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Problèmes de regroupement des villages

bété (Côte d'Ivoire)


Etudes Africaines
Collection dirigée par Denis Pryen

Déjà parus

Augustin Germain MOSSO ATEBA, «Mémoire blessée» et


«Eglise du peuple », enjeu de la seconde évangélisation de
l'Afrique noire, 2005.
Jean MPISI, Le cardinal Malula et Jean-Paul Il Dialogue entre
l'Église « africaine» et le Saint-Siège, 2005.
Timothée NGAKOUTOU, Les limites de la démocratie
subsaharienne,2005.
Gabriel MADZOU, Le pouvoir ethnique en Afrique, 2005.
Alhassane CHERIF, L'importance de la parole chez les
Manding de Guinée, 2005.
M. A. BARRY, Le contrôle du commerce des armes en
Afrique: utopie ou réalité ?, 2005.
A. TSHIDILONDI NGOYI, Enjeux de l'éducation de lafemme
en Afrique. Cas des femmes congolaises du Kasaï, 2005.
G. A. NZENGUET IGUEMBA, Colonisation, fiscalité et
mutations au Gabon. 1910-1947,2005.
Mwamba TSHIDANGU, Joseph Kabila, la vérité étouffée,
2005.
G. MAZENOT, Sur le passé de l'Afrique Noire, 2005.
Adolphe BLÉ KESSÉ, La Côte d'Ivoire en guerre. Le sens de
l'imposture française, 2005.
Albert Roger MASSEMA, Crimes de sang et pouvoir au Congo
Brazzaville, 2005.
F. HOUTART (Sous la direction de), La société civile
socialement engagée en République démocratique du Congo,
2005.
Octave JOKUNG NGUENA, Initiative PPTE: quels enjeux
pour l'Afrique?, 2005.
Pasteur José BINOUA, Centrafrique, l'instabilité permanente,
2005.
Albert M'P AKA, Démocratie et administration au Congo-
Brazzaville, 2005.
Jean-Pierre PA TA T, Afrique, un nouveau partenariat Nord-
Sud,2005.
Boniface GBA Y A ZIRI

Problèmes de regroupement
des villages bété (Côte d'Ivoire)

Contribution à l'analyse des obstacles


socioculturels au développement

L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris
FRANCE

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www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan 1@wanadoo.fr
(Ç)L'Harmattan, 2005
ISBN: 2-7475-9549-8
EAN : 9782747595490
Notes concernant le mode de transcription

Pour simplifier le travail de la dactylographie, j'ai choisi de


conserver l'orthographe courante aussi bien pour les termes
vernaculaires que pour les noms d'ethnies, de tribus, de villages
et de personnes.
C'est le lieu de remercier toutes les personnes sans
lesquelles ce livre n'aurait pas pu voir le jour: d'abord, notre
directeur de thèse, le professeur André-Marcel d'ANS (Paris
VII), pour ses précieux remarques et conseils; nos
remerciements vont ensuite à tous ceux qui ont bien voulu nous
livrer les renseignements dont nous avions besoin pour réaliser
ce travail: les villageois et les cadres de la région de Gagnoa.
Nous remercions également Jean-Claude DJEREKE qui a
accepté de présenter l'ouvrage après révision et correction de la
saisie et de la mise en page du texte. C'est lui qui a contacté
L'Harmattan pour l'édition et la publication de cette thèse.
« Nous sommes le cul du monde
personne ne fait attention à ce que
nous disons. On ne nous écoute pas
nous sommes bons pour attendre à
leur porte.
Eux, ceux qui ont le papier, passent
Devant. Eux sont soignés, trouvent
des places à l'école et dans l'administration.
Pour nous, rien.
Si nous ne nous débrouillons pas nous-mêmes,
En nous réunissant, c'est fini» (*).

(*) Propos de paysans ivoiriens rapportés par J.-M. Ela dans L'Afrique des
villages, Karthala, Paris, 1982, p. 7.
INTRODUCTION

1. Motivation du choix du sujet et problématique

En 1961, au lendemain des indépendances africaines,


l'Assemblée Générale des Nations unies proclamait que les dix
années à venir seraient la «décennie du développement au
profit des pays non encore industrialisés ». L'enthousiasme était
alors grand (surtout dans les pays du tiers-monde) et personne
ne doutait que les pays nouvellement indépendants ne puissent
« rattraper» en dix ans le «retard» pris sur les pays
industrialisés grâce à l'aide financière et technique. ..
« Industrialiser» et «moderniser» les pays en voie de
développement, tels étaient les impératifs de cette époque où vit
le jour, sous l'impulsion des experts du gouvernement ivoirien
et de la coopération, le projet actuel de regroupement! des
villages bété de la région de Gagnoa, en Côte d'Ivoire.
En effet, depuis les années 1960-65, les ministères ivoiriens
du Plan et de l'Intérieur, par l'intermédiaire de leurs agents
locaux, s'attèlent sans grand succès à déplacer pour les
« fusionner» un certain nombre de villages en vue de les
moderniser et d'accélérer leur développement SOCIO-
économique.
Projet ambitieux qui ne méritait que d'être mobilisateur
mais, curieusement, ce projet de regroupement et de
modernisation des villages bété (mis en œuvre depuis plusieurs
années) n'emporte pas l'adhésion totale de la population locale
qui fut traitée (par les «aménageurs» de l'administration
gouvernementale) plus ou moins d'insoumis ou de

1
A vrai dire, ce projet de regroupementdes villagesconcernetous les villages
de notre pays qui s'est fixé, dès son accession à l'indépendance, « un grand
objectif, à savoir le développement accéléré de la société ivoirienne », mais
ici nous ne parlerons que du projet de regroupement des villages bété de la
région de Gagnoa.

7
réactionnaires2, c'est-à-dire opposés au changement, au progrès
et à la modernité.
Et pourtant, lors de nos premières enquêtes, nous avons
constaté l'existence, dans ces villages, de signes ou symboles de
la modernité ou du changement: toitures et maisons en tôle
ondulée, forages et puits, électricité et écoles primaires dans
certains villages, transistors (et télévisions) dans d'autres
foyers. . . Ces faits, observés çà et là sur le terrain, nous
semblent démentir le jugement porté sur les villages.
N'attestent-ils pas de la capacité d'ouverture à la modernité de
ces communautés villageoises bété ? Cette situation
contradictoire ne signifie-t-elle pas que ces communautés
villageoises rurales (de Gagnoa) « aspirent au progrès », au
« développement », mais pas à n'importe quel
développement ?3
C'est pourquoi, en tenant compte des réalités
socioculturelles des populations concernées, nous avons décidé
d'étudier la logique et les enjeux de ce projet de regroupement
et les raisons pour lesquelles les Bété de la région de Gagnoa
refusent de se regrouper afin de découvrir et de comprendre les
mobiles profonds qui sous-tendent la réticence et l'opposition
de ces villages bété au projet de regroupement.
Notre étude est motivée non par le désir de mettre en cause
les efforts que le gouvernement ivoirien déploie pour améliorer
les conditions de vie de ses administrés, mais par l'intérêt que
nous portons aux questions de développement. Et il nous a paru
plus fructueux de nous pencher sur un sujet qui traite des
préoccupations et des aspirations de notre pays, car nous
pensons que la connaissance et l'analyse des conditions de vie

2
G. Angoulvant parle déjà, dans son ouvrage La pacification de la Côte
d'Ivoire, de «l'esprit frondeur », « palabreur» et « insoumis» des Bété.
Cette opinion sur les Bété est rapportée par l-P. Dozon et l-P. Chauveau
(dans leur excellent article intitulé «au cœur des ethnies ivoiriennes...
l'Etat », in L'Etat contemporain en Afrique, L'Harmattan, Paris, 1987, pp.
221-288.
3 Cf Touré M, «Le conflit des systèmes de logiques à propos du
développement rural », in KASA BfA KASA, n. 10 spécial 1988, actes du
séminaire de sociologie rurale, lES-UNESCO, Abidjan, 31 mars-2 avril
1987.

8
des paysans africains peuvent contribuer à sortir l'Afrique de
ses contradictions et des impasses actuelles.
En effet, après trois décennies d'indépendance politique (en
Afrique) au cours desquelles les besoins fondamentaux (de la
paysannerie) en nourriture, en santé, en éducation n'ont pas été
satisfaits dans la plupart des pays, on reconnaît aujourd'hui
qu'il y a crise dans l'approche économique des problèmes du
développement4.
Ainsi, «depuis près de vingt ans, écrit J.-M. Ela, les
dirigeants africains ne cessent de parler du développement rural.
Une politique d'encadrement agricole a été mise en œuvre
partout (. . .). Les opérations de modernisation des campagnes ne
font qu'accentuer les tensions internes des sociétés africaines
touchées par l'économie de marché (...). Après vingt ans
d'indépendance, il n'est pas évident que les gens de la brousse
vivent mieux »5.Dans son ouvrage précité, Ela s'emploie à faire
ressortir les conditions de vie difficiles, voire la misère des
villages africains à partir de son expérience auprès des paysans
kirdi du Nord Cameroun. Selon lui, le village est le lieu du
calvaire des peuples africains, victimes du capitalisme
international et d'une minorité urbaine bourgeoise et africaine6.
Faut-il poursuivre les politiques de développement rural qui
enferment les paysans d'Afrique dans la pénurie et la
dépendance? Comment parvenir à une réelle «modernisation
dans ce qui touche le cadre de vie des ruraux ou l'amélioration
du sol sans être enfermé dans le cycle de la dépendance à
l'égard de l'étranger» ? J.-M. Ela préconise aux
« développeurs », comme solutions à ces questions, de se
«mettre à l'écoute des paysans africains» pour tenter de
satisfaire leurs véritables besoins et «réduire les inégalités qui
se développent entre les minorités urbaines (alliées au

4 Crise qui n'affecte guère la consommation de papier par les économistes, les
bureaux de recherche ou les services gouvernementaux, nationaux ou
internationaux. Cf Steidl-Meier P., « Les désillusions de la lutte contre la
faim », in Etudes, Paris, décembre 1980, pp. 583-595.
5 J.- M. Ela, L'Afrique des villages, Karthala, Paris, 1982, p. 16.
6 Ibid., p. 10.

9
capitalisme international) et la majorité des populations
rurales »7.
Dans cette perspective, son choix est en faveur de «petits
projets» qui n'ont d'autre ambition que d'améliorer les
conditions d'existence des communautés locales rurales.
Autrement dit, il récuse les grands projets non parce qu'ils
réussissent rarement mais parce qu'ils accentuent la misère des
gens et amplifient, dans la continuité des mises en valeur
coloniales, la rupture avec les structures sociales et les « savoir-
faire» traditionnels8... Cette analyse de J.-M. Ela fait preuve de
lucidité en privilégiant les réalités des sociétés locales dans les
processus du développement rural en Afrique. Elle s'avère
néanmoins insuffisante car elle a tendance à préconiser le repli
des sociétés traditionnelles sur elles-mêmes, en leur niant tout
dynamisme historique.
En réalité, la plupart des sociétés rurales africaines
n'évoluent pas simplement à l'échelle des communautés
villageoises mais sont enserrées dans une trame bien plus large
où l'on découvre l'Etat, la ville, de nombreux modes de
différenciations sociales.
« Aussi légitime et louable (et sans doute nécessaire) soit-
elle, cette conception (...) du développement véhicule,
écrit J.-P. Dozon, une série de représentations concernant
les sociétés rurales africaines qui paraissent souvent
s'inspirer des sciences sociales, mais qui ne sont guère
conformes à leurs observations. En s'appuyant sur les
situations locales et familiales, et en se défiant des Etats,
des organismes internationaux, elle donne de l'Afrique
une image archaïsante et quelque peu stéréotypée (. ..) : la

7
Ibid., p. 16 et p. 225.
8
Depuis quelquesannéesdéjà, les sciencessocialesont émis des critiquesvis-
à-vis de ces pratiques ou conceptions courantes du développement, perçues
comme des modalités plus insidieuses de domination et d'exploitation par
les nantis et les Etats africains sur les populations africaines.
Cf P. BoiraI et alii, Paysans, experts et chercheurs en Afrique noire, Sciences
sociales et développement rural, Karthala, Paris, 1985.

ID
représentation, le cliché l'emporte sur l'analyse des
faits. »9
Certes, l'aide que cette conception apporte à l'analyse des
problèmes du développement est sans aucun doute utile et digne
d'intérêt, mais elle ne peut aller contre l'évolution et la réalité
des choses, en l'occurrence contre les dynamismes propres à ces
paysanneries africaines. « Comme partout, poursuit Dozon, les
sociétés africaines sont des sociétés historiques qui ont connu,
bien avant la colonisation, des transformations sociales et des
changements d'ordre économique. Si depuis l'époque coloniale
leur histoire a pris une tournure singulière en étant sollicitées et
souvent contraintes à fournir de la main d'œuvre et des denrées
d'exportation, elles n'en ont pas moins sauvegardé les marges
d'autonomie et développé, dans le cadre d'économies
marchandes, des logiques et des stratégies qui ne sont pas à
proprement parler traditionnelles. Celles-ci relèvent bien plutôt
des capacités d'appropriation et d'invention qui conjuguent
aussi bien des formes de reproduction socioculturelle que des
processus et des phénomènes sociaux inédits: propriété privée
de la terre, migrations agricoles, salariat, relations villes-
campagnes, etc.l0 Nous voyons donc que les sociétés africaines
ne sont pas restées stationnaires ou stagnantes mais ont été
traversées par des dynamismes historiques qui les ont amenées
peu à peu à devenir des sociétés rurales nouvelles. Nous en
voulons pour preuve le cas signalé par J.-P. Chauveau dans son
article intitulé «La colonisation appropriée. Essai sur les
transformations économiques et sociales en pays baoulé (Côte
d'Ivoire) de 1891 au début 1920. »11

9
I.-P. Dozon., « Développement,sciencessocialeset logiquepaysanneen
Afrique noire », in KASA BfA KASA, Revue ivoirienne d'anthropologie, et
de sociologie, n° 10 spécial 1988, Actes du Séminaire de sociologie rurale
lES-UNESCO, 31 mars- 2 avril 1987, p. 72.
10J.-P. Dozon, op. cit., p. 72; C. Wondji, « Commerce du cola et marchés pré-
coloniaux dans la région de Daloa », in Annales de l'Université d'Abidjan,
série LT1, 1972, pp. 33-61. Voir aussi I.-P. Chauveau et I.-P. Dozon, « Au
cœur des ethnies ivoiriennes... L'Etat », in L'Etat contemporain en Afrique,
pp.221-228.
11J.-P. Chauveau, in La colonisation: rupture ou parenthèse ?, L'Harmattan,
Paris, 1987, pp. 57-119 ; C. Wondji, op. cit., pp. 33-61.

Il
Aussi sommes-nous invités à revoir l'arsenal des concepts à
travers lesquels nous essayons d'appréhender la réalité des
communautés villageoises africaines. «Le temps est passé,
souligne E. Terray, de ces analyses qui faisaient d'un
impérialisme occidental aussi omnipotent qu'abstrait l'unique
acteur de la vie économique et politique du continent, et qui ne
laissait aux Africains que le choix entre deux rôles: celui de
fantoche plus ou moins complice, celui de victimes plus ou
moins résignées. Il faut rendre (...) aux sociétés africaines leur
autonomie et leur consistance propres; on constate alors que les
influences étrangères s'exercent sur leur milieu qui n'est pas
amorphe, dans un élément qui n'est pas neutre... 12»
L'heure est donc aux études qui tiennent davantage compte
des situations locales et des acteurs réels que ces situations
mettent en scène. Notre étude va s'en inspirer.
Mais à l'opposé de cette attitude face au développement des
sociétés rurales africaines dont nous avons esquissé quelques
traits plus haut, se trouve celle qui a contribué à donner aux
communautés villageoises africaines l'image d'un univers pétri
de symbolismes et de croyances magico-religieuses où les actes
apparemment les plus triviaux et les plus quotidiens
ressortissent au domaine du sacré. Cette littérature d'ordre

J.-P. Chauveau a suivi les transformations de la société pré-coloniale baoulé


(très diversifiée) en une société paysanne formant un ensemble socio-
économique cohérent et « ethnicisé ». Dans ce qui deviendra la Côte
d'Ivoire, la société baoulé, contrainte par l'occupation coloniale à se saisir
comme unité spécifique, s'approprie les projets du colonisateur en
abandonnant la résistance armée et en détournant les objectifs économiques
de la colonisation. La mise en valeur coloniale entraîne une adaptation de la
société civile baoulé qui devient ainsi appropriée à la reproduction de
l'économie de plantation... Quant à C. Wondji, il donne un exemple
(historique) des capacités d'appropriation de la société bété
traditionnellementpaysanne- à travers le cas du commercepré-colonial du
cola dans la région de Daloa.
12 E.Terray (sous la direction de), L'Etat contemporain en Afrique,
L'Harmattan, Paris, 1987, p. 10; J.-P. Chauveau, « La colonisation
appropriée. Essai sur les transformations économiques et sociales en pays
baoulé (Côte d'Ivoire) de 1891 au début des années 1920 », in La
colonisation: rupture ou parenthèse? (sous la direction de Piault M. H.),
op. cît., pp. 57-123.

12
ethnographique13 véhicule l'image d'une Afrique toujours
tributaire de réalités traditionnelles, archaïques, peu capables
d'innovation et de comportements économiques et rationnels.
Laissons la parole à D. Etounga-Manguelle: «L'Africain,
remontant aux sources de la religion, écrit-il, considère que
dans un monde fait pour toujours, Dieu reste seul capable d'en
modifier la logique. S'il ne faut toucher à rien, c'est que le
monde tel qu'il est et nos comportements sont des données
immuables, léguées dans un passé mythique à nos ancêtres
fondateurs dont la sagesse continue d'éclairer nos principes
(. ..). En somme, l'Africain reste esclave de son environnement.
C'est la nature qui est maître et fixe sa destinée.14 » Il affirme
plus loin, dans une généralisation hâtive, le monolithisme de la
culture africaine et un «refus épidermique de tout conflit
ouvert », voire «l'effacement de l'individu face à la
communauté15. »
Une telle interprétation des traits culturels de nos
communautés villageoises repose plutôt sur la représentation et
le cliché que sur la réalité ou l'analyse des faits16; car il existe
des sociétés africaines qui donnent une large place au conflit
ouvert et à l'esprit de compétition et d'émulation entre ses
membres. La société bété est de ce typel?

13
cf A. Schwartz, La vie quotidienne dans un village guéré, Inades, Abidjan,
1975, p. 29 : « La littérature ethnographique, écrit-il, en accordant à la vie
rituelle une place souvent démesurée, donne volontiers l'image d'un paysan
africain plus préoccupé de spirituel que de temporel. « Mère Afrique» ne
facilite pourtant pas l'existence de ses enfants. Le rite est effectivement
important pour qui veut s'attirer les bonnes grâces des divinités, mais le
paysan sait bien que sans le recours à l'outil, les greniers resteront
désespérément vides».
14 D. Etounga-Manguelle, L'Afrique a-t-elle besoin d'un programme
d'ajustement culturel? Editions Nouvelles du Sud, Paris, 1991, p. 43.
15D. Etounga-Manguelle, op. cil., pp. 52-56.
16 Elle s'inscrit d'ailleurs dans la droite ligne de la tradition occidentale
(notamment coloniale) qui s'est bâti un système de représentations où les
théories évolutionnistes du XIXè siècle issues d'anthropologues ou de
philosophes sociaux ont bien souvent servi de justifications et de références
idéologiques aux conquêtes et mises en valeur coloniales.
17 Cf R. Gnaly Tiepe, La conception de l'homme dans la vision du monde
bété de Côte d'Ivoire à travers les « Kuwezeleto » (noms de qualification) et
les « Tigbleto » (nom tambourinés), thèse de doctorat en sociologie, Paris V,
1991, pp. 318-407 ; cf C. Wondji, « Le bagnon chez les Bété», in Colloque

13
En matière de développement rural africain, nous refusons
cette interprétation des traits culturels des communautés
villageoises qui seraient plongées dans la répétition et le
conformisme, facteurs de sous-développement, alors que
l'Occident et les villes africaines seraient capables d'innovation
et d'esprit d'entreprise. Dans ces conditions, les experts et
« développeurs» reportent l'échec ou la faible réussite des
opérations de « développement» sur les paysans qui, selon eux,
opposent des résistances et des obstacles au progrès et au
changement.

Ainsi, d'un côté se trouvent ceux qui savent et détiennent les


bons procédés, les bonnes techniques, la vraie rationalité agro-
économique; de l'autre, ceux qui ne savent rien et à qui il faut
l'apprendre. Comme le résume assez bien M. Auge, «le
développement est pensé comme une réalité autonome qu'il
serait possible d'apporter à des pays non développés ou de faire
jaillir, comme de terre les cultures nouvelles, de pays riches
seulement de virtualités. Au moins est-ce là l'optique de
nombre d'experts internationaux et de gouvernements locaux
(. ..). Pensé comme réalité autonome, le développement est
apporté et reçu18.»
Et pourtant, le développement traduit dans la vie concrète
d'un peuple se caractérise comme un fait social: il se réalise
dans une société... Pour nous, le développement ne peut se
concevoir en termes d'imitation, de reproduction, de copie, et,
finalement, comme l'importation d'une société étrangère,
entièrement construite à l'avance, avec ses erreurs et ses vices,
et qu'on doit déposer à la place de celle dans laquelle nous
sommons nés. .. «Le développement d'arbre ne peut se
concevoir, écrit Ki-Zerbo, sans ses racines19».

sur littérature et Esthétique négro-africaines, NEA, Abidjan, 1979, pp. 87-


92 ; voir aussi « Le bagnon et l'art », in La chanson populaire en Côte
d'Ivoire. Essai sur l'art de G. SROLOU (sous la direction de C. Wondji),
Présence africaine, Paris, 1986, pp. 42-83.
18 M. Auge, «Sous-développement et développement: Terrain d'étude et
objets d'action en Afrique francophone », in Africa, XVII, 3. pp. 205-216.
19Cf J. Ki-Zerbo cité par Mamadou Niang in KASA BfA KASA , op. cil., p.
97.

14
C'est donc à partir des racines, c'est-à-dire des fondements
socioculturels que s'amorce un développement véritable. La
renaissance en Occident n'a pu se faire sans la résurrection de la
pensée gréco-romaine de même que le développement moderne
du Japon n'a pas évacué la culture japonaise authentique.

Dans ce sens, B. Comoé-Krou a raison d'écrire: «Le


développement (se conçoit) comme la transformation historique
d'une société historiquement bâtie, qui contient en son sein les
facteurs de sa propre transformation. Les éléments venus et
venant de l'extérieur et qui, du simple fait de notre contact avec
l'extérieur, ne peuvent pas ne pas venir, et qu'il est même
souhaitable qu'ils viennent, ont à s'insérer dans le mouvement
général de l'histoire propre de la société, pour amplifier et
accélérer ce mouvement, et non pas tendre à effacer
complètement cette histoire et à s'y substituer20». Ici ressort ce
qui constitue, pour nous, l'essentiel, le nœud du problème des
processus de développement des sociétés rurales africaines.

Comme nous le savons, ce qui développe l'organisme


humain au plan biologique, ce n'est pas ce qu'on" ingère" du
dehors dans l'organisme, mais ce que l'organisme lui-même
" digère" du dedans. Cela est aussi vrai au niveau du corps
humain que du corps social.

En effet, tout aliment" ingurgité" dans le tube digestif et


qui n'a pu être" assimilé ", transformé (en aliment nutritif) par
le suc gastrique provoque l'indigestion ou le rejet, voire le
vomissement pour éviter l'intoxication ou la destruction de
l'organisme tout entier... Dans ce sens, digérer (pour un
organisme) est synonyme de santé, (ou mieux) de vie.

C'est pourquoi, l'on ne saurait demander à un village


d'adhérer à un projet de développement qui vient désorganiser
son univers spacio-socio-culturel. Comment peut-on demander
à un paysan de se dépasser pour la productivité et de se lancer
20 Cf B. Comoé-Krou, Conception de l'Etat et forme de démocratie. Ed des
Lagunes, Abidjan, 1991, p. 83. Voir aussi ses réflexions dans Pourquoi nous
sommes sous-développés, à paraître aux Editions des Lagunes.

15
dans la bataille économique si cela se fait au détriment de sa vie
d'être humain, d'être social?

Cette situation semble constituer le problème le plus


fondamental et le plus tragique du sous-développement en
Afrique car le développement, dans ce cas, apparaît comme une
donnée imposée à ceux qui le réalisent; ce qui suppose une
adaptation forcée de la structure sociale à un modèle
économique, qui ne tient aucunement compte du génie et des
" savoir-faire" des communautés rurales qu'on veut aider.

Si, en trente années, l'aide n'a nullement amélioré la


situation du continent, comme le révèle le rapport de 1994 de la
Banque Mondiale, sa poursuite a-t-elle encore un sens? C'est
pourquoi au moment où plusieurs pays africains s'interrogent
sur leurs options en matière de développement rural, le cas du
projet de regroupement des villages bété (de la région de
Gagnoa) est d'une actualité brûlante parce qu'il reflète cette
conception essentiellement économiste du développement qui
ne s'appuie pas sur une connaissance scientifique du support
humain de l'économie. Or celle-ci nous paraît indispensable
comme il ressort de l'observation des anthropologues en ce qui
concerne l'imbrication de l'économique et du social. Citons, à
ce propos, P. BoiraI, un analyste des expériences du
développement: «Les anthropologues ont bien montré que la
sphère de l'économique est étroitement imbriquée et incorporée
dans celle de la parenté, du pouvoir, du sacré... selon les
modalités propres à chaque société et selon l'ancienneté et
l'intensité des rapports que chacune d'elles a noués avec le
monde extérieur21 ». On ne peut donc regrouper des villages en
vue de leur développement économique et social en brisant ces
imbrications, articulations et rapports dont l'existence
conditionne la vie même de ces villages. Voilà pourquoi la
connaissance du milieu humain peut permettre de repenser le
développement et de l'adapter aux besoins réels de ses
réalisateurs.

21
P. BoiraI et alii, Paysans, experts et chercheurs en Afrique noire, sciences
sociales et développement rural, Ed. CIF ACE/ KarthaIa, Paris, 1985, p. 7.

16
2. Hypothèse de recherche

Notre hypothèse fondamentale de départ peut se formuler


ainsi: la nature des effets provoqués par un projet de
développement rural dépend du degré de mobilisation et de
participation des paysans bénéficiaires et de la prise en compte,
par les" experts développeurs ", de leurs réalités
socioculturelles.

Pour montrer l'intérêt de cette hypothèse, nous tenterons de


voIr :

- si les enjeux de ce projet de regroupement des villages bété


de la région de Gagnoa sont des innovations ou simplement la
continuation des solutions recherchées autrefois lors de la
constitution de l'Etat colonial;

- la façon dont la communication passe ou circule entre le


" haut" et le " bas ", c'est-à-dire entre les hommes au pouvoir
et la masse paysanne bété ;

- dans quelle mesure il existe une incompatibilité entre,


d'une part le projet de regroupement (mis en œuvre par les
hommes au pouvoir qui perpétuent la même distance par
rapport au peuple que celle qui existait à l'époque coloniale), et,
d'autre part, la vision du monde et de l'organisation socio-
politique de ces communautés villageoises.

3. Bref aperçu géographique du champ d'étude

Pour éviter le piège des généralisations hâtives, il nous


incombe de circonscrire ou de délimiter notre domaine d'étude.
Aussi allons-nous procéder ici à un bref aperçu géographique
du pays bété de Gagnoa, qui constitue notre champ
d'investigation.

17
Située dans la zone forestière du Centre Ouest de la Côte
d'Ivoire, la région de Gagnoa comprend la sous-préfecture
centrale de Gagnoa, la sous-préfecture de Ouragahio et celle de
Guibéroua22. Avec ses trois sous-préfectures qui totalisent 173
villages et 4 500 km2, la région de Gagnoa est limitée:
- au sud par la sous-préfecture de Guéyo et la préfecture de
Lakota,
- au nord par la préfecture d'Issia et la sous-préfecture de
Sinfra,
- à l'est par la sous-préfecture de Zikisso et la préfecture
d'Oumé,
- à l'ouest par la préfecture de Soubré.
Cette région de Gagnoa est essentiellement peuplée de Bété
que Maurice Delafosse23 insère dans le groupe culturel Krou qui
occupe, sur le littoral atlantique, un espace géographique de
quelque 120 000 km2 à cheval sur la Côte d'Ivoire et le Libéria.

A l'intérieur de ce grand groupe KrOll composé d'une


dizaine d'ethnies en Côte d'Ivoire24, Delafosse classe, aux côtés
des Bété, leurs parents Dida des préfectures de Divo et de
Lakota, Neyo et Godié de la région de Sassandra-Fresco, les
Bakwé, les Niaboua et les Krou proprement dits du bas Cavally,
dans la région de Tabou-Grabo, enfin les Guéré et Wobé de la
région de Man.

Pourquoi avons-nous choisi la région de Gagnoa comme


terrain de recherche pour notre étude?

La raison en est toute simple.


Ayant décidé d'étudier les ressorts d'une société rurale
ivoirienne face au projet de regroupement et de modernisation
de ses villages, c'est tout naturellement que nous avons choisi la

22 Cette région est comprise entre 5°3 et 7°15 de latitude Nord, entre 6°45 et
7°20 de longitude Ouest. Son milieu naturel est homogène et son climat est
tropical, chaud et humide
23 M. Delafosse, Vocabulaire de soixante langues ou dialectes de la Côte
d'Ivoire, Larose, Paris, 1904.
24 J...N. Loucou, Histoire de la Côte d'Ivoire, Ed. CEDA, Abidjan, 1984, pp.
105..109.

18
société bété de Gagnoa parce que tout d'abord nous avons
trouvé, sur cette région, une littérature anthropologique et
sociologique traitant du problème de développemenr5. Bien
qu'il n'existe pas à proprement parler d'études sur le
regroupement des villages bété de la région de Gagnoa, cette
région constitue un terrain propice aux expériences tentées dans
le cadre du développement rural: plantations coloniales de café
et de cacao (SPROA), école pratique d'agriculture située à 5 km
de Gagnoa sur la route d'Gumé, expérience de la riziculture
irriguée (dont parle J.-P. Dozon dans son texte précité), etc.
D'où une forte présence d'allochtones (Baoulé et Dioula) dans
le pays bété de Gagnoa. ..

En outre, nous avons choisi la société bété de Gagnoa parce


que nous appartenons nous-même à cette société. Cette
appartenance - véritable situation privilégiée - nous a
grandement facilité la tâche, surtout en ce qui concerne les
points suivants:
l'intégration du chercheur dans la société étudiée;
les contacts préliminaires;
la confiance accordée par l'informateur à l'enquêteur;
la compréhension mutuelle et rapide entre l'enquêteur
et l'informateur par l'utilisation d'une langue maternelle
commune, etc.

En plus des problèmes que nous venons d'énumérer et qui


ont été aplanis du fait de notre appartenance à la société bété, il
s'est posé à nous une autre série de questions liées à la qualité
des informateurs: citons-en quelques-unes:

- l'informateur que nous avons en face est-il compétent?


Autrement dit, est-ce la personne la mieux indiquée pour nous
entretenir du sujet qui nous préoccupe?

25
cf J.-P. Dozon, « Autochtones et allochtones face au développement de la
riziculture irriguée dans la région de Gagnoa». Rapport provisoire, Orstom,
1974, p. 158. Voir, du même auteur, «La problématique rizicole dans la
région de Gagnoa », Orstom, 1975, p. 154; «Economie marchande et
structures sociales: le cas des Bété de Côte d'Ivoire », in Cahiers d'études
africaines, 68, vol. XVII-4, 1977.

19
- le discours de l'informateur prend-il en compte la totalité
de la communauté que nous voulons étudier? Ici se pose le
problème des rapports réels entre l'informateur et la collectivité
dans laquelle il vit.
- même si je suis locuteur de la langue dans laquelle
s'exprime l'informateur, suis-je certain de le suivre à tous les
niveaux du langage qu'il utilise pour me parler?

Comme on peut le constater, à ce second niveau, les


problèmes sont beaucoup plus sérieux et nécessitent une
connaissance minimale de la société avant de commencer la
collecte des documents oraux.
Ainsi, le choix de la région de Gagnoa nous aidera à
résoudre les problèmes linguistiques susmentionnés et à prévoir
les difficultés éventuelles de terrain. Ceci nous conduit déjà
dans la quatrième partie de l'introduction de notre travail, à
savoir la partie méthodologique.

4. Méthodologie

« Certains parlent de la méthode avec gourmandise, avec


exigence (..). Elle ne leur paraît jamais assez rigoureuse,
assez formelle. La méthode devient une loi, mais comme
cette loi est privée de tout effet qui lui est hétérogène
(personne ne peut dire ce qu'est, en "sciences
humaines", un "résultat "), elle est infiniment déçue
(. . .). Aussi, il est constant qu'un travail qui proclame
sans cesse sa volonté de méthode soit finalement stérile:
tout est passé dans la méthode, il ne reste rien à
l'écriture. »26
L'étude d'une action ou opération dite de développement
intéresse à la fois le géographe, l'historien, l'anthropologue et le

26
R. Barthes cité par G. Rist in Image des autres, images de soi, éd. Georges
St Saphorin, Suisse, 1978, p. 86.

20

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