aboutir au constat suivant :
impossibilité d’en arriver à une notion de langue maternelle qui soit univoque
et universellement admise.(Gagné,1990)
Il s’agirait donc d’une définition polysémique ouverte, pour laquelle il
conviendrait de parler selon nous de critères définitoires plutôt que d’une
définition au sens strict, hormis celle consensuelle présentée par Gagné.
Dans quelles situations une langue peut–elle recevoir le qualificatif de langue
maternelle ou langue de l’enracinement premier ?
Le premier critère qui vient à l’esprit est celui induit par l’étymologie : la langue
maternelle est la langue parlée par la mère ou par l’environnement parental
immédiat (L.Dabène, 1998). Mais les choses se compliquent aussitôt car cette
validation fait défaut chez des groupes sociaux comme certaines sociétés
africaines ou amazoniennes (Dreyfus, Calvet, 1992 et Sorensen, Jaksson, 1980)
pour lesquelles la notion de langue de la mère en tant que langue maternelle ne
fonctionne plus.
En termes sociolinguistiques se pose en effet le critère de « l’antériorité de
l’appropriation » c’est-à-dire de la langue qui aurait été acquise la première, à
partir de la naissance. On parle alors de « langue native », (et par voie de
conséquence, de « locuteur natif ») langue qui aurait comme caractéristique
unique d’être celle qui grâce à son antériorité intrinsèque, connaîtrait un niveau
supérieur de compétence donc serait la mieux acquise. Cela induisant la
légitimation de deux types de compétences, l’une par la « naissance » et l’autre
par « l’institution » (diplôme, concours, titres acquis par examen, …). D’autres
critères portent sur le mode d’acquisition de la langue maternelle qui le serait de
façon naturelle, dans le sens où l’acquisition se ferait sans l’aide de la réflexion.
Apprentissage en situation, quasiment inconscient grâce aux multiples
interactions avec l’entourage familial, donc sans l’apport pédagogique.

L’ensemble de ces critères bien que souvent utilisés comme références


présentent leurs propres limites en matière de validation surtout si on la
souhaite optimale.
6 En Belgique,1990
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Ajoutons à cela la difficulté d’établir un sens commun due en partie à la co-


occurrence des deux termes langue et/ou langue maternelle qui est déjà elle
même source de confusion, le premier renvoyant à un domaine sémantique étroit
relevant de la linguistique (ou science du langage), l’autre faisant appel à des
paramètres ouverts extrêmement variables selon les spécificités ethniques et ou
anthropologiques. A titre d’illustration, voici un extrait de l’étude de Baggioni
(1987) sur les communautés francophones d’Australie :
Le terme « francophone » prête immédiatement à débat : faut-il comprendre
« parlant français « ? C’est bien vague ; « langue maternelle française » c’est
plus (et sans doute trop) restrictif et cependant bien incertain . D’une part peut-
on être de langue maternelle français et l’avoir oubliée(immigrant arrivant très
jeune et ayant perdu l’usage du français),.. d’autre part peut –on être de langue
maternelle autre que française(arabe, créole, vietnamien,…) et être
francophone actif (cas de nombreux mauriciens et autres francophones d’outre
mer) alors que l’on est installé en Australie depuis longtemps ?
Ce sont tous ces cas de figure que l’on devrait avoir en tête lorsque l’on se
propose d’étudier le statut de la langue française en Australie hors de son usage
de langue vivante étrangère étudiée et diffusée dans un contexte plus ou moins
scolaire.
Cet exemple montre bien la complexité de la question. Sous le vocable ou
signifiant « langue maternelle » s’affrontent des notions de nature opposées et
diverses comme celles de natif, langue naturelle, langue de la communauté,
langue d’origine, parler vernaculaire du sujet ,…, qui peuvent désigner selon les
contextes et les références des réalités langagières différentes mais pour certains
fortement apparentées, d’où la complexité de l’entreprise de départ.
C’est pourquoi l’appellation simple de langue maternelle n’est envisageable que
sous la forme d’une « constellation de notions » selon le mot de Louise Dabène
(1998) parfaitement bien en concordance avec le cas du français, c’est ainsi que
les francophones de la Wallonie Belge ou les Acadiens du Québec et du
Nouveau Brunswick revendiquent une identité linguistique forte avec le
français, identité qui est différente de leur identité culturelle qui elle, reste
belge québécoise ou acadienne mais pas française de France. Cette spécificité
se retrouve dans nombre de communautés déracinées de leur « pays » d’origine,
notamment pour celles en diaspora.
Mais comment, sous quelles forme et nature retrouve –t-on la notion de langue
maternelle dans le cas d’une diaspora toujours sous l’aspect géographique et
sociolinguistique de ce terme ?

Sur le plan géographique trois critères sont généralement évoqués pour


distinguer une diaspora de la migration dont elle est provient : des facteurs de
déracinement particulièrement puissants (Lacoste,1989) un désastre…
provoquant la dispersion collective et forcée d’un groupe religieux ou ethnique
(Chaliand, Rageau, 1991), le facteur temps qui conduira à mettre en place une
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vraie organisation sociale absente lors de la première génération migrante


(Bruneau, 1995).
Sur le plan symbolique, un peuple en diaspora a conscience de son identité
culturelle et de son origine géopolitique (Marientas,1975) la mémoire collective
y joue un rôle en transmettant à la fois les faits historiques ayant provoqués la
dispersion et au sens large un héritage culturel (Chaliand et Rageau, 1991).
Dans ce sens, le cas des Français du Nouveau-Monde : Acadie, Louisiane avec
le « grand dérangement »( les Acadiens descendants des Français qui fondèrent
l’Acadie en 1604 première colonie française du Nouveau –Monde, furent bannis
de leur territoire en 1755 par les Anglais en représailles contre leur refus de
faire allégeance au roi d’Angleterre, ils furent alors déportés en Louisiane, c’est
cet exil forcé qu’ils appelèrent le « grand dérangement » inscrit jusqu’à présent
sur les plaques d’immatriculation des voitures québécoises sous la mention je
me souviens ) correspond bien aux caractéristiques précédentes de la notion de
diaspora : désastre, facteur temps et conscience de son identité culturelle.
Elle s’accorde aussi avec l’analyse de Bruneau (1995) toujours dans le sens de
différencier une diaspora d’une migration dont elle est la conséquence au travers
de la conscience et le fait de revendiquer une identité ethnique ou nationale et
l’existence de contacts sous diverses formes réelles ou imaginaires, avec le
territoire ou le pays d’origine. L’on est ou l’on devient membre d’une diaspora
par choix, par décision volontaire et consciente.
Cependant, des diasporas comme celle des Roms peuvent aussi se structurer en
dehors d’une catastrophe fondatrice contrairement à celle des Arméniens pour
laquelle le génocide de 1915 reste le point de départ essentiel. Mais, quoi qu’il
en soit, ce qui s’affirme au cœur de tous ces modèles possibles, c’est un faisceau
de préservations identitaires incluant aussi bien la culture que la langue. Langue
que nous retrouverons pluri-maternelle dans le sens où elle sera également
associée au territoire d’origine (mère-patrie) souvent « fétichiste » servant de
langue identitaire et de langue de la dispersion (Dettras,2001).
Des études très récentes conduites sur les questions langues de diaspora,
langues en contact (Donabédian,2001) nous retenons l’extrême multiplicité des
approches et des ancrages dans l’analyse de ces questions. Il en va de même
pour d’autres travaux anglo-saxons. Ceci témoigne de la richesse de cette
problématique qui intervient dans un domaine de la sociolinguistique encore
jeune, puisque les premières publications en France l’ont été en 1994 dans la
revue Plurilinguismes avec des articles portant sur le romani, l’arménien
occidental, le grec, le judéo-espagnol et le yidiche.
Dans le rapport langue et diaspora une première dichotomie a été opérée
notamment par M-C Varol (1994)sur « langue de diaspora » et « langue en

diaspora ». Sur ce point, nous retrouvons le facteur temps (axe diachronique vs


axe synchronique) dont nous avons déjà parlé, qui joue ici un rôle déterminant
dans la différenciation entre langue de diaspora et langue en diaspora. Une
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langue de diaspora étant celle qui perdure au-delà de la troisième génération elle
sera donc celle qui immanquablement se trouvera confrontée au contact des
langues, ne serait -ce qu’au minimum à celle du pays d’accueil. Nous avons par
ailleurs évoqué ce phénomène générateur de bilinguisme, il apparaît que, dans
leur majorité, les communautés francophones se trouvent encore confrontées à
ce phénomène de contact de langue que la sociolinguistique a beaucoup décrit et
analysé. Ils sont souvent traduits par l’alternance codique, le calque, et
l’emprunt. A ce moment on peut parler de langue mixte. Dans le cadre d’une
langue de la diaspora nous connaissons des exemples comme le judéo-espagnol
ou le chiac (parler mixte français-anglais utilisé en Louisiane).
Au contraire, pour une langue en diaspora la continuité avec la langue d’origine
reste préservée dans sa norme telle qu’elle avait été définie par la communauté
dans le territoire d’origine et revêt ainsi un caractère fondamental. C’est
pourquoi on la retrouvera à peu prés exempte des traits qui caractérisent les
contacts de langues, exceptés les traits prosodiques (intonation, mélodie,
accents) comme avec le français des communautés de Français expatriés depuis
longtemps en Afrique ou dans l’Océan Indien et Caraïbes.
On peut aussi voir cohabiter une pratique mixte et une norme standard
identifiée comme puriste par ses locuteurs exemples : l’arménien occidental vs
l’arménien oriental ou le grec démotique vs le grec pontique, pour le français on
relève cette cohabitation caractéristique en Acadie (Nouveau Brunswick).

Diaspora, Langue et Identité

Evidemment au centre de cette configuration à laquelle la diaspora a donné


forme se retrouve le lien entre langue et identité qui, dans ce cadre spécifique
de la diaspora, ne peut être que multiple, tant ce concept de l’identité déjà
complexe au départ s’avère ici encore plus substantiel. A ce propos, les analyses
de Tajfel (1974) reprises par Kasparian (2001) nous précisent les choses.
L’identité d’un individu ne se réduit pas à une simple équivalence avec une
identité ethnique. En effet, pour chacun, l’identité sociale est conditionnée par le
sentiment profond d’appartenir à un ou plusieurs groupes. Elle s’affirme donc
comme étant à la mesure de soi. Pour l’individu, le concept de groupe demeure
de nature psychologique parce que faisant suite à tout un travail intérieur de
reconnaissance de certaines personnes comme ayant des traits communs entre
elles et avec lui-même. Il s’agit là, évidemment, de la mise en œuvre d’un
phénomène de catégorisation sociale dont la caractéristique principale reste
d’offrir à l’individu la possibilité d’organiser son environnement social suivant
différents critères.
Réapparaît alors la notion de communauté comprise comme groupe social
incluant aussi bien le groupe linguistique avec le partage d’une ou plusieurs
langues : cas des francophones du Moyen-Orient, des communautés d’expatriés
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français, des Français (d’origine) d’Acadie avec leurs grandes familles de


cousins en Louisiane.
L’empilement et /ou les croisements de ces identités différentes peuvent aboutir
à une identité à configuration compliquée, constituée de tous les groupes sociaux
auxquels le « je » s’identifie, et d’une configuration multiple en constante
construction et réajustement, selon le vécu de chacun, tant au niveau socio-
culturel et communicatif que linguistique (Lüdi, 1995,1998).
Ainsi, quelle que soit la configuration identitaire, chaque individu crée une
configuration de comportements langagiers de façon à ressembler aux meneurs
du ou des groupes avec lesquels il veut s’identifier (Lepage,1968). C’est
pourquoi certains actes de parole peuvent se percevoir comme des actes
identitaires qui, selon des degrés variables, seront révélateurs d’une ou plusieurs
identités sociales, ce qui semble en partie expliquer l’attachement des Cajuns
Louisianais à la langue française depuis plus de trois siècles bien qu’ils utilisent
en même temps l’anglais ou le chiac pour les jeunes générations.
De plus, ces configurations identitaires (dont nous ne livrons ici qu’un aspect
assez schématique ) varient d’une communauté à l’autre et d’un individu à
l’autre à l’intérieur même du groupe, à ce niveau, l’exemple francophone paraît
particulièrement intéressant selon L.Py (1995) : la langue française est la
valeur centrale et quelquefois unique qui permet de distinguer les cultures
francophones des autres cultures en Amérique du Nord. Ainsi pour ces
communautés l’identification au groupe culturel français comprend
l’identification au groupe linguistique francophone. Pour d’autres
communautés, le groupe linguistique est indépendant du groupe ethnique ou du
groupe culturel : c’est le cas de la francophonie : les Africains, Arabes,
Vietnamiens de langue maternelle ou de culture française ont une identification
au groupe culturel français, au groupe linguistique français mais ne peuvent
s’identifier au groupe ethnique français.
Cette analyse rejoint celle que nous formulions plus haut et montre bien en quoi
la nature et la situation de la langue française en rapport avec la problématique
de la diaspora s’avère aussi riche que difficile à analyser en raison de ses
multiples imbrications qui font que rien n’est jamais tranché (notons que ceci est
valable pour n’importe quelle autre langue placée dans le même rapport). C’est
pourquoi, à ce stade de notre réflexion, nous dirons que la spécificité du français
dans sa relation avec la notion de diaspora, consisterait à se présenter comme
une entité linguistique multiple en raison de la diversité de ses usages qui ont
conduit en partie au concept de « francophonie plurielle » ou
« des francophonies », diversité amplement élaborée non seulement par des
siècles d’expansion politico-culturo-coloniale (16e-20e) mais aussi, par un
phénomène constant d’émigration vers de nouveaux territoires (a/c du 17e).
A ce jour, on compterait jusqu’à 3 millions d’expatriés7 français dans le monde.
On note donc ici en francophonie, selon l’espace géographique, une
7 Sources : Ministère des Affaires Etrangères ;
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superposition de situations qui s’entrecroisent en alliant souvent le passé et le


présent. Le résultat est curieux et unique en matière de géo-linguistique, nous
obtenons pour le français, une double nature selon les moment de son histoire :
langue de diaspora (n’ayant aucune attache avec la langue du territoire
d’origine, en « rupture » avec ce territoire) avec le français du nouveau monde,
français d’Afrique du Nord. Et une langue en diaspora, c’est- à- dire une
langue largement de type communautaire, avec le français libanais du Moyen-
Orient, le français des Acadiens particulièrement et celui de ceux qui ont été
déportés en Louisiane. Pour certains de ces parlers français, on ne relève pas de
norme institutionnalisée et territorialisée en synchronie comme le français des
bayous de Louisiane (d’où l’intérêt du projet scolaire francophone CODOFIL
dans son effort pour « officialiser » l’apprentissage d’un français « normatif »).
Pour les autres, la pratique du français est transmise par « héritage
communautaire », c’est le cas pour l’Afrique du Nord ou le Moyen-Orient. De
plus, toujours pour le français de Louisiane et d’Acadie, les analyses
sociolinguistiques ont pu mettre à jour une grande partie des spécificités
caractérisant une langue de diaspora : la prégnance du discours sur la langue.
Un métalangage intégré à l’expérience quotidienne, qui traduit une conscience
aiguë, activée dans la pratique linguistique par des emprunts volontaires pour
lesquels on culpabilise. Des néologismes qui sont révélateurs de la superposition
intentionnelle de systèmes linguistiques différents, dans le cas présent le français
et l’anglais (Donabédian, 2001).
Marie-Eve Perrot (Perrot,1995) est assez explicite à ce sujet dans ses analyses de
corpus émanant de locuteurs Acadiens du Nouveau-Brunswick :…. Quel que
soit le degré d’anglicisation du discours , les informateurs se représentent leur
vernaculaire comme étant français et véhiculant une identité francophone (et
non «bilingue») spécifique qui semble se définir dans un rapport complexe, à la
fois d’appropriation et de distanciation à «la langue des ancêtres», à la norme
scolaire et surtout à la langue dominante…l’opposition entre usage
vernaculaire (« mon/notre français ») et usage normatif (« le bon français »,
« le français français)…Par delà ces tensions entre appropriation et rejet du
vernaculaire, l’attachement à la langue française et la volonté de la transmettre
aux générations à venir s’expriment avec force tout au long du corpus et
témoignent avant tout de la vitalité de la jeune génération.
Nous comprenons cette vitalité comme une «vitalité francophone ». Elle marque
bien tout au long des siècles passés, la préservation de la force identitaire
linguistique et culturelle par cette diaspora francophone-française aussi originale
qu’attachante.

Conclusion

Si nous partons du principe sociolinguistique que par l’utilisation de


différents registres, de variétés d’une même langue (ou de langues différentes) ,
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le locuteur révèle une identification à un groupe social, à un « je « différent


(Tabouret-Keller,1982), l’usage plus ou moins accompli du français par les
millions de francophones du monde atteste bien la volonté d’affirmer une
référence identitaire. Même si elle n’est que simplement linguistique pour
certains.
De plus, dans cet ensemble numériquement conséquent (dont on a extirpé le
groupe France-métropole/territoire national), il nous semble utile de retenir dans
la démarche qui est la nôtre : le français en rapport avec les notions de langue de
diaspora et en diaspora.
Nous dirons que la spécificité du français comme genre diasporique peut se
retenir, mais uniquement à la condition de le faire au préalable dans les cadres
analytiques que nous avons suggérés et entendus comme ceux de langue en
diaspora, langue de diaspora et de configurations identitaires. Dans ce sens,
nous conclurons sur l’idée que le français peut se percevoir comme une langue
de type diasporique gradué, gradué selon la situation historique, ethnique,
sociale etc. Elle n’est sans doute pas la seule dans ce cas, nous pensons
notamment à l’anglais ou à l’espagnol.
C’est dans cet aspect «gradué», que nous inscrivons le qualificatif spécifique
présent dans notre problématique de départ. Gradué aussi selon la décision
volontaire de chacun de s’identifier ou pas, de vouloir faire partie ou pas d’une
diaspora, qu’elle soit linguistique, culturelle, sociale ou ethnique.
Si le français peut-être compris comme une langue de type diasporique
spécifique, il le sera d’autant plus en fonction du sentiment intérieur que chacun
des francophones entretient avec cette langue. Il pourra ainsi se considérer
comme faisant partie soit de la diaspora francophone soit de la diaspora
française. La première peut s’entendre selon plusieurs composantes : avec une
caractéristique majoritairement linguistique (francophones du Moyen-orient), ou
avec cette même caractéristique mais couplée avec des traits culturo-identitaires
forts ( Cadiens d’Amérique du Nord). Alors que pour la seconde, il s’agira de la
diaspora commune de type « groupe d’expatriés ». Cependant, il faut noter que
cette idée de graduation se révèle plus importante pour la « diaspora
francophone » que pour la « diaspora franco-française ». La raison résulte des
liens étroits qu’elle entretient, ou a entretenu avec l’histoire internationale du
français dont elle est de fait, la composante majeure. On peut, par ailleurs être
francophone sans se sentir rattaché à la communauté franco-française. Pour elle,
l’expression « être en diaspora francophone » nous semble des plus pertinente.
Pourtant, ne se reconnaîtront comme étant en diaspora francophone, quel qu’en
soit le type, que les locuteurs qui l’auront volontairement choisi. Or il s’avère
qu’ils sont des millions !
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