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modernité Lago Kepe, les ancêtres et le Sida, du Zirignon à la trithérapie - Mai 2001
Directeur de publication :
Mr Jonas BLE
Rédaction :
Mme Hortense BLE
Dr Agnès GIANNOTTI
Dr Moussa MAMAN
Enquêtrice :
Mme Hortense BLE
URACA - Unité de Réflexion et d’Action des Communautés Africaines - 33 rue Polonceau - 75018 Paris 1
Tél. 01 42 52 50 13 - Fax 01 44 92 95 35 - Email : association.uraca@wanadoo.org - www.uraca.org
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modernité Lago Kepe, les ancêtres et le Sida, du Zirignon à la trithérapie - Mai 2001
• Les citations recueillies au cours des interviews que nous avons réalisées sont en
italique et en gras,
• celles qui l’ont été en France sont suivies de (F),
• et celles recueillies en Côte d’Ivoire de (CI).
• Les citations extraites de la bibliographie sont en italique suivies du numéro (1) de leur
référence dans notre bibliographie qui se trouve à la dernière page de cet ouvrage.
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Sommaire
I Introduction p5
II Objectifs de l’enquête p7
III Méthodologie de l’enquête p7
IV Difficultés rencontrées p9
V La Côte d’Ivoire p 11
A. Géographie p 13
B. L’histoire coloniale p 13
C. L’histoire récente p 15
VI Les Bété p 19
A. Qu’est-ce qu’être Bété p 19
B. Mode de vie et habitat p 19
C. Famille, mariage et lignage p 20
D. La notion bété de la personne p 21
E. Rituels entre vivants et morts p 23
F. Le sorcier ou Gougnon p 27
G. Les croyances religieuses traditionnelles bété p 27
H. Santé et maladie p 30
IX Résultats de l’enquête p 41
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I. INTRODUCTION
L’URACA œuvre depuis 1986 à la lutte contre le sida dans les communautés africaines. Nous
appuyons nos stratégies d’intervention sur des recherches-actions qui nous permettent de
comprendre les réalités du terrain, leur évolution et nous aident à surmonter les difficultés.
Depuis 1999, après avoir réalisé 3 enquêtes CAP∗ sur les communautés africaines en France
face au sida (dont la dernière en 1998), nous avons débuté des recherches portant sur des
groupes communautaires plus spécifiques à la fois en France et en Afrique. En effet, pour les
migrants, les interactions sont incessantes entre le sud et le nord et il est intéressant de les
mettre en évidence. De plus, en s’appuyant sur des exemples précis, nous espérons aider à
affiner une réflexion qui intègre les dimensions sociales, historiques et culturelles.
Cette recherche porte sur le groupe bété de Côte d’Ivoire. Mme Blé, membre de l’association
depuis 1989 a demandé à réaliser ce travail et son projet a été retenu.
« Entre 1983 et 1985 j’ai rencontré M. Moussa MAMAN par l’intermédiaire d’un de ses
amis M. BLE Sery Jonas, mon mari. A l’époque je ne prenais part à leurs discussions sur la
prévention et la santé que lorsqu’ils me sollicitaient. Des réunions de prévention se sont
déroulées chez nous qui m’ont amenée, au fil du temps à m’intéresser à ces actions. En 1989,
je suis devenue membre actif de l’association URACA, en participant à la réorganisation et à
la redéfinition de ses objectifs. Nous nous sommes lancés dans la prévention sida dès 1990 en
formant des personnes relais pour diffuser les messages de prévention dans la communauté
africaine.
J’ai constaté avec regret l’augmentation continuelle du nombre de personnes touchées par le
VIH malgré la diffusion des messages de prévention. Dans ma communauté les changements
de comportement ne suivant pas forcément la diffusion des messages de prévention, nous
devons plus que jamais continuer et améliorer nos interventions.
Des questions restent pour moi sans réponse : Pourquoi malgré les actions de prévention
menées en France et en Côte d’Ivoire, le nombre de personnes touchées augmente-t-il tant et
comment modifier les stratégies d’intervention pour qu’elles soient plus opérantes ? Les
Ivoiriens semblent prendre à la légère ce fléau, ou adopter un comportement de résignation
qui peut apparaître comme une sorte de suicide collectif.
J’ai également vu augmenter de façon importante le nombre d’Ivoiriens malades suivis dans
notre association. Cela m’a conduite à me demander de quelle façon je pouvais leur être utile
en améliorant l’aide que nous tentons de leur apporter. J’espère que cette recherche aidera
également les professionnels qui les ont en charge afin qu’ils comprennent mieux leurs
patients et, de ce fait, qu’ils améliorent la relation thérapeutique et le suivi.
∗
(Comportements, Attitudes et Pratiques)
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Dans cette recherche j’ai choisi de travailler dans le groupe ethnique des Bété dont je fais
partie. Ils représentent un groupe très représenté parmi les Ivoiriens en France et il m’a paru
intéressant de pouvoir comparer leurs réactions face au sida qu’ils soient restés en Côte
d’Ivoire ou venus en France dans l’immigration. Le choix d’un groupe spécifique permet
d’approfondir la réflexion et de l’illustrer précisément.
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2. Objectifs intermédiaires :
Réaliser une étude autonome,
Mener l’enquête sur le terrain en France et dans le pays d’origine,
Compléter la recherche réalisée en 1997-1998 par une série d’entretiens semi-directifs
enregistrés,
Utiliser la même méthodologie d’enquête en France et en Afrique auprès de groupes
cibles comparables.
3. Objectifs spécifiques :
Identifier les problématiques culturelles et sociales spécifiques
Conclure sur des stratégies de prévention adaptées
Avant de partir pour la Côte d’Ivoire, divers acteurs de terrain ont été contactés par courrier et
par téléphone. Une seule association a répondu. Mais sur place nous avons pu en rencontrer
d’autres.
L’enquête a été réalisée par Mme Hortense Blé qui a mené les entretiens semi directifs dans
des groupes d’une dizaine de personnes en moyenne. Ces entretiens ont été enregistrés en
bété, retranscrits et traduits en français, puis dépouillés et analysés.
a) En Côte d’Ivoire
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b) En France
Mme Blé : « Par téléphone j’ai informé les personnes susceptibles de participer à ces
entretiens. Je leur ai expliqué le but de cette enquête. Il a été nécessaire de rappeler
systématiquement les participants deux jours avant le rendez-vous pour éviter toute
surprise désagréable. Ainsi 4 appels téléphoniques ont été nécessaires pour concrétiser la
rencontre. Le jour donné, nous avons discuté autour d’un plat pendant une durée allant de
trois à cinq heures. L’une des ces réunions s’est déroulée chez une amie, elle a duré toute
la nuit : nous nous sommes séparés au petit matin. Ce groupe était composé de couples
âgés de 35 à 45 ans et qui vivent en France depuis plus de 10 ans. »
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Les chercheurs eux-mêmes disent d’ailleurs avoir été confrontés à ces difficultés :
« C’est sans doute à cause de leur caractère renfermé, qui admet facilement des
améliorations techniques, mais refuse toute intrusion brutale dans le mécanisme de leur
pensée, que la bibliographie consacrée aux Bété est éparpillée et qualitativement
insuffisante » (1, p 25)
« L’analyse des structures de la religion bété pose des problèmes à la recherche…les
concepts cosmologiques et théologiques bété ne sont ni standardisés ni assez élaborés… La
plupart des concepts ne sont pas formulés de manière explicite. Ils existent de façon latente.
Le Bété, rompu à l’abstraction, peut les percevoir. Mais il n’en est rien des autres. » (4, p 1)
De plus , des différences linguistiques importantes entre les Bété de Gagnoa et ceux de Daloa
compliquent la communication au sein du groupe. Déjà les premiers colons français se
heurtaient à cette complexité identitaire, comme en témoignent leurs écrits, soulignant leur
perplexité devant une population au comportement « tantôt conciliant, tantôt hostile. (12,
p266)
• D’autre part, de nombreux éléments des traditions bété ont été perdus au fil des temps.
Nous avons facilement pu le constater en travaillant avec les Bété en France qui
méconnaissaient pour la plupart les éléments théologiques fondamentaux, tout en
conservant les rituels sociaux et familiaux ainsi que les croyances diverses. « La
colonisation a désagrégé l’univers culturel du Bété pour un monde qui lui est étranger ».
(4, p 27)
• Comme pour beaucoup d’autres ethnies, ce qui s’est transmis sont les pratiques, mais le
défaut de transmission se situe au niveau des fondements théologiques et des mythes.
Au sein de la collectivité bété actuelle, nous pouvons identifier « plusieurs stades de la
pensée, depuis le plus archaïque jusqu’au plus moderne, quoique souvent confondus et
sans limites précises», (1, p 237) faisant de la pensée bété une pensée apparemment
paradoxale.
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Ainsi, certaines notions paraissent incohérentes, et il n’est pas rare qu’une chose soit en même
temps son contraire sans que cela ne choque personne.
Par exemple, le soleil et la lune, primordiaux dans la mythologie bété, sont au premier regard
masculin pour le soleil et féminin pour la lune (le temps, les menstrues, etc.) :
« Guéï Lago Tapê (Dieu) avait deux fils : Yoro Zalo (soleil) de sexe mâle, et Tcho (Lune) de
sexe féminin…Le terme Tcho signifie lune et flux menstruel » (4, p 7)
« Yérézalo (soleil) est toujours entouré de ses nombreuses épouses, les zélé (étoiles) qui
forment un cortège impressionnant.»(1, p 87)
Mais d’autres sources nous montrent l’inverse :
« le soleil qui se présente comme éminemment mâle chez les Bété orientaux, revêt le sexe
féminin chez les Bété de l’ouest – et la lune, aussi féminine que possible chez les premiers,
assume le rôle d’époux des étoiles chez les seconds » (1, p 75)
« Il existe, dans l’esprit du Bété, une notion de quête mystique de la substance maternelle le
soleil (…) Ainsi une chanson connue se pose la question : Da yoro-aa ma m’meu, da-da
yoro ? Mère soleil, où vas-tu, vraie Mère Soleil ?» (1, p 83)
L’univers bété est ainsi tapissé de déclarations paradoxales auxquelles se heurtent les
enquêteurs :
« Sur cette base villageoise, les micro-histoires ont souvent fait l’objet de versions
contradictoires. Alors qu’un informateur énumérait et retraçait les différentes étapes par
lesquelles son groupe ou son village était passé, une voix ou des voix discordantes rejetaient
la restitution des faits (…). Des divergences deviennent un phénomène singulier lorsqu’elles
se manifestent dans le cadre d’une filiation commune. Elles sont en fait révélatrices, (…), des
pratiques d’accueil et d’incorporation des lignages : les « étrangers », devenus des parents,
des agnats, conservant le souvenir de leur propre origine. » (12, p 42)
Ainsi parmi les commentaires recueillis au cours de cette enquête, il n’est pas rare de trouver
dans la bouche d’un interviewé une chose et en même temps son contraire comme cette
femme qui parle du sida comme d’un fléau salutaire :
« C’est une maladie qui a permis d’assainir les mœurs. Les maris trompent moins leurs
femmes et les femmes moins leurs maris. C’est vraiment un fléau. Si on se place du point
de vue religieux, c’est un fléau salutaire. »
Ou encore cet homme qui, après avoir affirmé que le sida n’est pas une maladie comme les
autres en faisant référence aux étiologies traditionnelles finit par le comparer au cancer et
donc la classe parmi les maladies graves mais ordinaires connues de la médecine
scientifique :
« C’est une maladie pas comme les autres. Je pense qu’il faut prendre le sida comme les
anciennes maladies, comme par exemple le cancer qu’on n'arrive toujours pas à guérir
totalement et que les gens acceptent. »
De même, une grande partie des commentaires recueillis qui montrent que la majorité des
personnes interviewées considèrent que le sida était connu en Afrique depuis les temps
anciens et soigné par les guérisseurs, ce qui ne les empêche pas de penser dans le même temps
que ce malheur a été amené récemment par les occidentaux.
« Les Blancs disent que le sida vient de l‘Afrique c’est faux». « Cette maladie était connue
des Africains depuis la nuit des temps, je connais des tradipraticiens de mon village qui le
soignaient ».
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Ce discours paradoxal est le témoin d’un malaise identitaire extrême, les Bété étant tiraillés
entre un désir de ré appropriation de leur patrimoine culturel perdu et un sentiment de
persécution lié au passé colonial et au déséquilibre actuel des relations Nord-Sud.
Chercher à comprendre l’univers bété revient donc à tenter de dégager une vision globale
d’un univers disparate constitué d’apports divers qui se sont juxtaposés en une mosaïque non
unifiée et qui reste en constant remaniement du fait des évolutions sociales, économiques et
culturelles.
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V. LA CôTE D’IVOIRE :
A. Géographie
Située en Afrique de l’ouest, la Côte d’Ivoire est limitée au Nord par le Mali et le Burkina
Faso, à l’Ouest par la Guinée et le Liberia, à l’Est par le Ghana et au sud par l’océan
atlantique.
1. La population
Source de la carte :
B. Holas : L’image du monde bété. Paris, 1968,
Paul Geuthner, éditeur.
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2. Le Climat et la végétation
La moitié sud du pays (plus petite), est en zone forestière avec un climat équatorial composé
de deux saisons humides et de deux saisons sèches d’inégale importance. La plus grande
moitié, au nord est composé de savane, avec un climat tropical : une saison humide courte et
une longue saison sèche.
3. L’agriculture
Plus de 61% des exportations sont constituées par des produits agricoles et en 1991, on
estimait que la part du secteur primaire dans le PIB représentait 33,9%. La population rurale
de la Côte d'Ivoire est estimée à 5,8 millions de personnes soit 60 % de la population totale et
680 000 le nombre d'exploitations agricoles.
4. L’industrie
L'industrie est embryonnaire malgré les quelques usines de transformation des matières
premières telles que les raffineries de pétrole, les conserveries, les scieries et les filatures de
textile.
Le sous sol ivoirien renferme des gisements minéraux inexploités. On estime les réserves
probables à : Fer 3050 millions de tonnes, nickel 439 millions de tonnes, or 21 000 kg, ainsi
que des réserves de diamants. Les matériaux industriels existent également en grande
quantité: faluns calcaires, sables de verreries, argiles, etc.
Le gaz et le pétrole: les perspectives de production sont de 90 millions m3 par jour de gaz et
24 000 barils par jour du pétrole.
La Côte d'Ivoire dispose d'une façade maritime très importante. Abidjan est le premier port
d'Afrique de l'ouest possédant 41 postes à quai dont 4 postes équipés de deux portiques de 40
tonnes.
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B. L’histoire coloniale
En 1637, les cinq premiers colons furent des missionnaires français qui partirent s'installer
dans les villages d'Assinie (actuellement région de grand Bassam) en pays akan. Les
commerçants ne descendaient pas du bateau. Ils faisaient des échanges avec les
autochtones sur le pont même de leurs bâtiments. Trois des cinq missionnaires moururent
et les deux autres repartirent.
Les Français nommaient les habitants de la côte d'or (Côte d'Ivoire) de deux façons, les mals
gens étaient ceux qui s'opposaient à eux et les bonnes gens ceux qui les approuvaient. Les
colons entreprirent le pillage de la côte d'or avec le trafic d'or, d'ivoire, d'épices et
d'esclaves.
Aux XVIII° et XIX° siècles, les Français avancèrent progressivement à l'intérieur du pays.
Ils offraient des cadeaux de pacotille aux chefs locaux qui leur accordaient le passage. Les
habitants de la côte d'or ne s'imaginaient pas que les nouveaux venus cherchaient à les
exproprier. Mais lorsqu'ils s'aperçurent de la tromperie, ils se révoltèrent.
Les premières révoltes spontanées eurent lieu à Indénie de 1894 à 1896, puis ensuite à
Assikasso de 1897 à 1898, et à Tepôs de 1899 à 1901. Très vite, cette opposition des
populations s'amplifia avec la révolte des Baoulé à partir de 1900 et celle de tout l'ouest,
c'est à dire les Bété, les Dida.
La situation devint si préoccupante que le commandant des troupes de l'AOF demanda la
formation de quatre compagnies pour mettre fin à la rébellion. En 1907 on pouvait dire que
la situation des Français sur la côte d'or était devenue précaire.
Après la conquête armée des colons, les Ivoiriens furent mis au travail pour les travaux
d'infrastructures.
40 % du budget de fonctionnement de l'administration des colons était payé par les
autochtones sous forme d'impôts. De plus, chaque Ivoirien travaillait 12 journées gratuites
pour la construction et l'entretien des routes ainsi que des bâtiments administratifs.
Après cet épisode si éprouvant pour la population, la France vint encore recruter de force pour
la première guerre mondiale environ 14 % d’hommes. La vie familiale et villageoise fut alors
complètement désorganisée. D’autres hommes furent réquisitionnés pour transporter
jusqu’aux navires les récoltes prélevées à destination de la France.
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« Il est difficile de mesurer dans toute son ampleur et avec exactitude le poids de la
colonisation au cours de ces premières années (1893-1918). Recrutements et prestations
enlevèrent les hommes les plus robustes des villages. La vie familiale et villageoise fut
désorganisée. L’imposition de cultures obligatoires provoqua l’abandon des cultures
vivrières et on vit dans certaines zones apparaître des disettes et même des famines. L’effort
de guerre pesa lourdement sur ces populations. » (10)
« Il faudra attendre la fin du XIX° siècle et le début de l’époque coloniale pour voir se
transformer radicalement le mythe du bon sauvage. Les récits des explorateurs sont
imprégnés des guerres coloniales africaines. Le sauvage devient un guerrier farouche aux
coutumes barbares et aux rites incompréhensibles. Il est brutal, aussi près de la nature qu’un
animal. Mais la nature et les animaux ont bien changé depuis les romantiques. La nature est
une ennemie et le naturel aussi, par la même occasion. La sauvagerie est assimilée à
l’animalité, comme en témoignent les mœurs anthropophages qu’on découvre. La
colonisation est une œuvre de civilisation, de progrès, de développement. La nécrophagie et
autres attitudes similaires sont incompatibles avec la loi du Christ. Le remède consistera à
plaquer le modèle occidental sur ces gens qui en ont tant besoin. » (8)
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C. L’histoire récente
La Côte d’Ivoire a été colonisée en 1904 par la France puis elle est devenue indépendante en
1960. Le premier président de la Côte d’Ivoire Mr Félix Houphouët Boigny dirigea le pays de
1960 à 1993. En 1978 avec la chute du cours du café et du cacao, la situation économique
s’est détériorée et le "miracle" Ivoirien s’est envolé. Depuis ce temps, la Côte d’Ivoire est
progressivement soumise à des secousses intérieures croissantes trouvant leur source dans des
déséquilibres politiques, économiques et sociaux.
Quelques repères historiques récents :
• 1990, Mr Félix Houphouët-Boigny accepte le multipartisme.
• 7 Décembre 1993 décès de Mr Félix Houphouët Boigny, le président de l’Assemblée
nationale Mr Henri Konan Bédié se proclame président.
• 9 Décembre 1993 démission du premier ministre Mr Alassane Ouattara qui conteste la
légitimité de ce régime.
• 22 octobre 1995 élection de Mr Henri Konan Bédié avec 96.44% des voix, les deux
principaux partis d’opposition ayant boycotté l’élection.
• 24 décembre 1999 coup d’état militaire mettant au pouvoir le général Gueï.
• 22 octobre 2000 à la suite d’un scrutin présidentiel auquel aucun candidat du PDCI (l’un
des principaux partis d’opposition) n’a été autorisé à se présenter, le général Gueï se
proclame élu après avoir dissous la commission électorale qui avait déclaré l’élection de
Mr Laurent Gbagbo. Les militaires se rallient à Mr Laurent Gbagbo et Mr Alassane
Ouattara réclame de nouvelles élections.
• 26 octobre 2000, suite à l’investiture de Mr Laurent Gbagbo les partisans du FPI, et ceux
du RDR s’affrontent.
• 1 décembre 2000, la cour suprême rejette la candidature aux élections législatives de Mr
Alassane Ouattara contestant son « ivoirité » et arguant de sa « nationalité douteuse »..
• 18 septembre 2002, émergence d’un conflit armé entre des rebelles et des forces
loyalistes.
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d’éléphants), de la cueillette et vendaient des noix de cola aux commerçants. « Les anciens
Bété étaient d’assez médiocres cultivateurs, mais de grands chasseurs. La pêche était
pratiquée par les femmes et les enfants. » (1, p 19) La culture du taro et du haricot étaient
prépondérantes, puis vinrent les autres cultures vivrières riz, manioc, plantain, igname, maïs.
Aujourd’hui, l’économie dépend des cultures d’exportation telles que le café et le cacao
introduits entre 1920 et 1930. Chaque chef de famille possède une plantation de café et de
cacao dont l’étendue varie entre 2 à 2,5 hectares. A côté de ces cultures commerciales,
domaine des hommes, la pêche fournit un appoint important. Les femmes ont à leur charge les
cultures alimentaires (riz, taros, manioc, etc.) dont elles vendent le produit au marché.
L’argent ainsi acquis reste à leur entière disposition. En ce qui concerne le café et le cacao les
femmes interviennent uniquement pour la récolte.
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les filles appartenant au kossou de l’un des quatre grands-parents. Les relations sexuelles
sont aussi interdites avec la fille de l’oncle utérin. Toute alliance avec les cousins croisés et
parallèles est prohibée. Un homme n’épouse jamais la veuve du frère de sa femme.
« Les épouses sont (…) doublement étrangères : non seulement elles le sont par rapport à
leur mari et au groupe de leur mari, mais aussi entre elles. La parenté des hommes dépend en
quelque sorte de la non-parenté des femmes ». (12, p 144)
La coutume de lévirat existe. Elle oblige l’héritier à recueillir les épouses et les enfants de son
frère décédé. Les enfants n’héritent qu’en l’absence des frères du défunt. Le mariage peut se
faire par promesse ou par rapt, l’amoureux enlevant son aimée et mettant les familles devant
le fait accompli. « L’accord des parents et le versement de la dot suivaient au cours d’un
banquet riche en viandes ». (1, p 17)
Pour se marier, les Bété cherchent leur partenaire le plus loin possible pour éviter la
consanguinité. Traditionnellement le mariage occasionne des dépenses. La famille du mari
paie une dot à celle de l’épouse : des défenses d’éléphants, des bandes de coton, des
morceaux de fer allongés servant à la fabrication des armes et des outils…
La dot ainsi reçue permet également de financer la dot des futures épouses des fils. Ainsi un
lien étroit lie la sœur à ses frères. En effet cette situation fait du frère l’obligé de sa sœur. Pour
la mariée les meilleurs moments sont les retours au village paternel. La sœur en visite chez
son frère ne travaille pas, elle donne ses ordres à l’épouse «notre épouse » qui prépare seule la
nourriture et doit obéissance à sa belle sœur.
• kou : le corps physique corruptible, l’enveloppe charnelle qui se détruit après la mort.
• zouzouko : concept intraduisible qui désigne une énergie vitale susceptible de se détacher
du corps (pendant le sommeil par exemple) et que l’on peut comparer à un double ou à
une ombre. Il disparaît après la mort.
• ougowon ou koué : essence indestructible et réincarnable, partie de la force vitale globale.
C’est cette composante qui libérée après la mort pourra se réincarner dans un nouveau-né
après un passage dans le souterrain des âmes.
Ces notions diffèrent dans leurs termes suivant les régions bété (est et ouest), parfois le terme
zouzouko recouvre à la fois la force vitale (héritée depuis des générations et retournant
animer leur descendance qui doit répondre de ses actes après la mort) et la force morale (ou
intellect, source du comportement raisonnable), parfois ces concepts portent des noms
différents, parfois les termes sont mêmes inversés.
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• Nékpê (homme) est conçu en deux temps : Le zouzouko (principe immatériel) existe
avant le kou (corps). Le zouzouko mène une existence indépendante au cours de laquelle
il s’intègre momentanément au kou d’un homme au cours de son passage sur terre.
Les zouzouko (âme, ombre) sont friands de nourritures. Ils font la ronde des foyers de nuit
pour se restaurer. De ce fait, ils s’attachent au foyers où ils mangent le mieux et finissent par
s’y incarner. C’est pourquoi il est recommandé aux femmes de laisser des miettes de
nourritures dans les ustensiles le soir : les zouzouko attirés viendront s’installer dans la
maison et provoqueront la naissance d’un enfant.
Dans l’intervalle de temps où le zouzouko n’est pas incarné, il séjourne dans le gouloudyilé
ou kouguéi, lieu souterrain de séjour des âmes. Seul le devin sacrificateur, le zirignon, peut à
ses risques et péril, avoir accès à ces âmes au cours de rituels sacrés. Comme pour soigner une
stérilité par exemple.
L’élément matériel kou (corps) se désintègre après la mort, et libère l’élément incorporel
ougowon qui peut se manifester à un parent cher, peu de temps avant ou après une mort
violente. Il lui communique un message important qu’il n’a pas eu le temps de faire. Il peut
être comparé à une sorte de revenant. Il disparaît après sa mission.
« Les individus doués d’une grande puissance musculaire et psychique sont ainsi réputés
posséder non seulement un koué (ougowon) fort, mais en posséder parfois
plusieurs…lorsque, par exemple, un individu réussit à échapper à un danger, évite un
accident ou se relève d’une maladie grave (envoyée par un sorcier), les Bété diront de lui
qu’il a un koué protecteur très fort. » (1, p 251)
Comme le dit B. Holas , les Bété considèrent que, fâché d’avoir été contraint de se séparer du
corps, le koué hante les parages du village dans l’intervalle de temps qui sépare la mort des
funérailles. Tant que l’ensemble des cérémonies rituelles destiné à séparer complètement le
mort de la société des vivants n’a pas été réalisé, le koué peut nuire aux vivants, même si le
plus souvent, c’est simplement une façon de transmettre les dernières volontés du mort.
Par contre si les vivants oublient de faire les sacrifices périodiques qui doivent être honorés,
là, le koué peut se fâcher et chercher à punir ceux qui l’ont oublié. Le koué est représenté
comme une sorte d’ectoplasme blanchâtre, le blanc étant le symbole de la non existence. Le
koué est souvent considéré comme le fantôme de quelqu’un qui a pratiqué la sorcellerie de
son vivant. En cela, il s’oppose au bléboa, nain à la peau rouge et au pieds retournés qui
seraient les âmes de leurs victimes.
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1. La conception et la grossesse
Le mariage doit évidemment s’effectuer avec l’accord et la bénédiction des ancêtres. Par la
suite, il conviendra d’attirer les zouzouko pour qu’ils s’installent dans la maison et s’incarnent
dans les enfants à naître. De nombreux rituels et interdits entourent la grossesse pour éviter au
fœtus de subir des attaques de toutes sortes.
2. La naissance
« Autrefois avant l’accouchement, les futures mères devaient se purifier physiquement (bain)
et moralement, par une confession, aux matrones du village. Ces pratiques disparaissent de
nos jours. A la naissance d’un enfant, les mères demeuraient cloîtrées, quatre jours pour un
garçon et trois jours pour une fille. Le nom était donné à l’enfant par un parrain ou une
marraine qui devenait son grand frère ou sa grande sœur et veillait sur lui. L’allaitement des
enfants se poursuivait parfois pendant trois ans. » (1, p 17-18)
« Les rapports sexuels étaient interdits pendant l’allaitement et comme les arrêts prématurés
de l’allaitement considérés comme un acte d’infanticide. »(1, p 191)
Le nouveau-né est reconnu comme faisant partie des vivants au troisième jour pour les
garçons ou au quatrième pour les femmes, jour où sont accomplis les rituels indispensables au
cours desquels on lui donne son nom.
3. La mort
La mort (gazwé) correspond à une représentation duelle :
• s’il s'agit du Nékpê, elle est considérée comme inéluctable mais ayant toujours une
causalité dans l’invisible. « Chaque Bété possède un zéléi, son étoile individuelle qu’il ira
habiter, âme désincarnée et sans logis, après sa mort. Aussi l’apparition dans le ciel
d’une nouvelle étoile annonce–t-elle toujours un décès sur la terre. Ce fait explique aussi
le chemin par lequel l’étude du ciel nocturne rejoint certaines pratiques relevant du culte
des ancêtres. D’essence authentiquement divine, nanties de vertus transcendantes, les
étoiles individuelles président en particulier à la naissance et au décès des hommes. Par
leurs mouvements, elles comptent à chacun – telle une horloge cosmique- le temps qui lui
est imparti pour son séjour terrestre. » (1, p 77)
• par contre, pour le zouzouko la mort n’existe pas puisqu’il se réincarne de façon cyclique
dans le corps de vivants. « La mort est considérée comme le retour au bercail. Il faut se
souvenir que, pour le Bété, l’homme est étranger sur la terre. Dès que l’Ego meurt, le
Bété dit : o yê plameu. Ce qui veut dire : il est rentré (chez lui). » (4, p 20)
La mort est envisagée et vécue comme le plus grand malheur qui puisse faire éruption dans
une famille. C’est un amoindrissement de la puissance du lignage. Cependant, la disparition
d’une personne âgée est une fête alors que la disparition d’une personne jeune provoque un
drame dans la famille et dans le village. Dans ce cas, on considère que les forces surnaturelles
y ont contribué. La famille meurtrie va chercher la cause de sa mort en faisant appel aux
devins. Au contraire, quand décède une personne âgée, on dit qu’elle s’est envolée, qu’elle
est allée se reposer ou qu’elle a rejoint les aïeux.
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Les rites funéraires consistent à calmer l’esprit des morts pour qu’ils laissent en paix les
vivants. L’âme du défunt hante les demeures et les champs lorsqu'elle est contrainte à
l’errance du fait de funérailles non conformes au code ancestral et qu’elle veut emporter avec
elle celui ou ceux qui ont occasionné son départ.
« Le Bété croit par ailleurs que « le mort renaît dans le ventre d’une femme du lignage ou du
clan, ou est condamné à l’errance selon qu’il a eu droit ou non à des funérailles correctes et
conformes au code ancestral. Les funérailles constituent en quelque sorte un passeport pour
le défunt en partance pour le pays des morts ; mais ce passeport apparaît aussi comme une
garantie de retour parmi les vivants. » (7, p 12)
Ainsi, le rituel intègre la mort à la vie. On considère que l’enfant à naître est la réincarnation
du mort.
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Un conseil du village associant les familles paternelle et maternelle est organisé. Chaque
membre apporte un bien ou de l’argent pour participer à l’enterrement. Tout ceci est remis à
la famille du défunt qui le distribue aux ayants droits. Dans le cercueil, on met les objets
préférés du mort. Parfois, les parents ajoutent d’autres objets afin que le défunt les emmène
avec lui.
Le matin suivant l’enterrement (vers 6 heures), tous ceux qui ont participé aux funérailles se
retrouvent au domicile du défunt.
Les enfants du défunt s’assoient sur un banc et chacun d’eux (du plus petit au plus grand) va
évoquer publiquement les différends l’ayant opposé au défunt. Cette cérémonie est supervisée
par une yolokolo désignée par le groupe. Le but est de mettre fin aux conflits opposant le mort
et ses proches. Un avis est porté sur la situation évoquée par les yolokolo. Lorsqu’une
sanction est posée, elle vise à rétablir l’harmonie et permettre la reprise d’une vie normale.
Ainsi, chaque enfant est béni par la yolokolo et réconcilié avec son parent décédé. A l’issue
de la cérémonie, les habits portés par les enfants sont abandonnés pour chasser toute impureté
et ensuite on leur rase les cheveux. Une autre cérémonie concernant le conjoint ou la
conjointe se déroule de la même façon.
Pour clore la cérémonie, marquer la séparation définitive entre le défunt et sa famille, les
moutons et les poulets offerts par la famille sont préparés et partagés par tous après
l’ensevelissement du corps.
En cas de mort suspecte : personne jeune ou mort violente, il importe de trouver le coupable
car cette mort ne peut pas être naturelle. Dans ce but peuvent être réalisées des cérémonies
d’identification du meurtrier occulte.
« Le résultat de la séance à laquelle doivent obligatoirement assister tous les membres de la
famille en deuil , ainsi que les amis de son entourage, conduit donc, comme nous venons de le
voir, tantôt à la découverte d’un gounion (sorcier), tantôt à la constatation d’un responsable
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L’une des sœurs porte le deuil pendant un an. La tenue de deuil se caractérise par le port d’un
pagne noir. A la fin de cette période, une grande fête est organisée. La sœur est très bien
habillée. On lui offre des pagnes, des bijoux et différents présents. Elle abandonne le pagne
noir pour montrer que sa souffrance s’est apaisée et cela permet également au mort de
rejoindre l’au-delà.
Autrefois, ils allaient chasser, se rendaient ensuite à la lisière de la forêt et prenaient deux
animaux pour les offrir aux ancêtres. Ils les faisaient cuire au feu de bois et les mangeaient
ensemble. Ils laissaient ensuite les os sur une feuille sacrée appelée boblaie. Cette feuille
sacrée symbolise la paix et la réconciliation entre les ancêtres et les vivants.
Ensuite ils repartaient au village. Protégé par les ancêtres, le village connaîtrait moins de
décès, les femmes seraient fécondes, la récolte serait bonne. Aujourd’hui, ces cérémonies sont
abandonnées. Mais, si au cours d’un rêve les ancêtres disent «il y a trop de décès parce que
vous ne nous adorez plus », une cérémonie est organisée. Les hommes prennent un mouton
blanc, une poule blanche, les feuilles sacrées et se rendent à la forêt sacrée pour apaiser la
colère des ancêtres. Ainsi l’harmonie renaît et la vie reprend son cours normal.
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F. Le sorcier ou gougnon
Le sorcier est une personne malfaisante ayant des pouvoirs maléfiques. Le système de valeur
traditionnel est inversé, « le mal » devient le centre de ses actes : s’il tue, il estime bien faire.
La sorcellerie est transmise par la mère ou le père à son enfant préféré ou par un membre de la
famille à quelqu’un qui présente des prédispositions. L’enfant peut acquérir le pouvoir avant
sa naissance. On dit alors qu’il est né sorcier. Une personne peut être initiée à la sorcellerie
auprès d’un maître.
« Il existe plusieurs sortes de sorciers : le plus fréquent est le « mangeur d’âme » ; ce sorcier
est affligé d’un double doué de pouvoirs surnaturels. Ce double peut quitter le corps pendant
la nuit, parfois le jour, et commettre des crimes dans le monde invisible, s’emparer du double
des autres hommes, les « tuer », les manger, leur voler leur force vitale, etc.(…) Il agit
presque toujours au sein de la famille et fait périr ses proches ». (1, p 150)
La mort violente d’une personne peut être expliquée comme le résultat de la malveillance
d’ennemis ou de sorciers. Dans ce cas, la famille consulte un zirignon (voyant-guérisseur) ou
invoque un génie protecteur de la famille pour venger le défunt. Une cérémonie est organisée
par un membre de la famille pour permettre au disparu d’emporter avec lui son assassin dans
le royaume des morts.
Le sorcier l’est le plus souvent sans le savoir, victime tout autant qu’agresseur. Les rituels
permettent aussi bien de laisser le mort partir en paix que de libérer le sorcier de l’emprise de
sa sorcellerie. Chez les Bété, cela ne peut se faire qu’au travers de cérémonies comportant des
aveux publics.
Il semble que cette entité divine suprême ait deux faces issues probablement de sources
différentes : Lago Tapê et Diakolé devenu par la suite, un personnage des contes populaires.
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Le lien entre l’homme et le divin semble être, d’après B. Holas, (1) la conscience,
l’intelligence, parcelle divine existant à l’intérieur de chaque homme et qui le distingue du
reste du monde vivant.
Par la suite, avec l’arrivée des missionnaires, le Dieu des chrétiens s’est superposé à cette
notion pour arriver à la représentation actuelle de cette divinité suprême.
2. La cosmologie
L’univers, le cosmos est constitué de trois zones :
- Goulou (Souterrain) habité par diverses divinités.
- Dodo kapta ( terre) domaine de l’homme et d’entités divines.
- Gnénaga Tapê (ciel) domaine des archi-divinités. Le ciel est considéré comme une voûte
solide au dessus de nous.
Il présente aux yeux des Bété quatre principales caractéristiques. L’unité, l’infinité, l’ordre,
et la dualité.
Yoro zalé : le soleil joue un rôle important dans la stabilisation de l’univers dont il est source
de vie. La nature, sans le soleil est endeuillée. Le mot qui désigne l’année est dérivé de son
nom. Ainsi, yoroba qui veut dire « le soleil brille » désigne l’année en bété.
Tcho : la lune assume le rôle de l’élément féminin par opposition à yoro zalé. Le terme tcho
signifie lune et flux menstruel. C’est l’agent de fécondation et le régulateur du cycle
biologique.
Dodokpata :la terre mère divine. Ses fonctions sont capitales pour la survivance de
l’humanité. Elle est divinité nourricière de l’humanité. C’est le véhicule de la vie. Un lien
mythique nous lie à dodokpata, elle reçoit notre cordon ombilical et notre placenta, nous
accueille également après notre mort.
Zêlé : les étoiles. Le zélé (étoiles) président à la naissance et au destin des hommes. Chaque
homme a donc son étoile individuelle qu’il habitera après sa mort.
D’autres divinités sont très investies comme le Dieu-serpent Gbagbmenê , le Dieu Zoukou,
l’arc-en-ciel ou le Dieu augural Zoukou dont le halo annonce la mort d’un grand homme, et
bien d’autres.
Mais aussi les différentes variétés de nuages, la brume, le vent, etc. De même on peut citer
Talébalo, Dieu de la naissance ayant des traits humains hideux. Les dieux locaux ou génies,
sont associés à divers phénomènes naturels : cours d’eau, rocher, forêt, arbre…qu’ils soient
bienfaisants ou malfaisants leur pouvoir est limité.
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4. Les ancêtres
Les premiers de ces ancêtres sont les ancêtres mythiques à l’origine de la première humanité.
Divers mythes et noms existent pour décrire cette genèse. La version la plus courante nomme
Zasséli et Zaounon frères et sœurs siamois et les péripéties de leur séparation comme genèse
de l’humanité.
Les ancêtres divinisés sont des morts accomplis. Ce sont les guides des vivants. En général
bienfaisants, ils exigent néanmoins des offrandes et le respect des règles lignagères. Ils
n’interviennent qu’en faveur de ceux qui le méritent. On peut les considérer comme des juges
et des légistes. Il y a une relation entre l’ancestralité et le statut social et juridique. Les
femmes, les défunts sans enfants, les mineurs, les gougnons (sorciers) sont exclus de ce
privilège.
Les vivants peuvent connaître leurs volonté par le djéla goulougba (songe-oracle) ou par zili
(divination).
5. Les totems
Le totem est lié à un mythe dans lequel une famille, un village fait alliance avec un élément
naturel ou un animal. Désormais, il constitue une figure protectrice du groupe. L’alliance est
rappelée à chacun par différents interdits qui ne sauraient être transgressés sans encourir de
terribles sanctions. Il s’agit le plus souvent d’interdits alimentaires.
En voici un exemple qui nous a été raconté par Mme Broh, l’une des femmes cotoyant
l’URACA :
« Il y avait autrefois une jeune fille très belle qu’on appelait Basia. Elle avait l’âge de se
marier, mais refusait tous les prétendants parce qu’elle les trouvait tous laids. Un jour un
génie prit l’apparence d’un homme et vint au village pour lui demander sa main. Basia,
subjuguée par la beauté de l’homme, accepta de l’épouser. Les cérémonies du mariage furent
organisées le plus rapidement possible et Basia partit avec son mari dans son village
conjugal. Ils marchèrent, marchèrent pendant des heures, des jours et des jours et arrivèrent
enfin dans un village complètement isolé.
Basia était seule avec son mari. Il n’y avait aucune trace d’un autre être humain. Un jour, sa
mère vint lui rendre visite. Mais, avant qu’elle n’arrive, le mari de Basia sentit la présence
d’un être humain et dit à sa femme : « je sens l’odeur d’un être humain ». A cet instant la
mère de Basia apparut alors et le mari la tua. Basia comprit alors qu’elle n’avait pas épousé
un être humain mais un génie. Elle chercha pendant des jours un moyen pour s’enfuir. Un
jour, son mari partit à la chasse et Basia profita de son absence pour fuir. Elle rencontra sur
son chemin un fleuve très étendu qu’aucun être humain ne pouvait traverser à la nage. Elle
s’assit avec désespoir sur la rive et commença à pleurer. C’est alors qu’un silure sortit de
l’eau pour l’amener sur l’autre rive. Le génie, de retour de la chasse, ne trouva pas sa
femme. Il courut, mais ne put la rattraper.
Il cria sur l’autre rive «Basia où pars-tu ? tu as un colis à moi, mon nom est : Gbeli ».
Arrivée dans son village, elle raconta à ses parents qu’elle avait épousé un génie nommé
Gbeli. Après des mois, Basia accoucha et nomma son enfant «Gbeli a gblouco» c’est à dire
le colis de Gbeli. De là provient la parole sacrée que prononcent tous les ressortissants de ce
village dans certaines circonstances «Gbeli a gblouco» par exemple si l’on se cogne en
marchant. Grâce au silure du fleuve Godo, leur fille échappa au génie. Depuis ce jour, le
fleuve est devenu sacré et il est interdit d’y pêcher. Outre cette interdiction, les ressortissants
de ce village ne mangent plus aucun silure afin de témoigner de leur reconnaissance. On dit
qu’à chaque fois qu’une fille de ce village meurt, il pleut énormément. Chacun dit alors que
Godo est venu aux funérailles de sa fille. Si une femme meurt et que sa belle famille dit des
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méchancetés sur elle, sa sœur aînée dit «godo A A A » ; Une pluie diluvienne s’abat alors sur
le village, témoin de la colère de Godo.
H. Santé et maladie
1. La santé
La santé est conçue comme un état de bien-être physique et mental, résultat du respect
des normes sociales, des coutumes et des rituels religieux.
2. La maladie
La maladie ou gou apparaît dans le corps sous forme de symptômes plus ou moins visibles.
Elle se traduit par une incapacité physique ou mentale (propos incohérents ou un
comportement ne correspondant plus aux normes sociales du groupe).
« Gou ou maladie, est considéré avant tout comme une rupture de l’équilibre de l’être. Ce
déséquilibre est en rapport avec la causalité, l’interaction des forces, etc. La transgression
d’un principe vital par l’ego entraîne une sanction négative conséquente ou maladie, en vertu
de la causalité ; car toute cause suscite une conséquence qui lui est conforme…Il suit de là
que la maladie peut résulter d’une faute du malade lui-même ou de ses parents, ou du
maléfice d’un gougnon, etc. la thérapeutique sera dès lors bivalente : elle associera le sacré
et la médecine proprement dite. » (4, p 25)
Un malade contagieux n’est jamais mis en quarantaine. Il bénéficie de l’affection des autres
membres de sa famille. La mise en quarantaine n’existe pas du fait des liens fraternels et de la
solidarité incontournable à l’égard du malade. Le réseau social basé sur les alliances est la
garantie de la solidarité. Seules, certaines précautions sont prises : des objets lui sont réservés,
il doit dormir seul dans son lit ou parfois même avoir une chambre à lui tout seul.
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a) La famille
Chaque famille dispose d’une base de connaissances concernant l’utilisation des plantes
médicinales. L’utilisation des herbes se fait le plus souvent sous forme de lavements, de bains
de feuilles et de vapeurs, de pommades, d’infusions….
b) L’hôpital
Les frais de santé étaient complètement couverts par l’état dans les hôpitaux et les
dispensaires avant les années 80. Les consultations étaient gratuites et les médicaments
fournis. De nos jours, le système de santé est totalement différent. La possibilité de se soigner
est directement liée au niveau socio-économique des gens. Pour qu’une femme entre en salle
de travail, il lui faut amener une paire de ciseaux, des compresses, des gants … destinés à la
sage-femme. Dans le cas contraire, elle reste dans la salle d’attente jusqu'à ce que son mari
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achète l’ensemble du matériel demandé. Si par malheur le travail se déclenche avant l’arrivée
de son mari, elle risque d’accoucher seule dans la salle d’attente.
Le seul recours du malade est sa famille. Riche ou pauvre elle s’occupe de son malade jusqu’à
la guérison ou jusqu’à la mort. La famille est omniprésente, elle essaie de procurer au malade
les médicaments traditionnels et occidentaux, s’occupe de son bien-être quotidien.
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La divination est donc essentielle au zirignon. Elle s’acquiert auprès d’un maître au cours
d’une initiation qui prend plusieurs années. Le guérisseur peut utiliser différents supports
mantiques (l’eau, le miroir…) ; la tache de bangui (vin de palme) en est un exemple. Il verse
du bangui par terre avant d’en boire quelques gorgées. Ensuite, il étudie les signes qui sont
apparus dans le bangui répandu sur le sol et les interprète.
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Mme Blé : « En 1991, lorsque je suis allée en vacances, les Ivoiriens disaient tous qu’il
fallait mourir de quelque chose et que tout ceci avait été inventé pour décourager les
amoureux (syndrome inventé pour décourager l’amoureux SIDA). J’y retourne aujourd’hui et
je constate avec amertume que le discours n’a pas changé pour la grande majorité d’entre
eux. Plus grave, ils refusent l’utilisation du préservatif car ils ne veulent pas faire l’amour
par «procuration».
En 10 ans, le taux de séroprévalence du VIH1 chez les femmes vues en consultation prénatale
est passée de 3% en 1986, à 14% en 1995.
La surveillance des femmes enceintes dans la ville de Daloa montre une séroprévalence à
8.1%.
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Adresses internet :
PNLS : cnls@africaonline.coci
Centre de documentation du PNLS
kone6@caramail.com
SOS VIOLENCES SEXUELLES
www.geocities.com/sosvx_online
sosviolsexuelles@hotmail.com
Conseiller ONU-SIDA :
- Mamoudou Diallo
onusida@africaonline.co.ci
Trois associations ont été visitées: Ruban Rouge, Lumière et Action et AMEPOUH (nous
vaincrons ensemble). Trois conseillers s’occupant des personnes vivant avec le VIH ont été
rencontrés. Leur travail consiste à faire des visites à domicile, du soutien moral, des prêts
d’argent aux familles et de la médiation familiale. Trois médecins bénévoles assurent chacun
une demi-journée de consultation gratuite par semaine.
Les enfants sont allaités malgré le risque de contamination parce que le ministère de la santé
soutient l’allaitement maternel. Les femmes connaissant leur statut sérologique proposent le
préservatif à leur partenaire qui souvent le refuse. Les tuberculeux dans les centres anti
tuberculeux refusent le test du sida parce qu’ils préfèrent mourir sans être inquiétés.
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4. Les traitements
Actuellement les associations s’inquiètent de la suite qui serait donnée au programme d’accès
aux soins initiés par le ministère de la santé ivoirien et la France. Après les 2 ans d’essai
comment les malades se soigneront-ils ?. En regard de leurs moyens financiers et du coût très
élevé du traitement. Le médicament coûte en moyenne 150 000 FCFA pour la bithérapie et
200 000 à 350 000FCFA pour la trithérapie. Aujourd’hui en Côte d’Ivoire moins de cent
personnes bénéficient des traitements. L’accès aux soins est très difficile.
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La population n’est pas au courant de l’existence des médicaments. Cette ignorance est
partagée par la plupart des médecins. Ils ne connaissent pas la procédure à suivre pour en
bénéficier et dans tous les cas, les moyens mis en œuvre ne permettent pas de répondre aux
besoins des malades.
5. Les hôpitaux
Un projet nommé Retro-CI a été lancé dans ce CHU, avec l’appui des USA. Celui-ci vise la
réduction de la transmission mère-enfant en administrant de l’AZT aux femmes enceintes
touchées par le VIH à partir du 8° mois de grossesse, et il est prévu d’associer dès 2003 des
essais vaccinaux.
Le CHU de COCODY ne possède pas de service de maladies infectieuses, Mme Blé n’a donc
pas pu entrer en contact avec un médecin traitant. Elle s’est adressée à l’Institut Pasteur pour
avoir les données épidémiologiques récentes, mais ils lui ont recommandé d’aller voir le
PNLS.
A Abidjan, les
outils de prévention
ne sont disponibles
qu’au programme
national de lutte
contre le sida.
La personne
chargée de l’audio
visuel nous a donné
les cassettes
suivantes :
« Les gestes ou la
vie de Kitia
Touré », «la
société africaine et
le sida » et « Joli
cœur ».
A la conférence internationale sur le sida qui s’était tenue à Abidjan en 1997, nous nous
étions procuré la cassette « Sida dans la cité » également fait en Côte d’Ivoire.
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Les Ivoiriens vivent en majorité en Ile de France. Cette implantation géographique est
motivée par la situation économique : après y avoir fait ses études, on y trouve plus
facilement du travail, ainsi qu’une infrastructure bien développée rendant facile le
déplacement à un coût moindre par rapport à la province.
Maintenant, la plupart des Ivoiriens vivent en France en famille, car même ceux qui arrivent
célibataires se marient ensuite et construisent une famille. Ils ont gardé leurs habitudes
culturelles.
Les parents enterrent leurs morts ensemble et font des fêtes du village ensemble.
Nous constatons deux situations suivantes lorsqu’une personne est malade, meurt au pays ou
dans l’immigration.
Durant son hospitalisation, le malade reçoit la visite de sa communauté. Seuls les proches du
kosu sont sollicités pour l’aider financièrement. A son retour au domicile une fête est
organisée afin de célébrer la guérison. En cette occasion, chacun apporte une cotisation d’un
montant fixé à l’avance. Par exemple, en 1997, nous avons cotisé pour l’une des nôtres qui
avait été malade pendant une longue période. Nous avons ainsi obtenu 14 000 FF. Cette
somme lui a été remise devant tous et peut être dépensée comme bon lui semble.
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Lorsqu’un immigré perd un proche resté au pays, un conseil de famille se réunit pour fixer la
date de la veillée funéraire en concertation avec l’association villageoise à laquelle appartient
l’intéressé. Tous les membres de l’association sont convoqués. Chacun se rend au domicile de
l’éprouvé pour lui présenter ses condoléances. Les parents proches lui apportent de l’aide
pour recevoir ses visiteurs. Afin de lui apporter un soutien moral, la plupart des membres de
l’association reste dormir auprès de lui.
Le jour de la veillée, un cahier regroupant le nom des participants et le montant de leur
cotisation est remis à l’endeuillé. Le montant total de la collecte est annoncé à l’assemblée et
remis immédiatement.
L’organisation est identique à celle du pays mais le montant de la collecte est très important
car nous avons l’obligation de rapatrier le corps en Côte d’Ivoire. Si la somme réunie ne
permet pas le rapatriement, une seconde collecte est organisée.
« L’homme qui meurt doit être enterré là où fut enterré son placenta le jour de sa
naissance…on considère que le plus grand malheur qui puisse arriver à quelqu’un et à ses
parents, c’est précisément de mourir et d’être enterré à l’étranger. » (7, p 17)
Constat fait au cours des actions de soutien aux personnes touchées par le sida à l’association
URACA : ces dernières années nous avons constaté une augmentation importante des
personnes touchées d’origine ivoirienne, notamment des femmes.
Ainsi, en 2001, 25% des personnes touchées par le VIH aidées par notre association étaient
d’origine ivoirienne c’est à dire un quart de ce public. De la même façon, parmi les personnes
rencontrées lors de l’action de solidarité communautaire aux malades hospitalisés, 26 d’entre
elles étaient ivoiriennes (24%). Or ce sont les professionnels hospitaliers qui nous contactent
pour les malades hospitalisés, ce pourcentage est donc peu influencé par la fréquentation
spontanée de l’association, mais il reflète assez bien les malades hospitalisés dans les services
hospitaliers du nord de Paris.
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Certains aspects du sida le rendent très proche d’une divinité traditionnelle. Ainsi est décrit
« Basilic qui est un serpent Dieu » (1, p 168) :
« Il a le pouvoir d’apparaître et de disparaître mystérieusement. »
Le sida est également bien mystérieux dans ses modes de contamination, qui peut dire quel
sera le rapport sexuel contaminant, pourquoi telle personne est atteinte alors que son voisin
coureur de jupons est indemne ? Les récits de guérisons mystérieuses fleurissent, peut-être
s’appuient-ils sur des représentations de ce type.
« Il crache du feu qui incendie forêts, savanes et vies. »
Le sida est largement aussi dévastateur que le feu.
« Il devient démesurément long et infiniment petit. »
Le sida envahit tout le corps, de même il s’étend peu à peu à la surface du globe, et touche des
millions d’êtres humains, dans le même temps le virus est si petit que les savants ont eu toutes
les peines du monde à l’identifier.
« Il ne veut pas qu’on le voie. »
Lorsque le sida contamine, il passe inaperçu, il est impossible d’identifier à l’œil nu une
personne séropositive. Qui peut dire s’il est atteint ou pas ? Il est toujours présent même
quand la charge virale est indétectable.
« Il tue celui qui le voit ».
Lorsque les signes du sida sont patents, c’est que le malade est proche de la mort. Savoir
qu’on est atteint ou que X est touché, c’est déjà être un peu mort. D’où l’effet pétrifiant de
l’annonce de la séropositivité. C’est comme le mythe de Méduse : il vaut mieux ne pas savoir.
Dans l’histoire du paradis terrestre, rapportée par Frédéric Bouabré Bruly, il est dit que :
« Zakolo, l’araignée était un malchanceux(...) Après avoir longtemps fui les fantômes, il prit
lui-même l’aspect d’un fantôme et devint très épouvantable à la vue de tout être qui pouvait le
découvrir et le regarder. Son corps était devenu un refuge de microbes géants. Une maigreur
pernicieuse faisait de lui le type le plus incontestable des allégories de cette terrible famine
qui ravageait l’humanité. La force de la misère hâta le blanchissement de sa chevelure. » (1,
p 237-238)
Dans ce récit le fantôme est le koué (force vitale) d’un ancêtre décédé. Si l’on écoute ce conte
en pensant au HIV, on constate que la description clinique peut s’appliquer mot pour mot à la
description d’une malade en fin de vie touché par le HIV. Or il est dit que Zakolo, l’araignée
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mythique a pris la forme d’un fantôme, le HIV est donc là directement comparable à un être
du monde invisible.
Cette description arrive après l’assertion qui dit que Zakolo était un malchanceux, ce qui
revient à dire, si l’on continue le parallèle, que la personne touchée par le HIV a été
contaminée car elle est une malchanceuse. Dans l’univers du non-dit africain, cette
affirmation implique automatiquement la recherche d’un sens, mais pourquoi est-elle
malchanceuse ? Pourquoi le HIV l’a-t-elle infecté ? C’est qu’il y a une raison située dans
l’invisible, une explication. C’est à cette recherche de sens que pourra répondre le Zirignon,
alors que le médecin expliquera par quel mécanisme physique la personne a été contaminée.
L’histoire se poursuit ainsi :
« Son aspect de fantôme épouvanta un certain nombre de concitoyens peureux, tandis qu’il
rendait railleurs quelques concitoyens apathiques au malheur de leur prochains. Du reste,
ses parents s’apitoyaient du mauvais état de sa santé et s’évertuaient d’y porter un remède
efficace. »
Là encore, les réactions de l’entourage peuvent s’appliquer à celles qui sont rencontrées par
les personnes touchées par le HIV.
« Il faut lui apporter notre soutien moral. Il ne faut pas qu’il pense à la mort. Mais d’autres
savent, ils ont peur d’approcher leur malade, soit, ils ont peur d’être contaminés, soit, ils les
rendent coupables de leur maladie. La manière dont ils ont parlé du sida au début fait que
les gens ont peur des malades du sida ». (CI)
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« La perception de l’univers est basée chez le Bété, aussi bien sur l’expérience vécue que sur
une vision mystique (…)Dans les spéculations courantes sur l’existence, les deux modes de
pensée s’enchevêtrent constamment, sans ordre apparent(…)le monde perceptible se
manifeste à l’homme grâce à un jeu compliqué d’invisibles force motrices. Selon ce théorème,
tout être et toute chose de ce monde possèdent leur contrepartie dans la sphère du surnaturel
(…)La notion de vie, par conséquent, est une notion par excellence bipolaire (…)
Aussi, par exemple, si la maladie résulte bien d’un maléfice jeté par le gougnon (sorcier),
elle sera traitée, en toute logique, à la fois dans son aspect occulte –par un acte exorciste ou
par un sacrifice expiatoire - que par des procédés habituels de médication empirique – par
l’absorption de remèdes, l’application de pommades curatives, la fumigation, etc.
…à la différence de la mentalité occidentale, définie par l’opposition fondamentale du
rationnel et de l’irrationnel, la mentalité paléo-africaine – celle qui est propre au Bété – se
trouve caractérisée par l’intime et permanente association, voire interpénétration des deux. »
(1, p 334)
L’existence du monde invisible est en permanence sous-jacente dans les propos tenus. Ce qui
permet de comprendre et d’expliquer les constatations faites par les chercheurs sur certaines
personnes séropositives qui ne développent pas la maladie après plus de 10 ans de
contamination. D’où vient leur protection ? En arrière plan se dessine aussitôt le monde des
ancêtres et des puissances tutélaires.
« Il y a des gens qui ont le sida et qui ont été guéris par les guérisseurs. J’aurais appris
qu'il y a des personnes ayant des anticorps qui combattent le sida. Les personnes
immunisées naturellement, il y a 1% dans la population mondiale ». (CI)
« Voici le cas de Monsieur Marquson qui était homosexuel et le premier contaminé qui
vivait avec quelqu’un avec qui il faisait l’amour constamment et qu'il n'a pas contaminé ».
(F)
« Je pense qu’au Zaïre il y a des femmes ghanéennes qui n’attrapent pas le sida malgré
leur métier. Les spécialistes veulent prendre leur sang pour faire des recherches ». (F)
L’étiologie invoquée est double, on pense qu’il s’agit effectivement d’une « maladie des
docteurs », scientifiquement connue ou maladie naturelle avec des modes de transmission très
bien identifiés, ce qui n’empêche pas de penser qu’elle est également due à une attaque
sorcière :
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« En Afrique il y a des sorts lancés qui se manifestent de la même façon que le Sida. Sans
avoir fait l’examen du sang, on dit, il a le paludisme chronique ou le sorcier lui a lancé la
maladie. La mort n’est jamais naturelle »(CI).
Dans un dialogue entre des hommes jeunes à Abidjan on retrouve juxtaposés les différentes
représentations bété de la maladie :
- Garçon 1 : « Il y a une personne à Issia qui a été guérie par la prière. Il a de la chance. ».
(Guérison grâce à l’intervention divine).
- Garçon 2 : « Est-ce qu’il a fait son test et son test était positif avant d’être soigné ? »
(Réponse liée à l’interprétation scientifique).
- Garçon 1 : « Dans certaines traditions, on attrape le Bagou lorsque l’on partage une
même femme avec ses frères. Les malades du Bagou ont les mêmes symptômes que ceux du
Sida. Par exemple, le malade de Bagou a la tuberculose ». (Etiologie traditionnelle causée
par une transgression d’interdit, associée à un diagnostic médical).
- Garçon 3 : « Mais la tuberculose est transmise par un virus . Est-ce que partager la même
femme que son frère a un rapport avec la tuberculose ? » (Réponse liée au raisonnement
scientifique).
- Garçon 1 : « Oui, quand le frère assiste aux funérailles de l’autre, à son retour chez lui, il
attrape la tuberculose ». (explication par une étiologie traditionnelle : la femme de son frère
est absolument intouchable, transgresser cet interdit sexuel c’est l’assurance de tomber
malade. De plus le moment de l’enterrement est considéré comme très dangereux, car c’est
l’instant où le mort peut attaquer celui qui l’enterre).
- Garçon 3 : « Ce sont des croyances ». (Réponse cartésienne).
- Garçon 1 : « Oui c’est l’Afrique. C’est la tradition »(CI). Comme le constate cet
interviewé, croyances ou pas, ces représentations sont l’une des réalités de l’Afrique dont on
ne peut pas faire l’économie.
Un dialogue très instructif a été recueilli dans un groupe d’Ivoiriens en France montrant que
malgré l’accès aux trithérapies, toutes les représentations traditionnelles restent au premier
plan:
Homme 1 : « Est - ce que tu t’es fait dépister ? »
Femme 1 : « Tu parles de sorcellerie. Est-ce qu’en sorcellerie, tu sais quand on te lance le
mauvais sort ?
Homme 2 : « Non tu ne sais pas. Mais c’est quand tu te lèves et tu vas voir un féticheur et
qui te dit voilà tel type t’a lancé un mauvais sort et tu ne peux pas dépasser tel nombre de
jours. Tu commences à devenir plus malade que tu ne l’étais. Si tu ne le sais pas tu es en
bonne santé comme le dit l’homme, il ne veut pas savoir jusqu'à sa mort. Mais le sida on te
dis déjà le jour où tu dois mourir. C’est ça qui fait que les gens ne veulent pas faire le
dépistage. Mais si je me lève pour faire le dépistage et qu’on me dit tel jour tu vas mourir,
j’aurai peur d’aller me faire dépister ».
Homme 4 : « Moi, je suis un «d’ethnie dida », donc le sida ne passera pas par moi ».
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annoncée à un patient africain, c’est ce substrat qui arrive au premier plan. Ainsi même
s’il n’est pas exprimé au médecin, c’est avec ces représentations que celui-ci travaille sans
toutefois en être conscient. C’est donc dans ce cadre qu’on doit resituer les refus de
traitements, les arrêts intempestifs, les difficultés d’observance, les dénis de diagnostics,
etc.
Le Sida reste donc malgré tout particulier, à la fois maladie naturelle, à la fois liée au monde
invisible, à la fois causé par Dieu, les sorciers, les ancêtres, nous-mêmes et un virus…
« C’est une illusion que l’homme se fait sur sa maladie. Le sida est un mauvais sort lancé
par son ennemi. Le sida est peut-être né de l’union de plusieurs maladies. C’est pourquoi
on accepte cette illusion par rapport à cette maladie. (CI)
Ce jeune homme comme la majorité des interviewés éprouve le besoin de donner du sens à
cette maladie. Il ne s’agit pas d’un seul sens, mais de plusieurs. C’est seulement lorsqu’on
accepte la co-existence des différents systèmes interprétatifs qu’on peut comprendre ce que
représente le sida pour les Bété qu’ils soient en France ou en Côte d’Ivoire.
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Il constitue un vecteur, une voie de passage entre les différentes parties du corps : « Comment
l’œil pouvait connaître quelque chose et que l’orteil pouvait ne pas le savoir ? Le sang n’est-
il pas le sens commun de tous les organes du corps ? » (1, p214).
Une autre histoire est racontée par B. Holas : « Un homme nommé Kwassi Diokwa qui,
retournant au village, laissa inopinément tomber par terre la pièce de kaolin rapportée sur sa
demade du gouloudyilé par le voyant Séli Tapolo, et voilà que du sang frais se répandit des
débris sur le sol. A cet instant, une femme qui avait assisté à l’incident s’écria : viens vers
moi, bel enfant de nos morts ! Et, en effet, un mois plus tard elle fut enceinte ». (1, p105-106)
Cette image évoque l’acte de l’accouchement, où l’enfant vient à la vie dans un flot de sang.
D’ailleurs l’arrivée du flux menstruel signe pour les Bété, l’habilitation d’une jeune fille pour
la procréation. Les ancêtres pour se réincarner ont besoin que le sang coule.
Principale voie de transmission pour le passage entre le monde des vivants et celui des morts,
le sang véhicule aussi le virus du sida, c’est la voie royale pour être appelé vers le souterrain
des morts.
« Dans tout mode de transmission de la maladie, il y a toujours le principal et les dérivés ;
ça veut dire que tout ce qui est en rapport avec le sang, est contaminant. Ce sont les
manières qui diffèrent, c’est-à-dire quand on fait l’amour avec quelqu’un et qu’il y a
frottement, il y a sûrement du sang ».(F)
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« Quelqu’un est malade et il a une blessure, celui qui le soigne a aussi une plaie alors ils
vont se contaminer. A ce moment là, qu’est ce que nous devons faire, c’est éviter le sang, ce
n’est pas facile surtout quand nous sommes plus proches des malades. Un enfant est en
train de souffrir, tu vas le laisser là, prendre le sang, donc c’est pour nous détruire. Dieu
nous a punis comme nous avons trop pêché». (CI)
Les explications médicales coïncident avec certaines représentations traditionnelles, ainsi les
données concernant l’accouchement, et en particulier le rôle du placenta sont facilement
intégrées.
« C’est vrai que le cordon ombilical, il y a l’eau, mais il y a aussi le placenta. L’enfant vit
en contact direct avec la mère et tout part par le sang. Mais quand la mère est enceinte, la
mère a son sang et l’enfant a le sien. C’est un moment de la délivrance que la
contamination est faite ». (F)
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modernité Lago Kepe, les ancêtres et le Sida, du Zirignon à la trithérapie - Mai 2001
« Nous avons cette maladie parce que nous violons nos coutumes, notre vie est différente de
celle de nos parents. Le non-respect des coutumes a entraîné la débauche sexuelle, la
prostitution. Nous ne sommes plus protégés. Nous sommes insolents devant nos parents. »
(CI)
L’idée chrétienne d’une punition divine sanction d’un comportement déviant rejoint les
conceptions traditionnelles de maladies et de désordres liés à la transgression d’interdits
sociaux et religieux.
« Le Sida est une malédiction… Dieu nous a donné un corps qu’il faut respecter, mais
nous en faisons ce que nous voulons. Le Sida est une punition, pour faire prendre
conscience aux hommes, ceux qui s’adonnent à la débauche de leur propre gré doivent
s’attendre à quelque chose, au Sida ou à une autre maladie»(CI).
Dans la culture bété, le sens de la responsabilité et la volonté sont des qualités primordiales
pour tout individu : « En pays bété c’est une chose courante de voir certaines personnes
s’infliger spontanément un interdit alimentaire afin de rehausser leur prestige ou pour
d’autres raisons d’ordre psychique : aux yeux du monde, une pareille « mortification »
prouve une volonté forte, apanage naturel des individus puissants, prédestinés à une brillante
carrière politique ». (1, p 42)
L’individu contaminé est jugé coupable à la fois de ne pas avoir respecté les consignes des
anciens, et de ne pas avoir écouté les conseils du corps médical, il est donc responsable de ce
qui lui arrive :
« Le Sida n’est pas une maladie comme les autres parce que c’est nous-mêmes qui faisons
qu’on a cette maladie. Les autres s’attrapent sans une intervention humaine, alors que le
Sida, nous savons qu’il faut se préserver pour ne pas l’avoir ». (CI)
« Si une personne venant de l’Europe est malade, on aura la même attitude envers lui que
celle qu’on a envers ceux d’ici : Manque de conscience ». (CI)
Cela signifie que le malade est coupable de sa contamination. Dans un premier mouvement, il
est jugé :
« Toujours il y a des profanes qui vont dire qu’il est allé chercher cette maladie. Les gens de
la rue vont agir ainsi. Les gens vont dire, tu es allé chercher l’argent et tu viens avec la
maladie »(CI).
Comme le veut la tradition, les maladies ou les malheurs envoyés par les ancêtres ont pour
objectif de faire revenir les vivants dans le droit chemin de la tradition ; les rituels et les
traitements prescrits ayant pour objet de rétablir l’équilibre : Harmonie entre le visible et
l’invisible, les vivants et les morts, l’individu et la société, le corps et l’esprit. L’invocation de
Dieu s’inscrit dans cette tradition:
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« C’est une maladie qui a permis d’assainir les mœurs. Les maris trompent moins leurs
femmes et les femmes moins leurs maris. C’est vraiment un fléau. Si on se place du point
de vue religieux, c’est un fléau salutaire, dans ce sens que ça nous ramène à des valeurs
anciennes d’abstinence et de fidélité par rapport au sida »(F).
L’extension de l’épidémie du sida signe le désordre social régnant du fait de la perte des
repères ancestraux. Ainsi, on assiste à des phénomènes inimaginables, avec une inversion des
rôles comme en témoignent ces propos :
Femme 1 : « On ne peut pas raisonner ainsi, il y a des personnes mauvaises. Un homme
qui a 50 ans se laisse faire pour son âge ! Celui qui doit dicter des bons comportements aux
autres, comment peut-il attraper cette maladie ? Un jeune fait une bêtise, on va dire c’est la
jeunesse, il est fou, on peut mieux comprendre. Mais j’ai une amie qui vient de me
téléphoner, mais je ne citerai pas son nom, sa mère a le sida. Elle me dit qu’elle a un cousin
qui est mort du sida. C’était su par tout le monde, parce qu’il a une excuse, il est jeune.
Mais une mère, elle qui doit donner des conseils de savoir-vivre à son enfant !».
Femme 2 : « Elle peut l’avoir attrapé autrement, pas par le sexe ».
Femme 1 : « Non elle l'a eu par le sexe. Je suis désolée «un rire » ». (F)
Mais le sida est aussi facteur de désordre car il entraîne à son tour une désorganisation
sociale avec :
La perte des solidarités traditionnelles :
« On a une mauvaise mentalité dès qu'on dit que celui là est séropositif, on le néglige.
Même s'il n'est pas malade, on le fuit. » (CI)
« Le malade est rejeté, les parents les rejettent, il est rejeté par la société. » (CI)
Une désorganisation familiale :
« Généralement lorsque quelqu’un a le sida, les gens l’écartent de la famille ». (F)
« La réaction des gens dès que tu as le sida, c'est que tu es rejeté par tout le monde, surtout
la structure familiale qui doit aider à mieux accepter ta maladie te rejette »(F).
Cela reste une maladie sorcière, où la victime devient à son tour bourreau :
« C’est une maladie qui est venue pour détruire le monde ». (CI)
« Des fois les gens sont atteints du Sida, ils veulent le propager, ils font tout pour que les
autres l’attrapent ». (CI)
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Fantasme ou réalité, cette interprétation est tellement répandue qu’il est évident qu’elle a un
impact important sur les mentalités. Cette projection renforce l’accusation qui pèse sur la
personne qui a transmis le virus, elle est coupable d’être séropositive et d’avoir transmis la
maladie. Cela permet de la voir comme mauvaise, comme bouc émissaire et de nier la
complexité des choses. La pensée est clivée, manichéiste.
Le sida est sorcier et, en tant que tel, il contamine à son tour ceux qu’il cottoie comme les
médecins et les chercheurs qui, de bienfaisants peuvent devenir malfaisants. D’ailleurs ne
sont-ce pas eux qui ont annoncé le fléau avant que le commun des mortels n’en prenne
conscience, ne sont-ils pas capables de voir au-delà du visible que quelqu’un est
contaminé…Bref la rumeur qui dit que le HIV sort d’un laboratoire continue à se propager.
« Quand les gens disent que le sida vient de l’Afrique, concrètement on ne sait pas d’où le
sida est venu. Mais je suis sûre que les gens sont morts avant la découverte de ce virus.
Qu’est ce qu’il faut maintenant ? Faire la recherche et en faisant des recherches, créer
d’autres microbes, comme vous l’avez dit, il y a des microbes qui se créent en
laboratoire »(F).
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Or le message véhiculé par le corps soignant avant l’arrivée des trithérapies pendant plus de
15 ans et qui continue à être le message véhiculé en Afrique est celui d’une condamnation à
mort.
« En fait, on connaît la maladie et le traitement. Il y a ceux qui prennent le traitement de
façon traditionnelle, eux ils pensent qu’on peut le soigner. Si tu arrives à l’hôpital, on ne
peut plus te soigner ». (CI)
Que faire face à une maladie sans remède, certains adoptent alors une attitude fataliste, s’en
remettant à Dieu ou au destin :
« Je ne sais pas. Certains disent qu’il faut mourir de quelque chose. Il faut dire au Bon
Dieu d’épargner les enfants ». (CI)
« Le seul traitement que je connais, je pense qu’il faut mettre sa vie dans les mains de
Dieu . Jusqu’à présent si les Français n’ont pas trouvé les médicaments, nous autres nous
faisons de notre mieux pour nous soigner, en attendant, il faut se donner à Dieu» (CI).
Pour toute maladie, les traitements envisagés sont directement liés aux interprétations de la
maladie. Puisque différentes étiologies cohabitent pour le sida, dans la majorité des cas,
différents traitements sont préconisés en même temps, se complétant les uns et les autres :
« Il y a plusieurs manières de soigner ». (CI)
« Les traitements du Sida et de ménébagou sont identiques. Les totems à respecter sont les
mêmes. Si le totem est bien suivi, tu peux guérir . Le patient reste 1 an ou 4 ans sans
rapport sexuel, il ne faut pas manger telle viande». (CI)
Dans cette conception, prévention et traitement se rejoignent, les interdits ancestraux
recoupent les interdits médicaux.
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Oscillant entre interprétation traditionnelle et médicale du Sida, les Africains souhaitent que
les médecines collaborent afin de répondre à l’ensemble de leur questionnement :
« Nous, qui avons compris que les deux sciences ne sont pas contradictoires. Les deux
médicaments peuvent être complémentaires ». (F)
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F. Le sida et la mort
Comme partout, la mort est sans cesse rappelée comme une fin inéluctable : « Selon la
formule classique de nos wezewezegnoa, Digbeu-Tety-Gazwa né te be wu ; en termes moins
poétiques, cela veut dire que la Mort n’épargne personne ou, mieux, la Mort est, avec les
rites qui l’accompagnent, la chose au monde la mieux partagée. » (7, p 5)
Mais si l’on sait qu’on doit mourir, on ne sait pas quand, car l’heure est écrite mais elle reste
secrète : « C’est un problème de conscience, De toutes les façons je dois mourir un jour
pourquoi chercher à le savoir ». (F)
« Tout le monde a peur de la mort et actuellement le sida est égal à la mort. Dans la bible,
on ne sait pas quel jour on va mourir, alors qu’avec le sida, on te dit, tu vas mourir tel jour.
Tu le sais déjà, soit dans 6 mois. Cela fait peur quel que soit le courage. Tu n’as pas dit que
je vais aujourd’hui à l’hôpital pour connaître le jour de ma mort, c’est un problème ». (F)
Le fait que le sida soit encore et toujours assimilé à la mort reste le principal frein au
dépistage, puisqu’il est vécu comme une annonce inéluctable d’une mort prochaine, et
contrairement à ce qu’on aurait pu penser, en France cette interprétation reste au premier
plan :
« Mais le sida, on te dit déjà le jour où tu dois mourir. C’est ça qui fait que les gens ne
veulent pas faire le dépistage. Mais si je me lève pour faire le dépistage et qu’on me dit : tel
jour tu vas mourir, j’aurai peur d’aller me faire dépister ». (F)
Si la mort est inéluctable, elle n’est jamais fortuite. Elle comporte en elle-même l’association
de plusieurs éléments :
A l’heure de sa mort, nul droit de protester, car c’est l’individu lui-même qui a fixé son
échéance ultime : il l’a voulue :
« Les Dieux de l’au-delà sont des Dieux immatériels. Leur rôle se circonscrit dans l’au-delà,
à la naissance et à la vie posthume : Talébalo, le Dieu de la naissance est présenté avec des
traits humains. Ses yeux globuleux le rendent horrible… Il reçoit les hommes avant leur
naissance au cours d’un interrogatoire décisif concernant leur vie sur terre. Chacun est
amené à répondre à deux questions fondamentales de Talébalo : « Que désires-tu faire sur
terre ? Pour combien de temps ? » L’option est libre mais irréversible. Chaque homme
choisit une fois pour toutes une carrière honorable ou médiocre, une vie longue ou brève, en
raison de son courage ou de sa lâcheté… Pour le Bété, l’homme est à la fois déterminé et
libre » (4, p 18)
L’idée d’assumer ses choix et ses responsabilités quant aux conséquences de son mode de vie
se retrouve dans les commentaires des interviewés :
« Celui qui se drogue assume les conséquences de son acte, celui qui fume paye les
conséquences de son acte aussi. Celui qui fume peut avoir le cancer du poumon. Cela
n’empêche pas les gens de fumer ». (F)
La principale cause de mortalité est bien la sorcellerie, qu’elle s’exprime par une maladie,
un accident ou toute autre chose. Parlant des rituels funéraires, F.Dedy Séri déclare :
« Pleurer, c’est aussi tenter de déterminer la cause de la mort de votre proche, d’où le
rite d’interrogation du cadavre. La mort n’est jamais naturelle : elle est, chez l’Africain,
causée par une force maléfique que détient le sorcier. Le plus souvent, c’est parmi les
proches du défunt qu’on identifie les coupables, ce qui confirme le dicton repris par feu
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Ernesto Djédjé et selon lequel « si la lance t’atteint au point mortel, c’est ton frère de
sang qui l’a lancée ». » (7, p 15)
Si chaque Bété sait qu’il doit partir le moment venu, cela ne l’empêche pas de redouter cet
instant :
« Le chemin qu’emprunte les âmes est semé d’obstacles et d’embûches. Le zouzouko (l’âme)
se dirige d’abord vers le kouguéi…un lieu d’épreuve. C’est une liane de corde tendue au
travers d’un précipice au-dessus du cours d’eau sacré sur laquelle ne passe que l’âme sans
péché. Par contre le zouzouko ayant caché ou omis d’avouer un péché, glisse sur ce pont et
tombe dans l’eau, ce qui lui permet de se présenter à nouveau, en l’état de pureté exigé, à
l’épreuve d’équilibre. Celui à qui revient la charge d’examiner les âmes venant de la terre
est, à en croire le manuscrit de Frédéric Bouabré Bruly « un immortel nommé Digbeu Téti
Dawaï, le Premier juge sans pitié qui se tient au Carrefour de tous les chemins et possède le
secret de la connaissance du bien et du mal : il découvre les péchés des âmes en lisant sur
leur corps et dans leurs yeux…il possède tous les moyens pour torturer les âmes méchantes,
tels que sa force musculaire, fouets, épées, et feux où les âmes trouvées coupables se
consument pour devenir néant ». Par contre, les zouzoukos reconnus justes par le terrible
examinateur sont conduits, les formalités remplies devant lago-Dieu, « maître de la vie et du
bonheur éternel », dont les attributions essentielles consistent à superviser l’éternel va et
vient des énergies dynamiques entre les deux mondes ». (1, p 102)
La mort reste le passage ultime, l’abandon de la vie, la découverte de cet après ou du néant, la
renonciation nécessaire à la vie individuelle, la perte de soi et des autres. Chacun se retrouve
face à lui-même…
« Une personne normale ne peut pas dire que la mort ne l’effraie pas, la mort te remet en
question ».(F)
« Qu’est-ce que j’ai pu faire de ma vie ? Quand c’est une personne d’un certain âge qui se
pose la question : "qu’est-ce que j’ai pu faire de ma vie", il se laisse aller. Si c’est un jeune
homme de 25 ans ou de 30 ans, il va chercher au contraire s’il est bien entouré pour vivre
parce qu’il est jeune. Non, il va tuer les autres ». (F)
La mort ou les morts entraîne les vivants dans son sillage, c’est pourquoi les enterrements
sont des moments à haut risque pour les vivants. Lors de ceux-ci, « La « souillure », est
conçue par les Bété comme une véritable contamination au sens presque matériel : elle
ressemble à une couche, sans doute invisible par définition mais dangereusement active, qui
recouvre ou enveloppe toutes les personnes et les choses ayant été précédemment exposées au
contact du cadavre ». (1, p 199) S’ensuit donc un lavage purificatoire auquel seront soumis
tous ceux qui auront été exposés au cadavre.
« Oui, quand le frère assiste aux funérailles de l’autre, à son retour chez lui, il attrape la
tuberculose ». (CI)
Un proverbe bété dit :« On ne regarde pas le cadavre si l’on n’a pas envie de mourir. Ce qui
signifie : n’attirez pas le mauvais sort. » (1, p 271)
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G. De l’aveu à la guérison
Dans la culture bété existe un élément capital : c’est l’importance accordée à la faute avouée.
Un proverbe bété dit : « la douleur de la plaie ne prend fin qu’avec sa cicatrisation »,
interprétée par B.Holas ainsi : « les conséquences d’ un méfait ne disparaissent qu’après
l’expiation. » (1, p 273) Cela concerne exclusivement soi-même, ses proches et sa famille. Ce
n’est pas une confession destinée à obtenir un pardon religieux, mais un rituel qui a pour objet
de régler d’éventuels problèmes familiaux et sociaux.
• Au moment de la naissance, si l’enfant a été conçu avec un autre homme que le mari, la
femme doit « l’avouer » afin qu’il n’arrive rien de mauvais à son enfant, ou à elle même.
Dans cette tradition patrilinéaire, la femme enceinte devra ramener l’enfant dans la famille
de son père géniteur afin qu’il en hérite. Cet aveu se fait dans le groupe des vieilles
femmes de la maison.
• Au moment de la mort, comme on l’a vu dans la description des rites funéraires, chacun
doit « avouer » les fautes qu’il a commises envers le mort afin d’être libéré de celles-ci, de
régler d’éventuelles dettes et de pouvoir vivre en paix :
Après un décès, « dès le début de l’après-midi du troisième ou quatrième jour,…se présentent
devant le corps exposé les parents pour dire leurs adieux, confesser toutes leurs injures
commises de son vivant à l’égard du disparu et lui en demander pardon ; certains fautifs
jettent alors, pour obtenir plus sûrement la réconciliation, de menus présents aux pieds du
mort ». (1, p )
Après la mort, « le rite de lavage comporte d’habitude deux séquences, la première ouvrant
la période de veuvage et la seconde rendant le conjoint survivant à la vie normale. La
purification elle-même est toujours précédée d’un énoncé exhaustif des fautes commises au
détriment du mort par le veuf ou la veuve et les orphelins. Ceux-ci après s’être tous confessés,
accomplissent le crachement d’eau rituel en signe de pénitence et de bénédiction. ». (1, p)
« Dès l’accomplissement des opérations prescrites pour la cérémonie de levée du deuil, la
veuve – sauf si son âge le lui interdit (ménopause) – est obligée de choisir un nouveau mari
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parmi les membres mâles de sa belle-famille, tandis que les orphelins impubères, eux
désignent leurs futurs tuteurs ». (1, p)
Dans le processus de restauration de l’équilibre social chez les Bété et de résolution des
conflits, les femmes ont un rôle déterminant. A l’occasion des naissances et des deuils, elles
sont celles à qui l’on doit avouer ses fautes pour qu’un processus de renaissance et de
restauration du lien social s’enclenche.
Le Sida, annonce de mort, induit le même processus. Une jeune fille parle ainsi dans un
groupe de filles :
« il (le malade du Sida) est rejeté par la société, les parents les rejettent. On connaît une
fille malade, on va chez elle pour la réconforter, on bavarde avec elle, on va à l’église prier
pour elle. Aujourd’hui, ça va un peu mieux pour elle. Elle reconnaît s’être adonnée à la
débauche ».(CI)
On voit là que le groupe de filles a reproduit de façon informelle les rituels familiaux et
permis à la malade une renaissance symbolique qui lui a redonné une place dans le groupe.
C’est seulement lorsque cette démarche a été faite, que le pardon peut être obtenu et sans
celui-ci, il n’existe pas de « guérison possible », guérison étant là synonyme de restauration
de sa place dans le groupe social et familial.
« Je t’accepte tel que tu es, mais je ne te fuis pas. Celui qui se drogue assume les
conséquences de son acte, celui qui fume paye les conséquences de son acte aussi. »(F)
Ce pardon est systématique de la part de la mère sauf en cas de faute majeure qui peut aboutir
au bannissement (inceste par exemple).
Un proverbe bété dit : « tu mets ton enfant au dos, mais tu ne le tapes pas jusqu’à le faire
tomber », c’est-à dire qu’une mère ne laisse pas tomber son enfant quelle que soit la faute.
Parlant de l’annonce d’une séropositivité un interviewé déclare : « On est obligé d’informer
sa famille. On doit commencer par la mienne. C’est d’abord maman parce qu’elle va
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comprendre, elle ne va pas te crier dessus. Elle va d’abord te conseiller, chercher une
solution. Alors que ton père va crier sur toi, te taper s’il est fâché. Alors que tu n’as pas le
moral. C’est la raison pour laquelle la maman est bien placée, c’est l’affection qui prend le
dessus ou la sœur aînée, il faut trouver le bon moment pour aborder les problèmes de la
vie. Si elle a une mauvaise réaction, alors ce n’est pas la peine ».(CI)
Ne pas avouer une faute entraîne un sentiment de culpabilité tel qu’il est insupportable et ne
laisse pas la personne en paix.
Quelles fautes doivent-elles être avouées ? Il s’agit de celles qui mettent l’équilibre familial,
social, lignager en danger. C’est dans ce contexte que le sida s’inscrit. Maladie sexuellement
transmissible, il signe l’infidélité, les relations hors mariage, hors accord entre familles, hors
désir de procréation et de perpétuation lignagère.
« Les gens avaient la « GONO » (chaude pisse) à l’époque peut être la gono ne tuait pas,
mais c’était une maladie honteuse. Comme la syphilis, le cancer on en meurt, mais ce n’est
pas honteux parce que ça ne touche pas le sexe ». (F)
Donc, qui dit MST, dit faute et aveu indispensable à la protection de la collectivité. Cet aveu
difficile amène au pardon qui permet le soutien par le groupe et par la famille.
« On peut dire qu’il a contaminé les autres. Oui au début on aura cette réaction et après on
va essayer de comprendre son histoire pour l’aider »(CI).
Lorsque l’on dit que l’on peut en parler à sa mère, sa femme, etc. cela comprend de façon
implicite l’aveu de la faute commise, car la personne le demandera obligatoirement. Même si
ce n’est pas dit explicitement pour un Bété « dire » dans ce cas, c’est obligatoirement avouer.
Pour une personne séropositive, les interlocuteurs possibles sont donc ceux qui peuvent
entendre, ceux qui pourront pardonner et qui sauront l’aider, le conseiller, le guider.
A : « Je peux parler de ma séropositivité à ma femme et à ma mère».
B : « Moi, je me confierai à mon ami parce que je lui fait confiance plus qu’à ma femme ou
à mon frère. Le service que ton ami peut te rendre, ton frère ne peut pas te le rendre ».
C : « Moi je préfère le dire à ma femme parce qu’elle est concernée ».
D : « J’informe mes parents pour prendre les précautions, si j’ai des enfants, voir comment
gérer la famille parce que je suis à la porte de la vie ».
E : « Les gens ne le disent pas à leurs parents de peur de se faire rejeter ».
C : « Moi, je trouve que le 1er interlocuteur, c’est moi-même. Si toi, tu as conscience de ta
maladie tu peux aller vers ton prochain. Il y a des gens qui ont cette maladie et ils n’ont pas
la force d’aller vers leur prochain pour leur dire : moi-même si je suis atteint et par mon
expérience voilà comment il faut se comporter ».
D : « Dès l’instant que tu l’as, l’annoncer à ta femme est une épreuve difficile. Ceci sera
également difficile pour une femme. » (CI)
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H. Le pouvoir du verbe
Le pouvoir du verbe est à double tranchant, il peut être bénéfique pour celui qui connaît
toutes les subtilités du maniement des mots, comme maléfique en déclenchant des puissances
destructrices, ainsi que l’illustre un autre extrait de la légende de zakolo, l’araignée : « Quand
vous savez manier votre verbe à propos, la nature vous écoute, elle vous comprend, elle
analyse, juge votre demande, l’agrée, obéit à vos ordres et exécute sans défaillance le travail
de votre désir. La nature veut que le solliciteur prenne une attitude d’esclave, mais d’un
esclave plein de sagesse, d’intelligence, de prudence. Car la nature est, quoique des fois
stupidement docile, fougueuse et écrasante. » (1, p 165) Suivant les conseils de l’oiseau
initiateur, zakolo ayant appris le verbe arrive à amadouer la panthère par la ruse et à l’amener
chez la déesse vieille. Comme le dit B.Holas : « L’éloquence du verbe a une puissance qui
dompte le naturel aussi bien que le surnaturel » (1, p 167)
La toute puissance des mots implique que dire la chose, c’est la faire exister. On peut
également atteindre quelqu’un en prononçant son nom, c’est pourquoi les noms d’initiation
restent secrets. Le pouvoir du verbe est tel que la décision de parler ou non peut entraîner la
mort :
« Celui qui est contaminé garde l’information pour lui et s’il est très méchant, il contamine
tout le monde ». (F)
Comme le dit B. Holas : « Lorsque quelqu’un en butte aux soupçons (d’adultère) vit des
« jours noirs », la rumeur publique lui a « enlevé la voix, la parole » ; plus tard quand on
aura chassé les ombres de sa face, on dira de cette personne qu’on lui a « rendu le verbe » ».
(1, p 191)
« Moi je pense que c’est difficile à cause des mauvaises langues. Vous avez des bonnes
relations avec les gens, mais dès qu’ils apprennent un petit défaut ils en profitent pour te
salir. C’est ce qui fait que les gens sont méfiants . Comme on le voit souvent dans le film ou
dans les sketches, certaines personnes veulent volontairement contaminer les autres. Ils
sont de mauvaise foi et même criminels, donc ils préfèrent ne pas en parler et continuer à
vivre avec la maladie». (CI)
Le sida est une maladie sans nom, les Bété ne se sont pas appropriés cette épidémie en la
nommant, c’est donc par la métaphore qu’on continue à la désigner:
« Au village nous n'avons jamais vu un malade du sida. Quand quelqu’un est atteint du
sida, on ne dit jamais qu’il a le sida. On dit souvent qu’il a le paludisme ou ils disent une
maladie sans remède (aneïgou) ». (CI)
« Quand les gens sont malades, ils peuvent maigrir, mais aujourd’hui quand tu meurs
après une maladie, nous disons, il est mort de la chose, de notre vilaine maladie »(CI).
Or comment prendre en considération une telle réalité puisque sans nom, on n’est rien :
Comme le montre un autre extrait de la légende de zakolo : « Ma mère, je t’ai fait connaître
que je n’ai pas de « nom ». Dans ma famille même, personne ne me « connaît ». Je suis
considéré comme un esclave ; moins que ça, comme un ver de terre ; et plus ou moins que ça
même, comme une merde...C’est pourquoi je viens puiser auprès de toi la science du
« nom » » (1, p 163)
Une chose semble n’avoir d’existence que lorsqu’elle est nommée. Comment sans cela peut-
on se la représenter, la concevoir, ou encore plus changer de comportement face à elle. Or le
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nom Sida n’est pas un nom bété, c’est un mot importé, fabriqué artificiellement par des
scientifiques.
Il a été connu de tous par le pouvoir des médias, surgi du néant, il est tombé sur la terre
comme la foudre.
Comme le soulignent très justement deux interviewés, si la médiatisation mondiale et
tonitruante sida=mort avait pu être évitée, les réalités entourant cette maladie seraient sans
doute différentes. Cette parole mondiale et dominante a probablement considérablement
aggravé la souffrance des individus confrontés à cette épidémie.
Cg : « La manière dont ils ont parlé du sida au début fait que les gens ont peur des malades
du sida. C’est parce que dès le départ ils ont dit que le sida tue ».
Ag : « Si on avait dit uniquement que le sida est une maladie grave, il faut s’en méfier sans
dire que le sida tue, les gens réagiraient d’une manière différente ». (CI)
Comme dans toute l’Afrique, nommer quelque chose de mauvais, c’est l’appeler, le faire
venir, avoir un comportement sorcier. Cela aboutit à l’impossibilité de s’approprier cette
nouvelle maladie, non identifiée par les ancêtres donc sans nom, et qu’on ne peut nommer
sous peine de la faire venir. Nommer le sida c’est directement annoncer la mort. Nous
sommes là bien loin de la conception occidentale qui donne à la parole un pouvoir
thérapeutique en soi, où nommer le mal c’est l’exorciser, l’assimiler psychologiquement pour
pouvoir l’affronter. Dans l’univers bété, c’est impensable, seul le sorcier nomme le mal.
Si une personne parle de quelque chose de malheureux et que ce malheur survient on dit
qu’elle est sorcière (attention, ne conduit pas trop vite sinon tu vas avoir un accident, et
l’accident survient), car on considère que c’est sa parole qui a attiré le malheur. Cela explique
en partie le fait que ce sujet de conversation bien qu’étant une préoccupation primordiale est
très rarement et très difficilement abordé spontanément :
« Je ne sais pas, je n’aime pas aborder ce sujet, c’est tellement grave que juste là je touche
du bois (le sort s’éloigne de moi). Il n’y a pas quelqu’un de ma famille ou de proches que je
connais et qu’il a cette maladie »(F).
« C’est la première fois que je parle de cette maladie »(F).
Le pouvoir du verbe est tel que dans la tradition, on affuble les choses auxquelles on tient de
noms ridicules, afin d’écarter d’eux l’attention des sorciers. Ainsi, chez les Bété : « le
kpakpanyinidiépo, assimilé à la conscience ou à l’intelligence, est conçu comme une parcelle
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divine dans l’homme grâce à laquelle ce dernier, surpassant toute autre espèce animale, tend
à l’immortalité et constitue ainsi un chaînon entre le divin et le matériel… Tout en gardant
son caractère parfaitement abstrait dans la conception philosophique de l’homme, (il) trouve
son image dégradée dans la nature sous la forme d’un humble insecte hémiptère, le puceron,
vivant en colonies et excrétant un liquide jaunâtre à qui, en fait, il doit son nom de bête-qui-
produit-une-matière-puante. Le choix d’un tel nom qui , s’il n’est pas entièrement scabreux,
n’a en soi rien de flatteur, et pour la plus noble qualité de l’être humain il est pour le moins
inattendu : il résulte pourtant d’une correspondance fonctionnelle parfaitement claire pour
celui qui comprend le langage caché. .. Le nom … a été probablement choisi dans l’intérêt de
détourner de son porteur, par le mécanisme couramment utilisé dans les sociétés archaïques
de l’Afrique, les jalousies dangereuses des mauvais esprits. Matérialisée de la sorte,
l’intelligence de l’homme peut désormais revêtir un déguisement de figure allégorique et
vivre, dans la littérature orale bété, de nombreuses et édifiantes aventures ». (1, p 32-33)
Les médecins en Afrique n’exercent pas dans un contexte comparable à leurs collègues
européens, ce qui conduit à des pratiques différentes :
Socialement, c’est la communauté qui prime et non l’individu, la parole est considérée
comme une arme potentiellement sorcière et les traitements efficaces ne sont toujours pas
disponibles sur place. Cela conduit donc à annoncer le diagnostic non au malade (pour le
protéger du choc psychologique), mais à la personne dans la famille la plus apte à l’entendre.
Cette personne dépositaire du poids moral de la maladie devra prendre soin du malade,
l’entourer, lui laisser le maximum de ressources psychologiques pour faire face à son mal et
prendre les décisions qui concernent le cercle familial.
« Les médecins ne disent pas directement au malade, mais ils le disent à ses proches. »(CI)
« Il ne faut pas qu’il pense à la mort. Il y en a qui ne font pas part à leur malade. » (CI)
Comme partout, la parole est possible sur certains sujets uniquement si l’on respecte les codes
et les usages culturellement et socialement acceptables :
« On parle de sexualité dans les mêmes classes d’âge. On a cette méthode depuis la société
traditionnelle. On ne parle pas de sexualité entre les vieux et les jeunes. Le plus souvent ce
sont des jeunes qui parlent de sexualité entre eux de manière ironique ». (CI)
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X.
L’éternel combat
des hommes et des femmes
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« Mayé était le chef des guerrières, qui, vivant séparées des hommes depuis les débuts du
monde, étaient toutes vierges. Elles livraient des combats furieux aux mâles et sortaient
toujours victorieuses.
Un jour de chaleur, Mayé eut envie de boire du vin de palme. Elle se rendit auprès du
palmier des hommes, et ceux-ci lui en offrirent jusqu’à ce qu’elle s’enivrât. Les hommes,
profitant de son état d’impuissance, la tuèrent.
Quand elles apprirent la mort de leur chef, toutes les femmes se rendirent aux hommes. Mais
elles ne se consolèrent jamais de leur défaite : nous nous marierons, chacune à un homme, se
sont-elles dit, mais nous nous vengerons, commettant l’adultère et brouillant à jamais nos
époux entre eux. » (1, p 60)
Ainsi, il est dit que, depuis ce jour, même mariées, les femmes ne cessent de se venger de leur
défaite par l’infidélité conjugale. Le HIV réactualise ce mythe par son lien intrinsèque avec la
sexualité.
Le mariage semble ne pas faire réellement lien dans le couple en matière de sexualité, chacun
restant dans son monde et dans sa logique :
« Nos hommes jouent souvent la carte solo. » (F)
Ainsi, au delà de ce qu’on croit connaître de son partenaire, existent d’autres réalités, de sa
vie passée, ou même, qui sait, du passé et de l’inconscient collectif .
Un homme interviewé déclare: « Celle qui tient à sa santé utilise les préservatifs. On ne
peut pas connaître une personne dans son ensemble. C’est impossible, c’est une illusion
lorsque les gens disent, je connais mon homme. Toi-même tu ne te connais pas, comment
tu peux connaître l’autre. Les gens passent 10 ans, 15 ans et à un moment donné tu dis,
« je ne savais pas qu’il était comme ça ». C’est à ce moment là qu’on se rend compte qu’on
ne peut pas connaître parfaitement une personne dans son ensemble. Je connais mon
homme je peux sortir avec lui sans préservatifs. C’est ce qu’elles disent généralement. Or
ce dernier, on ne connaît pas son passé. Elle risque sa vie avec lui sans utiliser le
préservatif ». (CI)
Le sida, maladie mortelle et sexuellement transmissible renvoie à la guerre originelle entre les
sexes, dans laquelle, hommes et femmes se renvoient l’accusation d’infidélité :
Un jeune homme:
« Je demande à mes sœurs de changer de mentalité. Les filles ont tendance à sortir avec
n’importe quel garçon ».(F)
Une femme : « La femme peut s'abstenir et se donner à un monsieur qu'elle aime bien, au
départ, le monsieur peut bien se comporter. Mais à partir d'un certain temps, il aura plein
de copines, des maîtresses. Les femmes sont très exposées dans cette situation. Elles n'ont
pas de choix. » (CI)
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De la même façon chaque sexe accuse l’autre de refuser le port du préservatif car celui-ci
matérialise une infidélité dont l’idée est insupportable même si elle est estimée inéluctable.
Un garçon dit : « Il est difficile d’utiliser les préservatifs car les filles que je rencontre le
refusent. Pourquoi elles refusent ? Elles pensent que tu les trompes, ou que tu es malade ou
que tu ne l’aimes pas. Mais est-ce qu’elle t’est fidèle ? » (CI)
Une jeune fille : « Dans le foyer, c'est très difficile si le mari est un coureur de jupons. Je lui
demande d’utiliser les préservatifs, il ne veut pas. ». (CI)
Une femme : « Les jeunes, les vieux et tout le monde, quand tu leur proposes les
préservatifs, ils disent non, c’est parce que tu ne m’aimes pas, si tu m’aimes, tu n’allais pas
te méfier de moi ». (CI)
Une version du mythe originel dit que les hommes profitèrent du fait que l’ensemble des
femmes étaient enivrées pour les engrosser, une autre qu’elles étaient consentantes mais une
fois grosses qu’elles se justifièrent en accusant les hommes de les avoir saoulées pour
parvenir à leurs fins. Dans cette dernière, la chef des femmes est appelée Digbeunon, et celui
des hommes Dalo Kameu :
« Elle vint à la porte du village des hommes et fit la déclaration de ses griefs :
-Dalo Kameu, dit-elle, tes garçons ont violé mes filles, Demain, je me sacrifierai pour les
venger.
- Lorsque j’ai interrogé mes enfants, ils m’ont révélé que tes filles se sont prostituées à cause
du bangui (vin de palme). Elles se sont rendues à leurs palmiers sans y être invitées. Ils leur
ont offert à boire et ont eu des rapports avec elles. Mes garçons ne se sont jamais rendus
dans votre village. Que je meure par ta main si je mens. Tu mourras au contraire si tes griefs
ne sont pas fondés.
-Femmes…j’ai eu soin de vous mettre dans un village et vous vous êtes prostituées pour du
bangui. Je meurs par votre faute…N’ayez jamais de chef, vous et votre postérité. Soyez
volages et vulgaires. Que l’on abuse de vous à vil prix. Digbeunon proféra ces imprécations
avant de mourir.(4)
Ce mythe donne l’image d’une sexualité antisociale avec une transgression des interdits
familiaux, des normes sociales et, dans le contexte actuel, des consignes sanitaires. Le plaisir
individuel prend le pas sur l’équilibre du groupe, l’égoïsme sur le devoir de solidarité.
« Il y a aussi des filles riches qui font le trottoir par plaisir et certaines le font pour chercher
leur bonheur ». (CI)
Une jeune fille parle ainsi :
« Il faut d'abord connaître son partenaire pendant un certain temps avant de s'engager. De
nos jours l'engagement n'a même plus de sens, nous nous donnons à qui nous
voulons »(CI).
Un homme : « Les filles ont tendance à sortir avec n’importe quel garçon et elles ne sentent
pas le plaisir avec le port de préservatifs. Comme elles ne sentent pas le plaisir, alors elles
refusent les préservatifs ». (CI)
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Le postulat de l’infidélité mutuelle des deux sexes aboutit à des conclusions paradoxales sur
le « bon côté » de l’épidémie venant contrebalancer la nature volage des hommes et des
femmes :
Un homme : « C’est une maladie qui a permis d’assainir les mœurs. Les maris trompent
moins leurs femmes et les femmes moins leurs maris. »(F)
Une femme : « En tant que femme, peut-être je vais être méchante, mais je trouve que c’est
bien parce que les hommes ont commencé à réfléchir et font plus attention et les femmes
aussi. »(F)
Pour rétablir l’équilibre dans un couple quand l’infidélité de la femme est mise à jour, il existe
un cérémonial dans la région de Daloa, associant suivant les coutumes traditionnelles aveu,
rituel et pardon . Mais hommes et femmes ne sont pas logés à la même enseigne, même si
tous deux doivent affronter la réprobation du groupe, la honte :
« Il existe, à en croire notre informateur de Daloa, une technique spéciale de « chasser les
ténèbres », en d’autres mots : un cérémonial de purification spécialement adapté en matière
d’adultère…
Il ne semble pourtant pas, étant donné les principes « patriarcaux » qui régissent la société
bété, que l’époux adultère soit exposé –à part l’évidente désapprobation de son acte par
l’opinion publique- à des obligations coutumières de la sorte : ces dernières frappent surtout
la femme. Aussi, toute épouse infidèle doit-elle commencer sa contrition en nommant son
complice devant le conseil des anciens et en présence de son mari, cette déclaration étant
obligatoirement confirmée par la demande du pardon moyennant le rite de crachement décrit
plus haut sous le terme niou ona hounou. » (1, p 191-192)
Le HIV est donc inévitablement lié à cet enchaînement : sexualité, adultère, honte, aveu
Femme 1 : « Il y a aussi une histoire de honte. »
Femme 2 : « Pour le sida on dit que les gens l’ont eu par le rapport. Ils ne cherchent pas les
autres modes de transmissions. Pourtant il y a des gens qui l’ont eu par transfusion
sanguine. »
Femme 1 : « Même s’il dit qu’il l’a eu par transfusion sanguine les gens ne le croiront pas,
c’est une erreur. »
Femme 2 : « Cause toujours ! »
Femme 1 : « En gros tu es infidèle, tu as fait ceci cela et on t’a puni. » (F)
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B. L’amour et la mort
Au cours des rituels funéraires, lorsqu’un homme meurt, son épouse se retrouve confrontée au
clan des femmes de la famille les Yolokola et elle doit « avouer » son éventuelle infidélité :
« C’est pourquoi les Yolokola l’interpellent (la veuve) au cours des funérailles, 24 heures
avant l’enterrement ; il s’agit de lui faire confirmer ou infirmer la lourde présomption
d’infidélité, il lui faut citer son ou ses amants. Assurément, c’est le moment le plus poignant
des rites funéraires chez les Bété. » (7)
Lors d’un décès, « pleurer, c’est également tenir l’époux ou l’épouse pour responsable de la
mort de son conjoint. Pourquoi ? Cela procède du postulat suivant : l’épanouissement ou le
dépérissement et la mort d’un conjoint dépendent de l’attitude et du comportement quotidien
de l’autre. « Monsieur X a tué sa femme » est l’expression bété qui signifie qu’il a perdu sa
femme. » (7)
Traditionnellement, lorsqu’une femme meurt en couches, on estime que c’est de la faute des
hommes car cette mort est liée à la sexualité. C’est alors l’ensemble du groupe des femmes
qui le fait payer à l’ensemble du groupe des hommes :
« Toute femme morte en couches ou avec un tout petit bébé au sein est considérée comme
victime ayant succombé dans le grand combat que mène le sexe féminin, responsable
physiologique de la procréation, mène contre les forces hostiles surnaturelles. Aussi, cet
événement entraîne-t-il selon les dires de notre informateur, une véritable « révolte des
femmes » qui chassent alors tous les hommes du village dès le premier chant du coq au son
des godio…Ce n’est que le lendemain, après une séparation rigoureuse où aucune nourriture
ne leur est servie , que les hommes affamés sont autorisés à rejoindre leurs foyers familiaux.
Mais la « guerre des femmes (Mayé to) n’en est pas finie pour autant : armées – mais
naturellement, sans jamais faire usage réel de leurs armes – elles menacent leurs partenaires
intimidés en leur demandant rançon. Alors les hommes, pour se disculper, leur offrent
quelques gourdes de vin de palme, une tranche de gibier fraîchement abattu ou leur jettent
une poignée de piécettes de monnaie, etc ». (1)
Concluant sur ce rituel, Jean Pierre Dozon dit : « Dans cette logique, la mort d’une femme et,
plus encore, la mort d’une femme en couches, est une chose aberrante et proprement
scandaleuse. Ou plus exactement, l’événement est en lui-même une inversion, un contre-sens
social : il révèle les contradictions inhérentes à la société masculine. Ce que met donc en
scène l’accusation, c’est simultanément l’aspect collectif de cette société (les hommes font
« corps » et ne peuvent donc être accusés individuellement par les femmes) et les conflits
mortels qui y sont à l’œuvre ». (12, p 150)
Or avec le HIV, l’arme n’est plus symbolique, certains propos recueillis évoquent cette lutte à
mort entre les sexes :
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Une Femme : « Souvent celui qui est atteint ne sait pas d’où vient la maladie et ne connaît
pas la cause de sa maladie ; et comme il ne sait pas qui l’a contaminé dans son milieu, il
propage la maladie pour se venger. » (F)
Lorsque le HIV survient dans le couple, la personne touchée se doit de parler pour pouvoir
avoir des rapports protégés. Mais dire sa séropositivité, c’est avouer son infidélité, c’est
perdre son prestige dans le regard de l’autre, reconnaître qu’on n’a pas su se maîtriser, perdre
sa valeur et sa position dans le couple :
Femme 1 : « Mais le secret professionnel condamne l’autre ! »
Femme 2 : «Peut-être que le malade ne veut pas que son conjoint le sache ? »
Femme 3 : « Si tu as trompé ta femme et que tu viens lui dire que tu as le sida, il y a la
honte qui pèse sur toi. »
Femme 1 : « Est-ce que à cause de la honte tu vas continuer à contaminer l’autre ? »
Femme 3 : « Mais la honte, l’orgueil, la personne est faible de ce côté là. » (F)
Cela conduit au silence dans le couple, et à la survenue d’un comportement mortifère donc
sorcier. Je ne veux pas déroger, avouer ma faiblesse, donc je me tais et je te tue.
« Ne pas savoir, c’est ça quoi ! En même temps tu as la bague au doigt. Quand même c’est
ton mari ! Ne pas le dire à son partenaire c’est méchant quoi ! Il a une maladie et il ne te
fais pas signe et il est là et fait des rapports avec toi. Vraiment je ne sais pas comment on
peut comprendre ça, quoi ! » (F)
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Chez les Bété, la prééminence masculine de façade se confronte au quotidien au pouvoir des
femmes. Loin de symboliser la stabilité, tous les récits lignagers ne font que retracer
mouvements et ruptures. Ce qui entre en écho avec les récits mythiques de l’affrontement
entre sexes, se traduisant ensuite par des histoires sans fins de conflits, de séparations et de
migrations :
« Après ce rapide survol des itinéraires et des logiques résidentielles suivis par chacun des
groupes, (…) ; les récits ne restituent de l’environnement social des lointains ancêtres qu’une
symbolique des séparations ou qu’une étiologie des ruptures. Causes et légitimations du
départ offrent, en général, des thèmes récurrents : rapt de femmes, adultère, absence de
consensus sur le principe de conservation de la progéniture, thème faisant supposer qu’il y a,
sinon trace d’organisation, du moins règles sociales antinomiques (les unes –les ancêtres du
narrateur- appliquant le principe patrilinéaire, les autres le principe matrilinéaire), et surtout
le thème symbolique de la détermination du sexe du fœtus. En effet, bon nombre de récits font
état de séparations consécutives à un acte de violence commis sur une femme enceinte, et
dont la seule finalité viserait à identifier le sexe de l’enfant à naître.
Ce mythe, qui confine au fantasme, est intéressant à plus d’un titre ; d’abord il dévoile
l’importance et l’enjeu du rapport homme/femme : la femme éventrée symbolise la loi des
hommes en tant que contrôle de la mère et de sa progéniture, ensuite et surtout,
l’identification du sexe (ce savoir anticipé) se paye nécessairement d’une rupture. » (12, p 62)
Commentant le mythe originel de la guerre des sexes, Jean Piere Dozon déclare :
« Le pacte des femmes n’était qu’un leurre. Le monde tel qu’il est advenu depuis est un
monde difficile : désormais la société des hommes est le terrain privilégié du développement
des rapports de force. Cette situation est l’œuvre secrète des femmes : inégalité matrimoniale,
adultère, sorcellerie, guerres, séparations, brisent la fraternité des hommes et témoignent de
l’éternelle vengeance de celles-ci.(…) Ce qu’indique de façon plus spécifique le mythe c’est
qu’avant la constitution de tout système social et symbolique, une première loi, une première
domination s’est imposée, à savoir la loi masculine (…). Pour qu’il y ait échange
matrimonial, interdits de mariage, formation lignagère, il faut qu’il y ait eu, d’abord maîtrise
masculine du rapport homme/femme. (…) l’ordre social s’étaye sur la différence des sexes ;
qu’il y trouve l’explication de son fondement, et de ses clivages. Sans femmes, dit le mythe,
pas de divisions, d’inégalités et de violence, mais sans femmes, également, pas de filiation ni
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Les relations familiales sont basées sur des rapports de force et de domination, chacun
pouvant être dominant dans un certain contexte et devenir dominé dans un autre. Lorsqu’il
arrive dans la position du dominant, il fait alors payer le prix de ce qu’il a subi lorsqu’il était
dominé :
« De sorte qu’il n’y aurait jamais à proprement parler de rapport homme/femme, mais des
relations particulières codées par le système symbolique, du type père/fille, ou mari/épouse.
Le cas de figure le plus illustratif à cet égard réside dans l’attitude de la fille qui, mariée à
l’extérieur, revient dans son village natal et s’y conduit en pays conquis, en affichant auprès
des femmes du village (épouses de ses frères) un comportement supérieur et hautain, et en
exigeant que celles-ci la traitent comme une égale de leur mari. Ainsi les dominées
bénéficient à l’occasion, des privilèges des dominants, bien que ces brèves compensations ne
montrent que leur soumission aux règles masculines ». (12, p 144)
Face aux diverses crises, économique, sociale et culturelle, les équilibres anciens sont
déstabilisés entraînant l’apparition de nouveaux comportements. La sexualité devient affaire
d’individus et non de familles comme en témoigne une jeune fille:
« Autrefois, la coutume permettait de se protéger. Les parents connaissaient le parcours des
enfants jusqu’à leur mariage, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les parents accusent les
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jeunes. A l'aube de 2000, on ne peut pas imposer à un jeune homme ou à une jeune fille un
conjoint : il va dire non. J'ai déjà choisi celle ou celui que j'aime»(CI).
Les femmes se sentent très menacées par cette épidémie. Un groupe de jeunes filles parle
ainsi :
« Les femmes sont très exposées dans cette situation. Elles n'ont pas de choix ». (CI)
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Pouvoir se marier, implique de pouvoir payer la dot et être un homme, c’est être marié :
« Pour la société bété, c’est un suprême déshonneur que de ne pouvoir prendre femme. En
effet, le terme « Gnefa » qui désigne l’adulte célibataire est péjoratif ». (3)
La guerre, si importante dans la culture des hommes bété avait pour enjeu traditionnel le
mariage lorsque deux rivaux s’affrontaient pour la possession d’une femme. Celle-ci
était valorisée dès son plus jeune âge par son père qui acceptait les versements de la dot des
deux prétendants comme l’explique Jean Pierre Dozon.(12, p 174) On voit bien qu’argent,
prestige masculin, donc alliance sont des notions indissociables. De même existait le rapt
d’épouses après le mariage montrant que l’alliance continue de dépendre de la valeur
guerrière du mari capable ou non de garder sa femme.
L’association entre mariage, sexualité et argent n’est donc pas récente, même si elle s’est
accentuée au cours des dernières décennies. Ainsi, dans la tradition, l’adultère était conçu
comme une perte financière :
« L’adultère constitue moins un outrage pour le partenaire trompé qu’une diminution de la
valeur objective de l’épouse, donnant logiquement lieu à une réparation exclusivement
matérielle, au profit du mari lésé » ; (1, p 191)
Il convient de relier les rapports d’argent dans le couple à la notion de lignage chez les Bété.
En effet, bien que mariée, la femme bété reste avant toute chose la fille de son père où elle a
tous les droits, mais elle est de façon encore plus impérieuse la fille de sa mère et de sa grand
mère maternelle. Ce sont à ces deux personnes, centrales pour elle, qu’elle viendra en aide
matériellement et financièrement. Dans la tradition il s’agissait d’aller donner un coup de
main dans les plantations, actuellement il faut envoyer de l’argent, pour la nourriture, la santé,
etc. De même en épousant sa femme, le mari se doit d’aider les parents de celle-ci, il a cette
obligation à vie.
Il ne faut donc pas imaginer les rapports d’argent dans un couple bété à l’image de ceux qui
régissent les couples occidentaux où chacun s’épaule. En effet, basée sur la prééminence du
mari, une femme aidera moins son mari si celui-ci est en difficulté financière, elle continuera
tant que faire se peut à aider sa propre famille et attendra de lui qu’il continue également à
aider ses propres parents. Aucune excuse ne pourra être entendue, ce qui revient à dire que si
le mari ne peut plus assumer ses obligations traditionnelles, il sera de fait déchu de son rôle.
La migration n’a en rien changé ces représentations malgré les difficultés sociales et le
chômage.
« Remarquons tout d’abord que le travail des jeunes à l’extérieur procure une seconde
source de revenus ; de sorte que l’argent de la compensation n’est pas exclusivement
rassemblé par le père ; le fils apporte souvent une partie du montant fixé et parfois même
règle lui-même la somme à sa belle-famille : il est essentiellement le prix que les beaux-
parents exigent contre le départ de leur fille. » (12, p 310)
Ainsi, la quête d’argent est très souvent mise en avant pour expliquer le comportement volage
des femmes. Or de nos jours, si un homme ne gagne pas assez d’argent, cela signifie qu’il
n’est pas à la hauteur, de même qu’un mauvais guerrier n’était, à l’époque précoloniale, pas à
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la hauteur. Un homme qui n’arrive plus à maintenir son train de vie, perdra sa femme comme
ses ancêtres se les faisaient rapter auparavant. Cela explique pourquoi dans certains cas,
lorsque l’argument est repris par des hommes, la rivalité hommes-femmes est nettement sous-
jacente, comme dans les propos de ce jeune homme :
« Dès l’instant que tu as le rapport sexuel avec une fille, cette fille va avec d’autres
personnes à cause des moyens financiers, elle est à la recherche d’un gain très facile. Elle a
tendance à se livrer aux gens à cause de l’argent. Donc il faut se protéger pour soi-
même. »(F)
La précarité économique est mise en avant comme l’un des facteurs principaux de l’extension
de l’épidémie.
« La politique induit des comportements divers. Une gamine qui n’a pas de quoi vivre se
prostitue ; un Monsieur lui propose de l’argent, elle y va. Même si elle lui propose des
capotes, le monsieur refuse le port de la capote, elle va subir et ce n’est pas son petit copain.
Alors elle va retrouver son petit copain et lui transmettre la maladie. C’est un problème
qu’il faut prendre dans les petits coins et il faut toucher le côté éducatif et politique »(F).
La prostitution est le plus souvent jugée comme la conséquence directe de cette pauvreté :
« Les prostituées ont toujours un projet (pour voyager ou autres choses à cause des
problèmes familiaux, père et mère décédée et il faut s’occuper des petits frères et
sœurs) »(CI).
Dans leur ensemble, les propos recueillis montrent qu’on excuse les prostituées
professionnelles car on estime qu’elles sont contraintes d’exercer leur métier pour survivre :
« C’est une maladie qui existe dans notre milieu et qui effraie. Les gens savent, ils le
connaissent, ils savent que c’est une maladie qui tue, mais malgré ça du fait de la pauvreté
les filles s’adonnent à beaucoup de choses. Je prends l’exemple des filles de trottoir qu’on
appelle les prostituées, elles ne vivent que de ça. Donc elles savent que la maladie existe,
mais elles sont obligées parce que c’est leur travail et il faut qu’elles survivent »(CI).
Par contre les femmes pratiquant une forme de prostitution occasionnelle sont estimées
beaucoup plus dangereuses. Probablement car celui qui va avec elles ne connaît pas leur
activité, or ces femmes sont les femmes de tous, la mienne, la tienne et celle du voisin, le
risque devient invisible et terrifiant puisqu’il arrive à l’intérieur du foyer sans crier gare. Ce
n’est pas sans rappeler la guerre originelle entre les hommes et les femmes.
« Ce n’est pas que la prostitution qui est le facteur de diffusion du sida. Mais on peut dire
que c’est la prostitution parce qu’il y a la prostitution déguisée. Une fille qui a au moins 4
ou 5 petits amis »(F).
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« En ce qui concerne les prostituées, on voit que ce ne sont pas les prostituées de métier.
Soit ce sont des jeunes filles pendant les vacances à partir de 19h, elles font deux prix. Le
prix de la passe est élevé pour le rapport sans préservatifs »(CI).
Aux dires des interviewés les prostituées ont souvent des pratiques à moindre risque. Mais
surtout, elles affichent leur activité et ne prennent donc pas leurs clients par traîtrise.
« les prostitués font attention »(F).
« Les prostituées se protègent. Elles utilisent les préservatifs. Les prix des passes varient
selon les prises de risque »(CI).
« C’est que les prostituées en ont peur, parce qu’elles sont les plus exposées ». (CI)
« Les femmes ghanéennes qui sont dans leur maison se protègent encore mieux que les
filles qui se prostituent clandestinement. Ces femmes, quand quelqu’un vient avec sa
grosse voiture et qu’il veut faire l’amour à 2 à 3 elles acceptent, arrivé chez lui, il dit «la
passe c’est combien ou la nuit c’est combien ? » Puis il dit «moi je ne veux pas faire
l’amour avec le préservatif, mais je vous donne le temps ». Donc je dis que c’est un
problème financier. Alors que les femmes qui mettent officiellement le rideau et vivent de
ça se protègent mieux »(CI).
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E. Sida et parentalité
On peut remarquer d’emblée à la lecture des interviews qu’une question est étrangement
absente : c’est celle du lien entre la transmission materno-fœtale, la prévention par le
préservatif et le désir d’enfants.
De même, les attaques sorcières en direction de ses propres enfants sont souvent le fait des
hommes qui interrompent ainsi leur lignage: « le guno (sorcier) « fort » est celui qui a
« mangé » le sexe de son fils et « consommé » les seins de sa fille ; en des termes moins crus,
qui a détruit, en une sorte de suicide de sa propre lignée, le développement des liens
agnatiques ». (12, p 231)
Pour comprendre ce fait, il convient de revenir aux conceptions traditionnelles bété dans
lesquelles : « La solidarité entre vivants et morts est fondamentale…Le concept de
l’immortalité constitue en fait le point de départ de tout le système de pensées » (1, p 180) La
vitalité du groupe dépend des bonnes relations avec le groupe des ancêtres, c’est le passé qui
garantit le futur.
Par contre la maladie d’un enfant, liée à un diagnostic fatal, provoque de la tristesse et un
sentiment d’injustice devant un petit être jugé innocent et malgré tout condamné.
Un jeune homme dit à Abidjan :
« Ma pensée va d’abord vers la santé des enfants, savoir si les enfants ne sont pas
contaminés »(CI).
Dans un autre groupe, des jeunes filles déclarent aussi :
« Ce qui m'écœure un peu c'est le cas des enfants, les nouveau-nés qui sont touchés par la
maladie »(CI).
Ce même sentiment est décrit dans les traditions mythologiques bété :
B. Holas narre une histoire où un père profondément affligé par la maladie de son enfant tente
de le faire soigner par un guérisseur qui échoue. « Le père désolé décide d’aller consulter la
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divinité suprême elle-même » qui lui répond : « ne t’en fais plus au sujet de ton fils. Retourne
à la maison, je ferai en sorte qu’il guérisse.
Après avoir remercié le Créateur, l’homme rassuré, rentre donc sans tarder au village.
Bientôt, effectivement, l’enfant recouvre la santé et tout paraît à nouveau en règle.
Mais quelle n’est pas la surprise du père lorsque le lendemain, l’aîné de ses fils, au retour de
la forêt, lui raconte ceci : quand ce matin, nous nous sommes rendus en brousse, nous avons
eu la surprise de voir intacte toute la place que nous avions hier défrichée…
Devant cette situation préoccupante, le conseil familial, convoqué pour délibérations, prie
alors Weindé (le père) d’aller voir une nouvelle fois Diakwolé (le Créateur) à ce sujet et de
lui demander de l’aide.
Dieu prononce cette sentence : puisque tu as été si profondément affligé par la maladie de ton
enfant qui, si tu n’étais pas venu me prier de lui sauver la vie, devait sûrement mourir, j’ai
exaucé ta prière. J’ai écarté la maladie et la mort du monde, et je l’ai fait, comme justice le
veut, pour tout ce qui existe sur terre, les hommes, les animaux, les plantes. Car j’ai trouvé
qu’il ne serait pas équitable de faire périr les uns pour assouvir les aspirations des autres. Je
te laisse le choix entre le respect des vies et la destruction. De toute manière, si tu veux
maîtriser toutes les autres créatures, les priver de la vie pour te procurer la subsistance,
abattre les arbres pour fonder tes champs, en revanche, toi et ta descendance devez mourir.
Weindè écouté, atterré. Mais le besoin de nourriture fut pressant à tel point que personne de
son entourage ne voulut, ne put tenir compte des conditions. Aussi Weindè, non sans regret, se
plia-t-il devant l’inévitable et accepta la décision divine, sachant bien qu’il y a toujours
l’espoir du retour… Et c’est pourquoi à l’avenir tous les hommes, lorsque vient leur temps
devront mourir. » (1, p 65-66)
L’avenir des enfants est par contre une préoccupation omniprésente, qui va les élever, dans
quel monde vivront-ils la peur au ventre, comment les éduquer pour qu’ils échappent au
fléau…
« Les gens meurent du sida et laissent les orphelins ». (CI)
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Cette femme évoque une coutume ancienne presque oubliée aujourd’hui, mais qui persiste en
surimpression dans l’inconscient collectif.
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belle femme :
« Dans l’ethnie bété, une certaine beauté féminine est considérée comme diabolique. En effet,
on croit que les femmes très belles possédant une peau claire sont habitées par un mauvais
génie : « Gbagbamelin », sorte de serpent assimilable au dragon. On évite soigneusement,
malgré leur charme, de telles femmes parce qu’elles sont stériles et parce qu’elles attirent des
malheurs sur ceux qui les épousent ou les fréquentent ». (1)
Par leur beauté les femmes attirent les hommes dans leurs filets, les mamans mettent en garde
leurs garçons :
Homme 3 : « Par exemple, j’avais 13 ans quand je quittais le village, Maman m’a dit là où
tu vas, il faut laisser les femmes, les femmes donnent les maladies. Jusqu'à présent cette
petite phrase, je l’ai toujours dans la tête de la sixième jusqu’à la terminale, pas de
femmes ».
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XI.
Sida, histoire
et rapports Nord/Sud
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A. L’Occident sorcier
Les Bété confrontés à une épidémie de l’envergure de celle du sida cherchent à donner du
sens à ce malheur. Ils tentent de s’approprier la maladie sida, de lui trouver un équivalent
connu, avec des représentations, des images, des réalités concrètes, pour pouvoir l’affronter.
C’est pourquoi la question de l’origine du sida revient de manière récurrente.
- « Je suis d’accord que les Français disent que la maladie vient de l’Afrique ; nous
sommes dans un pays tropical, nous sommes exposés à tous les microbes. Les microbes se
développent très vite en Afrique à cause du climat. La lèpre vient de l’Australie. Mais dès
que cette maladie est arrivée en Afrique, elle a pris de l’ampleur ». (F)
- « Quand les gens disent que le sida vient de l’Afrique, concrètement on ne sait pas d’où
le sida est venu. »(F).
Le fait que les scientifiques occidentaux se soient évertués à démontrer que le sida venait
d’Afrique leur est renvoyé comme un boomerang.
« Dans les années 83, les occidentaux ont mal fait de dire que le sida venait d’Afrique. Pour
eux, tout ce qui est mauvais vient de l’Afrique et c’est ce qui révolte les Africains le plus
souvent ». (F)
« A chaque fois, pour les blancs tous les mauvais trucs viennent de l’Afrique. C’est à dire
que c’est nous qui apportons la galère en France. Eux, ils sont tous propres et sains. Mais
la France, elle, elle est propre. Il n’existe pas de microbe en France. Ils vivent tous dans
une bulle stérilisée. Je ne sais pas d’où vient cette maladie. » (F)
Cette quête de sens, et de repère, les renvoie à leur propre quête identitaire, c’est pourquoi,
omniprésente, elle est particulièrement douloureuse.
« On ne connaît pas l’origine du Sida, dans le monde on ne sait pas où le Sida a débuté et
d’après les statistiques européennes il y a plus de sidéens en Afrique »(CI).
Pourquoi l’Afrique est-elle la plus touchée ? Le sida touchant principalement les populations
pauvres est vécu comme une nouvelle injustice de l’histoire, c’est une punition divine qui
aurait dû viser les exploiteurs, non les exploités :
« Dieu nous a punis comme nous avons trop pêché, Dieu a envoyé cette maladie pour nous
détruire. Il envoie cette maladie en Afrique où on n’a rien, cette maladie devrait rester en
Europe. » (CI)
« Cette maladie vient des laboratoires, On sait que par exemple les USA sont le premier
pays pollueur de la terre. L’Afrique pollue peu et c’est nous qui avons plus de maladie. Ils
vont décharger tous leurs déchets sur l’Afrique. Ils disent que ça vient de chez nous. Je
veux bien croire, mais c’est apporté par eux. »(F)
La rancœur contre la domination occidentale est au premier plan dans les interview recueillis.
Les blessures liées à la conquête coloniale ne sont pas refermées, ce qu’on peut comprendre
lorsque l’on se remémore précisément quelques faits historiques :
« A partir de 1908, et suivant les consignes draconiennes d’Angoulevant, s’ouvre une période
d’actions particulièrement répressives. Critiquant sévèrement les atermoiements de Thomann
et Schiffer (…) qui n’ont pas su imposer l’autorité française, le nouveau Gouverneur
préconise une politique dite de la « tache d’huile » ; le principe en est le suivant : avant de
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« Les gens disent, les Européens couchent avec les animaux et c’est ce qui a crée le
Sida. Chacun se défend. Nous allons en Europe avec difficulté et eux ils viennent
facilement sans que nous leur demandions de fournir les mêmes documents qu’on nous
demande. Dans certains pays on demande aux immigrés de faire le test du Sida, eux on ne
leur demande rien de pareil. Ils rentrent en Afrique comme on rentre dans un moulin alors
qu’ils ont le Sida ».(CI)
« Il y a des Européens contaminés qui sont partis en Afrique contaminer nos petites sœurs.
Ils ne disent pas qu’ils ont la maladie, la malhonnêteté est là déjà, ils viennent d’Europe,
tu penses qu’il va dire à sa copine, son copain ou à son entourage qu’il a le sida. »(F)
Comment concilier l’idée que le sida est connu depuis la nuit des temps par les Bété, avec
celle d’une création de l’Occident sorcier ? Tout simplement en imaginant que les chercheurs
ont d’une manière ou d’une autre renforcé l’épidémie (en « travaillant » le virus par exemple).
« Moi ce qui m’intéresse : d’où provient cette maladie ? Cette maladie provient-elle des
expériences des blancs ? »(CI)
« Avec toutes les expériences qu’ils font, si ça se trouve, c’est l’homme qui a créé le virus
du sida. Mais ça on ne saura jamais. » (F)
« Je pense que la maladie existait déjà et qu'elle a tué des gens. Je connais des
tradipraticiens de mon village, les malades venaient chez eux pour se faire soigner. Cette
maladie avait les mêmes symptômes que le sida. Peut-être que les gens ont réussi leurs
recherches pour « canaliser » cette maladie. » (F)
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C’est une réponse à l’accusation portée par les médias et le monde occidental : vous nous
accusez d’avoir amené le germe du malheur sur le monde, mais nous n’y sommes pour rien,
d’ailleurs cela existait sans doute depuis bien plus longtemps, vous ne le connaissez même
pas, ce sont nos seuls guérisseurs qui le connaissaient et le traitaient bien avant vous, alors
laissez nous tranquilles.
L’idée que l’Afrique est accusée d’être le continent sorcier de l’humanité est insupportable,
alors, on renverse l’accusation. Si la maladie était connue des anciens, elle ne pouvait pas être
aussi destructrice :
Homme 2 : « Tout à l'heure vous dites que bagou égale sida ; qui a dit que c’est vrai ? C’est
une supposition ».
Homme 3 : « Et on ne connaît pas la maladie à laquelle vous faites allusion, mais je pense
que le sida est devenu virulent lorsqu’il a été travaillé en laboratoire. Parce que le bagou
est peut être le VIH non virulent et ne se transmet pas facilement. Une femme peut avoir le
VIH non virulent et ne pas le transmettre à son enfant. C’est comme l'homme peut l’avoir
et ne pas transmettre à sa femme. Peut-être le bagou est une forme moins virulente que le
sida ». (F)
« Ils achètent les singes pour faire leurs expériences. Le singe étant proche de l’homme, le
microbe a été justement fabriqué au laboratoire puis a infecté les singes. Au lieu de tuer les
singes contaminés, ils les ont retournés en Afrique. C’est une histoire d’argent, ils ont dit
que vous nous avez vendu des singes malades, donc nous voulons d’autres singes. Ces
singes en ont contaminé d’autres. Comme elle dit, le sida a toujours existé en des périodes
endémiques. C’est-à-dire, le virus ne touche qu’une minorité de personnes.» (F)
« Officiellement on est 6 milliard sur la terre, mais officieusement nous sommes peut être
10 milliards alors ils ont créé ce virus pour diminuer le nombre de personnes sur la terre
parce qu’on pollue. Il faut en éliminer et aujourd’hui qui meurt de sida ? Ce sont les
noirs ! »(F)
« Si quelqu’un veut m’atteindre, si quelqu’un peut m’atteindre, le sida c’est une arme, c’est
politique. C’est le G 7 qui a créé ça, c’est une arme. c’est moi qui le dit. » (F)
L’image véhiculée est celle d’un Occident destructeur des cultures et des traditions, museleur
des savoirs autres que le sien, soucieux uniquement de ce qui est source de revenus pour lui.
Ainsi, on retrouve dans cette recherche une vieille rumeur qui continue à se propager dans les
communautés africaines. Celle-ci circule facilement et se perpétue sur le terrain propice
constitué par les différents peuples ayant subi la colonisation européenne. Nous l’avons
retrouvée dans notre action de prévention parmi les immigrés africains à Paris depuis les
années 1993, de même qu’au nord Bénin dans un groupe de collégiens en 1989. C’est un
jeune Bété d’Abidjan qui s’en fait le porteur :
« Il paraît qu’un ghanéen a trouvé le médicament du Sida, mais il a été tué au japon. Le
Ghanéen s’est déplacé pour poursuivre ses recherches au japon et développer ses
connaissances, mais malheureusement il a été tué ».( CI)
« J’ai entendu qu’un scientifique noir a trouvé le remède du sida et on n’en a plus entendu
parler. Il paraît qu’il est mort. Je sais qu’au bled il y a des vieux qui soignent le sida. C’est
peut être vrai c’est peut être faux. Parce qu’il y a des trucs dans la nature qui soignent pas
mal des choses qu’on ne sait pas. Mais vraiment le sida si les mecs veulent arrêter cette
maladie ils pourraient l’arrêter du jour au lendemain. » (F)
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Emerge également une version actualisée de cette vieille rumeur, où l’Occident n’est plus un
tueur mais un voleur :
« Les gens cherchent quand même, mais où le bât blesse, c’est qu’il ne faut pas ignorer
l’Afrique. Même pour soigner les gens, ils peuvent toujours profiter de l’Afrique. Même le
«viagra », quand tu vas à la Villette c’est noté que c’est un Camerounais qui l’a trouvé. Un
gars est parti au Cameroun et il a volé la formule. Comme il n’a pas tous les éléments, c’est
pourquoi le viagra tue. »(F)
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Recherches et documents : Les bétés de Côte d’Ivoire entre tradition et
modernité Lago Kepe, les ancêtres et le Sida, du Zirignon à la trithérapie - Mai 2001
Selon Frédéric Bouabré Bruly, « l’histoire du jardin d’Adam et Eve ne paraît pas être
importée en Afrique. Elle demeure encore toute vivante dans de plus vieilles traditions
africaines : récit de Aowawa, Aowa, Awagnono ou l’histoire du paradis terrestre. » Cette
histoire raconte comment par la ruse de l’araignée, une plantation magique située au cœur de
la forêt perdit son caractère de corne d’abondance et que notre humanité actuelle naquit sur
ses vestiges.
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blanchâtre d’un arbre sauvage… le nouveau-né sera exposé pendant quelques instants aux
vapeurs produites par de l’eau versée sur une pierre précédemment chauffée au feu ». (1)
Les Bété se sont appropriés les éléments de christianisme qui entraient en concordance avec
leurs représentations ancestrales.
Un femme dit : « Dieu est énergie ou personnalisé Dieu. Mais toujours est-il que c’est la
même chose qu’on prie ». (F)
Elle associe là, l’image de Lago tapé, et celle du Dieu catholique.
Une femme associe le mythe de Sodome issu de l'ancien testament, à celui de l’origine du
sida et termine en sous-entendant que la maladie existait sans doute depuis fort longtemps
(avant Jésus-Christ c'est à dire avant le nouveau testament ?)
« J’ai lu un livre qui dit que c’est une maladie qui existait depuis le temps de Jésus-Christ.
C’est une maladie de sodomie, c’est-à-dire que les gens se sodomisaient et dans la vie de
Jésus, il y a une montagne qu’on appelle Sodomie. Les gens qui se sodomisaient avaient
cette maladie. Puis on a dit que le sida était la maladie des homosexuels.
Petit à petit, on a démontré que cette maladie attaque tout le monde quel que soit son rang
social et que tu sois bourgeois dans le 16ème, si tu ne fais pas attention tu peux l’attraper.
Peut-être que c’est dû à l’évolution de l’homme. Il voyage, les gens bougent beaucoup, les
aventuriers, les gens sont plus en contact avec des animaux, ce qui fait qu’aujourd’hui
cette maladie sort de son trou. Mais c’était une maladie, à mon avis, qui existait depuis fort
longtemps.»(F)
Christianisés depuis un peu moins d’un siècle, les Bété ont gardé de façon sous-jacentes leurs
croyances ancestrales comme nous l’avons vu précédemment. S’ils ont adopté sans réserve
les notions qui ne heurtaient pas leurs représentations, nous voyons dans les entretiens qu’ils
n’hésitent pas à rejeter les dogmes auxquels ils n’adhèrent pas :
« Vous avez centré la discussion sur la religion et la fidélité. La religion, certes, il faut
croire en quelque chose. Mais il ne faut pas être naïf, ignorant. Les religions disent quand
tu souffres, tu paies le mal que tu as fait ; pour eux la souffrance physique est mal
acceptée. Maintenant, les médecins luttent pour calmer la souffrance, il faut que nous les
aidions à atténuer la souffrance de ceux qui souffrent et de nos jours les religions sont
contre le port de la capote. Nous vivons dans notre temps. Après des milliers de lettres
envoyées au Vatican, ils acceptent aujourd’hui les soins palliatifs à l’hôpital. Ils acceptent
qu’on donne de la morphine aux gens. C’est le Pape qui a mis cette idée dans la tête des
gens que c’est écrit dans la Bible que tous les péchés doivent être payés par la souffrance.
Quand tu ne souffres plus, tu tires une leçon de l’acte que tu as commis. C’est vrai quelque
part, mais nous ne sommes pas des maîtres ; entre nous, qui a encore envie de souffrir ?
Quel être humain adore la souffrance morale et physique ? Personne, personne. Par
exemple, un petit garçon qui tombe, on dit à un garçon : « ne pleure pas, ne souffre pas, tu
n’as pas le droit de pleurer. Demain quand tu vas être malade, tu vas mesurer la douleur, la
maladie va s’aggraver puisque tu n’oseras pas crier » ».(F)
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évolue dans le sens qu’ils souhaitent, ils en sont très heureux, mais dans le cas contraire, ils
n’hésitent pas à garder un libre arbitre dans leur jugement et dans leurs comportements.
« Petit à petit les choses changent ; c’est-à-dire ils n’étaient pas d’accord pour l’utilisation
des préservatifs. Mais ils ont vu que beaucoup de jeunes meurent. Un jeune va à l’Eglise à
cause de ses parents. Ils acceptent la doctrine et quand il rencontre une fille, il ne mettra
pas les préservatifs, il attrape le sida. Il y a des choses que l’être humain peut dire qu’il ne
peut jamais faire. Aucun être ne dira, je ne peux jamais faire l’amour. Nous pouvons dire,
nous ne pourrons jamais faire l’amour avec cette personne, parce qu’il y a des lois
(l’inceste, par exemple), donc dire à nos enfants de ne pas avoir de capote, je dis c’est un
risque. Nous, nous ne pouvons nous maîtriser parce que ce n’est pas dans notre temps,
c’est venu, mais eux ils le vivent. Nous devons encourager nos enfants à avoir des capotes,
donc la religion doit comprendre que les temps changent et il y a les nouvelles choses qui
arrivent. Quand Jules Verne écrivait "1000 lieux sous les mers", il pensait que c’était de la
fiction, actuellement ils vont en apnée sous l’eau, donc tout ce que nous disons n'est pas de
la fiction ».(F)
«Je pense que le Vatican est en train de comprendre qu’il faut aider la médecine, il faut
faire la campagne des préservatifs. Le Pape ne veut pas de capote. L’abstinence ou être
fidèle ».(F)
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Pour les Bété, toute la problématique de l’épidémie du sida est interprétée en regard de
l’inégalité nord-sud et du sentiment d’être à la fois victime, accusé et condamné. La violence
coloniale, le pillage économique et humain s’accompagnaient d’une dévalorisation et d’un
mépris des cultures « indigènes » qui expliquent la profondeur de la rancœur accumulée
depuis le début de ce siècle.
« Tout se passe comme si, (…) les colonisateurs étaient renvoyés et confrontés à eux-mêmes ;
et dans ce mouvement d’auto-contemplation, comme s’ils inscrivaient le texte d’un discours
dont le caractère délibérément ethnocentrique confine à la schizophrénie. C’est ainsi que le
faible intérêt des populations à l’égard des « efforts » de mise en valeur devient sous leur
plume la preuve d’une « grande paresse », que les retraits en brousse traduisent « un esprit
d’indépendance », que les difficultés d’asseoir une « bonne » chefferie collaboratrice
souligne « l’état d’anarchie » des sociétés locales, que les difficultés à percevoir l’impôt, en
dépit des promesses formulées, révèlent un « caractère manifestement hypocrite ».
On pourrait multiplier les jugements de valeur ou simplement racistes qui, par leur délirante
accumulation, expriment moins le discours autojustificateur des nouveaux occupants qu’une
impuissance à penser le réel ou, plutôt, une incapacité à concevoir la situation comme le
résultat de leur propre entreprise». (12, p 274)
L’Europe reconnaît et valorise l’herboristerie, les tisanes et autres sont vendues en pharmacie,
mais, si l’on évoque un guérisseur africain c’est le plus souvent pour dire qu’il est un escroc,
cela révolte les Bété qui se sentent encore une fois non reconnus, méprisés et victimes d’une
injustice :
« Alors que tu vas à la pharmacie et on te donne des feuilles venant de la Hollande, de
France et on prend ça comme des plantes médicinales excessivement chères. Pourquoi pas
chez nous ?» (CI)
Le pouvoir médical s’arroge un droit de veto sur les recherches, un label de bien fondé ou non
sur les diverses pratiques thérapeutiques :
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Dans les techniques traditionnelles africaines, un guérisseur quelle que soit sa spécialité ne dit
jamais à un malade que personne ne peut rien faire pour lui, il ne le condamne pas. Il pourra
dire qu’il va essayer de l’aider, ou que lui n’est pas spécialisé dans ce cas là, etc. Dans le cas
du Sida en Afrique, actuellement, du fait de l’inaccessibilité des traitements, le corps médical
dans son ensemble condamne en même temps qu’il pose le diagnostic. Or l’espoir est
nécessaire à la survie. Cela explique sans doute en partie les histoires qui circulent.
S’appuyant sur un rejet de l’Occident sorcier, les Bété se réinventent un espoir :
« il y a des natuthérapeutes qui soignent : Il te fait passer le test, si tu es séropositif, tu viens
et il te soigne. Mais la communauté des médecins ne veulent pas le reconnaître et après les
soins, tu refais le test. Les personnes soignées ont témoigné de leur guérison. En fait, on
connaît la maladie et le traitement. Il y a ceux qui apprennent le traitement de façon
traditionnelle, eux ils pensent qu’on peut le soigner. Si tu arrives à l’hôpital, on ne peut
plus te soigner ».(F)
L’égoïsme occidental ne s’affiche pas, il se cache derrière une hypocrisie de façade ce qui ne
laisse plus de place à la confiance :
Homme 1 : « A propos des médicaments, les organisations humanitaires utilisent les
Africains pour faire leurs expériences, une fois concluantes, ils les laissent mourir et vont
vendre leurs médicaments chers ailleurs. On les utilise simplement et là, ils n’ont rien
compris. »
Homme 2 : « Dans 2 ans, si ça marche, c’est fini pour toi, on te paie ton transport d’un
pont à un autre. C’est dérisoire si on teste le médicament sur toi, on devrait te payer
normalement .» (F)
« On parle facilement des autres maladies, par exemple pour les autres maladies ou ils font
des animations ou le téléthon. Même pour le téléthon, les gens n’y croient même pas, pour
eux, c’est pour voler l’argent, alors pour le sida… » (F)
Comment les Bété peuvent-ils adopter le discours d’une culture dominante qui a un
comportement incohérent et injuste ?
« On n’est pas sur le même pied d’égalité, puissance riche avec toutes les technologies et,
pour les pharmacies, ils ont tout ; et il y a certains endroits où les gens crèvent parce qu’ils
n’ont pas les moyens de payer les médicaments ! Quand l’Inde a fabriqué les médicaments
génériques, ils ont été boycottés parce que financièrement ça bloquait certains laboratoires.
Par rapport à la vie humaine, on ne comprend plus rien. Donc peut être que ce médicament
existe déjà. Mais parce que certaines personnes ont le monopole de ce médicament ils
veulent rentabiliser leur découverte aux détriment de la vie humaine. » (F)
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malades en témoignent. Il y a des gens qui savent soigner le sida, mais ils ne veulent pas se
faire connaître de peur de se faire tuer. Il y a une réunion avec les zirignons, les médecins
ont dit qu’ils soignaient uniquement les signes primaires comme la diarrhée. Dans la
médecine africaine, les médicaments ne sont pas dosables ».
Homme 2 : « Oui c’est normal. Les zirignons exigent le test de sérologie avant de soigner
les malades. Si tu n’as pas le test ils ne te soignent pas. Tout ce qui est naturel n’a pas de
dose. On te donne des gobelets de médicaments si tu le bois, tu es guéri et si tu guéris au
bout de plusieurs gobelets, tu mets suffisamment de temps avant d’attraper la même
maladie ».
Homme 1: « Certaines maladies comme l’ictère, les médecins déclarent cliniquement mort
certains malades et ils sont soignés à l’indigène et guérissent. Hier je discutais avec un
monsieur, les gens disaient qu’il allait mourir du paludisme. Il vit aujourd’hui ».(CI)
« Prenons le côté Baoulé, cette maladie existait depuis longtemps, elle est plus ancienne
que l’histoire du monde. Les Baoulés l’appellent communément BABAGOU. Il y a des
gens qui ont essayé de soigner cette maladie. Elle a des signes cliniques qui se ressemblent
et quand les gens la soignent, ils disent qu’ils ont soigné le sida. C’est pourquoi ils disent
qu’ils peuvent soigner le sida et les médecins refusent de collaborer avec eux. » (CI)
Les Bété se remémorent l’exploitation des ressources naturelles de la Côte d’ivoire, le pillage
économique lorsqu’ils assistent à l’absence de solidarité maintenant que le sida frappe le pays
et que le coût des trithérapies est mis en avant pour expliquer qu’on ne les mette pas à
disposition de la population.
« La seconde mesure prise par l’Etat colonial consiste à établir un impôt de capitation sur les
« indigènes » ; dans la région de gagnoa, (…), il est de 2.50F (francs de l’époque) pour tout
individu des deux sexes de plus de 10 ans. Toutefois, si ce principe d’imposition a pour
principal objectif de contraindre les populations locales à vendre leurs produits pour obtenir
les sommes requises, les autorités locales (…) acceptent sans difficulté que l’impôt soit payé
non point en monnaie française mais en manilles ou en sompé, en petit bétail et en cordes de
caoutchouc. (…) Cela permet de retirer définitivement des circuits d’échanges les valeurs
locales (manilles et sompé) et de remplir le vide ainsi créé par l’argent de la métropole ».
(12, p272)
Derrière toute position occidentale, on suspecte la recherche d’un intérêt. On imagine toutes
sortes de comportements à la lumière d’un égoïsme jugé sans limite.
« Le blanc, quand un phénomène ne le touche pas, il est tranquille. Mais quand son intérêt
est en jeu, il s’inquiète et au niveau santé, la politique qu’ils ont mis sur pied de ne pas
rapatrier les gens en phase finale ou qui ont une maladie contagieuse, dans toute chose il y
a une hiérarchie. Les cinq doigts de la main ne sont pas de la même dimension, ce sont eux
qui gèrent tout. Ils savent que si les sidéens partent en Afrique ils ne seront pas bien
encadrés et ils vont propager la maladie et, comme eux ils sont des touristes qui y vont, ça
va automatiquement les toucher et ça va être difficile pour eux, donc ils préfèrent les garder
ici. » (F)
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Or pour gagner de l’argent, les Bété ont dû intégrer le système économique du colon. Cela a
signifié apprendre, aller à son école et faire sien son système de pensée.
« Dès la fin de la pacification, les migrants autochtones se dirigent vers les lieux qui
représentaient les pôles attractifs de la colonie. (…) Certes durant les décennies qui suivent,
les migrants bété ne resteront pas manœuvres ou simples exécutants ; bon nombre acquièrent
une qualification et, avec le développement de la scolarisation, certains s’orientent vers les
services et l’administration. » (12, p 312-322)
Ainsi, dans l’imaginaire bété, l’école ouvre la porte du progrès, des rêves de réussite comme
le montre une réflexion d’un interviewé :
« Quand Jules Verne écrivait 1000 lieux sous les mers, ils pensaient que c’était de la fiction.
Actuellement ils vont en apnée sous l’eau, donc tous ce que nous disons n'est pas de la
fiction. D’ici l’an 2000 tout sera réel. Mais il dit que c’est notre culture, mais tout doit
passer par l’éducation. » (F)
Donc pour les Bété, logiquement, la prévention du sida doit commencer dans les écoles :
« Un enfant qui aurait appris à l’école n’aurait pas de complexe à en parler à la maison.
Tout ce qui passe par l’éducation est facilement accepté au niveau des parents. » (F)
Femme 1 : « Une fille qui fait un enfant à 16 ans, c’est la débandade familiale, il n’y a pas
de suivi, pas de relation entre la mère et son enfant. »
Femme 2 : « Manque de communication. Donc, l’éducation est quelque part
maîtresse. »(F)
Mais prendre le chemin de la culture occidentale, aller à l’école, s’insérer dans des démarches
économiques, c’est adopter un autre mode de vie, entrer dans une autre culture.
« En tout cas, l’évolution moderne occasionne bien des changements dans la structure
psychique du Bété. L’instruction scolaire, de conception occidentale, est aujourd’hui diffusée
sur une très large échelle, et elle atteint jusqu’aux villages les plus reculés. En lui ouvrant de
nouveaux horizons, elle aide la jeune génération à assimiler, tant bien que mal, des idées
d’une culture étrangère et, du même coup, à manipuler la « pensée organisée » à travers les
diverses doctrines prétendues « objectives ». Malgré la redoutable ampleur de cette intrusion,
malgré les apports nombreux et précieux que le jeune Bété emploie plus ou moins
judicieusement à l’élaboration de sa nouvelle personnalité ethnique, sa mentalité ne s’en
trouve pas visiblement affectée…» (1)
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« On a continué pendant longtemps à faire les même choses alors que les Européens ont
changé leur manière de vivre en tenant compte du fléau. Ils ont adopté les préservatifs au
moment où on disait que c’était la maladie des blancs. On a continué à prendre des risques
alors qu’ils ont arrêté les comportements à risque, ce qui a entraîné la propagation de
l’épidémie en Afrique ». (CI)
« A l’université de Côte d’Ivoire, il suffisait que tu aies un rhume et que tu ailles à l’hôpital
pour qu'on te fasse le test du sida. Leur appareil n’était pas fiable, car les résultats étaient
différents d’un hôpital à l'autre. » (F)
L’immigré perdu entre deux mondes oscille entre les représentations de l’un et l’autre des
systèmes de pensée. Pour trouver un équilibre psychique, faire cohabiter sans conflit les deux
univers qui l’habitent, il ressent le besoin de faire valider ses représentations ancestrales par
les représentants institutionnels de la science occidentale qui incarnent à ses yeux l’autorité
suprême de la connaissance.
« Les blancs disent que le sida vient du Zaïre. J’ai été à une réunion, le professeur a
démontré que c’est faux, ce sont les blancs qui ont créé cette maladie. »(F).
Dans un autre groupe :
Femme 3 : « Je travaille à l’hôpital, donc je discute avec les chercheurs. On avait un thème
justement sur le sida. Au début, tous les Africains disaient qu’injustement tous les
Européens pensent que tout ce qui est mauvais vient d'Afrique. Le conférencier a dit que
le virus ne venait pas forcément d'Afrique. D’après lui, le sida ne vient pas d'Afrique ».
Homme 2 : « C’est son explication à lui et ceci est indiscutable car il travaille au CNRS où
ils font des recherches au Zaïre sur les Goris et ils ont un contact avec le Zaïre.» (F)
Les Bété cherchent en permanence à établir des liens entre les deux systèmes de pensée
auxquels ils adhèrent dans un même temps, et qui forgent leur identité réelle.
Quant à ceux qui n’ont pas pris le chemin de l’école, ils sont jugés ignorants, « retardés »,
donc plus vulnérables : « Ceux qui sont analphabètes ne savent pas comment se protéger
parce qu’ils ne maîtrisent pas les informations »(CI).
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Mais le blanc peut aussi avoir une signification péjorative. Ainsi, B. Holas cite dans son
ouvrage Frédéric Bouabré Bruly qui, décrivant le fonctionnement du monde des mortels ayant
suivi l’âge d’or des siamois primitifs, parle ainsi :
« son hymne d’infidélité » ouvrant la voie à des existences individuelles, ouvre du même coup
« le chemin au vice, à l’adultère et au viol » et fait de Zaounon la grande responsable de tous
les maux, de tous les malheurs qui frappent aujourd’hui l’humanité. « L’adultère est défini
comme un péché d’égarement qui signifie passer par une route étrangère ou se faire hôte
chez autrui, ce qui fait éclater la guerre ». « Le viol équivaut à une union prématurée des
jeunes gens qui élimine ses propres auteurs par un mal que les Bété appellent fa et qui se
traduit par un dépérissement rendant blanchâtre l’aspect du coupable ».
Cette notion de couleur se retrouve porteuse de sens très lourds et opposés. Le passé colonial
et les relations inégalitaires Nord-Sud ont profondément marqué les consciences et continuent
à être très prégnantes :
« Le mythe européen existe toujours ». (F)
Ce passé douloureux entraîne un double discours :
* D’un côté les Bété s’identifient à celui qui a le pouvoir et s’estiment « en retard, primitifs,
arriérés », reprenant l’imagerie véhiculée par le colon,
* D’un autre côté ils prennent en compte l’oppression et se décrivent comme victimes d’un
bourreau machiavélique et égoïste.
Ces deux images co-existent en permanence dans les commentaires des interviewés.
homme : « Moi je dis plus de 70% de la population africaine est pauvre, donc quand
quelqu’un vient de l’extérieur, de l’Europe ou de l’Amérique, tes parents te poussent déjà à
avoir des rapports avec cet individu. »
Femme : « Pourquoi ? »
Homme : « Parce qu’il est source de financement. Sinon je n’ai jamais vu une famille qui
dit, fais attention s’il s’agit des blancs ou des gens venant de l’Europe. » (CI)
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La peau blanche symbolise la rivalité de pouvoir entre les hommes, l’homme blanc étant
censé avoir plus de moyens financiers que l’homme noir :
« Les filles considèrent que tout ce qui est blanc est source de revenu. Elles sont attirées par
l’argent. » (F)
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La perte des repères culturels des Bété et la souffrance qu’ils ressentent de ce fait est au
premier plan. Ils sont démunis face aux savoirs ancestraux volatilisés que leurs aïeux ne leur
ont pas transmis ou qu’ils n’ont pas su écouter :
« Le problème de l’Afrique c’est que l’Afrique reste dans l’ignorance parce que, si une
personne connaît quelque chose, elle préfère le garder pour elle. Enseigne aussi aux autres
ce que tu sais ! Là demain, si tu pars, les autres peuvent continuer. Notre public est
compliqué. Parce que dès que tu viens dire que tu connais, il le critique et n’écoute pas.
Mais il restera une minorité qui écoutera et continuera.» (F)
Or la rationalité occidentale n’a pas permis l’expression des cultures africaines ancestrales.
« Comme notre science ne s’explique pas, le blanc a fait que nous avons complètement
délaissé ce côté là ».(F)
Ce chemin ne s’est pas fait sans un énorme sentiment de frustration et, si beaucoup ont
effectivement adopté le modèle occidental, cela s’est fait en mythifiant les références
traditionnelles qui, tout en perdant leur sens et leur contenu au fil du temps, gagnaient en
valeur symbolique et laissaient la place à des revendications identitaires.
« Tandis que le milieu rural, par ses tendances extraverties, confère à sa base économique un
caractère désormais transitoire, les pôles urbains, sous la houlette d’associations
d’originaires et de groupes citadins, développent une idéologie contraire à ce mouvement
pratique ; comme si ceux-là mêmes qui ont bénéficié de l’émigration voulaient en corriger le
cours afin de sauvegarder l’univers villageois. Cette apparente contradiction est en fait un
moment privilégié de l’auto-production ethnique.
En effet, les citadins semblent être les dépositaires d’une sorte de « conscience villageoise ».
(12, p 340)
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Non reconnus dans leur valeur par la société d’accueil (ils ne sont que des immigrés comme
les autres), confrontés aux difficultés sociales et économiques ; plus encore que les Bété du
pays, les Bété de France ressentent le besoin de savoir qui ils sont et d’où ils viennent. Ils
éprouvent la nécessité de s’affirmer. Plus ils s’éloignent de leur village, plus ils tentent de
restaurer et de clamer une identité en souffrance. Ainsi, dans les villes de Côte d’Ivoire,
« chaque village a son « double », c’est-à-dire un ensemble (…) d’urbains (salariés,
étudiants) dont le poids démographique est souvent équivalent à celui de sa propre
population. Le double participe matériellement à la vie villageoise, par exemple, à
l’amélioration de l’habitat ou aux dépenses scolaires (…). Les inscriptions lignagères et
villageoises englobent donc le monde rural et le monde urbain ». (12, p 312-313)
Dans l’immigration, ce fait est renforcé et il existe un « triple » à Paris correspondant à
l’association d’immigrés de chaque village.
« Il y a une vieille dame qui disait que les autochtones du village vivant à l’extérieur
apportent des valises de capotes et qu’ils ont distribué ça partout gratuitement. » (F)
« Quand je faisais un tour au Château Rouge, je prenais des capotes aux agents des
Médecins du monde que j’ai remises à celui qui partait au village pour les donner à mes
amis et à mes frères. » (F)
Face à cette souffrance de la perte identitaire certains temps sociaux ont pris de l’importance
au cours du temps au lieu d’en perdre. Ainsi, les funérailles sont devenues des moments
privilégiés aujourd’hui où on se retrouve en famille, et où on restaure les liens lignagers en
baignant dans ce qui reste de la culture traditionnelle.
Au village : « La mort individuelle reste encore le maillon par lequel s’organisent les
retrouvailles collectives, où chacun doit se conformer à la règle, à la coutume ; le temps
gagné dans le cadre des activités agricoles est réinvesti à l’intérieur de ce qui forge un sens à
la vie commune et aux liens de parenté ». (12, p 287) Au village : « Les funérailles
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Dans la vie des immigrés bété, ces funérailles collectives ont une importance majeure, passant
avant toutes les contingences matérielles (nuit complète de veillée même si on travaille le
lendemain matin, cotisation obligatoire, même si l’on est sans le sou, etc.). Ce sont les temps
forts des associations villageoises. Loin de s’éloigner de cette contrainte, les Bété de France
amplifient ce rituel, témoignant ainsi de l’importance qu’il a pour eux. Cela contribue à
maintenir leur lien aux morts (qu’ils soient décédés en France ou au pays) donc aux ancêtres
et à la culture, à l’ensemble de la communauté en réactivant les différents liens lignagers
patriarcaux et matrilinéaires, à leur culture dans une tentative d’élaboration d’une identité
collective en permanente reconstruction.
Ainsi les représentations les plus archaïques sont plus présentes dans les discours des Bété à
Paris que dans ceux des Bété restés en Côte d’Ivoire. La description de la réalité urbaine en
Côte d’Ivoire faite par J. P. Dozon est accentuée lorsqu’ils s’agit des migrants :
« Dans cette perspective, la sorcellerie constitue un bon « analyseur ». A l’instar de
l’institution lignagère et villageoise, elle trouve de nouveaux terrains d’élection. Les
processus d’appropriation privée, l’autonomisation des patrilignes multiplient les rivalités et
les ressentiments ; les ventes de terres réalisées au détriment du frère ou des fils, la réussite
économique de certains, la stagnation ou l’appauvrissement des autres, les tentatives
manquées d’urbanisation, les pertes de travail, les échecs scolaires constituent autant de
phénomènes ou d’évènements singuliers. Leur sens ne parvient pas à s’égarer dans le dédale
des itinéraires personnels ou des situations objectives, et remonte à sa source lignagère et
villageoise qui conserve largement la maîtrise de l’interprétation. Elle la conserve d’autant
plus que le champ de la sorcellerie tend à perdre ses assises et ses règlements publics (les
interrogations du cadavre par les neveux, et les principales ordalies ont presque disparu) et à
substituer aux accusations un climat de soupçons et d’intrigues mal résolues ». (12, p 314)
Homme 1 : « Pour les autres maladies, les gens savent qu’ils peuvent guérir. Mais pour le
sida c’est la mort. Sida =mort. Il faut faire tout pour ne pas que le sida ne soit pas égal à la
mort dans la tête des gens ».
Femme 1 : « Maintenant les gens savent qu’ils peuvent vivre sans mourir. C’est ça qui fait
que les gens acceptent de se faire dépister facilement. On peut vivre longtemps avec le sida
sans mourir, mais en faisant l’amour, il faut se protéger pour ne pas contaminer d’autres
personnes ou se re-infecter ».
Homme 4 : « Il faut bien expliquer car pour les gens le sida égal à la mort, même celui
qu’on est parti voir à l’hôpital, on lui a expliqué qu’il avait de la chance de vivre s’il se fait
soigner et qu’il n’allait pas mourir. Après l’explication il était très content parce que qu’il
peut vivre. Pour lui lorsqu’on lui a annoncé le sida, je n’aurai plus de femme, d’enfant,
pour lui la vie était finie. Les explications font qu’aujourd’hui, on n’a pas peur de se faire
dépister. Le dépistage ne veut pas dire que tu vas mourir demain si c’est bien expliqué »(F).
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« Le cancer aussi est une maladie grave, mais c’est que le sida c’est la mort. Tu sais qu’au
bout de toute souffrance, tu vas mourir et c’est la mort qui fait que les gens se laissent
aller »(F).
En France, malgré les progrès thérapeutiques, le discours portant sur l’absence de traitement
continue à être véhiculé :
« Etant donné qu’il n’y a pas de vaccin concernant cette maladie, si on apprend qu’une
personne qu’on connaît l’a, on voit déjà la mort au bout. » (F)
« Quand on t’annonce ça, normalement tu es mort. D’ailleurs il n’y a pas de remède, je ne
sais même pas s’ils vont le trouver »(F).
Un groupe exprime bien le fait que les Africains en France attendent le dernier moment pour
venir consulter et ce, pour des raisons culturelles et non pour une absence d’accès aux soins :
Femme 2 : « Celui qui va crier, va se lever pour aller à l’hôpital, on verra dès qu’il est
malade. Il sera chiant au niveau médical. Mais il sera préventif et l’autre va souffrir, c’est
ça les Africains, on les a tellement élevés à la dure. On ne bouge qu’au denier moment, on
va vers les toubibs et la maladie se développe à outrance, il est trop tard pour agir ».
Homme 3 : « La majorité des Africains arrivent à l’hôpital sidéens ».
Femme 1 : « Dans nos mœurs, les femmes africaines accouchent difficilement et le
lendemain, elles sont au champ. Alors que la femme européenne, elle va être alertée, elle va
être bien guérie, elle va faire des massages, son ventre va devenir plat, alors que les
Africaines n’auront pas tout ceci »(F).
L’immigré est ressenti comme un privilégié par celui qui est resté en ville, ou encore plus
loin, au village :
« le mythe européen existe toujours. Lorsque nous venons d’ici les gens nous voient d’un
autre œil. » (F)
Il est identifié au « Blanc », au riche, bref, en matière de sida, au sorcier et accueilli avec
méfiance et jalousie. L’immigré est le premier stigmatisé.
« Ici, nous disons que les gens qui viennent de la France ont les moyens financiers pour
courtiser les filles, que celui qui est ici n’arrive même pas à approcher. Donc nous avons
déjà une idée arrêtée vers eux. Ils nous envoient le sida. Moi c’est ma conception »(CI).
- « On pense que les Africains vivants en Europe sont atteints du Sida. Quand vous venez,
vous dites que c’est en Afrique qu’il y a le Sida. Alors qu’il y a le sida en Europe »(CI).
- « La manière dont on court derrière les filles ici, c’est de la même manière que vous
courrez derrière les femmes aussi en Europe »(CI).
« Quand quelqu’un arrive de France, tu ne peux pas lui demander des préservatifs. Il va
tout de suite se méfier de toi, il va même croire que tu es atteint »(F).
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qu’il avait le sida quand il est arrivé. Il était plutôt un beau gosse. Il a fait un véritable
ravage, distribuant ainsi la maladie à plusieurs ».
Son interlocuteur lui renvoie la balle en disant qu’au contraire, c’est l’immigré qui risque
d’être contaminé en allant au pays :
Homme 1 : « Ce n’est pas un cas spécifique au pays. Un homme en France ayant la
maladie ne dormait plus chez lui, il courrait les boîtes de nuit et la propageait. En fait, ce
que je veux dire n’a pas plus rapport qu’au pays, nous sommes plus exposés chez nous que
les gens vivant en France. Il y a un chanteur qui disait, avec la fortune qu’il a, il avait plus
accès aux femmes que n’importe qui dans tout le pays »(F).
La projection du danger sur l’autre, réaction de défense classique, est très inconfortable pour
l’immigré qui se situe des deux côtés à la fois. Il se vit comme étant en danger, mais est vu
comme porteur de danger.
L’immigré est suspecté d’avoir adopté l’ensemble des comportements des occidentaux, en
particulier l’individualisme et l’égoïsme :
Etudiant 1 : « Il faut faire attention à ceux qui viennent d’Europe, ils viennent distribuer
leur maladie. On les connaît ici, ils ne foutent rien et c’est ici qu’ils viennent faire les
malins. Moi je dis plus de 70% de la population africaine est pauvre, donc quand
quelqu’un vient de l’extérieur, de l’Europe ou de l’Amérique, tes parents te poussent déjà à
avoir des rapports avec cet individu ».
Etudiant 2 : « Pourquoi ? »
Etudiant 1 : « Parce qu’il est source de financement. Sinon je n’ai jamais vu une famille
qui dit, fais attention s’il s’agit des blancs ou des gens venant de l’Europe ».
Etudiant 3 : « Ils disent, il faut bien l’attraper, il ne faut pas le perdre. Toutes les choses
rentrent en ligne de compte, donc pour juger un expatrié, s’il est malade ou pas, tout de
suite, ce n’est pas facile. Vraiment je dis que ce n’est pas leur faute parce qu’ils n’ont pas
de quoi manger »(CI).
De même, l’immigré considère que les Ivoiriens restés au pays sont peu informés et en
connaissent moins sur l’épidémie que lui-même ce qui n’est pas le cas comme on l’a constaté
au cours de cette enquête :
« Franchement, je vais aborder la question dans le même sens que lui. Il faut faire un
travail de fond en Afrique parce qu’il n’y a pas de bithérapie ni de trithérapie. Ces
traitements coûtent chers. Ils en sont encore à un niveau d’information assez bas. La
maladie continue de faire des ravages. S’il y a des actions de sensibilisation à mener, c’est
en Afrique qu’il faut les faire »(F).
Homme 2 : « C’est normal qu’on soit plus atteint en Afrique parce qu’on n’est pas au
courant de ce qui se passe »(F).
Un interview montre bien que chacun renvoie la balle sur l’autre, l’immigré pense que les
gens sont plus porteurs au pays, et les Ivoiriens en Côte d’ivoire disent que ce sont les
immigrés venant de France :
Homme 1 : « Ici on a pris la conscience de la chose, on sait que c’est grave, il y a des
campagnes de sensibilisation qui fonctionnent bien ».
Femme 3 : « Le gros travail doit se faire au niveau de la Côte d’Ivoire. Quand mon père en
89, et mon oncle m’ont amenée quelque part et un monsieur voulait prendre la lame pour
couper tout le monde, il a dit : « Moi tu ne me touches pas avec ça ». Comment avec le
même sang sur la lame, vas-tu couper tout le monde ? Même si ce sont mes sœurs, je ne
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sais pas ce qu’elles font de leur vie. Une sœur m’a dit c’est de là que ça vient : c’est de la
France que ça vient. Je n’ai rien dit sur le moment, je ne voulais pas. Tu voies, c’est pour
dire que les gens n’ont même pas pris conscience de cette maladie. Je pense que le gros
travail doit se faire la bas. J’étais là-bas où les petites filles de 12 ans font le trottoir. Cela
m’a vraiment bouleversée »(F).
L’absence des traitements spécifiques en Côte d’Ivoire est une véritable souffrance pour les
immigrés qui connaissent l’existence de ces traitements, mais supportent mal l’idée qu’ils
pourraient y avoir accès mais que leurs frères en sont privés :
« Le traitement au niveau du sida, il n’y a rien pour ça. On ne meurt pas forcément du sida,
on meurt des maladies périphériques, opportunistes donc, tu peux mourir de la tuberculose
ou d’un rhume. Donc, aujourd’hui si le malade a le gastrique, on lui donnera des
comprimés pour soigner la diarrhée et si d’ici une semaine il a le rhume, on lui donnera les
médicaments pour soigner le rhume. Mais il n’y a pas de médicaments proprement dit pour
soigner ce fléau du sida. Mais maintenant la trithérapie qu’on a trouvé, il y a ça seulement
destiné au fléau du sida pour pouvoir le ralentir. Donc, je pense qu’il faut diminuer le prix.
Il faut que les médicaments soient accessibles à tout le monde. Il ne faut pas qu’il soit un
produit. Comme c’est un médicament et que les médecins avant d’exercer prêtent serment
d’Hippocrate pour soigner ? Je pense que ce médicament, qu’ils luttent pour que ça soit à
tout le monde.
En effet, les résultats sont là. Il parait que les résultats sont concrets. Cela aide vraiment les
malades du sida. Je pense que l’Afrique, il faut que les dirigeants luttent aussi par ce que
c’est parti des Etats-Unis. L’Europe a voulu négliger ça. Ils ont vu qu’il y avait des essais et
petit à petit l’Europe est en train «de reprendre ». Mais ce sont des familles qui ont de
l’argent qui l’achètent. Qu’est ce que nous faisons ?
Mais ici la sécurité sociale. Oui, il y a la sécurité sociale certes, mais c’est cher. Le
pourcentage qui reste aussi aux parents est très élevé. Donc je pense qu’en Afrique, il
faudrait que nos dirigeants luttent. Moi je connais une fille qui dit que sa mère a le sida,
elle part impérativement en Afrique pour pouvoir acheter le médicament, parce qu’il paraît
que les médicaments commencent à aller vers l’Afrique. Je pense qu’il y a beaucoup à
faire, il faut que les médicaments soient accessibles à tout le monde. Ce n’est pas un bijou,
un objet de luxe, on parle de la santé, on parle de l’être humain. Il faut que les gens fassent
un effort pour qu’il soit accessible à tout le monde. Et moralement il faut qu’on y croie, la
guérison ne dépend pas seulement des médicaments qu’on prend »(F).
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Les villageois sont réputés ignorants puisqu’ils sont moins nombreux à être allés à l’école et
ont fait des études moins poussées. Ils sont jugés particulièrement vulnérables du fait de cette
ignorance :
A Abidjan, un garçon déclare : « Au village ils ne connaissent pas la maladie. Quand une
personne quitte la ville pour aller au village, les villageois se méfient de lui. Ils
s’approchent de lui après 1 ou 2 mois. Ils ne savent pas que le séropositif peut vivre 5 ans à
10 ans ». (CI)
« Dans nos villages, les gens commencent à avoir la notion de la chose, mais ils ne sont pas
suffisamment informés. (CI)
Dans un autre groupe, on assiste à l’échange suivant :
Homme : « Au village ou au marché et tu voies les préservatifs partout. Les mecs ils
utilisent pas le préservatifs mais ils l’ont. »
Femme : « Peut être qu’ils ne savent pas trop s’en servir ? » (F)
Les relations entre citadins et villageois sont ambivalentes. En effet, ceux qui sont partis
reprochent aux ruraux leurs manières de faire tout en jalousant leur proximité avec un mode
de vie plus traditionnel.
« Le rôle des citadins est double : il consiste bien souvent à dénoncer les ventes et, par
conséquent, à en reprocher la pratiques aux villageois, mais simultanément à s’approprier
l’autochtonie pour étayer leur propre conscience ethnique sur fond de colonisation allogène
et l’infléchir en revendication politique ». (12, p303)
La projection est permanente ainsi les jeunes vivant à Abidjan pensent que ceux qui habitent
dans les villages sont moins informés et moins concernés par la prévention, ce qui est tout à
fait erroné.
« Au village, nos parents ne savent pas si une personne est atteinte du Sida ou pas. Ils font
l’amour sans préservatifs ». (CI)
Un autre déclare :
« Dans nos villages, les gens commencent à avoir la notion de la chose, mais ils ne sont pas
suffisamment informés. Puis il y a aussi le problème de mentalité. Quelques personnes
acceptent de faire le rapport sexuel avec le préservatif. Exemple, les préservatifs prudence
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qui coûtent 100fcf les 4. On se rend compte que les campagnes de sensibilisation sont
uniquement en ville et inexistants à l’intérieur du pays ». (CI)
Dans un groupe à Abidjan quelqu’un commence l’interview en précisant que le Sida n’est pas
une maladie comme les autres, mais « qu’il faut prendre le sida comme les anciennes
maladies » et plus tard dans la discussion un autre déclare : « Maintenant il y a la
communauté villageoise qui connaît la maladie et l’interprète comme une ancienne
maladie »(CI).
Cela sous-entend : les villageois n’ont pas accès à la modernité, ils restent ancrées dans leurs
représentations primitives donc sont les cibles les plus privilégiées de l’épidémie, « comme je
suis un citadin ayant fait des études, je cours moins de risque ». Il oublie la phrase de son ami
quelques instants plus tôt qui interprétait l’épidémie en faisant référence aux étiologies
traditionnelles, il amalgame la persistance des représentations traditionnelles et les
comportements à risque.
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« Depuis les tous débuts de la colonisation, le pays bété n’a cessé d’accueillir de nombreuses
populations immigrantes. (…) Il ressort des recensements exhaustifs effectués dans trois
villages de la région de Gagnoa que les allogènes sont presque aussi nombreux que les
autochtones. » (12, p 27)
« Il reste à interpréter le modèle courant par lequel les intéressés présentent d’une manière
quasi immédiate leur vie précoloniale. (…) Tout semble se passer comme s’ils produisaient
leur propre archaïsme en faisant l’impasse de l’histoire précoloniale. Plus exactement,
comme si – alors que nous les interrogeons sur leur passé- ils répondaient par l’énonciation
d’un objet traditionnel, c’est-à-dire d’une référence « primitive », originelle, qui par delà les
transformations, serait seule capable de représenter le fil ininterrompu de la tradition. De
fait, on peut penser que l’assertion « nos ancêtres cultivaient le taro et le haricot » équivaut à
une marque d’autochtonie et d’authenticité n’appelant aucune antériorité, et que les autres
cultures vivrières sont autant de données exogènes ou étrangères qui ont participé à son
progressif effacement ; d’où sa valorisation et le silence des intéressés à l’égard des
transformations agricoles ». (12, p 135)
Si toutes les populations tentent de rejeter sur l’autre, sur « l’étranger » par excellence, la
responsabilité de l’épidémie du sida ; dans le contexte actuel ivoirien, cela se joue sur en
surimpression sur d’autres références historiques.
« Souvent quand j’entends dire en Côte d’Ivoire que nous sommes démocratisés, cela fait
rigoler parce que la démocratie va avec la sécurité ; quand il n’y a pas de sécurité, il n’y a
pas de démocratie. » (F)
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Une autre femme s’apitoie sur le sort des orphelins ivoiriens, et le relie immédiatement à la
présence des étrangers dans le pays. L’association d’idées est claire : ce sont les étrangers qui
amènent le sida et qui tuent nos enfants.
« Les gens meurent du sida et laissent les orphelins. Pour la Côte d’Ivoire, c’est pire parce
que c’est une plaque tournante pour toute l’Afrique. » (CI)
Il est intéressant de voir qu’une rumeur reprend des informations scientifiques portant sur des
prostituées ivoiriennes en les projetant sur un pays étranger et des prostituées étrangères :
« Je pense qu’au Zaïre il y a des femmes ghanéennes qui n’attrapent pas le sida malgré
leur métier. Les spécialistes veulent prendre leur sang pour faire des recherches. » (F)
Une phrase dit que les catholiques (dont les Bété) sont plus tolérants que les musulmans vis à
vis de l’homosexualité :
« Un vivra son homosexualité en cachette, il ne le dira jamais à sa famille. Dans le milieu
catholique on est plus tolérant alors que chez les musulmans c’est encore très dur. » (F)
Cette phrase évoque le fait que les personnes qu’on estime plus éloignées des normes
occidentales sont jugées plus fermées (plus arriérées).
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Certain évoquent le frein qu’a constitué le déni de l’épidémie pour la prévention au début de
l’épidémie.
« On a continué pendant longtemps à faire les même choses alors que les Européens ont
changé leurs manières de vivre en tenant compte du fléau. Ils ont adapté les préservatifs au
moment où on disait que c’était la maladie des blancs… En Europe, au début, il y a eu une
montée en flèche de l’épidémie, puis elle s’est stabilisée parce que les Européens ont
modifié leur manière de vivre ». (CI)
Ce déni s’est considérablement atténué en Côte d’Ivoire et n’existe quasiment plus parmi les
communautés ivoiriennes en France.
Garçon 1 : « Ce qui est sûr, au début de l’épidémie nous n’avons pas cru à la réalité de la
maladie. On s’est dit ce sont les européens qui l’ont. On n’a pas pris le problème au
sérieux. »(CI)
Une autre dit : « j’ai commencé à prendre au sérieux cette maladie que je crains beaucoup,
donc je fais très attention »(CI).
Il existe un véritable hiatus entre le sentiment partagé par tous les interviewés qui consiste à
penser que personne n’a intégré les informations de base sur le sida hormis soi-même, et la
réalité. Comme nous avons eu l’occasion de l’analyser, cette impression est due à la constante
projection de la responsabilité du fléau sur « l’autre », l’immigré, le campagnard,
l’analphabète, le citadin, l’étranger, la prostituée, les hommes, les femmes, etc.
Il convient donc de se dégager de cette première impression laissant croire que personne ne
sait rien, pour faire le constat réel des informations connues ou méconnues sur l’épidémie.
L’idée que l’on peut détecter la présence du virus d’un simple regard a disparu :
- « on ne sait pas qui l’a.»
- « les gens physiquement bien portants l’ont aussi. » (F)
De la même façon, les principaux modes de transmission sont bien connues, en France
comme en Afrique, en ville comme au village. Tous sont capables de les énumérer comme cet
étudiant :
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« les rapports sexuels, quand on utilise le même rasoir, les lames, les transfusions
sanguines, de la mère à l’enfant, le lait maternel, les seringues ». (CI)
Si l’interrogation est plus poussée, on s’aperçoit que les connaissances sont précises :
- « Je pense aux seringues qui peuvent être utilisées par plusieurs personnes. Comme on ne
sait pas qui est porteur(se) du sida, on doit la stériliser ou la changer après chaque
utilisation. Les lames également, si quelqu'un l'utilise et se blesse et qu’une autre personne
l'utilise, il peut attraper la maladie. Par la salive, il faudrait que la personne avale des
tonnes de salive pour l’attraper. Mais pour celui qui saigne de la bouche, il y a le risque de
contamination ».
- Enquêtrice : « Et les moustiques contaminent aussi ? »
- « Non ». (CI)
Le risque iatrogène est bien identifié, il est très réel dans une Afrique où la pauvreté a
probablement conduit de nombreux personnels de santé à des comportements à risque :
« Moi je pense qu’en ce qui concerne les seringues à l’hôpital, c’est seulement maintenant
qu’ils font attention, sinon avant, ils utilisaient les seringues pour plusieurs
personnes ».(CI)
On assiste à des réflexion témoignant d’une grande finesse d’analyse en soulevant des
difficultés éthiques qui divisent encore à l’heure actuelle les professionnels comme la
question de l’allaitement maternel en Afrique .
Homme : « Pour la contamination mère-enfant, c’est la maman qui nourrit l’enfant par
le cordon ombilical. Maintenant, le traitement arrive à diminuer le taux de contamination
en donnant les médicaments à partir d’un certain mois de grossesse ».
Femme : « On laisse les femmes allaiter malgré leur seropositivité car le lait maternel
protège mieux les enfants. Les enfants sont immunisés contre les maladies infantiles. Si on
interdisait l’allaitement aux mères séropositives il y aurait beaucoup d’enfants
malades. »(F)
Quand quelqu’un se questionne dans un groupe, ses interlocuteurs trouvent les réponses
adéquates même si elles sont complexes :
- « Il y a un truc que je ne comprends pas, on dit que la maladie se transmet par la
transfusion sanguine, alors que le moustique te pique aujourd’hui et puis pique l’autre.
Pourquoi lui ne transmet pas le sida par sa piqûre, alors qu’il transporte le sang ? »
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- « Est-ce que le moustique a du sang dans son corps ? Non, pour lui c’est un déchet et en
plus il ne fait qu’aspirer. S’il transmettait, toute la Côte d’ivoire serait atteinte ». (CI)
Une seule personne semble avoir une méconnaissance des modes de transmission (en France),
d’ailleurs il suscite immédiatement les réactions du groupe. A l’évidence, il cherche la
confrontation avec ses interlocuteurs :
- Homme 1 : « A mon avis, la manière dont ça se transmet n’est pas encore toute tranchée.
Au début, on disait que ça s’attrape par la salive, le sang, la blessure, les seringues et plus
sûrement avec les rapports. Le rapport, c’est de sang en sang : c’est-à-dire, qu’il y ait
contact entre un corps et un autre corps par le frottement. Alors, quand le doute existe dans
l’esprit des gens, on dit que de toute manière on peut l’attraper. Il suffit d’être en contact
avec le type, même en respirant face à face, on peut l’attraper. Comme tu n’as pas envie de
l’attraper, il vaut mieux le fuir et c’est ça qui fait que lorsqu’il y a doute, il faut éviter la
personne . La bonne manière c’est de ne pas être en contact avec un sidéen, le
marginaliser. Il ne faut jamais faire l’amour et ne jamais s'approcher de lui. »
- Femme 2 : « Tu dois vivre dans un monde à part ! ».
Il est capable de faire l’inventaire correct des modes de transmission, puis de montrer son
refus du discours médical en se contredisant aussitôt après. Comme nous l’avons vu souvent
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Recherches et documents : Les bétés de Côte d’Ivoire entre tradition et
modernité Lago Kepe, les ancêtres et le Sida, du Zirignon à la trithérapie - Mai 2001
Les résultats de cette enquête montrent que l’information est réelle, précise et assez poussée.
N’oublions pas que cette population a été massivement scolarisée et qu’elle a parfaitement
intégré le système de pensée occidental, ce qui lui permet de comprendre et d’assimiler
facilement les informations médicales et scientifiques.
Les notions de dépistage et de séropositivité sont couramment utilisées même si l’on pense
toujours que les « autres » n’y connaissent rien.
« Les gens confondent le séropositif et la maladie déclarée ». (F)
L’énumération de certains symptômes ou de maladies opportunistes comme la diarrhée ou le
Kaposi surgissent au détour de la conversation :
« Et dans le cas où les parents, eux aussi, ont su avec tes taches noires et la diarrhée. » (F)
« Quand un malade maigrit, tout le monde pense qu’il a le sida. Le sida donne la diarrhée,
le paludisme, quelle que soit ta maladie on dit que tu as le sida. En Côte d'Ivoire, on peut
plus souffrir d'une autre maladie ».(CI)
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En France, l’existence des traitements permet d’envisager le stade de maladie sans paniquer et
donc d’affiner sa compréhension de l’évolution de la pathologie, le discours devient plus
précis :
« Le préservatif est très utile quand on connaît son état de sérologie car il évite de se
recontaminer et de contaminer les autres, il évite également les maladies opportunistes ».
(F)
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B. Le dépistage
En Côte d’Ivoire, chacun connaît la réalité de l’épidémie et chacun sait qu’il n’existe
quasiment pas de traitements disponibles sur place, l’idée de dépistage reste donc
difficilement surmontable :
« C’est très dur d’aller faire le test du sida. En y allant, tu te dis : « quelle sera ma réaction
si le test est positif ». Par rapport à tout ce que tu as vécu, se décider pour faire le test est
très dur. En Afrique, surtout en Côte d’Ivoire tout est devenu une histoire d’argent. Il faut
avoir d’abord les moyens pour se rendre à l’hôpital. Je crois que si une aide existait, elle ne
serait pas accessible à tous à cause de la corruption. Le dépistage est gratuit, mais les gens
ne viennent pas pour se faire dépister ».(CI)
« Il y a un organisme qui va dans les établissements et fait le test de dépistage des MST. Ils
envoient ensuite des convocations à ceux qui ont une MST ou le sida. Les gens ont peur
d'aller aux convocations. »(CI)
Un interviewé fait part d’une histoire qu’il a entendue au pays, et qui montre tout d’abord à
quel point il est lui-même sensible aux difficultés de ses frères restés au sud, et ensuite avec
quel impatience et quel espoir les trithérapies sont attendues là-bas.
« Un infirmier d’Abidjan m’a dit : ils ont annoncé à la télé qu’il y avait un médicament. Le
lendemain, quand il est allé à l’hôpital il y avait une longue queue. Les gens sont venus
parce qu’ils pensaient qu’ils pouvaient être guéris. Après ils ont su que c’était faux, alors
ils sont tous partis ».(F)
En l’absence de trithérapies, l’équation sida=mort reste valide, le sida garde son statut de
maladie sorcière, comment peut-on alors avoir le courage d’aller affronter une telle réalité ?
Un dialogue dans un groupe mixte de jeunes est très démonstratif :
- fille 1 : « Le dépistage, est-ce que ça se fait généralement ? »
- garçon 1 : « Moi je prends l’exemple sur moi, si tu te décides à faire le dépistage c’est que
tu t’inquiètes. Tu te dis : Est-ce que je n’ai pas le sida ? Lorsque tu arrives au centre après
le dépistage qu’on te dit que tu as le sida… Peut être sur 10 personnes seulement 2 feront le
dépistage ».
- fille 1 : « Est-ce qu’on ne le fait pas parce qu’il n’y a pas de traitement ou simplement
parce qu’on a pas envie de le savoir ? »
- fille 2 : « Les gens ont peur d’aller se faire dépister. Il n’y a pas de premier soin ».
- fille 1 : « Qu’est ce qu’on peut faire pour te motiver à aller faire le test ? »
- fille 3 : « C’est le manque de médicament qui décourage les gens à aller faire le test.
Pourquoi le savoir si tu dois de toute façon mourir ? Il n’y a pas de premier soin, à quoi
bon aller se faire dépister, tu préfères rester à la maison, tu éviteras de faire n’importe
quoi en attendant ton dernier jour. Il ne faut pas contaminer les autres ».(CI)
A Abidjan, un interviewé semble même avoir des doutes sur la qualité technique des
dépistages ce qui renforce la crainte d’y aller.
« En Côte d’Ivoire il y a trois centres de dépistage pas très fiables, mais peu de personnes
acceptent de se faire dépister ».(CI)
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« Moi j’ai essayé de le faire, ils ont demandé 6000 fcfa, je pensais que c’était gratuit. C’est
difficile de prendre la décision surtout que les gens ici n’ont pas les appareils pour bien
détecter ».(CI)
En France, contre toute attente, malgré l’existence des trithérapies, on retrouve exactement les
mêmes réticences, même si la nécessité du test est mise en avant :
Homme 1 : « D’une façon générale, comme le dirait l’autre ce n’est pas facile même ici en
France, ils ont mardi après midi à partir de 15h, mais personne ne vient pourquoi ? Un
homme que je connais, je ne peux même pas dire son nom, il dit qu’il préfère mourir de
sida sans le savoir. C’est la peur de cette maladie qu’il a prononcée de cette façon. C’est
une maladie grave, mais elle devient grave quand tu le sais que tu l’as ».(F)
- Homme 1: « Ce n’est pas pour moi, mais c’est bien de le savoir pour protéger les gens que
j’approche. C’est-à-dire pour les filles que j’approche. Mais si c’était pour moi-même je
n’allais pas le faire. Je préfère attendre le jour de ma mort. C’est un problème de
conscience, De toutes les façons je dois mourir un jour pourquoi chercher à le savoir ».
- Homme 2 : « Pour le dépistage, il faut dire à tout le monde de se faire dépister pour
épargner nos frères, pour nos sœurs. Ce n’est pas bon si on ne le fait pas. C’est dur de
l’accepter, mais il faudrait avoir le courage de le faire ».(F)
N’oublions pas que le dépistage s’apparente à regarder dans l’invisible. Il s’agit d’aller au
devant de l’innommable : «Quand les gens sont malades, ils peuvent maigrir, mais
aujourd’hui quand tu meurs après une maladie, nous disons, il est mort de la chose, de
notre vilaine maladie ».(CI)
Le laborantin et le zirignon font un travail comparable. Personne n’aborde le domaine des
ancêtres, des morts sans crainte. Se présenter à l’entrée du souterrain des morts, c’est prendre
le risque de se faire attirer de l’autre côté.
« Chacun de nous a peur de s’approcher de l’hôpital pour faire le dépistage. Après le test
on a déjà une idée arrêtée. S’il est positif, il va se tuer ou il sera psychologiquement
affaibli, donc ceci va agir de façon négative sur sa santé ».(CI)
Comme le dit très judicieusement une jeune fille la crainte du dépistage est d’autant plus forte
que la personne sait qu’elle a eu à de multiples reprises des comportements à risque :
« Ceux qui ont eu des rapports sexuels non protégés ont peur de faire le test. Alors ceux qui
se sont protégés, n'ont pas peur de faire le test ».(F)
En France, des témoignages montrent que certains se sont faits dépister et en parlent tout à
fait naturellement, cet acte entrant dans l’ensemble des bilans médicaux usuels :
« C’est un sujet tabou ; quand mon cousin était venu ici avec le groupe widi pour un
concert, je venais de faire mon bilan de santé. A part les résultats habituels, je n’avais pas
le sida. On parlait du sida et je leur ai montré mon résultat. Ils m’ont dit, tu as du courage ;
ça fait peur et cette peur, il la faut briser. Mais là-bas, les gens ne sont pas prêts ».(F)
Les témoignages de personnes touchées par le VIH, ou d’autres qui les ont côtoyés et ont vu
l’efficacité des traitements est le principal argument en France pour inciter au dépistage. Si le
sida devient une maladie que l’on soigne tout le cortège d’interprétations liées à la sorcellerie
et à la mort s’estompe.
Ce même discours sur l’absence de fiabilité des appareils en Afrique est repris en France mais
s’y rajoute la question du dépistage à l’insu des malades, et le non respect du patient :
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Femme : « Quand j’étais enceinte, je suis allée à l’hôpital, on m’a dit : tu vas faire le test du
sida, j’ai dis non. Mais on me l’a fait quand même sans attendre mon accord. Le
lendemain, je suis allée chercher le résultat mais j’avais peur ».
Homme : « A l’université de Côte d’Ivoire, il suffisait que tu aies un rhume et que tu ailles
à l’hôpital pour qu'on te fasse le test du sida. Leur appareil n’était pas fiable, car les
résultats étaient différents d’un hôpital à l'autre »(F).
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C. La prévention
Comme on l’a vu dans les chapitres précédents, tous les témoignages attestent de la prise de
conscience, le sida est là et que le préservatif est la meilleure prévention.
«A un moment donné, j’ai pensé que ça pouvait m’atteindre. Je ne suis pas un modèle ».(F)
- fille : « Moi je dis que, concernant le sida, c’est dès maintenant qu’il faut prendre
conscience. Moi je propose les préservatifs pour le moment. Parce que c’est la meilleure
voie pour atténuer la propagation du sida».
- garçon : « Moi je dis dès aujourd’hui qu’il faut que chacun prenne conscience que le sida
existe et bel et bien. Ce n’est pas une illusion, mes sœurs prenons conscience (rires) ».(CI)
Néanmoins, l’épidémie continue à flamber parmi les Ivoiriens, y a t-il un ou des facteurs
favorisants ? Comme on vient de le voir, ce ne sont ni l’ignorance ni le manque
d’informations qui font le lit de cette épidémie.
D’où vient cette inertie, cette résistance passive ? Une partie de la réponse réside sans doute
en partie dans le clivage psychique qui existe chez les Bété : on peut penser deux choses
contraires dans un même temps. Une étudiante exprime son ambivalence sur le sujet :
« Moi je n’ai rien à dire. Le sida existe et il faut se préserver. Quand on parle de ça, je
m’éloigne. Je suis le documentaire sur le sida sur nos chaînes, il n’y a pas vraiment de
films sur le sida. C’est seulement les publicités de préservatifs. Les préservatifs, c’est la
dernière solution ». «rires ».(CI)
Faire de la prévention en postulant au départ que chacun souhaite protéger ses partenaires est
une erreur fondamentale. Comme on l’a vu, la majorité des représentations relient la
transmission à une attaque sorcière, or qui dit sorcier, dit vengeance. C’est donc sur cette
chaîne logique qu’il faut travailler.
On peut pour cela replacer celui qui a transmis dans la chaîne des transmissions, s’il l’a eu
c’est qu’on lui a d’abord passé et qu’il est devenu malgré lui « sorcier », gougnon à son tour.
Souhaitez-vous à votre tour devenir gougnon, ou faut-il arrêter le massacre et contrecarrer les
desseins des puissances néfastes ?
Il faut également réfléchir aux relations hommes-femmes et aux représentation de la sexualité.
Comment se rencontre-t-on ? Pourquoi et sur quelles bases la relation se noue-t-elle ? Chaque
partenaire ne mérite-t-il pas le respect de l’autre ? Chacun a-t-il conscience de la lutte au
quotidien pour la survie à laquelle chacun des deux sexes se livre ? Peut-on comprendre que
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les évolutions historiques et économiques qui empêchent les uns et les autres de se comporter
comme leurs aïeux ?
A partir de là seulement, on peut introduire le préservatif dans la discussion. Protéger l’autre,
se protéger soi-même, quel sens cela a-t-il ?
Si l’on regarde les hésitations de cet homme, on s’aperçoit qu’on est bien loin de ce
questionnement :
Homme 1 : « Maintenant dans l’aventure, tu attrapes une fille, et tu sais que ce que tu vas
faire, tu vas te détruire. Tu fais ou tu ne fais pas sans préservatifs ou tu ne fais pas du tout.
Mais si tu le fais sans préservatif, cela veut dire que tu n’as pas compris tout ce qu’on t’a
appris. Mais cela veut dire que tu sais que la maladie peut te détruire et tu vas sortir avec la
fille, tu ne t’es pas maîtrisé, tu es allé à l’aventure, cela veut dire que tu n’as pas été bien
sensibilisé, tu penses être bien sensibilisé? » (F)
On ne peut pas en faire l’économie des notions de fidélité ou d’abstinence, même si elles sont
peu efficientes en matière de prévention, car elles sont sans cesse mises en avant. Le fait de
les nommer permet de parler du reste, en particulier du préservatif en respectant l’éventuel
jugement moral de celui qui écoute le message et qui tolère alors que l’on évoque des
relations sexuelles « illicites ». Un homme dit :
« Etre fidèle à son copain ou à sa copine, moi je le trouve plus normal car la fidélité pourra
éviter cette maladie. Avec ce fléau les capotes ne servent à rien ».(F)
« Les services doivent chercher les remèdes pour guérir cette maladie. Pour le moment,
comme il n'y a pas de remède, il faut s'abstenir ».(CI)
En l’absence de traitement, seule la prévention est valide comme le dit cette jeune fille mais
pour elle prévention=abstinence. Une autre lui répond du tac au tac :
« Mais on n'a pas à dire à une personne de rester comme ça toute sa vie ». (CI)
Face à un malade toute possibilité de déni disparaît. Il convient de tenir compte de cette
réalité dans la conception des campagnes de prévention :
« On appelle sida (Syndrome Inventé pour Décourager les Amoureux). Si on veut que
l’information passe, il faut présenter quelques cas de malades pour que la population
prenne conscience. Il faudrait mettre quelques malades devant les gens pour présenter les
faits. Il n’y a pas de contact avec les malades». (CI)
« En ce qui concerne le sida, on en parle mais on ne fait pas ce qu’il faut. Je pense que si
on montrait les malades à la télévision au cours des émissions, dire comment c’est arrivé,
dire oui, ils sont bien malades du sida »(CI).
La préoccupation concernant la santé et le sort des enfants est au premier plan. Toutefois ce
sentiment n’est pas lié au souci de l’avenir de son lignage ou de son groupe communautaire.
« Ma pensée va d’abord vers la santé des enfants, savoir si les enfants ne sont pas
contaminés »(CI).
« Ce qui m'écœure un peu c'est le cas des enfants, les nouveau-nés qui sont touchés par la
maladie »(CI).
« Certains disent qu'il faut mourir de quelque chose. Il faut dire au bon Dieu d'épargner
les enfants »(CI).
Un jeune homme pense qu’il faudrait dissocier l’aspect contraception du préservatif et la lutte
contre le Sida pour que les messages soient mieux perçus.
« Dès fois lors d’une campagne de sensibilisation ils parlent de planning familial et du
sida. Mais dans les deux cas, les spectateurs choisissent le sujet qui les intéresse (le
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planning ou le sida). Au lieu de parler du sida et de planning les même jours, et créer la
confusion ». (CI)
Mais il faut souligner à quel point ce sujet de conversation est rare malgré la réalité de
l’épidémie, c’est un sujet trop douloureux et trop difficile. Les campagnes doivent donc
faciliter la prise de parole et le questionnement par des actions de proximité. Néanmoins
lorsque celle-ci s’engage, les participants sont réceptifs et réactifs au dialogue, on n’assiste
pas au rejet massif de la discussion et du sujet :
Femme 1 : « Comment amener les gens à aller se faire dépister ? »
Homme 2 : « Si vous avez une sœur, vous lui dites d’aller se faire dépister. Franchement, il
faut mettre le doute dans la tête des gens. Ce discours d’information n’existe pas dans le
milieu africain. Je pense que des réunions comme celles-là sont les bienvenues ».
Homme 1 : « Il faut des réunions comme celles-là, aujourd’hui j’ai compris quelque chose.
Mais cela ne veut pas dire que je suis d’accord avec vous tous, mais à discuter sur tous les
points qui semblent difficiles. Après des points peuvent revenir, et c’est ces points qu’on
doit partager ».
Homme 4 : « Après cette discussion nous avons des doutes maintenant dans notre tête. Est-
ce que si je sors d’ici, moi qui ne prenais pas de préservatif, peut-être que je vais aller les
acheter. J’en veux ». (F)
La prévention a aussi son rôle à jouer dans les écoles, d’autant que, pour les Bété, rappelons
que tout ce qui vient de la culture occidentale scientifique est valorisé :
« Dans le cadre de l’école, on est partis à l’hôpital et les gens viennent à l’école faire des
conférences, discuter avec les élèves et on donnait des préservatifs ».(CI)
Homme 1 : « Pour l’instant, il faut sauver les gens en les sensibilisant, surtout il faut
prendre au niveau de l’Education nationale. Eduquer, ce n’est pas forcément dans les
écoles, nous sommes ici pour nous instruire, donc en parler de bouche à oreille. Mais
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surtout en ce qui concerne cette maladie, c’est essayer de sensibiliser les gens en passant
par l’Education nationale ».
Femme 1 : « Un enfant qui aurait appris à l’école n’aurait pas de complexe à en parler à la
maison. Tout ce qui passe par l’éducation est facilement accepté au niveau des
parents »(F).
« Il y a des conférences qui se multipliaient dans la ville. En tant qu’étudiant et élève, nous
avons quand même un peu de discernement, donc nous savons au moins que cela existe et
il faut se préserver »(CI).
La participation des vedettes et des personnes très populaires est également très utile car elle
accroche l’attention du public :
Homme 1 : « Ici on a vu dans une émission où Line Renaud embrasse une personne en
phase terminale, tout ça pour faire reculer cette hantise de la contamination par contact.
L’histoire ne te dit pas que son mari l’a embrassée après. Je vois, je me rappelle, c’était
Line Renaud, pour démontrer que le sida ne s’attrapait pas par la salive ».
Homme 2 : « A mon avis elle a dû courir chez son médecin. Ne nous mettons pas à la
place des gens riches, tels Michael Jordan qui n’est pas malade c’est parce qu’il était à la
première loge des recherches les plus avancées de ce monde. Il y a des gens qui ont eu le
sida avant lui et qui en meurent »(F).
Mais il est difficile aux parents de parler directement de sexualité avec leurs propres enfants.
Face au Sida les parents s’interrogent donc pour savoir par quel biais aborder le sujet et
jusqu’où ils peuvent aller :
Femme 2 : « Est-ce que tu proposeras à ton enfant d’utiliser le préservatif ? A quel âge ? »
Homme 1 : « Je ne peux pas proposer à mon enfant de 11 ans le préservatif !».
Femme 1 : « On sait à quel moment l’enfant est mature, tend vers ce genre de chose quand
on est attentif aux réactions des enfants ou à l’évolution de l’enfant. N’importe qui ne peut
pas dire à quel moment il faut proposer la capote ; tu connais l’évolution de ton enfant et
son comportement, c’est à partir de ce moment que tu dis à l’enfant : attention »(F).
Dans la mise en place des actions de prévention en France, il ne faut pas oublier les
interactions entre le pays d’accueil et le pays d’origine, dans les discours véhiculés mais
surtout dans la mobilisation autour du HIV. Voici un exemple de dialogue recueilli à Paris :
Homme 2 : «Quand je faisais un tour au Château Rouge, je prenais des capotes aux agents
des Médecins du monde que j’ai remises à celui qui partait au village pour les donner à
mes amis et à mes frères ».
Homme 1 : « Ce que tu es en train de faire, a son sens plutôt au pays ». (F)
Dans un autre groupe :
Femme : « Les traitements sont pratiquement gratuits en France, mais au pays ce n’est pas
le cas ; donc, les gens meurent plus qu’ici. Seule la prévention est importante au pays ».
Homme : « Il faut faire la collecte des préservatifs pour leur offrir. Je ne peux dire ça sans
être ridicule »(F).
La souffrance des leurs restés au pays est une véritable plaie pour ces immigrés qui seraient
prêts à se couper en quatre pour être solidaires et on peut aisément imaginer que la prévention
en France aurait une toute autre portée si elle était couplée avec des actions en Afrique même
simples comme des dons de préservatifs par exemple :
Femme 3 : « En Afrique, dès que tu es malade, on te met quelque part à l’hôpital et puis on
t’oublie ».
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D. Le préservatif
Le déni est mis en avant pour refuser l’utilisation du préservatif alors que le frein réel semble
être plutôt la difficulté de changer de comportement et la gène ressentie.
- garçon : « Concernant le sida, il y a encore des consciences qui dorment. Il y a encore des
jeunes qui pensent que le sida est une illusion. C’est à dire que c’est quelque chose qui
n’existe pas. Quand tu leur proposes des préservatifs, ils le disent dans leur jargon ils
veulent jouer en live et non en play back ? Ils disent qu’utiliser les préservatifs, c’est
manger le bonbon dans son emballage. Ils préfèrent le corps à corps ».
En fait, tous les prétextes sont bons pour ne pas utiliser les préservatifs :
« On a tendance à dire «Comment on peut manger la banane avec la peau ? Comment on
peut manger le bonbon avec l’emballage ?…Pourquoi tu te méfies de moi si tu me dis de
prendre les préservatifs, c’est que tu ne m’aimes pas »(CI).
Manger la banane avec la peau, c’est probablement la même réticence que celle qui est
exprimée ainsi par une maman :
« Mais nos enfants, je crois qu’ils sont terrorisés. Il faut tout le temps un élément étranger
sur le corps humain, je parle de la capote. Il faut que nos enfants apprennent l’amour avec
capote et je trouve que c’est dommage pour la nature humaine »(F).
Comme dans la guerre des sexes originelle, filles et garçons, hommes et femmes se rejettent
la responsabilité du refus des préservatifs. Une jeune fille à Abidjan dit :
« Il y a des garçons qui ne veulent pas les préservatifs ». (CI)
Un homme déclare :
« Il est difficile d’utiliser les préservatifs car les filles que je rencontre le refusent.» (CI)
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« Le mieux c’est de se protéger parce qu’en le portant tout le monde évite beaucoup de
maladies. Exemple la grossesse ». (CI)
Un homme parle d’un autre moyen contraceptif qui n’est pas sans évoquer indirectement le
préservatif féminin :
« Les femmes mettent leurs diaphragmes. Le diaphragme ne préserve pas le sida »(F).
Tous se questionnent sur l’utilisation des préservatifs par les plus jeunes, mais aussi par les
adultes Malheureusement, tout laisse à penser que ni les uns ni les autres ne les utilisent.
Une femme dit :
« Peut-être ceux qui sont mariés utilisent les préservatifs lorsqu’ils ont les relations
sexuelles hors de leur foyer, mais les jeunes qui ont la tête en l’air n’utilisent pas les
préservatifs ». (F)
Quant aux jeunes, voici leurs propos :
« Les adultes exigent les préservatifs, alors que les jeunes de moins 20 ans ? Non. Je
pensais le contraire. Certains jeunes l'utilisent et d'autres disent qu'ils ne peuvent pas
manger la banane sans l'éplucher. Les jeunes sont les plus pressés, alors que les adultes
prennent leur temps. Les jeunes ont peur ». (CI)
L’accès facile au préservatif est la condition préalable à toute campagne de prévention. Cette
question reste malheureusement tout à fait d’actualité en Afrique.
« Il faut vendre un préservatif à 10 fcfa pour qu’il soit accessible à tout le monde ».
« Les préservatifs, en ce moment nous sommes des élèves, donc nous n’avons pas assez
d’argent pour en acheter »(CI).
Un étudiant dit aussi :
« Nous évitons les filles, seulement être amis sans aller plus loin et quand nous-mêmes
aurons notre argent, nous pourrons draguer les filles, nous aurons de l’argent pour nous
acheter les préservatifs nous même si ça coûte 25 fcfa. Si on n’a pas cet argent, ce n’est pas
la peine de courir derrière les filles. A vrai dire, il faut en avoir sur soi, on ne sait
jamais »(CI).
« S’il y a des actions à mener, c’est en Afrique qu’il faut les faire. Figurez-vous que la
capote coûte 100 fcfa en Côte d’Ivoire, c’est énorme pour eux. Si on peut leur procurer les
capotes à moindre coût ou même leur en donner gratuitement, se serait une action
humanitaire »(F).
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Tél. 01 42 52 50 13 - Fax 01 44 92 95 35 - Email : association.uraca@wanadoo.org - www.uraca.org
Recherches et documents : Les bétés de Côte d’Ivoire entre tradition et
modernité Lago Kepe, les ancêtres et le Sida, du Zirignon à la trithérapie - Mai 2001
Comment affronter sa maladie si l’on n’a pas accès aux soins ? Sans espoir de traitement, les
soins sont une illusion. L’occident qui a fait le diagnostic de l’épidémie et qui annonce la
mort a l’obligation morale d’apporter maintenant au sud les traitements qu’il a mis au point.
Si l’inégalité nord-Sud reste aussi criante, il est fort probable que la lutte contre le sida au sud
restera un travail presque stérile ! En l’absence d’espoir, le déni est alors une réaction logique,
avec toutes les conséquences que cela implique…
« Au pays, par manque d’argent les gens restent chez eux où ils se traitent à l’indigénat
parce qu’il n’a pas d’argent pour se soigner. Avant les années 80, tout était gratuit au
niveau de la santé, maintenant tout s’achète. Il y a des gens qui n’acceptent pas leur
maladie et ils disent qu’ils ont le paludisme, pour eux ils n’ont pas le sida».(F)
Par contre, en France, l’existence des traitements est clairement porteuse d’espoir et permet
de faire face à ce diagnostic difficile:
Femme 1 : « Et à certain âge on donne aux jeunes la joie de vivre, la trithérapie qui est
arrivée fait qu'aujourd’hui les gens acceptent mieux le sida parce que ça ralentit
l’évolution de la maladie ».
Homme 2 : « Peut-être ça va avoir des conséquences plus tard ».
Femme 1 : « Excuses-moi, mais quand quelqu’un a le cancer, qu’est ce qu’on lui fait ? On
lui fait la chimiothérapie. La chimiothérapie a des conséquences, mais elle permet à
l’individu d’avoir une vie. L’organisme ne supporte pas quelquefois le traitement, mais elle
maintient la personne en vie »(F).
« Les médicaments sont efficaces parce qu’il y a des gens qui sont contaminés depuis 12
ans et continuent à vivre. La trithérapie ralentit la maladie et ceci dépend de chaque
organisme, donc ce n’est pas valable pour tout le monde »(F).
Sans traitement que faire sinon remettre sa vie entre les mains de Dieu ?
« Le seul traitement que je connais, je pense qu'il faut mettre sa vie entre les mains de
Dieu. Jusqu'à présent si les Français n'ont pas trouvé les médicaments, nous autres nous
faisons de notre mieux pour nous soigner, en attendant, il faut se donner à Dieu. On dit :
aide toi et Dieu t'aidera ».(CI)
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Devant l’absence de solidarité de la médecine occidentale qui ne leur laisse aucun espoir, les
patients se retournent vers les médecines traditionnelles qui soignent depuis la nuit des temps
et ils supportent mal que le discours médical discrédite ces soignants toujours prêts à les
recevoir. Un discours qui ferait coexister les différents modes thérapeutiques permettrait de
dissocier un authentique travail partenariat, des rumeurs diverses et farfelues qui profitent de
ce terreau pour proliférer.
Si l’on imaginait que les Bété en France mettraient en avant l’accès aux trithérapies, on doit
constater qu’ils en connaissent l’existence, mais qu’ils ne s’arrêtent pas là. Une fois la
question de l’accès à ces traitements résolue, émergent rapidement toutes les représentations
traditionnelles liées à la quête identitaire du migrant et à sa recherche de sens :
Femme 1 : « Avez vous entendu parler des médicaments ? »
Homme 1 : « Oui, mais les médicaments sont contraignants car il faut les prendre à des
heures précises. Pour le cas des élèves, en plein milieu du cours, ils doivent sortir de la salle
pour prendre les médicaments ».
Homme 2 : « Je suis quand même confiant que la maladie du sida sera bientôt connue
comme les autres maladies ».
Homme 4 : « Les gens cherchent quand même, mais ou le bât blesse, c’est qu’il ne faut pas
ignorer l’Afrique. On a toujours dit que les sorciers ne sont pas des guérisseurs, il y a des
sages africains qui connaissent les plantes, pourquoi ne pas les associer à ces recherches.
En consultant les vieux un jeune Bété a appris 22 plantes médicinales, même si tu as le
coco (hémorroïde), il le guérit. On dit que quand tu vas le voir, il te pose des questions, il
note tout et c’est devant toi qu’il prépare le médicament et tu bois. On trouve les même
plantes chez les Chinois ».
Homme 5 : « Le problème de l’Afrique, c’est que nous ne faisons pas confiance à notre
savoir. Alors que les blancs utilisent les mêmes feuilles pour faire des comprimés qu’on
accepte sans peine ».
Homme 3 : « Comme notre science ne s’explique pas, le blanc a fait que nous avons
complètement délaissé ce côté là ».
Homme 5 : « Nous, qui avons compris que les deux sciences ne sont pas contradictoires.
Les deux médicaments peuvent être complémentaires »(F).
C’est cette conclusion qu’il faut mettre en exergue aussi bien en Afrique qu’en France. En
effet, pour soigner, il faut avant tout restaurer l’équilibre psychique du patient, permettre aux
différentes facettes de son histoire, de son patrimoine culturel de cohabiter. Il faut arrêter
d’opposer le monde noir et le monde blanc. Le soin ne peut pas s’exercer avec des arrières
pensées de mépris pour l’univers mental de celui que l’on soigne. Le respect du patient dans
sa complexité est une condition préalable. Dans cette mesure, il est primordial que les univers
thérapeutiques de la médecine occidentale et des techniques traditionnelles se rejoignent pour
travailler ensemble.
Il ne s’agit pas que l’un instrumentalise l’autre, ce qui ne serait pas efficace non plus, mais
c’est la complémentarité de l’un et de l’autre qu’il faut mettre en œuvre. La médecine
occidentale soigne le corps, la médecine traditionnelle fait le reste. Demander l’appui des
ancêtres pour que les trithérapies soient plus efficaces n’est pas une absurdité. Cela permet au
patient de régler une partie de ses conflits internes et de mobiliser toute son énergie pour sa
survie.
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Tout le monde est unanime : il faut entourer les malades car s’ils se sentent abandonnés, ils
dépérissent. Mais l’unanimité existe aussi pour dire que tout le monde les rejette !
« En Afrique on a une mauvaise mentalité dès qu'on dit que celui là est séropositif, on le
néglige. Même s'il n'est pas malade, on le fuit. »(CI)
Nous sommes encore dans un langage double, le côté occidental et cartésien des Bété a
compris que le sida était une maladie comme une autre, et que le risque de transmission dans
la vie quotidienne était nul, mais le côté traditionnel répond que le malade est un sorcier qui
ne souhaite que répandre la mort autour de lui, qu’il l’a bien cherché et que tant qu’il n’aurait
pas avoué sa faute, il serait impossible de le laisser reprendre sa place dans la communauté…
Tant que les actions de lutte contre le sida restent dans la première strate des choses dites,
elles restent dans le volet occidentalisé et n’ont pas accès à l’inconscient qui demeure présent,
et qui en dernière instance guide les actes des Bété.
L’Occident s’exprime dans les mots, l’Afrique lui répond dans les actes.
« Il faut lui apporter une aide financière et il faut le soutenir moralement. Généralement
lorsque quelqu’un a le sida, les gens l’écartent de la famille. Il faut le prendre tel qu’il était
avant la maladie ». (CI)
Les Bété ont un double langage, mais l’Occident a le même : Ne rejetez pas les malades,
entourez les, soignez les, quant à nous, nous ne vous donnerons pas les médicaments, nous
refusons de les soigner, ils n’en valent pas la peine, nous les rejetons. Or qui annonce le Sida,
qui pose le diagnostic sans appel sinon ceux qui se font les portes paroles du monde
occidental ? Sans diagnostic fatal et sans appel pas de rejet. En effet, traditionnellement,
aucune maladie n’est sans remèdes. Les rituels contre la sorcellerie rétablissent des équilibres
familiaux et sociaux rompus. C’est à celui qui pose le diagnostic d’apporter le remède
puisqu’il est dans son champ de compétence.
Qu’est-ce qui incarne mieux que le mot sida la puissance du verbe ? Le mot qui tue, tant qu’il
n’est pas prononcé, l’espoir demeure, on reste dans les stratégies de vie et de soins
habituelles, mais si le couperet tombe, tout s’écroule.
Dans cette situation comment faire ? N’est-ce pas le jour où les puissants changeront leur
propre comportement que les faibles suivront ? N’est-ce pas le jour où les traitements
arriveront, disponibles pour tous que la mort arrêtera de rôder ?
Une étudiante imagine sa réaction passant d’abord par la crainte irrationnelle, puis par le
raisonnement scientifique pour se rassurer avant d’entrer dans un rôle de réassurance de la
personne touchée elle-même :
« Je peux aller avec lui, jouer avec lui comme avant. Je ne peux pas le fuir d’une manière
instinctive, mais on se méfie. D’abord, après maintes réflexions, on revoie les moyens de
transmission, on essaie de parler avec lui. Il ne faut pas trop s’éloigner et lui remonter le
moral. Il faut lui expliquer certaines choses comme la différence entre être séropositifs et
être malade ».(CI)
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Même les soignants adoptent ces attitudes de rejet bien qu’étant les porteurs des
raisonnements scientifiques :
« Dans les hôpitaux en Afrique, on met tous les malades sidéens dans une salle et on
interdit aux parents d’aller leur rendre visite. Ils restent dans une salle qu’on peut appeler
le mouroir ».(F)
La mort se lit déjà dans le regard du médecin avant même qu’il n’ait ouvert la bouche pour
annoncer le diagnostic :
« D’abord le docteur qui fait le dépistage avant d’annoncer le résultat, c’est encore dur. Il
cherche des tournures pour annoncer la maladie. Donc le malade à son tour a du mal à se
confier. Il lui faut trouver des gens a qui il a confiance ».(CI)
Pour protéger le malade d’un tel poids psychologique , les médecins choisissent en général
d’annoncer la nouvelle à l’entourage proche :
« Les médecins ne disent pas directement au malade, mais ils le disent à ses proches.
Comme tu es au courant, tu l’hospitalises si tu as de l’argent, sinon tu vas avec lui à la
maison et tu le regardes mourir ».(CI)
Dans les représentations Bété, chaque maladie a une cause et une explication, dans de
nombreux cas il s’agit de sanctions liées à des désordres familiaux ou sociaux. Les attitudes
sociales varient en fonction de l’interprétation de la maladie. Le Sida avec ses différents
modes de transmission brouille les pistes :
« Les parents ne réagiront pas de la même manière pour une personne qui l'attrape par
transfusion sanguine. Le rejet dépend aussi de la manière dont tu as eu le sida. Parce que
la fille qui a eu le sida si elle a beaucoup de copains, on ne peut pas la prendre de la même
manière qu'une femme qui est allé à l'hôpital et a eu le sida par la transfusion sanguine. Je
pense que c'est aussi la faute des médecins parce qu'ils utilisent les mêmes seringues pour
tout le monde, ce qui fait qu'il y a beaucoup de personnes qui sont atteintes du sida ».(CI)
Face à la connotation sexuelle de la maladie Sida, certains facteurs aggravent encore le regard
des autres : « A partir d’un certain âge le sida est mal vu même en Europe et ici »(F).
Confronté à ce regard chargé de jugement, se sentant accusé de sorcellerie, le malade réagit
souvent avec honte et culpabilité :
« J’ai vu une Africaine à l’hôpital, lorsqu’elle m’a vue, elle a mis carrément le pagne sur sa
tête. Mais lorsque les blancs rentrent dans sa chambre, elle est d’accord, elle ne se cache
pas. Mais quand c’est moi, elle ne veut pas que je regarde son visage. Elle n’est pas
préparée à voir ses frères dans cet état. Elle a honte, c’est une maladie honteuse ».(F)
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Comment affronter un tel désespoir ? Un tel rejet est-il supportable ? La réaction agressive de
la personne touchée qui choisit sciemment de contaminer le plus de personnes possible, est
une vengeance contre l’ensemble du groupe rejetant puisque les personnes contaminées iront
à leur tour contaminer d’autres partenaires et ainsi de suite.
Rumeur ou réalité, ce discours est surtout avant tout la projection de sa peur qui resurgit en
mettant en avant un comportement « sorcier », mais elle peut tout à fait être une réalité.
Homme 2 : « Celui qui est contaminé garde l’information pour lui et s’il est très méchant, il
contamine tout le monde ». (F)
Dans le processus de restauration de l’équilibre social chez les Bété et de résolution des
conflits, les femmes ont un rôle déterminant. A l’occasion des naissances et des deuils, elles
sont celles à qui l’on doit avouer ses fautes pour qu’un processus de renaissance et de
restauration du lien social s’enclenche. Le Sida, annonce de mort induit le même processus.
Ainsi une jeune fille parle ainsi dans un groupe de filles :
« (le malade du Sida) il est rejeté par la société, les parents les rejettent. On connaît une
fille malade, on va chez elle pour la réconforter, on bavarde avec elle, on va à l’église prier
pour elle. Aujourd’hui, ça va un peu mieux pour elle. Elle reconnaît s’être adonnée à la
débauche ». (CI)
On voit là que le groupe de filles a reproduit de façon informelle les rituels familiaux et
permis à la malade une renaissance symbolique qui lui a redonné une place dans le groupe.
En France, les traitements existent pour tous, le malade n’incarne plus la mort, la situation est
donc totalement différente, les malades sont beaucoup moins rejetés.
« De nos jours, nous acceptons l’homosexualité, acceptons aussi les gens qui ont le sida.
Aidons les à mieux accepter leurs maladies et moins souffrir. Le rejet et la souffrance font
doubler souffrances »(F).
« L’entourage compte beaucoup, alors il ne faut pas rejeter les malades. Les gens qui
avaient la lèpre, on les avait rejetés, mis à l’écart et petit à petit on a dit : non, il faut
essayer de les isoler parce que c’est sur le corps. Mais le sida est à l’intérieur, il faudrait
qu’on se coupe d’abord, qu’on ait le rapport sexuel et pourquoi les rejeter comme ça »(F).
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XIII. CONCLUSION :
L’exemple des Bété est une illustration particulière, mais chaque groupe socio-culturel a son
histoire propre, ses représentations ancestrales, ses interactions historiques avec d’autres
cultures, d’autres peuples. Notre objectif en réalisant cette recherche n’est pas de fournir aux
acteurs de la lutte contre le sida des recettes toutes faites à utiliser clé en main, mais de
contribuer à faire émerger des questionnements, des réflexions susceptibles de les aider à
concevoir eux-mêmes des stratégies d’intervention pertinentes. La bonne volonté ne suffit
pas, la redite à l’infini des discours scientifiques est inopérante, alors pour être efficace, il faut
prendre le problème plus en profondeur, d’abord tenter de comprendre les strates sous-
jacentes des attitudes individuelles et collectives.
Lorsque nous avons proposé cette recherche nous n’imaginions pas l’extrême complexité de
l’univers que nous allions tenter d’aborder. Le sida sert encore une fois de révélateur de tous
les dysfonctionnements, de toutes les failles, de toutes les tensions et de toutes les inégalités.
Nous avons été contraints, comme des équilibristes, de marcher sur une corde raide entre les
racines ancestrales et le monde moderne, entre le visible et l’invisible, entre l’ancien et le
moderne, entre l’individu et sa communauté, entre les noirs et les blancs, entre les hommes et
les femmes, entre les riches et les pauvres, entre le stable et l’évolutif ; avec au bout du
chemin l’angoisse, la maladie et la mort. Toutes ces réalités interagissent entre elles et
entraînent par là même des modifications en cascade.
Nous avons tenté de saisir les principaux axes permettant de comprendre les problématiques
complexes sous-jacentes aux propos des enquêtés. En effet, lutter contre le sida impose la
prise en compte de ces différentes strates superposées si l’on vise une efficacité des actions
conçues. On peut imaginer que la rapidité de l’expansion de l’épidémie dans cette population
aussi bien en Côte d’Ivoire que parmi les immigrés en France trouve certaines de ses racines
dans l’ensemble des bouleversements psychologiques, culturels, économiques et sociaux qui
marquent le dernier siècle de la vie des Bété.
Lorsqu’un bété quitte son village il entre dans un processus d’immigration qui le conduit dans
un premier temps dans une plus grande ville ivoirienne. S’il réussit ce premier pallier de
migration, il la poursuit et vient en occident. Cet itinéraire s’accompagne simultanément d’un
ensemble de conséquences :
• L’ascension sociale espérée ne peut se faire qu’en entrant dans la logique occidentale,
grâce à la réussite scolaire puis à l’insertion économique. Le Bété s’éloigne mentalement
et physiquement de plus en plus de son village et de sa tradition.
• Confronté aux innombrables difficultés qu’il ne manque pas de rencontrer, la perte
d’identité qui était supportable dans le cadre du village originel, se révèle et s’accentue au
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Dans la conception et la mise en place des actions de lutte contre le sida, qu’elles soient
actions de prévention ou de soutien aux personnes touchées, en France ou en Afrique, il ne
faut jamais perdre de vue qu’elles s’adressent aux différentes strates de la pensée bété ;
qu’elles soient exprimées ou non, conscientes ou inconscientes.
Il convient de tenir compte des paradoxes, des contradictions et des incohérences des modes
de pensée ou des actes. Toute la difficulté consiste à faire un travail de lien entre ces
différents systèmes afin de permettre leur prise en compte et d’aider les individus à surmonter
l’angoisse liée au sida et d’adopter des comportements de prévention, de soins et de soutien
aux personnes touchées.
En Afrique :
Le fléau du sida, décrit et annoncé par les occidentaux se superpose au vécu colonial et post-
colonial où la puissance blanche a toujours pillé l’Afrique en lui interdisant de garder son
identité propre par une dévalorisation des cultures pré-éxistantes.
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Face à ce fléau mortel et massif, ainsi qu’à cette injonction paradoxale, les Bété réagissent en
tentant de donner du sens à ce qui n’en a pas, et se défendent par des réactions psychiques de
type paranoïaques. Qui peut s’en étonner ?
C’est pourquoi, nous sommes convaincus que les actions de prévention resteront très peu
efficaces tant qu’elles ne seront pas assorties d’un accès réel aux thérapeutiques
antirétrovirales. Cet accès aux soins permettrait l’atténuation des réactions psychiques de
défense et la mise en place d’actions associant dans une nouvelle logique de partenariat et non
d’antagonisme les représentations bété traditionnelles et l’efficacité technique occidentale, les
premières donnant du sens et aidant à s’approprier la seconde.
En France :
Cela explique pourquoi, contre toute attente, les représentations mises en avant par les Bété
en France, font appel encore plus que pour ceux qui sont restés en Afrique, aux divers
éléments de leur culture traditionnelle.
Bien qu’ayant accès aux thérapeutiques les plus modernes sans restriction, les comportements
et les représentations puisent leur source dans les vestiges individuels d’une culture en partie
oubliée. La recherche de sens reste au premier plan.
Nous constatons cette réalité dans notre travail quotidien auprès des africains touchés par le
VIH en France. Les Bété que nous avons eu l’occasion de suivre à l’URACA dans le cadre
des consultations ethnopsychiatriques ou d’ethnomédecine avaient besoin de répondre aux
questions : Pourquoi moi ? Pourquoi aujourd’hui ? ; pour s’approprier pleinement le suivi
médical proposé.
Les histoires individuelles ainsi explorées permettent de s’appuyer sur les représentations du
monde de chacun des patients, afin de l’aider à comprendre, son histoire, son vécu, de l’aider
à retrouver une place dans sa famille, dans son lignage et plus encore dans sa visions du
cosmos et de l’univers. Le mode invisible : les esprits, les Dieux, les ancêtres s’associe au
monde visible : l’hôpital, les docteurs, les médicaments ; pour aider le patient à retrouver sa
santé et son équilibre.
Faire cohabiter le cadre scientifique et le cadre traditionnel, au lieu d’être une source de
conflit intérieur devient un lien et une possibilité d’être un tout avec ses multiples
composantes qui, bien que différentes, peuvent co-exister sans problème.
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XIV. BIBLIOGRAPHIE :
(1) B. Holas : L’image du monde bété. Paris, 1968, Paul Geuthner, éditeur
(2) Frédéric Bouabré Bruly
(3) Joachim Bony, Une institution relative à la beauté dans la société bété : le bagnon.
Bulletin d’information et de liaison des instituts d’ethno-sociologie et de géographie
tropicale, n°2, p 2-12, Abidjan, 1967
(4) J. Zunon Gnobo : La religion bété traditionnelle
(5) B. Holas : Les Dieux de l’Afrique Noire », Paul Geuthner, éditeur
(6) La Côte-d’Ivoire à travers ses racines. Les Krou 1. La Côte-d'Ivoire Profonde
Ceci est une page de la rubrique Culture du serveur du Centre Syfed d'Abidjan qui
appartient au réseau REFER http://www.refer.fr/ivoir_ct/tur/cdi/eth/accueil.htm
(7) F.Dedy Séri : Les funérailles en pays bete, Les Nouvelles éditions Africaines, 1989,
Abidjan
(8) Sauvages et sauvagerie, 1999, Encyclopaedia Universalis
(9) Missions, 1999, Encyclopaedia Universalis
(10) Histoire ?
(11) Côte d’Ivoire, 1999, Encyclopaedia Universalis
(12) Jean-Pierre Dozon : La société bété Côte d’Ivoire, Orstom-Karthala, 1985
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