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face au sida
Collection Recherches Asiatiques
dirigée par Alain Forest
Dernières parutions
Sociétés asiatiques
face au sida
INTRODUCTION 9
8
Introduction
Le présent ouvrage fait suite à trois jours de table ronde qui s'est
tenue à Aix-en-Provence, à la fin du mois de novembre 1998, et dont
l'objectif principal était d'appréhender les dimensions sociales,
économiques et culturelles de l'épidémie du sida dans différentes
sociétés du sud-est asiatique, tout comme de tenter une première
évaluation des moyens de prévention, des réponses institutionnelles et
communautaires face au fléau.
La publication de ces actes intervient au moment où, d'une part,
l'Onusida diffuse son rapport annuel et où d'autre part, à Kuala
Lumpur (Malaisie), s'achève la cinquième conférence internationale
du sida dans la région Asie-Pacifique (lCAAP). Ce hasard du
calendrier permet de rappeler la situation globale de la pandémie,
étayée par quelques chiffres et données clés. À l'échelle mondiale
d'abord, l'Onusida estime qu'à la fin de ce siècle 33,6 millions de
personnes ont contracté le virus du sida et que, parmi elles, 30
millions de séropositifs n'ont pas accès aux traitements de cette
maladie. C'est ainsi que près de 95 % des personnes infectées par le
VIH à travers le monde vivent dans les pays en voie de
développement où l'épidémie ne cesse de progresser, creusant d'année
en année les inégalités croissantes entre le Nord et le Sud.
Alors que dans les pays industrialisés la généralisation des
polythérapies antivirales s'est traduite par un recul spectaculaire de la
mortalité liée au sida, au point de changer dangereusement la
perception de cette maladie désormais « domestiquée» , dans les pays
du Sud, les traitements sont encore rarement accessibles et les taux de
contamination augmentent. Cette situation épidémiologique, avec un
nombre de sujets contaminés déjà considérable et des possibilités de
prévention beaucoup plus limitées que dans les pays du Nord pour des
raisons à la fois économiques et culturelles, laisse craindre que
l'épidémie sera infiniment plus difficile à enrayer ou à stabiliser
qu'elle ne l'est dans les pays riches. Des disparités notoires, à
différentes échelles spatiales, existent entre les zones de progression
active de l'épidémie et les zones où elle stagne.
L'Afrique subsaharienne continue d'être la plus durement
affectée. Après elle, le continent asiatique, qui semblait pourtant avoir
été épargné jusqu'en 1988, est le plus sévèrement touché. L'Onusida
annonce le nombre de 7 millions d'Asiatiques infectés à la fin de
Introduction
l'année 1999. Plus grave encore, les cas de contamination en Asie ont
progressé de 70 % entre 1996 et 1998, les pays du bassin du Mékong
étant ceux qui connaissent la plus forte progression.
L'Asie se révèle en effet très vulnérable. Plusieurs facteurs
contribuent à la très rapide transmission du virus sur le
continent: l'intégration des économies asiatiques entre elles et avec
l'économie mondiale, les changements sociaux extrêmement rapides
au sein même des pays concernés, la jeunesse des populations, leur
très grande mobilité sur le plan national et international. Précisons que
ces migrations se caractérisent désormais par une féminisation
croissante et par un grand nombre de clandestins: deux facteurs qui
renforcent encore la vulnérabilité déjà notoire de tout migrant. À cette
longue liste s'ajoute souvent la difficulté des pays à reconnaître la
réalité de l'épidémie, l'ignorance des populations, les rapports non
protégés, l'essor du commerce du sexe, le développement de la
toxicomanie par voie intraveineuse. Par ailleurs, les difficultés
économiques qui ont contraint les pays de la région à de sévères
coupes budgétaires, y compris dans le domaine de la santé, ont d'ores
et déjà provoqué un recul de la prévention et une augmentation des
risques d'infection. Il faut également souligner que, si le très prospère
commerce du sexe asiatique a fait flamber la maladie, on assiste à une
augmentation exponentielle des contaminations par injection de
drogue - cette pratique étant reconnue plus rapidement contaminante
que la précédente.
Une catastrophe sanitaire «à l'africaine» peut donc advenir en
Asie, même si, pour l'instant, aucun pays de cette zone n'a encore
atteint les taux de prévalence couramment rencontrés en Afrique
subsaharienne. Tous les pays de la zone ne sont pas affectés au même
degré par l'épidémie, et même souvent au sein d'un même pays, les
taux d'infection ou le mode de contamination varient
considérablement en fonction des différences culturelles, des
communications, de la circulation de l'information, des pratiques
sexuelles ou toxicomaniaques, elles aussi très variables. Alors que les
pays africains sont désormais bien couverts, les pays d'Asie manquent
de groupes sentinelles et de systèmes de surveillance
épidémiologique. La mise en place de ces réseaux dfuïs la région ainsi
qu'une contribution renforcée des sciences sociales permettraient non
seulement d'expliquer les fortes variations des taux de prévalence
entre pays et régions d'un même pays, mais aussi l'inégale répartition
10
Introduction
de l'épidémie sur l'ensemble de l'Asie. De nouvelles études
permettraient d'analyser plus précisément les relations entre le
contexte social et la dynamique de l'épidémie, la perception sociale et
culturelle de cette maladie et les différents types de réponses
individuelles et collectives élaborées.
Notre ouvrage, à travers ses dix-sept contributions, s'inscrit
pleinement dans cette perspective. Il s'insère dans des problématiques
récurrentes en anthropologie de la santé articulées autour de trois
axes: les interactions et les contradictions entre le pouvoir politique et
le champ de la santé, les enjeux socio-politiques de la santé publique;
l'efficacité des politiques et de l'éducation sanitaires; l'intégration et le
rôle des médecines traditionnelles ou populaires dans le système de
santé publique et ou dans le système médical local. Comme le
soulignent H. Brummelhuis et G. Herdt (1995 : 15), le travail de
contextualisation culturelle est une condition nécessaire au
développement «d'interventions culturellement appropriées».
Confrontant des modèles d'interventions et d'interprétation de la
maladie selon un axe géographique Sud-Sud (Afrique-Asie) et trans-
asiatique (Asie du Sud et Asie orientale), ce livre est une contribution
originale aux études qui portent sur le «sida du Sud». Cet ouvrage est
le premier en langue française qui traite du sida et de ses implications
sociales, économiques, démographiques, psychologiques dans le
contexte culturel asiatique. Il faut souligner également qu'il est le fruit
d'une collaboration pluridisciplinaire entre anthropologues, ethno-
psychologues, sociologues, géographes et historiens. Cette
pluridisciplinarité nous a permis d'aborder des problématiques
complémentaires, montrant l'épidémie de sida comme cause et/ou
comme conséquence d'un changement social rapide. En outre, à fin de
comparaison, l'ouvrage dévolu à l'aire culturelle sud-est asiatique
présente trois recherches conduites en Asie du Sud et trois
contributions d'africanistes.
19
Introduction
et démographiques, l'inégalité du développement, les mouvements
migratoires et les phénomènes d'acculturation.
Décembre 1999.
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20
Première Partie
LA SEXUALITÉ EN ASIE
LA SEXUALITÉ ET LES MALADIES
SEXUELLEMENT TRANSMISSIBLES EN CHINE
DISCOURS MÉDICAL ET REPRÉSENTATIONS
SOCIALES
Frank DIKOTTER
1 Cet article est basé sur F. DIKOITER, « A history of sexua/ly transmitted diseases in
China» in Scott BAMBER, Milton LEWIS and Michael WAUGH (eds.), Sex. disease. and
society: A comparative history ofsexua//y transmitted diseases and HIVIAIDS in Asia and
the Pacifie, Westport, CT: Greenwood Press, 1997 : 67-84 ; les observations sur le sida sont
limitées à la période de 1978 à 1995.
La sexualité et les MST en Chine
façon formelle sur un ensemble de données factuelles. Le taux précis
des MST en Chine républicaine reste aussi à établir. Des mesures
officielles pour une analyse épidémiologique des MST ne sont prises
qu'après 1949, et peu d'hôpitaux, la plupart cantonnés dans les
métropoles de la côte, recueillent des données virologiques. Bien que
des données fiables sur J'incidence des MST soient absentes,
l'introduction des tests sérologiques pendant les années 1920 dans les
hôpitaux modernes permet à certains missionnaires et médecins
d'évaluer l'étendue des maladies vénériennes. James Ma.'(well est un
des premiers à établir la sévérité des MST en Chine (Maxwell, 1913).
Une étude importante, publiée en 1923 et basée sur 35 000 cas, révèle
que 8,4 % des malades hospitalisés et 6,1 % des malades non
hospitalisés sont syphilitiques, un chiffre représentant trois fois la
moyenne des Etats-Unis (Lennox, 1923). Un autre expert étranger
examine 4 000 patients et constate que le quart d'entre eux
manifestent des symptômes vénériens (Korns, 1921). Des différences
parfois considérables dans les méthodes statistiques utilisées dans
l'interprétation de ces études médicales empêchent une comparaison
systématique. Cependant les données fournies par les hôpitaux
indiquent un taux élevé de syphilis entre les deux guerres, situé entre
20 et 25 % de l'ensemble des malades (Faust, 1925). Des estimations
pour la population totale de la Chine font varier ce taux de 5 % jusqu'à
50 voire 60 % (Wu, 1927). Herbert Lamson, qui entreprend une
synthèse des différentes données médicales en 1935, décrit les MST
comme un problème extrêmement sérieux (Lamson, 1935), alors qu'un
observateur contemporain estime le nombre total des infections
syphilitiques à 20 millions pour toute la Chine à la veille de la
Seconde Guerre mondiale, un chiffre prudent que d'autres n'hésitent
pas à doubler (Frazier, 1937).
Les prostituées sont les plus exposées aux MST. Bien que les
maisons closes soient fréquentées par toutes les classes sociales, les
taux d'infection sont plus importants pour les marchands et les soldats.
La mobilité professionnelle et la fréquentation régulière des maisons
closes expliquent les taux plus élevés pour ces deux groupes sociaux.
Bien que les soldats ne fassent pas l'objet d'examen médical pendant
leur recrutement, certains hôpitaux montrent des taux très élevés. Une
série de tests effectués, par la méthode d'analyse sanguine Kahn, sur
310 soldats et 420 civils, révèle respectivement 22 % et 13,5 % de
24
La sexualité et les MST en Chine
positivité 2. Les officiers militaires, les agents de police, les
domestiques et les artisans sont aussi parmi les groupes les plus
touchés, les professions libérales, y compris les commis et les
étudiants, figurant parmi les secteurs les moins infectés de la
population. La majorité des paysans paraissent avoir été relativement
épargnés par les MST pendant la première décennie du XXe siècle,
mais la guerre civile, les migrations massives et la mobilité sociale
contribuent à assurer une distribution épidémiologique plus uniforme
pendant les années 1930. Les hommes sont de loin les plus touchés,
mais l'expansion des maladies parmi les femmes est parfois
considérable : parmi les 268 cas relevés sur une année vers le milieu
des années 1920 à la Union Medical College for Women à Pékin,
douze sont des prostituées alors que la majorité paraît avoir contracté
la maladie par le biais de leur partenaire. La cécité à la naissance est
répandue en Chine, et les nouveau-nés souffrant d'éruptions
syphilitiques sont souvent abandonnés (Heath, 1925).
De profonds préjugés sociaux contre les maladies vénériennes,
représentées comme des maladies honteuses, influencent le traitement
de malades. La répugnance à consulter un médecin et la dissimulation
des symptômes empêchent d'autre part les spécialistes d'évaluer
l'étendue des différentes MST dont souffre la population chinoise. La
syphilis est sans doute la maladie la plus répandue, mais elle n'est pas
toujours diagnostiquée comme une lésion primaire. Les lésions sur la
peau sont fréquentes et peuvent aussi affecter le nez et les os
adjacents; la destruction de la mâchoire semble avoir été un
phénomène relativement commun. L'aneurisme syphilitique et la
neurosyphilis, par contre, sont rarement diagnostiqués. La gonorrhée
est répandue, d'autant plus que les malades refusent souvent de se
soumettre à un traitement de longue durée: la maladie est interprétée
comme la conséquence inévitable des rapports sexuels dont les
répercussions sont limitées. Les chancroïdes sont aussi répandus.
Le traitement le plus commun pour la syphilis est à base de
sublimé de mercure. Les préparations à base d'arsphénamine comme
le Salvarsan, le «606», deviennent populaires dès les années 1910,
sans toutefois remplacer les prescriptions plus traditionnelles. Même
2 D. O. LAI, « Incidence of syphilis among the Chinese soldiers at Swatow», China Medical
Journal, 1928, 43 : 557-567 ; 0.0. LAI and Suchen WANO LAI, « Incidence of syphilis
among Chinese civilian patients in Swatow district », China Medical Journal, 1929, 43 : 22-
27.
25
La sexualité et les MST en Chine
le Neosalvarsan, le «914», ne remplace que très graduellement le
mercure. Toutefois, pour la plupart, ces produits pharmaceutiques
nouveaux restent confinés aux grandes villes et hors de la portée du
plus grand nombre. Le nitrate d'argent pour !e traitement de la cécité
des nouveau-nés, par exemple, est rarement utilisé même dans les
années 1930 (Gear, 1935). Les coûts médicaux prohibitifs, les
préjugés sociaux contre les maladies vénériennes et l'horreur des
traitements de longue durée expliquent l'attrait que les charlatans, de
même que les médecins traditionnels, exercent sur beaucoup de
malades (Heimburger, 1927). Les superstitions concernant les MST
sont répandues et, en 1934 par exemple, la police de Hangzhou arrête
une femme s'apprêtant à consommer un cerveau humain, dont les
propriétés médicinales contre la syphilis sont vantées dans le folklore
populaire 3. À un niveau culturel très différent, des réclames sur le
traitement des maladies vénériennes apparaissent dans les journaux à
grand tirage au début du XXe siècle 4. En 1927, à Harbin, une ville de
300 000 habitants située dans le nord de la Chine, 200 cliniques de
réputation douteuse tournent en grande partie autour des prescriptions
du Salvarsan ou des produits similaires (Wu, 1927).
La médicalisation de la sexualité contribue à consolider le statut
et le rôle des nouvelles professions médicales après l'effondrement du
système impérial en 1911. S'imposant comme les gardiens de la santé
publique et de la vitalité nationale, certains médecins insistent sur la
discipline sexuelle de chaque individu et réclament même une
intervention étatique sous l'égide de la science médicale. Le sexe
devient un domaine social autant que médical que les élites
modernisatrices s'approprient au nom de la nation. Jusqu'à l'avènement
du régime nationaliste, toutefois, l'absence d'un centre de pouvoir fort
est un obstacle majeur dans l'intervention des médecins contre les
MST. Un réseau d'instituts et de cliniques publiques pour la
prévention des MST n'apparaît pas, alors que les efforts
gouvernementaux dans le domaine de l'éducation sexuelle restent
négligeables. Un arrêté de police prévoit une inspection régulière des
3 WANG QIZHANG, Ershl maniai Zhongguo yixueshi chuyi (Mon humble opinion sur des
faits médicaux dans la Chine des vingt dernières années), Shanghai: Zhenliao yibaoshe,
1935: 359.
4 HUANG KEWU, « Cong Shenbao yiyao guangbao kan minchu de yiliao wenhua yu shehui
shenghuo, 1912-1926» (La culture médicale et la vie sociale dans la période républicaine
vues par les annonces médicales dans le Shenbao, 1912-1926), Zhongyang yanjiuyuan
jindaishi yanjiusuojikan, 1988, 17: 141-94.
26
La sexualité et les MST en Chine
maisons closes, mais aucun programme pour contrôler la prostitution
n'est poursuivi avant 1928. Bien que l'Association médicale nationale
présente un communiqué en mars 1922 sur la menace des MST et le
besoin urgent d'une information publique, peu de démarches
prophylactiques sont entreprises par des associations indépendantes du
gouvernement (Peter, 1924). Les mesures officielles restent limitées
même après l'unification politique du pays par le Guomindang en
1927. Malgré la création d'un ministère de la Santé en 1928; la volonté
politique et les ressources financières font défaut aux autorités pour
combattre efficacement la propagation des MST. Des mesures pour le
contrôle de la prostitution ne sont pas systématiquement mises en
place 5. La syphilologie ou la vénérologie, deux disciplines nouvelles
soutenues par un faisceau de chaires universitaires, de sociétés
savantes et de conférences scientifiques en Europe à la fin du XIXe
siècle, ne sont pas promues en Chine républicaine. Même si des
progrès réels sont accomplis dans le domaine de la santé publique
sous le Guomindang (Yip Ka-Che, 1995) les autorités médicales ont
d'autres priorités, étant confrontées au choléra, à la lèpre, à la
tuberculose et à la variole, des maladies qui continuent de provoquer
des ravages effrayants jusque dans les années 1950.
L'opinion publique, par contre, est rapidement mobilisée par les
élites modernisatrices, le péril vénérien venant cristalliser l'angoisse
que suscitent les rapports sexuels illicites. S'appuyant sur les sciences
nouvelles comme la génétique et la biologie de la reproduction, la
médicalisation de la sexualité est étroitement liée aux inquiétudes
exprimées par les nouvelles élites professionnelles des grandes villes.
Le contrôle de la sexualité n'est plus une question d'éthique, mais de
santé de l'individu, de la famille et de la nation. Discipline individuelle
et régulation collective s'allient pour se défendre contre les aspects
dangereux de la sexualité. La responsabilité morale de l'individu
dépasse donc le cadre de sa santé personnelle, puisqu'une mauvaise
gestion de la sexualité conduit irrémédiablement à la reproduction
d'éléments dégénérés : une horde de mères contaminées, de pères
syphilitiques et d'enfants malformés apparaissent dans les pages de la
littérature médicale, alimentant une angoisse fondamentale autour de
la reproduction en liant étroitement responsabilité individuelle,
moralité sociale et pureté biologique.
6 Par exemple JIANMENG, « Meidu shi zhongzu shuaitui de yuanyin » (La syphilis est la
cause du déclin racial), Dongfang zazhi, 1922, 19 (7) : 85-86 ; JIANMENG, 'Minzu zhi
shuaitui' (Le déclin de la race), Dongfang zazhi, 1921, 18 (21) : 1-3 ; HU ZHENGJIAN,
« Meidu » (La syphilis), Kexue, 1920, 5 (2) : 177-196,
7 Sur l'idée de l'hérédité de la syphilis en France, voir Alain CORBIN, « L'hérédosyphilis ou
l'impossible rédemption, Contribution à l'histoire de l'hérédité morbide» in Le Temps, le désir
et l'horreur, Paris: Aubier, 1991 : 141-170.
8 Par exemple YAO CHANGXU, Xiao'er bing (Les maladies des petits enfants), Shanghai:
Shangwu yinshuguan, 1932 : 7-10,
28
La sexualité et les MSr en Chine
Les eugénistes, bien entendu, incluent les syphilitiques dans leurs
listes d'éléments peu viables dont la reproduction doit être empêchée
par la stérilisation (Dikotter, 1998).
La contamination a toujours une origine étrangère. Tout comme
la syphilis est décrite comme une maladie venue de l'étranger lors des
épidémies du XV e siècle (la fameuse «French pox» en Angleterre, «le
mal de Naples» en France), elle est représentée comme une
importation de l'Occident en Chine : la nation est soumise à l'étranger
par les forces du capital et de la maladie. Les impérialistes «violent»
l'intégrité de la nation tout comme les germes «envahissent» (qinfan)
l'urètre. Décrite comme une tare qui s'insinue insidieusement dans les
parties les plus intimes du corps, la syphilis est liée à la sexualité
étrangère. Les tracts sur les maladies vénériennes oublient rarement de
mentionner que les ports fréquentés par des marins blancs sont des
endroits contaminés, et que la syphilis se propage de là vers l'intérieur
du pays comme un germe de mort par les soldats étrangers. Le lien
établi entre la sexualité et le nationalisme est aussi courant en Chine
qu'en Europe 9.
Comme en Europe, la syphilis est présentée comme une maladie
dont la trajectoire temporelle peut se découper en «stades», une
approche normative qui sous-entend un «processus» inexorable. Les
symptômes de la syphilis restent longtemps invisibles, et les longues
périodes d'incubation indiquent le caractère sournois de la maladie.
Une vision téléologique qui décrit la maladie évoluant vers une
infection générale s'appuie sur la représentation des microbes comme
«insidieux», «tenaces» voire «entêtés» (wangu). Un vocabulaire
militariste de même que des adjectifs anthropocentriques se retrouvent
dans l'idée d'une attaque très stratégique des microbes sur le corps
humain, les plus malins s'embusquant dans les toilettes publiques pour
«choisir» des points vulnérables qu'ils «prennent d'assaut» 10. Termes
militaires également pour décrire l'épidémie : la contamination se
«propage» à travers le corps comme elle se «propage» dans la société :
les bactéries envahissent ce dernier par les organes reproducteurs pour
se multiplier à l'infini afin de le miner tout entier. Le syphilitique,
Il CHENG HAO, Jiezhi shengyu wentl (Questions sur le contrôle des naissances), Shanghai:
Yadongtushuguan, 1925: 92.
30
La sexualité et les MST en Chine
peuvent transmettre les maladies vénériennes 12. Les prostituées,
toutefois, représentent la cause la plus importante de la contamination
dans le discours médical. Le sujet de la prostitution a fait l'objet de
plusieurs études fouillées (les prostituées exerçant manifestement une
grande fascination sur les sinologues), et il est inutile de répéter ce qui
a été dit ailleurs 13. Notons toutefois que la prostitution est condamnée
comme une tare sociale propageant la maladie et le vice. La
prostitution est fréquemment médicalisée par les élites
modernisatrices, qui la décrivent comme un «champ de culture»
(yangchengsuo) propice à la contamination : «La majorité des
maladies vénériennes les plus communes comme la syphilis et la
gonorrhée est contractée en fréquentant les prostituées. Après avoir été
contaminé par ce genre de maladie sexuelle, mis à part le mal infligé à
son propre corps, l'individu infectera aussi sa femme et transmettra par
l'hérédité la maladie à ses enfants. La contamination de sa
descendance influence la santé de la nation et le futur de la race»,
proclame Fan Shouyuan dans un manuel d'éducation sexuelle 14.
Selon Wu Lian-teh (1879-1960), savant réputé dans le domaine de la
médecine, il faut enseigner aux adolescents «la signification des
émissions nocturnes, les conséquences véritables de la masturbation et
les dangers des rapports sexuels illicites, de même que la valeur de la
continence» (Wu Lien-Teh, 1931). Cette ébauche historique - qu'une
recherche plus fouillée pourrait sans doute nuancer - nous permet de
conclure provisoirement que le discours médical, déployé par des
représentants du gouvernement comme par des groupes professionnels
indépendants, prend le prétexte des MST pour proposer de restreindre
la sexualité à la relation conjugale.
23 YANG WENYI et al. (eds), AlDS: Quanqiu weiii. Aizibing shehuixue touguan (Le sida:
une crise globale. Une perspective sociologique sur le sida), Chengdu: Sichuan kexue jishu
chubanshe, 1990.
24 WANG CHENGYI, Xing chuanbobing (Les maladies sexuellement transmissibles),
Nanning: Guangxi kexuejishu chubanshe, 1988: 2-4, 62.
25 WANG MAN et al. (eds), Shiyong fuchanlœ shouce (Manuel d'obstétrique pratique),
Hangzhou: Zhejiang kexue jishu chubanshe, 1989: 449 ; ZHENG FOZHOU et al. (eds),
Xing chuanbo iibing fangzhi 100 wen (Cent questions sur le traitement des maladies
sexuellement transmissibles), Beijing: Jindun chubanshe, 1990 (6th repr. 1993) :13.
26 XIANG YIPING, Aizibing (Le sida), Hangzhou: Zhejiang daxue chubanshe, 1987: 9.
37
La sexualité et les MST en Chine
procréation ou ayant lieu hors du cadre conjugal. Niant l'existence de
préférences sexuelles particulières, le discours médical refuse de
conférer un droit au plaisir à l'individu. Au lieu de distinguer entre des
préférences sexuelles individuelles (<<hétérosexualité» ou
«homosexualité»), la ligne de démarcation est établie entre des actes
licites, c'est-à-dire les rapports sexuels péno-vaginaux dans un cadre
conjugal, et des actes illicites, en particulier les rapports sexuels
buccaux ou la sodomie. La sexualité de chaque individu doit être régie
au nom d'une collectivité abstraite, que ce soit la «nation», la «race»,
«l'État» ou même les «générations futures». Le discours dominant, en
d'autres termes, a déployé une notion non pas de la «sexualité» comme
une multiplicité de variations toutes individuelles, mais au contraire
l'idée du «sexe» comme une impulsion biologique devant être
contenue dans le cadre légal du mariage. La gestion de la sexualité au
nom de la nation plutôt que le contrôle de la maladie pour le bien de
l'individu a été l'objectif ultime des sanctions légales, des contrôles
sociaux et des normes médicales dans la Chine du XXe siècle.
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La sexualité et les MST en Chine
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39
SEXUALITÉ, PROSTITUTION ET SIDA EN
MILIEU URBAIN INDONÉSIEN
Laurence HUSSON
27 Ces enquêtes ont été effectuées dans le cadre d'un programme « sida» financé par le
département Sciences de l'Homme et de la Société du CNRS.
28 Ce thème « à sensation» a fait l'objet de publications en tout genre : enquêtes
journalistiques, ouvrages de fiction et études universitaires, parmi lesquelles: T. H. HULL, E.
SULISTYANINGSIH & G. W. JONES, Pelacuran di lndonesia, Sejarah dan Perkembangan,
Seri Kesehatan Reproduksi, Kebudayaan, dan Masyarakat, Pustaka Sinar Harapan, Jakarta,
1997; A. J. MURRAY, No money, no honey. a study of street traders and prostitutes in
Jakarta, Oxford University Press, Singapore, 1991 ; T. PURNOMO & ASHADI SIREGAR,
Dolly, Grafitipers, Jakarta, 1985 ; D. SOEDJONO, Masalah pelacuran, Karya Nusantara,
Bandung, 1977 ; Y. A. N. KRISNA, Remang remang Jakarta, Pustaka Sinar Harapan,
Jakarta, 1996.
Sexualité, prostitution et sida en milieu urbain indonésien
Les injections de drogue demeurent un phénomène extrêmement
marginal 29 et ne semblent pas, pour l'instant, être une source
d'inquiétude comme cela est le cas en Malaisie, en Thaïlande ou en
Chine du Sud. Cependant, l'absence totale de cas de contamination par
transfusion sanguine sur le territoire indonésien n'est guère plus
crédible que les 744 cas de VIH positif et de sida détectés de 1987 à la
fin août 1998 pour une population qui, à présent, avoisine les 204
millions d'individus. Quand on sait que, faute de moyens et
d'information, la même aiguille non stérilisée pique une douzaine de
patients d'affilée dans la plupart des dispensaires - et même des
hôpitaux - de l'archipel, on peut être certain que le sang des
donneurs n'est pas testé systématiquement, en dépit ne serait-ce que
des risques élevés de transmission de l'hépatite B. Depuis 1986, année
où le ministère de .la Santé indonésien déclarait « qu'il- n'était pas
nécessaire de détecter le virus du sida dans les stocks des banques du
sang nationales puisque la vraie menace épidémiologique du pays était
l'hépatite B» (Kompas, 6/04/1986), la position officielle n'a pas
évolué. Deux raisons majeures expliquent cette attitude. Le coût élevé
des tests semble avoir été, en 1986 comme de nos jours, le motif qui
explique que, jusqu'à présent, aucun test à grande échelle n'ait été
effectué dans les banques de sang indonésiennes. La seule mesure
prise a été de cesser toute importation de sang, en particulier celles en
provenance de pays fortement touchés par la maladie, comme les
États-Unis. La seconde explication réside dans la croyance en un sida
« allogène », venu de l'extérieur contaminer un sang « national» sain.
En 1985, le docteur Arjatmo de l'université Indonesia avait même
avancé que « des facteurs génétiques protégeaient les Indonésiens du
sida. » Cette hypothèse bien vite démentie par les faits a cependant
marqué les esprits volontiers nationalistes qui veulent croire que les
produits faits localement à partir du sang indonésien ne présentent
aucun risque de contamination par le VIH.
29 Il a été admis pendant des années que les injections de drogue ne faisaient pas partie de la
« culture» indonésienne_ Cette hypothèse est confirmée par les statistiques officielles, qui
attestent que sur 764 cas détectés de VIHlsida, deux seulement concerneraient des drogués par
injection. Les ONG ne partagent cependant pas cette opinion. D'une part, un rapport du réseau
« Asian Harm Reduction» en novembre 1997 avançait les chiffres de 30 à 40 000 utilisateurs
de drogues injectables. D'autre part, transsexuels et prostituées ont parfois recours, dans un
but esthétique, aux injections de silicone, souvent effectuées de façon collective avec la même
seringue.
42
Sexualité. proslilution et sida en milieu urbain indonésien
De plus, il est certain que nombre de personnes meurent du sida
en Indonésie sans que la cause réelle de leur décès soit identifiée.
Il résulte de ce flou concernant la prévalence du sida dans
l'archipel un énorme décalage entre le nombre de cas enregistrés et les
projections à court comme à moyen terme 30. Décalage qui lui-même
trahit l'ampleur des difficultés, contraintes et réticences des autorités
vis-à-vis du problème.
Reste à établir que la contagion par voie sexuelle est très
largement favorisée par une industrie du sexe florissante. Il faut noter
que nos enquêtes ont été faites alors que débutait la crise financière
qui allait durement ébranler les économies de la région, sans pour
autant freiner l'industrie du sexe, bien au contraire, ainsi que vient de
le démontrer le Bureau international du travail (BIT) en mettant en
évidence cet apparent paradoxe : « alors que la crise asiatique entre
dans sa seconde année, l'industrie régionale du sexe est devenue une
branche commerciale à part entière, prospère et génératrice
d'emploi» 31.
44
Sexualité, prostitution et sida en milieu urbain indonésien
contexte actuel de la lutte de l'État indonésien contre le sida. Ce
dernier s'inspire en effet des mesures prises à la fin du XIxe siècle
pour faire face à l'épidémie.
36 JONES, G. W., Marriage and Divorce in lslamic South-East Asia, Oxford University
Press, Singapour, 1994, ch. 5, et WIBOWO, S., GUNAWAN, A. ; MERINA, D., ANISAH &
AZIZ, D., Penelitian deskriptif mengenai sebab-sebab kota lndramayu sebagai produsen
utama wanita tuna susila, Jakarta : Pusat Penelitian Kemasyarakatan dan Kebudayaan,
Universitas Indonesia, 1989. Cette étude montre que la quasi-totalité des jeunes divorcées
d'Indramayu partent se prostituer à Jakarta.
37 T. H. HULL, E. SULISTYANINGSIH & G. W. JONES, Pelacuran di lndonesia, Sejarah
dan Perkembangan, Seri Kesehatan Reproduksi, Kebudayaan, dan Masyarakat, Pustaka Sinar
Harapan, Jakarta, 1997.
38 «Bursa seks di Indonesia tetap spekuJatif», Kompas, 12/07/1997.
39 P. SIMONS, « Indrukken over de prostitutie en de homosexueele, en over het voork{)men
van geslachtsziekten in Nederlandsch Oost-Indieen West-Indie », Nederlands Tijdschrift
voor Geneeskundlg, vol. 83, 1941.
48
Sexualité, prostitution et sida en milieu urbain indonésien
plus discrets de logeuses néerlandaises auprès de leurs jeunes
compatriotes et locataires ; les prostituées européennes des maisons
closes de luxe; et enfin la prostitution homosexuelle masculine.
Soixante ans plus tard, le tableau est encore plus complexe. Loin
de rester confinée, voire contingentée dans des quartiers réservés,
selon le souhait des autorités, la prostitution se pratique désormais
aussi d'une façon informelle, illégale mais tolérée, dans des lieux de
distraction aussi divers que les salons de massage ou de beauté, les
karaokés, les boîtes de nuit, les hôtels et restaurants, les parcs
d'attraction, les centres commerciaux, les cafés, la rue, près des
universités, des voies ferrées, etc.
Les années 1985-1997 ont marqué l'entrée de l'Indonésie dans
l'ère de la mondialisation et son décollage économique a fait souffler
un vent libertin sur la mode, les mœurs et les propos. Les citadines
optèrent pour des tenues occidentales « modernes». La presse
populaire en essor croissant livra en pâture les vies sentimentales
mouvementées des vedettes locales. Les homosexuels, les lesbiennes
et les travestis militèrent ouvertement pour la reconnaissance de leurs
droits, à travers des revues spécialisées et des soirées à thème, selon le
modèle occidental. Les années 1995 virent même l'avènement des
téléphones roses, symbole absolu de modernité urbaine. Tous les
magazines désireux d'être dans l'air du temps se devaient de faire
régulièrement leurs unes avec des reportages à connotation sexuelle.
C'est ainsi que, durant la dernière décennie, les médias révélèrent
l'apparition de nouvelles mœurs sexuelles 40. Alors que l'idéologie
officielle de « l'Ordre nouveau» 41 en vigueur depuis 1965 envisage
la sexualité comme une harmonieuse répartition des rôles, masculin et
féminin, dans le strict cadre du mariage, en vue de créer une famille
modèle, à deux enfants uniquement 42, la presse révéla l'existence des
Perek (perempuan eksperimen : « femme expérimentée» ou « aimant
40 Nous n'en citerons que quelques-uns car leur liste serait trop longue: «ABG », Gatra,
21/06/1997;« Gigolo », Matra, mai 1994;« Wanita-Wanita Simpanan», Matra, nov. 1996.
«Gadis kencur saba Mal-Mal », Ummat, 5/08/1996 ; « Cali Me. Telepon saya, Anda aman
dari AlOS », Matra, nov. 1992; « Sex Malam di Surabaya », Matra, juillet 1997 ; « Telepon
Kencan », Gatra, aoüt 1997 ; « Perek-perek Asing », Matra, mai 1997.
41 « L'ordre nouveau» (ordre baru) a succédé à une période de « démocratie dirigée» (1957.
1965), et marque une réorientation politique du régime et un retour à des principes
d'administration autoritaire.
42 J. 1. SURYAKUSUMA, « The State and SexuaJity in the Indonesian New Order »,
International Conference on the Construction of Gender and Sexuality in East and Southeast
Asia, 9-11 Dec. 1990, UCLA, Los Angeles.
49
Sexualité, prostitutIOn et sida en milieu urbam indonésien
multiplier les expériences»), jeunes urbaines, étudiantes et
célibataires, issues de la classe moyenne, qui rejettent le modèle idéal
de la mère de famille, éducatrice des enfants, soutien de la carrière du
mari, et bonne citoyenne. Soucieuses de satisfaire des goûts dictés par
la publicité, les Perek entretiennent des relations sexuelles avec qui
leur plaît, contre de l'argent ou des cadeaux. Puis apparurent les
wanita kaplingan, prostituées qui deviennent des maîtresses attitrées;
les ladies escort, WP (wanita panggilan) ou Purel (public relation),
hôtesses de luxe, parfois étrangères (chinoises, taïwanaises, est-
européennes) mises à l'entière disposition des hommes d'affaires, les
om (oncle, client d'âge mûr) friands d'ABG (anak baru gede,
adolescent(e)s) ou de cewek bispak, yang bisa dipakai (filles faciles),
tante (femmes d'âge mûr) consommatrices de gigolos, etc. Toutes ces
sexualités, dans la mesure où elles sont la plupart du temps
monétarisées, s'apparenten.t à des formes de prostitution.
L'idéologie officielle qui prône la fidélité conjugale est battue en
brèche par des catégories de personnes de plus en plus nombreuses ou
de plus en plus enclines à revendiquer leur mode de vie : célibataires,
homosexuels, travestis, prostitués professionnels ou occasionnels de
tout genre et de tout âge, personnes adultères ou polygames, urbains
générateurs de nouvelles tendances culturelles et de nouvelles formes
de sexualité.
43 Au début des années 1960, dans le cadre d'une campagne de « discipline sociale» bâtie sur
le modèle colonial, le gouvernement a créé des quartiers réservés afin de mieux contenir la
prostitution. Dans ces quartiers, les rumah bordi/ (<< bordels») s'alignent le long des ruelles
sous la surveillance, des militaires et des autorités locales. Le service social de la municipalité
supervise les affaires sanitaires.
50
Sexualité, prostitution et sida en milieu urbain indonésien
l'archipel. Selon la terminologie officielle, les « Femmes sans
morale» (WTS, wanita tuna susila) sont regroupées dans ces centres
afin de suivre un enseignement religieux et une formation
professionnelle, tout en continuant d'exercer leur commerce. Ces
femmes sont qualifiées de pelacur bordi/, « prostituées de bordel ».
Les représentants de la santé publique estiment que seulement 10 %
des transactions sexuelles s'effectuent dans le strict cadre de la
prostitution officielle 44. La visibilité de ces quartiers réservés et
l'animation qui y règne ont presque toujours favorisé le
développement de quartiers mitoyens de prostitution informelle, très
fréquentés parce que les « distractions» y sont meilleur marché.
L'informelle, par définition illégale, souterraine et par conséquent
difficile à cerner, s'exerce néarunoins au grand jour et au vu de tous :
elle est donc, dans les faits, tolérée. Elle regroupe toutes les personnes
qui font commerce de leur corps en dehors des quartiers réservés et
hors contrôle des autorités, à savoir: les prostituées qui ont échappé à
l'encadrement officiel, celles dont les tentatives de réhabilitation ont
échoué, et, surtout, celles qui veulent exercer leur activité librement,
mais illégalement. Ce qui expose cette catégorie aux contrôles et
rafles de la police. De ce fait, ces personnes deviennent très mobiles,
changent fréquemment de lieux d'exercice de leur commerce, de
quartiers, de villes, voire d'îles, et parfois de noms et de carte
d'identité.
La prostitution informelle se caractérise non seulement par ses
nombreuses variantes mais surtout par une hiérarchisation en fonction
des atouts de la personne et des tarifs pratiqués. Les prostituées de
luxe (pelacur klas atas), parmi lesquelles les call-girls (pelacur
panggilan), les ladies escort (hôtesses ou secrétaires qui fournissent
une prestation sexuelle contre rémunération), les artistes et starlettes
qui se vendent aux puissants, occupent le sommet de cette hiérarchie.
Elles sont une minorité, riche et enviée, qui fréquente les hautes
sphères de l'argent et du pouvoir. La position intermédiaire, moyenne
(pelacur klas menengah) est occupée par toute une série de femmes
(hôtesses, masseuses, barmaids, entraîneuses, vendeuses) qui s'offrent
moyennant finances aux cadres et autres représentants de la classe
moyenne urbaine. Au bas de la hiérarchie, les prostituées de rue
(pelacur klas rendah, pelacur jalanan) sont celles qui racolent sur la
52
Sexualité. prostitutIOn et sida en milieu urbain indonésien
Stigmatisation des prostituées comme vecteur de contagion
Comme nous l'avons vu précédemment, les prostituées ont été de
longue date désignées comme vecteurs de propagation des MST
classiques (syphilis, crêtes-de-coq, blennorragie, etc.). Ce phénomène
n'est certes pas propre à l'Indonésie, mais il prend ici un caractère
aigu, les prostituées servant de bouc émissaire dans un pays où l'État,
qui défend les valeurs traditionnelles familiales, se sent menacé par
une épidémie dont il a tenté d'ignorer la menace - et la réalité -
pendant près de dix ans. Mais quand le sida apparut, il ne fut pas
immédiatement perçu comme une MST, transmise par voie
hétérosexuelle. La presse, largement contrôlée par l'État, présenta le
sida d'abord comme une maladie d'étrangers et de touristes, puis,
surtout, comme une maladie d'homosexuels, et ceci d'autant plus que
le discours officiel cautionne l'idée que le sida est une punition divine
condamnant tout comportement immoral ou contre-nature. Cette
croyance fut cependant rapidement ébranlée quand, en juin 1988, la
presse indonésienne révéla la séropositivité de deux prostituées
indonésiennes à Surabaya 45. Le choc de cette nouvelle explique peut-
être que l'une de ces séropositives disparut purement et simplement
peu de temps après le test! Quatre ans plus tard, la municipalité de
Surabaya décida d'entreprendre une campagne de détection du virus
parmi le groupe supposé à risque des prostituées et des travestis et
testa 400 personnes. Elle révéla la séropositivité de quatre
professionnel(1e)s du sexe. Ce qui ne manqua pas de déclencher une
vague de panique, car les médias s'attachèrent à démontrer que les
prostituées représentaient un risque pour la société dans son ensemble
du fait de leurs multiples clients. Autant il avait semblé facile aux
lecteurs des médias de penser qu'ils se protégeraient du sida en évitant
de fréquenter les étrangers, puis les homosexuels, autant il devenait
déroutant d'envisager qu'une anodine relation sexuelle avec une
prostituée pût s'avérer mortelle. Devant la baisse spectaculaire de la
fréquentation des lieux de plaisir, les proxénètes de la ville signifiaient
en toute bonne foi leur étonnement aux journalistes du principal
quotidien régional, du fait que leurs employées avaient droit, tous les
45 Située dans la province de Java-Est, cette ville d'environ 3 millions d'habitants est à la fois
la seconde agglomération et le second port du pays, derrière Jakarta. Elle est réputée pour
abriter le plus grand nombre de prostitués des deux sexes du pays, et la municipalité reconnaît
officiellement six quartiers « chauds », auxquels s'ajoutent de très nombreux lieux de
prostitution informelle.
53
Sexualité, prostitution et sida en milieu urbain indonésien
samedis, à une piqûre obligatoire d'antibiotiques 46. On peut
s'interroger sur l'impact de ces mesures sanitaires sur la propagation
des MST.
Les MST
L'histoire montre qu'un certain nombre de mesures ont été prises
pour parer à une extension des maladies vénériennes par une
surveillance des prostituées. Des examens de santé réguliers ont été
imposés aux employées des quartiers réservés officiels, mais, depuis
l'indépendance, il n'y a pas de centralisation des données tirées de ces
visites médicales. De plus, les résultats d'enquêtes circonstancielles
sur ce sujet jugé «sensible », ne sont pas, aux yeux des autorités
indonésiennes, divulgables.
De la même manière que durant l'époque coloniale, rapports et
statistiques officiels concernant les MST ne sont pas exhaustifs, car ils
ne prennent en compte que les patients des hôpitaux publics. Or, la
population, dans sa grande majorité, a plus volontiers recours aux
médecines traditionnelles, moins onéreuses et jugées plus efficaces. Il
est également vraisemblable que de nombreux cas ne sont aussi tout
simplement pas soignés, car non identifiés ou sans symptômes
visibles.
La propagation des maladies vénériennes a été favorisée, comme
à l'époque coloniale, par la révolution des transports, l'essor de
l'urbanisation et de l'industrialisation, l'exode rural et, de façon plus
générale, par les déplacements de plus en plus fréquents de personnes
à la recherche de nouvelles sources de revenu, loin de chez elles, et
donc moins soumises à la pression sociale de leur groupe d'origine
alors qu'elles sont en âge d'être sexuellement actives. La prostitution a
continué de se développer dans les zones d'activité économique et les
nouvelles zones de peuplement. Toutefois, les structures sanitaires
sont loin d'être de qualité égale dans tout l'archipel. Les îles
périphériques sont infiniment moins bien équipées sur le plan médical
que Java. Diagnostic, soins, et enregistrement du nombre de cas ne se
font pas de la même façon à Java et à l'extérieur de Java. Ces
inégalités de développement contribuent à brouiller les données. Il est
donc, à ce jour, impossible de se faire une image claire et exhaustive
de l'extension des maladies vénériennes dans l'archipel et il faut se
53 J. E. STEVENS, « Model programs take aim at HlV rates in Indonesia», Science, avril
1994: 4.
54 T. SIMA GUNAWAN, « AIDS creates additional role for condoms», The Jakarta Post,
1/12/1995.
55 Le MUI, constitué en 1975, rassemble des oulémas de toutes tendances et a la possibilité
d'émettre des fatwa, arrêtés juridiques. à propos des grands problèmes de société.
56 « AIDS campaigners accept Moslems' stance on condoms », The Jakarta Post,
10/09/1 996.
59
Sexualité. prostitution et sIda en milieu urbam indonésien
sexuelles immorales» et que le «virus est une punition divine» le MUI
a jugé que l'incitation généralisée au port du préservatif favoriserait
les relations sexuelles hors mariage et la banalisation de la
prostitution. En décembre 1995, un membre éminent de l'IeMI
(Association des intellectuels musulmans), Amir Hamzah, allait même
jusqu'à affinner que ces campagnes internationales de prévention
contre le sida étaient «infiltrées par des sionistes». Le mouvement
sioniste pouvant, selon lui, en effet, tirer parti de ces campagnes,
puisque les plus grandes usines de préservatifs, américaines ou
allemandes, étaient «la propriété d'hommes d'affaire juifs» 57.
Le MUI, avec l'aval du gouvernement, conclut que la religion et
le retour aux valeurs morales constituaient le meilleur moyen
d'endiguer la contagion. Des sennons le vendredi dans les mosquées,
des panneaux affichant des sourates du Coran à l'entrée des quartiers
réservés, devaient inciter les fidèles à bannir tout comportement
sexuel déviant. Avis que ne partagent cependant pas les ûNG qui
considèrent que ce discours touche les seuls pratiquants et qu'il n'a
guère d'emprise sur les groupes à risque.
Dans les milieux de la prostitution, l'usage du préservatif tend à
timidement se répandre, sous la pression des campagnes d'infonnation
menées par les ÛNG. Mais le libre arbitre des clients, l'intense
compétition sur le marché du sexe, rendent parfois la négociation du
préservatif délicate, voire impossible : d'une façon générale, pour des
raisons de préséance sociale, les prostituées ont beaucoup de mal à
négocier le port du préservatif avec leurs clients. En effet, donnée
fondamentale de la psyché indonésienne, l'obligation de respect vis-à-
vis de tout supérieur hiérarchique, d'un aîné, d'un plus puissant,
soumet la prostituée - reléguée aux plus bas échelons de la société
- au bon vouloir du client.
Si dans un contexte de concurrence serrée, la prostituée, même
infonnée des dangers d'une relation non protégée, se doit de ne rien
imposer à son client, il faut noter qu'elle satisfajt souvent gratuitement
les désirs de toute une série d'hommes liés à la vie du lieu où elle
opère (policiers, militaires, tenanciers, vigiles, employés du
gouvernement régional, usuriers, marchands à crédit, etc.). Les
rapports de proximité qu'elle entretient avec ces «familiers» font que
bien souvent le préservatif n'est plus perçu comme nécessaire car ces
Conclusion
Le statut ambigu de la prostitution en Indonésie fait que les
efforts déployés pour la protection de ces femmes et de leurs clients
ont été insuffisants. Et, tant que son statut ne sera pas clarifié, les
mesures demeureront contradictoires et inefficaces. Les quatre
ministères concernés par le problème de la prostitution ont pour
l'instant des positions divergentes. C'est ainsi que le ministère de la
Santé admet qu'il faut faire des prostituées la cible des campagnes de
63
Sexualité. prostitution et sIda en milieu urbain indonésien
lutte contre les MST et le VIH. Mais le ministère des Affaires sociales
ne reconnaît qu'à demi-mot l'existence de la prostitution, et s'est
contenté d'instituer des centres de réhabilitation, aux résultats
incertains, dans certains quartiers réservés. Pour ce ministère, les
prostituées partagent le même statut que les ex-condamnés, les
vagabonds et les mendiants. Elles entrent en effet dans la catégorie
des êtres asociaux, à réhabiliter, pour en faire des êtres productifs. Le
ministère du Travail et de la main-d'œuvre quant à lui se refuse à
considérer la prostitution comme une profession et ne lui accorde
donc aucune protection sociale. Tandis que le ministère préposé au
Statut de la Femme, en promouvant le mariage légal, s'oppose
catégoriquement à la prostitution. Par ailleurs, les gouvernements
régionaux et les municipalités lui concèdent une reconnaissance tacite,
dans la mesure où ils délivrent des autorisations, enregistrent des
droits et perçoivent des impôts sur les quartiers réservés.
Les prostituées sont donc considérées comme des êtres déviants
par rapport à la norme officielle, et leur déviance est associée au sida.
Ce qui conduit à une double marginalisation qui a des répercussions à
la fois dans la transmission du VIH mais aussi sur les politiques
d'éducation, de prévention et d'aide en Indonésie.
Mais, bien que le rôle des prostituées dans la dissémination des
MST soit indéniable, elles ne doivent pas être considérées comme les
seules fautives. Contrairement à d'autres travailleurs, elles n'ont pas de
représentants, pas de syndicats, pas d'existence légale, et ne peuvent
se défendre en cas de conflits avec leurs proxénètes, patrons de bars
ou clients. Les souteneurs, tenanciers de bars et des autorités locales
n'incitent pas systématiquement leurs employées à prendre toutes les
précautions nécessaires. Il semble en effet, au dire des intéressées, que
depuis que les quartiers réservés ne sont plus gérés par le
gouvernement central, les actions menées par les autorités locales ne
soient plus aussi efficaces. Il arrive encore souvent que les détenteurs
d'un queiconque pouvoir local en profitent pour obtenir des
contreparties, souvent sous forme de prestations sexuelles gratuites,
sans préservatif.
Dans le contexte du sida, aggravé par la crise financière, l'aspect
sanitaire déjà très imparfait de l'industrie du sexe devient très
préoccupant. Sans campagne massive incitant au port du préservatif et
sans obligation faite aux clients de l'employer, le risque ne fera
qu'augmenter.
64
Sexualité. prostitution et sida en mIlieu urbain mdonésien
Devant ce flou et cette absence de mesures concrètes, ce sont les
ONG, qui, en Indonésie, ont pris les devants, en menant, grâce à des
financements étrangers, des campagnes de prévention dans certaines
villes ou provinces, notamment à Jakarta, à Java-Est et à Bali.
Sulawesi-Nord avec le financement d'USAID, et le Grand Est
indonésien avec les subsides d'AUSAID, sont depuis peu le terrain
d'action des volontaires engagés dans la lutte contre le sida. Leurs
actions consistent à encadrer et former des volontaires recrutés dans
les milieux de la prostitution « formelle », à s'assurer le soutien des
proxénètes, à distribuer gratuitement affichettes, brochures et
préservatifs, et à faire du conseil téléphonique en créant des lignes
d'urgence (hot Unes).
Mais le dépistage, la prévention et les soins ne touchent encore
que quelques-unes des grandes agglomérations indonésiennes, pour ne
pas dire seulement Jakarta, Surabaya et Denpasar (Bali). En dehors de
ces grandes villes, les médecins n'ont pas l'expérience du sida et sont
même parfois encore effrayés à l'idée d'être confrontés à un patient
atteint du sida. La peur semble encore inhiber soignants comme
patients. Il est vrai que certains volontaires engagés dans la lutte
contre le sida dénoncent régulièrement les propos de certains officiels
qui contredisent les consignes nationales censées encourager le
dépistage volontaire et anonyme, la confidentialité des résultats et la
prise en charge du malade. Or, des mesures discriminatoires, des
quarantaines, des tests forcés, une non-confidentialité des résultats,
une surveillance policière de malades, sont monnaie courante et
contribuent à entretenir un climat de peur.
D'une façon générale le discours sur le sida stigmatise trop les
groupes à risque auxquels les « gens honnêtes », « les pratiquants »,
les « bons musulmans» ne peuvent, ni ne veulent s'identifier. Cela
perpétue le mythe d'un sida qui ne concernerait que les autres, les
étrangers, les prostituées, les homosexuels, les asociaux et les
margmaux.
Pour améliorer la prévention, il faudrait d'abord que le
gouvernement indonésien accepte que des études sur les
comportements sexuels soient menées, en toute objectivité et sans
censure. Il faudrait également que les hommes, de par leur rôle
prééminent dans la famille indonésienne, deviennent la cible
prioritaire de ces campagnes. Des séances d'information devraient
également s'adresser à tous les personnages officiels et publics, ainsi
65
Sexualité, prostitutIOn et sida en mzlieu urbam indonésien
qu'aux médecins singulièrement démunis face au syndrome. Des lois
plus strictes devraient également prévenir toute mesure
discriminatoire vis-à-vis des personnes atteintes.
Références bibliographiques
(ne reprenant pas les articles de presse cités en notes de bas de
page)
66
PROMOTION DE LA FEMME ET SEXUALITÉ
CONJUGALE EN TEMPS DE SIDA.
LE «PRINCIPE DE COUPURE» CHEZ LES
CAMBODGIENNES INSTRUITES
Anne Y GUILLOU
61 Les rares monographies ethnographiques sur le Cambodge rural d'avant guerre (1970)
décrivent des statuts féminins et masculins « relativement égalitaires ». 80 % de la population
vit de la riziculture. Le système de parenté est indifférencié avec une tendance à la résidence
uxorilocale. L'unité résidentielle est constituée par la famille nucléaire à laquelle s'ajoutent
deux ou trois personnes apparentées. La hiérarchie d'âge est très forte, supplantant la
hiérarchie des sexes dans la famille. Selon les codes traditionnels, l'épouse doit l'obéissance à
son époux en échange de sa protection. Les relations sexuelles pré-maritales et extra-maritales
ne semblent pas très communes. Elles sont l'objet d'un fort contrôle social, surtout exercé sur
les jeunes filles et les femmes. La polygamie, sans être courante chez les roturiers, est légale
et constatée par les observateurs coloniaux à la fin du XIX· siècle. La division sexuelle du
travail n'est pas très stricte. Les femmes sont communément décrites comme les détentrices du
budget familial mais les décisions importantes concernant les achats ou les activités agricoles
sont prises en commun. Enfin, les lois coutumières de l'héritage et du divorce sont plutôt
égalitaires même si, dans cc dernier cas, les conditions sont plus restrictives pour les épouses
Promotion de lafemme et sexualité conjugale
OU indirect de l'épidémie de sida. L'idée de départ était que les femmes
les plus susceptibles d'amorcer ces changements - les femmes
urbaines, instruites, acculturées, occupant des fonctions politiques ou
associatives - œuvraient à une redéfinition des rapports conjugaux
dans un sens qui leur fût plus favorable, tout en tentant d' « inventer»
une identité féminine, cambodgienne et moderne. Cette hypothèse,
disons-le d'emblée, n'est que très partiellement vérifiée, car cette
identité féminine se structure dans le cadre plus général de
l'acculturation.
Les analyses proposées ici s'appuient sur des entretiens semi-
directifs recueillis, surtout à Phnom Penh, du 1er avril au 30 juin 1999,
auprès de 47 femmes cambodgiennes appartenant à trois milieux
différents mais tous a priori favorables à l'émergence de
revendications féminines ou féministes: celui des ONG locales
engagées dans des actions de promotion de la femme (24 travailleuses
sociales ainsi que deux de leurs collègues masculins), celui des partis
politiques - membres, élues ou nommées au gouvernement (13
femmes) et, enfin, celui des établissements scolaires (l0 jeunes filles).
Les entretiens enregistrés, d'une heure à une heure trente, ont porté sur
leur activité associative ou politique, puis sur l'évolution du statut de
la femme et de l'homme au Cambodge telle qu'elles la percevaient et,
enfin, sur la fréquentation des prostituées et celle des «secondes
épouses » (propon chong, les maîtresses entretenues) par les maris.
J'ai aussi exploité des entretiens semi-directifs (non enregistrés)
auprès de· quinze personnes, des Cambodgiens et des étrangers,
impliqués dans la lutte contre l'épidémie du VIH/sida (gouvernement,
62 Cette enquête fait partie d'une recherche plus vaste intitulée « La société cambodgienne
face au sida: valeurs et pratiques», financée par le Programme thématique « sida »,
Département des Sciences de l'Homme et de la Société du CNRS. Mme Dy Lina, professeur
de psycho-pédagogie à la Faculté d'Archéologie et M. Oeung Sophal, professeur d'économie,
ont prêté leur assistance à la réalisation de cette enquête. Nous remercions toutes les
personnes qui ont bien voulu nous recevoir ou nous aider. Mmes Ida Simon-Barouh et
Martine-Pôleth Wadbled nous ont fait bénéficier de leur lecture critique.
69
Promotion de lafemme et sexualité conjugale
monopolisé les énergies. En outre, de nombreux autres problèmes, aux
conséquences plus immédiates et à l'approche plus familière,
réclamaient une attention urgente guérilla khmère rouge,
rapatriement des 380000 réfugiés des camps de la frontière
thaïlandaise, déminage, aide aux victimes des mauvaises récoltes et
enfin, les endémies et les épidémies «classiques» mais meurtrières
(comme la tuberculose avec ses 20 000 nouvelles infections annuelles,
le paludisme, responsable de 5 000 à 10 000 décès par an 63 et,
provoquant des décès infantiles, les diarrhées, les infections
respiratoires, la dengue hémorragique). Il est également important de
souligner que les donateurs de fonds internationaux eux-mêmes -
dont le pouvoir d'infléchir ou de lancer les politiques publiques est
considérable au Cambodge - n'ont pas vu là un problème prioritaire.
Par ailleurs, l'héritage communiste, la proximité idéologique avec
le Vietnam et l'ex-URSS - dont on sait à l'époque le peu
d'empressement à rendre compte de statistiques réalistes sur
l'épidémie - font que les responsables cambodgiens n'ont pas eu
accès à l'information scientifique et aux expériences étrangères, y
compris à celle de la Thaïlande voisine. Des lenteurs similaires à
celles qu'avaient éprouvées les pays plus tôt touchés 64 sont
perceptibles au Cambodge. Dans les milieux administratifs et
médicaux, les 617 cas de sida rapportés par les services de santé 65 en
juin 1997 ne permettent guère d'imaginer la fulgurance future de cette
épidémie « étrangère». Quant à la population, elle pratique son
habituelle méfiance à l'égard des pouvoirs publics et considère cette
maladie - annoncée mais invisible - comme la bonne vieille
syphilis qui suscite la plaisanterie plus que la crainte depuis qu'elle est
curable. Les gens se demandent si les mises en garde ne sont pas tout
bonnement destinées à lancer le commerce du préservatif ou à limiter
l'expansion des bordels.
68 L'enquête de 1998 testant cette fois des femmes urbaines et rurales en âge de reproduction
indique 2,4 %. Par ailleurs 3,2 % des enfants de moins de cinq ans, hospitalisés dans deux
hôpitaux pédiatriques de Phnom Penh pour une suspicion de tuberculose en 1996, étaient
séropositifs alors qu'aucun enfant de plus de cinq ans ne l'était. Cf B. RICHNER et al.,
« Progression du VIHI chez les enfants au Cambodge», Revue des pratIciens du Cambodge,
Oct. 1997,1,1: 41-42.
69 CHHUON Samrith and SAPHONN Vonthanak, Report on Sentinel Surveillance in
Cambodia. 1998, Phnom Penh, National Center for Dermatology, Venerology and HIV/AIDS
Control, Ministry of Health, 14 p. + annexes.
72
Promotion de lafemme et sexualité conjugale
spectacles indécents ne répond pas à cette « tradition nationale» 70
(propeyni chie! 71) si souvent invoquée, comme une incantation, par
les médias. Celle-ci se veut au contraire pudique et étrangère aux
débordements nocturnes de Bangkok. C'est moins, encore une fois, la
réalité des pratiques que leur irruption publique qui est en cause. L'on
observe ainsi que l'image de la Cambodgienne prostituée s'est trouvée
détournée dans les représentations collectives alimentées par les
médias. La nationalité des prostituées fut tout d'abord mise en cause,
arguant de la forte proportion de Vietnamiennes dans les maisons
closes - une réalité dans les années 1980. On entend moins cela
aujourd'hui, sauf dans les milieux nationalistes. De même, la presse
locale a surtout traité d'un phénomène qui, pour être de grande
ampleur, ne constitue pas la totalité de la prostitution: celui des jeunes
filles vendues aux tenanciers de maisons closes contre leur gré 72.
Malgré ces réticences, il faut le noter, les autorités se sont
progressivement rendues à un pragmatisme quelque peu fataliste, qui
s'exerce par ailleurs dans tous les autres domaines d'une gestion
publique débordée et en état de pénurie; une déliquescence accentuée
par les premiers signes de fissures au sein du gouvernement bipartite,
culminant avec l'affrontement armé de juillet 1997 et responsable,
selon un coopérant, de la « perte d'une année entière dans la lutte
contre l'épidémie». La stabilité politique revenue, ce nouveau
pragmatisme se traduit par la création, en janvier 1999, d'une Autorité
Nationale du Sida, directement dépendante du Conseil des ministres et
censée impulser une politique d'ensemble avec le soutien d'Onusida et
des autres bailleurs de fonds (la Banque Mondiale, la Coopération
76 La cinquième, appelée « Khmers d'Angkor» était menée par un homme mais avait choisi
un logo représentant une paysanne khmère et développait des thèses féministes.
77 Mme Chan Sobunnavy, Parti du Développement National, entretien publié dans Vethikar
sétrey. Toueniety sétrey knong chivepheap noyobay [Forum des femmes. Le rôle des femmes
dans la vie politique], Phnom Penh, Association Femmes pour la Prospérité, 1998, p. 139 et
entretien personnel.
78 Allusion à l'homosociabilité masculine, triviale et orgueilleuse.
79 M. Kong Muny, Parti Khmer d'Angkor, Vethikar sétrey. .. , op. cit., pp. 17 et 18.
80 Dans nos entretiens, le déclin du pouvoir et du statut féminins est associé à plusieurs
reprises à la décadence politique cambodgienne. Une interlocutrice évoque la chute de
Lomvek (capitale prise par les Thaïs au XVIe s.), une autre, la fin de la «Communauté
socialiste populaire» du Prince Sihanouk (1955-1970).
81 La guerre (1970-1975) et le régime khmer rouge (1975-1979) en sont les principaux
responsables. En 1990, 60 à 65 % de la population adulte (plus de 18 ans) était constituée de
75
Promotion de lafemme et sexualité conjugale
qui peut porter ses fruits à moyenne échéance. D'autre part, des
sections féminines existent dans les partis d'influence nationale (Parti
du peuple cambodgien, FUNCINPEC et dans une moindre mesure,
Parti de Sam Rainsy).
Par ailleurs, plus de vingt ONG féminines cambodgiennes
existent aujourd'hui, la plupart installées à Phnom Penh. Soucieuses de
pérennité et du maintien de leurs emplois - car le travail humanitaire
constitue l'une des rares opportunités professionnelles des diplômés
aujourd'hui - elles se sont souvent transformées en pourvoyeuses de
services sociaux ou en agence de développement (en s'installant dans
des quartiers ou des villages, en recueillant des femmes victimes de
violences domestiques ou échappées des maisons closes, en proposant
des stages professionnels, des informations sanitaires, des cours
d'alphabétisation, etc.). D'autres ont une activité plus directement
militante, proposant des stages de leadership aux femmes
responsables des affaires publiques, diffusant des programmes
radiophoniques ou télévisés, dénonçant dans la presse les images
négatives de la femme. Mais leur militantisme se maintient
farouchement indépendant vis-à-vis des partis - une sage précaution
lorsque l'on veut perdurer dans leur domaine au Cambodge. Comme
leurs homologues occidentales dont elles sont parfois les prestataires,
les ONG féminines de développement épousent étroitement le marché
humanitaire cambodgien, son vocabulaire et les priorités définies par
les donateurs internationaux, parmi lesquelles la lutte contre
l'épidémie du VIB/sida.
Les initiatrices de ces ONG sont des femmes de 40 à 50 ans dont
une bonne moitié est issue du milieu paysan, tandis que les autres, de
parents fonctionnaires, étaient déjà en ville avant le régime khmer
rouge. Ce sont des femmes instruites, bachelières pour la plupart et
licenciées pour quelques-unes. Leurs expériences professionnelles
antérieures varient mais toutes ont en commun le contact avec les
Occidentaux. Certaines ont séjourné pendant toute la décennie 1980
dans les camps de réfugiés de la frontière thaïlandaise. Elles y ont
travaillé auprès des ONG internationales, acquérant une formation
pratique (droit, enseignement, assistanat médical) et une habitude du
travail humanitaire. Rapatriées par le BCR vers 1992-1993, elles ont
organisé leur propre association sur les mêmes modèles.
femmes. 30 à 35 % des foyers étaient dirigés par des veuves. Cf B. SONNOIS, Women in
Cambodia, Phnom Penh, Redd Barna, Jul. 1990, p. 1.
76
Promolion de la femme el sexualllé conjugale
D'autres femmes n'ont pas quitté le Cambodge. À la chute du
régime khmer rouge, elles ont pris ou repris leur emploi de
fonctionnaire (souvent dans l'enseignement). Plusieurs ont occupé une
fonction dans la puissante Association des Femmes Révolutionnaires
du Kampuchea, au temps du parti unique socialiste (1979-1992), une
organisation de masse aux ramifications nationales très étendues dont
le but principal était d'encadrer la participation féminine à l'édification
socialiste, cette dernière étant prioritaire. Mais, partenaire obligée de
toutes les actions de développement en faveur des femmes, elle a
pennis à ses membres actifs d'acquérir une expérience qu'elles ont mis
à profit de la même façon que leurs homologues venues des camps,
souvent en travaillant, de façon transitoire, pour l'Apronuc ou des
ONG étrangères, avant de créer leur propre organisation.
Ces femmes participent toutes à la constitution d'une «société
civile» (sangkum civil) cambodgienne, un tenne nouveau, et au
succès certain, qui désigne la montée de contre-pouvoirs et de groupes
de pression au sein d'une société qui, jusqu'à présent, était structurée
autour d'un pouvoir fort, relayé par ses fonctionnaires et s'exerçant sur
une masse paysanne pauvre, considérée avec paternalisme et peu
vindicative. Alors que, sous l'effet de l'épidémie de sida, les discours
sur la sexualité émergent dans l'espace public, que la fréquentation de
la prostitution s'annonce comme une réalité discutée ouvertement,
quelle part ces femmes prennent-elles au débat? Que revendiquent-
elles sur le plan du statut féminin, des rôles sexués - et en particulier
conjugaux et sexuels?
82 Cela signifie que leurs compétences, déjà insuffisantes en ce qui concerne le fourneau, ne
peuvent les conduire au-delà.
83 len khmah indique la crainte de la honte, la pe~r de perdre la face.
84 Toun khsaoy, litt. «doux, faible». Khsaoy donne dans ce contexte une connotation
péjorative à toun. Khsaoy (<< faible») est un attribut féminin qui s'oppose à khlang (fort) dont
la connotation est masculine. Une femme dite « khlang» est une femme masculinisée.
85 La comparaison entre les femmes cambodgiennes et celles d'autres nationalités était
sollicitée dans J'entretien.
86 50 % environ des femmes sont alphabétisées. Le taux de scolarisation général et effectif en
1992 pouvait osciiler de 66 à 97 % selol1 les villages. Depuis 1985, la proportion de filles
scolarisées par rapport à celle des garçons chute régulièrement. En 1992, elles représentent
45 % des effectifs du primaire, 30 % des effectifs du premier cycle du secondaire et 19 % de
ceux du second cycle du secondaire. L'ancien schéma privilégiant la scolarité des garçons
78
Promotion de lafemme et sexualité conjugale
possible salarié - et dans leur représentation politique accrue, les
conditions sine qua non de l'évolution du statut féminin. Elles
affirment avec force que «ce qu'un homme peut faire, une femme
peut le faire aussi» 87. Outre qu'il facilite l'accès à l'emploi, nous dit-
on, le niveau d'instruction du couple ou de la famille est directement
proportionnel au bien-être de la femme. Les parents instruits
manifestent plus de compréhension à l'égard de leurs propres filles.
Rares sont celles qui, nées dans de telles familles, ne suivent pas elles
aussi des études secondaires ou universitaires comme leurs frères. Les
couples instruits sont également plus harmonieux car les époux y sont
mieux à même de comprendre leur femme, de tolérer ses contraintes
professionnelles, d'accepter une maison moins bien tenue, et même,
parfois, de participer aux activités domestiques.
Les violences conjugales, que les travailleuses sociales disent
rencontrer souvent, sont au contraire plus fréquemment le fait des
maris analphabètes et des familles pauvres ou miséreuses car « quand
vous ouvrez les yeux le matin et qu'il nya pas un grain de riz dans la
marmite, est-ce que vous pouvez sourire à votre mari? Est-ce que
votre mari peut vous sourire quand ses poches sont vides?» (ONG,
48 ans). Celle qui s'exprime ainsi est manifestement découragée. Dans
son quartier périurbain de Phnom Penh où s'entassent les victimes de
l'exode rural définitif, elle perçoit le désespoir, la nervosité, la
« folie» même, dont les femmes font les frais en premier lieu. Elle
inscrit donc la promotion de la femme dans le contexte plus général du
développement économique, lequel dépasse largement le cadre des
ONG féminines et concerne directement le gouvernement, dont elle
attend des actions plus concrètes.
D'après les interviews, cependant, un changement notable est
intervenu dans la situation des femmes cambodgiennes ces vingt
dernières années. L'évolution favorable tient, depuis l'Apronuc, à la
publicité faite aux Droits de l'Homme et à l'égalité des femmes, une
« égalité» désormais acquise, estiment les collégiennes de
réapparaît sous l'effet des coûts de la scolarité, en théorie gratuits mais de plus en plus élevés.
Cf J. LEDGERWOOD (Analysis .... op. cif, p. 28 sq).
87 Cette affinnation n'est pas nouvelle. Cf J. LEDGERWOOD (Changing Khmer
Conceptions ... , op. cit., p. 133) notait que les paysannes réfugiées aux États-Unis « insistaient
sur le fait que les femmes effectuaient les mêmes tâches que les hommes avec deux
exceptions: le labour et la montée aux palmiers à sucre », des activités que, depuis la période
khmère rouge et d'après nos propres enquêtes, les femmes ont parfois été amenées à effectuer.
79
Promotion de lafemme et sexualité conjugale
troisième 88. Elle tient également, poursuivent ces mêmes jeunes
filles, à une libéralisation « raisonnable» des mœurs 89 qui leur
permet d'accéder plus facilement à l'instruction quand bon nombre de
leurs mères ou de leurs grands-mères étaient analphabètes. Les
adolescentes peuvent également sortir dans la journée avec
l'autorisation maternelle, choisir leur futur conjoint « à part égale avec
[leurs] parents » (étudiante, 18 ans) et enfin, envisager un avenir
professionnel.
Les plus âgées voient, quant à elles, un changement majeur dans
l'obligation, faite aux femmes de toute condition et de tout âge, de
contribuer aux ressources familiales depuis 1979. Cette sortie massive
tient, d'une part, aux revenus très faibles des maris qui ne peuvent plus
nourrir leur famille, surtout lorsqu'ils sont salariés et en particulier
fonctionnaires 90. Sous le Sangkum sihanoukiste en revanche, nous
est-il répété avec nostalgie, « le seul salaire de l'époux suffisait à
l'entretien de la famille [nucléaire], des beaux-parents, des
collatéraux, des neveux [ou des subordonnés], des petits-enfants»
(ONG, 45 ans). Le travail féminin tient par ailleurs au nombre
important de jeunes veuves tenues d'endosser « un rôle de femme et
un rôle d'homme à la fois » dans leur propre foyer. Or, l'étroit marché
du travail est favorable aux femmes. « Aujourd'hui, beaucoup de
femmes peuvent avoir un travail. Même plus que les hommes. Certains
hommes n'ont pas de travail. Les femmes en trouvent facilement»
(ONG, 29 ans).
Devenues pourvoyeuses principales de revenus, l'équilibre
traditionnel des obligations conjugales - respect et soumission
féminins contre protection et entretien masculins - est dorénavant
bancal, estiment les femmes. Le statut professionnel féminin constitue
à présent un élément important des transactions matrimoniales:
88 Les femmes du Parti du Peuple Cambodgien, l'ancien parti unique, insistent évidemment et
avec raison sur les actions gouvernementales antérieures. Pour les autres, l'Apronuc
représente un moment important puisqu'il marque le début de leurs propres carrières dans les
ONG ou les partis d'opposition. A part ce détail chronologique, les opinions des unes et des
autres ne èivergent pas.
89 l( Raisonnable» traduit ici l'expression « mais nous ne devons rien faire qui outrepasse la
tradition» (pontaè yeung men trov thveu ey aoy chroul houeuh proneyni). On remarque que
les jeunes célibataires (groupes de 15 ans et de 18 ans), qui, bientôt sur le marché
matrimonial, se doivent d'incarner le modèle idéal féminin, insistent plus que les femmes
mariées sur leur sens de la mesure.
90 En 1979, l'État-parti a embauché à peu près tout ce que le pays comptait de survivants
instruits, même faiblement.
80
Promotion de lafemme et sexualité cOnjugale
« Aujourd'hui. [les hommes] se reposent (peung pha-aèk) sur les
femmes. Si le üeune homme] est fonctionnaire et qu'il veut se marier,
il choisit souvent une commerçante pour qu'ils puissent s'aider
mutuellement. Ce n'est pas comme avant ( ..]. Aujourd'hui, l'homme
qui veut se marier observe d'abord [la fiancée proposée en se
demandant] : est-ce que je peux m'appuyer sur elle ou non?» 91
(ONG, 48 ans).
Dans un mouvement inverse à celui de leur propre ascension, nos
interlocutrices croient à la dégradation des qualités masculines
traditionnelles 92. Le propos se fait parfois sévère envers les seigneurs
du foyers accrochés à leurs prérogatives. « Je trouve que les hommes
cambodgiens, dans leur couple, sont très attachés à leur statut
(prokan touenieti). Ils disent: je suis le plus grand. Parce qu'ils sont
les maris, ils [prétendent] être au-dessus de tout le monde. Mais
quand il s'agit de prendre en charge la femme et les enfants, ils ne
sont plus responsables» (ONG, 48 ans). Les changements urbains
destructeurs, les migrations internes en affaiblissant le contrôle social,
expliquent ce déclin du sentiment de devoir conjugal. « Avant, les
parents choisissaient le conjoint. On restait ensemble jusqu'à la mort.
Il ny avait pas de séparation comme aujourd'hui où l'on a la liberté
de choisir» (ONG, 54 ans). « Aujourd'hui, les rencontres entre les
garçons et les filles sont faciles. Avant, les coutumes étaient plus
sévères, Les garçons et les filles n'étaient pas acquis l'un à l'autre
aussi facilement (men ngiey ban khnie). Ça prenait des années avant
que les parents n'accordent le mariage [après avoir soigneusement
observé le futur conjoint). Mais maintenant, on se connaît à peine l'un
l'autre qu'on se dépêche de se marier... et qu'on se dépêche de se
séparer» (Parti politique, 39 ans).
Succédant à une période de grande austérité, l'atmosphère frivole
d'une modernité fictive - pour laquelle il faut incriminer « l'invasion
de la culture étrangère » - grise les hommes et les rend « fous-fous »
91 Le déséquilibre du sex ratio, dans les années 1980, était favorable aux jeunes hommes qui
pouvaient faire preuve de plus d'exigence dans leurs choix matrimoniaux. On entendait alors
souvent regretter que les « jeunes filles n'ont plus de valeur» ; des plaintes plus rares depuis
que la démographie des jeunes générations est rééquilibrée.
92 S'agit-il d'une représentation récurrente? Au Cambodge, dans les discours publics
masculins évoquant les femmes, celles-ci sont toujours louées tandis que seuls les hommes
sont éventuellement blâmés. D'autre part, on entend la même opinion chez des
Cambodgiennes réfugiées en France. Il faudrait analyser de ce point de vue les témoignages
historiques.
81
Promotion de lafemme et sexualité conjugale
(phleut phleun). « Prenez l'exemple de la télévision. Il ny a aucune
promotion de la vie familiale, de la tendresse. On ne voit jamais un
père s'occuper de ses enfants. On ne voit que des filles sexy, habillées
court, des publicités pour les cigarettes, l'alcool. » (Homme médecin,
programme sida du ministère de la Santé). Dans cette nouvelle course
aux plaisirs, « les femmes sont perdantes (chagn boroh). Qu'elles
soient riches ou pauvres, analphabètes ou instruites, elles ont toujours
peur que leur mari s'en aillent avec quelqu'un d'autre» (ONG, 48
ans).
En effet, dès que l'on aborde la sexualité conjugale, la ferveur des
propos en faveur de l'éducation et du travail féminins tombe. Le ton
des entretiens est à présent celui de l'impuissance et du fatalisme,
requis par l'ordre naturel des choses. La sexualité masculine relève en
effet de la « nature» quand celle de la femme, gardienne du foyer,
investie d'un rôle conjugal immuable, relève de la « culture ».
93 « Servir» (bomrae) désigne tous les services domestiques, y compris les services sexuels.
94 Les enquêtes auprès des prostituées indiquent que l'ivresse des clients s'accompagne
souvent d'un refus du préservatif et de violence sur leur personne. Elles sont contraintes
d'accepter ces rapports non protégés.
82
Promotion de lafemme et sexualité conjugale
n'est pas qu'ils aient pour fréquentation de joyeux lurons qui aiment se
dévergonder avec les filles de joie (met pheak daèl kheul khoch neung
srey gni). Ce sont des hommes corrects (treum trov) mais ils suivent
leurs camarades. Ils se laissent entraîner par eux» (ONG, 29 ans). Il
est aussi une marque de statut social car se rendre à ces dîners
masculins, fréquenter les bars ou les karaokés demande du temps libre
et de l'argent. Dans tous ces endroits, au cours de toutes leurs sorties,
les hommes sont l'objet de vives sollicitations de la part de filles qui,
de plus en plus nombreuses 95, doivent assurer leur survie - et ne
sont jamais blâmées par nos interlocutrices. « La prostitution, il y en a
depuis longtemps. Mais aujourd'hui, elle explose (stouh khlang). Les
filles ont perdu leur timidité. Elles osent les attraper, elles osent leur
cligner de l'œil. Elles font ce qu'elles peuvent pour avoir un client.
Elles vont jusqu'à les tirer par la manche, leur enlever leurs lunettes
{pour les obliger à les suivre] » (ONG, 45 ans).
Ces propos fatalistes sur la libido masculine sont unanimes, y
compris chez les jeunes filles, à deux notables exceptions près. « Si
l'on regarde les manuels, si l'on interroge les scientifiques, ils
répondent que les femmes aussi ont des désirs sexuels. Mais elles
savent les contrôler. Pourquoi les hommes ne contrôleraient-ils pas
les leurs? { ..] Les hommes sont des êtres humains, ce ne sont pas des
animaux. Ou alors {s'ils prétendent ne pas pouvoir se restreindre] ils
veulent peut-être être considérés comme des animaux? » (ONG, 44
ans). Contre toute attente, la femme qui s'exprime ainsi n'est pas une
marginale ni une figure d'arrière-plan. Après avoir œuvré pendant les
années 1980 au sein de l'organisation féminine de masse de l'État-
Parti, elle a créé une ONG respectée pour son efficacité et sa bonne
gestion. Fait rare, elle bénéficie par ailleurs d'une confiance suffisante
dans tous les milieux politiques pour que des fonctions d'arbitrage lui
aient été confiées aux dernières élections.
La « tradition» préconise le respect du principe « un époux, une
épouse », nous est-il maintes fois rappelé. Mais la nature volage du
mari suscite une certaine indifférence dans la mesure où il ne met pas
en danger l'association conjugale - dans ses fonctions économique et
95 Le nombre de prostituées dans les maisons closes étaient évaluées à 14 000 en 1997. Il a
beaucoup augmenté depuis. Il faut compter aussi les prostituées occasionnelles travaillant
dans tous les bars, les restaurants, les karaokés. Cf Rapport de la Commission des Droits de
l'Homme et de la Réception des Plaintes, Assemblée nationale. Cité in A. DERKS,
Trafficking of Cambodian Women and Children to Thailand, Phnom Penh, Center for
Advanced Study/IOM, oct. 1997, p. 7.
83
Promotion de lafemme et sexualité conjugale
reproductive, en particulier. Or, les cas se présentent dans deux
circonstances majeures: la première est ancienne puisqu'il s'agit de
l'entretien d'une maîtresse. La seconde est récente, c'est la
contamination par le VIH.
Avoir une ou plusieurs « épouses secondes» (propon chong) est
blâmé car « ce n'est pas la coutume. Ce ne sont pas les traditions »,
protestent nos interlocutrices - la transgression de la tradition valant
ici conda.'lmation 96. Dans l'acception actuelle, une « épouse
seconde» est une femme avec laquelle les cérémonies publiques de
mariage n'ont pas eu lieu. Elle ne dispose d'aucune reconnaissance
sociale (kmien pegn mouk moat) et son union est condamnée à la
clandestinité bien qu'elle soit connue de son voisinage, auquel rien ne
saurait échapper. Ce dernier, cependant, ne connaît pas l'identité de la
« première épouse », habitant un quartier ou un village éloigné. La
maîtresse possède certains des attributs de l'épouse. Entretenue par le
mari, cette « femme extérieure» (srey krao) est installée dans un
second logement que celui-ci vient visiter à intervalles réguliers. Les
avis sont partagés sur la généralité du fait, reconnu toutefois comme
ancien. Il n'est pas à la portée de tous, en effet, de subvenir aux
besoins de deux foyers. Chez les plus riches, cela peut même
constituer une marque plus ou moins ostentatoire de statut social: la
maîtresse est décrite comme jeune, belle, tandis que le mari fautif « a
une voiture, un téléphone portable », lui construit une maison. Il est
des situations moins prospères où le mari, sans entretenir un second
foyer, fréquente assidûment une entraîneuse rencontrée dans un bar ou
une maison close. Le souci majeur vient de ce que l'association
économique que représente l'union conjugale est rompue dans ce cas.
Avec une certaine irritation sont décrites « la voiture, la maison»
offertes à la concurrente. L'épouse est trahie parce qu'elle ne maîtrise
plus le budget familial.
La seconde préoccupation angoissante est la nouvelle crainte de
l'infection par le VIH. Une inquiétude d'autant plus grande, disent nos
interlocutrices, que le préservatif est d'un usage presque inconnu au
sein des couples 97. L'on n'y évoque guère le sujet, par pudeur mais
96 La « tradition» évoquée ici est récente puisque, nous l'avons dit, la polygamie est encore
pratiquée, sans être générale, sous le Protectorat français (1863-1954).
97 Une inquiétude collective des Cambodgiens est la peur de l'extinction de leur « race ».
L'épidémie de VIH/sida alimente à nouveau cette angoisse. Le gouvernement n'a pas
encouragé jusqu'à présent le contrôle des naissances. Mais une autre des nouveautés
introduites par les campagnes de prévention de l'infection au VIH/sida est la promotion du
84
Promotion de lafemme et sexualité conjugale
aussi parce qu'il est synonyme, comme en bien d'autres endroits, de
méfiance, voire de mépris. L'épouse accuserait alors son conjoint de la
trouver « sale» 98. Dans la contamination par le VIH, la séparation
entretenue entre les activités sexuelles de l'époux à l'extérieur et à
l'intérieur du foyer est transgressée. Il ne suffit plus qu'il « prenne une
douche, lave son co'rps et son esprit» en revenant d'une escapade. Il
apporte la mort dans sa famille. Il détruit des « victimes innocentes ».
La radio, la presse ont repris ce thème à travers l'exemple de Mme
Som Theara, une jeune mère de trois enfants dont la dernière est
séropositive. Entrée elle-même dans la maladie en 1997, elle a décidé
malgré la « honte» - car, dit-elle, on entend dire « oh ! celle-là est
douée pour les relations sexuelles» - de lancer des appels répétés
aux époux en les « suppliant», se sachant contaminés « de ne pas tuer
[leur famille] avec le sida [...] en faisant celui qui ne sait pas, n'entend
pas» 99.
Quand la cellule familiale est ainsi mise en danger, quels sont les
moyens dont disposent les femmes? Ils doivent être compris dans le
cadre général d'une identité féminine cambodgienne en évolution.
L' « égalité», l'ouverture sur l'extérieur, l'accès à l'éducation ou au
travail ne doivent pas remettre en cause cette clef de voûte de la
« tradition» qu'est le mariage, dont les femmes sont les gardiennes.
« Aujourd'hui, il y a des changements en ce sens que nous aussi,
femmes khmères, sommes évoluées (chuen luen). Nous avons intégré
la civilisation étrangère (ké chomlong ariyathoa boroteh). On le voit
au cinéma, etc.[ ..] Mais il yen a une forte proportion qui s'en tient
aux traditions khmères: l'habillement, le mariage. » (ONG, 29 ans).
« Les femmes khmères restent attachées à leurs coutumes, en
particulier au mariage. Quand on s'unit à quelqu'un, il faut
absolument se marier. C'est une coutume khmère que l'on ne peut
abandonner» (ONG, 45 ans). Pour la femme, le mariage suppose une
union à vie, une fidélité indéfectible à un conjoint unique et une
soumission aux choix des parents qui ont en charge la tâche
primordiale d'opérer les alliances entre familles. Agir selon son gré,
c'est agir « contre sa parenté (koh pi phnaèk gniet») (ONG, 39 ans).
préservatif associée à celle de la pilule contraceptive, le premier étant également présenté
comme une mesure de contrôle des naissances. C'est l'ONG américaine Population Service
International qui a lancé cette opération de « marketing social ».
98 Le préservatif s'appelle en khmer « enveloppe hygiénique» (sraom anamay).
99 Interviews de Mme Som Theara, Radio Sombok Khmum (la ruche), juin 1999 et magazine
Indra devi, 25 mai 1999, p. 17.
85
Promotion de lafemme et sexualité conjugale
La femme doit tout mettre en œuvre pour maintenir coûte que
coûte une union dont les implications la dépassent. Sa qualité
première est une endurance sans limites. « Les femmes cambodgiennes
ont une forte capacité de résignation (peun troam sou troam). Elles ne
divorcent pas. Elles ne prennent pas l'initiative de quitter leur mari (ot
preung leng pdey). Elles le gardent toujours même si c'est une ordure
(khoch changray), même si c'est un ivrogne. J'ai vraiment pitié
d'elles» (ONG, 52 ans). Responsables de la pérennité du mariage et,
pour cette raison même, prêtes à tous les sacrifices, les femmes
cambodgiennes expriment, par la spécificité de leurs qualités, les
caractéristiques ethnico-nationales fondamentales. « D'après moi,
même les femmes qui travaillent, qui ont des moyens [financiers
personnels), même les femmes de haut statut, de même que celles d'en
bas, toutes sont ainsi. Elles endurent, elles ne veulent pas de querelles
qui conduiraient à la rupture [ ..} C'est leur caractéristique. C'est
notre race (pouch ombor) [qui veut cela} ... Notre religion aussi, à la
vérité. La religion khmère [bouddhique} est une religion de
résignation. Nous sommes un peuple doux (choun chiet slot)) (ONG,
48 ans).
Chargées par la coutume de maintenir la sérénité et la stabilité
conjugales, la norme de conduite des femmes cambodgiennes est
décrite en référence implicite aux anciens poèmes didactiques, rédigés
au cours des siècles passés et récités dans les écoles ou les foyers
(chbap srey). « Chaque pays a une civilisation différente. Les femmes
khmères sont nées dans la tradition, les coutumes khmères. Qu'il
s'agisse de leur façon de dormir, de marcher, de se tenir debout ou
assises, elles sont différentes des [autres). Les femmes khmères
doivent marcher dignement (som rom), sans faire entendre le bruit de
leur sampot Dupe khmère). Elles doivent être douces (toun ploun).
[ ..} Cette partie de la tradition veut que les femmes soient posées
(sngop sngiem), en retrait (romtom), modestes (sopheap riem sar) »
(ONG, 29 ans). L'innocence sexuelle fait partie de cette « timidité ».
Elle est un élément important de la construction ethnique sexuée en ce
sens qu'elle est opposée à cette Autre absolue qu'est la Vietnamienne,
dont l'ethnotype veut qu'elle soit experte aux jeux érotiques, suscitant
tout à la fois l'attirance et le mépris des hommes cambodgiens.
Le problème de l'épidémie de VIH/sida vient de cette disparité
entre les comportements sexuels des hommes et des femmes au sein
du couple, estime un médecin responsable du programme Sida au
86
Promotion de lafemme et sexualité conjugale
ministère de la Santé: « J'ai parlé à un moto-taxi de sa vie sexuelle en
sortant d'un café [fréquenté par les étrangers). Il m'a dit qu'il avait
proposé à sa femme une nouvelle position. Elle lui a rétorqué qu'elle
n'était pas une prostituée. De la même façon, les enquêtes montrent
que 70 % des policiers veulent des fellations (il utilise le terme
anglais). Or, si leu':'~ épouses les pratiquaient, ils auraient des doutes
sur leur fidélité: comment sais-tu faire cela? {diraient-ils] ». Voilà
traduit, d'un point de vue masculin, ce que nos interlocutrices
appelaient, mi-ironiques mi-ennuyées, être « fous-fous ».
L'arrivée d'une «épouse seconde» doit donc être traitée selon ces
modèles. Dans l'idéal, il s'agit de susciter, par un comportement
compréhensif et agréable, la compassion de l'époux (anet) et son
regret. Il est frappant de constater qu'un texte de l'organisation
féminine de masse (dissoute officiellement en 1993) dispense, dans un
numéro de sa revue en 1990, des conseils repris presque à l'identique
dix ans plus tard par une jeune femme d'un parti d'opposition: «J'ai
un mari très volage (khoch). J'ai tout traversé (kgnom ban haèl
chhlang oh haeuy). Je ne suis plus jalouse de rien. Je le laisse faire. Il
y va tant qu'il veut (oh chet) puis il revient. Si l'on est jalouse, si l'on
cherche des histoires, ça n'apporte que des disputes, une séparation.
Si on laisse faire, ils voient qu'ils font du mal (thveu bap) à leur
épouse. Ils regrettent ensuite et ils finissent pas revenir. C'est tout. »
(Parti politique, 30 ans). Cet idéal est parfois mis à mal dans la
pratique où, nous dit-on, les disputes à ce sujet peuvent être violentes.
Bien que cela ne soit pas cité par nos interlocutrices, les violences
dirigées contre la maîtresse ne semblent pas rares 100.
Enfin, concernant la peur de l'infection au VIH, les femmes
estiment que, dans leur propre couple, l'art bien mené de la
conversation conjugale, c'est-à-dire la persuasion douce mais tenace,
peut porter ses fruits en amenant le mari à utiliser systématiquement
un préservatif lors de ses escapades sexuelles. Certaines, appliquant à
leur propre famille les compétences acquises dans leur métier de
travailleuses sociales, parlent d' « éduquer» (oprom) les époux en ce
sens. Instruites et bien infonnées, elles ont cependant conscience que
cet art de la persuasion et de l'éducation n'est pas à la portée de toutes.
100 En 1992 dans un hôpital de district, une « épouse seconde» gisait, défigurée à l'acide
dans son sommeil par l'épouse légitime. C'est là, dit-on, un moyen traditionnel de vengeance.
Le meurtre d'une célèbre actrice en juillet 1999 à Phnom Penh fut commandité, dit une
rumeur persistante, par l'épouse d'un haut fonctionnaire.
87
Promotion de lafemme et sexualité conjugale
En introduisant le « principe de coupure» à propos des Noirs
brésiliens qui - tout à la fois agents économiques modernes et
adeptes des cultes du Candomblé - découpaient leur univers social
en compartiments étanches animés de logiques différentes 101, Roger
Bastide envisageait explicitement la possibilité d'extension du concept
à d'autres « cadres sociaux» de l'acculturation, notamment à la
situation particulière des « efforts entrepris dans les pays sous-
développés par des associations internationales» 102 Nos
interlocutrices ont été amenées à côtoyer des Occidentaux, que ce soit
à titre collectif ou individuel (influence des donateurs internationaux
sur la vie politique et économique du Cambodge dont elles sont les
actrices, voyages ou séminaires). Elles ont pris connaissance de leurs
systèmes de valeurs vis-à-vis des rôles sexués. Leurs propres
revendications obéissent donc au double impératif de construire une
«(
identité féminine moderne comme les autres peuples évolués ») et
« khmère ».
Or la promotion des femmes cambodgiennes passe, de leur point
de vue, par une séparation nette (y compris sur le plan affectif, sur le
plan des comportements) entre leur pleine intégration socio-
économique et politique d'une part et, d'autre part, leur rôle de
gardienne de l'union conjugale. La stabilité du couple et des alliances
familiales qu'il engage, est d'autant plus importante qu'elle constitue
un élément fondamental de la structure sociale cambodgienne;
laquelle n'est pas organisée par d'autres groupes d'appartenance
traditionnels. Les femmes que nous avons interviewées se perçoivent
comme les éléments stables d'une cellule qui - à l'image de la
déliquescence publique sous l'effet de la guerre et de l'influence
étrangère - est mise en danger par des époux plus volages et moins
responsables qu'elles. En ce sens, elles sont, par extension, gardiennes
de l'identité ethnico-nationale. La « khmérité» de ces femmes
cambodgiennes s'inscrit profondément dans leur rôle conjugal et en
particulier sexuel, lequel reconnaît l'appétit insatiable d'une libido
masculine que la timidité sexuelle de son épouse ne saurait contenir, si
ce n'est par l'art de la conversation conjugale, douce et sereine et les
qualités irréprochables de son service domestique. L'on conçoit donc
(Ville de Kampot, avril 1999: la légende pour la femme enceinte précise qu'elle a
été contaminée par son époux qui a donni avec des prostituées. La légende dans le
préservatif dit « Amusez-vous en utilisant un préservatif».)
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Promotion de lafemme et sexualité conjugale
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91
SEXUALITÉ, MARGE ET RISQUES
D'EXPOSITION AU VIH EN INDE MERIDIONALE:
ISOLEMENT MARITAL, FAMILIAL ET CONTEXTE
DE MULTIPARTENARIAT
Frédéric BOURDIER
103 La maîtrise de l'énergie sexuelle peut se sublimer en énergie spirituelle grâce à des
exercices corporels (yoga) et pennet d'accélérer le chemin de la délivrance (du cycle des
vies).
94
Sexualité. marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
puisse être utilisée en vue d'applications concrètes dans le domaine de
la prévention sociale du sida. Mon intervention se situera donc à deux
nIveaux:
- le premier étant, pourrait-on dire, une mise au point à partir
d'une production de connaissance acquise sur ce qu'il est convenu
d'appeler «le terrait}», car force est de constater que la plupart des
idées véhiculées sur la société indienne, donnant lieu à l'éclosion de
concepts sur lesquels reposent des campagnes de prévention, sont à
mon sens trop générales, insuffisantes, voire erronées. Les mettre en
cause permet de repenser des questions tant méthodologiques que
théoriques;
- au second niveau, je m'éloignerai quelque peu de la thématique
de la sexualité pour me pencher sur la place et le rôle de
l'anthropologie en Inde dans la lutte contre l'épidémie.
95
Sexualité, marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
en erreur une fois établies en généralité, et méritent à cet égard d'être
nuancées, contrebalancées par d'autres faits passés sous silence.
C'est ainsi que l'image paisible de la famille indienne unie,
protégée par les liens de solidarité qui émergent au sein d'une parenté
élargie dominée par un ensemble coercitif de prestations obligatoires
et réciproques, est l"objet d'une mythologie extrêmement tenace qui se
retrouve dans un grand nombre d'études indiennes (Khare, 1978 ;
Desain, 1987 ; Fruzzetti, 1990). La famille représenterait un
microcosme parfait: elle serait à la fois révélatrice et agent d'équilibre
social. On l'aura compris, ces interprétations culturalistes ou idéalistes
superficielles tendent à prendre les apparences pour la réalité. Or ces
poncifs sont repris par les décideurs, les représentants d'organisations
internationales et locales qui les utilisent comme base de départ
idéologique pour leur stratégie d'intervention.
Je me rappelle à cet effet une allocution d'un haut responsable
des Nations Unies en poste à New Delhi déclarant devant la presse en
1996 que la famille indienne «une et solidaire» pourrait servir de
modèle au monde entier en ce sens que les valeurs qu'elle véhicule
constituent en elles-mêmes un écran face à l'épidémie... Combien de
personnes dont la trajectoire diffère - y compris tout observateur
désireux d'aller au-delà de la fascination d'une Inde mystique et
colorée - seraient désabusées face à une affirmation aussi naïve?
Des contre-exemples anthropologiques montrent que la famille et
la parenté sont loin d'être ces prétendus havres de sécurité. Des
comités de femmes issues de différents coins de l'Inde et ayant connu
le milieu de la prostitution, ont réalisé une vaste enquête auprès de
leurs consœurs en 1997 et ont démontré la fréquence de l'absence
d'un milieu familial et communautaire «sain» et «sécurisant» chez
les jeunes adolescents, garçons et filles, des villes comme des
campagnes. Selon elles, ce seraient davantage ces dénuements
affectifs que la pauvreté stricto sensu qui inciteraient des adolescentes
à quitter leur foyer parental. C'est également un mythe de croire que
toutes les familles aiment et prennent soin de leurs enfants, surtout
quand on est la dernière venue au monde dans la lignée. Ces enquêtes
montrèrent aussi qu'un nombre incroyable de jeunes ont subi des abus
sexuels dans leur famille élargie, ce qui les a poussés à fuir un univers
de cauchemar dans l'espoir de trouver ailleurs un abri plus sécurisant
qui, souvent, se révélera pire. De même, il est reconnu que la majorité
des jeunes femmes violées par un tiers (le chiffre ayant augmenté de
96
Sexualité. marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
60 % entre 1990 et 1994 selon les sources du gouvernement) se voient
la plupart du temps rejetées par leur propre famille, par leur propre
mari (National Commission for Women, 1998). D'autres études plus
locales comme celle effectuée dans la région économiquement la plus
développée du Tamil Nadu (Coimbatore, au nord-ouest) attestent la
façon dont les jeunes filles célibataires travaillant dans la confection
industrielle sont exploitées par leurs familles, et à quel point ces
jeunes femmes qui se sentent seules sont enclines à fuir un milieu
social oppressant dès qu'une occasion se présente, au risque de ne
connaître qu'une liaison fragile et précaire (Malaramangai, 1997). Les
enquêtes de nos collaborateurs réalisées sur une longue durée (Geetha,
1998 ; Santhosh, 1998), tout comme notre expérience personnelle,
confinnent l'existence d'une violence latente et de conflits multiples
au sein des familles, toutes classes sociales confondues. Car même
dans les milieux aisés mais orthodoxes, un certain nombre de jeunes
adultes refuse de se soumettre à une vie strictement contrôlée par
l'entourage. Prendre en main sa vie, avoir la maîtrise de sa sexualité
constituent de nouvelles tendances qui autorisent pêle-mêle
l'échappatoire, le rêve et la volonté de «faire un peu ce dont on a
envie ». Mais il n'est pas rare qu'un décalage s'opère entre l'éducation
et la protection souvent excessives reçues au foyer et les ressources
minimales nécessaires pour s'engager seul dans une nouvelle vie. A
Chennai par exemple, un des hauts lieux de l'industrie
cinématographique de l'Inde, des milliers de jeunes célibataires issus
des classes moyennes et supérieures convergent vers les studios de
cinéma dans l'espoir de faire carrière comme danseurs ou acteurs,
mais sont attendus par des réseaux mafieux très structurés sachant
faire preuve d'ingéniosité pour prendre dans les mailles de leurs filets
une population jeune, souvent inexpérimentée, fragilisée par une
rupture familiale et prête à accepter des concessions pour conserver le
contrôle de sa destinée. Attitudes de fuite, plus fréquemment
comportements d'évitement et d'agissements dissimulés envers les
siens (partir sous le prétexte des études, d'un travail, etc.), traduisent à
la fois une tentative d'émancipation sociale et une volonté de ne plus
subir les diktats de l'idéologie familiale orthodoxe (Bourdier, 1998b).
Un inventaire de témoignages allant à l'encontre des idées acquises
sans discernement au sujet de la qualité des relations entre agnats
pourrait se prolonger à l'infini. Car, si la famille et le système des
castes constituent indéniablement deux forces majeures de l'ordre
97
Sexualité, marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
social indien, elles sont également génératrices de désordre et de
séparation. Tel est un des principaux enseignements de notre étude en
milieu urbain.
Par ailleurs, les liens familiaux comme «soutien» n'existent que
pour ceux qui ont .une famille et qui adhèrent à ses règles sacro-
saintes. Alors que lès stratégies de prévention reposent essentiellement
sur la chasteté, la famille et la fidélité, qu'en est-il de ceux qui, pour
une raison ou pour une autre, ne sont pas en situation de se marier, qui
restent en dehors des réseaux familiaux indispensables à
l'établissement d'une alliance maritale (les «sans-famille », les
individus rejetés, etc.), dans la mesure où ces formes de marginalité
sociale ont pour conséquence de compromettre toute possibilité
d'union reconnue par la société? Qu'en est-il également de ceux qui
sont écartés de tout réseau familial : femmes ou enfants abandonnés,
transsexuels (ali), prostituées, homosexuels dont les associations
identitaires émergent avec grande difficulté? Et de ceux éloignés,
provisoirement ou définitivement, des réseaux maritaux: migrants
individuels, veufs, divorcés et de nombreux jeunes qui se marient
tardivement en raison de l'impossibilité de fournir la dot ou d'une
conjonction astrale rédhibitoire? Et de ceux qui, extrêmement
nombreux, ont subi un mariage forcé, refusent de s'y résigner et
mènent alors une double existence ? Si nous mettons bout à bout ces
différentes catégories de situations, nombreuses seraient les personnes
à s'y retrouver et bien différente serait l'image qu'elles nous
renverraient de la société hindouisée 104 : une société du paraître,
remarquablement habile à dissimuler ses «miasmes », à mettre à
l'écart ceux qui constituent une menace, réelle ou imaginaire, envers
l'édifice social. N'oublions pas que dans le pays de Gandhi et de
l'Homo hierarchicus, on pratique les funérailles du vivant d~ la
personne pour peu qu'elle ait enfreint les règles sociales les plus
élémentaires (union en dehors de la caste, relation extramaritale pour
une femme, fuite du domicile, etc.). Ces funérailles, dont la fréquence
est bien plus répandue qu'on ne le pense, représentent davantage
qu'une excommunication : elles symbolisent la mort sociale et
physique définitive de la personne dans sa communauté
d'appartenance. Or, en ces temps d'épidémie, on sait pertinemment
que les individus esseulés, déjà marginalisés, risquent de le devenir
104 J'emploie ce vocable pour son caractère englobant qui ne se restreint pas à la
communauté hindoue stricto sensu.
98
Sexualité, marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
doublement. Le problème insurmontable, en termes de prévention au
sens où les épidémiologistes l'entendent, est que toute cette population
ne constitue pas un «groupe à risque» homogène, le seul point en
commun - quoique non des moindres - étant leur situation de
fragilité et d'isolement dans une société où le seul fait d'aller à
l'encontre de la parenté aboutit à être déchu de toute reconnaissance
sociale. Or ne serait-ce pas justement sur cela qu'il s'agirait de se
pencher, afin que les acteurs de santé publique puissent intervenir et
mieux cibler leurs programmes de prévention, dans l'espoir de mieux
comprendre les rouages sociaux générateurs de marginalité sociale
tout en s'intéressant à la façon dont les individus s'y adaptent par la
suite?
105 Dans la Théorie de la justice réclamée par John Rawls pour assurer une équité verticale,
il s'agit de traiter différemment des individus différents afin de réduire les écarts entre les plus
démunis et le reste de la population, en mettant en place une discrimination positive avec des
efforts et des ressources plus importants destinés par exemple aux personnes sans soutien
(migrants, prisonniers, femmes abandonnées, etc.)..
99
Sexualité, marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
populations. Au bout du compte, trois questions clés ont guidé notre
démarche et ont servi de fil directeur à notre recherche: comment un
individu en situation d'isolement socio-familial s'organise-t-il pour
remédier à sa solitude? Qu'advient-il dans sa sphère intime, par-delà
les contraintes ou le rejet qu'il subit ? Enfin, quels sont les types
d'univers social qu'essaient de recomposer ces individus et comment
s'y prennent-ils ? On vise moins à expliquer intégralement les
comportements selon un schéma de cause à effet, mais davantage à
rendre compte de ce qui se joue dans les situations étudiées (Van
Campenhoudt, 1998). Il ne s'agit pas non plus de construire des
modèles intégrant la totalité des facteurs déterminants
(anthropologiques, psychologiques, démographiques, etc.) comme
certains l'ont tenté, car toute élaboration de modèle conduit à une
impasse, les facteurs en question n'étant jamais pertinents a priori
mais seulement dans la relation même ; c'est la situation dans son
ensemble, comme configuration particulière de facteurs et comme
processus spécifique, qu'il faut considérer à partir d'outils théoriques
qui vont droit à l'essentiel (Van Campenhoudt, 1998). C',est ainsi par
exemple qu'en différents milieux urbains, certains réseaux «intimes»
de prostitution générés par les femmes se révèlent être une «mesure»
palliative intentée par des personnes isolées et endettées soucieuses
d'éviter une prostitution de type carcérale (Bourdier, 1998b). Une
forme de prostitution peut cacher la menace d'une autre, et si l'on ne
comprend pas la relation de dépendance que génère un endettement
envers un prêteur d'argent, ni le rôle échu à la femme dans le
remboursement d'une dette familiale, d'ailleurs pas forcément
contractée par elle, on risque fort de passer à côté des logiques de
multipartenariats sexuels qui en sont les conséquences.
106 Le livre passionnant, non conventionnel et très complet de Virama, Jean-Luc et Josianne
Racine racontant la vie d'une intouchable dans le pays tamoul, fut également critiqué par
d'illustres indianistes lui reprochant d'avoir donné trop d'importance à des événements, des
détails et de n'être absolument pas représentatif de la société indienne. Dans nombre de ces
critiques injustes, écrites ou issues de conversations avec des collègues, on reste frappé, entre
autres, par cette volonté chez certains' de mettre à l'écart de la recherche (la vraie, la
prestigieuse) des sujets tabous comme la sexualité et le monde des exclus que le livre aborde
avec honnêteté (Virama et Racine, 1995).
101
Sexualité, marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
quatre-vingt, reposait sur la croyance en l'existence de règles
d'organisations sociales élaborées, assorties d'une résistance
génétique supérieure de l'Asiatique, impliquant un contrôle strict et
harmonieux des pensées et des actes de la population. Il y aurait tout à
gagner à opérer un renversement de oerspectives dans la recherche car
comprendre les fond~ments idéaux d'un système social est une chose,
au demeurant indispensable, mais envisager le rapport aux normes en
est W1e autre, non moins nécessaire sitôt que naît le souci de cerner un
fait dans sa totalité et de ne pas se contenter - et c'est aussi le propre
de l'ethnologie - du discours ambiant. Il va sans dire que je n'ai
aucunement la prétention de laisser entendre qu'au-delà de cette
orientation, point de salut 107, mais comme l'affirmait Edmund Leach,
qui a longtemps travaillé en Asie du Sud et du Sud-Est, je reste
convaincu que toute société est en quête perpétuelle d'un équilibre
jamais atteint et qu'un des défauts majeurs de notre discipline est de
vouloir reconstruire un tout parfaitement organisé et cohérent, laissant
peu de place à l'improvisation et aux multiples formes de conflits qui
orientent les rapports sociaux.
Après avoir décidé d'envisager les risques de contamination du
sida en partant des dynamiques familiales et maritales, il n'était guère
pos.sible de se contenter d'une étude purement formelle sur la parenté
et les règles de l'alliance. Plus féconde était la solution visant à se
pencher sur la manière dont les célibataires perçoivent cette institution
du mariage arrangé et, pour ceux qui sont mariés, la façon dont cette
vie maritale est affectivement vécue. On s'intéresse donc moins aux
institutions en elles-mêmes qu'au sens qu'elles véhiculent. D'un point
de vue théorique, cette démarche implique d'humaniser l'objet
d'étude et de réfuter l'idée prônée par Lévi-Strauss selon laquelle
l'affect étant la chose la plus obscure de l'homme, il vaut mieux se
pencher sur les logiques, les modes de classification et de
catégorisation dans les études sur les relations sociales. Je reste au
contraire convaincu que les règles et pratiques de mariage ne restent
pas sans effet sur les individus. Ces derniers ne sont pas à considérer
comme des idiots sociaux mais comme des acteurs adoptant des
stratégies, planifiées ou improvisées, visant à détourner les règles
imposées. Les témoignages recueillis montrent en effet que la vie en
famille n'est pas qu'harmonie, événement sacré, félicité, solidarité,
107 Des travaux remarquables, entre autre ceux de Gérard Heuzé, nous ouvrent les yeux sur
des arcanes habilement dissimulés de la société indienne.
102
Sexualité, marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
unité et nombreux sont les jeunes adultes cherchant à y échapper ou
inversement qui s'en retrouvent exclus. 11 ne s'agit pas non plus de
prendre les émotions pour de simples penchants personnels mais de
les considérer comme résultant d'une production sociale qui les
canalise. Ce vécu agit en retour sur la façon dont les gens se
comportent dans leur parcours marital ainsi que sur la manière dont ils
envisagent les rapports sexuels dans leur trajectoire de vie.
Ayant choisi d'envisager le phénomène de marginalité sociale et
les processus d'individualisation qui en dérivent, une des questions
majeures revient à savoir quels sont les modes d'entrée dans la
sexualité de ces personnes hétérogènes. Dans ces conditions, force est
d'observer que les formes de mariage, donc de canalisation des
relations sexuelles, génèrent des situations conflictuelles et
contradictoires et que même dans une société aussi inhibitrice, les
comportements non conventionnels reflètent la capacité illimitée des
acteurs sociaux à innover, déjouer l'ordre établi et moduler les
contraintes les plus pesantes.
Il 1
Sexualité, marge et risques d'exposillon au VIH en Inde méridionale
membres de la commission du planning ou du conseil scientifique
indien en sciences sociales.
Rares à présent sont les universités en Inde dont les départements
de sociologie, économie, géographie ou anthropologie ne consacrent
une partie de leurs activités de formation ou de recherche au thème du
sida. Nombreuses sont les thèses en cours qui abordent les
dynamiques spatiales et/ou sociales de l'épidémie, le niveau de
connaissance de la population, ou bien les aspects socioculturels de la
sexualité d'une population précise. Cette mobilisation incroyable
déborde largement le milieu universitaire et se retrouve dans les
collèges d'enseignement supérieur et dans les nombreuses institutions
à vocation professionnelle qui, à l'instar des écoles de travailleurs
sociaux, ont une longue tradition d'éducation et d'initiation à la
recherche. Viennent ensuite se greffer des instituts nationaux créés
depuis l'avènement du sida comme l'Institut national de recherche sur
le sida (NARI) à Pune dans le Maharashtra, sans oublier les
associations privées de recherche dont le nombre va croissant :
certaines se présentent comme des agences de marketing social et
d'autres, implantées dans tous les états de l'union indienne, ont même
été le fer de lance d'importants projets de recherche menés à l'échelon
national sur les comportements sexuels et les facteurs de risque de
certains groupes sociaux au regard de l'épidémie. S'il est possible
dans le milieu universitaire de trouver des personnes travaillant dans
une perspective purement académique, force est de reconnaître que la
majorité des chercheurs est encouragée tant par les agences indiennes
qu'internationales à entreprendre des études préalables, et surtout pour
réaliser des évaluations, estimer la faisabilité de programmes d'action,
sans que cela signifie pour autant que leurs travaux soient pris en
considération ultérieurement. Il n'est donc pas exagéré de parler
d'engouement pour les travaux concernant la pandémie. Aucune
pathologie endémo-épidémique n'avait jusqu'alors mobilisé tant de
ressources humaines et matérielles alors que l'hépatite virale, le
paludisme, la tuberculose, les carences nutritionnelles et les maladies
infantiles déciment davantage la population indienne.
Le dénominateur commun des principes sous-jacents à la relation
entre recherche et action peut se réduire à un petit nombre d'idées
majeures. Tout le monde s'accorde pour dire qu'une recherche a pour
ambition d'établir une cartographie du social, de révéler des faits, et,
plus encore, des relations entre les faits jusqu'alors insoupçonnées, de
112
Sexualité, marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
mettre à jour les forces sociales, économiques et culturelles (mais
aussi les fractures et les points de vulnérabilité) qui influent sur les
comportements individuels. Bien souvent la compréhension des
mécanismes de l'altérité est en jeu. Il faut observer à cet égard que
cette idée fondamentale s'exprime non sans peine car, ici encore, les
chercheurs indiens ont du mal à énoncer clairement l'existence de
l'altérité et savent encore moins faire valoir ce concept quand ils
s'adressent à des gens qui ne sont pas de leur discipline.
Une ambiguïté : l'action a pour objectif de susciter des
modifications mues par des forces extérieures impliquant une irruption
violente dans la vie de l'autre. C'est pourquoi il est nécessaire de
cerner les enjeux de l'altérité, de comprendre ce qu'elle implique
comme défi pour les populations concernées. Une recherche a
également pour objectif d'aborder un fait dans sa totalité - par
conséquent de comprendre les interactions entre les multiples facettes
qui conditionnent la vie en société - et de ne pas le traiter isolément,
au risque de n'observer que les symptômes au détriment de l'ensemble
du système. Or, ces interactions symboliques - ce système de
relations plus ou moins arbitraire qui légitime et qui donne sens aux
fondements de la société (rapport homme/femme, perception des
fluides et de la sexualité, etc.) - constituent autant de leviers qu'il
devient plus facile de rompre une fois mis à jour. Ce petit nombre
d'idées fortes, généralement partagées par la communauté des
chercheurs, se complète par des variantes qui ne font pas l'objet d'un
consensus, principalement quand est abordée la dimension utilitaire de
la recherche. Comme le rappelle Gérard Lenclud, mettre ses
connaissances au service d'un programme d'action, qui est une
transfonnation planifiée, suppose une acceptation minimale des
visées, nécessairement entachées d'ethnocentrisme, élaborées par
l'institution, nationale ou internationale, qui met en œuvre ce
programme, une reconnaissance des motifs. Il s'agit pour le chercheur
d'apporter non des schémas mais une perspective (Baré, 1995 : 82-
83). Ce dernier explique que la position de la France à l'égard de la
recherche anthropologique appliquée se trouve entre l'écorce et l'arbre
(Baré, 1995), métaphore qui lui sert à illustrer le paradoxe à soutenir
- comme certains le font - que la discipline anthropologique est une
connaissance mais qu'elle ne doit servir à rien ni à personne sinon par
le truchement d'écrits indigestes pour le commun des mortels.
113
Sexualité, marge et rlsques d'exposllion au VIH en Inde méridionale
Dans le contexte indien, le problème ne se pose pas avec autant
d'interrogations épistémologiques mais il est indéniable que la raison
utilitaire de la science ne va pas toujours de soi.
Suite aux discussions avec des collègues indiens, c'est surtout la
manière dont la recherche est récupérée, interprétée qui pose problème
et incite le chercheur à envisager les risques de détournement de ses
travaux. Doit-on dire tout ce que l'on sait? Y-a-t-il des révélations
que l'on fait qui risquer.t de porter préjudice aux populations? Dans la
lecture d'un rapport scientifique, le commanditaire peut avoir une
double lecture et en retirer seulement ce qu'il avait déjà pressenti. Il
peut très bien accentuer certains faits et ne pas prendre en compte
d'autres, plus dérangeants. En somme effectuer un tri. Quelle est la
part d'engagement du chercheur à cet égard? Doit-il anticiper et par
conséquent s'informer des logiques institutionnelles auxquelles les
résultats de son travail seront inéluctablement confrontés? L'on se
rend compte finalement que les incompréhensions sont en partie
conditionnées par la présence de deux mondes qui coexistent mais ne
collaborent pas dans la durée.
Dans les critiques faites à l'égard de l'applicabilité des sciences
humaines, ce sont plus souvent les conditions et les circonstances dans
lesquelles elles se déroulent plutôt que les applications en tant que
telles qui sont remises en question: les chercheurs indiens se
plaignent des contraintes qui leur sont imposées en terme de temps (un
mois pour faire une évaluation), de logistique, d'encadrement. Or, une
discipline comme l'anthropologie qui se définit avant tout par une
méthode d'approche plutôt que par son objet (qui est l'homme dans sa
totalité) doit certes ne pas accepter des compromis qui trahiraient sa
validité et sa rigueur, mais peut-être doit-elle rendre plus accessibles
les acquis de son savoir à ceux qui, ne possédant pas les outils de la
science, ont fait la démarche de solliciter le chercheur. La première
obligation est une exigence de lisibilité. Là n'est pas la chose la plus
simple dans la mesure où il est plus facile de se faire comprendre par
son homologue (même jargon, idées partagées) que par une personne
d'une compétence différente. La seconde règle concerne l'intégrité du
chercheur. Des collègues indiens se plaignaient de ne pas pouvoir
entreprendre une recherche sur la sexualité comme bon leur semblait,
soit qu'ils étaient soumis à des présupposés idéologiques, soit qu'ils
devaient aboutir à un résultat affiché d'avance par le commanditaire.
Si l'indignation est légitime, l'irresponsabilité ne l'est pas. Il est
114
Sexualité, marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
impératif d'avoir le courage de refuser un compromis qui transforme
une activité scientifique en une industrie de marketing-conseil de bas
prix. Une recherche est par définition ouverte; elle peut faire surgir
des faits inattendus et ne doit pas être préconditionnée.
Un type de recherche largement dominant sont les études
d'évaluation. Ces dernières sont arbitrairement distinguées en pré-
évaluations, post-évaluations, évaluations continues ou semi-
continues. Des instituts scientifiques comme 1'IIPS de Mumbai ont
conduit avec intelligence de nombreuses évaluations à la demande
d'agences diverses mais trop de ces travaux s'effectuent d'une
manière routinière et sans outils vraiment adaptés. Il n'existe pas de
tentative de mise au point d'indicateurs spécifiques. Rares ou
superficielles sont les études qui sont parvenues à proposer une
méthode solide pour évaluer l'acceptabilité à long terme du
préservatif, un changement durable dans les comportements à risque,
une amélioration des négociations entre hommes et femmes. Les
demandes d'évaluation a posteriori sont les plus courantes et la plupart
des récipiendaires ne savent pas clairement ce que l'on attend d'eux:
évaluer un processus, faire un bilan, montrer un impact? Par contre il
n'est pas rare que la réponse qu'on attend d'une évaluation soit
tacitement posée en préambule. Le chercheur est plutôt perçu comme
un simple technicien, un opérateur, un programmateur, que comme un
individu qui pense à travers le corpus de sa discipline. Plus regrettable
encore : les évaluations sont unilatérales. Il est davantage demandé
aux études de circonscrire les problèmes inhérents à la communauté
que ceux liés au fonctionnement des programmes. C'est rarement le
projet ou son implantation qui est en cause, mais l'apathie et
l'incompréhension des populations. Pour paraphraser Bernard Hours
lors d'une réunion d'AMADES, tout ce passe comme si l'on disposait
des bons programmes, des bons bailleurs de fonds, des bons
travailleurs sociaux et des bons responsables de projet, mais pas des
bonnes populations. La stratégie consiste alors à trouver «le truC»
pour modifier les comportements individuels et communautaires, sans
pour autant regarder ce qui se passe du côté des développeurs.
Pourtant ce qui s'élabore dans un projet d'action, c'est avant tout un
dispositif, une organisation d'où découle une relation sociale entre les
acteurs du développement et une communauté. Or dans une
évaluation, la qualité de cette relation sociale intéresse peu ou prou.
115
Sexualité, marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
Si l'utilité de l'évaluation est reconnue par tous les bailleurs de
fonds, il n'en va pas de même pour des études compréhensives qui ont
pour objectif principal de fournir une interprétation la plus fidèle de la
vie en société. Jusqu'à présent, les responsables indiens n'encouragent
pas de longs travaux dont ils doutent de l'aboutissement. Les études
sur la sexualité s'en tiennent à rechercher si les gens savent mieux
utiliser les préservatifs qu'avant, si les jeunes sont plus sages, si les
époux ne vont pas butiner ailleurs et qui peut être catalogué dans un
groupe à risque. Tout cela en données chiffrées, car politiciens et
décideurs (eux-mêmes confrontés à des logiques sociales et des
contraintes) exigent avant tout une étude quantitative impliquant une
certaine représentativité, un nombre d'enquêtes suffisamment élevé
pour auréoler les résultats d'une quelconque validité. Il y a donc un
net encouragement à promouvoir les informations quantifiables, au
détriment de la mise en évidence de relations déterminantes entre des
phénomènes apparemment sans lien mais dont des études fines ont
prouvé la pertinence (distension des liens socio-familiaux et
comportements individuels à risque, endettement familial et
prostitution, etc.).
Force est donc de reconnaître la complexité de la relation entre
chercheurs et commanditaires dans la mesure où les logiques qui pour
le premier valident son étude ne sont pas celles qui accréditeront ladite
recherche aux yeux du second. Les éléments qui attestent une rigueur
scientifique ne sont pas ceux que regarde forcément un homme qui
intervient sur le terrain ou dans la prise de décision. Si les regards
peuvent se croiser - heureusement cela arrive parfois - la prise en
compte des acquis d'une recherche, aussi solide soit-elle, n'est pas
aussi simple qu'il y paraît. Celui qui agit et planifie est soumis à des
pressions ignorées ou sous-estimées par le chercheur (faisabilité,
acceptabilité).
Signalons enfin que les conditions d'implantation des
programmes de prévention du sida font partie intégrante de la
recherche en sciences sociales qui se concentre désormais sur la
méthodologie dans l'intervention. Une part non négligeable de la
recherche devient par conséquent didactique et s'oriente, en ces temps
d'épidémie, sur les conditions d'applicabilité des actions, sur les
modalités de passage de la théorie à la pratique. Quelles illusions
entretenons-nous finalement ? Peut-être celle que Gérard Lenclud
entrevoit quand il rappelle que l'application, considérée ici comme
116
Sexualité, marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
l'opération consistant dans le transfert de concepts et d'énoncés en
provenance de la science pure dans le domaine de la technique, ne
serait pas une activité localisable, isolable. 11 nous rappelle qu'un
savoir est mis à la place d'un dispositif d'action, mais la limite entre
les deux ne peut se définir clairement. Le but n'est d'ailleurs pas
d'épiloguer sur le tracé de la frontière mais plutôt de soumettre un
ensemble de connaissances à d'autres qui, les découvrant avec un œil
critique, décident d'en faire ce qu'ils veulent.
Références bibliographiques
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SEXUALITÉ ET ÉPIDÉMIE DE SIDA AU NÉPAL
David SEDDON
(texte traduit de l'anglais par Michel Antelme)
La crise à venir
Le nombre de cas de VIH/sida rapporté au Népal reste
relativement faible. Il en va de même pour le taux de prévalence et
pour le nombre officiel de décès dus au sida. En comparaison avec la
situation de nombreux autres pays asiatiques où le nombre des
personnes contaminées par le VIH se compte déjà par dizaines de
milliers, voire par centaines de milliers, le Népal semble relativement
épargné. Le premier cas de séropositivité fut diagnostiqué en 1988.
Cinq nouveaux cas furent enregistrés en 1990, 24 en 1991, 77 en
1992, puis 81 en 1993. Le pays enregistrait 5 cas de sida déclaré à la
fin de 1991 (Fitzsimons, 1993 : 20) puis 24 en 1993 (Suvedi et al,
1994: 205). En 1994, 208 cas de séropositivité (103 hommes, 105
femmes) et 31 cas de sida (11 hommes et 20 femmes) furent
comptabilisés (PNUD, 1994). En 1995/96, ces chiffrent grimpent à
Sexualité et épidémie de sida au Népal
434 et 52 respectivement 108. Mais ils sous-estiment de façon
significative l'importance de l'épidémie. Il est certain qu' « il y eut
des décès causés par le sida au Népal qui n'ont pas été reconnus. De
même, il y a probablement des gens malades du sida aujourd 'hui et
dont la condition n'a pas été diagnostiquée»( Gurubaracharya, 1992 :
42). Il a été reconnu depuis longtemps que les MST constituent une
grave menace au Népal. Maintenant, on reconnaît que le sida constitue
aussi un problème de plus en plus préoccupant (Suvedi et al, 1994 :
204). Un rapport récent de l'AMFAR estime que « le nombre actuel
de contaminations par le VIH se situe entre 5 000 et 7 000 (Hannum,
1997 : 31). « Ce nombre pourrait atteindre les 100 000 cas d'ici l'an
2000 si des mesures de prévention efficaces ne sont pas prises» et il
est rapporté que l'OMS a prédit dans le meilleur des cas le chiffre de
100 000, et celui de 300 000 dans le pire des cas (Hannum, 1997 : 31).
Ces chiffres sont principalement fondés sur des conjectures et peut-
être se révéleront-ils extrêmement pessimistes. Mais le peu de données
empiriques disponibles suggèrent un nombre bien supérieur aux
chiffres officiels. Même ces derniers montrent un taux de croissance
exponentiel et un développement rapide de l'épidémie dans les années
à venir.
Le Népal est l'un des pays les « moins développés» du monde.
La capacité des services gouvernementaux à faire face efficacement à
une épidémie de VIH/sida est limitée, même avec une aide extérieure.
Il en va de même pour la capacité de la société civile à affronter les
conséquences du VIH/sida, particulièrement au niveau local. Par
ailleurs, la pauvreté, due à l'insuffisance des ressources locales,
entraîne un exode rural continu des hommes et des femmes de ce pays
(Seddon, 1995b, 1999). Certains de ces migrants ont été rapidement
happés par l'industrie florissante du sexe, au Népal ou en Inde - soit
en tant que femmes travaillant dans le commerce du sexe, soit (dans le
cas des travailleurs migrants de sexe masculin) en tant que clients -
et ont attrapé des maladies sexuellement transmissibles (MST), dont le
VIH. Il est maintenant clairement établi que les MST, en particulier
lorsqu'elles ne sont pas traitées, accroissent le risque de
contamination.
Les moyens dont dispose le service de santé sont faibles en
quantité - seulement 5,5 % du budget national est consacré à la
108 NEPAL SOUTH ASIA CENTRE, Nepal Human Development Report 1998, NSAC,
Katmandou, 1998: 59.
122
Se.xualité et épidémie de sida au Népal
santé, et les dépenses par personne, d'environ 1,5 $, représentent
moins de la moitié de la moyenne des pays à bas revenu en général -
et en qualité 109. L'infrastructure est sous-développée - dans la
plupart des régions du Népal, il faut au minimum plusieurs heures de
marche jusqu'au « poste de santé» le plus proche, lequel manque
souvent de personnel ou de stocks. En 1994, pour 20 millions
d'habitants le Népal ne disposait que de 130 hôpitaux et centres
médicaux, à peine plus de 800 postes de santé, seulement 1 500
médecins, et souffrait d'un manque affligeant de drogues et
médicaments (PNUD, 1994).
Bien que le gouvernement, aidé par l'OMS et d'autres
organismes, ait réagi par un certain nombre de mesures pour contenir
la propagation de l'épidémie (y compris par des examens de sang),
celles-ci se sont révélées, en réalité, extrêmement limitées. En 1992,
un spécialiste de la santé publique fit allusion à « l'incapacité quasi
totale [du gouvernement] à s'attaquer au problème. Il n'a pas
développé de stratégie de prévention du sida à l'échelle
nationale IW. » Cela reste vrai aujourd'hui, bien qu'il y ait eu des
réactions partielles et inégales de la part des agences de
développement étrangères, des services gouvernementaux, des ONG
locales et des organisations communautaires, pour faire face à la crise
à venir. Le financement de la politique nationale sur le sida (PNS) a
été très limité, et celui pour sa mise en œuvre l'a été encore plus,
même ces dernières années (Hannum, 1997 : 41-42).
109 Nepal: Poverty and Incomes, A World Bank Country Study, Banque Mondiale,
Washington DC, 1991 : 88-89.
110 S. DIXIT, « Impact ofHIV/AIDS in Nepal », in Red Llght Traffic, p. 49.
111 HANNUM, AIDS in Nepal, passim.
123
Sexualité et épidémie de sida au Népal
possible d'estimer que d'une manière générale (et dans une certaine
mesure a priori) qui est menacé et jusqu'à quel point, quels sont les
facteurs qui vont déterminer le cadre de l'épidémie, et quelles sont les
stratégies qui pourraient se révéler appropriées pour y faire face et
pour la contenir.
Les premières estimations étaient souvent formulées dans des
termes qui rejetaient la responsabilité de la transmission du VIH/sida
sur des catégories sociales précises. La prédominance, au début,
d'étrangers et de professionnelles du sexe parmi les personnes
contaminées engendra une hostilité générale, ce qui affecta la réaction
à la maladie. Sur les 24 cas de contamination signalés au Népal en
1991, six étaient des étrangers, huit des Népalais et les dix personnes
restantes, des Népalaises. Une des femmes avait été contaminée par
une transfusion sanguine, les neuf autres étaient toutes des prostituées
ayant séjourné en Inde, et en particulier à Bombay (Rana, 1991 : 19).
La tendance à rejeter la faute de la propagation du sida sur ces groupes
sociaux est restée forte à tous les niveaux jusqu'à celui des
communautés locales.
S'il est approprié de parler de «crise à venir» au Népal, les
données disponibles semblent indiquer néanmoins que les taux de
contamination par le VIH dans la population dans son ensemble
restent bas. Une étude récente chez des donneurs de sang 112 a
identifié un individu séropositif sur 3 695 personnes (0,03 %), et une
enquête menée entre décembre 1995 et mars 1996 auprès de femmes
enceintes dans diverses zones urbaines du Népal - Katmandou,
Trisuli, Nepalgunj et Pokhara - a révélé que 0,2 % d'entre elles
étaient séropositives 113.
68 % des cas signalés de contamination par le VIH appartiennent
à la tranche d'âge des 20-29 ans, un quart des femmes sont cependant
dans le groupe des 15-19 ans. Les prostituées et leurs clients
constituent le groupe le plus touché (44 % et 49 %). Les femmes
probablement contaminées lors de rapports sexuels avec leur
partenaire ou par d'autres modes de transmission (parmi lesquels la
112 C. S. SUSHIL & S. SURAJ, « HIV and Safe Blood Transfusion », communication
présentée à la Il e conférence internationale sur le sida (publication des résumés C 1139),
juillet 1996, Vancouver.
113 MOH-DHS-NCASC, « HIV / Syphilis Prevalence Study in Pregnant Women in Different
Urban Areas of Nepal (Kathmandu, Trisuli, Nepalgunj, Pokhara), December 1995-March
1996 », Katmandou, novembre 1996 (étude entreprise par le National Center for AlOS and
STD Control et par l'Université d'Heidelberg dans le cadre de leur projet sur les MSTNIH).
124
Sexualité et épidémIe de sida au Népal
transfusion sanguine et la contamination par des aiguilles souillées
dans les centres de soins) représentent 4 % et les drogués par voie
intraveineuse 3 % 114.
L'infection par des aiguilles contaminées chez les toxicomanes
reste limitée, mais il ne fait pas de doute que le trafic d'héroïne
comme le nombre de toxicomanes par voie intraveineuse au Népal ne
cessent d'augmenter. Entre 1985 et 1990, 88 ressortissants népalais
ont été arrêtés à l'étranger pour trafic de drogue, et entre 1986 et 1991,
391 ressortissants étrangers ont été arrêtés au Népal pour infraction à
la législation sur la drogue. Une source estime qu'il y avait 15 000
toxicomanes par injection d'héroïne dans la vallée de Katmandou à la
fin des années 1980, et une autre estimait qu'il y avait un total de
25 000 toxicomanes au Népal au début des années 1990 115. La
prévalence au VIH chez les toxicomanes par voie intraveineuse dans
la capitale a été estimée par le programme d'échange d'aiguilles de
Katmandou mené par la Lifesaving and Lifegiving Society à environ
2 % en 1991, mais il paraîtrait qu'elle a depuis baissé chez les clients
qui se partagent les aiguilles 116. Ces chiffres, comme ceux relatifs au
nombre de séropositifs, ne sont qu'hypothétiques, et ils sous-estiment
probablement l'importance de la consommation de drogues par voie
intraveineuse. Quoi qu'il en soit, ils sont inquiétants.
En dépit d'une majorité d'hommes actuellement diagnostiqués
comme étant séropositifs, on compte deux fois plus de cas connus de
sida chez les femmes que chez les hommes, ce qui reflète
probablement le fait que de nombreuses femmes travaillant dans le
commerce du sexe aient été contaminées relativement plus tôt. Mais
cela reflète peut-être aussi les faiblesses du système de dépistage et de
compte rendu des faits. Le nombre de clients contaminés devenant
plus important, on peut s'attendre à ce que cette proportion s'inverse.
Cependant, comme plus de clients masculins deviennent contaminés,
ils transmettront le virus à d'autres femmes et le nombre de personnes
à risque augmentera. La fréquence des rapports sexuels avec des
114 D'après les données apportées par B. K. SUVEDI, J. BAKER & S. THAPA,
« HIV/AIOS in Nepal: an update»; également dans HANNUM, Aids in Nepal, p. 32.
115 B. BHANDARI & H. P. SARMAH (eds.), Drug Abuse in Nepal, Drug Abuse
Association Nepal, Katmandou, 1988; et Country SItuation Report (Nepal), Regional Drug
Enforcement Seminar, Katmandou, 1992.
116 S. H. MAHARJAN & M. SINGH, « Street-based AlOS Outreach Program for Injecting
Drug Users (IOUs) », communication présentée à la Il" conférence internationale sur le sida,
résumé, Mo.D.243, juillet 1996, Vancouver.
125
Sexualité et épidémie de sida au Népal
partenaires multiples est un facteur clé de la propagation du virus. Une
étude récente 117 a révélé qu'il s'agit le plus souvent d'hommes
travaillant loin de chez eux (une moyenne de 18,5 jours par mois) et
qui fréquentent les lieux de prostitution assez fréquemment (68 %
d'entre eux ont indiqué qu'ils étaient allés voir trois prostituées ou
plus l'année précédente). La majorité d'entre eux (57 %) sont mariés.
Un autre facteur clé est la mobilité. La migration de main-
d'œuvre en particulier, féminine et masculine, est largement associée
à des modèles d'interaction sociale et sexuelle provoquant une
transmission rapide et généralisée de la contamination. La migration
économique a toujours été une particularité importante de la société
népalaise, et les hommes qui travaillent à l'étranger (que ce soit dans
l'armée britannique ou indienne, ou ailleurs) ainsi qu'au Népal ont été,
pendant un siècle, un vecteur de maladies sexuellement transmissibles
(MST). Malgré une baisse significative du nombre de Népalais
recrutés par l'armée britannique, le nombre total d'hommes népalais
travaillant loin de chez eux, au pays comme à l'étranger (en particulier
en Inde), a continué d'augmenter car l'économie locale ne suffit pas à
générer suffisamment d'emplois. Bien qu'à une moindre échelle, les
femmes se sont également engagées dans ces mouvements
migratoires, souvent en compagnie de leur mari ou de leur
compagnon, mais aussi pour un certain nombre d'entre elles, seules.
Elles sont employées comme travailleuses agricoles ou comme
ouvrières temporaires dans le bâtiment, comme employées de maison,
dans l'hôtellerie et la restauration, dans les usines textiles et de tissage
de tapis, et de plus en plus, dans l'industrie du sexe, au Népal comme
à l'étranger.
Le nombre relativement élevé de Népalais et de Népalaises
travaillant dans les villes ou à l'étranger - et particulièrement en Inde
où l'épidémie de sida est maintenant menaçante - et qui retournent
périodiquement chez eux dans leur communauté locale, constitue une
source potentielle et très importante de contamination. Mais il faut
également remarquer que l'immigration au Népal en provenance des
États densément peuplés de l'Inde du Nord a été considérable ces
dernières décennies (Gaige, 1973) et les immigrants et les travailleurs
migrants venant d'Inde peuvent également propager le virus au Népal.
On constate d'ailleurs que la croissance récente de l'industrie du sexe
123 D. GHIMlRE, « Girl trafficking in Nepal - a situation analysis », in Red Light Traffic,
1994: 7.
131
Sexualité et épidémIe de sida au Népal
métropoles indiennes et dans les villes népalaises. Les femmes sont
originaires de zones commercialement déshéritées dans les régions
situées juste au nord de la vallée de Katmandou. Une femme tamang
fut d'ailleurs la première victime népalaise à succomber du sida 124. »
Cependant, malgré la forte participation des femmes de ce groupe
social particulier, celle des femmes d'autres groupes ethniques et
castes du Népal est aussi évidente. Lors d'une enquête à Bombay au
début des années 1990, le spécialiste de la santé publique, le docteur
Shanta Dixit, a trouvé non seulement des Tamang, mais également des
Gurung, des Tharu, des Baun (Brahmanes), des Chhetri, des Newar et
d'autres groupes encore (Rana, 1991 : 19) et Ghimire a constaté vers
la même période qu'en plus des Tamang, « les Rai sont
particulièrement exposés, de même que d'autres castes comme les
forgerons et tailleurs 125». Des études plus récentes ont révélé qu'à
Bombay, « les nouvelles filles n'étaient plus tamang ; en fait, une forte
proportion vient des familles pauvres bahun et chhetri. À Calcutta
également, il y a moins de Tamang ; la plupart sont des Bahun-Chhetri
et des Rai-Limbu canalisées par Dharan, l'une des villes du péché du
Népal. L'industrie, du trafic des femmes a évolué de manière
agressive, et il est temps de porter son attention au-delà de Nuwakot»
(Frederick, 1995 : 55).
124 P. TAMANG, « Tamangs under the shadow», Himal, mai-juin, 1992 : 26,
125 D. GHlMIRE, 1994: 6.
126 R. DHlTAL, « Child prostitution in Nepal », ln Red Light T'raffic.
132
Sexualité et épidémie de sida au Népal
pelvis, ulcération et urétrite), et que 28 % d'entre elles se révélaient
être positives lors d'un dépistage de la syphilis, de l'hépatite B et/ou
du VIH (Bhatta et al., 1994). On considère généralement que les taux
élevés d'infection aux MST parmi les groupes à « haut risque»
facilitent la transmission du VIH. Mais la propagation au Népal des
MST et du VIH a sans aucun doute été facilitée par l'existence de
centres de prostitution locale en dehors de la vallée de Katmandou et
dans les régions situées juste au nord.
Majupuria a remarqué dès 1987 comment « les hommes revenant
de postes militaires d'outre-mer à Hong Kong et en Inde faisaient
halte à des points stratégiques, comme Bairahawa et Tansen au Népal
occidental, où ils pouvaient profiter des services sexuels offerts par de
« jeunes filles usant de toutes sortes de moyens de séduction»
(Majupuria, 1987).
Au début des années 1990, Dixit a laissé entendre que « les
personnes locales travaillant dans le commerce du sexe exercent de
plus en plus leur métier dans le pays plutôt que dans les villes
indiennes 127. » D'Dea a rapporté en 1993 que « des filles lo.cales» se
vendent et que des hommes du coin ou d'ailleurs achètent des services
sexuels dans tout le pays... On peut trouver cela partout à travers le
pays jusqu'aux grandes villes de Dharan, Biratnagar et Jhapa»
(D'Dea, 1993: 18). Selon Dhital, rien que ces trois villes « voient
l'arrestation d'une prostituée tous les deux jours en moyenne 128. »
D'Dea rapporte qu' «un certain nombre de villes frontalières de l'Inde
sont des centres de commerce sexuel, on trouve parmi ces dernières
Nepalgunj, Birganj et Biratnagar », mais elle ajoute que « Pokhara et
Katmandou ne font certainement pas partie des exceptions» (D'Dea,
1993 : 18-19).
Assurément, « le trafic des femmes à partir de Nuwakot et des
districts autour de la vallée de Katmandou existe toujours, mais ce
n'est plus là la principale source de recrutement. La pression sur les
trafiquants et une demande de marché accrue ont étendu la recherche
de filles à tout le pays, en particulier dans les régions occidentales,
moyen-occidentales et extrême-occidentales» (Frederick, 1995 : 55).
Cela signifie que la focalisation de l'attention sur la région de
Katmandou et sur le lien Népal-Inde par ceux inquiets de la
propagation du VIH/sida au Népal devrait être modifiée pour inclure
131 G. PRADHAN, « Child workers in the carpet industry of Nepal », Voice of Child
Workers.
137
Sexualité et épidémie de sida au Népal
régions bien précises, dans des stratégies de survie économique qui les
éloignent de chez eux. La migration devient une nécessité, et tant que
le travail est concerné, «nécessité fait loi ». Si les communautés
tamang dans les régions les plus proches de Katmandou restent peut-
être les plus gravement et les plus visiblement impliquées, les femmes
d'autres zones montagneuses souffrant de manque de ressources se
retrouvent aussi de plus en plus prises dans ce cycle. Ainsi que l'a
constaté Rana au début des années 1990, «un coup d'œil à la carte
socio-économique du Népal montrera que la majorité des femmes qui
s'en vont viennent des zones sans ressources du Népal central et
oriental» (Rana, 1991 : 18). Ghimire fait également référence à des
« parties du Népal occidental» 132 et Poonam Thapa, s'exprimant à
une conférence portant sur « l'enfant de sexe féminin» en 1990, parla
du « grand nombre de femmes et de filles des groupes les plus pauvres
de la société népalaise » se retrouvant pris dans le commerce sexuel
133
Récemment, une étude sur les « réseaux sexuels » fut menée dans
cinq zones urbaines du Népal 134. Jusqu'ici, la zone de Katmandou,
les districts au nord de la capitale et les villes de la frontière indienne
étaient particulièrem~nt concernés. Mais la situation a rapidement
évolué et on trouve maintenant un éventail beaucoup plus large de
localités et de communautés touchées par la prostitution.
135 B. ADAMS, "Barbara's Beat: ln Memory of Maya Tamang", People 's Review, 18 avril
1996 (repris dans SEDDüN, «HIV/AIDS in Nepal: the coming crisis», p. 42); SUVEDI,
BAKER & THAPA, études de cas dans Red Light TrajJic, ABC, Katmandou.
139
Sexualité et épidémie de sida au Népal
subvenir à leurs propres besoins et à ceux de leur famille, et pour ceux
qui sont laissés sans soutien efficace du fait du décès d'un membre de
leur famille.
À travers l'Asie, on a observé des réactions communautaires qui
sont celles d'aide et de compassion à l'égard des personnes dont on
sait qu'elles sont séropositives ou malades du sida. D'un autre côté,
les clivages et les divisions, qui ont toujours existé au sein des
communautés locales et même au sein des foyers, peuvent être
exacerbés et amplifiés par la menace de la contamination et la réalité
de la maladie et de la mort. En fait, il est essentiel, si l'on met en place
un dispositif de « stratégies de solution communautaires », de
reconnaître la possibilité (et même la probabilité) de réactions
négatives au sein des communautés locales, et même au sein des
foyers.
Il y a plusieurs cas tragiques au Népal de femmes retournant dans
leur village après être devenues séropositives et y trouvant plus
d'hostilité que de compassioJl et de soutien. Pour chaque Maya (jeune
femme du district de Nuwakot dont la famille et la communauté locale
acceptèrent le retour avec compassion, malgré sa séropositivité et sa
maladie, après une série d'expériences terribles dans les bordels
indiens), il y a une Geeta (jeune femme devenue séropositive après
onze ans passés à Bombay et dont la communauté locale, et même ses
parents, refusèrent le retour, et qui fut obligée de partir à
Katmandou) 136.
Des recherches permettant une meilleure compréhension des
attitudes locales, ainsi que des ressources et capacités disponibles sont
nécessaires. En particulier, la capacité de réactions collectives ou
« partagées» efficaces (plutôt que simplement des stratégies au niveau
individuel ou au niveau du foyer) doit être prise en considération.
Comme l'a montré le docteur Pushpa Bhatt dans une « étude de cas de
mobilisation communautaire », « ce n'est pas seulement le
gouvernement qui peut travailler dans l'intérêt des patients du sida.
Les groupes de soutien, les organisations bénévoles et les
communautés travaillant ensemble peuvent et doivent aider notre
136 Cas individuels décrits dans Voice ofChild Workers, nO 17/18, 1992); également dans
Red Light Traffic; et dans B. ADAMS, « Barbara's Beat: ln Memory of Maya Tamang »,
People's Review, avril 1996 (repris dans SEDDON, « HIV/AlDS in Nepal: the coming
crisis », p. 42).
140
Sexualité et épidémie de sida au Népal
peuple sur cette question du sida 137». Quand sa communauté locale et
sa famille refusèrent de l'aider, Geeta (susmentionnée) fut aidée par
des ONG locales pour ouvrir un petit commerce de vente de thé afin
de pouvoir devenir financièrement indépendante. Le soutien fut
insuffisant dans ce cas-là pour vaincre l'opposition locale, mais de
plus en plus, les ONG sont en train de développer leur capacité d'aide
aux victimes du sida.
Quelques années auparavant, on avait débattu du fait que « les
agences bénévoles n'ont fait que commencer à fonctionner et ne sont
pas encore préparées pour s'attaquer à la tâche de la prévention et du
contrôle du sida. Elles n'ont pas non plus de forum où elles peuvent
coordonner leurs activités 138 ». La situation a changé de façon
significative ces quelques dernières années, bien que le manque de
coordination soit encore évident. Au moins, la plupart des ONG
reconnaissent maintenant que les conséquences économiques et
sociales du développement du sida au sein de leur sphère d'opérations
peuvent avoir un impact vraiment considérable, et peuvent affecter
l'efficacité de leurs programmes de plusieurs façons. De nombreuses
ONG au Népal sont déjà activement engagées dans les domaines de
soins primaires de santé, en se concentrant tout particulièrement sur la
santé de la mère et de l'enfant et sur le planning familial. Lors de la
dernière décennie, elles ont encouragé les initiatives communautaires
et les formes d'action collective comme solution à adopter par les
individus et les foyers pour mettre en œuvre des mesures appropriées
afin d'améliorer la santé et réduire les risques de maladie. Il est
probable qu'elles soient utilisées à l'avenir pour encourager et
promouvoir les réponses des communautés locales à la menace du
sida.
Jusqu'à maintenant, les réponses se sont orientées vers
l'intervention médicale et la recherche, et de plus en plus vers
l'éducation et la prise de conscience incitant à l'utilisation des
préservatifs. Les liens entre les initiatives de « planning familial» et
l'importance d'une éducation portant sur le « sexe sans risque» ont
été mis en valeur. C'est important, mais les effets sont limités. De plus
en plus, une éducation par le biais de « pairs» est en train de se
développer. Ainsi, est bien accueilli l'engagement d'organisations
137 P. BHATf, « Melamchi : a case study in community mobilisation», in Red Light Traffic,
p.63.
138 DlXIT, « Impact of HIV/AlOS in Nepal », p. 54.
141
Sexualité et épidémie de sida au Népal
comme ABC qui proposent des perspectives de production de revenus
alternatifs pour les femmes, à la fois pour réduire la probabilité de leur
participation à des activités de commerce sexuel et pour leur fournir
un certain degré de soutien en cas de contamination et de mauvaise
santé. Il en est de même pour l'objectif qui consiste à encourager une
action collective des femmes sur la même question, tant que cela ne
conduit pas à une diabolisation des victimes du sida et n'en fait pas
des boucs émissaires, et tant que cela se concentre sur les droits des
femmes.
Quelques ONG locales existantes comme ABC (originellement
« Agro-forestry, Basic Health and Cooperatives», Agro-sylviculture,
Santé de base et Coopératives) et CWIN, ont changé leur orientation
et portent de plus en plus leur attention sur le développement de la
prise de conscience du trafic des femmes et des risques concomitants
du sida dans les zones rurales et dans la capitale. ABC a déclaré:
«nous avons utilisé différents médias pour passer le message -,
cassettes, radio et programmes de télévision, articles de journaux et
théâtre de rue. Notre objectif est également de mobiliser les décideurs
politiques, les administrateurs, la police et le public par des
campagnes publicitaires. Nous voulons organiser des groupes de
femmes s'attaquant au problème et leur fournir des perspectives de
production de revenus 139 ». De nouvelles ONG voient le jour
(principalement, mais pas exclusivement, à Katmandou) et plusieurs
programmes importants, tels que le Projet de contrôle et de prévention
du sida (AIDSCAP, {( AIDS Control and Prevention Project» en
anglais), soutenus par USAID et l'AMFAR (une branche locale de
l'American Foundation for AIDS Research), ont associé les agences
étrangères, les ONG locales et les organisations au niveau
communautaire dans des activités éducatives et pratiques conjointes.
Certaines organisations ont été créées à partir des préoccupations
des communautés locales; elles sont plus militantes, et relient encore
plus fortement la prévention du sida à l'accroissement du pouvoir des
femmes et aux questions des droits de l'homme. Comme de plus en
plus d'ONG abordent ces problèmes, elles seront inévitablement
obligées d'affronter l'évidence que la lutte contre le sida est
intimement liée aux réalités économiques et politiques qui sous-
tendent l'épidémie, et qui déterminent aussi qui sont les victimes et
143
Sexualité et épidémie de sida au Népal
Références bibliographiques
144
Sexualité et épidémie de sida au Népal
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SUVEDI, B. K., BAKER, J., & THAPA, S., 1994, «HIV/AIDS
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juillet-septembre.
145
LA RECHERCHE SUR LES MALADIES
SEXUELLEMENT TRANSMISSIBLES EN ASIE
FACE AUX DEFIS LANCÉS PAR LE VIH ET LE
SIDA
Ivan WOLFFERS
(traduit de l'anglais par Franck Olivier-Vial)
Les défis
Caractéristique d'une certaine attitude, cette anecdote ne nous
renseigne pas que sur la Malaisie. La situation ne diffère guère ailleurs
en Asie du Sud-Est, même si cet État est le seul à avoir l'islam pour
religion officielle. Au Vietnam, en Chine, les autorités ont aussi des
problèmes quand elles touchent aux sensibilités autour de la question
sexuelle, ce qui gêne leur approche de toute lutte appropriée contre la
contamination. Même en Thaïlande, où les «services sexuels» forment
une composante majeure de l'économie nationale (Organisation
internationale du travail, 1998), vive est la sensibilité au sujet du
comportement sexuel. En Indonésie - pays à 90 % musulma'1 - , le
pouvoir désapprouve les campagnes en faveur du préservatif, et
Azwar Anad, ministre coordinateur en charge de la santé publique,
tente même de jeter le discrédit sur ce moyen de prévention contre
l'infection par le VIH en arguant qu'il serait « inefficace dans 25 %
des cas. »
La triade MSTNIH/sida en Asie est confrontée à des défis qui
couvrent un champ allant de ceux lancés par les religions à ceux
relevant de dcnnées macro et microéconomiques.
Cependant, il faut ici insister sur la sur-valorisation dont est
l'objet un facteur particulier, de la part des hommes politiques comme
des responsables sanitaires de ces pays: les cultures locales et leur
approche de la sexualité, du rôle des femmes et de l'éducation
sexuelle, qui constitueraient un obstacle majeur pour toute campagne
contre, la contamination par le VIH et contre le sida. Certains
anthropologues joignent leurs voix à ces tenants d'un primat culturel.
148
La recherche sur les MST en Asie
Et les dirigeants religieux se voient, eux, renforcés par de telles
affinnations dans leur rejet de valeurs «occidentales» ou
«modernistes». Tout cela fournit une longue liste de raisons
expliquant pourquoi la confrontation avec le VIH et le sida s'avère si
difficultueuse. Et cela conduit aussi souvent à un manque de volonté
politique face à la pandémie - ou bien à mener des actions
inappropriées, aux effets parfois contre-productifs. De tous les États
asiatiques, seule la Thaïlande a consenti à accepter toutes les
conséquences d'une action contre la rapide dissémination de
l'infection par le VIH, avec succès.
La question s'impose. La réticence à favoriser l'usage de
préservatif relève-t-elle vraiment du domaine culturel? Les traits
culturels dominent-ils au point d'empêcher de parler de pratiques
dangereuses pour sa vie et celle d'autrui comme de promouvoir les
moyens d'échapper à la pandémie (éducation sexuelle, préservatif,
reconnaissance de l'existence du «secteur économique du sexe»,
instauration de conditions de travail sûres dans celui-ci)?
Effectivement, en Asie, fréquentes sont les interrogations sur les
contraintes imposées par la «culture» en matière d'éducation et de
prévention à propos du VIH et du sida. Même en Thaïlande, où les
codes comportementaux en matière sexuelle diffèrent de ceux en
vigueur en terre d'islam, les membres de certains groupes sociaux
semblent répugner à aborder à cœur ouvert le sujet des pratiques
sexuelles et de leur rôle dans l'infection, notamment chez les jeunes.
Traiter de sexualité serait, en substance, en porte à faux avec la
culture. «Les Thaïlandais n'aiment pas parler de ça », «on n'en
discute pas dans la culture indonésienne» , «les Vietnamiens sont très
pudiques», peut-on entendre. Pour couper court à toute tentative de
débat, l'un des moyens les plus usités est de proclamer - comme, par
exemple, au Bangladesh - que seules des failles du système sanitaire
national pennettent au virus de se propager. Ou encore, que l'infection
est un problème lié à la toxicomanie (Malaisie, Vietnam). De plus, en
général, les gens ignorent ou refusent d'admettre que la propagation
virale procède par vagues: injection intraveineuse d'abord, puis
commerce du sexe, par où la troisième vague, celle des clients,
contamine les épouses et, en bout de course, les enfants. Il est une
autre stratégie courante pour nier le rapport entre sexualité et risque de
contamination: distinguer un comportement thaïlandais, malaysien,
indonésien ou vietnamien <<nonnal» d'attitudes «déviantes». Ce, par
149
La recherche sur les MST en Asie
rapport à une norme qui peut être d'essence aussi bien sociale - la
normalité, apanage des classes moyennes - qu'identitaire -
l'anormal, fruit d'habitus importés. Dans les deux cas, une classe ou
un groupe s'arroge le droit de trancher entre l'authentiquement
national et ce qui s'en écarte.
Depuis 1990, notre équipe travaille en Asie du Sud-Est avec des
migrants, des travailleurs du sexe et d'autres groupes marginaux. Elle
organise séminaires, ateliers, formations et mène des recherches qui
visent à déboucher sur des propositions et des actions dans la lutte
contre le sida. Au cours de cette période, nous avons notamment
proposé des séances de formation aux professionnels des médias.
Pourquoi eux? Parce que nous croyons en l'action des médias pour
amener à modifier les comportements sexuels ou à appréhender la
contamination par le VIH selon une autre perspective culturelle.
D'abord, ces ateliers ont paru confirmer que la culture constituait
bien un frein majeur dans l'approche de l'épidémie (Wolffers, 1997).
Selon les journalistes et autres spécialistes rencontrés en Asie, l'on ne
pouvait informer à propos du sida autrement que par le canal du
discours médical, la tradition n'autorisant pas d'approche plus large.
De même, il n'aurait pas été possible de bâtir un corpus éducatif
général associant sexualité, rôle des femmes, droits de l'homme et
soins aux malades. Mais les positions évoluèrent. À la fin, les
participants s'affirmaient en majorité convaincus de la nécessité
d'aborder la question des comportements sexuels, comme de se
demander quelle place peuvent avoir porteurs du virus et victimes du
sida dans la société. Les mêmes convinrent qu'il fallait trouver les
moyens par lesquels mettre ces sociétés asiatiques face à ces réalités.
De quoi nourrir un certain optimisme quant au développement
d'attitudes appropriées dans les médias, pour des changements
d'approche que nous pensons nécessaires.
Conflits
Nombre d'Asiatiques ne bénéficieront guère du rapide
développement économique qu'a connu l'Asie du Sud-Est, et moins
encore après la crise que l'on sait. Parmi ces laissés-pour-compte de la
croissance, on peut ranger les Thaïlandais du Nord-Est partis travailler
dans le golfe arabo-persique pour rembourser des emprunts, leurs fils
restés dans des fermes aux cultures sans grande valeur sur le marché
mondial, et leurs filles qui travaillent en ville, dans les salons de
massage. Il en va de même pour les déshérités des Philippines, de
Malaisie, d'Indonésie, du Vietnam, etc.
Or, tous ces marginalisés ont besoin d'une idéologie qui leur
confère de la dignité tout en leur fournissant de quoi s'expliquer leur
condition sociale. Beaucoup trouvent des réponses dans la tradition et
152
La recherche sur les MST en Asie
dans la religion. À leurs valeurs traditionnelles, source de fierté, ces
dépourvus opposent les valeurs matérialistes qu'ils attribuent aux
autres, à ceux qui ont réussi, se sentant supérieurs à ces derniers par la
force de leur foi de pauvres. Très répandue, cette opposition joue un
rôle éminent dans la régulation sociale de ces économies au
développement effréné. À l'évidence, concevoir l'infection par le VIH
comme une punition infligée aux tenants d'un style de vie matérialiste
s'intègre parfaitement à une telle idéologie. Celle-ci verra dans les
personnes contaminées autant de contre-exemples confirmant le bien-
fondé de sa vision du monde. Les gouvernements, quels qu'ils soient,
ne peuvent ignorer ces traditionalistes, fondamentalistes et autres
idéalistes. Ils peuvent même, pour conserver leur capacité de contrôle
social, adopter la phraséologie de ces derniers et coller le plus possible
à leurs idéologies. Ce peut être une des raisons pour lesquelles le
discours sur le sida reste, en Asie, à ce point circonscrit au registre
médical- et pourquoi le faire évoluer s'avère si difficile.
Les stéréotypes jouent aussi, ici, un rôle clé, à l'insu souvent de
ceux qui les colportent. Ainsi, figer les travailleurs(euses) du sexe
dans un stéréotype permet à ceux qui ne participent pas à cette
industrie de se différencier positivement et à ceux dont le
comportement se rapproche de la prostitution sans épouser
complètement les contours du stéréotype de se sentir autres. Ce qui
représente un obstacle majeur pour la recherche en ce domaine, ne
serait-ce que pour des raisons de difficulté de dénombrement. Ainsi,
en 1998, un rapport de l'Organisation internationale du travail (OIT)
estimait qu'il y avait entre 43 000 et 142 000 travailleurs du sexe en
Malaisie! Un rapport de un à plus de trois, qui reflète l'écart entre
perception de soi et réalité de la prostitution. Et une évaluation qui a
valu à ce rapport d'être condamné pour avilissement des Malaysiennes
et altération de l'image du pays par le ministère de l'Unité nationale et
du Développement social (Sunday Star, 1998); réaction par laquelle
le pouvoir politique se révèle plus soucieux de conforter une image
conforme à ses vues que de description et d'analyse du réel.
Chercheurs et médias
Les médias sont partie intégrante des sociétés. Dirigés par des
personnalités qui appartiennent à divers groupes sociaux, ils reflètent
et renforcent les valeurs, les préjugés et les idéologies de ces derniers.
Ce qui, dans une société pluraliste, est synonyme de diversité dans les
153
La recherche sur les MST en Asie
opinions comme dans les intérêts défendus. Bien sûr, les représentants
des classes supérieures et moyennes, fort de leurs moyens et éduqués
dans une culture de l'écrit et de la communication, sont
surreprésentés. A contrario, si l'on pense au sida et au VIH, il est
évident que toxicomanes ou prostitué(e)s n'écrivent guère dans les
journaux, où leurs intérêts ne sont que rarement pris en compte. Dès
lors, ces derniers, de même que les homosexuels et, dans une certaine
mesure, les séropositifs et les personnes atteintes du sida, sont
dépeints dans les médias par des gens qui ne peuvent tenir compte de
leurs intérêts. Ce qui peut conduire à des descriptions négatives, à un
cortège de stéréotypes assortis de stigmatisations.
Et, en effet, l'analyse des médias a montré que l'on y trouvait
bien tous les clichés possibles (Baker, 1986; King, 1990; Pitts et
Jackson, 1989 ; Lear, 1990; Clatts, 1989 ; Sandfort, 1992 ; de Bruyn,
1994 ; Osteria et Sullivan, 1991). Ces médias, en particulier au début
de l'épidémie, ont souvent joué un rôle regrettable, blâmant certains
groupes sociaux, ne respectant pas la vie privée des uns ou des autres,
et, d'une façon générale, livrant une information erronée sur la
dynamique du virus et de la maladie. Certains journalistes ont
cependant pris conscience de la dimension réelle de la pandémie dès
ses premières manifestations, et ont assumé une fonction vitale en
influant sur l'opinion (Shilts, 1987).
La recherche et les chercheurs jouent ici un rôle cruchl, car ils
informent sur le «vécu» des plus vulnérables aux prises avec les MST
ou le VIH comme sur les conditions d'existence des malades. Vue
sous cet angle, la pandémie a modifié le rôle des chercheurs. Face à
une réalité si criante, il n'est plus possible de se cantonner à la
recherche du sans-faute scientifique et de se focaliser sur les seuls
critères académiques. Dans beaucoup de pays, les activistes antisida
ont d'ailleurs concurrencé les décideurs politiques et les chercheurs,
infléchissant la mission de ces derniers: la recherche est devenue un
élément clé dans la mise au point des politiques de lutte contre le sida
et de prévention, et pour soutenir les ONG dans leurs plaidoyers en
leur apportant des données sur la vie des populations marginalisées.
Si l'on compare les médias d'Asie du Sud-Est avec ceux du reste
du monde, certains traits frappent d'emblée. Il faut tout d'abord
distinguer les médias en anglais de ceux en des langues nationales.
Les premiers, comme The Bangkok Post et The Nation en Thaïlande,
The Star et The New Nation en Malaisie, The Jakarta Post en
154
La recherche sur les MST en Asie
Indonésie, s'inscrivent dans une perspective plus libérale que les
seconds, et ceci se vérifie dans leurs articles sur la sexualité et le sida.
Mais leur lectorat se compose surtout d'étrangers et de nationaux aisés
et ouverts sur le monde.
À l'inverse, comme l'ont confirmé nos groupes de travail avec
des journalistes, du Bangladesh à l'Indochine et à l'Indonésie, les
autres médias répugnent tout particulièrement à établir la connexion
entre pratiques sexuelles et contamination - sauf à traiter ce lien sur
le mode du sensationnel et du stéréotype. Ils ne décrivent
qu'exceptionnellement l'infection par le VIH de façon positive et
s'élèvent que très rarement contre les autorités - faute de
connaissances suffisantes et, aussi, du fait d'un sentiment d'insécurité
(Wolffers, 1997). Du côté des médias d'État, un contrôle serré est la
règle pour des journalistes qui n'ont guère le choix des sujets et de
leur mode de traitement. C'est face à ce manque généralisé
d'informations que les relations entre médias et chercheurs prennent
toute leur valeur.
163
La recherche sur les MST en ASIe
Conclusion, la recherche au cœur de la problématique
Nombre d'analystes ont attiré l'attention sur le fait que, à leurs
yeux, la pandémie due au couple VIH/sida n'était pas un problème
médical, mais qu'elle renvoyait à la notion de développement (Mann,
1992 ; Reid, 1995 ; Wolffers, 1992 et 1994). La rapide dissémination
du virus nous met face aux faiblesses de nos sociétés. Combattre
l'infection par le VIH veut dire s'attaquer à ces faiblesses. Or, les
intentions manifestées par le personnel politique ne vont bien souvent
guère au-delà du discours. Alors que des changements profonds
s'avèrent nécessaires, qui ne seront pas sans modifier nos opinions,
nos coutumes, voire nos cultures.
Quand bien même ils ont un rôle éminent à jouer dans ce
processus, les chercheurs et les médias ne peuvent à eux seuls
conduire une telle évolution. Comme nous l'avons déjà signalé, ils
sont eux-mêmes partie prenante de la société, et ne peuvent s'en
extraire: ce qu'il faut, c'est une coalition regroupant chercheurs,
médias, ONG actives à la base, ainsi que dirigeants politiques et
religieux vraiment conscients des enjeux. De tels regroupements
peuvent se constituer au cours de colloques et d'ateliers dont les
participants sont soigneusement sélectionnés.
Pour autant, et comme cela a déjà été dit par des experts du
domaine de la santé et des spécialistes du sida et du VIH, il faut aussi
de solides chefs de file, qui auront le courage de braver les valeurs
dominantes et de trouver des espaces - au propre comme au figuré
- où développer des styles de vie alternatifs. Ce qui signifie, entre
autres, inciter la presse à traiter les sujets que nous avons évoqués,
sans réprimander les journalistes s'ils tentent d'ébranler certaines
opinions bien ancrées, sur des sujets en relation directe avec la
préservation de la vie. Ici et là, les autorités politiques pourraient
prendre l'initiative, à coups de campagnes télévisuelles et d'affichage
invitant les gens à s'interroger sur certaines facettes de leur mode de
vie et de leur société, même si c'est douloureux. Ces deux médias,
affichage et télévision, sont des plus efficaces si l'on cherche à
susciter une prise de conscience (leur impact ne va guère plus loin) ;
les autres médias peuvent, eux, fournir information et éducation en
profondeur, avec le soutien des ONG et de professionnels qui leur
procureront l'information requise.
De plus, chercheurs et journalistes doivent être conscients de la
façon dont fonctionnent les médias, de ce que ces derniers cherchent à
164
La recherche sur les MST en Asie
cacher ou à protéger; ils doivent aussi apprendre à reconnaître leurs
propres préjugés, quand ceux-ci modèlent la vision du réel qu'ils
transmettent, comme à se défier des clichés dominants. Sensibiliser les
gens à ces stéréotypes, à la façon dont ils peuvent se glisser
subrepticement dans leurs travaux et combien ils contribuent à
renforcer certaines opinions dans le grand public - et montrer que
cela peut être changé! - , voilà qui est d'une importance cruciale
pour aider les professionnels des médias à opter pour une position
indépendante.
Par leur travail sur le terrain, les chercheurs peuvent contribuer à
cette transfonnation en rendant compte des conditions de vie de celles
et de ceux qui sont concernés, travailleurs(euses) du sexe, migrants,
villageoises venues chercher du travail en ville, hommes seuls en
quête de compagnie, épouses et enfants de ces derniers. Parallèlement,
il est nécessaire de tester des modalités d'intervention auprès de ces
groupes, ce que beaucoup de chercheurs font, dont nos propres
groupes de recherche, principalement sous la fonne d'une recherche
«active» et avec des méthodes participatives.
Plus généralement, il convient que nous favorisions le
développement d'une tolérance pennettant à ceux qui veulent mettre
en cause certaines valeurs de s'exprimer, car il devient ainsi possible
de fournir aux jeunes l'infonnation et les moyens propres à les
protéger. Il y a, bien sûr, un énonne écart entre ceux qui se servent de
la «culture» pour excuser leur conservatisme et ceux qui osent
s'opposer aux usages, aux valeurs, aux croyances dominants. Le mot
«risque» n'a rien d'excessif (de Bruyn, 1994). La présidente de
CARAM, Irène Fernandez, de Kuala Lumpur, est depuis deux ans en
procès en raison de notre «recherche active» avec les travailleurs
immigrés en Malaisie et pour avoir exposé aux médias les réalités
vécues par eux: bien souvent, les gouvernements préfèrent ne rien
savoir de la rude vie qui est le lot de populations à leurs yeux sans
importance politique.
Dans une publication du Programme des Nations unies pour le
développement (PNUD) sur le VIH et le sida (Reid, 1995),
représentants d'ONG et responsables de services publics de santé
écrivent sur la situation dans leurs pays. Quasiment tous font état des
contraintes culturelles qu'ils affrontent, avant de dire ... «cela doit
évoluer». Tous paraissent aussi avoir choisi de s'attaquer aux cultures
dominantes, de se faire l'écho des sous-cultures propres aux jeunes,
165
La recherche sur les MST en Asie
aux plus démunis, aux travailleurs(euses) du sexe, aux toxicomanes,
aux homosexuels, aux séropositifs et aux malades du sida.
Si les chercheurs et les gouvernants veulent s'en prendre
efficacement à la menace du sida en Asie, ils doivent relever tous ces
défis. Rien ne sert d'observer les sociétés asiatiques à travers le prisme
d'un romantisme culturel, mieux vaut affronter les réalités et les
besoins de simple survie qui sont celles et ceux des populations qui,
aujourd'hui, vivent en Asie. La culture n'est pas un système
homogène qui gouvernerait la vie des êtres. Bien au contraire, une
société se compose de populations différentes, avec leurs propres
intérêts, leurs propres nécessités - et leurs propres moyens de les
exprimer. En évolution perpétuelle, ces sous-cultures entrent parfois
en compétition les unes avec les autres, et tout semble comme si la
recherche sur les MST et sur le VIH se trouvait à l'intersection de ces
phénomènes. Une recherche qui peut apporter sa pierre en explorant
les facteurs et les intérêts antagonistes qui influencent ces diverses
perceptions du monde, lesquelles s'avèrent décisives pour la
vulnérabilité des personnes infectées par le VIH ou des malades du
sida.
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168
Deuxième partie
Marie-Ève BLANC
140 BLANC, M.-È., « De la ville à la campagne », MIgrations et Santé, n° 94/95, 1998: 11-
29.
141 Directive n0339-CT du 2/12/1989 du président du Conseil des ministres; Arrêté n0358-
CT du 6/10/1990 du président du Conseil des ministres in Nhtlng van ban vè ph6ng chang
t~ nfln X8 hçi, NXB Chinh T~ Quoc Gia, Hà NQi, 1995 : 243-248.
Campagne de préventIon de l'épidémie de sida au Vietnam
pornographie, le jeu, l'alcoolisme, la contrebande, les réunions dans
les bars karaokés et les hôtels où se négocient les passes des
prostituées et autres trafics. Par contre l'homosexualité ne semble pas
avoir été considérée comme un comportement déviant. Pourtant il
existe une pratique homosexuelle au Vietnam, qui certes ne concerne
qu'un petit nombre de personnes, localisées en milieu urbain ou en
contact avec des Occidentaux. La question du sang contaminé et
contaminant par transfusion ne semble pas non plus tenir une place
importante parmi l'éventail de risques de propagation du virus 142.
Au Vietnam, la campagne de prévention suit, désormais, les
thèmes d'orientation de la campagne de l'Onusida. De nombreux
observateurs ont pu constater que l'information dispensée au sujet du
virus, de sa transmission et de sa prévention est de bonne qualité,
utilisant tous les types de médias disponibles (TV, radio, journaux,
affiches, dépliants) 143. Cette prévention primaire est intéressante à
étudier, car elle montre à travers une période courte comment l'État
vietnamien va réagir et apporter des réponses à ce problème de santé
publique, qui s'avère crucial, en institutionnalisant la gestion et la
prévention des risques. Elle permet de comprendre comment les
gestionnaires vietnamiens de santé publique vont mettre en message
des signaux d'alarmes et des conseils de protection après avoir évalué
les risques épidémiologiques. Nous posons l'hypothèse que l'affiche de
prévention a permis rapidement la production d'une représentation
idéologique de la maladie et de son étiologie. Par l'image et le
message, la retranscription des risques épidémiologiques réels aboutit-
elle toujours à la production d'une réinterprétation du risque en
fonction de l'idéologie et du contrôle social que l'État impose à la
population ? Nous avons choisi de travailler sur un corpus d'affiches
datant de 1992 à 1997, que nous avons collectées ou photographiées
dans les régions d'Hanoi (norà du Vietnam et capitale) et d'Hô Chi
Minh-Ville (mégalopole du Sud). Nous traiterons ces affiches comme
« récit» du social, comme Nicole Ramognino (1994) l'a fait dans son
analyse des affiches politiques de la campagne présidentielle de 1988.
Elle a démontré que l'on peut imposer deux conceptualisations à ces
142 En effet, ce n'est qu'en novembre 1997 que le gouvernement vietnamien reconnaît que le
sang des donneurs est aussi contaminé par le VIH.
143 TRAN QUANG THUAN, NGUYEN (DT), VU (N.Q. Mai), « An HIV/AIDS KABP
survey conducted in Ninh Binh province », communication at The Ji h World AIDS
Conference, Geneva, June 28 - July 3, 1998.
172
Campagne de prévention de / 'épidémie de sida au Vietnam
affiches: servir d'étalon pour mesurer la « réalité sociale» (l'émission
et/ou la réception) ; attribuer au « sens» la valeur de condition de
possibilité de la réalité sociale. Nous tenterons de voir comment la
campagne d'affichage est aussi l'occasion de remettre de l'ordre dans
le social et de redistribuer les rôles des différents acteurs sociaux.
Nous mettrons en évidence à travers l'analyse du message et de
l'image, les représentations qui sont faites de la maladie, des
comportements à risque pour la contamination et du comportement
préventif recommandé. À ce propos, nous nous interrogerons sur la
hiérarchisation des risques, de leur susceptible exacerbation ou
banalisation. Nous nous intéresserons aux conditions politiques et
idéologiques de production de cette campagne de prévention par
affiche, pour déceler les enjeux politiques et sociaux de cette
campagne.
144 Décret nO 16/ep du gouvernement datant du 18/1211992, Nhtlng quy djnh phap lu?t vè
phàng chang nhiém HIV/AIDS, Nhà Xuat Ban Chfnh Tri Quoc Gia, Hà NQi, 1996 : 41-
48.
174
Campagne de prévention de l'épidémie de sida au Vietnam
de Kaposi, ulcères infectés, cachexie due aux diarrhées...). L'effet sur
la population a été radical, certaines personnes ont eu très peur et ont
décidé de ne plus avoir de vie sexuelle ou de divorcer. Cette réaction a
pu être observée principalement chez les femmes.
Les images ou les messages mis en images sont ceux de l'annonce
d'une apocalypse (voir ill. 1, une cloche qui sonne, un porte-voix)
mais d'une manière sourde car le message n'est pas explicite ou noyé
dans un amoncellement de symboles qui désignent les différents
modes de contamination. On a du mal à percevoir les risques. D'une
manière générale, la transmission du virus par voie sexuelle est plus
difficile à mettre en image que celle par voie sanguine. Une seringue
ne semble pas comporter de tabou particulier, tandis que la sexualité et
la relation sexuelle en sont tout empreintes. C'est pourquoi on utilise
tout de suite l'image de la fidélité et du couple à l'enfant unique.
L'allusion à la sexualité est quand même faite, mais très légèrement,
quand il s'agit de parler du préservatif. Mais là, on ne parle pas de
sexualité mais d'amour romantique ou alors d'un combat à livrer
contre la maladie.
À cette époque, la propagande vietnamienne utilise des icônes
traditionnelles. Le préservatif va être personnifié, la chose inanimée
va prendre la figure d'un guerrier combattant, comme un traditionnel
guerrier vietnamien contre une invasion chinoise. C'est la naissance
d'un personnage, celui d'un « bonhomme-capote» qui va évoluer tout
au long de la campagne. On se sert aussi de l'imagerie traditionnelle
populaire, en reprenant les dessins des estampes sur bois de l'école de
Dông Ho habituellement utilisés pour former un vœu à l'occasion du
Nouvel An ou d'un mariage par exemple. On fait donc appel à la
culture traditionnelle pour parler du sujet. On peut imaginer que cette
formule permet de motiver le public et de « vietnamiser» la maladie
qui jusque-là est la maladie des étrangers. L'interpellation va
fonctionner aussi avec l'idéologie communautariste et socialiste qui
engage toute la société (famille et corps médical) à lutter contre
l'épidémie et à responsabiliser toutes les composantes de la société.
Tout le monde est responsable parce que tout le monde peut être
atteint sans exception. On cherche aussi à développer les vertus de
compassion et de charité présentes aussi bien dans la philosophie
confucéenne que bouddhiste. Mais au cours de cette première phase
de la campagne, le meilleur « médicament» choisi est plus l'éducation
que le préservatif. On peut résumer la première phase ainsi : le risque
175
Campagne de préventIOn de l'épidémie de sida au Vietnam
épidémiologique ayant été décelé, on tire un signal d'alarme, le public
est défini comme passif et peut être atteint quel que soit son profil
(sexe, âge). La campagne de prévention interpelle le public pour le
rendre actif dans la lutte contre le virus et lui propose trois moyens: la
fidélité, le préservatif et l'éducation. Cependant, il est difficile de dire
à ce moment de la campagne si l'interpellation a fonctionné.
Les différentes voies de contamination ne sont pas explicitées par
les affiches, ces informations fondamentales sont plutôt délivrées par
d'autres supports (dépliants, articles dans la presse) ou dans les centres
d'informations médicales, les dispensaires et autres cabinets de
consultation médicale.
La campagne fournit une information, mais n'établit pas de
dialogue avec la population. La timidité de la population à aller vers
l'information ainsi que les tabous sexuels rendent nécessaire la
campagne par affiches. Le premier objectif d'une telle campügne serait
de faire l'inventaire des comportements à risque aboutissant à une
propagation du virus et de leur contraire, des comportements à adopter
pour se protéger. Mais il semble que le traitement des risques par
l'image et le slogan aboutisse le plus souvent à des jugements moraux
et petit à petit le comportement à risque dénonce les personnes qui le
pratiquent, d'où une production de coupables sociaux. Le traitement de
la relation sexuelle comme contaminante se fait difficilement. Au lieu
de parler du risque sexuel, on préférera traiter du comportement
protégeant du virus et donc de la fidélité. D'où le développement dans
les affiches de l'icône de la famille idéale, du bonheur familial et de la
valorisation de l'enfant unique (un garçon généralement), qui
correspond déjà à un concept valorisé par l'État et les gestionnaires de
la santé publique.
Dans le contexte culturel sino-confucéen, où la famille est la base
de la société, la sexualité ne peut être traitée que par rapport à sa
fonction dans la reproduction et donc par rapport à la politique
démographique et à la politique de santé reproductive. Le préservatif
est avant tout un moyen de contraception agréé par le planning
familial et, pour faire avaler la «pilule », se double d'un intérêt
sanitaire en protégeant des MST. Le tabou sexuel semble être un
énorme frein à faire passer un message juste sur le risque de la
contamination par voie sexuelle. Si on condamne assez fortement la
prostitution, on insiste moins sur les situations de multipartenariat.
Pourtant, les pratiques poiygames, les prises de concubines
176
Campagne de prévention de l'épidémie de sida au Vietnam
connaissent une recrudescence ces dernières années bien qu'elles
soient illégales depuis 1959. Les comportements à risque du point de
vue épidémiologique deviennent aussi des révélateurs de pratiques
d'une certaine classe sociale plus aisée, plus proche du pouvoir, mais
en contradiction avec l'idéologie ou le système de valeurs imposé au
reste de la société, d'où un silence, un flou, un mutisme sur certaines
pratiques à risque. Comme l'a montré Michaël Bochow (1993), une
insuffisance de la recherche sur la sexualité et sur les pratiques
sexuelles « explique que la plupart des causes invoquées dans les
comportements à risque ne s'avèrent pas être de nature sexuelle ».
D'ailleurs, très vite, au Vietnam, la campagne de prévention du sida a
été recouverte par la campagne contre les déviances sociales
(toxicomanie, prostitution, alcoolisme, contrebande, pornographie...).
L'ignorance est aussi considérée comme un facteur cause de mort,
facilitant la contamination par le virus. Souvent au Vietnam, les gens
défavorisés économiquement, marginaux et minorités ethniques, sont
considérés comme des personnes peu civilisées et sans culture donc
incapable de veiller sur leur santé.
145 Arrêté nO 115-TIg du 26/03/1994 du Premier ministre, in Nhtlng quy dinh phap lu~t
vè phOng ch6ng nhi6m HIV/AIDS, Nhà Xuat Ban Chinh Tri Quoc Gia, Hà NQi, 1996 :
72-73.
177
Campagne de prévention de / 'épidémie de sIda au Vietnam
n'est pas bien méchant! ». Ce changement de terme a plutôt porté
préjudice à la prévention, puisqu'il a favorisé la propension qu'ont les
Vietnamiens à prendre une catastrophe par la dérision et avec ce sens
de l'humour un peu moqueur. Le terme français était aussi plus évident
pour eux, puisque le corps médical est davantage francophone et a été
formé par des médecins français. Alors que le gouvernement
vietnamien réagira à l'ouverture du pays en mettant en place une
législation protectionniste et en voulant limiter l'utilisation de noms et
de termes en langues étrangères, notamment dans le commerce, on n'a
pas assisté à la production d'un terme ni d'un acronyme pour désigner
le VIH et le sida dans la langue vietnamienne 146. De telle sorte qu'il
se produit aussi une confusion entre le fait de contracter le virus et la
maladie déclarée. Dans les affiches de la prévention le terme HIV est
toujours accolé à celui de Aids. Dans les textes de loi concernant le
VIH/sida, on donne un équivalent en langue vietnamienne pour définir
l'objet de la loi: « Vi rut gây ra hQi chung suy giam mi~n dich mAc phai Cl
ngubi» et qui veut dire « virus créant le syndrome qui diminue
l'immunité humaine ». L'acronyme qui pourrait en découler serait très
long et difficile à mémoriser. C'est donc une certaine économie qui a
prévalu dans l'adoption de l'acronyme anglais, même s'il y &
contradiction avec la politique culturelle protectionniste. Cependant,
cela a grandement facilité les relations avec les ONG appartenant au
monde anglophone et pourvoyeuses d'aide médicale et de méthodes de
prévention.
L'institutionnalisation de la prévention de l'épidémie s'est
concrétisée par la mise en place d'un bureau au sein du Comité
national de prévention qui est, entre autres, chargé des relations avec
les différents programmes des Nations unies (UNAIDS, UNDP,
Unicef...) et les autres ONG qui interviennent dans le domaine. Mais,
pendant cette phase, c'est surtout le Comité central du parti qui établit
les instructions pour guider la prévention et le contrôle de l'épidémie.
Ce travail servira par la suite de base à la législation actuellement en
146 La lutte contre les «déviances sociales» s'est traduite par le décret n087/CP du
gouvernement datant du 12/12/1995, voulant interdire l'usage des langues étrangères et bannir
la «culture nocive». Une répression assez sévère s'est ensuivie iors du Têt 1996 où, à Hanoi,
les magasins se sont vu interdire et arracher leurs enseignes comportant des noms de marques
ou des mots en langues étrangères, et les karaokés et autres vendeurs de cassettes vidéo se
sont Vll confisquer des cassettes jugées licencieuses voire pornographiques. Voir articles 29,
30 et 31 du décret, In Nghj djnh so 87·CP cua Chinh PhU, NXB Chinh Tr! Quoc Gia, Hà
Nqi, 1996 : 21·22.
178
Campagne de prévention de "épidémie de sida au Vietnam
vigueur. Chaque niveau, chaque cellule du parti sont investis de la
tâche de prévention 147. C'est pourquoi, progressivement, la campagne
de prévention du sida est englobée dans une campagne plus large de
lutte contre les déviances sociales.
Cela s'est traduit directement dans les affiches de la prévention
par une stigmatisation non pas de groupes à risque, mais de pratiques
jugées à risque, moralement condamnées par la société. Ces pratiques
considérées comme des déviances sont de ce fait mises en cause dans
la propagation de l'épidémie de sida. Des messages du type « drogue
et prostitution conduisent au sida» ont tendance à effacer les autres
types de risque. Il se trouve que la première législation de 1992
permet d'appliquer d'une manière systématique le dépistage du VIH
dans les groupes déterminés comme étant à risque (prostituées,
drogués, prisonniers et homosexuels) 148.
Ainsi sont testés les prostitués, les toxicomanes lorsqu'ils sont
arrêtés et traités dans des centres spécialisés pour leur rééducation.
Progressivement les tests de dépistage du VIH sont aussi organisés
dans d'autres secteurs, dans le cadre du travail, les personnels hôteliers
notamment vont être testés et souvent à leur insu. Le dépistage du
VIH se noie dans un appareillage de lutte contre la toxicomanie
également sur le lieu de travail. La traque des déviances de toute sorte
est organisée et la séropositivité condamne à l'exclusion du monde du
travail et rapidement mène à l'exclusion de la société. Le traitement
des risques ne se fait pas en fonction du risque réel, mais en fonction
du risque perçu comme dangereux et immoral par la société. De ce
fait, il y a une emphase de la campagne sur la prostitution et la
toxicomanie par voie intraveineuse.
La campagne par affiches continue de sonner le signal d'alarme,
mais dirige davantage le message vers le public jeune. Au fur et à
mesure des dépistages, les Vietnamiens et les autres instances
internationales, qui observent la situation, ont constaté que la tranche
des 19-25 ans est la plus touchée. Cette constatation est induite par les
résultats des échantillonnages et des groupes testés. Les prostituées
vietnamiennes sont très jeunes, environ 35 % d'entre elles sont des
147 Directive n052-CT/TW du Comité central du 11/03/95, In Cac vAn ban phap quy vè
giao dl)c phOng chang A/DS - t~ n~n X8 h9i, BQ Giao Dl,Jc và Dào T~o , Ban Chi Dào
Giao Dl,Jc Phàng Ch6ng AIDS- Ma Tuy, NXB Giao Dl,Jc. 1996: 14-17.
148 Décret nOI6/CP du gouvernement datant du 18/12/1992, Nhtlng quy dinh phap /u~t vè
phOng chang nhiém H/ViA/DS, op. cil., art. 8 : 43.
179
Campagne de préventIOn de / 'épidémie de sida au Vietnam
adolescentes en milieu urbain. Les premiers bébés infectés par leurs
mères sont dépistés à cette époque, ce qui marque l'opinion et fait
réagir les gestionnaires de la santé.
On prévient donc la jeunesse, on l'interpelle pour la rendre
actrice. On insiste pour dire que la maladie est restée sans remède.
Pour responsabiliser davantage, on tente d'expliquer qu'au-delà de la
maladie, la famille est aussi en danger. Rien n'est dit clairement, mais
on sous-entend que l'infidélité peut mener à la maladie. Je n'ai relevé
qu'une affiche qui mentionne que « des relations sexuelles avec de
nombreuses personnes facilitent la contraction du VIH et du sida ».
Ainsi pour protéger le bonheur, le foyer, « l'influence bénéfique des
ancêtres », il faut se protéger du virus. La famille est elle-même érigée
en forteresse contre le virus : « une famille active se protège contre le
sida» et de nouveau nos « guerriers-préservatifs» entrent en scène
comme les génies protecteurs du fQyer.
La campagne de prévention a vraiment évolué, puisque le
préservatif est déclaré comme étant le meilleur moyen de protection. Il
faut dire que les travaux de Care International sur les jeunes hommes,
le sida et les préservatifs ont changé aussi la perception du risque par
voie sexuelle 149. D'une part, le multipartenariat chez les jeunes
Vietnamiens révélé par l'enquête oblige les gestionnaires à donner
plus d'importance au moyen de protection (le préservatif) plus qu'à la
condamnation de la prostitution qui semble rester vaine. Et puis la
prostitution ne recouvre pas toutes les pratiques sexuelles
potentiellement à risque. Le commerce du sexe au Vietnam fonctionne
dans l'informel. C'est à la fois une activité iIIéga!e, souterraine et qui
peut ètre très visible dans une organisation spontanée. Cela est
certainement lié au caractère illégal et réprimé de l'activité. Il reste
d'ailleurs à faire une étude de fond qui révélerait les logiques qui sous-
tendent les pratiques sexuelles commerciales. D'autre part, l'enquête
de Care a démontré que les hommes vietnamiens n'aimaient pas
utiliser le préservatif, qu'ils pouvaient à la rigueur le tolérer avec une
149 FRANKLIN, 8., Nguy ct:J SIDA ô Vi~t Nam: m(Jt phan tfch vè gai mai dam và dàn
ông thành thi, vôi m(Jt 56 dinh huông phong ch6ng (Le danger du sida au Vietnam, une
enquête sur les prostituées et les hommes en milieu urbain, avec quelques orientations pour la
prévention), Chuyên khao so 1, Care, June 1993,64 p.
FRANKLIN. B., Huông vào d6i tUçJng nam thanh niên: Truyèn thông phOng ch6ng
AlOS lay do; fUçJng làm tr9ng tam éJ Vi~t Nam (Orienter vers la jeunesse masculine:
l'information de prévention du sida comme sujet central au Vietnam), Chuyên khao so 5,
Care, Hà Nçi, July 1994, 83 p.
180
Campagne de prévention de / 'épidémie de sida au Vietnam
prostituée, mais le caractère licencieux de l'objet, l'amour pas sérieux
qu'il connote fait que les jeunes hommes ne veulent pas l'utiliser dans
leurs relations amoureuses.
Mais comment faire changer les mentalités ? C'est ainsi que
l'image du préservatif, toujours personnifié, a changé. On est passé
d'un bonhomme sérieux, combattant et rébarbatif à un bonhomme
souriant défendant l'amour et plus sympathique. Il est mis en scène
dans les dépliants éducatifs pour les jeunes, comme un personnage de
BD, il est le copain des jeunes et les protège contre le mal incarné par
le méchant virus VIH. Ce dernier est représenté comme une boule
hérissée de dangereux piquants symbolisant les glycoprotéines 120 et
41 pennettant la fixation du virus au lymphocyte CD4+ 150. Ce
nouveau personnage, identifié dans la logique du monde pasteurien,
est bien d'un type nouveau et comporte une caractéristique
mystérieuse; on le distingue des autres agents pathogènes (microbes,
bacilles, bactéries...) plus anciens comme la tuberculose, représentée
très souvent par un dinosaure.
Si l'intervention des ONG a fait changer légèrement l'angle
d'approche du préservatif dans la campagne, par contre les
gestionnaires de la prévention ne proposent pas grand-chose pour
éviter la transmission par voie intraveineuse. Bien sûr on recommande
de stériliser les seringues. C'est d'abord le problème du système de
santé qui n'a pas les moyens pour assurer des conditions d'hygiène
suffisantes. On se trouve alors face au problème des pays en
développement qui connaissent la crise de leur système de santé. D'un
autre côté, on élude complètement le problème des seringues souillées
échangées entre toxicomanes. Aucun programme n'a pu être mis en
place pour échanger les seringues ou proposer des solutions du type
Stéribox. Les autorités politiques considèrent que ce type de
prévention serait une fonne d'encouragement à la toxicomanie. Par
contre un programme de distribution de méthadone est à l'étude, car le
gouvernement n'a pas encore donné son autorisation pour l'usage de
ce produit, encore considéré comme une drogue. De plus, les
Vietnamiens ont beaucoup travaillé à la recherche de produits de
substitution pour traiter les toxicomanes vers le sevrage, avec
l'Heantos (les recherches sur ce produit, menées par les Vietnamiens
ont été financées par l'UNDP).
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181
Campagne de prévention de l'épidémie de sida au Vietnam
Dans cette deuxième période, nous avons vu se greffer sur
l'analyse épidémiologique des !"isques réels deux autres types
d'analyse des risques:
- une analyse politique et idéologique de l'épidémie par le parti
qui amène rapidement la campagne de prévention à accentuer les
messages de dénonciation des déviances sociales (prostitution et
toxicomanie) ;
- une analyse sociocomportementale entreprise par des ONG
étrangères qui permet de relativiser les risques et de prendre de
meilleures options quant aux moyens de prévention à promouvoir par
la campagne.
Peu à peu, on voit les ONG intervenir sur le terrain de la
prévention du VIH/sida en tenant compte des discours politiques. Il
faut dire qu'au Vietnam, les ONG sont soumises à un contrôle sévère
de leurs programmes. Les ONG partent des directives politiques pour
donner autant que faire se peut une réponse réaliste et pragmatique
étant donné les pratiques sexuelles et toxicomanes que l'on connaît
désormais mieux. Mais les ONG restent confrontées à la morale
traditionnelle qui est revitalisée par les instances dirigeantes.
151 Décret 34/CP du gouvernement du 1er juin 1996, in Cac van ban ph;ip quy vè giao
dtjc phèJng chang AIDS - ttj n~m xâ h9i, B9 Giao Dtjc và Dào T,ao, Ban Ch/ DfilO Giao
Dt,Jc PhèJng Chang AIDS- Ma TUy, NXB Giâo OI,lC : 83-93.
182
Campagne de prévention de "épidémie de sida au Vietnam
apporter aux personnes atteintes afin d'éviter toute forme de
discrimination à leur égard. On incite les personnels responsables des
établissements de santé à conseiller aux personnes à risque de se faire
tester. La même recommandation est faite pour les employeurs vis-à-
vis de leurs employés supposés exposés à des risques. La loi précise
les responsabilités du Comité national de prévention du sida dans son
travail d'information, de contrôle de l'épidémie et de ses relations avec
les différents ministères ainsi qu'avec l'aide internationale (art. 12).
Les comités populaires voient encore leurs rôles renforcés au niveau
local dans la prévention de l'épidémie par la propagande et l'éducation,
ainsi que par la lutte contre la prostitution et la toxicomanie (art. 18).
Le sida n'apparaît plus au centre de la prévention des problèmes
de santé publique. Il devient un des différents aspects et surtout la
conséquence des déviances sociales. Tout au long de l'année, la
campagne de prévention du sida se trouve en concurrence avec
d'autres campagnes sanitaires. Les campagnes s'enchaînent par vagues
successives. Il yale mois de la vaccination contre la poliomyélite, le
mois des vitamines A pour la vue des enfants, le mois du sel iodé
contre le goitre et le crétinisme, le mois du VIH/sida est devenu un
autre rituel de début décembre. Le calendrier annuel en matière de
prévention sanitaire est scandé par cet ensemble de points culminants
qui comme les différents Tét courent tout au long de l'année lunaire
traditionnelle. Cette gestion du temps sanitaire contribue à donner une
visibilité à l'action médico-sociale de prévention. Le système de
propagande martèle les messages, mais les rend du même coup
inefficaces car la population, sourde à l'appel, y est indifférente.
L'efficacité s'émousse à la fois à cause du système de propagande qui
produit et qui ne renouvelle pas les messages. Le message se
corrompt, les affiches rouillent littéralement. Il n'est pas rare de voir
les anciennes affiches à côté des plus récentes. Les messages se
superposent et on se demande comment le public arrive à faire le tri
dans la somme d'informations proposées.
La commémoration du 1er décembre 1996 fut organisée par le
Comité national de prévention du sida en reprenant le slogan de
l'Onusida, «One world, one hope» en le traduisant en vietnamien :
« Mçt thé giôi, mçt hy v(Jng». Lors du 1er décembre 1997, la campagne
fut dirigée vers les enfants par l'Onusida, qui essayait d'attirer
l'attention sur le problème de la contamination matemo-fœtale. Le
Comité national a repris le mot d'ordre en le réadaptant à la sensibilité
183
Campagne de prévention de / 'épidémie de sida au Vietnam
vietnamienne et en mettant en avant la notion de bonheur de l'enfance
ou de fragilité de l'enfance dans sa dimension innocente. L'objectif
étant toujours de mobiliser la population entière pour « juguler le
VIH/sida ». Le symbole du ruban rouge a également été repris par le
Comité national en l'associant à une fleur de lotus, qui symbolise dans
le bouddhisme l'éveil, l'immortalité, mais aussi la pureté malgré la
boue dont la fleur naît. Le Comité de Hô Chi Minh-Ville l'a également
repris en l'associant avec le « S » de Saigon et une représentation du
marché de Bén Thành de la ville.
Tout un travail de construction identitaire s'est opéré à travers
l'institutionnalisation de la gestion de la prévention. On peut aussi en
parler comme d'une réappropriation-réinterprétation de la campagne
mondiale qui s'impose aux Vietnamiens. Mais du même coup, on
assiste à une différenciation entre Hanoi et Saigon dans la prévention.
La campagne de prévention par affiche traduit très bien les clivages de
la société vietnamienne entre le Nord et le Sud, entre la capitale
politique et la capitale économique. Les affiches hanoien..'1es sont plus
axées sur les déviances avec parfois une nette diabolisation des
pratiques à risque désignées (prostitution, toxicomanie). La campagne
à Saigon semble plus proche de ia réalité en insistant plus sur l'usage
du préservatif et sur une attitude anti-discriminatoire vis-à-vis des
malades. La prévention hanoienne s'appuie davantage sur l'éducation,
la responsabilisation de la population. On a donc l'impression d'une
campagne plus moralisatrice et intellectuelle au Nord et plus
pragmatique et réaliste au Sud. Ce qui finalement reflète parfaitement
les deux cultures et la dualité politique Nord/Sud. Par conséquent,
alors qu'on voyait une campagne de prévention ressembler à la
campagne mondiale, on a assisté à la production d'un discours
différencié. Mais ces deux aspects de la campagne correspondent à
deux tendances que l'on a déjà observées sur d'autres continents et
notamment en France où deux discours s'élèvent : un discours
« permissif-informatif» et un discours « moral» (Santiago-Fauvin,
1990).
De la normalisation-globalisation, on arrive à une réaction des
différentes communautés qui profitent de la campagne pour également
s'exprimer. Les affiches ont été une sorte de tribune pour exprimer un
avis sur les comportements sexuels et toxicomanes. Si Hô Chi Minh-
Ville semble être plus pragmatique et moins moralisatrice, ce n'est pas
le cas de tous ses quartiers ou districts. Par exemple, le Se
184
Campagne de prévention de / 'épidémie de sida au Vietnam
arrondissement (Cholon) a organisé une campagne très appuyée sur la
lutte contre les déviances sociales. Il faut dire que ce quartier est
fréquenté par la minorité chinoise et nous devons relier cet accent mis
sur cet axe de la campagne à la morale chinoise et aux pratiques
spécifiques de cette communauté qui diffèrent de celles des
Vietnamiens. L'épidémie de sida a fait jaillir dans la société
vietnamienne des questionnements qui ne se seraient pas posés à elle
autrement. On peut dire que l'épidémie a été un révélateur de
problèmes de société, qui tourne essentiellement au Vietnam sur la
dialectique normalité/déviance comportementale, comme l'a d'ailleurs
souligné Wolffers (1997). Cette dialectique est devenue au fur et à
mesure de la campagne un outil pour traiter le problème du sida. Mais
cet outil s'est révélé inopérant. La dénonciation de pratiques à risque
ne semble pas avoir apporté de solutions concrètes à la propagation du
virus, sauf générer des comportements discriminatoires vis-à-vis des
marginaux et des malades. Le réflexe qui se développe par rapport à
une épidémie est relativement classique. Au Vietnam, comme ailleurs,
l'isolement, la quarantaine, est l'unique remède pour limiter l'épidémie.
Le Comité de Hô Chi Minh-Ville s'est heurté au Comité national qui
continuait toujours à considérer l'épidémie par rapport aux résultats
des tests effectués mais non exhaustifs et donc non révélateurs de
l'ampleur réelle de la situation épidémique au Vietnam. Il se trouve
aussi que l'épidémie au Sud n'en est pas au même stade. Ayant débuté
plus tôt que dans le reste du pays, certaines populations sont infectées
à des taux plus élevés et sont aussi à des stades de la maladie plus
avancés. Alors qu'on a au Vietnam un système de prévention très
centralisé, bien que déconcentré à chaque niveau administratif local, la
base a du mal à imposer son expérience et ses innovations en matière
de gestion sanitaire.
Il est encore trop tôt pour pouvoir affirmer que la politique de
prévention du sida va entrer dans la banalisation de la gestion
sanitaire, comme une épidémie parmi tant d'autres. À la différence des
pays développés, le sida au Vietnam n'est pas encore rangé parmi les
maladies chroniques grâce aux trithérapies. Il est une lèpre de plus
qui, par exemple, a presque anéanti tous les efforts faits pour réduire
le nombre de cas de tuberculoses. Monika Steffen (1998), en
comparant les différentes études sur les politiques concernant le sida
en Europe, a pu montrer que le processus de normalisation politique
s'est opéré à partir du moment où la technologie médicale a pu
185
Campagne de prévention de l'épidémie de sida au Vietnam
transfonner le sida en problème de santé publique classique avec des
conséquences chroniques à long tenne. Il y a nonnalisation de la
gestion quand il y a déclin de l'urgence et non quand les risques de la
maladie sont supprimés mais peuvent être compensés par un
traitement perfonnant.
Mais ce processus ne semble pas encore possible pour le
Vietnam, étant donné les conditions politiques, légales, économiques
et technologiques.
188
Campagne de prévention de ['épidémie de sida au Vietnam
189
Campagne de prévention de l'épidémie de sida au Vietnam
l
Références bibliographiques
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191
Campagne de prévention de , 'épidémie de sida au Vietnam
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192
BRÛLER LES ORDURES POUR SAUVER LA
NATION: POURQUOI LE SIDA DOIT-IL RESTER
INVISIBLE EN MALAYSIA? 152
Silvia VIGNATO
152 Le nom de Malaysia désigne l'entité politique de la fédération malaysienne, incluant les
États de Sabah et du Sarawak.
153 Cette enquête a été financée par le CNRS (lRSEA), mais n'aurait pas été possible sans le
soutien de nombreuses personnes en Malaysia. Je n'ai pu mener mon analyse de la presse de
1996 que grâce à la patience de Daniel Perret à Kuala Lumpur, qui m'a fourni la quasi-totalité
du matériel. Je remercie le Malaysian Aids Council pour l'aide inconditionnelle fournie, et
notamment l'inépuisable Susan Chong. La partialité que j'exprime dans cet article est une
conséquence de l'admiration que j'ai ressentie pour tous ces Malaysiens qui, parfois en rachat
d'une vie difficile, parfois choisissant un engagement moral mal rétribué à la place d'une
carrière brillante, se tournent vers les côtés plus obscurs, douloureux et ignorés de leur pays.
Pourquoi le sida doit-il rester invisIble en Malaysia?
Le sida en Malaysia: prémisses épidémiologiques
Les premières statistiques épidémiologiques malaysiennes
remontent à 1986 (4 séropositifs, un mort : un travailleur étranger). À
partir de ce moment et pendant quelques années encore, les relevés
officiels présentent des pourcentages d'infection très faibles: en 1995,
cumulant tous les cas déclarés en Malaysia à partir de 1986, on
compte environ 8 000 séropositifs et une centaine de malades déclarés
et décédés 154. Cette première période, le discours officiel malaysien
attribue la contamination à des séjours à l'étranger ou à la
fréquentation de prostituées étrangères, de plus en plus nombreuses
dans un pays dont le boom économique semblait devoir se prolonger
éternellement 155. La virologie confirme d'ailleurs ces hypothèses au
sujet des premiers contacts (Beyrer, 1997 : 94-95). Les plus récentes
données, en revanche Guin 1997), parlent d'environ 21 000
séropositifs et d'un millier de malades, dont 800 décédés. En deux ans
la situation a donc radicalement changé ; le sida est devenu un des
problèmes avoués de la Malaysia. En mars 1997, on calcule qu'il y a
300 nouveaux infectés par mois; en juin, ce chiffre passe à 400. Les
caractéristiques épidémiologiques - notamment l'augmentation de la
transmission in utero et la diffusion des cas dans l'ensemble du pays y
compris dans les zones rurales - (Malaysian AIDS Council, 1997)
font aussi penser que l'épidémie est en pleine expansion.
154 Toutes les statistiques mentionnées sont tirées du rapport officiel du ministère de la Santé
(Kementerian Kesihatan Malaysia, 1997), sauf exceptions mentionnées.
155 C'est pourquoi le ministère de la Santé avait mis en place une campagne de sensibilisation
des voyageurs et notamment des hommes d'affaires; comme le souligne O'Keefe, c'est peut-
être le seul cas d'un pays qui s'est activé avant que l'épidémie ne commence, dès 1985
(O'Keefe, 1988 : 169-70), même si ces mesures, visant uniquement le contrôle des
communautés «à risque» hypothétique, se sont avérées inutiles dans la prévention de
l'épidémie.
194
Pourquoi le sida doit-il rester invisible en Malaysia?
statUt. Les Malais (environ 60 % de la population), musulmans par
définition, sont considérés comme les «fils du sol» (bumiputra) et, de
ce fait, jouissent de nombreux avantages (prêts à taux avantagé, quotas
réservés dans les universités et dans les emplois publics, accès
prioritaire à la propriété foncière, etc.) ; ils occupent la plupart des
postes politiques. Par rapport aux Malais, les deux autres
communautés, les Chinois et les Indiens (respectivement 30 % et 10 %
environ de la population) ont un statut de citoyens de deuxième classe,
même s'ils arrivent souvent à dépasser leur handicap civil au moyen
de stratégies communautaires. À ces 19 millions de citoyens
malaysiens s'ajoutaient, en 1997, les trois millions environ d'immigrés,
légaux ou illégaux, venus travailler dans les usines, les plantations ou
en tant que domestiques (la masse des prostituées étrangères n'est pas
comptabilisée dans cette évaluation non officielle). Il s'agit d'une
population pauvre et dépourvue de droits civiques, mais qui représente
la quatrième «communauté ethnique» du pays, et la troisième par son
importance numérique.
Grâce à une industrialisation éclair et à une politique de
développement intensif, le niveau de vie d'une large partie des
Malaysiens a radicalement changé au cours des quinze dernières
années. La technologie s'est répandue ; l'éducation primaire et
secondaire est obligatoire ; des études universitaires, souvent de très
bon niveau, sont maintenant accessibles aux «classes moyennes» 162.
Même si le droit du travail est très peu développé, tout salarié a, de
fait, certaines garanties minimales.
Le système hospitalier malaysien est correct. Bien qu'une
différence remarquable subsiste entre les secteurs privé et public, le
niveau des médecins et des équipements de ce dernier reste partout
acceptable et tout le monde a la possibilité d'être soigné en cas de
besoin. Comme le souligne d'ailleurs l'épidémiologiste Chris Beyrer,
engagé dans la lutte contre le sida sur l'ensemble de la région sud-est
asiatique, quitte à être séropositif en Asie du Sud-Est il vaut mieux
que ce soit en Malaysia (Beyrer 1997 : 96).
156Ce n'est pas ici le lieu de détailler les caractéristiques malaysiennes de ce sujet sodal, la
«classe moyenne», à la physionomie toujours très vague. Disons qu'il s'agit de familles non
rurales, dont les deux parents travaillent (dans le secteur commercial ou industriel) ; elles sont
propriétaires d'un appartement et capables d'épargne. L'éducation des enfants peut constituer,
notamment dans les milieux chinois, une forme de placement privilégiée.
195
Pourquoi le sida dOIt-il rester invisIble en Malaysia ?
159 Les membres du MAC s'expriment toujours en anglais car ils sont, pour la plupart,
essentiellement anglophones de naissance.
198
Pourquoi le suia doit-il rester Invisible en Malaysia?
de mon enquête, ils vivaient le paradoxe de leur clandestinité officielle
comme un facteur de stress et de frustration. En effet, les interventions
directes du gouvernement malaysien - campagnes de sensibilisation,
soins et prise en charge des personnes physiques - souvent
contredisent les actions des ONG, sans pour autant s'y opposer.
Il faut dire que, en ce qui concerne la prévention, ces
interventions gouvernementales sonnent beaucoup plus comme des
affirmations de pouvoir que comme des stratégies de prévention.
Le gouvernement malaysien a organisé plusieurs affichages
(environ un par an depuis le début des années 1990) et quatre spots
télévisés. D'une manière générale, l'axe principal de ces campagnes
est l'opposition entre la fidélité conjugale et la débauche mortelle,
associée à une occidentalisation des mœurs menant à la prostitution et
à la drogue. L'association symbolique entre le sida et la mort est
centrale dans les images et dans les mots (aids, pembunuh!, « le sida
est un assassin!» est le slogan répété par la télévision et les
affichages).
Bien qu'aucune étude n'ait été réalisée pour évaluer l'impact des
campagnes de sensibilisation, mon expérience sur le terrain indique
que, d'une manière générale, les Malaysiens savent que le sida existe
et qu'il faut en avoir peur, mais que lorsqu'il s'agit de prendre des
précautions, souvent les idées se brouillent. Les campagnes
d'affichage, en effet, en disent très peu sur les modalités de prévention
autres que l'abstinence et la droiture morale. Le préservatif est à peine
mentionné et montré à l'affiche; seuls les documents d'information
des ONG contiennent des images et des conseils pratiques. De même,
on invite les toxicomanes à ne pas utiliser de drogue ou à ne pas
réutiliser les seringues mais on ne montre pas comment faire pour
nettoyer correctement les seringues à l'eau de Javel (l'échange de
seringues est interdit en Malaysia). Rien n'est dit sur les autres
possibilités d'infection, comme l'utilisation d'instruments médicaux
non stérilisés.
Comme le répètent à l'envi les autorités, il s'agit d'omissions
intentionnelles, car le but des campagnes de prévention n'est pas du
tout d'apprendre aux Malaysiens le «safe sex», la sexualité en
sécurité; mais de répandre le «right sex», la sexualité en hannonie
avec les valeurs sociales - uniquement à l'intérieur du mariage, avec
pour les femmes, un seul partenaire à vie, pour les hommes, autant
que leur religion le leur permet (Beyrer, 1998 : 92). Dans les
199
Pourquoi le sida doit-il rester Invisible en Malaysia?
campagnes de sensibilisation, le sida est ainsi associé à des fantasmes
puissants tels que l'activité sexuelle illicite, la drogue et la violence-
une association que nous retrouverons en détail dans la presse.
Contraste avec ces fantasmes une réalité, surtout en milieu rural, d'une
maladie perçue comme étant moins terrifiante, d'un point de vue
social, qu'elle n'est décrite dans les campagnes: lors de mes enquêtes
dans les villages côtiers et dans une ville de Kedah, j'ai constaté que
les malades du sida, presque toujours reconnus dans une phase tardive
de la maladie, étaient traités comme des malades incommodes et
incurabies, mais ne semblaient pas être isolés et abandonnés plus que
d'autres 160. L'image du séropositif, un individu à l'air sain mais au
sang infecté, ne semblait pas être claire; le VIH était généralement
dépisté lorsque les premiers maux se déclaraient.
Ce retard dans l'identification du virus s'explique facilement. En
principe, tout le monde, en Malaysia, a le droit de passer un test
anonyme et gratuit dans un hôpital public, où certains médecins sont
très compétents en matière de sida et d'autres maladies infectieuses;
mais la majorité du personnel hospitalier ne reçoit pas de formation
spécifique. Obtenir un test de dépistage est donc souvent difficile car
tout le monde manque d'information, les demandeurs comme les
professionnels, et la discrétion n'est de fait pas assurée, au contraire.
En outre, en dépit des discours sur la nécessité d'offrir du soutien
psychologique, il est très rare que cela ait lieu.
La structure hospitalière n'est donc pas pleinement mise à
contribution dans la prise en charge des malades; encore moins l'est-
elle pour la prévention. Les hôpitaux privés refusent les patients
malades du sida Les hôpitaux publics ne prodiguent de soins qu'aux
malades du sida en phase terminale, intervenant sur les maladies
opportunistes et sur les syndromes déclarés. Le seul médicament
spécifique qui est offert aux séropositifs est l' AZT; les malades
peuvent néanmoins compter sur des antibiotiques et d'autres
médicaments importants (l'acyclovir, par exemple) pour le maintien
d'une vie acceptable même après que la maladie s'est déclarée.
160 Je ne fais que relater une impression déterminée par les quelques cas que j'ai connus de
près. Une étude approfondie sur la vie des malades dans les divers environnements sociaux
malaysiens serait nécessaire pour la confirmer et l'étayer.
200
Pourquoi le sida doit-il rester invisible en Malaysia?
L'image du sida dans la presse; les Malaysiens se
l'approprient
C'est à partir de janvier 1996 que la presse écrite malaysienne
consacre de plus en plus d'espace aux cas de contamination par le
virus sur l'ensemble du territoire. C'est une année critique car la
connaissance des données du problème évolue au fur et à mesure que
l'épidémie se propage et que des structures sont mises en place pour y
faire face.
Les journaux examinés, tous à diffusion nationale et édités dans
la capitale (sauf indication contraire), sont les suivants : Mingguan
Malaysia, Harian Watan, Utusan Malaysia, Berila Harian, en langue
malaise; New Straits Times (couramment appelé NST), New Sunday
Times (l'édition du dimanche du précédent) et Sunday Star (édition
dominicale du quotidien The Star de Penang) en langue anglaise.
Dans mon exposé, je vais d'abord reconstituer l'historique des cas
apparus dans la presse de janvier 1996 à avril 1997 161. Cela mettra en
lumière l'image de la maladie que les autorités livrent au public ainsi
que la dialectique instaurée entre ces autorités et les ONG,
représentées dans le jeu médiatique par les articles de Marina Mahatir.
J'ai ensuite réservé une attention particulière à l'opinion des ulémas, à
la fois pour indiquer leur importance dans l'attitude générale du pays
envers l'épidémie et pour permettre une comparaison avec d'autres
États islamiques 162. Comme de nombreux représentants du ministère
de la Santé déclarent que les meilleures campagnes pour sensibiliser la
population au problème du sida et favoriser la prévention se feront
grâce à l'appui des journalistes, l'image du sida offerte par les médias
semble être la plus fidèle représentation de l'image officielle de cette
maladie.
Il faut dire un mot sur Marina Mahatir, fille du Premier ministre
Mohammad Mahatir, et qui fait le lien entre les médias et les ONG en
161 Bien que je présente les cas dans l'ordre chronologique de leur apparition dans les médias,
j'aurai plusieurs fois recours à des articles publiés avant ou après que «le cas» spécifique
n'éclate pour pouvoir donner de l'ampleur aux divers problèmes techniques et idéologiques
soulevés.
162 Il faut préciser, par honnêteté vis-à-vis des journaux et des ONG, que je ne prétends pas
du tout donner un compte rendu exhaustif de tout ce que la presse malaysienne a publié sur le
sida, d'abord parce que je n'ai pas examiné la totalité de ce qui se publie, ensuite parce que
mon absence du pays ne m'a pas permis un contrôle constant sur les quotidiens choisis, bien
que j'aie vérifié d'éventuels manques. Pour les mêmes raisons, il se peut que j'aie omis de
citer des actions entreprises par l'État et par les ONG pendant cette année critique de 1996, car
elles n'ont pas vraiment constitué l'objet de mon enquête.
201
Pourquoi le sida doit-il rester invisible en Malaysia?
charge des soins et de la prévention. Marina jouit d'une position tout à
fait particulière, qu'elle exploite avec habilité : par son ascendance,
elle est en contact permanent avec le gouvernement et protégée par
une sorte d'immunité parlementaire ; par sa fonction de présidente du
Malaysian Aids Council, eUe est en prise directe avec les problèmes
concrets de la prévention et de l'organisation de l'assistance. Dans ses
interventions hebdomadaires dans le quotidien Watan, et dans les
nombreux articles qu'elle publie ailleurs, elle utilise stratégiquement
son statut privilégié pour transmettre la voix des ONG et de la
communauté internationale à laquelle celles-ci se reportent, sachant
qu'elle peut se permettre de dire ce que d'autres ne pourraient pas.
Marina a exprimé la position du MAC pratiquement sur chacun
des cas présentés par les journaux. Fidèle, toutefois, à son rôle de
médiateur et à son appartenance ethnique et culturelle, elle n'oublie
jamais de réaffirmer l'importance de la position de l'islam en la
matière, et consacre régulièrement des articles à démontrer que nous
sommes dans les mains de Dieu (ce qui ne la dispense pas de
conseiller, en cas de péché, d'utiliser un préservatif).
163 Comme nous le verrons, dès 1992 le gouvernement a mis en place des actions de
prévention et de soin s: financements aux ONG actives dans le secteur, achat d'AZT et mise à
disposition (théorique) d'un test de positivité gratuit et anonyme dans tout hôpital public,
formation du personnel hospitalier. D'après le ministre de la Santé Chua lui Meng, entre 1993
et 1995, le gouvernement malaysien a dépensé 120 millions de ringgit (environ 46 millions de
dollars) dans la lutte contre le sida (NST,12/4/96).
202
Pourquoi le sida doit-ii rester invisible en Malaysia?
années 1990, par exemple, le ministère de la Santé a commandé une
étude sur la présence de transmission in utero du VIH dans le pays; il
n'en a toutefois pas diffusé les résultats, jugés trop alannants pour que
les Malaysiens en prennent connaissance (Beyrer, 1998 : 125). Le cas
des trois étudiants morts du sida, au contraire, est exposé dans ses
détails par tous les journaux; et il est évident que les lycéens infectés,
tous de sexe masculin, n'ont pas contracté le virus à l'étranger.
La première réaction de médecins, politiciens, ulémas et
organisations diverses (autres que les ONG spécialisées) est dictée par
la peur et par le désir d'autodéfense : on propose donc de soumettre
tous les étudiants à un test de dépistage obligatoire (un test des urines,
peu coûteux) pour ensuite refuser les positifs ou les prendre en charge,
selon les cas.
Les autorités islamiques, alertées et interrogées, appuient l'idée du
test obligatoire (nous en verrons les raisons dans le paragraphe
consacré à l'islam).
Par l'intervention de Marina Mahatir dans la presse aussi bien de
langue malaise qu'anglaise, le Malaysian Aids Council se prononce
contre tout type de tests (New Sunday Times, 24/03/96, Berita Harian,
24/03/96).
164 L'année de mon enquête sur le terrain, 1997, est l'année du début de la crise. L'émigration
de Pakistanais, Indonésiens, Bangladeshi et Philippins vers la Malaysia a beaucoup ralenti
depuis, et on parle avec un peu plus de précautions des buts fixés pour l'année 2020.
165 Watan 29/06/96 et, une année après, lorsque les projections sont devenues des données
de terrain, l'entretien avec le ministre du Développement dans Berita Harian, 02/06/97.
204
Pourquoi le sida doit-il rester inVIsible en Malaysia?
au fur et à mesure que la totalité de la population renfermée dans les
centres, des dizaines de milliers de personnes pour la plupart entre 18
et 30 ans, est soumise au test 166. Les journaux sonnent donc l'alanne.
On affirme qu'en Malaysia, 70 % des séropositifs ont été infectés par
voie intraveineuse (Watan, 22/5/96, Berita Harian, 22/5/96, etc.).
Il faut ouvrir une parenthèse sur l'approche malaysienne de la
toxicomanie. Entourée par des pays producteurs et fort
consommateurs d'héroïne, la Malaysia a toujours adopté une attitude
très stricte contre la consommation de drogue. Les dealers sont punis
de peine de mort. Cette politique répressive n'empêche pas que le
produit soit disponible partout dans le pays, facilement et à des coûts
dérisoires. En 1997, une dose d'héroïne coupée (1/4 de gramme)
coûtait 10 ringgit malaysiens, soit environ 21 francs, soit le coût d'une
bière dans un bar à la mode. Dans un pays où l'industrialisation,
l'immigration, l'endettement, le travail féminin, la politique ethnique
- pour ne citer que quelques-uns des facteurs de changement - ont
radicalement transformé le paysage social en l'espace de quinze ans, la
demande d'héroïne est forte. En dépit du risque que courent les
dealers, la population des toxicomanes, très difficilement chiffrable
(mais le gouvernement a fait construire, en 1996, cinq nouveaux
centres pour une capacité d'accueil de 30 000 personnes), ne cesse de
s'accroître. Je rappelle qu'en Malaysia, il suffit d'un taux un peu élevé
de THC 167 décelé dans les urines pour être classé de suite comme
toxicomane et emmené dans un centre. La police malaysienne a pour
cela une marge d'action assez ample. À sa propre discrétion, une
patrouille peut arrêter et faire passer un examen des urines à tout
individu. Quiconque obtient un résultat positif au test, est enfermé
dans un pusat serenti pendant trois ans. Ces centres, toutefois, ne
mettent en place pratiquement aucun programme de réhabilitation
sociale et psychologique et utilisent des méthodes de répression
brutales (désintoxication à coup de douche froide, travail forcé). Si le
toxicomane est à nouveau arrêté après sa libération du pusat serenti, il
doit accomplir une nouvelle peine de trois ans (selon les ONG, 70 %
166 Je n'ai pas eu accès aux statistiques gouvernementales et je n'ai pas, non plus, réussi à
obtenir une estimation du nombre précis des toxicomanes internés dans les pusat seren/i,
d'autant plus que celui-ci augmente de façon vertigineuse de mois en mois (+ 38 % entre
janvier et mars 1996 par rapport au dernier trimestre de l'année d'avant, Sunday Star,
30/06/96).
167 Taux de tétra-hydro-cannabinol (THe) testé dans les urines pour mettre en évidence
l'usage de cannabis ou de marijuana.
205
Pourquoi le sIda doit-il rester invisIble en Malaysia?
des admissions sont des réadmissions); au bout de la troisième
rechute, il est définitivement emprisonné. Les femmes, de loin moins
nombreuses que les hommes, n'ont droit qu'à une seule rechute avant
de connaître la prison.
Or dans les centres de réhabilitation, seulement 30 % des
résidents sont des utilisateurs de drogue par voie intraveineuse. Pour
le reste, ils <<sniffent» de l'héroïne - la cocaïne et le crack sont
absents de la Malaysia - ou ils fument de l'héroïne, du haschisch 168
ou de la marijuana. On peut ainsi tirer une conclusion, qui n'est jamais
mentionnée dans les médias malaysiens : les toxicomanes qui
n'utilisent pas de seringues attrapent donc le virus dans les pusat
serenti ou dans les prisons, probablement à l'occasion de rapports
sexuels. Ceux-ci sont pratiqués sans aucune protection, étant donné
qu'il n'y a ni vente ni distribution de préservatifs dans les lieux de
réclusion.
Lorsqu'en avril 1996, le gouvernement diffuse les chiffres sur les
pourcentages d'infection des toxicomanes, ces déductions sur la
corrélation entre utilisateurs de drogue par injection (30 %) et
pourcentage de séropositifs dans les institutions (70 %) ne sont jamais
explicitées. Bien que les chiffres d'infection chez les prisonniers soient
connus, les autorités continuent d'affinner que «jusqu'à présent, on
n'a pas prouvé que les prisonniers sont contaminés par le VIH durant
leur incarcération» - ainsi que le déclare le responsable de la
Direction des prisons malaysiennes, Datuk Mohammed Zaman Khan.
Il est interviewé lors de la première projection d'une vidéo éducative
(ayant coûté 35 000 RM, 73 500 F environ, et financée par une grosse
entreprise du bâtiment) qui est censée apprendre aux prisonniers un
mode de vie «sain et moral ». Les séropositifs, toutefois, dans les
pusat serenti comme dans les prisons (où 70 % se trouvent pour
toxicomanie) 169, sont isolés pendant la nuit pour éviter que l'épidémie
se répande, mais sont invités à se mêler aux autres pendant la journée
« pour éviter qu'ils se sentent exclus» (Utusan Malaysia, 23/4/97).
Je reparlerai des responsabilités du gouvernement dans la
diffusion de l'épidémie en centre de réhabilitation ou en prison. Ce que
je voudrais souligner ici, c'est que le cas des toxicomanes séropositifs,
168 Il est très rare de trouver du haschisch en Malaysia, car apparemment, il n'y a aucune
production locale; la ganja, souvent importée d'Indonésie, est le plus souvent fumée sans être
soumise à d'autres traitements.
169 Les informateurs concordent tous sur cette donnée non officielle.
206
Pourquoi le sida doit-il rester invisible en Malaysia?
tel qu'il est traité dans les médias, semble plus une annonce de
soulagement que de danger : la notion de «population à risque»
permet en effet de refouler l'épidémie chez les marginaux et les
exclus, dont les lecteurs peuvent avoir pitié ou dégoût sans avoir à se
remettre en question. Les journaux d'ailleurs soulignent que des
actions sont entreprises par l'État afin de réduire l'infection chez cette
«population à risque». Le mot d'ordre est : informer pour effrayer.
Comme on peut le lire dans Watan, responsabiliser les toxicomanes,
d'après le gouvernement, ne veut surtout pas dire proposer l'échange
de seringues, qui rassure les individus et, par-là, les conforte dans leur
vice. Pour atteindre la responsabilisation, continue le discours,
l'extension systématique du test à tous les toxicomanes est déjà une
démarche de prévention. Comme l'affirme Datuk Megat Junit Megat
Ayob, ministre des Affaires intérieures, dont dépendent les pusat
serenti : « Quand ils sauront qu'ils sont séropositifs, les toxicomanes
vont peut-être arrêter et effrayer leurs semblables» (Watan, 22/5/96).
Avant même que les journaux ne s'acharnent sur les nouvelles
statistiques et désignent les toxicomanes comme les vrais porteurs du
VIH en Malaysia, Marina Mahatir a déjà essayé d'expliquer qu'il ne
faut pas se leurrer, car dans le monde entier, le premier moyen de
contagion est de loin le sexe et que si l'on trouve autant de cas chez les
toxicomanes c'est, en partie, parce qu'on les a soumis à dépistage
systématique (Mingguan Malaysia, 19/5/96) ; même Marina ne peut
toutefois pas affirmer que c'est le sexe pratiqué sans protection dans
les institutions de réclusion qui y répand l'épidémie.
170 The Star, quotidien de Penang en langue anglaise dont le Sunday Star est l'édition
spéciale du dimanche, se pennet souvent des positions un peu plus courageuses que ses
confrères.
171 D'après mes informateurs, une petite minorité panni les médecins malaysiens. Le bruit
court que certaines cliniques privées auraient offert à certains médecins beaucoup plus que dix
fois un salaire d'hôpital public.
210
Pourquoi le sida dOit-il rester invisible en Malaysia?
quotas ethniques, n'ont aucune raison de choisir le secteur public. Les
médecins qui ont fait leurs études en Malaysia, en revanche, de fait
moins préparés que les autres, sont contraints de travailler un certain
nombre d'années dans les hôpitaux publics; mais dès qu'ils ont rempli
cette obligation, ils quittent leur poste pour une clinique privée. Il y a
donc, dans les institutions hospitalières publiques, un problème de
compétences, car les docteurs s'en vont dès qu'ils commencent à avoir
de l'expérience; à plus forte raison, ce problème va se radicaliser si les
hôpitaux de l'État se remplissent de malades du sida, incurables et
«dangereux».
Toujours dans le Sunday Star (15/12/96), on lit que le jeune
avocat Chako Vadaketh (chrétien syrien) a écrit un manuel où l'on
explique clairement, en anglais, les droits du citoyen craignant d'être
atteint du virus ou déjà testé positif. Vadaketh s'adresse notamment à
celui ou à celle se découvrant infecté : il renseigne sur les actions
juridiques que ces sujets peuvent entreprendre (demander le divorce,
le refuser) et sur leurs conséquences (pensions alimentaires, garde des
enfants, etc.).
Remarquons qu'on peut lire l'explosion d'articles contre le test
imposé à l'insu du patient (avant le mariage ou comme barrière
d'entrée aux hôpitaux privés) comme une manifestation de l'existence
d'un courant au sein du gouvernement, comme si l'État commençait à
reconnaître que seule la responsabilisation individuelle peut susciter
des comportements préventifs.
Non au préservatif
Les professionnels de l'intervention sur le sida n'hésitent pas, dans
leur travail de proximité, à évoquer, sinon à traiter directement, la
question du préservatif. Les bureaux du MAC regorgent d'images de
préservatifs et possèdent toute la panoplie des campagnes grand public
avec préservatif en cadeau (des boîtes d'allumettes jusqu'aux dragées
de mariage). En outre, rappelons encore une fois que la Malaysia est le
premier producteur mondial de préservatifs.
Néanmoins, ici, inciter à utiliser un préservatif est presque
impossible. Tel qu'elle est présentée par les autorités étatiques et
islamiques, la clé du problème est la suivante : donner aux gens le
moyen de se défendre contre l'infection signifie les inciter à la
débauche, ce qui est inadmissible dans un pays aux valeurs puritaines.
211
Pourquoi le sida doit-il rester invisible en Malaysia?
Au début, dans la première moitié de l'année 1996, de fausses
informations circulent dans les journaux. Un médecin «expert» en
sida, Philip Chan, déclare que le virus «peut passer même au travers
du caoutchouc» (Berita Harian, 8/5/96) ; dans le même article, on
affirme que, « paraît..il », 15 à 20 % des cas d'infection sont dus à des
accidents de préservatif. De plus, continue l'auteur, dès qu'on utilise le
préservatif on n'apprend plus à se retenir d'une façon générale; c'est
une attitude qui pousse à la violence et à l'inceste 172.
Nous verrons dans le détail que le préservatif est considéré
comme un mal en soi, par les oulémas. En tout cas, même dans les
concessions que les institutions gouvernementales parviennent à faire
sur ce point - dans un couple marié se protéger lorsque l'un des deux
est infecté - le préservatif reste le choix de l'homme. L'idée que la
décision de l'utiliser revient aussi à la femme, beaucoup plus exposée
au risque d'infection, n'est pas vraiment prise en compte. C'est
pourquoi les associations de défense de la femme tout comme les
ONG luttant contre le sida insistent énormément sur la notion de
empowerment (wanita berkuasa), en général mais aussi
spécifiquement dans la lutte contre l'épidémie. Cette position,
explicitée dans les médias grâce à Marina Mahatir et à des
interventions des représentantes d'ONG féminines, n'a pas encore
trouvé de place dans l'image de la femme en relation au sida que les
journaux véhiculent.
172 Les récits d'inceste sont très nombreux en Malaysia, souvent relatés dans les journaux. Il
est toutefois impossible de savoir, sans une étude précise, s'il s'agit d'une découverte récente
d'un phénomène pas plus courant ici qu'ailleurs, ou d'une effective augmentation des cas ayant
eu lieu pendant les dernières années.
212
Pourquoi le sida doit-il rester invisible en Malaysia?
d'ailleurs le cas en Malaysia pour tout événement sportif non
professionnel. Des responsables des ONG et du gouvernement
interviennent régulièrement dans ces rassemblements pour expliquer
aux participants les notions de base sur la transmission du VIH, sur la
contagion, sur les démarches à suivre lorsqu'on a affaire à un malade.
Lors de ces journées-sida, on parle de solidarité avec les séropositifs et
on invite à ne pas abandonner les malades ; selon les cas spécifiques,
on parle aussi de prévention dans les écoles.
La générosité des médias pour ces événements, très utile lorsqu'ils
en reprennent les principaux éléments d'information (ce sont de toute
façon les ONG qui parlent), s'explique aussi par la possibilité de
conjuguer, facilement pour une fois, sida et images positives. Jamais,
toutefois, on ne met en avant qu'un séropositif puisse être aussi une
image positive. Au contraire, les photos de jeunes en pleine santé ou
de notables se serrant la main, avec une profusion de rubans rouges
pour évoquer de loin l'épidémie, finissent par être l'image de la santé
des non-atteints par le virus par opposition aux droguéee)s et aux
prostitué(e)s, les séropositifs désignés du pays.
214
Pourquoi le sIda doit-il rester invisible en Malaysia?
Le traitement des cadavres
Les cadavres des morts du sida reçoivent un traitement
particulier. Comme l'expliquent les officiers sanitaires à Mingguan
Malaysia (20/10/96), c'est dans l'intérêt de la communauté qu'il faut
obéir aux mesures de sécurité imposées par l'État: ne pas embrasser le
mort, comme il est coutume chez les musulmans, laver et désinfecter
le corps à l'eau de Javel, l'envelopper dans plusieurs sacs en plastique
scellés qui ne doivent jamais plus être ouverts, et manier toujours ces
sacs à l'aide de gants en caoutchouc, même pendant l'enterrement.
Pour s'assurer que ces dispositions sont respectées, un officier
sanitaire doit être présent à toutes les phases des funérailles jusqu'à
l'enterrement. Remarquons que, dans le même article, les raisons
citées pour justifier ces dispositions dans le traitement des morts
s'inspirent précisément des préjudices courants sur les moyens de
diffusion du virus que les campagnes de sensibilisation essaient
d'effacer pour les vivants : on dit qu'il pourrait y avoir des blessures
sur les lèvres de celui qui embrasse le corps, ou, si le mort était un
toxicomane, que quelques-uns des trous dans ses bras pourraient être
ouverts, et de toute façon, qu'on ne sait jamais, des liquides ou un râle
pourraient s'échapper. (Mingguan Malaysia, 20/10/96).
C'est dans un dossier du Sunday Star de 1997, l'année suivant la
première diffusion de nouvelles sur le sida en Malaysia, que l'on traite
pour la première fois des problèmes engendrés par ce traitement
imposé aux cadavres des sidéens. (Sunday Star, 4/6/97). D'abord, la
veillée funéraire est impossible, car on ne veille pas un mort enfermé
dans un sac en plastique scellé - surtout si l'on ne veut pas que tous
les visiteurs connaissent la cause de la mort. Un enterrement
traditionnel se révèle également problématique, car il n'est pas
possible, pour les musulmans, d'envelopper le corps dans le linceul
blanc prévu par la coutume pour le transport au cimetière, et pour les
hindous, de brûler un cadavre enveloppé de plastique. Même si la
famille résout tout ces problèmes - comme le raconte une jeune
Chinoise dont le frère est mort récemment - la cause de la mort
s'affiche publiquement dès l'instant que les fossoyeurs mettent des
gants en caoutchouc, et qu'un officier sanitaire surveille les opérations.
Deux facteurs contribuent donc au malaise des familles obligées à
se soumettre à de telles règles funéraires : un souci pour le sort de
l'âme du mort, et un autre pour le sort des vivants. Le premier tient au
fait que le sida empêchant le déroulement correct des funérailles,
215
Pourquoi le sida doit-il rester invisible en Malaysia?
garantie, au regard de toutes les cultures ethniques malaysiennes,
d'une bonne migration de l'âme, il finit de fait par établir un clivage
définitif et ineffaçable entre ces morts-là et tous les autres, comme si
leur maladie était un péché mortel. Pour éviter cette condamnation
éternelle, les familles essaient de réclamer leurs moribonds à l'hôpital
afin qu'ils meurent à la maison, dans l'espoir qu'un médecin
complaisant leur fasse un constat de décès acceptable. Les parents des
défunts sont également fortement concernés par leur image sociale de
vivants. Plutôt que d'afficher publiquement les causes honteuses de la
mort d'un proche et de donner lieu à des soupçons sur leur propre état
de santé, certaines familles abandonnent le cadavre dans l'institution
où il se trouve.
173 On remarquera qu'outre que faire preuve d'une parfaite ignorance en matière de sida,
Meng affiche aussi son ignorance d'un lieu commun de l'histoire de la santé publique, et
notamment dans la Malaya britannique : là où les hommes ont attendu, pour se soigner, que
les symptômes des MST apparaissent, il, y a eu diffusion rapide du virus ( O'Keefe, 1997 :
158).
220
Pourquoi le sida doit-il rester invisible en Malaysia?
C'est là une proposItion dictée par l'ignorance. Mais l'idée des
symptômes n'est pas abandonnée comme il se devrait, encore moins
est-elle déclarée dangereuse ou inutile. On la retrouve, au contraire,
dans des affiches de «sensibilisation» toujours utilisées par certaines
ONG, contraintes· bon gré mal gré d'utiliser le matériel
gouvernemental car c'est le seul dont elles disposent. Que sont
devenus les symptômes dans l'affiche ? Des images répugnantes
choisies pour effrayer. La proposition de Meng, d'attendre les
symptômes, finit par desservir une stratégie de communication axée
sur la peur et sur la culpabilisation, dont les conséquences
catastrophiques sur le plan de la santé publique ne peuvent pas être
ignorées par un ministre de la Santé 174.
L'expérience occidentale enseigne aussi que l'ambiguïté du
discours officiel ne peut pas, non plus, être imputée à l'impossibilité,
pour le gouvernement, d'aller à l'encontre d'hypothétiques valeurs
pudibondes de la société. L' « Occident» 175 n'est pas aussi débauché
que ne le dépeignent les Malaysiens : lorsqu'en Occident, on a sorti les
premières campagnes où l'on affichait une photo d'un préservatif, la
pudeur locale a été choquée - ainsi que l'attestent les protestations de
l'Église et d'autres (Couteau, 1997; Fabre, 1998: 77-78). Mais dans
tous les cas, la politique des États occidentaux, très différents entre
eux, qui se sont attaqués à la besogne, a donné la priorité à la survie
des citoyens sur les notions de pudeur. Je ne suis pas en train de dire
que les États occidentaux sont moralement meilleurs que la Malaysia:
évidemment, la blessure à la pudeur n'était pas, dans ces États, une
agression directe aux fondations de la nation, quelle qu'elle soit 176.
Finalement, de ce point de vue, il est plus honteux, en Occident,
d'avoir une épidémie que l'on ne sait pas arrêter plutôt que de parler de
sexe. En Malaysia, au contraire, l'idée de limiter la sexualité
masculine à l'aide d'un préservatif menace plus sérieusement le
pouvoir constitué que l'incapacité avouée d'endiguer une épidémie.
La sexualité, certes, véhicule bien des significations sociales;
mais au-delà des considérations générales, le cas particulier de la
Malaysia semble établir un lien entre le contrôle sexuel et le
développement national. En effet, dans le cadre du mariage, aucun
177 Je rappelle que lorsqu'il chassait le modéré Anwar du gouvernement, en 1998, Mahatir le
traitait de sodomite pour désigner sa perfidie, son intention de nuire.
222
PourquOI le sida doit-il rester invisible en Malaysia?
Tout cela ne dément pas la réalité des faits, que la société
malaysienne s'accommode des nouveautés et essaie de gérer ses
conflits et d'accroître sa puissance économique, entre autres, grâce au
travail des femmes et des immigrés. Cela infirme uniquement le
discours officiel qui voit la société malaysienne comme parfaite telle
qu'elle est et qu'elle se pense: fondée sur le rapport de force entre
sexes, sur la hiérarchisation des couches sociales et des ethnies et sur
l'acceptation, de la part de certains, de leur infériorité 178. Pour plus
de détails sur ces raisonnements, je renvoie aux livres du Premier
ministre et à ses nombreux discours (Mohammad Mahatir, 1970 et
1986).
D'où la nécessité de cacher les séropositifs et les malades,
identifiés à toxicomanes, prostituées et fornicateurs, « les déchets de la
société» (sampah masyarakat) comme on les nomme souvent et
comme ils se nomment, ironiquement, d'eux-mêmes - sans toutefois
les brûler, comme le suggèrent certains imams. De même, le
gouvernement cache les immigrés exploités, le surendettement des
ménages garanti par des banques peu transparentes, l'appauvrissement
de l'environnement résidentiel urbain et d'autres conséquences de sa
politique visionnaire 179.
Une dernière remarque s'impose. En Malaysia - un des premiers
producteurs mondiaux de préservatifs - s'effectue un dédoublement
entre production et utilisation qui n'est pas sans rappeler la fabrication
et la vente d'armes: un pays fournit aux autres des instruments de
destruction qu'il n'utilise pas, ce qui nous ramène aux idées
d'expansionnisme. Le préservatif, intrinsèquement mauvais pour les
Malaysiens, est bon pour le reste du monde. Par cette prise de
position, la Malaysia, et surtout les représentants malais du pouvoir
dont cette attitude découle, se démarque - pratiquement - du reste
des nations de l'Asie et du monde.
178 Il peut paraître exagéré d'attribuer au préservatif une valeur symbolique aussi élevée.
Mais cet instrument du contact sans échange touche le cœur de constructions symboliques
sociales dont les liquides corporels, et le corps en général, sont des symboles fondamentaux.
Françoise Héritier a amplement développé cette pensée ( Héritier, 1992, 1994, 1996).
179 À la lumière de la grande crise asiatique, commencée en juillet 1997, on est tenté de
remarquer que ce n'est pas uniquement dans la santé publique que la politique de prévention
s'avère être la plus efficace et la moins coûteuse.
223
Pourquoi le sida doit-Ii rester invisible en Malaysia?
La résistance du citoyen
Il me semble inévitable de conclure que le gouvernement
malaysien, prétextant de composer entre les oulémas et les ÜNG,
impose par la force une vision des choses où le maintien du binôme
idéologique islam-pouvoir prime sur les états d'urgence, comme
l'épidémie de sida.
Les journaux, principal véhicule d'échange entre le
gouvernement, sa vision du monde, sa politique et le citoyen, offrent
une image du sida assez univoque: une maladie mortelle, honteuse,
concernant surtout ces « populations à risque» qui poussent, tels des
cancers, dans une société essentiellement saine et moralement solide.
Le choix qui est offert au citoyen est donc de se classer ou bien parmi
la majorité saine ou bien parmi les vicieux - dans ce cas, on l'invite à
passer un test, on le renseigne sur les structures de soins existant, on le
rassure sur le fait qu'il peut toujours se racheter, on le livre aux mains
des ÜNG, etc. Quant à l'attitude à tenir envers les personnes
contaminées, elle oscille entre une tolérance apitoyée et une mise à
l'écart.
De toute évidence, les Malaysiens ne peuvent pas bien réagir à
ces propositions. D'un côté, la charge de culpabilité et d'exclusion
qu'elles détenninent est insoutenable. S'avouer vicieux peut impliquer
une exclusion de la société humaine à jamais, même après la mort ;
une exclusion de son système de reproduction, certes, mais aussi de
son système de production, étant donné que le secret médical n'est pas
respecté - par exemple - par de nombreuses entreprises et,
systématiquement, par les recruteurs de main-d'œuvre étrangère.
L'aveu de la séropositivité et de la maladie est donc en soi une
menace et les Malaysiens s'en défendent en fuyant les structures
publiques. Dans un des deux pays les plus riches d'Asie du Sud-Est, le
manque de pluralité dans les instruments de l'infonnation se joint au
petit nombre de structures territoriales pour détourner un grand
nombre de malades des services à leur disposition.
224
Pourquoi le sida doit-il rester invisible en Malaysia?
«( Le sida est un assassin. Aimez votre famille. vitez la drogue et la luxure. » Une
des plus anciennes campagnes officielles d'affichage, la seule qui était visible dans
l'État de Kedah en 1997.)
---- - . ".--- - --
KIS HIV DI MALAYSIA
(1985 - 31/8/1996)
1985 0 0 0
1986 4 .:: 1 : 1
1987 5 1 1
1988 23 3 2
1989 183 4 4
1990 662 1 11
1991 1,686 21 14
1992 2,417 30 21
1993 2,516 4a 29
1994 3,376 72 68
DR I:tARRISSON 1995 3,546 142 142
...w.alilit-a D1udai:l 1996 2,823 170 143
dijangkltl MlV
Jumlah 17,241 501 426
---------------------------'
(Berita Harian, 4 novembre 1996: deux images de femmes: une femme droguée
illustre le tableau statistique de la progression de l'épidémie, tandis que la vice-
ministre de la Santé Harrisson Aziz Shahabudin, voilée à la malaise, déclare:
« ... Iesjeunes femmes sont frappées par le virus VIH ».)
225
Pourquoi le sIda doit-Il rester invisible en MalaysIa?
Références bibliographiques
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1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
ANALYSE DE LA CAMPAGNE
DE PRÉVENTION À TAIWAN
Évelyne MlCOLLIER
180 Les Échos de la République, 11/03/99. « Les Échos» est une revue officielle bimensuelle
diffusée à l'étranger dans plusieurs langues, qui se fait l'écho du discours gouvernemental. Je
citerai dans ce chapitre la version française de la revue.
Analyse de la campagne de préventIOn à Taiwan
rendent la situation sociopolitique taiwanaise exceptionnelle 181. L'île
organise donc la campagne de lutte contre le sida d'une manière plus
indépendante que d'autres États qui ont des droits mais aussi des
obligations vis-à-vis de l'ONU. Taiwan cherche tout de même à se
conformer aux consignes internationales pour des objectifs de santé
publique, mais aussi pour des mobiles diplomatiques.
Il faut rappeler que l'île a été colonisée par les Japonais pendant
50 ans au XXe siècle (1895-1945) ; la majorité de la population est
chinoise composée de perSOlmes venues du Sud-Est de la Chine en
particulier de la province côtière du Fujian par vagues migratoires
successives importantes depuis le XVIIe siècle.
Les données utilisées sont le résultat d'une enquête
ethnographique menée auprès d'organisations sociales engagées dans
la lutte contre le sida et du département de la Santé 182.
187 Synthèse des mesures de contrôle de l'épidémie du VlH/sida, cf PubliC Health in Taiwan,
1997: 61-63.
233
Analyse de la campagne de préventIOn à Taiwan
prévention à tous les niveaux administratifs 188 Les réponses
nationales font partie intégrante de la planification étatique qui
s'adresse aux secteurs public et privé, à la collaboration civile, aux
écoles. Les réponses institutionnelles et hors institution doivent être
harmonisées.
À Taiwan, les personnes engagées dans la prévention peuvent
appartenir à plusieurs catégories de population : les personnes
contaminées, si elles s'organisent en associations efficaces et
travaillent en coordination avec le gouvernement promoteur de la
campagne officielle; les travailleurs sociaux; les groupes religieux
bouddhistes ou chrétiens; les hommes politiques, qui cependant,
ntosent pas devenir les meneurs de la campagne à cause des enjeux
électoraux; enfin, les professionnels de la santé.
191 « Taiwan Report: The Non-profit Sector in Taiwan: Current state, New Trends and
Future Prospects », January 1998.
192 Le président de « l'Association de République de Chine pour le contrôle du sida» affirme
que la prévention fait aussi partie des objectifs.
235
Analyse de la campagne de prévention à Taiwan
Internet et une ligne d'urgence. Les principales ~ctions consistent à
organiser des formations, à utiliser les différents médias pour
informer, à faire des distributions gratuites de préservatifs dans des
lieux publics (gares de Taipei et de Taizhong), et dans des lieux ciblés
tels que les lieux de rencontre pour les homosexuels (bars, boites de
nuit), à diffuser de la documentation, par exemple la revue publiée par
l'association, à des groupes tels que les associations d'homosexuels et
de prostituées.
« L'Association de République de Chine pour le contrôle du
sida» (Zhonghua minguo aizibing xiehui) est l'autre branche de
l'association fondée en 1992 qui s'est divisée en deux organisations en
1995. Son orientation est plus médicale par le nombre de membres qui
exercent des métiers médicaux et paramédicaux, par sa revue destinée
principalement au personnel de santé et par ses objectifs qui
concernent le traitement et l'accompagnement des malades mais aussi
la prévention. L'équipe est constituée de médecins et de volontaires.
L'association a une antenne à Taipei et une à Gaoxiong, deuxième
ville et premier port de Taiwan, située au sud-ouest de l'île. Elle édite
une revue mensuelle, « Prévention et traitement du sida» (Aizibing
fangzhi jilron), qui est distribuée aux membres, à des personnes et à
des institutions abonnées comprenant les bibliothèques, les facultés de
médecine, les Instituts de Santé Publique et les structures de santé.
Le président de l'association, médecin et professeur qui s'intéresse
aussi aux sciences sociales, dirige la division de Virologie clinique à
l'hôpital général des Vétérans de Taipei. Il participe à des colloques
internationaux sur le sida et effectue à Taiwan un travail de formation.
Des séances d'information sont organisées pour les militaires, les
étudiants, les hommes d'affaires, les travailleurs migrants philippins et
thaïs sur leur lieu de travail. Une ligne téléphonique d'urgence a été
mise en place: l'assistante du président est chargée de répondre aux
appels.
L'üNG « Atelier de l'Espoir» (Xiwang gongzuofang) fonctionne
dans le cadre de la « Société de Médecine Préventive », une
association académique comptant parmi ses membres de. nombreux
chercheurs et professeurs travaillant dans le domaine médical, en
particulier celui de la santé publique. Cette association ne s'occupe pas
exclusivement du sida mais de tous les problèmes de santé considérés
comme prioritaires: dépistage des cancers, campagne anti-tabac, etc...
Xiwang gongzuofang s'occupait en particulier des soins aux patients
236
Analyse de la campagne de prévention à Taiwan
mais est sur le point de limiter les actions dans ce domaine. Une
« maison thérapeutique» avait été créée mais le projet n'a pas abouti.
Un groupe catholique va prendre le relais car il possède déjà les
locaux; s'il n'est pas nécessaire de louer, le projet, qui rencontre de
fortes résistances de la part du voisinage, a plus de chances d'être
réalisé.
Des activités de prévention par l'information, l'éducation et la
distribution de préservatifs ont lieu à Taipei à l'occasion de la Journée
Mondiale de Lutte contre le sida, le 1er décembre, depuis l'année 1995.
Elles sont organisées principalement par « l'Atelier de l'Espoir» avec
des financements du département de la Santé et le soutien de
l'association académique de médecine préventive.
Une ONG « Défense des droits des patients séropositifs de
République de Chine» s'occupe des questions juridiques. Liée à
l'association « Atelier de l'Espoir» par son secrétaire qui y travaillait
auparavant et par les relations qu'entretiennent les deux organisations
en menant des actions conjointes, sa raison sociale est d'obtenir des
services médicaux appropriés et le droit au travail. L'association lutte
pour que les patients séropositifs puissent recevoir une indemnité de
handicap comme c'est le cas en France par exemple. À Taiwan, les
patients ne bénéficient pas de cette indemnité : la « loi sur les
handicaps» n'inclut pas le handicap dû au VIH.
Concernant le projet de « maison thérapeutique», j'avais pu
m'entretenir avec la directrice du « Bureau des Maladies
Transmissibles» fangyi weisheng shu : « Le département de la Santé a
financé une ONG pour fonder une « maison» destinée à héberger les
personnes séropositives : d'une part, les difficultés posées par le
voisinage et les habitants due à une chute des prix de l'immobilier
dans le quartier ont entravé la réalisation du projet; d'autre part, ce
système d'hébergement n'est pas très adapté au contexte chinois.
Comme peu de personnes à Taiwan ont besoin de ce type de structure,
le département encourage les patients à être suivis dans le cadre
familial comme pour une autre maladie... »
Il faut souligner l'importance du rôle de la famille dans les soins
aux malades en général : dans les conceptions traditionnelles de la
maladie, si l'un des membres de la famille est malade, c'est toute la
famille qui est affectée. La famille apporte son soutien pour le
traitement qui doit conduire dans la mesure du possible à une guérison
rapide de manière à rétablir l'harmonie familiale. À Taiwan, les
237
Analyse de la campagne de préventIOn à Taiwan
politiques sanitaires portent des traces de la tradition ; elles délèguent
une partie des soins assurés en Occident par les infirmières à des
femmes de la famille, les mères, épouses ou sœurs. Datant de
l'introduction de la médecine occidentale moderne xiyi par les
missionnaires au XIXe siècle, l'existence de la profession d'infirmière
dans le système de santé est relativement récente dans l'histoire de la
Chine : la première infirmière missionnaire est arrivée en 1884. Le
ministère de l'Éducation a incorporé la formation d'infirmière dans le
système d'éducation en 1935 193.
La plupart des malades du sida sont aidés et soutenus par leur
famille, assure Su Yi-hung, infirmière en chef à l'hôpital général des
vétérans de Taipei, structure sanitaire assignée au traitement et au
dépistage du VIH/sida par le DOH. S'appuyant sur une expérience
acquise auprès d'une centaine de patients ces treize dernières années,
elle affirme que 90 % des familles sont prêtes à soutenir leur proches
affectés p&r la maladie, les hommes étant plus distants et moins
engagés que les femmes (Les Échos, mars 1999). D'une part, selon des
sources etr..nographiques recueillies par nos soins, les personnes
séropositives ne révèlent pas, pour la majorité, !eur statut sérologique
à leur entourage quand l'infection est en phase asymptômatique.
D'autre pa..t , j'ai constaté au terme de visites régulières effectuées dans
un hôpital de Taipei que même en cas d'hospitalisation, les malades du
sida ne reçoivent pas toujours la visite de membres de leur famille.
Ainsi, la proportion de 90 % des familles prêtes à soutenir leurs
proches malades du sida avancée par Mme Su me paraît largement
surévaluée. Les propos de Mme Su rapportés dans Les Échos de la
République de Chine - revue officielle - doivent donc être
considérés avec précaution.
Efforts conjoints de prévention : l'éducation sexuelle généralisée
en 1998
La Fondation privée médicale (Xingying) « Centre d'éducation
sexuelle et familiale» (jiating shenghuo yu xingjiaoyu zhongxin) a
pour raison sociale la conception et le développement des programmes
d'éducation sexuelle. Elle collabore pour les recherches et l'acquisition
de documents avec le département de la Santé bailleur de fonds et
avec le « bureau des Affaires sociales» du ministère de l'Éducation
(jiaoyu bu shehuiju). Les professeurs et les directeurs qui désirent
194 Sur la méthode KABP, cf Scrimshaw S.C.M. et al. 1990 (article de synthèse) et 1991
(manuel). Ce manuel a été conçu pour l'unité de recherche en sciences sociales et
comportementales du programme global sur le sida de l'OMS « Organisation Mondiale de la
Santé ». La méthode KABP est utilisée pour étudier les facteurs sociaux liés à la transmission
du VIH. Elle fait partie d'une méthodologie complète, outil d'évaluation et de planification en
matière d'éducation sanitaire, appelée « AlOS Rapid Anthropological Assessment
Procedures ».
239
Analyse de la campagne de prévention à Taiwan
Une communication présentée à la conférence « Les relations de
genre dans une société en transition» en 1988 montre l'importance, la
signification, les objectifs et la mise en place de l'éducation sexuelle à
Taiwan, et analyse 31 articles portant sur le sujet publiés entre 1977 et
1988 195. Cette synthèse passe en revue quatre aspects : la
connaissance et les représentations de la sexualité, les comportements
sexuels, et l'éducation sexuelle.
La recherche révèle que:
1) la connaissance de la sexualité est en général très insuffisante,
et qu'elle se transmet principalement par les pairs;
2) le soutien en faveur de l'éducation sexuelle est couramment
exprimé, mais les attitudes vis-à-vis de la sexualité prémaritale sont
encore conservatrices, bien qu'une ouverture se manifeste
progressivement;
3) les étudiants manquent de connaissances sur les relations
sociales avec le sexe opposé, la biologie des organes reproducteurs et
des pratiques sexuelles, et la psychologie de la sexualité.
En septembre 1998, la fondation Xingying diffuse les résultats
d'un sondage récent portant sur les comportements sexuels auprès des
jeunes. La première source d'information sur la sexualité est livresque
(34 %), la seconde est scolaire (17 %) ; la troisième manière de se
documenter est l'échange entre partenaires sexuels (13,3 %), la
quatrième l'échange entre amis ou camarades de classe (12,8 %) ; la
dernière source d'information émane des parents (7 %) 196.
200 Littéralement, « Près de l'Oreiller », titre d'un roman érotique japonais classique.
242
Analyse de la campagne de prévention à Taiwan
Le style graphique des mangas japonais, une manière populaire
de représenter des aspects de la vie quotidienne sous la forme de
bandes dessinées humoristiques, imprime sa marque dans les images
de la campagne de prévention; à Taiwan comme au Japon, les mangas
sont très populaires et leur succès peut en faire un support idéal pour
la diffusion de messages éducatifs 201. Le style de la présentation vise
à mobiliser un lectorat aussi large que possible en utilisant le style et
le graphisme familiers du médium imprimé le plus lu dans la culture
populaire. Au Japon, les homosexuels hommes et femmes, les
féministes, les survivants de la bombe A, les écologistes, les
politiciens conservateurs, les groupes paramilitaires d'extrême-droite,
le ministère de l'Éducation, et les nouvelles sectes religieuses, ont tous
usé de mangas pour communiquer les messages au public dans un
format populaire et accessible (Buckley, 1996).
La perception du lecteur taiwanais est similaire à celle que S.
Buckley (1997 : 275) constate chez le lecteur japonais: « dans le
contexte des publications sur le sida, le style manga est le choix
stratégique d'une forme familière, accessible et non aliénante; grâce à
ces images, le lecteur japonais procède à une identification non pas
avec l'Autre mais avec le Soi ».
3) Dans la plupart des pays engagés dans la campagne de
prévention et d'information, les rituels de commémoration ont lieu à
l'occasion de la Journée Mondiale de Lutte contre le sida et prennent
des formes culturelles spécifiques. Panni les activités organisées le 1er
décembre à Taiwan, la cérémonie fang shuideng littéralement « mettre
les lanternes à l'eau », commémore les personnes décédées du sida et
adresse une prière d'espoir aux personnes séropositives ou
malades 202. Elle existe à Taiwan depuis 1994. Elle révèle un univers
à la fois traditionnel et contemporain mis en scène par des rites et des
symboles. Ce rituel a lieu dans l'intimité des patients, de leur famille et
des personnes solidaires qui gravitent autour des associations
activistes. Il faut préciser que certaines familles ignorent la
séropositivité de leur proche et ne sont donc pas présentes. Les
201 Cf usage des mangas au Japon pour la diffusion des messages éducatifs, cf. Buckley, S.
1997.
202 J'ai pu observer cette cérémonie lors des activités du lor déc. 1997. Contexte : 29 déc.
1997 (17h-18h30, crépuscule) ; elle a lieu dans la banlieue de Taipei quelque part sur les rives
de la rivière Yu-non; l'association « Atelier de l'Espoir Il a obtenu l'autorisation d'organiser la
cérémonie depuis 1994.
243
Analyse de la campagne de prévention à Taiwan
journalistes et le public ne sont pas admis: les personnes séropositives
redoutent d'être identifiées et de devenir objets de stigmatisation.
Les lanternes en forme de fleur de lotus renvoient à des pratiques
bouddhiques. Elles ne sont pas utilisées de la même manière dans les
rites funéraires de la religion populaire à Taiwan, la religion de la
majorité de la population. Les lanternes sont blanches pour les morts
et roses pour les personnes séropositives ou malades. Le blanc est la
couleur traditionnelle de la mort en Chine. Les séquences rituelles
efficaces consistent à jeter une par une les lanternes animées d'une
flamme dans la rivière au crépuscule, à les regarder dériver à partir du
lieu où elles ont commencé leur voyage et à les remettre dans le
courant si elles s'amarrent trop près du lieu de départ, espace rituel
délimité par la présence des vivants.
Ces séquences autorisent à avancer l'hypothèse que les personnes
séropositives ou volontaires engagées dans la lutte contre le sida,
interprètent la mort du sida comme un phénomène de « malemort». Il
est nécessaire d'éloigner cette mort des vivants. Le rituel a pour
fonction d'empêcher les morts de revenir nuire aux vivants sous la
forme d'âmes errantes ; ces représentations de la mort accidentelle,
anormale, prématurée s'enracinent dans la religion populaire et en
particulier pour ce point dans des formes populaires du bouddhisme
qui font partie intégrante de la religion populaire.
Deux aspects a priori contradictoires méritent d'être soulignés
pour comprendre les représentations qui sous-tendent ces pratiques
rituelles:
- D'une part, le rituel commémore les personnes qui sont mortes
du sida ; fête funéraire internationale et revendicative, l'un de ses
objectifs est, par la commémoration, de participer à la lutte contre le
sida en sensibilisant l'opinion publique, en rendant publiques la
détresse et les affres de la vie quotidienne des personnes contaminées
menacées de mort biologique par la maladie, de mort sociale et
symbolique par la stigmatisation sociale dont elles sont la cible
privilégiée dans de nombreux pays. Même si, dans les pays où la
campagne a porté ses fruits, les conditions de vie, de traitement et de
prise en charge s'améliorent, le risque d'exclusion reste présent et donc
a fortiori dans lç:s pays où la campagne a été plus que discrète et s'est
focalisée sur les « groupes dits à risque» jusqu'à très récemment.
- D'autre part, si le rituel observé est sous-tendu par une
rationalité qui relève des pratiques et des représentations associées au
244
Analyse de la campagne de préventIOn à Talwan
phénomène traditionnel de la « malemort », ces personnes portent la
honte qui affecte les proches ou la famille de ces morts. Ils perçoivent
alors cette mort non naturelle comme néfaste pour le groupe, de
mauvais augure. Le rituel est un moyen d'éloigner la « malemort »
pour retrouver l'harmonie de la vie familiale ou communautaire.
Dans le contexte de ce rituel de commémoration, peut-on parler
de « malemort »? La mort par la contamination du VIH est-elle un cas
de « malemort »? Si la réponse est positive, les participants et les
initiateurs du rituel ne seraient donc pas affranchis des représentations
traditionnelles. Le rituel de commémoration serait alors révélateur de
ruptures au sein de plusieurs systèmes de représentations, d'une vision
du monde traditionnelle en mutation constante dans ces groupes de
personnes militant pour la lutte contre le sida qui mettent en cause des
tabous importants liés à la sexualité, revendiquée alors comme non
normative, et à la mort.
Pour conclure d'une manière pragmatique, les principales lacunes
de la campagne officielle de prévention méritent d'être énumérées:
1) Le département de la Santé est critiqué pour ne pas cibler les
femmes, ce qui explique en partie le nombre très réduit d'infections
par le VIH recensées chez les femmes qui constituent seulement 7 %
du nombre total des personnes contaminées déclarées à Taiwan alors
que la tendance épidémique est hétérosexuelle. Depuis deux ans, des
mesures sont prises pour mieux informer les femmes : des messages
éducatifs spécifiques sont diffusés par des affiches, des tracts et des
publications. Les messages éducatifs n'étaient pas destinés aux
femmes à l'exception des femmes prostituées jusqu'en 1996. Les
femmes sont moins informées que les hommes sur la sexualité en
général et sur les MST et le sida en particulier. La perception des
femmes au foyer notamment qui se pensent invulnérables au risque
d'infection par le VIH, a été renforcée par une campagne de
prévention qui ne s'adresse pas à elles. De manière similaire au Japon,
les stratégies de prévention de la politique officielle et des matériaux
éducatifs tendent à éloigner la mère et son corps, gardienne du cœur et
du foyer de la famille japonaise, de tout risque de contagion (Buckley,
1997: 289).
En 1998, le département de la Santé envisage d'encourager, à
l'aide de programmes d'information et d'éducation appropriés, les
femmes enceintes à se faire dépister sur la base du volontariat. M. L.
Hsu et S. J. Huang (1997) concluent en s'appuyant sur les résultats de
245
Analyse de la campagne de préventIOn à Taiwan
leur étude, le premier sondage approfondi sur le sida destiné à la
population dans son ensemble, que les groupes sociaux les mieux
informés sur le sida sont ceux qui ont le plus de contacts
interpersonnels et bénéficient d'un réseau de relations sociales au sein
duquel les informations circulent. Le sondage révèle que les femmes
constituent le groupe de population le moins informé.
2) Les clients transmettent le sida aux prostituées et ce n'est pas
systématiquement l'inverse, préjugé qui prévaut parmi les officiels de
la santé qui ne ciblent pas les clients. Pour pallier cette faiblesse, des
documents vidéo produits dans le cadre de la campagne officielle de
prévention montrent une prise de conscience de ce problème. Par
exemple, dans l'un de ces documents, un homme marié tergiverse
avant de rendre visite à des prostituées puis hésite à utiliser un
préservatif dans la situation à risque. Le message éducatif est destiné
au client qui prend conscience progressivement du risque. Le Quilt
contribue également à promouvoir cette nouvelle orientation de la
campagne de prévention (voir photo).
3) La campagne est menée activement seulement à l'occasion de
la Journée mondiale de lutte contre le sida pendant un mois (mi-
novembre, mi-décembre). Les articles sur le sida dans la presse écrite
paraissent pour la plupart en décembre. Les actions de prévention
médiatisées sont prévues à cette date.
4) Les médias, en particulier la télévision, principal lI!édium cité
comme source d'information sur le sida, sont sous-utilisés. Les
journaux donnent cependant des informations plus détaillées du
problème que la télévision203 .
5) La question de la confidentialité du dépistage reste posée.
Selon la publication du DüH (1994), assurer l'anonymat fait partie ries
stratégies futures pour améliorer le contrôle de l'épidémie. Or, dans les
publications ultérieures, aucune mention n'est faite à ce sujet. Selon
des informateurs, la condition d'anonymat n'est pas strictement
respectée. Les hôpitaux assignés par le DüH doivent établir des
fichiers nominatifs sous couvert de confidentialité. L'argument officiel
en faveur de cette mesure· est que si le patient reste anonyme, la
distribution gratuite de médicaments peut devenir l'objet de gaspillage
ou de recherche de profit par le développement d'un marché noir.
(Détail d'un panneau dont le texte est en anglais. Les deux caractères yongxin
signifient « avec le cœur ». Il faut rappeler que dans la tradition chinoise, le cœur est
le siège de l'esprit, des émotions et des sentiments. )
247
Analyse de la campagne de prévention à Taiwan
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Hua University.
251
Troisième Partie
Soizick CROCHET
Remarques préliminaires
Une théorie des groupes?
Les termes de « groupe» et « communauté» désignent tous deux
« plus d'un individu» et posent des problèmes similaires de définition,
parce qu'ils sont en eux-mêmes vides de sens 207. Mais ils n'ont pas la
même histoire et connaissent des succès différents. Les médias, depuis
quelques années, propagent à longueur de journée les expressions
« communauté scientifique» (ou médicale, etc.) ou « communauté
internationale ». Dans leur contexte d'énonciation, ce vocable
démonétisé recouvre à la fois les unités les plus discrètes, des
« groupes» professionnels et l'ensemble le plus large et le plus
anonyme, « le monde ». Le discours de l'aide internationale reflète
cette tendance, mais il p'..lise aussi une partie de ses notions dans les
théories des sciences sociales 208. Or, d'une part celles-ci n'échappent
pas aux phénomènes de mode, d'autre part anthropologues ou
ethnographes ne sont pas toujours exempts de manque de rigueur dans
leurs descriptions ou analyses. Les milieux académiques eux-mêmes
recourent de plus en plus souvent à une acception de sens commun du
terme. Qu'ils fassent plus tard amendable honorable ou que leurs
théories soient ensuite invalidées, celles de leurs idées les plus utiles à
la marche des opérations de développement continuent d'être
indéfiniment reproduites. Ainsi en est-il du concept de communauté.
Nous l'évoquerons d'abord sous deux aspects : celui de sa définition
par les sciences sociales et celui de son usage institutionnel.
L'indéfinissable communauté
En sciences sociales, le débat a plus d'un siècle. Le courant
évolutionniste définissait la communauté comme une entité différente
de la société. Tonnies en particulier opposait la communauté, rurale,
conviviale, globalisante et de petite taille, à la société industrielle,
207 A l'instar de ce qui s'est passé pour le terme de « communauté », le travail de définition,
par la sociologie, du concept de « groupe» (réorganisé par exemple en séries d'oppositions
désignant « groupe primaire/secondaire» ou « groupe nominal/groupe réel» etc...) a donné
lieu à de multiples théories concurrentes (COOLEY, G., 1909; GURVITCH, G., 1950;
MERTON, R., 1953; ANZIEU, D. & MARTIN, J. Y., 1969... ).
208 OLIVIER DE SARDAN, 1. P. (1995 :101-102) sur « le . dispositif
populisme/anthropologie/développement ».
256
L'obligation communautaire
large ensemble anonyme et fragmenté 209. Implicite, le raisonnement
selon lequel les petits groupes, et particulièrement les villages, se
caractériseraient par des relations d'entraide et de partage, ne
résisterait pas à la simple observation et a été régulièrement
dénoncé 210. Cette· vision nostalgique d'un âge d'or des relations
humaines continue cependant d'animer la réflexion des développeurs:
« the communities have existed, the villages have existed, for a long
time, because there has been harmony within the community» 211.
D'autre part, toujours selon les théories des débuts de la sociologie, le
passage d'un type de société à un autre s'accompagnerait
inéluctablement d'une dilution ou disparition des « liens
communautaires» 212. C'est ainsi qu'au Cambodge on entend souvent
dire (par les travailleurs sociaux) que la communauté existait
autrefois, mais qu'elle s'est affaiblie ou a disparu sous le régime des
Khmers Rouges 213. En Thaïlande, c'est le passage à l'économie de
marché qui est accusé de « détruire la vie communautaire» 214.
Par ailleurs, une communauté est-elle une entité géographique?
un « ensemble populationnel cohérent» 215? Une liste de 94
définitions fut publiée par Hillery 216 en 1955. L'anthropologie
américaine, après 40 ans d'investigation, venait de produire un nombre
considérable d'études de « communautés» géographiques (rurales ou
de quartier) ou culturelles (corporations, ethnies) sans pouvoir décider
ce qui pouvait les fonder: leurs dimensions. physiques?
institutionnelles? relationnelles? Aussi les sociologues des années 60
finirent-ils par abandonner le concept, en partie « because they
doubted the value of studying something which could not be
245 Rapport de la conférence de l'Asean Task Force on Aids à Singapour, 18/12/96. Les
limites géographiques imparties à « l'Asie» diflèrent d'un organisme à l'autre. Dans sa plus
grande acceptation, elle inclut l'Inde (850 millions d'habitants), la Chine (1 milliard 134
millions) « le reste de l'Asie et les îles» (683 millions), soit 2 milliards 667 millions de
personnes, plus de la moitié de la population du globe.
246 National Center for Derrnatology, STD and HIV/AIDS, Ministry of Health, Phnom
Penh, décembre 1998.
247 National AIDS Review (1997 : V).
248 National Center for HIV/AIDS Dermatology and STD, Ministry of Health, Press Release,
décembre 1998.
249 FABRE-TESTE, B. et al. (1997 : 31).
250 BROWN, J. C. (1997: 1).
251 MYERS, N. (1997: 4).
263
L 'obligation communautaire
Pour le moment, le petit nombre de cas reconnus de sida continue
de cacher à la population la gravité de la situation : l'épidémie
demeure encore invisible. Connu des Cambodgiens sous sa forme
anglicisée de « Ed» le sida est considéré comme une maladie
vénérienne et en général identifié à la syphilis (svay krap). Si l'impact
des campagnes d'information à Phnom Penh et dans les principales
villes, mais surtout les premiers décès, y ont fait prendre conscience
depuis un an ou deux qu'il s'agissait d'une nouvelle pathologie 252, en
milieu rural (soit plus de 80 % de la population) on continue de
hausser les épaules: « c'est le svay krap, dit-on, mais avec un nouveau
nom, comme le reste. » En effet, depuis vingt ans, la langue khmère a
connu plusieurs révolutions et impositions de néologismes. Le sida a
été considéré comme le retour de la syphilis, rebaptisée dans le
contexte de l'explosion de la prostitution pendant le séjour des casques
bleus· et de la présence des étrangers 253. Plus de 90 % des
contaminations surviennent lors de rapports hétérosexuels 254. Mais,
comme le font apparaître les recherches de Maurice Eisenbruch, le
principe de causalité du svay krap doit davantage à la transmission des
mérites et démérites par les lignées ascendantes qu'à l'action d'un
agent microbien sensible aux interventions de santé publique 255.
Enfin, comme dans la plupart des pays du sud, les moyens
manquent pour faire face à l'épidémie. En 1995, le montant alloué au
ministère de la santé ne représentait que 4,8 % du budget national. En
1997 il était moindre encore, ne permettant de dépenser que moins
d'un dollar par habitant et par an 256. La Thaïlande, au début des
années 90, réservait le double de cette somme aux seules activités de
prévention du sida 257. Le méme investissement au Cambodge
nécessiterait 20 millions de dollars, soit quatre fois les ressources
252 Lors d'une enquête de type CAP, 92 % d'adolescents dirent que « le sida ne peut être
guér: » (SOLIM, L. et al., 1997: 1).
* 22 000 agents, civils et militaires, de la mission électorale et de maintien de la paix de
('Autorité Provisoire des Nations Unies au Cambodge (Apronuc), de fin 1991 à 1993.
253 GREIG, A. (1996 : 12). En fait, l'examen des sérotypes suggère l'extension d'une
épidémie régionale plutôt que son introduction depuis un autre continent (SOEPRAPTO, W.
et al. (1995).
254 National Aids Review (1997: V).
255 EISENBRUCH, M. (1997).
256 Ministry of Health/WHOINGO (1998: 5).
257 MECHAI, V. et al. (1993: 18).
264
L'obligation communautaire
jusqu'alors mises en œuvre 258. Or, après le coup d'État de 1997,
l'instabilité politique a bloqué les mécanismes d'attribution budgétaire
et l'économie s'est effondrée. La dépendance du ministère de la santé à
l'égard des organisations internationales est totale.
Poids des organisations internationales et ONG
Le Cambodge (11 millions d'habitants) connaît peut-être la plus
grande concentration d'organismes d'assistance au monde, en dehors
des contrées affectées par une crise aiguë (famine, tremblement de
terre...). Le chiffre de 118 organisations internationales et ONG
étrangères en 1997 ne reflète pas complètement la réalité, plus proche
sans doute de 200. Le total de leurs dépenses atteignait 130 millions
de dollars en 1996 259. A cette somme il faut ajouter celles allouées
par les organisations internationales (Banque asiatique de
développement, Banque mondiale, FMI) et l'aide multilatérale
attribuée chaque année par un comité de 33 pays donateurs. En février
1999, le gouvernement s'apprêtait à leur demander (et à recevoir) 1,35
milliard de dollars pour trois années d'exercice, ce qui représentait
40 % du budget de l'État. Dans le domaine du sida, l'ensemble des
ONG, des agences des Nations unies et de l'aide bilatérale a déboursé
7,3 millions de dollars de 1993 à 1997, tandis que le gouvernement
cambodgien allouait 15 000 dollars au Programme national sida en
1995-1996.
Mais la quasi-totalité (80 %) de ces fonds est reversée aux
ONG 260. Les fonctionnaires du ministère de la santé, dans cette
situation, s'estiment pris au piège: les organisations étrangères
possèdent les moyens d'agir et complètent leurs salaires, aussi leur est-
il impossible de les ignorer et de ne pas se plier à leurs façons de
faire: « If the AIDS epidemic increases quickly, it is because of the
lack of flexibility from the donors. (...) We are paid by the donors to
achieve their agendas and the programme is not our programme»
disent-ils 261. Il n'est un secret pour personne, au Cambodge, que les
rivalités entre agences pour l'accès aux ressources (budgets, personnel,
voire « populations-cibles »...) compromet gravement la possibilité de
freiner l'épidémie: « The primary end response is for each
organisation to go its own way to accomplish their objectives, to be
267 Jewkes et Murcott le traitent d'ailleurs comme une « folk category» (1998 : 844) c'est-à-
dire un objet d'investigation ethnologique.
268 C'est-à-dire « des ensembles de phénomènes ne partageant entre eux qu'un air de
famille. » (SPERBER, D., 1982: 34).
269 WHO (1997). Dans les paragraphes suivants, nous indiquerons la provenance de quelques
appellations, sauf lorsqu'elles proviennent de documents non identifiables (transparents
distribués lors de séminaires...) ou lorsqu'elles se retrouvent dans les textes de plusieurs
organisations différentes.
270 UNAlDS (1998, 1. 3).
271 MULDER, N. (1997: 82).
272 MUNZ, M. (1996: VI).
267
L'obligation communautaire
« les gens », comme cet expert français: « La communauté? C'est...
comment dire ?. la base. Les gens en général. Et il faut trouver des
canaux pour arriver le plus bas possible» 273.
Cette version coïncide, d'une part, avec la conclusion à laquelle
aboutit Hillery : les. 94 définitions recensées au terme de ses travaux
ne possédaient en commun que de concerner « des gens» 274. En
outre, les expressions de « base» et de « plus bas» recoupent le
vocabulaire en vigueur dans les années 1970 et 1980 au Cambodge,
lorsque les cadres de la révolution ou du Parti cherchaient à éduquer
« la base» (moulathan) et « descendaient» la rencontrer (choh
moulathan). Cette formule trouve écho dans une autre explication de
ce qu'est la communauté : « Community is the lowest level of people
in the villages» 275.
Pour les agences engagées dans la diffusion d'information sur le
sida, cette forme amorphe et anonyme de la communauté-société se
transforme en une série de « cibles» (groupes-cibles ou targets) 276 à
atteindre. D'autres termes apparaissent alors, que nous avons
regroupés dans une seconde catégorie. Il peut s'agir des acceptions
territoriales (coastal communities 277), ethniques (the vietnamese
community 278), comportementales (the heterosexual community),
habituelles lorsqu'il est question de « communautés ». DaIls des
versions plus précises on rencontre la « communauté» des utilisateurs
d'un produit (les auditeurs d'une chaîne de radio 279) ou des clients
d'un débit de boisson (( Lending video-cassettes to restaurants or
cafés is an effective way of reaching the community» 280). Des
institutions (les pagodes 281), des groupes professionnels (les
pêcheurs 282), des commerçants (a collective of bar owners 283), des
311 Archives d'Outremer (AOM). Aix-en-Provence, Fonds Indochinois A-30 (22) « Rapport
confidentiel sur le Cambodge », aôut 1874, cité par CHANDLER, D. P. (1993 : 253).
312 Commission des Mœurs et Coutumes du Cambodge (c. M. C. C. ) et BELLAN, C.
(1904), cités par DELVERT, J. (1961 : 207).
313 EMBREE, 1. (1950). Le débat sur ce concept et son application à la Thaïlande a été repris
en 1993 (HIRSCH, P. pp. 39-53).
314 CHANDLER, D. P. (1993: 104).
315 FOREST, A. (1980 : 28 et 30).
274
L'obligation communautaire
proches» 316. La coïncidence unité villageoise/unité familiale de
peuplement, relevée au siècle dernier, s'est poursuivie jusqu'avant
guerre (les années 1959-1962), ainsi que le prouvent deux
monographies de village : « Un réseau très dense de parenté unit
presque la totalité des familles de Lovea », annonce la première 317.
Et, dit la seconde: « apart from the family!household, there were no
organized groups in Sobay» 318. Vickery de son côté assure que de
tous temps « the village (...) organization was weak)) 319 tandis que,
remarquant lui aussi l'absence de terre communale, de cadastre et
d'impôt sur le sol au Cambodge, Thion estime que le « véritable noyau
du village khmer est la pagode 320. )) Un chercheur khmer, également
convaincu du « flou qui entoure la notion de « village )) khmer et (de)
son caractère réputé insaisissable )), désigne également le monastère
(et les pratiques cultuelles non bouddhistes) comme « pôle définissant
tout le réseau social)) 321. Chacun note toutefois que les temples
desservent plusieurs villages et n'appartiennent à aucun en particulier,
ce que d'aucuns ont traduit en terme de « paroisse)) liant entre elles
plusieurs « communautés)) 322.
Cette idée est contestée par une philologue khmère : « les liens de
famille représentent le seul aspect de l'instinct grégaire des Kluners.
En dépit de l'introduction récente de l'emprise des notions occidentales
de communauté, ce serait une erreur d'expliquer le noyau
communautaire khmer par une appartenance à un groupe social ou
administratif (...). L'individu khmer est lui-même et un membre de sa
famille)) 323. Lui faisant écho, Jacques Népote, au terme de ses
travaux, déclare que la société khmère est organisée sur une base
parentale, à tel point que ce modèle « finit par s'offrir comme cadre de
référence à tous les corps sociaux)) 324. Le vocabulaire en porte la
marque depuis les appellations de « papa )) et de « petit-fils )) utilisées
par Sihanouk s'adressant à ses sujets, à celles de « frère aîné n 0 1 ))
316DELVERT,1.(1961 :218-220).
317 MARTEL, G. (1975 : 199).
318 EBIHARA, M. (1990 : 20).
319 VICKERY, M. (1986: 52).
320 THION, S. (1993 : 25).
321 ANG, C. (1990: 135 et 150).
322 KALAB, M. (1968).
323 LEWITZ, (POU) S. (1974: 158).
324 NEPOTE, 1. (1992 : 107).
275
L'obligation communautaire
pour désigner Pol Pot. Les Khmers rouges ont voulu détruire la cellule
familiale parce qu'elle constituait le socle de la société khmère. Mais
l'époque révolutionnaire elle-même s'intitulait «époque papa-
maman» (samay pouk-mè) 325.
Solidarités
« On ne peut étudier la coopération et la solidarité sans étudier simultanément
le rejet et la défiance» (Douglas, M., 1989 : 1).
La permanence de ces formes «d'être ensemble» et de l'action
collective n'aurait pas été fondamentalement modifiée par la
collectivisation forcée des années 1975-1990 : les Cambodgiens
retournent à des modes de vie et de partage qui leur sont spécifiques et
que les Occidentaux ne peuvent comprendre : «ils n'aident pas
gratuitement et ne pensent pas qu'ils sont moralement obligés de le
faire» 326. Certes, l'occupation du sol a été bouleversée par les
événements de ces trente dernières années et un rapport récent
identifie trois types de structures villageoises: celui rassemblant une
ou plusieurs familles de même ligne maternelle, comme avant-guerre;
le village « mixte », auquel s'ajoutent des habitants non apparentés; le
« nouveau village », créé pour des réfugiés de retour des camps par
exemple 327. Le type d'interactions rencontrées dans' ces trois
catégories de localité diffère remarquablement, en fonction de
l'histoire du village, de la nature des liens entre ses membres et de leur
statut économique. La fomle des connexions entre villageois, assurent
ces observateurs, serait celle d'un mille-feuilles: « Dans les villages, il
y a des couches horizontales de gens qui ont des contacts étendus avec
ceux qui leur ressemblent, mais ces « couches », de type vertical, n'ont
pas de relations entre elles» 328.
Quelques-uns de ces villages ont créé des associations (de parents
d'élèves, de crédit...) mais en général une partie seulement de la
population y contribue et en bénéficie, et leur durée de vie est
éphémère 329. Quant à la possibilité de considérer la pagode comme
un centre de rassemblement des bonnes volontés, les mêmes
chercheurs, dans un autre document, écrivent : «in the eighteen
phums where we work, there is hardiy any activity outside the
340 HAMMER, cité par VAN DE PUT, W. (I999b: 10). Les returnees sont les réfugiés
revenus en 1992-1993.
341 Ü'LEARY, M. & SIMMüNS, M. (1995: 79).
342 Notes de terrain, octobre 1997.
343 Angkar : organisation. Terme qui désignait le Parti Communiste sous les Khmers Rouges.
344 Notes de terrain, octobre 1997.
345 En khmer, sahakhum somnang anathipadel : communauté de construction illégale.
279
L'obligation communautaire
d'enquête pour l'Unicef: « During the research (...) in 1991, whenever
we tried to discuss any form of collectivized strategy for dealing with
problems, for example collectives to produce handicrafts or
collectivized credit schemes, we found that people were reluctant or
outright opposed to the discussion of such plans. People seemed to
have had quite enough of collectivized forms (of production) and have
no nostalgie feelings for any aspect ofthis system» 346.
Un technicien cambodgien explique par ailleurs: « How do the
villagers understand when outsiders come in and begin to talk about
community development ? Possibly, the outsiders begin to explain as
our team did at first, « We want you to co-operate. We want you to
work together. » The people feel sick at the sound of these words.
They open their eyes wide. Do you want to bring back something like
the Pol Pot times ? (...) » 347
Les fonctionnaires, eux, conçoivent la communauté en référence
au découpage administratif. La distinction entr~ village (phum) et
commune (khum) semble quelques fois incertaine et utilisée pour
traduire « communauté» (sahakhum) « Le mot sahakhum,
communauté, existe depuis l'Apronuc. Il signifie « la population qui
vit dans les phum et les khum ». C'est un mot nouveau. Au début, je ne
comprenais pas ce que ça voulait dire» 348. Un autre expliquait :
« Sahakhum, ça veut dire l'ensemble des habitants là où il y a des
personnels de l'administration» 349. Cette définition étatique risque de
devenir une réalité, depuis l'introduction récente, en certaines
communes de certaines provinces, des Comités de développement
villageois (CDV) rebaptisés parfois par les ONG « Comités de
développement communautaire». En novembre 1997, l'Assemblée
nationale devait légiférer sur l'existence de ces Comités et leur
fonctionnement. Situés à l'extrémité d'une chaîne de commandement,
ils se trouvent sous l'autorité des Comités de développement de
district, qui eux-mêmes participent du Comité de développement
provincial, etc. Cette initiative participe d'une part du besoin de l'État
d'imposer son ordre à travers un réseau toujours plus serré d'unités
administratives, et le phénomène a déjà été analysé pour la Thaïlande
voisine. Mais il répond aussi à la nécessité de disposer d'organes sous
Conclusion
Qu'est-ce donc qu'une communauté? Cette question peut sembler
fort académique et stérile face aux problèmes urgents et dramatiques
que pose la propagation, extrêmement rapide, de l'épidémie de sida au
Cambodge. Mais lorsque des organisations médicales projettent
d'engager l'essentiel de leurs ressources dans une institution aussi
vaguement définie et au fonctionnement totalement inconnu, n'est-il
pas légitime de se demander qui, dans la pratique, va administrer les
soins, laver ou nourrir les malades ? Ce concept recouvre soit des
réalités différentes entre organisations (voire entre les membres du
personnel de la même agence), soit une réalité d'une inquiétante
évanescence. Interrogés, les responsables de programmes finissent par
répondre que la communauté c'est « les gens». D'autre part, il a été
démontré à plusieurs reprises, au cours de notre enquête, que cette
notion est le plus souvent définie et appliquée de l'extérieur, par des
intervenants ou des observateurs qui ne s'identifient pas eux-mêmes
comme membres du groupe ainsi désigné : la communauté c'est
l'autre. Plusieurs textes de la littérature consacrée à la participation
communautaire ont pourtant mis en garde contre cette tendance :
«Until people identify themselves as a community and share sorne
sense ofmutual belonging, there is no real community» 350.
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LE VIH EN CONTEXTE URBAIN INDIEN:
L'APPROCHE COMMUNAUTAIRE
Emmanuel ÉLIOT
[J 5-15 • 50-100
Depuis le milieu des années 1980, les conflits entre les deux
communautés, fréquents depuis la Partition de 1947, se sont
accentués. Au cours de l'hiver 1992/1993, par exemple, des émeutes
ont éclaté dans les grandes métropoles de l'Union, conséquence de la
destruction par des milliers d'extrémistes hindous de la mosquée
Babri, édifiée au XVIe siècle à la place d'un temple de Rama dans la
ville sainte d'Ayodhya (Uttar Pradesh actuel). Delhi, Allahabad,
Kanpur, Surat, Hyderabad mais surtout Bombay (aujourd'hui
Mumbai) ont été plus particulièrement touchées par cette vague de
294
Le VIH en contexte urbain indien
violence. Phénomène urbain par excellence, ces tensions
intercommunautaires ont contribué à accélérer le processus de
ghettoÏsation en cours depuis quelques décennies.
Majoritaire au sein des minorités indiennes, la communauté
musulmane a depuis longtemps servi de bouc émissaire aux
populations hindoues pour rendre compte du caractère insalubre de
certains quartiers des grandes villes dans lesquels elle réside.
Considérer une minorité comme responsable des maux de la société
n'est d'ailleurs pas exceptionnel à l'échelle mondiale. Dans le contexte
actuel du VIH, les musulmans sont ainsi accusés d'être les
responsables de l'introduction du rétrovirus dans l'Union et de sa
diffusion au sein des espaces intra-urbains. Impurs par excellence au
regard des hindous de haute caste, ils sont perçus comme de véritables
agents du rétrovirus.
Pourtant, il semblerait qu'un facteur épidémiologique aille à
l'encontre de cette vision hindoue. En effet, l'absence de circoncision
augmenterait la prévalence des maladies sexuellement
transmissibles 359. Elle serait peut-être un cofacteur d'ulcération des
muqueuses génitales. Des études réalisées en Afrique australe et
centrale - où la circoncision est peu répandue - montrent en effet
que les taux de syphilis sont plus élevés au sein des femmes enceintes.
Toutefois, son rôle n'est cependant pas clairement établi et il reste à
donner la preuve irréfutable que la circoncision diminue le risque de
transmission des maladies sexuellement transmissibles.
Quoi qu'il en soit, la géographie peut tenter de donner quelques
éléments d'analyse supplémentaires. Le lieu où vit une personne revêt
une importance majeure dans la probabilité d'acquisition d'une
maladie. Comme le note J. P Thouez, «la plupart des risques ne se
manifestent pas au hasard, ils sont corrélés aux schémas de l'activité
humaine» (Thouez, 1992). Le lieu n'est pas un espace neutre mais
s'inscrit dans un territoire. Autrement dit, il se trouve engagé dans un
processus d'appropriation de la part des diverses populations qui
contribuent à le caractériser. Cet aspect des travaux géographiques
n'est certes pas familier aux autres disciplines mais il permet de
montrer que les localisations ne sont pas les fruits du hasard. Même si
la géographie ne peut en aucun cas remplacer l'épidémiologie ni se
targuer d'apporter de véritables solutions, elle permet néanmoins - en
360 LALOU, R. & PICHE, V., 1994, « Migrations et sida en Afrique de l'Ouest: un état des
connaissances », Les Dossiers du CEPED, nO 128, 53 p.
296
Le ViH en contexte urbain indien
La confrontation de ces deux sources d'infonnations pennet de
tenter de dépasser le constat de corrélation fréquemment obtenu à
partir d'enquêtes dites «écologiques» 361, définissant chaque groupe
comme l'unité statistique. Par le biais des enquêtes individuelles ou
appelées «épidémiologiques» 362, on peut remonter à la cause en
considérant la personne comme unité de référence.
361 Secrétariat d'État à la Santé, 1998, « La progression de la précarité en France et ses effets
sur la santé », Haut comité de Santé Publique, février, p. 57.
362 Op. cil., Secrétariat d'État à la Santé.
363 FARMER, P., Sida en Haïti: la victime accusée, Karthala, Paris, 19%, 414 p.
297
Le VIH en contexte urbain indien
rumeurs. Du fait de l'émigration d'un pourcentage de musulmans,
l'accusation s'est rapidement portée sur cette communauté dont une
faible proportion avait travaillé hors de l'Union. Ils apparaissaient
donc susceptibles d'avoir introduit le VIH dans le sub-continent. Le
retour des musulmans, enrichis par la migration et se faisant construire
de belles villas, est propice au développement des rumeurs.
En outre, la réponse hindoue se double d'un aspect politico-
religieux. Elle est fortement marquée par les séquelles de la Partition
de 1947. Dans l'imaginaire hindou de la maladie, le Pakistan et ses
alliés virtuels - les populations musulmanes indiennes et des autres
pays musulmans, dont celles du Golfe - veulent prendre leur
revanche en introduisant le VIH au sein de l'Union.
A l'échelle intra-urbaine, les lieux hypothétiques de la
contamination sont désignés par les populations hindoues. Il s'agit des
quartiers à majorité ou à forte minorité musulmane ainsi que les
espaces sous-intégrés: les bidonvilles.
Les espaces perçus de l'infection
À Hyderabad comme à Bombay, les fortes concentrations de
populations musulmanes se situent dans le centre ancien (Figure 2).
Dans la capitale de l'Andhra Pradesh, citée fondée au XVIe siècle par
une lignée musulmane et accueillant encore aujourd'hui près de 50 %
de populations islamiques, il est situé au sud de la rivière Musi et a été
jusqu'au début du vingtième siècle le quartier « vitrine» de la ville
(Channinar/Chowk, yakatpura....). Centre du pouvoir politique
musulman pendant des siècles, la grande inondation de 1907 et la fuite
des hauts dignitaires vers le Pakistan en 1947 ont contribué à plonger
cette partie de la ville dans la crise. Depuis, la centralité s'est dépjacée
vers le nord de la rivière, à majorité hindoue.
À Bombay, c'est l'ancien cœur industriel fondé sur le textile et sa
périphérie - héritages de la colonisation britannique - qui
accueillent les principales poches musulmanes. Certains quartiers sont
d'ailleurs quasi isoculturels comme Nagpada ou Dongri. Les nouvelles
industries (pétrochimie, construction mécanique, production de
fertilisants ... ) se situent aujourd'hui dans la partie orientale de la ville,
tandis que le centre des affaires est localisé au Sud entre Nariman
Point et le quartier du Fort.
298
Le VIH en contexte urbain indien
FiIU'" z LES CENTRES ANCIENS: TERRES D'ACCUEIL DES MINORITES MUSULMANES
HYDERABAD BOMBAY
Cl FonctionpoJiûqlaedadministrative
364 En simplifiant, la hiérarchie socioreligieuse hindoue est divisée en quatre grandes varnas
(couleurs) en fonction du degré de pureté rituelle. Au sommet, les Brahmanes, puis les
Kshatrya, (hautes castes) Vaishya et Shudra (castes moyennes et basses).
299
Le VIH en contexte urbain Indien
Pour certains, la contraction du VIH est liée à l'absorption de
nourriture impure selon la norme hindoue. Les « mangeurs de vache »,
les Musulmans, sont donc accusés. Pour d'autres, l'environnement de
ces lieux favorise la pratique d'activités sexuelles sales. Impurs par
excellence, les musulmans et les Intouchables ne peuvent donc avoir
qu'une sexualité porteuse de souillure, donc de maladies.
La présence dans ces centres anciens de quartiers de prostitution
contribue à « conforter» les hindous dans leurs propos. Selon eux, ces
quartiers centraux sont propices au développement des maladies, dont
le VIH. Même dans les quartiers majoritairement musulmans du sud
de la Musi à Hyderabad, les communautés hindoues désignent leurs
voisins de confession islamique comme étant les plus touchés par le
VIH. Le constat est le même dans le quartier de Byculla à Bombay où
la communauté hindoue accuse les populations de la poche
musulmane voisine de Madanpura d'avoir introduit le VIH dans cette
partie de la ville.
Ainsi, les espaces perçus de l'infection du VIH peuvent être
représentés à deux échelles (Figure 3). Au sein de la ville, les
périphéries en voie d'intégration accueillant une proportion élevée de
bidonvilles et les centres anciens où l'implantation musulmane est
forte sont perçus comme pathogènes par les populations hindoues.
L'extension imaginaire de ces aires contribue à les faire percevoir
comme dangereuses. À l'échelle micro-urbaine, l'isolement des
Hindous au sein d'une communauté musulmane perçue comme
« polluante» engendre un sentiment de défense, propice au
développement des rumeurs. De même, au sein d'espaces accueillant
des minorités musulmanes, ces dernières sont susceptibles de propager
- par leurs pratiques impures -le VIH dans le « territoire hindou ».
Finalement, la perception spatiale des populations hindoues sur
certains espaces intra-urbains délaissés par les autorités municipales
n'est pas le propre de l'épidémie du VIH. A. Vaguet le notait déjà en
1986 à l'égard de la tuberculose et précisait qu'associer insalubrité et
communauté constituait un facteur virtuel de tensions (Vaguet, 1986).
300
Le VIH en contexte urbain indien
FlgureJ LES REPRESENTATIONS MENTALES HINDOUES DE L'INFECfION
ECHELLE
METROPOLITAINE
Espaces perçlls
,D
•
~
·Salubres": espaces à majorité hindoue.
ECHELLE
MICRO Minorités musulmanes Minorités hindoues
URBAINE
365 VAGUET, A; RIHOUET, F. ; ÉLIOT, E., « Santé et culture en contexte urbain indien»
in Espace. Populations et Sociétés, 1 : 81-90.
303
Le VIH en contexte urbain indien
F1pR' PROPORTION DE MUSULMANS CONTAMINES "lU" 5 SEROPosmFS DEPISTES ENTRE 1988 ET 1994
PAR LE VIlI PAR QUARTIER A HYDERABAD PAR QUARTIER A BOMBAY
r.r1desm~l5l)8.n. COQ~I v
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1.
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T a bl eau 1 R·
aI sons des d'
epl1acement s
Raison du Nombre de répondants Part du total (%)
déplacement
LOISIRS 131 83,44
TRAVAIL 26 16,56
Total 157 100,00
309
Le VIH en contexte urbain indien
Lieux de la mobilité: lieux de la transmission du VlH ?
Deux espaces communautaires des déplacements extra-
quotidiens. Comme le note F. Landy, l'espace touristique indien
diffère quelque peu de celui des étrangers visitant l'Inde. Ces derniers
se rendent de préférence dans les sites balnéaires (Goa,
Mahaballipuram (Tamil Nadu), Kovalam (Kerala)) et les villes du
Triangle des « Tours operators occidentaux », Agra, Delhi, Jaïpur. Les
Indiens, quant à eux, visitent plus volontiers les anciennes stations
d'altitude développées à l'époque de la colonisation britannique (Ooty,
Kodaikanal, Shimla, Darjeeling...) et les centres de pèlerinage. Les
grandes villes saintes de l'hindouisme sont privilégiées (Varanasi -
Bénarès), Allahabad, Madurai...) mais les centres régionaux sont aussi
fréquemment visités. On y vient non seulement pour prier mais aussi
pour s'y détendre. Les musulmans possèdent eux aussi leurs lieux de
pèlerinage, appelés Dargas, qui sont des tombes de saints.
En fonction des enquêtes effectuées, quelques spécificités
apparaissent selon les communautés (Figures 9 et 10).
310
Figure 8 FORMES DE MOBILITE: PROFIL DES QUARTIERS
13.3%
-
36.3%
j:~~jI~~I~I~~~~~:I~~:~~1~I~t~~~j~~:~:~~~~
13.0%
;~~:~:~:~:~:~:~:~:~:~:~:~:~:~:~:~:~:~:tf~:~:~:~:~:~:~:. Visites familiales
27.0%
-
16.6%
:~:II~~I~:~I:~~~~I~~:~~~~~I~I1~~::~:~r
Déplacements masculins
liés au travail
_ Hindw
19 _ Mix ..
©
Il
4
f:::::::::::::J MusIJ min
1
~OOKm
o A"'rescommwaliés
313
Le VIH en contexte urbain indien
Figure 10 : DEUX ESPACES DE DÉPLACEMENTS
314
Le VIH en contexte urbain indien
(Tirupati en Andhra Pradesh et Shiridi ou Nashik au Maharashtra)
sont les lieux privilégiés des déplacements liés aux loisirs. Au sein de
notre échantillon, plus de 60 % des répondants s'y étaient rendus.
315
Le VIH en contexte urbain Indien
Émigrer: le cas des blanchisseurs de Byculla
Les seize migrants étant temporairement retournés dans leur
famille travaillent tous dans le quartier des blanchisseurs (Dhobi Ghat)
de Byculla. Selon la division hindoue du travail, seuls les intouchables
et les autres communautés peuvent nettoyer les vêtements souillés par
la transpiration ou le sang.
Le Ghat est situé le long de la voie ferrée - à proximité de la
gare de Mahalakshmi - et est le plus vaste de Bombay. Afin de tenter
de percevoir les risques d'infection liés au statut de migrant de longue
durée, 44 blanchisseurs ont fait l'objet d'une enquête. Ils sont à plus de
60 % d'origine intouchable; les autres étant de confession islamique.
La répartition par sexe révèle une surreprésentation des hommes:
37 contre 7 femmes. Concernant le statut marital des individus, sur les
44 blanchisseurs, 12 sont célibataires et 72,7 % (32 individus) d'entre
eux étaient mariés, même si seulement deux hommes vivent avec leur
épouse dans le Ghat.
Par ailleurs, les blanchisseurs sont en majorité (97,7 %) issus de
deux villages de l'Uttar Pradesh oriental. L'existence de filiè~es
migratoires en fonction de la communauté et de la profession semble
donc à privilégier. J. Racine et F. Landy notent l'importance des liens
communautaires et des liens de parenté qui apportent la sécurité pour
les migrations à longue distance vers les villes (Racine & Landy,
1977). Dans kGhat, certains membres d'un même village avaient loué
ensemble leur habitation; d'autres faisaient partie de la même famille.
J. Racine évoque ainsi une certaine «tradition» de migration en
fonction de la communauté; le départ d'un ou plusieurs membres de la
famille permettant aux autres de rester au village.
Ces travailleurs migrants sont pour la plupart mariés. Les
relations avec leur famille se maintiennent cependant grâce aux
retours au village pendant quelques mois ou par l'envoi d'une partie du
salaire. Ce dernier élément nécessite quelques précisions. Les
enquêtes montrent que les migrants mariés souhaitent en fait
« maximiser les profits» lors de leur séjour à Bombay. Malgré des
revenus faibles, une partie du pécule est ainsi envoyée à leur famille.
Sur place, la location à plusieurs d'une même habitation semble
permettre de limiter les dépenses.
Le thème de la sexualité a été aisément abordé par les hommes
enquêtés. Les hommes mariés démontraient la nécessité d'avoir
recours à la prostitution. Comment pouvaient-ils avoir des relations
316
Le VIH en contexte urbain indien
sexuelles au sein du Ghat puisque la majorité des individus y résidant
sont des hommes ? Les hommes célibataires expliquaient par ailleurs
l'impossibilité actuelle de fonder une famille car ils étaient éloignés de
leur région d'origine et tributaires du versement d'une partie de leur
salaire à leur famille. Le recours à la prostitution apparaissait donc
« nécessaire». Cinq d'entre eux précisaient avoir des relations
sexuelles avec des prostituées une fois par semaine; six autres, après
obtention de leur salaire. Les déplacements dans le quartier de la
prostitution de Kamathipura, le plus proche du Ghat, ne sont d'ailleurs
pas nécessaires puisqu'il existe un accord financier entre certains
responsables du Ghat et certains proxénètes, autorisant l'envoi de
femmes lors du paiement mensuel des salaires. En somme,
l'éloignement des migrants crée un isolement affectif, social et sexuel
- vécu et réel - engendrant une vulnérabilité des individus vis-à-vis
de l'épidémie du VIH. Le rôle des circuits financiers retardant leur
union pour les migrants non mariés constitue en outre un élément
d'analyse nécessitant des recherches plus approfondies.
En définitive, qu'il s'agisse des travailleurs migrants de Byculla
ou des touristes de Tirupati, le caractère circulaire de leurs
déplacements au sein de l'Union contribue, s'ils sont contaminés par le
VIH, à multiplier les micro-épicentres de l'infection. Il aurait
néanmoins été nécessaire de suivre ces populations afin de confinner
ces propos. Le risque de contraction et de transmission du VIH est
accru par le manque de mesures de prévention prises par le
gouvernement indien. Dans les quartiers de prostitution, les
préservatifs foumis par ce dernier sont distribués par les organisations
non gouvernementales. Les enquêtes réalisées dans le quartier de la
prostitution de Mahaboob Ki Mehindi à Hyderabad auprès de
cinquante femmes, montre que très rapidement elles ont refusé
d'utiliser les préservatifs car les rapports sexuels avec leurs clients
étaient trop douloureux. En fait, les préservatifs distribués par le
gouvernement indien avaient atteint la date limite de péremption et
étaient par conséquent poreux et non fiables. Certaines organisations
non gouvernementales s'étaient cependant préoccupées de ce
problème et avaient averti le gouvernement central. Ce dernier ne
semblait en aucun cas soucieux et en 1995, neuf ans après la
découverte des premiers séropositifs dans le pays, le responsable du
programme de lutte contre le VIH déclarait à la presse indienne : « un
317
Le VIH en contexte urbain indien
mauvais préservatif est préférable à aucun préservatif »368.
Finalement, les lieux de séjour des déplacements extra-quotidiens
sembleraient être effectivement les lieux de la transmission du VIH.
Ces pôles touristiques et d'immigration constitueraient ainsi les
principales plaques. tournantes de l'infection au sein de l'Union. À
partir des données recueillies on peut donner quelques perspectives de
modélisation qui seraient cependant à confinner.
Mobilité hindoue, mobilité musulmane: une synthèse
La matrice des corrélations pennet de prendre en compte les
différentes variables analysées précédemment : le statut socio-
économique et la communauté. La durée du séjour a été par ailleurs
ajoutée et révèle que les déplacements masculins, en particulier ceux
liés au tourisme, sont de longue durée, pennettant de supposer que
l'isolement avec le foyer peut être important.
L'analyse de la matrice peut être représentée par deux schémas
(Figures Il et 12).
Le premier pennet de montrer que les populations d'un statut
socio-économique faible et peu élevé sont particulièrement mobiles
tant du point de vue des déplacements touristiques, fa.'1liliaux que
professionnels (dont l'émigration), bien que les coefficients de
corrélations soient peu significatifs (entre 0,45 et 0,5). Néanmoins, ils
sont très supérieurs à ceux des populations d'un statut socio-
économique plus élevé. Le regroupement des quartiers effectué par la
matrice a atténué les disparités à leur échelle.
368 « Indian condoms still below WHO standards », IndlGn Express, 21/08/1995.
318
Le VIH en contexte urbain indien
Fieures 11/12 FORMES DE MOBILITE ET FACTEURS A RISQUE.
Mobi/ilUSlI1lll' socio-kollomifll.e MobillJéhisque po,ell,iel de cOlltractioll dll VlH
Mobili.!!
formes de mobjhtC Communauté
~
+ ~
Moyen inririeur HiudousIMUlulm.ns
,.ilJlo
TollrÎlme m••culi.
DI!....cem.u..
pro(aiioftlll!b HilKloOll
mueull.
Moy.u .upI!riour
~ M;'-;"ID.ns/~utm l
_ ~ommuu~tn_ __J
Mobili,.
+
.0
•
.0
0
- ,
Faibl.
1
Moyen
1
Moyen
IUpmeur
El..!! +
mférieur
• lbndous
o Musulmans
319
Tableau 3 : MATRICE DES CORRELATIONS : MOBILITE
A B C D E F G H 1 J K L M N
A 1
B 0,33 1
C 0,72 0,56 1
K 0,2 0,99 0,65 0,83 1,001 0,56 0,88 0,98 0,45 0,98 1
L 0,15 0,46 0,47 0,47 0,48 0,37 0,46 0,52 0,33 0,46 0,13 1
M 0,15 0,47 0,47 0,47 0,5 0,37 0,46 0,52 0,33 0,46 0,14 -0,02 1
N 0,2 0 0,07 0,18 -0,012 0,13 0,33 0,14 0,34 -0,15 -0,41 -0,08 -0,1 1
Formes de mobilité A:Tourisme/Famille 8: Famille/Famille CHommeslTourisme D:HommelTravail E'Migrations mtra-indlennes Durée du déplacement F:Moins d'un
mOIs G Un mois H'Plus d'un mois Communauté I:Hindous J Musulmans K'Autres Statut socio-économique L:Faible M:Moyen inférieur (peu élevé) N.Moyen
supéneur
Le VIH en contexte urbain indien
Le second schéma prend en compte deux facteurs : les formes de
mobilité et les communautés (en particulier musulmanes et hindoues).
Il tente en outre de donner une «échelle de risques» dans la
contraction du VIH : du plus faible (les visites liées aux loisirs en
famille) au plus élevé (la migration). Les coefficients de corrélation
observés sont en outre très élevés, supérieurs ou égaux à 0,9. Des
différences apparaissent ainsi selon les communautés. Les musulmans
se situent aux deux extrémités de l'échelle (migration et mobilité
familiale des loisirs). Concernant les populations de confession
hindoue, certaines formes de mobilité, en particulier masculines,
semblent caractéristiques de cette communauté. Il s'agit
principalement des déplacements touristiques et professionnels, dont
l'émigration.
Dans un but de synthèse, le schéma (Figure 13) donne quelques
éléments qui seraient néanmoins à confirmer. Il prend en compte
toutes les variables analysées précédemment (formes de mobilité,
statuts socio-économiques et communautés) et combine à la fois les
conclusions données à partir de la matrice des corrélations et les
analyses à l'échelle des quartiers. En abscisse, les statuts socio-
économiques ont été notés et en ordonnée, le « degré» de mobilité.
Ainsi, les populations masculines hindoues, toutes catégories
socio-économiques confondues, apparaissent particulièrement
mobiles, ce qui pourrait expliquer le nombre de séropositifs plus élevé
au sein de cette communauté. À l'inverse, les hommes musulmans
apparaissent moins mobiles, en particulier ceux d'un statut socio-
économique moyen, qui privilégient les déplacements au sein de la
cellule familiale. Ces éléments illustreraient le nombre peu élevé de
cas séropositifs musulmans dans le quartier du Charminar, par
exemple. Sa périphérie apparaît plus touchée car elle accueille des
poches des populations plus pauvres et peut-être plus mobiles.
Les groupes socio-économiquement peu favorisés, hindous et
musulmans, apparaissent donc les premières victimes mais aussi les
vecteurs de l'épidémie du VIH. Cette étude ne permet cependant pas
de connaître les formes de la mobilité des populations les plus aisées.
Conclusion
La rumeur accusant les musulmans d'être les cibles privilégiées
de l'infection semblerait déjouée par la cartographie. La prise en
compte du seul facteur culturel pour expliquer les différences de
321
Le VIH en contexte urbain indien
contamination, même s'il ne peut être nié, doit être modérée par le rôle
du statut socio-économique. En effet, certaines formes de mobilité en
relation avec ce dernier constituent des facteurs épidémiogènes
favorables à la contraction du VIH.
Néanmoins, ces conclusions doivent être prises avec mesure. En
effet, elles nécessiteraient une confirmation sur un échantillon de
population plus important ou par le biais de sondages sérologiques
dans les différentes communautés. Elles constituent toutefois un état
des connaissances et elles ont tenté d'allier différentes sources
d'informations: qualitatives et quantitatives.
Quoi qu'il en soit, l'utilisation de la rumeur à des fins politiques
n'est pas encore véritablement à l'ordre du jour au sein de l'Union.
Néanmoins, avec l'augmentation actuelle du nombre de malades du
sida, il est probable que les accusations portées à l'encontre des
musulmans et des plus pauvres stigmatisent les tensions entre les
communautés du pays et accentuent l'ostracisme à l'égard des
malades.
Déjà, les violences intercommunautaires ont contribué à accélérer
la propagation du VIH. Les émeutes urbaines de Bombay ont ainsi
engendré un déplacement des prostituées et des populations résidant
dans les quartiers centraux très affectés par les violences de l'hiver
1992/1993, conséquences de la croisade d'Ayodhya. Ces migrations
intra-urbaines ou vers des régions périphériques de la métropole
marathe contribuent ainsi à disséminer le VIH et à multiplier les
« micro-épicentres» de l'infection.
Références bibliographiques
322
Le VIH en contexte urbain indien
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métropole indienne: Hyderabad, Thèse nouveau régime, Université
de Rouen, 319 p.
323
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
LE SIDA À BALI, INDONÉSIE: L'APPROCHE
CONCEPTUELLE ET THÉRAPEUTIQUE DES
GUÉRISSEURS
Françoise GRANGE-OMOKARO
369 La recherche de terrain a été conduite en milieu rural à l'est de Bali et dans sa capitale, la
ville de Denpasar de 1994 à 19% sous les auspices du LIPI (Lembaga I1mu Pengetahuan
Indonesia) et avec le soutien financié de la Direction suisse du développement et de la
coopération et de l'université de Lausanne.
Le sida à Bali
Certaines entités causales réfèrent directement à la rupture de la
balance entre les principes « chaud» et « froid» à l'intérieur du corps.
La guérison s'opère par l'absorption de préparations médicinales de
qualité inverse sous la forme de plantes chaudes ou froides. Ainsi
l'ensemble des aliments est classé en catégories chaude, tiède et froide
et l'excès d'ingestion de nourriture chaude ou froide peut entraîner la
maladie.
Le temps trop chaud ou trop froid ainsi que l'exposition au vent
agissent sur l'équilibre du corps, en particulier, l'exposition à des
changements de température et la prise trop tardive du bain en fin de
journée. Là encore, les Balinais sont attentifs à se couvrir le corps,
notamment lorsque la température se modifie entre les saisons.
Des états émotionnels extrêmes peuvent aussi rompre l'équilibre
du corps. Les sentiments de haine, de jalousie, de colère, d'avidité et
les .états d'anxiété, de stress et de dépression rendent la personne
vulnérable à la pénétration des esprits, aux êtres surnaturels et aux
attaques de sorcellerie.
Le non-respect des règles d'harmonie dans l'architecture peut
aussi être une cause de maladie. Les règles de construction
déterminent une correspondance harmonieuse entre l'habitation,
l'environnement et la localisation des esprits. Ce code définit les
matériaux, les mesures, et l'emplacement des habitations. Les maisons
ne doivent pas être bâties dans un espace ayant été auparavant le site
d'un temple ou d'un cimetière. De même, certains lieux d'accès
difficile, les croisements ou le bout d'un chemin doivent être évités
comme choix d'emplacement. Le voisinage d'un temple ou d'une
habitation brahmanique peut être d'influence négative. Il existe ainsi
de nombreuses caractéristiques de l'espace à éviter dans le choix de
construction d'une habitation. Les maladies qui peuvent résulter de la
méconnaissance ou de la transgression de ces règles atteignent
souvent plusieurs membres d'une famille (Cabot, 1977).
Enfin la maladie et le malheur peuvent aussi être attribués à des
négligences rituelles envers les divinités, les doubles spirituels ou les
ancêtres ou encore être imputés à l'action de puissances invisibles
manipulées par des sorciers.
326
Le sida à Bail
Les registres de l'infortune en milieu urbain
Dans le contexte urbain, on peut observer l'extension, voire même
le développement, de ces catégories causales. Parmi les registres que
nous venons d'évoquer, ce sont les négligences rituelles et la
sorcellerie qui sont notamment reprises dans l'interprétation de ce que
l'on peut identifier et délimiter comme la sphère des malheurs
modernes, c'est-à-dire : l'échec scolaire, le chômage, l'absence de
promotion professionnelle ou sociale, les conflits au sein des rapports
de travail, la difficulté d'accès à des ressources économiques ou
encore l'échec entrepreneurial.
Dans le cas de l'échec entrepreneurial par exemple, au lieu d'une
explication en termes de management, de choix d'investissement, de
compétences professionnelles, de concurrence de marché ou autre
analyse d'ordre économique, ce sont les négligences rituelles, les
relations avec les divinités, l'inappropriation des offrandes et surtout
les attaques de magie noire qui sont invoquées. Dans l'économie
touristique, les accidents comme les noyades, la découverte d'un
serpent dans une piscine, etc., ou les problèmes de vols sont expliqués
en fonction de la désapprobation des divinités maîtres du lieu ou d'une
souillure de l'espace d'activité. Citons encore le cas d'un conflit ayant
opposé personnel et direction d'un hôtel de luxe et qui se solda en
définitive par l'édification d'un temple à l'intérieur de l'enclos hôtelier.
Ainsi l'interprétation et le règlement des malheurs modernes selon
les registres culturels et symboliques traditionnels se présentent
comme une lecture des conflits, traduisant notamment les
différenciations sociales à l'œuvre dans le contexte de développement
économique. Il s'agit en particulier de rendre compréhensible l'échec
des uns ou au contraire la réussite, l'accès aux ressources des autres.
327
Le sida à Bali
fréquemment inconnue et se traduit, dans la pratique, par un retrait de
l'eau au moment où elle commence seulement à devenir chaude.
D'autres corpus de représentations au contraire se font jour. La
distinction entre maladies « médicales» et « non médicales» ou
encore entre maladies « naturelles» et « magiques» se généralise. La
fonnalisation de cette catégorisation a été à l'origine propulsée par
l'État pour définir une répartition des compétences entre médecins et
guérisseurs. Ceux-ci l'ont ensuite non seulement reprise dans une
attitude d'adaptation à la rhétorique du discours de la Santé publique
mais nombre d'entre eux la revendique maintenant comme un contenu
spécifique de leur identité et comme un avantage comparatif de leurs
compétences. Du côté des patients, la diffusion de ces notions apparaît
dans les choix thérapeutiques dans le sens où la plupart des premiers
recours se font en direction de la biomédecine. Enfin des
représentations directement liées au mode de vie urbain sont de plus
en plus évoquées par l'ensemble des protagonistes, c'est-à-dire les
patients, les acteurs biomédicaux et les guérisseurs. Pour citer les
principales, retenons des notions telles que le stress, la pollution
chimique et environnementale et la fatigue.
370 On trouvera diverses approches du système médical traditionnel dans les travaux de
WECK (1937), CONNOR ( 1979 et 1982a), DANANJAYA (1979), MUNINJAYA (1982),
MC CAULEY (1984 et 1988), RUDDICK (1989) et LOVRIC (1986 et 1987).
328
Le sida à Bali
La connaissance et la pratique médicale des balian usada
reposent sur une tradition médico-philosophique contenue dans les
traités écrits sur des feuilles de palmier (/ontar). Classiquement un
balian usada étudie cette littérature médicale (lontar usada) et
philosophique (/ontar tutur), qui traite des théories de la maladie, de
l'établissement du diagnostic, de la thérapie, de l'éthique, de l'histoire
mythique de la médecine balinaise et de la connaissance ésotérique,
avec un maître (guru) plus âgé, parent ou non, durant plusieurs
années. Il développe également des disciplines ascétiques telles que la
méditation et le yoga, lui pennettant d'accroître son sakti et, par là, de
développer la compréhension et l'utilisation de la connaissance
médicale. Au tenne de cet apprentissage, il est consacré lors d'une
cérémonie, ce qui signifie publiquement la reconnaissance de son
pouvoir, c'est-à-dire la possession de sakti et par conséquent son
habilité à pratiquer.
La pratique thérapeutique, quant à elle, s'appuie sur
l'établissement d'un diagnostic requérant un examen du corps, la
détennination du nom de la maladie et une posologie à partir de
préparations médicinales et d'offrandes. De fait, on peut ranger dans
les balian non lettrés un grand nombre d'autres « spécialités
thérapeutiques» 371 telles que les devins-médiums (nommés balian
taksu ou balian tetakson ou balian ketakson) et les devins-voyants
(balian tonkeng ou sedahan ou tenung) qui diagnostiquent la maladie
et prescrivent leur traitement en état de transe 372, les masseurs
(nommés ba/ian apun, balian tu/ang, balian pijet), les accoucheuses
(balian manak), et enfin les thérapeutes usant de pratiques
syncrétiques inspirées plus particulièrement du spiritualisme javano-
islamique (balian keba/ et balian kabatinan).
371 Les dénominations des balian peuvent varier géographiquement et, par ailleurs, dans les
etudes qui leur ont été consacrées, on trouve des variations dans les typologies retenues,
souvent fonction des spécificités du lieu d'étude.
372 Concernant l'étude plus spécifique des mécanismes de la transe et des thérapeutes qui
l'utilisent, voir CONNOR (1979 et 1982B) et O'NEILL (1978).
329
Le sida à Bali
les fondements balinais avec des emprunts culturels divers tels que le
spiritualisme javano-islamique, les traditions chinoise et chrétienne ou
encore des influences d'origine occidentale issues des mouvements de
méditation.
Dans cette mouvance, il est à noter tout d'abord la créativité dont
font preuve ces guérisseurs, chacun donnant une coloration
particulière à sa philosophie et à sa pratique par un «bricolage »,
selon la tenninologie de Levi-Strauss, des corpus culturels. En second
lieu, on peut remarquer le passage d'une relation personnalisée entre le
guérisseur et ses consultants à une relation collective, les anciens
patients pouvant devenir des disciples. Le groupe d'adepte ainsi formé
participera de manière régulière aux activités thérapeutiques et
rituelles du guérisseur. Enfin une transmission du savoir et de la
pratique thérapeutique peut avoir lieu, d'anciens patients devenant
thérapeutes à leur tour.
En parallèle, la clientèle ou les disciples étrangers, touristes ou
expatriés, deviennent des habitués et il est rare de rencontrer un
guérisseur qui ne compte pas au moins un consultant non balinais. Ce
type particulier de clientèle renforce la légitimité et la sphère
d'influence des guérisseurs tout en leur apportant des bénéfices à la
fois en terme de ressources économiques mais également en tenne de
réseaux sociaux.
Dans certains cas en effet, des réseaux thérapeutiques
internationaux peuvent se formaliser. Ce fut le cas, il y a quelques
années entre la France et l'est de l'île de Java. Ce mouvement débuta
par les patients d'un cancérologue français qui venaient consulter des
guérisseurs javanais, certains travaillant en collaboration avec leur
médecin et s'intensifia à la suite de la parution d'articles de presse sur
cette expérience.
Du côté des instances de santé biomédicales, de nouvelles
tendances dans les pratiques émergent. Jusqu'à récemment tous les
médecins nouvellement formés se devaient d'intégrer la fonction
publique et leur carrière se poursuivait ensuite sur le mode d'une
double activité dans le secteur public et privé. Actuellement l'État n'est
plus en mesure d'absorber les jeunes médecins et une nouvelle
législation sous la fonne d'un contrat privé pennet à ceux-ci d'être
employés dans la fonction publique durant quelques années avant de
trouver un débouché professionnel propre. Seul un nombre limité
d' « élus» se verra intégrer dans le secteur public afin d'assurer la
330
Le sida à Bali
relève. De plus, les lieux de pratiques stratégiques, à savoir les centres
villes sont engorgés et les nouveaux venus sont contraints de choisir
des sites d'installation en milieu périurbain ou rural. Les utilisateurs
quant à eux développent des appréciations critiques vis-à-vis de la
Santé Publique et. certains vont par exemple jusqu'à refuser de
soumettre leurs enfants aux campagnes de vaccination. D'autre part,
les recours thérapeutiques ne sont plus forcément structurés sur le
modèle d'une filière médicale débutant par la consultation d'un
généraliste. Il devient en effet de moins en moins rare pour les patients
de diriger le premier recours directement vers un médecin spécialiste
par souci d'efficacité maximum. Par conséquent, une dévalorisation de
la santé publique et du statut de médecin généraliste se généralise au
profit des instances privées et des médecins spécialistes.
Dans ce contexte de redéfinition et de complexification des
différents statuts des personnels de santé, il faut encore mentionner les
stratégies à double sens entre biomédecine et médecine traditionnelle
ou « néo-traditionnelle ». Ainsi certains guérisseurs font des emprunts
à l'univers biomédical au niveau de la terminologie, de l'acquisition de
connaissances scientifiques, de la possession ou de l'emploi
d'instruments ou encore de la sémiologie du lieu de consultation en lui
donnant les caractéristiques d'un cabinet médical. Certains médecins
en revanche s'initient aux pratiques traditionnelles ou s'inspirent de la
symbolique issue de l'univers traditionnel au niveau de leurs pratiques
ou encore dans le « marketing» de leur image.
Ainsi les stratégies des médecins et des guérisseurs se situent sur
les registres de l'efficacité et de la concurrence. L'usage d'une double
référence biomédicale et traditionnelle semble constituer une des
meilleures stratégies pour capter la clientèle. C'est donc à l'intersection
de ces logiques culturelles, sociales, politiques et économiques à
l'œuvre dans la dynamique des soins que vont se développer les
théories et pratiques thérapeutiques vis-à-vis du sida.
373 Il faudra suivre en la matière les débats tenus cette année lors du premier meeting des
leaders religieux au niveau régional de l'ASEAN consacré au sida.
334
Le sida à Bali
pourtant conscient et se demande ce qui va arriver s'il dirige sa
concentration sur ses poumons, il s'exécute et ressent également des
vibrations, il fait de même avec les os et autres organes. Comme il y a
devant lui un arbre à avocat, il tente la même expérience avec l'arbre
et il s'avère que les vibrations des feuilles sont similaires à celles
perçues pour le cœur. À partir de cet événement, il acquiert la
certitude qu'il est possible de réaliser des médecines basées sur une
correspondance des vibrations entre les organes et les plantes.
La phase expérimentale
À cette époque, il commence à examiner les employés travaillant
dans son entreprise de confection. Là encore les versions varient : à la
presse, il indique avoir opéré un diagnostic par la méditation sur 2
employés pour un nombre total de 200. À l'ethnologue, il fait état
d'une investigation beaucoup plus systématique de ses, cette fois, 400
employés. Dans tous les cas, ses diagnostics sont avérés.
En parallèle, il met en place une recherche exhaustive et de
longue haleine (sur deux ans) sur le matériel médicinal. Il se rend au
marché et se procure 165 sortes de substances médicinales dont il teste
les vibrations et sur la base des résultats, il établit un système
classificatoire en relation avec les organes.
Il complétera ses connaissances par la lecture de sources
livresques, des ouvrages de médecine, mentionne-t-il à la presse, et
des traités savants balinais, me dit-il. Il m'expliquera également avoir
approfondi son savoir avec une quarantaine de guérisseurs situés de
part et d'autre de Bali. Sur ce point, il faut noter qu'il récuse toute
association avec l'identité de guérisseur et toute interprétation causale
de la maladie en terme de sorcellerie auprès des médias. Il insiste en
particulier sur la nécessité d'une pratique régulière de la méditation
pour l'obtention de résultats. À l'ethnologue, en revanche, il déclare
avoir un lien particulier avec trois esprits et que la sorcellerie peut être
à l'origine du sida.
Théorie du sida
Sa théorie explicative du sida est la suivante: le sida est un virus
qui entre dans le corps et, en absorbant l'ADN, il se transfonne en une
entité chaude. C'est sa fonne matérielle. Et, sa fonne immatérielle
provient de pensées angoissantes, de l'égoïsme et de l'ignorance. Le
sida touche des personnes dont il considère le mental fragilisé et il cite
les homosexuels, les toxicomanes et les prostituées. Sa théorie
constitue en cela un exemple des «bricolages» que j'évoquais plus
avant. Elle s'inspire de divers modes de pensée depuis les notions
balinaises du chaud et du froid, en passant par la théorie scientifique
de l'ADN tout en englobant le discours nonnatif sur les populations à
nsque.
337
Le sida à Bali
politique qui se comprend d'autant plus dans le contexte politique
particulier que connaît l'Indonésie depuis 1997.
Enfin la problématique de la prévention et de ses messages pour
susciter l'intérêt et l'adhésion des populations n'est pas chose nouvelle.
Comment donc rendre compréhensible une pathologie complexe
comme celle du sida et sa transmission alors qu'il existe de grandes
disparités sur les contenus de notions sanitaires de base comme les
bactéries?
Références bibliographiques
339
FEMMES, ENFANTS ET GUÉRISSEURS
KHMERS FACE AU SIDA
Maurice EISENBRUCH
Avant-propos
Les récentes statistiques publiées par l'Onusida suggèrent que,
sur la totalité des cas de sida relevée au Cambodge, 20 % affectent des
enfants. L'objectif de cette étude est d'explorer les croyances
populaires qui aideraient à comprendre la raison pour laquelle les
parents courraient sciemment le risque de contracter le sida et de le
transmettre à leurs enfants. À cette fin, nous avons dû nous pencher
sur les croyances populaires relatives à l'insémination, la fertilisation,
ainsi qu'à la fonction de l'utérus et du placenta.
Résultats : le fœtus peut contracter « la mangue» (le terme usuel
pour syphilis, qui est considérée comme identique au sida) d'un père
infecté, au cours de trois phases distinctes. Si le père infecte sa
femme, « la mangue» passe dans le sang de cette dernière avant
d'aboutir dans son estomac. L'embryon s'alimente à partir du placenta
en tétant des produits nutritifs digérés dans l'estomac de sa mère. Plus
tard, pendant l'accouchement, l'enfant risque aussi d'être infecté au
contact du sang maternel puis, lors de l'allaitement, puisque le lait
maternel est supposé être dérivé du sang maternel.
L'embryon infecté excrète le germe dans le fluide amniotique.
Là, le germe commence à dévorer différentes parties du fœtus: s'il
attaque le cuir chevelu et les méninges, l'enfant développera « la
furonculose du jaque» du cuir chevelu, tandis que s'il dévore les
joints des bras et des jambes, l'enfant boitera. Lorsque le germe ronge
les méninges jusqu'au cerveau, l'enfant devient intellectuellement
retardé. Finalement, il est possible que le père contaminé par « la
mangue» transmette la tuberculose, connue sous le nom de
« tuberculose de la mangue tapie», ou « la lèpre de descendance
familiale». Les syndromes indigènes ressemblent curieusement à
certains des aspects cliniques du sida qui affectent les enfants. Le
sous-type qui « ronge les membranes cérébrales» par exemple, est
semblable au syndrome de l'encéphalopathie. Le sous-type qui
provoque des grosseurs dans le cou, connues sous le nom de scrofules,
ressemble au syndrome associé à l'adénopathie.
Femmes. enfants et guérisseurs khmers face au sida
Le sida et les nouveau-nés
L'un des aspects les plus effrayants de l'épidémie de sida est sa
transmission des parents à l'enfant à naître. Parmi certains groupes
ethniques et culturels, même la syphilis congénitale demeure un fait
courant - par exemple, une étude effectuée parmi les femmes
aborigènes d'Australie indique un pourcentage de 28 % de cas
d'infection (Howe, 1994). Le nombre de parents et d'enfants affectés
par le sida est renversant.
Devant les nuées de parents contaminés par le sida, la première
réaction du personnel soignant naturellement préoccupé par le sort des
« orphelins du sida », est d'avoir recours à l'institutionnalisation, la
prise en nourrice, l'adoption ou toute autre solution d'ordre pratique.
Ces procédés soulèvent des controverses en Afrique parmi les experts
dans le domaine des sciences sociales, tels qu'anthropologues,
ethnologues ou sociologues (Cook, 1996). Aujourd'hui, au
Cambodge, le nombre d'enfants (de moins de 15 ans) ayant perdu leur
mère ou leurs deux parents à la suite du sida est estimé à 7 300, dont
6 900 étaient toujours en vie à la fin de 1997 (Onusida, 1998).
Le VIH contamine également les bébés et les enfants. Des
questions épineuses sont soulevées, telle que le coût des médicaments
utilisés pour combattre le virus par rapport à leur efficacité à réduire la
transmission du VIH de la mère à l'enfant (Marseille et al., 1998). Le
taux de transmission varie d'un pays à l'autre mais il est plus élevé
dans les pays en développement où le taux d'allaitement au sein a
tendance à être plus élevé qu'ailleurs (Anonyme, 1998). Le traitement
par ZDV conduit à des résultats relativement bons en Thaïlande, mais
il n'est pas disponible au Cambodge.
Selon les statistiques publiées cette année par l'Onusida, 20 % de
tous les cas de sida enregistrés au Cambodge affectent les enfants de
moins de 12 ans. Ce chiffre alarmant, s'il s'avère exact, nous oblige à
demander pourquoi les parents courraient sciemment le risque de
transmettre le sida à leurs enfants? Au niveau anthropologique, la
question est de savoir comment les futurs parents interprètent la
transmission verticale des maladies contagieuses. Les ethnographes
sont parvenus à mettre en lumière la signification culturelle de la
contagion : une étape nécessaire si l'on veut comprendre comment les
gens courent sciemment le risque de contracter le sida. En ce qui
concerne la transmission du VIH à l'enfant à naître, il nous faut
présenter à présent certains aspects quant à la manière dont la
342
Femmes, enfants et guérisseurs khmers face au sida
population locale interprète l'anatomie et la physiologie de l'utérus,
du placenta et de l'embryon. Puisque le VIH est également transmis
au nouveau-né nourri au sein, nous devons aussi nous pencher sur
l'interprétation locale de la provenance du lait maternel.
374 L'auteur utilise la convention de Huffman pour les caractères phonétiques. Par la suite,
les points d'interrogation présents dans la transcription phonétique signifient un arrêt glotaI.
343
Femmes. enfants et guérisseurs khmers face au sida
père tandis que la mère ne sert qu'à incuber (Counts & Counts, 1983).
De plus amples recherches aux niveaux ethno-anatomique et
ethnophysiologique sont nécessaires. De manière à comprendre les
conceptions populaires qui prévalent au Cambodge à propos de la
transmission des MST et du sida aux enfants, il nous faut tout d'abord
les identifier.
L'origine du lait
L'épidémie de sida touche particulièrement les jeunes mères
porteuses du VIH car ce virus impose une gestion spécifique de la
grossesse et de l'allaitement au sein. Devant les résultats
épidémiologiques en notre possession, la question au centre du débat
est de savoir si les mères séropositives au VIH devraient nourrir leurs
enfants au sein. Le VIH maternel peut avoir un impact négatif sur le
résultat d'une grossesse en causant baisse du poids de naissance,
naissance prématurée, mort fœtale in utero et mort à l'accouchement.
Une école de pensée avance que l'allaitement au sein n'augmente pas
de façon notoire le risque de transmission du VIH au nouveau-né et
qu'il devrait être encouragé activement (Miotti et al., 1992).
Par l'approche anthropologique, nous pouvons beaucoup
apprendre au sujet de l'allaitement au sein. Les croyances locales
jouent un rôle primordial sur la décision de la mère de continuer ou
non de nourrir son enfant au sein (Fernandez & Guthrie, 1984 ;
Escobar et al., 1983 ; Morse, 1990). Le fait que le lait soit tenu
responsable de la diarrhée infantile, par exemple, reflète peut-être
davantage les théories locales sur le chaud et froid que les concepts
occidentaux de contagion (Green et al. 1994). L'introduction de
l'urbanisation et de la modernisation a eu un impact sur les pratiques
traditionnelles d'allaitement au sein (Manderson, 1984 ; Perez-Gil et
al., 1991). Néanmoins, les traditions relatives à la grossesse et à la
lactation n'ont pas disparu pour autant. Paul F<:lrmer décrit le concept
de « mauvais sang, lait tourné» qui, dans les zones rurales d'Haïti,
sert de baromètre moral soumettant les problèmes « privés» à
l'examen de la communauté (Farmer, 1988).
Un élément est absent de ces discussions anthropologiques sur
l'allaitement au sein, celui des conceptions traditionnelles de l'origine
du lait. Les Qollahuaya des Andes suivent un modèle de physiologie
hydro-topographique selon lequel le corps est un axe divisé en
couches verticales doté d'un système de canaux à travers lesquels
circulent l'air, le sang, les corps gras et l'eau (Bastien, 1985). Pour la
344
Femmes, enfants et guérisseurs khmers face au sida
population de la région du centre-ouest de la Thaïlande, le lait a un
état ambigu (Van-Esterik, 1984). On peut croire qu'un lien ancien
existe entre le lait et le sang, qui est l'un des quatre éléments clés de
l'Ayurveda avec le flegme, la bile jaune et la bile noire. Selon Caraka,
le lait maternel provient du rasa dhatu. Selon Kasyapa, rasa dhatu
accomplit trois fonctions au cours de la grossesse: l'alimentation de la
mère, l'alimentation du fœtus, et la formation du lait. Tout comme le
nectar tire son origine du bouillonnement des eaux à l'époque de
l'Antiquité, le lait se forme après avoir atteint ahara (aliment) dans
l'abdomen des vaches. Selon l'Ayurveda, le lait est concentré et rouge
pour commencer, mais après maturation par piffa, il devient blanc
(Kumar, 1994).
Il est essentiel de comprendre ces concepts ethno-anatomiques et
ethnophysiologiques si l'on veut non seulement surmonter la réticence
à empêcher les femmes courant le risque de transmettre le VIH
d'allaiter au sein, mais aussi concevoir des campagnes efficaces de
protection des enfants contre le sida. Néanmoins, ces données sont
rarement appliquées par les décideurs ou le personnel responsable de
la formation médicale impliqués dans le domaine du sida.
L'objectif du chapitre suivant est d'explorer la façon dont les
guérisseurs traditionnels du Cambodge conçoivent la transmission
verticale des MST, en particulier celle de la syphilis et du sida. En
1993, l'auteur commença à se pencher sur les MST ainsi que sur le
VIHlsida, dans le cadre d'un programme plus ample portant sur les
traitements traditionnels, initié au Cambodge en 1990. À cette époque,
la propagation des MST et du sida due à une augmentation dramatique
de la prostitution en résultat d'un changement du climat politique et de
l'arrivée des troupes de l'Apronuc, soulevait de vives inquiétudes. Peu
de guérisseurs avaient de l'expérience dans le domaine du sida
puisque à cette époque peu de cas étaient arrivés à terme.
L'étude de la transmission verticale du sida débuta en 1998 dans
le cadre d'un projet ethnologique sur le VIHlsida financé par l'ANRS
(1997-1999) et entrepris par une équipe du Centre d'anthropologie de
la Chine du Sud et de la péninsule indochinoise du CNRS en France.
Certains membres de l'équipe travaillèrent au Laos (Jean-François
Papet et Ting Ching Hsieh), un autre en Thaïlande (Jacques Lemoine)
et l'auteur travailla au Cambodge.
345
Femmes, erifants et guérisseurs khmers face au sida
Méthodologie
L'auteur et son assistant de recherche travaillèrent jusqu'en 1999
avec plus de 200 guérisseurs sélectionnées à partir de sa vaste liste
comprenant 1042 guérisseurs traditionnels (316 femmes et 726
hommes) compilée ~ur neuf ans. Les guérisseurs furent sélectionnés
sur la base de leurs connaissances ou de leur réputation quant au
traitement des MST/sida, de conditions gynécologiques ou de
conditions infectieuses telles que la tuberculose et la lèpre. Les
catégories de guérisseurs sélectionnés ainsi que leur taux de
répartition sont indiqués dans le tableau 1.
L'auteur s'est entretenu avec chaque guérisseur qu'il observa en
train de traiter des patients souffrant de maladies que les guérisseurs
considéraient avoir été sexuellement transmises. Les guérisseurs
savaient si leurs patients avaient été diagnostiqués puisqu'un grand
nombre d'entre eux compilaient leurs dossiers à partir de « la lettre du
médecin », une brève note indiquant le diagnostic. Les diagnostics de
certains des patients étaient appuyés soit par des tests ELISA et
VDRL positifs conduits à l'hôpital Calmette ou aux cliniques de
province munies des tests, soit par des signes cliniques. Un protocole
conçu par l'auteur en conjonction avec l'équipe du CNRS a été utilisé.
Observations et entrevues partiellement structurées ont eu lieu au
cours de plusieurs visites d'une durée de cinq heures chacune en
moyenne (toutefois, certaines ont duré 20 heures ou plus). Dans la
mesure du possible, l'auteur suivait les rites et actes pratiqués par le
guérisseur, parfois jusqu'après le décès du patient. Une grande
attention a été portée sur la terminologie et la taxinomie utilisées par
le guérisseur, sur sa compréhension de l'étiologie et de la pathogénie,
ainsi que sur les techniques qu'il employait pour mener à bien
diagnostic et traitement. Les entrevues ont été filmées sur vidéo. Les
transcriptions ont été révisées et les taxinomies de chaque guérisseur
esquissées de façon à obtenir clarifications et corrections de leurs
auteurs.
346
Femmes, enfants et guérisseurs khmers face au sida
L'embryogenèse
Les guérisseurs traditionnels, y compris les accoucheurs
traditionnels, s'accordent pour dire que l'utérus de la femme est
semblable à un sac en attente du spenne, un réceptacle passif. Le sac
reste ouvert et pennet ainsi au sang menstruel de sortir et au spenne
d'entrer. Une fois le spenne entré, celui-ci se solidifie en fonne de
boule semblable à un œuf de poule. L'ouverture du sac se refenne à
un moment donné au cours du premier mois qui suit la conception,
retenant ainsi l'embryon à l'intérieur. Quelque temps après, l'œuf
éclôt sous la pression des bras et des jambes de l'embryon qui se
développe. L'ouverture de l'utérus reste fennée jusqu'au moment de
l'accouchement mais s'il lui arrive de s'ouvrir plus tôt, alors plus rien
ne retient l'embryon qui tombe comme lors d'un avortement.
L'utérus ne devrait nonnalement rien contenir d'autre que le
spenne, et le sang menstruel, appelé « mauvais sang », devrait en être
évacué. Selon la conception populaire, qui est contraire aux
connaissances scientifiques, la présence dans l'utérus de ce mauvais
sang n'empêche pas la grossesse. Cette conception du sang et de
l'embryon semble être au cœur de la taxinomie au sein de laquelle se
chevauchent trois maladies : la furonculose du cuir chevelu, ou le cuir
chevelu qui démange, « le boitement » et la vraie fonne de la syphilis
du cerveau.
Le fœtus
Durant la grossesse, l'utérus est une cavité coupée du monde
extérieur puisque son ouverture reste fennée telle une barrière. Si le
mari contracte « la mangue» après la conception, l'embryon est à
l'abri de l'infection contrairement à la mère qui, elle, peut être
contaminée. Selon cette logique, l'embryon peut-il être infecté par le
biais de la mère? Certains guérisseurs pensent qu'il le peut puisque le
cordon ombilical lie l'embryon à la mère. Mais il existe une autre
logique selon laquelle l'enfant ne peut pas être infecté par sa mère.
L'embryon est assis les jambes croisées, la tête droite, avec le
placenta amassé au-dessus de sa tête. Il s'alimente à partir du placenta,
mais comme on pourrait le croire: il a son propre sang, mais celui-ci
ne se mélange pas et n'a aucun contact direct avec celui des parents,
pas même celui de la mère.
347
Femmes. enfants et guérisseurs khmers face au sIda
Placenta au-
dessus
de l'utérus ~_....-._ Tubule du placenta, entrant
dans
.--------L.-~:a~~i===:Jl l'utérus, bifurquant pour
L'utérus, contenant entrer dans
le foetus assis tout la bouche et le nombril du
droit foetus
348
Femmes, enfants et guérisseurs khmers/ace au sida
techniques employées par l'accoucheur traditionnel ou si l'enfant est
trop gros, l'infection peut alors pénétrer par la plaie ouverte. Le germe
de « la maladie de la mangue» peut entrer par l'intermédiaire de la
mère. De plus, d'autres maladies tel que le tétanos (souvent appelé
skAn par les guériss~urs) peuvent provenir des ongles de l'accoucheur.
Période post-natale
Il est en général pensé que le nouveau-né peut soit contracter
toute maladie, y compris « le poison», c'est-à-dire la syphilis ou le
sida, par le biais du lait maternel, soit avoir la diarrhée et faire de la
fièvre en réaction au mauvais lait de sa mère lorsque celle-ci souffre
d'une « maladie incompatible» ou fait elle-même de la fièvre. En
décembre 1997, des gens de toute part du Cambodge se sont rendus
dans la province de Sihanouk.ville pour voir la paire de vaches
légendaires, l'une brune, l'autre blanche, appelées preah koo preah
kaev. Selon la légende, un couple attendait la naissance de son enfant.
Des jumeaux sont nés: l'un sous forme de veau, l'autre d'un être
humain, mais la mère est décédée pendant l'accouchement.
Désemparé, le père se mit à chercher parmi les gens du village une
femme qui accepterait d'allaiter au sein celui des jumeaux à forme
humaine, mais les voisins, apeurés par cette naissance malheureuse,
refusèrent. Le père n'avait pas d'autre choix que d'abandonner les
jumeaux à leur propre sort dans la forêt où, tant bien que mal, les deux
survécurent. Aujourd'hui, la peur qu'éprouvent les gens des villages à
nourrir au sein un enfant né de mère malade du sida reflète cette
légende.
349
Femmes. enfants et guérisseurs khmersface au sida
\,
Illustration 2 : Sang coulant dans les tubules depuis la partie entourant
l'utérus jusqu'aux seins où il change d'état et se transforme en lait
Tous les guérisseurs s'accordent pour dire que le lait maternel tire
son origine du sang qui a coulé dans les seins, la preuve étant que le
lait maternel, une fois reposé, devient « rougeâtre », c'est-à-dire qu'il
recouvre ses propriétés premières de sang. Ce dernier, bien que
changeant d'état physique lors de sa transformation en lait, n'en reste
pas moins sang. C'est ainsi qu'une mère contaminée infecte son
enfant. Certains accoucheurs traditionnels croient que les aliments de
la mère, une fois digérés, passent de l'estomac à la partie entourant
l'utérus (on ne sait pas exactement s'ils pénètrent dans l'utérus). Les
« tubules de l'utérus» entrent en contact avec les « tubules des
seins », ce qui implique que le fluide monte de l'utérus aux seins où il
se transforme en lait. Lorsqu'une mère vient à manquer de lait pour
quelque raison que ce soit, elle peut généralement compter sur les
membres de sa famille et sur ses voisins pour nourrir au sein le
nouveau-né. Ceux qui en ont les moyens achètent du lait de vache. Si
l'on sait que la mère est infectée du sida personne ne veut nourrir
l'enfant au sein de peur que celui-ci ne transmette la maladie. La
mère, n'ayant pas d'autre alternative, allaite son enfant jusqu'au jour
350
Femmes, enfants et guérisseurs khmers face au sida
OÙ les deux meurent. L'enfant peut contracter la maladie de sa mère
même lorsqu'elle ne le nourrit pas au sein. Il peut par exemple
contracter la maladie par le biais d'aiguilles et de seringues que les
pauvres paysans du Cambodge ont tendance à amasser et à réutiliser,
les échangeant avec d'autres membres de la famille. Pis encore est la
conception locale selon laquelle un moustique peut contaminer un
enfant s'il le pique dans la minute qui suit la piqûre d'un parent
infecté. Étant donné que pour aspirer le sang de l'enfant le moustique
doit se vider du sang absorbé du parent, il l'injecte dans l'enfant. Ce
genre de transmission ne peut avoir lieu que dans la minute qui suit la
première piqûre. Une fois passé ce délai, le moustique transforme le
sang absorbé du parent infecté en excrément. Le germe du sida,
contrairement à celui du paludisme, ne peut pas survivre dans les
excréments du moustique.
351
Femmes. enfanls et guérisseurs khmers face au sida
intellectuellement retardé 375, Bien qu'il soit admis qu'un homme
puisse transmettre « la mangue tapie », c'est-à-dire la syphilis, à son
fils (plus rarement à sa fille), la maladie est interprétée comme étant
quelque chose d'autre, par exemple la furonculose ou « le
boitement ». Ce qui se passe après, une fois la croissance de l'enfant
infecté terminée, n'est pas clair. Dans la grande majorité des cas, de
80 à 100 %, l'épouse d'un syphilitique contracte également la maladie
qu'elle transmet à son tour à l'enfant dans 10 à 20 % des cas. À
nouveau, la maladie est nommée furonculose du cuir chevelu ou
« boitement ».
û't!jf'~~ ~ rr
t5' (f'~~ 'f/'~
375 Tous les guérisseurs ne sont pas d'avis qu'une furonculose prononcée résulte de la
syphilis du père. Environ un tiers d'entre eux pensent qu'elle tire son origine d'une attaque
des esprits et c'est pourquoi ils l'appellent « priey : les esprits des furoncles ». Les furoncles
sont de la grosseur de la chair qui entoure un noyau de jaque.
352
Femmes, enfants et guérisseurs khmers face au sida
La furonculose du cuir chevelu
Avant de se pencher sur la conception traditionnelle de la syphilis
chez l'enfant, il est nécessaire de présenter la situation au Cambodge
quant à la furonculose du cuir chevelu qui, à un moment ou à un autre,
affecte de nombreux enfants des zones rurales. Dès l'apparition des
premiers signes, les parents ont parfois recours à des produits
pharmaceutiques, surtout dans les villes, mais dans la plupart des cas,
ils pensent que ce sont eux qui sont à l'origine des furoncles et non
pas une infection accidentelle.
Certains guérisseurs classent les « furoncles» selon qu'ils sont
originaires de la mère ou du père. Si un couple a la malchance de
concevoir alors que la mère a conservé du sang menstruel, alors le
« mauvais sang» pénètre le fœtus mais rien d'anormal n'apparaît à la
naissance. Par contre, deux ou trois mois plus tard, voire dix ans, il est
possible que le cuir chevelu, ainsi que les nœuds lymphatiques
derrière les oreilles, se couvrent de furoncles multiples appelés knao.
La deuxième catégorie de furoncles vient d'un père qui, au
moment de la conception, est infecté par « la mangue». Les furoncles,
connus sous le nom de boh, apparaissent deux ou trois mois après la
naissance, seuls ou en groupes, l'un après l'autre, et sont plus gros que
ceux originaires du sang menstruel. Il est dit que l'enfant infecté ne
peut transmettre ni la furonculose originaire du sang maternel ni celle
originaire de « la mangue» paternelle aux autres enfants. Comme
l'indique l'exemple ci-dessous, les cordelettes magiques que les
jeunes enfants portent fréquemment servent en partie à les protéger de
la furonculose, au cas où la mère aurait conservé du sang, ou le père
contracté la maladie de « la mangue» 376.
Étant donné qu'il est injurieux d'insinuer qu'un enfant a la
maladie de « la mangue », on parle à la place de « furoncles jaque»
car les furoncles sont aussi gros qu'un noyau de jaque. Les gens
disent: « Oh ! Ce père a dû attraper la maladie de « la mangue» », ou
bien ils appellent simplement la furonculose « la maladie du père» -
mais tout le monde sait qu'il s'agit de la syphilis. Les hommes
guérisseurs kruu ont tendance à croire que le genne est transmis aux
376 Le traitement implique souvent une forme de moxibustion atténuée qui consiste à
appliquer des baguettes d'encens sur une couche de feuilles de palmier à sucre au-dessus des
ganglions lymphatiques affectés, considérés comme « les chefs» des furoncles. Après avoir
détruit l'endroit « chef» du ganglion lymphatique affecté, le guérisseur place de la peau de
crapaud sur le furoncle; les pustules formées sur la peau de crapaud en réaction à la chaleur
tropicale absorbe, métaphoriquement, cette propriété de la peau de l'enfant.
353
Femmes, enfants et guérisseurs khmers face au sida
fils de l'homme infecté, plutôt qu'à ses filles 377. Un père syphilitique
peut transmettre la maladie au fœtus par le biais de la mère ; si le
germe est fort, la mère fait une fausse couche ou l'enfant naît mort,
tandis que s'il est faible, l'enfant survit mais il développe la
« furonculose du j~que ». Considérons à présent la façon dont les
attentes culturelles quant aux responsabilités de l'homme et de la
femme attribuent la faute et traitent la culpabilité.
Notre étude de cas porte sur un petit garçon ayant fait une
éruption de larges « furoncles jaque» qui se sont propagés en vagues,
du cuir chevelu au tronc puis aux membres. Tous les jours, l'enfant
passait des selles aqueuses couleur safran contenant des grumeaux
semblables à de la farine mal tamisée ou à une peau de crapaud.
L'hôpital a diagnostiqué une « maladie pulmonaire », mais après un
traitement de deux mois, l'enfant n'avait toujours pas guéri. La famille
perdit espoir.
Ce n'était pas la première fois que des « furoncles jaque»
apparaissaient dans cette famille. Sur les quatre enfants, le premier, un
garçon aujourd'hui âgé de huit ans, avait fait une éruption de
« furoncles jaque» à l'âge de trois ans. Ses parents l'avaient amené
chez un kruu, connu pour son don de guérir les enfants qui souffrent
d'abcès. Après avoir pris les augures, le kruu. avait prescrit le port
d'une cordelette autour du cou et le garçon avait guéri. Le deuxième
enfant, un garçon âgé à présent de cinq ans, avait contracté une forme
atténuée de furoncles que sa famille avait guéri à l'aide de la
cordelette qu'elle avait gardée du fils aîné. Le troisième enfant, l'objet
de notre étude, était âgé de trois ans.
Très maigre dès sa naissance, cet enfant était différent de ses
aînés. Il est devenu légèrement fébrile et a eu la diarrhée. Trois mois
plus tard, les boutons derrière ses oreilles se sont élargis et de petites
taches rouges sont apparues sur son cuir chevelu, son tronc et ses
pieds. Voyant cela, la tante dit à la mère d'aller sans plus tarder faire
lire les augures à l'enfant étant donné que le père de l'enfant avait eu
des « furoncles jaque» dans le passé.
377 Une femme kTuu pensait, sur la base de ses expériences avec des prostituées enceintes,
que le germe «traverse» au moment de la naissance, qu'il s'agisse d'une fille ou d'un garçon,
et provoque une cécité néonatale. L'enfant devient tout d'abord déficient mentalement, en
raison du fait que le mee rook ronge le système nerveux central, avant de devenir un vaurien
alcoolique et joueur qui couche à droite à gauche (neak taa).
354
Femmes. enfants et guérisseurs khmers face au sida
La grand-mère paternelle décida d'amener le garçonnet voir le
kruu qui les connaissait déjà pour avoir traité les frères aînés, mais elle
attendit pour le faire jusqu'à la prochaine fête bouddhiste. Le kruu
alluma ses baguettes d'encens pour invoquer son gourou, la lune
(preah can), et le démon qui a la capacité d'avaler le soleil et la lune
et de provoquer des éclipses (riehu?). Il enroula une cordelette en
coton autour d'un casse-noix. De manière à déterminer l'origine du
problème, il appliqua sa science divine en six étapes. Tout en laissant
le casse-noix pendre au bout de la cordelette, il demanda si la maladie
résultait de la « yiey naov», « descendance familiale », de la grand-
mère paternelle, du grand-père paternel, de la grand-mère maternelle,
du grand-père maternel, du père ou de la mère 378. Chaque
mouvement du pendule indiquait la réponse de ses anciens maîtres. Si
le pendule allait transversalement entre le kruu et l'enfant, la réponse
était négative, mais s'il allait dans le sens inverse des aiguilles d'une
montre, alors la réponse était positive. Toutes les réponses étaient
négatives à l'exception de celle se référant à la « descendance
familiale» de la grand-mère paternelle qui, annonça-t-il, était
responsable.
Ayant diagnostiqué la condition, le guérisseur donna des
instructions à la famille quant au rite à exécuter afin de « rompre » la
transmission des furoncles. La furonculose transmise par le père est la
plus virulente : une fois entrée dans une famille, le « rite servant à
rompre» doit être accompli pour chaque enfant, qu'il montre des
signes cliniques de la maladie ou non. Par contre, la furonculose
transmise par la mère est plus faible et le rite n'est recommandé que
lorsqu'un enfant est effectivement affecté.
Le guérisseur dit à la grand-mère de rassembler un morceau de
cuivre de la grosseur d'une pièce, trois tubercules de gingembre, deux
plumes de poules noires, du coton blanc et du coton rouge. On a
ramené l'enfant chez lui. La grand-mère devait attendre jusqu'à midi
du samedi suivant pour attacher la cordelette autour du cou de l'enfant
endormi, sans le réveiller. Six jours après avoir attaché la cordelette, la
condition de l'enfant s'est améliorée. Si ce rite n'avait pas apporté de
résultat positif, plusieurs guérisseurs auraient appliqué leur traitement
de secours qui consistait à exécuter le rite de substitution mentionné
378 Il se peut que l'expression « yiey naov» soit une contraction de yiey « vieille femme », et
de knaov «jaque », et qu'elle fasse par conséquent allusion au furoncle.
355
Femmes, enfants et guérisseurs khmers face au sida
auparavant et selon lequel des crapauds sont placés aux croisements
de manière à détourner de façon symbolique la maladie de l'enfant.
En ce qui concerne la mère, sa « descendance familiale» n'était
en rien responsable de la furonculose de son enfant puisque personne
dans sa famille n'avait eu de « furoncles jaque ». Le problème devait
venir du père; il était impossible qu'il provienne d'un autre enfant du
village avec qui il avait joué puisque tous les « furoncles jaque»
doivent avoir une « descendance» dans la famille. Lorsqu'elle était
enceinte, son mari avait festoyé avec ses amis qui l'avaient emmené
voir une prostituée. Se rendant compte que de l'argent avait disparu de
la maison, elle découvrit que son mari l'avait pris pour s'acheter des
médicaments. Elle lui dit de ne plus fréquenter de prostituées s'il ne
voulait pas risquer de l'infecter ainsi que leur enfant. Son premier
enfant, infecté à la naissance, développa par la suite des « furoncles
jaque ». Depuis cette époque, elle craint pour sa propre santé.
Malheureusement, la santé de la mère se dégrada après la
troisième grossesse. Ses symptômes étaient multiples: démangeaisons
et épaisses pertes blanches, chaleur fébrile, haleine nauséabonde,
sensation d'épuisement total, maux de tête, perte d'appétit et de poids.
La mère comprenait ce qu'était le sida. Elle déclara qu'elle n'avait
rien fait de mal, qu'elle était restée chez elle. C'était son mari celui
qui avait « traversé ».
La grand-mère paternelle était responsable de toutes les
différentes étapes à entreprendre. Elle suivit les instructions du
guérisseur, tout comme elle l'avait fait dans le passé pour les aînés.
Lorsque l'enfant fut conduit chez le kruu pour le diagnostic, la mère
resta à la maison pour garder son nouveau-né. Elle et son mari
savaient déjà que c'était lui le responsable de sa leucorrhée, «la
maladie blanche et tombante », et de la « furonculose du jaque» de
l'enfant, mais ils avaient besoin des augures pour savoir qui avait
donné l'ordre (les esprits des ancêtres) de la maladie de l'enfant plutôt
que pour accuser le coupable (le père).
Le mari admit que le problème de son fils venait de sa
« descendance familiale ». Il dit avoir contracté des « furoncles
jaque» à l'âge de quatre ans. Il savait que les augures étaient le
meilleur traitement car ses autres enfants avaient déjà été guéris de
cette manière alors que les produits pharmaceutiques occidentaux ne
faisaient que supprimer les symptômes.
356
Femmes, enfants et guérisseurs khmers/ace au sida
Dans le cas cité, la famille a choisi un expert en rites kruu : c'est-
à-dire un kruu qui se spécialise en divinations, au lieu d'un qui traite à
l'aide de médicaments. Il est par conséquent logique que la réponse
porte sur l'influence des « descendances familiales» plutôt que sur
une contamination. physique nécessitant un traitement physique.
D'autres guérisseurs avec qui je me suis entretenu avaient des
interprétations semblables. D'après la croyance traditionnelle, les
esprits ancestraux « père~mère » (mee baa) de chacun, en réponse aux
méfaits d'un(e) descendant(e) de leur conjoint(e), dirigent leur colère
au hasard, visant parfois un descendant innocent au lieu du coupable.
Lors du diagnostic, le guérisseur annonça que c'était les esprits
ancestraux « père-mère» (mee baa) du père qui étaient en colère, dans
ce cas précis à cause du comportement de leur propre fils. En
attaquant son fils, ils lui faisaient ce qu'il leur avait fait. Le père, en
faisant une remarque sur sa furonculose lorsqu'il était enfant,
ressentait peut-être que lui aussi avait été victime des aventures
sexuelles probablement de son père. Depuis toujours les hommes au
Cambodge ont des liaisons sexuelles en dehors du mariage et il n'est
évidemment pas facile de changer cette tendance. Il est difficile de
savoir si le père se rendait compte que s'il avait été probablement
victime de la mauvaise conduite sexuelle passée de son propre père,
mais ce n'était pas une raison pour que son fils souffre à présent de la
même manière. Pendant ce temps, la mère restait seule, affolée à
l'idée d'être infectée par le sida, sans personne avec qui partager son
secret.
Il existe un rite de substitution appelé « éparpiller le jaque », pour
traiter les enfants affectés par les « furoncles jaque ». Le guérisseur
décrit un croisement semblable à celui présenté en bas de
l'illustration 3. Les rites commencent toujours un samedi et, quatre
matins de suite, le guérisseur verse de l'eau magique sur l'effigie de
l'enfant située au carrefour, mais chaque jour celle-ci est orientée dans
une direction différente. Le premier jour, l'effigie est mise au bord de
la route, disons du nord; le deuxième jour, de l'ouest; le troisième
jour, du sud; et le quatrième jour, de l'est. Chaque fois, le guérisseur
verse de façon rituelle de l'eau magique sur l'effigie pour marquer son
changement de direction, et récite des strophes magiques demandant
aux protecteurs surnaturels d'emporter avec eux les « furoncles
jaque» le long de la route choisie. Les strophes font allusion aux
poulets et aux crapauds, créatures dont la peau ressemble à celle des
357
Femmes, enfants et guérisseurs khmers face au sida
jaques, pour qu'ils absorbent davantage la maladie de l'enfant. Les
« furoncles jaque» par conséquent s'éparpillent au croisement et sont,
symboliquement, incapables de retrouver leur chemin jusqu'à l'effigie
de l'enfant. Les enfants guérissent de leur furonculose mais certains,
vers l'adolescence, ont tendance à boiter: ceci est connu sous le nom
de prAkriiv.
« Le boitement» : la notion de la maladie congénitale
Le tenne prAkriiv se réfère à une maladie des « tubules», parfois
semble-t-il des vaisseaux sanguins, souvent des nerfs. C'est un mot
khmer pour lequel il n'existe aucune traduction littérale, bien que les
médecins cambodgiens aient tendance à le traduire par « polio». « Le
boitement» commence le plus souvent dans les pieds et provoque
tremblements, contractions soudaines et engourdissement ou
picotement dans les jambes, symptômes éventuellement suivis du
dépérissement du membre : le symptôme principal de la maladie.
Celle-ci est unique panni les catégories autochtones de maladies en ce
qu'elle résulte de maladies qui ont peu de choses en commun entre
elles. La plupart des sous-types affectent les enfants.
Nous avons remarqué que les guérisseurs et les gens des villages
utilisent le tenne pour désigner une variété de conditions, mais jamais
pour parler de polio. Bien que nous ayons identifié au moins dix
genres de prAkriiv, nous avons pu les regrouper en deux grandes
catégories qui sont présentées dans le tableau 2. Ce tableau est conçu
de façon à montrer l'évolution de la maladie (colonne de gauche)
selon la logique cambodgienne, c'est-à-dire qu'il existe « une maladie
de première phase» qui affecte l'enfant, une « maladie de deuxième
phase» qui apparaît à l'âge adulte et qui peut être distincte de la
première, et finalement « une maladie de troisième phase» qui semble
souvent n'avoir aucun rapport avec « les maladies des première et
deuxième phases» et qui peut se déclarer chez les enfants. Le tableau
indique aussi, dans le cas de « boitement» congénital, de quelle
maladie le parent a souffert auparavant, la cause et les mécanismes de
dégradation des membres, l'âge au début de la maladie, ainsi que la
direction empruntée par la progression du « boitement ».
Je nomme un groupe de trois sous-types « congénital» car la
maladie a été « créée» par le parent de l'enfant avant la conception et
a été transmise à l'embryon au moment de la conception ou après
(lequel des deux, cen'est pas clair). J'appelle les sept autres sous-types
« acquis» car ils se sont « créés» sur leur jeune hôte.
358
Femmes, enfants el guérisseurs khmers face au sida
Presque tous les genres de prAkriiv résultent d'une autre maladie
durant laquelle le malade ou le guérisseur a commis une erreur. Les
maladies principales sont : « la mangue tapie» - ou sida - qui
affecte les hommes ; l'esprit du Dieu Tigre, qui affecte les femmes
peu avant la naissance ; des conditions fébriles, y compris le
paludisme; « la maladie de l'incompatibilité, sous-type du gel », qui
affecte les femmes après la naissance ; skAn, qui affecte les nouveau-
nés; « le poison », qui inverse ses directions pour entrer dans le corps.
Un mauvais traitement de la part de la personne ou du guérisseur
provoque une détérioration dont le résultat est une forme ou une autre
de prakriiv.
Le genre le plus courant de prakriiv transmis par voie congénitale
à l'embryon est appelé littéralement « boitement à la création»
(prakriiv kea?ha?/uu). Le futur père a déjà contracté « la mangue
tapie », c'est-à-dire la syphilis ou le sida, au moment où l'enfant est
conçu et son sperme infecté entre dans « l'entrepôt» de la mère -
l'utérus est tel un entrepôt qui emmagasine le fœtus jusqu'au moment
de la naissance. Mais selon les croyances populaires, le sperme infecté
devient l'embryon. La « mangue» ronge les vaisseaux sanguins de
l'embryon, et s'il s'agit des vaisseaux des jambes, alors les
symptômes apparaîtront dans les jambes du nouveau-né. Le nouveau-
né est maladif dès la naissance et lorsqu'il est en âge de marcher, il
boite très nettement.
Les autres genres de prakriiv congénital sont transmis par la
mère, qui est tenue responsable de la transmission. Dans le cas de
prakriiv /uukhin, des caillots de « sang noir», c'est-à-dire de sang
menstruel, se trouvent encore dans l'utérus au moment de la grossesse.
On dit alors que la femme développe « les esprits priey du Dieu
Tigre» (il est difficile de savoir au juste si ce terme se réfère à la
cause de la maladie ou à la maladie même). Ce « mauvais sang» se
mélange à celui de l'embryon et empêche la circulation fœtale
d'atteindre les membres, ce qui, après la naissance, conduit aux
symptômes habituels. Dans le cas de prakriiv vi?haa, la conception a
lieu à un moment où la femme fait de la fièvre, ce qui provoque des
contractions dans les membres. La femme est alors accusée d'avoir
accepté un rapport sexuel alors qu'elle était dans un état fébrile. Son
sang chaud, qui contenait le « germe», est passé dans l'embryon
récemment conçu qui souffrira par conséquent après la naissance des
mêmes symptômes dans les jambes que sa mère. La majorité des
359
Femmes, enfants et guérisseurs khmers/ace au sida
catégories acquises de prakriiv affecte les enfants à cause de la
négligence de la mère. Une mère qui oblige son enfant à trop manger
peut le forcer à avaler du poison. L'enfant fait de la fièvre et,
éventuellement, boite. On parle alors de prakriiv cea?ruu.
En général, boiter est considéré comme la phase finale d'une
autre maladie, ne valant pas la peine d'être traitée puisque, au moment
où le problème est diagnostiqué, cela fait déjà des années que la
personne est malade. L'enfant qui boite est le dernier réceptacle de la
maladie; il ne le transmettra pas à son tour à ses enfants.
Héritage d'autres maladies transformées, y compris la sorcellerie
Nous avons encore beaucoup à apprendre sur la façon dont les
populations autochtones interprètent la contagion de père à enfant. Le
germe de « la mangue» peut être transmis verticalement à un enfant et
causer la tuberculose, appelée « tuberculose de la mangue tapie ».
Contrairement au « boitement », cette condition est transmise de deux
façons à l'enfant de la victime. Un enfant peut « hériter» de la
tuberculose simplement parce que l'un de ses parents l'a eue (ksae).
Un enfant peut aussi contracter le germe (puuc) s'il est en contact
direct avec un parent malade. De plus, tout enfant de la même
descendance que le parent malade « hérite» de la tuberculose.
Le germe de « la mangue» peut aussi être transmis aux
descendants comme « lèpre de descendance familiale », ainsi que
nous l'avons vu précédemment. Cette condition est unique puisqu'elle
peut sauter des générations pour ne réapparaître que chez les petits-
enfants.
Pour finir, le germe de « la mangue» peut être transmis à un fils
ou une fille, mais aucun symptôme ne semble se manifester. Lorsque
l'enfant se marie, sa force s'amoindrit et le germe surgit
inévitablement sous forme « d'éruption de mangues ».
À 1'heure actuelle, nos connaissances sont encore limitées quant
aux conséquences pour l'enfant d'une mère ayant « du blanc qui
tombe », ou leucorrhée, la forme de la syphilis qui affecte les femmes.
Selon la logique prévalente, le quantum de germes pour tout type
« d'enfant de la mangue» ne se multiplie pas mais est partagé entre
les enfants des générations suivantes. À chaque génération, la
tuberculose perd par conséquent de sa force.
Jusqu'à présent, notre discussion s'est portée sur un modèle de
transmission et de transformation d'un « germe ». Mais il existe
d'autres formes « d'hérédité », comme l'indique la formation de la
360
Femmes. enfants et guérisseurs khmers face au sida
tuberculose, de la lèpre, de « la maladie du froid», et de la folie de
descendance familiale, toutes provenant de la transgression des règles
ancestrales de conduite par un aïeul.
Conclusion
Les données scientifiques font ressortir que la mère transmet le
sida au fœtus. Néanmoins, les résultats des recherches présentées dans
cet article suggèrent que, pour les guérisseurs, c'est le père qui
transmet directement le sida (<< la mangue») et non la mère qui ne
joue d'ailleurs aucun rôle dans la transmission. À première vue, cela
semble un écart remarquable des traditions puisque les guérisseurs
accusent en général la femme d'être responsable de toutes les autres
maladies. Le meilleur exemple est « la maladie de l'incompatibilité»
qui affecte les femmes après la naissance et dont on les accuse, même
lorsque c'est le mari qui en est responsable. Nous constatons
cePendant que l'origine de « la mangue» est néanmoins une femme,
pas nécessairement la mère, mais la femme qui a infecté l'homme. Vu
ainsi, c'est le père qui est responsable, au moins du point de vue des
guérisseuses.
Les syndromes indigènes ressemblent curieusement à certains des
aspects cliniques du sida qui affectent les enfants. Le type qui « ronge
les membranes cérébrales» par exemple, est semblable au syndrome
de l'encéphalopathie, tandis que celui qui conduit à des grosseurs dans
le cou, appelées scrofules, ressemble au syndrome de l'adénopathie.
361
Femmes, enfants et guérisseurs khmers face au sida
Ta bl eau 1 R'epartltlon de d"Iverses caté~gones de guensseurs hommes et fiemm es
~atégories lLatégories % % % Total
principales Femmes Hommes
Guérisseur non- Pévots bouddhistes
professionnel !rotai partiel 2% 0,3% 0,8%
aucune formation ni
iAutrç.
pratique régulière)
Total partiel 3% 2,5% 2,7%
Total partiel 5% 2,8% 3,5%
Médium (aucune Possédé par une force ou
ormation; possédé pouvoir de guérison
par des forces baarea?mey) provenant
surnaturelles; sert de d'un mélange de thèmes
médium ou de bouddhistes et bramaniques
véhicule à la portant sur les saints ou les
guérison) enonciateurs ascétiques
rrotal partiel 16% 5,9% 8,9%
Possédé par les esprits
~cestraux du guérisseur
kmaoc cambue)
rrotal partiel 5% 0,4% 1,7%
Possédé par d'autres esprits
y compris les esprits
gardiens et d'autres êtres
surnaturels des forêts, qui
apportent souvent une
protection supplémentaire
au médium)
Total partiel 4% 1,0% 1,9%
Total partiel 25% 7,3% 12,6%
Guérisseur Guérisseurs impliqués dans
professionnel (a une communauté
~uivi apprentissage; bouddhiste reconnue
onnaissances Sangha) en tant que
héoriques de la moines ou assistants des
~uérison) ites
Total partiel 0% 12,7% 8,8%
Personnes qui guérissent
kruu) grâce à un mélange
~e théories et de rites
fbouddhistes et bramaniques
!rotai partiel 20% 76,9% 59,6%
!Accoucheurs trad itionnels
Irotal partiel 50% 0,4% 15,5%
Irôtai partiel 70% 89,9% 84,0%
rrotal 100% 100,0% 100,0%
362
1ableau L - 1ranstormatlOn ae "la manf!Ue . a 'un père en a 'autres conatttons affectant les enfants et les aescenaants
MaladIe du père La mangue (syphlhs)
Transformation de la Rapport sexuel avec la mère? l'embryon a le germe
maladie passée à
l'enfant
Maladie de l'enfant Furonculose de BOItement Tuberculose de la Lèpre de descendance Scrofule tapie Eruption de mangue (syphlhs)
descendance mangue tapie famihale
famlhale (Ksae
sralaay)
Age au début de la Entre 0 et 3 ans Entre 3 et 5 ans (a) 3 ans' TB moelle Enfance ou adolescence Furonculose E-; Asymptomatique, excepté
maladie· Premiers [VOIT éruplton de osseuse ganglions axJ1lalTes température subfébrile
symptômes mangue E-l (b) 4 ans TB Jeune apparaissent entre 5 et 17 ans,
poisson kran PUIS dlsoanussent (phase tapie)
Maladie principale/de VOlT scrofule Lépre de descendance (1) En âge d'être mané - En âge d'être marié - 'éruption de
deuxléme phase tapie? familiale, débute par des éruption de scrofules'? (2) (2) mangue' prakruv E-
abcès Femme se marie: 'cancer' etc
progressif avec ulcéralton dans
le cou
Peut sauter la première Non Oui Non
lIiénératlon
Transmission à la Oui - la maladie Non - la maladie se Oui • la maladie se transmet par contact avec des Oui
deUXième généralton se transmet par confine aux tubules enfants (puuc) et par descendance directe, même sans
contact avec des des membres, aucun contact (ksae)
enfants (puuc) et contact avec le
par descendance sperme/utérus
directe, même
sans contact
(ksae)
364
Femmes. enfants et guérisseurs khmers face au sida
MARSEILLE, E., KAHN, J. K. & SABA, J., 1998, «Cost-
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2,46-58.
365
SUIVRE LES CHEMINS CULTURELS DANS LE
CADRE DE LA PRÉVENTION DU VIH/SIDA CHEZ
LES HMONG DE THAÏLANDE
Patricia V SYMONDS
(texte traduit de l'anglais par Michel Antelme)
J'exprime ma gratitude à l'American Foundation for AIDS Research (AMFAR) pour avoir
financé le projet de recherche qui constitue le sujet du présent article (bourse nO 001781-13-
RG). J'exprime également mes remerciements à mes collaborateurs de recherche: Cornelai A.
Kammerer, Otome Klein Hutheesing et Ralana Maneeprasert ainsi qu'à mes deux assistants
de recherche pour l'été: Mee Moua et May Kao Yang, qui ont grandement contribué au
projet. J'exprime également ma profonde gratitude au Dr. Vichai Poshyachinda pour son aide
et ses commentaires sur ma recherche. Pour le financement de la recherche en cours qui a
apporté des informations pour cette communication, je remercie la Watson Foundation for
International Studies de la Brown University et de la Thai-Australia Northern AIDS
Prevention and Care Program (NAPAC). Je suis également redevable auprès du National
Research CounciJ of Thailand pour son autorisation de recherche et au Tribal Reasearch
Institute et à son directeur Chantaboon Sutthi pour leur aimable coopération.
Ua tsang ntau à tous les Hmong qui m'ont apporté leur concours. Merci également à Peter
Kunstadter pour ses commentaires et à Alan E. Symonds pour sa patience et son soutien.
379 Pour plus d'informations sur les stéréotypes négatifs et préjudiciables à l'égard des
minorités tribales ancrés dans les lignes d'action du gouvernement thaïlandais et dans la
culture populaire, voir KAMMERER (1998a : 9-11 et 1998c : 275-278).
368
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIN/sida
économique et politique, ses croyances cosmologiques surtout si elles
sont liées à des questions d'ethno-épidémiologie des maladies,
concernant la contagion, les nonnes sexuelles, etc., avant de chercher
à transfonner les schémas comportementaux, en particulier dans un
domaine aussi sensible que le comportement sexuel humain.
Un des domaines fondamentaux pour lequel il est indispensable
d'avoir des infonnations adéquates est celui des chemins culturels du
savoir - qui enseigne à qui et à quel sujet? - et celui «des chemins
naturels de la communication» 380 - qui, par convention, a le droit de
discuter de quels sujets et avec qui? Dans un tel cas, il est essentiel
d'avoir la maîtrise du vocabulaire sexuel, des tabous entourant
certains comportements sexuels, et même de la discussion de certaines
questions entre différents groupes d'âge, entre les sexes et entre les
membres de la famille (Kammerer et al., 1995: 1). Du fait que les
jeunes ne transmettent pas le savoir aux aînés dans les communautés
hmong et dans les autres groupes montagnards, il est donc important
d'être au courant des rapports traditionnels d'autorité et de les
reconnaître pour que le travail d'éducation porte ses fruits. Chaque
fois qu'il est possible, les chefs de village et les chefs de lignage
doivent être impliqués dans ce travail pour pouvoir s'assurer leur
soutien, même s'il leur est demandé de respecter des éducateurs qui ne
se confonnent pas aux catégories sociales traditionnelles (par exemple
des femmes, des jeunes ou des non-Hmong ou autres étrangers au
groupe). Cependant, il faut remarquer que dans certains cas, l'appel à
des enquêteurs étrangers à la communauté peut être plus efficace que
celui de membres de la communauté, en particulier lorsque des
comportements stigmatisés sont l'objet du débat.
Un autre domaine qui a été négligé est celui de la logique
culturelle des Hmong et d'autres groupes montagnards qui ne font pas
de discernement conceptuel entre la maladie et la spiritualité en
catégories distinctes. Comme l'a démontré Jonsson, ils n'ordonnent
pas la vie de façon nette et «rationnelle» dans les mêmes catégories
bien séparées les unes des autres ainsi que les Occidentaux ont
tendance à le faire (Jonsson, 1992). Pour cette raison, les messages
éducatifs qui découlent d'un modèle strictement scientifique et
médical ne peuvent pas totalement passer. La compréhension des
choses par le biais de la recherche socio-culturelle rendra les
381 Les Montagnards ont été perçus comme des insurgents, des producteurs et des
contrebandiers de drogue, des destructeurs de l'environnement en pratiquant l'agriculture sur
brûlis, et des immigrants illégaux. La majorité thaïe les considère aussi comme arriérés, sales
et n'ayant aucun sens de l'hygiène (KAMMERER, 1993 : 12).
370
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
des zones montagneuses à l'écart du reste de la Thaïlande constituée
de plaines 382, et ils ont un statut économique relativement bas par
rapport aux habitants de la plaine. À cause des changements
intervenus dans leur mode de vie traditionnel (1' agriculture sur brûlis),
beaucoup souffrent de pauvreté, de malnutrition, de problèmes de
santé dus aux parasites et aux carences (goitre), ainsi que d'un manque
d'accès aisé aux soins médicaux. Ils ont également un taux de natalité
relativement élevé, bien qu'une augmentation rapide et récente de
l'emploi de contraceptifs et du déclin de la fertilité indiquent que le
contrôle des naissances chez les Hmong et autres groupes
montagnards commence à se modifier grâce aux campagnes
d'infonnation de limitation des naissances menées par le
gouvernement thaï dans les montagnes depuis des années 383.
Des changements rapides dans la vie traditionnelle des
Montagnards se sont produits ces dix dernières années, et l'on a abouti
à une marginalisation puis à un isolement géographique et social qui
se sont poursuivis par le contact accru avec la société contemporaine
thaïlandaise et occidentale (migration saisonnière vers les plaines à la
recherche d'emplois salariés, pénétration des médias, expansion du
tourisme occidental dans les collines). Cela a eu des conséquences
dévastatrices sur l'économie agricole traditionnelle, ainsi que sur la
culture et sur l'image que ces groupes tribaux ont d'eux-mêmes.
Quelques données de base à propos des circonstances historiques
dans lesquelles les Hmong ont évolué permettront de mettre en
lumière les défis auxquels ils sont confrontés et leurs réactions à cette
cnse.
Données historiques
La crise culturelle et la rupture du contrôle social et traditionnel
que connaissent actuellement les Montagnards trouvent leurs causes
dans leur marginalisation historique par rapport à la société thaïe. Les
Hmong - le groupe avec lequel je suis le plus familiarisée - ont
382 Cependant, en plus des nombreux Hmong qui font maintenant le voyage vers les plaines à
la recherche de travail saisonnier, d'autres Hmong, également nombreux, ont aussi été
installés dans la plaine. Un grand nombre de Karen vit également en plaine où ce groupe
pratique la culture irriguée.
383 Néanmoins, récemment en 1992, de nombreux Hmong dans la province de Nan en
Thaïlande avaient des soupçons et pensaient que le plaidoyer en faveur de l'utilisation du
préservatif lors des campagnes de prévention du sida, était un stratagème conçu pour réduire
J'accroissement démographique des Montagnards (KAMMERER et al. 1995 : 13).
371
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
commencé leur migration du sud-ouest de la Chine vers le nord de la
Thaïlande au XIXe siècle. Ils pratiquaient l'agriculture sur brûlis,
cultivant le riz sur champs secs, le pavot ainsi que d'autres produits
agricoles, mais vivaient également de cueillette, de chasse et de pêche
dans la forêt, tout en faisant du commerce avec les autres groupes
montagnards. Ils s'adonnaient aussi au commerce illicite. La
population majoritaire des plaines les considérait comme «primitifs»
ou «arriérés». Malgré la difficulté liée à leur vie en auto-suffisance, ils
possédaient un fort degré d'autonomie culturelle. Cependant, dans les
années 1950, ils ont commencé à se retrouver aux prises avec le
gouvernement thaï qui cherchait à les intégrer dans l'économie
nationale, en établissant une police des frontières, en bâtissant des
écoles pour les enfants des tribus montagnardes, en mettant en valeur
de vastes étendues de terres, en introduisant la monoculture, en
développant des cultures de substitution, et en interdisant en 1958 la
culture du pavot (dont la vente rapportait des bénéfices substantiels).
Par la suite, du fait de leur engagement des deux côtés du conflit de la
«guerre secrète» au Laos, les Hmong ont également été perçus comme
subversifs, et comme représentant une menace politique et écologique
pour la nation (car la culture sur brûlis était considérée nuisible pour
l'environnement). De plus, ils étaient aussi vus comme des étrangers
car ils étaient des animistes non thaïs dans un pays monarchiste, thaï
et bouddhiste. Cela a perturbé une économie traditionnelle fondée sur
le prestige et dans laquelle la demande de bénédictions, les banquets et
l'échange de richesses créaient une «réputation» (hwm), base du bien-
être culturel (Symonds, 1996). Le déclin de ces systèmes a créé un
bouleversement social et les a conduits à entrer de plus en plus dans
l'économie salariée de la plaine.
Méthodologie de recherche
91 537 Hmong vivent en Thaïlande dans 237 villages (Tribal
Research Institute, 1992). Bien que j'ai interrogé un large éventail de
cette population et que j'ai participé à un projet éducatif dans
plusieurs provinces, mon terrain principal a été un village de la
province de Chiang Rai où j'ai mené mes recherches en 1987-1988 et
où je suis retournée par la suite, toujours dans ce cadre de recherches.
Le «Village des Fleurs» comme je l'appelle avait alors une
population en expansion de 566 personnes vivant dans 54 maisons. Au
fil des ans, j'ai développé des relations fortes avec les villageois et j'ai
372
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
pU mener une observation participante et des entretiens non directifs
avec beaucoup d'entre eux à propos de leur compréhension du
VIH/sida. D'autre part, j'ai également géré un calendrier d'entretiens
formels avec 55 femmes et 47 hommes. Mais on ne peut comprendre
la façon de voir des Hmong sans quelques rudiments d'information
sur leurs théories traditionnelles concernant les origines des maladies,
ce que je désignerai dans la suite de l'article sous le nom d' « ethno-
épidémiologie », et sur la transmission des maladies.
384 Dans cet article, le tenne tus p/ig est traduit par «âme», mais certains utilisent parfois le
tenne «essence» en traduction, ou comme le fait TAPP (1993) «le soi». Je préfère le mot
373
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
et parfois des affiliés sacrifient rituellement aux esprits des poulets ou
autres animaux et partagent ensuite un repas. Un soutien social étendu
est ainsi offert par la communauté pour ce genre de maladies, tandis
que - ainsi que nous le verrons - dans le cas de la lèpre, des MST et
du sida, le soutien social est beaucoup moins présent à cause de la
peur de la contagion et de l'inefficacité constatée de la médecine
hmong pour les guérir.
D'autres pratiques traditionnelles de santé préventive
comprennent l'entretien d'un équilibre physique par un reglme
consciencieux consistant à ingérer certains aliments froids ou chauds,
en particulier dans les périodes de stress psychique comme celle de la
relève de couches. En plus des pratiques traditionnelles, les Hmong
font maintenant appel à ce que l'on appelle les «docteurs à piqûres»
(qui sont des médecins n'ayant pas d'autorisation d'exercer, non
réglementés et non formés, et qui voyagent dans les campagnes pour
injecter des antibiotiques ou autres remèdes 385). Ils se rendent
également dans les anamai, avant-postes médicaux gouvernementaux,
pour le traitement de problèmes que les méthodes traditionnelles
n'arrivent pas à soigner convenablement, comme dans le cas de
coupures sérieuses qui nécessitent des points de suture ou pour des
conseils sur les problèmes digestifs et respiratoires des enfants et pour
obtenir des produits pharmaceutiques (pour lesquels il. n'est pas
nécessaire d'avoir une ordonnance en Thaïlande). Dans le cas de
problèmes trop graves pour être traités par les anamai, ou plus
simplement lorsque le patient n'éprouve guère l'envie d'en parler à
l'anamai (par exemple pour un problème gynécologique), les
villageois peuvent se rendre dans les dispensaires dans la vallée, ou
encore pour être totalement anonymes à cause du stigmate social lié à
des maladies comme les MST, ils peuvent même entreprendre un
déplacement jusqu'à la ville de Chiang Rai.
«âme» car il est utilisé dans un sens spirituel par les Hmong, tandis que «le soi» connote
plutôt une entité psychologique.
385 Une des plaintes les plus courantes à propos de ces «docteurs à piqûres» concerne les
abcès causés par l'utilisation d'aiguilles mal stérilisées. Voir C. E. CUNNINGHAM pour plus
de renseignements sur ce sujet.
374
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
la manière de traiter le VIH/sida, est celle entre maladie de
l' «intérieur» par opposition à maladie de l' «extérieur». L'«extérieur»
peut être vu sous trois perspectives en corrélation: 1) la coutume
extérieure, c'est-à-dire des nonnes et des pratiques contraires à la
tradition ou non reconnues par cette dernière; 2) le territoire extérieur,
un concept qui a des dimensions à la fois cosmologiques et politiques
et 3) les groupes ethniques extérieurs, expression qui comprend aussi
bien les gens de la plaine que les autres tribus montagnardes
(Kammerer et al., 1995: 7). Une des réactions des Hmong aux
maladies inhabituelles est de nier leur capacité à les traiter en les
classant parmi les maladies de l' «extérieur» ayant besoin d'un
traitement de l' «extérieUr» comme dans les cas des MST et du sida.
Cette vue est évidemment liée à leur marginalisation, leur méfiance
des étrangers et leur difficulté à s'adapter aux changements culturels
rapides et à la dégradation sociale qu'ils subissent. Lorsque nous
considérons la menace qui pèse sur l'équilibre culturel hmong, une
telle réaction peut être comprise comme un moyen d'ordonner un
monde de plus en plus chaotique.
La lèpre
Un rapide coup d'œil à la façon dont les Hmong réagissent à la
lèpre, maladie dont ils ont souffert pendant de nombreuses. années,
peut apporter une perspective sur la façon par laquelle ils pourraient
en fin de compte réagir vis-à-vis du sida une fois qu'il leur sera
devenu familier. Autant que du sida, les Hmong ont très peur de la
lèpre (qu'ils appellent mob ruas, la «maladie qui fait rétrécir»).
Comme le sida, la lèpre a une période d'incubation asymptomatique.
Les Hmong croient aussi que cette dernière se transmet par le contact
physique et par l'air, mais ils croient également qu'elle est «dans le
sang», ce que l'on pourrait interpréter en gros comme étant transmise
génétiquement et qu'elle est capable de surgir ou de «bondir» à tout
instant (alors qu'ils pensent que le sida «entre» dans le sang mais tout
en ne « s'y trouvant» pas de la même manière). Ils pensent aussi que
la lèpre est incurable (ce qui est faux) 386. Comme beaucoup de gens
dans de nombreuses parties du monde, les Hmong ont peur de la lèpre
à cause du délabrement physique extrême qu'elle engendre, et qui
386 La médecine occidentale décrit la lèpre, que l'on peut maintenant soigner, comme étant
apparemment due à un long contact prolongé avec une bactérie, ce qui peut expliquer
pourquoi les Hmong pensent qu'elle est partagée au sein d'une même famille.
375
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
entraîne la perte des doigts, des orteils et parfois même des traits du
visage. Les Hmong en ont tellement peur qu'ils en viennent à croire
qu'un contact physique rapproché peut provoquer la «perte des âmes».
Et parce qu'ils croient qu'elle se trouve «dans le sang», ils ont de tout
temps expulsé non seulement la personne atteinte hors du village mais
également sa famille. Cette maladie fait même l'objet de recherches
minutieuses pendant les négociations précédant le mariage, où l'on
doit s'assurer que chaque branche de la famille est «propre» ou n'a
pas cette maladie. (On pourrait dire que cette distinction entre
«propre» et «pas propre» par opposition à «en bonne santé» et
«malade», est représentative d'une compréhension quelque peu
incomplète de la latence.) La question posée lors des négociations qui
précèdent le mariage est: «y a-t-il quelqu'un dans la branche de
votre clan qui est inapte au mariage? »
Bien que l'on puisse maintenant guérir la lèpre, les Hmong en ont
tellement peur que leur croyance en son incurabilité n'a pas varié. Une
des raisons en est que, même si les progrès de la maladie peuvent être
stoppés, la personne qui en était atteinte peut en porter des séquelles
sous fonne de cicatrices. Or pour les Hmong, la défiguration équivaut
à la maladie. L'inverse est également vrai : l'apparence de bonne santé
est généralement perçue comme gage de bonne santé réelle, ce qui est
un obstacle à une compréhension du concept de latence pour eux.
Parmi les populations hmong à travers le monde, les victimes de la
lèpre continuent à faire l'objet de ségrégation à cause de la très grande
crainte que la maladie puisse dévaster gravement les lignées hmong.
Et bien que les Hmong aient réussi à incorporer cette maladie dans
leur vision du monde en la conceptualisant d'une certaine manière, en
se protégeant de sa contagion telle qu'ils la comprennent et en
surveillant sa présence, leur peur est toujours beaucoup plus forte que
leur connaissance du problème.
377
SUIvre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
n'ont pas réussi à atteindre les femmes hmong, en particulier à cause
de la barrière de la langue ainsi que pour d'autres raisons.
Les femmes jeunes semblent plus au courant que les femmes plus
âgées. Elles ont repéré que le sida était causé par ua sib, c'est-à-dire
les hommes qui «vpnt s'amuser» dans la vallée avec des filles qui
«vendent des fleurs» ou qui sont des «femmes sans honneur».
Plusieurs jeunes femmes ont montré une assez bonne compréhension
de la façon dont la maladie se transmettait, en employant un
vocabulaire qui se révélait assez scientifique. Ainsi, une femme de 23
ans qui ne parlait qu'un peu le thaï a décrit le sida comme «quelque
chose qui mord et va dans le sang. Je ne sais pas comment il arrive
là... mais ça se trouve dans la semence crémeuse des hommes. Dans
le sperme il y a la graine d'un bébé. Quand ils le font gicler dans le
lub tsev tub menyuam Cl' «utérus»), ça se trouve dans la graine et le
bébé peut être infecté. Si un homme est infecté, il va le donner à la
femme et si elle vend son corps à un autre homme, elle l'infectera
avec le même sperme. Après un certain temps, elle-même l'attrape. Il
peut également l'apporter chez lui et le transmettre à sa femme)).
Cependant, malgré la présence de telles femmes aussi bien informées,
il y en a d'autres qui croient que le sida peut être contracté en respirant
• le même air, en dormant dans le même lit ou par le contact physique.
Plusieurs des jeunes femmes ayant des enfants en bas âge ont
également exprimé l'inquiétude que leur mari soit allé voir des
prostituées ou des «femmes sans honneUr», car elles craignaient qu'il
puisse le transmettre à leurs enfants, même s'ils étaient déjà sevrés.
Bien que la plupart des hommes savait que le sida pouvait
s'attraper par les rapports sexuels, beaucoup d'entre eux pensaient
aussi qu'il pouvait s'attraper par des contacts accidentels. Un homme
a déclaré : « Vous pouvez même l'attraper par la substance huileuse
d'une empreinte de doigt sur une tasse ou bien en vous allongeant sur
une paillasse après qu'une personne s'y est couchée. C'est quelque
chose dans la chaleur qui le provoque )).
La période de latence
Un des aspects les plus difficiles à comprendre pour les Hmong
est que la maladie peut être là alors que la personne ne présente pas de
symptômes. Pratiquement aucune des personnes interrogées ne
comprenait le concept de période de latence, très probablement parce
que la plupart des matériels d'éducation montraient des images de
378
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
gens avec des symptômes visibles tels que des lésions évidentes. Peu
de Hmong présentent déjà de tels symptômes, donc au contraire de la
lèpre qui leur est familière, ils ne possèdent pas une base suffisante
pour comprendre que le VIH peut être latent pendant une certaine
période de temps, surtout lorsque la personne atteinte donne
l'impression d'être en bonne santé.
Un effort concerté pour éduquer les Hmong sur la période de
latence doit être entrepris afin de leur faire comprendre qu'ils peuvent
être infectés par quelqu'un qui ne montre aucun signe de la maladie.
Comme le démontre la citation suivante, même ceux qui représentent
l'autorité ne semblent pas comprendre que l'absence de symptômes ne
signifie pas forcément une bonne santé: « Nous ne l'avons [la
maladie] pas ici car le chef a dit qu'il ne laisserait entrer personne
d'infecté dans le village. » Peut-être qu'une analogie entre le VIH et la
lèpre se révélera utile, et peut-être qu'en plus de décrire la période de
latence, les affiches pourraient inclure des dessins et des photos de
gens ayant une apparence de bonne santé.
379
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
Les données de 1992 pour la ville de Chiang Rai où vivent 10 217
Hmong, indiquent que dans 29 établissements de prostitution, 166 des
prostituées étaient thaïes (pop. 959693), 29 akha (pop. 27247), 21
lahu (pop. 23 131),2 karen (pop. 5 363) et 2 lisu (pop. 5511). On n'y
a trouvé aucune femme hmong ou yao (Maneeprasert, 1992, voir aussi
Kunstadter, 1994: 10). Le faible nombre de femmes hmong peut
s'expliquer par un certain nombre de facteurs, parmi lesquels celui du
statut économique du groupe tribal. Ainsi, Kunstadter suggère que la
richesse relative des Hmong comparée à celle d'autres groupes plus
pauvres tels que les Lahu ou les Akha, peut expliquer leur capacité à
résister aux offres d'emploi pour leurs filles 387. D'autres facteurs sont
à prendre en compte dans la culture traditionnelle hmong, comme le
prix de la mariée, la stratification sexuelle, les croyances
cosmologiques en la réincarnation et le contrôle social par les
mécanismes de la «honte» et du «blâme».
La polygamie
Pour les Hmong, la polygamie signifie qu'un homme hmong peut
avoir plus d'une femme ou des partenaires multiples. Dans le passé, la
prostitution n'existait pas dans les communautés hmong. Ainsi la
pratique de la polygamie pennettait d'avoir des relations sexuelles
383
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
avec des femmes non mariées ou avec des veuves. Cependant, depuis
que les contacts se sont accrus avec la société urbaine thaïe, aller voir
les prostituées est une pratique sociale acceptée pour les hommes.
Quelques travailleurs hmong dépensent maintenant une partie de leurs
gages dans des maisons de tolérance. Comme beaucoup n'utilisent de
préservatifs ni avec les prostituées ni avec leurs femmes, ils mettent
ces dernières (ainsi que d'autres femmes du village) en grand danger
vis-à-vis de la contamination par le VIH, surtout lorsque les
villageoises ne sont pas au courant de l'infection et sont sans pouvoir
d'un point de vue social pour avoir un contrôle sur la transmission de
la maladie. Une liberté sexuelle des hommes et une restriction de la
connaissance et du pouvoir des femmes s'avèrent une combinaison
meurtière. En plus de leur manque d'autonomie et de participation
dans la sphère publique, les femmes hmong doivent encore recevoir
une éducation adéquate ainsi que d'autres méthodes pour se protéger
de cette maladie (Elias & Heise, 1992).
L'injection d'héroïne
Un autre facteur considérable dans la propagation du VIH chez
les Hmong et chez les autres Montagnards est l'usage de l'héroïne qui
a remplacé graduellement celui de l'opium, à cause des efforts du
gouvernement thaï dès les années 1950 pour remplacer le pavot par
d'autres cultures destinées à la vente. Tous les villages n'ont pas
connu les problèmes dus à l'abus d'héroïne, mais sa consommation
croissante considérée tout d'abord dans les années 1970 comme un
«symptôme de démoralisation», semble être en corrélation avec les
problèmes créés par l'effondrement de la structure sociale
traditionnelle lorsque les sociétés tribales se sont retrouvées au contact
des influences extérieures (Hanks & Hanks, 1978: 21).
Traditionnellement les hommes hmong, et parfois les femmes,
préparaient une pipe d'opium pour la partager avec des amis ou des
visiteurs en certaines occasions; aujourd'hui (parmi ceux qui utilisent
l'héroïne par voie intraveineuse) la pipe a été remplacée par le partage
de l'aiguille.
Dans le passé, l'opium servait également à soulager la douleur
physique; de nos jours, il est souvent remplacé par l'héroïne comme
analgésique 388. Autrefois le pavot pouvait être cultivé, récolté et
vendu sans créer de problème de toxicomanie dans la communauté,
peut-être parce que la dépendance à l'opium brut ne se produit pas
aussi rapidement que celle à l'héroïne. C'est pourquoi l'usage de
l'héroïne par le partage d'aiguilles met les Hmong en danger vis-à-vis
de la contamination par le VIH.
388 Certains croient parfois par erreur que l'héroïne, comme la pénicilline, permet d'éviter le
sida.
385
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
Le test et le diagnostic
Pour connaître l'ampleur de l'épidémie dans les collines, les
informations manquent encore car les tests n'ont fait que commencer
et doivent être mis en place avec une attention particulière pour
pouvoir donner des résultats précis sans heurter la culture locale. Dans
ce cas encore, la peur et les soupçons des Hmong à l'égard des
étrangers au groupe sont une entrave à des tests précis. Les Hmong
m'ont fait part de leur crainte que même s'ils étaient séropositifs, on
ne le leur dirait pas car les fonctionnaires thaïs craignent que ceux qui
ont un tel diagnostic mettent fin à leurs jours. Il est vrai que les
comportements des Hmong à l'égard de la maladie reflètent leur peur
du stigmate social, pour eux-mêmes et pour leur famille, et il est de
même vrai que leurs croyances en la réincarnation peuvent les mener à
envisager le suicide.
Comme l'a affirmé un Hmong dont la réaction n'était pas
atypique: « Si vous avez le sida et qu'il n'y a pas moyen d'aller bien,
pourquoi ne pas se tuer tout simplement?» Il faut faire preuve de
beaucoup de prudence pour empêcher une telle réaction lors d'un
résultat positif au test. Ceux qui dirigent l'éducation sur la prévention
et les soins doivent être conscients qu'il faut que les gens puissent
avoir accès à des conseils.
Des recherches plus poussées sur le problème se révèlent
nécessaires pour pouvoir mesurer la portée de cette croyance et ses
conséquences pour les diagnostics dans la communauté à l'avenir.
Peut-être serait-il intéressant que les messages éducatifs sur le thème
«vivre avec le sida» qui sont maintenant si courants dans les villes de
Thaïlande soient traduits dans un concept en conformité culturelle
pour les Hmong et les autres Montagnards, cela en prenant en compte
leurs croyances sur la réincarnation finale de l'âme dans un autre
corps et sur les cycles incessants de la vie et de la mort. Il pourrait
s'avérer utile de comparer avec des programmes de prévention du sida
dans d'autres pays qui ont des points de vue similaires sur la
réincarnation et sur le suicide.
389 Elle décéda en 1996. Lorsque son mari commença à montrer les symptômes de la
maladie, il rejoignit le projet d'équipe éducationnelle pendant quelques mois pour montrer
aux autres Hmong à quoi ressemblait quelqu'un qui avait le sida. Il décéda en 1997.
388
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIHlsida
Hmong doivent encore expliquer la période de latence car le sida ne
leur paraît pas comme héréditaire, comme c'est le cas pour la lèpre, et
par le fait qu'il est transmis lors des relations sexuelles il est connoté
d'une honte supplémentaire stigmatisante.
La prévention du sida exige aussi que soient limités certains
comportements à haut risque qui étaient jusque-là admis, comme les
partenaires multiples lors des fêtes du nouvel an, la polygamie, le sexe
sans préservatif, et le partage des aiguilles pour l'injection d'héroïne.
Comme le dit le chef du Village des Fleurs: « ... Savoir qu'une Thaïe
peut vous donner la maladie, et même, oui, vous tuer, est une chose.
Mais quand acheter une Thaïe fait qu'un homme a l'impression qu'il a
quelque chose de bien, comment peut-il s'en empêcher? Quand vous
voulez de l' «opium blanc» [de l'héroïne] et que vous en avez
l'occasion [en partageant une aiguille], comment pouvez-vous vous en
empêcher? » Il continua en disant que les Hmong avaient tellement
d'autres préoccupations que même la connaissance du risque et la peur
de la mort ne pouvaient peut-être pas toujours surmonter leur désir du
plaisir immédiat (Symonds, 1995 : 2). Bien sûr, ce dernier obstacle à
la prévention est un problème global, mais également un des plus
grands soucis pour les communautés à risque à cause de la pauvreté,
de la dégradation de l'économie, de la marginalisation et d'autres
formes d'oppression sociale.
Recommandations
Tout d'abord, grand est le besoin de poursuivre la recherche dans
plusieurs domaines, en particulier dans le comportement sexuel et
l'ethno-épidémiologie, en dépit de l'urgence imposée par la diffusion
rapide de l'épidémie. Ainsi, les chiffres montrent que la fréquence de
la contamination par le VIH dans le Nord est plus élevée que dans
d'autres régions, mais les données nous manquent qui pourraient
expliquer cette disparité. Nous n'avons pas non plus de chiffres précis
sur le nombre de personnes infectées et sur leur répartition en fonction
des classes d'âge et du sexe. D'autres recherches épidémiologiques et
culturelles seront nécessaires pour établir quels sont les
comportements qui conduisent à la contamination, et il faudra compo-
ser des messages éducatifs clairs et ayant un fort impact sur la
prévention dans les langues des minorités ethniques et dans des
formes appropriées pour les populations des collines.
389
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
Ensuite, comme l'avons dit, avant que les projets d'éducation et
de prévention soient mis en œuvre, il faut que soient prises en compte
les différences culturelles. Des femmes et des hommes hmong ayant
été éduqués dans la vallée devraient être intégrés aux divers stades de
planification et de mise en pratique des programmes d'éducation
chaque fois que c'est possible. Les tribus montagnardes les acceptent
plus rapidement car ils comprennent les chemins culturels du savoir,
et en tant que membres de la tribu, il est plus probable qu'on les croie
et que l'on fasse confiance à leur message. Ils sont également
bilingues en hmong et en thaï ce qui est un point important pour
atteindre les femmes hmong monolingues.
Nous devons également prendre en compte le mélange
d'influences culturelles parmi les différents groupes montagnards et
entre les groupes montagnards et les populations urbaines de
Thaïlande et d'autres pays. Il faut que les villageois soient mis en
garde au sujet des offres faites par les gens qui sont à la recherche de
jeunes femmes à employer dans les villes. Il faut les persuader de ne
pas permettre à leurs filles d'accepter de telles offres, qui concernent
le plus souvent le commerce du sexe.
En troisième lieu, il faut consacrer plus d'attention aux dangers
de l'industrie de la prostitution dans la société thaïe (sans pour autant
diaboliser les prostituées) et aux circonstances sociales et
économiques qui continuent à encourager les femmes comme les
hommes à risquer leur vie en y participant. Puisque les données
indiquent que « la participation dans l'industrie du sexe commercial
[...] semble être le facteur le plus important de la contamination par le
VIH », l'éducation et la recherche doivent faire de leur mieux pour
transmettre cette information aux Montagnards (Beyrer, 1997 : 19).
En dernier lieu, il faut consacrer une attention spéciale à la
vulnérabilité particulière des femmes dans les sociétés hmong et
montagnardes due à leur manque de pouvoir social et culturel dans
une minorité déjà sans grand pouvoir. La plupart des recherches sur la
prostitution ont porté sur la vulnérabilité économique des femmes,
comme par exemple sur le fait que l'on encourage les femmes à entrer
dans le commerce du sexe car elles et leur famille ont peu de choix du
point de vue économique. Mais des recherches restent à mener sur la
conception de l'estime de soi chez la femme dans différentes cultures.
Les chercheurs doivent continuer à découvrir des moyens de donner
du pouvoir aux femmes pour qu'elles puissent se protéger de
390
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
l'épidémie de sida. Ainsi que Mann l'a illustré avec tant d'éloquence,
la corrélation critique entre la marginalisation sociale et la
vulnérabilité au VIH représente la perception centrale acquise au bout
de plus d'une décennie de recherche globale. La perte de pouvoir en
termes de sexe, de classe, de race, d'ethnie, etc., conduit à son tour à
l'inégalité dans d'autres domaines tels que l'éducation, la participation
politique et les soins de santé, ce qui complique les efforts de
prévention, même les plus dynamiques. En ce qui concerne les
minorités montagnardes de Thaïlande, ce sont ces points en particulier
qui demanderont notre attention immédiate et dévouée.
Références bibliographiques
392
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
KUNSTADTER, P., 1994, «Cultural Factors Related to
Transmission and Control of HIV Infection: Highland Minorities of
Northern Thailand », communication présentée au First Workshop in
Socio-Cultural Dimensions of HIVlAIDS Control and Care in
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394
Quatrième partie
401
L'épidémie africaine, un modèle pour l'Asie?
Les problèmes de définition de populations sentinelles et de
sélection de lieux sentinelles ont contribué à retarder la mise en place
de réseaux de surveillance fondés sur des protocoles standardisés qui
exigeaient une réponse aux questions : des sondages sérologiques pour
qui ? Et où ? Après moult interrogations, colloques, tables rondes, les
femmes consultantes des centres de PMI sont considérées comme
représentatives de la population générale adulte féminine ; en
revanche, les consultantes des services de MST ne le sont pas et la
représentativité des donneurs de sang n'est pas connue. En 1993, B.
Soro et J-L. Rey publiaient un article intitulé: « Les femmes enceintes
sont-elles représentatives de la population féminine séropositive?» ,
interrogations bien légitimes face à ce phénomène épidémique
nouveau. La sélection d'un lieu sentinelle pose aussi de nombreuses
questions. Il faut bien connaître le fonctionnement du lieu et le
potentiel de faisabilité en ce lieu. L'inégale représentation spatiale est
forte. Les enquêtes, plus aisées à proximité des infrastructures
sanitaires, ont conduit à privilégier le milieu urbain. Les systèmes de
surveillance en milieu rural furent longtemps rares. La situation est
très mal connue, voire inconnue dans les territoires ruraux déstabilisés
par les conflits.
L'absence ou la trop grande rareté de standardisation des
protocoles, le manque de suivis longitudinaux, l'insuffisante définition
des lieux supports de sondage (milieu urbain? milieu rural ?) ou des
personnes, en particulier l'absence d'informations sur la vie migratoire
des populations, rendent délicates toute extrapolation ainsi que bien
des comparaisons entre les territoires comme entre les populations.
L'écoulement d'un temps long, parfois plusieurs années, entre le
lancement d'une étude et la publication des résultats, ou l'évaluation
d'une campagne de prévention, ont laissé à l'épidémie toute latitude
pour prospérer. En 2-3 ans la prévalence a pu tripler, comme en
Afrique du Sud, au Botswana.
Des pays d'Asie ont pu s'abstraire de ces balbutiements
épidémiologiques et ont mis en place des réseaux de surveillance dès
les premières alertes, comme la Thaïlande par exemple.
407
L'épidémie africaine, un modèle pour l'Asie?
Évaluation du sous-développement par grands ensembles géographiques
Variables Afrique Asie du Sud Asie de Asie du
sub- l'Est Sud-Est et
saharienne Pacifique
Alphabétisation des
adultes, en %
-hommes 64,3 61,63 90,0 91,6
- femmes 44,4 34,3 72,0 82,7
Accès aux services de 53 78 88 85
santé, en %
Nombre d'hab. par 18514 3704 - 6193
médecin
Mortalité des - de 5 174 112 46 71
ans, en %
Rapport mondial sur le développement humain, 1997 PNUDIECONOMICA
408
L'épidémie africaine, un modèle pour l'Asie?
Les investissements socio-éducatifs et sanitaires sont limités
Ces investissements peuvent être non prioritaires (la comparaison
avec les budgets militaires est instructive). Ils se traduisent pour
l'infection à VIH par des effets aggravants tels que des MST non
soignées, des cont~inations iatrogènes, des dizaines de milliers
d'analphabètes, surtout des femmes (comme en Asie du Sud),
maintenues en état de subordination intellectuelle et économique.
L'accroissement naturel n'a jamais été aussi soutenu. La
population double en 23 ans (la moyenne mondiale est actuellement
de 40 ans) sur fond de défaillances de l'encadrement dans de
nombreux pays.
L'état de crise économique dure depuis plus de 20 ans. Ainsi au
Kenya les dépenses publiques annuelles en matière de santé ont
diminué de moitié entre 1980 et 1991, passant de 9,5 dollars à 4,5 en
1991 par habitant, alors que la population doublait en 17 ans ! La crise
se traduit par une détérioration des conditions de vie, par le
développement de logiques de subsistance à court terme. Ce réflexe de
survie est évidemment peu favorable à des politiques et à des attitudes
qui doivent être menées et suivies sur le long terme comme par
exemple l'utilisation du préservatif. Les perceptions de l'échelle du
temps, les logiques sont différentes. Les moyens d'application des
programmes doivent être placés dans ce contexte.
À la différence des pays d'Afrique subsaharienne où l'épidémie
est arrivée dans des États en crise et s'est nourrie de la crise, les années
1980-95 ont été pour la grande majorité des pays de l'Asie tropicale
synonyme de croissance économique exceptionnelle, généralement
accompagnée d'investissements socio-sanitaires. Certes des contrastes
socio~spatiaux demeurent violents d'un État à l'autre ou à l'intérieur
d'un État - les populations précarisées sont plus nombreuses qu'en
Afrique - mais les indicateurs nous montrent que durant ces années
les États ont pris le chemin du développement. Ainsi la Thaïlande qui
disposait pourtant d'un très fort potentiel épidémique en relation avec
les nombreux modes de contamination présents sur son territoire et
des groupes vulnérables a produit les premiers signes de contrôle en
1993. Le contexte politique et économique s'est traduit par une
volonté politique et des moyens financiers mis au service de la lutte
contre les VIH, entre autres «The 100 percent condom programme for
ail», l'ouverture de cliniques pour le traitement des MST, des
informations sur les relations sexuelles à risque (Heywood, 1998).
409
L'épidémie africaine, un modèle pour l'Asie?
Mais la crise qui sévit là-bas depuis 1997 ne peut-elle pas, en
réduisant les gains familiaux, favoriser la prostitution et la chute du
cours des devises, relancer le tourisme sexuel ?
Prévenir?
Traitement des MST, promotion et distribution de préservatifs...
comment? Par de grandes campagnes générales ou des démarches
participatives adaptées aux caractéristiques et aux besoins d'une
communauté? Ces questions suscitent encore de nombreux débats
lors des grandes et coûteuses conférences internationales.
390 Un résident abidjanais a été défini comme une personne qui a vécu au moins trois mois à
Abidjan avant son admission hospitalière.
414
L'épidémie africaine, un modèle pour l'Asie?
développement et du sous-développement. Son impact majeur est
encore à venir mais les Ivoiriens, les habitants d'Abidjan en avant
garde, sont mobilisés, encouragés et aidés par une forte participation
internationale. Néanmoins, à l'heure où un énorme chantier reste à
développer surtout, en province, l'exceptionnelle et exemplaire
mobilisation relevée à Abidjan est elle-même fragilisée par un état de
dépendance étrangère. En effet les incertitudes sur le maintien de
certaines aides extérieures hypothèquent l'avenir de plusieurs
engagements. Certes, depuis 1995 le pays a renoué avec la croissance
et revendique pour l'année 1998 un taux qu'on aurait qualifié il y a
dix-huit mois encore d'asiatique (7 %). Si cette bonne santé
économique est mise au profit de la formation du capital humain et
des infrastructures socio-sanitaires, elle pourra avoir un impact positif
sur le futur de l'épidémie.
Quels enseignements?
En vingt ans les connaissances sur le sida ont infiniment
progressé. L'épidémie africaine a été riche d'enseignements. Certains
pays et territoires d'Asie en ont tiré un profit immédiat, la Thaïlande
mais aussi le Népal, l'agglomération de Calcutta. L'épidémie africaine
est-elle un modèle pour l'Asie? L'Afrique a beaucoup appris à l'Asie;
l'une et l'autre portent leur masse de populations vulnérables - l'Asie
rassemble plus de personnes vivant dans une extrême pauvreté que
toute la population de l'Afrique subsaharienne - , mais au-delà
chacune a ses spécificités, épidémiologiques, politiques, économiques,
culturelles, ses moyens et ses capacités de riposte. Dans ces deux
derniers domaines l'Asie peut à son tour faire profiter l'Afrique de son
expérience.
416
L'épidémie africaine. un modèle pour l'Asie?
Le sida, maladie émergente, est devenu une préoccupation
majeure de l'Afrique noire mais les vieux fléaux y tiennent toujours
les premières places. Le sous-développement multiplie les facteurs de
vulnérabilité de ses hommes et diminue leur capacité de contrôle des
risques. Lutter contre le sida relève peut-être du scientifique, mais
plus encore du politique et de l'humain comme le montrent ces terres
d'Asie qui en quelques années ont réussi à casser la spirale
épidémique.
417
L'épidémie africaine, lin modèle pour l'Asie?
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L'épIdémie africame, un modèle pour l'Asie?
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AU BURKINA FASO
Alice DESCLA UX
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425
Le sida chez / 'enfant en Thaliande et au Burkina Faso
inverse sur le plan épidémiologique, le nombre d'enfants infectés
chaque année par le VIH ne cessant d'augmenter dans les pays du
Sud. Aussi, le traitement du sida chez les enfants est-il marqué par une
diversité selon les contextes sociaux et économiques, tant dans les
discours que dans les pratiques professionnelles et populaires, qui
pourrait être davantage manifeste que dans d'autres domaines de la
lutte contre le sida. Cette diversité favorise l'analyse comparative.
393 Cette recherche a été menée principalement dans le cadre du Laboratoire d'Ecologie
Humaine et d'Anthropologie, Université d'Aix·Marseille, sur un financement de l'ANRS.
394 DESCLAUX, A., 1998 La vulnérabilité au VIHlsida en Thaïlande: construction sociale,
pratiques préventives. Rapport de recherche suivi d'une bibliographie annotée. Bordeaux,
SOp. + 49p. Cette recherche a été menée dans le cadre du Laboratoire Sociétés, Santé,
Développement, Université de Bordeaux Il, sur un financement du CNRS.
427
Le sida chez l'enfant en Thailande et au Burkina Faso
Deux pays « du Sud »
L'épidémie de sida a atteint la Thaïlande alors que ce pays vivait
une période de profond changement social. La population, estimée à
60 millions d'habitants, a connu une transition démographique qui a
réduit son taux de natalité à 17 %0 au cours des dix dernières années.
Dans le même temps, le PNB par habitant a été multiplié par 2,5
environ entre 1985 et 1995, passant le seuil de 2 000 USD, au point
qu'il est devenu commun de dire que la Thaïlande est « un autre
pays », différent de celui d'avant le « Thailand's boom»
(Phongpaichit, P., Baker, c., 1996). L'ouverture économique aux
investissements et marchés internationaux et l'industrialisation, très
rapides au cours de la dernière décennie, ont été accompagnées de
dynamiques multiples telles que l'augmentation des migrations de
travail et l'exode rural, le développement des communications et des
médias, le remplacement de l'agriculture par un secteur industriel
d'importance croissante.
Dans le même temps, les disparités sociales ont augmenté aux
dépens des familles rurales, et la Thaïlande entrait en 1994 dans le
groupe des cinq pays en développement ayant la distribution
économique la plus inégalitaire. Cette inégalité fait de la migration
vers les villes la seule stratégie qui permette aux populations rurales
pauvres d'améliorer leur situation économique. Cette évolution
démographique et économique a eu pour effet la réduction du rôle de
la communauté villageoise et l'adoption de nouveaux modèles
culturels marqués par les influences japonaise et nord-américaine. La
réduction de la taille des famiBes, l'exode rural des jeunes et le
nombre croissant des femmes qui travaillent à l'extérieur 395 ont
favorisé un certain individualisme. Bien que les valeurs, notamment
celles du bouddhisme, semblent « se pérenniser tout en évoluant »,
l'échelle des statuts sociaux a été remise en question par le
changement social des dernières décennies. Les rôles sociaux
évoluent, tant pour ce qui concerne les rôles respectifs des générations
différentes que les rôles liés au sexe et les rapports de genre. La
sexualité fait partie des domaines dans lesquels ces changements de
rôles sont patents, conduisant à des changements dans les pratiques.
D'autre part, le gouvernement a favorisé l'éducation au cours des
dernières décennies, et l'évolution des technologies et l'amélioration
395 La Thaïlande est Je pays du Sud dont le taux de femmes qui travaillent hors du foyer est
le plus élevé. PHONGPAICHIT, P. & BAKER, C., idem.
428
Le sida chez l'enfant en Thaïlande et au Burkina Faso
du niveau de vie ont accéléré la généralisation des médias. Environ
90 % des enfants sont scolarisés au niveau primaire, et 6 % d'entre
eux poursuivent au niveau secondaire. 85 % des foyers ruraux
disposent désormais de la télévision, ce qui leur permet d'avoir accès
aux informations diffusées par le ministère de la Santé et, dans une
certaine mesure, aux modes d'interprétation cosmopolites de la
maladie, basés sur des représentations biomédicales.
Le Burkina Faso, par contre, est incontestablement un pays « du
Sud », avec un PNB par habitant d'environ 350 USD. Sa population
est composée de 64 groupes ethniques, dont les plus représentés sont
les Mossi, les Dioula et les Peuls. Près de 80 % de ses dix millions
d'habitants sont des agriculteurs vivant dans des villages. La cohésion
sociale du pays est entretenue par l'islam, religion majoritaire, et par
les complexes relations d'alliance entre ethnies. Le Burkina n'a pas
encore accompli sa transition démographique, et le taux de fertilité est
de 6,7 enfants par femme. Le Burkina est situé au 170ème rang mondial
pour ce qui concerne son Indicateur de Développement Humain, ce
score très bas étant lié notamment au taux d'alphabétisation des
adultes, de 18 % en 1993, avec un taux brut de scolarisation de 19 %
(World Bank, 1993). L'industrie est très peu développée, et la
majorité de la population active hors du secteur agricole travaille dans
le secteur informel. Plus de la moitié des emplois salariés sont
précaires et le montant du SMIC mensuel est de 230 FF. L'espérance
de vie à la naissance est de 42 ans, alors qu'elle est de 68 ans en
Thaïlande. Si les deux villes principales, Ouagadougou et Bobo
Dioulasso, rassemblent respectivement un million et 350000
habitants, la majorité de la population vit dans des villages sans
électricité, ce qui la protège des médias, comme le fait que seulement
15 % de la population environ maîtrise le français, langue nationale
administrative, les autres langues nationales étant le mooré, le dioula
et le fulfuldé. La majorité des femmes auprès desquelles nous avons
enquêté à Bobo Dioulasso vivent dans des familles élargies et des
foyers polygames. Elles ont pour charge d'assurer la nourriture de la
famille, d'élever et soigner les enfants, tout en menant une activité de
petit commerce (vente de légumes, préparation d'aliments vendus
dans la rue). Elles ont le plus souvent été scolarisées à l'école
coranique, et la majorité d'entre elles parlent la langue de leur groupe
ethnique et la langue véhiculaire, le dioula, mais ne maîtrisent pas le
français. Leur accès aux informations diffusées par les médias est très
429
Le sida chez l'enfant en Thaïlande et au Burkina Faso
limité. Ces contextes expliquent que l'épidémie de sida, apparue
simultanément dans les deux pays, y ait évolué différemment.
396 Cette métaphore est due à l'article fondateur qui a fait connaître l'histoire
épidémiologique du sida en Thaïlande: WENIGER, B. G., LIMPAKARNJANARAT, K.,
UNGCHUSAK, K., THANPRASERTSUK, S., CHOOPANYA, K., VANICHSENI, S. et al,
1991, « The epidemiology ofHIV infection and AlOS in Thailand», AIDS, 5 (suppl 2) : S71-
S85.
397 Le terme « Commercial Sex Workers» pose quelques problèmes de traduction: il peut
être traduit par « travailleurs du sexe», usité en français, mais ce terme ne se prête pas
facilement à l'utilisation au féminin, et le terme de « prostituée», que nous utilisons bien qu'il
soit connoté péjorativement et de ce fait peu acceptable, s'applique assez mal aux hommes.
De même, la traduction du terme anglais « brothel » soulève quelques difficultés: le terme de
« bordel» appartient à l'argot et paraît trop connoté. Nous utiliserons donc le terme de
« maison close », malgré son caractère désuet.
430
Le sida chez l'enfant en Thallande et au Burkina Faso
La première vague a été décrite à partir de 1988 chez les usagers
de drogues intraveineuses, qui ont connu une véritable «explosion
épidémique» : les taux de prévalence observés étaient de 1 % parmi
les usagers de drogues intraveineuses de Bangkok au début 1988, et de
32 à 43 % en août-~eptembre de la même année; un an plus tard, des
taux de prévalence du VIH similaires à ceux de Bangkok étaient
observés dans le nord du pays. Simultanément, l'épidémie atteignait
les prostituées, dans ce qui a été décrit comme «la seconde vague
épidémique» sur l'ensemble du pays - avec des taux de
séroprévalence atteignant 44 % parmi les employées des « lower class
brothels » de Chiang Mai dès juin 1989. Le taux de prévalence moyen
au plan national passait de 3,5 % en 1989 à 15 % en 1991. Cette
diffusion explosive du VIH touchait surtout les femmes des provinces
du Nord, et les femmes travaillant dans les maisons closes. Ces deux
courants épidémiques étaient cependant indépendants, l'usage de
drogues intraveineuses étant exceptionnel chez les prostituéee)s, ce
qu'a confirmé l'analyse des génotypes viraux qui a montré que la
diffusion du sous-type B du VIH 1 chez les usagers de drogues
intraveineuses avait été parallèle à la diffusion du sous-type E chez les
prostitué(e)s. La troisième vague épidémique a touché les hommes
sexuellement actifs, clients des prostituéee)s. Elle fut perceptible dans
l'augmentation du taux de prévalence parmi les appelés (qui atteignait
3,7 % en 1993). Le premier facteur de risque identifié chez les
hommes porteurs du VIH était le fait d'avoir eu des rapports non
protégés avec des prostituéee)s. Cette situation a suscité la réalisation
de nombreux travaux de recherche en sciences sociales sur la
prostitution, considérée comme une «institution sociale» jouant un
rôle essentiel en Thaïlande. L'atteinte des femmes - épouses et
partenaires des jeunes hommes - a constitué la quatrième vague
épidémique : le taux de séroprévalence chez les femmes enceintes au
plan national est passé de 0 % en 1989 à 1,8 % en 1994. Dès 1991,
parmi les femmes enceintes séropositives, la proportion des femmes
infectées par leur conjoint (33 %) était supérieure à celle des
prostituées (20 %) et à celle des utilisatrices de drogues intraveineuses
(6 %). La cinquième vague épidémique, celle qui affecte les enfants,
en est encore, semble-t-il, à ses débuts, la majorité des jeunes femmes
infectées par le VIH ayant été contaminées en 1992-1993. Les
estimations officielles évaluent à 350000 le nombre d'enfants qui
seront nés de mère infectée par le VIH en l'an 2000.
431
Le sida chez ['enfant en Thailande et au Burkina Faso
Le nombre cumulé des cas de sida déclarés en 1997 en Thaïlande
est de 63 578. Les trois quarts des personnes malades ou décédées
sont de sexe masculin et la majorité d'entre elles ont entre 20 et 34
ans. La transmission sexuelle est responsable d'environ 80 % des
contaminations. 15 0 Il décès cumulés ont été rapportés en 1997 par le
ministère de la Santé (MOPH), qui estime qu'en 1998, entre 800000
et un million de personnes vivraient avec le VIH en Thaïlande. Le sida
ne touche pas également toutes les catégories sociales. L'importance
de l'épidémie au nord du pays est attestée par le fait que 36 % des cas
de sida sont déclarés dans les provinces de l'Extrême-Nord, 10 % dans
les provinces de l'Est et 9,5 % à Bangkok. Les catégories
socioprofessionnelles les plus touchées sont les agriculteurs et les
employés (70 %). L'une des caractéristiques de l'épidémie en
Thaïlande est le fait que les zones rurales sont autant atteintes que les
villes, contrairement à ce que l'on observe en Afrique et dans les pays
occidentaux. Les populations les plus vulnérables semblent être celles
des minorités ethniques, notamment le~ jeunes femmes qui trouvent
dans la prostitution la seule activité économique rentable qui soit à
leur portée. Pour elles, la vulnérabilité biologique sanctionne les
difficultés liées à leur statut social: souvent d'origine étrangère, les
femmes des minorités n'ont accès ni aux services, ni aux droits
ouverts aux Thaïlandais, et ne maîtrisent pas les langues - anglais,
thaï - nécessaires pour accéder à la prévention. Aussi, si ~e système
social thaïlandais est marqué par d'importantes inégalités, ces
disparités sont patentes dans les taux de prévalence du VIH observés
depuis le début de l'épidémie.
Les premières actions de prévention et de lutte contre le sida
auprès de la population ont d'abord été mises en place par des
organisations privées, puis développées par l'État auprès de
populations cibles « à haut risque» «(
intravenous drugs users, same-
sex risk grouPS») et de « groupes à haut risque de la population
générale» tels que les prostitué(e)s, les chauffeurs routiers et les
migrants. En 1991, le Programme « 100 %. condom» étendait la
prévention à l'ensemble des adultes qui fréquentent les établissements
sexuels. Ce programme a été lancé par le charismatique docteur
Mechaï Viravaïdya, un temps ministre, connu pour ses programmes
«(
« Cops and Rubber » Flics et capote»), « Cabbages and Condoms»
«( Choux et condoms», un groupe de restaurants où sont diffusés
gratuitement des préservatifs et de l'information sur le VIH, pour que
432
Le sida chez l'enfant en Thailande et au Burkina Faso
« les capotes deviennent aussi populaires que les choux »).
Parallèlement à son soutien aux actions militantes d'associations qui
ont assuré la diffusion à grande échelle d'information et de
préservatifs, renforcée auprès des établissements sexuels (maisons
closes, salons de th~, salons de massage, bars, boîtes), ce programme
reposait sur des mesures plus autoritaires telles que la pratique
systématique du dépistage, tous les six mois, auprès des travailleurs du
sexe. Ce programme a aussi recours à ce que des Thaïlandais ont
qualifié de « coopération institutionnelle négociée» : les clients des
consultations MST sont tenus d'indiquer dans quel établissement ils
ont été contaminés; la police menace alors l'établissement défaillant,
s'il ne généralise pas l'usage du condom, d'appliquer la loi (qui
interdit la prostitution en Thaïlande depuis les années 1960 mais n'est
quasiment jamais appliquée, environ 200 000 travailleurs du sexe
exerçant dans le pays, souvent au bénéfice des employés des services
de répression). Ce programme peut être crédité de la diminution des
taux de prévalence chez les appelés à partir de 1993. Cette situation
est assez unique, seuls l'Ouganda et la Thaïlande ayant réussi jusqu'à
présent à réduire les taux de prévalence dans la population générale.
La prévalence s'est par contre maintenue au niveau observé en 1993
pour les prostituées (29 %), et les taux ont continué à augmenter en
1996-1997 chez les femmes enceintes dans certaines régions telles que
l'Extrême-Nord, le Sud-Ouest et l'Est du pays (où vivent les minorités
ethniques, aux frontières du Laos, de la Birmanie, du Cambodge et de
la Malaisie).
Le troisième plan national de lutte, en cours (1997-2001),
s'attache davantage que les plans précédents à la lutte contre l'impact
social du sida en termes de discrimination et d'impact économique, en
s'appuyant sur les « ressources existantes» hors du secteur sanitaire
que sont les agents de santé villageois, les moines bouddhistes, les
groupes de personnes vivant avec le VIH et les organisations non
gouvernementales rassemblées dans la Thai NGO Coalition on AIDS.
La crise économique survenue en 1997 ne devrait pas affecter le
budget des soins hospitaliers, mais les programmes de sensibilisation
et peut-être de distribution des préservatifs pourraient être revus à la
baisse. Si la « vulnérabilité en amont» a été au centre des efforts de
prévention dans les précédents plans de lutte, les notions de
«vulnérabilité sociale » et de « vulnérabilité en aval », apparaissent de
plus en plus dans les concepts et les programmes.
433
Le sida chez l'enfant en Thaïlande et au Burkina Faso
L'épidémie au Burkina Faso
Le premier cas de sida était observé au Burkina Faso la même
année qu'en Thaïlande, en août 1985. Le Burkina était alors atteint par
la deuxième vague épidémique africaine, celle qui a touché l'Afrique
de l'Ouest en diffus~t des pays côtiers, tels que la Côte-d'Ivoire et le
Ghana, vers les pays sahéliens.
Un comité national de lutte contre le sida est créé avec l'appui de
l'OMS en 1987, qui met en place les premières mesures de prévention
et d'étude de l'épidémie. Les données épidémiologiques concernant
l'atteinte par le VIH qui ont été produites au Burkina Faso depuis
1986 sont cependant peu nombreuses, très disparates et peu
disponibles. Elles reposent théoriquement depuis 1994 sur une séro-
surveillance de six groupes de populations menée dans huit sites
sentinelles répartis sur l'ensemble du pays, sur la notification des cas
authentifiés par un test sérologique, et sur des études d'origines
diverses.
Or, tous les sites n'ont pas été fonctionnels et une seule enquête
nationale a été réalisée, en 1989. Le taux global de séropositivité chez
les femmes enceintes, considéré comme représentatif de la population
en activité sexuelle, était alors de 3,7 %, avec des taux urbains
compris entre 5 et 7,5 %. Des taux plus élevés ont été décrits chez les
prostituées - jusqu'à 64 % de séroprévalence dans les sites miniers
aurifères (Guiard-Schmid, 1994). Depuis, les enquêtes ponctuelles et
la notification des cas montrent que toutes les provinces ont été
touchées par l'épidémie, et que les taux de séroprévalence chez les
femmes enceintes ont atteint Il % à Ouagadougou et 12,7 % à Bobo
Dioulasso fin 1994398.
Seulement 7 296 cas étaient déclarés en 1995, ce qui doit être
interprété comme une sous-notification des cas due à la rareté des
diagnostics sérologiques et à l'insuffisance du système de recueil et de
traitement des statistiques sanitaires. La prévalence était estimée en
1994 à 7 % dans l'ensemble de la population, ce qui correspondrait à
700000 personnes infectées par le VIH au plan national 399.
398 Anonyme, 1995, Étude de prévalence des maladies sexuellement transmissibles et des
infections à VIH au Burkina Faso, Rapport final, ministère de la Santé Publique,
Ouagadougou, 15p.
399 Banque Mondiale, 1994. Project Information Documen13BURPA069, avril 1994, 4p.
434
Le sida chez / 'enfant en Thaï/ande et au Burkina Faso
Similitudes et différences
Proportionnellement, le Burkina Faso compterait donc six fois
plus de personnes atteintes par le VIH que la Thaïlande. Même s'ils
ont été décrits moins précisément au Burkina Faso, les profils
épidémiques sont similaires : atteinte de groupes focalisés puis
diffusion rapide dans la population générale, importance de la voie
hétérosexuelle dans les modes de transmission, importance des
migrations économiques dans la dynamique épidémique. Certes, ni les
usagers de drogues ni les travailleurs du sexe masculins ne constituent
une catégorie de population pertinente au Burkina Faso; de plus, les
personnes atteintes semblent y être plus homogènes sur le plan de leur
origine ethnique et de leurs caractéristiques socio-économiques qu'en
Thaïlande, où les disparités sont marquées selon les catégories
sociales - sous réserve que ces aspects soient davantage précisés au
Burkina Faso. Mais la différence principale entre les dynamiques
épidémiques observées dans ces deux pays réside dans le fait que le
Burkina, contrairement à la Thaïlande, n'est pas parvenu à limiter
l'extension de la maladie.
Les principaux éléments qui expliquent cette différence tiennent
aux mesures prises par le système de santé. Si les instances
internationales de lutte contre le sida ont été mises en place dans les
deux pays, les moyens financiers n'ont pas permis au Burkina Faso de
réaliser toutes les actions programmées. De plus, le niveau de
développement du système de santé lorsqu'est survenue l'épidémie
était très différent : des mesures telles que la sécurité transfusionnelle
ont pu être mises en place très rapidement en Thaïlande, qui disposait
d'une infrastructure sanitaire performante et de ressources humaines et
matérielles suffisantes pour faire face. Le dépistage y est désormais
disponible dans toutes les formations sanitaires médicalisées, alors
qu'au Burkina Faso, les ruptures de stocks en réactifs empêchent
encore d'assurer la sécurité de la totalité des dons de sang, et le
dépistage n'est pas encore disponible dans tous les hôpitaux
régionaux. Les programmes d'utilisation des préservatifs n'ont pas
suscité en Thaïlande l'opposition de la part des religieux qu'ils ont dû
affronter au Burkina Faso, et l'accessibilité des préservatifs est très
différente : disponibles et souvent gratuits en Thaïlande, ils sont
subventionnés mais payants au Burkina Faso. Bien que leur prix soit
très bas - de l'ordre de 0, 15 FF l'unité - le niveau des revenus est
tel, notamment en zone rurale, que le coût représenté par l'achat
435
Le sida chez l'enfant en Thaïlande et au Burkina Faso
régulier de préservatifs constitue un obstacle à leur utilisation. La
diffusion de l'information sur la maladie et l'acculturation aux
concepts biomédicaux ont indéniablement été freinés par le faible
développement des médias au Burkina Faso.
D'autres différences expliquent sans doute le succès des
programmes thaïlandais, notamment la généralisation du dépistage
dans plusieurs catégories de population, alors que la très grande
majorité des personnes atteintes par le VIH au Burkina Faso ignorent
qu'elles le sont. En Thaïlande, la publication régulière de données
précises concernant le niveau de risque encouru par la «population
générale» a sans doute contribué à sensibiliser la majorité, alors qu'au
Burkina Faso, la réalisation d'enquêtes ponctuelles limitées aux
« groupes à risque» entretenait le préjugé populaire selon lequel seuls
les « Autres» - prostituées, étrangers, «multipartenaires» -
risquaient d'être atteints. L'autonomie des jeunes Thaïlandais favorise
vraisemblablement l'adoption de nouvelles pratiques sexuelles, y
compris celles du «sexe à moindre risque », que les Burkinabè
doivent négocier sous le regard de la famille élargie. La généralisation
de la contraception a favorisé, en Thaïlande, un certain contrôle de la
sexualité et un pouvoir de négociation de la part des femmes plus
propice à l'adoption de mesures préventives qu'au Burkina Faso.
Cette différence existe également pour ce qui concerne l'atteinte des
enfants et la façon dont cette atteinte a été considérée.
400 SHAFFER, N., 1995, «Pediatrie AlOS: the Thai situation », International Symposium
on Pediatrie AlDS in Thailand : A Publie Health and Social Dilemma, Bangkok, February 6-
8,1995. pp.lI-12.
436
Le sida chez l'enfant en Thai/ande et au Burkina Faso
reçues en consultation prénatale sont censées recevoir une proposition
de dépistage VIH associée à un conseil pré et post-test. Cette mesure
était effective dans 80 % des hôpitaux dès 1992 (Thisyakorn et al.,
1994). Ce dépistage est proposé pendant la première consultation
prénatale, qui a li~u théoriquement avant le troisième mois de la
grossesse. Aussi, la majorité des enfants atteints par le VIH ont été
dépistés avant leur naissance. Un test de confirmation est pratiqué
lorsque l'enfant a 15 mois, même en l'absence de signes cliniques, ce
qui permet de repérer les enfants séropositifs asymptomatiques. Pour
les enfants de moins de 15 mois, la connaissance de la séropositivité
de la mère permet de suspecter une infection VIH chez l'enfant
précocement, même lorsque les signes cliniques ne sont pas
spécifiques du sida. D'autre part, toutes les malnutritions graves
observées en Thaïlande évoquent a priori un diagnostic de sida, car on
n'observe pas de malnutrition liée à d'autres causes en Thaïlande, où
la situation nutritionnelle est assurée et le taux de mortalité infantile
est faible (37 %0). De plus, le test VIH est facilement accessible pour
confirmer le diagnostic chez tous les enfants qui présentent des
symptômes. Les enfants infectés par le VIH reçoivent un traitement
antirétroviral dans quelques services hospitaliers ayant mis en place
des programmes spécifiques, et un traitement préventif et curatif des
infections opportunistes dans les autres services. Aussi, la grande
majorité des enfants atteints par le VIH sont identifiés par le système
de santé, notamment depuis la généralisation du dépistage en
consultation prénatale. De plus, la Thaïlande a été l'un des premiers
pays, avec le Brésil, à mettre en place des mesures de prévention de la
transmission du VIH par l'allaitement dès le début des années 1990.
Le sida pédiatrique « existe socialement» dans le système de soins: il
est diagnostiqué selon des termes biomédicaux ; les programmes de
prise en charge favorisent la reconnaissance de la maladie ; la notion
de séropositivité asymptomatique chez l'enfant est reconnue par les
professionnels; des pratiques spécifiques lui sont associées.
Dans les médias, une « vague épidémique» annoncée
Si les médias ont relayé les chiffres produits par le système de
santé concernant l'atteinte des enfants, sans toujours, cependant,
diffuser des données précises et récentes, ils ont plus souvent diffusé
les chiffres projetés pour l'an 2000, notamment celui de 350000
enfants nés de mères séropositives, fréquemment repris dans la presse
nationale. Les estimations produites à la demande du ministère de la
437
Le sida chez l'enfant en Thaïlande et au Burkina Faso
Santé avancent pour l'an 2000 le nombre de 75000 enfants décédés
du sida et 86 000 enfants de moins de 12 ans orphelins (Boonchalaski
& Guest, 1993 ; Guest, 1995). Ces nombres sont vraisemblablement
excessifs, comme le signale leur auteur, car les projections sont basées
sur un taux de fécondité des femmes séropositives égal à celui de la
population générale et sur un taux de prévalence chez les femmes en
âge de procréer projeté à partir des taux d'incidence observés au début
des années 1990 401, et ne prennent pas en compte l'existence de
traitements préventifs de la transmission mère-enfant du VIH.
D'autres estimations proposant des chiffres similaires ont été
officialisées par le gouvernement : dans une présentation de la
situation en matière de sida pédiatrique en Thanande, le représentant
du ministère de la Santé déclare en 1995 : « ... if is projected that in
the year 2000 there will he more than 60,000 pediatrie AIDS cases
and approximately 120,000 chi/dren will eventually become AIDS
orphans» (Boonoyen, 1995). Bien sûr, la presse nationale a aussi
diffusé de manière très précise les résultats de l'essai clinique évoqué
plus haut, mais de manière générale, les informations qu'elle publie
sur l'atteinte des enfants mettent en avant des chiffres très élevés. En
évoquant tantôt le nombre d'enfants nés de mères séropositives, tantôt
le nombre de cas de sida attendus 402, et en donnant des chiffres
cumulés plutôt que l'estimation du nombre de personnes vivant avec
le VIH à un moment précis, la presse entretient une certaine confusion
qui va dans le sens d'une surestimation de l'atteinte des enfants. Ces
chiffres renforcent la notion de « vague épidémique» en préparation,
qui devrait déferler dans un avenir très proche, puisqu'il ne manque
désormais plus qu'une année pour atteindre l'an 2000 et voir les
projections devenir réalité.
401 Les projections concernant les taux de prévalence dans la population générale ont été
revues à la baisse en 1993, mais cette correction n'est pas prise en compte dans les
estimations concernant les enfants.
402 Le nombre de cas de sida devrait être 10 fois inférieur au nombre d'enfants nés de mères
séropositives si l'utilisation de l'AZT est généralisée chez les femmes enceintes, 5 fois
inférieur sans AZT.
438
Le sida chez l'enfant en Thaïlande et au Burkina Faso
VIH, ni d'estimations. Si les cas de sida sont déclarés pour les adultes
lorsqu'un diagnostic sérologique a confirmé le diagnostic clinique,
aucune directive précise n'a été donnée aux médecins concernant la
déclaration des enfants de moins de 15 mois nés de mère
séropositive 403; les cas de sida chez l'enfant ne sont donc pas
déclarés. Les instances de lutte contre le sida n'ont pas réalisé
d'enquête de séroprévalence susceptible de mesurer l'atteinte des
enfants, et seules deux études ponctuelles réalisées dans un service
hospitalier ont montré l'existence du problème 404.
Cette méconnaissance de l'importance épidémiologique du
problème tient en premier lieu aux difficultés du système de santé à le
reconnaître. Du fait de l'absence de dépistage en consultation
prénatale, ce n'est qu'à partir de signes cliniques que les enfants
peuvent être suspectés d'une atteinte par le VIH ou lorsque l'un de
leurs parents a déjà été atteint. Or, l'enfant est souvent la première
personne de la famille dont l'atteinte par le VIH se révèle
cliniquement, et le diagnostic n'est pas évoqué a priori. De plus,
l'atteinte des enfants par le VIH se manifeste cliniquement par des
symptômes d'autres pathologies « banales» malnutritions,
diarrhées persistantes, infections récidivantes, fièvre récurrente -
dont la prévalence est élevée en Afrique de l'Ouest. Les critères de
Bangui, définis par l'OMS en 1985 (révisés en 1989) pour .permettre
d'établir un diagnostic à partir de l'observation clinique et du statut
sérologique de la mère, ne sont pas suffisamment précis pour être
utilisés lorsque l'enfant est « malnutri» et le test sérologique est
rarement disponible (seulement dans les principaux hôpitaux) et trop
peu accessible (son coût varie selon les centres de 5 à 100 FF). Les
pédiatres sont, de plus, réticents à réaliser le test VIH en pédiatrie, car
tester l'enfant peut introduire une présomption concernant le statut
sérologique de la mère, révélant au père une information
confidentielle à son sujet, ce qui risque de la soumettre à des réactions
d'accusation ou de rejet. De plus, beaucoup d'enfants présentent les
premiers signes cliniques avant 15 mois, et le test sérologique effectué
403 Ces enfants sont séropositifs même s'ils ne sont pas eux-mêmes infectés par le VlH du
fait de la présence des anticorps maternels.
404 Ces études ont montré que 3 % des enfants hospitalisés en service de pédiatrie à Bobo
Dioulasso et 15 % des enfants pris en charge pour une malnutrition étaient porteurs du VlH en
1992. PRAZUCK, T., TALL, F., NACRü, B. et al., 1993, « HIV infection and severe
malnutrition: a clinical and epidemiological study in Burkina Faso », AIDS, vol. 7, nO l : 103-
108.
439
Le sida chez l'enfant en Thaïlande et au Burkina Faso
à cet âge n'apporte pas un diagnostic biologique définitif : le risque
social que le test fait encourir à la mère pourrait être trop élevé,
comparé au faible intérêt médical du test pour l'enfant. Aussi le
diagnostic n'est qu'exceptionnellement établi avec certitude. Pour les
soignants, cette sitllation d'incertitude sur le diagnostic se double
d'une incertitude thérapeutique, car les traitements à adopter en
pédiatrie, notamment sur le plan nutritionnel, ne sont pas encore
précisément définis; les antirétroviraux qui existent en Thaïlande ne
sont pas disponibles au Burkina. Les traitements préventifs des
infections opportunistes ont un coût suffisamment élevé dans le
contexte économique local pour que des parents préfèrent prendre le
risque d'attendre que leur enfant soit malade pour acheter les
traitements. Ces différents niveaux d'incertitude remettent en cause
l'intérêt du diagnostic VIH. De plus, la crainte d'attitudes de
discrimination amène les médecins à éviter que les autres membres
des équipes soignantes aient connaissance de la suspicion de sida pour
un enfant, ce qui entretient un certain silence autour de la maladie.
De l'incapacité à reconnaître le sida à l'évitement du diagnostic
Dans ces conditions, la plupart des enfants infectés par le VIH
sont pris en charge par les services de soins, notamment les centres de
récupération et d'éducation nutritionnelle, lorsqu'ils présentent des
signes de malnutrition sévère ou d'infections récidivantes. Beaucoup
d'enfants accueillis sont considérés par les soignants comme
«suspects d'une atteinte par le VIH» sans que le diagnostic
biologique ou clinique ait été établi. Leur traitement est identique à
celui des enfants atteints de malnutrition ordinaire, et chaque nouvel
épisode pathologique est traité au fur et à mesure de son occurrence.
Au terme d'un parcours généralement long et coûteux qui les conduit
des consultations et centres de renutrition périphériques vers l'hôpital,
les enfants sortent «contre avis médical» après quelques semaines de
traitement sans amélioration et rejoignent le secteur thérapeutique
traditionnel et informel. D'autres enfants quittent le système de soins
biomédical dès qu'ils sont orientés vers 1'hôpital, par crainte des
parents de ne pouvoir «payer les ordonnances». Seuls obtiennent un
diagnostic d'atteinte par le VIH les enfants dont les parents peuvent
accéder financièrement au test - parce qu'ils appartiennent à
certaines catégories socio-économiques ou parce que leur famille n'a
pas encore été éprouvée financièrement par le sida - et ceux qui ont
une certaine proximité sociale avec le médecin, facilitant
440
Le sida chez l'enfant en Thallande et au Burkina Faso
l'établissement d'une relation personnalisée. Le diagnostic étiologique
d'atteinte par le VIH n'est plus recherché pour les enfants les plus
démunis pour éviter que ces enfants ne quittent le système de soin,
l'absence de diagnostic apparaissant comme une condition d'adhésion
au traitement de la part de la famille. Non seulement le système de
santé ne parvient pas à identifier les cas de sida, mais de plus les
soignants considèrent qu'il est de l'intérêt de très nombreux enfants
que le diagnostic ne soit pas établi, afin que leurs familles n'épuisent
pas leurs maigres ressources dans des examens qui ne déboucheront
sur aucune prise en charge réelle ou dans l'achat de traitements
coûteux qui mettra inévitablement en danger l'alimentation de l'enfant
malade, voire celle des autres membres de sa famille. Aussi, si le
système de santé ne donne pas d'image précise de la réalité biologique
du sida pédiatrique au Burkina Faso, c'est en premier lieu parce qu'il
ne parvient pas à « faire exister socialement» le sida pédiatrique.
Si le système de santé ne parvient pas à assurer un « traitement»
spécifique - au sens médical du terme - du sida pédiatrique,
l'atteinte des enfants est, de plus, peu présente dans les messages de
prévention diffusés auprès de la population. Les seules évocations par
les médias sont abstraites ou concernent des pays lointains, mais
n'abordent pas la contamination d'enfants au Burkina. Les messages
d'IEC se sont longtemps cantonnés à l'évocation de la transmission
mère-enfant pendant la grossesse ou au cours de l'accouchement,
voire à la transmission materno-fœtale, et l'allaitement n'a été évoqué
comme mode de transmission du VIH qu'à partir de 1997. Aucun
document d'information ne représente un enfant malade ou ne détaille
la symptomatologie du sida pédiatrique, comme c'est le cas pour les
adultes.
Pour la population, absence de représentations du sida
pédiatrique
Si les instances de lutte contre le sida burkinabè ne semblent pas
considérer qu'il est nécessaire d'informer la population à propos du
sida pédiatrique, ou de montrer que les enfants peuvent être atteints au
même titre que les adultes, comme c'est le cas en Thaïlande, les
enquêtes CAP 405 montrent que cette notion est très mal connue,
notamment par les femmes. Dans une enquête nationale qui a exploré
les connaissances et perceptions de 3261 personnes, seulement 3,7 %
406 SAWADOGO, R.c., COULIBALY, N.C., COULIBALY, S., KABORE, Y., OUABA,
N., SOUBEIGA, A., 1996. Enquête de connaissances attitudes pratiques (CAP) sur la
Planification Familiale, le sida, les MST et l'éducation à la vie familiale. Rappon final.
Ouagadougou, MEFP-SG, PPLS, Sud Consult, 319 p.
40; SOMBIE, 1., CARTOUX, M., MEDA, N., TIENDREBEOGO, S., KY-ZERBO, O.,
DABIS F., VAN DE PERRE P., 1996, « Évaluation de deux techniques de conseil lors du
dépistage du VIH chez les femmes enceintes à Bobo-Dioulasso », Communication, Vème,
Journées des Sciences de la Santé de Bobo-Dioulasso, 10-13 avril.
442
Le sida chez l'enfant en Thallande et au Burkina Faso
traitent des enfants malades. Contrairement à la Thaïlande où le sida
semble être compris par la population essentiellement selon les
concepts biomédicaux, l'atteinte des enfants par le VIH est en grande
partie interprétée et traitée au Burkina Faso selon les tennes du secteur
traditionnel.
Le sida chez l'enfant, cause perdue?
L'on peut interpréter ce silence public autour du sida chez
l'enfant observé au Burkina Faso comme une fonne de «négligence
sociale », en partie due à l'organisation du système de soins, dont les
programmes verticaux, définis autour d'une pathologie, favorisent les
adultes avant de traiter les enfants dans leur hiérarchisation des actions
de lutte. Mais si le sida pédiatrique apparaît comme une cause mineure
au Burkina Faso, c'est aussi vraisemblablement parce que le
traitement de l'enfant y est souvent considéré comme une «cause
perdue ».
Face à l'ampleur de l'épidémie, nombre de responsables
nationaux ont déclaré qu'il fallait lutter pour les générations à venir,
la génération actuelle et les personnes déjà atteintes ayant bien peu de
ressources à leur disposition. Les traitements antirétroviraux semblent
d'autant plus hors de portée que leur coût est bien supérieur à celui du
traitement des infections opportunistes ou du dépistage, qui n'ont pu
être mis en place sur l'ensemble du pays jusqu'à présent. Dans un
pays où le taux de mortalité infantile est de 115 %0, bien des enfants
meurent encore de malnutrition, de rougeole ou de paludisme, et le
sida peut n'apparaître que comme une cause de mortalité
supplémentaire. Dans ce cas, le sens de la production de
connaissances par le système de santé pourrait être remis en cause par
l'incapacité locale à infléchir la réalité biologique.
Le silence serait justifié par l'absence de mesures préventives
simples pour l'enfant qui donneraient une utilité pratique à la diffusion
de l'infonnation sur la transmission mère-enfant. L'épidémie pourrait
rester invisible pour ce qui concerne les enfants tant que des moyens
d'agir ne seront pas disponibles dans le système biomédical. Dans
l'intervalle, le traitement des enfants malades restera confiné au
secteur traditionnel.
Ainsi, dans deux contextes sociaux différents, le sida chez
l'enfant apparaît comme une menace publique en Thaïlande,
précisément décrite par le système de soins biomédical, ayant une
existence dans les représentations de la population, alors qu'au
443
Le sida chez l'enfant en Thailande et au Burkina Faso
Burkina où l'atteinte des enfants est tout autant éprouvée, la maladie
est rarement reconnue, et son interprétation ainsi que son traitement
relèvent en grande partie du secteur traditionnel.
408 Le terme de « substituts du lait maternel» a remplacé ceux de « laits artificiels», « laits
maternis~s », « lait en poudre» dans le langage des organismes internationaux et institutions
sanitaires.
444
Le sida chez l'enfant en Thaïlande et au Burkina Faso
coût élevé du lait en poudre -lié notamment au respect par la
Thaïlande du Code International de Commercialisation des Substituts
Maternels, adopté en 1981 par l'OMS pour limiter l'abandon par la
population générale de l'allaitement maternel au profit de l'allaitement
artificiel - amène le ministère à ne plus fournir le lait artificiel
qu'aux femmes dont la situation économique justifierait une aide.
Dans certains cas, des ONG ont relayé l'action du ministère de la
Santé, prenant en charge le lait fourni. Ailleurs, des projets de
recherche ont financé l'allaitement artificiel. En 1998, la situation
n'est donc pas homogène sur l'ensemble du pays. Tous les services ne
semblent pas être en mesure de fournir la totalité des « substituts du
lait» nécessaires, le seuil de pauvreté des mères à partir duquel les
services donnent ces produits n'est pas le même partout, et les conseils
donnés par les professionnels de santé à propos de leur utilisation
semblent très variables. Il semble notamment que les femmes des
minorités ethniques aient des difficultés à se procurer du lait en
poudre du fait des distances à parcourir pour s'approvisionner, et à
l'utiliser dans un contexte précaire. Ainsi, si les mesures ont été prises,
l'accessibilité sociale de l'allaitement artificiel ne paraît pas assurée
pour toutes les femmes et sur l'ensemble du pays. Au Burkina Faso,
par contre, aucune mesure n'a pu être mise en place au plan national
concernant la transmission du VIH par l'allaitement. Au cas par cas,
les médecins évaluent, avec les femmes qui ont connaissance de leur
séropositivité, leurs capacités financières à acheter les substituts du
lait maternel et leurs possibilités pour préparer le lait de manière
satisfaisante sur le plan de l'hygiène, dans un contexte où seulement
une minorité de femmes ont accès à une eau courante potable.
L'allaitement « artificiel» nécessite alors un suivi médical, et peu de
femmes ont fait l'expérience de cette mesure préventive qui demeure
exceptionnellement appliquée. La réduction de la transmission du VIH
de la mère à l'enfant par la zidovudine (AZT), adoptée par les pays
développés en 1994, n'a pas été immédiatement recommandée par le
ministère de la Santé publique thaïlandais pour des raisons de coût des
traitements et pour des raisons logistiques. En effet, le protocole
initial, utilisant l'AZT par voie orale à partir du 3ème mois de la
grossesse et par voie veineuse pendant l'accouchement chez la mère,
puis par voie orale pendant un mois et demi chez l'enfant, semblait
trop lourd pour les pays du Sud. En 1995, les COC américains et le
ministère de la Santé thaïlandais lançaient à Bangkok, en collaboration
445
Le sida chez / 'enfant en ThQl/ande et au Burkina Faso
avec Onusida, une étude sur l'efficacité d'un protocole court et
simplifié (AZT par voie orale pour la mère pendant le dernier mois de
la grossesse auprès de femmes n'allaitant pas leur enfant).
Parallèlement, l'INSERM, en collaboration avec l'ANRS et les
comités nationaux de lutte contre le sida du Burkina et de Côte-
d'Ivoire, testait un protocole similaire à Bobo-Dioulasso et à Abidjan
auprès de femmes allaitant leur enfant. Des résultats partiels de l'étude
thallandaise ont été publiés en février 1998 409, qui ont été évoqués
plus haut. En mars 1998, les professionnels de santé thaïlandais
attendent que le ministère de la Santé annonce une stratégie nationale
qui permette d'étendre le traitement préventif à toutes les femmes
enceintes séropositives. Reste à préciser dans quelle mesure les
antiviraux seront disponibles en dehors des projets de recherche, ou
des établissements de soins privés, fréquentés par une population
susceptible de payer l'AZT. Au Burkina Faso, un projet expérimental
de traitement des femmes enceintes séropositives par l'AZT est en
cours de définition, mais aucune mesure d'ampleur nationale n'a
encore été pressentie. La mise en place de ces mesures préventives
nécessite que le dépistage du VIH soit réalisé chez les femmes
enceintes, ce qui n'est pas encore le cas au Burkina Faso en dehors des
projets de recherche. En Thaïlande, ce schéma général n'est pas
systématiquement appliqué car le coût du test de dépistage n'est pas
toujours pris en charge et l'obstacle économique à l'acceptation du
dépistage ne peut être écarté partout. Les praticiens du nord du pays
reçoivent souvent tardivement les femmes des minorités ethniques,
dont la première consultation prénatale n'a parfois lieu qu'au septième
mois de la grossesse 410. Si le dépistage est recommandé à toutes les
femmes enceintes, son accessibilité ne semble pas totale en début de
grossesse. Ainsi, la prévention de la transmission mère-enfant,
officiellement mise en place en Thaïlande, semble actuellement
accessible pour la majorité mais peu assurée pour les femmes dont
l'accès aux soins est limité (en particulier celles des minorités
ethniques). Au Burkina Faso, par contre, la mise en place des
programmes de prévention est projetée, mais les femmes qui peuvent
prendre des mesures préventives restent des cas exceptionnels.
420 RUGPAO, S., WONGPUN, P., DE BOER, M., TOVANABUTRA, S., CELENTANO,
D., ROBISON, V. et al., 1997, « Factors affecting reproductive and contraceptive decision-
making among women with HIV infected partners in northern Thailand», 4th International
Conference on AlOS in Asia and the Pacific, Manila, October 25-29, Abstract A(P)019.
421 Anonyme, Attitude des étudiants de l'Université de Ouagadougou par rapport à
J'utilisation des préservatifs et des méthodes contraceptives modernes. Ouagadougou,
MESSRS, DEMP, 1995 ; 43 p. Document multigraphié.
422 Communication personnelle de l'équipe du projet DlTRAME, Centre Muraz.
451
Le sida chez l'enfant en Thailande et au Burkina Faso
atteint 423. La notion de «fécondité de remplacement », utilisée par
les démographes, a été évoquée à ce propos.
423 Ceci a été observé également à Abidjan, dans une enquête menée auprès d'une vingtaine
de femmes. A. Desgrées du Lou, communication personnelle.
424 Enquête SEROCO réalisée entre 1988 et 1993, dans 17 hôpitaux et un réseau de
praticiens privés dans la région Ile-de-France et dans le sud-est de la France. DE VINCENZI,
L, JADAND, c., COUTURIER, E., BRUNET, J.B., GALLAIS, H., GASTAUT, JA, et al.,
1997, « Pregnancy and contraception in a French cohort of HIV-infected women », A/DS, II :
333-338.
425 « Prevention of HIV transmission from mother to child : Meeting on planning for
programme implementation », Geneva, 23-24 March 1998, Meeting statement
WHOIUNICEFIUNAIDS, 5p.
452
Le sida chez / 'enfant en Thaï/ande et au Burkina Faso
risque: l'absence de procréation induit l'absence de maladie mais
aussi l'absence de reproduction, non dénuée d'enjeux sociaux qui
doivent être examinés.
Il est certain que l'interruption de grossesse est utilisée en
Thaïlande comme un mode de prévention de la transmission mère-
enfant du VIH parce que les femmes ne connaissent pas leur statut
sérologique avant d'avoir un enfant. La mise en place du dépistage et
conseil dans les services de planification familiale devrait permettre
d'éviter, dans l'avenir, les situations dramatiques qui nous ont été
décrites, de femmes obligées de rechercher en urgence l'argent
nécessaire pour payer un avortement qu'elles vont pratiquer sans le
désirer, dans un pays qui dispose par ailleurs de moyens suffisants
pour mener des recherches importantes et pour utiliser les traitements
antirétroviraux. L'aptitude des responsables de santé publique à
remplacer le dépistage en consultation prénatale par un dépistage plus
précoce, dont l'accessibilité sera assurée, attestera du poids de ces
contingences matérielles dans la proposition actuelle de l'interruption
de grossesse pour les femmes séropositives. Ces aspects
organisationnels n'expliquent cependant pas totalement les limitations
que la société « propose» à la procréation chez les personnes atteintes
par le VIH. Les discours justifient également l'absence de procréation
chez les femmes atteintes par le VIH. Tant dans les propos des
professionnels de santé que nous avons rencontrés que dans les
articles parus dans la presse grand public, se dessine un consensus
autour de l'opinion selon laquelle une femme séropositive ne devrait
pas avoir d'enfant. Cette question ne semble pas avoir fait l'objet de
débats publics. L'opinion dominante semble nourrie par la perception
populaire des enfants atteints par le VIH comme des « victimes non
nécessaires », et par l'ampleur de l'épidémie. Cette opinion ne
stigmatise pas un groupe particulier (qui pourrait être celui des
prostituées ou des femmes des minorités ethniques) mais concerne
toutes les femmes. Elle peut paraître surprenante dans un pays qui a
accès aux avancées thérapeutiques qui réduisent la transmission mère-
enfant, et peut espérer que d'autres avancées, équivalentes aux
résultats de l'essai de Bangkok, auront lieu dans les prochaines
années.
453
Le sida chez / 'enfant en Thai/ande et au Burkina Faso
Un article intitulé: « HIV stigma undeserved burden for young
sufferers» 426 éclaire les motifs de ceux qui préconisent que les
personnes atteintes par le VIH renoncent à avoir des enfants. Après
une description de la stigmatisation et des difficultés économiques
auxquelles sont soumis ces enfants, l'auteur écrit: « a look at the
bleak future of a group of children born to HIV-irifected parents and
the consequences they will face for the rest oftheir lives as a result of
the accident oftheir births ». Ce n'est pas la transmission mère-enfant
qui est mentionnée mais les conséquences sociales que subiront les
enfants de mères séropositives. Certes, les enfants dont un ou deux
parents sont atteints par le VIH sont particulièrement vulnérables :
Brown et al. (1995b) ont détaillé et documenté tous les aspects de
cette vulnérabilité. Mais la raison à l'œuvre autour de la prévention
concernant la catégorie des enfants semble singulière: pour toutes les
autres catégories de population, c'est la vulnérabilité biologique, non
la vulnérabilité sociale, qui motive des mesures préventives
considérées comme « médicales ».
Par ailleurs, l'appréciation objective de cette vulnérabilité sociale
des enfants est particulièrement difficile. Les articles parus dans la
presse grand public se basent parfois sur des estimations du risque,
mais leurs titres reprennent l'infonnation en la présentant comme des
faits décrits: sous le titre « AIDS orphans forced to earn cash through
sex », un article ne rapporte que l'estimation par le journaliste des
risques que courent les enfants orphelins 427. Cette vulnérabilité
sociale est principalement traitée au travers de deux thèmes : celui des
« orphelins du sida» et celui des nouveau-nés abandonnés. Les
nombreux articles faisant état de l'augmentation du nombre des
enfants touchés et futurs orphelins, sur la base d'estimations citées
plus haut, « impressionnent» certainement l'opinion publique. Il en
est de même pour les nouveau-nés abandonnés, dont le nombre
« objectif» précisé par les études est sans rapport avec les perceptions
de ce nombre présentées dans la presse. Une étude nationale menée
dans 76 hôpitaux 428 a montré que le taux d'enfants abandonnés par
des mères séropositives est de 3,17 pour 1 000, vs. 0,6 pour 1 000
429 JO en 1992, 15 en 1993, 16 en 1994 sur l'ensemble du pays, vs. 223 en 1992, 264 en
1993, 243 en 1994 pour les enfants de mères séronégatives.
430 Bangkok Post, 20 septembre 1995.
431« Abortion plea made for AlOS virus women », Bangkok Post, 26 novembre 1995.
Women's studies center 1995-19%, idem, p. 121.
455
Le sida chez l'enfant en Thaïlande et au Burkina Faso
court des risques importants d'être atteint par le VIH. Même s'il ne
l'est pas, il deviendra orphelin, il sera victime de la discrimination à
l'école, vous aurez des difficultés à le nourrir et à l'élever puisqu'il
vous faudra d'abord payer les traitements pour vous soigner vous-
même: il est donc ~ans son intérêt de ne pas le mettre au monde ».
C'est un discours plus social qu'à proprement parler médical, qui
reprend l'opinion dominante en lui conférant une légitimité médicale,
constituant incontestablement un élément de persuasion pour les
consultantes. Si l'on poursuit cette logique de proposition médicale
d'une interruption de grossesse pour des raisons sociales, l'avortement
pourrait être particulièrement recommandé dans des catégories de
population socialement précaires, selon une fonne « d'eugénisme bien
intentionné». La Thaïlande semble suivre la même tendance que
d'autres pays développés, au fur et à mesure de l'évolution technique
de la médecine préventive à la médecine prédictive, vers une
médicalisation de décisions portant sur des questions d'ordre social, à
l'œuvre notamment dans les décisions d'interruption de grossesse
après diagnostic anténatal (en cas de malfonnation ou de maladie
génétique par exemple) 432.
Le rôle des médecins dans l'interprétation du risque biologique de
transmission du VIH et les attitudes qui en découlent sont un autre
facteur explicatif de cette différence. Le niveau technique atteint par
les services de soins en Thaïlande amène-t-illes médecins à refuser un
risque de transmission mère-enfant du VIH qu'ils considèrent comme
élevé, les obligeant à prendre un risque « d'échec médical»? Dans ce
cas, à partir de quel seuil considéreront-ils le risque comme
acceptable: 10 % ? 20 %? 3 %? C'est à ce dilemme du « seuil de
décision» qu'ont été confrontés les médecins occidentaux, qui
décourageaient les grossesses chez des femmes séropositives avant
l'essai qui a montré l'efficacité de l'AZT, et ont dû changer d'attitude,
« autorisant» la grossesse, parfois aux mêmes femmes, lorsque
l'usage de l'AZT s'est généralisé. L'attitude des médecins
thaïlandais- recommandant l'IVG à toutes les séropositives ou
remettant le choix entre les mains de la femme en déresponsabilisant
du même coup le médecin - permet d'éviter ce dilemme.
432 En France, cf GRANDJEAN, H., MEMBRADO, M., NEIRINCK, c., RAJON, AM.,
SERRATE-FONVIELLE, V., 1998, Éthique et Décision médicale: analyse sociologique et
juridique du fonctionnement du « Comité de vigilance )) d'un département de gynécologie-
obstétrique du CHU, Rapport de recherche MIRE, Toulouse. 63p.
456
Le sida chez l'enfant en Thallande et au Burkina Faso
Il semble que les médecins s'approprient ainsi une demande
sociale qui engage, bien au-delà des stratégies de santé publique
habituelles, les valeurs d'une société. En effet, dès lors que l'on admet
qu'éviter un risque VIH estimé à 10 % justifie l'interruption de
grossesse, d'autres pathologies létales pourraient justifier la même
mesure dans certaines catégories de population. Se pose alors la
question des limites : l'absence totale de procréation dans une
population lui garantit certainement que la génération suivante sera
indemne de toute maladie. Avec la fin des risques sanitaires, et de ce
fait la mort de la santé publique, serait ainsi programmée la fin d'une
population. Plus qu'une indication médicale, l'interruption de
grossesse et la stérilisation des femmes séropositives apparaissent
comme une option prise par les médecins, de manière individuelle
semble-t-il, non sur des directives de santé publique - qui n'existent
pas 433 : « responsability: reducing the future burden of infected
chi/dren born in the country» (Brown, 1995: 84). Cette
« responsabilité civique» témoigne d'un rapport entre l'individu et le
collectif certainement différent en Thaïlande et au Burkina Faso, qui
pourrait expliquer que certains programmes « autoritaires» tels que le
dépistage obligatoire pour tous les appelés, ou la déclaration à la
police des travailleurs du sexe séropositifs, aient été acceptés en
Thaïlande.
433 Sous réserve de J'existence de documents dont nous (et nos informateurs) n'aurions pas
connaissance.
457
Le sida chez / 'enfanl en Thai/ande el au Burkina Faso
la comparaison nous semblent concerner davantage les sciences
sociales que la lutte contre le sida. L'analyse comparative apparaît
comme un exercice ardu, nécessitant de pouvoir considérer un
minimum de références communes, qu'il peut être difficile de définir
lorsque les systèmes sociaux et les niveaux de développement des
pays sont aussi différents que ceux de la Thaïlande et du Burkina
Faso.
La mise en avant du risque social concernant les enfants en
Thaïlande doit sans doute être mis en rapport avec les
bouleversements sociaux récents de ce pays, où la vulnérabilité sociale
représente une menace majeure pour des individus vivant dans des
familles nucléaires, pour lesquelles la précarité économique est d'une
actualité aiguë, où le risque de discrimination envers les personnes
vivant avec le VIH est très présent. Le risque social n'est pas ignoré
au Burkina Faso, où les femmes s'inquiètent du devenir de leurs
enfants si elles-mêmes venaient à tomber malade; mais la présence de
la famille élargie et de foyers polygames relativise le risque pour ces
enfants, qui resteront le plus souvent auprès de leur père, et dans le
patrilignage si le père disparaît. De plus, au Burkina Faso,
l'importance relative du risque biologique, trois à quatre fois plus
élevé qu'en Thaïlande, situe ce risque au premier plan, avant le risque
social.
Les attitudes différentes vis-à-vis de la procréation dans une
situation de crise dans ces deux pays relèvent de trois facteurs:
- des nonnes et des pratiques différentes en matière de contrôle de
la fécondité, contraception, avortement,
- des attitudes différentes face au risque sanitaire, qui opposent
une « fécondité de remplacement» prévalante dans des populations où
la mortalité infantile est élevée à une réduction de la fécondité qui
concerne généralement les populations ayant accompli leur transition
démographique,
- un rapport différent entre le corps médical et l'ensemble de la
population, marqué par la médicalisation des choix reproductifs en
Thaïlande où le suivi médical de la grossesse est plus établi qu'au
Burkina Faso.
Il reste que dans les deux pays, c'est d'abord les femmes qui ont
la charge du traitement de leur enfant, recevant pour cela plus ou
moins d'aide de la part des services de soins. Ce sont elles qui sont
« responsabilisées» à propos du risque VIH pour l'enfant, notamment
458
Le sida chez l'enfant en Thaïlande et au Burkina Faso
lorsqu'on leur demande, en Thaïlande, de décider - quitte à se mettre
hors la loi - entre le risque social de l'avortement et le risque de
l'atteinte biologique ou de l'exclusion sociale de leur enfant. Comme
les femmes du Nordeste brésilien, dont N. Scheper-Hughes a montré
que le contexte économique les obligeait à « négliger» leurs enfants
les plus faibles pour pouvoir élever les autres, ces femmes doivent
« make choices and decisions that no woman and other should have to
make» 434. Pour l'anthropologie du sida, qui s'est distinguée en
affirmant l'implication du chercheur et la nécessité pour la recherche
anthropologique de contribuer à la lutte contre l'épidémie et à
l'amélioration de la situation des personnes atteintes en révélant les
« discriminations invisibles» et les souffrances sociales (Benoist &
Desclaux, 1996), une leçon à tirer pourrait être la nécessité de
recherches complémentaires sur les itinéraires, les pratiques, et les
perceptions des femmes enceintes et des mères séropositives, en
Thaïlande et au Burkina Faso, comme dans d'autres pays.
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434 SCHEPER-HUGHES, N., 1984, « Infant mortality and infant care: cultural and
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Le sida chez l'enfant en Thailande el au Burkzna Faso
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460
ÉPIDÉMIE AFRICAINE VERSUS ÉPIDÉMIE
ASIATIQUE
Marc-Éric GRUÉNAIS
435 Ce fut un des leitmotive de la dernière conférence sur le sida et les MST en Afrique tenue
à Abidjan en décembre 1997. À cette occasion, certains - à commencer par le ministre
français de la Santé - s'insurgeaient contre un sida du Nord qui serait traité par des
multithérapies, et un sida du Sud qui n'aurait droit qu'à la prévention.
436 « Seuls quelques pays de la région ont mis au point des systèmes perfectionnés pour
suivre la propagation du virus. Par rapport à d'autres régions, les estimations concernant
l'Asie doivent donc souvent être établies d'après des informations limitées. Comme cette
région regroupe plus de la moitié de la population mondiale, de faibles différences dans les
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
Mais au-delà des différences quantitatives, les analyses se
rapportant à l'Afrique et à l'Asie ne mettent pas l'accent sur les
mêmes réalités.
taux peuvent correspondre à d'énormes différences en ce qui concerne les chiffres absolus de
personnes infectées» (Onusida, 1998 :12).
462
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
s'ajouter la Chine et le sous-continent indien, soit un ensemble encore
volontiers classé dans les « pays en développement». Les incertitudes
du découpage de l'ensemble s'opposent donc aux certitudes relatives à
l'Afrique.
S'agissant de l'épidémie à VIH, les deux sous-continents
diffèrent lorsque l'on considère variabilité génotypique du virus. Les
sous-types de VIH prévalant en Asie ne sont pas identiques à ceux
rencontrés en Afrique, pas plus que ces derniers ne sont semblables à
ceux présents en Europe du Nord: « The epidemics in all parts of
Sub-Saharan Africa, except Southern Africa (South Africa and
Malawi), seem to be dominated by subtype A .... Subtype B, the most
prevalent subtype in Europe and the United States, is not prevalent in
sub-Saharan Africa, subtype B is mainly found among homosexuals
and there is evidence to suggest that it was introduced through
contacts with gay communities in the United States and in Europe.
Subtype E, which is associated with an explosive epidemic among
heterosexuals in Thailand, is also not commonly found in Africa,
except in the Central African Republic» (Jansens et al., 1997 : 707).
La virulence et les modes privilégiés de transmission des sous-types
ne sont pas identiques selon les régions, et l'on ignore encore si les
différences virologiques ont un rapport avec les différences de
prévalence relevées sur les différents continents 437. Si la variabilité
des sous-types freine les progrès de la recherche vaccinale, elle ne
semble pas influer sur l'efficacité des traitements actuellement
disponibles.
Les différences virologiques, dont on mesure encore mal
aujourd'hui toutes les conséquences, ne doivent évidemment en rien
minimiser les différences épidémiologiques et « situationnelles», et à
cet égard, Asie et Afrique constituent deux contextes bien distincts.
Les taux de prévalence en Afrique sont souvent sans commune mesure
avec ceux observés jusqu'à présent en Asie. À la lecture par exemple
d'informations se rapportant au Bangladesh précisant qu'à la fin du
mois de novembre 1996, soixante-douze personnes ont été
officiellement reconnues séropositives (Blanchet, 1997: 143), même
sans vouloir établir de compétition morbide, on ne peut s'empêcher de
penser que l'Asie est loin des situations africaines. Pour la majorité
437 Il sera sans doute très difficile d'établir précisément un tel rapport tant les situations
diffèrent entre les pays du point du vue de l'accès aux soins et aux traitements, de l'utilisation
des méthodes contraceptives, des « co-facteurs» telle que la prévalence des MST, etc.
463
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
des pays africains, le nombre de cas notifiés se chiffre par milliers,
voire par dizaines de milliers. Plus précisément, s'agissant des taux de
prévalence générale estimés pour la population adulte en 1994, en
Afrique, certes des taux bas (inférieurs à 1 %) sont attestés dans
quelques pays (Angola, Comores, Guinée, Madagascar, Mauritanie,
Maurice, Niger, Somalie, Soudan), mais 5 pays ont un taux supérieur
à la % (Botswana, Malawi, Ouganda, Zambie, Zimbabwe) ; les taux
de prévalence de la plupart des pays d'Afrique de l'Ouest, d'Afrique
centrale, orientale et australe se situent entre 3 et 8 %. En Asie du Sud
et du Sud-Est, le taux le plus élevé, toujours pour la population
générale adulte, est de 2,1 % en Thaïlande, et seuls deux autres pays
(le Cambodge et le Myanmar) ont des taux supérieurs à 1 % (Banque
Mondiale, 1997).
Bien davantage que ces chiffres, qui attestent de différences
réelles mais n'ont qu'une signification relative, les deux continents se
distinguent surtout par le stade de développement auquel est parvenue
l'épidémie: « The Asia-Pacific region comprises 55 % of the global
population, but has reported less than 3 % of global AIDS cases.
However, this relatively low rate of reported AIDS cases must be seen
in the context of an enlarging Asia-Pacific HIV epidemic that already
constitutes 22 % of the estimated 21,8 million people living with HIV
infection globally, and which is projected to pass Sub-Saharan Africa
in terms of incidence of new infections. » (Dore & Kaldor, 1996).
En Afrique, le sida s'est installé partout. Les premiers cas de sida
ont été officiellement notifiés en 1985, et l'infection par le VIH y
existe à l'état endémique. On observe dans certains pays une
stabilisation, à des niveaux souvent élevés, alors que dans d'autres,
l'épidémie continue de progresser (notamment en Afrique australe).
L'Asie, en revanche, ne connaissait pas d'épidémie majeure jusqu'à la
fin des années 1980. Selon la Banque Mondiale, dans la plupart des
pays d'Afrique au sud du Sahara, l'épidémie est « généralisée» ; dans
les pays asiatiques elle est encore « naissante» ou « concentrée» dans
certaines zones. Le risque moyen de transmission par voie
hétérosexuelle permet d'évaluer le stade auquel se situe l'épidémie.
Ainsi, la virulence de l'épidémie en Thaïlande, un des pays asiatiques
le plus touchés, est manifeste si l'on compare les risques de 3 à 6
infections pour 100 expositions (ici, les relations hétérosexuelles), au
risque de 1 à 2 infections pour 1 000 expositions dans les pays
développés. L'importance de l'exposition au risque en Thaïlande
464
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
pourrait s'expliquer par le stade naissant de l'épidémie dans ce pays,
les risques de transmission étant beaucoup plus élevés dans les
moments initiaux de l'infection (Banque Mondiale, 1997 : 60).
Dès lors, le sida en phase émergente en Asie ne vient-il pas
constituer un nouveau défi aux méthodes de prévention utilisées
jusqu'alors dans les pays du Sud? L'Afrique a une expérience de plus
de dix ans de campagnes de prévention, avec des résultats pas toujours
satisfaisants; les échecs relatifs peuvent être mis sur le compte du
manque d'expérience quant à la manière de combattre l'épidémie à ses
débuts dans les pays pauvres. L'Asie, en revanche, a, si l'on peut
s'exprimer ainsi, la chance de pouvoir combattre l'épidémie à ses
débuts en profitant de l'expérience acquise depuis plus de dix ans de
lutte contre le sida dans les pays du Sud. Les enseignements acquis à
partir de l'Afrique peuvent-ils alors profiter à l'Asie? Compte tenu
des expériences africaines, les dispositifs de santé asiatiques ne sont-
ils pas a priori mieux armés pour prévenir l'expansion de l'épidémie?
Ou bien les contextes épidémiologiques, économiques, sociaux,
culturels sont-ils si différents que les expériences ne sont pas
transposables ? Il ne saurait y avoir de réponse simple à ces questions.
Trois informations permettent d'attester des différences de situations
et d'espérer des résultats plus encourageants pour l'Asie.
Les situations de migration, faut-il le rappeler, sont susceptibles
de favoriser les comportements à risque. En Afrique, les migrations se
font surtout vers les villes, où la prévalence et l'incidence de
l'infection par le VIH sont beaucoup plus élevées qu'en zone rurale.
De plus, les hommes migrent davantage que les femmes. En Asie, la
« morphologie» migratoire peut être sensiblement différente. Au
Vietnam, les migrations s'établissent entre les campagnes (Blanc,
1998). En Thaïlande, les femmes prennent une part accrue dans les
migrations vers les villes, les employeurs les préférant souvent aux
hommes parce que plus dociles et se contentant plus facilement de bas
salaires (Archavanitkul & Guest, 1994) 438. Les réseaux migratoires
ne fonctionnent donc pas toujours de la même manière en Afrique et
en Asie.
À des situations distinctes correspondent des conditions
d'exposition au risque distinctes, mais aussi des populations - au
sens démographique du terme - vulnérables différentes. Plus
438 Les enfants et les adolescent(e)s se trouvent sans doute dans des situations identiques.
465
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
précisément, compte tenu des différences soulignées, les campagnes
de prévention dans « les bassins d'emploi» urbains, par exemple,
auront à s'adresser surtout aux hommes, en Afrique, mais également
aux femmes et aux adolescent(e)s en Asie. Du point de vue de la
prévention, cette situation peut sans doute modifier l'approche: la
plupart du temps, les campagnes de prévention s'adressant aux
femmes et aux adolescents envisagent essentiellement, du moins en
Afrique, les situations de prostitution, de marginalisation, de
déscolarisation ou au contraire de scolarisation; il faudra aussi
considérer ici femmes et adolescent(e)s comme des travailleurs.
Certaines situations asiatiques pourraient se révéler a priori plus
favorables à la prévention qu'en Afrique. En Thaïlande, qui fait certes
figure d'exception en Asie, une étude portant sur plus de 3 000 clients
de prostituées a révélé un taux d'acceptation particulièrement élevé du
préservatif, seuls 6,1 % se sont déclarés non-utilisateurs (Podhista et
al., 1994: 317). Ce type de données est plus difficile à recueillir en
Afrique dans la mesure où la prostitution y est moins organisée qu'en
Asie (le phénomène des « maisons closes» y est notamment beaucoup
moins patent). Les chiffres disponibles sur l'acceptation du
préservatif, ou du moins sur les déclarations d'utilisation du
préservatif en Afrique sont cependant généralement inférieurs 439.
Enfin, la Thaïlande fait figure aujourd'hui de modèle pour les
pays du Sud pour la prévention de la transmission mère-enfant : les
femmes enceintes font systématiquement l'objet d'un dépistage
(Desclaux, 1998), et l'allaitement artificiel parvient à être substitué à
l'allaitement maternel chez les mères séropositives 440. Pour toute une
série de raisons, liées aux disponibilités techniques mais aussi au
savoir- faire de routine des personnels de santé, la généralisation des
439 Tous les chiffres donnés dans les communications de la session sur l'utilisation des
préservatifs de la Xe conférence sur le sida et les MST en Afrique (Abidjan, 1997) donne des
chiffres inférieurs à 90 %, avec parfois des pourcentages qui semblent particulièrement bas
(inférieurs à 40 % d'utilisateurs de préservatifs) pour des zones pourtant très touchées par
l'épidémie (Zambie, Tanzanie, Ouganda) et auprès de populations particulièrement exposées
(prostituées et militaires, notamment) (cf Session 34, « Problématique du préservatif dans la
prévention du VIH/sida en Afrique », Livre des résumés, Xe CISMA, Abidjan, déc. 1997).
440 Cette différence entre les situations a~iatique (mères non allaitantes) et africaine (mères
al1aitantes) a justifié le bras placebo en Mrique dans l'essai thérapeutique sur la prévention de
la transmission mère-enfant par l'AZT. Un tel protocole a donné lieu à une polémique sur le
caractère non éthique des essais thérapeutiques menés en Afrique (cf notamment LURIE &
WOLFE, 1997; & J.Y. NAU, « Sida: l'éthique malmenée par la recherche médicale», Le
Monde, 23 septembre 1997).
466
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
tests de dépistage pour les femmes enceintes sera très difficile à
imposer sur le continent africain. Quant à la limitation de l'allaitement
maternel, elle se heurtera notamment à des années de campagne
condamnant sans appel le recours à l'allaitement artificiel en
Afrique 441.
Évidemment, l'Asie ne se réduit pas à la Thaïlande qui a fait
l'objet de toutes les attentions. Des situations décrites en Chine, au
Vietnam, au Cambodge, en Inde, etc., n'ont rien à envier aux
situations africaines et ne laissent présager a priori de réponses
globalement plus efficaces à l'épidémie en Asie qu'en Afrique.
Cependant, d'autres États asiatiques (Thaïlande, mais aussi Malaisie et
Taiwan) bénéficient d'un niveau de richesse sans commune mesure
avec les États africains (hormis l'Afrique du Sud), avec ce que cela
induit quant au niveau de développement du système de santé et de
l'accès aux soins. La mise en parallèle globale des deux sous-
continents s'avère donc délicate. Qu'en est-il des thèmes récurrents
sur les origines de la transmission, toujours susceptibles de recréer des
« groupes à risque », et qui ont trait davantage aux représentations?
Les transmissions
La stigmatisation de l'Autre: l'étranger, le touriste, l'ennemi
À l'instar des autres épidémies, l'épidémie de sida a été, et reste
encore souvent, considérée comme venant d'un « ailleurs», constitué
par des groupes jugés marginaux (prostituées, toxicomanes,
homosexuels) ou par des étrangers. Au début de l'épidémie, aux USA,
le sida avait été attribué aux Haïtiens; en Europe, le sida apparaissait
« nécessairement» d'origine africaine (y compris parfois dans des
milieux scientifiques); des raidissements face à l'association
privilégiée entre le sida et l'Afrique ont pu conduire à des sous-
déclarations de cas de sida par les autorités africaines (Dozon &
Fassin, 1989). En Afrique, certains religieux, par exemple,
renvoyaient l'origine du sida vers le Nord: les mœurs « corrompues»
des Blancs, affirmaient ces religieux, qui se manifestent par des
pratiques homosexuelles qui ne sont pas censées exister en Afrique,
Sexualités
Africains et Asiatiques auraient-ils, sinon des sexualités
différentes, du moins des attitudes différentes à l'égard de la
sexualité? Dès le début de l'épidémie, en Afrique, des enquêtes
CACP (Comportements, Attitudes, Croyances, Pratiques) ont été
menées sur les modes de transmission, sur le préservatif, ou encore sur
les partenaires sexuels. La réalisation de ces enquêtes atteste d'un
discours relativement libre sur la sexualité en Afrique. En revanche,
les situations asiatiques révèlent des blocages face à l'évocation de la
sexualité: aux Philippines, Ahlburg et al. (1997: 469) soulignent une
469
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
«culture religieuse conservatrice dans le pays qui réduit toute
possibilité de discussion libre sur la sexualité », au Bengladesh, « les
femmes respectables s'esquivent et se taisent. Avouer et dire leur
plaisir est trop compromettant» (Blanchet, 1997 : 149); au Vietnam,
les pratiques sexuelles hors mariage sont sévèrement condamnées
(Blanc, 1998) ; en rnde, ce serait à un véritable tabou de la sexualité
que l'on se heurterait, ce qui aurait des effets négatifs sur toute
possibilité de proposer des messages de prévention clairs et
compréhensibles (Bonnel & Cadoux, 1998 : 27).
Or cette très grande réserve affichée à l'égard de la sexualité en
Asie contraste singulièrement avec des informations par ailleurs
extrêmement précises sur certains comportements sexuels, degré de
précision rarement atteint pour l'Afrique, surtout lorsqu'il s'agit
d'informations relevées à l'occasion d'enquêtes à grande échelle.
C'est ainsi, par exemple, qu'on apprend qu'une étude menée au Sri
Lanka a révélé des adaptations des comportements sexuels face à la
perception du risque, qui se caractérisent notamment par une absence
de pénétration compensée par des pratiques alternatives, ou par
l'adoption de comportements considérés comme non risqués telles que
des rapports sexuels avec des personnes plus âgées, avec des
prostituées, avec pénétration anale, ou encore des relations
homosexuelles (Silva et al., 1996).
Certes, il ne faudrait pas conclure trop vite qu'en Afrique on parle
facilement de sexualité mais sans trop expliciter les pratiques, alors
qu'en Asie, une attitude a priori réservée permettrait tout de même
d'obtenir des informations très précises sur les pratiques réelles.
Cependant, je ne peux m'empêcher de me demander si l'on a affaire à
des sexualités différentes, ou si, s'agissant de l'Afrique, les
observateurs s'interdisent de rechercher certaines informations. À cet
égard, la question de l'homosexualité peut être révélatrice.
De manière moins prégnante que pour les situations européennes
ou nord-américaines, l'homosexualité est aussi associée au début de
l'épidémie en Asie. Ainsi, le premier cas officiellement notifié en
Thaïlande a été diagnostiqué chez des hommes homosexuels et
bisexuels (London et al.,_ 1997: 34), et les auteurs rapportant cette
information de déplorer le nombre limité de travaux sur
l'homosexualité en Thaïlande en introduction d'un travail sur
l'homosexualité dans l'année thaïe. Au Bengladesh, les rapports
homosexuels sont « souvent plus accessibles et moins compromettants
470
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
que des rapports hétérosexuels hors mariage, même avec une
prostituée. . . Presque tous les hommes qui ont des rapports
homosexuels, nient le risque de contamination car seules les femmes
possèdent un vagin-contenant d'où s'écoule le sang pollué. L'anus est
un passage où lesl substances ne s'accumulent pas» (Blanchet,
1997 :150) 442. L'homosexualité ne fait pas figure d'interdit de
l'énonciation, surtout si l'on en juge par l'expérience indonésienne où
dès 1987 la communauté homosexuelle s'organise (Husson, 1998).
L'homosexualité est vraisemblablement une pratique moins
répandue en Afrique qu'en Asie, mais son existence ne peut être niée
sur le continent africain: en Afrique du Sud des communautés gay
existent; au Zimbabwe les homosexuels font l'objet de mesures
répressives; et la presse relate parfois certaines informations à ce sujet
concernant l'Afrique de l'Ouest 443. Cependant les études sur le sida
en Afrique et prenant en compte cette réalité sont très rares. Pour
mesurer l'écart entre l'Afrique et l'Asie, il suffit d'interroger la base
de données bibliographiques américaines Medline, spécialisée dans le
domaine médical sur les thèmes « sida et homosexualité» : il existe
79 références pour l'Asie, et 3 seulement pour l'Afrique. Alors cet
écart ne tient-il pas également à certaines idées reçues et qui
pourraient influer sur l'intérêt à traiter certains thèmes? En
particulier, l'Afrique a souvent été présentée comme le continent par
excellence d'une sexualité exclusivement hétérosexuelle; au début de
l'épidémie ce mode de transmission était le seul envisagé, au point
qu'il était presque inconvenant d'évoquer la contamination par voie
sanguine alors même que la sécurité transfusionnelle est très loin
d'être assurée, et a fortiori, la prise en compte de pratiques
homosexuelles comme facteurs de risque.
En revanche, en Afrique comme en Asie, les prostituées ont fait
l'objet de nombreuses études et sont, dans les deux cas, un groupe de
transmission privilégié par les campagnes de prévention. Or, les
situations asiatiques semblent présenter une prostitution beaucoup
plus « institutionnalisée» qu'en Afrique. Il existe certes une
442 On relèvera là encore la précision de l'information dans une société réputée « prude ».
443 Ainsi, par exemple, au début du mois d'octobre 1998, une affaire d'homosexualité
impliquant de hautes personnalités a défrayé la chronique en Côte-d'Ivoire (R. KRA, « Quand
Le Jour sème la panique », L'Autre Afrique, 63, 14·20 octobre 1998 : 24-25). C'est dans ce
même pays que, quelques mois plus tôt, on évoquait sur un ton amusé l'existence de travestis
(J. MUHUTU, « Barbara, l'homme qui fait scandale», L'Autre Afrique, 53, 17-23 juin 1998 :
66-67).
471
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
prostitution professionnelle en Afrique, et certains pays, comme le
Sénégal, s'enorgueillissent d'être parvenus à la contrôler (fichage des
prostituées auxquelles il est fait obligation de visites médicales
régulières) et ainsi, selon les autorités, à maintenir la prévalence du
VIH dans le pays à un taux relativement bas (moins de 2 %).
Cependant, nombreuses sont les situations qui donnent lieu à la
rémunération d'actes sexuels sans qu'elles puissent pour autant être
qualifiées de situations de prostitution. Le phénomène est parfois très
diffus, ce qui complique d'autant les efforts de prévention. Les études
sur la prostitution en Asie mettent d'emblée l'accent sur la prostitution
« professionnelle» pratiquée dans les maisons closes, « institutions»
peu développées en Afrique. La prostitution, ainsi plus facilement
identifiable, est aussi plus facile à réprimer, comme aux Philippines ou
à Singapour qui ont vu la fermeture des maisons closes (Banque
Mondiale, 1997: 119). À moins que ces lieux deviennent les sites
privilégiés d'intervention des ONG qui mènent des actions de
prévention, comme au Bengladesh où il existe des bordels quasi
officiels (Blanchet, 1997). D'une manière générale, l'Asie donne
l'image d'une sexualité plus circonscrite, dans les discours et les actes,
qu'en Afrique.
472
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
Certains pays d'Asie ont constitué le sida en objet politique,
comme en témoignent des prises de position des pouvoirs publics sur
des « faits de société» supposés être en relation avec la pandémie,
prises de position dont on se serait volontiers passé lorsqu'elles vont
dans le sens d'une marginalisation et d'une stigmatisation accrues de
certaines populations. Par exemple, «. .. en octobre 1996,
l'Association des nations du Sud-Est asiatique (ASEAN) tenta de
mettre au point une politique commune de lutte contre le sida. Les
pays membres s'accordèrent pour incriminer les migrations de travail
clandestines, qualifiées de cause principale de la propagation du virus
dans la région. La Thaïlande, via le directeur du département sida du
ministère de la Santé, Phoolcharoen, demandait que la question du
travail clandestin et du sida, trop complexe pour être traitée à l'échelle
nationale, fit l'objet d'un programme commun entre le sultanat de
Brunei, l'Indonésie, la Malaisie, les Philippines, Singapour et la
Thaïlande (Husson, 1998). Ces prises de position, qui ne sont certes
pas à reproduire, sont de nature « politique». En revanche, sur le
continent africain, les positions communes relèvent plutôt de ;
l'adoption de recommandations sur des aspects « techniques» de la
lutte contre la maladie (interdiction du dépistage obligatoire, respect
des droits des personnes infectées, etc.), ainsi, par exemple, de la
déclaration de Dakar sur les personnes infectées par le VIH en 1994.
Ces accords, en général établis sous l'égide d'agences des Nations
unies, sont souvent peu appropriés par les autorités nationales
compétentes, et ne donnent guère lieu à des choix politiques
clairement affichés.
On ne trouve guère en Afrique d'équivalent aux choix politiques
et économiques de la Thaïlande, dont le budget consacré au sida est
passé de 1,4 millions à 12 millions de dollars E.U., qui a décidé de
produire de l' AZT, en donnant des recommandations sur les
bénéficiaires des traitements: « In 1997, the Ministry of Public Health
decided to shift its policy from supplying medications for low income
people to supplying medications for compliant physicians/patients »
(Kunanusont, 1997), recommandations évidemment parfaitement
discutables. Ces choix contrastent, par exemple, avec les hésitations
sur les critères de sélection des bénéficiaires des antirétroviraux en
Côte-d'Ivoire, pays relativement riche et qui bénéficie d'une aide
importante de la coopération internationale pour la lutte contre le sida.
Qu'on ne se méprenne pas. L'Asie ne se réduit pas à la Thaïlande, et il
475
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
En Asie, la toxicomanie apparaît comme un véritable problème de
santé publique. En Thaïlande, dès 1987, les utilisateurs de drogues
injectables ont été parmi les premières personnes identifiées atteintes
par le VIH; en Chine, l'utilisation des drogues injectables est la
première cause de transmission de l'infection par le VIH (Banque
Mondiale, 1997: 96). L'importance du phénomène a parfois donné
lieu à la mise en place de programmes spécifiques de prévention à
l'intention des toxicomanes, comme au Népal en 1992 (Banque
Mondiale, 1997: 118), ou encore à la réalisation d'études
épidémiologiques d'envergure, par exemple au Vietnam, où une
enquête a pu être réalisée auprès de 20 000 usagers de drogues
injectables et a montré la séropositivité de 45 % d'entre eux (Sarrel et
al., 1996).
La réalité du phénomène en Asie est certainement sans commune
mesure avec les situations rencontrées en Afrique. Mais pas plus que
l'homosexualité, on ne peut nier son existence sur le continent
africain. Or, il est probable que la réalisation d'une étude en Afrique
qui d'emblée afficherait comme thème les usagers de drogue se
heurterait à beaucoup de réticences, tant de la part des autorités
nationales que des bailleurs de fonds. Il est vrai que ce type de travail
qui identifie des individus « hors la loi» comporte un risque de
répression à l'encontre des personnes alors enquêtées. Cependant, les
régimes en place en Asie ne sont guère plus permissifs que les régimes
africains, et les toxicomanes des deux continents encourent sans doute
des risques équivalents de répression. Là encore, des idées reçues
attachées à l'Asie, nourries par l'image des fumeries d'opium du
« lointain Orient», permettent peut-être d'exprimer plus facilement un
intérêt pour le sujet. Alors que, pour l'Afrique, le silence sur le sujet
renverrait plutôt au souci de ne pas accrocher à une région qui fait
souvent figure de boîte de Pandore de la planète un mal
supplémentaire. Sans vouloir nier les différences entre les deux
continents, la prise en compte de l'homosexualité et de l'utilisation de
drogues injectables révèle une manière d'envisager l'infection par le
VIH en Asie plus proche de celle en vigueur pour les pays du Nord
que celle qui prévaut pour l'Afrique.
473
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
L'engagement national
Les différences entre situations asiatiques et situations africaines
s'expriment aussi dans les politiques de lutte contre la maladie, tant à
l'échelle internationale, que nationale ou locale. L'Afrique, dans le
domaine de la lutte ,contre le sida, reçoit la plus grande part de l'aide
internationale. La moyenne annuelle (pour la période 1991-1993) de
l'aide des bailleurs destinée à la lutte contre le sida dépassait 10 % des
dépenses nationales du secteur santé dans sept pays, tous africains:
Ouganda, Tanzanie, Zambie, Malawi, RCA, Guinée et Rwanda. Seuls
trois pays en développement consacraient en 1993 plus de 1 % de
leurs dépenses de la santé à la lutte contre le sida; panni ceux-ci on
trouve deux pays asiatiques, la Thaïlande (5 % des dépenses) et la
Malaisie (2 % des dépenses), et un pays africain, le Mali (2 % des
dépenses). Constatant alors l'écart entre importance de l'aide
internationale et faiblesse de l'engagement national sur le continent
africain, les analystes de la Banque Mondiale font de la première une
des causes de la seconde: «One possible explanation for the
weakness of the national govemements' spending response to the
epidemic might be the availability of international donor funding»
(Banque Mondiale, 1997 : 242-246) ; ils suggèrent ainsi l'existence de
politiques nationales plus volontaristes en Asie qu'en Afrique.
La comparaison de l'évolution des dispositifs de lutte contre le
sida dans plusieurs pays africains tend à montrer que la lutte contre le
sida, au moins jusqu'à ces toutes dernières années, n'a guère été
appropriée par les administrations centrales et les leaders nationaux
comme objet devant donner lieu à des décisions politiques (Gruénais
et al., 1999). Les raisons sont multiples: modèle - unique -
proposé par les agences de coopération internationale pour la mise en
place de programmes nationaux de lutte contre le sida, faible
intégration de ces programmes dans les systèmes de santé nationaux,
rôle limité d'une société civile dans le contexte de régimes engagés
dans des processus de « restauration autoritaire» (Bayart et al., 1997),
crises des finances publiques et mesures d'ajustement structurel qui se
traduisent par une réduction des budgets alloués à la santé.
Corollairement, l'audience relative à la pandémie africaine s'est bien
davantage confortée à l'extérieur des pays que dans les pays eux-
mêmes. À cet égard, quelques différences semblent pouvoir être
soulignées avec les situations asiatiques.
474
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
ne faudrait pas généraliser trop hâtivement. Par ailleurs, les hésitations
identifiables en Côte-d'Ivoire, qui dans une certaine mesure pourrait
être à l'Afrique ce que la Thaïlande est à l'Asie dans le domaine de la
lutte contre le sida, sont sans doute techniquement et éthiquement
préférables. Il n'en reste pas moins qu'une différence apparente dans
la nature de l'engagement politique de ces deux pays semble attestée.
Précisons également que des différences de prévalence font que les
choix politiques auront des répercussions économiques variables selon
les pays; il est aussi plus facile de décider dans un pays riche. De
plus, en Asie aussi des situations de non-engagement public sont
attestées, comme en Inde, où « ... la maladie ne fait pas l'objet d'une
attention particulière et efficace de la part des pouvoirs publics... On
apprenait récemment que la moitié des fonds alloués à la [National
AIDS Control Organization] avait été dépensée et que certains États,
comme le Bihar, ne s'étaient toujours pas dotés d'une cellule
d'information, tandis que d'autres avaient décidé d'affecter les crédits
à d'autres secteurs» (Bonnel & Cadoux, 1998: 27). Je serai tenté de
dire que l'on ne rencontre en Afrique des situations comparables ni au
cas de la Thaïlande, ni à celui de l'Inde: les engagements nationaux y
sont moindres qu'en Thaïlande, mais les fonds alloués à la lutte contre
le sida sont toujours des ressources recherchées par les ONG.
En Afrique, le sida fait plutôt figure de « marché », spécialisé et
extraverti (Delaunay et al., 1998): très schématiquement, membres
d'associations de toute nature, élites nationales, représentants du corps
médical sont volontiers enclins à capter une ressource dans le cadre de
programmes largement initiés à partir des agences de coopération. Le
sida en Afrique a joué un rôle non négligeable dans la dynamique du
secteur associatif. L'accélération de l'appropriation du sida par les
mouvements associatifs est identifiable à partir de 1990, et débute plus
tôt en Afrique anglophone qu'en Afrique francophone. Une impulsion
décisive en faveur de la participation accrue des ONG et associations
à la lutte contre le sida est donnée en 1992 à l'occasion de la Journée
mondiale du sida qui affichait alors comme thème « Les communautés
s'engagent ». Au Kenya, le nombre d'associations recensées engagées
dans la lutte contre le sida dépasse la centaine (Wanja Njue, 1996) ; en
1996, en Côte-d'Ivoire, on en dénombre 77, dont une vingtaine se
consacre uniquement à la lutte contre le sida (Blibolo, 1998). Une telle
dynamique a contribué à la création d'associations de personnes
vivant avec le VIH/sida en Afrique qui sont devenues des acteurs à
476
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
part entière dans les dispositifs nationaux 444. En Asie, la dynamique
associative, et en particulier le développement d'associations de
personnes vivant avec le VIWsida, semble plus timide. En Indonésie,
par exemple, la première réunion d'une ONG de support incluant des
personnes vivant av~c le VIH/sida a eu lieu en septembre 1995, ONG
qui, jusqu'en janvier 1996, n'a tenu que trois réunions et n'a pas pu
compter sur la présence de plus de huit personnes atteintes (Mumi,
1996). En comparaison, en Afrique francophone, en retard sur
l'Afrique anglophone à cet égard, dès 1992 des associations de
personnes atteintes se créent dans tous les pays et elles regroupent
aujourd'hui, du moins sur le papier, plusieurs centaines de membres;
on ne compte plus par ailleurs les prises de parole en public (radio,
télévision, et surtout assemblée de spécialistes) de personnes atteintes.
Le retard pris par l'Asie dans ce domaine est peut-être à mettre en
relation avec le développement plus tardif de l'épidémie sur ce
continent. Néanmoins, dans ce domaine, l'Asie apparaît déjà parfois
comme un modèle pour l'Afrique. Ainsi, à partir d'un constat fait au
Bengladesh sur la faible capacité des ONG à diffuser une information 1
444 Le dynamisme du secteur associatif souligné ici n'est pas contradictoire avec
J'affirmation ci-dessus d'un rôle limité de la société civile en Afrique. En effet, ces
associations sont souvent de simples relais d'instances techniques et créées par elles; à moins
qu'elles ne soient liées aux élites politiques nationales. Enes ne sont donc guère en mesure
d'avoir le discours indépendant que l'on attend généralement des représentants d'une
« société civile ».
477
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
Conclusion : l'Asie, un modèle pour l'Afrique?
Nous venons de le voir: dans le domaine des ONG, des
expériences menées en Asie sont transposables et transposées sur le
continent africain, alors même que la « mobilisation communautaire »,
pour reprendre l'expression consacrée, identifiable à partir de la
dynamique associative, est moins importante et plus récente qu'en
Afrique. En matière d'engagement politique national, le cas de la
Thaïlande, exceptionnel en Asie, n'est peut-être comparable qu'à celui
de l'Ouganda en Afrique, un des pays les plus touchés sur le
continent, et où une politique volontariste de prévention a permis
d'infléchir la prévalence. Cependant, un écart non négligeable sépare
ces deux modèles. Aujourd'hui le « succès» de la Thaïlande sur la
scène internationale est dû notamment à l'utilisation de l'AZT pour
prévenir la transmission de la mère à l'enfant; celui de l'Ouganda, à
l'efficacité des campagnes en faveur de l'utilisation des préservatifs.
Comme je l'ai souligné, en Asie des préoccupations relatives à
certaines situations à risque (homosexualité, utilisation de drogues
injectables) peuvent être affichées d'emblée, alors que ces mêmes
situations sont passées sous silence sur le continent africain. Certes, il
yale cas de l'Afrique du Sud où la mobilisation des milieux
homosexuels est importante. Mais l'Afrique du Sud, puissance
économique et militaire mondiale, contrairement aux autres pays du
sous-continent, récemment réintégrée dans le concert des nations
d'Afrique noire, occupe une place à part la situant à une certaine
« distance conceptuelle» des autres États africains. Dans cette mesure,
il n'est pas certain que a priori l'Afrique du Sud puisse infléchir
significativement l'évolution des « conceptions africaines» de la lutte
contre le sida, notamment sur les groupes de transmission. Aussi,
même si les réalités divergent, l'exemple asiatique n'est-il pas
susceptible d'amener à s'intéresser à des facteurs d'exposition au
risque jusque-là non pris en compte pour le continent africain?
L'Asie, toujours grâce à la Thaïlande, est devenue un modèle
pour la prévention dans les pays du Sud: la réussite de l'essai clinique
sur l'utilisation de l'AZT pour la réduction de la transmission mère-
enfant en Thaïlande a largement contribué à l'abandon du «bras
placebo» dans les essais africains. Grâce à la Thaïlande, si l'on peut
dire, les femmes enceintes séropositives africaines sont désormais
assurées de recevoir une substance active dès lors qu'elles entrent
dans un protocole clinique utilisant l'AZT (Lévy, 1998).
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Epidémie africaine versus épidémie asiatique
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Auteurs:
Amat-Roze Jeanne, agregee de géographie, Institut de
Géographie, maître de conférence, Université Paris IV (France).