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Sociétés asiatiques

face au sida
Collection Recherches Asiatiques
dirigée par Alain Forest

Dernières parutions

Marie-France LATRONCHE, L'influence de Gandhi en France, 1999.


Julien BERJEAUT, Chinois à Calcutta, 1999.
Olivier GUILLARD, Désarmement, coopération et sécurité régionale en
Asie du Sud, 1999.
NGUYÊN TUNG (ED), Mông Phu, un vil/age du delta du Fleuve Rouge
(Viêt Nam), 1999.
NGUYÊN THÊ ANH, YOSHIAKI ISHIZAWA (eds), Commerce et
Navigation en Asie du Sud-Est (XIV'-XIX' siècles), 1999.
Pierre SINGARAVÉLOU, L'École française d'Extrême-Orient ou
l'institution des marges (1898-1956),1999.
Catherine SERVAN SCHREIBER, Chanteurs itinérants en Inde du Nord,
1999.
Éric DÉNÉCÉ, Géostratégie de la Mer de Chine méridionale et des
bassins maritimes adjacents, 1999.
Françoise CAYRAC-BLANCHARD, Stéphane DOVERT et Frédéric
DURAND (eds), L'Indonésie, un demi-siècle de construction nationale,
1999.
Michel BODIN, Les Africains dans la Guerre d'Indochine, 2000.
Études réunies par
Marie-Ève BLANC, Laurence HUSSON
et Évelyne lVIICOLLIER

Sociétés asiatiques
face au sida

L'Harmattan L'Harmattan Inc. L'Harmattan Honlrle L'Harmattan lIalia


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75005 Paris Monlréal (Qc) CANADA 1026 Budapest 10214 Torino
France H2Y IK9 HONGRIE ITALIE
©L'Hannattan,2000
ISBN: 2-7384-9917-1
Remerciements

Nous exprimons ici notre reconnaissance à toutes celles et à tous


ceux qui ont contribué à divers titres à la réalisation de ce travail.
Nous tenons à remercier en tout premier lieu Mme
Marie-Antoinette de Lumley, responsable du projet thématique sida
du département Sciences de l'Homme et de la Société du CNRS. Cette
initiative a pennis, entre autres, à quatre jeunes chercheuses,
Marie-Ève Blanc, Laurence Husson, Évelyne Micollier et Silvia
Vignato d'effectuer des enquêtes sur le terrain en 1997. Nous
exprimons également notre gratitude à la section 38 du CNRS, « Unité
de l'homme et diversité des cultures », à l'Agence nationale de
recherche sur le sida (ANRS) ainsi qu'à la ville d'Aix-en-Provence,
qui nous ont aidées financièrement à organiser la table ronde qui a
donné lieu à cette publication. L'ANRS et sa chargée de mission, Mme
Hélène Pollard, doivent être remerciées doublement, puisqu'elles nous
ont pennis de réaliser la mise en page de cet ouvrage.
Que soient également chaleureusement remerciés les auteurs des
contributions réunies, tout en précisant que leurs propos n'engagent
qu'eux-mêmes, ainsi que Silvio Matteuci, le relecteur/correcteur.
Saluons enfin tous les anonymes ou non, médecins, volontaires,
militants, dévoués à la prévention et aux soins de cette terrible
épidémie. Et souhaitons pour toutes les personnes atteintes que
recherche et connaissance pennettront d'améliorer jour après jour leurs
conditions de vie sur tous les continents et dans tous les pays.
SOMMAIRE

INTRODUCTION 9

PREMIÈRE PARTIE: LA SEXUALITÉ EN ASIE 21


Frank DIKOITER 23
La sexualité et les maladies sexuellement transmissibles
en Chine: discours médical et représentations sociales
Laurence HUSSON 41
Sexualité, prostitution et sida en milieu urbain indonésien
Anne Y. GUILLOU 67
Promotion de lafemme et sexualité conjugale en temps
de sida. Le « principe de coupure» chez les
Cambodgiennes instruites
Frédéric BOURDIER 93
Sexualité, marge et risques d'exposition au VIH en Inde
méridionale: isolement marital, familial et contexte de
multipartenariat
David SEDDON 121
Sexualité et épidémie de sida au Népal
Ivan WOLFFERS 147
La recherche sur les maladies sexuellement transmissibles
en Asie face aux défis lancés par le VIH et le sida

DEUXIÈME PARTIE: LES RÉPONSES INSTITUTIONNELLES


À LA MALADIE 169
Marie-Ève BLANC 171
Campagne de prévention de l'épidémie de sida au Vietnam:
représentation des risques, institutionnalisation de la
prévention et enjeux socio-politiques
Silvia VIGNATO 193
Brûler les ordures pour sauver la nation: pourquoi
le sida doit-il rester invisible en Malaysia?
Évelyne MICOLLIER 229
Analyse de la campagne de prévention à Taiwan
TROISIÈME PARTIE: LES RÉPONSES SPONTANÉES OU
ORGANISÉES HORS INSTITUTIONS 253
Soizick CROCHET 255
L'obligation communautaire vis-à-vis du sida au Cambodge
Emmanuel ÉLIOT 293
Le VIH en contexte urbain indien: l'approche communautaire
Françoise GRANGE-OMOKARO 325
Le sida à Bali, Indonésie: l'approche conceptuelle et
thérapeutique des guérisseurs
Maurice EISENBRUCH 341
Femmes, enfants et guérisseurs khmers face au sida
Patricia V. SYMONDS 367
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention
du VIH/sida chez les Hmong de Thailande

QUATRIÈME PARTIE: LES LEÇONS DE L'EXPÉRIENCE


AFRICAINE 395
Jeanne-Marie AMAT-ROZE 397
L'épidémie africaine, un modèle pour l'Asie ?
Alice DESCLAUX 423
Péril majeur, cause mineure. Le sida chez l'enfant
en Thaïlande et au Burkina Faso
Marc Éric GRUÉNAIS 461
Épidémie africaine versus épidémie asiatique

8
Introduction
Le présent ouvrage fait suite à trois jours de table ronde qui s'est
tenue à Aix-en-Provence, à la fin du mois de novembre 1998, et dont
l'objectif principal était d'appréhender les dimensions sociales,
économiques et culturelles de l'épidémie du sida dans différentes
sociétés du sud-est asiatique, tout comme de tenter une première
évaluation des moyens de prévention, des réponses institutionnelles et
communautaires face au fléau.
La publication de ces actes intervient au moment où, d'une part,
l'Onusida diffuse son rapport annuel et où d'autre part, à Kuala
Lumpur (Malaisie), s'achève la cinquième conférence internationale
du sida dans la région Asie-Pacifique (lCAAP). Ce hasard du
calendrier permet de rappeler la situation globale de la pandémie,
étayée par quelques chiffres et données clés. À l'échelle mondiale
d'abord, l'Onusida estime qu'à la fin de ce siècle 33,6 millions de
personnes ont contracté le virus du sida et que, parmi elles, 30
millions de séropositifs n'ont pas accès aux traitements de cette
maladie. C'est ainsi que près de 95 % des personnes infectées par le
VIH à travers le monde vivent dans les pays en voie de
développement où l'épidémie ne cesse de progresser, creusant d'année
en année les inégalités croissantes entre le Nord et le Sud.
Alors que dans les pays industrialisés la généralisation des
polythérapies antivirales s'est traduite par un recul spectaculaire de la
mortalité liée au sida, au point de changer dangereusement la
perception de cette maladie désormais « domestiquée» , dans les pays
du Sud, les traitements sont encore rarement accessibles et les taux de
contamination augmentent. Cette situation épidémiologique, avec un
nombre de sujets contaminés déjà considérable et des possibilités de
prévention beaucoup plus limitées que dans les pays du Nord pour des
raisons à la fois économiques et culturelles, laisse craindre que
l'épidémie sera infiniment plus difficile à enrayer ou à stabiliser
qu'elle ne l'est dans les pays riches. Des disparités notoires, à
différentes échelles spatiales, existent entre les zones de progression
active de l'épidémie et les zones où elle stagne.
L'Afrique subsaharienne continue d'être la plus durement
affectée. Après elle, le continent asiatique, qui semblait pourtant avoir
été épargné jusqu'en 1988, est le plus sévèrement touché. L'Onusida
annonce le nombre de 7 millions d'Asiatiques infectés à la fin de
Introduction
l'année 1999. Plus grave encore, les cas de contamination en Asie ont
progressé de 70 % entre 1996 et 1998, les pays du bassin du Mékong
étant ceux qui connaissent la plus forte progression.
L'Asie se révèle en effet très vulnérable. Plusieurs facteurs
contribuent à la très rapide transmission du virus sur le
continent: l'intégration des économies asiatiques entre elles et avec
l'économie mondiale, les changements sociaux extrêmement rapides
au sein même des pays concernés, la jeunesse des populations, leur
très grande mobilité sur le plan national et international. Précisons que
ces migrations se caractérisent désormais par une féminisation
croissante et par un grand nombre de clandestins: deux facteurs qui
renforcent encore la vulnérabilité déjà notoire de tout migrant. À cette
longue liste s'ajoute souvent la difficulté des pays à reconnaître la
réalité de l'épidémie, l'ignorance des populations, les rapports non
protégés, l'essor du commerce du sexe, le développement de la
toxicomanie par voie intraveineuse. Par ailleurs, les difficultés
économiques qui ont contraint les pays de la région à de sévères
coupes budgétaires, y compris dans le domaine de la santé, ont d'ores
et déjà provoqué un recul de la prévention et une augmentation des
risques d'infection. Il faut également souligner que, si le très prospère
commerce du sexe asiatique a fait flamber la maladie, on assiste à une
augmentation exponentielle des contaminations par injection de
drogue - cette pratique étant reconnue plus rapidement contaminante
que la précédente.
Une catastrophe sanitaire «à l'africaine» peut donc advenir en
Asie, même si, pour l'instant, aucun pays de cette zone n'a encore
atteint les taux de prévalence couramment rencontrés en Afrique
subsaharienne. Tous les pays de la zone ne sont pas affectés au même
degré par l'épidémie, et même souvent au sein d'un même pays, les
taux d'infection ou le mode de contamination varient
considérablement en fonction des différences culturelles, des
communications, de la circulation de l'information, des pratiques
sexuelles ou toxicomaniaques, elles aussi très variables. Alors que les
pays africains sont désormais bien couverts, les pays d'Asie manquent
de groupes sentinelles et de systèmes de surveillance
épidémiologique. La mise en place de ces réseaux dfuïs la région ainsi
qu'une contribution renforcée des sciences sociales permettraient non
seulement d'expliquer les fortes variations des taux de prévalence
entre pays et régions d'un même pays, mais aussi l'inégale répartition
10
Introduction
de l'épidémie sur l'ensemble de l'Asie. De nouvelles études
permettraient d'analyser plus précisément les relations entre le
contexte social et la dynamique de l'épidémie, la perception sociale et
culturelle de cette maladie et les différents types de réponses
individuelles et collectives élaborées.
Notre ouvrage, à travers ses dix-sept contributions, s'inscrit
pleinement dans cette perspective. Il s'insère dans des problématiques
récurrentes en anthropologie de la santé articulées autour de trois
axes: les interactions et les contradictions entre le pouvoir politique et
le champ de la santé, les enjeux socio-politiques de la santé publique;
l'efficacité des politiques et de l'éducation sanitaires; l'intégration et le
rôle des médecines traditionnelles ou populaires dans le système de
santé publique et ou dans le système médical local. Comme le
soulignent H. Brummelhuis et G. Herdt (1995 : 15), le travail de
contextualisation culturelle est une condition nécessaire au
développement «d'interventions culturellement appropriées».
Confrontant des modèles d'interventions et d'interprétation de la
maladie selon un axe géographique Sud-Sud (Afrique-Asie) et trans-
asiatique (Asie du Sud et Asie orientale), ce livre est une contribution
originale aux études qui portent sur le «sida du Sud». Cet ouvrage est
le premier en langue française qui traite du sida et de ses implications
sociales, économiques, démographiques, psychologiques dans le
contexte culturel asiatique. Il faut souligner également qu'il est le fruit
d'une collaboration pluridisciplinaire entre anthropologues, ethno-
psychologues, sociologues, géographes et historiens. Cette
pluridisciplinarité nous a permis d'aborder des problématiques
complémentaires, montrant l'épidémie de sida comme cause et/ou
comme conséquence d'un changement social rapide. En outre, à fin de
comparaison, l'ouvrage dévolu à l'aire culturelle sud-est asiatique
présente trois recherches conduites en Asie du Sud et trois
contributions d'africanistes.

Au cours des dernières années et principalement dans le monde


anglo-saxon, l'analyse des «cultures sexuelles» et de leurs
implications sur la santé des individus et des communautés a pris un
essor certain, en particulier l'étude de la négociation sexuelle, de la
formation des identités sexuelles, la santé reproductive et de la
vulnérabilité aux maladies sexuellement transmissibles, notamment
l'infection par le VIH. Nombre de pays asiatiques, qu'ils soient de
Il
Introduction
tradition bouddhique, musulmane ou confucéenne, sont secoués par un
débat culturel opposant valeurs traditionnelles familiales et libertés
individuelles. La première partie de l'ouvrage, «La sexualité en Asie
du Sud-Est», tente d'approcher ce vaste champ d'investigation, dans
lequel la prostitution occupe une place clé. La tendance épidémique
actuelle dans cette région du monde est, rappelons-le, une
contamination par voie hétérosexuelle. Les articles de F. Dikotter, L.
Husson et 1. Wolffers traitent des MST et du débat sur les contraintes
imposées par la culture en matière d'éducation et de prévention à
propos du sida. F. Dikotter expose l'histoire épidémiologique des MST
en Chine et démontre une constante : la gestion de la sexualité importe
finalement plus que le contrôle des maladies dans l'empire du Milieu.
Les articles de L. Husson, A. Y. Guillou, et D. Seddon
contribuent à une meilleure connaissance du phénomène de la
prostitution dans trois pays asiatiques, - respectivement Indonésie,
Cambodge, et Népal - , un aspect encore peu exploré par la recherche
académique. L. Husson dresse un état sanitaire de la prostitution aux
Indes néerlandaises puis dans l'Indonésie contemporaine, montrant
que les tentatives d'éradication des MST sous la période coloniale
trouvent un écho dans les mesures prises pour lutter contre le sida;
mesures qui demeurent ambiguës et inefficaces et qui ne s'attaquent
qu'au sommet de l'iceberg. A. Y. Guillou nous procure un autre
regard sur la prostitution en s'appuyant sur une étude ethnologique des
rôles des sexes au sein des familles cambodgiennes, dans la société la
plus touchée par l'épidémie de sida en Asie. La sexualité est abordée
sous l'angle du rapport dialectique entre sexualité conjugale et extra-
conjugale et se concentre sur l'action de prévention des épouses auprès
des hommes mariés et des professionnelles du sexe. D. Seddon, après
avoir dressé un bilan de l'épidémie au Népal, s'attache au commerce
du sexe à une échelle internationale et nationale, et aux mouvements
migratoires de la population, deux phénomènes sociaux qui s'avèrent
en étroite interaction. L'auteur évoque aussi la vulnérabilité accrue à
l'infection par le VIH de certaines minorités ethniques montagnardes,
un fa\! attesté dans toute l'Asie de Sud-Est continentale, en Chine du
Sud et à Taiwan.
F. Bourdier appréhende la sexualité sous l'angle des fonnes de
sociabilité générées par les contraintes des stratégies matrimoniales de
la société indienne traditionnellement structurée par le système des
castes et de l'alliance. Insistant sur les «marges oubliées» incluant les
12
Introduction
minorités sexuelles, les migrants en situation d'isolement social,
familial et marital, les prostitué(e)s, ignorées par les milieux officiels
nationaux et internationaux, et par des chercheurs formés à des
sciences sociales «politiquement correctes», l'auteur plonge le lecteur
dans l'univers souterrain d'une société indienne habile à dissimuler ses
dysfonctionnements, et en montre la face cachée. Il aborde également
le problème des applications de l'anthropologie confrontée à la
prévention du sida : quelle contribution apporte cette science à
l'élaboration et à la conduite des projets? 1. Wolffers fait le point sur
les problèmes qui entravent le développement de stratégies efficaces
de lutte contre le sida à partir d'études de cas en Malaisie, en
Indonésie, au Vietnam, au Cambodge et en Thaïlande et décrit les
obstacles rencontrés par le chercheur sur le terrain. Il évoque
également les contraintes culturelles liées à la sexualité provoquant
des réticences locales, officielles et populaires, à l'éducation sexuelle,
ce qui limite toute intervention appropriée face au risque épidémique.

La deuxième partie de l'ouvrage, «Les réponses institutionnelles à


la maladie», illustre le constat que la maîtrise relative de la maladie, la
production d'informations et de techniques de prévention par les pays
occidentaux ont eu des effets idéologiques variés dans les, pays en
développement. En effet la gravité, le coût, comme le ),J1lode de
transmission de cette maladie ont des conséquences particulières sur
l'information et la prévention et pèsent sur la manière dont les
gouvernements réagissent pour mettre ou non en œuvre les mesures
efficaces. Cette partie permet donc de voir comment et en quoi les
réponses institutionnelles varient selon les contextes culturels,
économiques et politiques locaux. Ainsi, trois articles analysent les
campagnes officielles de prévention au Vietnam, en Malaisie et à
Taiwan à travers les discours publics (textes et images) émanant des
médias et des institutions gouvernementales en charge de la
campagne. M.-È. Blanc montre l'institutionnalisation progressive de la
campagne au Vietnam, processus en trois phases de réappropriation
par l'État d'interventions sanitaires initiées par un réseau associatif
dépendant largement des organismes onusiens et des ONG
internationales : ce processus est un modèle exemplaire de la
récupération politique d'un problème urgent de santé publique. Cette
réappropriation de la maladie à des fins politiques est également bien
mise en évidence dans le contexte malaysien : le gouvernement
13
Introduction
impose des messages éducatifs véhiculant une représentation sociale
de la maladie qui renforce l'idéologie étatique et qui éclaire les
rapports entre le pouvoir et l'islam (S. Vignato). A Taiwan, au
contraire, un réseau associatif local relativement indépendant de toute
organisation étrangère, mais soutenu par l'État, prend en charge la
campagne de prévention. Une collusion étroite se produit entre les
réponses institutionnelles à la maladie et celles qui sont organisées
hors institutions : l'État est bailleur de fonds plutôt qu'opérateur
engagé dans des actions sur le terrain, un fait qui s'explique par les
enjeux électoraux de cette jeune démocratie qui doit tenir compte
d'une opinion publique qui préfère nier la réalité de la maladie
(É. Micollier). L'appropriation politique de la maladie, de la santé et
du corps humain, se situe au cœur des problématiques développées par
l'anthropologie de la santé (D. Fassin, 1996) : elle apparaît sous des
fonnes multiples modelées par les contextes culturels, en particulier
dans les réponses institutionnelles au risque épidémique, une épidémie
étant toujours et avant tout perçue comme un fléau social (S. Sontag,
1993).

La troisième partie, «Les réponses spontanées ou organisées hors


institutions», montre, à travers plusieurs recherches conduites dans des
pays aussi divers que le Cambodge, l'Indonésie, la Thaïlande, que la
société civile et les tradipraticiens s'organisent progressivement tàce à
l'épidémie. Dans un système d'interactions réciproques, le sida est à la
fois révélateur et moteur du changement social : un problème de santé
publique aussi grave et aussi sensible contribue à l'affinnation d'une
société civile naissante, en révèle le dynamisme ou au contraire la
faiblesse. En effet, des minorités sexuelles ou sociales sont contraintes
à s'organiser face au sida en créant ou en adhérant à des associations,
en dialoguant avec les autorités sanitaires et en œuvrant pour l'accès à
l'infonnation et à l'éducation pour la santé si toutefois des enjeux
socio-politiques n'étouffent pas leur voix. Les travaux proposés
contribuent à une meilleure connaissance du pluralisme médical à un
niveau local, une connaissance indispensable pour élaborer et
appliquer des programmes d'éducation sanitaire efficaces, en
particulier quand l'objectif est de prévenir une maladie qui touche à
l'intimité de la personne.
F. Grange et M. Eisenbruch montrent avec la finesse d'une
analyse micro locale comment une maladie émergente, le sida, trouve
14
Introduction
sa place dans une nosologie et un système thérapeutique traditionnel
ou «néo-traditionnel». À partir d'un cadre de recherche et d'une
problématique aujourd'hui classique en anthropologie de la santé
portant sur le pluralisme médical (le premier ouvrage de référence
étant celui de Kleinman, 1980), F. Grange analyse les représentations
et les pratiques thérapeutiques liées au sida d'une catégorie de
«soignants», les guérisseurs locaux dans le contexte balinais. M.
Eisenbruch se penche plus particulièrement sur les représentations
populaires khmères du sida partagées par la population locale et les
guérisseurs traditionnels. Le sida est intégré à la nosologie locale par
son assimilation à la syphilis «mangue». La discussion porte sur les
similitudes entre syndromes indigènes et aspects cliniques du sida
chez l'enfant. M. Eisenbruch tout comme A. Desclaux (partie IV) se
penchent sur l'épidémie de sida chez l'enfant dont les composantes
sociales, biologiques et cliniques sont peu connues. Ils apportent des
contributions de qualité dans un domaine de recherche encore peu
exploré.
Alors que la plupart des articles portent sur les majorités
ethniques des pays asiatiques, P. V. Symonds propose avec le sien une
fine analyse ethnologique qui nous plonge au cœur de l'univers
culturel de la population minoritaire Hmong du nord de la Thaïlande,
et se penche sur le problème plus global de la vulnérabilité au VIH des
ethnies minoritaires : «La perte de pouvoir en tennes de sexe, de
classe, de race, d'ethnie, etc., conduit à son tour à l'inégalité dans
d'autres domaines tels que l'éducation, la participation politique, et les
soins de santé, ce qui complique les efforts de prévention... »
(P. V. Symonds). Les populations montagnardes d'Asie du Sud-Est
continentale et de Chine du Sud partagent des traits linguistiques et
culturels, et passent les frontières étatiques construisant en commun
des espaces : elles sont négligées et dénigrées par les gouvernements
nationaux et les populations dominantes. Elles ne sont pas ciblées par
une campagne de prévention spécifique alors que leur vulnérabilité est
aujourd'hui reconnue à une échelle globale. Le récent ouvrage de
C. Beyrer (1998) illustre magistralement et sur un mode comparatif ce
problème régional. Apportant sa contribution à un débat crucial qui a
lieu dans le champ de la «recherche-action», S. Crochet pose le
problème de la définition de la «communauté» chère aux
«développeurs» en évoquant l'histoire et l'application du concept dans
les projets et dans les interventions de développement, l'usage concret
15
IntroductIOn

du terme étant décrit daIls le contexte de l'épidémie de sida au


Cambodge. Elle remet ainsi en question l'utilité d'une notion souvent
floue, réinterprétée par divers acteurs sociaux au profit de stratégies
personnelles ou clientélistes plutôt que «communautaires» !
À l'aide d'une méthodologie géographique, E. Éliot met en
évidence la répartition spatiale des populations infectées par le VIH en
Inde, et ainsi, des «relais spatiaux de l'épidémie». La polarisation
religieuse de la société indienne apparaît avec la représentation de
l'Autre comme vecteur privilégié de la transmission du virus : dans ce
contexte, les hindous des hautes castes accusent les musulmans d'en
être les propagateurs au nom de leur «impureté» originelle. L'étude
des aspects sociaux du sida contribue à une meilleure compréhension
des constructions interculturelles de l'altérité (C. Fay, éd., 1999).
Aujourd'hui, la mobilité est reconnue comme un facteur de risque
favorisant la contraction du VIH (Herdt, 1997 ; Migrations et Santé,
1998) comme les approches géographiques ou démographiques le
démontrent plus particulièrement.
Les pays occidentaux, et l'Afrique noire dans une moindre
mesure, disposent d'une avance considérable en matière d'information,
de prévention et de soins. Quant aux pays asiatiques, trop peu étudiés,
ils ne bénéficient pas des mêmes efforts. On constate qu'un ensemble
de facteurs se combine négativement pour faire obstacle à une prise en
charge officielle de la maladie. Les idéologies, les pratiques
culturelles locales, mais aussi les priorités politiques et économiques
définies par les États sont à prendre en compte dans l'analyse pour
comprendre et évaluer le retard de certains pays de l'Asie du Sud-Est
vis-à-vis de l'épidémie. La quatrième partie, «Les leçons de
l'expérience africaine», en tentant une comparaison entre la situation
de l'épidémie sur les deux continents, vise à évaluer ce que
l'expérience africaine pourrait apporter à l'Asie. Des spécialistes de
l'Afrique s'interrogent en effet sur les spécificités de la pandémie en
Asie pour nous offrir un regard croisé Sud-Sud sur ce problème urgent
de santé publique. Des connaissances accumulées depuis une
quinzaine d'années et une expérience de recherche plus approfondie
que celles des «asiatistes», leur permettent d'avoir un regard distancié
sur les sociétés asiatiques confrontées au sida et d'élargir l'analyse à un
contexte épidémique global. Les connaissances sociales,
épidémiologiques, biologiques et cliniques sur le sida, résultat d'un
effort de recherche et d'actions considérable, se sont accumulées sur
16
Introduction
une vingtaine d'années. Des leçons tirées de l'expérience africaine et
ces progrès scientifiques ont contribué à infléchir la prévalence de
certaines épidémies asiatiques (celles de la Thaïlande en particulier).
Inversement, dans quelle mesure la gestion socio-politique de la
prévention et des soins des pays asiatiques peut servir de modèle à
l'Afrique? En effet, dans les domaines des moyens mis en œuvre, du
dynamisme et de l'efficacité des réponses face à la maladie, l'Afrique
peut bénéficier à son tour de l'expérience asiatique. Selon une
perspective comparative et qui s'inscrit dans le champ de la
géographie de la santé, J. M. Amat-Roze procède à un état des lieux
des épidémies de sida en mettant en évidence leur évolution dans le
temps et dans l'espace. S'appuyant sur ce bilan, elle s'interroge sur les
apports réciproques de deux «sida du Sud» eux-mêmes pluriels au
regard de la diversité des situations qui apparaissent sur les continents
asiatique et africain. Alice Desclaux a une approche plus relativiste
(notion de «relativisme culturel») en centrant la discussion sur la
«transmissibilité» d'une expérience d'un groupe social à l'autre, d'une
culture à l'autre, d'une région à l'autre, d'un pays à l'autre (sans parler
d'un continent à l'autre)! Chaque population construit son
«épidémiologie populaire» souvent très éloignée de l'épidémiologie
biomédicale. Cette question est d'ailleurs cruciale - la première à se
poser pour l'élaboration et l'application des programmes de lutte
contre le sida pourtant souvent conçus d'avance comme
«interculturels» : «Quel système de référence peut permettre des
comparaisons prenant pour objet des sociocultures différentes? » Par
l'étude de cas qu'elle développe (le sida chez l'enfant en Thaïlande et
au Burkina-Faso), A. Desclaux montre la pertinence mais aussi les
limites d'une comparaison portant sur des aires culturelles aussi
éloignées l'une de l'autre. En comparant les situations asiatiques et
africaines, M. É. Gruénais pose la question de l'existence de plusieurs
«sida du Sud» qui se distinguent de l'épidémie européenne et nord-
américaine, plutôt que d'un monolithique «sida du Sud». Il constate
par exemple que certains pays d'Asie ont construit le sida en objet
«politique» alors que les pouvoirs publics africains ont plutôt pris des
positions fortes sur des aspects «techniques» de la lutte contre le
sida: dans le contexte asiatique, des discours officiels à un niveau
national ou international, qui malheureusement «vont parfois dans le
sens d'une marginalisation et d'une stigmatisation accrues de certaines
populations», associent volontiers l'épidémie à des changements
17
Introduction
sociaux ou économiques. Dans le domaine des ONG, des expériences
menées en Asie sont aujourd'hui tentées sur le continent africain. Les
apports réciproques de l'Afrique et de l'Asie en matière de lutte contre
le sida ne peuvent être qu'esquissés au regard du relatif manque de
connaissances sur les épidémies asiatiques autres que celle de la
Thaïlande. Cette dernière apparaît comme un cas modèle à un niveau
international et exceptionnel en Asie par l'application de mesures
préventives volontaristes avec une efficacité déjà prouvée par un
infléchissement de la prévalence (M. É. Gruénais).
La somme des contributions présentées dans cet ouvrage est loin
de brosser un tableau exhaustif de la situation. Il reste de nombreux
aspects à traiter, comme par exemple établir un bilan sur les systèmes
de santé publique, par ailleurs débordés par des maladies plus visibles
telles que le paludisme, la tuberculose, les hépatites, le choléra et la
typhoïde et leurs capacités à gérer la maladie, les relations entre
patients et corps médical, la prévention en termes d'éducation,
l'attitude et le discours des chefs religieux, etc. Les réponses
institutionnelles à la maladie pourraient être mieux évaluées et
adaptées si les systèmes de santé publique locaux étaient étudiés dans
une perspective comparative. La qualité, la nature, le contexte de la
relation thérapeutique ont une incidence importante sur l'accès aux
soins, et cet aspect, nécessitant entre autres une étude des pratiques et
des représentations du personnel médical face à l'épidémie de sida, n'a
pas été abordé. Les interactions entre les réponses institutionnelles, les
réponses organisées hors institutions, et les réponses locales
informelles non organisées, gagneraient à être observées sur le terrain
et analysées pour améliorer les stratégies de prévention et de soins à
partir d'un contexte précis de relations préexistantes et de réseaux déjà
opérationnels.
La prévention a été traitée sous plusieurs angles de recherche,
mais l'étude précise des programmes d'éducation sexuelle au niveau de
leur élaboration, de leur mise en place, de leurs contenus et des
réactions qu'ils génèrent est encore peu développée. Les contraintes
culturelles face à la prévention ont été discutées. Cela dit, il faut tout
de même se garder de toute surinterprétation des facteurs culturels en
les rendant omniprésents dans les représentations et responsables des
conduites humaines. Le lien de causalité entre un élément culturel et
un comportement peut toujours être l'objet de controverses. La
rationalité des comportements humains peut être parfois très éloignée
18
Introduction
d'une logique «culturelle» et ne relève donc pas toujours d'un système
de pratiques et de représentations traditionnelles en transition sous
l'effet du changement social. Les tâtonnements, l'ignorance et les
contradictions donnant lieu à des phénomènes de tension ou de
polarisation, peuvent tout simplement expliquer les conduites. Comme
le souligne F. Bourdier dans le présent ouvrage, «les recherches sur la
sexualité et le sida gagneraient à se débarrasser des a priori, des
déterminismes simplistes en accordant davantage de place, en tout cas
dans un premier temps, au recueil d'informations, à l'expérience
ethnographique qui seule peut rendre compte de la complexité des
événements, quitte à opérer par la suite un travail de déconstruction et
de reconstruction théorique reposant sur une actualisation des faits
sociaux observables dans les sociétés complexes en pleine
recomposition».
1. Wolffers propose d'inviter les groupes de population les plus
vulnérables (femmes pauvres, adolescents, travailleurs(euses) du sexe,
toxicomanes, migrants) à prendre la parole pour décrire leurs
conditions de vie et leurs expériences ; une méthodologie qui
reposerait sur l'analyse biographique. En effet, la recherche manque
cruellement de données qualitatives concrètes sur le vécu des
personnes. Cependant, en dépit de l'apport incontournable de la
méthode ethnologique souvent négligée dans la conception et la mise
en place de projets de développement, les données de l'ethnologie sont
nécessaires mais en aucun cas suffisantes pour garantir l'efficacité
d'un projet, car rappelons-le, «tout projet de développement est
nécessairement une sorte de pari sur le comportement des acteurs
sociaux concernés» (Olivier de Sardan, 1998 : 196).
Soulignons enfin que la prostitution masculine et enfantine est un
phénomène très peu exploré, tout comme les pratiques homosexuelles,
et d'une importance méconnue quand on estime qu'environ un tiers des
travailleurs du sexe sont des hommes selon une moyenne
internationale globale (Davis, 1993). Dans le présent ouvrage, l'étude
de la prostitution s'est limitée à la prostitution féminine qui demeure, il
est vrai, largement majoritaire, et dont l'expansion et la visibilité dans
les pays d'Asie relèvent simultanément de traditions se rapportant aux
rôles sexués, aux rapports de genre, aux structures sociales étroitement
associées à la famille, aux contraintes des stratégies matrimoniales et
de transitions comme les changements socio-économiques, politiques

19
Introduction
et démographiques, l'inégalité du développement, les mouvements
migratoires et les phénomènes d'acculturation.

Décembre 1999.

Références bibliographiques

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métaphores, Bourgois éd., Paris.
Numéro thématique «Migrations et sida», 1998, Migrations et
Santé, n° 94-95, Paris.

20
Première Partie

LA SEXUALITÉ EN ASIE
LA SEXUALITÉ ET LES MALADIES
SEXUELLEMENT TRANSMISSIBLES EN CHINE
DISCOURS MÉDICAL ET REPRÉSENTATIONS
SOCIALES

Frank DIKOTTER

Les données statistiques permettant de tracer l'histoire


épidémiologique des maladies sexuellement transmissibles en Chine
sont rares. Mais, une histoire socioculturelle basée sur une analyse du
discours et des pratiques médicales montre que la gestion de la
sexualité, plus que le contrôle des maladies, a constitué l'objectif tant
des professions médicales que des cercles gouvernementaux, de la
Chine républicaine (1911-1949) jusqu'à la République populaire de
Chine l,

La Chine républicaine (1911-1949)


La République, proclamée à l'issue de la chute de l'empire des
Qing, est une période marquée par la désintégration sociale et les
divisions politiques. Les Seigneurs de la guerre ravagent des régions
entières du pays jusqu'à la fin des années 1920, et les empiétements du
Japon culminent dans la guerre sino-japonaise en 1937. Les années
qui suivent la chute de l'empire sont souvent décrites comme une
phase d'expansion des MST, un phénomène qui s'expliquerait par un
relâchement dans le contrôle des maisons closes, une mobilité sociale
accrue, une propagation géographique des maladies dites vénériennes
par les troupes des Seigneurs de la guerre et par la déliquescence plus
générale de l'éthique confucéenne. Des données fiables sur les MST
n'existent pourtant pas pour la dernière période Qing, et on ne peut
rien conjecturer sur les changements épidémiologiques survenus
pendant la première décennie de la période républicaine. La plupart
des observations sur les MST sont imprécises et ne s'appuient pas de

1 Cet article est basé sur F. DIKOITER, « A history of sexua/ly transmitted diseases in
China» in Scott BAMBER, Milton LEWIS and Michael WAUGH (eds.), Sex. disease. and
society: A comparative history ofsexua//y transmitted diseases and HIVIAIDS in Asia and
the Pacifie, Westport, CT: Greenwood Press, 1997 : 67-84 ; les observations sur le sida sont
limitées à la période de 1978 à 1995.
La sexualité et les MST en Chine
façon formelle sur un ensemble de données factuelles. Le taux précis
des MST en Chine républicaine reste aussi à établir. Des mesures
officielles pour une analyse épidémiologique des MST ne sont prises
qu'après 1949, et peu d'hôpitaux, la plupart cantonnés dans les
métropoles de la côte, recueillent des données virologiques. Bien que
des données fiables sur J'incidence des MST soient absentes,
l'introduction des tests sérologiques pendant les années 1920 dans les
hôpitaux modernes permet à certains missionnaires et médecins
d'évaluer l'étendue des maladies vénériennes. James Ma.'(well est un
des premiers à établir la sévérité des MST en Chine (Maxwell, 1913).
Une étude importante, publiée en 1923 et basée sur 35 000 cas, révèle
que 8,4 % des malades hospitalisés et 6,1 % des malades non
hospitalisés sont syphilitiques, un chiffre représentant trois fois la
moyenne des Etats-Unis (Lennox, 1923). Un autre expert étranger
examine 4 000 patients et constate que le quart d'entre eux
manifestent des symptômes vénériens (Korns, 1921). Des différences
parfois considérables dans les méthodes statistiques utilisées dans
l'interprétation de ces études médicales empêchent une comparaison
systématique. Cependant les données fournies par les hôpitaux
indiquent un taux élevé de syphilis entre les deux guerres, situé entre
20 et 25 % de l'ensemble des malades (Faust, 1925). Des estimations
pour la population totale de la Chine font varier ce taux de 5 % jusqu'à
50 voire 60 % (Wu, 1927). Herbert Lamson, qui entreprend une
synthèse des différentes données médicales en 1935, décrit les MST
comme un problème extrêmement sérieux (Lamson, 1935), alors qu'un
observateur contemporain estime le nombre total des infections
syphilitiques à 20 millions pour toute la Chine à la veille de la
Seconde Guerre mondiale, un chiffre prudent que d'autres n'hésitent
pas à doubler (Frazier, 1937).
Les prostituées sont les plus exposées aux MST. Bien que les
maisons closes soient fréquentées par toutes les classes sociales, les
taux d'infection sont plus importants pour les marchands et les soldats.
La mobilité professionnelle et la fréquentation régulière des maisons
closes expliquent les taux plus élevés pour ces deux groupes sociaux.
Bien que les soldats ne fassent pas l'objet d'examen médical pendant
leur recrutement, certains hôpitaux montrent des taux très élevés. Une
série de tests effectués, par la méthode d'analyse sanguine Kahn, sur
310 soldats et 420 civils, révèle respectivement 22 % et 13,5 % de

24
La sexualité et les MST en Chine
positivité 2. Les officiers militaires, les agents de police, les
domestiques et les artisans sont aussi parmi les groupes les plus
touchés, les professions libérales, y compris les commis et les
étudiants, figurant parmi les secteurs les moins infectés de la
population. La majorité des paysans paraissent avoir été relativement
épargnés par les MST pendant la première décennie du XXe siècle,
mais la guerre civile, les migrations massives et la mobilité sociale
contribuent à assurer une distribution épidémiologique plus uniforme
pendant les années 1930. Les hommes sont de loin les plus touchés,
mais l'expansion des maladies parmi les femmes est parfois
considérable : parmi les 268 cas relevés sur une année vers le milieu
des années 1920 à la Union Medical College for Women à Pékin,
douze sont des prostituées alors que la majorité paraît avoir contracté
la maladie par le biais de leur partenaire. La cécité à la naissance est
répandue en Chine, et les nouveau-nés souffrant d'éruptions
syphilitiques sont souvent abandonnés (Heath, 1925).
De profonds préjugés sociaux contre les maladies vénériennes,
représentées comme des maladies honteuses, influencent le traitement
de malades. La répugnance à consulter un médecin et la dissimulation
des symptômes empêchent d'autre part les spécialistes d'évaluer
l'étendue des différentes MST dont souffre la population chinoise. La
syphilis est sans doute la maladie la plus répandue, mais elle n'est pas
toujours diagnostiquée comme une lésion primaire. Les lésions sur la
peau sont fréquentes et peuvent aussi affecter le nez et les os
adjacents; la destruction de la mâchoire semble avoir été un
phénomène relativement commun. L'aneurisme syphilitique et la
neurosyphilis, par contre, sont rarement diagnostiqués. La gonorrhée
est répandue, d'autant plus que les malades refusent souvent de se
soumettre à un traitement de longue durée: la maladie est interprétée
comme la conséquence inévitable des rapports sexuels dont les
répercussions sont limitées. Les chancroïdes sont aussi répandus.
Le traitement le plus commun pour la syphilis est à base de
sublimé de mercure. Les préparations à base d'arsphénamine comme
le Salvarsan, le «606», deviennent populaires dès les années 1910,
sans toutefois remplacer les prescriptions plus traditionnelles. Même

2 D. O. LAI, « Incidence of syphilis among the Chinese soldiers at Swatow», China Medical
Journal, 1928, 43 : 557-567 ; 0.0. LAI and Suchen WANO LAI, « Incidence of syphilis
among Chinese civilian patients in Swatow district », China Medical Journal, 1929, 43 : 22-
27.
25
La sexualité et les MST en Chine
le Neosalvarsan, le «914», ne remplace que très graduellement le
mercure. Toutefois, pour la plupart, ces produits pharmaceutiques
nouveaux restent confinés aux grandes villes et hors de la portée du
plus grand nombre. Le nitrate d'argent pour !e traitement de la cécité
des nouveau-nés, par exemple, est rarement utilisé même dans les
années 1930 (Gear, 1935). Les coûts médicaux prohibitifs, les
préjugés sociaux contre les maladies vénériennes et l'horreur des
traitements de longue durée expliquent l'attrait que les charlatans, de
même que les médecins traditionnels, exercent sur beaucoup de
malades (Heimburger, 1927). Les superstitions concernant les MST
sont répandues et, en 1934 par exemple, la police de Hangzhou arrête
une femme s'apprêtant à consommer un cerveau humain, dont les
propriétés médicinales contre la syphilis sont vantées dans le folklore
populaire 3. À un niveau culturel très différent, des réclames sur le
traitement des maladies vénériennes apparaissent dans les journaux à
grand tirage au début du XXe siècle 4. En 1927, à Harbin, une ville de
300 000 habitants située dans le nord de la Chine, 200 cliniques de
réputation douteuse tournent en grande partie autour des prescriptions
du Salvarsan ou des produits similaires (Wu, 1927).
La médicalisation de la sexualité contribue à consolider le statut
et le rôle des nouvelles professions médicales après l'effondrement du
système impérial en 1911. S'imposant comme les gardiens de la santé
publique et de la vitalité nationale, certains médecins insistent sur la
discipline sexuelle de chaque individu et réclament même une
intervention étatique sous l'égide de la science médicale. Le sexe
devient un domaine social autant que médical que les élites
modernisatrices s'approprient au nom de la nation. Jusqu'à l'avènement
du régime nationaliste, toutefois, l'absence d'un centre de pouvoir fort
est un obstacle majeur dans l'intervention des médecins contre les
MST. Un réseau d'instituts et de cliniques publiques pour la
prévention des MST n'apparaît pas, alors que les efforts
gouvernementaux dans le domaine de l'éducation sexuelle restent
négligeables. Un arrêté de police prévoit une inspection régulière des

3 WANG QIZHANG, Ershl maniai Zhongguo yixueshi chuyi (Mon humble opinion sur des
faits médicaux dans la Chine des vingt dernières années), Shanghai: Zhenliao yibaoshe,
1935: 359.
4 HUANG KEWU, « Cong Shenbao yiyao guangbao kan minchu de yiliao wenhua yu shehui
shenghuo, 1912-1926» (La culture médicale et la vie sociale dans la période républicaine
vues par les annonces médicales dans le Shenbao, 1912-1926), Zhongyang yanjiuyuan
jindaishi yanjiusuojikan, 1988, 17: 141-94.
26
La sexualité et les MST en Chine
maisons closes, mais aucun programme pour contrôler la prostitution
n'est poursuivi avant 1928. Bien que l'Association médicale nationale
présente un communiqué en mars 1922 sur la menace des MST et le
besoin urgent d'une information publique, peu de démarches
prophylactiques sont entreprises par des associations indépendantes du
gouvernement (Peter, 1924). Les mesures officielles restent limitées
même après l'unification politique du pays par le Guomindang en
1927. Malgré la création d'un ministère de la Santé en 1928; la volonté
politique et les ressources financières font défaut aux autorités pour
combattre efficacement la propagation des MST. Des mesures pour le
contrôle de la prostitution ne sont pas systématiquement mises en
place 5. La syphilologie ou la vénérologie, deux disciplines nouvelles
soutenues par un faisceau de chaires universitaires, de sociétés
savantes et de conférences scientifiques en Europe à la fin du XIXe
siècle, ne sont pas promues en Chine républicaine. Même si des
progrès réels sont accomplis dans le domaine de la santé publique
sous le Guomindang (Yip Ka-Che, 1995) les autorités médicales ont
d'autres priorités, étant confrontées au choléra, à la lèpre, à la
tuberculose et à la variole, des maladies qui continuent de provoquer
des ravages effrayants jusque dans les années 1950.
L'opinion publique, par contre, est rapidement mobilisée par les
élites modernisatrices, le péril vénérien venant cristalliser l'angoisse
que suscitent les rapports sexuels illicites. S'appuyant sur les sciences
nouvelles comme la génétique et la biologie de la reproduction, la
médicalisation de la sexualité est étroitement liée aux inquiétudes
exprimées par les nouvelles élites professionnelles des grandes villes.
Le contrôle de la sexualité n'est plus une question d'éthique, mais de
santé de l'individu, de la famille et de la nation. Discipline individuelle
et régulation collective s'allient pour se défendre contre les aspects
dangereux de la sexualité. La responsabilité morale de l'individu
dépasse donc le cadre de sa santé personnelle, puisqu'une mauvaise
gestion de la sexualité conduit irrémédiablement à la reproduction
d'éléments dégénérés : une horde de mères contaminées, de pères
syphilitiques et d'enfants malformés apparaissent dans les pages de la
littérature médicale, alimentant une angoisse fondamentale autour de
la reproduction en liant étroitement responsabilité individuelle,
moralité sociale et pureté biologique.

5 WANG SHUNU, Zhongguo changji shi (L'histoire de la prostitution en Chine), Shanghai:


Shanghai sanlian shudian, 1988: 328-340.
27
La sexualité et les MST en Chine
Médecins, réformateurs, politiciens et journalistes sont parmi les
élites modernisatrices qui s'approprient le savoir nouveau sur la
médecine reproductive pour proposer un contrôle strict de tout acte
sexuel. Le confucianisme est accusé d'avoir amené un relâchement
dans le domaine des mœurs sexuelles : s'inspirant de théories
évolutionnistes sur la dégénérescence de la race, un discours très
normatif veut confondre le vice et son châtiment en se focalisant sur le
péril vénérien. Des traités médicaux sur les maladies vénériennes
apparaissent de même que des manuels d'éducation sexuelle, tous
prônant une gestion prudente de l'«économie spermatique» au nom de
la santé publique (Dikotter, 1995). Attisant les exhortations à la
vigilance, les conséquences pathologiques des maladies pour
l'individu, la famille et la race sont égrenées dans le moindre détail par
des écrivains populaires, la médicalisation de la sexualité leur
permettant d'exprimer des valeurs morales sous le couvert de la
science médicale : le morbide et l'immoral se recoupent, la maladie et
le vice se lient indissolublement dans un discours qui responsabilise
l'individu au nom de la nation.
Les MST, génériquement appelées les «maladies sexuelles»
(xingbing), symbolisent les dangers de la chair et les périls de la
fornication. La syphilis, ou «poison de la prune» (meidu), est «reçue»
et «transmise» par un «porteur» sur le marché du vice, représentant
tant la part morbide d'une transaction sexuelle que le châtiment d'une
infraction morale. Dans une période de nationalisme intense,
l'angoisse de la dégénérescence sociale atteint son apogée avec le
discours racial (Dikotter, 1992), la syphilis étant représentée comme
une cause de '«déclin racial» 6. La hantise de la dégénérescence,
nourrie par le mythe tenace de l'hérédité syphilitique, perd de son
importance en Europe après la Première Guerre mondiale 7, mais
l'idéologie nationaliste et le mouvement hygiéniste se combinent pour
perpétuer cette notion en Chine pendant les années 1930 et 1940 8.

6 Par exemple JIANMENG, « Meidu shi zhongzu shuaitui de yuanyin » (La syphilis est la
cause du déclin racial), Dongfang zazhi, 1922, 19 (7) : 85-86 ; JIANMENG, 'Minzu zhi
shuaitui' (Le déclin de la race), Dongfang zazhi, 1921, 18 (21) : 1-3 ; HU ZHENGJIAN,
« Meidu » (La syphilis), Kexue, 1920, 5 (2) : 177-196,
7 Sur l'idée de l'hérédité de la syphilis en France, voir Alain CORBIN, « L'hérédosyphilis ou
l'impossible rédemption, Contribution à l'histoire de l'hérédité morbide» in Le Temps, le désir
et l'horreur, Paris: Aubier, 1991 : 141-170.
8 Par exemple YAO CHANGXU, Xiao'er bing (Les maladies des petits enfants), Shanghai:
Shangwu yinshuguan, 1932 : 7-10,
28
La sexualité et les MSr en Chine
Les eugénistes, bien entendu, incluent les syphilitiques dans leurs
listes d'éléments peu viables dont la reproduction doit être empêchée
par la stérilisation (Dikotter, 1998).
La contamination a toujours une origine étrangère. Tout comme
la syphilis est décrite comme une maladie venue de l'étranger lors des
épidémies du XV e siècle (la fameuse «French pox» en Angleterre, «le
mal de Naples» en France), elle est représentée comme une
importation de l'Occident en Chine : la nation est soumise à l'étranger
par les forces du capital et de la maladie. Les impérialistes «violent»
l'intégrité de la nation tout comme les germes «envahissent» (qinfan)
l'urètre. Décrite comme une tare qui s'insinue insidieusement dans les
parties les plus intimes du corps, la syphilis est liée à la sexualité
étrangère. Les tracts sur les maladies vénériennes oublient rarement de
mentionner que les ports fréquentés par des marins blancs sont des
endroits contaminés, et que la syphilis se propage de là vers l'intérieur
du pays comme un germe de mort par les soldats étrangers. Le lien
établi entre la sexualité et le nationalisme est aussi courant en Chine
qu'en Europe 9.
Comme en Europe, la syphilis est présentée comme une maladie
dont la trajectoire temporelle peut se découper en «stades», une
approche normative qui sous-entend un «processus» inexorable. Les
symptômes de la syphilis restent longtemps invisibles, et les longues
périodes d'incubation indiquent le caractère sournois de la maladie.
Une vision téléologique qui décrit la maladie évoluant vers une
infection générale s'appuie sur la représentation des microbes comme
«insidieux», «tenaces» voire «entêtés» (wangu). Un vocabulaire
militariste de même que des adjectifs anthropocentriques se retrouvent
dans l'idée d'une attaque très stratégique des microbes sur le corps
humain, les plus malins s'embusquant dans les toilettes publiques pour
«choisir» des points vulnérables qu'ils «prennent d'assaut» 10. Termes
militaires également pour décrire l'épidémie : la contamination se
«propage» à travers le corps comme elle se «propage» dans la société :
les bactéries envahissent ce dernier par les organes reproducteurs pour
se multiplier à l'infini afin de le miner tout entier. Le syphilitique,

9 G. L. MOSSE, Nationalism and Sexua/ity: Respectabi/ity and Abnormal Sexua/ity in


Modern Europe, New York: Howard Fertig, 1985; A. PARKER, M. RUSSO, D. SOMMER
and P. YAEGER (eds), Nationalisms and Sexualities, London: Routledge, 1989.
10 Un exemple est CHENG HAO, Jiezhi shengyu wenti (Questions sur le contrôle des
naissances), Shanghai: Yadong tushuguan, 1925 : 89.
29
La sexualité et les MST en Chine
d'autre part, devient la figure emblématique de la dégénérescence
sociale et de la débauche morale, la démonologie médicale s'attardant
sur les descriptions de sa décomposition physique : les lésions
abominables, fréquentes sur la peau et le cuir chevelu, la destruction
des os de la mâchoire, la désintégration progressive du corps, et
surtout la putréfaction du nez, donnant à la victime une apparence
«hideuse» (chouren). Le syphilitique, tout comme le masturbateur et
la prostituée, est un paria social, alors que la décomposition du corps
symbolise les dangers de la pollution sexuelle et de la transgression
morale.
La syphilis est une maladie de la modernité, représentant le déclin
moral d'une culture urbaine malsaine qui foisonne dans les grandes
villes. Comme en Russie avant la révolution d'octobre (Engelstein,
1992) le discours médical vante l'intégrité morale du paysan et
représente la maladie vénérienne comme un signe sûr de la décadence
citadine. La campagne incarne l'innocence et l'espoir, le pays~n la
probité et la rectitude morale. Les femmes et les enfants sont
également décrits comme les victimes «innocentes» d'une modernité
corrompue. Le mari transrere les microbes du domaine publique vers
la sphère privée, contaminant femme et enfants. Dans le discours
médical dominant, seul le mari est pourvu d'une sexualité active qui se
répand au-delà de la sphère conjugale, menaçant par ses excès de
corrompre la santé reproductive de la femme. Les représentations
sociales du genre privilégient donc le rôle du géniteur et la
responsabilité paternelle, alors que la femme est innocentée. Les effets
dévastateurs de la syphilis sur la grossesse illustrent la conséquence
médicale de tout rapport sexuel illicite : une fois que .la semence est
entachée, un monstre grandit dans le ventre de sa mère, «d'aucuns
naissent muets, aveugles ou sourds, d'autres ont la peau entièrement
pelée, et certains ont toutes sortes de traits monstrueux» Il. La cécité
des nouveau-nés causée par la syphilis devient la marque spécifique
d'un fléau visitant les membres innocents d'une société dépravée. La
hantise de la contamination est diffusée dans l'opinion par l'idée d'une
transmission non sexuelle : un manuel de santé communist~, écrit
avant la prise de pouvoir du PCC en 1949, explique que les poignées
de main et les articles de toilettes partagés par plusieurs personnes

Il CHENG HAO, Jiezhi shengyu wentl (Questions sur le contrôle des naissances), Shanghai:
Yadongtushuguan, 1925: 92.
30
La sexualité et les MST en Chine
peuvent transmettre les maladies vénériennes 12. Les prostituées,
toutefois, représentent la cause la plus importante de la contamination
dans le discours médical. Le sujet de la prostitution a fait l'objet de
plusieurs études fouillées (les prostituées exerçant manifestement une
grande fascination sur les sinologues), et il est inutile de répéter ce qui
a été dit ailleurs 13. Notons toutefois que la prostitution est condamnée
comme une tare sociale propageant la maladie et le vice. La
prostitution est fréquemment médicalisée par les élites
modernisatrices, qui la décrivent comme un «champ de culture»
(yangchengsuo) propice à la contamination : «La majorité des
maladies vénériennes les plus communes comme la syphilis et la
gonorrhée est contractée en fréquentant les prostituées. Après avoir été
contaminé par ce genre de maladie sexuelle, mis à part le mal infligé à
son propre corps, l'individu infectera aussi sa femme et transmettra par
l'hérédité la maladie à ses enfants. La contamination de sa
descendance influence la santé de la nation et le futur de la race»,
proclame Fan Shouyuan dans un manuel d'éducation sexuelle 14.
Selon Wu Lian-teh (1879-1960), savant réputé dans le domaine de la
médecine, il faut enseigner aux adolescents «la signification des
émissions nocturnes, les conséquences véritables de la masturbation et
les dangers des rapports sexuels illicites, de même que la valeur de la
continence» (Wu Lien-Teh, 1931). Cette ébauche historique - qu'une
recherche plus fouillée pourrait sans doute nuancer - nous permet de
conclure provisoirement que le discours médical, déployé par des
représentants du gouvernement comme par des groupes professionnels
indépendants, prend le prétexte des MST pour proposer de restreindre
la sexualité à la relation conjugale.

12 CHEN SHU, Xingbing changshi (Connaisances élémentaires des maladies vénériennes),


Harbin: Guanghua shudian, 1948.
13 G. HERSHATTER, Dangerous P/easures: Prostitution and Modernity in Twentieth-
Century Shanghai, Berkeley: University of Califomia Press, 1997 ; C. HENRIOT, Belles de
Shanghai: Prostitution et Sexualité en Chine aux XIX'-U, Paris: CNRS, 1997 ; 1. DUVAL,
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'Shanghai Nove/s', Paris, VERLCA, 1972 ; S. GRONEWOLD, Beautifu/ Merchandise:
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14 FAN SHOUYUAN, Qingnian weisheng jianghua (Sur l'hygiène des adolescents),
Shanghai: Zhengzhong shuju, 1947: 44.
31
La sexualité et les MST en Chine
La République populaire de Chine (1949-1995)
L'éradication des MST devient un enjeu politique majeur du PCC
dès la prise du pouvoir en 1949. Les prostituées et les minorités sont
les cibles les plus importantes des campagnes officielles contre la
syphilis. Le ministère de la Santé organise des équipes de travail pour
établir l'étendue des MST et pour développer des stratégies pour la
prévention et le traitement des maladies ; un Institut central de
recherche dermatologique et vénérologique est établi en 1954. Mis à
part un traitement médical gratuit, les prostituées font théoriquement
l'objet d'une réinsertion sociale et bénéficient d'une formation
professionnelle.
Les campagnes de prévention s'étendent progressivement au reste
de la population pendant la première décennie du nouveau régime 15.
L'utilisation de la pénicilline facilite énormément le traitement de la
syphilis, mais certains facteurs politiques et sociaux contribuent à un
contrôle efficace de la maladie. George Hatem, un médecin étranger
qui rejoint les rangs des communistes dès les années 1930, dirige une
campagne d'éradication des MST dans la RPC qui est apparemment
couronnée de succès 16. Il décrit comment dans un premier temps les
causes économiques de la prostitution furent éliminées grâce à un
programme de reconstruction sociale. Dans un second temps, les
groupes à haut risque - identifiés par des questionnaires et des
interviews - furent soumis à une analyse du sang et à un traitement
médical. Dans les années 1950, le taux d'infection est réduit à 3,8 %,
et les autorités se targuent d'avoir entièrement éliminé les MST en
1964, une affirmation généralement acceptée sans réserve par la
plupart des observateurs étrangers favorables au nouveau régime
(Hom, 1969).
La révolution culturelle (1967-1975) est une période de
désintégration sociale et de luttes politiques violentes pendant laquelle
la fréquence des MST pourrait avoir progressé dans certaines régions

15 R. M. WORTH, « New China's accomplishments in the control of diseases» in M. E.


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diseases in new China», Chinese Medical Journal, 1953, 71 : 248-258 ; K.Y. HUANG,
« Infectious and parasitic diseases» in J. R. QUINN (ed.), Medicine and Public Health in the
People's Repubilc of China, New York: DHEW Publication, 1972 : 239-240.
16 G. HATEM, «With Mao Tse-tung's thought as the compass for action in the control of
venereal diseases in China», China's Medicine, 1966, 1 : 52-68 ; voir aussi E. SNOW, The
Other Slde of the River, New York: Random Bouse, 1961 et Red China Today, New York:
Vintage Books, 1970: 261-263.
32
La sexualité et les MSr en Chine
du pays. La vénérologie disparaît en tant que spécialisation médicale
dans les années 1960 et le sujet restera tabou jusqu'à l'admission en
1986 par le Conseil d'État de la résurgence du problème des MST.
Les «réformes économiques» entamées sous Deng Xiaoping
depuis 1978 ont contribué de façon significative au problème des
MST. Le nombre des cas officiellement recensés de 1980 à la fin de
1988 est de 140 648, un chiffre qui ne représente sans doute qu'une
fraction de la totalité des cas. Quatre ans plus tard, en 1992, plus de
750 000 cas sont répertoriés, alors que 1 243 séropositifs sont
officiellement reconnus par le ministère de la Santé en avril 1994 17,
un chiffre en grande partie symbolique qui néanmoins gonfle d'année
en année (aujourd'hui, en 1999, le nombre de cas de VIH est estimé à
400 000). Ces chiffres sont loin d'être fiables, ne reflétant en effet que
le total des cas isolés rapportés de façon aléatoire au ministère de la
Santé plutôt que le taux établi par un contrôle médical strict. Même les
estimations basées sur le dépistage sont trompeuses, puisque la plupart
des médecins pratiquant hors des grandes villes ne disposent pas de
l'expertise nécessaire pour détecter les MST et sont souvent incapables
de correctement prescrire et d'interpréter une analyse de sang.
Des postes sentinelles pour le dépistage ont été établis au début
des années 1980 dans les villes principales, mais un nombre limité de
centres médicaux effectue alors un travail de détection systématique.
Les statistiques officielles, d'autre part, sont basées sur des chiffres
fournis par les centres médicaux publics uniquement, excluant la
grande majorité de cliniques privées en Chine : dans une des villes
principales de la province de Guangxi, par exemple, un hôpital
légalement tenu de rapporter tous les cas de MST est confronté à
plusieurs centaines de cliniques privées opérant dans la plus stricte
confidentialité en 1992. Les préjugés sociaux d'une part, et le coût
financier souvent punitif d'autre part, encouragent de nombreux
patients à suivre un traitement dans une clinique privée, contribuant
ainsi à un seuil de visibilité très bas des MST. Malgré ces quelques
réserves, les statistiques officielles montrent un taux de croissance
rapide à partir de 1987, en particulier pour la gonorrhée et les verrues
génitales. D'autres maladies sont apparues au cours des années 1980, y
compris des cas de chancroïdes, signe d'une immunité affaiblie et
d'un manque d'hygiène parmi certains groupes sociaux. La courbe

17 « HIV/AlDS status in China: Summary», version manuscrite, Organisation Mondiale de la


Santé, janvier 1995.
33
La sexualité et les MST en Chine
épidémiologique du sida est identique, le VIH suivant un mode de
transmission comparable aux autres MST. Les chiffres montrent là
encore une distribution géographique inégale et ce jusqu'au milieu des
années 1990. Les provinces du Yunnan, Sichuan, Guangdong,
Xinjiang, Fujian et Zhejiang sont plus touchées que d'autres, situées
plus à l'intérieur du pays. Pendant les deux premières décennies de
l'ère des réformes, les MST restent généralement concentrées dans les
régions frontalières (Guangdong, Yunnan et Xinjiang) et ont tendance
à se répandre des villes vers la campagne d'une part et des côtes vers
l'intérieur du pays d'autre part.
À la suite d'une libéralisation relative dans le domaine de l'emploi
en 1989, une population considérable d'émigrants, estimée entre 80 et
120 millions d'individus, contribua à une distribution épidémiologique
du sida plus égale à travers la Chine. La recrudescence de la
prostitution, parfois sous l'égide des Bureaux de Sécurité Publique ou
de l'Armée de Libération Populaire, est aussi un facteur important
dans la propagation des MST. Le nombre de « salons de coiffure» et
de maisons closes qui participent à ce commerce très lucratif a
augmenté considérablement depuis le début des années 1980.
L'utilisation des drogues est aussi liée au sida, en particulier dans
le Yunnan: dans cette région frontalière de la Chine, où se trouvent
près de 70 % de tous les cas de séropositivité jusqu'au milieu des
années 1990, l'épidémie a suivi un tracé très similaire à celui observé
pour le nord de l'Inde, la Birmanie et le nord de la Thaïlande,
indiquant que la maladie se propage au-delà des frontières dans la
foulée du trafic international de la drogue. Ainsi, dans le sud du
Yunnan, où le pavot est traditionnellement cultivé pour les besoins de
la consommation locale, des opiacés en provenance de la Binnanie
sont livrés par camions entiers au début des années 1990. Le pouvoir
accru des triades et des sociétés secrètes sur le marché de la drogue et
de la prostitution dans les grandes villes comme Canton ou Shanghai
entraîne inévitablement la propagation de l'héroïne pure et des drogues
à base d'opium. Les seringues à usage unique font cruellement défaut
et le partage entre plusieurs personnes de la même seringue est
systématique. Même dans les hôpitaux publics, les instruments
médicaux ne sont pas toujours stérilisés. La propagation par
transfusion de' sang contaminé est une menace réelle que le
gouvernement gère mal, ainsi que le reconnaît le ministère de la Santé
lui-même, et la fréquence de l'hépatite B, dont le mode de
34
La sexualité et les MST en Chine
transmission est comparable à celui du sida, est très élevée (Dai
Zhicheng, 1991). Des nonnes de production inadéquates, un réseau de
distribution sous-développé et des peurs sociales autour de la sexualité
des adolescents ont d'autre part limité l'usage des préservatifs : panni
les couples mariés, qui consomment le plus de produits contraceptifs,
seuls 3,5 % utilisent les préservatifs en 1991 18. Même si les efforts
déployés par des organisations internationales pour améliorer la
qualité et la distribution des préservatifs aboutissent 19, certains
comportements pourraient être plus délicats à changer.
Mis à part l'ignorance, il faut souligner que des représentations
sociales de la masculinité, l'attrait du risque face à la contamination,
de même que certaines conceptions populaires sur l'«absorption des
fluides vaginaux» censée prolonger la longévité sont aussi des
vecteurs de résistance face à l'utilisation plus répandue des
préservatifs. L'ignorance est d'ailleurs nourrie par les milieux
officiels. Jusqu'au milieu des années 1990 au moins, les lotions et
vaporisateurs anti-sida, dotés de noms pittoresques tel le
«Vaporisateur Ciel et Terre du Yin Propre», à appliquer sur les parties
génitales des deux partenaires, prétendent pouvoir offrir une
protection efficace et tuer tous les microbes et virus connus, y compris
celui du VIH. Certains de ces produits apparaissent même sur les
coupons des billets d'avion des lignes internationales. L'ignorance de
nombreux médecins, des conditions hygiéniques douteuses à la
campagne, un équipement médical souvent dépassé dans les hôpitaux
publics et un budget insuffisant pour effectuer un travail préventif
efficace ne font qu'aggraver la situation depuis 1978. Des progrès dans
la prévention du sida ont toutefois été effectués grâce aux actions
menées par des organisations non gouvernementales, l'OMS, ou
encore des équipes locales, bien que cela se fasse trop souvent en
marge, voire à l'encontre des directives gouvernementales (le
programme de lutte contre le sida en Chine de l'OMS fut interrompu
en 1997).
Les peurs collectives autour de la contamination vénérienne sont
devenues plus prononcées après la découverte de plusieurs cas de sida

18 REN TAO, XU YONGJUN & LIU YUNRONG, « Zhongguo biyuntao shiyong


xianzhuang ji xuqiu zhanwang» (L'utilisation des préservatifs en Chine et son avenir),
Renkou yujihua shengyu, 1993,5 : 46-49.
19 UNFPA Thematic Evaluation Mission, Local Production of Contraceptives in China:
Summary ofFindings and Recommendations, copie manuscrite, 12 May 1994.
35
La sexualilé el les MST en Chine
en 1989. Tant le discours officiel que les préjugés sociaux ont
tendance à expliquer le sida comme un mal venu de l'étranger, et les
prostituées en contact avec des étrangers sont sévèrement punies au
début des années 1990 (Ruan, 1991). Le discours officiel culmine en
une loi exigeant un test sida pour tous les étrangers résidant en Chine,
une mesure qui alimente plus la peur et l'ignorance qu'elle ne
contribue à enrayer les progrès du virus. Que ce soient des tracts
scientifiques réclamant le remplacement en Occident des sanitaires
modernes par des toilettes à la chinoise - les traces d'excréments
déposées sur le siège étant vues comme une cause majeure de
contamination 20 - ou des études médicales sur le «système
immunitaire chinois» - vu comme intrinsèquement supérieur aux
corps dégénérés des Occidentaux - des théories douteuses sur la
supériorité culturelle voire raciale des Chinois perpétuent une attitude
complaisante qui informe mal la population des dangers réels de la
contamination.
Plutôt qu'un virus pouvant infecter tout individu sexuellement
actif, le VIH est représenté comme le châtiment d'une transgression
morale dans le domaine de la sexualité. La piupart des études sur les
MST publiées par des institutions médicales cultivent la peur et
l'ignorance en mettant en exergue des photographies très explicites de
victimes blanches ou noires du sida, alors qu'un manuel considère les
manifestations gay aux États-Unis comme un signe probant de
l'effondrement imminent de la «société capitaliste occidentale» 21. Les
homosexuels sont infectés par le sida, parce qu'ils «ont beaucoup de
partenaires et pratiquent la sodomie et la fellatioll»22, prétend une
étude très représentative de ce genre de discours. Une équipe de
chercheurs attachée à la branche sichuanaise de la Croix-Rouge
interprète en 1990 le sida comme un châtiment juste pour l'Occident,
fustigé pour ses valeurs «nihilistes, individualistes et hédonistes». Les
«sociétés primitives» en Afrique sont condamnées dans un même

20 ZHANG YINGQING, Xin shengwuguan - quanxi peixueshuo JI qi dU! shengwuxue. yixue


qianyan ruogan yi'nan wenli de jiejue (Une nouvelle perspective biologique: l'holocytologie
et la résolution d'un nombre de problèmes difficiles en biologie et en médecine), Qingdao:
Qingdao chubanshe, 1991 : 77-81.
21 ZHANG ZHIZHONG el al (eds), XIGndGl xmg xmgwel ganran zheng (Le comportement
sexuel contemporain et la contamination), Shenyang: Liaoning kexue jishu chubanshe, 1988,
pp. 3 et 154.
22 LI ZHIWEN et al. (eds), Aizlbing (Le sida), Changchun: Heilongjiang kexue jishu
chubanshe, 1987 : Il.
36
La sexualité et les MSr en Chine
souffle pour leur manque de fibre morale, tout au contraire des mérites
d'un socialisme à la chinoise. Les valeurs confucéennes, plutôt que les
préservatifs, constituent apparemment une barrière plus efficace
contre la propagation de la maladie en Chine 23.
Un discours nonnatif, en bref, manipule plus la maladie comme
un objet de peur pour alimenter la hantise de la contamination qu'il ne
vise à offrir une infonnation concrète pennettant aux lecteurs de
protéger leurs vies 24. Une stricte moralité sexuelle est vue comme
l'anne la plus efficace dans le combat contre le sida, et même le baiser
est décrit comme un «vice contaminateur» au début des années
1990 25. En 1987, une publication populaire entièrement consacrée au
sida proclame que le baiser, certains gestes imprudents et même les
insectes peuvent transmettre le virus 26. Tout acte sexuel empruntant
un orifice stérile mène irrémédiablement à l'infection.
La gestion de la sexualité plus que le contrôle des maladies est le
but principal des programmes d'éducation sexuelle entamés en Chine
depuis 1978. Des énoncés clairs et explicites sur la valeur protectrice
des préservatifs restent rares jusqu'en 1997, et l'ignorance et la peur
sont panni les raisons principales expliquant la propagation rapide des
MST en Chine. Les autorités n'ont ni le vouloir politique ni le pouvoir
économique pour efficacement entraver la propagation du sida. En
dehors de la Chine, de soi-disant «spécialistes» de la Chine,
s'appuyant sur des méthodes ethnographiques désuètes, ont contribué
à sous-estimer l'ampleur réelle des MST. Vincent Gil, qui perpétue des
stéréotypes naïfs sur la «sexualité chinoise» sur la base d'une dizaine
d'interviews, a proclamé que le sida «exige et a obtenu une attention
sérieuse en Chine» (Gil, 1991).
Contrairement en Europe au XXe siècle, la sexualité et la
reproduction n'ont pas été dissociées dans un discours médical voulant
exclure tout acte sexuel qui n'est pas directement subordonné à la

23 YANG WENYI et al. (eds), AlDS: Quanqiu weiii. Aizibing shehuixue touguan (Le sida:
une crise globale. Une perspective sociologique sur le sida), Chengdu: Sichuan kexue jishu
chubanshe, 1990.
24 WANG CHENGYI, Xing chuanbobing (Les maladies sexuellement transmissibles),
Nanning: Guangxi kexuejishu chubanshe, 1988: 2-4, 62.
25 WANG MAN et al. (eds), Shiyong fuchanlœ shouce (Manuel d'obstétrique pratique),
Hangzhou: Zhejiang kexue jishu chubanshe, 1989: 449 ; ZHENG FOZHOU et al. (eds),
Xing chuanbo iibing fangzhi 100 wen (Cent questions sur le traitement des maladies
sexuellement transmissibles), Beijing: Jindun chubanshe, 1990 (6th repr. 1993) :13.
26 XIANG YIPING, Aizibing (Le sida), Hangzhou: Zhejiang daxue chubanshe, 1987: 9.
37
La sexualité et les MST en Chine
procréation ou ayant lieu hors du cadre conjugal. Niant l'existence de
préférences sexuelles particulières, le discours médical refuse de
conférer un droit au plaisir à l'individu. Au lieu de distinguer entre des
préférences sexuelles individuelles (<<hétérosexualité» ou
«homosexualité»), la ligne de démarcation est établie entre des actes
licites, c'est-à-dire les rapports sexuels péno-vaginaux dans un cadre
conjugal, et des actes illicites, en particulier les rapports sexuels
buccaux ou la sodomie. La sexualité de chaque individu doit être régie
au nom d'une collectivité abstraite, que ce soit la «nation», la «race»,
«l'État» ou même les «générations futures». Le discours dominant, en
d'autres termes, a déployé une notion non pas de la «sexualité» comme
une multiplicité de variations toutes individuelles, mais au contraire
l'idée du «sexe» comme une impulsion biologique devant être
contenue dans le cadre légal du mariage. La gestion de la sexualité au
nom de la nation plutôt que le contrôle de la maladie pour le bien de
l'individu a été l'objectif ultime des sanctions légales, des contrôles
sociaux et des normes médicales dans la Chine du XXe siècle.

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39
SEXUALITÉ, PROSTITUTION ET SIDA EN
MILIEU URBAIN INDONÉSIEN

Laurence HUSSON

Cet article entend dresser un état sanitaire de la prostitution, en


particulier hétérosexuelle, en se basant sur des enquêtes de terrain 27
menées par nos soins dans les deux principales agglomérations
indonésiennes : Jakarta, la capitale, et Surabaya, seconde ville et
deuxième port du pays, ainsi que sur quelques ouvrages de référence
parus sur la question 28. Lors de ces enquêtes qui se sont déroulées de
juin à août 1997 dans le but d'évaluer la perception, l'infonnation et la
prévention en matière de sida, nous avons été immédiatement
confrontée à la prostitution, au point même de la rendre indissociable
du sida et vice versa. Avons-nous été ainsi victime de la propagande
officielle qui veut, en effet, que cette activité semi-légale soit
responsable de la propagation du VIH, ou étions-nous vraiment sur la
seule piste pennettant d'appréhender la réalité de l'épidémie?
Si l'on se réfère aux modes de transmission du virus tels qu'ils
sont établis par le ministère de la Santé indonésien, les transmissions
par voie hétérosexuelle (71,4 %) ou homosexuelle (13 %) représentent
à elles deux 84,4 % des cas de contamination (cf tableau 1). La
répartition par groupes d'âge tend à confinner que la maladie touche
massivement la catégorie des 20-39 ans (75,2 %), a priori la plus
active sexuellement (cf tableau 2). Sur le total des 764 cas recensés et
reconnus, 63,3 % sont des hommes et 33,6 % des femmes.

27 Ces enquêtes ont été effectuées dans le cadre d'un programme « sida» financé par le
département Sciences de l'Homme et de la Société du CNRS.
28 Ce thème « à sensation» a fait l'objet de publications en tout genre : enquêtes
journalistiques, ouvrages de fiction et études universitaires, parmi lesquelles: T. H. HULL, E.
SULISTYANINGSIH & G. W. JONES, Pelacuran di lndonesia, Sejarah dan Perkembangan,
Seri Kesehatan Reproduksi, Kebudayaan, dan Masyarakat, Pustaka Sinar Harapan, Jakarta,
1997; A. J. MURRAY, No money, no honey. a study of street traders and prostitutes in
Jakarta, Oxford University Press, Singapore, 1991 ; T. PURNOMO & ASHADI SIREGAR,
Dolly, Grafitipers, Jakarta, 1985 ; D. SOEDJONO, Masalah pelacuran, Karya Nusantara,
Bandung, 1977 ; Y. A. N. KRISNA, Remang remang Jakarta, Pustaka Sinar Harapan,
Jakarta, 1996.
Sexualité, prostitution et sida en milieu urbain indonésien
Les injections de drogue demeurent un phénomène extrêmement
marginal 29 et ne semblent pas, pour l'instant, être une source
d'inquiétude comme cela est le cas en Malaisie, en Thaïlande ou en
Chine du Sud. Cependant, l'absence totale de cas de contamination par
transfusion sanguine sur le territoire indonésien n'est guère plus
crédible que les 744 cas de VIH positif et de sida détectés de 1987 à la
fin août 1998 pour une population qui, à présent, avoisine les 204
millions d'individus. Quand on sait que, faute de moyens et
d'information, la même aiguille non stérilisée pique une douzaine de
patients d'affilée dans la plupart des dispensaires - et même des
hôpitaux - de l'archipel, on peut être certain que le sang des
donneurs n'est pas testé systématiquement, en dépit ne serait-ce que
des risques élevés de transmission de l'hépatite B. Depuis 1986, année
où le ministère de .la Santé indonésien déclarait « qu'il- n'était pas
nécessaire de détecter le virus du sida dans les stocks des banques du
sang nationales puisque la vraie menace épidémiologique du pays était
l'hépatite B» (Kompas, 6/04/1986), la position officielle n'a pas
évolué. Deux raisons majeures expliquent cette attitude. Le coût élevé
des tests semble avoir été, en 1986 comme de nos jours, le motif qui
explique que, jusqu'à présent, aucun test à grande échelle n'ait été
effectué dans les banques de sang indonésiennes. La seule mesure
prise a été de cesser toute importation de sang, en particulier celles en
provenance de pays fortement touchés par la maladie, comme les
États-Unis. La seconde explication réside dans la croyance en un sida
« allogène », venu de l'extérieur contaminer un sang « national» sain.
En 1985, le docteur Arjatmo de l'université Indonesia avait même
avancé que « des facteurs génétiques protégeaient les Indonésiens du
sida. » Cette hypothèse bien vite démentie par les faits a cependant
marqué les esprits volontiers nationalistes qui veulent croire que les
produits faits localement à partir du sang indonésien ne présentent
aucun risque de contamination par le VIH.

29 Il a été admis pendant des années que les injections de drogue ne faisaient pas partie de la
« culture» indonésienne_ Cette hypothèse est confirmée par les statistiques officielles, qui
attestent que sur 764 cas détectés de VIHlsida, deux seulement concerneraient des drogués par
injection. Les ONG ne partagent cependant pas cette opinion. D'une part, un rapport du réseau
« Asian Harm Reduction» en novembre 1997 avançait les chiffres de 30 à 40 000 utilisateurs
de drogues injectables. D'autre part, transsexuels et prostituées ont parfois recours, dans un
but esthétique, aux injections de silicone, souvent effectuées de façon collective avec la même
seringue.
42
Sexualité. proslilution et sida en milieu urbain indonésien
De plus, il est certain que nombre de personnes meurent du sida
en Indonésie sans que la cause réelle de leur décès soit identifiée.
Il résulte de ce flou concernant la prévalence du sida dans
l'archipel un énorme décalage entre le nombre de cas enregistrés et les
projections à court comme à moyen terme 30. Décalage qui lui-même
trahit l'ampleur des difficultés, contraintes et réticences des autorités
vis-à-vis du problème.
Reste à établir que la contagion par voie sexuelle est très
largement favorisée par une industrie du sexe florissante. Il faut noter
que nos enquêtes ont été faites alors que débutait la crise financière
qui allait durement ébranler les économies de la région, sans pour
autant freiner l'industrie du sexe, bien au contraire, ainsi que vient de
le démontrer le Bureau international du travail (BIT) en mettant en
évidence cet apparent paradoxe : « alors que la crise asiatique entre
dans sa seconde année, l'industrie régionale du sexe est devenue une
branche commerciale à part entière, prospère et génératrice
d'emploi» 31.

30 Un rapport commandé par l'UNICEF à l'Universitas Indonesia en novembre 1996 avançait


le nombre de 190 000 à 476 000 personnes infectées, alors que, en avril 1987, l'expert
international James Chin estimait de façon très large que J'Indonésie ne comptait à cette date
que 2 000 à 30 000 personnes infectées. D'autres chiffres plus catastrophiques encore ont été
annoncés pour l'an 2000 (entre 2,5 millions et 750 000), mais peut-être vaut-il mieux s'en tenir
aux estimations diffusées par le ministère du Bien-être public (en charge de la réponse de la
République d'Indonésie au sida) de 400 000 cas escomptés en l'an 2000. Ceci, sans perdre de
vue que ces chiffres officiels tiennent certes compte de faits épidémiologiques, mais qu'ils
comportent aussi des enjeux politiques, voire financiers, quand ils s'adressent aux bailleurs de
fonds internationaux.
31 1. VICHNIAC, « En Asie, pendant la crise, l'industrie du sexe prospère », Le Monde, 22
août 1998. Dans les quatre pays - Indonésie, Malaisie, Philippines et Thaïlande - qui viennent
de faire l'objet d'une étude du BIT, la prostitution rapporterait jusqu'à 14 % du PIB.
43
Sexualité, prostitution et sida en milieu urbain indonésien
Tableau 1 : Répartition du nombre de VIH/sida selon le mode de
transmission, en septembre 1998 (ministère de la Santé, République
d'Indonésie).

Mode de transmission VIH+ Sida Total


hétérosexuel 415 131 546
homosexuel 35 65 100
par injection de drogue 3 3 6
transfusion sanguine 0 2* 2
hémophilie 1 1 2
transmission périnatale 3 3 6
inconnu 88 14 102
* lors d'un séjour à l'étranger
Tableau 2 : Répartition du nombre de VIHlsida par groupes
d'âge, en septembre 1998 (source : ministère de la Santé, République
d'Indonésie).

Groupes d'â2e VIH+ sida Total


<1 1 2 3
1-4 2 0 2
5-14 0 1 1
15-19 33 8 41
20-29 303 58 361
30-39 115 99 214
40-49 32 43 75
50-59 6 6 12
>60 1 2 3
inconnu 52 0 52

Mais, avant d'exposer la situation actuelle, il nous a semblé


nécessaire de remonter à la période coloniale puisque, déjà, les
premiers rapports des services de santé des Indes néerlandaises
s'interrogeaient sur la probable incidence de la prostitution dans la
propagation des maladies vénériennes. Et ceci, parce que les mesures
plus ou moins heureuses prises dans le cadre des Indes néerlandaises
pour lutter contre la syphilis, semblent trouver un écho dans le

44
Sexualité, prostitution et sida en milieu urbain indonésien
contexte actuel de la lutte de l'État indonésien contre le sida. Ce
dernier s'inspire en effet des mesures prises à la fin du XIxe siècle
pour faire face à l'épidémie.

Prostitution et syphilis aux Indes néerlandaises


Une étude de J. Ingleson 32 montre que, durant la période
coloniale, mis à part quelques articles de presse décriant «le
comportement immoral des femmes publiques» ou des pamphlets en
langue indonésienne dénonçant l'avilissement des « femmes
indigènes, victimes à la fois du capitalisme et du colonialisme» seuls
des rapports annuels des services de santé abordaient, et encore de
façon lacunaire, l'épineuse question de la prostitution et de son
corollaire, la propagation des maladies vénériennes. La plus officielle
et la plus ancienne mention des MST dans l'archipel apparaît en 1811
lors de la création par Raffles, gouverneur des Indes néerlandaises
sous la tutelle britannique, d'un hôpital pour prostituées syphilitiques
à y ogyakarta, alors capitale. Dès les années 1830, des médecins
militaires sont chargés d'examiner régulièrement les prostituées des
grandes villes javanaises. En 1852 est votée la première loi visant à
contrôler cette activité : chaque prostituée devait désormais s'inscrire
sur un registre de police, être munie d'une carte d'identification
professionnelle et subir des examens médicaux réguliers. Les malades
se voyaient retirer leur carte, étaient soignées dans de mauvaises
conditions 33 et n'avaient le droit de reprendre leur activité qu'après
guérison totale. Toutes les maisons closes étaient soumises à
inspection, et obligation était faite de différencier les bordels pour la
population civile des bordels pour militaires. Ces mesures, difficiles à
mettre en place, déjouables et déjouées parce que trop coercitives,
restèrent sans effet notable. D'autant que les années 1870 allaient
marquer un essor certain de la prostitution comme des maladies
vénériennes. L'ouverture de l'économie coloniale aux investissements,
en générant des grands travaux d'infrastructure, le développement des
plantations, des mines, des ports et des villes, a en effet provoqué

32 J. lNGLESON, « Prostitution in Colonial Java », in CHANDLER, D. & M. C. RICKLEFS


(eds), Nineteenth and Twentieth Cenlury in lndonesia, CJayton, Victoria, CSAS, Monash
University, Australia, 1986 : 123-140.
33 Dès 1850, dans la plupart des villes de Java, les syphilitiques étaient entassées dans une
section particulière des prisons, dans une grande promiscuité, et soignées par du personnel
masculin (lngleson, 1986 : 128).
45
Sexualité, prostitution et sida en milieu urbain indonésien
d'importants déplacements de main-d'œuvre masculine de toutes
origines, « indigène », chinoise, métisse et européenne. Nombre de
démographes considèrent que la force de travail urbaine dans les
années 1920-1930 comprenait plus de 40 % de migrants circulaires ou
temporaires masculins 34, donnée susceptible d'accroître la demande
et l'offre en matière de prostitution.
Pour expliquer les taux plus élevés de maladies vénériennes 35
dans la colonie que dans la mère patrie, les services de santé coloniaux
invoquaient la pratique· courante de la polygamie, les fréquents et
nombreux divorces et remariages, ainsi que les relations sexuelles plus
libres avant et après mariages. Quoi qu'il en soit, les autorités
coloniales, durant tout le XIxe siècle, et jusqu'à l'indépendance,
confirmèrent dans leurs rapports qu'il y avait plus de prostitution aux
Indes néerlandaises qu'aux Pays-Bas, et que cela expliquait la
propagation de la syphilis. En 1941, une étude avançait qu'au moins
15 % de la population urbaine était infecté (soit un pourcentage 2 fois
plus élevé qu'en Europe) (lngleson, 1986 : 132). Des mesures avaient
certes été prises pour endiguer le fléau en imposant aux prostituées
déclarées de se soumettre à des examens médicaux réguliers, mais il
s'avérait autrement plus compliqué de freiner l'expansion de la
syphilis parmi le reste de la population. L'examen des statistiques
médicales révèle une proportion de deux Européens pour un indigène
contaminé. Mais il va sans dire que ne sont pas comptabilisés les
Européens ayant subi, par souci d'anonymat, un traitement médical
auprès d'un médecin privé, ni les « indigènes» ayant eu recours à des
médecins traditionnels ou à la riche pharmacopée locale. Ces
statistiques sont de ce fait trompeuses. Ingleson montre cependant
qu'il est possible d'établir une corrélation ·entre les zones à forte
prostitution et le taux de syphilis, en particulier dans les régions
d'immigration, les ports, les bases navales et aux alentours des
casernes. Il ressort de ces rapports que la préoccupation d'alors était de
préserver la bonne santé d'une certaine partie de la population : les
fonctionnaires coloniaux et les militaires, ainsi que celle des femmes
indigènes - concubines locales et prostituées - les fréquentant.

34 G. J. HUGO, « Population movements in Indonesia during the colonial period », in J. J.


FOX, R. G. GARNAUT, P. T. MCCAWLEY & J. A. C. MACKIE (eds), Indonesia:
Australlan Perspectives, RSPS, Canberra, 1980: 95-136.
35 En 1912, les maladies vénériennes étaient le second fléau traité p(lr les hôpitaux publics,
après le paludisme.
46
Sexualité, prostitution et sida en milieu urbain indonésien
D'une façon générale, il faut considérer dans l'archipel indonésien
que la propagation des maladies vénériennes a été facilitée, tout au
long de l'histoire de ce dernier, par le commerce et l'exploitation de
ses ressources naturelles qui ont occasionné de nombreux
mouvements internes et externes de population essentiellement vers
les zones de développement économique. Les mesures prises contre la
prostitution - par ailleurs fort coûteuses - et caractérisées par une
forte coercition, des intimidations et des humiliations, ont favorisé la
floraison d'une prostitution sauvage. Tant et si bien que le
gouvernement colonial se résigna à considérer le problème insoluble
et à déclarer que « le fort taux de maladies vénériennes parmi la
communauté européenne résultait, de façon malheureuse mais
compréhensible, du pourcentage relativement élevé d'hommes
célibataires sur une terre étrangère. » La prostitution continua donc de
se développer.

Essor de la prostitution après l'indépendance (1945-1998)


La prostitution à grande échelle n'a certes pas atteint en Indonésie
les proportions qu'on lui connaît en Thaïlande ou aux Philippines,
pays longtemps plus permissifs sur ce plan ; toutefois ce secteur
connaît indéniablement un vif essor depuis l'indépendance. Pauvreté
et chômage, nécessité d'une pluriactivité avec comme corollaire
l'exode rural, masculin comme féminin, venant gonfler le secteur
informel, sont, ici comme ailleurs, à l'origine du développement de la
prostitution. Les années 1950 allaient être affectées par une extension
du chômage et de la pauvreté. Les familles, tant en milieu rural
qu'urbain, étaient désormais dans l'obligation quasi absolue de
diversifier leurs sources de revenus. La fin des années 1960 et le début
des années 1970 ont marqué la croissance d'un exode rural, auquel les
femmes prenaient désormais part. Se retrouvaient donc dans les villes
de forts pourcentages d'hommes et de femmes célibataires. Les
femmes, sans grande instruction, ni compétences professionnelles, ont
alimenté un secteur informel en pleine expansion, en s'employant
comme vendeuses ambulantes, domestiques, voire prostituées.
Une grande instabilité conjugale, particulièrement sensible en
milieu rural javanais, et un taux élevé de divorces précoces (40 à 50 %
dans les 5 ans suivant le premier mariage), suite à des mariages
arrangés par les parents, ont également un impact certain sur
l'augmentation de la prostitution. Des études menées sur les
47
Sexualité, prostitutIOn et sida en mIlieu urbain mdonéslen
conséquences des échecs matrimoniaux plaident en ce sens 36.
Aujourd'hui encore, nombre de professionnelles du sexe interrogées
par nos soins ont mis en avant ce motif pour justifier leur activité
(proportion de 3 sur 4), n'ayant ni pension alimentaire pour survivre,
ni qualifications professionnelles pour trouver un autre métier. La
diminution des emplois dans le secteur primaire et l'augmentation des
offres dans le secteur tertiaire ont attiré nombre de femmes en ville où
elles pouvaient espérer trouver un emploi de service. Mais les bas
salaires et le coût de la vie en ville rendent parfois attrayants les
revenus de la prostitution 5 à 10 fois plus élevés que n'importe autre
d'activités. Ce secteur génère en effet des gains très appréciables. Un
ouvrage de sociologues et de démographes sur l'histoire et le
développement de la prostitution en Indonésie, publié en 1997, précise
son poids dans l'économie indonésienne 37. Les auteurs estiment entre
140 000 et 230 000 le nombre de prostituées «formelles», dont le
revenu annuel cumulé se situe entre 1,2 et 3,3 miHiards de dollars US,
soit entre 0,8 et 2,4 % du PŒ indonésien, en 1996 38. Et ces chiffres
devraient être multipliés par deux, si l'on pouvait prendre en compte la
prostitution clandestine ou occasionnelle.

Diversification et multiplication des formes de prostitution


Le dermatologue Simons 39, dans la seule ville de Surabaya, avait
déjà inventorié en 1939 huit catégories de prostituées : celles opérant
dans des petites échoppes aux abords du vieux port ; les prostituées
d'origine locale racolant dans les rues ; les employées des bordels du
centre-ville appartenant à des Chinois ou à des Japonais ; les
employées de bordels «villageois» situés à la périphérie de la ville ;
les services discrets des domestiques indigènes; les services encore

36 JONES, G. W., Marriage and Divorce in lslamic South-East Asia, Oxford University
Press, Singapour, 1994, ch. 5, et WIBOWO, S., GUNAWAN, A. ; MERINA, D., ANISAH &
AZIZ, D., Penelitian deskriptif mengenai sebab-sebab kota lndramayu sebagai produsen
utama wanita tuna susila, Jakarta : Pusat Penelitian Kemasyarakatan dan Kebudayaan,
Universitas Indonesia, 1989. Cette étude montre que la quasi-totalité des jeunes divorcées
d'Indramayu partent se prostituer à Jakarta.
37 T. H. HULL, E. SULISTYANINGSIH & G. W. JONES, Pelacuran di lndonesia, Sejarah
dan Perkembangan, Seri Kesehatan Reproduksi, Kebudayaan, dan Masyarakat, Pustaka Sinar
Harapan, Jakarta, 1997.
38 «Bursa seks di Indonesia tetap spekuJatif», Kompas, 12/07/1997.
39 P. SIMONS, « Indrukken over de prostitutie en de homosexueele, en over het voork{)men
van geslachtsziekten in Nederlandsch Oost-Indieen West-Indie », Nederlands Tijdschrift
voor Geneeskundlg, vol. 83, 1941.
48
Sexualité, prostitution et sida en milieu urbain indonésien
plus discrets de logeuses néerlandaises auprès de leurs jeunes
compatriotes et locataires ; les prostituées européennes des maisons
closes de luxe; et enfin la prostitution homosexuelle masculine.
Soixante ans plus tard, le tableau est encore plus complexe. Loin
de rester confinée, voire contingentée dans des quartiers réservés,
selon le souhait des autorités, la prostitution se pratique désormais
aussi d'une façon informelle, illégale mais tolérée, dans des lieux de
distraction aussi divers que les salons de massage ou de beauté, les
karaokés, les boîtes de nuit, les hôtels et restaurants, les parcs
d'attraction, les centres commerciaux, les cafés, la rue, près des
universités, des voies ferrées, etc.
Les années 1985-1997 ont marqué l'entrée de l'Indonésie dans
l'ère de la mondialisation et son décollage économique a fait souffler
un vent libertin sur la mode, les mœurs et les propos. Les citadines
optèrent pour des tenues occidentales « modernes». La presse
populaire en essor croissant livra en pâture les vies sentimentales
mouvementées des vedettes locales. Les homosexuels, les lesbiennes
et les travestis militèrent ouvertement pour la reconnaissance de leurs
droits, à travers des revues spécialisées et des soirées à thème, selon le
modèle occidental. Les années 1995 virent même l'avènement des
téléphones roses, symbole absolu de modernité urbaine. Tous les
magazines désireux d'être dans l'air du temps se devaient de faire
régulièrement leurs unes avec des reportages à connotation sexuelle.
C'est ainsi que, durant la dernière décennie, les médias révélèrent
l'apparition de nouvelles mœurs sexuelles 40. Alors que l'idéologie
officielle de « l'Ordre nouveau» 41 en vigueur depuis 1965 envisage
la sexualité comme une harmonieuse répartition des rôles, masculin et
féminin, dans le strict cadre du mariage, en vue de créer une famille
modèle, à deux enfants uniquement 42, la presse révéla l'existence des
Perek (perempuan eksperimen : « femme expérimentée» ou « aimant

40 Nous n'en citerons que quelques-uns car leur liste serait trop longue: «ABG », Gatra,
21/06/1997;« Gigolo », Matra, mai 1994;« Wanita-Wanita Simpanan», Matra, nov. 1996.
«Gadis kencur saba Mal-Mal », Ummat, 5/08/1996 ; « Cali Me. Telepon saya, Anda aman
dari AlOS », Matra, nov. 1992; « Sex Malam di Surabaya », Matra, juillet 1997 ; « Telepon
Kencan », Gatra, aoüt 1997 ; « Perek-perek Asing », Matra, mai 1997.
41 « L'ordre nouveau» (ordre baru) a succédé à une période de « démocratie dirigée» (1957.
1965), et marque une réorientation politique du régime et un retour à des principes
d'administration autoritaire.
42 J. 1. SURYAKUSUMA, « The State and SexuaJity in the Indonesian New Order »,
International Conference on the Construction of Gender and Sexuality in East and Southeast
Asia, 9-11 Dec. 1990, UCLA, Los Angeles.
49
Sexualité, prostitutIOn et sida en milieu urbam indonésien
multiplier les expériences»), jeunes urbaines, étudiantes et
célibataires, issues de la classe moyenne, qui rejettent le modèle idéal
de la mère de famille, éducatrice des enfants, soutien de la carrière du
mari, et bonne citoyenne. Soucieuses de satisfaire des goûts dictés par
la publicité, les Perek entretiennent des relations sexuelles avec qui
leur plaît, contre de l'argent ou des cadeaux. Puis apparurent les
wanita kaplingan, prostituées qui deviennent des maîtresses attitrées;
les ladies escort, WP (wanita panggilan) ou Purel (public relation),
hôtesses de luxe, parfois étrangères (chinoises, taïwanaises, est-
européennes) mises à l'entière disposition des hommes d'affaires, les
om (oncle, client d'âge mûr) friands d'ABG (anak baru gede,
adolescent(e)s) ou de cewek bispak, yang bisa dipakai (filles faciles),
tante (femmes d'âge mûr) consommatrices de gigolos, etc. Toutes ces
sexualités, dans la mesure où elles sont la plupart du temps
monétarisées, s'apparenten.t à des formes de prostitution.
L'idéologie officielle qui prône la fidélité conjugale est battue en
brèche par des catégories de personnes de plus en plus nombreuses ou
de plus en plus enclines à revendiquer leur mode de vie : célibataires,
homosexuels, travestis, prostitués professionnels ou occasionnels de
tout genre et de tout âge, personnes adultères ou polygames, urbains
générateurs de nouvelles tendances culturelles et de nouvelles formes
de sexualité.

Classification et hiérarchisation des formes de prostitution


D'emblée, on s'aperçoit du caractère mouvant et polymorphe de
ce phénomène. Il est cependant possible d'esquisser une typologie des
différentes sortes de prostitution. Il faut tout d'abord distinguer la
prostitution officielle, déclarée et légale, de la prostitution informelle
et donc illégale. L'officielle figure la partie visible de l'iceberg. Elle se
pratique dans des quartiers réservés (Kompleks, lokalisasi WTS 43),
souvent hérités de l'époque coloniale, bien souvent situés à proximité
d'une zone d'échanges et de transit (ports, gare ferroviaire ou routière)
ou dans des centres de réhabilitation pour femmes (Panti Rehabilitasi
Wanita), institués dans les années 1960, et au nombre de 22 dans

43 Au début des années 1960, dans le cadre d'une campagne de « discipline sociale» bâtie sur
le modèle colonial, le gouvernement a créé des quartiers réservés afin de mieux contenir la
prostitution. Dans ces quartiers, les rumah bordi/ (<< bordels») s'alignent le long des ruelles
sous la surveillance, des militaires et des autorités locales. Le service social de la municipalité
supervise les affaires sanitaires.
50
Sexualité, prostitution et sida en milieu urbain indonésien
l'archipel. Selon la terminologie officielle, les « Femmes sans
morale» (WTS, wanita tuna susila) sont regroupées dans ces centres
afin de suivre un enseignement religieux et une formation
professionnelle, tout en continuant d'exercer leur commerce. Ces
femmes sont qualifiées de pelacur bordi/, « prostituées de bordel ».
Les représentants de la santé publique estiment que seulement 10 %
des transactions sexuelles s'effectuent dans le strict cadre de la
prostitution officielle 44. La visibilité de ces quartiers réservés et
l'animation qui y règne ont presque toujours favorisé le
développement de quartiers mitoyens de prostitution informelle, très
fréquentés parce que les « distractions» y sont meilleur marché.
L'informelle, par définition illégale, souterraine et par conséquent
difficile à cerner, s'exerce néarunoins au grand jour et au vu de tous :
elle est donc, dans les faits, tolérée. Elle regroupe toutes les personnes
qui font commerce de leur corps en dehors des quartiers réservés et
hors contrôle des autorités, à savoir: les prostituées qui ont échappé à
l'encadrement officiel, celles dont les tentatives de réhabilitation ont
échoué, et, surtout, celles qui veulent exercer leur activité librement,
mais illégalement. Ce qui expose cette catégorie aux contrôles et
rafles de la police. De ce fait, ces personnes deviennent très mobiles,
changent fréquemment de lieux d'exercice de leur commerce, de
quartiers, de villes, voire d'îles, et parfois de noms et de carte
d'identité.
La prostitution informelle se caractérise non seulement par ses
nombreuses variantes mais surtout par une hiérarchisation en fonction
des atouts de la personne et des tarifs pratiqués. Les prostituées de
luxe (pelacur klas atas), parmi lesquelles les call-girls (pelacur
panggilan), les ladies escort (hôtesses ou secrétaires qui fournissent
une prestation sexuelle contre rémunération), les artistes et starlettes
qui se vendent aux puissants, occupent le sommet de cette hiérarchie.
Elles sont une minorité, riche et enviée, qui fréquente les hautes
sphères de l'argent et du pouvoir. La position intermédiaire, moyenne
(pelacur klas menengah) est occupée par toute une série de femmes
(hôtesses, masseuses, barmaids, entraîneuses, vendeuses) qui s'offrent
moyennant finances aux cadres et autres représentants de la classe
moyenne urbaine. Au bas de la hiérarchie, les prostituées de rue
(pelacur klas rendah, pelacur jalanan) sont celles qui racolent sur la

44 « Closure ofhrothels leads to new plight », The JakJJrta Post, 15/09/98.


51
Sexualité, prostitution et sida en mi/leu urbain indonésien
voie publique (rues, bords de rivières, parcs, cimetières chinois et
recoins sombres des villes) et pratiquent de ce fait les plus bas prix du
marché, accessibles aux prolétaires urbains.
Il nous est apparu que des prostituées passent d'un secteur à
l'autre. Nous avons fréquemment rencontré d'ex-prostituées
« formelles» qui au terme de leur stage de réhabilitation, n'ont pas pu
ou pas souhaité se réinsérer, et ont replongé dans la prostitution
informelle. D'autres, du fait de l'âge, se déclassent, et passent d'un
établissement officiel à un bordel clandestin, ou d'un quartier chic à un
quartier pauvre.
Les prostituées occasionnelles, encore plus difficiles à cerner,
participent aussi à la prostitution informelle. Ces dernières ne font pas
de la prostitution leur activité principale. Elles ne se prostituent donc
pas régulièrement, mais seulement au gré de leurs besoins financiers.
Ce phénomène touche une très vaste catégorie de femmes, de tous
âges et de toutes conditions sociales. La raison la plus fréquemment
invoquée par les intéressées pour expliquer leur double vie est la
nécessité de faire face rapidement à une dépense inattendue : frais
médicaux pour un membre de la famille, remboursement d'une dette
contractée par la famille, frais de scolarité pour elle-même ou pour un
parent, problème de soudure entre deux récoltes. Cette forme de
prostitution semble être la moins mal jugée par l'opinion publique
indonésienne. Même si l'action demeure immorale et honteuse, la
culture populaire retient davantage l'image d'une femme courageuse et
héroïque qui accepte de se sacrifier - de façon ponctuelle - pour
venir en aide à sa famille. Reste que dans les faits, il est très fréquent
de passer d'une prostitution occasionnelle à une prostitution régulière.
Ce phénomène, comme nous le verrons, a pris une ampleur
considérable avec la crise financière.
L'accroissement de la mobilité géographique et sociale,
l'urbanisation accélérée, la course à l'argent, les transformations du
mode de vie comme du regard porté par les Indonésiens ,sur leur
société ont considérablement complexifié les données de la sexualité
et favorisé la commercialisation de l'amour. Ce commerce, autant
pour des raisons morales que sanitaires, est un objet d'opprobre
consta.1J.t depuis le XIXe siècle.

52
Sexualité. prostitutIOn et sida en milieu urbain indonésien
Stigmatisation des prostituées comme vecteur de contagion
Comme nous l'avons vu précédemment, les prostituées ont été de
longue date désignées comme vecteurs de propagation des MST
classiques (syphilis, crêtes-de-coq, blennorragie, etc.). Ce phénomène
n'est certes pas propre à l'Indonésie, mais il prend ici un caractère
aigu, les prostituées servant de bouc émissaire dans un pays où l'État,
qui défend les valeurs traditionnelles familiales, se sent menacé par
une épidémie dont il a tenté d'ignorer la menace - et la réalité -
pendant près de dix ans. Mais quand le sida apparut, il ne fut pas
immédiatement perçu comme une MST, transmise par voie
hétérosexuelle. La presse, largement contrôlée par l'État, présenta le
sida d'abord comme une maladie d'étrangers et de touristes, puis,
surtout, comme une maladie d'homosexuels, et ceci d'autant plus que
le discours officiel cautionne l'idée que le sida est une punition divine
condamnant tout comportement immoral ou contre-nature. Cette
croyance fut cependant rapidement ébranlée quand, en juin 1988, la
presse indonésienne révéla la séropositivité de deux prostituées
indonésiennes à Surabaya 45. Le choc de cette nouvelle explique peut-
être que l'une de ces séropositives disparut purement et simplement
peu de temps après le test! Quatre ans plus tard, la municipalité de
Surabaya décida d'entreprendre une campagne de détection du virus
parmi le groupe supposé à risque des prostituées et des travestis et
testa 400 personnes. Elle révéla la séropositivité de quatre
professionnel(1e)s du sexe. Ce qui ne manqua pas de déclencher une
vague de panique, car les médias s'attachèrent à démontrer que les
prostituées représentaient un risque pour la société dans son ensemble
du fait de leurs multiples clients. Autant il avait semblé facile aux
lecteurs des médias de penser qu'ils se protégeraient du sida en évitant
de fréquenter les étrangers, puis les homosexuels, autant il devenait
déroutant d'envisager qu'une anodine relation sexuelle avec une
prostituée pût s'avérer mortelle. Devant la baisse spectaculaire de la
fréquentation des lieux de plaisir, les proxénètes de la ville signifiaient
en toute bonne foi leur étonnement aux journalistes du principal
quotidien régional, du fait que leurs employées avaient droit, tous les

45 Située dans la province de Java-Est, cette ville d'environ 3 millions d'habitants est à la fois
la seconde agglomération et le second port du pays, derrière Jakarta. Elle est réputée pour
abriter le plus grand nombre de prostitués des deux sexes du pays, et la municipalité reconnaît
officiellement six quartiers « chauds », auxquels s'ajoutent de très nombreux lieux de
prostitution informelle.
53
Sexualité, prostitution et sida en milieu urbain indonésien
samedis, à une piqûre obligatoire d'antibiotiques 46. On peut
s'interroger sur l'impact de ces mesures sanitaires sur la propagation
des MST.

Les MST
L'histoire montre qu'un certain nombre de mesures ont été prises
pour parer à une extension des maladies vénériennes par une
surveillance des prostituées. Des examens de santé réguliers ont été
imposés aux employées des quartiers réservés officiels, mais, depuis
l'indépendance, il n'y a pas de centralisation des données tirées de ces
visites médicales. De plus, les résultats d'enquêtes circonstancielles
sur ce sujet jugé «sensible », ne sont pas, aux yeux des autorités
indonésiennes, divulgables.
De la même manière que durant l'époque coloniale, rapports et
statistiques officiels concernant les MST ne sont pas exhaustifs, car ils
ne prennent en compte que les patients des hôpitaux publics. Or, la
population, dans sa grande majorité, a plus volontiers recours aux
médecines traditionnelles, moins onéreuses et jugées plus efficaces. Il
est également vraisemblable que de nombreux cas ne sont aussi tout
simplement pas soignés, car non identifiés ou sans symptômes
visibles.
La propagation des maladies vénériennes a été favorisée, comme
à l'époque coloniale, par la révolution des transports, l'essor de
l'urbanisation et de l'industrialisation, l'exode rural et, de façon plus
générale, par les déplacements de plus en plus fréquents de personnes
à la recherche de nouvelles sources de revenu, loin de chez elles, et
donc moins soumises à la pression sociale de leur groupe d'origine
alors qu'elles sont en âge d'être sexuellement actives. La prostitution a
continué de se développer dans les zones d'activité économique et les
nouvelles zones de peuplement. Toutefois, les structures sanitaires
sont loin d'être de qualité égale dans tout l'archipel. Les îles
périphériques sont infiniment moins bien équipées sur le plan médical
que Java. Diagnostic, soins, et enregistrement du nombre de cas ne se
font pas de la même façon à Java et à l'extérieur de Java. Ces
inégalités de développement contribuent à brouiller les données. Il est
donc, à ce jour, impossible de se faire une image claire et exhaustive
de l'extension des maladies vénériennes dans l'archipel et il faut se

46 Surabaya Post, 27/11/1991.


54
Sexualité, prostitution et sida en milieu urbain indonésien
contenter de données parcellaires. En 1970, une enquête révélait que
98 % des cas de maladies vénériennes enregistrés dans les cliniques de
Surabaya concernaient des prostituées. Une autre étude menée en
1983 dans les centres de santé de la même ville montrait que 85 % des
patients souffrant d'ulcérations de l'urètre avaient eu des relations
sexuelles tarifées 47. En 1997, les services du planning familial (KB)
de Jakarta et de Yogyakarta reconnaissaient quant à eux que 25 à
40 % des femmes qui consultent leurs antennes souffraient de MST 48.
Pourtant dès 1957, dans le sillage de la découverte des
antibiotiques, le gouvernement indonésien, désireux d'endiguer la
syphilis, avait institué un « système régulier de traitement de masse })
(Regular Mass Treatment, RMT). L'exécution de ce RMT reposait sur
l'idée qu'un certain taux de pénicilline dans le sang (plus de 0,03
unités par ml) immunisait la personne contre le virus. Ce programme
fut imposé aux prostituées déclarées, avec le concours de leurs
souteneurs, sous la fonne d'une injection hebdomadaire de 3 ml de
pénicilline, afin de maintenir cette concentration minimum dans le
sang. Une étude effectuée par Soemiatno 49 en 1966, démontre la
portée limitée de cette mesure. Elle n'aurait concerné, en 1959, que 13
villes et n'aurait abouti qu'à 3 848 injections, pour s'étendre ensuite, en
1963, à 33 villes et 243 141 injections, soit une piqûre par semaine
pour seulement 4 675 prostituées. En 1972, une autre étude avançait
que 90 % des prostituées raflées par la police dans la seule ville de
Bandung (Java-Ouest) n'avaient jamais entendu parler du programme
RMT, et n'avaient surtout jamais été examinées par un médecin. Cette
même étude révélait que 4 000 des 6 000 prostituées déclarées de
Surabaya étaient sous surveillance médicale alors que, dans la
capitale, Jakarta, la proportion tombait à 2 000 pour 12 000
professionnelles déclarées.
Quoi qu'il en fût, le laboratoire Biofanna, qui pratiquait des
enquêtes sérologiques régulières, enregistrait une baisse notable de la
syphilis. La proportion de 1 échantillon sur 4 contaminé par la syphilis
en 1939, passait de 1 sur 5 en 1951, moins de 1 sur 10 en 1956, 6 %

47 Un article de A. van der STERREN, A. MURRAY et T. HULL, «A history of sexually


transmitted diseases in the Indonesian archipelago since 1811 », in Sex, Disease, and Society
(Greenwood Press, Londres, 1997), présente un tableau chiffié des différentes études
conduites sur les taux d'infection des prostituées et de leurs clients.
48 « Preventing Aids », Inside Indonesia, juillet-septembre 1997 : 20-21.
49 SOEMIATNO, Public Hea/th in Indonesia, Bulletin Biofarma, 3, 2175-94, cité par Hull,
Sulistyaningsih & Jones (1997: 45).
55
Sexualité, pro~titution et sida en milieu urbain indonésien
en 1960 et 1,3 % en 1965. Il faut cependant noter que, si la syphilis
régressait, la blennorragie, elle, se maintenait et devenait résistante
aux antibiotiques. Cette situation semble avoir perduré puisqu'en
1991, une enquête nationale menée dans trois grandes villes
indonésiennes révélait 3 122 cas de syphilis contre 32 586 cas de
blennorragie 50.
En 1987, des contraintes budgétaires obligèrent l'État à supprimer
les crédits attribués au programme RMT et à passer le relais aux
gouvernements régionaux. Cette mesure a provoqué une baisse du
suivi médical. Dans de nombreux quartiers réservés, il est désonnais
demandé aux filles d'avoir recours à un médecin privé et de payer
elles-mêmes leur injection hebdomadaire de pénicilline. Dans tous les
cas, quand une fille se révèle malade, elle est aussitôt mise à la porte
de l'établissement et livrée à elle-même. C'est ainsi qu'à Dolly - le
plus connu des quartiers réservés de Surabaya - , une fille
surnommée «la Tache» (noda), avait déclaré au quotidien local, le
Surabaya Post, alors qu'elle travaillait désonnais à Jarak (un quartier
de prostitution bon marché, mitoyen de Dolly) : «Je sais que j'ai le
sida mais je continue de travailler. Comment faire autrement? Il faut
bien manger...» 51. Quelques quartiers se sont dotés d'un médecin,
mais bien qu'il n'y ait pas d'étude détaillée sur le sujet, la qualité des
soins semble médiocre. Ayant assisté à trois séances de piqûres
collectives dans les quartiers réservés de Surabaya, nous avons dans
les trois cas, constaté que la même aiguille non stériiisée servait à
plusieurs injections d'affilée.
Ce programme RMT pourrait laisser penser à la société
indonésienne que les injections régulières faites aux prostituées
représentent une garantie irréfutable pour la santé des clients. Or, il
n'en est rien. Le traitement ne concerne d'abord qu'une très petite
minorité de filles : les plus encadrées, les plus dociles, les plus
infonnées. Ensuite, ces piqûres intensives d'antibiotiques rendent les
souches de virus résistantes. Et enfin, ces injections ne protègent ni
des mycoses, ni des ulcérations et encore moins du VIH.
De plus, il nous est apparu que le manque flagrant d'infonnation
conduit à des pratiques à risque.

50 W. E. BRADY & S. A. FITZGERALD, Assessment ofsrDs in three mqjor Indonesian


cities, 19 avril-7 mai 1993, Jakarta: USAID, 1995.
51 Surabaya Post, 24/11/1991.
56
Sexualité, prostitution et sida en milieu urbain indonésien
Croyances erronées et manque d'information
Les MST étant considérées comme courantes et bénignes, chacun
croit disposer de recettes pour s'en prémunir. Dans la vaste panoplie
des croyances, un certain nombre ont la vie dure.
Les premières et les plus courantes concernent l'apparence
extérieure de son ou sa partenaire sexuel(le). «Il suffit d'inspecter
l'aspect physique de la personne»; «si elle n'est pas trop maigre,
qu'elle dégage de bonnes odeurs corporelles et qu'elle est propre, il n'y
a pas de danger», «le corps du partenaire doit être froid, car un corps
chaud est malade», «il faut que le partenaire se lave les organes
génitaux, avec du savon ou, mieux, avec un désinfectant buccal, pour
tuer les éventuelles maladies», tels sont les propos les plus
couramment formulés par les prostituées et les clients que nous avons
interrogés. La propreté apparente, associée à celle d'une «bonne
odeur» ou d'une absence d'odeur, sont perçus comme des gages, voire
des signes irréfutables de bonne santé. La chaleur est par contre
suspecte. Un corps sain est un corps froid, sans humeur, sans
transpiration excessive. L'humidité, et en particulier les sécrétions
vaginales, sont jugées embarrassantes. De nombreuses préparations
d'herboristerie et des pierres d'alun visent à assécher les muqueuses
génitales féminines, ceci dans un souci d'hygiène, mais aussi «pour
favoriser le plaisir masculin». Paradoxalement, les pertes blanches
(keputihan) ne sont pas forcément interprétées comme un signe
d'éventuelle infection.
Un second ordre de croyances se fonde sur certains remèdes,
traditionnels ou non, perçus comme des panacées. L'homme croit
pouvoir fortifier, renforcer les défenses de son organisme en ingérant
telle ou telle boisson : «il suffit de boire régulièrement des tisanes
fortifiantes, en particulier les dénommées «sambiroto» ou «temu-
ireng», «une injection ou un cachet de pénicilline bannit tout risque»,
«boire de l'alcool car, par échauffement de température qu'il
provoque, il multiplie la résistance de l'organisme aux bactéries». Le
commerce florissant de tisanes (jamu) distribuées en boutique, en
kiosque, au café, ou par d'avenantes vendeuses ambulantes dans tous
les points de l'archipel enregistre les meilleures ventes en proposant
un remède à l'usage des hommes : les jamu kuat ou obat kuat. Il s'agit
de potions censées «remonter», «regonfler», «fortifier» et «viriliser».
Aux vertus aphrodisiaques de ces potions s'ajoute l'idée de force
physique, de santé de fer et d'invincibilité. Certaines marques
57
Sexualité, prostitution et sida en milieu urbain Indonésien
n'hésitent d'ailleurs pas à suggérer que leurs obat kuat protégeraient du
sida. Sur leur emballage figure d'ailleurs immanquablement un
Superman, un guerrier féroce, un invincible héros mythologique ou un
biceps gonflé.
Le troisième type de croyances concerne certaines pratiques. «Se
retirer avant l'éjaculation, car les microbes remontent dans la verge
satisfaite» demeure une des convictions les plus communément
partagées et ancrées, tant parmi les clients que parmi les prostituées.
Sur une vingtaine d'entretiens conduits avec des clients et des
tenanciers de maisons closes, sept personnes ont affirmé qu' «en cas
de doute, pas de meilleur moyen de surmonter le danger de la syphilis,
que de remettre ça avec une autre fille». Cette seconde partenaire,
susceptible d'assainir le corps de l'homme, devant cependant être de
préférence jeune et la «plus innocente» possible. D. Mitchell 52, dans
une étude réalisée dans les années 1960 sur la médecine traditionnelle
de Sumba, confirme que cette pratique était répandue. Ce qui
expliquerait selon lui que dans cette petite île de l'Est indonésien, neuf
femmes sur dix fussent atteintes de blennorragie.
Moins courantes, car plus de l'ordre de la superstition, certaines
croyances attestent «qu'avoir des relations sexuelles après minuit
favorise la non-germination des maladies », ou « qu'il faut absolument
veiller à monter sur son ou sa partenaire et se retirer du même côté
pour éviter les complications médicales. »
Les connaissances concernant le sida quant à elles s'avèrent
encore très limitées, même si toutes les personnes interrogées en
avaient entendu parler dans les médias. Avoir le sida équivalait à voir
son corps se couvrir de taches noires ou rouges, mais comme personne
n'avait jamais vu ces signes cliniques sur quiconque, la maladie restait
donc très abstraite, lointaine, une affaire d'« étrangers ». Seule la
fréquentation d'une femme « sale» (kator), d'un homosexuel, ou d'un
étranger (bule) malade présentait, selon eux, un risque; les autres
modes de transmission du sida demeuraient absolument inconnus. Le
danger du sida demeure difficile à percevoir. Si encore trop de
personnes croyaient qu'il valait mieux éviter tout type de rapports
(même les plus anodins) avec une personne contaminée, trop peu
semblaient avoir perçu la nécessité absolue du recours au préservatif.

52 D. MITCHELL, «Folk medecine in Sumba: a critical evaluation», in lndonesian Medical


traditions: Bringing together the otd and the new, D. MITCHELL (ed), Clayton, Monash
University, 1982 : 4.
58
Sexualité. prostitution et sida en milieu urbain indonésien
Pour ou contre le préservatif?
L'usage du préservatif, - bien que le pays en produise
massivement pour l'exportation - n'est guère répandu en Indonésie.
Pas plus de 5 % de la population y a recours 53. Les très efficaces
antennes locales du. planning familial distribuent à l'échelle nationale
des moyens de contraception à environ 24 millions de personnes. C'est
ainsi qu'en 1995, 7,67 millions de femmes ont bénéficié de piqûres
contraceptives, 5,3 millions ont reçu un stérilet et seulement 3,6
millions d'Indonésiens ont opté pour les préservatifs dans le cadre du
contrôle des naissances 54. Comment expliquer ce faible chiffre? Bien
qu'aucune étude ne l'atteste, il semble bien que la responsabilité de la
contraception incombe aux femmes, et que le préservatif soit jugé
contraignant par les hommes, et peu fiable par les couples.
Dans le contexte de l'épidémie de sida, le débat pour ou contre le
préservatif est encore de mise. En effet, l'Etat indonésien,
bureaucratique et autoritaire, - qui conduit une politique
d'encadrement de la population très efficace, et qui a mené, tambour
battant, des campagnes d'alphabétisation, de vaccination, de contrôle
des naissances, de propreté urbaine, etc. - , aurait pu, de la même
manière, mobiliser efficacement la population à propos du sida en
incitant au port du préservatif. Or, il n'en est rien, du fait de sérieuses
réticences de la part des ministères de l'Éducation et des Religions
vis-à-vis de toute forme d'éducation sexuelle. L'Indonésie a d'ailleurs
attendu sept ans après la révélation du premier cas d'infection pour
élaborer une stratégie gouvernementale de lutte contre le sida.
L'idéologie dominante à propos de la moralité publique et des
comportements déviants semble avoir tué dans l'œuf toute velléité de
prévention. Le Conseil des oulémas indonésiens (MUI) 55 a en effet
refusé, en novembre 1995, une campagne nationale incitant au port du
préservatif, arguant de <d'immoralité» et de la «permissivité» inscrites
dans une telle démarche 56. Partant du principe que plus de 80 % des
contaminés ont contracté la maladie «en se livrant à des pratiques

53 J. E. STEVENS, « Model programs take aim at HlV rates in Indonesia», Science, avril
1994: 4.
54 T. SIMA GUNAWAN, « AIDS creates additional role for condoms», The Jakarta Post,
1/12/1995.
55 Le MUI, constitué en 1975, rassemble des oulémas de toutes tendances et a la possibilité
d'émettre des fatwa, arrêtés juridiques. à propos des grands problèmes de société.
56 « AIDS campaigners accept Moslems' stance on condoms », The Jakarta Post,
10/09/1 996.
59
Sexualité. prostitution et sIda en milieu urbam indonésien
sexuelles immorales» et que le «virus est une punition divine» le MUI
a jugé que l'incitation généralisée au port du préservatif favoriserait
les relations sexuelles hors mariage et la banalisation de la
prostitution. En décembre 1995, un membre éminent de l'IeMI
(Association des intellectuels musulmans), Amir Hamzah, allait même
jusqu'à affinner que ces campagnes internationales de prévention
contre le sida étaient «infiltrées par des sionistes». Le mouvement
sioniste pouvant, selon lui, en effet, tirer parti de ces campagnes,
puisque les plus grandes usines de préservatifs, américaines ou
allemandes, étaient «la propriété d'hommes d'affaire juifs» 57.
Le MUI, avec l'aval du gouvernement, conclut que la religion et
le retour aux valeurs morales constituaient le meilleur moyen
d'endiguer la contagion. Des sennons le vendredi dans les mosquées,
des panneaux affichant des sourates du Coran à l'entrée des quartiers
réservés, devaient inciter les fidèles à bannir tout comportement
sexuel déviant. Avis que ne partagent cependant pas les ûNG qui
considèrent que ce discours touche les seuls pratiquants et qu'il n'a
guère d'emprise sur les groupes à risque.
Dans les milieux de la prostitution, l'usage du préservatif tend à
timidement se répandre, sous la pression des campagnes d'infonnation
menées par les ÛNG. Mais le libre arbitre des clients, l'intense
compétition sur le marché du sexe, rendent parfois la négociation du
préservatif délicate, voire impossible : d'une façon générale, pour des
raisons de préséance sociale, les prostituées ont beaucoup de mal à
négocier le port du préservatif avec leurs clients. En effet, donnée
fondamentale de la psyché indonésienne, l'obligation de respect vis-à-
vis de tout supérieur hiérarchique, d'un aîné, d'un plus puissant,
soumet la prostituée - reléguée aux plus bas échelons de la société
- au bon vouloir du client.
Si dans un contexte de concurrence serrée, la prostituée, même
infonnée des dangers d'une relation non protégée, se doit de ne rien
imposer à son client, il faut noter qu'elle satisfajt souvent gratuitement
les désirs de toute une série d'hommes liés à la vie du lieu où elle
opère (policiers, militaires, tenanciers, vigiles, employés du
gouvernement régional, usuriers, marchands à crédit, etc.). Les
rapports de proximité qu'elle entretient avec ces «familiers» font que
bien souvent le préservatif n'est plus perçu comme nécessaire car ces

57 INIS News/etter, vol. XV, 1998: 34.


60
Sexualité, prostitution et sida en mi/ieu urbain indonésien
hommes sont des proches, des personnes connues... Du point de vue
de la clientèle locale, l'avis sur les préservatifs diffère uniquement
dans les motifs de son rejet : «trop étroit» ou «trop large», mais
unanimement «trop glissant», et largement connoté comme «moyen
de contraception familial, à utiliser avec son épouse, mais, surtout pas
avec une femme que l'on paye pour avoir du plaisir...», L'usage du
préservatif pour se garantir contre les maladies vénériennes ou le sida
restait théorique, car, dans la pratique, « les préservatifs ne sont pas
fiables: ils se trouent souvent." » Seuls les clients sino-indonésiens et
les «Blancs», si l'on en croit les intéressées, ont, de leur propre chef,
systématiquement recours au préservatif.
Il va sans dire que, si chacune des catégories de prostituées
s'expose à des risques, ceux-ci sont plus ou moins élevés en fonction
du degré d'information, d'éducation, de pauvreté, et du type de
clientèle fréquentée. Il est certain que plus la prostituée est bon
marché, plus les risques sont grands. Il faut préciser que dans les cas
les plus extrêmes, le coût du préservatif arrivait en juillet 1997 à
représenter 1/3 du prix de la prestation sexuelle. Coût qui, depuis
l'avènement de la crise financière, est devenu pour les près de 102
millions de personnes passées en dessous du seuil de pauvreté (soit
plus de 40 % de la population totale indonésienne, selon les calculs de
la Banque Mondiale, contre 17 % en 1997) totalement prohibitif.

Prostitution et crise monétaire


Le ministre indonésien de la Population déclarait en juin 1998
que «le prix des contraceptifs a été multiplié par cinq», ce qui laissait
craindre une explosion de la natalité 58, en particulier parmi les 33
millions de couples fertiles, dont 27 millions en 1998 participaient
activement à des programmes de contrôle des naissances. Outre le
problème de la natalité, cette augmentation du coût des préservatifs
risque aussi d'accroître la propagation des MST et les contagions par
le VIH. Ce risque est d'autant plus fort que la dévaluation de la
monnaie locale, la hausse des prix des denrées de base provoquée par
la crise financière, les faillites en cascade, le chômage croissant, tous
ces maux subis par l'Indonésie depuis juillet 1997 ont donné un
sérieux coup de fouet à la prostitution, qui, avec l'émigration
clandestine, se révèle être une stratégie de survie possible. C'est ainsi

58 « Contraceptifs trop chers en Indonésie», Équilibres & Populations, n° 41, juin-juillet


1998 : 7, et « Enfants de la crise? », ScIences Humaines, n° 88, novembre 1998.
61
Sexualité, prostitution et sida en milieu urbain indonésien
que l'ONG «Société Indonésienne des Enfants Libres», basée à
y ogyakarta, déclarait au quotidien national The Jakarta Post, le 26
juillet 1998, que, selon ses propres évaluations, le pays compterait
près de 650 000 prostituées dont 150 000 déclarées contre seulement
70 000 en 1996. Donnée plus inquiétante encore, 30 % auraient moins
de 18 ans. Ce pourcentage élevé est à mettre en relation avec la
déscolarisation qui a jeté dans la rue des dizaines de milliers d'enfants
dont les parents, acculés par la crise, ne peuvent tout simplement plus
payer l'éducation. Depuis l'avènement de la crise monétaire, la
« Société Indonésienne des Enfants Libres» aurait dénombré plus de
100 entrées par mois en prostitution 59.
Les Indonésiens dotés d'un sens développé de la formule ont
rapidement inventé une nouvelle expression pour désigner ce
phénomène nouveau: l'entrée sur le marché du sexe des victimes de la
crise économique: seks krismon, « sèxe de la crise monétaire », qui a
fait l'objet d'une série d'articles de presse 60. La fermeture des usines
textiles et de confection de Jakarta, Jatinegara, Bandung, a jeté des
milliers de jeunes femmes à la rue. Licenciées sans la moindre
indemnité, ces femmes se sont trouvées du jour au lendemain sans
emploi, et sans le moindre espoir d'être embauchées ailleurs. Nombre
d'entre elles, acculées par les difficultés matérielles, se sont
engouffrées dans la prostitution « sauvage ». Les articles de presse qui
relatent des entretiens avec ces nouvelles venues sur le marché du
sexe, insistent d'abord sur le sentiment de honte de ces jeunes femmes,
puis sur leur étonnement à constater qu'en une soirée elles gagnent
parfois plus qu'en une semaine à l'usine. Outre les ouvrières
licenciées, la presse mentionne également le cas de jeunes filles
éduquées, issues des classes moyennes, qui se prostituent
occasionnellement pour arriver à vivre sur le même pied qu'avant la
crise. Le rajeunissement des prostituées semble prolonger un
phénomène révélé par la presse dans les années 1996-97 : celui des
ABG (anale baru gede, adolescent(e)s) racolant après le lycée dans les
centres commerciaux rutilants des grandes villes pour pouvoir s'offrir
les vêtements et les équipements exposés dans les boutiques dernier
cn.

59 R. BERTRAND, « La déréliction de l'État en Indonésie. Les entrées en criminalité comme


entrées en politique? », Critique Internationale, CERI, nO 2, 1999.
60 Notamment, « Setelah PHK, masuk bursa cinta krismon», Media Indonesia, 14/07/98 et
« Monas di waktu malam », Media IndoneslQ, 2/08/98.
62
Sexualité, prostitution et sida en m,heu urbain indonésien
D'autres articles décrivent la place dite du Monas, «obélisque
dressé à la gloire de l'Indonésie et de la dignité nationale dans le
centre de Jakarta et devenu un vaste bordel à ciel ouvert, révélant à
tous la déchéance du pays.» Cette place toujours très animée est
certes depuis longtemps un lieu de prostitution nocturne. Mais, à en
croire les journalistes, il semble que depuis la crise, cette pratique se
soit considérablement intensifiée. De 21 h à 5 h du matin, s'y
regroupent désormais, dans un climat d'âpre concurrence,
transsexuels, prostituées d'avant la crise, étudiantes en perdition, filles
bon marché et «haut de gamme», ouvrières licenciées, et même
«prostituées de bordels», expulsées de leurs quartiers réservés. Il
semble en effet que depuis août 1998, des bars de nuit, des
discothèques et des hôtels de passe aient été victimes de la vindicte
populaire et d'incendies criminels en divers points de l'archipel. Des
associations de femmes musulmanes (IKWAMI) réclameraient
également la fermeture d'un des plus grands quartiers de réhabilitation
de Jakarta, Kramat Tunggak. Des demandes similaires émanant
d'associations musulmanes visent des quartiers réservés de Java-Est.
L'appauvrissement brutal de la population ayant pour corollaire
l'essor de la prostitution sauvage, conjugué aux fermetures de lieux
officiels de prostitution, laisse augurer de très sombres conséquences
sur la santé publique. Tout suivi médical risque fort de disparaître.
La dévaluation de la monnaie locale se répercutera quant à elle
nécessairement sur le coût déjà très élevé des traitements. Quand on
sait que le traitement médical d'un patient atteint du sida revenait à
164 millions de rupiah (70 000 dollars US) par an en 1996, on a tout
lieu de craindre que ces traitements ne soient désormais plus
accessibles à quiconque. Cette sévère récession laisse présager à la
fois un recul de la prévention, une augmentation des risques
d'infection et une impossibilité de soigner les malades.

Conclusion
Le statut ambigu de la prostitution en Indonésie fait que les
efforts déployés pour la protection de ces femmes et de leurs clients
ont été insuffisants. Et, tant que son statut ne sera pas clarifié, les
mesures demeureront contradictoires et inefficaces. Les quatre
ministères concernés par le problème de la prostitution ont pour
l'instant des positions divergentes. C'est ainsi que le ministère de la
Santé admet qu'il faut faire des prostituées la cible des campagnes de
63
Sexualité. prostitution et sIda en milieu urbain indonésien
lutte contre les MST et le VIH. Mais le ministère des Affaires sociales
ne reconnaît qu'à demi-mot l'existence de la prostitution, et s'est
contenté d'instituer des centres de réhabilitation, aux résultats
incertains, dans certains quartiers réservés. Pour ce ministère, les
prostituées partagent le même statut que les ex-condamnés, les
vagabonds et les mendiants. Elles entrent en effet dans la catégorie
des êtres asociaux, à réhabiliter, pour en faire des êtres productifs. Le
ministère du Travail et de la main-d'œuvre quant à lui se refuse à
considérer la prostitution comme une profession et ne lui accorde
donc aucune protection sociale. Tandis que le ministère préposé au
Statut de la Femme, en promouvant le mariage légal, s'oppose
catégoriquement à la prostitution. Par ailleurs, les gouvernements
régionaux et les municipalités lui concèdent une reconnaissance tacite,
dans la mesure où ils délivrent des autorisations, enregistrent des
droits et perçoivent des impôts sur les quartiers réservés.
Les prostituées sont donc considérées comme des êtres déviants
par rapport à la norme officielle, et leur déviance est associée au sida.
Ce qui conduit à une double marginalisation qui a des répercussions à
la fois dans la transmission du VIH mais aussi sur les politiques
d'éducation, de prévention et d'aide en Indonésie.
Mais, bien que le rôle des prostituées dans la dissémination des
MST soit indéniable, elles ne doivent pas être considérées comme les
seules fautives. Contrairement à d'autres travailleurs, elles n'ont pas de
représentants, pas de syndicats, pas d'existence légale, et ne peuvent
se défendre en cas de conflits avec leurs proxénètes, patrons de bars
ou clients. Les souteneurs, tenanciers de bars et des autorités locales
n'incitent pas systématiquement leurs employées à prendre toutes les
précautions nécessaires. Il semble en effet, au dire des intéressées, que
depuis que les quartiers réservés ne sont plus gérés par le
gouvernement central, les actions menées par les autorités locales ne
soient plus aussi efficaces. Il arrive encore souvent que les détenteurs
d'un queiconque pouvoir local en profitent pour obtenir des
contreparties, souvent sous forme de prestations sexuelles gratuites,
sans préservatif.
Dans le contexte du sida, aggravé par la crise financière, l'aspect
sanitaire déjà très imparfait de l'industrie du sexe devient très
préoccupant. Sans campagne massive incitant au port du préservatif et
sans obligation faite aux clients de l'employer, le risque ne fera
qu'augmenter.
64
Sexualité. prostitution et sida en mIlieu urbain mdonésien
Devant ce flou et cette absence de mesures concrètes, ce sont les
ONG, qui, en Indonésie, ont pris les devants, en menant, grâce à des
financements étrangers, des campagnes de prévention dans certaines
villes ou provinces, notamment à Jakarta, à Java-Est et à Bali.
Sulawesi-Nord avec le financement d'USAID, et le Grand Est
indonésien avec les subsides d'AUSAID, sont depuis peu le terrain
d'action des volontaires engagés dans la lutte contre le sida. Leurs
actions consistent à encadrer et former des volontaires recrutés dans
les milieux de la prostitution « formelle », à s'assurer le soutien des
proxénètes, à distribuer gratuitement affichettes, brochures et
préservatifs, et à faire du conseil téléphonique en créant des lignes
d'urgence (hot Unes).
Mais le dépistage, la prévention et les soins ne touchent encore
que quelques-unes des grandes agglomérations indonésiennes, pour ne
pas dire seulement Jakarta, Surabaya et Denpasar (Bali). En dehors de
ces grandes villes, les médecins n'ont pas l'expérience du sida et sont
même parfois encore effrayés à l'idée d'être confrontés à un patient
atteint du sida. La peur semble encore inhiber soignants comme
patients. Il est vrai que certains volontaires engagés dans la lutte
contre le sida dénoncent régulièrement les propos de certains officiels
qui contredisent les consignes nationales censées encourager le
dépistage volontaire et anonyme, la confidentialité des résultats et la
prise en charge du malade. Or, des mesures discriminatoires, des
quarantaines, des tests forcés, une non-confidentialité des résultats,
une surveillance policière de malades, sont monnaie courante et
contribuent à entretenir un climat de peur.
D'une façon générale le discours sur le sida stigmatise trop les
groupes à risque auxquels les « gens honnêtes », « les pratiquants »,
les « bons musulmans» ne peuvent, ni ne veulent s'identifier. Cela
perpétue le mythe d'un sida qui ne concernerait que les autres, les
étrangers, les prostituées, les homosexuels, les asociaux et les
margmaux.
Pour améliorer la prévention, il faudrait d'abord que le
gouvernement indonésien accepte que des études sur les
comportements sexuels soient menées, en toute objectivité et sans
censure. Il faudrait également que les hommes, de par leur rôle
prééminent dans la famille indonésienne, deviennent la cible
prioritaire de ces campagnes. Des séances d'information devraient
également s'adresser à tous les personnages officiels et publics, ainsi
65
Sexualité, prostitutIOn et sida en mzlieu urbam indonésien
qu'aux médecins singulièrement démunis face au syndrome. Des lois
plus strictes devraient également prévenir toute mesure
discriminatoire vis-à-vis des personnes atteintes.

Références bibliographiques
(ne reprenant pas les articles de presse cités en notes de bas de
page)

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66
PROMOTION DE LA FEMME ET SEXUALITÉ
CONJUGALE EN TEMPS DE SIDA.
LE «PRINCIPE DE COUPURE» CHEZ LES
CAMBODGIENNES INSTRUITES

Anne Y GUILLOU

Au Cambodge, le premier cas d'infection au VIH a été dépisté au


moment où l'État-Parti socialiste acceptait de perdre ses prérogatives
- en droit si ce n'est en fait - au profit d'une tutelle onusienne
chargée d'organiser des élections générales (Accords de Paris
d'octobre 1991). Deux faits sociaux, apparus de façon presque
concomitante les années qui suivent cette ouverture, sont à l'origine
des interrogations qui ont donné lieu à l'enquête présentée ici. C'est,
d'une part, l'éclosion d'organisations locales vouées à la promotion des
femmes cambodgiennes, sitôt instaurés et protégés les droits
d'association et d'autre part, l'irruption dans l'espace public de la
sexualité, jusque-là très strictement confinée aux sphères sociales
familiales ou familières (celles des pairs de même sexe), sous l'effet
direct des campagnes de prévention de l'épidémie du VIH/sida. La
fréquentation massive et régulière des prostituées, en particulier, a fait
l'objet d'une reconnaissance publique.
Dans la perspective plus générale des changements sociaux,
brutaux et profonds, qui touchent la société cambodgienne depuis plus
de vingt ans, l'objectif était de comprendre comment se transforment
les rôles sexués au sein des couples cambodgiens 61, sous l'effet direct

61 Les rares monographies ethnographiques sur le Cambodge rural d'avant guerre (1970)
décrivent des statuts féminins et masculins « relativement égalitaires ». 80 % de la population
vit de la riziculture. Le système de parenté est indifférencié avec une tendance à la résidence
uxorilocale. L'unité résidentielle est constituée par la famille nucléaire à laquelle s'ajoutent
deux ou trois personnes apparentées. La hiérarchie d'âge est très forte, supplantant la
hiérarchie des sexes dans la famille. Selon les codes traditionnels, l'épouse doit l'obéissance à
son époux en échange de sa protection. Les relations sexuelles pré-maritales et extra-maritales
ne semblent pas très communes. Elles sont l'objet d'un fort contrôle social, surtout exercé sur
les jeunes filles et les femmes. La polygamie, sans être courante chez les roturiers, est légale
et constatée par les observateurs coloniaux à la fin du XIX· siècle. La division sexuelle du
travail n'est pas très stricte. Les femmes sont communément décrites comme les détentrices du
budget familial mais les décisions importantes concernant les achats ou les activités agricoles
sont prises en commun. Enfin, les lois coutumières de l'héritage et du divorce sont plutôt
égalitaires même si, dans cc dernier cas, les conditions sont plus restrictives pour les épouses
Promotion de lafemme et sexualité conjugale
OU indirect de l'épidémie de sida. L'idée de départ était que les femmes
les plus susceptibles d'amorcer ces changements - les femmes
urbaines, instruites, acculturées, occupant des fonctions politiques ou
associatives - œuvraient à une redéfinition des rapports conjugaux
dans un sens qui leur fût plus favorable, tout en tentant d' « inventer»
une identité féminine, cambodgienne et moderne. Cette hypothèse,
disons-le d'emblée, n'est que très partiellement vérifiée, car cette
identité féminine se structure dans le cadre plus général de
l'acculturation.
Les analyses proposées ici s'appuient sur des entretiens semi-
directifs recueillis, surtout à Phnom Penh, du 1er avril au 30 juin 1999,
auprès de 47 femmes cambodgiennes appartenant à trois milieux
différents mais tous a priori favorables à l'émergence de
revendications féminines ou féministes: celui des ONG locales
engagées dans des actions de promotion de la femme (24 travailleuses
sociales ainsi que deux de leurs collègues masculins), celui des partis
politiques - membres, élues ou nommées au gouvernement (13
femmes) et, enfin, celui des établissements scolaires (l0 jeunes filles).
Les entretiens enregistrés, d'une heure à une heure trente, ont porté sur
leur activité associative ou politique, puis sur l'évolution du statut de
la femme et de l'homme au Cambodge telle qu'elles la percevaient et,
enfin, sur la fréquentation des prostituées et celle des «secondes
épouses » (propon chong, les maîtresses entretenues) par les maris.
J'ai aussi exploité des entretiens semi-directifs (non enregistrés)
auprès de· quinze personnes, des Cambodgiens et des étrangers,
impliqués dans la lutte contre l'épidémie du VIH/sida (gouvernement,

demandant la séparation. Le pouvoir politique et les postes de représentations publiques sont


en revanche détenus par les hommes à tous les niveaux administratifs. Aujourd'hui, après le
régime khmer rouge (1975-1979) et la période socialiste (1979-1993) ce schéma général des
statuts masculins et féminins dans les villages semble grosso modo retrouvé. Mais la
recherche de revenus extérieurs à l'exploitation agricole s'est accentuée, les hommes se
tournant vers les activités de service et les femmes vers le petit commerce. Il faut aussi noter
le phénomène, nouveau dans son ampleur, de l'exode rural, saisonnier ou définitif. Les
différenciations socio-économiques accrues dans les villes conduisent les familles à accorder
aux stratégies d'alliance (à des fins de reproduction ou d'ascension social) une importance
qu'elles n'avaient pas dans le Cambodge rural d'avant guerre. La pression sociale sur les
jeunes filles de milieux aisés ou moyens est donc plus forte, dans la mesure où celles-ci sont
tenues d'incarner plus strictement J'honorabilité familiale et Je modèle idéal de Ja femme et de
l'épouse. Pour une appréhension globale des relations de sexe, Cf J. LEDGERWOOD,
Changing Khmer Conceptions ofGender: Women, Stories, and Social Order, CorneIl Univ.,
Ph D., 1990,365 P et Analysis ofthe Situation ofWomen in Cambodia, Report, Phnom Penh,
UNICEF, June 1992, 163 p.
68
PromotIOn de lafemme et sexualité conjugale
aide internationale, ONG) ainsi qu'utilisé des éléments de discussions
plus infonnelles avec une dizaine d'entre eux. Enfin, le dépouillement
de la presse cambodgienne depuis 1991 (une trentaine de titres,
khmérophones à trois exceptions près) a livré 250 articles traitant du
VIH/sida et émanant de toutes les tendances politiques. J'en ai
complété l'analyse par des entretiens avec les rédacteurs en chef ou les
auteurs de ces articles. Par ailleurs, les familles auxquelles je suis liée
depuis de précédentes enquêtes ethnographiques (1990-1994) m'ont
apporté, par leurs propres expériences, leurs réflexions ou leurs
observations, des compléments indispensables d'infonnation 62.

La reconnaissance publique de la prostitution féminine:


réticences et pragmatisme
Près de dix ans se sont écoulés entre la première détection de
séropositivité au VIH par le Centre de Transfusion Sanguine de
Phnom Penh et la première conférence nationale sur le VIHlsida qui,
fin mars 1999, réunissait devant les médias cambodgiens cinq cents
personnalités du gouvernement, des ONG, de l'aide internationale et
des milieux religieux. Ouverte par le président de l'Assemblée
nationale, le Prince Ranariddh, et close par le Premier ministre Hun
Sen, la réunion avait pour but, comme le rappelait le directeur
d'Onusida Peter Piot dans son propre discours, de susciter davantage
l' « engagement politique au plus haut niveau [...], essentiel dans la
mesure où de solides décisions politiques sont exigées dans des
domaines tels que la sexualité des jeunes et leur apprentissage de la
vie (life ski/ls education) ».
Plusieurs raisons expliquent la « découverte» tardive de
l'épidémie dans ce pays. La plus importante, comme souvent au
Cambodge, tient aux priorités politiques. Bien que les premiers
messages d'infonnation et de prévention aient été diffusés par
l'Autorité Provisoire des Nations Unies au Cambodge (Apronuc) dès
1992 et 1993, l'organisation des élections puis la rédaction de la
Constitution, l'installation enfin du gouvernement multipartite ont

62 Cette enquête fait partie d'une recherche plus vaste intitulée « La société cambodgienne
face au sida: valeurs et pratiques», financée par le Programme thématique « sida »,
Département des Sciences de l'Homme et de la Société du CNRS. Mme Dy Lina, professeur
de psycho-pédagogie à la Faculté d'Archéologie et M. Oeung Sophal, professeur d'économie,
ont prêté leur assistance à la réalisation de cette enquête. Nous remercions toutes les
personnes qui ont bien voulu nous recevoir ou nous aider. Mmes Ida Simon-Barouh et
Martine-Pôleth Wadbled nous ont fait bénéficier de leur lecture critique.
69
Promotion de lafemme et sexualité conjugale
monopolisé les énergies. En outre, de nombreux autres problèmes, aux
conséquences plus immédiates et à l'approche plus familière,
réclamaient une attention urgente guérilla khmère rouge,
rapatriement des 380000 réfugiés des camps de la frontière
thaïlandaise, déminage, aide aux victimes des mauvaises récoltes et
enfin, les endémies et les épidémies «classiques» mais meurtrières
(comme la tuberculose avec ses 20 000 nouvelles infections annuelles,
le paludisme, responsable de 5 000 à 10 000 décès par an 63 et,
provoquant des décès infantiles, les diarrhées, les infections
respiratoires, la dengue hémorragique). Il est également important de
souligner que les donateurs de fonds internationaux eux-mêmes -
dont le pouvoir d'infléchir ou de lancer les politiques publiques est
considérable au Cambodge - n'ont pas vu là un problème prioritaire.
Par ailleurs, l'héritage communiste, la proximité idéologique avec
le Vietnam et l'ex-URSS - dont on sait à l'époque le peu
d'empressement à rendre compte de statistiques réalistes sur
l'épidémie - font que les responsables cambodgiens n'ont pas eu
accès à l'information scientifique et aux expériences étrangères, y
compris à celle de la Thaïlande voisine. Des lenteurs similaires à
celles qu'avaient éprouvées les pays plus tôt touchés 64 sont
perceptibles au Cambodge. Dans les milieux administratifs et
médicaux, les 617 cas de sida rapportés par les services de santé 65 en
juin 1997 ne permettent guère d'imaginer la fulgurance future de cette
épidémie « étrangère». Quant à la population, elle pratique son
habituelle méfiance à l'égard des pouvoirs publics et considère cette
maladie - annoncée mais invisible - comme la bonne vieille
syphilis qui suscite la plaisanterie plus que la crainte depuis qu'elle est
curable. Les gens se demandent si les mises en garde ne sont pas tout
bonnement destinées à lancer le commerce du préservatif ou à limiter
l'expansion des bordels.

63 Estimations du ministère de la Santé et de l'OMS.


Cf 1. F. METZL, Cambodia Situation Report: February 1992, Report, Phnom Penh, NOa
Forum, 1992, p. 15.
64 Cf le Rapport de la Commission d'enquête sur l'état des connaissances scientifiques et les
actions menées à l'égard de la transmIssion du SIda, Paris: U.G.E. (Coll. "10/18"), 1993,
559 p.
65 TIA Phalla et al., « HIV and STD epidemiology, risk behaviours, and prevention and care
response in Cambodia », AIDS. 1998, 12 (supl. B): 12. Les premiers cas de sida sont
rapportés en 1995.
70
Promotion de lafèmme et sexualité conjugale
Le bon sens populaire n'a pas tort sur ce dernier point. Au début
des années 1980, le régime précédent s'est montré rigoureux sur la
moralité de ses cadres, retardant la promotion, dit-on, de ceux qui
transgressaient trop visiblement le principe « un mari, une épouse»
dans les restaurants-dancings d'État - mesures dont certaines femmes
se rappellent aujourd'hui avec nostalgie. Puis il a concentré son action
sur les manifestations publiques de la prostitution renaissante, en
organisant des descentes de police qui, à intervalles réguliers,
fermaient les maisons closes, expulsaient les femmes des quartiers
chauds et les regroupaient dans des centres misérables de
« réinsertion» à l'extérieur des villes. Une ONG qui avait ouvert une
petite clinique à l'usage des prostituées de Tuol Kok à Phnom Penh,
contestait déjà, au début des années 1990, ces mesures expéditives qui
détruisaient ses efforts de soins et de prévention. D'autres voix se sont
associées à la sienne quand la prostitution est devenue, par son
ampleur après 1993, une préoccupation de santé publique.
Mais l'opposition larvée entre les tendances moraliste et
pragmatiste ne prend toute sa mesure qu'avec les enquêtes
épidémiologiques du Programme National du Sida, petite cellule
technique du ministère de la Santé. En 1995, les résultats des tests
réalisés auprès de « groupes sentinelles» sélectionnés 66 présentent
une image de l'épidémie semblable à celle des autres pays asiatiques
en voie de développement, mais particulièrement grave. 38 % des
prostituées travaillant dans les maisons closes sont testées positives
(une prévalence moyenne qui, en 1998, s'élève à 42,5 % avec un
maximum de 64 % et un minimum de 21 % selon les provinces) tandis
que, parmi leurs clients, les militaires et les policiers (respectivement
infectés à 6 % et 8 % 67) constituent le versant masculin de ces
« groupes-noyaux ». Les provinces les plus touchées dessinent un axe
migratoire Nord-Ouest/Sud-Est, passant par Phnom Penh et reliant la

66 À partir de cette enquête en effet, on voit l'image de la transmission se fixer sur la


prostitution féminine, pour de nombreuses raisons (contraintes financières interdisant de
multiplier les « groupes sentinelles», expériences tirées des pays voisins, nécessité de
déterminer de grands groupes d'accès facile). Le grave problème de l'utilisation des aiguilles
non stériles dans les hôpitaux publics, chez les infirmiers privés des campagnes ou chez les
acupuncteurs ne retient plus l'attention. De même, les pratiques homosexuelles ne sont guère
étudiées et documentées. Il est possible que, dans les années qui viennent et pour les mêmes
raisons, l'homosexualité masculine « émerge» dans l'espace public cambodgien tout comme
la prostitution féminine aujourd'hui.
67 L'enquête de 1998 indique 6,2 % chez les policiers. La baisse est due au plus grand
nombre de provinces incluses dans le calcul de la moyenne nationale.
71
Promotion de lafemme et sexualité conjugale
Thaïlande au Vietnam. Enfin, la transmission dans la population
générale par l'intermédiaire des hommes mariés, les « groupes-
relais », s'est déjà largement effectuée à cette date: 3,3 % des femmes
enceintes fréquentant les consultations prénatales étaient testées
positives 68. Au printemps 1999, les estimations portent à 180 000 le
nombre de personnes infectées (sur une population totale de onze
millions) 69 et la presse annonce le sida comme le nouveau « Pol Pot»
du Cambodge.
La revalorisation institutionnelle des organismes
gouvernementaux chargés de la lutte contre l'infection illustre la prise
de conscience progressive - à laquelle contribuent les donateurs en
augmentant leurs crédits et les ONG étrangères et locales en modifiant
leurs programmes d'activités en conséquence. Le peu actif Comité
National du Sida, réunissant de nombreux secrétaires d'État et vice-
gouverneurs de provinces est réorganisé de façon plus restreinte avec,
à sa présidence, le Premier ministre Norodom Ranariddh, signe d'une
préoccupation politique au plus haut niveau. On note cependant que
les réticences politiques et culturelles demeurent à évoquer
publiquement la sexualité et à reconnaître ouvertement l'existence de
la prostitution. Pourtant, celle-ci s'affiche de jour en jour bien au-delà
des habituels quartiers réservés. La tendance répressive s'étiole et se
restreint aux milieux conservateurs - la municipalité, à Phnom Penh
- qui lancent périodiquement des raids policiers contre les bordels.
Immanquablement, ces opérations provoquent le tollé des organismes
de lutte contre le sida, au nom du réalisme et de l'efficacité de leurs
actions, anéanties par la dispersion des prostituées et la méfiance des
tenanciers. Mais le conservatisme politique n'est pas seul en cause.
Face aux bouleversements des trente dernières années et à
l'influence occidentale qui se manifeste à présent, les Cambodgiens
cherchent à construire une identité nationale moderne dont le contenu
reste encore flou. L'image d'un pays voué à la prostitution et aux

68 L'enquête de 1998 testant cette fois des femmes urbaines et rurales en âge de reproduction
indique 2,4 %. Par ailleurs 3,2 % des enfants de moins de cinq ans, hospitalisés dans deux
hôpitaux pédiatriques de Phnom Penh pour une suspicion de tuberculose en 1996, étaient
séropositifs alors qu'aucun enfant de plus de cinq ans ne l'était. Cf B. RICHNER et al.,
« Progression du VIHI chez les enfants au Cambodge», Revue des pratIciens du Cambodge,
Oct. 1997,1,1: 41-42.
69 CHHUON Samrith and SAPHONN Vonthanak, Report on Sentinel Surveillance in
Cambodia. 1998, Phnom Penh, National Center for Dermatology, Venerology and HIV/AIDS
Control, Ministry of Health, 14 p. + annexes.
72
Promotion de lafemme et sexualité conjugale
spectacles indécents ne répond pas à cette « tradition nationale» 70
(propeyni chie! 71) si souvent invoquée, comme une incantation, par
les médias. Celle-ci se veut au contraire pudique et étrangère aux
débordements nocturnes de Bangkok. C'est moins, encore une fois, la
réalité des pratiques que leur irruption publique qui est en cause. L'on
observe ainsi que l'image de la Cambodgienne prostituée s'est trouvée
détournée dans les représentations collectives alimentées par les
médias. La nationalité des prostituées fut tout d'abord mise en cause,
arguant de la forte proportion de Vietnamiennes dans les maisons
closes - une réalité dans les années 1980. On entend moins cela
aujourd'hui, sauf dans les milieux nationalistes. De même, la presse
locale a surtout traité d'un phénomène qui, pour être de grande
ampleur, ne constitue pas la totalité de la prostitution: celui des jeunes
filles vendues aux tenanciers de maisons closes contre leur gré 72.
Malgré ces réticences, il faut le noter, les autorités se sont
progressivement rendues à un pragmatisme quelque peu fataliste, qui
s'exerce par ailleurs dans tous les autres domaines d'une gestion
publique débordée et en état de pénurie; une déliquescence accentuée
par les premiers signes de fissures au sein du gouvernement bipartite,
culminant avec l'affrontement armé de juillet 1997 et responsable,
selon un coopérant, de la « perte d'une année entière dans la lutte
contre l'épidémie». La stabilité politique revenue, ce nouveau
pragmatisme se traduit par la création, en janvier 1999, d'une Autorité
Nationale du Sida, directement dépendante du Conseil des ministres et
censée impulser une politique d'ensemble avec le soutien d'Onusida et
des autres bailleurs de fonds (la Banque Mondiale, la Coopération

70 Cette identité cambodgienne moderne en construction est une identité ethnico-nationale.


« Khmer» est un référent ethnique (90 % de la population cambodgienne) et «cambodgien»
(kampuchie) un référent national. Quelle que soit leur origine ethnique, les Cambodgiens
évoquent leur identité nationale en utilisant le terme « khmer », doté d'une valeur affective. La
« tradition nationale» dont parlent les médias, ce sont aussi bien les fêtes du Nouvel An (en
avril), que les cérémonies bouddhiques, les chansons populaires actuelles inspirées des
rythmes traditionnels ou même la Journée de la Femme en mars.
71 Les impératifs éditoriaux rendant difficile l'emploi de l'alphabet khmer, j'ai opté pour une
transcription phonétique approximative des termes les plus importants. Ch se prononce
comme -Ii dans « tiare» et le ng comme dans l'anglais « thing». L'aspiration des consonnes
est rendue par le h. Concernant les voyelles, oue note la diphtongue « ou-eu»; ue la
diphtongue « u-eu » ; ie la diphtongue « i-eu ».
72 À côté de la prostitution « consentie », il faut en fait distinguer la prostitution pour dettes,
dans laquelle les filles sont liées par les emprunts contractés par leur famille et les rapts où
elles sont trompées sur la véritable nature du travail proposé.
73
Promotion de lafemme et sexualité conjugale
française, l'OMS) 73. L'objectif priontaue est le « préservatif à
100 %» dans les maisons closes, une campagne qui commence à
porter ses fruits si l'on en croit les dernières enquêtes
comportementales 74. Les deux autres objectifs consistent à
développer les campagnes d'information et d'éducation ainsi que les
soins à domicile des malades, une nécessité de plus en plus pressante
au fur et à mesure que les entrées dans la maladie se multiplient sans
que les services hospitaliers puissent accueillir les patients.
L'épidémie de sida a été l'occasion d'un changement dans les
habitudes politiques cambodgiennes. Sous la pression des événements
et des donateurs, en effet, la réalité des faits et les discours officiels,
concernant la prostitution, se sont mis à coïncider 75. Le débat public a
pour objet principal, à présent, l'opportunité d'une légalisation de la
prostitution. Une table ronde, réunie au mois d'août 1999 sous la
houlette du ministère des Affaires féminines et des Vétérans (un
simple secrétariat d'État il y a peu encore), exprime dans les termes
que l'on vient de décrire, ces mêmes réticences et ce même
pragmatisme. Quelle est la place des femmes politiques et des
travailleuses sociales dans ce débat?

Les organisations féminines dans leur contexte socio-politique


L'instauration des libertés fondamentales par l'Apronuc a permis
l'extraordinaire éclosion de partis politiques, d'associations et de
journaux - à la vie parfois brève et aux objectifs évanescents, il est
vrai, mais foyers d'expérience pour leurs participants. De cette
effervescence sont nées des associations non gouvernementales et des
partis politiques défendant les intérêts des femmes dans les domaines
du droit, de la santé ou du développement économique. Bien sûr,
l'euphorie de l'année 1993, où tout semblait possible, est quelque peu
retombée sous l'effet conjugué d'un resserrement du contrôle politique

73 Nous décrivons ici la réponse cambodgienne institutionnelle à l'épidémie et non le


dispositif de lutte mis en place. C'est pourquoi nous n'avons pas évoqué les nombreuses
institutions, dont les ONG, qui œuvrent dans ce domaine sur le terrain.
74 53,4 % des prostituées dans les maisons closes déclarent toujours utiliser des préservatifs
en 1998 contre 42 % en 1997. Les pourcentages augmentent aussi chez les clients interviewés.
Cf HENG Sopheab et al, Changes in Hlgh Risk Sexual Behaviour and Commercial Sex
Among Sentinel Groups: 1997-1998, Draft report, Phnom Penh, NCHADS, Ministry of
HealthlFHI, p. 30.
75 On n'aborde toujours pas officiellement ce fait de notoriété publique que le juteux marché
de la prostitution est largement protégé par des policiers et des militaires.
74
PromotIOn de lafemme et sexualité coryugale
et de difficultés économiques accentuées par les combats de juillet
1997. Mais l'élan s'est maintenu en se transformant.
Aux élections législatives de 1998 par exemple, cinq formations
politiques féminines 76 (sur trente-neuf partis en lice) présentaient des
candidates. Elles militaient pour l'égalité des conditions réelles
d'existence -les hommes et les femmes jouissant de droits civils et
politiques identiques dans les textes. Elles revendiquaient également
une représentation accrue des femmes dans les instances élues et
nommées car « les hommes sont la main droite, les femmes la main
gauche» et l'on ne travaille pas d'une seule main 77. Les arguments
électoraux faisaient état de l'échec politique des hommes cambodgiens
qui, individualistes avides de pouvoir et d'argent, avaient livré le pays
à la corruption après l'avoir mis à feu et à sang. Or les femmes « ne
fument pas, ne boivent pas 78. Elles ne désirent qu'un salaire pour
subvenir aux besoins de leur famille », elles «parlent vrai, sont
honnêtes»; autant de qualités qui en feraient des dirigeantes plus
circonspectes et clairvoyantes que leurs homologues masculins 79.
Enfin, l'évocation de Liv Yi (Lieou-ye), reine du lointain Fou Nan
d'après les textes chinois, rappelait, avec d'autres, que les femmes
n'ont pas toujours été évincées du pouvoir 80. Ces partis sont, pour le
moment, de petites formations. Suivant les habitudes politiques
cambodgiennes depuis 1993, elles se font et se défont aux seules
périodes d'élection et n'ont pas encore acquis la notoriété des deux ou
trois grands partis. Elles indiquent toutefois un effort (avec d'autres
actions que l'on ne peut décrire ici) pour mobiliser un électorat
féminin - majoritaire en raison d'un déséquilibre du sex ratio 81 -

76 La cinquième, appelée « Khmers d'Angkor» était menée par un homme mais avait choisi
un logo représentant une paysanne khmère et développait des thèses féministes.
77 Mme Chan Sobunnavy, Parti du Développement National, entretien publié dans Vethikar
sétrey. Toueniety sétrey knong chivepheap noyobay [Forum des femmes. Le rôle des femmes
dans la vie politique], Phnom Penh, Association Femmes pour la Prospérité, 1998, p. 139 et
entretien personnel.
78 Allusion à l'homosociabilité masculine, triviale et orgueilleuse.
79 M. Kong Muny, Parti Khmer d'Angkor, Vethikar sétrey. .. , op. cit., pp. 17 et 18.
80 Dans nos entretiens, le déclin du pouvoir et du statut féminins est associé à plusieurs
reprises à la décadence politique cambodgienne. Une interlocutrice évoque la chute de
Lomvek (capitale prise par les Thaïs au XVIe s.), une autre, la fin de la «Communauté
socialiste populaire» du Prince Sihanouk (1955-1970).
81 La guerre (1970-1975) et le régime khmer rouge (1975-1979) en sont les principaux
responsables. En 1990, 60 à 65 % de la population adulte (plus de 18 ans) était constituée de

75
Promotion de lafemme et sexualité conjugale
qui peut porter ses fruits à moyenne échéance. D'autre part, des
sections féminines existent dans les partis d'influence nationale (Parti
du peuple cambodgien, FUNCINPEC et dans une moindre mesure,
Parti de Sam Rainsy).
Par ailleurs, plus de vingt ONG féminines cambodgiennes
existent aujourd'hui, la plupart installées à Phnom Penh. Soucieuses de
pérennité et du maintien de leurs emplois - car le travail humanitaire
constitue l'une des rares opportunités professionnelles des diplômés
aujourd'hui - elles se sont souvent transformées en pourvoyeuses de
services sociaux ou en agence de développement (en s'installant dans
des quartiers ou des villages, en recueillant des femmes victimes de
violences domestiques ou échappées des maisons closes, en proposant
des stages professionnels, des informations sanitaires, des cours
d'alphabétisation, etc.). D'autres ont une activité plus directement
militante, proposant des stages de leadership aux femmes
responsables des affaires publiques, diffusant des programmes
radiophoniques ou télévisés, dénonçant dans la presse les images
négatives de la femme. Mais leur militantisme se maintient
farouchement indépendant vis-à-vis des partis - une sage précaution
lorsque l'on veut perdurer dans leur domaine au Cambodge. Comme
leurs homologues occidentales dont elles sont parfois les prestataires,
les ONG féminines de développement épousent étroitement le marché
humanitaire cambodgien, son vocabulaire et les priorités définies par
les donateurs internationaux, parmi lesquelles la lutte contre
l'épidémie du VIB/sida.
Les initiatrices de ces ONG sont des femmes de 40 à 50 ans dont
une bonne moitié est issue du milieu paysan, tandis que les autres, de
parents fonctionnaires, étaient déjà en ville avant le régime khmer
rouge. Ce sont des femmes instruites, bachelières pour la plupart et
licenciées pour quelques-unes. Leurs expériences professionnelles
antérieures varient mais toutes ont en commun le contact avec les
Occidentaux. Certaines ont séjourné pendant toute la décennie 1980
dans les camps de réfugiés de la frontière thaïlandaise. Elles y ont
travaillé auprès des ONG internationales, acquérant une formation
pratique (droit, enseignement, assistanat médical) et une habitude du
travail humanitaire. Rapatriées par le BCR vers 1992-1993, elles ont
organisé leur propre association sur les mêmes modèles.

femmes. 30 à 35 % des foyers étaient dirigés par des veuves. Cf B. SONNOIS, Women in
Cambodia, Phnom Penh, Redd Barna, Jul. 1990, p. 1.
76
Promolion de la femme el sexualllé conjugale
D'autres femmes n'ont pas quitté le Cambodge. À la chute du
régime khmer rouge, elles ont pris ou repris leur emploi de
fonctionnaire (souvent dans l'enseignement). Plusieurs ont occupé une
fonction dans la puissante Association des Femmes Révolutionnaires
du Kampuchea, au temps du parti unique socialiste (1979-1992), une
organisation de masse aux ramifications nationales très étendues dont
le but principal était d'encadrer la participation féminine à l'édification
socialiste, cette dernière étant prioritaire. Mais, partenaire obligée de
toutes les actions de développement en faveur des femmes, elle a
pennis à ses membres actifs d'acquérir une expérience qu'elles ont mis
à profit de la même façon que leurs homologues venues des camps,
souvent en travaillant, de façon transitoire, pour l'Apronuc ou des
ONG étrangères, avant de créer leur propre organisation.
Ces femmes participent toutes à la constitution d'une «société
civile» (sangkum civil) cambodgienne, un tenne nouveau, et au
succès certain, qui désigne la montée de contre-pouvoirs et de groupes
de pression au sein d'une société qui, jusqu'à présent, était structurée
autour d'un pouvoir fort, relayé par ses fonctionnaires et s'exerçant sur
une masse paysanne pauvre, considérée avec paternalisme et peu
vindicative. Alors que, sous l'effet de l'épidémie de sida, les discours
sur la sexualité émergent dans l'espace public, que la fréquentation de
la prostitution s'annonce comme une réalité discutée ouvertement,
quelle part ces femmes prennent-elles au débat? Que revendiquent-
elles sur le plan du statut féminin, des rôles sexués - et en particulier
conjugaux et sexuels?

La promotion de la femme par l'instruction et le travail : des


vœux unanimes
Avec une certaine ferveur militante et une belle unanimité, nos
interlocutrices estiment que le statut social des Cambodgiennes est
trop bas. Celles-ci sont volontiers présentées comme des victimes
(neak totouel rong krouh). Ce sont «des victimes de la tradition
khmère, des hommes, de la société », précise, amère, l'une d'entre
elles (ONG, 42 ans). La tradition les prive d'instruction, les cantonne
aux travaux domestiques et réduit leur univers au seul confort de leur
époux et de leurs enfants. Car, si l'école est inutile, elle est aussi
dangereuse. Pour les femmes mais surtout pour les jeunes filles,
s'aventurer hors de la maison sans chaperon, c'est s'exposer aux
soupçons et encourir les critiques d'un voisinage qui ruine une
77
Promotion de lafemme et sexualité conjugale
réputation et compromet le mariage. « Il y a un proverbe khmer qui
dit: les femmes tournent autour du fourneau sans en faire le tour
[complet] 82. Selon les coutumes khmères, les femmes restent à la
maison. C'est tout. Ce n'est pas la peine qu'elles aillent longtemps à
l'école. Il suffit qu'elles restent à la maison, qu'elles préparent le repas
pour leur mari. Elles n'ont pas de valeur» (ONG, 39 ans).
Réduites à une activité subalterne, les femmes cambodgiennes
traditionnelles, telles qu'elles sont présentées dans les interviews, n'ont
aucune confiance dans leurs propres capacités et acceptent « en
ployant l'échine» (aone) une domination conjugale basée sur le
« pouvoir du riz » (komlang bay), détenu par l'époux. Le confinement
à l'espace domestique est responsable des caractéristiques majeures du
tempérament féminin cambodgien qui est décrit comme
excessivement « timide » (ien khmah 83), « faible» (toun khsaoy 84),
« manquant de confiance en soi », « ne s'accordant pas de valeur». Il
s'oppose à celui de la femme européenne « téméraire» (klahan)85. Ces
particularités constituent des handicaps psychologiques à l'ascension
sociale des femmes, à leur accès aux charges de direction et aux
postes de représentation politique. Cela d'autant plus, dit Mme P. N.,
que les confrères masculins ne sont pas avares de commentaires lors
des prestations publiques. « Ils ne le disent pas ouvertement mais ils
chuchotent entre eux [. ..]. Ils observent les tenues vestimentaires, ils
détaillent du sommet de la tête aux bouts des pieds les femmes qui ont
une position importante ,1). Elle propose à cet effet des stages de
« direction » prodiguant des conseils sur le maintien en public ou la
préparation des discours.
Nos interlocutrices voient dans l'accès de toutes les femmes à
l'instruction 86, dans la généralisation du travail extérieur - si

82 Cela signifie que leurs compétences, déjà insuffisantes en ce qui concerne le fourneau, ne
peuvent les conduire au-delà.
83 len khmah indique la crainte de la honte, la pe~r de perdre la face.
84 Toun khsaoy, litt. «doux, faible». Khsaoy donne dans ce contexte une connotation
péjorative à toun. Khsaoy (<< faible») est un attribut féminin qui s'oppose à khlang (fort) dont
la connotation est masculine. Une femme dite « khlang» est une femme masculinisée.
85 La comparaison entre les femmes cambodgiennes et celles d'autres nationalités était
sollicitée dans J'entretien.
86 50 % environ des femmes sont alphabétisées. Le taux de scolarisation général et effectif en
1992 pouvait osciiler de 66 à 97 % selol1 les villages. Depuis 1985, la proportion de filles
scolarisées par rapport à celle des garçons chute régulièrement. En 1992, elles représentent
45 % des effectifs du primaire, 30 % des effectifs du premier cycle du secondaire et 19 % de
ceux du second cycle du secondaire. L'ancien schéma privilégiant la scolarité des garçons
78
Promotion de lafemme et sexualité conjugale
possible salarié - et dans leur représentation politique accrue, les
conditions sine qua non de l'évolution du statut féminin. Elles
affirment avec force que «ce qu'un homme peut faire, une femme
peut le faire aussi» 87. Outre qu'il facilite l'accès à l'emploi, nous dit-
on, le niveau d'instruction du couple ou de la famille est directement
proportionnel au bien-être de la femme. Les parents instruits
manifestent plus de compréhension à l'égard de leurs propres filles.
Rares sont celles qui, nées dans de telles familles, ne suivent pas elles
aussi des études secondaires ou universitaires comme leurs frères. Les
couples instruits sont également plus harmonieux car les époux y sont
mieux à même de comprendre leur femme, de tolérer ses contraintes
professionnelles, d'accepter une maison moins bien tenue, et même,
parfois, de participer aux activités domestiques.
Les violences conjugales, que les travailleuses sociales disent
rencontrer souvent, sont au contraire plus fréquemment le fait des
maris analphabètes et des familles pauvres ou miséreuses car « quand
vous ouvrez les yeux le matin et qu'il nya pas un grain de riz dans la
marmite, est-ce que vous pouvez sourire à votre mari? Est-ce que
votre mari peut vous sourire quand ses poches sont vides?» (ONG,
48 ans). Celle qui s'exprime ainsi est manifestement découragée. Dans
son quartier périurbain de Phnom Penh où s'entassent les victimes de
l'exode rural définitif, elle perçoit le désespoir, la nervosité, la
« folie» même, dont les femmes font les frais en premier lieu. Elle
inscrit donc la promotion de la femme dans le contexte plus général du
développement économique, lequel dépasse largement le cadre des
ONG féminines et concerne directement le gouvernement, dont elle
attend des actions plus concrètes.
D'après les interviews, cependant, un changement notable est
intervenu dans la situation des femmes cambodgiennes ces vingt
dernières années. L'évolution favorable tient, depuis l'Apronuc, à la
publicité faite aux Droits de l'Homme et à l'égalité des femmes, une
« égalité» désormais acquise, estiment les collégiennes de

réapparaît sous l'effet des coûts de la scolarité, en théorie gratuits mais de plus en plus élevés.
Cf J. LEDGERWOOD (Analysis .... op. cif, p. 28 sq).
87 Cette affinnation n'est pas nouvelle. Cf J. LEDGERWOOD (Changing Khmer
Conceptions ... , op. cit., p. 133) notait que les paysannes réfugiées aux États-Unis « insistaient
sur le fait que les femmes effectuaient les mêmes tâches que les hommes avec deux
exceptions: le labour et la montée aux palmiers à sucre », des activités que, depuis la période
khmère rouge et d'après nos propres enquêtes, les femmes ont parfois été amenées à effectuer.
79
Promotion de lafemme et sexualité conjugale
troisième 88. Elle tient également, poursuivent ces mêmes jeunes
filles, à une libéralisation « raisonnable» des mœurs 89 qui leur
permet d'accéder plus facilement à l'instruction quand bon nombre de
leurs mères ou de leurs grands-mères étaient analphabètes. Les
adolescentes peuvent également sortir dans la journée avec
l'autorisation maternelle, choisir leur futur conjoint « à part égale avec
[leurs] parents » (étudiante, 18 ans) et enfin, envisager un avenir
professionnel.
Les plus âgées voient, quant à elles, un changement majeur dans
l'obligation, faite aux femmes de toute condition et de tout âge, de
contribuer aux ressources familiales depuis 1979. Cette sortie massive
tient, d'une part, aux revenus très faibles des maris qui ne peuvent plus
nourrir leur famille, surtout lorsqu'ils sont salariés et en particulier
fonctionnaires 90. Sous le Sangkum sihanoukiste en revanche, nous
est-il répété avec nostalgie, « le seul salaire de l'époux suffisait à
l'entretien de la famille [nucléaire], des beaux-parents, des
collatéraux, des neveux [ou des subordonnés], des petits-enfants»
(ONG, 45 ans). Le travail féminin tient par ailleurs au nombre
important de jeunes veuves tenues d'endosser « un rôle de femme et
un rôle d'homme à la fois » dans leur propre foyer. Or, l'étroit marché
du travail est favorable aux femmes. « Aujourd'hui, beaucoup de
femmes peuvent avoir un travail. Même plus que les hommes. Certains
hommes n'ont pas de travail. Les femmes en trouvent facilement»
(ONG, 29 ans).
Devenues pourvoyeuses principales de revenus, l'équilibre
traditionnel des obligations conjugales - respect et soumission
féminins contre protection et entretien masculins - est dorénavant
bancal, estiment les femmes. Le statut professionnel féminin constitue
à présent un élément important des transactions matrimoniales:

88 Les femmes du Parti du Peuple Cambodgien, l'ancien parti unique, insistent évidemment et
avec raison sur les actions gouvernementales antérieures. Pour les autres, l'Apronuc
représente un moment important puisqu'il marque le début de leurs propres carrières dans les
ONG ou les partis d'opposition. A part ce détail chronologique, les opinions des unes et des
autres ne èivergent pas.
89 l( Raisonnable» traduit ici l'expression « mais nous ne devons rien faire qui outrepasse la
tradition» (pontaè yeung men trov thveu ey aoy chroul houeuh proneyni). On remarque que
les jeunes célibataires (groupes de 15 ans et de 18 ans), qui, bientôt sur le marché
matrimonial, se doivent d'incarner le modèle idéal féminin, insistent plus que les femmes
mariées sur leur sens de la mesure.
90 En 1979, l'État-parti a embauché à peu près tout ce que le pays comptait de survivants
instruits, même faiblement.
80
Promotion de lafemme et sexualité cOnjugale
« Aujourd'hui. [les hommes] se reposent (peung pha-aèk) sur les
femmes. Si le üeune homme] est fonctionnaire et qu'il veut se marier,
il choisit souvent une commerçante pour qu'ils puissent s'aider
mutuellement. Ce n'est pas comme avant ( ..]. Aujourd'hui, l'homme
qui veut se marier observe d'abord [la fiancée proposée en se
demandant] : est-ce que je peux m'appuyer sur elle ou non?» 91
(ONG, 48 ans).
Dans un mouvement inverse à celui de leur propre ascension, nos
interlocutrices croient à la dégradation des qualités masculines
traditionnelles 92. Le propos se fait parfois sévère envers les seigneurs
du foyers accrochés à leurs prérogatives. « Je trouve que les hommes
cambodgiens, dans leur couple, sont très attachés à leur statut
(prokan touenieti). Ils disent: je suis le plus grand. Parce qu'ils sont
les maris, ils [prétendent] être au-dessus de tout le monde. Mais
quand il s'agit de prendre en charge la femme et les enfants, ils ne
sont plus responsables» (ONG, 48 ans). Les changements urbains
destructeurs, les migrations internes en affaiblissant le contrôle social,
expliquent ce déclin du sentiment de devoir conjugal. « Avant, les
parents choisissaient le conjoint. On restait ensemble jusqu'à la mort.
Il ny avait pas de séparation comme aujourd'hui où l'on a la liberté
de choisir» (ONG, 54 ans). « Aujourd'hui, les rencontres entre les
garçons et les filles sont faciles. Avant, les coutumes étaient plus
sévères, Les garçons et les filles n'étaient pas acquis l'un à l'autre
aussi facilement (men ngiey ban khnie). Ça prenait des années avant
que les parents n'accordent le mariage [après avoir soigneusement
observé le futur conjoint). Mais maintenant, on se connaît à peine l'un
l'autre qu'on se dépêche de se marier... et qu'on se dépêche de se
séparer» (Parti politique, 39 ans).
Succédant à une période de grande austérité, l'atmosphère frivole
d'une modernité fictive - pour laquelle il faut incriminer « l'invasion
de la culture étrangère » - grise les hommes et les rend « fous-fous »

91 Le déséquilibre du sex ratio, dans les années 1980, était favorable aux jeunes hommes qui
pouvaient faire preuve de plus d'exigence dans leurs choix matrimoniaux. On entendait alors
souvent regretter que les « jeunes filles n'ont plus de valeur» ; des plaintes plus rares depuis
que la démographie des jeunes générations est rééquilibrée.
92 S'agit-il d'une représentation récurrente? Au Cambodge, dans les discours publics
masculins évoquant les femmes, celles-ci sont toujours louées tandis que seuls les hommes
sont éventuellement blâmés. D'autre part, on entend la même opinion chez des
Cambodgiennes réfugiées en France. Il faudrait analyser de ce point de vue les témoignages
historiques.
81
Promotion de lafemme et sexualité conjugale
(phleut phleun). « Prenez l'exemple de la télévision. Il ny a aucune
promotion de la vie familiale, de la tendresse. On ne voit jamais un
père s'occuper de ses enfants. On ne voit que des filles sexy, habillées
court, des publicités pour les cigarettes, l'alcool. » (Homme médecin,
programme sida du ministère de la Santé). Dans cette nouvelle course
aux plaisirs, « les femmes sont perdantes (chagn boroh). Qu'elles
soient riches ou pauvres, analphabètes ou instruites, elles ont toujours
peur que leur mari s'en aillent avec quelqu'un d'autre» (ONG, 48
ans).
En effet, dès que l'on aborde la sexualité conjugale, la ferveur des
propos en faveur de l'éducation et du travail féminins tombe. Le ton
des entretiens est à présent celui de l'impuissance et du fatalisme,
requis par l'ordre naturel des choses. La sexualité masculine relève en
effet de la « nature» quand celle de la femme, gardienne du foyer,
investie d'un rôle conjugal immuable, relève de la « culture ».

Le noyau dur de l'identité féminine cambodgienne


La sexualité masculine est perçue comme exigeante voire
irrépressible. SOI?- appétit, selon une métaphore très commune, « ne se
contente pa~ d'un seul plat ». « Les hommes ont plus de libido
(chomnang) que les femmes. C'est-à-dire qu'fils] ne peuvent pas se
contenter de n'aimer que leur épouse. Ils ont une, deux ou trois
épouses secondes (propon chong) ou bien ils vont voir les prostituées.
Ça, ce sont les hommes qui ont beaucoup de désirs [ ..]. Mais il y en a
une toute petite proportion qui n'a pas une libido si exigeante. Ils
peuvent être fidèles (smoh trong) à leur épouse. Ou bien ils ont une
fille de joie (srey gni) mais de temps en temps seulement. Cela, on doit
en incriminer la nature (dak toh lu thomachiet vignY. » (ONG, 29
ans). Dans les cas où l'épouse ne peut « servir» (bomrae 93) son
conjoint (maladie, éloignement de l'époux), il est donc admis que
celui-ci puisse solliciter des prestations extérieures.
Ce comportement masculin peut s'inscrire dans une
homosociabilité normale, celle du banquet entre hommes au cours
duquel la trilogie des plaisirs sensuels (alcool/bonne chère/jolies filles)
rappelle ses « mets variés» évoqués plus haut 94. « Quelquefois, ce

93 « Servir» (bomrae) désigne tous les services domestiques, y compris les services sexuels.
94 Les enquêtes auprès des prostituées indiquent que l'ivresse des clients s'accompagne
souvent d'un refus du préservatif et de violence sur leur personne. Elles sont contraintes
d'accepter ces rapports non protégés.
82
Promotion de lafemme et sexualité conjugale
n'est pas qu'ils aient pour fréquentation de joyeux lurons qui aiment se
dévergonder avec les filles de joie (met pheak daèl kheul khoch neung
srey gni). Ce sont des hommes corrects (treum trov) mais ils suivent
leurs camarades. Ils se laissent entraîner par eux» (ONG, 29 ans). Il
est aussi une marque de statut social car se rendre à ces dîners
masculins, fréquenter les bars ou les karaokés demande du temps libre
et de l'argent. Dans tous ces endroits, au cours de toutes leurs sorties,
les hommes sont l'objet de vives sollicitations de la part de filles qui,
de plus en plus nombreuses 95, doivent assurer leur survie - et ne
sont jamais blâmées par nos interlocutrices. « La prostitution, il y en a
depuis longtemps. Mais aujourd'hui, elle explose (stouh khlang). Les
filles ont perdu leur timidité. Elles osent les attraper, elles osent leur
cligner de l'œil. Elles font ce qu'elles peuvent pour avoir un client.
Elles vont jusqu'à les tirer par la manche, leur enlever leurs lunettes
{pour les obliger à les suivre] » (ONG, 45 ans).
Ces propos fatalistes sur la libido masculine sont unanimes, y
compris chez les jeunes filles, à deux notables exceptions près. « Si
l'on regarde les manuels, si l'on interroge les scientifiques, ils
répondent que les femmes aussi ont des désirs sexuels. Mais elles
savent les contrôler. Pourquoi les hommes ne contrôleraient-ils pas
les leurs? { ..] Les hommes sont des êtres humains, ce ne sont pas des
animaux. Ou alors {s'ils prétendent ne pas pouvoir se restreindre] ils
veulent peut-être être considérés comme des animaux? » (ONG, 44
ans). Contre toute attente, la femme qui s'exprime ainsi n'est pas une
marginale ni une figure d'arrière-plan. Après avoir œuvré pendant les
années 1980 au sein de l'organisation féminine de masse de l'État-
Parti, elle a créé une ONG respectée pour son efficacité et sa bonne
gestion. Fait rare, elle bénéficie par ailleurs d'une confiance suffisante
dans tous les milieux politiques pour que des fonctions d'arbitrage lui
aient été confiées aux dernières élections.
La « tradition» préconise le respect du principe « un époux, une
épouse », nous est-il maintes fois rappelé. Mais la nature volage du
mari suscite une certaine indifférence dans la mesure où il ne met pas
en danger l'association conjugale - dans ses fonctions économique et

95 Le nombre de prostituées dans les maisons closes étaient évaluées à 14 000 en 1997. Il a
beaucoup augmenté depuis. Il faut compter aussi les prostituées occasionnelles travaillant
dans tous les bars, les restaurants, les karaokés. Cf Rapport de la Commission des Droits de
l'Homme et de la Réception des Plaintes, Assemblée nationale. Cité in A. DERKS,
Trafficking of Cambodian Women and Children to Thailand, Phnom Penh, Center for
Advanced Study/IOM, oct. 1997, p. 7.
83
Promotion de lafemme et sexualité conjugale
reproductive, en particulier. Or, les cas se présentent dans deux
circonstances majeures: la première est ancienne puisqu'il s'agit de
l'entretien d'une maîtresse. La seconde est récente, c'est la
contamination par le VIH.
Avoir une ou plusieurs « épouses secondes» (propon chong) est
blâmé car « ce n'est pas la coutume. Ce ne sont pas les traditions »,
protestent nos interlocutrices - la transgression de la tradition valant
ici conda.'lmation 96. Dans l'acception actuelle, une « épouse
seconde» est une femme avec laquelle les cérémonies publiques de
mariage n'ont pas eu lieu. Elle ne dispose d'aucune reconnaissance
sociale (kmien pegn mouk moat) et son union est condamnée à la
clandestinité bien qu'elle soit connue de son voisinage, auquel rien ne
saurait échapper. Ce dernier, cependant, ne connaît pas l'identité de la
« première épouse », habitant un quartier ou un village éloigné. La
maîtresse possède certains des attributs de l'épouse. Entretenue par le
mari, cette « femme extérieure» (srey krao) est installée dans un
second logement que celui-ci vient visiter à intervalles réguliers. Les
avis sont partagés sur la généralité du fait, reconnu toutefois comme
ancien. Il n'est pas à la portée de tous, en effet, de subvenir aux
besoins de deux foyers. Chez les plus riches, cela peut même
constituer une marque plus ou moins ostentatoire de statut social: la
maîtresse est décrite comme jeune, belle, tandis que le mari fautif « a
une voiture, un téléphone portable », lui construit une maison. Il est
des situations moins prospères où le mari, sans entretenir un second
foyer, fréquente assidûment une entraîneuse rencontrée dans un bar ou
une maison close. Le souci majeur vient de ce que l'association
économique que représente l'union conjugale est rompue dans ce cas.
Avec une certaine irritation sont décrites « la voiture, la maison»
offertes à la concurrente. L'épouse est trahie parce qu'elle ne maîtrise
plus le budget familial.
La seconde préoccupation angoissante est la nouvelle crainte de
l'infection par le VIH. Une inquiétude d'autant plus grande, disent nos
interlocutrices, que le préservatif est d'un usage presque inconnu au
sein des couples 97. L'on n'y évoque guère le sujet, par pudeur mais

96 La « tradition» évoquée ici est récente puisque, nous l'avons dit, la polygamie est encore
pratiquée, sans être générale, sous le Protectorat français (1863-1954).
97 Une inquiétude collective des Cambodgiens est la peur de l'extinction de leur « race ».
L'épidémie de VIH/sida alimente à nouveau cette angoisse. Le gouvernement n'a pas
encouragé jusqu'à présent le contrôle des naissances. Mais une autre des nouveautés
introduites par les campagnes de prévention de l'infection au VIH/sida est la promotion du
84
Promotion de lafemme et sexualité conjugale
aussi parce qu'il est synonyme, comme en bien d'autres endroits, de
méfiance, voire de mépris. L'épouse accuserait alors son conjoint de la
trouver « sale» 98. Dans la contamination par le VIH, la séparation
entretenue entre les activités sexuelles de l'époux à l'extérieur et à
l'intérieur du foyer est transgressée. Il ne suffit plus qu'il « prenne une
douche, lave son co'rps et son esprit» en revenant d'une escapade. Il
apporte la mort dans sa famille. Il détruit des « victimes innocentes ».
La radio, la presse ont repris ce thème à travers l'exemple de Mme
Som Theara, une jeune mère de trois enfants dont la dernière est
séropositive. Entrée elle-même dans la maladie en 1997, elle a décidé
malgré la « honte» - car, dit-elle, on entend dire « oh ! celle-là est
douée pour les relations sexuelles» - de lancer des appels répétés
aux époux en les « suppliant», se sachant contaminés « de ne pas tuer
[leur famille] avec le sida [...] en faisant celui qui ne sait pas, n'entend
pas» 99.
Quand la cellule familiale est ainsi mise en danger, quels sont les
moyens dont disposent les femmes? Ils doivent être compris dans le
cadre général d'une identité féminine cambodgienne en évolution.
L' « égalité», l'ouverture sur l'extérieur, l'accès à l'éducation ou au
travail ne doivent pas remettre en cause cette clef de voûte de la
« tradition» qu'est le mariage, dont les femmes sont les gardiennes.
« Aujourd'hui, il y a des changements en ce sens que nous aussi,
femmes khmères, sommes évoluées (chuen luen). Nous avons intégré
la civilisation étrangère (ké chomlong ariyathoa boroteh). On le voit
au cinéma, etc.[ ..] Mais il yen a une forte proportion qui s'en tient
aux traditions khmères: l'habillement, le mariage. » (ONG, 29 ans).
« Les femmes khmères restent attachées à leurs coutumes, en
particulier au mariage. Quand on s'unit à quelqu'un, il faut
absolument se marier. C'est une coutume khmère que l'on ne peut
abandonner» (ONG, 45 ans). Pour la femme, le mariage suppose une
union à vie, une fidélité indéfectible à un conjoint unique et une
soumission aux choix des parents qui ont en charge la tâche
primordiale d'opérer les alliances entre familles. Agir selon son gré,
c'est agir « contre sa parenté (koh pi phnaèk gniet») (ONG, 39 ans).
préservatif associée à celle de la pilule contraceptive, le premier étant également présenté
comme une mesure de contrôle des naissances. C'est l'ONG américaine Population Service
International qui a lancé cette opération de « marketing social ».
98 Le préservatif s'appelle en khmer « enveloppe hygiénique» (sraom anamay).
99 Interviews de Mme Som Theara, Radio Sombok Khmum (la ruche), juin 1999 et magazine
Indra devi, 25 mai 1999, p. 17.
85
Promotion de lafemme et sexualité conjugale
La femme doit tout mettre en œuvre pour maintenir coûte que
coûte une union dont les implications la dépassent. Sa qualité
première est une endurance sans limites. « Les femmes cambodgiennes
ont une forte capacité de résignation (peun troam sou troam). Elles ne
divorcent pas. Elles ne prennent pas l'initiative de quitter leur mari (ot
preung leng pdey). Elles le gardent toujours même si c'est une ordure
(khoch changray), même si c'est un ivrogne. J'ai vraiment pitié
d'elles» (ONG, 52 ans). Responsables de la pérennité du mariage et,
pour cette raison même, prêtes à tous les sacrifices, les femmes
cambodgiennes expriment, par la spécificité de leurs qualités, les
caractéristiques ethnico-nationales fondamentales. « D'après moi,
même les femmes qui travaillent, qui ont des moyens [financiers
personnels), même les femmes de haut statut, de même que celles d'en
bas, toutes sont ainsi. Elles endurent, elles ne veulent pas de querelles
qui conduiraient à la rupture [ ..} C'est leur caractéristique. C'est
notre race (pouch ombor) [qui veut cela} ... Notre religion aussi, à la
vérité. La religion khmère [bouddhique} est une religion de
résignation. Nous sommes un peuple doux (choun chiet slot)) (ONG,
48 ans).
Chargées par la coutume de maintenir la sérénité et la stabilité
conjugales, la norme de conduite des femmes cambodgiennes est
décrite en référence implicite aux anciens poèmes didactiques, rédigés
au cours des siècles passés et récités dans les écoles ou les foyers
(chbap srey). « Chaque pays a une civilisation différente. Les femmes
khmères sont nées dans la tradition, les coutumes khmères. Qu'il
s'agisse de leur façon de dormir, de marcher, de se tenir debout ou
assises, elles sont différentes des [autres). Les femmes khmères
doivent marcher dignement (som rom), sans faire entendre le bruit de
leur sampot Dupe khmère). Elles doivent être douces (toun ploun).
[ ..} Cette partie de la tradition veut que les femmes soient posées
(sngop sngiem), en retrait (romtom), modestes (sopheap riem sar) »
(ONG, 29 ans). L'innocence sexuelle fait partie de cette « timidité ».
Elle est un élément important de la construction ethnique sexuée en ce
sens qu'elle est opposée à cette Autre absolue qu'est la Vietnamienne,
dont l'ethnotype veut qu'elle soit experte aux jeux érotiques, suscitant
tout à la fois l'attirance et le mépris des hommes cambodgiens.
Le problème de l'épidémie de VIH/sida vient de cette disparité
entre les comportements sexuels des hommes et des femmes au sein
du couple, estime un médecin responsable du programme Sida au
86
Promotion de lafemme et sexualité conjugale
ministère de la Santé: « J'ai parlé à un moto-taxi de sa vie sexuelle en
sortant d'un café [fréquenté par les étrangers). Il m'a dit qu'il avait
proposé à sa femme une nouvelle position. Elle lui a rétorqué qu'elle
n'était pas une prostituée. De la même façon, les enquêtes montrent
que 70 % des policiers veulent des fellations (il utilise le terme
anglais). Or, si leu':'~ épouses les pratiquaient, ils auraient des doutes
sur leur fidélité: comment sais-tu faire cela? {diraient-ils] ». Voilà
traduit, d'un point de vue masculin, ce que nos interlocutrices
appelaient, mi-ironiques mi-ennuyées, être « fous-fous ».
L'arrivée d'une «épouse seconde» doit donc être traitée selon ces
modèles. Dans l'idéal, il s'agit de susciter, par un comportement
compréhensif et agréable, la compassion de l'époux (anet) et son
regret. Il est frappant de constater qu'un texte de l'organisation
féminine de masse (dissoute officiellement en 1993) dispense, dans un
numéro de sa revue en 1990, des conseils repris presque à l'identique
dix ans plus tard par une jeune femme d'un parti d'opposition: «J'ai
un mari très volage (khoch). J'ai tout traversé (kgnom ban haèl
chhlang oh haeuy). Je ne suis plus jalouse de rien. Je le laisse faire. Il
y va tant qu'il veut (oh chet) puis il revient. Si l'on est jalouse, si l'on
cherche des histoires, ça n'apporte que des disputes, une séparation.
Si on laisse faire, ils voient qu'ils font du mal (thveu bap) à leur
épouse. Ils regrettent ensuite et ils finissent pas revenir. C'est tout. »
(Parti politique, 30 ans). Cet idéal est parfois mis à mal dans la
pratique où, nous dit-on, les disputes à ce sujet peuvent être violentes.
Bien que cela ne soit pas cité par nos interlocutrices, les violences
dirigées contre la maîtresse ne semblent pas rares 100.
Enfin, concernant la peur de l'infection au VIH, les femmes
estiment que, dans leur propre couple, l'art bien mené de la
conversation conjugale, c'est-à-dire la persuasion douce mais tenace,
peut porter ses fruits en amenant le mari à utiliser systématiquement
un préservatif lors de ses escapades sexuelles. Certaines, appliquant à
leur propre famille les compétences acquises dans leur métier de
travailleuses sociales, parlent d' « éduquer» (oprom) les époux en ce
sens. Instruites et bien infonnées, elles ont cependant conscience que
cet art de la persuasion et de l'éducation n'est pas à la portée de toutes.

100 En 1992 dans un hôpital de district, une « épouse seconde» gisait, défigurée à l'acide
dans son sommeil par l'épouse légitime. C'est là, dit-on, un moyen traditionnel de vengeance.
Le meurtre d'une célèbre actrice en juillet 1999 à Phnom Penh fut commandité, dit une
rumeur persistante, par l'épouse d'un haut fonctionnaire.
87
Promotion de lafemme et sexualité conjugale
En introduisant le « principe de coupure» à propos des Noirs
brésiliens qui - tout à la fois agents économiques modernes et
adeptes des cultes du Candomblé - découpaient leur univers social
en compartiments étanches animés de logiques différentes 101, Roger
Bastide envisageait explicitement la possibilité d'extension du concept
à d'autres « cadres sociaux» de l'acculturation, notamment à la
situation particulière des « efforts entrepris dans les pays sous-
développés par des associations internationales» 102 Nos
interlocutrices ont été amenées à côtoyer des Occidentaux, que ce soit
à titre collectif ou individuel (influence des donateurs internationaux
sur la vie politique et économique du Cambodge dont elles sont les
actrices, voyages ou séminaires). Elles ont pris connaissance de leurs
systèmes de valeurs vis-à-vis des rôles sexués. Leurs propres
revendications obéissent donc au double impératif de construire une
«(
identité féminine moderne comme les autres peuples évolués ») et
« khmère ».
Or la promotion des femmes cambodgiennes passe, de leur point
de vue, par une séparation nette (y compris sur le plan affectif, sur le
plan des comportements) entre leur pleine intégration socio-
économique et politique d'une part et, d'autre part, leur rôle de
gardienne de l'union conjugale. La stabilité du couple et des alliances
familiales qu'il engage, est d'autant plus importante qu'elle constitue
un élément fondamental de la structure sociale cambodgienne;
laquelle n'est pas organisée par d'autres groupes d'appartenance
traditionnels. Les femmes que nous avons interviewées se perçoivent
comme les éléments stables d'une cellule qui - à l'image de la
déliquescence publique sous l'effet de la guerre et de l'influence
étrangère - est mise en danger par des époux plus volages et moins
responsables qu'elles. En ce sens, elles sont, par extension, gardiennes
de l'identité ethnico-nationale. La « khmérité» de ces femmes
cambodgiennes s'inscrit profondément dans leur rôle conjugal et en
particulier sexuel, lequel reconnaît l'appétit insatiable d'une libido
masculine que la timidité sexuelle de son épouse ne saurait contenir, si
ce n'est par l'art de la conversation conjugale, douce et sereine et les
qualités irréprochables de son service domestique. L'on conçoit donc

101 D. CUCHE, « Coupure (principe de coupure) », Pluriel recherches. Vocabulaire


historique et critique des relations interethniques, 1993, 3 : 32-34.
102 R. BASTIDE, Les Religions africaines au Brésil. Contribution à une sociologie des
interpénétrations de civilisatIOn, Paris: PUF, 1995, p. 532 [1 ère éd. 1960].
88
Promo/ion de lafemme et sexualité conjugale
que les femmes urbaines et instruites ne prennent pas part aux débats
publics actuels sur la prostitution et la sexualité conjugale, dans la
mesure où, obéissant au principe de coupure, elles réservent leurs
actions à l'intégration socio-économique féminine. L'on voit alors des
femmes, que la timidité et la réserve empêchent de parler de sexe avec
leur mari, arpenter les bordels pour promouvoir les préservatifs ou
organiser des séminaires de discussion et d'information à ce sujet,
devant des salles entières de policiers goguenards.

(Ville de Kampot, avril 1999: la légende pour la femme enceinte précise qu'elle a
été contaminée par son époux qui a donni avec des prostituées. La légende dans le
préservatif dit « Amusez-vous en utilisant un préservatif».)

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91
SEXUALITÉ, MARGE ET RISQUES
D'EXPOSITION AU VIH EN INDE MERIDIONALE:
ISOLEMENT MARITAL, FAMILIAL ET CONTEXTE
DE MULTIPARTENARIAT

Frédéric BOURDIER

Mon intention est de proposer un certain nombre de réflexions


théoriques et méthodologiques qui font suite à une recherche que j'ai
menée dans le sud de l'Inde dans le cadre d'un projet ANRS intitulé
«Conditions de vie, comportements sexuels et risques d'exposition au
VIH ». Cette étude s'est déroulée pendant deux ans et demi dans les
trois plus grandes métropoles du Tamil Nadu: Chennai (Madras),
Madurai et Coimbatore. Je ne présenterai pas le programme dans sa
totalité dans la mesure où il s'agit d'un projet collectif incluant une
dizaine de doctorants, professeurs, membres d'ONG et assistants de
recherche indiens répartis inégalement en trois équipes dans les trois
centres urbains, et où chaque partenaire a abordé la problématique
générale avec sa propre perspective. Très schématiquement, l'objectif
principal consistait à identifier, par le biais d'une étude comparative
d'espaces circonscrits et de populations bien définies, les facteurs
sociaux, culturels et économiques susceptibles de contribuer à
l'émergence de la diffusion de l'épidémie. Plus précisément, l'objet
était de mettre en évidence les formes de sociabilité autour de la
sexualité en se circonscrivant aux contraintes inhérentes aux stratégies
matrimoniales. Appréhender le mariage comme une «pratique à
risque» revenait en effet à envisager sous un angle nouveau les
dangers de contamination par le VIH dans un contexte culturel où,
d'ordinaire, la famille, le système des castes et l'alliance représentent
les matrices régulatrices d'une société où le rappel à l'orthodoxie
demeure associé à la meilleure des préventions envers les maladies
sexuellement transmissibles.
Avant d'entrer dans le sujet, je voudrais clarifier ce qui me
semble être un a priori dans les recherches en cours sur le sida en
Asie. On insiste en effet, en ces temps d'épidémie, sur la levée
d'anciens tabous en matière de sexualité et sur ce qu'on pourrait
Sexualité. marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
appeler le «réveil sexuel» d'une frange de la population, en particulier
les jeunes adultes. Se met alors artificiellement en place une société où
se confronte «deux moitiés », l'une s'acheminant vers une autonomie
relative assortie d'un relâchement des mœurs et l'autre restant fidèle à
une tradition pure et dure prônant l'ascétisme sexuel, si ce n'est un
bon usage de la sexualité dont le rapport avec la mystique hindoue (le
tantrisme) serait valorisé 103 depuis les plus anciens textes sanskrits.
On est fortement en droit de douter de cette opposition puisant ses
sources dans une histoire reconstruite qui sélectionne ses références.
Afin d'éviter cet écueil, mon propos n'est pas d'opposer les valeurs
traditionnelles familiales et une tendance à la libéralisation des mœurs
mais au contraire d'examiner en quoi lesdites valeurs traditionnelles
sont génératrices de perturbations sociales et concourent
«paradoxalement» à l'émergence de situations de multipartenariat
induisant des possibilités de vulnérabilité individuelle et sociale.
L'une des hypothèses est que les «aspirations individualistes» qui, au
demeurant, n'ont rien à voir avec ce qu'en Occident nous dénommons
de la sorte, s,ont la conséquence directe de l'imposition traumatisante
de configurations sociales et de représentations (logique de l'alliance,
relations de pouvoir homme/femme, idéologie de la «bonne
sexualité», etc.) assujettissantes. Un autre constat, qui se révéla
récurrent au cours de nos déambulations ethnographiques, est qu'une
frange non négligeable des jeunes adultes se voit imposer un
isolement social, familial et marital. On ne peut plus parler
d'aspirations individualistes mais seulement de processus
d'individualisation qui s'exercent à divers degrés aux dépens de la
personne ou d'un groupe de personnes. Dans ce cas, on se trouve
confronté à des situations de marginalité et d'exclusion qui suscitent
de nouvelles dynamiques comportementales vis-à-vis de l'épidémie.
Quels sont les outils conceptuels susceptibles d'être adaptés à une
recherche sur la sexualité en Inde? Il est nécessaire de préciser ce qui,
dans le cadre de notre étude, a constitué la base de notre investigation.
Il ne s'agit pas de postuler un modèle en la matière, encore moins de
prétendre à une vérité, mais selJlement de proposer une perspect!ve
d'approche - étudier la marge pour mieux comprendre la structure-
afin de sortir des sentiers battus tout en gardant à l'esprit qu'elle

103 La maîtrise de l'énergie sexuelle peut se sublimer en énergie spirituelle grâce à des
exercices corporels (yoga) et pennet d'accélérer le chemin de la délivrance (du cycle des
vies).
94
Sexualité. marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
puisse être utilisée en vue d'applications concrètes dans le domaine de
la prévention sociale du sida. Mon intervention se situera donc à deux
nIveaux:
- le premier étant, pourrait-on dire, une mise au point à partir
d'une production de connaissance acquise sur ce qu'il est convenu
d'appeler «le terrait}», car force est de constater que la plupart des
idées véhiculées sur la société indienne, donnant lieu à l'éclosion de
concepts sur lesquels reposent des campagnes de prévention, sont à
mon sens trop générales, insuffisantes, voire erronées. Les mettre en
cause permet de repenser des questions tant méthodologiques que
théoriques;
- au second niveau, je m'éloignerai quelque peu de la thématique
de la sexualité pour me pencher sur la place et le rôle de
l'anthropologie en Inde dans la lutte contre l'épidémie.

De quelle société indienne parle-t-on?


J'aimerais tout d'abord exposer des faits issus d'une observation
attentive et prolongée de la société indienne au sein de laquelle j'ai
vécu durant cinq années non consécutives. Avec du recul" et pour
avoir abordé dans les trois dernières années des sujets tels que
l'exclusion, la prostitution, le milieu de la mafia et les gens vivant
dans la marge, je ne peux qu'avoir une perception fort différente du
chercheur orientaliste qui se dissimule derrière ses écrits, de l'expert
pressé tirant des conclusions hâtives et de tous ceux qui se gargarisent
devant l'apparence joviale que veut bien nous donner à voir la société
indienne.
Au premier abord, ce qui est censé faire la spécificité de la société
indienne, c'est une plus grande visibilité des formes de discrimination
et de pouvoir qui s'exercent entre individus, groupes et communautés,
une forte inégalité dans les rapports de genre, une inscription de la
sexualité dans des normes religieuses encore tenaces, l'accès
progressif des femmes à des sphères traditionnellement réservées aux
hommes, la raréfaction de la famille élargie vivant sous le même toit,
un processus d'individualisation émergeant mais contrecarré par de
vives réactions, une prostitution à multiples facettes jouant,
contrairement à ce qui se passe en Europe, un rôle important dans la
propagation du VIH. Mais ces grandes «caractéristiques» sociétales
n'expliquent rien en elles-mêmes, ou mal. Elles peuvent même induire

95
Sexualité, marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
en erreur une fois établies en généralité, et méritent à cet égard d'être
nuancées, contrebalancées par d'autres faits passés sous silence.
C'est ainsi que l'image paisible de la famille indienne unie,
protégée par les liens de solidarité qui émergent au sein d'une parenté
élargie dominée par un ensemble coercitif de prestations obligatoires
et réciproques, est l"objet d'une mythologie extrêmement tenace qui se
retrouve dans un grand nombre d'études indiennes (Khare, 1978 ;
Desain, 1987 ; Fruzzetti, 1990). La famille représenterait un
microcosme parfait: elle serait à la fois révélatrice et agent d'équilibre
social. On l'aura compris, ces interprétations culturalistes ou idéalistes
superficielles tendent à prendre les apparences pour la réalité. Or ces
poncifs sont repris par les décideurs, les représentants d'organisations
internationales et locales qui les utilisent comme base de départ
idéologique pour leur stratégie d'intervention.
Je me rappelle à cet effet une allocution d'un haut responsable
des Nations Unies en poste à New Delhi déclarant devant la presse en
1996 que la famille indienne «une et solidaire» pourrait servir de
modèle au monde entier en ce sens que les valeurs qu'elle véhicule
constituent en elles-mêmes un écran face à l'épidémie... Combien de
personnes dont la trajectoire diffère - y compris tout observateur
désireux d'aller au-delà de la fascination d'une Inde mystique et
colorée - seraient désabusées face à une affirmation aussi naïve?
Des contre-exemples anthropologiques montrent que la famille et
la parenté sont loin d'être ces prétendus havres de sécurité. Des
comités de femmes issues de différents coins de l'Inde et ayant connu
le milieu de la prostitution, ont réalisé une vaste enquête auprès de
leurs consœurs en 1997 et ont démontré la fréquence de l'absence
d'un milieu familial et communautaire «sain» et «sécurisant» chez
les jeunes adolescents, garçons et filles, des villes comme des
campagnes. Selon elles, ce seraient davantage ces dénuements
affectifs que la pauvreté stricto sensu qui inciteraient des adolescentes
à quitter leur foyer parental. C'est également un mythe de croire que
toutes les familles aiment et prennent soin de leurs enfants, surtout
quand on est la dernière venue au monde dans la lignée. Ces enquêtes
montrèrent aussi qu'un nombre incroyable de jeunes ont subi des abus
sexuels dans leur famille élargie, ce qui les a poussés à fuir un univers
de cauchemar dans l'espoir de trouver ailleurs un abri plus sécurisant
qui, souvent, se révélera pire. De même, il est reconnu que la majorité
des jeunes femmes violées par un tiers (le chiffre ayant augmenté de
96
Sexualité. marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
60 % entre 1990 et 1994 selon les sources du gouvernement) se voient
la plupart du temps rejetées par leur propre famille, par leur propre
mari (National Commission for Women, 1998). D'autres études plus
locales comme celle effectuée dans la région économiquement la plus
développée du Tamil Nadu (Coimbatore, au nord-ouest) attestent la
façon dont les jeunes filles célibataires travaillant dans la confection
industrielle sont exploitées par leurs familles, et à quel point ces
jeunes femmes qui se sentent seules sont enclines à fuir un milieu
social oppressant dès qu'une occasion se présente, au risque de ne
connaître qu'une liaison fragile et précaire (Malaramangai, 1997). Les
enquêtes de nos collaborateurs réalisées sur une longue durée (Geetha,
1998 ; Santhosh, 1998), tout comme notre expérience personnelle,
confinnent l'existence d'une violence latente et de conflits multiples
au sein des familles, toutes classes sociales confondues. Car même
dans les milieux aisés mais orthodoxes, un certain nombre de jeunes
adultes refuse de se soumettre à une vie strictement contrôlée par
l'entourage. Prendre en main sa vie, avoir la maîtrise de sa sexualité
constituent de nouvelles tendances qui autorisent pêle-mêle
l'échappatoire, le rêve et la volonté de «faire un peu ce dont on a
envie ». Mais il n'est pas rare qu'un décalage s'opère entre l'éducation
et la protection souvent excessives reçues au foyer et les ressources
minimales nécessaires pour s'engager seul dans une nouvelle vie. A
Chennai par exemple, un des hauts lieux de l'industrie
cinématographique de l'Inde, des milliers de jeunes célibataires issus
des classes moyennes et supérieures convergent vers les studios de
cinéma dans l'espoir de faire carrière comme danseurs ou acteurs,
mais sont attendus par des réseaux mafieux très structurés sachant
faire preuve d'ingéniosité pour prendre dans les mailles de leurs filets
une population jeune, souvent inexpérimentée, fragilisée par une
rupture familiale et prête à accepter des concessions pour conserver le
contrôle de sa destinée. Attitudes de fuite, plus fréquemment
comportements d'évitement et d'agissements dissimulés envers les
siens (partir sous le prétexte des études, d'un travail, etc.), traduisent à
la fois une tentative d'émancipation sociale et une volonté de ne plus
subir les diktats de l'idéologie familiale orthodoxe (Bourdier, 1998b).
Un inventaire de témoignages allant à l'encontre des idées acquises
sans discernement au sujet de la qualité des relations entre agnats
pourrait se prolonger à l'infini. Car, si la famille et le système des
castes constituent indéniablement deux forces majeures de l'ordre
97
Sexualité, marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
social indien, elles sont également génératrices de désordre et de
séparation. Tel est un des principaux enseignements de notre étude en
milieu urbain.
Par ailleurs, les liens familiaux comme «soutien» n'existent que
pour ceux qui ont .une famille et qui adhèrent à ses règles sacro-
saintes. Alors que lès stratégies de prévention reposent essentiellement
sur la chasteté, la famille et la fidélité, qu'en est-il de ceux qui, pour
une raison ou pour une autre, ne sont pas en situation de se marier, qui
restent en dehors des réseaux familiaux indispensables à
l'établissement d'une alliance maritale (les «sans-famille », les
individus rejetés, etc.), dans la mesure où ces formes de marginalité
sociale ont pour conséquence de compromettre toute possibilité
d'union reconnue par la société? Qu'en est-il également de ceux qui
sont écartés de tout réseau familial : femmes ou enfants abandonnés,
transsexuels (ali), prostituées, homosexuels dont les associations
identitaires émergent avec grande difficulté? Et de ceux éloignés,
provisoirement ou définitivement, des réseaux maritaux: migrants
individuels, veufs, divorcés et de nombreux jeunes qui se marient
tardivement en raison de l'impossibilité de fournir la dot ou d'une
conjonction astrale rédhibitoire? Et de ceux qui, extrêmement
nombreux, ont subi un mariage forcé, refusent de s'y résigner et
mènent alors une double existence ? Si nous mettons bout à bout ces
différentes catégories de situations, nombreuses seraient les personnes
à s'y retrouver et bien différente serait l'image qu'elles nous
renverraient de la société hindouisée 104 : une société du paraître,
remarquablement habile à dissimuler ses «miasmes », à mettre à
l'écart ceux qui constituent une menace, réelle ou imaginaire, envers
l'édifice social. N'oublions pas que dans le pays de Gandhi et de
l'Homo hierarchicus, on pratique les funérailles du vivant d~ la
personne pour peu qu'elle ait enfreint les règles sociales les plus
élémentaires (union en dehors de la caste, relation extramaritale pour
une femme, fuite du domicile, etc.). Ces funérailles, dont la fréquence
est bien plus répandue qu'on ne le pense, représentent davantage
qu'une excommunication : elles symbolisent la mort sociale et
physique définitive de la personne dans sa communauté
d'appartenance. Or, en ces temps d'épidémie, on sait pertinemment
que les individus esseulés, déjà marginalisés, risquent de le devenir

104 J'emploie ce vocable pour son caractère englobant qui ne se restreint pas à la
communauté hindoue stricto sensu.
98
Sexualité, marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
doublement. Le problème insurmontable, en termes de prévention au
sens où les épidémiologistes l'entendent, est que toute cette population
ne constitue pas un «groupe à risque» homogène, le seul point en
commun - quoique non des moindres - étant leur situation de
fragilité et d'isolement dans une société où le seul fait d'aller à
l'encontre de la parenté aboutit à être déchu de toute reconnaissance
sociale. Or ne serait-ce pas justement sur cela qu'il s'agirait de se
pencher, afin que les acteurs de santé publique puissent intervenir et
mieux cibler leurs programmes de prévention, dans l'espoir de mieux
comprendre les rouages sociaux générateurs de marginalité sociale
tout en s'intéressant à la façon dont les individus s'y adaptent par la
suite?

Les marges oubliées


Tout le monde n'est pas égal face à l'épidémie, et ceci redouble
de vérité dans les pays du Sud. À ce titre, il faut savoir faire preuve de
lucidité et, comme le rappelle Jean-Paul Moatti (1998), reconnaître
que «le légitime refus de la notion de groupe à risque par crainte de
discrimination (...) (peut) avoir pour effet pervers de retarder la mise
en place d'actions ciblées de discriminations positives 105 vers ces
personnes ». En minimisant l'exposition accrue de certaines personnes
au sida, on restreint le champ d'analyse ethnologique à celui des
pratiques à risque en l'amputant d'une analyse plus complète visant à
savoir «qui fait quoi et avec qui ?». Pour ne citer qu'un exemple,
l'homosexualité étant un délit d'après la loi, aucune campagne de
prévention ne se fait pour les personnes concernées alors qu'une étude
réalisée par une ONG à Chennai et Madurai a montré que les rapports
avec pénétration entre personnes de même sexe étaient généralement
perçus comme des relations à moindre risque par les bisexuels et les
homosexuels eux-mêmes.
Force est de constater qu'une problématique destinée in fine à
cerner les comportements sexuels peut prendre ses sources très en
amont, permettant ainsi d'élargir un champ d'investigation qui ne peut
se contenter dès lors de chercher à savoir ce qui se passe dans le lit des

105 Dans la Théorie de la justice réclamée par John Rawls pour assurer une équité verticale,
il s'agit de traiter différemment des individus différents afin de réduire les écarts entre les plus
démunis et le reste de la population, en mettant en place une discrimination positive avec des
efforts et des ressources plus importants destinés par exemple aux personnes sans soutien
(migrants, prisonniers, femmes abandonnées, etc.)..
99
Sexualité, marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
populations. Au bout du compte, trois questions clés ont guidé notre
démarche et ont servi de fil directeur à notre recherche: comment un
individu en situation d'isolement socio-familial s'organise-t-il pour
remédier à sa solitude? Qu'advient-il dans sa sphère intime, par-delà
les contraintes ou le rejet qu'il subit ? Enfin, quels sont les types
d'univers social qu'essaient de recomposer ces individus et comment
s'y prennent-ils ? On vise moins à expliquer intégralement les
comportements selon un schéma de cause à effet, mais davantage à
rendre compte de ce qui se joue dans les situations étudiées (Van
Campenhoudt, 1998). Il ne s'agit pas non plus de construire des
modèles intégrant la totalité des facteurs déterminants
(anthropologiques, psychologiques, démographiques, etc.) comme
certains l'ont tenté, car toute élaboration de modèle conduit à une
impasse, les facteurs en question n'étant jamais pertinents a priori
mais seulement dans la relation même ; c'est la situation dans son
ensemble, comme configuration particulière de facteurs et comme
processus spécifique, qu'il faut considérer à partir d'outils théoriques
qui vont droit à l'essentiel (Van Campenhoudt, 1998). C',est ainsi par
exemple qu'en différents milieux urbains, certains réseaux «intimes»
de prostitution générés par les femmes se révèlent être une «mesure»
palliative intentée par des personnes isolées et endettées soucieuses
d'éviter une prostitution de type carcérale (Bourdier, 1998b). Une
forme de prostitution peut cacher la menace d'une autre, et si l'on ne
comprend pas la relation de dépendance que génère un endettement
envers un prêteur d'argent, ni le rôle échu à la femme dans le
remboursement d'une dette familiale, d'ailleurs pas forcément
contractée par elle, on risque fort de passer à côté des logiques de
multipartenariats sexuels qui en sont les conséquences.

Des sciences sociales « pulitiquement correctes»


Le phénomène de la marge n'a pas fait l'objet de nombreuses
études. Comment expliquer à ce propos la surdité de la plupart des
recherches en sciences sociales en Inde face aux cris d'isolement qui
résonnent dans les villes? Rares en effet sont les études évoquant des
femmes révoltées contre la tradition, qui n'en peuvent plus de
cohabiter avec leur mari, qui sont insatisfaites à tous égards (Harian et
Courtright, 1995). Encore plus minoritaires sont les travaux qui
montrent la prégnance de la violence psychologique et physique au
sein du couple et le règne de la suspicion dans les rapports
100
Sexualité, marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
matrimoniaux (George, 1996 & 1997). Exceptionnels également sont
les œuvres en sciences humaines abordant, avant la reconnaissance de
la pandémie, le contexte socioculturel de 1'homosexualité, de la
bisexualité, de la prostitution masculine, des relations extramaritales et
prémaritales dans I~. sous-continent. Notons qu'une des plus grandes
sociologues indiennes, Promilia Kapur, la première à réaliser une
étude approfondie sur la vie sociale des call-girls à Bombay, fut
traînée en diffamation, et son livre fut saisi par la justice avant qu'il ne
soit finalement accepté comme témoignage scientifique quelques
années plus tard (Kapur, 1978). La réticence ou l'oubli des chercheurs
à aborder de front une des réalités les plus prégnantes de la société
indienne tient à plusieurs raisons : tradition orientaliste privilégiant les
sources écrites, préférence pour des sujets moins «salissants », plus
visibles et nobles tels que la religion, la spiritualité, 1'histoire et les
mouvements socio-politiques, appréhension plus ou moins consciente
de la part des chercheurs indiens à ne pas s'engager dans les voies
autres que celles du «politically correct» à l'image de la sexualité et
de la marge estimées comme des thématiques déplacées et
exagérées 106. Cette spécificité conduit inévitablement à créer un biais
dans l'analyse de la société indienne où demeurent encore trop
privilégiées les notions d'ordre, de nonne et d'équilibre. Il s'ensuit
l'emploi de concepts surannés, déplacés ou vides de sens encore
utilisés comme grille de lecture tels que «l'unité dans la diversité »,
l'Inde «comme musée d'ethnographie vivant» ou encore «comme
point de rencontre entre tradition et changement ».
L'avènement du sida bouleverse tout cela. Il facilite
paradoxalement le choix d'une option théorique et méthodologique
différente car les données sur l'épidémie ont mis à nu l'existence de
failles et de fractures sociales. Il est désonnais impossible d'occulter
certaines réalités sociales assombrissant l'image du pays. L'Inde n'y
croyait pas elle-même : la généralisation de l'épidémie est venue
battre en brèche le rêve de l'immunité indienne qui, à la fin des années

106 Le livre passionnant, non conventionnel et très complet de Virama, Jean-Luc et Josianne
Racine racontant la vie d'une intouchable dans le pays tamoul, fut également critiqué par
d'illustres indianistes lui reprochant d'avoir donné trop d'importance à des événements, des
détails et de n'être absolument pas représentatif de la société indienne. Dans nombre de ces
critiques injustes, écrites ou issues de conversations avec des collègues, on reste frappé, entre
autres, par cette volonté chez certains' de mettre à l'écart de la recherche (la vraie, la
prestigieuse) des sujets tabous comme la sexualité et le monde des exclus que le livre aborde
avec honnêteté (Virama et Racine, 1995).
101
Sexualité, marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
quatre-vingt, reposait sur la croyance en l'existence de règles
d'organisations sociales élaborées, assorties d'une résistance
génétique supérieure de l'Asiatique, impliquant un contrôle strict et
harmonieux des pensées et des actes de la population. Il y aurait tout à
gagner à opérer un renversement de oerspectives dans la recherche car
comprendre les fond~ments idéaux d'un système social est une chose,
au demeurant indispensable, mais envisager le rapport aux normes en
est W1e autre, non moins nécessaire sitôt que naît le souci de cerner un
fait dans sa totalité et de ne pas se contenter - et c'est aussi le propre
de l'ethnologie - du discours ambiant. Il va sans dire que je n'ai
aucunement la prétention de laisser entendre qu'au-delà de cette
orientation, point de salut 107, mais comme l'affirmait Edmund Leach,
qui a longtemps travaillé en Asie du Sud et du Sud-Est, je reste
convaincu que toute société est en quête perpétuelle d'un équilibre
jamais atteint et qu'un des défauts majeurs de notre discipline est de
vouloir reconstruire un tout parfaitement organisé et cohérent, laissant
peu de place à l'improvisation et aux multiples formes de conflits qui
orientent les rapports sociaux.
Après avoir décidé d'envisager les risques de contamination du
sida en partant des dynamiques familiales et maritales, il n'était guère
pos.sible de se contenter d'une étude purement formelle sur la parenté
et les règles de l'alliance. Plus féconde était la solution visant à se
pencher sur la manière dont les célibataires perçoivent cette institution
du mariage arrangé et, pour ceux qui sont mariés, la façon dont cette
vie maritale est affectivement vécue. On s'intéresse donc moins aux
institutions en elles-mêmes qu'au sens qu'elles véhiculent. D'un point
de vue théorique, cette démarche implique d'humaniser l'objet
d'étude et de réfuter l'idée prônée par Lévi-Strauss selon laquelle
l'affect étant la chose la plus obscure de l'homme, il vaut mieux se
pencher sur les logiques, les modes de classification et de
catégorisation dans les études sur les relations sociales. Je reste au
contraire convaincu que les règles et pratiques de mariage ne restent
pas sans effet sur les individus. Ces derniers ne sont pas à considérer
comme des idiots sociaux mais comme des acteurs adoptant des
stratégies, planifiées ou improvisées, visant à détourner les règles
imposées. Les témoignages recueillis montrent en effet que la vie en
famille n'est pas qu'harmonie, événement sacré, félicité, solidarité,

107 Des travaux remarquables, entre autre ceux de Gérard Heuzé, nous ouvrent les yeux sur
des arcanes habilement dissimulés de la société indienne.
102
Sexualité, marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
unité et nombreux sont les jeunes adultes cherchant à y échapper ou
inversement qui s'en retrouvent exclus. 11 ne s'agit pas non plus de
prendre les émotions pour de simples penchants personnels mais de
les considérer comme résultant d'une production sociale qui les
canalise. Ce vécu agit en retour sur la façon dont les gens se
comportent dans leur parcours marital ainsi que sur la manière dont ils
envisagent les rapports sexuels dans leur trajectoire de vie.
Ayant choisi d'envisager le phénomène de marginalité sociale et
les processus d'individualisation qui en dérivent, une des questions
majeures revient à savoir quels sont les modes d'entrée dans la
sexualité de ces personnes hétérogènes. Dans ces conditions, force est
d'observer que les formes de mariage, donc de canalisation des
relations sexuelles, génèrent des situations conflictuelles et
contradictoires et que même dans une société aussi inhibitrice, les
comportements non conventionnels reflètent la capacité illimitée des
acteurs sociaux à innover, déjouer l'ordre établi et moduler les
contraintes les plus pesantes.

L'idéologie dominante de la sexualité


Là encore, il est légitime et nécessaire d'étudier, dans le contexte
du sida, l'idéologie dominante de la sexualité à condition que cela ne
reste pas un simple inventaire truculent des pratiques et des croyances
détachées des configurations sociales qui leur donnent naissance. De
même, sans pour autant dénier l'existence d'un fond culturel et
d'attentes qui en découlent, je pense utile de conserver à l'esprit
l'existence de myriades d'activité qui ne suivent pas «une
planification culturelle» (Rosaldo, 1989). Les conduites humaines
sont aussi gouvernées par l'ambiguïté, l'incertitude, le tâtonnement ou
le simple manque de connaissances. À ce titre, les recherches sur la
sexualité et le sida gagneraient à se débarrasser des a priori, des
déterminismes simplistes en accordant davantage de place, en tout cas
dans un premier temps, au recueil d'informations, à l'expérience
ethnographique qui seule peut rendre compte de la complexité des
événements, quitte à opérer par la suite un travail de déconstruction et
de reconstruction théorique reposant sur une actualisation des faits
sociaux observables dans des sociétés complexes en pleine
recomposition.
À cet égard, un des apports majeurs de la recherche
anthropologique est d'avoir su montrer l'inanité des approches
103
Sexualité, marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
comportementales «behavioristes» et «positivistes» qui,
malheureusement, demeurent le fer de lance des études commanditées
par les responsables de santé et les organisations internationales
(Voluntary Health Organization, 1997). L'Inde ne fait pas exception:
suite aux multiples campagnes et projets de prévention, rares sont les
gens en milieu urbai'n à ne pas connaître la relation entre sexualité non
protégée et risque de sida. Pourtant un savoir n'implique pas un
changement dans l'action.
On constate la persistance de comportements à risque auprès de
populations bien informées. En conséquence, une des tâches de
l'anthropologie est de repérer les logiques individuelles et collectives
et les forces sociales qui régissent ces comportements prétendument
irrationnels, tout en mettant à jour les formes de contraintes qui
empêchent de mettre en pratique une connaissance acquise et
partagée.
Il apparaît également nécessaire de s'occuper de ce qui relève du
banal dans les rapports à la sexualité sans se focaliser
systématiquement ou exclusivement sur certains aspects extrêmes tels
que la prostitution. S'il est légitime d'insister sur le phénomène, vu
son ampleur dans les villes et les campagnes du Tamil Nadu, il est
regrettable que la plupart des études en cours et récemment réalisées
en Inde abordent la sexualité uniquement en relation avec le
commerce du sexe. Celui-ci occupe, certes, une place importante,
mais outre le fait qu'il revêt des aspects antithétiques et que les
femmes et les hommes impliqués ne constituent en aucun cas un
groupe homogène, il y ad'autres choses fort intéressantes à mettre en
lumière: la sexualité dans le contexte du mariage, les relations
sexuelles coercitives, les notions d'amour et de plaisir recherchés, etc.
On sait déjà que les relations hiérarchisées entre les sexes exigent des
femmes des comportements qui rendent futiles les stratégies de
prévention ciblées sur un groupe à risque et sur l'usage du préservatif
si elles ne tiennent pas compte des réalités socio-économiques dans
lesquelles elles s'insèrent. Mais l'inverse peut être vrai: dans une
société où les relations sexuelles entre générations sont fréquentes, les
femmes mariées savent imposer leur volonté aux jeunes adultes
célibataires dont l'inexpérience rend caduque leur possibilité de
négociation.
Le thème de 1'homosexualité face au mariage constitue un autre
sujet brûlant d'actualité. En dehors des nombreuses formes que prend
104
Sexualité, marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
l'homosexualité dans l'adolescence, la quasi-totalité des hommes et
des femmes qui se revendiquent comme tels en Inde demeurent
contraints de se marier avec un conjoint imposé afin de préserver
l'honneur de la famille, au nom de l'éthique. Il s'ensuit la constitution
de réseaux de multipartenariats, combinés avec des mariages entre
hommes, créant ainsi des conditions favorables au développement de
l'épidémie. Par ailleurs, les représentations des sociétés indiennes a-
sexualisées en dehors de l'institution du mariage sont des
représentations surfaites démenties par des observations
anthropologiques. S'il est impossible de nier que dans les apparences
la sexualité est fortement réprimée et contrôlée, nos études viennent
corroborer celles faites récemment en d'autres régions du pays, à
savoir l'existence en tous milieux de relations sexuelles volontaires
hors du mariage (Wasta, 1993 ; Savara et Sridhar, 1993 ; George,
1996), sans évoquer celles exercées sous une contrainte quelconque,
alors même que les adhésions envers les valeurs orthodoxes
(abstinence, partenaire unique, fidélité) sont loin, très loin, d'être
partagées chez les jeunes adultes. À une époque où l'âge et «l'accès»
au mariage rallongent la période de célibat, la condamnation de la
sexualité avant l'union sacrée devient nettement plus mitigée chez les
nouvelles générations (Bourdier, 1998).
Une autre étape vise à comprendre en quoi l'épidémie concourt à
une modification des comportements sexuels chez les individus isolés.
Dans ce contexte, la prévention se pose alors en ces termes : dégager
les mythes et les structures qui créent des impasses par rapport à
l'utilisation du préservatif ou d'une autre forme de protection. Je
n'insisterai pas sur ce point, bien que fondamental, dans la mesure où
ce sont justement ces populations qui ont le moins accès à
l'information et, pire encore, qui se sentent le moins concernées par le
risque épidémique. Plus précisément l'image que leur renvoient du
sida les campagnes de sensibilisation est à la fois une image exclusive
et accusatrice quand le mariage est présenté à des adultes célibataires
comme la seule voie pour échapper à la propagation du virus.
Un dernier point méritant d'être souligné ici a trait aux enjeux
que soulève l'épidémie. On remarque depuis le début des années
quatre-vingt-dix que le sida en Inde agit comme accélérateur des
tensions sociales, participe à une exacerbation d'une vague de
traditionalisme, fait l'objet de multiples réappropriations (religieuses,
entre les sexes, entre aînés et cadets, entre castes, entre classes). Le
105
Sexualité, marge et risques d'expositIOn au VIH en Inde méridIOnale
hasard - qui ne serait pas «si hasard que ça », selon les Indiens-
fait que la venue du sida coïncide avec la montée du fondamentalisme
hindou. Un discours moraliste se met en place, régulièrement repris
par des représentants de la prévention. Le retour de la femme au foyer
est prôné, comme)'attachement à l'orthodoxie, à une éducation
rigoureuse où la sexualité n'a pas sa place. Car en parler ouvertement
peut s'avérer dangereux. Évoquer la sexualité, c'est motiver, attiser la
curiosité, inciter à faire. La politique vis-à-vis du préservatif est
emblématique de cette difficulté à concilier éthique de conviction et
éthique de responsabilité. Les partis extrémistes nationalistes avaient
déjà suggéré de bannir l'usage du nirodh (la marque de la capote la
plus populaire) et de le retirer de la vente. D'autant plus que la
prévention n'est pas vraiment utile car les vrais hindous se comportent
déjà comme il faut. Quant aux autres, ils subiront les conséquences de
leurs actes. En l'espace de quelques années, les positions extrêmes se
sont renforcées. D'un côté, l'accent est mis sur la virginité avant le
mariage, la monogamie (une façon d'accuser, ~ntre autres, les
musulmans) et la sublimation de l'énergie sexuelle. De l'autre,
apparaissent les défenseurs encore minoritaires d'une attitude
progressiste qui reconnaît la nécessité de s'accommoder, bon an mal
an, des changements à l'œuvre au sein d'une société pluriculturelle en
mutation. Tout laisse à penser que cette confrontation ne fait que
commencer car à travers ce refus de compromis, c'est l'âge d'or d'une
Inde en voie de déliquescence que certains cherchent à défendre.
Cette extrapolation nous ramène à un point fondamental: elle
montre que la sexualité est mise au service du fonctionnement de
multiples réalités économiques, politiques qui n'ont plus rien à voir
avec le sexe et les sexes. Par conséquent, si l'on veut aller plus loin
que les «consignes» comportementales habituellement délivrées dans
les messages préventifs (qui sont par ordre décroissant de préférence:
abstinence, limitation du nombre de partenaires, protection), il est
nécessaire d'appréhender le phénomène dans sa globalité (dévoiler les
enjeux, parler de la famille et des relations sociales telles qu'elles
sont, et non pas telles qu'elles devraient être) afin de briser les «idéo-
logiques» qui portent préjudice à une prévention claire et adaptée.
Mais sans pour autant s'arrêter là. Car il reste à savoir dans quels
domaines prioritaires et de quelle manière on peut prendre en compte
les situations de vie de ceux à qui l'on s'adresse. Autrement dit,
comment envisager un aménagement des pressions et contraintes
106
Sexualité, marge et risques d'exposition au VIH en Inde mérIdIOnale
sociales qui sont à l'origine de leur exposition accrue à l'épidémie?
C'est certes une façon ambitieuse de poser la question de la
prévention: n'est-ce pas, cependant, la seule qui puisse permettre de
sortir de l'impasse dans laquelle se trouvent les approches trop
exclusivement centrées sur des notions comme celles de
communication ou de marketing - fut-il à but social?

L'ethnologie face à la prévention: quelles articulations?


On connaît le dilemme éreintant en France qui oppose les tenants
de la recherche fondamentale à ceux qui acceptent que la science
ethnologique puisse avoir une application et un intérêt pratique. Afin
d'éviter ce débat, il est plus intéressant d'envisager dans quelles
circonstances, en quels lieux, et sous quelles conditions la recherche
en sciences sociales, notamment l'approche socio-anthropologique,
participe à la compréhension de phénomènes censés fournir des
informations aux responsables de la lutte contre le sida. Proposer des
informations mais non dicter, car une étude scientifique, quelle qu'elle
soit, n'a pas pour vocation de fournir les bonnes réponses en matière
de prévention mais de révéler le mieux possible à ceux qui prendront
les décisions dans le domaine de la santé publique des faits nouveaux.
Il faut savoir découvrir d'un nouvel œil une société maintes fois
décrite. En dévoilant les constructions sociales du risque qui se
dissimulent derrière l'apparente objectivité de sa définition
épidémique et biomédicale, on participe à un travail d'interrogation
critique des catégories dominantes produites par les médias, le sens
commun et le corps médical. Il s'agit de rester ouvert à toutes les
contradictions décelables, ne pas prendre comme acquis ce qui
change, se meut et ne se répète pas.
On ne travaille pas sur un sujet neutre et il n'est pas déplacé
d'affirmer qu'une recherche sur le sida n'est pas gratuite. Si d'un côté
ladite recherche participe inévitablement à enrichir une connaissance
générale, on est en droit de lui reconnaître une finalité. L'ambition
n'est pas qu'elle soit utile mais critique. Comme le souligne Jean
Benoist: « lorsqu'on lui pose une question (à l'anthropologue), il ne
se contente pas d'y répondre. Non: il prend d'abord cette question
comme objet de réflexion, voire de recherche; il la reformule et même
la retourne au demandeur en lui faisant savoir qu'elle est mal posée et
que si quelqu'un d'autre en science sociale plus complaisante ou
moins critique l'accepte telle qu'elle, elle ne donnera au médecin que
107
Sexualité, marge et risques d'expositIOn au VIH en Inde méridIOnale
des réponses bien pauvres (...) par une démarche intrinsèquement
critique, (il s'agit de) redéfinir le point de vue de l'observateur par son
interaction, et ne pas l'arrimer aux centres de réflexion scientifique ou
de décision des politiques publiques» (Desclaux et Benoist, 1996).
Pour en revenir à la pratique de terrain, l'observation participante
est formatrice: elle contribue à la production de connaissances. Il est
recommandé d'insister sur la portée heuristique de l'irruption du
chercheur qui n'a pas à être considérée comme un obstacle
épidémiologique qu'il conviendrait de neutraliser. S'inclure
subjectivement fait partie de l'objet scientifique que l'ethnologue
cherche à construire (Laplantine, 1996), ainsi que du mode de
connaissance caractéristique de son activité.
Il est apparu d'emblée qu'une recherche sur un sujet aussi
sensible et actuel ne pouvait pas s'effectuer «froidement» dès lors
qu'étaient abordées les questions de la sexualité et de la perception du
risque vis-à-vis du sida. Ce ne sont pas des données ethnographiques
pures décrites par une personne invisible qui ont été rapportées mais
des informations issues d'une confrontation et d'une interaction entre
l'équipe de recherche et les populations étudiées. C'est sur la base de
cette rencontre que s'est constitué le terrain. Par ailleurs, s'il existe en
ethnologie une volonté de s'effacer derrière les gens qu'on observe,
une autre attitude, tout aussi acceptable, et pour laquelle nous avons
opté, est de s'impliquer. Il est effectivement peu concevable, n'en
déplaise aux tenants du positivisme, de traiter les gens en situation de
danger comme des «objets» ou des «choses» et de ne pas répondre
aux demandes et sollicitations qui nous viennent en échange des
informations qu'on leur soutire. Dans nombre de cas, une opinion, un
conseil, une demande, un appel étaient formulés par les sujets
enquêtés. Le chercheur est alors appelé, en fonction des circonstances,
à remplir plusieurs rôles allant de la simple. écoute à
l'accompagnement dans une action précise.
L'écoute est, pourrait-on croire, la démarche apparemment la plus
facile. Une très forte demande existe de ce côté-là. Mais, les personnes
se montrèrent soucieuses de mon avis. «Est-ce que dans votre pays
c'est pareil ? Y-a-t-il des gens qui agissent et pensent de la sorte ? »
Ce n'est pas seulement l'appréhension d'être jugé, mais cela
correspond, à mon sens, à une volonté d'établir des repères
transculturels, à une anxiété de savoir si au-delà des contraintes
imposées par la société tamoule, leur situation pourrait être mieux
108
Sexualité, marge et risques d'exposition au VIH en Inde méndionale
comprise par quelqu'un de l'extérieur. A moins que cela ne
corresponde à un souci de mettre en valeur sa singularité et de la faire
reconnaître par autrui. A l'opposé, ce que j'appelle l'accompagnement
est une démarche plus concrète, plus matérielle qui répond à une
attente expresse ou implicite d'une personne en situation de crise.
Rappelons qu'une bonne moitié des personnes que nous avons suivies
étaient en situation de précarité quotidienne permanente.
S'impliquer dans un tel contexte signifie «aller avec» ceux qui,
en certaines circonstances, le demandent dans leur itinéraire, répondre
à leurs questions et à leurs doutes, tenter de résoudre avec eux certains
de leurs problèmes immédiats. Leur réaction à notre discours est
souvent riche d'enseignement. Cette attitude qui ressortit à l'éthique
est génératrice de savoir dans la mesure où des événements suscités
d'un commun accord nous révèlent certains aspects cachés de la
réalité. Par exemple, les déambulations nocturnes avec un avocat et
une femme qui venait de se faire agresser par un groupe de voyous, et
que nous accompagnâmes pour porter plainte dans les postes de police
puis dans les hôpitaux de Madurai afin qu'elle reçoive les premiers
soins ainsi qu'un certificat médical, alors même qu'elle était
recherchée par la Mafia, me firent entrevoir un ensemble de faits
insoupçonnés. Cette implication permit par la suite, en dépit des
risques acceptés, de mieux pénétrer un monde opaque et peu ouvert au
regard de l'étranger néophyte.
J'avais voulu «aider», et même si cela n'avait guère abouti, je
n'étais plus seulement un simple observateur. Ce retournement de
position eut des effets propédeutiques dans mes relations autant avec
mes compagnons de travail (assistants de terrains, membres d'ONG
ayant constaté que je pouvais passer à l'acte) qu'avec les personnes
avec qui je m'efforçais d'entretenir des relations durables. Il va sans
dire qu'une telle démarche impliquée n'est pas possible avec tout le
monde et que dans la plupart des cas, elle s'avère ponctuelle.
L'implication transparaît également dans les réactions que l'on
peut susciter des intervenants et des décideurs. Afin d'être plus
explicite sur ce point, il est nécessaire de revenir un peu en arrière et
d'analyser brièvement les logiques institutionnelles. La politique
indienne dans le domaine de la prévention du sida et la nature des
études requises sur les comportements sexuels ne peuvent se
comprendre sans considérer les dynamiques externes et internes qui la
gouvernent. Face à une épidémie dont les agences internationales
109
Sexualité, marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
n'ont de cesse de souligner la gravité dans le pays, les acteurs locaux
construisent des discours en réaction à cette accusation d'une Inde qui,
sans appui allogène pour contrecarrer le sida, irait à sa perte. Il arrive
ainsi que les conditions d'intervention suggérées/imposées par les
bailleurs de fonds soient remises en cause tant par les pouvoirs
publics, les représentants d'organisations locales, que par les
populations elles-mêmes qui ne veulent plus d'une approche
incompréhensive qui heurte leur dignité. Des siums (ghettos) à
Chennai ne veulent plus voir par exemple l'ombre d'une ONG leur
parlant de sexualité, de capotes et de solidarité familiale: sans le
vouloir, des recommandations inadaptées ont été perçues comme des
insultes. Ce point, s'il ne fait pas l'objet d'un discours officiel, nous a
été maintes fois évoqué en catimini par les différents protagonistes du
développement. Discours ambivalent puisque l'aide arrive
massivement de l'extérieur dans la mesure où, depuis les années
soixante-dix, l'Inde a toujours adopté la politique de l'OMS ; lors de
l'apparition du sida, les lignes directrices des stratégies décidées par
l'organisation genevoise furent appliquées, en dépit de certaines
objections ayant trait à l'épineuse question (toujours en suspens en
certains milieux) de la spécificité indienne (résistance naturelle et
sociale de la population à l'épidémie).
Très vite, les spécialistes des sciences sociales furent invités à
«épauler» ceux qui interviennent sur le terrain. Le problème est que
ces scientifiques eurent souvent du mal à convaincre de la spécificité
de leur contribution. Reconnaissons que l'argumentation des
ethnologues, et ceux en Inde n'y coupent pas, constitue leur point
faible quand il s'agit de mettre à plat les objectifs des demandeurs
d'études sociales qui sont également les bailleurs de fond. Pour
beaucoup cela revient de surcroît à se couper l'herbe sous le pied.
Quand USAID demanda la réalisation d'études comportementales
CAPC en différents lieux du Tamil Nadu et sur des populations bien
ciblées, les équipes, conviées à faire passer des enquêtes plus ou
moins préconçues (sous prétexte d'uniformité et de possibilité
internationale de comparaison des résultats) par des étrangers ignorant
tout du pays, eurent des réactions timorées face à un questionnaire
irréaliste, décontextualisé, laissant de côté des questionnements
fondamentaux.
Force est de reconnaître que la promotion de la recherche sur la
sexualité par les deux agences internationales (UNAIDS, USAID) est
110
Sexualité, marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
pauvre si l'on compare avec le nombre impressionnant de projets mis
en place. Les rares recherches qui sont subventionnées sont limitées
dans le temps (maximum trois mois) et appartiennent à un type très
particulier d'investigation sociale: il s'agit essentiellement d'obtenir
des données statistiques, des opinions générales et de réaliser des
enquêtes rapides. Ce qui est recherché, ce sont des renseignements
d'ordre pratique censés faire état de ce qui se passe en un lieu donné à
un moment précis à l'image des « base line surveys », des
« surveillance surveys ». Citons par exemple une enquête destinée à
savoir combien de routiers s'arrêtent sur tel tronçon de route, quels
sont ceux qui mettent des préservatifs et qui sont au courant du risque
qu'ils encourent à fréquenter les prostituées. Une tendance récente de
la part de certains bailleurs de fonds comme la Communauté
Européenne, la Banque Mondiale, üDA, est de promouvoir des
recherches systématiquement assorties d'intervention, tandis que
d'autres telles la Fondation Ford, la Fondation Rockfeller,
encouragent des recherches innovatrices sans exiger en contrepartie
une intervention immédiate.
Quelle est plus concrètement la place et la contribution de
l'anthropologie dans les projets de prévention? Partons de deux
observations paradoxales avec ce qui vient d'être dit: la recherche
actuelle en Inde sur l'épidémiologie sociale du sida se développe à
grande vitesse et s'oriente très nettement, voire de manière quasi
exclusive, vers une mise en application en raison d'une demande
expresse, fort diversifiée mais qui n'est pas toujours ce sur quoi un
chercheur estime primordial de se pencher. La nature même de cette
demande est source de malentendu car il n'est pas toujours facile pour
un responsable de projet d'action de cerner l'objet d'étude d'un
chercheur en sciences sociales. Compter les routiers qui font une halte
dans un dharba (restaurant de bord de route) du Rajasthan, recenser le
nombre de préservatifs distribués par les travestis de Delhi est un
travail technique qui n'exige pas l'intervention d'un chercheur. Par
ailleurs, la manière dont sont formulées les questions que l'on pose à
un chercheur correspond rarement à la façon dont ce dernier aimerait
qu'elle soit posée. Malheureusement, au dire des collègues indiens,
leur marge de négociation est minime en ce domaine et peu sont en
mesure d'intervenir réellement sur le déroulement d'un programme de
développement, exception faite de rares personnalités scientifiques

Il 1
Sexualité, marge et risques d'exposillon au VIH en Inde méridionale
membres de la commission du planning ou du conseil scientifique
indien en sciences sociales.
Rares à présent sont les universités en Inde dont les départements
de sociologie, économie, géographie ou anthropologie ne consacrent
une partie de leurs activités de formation ou de recherche au thème du
sida. Nombreuses sont les thèses en cours qui abordent les
dynamiques spatiales et/ou sociales de l'épidémie, le niveau de
connaissance de la population, ou bien les aspects socioculturels de la
sexualité d'une population précise. Cette mobilisation incroyable
déborde largement le milieu universitaire et se retrouve dans les
collèges d'enseignement supérieur et dans les nombreuses institutions
à vocation professionnelle qui, à l'instar des écoles de travailleurs
sociaux, ont une longue tradition d'éducation et d'initiation à la
recherche. Viennent ensuite se greffer des instituts nationaux créés
depuis l'avènement du sida comme l'Institut national de recherche sur
le sida (NARI) à Pune dans le Maharashtra, sans oublier les
associations privées de recherche dont le nombre va croissant :
certaines se présentent comme des agences de marketing social et
d'autres, implantées dans tous les états de l'union indienne, ont même
été le fer de lance d'importants projets de recherche menés à l'échelon
national sur les comportements sexuels et les facteurs de risque de
certains groupes sociaux au regard de l'épidémie. S'il est possible
dans le milieu universitaire de trouver des personnes travaillant dans
une perspective purement académique, force est de reconnaître que la
majorité des chercheurs est encouragée tant par les agences indiennes
qu'internationales à entreprendre des études préalables, et surtout pour
réaliser des évaluations, estimer la faisabilité de programmes d'action,
sans que cela signifie pour autant que leurs travaux soient pris en
considération ultérieurement. Il n'est donc pas exagéré de parler
d'engouement pour les travaux concernant la pandémie. Aucune
pathologie endémo-épidémique n'avait jusqu'alors mobilisé tant de
ressources humaines et matérielles alors que l'hépatite virale, le
paludisme, la tuberculose, les carences nutritionnelles et les maladies
infantiles déciment davantage la population indienne.
Le dénominateur commun des principes sous-jacents à la relation
entre recherche et action peut se réduire à un petit nombre d'idées
majeures. Tout le monde s'accorde pour dire qu'une recherche a pour
ambition d'établir une cartographie du social, de révéler des faits, et,
plus encore, des relations entre les faits jusqu'alors insoupçonnées, de
112
Sexualité, marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
mettre à jour les forces sociales, économiques et culturelles (mais
aussi les fractures et les points de vulnérabilité) qui influent sur les
comportements individuels. Bien souvent la compréhension des
mécanismes de l'altérité est en jeu. Il faut observer à cet égard que
cette idée fondamentale s'exprime non sans peine car, ici encore, les
chercheurs indiens ont du mal à énoncer clairement l'existence de
l'altérité et savent encore moins faire valoir ce concept quand ils
s'adressent à des gens qui ne sont pas de leur discipline.
Une ambiguïté : l'action a pour objectif de susciter des
modifications mues par des forces extérieures impliquant une irruption
violente dans la vie de l'autre. C'est pourquoi il est nécessaire de
cerner les enjeux de l'altérité, de comprendre ce qu'elle implique
comme défi pour les populations concernées. Une recherche a
également pour objectif d'aborder un fait dans sa totalité - par
conséquent de comprendre les interactions entre les multiples facettes
qui conditionnent la vie en société - et de ne pas le traiter isolément,
au risque de n'observer que les symptômes au détriment de l'ensemble
du système. Or, ces interactions symboliques - ce système de
relations plus ou moins arbitraire qui légitime et qui donne sens aux
fondements de la société (rapport homme/femme, perception des
fluides et de la sexualité, etc.) - constituent autant de leviers qu'il
devient plus facile de rompre une fois mis à jour. Ce petit nombre
d'idées fortes, généralement partagées par la communauté des
chercheurs, se complète par des variantes qui ne font pas l'objet d'un
consensus, principalement quand est abordée la dimension utilitaire de
la recherche. Comme le rappelle Gérard Lenclud, mettre ses
connaissances au service d'un programme d'action, qui est une
transfonnation planifiée, suppose une acceptation minimale des
visées, nécessairement entachées d'ethnocentrisme, élaborées par
l'institution, nationale ou internationale, qui met en œuvre ce
programme, une reconnaissance des motifs. Il s'agit pour le chercheur
d'apporter non des schémas mais une perspective (Baré, 1995 : 82-
83). Ce dernier explique que la position de la France à l'égard de la
recherche anthropologique appliquée se trouve entre l'écorce et l'arbre
(Baré, 1995), métaphore qui lui sert à illustrer le paradoxe à soutenir
- comme certains le font - que la discipline anthropologique est une
connaissance mais qu'elle ne doit servir à rien ni à personne sinon par
le truchement d'écrits indigestes pour le commun des mortels.

113
Sexualité, marge et rlsques d'exposllion au VIH en Inde méridionale
Dans le contexte indien, le problème ne se pose pas avec autant
d'interrogations épistémologiques mais il est indéniable que la raison
utilitaire de la science ne va pas toujours de soi.
Suite aux discussions avec des collègues indiens, c'est surtout la
manière dont la recherche est récupérée, interprétée qui pose problème
et incite le chercheur à envisager les risques de détournement de ses
travaux. Doit-on dire tout ce que l'on sait? Y-a-t-il des révélations
que l'on fait qui risquer.t de porter préjudice aux populations? Dans la
lecture d'un rapport scientifique, le commanditaire peut avoir une
double lecture et en retirer seulement ce qu'il avait déjà pressenti. Il
peut très bien accentuer certains faits et ne pas prendre en compte
d'autres, plus dérangeants. En somme effectuer un tri. Quelle est la
part d'engagement du chercheur à cet égard? Doit-il anticiper et par
conséquent s'informer des logiques institutionnelles auxquelles les
résultats de son travail seront inéluctablement confrontés? L'on se
rend compte finalement que les incompréhensions sont en partie
conditionnées par la présence de deux mondes qui coexistent mais ne
collaborent pas dans la durée.
Dans les critiques faites à l'égard de l'applicabilité des sciences
humaines, ce sont plus souvent les conditions et les circonstances dans
lesquelles elles se déroulent plutôt que les applications en tant que
telles qui sont remises en question: les chercheurs indiens se
plaignent des contraintes qui leur sont imposées en terme de temps (un
mois pour faire une évaluation), de logistique, d'encadrement. Or, une
discipline comme l'anthropologie qui se définit avant tout par une
méthode d'approche plutôt que par son objet (qui est l'homme dans sa
totalité) doit certes ne pas accepter des compromis qui trahiraient sa
validité et sa rigueur, mais peut-être doit-elle rendre plus accessibles
les acquis de son savoir à ceux qui, ne possédant pas les outils de la
science, ont fait la démarche de solliciter le chercheur. La première
obligation est une exigence de lisibilité. Là n'est pas la chose la plus
simple dans la mesure où il est plus facile de se faire comprendre par
son homologue (même jargon, idées partagées) que par une personne
d'une compétence différente. La seconde règle concerne l'intégrité du
chercheur. Des collègues indiens se plaignaient de ne pas pouvoir
entreprendre une recherche sur la sexualité comme bon leur semblait,
soit qu'ils étaient soumis à des présupposés idéologiques, soit qu'ils
devaient aboutir à un résultat affiché d'avance par le commanditaire.
Si l'indignation est légitime, l'irresponsabilité ne l'est pas. Il est
114
Sexualité, marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
impératif d'avoir le courage de refuser un compromis qui transforme
une activité scientifique en une industrie de marketing-conseil de bas
prix. Une recherche est par définition ouverte; elle peut faire surgir
des faits inattendus et ne doit pas être préconditionnée.
Un type de recherche largement dominant sont les études
d'évaluation. Ces dernières sont arbitrairement distinguées en pré-
évaluations, post-évaluations, évaluations continues ou semi-
continues. Des instituts scientifiques comme 1'IIPS de Mumbai ont
conduit avec intelligence de nombreuses évaluations à la demande
d'agences diverses mais trop de ces travaux s'effectuent d'une
manière routinière et sans outils vraiment adaptés. Il n'existe pas de
tentative de mise au point d'indicateurs spécifiques. Rares ou
superficielles sont les études qui sont parvenues à proposer une
méthode solide pour évaluer l'acceptabilité à long terme du
préservatif, un changement durable dans les comportements à risque,
une amélioration des négociations entre hommes et femmes. Les
demandes d'évaluation a posteriori sont les plus courantes et la plupart
des récipiendaires ne savent pas clairement ce que l'on attend d'eux:
évaluer un processus, faire un bilan, montrer un impact? Par contre il
n'est pas rare que la réponse qu'on attend d'une évaluation soit
tacitement posée en préambule. Le chercheur est plutôt perçu comme
un simple technicien, un opérateur, un programmateur, que comme un
individu qui pense à travers le corpus de sa discipline. Plus regrettable
encore : les évaluations sont unilatérales. Il est davantage demandé
aux études de circonscrire les problèmes inhérents à la communauté
que ceux liés au fonctionnement des programmes. C'est rarement le
projet ou son implantation qui est en cause, mais l'apathie et
l'incompréhension des populations. Pour paraphraser Bernard Hours
lors d'une réunion d'AMADES, tout ce passe comme si l'on disposait
des bons programmes, des bons bailleurs de fonds, des bons
travailleurs sociaux et des bons responsables de projet, mais pas des
bonnes populations. La stratégie consiste alors à trouver «le truC»
pour modifier les comportements individuels et communautaires, sans
pour autant regarder ce qui se passe du côté des développeurs.
Pourtant ce qui s'élabore dans un projet d'action, c'est avant tout un
dispositif, une organisation d'où découle une relation sociale entre les
acteurs du développement et une communauté. Or dans une
évaluation, la qualité de cette relation sociale intéresse peu ou prou.

115
Sexualité, marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
Si l'utilité de l'évaluation est reconnue par tous les bailleurs de
fonds, il n'en va pas de même pour des études compréhensives qui ont
pour objectif principal de fournir une interprétation la plus fidèle de la
vie en société. Jusqu'à présent, les responsables indiens n'encouragent
pas de longs travaux dont ils doutent de l'aboutissement. Les études
sur la sexualité s'en tiennent à rechercher si les gens savent mieux
utiliser les préservatifs qu'avant, si les jeunes sont plus sages, si les
époux ne vont pas butiner ailleurs et qui peut être catalogué dans un
groupe à risque. Tout cela en données chiffrées, car politiciens et
décideurs (eux-mêmes confrontés à des logiques sociales et des
contraintes) exigent avant tout une étude quantitative impliquant une
certaine représentativité, un nombre d'enquêtes suffisamment élevé
pour auréoler les résultats d'une quelconque validité. Il y a donc un
net encouragement à promouvoir les informations quantifiables, au
détriment de la mise en évidence de relations déterminantes entre des
phénomènes apparemment sans lien mais dont des études fines ont
prouvé la pertinence (distension des liens socio-familiaux et
comportements individuels à risque, endettement familial et
prostitution, etc.).
Force est donc de reconnaître la complexité de la relation entre
chercheurs et commanditaires dans la mesure où les logiques qui pour
le premier valident son étude ne sont pas celles qui accréditeront ladite
recherche aux yeux du second. Les éléments qui attestent une rigueur
scientifique ne sont pas ceux que regarde forcément un homme qui
intervient sur le terrain ou dans la prise de décision. Si les regards
peuvent se croiser - heureusement cela arrive parfois - la prise en
compte des acquis d'une recherche, aussi solide soit-elle, n'est pas
aussi simple qu'il y paraît. Celui qui agit et planifie est soumis à des
pressions ignorées ou sous-estimées par le chercheur (faisabilité,
acceptabilité).
Signalons enfin que les conditions d'implantation des
programmes de prévention du sida font partie intégrante de la
recherche en sciences sociales qui se concentre désormais sur la
méthodologie dans l'intervention. Une part non négligeable de la
recherche devient par conséquent didactique et s'oriente, en ces temps
d'épidémie, sur les conditions d'applicabilité des actions, sur les
modalités de passage de la théorie à la pratique. Quelles illusions
entretenons-nous finalement ? Peut-être celle que Gérard Lenclud
entrevoit quand il rappelle que l'application, considérée ici comme
116
Sexualité, marge et risques d'exposition au VIH en Inde méridionale
l'opération consistant dans le transfert de concepts et d'énoncés en
provenance de la science pure dans le domaine de la technique, ne
serait pas une activité localisable, isolable. 11 nous rappelle qu'un
savoir est mis à la place d'un dispositif d'action, mais la limite entre
les deux ne peut se définir clairement. Le but n'est d'ailleurs pas
d'épiloguer sur le tracé de la frontière mais plutôt de soumettre un
ensemble de connaissances à d'autres qui, les découvrant avec un œil
critique, décident d'en faire ce qu'ils veulent.

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1
SEXUALITÉ ET ÉPIDÉMIE DE SIDA AU NÉPAL
David SEDDON
(texte traduit de l'anglais par Michel Antelme)

La propagation du VIWsida représente une menace majeure, non


seulement pour la santé des personnes touchées mais également pour
la viabilité des foyers, le bien-être des communautés ainsi que pour le
développement économique. L'évolution de l'épidémie - et son
impact social et économique - dépendent en partie des déterminants
structuraux du comportement des individus et des groupes sociaux, en
partie des modèles d'interaction sociale (en particulier en ce qui
concerne les rapports sexuels) au sein de la société concernée qui
déterminent quels sont les groupes à risque et comment est
précisément transmis le virus, et en partie encore de la capacité de
l'État et des différents agents (dont les ONG et les communautés
locales) à fournir les services médicaux, l'assistance sociale et les
aides appropriées, afin de s'attaquer aux problèmes créés.
Il y a des raisons de croire que lors de la prochaine décennie, le
développement du VIWsida sera dramatique, avec des conséquences
sociales et économiques graves dans un pays pauvrement équipé pour
y faire face. Il est à craindre une crise prochaine (Seddon, 1995a,
1996, 1998).

La crise à venir
Le nombre de cas de VIH/sida rapporté au Népal reste
relativement faible. Il en va de même pour le taux de prévalence et
pour le nombre officiel de décès dus au sida. En comparaison avec la
situation de nombreux autres pays asiatiques où le nombre des
personnes contaminées par le VIH se compte déjà par dizaines de
milliers, voire par centaines de milliers, le Népal semble relativement
épargné. Le premier cas de séropositivité fut diagnostiqué en 1988.
Cinq nouveaux cas furent enregistrés en 1990, 24 en 1991, 77 en
1992, puis 81 en 1993. Le pays enregistrait 5 cas de sida déclaré à la
fin de 1991 (Fitzsimons, 1993 : 20) puis 24 en 1993 (Suvedi et al,
1994: 205). En 1994, 208 cas de séropositivité (103 hommes, 105
femmes) et 31 cas de sida (11 hommes et 20 femmes) furent
comptabilisés (PNUD, 1994). En 1995/96, ces chiffrent grimpent à
Sexualité et épidémie de sida au Népal
434 et 52 respectivement 108. Mais ils sous-estiment de façon
significative l'importance de l'épidémie. Il est certain qu' « il y eut
des décès causés par le sida au Népal qui n'ont pas été reconnus. De
même, il y a probablement des gens malades du sida aujourd 'hui et
dont la condition n'a pas été diagnostiquée»( Gurubaracharya, 1992 :
42). Il a été reconnu depuis longtemps que les MST constituent une
grave menace au Népal. Maintenant, on reconnaît que le sida constitue
aussi un problème de plus en plus préoccupant (Suvedi et al, 1994 :
204). Un rapport récent de l'AMFAR estime que « le nombre actuel
de contaminations par le VIH se situe entre 5 000 et 7 000 (Hannum,
1997 : 31). « Ce nombre pourrait atteindre les 100 000 cas d'ici l'an
2000 si des mesures de prévention efficaces ne sont pas prises» et il
est rapporté que l'OMS a prédit dans le meilleur des cas le chiffre de
100 000, et celui de 300 000 dans le pire des cas (Hannum, 1997 : 31).
Ces chiffres sont principalement fondés sur des conjectures et peut-
être se révéleront-ils extrêmement pessimistes. Mais le peu de données
empiriques disponibles suggèrent un nombre bien supérieur aux
chiffres officiels. Même ces derniers montrent un taux de croissance
exponentiel et un développement rapide de l'épidémie dans les années
à venir.
Le Népal est l'un des pays les « moins développés» du monde.
La capacité des services gouvernementaux à faire face efficacement à
une épidémie de VIH/sida est limitée, même avec une aide extérieure.
Il en va de même pour la capacité de la société civile à affronter les
conséquences du VIH/sida, particulièrement au niveau local. Par
ailleurs, la pauvreté, due à l'insuffisance des ressources locales,
entraîne un exode rural continu des hommes et des femmes de ce pays
(Seddon, 1995b, 1999). Certains de ces migrants ont été rapidement
happés par l'industrie florissante du sexe, au Népal ou en Inde - soit
en tant que femmes travaillant dans le commerce du sexe, soit (dans le
cas des travailleurs migrants de sexe masculin) en tant que clients -
et ont attrapé des maladies sexuellement transmissibles (MST), dont le
VIH. Il est maintenant clairement établi que les MST, en particulier
lorsqu'elles ne sont pas traitées, accroissent le risque de
contamination.
Les moyens dont dispose le service de santé sont faibles en
quantité - seulement 5,5 % du budget national est consacré à la

108 NEPAL SOUTH ASIA CENTRE, Nepal Human Development Report 1998, NSAC,
Katmandou, 1998: 59.
122
Se.xualité et épidémie de sida au Népal
santé, et les dépenses par personne, d'environ 1,5 $, représentent
moins de la moitié de la moyenne des pays à bas revenu en général -
et en qualité 109. L'infrastructure est sous-développée - dans la
plupart des régions du Népal, il faut au minimum plusieurs heures de
marche jusqu'au « poste de santé» le plus proche, lequel manque
souvent de personnel ou de stocks. En 1994, pour 20 millions
d'habitants le Népal ne disposait que de 130 hôpitaux et centres
médicaux, à peine plus de 800 postes de santé, seulement 1 500
médecins, et souffrait d'un manque affligeant de drogues et
médicaments (PNUD, 1994).
Bien que le gouvernement, aidé par l'OMS et d'autres
organismes, ait réagi par un certain nombre de mesures pour contenir
la propagation de l'épidémie (y compris par des examens de sang),
celles-ci se sont révélées, en réalité, extrêmement limitées. En 1992,
un spécialiste de la santé publique fit allusion à « l'incapacité quasi
totale [du gouvernement] à s'attaquer au problème. Il n'a pas
développé de stratégie de prévention du sida à l'échelle
nationale IW. » Cela reste vrai aujourd'hui, bien qu'il y ait eu des
réactions partielles et inégales de la part des agences de
développement étrangères, des services gouvernementaux, des ONG
locales et des organisations communautaires, pour faire face à la crise
à venir. Le financement de la politique nationale sur le sida (PNS) a
été très limité, et celui pour sa mise en œuvre l'a été encore plus,
même ces dernières années (Hannum, 1997 : 41-42).

L'épidémiologie du sida au Népal


L'étude épidémiologique du sida au Népal reste à faire. Les
informations fiables concernant les chiffres, les caractéristiques et la
distribution géographique réelles des personnes contaminées par le
VIH et de celles malades du sida manquent encore, dix ans après que
le premier cas eut été diagnostiqué. Il y a peu d'études systématiques
sur les savoirs et les comportements par rapport au VIH/sida, ou sur
les comportements sexuels chez les principaux groupes à risque,
même si quelques études ont été menées sur ce sujet ces deux
dernières années Ill. Jusqu'à ce que l'on en sache plus, il ne sera

109 Nepal: Poverty and Incomes, A World Bank Country Study, Banque Mondiale,
Washington DC, 1991 : 88-89.
110 S. DIXIT, « Impact ofHIV/AIDS in Nepal », in Red Llght Traffic, p. 49.
111 HANNUM, AIDS in Nepal, passim.
123
Sexualité et épidémie de sida au Népal
possible d'estimer que d'une manière générale (et dans une certaine
mesure a priori) qui est menacé et jusqu'à quel point, quels sont les
facteurs qui vont déterminer le cadre de l'épidémie, et quelles sont les
stratégies qui pourraient se révéler appropriées pour y faire face et
pour la contenir.
Les premières estimations étaient souvent formulées dans des
termes qui rejetaient la responsabilité de la transmission du VIH/sida
sur des catégories sociales précises. La prédominance, au début,
d'étrangers et de professionnelles du sexe parmi les personnes
contaminées engendra une hostilité générale, ce qui affecta la réaction
à la maladie. Sur les 24 cas de contamination signalés au Népal en
1991, six étaient des étrangers, huit des Népalais et les dix personnes
restantes, des Népalaises. Une des femmes avait été contaminée par
une transfusion sanguine, les neuf autres étaient toutes des prostituées
ayant séjourné en Inde, et en particulier à Bombay (Rana, 1991 : 19).
La tendance à rejeter la faute de la propagation du sida sur ces groupes
sociaux est restée forte à tous les niveaux jusqu'à celui des
communautés locales.
S'il est approprié de parler de «crise à venir» au Népal, les
données disponibles semblent indiquer néanmoins que les taux de
contamination par le VIH dans la population dans son ensemble
restent bas. Une étude récente chez des donneurs de sang 112 a
identifié un individu séropositif sur 3 695 personnes (0,03 %), et une
enquête menée entre décembre 1995 et mars 1996 auprès de femmes
enceintes dans diverses zones urbaines du Népal - Katmandou,
Trisuli, Nepalgunj et Pokhara - a révélé que 0,2 % d'entre elles
étaient séropositives 113.
68 % des cas signalés de contamination par le VIH appartiennent
à la tranche d'âge des 20-29 ans, un quart des femmes sont cependant
dans le groupe des 15-19 ans. Les prostituées et leurs clients
constituent le groupe le plus touché (44 % et 49 %). Les femmes
probablement contaminées lors de rapports sexuels avec leur
partenaire ou par d'autres modes de transmission (parmi lesquels la

112 C. S. SUSHIL & S. SURAJ, « HIV and Safe Blood Transfusion », communication
présentée à la Il e conférence internationale sur le sida (publication des résumés C 1139),
juillet 1996, Vancouver.
113 MOH-DHS-NCASC, « HIV / Syphilis Prevalence Study in Pregnant Women in Different
Urban Areas of Nepal (Kathmandu, Trisuli, Nepalgunj, Pokhara), December 1995-March
1996 », Katmandou, novembre 1996 (étude entreprise par le National Center for AlOS and
STD Control et par l'Université d'Heidelberg dans le cadre de leur projet sur les MSTNIH).
124
Sexualité et épidémIe de sida au Népal
transfusion sanguine et la contamination par des aiguilles souillées
dans les centres de soins) représentent 4 % et les drogués par voie
intraveineuse 3 % 114.
L'infection par des aiguilles contaminées chez les toxicomanes
reste limitée, mais il ne fait pas de doute que le trafic d'héroïne
comme le nombre de toxicomanes par voie intraveineuse au Népal ne
cessent d'augmenter. Entre 1985 et 1990, 88 ressortissants népalais
ont été arrêtés à l'étranger pour trafic de drogue, et entre 1986 et 1991,
391 ressortissants étrangers ont été arrêtés au Népal pour infraction à
la législation sur la drogue. Une source estime qu'il y avait 15 000
toxicomanes par injection d'héroïne dans la vallée de Katmandou à la
fin des années 1980, et une autre estimait qu'il y avait un total de
25 000 toxicomanes au Népal au début des années 1990 115. La
prévalence au VIH chez les toxicomanes par voie intraveineuse dans
la capitale a été estimée par le programme d'échange d'aiguilles de
Katmandou mené par la Lifesaving and Lifegiving Society à environ
2 % en 1991, mais il paraîtrait qu'elle a depuis baissé chez les clients
qui se partagent les aiguilles 116. Ces chiffres, comme ceux relatifs au
nombre de séropositifs, ne sont qu'hypothétiques, et ils sous-estiment
probablement l'importance de la consommation de drogues par voie
intraveineuse. Quoi qu'il en soit, ils sont inquiétants.
En dépit d'une majorité d'hommes actuellement diagnostiqués
comme étant séropositifs, on compte deux fois plus de cas connus de
sida chez les femmes que chez les hommes, ce qui reflète
probablement le fait que de nombreuses femmes travaillant dans le
commerce du sexe aient été contaminées relativement plus tôt. Mais
cela reflète peut-être aussi les faiblesses du système de dépistage et de
compte rendu des faits. Le nombre de clients contaminés devenant
plus important, on peut s'attendre à ce que cette proportion s'inverse.
Cependant, comme plus de clients masculins deviennent contaminés,
ils transmettront le virus à d'autres femmes et le nombre de personnes
à risque augmentera. La fréquence des rapports sexuels avec des

114 D'après les données apportées par B. K. SUVEDI, J. BAKER & S. THAPA,
« HIV/AIOS in Nepal: an update»; également dans HANNUM, Aids in Nepal, p. 32.
115 B. BHANDARI & H. P. SARMAH (eds.), Drug Abuse in Nepal, Drug Abuse
Association Nepal, Katmandou, 1988; et Country SItuation Report (Nepal), Regional Drug
Enforcement Seminar, Katmandou, 1992.
116 S. H. MAHARJAN & M. SINGH, « Street-based AlOS Outreach Program for Injecting
Drug Users (IOUs) », communication présentée à la Il" conférence internationale sur le sida,
résumé, Mo.D.243, juillet 1996, Vancouver.
125
Sexualité et épidémie de sida au Népal
partenaires multiples est un facteur clé de la propagation du virus. Une
étude récente 117 a révélé qu'il s'agit le plus souvent d'hommes
travaillant loin de chez eux (une moyenne de 18,5 jours par mois) et
qui fréquentent les lieux de prostitution assez fréquemment (68 %
d'entre eux ont indiqué qu'ils étaient allés voir trois prostituées ou
plus l'année précédente). La majorité d'entre eux (57 %) sont mariés.
Un autre facteur clé est la mobilité. La migration de main-
d'œuvre en particulier, féminine et masculine, est largement associée
à des modèles d'interaction sociale et sexuelle provoquant une
transmission rapide et généralisée de la contamination. La migration
économique a toujours été une particularité importante de la société
népalaise, et les hommes qui travaillent à l'étranger (que ce soit dans
l'armée britannique ou indienne, ou ailleurs) ainsi qu'au Népal ont été,
pendant un siècle, un vecteur de maladies sexuellement transmissibles
(MST). Malgré une baisse significative du nombre de Népalais
recrutés par l'armée britannique, le nombre total d'hommes népalais
travaillant loin de chez eux, au pays comme à l'étranger (en particulier
en Inde), a continué d'augmenter car l'économie locale ne suffit pas à
générer suffisamment d'emplois. Bien qu'à une moindre échelle, les
femmes se sont également engagées dans ces mouvements
migratoires, souvent en compagnie de leur mari ou de leur
compagnon, mais aussi pour un certain nombre d'entre elles, seules.
Elles sont employées comme travailleuses agricoles ou comme
ouvrières temporaires dans le bâtiment, comme employées de maison,
dans l'hôtellerie et la restauration, dans les usines textiles et de tissage
de tapis, et de plus en plus, dans l'industrie du sexe, au Népal comme
à l'étranger.
Le nombre relativement élevé de Népalais et de Népalaises
travaillant dans les villes ou à l'étranger - et particulièrement en Inde
où l'épidémie de sida est maintenant menaçante - et qui retournent
périodiquement chez eux dans leur communauté locale, constitue une
source potentielle et très importante de contamination. Mais il faut
également remarquer que l'immigration au Népal en provenance des
États densément peuplés de l'Inde du Nord a été considérable ces
dernières décennies (Gaige, 1973) et les immigrants et les travailleurs
migrants venant d'Inde peuvent également propager le virus au Népal.
On constate d'ailleurs que la croissance récente de l'industrie du sexe

117 The Nepal Country Program, AIDSCAP, Katmandou, s.d. (1996).


126
Sexualité et épidémie de sida au Népal
au Népal a été particulièrement rapide dans les villes situées le long de
la frontière népalo-indienne où les échanges migratoires sont intenses.
Le docteur Gurubacharya responsable du Projet de prévention et
de contrôle du sida, a constamment souligné la nécessité de concentrer
les efforts sur les migrants travailleurs de sexe masculin: « du fait
qu'ils sont à un âge sexuellement actif et loin de leurs familles, le
risque de contact avec une personne travaillant dans l'industrie du
sexe est élevé. La plupart de ces migrants ne savent rien du sexe sans
risque; et même s'ils sont au courant, ils peuvent être réticents à
utiliser des préservatifs» (Gurubaracharya, 1992: 46). D'autres
personnes ont également souligné que l'un des facteurs principaux
contribuant à l'augmentation du VIH/sida au Népal est la « migration
temporaire ou saisonnière de la jeunesse rurale vers les centres urbains
du Népal ou dans d'autres pays à la recherche d'emplois, où il est très
probable qu'ils se retrouvent engagés dans des comportements à
« haut risque », tels que rendre visite à des prostituées» (Suvedi et al,
1994: 211). Cependant, ce ne sont pas seulement ceux .jdentifiés
comme migrants qui se retrouvent dans le domaine des voyages
internationaux. Les chauffeurs de poids lourds venant d'Inde ou allant
en Inde, les contrebandiers opérant au travers des frontières, les
fonctionnaires effectuant des visites officielles, les marchands et les
commerçants voyageant pour leurs affaires, les petits fermiers engagés
dans la migration de main-d'œuvre saisonnière ou temporaire - tous
ces gens sont de plus en plus mobiles à un niveau international - et
peuvent contribuer à diffuser le VIH entre l'Inde et le Népal par leurs
rapports avec des personnes travaillant dans le commerce du sexe.
Il est clair que la propagation du virus ne peut pas être déterminée
seulement par l'augmentation de la prostitution, par les activités des
femmes travaillant dans le commerce du sexe, et encore moins par les
seuls comportements sexuels des femmes impliquées. En fait, un
commentateur a affirmé que « l'attention extrême portée sur les
prostituées en tant que vecteur du sida doit être considérée comme
faisant d'elles une cible injuste, surtout lorsque les travailleurs
migrants hommes qui travaillent en Inde (et vont dans les bordels) et
les Népalais qui vont dans les maisons de tolérance à Bangkok ou à
Hong Kong sont également des porteurs potentiels du VIH» (Rana,
1991 : 19). Mais, en dépit de l'importance évidente de la migration et
de la mobilité masculines, et du comportement sexuel masculin, la
plupart des débats sur le sida au Népal - en particulier dans les
127
Sexualité et épidémie de sida au Népal
médias - se sont focalisés sur la prostitution des femmes népalaises
dans les villes indiennes (et ailleurs) et sur leur retour périodique ou
définitif au Népal - dans leur village ou dans les villes du pays.

Le commerce international du sexe et l'épidémie de sida


La grande partie de l'attention consacrée au sida au Népal au
début des années 1990 s'est portée sur le commerce international du
sexe, et plus particulièrement sur ce que l'on appelle couramment le
« trafic» des filles et femmes népalaises et sur le rapatriement de
Népalaises travaillant dans le commerce du sexe dans des bordels, à
Bombay et ailleurs. Les mesures prises par les autorités de santé
indiennes après 1986 de soumettre aux tests de dépistage du VIH les
personnes travaillant dans le commerce du sexe a eu pour
conséquence que de nombreuses Népalaises travaillant dans
l'industrie indienne du sexe soupçonnées d'être contaminées (ou qui
l'étaient vraiment d'après les tests) ont été expulsées. Certaines
d'entre elles ont alors cherché du travail à Katmandou ou. dans
d'autres villes du Népal où la demande de sexe à caractère lucratif
était en augmentation. Le retour de ces femmes non seulement dans
leur communauté d'origine mais également dans les centres népalais
de prostitution a fait l'objet de nombreux débats au Népal, en
particulier dans la presse.
L'engagement massif de jeunes filles et de femmes népalaises
dans l'industrie du sexe en Inde a fait l'objet d'une attention particu-
lière après la publication d'un article dans The Times of India en
janvier 1989, qui citait des chiffres (fournis par l'organisation
indienne de la santé) selon lesquels 100 000 prostituées. népalaises
travaillaient dans les maisons de tolérance indiennes. Celui donné par
Ms S. Shrestha de la AlI Nepal's Women's Association à une réunion
des ONG en 1989 était de 153 000 (Shrestha, 1991). Ainsi que le
remarque O'Dea, «il y a une tendance générale chez les groupes
activistes à surestimer les chiffres pour attirer l'attention ».
Cependant, elle ajoute que même « sans recensement détaillé, toutes
les indications font que les chiffres sont très élevés» (O'dea, 1993 : 7).
Au début des années 1990, on signalait des Népalaises travaillant
comme prostituées à Madras, Bangalore, Kanpur, Varanasi (Bénarès),
Agra, Lucknow, Calcutta et Delhi. Sr Rozario a parlé de Darang dans
le nord-est de l'Inde comme l' «un des sommets du triangle pour les
commerçants de la chair» (Rozario, 1992), les deux autres étant le
128
Sexualité et épidémie de sida au Népal
Népal et le Bhoutan. Les concentrations principales se trouvaient à
Bombay, où les estimations vont de 40 000 à 45 000 Ils et à Calcutta
où l'on dit que « la majorité des près de 40 000 prostituées dans le
quartier réservé de Sonargachi à Calcutta sont népalaises 119. »
Cependant, en 1993, le AlI India Institute of Hygiene and Public
Health a estimé que les dix-huit quartiers réservés qui forment le gros
des zones de prostitution organisée à Calcutta avaient une population
dans les maisons de tolérance qui s'élevait approximativement à
12 000 personnes travaillant dans le commerce du sexe, avec 5 000
d'entre elles environ dans le plus grand quartier réservé qui se trouve à
Sonargachi. Une étude menée en 1992 sur 500 femmes travaillant
dans le commerce du sexe à Calcutta semble indiquer que la grande
majorité d'entre elles vient des zones rurales du Bengale occidental,
14 % des autres États indiens, Il % du Bangladesh et seulement 1,4 %
du Népal. Il est donc possible que le nombre de Népalaises engagées
dans le commerce du sexe en Inde ait été considérablement surestimé.
Selon une information du milieu des années 1990, environ 50
Népalaises travaillaient dans le commerce du sexe à Hong Kong, « où
elles étaient très demandées» (Suvedi et al, 1994 : 210). La présence
de Népalaises dans l'industrie du sexe en Thaïlande, aux Philippines
et dans d'autres parties de l'Asie est attestée, mais cela n'a pas encore
fait l'objet de beaucoup de recherches.
On considère que la participation importante de Népalaises dans
le commerce international du sexe a des conséquences graves sur le
plan de la santé au Népal. En 1992, le Dr Gurubacharya (directeur du
projet de prévention et de contrôle du sida) a indiqué qu' « il y a une
augmentation graduelle du nombre de filles des rues travaillant dans
les centres urbains du Népal; certaines d'entre elles sont revenues
après avoir travaillé dans des maisons de tolérance à l'étranger. Il est
probable qu'une certaine proportion de ces femmes a été contaminée
par le virus lorsqu'elles travaillaient à l'étranger. Malgré les efforts
entrepris, retrouver la trace de ces femmes et les conseiller, n'est pas
tâche facile. Il n'y a pas de quartier réservé défini dans la plupart des
centres urbains népalais, et donc la campagne de sexe sans risque et la
promotion du préservatif doivent viser les personnes travaillant de
manière traditionnelle dans le commerce sexuel» (Gurubaracharya,

118 S. DIXIT, Socio-economic dimensions of VIH/AIDS in Nepal, Katmandou, 1991.


119 G. PRADHAN, « Child Workers in the carpet industry of Nepal », Voice of Child
Workers, Dec. 1992.
129
Sexualité et épidémie de sida au Népal
1992 : 46). Le député Asta Laxmi Shakya a déclaré à l'Assemblée
nationale qu'« il y a un besoin urgent d'apporter un traitement
approprié aux femmes contaminées par le sida qui s'en reviennent
d'Inde afin de pouvoir surveiller la propagation de la maladie au
Népal 120 ».
Un rapport récent a conclu qu'un des principaux facteurs
contribuant à l'augmentation du VIH /sida au Népal est « le «trafic»
de jeunes villageoises vers des centres de prostitution, en particulier
en Inde, où elles attrapent le virus. Une fois contaminées ou malades,
la plupart de ces filles reviennent au Népal» ((Suvedi et al, 1994:
211). Des estimations qui sont faites chaque année du nombre des
jeunes femmes victimes du « trafic» vers l'Inde varient entre 5 000 et
10 000, mais elles semblent exagérées et l'expert en santé publique, le
docteur Shanta Dixit, suggéra en 1993 qu'on revoie ces ,chiffres à la
baisse 121.
Malgré le manque de données qui permettraient d~ discerner les
filles et femmes qui ont été trompées ou forcées à entrer dans le
commerce du sexe de celles qui y viennent dans le cadre d'une
stratégie de survie ou de production de revenus, on peut affirmer que
nombre d'entre elles ont été réellement happées contre leur volonté.
Da...'1s son étude sur le « trafic» des femmes et des enfants en Inde -
et dans laquelle il y a une référence constante aux femmes et enfants
népalais - Rozario a constaté que la plupart des personnes engagées
dans le commerce sexuel avaient été abusées par de faux mariages,
violées, abandonnées ou forcées à entrer dans la prostitution. Les
autres avaient été enlevées, kidnappées, vendues, parfois aux
enchères, et revendues (Rozario, 1992). D'après Thapa, à la fin des
années 1980, environ 20 % des filles et femmes népalaises travaillant
comme prostituées en Inde avaient moins de 20 ans et 35 % Yavaient
été amenées sous la promesse d'un mariage ou d'un bon travail 122.
ü'Dea laisse entendre que dans le cas des Népalaises travaillant
en Inde dans le commerce sexuel, « la plupart de ces filles sont
enlevées ou vendues, par leurs proches parents, père et mère, mari,
membres ou amis de la famille. Ce sont, dans une grande mesure, des

120 Rapporté dans Everywoman, avril 1994 : 10.


121 Cité dans P. O'DEA, Gender Exploitation and Violence, p. 8. Cf aussi J. HANNUM,
AIDS in Nepal, p. 47.
122 S. THAPA, «Trafficking of women and girls in Nepal », National Seminar on the Girl
Chi/d in Nepal, Women's Services Coordination Committee, Katmandou, septembre, 1989.
130
Sexualité et épidémie de sida au Népal
gens en qui ces jeunes filles avaient placé leur confiance» (D'Dea,
1993 : 9). D'un autre côté, certaines preuves laissent penser que le
commerce ou le « trafic» international du sexe concernant ces filles et
femmes népalaises est bien organisé et implique non seulement des
« entrepreneurs» privés, mais également des employés du secteur
public (dans la police et d'autres ministères) à plusieurs niveaux, et
même des personnages politiques, souvent d'envergure nationale (y
compris des députés), qui en retirent des bénéfices vraiment
considérables. La documentation sur ce sujet reste, on le devine,
difficile à obtenir, mais les faits abondent qui attestent l'existence
d'un « grand banditisme ».
Des réseaux se sont développés entre les centres indiens de
prostitution et des régions précises du Népal. Ces réseaux sont le
résultat à la fois d'un « recrutement» informel au sein d'une famille et
d'un même village par des femmes travaillant à leur compte dans
l'industrie du sexe, et de liens organisés et développés par des
« entrepreneurs» et des « mères maquerelles» qui font le commerce
de filles et de femmes pour l'industrie du sexe. La région au nord de la
vallée de Katmandou (en particulier Nuwakot) semblait être la source
principale de prostituées népalaises en Inde dans les années 1980 et au
début des années 1990. C'est également dans cette région que le
niveau de contamination par le VIH chez les femmes est
particulièrement élevé. Ainsi, Ghimire cite «Sindhupalchowk,
Makwanpur, Khavre, Dhadhing et quelques parties du Népal
occidental» comme étant les zones les plus touchées 123.
Dans ces districts, une forte proportion de la population appartient
au groupe ethnique tamang. Les Tamang ont, pendant longtemps,
fourni une source de main-d'œuvre bon marché - que ce soit comme
porteurs ou domestiques - aux zones urbaines de la vallée de
Katmandou et aux classes aisées du Népal (Campbell, 1993). Dans la
zone de Bagmati (composée des districts de Bhaktapur, Katmandou et
Lalitpur), plus de la moitié de la population est tamangophone. Il y a
des indications sérieuses que les Tamang de la vallée de Katmandou et
de son arrière-pays soient en particulier fortement représentés chez les
pensionnaires des maisons de tolérance indiennes. D'après Parshuram
Tamang, «les Tamang, plus que toute autre communauté
montagnarde, sont engagés dans le commerce de la chair dans les

123 D. GHIMlRE, « Girl trafficking in Nepal - a situation analysis », in Red Light Traffic,
1994: 7.
131
Sexualité et épidémIe de sida au Népal
métropoles indiennes et dans les villes népalaises. Les femmes sont
originaires de zones commercialement déshéritées dans les régions
situées juste au nord de la vallée de Katmandou. Une femme tamang
fut d'ailleurs la première victime népalaise à succomber du sida 124. »
Cependant, malgré la forte participation des femmes de ce groupe
social particulier, celle des femmes d'autres groupes ethniques et
castes du Népal est aussi évidente. Lors d'une enquête à Bombay au
début des années 1990, le spécialiste de la santé publique, le docteur
Shanta Dixit, a trouvé non seulement des Tamang, mais également des
Gurung, des Tharu, des Baun (Brahmanes), des Chhetri, des Newar et
d'autres groupes encore (Rana, 1991 : 19) et Ghimire a constaté vers
la même période qu'en plus des Tamang, « les Rai sont
particulièrement exposés, de même que d'autres castes comme les
forgerons et tailleurs 125». Des études plus récentes ont révélé qu'à
Bombay, « les nouvelles filles n'étaient plus tamang ; en fait, une forte
proportion vient des familles pauvres bahun et chhetri. À Calcutta
également, il y a moins de Tamang ; la plupart sont des Bahun-Chhetri
et des Rai-Limbu canalisées par Dharan, l'une des villes du péché du
Népal. L'industrie, du trafic des femmes a évolué de manière
agressive, et il est temps de porter son attention au-delà de Nuwakot»
(Frederick, 1995 : 55).

Le commerce du sexe au Népal


Une attention particulière a été portée sur la capitale et les zones
environnantes, en partie à cause de la concentration apparente du
commerce sexuel népalais dans la vallée de Katmandou, et en partie à
cause de la concentration de cas connus de contamination dans la
région. En 1991, on a suggéré qu' « environ 5 000 prostituées opèrent
dans la vallée de Katmandou, nombre augmentant de quelques
centaines chaque année» (Rana, 1991: 19). En 1992, Dhital a
rapporté 126 qu'il y avait plus de deux cents bordels à Katmandou.
Aujourd'hui, on estime que 25 000 prostituées travaillent dans la
capitale, certaines d'entre elles étant sans aucun doute séropositives.
Une étude récente portant sur 370 prostituées dans la vallée de
Katmandou a révélé que 73 % d'entre elles présentaient un des quatre
symptômes de MST (pertes blanches, maladie inflammatoire du

124 P. TAMANG, « Tamangs under the shadow», Himal, mai-juin, 1992 : 26,
125 D. GHlMIRE, 1994: 6.
126 R. DHlTAL, « Child prostitution in Nepal », ln Red Light T'raffic.
132
Sexualité et épidémie de sida au Népal
pelvis, ulcération et urétrite), et que 28 % d'entre elles se révélaient
être positives lors d'un dépistage de la syphilis, de l'hépatite B et/ou
du VIH (Bhatta et al., 1994). On considère généralement que les taux
élevés d'infection aux MST parmi les groupes à « haut risque»
facilitent la transmission du VIH. Mais la propagation au Népal des
MST et du VIH a sans aucun doute été facilitée par l'existence de
centres de prostitution locale en dehors de la vallée de Katmandou et
dans les régions situées juste au nord.
Majupuria a remarqué dès 1987 comment « les hommes revenant
de postes militaires d'outre-mer à Hong Kong et en Inde faisaient
halte à des points stratégiques, comme Bairahawa et Tansen au Népal
occidental, où ils pouvaient profiter des services sexuels offerts par de
« jeunes filles usant de toutes sortes de moyens de séduction»
(Majupuria, 1987).
Au début des années 1990, Dixit a laissé entendre que « les
personnes locales travaillant dans le commerce du sexe exercent de
plus en plus leur métier dans le pays plutôt que dans les villes
indiennes 127. » D'Dea a rapporté en 1993 que « des filles lo.cales» se
vendent et que des hommes du coin ou d'ailleurs achètent des services
sexuels dans tout le pays... On peut trouver cela partout à travers le
pays jusqu'aux grandes villes de Dharan, Biratnagar et Jhapa»
(D'Dea, 1993: 18). Selon Dhital, rien que ces trois villes « voient
l'arrestation d'une prostituée tous les deux jours en moyenne 128. »
D'Dea rapporte qu' «un certain nombre de villes frontalières de l'Inde
sont des centres de commerce sexuel, on trouve parmi ces dernières
Nepalgunj, Birganj et Biratnagar », mais elle ajoute que « Pokhara et
Katmandou ne font certainement pas partie des exceptions» (D'Dea,
1993 : 18-19).
Assurément, « le trafic des femmes à partir de Nuwakot et des
districts autour de la vallée de Katmandou existe toujours, mais ce
n'est plus là la principale source de recrutement. La pression sur les
trafiquants et une demande de marché accrue ont étendu la recherche
de filles à tout le pays, en particulier dans les régions occidentales,
moyen-occidentales et extrême-occidentales» (Frederick, 1995 : 55).
Cela signifie que la focalisation de l'attention sur la région de
Katmandou et sur le lien Népal-Inde par ceux inquiets de la
propagation du VIH/sida au Népal devrait être modifiée pour inclure

127 S.H. DIXIT, Socio-economlc dimensions ofHIV/AIDS in Nepal, Katmandou, 1991.


128 R. DHITAL, « Child prostitution in Nepal », in Red Light Traffic.
133
Sexualité et épidémie de sida au Népal
d'autres parties du pays, en particulier les régions où la migration
rurale-urbaine et la migration de main-d' œuvre étrangère sont élevées
et où les nouvelles facilités de transport ont accru de façon
significative la mobilité physique et les voyages. Avec le
développement rapide de l'infrastructure routière au Népal ces vingt
dernières années, on a assisté non seulement à une mobilité accrue de
la population mais également à un développement notoire de localités
au bord des routes où les personnes travaillant dans le commerce
sexuel se rassemblent et exercent leur métier. L'augmentation de ce
que l'on pourrait appeler le «commerce sexuel autochtone» a fait
l'objet de peu de débats, bien que des centres situés au bord des routes
comme Walling entre Pokhara et Bhairahawa par exemple, aient
commencé à acquérir de la notoriété en tant que centres de prostitution
dès le début des années 1970 (Blaikie et al., 1980 : 133).
Une étude menée par AIDSCAP au milieu de l'année 1993,
Sexual Networking in Five Urban Areas in the Nepal Terai (La
gestion du réseau sexuel dans cinq régions urbaines du Terai népalais)
a identifié les populations les plus exposées dans neuf districts de la
région centrale (Dhading, Chitwan, Makwanpur, Parsa, Bara,
Rautahat, Sarlahi, Mahottari et Dhanusha) le long des principales
grandes routes (routes nationales de Prithivi, Tribhuvan et Mahendra)
et qui se trouvaient près de la frontière népalo-indienne. Cela a
conduit en 1994 à une enquête de base sur les personnes travaillant
dalls le commerce sexuel et sur leurs clients le long des principales
routes, de Naubise à Janakpur et Birgunj. L'enquête a révélé que
seulement 53 % des personnes travaillant dans le commerce sexuel
savaient que le VIH pouvait être transmis par contact sexuel, et que
plus de 50 % n'avaient aucune connaissance de la façon de se protéger
de la contamination par le virus, et seulement un tiers d'entre elles
mentionna l'emploi de préservatifs comme mesure préventive. 44 %
d'entre elles rapportèrent que leurs clients n'utilisaient jamais de
préservatif. Environ 45 % d'entre elles signalèrent des symptômes de
MST, mais elles n'avaient pas cherché à recevoir un traitement. Les
clients étaient mieux informés en moyenne sur les risques de la
contamination par le VIH, 75 % d'entre eux sachant qu'il pouvait être
transmis par contact sexuel, et 50 % d'entre eux mentionnant l'usage
du préservatif comme mesure de prévention. Cependant, un tiers des
hommes interrogés n'avaient aucune connaissance des mesures de
protection et bien que 42 % d'entre eux dirent qu'ils utilisaient
134
Sexualité et épidémie de sida au Népal
toujours des préservatifs avec les prostituées, seulement un tiers
reconnurent l'avoir fait lors de leur dernière expérience. 68 % d'entre
eux signalèrent avoir rendu visite à trois prostituées, voire plus, lors de
l'année précédente et 12 % signalèrent avoir présenté des symptômes
de MST, pour lesquels 70 % d'entre eux avaient cherché à recevoir un
traitement. Ces hommes restaient pour la plupart loin de chez eux en
moyenne 18,5 jours par mois et 11 % étaient illettrés. L'âge moyen
des clients était de 25 ans, et 57 % signalèrent être mariés 129.
Les grandes villes deviennent les centres principaux de l'industrie
du sexe commercial au Népal, mais en même temps, les petites
localités de bords de route dans le pays fournissent également des
occasions aux porteurs, aux chauffeurs de bus et de camions et autres
voyageurs. Plus particulièrement, les camionneurs faisant de longs
trajets profitent des facilités fournies lors des haltes nocturnes. La
fréquentation de ces localités de bords de route augmente les risques
de propagation de la maladie, à la fois par les transactions sexuelles
marchandes mais aussi par des rencontres fortuites à caractère moins
« commercial» impliquant des filles et des femmes du coin cherchant
à acquérir un revenu supplémentaire.
Un rapport récent a souligné que l'un des facteurs contribuant à la
propagation du sida au Népal était « l'absence de quartier réservé bien
défini dans les villes ou les centres urbains, où les m~isons de
tolérance et les prostituées seraient concentrées, mais plutôt une
dispersion des prostituées occasionnelles dans tout le pays» (Suvedi et
al., 1994 : 211). Il est certain que toutes les transactions commerciales
n'ont pas lieu dans les bordels en ville, et que de nombreuses femmes
vendant leur corps pour de l'argent ne se considèrent pas comme des
prostituées ou des femmes travaillant dans le commerce sexuel. Il est
très courant de voir dans la plus grande partie du Népal occidental (et
également, mais plus rarement, dans d'autres régions), des femmes qui
tiennent des buvettes, des restaurants ou encore des relais pour passer
la nuit le long des routes et des pistes. Ces activités sont fréquemment
associées à un commerce sexuel plus ou moins informel.
Pour de nombreuses femmes, vendre son corps pour de l'argent
est l'une des stratégies possibles dans la lutte pour maintenir un
niveau de vie acceptable pour soi-même et pour sa famille. Dans
l'étude d'AIDSCAP, les femmes interrogées étaient âgées en

129 The Nepal Country Program, AIDSCAP, Katmandou, s.d., 1996.


135
Sexualité et épidémie de sida au Népal
moyenne de 26 ans. 93 % signalèrent être mariées, et 69 % avaient des
enfants à charge. La majorité d'entre elles étaient illettrées. Leurs
gains hebdomadaires par le commerce sexuel étaient de 779 roupies
en moyenne - trois fois plus qu'un revenu journalier moyen no,
Dans plusieurs régions du Népal, en particulier dans les zones de
basse montagne et parmi les groupes ethniques où les relations
sexuelles ne sont souvent pas circonscrites et restreintes, de telles
activités ne sont pas forcément considérées comme immorales ou
dégradantes. D'Dea a même laissé entendre qu'il peut être utile de
voir « la prostitution comme une forme de travail basée sur le choix
personnel de l'individu», et de la considérer comme distincte du
« trafic des femmes et des filles» qui peut être vu comme de la
« prostitution forcée» et donc comme un acte criminel (D'Dea, 1993 :
3). La distinction est néanmoins souvent difficile à faire dans la
pratique, et la plupart de celles qu'D'Dea peut considérer comme
« choisissant >) de gagner leur vie en travaillant dans le commerce
sexuel ont, en fait, peu de choix réel, si l'on accepte de reconnaître
qu'elles sont contraintes par la nécessité économique.
Il est vrai que prêter son corps pour de l'argent peut générer un
revenu important et peut être une alternative au travail pénible qu'on
connaît dans d'autres branches d'activité. Et il est concevable que,
pour certaines femmes du moins, travailler dans le commerce du sexe
peut être considéré comme une activité choisie et, lorsqu'elle fait
l'objet d'une base régulière, comme un choix de métier. Pour la
plupart d'entre elles, cependant, c'est la nécessité économique qui
sous-tend leur participation à l'activité sexuelle à caractère
commercial.

La pauvreté et les stratégies de survie


La connexion des liens entre l'exploitation systématique des
femmes (à la fois par ceux engagés dans le « trafic» des femmes et
par leurs clients masculins), la pauvreté endémique et la recherche de
formes alternatives de travail et de sources de revenus expliquent
largement l'impulsion donnée au commerce sexuel, de même que la
migration économique. La mobilité physique des hommes comme des
femmes, qui a fait augmenter la demande de sexe de la part des
hommes et l'offre de sexe de la part des femmes, contribue à la

130 AIDSCAP, The Nepal Country Program.


136
Sexualité et épidémie de sida au Népal
propagation rapide du virus - puisqu'un nombre plus important de
personnes se retrouve pris dans des relations sexuelles avec des
partenaires multiples - et est également expliquée par le changement
que connaissent la structure et la dynamique de l'économie népalaise.
De plus en plu~, lors des dix dernières années, les stratégies de
survie des ménages népalais pauvres ont consisté, entre autres, à
émigrer à l'étranger, aussi bien les femmes que les hommes, pour
rechercher du travail. Beaucoup sont également partis en ville ou dans
les localités situées le long des routes, à la recherche de moyens de
subsistance. Étant donné l'éventail limité des perspectives de travail,
beaucoup ont trouvé inévitablement des emplois dans 1'« industrie» du
sexe. De jeunes migrantes peuvent arriver dans des zones urbaines à la
recherche de travail et même trouver un emploi « respectable» dans le
secteur informel. Cependant, de nombreuses filles sont tentées,
incitées par ruse ou forcées de quitter les ateliers ou les petites usines
où elles sont exploitées pour un emploi dans des domaines soi-disant
moins pénibles et mieux récompensés de 1'« industrie du
divertissement ». Il n'est pas surprenant que le taux le plus élevé de
contamination par le VIH apparaisse dans la vallée de Katmandou et
dans les zones avoisinantes, étant donné le poids économique de la
capitale et son fort pouvoir d'attraction en matière d'emplois. La
vallée de Katmandou est également un centre de l'industrie de la
tapisserie et du vêtement qui s'est développé rapidement ces trente
dernières années. Mais comme l'a signalé Pradhan, il y a aussi des
courtiers pour le marché du sexe dans l'industrie de la tapisserie et du
vêtement 131, en particulier dans la capitale (O'Dea, 1993 : 19).
Mais si l'effet d' « attraction)) de l'économie de la capitale joue
un rôle important et explique en partie le nombre croissant de
migrants, permanents ou temporaires, à Katmandou, l'effet de
« repoussoir)) de la pauvreté rurale et de la dégradation de
l'environnement donne également une bonne partie de l'explication.
Les ressources des zones de basse montagne dans l'arrière-pays des
centres urbains de la vallée de Katmandou, peut-être plus que partout
ailleurs dans le pays, ont été progressivement dégradées et épuisées
car la demande de bois de chauffage a augmenté ces dernières
dizaines d'années. La dégradation des ressources et la pauvreté ont
pour conséquence de jeter les ruraux pauvres, en particulier ceux de

131 G. PRADHAN, « Child workers in the carpet industry of Nepal », Voice of Child
Workers.
137
Sexualité et épidémie de sida au Népal
régions bien précises, dans des stratégies de survie économique qui les
éloignent de chez eux. La migration devient une nécessité, et tant que
le travail est concerné, «nécessité fait loi ». Si les communautés
tamang dans les régions les plus proches de Katmandou restent peut-
être les plus gravement et les plus visiblement impliquées, les femmes
d'autres zones montagneuses souffrant de manque de ressources se
retrouvent aussi de plus en plus prises dans ce cycle. Ainsi que l'a
constaté Rana au début des années 1990, «un coup d'œil à la carte
socio-économique du Népal montrera que la majorité des femmes qui
s'en vont viennent des zones sans ressources du Népal central et
oriental» (Rana, 1991 : 18). Ghimire fait également référence à des
« parties du Népal occidental» 132 et Poonam Thapa, s'exprimant à
une conférence portant sur « l'enfant de sexe féminin» en 1990, parla
du « grand nombre de femmes et de filles des groupes les plus pauvres
de la société népalaise » se retrouvant pris dans le commerce sexuel
133
Récemment, une étude sur les « réseaux sexuels » fut menée dans
cinq zones urbaines du Népal 134. Jusqu'ici, la zone de Katmandou,
les districts au nord de la capitale et les villes de la frontière indienne
étaient particulièrem~nt concernés. Mais la situation a rapidement
évolué et on trouve maintenant un éventail beaucoup plus large de
localités et de communautés touchées par la prostitution.

Les réactions locales à l'épidémie


Bien sûr, les foyers de l'épidémie ont tendance à se situer là où le
commerce sexuel se concentre. Mais en fin de cOIl1pte, c'est «de
retour au pays» - où que cela soit - que les personnes contaminées
transmettront le virus à leurs partenaires sexuels ou qu'elles
chercheront un soutien auprès de leur famille lorsqu'elles deviendront
plus gravement touchées par le sida. C'est dans ces communautés
locales - la plupart d'entre elles situées à la campagne - que
l'impact individuel et personnel du développement du sida sera le plus
fortement ressenti. C'est également dans ces communautés que la
vulnérabilité des individus et des foyers est peut-être la plus grande.

132 D. GHIMlRE, « Girl trafficking in Nepal », p. 7.


133 Cité dans P. TAMANG, «Tamangs under the shadow», p. 26.
134 T. COX & K. SUVEDI, Sexual Networking in Five Urban Areas in the Nepal Terat,
Valley Research Group, Katmandou, 1994.
138
Sexualité et épidémie de sida au Népal
Les régions au nord de Katmandou, les communautés locales de
Tamang dans ces régions, et en particulier les femmes de ces
communautés qui sont fortement présentes dans la prostitution et le
commerce sexuel, ont été jugées particulièrement vulnérables.
Il est à remarquer que l'on sait peu de choses, néanmoins, des
conditions sociales et économiques qui créent et perpétuent cette
vulnérabilité, bien que des études sur des communautés de la région
au nord de Katmandou, menées par des anthropologues, apportent
quelque aperçu à la fois des forces sociales qui ont engendré la
vulnérabilité à l'épidémie de sida, et de la capacité de la société civile
à réagir à l'impact de l'épidémie et à l'affronter. Ainsi, l'étude de
Campbell portant sur l'entraide mutuelle dans le cadre du travail et
des modèles plus larges des relations entre les foyers chez les Tamang
apporte quelques indications selon lesquelles les communautés locales
les plus vulnérables possèdent réellement des traditions d'entraide
fortes (Campbell, 1993).
Si des preuves tangibles montrent que les femmes tamang sont
particulièrement menacées, il y a néanmoins de bonnes raisons de
croire que les femmes pauvres d'autres groupes sociaux et ethniques
et que d'autres communautés du Népal sont également en danger.
Mais peu de recherches systématiques sur les modes de contamination
par le VIH ont été menées, même dans les régions et les communautés
les plus clairement touchées de la vallée de Katmandou et de l'arrière-
pays. Il existe quand même quelques études et quelques rapports de
cas individuels 135.
C'est sur le plan communautaire, où les relations entre les
ménages et entre les personnes sont les plus serrées, que les stratégies
et les capacités pour affronter les crises et désastres personnels qui
caractérisent l'impact local de l'épidémie se révèlent cruciales.
Comme cela a été discuté pour l'Afrique, « le sida doit être considéré
comme une crise communautaire, pas simplement comme un
problème individuel» (Barnett & Blaikie, 1991: 13)>>. C'est à ce
niveau que se rapporteront les différents modèles (associés au groupe
ethnique, à la caste, au statut et au revenu) de droits et d'obligations
entre les individus et les foyers, concernant les soins et le bien-être de
ceux qui tombent gravement malades et qui sont incapables de

135 B. ADAMS, "Barbara's Beat: ln Memory of Maya Tamang", People 's Review, 18 avril
1996 (repris dans SEDDüN, «HIV/AIDS in Nepal: the coming crisis», p. 42); SUVEDI,
BAKER & THAPA, études de cas dans Red Light TrajJic, ABC, Katmandou.
139
Sexualité et épidémie de sida au Népal
subvenir à leurs propres besoins et à ceux de leur famille, et pour ceux
qui sont laissés sans soutien efficace du fait du décès d'un membre de
leur famille.
À travers l'Asie, on a observé des réactions communautaires qui
sont celles d'aide et de compassion à l'égard des personnes dont on
sait qu'elles sont séropositives ou malades du sida. D'un autre côté,
les clivages et les divisions, qui ont toujours existé au sein des
communautés locales et même au sein des foyers, peuvent être
exacerbés et amplifiés par la menace de la contamination et la réalité
de la maladie et de la mort. En fait, il est essentiel, si l'on met en place
un dispositif de « stratégies de solution communautaires », de
reconnaître la possibilité (et même la probabilité) de réactions
négatives au sein des communautés locales, et même au sein des
foyers.
Il y a plusieurs cas tragiques au Népal de femmes retournant dans
leur village après être devenues séropositives et y trouvant plus
d'hostilité que de compassioJl et de soutien. Pour chaque Maya (jeune
femme du district de Nuwakot dont la famille et la communauté locale
acceptèrent le retour avec compassion, malgré sa séropositivité et sa
maladie, après une série d'expériences terribles dans les bordels
indiens), il y a une Geeta (jeune femme devenue séropositive après
onze ans passés à Bombay et dont la communauté locale, et même ses
parents, refusèrent le retour, et qui fut obligée de partir à
Katmandou) 136.
Des recherches permettant une meilleure compréhension des
attitudes locales, ainsi que des ressources et capacités disponibles sont
nécessaires. En particulier, la capacité de réactions collectives ou
« partagées» efficaces (plutôt que simplement des stratégies au niveau
individuel ou au niveau du foyer) doit être prise en considération.
Comme l'a montré le docteur Pushpa Bhatt dans une « étude de cas de
mobilisation communautaire », « ce n'est pas seulement le
gouvernement qui peut travailler dans l'intérêt des patients du sida.
Les groupes de soutien, les organisations bénévoles et les
communautés travaillant ensemble peuvent et doivent aider notre

136 Cas individuels décrits dans Voice ofChild Workers, nO 17/18, 1992); également dans
Red Light Traffic; et dans B. ADAMS, « Barbara's Beat: ln Memory of Maya Tamang »,
People's Review, avril 1996 (repris dans SEDDON, « HIV/AlDS in Nepal: the coming
crisis », p. 42).
140
Sexualité et épidémie de sida au Népal
peuple sur cette question du sida 137». Quand sa communauté locale et
sa famille refusèrent de l'aider, Geeta (susmentionnée) fut aidée par
des ONG locales pour ouvrir un petit commerce de vente de thé afin
de pouvoir devenir financièrement indépendante. Le soutien fut
insuffisant dans ce cas-là pour vaincre l'opposition locale, mais de
plus en plus, les ONG sont en train de développer leur capacité d'aide
aux victimes du sida.
Quelques années auparavant, on avait débattu du fait que « les
agences bénévoles n'ont fait que commencer à fonctionner et ne sont
pas encore préparées pour s'attaquer à la tâche de la prévention et du
contrôle du sida. Elles n'ont pas non plus de forum où elles peuvent
coordonner leurs activités 138 ». La situation a changé de façon
significative ces quelques dernières années, bien que le manque de
coordination soit encore évident. Au moins, la plupart des ONG
reconnaissent maintenant que les conséquences économiques et
sociales du développement du sida au sein de leur sphère d'opérations
peuvent avoir un impact vraiment considérable, et peuvent affecter
l'efficacité de leurs programmes de plusieurs façons. De nombreuses
ONG au Népal sont déjà activement engagées dans les domaines de
soins primaires de santé, en se concentrant tout particulièrement sur la
santé de la mère et de l'enfant et sur le planning familial. Lors de la
dernière décennie, elles ont encouragé les initiatives communautaires
et les formes d'action collective comme solution à adopter par les
individus et les foyers pour mettre en œuvre des mesures appropriées
afin d'améliorer la santé et réduire les risques de maladie. Il est
probable qu'elles soient utilisées à l'avenir pour encourager et
promouvoir les réponses des communautés locales à la menace du
sida.
Jusqu'à maintenant, les réponses se sont orientées vers
l'intervention médicale et la recherche, et de plus en plus vers
l'éducation et la prise de conscience incitant à l'utilisation des
préservatifs. Les liens entre les initiatives de « planning familial» et
l'importance d'une éducation portant sur le « sexe sans risque» ont
été mis en valeur. C'est important, mais les effets sont limités. De plus
en plus, une éducation par le biais de « pairs» est en train de se
développer. Ainsi, est bien accueilli l'engagement d'organisations

137 P. BHATf, « Melamchi : a case study in community mobilisation», in Red Light Traffic,
p.63.
138 DlXIT, « Impact of HIV/AlOS in Nepal », p. 54.
141
Sexualité et épidémie de sida au Népal
comme ABC qui proposent des perspectives de production de revenus
alternatifs pour les femmes, à la fois pour réduire la probabilité de leur
participation à des activités de commerce sexuel et pour leur fournir
un certain degré de soutien en cas de contamination et de mauvaise
santé. Il en est de même pour l'objectif qui consiste à encourager une
action collective des femmes sur la même question, tant que cela ne
conduit pas à une diabolisation des victimes du sida et n'en fait pas
des boucs émissaires, et tant que cela se concentre sur les droits des
femmes.
Quelques ONG locales existantes comme ABC (originellement
« Agro-forestry, Basic Health and Cooperatives», Agro-sylviculture,
Santé de base et Coopératives) et CWIN, ont changé leur orientation
et portent de plus en plus leur attention sur le développement de la
prise de conscience du trafic des femmes et des risques concomitants
du sida dans les zones rurales et dans la capitale. ABC a déclaré:
«nous avons utilisé différents médias pour passer le message -,
cassettes, radio et programmes de télévision, articles de journaux et
théâtre de rue. Notre objectif est également de mobiliser les décideurs
politiques, les administrateurs, la police et le public par des
campagnes publicitaires. Nous voulons organiser des groupes de
femmes s'attaquant au problème et leur fournir des perspectives de
production de revenus 139 ». De nouvelles ONG voient le jour
(principalement, mais pas exclusivement, à Katmandou) et plusieurs
programmes importants, tels que le Projet de contrôle et de prévention
du sida (AIDSCAP, {( AIDS Control and Prevention Project» en
anglais), soutenus par USAID et l'AMFAR (une branche locale de
l'American Foundation for AIDS Research), ont associé les agences
étrangères, les ONG locales et les organisations au niveau
communautaire dans des activités éducatives et pratiques conjointes.
Certaines organisations ont été créées à partir des préoccupations
des communautés locales; elles sont plus militantes, et relient encore
plus fortement la prévention du sida à l'accroissement du pouvoir des
femmes et aux questions des droits de l'homme. Comme de plus en
plus d'ONG abordent ces problèmes, elles seront inévitablement
obligées d'affronter l'évidence que la lutte contre le sida est
intimement liée aux réalités économiques et politiques qui sous-
tendent l'épidémie, et qui déterminent aussi qui sont les victimes et

139 Red Light Traffic, p. 7.


142
Sexualité et épidémie de sida au Népal
qui est tenu pour « responsable» de sa propagation dans la société
népalaise. Certains pensent qu'« heureusement, les solutions à la base
sont possibles ». Par exemple, John Frederick a déclaré: « L'Unicef,
avec la collaboration des ONG népalaises, est en train d'encourager
maintenant la mise en place d'un système de surveillance au niveau
communautaire. Les ONG locales sont en train de mener une action
d'éducation pour que les communautés aient juridiquement le droit de
d'arrêter les trafiquants si la police ne le fait pas. Les communautés ne
peuvent rester à attendre pendant que les nations riches et le
gouvernement central mènent l'enquête, sont à l'écoute, mettent en
place quelque chose, donnent suite et offrent des garanties». Frederick
soutient qu'en dehors des zones au nord de Katmandou (en particulier
Nuwakot), « dans les 90 % du reste du pays, le trafic des femmes est
quelque chose de nouveau et les communautés sont en colère. Elles
peuvent résister au trafic, en particulier si elles reçoivent de l'aide»
(Frederick, 1995 : 55).
Cependant, il n'est pas certain que l'activisme local, même avec
un soutien extérieur, se révélera suffisant pour combattre la tendance
encore puissante qui consiste à faire des victimes des boucs
émissaires, et pour affronter efficacement les difficiles questions des
droits de l'homme, des intérêts politiques et des intérêts de ceux
profondément engagés dans l'exploitation systématique des femmes
dans le commerce sexuel. Il reste également à voir si l'activisme des
communautés locales (avec l'aide extérieure des ONG, des agences
internationales et des institutions gouvernementales) réussira à
modifier les conditions générales - les attitudes culturelles à l'égard
des femmes, la pauvreté, le manque de perspectives de travail et la
dégradation des ressources naturelles locales - qui contribuent à
l'émigration et à l'expansion du commerce sexuel. Il est certain que
les communautés locales auront en grande partie la charge de trouver
des solutions à la crise, étant donné le manque de ressources et de
capacité d'intervention de l'État, et la capacité limitée d'intervention
(même si elle s'accroît) des ONG locales et internationales.

143
Sexualité et épidémie de sida au Népal
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145
LA RECHERCHE SUR LES MALADIES
SEXUELLEMENT TRANSMISSIBLES EN ASIE
FACE AUX DEFIS LANCÉS PAR LE VIH ET LE
SIDA

Ivan WOLFFERS
(traduit de l'anglais par Franck Olivier-Vial)

C'était en décembre 1994, à Kuala Lumpur, lors d'un séminaire


sur le virus de l'immunodéficience humaine (VIH) et le sida organisé
pour des représentants des médias et d'organisations non
gouvernementales (ONG) de toute l'Asie du Sud-Est (Aidscom,
1994). Le vice-ministre malaysien de la santé prononçait le discours
d'ouverture, un discours aux termes soigneusement pesés. En effet, les
journalistes présents, et en particulier ses compatriotes, allaient
reproduire ses propos sur l'infection par le VIH, la sexualité ou
l'usage du préservatif. Ce qui pouvait exercer une influence directe
sur sa carrière politique, comme il le savait depuis qu'un jour il avait
été vu s'emparant d'un préservatif au cours d'une réunion avec des
ONG. Le lendemain, la presse titrait, photo à l'appui: «le vice-
ministre fait la promotion du préservatif» - un message très
controversé en Malaisie. Le colloque lui fournissait une occasion
inespérée de rectifier cette image. Ce qu'il fit en affirmant avoir pris
ce préservatif par erreur, le confondant avec ... un morceau de
chocolat!
Ultérieurement toutefois, en privé, le vice-ministre expliqua
combien il était délicat de parler du préservatif en son pays, le
gouvernement, à dominante malaise et musulmane, voyant dans toute
déclaration en faveur de l'usage de ce moyen de prévention contre les
maladies sexuellement transmissibles (MST) une incitation à la
pratique d'une sexualité «libre». Précisons que la Malaisie n'a pas
l'apanage d'une telle interprétation, d'autres pays la partagent et, dans
certains États américains, les conseils scolaires refusent l'éducation
sexuelle. Toujours selon le ministre, le gouvernement malaysien
réalise pourtant bien que l'infection par le VIH représente une
question brûlante; mais il estime que prendre l'initiative dans le
combat contre la contamination soulèverait de nombreuses difficultés.
La recherche sur les MST en Asie
De cette dualité résulte une approche pour le moins ambiguë.
Ainsi, si les actions menées à une échelle restreinte par les ONG pour
toucher et informer les populations «à risque» (homosexuels,
«travailleurs(euses) du sexe », toxicomanes) sont autorisées, le
pouvoir fait, officiellement en tout cas, comme si elles n'existaient
pas. De même, les messages sur le sida ont droit de cité sur les écrans,
mais à condition de ne pas être trop explicites sur les causes de
l'infection (et tout particulièrement sur le comportement sexuel), et de
montrer pour proies du virus des membres de la minorité malaysienne
d'origine chinoise, et surtout pas des Malais de souche, tous supposés
agir en bons musulmans et, donc, éviter tout risque. Cependant, le
taux d'infection par le VIH progresse en Malaisie (MAP, 1997).

Les défis
Caractéristique d'une certaine attitude, cette anecdote ne nous
renseigne pas que sur la Malaisie. La situation ne diffère guère ailleurs
en Asie du Sud-Est, même si cet État est le seul à avoir l'islam pour
religion officielle. Au Vietnam, en Chine, les autorités ont aussi des
problèmes quand elles touchent aux sensibilités autour de la question
sexuelle, ce qui gêne leur approche de toute lutte appropriée contre la
contamination. Même en Thaïlande, où les «services sexuels» forment
une composante majeure de l'économie nationale (Organisation
internationale du travail, 1998), vive est la sensibilité au sujet du
comportement sexuel. En Indonésie - pays à 90 % musulma'1 - , le
pouvoir désapprouve les campagnes en faveur du préservatif, et
Azwar Anad, ministre coordinateur en charge de la santé publique,
tente même de jeter le discrédit sur ce moyen de prévention contre
l'infection par le VIH en arguant qu'il serait « inefficace dans 25 %
des cas. »
La triade MSTNIH/sida en Asie est confrontée à des défis qui
couvrent un champ allant de ceux lancés par les religions à ceux
relevant de dcnnées macro et microéconomiques.
Cependant, il faut ici insister sur la sur-valorisation dont est
l'objet un facteur particulier, de la part des hommes politiques comme
des responsables sanitaires de ces pays: les cultures locales et leur
approche de la sexualité, du rôle des femmes et de l'éducation
sexuelle, qui constitueraient un obstacle majeur pour toute campagne
contre, la contamination par le VIH et contre le sida. Certains
anthropologues joignent leurs voix à ces tenants d'un primat culturel.
148
La recherche sur les MST en Asie
Et les dirigeants religieux se voient, eux, renforcés par de telles
affinnations dans leur rejet de valeurs «occidentales» ou
«modernistes». Tout cela fournit une longue liste de raisons
expliquant pourquoi la confrontation avec le VIH et le sida s'avère si
difficultueuse. Et cela conduit aussi souvent à un manque de volonté
politique face à la pandémie - ou bien à mener des actions
inappropriées, aux effets parfois contre-productifs. De tous les États
asiatiques, seule la Thaïlande a consenti à accepter toutes les
conséquences d'une action contre la rapide dissémination de
l'infection par le VIH, avec succès.
La question s'impose. La réticence à favoriser l'usage de
préservatif relève-t-elle vraiment du domaine culturel? Les traits
culturels dominent-ils au point d'empêcher de parler de pratiques
dangereuses pour sa vie et celle d'autrui comme de promouvoir les
moyens d'échapper à la pandémie (éducation sexuelle, préservatif,
reconnaissance de l'existence du «secteur économique du sexe»,
instauration de conditions de travail sûres dans celui-ci)?
Effectivement, en Asie, fréquentes sont les interrogations sur les
contraintes imposées par la «culture» en matière d'éducation et de
prévention à propos du VIH et du sida. Même en Thaïlande, où les
codes comportementaux en matière sexuelle diffèrent de ceux en
vigueur en terre d'islam, les membres de certains groupes sociaux
semblent répugner à aborder à cœur ouvert le sujet des pratiques
sexuelles et de leur rôle dans l'infection, notamment chez les jeunes.
Traiter de sexualité serait, en substance, en porte à faux avec la
culture. «Les Thaïlandais n'aiment pas parler de ça », «on n'en
discute pas dans la culture indonésienne» , «les Vietnamiens sont très
pudiques», peut-on entendre. Pour couper court à toute tentative de
débat, l'un des moyens les plus usités est de proclamer - comme, par
exemple, au Bangladesh - que seules des failles du système sanitaire
national pennettent au virus de se propager. Ou encore, que l'infection
est un problème lié à la toxicomanie (Malaisie, Vietnam). De plus, en
général, les gens ignorent ou refusent d'admettre que la propagation
virale procède par vagues: injection intraveineuse d'abord, puis
commerce du sexe, par où la troisième vague, celle des clients,
contamine les épouses et, en bout de course, les enfants. Il est une
autre stratégie courante pour nier le rapport entre sexualité et risque de
contamination: distinguer un comportement thaïlandais, malaysien,
indonésien ou vietnamien <<nonnal» d'attitudes «déviantes». Ce, par
149
La recherche sur les MST en Asie
rapport à une norme qui peut être d'essence aussi bien sociale - la
normalité, apanage des classes moyennes - qu'identitaire -
l'anormal, fruit d'habitus importés. Dans les deux cas, une classe ou
un groupe s'arroge le droit de trancher entre l'authentiquement
national et ce qui s'en écarte.
Depuis 1990, notre équipe travaille en Asie du Sud-Est avec des
migrants, des travailleurs du sexe et d'autres groupes marginaux. Elle
organise séminaires, ateliers, formations et mène des recherches qui
visent à déboucher sur des propositions et des actions dans la lutte
contre le sida. Au cours de cette période, nous avons notamment
proposé des séances de formation aux professionnels des médias.
Pourquoi eux? Parce que nous croyons en l'action des médias pour
amener à modifier les comportements sexuels ou à appréhender la
contamination par le VIH selon une autre perspective culturelle.
D'abord, ces ateliers ont paru confirmer que la culture constituait
bien un frein majeur dans l'approche de l'épidémie (Wolffers, 1997).
Selon les journalistes et autres spécialistes rencontrés en Asie, l'on ne
pouvait informer à propos du sida autrement que par le canal du
discours médical, la tradition n'autorisant pas d'approche plus large.
De même, il n'aurait pas été possible de bâtir un corpus éducatif
général associant sexualité, rôle des femmes, droits de l'homme et
soins aux malades. Mais les positions évoluèrent. À la fin, les
participants s'affirmaient en majorité convaincus de la nécessité
d'aborder la question des comportements sexuels, comme de se
demander quelle place peuvent avoir porteurs du virus et victimes du
sida dans la société. Les mêmes convinrent qu'il fallait trouver les
moyens par lesquels mettre ces sociétés asiatiques face à ces réalités.
De quoi nourrir un certain optimisme quant au développement
d'attitudes appropriées dans les médias, pour des changements
d'approche que nous pensons nécessaires.

Qu'est-ce qu'une .culture?


Concevoir une culture comme un ensemble de valeurs et de
coutumes commandant, sans compromis possible, les comportements
de tout un chacun, c'est pécher par excès de simplicité. Non pas
«système clos», mais interprétation de la réalité et réflexion sur cette
interprétation, une culture peut être vue comme un processus au cours
duquel les êtres humains ne cessent de donner du sens à ce qui les
entoure et à ce qu'ils vivent (Geertz, 1973, 1983). Keesing (1987)
150
La recherche sur les MSr en Asie
insiste, lui, sur la relation très forte entre cette attribution de sens et la
vision du monde partagée par ceux qui en sont les auteurs, toute
«interprétation» ne pouvant dès lors être envisagée sans tenir compte
des intérêts de ces derniers. La concurrence et la négociation entre
différents sous-groupes débouchent alors sur une «culture dominante»
et des «sous-cultures », toutes usant de stéréotypes pour décrire le
monde et prescrire des règles de vie. Aussi est-il impossible d'affirmer
que quoi que ce soit aille contre la culture de tel ou tel pays. Tout au
plus peut-on parler d'opposition avec la grille interprétative propre à
tel ou tel groupe au sein d'une société. Et quand des ressortissants
d'un pays considèrent que favoriser l'usage du préservatif ou
introduire l'éducation sexuelle à l'école heurte leur culture, ils ne font
que refléter le point de vue dominant, celui de la classe urbaine
moyenne.
En tant qu'ils sont - aussi - des expressions culturelles,
pratiques et comportements sexuels sont l'objet de ce processus
d'interprétation, de valorisation et de stéréotypie, lequel reflète les
besoins de certains membres de la société en une période donnée. Le
concept de «matérialisme culturel» (Harris, 1979) peut se révéler utile
dès lors qu'il s'agit d'expliquer la résistance qu'opposent à certains
changements divers groupes sociaux dominants. Ainsi, certains
interprètent l'essor de la prostitution en Thaïlande comme une des
conséquences de la modernisation, laquelle a contraint les hommes à
renoncer à la possibilité d'avoir plusieurs femmes.
En même temps, le plus vieux commerce du monde constitue l'un
des rares canaux par lesquels l'argent put aller des villes aux zones
rurales en voie d'appauvrissement (Trung, 1983; Ford et Koetsawang,
1983). Plusieurs groupes y trouvent leur intérêt: clients et exploiteurs
bien sûr (souteneurs, médecins, policiers véreux, et même agents de
voyage), mais aussi les familles des femmes enrôlées dans cette
besogne. La prostitution a même pu protéger les femmes des classes
moyennes, leur permettant de conserver leur sacro-sainte virginité en
offrant aux mâles matière à satisfaire leur désir dans les bordels, sous
la forme de pauvres et jeunes paysannes birmanes, laotiennes ou de
Chine méridionale (Beyrer, 1988).
Dès lors que la «culture» n'est pas statique, mais qu'elle se fonde
sur les besoins de groupes dominants - et s'avère donc susceptible
d'évolutions continuelles - , nous nous devons d'apprendre par quels
biais nous pourrions influer sur ces évolutions. Car c'est possible,
151
La recherche sur les MST en Asie
comme le montre cet exemple. En Indonésie, à l'encontre de tout adat
(loi coutumière locale) comme des vœux formulés par un grand
nombre de couples, le taux de natalité a considérablement diminué au
cours des vingt dernières années. Cette baisse résulte d'une vigoureuse
et continue campagne de planning familial impulsée par le
gouvernement et relayée à tous les échelons de la vie sociale par les
structures administratives et par les dirigeants religieux - autrement
dit, toutes les instances en charge de l'édification d'un système de
valeurs et de normes. Ce qui prouve bien que les pouvoirs, pour peu
qu'ils le veuillent, peuvent être vecteurs de changement.
C'est probablement une telle volonté qui fait défaut à de
nombreux pays confrontés à la prévention de l'infection par le VIH.
Cette absence d'engagement peut être expliquée par le fait que les
désordres causés par la pandémie ne s'avèrent pas assez concrets,
initialement du moins, pour inciter les politiciens à agir. Souvent, en
effet, ces derniers se «réveillent» au moment où le :;ida apparaît dans
la classe moyenne: il faut que ce groupe dominant constate que
l'infection est aussi son problème pour que des campagnes de
prévention efficace voient le jour. Or, les médias peuvent exercer là
une influence notable, en introduisant, en quelque sorte, la réalité du
sida dans les foyers. C'est pourquoi au Bangladesh, en Thaïlande, en
Indonésie, des ONG, des activistes de la santé et des journalistes ont
formé des groupes d'écriture autour du virus et du sida, afin de
contribuer à l'information des populations et à démonter les légendes
propagées autour du sida.

Conflits
Nombre d'Asiatiques ne bénéficieront guère du rapide
développement économique qu'a connu l'Asie du Sud-Est, et moins
encore après la crise que l'on sait. Parmi ces laissés-pour-compte de la
croissance, on peut ranger les Thaïlandais du Nord-Est partis travailler
dans le golfe arabo-persique pour rembourser des emprunts, leurs fils
restés dans des fermes aux cultures sans grande valeur sur le marché
mondial, et leurs filles qui travaillent en ville, dans les salons de
massage. Il en va de même pour les déshérités des Philippines, de
Malaisie, d'Indonésie, du Vietnam, etc.
Or, tous ces marginalisés ont besoin d'une idéologie qui leur
confère de la dignité tout en leur fournissant de quoi s'expliquer leur
condition sociale. Beaucoup trouvent des réponses dans la tradition et
152
La recherche sur les MST en Asie
dans la religion. À leurs valeurs traditionnelles, source de fierté, ces
dépourvus opposent les valeurs matérialistes qu'ils attribuent aux
autres, à ceux qui ont réussi, se sentant supérieurs à ces derniers par la
force de leur foi de pauvres. Très répandue, cette opposition joue un
rôle éminent dans la régulation sociale de ces économies au
développement effréné. À l'évidence, concevoir l'infection par le VIH
comme une punition infligée aux tenants d'un style de vie matérialiste
s'intègre parfaitement à une telle idéologie. Celle-ci verra dans les
personnes contaminées autant de contre-exemples confirmant le bien-
fondé de sa vision du monde. Les gouvernements, quels qu'ils soient,
ne peuvent ignorer ces traditionalistes, fondamentalistes et autres
idéalistes. Ils peuvent même, pour conserver leur capacité de contrôle
social, adopter la phraséologie de ces derniers et coller le plus possible
à leurs idéologies. Ce peut être une des raisons pour lesquelles le
discours sur le sida reste, en Asie, à ce point circonscrit au registre
médical- et pourquoi le faire évoluer s'avère si difficile.
Les stéréotypes jouent aussi, ici, un rôle clé, à l'insu souvent de
ceux qui les colportent. Ainsi, figer les travailleurs(euses) du sexe
dans un stéréotype permet à ceux qui ne participent pas à cette
industrie de se différencier positivement et à ceux dont le
comportement se rapproche de la prostitution sans épouser
complètement les contours du stéréotype de se sentir autres. Ce qui
représente un obstacle majeur pour la recherche en ce domaine, ne
serait-ce que pour des raisons de difficulté de dénombrement. Ainsi,
en 1998, un rapport de l'Organisation internationale du travail (OIT)
estimait qu'il y avait entre 43 000 et 142 000 travailleurs du sexe en
Malaisie! Un rapport de un à plus de trois, qui reflète l'écart entre
perception de soi et réalité de la prostitution. Et une évaluation qui a
valu à ce rapport d'être condamné pour avilissement des Malaysiennes
et altération de l'image du pays par le ministère de l'Unité nationale et
du Développement social (Sunday Star, 1998); réaction par laquelle
le pouvoir politique se révèle plus soucieux de conforter une image
conforme à ses vues que de description et d'analyse du réel.

Chercheurs et médias
Les médias sont partie intégrante des sociétés. Dirigés par des
personnalités qui appartiennent à divers groupes sociaux, ils reflètent
et renforcent les valeurs, les préjugés et les idéologies de ces derniers.
Ce qui, dans une société pluraliste, est synonyme de diversité dans les
153
La recherche sur les MST en Asie
opinions comme dans les intérêts défendus. Bien sûr, les représentants
des classes supérieures et moyennes, fort de leurs moyens et éduqués
dans une culture de l'écrit et de la communication, sont
surreprésentés. A contrario, si l'on pense au sida et au VIH, il est
évident que toxicomanes ou prostitué(e)s n'écrivent guère dans les
journaux, où leurs intérêts ne sont que rarement pris en compte. Dès
lors, ces derniers, de même que les homosexuels et, dans une certaine
mesure, les séropositifs et les personnes atteintes du sida, sont
dépeints dans les médias par des gens qui ne peuvent tenir compte de
leurs intérêts. Ce qui peut conduire à des descriptions négatives, à un
cortège de stéréotypes assortis de stigmatisations.
Et, en effet, l'analyse des médias a montré que l'on y trouvait
bien tous les clichés possibles (Baker, 1986; King, 1990; Pitts et
Jackson, 1989 ; Lear, 1990; Clatts, 1989 ; Sandfort, 1992 ; de Bruyn,
1994 ; Osteria et Sullivan, 1991). Ces médias, en particulier au début
de l'épidémie, ont souvent joué un rôle regrettable, blâmant certains
groupes sociaux, ne respectant pas la vie privée des uns ou des autres,
et, d'une façon générale, livrant une information erronée sur la
dynamique du virus et de la maladie. Certains journalistes ont
cependant pris conscience de la dimension réelle de la pandémie dès
ses premières manifestations, et ont assumé une fonction vitale en
influant sur l'opinion (Shilts, 1987).
La recherche et les chercheurs jouent ici un rôle cruchl, car ils
informent sur le «vécu» des plus vulnérables aux prises avec les MST
ou le VIH comme sur les conditions d'existence des malades. Vue
sous cet angle, la pandémie a modifié le rôle des chercheurs. Face à
une réalité si criante, il n'est plus possible de se cantonner à la
recherche du sans-faute scientifique et de se focaliser sur les seuls
critères académiques. Dans beaucoup de pays, les activistes antisida
ont d'ailleurs concurrencé les décideurs politiques et les chercheurs,
infléchissant la mission de ces derniers: la recherche est devenue un
élément clé dans la mise au point des politiques de lutte contre le sida
et de prévention, et pour soutenir les ONG dans leurs plaidoyers en
leur apportant des données sur la vie des populations marginalisées.
Si l'on compare les médias d'Asie du Sud-Est avec ceux du reste
du monde, certains traits frappent d'emblée. Il faut tout d'abord
distinguer les médias en anglais de ceux en des langues nationales.
Les premiers, comme The Bangkok Post et The Nation en Thaïlande,
The Star et The New Nation en Malaisie, The Jakarta Post en
154
La recherche sur les MST en Asie
Indonésie, s'inscrivent dans une perspective plus libérale que les
seconds, et ceci se vérifie dans leurs articles sur la sexualité et le sida.
Mais leur lectorat se compose surtout d'étrangers et de nationaux aisés
et ouverts sur le monde.
À l'inverse, comme l'ont confirmé nos groupes de travail avec
des journalistes, du Bangladesh à l'Indochine et à l'Indonésie, les
autres médias répugnent tout particulièrement à établir la connexion
entre pratiques sexuelles et contamination - sauf à traiter ce lien sur
le mode du sensationnel et du stéréotype. Ils ne décrivent
qu'exceptionnellement l'infection par le VIH de façon positive et
s'élèvent que très rarement contre les autorités - faute de
connaissances suffisantes et, aussi, du fait d'un sentiment d'insécurité
(Wolffers, 1997). Du côté des médias d'État, un contrôle serré est la
règle pour des journalistes qui n'ont guère le choix des sujets et de
leur mode de traitement. C'est face à ce manque généralisé
d'informations que les relations entre médias et chercheurs prennent
toute leur valeur.

Recherche «active)) sur le VIH et le sida en Asie du Sud-Est,


quelques exemples
Si les chercheurs peuvent vraiment influer sur la manière de
décrire l'infection par le VIH et le sida en Asie du Sud-Est, alors il est
intéressant de se pencher sur la recherche dans la région. Eu égard au
contexte de cette communication, nous nous limiterons à évoquer nos
propres activités.
Dans les réseaux de recherche « Santé et culture » de la faculté de
médecine de l'Université libre d'Amsterdam, nous nous attachons à
amener les organisations actives sur le terrain à décrire les nouvelles
réalités introduites par la pandémie. L'un de ces réseaux, basé à Kuala
Lumpur, a pour nom CARAM (Coordination for Action Research on
Aids and Mobility in Asia). Un second pan d'activités recouvre la
recherche «active» sur le marché du sexe dans plusieurs contrées
asiatiques. Nous sommes ainsi présents dans la recherche sur le
commerce sexuel, sur le VIH et sur le sida au Cambodge, en Chine, en
Indonésie, en Malaisie ainsi qu'en Afrique du Sud.
Notre expérience démontre que la recherche conventionnelle ne
peut que partiellement dévoiler les réalités vécues au jour le jour. Ce
qu'il faut, c'est un nouveau partenariat pour la recherche entre les
divers participants au processus de changement social induit par la
155
La recherche sur les MST en Asie
pandémie. Ce qui pourrait mener à une recherche pennettant aux
groupes qui comptent le plus dans la lutte contre les MST et le VIH
(femmes pauvres, adolescents, travailleurs(euses) du sexe,
toxicomanes, migrants) de prendre la parole pour décrire leurs propres
existences. Car ce n'est que si celles-ci sont connues que des mesures
adéquates pourront voir le jour. Mesures qui ne seront à leur tour
efficaces que si tous ces détenteurs d'un «vécu» de la maladie
participent à leur mise en œuvre.
Dès lors, la recherche «active» apparaît comme une méthodologie
pertinente. En effet, si la recherche veut contribuer un tant soit peu à
ces si nécessaires évolutions des comportements, elle se doit de se
démocratiser et de rendre ses résultats utilisables (après tout, elle ne
saurait être le sacro-saint privilège d'une minorité, ni les spécialistes
monopoliser le contrôle de la connaissance). Le défi, c'est d'utiliser le
savoir des locaux et d'aider des populations marginalisées à exprimer
leurs visions du monde et à valider les expressions que revêtent
celles-ci. La recherche, c'est un outil, et les ONG comme les
organisations actives à la base devraient bénéficier d'un surcroît de
formation en vue de faire de la recherche de qualité.
Ce dernier concept doit lui-même être redéfini: le but n'est ici
pas tant de publier dans des revues scientifiques que de donner accès
aux résultats aux utilisateurs finaux de ceux-ci, pour nourrir des
politiques de sensibilisation au, et de lutte contre, le VIH et le sida.
Dans les lignes qui suivent, nous présentons notre expérience pays par
pays en mettant en lumière les obstacles auxquels les chercheurs
peuvent se voir confrontés en Asie du Sud-Est.

Vietnam, myopie des autorités et information sous contrôle


Dans ce pays, le premier cas d'infection par le VIH officiellement
reconnu remonte à décembre 1990, à Hô Chi Minh Ville. Deux ans
plus tard, on ne rapportait encore que onze cas. Mais, en 1993, une
poussée s'est déclarée parmi les toxicomanes des régions du centre et
du sud, notamment à Nha Trang (côte sud-est) et à Hô Chi Minh
Ville; et, les années suivantes, le nombre d'infections a régulièrement
progressé, au point que, à la mi-octobre 1998, on en dénombrait
10 532 dans 60 des 61 provinces vietnamiennes. À hauteur d'environ
deux tiers (65,3 %), cette population comprend des toxicomanes, puis
des prostituées (4,5 %) et des patients traités pour des MST (2,9 %).
L'infection frappe surtout les hommes (84,7 %), et un tiers de ces
156
La recherche sur les MST en Asie
séropositifs (34,7 %) ont entre 20 et 29 ans. La prévalence globale du
VIH (censée refléter le taux d'infection dans toute la population, mais
en fait mesurée à partir des examens prénataux pour les femmes et lors
des conseils de révision pour les hommes) reste peu élevée (moins de
0,13 %).
Cependant, la réalité est plus sombre. En effet, étant donné que le
Vietnam compte quelque 130 000 toxicomanes, 56 000 à 170 000
prostituées et 100 000 à 120 000 personnes soignées annuellement
pour des MST, le nombre réel de cas d'infection doit plutôt s'établir
entre 64 000 et 78 000. Extrapolée, cette estimation donne un total de
130 000 à 180 000 séropositifs en l'an 2000 au Vietnam. Ce qui
montre que l'épidémie en est encore à ses débuts dans ce pays et que
des interventions préventives décisives peuvent encore contribuer à la
contenir (Nguyen Tran Hien, 1998).
Disposer d'un plan d'action «lisible» par le plus grand nombre
s'avère donc nécessaire. Mais nous nous heurtons là à la sensibilité
vietnamienne, façonnée autant par le confucianisme (qui met l'accent
sur le rôle dominant des hommes) que par le communisme (austérité
des mœurs et lutte contre les injustices sociales), et qui sont à l'origine
d'un mélange de pruderie et d 'hostilité envers les travailleurs du sexe
au sein de la classe moyenne. Les concepts de «diables sociaux»
(drogues, prostitution) et les campagnes destinées à les éradiquer ont
créé une atmosphère peu propice à l'activisme antisida. Par exemple,
le «nettoyage» des rues où opèrent les prostituées et les descentes dans
les bars karaokés et autres salons de massage ont conduit l'industrie
du sexe dans une semi-clandestinité. La conception erronée, mais
largement répandue au Vietnam, selon laquelle VIH et sida
concerneraient très majoritairement les seuls toxicomanes, constitue
un second obstacle. Ainsi, et en dépit de son caractère alarmant,
notamment dans le Sud et le Sud-Ouest, l'accroissement des cas
d'infections parmi les prostituées est régulièrement éclipsé par le
nombre de séropositifs chez les toxicomanes. De plus, nous savons
que les Vietnamien(ne)s représentent quelque 30 % des travailleurs du
sexe présents au Cambodge, lesquels sont à 42 % touchés par
l'infection: les prostitué(e)s qui rentrent du Cambodge au Vietnam
peuvent donc accélérer la contamination.
Un constat s'impose: loin de se réduire à une modalité unique, la
propagation du virus au Vietnam emprunte plusieurs voies. Au point
que l'on peut parler de plusieurs épidémies; celle qui frappe les
157
La recherche sur les MST en ASIe

toxicomanes requiert aujourd'hui le plus d'attention, mais, demain,


celle qui touche les prostituées dans le Sud peut se révéler plus grave.
Or cette dernière est liée aux comportements sexuels, et la prévention
doit donc impliquer quiconque est concerné, sans exception. Médias et
chercheurs assument ici une fonction capitale, qui est de transmettre
ce message aux autorités, pour que celles-ci puissent mettre en œuvre
les politiques idoines.
Il faut à ce stade évoquer un autre trait caractéristique du Vietnam
et que celui-ci partage avec le Cambodge et la Chine: les médias y ont
été durant des lustres sous la coupe de gouvernements qui les ont
utilisés à des fins de propagande. De ce fait, les populations s'en
défient, ce qui frappe d'inefficacité les messages sur le virus et sur le
sida transmis par de tels canaux. L'essor de supports infonnatifs et
éducatifs se faisant l'écho des réalités qui sont celles de la population
elle-même s'avère donc un préalable essentiel pour toute campagne
antisida se voulant efficace.

Malaisie, nécessité de transparence


Le manque de données fiables sur les MST, le VIH et le sida rend
hasardeuse toute estimation de l'ampleur prise par l'épidémie en
Malaisie. Plusieurs facteurs expliquent ce flou. Parmi eux, le nombre
élevé de travailleurs immigrés: 2,5 millions sur une population totale
de 21 millions d'habitants. Or les prestations médicales coûtent à ces
derniers deux à trois fois plus cher qu'aux nationaux. Les immigrés ne
fréquentent donc guère les centres de santé, d'autant plus que la
détection de séropositivité s'accompagne du renvoi dans le pays
d'origine. L'autre biais faussant les évaluations tient au fait que les
tests de séropositivité ne .semblent pratiqués que sur les seuls
prostituées et toxicomanes arrêtés par la police. Aussi doit-on manier
avec prudence les chiffres de 68 000 cas d'infection à la fin de 1997
(soit une prévalence de 0,62 % chez les adultes) et de 1 386 cas de
sida (dont 55 % chez des toxicomanes) avancés par les Nations unies
(Unaids 1998).
La diversité ethnique et religieuse de la Malaisie renforce le
particularisme de ce pays dans le champ de notre étude. Les nationaux
d'origine malaise fonnent environ 60 % de la population;
majoritairement musulmans, ils détiennent en outre les leviers de
commande politique, alors que la minorité d'origine chinoise conserve
de solides positions économiques. En outre, l'islam est la religion
158
La recherche sur les MST en Asie
officielle, et la charia, la loi islamique, régit la vie et les actes de la
majorité musulmane. Ce qui signifie, par exemple, qu'un homme
commet un délit s'il se trouve dans une maison avec une femme autre
que son épouse.
Quant aux hommes politiques de souche malaise, ils tiennent
l'homosexualité, le commerce sexuel et la consommation de drogues
pour des déviations sociales - on n'est pas loin des «diables sociaux»
vietnamiens. Le ministre de l'Unité nationale et du Développement
social estime donc fort logiquement que la prostitution peut être
« résolue par l'incarcération et la réhabilitation» des «déviants» dans
les centres officiels créés à cette fin (Sunday Star, 1998). Ce qui,
notons-le, reflète les vues de certains groupes musulmans à ancrage
provincial, et laisse les causes mêmes de la prostitution, comme ceux
qui tirent les ficelles de cette activité, hors de portée.
Tous ces facteurs font de la Malaisie un cas complexe où, si les
décideurs politiques ne restent pas figés sur leurs positions, ils
s'avèrent d'une prudence qui peut confiner à l'immobilisme. En
témoigne l'attitude du ministère de la Santé. Reconnaissant que les
campagnes menées en Thaïlande auprès des prostituées et de leurs
clients avaient été efficaces, celui-ci a commandé aux ONG locales
une campagne «100 % d'utilisation du préservatif» ciblant les
travailleurs du sexe ... mais en refusant d'être lié à cette action. En
échange de leur collaboration, les ONG ont, elles, demandé au
ministère l'arrêt des opérations policières contre les prostituées. Les
négociations sont en cours.
Le défi pour la recherche sur et l'action contre le sida, c'est donc
de trouver des moyens pour communiquer sur ce qui se passe
vraiment en Malaisie, pour affaiblir les représentations populaires à
propos de la maladie et de sa transmission, et pour dialoguer avec les
autorités politiques et religieuses afin de leur faire entendre combien il
importe d'attaquer ces problèmes de la façon la plus efficace.

Indonésie, le poids des codes sociaux


En Indonésie, la situation ne diffère guère de celle qui prévaut
chez le voisin malaysien, à ceci près que le nombre de personnes
réellement infectées par le VIH est considérablement moins important,
avec 153 cas de sida recensés et 52 000 adultes et enfants vivant avec
le virus (soit un taux national d'infection de 0,05 %), pour une
population de 203 millions d'habitants. De plus, celle-ci étant répartie
159
La recherche sur les MST en Asie
dans quelque 6000 îles habitées, l'infection se propage par plusieurs
points d'entrée et de passage, et l'on peut, comme au Vietnam, parler
de plusieurs épidémies. En Irian Jaya (moitié occidentale et
indonésienne de la Nouvelle-Guinée), celle-ci est par exemple liée à
un port fréquenté par des pêcheurs de toute l'Asie, qui ont contribué à
l'expansion du VIH-1 e dans la région. À Bali, destination hautement
touristique qui draine aussi les consommateurs de sexe tarifé, il s'agit
apparemment d'une épidémie due au VIH-la. Le VIH-le se manifeste
aussi parmi les militaires qui ont servi dans l'Autorité provisoire des
Nations unies au Cambodge (Apronuc). Une autre variété épidémique
persiste dans le nord de Sumatra, de nombreux Indonésiens faisant la
navette, pour le loisir ou pour le travail, entre cette région et la
Malaisie. Si de nombreux observateurs estiment que cet archipel
réunit toutes les conditions requises pour une progression de
l'infection par !e VIH, l'épidémie semble cependant encore bien
limitée par rapport à ce qu'elle est dans les pays voisins. Mais
l'Indonésie, numériquement premier pays musulman au monde avec
90 % de croyants, possède un secteur du sexe très actif et florissant
(OIT, 1998). Aussi sommes-nous ici largement impliqués dans la
recherche «active» en vue de développer des outils concrets pour
prévenir l'expansion du virus et des MST (Basuki et al, 1997; Deville
etai, 1997aet 1997b; Wolffersetal, 1997, 1998 et 1999).
Si l'on veut comprendre quelque chose aux comportements liés à
la sexualité à Java, !l faut se pencher sur la notion de malu (<<honte»).
Le code comp011ementai en vigueur exige en effet que l'on ne se
mette jamais en situation de gêner, d'embarrasser l'autre ou soi-même
(Geertz, 1960). Poser des questions directes est dès lors tenu pour
impoli, un tel mode d'interrogation risquant de mettre l'interlocuteur
mal à !' aise, ce qui peut être psychologiquement douloureux. À ce
code correspond une organisation sociale rigoureusement hiérarchisée,
où les mâles âgés occupent le premier plan (bapaism). Dans un tel
contexte, on conçoit que vouloir donner le pouvoir de la parole aux
prostituées, toxicomanes et autres démunis, tous au pied de l'échelle
sociale, puisse déboucher sur des conflits avec les autorités et qu'il
convient d'agir avec doigté face à un tel degré de sensibilité.
L'exemple suivant éclaire cette dualité. Les campagnes pour
l'usage du préservatif sont autorisées, mais seulement à destination
des prostituées, et non des clients. Or la position des premières est si
méprisable qu'il leur est difficile d'obtenir des seconds qu'ils utilisent
160
La recherche sur les MST en ASie
un condom. C'est pourquoi notre recherche vise, entre autres objectifs,
à faire comprendre aux autorités l'impérative nécessité d'une
approche englobant l'infonnation des clients. Ce qui nous a poussés à
faire de ces autorités des partenaires de notre travail.
L'on bute aussi, en Indonésie, sur un notable manque de
transparence. Il pèse un tel réseau de restrictions sur la vie publique
que l'attitude la plus courante consiste à faire ce que l'on veut dès lors
que cela reste invisible et, donc, acceptable. Toutefois, dès que
quelque chose est imprimé, montré à la télévision ou vu par des
témoins, les autorités réagissent. Ce qui est lourd de conséquences
pour la recherche, certains résultats ne pouvant de ce fait être rendus
publics, et - en de rares occasions toutefois - , le ministère de la
Santé nous a réprimandés pour l'avoir fait.

Cambodge, des motifs d'inquiétude


Ce pays martyr affiche le plus vif taux de croissance de
l'épidémie en Asie du Sud-Est. Sur une population légèrement
supérieure à Il millions d'habitants, ils sont entre 133 695 et 174 937
porteurs du VIH ou malades du sida. L'indicateur le plus patent d'une
infection généralisée est fourni par les femmes en consultation pour
des soins prénataux, puisque 2,5 % d'entre elles sont porteuses du
virus. Les taux d'infection les plus élevés sont constatés à Phnom
Penh ainsi que dans le Nord-Ouest, l'Est présentant les plus bas.
En dépit de ces chiffres alarmants, les comportements restent
inquiétants. Ainsi, au cours d'un colloque tenu à Phnom Penh avec
des représentants des médias, les quarante participants n'ont eu
aucune gêne à dire qu'ils passaient une bonne part de leur temps libre
dans les bars ou dans les salons de massage en quête de filles. Un
simple repas au restaurant peut d'ailleurs suffire pour entrer en contact
avec des travailleuses du sexe occasionnelles, comme ces demoiselles
embauchées pour faire la promotion de marques de bière, qui
accueillent les clients dans leurs plus beaux atours, vantent leur
breuvage, et peuvent facilement raccompagner ces derniers. Le plus
étonnant n'était pas que cela fUt ainsi, mais que cela fUt narré sans une
ombre de honte, dans un état de quasi-innocence. Rappelons que le
commerce du sexe est fennement établi au Cambodge, où il s'est
renforcé et même institutionnalisé au temps de l'Apronuc.
Notre travail de recherche auprès des «émigrées du sexe»
vietnamiennes et des jeunes rurales employées par les fabriques de
161
La recherche sur les MST en ASie
vêtements de Phnom Penh nous a appris à quel point toutes se sentent
obligées de quitter leur famille pour essayer de gagner un peu d'argent
à envoyer à ces proches. Les aînées, tout particulièrement, semblent
accepter ce rôle afin de venir en aide à leurs mères (et aussi à leurs
pères) et payer la scolarité des plus jeunes. Adolescentes, elles
débarquent dans la ville sans la moindre information sur la
contraception ou sur les maladies vénériennes. Esseulées, jeunes,
curieuses de tout, elles trouvent dans la prostitution occasionnelle une
source supplémentaire de revenus.
Qu'il s'agisse de Vietnamiennes ou de paysannes khmères, les
mêmes facteurs les poussent à quitter les zones rurales, même si les
premières le font en parfaite connaissance de leur future activité, alors
que les secondes suivent un parcours plus graduel. Mais notre
recherche nous a aussi enseigné que, si des catégories comme
«travailleuses sexuelles» sont commodes pour les épidémiologistes et
les décideurs politiques, elles manquent singulièrement de sens pour
les intéressées elles-mêmes, ces jeunes femmes qui font commerce de
leurs faveurs sexuelles sans pour autant se considérer comme des
professionnelles. Aussi est-il nécessaire, si nous voulons avoir un
impact sur l'épidémie au Cambodge, d'ouvrir les yeux des gens sur la
situation des femmes, sur ce que l'on pense là-bas à propos de la
sexualité et des services sexuels marchands. La recherche peut
apporter ici une contribution notable, en faisant connaître les
changements qui se font jour dans ce pays, et les conséquences de
ceux-ci pour tous les Cambodgiens.

Thaïlande, des raisons d'espérer


Nous présentQns ce pays, le dernier de notre série de cas, comme
l'exemple d'une nation asiatique dont les politiques et les mesures
concrètes élaborées pour faire quelque chose contre l'épidémie due au
VIH et contre le sida ont été, au moins partiellement, couronnées de
succès. Cela pourra servir d'antidote au découragement qui a pu saisir
de nombreux scientifiques quand ils ont réalisé l'envergure démesurée
des défis qu'il nous faut relever.
Ce n'est pas que la situation soit rose dans le royaume, mais elle
serait bien pire si rien n'avait été fait et si toutes les contraintes qui se
présentaient avaient été tenues pour des barrières infranchissables. Les
premières infections par le VIH ont été décelées en 1984 chez des
hommes qui avaient eu des relations sexuelles avec d'autres hommes.
162
La recherche sur les MST en Asie
Entre 1989 et 1993, la prévalence du VIH chez les jeunes hommes
adultes a bondi de 0,5 % à 4 %, et elle atteignait 29 % à la mi-1993
chez les travailleuses du sexe. Des politiques sans concession ont alors
été mises en œuvre.
Parmi les approches retenues, une campagne pour l'usage
systématique du préservatif dans les bordels, associée à l'information
des hommes jeunes (clients potentiels des travailleuses du sexe), et à
la promotion du préservatif dans toute la population. L'achat d'un
polo donnait par exemple droit à un condom gratuit glissé dans le sac.
Un ministre de l'époque, fer de lance de cette action de sensibilisation,
a même vu son nom donné aux préservatifs (Mechai), tandis que sa
chaîne de restaurants Condoms and Cabbages (<< Des capotes et des
choux ») s'est implantée dans plusieurs régions. Avec leur habituel
sens de l'humour, les Thaïlandais ont accepté le défi, et l'épidémie est
passée d'une croissance rapide à une stabilisation. Malheureusement,
tout cela s'est produit après qu'un million de Thaïlandais eurent été
contaminés.
Aujourd'hui, de nouveaux défis s'imposent à la Thaïlande. Il lui
faut tout d'abord s'organiser face au nombre croissant de malades du
sida, lesquels se voient souvent rejetés par leur famille ou par leur
milieu. Le défi, ici, c'est d'amener les diverses communautés à
accepter ces malades et à prendre soin d'eux. Autre point brûlant, le
déclin de l'incidence du VIH ne concerne pas tout le pays. En 1996-
97, le taux d'infection des femmes enceintes a continué à progresser
dans le Nord, de même que sur le littoral sud-ouest (province de
Ranong) et dans l'Est (province d'Ubol). On note aussi un glissement
de l'infection vers les plus démunis. Agriculteurs et journaliers
agricoles comptent en effet pour près de 70 % dans le total des cas de
sida (Pramualratana, 1998). Il faut ici combler le fossé entre riches et
pauvres dans l'approche du sida, avec plus d'interventions en faveur
des deux groupes que nous venons de mentionner. Enfin, reste un
dernier défi: investir la forteresse de la sexualité au sein des familles,
là où, bien souvent, des maris infectés transmettent le virus à leurs
épouses - ces femmes avec lesquelles ils n'envisagent pas devoir, ou
pouvoir, se servir d'un préservatif.

163
La recherche sur les MST en ASIe
Conclusion, la recherche au cœur de la problématique
Nombre d'analystes ont attiré l'attention sur le fait que, à leurs
yeux, la pandémie due au couple VIH/sida n'était pas un problème
médical, mais qu'elle renvoyait à la notion de développement (Mann,
1992 ; Reid, 1995 ; Wolffers, 1992 et 1994). La rapide dissémination
du virus nous met face aux faiblesses de nos sociétés. Combattre
l'infection par le VIH veut dire s'attaquer à ces faiblesses. Or, les
intentions manifestées par le personnel politique ne vont bien souvent
guère au-delà du discours. Alors que des changements profonds
s'avèrent nécessaires, qui ne seront pas sans modifier nos opinions,
nos coutumes, voire nos cultures.
Quand bien même ils ont un rôle éminent à jouer dans ce
processus, les chercheurs et les médias ne peuvent à eux seuls
conduire une telle évolution. Comme nous l'avons déjà signalé, ils
sont eux-mêmes partie prenante de la société, et ne peuvent s'en
extraire: ce qu'il faut, c'est une coalition regroupant chercheurs,
médias, ONG actives à la base, ainsi que dirigeants politiques et
religieux vraiment conscients des enjeux. De tels regroupements
peuvent se constituer au cours de colloques et d'ateliers dont les
participants sont soigneusement sélectionnés.
Pour autant, et comme cela a déjà été dit par des experts du
domaine de la santé et des spécialistes du sida et du VIH, il faut aussi
de solides chefs de file, qui auront le courage de braver les valeurs
dominantes et de trouver des espaces - au propre comme au figuré
- où développer des styles de vie alternatifs. Ce qui signifie, entre
autres, inciter la presse à traiter les sujets que nous avons évoqués,
sans réprimander les journalistes s'ils tentent d'ébranler certaines
opinions bien ancrées, sur des sujets en relation directe avec la
préservation de la vie. Ici et là, les autorités politiques pourraient
prendre l'initiative, à coups de campagnes télévisuelles et d'affichage
invitant les gens à s'interroger sur certaines facettes de leur mode de
vie et de leur société, même si c'est douloureux. Ces deux médias,
affichage et télévision, sont des plus efficaces si l'on cherche à
susciter une prise de conscience (leur impact ne va guère plus loin) ;
les autres médias peuvent, eux, fournir information et éducation en
profondeur, avec le soutien des ONG et de professionnels qui leur
procureront l'information requise.
De plus, chercheurs et journalistes doivent être conscients de la
façon dont fonctionnent les médias, de ce que ces derniers cherchent à
164
La recherche sur les MST en Asie
cacher ou à protéger; ils doivent aussi apprendre à reconnaître leurs
propres préjugés, quand ceux-ci modèlent la vision du réel qu'ils
transmettent, comme à se défier des clichés dominants. Sensibiliser les
gens à ces stéréotypes, à la façon dont ils peuvent se glisser
subrepticement dans leurs travaux et combien ils contribuent à
renforcer certaines opinions dans le grand public - et montrer que
cela peut être changé! - , voilà qui est d'une importance cruciale
pour aider les professionnels des médias à opter pour une position
indépendante.
Par leur travail sur le terrain, les chercheurs peuvent contribuer à
cette transfonnation en rendant compte des conditions de vie de celles
et de ceux qui sont concernés, travailleurs(euses) du sexe, migrants,
villageoises venues chercher du travail en ville, hommes seuls en
quête de compagnie, épouses et enfants de ces derniers. Parallèlement,
il est nécessaire de tester des modalités d'intervention auprès de ces
groupes, ce que beaucoup de chercheurs font, dont nos propres
groupes de recherche, principalement sous la fonne d'une recherche
«active» et avec des méthodes participatives.
Plus généralement, il convient que nous favorisions le
développement d'une tolérance pennettant à ceux qui veulent mettre
en cause certaines valeurs de s'exprimer, car il devient ainsi possible
de fournir aux jeunes l'infonnation et les moyens propres à les
protéger. Il y a, bien sûr, un énonne écart entre ceux qui se servent de
la «culture» pour excuser leur conservatisme et ceux qui osent
s'opposer aux usages, aux valeurs, aux croyances dominants. Le mot
«risque» n'a rien d'excessif (de Bruyn, 1994). La présidente de
CARAM, Irène Fernandez, de Kuala Lumpur, est depuis deux ans en
procès en raison de notre «recherche active» avec les travailleurs
immigrés en Malaisie et pour avoir exposé aux médias les réalités
vécues par eux: bien souvent, les gouvernements préfèrent ne rien
savoir de la rude vie qui est le lot de populations à leurs yeux sans
importance politique.
Dans une publication du Programme des Nations unies pour le
développement (PNUD) sur le VIH et le sida (Reid, 1995),
représentants d'ONG et responsables de services publics de santé
écrivent sur la situation dans leurs pays. Quasiment tous font état des
contraintes culturelles qu'ils affrontent, avant de dire ... «cela doit
évoluer». Tous paraissent aussi avoir choisi de s'attaquer aux cultures
dominantes, de se faire l'écho des sous-cultures propres aux jeunes,
165
La recherche sur les MST en Asie
aux plus démunis, aux travailleurs(euses) du sexe, aux toxicomanes,
aux homosexuels, aux séropositifs et aux malades du sida.
Si les chercheurs et les gouvernants veulent s'en prendre
efficacement à la menace du sida en Asie, ils doivent relever tous ces
défis. Rien ne sert d'observer les sociétés asiatiques à travers le prisme
d'un romantisme culturel, mieux vaut affronter les réalités et les
besoins de simple survie qui sont celles et ceux des populations qui,
aujourd'hui, vivent en Asie. La culture n'est pas un système
homogène qui gouvernerait la vie des êtres. Bien au contraire, une
société se compose de populations différentes, avec leurs propres
intérêts, leurs propres nécessités - et leurs propres moyens de les
exprimer. En évolution perpétuelle, ces sous-cultures entrent parfois
en compétition les unes avec les autres, et tout semble comme si la
recherche sur les MST et sur le VIH se trouvait à l'intersection de ces
phénomènes. Une recherche qui peut apporter sa pierre en explorant
les facteurs et les intérêts antagonistes qui influencent ces diverses
perceptions du monde, lesquelles s'avèrent décisives pour la
vulnérabilité des personnes infectées par le VIH ou des malades du
sida.

Références bibliographiques

AIDSCOM 1994, Regional seminar for media representatives and


NGO's in Southeast Asia, 2-6 décembre, Kuala Lumpur.
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168
Deuxième partie

LES RÉPONSES INSTITUTIONNELLES


À LA MALADIE
CAMPAGNE DE PRÉVENTION DE L'ÉPIDÉMIE
DE SIDA AU VIETNAM : REPRÉSENTATION DES
RISQUES, INSTITUTIONNALISATION DE LA
PRÉVENTION ET ENJEUX SOCIO-POLITIQUES

Marie-Ève BLANC

Depuis le début des années 90, le Vietnam s'est ouvert au monde


et a connu un développement économique rapide avec l'adoption de la
politique de rénovation, l'amenant à une transition d'une économie
socialiste vers une économie de marché. L'ouverture au monde a eu
une incidence sur le mode de vie et les pratiques sociales ainsi que sur
les comportements sexuels. La rénovation et les changements
économiques ont développé les échanges et les mouvements de
population à l'intérieur et à l'extérieur du Vietnam favorisant les
situations à risques pour une propagation du VIH 140. L'épidémie de
VIH/sida semble intervenir en parallèle à ce changement social
comme un aspect négatif que doit affronter la population en échange
de la modernisation que subit le pays.
Le premier séropositif a été identifié à Hô Chi Minh-Ville en
décembre 1990. Jusque-là, la presse vietnamienne avait fait état de
l'épidémie comme d'un phénomène ne concernant que les autres
continents, comme l'Afrique, l'Europe et l'Amérique. Pourtant l'État
vietnamien a très vite pris conscience de l'extension de l'épidémie,
sous les avertissements de l'OMS, en adoptant la première loi-cadre
pour l'organisation de la prévention de l'épidémie en 1989 et en créant
le Comité national de prévention du sida en octobre 1990 141. Ce
comité fut chargé d'organiser la prévention dans tous les domaines.
Pour l'État vietnamien, le sida est très vite considéré comme le
résultat des déviances sociales regroupées sous la terminologie de
« fléaux sociaux» (t~ n~n X8 hM, identifiant principalement les
pratiques de prostitution et de toxicomanie, mais condamnant aussi la

140 BLANC, M.-È., « De la ville à la campagne », MIgrations et Santé, n° 94/95, 1998: 11-
29.
141 Directive n0339-CT du 2/12/1989 du président du Conseil des ministres; Arrêté n0358-
CT du 6/10/1990 du président du Conseil des ministres in Nhtlng van ban vè ph6ng chang
t~ nfln X8 hçi, NXB Chinh T~ Quoc Gia, Hà NQi, 1995 : 243-248.
Campagne de préventIon de l'épidémie de sida au Vietnam
pornographie, le jeu, l'alcoolisme, la contrebande, les réunions dans
les bars karaokés et les hôtels où se négocient les passes des
prostituées et autres trafics. Par contre l'homosexualité ne semble pas
avoir été considérée comme un comportement déviant. Pourtant il
existe une pratique homosexuelle au Vietnam, qui certes ne concerne
qu'un petit nombre de personnes, localisées en milieu urbain ou en
contact avec des Occidentaux. La question du sang contaminé et
contaminant par transfusion ne semble pas non plus tenir une place
importante parmi l'éventail de risques de propagation du virus 142.
Au Vietnam, la campagne de prévention suit, désormais, les
thèmes d'orientation de la campagne de l'Onusida. De nombreux
observateurs ont pu constater que l'information dispensée au sujet du
virus, de sa transmission et de sa prévention est de bonne qualité,
utilisant tous les types de médias disponibles (TV, radio, journaux,
affiches, dépliants) 143. Cette prévention primaire est intéressante à
étudier, car elle montre à travers une période courte comment l'État
vietnamien va réagir et apporter des réponses à ce problème de santé
publique, qui s'avère crucial, en institutionnalisant la gestion et la
prévention des risques. Elle permet de comprendre comment les
gestionnaires vietnamiens de santé publique vont mettre en message
des signaux d'alarmes et des conseils de protection après avoir évalué
les risques épidémiologiques. Nous posons l'hypothèse que l'affiche de
prévention a permis rapidement la production d'une représentation
idéologique de la maladie et de son étiologie. Par l'image et le
message, la retranscription des risques épidémiologiques réels aboutit-
elle toujours à la production d'une réinterprétation du risque en
fonction de l'idéologie et du contrôle social que l'État impose à la
population ? Nous avons choisi de travailler sur un corpus d'affiches
datant de 1992 à 1997, que nous avons collectées ou photographiées
dans les régions d'Hanoi (norà du Vietnam et capitale) et d'Hô Chi
Minh-Ville (mégalopole du Sud). Nous traiterons ces affiches comme
« récit» du social, comme Nicole Ramognino (1994) l'a fait dans son
analyse des affiches politiques de la campagne présidentielle de 1988.
Elle a démontré que l'on peut imposer deux conceptualisations à ces

142 En effet, ce n'est qu'en novembre 1997 que le gouvernement vietnamien reconnaît que le
sang des donneurs est aussi contaminé par le VIH.
143 TRAN QUANG THUAN, NGUYEN (DT), VU (N.Q. Mai), « An HIV/AIDS KABP
survey conducted in Ninh Binh province », communication at The Ji h World AIDS
Conference, Geneva, June 28 - July 3, 1998.
172
Campagne de prévention de / 'épidémie de sida au Vietnam
affiches: servir d'étalon pour mesurer la « réalité sociale» (l'émission
et/ou la réception) ; attribuer au « sens» la valeur de condition de
possibilité de la réalité sociale. Nous tenterons de voir comment la
campagne d'affichage est aussi l'occasion de remettre de l'ordre dans
le social et de redistribuer les rôles des différents acteurs sociaux.
Nous mettrons en évidence à travers l'analyse du message et de
l'image, les représentations qui sont faites de la maladie, des
comportements à risque pour la contamination et du comportement
préventif recommandé. À ce propos, nous nous interrogerons sur la
hiérarchisation des risques, de leur susceptible exacerbation ou
banalisation. Nous nous intéresserons aux conditions politiques et
idéologiques de production de cette campagne de prévention par
affiche, pour déceler les enjeux politiques et sociaux de cette
campagne.

Phase de prise de conscience: la peur du sida (1990-1994)


Il semble que l'épidémie se soit propagée par le Sud en remontant
vers le Nord. En avril 1993, on a identifié 304 cas de séropositivité
dont la plupart localisés à Hô Chi Minh-Ville. Sur ces 304 cas, 75
étaient des étrangers et en particulier des pêcheurs thaïlandais. Il faut
aussi noter que la prostitution dans la zone frontalière entre Cambodge
et Vietnam est également suspectée d'être une des causes de
l'introduction du virus dans le sud du pays. Cependant le Sud, et Hô
Chi Minh-Ville en particulier, étaient mieux équipés pour faire les
diagnostics que d'autres provinces encore sous-équipées et où la
situation de l'épidémie était encore inconnue. Cela peut donc expliquer
au début la surreprésentation des cas de séropositivité à Hô Chi Minh-
Ville. La maladie passe pour être une maladie d'étrangers, d'abord des
Occidentaux, des Blancs, puis celle d'autres étrangers, des
Thaïlandais, Cambodgiens ou Taiwanais. Quand l'épidémie s'est
répandue au Vietnam, elle est devenue une maladie du Sud et de la
ville ainsi que des lieux touristiques fréquentés par les étrangers.
Les Vietnamiens sont conscients du problème et une très vaste
campagne d'infonnation et de sensibilisation au sida fut entreprise dès
1991-1992, principalement au moyen de grands panneaux dans les
villes, d'articles dans la presse, mais également de spots à la radio et à
la télévision, sans oublier la radio du comité populaire qui fait de la
propagande directement dans le quartier au moyen de haut-parleurs.
De plus, la presse parle assez fréquemment de la maladie et surtout
173
Campagne de préventIOn de / 'épidémie de sida au Vietnam
des nouveaux cas de séropositivité décelés dans le pays chaque mois.
La campagne d'affiches est orchestrée par le Vf Ban Quac Gia Phàng
Chang b~nh SIDA Vi~t Nam (Comité national de prévention du sida), qui
a des comités locaux dans la plupart des grandes villes et dans chaque
province. Le Comité national est organisé en 6 sous-comités, dont un
est spécialement en charge de l'infonnation, de l'éducation et de la
communication. Le ministère de l'Éducation est un des principaux
partenaires. Mais d'autres organisations de masse participent à
différents niveaux à la prévention auprès de la population. On peut
citer principalement l'Union des jeunes et l'Union des femmes.
En 1992, un décret est promulgué par le gouvernement, mettant
en place les bases d'une législation concernant la prévention du sida.
Cette loi prend un caractère très répressif à l'égard des personnes
contaminées tout en voulant protéger les malades de la discrimination
(art. 4) et en garantissant la santé de la communauté. L'article 14
interdit aux séropositifs de se marier et reconnaît la séropositivité
comme raison pour accorder un divorce. L'article 15 impose aux
étrangers séropositifs de déclarer leur état quand ils séjournent dans le
pays 144.
La campagne de prévention par affiches va produire un consensus
social obtenu entre, d'une part, les croyances immédiates générées par
l'annonce de l'épidémie et réinterprétées par la population dans sa
culture, et d'autre part, l'ensemble des connaissances médicales du
moment, des risques épidémiologiques analysés et des attitudes à
adopter pour limiter l'épidémie. Comme l'ont montré Pollak et Moatti
(1990), les connaissances sont autant les conséquences des
comportements que leur cause, c'est pourquoi l'analyse de la
campagne de prévention apporte non seulement des informations sur
la réaction des gestionnaires de la santé, mais aussi sur les différents
problèmes à la base de la propagation de l'épidémie.
Pendant cette première période les Vietnamiens manquent
d'images pour décrire la maladie. C'est pourquoi ils vont utiliser des
images d'importation et se serviront beaucoup des affiches de la
campagne française (Sida Info Service), mais aussi d'images très
effrayantes de malades africains atteints. par des affections
opportunistes liées au sida à des stades critiques (candidose, sarcome

144 Décret nO 16/ep du gouvernement datant du 18/1211992, Nhtlng quy djnh phap lu?t vè
phàng chang nhiém HIV/AIDS, Nhà Xuat Ban Chfnh Tri Quoc Gia, Hà NQi, 1996 : 41-
48.
174
Campagne de prévention de l'épidémie de sida au Vietnam
de Kaposi, ulcères infectés, cachexie due aux diarrhées...). L'effet sur
la population a été radical, certaines personnes ont eu très peur et ont
décidé de ne plus avoir de vie sexuelle ou de divorcer. Cette réaction a
pu être observée principalement chez les femmes.
Les images ou les messages mis en images sont ceux de l'annonce
d'une apocalypse (voir ill. 1, une cloche qui sonne, un porte-voix)
mais d'une manière sourde car le message n'est pas explicite ou noyé
dans un amoncellement de symboles qui désignent les différents
modes de contamination. On a du mal à percevoir les risques. D'une
manière générale, la transmission du virus par voie sexuelle est plus
difficile à mettre en image que celle par voie sanguine. Une seringue
ne semble pas comporter de tabou particulier, tandis que la sexualité et
la relation sexuelle en sont tout empreintes. C'est pourquoi on utilise
tout de suite l'image de la fidélité et du couple à l'enfant unique.
L'allusion à la sexualité est quand même faite, mais très légèrement,
quand il s'agit de parler du préservatif. Mais là, on ne parle pas de
sexualité mais d'amour romantique ou alors d'un combat à livrer
contre la maladie.
À cette époque, la propagande vietnamienne utilise des icônes
traditionnelles. Le préservatif va être personnifié, la chose inanimée
va prendre la figure d'un guerrier combattant, comme un traditionnel
guerrier vietnamien contre une invasion chinoise. C'est la naissance
d'un personnage, celui d'un « bonhomme-capote» qui va évoluer tout
au long de la campagne. On se sert aussi de l'imagerie traditionnelle
populaire, en reprenant les dessins des estampes sur bois de l'école de
Dông Ho habituellement utilisés pour former un vœu à l'occasion du
Nouvel An ou d'un mariage par exemple. On fait donc appel à la
culture traditionnelle pour parler du sujet. On peut imaginer que cette
formule permet de motiver le public et de « vietnamiser» la maladie
qui jusque-là est la maladie des étrangers. L'interpellation va
fonctionner aussi avec l'idéologie communautariste et socialiste qui
engage toute la société (famille et corps médical) à lutter contre
l'épidémie et à responsabiliser toutes les composantes de la société.
Tout le monde est responsable parce que tout le monde peut être
atteint sans exception. On cherche aussi à développer les vertus de
compassion et de charité présentes aussi bien dans la philosophie
confucéenne que bouddhiste. Mais au cours de cette première phase
de la campagne, le meilleur « médicament» choisi est plus l'éducation
que le préservatif. On peut résumer la première phase ainsi : le risque
175
Campagne de préventIOn de l'épidémie de sida au Vietnam
épidémiologique ayant été décelé, on tire un signal d'alarme, le public
est défini comme passif et peut être atteint quel que soit son profil
(sexe, âge). La campagne de prévention interpelle le public pour le
rendre actif dans la lutte contre le virus et lui propose trois moyens: la
fidélité, le préservatif et l'éducation. Cependant, il est difficile de dire
à ce moment de la campagne si l'interpellation a fonctionné.
Les différentes voies de contamination ne sont pas explicitées par
les affiches, ces informations fondamentales sont plutôt délivrées par
d'autres supports (dépliants, articles dans la presse) ou dans les centres
d'informations médicales, les dispensaires et autres cabinets de
consultation médicale.
La campagne fournit une information, mais n'établit pas de
dialogue avec la population. La timidité de la population à aller vers
l'information ainsi que les tabous sexuels rendent nécessaire la
campagne par affiches. Le premier objectif d'une telle campügne serait
de faire l'inventaire des comportements à risque aboutissant à une
propagation du virus et de leur contraire, des comportements à adopter
pour se protéger. Mais il semble que le traitement des risques par
l'image et le slogan aboutisse le plus souvent à des jugements moraux
et petit à petit le comportement à risque dénonce les personnes qui le
pratiquent, d'où une production de coupables sociaux. Le traitement de
la relation sexuelle comme contaminante se fait difficilement. Au lieu
de parler du risque sexuel, on préférera traiter du comportement
protégeant du virus et donc de la fidélité. D'où le développement dans
les affiches de l'icône de la famille idéale, du bonheur familial et de la
valorisation de l'enfant unique (un garçon généralement), qui
correspond déjà à un concept valorisé par l'État et les gestionnaires de
la santé publique.
Dans le contexte culturel sino-confucéen, où la famille est la base
de la société, la sexualité ne peut être traitée que par rapport à sa
fonction dans la reproduction et donc par rapport à la politique
démographique et à la politique de santé reproductive. Le préservatif
est avant tout un moyen de contraception agréé par le planning
familial et, pour faire avaler la «pilule », se double d'un intérêt
sanitaire en protégeant des MST. Le tabou sexuel semble être un
énorme frein à faire passer un message juste sur le risque de la
contamination par voie sexuelle. Si on condamne assez fortement la
prostitution, on insiste moins sur les situations de multipartenariat.
Pourtant, les pratiques poiygames, les prises de concubines
176
Campagne de prévention de l'épidémie de sida au Vietnam
connaissent une recrudescence ces dernières années bien qu'elles
soient illégales depuis 1959. Les comportements à risque du point de
vue épidémiologique deviennent aussi des révélateurs de pratiques
d'une certaine classe sociale plus aisée, plus proche du pouvoir, mais
en contradiction avec l'idéologie ou le système de valeurs imposé au
reste de la société, d'où un silence, un flou, un mutisme sur certaines
pratiques à risque. Comme l'a montré Michaël Bochow (1993), une
insuffisance de la recherche sur la sexualité et sur les pratiques
sexuelles « explique que la plupart des causes invoquées dans les
comportements à risque ne s'avèrent pas être de nature sexuelle ».
D'ailleurs, très vite, au Vietnam, la campagne de prévention du sida a
été recouverte par la campagne contre les déviances sociales
(toxicomanie, prostitution, alcoolisme, contrebande, pornographie...).
L'ignorance est aussi considérée comme un facteur cause de mort,
facilitant la contamination par le virus. Souvent au Vietnam, les gens
défavorisés économiquement, marginaux et minorités ethniques, sont
considérés comme des personnes peu civilisées et sans culture donc
incapable de veiller sur leur santé.

Phase d'institutionnalisation et gestion politique de


l'épidémie: entre coupables sociaux et risques réels (1994-1996)
De 1994 à 1996, le dispositif pour la prévention du sida est
renforcé et le gouvernement vietnamien légifère pour développer les
structures interministérielles et gestionnaires. Mais un changement
important se produit puisque les autorités vont abandonner l'acronyme
français (sida) pour l'acronyme anglais (aids), pour convenir aux
demandes de deux organisations étrangères portant des sigles
homophones: le CIDA (Canadian International Development
Agency) et le SIDA (Swedish International Development
Authority) 145. Ce fut une grosse erreur dans cette campagne, car
l'acronyme français était plus facile à prononcer pour les Vietnamiens
que celui en anglais. La population a d'ailleurs continué à utiliser le
mot de sida et s'en est emparé pour qualifier des vêtements d'occasion
par exemple (a6 sida). L'acronyme aids se rapproche phonétiquement
du mot éch qui signifie « grenouille» et a donné lieu à des
plaisanteries sur l'épidémie du style: « une épidémie de grenouilles ce

145 Arrêté nO 115-TIg du 26/03/1994 du Premier ministre, in Nhtlng quy dinh phap lu~t
vè phOng ch6ng nhi6m HIV/AIDS, Nhà Xuat Ban Chinh Tri Quoc Gia, Hà NQi, 1996 :
72-73.
177
Campagne de prévention de / 'épidémie de sIda au Vietnam
n'est pas bien méchant! ». Ce changement de terme a plutôt porté
préjudice à la prévention, puisqu'il a favorisé la propension qu'ont les
Vietnamiens à prendre une catastrophe par la dérision et avec ce sens
de l'humour un peu moqueur. Le terme français était aussi plus évident
pour eux, puisque le corps médical est davantage francophone et a été
formé par des médecins français. Alors que le gouvernement
vietnamien réagira à l'ouverture du pays en mettant en place une
législation protectionniste et en voulant limiter l'utilisation de noms et
de termes en langues étrangères, notamment dans le commerce, on n'a
pas assisté à la production d'un terme ni d'un acronyme pour désigner
le VIH et le sida dans la langue vietnamienne 146. De telle sorte qu'il
se produit aussi une confusion entre le fait de contracter le virus et la
maladie déclarée. Dans les affiches de la prévention le terme HIV est
toujours accolé à celui de Aids. Dans les textes de loi concernant le
VIH/sida, on donne un équivalent en langue vietnamienne pour définir
l'objet de la loi: « Vi rut gây ra hQi chung suy giam mi~n dich mAc phai Cl
ngubi» et qui veut dire « virus créant le syndrome qui diminue
l'immunité humaine ». L'acronyme qui pourrait en découler serait très
long et difficile à mémoriser. C'est donc une certaine économie qui a
prévalu dans l'adoption de l'acronyme anglais, même s'il y &
contradiction avec la politique culturelle protectionniste. Cependant,
cela a grandement facilité les relations avec les ONG appartenant au
monde anglophone et pourvoyeuses d'aide médicale et de méthodes de
prévention.
L'institutionnalisation de la prévention de l'épidémie s'est
concrétisée par la mise en place d'un bureau au sein du Comité
national de prévention qui est, entre autres, chargé des relations avec
les différents programmes des Nations unies (UNAIDS, UNDP,
Unicef...) et les autres ONG qui interviennent dans le domaine. Mais,
pendant cette phase, c'est surtout le Comité central du parti qui établit
les instructions pour guider la prévention et le contrôle de l'épidémie.
Ce travail servira par la suite de base à la législation actuellement en

146 La lutte contre les «déviances sociales» s'est traduite par le décret n087/CP du
gouvernement datant du 12/12/1995, voulant interdire l'usage des langues étrangères et bannir
la «culture nocive». Une répression assez sévère s'est ensuivie iors du Têt 1996 où, à Hanoi,
les magasins se sont vu interdire et arracher leurs enseignes comportant des noms de marques
ou des mots en langues étrangères, et les karaokés et autres vendeurs de cassettes vidéo se
sont Vll confisquer des cassettes jugées licencieuses voire pornographiques. Voir articles 29,
30 et 31 du décret, In Nghj djnh so 87·CP cua Chinh PhU, NXB Chinh Tr! Quoc Gia, Hà
Nqi, 1996 : 21·22.
178
Campagne de prévention de "épidémie de sida au Vietnam
vigueur. Chaque niveau, chaque cellule du parti sont investis de la
tâche de prévention 147. C'est pourquoi, progressivement, la campagne
de prévention du sida est englobée dans une campagne plus large de
lutte contre les déviances sociales.
Cela s'est traduit directement dans les affiches de la prévention
par une stigmatisation non pas de groupes à risque, mais de pratiques
jugées à risque, moralement condamnées par la société. Ces pratiques
considérées comme des déviances sont de ce fait mises en cause dans
la propagation de l'épidémie de sida. Des messages du type « drogue
et prostitution conduisent au sida» ont tendance à effacer les autres
types de risque. Il se trouve que la première législation de 1992
permet d'appliquer d'une manière systématique le dépistage du VIH
dans les groupes déterminés comme étant à risque (prostituées,
drogués, prisonniers et homosexuels) 148.
Ainsi sont testés les prostitués, les toxicomanes lorsqu'ils sont
arrêtés et traités dans des centres spécialisés pour leur rééducation.
Progressivement les tests de dépistage du VIH sont aussi organisés
dans d'autres secteurs, dans le cadre du travail, les personnels hôteliers
notamment vont être testés et souvent à leur insu. Le dépistage du
VIH se noie dans un appareillage de lutte contre la toxicomanie
également sur le lieu de travail. La traque des déviances de toute sorte
est organisée et la séropositivité condamne à l'exclusion du monde du
travail et rapidement mène à l'exclusion de la société. Le traitement
des risques ne se fait pas en fonction du risque réel, mais en fonction
du risque perçu comme dangereux et immoral par la société. De ce
fait, il y a une emphase de la campagne sur la prostitution et la
toxicomanie par voie intraveineuse.
La campagne par affiches continue de sonner le signal d'alarme,
mais dirige davantage le message vers le public jeune. Au fur et à
mesure des dépistages, les Vietnamiens et les autres instances
internationales, qui observent la situation, ont constaté que la tranche
des 19-25 ans est la plus touchée. Cette constatation est induite par les
résultats des échantillonnages et des groupes testés. Les prostituées
vietnamiennes sont très jeunes, environ 35 % d'entre elles sont des

147 Directive n052-CT/TW du Comité central du 11/03/95, In Cac vAn ban phap quy vè
giao dl)c phOng chang A/DS - t~ n~n X8 h9i, BQ Giao Dl,Jc và Dào T~o , Ban Chi Dào
Giao Dl,Jc Phàng Ch6ng AIDS- Ma Tuy, NXB Giao Dl,Jc. 1996: 14-17.
148 Décret nOI6/CP du gouvernement datant du 18/12/1992, Nhtlng quy dinh phap /u~t vè
phOng chang nhiém H/ViA/DS, op. cil., art. 8 : 43.
179
Campagne de préventIOn de / 'épidémie de sida au Vietnam
adolescentes en milieu urbain. Les premiers bébés infectés par leurs
mères sont dépistés à cette époque, ce qui marque l'opinion et fait
réagir les gestionnaires de la santé.
On prévient donc la jeunesse, on l'interpelle pour la rendre
actrice. On insiste pour dire que la maladie est restée sans remède.
Pour responsabiliser davantage, on tente d'expliquer qu'au-delà de la
maladie, la famille est aussi en danger. Rien n'est dit clairement, mais
on sous-entend que l'infidélité peut mener à la maladie. Je n'ai relevé
qu'une affiche qui mentionne que « des relations sexuelles avec de
nombreuses personnes facilitent la contraction du VIH et du sida ».
Ainsi pour protéger le bonheur, le foyer, « l'influence bénéfique des
ancêtres », il faut se protéger du virus. La famille est elle-même érigée
en forteresse contre le virus : « une famille active se protège contre le
sida» et de nouveau nos « guerriers-préservatifs» entrent en scène
comme les génies protecteurs du fQyer.
La campagne de prévention a vraiment évolué, puisque le
préservatif est déclaré comme étant le meilleur moyen de protection. Il
faut dire que les travaux de Care International sur les jeunes hommes,
le sida et les préservatifs ont changé aussi la perception du risque par
voie sexuelle 149. D'une part, le multipartenariat chez les jeunes
Vietnamiens révélé par l'enquête oblige les gestionnaires à donner
plus d'importance au moyen de protection (le préservatif) plus qu'à la
condamnation de la prostitution qui semble rester vaine. Et puis la
prostitution ne recouvre pas toutes les pratiques sexuelles
potentiellement à risque. Le commerce du sexe au Vietnam fonctionne
dans l'informel. C'est à la fois une activité iIIéga!e, souterraine et qui
peut ètre très visible dans une organisation spontanée. Cela est
certainement lié au caractère illégal et réprimé de l'activité. Il reste
d'ailleurs à faire une étude de fond qui révélerait les logiques qui sous-
tendent les pratiques sexuelles commerciales. D'autre part, l'enquête
de Care a démontré que les hommes vietnamiens n'aimaient pas
utiliser le préservatif, qu'ils pouvaient à la rigueur le tolérer avec une

149 FRANKLIN, 8., Nguy ct:J SIDA ô Vi~t Nam: m(Jt phan tfch vè gai mai dam và dàn
ông thành thi, vôi m(Jt 56 dinh huông phong ch6ng (Le danger du sida au Vietnam, une
enquête sur les prostituées et les hommes en milieu urbain, avec quelques orientations pour la
prévention), Chuyên khao so 1, Care, June 1993,64 p.
FRANKLIN. B., Huông vào d6i tUçJng nam thanh niên: Truyèn thông phOng ch6ng
AlOS lay do; fUçJng làm tr9ng tam éJ Vi~t Nam (Orienter vers la jeunesse masculine:
l'information de prévention du sida comme sujet central au Vietnam), Chuyên khao so 5,
Care, Hà Nçi, July 1994, 83 p.
180
Campagne de prévention de / 'épidémie de sida au Vietnam
prostituée, mais le caractère licencieux de l'objet, l'amour pas sérieux
qu'il connote fait que les jeunes hommes ne veulent pas l'utiliser dans
leurs relations amoureuses.
Mais comment faire changer les mentalités ? C'est ainsi que
l'image du préservatif, toujours personnifié, a changé. On est passé
d'un bonhomme sérieux, combattant et rébarbatif à un bonhomme
souriant défendant l'amour et plus sympathique. Il est mis en scène
dans les dépliants éducatifs pour les jeunes, comme un personnage de
BD, il est le copain des jeunes et les protège contre le mal incarné par
le méchant virus VIH. Ce dernier est représenté comme une boule
hérissée de dangereux piquants symbolisant les glycoprotéines 120 et
41 pennettant la fixation du virus au lymphocyte CD4+ 150. Ce
nouveau personnage, identifié dans la logique du monde pasteurien,
est bien d'un type nouveau et comporte une caractéristique
mystérieuse; on le distingue des autres agents pathogènes (microbes,
bacilles, bactéries...) plus anciens comme la tuberculose, représentée
très souvent par un dinosaure.
Si l'intervention des ONG a fait changer légèrement l'angle
d'approche du préservatif dans la campagne, par contre les
gestionnaires de la prévention ne proposent pas grand-chose pour
éviter la transmission par voie intraveineuse. Bien sûr on recommande
de stériliser les seringues. C'est d'abord le problème du système de
santé qui n'a pas les moyens pour assurer des conditions d'hygiène
suffisantes. On se trouve alors face au problème des pays en
développement qui connaissent la crise de leur système de santé. D'un
autre côté, on élude complètement le problème des seringues souillées
échangées entre toxicomanes. Aucun programme n'a pu être mis en
place pour échanger les seringues ou proposer des solutions du type
Stéribox. Les autorités politiques considèrent que ce type de
prévention serait une fonne d'encouragement à la toxicomanie. Par
contre un programme de distribution de méthadone est à l'étude, car le
gouvernement n'a pas encore donné son autorisation pour l'usage de
ce produit, encore considéré comme une drogue. De plus, les
Vietnamiens ont beaucoup travaillé à la recherche de produits de
substitution pour traiter les toxicomanes vers le sevrage, avec
l'Heantos (les recherches sur ce produit, menées par les Vietnamiens
ont été financées par l'UNDP).

ISO CASSUTO, J.-P, PESCE, A. & QUARANTA, J.-F., Le SJ.D.A., Que sais-je?, 0°2332, S"
éd., P.U.F., 1994: 38.
181
Campagne de prévention de l'épidémie de sida au Vietnam
Dans cette deuxième période, nous avons vu se greffer sur
l'analyse épidémiologique des !"isques réels deux autres types
d'analyse des risques:
- une analyse politique et idéologique de l'épidémie par le parti
qui amène rapidement la campagne de prévention à accentuer les
messages de dénonciation des déviances sociales (prostitution et
toxicomanie) ;
- une analyse sociocomportementale entreprise par des ONG
étrangères qui permet de relativiser les risques et de prendre de
meilleures options quant aux moyens de prévention à promouvoir par
la campagne.
Peu à peu, on voit les ONG intervenir sur le terrain de la
prévention du VIH/sida en tenant compte des discours politiques. Il
faut dire qu'au Vietnam, les ONG sont soumises à un contrôle sévère
de leurs programmes. Les ONG partent des directives politiques pour
donner autant que faire se peut une réponse réaliste et pragmatique
étant donné les pratiques sexuelles et toxicomanes que l'on connaît
désormais mieux. Mais les ONG restent confrontées à la morale
traditionnelle qui est revitalisée par les instances dirigeantes.

Phase de normalisation: vers une banalisation? (1996-1998)


Cette dernière période est marquée par l'achèvement du dispositif
légal de la politique de prévention. Le 1er juin 1996 est promulgué un
décret par le gouvernement qui prend en compte à la fois les directives
du parti et celles de l'Assemblée nationale émises en mai 1995 151. La
prévention du sida est déclarée comme étant de la responsabilité de
chacun. On insiste beaucoup sur l'information et l'éducation à
répandre pour assurer la prévention, que ce soit par les médias ou le
système scolaire tout entier. La loi rappelle la lutte à mener contre la
toxicomanie et la prostitution pour juguler la transmission du VIH. On
interdit aux personnes séropositives de donner leur sang et on les
écarte des professions dans lesquelles elles pourraient transmettre
facilement le virus à la communauté. On oblige les séropositifs à
informer leur famille de leur état et, en cas de manquement,
l'institution sanitaire a la responsabilité d'informer la famille, ceci dans
le but de prévenir la transmission. On précise l'aide particulière à

151 Décret 34/CP du gouvernement du 1er juin 1996, in Cac van ban ph;ip quy vè giao
dtjc phèJng chang AIDS - ttj n~m xâ h9i, B9 Giao Dtjc và Dào T,ao, Ban Ch/ DfilO Giao
Dt,Jc PhèJng Chang AIDS- Ma TUy, NXB Giâo OI,lC : 83-93.
182
Campagne de prévention de "épidémie de sida au Vietnam
apporter aux personnes atteintes afin d'éviter toute forme de
discrimination à leur égard. On incite les personnels responsables des
établissements de santé à conseiller aux personnes à risque de se faire
tester. La même recommandation est faite pour les employeurs vis-à-
vis de leurs employés supposés exposés à des risques. La loi précise
les responsabilités du Comité national de prévention du sida dans son
travail d'information, de contrôle de l'épidémie et de ses relations avec
les différents ministères ainsi qu'avec l'aide internationale (art. 12).
Les comités populaires voient encore leurs rôles renforcés au niveau
local dans la prévention de l'épidémie par la propagande et l'éducation,
ainsi que par la lutte contre la prostitution et la toxicomanie (art. 18).
Le sida n'apparaît plus au centre de la prévention des problèmes
de santé publique. Il devient un des différents aspects et surtout la
conséquence des déviances sociales. Tout au long de l'année, la
campagne de prévention du sida se trouve en concurrence avec
d'autres campagnes sanitaires. Les campagnes s'enchaînent par vagues
successives. Il yale mois de la vaccination contre la poliomyélite, le
mois des vitamines A pour la vue des enfants, le mois du sel iodé
contre le goitre et le crétinisme, le mois du VIH/sida est devenu un
autre rituel de début décembre. Le calendrier annuel en matière de
prévention sanitaire est scandé par cet ensemble de points culminants
qui comme les différents Tét courent tout au long de l'année lunaire
traditionnelle. Cette gestion du temps sanitaire contribue à donner une
visibilité à l'action médico-sociale de prévention. Le système de
propagande martèle les messages, mais les rend du même coup
inefficaces car la population, sourde à l'appel, y est indifférente.
L'efficacité s'émousse à la fois à cause du système de propagande qui
produit et qui ne renouvelle pas les messages. Le message se
corrompt, les affiches rouillent littéralement. Il n'est pas rare de voir
les anciennes affiches à côté des plus récentes. Les messages se
superposent et on se demande comment le public arrive à faire le tri
dans la somme d'informations proposées.
La commémoration du 1er décembre 1996 fut organisée par le
Comité national de prévention du sida en reprenant le slogan de
l'Onusida, «One world, one hope» en le traduisant en vietnamien :
« Mçt thé giôi, mçt hy v(Jng». Lors du 1er décembre 1997, la campagne
fut dirigée vers les enfants par l'Onusida, qui essayait d'attirer
l'attention sur le problème de la contamination matemo-fœtale. Le
Comité national a repris le mot d'ordre en le réadaptant à la sensibilité
183
Campagne de prévention de / 'épidémie de sida au Vietnam
vietnamienne et en mettant en avant la notion de bonheur de l'enfance
ou de fragilité de l'enfance dans sa dimension innocente. L'objectif
étant toujours de mobiliser la population entière pour « juguler le
VIH/sida ». Le symbole du ruban rouge a également été repris par le
Comité national en l'associant à une fleur de lotus, qui symbolise dans
le bouddhisme l'éveil, l'immortalité, mais aussi la pureté malgré la
boue dont la fleur naît. Le Comité de Hô Chi Minh-Ville l'a également
repris en l'associant avec le « S » de Saigon et une représentation du
marché de Bén Thành de la ville.
Tout un travail de construction identitaire s'est opéré à travers
l'institutionnalisation de la gestion de la prévention. On peut aussi en
parler comme d'une réappropriation-réinterprétation de la campagne
mondiale qui s'impose aux Vietnamiens. Mais du même coup, on
assiste à une différenciation entre Hanoi et Saigon dans la prévention.
La campagne de prévention par affiche traduit très bien les clivages de
la société vietnamienne entre le Nord et le Sud, entre la capitale
politique et la capitale économique. Les affiches hanoien..'1es sont plus
axées sur les déviances avec parfois une nette diabolisation des
pratiques à risque désignées (prostitution, toxicomanie). La campagne
à Saigon semble plus proche de ia réalité en insistant plus sur l'usage
du préservatif et sur une attitude anti-discriminatoire vis-à-vis des
malades. La prévention hanoienne s'appuie davantage sur l'éducation,
la responsabilisation de la population. On a donc l'impression d'une
campagne plus moralisatrice et intellectuelle au Nord et plus
pragmatique et réaliste au Sud. Ce qui finalement reflète parfaitement
les deux cultures et la dualité politique Nord/Sud. Par conséquent,
alors qu'on voyait une campagne de prévention ressembler à la
campagne mondiale, on a assisté à la production d'un discours
différencié. Mais ces deux aspects de la campagne correspondent à
deux tendances que l'on a déjà observées sur d'autres continents et
notamment en France où deux discours s'élèvent : un discours
« permissif-informatif» et un discours « moral» (Santiago-Fauvin,
1990).
De la normalisation-globalisation, on arrive à une réaction des
différentes communautés qui profitent de la campagne pour également
s'exprimer. Les affiches ont été une sorte de tribune pour exprimer un
avis sur les comportements sexuels et toxicomanes. Si Hô Chi Minh-
Ville semble être plus pragmatique et moins moralisatrice, ce n'est pas
le cas de tous ses quartiers ou districts. Par exemple, le Se
184
Campagne de prévention de / 'épidémie de sida au Vietnam
arrondissement (Cholon) a organisé une campagne très appuyée sur la
lutte contre les déviances sociales. Il faut dire que ce quartier est
fréquenté par la minorité chinoise et nous devons relier cet accent mis
sur cet axe de la campagne à la morale chinoise et aux pratiques
spécifiques de cette communauté qui diffèrent de celles des
Vietnamiens. L'épidémie de sida a fait jaillir dans la société
vietnamienne des questionnements qui ne se seraient pas posés à elle
autrement. On peut dire que l'épidémie a été un révélateur de
problèmes de société, qui tourne essentiellement au Vietnam sur la
dialectique normalité/déviance comportementale, comme l'a d'ailleurs
souligné Wolffers (1997). Cette dialectique est devenue au fur et à
mesure de la campagne un outil pour traiter le problème du sida. Mais
cet outil s'est révélé inopérant. La dénonciation de pratiques à risque
ne semble pas avoir apporté de solutions concrètes à la propagation du
virus, sauf générer des comportements discriminatoires vis-à-vis des
marginaux et des malades. Le réflexe qui se développe par rapport à
une épidémie est relativement classique. Au Vietnam, comme ailleurs,
l'isolement, la quarantaine, est l'unique remède pour limiter l'épidémie.
Le Comité de Hô Chi Minh-Ville s'est heurté au Comité national qui
continuait toujours à considérer l'épidémie par rapport aux résultats
des tests effectués mais non exhaustifs et donc non révélateurs de
l'ampleur réelle de la situation épidémique au Vietnam. Il se trouve
aussi que l'épidémie au Sud n'en est pas au même stade. Ayant débuté
plus tôt que dans le reste du pays, certaines populations sont infectées
à des taux plus élevés et sont aussi à des stades de la maladie plus
avancés. Alors qu'on a au Vietnam un système de prévention très
centralisé, bien que déconcentré à chaque niveau administratif local, la
base a du mal à imposer son expérience et ses innovations en matière
de gestion sanitaire.
Il est encore trop tôt pour pouvoir affirmer que la politique de
prévention du sida va entrer dans la banalisation de la gestion
sanitaire, comme une épidémie parmi tant d'autres. À la différence des
pays développés, le sida au Vietnam n'est pas encore rangé parmi les
maladies chroniques grâce aux trithérapies. Il est une lèpre de plus
qui, par exemple, a presque anéanti tous les efforts faits pour réduire
le nombre de cas de tuberculoses. Monika Steffen (1998), en
comparant les différentes études sur les politiques concernant le sida
en Europe, a pu montrer que le processus de normalisation politique
s'est opéré à partir du moment où la technologie médicale a pu
185
Campagne de prévention de l'épidémie de sida au Vietnam
transfonner le sida en problème de santé publique classique avec des
conséquences chroniques à long tenne. Il y a nonnalisation de la
gestion quand il y a déclin de l'urgence et non quand les risques de la
maladie sont supprimés mais peuvent être compensés par un
traitement perfonnant.
Mais ce processus ne semble pas encore possible pour le
Vietnam, étant donné les conditions politiques, légales, économiques
et technologiques.

Conclusion: Les enjeux politiques et sociaux de la campagne


de prévention et leurs effets
Dans un très court laps de temps on est passé d'une conception de
prévention à la manière d'une lutte révolutionnaire, d'une nouvelle
guerre à mener tous azimuts et finalement faussement active à une
conception de prévention prenant un peu mieux en compte la notion
de protection de soi et donc des autres, développant la notion
d'individu jusque-là absente du communautarisme hiérarchisé sino-
vietnamien. Cependant l'État fait reposer la respons,abilité de
l'épidémie sur l'ensemble de la population et ne s'implique' à aucun
stade de la gestion sanitaire, parce que l'État c'est aussi le peuple. Le
coupable est ailleurs : c'est le déviant, le marginal, le drogué,.la
prostituée, le sauvage... l'antisocial. Il n'existe pas encore au Vietnam
de groupes de pression issus de, la population qui pourraient exercer
un contre-pouvoir et obliger le' gouvernement à adopter des mesures
plus efficaces en matière de dépistage et de soins. Cependant, nous
sommes à ,l'aube d'un changement social important, puisqu'il existe
une association de séropositifs à Hô Chi Minh-Ville qui semble
admise dans les discussions de travail avec le Comité de prévention et
les ONG. L'épidémie de sida serait-elle un Îacteur de démocratisation
au Vietnam? Il faut être très prudent en la matière car la liberté
d'association n'est pas réellement d'actualité. Il faudra donc prêter
attention au développement des pratiques associatives moti,-,:ées dans
le contexte de l'épidémie de sida et tolérées .par les autorités
vietnamiennes.
En attendant, les ONG et les experts étràngers jouent ce rôle très
important de révélateur, des besoins sanitaires dans ce contexte et
tentent de faire évoluer' petit à petit les mentalités et la conception
vietnamienne de la politique de prévention. Qu~t aux organisations
de masse, appareils idéologiques de base du parti, elles n'appliquent
186
Campagne de prévention de / 'épidémie de sida au Vietnam
que les directives d'en haut et ont du mal à innover par rapport à la
ligne politique à suivre. La conception d'une politique sociale, comme
dans nos États-providence, n'existe pas encore au Vietnam, non
seulement pour des raisons politiques, mais aussi pour des questions
économiques. Par exemple, l'idée d'une assurance sociale est une
modernité qui n'est pas à la portée des plus nécessiteux. Bien que ce
soit une idée tout à fait admise par l'idéologie égalitariste socialiste,
l'État vietnamien éprouve beaucoup de difficulté à mettre en place un
système de sécurité sociale. La crise économique et l'effort budgétaire
à pratiquer dans un contexte de développement, où d'autres urgences
se manifestent, reléguant le progrès social au rang de luxe inutile. Une
minorité de nouveaux riches sont les seuls à pouvoir recourir à
l'assurance privée pour leur santé.
Monika Steffen (1998) a montré que le sida avait été un facteur
de normalisation en Europe, il est un facteur de changement social au
Vietnam, révélant les faiblesses du système de santé, l'absence de
politique sociale, mais il est aussi un révélateur des clivages
communautaires et politiques aboutissant à des réfonnes législatives
parfois répressives à l'égard de l'individu. L'épidémie de sida est aussi
le révélateur de tabous et de résistances au changement et au
développement de politiques sociales efficaces comme la
généralisation de l'éducation sexuelle à l'école, la distribution de
moyens de contraception aux jeunes célibataires aussi bien garçons
que filles. Comme pour les États africains, le sida est pour le Vietnam
une épreuve sociopolitique (Dozon & Fassin, 1989). C'est pourquoi
les autorités ne donnent qu'une représentation minimale de l'épidémie,
en se limitant au cumul des cas dépistés mais non exhaustif par
rapport à la réalité. Au Vietnam, dans un premier temps on a tendance
à minimiser la situation de l'épidémie parce que la maladie est celle
des autres, des étrangers ou des voisins ex-ennemis de guerre.
L'établissement des statistiques est une façon de manipuler l'opinion
nationale comme étrangère et de montrer par un déploiement de
structures institutionnelles que l'on maîtrise parfaitement l'épidémie,
malgré l'image d'un pays pauvre qui risque de ne pas se relever d'une
pareille plaie. Ainsi, les autorités déterminent des groupes à risque qui
ne sont que des boucs émissaires « asociaux» pour faire diversion et
éviter d'autres crises politiques qui pourraient être plus sérieuses.
Voilà comment de la prévention de risques épidémiques on en arrive à
la prévention de risques politiques. La campagne d'affichage se révèle
187
Campagne de prévenlion de l'épidémie de sida au Vietnam
donc à la fois porteuse d'une vision du monde, d'une idéologie, et
aussi produit le monde par la représentation de l'étiologie de la
maladie..

(ilLI : la peur du sida, affiche de campagne)

188
Campagne de prévention de ['épidémie de sida au Vietnam

(ill. 2 : « Drogue et prostitution conduisent au Sida », campagne d'affichage à Hanoi


en 1996.)

189
Campagne de prévention de l'épidémie de sida au Vietnam
l

(il!. 3 : « Il faut protéger les enfants contre le fléau du VIHlsida », affiche de la


campagne de décembre 1997 à Hô Chi Minh-Ville.)

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l'épidémie du VIH/sida au Vietnam », Migrations et Santé,
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vers la jeunesse masculine : l'information de prévention du sida
comme sujet central au Vietnam), Chuyên khao so 5, Care, Hà N(>i, July,
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l'éducation de prévention du sida et de la toxicomanie), 1996, Cac van
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Nghi dinh 56 87-CP cua Chfnh Phu (Décret n087-CP du
gouvernement), 1996, NXB Chinh Tri Quoc Gia, Hà NQi, 83 p.
Nhtlng quy dinh phap lu~t vè phong ch6ng nhiém HW/AIDS (Les
Décisions législatives concernant la prévention du VIHlsida), 1996,
Nhà Xuat Ban Chinh Tri Qu6c Gia, Hà NQi, 109 p.

191
Campagne de prévention de , 'épidémie de sida au Vietnam
NhÛng Van ban vè phèJng ch6ng t~ nfln xâ h!5i (Les Textes concernant
la prévention des fléaux sociaux), 1995, NXB Chinh Tri Quoc Gia, Hà N(>i,
279p.

192
BRÛLER LES ORDURES POUR SAUVER LA
NATION: POURQUOI LE SIDA DOIT-IL RESTER
INVISIBLE EN MALAYSIA? 152

Silvia VIGNATO

Cet article s'appuie sur une analyse de la presse écrite


malaysienne de l'année 1996-97 et sur une enquête menée en Malaysia
en juin-juillet 1997 153. Dans les pages qui suivent, j'analyserai
l'image du sida telle qu'elle est présentée dans les deux principaux
véhicules gouvernementaux d'information et, en partie, de prévention:
les médias et les campagnes publiques (affichage, actions de
sensibilisation).
Plus précisément, le noyau du problème traité dans ces pages
concerne l'interface, ou le début de la relation possible, entre le
citoyen malaysien (personne à risque, ou séropositif avéré, ou malade
du sida ou encore vivant en contact avec une de ces trois catégories),
et les structures d'information, d'assistance et de soins présentes dans
le pays. Mon hypothèse est que les médias constituent, en Malaysia, la
seule source d'information relative au sida qui agisse en profondeur
dans ce pays. Or la presse malaysienne étant très strictement soumise
à la censure, on n'y trouve que les discours approuvés ou tolérés par le
gouvernement et les débats compatibles avec la politique
gouvernementale. La seule information sur l'épidémie de sida
provient donc de source officielle. L'analyse de cette dernière, unique
et omniprésente, nous permettra de comprendre la difficulté que la
Malaysia éprouve à mettre en route des programmes de prévention
efficaces.

152 Le nom de Malaysia désigne l'entité politique de la fédération malaysienne, incluant les
États de Sabah et du Sarawak.
153 Cette enquête a été financée par le CNRS (lRSEA), mais n'aurait pas été possible sans le
soutien de nombreuses personnes en Malaysia. Je n'ai pu mener mon analyse de la presse de
1996 que grâce à la patience de Daniel Perret à Kuala Lumpur, qui m'a fourni la quasi-totalité
du matériel. Je remercie le Malaysian Aids Council pour l'aide inconditionnelle fournie, et
notamment l'inépuisable Susan Chong. La partialité que j'exprime dans cet article est une
conséquence de l'admiration que j'ai ressentie pour tous ces Malaysiens qui, parfois en rachat
d'une vie difficile, parfois choisissant un engagement moral mal rétribué à la place d'une
carrière brillante, se tournent vers les côtés plus obscurs, douloureux et ignorés de leur pays.
Pourquoi le sida doit-il rester invisIble en Malaysia?
Le sida en Malaysia: prémisses épidémiologiques
Les premières statistiques épidémiologiques malaysiennes
remontent à 1986 (4 séropositifs, un mort : un travailleur étranger). À
partir de ce moment et pendant quelques années encore, les relevés
officiels présentent des pourcentages d'infection très faibles: en 1995,
cumulant tous les cas déclarés en Malaysia à partir de 1986, on
compte environ 8 000 séropositifs et une centaine de malades déclarés
et décédés 154. Cette première période, le discours officiel malaysien
attribue la contamination à des séjours à l'étranger ou à la
fréquentation de prostituées étrangères, de plus en plus nombreuses
dans un pays dont le boom économique semblait devoir se prolonger
éternellement 155. La virologie confirme d'ailleurs ces hypothèses au
sujet des premiers contacts (Beyrer, 1997 : 94-95). Les plus récentes
données, en revanche Guin 1997), parlent d'environ 21 000
séropositifs et d'un millier de malades, dont 800 décédés. En deux ans
la situation a donc radicalement changé ; le sida est devenu un des
problèmes avoués de la Malaysia. En mars 1997, on calcule qu'il y a
300 nouveaux infectés par mois; en juin, ce chiffre passe à 400. Les
caractéristiques épidémiologiques - notamment l'augmentation de la
transmission in utero et la diffusion des cas dans l'ensemble du pays y
compris dans les zones rurales - (Malaysian AIDS Council, 1997)
font aussi penser que l'épidémie est en pleine expansion.

L'information et l'accès aux soins en Malaysia: influence de


la presse écrite
Il est utile de rappeler quelques données essentielles concernant la
Malaysia. Il s'agit d'une fédération de neuf sultanats, trois États et un
district spécial. L'islam est la religion d'État ; les autres religions sont
admises et représentées officiellement au sein du Conseil des religions
(Dewan Agama).
Les quelque 19 millions de Malaysiens appartiennent à trois
«communautés ethniques» différentes par leur origine et par leur

154 Toutes les statistiques mentionnées sont tirées du rapport officiel du ministère de la Santé
(Kementerian Kesihatan Malaysia, 1997), sauf exceptions mentionnées.
155 C'est pourquoi le ministère de la Santé avait mis en place une campagne de sensibilisation
des voyageurs et notamment des hommes d'affaires; comme le souligne O'Keefe, c'est peut-
être le seul cas d'un pays qui s'est activé avant que l'épidémie ne commence, dès 1985
(O'Keefe, 1988 : 169-70), même si ces mesures, visant uniquement le contrôle des
communautés «à risque» hypothétique, se sont avérées inutiles dans la prévention de
l'épidémie.
194
Pourquoi le sida doit-il rester invisible en Malaysia?
statUt. Les Malais (environ 60 % de la population), musulmans par
définition, sont considérés comme les «fils du sol» (bumiputra) et, de
ce fait, jouissent de nombreux avantages (prêts à taux avantagé, quotas
réservés dans les universités et dans les emplois publics, accès
prioritaire à la propriété foncière, etc.) ; ils occupent la plupart des
postes politiques. Par rapport aux Malais, les deux autres
communautés, les Chinois et les Indiens (respectivement 30 % et 10 %
environ de la population) ont un statut de citoyens de deuxième classe,
même s'ils arrivent souvent à dépasser leur handicap civil au moyen
de stratégies communautaires. À ces 19 millions de citoyens
malaysiens s'ajoutaient, en 1997, les trois millions environ d'immigrés,
légaux ou illégaux, venus travailler dans les usines, les plantations ou
en tant que domestiques (la masse des prostituées étrangères n'est pas
comptabilisée dans cette évaluation non officielle). Il s'agit d'une
population pauvre et dépourvue de droits civiques, mais qui représente
la quatrième «communauté ethnique» du pays, et la troisième par son
importance numérique.
Grâce à une industrialisation éclair et à une politique de
développement intensif, le niveau de vie d'une large partie des
Malaysiens a radicalement changé au cours des quinze dernières
années. La technologie s'est répandue ; l'éducation primaire et
secondaire est obligatoire ; des études universitaires, souvent de très
bon niveau, sont maintenant accessibles aux «classes moyennes» 162.
Même si le droit du travail est très peu développé, tout salarié a, de
fait, certaines garanties minimales.
Le système hospitalier malaysien est correct. Bien qu'une
différence remarquable subsiste entre les secteurs privé et public, le
niveau des médecins et des équipements de ce dernier reste partout
acceptable et tout le monde a la possibilité d'être soigné en cas de
besoin. Comme le souligne d'ailleurs l'épidémiologiste Chris Beyrer,
engagé dans la lutte contre le sida sur l'ensemble de la région sud-est
asiatique, quitte à être séropositif en Asie du Sud-Est il vaut mieux
que ce soit en Malaysia (Beyrer 1997 : 96).

156Ce n'est pas ici le lieu de détailler les caractéristiques malaysiennes de ce sujet sodal, la
«classe moyenne», à la physionomie toujours très vague. Disons qu'il s'agit de familles non
rurales, dont les deux parents travaillent (dans le secteur commercial ou industriel) ; elles sont
propriétaires d'un appartement et capables d'épargne. L'éducation des enfants peut constituer,
notamment dans les milieux chinois, une forme de placement privilégiée.
195
Pourquoi le sida dOIt-il rester invisIble en Malaysia ?

Ce pays apparemment si bien organisé présente, néanmoins, des


discontinuités importantes dans son «développement». La distance
entre les villes (surtout la capitale Kuala Lumpur ou «KL») et les aires
rurales ne se compte pas tant en kilomètres - la Malaysia est un petit
territoire équipé d'excellentes autoroutes qu'en quantité
d'informations disponibles. À Kuala Lumpur comme, dans une
moindre mesure, dans d'autres villes telles Johor Baharu ou
Georgetown, l'information locale et internationale circule en
profondeur en dépit de la pauvreté des médias nationaux censurés.
D'un point de vue général mais encore plus pour ce qui est de la prise
en charge du sida, il existe à KL une élite professionnelle qui
communique de façon autonome avec le reste du monde. En effet, de
nombreux jeunes Malaysiens ayant obtenu leur doctorat à l'étranger,
anglophones et connectés à l'Internet, adhèrent aux idées dites
«internationales», et les diffusent. Dans KL, le grand problème de la
lutte contre le sida est donc beaucoup plus le manque de structures
d'accueil et de soins que l'incapacité de la population à utiliser des
structures existantes ou l'absence des compétences nécessaires pour
les faire fonctionner. En revanche, dans les campagnes rizicoles, dans
les villages de pêcheurs de l'Est et du Nord-Ouest ou au cœur des
plantations d'hévéas et de palmiers à huile, l'interaction avec les
structures sanitaires ne va pas de soi. Il y a, certes, des difficultés
matérielles: les dispensaires, les hôpitaux et les médicaments sont
moins directement accessibles qu'en ville et, souvent, trop chers pour
les ressources limitées des milieux ruraux. Toutefois, ce n'est pas là le
problème majeur, qui réside plutôt dans le manque d'informations.
En dehors des centres urbains, la population est très dépendante
des stratégies de communication du gouvernement, les seules sources
d'information étant les nouvelles télévisées et les journaux (les
antennes paraboliques sont interdites). Dans les aires rurales, les
Malaysiens ne savent sur le sida que ce que disent les médias. Or les
médias, notamment les journaux, comme je le montrerai, n'insistent
pas trop sur le fait qu'un malade a des droits et qu'il doit réclamer de
l'attention. Strictement reliée à la conscience du droit à l'information,
la notion de droit à la santé est donc quasi inexistante dans les aires
rurales de Malaysia ; d'où l'importance d'examiner le discours
médiatique pour comprendre la difficulté, surtout pour les populations
non urbaines, d'interagir avec les structures sanitaires. Bien
évidemment, dans les villages et dans les plantations, une image et
196
Pourquoi le sida doit-il rester invisible en Malaysia?
une conception nosologique du sida existent indépendamment du
maigre contenu infonnatif des médias. Il s'agit d'un savoir local
découlant des conceptions courantes de la santé et de la maladie, plus
ou moins liées aux diverses traditions ethniques; bien que compatible
avec l'intervention biomédicale, il ne suscite pas pour autant
l'interaction entre le citoyen et les structures médicales étatiques 157.
L'influence du milieu urbain sur les comportements vis-à-vis du
sida saute parfois aux yeux. D'une part, l'accès à l'information s'y
accompagne de moyens financiers plus importants. Apparemment, à
KL, près de 4 % des séropositifs sont non seulement au courant de
l'existence des inhibiteurs de protéases, mais aussi à même de
s'acheter ces médicaments (estimation personnelle d'un opérateur
social) 158. D'autre part, pratiquement toutes les interventions des
ONG se déroulent dans la capitale : un paysan ou un ouvrier de
plantation a beau savoir qu'il existe des centres d'accueil, des
conseillers psychologiques, des associations de soutien, il n'y a pas
accès parce qu'il n'habite pas la capitale. Comme il ne pourra pas se
rendre dans ces foyers de renseignements objectifs, mais devra de
toute façon se borner au contenu infonnatif des journaux et de la
télévision, il restera tout aussi mal informé qu'auparavant sur les
risques réels et sur les possibilités d'améliorer les conditions des
personnes atteintes, créant ainsi un terrain fertile pour l'expansion de
l'épidémie. Un exemple : la femme d'un pêcheur malade du sida,
mourant à l'hôpital, peut affinner, sans jamais avoir été examinée,
qu'il est impossible que son bébé ait le virus «du sexe» ; de plus, bien
qu'à l'hôpital depuis plusieurs semaines, allongée la nuit sur une natte
à côté du lit de son mari, elle n'a toujours pas compris comment faire
pour passer un test.
Dans cet article, j'essaierai de montrer qu'en Malaysia l'autonomie
des ressources économiques et le haut niveau de compétence des
professionnels de la lutte contre l'épidémie se heurtent à une barrière
idéologique très rigide. Décrire les caractéristiques d'une telle barrière,
la perception qu'en ont les citoyens et les stratégies de détournement
utilisées par les spécialistes peut donc contribuer à une comparaison
avec la situation d'autres États où l'idéologie dominante ressemble au
mélange malaysien de libéralisme, nationalisme et islam.

157 Sur le pluralisme médical en Asie, cf Leslie, 1976 et 1988.


158 Le coût évalué d'une monothérapie était, en 1997, de 900 RM par mois, soit 2000 F, soit
160 % du salaire d'un ouvrier.
197
Pourquoi le sIda doit-II rester invisible en Malaysia ?

Aperçu sur l'intervention concrète


La plus grande partie du travail concret d'information, prévention
et suivi pour le sida est dans les mains des ONG malaysiennes - les
seules ayant le droit de travailler en Malaysia. Depuis 1992, un
organisme, le Malaysian Aids Council (MAC), regroupe les ONG
travaillant sur le sida en Malaysia et coordonne les financements
gouvernementaux pour l'ensemble. Il fonctionne aussi comme centre
de documentation et d'orientation. En 1994 il a donné naissance à une
fondation (Malaysian Aids Foundation) dont le but est de trouver des
financements aux projets proposés par le MAC.
L'inspiration du MAC et des ONG qu'il regroupe est, comme il a
été dit dans le dernier conseil d'administration, de promouvoir une
«société affectivement disponible» (caring society) (MAC
1997: 2) 159. Les opérateurs du MAC essaient donc de coupler une
efficacité d'intervention institutionnelle avec une prise en charge de la
maladie par les communautés spécifiques et par les familles. Ils sont
pour la prévention par la distribution de préservatifs et de matériel
informatif clair et explicite, ils prônent l'échange de seringues, ils
réclament l'accès aux soins garanti à tous, la préservation de
l'anonymat, le droit des femmes aux soins, etc. ; mais ils insistent
aussi be~mcoup sur le dialogue, la nécessité de soutien psychologique,
et l'importance de ne pas couper les personnes séropositives ou
malades de tout lien social psychologique et pratique. Tout cela, sans
effectuer, auprès du ministère de la Santé, des revendications qui
pourraient raidir la relation. Les ONG malaysiennes qui sont nées ou
qui se sont réorientées pour lutter contre le sida ont des origines
différentes, mais elles émanent toutes de minorités culturelles de la
société (homosexuels, transsexuels, femmes engagées, chrétiens...).
En 1997, elles sont d'ailleurs présentes uniquement dans les lieux où
ces minorités se concentrent, les villes, ou mieux, « la» ville: à deux
exceptions près, en effet, elles opèrent toutes à Kuala Lumpur, la
capitale. Les ONG malaysiennes rencontrent deux types de
problèmes: elles sont tellement peu nombreuses qu'elles ne touchent
qu'une partie minuscule de la population et n'arrivent pas à former
davantage d'opérateurs de proximité, et elles doivent agir dans
l'ombre des recoins de l'idéologie forte proposée directement par le
gouvernement. Les opérateurs en sont bien conscients, et à l'époque

159 Les membres du MAC s'expriment toujours en anglais car ils sont, pour la plupart,
essentiellement anglophones de naissance.
198
Pourquoi le suia doit-il rester Invisible en Malaysia?
de mon enquête, ils vivaient le paradoxe de leur clandestinité officielle
comme un facteur de stress et de frustration. En effet, les interventions
directes du gouvernement malaysien - campagnes de sensibilisation,
soins et prise en charge des personnes physiques - souvent
contredisent les actions des ONG, sans pour autant s'y opposer.
Il faut dire que, en ce qui concerne la prévention, ces
interventions gouvernementales sonnent beaucoup plus comme des
affirmations de pouvoir que comme des stratégies de prévention.
Le gouvernement malaysien a organisé plusieurs affichages
(environ un par an depuis le début des années 1990) et quatre spots
télévisés. D'une manière générale, l'axe principal de ces campagnes
est l'opposition entre la fidélité conjugale et la débauche mortelle,
associée à une occidentalisation des mœurs menant à la prostitution et
à la drogue. L'association symbolique entre le sida et la mort est
centrale dans les images et dans les mots (aids, pembunuh!, « le sida
est un assassin!» est le slogan répété par la télévision et les
affichages).
Bien qu'aucune étude n'ait été réalisée pour évaluer l'impact des
campagnes de sensibilisation, mon expérience sur le terrain indique
que, d'une manière générale, les Malaysiens savent que le sida existe
et qu'il faut en avoir peur, mais que lorsqu'il s'agit de prendre des
précautions, souvent les idées se brouillent. Les campagnes
d'affichage, en effet, en disent très peu sur les modalités de prévention
autres que l'abstinence et la droiture morale. Le préservatif est à peine
mentionné et montré à l'affiche; seuls les documents d'information
des ONG contiennent des images et des conseils pratiques. De même,
on invite les toxicomanes à ne pas utiliser de drogue ou à ne pas
réutiliser les seringues mais on ne montre pas comment faire pour
nettoyer correctement les seringues à l'eau de Javel (l'échange de
seringues est interdit en Malaysia). Rien n'est dit sur les autres
possibilités d'infection, comme l'utilisation d'instruments médicaux
non stérilisés.
Comme le répètent à l'envi les autorités, il s'agit d'omissions
intentionnelles, car le but des campagnes de prévention n'est pas du
tout d'apprendre aux Malaysiens le «safe sex», la sexualité en
sécurité; mais de répandre le «right sex», la sexualité en hannonie
avec les valeurs sociales - uniquement à l'intérieur du mariage, avec
pour les femmes, un seul partenaire à vie, pour les hommes, autant
que leur religion le leur permet (Beyrer, 1998 : 92). Dans les
199
Pourquoi le sida doit-il rester Invisible en Malaysia?
campagnes de sensibilisation, le sida est ainsi associé à des fantasmes
puissants tels que l'activité sexuelle illicite, la drogue et la violence-
une association que nous retrouverons en détail dans la presse.
Contraste avec ces fantasmes une réalité, surtout en milieu rural, d'une
maladie perçue comme étant moins terrifiante, d'un point de vue
social, qu'elle n'est décrite dans les campagnes: lors de mes enquêtes
dans les villages côtiers et dans une ville de Kedah, j'ai constaté que
les malades du sida, presque toujours reconnus dans une phase tardive
de la maladie, étaient traités comme des malades incommodes et
incurabies, mais ne semblaient pas être isolés et abandonnés plus que
d'autres 160. L'image du séropositif, un individu à l'air sain mais au
sang infecté, ne semblait pas être claire; le VIH était généralement
dépisté lorsque les premiers maux se déclaraient.
Ce retard dans l'identification du virus s'explique facilement. En
principe, tout le monde, en Malaysia, a le droit de passer un test
anonyme et gratuit dans un hôpital public, où certains médecins sont
très compétents en matière de sida et d'autres maladies infectieuses;
mais la majorité du personnel hospitalier ne reçoit pas de formation
spécifique. Obtenir un test de dépistage est donc souvent difficile car
tout le monde manque d'information, les demandeurs comme les
professionnels, et la discrétion n'est de fait pas assurée, au contraire.
En outre, en dépit des discours sur la nécessité d'offrir du soutien
psychologique, il est très rare que cela ait lieu.
La structure hospitalière n'est donc pas pleinement mise à
contribution dans la prise en charge des malades; encore moins l'est-
elle pour la prévention. Les hôpitaux privés refusent les patients
malades du sida Les hôpitaux publics ne prodiguent de soins qu'aux
malades du sida en phase terminale, intervenant sur les maladies
opportunistes et sur les syndromes déclarés. Le seul médicament
spécifique qui est offert aux séropositifs est l' AZT; les malades
peuvent néanmoins compter sur des antibiotiques et d'autres
médicaments importants (l'acyclovir, par exemple) pour le maintien
d'une vie acceptable même après que la maladie s'est déclarée.

160 Je ne fais que relater une impression déterminée par les quelques cas que j'ai connus de
près. Une étude approfondie sur la vie des malades dans les divers environnements sociaux
malaysiens serait nécessaire pour la confirmer et l'étayer.
200
Pourquoi le sida doit-il rester invisible en Malaysia?
L'image du sida dans la presse; les Malaysiens se
l'approprient
C'est à partir de janvier 1996 que la presse écrite malaysienne
consacre de plus en plus d'espace aux cas de contamination par le
virus sur l'ensemble du territoire. C'est une année critique car la
connaissance des données du problème évolue au fur et à mesure que
l'épidémie se propage et que des structures sont mises en place pour y
faire face.
Les journaux examinés, tous à diffusion nationale et édités dans
la capitale (sauf indication contraire), sont les suivants : Mingguan
Malaysia, Harian Watan, Utusan Malaysia, Berila Harian, en langue
malaise; New Straits Times (couramment appelé NST), New Sunday
Times (l'édition du dimanche du précédent) et Sunday Star (édition
dominicale du quotidien The Star de Penang) en langue anglaise.
Dans mon exposé, je vais d'abord reconstituer l'historique des cas
apparus dans la presse de janvier 1996 à avril 1997 161. Cela mettra en
lumière l'image de la maladie que les autorités livrent au public ainsi
que la dialectique instaurée entre ces autorités et les ONG,
représentées dans le jeu médiatique par les articles de Marina Mahatir.
J'ai ensuite réservé une attention particulière à l'opinion des ulémas, à
la fois pour indiquer leur importance dans l'attitude générale du pays
envers l'épidémie et pour permettre une comparaison avec d'autres
États islamiques 162. Comme de nombreux représentants du ministère
de la Santé déclarent que les meilleures campagnes pour sensibiliser la
population au problème du sida et favoriser la prévention se feront
grâce à l'appui des journalistes, l'image du sida offerte par les médias
semble être la plus fidèle représentation de l'image officielle de cette
maladie.
Il faut dire un mot sur Marina Mahatir, fille du Premier ministre
Mohammad Mahatir, et qui fait le lien entre les médias et les ONG en

161 Bien que je présente les cas dans l'ordre chronologique de leur apparition dans les médias,
j'aurai plusieurs fois recours à des articles publiés avant ou après que «le cas» spécifique
n'éclate pour pouvoir donner de l'ampleur aux divers problèmes techniques et idéologiques
soulevés.
162 Il faut préciser, par honnêteté vis-à-vis des journaux et des ONG, que je ne prétends pas
du tout donner un compte rendu exhaustif de tout ce que la presse malaysienne a publié sur le
sida, d'abord parce que je n'ai pas examiné la totalité de ce qui se publie, ensuite parce que
mon absence du pays ne m'a pas permis un contrôle constant sur les quotidiens choisis, bien
que j'aie vérifié d'éventuels manques. Pour les mêmes raisons, il se peut que j'aie omis de
citer des actions entreprises par l'État et par les ONG pendant cette année critique de 1996, car
elles n'ont pas vraiment constitué l'objet de mon enquête.
201
Pourquoi le sida doit-il rester invisible en Malaysia?
charge des soins et de la prévention. Marina jouit d'une position tout à
fait particulière, qu'elle exploite avec habilité : par son ascendance,
elle est en contact permanent avec le gouvernement et protégée par
une sorte d'immunité parlementaire ; par sa fonction de présidente du
Malaysian Aids Council, eUe est en prise directe avec les problèmes
concrets de la prévention et de l'organisation de l'assistance. Dans ses
interventions hebdomadaires dans le quotidien Watan, et dans les
nombreux articles qu'elle publie ailleurs, elle utilise stratégiquement
son statut privilégié pour transmettre la voix des ONG et de la
communauté internationale à laquelle celles-ci se reportent, sachant
qu'elle peut se permettre de dire ce que d'autres ne pourraient pas.
Marina a exprimé la position du MAC pratiquement sur chacun
des cas présentés par les journaux. Fidèle, toutefois, à son rôle de
médiateur et à son appartenance ethnique et culturelle, elle n'oublie
jamais de réaffirmer l'importance de la position de l'islam en la
matière, et consacre régulièrement des articles à démontrer que nous
sommes dans les mains de Dieu (ce qui ne la dispense pas de
conseiller, en cas de péché, d'utiliser un préservatif).

Le sida est parmi nous üanvier)


En janvier 1996, les journaux diffusent l'information que 500
étudiants ont été reconnus séropositifs (Berita Harian, 26/01/96,
Watan, 3/02/96, etc.). Vers la fin de mars 1996,3 d'entre eux meurent
du sida; en outre, on découvre le virus chez 13 lycéens. Les principaux
quotidiens malaysiens diffusent la nouvelle et de nombreuses
personnalités s'expriment alors sur la question du sida. Ce n'est pas la
première fois que cela arrive : toutefois l'aveu est nouveau, officiel
puisque les journaux en parlent - et que le virus, attribué auparavant
aux prostituées et à ceux qui sont allé à l'étranger, est présent au cœur
de la société, chez les jeunes, comme dans des familles ordinaires. Les
responsables gouvernementaux sont conscients de cette évolution
depuis quelques années 163, comme le prouvent les démarches
d'enquête et d'organisation sanitaire entreprises, mais ils sont réticents
à en informer la population dans son ensemble. Dès le début des

163 Comme nous le verrons, dès 1992 le gouvernement a mis en place des actions de
prévention et de soin s: financements aux ONG actives dans le secteur, achat d'AZT et mise à
disposition (théorique) d'un test de positivité gratuit et anonyme dans tout hôpital public,
formation du personnel hospitalier. D'après le ministre de la Santé Chua lui Meng, entre 1993
et 1995, le gouvernement malaysien a dépensé 120 millions de ringgit (environ 46 millions de
dollars) dans la lutte contre le sida (NST,12/4/96).
202
Pourquoi le sida doit-ii rester invisible en Malaysia?
années 1990, par exemple, le ministère de la Santé a commandé une
étude sur la présence de transmission in utero du VIH dans le pays; il
n'en a toutefois pas diffusé les résultats, jugés trop alannants pour que
les Malaysiens en prennent connaissance (Beyrer, 1998 : 125). Le cas
des trois étudiants morts du sida, au contraire, est exposé dans ses
détails par tous les journaux; et il est évident que les lycéens infectés,
tous de sexe masculin, n'ont pas contracté le virus à l'étranger.
La première réaction de médecins, politiciens, ulémas et
organisations diverses (autres que les ONG spécialisées) est dictée par
la peur et par le désir d'autodéfense : on propose donc de soumettre
tous les étudiants à un test de dépistage obligatoire (un test des urines,
peu coûteux) pour ensuite refuser les positifs ou les prendre en charge,
selon les cas.
Les autorités islamiques, alertées et interrogées, appuient l'idée du
test obligatoire (nous en verrons les raisons dans le paragraphe
consacré à l'islam).
Par l'intervention de Marina Mahatir dans la presse aussi bien de
langue malaise qu'anglaise, le Malaysian Aids Council se prononce
contre tout type de tests (New Sunday Times, 24/03/96, Berita Harian,
24/03/96).

Des bébés meurent du sida : y aura-t-il vraiment 20 millions


de Malaysiens en 2020? (avril)
En avril 1996, les journaux commencent à mentionner l'existence
d'enfants infectés. Le sujet étant très sensible, un important fonds est
immédiatement créé (Pediatric Aids Fund) en partie grâce à la
Malaysian Aids Foundation, volet budgétaire du MAC (Sunday Star,
21/04/96), et en partie grâce à de nombreuses donations. Les porte-
parole des ONG s'efforcent de souligner l'aide économique et affective
nécessaire pour pennettre aux enfants infectés d'avoir la vie la plus
nonnale possible. En dehors de ces voix compétentes, toutefois, on ne
trouve, au sujet des enfants, que les habituels lieux communs sur le
sida : il y a de plus en plus de cas, le gouvernement incite à éviter
l'exclusion ou l'abandon des malades, la situation est alannante
(Utusan Malaysia, 22/04/96 et Watan, 23/06/97).
Si les journaux en parlent avec réticence, il est peu probable que
ce soit par peur de choquer leur public. Quelques mois avant la
reconnaissance des bébés malades, en effet, le cas d'une fillette de
4 ans abandonnée sur les marches d'un temple, recueillie par une
203
Pourquoi le sida doit-Il rester invisible en Malaysia?
famille d'adoption, puis ensuite abandonnée par celle-ci lorsqu'elle
s'avère séropositive, a fait la une des médias (suite à quoi des
centaines de familles se sont proposées pour l'accueillir chez elles).
On s'apitoie plus facilement sur des enfants innocents que sur des
adultes vicieux ; loin de choquer les lecteurs, l'existence du sida chez
les petits devrait plutôt être un appât pour les journalistes. Le fait que
«les bébés» soient atteints est toutefois traité avec précaution, je crois,
surtout parce que cela menace l'idéologie nationale du développement
qui vise une explosion démographique, notamment pour l'ethnie
malaise, qui (sous-entendu) augmentera davantage l'écart entre cette
ethnie et les deux autres et qui pennettra de ne plus embaucher de la
main-d'œuvre étrangère 164.
Le sida est ouvertement présenté dans les médias comme une
possible « menace pour l'économie du pays» (Watan, 29/5/96). Dans
de nombreux articles on ne cesse de répéter que les actions de
prévention et de soins requièrent beaucoup d'argent (Watan, 29/6/96).
De plus, les tristes projections épidémiologiques pour les années à
venir, scrupuleusement relatées par les médias, donnent des taux
d'infection très élevés parmi les jeunes 165, symbole et instrument de
la réussite économique envisagée par la nation. Enfin, par la menace
sur les bébés, la croissance démographique souhaitée (on vise les 20
millions de Malaysiens en 2020) est mise en danger (Watan, 29/5/96).

Soulagement, c'est la faute aux toxicomanes. Mais, qu'est-ce


qu'un toxicomane en Malaysia? (mai)
En 1996, une disposition ministérielle soumet à un test tous les
prisonniers et tous les jeunes toxicomanes enfennés dans les pusat
serenti, les «centres de réhabilitation». Pour ce qui concerne les
prisonniers, on en parle aussi peu que possible, et encore, uniquement
pour ajouter qu'il s'agit surtout de toxicomanes. Les résultats du
dépistage dans ces centres, en revanche, sont diffusés dans le détail en
mai par le ministère des Affaires intérieures : 5 000 résidents des
centres sont séropositifs (Watan et Berita Harian, 22/5/96), un chiffre
qui s'élève un mois plus tard à environ 12 000 (Sunday Star, 30/6/96)

164 L'année de mon enquête sur le terrain, 1997, est l'année du début de la crise. L'émigration
de Pakistanais, Indonésiens, Bangladeshi et Philippins vers la Malaysia a beaucoup ralenti
depuis, et on parle avec un peu plus de précautions des buts fixés pour l'année 2020.
165 Watan 29/06/96 et, une année après, lorsque les projections sont devenues des données
de terrain, l'entretien avec le ministre du Développement dans Berita Harian, 02/06/97.
204
Pourquoi le sida doit-il rester inVIsible en Malaysia?
au fur et à mesure que la totalité de la population renfermée dans les
centres, des dizaines de milliers de personnes pour la plupart entre 18
et 30 ans, est soumise au test 166. Les journaux sonnent donc l'alanne.
On affirme qu'en Malaysia, 70 % des séropositifs ont été infectés par
voie intraveineuse (Watan, 22/5/96, Berita Harian, 22/5/96, etc.).
Il faut ouvrir une parenthèse sur l'approche malaysienne de la
toxicomanie. Entourée par des pays producteurs et fort
consommateurs d'héroïne, la Malaysia a toujours adopté une attitude
très stricte contre la consommation de drogue. Les dealers sont punis
de peine de mort. Cette politique répressive n'empêche pas que le
produit soit disponible partout dans le pays, facilement et à des coûts
dérisoires. En 1997, une dose d'héroïne coupée (1/4 de gramme)
coûtait 10 ringgit malaysiens, soit environ 21 francs, soit le coût d'une
bière dans un bar à la mode. Dans un pays où l'industrialisation,
l'immigration, l'endettement, le travail féminin, la politique ethnique
- pour ne citer que quelques-uns des facteurs de changement - ont
radicalement transformé le paysage social en l'espace de quinze ans, la
demande d'héroïne est forte. En dépit du risque que courent les
dealers, la population des toxicomanes, très difficilement chiffrable
(mais le gouvernement a fait construire, en 1996, cinq nouveaux
centres pour une capacité d'accueil de 30 000 personnes), ne cesse de
s'accroître. Je rappelle qu'en Malaysia, il suffit d'un taux un peu élevé
de THC 167 décelé dans les urines pour être classé de suite comme
toxicomane et emmené dans un centre. La police malaysienne a pour
cela une marge d'action assez ample. À sa propre discrétion, une
patrouille peut arrêter et faire passer un examen des urines à tout
individu. Quiconque obtient un résultat positif au test, est enfermé
dans un pusat serenti pendant trois ans. Ces centres, toutefois, ne
mettent en place pratiquement aucun programme de réhabilitation
sociale et psychologique et utilisent des méthodes de répression
brutales (désintoxication à coup de douche froide, travail forcé). Si le
toxicomane est à nouveau arrêté après sa libération du pusat serenti, il
doit accomplir une nouvelle peine de trois ans (selon les ONG, 70 %

166 Je n'ai pas eu accès aux statistiques gouvernementales et je n'ai pas, non plus, réussi à
obtenir une estimation du nombre précis des toxicomanes internés dans les pusat seren/i,
d'autant plus que celui-ci augmente de façon vertigineuse de mois en mois (+ 38 % entre
janvier et mars 1996 par rapport au dernier trimestre de l'année d'avant, Sunday Star,
30/06/96).
167 Taux de tétra-hydro-cannabinol (THe) testé dans les urines pour mettre en évidence
l'usage de cannabis ou de marijuana.
205
Pourquoi le sIda doit-il rester invisIble en Malaysia?
des admissions sont des réadmissions); au bout de la troisième
rechute, il est définitivement emprisonné. Les femmes, de loin moins
nombreuses que les hommes, n'ont droit qu'à une seule rechute avant
de connaître la prison.
Or dans les centres de réhabilitation, seulement 30 % des
résidents sont des utilisateurs de drogue par voie intraveineuse. Pour
le reste, ils <<sniffent» de l'héroïne - la cocaïne et le crack sont
absents de la Malaysia - ou ils fument de l'héroïne, du haschisch 168
ou de la marijuana. On peut ainsi tirer une conclusion, qui n'est jamais
mentionnée dans les médias malaysiens : les toxicomanes qui
n'utilisent pas de seringues attrapent donc le virus dans les pusat
serenti ou dans les prisons, probablement à l'occasion de rapports
sexuels. Ceux-ci sont pratiqués sans aucune protection, étant donné
qu'il n'y a ni vente ni distribution de préservatifs dans les lieux de
réclusion.
Lorsqu'en avril 1996, le gouvernement diffuse les chiffres sur les
pourcentages d'infection des toxicomanes, ces déductions sur la
corrélation entre utilisateurs de drogue par injection (30 %) et
pourcentage de séropositifs dans les institutions (70 %) ne sont jamais
explicitées. Bien que les chiffres d'infection chez les prisonniers soient
connus, les autorités continuent d'affinner que «jusqu'à présent, on
n'a pas prouvé que les prisonniers sont contaminés par le VIH durant
leur incarcération» - ainsi que le déclare le responsable de la
Direction des prisons malaysiennes, Datuk Mohammed Zaman Khan.
Il est interviewé lors de la première projection d'une vidéo éducative
(ayant coûté 35 000 RM, 73 500 F environ, et financée par une grosse
entreprise du bâtiment) qui est censée apprendre aux prisonniers un
mode de vie «sain et moral ». Les séropositifs, toutefois, dans les
pusat serenti comme dans les prisons (où 70 % se trouvent pour
toxicomanie) 169, sont isolés pendant la nuit pour éviter que l'épidémie
se répande, mais sont invités à se mêler aux autres pendant la journée
« pour éviter qu'ils se sentent exclus» (Utusan Malaysia, 23/4/97).
Je reparlerai des responsabilités du gouvernement dans la
diffusion de l'épidémie en centre de réhabilitation ou en prison. Ce que
je voudrais souligner ici, c'est que le cas des toxicomanes séropositifs,

168 Il est très rare de trouver du haschisch en Malaysia, car apparemment, il n'y a aucune
production locale; la ganja, souvent importée d'Indonésie, est le plus souvent fumée sans être
soumise à d'autres traitements.
169 Les informateurs concordent tous sur cette donnée non officielle.
206
Pourquoi le sida doit-il rester invisible en Malaysia?
tel qu'il est traité dans les médias, semble plus une annonce de
soulagement que de danger : la notion de «population à risque»
permet en effet de refouler l'épidémie chez les marginaux et les
exclus, dont les lecteurs peuvent avoir pitié ou dégoût sans avoir à se
remettre en question. Les journaux d'ailleurs soulignent que des
actions sont entreprises par l'État afin de réduire l'infection chez cette
«population à risque». Le mot d'ordre est : informer pour effrayer.
Comme on peut le lire dans Watan, responsabiliser les toxicomanes,
d'après le gouvernement, ne veut surtout pas dire proposer l'échange
de seringues, qui rassure les individus et, par-là, les conforte dans leur
vice. Pour atteindre la responsabilisation, continue le discours,
l'extension systématique du test à tous les toxicomanes est déjà une
démarche de prévention. Comme l'affirme Datuk Megat Junit Megat
Ayob, ministre des Affaires intérieures, dont dépendent les pusat
serenti : « Quand ils sauront qu'ils sont séropositifs, les toxicomanes
vont peut-être arrêter et effrayer leurs semblables» (Watan, 22/5/96).
Avant même que les journaux ne s'acharnent sur les nouvelles
statistiques et désignent les toxicomanes comme les vrais porteurs du
VIH en Malaysia, Marina Mahatir a déjà essayé d'expliquer qu'il ne
faut pas se leurrer, car dans le monde entier, le premier moyen de
contagion est de loin le sexe et que si l'on trouve autant de cas chez les
toxicomanes c'est, en partie, parce qu'on les a soumis à dépistage
systématique (Mingguan Malaysia, 19/5/96) ; même Marina ne peut
toutefois pas affirmer que c'est le sexe pratiqué sans protection dans
les institutions de réclusion qui y répand l'épidémie.

Le «problème des jeunes» est surtout le problème des jeunes


filles (juin)
Dès l'éclatement du cas des étudiants, les médias et les voix qui
s'y expriment ont dénoncé l'existence d'un problème chez les jeunes.
Les adultes qui contractent le virus parce qu'ils fréquentent des
prostituées ou qu'ils ont des relations extra-conjugales sont considérés
en tout et pour tout comme des coupables, et ils sont d'ailleurs
punissables selon la loi malaysienne (il s'agit de zina, fornication).
Nous verrons dans le détail comment s'expriment les autorités
islamiques à ce sujet. Mais comment considérer les jeunes?
Le discours le plus courant dans les médias est que s'ils étaient de
bons musulmans, ou de bons chrétiens, ou de bons hindous, ils
resteraient chastes jusqu'au mariage ; que s'ils sont débauchés, la faute
207
Pourquoi le sida doit-il rester invisible en MalayslG ? .
revient probablement aux parents. Cette faute consiste à donner trop
de liberté, comme le soulignent des jeunes eux-mêmes, interviewés
par Watan (6/2/96). Lors d'articles traitant du sida, on associe des
histoires de débauche qui n'ont pas de lien direct avec la maladie: une
fille qui insiste pour que son petit copain monte avec elle dans sa
chambre avec l'approbation des parents, un jeune homme qui devient
alcoolique... Voilà donc le sida assimilé à deux transgressions du code
moral islamique : une femme qui n'a pas été élevée pour remplir son
rôle, un garçon qui n'a pas été corrigé dans ses attitudes enfreignant
l'interdit de consommation d'alcool (Watan, 6/2/96).
De façon presque systématique, le «problème des jeunes» est
ramené à la catégorie existentielle des bohsia (féminin) ou des
bohjang (masculin, beaucoup moins utilisé). Le premier est, d'après le
dictionnaire (Kamus Dewan), un mot malais d'origine chinoise de la
langue courante désignant «une femme, d'habitude une jeune femme,
qui aime s'adonner au plaisir et qui se livre souvent à des actes
coupables» ; le masculin, bohjang, n'est pas listé dans le dictionnaire.
Cette image de serpent tentateur est associée à l'homosexualité
masculine et féminine et au sexe extra-conjugal comme facteurs
menant à la contamination (Watan, 14/6/96).

Les Malais sont les plus touchés (novembre)


Dans un pays régi par des lois ethniques, les statisticiens se sont
bientôt inquiétés de donner des chiffres par et}1..nie. Or il n'y a aucun
doute, ce sont les Malais les plus touchés (70 % des séropositifs du
pays) (Berita Harian, Utusan Malaysia, 21/10/96).
On en attribue d'abord la raison au fait que l'héroïne frappe
surtout les jeunes malais, mais dès qu'on commence à avoir des
relevés en dehors des enclaves des prisons et des villes, notamment de
Kuala Lumpur, les autorités doivent reconnaître que les bastions de la
tradition malaise, les vi.1lages - notamment les villages de pêcheurs
- présentent de nombreux cas de contagion. C'est une reconnaissance
difficile. Par exemple, de très nombreux cas de sida s'étant manifestés
sur la côte est, la Direction de la pêche de l'État de Terengganu, où les
pourcentages de Chinois et d'Indiens sont infimes, décide d'une
enquête parmi les pêcheurs. Or confronté à la réalité, le vice-ministre
de l'Agriculture déclare ne pas croire que les pêcheurs ont fréquenté
les bordels des côtes thaïlandaises. Il pense plutôt que les individus
atteints du virus sont des Thaïs qui ont pris la nationalité malaysienne
208
PourquoI le sida dOit-il rester invisible en Malaysia?
(Utusan Malaysia, 25/10/96). Malheureusement, on découvrira vite
que les pêcheurs de Kelantan et de Perlis présentent des taux tout aussi
inquiétants qu'à Terengganu (Sunday Star, 1/12/96).
Remarquons que les quelques données virologiques existantes
concernant les diverses ethnies, dont le gouvernement a pourtant
connaissance, ne sont pas diffusées dans les journaux. Une rapide
étude a été menée avec l'aide de l'hôpital de Kuala Lumpur, où l'on
découvre que les différentes communautés ne sont pas infectées par le
même virus. Les Indiens, eux, sont porteurs du sous-type B, qui se
transmet le plus souvent par le sang - c'est le sous-type des
toxicomanes. Les Malais auraient à la fois du B et du E, le sous-type
qui se transmet de préférence par voie sexuelle; alors que les Chinois,
et les quelques Malaysiens d'origine thaïe de l'échantillon, ne
présentaient que du E (Beyrer, 1998 : 94).

Peut-on imposer le test ? La notion de droit à la vie des


malades et de droit aux soins pour tout le monde (décembre)
Vers la fin de 1996, les journaux semblent avoir intégré le fait
que le sida concerne l'ensemble de la Malaysia. S'il est maintenant
hors de question de proposer un test obligatoire à tous, un stratagème
est proposé pour l'imposer à une large majorité des citoyens : celui
d'inclure le dépistage du VIH parmi les examens médicaux
prématrimoniaux obligatoires. Le Centre pour l'Islam (Pusat Islam)
soutient cette position depuis un certain temps, et le vice-ministre de
la Santé, Mme Harrisson Aziz Shahabudin, s'était déclarée d'accord au
moins une année plus tôt (Utusan Malaysia, 27/02/96 ; cf aussi
l'entretien avec Mme Shahabudin dans Beyrer, 1998 : 90-91).
L'argumentation est la suivante: le mariage étant, en principe, le début
de la vie sexuelle d'un adulte, seuls ceux qui ont péché en ayant des
relations sexuelles en dehors du mariage seront pénalisés par le test
pré-matrimonial obligatoire (Utusan Malaysia, 27/02/96). Les autres
n'en seront que protégés.
Contrairement à ce qui s'est passé pour les propositions d'un test
obligatoire fonnulées en début d'année, on remarque maintenant une
opposition assez généralisée à cette idée. L'organe commun de
consultation des religions non islamiques (Dewan Agama Bukan
Islam) s'oppose à l'islam sur ce point - les divers représentants
n'argumentent pas trop leur décision, qui tient, probablement, à des
raisons différentes selon qu'il s'agisse de bouddhistes, hindouistes,
209
Pourquoi le sida doit-il rester invisible en Malaysia?
chrétiens ou sikhs. La violence psychologique du test et le manque de
structures pour l'estomper commencent à faire l'objet d'articles. Dans
une série du Sunday Star, on lit que même les personnes se soumettant
volontairement au test donnent de fausses adresses à l'hôpital, de peur
d'être repérées; l'auteur, le journaliste spécialisé Mangai Balasegaram,
invoque la nécessité d'un véritable secret médical. La plaidoirie se
poursuit en s'appuyant sur des raisonnements subtils: l'idée de mourir
dans un court délai, d'une maladie horrible, dans la honte et dans
l'exclusion, dit Balasegaram, est déjà bien effrayante; si le test devient
obligatoire pour se marier, cela poussera sans doute des gens à ne pas
se marier du tout, commettant le péché de zina, «fornication», et à
sombrer dans l'illégalité car toute forme de fornication est punie par la
loi malaysienne. On devra ainsi comptabiliser une masse dangereuse
d'individus infectés, ignares, invisibles et non limités dans leur activité
sexuelle par le lien du mariage (Sunday Star, 15-18/12/96) 170.
Marina Mahatir dénonce les autres dangers des tests obligatoires
effectués à l'insu des patients. Elle affirme publiquement ce que tout le
monde sait, que les hôpitaux privés, sans prévenir leurs patients, les
soumettent régulièrement à un dépistage pour les refuser si positifs
(Mingguan Malaysia, 29/12/96). Interrogés, les responsables de
nombreuses cliniques affirment agir de cette sorte pour «protéger»
leur personnel. Marina souligne l'irresponsabilité d'une telle position,
qui non seulement décourage une protection systématique des p~tients
et malades, mais encore fait des hôpitaux publics un concentré de
maladies infectieuses (comme c'est déjà le cas), où le persOlmel court
inévitablement et injustement un risque.
Il faut rappeler ici que le clivage entre hôpitaux privés et publics
est un grand problème pour la politique sanitaire en Malaysia. Le
secteur privé offre des salaires de trois à dix fois plus élevés que le
public 171, des conditions de travail plus agréables et intéressantes, un
équipement parfois sans comparaison. Les nombreux médecins
malaysiens diplômés à l'étranger, souvent des Chinois et des Indiens à
qui l'accès aux universités malaysiennes a été refusé en raison des

170 The Star, quotidien de Penang en langue anglaise dont le Sunday Star est l'édition
spéciale du dimanche, se pennet souvent des positions un peu plus courageuses que ses
confrères.
171 D'après mes informateurs, une petite minorité panni les médecins malaysiens. Le bruit
court que certaines cliniques privées auraient offert à certains médecins beaucoup plus que dix
fois un salaire d'hôpital public.
210
Pourquoi le sida dOit-il rester invisible en Malaysia?
quotas ethniques, n'ont aucune raison de choisir le secteur public. Les
médecins qui ont fait leurs études en Malaysia, en revanche, de fait
moins préparés que les autres, sont contraints de travailler un certain
nombre d'années dans les hôpitaux publics; mais dès qu'ils ont rempli
cette obligation, ils quittent leur poste pour une clinique privée. Il y a
donc, dans les institutions hospitalières publiques, un problème de
compétences, car les docteurs s'en vont dès qu'ils commencent à avoir
de l'expérience; à plus forte raison, ce problème va se radicaliser si les
hôpitaux de l'État se remplissent de malades du sida, incurables et
«dangereux».
Toujours dans le Sunday Star (15/12/96), on lit que le jeune
avocat Chako Vadaketh (chrétien syrien) a écrit un manuel où l'on
explique clairement, en anglais, les droits du citoyen craignant d'être
atteint du virus ou déjà testé positif. Vadaketh s'adresse notamment à
celui ou à celle se découvrant infecté : il renseigne sur les actions
juridiques que ces sujets peuvent entreprendre (demander le divorce,
le refuser) et sur leurs conséquences (pensions alimentaires, garde des
enfants, etc.).
Remarquons qu'on peut lire l'explosion d'articles contre le test
imposé à l'insu du patient (avant le mariage ou comme barrière
d'entrée aux hôpitaux privés) comme une manifestation de l'existence
d'un courant au sein du gouvernement, comme si l'État commençait à
reconnaître que seule la responsabilisation individuelle peut susciter
des comportements préventifs.

Non au préservatif
Les professionnels de l'intervention sur le sida n'hésitent pas, dans
leur travail de proximité, à évoquer, sinon à traiter directement, la
question du préservatif. Les bureaux du MAC regorgent d'images de
préservatifs et possèdent toute la panoplie des campagnes grand public
avec préservatif en cadeau (des boîtes d'allumettes jusqu'aux dragées
de mariage). En outre, rappelons encore une fois que la Malaysia est le
premier producteur mondial de préservatifs.
Néanmoins, ici, inciter à utiliser un préservatif est presque
impossible. Tel qu'elle est présentée par les autorités étatiques et
islamiques, la clé du problème est la suivante : donner aux gens le
moyen de se défendre contre l'infection signifie les inciter à la
débauche, ce qui est inadmissible dans un pays aux valeurs puritaines.

211
Pourquoi le sida doit-il rester invisible en Malaysia?
Au début, dans la première moitié de l'année 1996, de fausses
informations circulent dans les journaux. Un médecin «expert» en
sida, Philip Chan, déclare que le virus «peut passer même au travers
du caoutchouc» (Berita Harian, 8/5/96) ; dans le même article, on
affirme que, « paraît..il », 15 à 20 % des cas d'infection sont dus à des
accidents de préservatif. De plus, continue l'auteur, dès qu'on utilise le
préservatif on n'apprend plus à se retenir d'une façon générale; c'est
une attitude qui pousse à la violence et à l'inceste 172.
Nous verrons dans le détail que le préservatif est considéré
comme un mal en soi, par les oulémas. En tout cas, même dans les
concessions que les institutions gouvernementales parviennent à faire
sur ce point - dans un couple marié se protéger lorsque l'un des deux
est infecté - le préservatif reste le choix de l'homme. L'idée que la
décision de l'utiliser revient aussi à la femme, beaucoup plus exposée
au risque d'infection, n'est pas vraiment prise en compte. C'est
pourquoi les associations de défense de la femme tout comme les
ONG luttant contre le sida insistent énormément sur la notion de
empowerment (wanita berkuasa), en général mais aussi
spécifiquement dans la lutte contre l'épidémie. Cette position,
explicitée dans les médias grâce à Marina Mahatir et à des
interventions des représentantes d'ONG féminines, n'a pas encore
trouvé de place dans l'image de la femme en relation au sida que les
journaux véhiculent.

Les événements médiatiques: images de la santé


Comme nous l'avons déjà vu, la notion de caring society,
« société affectivement disponible », est un des piliers idéologiques
des Malaysiens engagés dans la prévention et les soins des malades.
Afin de développer cette disponibilité affective chez les citoyens, les
ONG spécialisées et d'autres organismes (Soroptimist, groupes
religieux, associations locales) organisent souvent des événements
sociaux : des rencontres avec les étudiants, des expositions d'œuvres
thématiques, des collectes de fonds pour les familles, voire des
événements sportifs, des compétitions de pêche à la ligne et autres.
Ces activités reçoivent une ample couverture médiatique, comme c'est

172 Les récits d'inceste sont très nombreux en Malaysia, souvent relatés dans les journaux. Il
est toutefois impossible de savoir, sans une étude précise, s'il s'agit d'une découverte récente
d'un phénomène pas plus courant ici qu'ailleurs, ou d'une effective augmentation des cas ayant
eu lieu pendant les dernières années.
212
Pourquoi le sida doit-il rester invisible en Malaysia?
d'ailleurs le cas en Malaysia pour tout événement sportif non
professionnel. Des responsables des ONG et du gouvernement
interviennent régulièrement dans ces rassemblements pour expliquer
aux participants les notions de base sur la transmission du VIH, sur la
contagion, sur les démarches à suivre lorsqu'on a affaire à un malade.
Lors de ces journées-sida, on parle de solidarité avec les séropositifs et
on invite à ne pas abandonner les malades ; selon les cas spécifiques,
on parle aussi de prévention dans les écoles.
La générosité des médias pour ces événements, très utile lorsqu'ils
en reprennent les principaux éléments d'information (ce sont de toute
façon les ONG qui parlent), s'explique aussi par la possibilité de
conjuguer, facilement pour une fois, sida et images positives. Jamais,
toutefois, on ne met en avant qu'un séropositif puisse être aussi une
image positive. Au contraire, les photos de jeunes en pleine santé ou
de notables se serrant la main, avec une profusion de rubans rouges
pour évoquer de loin l'épidémie, finissent par être l'image de la santé
des non-atteints par le virus par opposition aux droguéee)s et aux
prostitué(e)s, les séropositifs désignés du pays.

Où sont donc les séropositives?


Suite au l3 e Aids Memorial Day, un article explique que dans le
monde, les femmes sont les plus atteintes et que c'est problématique,
pour elles, de demander à leur mari de passer un test (NST, 20/6/96).
Mais aucun débat ne s'ouvre à ce sujet.
La seule voix qui crie au secours, lorsque la Malaysia vient de
faire le tour de sa population pour y découvrir que le sida est
virtuellement partout, est encore une fois celle de Marina Mahatir.
Comme elle le souligne, ce n'est pas parce qu'on manque de données
qu'il faut être aveugle : comment serait-il possible que les femmes des
hommes atteints restent hors de danger ? (Mingguan Malaysia,
1/9/96). Cela fait quelques mois, d'ailleurs, que les cas de transmission
in utero se multiplient.
En dépit de cette constatation, l'idée que toute femme peut être
contaminée ne passe pas dans les médias. Lorsque, quelques jours plus
tard, Watan consacre deux pages aux femmes atteintes par le sida
(Watan, 16/9/96), c'est pour décrire l'œuvre charitable d'une dame qui
a ouvert sa maison aux femmes en difficulté. Elle fonde son activité
sur cinq principes pour ses résidentes : le logement, la vie saine,
l'harmonie familiale, le travail à l'ordinateur ou de broderie, et l'élan
213
Pourquoi le sida dOIt-il rester invisible en Malaysia?
affectueux. Si les intentions de cette dame sont irréprochables et si elle
finit certainement par être utile au moins aux quelques filles perdues
qu'elle héberge - les deux témoignages relatés sont de femmes
qu'elle a connues dans ses visites de prison, droguées et prostituées
repenties - l'image de la femme atteinte du sida qu'elle offre est assez
effrayante. Il s'agit justement d'une fille perdue, dont le rachat passe
par la réintégration dans son rôle familial.
Le fait qu'une prostituée puisse avoir le droit d'être saine sans
même se repentir n'est jamais mentionné. Une prostituée est d'ailleurs
une coupable par définition. En Malaysia, si une femme se prostitue
après l'âge de 21 ans, elle peut être condamnée à la prison pour cela;
si elle a moins de 21 ans, une loi très discutée permet de la placer
pendant trois ans dans un centre d'accueil où elle est censée apprendre
un « métier féminin». De fait, elle y est pratiquement emprisonnée.
Pour éviter l'enfermement, certaines prostituées de Chow Kit, une aire
chaude de Kuala Lumpur, affirment sortir toujours avec une de leurs
bagues au doigt, pour pouvoir éventuellement corrompre le policier
qui venait les contrôler.

Faut-il se dénoncer au partenaire?


C'est encore Marina qui soulève la question de l'information du
partenaire. En Malaysia, la loi oblige le conjoint d'une personne
atteinte du VIH à se présenter chez le médecin qui a appris la nouvelle
à celui-ci dans les 15 jours qui suivent l'annonce. Dans le cas
contraire, le médecin doit le (ou la) convoquer directement. Cela pose
un problème énorme aux femmes, qui risquent de se voir accusées par
leur mari et par la belle-famille d'avoir contracté elles-mêmes le virus.
Dans son articie, Marina s'adresse aux patients, qu'elle invite à ne pas
éviter le test par peur du médecin ou des réactions de la famille. Mais
elle a un mot pour les médecins aussi, qu'elle incite à ne pas
culpabiliser leurs patients car cela risque de les faire fuir (parfois avec
leur famille), ou encore de décourager des personnes qui auraient au
contraire souhaité passer le test. Dans d'autres écrits, Marina a aussi
beaucoup insisté sur la nécessité de fournir une assistance
psychologique (kaunselin) au patient lorsque le médecin lui annonce
sa contamination (Mingguan Malaysia, 16/6/96).

214
Pourquoi le sIda doit-il rester invisible en Malaysia?
Le traitement des cadavres
Les cadavres des morts du sida reçoivent un traitement
particulier. Comme l'expliquent les officiers sanitaires à Mingguan
Malaysia (20/10/96), c'est dans l'intérêt de la communauté qu'il faut
obéir aux mesures de sécurité imposées par l'État: ne pas embrasser le
mort, comme il est coutume chez les musulmans, laver et désinfecter
le corps à l'eau de Javel, l'envelopper dans plusieurs sacs en plastique
scellés qui ne doivent jamais plus être ouverts, et manier toujours ces
sacs à l'aide de gants en caoutchouc, même pendant l'enterrement.
Pour s'assurer que ces dispositions sont respectées, un officier
sanitaire doit être présent à toutes les phases des funérailles jusqu'à
l'enterrement. Remarquons que, dans le même article, les raisons
citées pour justifier ces dispositions dans le traitement des morts
s'inspirent précisément des préjudices courants sur les moyens de
diffusion du virus que les campagnes de sensibilisation essaient
d'effacer pour les vivants : on dit qu'il pourrait y avoir des blessures
sur les lèvres de celui qui embrasse le corps, ou, si le mort était un
toxicomane, que quelques-uns des trous dans ses bras pourraient être
ouverts, et de toute façon, qu'on ne sait jamais, des liquides ou un râle
pourraient s'échapper. (Mingguan Malaysia, 20/10/96).
C'est dans un dossier du Sunday Star de 1997, l'année suivant la
première diffusion de nouvelles sur le sida en Malaysia, que l'on traite
pour la première fois des problèmes engendrés par ce traitement
imposé aux cadavres des sidéens. (Sunday Star, 4/6/97). D'abord, la
veillée funéraire est impossible, car on ne veille pas un mort enfermé
dans un sac en plastique scellé - surtout si l'on ne veut pas que tous
les visiteurs connaissent la cause de la mort. Un enterrement
traditionnel se révèle également problématique, car il n'est pas
possible, pour les musulmans, d'envelopper le corps dans le linceul
blanc prévu par la coutume pour le transport au cimetière, et pour les
hindous, de brûler un cadavre enveloppé de plastique. Même si la
famille résout tout ces problèmes - comme le raconte une jeune
Chinoise dont le frère est mort récemment - la cause de la mort
s'affiche publiquement dès l'instant que les fossoyeurs mettent des
gants en caoutchouc, et qu'un officier sanitaire surveille les opérations.
Deux facteurs contribuent donc au malaise des familles obligées à
se soumettre à de telles règles funéraires : un souci pour le sort de
l'âme du mort, et un autre pour le sort des vivants. Le premier tient au
fait que le sida empêchant le déroulement correct des funérailles,
215
Pourquoi le sida doit-il rester invisible en Malaysia?
garantie, au regard de toutes les cultures ethniques malaysiennes,
d'une bonne migration de l'âme, il finit de fait par établir un clivage
définitif et ineffaçable entre ces morts-là et tous les autres, comme si
leur maladie était un péché mortel. Pour éviter cette condamnation
éternelle, les familles essaient de réclamer leurs moribonds à l'hôpital
afin qu'ils meurent à la maison, dans l'espoir qu'un médecin
complaisant leur fasse un constat de décès acceptable. Les parents des
défunts sont également fortement concernés par leur image sociale de
vivants. Plutôt que d'afficher publiquement les causes honteuses de la
mort d'un proche et de donner lieu à des soupçons sur leur propre état
de santé, certaines familles abandonnent le cadavre dans l'institution
où il se trouve.

L'accès aux soins


On parle peu des interventions pharmacologiques possibles.
L'AZT est à disposition des malades dans tout hôpital malaysien, mais
on sait bien, aujourd'hui - et les Malaysiens le savent très bien aussi
- que sa seule utilité est dans la réduction <,les risques pendant la
grossesse et l'accouchement. Dans les dossiers du Sunday Star on fait
toutefois mention des inhibiteurs de protéases, et Marina leur consacre
un article dans le but de donner de l'espoir aux séropositifs
malaysiens: ils auront peut-être un jour la possibilité d'accéder à ces
soins dans J'attente que l'on découvre, un autre jour, un médicatpent
moins coûteux, voire un vaccin (Mingguan Malaysia, 25/5/97).

L'islam : le sida est dû à l'immoralité de l'Occident qui se


répand grâce au préservatif
En Malaysia, comme nous l'avons vu jusqu'ici et en particulier
dans le cas des jeunes, le sida est présenté d'abord et surtout comme
un prohlème moral. Pour comprendre comment cette opinion s'ancre
dans la vision officielle de la religion d'État, l'islam, il est
indispensable de regarder de près quelques-unes des idées avancées
par les experts islamiques sur le sujet. Ces idées sont diffusées dans
les principaux journaux malaysiens ; tout comme la réaction des porte-
parole du gouvernement.
En début d'année, le vice-ministre de la Santé, Mme Harrison
Aziz Shahabudin, intervient dans la rubrique Al-Islam du quotidien
Utusan Malaysia pour affirmer que dans la lutte contre le sida, le
gouvernement malaysien ne va pas se démarquer des positions
216
Pourquoi le sida doit-il rester invisible en Malaysia?
conseillées par les oulémas. Comme tant d'autres, elle attribue les
causes de l'épidémie à des influences de « la culture occidentale
comme l'homosexualité, le concubinage et ainsi de suite» (Utusan
Malaysia, 27/2/96) ; elle condamne l'utilisation du préservatif comme
moyen de prévention, car il « n'élimine pas le mal », mais uniquement
ses conséquences. Ayant établi cette allégeance, elle fait appel à la
collaboration des oulémas pour qu'ils soutiennent à leur tour les
actions de sensibilisation du gouvernement : elle leur demande, de
fait, d'être plus directifs pour éviter les déraillements tels que
l'homosexualité et l'adultère, et notamment chez les jeunes.
Dans le même article, elle définit aussi la position du
gouvernement vis-à-vis des personnes qui malgré tout, et parfois
poussées par les circonstances, persistent dans la débauche : le
ministère de la Santé les confie aux ONG, qui seraient « plus efficaces
dans la mise en place d'activités en collaboration avec les prostituées,
les homosexuels, les drogués et similaires». C'est pourquoi «le
ministère de la Santé utilise les ONG». Plus précisément, continue
Mme Shahabudin, ce n'est pas que le gouvernement ne veuille pas s'en
occuper; ce sont eux qui ne font pas confiance au gouvernement, car
ils refusent d'en suivre les conseils moraux. n faut donc permettre aux
ONG d'utiliser avec eux des méthodes adaptées, que le ministère de la
Santé ne veut connaître ni ne peut approuver.
Un mois plus tard, Madya Lokman Saim, responsable du conseil
psychologique pour l'association de Médecine islamique (Kaunseling
Perubatan Islam), dans un long article publié dans Utusan Malaysia
(23/4/96), propose une politique de réclusion et presque
d'extermination physique des personnes infectées par le VIH. Il pense
en effet qu'il serait pure folie que d'espérer que des stratagèmes
immoraux servent à endiguer l'épidémie. Selon Saim, il n'est d'aucune
utilité d'insister sur le préservatif, comme le proposent les ONG : les
campagnes de prévention occidentales, à son dire, auraient échoué
dans leur tâche précisément parce qu'elles ont proposé le préservatif
sans penser à interdire la fornication. Au contraire, continue Saim, la
fornication et l'homosexualité sont devenues la nonne en Occident;
elles ne peuvent plus être remises en cause et le sida ne peut plus être
arrêté - désormais, il «n'est plus un stigmate social, mais une
marque de succès». Les seules actions envisageables, selon Saim,
tiennent ainsi à la répression et à l'interdit : il faut identifier les
malades par un test obligatoire et généralisé, puis légiférer à leur sujet
217
Pourquoi le sida doit-il rester Invisible en Malaysia?
pour éviter que l'ensemble de la société ne soit détruite. Ce dépistage
obligatoire est pénible et dramatique pour l'individu, certes. Mais,
continue Madya Lokman Saim, qu'importe la vie d'un individu face au
salut de la société tout entière ? Puisque la société malaise, et
malaysienne par extension, n'est pas individua!iste et préfère le bien
commun au bien individuel, il ne faut surtout pas qu'elle se laisse
détourner au sujet du sida, si dangereux, et qu'elle commence à penser
«à l'occidentale », s'apitoyant sur le sort des individus (Utusan
Malaysia, 23/4/96).
D'autres oulémas sont à peine plus modérés. Au sujet des
étudiants morts du sida, Masruhan Kyai Choteb Al-Hafiz déclare qu'ii
s'agit « d'une page noire dans l'histoire de l'éducation en Malaysia»
(Berita Harian, 4/4/96) et, à l'instar de l'Union nationale des étudiants
musulmans (Persatuan Kebangsaan Pelajar Islam Malaysia), réclame
davantage d'éducation sexuelle dans les écoles. D'après le Kyai,
toutefois, et à la différence des étudiants, cela revient à imposer une
plus profonde éducation religieuse, car seule la religion sauve des
comportements dangereux et porteurs de sida : «l'onanisme,
1'homosexualité féminine, le sexe libre et la cohabitation en dehors du
marIage ».
Suit de près, dans Berita Harian, une réflexion plus théologique
mais tout autant explicite. L'auteur, Pendeta Daeng, intitule son
intervention: « Sida: entre la grâce et le châtiment divins ». Il affirme
que Dieu a créé le monde selon des couples d'opposés : noir et blanc,
froid et chaud, etc. ; dans chaque couple il yale bien et il yale mal.
Dans le sida aussi, qui est le mal par rapport à l'état de santé, il yale
mal et le bien. Ce n'est pas juste qu'on le considère toujours comme un
châtiment divin. Il faut en ,effet se demander pourquoi une personne
innocente (le cas typique étant, pour Daeng comme pour tout le
monde, la femme fidèle infectée par un mari infidèle) serait châtiée.
En réalité, dit Daeng, les séropositifs sont des élus (golongan
terpilih) : ils savent qu'ils vont bientôt mourir, ils jouissent donc d'une
occasion privilégiée pour se remettre dans les mains de Dieu. Le sida
n'est après tout qu'une mort plus proche et mieux connue qu'une autre,
mais avec cette chance en plus. Certes, continue Daeng, la catastrophe
totale est d'avoir cette chance et ne pas savoir la saisir : c'est ce que
font ceux qui ont failli, ceux qui, ayant péché, ne savent même pas
saisir leur dernière chance. Daeng conclut que le sida est «comme
l'ange le plus puissant après Israël ». Le pire ennemi de cet ange est le
218
Pourquoi le sida doit-il rester invisible en Malaysia?
préservatif, qui pennet de continuer à pécher sans pouvoir se
raviser - et sans pour autant échapper à la mort (Berita Harian,
4/05/96).
Quelques mois après, Ishak Mohammad Sood, professeur à
l'université UKM de Kuala Lumpur et conseiller psychologique pour
l'Association de médecine islamique, explique que « l'homme est plus
bas que l'animal car ses pulsions ne sont pas réglées par les lois
divines », c'est pourquoi Dieu lui a envoyé le sida comme memento
mori; il ne faut donc pas imiter l'Occident en privilégiant l'individu au
détriment de la société et contre la volonté d'Allah, car on ne peut que
marcher à la catastrophe. Ceci ne veut pas dire, d'après le professeur
Sood, qu'il ne faut pas aider ceux qui souffrent : mais il faut d'abord
s'assurer que ceux qui ne pèchent pas ne soient pas frappés par une
injuste punition. Qui a péché, en fin de compte, est responsable de sa
propre ruine (Utusan Malaysia, 16/7/96).
Marina Mahatir ne cesse de s'opposer à ce type de raisonnement.
Après des mois de débats dans le même style que ceux que j'ai
reportés, elle leur oppose un raisonnement simple : il y a 21 millions
de séropositifs dans le monde, dont 94 % dans les pays en voie de
développement, l'Occident est loin derrière l'Asie et l'Afrique; doit-on
croire donc que tous les pays pauvres regorgent d'immoraux, de
pécheurs et de débauchés ? (Mingguan Malaysia, 18/8/96). Un mois
plus tard, dans le même journal, elle renchérit suite à sa participation à
un congrès intitulé «Lutter contre le sida pour donner vie à une
génération de grande qualité». Que font donc les oulémas, écrit
Marina, mis à part accuser, condamner et tenir des propos
irresponsables de ségrégation et de répression ? Elle affinne avoir
entendu, à ce congrès, des oulémas mal renseignés ou totalement
ignorants parler à tort et à travers du sida ; elle fait ensuite la
comparaison avec les autres religions, qui au moins, elles, font des
efforts pour aider. Elle propose donc de fonner les imams pour qu'ils
deviennent des véhicules de prévention et non de régression
(Mingguan Malaysia, 29/9/96).
Mais il est clair qu'il n'y a pas vraiment de dialogue entre elle et le
type d'oulémas auxquels elle s'attaque - qui ne constituent
évidemment pas la totalité des imams, mais une bonne partie
néanmoins de ceux qui ont voix au chapitre dans les médias. Le 22
décembre 1996, un religieux peut toujours écrire que le sida est une
catastrophe pour l'humanité tout entière dont les causes sont
219
Pourquoi le sida doit-il rester invisible en Malaysia ?
uniquement le péché et la dépravation de certains (Watan Minggu,
22/12/96). Marina, elle, ne cesse de recoller l'image du séropositif à
celle du bon musulman, parlant par exemple d'une femme malade, peu
importe l'origine de l'infection, qui affirme vouloir faire le Hadj avant
de mourir ; elle insiste aussi sur la notion que le sida n'est qu'une
façon de mourir comme une autre (Mingguan Malaysia, 19/1/97).
Mais on a l'impression que les deux positions ne s'influencent guère et
dans les premiers mois de 1997, les religieux islamiques réitèrent leur
discours (Berita Harian, 18/11/96).

La menace du préservatif pour les fondements idéologiques


de la Nation
Dans le traitement médiatique des cas relatés, le gouvernement
malaysien semble mener un double jeu : adhérant ouvertement aux
positions extrêmes des islamistes, mais laissant la parole à Marina
Mahatir et aux autres représentants des ONG pour mettre en avant des
propos pragmatiques, le ministère de la Santé finit par prendre des
dispositions raisonnables, sinon hardies, sans trop entraver le travail
des ONG, qu'il finance par ailleurs. Il est légitime de se demander
pourquoi le gouvernement a recours à ces escamotages médiatiques au
lieu de tenir un discours honnête, direct et clair. Pourquoi il alimente
les équivoques et les zones d'ombre, quitte à laisser les ONG rétablir
la vérité.
Je crois qu'il s'agit de la manifestation d'un choix politique
général où le contrôle et la répression sont les piliers de l'ordre public;
qu'on ne peut pas mettre le double jeu médiatique sur le compte de
l'ignorance, ni de la défense de la pudeur.
Si des attitudes maladroites sont en effet compréhensibles
lorsqu'on fait les premiers pas, les fausses informations n'ont plus
d'excuse à la lumière de l'expérience. Les exemples sont nombreux et
parfois anecdotiques. Suite au cas des étudiants, le ministre de la
Santé Chua Jui Meng suggère qu'on pourrait soumettre à un test
obligatoire seulement les étudiants qui montrent «des symptômes de la
maladie» ou qui sont «à risque» (New Straits Times, 12/4/96) 173

173 On remarquera qu'outre que faire preuve d'une parfaite ignorance en matière de sida,
Meng affiche aussi son ignorance d'un lieu commun de l'histoire de la santé publique, et
notamment dans la Malaya britannique : là où les hommes ont attendu, pour se soigner, que
les symptômes des MST apparaissent, il, y a eu diffusion rapide du virus ( O'Keefe, 1997 :
158).
220
Pourquoi le sida doit-il rester invisible en Malaysia?
C'est là une proposItion dictée par l'ignorance. Mais l'idée des
symptômes n'est pas abandonnée comme il se devrait, encore moins
est-elle déclarée dangereuse ou inutile. On la retrouve, au contraire,
dans des affiches de «sensibilisation» toujours utilisées par certaines
ONG, contraintes· bon gré mal gré d'utiliser le matériel
gouvernemental car c'est le seul dont elles disposent. Que sont
devenus les symptômes dans l'affiche ? Des images répugnantes
choisies pour effrayer. La proposition de Meng, d'attendre les
symptômes, finit par desservir une stratégie de communication axée
sur la peur et sur la culpabilisation, dont les conséquences
catastrophiques sur le plan de la santé publique ne peuvent pas être
ignorées par un ministre de la Santé 174.
L'expérience occidentale enseigne aussi que l'ambiguïté du
discours officiel ne peut pas, non plus, être imputée à l'impossibilité,
pour le gouvernement, d'aller à l'encontre d'hypothétiques valeurs
pudibondes de la société. L' « Occident» 175 n'est pas aussi débauché
que ne le dépeignent les Malaysiens : lorsqu'en Occident, on a sorti les
premières campagnes où l'on affichait une photo d'un préservatif, la
pudeur locale a été choquée - ainsi que l'attestent les protestations de
l'Église et d'autres (Couteau, 1997; Fabre, 1998: 77-78). Mais dans
tous les cas, la politique des États occidentaux, très différents entre
eux, qui se sont attaqués à la besogne, a donné la priorité à la survie
des citoyens sur les notions de pudeur. Je ne suis pas en train de dire
que les États occidentaux sont moralement meilleurs que la Malaysia:
évidemment, la blessure à la pudeur n'était pas, dans ces États, une
agression directe aux fondations de la nation, quelle qu'elle soit 176.
Finalement, de ce point de vue, il est plus honteux, en Occident,
d'avoir une épidémie que l'on ne sait pas arrêter plutôt que de parler de
sexe. En Malaysia, au contraire, l'idée de limiter la sexualité
masculine à l'aide d'un préservatif menace plus sérieusement le
pouvoir constitué que l'incapacité avouée d'endiguer une épidémie.
La sexualité, certes, véhicule bien des significations sociales;
mais au-delà des considérations générales, le cas particulier de la
Malaysia semble établir un lien entre le contrôle sexuel et le
développement national. En effet, dans le cadre du mariage, aucun

174 Fabre, 1998: 177-78.


175 Je reprends ici la notion mahatirienne d'Occident comprenant, en gros, l'Europe, Les
États-Unis et l'Australie.
176 Il ya, bien évidemment, des exceptions comme l'Irlande et la Pologne.
221
Pourquoi le sida doi/-il rester invIsible e'l Malaysia?
contrôle n'est conseillé aux hommes (surtout aux Malais).
Éventuellement, le choix de se limiter dans la procréation revient aux
femmes après plusieurs grossesses. Le préservatif, surtout s'il est
imposé par une femme, fait obstacle à ce processus car il met une
limite à la puissance masculine et reconnaît la fragilité de l'homme,
obligé de se protéger pour survivre. Il ébranle donc l'édifice théorique
d'une société malaysienne, et surtout malaise, en pleine expansion
démographique, économique et politique. Bref, le préservatif s'oppose
au « développement» du pays et empêche d'inscrire l'expansionnisme
malaysien dans le corps de chaque citoyen. Il devient aussi un subtil
instrument de domination. Si un individu, pour contrôler sa sexualité,
n'a que sa force de volonté, il ne pourra que la contrôler
partiellement; mais il se retrouvera, en revanche, emprisonné dans un
système de culpabilité qui le rend, lui, facilement contrôlable.
L'utilisation politique du péché de zina est l'expression socialisée de
cette stratégie idéologique: pour éliminer un adversaire, il est pratique
courante de le dénoncer pour fornication, quitte à ce que ce soit un
coup monté 177. Tout homme ou femme qui s'empare du préservatif,
en revanche, va pouvoir réellement contrôler sa sexualité, et se
soustraire ainsi à la mainmise de l'État sur son corps et sur sa
reproduction.
Promouvoir le préservatif signifierait en effet reconnaître que la
fornication, la prostitution, 1'homosexualité et la toxicomanie existent
et qu'il ne s'agit pas d'un accident dû à l'occidentalisation des mœurs
ou d'une dépravation individuelle de quelques éléments de la société,
mais au contraire, d'attitudes enracinées dans la société malaysienne
et notamment malaise. Cela signifie, par exemple, reconnaître que de
nombreux Malais sont homosexuels, heureux de l'être et pas moins
Malais pour autant: alors que depuis bien des années,
l'homosexualité est considérée comme une dépravation morale qui
attaque les fondements de l'ordre social malaysien. De même,
autoriser les femmes, la moitié de la population, à imposer un
préservatif à un homme leur octroie un rôle qui n'est pas prévu dans le
discours dominant - bien que les femmes, en Malaysia, notamment
en milieu urbain et industriel, ne correspondent plus du tout au rôle
traditionnel.

177 Je rappelle que lorsqu'il chassait le modéré Anwar du gouvernement, en 1998, Mahatir le
traitait de sodomite pour désigner sa perfidie, son intention de nuire.
222
PourquOI le sida doit-il rester invisible en Malaysia?
Tout cela ne dément pas la réalité des faits, que la société
malaysienne s'accommode des nouveautés et essaie de gérer ses
conflits et d'accroître sa puissance économique, entre autres, grâce au
travail des femmes et des immigrés. Cela infirme uniquement le
discours officiel qui voit la société malaysienne comme parfaite telle
qu'elle est et qu'elle se pense: fondée sur le rapport de force entre
sexes, sur la hiérarchisation des couches sociales et des ethnies et sur
l'acceptation, de la part de certains, de leur infériorité 178. Pour plus
de détails sur ces raisonnements, je renvoie aux livres du Premier
ministre et à ses nombreux discours (Mohammad Mahatir, 1970 et
1986).
D'où la nécessité de cacher les séropositifs et les malades,
identifiés à toxicomanes, prostituées et fornicateurs, « les déchets de la
société» (sampah masyarakat) comme on les nomme souvent et
comme ils se nomment, ironiquement, d'eux-mêmes - sans toutefois
les brûler, comme le suggèrent certains imams. De même, le
gouvernement cache les immigrés exploités, le surendettement des
ménages garanti par des banques peu transparentes, l'appauvrissement
de l'environnement résidentiel urbain et d'autres conséquences de sa
politique visionnaire 179.
Une dernière remarque s'impose. En Malaysia - un des premiers
producteurs mondiaux de préservatifs - s'effectue un dédoublement
entre production et utilisation qui n'est pas sans rappeler la fabrication
et la vente d'armes: un pays fournit aux autres des instruments de
destruction qu'il n'utilise pas, ce qui nous ramène aux idées
d'expansionnisme. Le préservatif, intrinsèquement mauvais pour les
Malaysiens, est bon pour le reste du monde. Par cette prise de
position, la Malaysia, et surtout les représentants malais du pouvoir
dont cette attitude découle, se démarque - pratiquement - du reste
des nations de l'Asie et du monde.

178 Il peut paraître exagéré d'attribuer au préservatif une valeur symbolique aussi élevée.
Mais cet instrument du contact sans échange touche le cœur de constructions symboliques
sociales dont les liquides corporels, et le corps en général, sont des symboles fondamentaux.
Françoise Héritier a amplement développé cette pensée ( Héritier, 1992, 1994, 1996).
179 À la lumière de la grande crise asiatique, commencée en juillet 1997, on est tenté de
remarquer que ce n'est pas uniquement dans la santé publique que la politique de prévention
s'avère être la plus efficace et la moins coûteuse.
223
Pourquoi le sida doit-Ii rester invisible en Malaysia?
La résistance du citoyen
Il me semble inévitable de conclure que le gouvernement
malaysien, prétextant de composer entre les oulémas et les ÜNG,
impose par la force une vision des choses où le maintien du binôme
idéologique islam-pouvoir prime sur les états d'urgence, comme
l'épidémie de sida.
Les journaux, principal véhicule d'échange entre le
gouvernement, sa vision du monde, sa politique et le citoyen, offrent
une image du sida assez univoque: une maladie mortelle, honteuse,
concernant surtout ces « populations à risque» qui poussent, tels des
cancers, dans une société essentiellement saine et moralement solide.
Le choix qui est offert au citoyen est donc de se classer ou bien parmi
la majorité saine ou bien parmi les vicieux - dans ce cas, on l'invite à
passer un test, on le renseigne sur les structures de soins existant, on le
rassure sur le fait qu'il peut toujours se racheter, on le livre aux mains
des ÜNG, etc. Quant à l'attitude à tenir envers les personnes
contaminées, elle oscille entre une tolérance apitoyée et une mise à
l'écart.
De toute évidence, les Malaysiens ne peuvent pas bien réagir à
ces propositions. D'un côté, la charge de culpabilité et d'exclusion
qu'elles détenninent est insoutenable. S'avouer vicieux peut impliquer
une exclusion de la société humaine à jamais, même après la mort ;
une exclusion de son système de reproduction, certes, mais aussi de
son système de production, étant donné que le secret médical n'est pas
respecté - par exemple - par de nombreuses entreprises et,
systématiquement, par les recruteurs de main-d'œuvre étrangère.
L'aveu de la séropositivité et de la maladie est donc en soi une
menace et les Malaysiens s'en défendent en fuyant les structures
publiques. Dans un des deux pays les plus riches d'Asie du Sud-Est, le
manque de pluralité dans les instruments de l'infonnation se joint au
petit nombre de structures territoriales pour détourner un grand
nombre de malades des services à leur disposition.

224
Pourquoi le sida doit-il rester invisible en Malaysia?

«( Le sida est un assassin. Aimez votre famille. vitez la drogue et la luxure. » Une
des plus anciennes campagnes officielles d'affichage, la seule qui était visible dans
l'État de Kedah en 1997.)
---- - . ".--- - --
KIS HIV DI MALAYSIA
(1985 - 31/8/1996)

1985 0 0 0
1986 4 .:: 1 : 1
1987 5 1 1
1988 23 3 2
1989 183 4 4
1990 662 1 11
1991 1,686 21 14
1992 2,417 30 21
1993 2,516 4a 29
1994 3,376 72 68
DR I:tARRISSON 1995 3,546 142 142
...w.alilit-a D1udai:l 1996 2,823 170 143
dijangkltl MlV
Jumlah 17,241 501 426
---------------------------'
(Berita Harian, 4 novembre 1996: deux images de femmes: une femme droguée
illustre le tableau statistique de la progression de l'épidémie, tandis que la vice-
ministre de la Santé Harrisson Aziz Shahabudin, voilée à la malaise, déclare:
« ... Iesjeunes femmes sont frappées par le virus VIH ».)

225
Pourquoi le sIda doit-Il rester invisible en MalaysIa?
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1
1
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1
1
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1
ANALYSE DE LA CAMPAGNE
DE PRÉVENTION À TAIWAN

Évelyne MlCOLLIER

Cet article développe trois aspects de la campagne de prévention


face à la menace épidémique du sida à Taiwan: il aborde les réponses
institutionnelles, les réponses organisées hors institutions, les discours
et les images de la campagne.
La plus haute autorité en charge de la santé publique, le
département de la Santé, a mis en place une série de mesures visant au
contrôle de l'épidémie. Conjointement, des activités sont organisées
par les associations civiques ou religieuses engagées dans la lutte
contre le sida. Les discours et les images de la campagne contribuent à
mettre en évidence des aspects des représentations culturelles de la
sexualité, de la mort et de la maladie telles qu'elles apparaissent dans
le prisme du VIH/sida.
À Taiwan, pour des raisons essentiellement politiques mais
également économiques, les organisations officielles et les
« organisations non gouvernementales» (ONO) internationales ne
participent pas directement à l'élaboration et à la mise en application
des projets de prévention et de contrôle de l'épidémie du VIH/sida.
Notamment à cause de l'opposition de la République Populaire de
Chine qui a un siège permanent au conseil de sécurité de l'ONU,
Taiwan n'est pas représenté au sein des organisations internationales;
au niveau économique, sa prospérité et son niveau de développement
dans le contexte asiatique impliquent qu'aucun problème n'est
considéré comme assez urgent pour bénéficier de priorité en matière
d'aide internationale. Les données épidémiologiques sont moins
alarmantes que dans d'autres pays de la région. Cependant, les
autorités sanitaires déclarent que la progression du virus s'est
accélérée en 1998 au rythme d'un nouveau cas d'infection recensé par
jour 180. L'isolement diplomatique et la transition démocratique

180 Les Échos de la République, 11/03/99. « Les Échos» est une revue officielle bimensuelle
diffusée à l'étranger dans plusieurs langues, qui se fait l'écho du discours gouvernemental. Je
citerai dans ce chapitre la version française de la revue.
Analyse de la campagne de préventIOn à Taiwan
rendent la situation sociopolitique taiwanaise exceptionnelle 181. L'île
organise donc la campagne de lutte contre le sida d'une manière plus
indépendante que d'autres États qui ont des droits mais aussi des
obligations vis-à-vis de l'ONU. Taiwan cherche tout de même à se
conformer aux consignes internationales pour des objectifs de santé
publique, mais aussi pour des mobiles diplomatiques.
Il faut rappeler que l'île a été colonisée par les Japonais pendant
50 ans au XXe siècle (1895-1945) ; la majorité de la population est
chinoise composée de perSOlmes venues du Sud-Est de la Chine en
particulier de la province côtière du Fujian par vagues migratoires
successives importantes depuis le XVIIe siècle.
Les données utilisées sont le résultat d'une enquête
ethnographique menée auprès d'organisations sociales engagées dans
la lutte contre le sida et du département de la Santé 182.

Réponses institutionnelles à l'épidémie du VIH/sida


À Taiwan, le premier cas de contamination par le VIH a été
recensé par le département de la Santé (<< Department of Health»
(DOH» en 1984. En 1985, un comité chargé de la prévention du sida
est mis en place au sein du DOH. En novembre 1990, le Yuan
législatif, corps en charge du pouvoir législatif, vote une loi sur la
prévention du sida. Depuis 1992, des ONG et des groupes volontaires
subventionnés par le département de la Santé ont lancé une campagne
de prévention et contribué à la formation de réseaux d'aide aux
patients. Les activités incluent l'organisation d'événements culturels,
de conférences, la mise en place de lignes téléphoniques d'urgence, de
sites Internet, de programmes d'éducation sanitaire et la diffusion
médiatisée de messages éducatifs à la télévision, dans les journaux, les
affiches, les brochures, les tracts, etc... Un budget national de 1,56
million de dollars US est consacré chaque année à la prévention du
sida. L'épidémie est essentiellement urbaine: selon les statistiques du
DOH, 58,5 % des personnes contaminées par le VIH habitent la
région de Taipei (Taipei shi ville et Taipei xian di~trict).
Les données les plus récentes délivrées en mars 2000 par le
département de la Santé, font état de 2773 personnes séropositives

181Sur le système politique taiwanais, cf Cabestan, J.P. 1999.


182 Elles ont été effectuées en 1997 (4 mois) dans le cadre du programme thématique SIDA
du CNRS-SnS avec le concours à Taipei du « Centre d'Etudes ChinOIses» Hanxue yanjiu
zhongxm, Bibliothèque Nationale.
230
Analyse de la campagne de prévention à Taiwan
recensées dont 905 malades. 90 % sont des Taiwanais et 92 % sont
des hommes. Comme dans certaines statistiques du gouvernement
japonais, le chiffre officiel est suivi par un autre chiffre entre
parenthèses représentant le nombre d'étrangers inclus dans cette
catégorie et la distinction étranger/local est la première variable
introduite dans la présentation des données 183. La transmission s'est
effectuée par voie sexuelle pour au moins 85 % des personnes
séropositives : les sources officielles distinguent la catégorie
bisexuelle (16 %), la catégorie hétérosexuelle (41 %) et les
homosexuels «gay male» (28 %). Le statut de la bisexualité pose
question. Selon mes données ethnographiques, les personnes qui
appartiennent à la catégorie «bisexuels hommes)) «bi-male ))184, sont
souvent des êtres « bisociaux )) : ce sont des hommes mariés ayant des
enfants avec leurs épouses et des comportements homosexuels. La
tranche d'âge la plus touchée par l'épidémie sont les 20-39 ans qui
totalisent 70 % des personnes séropositives déclarées. Une
particularité de la tendance épidémique est le rapport hommes/femmes
des personnes contaminées recensées qui est de Il,5 hommes pour
une femme. La voie sexuelle étant le mode dominant de transmission,
les efforts de contrôle doivent être concentrés sur la prévention et
l'éducation sexuelle. Des programmes d'éducation sexuelle sont mis en
place progressivement dans les institutions scolaires à l'université, au
lycée et sont généralisés au niveau national en 1998. Le traitement des
personnes séropositives est disponible, couramment accessible et
établi sur la base d'essais thérapeutiques. Les tests de dépistage et les
sites de traitement sont de bonne qualité. Comparées à la Thailande
par exemple, les infrastructures sont mieux adaptées pour prévenir et
traiter le VIH.
Taiwan est, du point de vue de l'accès à la trithérapie, unique en
Asie et parmi les quelques pays au monde où le traitement est pris en
charge en totalité par le département de la Santé. Depuis le 1er janvier
1998, le remboursement des dépenses pour les services médicaux des
personnes contaminées par le VIH est garanti par l'Assurance maladie
nationale (Les Échos, 21/02/98)185.

183 Dans le contexte japonais, cf Buckley, S. 1997 : 265.


184 Traduction anglaise du discours officiel.
185 Les patients ne sont pas remboursés seulement dans le cas où ils demandent des
médicaments commercialisés très récemment qui ne sont pas sur la liste agréée par le DOH.
Sur la mise en place de l'Assurance maladie nationale en 1995 qui couvre actuellement 96%
231
Analyse de la campagne de prévention à Taiwan
Le commerce sexuel, facteur de risque à l'infection par le VIH,
est florissant: le nombre de prostituées dépasserait les 50 000 dans la
capitale seulement (Les Échos, 21/09/97).
La mobilité croissante des personnes, autre facteur de risque à
l'infection par le VIH, justifie un renforcement du contrôle des
maladies transmissibles. Les Taiwanais bénéficiant d'un niveau de vie
de plus en plus élevé se déplacent dans le pays et à l'étranger plus
fréquemment pour faire du tourisme ou des affaires. Ils peuvent rendre
visite à leur famille en Chine populaire plus facilement qu'auparavant;
depuis 1989, des migrants en provenance des Philippines, de
Thailande et d'Indonésie plus nombreux chaque année, viennent
travailler à Taiwan dans le cadre de contrats d'une durée maximale de
trois ans. En 1998, leur nombre a atteint 250 000 personnes (Chang,
1999 : 14). Pour les dix prochaines années, le département de la Santé
a établi un plan de modernisation du système de contrôle. La
poliomyélite, les hépatites, le sida, la tuberculose, et la dengue font
l'objet d'un contrôle prioritaire; de nouvelles mesures ont été prises en
1997 186. Pour le sida, ces innovations concernent l'introduction des
nouvelles thérapies et les programmes d'éducation pour la prévention.
De décembre 1984 à mars 1999, plus de 19 millions d'échantillons
sanguins ont été examinés. Dans les publications officielles (1997), les
principales mesures de contrôle sont les suivantes:
1) La surveillance
Le personnel médical doit, après identification d'un patient
malade ou un décès dû à l'infection, en faire déclaration aux autorités
sanitaires locales dans les 24 heures. Le patient sera alors contacté,
suivi, informé et conseillé.
2) Les soins médicaux
Les traitements par combinaison de protéase et les tests de
dépistage sont gratuits. Un ensemble de mesures vise à subventionner
les services médicaux. Par exemple, les patients doivent payer les
repas à l'hôpital, frais qui seront pris en charge par les ÛNG.
3) Le dépistage et le conseil
Depuis 1985, les hôpitaux et les instituts de recherche travaillent
en collaboration pour effectuer le dépistage auprès des groupes dits à

de la population taiwanaise, cf « National Health Insurance », Public Health zn Taiwan, 1997;


Micollier, É. 1999a.
186 Pour une synthèse des politiques officielles de contrôle des maladies transmissibles, cf
« Control of Communicable Diseases», Public Health in Taiwan, 1997: 52-72.
232
Analyse de la campagne de prévention à Taiwan
risque. Depuis 1988, les produits sanguins et le sang utilisé pour la
transfusion sont contrôlés ; les premiers dépistages systématiques ont
été effectués en 1989 auprès des militaires, auprès des prisonniers en
1990 et des travailleurs étrangers en 1991.
4) La transfusion
Depuis le 1er juillet 1995, les centres de don du sang font des
analyses pour détecter le VIH 1 et 2. Un ensemble de mesures prévoit
de dédommager jusqu'à deux millions de dollars taiwanais (environ
350 000 FF) toute personne infectée de manière accidentelle par le
VIH.
5) L'éducation sanitaire
Des programmes d'éducation sur le sida et les « maladies
sexuellement transmissibles» (MST) adaptés selon les catégories de
population sont destinés au personnel médical, aux homosexuels, aux
guides touristiques, aux ouvriers, aux prisonniers, aux étudiants, aux
conscrits, aux marins, aux femmes et à la population en général. Des
matériaux éducatifs ont été conçus pour les différents groupes et les
moyens de communication de masse largement utilisés. Lors de la
Journée Mondiale de Lutte contre le sida en décembre, des activités
variées sont organisées dans le pays. Les ONG sont sollicitées pour
mettre en place des programmes d'éducation sanitaire destinés aux
prostituées, aux homosexuels et aux adolescents.
6) La formation des professionnels
Des programmes de formation sont destinés aux médecins et aux
infirmières pour améliorer la qualité du service clinique dans les
hôpitaux, au personnel administratif de la santé, aux techniciens de
laboratoire et aux travailleurs sociaux.
7) La recherche
Seize projets de recherche sur le sida lancés à Taiwan en 1997 se
focalisent sur la recherche épidémiologique et clinique, et le
développement dans le domaine des techniques de laboratoire 187.
Une coopération entre les associations laïques ou religieuses, le
gouvernement et les médias, existe concrètement dans la campagne de
lutte contre le sida. Le département de la Santé collabore avec les
ministères de l'Éducationjiaoyu bu et de la Défense guofang bu ainsi
qu'avec les ONG. Il exige une participation à la campagne de

187 Synthèse des mesures de contrôle de l'épidémie du VlH/sida, cf PubliC Health in Taiwan,
1997: 61-63.
233
Analyse de la campagne de préventIOn à Taiwan
prévention à tous les niveaux administratifs 188 Les réponses
nationales font partie intégrante de la planification étatique qui
s'adresse aux secteurs public et privé, à la collaboration civile, aux
écoles. Les réponses institutionnelles et hors institution doivent être
harmonisées.
À Taiwan, les personnes engagées dans la prévention peuvent
appartenir à plusieurs catégories de population : les personnes
contaminées, si elles s'organisent en associations efficaces et
travaillent en coordination avec le gouvernement promoteur de la
campagne officielle; les travailleurs sociaux; les groupes religieux
bouddhistes ou chrétiens; les hommes politiques, qui cependant,
ntosent pas devenir les meneurs de la campagne à cause des enjeux
électoraux; enfin, les professionnels de la santé.

Réponses organisées hors institutions 189


Les réponses organisées hors institutions émanent d'organisations
sociales locales opérant en collaboration avec les acteurs des réponses
institutionnelles, et bénéficiant de financements des institutions. Elles
sont complémentaires voire indispensables à l'efficacité des réponses
institutionnelles.
Activités des associations engagées dans la lutte contre le sida
Depuis les années 1980, une phase nouvelle et sans précédent de
croissance économique et de libéralisation politique a généré l'essor de
la société civile dont le secteur à but non lucratif fait partie intégrante.
À Taiwan, ce secteur comprend des associations couramment appelées
ONG et des fondations à dotations. En 1996, les ONG, toutes formes
d'organisations politiques incluses, sont au nombre de Il 788, soit une
augmentation de 50 % par rapport à 1991, ce qui donne une idée du
dynamisme de ce secteur.
La fondation bouddhique Ciji est la plus importante des 1 600
fondations taiwanaises avec une dotation de plus de 18,6 milliards de
dollars taiwanais (plus de 3 milliards de francs) 190. Dans la région de
Hualian à l'Est de l'île, Ciji a fondé et gère l'un des plus importants
hôpitaux de Taiwan. Cette structure sanitaire fait partie des treize

188 Sur l'organisation administrative, cf fig. 1-6 « Organisation de la Santé en Répubiique de


Chine» et fig. 1-7 « Organisation du Département de la Santé» dans Public Health in
Taiwan, 1997 : 9-10.
189 Cette section a été présentée sous une forme plus détaillée dans Micollier, É., 2000.
190 Sur les activités de CYl et son rôle politique, cf Laliberté, A. 1998.
234
Analyse de la campagne de prévention à Taiwan
hôpitaux assignés par le département de la Santé pour le dépistage et
le traitement des patients contaminés par le VIH. Ce sont les
organisations religieuses qui bénéficient le plus des dons publics : les
comportements philanthropiques du public taiwanais montrent une
tendance à favoriser la charité et l'aide sociale traditionnelles plutôt
que des nouvelles fonnes d'entraide laïques et plus progressistes 191.
À Taiwan, trois associations s'occupent exclusivement de la lutte
contre le sida : « Association Lumière d'Amitié pour le contrôle du
sida» (Yiguang aizi fangzhi xiehui), « Atelier de l'Espoir» (Xiwang
gongzuofang) fonctionnant dans le cadre de la « Société de Médecine
préventive» (Zhonghua yzifang yixue xuehui), « Association de lutte
contre le sida de République de Chine» (Zhonghua minguo aizibing
fangzhi xiehui).
L'association Yiguang xiehui est une ONG subventionnée pour
une grande part de son budget par le département de la Santé. Elle
compte 200 membres et a un statut légal depuis 1996. Elle a été
fondée en 1992. En 1995, une divergence de point de vue sur les
actions à mener en priorité a abouti à la fonnation de deux
associations. Yiguang xiehui focalise ses actions sur la prévention de
l'épidémie par l'éducation et l'infonnation; de manière
complémentaire, l'autre association, « Association de République de
Chine pour le contrôle du sida», reste orientée vers la prise en charge
et le traitement des personnes séropositives ou malades 192. La
nouvelle structure n'a pas de lien avec d'autres associations à Taiwan
ou avec des organisations étrangères. Le président de l'association est
le responsable du « Bureau municipal de la Santé de la ville de
Taipei » (Taipeishi weishengju), proche de Chen Shuibian, le maire
sortant Minjin dang de Taipei. Yiguang xiehui est une petite structure
qui a une antenne principale à Taipei et une autre à Taizhong,
troisième ville de Taiwan située au centre de l'île : l'équipe est
composée de deux travailleurs sociaux et de trois volontaires
bénévoles à Taipei et d'un travailleur social à Taizhong.
Une documentation générale constituée d'ouvrages, de revues, de
documents audio et vidéo, et des publications de l'association, est en
accès libre dans les locaux. L'association a mis en place un site

191 « Taiwan Report: The Non-profit Sector in Taiwan: Current state, New Trends and
Future Prospects », January 1998.
192 Le président de « l'Association de République de Chine pour le contrôle du sida» affirme
que la prévention fait aussi partie des objectifs.
235
Analyse de la campagne de prévention à Taiwan
Internet et une ligne d'urgence. Les principales ~ctions consistent à
organiser des formations, à utiliser les différents médias pour
informer, à faire des distributions gratuites de préservatifs dans des
lieux publics (gares de Taipei et de Taizhong), et dans des lieux ciblés
tels que les lieux de rencontre pour les homosexuels (bars, boites de
nuit), à diffuser de la documentation, par exemple la revue publiée par
l'association, à des groupes tels que les associations d'homosexuels et
de prostituées.
« L'Association de République de Chine pour le contrôle du
sida» (Zhonghua minguo aizibing xiehui) est l'autre branche de
l'association fondée en 1992 qui s'est divisée en deux organisations en
1995. Son orientation est plus médicale par le nombre de membres qui
exercent des métiers médicaux et paramédicaux, par sa revue destinée
principalement au personnel de santé et par ses objectifs qui
concernent le traitement et l'accompagnement des malades mais aussi
la prévention. L'équipe est constituée de médecins et de volontaires.
L'association a une antenne à Taipei et une à Gaoxiong, deuxième
ville et premier port de Taiwan, située au sud-ouest de l'île. Elle édite
une revue mensuelle, « Prévention et traitement du sida» (Aizibing
fangzhi jilron), qui est distribuée aux membres, à des personnes et à
des institutions abonnées comprenant les bibliothèques, les facultés de
médecine, les Instituts de Santé Publique et les structures de santé.
Le président de l'association, médecin et professeur qui s'intéresse
aussi aux sciences sociales, dirige la division de Virologie clinique à
l'hôpital général des Vétérans de Taipei. Il participe à des colloques
internationaux sur le sida et effectue à Taiwan un travail de formation.
Des séances d'information sont organisées pour les militaires, les
étudiants, les hommes d'affaires, les travailleurs migrants philippins et
thaïs sur leur lieu de travail. Une ligne téléphonique d'urgence a été
mise en place: l'assistante du président est chargée de répondre aux
appels.
L'üNG « Atelier de l'Espoir» (Xiwang gongzuofang) fonctionne
dans le cadre de la « Société de Médecine Préventive », une
association académique comptant parmi ses membres de. nombreux
chercheurs et professeurs travaillant dans le domaine médical, en
particulier celui de la santé publique. Cette association ne s'occupe pas
exclusivement du sida mais de tous les problèmes de santé considérés
comme prioritaires: dépistage des cancers, campagne anti-tabac, etc...
Xiwang gongzuofang s'occupait en particulier des soins aux patients
236
Analyse de la campagne de prévention à Taiwan
mais est sur le point de limiter les actions dans ce domaine. Une
« maison thérapeutique» avait été créée mais le projet n'a pas abouti.
Un groupe catholique va prendre le relais car il possède déjà les
locaux; s'il n'est pas nécessaire de louer, le projet, qui rencontre de
fortes résistances de la part du voisinage, a plus de chances d'être
réalisé.
Des activités de prévention par l'information, l'éducation et la
distribution de préservatifs ont lieu à Taipei à l'occasion de la Journée
Mondiale de Lutte contre le sida, le 1er décembre, depuis l'année 1995.
Elles sont organisées principalement par « l'Atelier de l'Espoir» avec
des financements du département de la Santé et le soutien de
l'association académique de médecine préventive.
Une ONG « Défense des droits des patients séropositifs de
République de Chine» s'occupe des questions juridiques. Liée à
l'association « Atelier de l'Espoir» par son secrétaire qui y travaillait
auparavant et par les relations qu'entretiennent les deux organisations
en menant des actions conjointes, sa raison sociale est d'obtenir des
services médicaux appropriés et le droit au travail. L'association lutte
pour que les patients séropositifs puissent recevoir une indemnité de
handicap comme c'est le cas en France par exemple. À Taiwan, les
patients ne bénéficient pas de cette indemnité : la « loi sur les
handicaps» n'inclut pas le handicap dû au VIH.
Concernant le projet de « maison thérapeutique», j'avais pu
m'entretenir avec la directrice du « Bureau des Maladies
Transmissibles» fangyi weisheng shu : « Le département de la Santé a
financé une ONG pour fonder une « maison» destinée à héberger les
personnes séropositives : d'une part, les difficultés posées par le
voisinage et les habitants due à une chute des prix de l'immobilier
dans le quartier ont entravé la réalisation du projet; d'autre part, ce
système d'hébergement n'est pas très adapté au contexte chinois.
Comme peu de personnes à Taiwan ont besoin de ce type de structure,
le département encourage les patients à être suivis dans le cadre
familial comme pour une autre maladie... »
Il faut souligner l'importance du rôle de la famille dans les soins
aux malades en général : dans les conceptions traditionnelles de la
maladie, si l'un des membres de la famille est malade, c'est toute la
famille qui est affectée. La famille apporte son soutien pour le
traitement qui doit conduire dans la mesure du possible à une guérison
rapide de manière à rétablir l'harmonie familiale. À Taiwan, les
237
Analyse de la campagne de préventIOn à Taiwan
politiques sanitaires portent des traces de la tradition ; elles délèguent
une partie des soins assurés en Occident par les infirmières à des
femmes de la famille, les mères, épouses ou sœurs. Datant de
l'introduction de la médecine occidentale moderne xiyi par les
missionnaires au XIXe siècle, l'existence de la profession d'infirmière
dans le système de santé est relativement récente dans l'histoire de la
Chine : la première infirmière missionnaire est arrivée en 1884. Le
ministère de l'Éducation a incorporé la formation d'infirmière dans le
système d'éducation en 1935 193.
La plupart des malades du sida sont aidés et soutenus par leur
famille, assure Su Yi-hung, infirmière en chef à l'hôpital général des
vétérans de Taipei, structure sanitaire assignée au traitement et au
dépistage du VIH/sida par le DOH. S'appuyant sur une expérience
acquise auprès d'une centaine de patients ces treize dernières années,
elle affirme que 90 % des familles sont prêtes à soutenir leur proches
affectés p&r la maladie, les hommes étant plus distants et moins
engagés que les femmes (Les Échos, mars 1999). D'une part, selon des
sources etr..nographiques recueillies par nos soins, les personnes
séropositives ne révèlent pas, pour la majorité, !eur statut sérologique
à leur entourage quand l'infection est en phase asymptômatique.
D'autre pa..t , j'ai constaté au terme de visites régulières effectuées dans
un hôpital de Taipei que même en cas d'hospitalisation, les malades du
sida ne reçoivent pas toujours la visite de membres de leur famille.
Ainsi, la proportion de 90 % des familles prêtes à soutenir leurs
proches malades du sida avancée par Mme Su me paraît largement
surévaluée. Les propos de Mme Su rapportés dans Les Échos de la
République de Chine - revue officielle - doivent donc être
considérés avec précaution.
Efforts conjoints de prévention : l'éducation sexuelle généralisée
en 1998
La Fondation privée médicale (Xingying) « Centre d'éducation
sexuelle et familiale» (jiating shenghuo yu xingjiaoyu zhongxin) a
pour raison sociale la conception et le développement des programmes
d'éducation sexuelle. Elle collabore pour les recherches et l'acquisition
de documents avec le département de la Santé bailleur de fonds et
avec le « bureau des Affaires sociales» du ministère de l'Éducation
(jiaoyu bu shehuiju). Les professeurs et les directeurs qui désirent

193 Cf Lu, Zxy-yann J", 1990 : 31.


238
Analyse de la campagne de prévention à Taiwan
s'informer ou se former en matière d'éducation sexuelle peuvent faire
des recherches et se procurer des documents à la fondation. Les
chercheurs de l'organisation mènent des enquêtes de terrain, des
recherches documentaires. Ils publient des manuels et produisent des
documents audio-visuels éducatifs.
La fondation privilégie les échanges internationaux en particulier
avec les organisations d'autres pays asiatiques : elle a des projets en
cours avec l'association « Sex Education Associates» de Hongkong,
avec l'organisation internationale « Asia Sex Education Committee»
(Yazhou xingxue huiyi) et avec « l'Association Chinoise de
Sexologie» (Zhongguo xingxue hui) de Chine continentale créée à
Shanghai et représentée dans chaque province chinoise.
Des actions d'information sont menées depuis 1989 dans le cadre
associatif. En 1998, l'éducation sexuelle est devenue une discipline
nouvelle dans les programmes scolaires, enseignée dans les domaines
de l'éducation, la biologie, la psychologie et le travail social. Ce projet
d'éducation à grande échelle se heurte à de multiples résistances de la
part des parents et des enseignants. Pour décider du contenu des
programmes, des enquêtes ont été réalisées auprès de quatre catégories
de population (parents, enseignants, spécialistes/experts, élèves) en
utilisant la méthode KABP: « Knowledge, Attitude, Belief and
Practice »194. Les cours d'éducation sexuelle sont prévus à tous les
niveaux scolaires, de l'école maternelle à l'université. En 1995, des
universités ont lancé des programmes d'enseignement d'éducation
sexuelle (xing jiaoyu) dans les départements de « travail social»
(shehui shigong), de « santé publique» (gonggong weisheng), de
« psychologie» (xinli xue) , « d'éducation sanitaire» (weisheng
jiaoyu). Dans les écoles publiques, les cours étaient déjà dispensés
dans le cadre des programmes d'éducation sanitaire (niveau guozhong,
secondaire, cycle 1), et dans le cadre des cours d'infirmerie (huli xue)
destinés exclusivement aux filles (niveau gaozhong, lycée). Dans les
universités, ils sont au programme depuis 1993 dans le cadre des cours
d'autodéfense (ziqiu ke) obligatoires selon la loi.

194 Sur la méthode KABP, cf Scrimshaw S.C.M. et al. 1990 (article de synthèse) et 1991
(manuel). Ce manuel a été conçu pour l'unité de recherche en sciences sociales et
comportementales du programme global sur le sida de l'OMS « Organisation Mondiale de la
Santé ». La méthode KABP est utilisée pour étudier les facteurs sociaux liés à la transmission
du VIH. Elle fait partie d'une méthodologie complète, outil d'évaluation et de planification en
matière d'éducation sanitaire, appelée « AlOS Rapid Anthropological Assessment
Procedures ».
239
Analyse de la campagne de prévention à Taiwan
Une communication présentée à la conférence « Les relations de
genre dans une société en transition» en 1988 montre l'importance, la
signification, les objectifs et la mise en place de l'éducation sexuelle à
Taiwan, et analyse 31 articles portant sur le sujet publiés entre 1977 et
1988 195. Cette synthèse passe en revue quatre aspects : la
connaissance et les représentations de la sexualité, les comportements
sexuels, et l'éducation sexuelle.
La recherche révèle que:
1) la connaissance de la sexualité est en général très insuffisante,
et qu'elle se transmet principalement par les pairs;
2) le soutien en faveur de l'éducation sexuelle est couramment
exprimé, mais les attitudes vis-à-vis de la sexualité prémaritale sont
encore conservatrices, bien qu'une ouverture se manifeste
progressivement;
3) les étudiants manquent de connaissances sur les relations
sociales avec le sexe opposé, la biologie des organes reproducteurs et
des pratiques sexuelles, et la psychologie de la sexualité.
En septembre 1998, la fondation Xingying diffuse les résultats
d'un sondage récent portant sur les comportements sexuels auprès des
jeunes. La première source d'information sur la sexualité est livresque
(34 %), la seconde est scolaire (17 %) ; la troisième manière de se
documenter est l'échange entre partenaires sexuels (13,3 %), la
quatrième l'échange entre amis ou camarades de classe (12,8 %) ; la
dernière source d'information émane des parents (7 %) 196.

Discours et images de la campagne


L'analyse porte sur des matériaux d'information et d'éducation sur
le sida et sur deux cérémonies, celle du « Quilt» ou « patchwork des
noms» 197 et celle de « déposer les lanternes sur l'eau» (fang
shuideng), forme taiwanaise de la cérémonie de commémoration
internationale à la chandelle « Candlelights AIDS Memorial». Ces
cérémonies sont des formes rituelles de commémoration des
personnes décédées du sida. Elles ont une dimension internationale

195 Yen, Han-wen Edwin, April 1989.


196 Cf résultat du sondage, adresse internet <http://www.Iofaa.org.tw/survey.html>.
197 Pour des informations sur J'association internationale « Narnes Project» à l'origine de
l'activité qui consiste à confectionner et à déployer des Quilts de commémoration, son sens
dans la société américaine et sa dimension internationale, cf les articles de M. Fellous, de J.
Hébert et de B. Paillard dans le numéro spécial d'Ethnologie française « SIDA : deuil,
mémoire, nouveaux rituels », 1998.
240
Analyse de la campagne de prévention à Taiwan
avec des fonnes culturelles spécifiques, et relèvent des « nouveaux
rituels» de deuil et de mémoire nés avec la détresse générée par
l'épidémie du sida et la disparition de nombreux jeunes. L'émergence
de ces rituels fait partie des changements sociaux dont le sida est
révélateur ou catalyseur (Ethnologie française, 1998).
1) Le Quilt taiwanais (Chang et al., 1997)
La confection et le déploiement du Quilt sont des activités
organisées en collaboration avec l'association internationale « Names
Project » ou « Patchwork des Noms» fondée en 1987 en Californie:
« Le Quilt possède une double dimension, singulière et militante :
chaque panneau, chaque nom énoncé lors du déploiement signifie
l'unicité de chaque disparu ; mais l'assemblage des patchworks, leur
abandon à l'association qui va les recueillir, les assembler et les
utiliser pour porter à l'attention du monde entier l'énonnité de la
catastrophe renvoie à la dimension sociale inhérente au décès de
chaque individu mort du sida» 198.
L'originalité du Quilt provient du fait qu'au travail de deuil est
associée la lutte collective et revendicative (Ethnologie française,
1998: 6).
Le « Patchwork des Noms» s'est implanté à Taiwan en 1995. Sur
les panneaux taiwanais, le texte est souvent écrit en anglais (voir
photo) ; les anges et la croix, symboles chrétiens, sont représentés
pour évoquer et commémorer la mort. Les symboles traditionnels
chinois ne sont jamais figurés. N'est-ce pas un signe qui situerait cette
maladie mortelle hors de la société taiwanaise en soulignant son
caractère étranger, en empruntant des symboles venus d'Occident, en
développant un imaginaire lié à l'Occident? L'imputation de la maladie
à autrui face à la menace épidémique du sida a été constatée dans de
nombreuses cultures 199. Par exemple au Japon, le corps d'une mère
contaminée et contaminante n'a plus droit à ce qu'on lui adresse la
parole dans la langue maternelle. On lui parle en anglais. Le corps
d'une mère séropositive est un corps étranger (Buckley 1997 : 290).
La prudence est tout de même recommandée dans l'interprétation:
la culture locale procède à une réappropriation de symboles venus de
l'étranger qui perdent par ce processus leur qualité exogène. Ce
phénomène s'est produit pour la fête de Noël qui est devenue dans le

198 Cf Fellous, M., 1998: 80.


199 Cf Sontag, S., 1993 ; Fanner, P.,1992; dans le contexte japonais, cf Buckley, S., 1997;
dans le contexte chinois, cf Micollier, É., 1999b.
241
Analyse de la campagne de prévention à Taiwan
monde chinois, pour les jeunes en particulier, une fête de l'amour, une
occasion pour les amoureux d'échanger des cartes et des cadeaux. Il
est significatif qu'une distribution gratuite de préservatifs ait lieu à
cette occasion à Taiwan.
De plus, des groupes chrétiens sont engagés dans la campagne de
lutte contre le sida: ils peuvent imprimer leur marqae en utilisant des
images qui font sens pour eux.
La référence à deux niveaux idéologiques, libération sexuelle
d'une part, amour chrétien, universel du prochain d'autre part, évoque
l'amour et la sexualité venus d'Occident. Cet ensemble de
représentations renvoie à l'Autre.
2) Manuel d'information pour des relations sexuelles protégées
« Le livre de l'amour silencieux» 200 (Chi et al., 1997)
Les anges, les statues et les poupées sont des images de l'enfance
et de l'indifférenciation sexuelle. L'ange en position de prière (p.8) fait
référence au christianisme, à l'enfance et à l'indifférenciation sexuelle.
L'accouplement de deux ours en peluche (p. 38) évoque à la fois
l'animalité et l'enfance.
Les images de l'enfance et les discours techniques et/ou
scientifiques exprimés sous la forme de textes explicatifs et de
schémas démonstratifs, font appel à deux registres de connotations qui
peuvent paraître a priori contradictoires: la pudeur des images évoque
l'ambivalence sexuelle des enfants et l'évidence technique des textes et
des schémas plonge le lecteur dans .l'univers d'une sexualité adulte et
différenciée. Des planches anatomiques très réalistes et détaillées
représentent les appareils génitaux masculin et féminin, et la mise en
place des préservatifs. Le manuel est destiné à la population
hétérosexuelle et homosexuelle : l'un des schémas montre un rapport
hétérosexuel protégé par un préservatif féminin (p. 16), un autre figure
un rapport homosexuel protégé par un préservatif masculin (p.28).
La langue anglaise et la symbolique chrétienne sont couramment
utilisées dans les messages de prévention, d'éducation et
d'information. La présence de croix dans les panneaux de
commémoration pour symboliser la mort, des anges et des enfants
dans le « Livre de l'amour silencieux », font référence à une culture
étrangère pour parler d'amour et de sexualité.

200 Littéralement, « Près de l'Oreiller », titre d'un roman érotique japonais classique.
242
Analyse de la campagne de prévention à Taiwan
Le style graphique des mangas japonais, une manière populaire
de représenter des aspects de la vie quotidienne sous la forme de
bandes dessinées humoristiques, imprime sa marque dans les images
de la campagne de prévention; à Taiwan comme au Japon, les mangas
sont très populaires et leur succès peut en faire un support idéal pour
la diffusion de messages éducatifs 201. Le style de la présentation vise
à mobiliser un lectorat aussi large que possible en utilisant le style et
le graphisme familiers du médium imprimé le plus lu dans la culture
populaire. Au Japon, les homosexuels hommes et femmes, les
féministes, les survivants de la bombe A, les écologistes, les
politiciens conservateurs, les groupes paramilitaires d'extrême-droite,
le ministère de l'Éducation, et les nouvelles sectes religieuses, ont tous
usé de mangas pour communiquer les messages au public dans un
format populaire et accessible (Buckley, 1996).
La perception du lecteur taiwanais est similaire à celle que S.
Buckley (1997 : 275) constate chez le lecteur japonais: « dans le
contexte des publications sur le sida, le style manga est le choix
stratégique d'une forme familière, accessible et non aliénante; grâce à
ces images, le lecteur japonais procède à une identification non pas
avec l'Autre mais avec le Soi ».
3) Dans la plupart des pays engagés dans la campagne de
prévention et d'information, les rituels de commémoration ont lieu à
l'occasion de la Journée Mondiale de Lutte contre le sida et prennent
des formes culturelles spécifiques. Panni les activités organisées le 1er
décembre à Taiwan, la cérémonie fang shuideng littéralement « mettre
les lanternes à l'eau », commémore les personnes décédées du sida et
adresse une prière d'espoir aux personnes séropositives ou
malades 202. Elle existe à Taiwan depuis 1994. Elle révèle un univers
à la fois traditionnel et contemporain mis en scène par des rites et des
symboles. Ce rituel a lieu dans l'intimité des patients, de leur famille et
des personnes solidaires qui gravitent autour des associations
activistes. Il faut préciser que certaines familles ignorent la
séropositivité de leur proche et ne sont donc pas présentes. Les

201 Cf usage des mangas au Japon pour la diffusion des messages éducatifs, cf. Buckley, S.
1997.
202 J'ai pu observer cette cérémonie lors des activités du lor déc. 1997. Contexte : 29 déc.
1997 (17h-18h30, crépuscule) ; elle a lieu dans la banlieue de Taipei quelque part sur les rives
de la rivière Yu-non; l'association « Atelier de l'Espoir Il a obtenu l'autorisation d'organiser la
cérémonie depuis 1994.
243
Analyse de la campagne de prévention à Taiwan
journalistes et le public ne sont pas admis: les personnes séropositives
redoutent d'être identifiées et de devenir objets de stigmatisation.
Les lanternes en forme de fleur de lotus renvoient à des pratiques
bouddhiques. Elles ne sont pas utilisées de la même manière dans les
rites funéraires de la religion populaire à Taiwan, la religion de la
majorité de la population. Les lanternes sont blanches pour les morts
et roses pour les personnes séropositives ou malades. Le blanc est la
couleur traditionnelle de la mort en Chine. Les séquences rituelles
efficaces consistent à jeter une par une les lanternes animées d'une
flamme dans la rivière au crépuscule, à les regarder dériver à partir du
lieu où elles ont commencé leur voyage et à les remettre dans le
courant si elles s'amarrent trop près du lieu de départ, espace rituel
délimité par la présence des vivants.
Ces séquences autorisent à avancer l'hypothèse que les personnes
séropositives ou volontaires engagées dans la lutte contre le sida,
interprètent la mort du sida comme un phénomène de « malemort». Il
est nécessaire d'éloigner cette mort des vivants. Le rituel a pour
fonction d'empêcher les morts de revenir nuire aux vivants sous la
forme d'âmes errantes ; ces représentations de la mort accidentelle,
anormale, prématurée s'enracinent dans la religion populaire et en
particulier pour ce point dans des formes populaires du bouddhisme
qui font partie intégrante de la religion populaire.
Deux aspects a priori contradictoires méritent d'être soulignés
pour comprendre les représentations qui sous-tendent ces pratiques
rituelles:
- D'une part, le rituel commémore les personnes qui sont mortes
du sida ; fête funéraire internationale et revendicative, l'un de ses
objectifs est, par la commémoration, de participer à la lutte contre le
sida en sensibilisant l'opinion publique, en rendant publiques la
détresse et les affres de la vie quotidienne des personnes contaminées
menacées de mort biologique par la maladie, de mort sociale et
symbolique par la stigmatisation sociale dont elles sont la cible
privilégiée dans de nombreux pays. Même si, dans les pays où la
campagne a porté ses fruits, les conditions de vie, de traitement et de
prise en charge s'améliorent, le risque d'exclusion reste présent et donc
a fortiori dans lç:s pays où la campagne a été plus que discrète et s'est
focalisée sur les « groupes dits à risque» jusqu'à très récemment.
- D'autre part, si le rituel observé est sous-tendu par une
rationalité qui relève des pratiques et des représentations associées au
244
Analyse de la campagne de préventIOn à Talwan
phénomène traditionnel de la « malemort », ces personnes portent la
honte qui affecte les proches ou la famille de ces morts. Ils perçoivent
alors cette mort non naturelle comme néfaste pour le groupe, de
mauvais augure. Le rituel est un moyen d'éloigner la « malemort »
pour retrouver l'harmonie de la vie familiale ou communautaire.
Dans le contexte de ce rituel de commémoration, peut-on parler
de « malemort »? La mort par la contamination du VIH est-elle un cas
de « malemort »? Si la réponse est positive, les participants et les
initiateurs du rituel ne seraient donc pas affranchis des représentations
traditionnelles. Le rituel de commémoration serait alors révélateur de
ruptures au sein de plusieurs systèmes de représentations, d'une vision
du monde traditionnelle en mutation constante dans ces groupes de
personnes militant pour la lutte contre le sida qui mettent en cause des
tabous importants liés à la sexualité, revendiquée alors comme non
normative, et à la mort.
Pour conclure d'une manière pragmatique, les principales lacunes
de la campagne officielle de prévention méritent d'être énumérées:
1) Le département de la Santé est critiqué pour ne pas cibler les
femmes, ce qui explique en partie le nombre très réduit d'infections
par le VIH recensées chez les femmes qui constituent seulement 7 %
du nombre total des personnes contaminées déclarées à Taiwan alors
que la tendance épidémique est hétérosexuelle. Depuis deux ans, des
mesures sont prises pour mieux informer les femmes : des messages
éducatifs spécifiques sont diffusés par des affiches, des tracts et des
publications. Les messages éducatifs n'étaient pas destinés aux
femmes à l'exception des femmes prostituées jusqu'en 1996. Les
femmes sont moins informées que les hommes sur la sexualité en
général et sur les MST et le sida en particulier. La perception des
femmes au foyer notamment qui se pensent invulnérables au risque
d'infection par le VIH, a été renforcée par une campagne de
prévention qui ne s'adresse pas à elles. De manière similaire au Japon,
les stratégies de prévention de la politique officielle et des matériaux
éducatifs tendent à éloigner la mère et son corps, gardienne du cœur et
du foyer de la famille japonaise, de tout risque de contagion (Buckley,
1997: 289).
En 1998, le département de la Santé envisage d'encourager, à
l'aide de programmes d'information et d'éducation appropriés, les
femmes enceintes à se faire dépister sur la base du volontariat. M. L.
Hsu et S. J. Huang (1997) concluent en s'appuyant sur les résultats de
245
Analyse de la campagne de préventIOn à Taiwan
leur étude, le premier sondage approfondi sur le sida destiné à la
population dans son ensemble, que les groupes sociaux les mieux
informés sur le sida sont ceux qui ont le plus de contacts
interpersonnels et bénéficient d'un réseau de relations sociales au sein
duquel les informations circulent. Le sondage révèle que les femmes
constituent le groupe de population le moins informé.
2) Les clients transmettent le sida aux prostituées et ce n'est pas
systématiquement l'inverse, préjugé qui prévaut parmi les officiels de
la santé qui ne ciblent pas les clients. Pour pallier cette faiblesse, des
documents vidéo produits dans le cadre de la campagne officielle de
prévention montrent une prise de conscience de ce problème. Par
exemple, dans l'un de ces documents, un homme marié tergiverse
avant de rendre visite à des prostituées puis hésite à utiliser un
préservatif dans la situation à risque. Le message éducatif est destiné
au client qui prend conscience progressivement du risque. Le Quilt
contribue également à promouvoir cette nouvelle orientation de la
campagne de prévention (voir photo).
3) La campagne est menée activement seulement à l'occasion de
la Journée mondiale de lutte contre le sida pendant un mois (mi-
novembre, mi-décembre). Les articles sur le sida dans la presse écrite
paraissent pour la plupart en décembre. Les actions de prévention
médiatisées sont prévues à cette date.
4) Les médias, en particulier la télévision, principal lI!édium cité
comme source d'information sur le sida, sont sous-utilisés. Les
journaux donnent cependant des informations plus détaillées du
problème que la télévision203 .
5) La question de la confidentialité du dépistage reste posée.
Selon la publication du DüH (1994), assurer l'anonymat fait partie ries
stratégies futures pour améliorer le contrôle de l'épidémie. Or, dans les
publications ultérieures, aucune mention n'est faite à ce sujet. Selon
des informateurs, la condition d'anonymat n'est pas strictement
respectée. Les hôpitaux assignés par le DüH doivent établir des
fichiers nominatifs sous couvert de confidentialité. L'argument officiel
en faveur de cette mesure· est que si le patient reste anonyme, la
distribution gratuite de médicaments peut devenir l'objet de gaspillage
ou de recherche de profit par le développement d'un marché noir.

203 Cf Hsu Mei-Ling, Huang Sheu-Jen 1997.


246
Analyse de la campagne de prévention à Taiwan
Le dynamisme de la vie associative, le contexte sociopolitique,
économique et démographique, pennettent de mettre progressivement
en place à Taiwan un modèle de campagne de prévention de pays
développé du «Nord» par opposition à un modèle de pays en
développement du « Sud» caractérisé par un ensemble de mesures et
de financements venus du « Nord» et des organismes internationaux.
La campagne de prévention à Taiwan et au Japon présentent de
nombreux points communs qui peuvent être mis en évidence en
particulier à travers l'analyse des discours et des images. Le 1er
décembre 1997, le Quilt taiwanais était exposé avec celui du Japon
(voir photo). Des traits culturels communs comme l'héritage
confucéen au niveau de l'organisation familiale, politique et des
valeurs morales, rapprochent les deux pays ainsi que des liens
historiques telle la colonisation japonaise de la première moitié du
XX e siècle.

(Détail d'un panneau dont le texte est en anglais. Les deux caractères yongxin
signifient « avec le cœur ». Il faut rappeler que dans la tradition chinoise, le cœur est
le siège de l'esprit, des émotions et des sentiments. )

247
Analyse de la campagne de prévention à Taiwan

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251
Troisième Partie

LES RÉPONSES SPONTANÉES OU ORGANISÉES


HORS INSTITUTIONS
L'OBLIGATION COMMUNAUTAIRE VIS-A-VIS DU
SIDA AU CAMBODGE

Soizick CROCHET

Dans tous les domaines de l'aide et du développement, en


agriculture comme en hydrologie, une terminologie s'est imposée et se
retrouve dans la littérature et le discours des organisations
internationales ou des organisations non gouvernementales (ONG)··.
Il n'est pas un aspect de la vie des populations « ciblées» par les
innombrables projets de ces institutions qui ne soit envisagé sous
l'angle de la participation en groupe, de l'action dite communautaire.
Cette obligation se révèle toutefois particulièrement pressante dès qu'il
est question d'infection par le VIH : « Pour répondre à l'épidémie, la
priorité est de mobiliser les communautés» 204. Cependant, qu'est-ce
qu'une communauté 205? A la suite d'autres auteurs, dont les
investigations se situaient en Europe ou en Afrique 206, nous avons
tenté, d'une part, de cerner ce que les techniciens de l'aide humanitaire
entendent par « communauté»; d'autre part, de confronter leurs
versions de la vie villageoise ou des réseaux d'entraide avec ce que les
monographies et notre propre expérience de terrain en laissent
entrevoir···. Mais nous rappellerons tout d'abord, en première partie,
le cadre théorique d'une discussion sur le thème de la communauté;
puis l'histoire du concept et de ses conditions d'utilisation par les

•• Nous utiliserons ici alternativement les termes « aide internationale », « organisations


internationales», « aide humanitaire» pour désigner l'ensemble des acteurs et institutions
engagés soit dans l'aide bi ou multi-Iatérale (d'urgence ou de développement), soit dans
l'assistance et le développement de type caritatif et privé.
204 National Review ofthe HIV/AIDS Response in Cambodia (p. VI).
205 Ce mot apparaitra alternativement avec et sans guillemets, selon qu'il s'agira d'une
catégorie du discours des développeurs ou de l'objet pris dans son acceptation courante.
Toutefois, pour éviter répétitions et surcharges, le concept sera parfois rendu sous d'autres
formes, ou les guillemets omis.
206 FREYENS, P. etaI. (1993); SEELEY, J. A. (1992); STONE, L. (1992); WOELK, G. B.
(1992) cités par JEWKE, R. & MURCOTI, A. (1996); LOUVET, F. (1989); BALIQUE, H.
(1999). En Asie: KITAHARA, A. (1996).
••• Cette recherche a été menée dans le cadre du programme thématique « sida», CNRS,
Département SHS, de l'UMR 116 (Université de Paris X). Nous remercions Claudie Haxaire
de nous avoir associée au travail de l'équipe de Nanterre sur ce projet.
L 'obligation communautaire
organismes internationaux et enfin le contexte épidémiologique et
sociologique de l'épidémie de sida au Cambodge.

Remarques préliminaires
Une théorie des groupes?
Les termes de « groupe» et « communauté» désignent tous deux
« plus d'un individu» et posent des problèmes similaires de définition,
parce qu'ils sont en eux-mêmes vides de sens 207. Mais ils n'ont pas la
même histoire et connaissent des succès différents. Les médias, depuis
quelques années, propagent à longueur de journée les expressions
« communauté scientifique» (ou médicale, etc.) ou « communauté
internationale ». Dans leur contexte d'énonciation, ce vocable
démonétisé recouvre à la fois les unités les plus discrètes, des
« groupes» professionnels et l'ensemble le plus large et le plus
anonyme, « le monde ». Le discours de l'aide internationale reflète
cette tendance, mais il p'..lise aussi une partie de ses notions dans les
théories des sciences sociales 208. Or, d'une part celles-ci n'échappent
pas aux phénomènes de mode, d'autre part anthropologues ou
ethnographes ne sont pas toujours exempts de manque de rigueur dans
leurs descriptions ou analyses. Les milieux académiques eux-mêmes
recourent de plus en plus souvent à une acception de sens commun du
terme. Qu'ils fassent plus tard amendable honorable ou que leurs
théories soient ensuite invalidées, celles de leurs idées les plus utiles à
la marche des opérations de développement continuent d'être
indéfiniment reproduites. Ainsi en est-il du concept de communauté.
Nous l'évoquerons d'abord sous deux aspects : celui de sa définition
par les sciences sociales et celui de son usage institutionnel.
L'indéfinissable communauté
En sciences sociales, le débat a plus d'un siècle. Le courant
évolutionniste définissait la communauté comme une entité différente
de la société. Tonnies en particulier opposait la communauté, rurale,
conviviale, globalisante et de petite taille, à la société industrielle,

207 A l'instar de ce qui s'est passé pour le terme de « communauté », le travail de définition,
par la sociologie, du concept de « groupe» (réorganisé par exemple en séries d'oppositions
désignant « groupe primaire/secondaire» ou « groupe nominal/groupe réel» etc...) a donné
lieu à de multiples théories concurrentes (COOLEY, G., 1909; GURVITCH, G., 1950;
MERTON, R., 1953; ANZIEU, D. & MARTIN, J. Y., 1969... ).
208 OLIVIER DE SARDAN, 1. P. (1995 :101-102) sur « le . dispositif
populisme/anthropologie/développement ».
256
L'obligation communautaire
large ensemble anonyme et fragmenté 209. Implicite, le raisonnement
selon lequel les petits groupes, et particulièrement les villages, se
caractériseraient par des relations d'entraide et de partage, ne
résisterait pas à la simple observation et a été régulièrement
dénoncé 210. Cette· vision nostalgique d'un âge d'or des relations
humaines continue cependant d'animer la réflexion des développeurs:
« the communities have existed, the villages have existed, for a long
time, because there has been harmony within the community» 211.
D'autre part, toujours selon les théories des débuts de la sociologie, le
passage d'un type de société à un autre s'accompagnerait
inéluctablement d'une dilution ou disparition des « liens
communautaires» 212. C'est ainsi qu'au Cambodge on entend souvent
dire (par les travailleurs sociaux) que la communauté existait
autrefois, mais qu'elle s'est affaiblie ou a disparu sous le régime des
Khmers Rouges 213. En Thaïlande, c'est le passage à l'économie de
marché qui est accusé de « détruire la vie communautaire» 214.
Par ailleurs, une communauté est-elle une entité géographique?
un « ensemble populationnel cohérent» 215? Une liste de 94
définitions fut publiée par Hillery 216 en 1955. L'anthropologie
américaine, après 40 ans d'investigation, venait de produire un nombre
considérable d'études de « communautés» géographiques (rurales ou
de quartier) ou culturelles (corporations, ethnies) sans pouvoir décider
ce qui pouvait les fonder: leurs dimensions. physiques?
institutionnelles? relationnelles? Aussi les sociologues des années 60
finirent-ils par abandonner le concept, en partie « because they
doubted the value of studying something which could not be

209 TONNIES, F. (1977).


210 Tandis que Marc AUGÉ (1973) a mis en garde contre « l'illusion villageoise» en
Afrique, Mary DOUGLAS (1989: 19 et 21) a mené une réflexion sur la nature de la
solidarité dans les sociétés occidentales à partir de l'exemple des sociétés dites
« traditionnelles ». Passant en revue les théories du lien social, de Durkheim (1903) à Taylor
(1982) elle conclue que « la petitesse de la communauté n'est pas pertinente» pour « résoudre
les problèmes posés par l'action collective ».
211 NARTSUPHA, C. (1991: 119).
212 GOSSIAUX, 1. F. (1991: 165).
213 Cette idée est tellement répandue dans la littérature qu'il est impossible d'en donner une
liste exhaustive. A titre d'exemples récents, EMERSON, B. (1997 : 22-24), Unicef (1998 : 1).
214 PUNTASEN, A. (1996: 74 et suiv.).
215 BOUVIER, P. (1997).
216 HILLERY, G. A. (1955).
257
L'obligation communautQlre

defined» 217. On peut toutefois réduire cette polysémie à deux grands


types d'interprétation: géographique (( la communauté villageoise »)
ou qualitatif/comportemental (( les communautés musulmanes»).
Mais, dans un cas comme dans l'autre, le dénominateur commun
déterminé par le ou les utilisateurs du terme « communauté» contient
l'idée d'affinités, de nécessaire mise en partage, de relations
privilégiées entre les membres d'un groupe (sans indication de la
forme ou du degré d'échange impartis). C'est la superposition de ces
catégories qui assure depuis toujours le succès du concept. La
plasticité du terme, ses métamorphoses selon les impératifs du pouvoir
et surtout la possibilité de l'imposer de l'extérieur en font un excellent
outil de gestion (encadrement, administration, soumission...) à des fins
politiques ou corporatistes.
Au siècle dernier, les pouvoirs coloniaux désireux de s'adresser à
un « interlocuteur collectif» attribuèrent ainsi aux unités territoriales
de peuplement l'épithète de communautés. Ils se basaient là sur une
vision européenne des réseaux de sociabilité, fondés sur
l'appartenance au même terroir. Cette pratique fut largement imitée en
Thaïlande dans les années 60 : l'État y a promu le développement
communautaire pour faire face à la menace communiste. Il s'est
appuyé pour ce faire sur le concept de « communauté villageoise »,
institutionnalisé par la création de nouvelles unités
administratives 218. De nombreuses monographies de village, menées
sur des fonds spéciaux de l'armée américaine, justifièrent du recours à
ce terme et alimentèrent cette politique 219. Le concept a été repris
dans les années 1980, sous l'appellation de « culture commummtaire»
par les organisations non gouvernementales thaïes, cette fois-ci à des
fins d'organisation des masses rurales. Les mouvements de résistance
au régime d'apartheid en Afrique du Sud ont tenté, il y a vingt ans, la
même réappropriation d'une notion jusqu'àlors utilisée pour les
asservir 220. Ils en découvrirent la vacuité lorsque « many subsequent
development projects failed (...) because of an assumption that
communities actually 'exist'» 221.

217 JEWKES, R. & MURCûTT, A. (1996: 557).


218 KEMP, 1. (1996: 58).
219 KEMP, J. (1988, p. 58), V ADDHANAPHUTI, C. (1993: 12-13).
220 THûRNTûN, R. J. & RAMPHELE, M. (1989).
221 JEWKES, R. & MURCûTT, A. (1996: 562).
258
L 'obligation communautaire
La communauté comme évidence
S'il peut être avancé que l'on se trouve souvent en présence d'un
simple jargon, des excès d'une langue de bois d'administrateurs
pressés, pour les techniciens des organisations d'aide et de
développement, la. communauté n'est pas une métaphore. Elle
« existe» effectivement, à tel point qu'ils l'évoquent volontiers comme
une personne qu'ils auraient rencontrée: elle « se mobilise» ou bien
au contraire « présente des réticences». C'est un être intelligent qui
connaît des états d'âme et des sentiments: « the community has (...)
been affected (by) the fear of (HIV/AlOS) being transmitted, and thus
responds to it by discriminating against those infected » 222.
Cet anthropomorphisme, relevé par d'autres observateurs 223,
implique l'idée d'une unicité du groupe humain considéré que défie
pourtant l'expérience quotidienne de la vie en société. Aussi, au-delà
de la naïveté qui consisterait à penser que l'ensemble des membres du
village/quartier/etc. s'exprime comme un seul homme, non seulement
le vocabulaire choisi pour parler de « la » communauté mais plusieurs
autres traits de cette idéologie mériteraient d'être examinés par
l'anthropologie religieuse 224. Ici, la croyance en « la» communauté
«ne peut s'opérer qu'à partir d'une définition incomplète de l'être
humain : elle en aplatit les reliefs et en ignore les contradictions» 225.
Opération d'exaltation de la réalité, la personnification du groupe
rencontré, la communion supposée entre ses participants, dote d'un
corps et transfère une âme (<< l'esprit communautaire») à une
construction sémantique: on se trouve dans le domaine de « l'extra-
quotidien », d'une fiction sociale « hypostasiée» 226.
Cette croyance en un caractère fondamentalement consensuel des
communautés est propagée par les institutions internationales depuis
environ un demi-siècle. Lorsque, en 1978, l'Organisation mondiale de
la santé inscrivait le concept de participation communautaire dans sa
Déclaration sur les soins de santé primaires 227 il n'était pas nouveau:

222 MUNZ, M. (1996 : 17).


223 JEWKES, R., MURCOTI, A. (1996: 560); BALIQUE, H. (1999: 6).
224 Dans la mesure où celle-ci s'intéresse à la capacité qu'ont les sociétés « d'élaborer des
objets de croyance ».
225 VOLLAIRE, C. (1995 : 89).
226 Lorsque le sacré est identifié à la société elle-même, que l'on se trouve face à une
« expression figurée de la société» (DURKHEIM, E., 1960 : 295).
227 OMS-FISE (1978).
259
L'obligation communautaire
dans les années 1950, sous le nom de développement communautaire,
il aurait déjà enregistré de solides échecs 228. Pourtant, les
déclarations officielles de la plupart des agences des Nations unies
(OMS, Unicef, Banque mondiale) continuent d'affirmer les vertus de
la prise en charge par « la» communauté de tous les aspects de la
santé, y compris et surtout son financement 229. En ce qui concerne
les malades du sida, les recommandations de l'OMS depuis 1991
portent sur « la continuité de soins globaux» (Comprehensive Care
across the Continuum) appliqués par « des communautés
entières» 230.
Malheureusement, aucun texte ne précise la nature de cette
précieuse collaboratrice. Lorsque des définitions sont proposées, elles
se signalent par leur ambiguïté : c'est par exemple une « entité sociale
organisée d'une façon ou d'une autre et possédant un certain sens de
son identité» 231. Plus récemment, l'Onusida a admis « définir la
communauté dans son sens le plus large et inclusif: (c'est) un groupe
de personnes qui ont quelque chose en commun et vont agir ensemble
pour leur intérêt mutuel» 232. Jewkes et Murcott se sont penchées sur
l'écart très important entre le foisonnement d'études et de tentatives de
compréhension de ce qu'est « la communauté» en sciences sociales, et
l'absence générale de questionnement sur ce qui la fonde dans les
textes des institutions internationales 233. Elles montrent que le
concept de participation communautaire, si sacro-saint qu'il a été
comparé à la maternité «(
it's like motherhood - everybody praises
it ») 234 a suscité chez les spécialistes en santé publique une
abondante littérature technique portant sur les méthodes d'incitation ou
d'évaluation de la participation. Mais d'une part l'examen d'un
échantillon de 600 articles scientifiques ayant eu recours à la
terminologie communautaire, « (... n'était) pas en mesure d'identifier
les fondements qui sous-tendent ces concepts» 235. D'autre part, et à

228 FOSTER, G. (1982) ; Cf également PLANT, R. (1974) ; BICHMANN, W. (1983);


UGALDE, A. (1985), cités par JEWKES, R. & MURCOTT, A. (PLANT, 1996) ; ainsi que
RIFKIN, S. B. (1985).
229 Charte d'Ottawa (1987), Inititive de Bamako (1988).
230 OMS/WHO (1991), OMS/WHO (1993).
231 WHITE, A. T. (1982).
232 UNAIDS (1997 : 3).
233 JEWKES, R. & MURCOTT, A. (1996,1998).
234 VUORI, H. (1984).
235 BRANNSTROM, l. A. et al. (1994).
260
L'obligation communautaire
nos yeux beaucoup plus important, le principe et la détennination de
« qui» participe, de ce que c'est que cette communauté qui doit
s'impliquer, ne soulèvent généralement ni question, ni contestation:
« doubts about (it) are rarely formally expressed » 236. Il s'agirait donc
d'un dogme 237, que nous analyserons à partir de trois axiomes:
dynamique de diffusion d'un phénomène de mode, articulation entre
deux groupes « d'infra-idéologies» auxiliaires, soumission d'une
rhétorique à des impératifs budgétaires.
Idéologies, modes et marché
« Certaines représentations (...) typiques des cultures modernes se
répandent rapidement à travers une population mais ont une durée de
vie courte ; ce sont ce qu'on appelle des modes, comparables à des
épidémies» (Sperber D., 1996: 81). Les stéréotypes, idéologies et
représentations de la « configuration développementiste » évoluent et
fluctuent au rythme des mouvements de mode : ces préférences
suivent un « processus de transfonnation incessante et à tendance
cyclique» 238. On peut leur appliquer les grilles d'analyse utilisées en
sociologie de l'innovation. Celles-ci font apparaître plusieurs
catégories d'adoptants d'une nouveauté, des « pionniers» aux
« retardataires» 239. En ces termes, la France se situerait sans doute
dans la « majorité tardive» des avocats de la santé communautaire.
Quoique inscrite dans les objectifs de l'OMS pour l'Europe, la
stratégie des soins de santé communautaires n'intéresse en effet que
médiocrement les professionnels de santé dans notre pays. Aussi la foi
en cette notion a souvent été acquise sous l'influence, ou lors de
contacts avec les milieux anglophones, qui utilisent beaucoup plus
massivement cette tenninologie*. Depuis une quinzaine d'années, en
effet, une partie du personnel des ONG médicales françaises va se
fonner à l'épidémiologie et à la gestion sanitaire aux États-Unis ou en
Grande-Bretagne. Les modes se fanant, la nécessité de proposer de
nouvelles méthodes d'intervention amène à changer « l'emballage»

236 OAKLEY, P. (1989).


237 Nous reprenons ici une expression utilisée par FOURNIER, P. & POTVIN, L. (1995 : 39)
en dehors de toute référence au champ religieux évoqué plus haut.
238 BESNARD, P. (1989 : 131).
239 ROGERS, E. (1983) cité par OLIVIER DE SARDAN, 1. P. (1995 : 82).
*Je corrige cet article pendant un séjour aux États-Unis. Le sac de supennarché qui contient
mon déjeuner me propose « a Shoppers Program for Community Giving ». En avril 1999, le
«(
président Clinton, dans une proposition de loi, étendait le tenne à la nation our conception
of America as a community »).
261
L'obligatIOn communautaire
autour du concept : on passe de la conscientisation de la communauté
(les années 1960), à son éducation ou à sa participation (les années
1970 et 1980) ; de nos jours on tente de la « mobiliser », de lui rendre
son pouvoir, etc.
Mais, au-delà des formes que doit revêtir et abandonner
régulièrement l'aide internationale, elle ne serait mue que par deux
sortes « d'infra-idéologies ». La première concernerait sa vision des
sociétés telles qu'elle se les imagine et la seconde celle des sociétés
telles qu'elle aimerait qu'elles soient. Les initiateurs de cette théorie
assurent que ces deux séries de représentations co-existent parce
qu'elles sont complémentaires 240. Là résiderait le succès de la « mode
communautaire» : ce concept permet de combiner l'appréhension d'un
monde rêvé (celui du consensus antique, primordial, malheureusement
perdu par l'Occident industrialisé) et la nécessité d'œuvrer à son
avènement : « Any community programme does not happen like that,
if there is not a tremendous amount of time spent to conscientize
people» 241.
Enfin, éminemment soumises aux lois du marché, ces
organisations s'expriment au moyen de ce que plusieurs auteurs ont
appelé des « rhétoriques du développement» 242. Cette esthétique de
la communication, écrite ou orale, se révèle d'une importance capitale
lorsqu'il s'agit d'obtenir le soutien des donateurs ou des financeurs
institutionnels: « Lors des discussions qui conduisirent à la création
du premier centre de santé communautaire du Mali en 1988,
l'initiateur de cette expérience, le regretté Lassana Siby, proposa
d'employer le mot « communautaire» pour baptiser ce nouveau type
de structure. « Le mot communautaire plaît aux bailleurs de fonds»
expliqua-t-il pour justifier son choix» 243.
Dernièrement, l'Onusida* s'est engagée à soutenir les actions
entreprises « au niveau de la communauté» 244. Cela signifie, pour les
organisations non gouvernementales comme pour les agences

240 OLIVIER DE SARDAN, J. P. (1995 : 59).


241 Notes de terrain, octobre 1997.
242 OLIVIER DE SARDAN, 1. P. (1995: 57); WATSON, H. (1996: 1).
243 BALIQUE, H. (1999: 1).
t Agence des Nations Unies chargée de coordonner les efforts des grandes organisations
internationales (OMS, Unicef, Undp, Unfpa, Unesco, Banque Mondiale) en matière de lutte
contre le sida. Sa mission est de protéger « les individus et les communautés ».
244 UNAIDS (1997: 3).
262
L'obligation communautaire
internationales, la possibilité « d'intrants» (in-puts) de toutes sortes:
monétaires, bien sûr, mais également sous forme de prêts, d'allocation
en matériel, de services (imprimerie), de ressources humaines (envoi
de consultants), etc.
Le contexte cambodgien
Données épidémiologiques, sociales et culturel/es
Certains épidémiologistes estiment que l'Asie pourrait compter
dans les vingt prochaines années le plus grand nombre de personnes
infectées au monde 245. Au Cambodge, en 1998, leur chiffre se situait
autour de 15 000, dont à peu près 2 000 enfants, pour une population
d'environ Il millions 246. Considérant la récente introduction du virus
dans le pays (la fin des années 1980), c'est aussi la rapidité de sa
progression qui alarme les autorités: «The Kingdom of Cambodia
has the most serious HIV/AlOS epidemic in Asia, with many
contributing factors which suggest that the epidemic has the potential
to cause Cambodia to become one of the worst affected countries in
the world » 247.
La prévalence est de 42 % chez les prostituées et de 6 % chez les
policiers et militaires 248. Les taux de 2 à 3 % découverts chez les
femmes enceintes « suggèrent que l'épidémie a débordé les groupes à
risque classiques pour atteindre largement la population
générale» 249. Le chiffre d'un millier de malades du sida en 1997,
calculé dans un contexte de sous-déclaration très importante, pourrait
s'élever à 40000 en l'an 2000 250. Les projections prévoient, en
l'absence d'interventions efficaces et de modifications du
comportement, un total cumulé d'un million de séropositifs en l'an
2006 et une perte économique de 2,8 milliards de dollars (US) 251.

245 Rapport de la conférence de l'Asean Task Force on Aids à Singapour, 18/12/96. Les
limites géographiques imparties à « l'Asie» diflèrent d'un organisme à l'autre. Dans sa plus
grande acceptation, elle inclut l'Inde (850 millions d'habitants), la Chine (1 milliard 134
millions) « le reste de l'Asie et les îles» (683 millions), soit 2 milliards 667 millions de
personnes, plus de la moitié de la population du globe.
246 National Center for Derrnatology, STD and HIV/AIDS, Ministry of Health, Phnom
Penh, décembre 1998.
247 National AIDS Review (1997 : V).
248 National Center for HIV/AIDS Dermatology and STD, Ministry of Health, Press Release,
décembre 1998.
249 FABRE-TESTE, B. et al. (1997 : 31).
250 BROWN, J. C. (1997: 1).
251 MYERS, N. (1997: 4).
263
L 'obligation communautaire
Pour le moment, le petit nombre de cas reconnus de sida continue
de cacher à la population la gravité de la situation : l'épidémie
demeure encore invisible. Connu des Cambodgiens sous sa forme
anglicisée de « Ed» le sida est considéré comme une maladie
vénérienne et en général identifié à la syphilis (svay krap). Si l'impact
des campagnes d'information à Phnom Penh et dans les principales
villes, mais surtout les premiers décès, y ont fait prendre conscience
depuis un an ou deux qu'il s'agissait d'une nouvelle pathologie 252, en
milieu rural (soit plus de 80 % de la population) on continue de
hausser les épaules: « c'est le svay krap, dit-on, mais avec un nouveau
nom, comme le reste. » En effet, depuis vingt ans, la langue khmère a
connu plusieurs révolutions et impositions de néologismes. Le sida a
été considéré comme le retour de la syphilis, rebaptisée dans le
contexte de l'explosion de la prostitution pendant le séjour des casques
bleus· et de la présence des étrangers 253. Plus de 90 % des
contaminations surviennent lors de rapports hétérosexuels 254. Mais,
comme le font apparaître les recherches de Maurice Eisenbruch, le
principe de causalité du svay krap doit davantage à la transmission des
mérites et démérites par les lignées ascendantes qu'à l'action d'un
agent microbien sensible aux interventions de santé publique 255.
Enfin, comme dans la plupart des pays du sud, les moyens
manquent pour faire face à l'épidémie. En 1995, le montant alloué au
ministère de la santé ne représentait que 4,8 % du budget national. En
1997 il était moindre encore, ne permettant de dépenser que moins
d'un dollar par habitant et par an 256. La Thaïlande, au début des
années 90, réservait le double de cette somme aux seules activités de
prévention du sida 257. Le méme investissement au Cambodge
nécessiterait 20 millions de dollars, soit quatre fois les ressources

252 Lors d'une enquête de type CAP, 92 % d'adolescents dirent que « le sida ne peut être
guér: » (SOLIM, L. et al., 1997: 1).
* 22 000 agents, civils et militaires, de la mission électorale et de maintien de la paix de
('Autorité Provisoire des Nations Unies au Cambodge (Apronuc), de fin 1991 à 1993.
253 GREIG, A. (1996 : 12). En fait, l'examen des sérotypes suggère l'extension d'une
épidémie régionale plutôt que son introduction depuis un autre continent (SOEPRAPTO, W.
et al. (1995).
254 National Aids Review (1997: V).
255 EISENBRUCH, M. (1997).
256 Ministry of Health/WHOINGO (1998: 5).
257 MECHAI, V. et al. (1993: 18).
264
L'obligation communautaire
jusqu'alors mises en œuvre 258. Or, après le coup d'État de 1997,
l'instabilité politique a bloqué les mécanismes d'attribution budgétaire
et l'économie s'est effondrée. La dépendance du ministère de la santé à
l'égard des organisations internationales est totale.
Poids des organisations internationales et ONG
Le Cambodge (11 millions d'habitants) connaît peut-être la plus
grande concentration d'organismes d'assistance au monde, en dehors
des contrées affectées par une crise aiguë (famine, tremblement de
terre...). Le chiffre de 118 organisations internationales et ONG
étrangères en 1997 ne reflète pas complètement la réalité, plus proche
sans doute de 200. Le total de leurs dépenses atteignait 130 millions
de dollars en 1996 259. A cette somme il faut ajouter celles allouées
par les organisations internationales (Banque asiatique de
développement, Banque mondiale, FMI) et l'aide multilatérale
attribuée chaque année par un comité de 33 pays donateurs. En février
1999, le gouvernement s'apprêtait à leur demander (et à recevoir) 1,35
milliard de dollars pour trois années d'exercice, ce qui représentait
40 % du budget de l'État. Dans le domaine du sida, l'ensemble des
ONG, des agences des Nations unies et de l'aide bilatérale a déboursé
7,3 millions de dollars de 1993 à 1997, tandis que le gouvernement
cambodgien allouait 15 000 dollars au Programme national sida en
1995-1996.
Mais la quasi-totalité (80 %) de ces fonds est reversée aux
ONG 260. Les fonctionnaires du ministère de la santé, dans cette
situation, s'estiment pris au piège: les organisations étrangères
possèdent les moyens d'agir et complètent leurs salaires, aussi leur est-
il impossible de les ignorer et de ne pas se plier à leurs façons de
faire: « If the AIDS epidemic increases quickly, it is because of the
lack of flexibility from the donors. (...) We are paid by the donors to
achieve their agendas and the programme is not our programme»
disent-ils 261. Il n'est un secret pour personne, au Cambodge, que les
rivalités entre agences pour l'accès aux ressources (budgets, personnel,
voire « populations-cibles »...) compromet gravement la possibilité de
freiner l'épidémie: « The primary end response is for each
organisation to go its own way to accomplish their objectives, to be

258 MYERS, C. N. et al. (1997 : 6).


259 CCC (1996, a, p. ii).
260 National AIDS Review (1997: 10): PALLA, T. et al. (1998: S. 16).
261 Notes de terrain, octobre 1997.
265
L 'obligation communautaire
suspicious of one another and to create small factions which are
extremely dysfunctional (...) and (...) promote an extremely disjointed
national effort» 262.
Ces organisations se nomment elles-mêmes « the donors
community »263 et elles revendiquent la nécessité (pour les
Cambodgiens tout au moins) de la participation communautaire 264.
Pourtant, « la Communauté ONG au Cambodge (...) ne constitue pas
un groupe homogène d'acteurs qui répondent aux mêmes aspirations et
tendent vers les mêmes buts» 265. Quelles sont alors les significations
imparties à ce terme?

Discours et stratégies communautaires


Nous avons rencontré en entretiens ouverts, d'une demi-heure à
une heure et demie, vingt-six techniciens ou administrateurs de
projets, à Phnom Penh et en province (Battambang principalement).
Tous n'étaient pas directement chargés d'activités dans le domaine du
sida, mais leur organisation conduisait à un titre ou à un autre des
programmes de santé et en envisageaient la possibilité. En ce qui
concerne la prise en charge des malades, peu d'organisations, lors de
l'enquête, s'étaient lancées dans des programmes de soins. Une seule
rendait visite aux patients, à domicile, et l'OMS préparait un projet-
pilote de « home and community care », que nous mentionnerons plus
loin. Nous avons également analysé la masse de documents (rapports
d'activités, projets, comptes-rendus de réunions, feuillets de
présentation, littérature technique, etc.) que ces organisations ont
accepté de nous confier 266. Lors de ces entretiens, mais surtout dans
les textes, nous avons trouvé d'innombrables mentions de la
communauté. En effet,. la fréquence du recours à ce terme est
infiniment plus importante à l'écrit qu'à l'oral. Dans l'ensemble de ces
allusions, verbales ou imprimées, nous distinguerons deux usages : les
références non assorties. de procédures d'opérationnalisation et celles
qui s'accompagnent de mécanismes de représentation des
communautés pressenties.

262 National AIDS Review (1997: 6).


263 CCC (1997 : II).
264 MEDICAM (1997), C. C. C. (1997: Il).
265 ROUSSEAU. S. (1996 : 73).
266 Nous ferons également appel à quelques écrits sur la participation communautaire
distribués au Cambodge dans le milieu des ONG.
266
L'obligation communautaire
Évocations de la communauté
Un terme intraduisible
Bien souvent, le lecteur ne peut imaginer aucune réalité sociale
précise derrière ce mot, ni défini ni expliqué. Il pourrait alors être
entendu comme un terme vernaculaire, propre à la langue des
développeurs occidentaux, et à ce titre aussi intraduisible que kula ou
potlatch 267. Ensuite, il semble de règle, et non une exception, que
coexistent, éventuellement au sein d'un même texte, des acceptions
différentes et parfois contradictoires de ce vocable. Il s'agit de notions
« polythétiques» 268 qui ne correspondent pas à un concept précis
mais doivent être interprétées en fonction du contexte d'énonciation,
traduites. Nous avons tenté de les grouper en fonction de leur degré de
précision, de leur capacité à décrire des populations.
La première catégorie, et la plus souvent rencontrée, rassemble
des formes floues du vocable, telles que les expressions « the general
community» et « the community at large» ou « the wider
community» 269 et, dans sa version plurielle « les communautés»
«( beneficiary groups : (...) high risk populations in
communities » 270). Elle ne se différencie pas beaucoup de « la
société », ainsi que le déclare d'ailleurs ce texte, extrait d'un manuel
scolaire thaï: « Sometimes people say society, but nowadays it is
preferred to talk about community because the latter stresses the idea
of the importance of the people relating to each other (...) » 271.
Cette candide affirmation de la valeur idéologique du terme nous
éclaire sur les contorsions sémantiques rencontrées à longueur de
rapport, lorsque toute mention de plus de deux individus (the
community members 272) s'affuble de l'épithète de « communauté» :
il s'agit d'une mode, on « préfère» un terme à un autre pour dire la
même chose. On pourrait en l'occurrence traduire « communauté» par

267 Jewkes et Murcott le traitent d'ailleurs comme une « folk category» (1998 : 844) c'est-à-
dire un objet d'investigation ethnologique.
268 C'est-à-dire « des ensembles de phénomènes ne partageant entre eux qu'un air de
famille. » (SPERBER, D., 1982: 34).
269 WHO (1997). Dans les paragraphes suivants, nous indiquerons la provenance de quelques
appellations, sauf lorsqu'elles proviennent de documents non identifiables (transparents
distribués lors de séminaires...) ou lorsqu'elles se retrouvent dans les textes de plusieurs
organisations différentes.
270 UNAlDS (1998, 1. 3).
271 MULDER, N. (1997: 82).
272 MUNZ, M. (1996: VI).
267
L'obligation communautaire
« les gens », comme cet expert français: « La communauté? C'est...
comment dire ?. la base. Les gens en général. Et il faut trouver des
canaux pour arriver le plus bas possible» 273.
Cette version coïncide, d'une part, avec la conclusion à laquelle
aboutit Hillery : les. 94 définitions recensées au terme de ses travaux
ne possédaient en commun que de concerner « des gens» 274. En
outre, les expressions de « base» et de « plus bas» recoupent le
vocabulaire en vigueur dans les années 1970 et 1980 au Cambodge,
lorsque les cadres de la révolution ou du Parti cherchaient à éduquer
« la base» (moulathan) et « descendaient» la rencontrer (choh
moulathan). Cette formule trouve écho dans une autre explication de
ce qu'est la communauté : « Community is the lowest level of people
in the villages» 275.
Pour les agences engagées dans la diffusion d'information sur le
sida, cette forme amorphe et anonyme de la communauté-société se
transforme en une série de « cibles» (groupes-cibles ou targets) 276 à
atteindre. D'autres termes apparaissent alors, que nous avons
regroupés dans une seconde catégorie. Il peut s'agir des acceptions
territoriales (coastal communities 277), ethniques (the vietnamese
community 278), comportementales (the heterosexual community),
habituelles lorsqu'il est question de « communautés ». DaIls des
versions plus précises on rencontre la « communauté» des utilisateurs
d'un produit (les auditeurs d'une chaîne de radio 279) ou des clients
d'un débit de boisson (( Lending video-cassettes to restaurants or
cafés is an effective way of reaching the community» 280). Des
institutions (les pagodes 281), des groupes professionnels (les
pêcheurs 282), des commerçants (a collective of bar owners 283), des

273 Notes de terrain, octobre 1997.


274 « The only factor he found common to aH was that they dealt with people. » (JEWKES,
R. & MURCOlT, A., 1996: 557).
275 Notes de terrain, octobre 1997. La distance sociale que pourrait impliquer le double sens
de « lowest » a été exprimée plus cruement par d'autres interlocuteurs (cf mfra).
276 ALLIANCE (1997b : 2).
277 GREIG, A. (1996: 1).
278 BOYD, D. et al. (1996 : 7).
279 Notes de terrain, octobre 1997.
280 B. W. A. P. (1997, 5. 2 d).
281 NOONAN, J. (1996b).
282 NOONAN, J. (1996b).
283 USAlD (1996: 16).
268
L'obligation communautaire
classes d'âge (qui sont des « peers communities» 284), des
associations locales (toutes les organisations appelées « community
based » 285) reçoivent cette appellation. Elle s'applique également à
des personnes dépourvues de titres de propriété (les « squatters
communities» 286) aux syndicats ou à des locaux d'habitation
(military barracks) 287 et enfin bien sûr aux organisations
internationales elles-mêmes (the donors community). Les possibilités
sont infinies puisque l'adjonction de n'importe quel qualificatif suffit à
désigner une « communauté ». Il n'y aurait rien à objecter à cette façon
de décrire des populations ou des groupes si des qualités imaginaires
ne leur étaient attachées de surcroît.
Fabrication des « communautés»
En effet, à un moment ou à un autre, le discours ajoute des
attributs, réels ou fictifs, à ces constructions. En référence aux
connotations relationnelles du concept de communauté apparaissent
les idées de partage, de coopération, au-delà du cercle familial, entre
personnes non apparentées : « What do we mean by « community » ?
People work together, live together, know each other, help each other,
have shared heliefs, solve problems together» 288.
On remarque une espèce de va-et-vient dans l'usage qui est fait du
terme: dans un mouvement de retour, ces caractéristiques définissent
l'objet préalablement construit. La communauté des conducteurs de
cyclo, par exemple, n'a pas été invoquée en vain ; il existe forcément
entre ses membres un esprit de corps, une solidarité naturelle, qu'il
suffirait de « mobiliser» (trigger) 289. S'ils ne se manifestent pas, si
l'on constate au contraire des dissensions, l'objet désigné ne cesse pas
d'être une communauté, elle se montre simplement « hétérogène» :
« But there are always tensions which exist within communities and
which work against the goal of people cooperating together » 290.

284 USAID (1996: 15).


285 ALLIANCE (1 997a).
286 Save the Children Fund (UK) Cambodia (1997).
287 USAID (1996 : 16).
288 O'LEARY, M. & SIMMONS, M. (1995: 79).
289 UNICEF (a, p. 1).
290 O'LEARY, M. & SIMMONS, M. (1995: 88).
269
L'obligation communautaire
Le travail des organisations est alors de créer « une identité
communautaire» : « Then, the means must be devised and applied to
create a cCtmmunity identity » 291.
Dans cette logique, il devient impossible d'échapper à
l'inscription, par l'extérieur, dans un groupe quelconque, puis de se
voir assigner l'obligation morale de coopérer à ses activités. La
communauté est dans l'œil de l'observateur, qui s'étonne lorsque l'objet
ne réagit pas conformément à ses attentes : « On a eu cette histoire : 5
à 6 paysans avaient leurs parcelles le long du même canal d'irrigation
et il fallait organiser le partage de l'eau. Ça ne marchait jamais. On
faisait des réunions et des réunions sans aboutir à un accord jusqu'à ce
qu'un jour l'un des paysans se mette en colère et dise : «je sais bien
pourquoi on doit partager l'eau, c'est pour faire du riz de saison sèche
et tout le monde en profitera, le rendement sera meilleur, etc. mais
moi je préfère ne pas partager avec mon voisin et gagner moins,
voilà! » 292
Les « volontaires », représentants désignés de la communauté et
sur lesquels reposent de plus en plus .de programmes, comparent les
avantages en nature offerts par les différentes ONG et se vendent aux
plus offrantes. Ces stratégies, apparues récemment, avec les
intermédiaires du développement, provoquent la consternation des
expatriés qu'attriste ce « manque d'esprit communautaire »:
« Sometimes, the people called by the khum (commune) leader to
attend the 3 days training abo~t AIDS are upset that we do not give
them per-diem !... » 293
Inversement, toute activité commune observée peut recevoir le
label de « communautaire », quelle que soit la nature des liens entre
les acteurs: « Je t'assure, dans le quartier où j'habite, je vois bien que
ce n'est pas comme chez nous ; les gens se parlent tout le temps, se
prêtent des trucs, ils font tout ensemble, quoi.» (V. G., consultant
belge).
Enfin, lors de l'enquête, un questionnement direct (( qu'est-ce que
c'est pour vous que la communauté? ») a souvent provoqué de la part
des techniciens occidentaux des réactions de méfiance ou d'agacement
de ce type: « Quand il s'agit d'agir, ces subtilités (sur ce qu'est une

291 USAlD (1996 : 16).


292 Notes de terrain, octobre 1997.
293 Notes de terrain, octobre 1997.
270
L 'obllgation communautaire
communauté) n'ont plus cours, il faut mobiliser les gens... » 294 « To
develop a response to the AIDS epidemic, it's simple, we don't need
an academic definition. Our work is trying to get ordinary people to be
involved in fighting AIDS. » (id.)
« Mobiliser les. gens », atteindre cette communauté pourtant si
vivante et réelle que, nous l'avons vu plus haut, elle s'exprime comme
une personne, constitue la principale préoccupation des organisations.
L'opération de « communautarisation »
La plupart des textes (et des discours) lorsqu'ils évoquent la
communauté, décrivent en fait le processus de son incarnation.
Plusieurs méthodes sont mises à l'épreuve : la communauté est
« représentée» soit par un comité permanent, soit par des volontaires
affectés à certaines tâches, soit par des associations, soit enfin par des
personnages désignés comme « traditionnels» ou « naturels» 295
(guérisseurs, nonnes...). Nous examinerons, dans le cadre de cet
article, deux stratégies. Celle basée sur les « agents communautaires»
puis, plus longuement, celle reposant sur une conception
géographique, territoriale de la communauté (le village).
Les agents communautaires
L'OMS vient d'organiser un programme de « soins à domicile et
soins communautaires ». Dans ses propositions de projet ou rapports
d'activité 296 la ou les communautés chargées de diagnostiquer la
maladie et les affections opportunistes, d'appliquer les traitements,
l'aide psychologique et les conseils de prévention (en résumé « de
soigner et éduquer» 297) offrent la plus grande ubiquité. Ce projet-
pilote s'inspire des recommandations sur la continuité des soins
mentionnées plus haut (HIV/AIDS Care at the Institutional,
Community and Home Level) 298. Dans ces intitulés, la communauté
semble tout d'abord distincte de la famille/maisonnée. Elle semble
signifier aussi tout ce qui se passe en dehors de l'hôpital, dans une
définition de « ce qui n'est pas », déjà observée dans d'autres
études 299. Le texte hésite ensuite entre différentes désignations
administratives (( the « community» level of the health system - in

294 Notes de terrain, octobre 1997.


295 NOONAN, J. (1996, a, 1. 1.)
296 OMS / WHO (1997) ; Ministry of Health / WHO / NGO (1998).
297 MOH / WHO / NGO (1998 : Il).
298 OMS / WHO (1993).
299 JEWKES, R. & MURCOTI, A. (1996 : 560).
271
L'obligatIOn communautaire
Cambodia the health Centre» et plus loin « the surrounding
districts») 300 une définition géographique (le quartier desservi par
cette instance: « the community they serve», id.), à moins que la
communauté ne soit représentée par les employés du projet
(fonctionnaires de santé et membres recrutés d'ONG locales): « the
teams» qui assurent dans les faits le travail de liaison entre les
malades et les institutions de soins, voire prodiguent l'administration
de quelques remèdes.
L'ambiguïté du concept (s'agit-il de soigner les patients dans une
communauté ou de les faire soigner par une communauté ?) ne peut
pas être levée, puisqu'il s'agit ici d'une intervention expérimentale,
complètement organisée et financée par des agents extérieurs. En
l'occurrence, les soins prodigués à domicile renforcent l'amalgame
entre « home» et « community». Ce brouillage a été relevé dans les
pays pratiquant depuis déjà quelques temps la « décentralisation»
sanitaire : « ces politiques s'appuient sur la délégation des soins à la
communauté et sur le transfert aux familles des responsabilités
professionnelles. Les termes de ({ communauté» et de « famille»
désignent implicitement des femmes de tous âges et de toutes
conditions» 301. Il faut donc s'attendre à ce que dans les faits ce
soient, comme il est usuel, les mères, les épouses ou les filles des
patients séropositifs qui assurent les soins.
La communauté villageoise
Un très grand nombre d'organisations, pnvees (par exemple
Catholic Relief Services et son Community Based Primary Health
Care Project, à Battambang, couvrant 110 villages) 302 ou
internationales (l'Unicef) choisissent de conduire leurs activités dans
les villages, appelés tour à tour « village communities», « rural
communities» ou « local communities», etc... L'Unicef, en 1996, a
choisi de replacer toutes ses activités au sein d'un nouveau programme
appelé Community Action for Social Development (CASD) 303. Dans
un document de 140 pages qui commente largement le concept, .la
communauté en question est clairement désignée: il s'agit du village,
en zone rurale, et du quartier en ville 304. Son « opérationnalisation »

300 MOH /WHO / NGO (1998 : 9 et II).


301 SAILLANT, F. (1999).
302 CRS (1997 : 1).
303 Il ne comprend pas encore (mars 99) de composant « activités sida ».
304 UNICEF (1996 : 32).
272
L'obligation communautaire
requiert de passer par des intennédiaires, ici les Comités de
développement villageois, ce dont se réjouit l'Unicef: « The prospect
that representative local government will progressively become
the 305 community organization in village or urban neighbourhood is
the ultimate garantee that the reach of social goals (...) will be
universal and will be sustained by democratic will... » 306
Cette vision « classique» de la communauté, dans sa version
gréco-romaine de la cité, gérée par des membres libres et égaux en
droit (ici, le village, unité de peuplement partageant ressources et
décisions) revient dans les textes d'autres organisations 307. Nous
verrons plus loin quel parti la classe gouvernante entend tirer du
concept de comité de développement villageois/communautaire au
Cambodge. Mais nous ne pouvons manquer de noter tout d'abord que
les administrateurs de l'assistance internationale reproduisent les
schémas du pouvoir colonial, lorsqu'il identifiait communauté de lieu
et communauté d'intérêts 308.
Dans la plus grande partie de l'Asie du Sud-Est la superposition
de ces deux notions n'aurait pas de sens et constituerait une illusion,
ainsi que le suggère le titre de l'une des études sur le sujet Seductive «(
Mirage : the Search for the Village Community in Southeast
Asia ») 309. Une revue de la littérature ethnographique portant sur des
localités binnanes, indonésiennes, malaises, philippines, thaïes et
vietnamiennes révèle la même difficulté non seulement à préciser les
contours géographiques du «village» (comme au Cambodge, une
maison peut justifier de l'appellation) mais surtout à les faire coïncider
soit avec une entité administrative, soit avec des structures sociales ou
culturelles, soit même avec une appellation commune. L'auteur
conclue: « (..) on simple empirical grounds, 1 consider the idea of
community and especially its association with something designated
the « village» not only highly contestable but a general problem of
analysis for the region as a whole » 310.
Il serait aisé de rétorquer qu'une fois de plus nous manquons
d'une définition préalable de la communauté: est-ce un terroir? des

305 En italiques dans le texte.


306 UNICEF (1996 : 20).
307 MEDICAM (1997 : 2).
308 Au Cambodge, par exemple, la commune (khum) est une création du Protectorat.
309 KEMP, 1. (1988).
310 KEMP, J. (1988: 10).
273
L'obligation communautQlre
réseaux de sociabilité? Les éléments institutionnels (marché, temple,
école, associations diverses) permettant de qualifier de communauté
un village européen sont-ils pertinents dans ce contexte? Faudrait-il
leur substituer des indices informels d'échange (fréquence des visites
entre voisins; qualité de « l'être ensemble ») ? Au Cambodge même,
différents indicateurs ont été appliqués pour mesurer « l'esprit
communautaire» de la population. Nous regretterons toutefois qu'ils
aient confondu organisation politico-administrative, formes d'entraide
et capacité festive.
Une société de familles?
Le petit nombre d'auteurs intéressés par ce sujet ont généralement
commencé par rechercher les traces d'une organisation sociale
« structurée» et poursuivi leur quête par l'examen des réseaux
familiaux d'assistance. Les autorités coloniales s'étonnaient au XIXe
siècle de ce que « les villages ne connaissent aucune forme de
gouvernement» 311 ce qui s'expliquait sans doute par le fait qu'ils
regroupaient des personnes apparentées 312. Chandler en conclue que,
tout comme en Thaïlande (alias le Siam) les villages cambodgiens du
XIXe siècle constituaient « a loosely structured society» 313 sans autre
groupes « fonctionnels» que la famille et le clergé. Il ajoute, ce qui
nous semble toujours d'actualité, que « when a village organized itself
- for defense, for instance, or for a festival - it did so for a short
time in response to a specific need» 314. Parlant de « kaléidoscope
villageois », Alain Forest, pour la même période, choisit lui aussi la
famille « qui compose habituellement la population d'un hameau» et
le monastère comme « pôles de la communauté rurale» 315.
De même, dans les années 1960, l'absence de dispositions
permanentes (( pas de maison commune, pas de terrain commun») ou
de « pratiques rendues obligatoirement par la collectivité» amène
Delvert à décréter « l'absence d'une communauté rurale» tandis que
l'entraide est consentie « entre voisins et généralement entre

311 Archives d'Outremer (AOM). Aix-en-Provence, Fonds Indochinois A-30 (22) « Rapport
confidentiel sur le Cambodge », aôut 1874, cité par CHANDLER, D. P. (1993 : 253).
312 Commission des Mœurs et Coutumes du Cambodge (c. M. C. C. ) et BELLAN, C.
(1904), cités par DELVERT, J. (1961 : 207).
313 EMBREE, 1. (1950). Le débat sur ce concept et son application à la Thaïlande a été repris
en 1993 (HIRSCH, P. pp. 39-53).
314 CHANDLER, D. P. (1993: 104).
315 FOREST, A. (1980 : 28 et 30).
274
L'obligation communautaire
proches» 316. La coïncidence unité villageoise/unité familiale de
peuplement, relevée au siècle dernier, s'est poursuivie jusqu'avant
guerre (les années 1959-1962), ainsi que le prouvent deux
monographies de village : « Un réseau très dense de parenté unit
presque la totalité des familles de Lovea », annonce la première 317.
Et, dit la seconde: « apart from the family!household, there were no
organized groups in Sobay» 318. Vickery de son côté assure que de
tous temps « the village (...) organization was weak)) 319 tandis que,
remarquant lui aussi l'absence de terre communale, de cadastre et
d'impôt sur le sol au Cambodge, Thion estime que le « véritable noyau
du village khmer est la pagode 320. )) Un chercheur khmer, également
convaincu du « flou qui entoure la notion de « village )) khmer et (de)
son caractère réputé insaisissable )), désigne également le monastère
(et les pratiques cultuelles non bouddhistes) comme « pôle définissant
tout le réseau social)) 321. Chacun note toutefois que les temples
desservent plusieurs villages et n'appartiennent à aucun en particulier,
ce que d'aucuns ont traduit en terme de « paroisse)) liant entre elles
plusieurs « communautés)) 322.
Cette idée est contestée par une philologue khmère : « les liens de
famille représentent le seul aspect de l'instinct grégaire des Kluners.
En dépit de l'introduction récente de l'emprise des notions occidentales
de communauté, ce serait une erreur d'expliquer le noyau
communautaire khmer par une appartenance à un groupe social ou
administratif (...). L'individu khmer est lui-même et un membre de sa
famille)) 323. Lui faisant écho, Jacques Népote, au terme de ses
travaux, déclare que la société khmère est organisée sur une base
parentale, à tel point que ce modèle « finit par s'offrir comme cadre de
référence à tous les corps sociaux)) 324. Le vocabulaire en porte la
marque depuis les appellations de « papa )) et de « petit-fils )) utilisées
par Sihanouk s'adressant à ses sujets, à celles de « frère aîné n 0 1 ))

316DELVERT,1.(1961 :218-220).
317 MARTEL, G. (1975 : 199).
318 EBIHARA, M. (1990 : 20).
319 VICKERY, M. (1986: 52).
320 THION, S. (1993 : 25).
321 ANG, C. (1990: 135 et 150).
322 KALAB, M. (1968).
323 LEWITZ, (POU) S. (1974: 158).
324 NEPOTE, 1. (1992 : 107).
275
L'obligation communautaire
pour désigner Pol Pot. Les Khmers rouges ont voulu détruire la cellule
familiale parce qu'elle constituait le socle de la société khmère. Mais
l'époque révolutionnaire elle-même s'intitulait «époque papa-
maman» (samay pouk-mè) 325.
Solidarités
« On ne peut étudier la coopération et la solidarité sans étudier simultanément
le rejet et la défiance» (Douglas, M., 1989 : 1).
La permanence de ces formes «d'être ensemble» et de l'action
collective n'aurait pas été fondamentalement modifiée par la
collectivisation forcée des années 1975-1990 : les Cambodgiens
retournent à des modes de vie et de partage qui leur sont spécifiques et
que les Occidentaux ne peuvent comprendre : «ils n'aident pas
gratuitement et ne pensent pas qu'ils sont moralement obligés de le
faire» 326. Certes, l'occupation du sol a été bouleversée par les
événements de ces trente dernières années et un rapport récent
identifie trois types de structures villageoises: celui rassemblant une
ou plusieurs familles de même ligne maternelle, comme avant-guerre;
le village « mixte », auquel s'ajoutent des habitants non apparentés; le
« nouveau village », créé pour des réfugiés de retour des camps par
exemple 327. Le type d'interactions rencontrées dans' ces trois
catégories de localité diffère remarquablement, en fonction de
l'histoire du village, de la nature des liens entre ses membres et de leur
statut économique. La fomle des connexions entre villageois, assurent
ces observateurs, serait celle d'un mille-feuilles: « Dans les villages, il
y a des couches horizontales de gens qui ont des contacts étendus avec
ceux qui leur ressemblent, mais ces « couches », de type vertical, n'ont
pas de relations entre elles» 328.
Quelques-uns de ces villages ont créé des associations (de parents
d'élèves, de crédit...) mais en général une partie seulement de la
population y contribue et en bénéficie, et leur durée de vie est
éphémère 329. Quant à la possibilité de considérer la pagode comme
un centre de rassemblement des bonnes volontés, les mêmes
chercheurs, dans un autre document, écrivent : «in the eighteen
phums where we work, there is hardiy any activity outside the

325 PONCHAUD, F. (1980 : 15).


326 FRINGS, V. (1997: 172).
327 VAN DE PUT, W. (1977a : 7).
328 VAN DE PUT, communication personnelle, octobre 1997.
329 VAN DE PUT, W. (1997a : 6).
276
L 'obligation communautaire
fortnightly prayers and the yearly big ceremonies» 330. Cette
observation rejoint celles que nous avons pu faire dans notre village
de terrain (1995-1997).
Ce point de vue n'a été contesté, à notre connaissance, que par un
chercheur, qui affirme que « Khmer rural villages are interwoven
communities capable of organizing for socioeconomic development
programs.» Mais ce même auteur, dans une autre partie du texte,
d'une part réaffirme que les liens entre villageois sont de nature
familiale (<< the bonds within a village are (...) bonds of kinship »),
d'autre part prend pour exemple de coopération librement consentie la
réfection des pagodes 33]. Est-il possible d'extrapoler ce type d'activité
« communautaire» à d'autres domaines de la vie sociale ? La
contribution religieuse, rémunératrice de « mérites» peut-elle être
comparée aux actions, plus gratuites, d'assistance aux sans-abri et aux
« sans-riz» ou de soins à des personnes malades ? Dans notre propre
recherche sur les techniques thérapeutiques en milieu paysan, nous
avons rencontré beaucoup de contributions volontaires en conseils,
recettes, voire offres d'ingrédients thérapeutiques au malade ou à sa
famille. Mais la réalité des activités quotidiennes, mesquines, telles
que nourrir ou laver les patients, n'étaient accomplies que par les
membres proches de leur entourage. Népote, lui, avance que « selon la
pratique khmère (...) il n'est de solidarité que « conjoncturelle» et
qu'elle s'effectuera essentiellement au bénéfice des membres de la
famille, car « quand on a parlé du malheur de la Famille, tout est dit,
tout est impliqué» 332.
Pourtant, les membres d'une organisation rendant visite aux
malades à leur domicile ont émis des opinions différentes. Les
concepteurs du projet souhaitaient voir les voisins venir en aide au
malade et à sa famille, tandis que le personnel chargé des soins
avouait sa difficulté à impliquer ne serait-ce que les proches. Les
limites de ce qu'une famille accepterait de prendre en charge sont
connues : une enquête révélait qu'en milieu rural en particulier (où vit
plus de 80 % de la population), 75 % des personnes interrogées
refuseraient de s'occuper d'un sidéen, lépreux ou tuberculeux, même
s'il s'agissait d'un membre de la famille 333. Les observations faites à

330 VAN DE PUT, W. (\ 997b : \3).


331 LEDGERWOOD, J. (\998: 140-142).
332 NÉPOTE, J. (\992: 18 et 115).
333 BROWN, 1. C. (\997 : 44).
277
L'obligation communautaire
domicile confirment quelque fois ces statistiques: « (Les volontaires)
iront chez les malades et verront avec les familles pour leur
apprendre: si le malade reste au lit, comment le nettoyer, etc.
Maintenant c'est inhumain : on le met dehors dans une hutte s'il
pue» 334.
Tandis que se développe une demande pour des a'lalyses du
« contexte culturel» de propagation de l'épidémie, (concernant les
« croyances» qui font obstacle à l'usage du préservatif, par
exemple 335) les organisations internationales s'intéressent
médiocrement aux réalités de la structure sociale au Cambodge. Elles
ont pourtant été examinées par une commission d'enquête de la
coopération suédoise 336 et l'Unicef en a tenu compte dans l'un de ses
documents de grande diffusion 337. Mais, à l'instar des activistes thaïs
pour qui, même si le mot de « communauté» n'existait pas, il
s'agissait d'une réalité « vécue» par la population 338 la plupart des
responsables occidentaux de programmes d'aide au Cambodge,
rejetant toutes les descriptions d'une société cambodgienne atomisée,
centrée sur la famille, considèrent donc que « the ethos of cooperation
and sharing within and between communities is not foreign to the
traditional Cambodian peasant society» 339. Qu'en dit celle-ci?

La communauté vue par les Cambodgiens


Notre enquête portait sur l'interprétation de ce concept par les
organisations étrangères, mais nous avons aussi interrogé des
Cambodgiens ou lu ce qu'ils avaient écrit sur le sujet. Nous n'avons
pas classé ou catégorisé leurs réponses, en trop petit nombre, mais
nous les présenterons ici tout de même, en ordre dispersé, avec
quelques informations recueillies dans les rapports des ONG.
Le terme de communauté peut être rendu de diverses façons en
khmer, mais il s'agit d'un mot du vocabulaire technique, dont la
signification a été récemment acquise: « Returnees mention that they

334 Notes de terrain, octobre 1997.


335 National AIDS Revlew (1997 : 3).
336 OVESEN, J. et al. (1995).
337 UNICEF (1997: 38).
338 PHONGPHIT, S. (1986: 15).
339 UNICEF (1996: 19).
278
L'obligation communautaire
were taught what a community means in the camps» 340. « The
trainers began by linking the theory of community development,
which was completely new to most of the core group, to their current
understandings of its components » 341.
Le personnel formé à l'éducation communautaire lui-même (the
community educators) hésite à l'identifier: « La communauté ils se
demandent: « qu'est-ce que c'est? Avec qui je vais parler? » Alors on
a fait des jield-practice : un jour de visite des malades et un jour dans
la communauté» 342.
Corollaire d'une idéologie de partage et de mise en commun, c'est
aussi l'anonymat de cette mystérieuse entité qui peut provoquer des
réactions de rejet, comme chez cette Cambodgienne d'une quarantaine
d'années : « Je déteste le mot communauté. Ça me rappelle le temps de
Pol Pot, quand on disait tout le temps « l'angkar, l'angkar... »343
Maintenant on dit « la communauté ». Mais la communauté, c'est qui,
c'est quoi ? A l'époque c'était pareil, on disait: « tu dois faire ça parce
que l'angkar le demande, l'angkar a dit que... » 344
Mais la communauté, c'est finalement toujours l'autre. La
meilleure illustration en fut donnée par la salariée cambodgienne d'une
autre üNG, qui conduit des sessions d'information dans un bidonville
de Phnom Penh. Faisant référence à celui-ci, le personnel de cette
organisation utilise constamment le terme de squatter community 345.
Interrogée sur ce qui motivait cette appellation et sur la possibilité
pour son propre quartier de se qualifier comme une « communauté »,
elle expliqua: « Where 1 live, in (XXX) it is not a community, it is a
sangkat (quartier, commune). People living in the legality, we calI
sangkat. People living in illegality, we say community. They can calI
their relatives and friends to come and build a cottage and stay with
Them. Sorne are soldiers and refugees and they don't have money. »
Les Cambodgiens, qui en ont fait l'expérience ces vingt dernières
années, ne semblent pas enthousiastes pour de nouvelles formes de
« participation communautaire », ainsi que l'annonçait un rapport

340 HAMMER, cité par VAN DE PUT, W. (I999b: 10). Les returnees sont les réfugiés
revenus en 1992-1993.
341 Ü'LEARY, M. & SIMMüNS, M. (1995: 79).
342 Notes de terrain, octobre 1997.
343 Angkar : organisation. Terme qui désignait le Parti Communiste sous les Khmers Rouges.
344 Notes de terrain, octobre 1997.
345 En khmer, sahakhum somnang anathipadel : communauté de construction illégale.
279
L'obligation communautaire
d'enquête pour l'Unicef: « During the research (...) in 1991, whenever
we tried to discuss any form of collectivized strategy for dealing with
problems, for example collectives to produce handicrafts or
collectivized credit schemes, we found that people were reluctant or
outright opposed to the discussion of such plans. People seemed to
have had quite enough of collectivized forms (of production) and have
no nostalgie feelings for any aspect ofthis system» 346.
Un technicien cambodgien explique par ailleurs: « How do the
villagers understand when outsiders come in and begin to talk about
community development ? Possibly, the outsiders begin to explain as
our team did at first, « We want you to co-operate. We want you to
work together. » The people feel sick at the sound of these words.
They open their eyes wide. Do you want to bring back something like
the Pol Pot times ? (...) » 347
Les fonctionnaires, eux, conçoivent la communauté en référence
au découpage administratif. La distinction entr~ village (phum) et
commune (khum) semble quelques fois incertaine et utilisée pour
traduire « communauté» (sahakhum) « Le mot sahakhum,
communauté, existe depuis l'Apronuc. Il signifie « la population qui
vit dans les phum et les khum ». C'est un mot nouveau. Au début, je ne
comprenais pas ce que ça voulait dire» 348. Un autre expliquait :
« Sahakhum, ça veut dire l'ensemble des habitants là où il y a des
personnels de l'administration» 349. Cette définition étatique risque de
devenir une réalité, depuis l'introduction récente, en certaines
communes de certaines provinces, des Comités de développement
villageois (CDV) rebaptisés parfois par les ONG « Comités de
développement communautaire». En novembre 1997, l'Assemblée
nationale devait légiférer sur l'existence de ces Comités et leur
fonctionnement. Situés à l'extrémité d'une chaîne de commandement,
ils se trouvent sous l'autorité des Comités de développement de
district, qui eux-mêmes participent du Comité de développement
provincial, etc. Cette initiative participe d'une part du besoin de l'État
d'imposer son ordre à travers un réseau toujours plus serré d'unités
administratives, et le phénomène a déjà été analysé pour la Thaïlande
voisine. Mais il répond aussi à la nécessité de disposer d'organes sous

346 LEDGERWOOD, J. (1992: 21).


347 NEE, M. (1995: 57).
348 Notes de terrain, octobre 1997.
349 Notes de terrain, octobre 1997.
280
L'obligation communautaire
contrôle pour gérer les flux de la rente humanitaire, de plus en plus
ciblée par les donateurs vers les « communautés». L'originalité de la
situation au Cambodge réside dans la dynamique qui s'instaure entre
les organismes de développement et l'État: la demande des premiers
amène le second à leur fournir des institutions politiques qui sont
considérées ensuite par les développeurs comme émanant de la
population, démocratiques, «communautaires». Une minorité de
techniciens et responsables de programmes s'inquiétèrent toutefois du
rôle exact que ces comités seraient amenés à jouer : «Il faut espérer
que ces comités ne deviendront pas comme ceux créés au Burkina-
Faso et qui étaient en fait des cellules du Parti...» Tandis qu'un
technicien confirma que dans la province où il travaillait certains
comités préparaient déjà les prochaines élections.

Conclusion
Qu'est-ce donc qu'une communauté? Cette question peut sembler
fort académique et stérile face aux problèmes urgents et dramatiques
que pose la propagation, extrêmement rapide, de l'épidémie de sida au
Cambodge. Mais lorsque des organisations médicales projettent
d'engager l'essentiel de leurs ressources dans une institution aussi
vaguement définie et au fonctionnement totalement inconnu, n'est-il
pas légitime de se demander qui, dans la pratique, va administrer les
soins, laver ou nourrir les malades ? Ce concept recouvre soit des
réalités différentes entre organisations (voire entre les membres du
personnel de la même agence), soit une réalité d'une inquiétante
évanescence. Interrogés, les responsables de programmes finissent par
répondre que la communauté c'est « les gens». D'autre part, il a été
démontré à plusieurs reprises, au cours de notre enquête, que cette
notion est le plus souvent définie et appliquée de l'extérieur, par des
intervenants ou des observateurs qui ne s'identifient pas eux-mêmes
comme membres du groupe ainsi désigné : la communauté c'est
l'autre. Plusieurs textes de la littérature consacrée à la participation
communautaire ont pourtant mis en garde contre cette tendance :
«Until people identify themselves as a community and share sorne
sense ofmutual belonging, there is no real community» 350.

350 UNAIDS (1997: 3).


281
L 'obligation communautaire
Il y a dix ans, le fonctionnement des organisations sanitaires
internationales recevait l'épithète de « bureaucratique» 351.
Aujourd'hui, les analyses de cette configuration l'évoquent comme une
industrie soumise aux aléas du changement et de tendances cycliques.
Mais dans le « charity business », les diktats de la mode peuvent avoir
des conséquences funestes sur le sort des populations desservies. La
gestion des problèmes graves de l'épidémie du sida, appréhendés à
partir de concepts flous mais en vogue constitue un risque pour les
malades. Le principe de participation communautaire n'est pas
nouveau et s'est déjà soldé par de nombreux échecs. Malgré tout, les
bureaucraties ayant la mémoire courte, « the Community
Development wheel of 20 years earlier was reinvented, in the process
of which the international agencies have made many of the same
mistakes and suffered the same disappointments » 352. Dix ans après
ce constat, les instances internationales continuent de prêcher l'action
communautaire pour lutter contre le sida.
La cruauté de la situation tient sans doute à ce que cette option ait
pour but avoué de pallier le manque de ressources des pays en
développement. Cette « médecine pauvre pour les pauvres », cette
nécessité faite vertu (( a virtuous necessity ») 353 serait, entre autres,
la seule solution à l'épidémie de sida dans le Tiers-Monde. La
première raison invoquée dans la promotion du community care est
que le système de santé ne peut subvenir aux besoins 354. Mais peu de
voix 355 s'élèvent pour dénoncer l'étrangeté de ce paradoxe. Tandis
que l'on remet le fardeau des soins (et, dans le cadre du
« recouvrement» conseillé par l'Initiative de Bamako, de leur coût)
aux plus démunis, l'industrie de l'assistance internationale (le charity
business) se développe en promulguant le slogan de l'auto-suffisance
chez les populations qu'elle entend desservir: en 1998, au Cambodge,
plus de 50 organisations participaient au Community Development
Working Group; l'ensemble de leurs budgets atteignait environ 50
millions de dollars 356. Une question peut donc se poser: à qui profite
la« participation communautaire» ?

351 FOSTER, G. M. (1987); JUSTICE, J. (1987).


352 FOSTER, G. (1987: 1044).
353 WorldBank(1993: 159).
354 UNDP (1993: 3).
355 UGALDE, A. (1985) ; FOURNIER, P. & POTVIN, L. (1995).
356 UNICEF (1998: 4).
282
L'obligation communautaire
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291
LE VIH EN CONTEXTE URBAIN INDIEN:
L'APPROCHE COMMUNAUTAIRE

Emmanuel ÉLIOT

L'Asie du Sud n'a pas été épargnée par la pandémie du virus


d'immunodéficience humaine (VIH). Selon les estimations des
organismes mondiaux de la santé, elle arrive même aujourd'hui au
second rang des régions les plus touchées avec plus de six millions de
porteurs sains, derrière l'Afrique subsaharienne (vingt-et-un millions).
En Asie du Sud, l'Inde semble le pays le plus touché par le
rétrovirus avec 2, 5 millions de séropositifs en 1997 357.
À l'échelle de ce pays, sur plus de 3, 5 millions d'individus testés
entre le mois de mai 1986 et avril 1998, près de 35 000 individus
étaient contaminés par le VIH.
Malgré le médiocre enregistrement des données sérologiques par
les autorités sanitaires de l'Union et la surreprésentation de groupes à
risque dans la collecte de certains États du pays, deux régions
semblent constituer les principaux épicentres de l'infection
(Figure 1) 358 : l'Ouest (pôle économique majeur du pays), et le Nord-
Est, à proximité du Triangle d'Or.
À l'échelle intra-étatique, les grandes métropoles, les pôles
touristiques - dont les centres de pèlerinage hindous de dimension
nationale - jouent un rôle clé dans la diffusion du rétrovirus. Ces
lieux constituent en fait les principaux relais spatiaux de l'épidémie
par les flux de populations importants qu'ils génèrent. Les grandes
villes apparaissent ainsi comme de véritables laboratoires pour tenter
d'analyser les dynamiques spatiales du VIH.
Elles sont aussi les lieux privilégiés des tensions entre les deux
principales communautés de l'Union: les hindous et les musulmans;
ces derniers constituant la seconde «minorité» du pays avec près de
102 millions d'individus en 1991, soit 12, 1 % de la population
indienne totale.

357 WHO, SEARO, 1997, AlOS update, March 7.


358 Ministry ofHealth and Family Welfare, Government oflndia, 1998, « Monthly update of
HIV infection in India », April.
Le VIH en contexte urbain indien
Figure 1 PREVALENCE DU VIH, INDE, PAR ETAT (1986- 1998)

Prévalence pour mille


D 0,1-5 ~ 30-50

[J 5-15 • 50-100

1":':':':':1 15-30 • >100


o. , o
o 500 1000 Km
1 1 1

Depuis le milieu des années 1980, les conflits entre les deux
communautés, fréquents depuis la Partition de 1947, se sont
accentués. Au cours de l'hiver 1992/1993, par exemple, des émeutes
ont éclaté dans les grandes métropoles de l'Union, conséquence de la
destruction par des milliers d'extrémistes hindous de la mosquée
Babri, édifiée au XVIe siècle à la place d'un temple de Rama dans la
ville sainte d'Ayodhya (Uttar Pradesh actuel). Delhi, Allahabad,
Kanpur, Surat, Hyderabad mais surtout Bombay (aujourd'hui
Mumbai) ont été plus particulièrement touchées par cette vague de
294
Le VIH en contexte urbain indien
violence. Phénomène urbain par excellence, ces tensions
intercommunautaires ont contribué à accélérer le processus de
ghettoÏsation en cours depuis quelques décennies.
Majoritaire au sein des minorités indiennes, la communauté
musulmane a depuis longtemps servi de bouc émissaire aux
populations hindoues pour rendre compte du caractère insalubre de
certains quartiers des grandes villes dans lesquels elle réside.
Considérer une minorité comme responsable des maux de la société
n'est d'ailleurs pas exceptionnel à l'échelle mondiale. Dans le contexte
actuel du VIH, les musulmans sont ainsi accusés d'être les
responsables de l'introduction du rétrovirus dans l'Union et de sa
diffusion au sein des espaces intra-urbains. Impurs par excellence au
regard des hindous de haute caste, ils sont perçus comme de véritables
agents du rétrovirus.
Pourtant, il semblerait qu'un facteur épidémiologique aille à
l'encontre de cette vision hindoue. En effet, l'absence de circoncision
augmenterait la prévalence des maladies sexuellement
transmissibles 359. Elle serait peut-être un cofacteur d'ulcération des
muqueuses génitales. Des études réalisées en Afrique australe et
centrale - où la circoncision est peu répandue - montrent en effet
que les taux de syphilis sont plus élevés au sein des femmes enceintes.
Toutefois, son rôle n'est cependant pas clairement établi et il reste à
donner la preuve irréfutable que la circoncision diminue le risque de
transmission des maladies sexuellement transmissibles.
Quoi qu'il en soit, la géographie peut tenter de donner quelques
éléments d'analyse supplémentaires. Le lieu où vit une personne revêt
une importance majeure dans la probabilité d'acquisition d'une
maladie. Comme le note J. P Thouez, «la plupart des risques ne se
manifestent pas au hasard, ils sont corrélés aux schémas de l'activité
humaine» (Thouez, 1992). Le lieu n'est pas un espace neutre mais
s'inscrit dans un territoire. Autrement dit, il se trouve engagé dans un
processus d'appropriation de la part des diverses populations qui
contribuent à le caractériser. Cet aspect des travaux géographiques
n'est certes pas familier aux autres disciplines mais il permet de
montrer que les localisations ne sont pas les fruits du hasard. Même si
la géographie ne peut en aucun cas remplacer l'épidémiologie ni se
targuer d'apporter de véritables solutions, elle permet néanmoins - en

359 Le Journal du sida, nO 36, février 1992.


295
Le VIH en contexte urbam indien
replaçant les épidémies dans leur contexte spatial - de mIeux
comprendre leurs itinéraires et leurs vecteurs privilégiés.
Dans cette optique, les deux principaux objectifs de ce travail
sont, d'une part, de tenter de déterminer si les musulmans sont moins
touchés par le VIH - la carte constituant un outil de l'analyse - et
d'autre part de donner quelques facteurs explicatifs en s'interrogeant
sur les pratiques spatiales des deux communautés. A cet égard, le
thème de la mobilité sera plus particulièrement développé. Le VIH en
tant que maladie transmissible dont le vecteur est l'être humain se
propage en effet en fonction des déplacements. Toutefois, la mobilité
au sens large n'a pas seulement un rôle de véhicule de la maladie, elle
sous-entend par ailleurs, en particulier dans le cas de la migration, un
changement des comportements sexuels. Comme le notent R. Lalou et
V. Piché, il existe certainement autant de formes de diffusion du virus
que de formes de mobilité 360.
Les données de cette recherche sont issues d'un travail de terrain
de thèse effectué au cours de plusieurs missions entre 1994 et 1996.
Deux sources d'informations ont été utilisées.
Premièrement, une collecte des cas séropositifs dépistés a été
réalisée dans les centres de dépistage privés et publics de l'État central
de l'Andhra Pradesh et occidental du Maharashtra (en collaboration
avec une équipe indienne). Dans ce dernier État, la collecte a
privilégié la capitale: Bombay. L'objectif principal de ce recueil était
de pallier le sous-enregistrement chronique des statistiques à l'échelon
central et étatique et la quasi-absence des publications sérologiques
indiennes. Nous reviendrons sur la critique de ces données de
«seconde main}} qui a, par ailleurs, fait l'objet d'autres publications
(Éliot, 1977a, 1977b, 1998). Malgré leur caractère imparfait, elles
constituent cependant la seule source d'informations disponible pour
tenter de réaliser une géographie sociale de l'infection.
Deuxièmement, un échantillon de 206 enquêtes familiales dans
quatre quartiers de Bombay et Hyderabad portant sur les raisons des
déplacements extra-quotidiens des populations et sur la perception
spatiale de l'infection ont été effectuées. Ces deux métropoles,
respectivement au deuxième et cinquième rang dans la hiérarchie
urbaine indienne et capitales des États du Maharashtra et de l'Andhra
Pradesh, accueillent de très fortes minorités musulmanes en leur sein.

360 LALOU, R. & PICHE, V., 1994, « Migrations et sida en Afrique de l'Ouest: un état des
connaissances », Les Dossiers du CEPED, nO 128, 53 p.
296
Le ViH en contexte urbain indien
La confrontation de ces deux sources d'infonnations pennet de
tenter de dépasser le constat de corrélation fréquemment obtenu à
partir d'enquêtes dites «écologiques» 361, définissant chaque groupe
comme l'unité statistique. Par le biais des enquêtes individuelles ou
appelées «épidémiologiques» 362, on peut remonter à la cause en
considérant la personne comme unité de référence.

L'imaginaire hindou de l'épidémie: le sida rêvé


Les résultats du questionnaire pratiqué à Hyderabad et Bombay
pennettent tout d'abord de donner quelques indications sur la
perception spatiale hindoue de l'épidémie (Éliot, 1999).
Le thème du complot musulman
Outre les Africains, les Occidentaux et les prostituées
principaux boucs émissaires à l'échelle mondiale - , les populations
arabes du Golfe persique et plus généralement les musulmans, en
particulier indiens, sont accusés par les hindous d'avoir introduit le
VIH au sein de l'Union.
Considérés comme des agents épidémiologiques, ils auraient
introduit le rétrovirus dans le pays pour discréditer les hindous. Ce
thème du complot n'est pas exceptionnel à l'échelle mondiale.
L'anthropologue P. Fanner note que les Haïtiens ont symboliquement
répondu aux propos les accusant d'être à la source de l'épidémie en
dénonçant le sida comme un complot américain visant à les
humilier 363.
Les rumeurs accusant les musulmans indiens d'être les principaux
vecteurs du VIH ont été alimentées par le fait que cette communauté
constituait jusqu'au début des années 1990 une proportion importante
des émigrés indiens, en particulier vers les régions du Golfe persique.
Les séquelles de la guerre du Golfe en 1991 ont cependant contribué à
faire diminuer la part de travailleurs migrants musulmans, au profit
d'autres communautés (Simon, 1995). Aujourd'hui, le Kerala, à forte
minorité chrétienne, est devenu un grand pôle de l'émigration
indienne.
Quoi qu'il en soit, la découverte des premiers cas séropositifs au
cours de l'année 1986 au sein du pays a favorisé le développement des

361 Secrétariat d'État à la Santé, 1998, « La progression de la précarité en France et ses effets
sur la santé », Haut comité de Santé Publique, février, p. 57.
362 Op. cil., Secrétariat d'État à la Santé.
363 FARMER, P., Sida en Haïti: la victime accusée, Karthala, Paris, 19%, 414 p.
297
Le VIH en contexte urbain indien
rumeurs. Du fait de l'émigration d'un pourcentage de musulmans,
l'accusation s'est rapidement portée sur cette communauté dont une
faible proportion avait travaillé hors de l'Union. Ils apparaissaient
donc susceptibles d'avoir introduit le VIH dans le sub-continent. Le
retour des musulmans, enrichis par la migration et se faisant construire
de belles villas, est propice au développement des rumeurs.
En outre, la réponse hindoue se double d'un aspect politico-
religieux. Elle est fortement marquée par les séquelles de la Partition
de 1947. Dans l'imaginaire hindou de la maladie, le Pakistan et ses
alliés virtuels - les populations musulmanes indiennes et des autres
pays musulmans, dont celles du Golfe - veulent prendre leur
revanche en introduisant le VIH au sein de l'Union.
A l'échelle intra-urbaine, les lieux hypothétiques de la
contamination sont désignés par les populations hindoues. Il s'agit des
quartiers à majorité ou à forte minorité musulmane ainsi que les
espaces sous-intégrés: les bidonvilles.
Les espaces perçus de l'infection
À Hyderabad comme à Bombay, les fortes concentrations de
populations musulmanes se situent dans le centre ancien (Figure 2).
Dans la capitale de l'Andhra Pradesh, citée fondée au XVIe siècle par
une lignée musulmane et accueillant encore aujourd'hui près de 50 %
de populations islamiques, il est situé au sud de la rivière Musi et a été
jusqu'au début du vingtième siècle le quartier « vitrine» de la ville
(Channinar/Chowk, yakatpura....). Centre du pouvoir politique
musulman pendant des siècles, la grande inondation de 1907 et la fuite
des hauts dignitaires vers le Pakistan en 1947 ont contribué à plonger
cette partie de la ville dans la crise. Depuis, la centralité s'est dépjacée
vers le nord de la rivière, à majorité hindoue.
À Bombay, c'est l'ancien cœur industriel fondé sur le textile et sa
périphérie - héritages de la colonisation britannique - qui
accueillent les principales poches musulmanes. Certains quartiers sont
d'ailleurs quasi isoculturels comme Nagpada ou Dongri. Les nouvelles
industries (pétrochimie, construction mécanique, production de
fertilisants ... ) se situent aujourd'hui dans la partie orientale de la ville,
tandis que le centre des affaires est localisé au Sud entre Nariman
Point et le quartier du Fort.

298
Le VIH en contexte urbain indien
FiIU'" z LES CENTRES ANCIENS: TERRES D'ACCUEIL DES MINORITES MUSULMANES

HYDERABAD BOMBAY

.. - Axe de communkatian ffiIIjeur


o Espace rbidcntiellc Cl pol)'fonctiOMCI ËiI c",""dcurr....
r"C:) Riyiere.. lM:
• Cmlre IrlClm Activile ck 1)'P'= bwal ml! E>po<c.""",,"d

Cl FonctionpoJiûqlaedadministrative

En fait, ces centres anciennement prestigieux: ou dynamiques sont


devenus les vieilles villes des deux métropoles de l'Union. Délaissés
par les autorités urbaines, ils connaissent aujourd'hui de graves
problèmes de circulation, de congestion, de dégradation du bâti,
d'accès à l'eau potable.
Ces centres anciens - accueillant une majorité ou une forte
minorité de musulmans - mais aussi les bidonvilles, lieux: de
l'intouchabilité, sont perçus par les populations hindoues, en
particulier celles de caste élevée, comme les lieux privilégiés de
l'infection du VIH. Les raisons données pour justifier cette accusation
est la « saleté » de ces lieux:. Le registre utilisé révèle ainsi un thème
propre à l'hindouisme: celui du rapport pur/impur 364. Les lieux: sont
considérés comme « sales» car les populations y résidant sont
impures. Ainsi, au regard des hautes castes, seuls les intouchables et
les communautés non hindoues peuvent vivre dans ces quartiers.

364 En simplifiant, la hiérarchie socioreligieuse hindoue est divisée en quatre grandes varnas
(couleurs) en fonction du degré de pureté rituelle. Au sommet, les Brahmanes, puis les
Kshatrya, (hautes castes) Vaishya et Shudra (castes moyennes et basses).
299
Le VIH en contexte urbain Indien
Pour certains, la contraction du VIH est liée à l'absorption de
nourriture impure selon la norme hindoue. Les « mangeurs de vache »,
les Musulmans, sont donc accusés. Pour d'autres, l'environnement de
ces lieux favorise la pratique d'activités sexuelles sales. Impurs par
excellence, les musulmans et les Intouchables ne peuvent donc avoir
qu'une sexualité porteuse de souillure, donc de maladies.
La présence dans ces centres anciens de quartiers de prostitution
contribue à « conforter» les hindous dans leurs propos. Selon eux, ces
quartiers centraux sont propices au développement des maladies, dont
le VIH. Même dans les quartiers majoritairement musulmans du sud
de la Musi à Hyderabad, les communautés hindoues désignent leurs
voisins de confession islamique comme étant les plus touchés par le
VIH. Le constat est le même dans le quartier de Byculla à Bombay où
la communauté hindoue accuse les populations de la poche
musulmane voisine de Madanpura d'avoir introduit le VIH dans cette
partie de la ville.
Ainsi, les espaces perçus de l'infection du VIH peuvent être
représentés à deux échelles (Figure 3). Au sein de la ville, les
périphéries en voie d'intégration accueillant une proportion élevée de
bidonvilles et les centres anciens où l'implantation musulmane est
forte sont perçus comme pathogènes par les populations hindoues.
L'extension imaginaire de ces aires contribue à les faire percevoir
comme dangereuses. À l'échelle micro-urbaine, l'isolement des
Hindous au sein d'une communauté musulmane perçue comme
« polluante» engendre un sentiment de défense, propice au
développement des rumeurs. De même, au sein d'espaces accueillant
des minorités musulmanes, ces dernières sont susceptibles de propager
- par leurs pratiques impures -le VIH dans le « territoire hindou ».
Finalement, la perception spatiale des populations hindoues sur
certains espaces intra-urbains délaissés par les autorités municipales
n'est pas le propre de l'épidémie du VIH. A. Vaguet le notait déjà en
1986 à l'égard de la tuberculose et précisait qu'associer insalubrité et
communauté constituait un facteur virtuel de tensions (Vaguet, 1986).

300
Le VIH en contexte urbain indien
FlgureJ LES REPRESENTATIONS MENTALES HINDOUES DE L'INFECfION

ECHELLE
METROPOLITAINE

LA ville: lin modèle

Centre: ancien, des affaires cC leurs


extensions. Périphéria juxtaposant
secteurs d'habitat spontané et nouvelles
colonies le long du front d'urbanisation

Espaces perçlls

,D


~
·Salubres": espaces à majorité hindoue.

"Infectés par IL: VIH":cspa~ â fones


minoriléslmajorités musulmanes et
intouchables.
Limite imaginaire de l' "espace des impurs"

D)1WTl.iqllC perçue: extension.

ECHELLE
MICRO Minorités musulmanes Minorités hindoues
URBAINE

La représentation hindoue de l'infection par le VIH peut être


confrontée aux données recueillies dans les centres de dépistage des
deux villes étudiées. L'utilisation de données de séropositivité peu
fiables est discutable. Néanmoins, le but de ce recoupement de
données est - dans un souci d'étudier l'état des connaissances à un
moment donné - de tenter de vérifier si cette perception hindoue du
sida s'accorde avec la cartographie d'informations quantitatives.

Les « espaces communautaires )) de l'infection


Les données à l'épreuve de la critique
Faute de pouvoir réaliser nos propres sondages sérologiques,
l'utilisation des données disponibles dans les centres de dépistage -
bien qu'elles ne puissent être vérifiées - a constitué notre base
statistique. La collecte a été pratiquée en Andhra Pradesh dans tous les
établissements privés et publics effectuant le test Western Blot, garant
de la fiabilité des données. À Bombay, les données confirmées par un
Western Blot ou deux Elisa - permettant, dans ce dernier cas, de
301
Le VIH en contexte urbain indien
pallier le risque de non exécution des tests de confinuation - ont été
recueillies sous la forme d'un sondage sur quatorze des vingt plus
grands centres de dépistage de la métropole marathe (Éliot, 1977b).
Les données recueillies sont très imparfaites. En effet, la
séropositivité est généralement découverte fi un stade clinique avancé
du sida, ou les patients sont envoyés par un médecin ou testés lors de
sondage sérologique. On ne peut donc pas, dans ce contexte, parler de
véritable dépistage. En outre, en raison de difficultés de gestion et par
manque de personnel en nombre suffisant - très variable selon les
établissements - , seuls les cas séropositifs sont relevés par les
services des centres de dépistage. Par ailleurs, les informations
concernant le patient ne sont pas systématiquement indiquées. Le
sexe, le mode de transmission du rétrovirus ou l'âge sont rarement
relevés. L'adresse des individus reste, quant à elle, l'information la
plus fréquemment relevée. Elle comporte certes des risques d'erreurs
inévitables : fausse adresse, manque de précisions... Néanmoins, en
agrégeant les données par unité spatiale préalablement définie et à
l'échelle la plus pertinente, il paraît possible de donner une image
approximative de l'infection au cours d'une période donnée.
La « critique spatiale» des données permet de préciser les
conditions d'accès aux services de dépistage. Troi~ facteurs doivent
être ainsi pris en compte aux échelles régionales et urbaines. Le
premier est celui de l'accès aux centres. En fait, les patients se font
dépister dans les établissements les plus proches de leur lieu de
résidence. Dans les deux villes étudiées, moins de 25 % des individus
étaient issus d'autres villes ou régions. En outre, dans le système de
santé « à deux vitesses» reconnu dans la plupart des pays en
développement, les populations d'un statut socio-économique élevé se
rendent dans les centres privés tandis que les pauvres et les moins
riches se dirigent vers les établissements publics. Néanmoins, ces
propos doivent être modéré par la prise en compte de deux autres
facteurs. D'une part, le sida en tant que maladie honteuse a pu
contraindre des individus à se déplacer vers des centres éloignés de
leur lieu de résidence. D'autre part, l'offre de dépistage, rare et
essentiellement gouvernementale jusqu'au début des années 1990, a
contraint les populations aisées à se faire dépister dans les
établissements issus de ce secteur. En effet, la renommée de certains
d'entre eux a limité les réticences de ces populations à se diriger vers
des services gouvernementaux perçus comme médiocres. En outre,
302
Le VIH en contexte urbam indien
cette rareté de l'offre de dépistage a joué un rôle dans l'accès des
populations selon leur communauté. Le rôle de la caste ou de la
communauté dans l'accès aux soins est en effet perceptible en Inde.
Les musulmans indiens iront de préférence dans les établissements de
leur communauté, de même au niveau de la caste pour les populations
hindoues 365. Or, jusqu'en 1997, il n'existait aucun établissement de
dépistage fondé par un musulman à Hyderabad et à Bombay. Les
populations de confession islamique ont donc dû se tourner vers les
établissements gouvernementaux, ou privés hindous après 1990. Dans
notre optique visant à déterminer les différences de contamination au
sein des deux communautés, cet élément est important, dans la mesure
où il permet de justifier que les informations disponibles ne sont pas
biaisées par une sur-représentation de séropositifs hindous dans la
collecte.
Pour tenter d'illustrer une hypothétique différence de
contamination entre les deux communautés dans les deux métropoles
étudiées, deux méthodes d'utilisation des données ont été utilisées. La
première, à l'échelle intra-urbaine de Hyderabad, a porté sur le relevé
des patronymes des séropositifs dépistés. Dans les trois centres de
dépistage de la ville effectuant le Western Blot, deux d'entre eux ont
pu fournir ce type de données. À Bombay, c'est l'échelle micro-
urbaine qui a été privilégiée. L'analyse d'un espace caractérisé par une
forte ségrégation spatiale permet en partie de s'affranchir du non-
relevé des patronymes.
Les espaces « vécus» de l'infection
Malgré le faible échantillon (moins de 300 cas), quelques
éléments apparaissent. À Hyderabad (Figure 4), la ville hindoue au
nord de la Musi accueille les proportions de populations musulmanes
les plus touchées par le VIH. Certains quartiers sont révélateurs à cet
égard: Khairatabad, Nampalli ou Kachiguda. Ailleurs, les populations
hindoues semblent en proportion plus touchées par le VIH.

365 VAGUET, A; RIHOUET, F. ; ÉLIOT, E., « Santé et culture en contexte urbain indien»
in Espace. Populations et Sociétés, 1 : 81-90.
303
Le VIH en contexte urbain indien
F1pR' PROPORTION DE MUSULMANS CONTAMINES "lU" 5 SEROPosmFS DEPISTES ENTRE 1988 ET 1994
PAR LE VIlI PAR QUARTIER A HYDERABAD PAR QUARTIER A BOMBAY

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t:S:! Bouddh~ 1
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La vieille ville intra-muros (Channinar/Chowk) - abritant une


majorité de populations musulmanes - semble moins contaminée.
Même au sein du quartier de la prostitution de Mahaboob Ki Mehindi,
les populations hindoues sont les plus touchées. Il èst cependant vrai
que les femmes de Cette communauté sont majoritaires panni les
304
Le VIH en contexte urbain indien
prostituées. Par contre, la proche périphérie de ce cœur historique avec
son accumulation de pauvreté semble révéler une surreprésentation de
musulmans au sein de l'échantillon collecté, même si le nombre de cas
dépistés est faible. Les travaux de A. Vaguet (1986) portant sur la
répartition de quelques pathologies dans la métropole Andhra ont
permis de dégager un modèle spatial. Au sein de la vieille ville
musulmane, la partie intra-muros est en fait l'aire la plus salubre. C'est
au contraire la périphérie accueillant les bidonvilles qui est la plus
pathogène. L'association spatiale « pathogénéité et communauté
musulmane» semblerait donc ne pas se vérifier. Ce sont, d'une part,
les populations hindoues et d'autre part, celles d'un statut socio-
économique peu élevé, dont une part est de confession islamique, qui
sembleraient le plus touchées par le rétrovirus.
En changeant d'échelle et de ville, on peut tenter de confirmer ces
hypothèses. L'exemple porte sur le quartier de Byculla, situé dans le
centre de Bombay. Situé dans le ward E 366, Byculla a été parmi les
premiers touchés par l'infection par le VIH. Espace pathogène depuis
des décennies, il a constitué un terrain d'accueil favorable à
l'introduction du rétrovirus (Éliot, 1997). En 1994, il rapporte le
nombre de séropositifs le plus élevé de la métropole marathe
(Figure 5) avec celui de la prostitution de Kamathipura, bien qu'il
n'accueille pas - comme ce dernier - d'individus travaillant dans le
commerce du sexe. Les périphéries industrielles, espaces en voie
d'intégration dans la métropole marathe et où l'habitat spontané jouxte
les « housing colonies» des classes moyennes, reportent aussi un
nombre élevé de séropositifs.
Pôle majeur de l'industrie textile depuis le dix-neuvième siècle, la
grève des ouvriers a plongé Byculla dans la crise. Les filatures étant
les principaux employeurs des populations du quartier, leur fermeture
a contribué à aggraver les difficultés des populations, majoritairement
d'un statut socio-économique faible et peu élevé (une bande entre les
deux axes constitués par les voies ferrées) ou moyen (dans le reste du
quartier). L'habitat, quant à lui, porte l'héritage de l'emprise spatiale de
l'industrie textile. Les « chawls », habitat traditionnellement ouvrier,
sont ainsi les principaux édifices du quartier. Ces bâtiments ne
dépassent guère sept étages, qui accueillent en moyenne quinze à
vingt logements. Chaque habitation se compose d'une pièce de trois

366 Échelon administratif supérieur à celui du quartier.


305
Le VIH en contexte urbain indien
mètres sur quatre et d'une véranda d'environ un mètre sur deux,
généralement couverte. Dans cette dernière est installé un espace pour
le bain (nahaini) et un coin pour la cuisine (chu/a). L'eau est par
ailleurs disponible à chaque étage ou dans la cour intérieure, s'il en
existe une.
D'un point de vue communautaire, il est par ailleurs le cœur du
me/ting pot indien. Hindous, musulmans, chrétiens, bouddhistes,
parsis, juifs... occupent le quartier. La ségrégation spatiale entre les
communautés est cependant forte. Les populations hindoues
majoritaires ont concédé l'Est et le Nord du quartier aux parsis et aux
chrétiens et les foyers importants de populations musulmanes sont
répartis au Sud (Madanpura) et au Centre-Ouest (Nair Road). Les plus
fortes densités du quartier, avoisinant les 100000 habitants par km 2 ,
se situent sur une diagonale reliant la gare de Bombay Central à celle
de Byculla. Seul l'empilement vertical des chawls peut autoriser de
telles densités.
Byculla, en tant qu'espace de pathogénéité ancienne accueille-t-il,
à l'inverse du quartier « salubre» du Charminar, un nombre plus élevé
de séropositifs de confession islamique?
La carte présentée (Figure 6) permet de donner un premier
élément d'analyse. Elle a été réalisée grâce aux données de séropositifs
recueillies dans les centres de dépistage de la ville. Elles ont ensuite
été agrégées au niveau de groupes d'habitations. En fait, les
périphéries accueillant une majorité de populations d'un statut socio-
économique moyen semblent moins touchées que le3 espaces centraux
plus pauvres situés entre les deux voies ferrées. Par ailleurs, les
espaces à majorité hindoue semblent plus contaminés, même dans les
périphéries plus riches du quartier.
L'analyse à très grande échelle permet d'illustrer à nouveau la
faible contamination des populations musulmanes. Au sein de
Byculla, un groupe de six chawls situé à Agripada a été distingué
(Figure 7). Chacun d'entre eux abrite entre 650 et 700 personnes. La
ségrégation communautaire à l'échelle du quartier est confirmée. Pour
les populations hindoues, même si elles sont en majorité intouchables
ou de basses castes de service, la proximité de communautés
« polluantes» est même à cette écheHe inacceptable, les obligeant à se
regrouper par communauté.
Concernant les différences de contamination entre les groupes, les
constats effectués précédemment sont confirmés. Les populations
306
Le VIH en contexte urbain indien
musulmanes semblent effectivement moins touchées par le VIH.
Même si les différences de cas relevés au sein des chawls hindous ne
peuvent être expliquées, cette communauté apparaît effectivement la
plus infectée par le rétrovirus, ainsi que les populations de confession
bouddhiste. Il est vrai que bon nombre d'entre elles sont d'anciens
intouchables convertis dans les années 1960 par le mouvement du
Docteur Ambedhkar.
L'analyse des espaces de l'infection, à différentes échelles,
semblerait donc aller à l'encontre des représentations spatiales
hindoues. Les quartiers à majorité ou à fortes minorités musulmanes
sembleraient en fait moins touchés par le rétrovirus. Néanmoins,
l'accusation portée sur les populations pauvres se vérifierait. Les
espaces sous-intégrés (périphérie du Charminar) accueillant un
nombre élevé de bidonvilles, ou les espaces anciens en voie de
« taudification » (entre les deux voies ferrées à Byculla) sembleraient
plus infectés par le VIH. L'imaginaire hindou, « imprégné» des
concepts de pureté et d'impureté, en particulier parmi les hautes castes,
a contribué à engendrer une forte discrimination à l'égard des
populations résidant dans ces espaces. Les responsables du Bharatya
Janata Party (BJP) -parti extrémiste hindou à la tête de l'Union
depuis avril 1998 - dont l'assise électorale est essentiellement
brahmane, qualifie d'ailleurs le sida de maladie des « Harijans » 367.
L'hypothèse d'une plus forte contamination des populations de
confession hindoue peut être mise en relation avec la pratique spatiale
des individus, en particulier la mobilité extra-quotidienne.

La mobilité: un facteur épidémiogène favorable


Loisirs et travail: deux/ormes de mobilité extra-quotidienne
À l'inverse d'autres pays en développement, l'Inde reste encore
aujourd'hui à près de 75 % rurale. Le maintien des populations dans
les campagnes peut être mis en parallèle avec l'évolution des
migrations entre 1971 et 1981. J. Racine montre que les migrations
des campagnes vers les villes restent modérées, avec seulement 6 %
de la totalité des migrations (Racine & Landy, 1977). Les
mouvements inverses, des villes vers les campagnes, représentent
16 % des migrations intercensitaires. Néanmoins, ce sont les
déplacements entre les campagnes qui constituent l'essentiel des flux

367 « Enfants de dieu ». Nom donné par Gandhi aux intouchables.


307
Le VIH en contexte urbain indien
(65 %). Selon les sexes, les disparités sont cependant fortes. Si l'on
considère uniquement les migrations féminines, 73 % d'entre elles
sont liées au mariage. Pour les hommes, les migrations campagnes-
villes représentent 28 % des flux totaux et environ 50 % entre les
campagnes.
Afin de percevoir le rôle de la migration et plus généralement
celui de la mobilité en tant que facteur épidémiogène favorable à la
contraction du VIH, 206 enquêtes familiales ont été réalisées dans
quatre quartiers des deux métropoles étudiées: Channinar/Chowk,
Khairatabad, Begumpet à Hyderabad et Byculla à Bombay. Ils ont été
sélectionnés pour deux raisons. D'une part, ils relèvent entre 1988 et
1994 un nombre élevé de séropositifs dans les deux villes. D'autre
part, les populations qui contribuent à caractériser ces quartiers sont
hétérogènes d'un point de vue socio-économique et communautaire.
Khairatabad accueille comme Byculla - précédemment présenté -
une forte proportion de populations d'un statut socio-économique
faible ou peu élevé. À l'inverse, Begumpet - situé dans la ville
hindoue de Hyderabad - fait partie de ces nouveaux quartiers de
classes moyennes indiennes, même s'il accueille quelques populations
résidant dans un bidonville. Charminar/Chowk, au sud de la rivière
Musi, est, quant à lui, un pôle de populations musulmanes, en majorité
d'un statut socio-économique moyen ou peu élevé, même si la
migration vers les États du Golfe persique a permis à certaines d'entre
elles de s'enrichir.
Nos enquêtes permettent de distinguer deux formes extra-
quotidiennes de mobilité : celle liée aux loisirs et au travail. Elles
représentent respectivement 83,44 % et 16,56 % des 157 individus
répondants.
Cependant, nos données ne prennent pas en compte la mobilité
liée au mariage ni l'émigration internationale. Cette dernière forme
touche cependant une faible proportion des populations de l'Union. G.
Simon (1995) précise que 46 % des 37 millions d'émigrés asiatiques
proviennent de la partie méridionale du continent. Cette émigration
privilégie les pays du Golfe persique, dotés de la manne pétrolière.
Dans l'optique de notre étude, il aurait été cependant nécessaire de
tenter d'analyser cette mobilité internationale. Une étude sur un faible
échantillon réalisée aux Philippines montre que près de 10% des 339
séropositifs dépistés et déclarés entre 1984 et 1991 avaient contracté le
rétrovirus lors d'un contrat de travail à l'étranger (Solon & Barozzo,
308
Le VIH en contexte urbain indien
1993). Seules des enquêtes dans les Émirats arabes pourraient
pennettre d'analyser les structures sociales d'accueil et les facteurs
épidémiogènes à prendre en compte dans la contraction du VIH chez
les populations indiennes y résidant temporairement. Quoi qu'il en
soit, les deux fonnes de mobilité étudiées ont été subdivisées en cinq
catégories tourisme familial, masculin, visites familiales,
déplacements liés au travail des hommes, retour temporaire des
migrants hommes dans leur famille. Il est à noter qu'aucune des
femmes interrogées dans les familles ne s'était déplacée seule.

T a bl eau 1 R·
aI sons des d'
epl1acement s
Raison du Nombre de répondants Part du total (%)
déplacement
LOISIRS 131 83,44
TRAVAIL 26 16,56
Total 157 100,00

Les quartiers peuvent être « typés» selon les fonnes de mobilité


dominantes de leurs habitants (Figure 8). Dans ceux où les
populations sont en majorité d'un statut socio-économique bas ou peu
élevé (Byculla et Khairatabad), les déplacements masculins, en groupe
ou seul, sont proportionnellement plus importants que dans les autres
quartiers. A contrario, dans celui de Begumpet, accueillant un
pourcentage élevé de populations d'un statut socio-économique plus
élevé (moyen supérieur) et dans celui du Channinar où les populations
musulmanes sont majoritaires, les déplacements se font
essentiellement dans le cadre strict de la famille (tourisme ou visite
d'autres membres de la famille).
Ces différentes formes de mobilité masculines sont à privilégier
dans le contexte du VIH. En effet, ces déplacements peuvent être
vécus comme une perte temporaire de l'identité de l'individu. Dans le
cadre de la migration, les pratiques sociales concernant la sexualité,
les tabous alimentaires peuvent être ainsi moins respectés (Racine &
Landy, 1997).

309
Le VIH en contexte urbain indien
Lieux de la mobilité: lieux de la transmission du VlH ?
Deux espaces communautaires des déplacements extra-
quotidiens. Comme le note F. Landy, l'espace touristique indien
diffère quelque peu de celui des étrangers visitant l'Inde. Ces derniers
se rendent de préférence dans les sites balnéaires (Goa,
Mahaballipuram (Tamil Nadu), Kovalam (Kerala)) et les villes du
Triangle des « Tours operators occidentaux », Agra, Delhi, Jaïpur. Les
Indiens, quant à eux, visitent plus volontiers les anciennes stations
d'altitude développées à l'époque de la colonisation britannique (Ooty,
Kodaikanal, Shimla, Darjeeling...) et les centres de pèlerinage. Les
grandes villes saintes de l'hindouisme sont privilégiées (Varanasi -
Bénarès), Allahabad, Madurai...) mais les centres régionaux sont aussi
fréquemment visités. On y vient non seulement pour prier mais aussi
pour s'y détendre. Les musulmans possèdent eux aussi leurs lieux de
pèlerinage, appelés Dargas, qui sont des tombes de saints.
En fonction des enquêtes effectuées, quelques spécificités
apparaissent selon les communautés (Figures 9 et 10).

310
Figure 8 FORMES DE MOBILITE: PROFIL DES QUARTIERS

Byculla Khairatabad Begumpet Charminar


24.0%

3.0% Retour des migrants


::;:::::;:::;:;:;:=:;:::::::;:::::=:::::=::::::::::::::::::::. 0.0% 0.0%
dans leur famille

13.3%

:~ttrttrJUI~~t~ttrf~~ 0.0% Tourismemasculin


56.5%

-
36.3%

~~1~I~~~I~~~~~~~III:II1~I~::t Tourisme familial


36.3%

j:~~jI~~I~I~~~~~:I~~:~~1~I~t~~~j~~:~:~~~~
13.0%
;~~:~:~:~:~:~:~:~:~:~:~:~:~:~:~:~:~:~:tf~:~:~:~:~:~:~:. Visites familiales
27.0%

-
16.6%

:~:II~~I~:~I:~~~~I~~:~~~~~I~I1~~::~:~r
Déplacements masculins
liés au travail

Moblil/é masculine Mobilité de la cellule familiale


Tabl 2 : Cina f4 ct biEt'
Tourisme Visites Tourisme Travail Retour des
familial familiales masculin masculin mig ants
Nb % Nb % Nb % Nb % Nb %
Bvculla (/65*) 17 26,1 7 10,77 16 24,6 9 13, 8 16 24,6
Khairatabad 17 33,3 7 41, 1 16 31, 3 9 17,6 2 3,9
(151)
Begumpet (130) 17 56,5 4 13,3 4 13,3 5 16,6 0 0
Charminar 4 36,3 4 36,3 0 0 3 27,2 0 0
(Ill)
TOTAL (1157) 55 35,03 22 14,01 36 22,9 26 16,5 18 11,4
* Nombre total d'individus s'étant déplacés.
Le VIH en contexte urbain indien
Flcure 9 LES LIEUX DES DEPLACEMENTS
Vil;... ramilial..
Tourisme ramilial

Tourisme masculin Déplacesnent masculin temporaire lié au tra"ail

aelllur da miC...nll dans'"" ramille

_ Hindw

19 _ Mix ..

©
Il
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1
~OOKm
o A"'rescommwaliés

li"'p.; Cenlrede pè1erinlll' lindw


OlJbursa OI'1ll
lvIad-ar Au Ire 1teU

313
Le VIH en contexte urbain indien
Figure 10 : DEUX ESPACES DE DÉPLACEMENTS

LES ESPACES HINDOUS LES ESPACES MUSULMANS

Espace Espace Espace familial Espace Espace familiol


professionnel lauristique des loisirs professionnel des loisirs
masculin masculin masculin

• Centres de pélerinage • Dargas, ramille.


. • Grandes métropoles.
CD Famille, Tourisme (stations d'altitude,
sites historiques).
~ Stations balnéaires.
~ Villes moyennes (6) Etendue des espaces

D'une façon générale, les populations musulmanes semblent


moins mobiles que celles de confession hindoue. En outre, l'espace
musulman des loisirs est limité à la sphère familiale, quel que soit le
statut socio-économique. Les déplacements touristiques sont par
ailleurs rares et il s'agit avant tout de visites familiales. La mobilité
masculine, quant à elle, se fait essentiellement dans le cadre du travail
pour les populations les plus aisées.
A contrario, l'espace familial hindou des loisirs est composite.
Les visites familiales, le tourisme vers les grandes villes, les sites
prestigieux (Delhi, Jaïpur... ) et les stations d'altitude sont privilégiés.
L'espace touristique masculin est, quant à lui, plus réduit et en relation
avec le statut socio-économique des individus. En fait, les familles
disposant d'un revenu faible ou peu élevé privilégient cette forme de
mobilité liée aux loisirs, au détriment des déplacements en famine.
Pour les hommes, les sites balnéaires (Goa pour les habitants de
Bycul1a), Vishakapatnam, Madras pour ceux de Hyderabad et les
grandes métropoles (Bombay pour les populations de Hyderabad) ou
Calcutta, Delhi et Madras, sont les lieux favoris du tourisme. Ces
grandes villes sont également les lieux privilégiés de l'espace des
déplacements temporaires masculins liés au travail. À l'interface entre
l'espace touristique masculin et familial, les centres de pèlerinage

314
Le VIH en contexte urbain indien
(Tirupati en Andhra Pradesh et Shiridi ou Nashik au Maharashtra)
sont les lieux privilégiés des déplacements liés aux loisirs. Au sein de
notre échantillon, plus de 60 % des répondants s'y étaient rendus.

Une forme de tourisme sexuel méconnue


Les déplacements des hommes de confession hindoue vers les
centres de pèlerinage, les sites balnéaires ou les grandes villes se font
souvent en groupe (collègues de travail, amis, cousins...). Même s'ils
ont généralement un but religieux, ils peuvent cependant s'apparenter
pour certains hommes à une forme de tourisme sexuel. L'effet de
groupe peut ainsi diminuer les inhibitions et favoriser certains
comportements (alcoolisme, relations avec des prostituées, avec
d'autres femmes...). M.-È. Blanc (1998) montre le rôle majeur de la
sociabilité masculine dans la vie vietnamienne. Elle précise ainsi que
la recherche des femmes se fait souvent entre amis. Peut-être faut-il y
voir alors une caractéristique panasiatique ?
L'exemple de la ville sainte de Tirupati est intéressant à cet égard.
Avec sa ville jumelle Tirumala, elle est un des grands centres de
pèlerinage du sud de l'Union indienne. La visite s'accompagne
généralement d'un passage dans la salle des barbiers où les cheveux du
pèlerin sont donnés en offrande à Sree Venkateshwara. Certains
pèlerins ne sont cependant pas toujours des dévots. Un médecin de
Hyderabad précisait à l'égard des touristes de Tirupati : « Indians are
spritual the day and spirituous the night ». L'offre importante de
prostituées dans cette ville et dans d'autres centres de pèlerinage,
alimentée par les flux des visiteurs, offre des opportunités de rapports
sexuels pour des hommes éloignés de leur foyer. Un autre médecin
hyderabadi donnait par ailleurs l'exemple d'un homme qui avait
emmené son fils à Tirupati afin qu'il n'arrive pas vierge au mariage.
En fait, les motifs réels des déplacements masculins vers ces
pôles touristiques ne sont pas toujours avoués. Tout Indien sait
cependant que les grands centres touristiques de l'Union (centre de
pèlerinage, sites balnéaires et de tourisme international...) accueille un
nombre important de prostituées, parfois occasionnelles, attirées par
les flux de population importants engendrés par ces centres.
Une dernière forme de mobilité peut être étudiée. Il s'agit de celle
des travailleurs migrants. Au sein de l'échantillon, le quartier de
Byculla est évocateur à cet égard.

315
Le VIH en contexte urbain Indien
Émigrer: le cas des blanchisseurs de Byculla
Les seize migrants étant temporairement retournés dans leur
famille travaillent tous dans le quartier des blanchisseurs (Dhobi Ghat)
de Byculla. Selon la division hindoue du travail, seuls les intouchables
et les autres communautés peuvent nettoyer les vêtements souillés par
la transpiration ou le sang.
Le Ghat est situé le long de la voie ferrée - à proximité de la
gare de Mahalakshmi - et est le plus vaste de Bombay. Afin de tenter
de percevoir les risques d'infection liés au statut de migrant de longue
durée, 44 blanchisseurs ont fait l'objet d'une enquête. Ils sont à plus de
60 % d'origine intouchable; les autres étant de confession islamique.
La répartition par sexe révèle une surreprésentation des hommes:
37 contre 7 femmes. Concernant le statut marital des individus, sur les
44 blanchisseurs, 12 sont célibataires et 72,7 % (32 individus) d'entre
eux étaient mariés, même si seulement deux hommes vivent avec leur
épouse dans le Ghat.
Par ailleurs, les blanchisseurs sont en majorité (97,7 %) issus de
deux villages de l'Uttar Pradesh oriental. L'existence de filiè~es
migratoires en fonction de la communauté et de la profession semble
donc à privilégier. J. Racine et F. Landy notent l'importance des liens
communautaires et des liens de parenté qui apportent la sécurité pour
les migrations à longue distance vers les villes (Racine & Landy,
1977). Dans kGhat, certains membres d'un même village avaient loué
ensemble leur habitation; d'autres faisaient partie de la même famille.
J. Racine évoque ainsi une certaine «tradition» de migration en
fonction de la communauté; le départ d'un ou plusieurs membres de la
famille permettant aux autres de rester au village.
Ces travailleurs migrants sont pour la plupart mariés. Les
relations avec leur famille se maintiennent cependant grâce aux
retours au village pendant quelques mois ou par l'envoi d'une partie du
salaire. Ce dernier élément nécessite quelques précisions. Les
enquêtes montrent que les migrants mariés souhaitent en fait
« maximiser les profits» lors de leur séjour à Bombay. Malgré des
revenus faibles, une partie du pécule est ainsi envoyée à leur famille.
Sur place, la location à plusieurs d'une même habitation semble
permettre de limiter les dépenses.
Le thème de la sexualité a été aisément abordé par les hommes
enquêtés. Les hommes mariés démontraient la nécessité d'avoir
recours à la prostitution. Comment pouvaient-ils avoir des relations
316
Le VIH en contexte urbain indien
sexuelles au sein du Ghat puisque la majorité des individus y résidant
sont des hommes ? Les hommes célibataires expliquaient par ailleurs
l'impossibilité actuelle de fonder une famille car ils étaient éloignés de
leur région d'origine et tributaires du versement d'une partie de leur
salaire à leur famille. Le recours à la prostitution apparaissait donc
« nécessaire». Cinq d'entre eux précisaient avoir des relations
sexuelles avec des prostituées une fois par semaine; six autres, après
obtention de leur salaire. Les déplacements dans le quartier de la
prostitution de Kamathipura, le plus proche du Ghat, ne sont d'ailleurs
pas nécessaires puisqu'il existe un accord financier entre certains
responsables du Ghat et certains proxénètes, autorisant l'envoi de
femmes lors du paiement mensuel des salaires. En somme,
l'éloignement des migrants crée un isolement affectif, social et sexuel
- vécu et réel - engendrant une vulnérabilité des individus vis-à-vis
de l'épidémie du VIH. Le rôle des circuits financiers retardant leur
union pour les migrants non mariés constitue en outre un élément
d'analyse nécessitant des recherches plus approfondies.
En définitive, qu'il s'agisse des travailleurs migrants de Byculla
ou des touristes de Tirupati, le caractère circulaire de leurs
déplacements au sein de l'Union contribue, s'ils sont contaminés par le
VIH, à multiplier les micro-épicentres de l'infection. Il aurait
néanmoins été nécessaire de suivre ces populations afin de confinner
ces propos. Le risque de contraction et de transmission du VIH est
accru par le manque de mesures de prévention prises par le
gouvernement indien. Dans les quartiers de prostitution, les
préservatifs foumis par ce dernier sont distribués par les organisations
non gouvernementales. Les enquêtes réalisées dans le quartier de la
prostitution de Mahaboob Ki Mehindi à Hyderabad auprès de
cinquante femmes, montre que très rapidement elles ont refusé
d'utiliser les préservatifs car les rapports sexuels avec leurs clients
étaient trop douloureux. En fait, les préservatifs distribués par le
gouvernement indien avaient atteint la date limite de péremption et
étaient par conséquent poreux et non fiables. Certaines organisations
non gouvernementales s'étaient cependant préoccupées de ce
problème et avaient averti le gouvernement central. Ce dernier ne
semblait en aucun cas soucieux et en 1995, neuf ans après la
découverte des premiers séropositifs dans le pays, le responsable du
programme de lutte contre le VIH déclarait à la presse indienne : « un

317
Le VIH en contexte urbain indien
mauvais préservatif est préférable à aucun préservatif »368.
Finalement, les lieux de séjour des déplacements extra-quotidiens
sembleraient être effectivement les lieux de la transmission du VIH.
Ces pôles touristiques et d'immigration constitueraient ainsi les
principales plaques. tournantes de l'infection au sein de l'Union. À
partir des données recueillies on peut donner quelques perspectives de
modélisation qui seraient cependant à confinner.
Mobilité hindoue, mobilité musulmane: une synthèse
La matrice des corrélations pennet de prendre en compte les
différentes variables analysées précédemment : le statut socio-
économique et la communauté. La durée du séjour a été par ailleurs
ajoutée et révèle que les déplacements masculins, en particulier ceux
liés au tourisme, sont de longue durée, pennettant de supposer que
l'isolement avec le foyer peut être important.
L'analyse de la matrice peut être représentée par deux schémas
(Figures Il et 12).
Le premier pennet de montrer que les populations d'un statut
socio-économique faible et peu élevé sont particulièrement mobiles
tant du point de vue des déplacements touristiques, fa.'1liliaux que
professionnels (dont l'émigration), bien que les coefficients de
corrélations soient peu significatifs (entre 0,45 et 0,5). Néanmoins, ils
sont très supérieurs à ceux des populations d'un statut socio-
économique plus élevé. Le regroupement des quartiers effectué par la
matrice a atténué les disparités à leur échelle.

368 « Indian condoms still below WHO standards », IndlGn Express, 21/08/1995.
318
Le VIH en contexte urbain indien
Fieures 11/12 FORMES DE MOBILITE ET FACTEURS A RISQUE.
Mobi/ilUSlI1lll' socio-kollomifll.e MobillJéhisque po,ell,iel de cOlltractioll dll VlH
Mobili.!!
formes de mobjhtC Communauté
~
+ ~
Moyen inririeur HiudousIMUlulm.ns
,.ilJlo
TollrÎlme m••culi.
DI!....cem.u..
pro(aiioftlll!b HilKloOll
mueull.

Moy.u .upI!riour

~ M;'-;"ID.ns/~utm l
_ ~ommuu~tn_ __J

FigurelJ DES FORMES DE MOBILITE VARIABLES SELON LE STATUT


SüCIO-ECONOMIQUE ET LA COMMUNAUTE

Mobili,.

+
.0

.0
0

- ,
Faibl.
1
Moyen
1
Moyen
IUpmeur
El..!! +
mférieur
• lbndous
o Musulmans

319
Tableau 3 : MATRICE DES CORRELATIONS : MOBILITE
A B C D E F G H 1 J K L M N
A 1
B 0,33 1
C 0,72 0,56 1

D 0,77 0,77 0,9-1 1

E 0,2 0,99 0,66 0,83 1 ,


F 0,41 0,47 0,99 0,91 0,57 1

G 0,4 0,86 0,73 0,92 0,88 0,7 1

H 0,26 0,78 0,62 0,79 0,98 0,54 0,94 1

1 0,49 0,37 0,91 0,87 0,46 0,95 0,72 0,49 1

J 0,12 0,97 0,6 0,75 0,98 0,49 0,78 0,93 0,34 1

K 0,2 0,99 0,65 0,83 1,001 0,56 0,88 0,98 0,45 0,98 1

L 0,15 0,46 0,47 0,47 0,48 0,37 0,46 0,52 0,33 0,46 0,13 1
M 0,15 0,47 0,47 0,47 0,5 0,37 0,46 0,52 0,33 0,46 0,14 -0,02 1

N 0,2 0 0,07 0,18 -0,012 0,13 0,33 0,14 0,34 -0,15 -0,41 -0,08 -0,1 1

Formes de mobilité A:Tourisme/Famille 8: Famille/Famille CHommeslTourisme D:HommelTravail E'Migrations mtra-indlennes Durée du déplacement F:Moins d'un
mOIs G Un mois H'Plus d'un mois Communauté I:Hindous J Musulmans K'Autres Statut socio-économique L:Faible M:Moyen inférieur (peu élevé) N.Moyen
supéneur
Le VIH en contexte urbain indien
Le second schéma prend en compte deux facteurs : les formes de
mobilité et les communautés (en particulier musulmanes et hindoues).
Il tente en outre de donner une «échelle de risques» dans la
contraction du VIH : du plus faible (les visites liées aux loisirs en
famille) au plus élevé (la migration). Les coefficients de corrélation
observés sont en outre très élevés, supérieurs ou égaux à 0,9. Des
différences apparaissent ainsi selon les communautés. Les musulmans
se situent aux deux extrémités de l'échelle (migration et mobilité
familiale des loisirs). Concernant les populations de confession
hindoue, certaines formes de mobilité, en particulier masculines,
semblent caractéristiques de cette communauté. Il s'agit
principalement des déplacements touristiques et professionnels, dont
l'émigration.
Dans un but de synthèse, le schéma (Figure 13) donne quelques
éléments qui seraient néanmoins à confirmer. Il prend en compte
toutes les variables analysées précédemment (formes de mobilité,
statuts socio-économiques et communautés) et combine à la fois les
conclusions données à partir de la matrice des corrélations et les
analyses à l'échelle des quartiers. En abscisse, les statuts socio-
économiques ont été notés et en ordonnée, le « degré» de mobilité.
Ainsi, les populations masculines hindoues, toutes catégories
socio-économiques confondues, apparaissent particulièrement
mobiles, ce qui pourrait expliquer le nombre de séropositifs plus élevé
au sein de cette communauté. À l'inverse, les hommes musulmans
apparaissent moins mobiles, en particulier ceux d'un statut socio-
économique moyen, qui privilégient les déplacements au sein de la
cellule familiale. Ces éléments illustreraient le nombre peu élevé de
cas séropositifs musulmans dans le quartier du Charminar, par
exemple. Sa périphérie apparaît plus touchée car elle accueille des
poches des populations plus pauvres et peut-être plus mobiles.
Les groupes socio-économiquement peu favorisés, hindous et
musulmans, apparaissent donc les premières victimes mais aussi les
vecteurs de l'épidémie du VIH. Cette étude ne permet cependant pas
de connaître les formes de la mobilité des populations les plus aisées.

Conclusion
La rumeur accusant les musulmans d'être les cibles privilégiées
de l'infection semblerait déjouée par la cartographie. La prise en
compte du seul facteur culturel pour expliquer les différences de
321
Le VIH en contexte urbain indien
contamination, même s'il ne peut être nié, doit être modérée par le rôle
du statut socio-économique. En effet, certaines formes de mobilité en
relation avec ce dernier constituent des facteurs épidémiogènes
favorables à la contraction du VIH.
Néanmoins, ces conclusions doivent être prises avec mesure. En
effet, elles nécessiteraient une confirmation sur un échantillon de
population plus important ou par le biais de sondages sérologiques
dans les différentes communautés. Elles constituent toutefois un état
des connaissances et elles ont tenté d'allier différentes sources
d'informations: qualitatives et quantitatives.
Quoi qu'il en soit, l'utilisation de la rumeur à des fins politiques
n'est pas encore véritablement à l'ordre du jour au sein de l'Union.
Néanmoins, avec l'augmentation actuelle du nombre de malades du
sida, il est probable que les accusations portées à l'encontre des
musulmans et des plus pauvres stigmatisent les tensions entre les
communautés du pays et accentuent l'ostracisme à l'égard des
malades.
Déjà, les violences intercommunautaires ont contribué à accélérer
la propagation du VIH. Les émeutes urbaines de Bombay ont ainsi
engendré un déplacement des prostituées et des populations résidant
dans les quartiers centraux très affectés par les violences de l'hiver
1992/1993, conséquences de la croisade d'Ayodhya. Ces migrations
intra-urbaines ou vers des régions périphériques de la métropole
marathe contribuent ainsi à disséminer le VIH et à multiplier les
« micro-épicentres» de l'infection.

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1
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1
LE SIDA À BALI, INDONÉSIE: L'APPROCHE
CONCEPTUELLE ET THÉRAPEUTIQUE DES
GUÉRISSEURS

Françoise GRANGE-OMOKARO

C'est en discutant, dans le cadre d'une recherche sur le pluralisme


médical à Bali 369, de la perception d'éventuels changements
diachroniques en matière de morbidité avec les guérisseurs locaux que
j'ai été amenée à rencontrer certaines de leurs conceptions et attitudes
thérapeutiques face au sida.
En fait, les réponses des guérisseurs à l'émergence de l'épidémie
s'élaborent dans un double mouvement. D'une part, elles s'inscrivent
dans une filiation culturelle et, dans ce sens, les théories et pratiques
de soins à l'égard du sida prennent fonne dans le ciment plus large des
représentations de la santé, de la maladie et du malheur. D'autre part,
elles font partie intégrante d'un processus dynamique de
transfonnation de l'univers des soins, notamment en milieu urbain, où
se combinent référents biomédicaux, traditionnels voire même « néo-
traditionnels ».

Les représentations traditionnelles de la maladie et du


malheur
En fait, si l'on prend en compte l'ensemble des modalités
explicatives de la maladie à Bali, il semble qu'elles s'ordonnent autour
d'une même logique symbolique à savoir la notion d'équilibre comme
un moyen de préserver l'harmonie entre l'individu et son
environnement, soit entre microcosme et macrocosme, soit entre
l'individu et son milieu social, soit enfin entre l'individu et les
puissances invisibles c'est-à-dire les doubles spirituels, les âmes des
ancêtres et les divinités. La maladie constitue donc une rupture de
l'équilibre par un état d'excès ou de déficience pouvant être précipité
par un ensemble de facteurs externes, agents ou événements.

369 La recherche de terrain a été conduite en milieu rural à l'est de Bali et dans sa capitale, la
ville de Denpasar de 1994 à 19% sous les auspices du LIPI (Lembaga I1mu Pengetahuan
Indonesia) et avec le soutien financié de la Direction suisse du développement et de la
coopération et de l'université de Lausanne.
Le sida à Bali
Certaines entités causales réfèrent directement à la rupture de la
balance entre les principes « chaud» et « froid» à l'intérieur du corps.
La guérison s'opère par l'absorption de préparations médicinales de
qualité inverse sous la forme de plantes chaudes ou froides. Ainsi
l'ensemble des aliments est classé en catégories chaude, tiède et froide
et l'excès d'ingestion de nourriture chaude ou froide peut entraîner la
maladie.
Le temps trop chaud ou trop froid ainsi que l'exposition au vent
agissent sur l'équilibre du corps, en particulier, l'exposition à des
changements de température et la prise trop tardive du bain en fin de
journée. Là encore, les Balinais sont attentifs à se couvrir le corps,
notamment lorsque la température se modifie entre les saisons.
Des états émotionnels extrêmes peuvent aussi rompre l'équilibre
du corps. Les sentiments de haine, de jalousie, de colère, d'avidité et
les .états d'anxiété, de stress et de dépression rendent la personne
vulnérable à la pénétration des esprits, aux êtres surnaturels et aux
attaques de sorcellerie.
Le non-respect des règles d'harmonie dans l'architecture peut
aussi être une cause de maladie. Les règles de construction
déterminent une correspondance harmonieuse entre l'habitation,
l'environnement et la localisation des esprits. Ce code définit les
matériaux, les mesures, et l'emplacement des habitations. Les maisons
ne doivent pas être bâties dans un espace ayant été auparavant le site
d'un temple ou d'un cimetière. De même, certains lieux d'accès
difficile, les croisements ou le bout d'un chemin doivent être évités
comme choix d'emplacement. Le voisinage d'un temple ou d'une
habitation brahmanique peut être d'influence négative. Il existe ainsi
de nombreuses caractéristiques de l'espace à éviter dans le choix de
construction d'une habitation. Les maladies qui peuvent résulter de la
méconnaissance ou de la transgression de ces règles atteignent
souvent plusieurs membres d'une famille (Cabot, 1977).
Enfin la maladie et le malheur peuvent aussi être attribués à des
négligences rituelles envers les divinités, les doubles spirituels ou les
ancêtres ou encore être imputés à l'action de puissances invisibles
manipulées par des sorciers.

326
Le sida à Bail
Les registres de l'infortune en milieu urbain
Dans le contexte urbain, on peut observer l'extension, voire même
le développement, de ces catégories causales. Parmi les registres que
nous venons d'évoquer, ce sont les négligences rituelles et la
sorcellerie qui sont notamment reprises dans l'interprétation de ce que
l'on peut identifier et délimiter comme la sphère des malheurs
modernes, c'est-à-dire : l'échec scolaire, le chômage, l'absence de
promotion professionnelle ou sociale, les conflits au sein des rapports
de travail, la difficulté d'accès à des ressources économiques ou
encore l'échec entrepreneurial.
Dans le cas de l'échec entrepreneurial par exemple, au lieu d'une
explication en termes de management, de choix d'investissement, de
compétences professionnelles, de concurrence de marché ou autre
analyse d'ordre économique, ce sont les négligences rituelles, les
relations avec les divinités, l'inappropriation des offrandes et surtout
les attaques de magie noire qui sont invoquées. Dans l'économie
touristique, les accidents comme les noyades, la découverte d'un
serpent dans une piscine, etc., ou les problèmes de vols sont expliqués
en fonction de la désapprobation des divinités maîtres du lieu ou d'une
souillure de l'espace d'activité. Citons encore le cas d'un conflit ayant
opposé personnel et direction d'un hôtel de luxe et qui se solda en
définitive par l'édification d'un temple à l'intérieur de l'enclos hôtelier.
Ainsi l'interprétation et le règlement des malheurs modernes selon
les registres culturels et symboliques traditionnels se présentent
comme une lecture des conflits, traduisant notamment les
différenciations sociales à l'œuvre dans le contexte de développement
économique. Il s'agit en particulier de rendre compréhensible l'échec
des uns ou au contraire la réussite, l'accès aux ressources des autres.

La complexification des catégories étiologiques


Au niveau des représentations biomédicales, on peut constater de
grandes disparités sur leur contenu. C'est généralement le cas de
notions sanitaires telles que les virus, microbes et bactéries. Il est à cet
égard intéressant de noter que l'association entre la nécessité de faire
bouillir l'eau et sa consommation bonne pour la santé est commune
même si certaines personnes affirment que l'eau n'a plus le bon goût
d'autrefois. En revanche, le processus à l'œuvre, c'est-à-dire
l'association entre haute température et destruction des bactéries reste

327
Le sida à Bali
fréquemment inconnue et se traduit, dans la pratique, par un retrait de
l'eau au moment où elle commence seulement à devenir chaude.
D'autres corpus de représentations au contraire se font jour. La
distinction entre maladies « médicales» et « non médicales» ou
encore entre maladies « naturelles» et « magiques» se généralise. La
fonnalisation de cette catégorisation a été à l'origine propulsée par
l'État pour définir une répartition des compétences entre médecins et
guérisseurs. Ceux-ci l'ont ensuite non seulement reprise dans une
attitude d'adaptation à la rhétorique du discours de la Santé publique
mais nombre d'entre eux la revendique maintenant comme un contenu
spécifique de leur identité et comme un avantage comparatif de leurs
compétences. Du côté des patients, la diffusion de ces notions apparaît
dans les choix thérapeutiques dans le sens où la plupart des premiers
recours se font en direction de la biomédecine. Enfin des
représentations directement liées au mode de vie urbain sont de plus
en plus évoquées par l'ensemble des protagonistes, c'est-à-dire les
patients, les acteurs biomédicaux et les guérisseurs. Pour citer les
principales, retenons des notions telles que le stress, la pollution
chimique et environnementale et la fatigue.

Le système médical traditionnel 370


L'île de Bali a hérité d'une tradition médico-philosophique orale
et savante hindou-balinaise. D'une manière générale, la pratique des
différents types de guérisseurs (balian) à Bali combine des fonctions
et des techniques curatives, magiques et religieuses s'appuyant sur un
savoir spécialisé, sur l'inspiration divine et la possession de sakt;
(pouvoir magique). Les guérisseurs peuvent cumuler des fonctions
rituelles et religieuses telles que celles de dalang (animateur des
marionnettes du théâtre d'ombre), de porteur de masque (patih) ou de
prêtre (dans la ville de Denpasar 10 % d'entre eux ont en effet une
fonction de prêtrise).
Il existe de nombreux types de balian que l'on peut distinguer en
deux catégories majeures, à savoir les balian lettrés (balian usada) et
les balian non lettrés bien que ces catégories ne soient pas
mutuellement exclusives.

370 On trouvera diverses approches du système médical traditionnel dans les travaux de
WECK (1937), CONNOR ( 1979 et 1982a), DANANJAYA (1979), MUNINJAYA (1982),
MC CAULEY (1984 et 1988), RUDDICK (1989) et LOVRIC (1986 et 1987).
328
Le sida à Bali
La connaissance et la pratique médicale des balian usada
reposent sur une tradition médico-philosophique contenue dans les
traités écrits sur des feuilles de palmier (/ontar). Classiquement un
balian usada étudie cette littérature médicale (lontar usada) et
philosophique (/ontar tutur), qui traite des théories de la maladie, de
l'établissement du diagnostic, de la thérapie, de l'éthique, de l'histoire
mythique de la médecine balinaise et de la connaissance ésotérique,
avec un maître (guru) plus âgé, parent ou non, durant plusieurs
années. Il développe également des disciplines ascétiques telles que la
méditation et le yoga, lui pennettant d'accroître son sakti et, par là, de
développer la compréhension et l'utilisation de la connaissance
médicale. Au tenne de cet apprentissage, il est consacré lors d'une
cérémonie, ce qui signifie publiquement la reconnaissance de son
pouvoir, c'est-à-dire la possession de sakti et par conséquent son
habilité à pratiquer.
La pratique thérapeutique, quant à elle, s'appuie sur
l'établissement d'un diagnostic requérant un examen du corps, la
détennination du nom de la maladie et une posologie à partir de
préparations médicinales et d'offrandes. De fait, on peut ranger dans
les balian non lettrés un grand nombre d'autres « spécialités
thérapeutiques» 371 telles que les devins-médiums (nommés balian
taksu ou balian tetakson ou balian ketakson) et les devins-voyants
(balian tonkeng ou sedahan ou tenung) qui diagnostiquent la maladie
et prescrivent leur traitement en état de transe 372, les masseurs
(nommés ba/ian apun, balian tu/ang, balian pijet), les accoucheuses
(balian manak), et enfin les thérapeutes usant de pratiques
syncrétiques inspirées plus particulièrement du spiritualisme javano-
islamique (balian keba/ et balian kabatinan).

Le syncrétisme des pratiques thérapeutiques


Dans la capitale de Denpasar, qui concentre plus de 60 % de la
population urbaine de l'île (Lancret, 1995a :117 et 1995b :137), lieu de
contacts pluri-ethniques et internationaux, on relève, en dehors de
cette typologie, le développement de pratiques syncrétiques articulant

371 Les dénominations des balian peuvent varier géographiquement et, par ailleurs, dans les
etudes qui leur ont été consacrées, on trouve des variations dans les typologies retenues,
souvent fonction des spécificités du lieu d'étude.
372 Concernant l'étude plus spécifique des mécanismes de la transe et des thérapeutes qui
l'utilisent, voir CONNOR (1979 et 1982B) et O'NEILL (1978).
329
Le sida à Bali
les fondements balinais avec des emprunts culturels divers tels que le
spiritualisme javano-islamique, les traditions chinoise et chrétienne ou
encore des influences d'origine occidentale issues des mouvements de
méditation.
Dans cette mouvance, il est à noter tout d'abord la créativité dont
font preuve ces guérisseurs, chacun donnant une coloration
particulière à sa philosophie et à sa pratique par un «bricolage »,
selon la tenninologie de Levi-Strauss, des corpus culturels. En second
lieu, on peut remarquer le passage d'une relation personnalisée entre le
guérisseur et ses consultants à une relation collective, les anciens
patients pouvant devenir des disciples. Le groupe d'adepte ainsi formé
participera de manière régulière aux activités thérapeutiques et
rituelles du guérisseur. Enfin une transmission du savoir et de la
pratique thérapeutique peut avoir lieu, d'anciens patients devenant
thérapeutes à leur tour.
En parallèle, la clientèle ou les disciples étrangers, touristes ou
expatriés, deviennent des habitués et il est rare de rencontrer un
guérisseur qui ne compte pas au moins un consultant non balinais. Ce
type particulier de clientèle renforce la légitimité et la sphère
d'influence des guérisseurs tout en leur apportant des bénéfices à la
fois en terme de ressources économiques mais également en tenne de
réseaux sociaux.
Dans certains cas en effet, des réseaux thérapeutiques
internationaux peuvent se formaliser. Ce fut le cas, il y a quelques
années entre la France et l'est de l'île de Java. Ce mouvement débuta
par les patients d'un cancérologue français qui venaient consulter des
guérisseurs javanais, certains travaillant en collaboration avec leur
médecin et s'intensifia à la suite de la parution d'articles de presse sur
cette expérience.
Du côté des instances de santé biomédicales, de nouvelles
tendances dans les pratiques émergent. Jusqu'à récemment tous les
médecins nouvellement formés se devaient d'intégrer la fonction
publique et leur carrière se poursuivait ensuite sur le mode d'une
double activité dans le secteur public et privé. Actuellement l'État n'est
plus en mesure d'absorber les jeunes médecins et une nouvelle
législation sous la fonne d'un contrat privé pennet à ceux-ci d'être
employés dans la fonction publique durant quelques années avant de
trouver un débouché professionnel propre. Seul un nombre limité
d' « élus» se verra intégrer dans le secteur public afin d'assurer la
330
Le sida à Bali
relève. De plus, les lieux de pratiques stratégiques, à savoir les centres
villes sont engorgés et les nouveaux venus sont contraints de choisir
des sites d'installation en milieu périurbain ou rural. Les utilisateurs
quant à eux développent des appréciations critiques vis-à-vis de la
Santé Publique et. certains vont par exemple jusqu'à refuser de
soumettre leurs enfants aux campagnes de vaccination. D'autre part,
les recours thérapeutiques ne sont plus forcément structurés sur le
modèle d'une filière médicale débutant par la consultation d'un
généraliste. Il devient en effet de moins en moins rare pour les patients
de diriger le premier recours directement vers un médecin spécialiste
par souci d'efficacité maximum. Par conséquent, une dévalorisation de
la santé publique et du statut de médecin généraliste se généralise au
profit des instances privées et des médecins spécialistes.
Dans ce contexte de redéfinition et de complexification des
différents statuts des personnels de santé, il faut encore mentionner les
stratégies à double sens entre biomédecine et médecine traditionnelle
ou « néo-traditionnelle ». Ainsi certains guérisseurs font des emprunts
à l'univers biomédical au niveau de la terminologie, de l'acquisition de
connaissances scientifiques, de la possession ou de l'emploi
d'instruments ou encore de la sémiologie du lieu de consultation en lui
donnant les caractéristiques d'un cabinet médical. Certains médecins
en revanche s'initient aux pratiques traditionnelles ou s'inspirent de la
symbolique issue de l'univers traditionnel au niveau de leurs pratiques
ou encore dans le « marketing» de leur image.
Ainsi les stratégies des médecins et des guérisseurs se situent sur
les registres de l'efficacité et de la concurrence. L'usage d'une double
référence biomédicale et traditionnelle semble constituer une des
meilleures stratégies pour capter la clientèle. C'est donc à l'intersection
de ces logiques culturelles, sociales, politiques et économiques à
l'œuvre dans la dynamique des soins que vont se développer les
théories et pratiques thérapeutiques vis-à-vis du sida.

Les (( contacts » des guérisseurs avec le sida


En majorité, les guérisseurs affirment avoir entendu parler du sida
par les médias et citent la télévision et la presse. Les réseaux inter-
personnels constitués par des connaissances éventuellement issues du
milieu médical constituent aussi une source d'information. La
mosquée est également évoquée par certains guérisseurs musulmans.
En revanche, un contact direct avec des malades du sida reste rare.
331
Le sida à Bdi
En fait deux types d'attitudes se dégagent par rapport à la
recherche d'information sur la maladie et sa thérapeutique:
- une attitude active pour s'informer qui peut aller, pour certains,
jusqu'au souhait de faire des essais thérapeutiques si l'occasion se
présentait, voire même de proposer une prophylaxie adéquate comme
nous le verrons par la suite.
- d'autre part, une attitude extrêmement réservée, avec pour
implicite le caractère dangereux de cette maladie et, dans ce cas, se
garder de l'information revient à se préserver soi-même du contact
avec la maladie.

Les représentations du sida et du mode de transmission


D'une manière générale, les guérisseurs sont réticents à exprimer
des connaissances sur le sida. Ceci s'explique par les représentations
majoritaires reliant le sida à la sphère sexuelle mais également par les
référents culturels de la pratique des soins dans le sens où il serait
nécessaire d'avoir vu la maladie et ses signes afin de pouvoir la
connaître et donc d'en parler, en d'autres termes, il s'agirait d'avoir
acquis une expérience.
En effet, dans l'éthique des soins traditionnels, un guérisseur doit
pouvoir reconnaître ses compétences à soigner une maladie ou non, et,
dans la négative, à ne pas agir. Cette notion se reliant elle-même à
celle de la « preuve» d'efficacité puisque, dans certains cas, la
rétribution du guérisseur se fait une fois la guérison obtenue.
La plupart des représentations du sida s'articulent autour de trois
pôles:
- le caractère incurable de la maladie,
- le caractère dangereux de la maladie,
- le caractère sexuel de la maladie.
D'emblée, les gu~risseurs la classe dans la catégorie des MST et
beaucoup mentionnent spontanément sur le mode comparatif la
syphilis, qu'ils affirment en revanche être en mesure de traiter.
En ce qui concerne la transmission, la voie sexuelle est donc
largement mentionnée ainsi que les « relations» ou « contacts» dans
un sens plus large. Ce dernier élément est également mis en évidence
par les résultats d'une recherche conduite à Bali en 1997 sur une
population de prostituées (600) et leurs clients (500) qui citent, en plus
de la transmission par voie sexuelle, celle de « casual contact» (Ford
et al., 1998). Cette étude montre par ailleurs qu'aussi bien les
332
Le sida à Bali
prostituées que leurs clients (plus de la moitié dans les deux cas)
pensent que les antibiotiques ou les préparations traditionnelles
peuvent prévenir le sida. 55 % des prostituées attestaient la prise
d'antibiotiques et 22 % celle de médecines traditionnelles. 39 % des
clients consommaient aussi des antibiotiques et 12 % des vitamines.
Cette notion de contagion large mériterait des investigations plus
approfondies peut-être à partir des catégories culturelles de pureté et
d'impureté. La prise de médicaments chimiques ou traditionnels en
matière de prévention trouve là aussi son inscription culturelle dans la
notion d'invulnérabilité au sens magique et spirituel. On considère en
effet que celle-ci peut s'acquérir par l'intermédiaire des pouvoirs de
certains personnages comme les guérisseurs, par l'intermédiaire
d'objets sacrés ou encore par le développement de ses forces
spirituelles. Cette conception de l'invulnérabilité, si elle porte sur tous
les éléments de la vie d'une personne ou d'un groupe, est
particulièrement active dans le registre de la maladie et du malheur.
D'ailleurs, j'ai souvent entendu mentionner dans des conversations
courantes que si l'on était invulnérable et fort, on ne pouvait contracter
le sida.
Enfin, il faut noter que la rencontre avec l'ethnologue constitue
éventuellement une source d'information ou de vérification des
éléments connus.
À ce stade, on peut donc postuler que les représentations liées au
sida et à sa transmission sont en partie lues au travers des catégories
autochtones relatives à la maladie et à la personne.
Néanmoins, il semble aussi que les contenus informatifs diffusés
par les médias limitent l'accès à une connaissance précise de la
maladie et de sa transmission. Plus particulièrement, le caractère
normatif et non pas explicatif des messages de prévention, qui étaient
basés jusqu'à récemment sur la fidélité, devient un vecteur
d'information en quelque sorte déformé. Ce qui pourrait notamment
rendre compte du fait que la transmission par voie sanguine et
l'origine virale du sida paraissent largement méconnues chez les
guérisseurs. L'inclusion du sida dans la catégorie des MST devient
tout aussi évidente.
Les médias religieux peuvent induire le même processus. Ainsi
l'un des guérisseurs musulmans avait entendu parler du sida à la
mosquée lors d'une conférence d'un uléma (Kiyai) sur la délinquance
juvénile, ce dernier prônant l'interdiction de relations sexuelles pour
333
Le sida à Bali
les adolescents. Mon interlocuteur preCIsa alors que la
recommandation du port du préservatif à des fins préventives
signifierait l'autorisation de pratiques sexuelles.
Cependant en ce qui concerne l'islam, il semble qu'actuellement
les leaders religieux aient réorienté leur position en matière de
prévention du sida. Au cours de deux ateliers consacrés au sida en
1996 et 1997, les directives soulignaient la nécessaire non-
discrimination, stigmatisation et isolation des porteurs et malades du
sida ainsi que l'importance primordiale des leaders religieux dans le
succès de la réalisation du programme national contre le sida (Roesin,
1998)373.
Revenons maintenant sur les attitudes actives de certains
guérisseurs vis-à-vis du sida. Pour ce faire, je vais présenter la
démarche d'un entrepreneur sino-balinais (grand-père d'origine
chinoise et mère balinaise) dont la vocation et la pratique
thérapeutique sont directement liées au sida. De plus, au moment où je
me trouvais sur le terrain, il était devenu l'objet d'un intérêt croissant
de la part des médias et de la Santé Publique qui pensait
éventuellement l'insérer dans un projet institutionnel de médecine
traditionnelle. Il est d'ailleurs fort intéressant de relever les variations
d'informations dont fait preuve ce guérisseur selon qu'il s'adresse aux
médias et aux médecins ou à l'ethnologue.

Les événements à l'origine de la vocation thérapeutique


Cet homme de 41 ans, marié et père de deux enfants, indique qu'il
pratique la méditation depuis l'âge de 13 ans puis récemment, vers
1993, alors qu'il se trouve dans une librairie, il aperçoit un ami en train
de lire lm ouvrage sur le sida et ressent alors la conviction que son ami
est atteint par cette maladie. Il n'ose pas demander à celui-ci la
confirmation de ce sentiment mais c'est à partir de là qu'il décide de
pratiquer la méditation avec intensité (trois heures par jour durant une
année, à moi il dira trois années) dans le but de comprendre la
maladie. Un jour, alors qu'il est en train de méditer dans le temple du
village (qui demeure le temple d'appartenance pour les Balinais même
s'ils vivent loin du village puisque c'est là que sont les ancêtres) et
plus précisément de faire des exercices respiratoires, sa propre
respiration disparaît et il perçoit alors des vibrations. Il se sent

373 Il faudra suivre en la matière les débats tenus cette année lors du premier meeting des
leaders religieux au niveau régional de l'ASEAN consacré au sida.
334
Le sida à Bali
pourtant conscient et se demande ce qui va arriver s'il dirige sa
concentration sur ses poumons, il s'exécute et ressent également des
vibrations, il fait de même avec les os et autres organes. Comme il y a
devant lui un arbre à avocat, il tente la même expérience avec l'arbre
et il s'avère que les vibrations des feuilles sont similaires à celles
perçues pour le cœur. À partir de cet événement, il acquiert la
certitude qu'il est possible de réaliser des médecines basées sur une
correspondance des vibrations entre les organes et les plantes.

La phase expérimentale
À cette époque, il commence à examiner les employés travaillant
dans son entreprise de confection. Là encore les versions varient : à la
presse, il indique avoir opéré un diagnostic par la méditation sur 2
employés pour un nombre total de 200. À l'ethnologue, il fait état
d'une investigation beaucoup plus systématique de ses, cette fois, 400
employés. Dans tous les cas, ses diagnostics sont avérés.
En parallèle, il met en place une recherche exhaustive et de
longue haleine (sur deux ans) sur le matériel médicinal. Il se rend au
marché et se procure 165 sortes de substances médicinales dont il teste
les vibrations et sur la base des résultats, il établit un système
classificatoire en relation avec les organes.
Il complétera ses connaissances par la lecture de sources
livresques, des ouvrages de médecine, mentionne-t-il à la presse, et
des traités savants balinais, me dit-il. Il m'expliquera également avoir
approfondi son savoir avec une quarantaine de guérisseurs situés de
part et d'autre de Bali. Sur ce point, il faut noter qu'il récuse toute
association avec l'identité de guérisseur et toute interprétation causale
de la maladie en terme de sorcellerie auprès des médias. Il insiste en
particulier sur la nécessité d'une pratique régulière de la méditation
pour l'obtention de résultats. À l'ethnologue, en revanche, il déclare
avoir un lien particulier avec trois esprits et que la sorcellerie peut être
à l'origine du sida.

La recherche des malades du sida


Lorsqu'il s'estime prêt, il prend contact avec un médecin qui a une
expérience du sida et qui, par conséquent, est en mesure d'identifier
des sidéens et il lui propose une collaboration reposant sur ses
compétences. Mais le médecin refuse afin de préserver l'anonymat de
ses patients. Finalement, il a l'occasion de rencontrer par lui-même un
335
Le sida à Bali
malade du sida occidental et de pratiquer enfin son propre diagnostic.
Il en ressort que les vibrations du sida sont douces en comparaison
avec celles d'autres affections comme les cancers et tumeurs. Puis le
médecin le contacte pour un entretien et lorsqu'il se rend dans son
cabinet, il teste les patients présents dans la salle d'attente et révèle
ensuite au médecin ceux qu'il a identifiés comme étant sidéens. En fait
cette collaboration ne se concrétisera pas vraiment et, à l'époque où je
me suis entretenue avec lui, il avait ouvert en 1994 un centre de
méditation fréquenté, selon ses estimations, par un nombre important
de personnes dont 47 médecins et 13 malades du sida dont 9
Occidentaux. J'ai appris récemment qu'il a ouvert un second centre à
Jakarta et publié un ouvrage portant sur sa conception et sa pratique
thérapeutique de la méditation.

Théorie du sida
Sa théorie explicative du sida est la suivante: le sida est un virus
qui entre dans le corps et, en absorbant l'ADN, il se transfonne en une
entité chaude. C'est sa fonne matérielle. Et, sa fonne immatérielle
provient de pensées angoissantes, de l'égoïsme et de l'ignorance. Le
sida touche des personnes dont il considère le mental fragilisé et il cite
les homosexuels, les toxicomanes et les prostituées. Sa théorie
constitue en cela un exemple des «bricolages» que j'évoquais plus
avant. Elle s'inspire de divers modes de pensée depuis les notions
balinaises du chaud et du froid, en passant par la théorie scientifique
de l'ADN tout en englobant le discours nonnatif sur les populations à
nsque.

Conclusion: des pistes de réflexion


À beaucoup d'égards, l'épidémie du sida ne fait que réactiver un
certain nombre de problématiques saillantes dans le domaine de la
santé et de la maladie:
- l'intégration de la santé dans le champ de l'économie et de la
concurrence.
À Denpasar, les revenus des médecins et des guérisseurs se situent
bien au-delà du revenu moyen et certains itinéraires thérapeutiques
peuvent atteindre des sommes exorbitantes et contraindre leurs
protagonistes à se déposséder de certains biens. Dans l'hypothèse
d'une extension de l'épidémie, on peut imaginer également un
développement de l'offre de soins, comme nous venons de le voir, et
336
Le sida à Bali
du pluralisme médical avec toutes les conséquences thérapeutiques qui
peuvent en résulter pour les patients;
- l'intégration et le rôle de la médecine traditionnelle ne sont pas des
sujets nouveaux. Des fonnations sur des notions sanitaires de base ont
été développées à destination des guérisseurs. À Bali, ce sont surtout
les guérisseurs lettrés qui en ont bénéficié du fait d'une plus grande
homologie entre leurs pratiques et celles de la biomédecine ou
supposée comme telle. En ce qui concerne le sida, des ONG ont mis
en œuvre des actions d'infonnation. Les mêmes problèmes
d'adéquation des contenus entre les conceptions des guérisseurs et
celles de la biomédecine se posent comme nous venons de l'illustrer.
Pourtant, paradoxalement, les guérisseurs peuvent représenter des
vecteurs d'infonnation et de propagation d'idées modernes en milieu
urbain comme j'ai pu le constater en matière de gestion économique.
On peut en tous cas supposer que des conceptualisations sur le sida
sont en train de s'élaborer et peut-être davantage par les praticiens qui
développent des pratiques syncrétiques;
- les limites de la Santé Publique. La question de la préservation de
l'anonymat, de la non-discrimination et d'approches plus sociales et
psychologiques se posent déjà dans certains domaines, en particulier
celui de la sexualité des jeunes et du contrôle des naissances. Le
planning familial, comme son nom l'indique, est à destination des
familles reconnues donc mariées ;
- plus précisément, il y a tout un champ épistémologique à
développer sur l'appropriation politique de la maladie, de la santé et du
corps. A cet égard, la prévention basée sur les injonctions de fidélité et
d'absence de rapports sexuels avant le mariage est en décalage avec
les pratiques sociales. Nombre de mariages sont célébrés après la
conception d'un enfant. Il s'agit pour l'État d'imposer un modèle idéal
de société qui a en fait peu de lien avec l'univers de pensée et de
pratiques des populations. Il semble donc que dans une perspective
opératoire, la prévention gagnerait à s'inspirer de la manière dont les
groupes sociaux gèrent eux-mêmes cet écart entre idéologie et
pratique. À Bali, la transgression de la nonne comme la conception
hors mariage est gérée rituellement, notamment au travers de rituels
de purification et de consécrations d'offrandes. Il semble néanmoins
que certains messages de prévention deviennent actuellement plus
ouverts en Indonésie mais là encore, on peut déceler la marque du

337
Le sida à Bali
politique qui se comprend d'autant plus dans le contexte politique
particulier que connaît l'Indonésie depuis 1997.
Enfin la problématique de la prévention et de ses messages pour
susciter l'intérêt et l'adhésion des populations n'est pas chose nouvelle.
Comment donc rendre compréhensible une pathologie complexe
comme celle du sida et sa transmission alors qu'il existe de grandes
disparités sur les contenus de notions sanitaires de base comme les
bactéries?

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Le sida à Bali
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339
FEMMES, ENFANTS ET GUÉRISSEURS
KHMERS FACE AU SIDA

Maurice EISENBRUCH

Avant-propos
Les récentes statistiques publiées par l'Onusida suggèrent que,
sur la totalité des cas de sida relevée au Cambodge, 20 % affectent des
enfants. L'objectif de cette étude est d'explorer les croyances
populaires qui aideraient à comprendre la raison pour laquelle les
parents courraient sciemment le risque de contracter le sida et de le
transmettre à leurs enfants. À cette fin, nous avons dû nous pencher
sur les croyances populaires relatives à l'insémination, la fertilisation,
ainsi qu'à la fonction de l'utérus et du placenta.
Résultats : le fœtus peut contracter « la mangue» (le terme usuel
pour syphilis, qui est considérée comme identique au sida) d'un père
infecté, au cours de trois phases distinctes. Si le père infecte sa
femme, « la mangue» passe dans le sang de cette dernière avant
d'aboutir dans son estomac. L'embryon s'alimente à partir du placenta
en tétant des produits nutritifs digérés dans l'estomac de sa mère. Plus
tard, pendant l'accouchement, l'enfant risque aussi d'être infecté au
contact du sang maternel puis, lors de l'allaitement, puisque le lait
maternel est supposé être dérivé du sang maternel.
L'embryon infecté excrète le germe dans le fluide amniotique.
Là, le germe commence à dévorer différentes parties du fœtus: s'il
attaque le cuir chevelu et les méninges, l'enfant développera « la
furonculose du jaque» du cuir chevelu, tandis que s'il dévore les
joints des bras et des jambes, l'enfant boitera. Lorsque le germe ronge
les méninges jusqu'au cerveau, l'enfant devient intellectuellement
retardé. Finalement, il est possible que le père contaminé par « la
mangue» transmette la tuberculose, connue sous le nom de
« tuberculose de la mangue tapie», ou « la lèpre de descendance
familiale». Les syndromes indigènes ressemblent curieusement à
certains des aspects cliniques du sida qui affectent les enfants. Le
sous-type qui « ronge les membranes cérébrales» par exemple, est
semblable au syndrome de l'encéphalopathie. Le sous-type qui
provoque des grosseurs dans le cou, connues sous le nom de scrofules,
ressemble au syndrome associé à l'adénopathie.
Femmes. enfants et guérisseurs khmers face au sida
Le sida et les nouveau-nés
L'un des aspects les plus effrayants de l'épidémie de sida est sa
transmission des parents à l'enfant à naître. Parmi certains groupes
ethniques et culturels, même la syphilis congénitale demeure un fait
courant - par exemple, une étude effectuée parmi les femmes
aborigènes d'Australie indique un pourcentage de 28 % de cas
d'infection (Howe, 1994). Le nombre de parents et d'enfants affectés
par le sida est renversant.
Devant les nuées de parents contaminés par le sida, la première
réaction du personnel soignant naturellement préoccupé par le sort des
« orphelins du sida », est d'avoir recours à l'institutionnalisation, la
prise en nourrice, l'adoption ou toute autre solution d'ordre pratique.
Ces procédés soulèvent des controverses en Afrique parmi les experts
dans le domaine des sciences sociales, tels qu'anthropologues,
ethnologues ou sociologues (Cook, 1996). Aujourd'hui, au
Cambodge, le nombre d'enfants (de moins de 15 ans) ayant perdu leur
mère ou leurs deux parents à la suite du sida est estimé à 7 300, dont
6 900 étaient toujours en vie à la fin de 1997 (Onusida, 1998).
Le VIH contamine également les bébés et les enfants. Des
questions épineuses sont soulevées, telle que le coût des médicaments
utilisés pour combattre le virus par rapport à leur efficacité à réduire la
transmission du VIH de la mère à l'enfant (Marseille et al., 1998). Le
taux de transmission varie d'un pays à l'autre mais il est plus élevé
dans les pays en développement où le taux d'allaitement au sein a
tendance à être plus élevé qu'ailleurs (Anonyme, 1998). Le traitement
par ZDV conduit à des résultats relativement bons en Thaïlande, mais
il n'est pas disponible au Cambodge.
Selon les statistiques publiées cette année par l'Onusida, 20 % de
tous les cas de sida enregistrés au Cambodge affectent les enfants de
moins de 12 ans. Ce chiffre alarmant, s'il s'avère exact, nous oblige à
demander pourquoi les parents courraient sciemment le risque de
transmettre le sida à leurs enfants? Au niveau anthropologique, la
question est de savoir comment les futurs parents interprètent la
transmission verticale des maladies contagieuses. Les ethnographes
sont parvenus à mettre en lumière la signification culturelle de la
contagion : une étape nécessaire si l'on veut comprendre comment les
gens courent sciemment le risque de contracter le sida. En ce qui
concerne la transmission du VIH à l'enfant à naître, il nous faut
présenter à présent certains aspects quant à la manière dont la
342
Femmes, enfants et guérisseurs khmers face au sida
population locale interprète l'anatomie et la physiologie de l'utérus,
du placenta et de l'embryon. Puisque le VIH est également transmis
au nouveau-né nourri au sein, nous devons aussi nous pencher sur
l'interprétation locale de la provenance du lait maternel.

L'anthropologie des embryons et du lait maternel


L'origine des nourrissons
Les légendes propres à la fertilité reflètent que rarement les
croyances populaires quant à l'origine des nourrissons. Les récits on
ne peut plus détaillés sur la croissance de l'embryon et l'accumulation
des organes des sens (rupassa upacaya 374) foumis par la
métaphysique bouddhiste, nous aident à comprendre quelque peu les
concepts populaires. Le fœtus (ka/a/a) apparaît tout d'abord sous
forme de goutte d'huile qui se transforme une semaine plus tard en
abbuda et prend la couleur de l'eau, et chaque semaine ainsi de suite.
D'après le Samyutta Nikaya (<< Collection de discours sur la parenté »,
le deuxième livre du Pali Tipitaka), l'embryon est attaché à la
membrane muqueuse de l'estomac de la mère par l'intermédiaire
d'une tige creuse provenant de l'embryon. Cette interprétation soulève
des questions quant à l'origine de l'alimentation de l'embryon
(placenta ? sang? estomac maternel ?) qui, en éclairant la façon dont
une culture conçoit la notion de contagion, peut avoir des
conséquences profondes sur la manière dont on met fin à la
transmission verticale du VIH.
Il est fort probable que la notion bouddhiste de réincarnation de
l'être humain à partir de son âme antérieure ait aussi un rapport avec
la façon dont le processus de fertilisation est interprété. Si chaque
conception est liée à une vie antérieure, le «zygote» ne peut
vraisemblablement pas être vu comme étant une simple union entre le
sperme et l'ovule. Cela suggère que quelque chose soit inséré dans
l'utérus, conduit par le mécanisme du karma.
n nous faut expliquer à présent comment l'insémination, la
fertilisation ainsi que la fonction de l'utérus et du placenta sont
interprétées dans les croyances populaires. Chez les Kaliai de la
province de Nouvelle-Bretagne de l'Ouest en Papouasie Nouvelle-
Guinée, les anciens croient que le fœtus est construit pièce par pièce et
que tout ce qui est nécessaire à sa croissance provient du sperme du

374 L'auteur utilise la convention de Huffman pour les caractères phonétiques. Par la suite,
les points d'interrogation présents dans la transcription phonétique signifient un arrêt glotaI.
343
Femmes. enfants et guérisseurs khmers face au sida
père tandis que la mère ne sert qu'à incuber (Counts & Counts, 1983).
De plus amples recherches aux niveaux ethno-anatomique et
ethnophysiologique sont nécessaires. De manière à comprendre les
conceptions populaires qui prévalent au Cambodge à propos de la
transmission des MST et du sida aux enfants, il nous faut tout d'abord
les identifier.
L'origine du lait
L'épidémie de sida touche particulièrement les jeunes mères
porteuses du VIH car ce virus impose une gestion spécifique de la
grossesse et de l'allaitement au sein. Devant les résultats
épidémiologiques en notre possession, la question au centre du débat
est de savoir si les mères séropositives au VIH devraient nourrir leurs
enfants au sein. Le VIH maternel peut avoir un impact négatif sur le
résultat d'une grossesse en causant baisse du poids de naissance,
naissance prématurée, mort fœtale in utero et mort à l'accouchement.
Une école de pensée avance que l'allaitement au sein n'augmente pas
de façon notoire le risque de transmission du VIH au nouveau-né et
qu'il devrait être encouragé activement (Miotti et al., 1992).
Par l'approche anthropologique, nous pouvons beaucoup
apprendre au sujet de l'allaitement au sein. Les croyances locales
jouent un rôle primordial sur la décision de la mère de continuer ou
non de nourrir son enfant au sein (Fernandez & Guthrie, 1984 ;
Escobar et al., 1983 ; Morse, 1990). Le fait que le lait soit tenu
responsable de la diarrhée infantile, par exemple, reflète peut-être
davantage les théories locales sur le chaud et froid que les concepts
occidentaux de contagion (Green et al. 1994). L'introduction de
l'urbanisation et de la modernisation a eu un impact sur les pratiques
traditionnelles d'allaitement au sein (Manderson, 1984 ; Perez-Gil et
al., 1991). Néanmoins, les traditions relatives à la grossesse et à la
lactation n'ont pas disparu pour autant. Paul F<:lrmer décrit le concept
de « mauvais sang, lait tourné» qui, dans les zones rurales d'Haïti,
sert de baromètre moral soumettant les problèmes « privés» à
l'examen de la communauté (Farmer, 1988).
Un élément est absent de ces discussions anthropologiques sur
l'allaitement au sein, celui des conceptions traditionnelles de l'origine
du lait. Les Qollahuaya des Andes suivent un modèle de physiologie
hydro-topographique selon lequel le corps est un axe divisé en
couches verticales doté d'un système de canaux à travers lesquels
circulent l'air, le sang, les corps gras et l'eau (Bastien, 1985). Pour la
344
Femmes, enfants et guérisseurs khmers face au sida
population de la région du centre-ouest de la Thaïlande, le lait a un
état ambigu (Van-Esterik, 1984). On peut croire qu'un lien ancien
existe entre le lait et le sang, qui est l'un des quatre éléments clés de
l'Ayurveda avec le flegme, la bile jaune et la bile noire. Selon Caraka,
le lait maternel provient du rasa dhatu. Selon Kasyapa, rasa dhatu
accomplit trois fonctions au cours de la grossesse: l'alimentation de la
mère, l'alimentation du fœtus, et la formation du lait. Tout comme le
nectar tire son origine du bouillonnement des eaux à l'époque de
l'Antiquité, le lait se forme après avoir atteint ahara (aliment) dans
l'abdomen des vaches. Selon l'Ayurveda, le lait est concentré et rouge
pour commencer, mais après maturation par piffa, il devient blanc
(Kumar, 1994).
Il est essentiel de comprendre ces concepts ethno-anatomiques et
ethnophysiologiques si l'on veut non seulement surmonter la réticence
à empêcher les femmes courant le risque de transmettre le VIH
d'allaiter au sein, mais aussi concevoir des campagnes efficaces de
protection des enfants contre le sida. Néanmoins, ces données sont
rarement appliquées par les décideurs ou le personnel responsable de
la formation médicale impliqués dans le domaine du sida.
L'objectif du chapitre suivant est d'explorer la façon dont les
guérisseurs traditionnels du Cambodge conçoivent la transmission
verticale des MST, en particulier celle de la syphilis et du sida. En
1993, l'auteur commença à se pencher sur les MST ainsi que sur le
VIHlsida, dans le cadre d'un programme plus ample portant sur les
traitements traditionnels, initié au Cambodge en 1990. À cette époque,
la propagation des MST et du sida due à une augmentation dramatique
de la prostitution en résultat d'un changement du climat politique et de
l'arrivée des troupes de l'Apronuc, soulevait de vives inquiétudes. Peu
de guérisseurs avaient de l'expérience dans le domaine du sida
puisque à cette époque peu de cas étaient arrivés à terme.
L'étude de la transmission verticale du sida débuta en 1998 dans
le cadre d'un projet ethnologique sur le VIHlsida financé par l'ANRS
(1997-1999) et entrepris par une équipe du Centre d'anthropologie de
la Chine du Sud et de la péninsule indochinoise du CNRS en France.
Certains membres de l'équipe travaillèrent au Laos (Jean-François
Papet et Ting Ching Hsieh), un autre en Thaïlande (Jacques Lemoine)
et l'auteur travailla au Cambodge.

345
Femmes, erifants et guérisseurs khmers face au sida
Méthodologie
L'auteur et son assistant de recherche travaillèrent jusqu'en 1999
avec plus de 200 guérisseurs sélectionnées à partir de sa vaste liste
comprenant 1042 guérisseurs traditionnels (316 femmes et 726
hommes) compilée ~ur neuf ans. Les guérisseurs furent sélectionnés
sur la base de leurs connaissances ou de leur réputation quant au
traitement des MST/sida, de conditions gynécologiques ou de
conditions infectieuses telles que la tuberculose et la lèpre. Les
catégories de guérisseurs sélectionnés ainsi que leur taux de
répartition sont indiqués dans le tableau 1.
L'auteur s'est entretenu avec chaque guérisseur qu'il observa en
train de traiter des patients souffrant de maladies que les guérisseurs
considéraient avoir été sexuellement transmises. Les guérisseurs
savaient si leurs patients avaient été diagnostiqués puisqu'un grand
nombre d'entre eux compilaient leurs dossiers à partir de « la lettre du
médecin », une brève note indiquant le diagnostic. Les diagnostics de
certains des patients étaient appuyés soit par des tests ELISA et
VDRL positifs conduits à l'hôpital Calmette ou aux cliniques de
province munies des tests, soit par des signes cliniques. Un protocole
conçu par l'auteur en conjonction avec l'équipe du CNRS a été utilisé.
Observations et entrevues partiellement structurées ont eu lieu au
cours de plusieurs visites d'une durée de cinq heures chacune en
moyenne (toutefois, certaines ont duré 20 heures ou plus). Dans la
mesure du possible, l'auteur suivait les rites et actes pratiqués par le
guérisseur, parfois jusqu'après le décès du patient. Une grande
attention a été portée sur la terminologie et la taxinomie utilisées par
le guérisseur, sur sa compréhension de l'étiologie et de la pathogénie,
ainsi que sur les techniques qu'il employait pour mener à bien
diagnostic et traitement. Les entrevues ont été filmées sur vidéo. Les
transcriptions ont été révisées et les taxinomies de chaque guérisseur
esquissées de façon à obtenir clarifications et corrections de leurs
auteurs.

Résultats - La conception cambodgienne


Pour comprendre les conceptions populaires du Cambodge quant
à la transmission des MST/sida au nouveau-né, il nous faut en premier
lieu identifier les vues traditionnelles relatives à la conception, la
gestation, l'accouchement et l'allaitement au sein.

346
Femmes, enfants et guérisseurs khmers face au sida
L'embryogenèse
Les guérisseurs traditionnels, y compris les accoucheurs
traditionnels, s'accordent pour dire que l'utérus de la femme est
semblable à un sac en attente du spenne, un réceptacle passif. Le sac
reste ouvert et pennet ainsi au sang menstruel de sortir et au spenne
d'entrer. Une fois le spenne entré, celui-ci se solidifie en fonne de
boule semblable à un œuf de poule. L'ouverture du sac se refenne à
un moment donné au cours du premier mois qui suit la conception,
retenant ainsi l'embryon à l'intérieur. Quelque temps après, l'œuf
éclôt sous la pression des bras et des jambes de l'embryon qui se
développe. L'ouverture de l'utérus reste fennée jusqu'au moment de
l'accouchement mais s'il lui arrive de s'ouvrir plus tôt, alors plus rien
ne retient l'embryon qui tombe comme lors d'un avortement.
L'utérus ne devrait nonnalement rien contenir d'autre que le
spenne, et le sang menstruel, appelé « mauvais sang », devrait en être
évacué. Selon la conception populaire, qui est contraire aux
connaissances scientifiques, la présence dans l'utérus de ce mauvais
sang n'empêche pas la grossesse. Cette conception du sang et de
l'embryon semble être au cœur de la taxinomie au sein de laquelle se
chevauchent trois maladies : la furonculose du cuir chevelu, ou le cuir
chevelu qui démange, « le boitement » et la vraie fonne de la syphilis
du cerveau.
Le fœtus
Durant la grossesse, l'utérus est une cavité coupée du monde
extérieur puisque son ouverture reste fennée telle une barrière. Si le
mari contracte « la mangue» après la conception, l'embryon est à
l'abri de l'infection contrairement à la mère qui, elle, peut être
contaminée. Selon cette logique, l'embryon peut-il être infecté par le
biais de la mère? Certains guérisseurs pensent qu'il le peut puisque le
cordon ombilical lie l'embryon à la mère. Mais il existe une autre
logique selon laquelle l'enfant ne peut pas être infecté par sa mère.
L'embryon est assis les jambes croisées, la tête droite, avec le
placenta amassé au-dessus de sa tête. Il s'alimente à partir du placenta,
mais comme on pourrait le croire: il a son propre sang, mais celui-ci
ne se mélange pas et n'a aucun contact direct avec celui des parents,
pas même celui de la mère.

347
Femmes. enfants et guérisseurs khmers face au sIda

Paire de tubules joignant L'estomac, dans lequel les


l'estomac au placenta produits nutrinfs sont
digérés

Placenta au-
dessus
de l'utérus ~_....-._ Tubule du placenta, entrant
dans
.--------L.-~:a~~i===:Jl l'utérus, bifurquant pour
L'utérus, contenant entrer dans
le foetus assis tout la bouche et le nombril du
droit foetus

l/lustration J : Diagramme exécuté par un guérisseur traditionnel faisant


également fonction d'accoucheur traditionnel, indiquant le chemin emprunté par
deux tubules majeurs allant du Corps/estomac: l'estomac, au Corps/placenta: le
placenta, de la mère, ainsi qu'un autre tubule qui bifurque pour pénétrer dans le
Corps/bouche: la bouche et le Corps/nombril: le nombril du Corps/fœtus : le fœtus.
Remarquez comme le placenta est représenté, telle une structure distincte au-dessus
de l'utérus.

Selon cette interprétation: une paIre de tubules émerge du


Corps/estomac : l'estomac de la mère, et pénètre dans le
Corps/placenta : le placenta, qui est situé au-dessus du Corps/utérus :
l'utérus. Un autre tubule émerge du placenta et bifurque à l'entrée de
l'utérus: une branche pénètre dans le Corps/bouche : la bouche du
Corps/embryon: l'embryon, pour lui permettre de téter, et l'autre
pénètre dans son ventre. L'embryon aspire réellement dans sa bouche
les produits nutritifs déjà digérés dans l'estomac de sa mère. Selon
cette logique, bien que la mère ait un contact intime avec son
embryon, ce contact ne se fait pas par le biais du sang. Par conséquent,
si le mari transmet la syphilis ou le sida à la mère enceinte, l'embryon
ne court aucun danger. Les données médicales diffusées au public
avançant que les MST et le sida sont des infections transmises par le
sang ne font que renforcer cette logique.
L'accouchement
La contagion lors de l'accouchement est une chose bien
différente. Les guérisseurs savent que l'exposition au sang de la mère
ainsi qu'à d'autres contaminations est très élevée lors de
l'accouchement. Si le nouveau-né est intact, aucune maladie ne peut
passer. Par contre, si le nouveau-né est blessé par suite de mauvaises

348
Femmes, enfants et guérisseurs khmers/ace au sida
techniques employées par l'accoucheur traditionnel ou si l'enfant est
trop gros, l'infection peut alors pénétrer par la plaie ouverte. Le germe
de « la maladie de la mangue» peut entrer par l'intermédiaire de la
mère. De plus, d'autres maladies tel que le tétanos (souvent appelé
skAn par les guériss~urs) peuvent provenir des ongles de l'accoucheur.
Période post-natale
Il est en général pensé que le nouveau-né peut soit contracter
toute maladie, y compris « le poison», c'est-à-dire la syphilis ou le
sida, par le biais du lait maternel, soit avoir la diarrhée et faire de la
fièvre en réaction au mauvais lait de sa mère lorsque celle-ci souffre
d'une « maladie incompatible» ou fait elle-même de la fièvre. En
décembre 1997, des gens de toute part du Cambodge se sont rendus
dans la province de Sihanouk.ville pour voir la paire de vaches
légendaires, l'une brune, l'autre blanche, appelées preah koo preah
kaev. Selon la légende, un couple attendait la naissance de son enfant.
Des jumeaux sont nés: l'un sous forme de veau, l'autre d'un être
humain, mais la mère est décédée pendant l'accouchement.
Désemparé, le père se mit à chercher parmi les gens du village une
femme qui accepterait d'allaiter au sein celui des jumeaux à forme
humaine, mais les voisins, apeurés par cette naissance malheureuse,
refusèrent. Le père n'avait pas d'autre choix que d'abandonner les
jumeaux à leur propre sort dans la forêt où, tant bien que mal, les deux
survécurent. Aujourd'hui, la peur qu'éprouvent les gens des villages à
nourrir au sein un enfant né de mère malade du sida reflète cette
légende.

349
Femmes. enfants et guérisseurs khmersface au sida

\,
Illustration 2 : Sang coulant dans les tubules depuis la partie entourant
l'utérus jusqu'aux seins où il change d'état et se transforme en lait

Tous les guérisseurs s'accordent pour dire que le lait maternel tire
son origine du sang qui a coulé dans les seins, la preuve étant que le
lait maternel, une fois reposé, devient « rougeâtre », c'est-à-dire qu'il
recouvre ses propriétés premières de sang. Ce dernier, bien que
changeant d'état physique lors de sa transformation en lait, n'en reste
pas moins sang. C'est ainsi qu'une mère contaminée infecte son
enfant. Certains accoucheurs traditionnels croient que les aliments de
la mère, une fois digérés, passent de l'estomac à la partie entourant
l'utérus (on ne sait pas exactement s'ils pénètrent dans l'utérus). Les
« tubules de l'utérus» entrent en contact avec les « tubules des
seins », ce qui implique que le fluide monte de l'utérus aux seins où il
se transforme en lait. Lorsqu'une mère vient à manquer de lait pour
quelque raison que ce soit, elle peut généralement compter sur les
membres de sa famille et sur ses voisins pour nourrir au sein le
nouveau-né. Ceux qui en ont les moyens achètent du lait de vache. Si
l'on sait que la mère est infectée du sida personne ne veut nourrir
l'enfant au sein de peur que celui-ci ne transmette la maladie. La
mère, n'ayant pas d'autre alternative, allaite son enfant jusqu'au jour
350
Femmes, enfants et guérisseurs khmers face au sida
OÙ les deux meurent. L'enfant peut contracter la maladie de sa mère
même lorsqu'elle ne le nourrit pas au sein. Il peut par exemple
contracter la maladie par le biais d'aiguilles et de seringues que les
pauvres paysans du Cambodge ont tendance à amasser et à réutiliser,
les échangeant avec d'autres membres de la famille. Pis encore est la
conception locale selon laquelle un moustique peut contaminer un
enfant s'il le pique dans la minute qui suit la piqûre d'un parent
infecté. Étant donné que pour aspirer le sang de l'enfant le moustique
doit se vider du sang absorbé du parent, il l'injecte dans l'enfant. Ce
genre de transmission ne peut avoir lieu que dans la minute qui suit la
première piqûre. Une fois passé ce délai, le moustique transforme le
sang absorbé du parent infecté en excrément. Le germe du sida,
contrairement à celui du paludisme, ne peut pas survivre dans les
excréments du moustique.

Les répercussions de la syphilis du père


Il est en général reconnu que la syphilis, ou quelque chose de
semblable, peut être transmise aux nouveau-nés et aux enfants en bas
âge. Nous ne sommes pas encore parvenus à élucider pleinement le
processus de transmission car le rôle joué par le lait maternel et
l'allaitement au sein demeure incertain. Ce qui est clair par contre,
c'est que les Cambodgiens ont toujours considéré « le sang» comme
un élément crucial car il est vu, d'une part, comme étant à l'origine
d'un grand nombre de types de liquides organiques, et d'autre part
parce qu'il transporte les germes. Donc, par syllogisme, tout liquide
organique peut également transporter des germes. Il nous faut par
conséquent exercer beaucoup de prudence lorsque nous considérons la
notion cambodgienne de transmission verticale des MST/sida à
l'enfant. L'embryon renferme la maladie dès sa conception puisqu'en
tétant le cordon ombilical, il absorbe le germe de « la mangue tapie»
qu'il excrète dans le fluide amniotique. Là, le germe commence à
dévorer différentes parties du fœtus: s'il attaque le cuir chevelu et les
méninges, l'enfant développera « la furonculose du jaque» du cuir
chevelu, tandis que s'il dévore les joints des bras et des jambes,
l'enfant boitera. Les enfants nés d'embryons infectés sont maladifs,
pâles, ont les jambes et les bras mous et vomissent facilement. Si le
germe dévore les méninges jusqu'au cerveau, l'enfant deviendra

351
Femmes. enfanls et guérisseurs khmers face au sida
intellectuellement retardé 375, Bien qu'il soit admis qu'un homme
puisse transmettre « la mangue tapie », c'est-à-dire la syphilis, à son
fils (plus rarement à sa fille), la maladie est interprétée comme étant
quelque chose d'autre, par exemple la furonculose ou « le
boitement ». Ce qui se passe après, une fois la croissance de l'enfant
infecté terminée, n'est pas clair. Dans la grande majorité des cas, de
80 à 100 %, l'épouse d'un syphilitique contracte également la maladie
qu'elle transmet à son tour à l'enfant dans 10 à 20 % des cas. À
nouveau, la maladie est nommée furonculose du cuir chevelu ou
« boitement ».

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Illustration 3 : Mère transmettant un germe à son embryon. Le guérisseur


recherche le croisement rectiligne du diagramme du bas (remarquez la fourche
incorrecte en haut à droite). La même méthode est utilisée pour traiter « la mangue
jaque ».

375 Tous les guérisseurs ne sont pas d'avis qu'une furonculose prononcée résulte de la
syphilis du père. Environ un tiers d'entre eux pensent qu'elle tire son origine d'une attaque
des esprits et c'est pourquoi ils l'appellent « priey : les esprits des furoncles ». Les furoncles
sont de la grosseur de la chair qui entoure un noyau de jaque.
352
Femmes, enfants et guérisseurs khmers face au sida
La furonculose du cuir chevelu
Avant de se pencher sur la conception traditionnelle de la syphilis
chez l'enfant, il est nécessaire de présenter la situation au Cambodge
quant à la furonculose du cuir chevelu qui, à un moment ou à un autre,
affecte de nombreux enfants des zones rurales. Dès l'apparition des
premiers signes, les parents ont parfois recours à des produits
pharmaceutiques, surtout dans les villes, mais dans la plupart des cas,
ils pensent que ce sont eux qui sont à l'origine des furoncles et non
pas une infection accidentelle.
Certains guérisseurs classent les « furoncles» selon qu'ils sont
originaires de la mère ou du père. Si un couple a la malchance de
concevoir alors que la mère a conservé du sang menstruel, alors le
« mauvais sang» pénètre le fœtus mais rien d'anormal n'apparaît à la
naissance. Par contre, deux ou trois mois plus tard, voire dix ans, il est
possible que le cuir chevelu, ainsi que les nœuds lymphatiques
derrière les oreilles, se couvrent de furoncles multiples appelés knao.
La deuxième catégorie de furoncles vient d'un père qui, au
moment de la conception, est infecté par « la mangue». Les furoncles,
connus sous le nom de boh, apparaissent deux ou trois mois après la
naissance, seuls ou en groupes, l'un après l'autre, et sont plus gros que
ceux originaires du sang menstruel. Il est dit que l'enfant infecté ne
peut transmettre ni la furonculose originaire du sang maternel ni celle
originaire de « la mangue» paternelle aux autres enfants. Comme
l'indique l'exemple ci-dessous, les cordelettes magiques que les
jeunes enfants portent fréquemment servent en partie à les protéger de
la furonculose, au cas où la mère aurait conservé du sang, ou le père
contracté la maladie de « la mangue» 376.
Étant donné qu'il est injurieux d'insinuer qu'un enfant a la
maladie de « la mangue », on parle à la place de « furoncles jaque»
car les furoncles sont aussi gros qu'un noyau de jaque. Les gens
disent: « Oh ! Ce père a dû attraper la maladie de « la mangue» », ou
bien ils appellent simplement la furonculose « la maladie du père» -
mais tout le monde sait qu'il s'agit de la syphilis. Les hommes
guérisseurs kruu ont tendance à croire que le genne est transmis aux

376 Le traitement implique souvent une forme de moxibustion atténuée qui consiste à
appliquer des baguettes d'encens sur une couche de feuilles de palmier à sucre au-dessus des
ganglions lymphatiques affectés, considérés comme « les chefs» des furoncles. Après avoir
détruit l'endroit « chef» du ganglion lymphatique affecté, le guérisseur place de la peau de
crapaud sur le furoncle; les pustules formées sur la peau de crapaud en réaction à la chaleur
tropicale absorbe, métaphoriquement, cette propriété de la peau de l'enfant.
353
Femmes, enfants et guérisseurs khmers face au sida
fils de l'homme infecté, plutôt qu'à ses filles 377. Un père syphilitique
peut transmettre la maladie au fœtus par le biais de la mère ; si le
germe est fort, la mère fait une fausse couche ou l'enfant naît mort,
tandis que s'il est faible, l'enfant survit mais il développe la
« furonculose du j~que ». Considérons à présent la façon dont les
attentes culturelles quant aux responsabilités de l'homme et de la
femme attribuent la faute et traitent la culpabilité.
Notre étude de cas porte sur un petit garçon ayant fait une
éruption de larges « furoncles jaque» qui se sont propagés en vagues,
du cuir chevelu au tronc puis aux membres. Tous les jours, l'enfant
passait des selles aqueuses couleur safran contenant des grumeaux
semblables à de la farine mal tamisée ou à une peau de crapaud.
L'hôpital a diagnostiqué une « maladie pulmonaire », mais après un
traitement de deux mois, l'enfant n'avait toujours pas guéri. La famille
perdit espoir.
Ce n'était pas la première fois que des « furoncles jaque»
apparaissaient dans cette famille. Sur les quatre enfants, le premier, un
garçon aujourd'hui âgé de huit ans, avait fait une éruption de
« furoncles jaque» à l'âge de trois ans. Ses parents l'avaient amené
chez un kruu, connu pour son don de guérir les enfants qui souffrent
d'abcès. Après avoir pris les augures, le kruu. avait prescrit le port
d'une cordelette autour du cou et le garçon avait guéri. Le deuxième
enfant, un garçon âgé à présent de cinq ans, avait contracté une forme
atténuée de furoncles que sa famille avait guéri à l'aide de la
cordelette qu'elle avait gardée du fils aîné. Le troisième enfant, l'objet
de notre étude, était âgé de trois ans.
Très maigre dès sa naissance, cet enfant était différent de ses
aînés. Il est devenu légèrement fébrile et a eu la diarrhée. Trois mois
plus tard, les boutons derrière ses oreilles se sont élargis et de petites
taches rouges sont apparues sur son cuir chevelu, son tronc et ses
pieds. Voyant cela, la tante dit à la mère d'aller sans plus tarder faire
lire les augures à l'enfant étant donné que le père de l'enfant avait eu
des « furoncles jaque» dans le passé.

377 Une femme kTuu pensait, sur la base de ses expériences avec des prostituées enceintes,
que le germe «traverse» au moment de la naissance, qu'il s'agisse d'une fille ou d'un garçon,
et provoque une cécité néonatale. L'enfant devient tout d'abord déficient mentalement, en
raison du fait que le mee rook ronge le système nerveux central, avant de devenir un vaurien
alcoolique et joueur qui couche à droite à gauche (neak taa).
354
Femmes. enfants et guérisseurs khmers face au sida
La grand-mère paternelle décida d'amener le garçonnet voir le
kruu qui les connaissait déjà pour avoir traité les frères aînés, mais elle
attendit pour le faire jusqu'à la prochaine fête bouddhiste. Le kruu
alluma ses baguettes d'encens pour invoquer son gourou, la lune
(preah can), et le démon qui a la capacité d'avaler le soleil et la lune
et de provoquer des éclipses (riehu?). Il enroula une cordelette en
coton autour d'un casse-noix. De manière à déterminer l'origine du
problème, il appliqua sa science divine en six étapes. Tout en laissant
le casse-noix pendre au bout de la cordelette, il demanda si la maladie
résultait de la « yiey naov», « descendance familiale », de la grand-
mère paternelle, du grand-père paternel, de la grand-mère maternelle,
du grand-père maternel, du père ou de la mère 378. Chaque
mouvement du pendule indiquait la réponse de ses anciens maîtres. Si
le pendule allait transversalement entre le kruu et l'enfant, la réponse
était négative, mais s'il allait dans le sens inverse des aiguilles d'une
montre, alors la réponse était positive. Toutes les réponses étaient
négatives à l'exception de celle se référant à la « descendance
familiale» de la grand-mère paternelle qui, annonça-t-il, était
responsable.
Ayant diagnostiqué la condition, le guérisseur donna des
instructions à la famille quant au rite à exécuter afin de « rompre » la
transmission des furoncles. La furonculose transmise par le père est la
plus virulente : une fois entrée dans une famille, le « rite servant à
rompre» doit être accompli pour chaque enfant, qu'il montre des
signes cliniques de la maladie ou non. Par contre, la furonculose
transmise par la mère est plus faible et le rite n'est recommandé que
lorsqu'un enfant est effectivement affecté.
Le guérisseur dit à la grand-mère de rassembler un morceau de
cuivre de la grosseur d'une pièce, trois tubercules de gingembre, deux
plumes de poules noires, du coton blanc et du coton rouge. On a
ramené l'enfant chez lui. La grand-mère devait attendre jusqu'à midi
du samedi suivant pour attacher la cordelette autour du cou de l'enfant
endormi, sans le réveiller. Six jours après avoir attaché la cordelette, la
condition de l'enfant s'est améliorée. Si ce rite n'avait pas apporté de
résultat positif, plusieurs guérisseurs auraient appliqué leur traitement
de secours qui consistait à exécuter le rite de substitution mentionné

378 Il se peut que l'expression « yiey naov» soit une contraction de yiey « vieille femme », et
de knaov «jaque », et qu'elle fasse par conséquent allusion au furoncle.
355
Femmes, enfants et guérisseurs khmers face au sida
auparavant et selon lequel des crapauds sont placés aux croisements
de manière à détourner de façon symbolique la maladie de l'enfant.
En ce qui concerne la mère, sa « descendance familiale» n'était
en rien responsable de la furonculose de son enfant puisque personne
dans sa famille n'avait eu de « furoncles jaque ». Le problème devait
venir du père; il était impossible qu'il provienne d'un autre enfant du
village avec qui il avait joué puisque tous les « furoncles jaque»
doivent avoir une « descendance» dans la famille. Lorsqu'elle était
enceinte, son mari avait festoyé avec ses amis qui l'avaient emmené
voir une prostituée. Se rendant compte que de l'argent avait disparu de
la maison, elle découvrit que son mari l'avait pris pour s'acheter des
médicaments. Elle lui dit de ne plus fréquenter de prostituées s'il ne
voulait pas risquer de l'infecter ainsi que leur enfant. Son premier
enfant, infecté à la naissance, développa par la suite des « furoncles
jaque ». Depuis cette époque, elle craint pour sa propre santé.
Malheureusement, la santé de la mère se dégrada après la
troisième grossesse. Ses symptômes étaient multiples: démangeaisons
et épaisses pertes blanches, chaleur fébrile, haleine nauséabonde,
sensation d'épuisement total, maux de tête, perte d'appétit et de poids.
La mère comprenait ce qu'était le sida. Elle déclara qu'elle n'avait
rien fait de mal, qu'elle était restée chez elle. C'était son mari celui
qui avait « traversé ».
La grand-mère paternelle était responsable de toutes les
différentes étapes à entreprendre. Elle suivit les instructions du
guérisseur, tout comme elle l'avait fait dans le passé pour les aînés.
Lorsque l'enfant fut conduit chez le kruu pour le diagnostic, la mère
resta à la maison pour garder son nouveau-né. Elle et son mari
savaient déjà que c'était lui le responsable de sa leucorrhée, «la
maladie blanche et tombante », et de la « furonculose du jaque» de
l'enfant, mais ils avaient besoin des augures pour savoir qui avait
donné l'ordre (les esprits des ancêtres) de la maladie de l'enfant plutôt
que pour accuser le coupable (le père).
Le mari admit que le problème de son fils venait de sa
« descendance familiale ». Il dit avoir contracté des « furoncles
jaque» à l'âge de quatre ans. Il savait que les augures étaient le
meilleur traitement car ses autres enfants avaient déjà été guéris de
cette manière alors que les produits pharmaceutiques occidentaux ne
faisaient que supprimer les symptômes.

356
Femmes, enfants et guérisseurs khmers/ace au sida
Dans le cas cité, la famille a choisi un expert en rites kruu : c'est-
à-dire un kruu qui se spécialise en divinations, au lieu d'un qui traite à
l'aide de médicaments. Il est par conséquent logique que la réponse
porte sur l'influence des « descendances familiales» plutôt que sur
une contamination. physique nécessitant un traitement physique.
D'autres guérisseurs avec qui je me suis entretenu avaient des
interprétations semblables. D'après la croyance traditionnelle, les
esprits ancestraux « père~mère » (mee baa) de chacun, en réponse aux
méfaits d'un(e) descendant(e) de leur conjoint(e), dirigent leur colère
au hasard, visant parfois un descendant innocent au lieu du coupable.
Lors du diagnostic, le guérisseur annonça que c'était les esprits
ancestraux « père-mère» (mee baa) du père qui étaient en colère, dans
ce cas précis à cause du comportement de leur propre fils. En
attaquant son fils, ils lui faisaient ce qu'il leur avait fait. Le père, en
faisant une remarque sur sa furonculose lorsqu'il était enfant,
ressentait peut-être que lui aussi avait été victime des aventures
sexuelles probablement de son père. Depuis toujours les hommes au
Cambodge ont des liaisons sexuelles en dehors du mariage et il n'est
évidemment pas facile de changer cette tendance. Il est difficile de
savoir si le père se rendait compte que s'il avait été probablement
victime de la mauvaise conduite sexuelle passée de son propre père,
mais ce n'était pas une raison pour que son fils souffre à présent de la
même manière. Pendant ce temps, la mère restait seule, affolée à
l'idée d'être infectée par le sida, sans personne avec qui partager son
secret.
Il existe un rite de substitution appelé « éparpiller le jaque », pour
traiter les enfants affectés par les « furoncles jaque ». Le guérisseur
décrit un croisement semblable à celui présenté en bas de
l'illustration 3. Les rites commencent toujours un samedi et, quatre
matins de suite, le guérisseur verse de l'eau magique sur l'effigie de
l'enfant située au carrefour, mais chaque jour celle-ci est orientée dans
une direction différente. Le premier jour, l'effigie est mise au bord de
la route, disons du nord; le deuxième jour, de l'ouest; le troisième
jour, du sud; et le quatrième jour, de l'est. Chaque fois, le guérisseur
verse de façon rituelle de l'eau magique sur l'effigie pour marquer son
changement de direction, et récite des strophes magiques demandant
aux protecteurs surnaturels d'emporter avec eux les « furoncles
jaque» le long de la route choisie. Les strophes font allusion aux
poulets et aux crapauds, créatures dont la peau ressemble à celle des
357
Femmes, enfants et guérisseurs khmers face au sida
jaques, pour qu'ils absorbent davantage la maladie de l'enfant. Les
« furoncles jaque» par conséquent s'éparpillent au croisement et sont,
symboliquement, incapables de retrouver leur chemin jusqu'à l'effigie
de l'enfant. Les enfants guérissent de leur furonculose mais certains,
vers l'adolescence, ont tendance à boiter: ceci est connu sous le nom
de prAkriiv.
« Le boitement» : la notion de la maladie congénitale
Le tenne prAkriiv se réfère à une maladie des « tubules», parfois
semble-t-il des vaisseaux sanguins, souvent des nerfs. C'est un mot
khmer pour lequel il n'existe aucune traduction littérale, bien que les
médecins cambodgiens aient tendance à le traduire par « polio». « Le
boitement» commence le plus souvent dans les pieds et provoque
tremblements, contractions soudaines et engourdissement ou
picotement dans les jambes, symptômes éventuellement suivis du
dépérissement du membre : le symptôme principal de la maladie.
Celle-ci est unique panni les catégories autochtones de maladies en ce
qu'elle résulte de maladies qui ont peu de choses en commun entre
elles. La plupart des sous-types affectent les enfants.
Nous avons remarqué que les guérisseurs et les gens des villages
utilisent le tenne pour désigner une variété de conditions, mais jamais
pour parler de polio. Bien que nous ayons identifié au moins dix
genres de prAkriiv, nous avons pu les regrouper en deux grandes
catégories qui sont présentées dans le tableau 2. Ce tableau est conçu
de façon à montrer l'évolution de la maladie (colonne de gauche)
selon la logique cambodgienne, c'est-à-dire qu'il existe « une maladie
de première phase» qui affecte l'enfant, une « maladie de deuxième
phase» qui apparaît à l'âge adulte et qui peut être distincte de la
première, et finalement « une maladie de troisième phase» qui semble
souvent n'avoir aucun rapport avec « les maladies des première et
deuxième phases» et qui peut se déclarer chez les enfants. Le tableau
indique aussi, dans le cas de « boitement» congénital, de quelle
maladie le parent a souffert auparavant, la cause et les mécanismes de
dégradation des membres, l'âge au début de la maladie, ainsi que la
direction empruntée par la progression du « boitement ».
Je nomme un groupe de trois sous-types « congénital» car la
maladie a été « créée» par le parent de l'enfant avant la conception et
a été transmise à l'embryon au moment de la conception ou après
(lequel des deux, cen'est pas clair). J'appelle les sept autres sous-types
« acquis» car ils se sont « créés» sur leur jeune hôte.
358
Femmes, enfants el guérisseurs khmers face au sida
Presque tous les genres de prAkriiv résultent d'une autre maladie
durant laquelle le malade ou le guérisseur a commis une erreur. Les
maladies principales sont : « la mangue tapie» - ou sida - qui
affecte les hommes ; l'esprit du Dieu Tigre, qui affecte les femmes
peu avant la naissance ; des conditions fébriles, y compris le
paludisme; « la maladie de l'incompatibilité, sous-type du gel », qui
affecte les femmes après la naissance ; skAn, qui affecte les nouveau-
nés; « le poison », qui inverse ses directions pour entrer dans le corps.
Un mauvais traitement de la part de la personne ou du guérisseur
provoque une détérioration dont le résultat est une forme ou une autre
de prakriiv.
Le genre le plus courant de prakriiv transmis par voie congénitale
à l'embryon est appelé littéralement « boitement à la création»
(prakriiv kea?ha?/uu). Le futur père a déjà contracté « la mangue
tapie », c'est-à-dire la syphilis ou le sida, au moment où l'enfant est
conçu et son sperme infecté entre dans « l'entrepôt» de la mère -
l'utérus est tel un entrepôt qui emmagasine le fœtus jusqu'au moment
de la naissance. Mais selon les croyances populaires, le sperme infecté
devient l'embryon. La « mangue» ronge les vaisseaux sanguins de
l'embryon, et s'il s'agit des vaisseaux des jambes, alors les
symptômes apparaîtront dans les jambes du nouveau-né. Le nouveau-
né est maladif dès la naissance et lorsqu'il est en âge de marcher, il
boite très nettement.
Les autres genres de prakriiv congénital sont transmis par la
mère, qui est tenue responsable de la transmission. Dans le cas de
prakriiv /uukhin, des caillots de « sang noir», c'est-à-dire de sang
menstruel, se trouvent encore dans l'utérus au moment de la grossesse.
On dit alors que la femme développe « les esprits priey du Dieu
Tigre» (il est difficile de savoir au juste si ce terme se réfère à la
cause de la maladie ou à la maladie même). Ce « mauvais sang» se
mélange à celui de l'embryon et empêche la circulation fœtale
d'atteindre les membres, ce qui, après la naissance, conduit aux
symptômes habituels. Dans le cas de prakriiv vi?haa, la conception a
lieu à un moment où la femme fait de la fièvre, ce qui provoque des
contractions dans les membres. La femme est alors accusée d'avoir
accepté un rapport sexuel alors qu'elle était dans un état fébrile. Son
sang chaud, qui contenait le « germe», est passé dans l'embryon
récemment conçu qui souffrira par conséquent après la naissance des
mêmes symptômes dans les jambes que sa mère. La majorité des
359
Femmes, enfants et guérisseurs khmers/ace au sida
catégories acquises de prakriiv affecte les enfants à cause de la
négligence de la mère. Une mère qui oblige son enfant à trop manger
peut le forcer à avaler du poison. L'enfant fait de la fièvre et,
éventuellement, boite. On parle alors de prakriiv cea?ruu.
En général, boiter est considéré comme la phase finale d'une
autre maladie, ne valant pas la peine d'être traitée puisque, au moment
où le problème est diagnostiqué, cela fait déjà des années que la
personne est malade. L'enfant qui boite est le dernier réceptacle de la
maladie; il ne le transmettra pas à son tour à ses enfants.
Héritage d'autres maladies transformées, y compris la sorcellerie
Nous avons encore beaucoup à apprendre sur la façon dont les
populations autochtones interprètent la contagion de père à enfant. Le
germe de « la mangue» peut être transmis verticalement à un enfant et
causer la tuberculose, appelée « tuberculose de la mangue tapie ».
Contrairement au « boitement », cette condition est transmise de deux
façons à l'enfant de la victime. Un enfant peut « hériter» de la
tuberculose simplement parce que l'un de ses parents l'a eue (ksae).
Un enfant peut aussi contracter le germe (puuc) s'il est en contact
direct avec un parent malade. De plus, tout enfant de la même
descendance que le parent malade « hérite» de la tuberculose.
Le germe de « la mangue» peut aussi être transmis aux
descendants comme « lèpre de descendance familiale », ainsi que
nous l'avons vu précédemment. Cette condition est unique puisqu'elle
peut sauter des générations pour ne réapparaître que chez les petits-
enfants.
Pour finir, le germe de « la mangue» peut être transmis à un fils
ou une fille, mais aucun symptôme ne semble se manifester. Lorsque
l'enfant se marie, sa force s'amoindrit et le germe surgit
inévitablement sous forme « d'éruption de mangues ».
À 1'heure actuelle, nos connaissances sont encore limitées quant
aux conséquences pour l'enfant d'une mère ayant « du blanc qui
tombe », ou leucorrhée, la forme de la syphilis qui affecte les femmes.
Selon la logique prévalente, le quantum de germes pour tout type
« d'enfant de la mangue» ne se multiplie pas mais est partagé entre
les enfants des générations suivantes. À chaque génération, la
tuberculose perd par conséquent de sa force.
Jusqu'à présent, notre discussion s'est portée sur un modèle de
transmission et de transformation d'un « germe ». Mais il existe
d'autres formes « d'hérédité », comme l'indique la formation de la
360
Femmes. enfants et guérisseurs khmers face au sida
tuberculose, de la lèpre, de « la maladie du froid», et de la folie de
descendance familiale, toutes provenant de la transgression des règles
ancestrales de conduite par un aïeul.

Conclusion
Les données scientifiques font ressortir que la mère transmet le
sida au fœtus. Néanmoins, les résultats des recherches présentées dans
cet article suggèrent que, pour les guérisseurs, c'est le père qui
transmet directement le sida (<< la mangue») et non la mère qui ne
joue d'ailleurs aucun rôle dans la transmission. À première vue, cela
semble un écart remarquable des traditions puisque les guérisseurs
accusent en général la femme d'être responsable de toutes les autres
maladies. Le meilleur exemple est « la maladie de l'incompatibilité»
qui affecte les femmes après la naissance et dont on les accuse, même
lorsque c'est le mari qui en est responsable. Nous constatons
cePendant que l'origine de « la mangue» est néanmoins une femme,
pas nécessairement la mère, mais la femme qui a infecté l'homme. Vu
ainsi, c'est le père qui est responsable, au moins du point de vue des
guérisseuses.
Les syndromes indigènes ressemblent curieusement à certains des
aspects cliniques du sida qui affectent les enfants. Le type qui « ronge
les membranes cérébrales» par exemple, est semblable au syndrome
de l'encéphalopathie, tandis que celui qui conduit à des grosseurs dans
le cou, appelées scrofules, ressemble au syndrome de l'adénopathie.

361
Femmes, enfants et guérisseurs khmers face au sida
Ta bl eau 1 R'epartltlon de d"Iverses caté~gones de guensseurs hommes et fiemm es
~atégories lLatégories % % % Total
principales Femmes Hommes
Guérisseur non- Pévots bouddhistes
professionnel !rotai partiel 2% 0,3% 0,8%
aucune formation ni
iAutrç.
pratique régulière)
Total partiel 3% 2,5% 2,7%
Total partiel 5% 2,8% 3,5%
Médium (aucune Possédé par une force ou
ormation; possédé pouvoir de guérison
par des forces baarea?mey) provenant
surnaturelles; sert de d'un mélange de thèmes
médium ou de bouddhistes et bramaniques
véhicule à la portant sur les saints ou les
guérison) enonciateurs ascétiques
rrotal partiel 16% 5,9% 8,9%
Possédé par les esprits
~cestraux du guérisseur
kmaoc cambue)
rrotal partiel 5% 0,4% 1,7%
Possédé par d'autres esprits
y compris les esprits
gardiens et d'autres êtres
surnaturels des forêts, qui
apportent souvent une
protection supplémentaire
au médium)
Total partiel 4% 1,0% 1,9%
Total partiel 25% 7,3% 12,6%
Guérisseur Guérisseurs impliqués dans
professionnel (a une communauté
~uivi apprentissage; bouddhiste reconnue
onnaissances Sangha) en tant que
héoriques de la moines ou assistants des
~uérison) ites
Total partiel 0% 12,7% 8,8%
Personnes qui guérissent
kruu) grâce à un mélange
~e théories et de rites
fbouddhistes et bramaniques
!rotai partiel 20% 76,9% 59,6%
!Accoucheurs trad itionnels
Irotal partiel 50% 0,4% 15,5%
Irôtai partiel 70% 89,9% 84,0%
rrotal 100% 100,0% 100,0%

362
1ableau L - 1ranstormatlOn ae "la manf!Ue . a 'un père en a 'autres conatttons affectant les enfants et les aescenaants
MaladIe du père La mangue (syphlhs)
Transformation de la Rapport sexuel avec la mère? l'embryon a le germe
maladie passée à
l'enfant
Maladie de l'enfant Furonculose de BOItement Tuberculose de la Lèpre de descendance Scrofule tapie Eruption de mangue (syphlhs)
descendance mangue tapie famihale
famlhale (Ksae
sralaay)

Age au début de la Entre 0 et 3 ans Entre 3 et 5 ans (a) 3 ans' TB moelle Enfance ou adolescence Furonculose E-; Asymptomatique, excepté
maladie· Premiers [VOIT éruplton de osseuse ganglions axJ1lalTes température subfébrile
symptômes mangue E-l (b) 4 ans TB Jeune apparaissent entre 5 et 17 ans,
poisson kran PUIS dlsoanussent (phase tapie)
Maladie principale/de VOlT scrofule Lépre de descendance (1) En âge d'être mané - En âge d'être marié - 'éruption de
deuxléme phase tapie? familiale, débute par des éruption de scrofules'? (2) (2) mangue' prakruv E-
abcès Femme se marie: 'cancer' etc
progressif avec ulcéralton dans
le cou
Peut sauter la première Non Oui Non
lIiénératlon
Transmission à la Oui - la maladie Non - la maladie se Oui • la maladie se transmet par contact avec des Oui
deUXième généralton se transmet par confine aux tubules enfants (puuc) et par descendance directe, même sans
contact avec des des membres, aucun contact (ksae)
enfants (puuc) et contact avec le
par descendance sperme/utérus
directe, même
sans contact
(ksae)

Maladie des petlts- Furonculose - Tuberculose de la mangue 1 Lèpre de Scrofule tapie 1 ?


enfants tapie descendance
famlhale
Femmes, enfanls el guérisseurs khmers face au sida
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365
SUIVRE LES CHEMINS CULTURELS DANS LE
CADRE DE LA PRÉVENTION DU VIH/SIDA CHEZ
LES HMONG DE THAÏLANDE

Patricia V SYMONDS
(texte traduit de l'anglais par Michel Antelme)

Comme l'a prouvé une décennie de recherche, l'éducation est


cruciale pour le contrôle de l'épidémie de sida, et le gouvernement
royal thaïlandais ainsi que les ONG ont fait des efforts louables pour
mettre en œuvre un programme national de prévention. De tels efforts
ont été bien perçus par l'ethnie thaïe qui constitue la majorité de la
population.
Le contexte culturel dans lequel les programmes d'éducation sont
développés est d'une importance fondamentale en ce qui concerne
leur efficacité. C'est ainsi qu'après des années de travail médico-
anthropologique sur le terrain avec la minorité hmong - une des
tribus montagnardes du nord de la Thaïlande - j'ai établi que le
programme national ayant cours actuellement pourrait se révéler plus
efficace s'il prenait en considération plusieurs des facteurs culturels
propres aux populations montagnardes, en particulier chez les Hmong.
La création d'un programme national plus efficace supposerait
bien plus que la simple transmission des faits biomédicaux concernant
la prévention du sida par le biais des méthodes actuelles de diffusion
des messages relatifs à la santé publique, comme, par exemple, par les
programmes de télévision et de radio dans le dialecte thaï du centre (la
langue officielle). Cela nécessiterait, par exemple, l'identification des
obstacles culturels et linguistiques à la compréhension de ce problème
spécifique par les Montagnards, ainsi que des changements dans les
comportements à risque. Mais cela nécessiterait aussi l'identification
de solutions et de stratégies jouant sur une identité culturelle
déterminée pour changer à la fois les comportements individuels et les
attitudes culturelles.
Une tâche aussi énorme nécessite également une recherche au
niveau culturel et, lorsque cela est approprié, une intervention conçue
et réalisée à l'échelon local. Néanmoins les chercheurs et les
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
éducateurs doivent chercher à remettre en question les attitudes
culturelles et à les transformer si nécessaire. Les programmes doivent
identifier les méthodes qui pennettent de réduire les comportements à
risque (il s'agit souvent de comportements approuvés sur le plan
culturel car ils sont considérés comme vitaux pour la culture), et
transmettre ces méthodes, sans pour autant condamner lesdits
comportements (Muecke, 1990: 4). Ainsi, le but doit être d'intervenir
d'une manière compatible avec les normes culturelles, mais d'un autre
côté les remettre en question et les modifier lorsque cela s'avère
nécessaire.
Les programmes doivent également chercher à identifier les
populations à risque sans les stigmatiser encore plus, surtout
lorsqu'elles le sont déjà, comme c'est le cas pour les prostituées, ou
lorsqu'elles sont privées de leurs droits, comme c'est le cas pour les
Hmong ou d'autres groupes montagnards. Les éducateurs doivent être
conscients que l'étiquette «à risque» peut être récupérée pour accroître
la stigmatisation qui existe déjà pour de tels groupes, accentuant leur
marginalisation, les chercheurs et les éducateurs doivent éviter de leur
causer encore plus de tort 379. Enfin, pour éviter de trop déstabiliser
l'équilibre politique, social et économique d'un groupe, les
programmes de prévention du sida doivent commencer par reconnaître
les structures sociales et la vision du monde actuel dudit groupe, y
compris ses propres conceptions culturelles concernant l'organisation
sociale, l'autorité, le statut, les relations de pouvoir basées sur la
différenciation sexuelle et les schémas de parenté, ainsi que son statut

J'exprime ma gratitude à l'American Foundation for AIDS Research (AMFAR) pour avoir
financé le projet de recherche qui constitue le sujet du présent article (bourse nO 001781-13-
RG). J'exprime également mes remerciements à mes collaborateurs de recherche: Cornelai A.
Kammerer, Otome Klein Hutheesing et Ralana Maneeprasert ainsi qu'à mes deux assistants
de recherche pour l'été: Mee Moua et May Kao Yang, qui ont grandement contribué au
projet. J'exprime également ma profonde gratitude au Dr. Vichai Poshyachinda pour son aide
et ses commentaires sur ma recherche. Pour le financement de la recherche en cours qui a
apporté des informations pour cette communication, je remercie la Watson Foundation for
International Studies de la Brown University et de la Thai-Australia Northern AIDS
Prevention and Care Program (NAPAC). Je suis également redevable auprès du National
Research CounciJ of Thailand pour son autorisation de recherche et au Tribal Reasearch
Institute et à son directeur Chantaboon Sutthi pour leur aimable coopération.
Ua tsang ntau à tous les Hmong qui m'ont apporté leur concours. Merci également à Peter
Kunstadter pour ses commentaires et à Alan E. Symonds pour sa patience et son soutien.
379 Pour plus d'informations sur les stéréotypes négatifs et préjudiciables à l'égard des
minorités tribales ancrés dans les lignes d'action du gouvernement thaïlandais et dans la
culture populaire, voir KAMMERER (1998a : 9-11 et 1998c : 275-278).
368
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIN/sida
économique et politique, ses croyances cosmologiques surtout si elles
sont liées à des questions d'ethno-épidémiologie des maladies,
concernant la contagion, les nonnes sexuelles, etc., avant de chercher
à transfonner les schémas comportementaux, en particulier dans un
domaine aussi sensible que le comportement sexuel humain.
Un des domaines fondamentaux pour lequel il est indispensable
d'avoir des infonnations adéquates est celui des chemins culturels du
savoir - qui enseigne à qui et à quel sujet? - et celui «des chemins
naturels de la communication» 380 - qui, par convention, a le droit de
discuter de quels sujets et avec qui? Dans un tel cas, il est essentiel
d'avoir la maîtrise du vocabulaire sexuel, des tabous entourant
certains comportements sexuels, et même de la discussion de certaines
questions entre différents groupes d'âge, entre les sexes et entre les
membres de la famille (Kammerer et al., 1995: 1). Du fait que les
jeunes ne transmettent pas le savoir aux aînés dans les communautés
hmong et dans les autres groupes montagnards, il est donc important
d'être au courant des rapports traditionnels d'autorité et de les
reconnaître pour que le travail d'éducation porte ses fruits. Chaque
fois qu'il est possible, les chefs de village et les chefs de lignage
doivent être impliqués dans ce travail pour pouvoir s'assurer leur
soutien, même s'il leur est demandé de respecter des éducateurs qui ne
se confonnent pas aux catégories sociales traditionnelles (par exemple
des femmes, des jeunes ou des non-Hmong ou autres étrangers au
groupe). Cependant, il faut remarquer que dans certains cas, l'appel à
des enquêteurs étrangers à la communauté peut être plus efficace que
celui de membres de la communauté, en particulier lorsque des
comportements stigmatisés sont l'objet du débat.
Un autre domaine qui a été négligé est celui de la logique
culturelle des Hmong et d'autres groupes montagnards qui ne font pas
de discernement conceptuel entre la maladie et la spiritualité en
catégories distinctes. Comme l'a démontré Jonsson, ils n'ordonnent
pas la vie de façon nette et «rationnelle» dans les mêmes catégories
bien séparées les unes des autres ainsi que les Occidentaux ont
tendance à le faire (Jonsson, 1992). Pour cette raison, les messages
éducatifs qui découlent d'un modèle strictement scientifique et
médical ne peuvent pas totalement passer. La compréhension des
choses par le biais de la recherche socio-culturelle rendra les

380 VICHAI POSHYACHlNDA, communication personnelle.


369
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
programmes de prévention bien plus efficaces, en particulier dans la
mesure où ils sont capables de créer des arguments pour la prévention
et le traitement qui fassent appel à la logique de la culture en question.

Qui sont les m<»ntagnards ?


Le gouvernement thaïlandais n'a pas accordé une attention
particulière aux cultures montagnardes et à leur dynamique sociale
dans le traitement de ce problème fort complexe. Les raisons de cette
négligence sont nombreuses, complexes historiquement, et même dans
certains cas justifiées, étant donné l'urgence dans laquelle il a fallu
traiter l'épidémie. Bien sûr, dans la perspective des gestionnaires de la
politique thaïlandaise, les contraintes politiques et économiques ont
imposé que certaines généralisations soient faites, les tribus
montagnardes ne représentant que 1 % de la population.
La raison principale est peut-être que d'un point de vue
historique, ces tribus montagnardes sont considérées étrangères à la
société thaïe. Et ce statut de minorité ou d'«étranger» renforce,
comme nous le verrons, leur vision du monde, étant donné qu'elles
voient les autres (y compris les autres tribus montagnardes et les
officiers gouvernementaux thaïs) avec méfiance et qu'elles perçoivent
le mcnde extérieur (pas toujours de manière claire) comme une source
de menaces et d'intrusions de toutes sortes. Comme je l'ai constaté
ainsi que plusieurs autres chercheurs en 1993, «l'identification
indigène de l'extérieur en tant que source de menaces et de désordre
peut [... ] être révélatrice dans la compréhension au niveau local du
sida» (Kammereret al., 1995 : 12) 381.
L'impuissance du gouvernement thaï à traiter les Montagnards en
tant qu'entités individuelles et distinctes est liée au fait que ces
derniers forment huit à dix groupes culturels différents ayant chacun
ses propres coutumes et, au moins, le même nombre de groupes
linguistiques, avec des langues - voire des dialectes - non
compréhensibles d'un groupe à l'autre. Et, bien qu'il y ait des
échanges entre eux, ces groupes ont tendance à se montrer réfractaires
à toute généralisation autre que celle de leur statut partagé de
minorités. En tant que minorités ils sont principalement établis dans

381 Les Montagnards ont été perçus comme des insurgents, des producteurs et des
contrebandiers de drogue, des destructeurs de l'environnement en pratiquant l'agriculture sur
brûlis, et des immigrants illégaux. La majorité thaïe les considère aussi comme arriérés, sales
et n'ayant aucun sens de l'hygiène (KAMMERER, 1993 : 12).
370
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
des zones montagneuses à l'écart du reste de la Thaïlande constituée
de plaines 382, et ils ont un statut économique relativement bas par
rapport aux habitants de la plaine. À cause des changements
intervenus dans leur mode de vie traditionnel (1' agriculture sur brûlis),
beaucoup souffrent de pauvreté, de malnutrition, de problèmes de
santé dus aux parasites et aux carences (goitre), ainsi que d'un manque
d'accès aisé aux soins médicaux. Ils ont également un taux de natalité
relativement élevé, bien qu'une augmentation rapide et récente de
l'emploi de contraceptifs et du déclin de la fertilité indiquent que le
contrôle des naissances chez les Hmong et autres groupes
montagnards commence à se modifier grâce aux campagnes
d'infonnation de limitation des naissances menées par le
gouvernement thaï dans les montagnes depuis des années 383.
Des changements rapides dans la vie traditionnelle des
Montagnards se sont produits ces dix dernières années, et l'on a abouti
à une marginalisation puis à un isolement géographique et social qui
se sont poursuivis par le contact accru avec la société contemporaine
thaïlandaise et occidentale (migration saisonnière vers les plaines à la
recherche d'emplois salariés, pénétration des médias, expansion du
tourisme occidental dans les collines). Cela a eu des conséquences
dévastatrices sur l'économie agricole traditionnelle, ainsi que sur la
culture et sur l'image que ces groupes tribaux ont d'eux-mêmes.
Quelques données de base à propos des circonstances historiques
dans lesquelles les Hmong ont évolué permettront de mettre en
lumière les défis auxquels ils sont confrontés et leurs réactions à cette
cnse.

Données historiques
La crise culturelle et la rupture du contrôle social et traditionnel
que connaissent actuellement les Montagnards trouvent leurs causes
dans leur marginalisation historique par rapport à la société thaïe. Les
Hmong - le groupe avec lequel je suis le plus familiarisée - ont

382 Cependant, en plus des nombreux Hmong qui font maintenant le voyage vers les plaines à
la recherche de travail saisonnier, d'autres Hmong, également nombreux, ont aussi été
installés dans la plaine. Un grand nombre de Karen vit également en plaine où ce groupe
pratique la culture irriguée.
383 Néanmoins, récemment en 1992, de nombreux Hmong dans la province de Nan en
Thaïlande avaient des soupçons et pensaient que le plaidoyer en faveur de l'utilisation du
préservatif lors des campagnes de prévention du sida, était un stratagème conçu pour réduire
J'accroissement démographique des Montagnards (KAMMERER et al. 1995 : 13).
371
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
commencé leur migration du sud-ouest de la Chine vers le nord de la
Thaïlande au XIXe siècle. Ils pratiquaient l'agriculture sur brûlis,
cultivant le riz sur champs secs, le pavot ainsi que d'autres produits
agricoles, mais vivaient également de cueillette, de chasse et de pêche
dans la forêt, tout en faisant du commerce avec les autres groupes
montagnards. Ils s'adonnaient aussi au commerce illicite. La
population majoritaire des plaines les considérait comme «primitifs»
ou «arriérés». Malgré la difficulté liée à leur vie en auto-suffisance, ils
possédaient un fort degré d'autonomie culturelle. Cependant, dans les
années 1950, ils ont commencé à se retrouver aux prises avec le
gouvernement thaï qui cherchait à les intégrer dans l'économie
nationale, en établissant une police des frontières, en bâtissant des
écoles pour les enfants des tribus montagnardes, en mettant en valeur
de vastes étendues de terres, en introduisant la monoculture, en
développant des cultures de substitution, et en interdisant en 1958 la
culture du pavot (dont la vente rapportait des bénéfices substantiels).
Par la suite, du fait de leur engagement des deux côtés du conflit de la
«guerre secrète» au Laos, les Hmong ont également été perçus comme
subversifs, et comme représentant une menace politique et écologique
pour la nation (car la culture sur brûlis était considérée nuisible pour
l'environnement). De plus, ils étaient aussi vus comme des étrangers
car ils étaient des animistes non thaïs dans un pays monarchiste, thaï
et bouddhiste. Cela a perturbé une économie traditionnelle fondée sur
le prestige et dans laquelle la demande de bénédictions, les banquets et
l'échange de richesses créaient une «réputation» (hwm), base du bien-
être culturel (Symonds, 1996). Le déclin de ces systèmes a créé un
bouleversement social et les a conduits à entrer de plus en plus dans
l'économie salariée de la plaine.

Méthodologie de recherche
91 537 Hmong vivent en Thaïlande dans 237 villages (Tribal
Research Institute, 1992). Bien que j'ai interrogé un large éventail de
cette population et que j'ai participé à un projet éducatif dans
plusieurs provinces, mon terrain principal a été un village de la
province de Chiang Rai où j'ai mené mes recherches en 1987-1988 et
où je suis retournée par la suite, toujours dans ce cadre de recherches.
Le «Village des Fleurs» comme je l'appelle avait alors une
population en expansion de 566 personnes vivant dans 54 maisons. Au
fil des ans, j'ai développé des relations fortes avec les villageois et j'ai
372
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
pU mener une observation participante et des entretiens non directifs
avec beaucoup d'entre eux à propos de leur compréhension du
VIH/sida. D'autre part, j'ai également géré un calendrier d'entretiens
formels avec 55 femmes et 47 hommes. Mais on ne peut comprendre
la façon de voir des Hmong sans quelques rudiments d'information
sur leurs théories traditionnelles concernant les origines des maladies,
ce que je désignerai dans la suite de l'article sous le nom d' « ethno-
épidémiologie », et sur la transmission des maladies.

Pour comprendre l'ethno-épidémiologie et la transmission des


maladies
Chacun des groupes montagnards est en train de connaître un
changement social et culturel rapide au contact de la société
thaïlandaise et des influences occidentales modernes, tout en restant
enserré dans un système de valeurs culturelles traditionnelles. Par
exemple, les théories traditionnelles des Hmong en matière de
transmission des maladies, en particulier de la lèpre, sont révélatrices
de la façon dont ils peuvent réagir vis-à-vis du VIH/sida.
Les vues et les méthodes traditionnelles des Hmong pour le
contrôle de la maladie ont évolué pour s'adapter avec le temps aux
maladies nouvelles, ainsi qu'on le constate avec l'intégration de la
biomédecine occidentale dans leur répertoire de protocoles des
traitements. Cela va de pair avec les méthodes traditionnelles de
prévention de la maladie par la propitiation rituelle des esprits et des
ancêtres et la pratique du chamanisme, ainsi qu'une connaissance
étendue des plantes et herbes médicinales (comprenant l'usage
d'opium pour le traitement de la douleur), et la pratique d'une forme
modifiée d'acupuncture.
Dans le cas de ce qu'ils appellent les maladies de l' «intérieur»
(ou maladies hmong), les Hmong font la distinction entre la «perte des
âmes» qui provoque la maladie et qui requiert les services d'un
chamane, et les causes physiologiques qui requièrent un traitement par
les herbes médicinales. Quand quelqu'un se retrouve affligé de
symptômes inexplicables, le chamane procède à un rituel appelé ua
neeb «faire les esprits», devant l'autel aux esprits de la personne
concernée pour remédier à la «perte des âmes» en procédant au retour
des tus plig ou «âmes» de ladite personne 384. Les familles, les amis,

384 Dans cet article, le tenne tus p/ig est traduit par «âme», mais certains utilisent parfois le
tenne «essence» en traduction, ou comme le fait TAPP (1993) «le soi». Je préfère le mot
373
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
et parfois des affiliés sacrifient rituellement aux esprits des poulets ou
autres animaux et partagent ensuite un repas. Un soutien social étendu
est ainsi offert par la communauté pour ce genre de maladies, tandis
que - ainsi que nous le verrons - dans le cas de la lèpre, des MST et
du sida, le soutien social est beaucoup moins présent à cause de la
peur de la contagion et de l'inefficacité constatée de la médecine
hmong pour les guérir.
D'autres pratiques traditionnelles de santé préventive
comprennent l'entretien d'un équilibre physique par un reglme
consciencieux consistant à ingérer certains aliments froids ou chauds,
en particulier dans les périodes de stress psychique comme celle de la
relève de couches. En plus des pratiques traditionnelles, les Hmong
font maintenant appel à ce que l'on appelle les «docteurs à piqûres»
(qui sont des médecins n'ayant pas d'autorisation d'exercer, non
réglementés et non formés, et qui voyagent dans les campagnes pour
injecter des antibiotiques ou autres remèdes 385). Ils se rendent
également dans les anamai, avant-postes médicaux gouvernementaux,
pour le traitement de problèmes que les méthodes traditionnelles
n'arrivent pas à soigner convenablement, comme dans le cas de
coupures sérieuses qui nécessitent des points de suture ou pour des
conseils sur les problèmes digestifs et respiratoires des enfants et pour
obtenir des produits pharmaceutiques (pour lesquels il. n'est pas
nécessaire d'avoir une ordonnance en Thaïlande). Dans le cas de
problèmes trop graves pour être traités par les anamai, ou plus
simplement lorsque le patient n'éprouve guère l'envie d'en parler à
l'anamai (par exemple pour un problème gynécologique), les
villageois peuvent se rendre dans les dispensaires dans la vallée, ou
encore pour être totalement anonymes à cause du stigmate social lié à
des maladies comme les MST, ils peuvent même entreprendre un
déplacement jusqu'à la ville de Chiang Rai.

Maladie de l'<<intérieur>> et maladie de l' «extérieur»


Une des distinctions les plus intéressantes faite dans la culture
hmong concernant la maladie, et qui est essentielle pour comprendre

«âme» car il est utilisé dans un sens spirituel par les Hmong, tandis que «le soi» connote
plutôt une entité psychologique.
385 Une des plaintes les plus courantes à propos de ces «docteurs à piqûres» concerne les
abcès causés par l'utilisation d'aiguilles mal stérilisées. Voir C. E. CUNNINGHAM pour plus
de renseignements sur ce sujet.
374
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
la manière de traiter le VIH/sida, est celle entre maladie de
l' «intérieur» par opposition à maladie de l' «extérieur». L'«extérieur»
peut être vu sous trois perspectives en corrélation: 1) la coutume
extérieure, c'est-à-dire des nonnes et des pratiques contraires à la
tradition ou non reconnues par cette dernière; 2) le territoire extérieur,
un concept qui a des dimensions à la fois cosmologiques et politiques
et 3) les groupes ethniques extérieurs, expression qui comprend aussi
bien les gens de la plaine que les autres tribus montagnardes
(Kammerer et al., 1995: 7). Une des réactions des Hmong aux
maladies inhabituelles est de nier leur capacité à les traiter en les
classant parmi les maladies de l' «extérieur» ayant besoin d'un
traitement de l' «extérieUr» comme dans les cas des MST et du sida.
Cette vue est évidemment liée à leur marginalisation, leur méfiance
des étrangers et leur difficulté à s'adapter aux changements culturels
rapides et à la dégradation sociale qu'ils subissent. Lorsque nous
considérons la menace qui pèse sur l'équilibre culturel hmong, une
telle réaction peut être comprise comme un moyen d'ordonner un
monde de plus en plus chaotique.

La lèpre
Un rapide coup d'œil à la façon dont les Hmong réagissent à la
lèpre, maladie dont ils ont souffert pendant de nombreuses. années,
peut apporter une perspective sur la façon par laquelle ils pourraient
en fin de compte réagir vis-à-vis du sida une fois qu'il leur sera
devenu familier. Autant que du sida, les Hmong ont très peur de la
lèpre (qu'ils appellent mob ruas, la «maladie qui fait rétrécir»).
Comme le sida, la lèpre a une période d'incubation asymptomatique.
Les Hmong croient aussi que cette dernière se transmet par le contact
physique et par l'air, mais ils croient également qu'elle est «dans le
sang», ce que l'on pourrait interpréter en gros comme étant transmise
génétiquement et qu'elle est capable de surgir ou de «bondir» à tout
instant (alors qu'ils pensent que le sida «entre» dans le sang mais tout
en ne « s'y trouvant» pas de la même manière). Ils pensent aussi que
la lèpre est incurable (ce qui est faux) 386. Comme beaucoup de gens
dans de nombreuses parties du monde, les Hmong ont peur de la lèpre
à cause du délabrement physique extrême qu'elle engendre, et qui

386 La médecine occidentale décrit la lèpre, que l'on peut maintenant soigner, comme étant
apparemment due à un long contact prolongé avec une bactérie, ce qui peut expliquer
pourquoi les Hmong pensent qu'elle est partagée au sein d'une même famille.
375
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
entraîne la perte des doigts, des orteils et parfois même des traits du
visage. Les Hmong en ont tellement peur qu'ils en viennent à croire
qu'un contact physique rapproché peut provoquer la «perte des âmes».
Et parce qu'ils croient qu'elle se trouve «dans le sang», ils ont de tout
temps expulsé non seulement la personne atteinte hors du village mais
également sa famille. Cette maladie fait même l'objet de recherches
minutieuses pendant les négociations précédant le mariage, où l'on
doit s'assurer que chaque branche de la famille est «propre» ou n'a
pas cette maladie. (On pourrait dire que cette distinction entre
«propre» et «pas propre» par opposition à «en bonne santé» et
«malade», est représentative d'une compréhension quelque peu
incomplète de la latence.) La question posée lors des négociations qui
précèdent le mariage est: «y a-t-il quelqu'un dans la branche de
votre clan qui est inapte au mariage? »
Bien que l'on puisse maintenant guérir la lèpre, les Hmong en ont
tellement peur que leur croyance en son incurabilité n'a pas varié. Une
des raisons en est que, même si les progrès de la maladie peuvent être
stoppés, la personne qui en était atteinte peut en porter des séquelles
sous fonne de cicatrices. Or pour les Hmong, la défiguration équivaut
à la maladie. L'inverse est également vrai : l'apparence de bonne santé
est généralement perçue comme gage de bonne santé réelle, ce qui est
un obstacle à une compréhension du concept de latence pour eux.
Parmi les populations hmong à travers le monde, les victimes de la
lèpre continuent à faire l'objet de ségrégation à cause de la très grande
crainte que la maladie puisse dévaster gravement les lignées hmong.
Et bien que les Hmong aient réussi à incorporer cette maladie dans
leur vision du monde en la conceptualisant d'une certaine manière, en
se protégeant de sa contagion telle qu'ils la comprennent et en
surveillant sa présence, leur peur est toujours beaucoup plus forte que
leur connaissance du problème.

Les vues des Hmong sur les M8T et le sida


Les Hmong qui ont entendu parler du sida disent que le VIH est
généré par de petits kab ou sorte de «vers ressemblant à des insectes»
qui entrent dans le corps. Ils pensent que ce sont ces mêmes vers qui
sont responsables des maladies sexuellement transmissibles (MST). Ils
considèrent que toutes les MST proviennent du monde extérieur à la
culture traditionnelle hmong, et bien qu'ils sachent qu'elles sont
transmises lors de rapports hétérosexuels, de nombreuses peurs et
376
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
croyances sans fondement leur sont attachées. Par exemple, une
infonnatrice a rapporté que lorsqu'elle était enfant, on l'avait
prévenue de ne pas uriner à l'endroit où quelqu'un avait déjà uriné.
Elle a ajouté que sa famille perpétuait cette pratique comme
précaution contre le ~ida.
Les seuls symptômes que les Hmong reconnaissent comme des
signes de MST sont une miction douloureuse et des plaies aux organes
génitaux. Ils ne croient pas que dans ces cas les services d'un chamane
soient utiles car ce sont des maladies somatiques qui n'ont rien à voir
avec la perte des âmes. Les MST étant perçues comme des maladies
de l' «extérieur», les Hmong pensent que leur traitement doit
également venir de l' «extérieur» et que la médecine traditionnelle
hmong est impuissante.
Leurs vues sur le sida sont identiques. Non seulement croient-ils
que le VIWsida provient du dehors de la société hmong, mais ils
pensent également qu'il était à l'origine étranger à la société thaïe.
D'un sondage effectué auprès de 102 Hmong (55 femmes et 47
hommes du «Village des Fleurs»), il résulte que 50 d'entre-eux
pensent que le sida est originaire des États-Unis, et dix qu'il provient
de la Binnanie proche. (D'autres ont rapporté la rumeur selon laquelle
des porcs auraient été infectés de façon délibérée par des étrangers.)
Ce même sondage a montré que, sur les causes du sida, les
femmes étaient beaucoup moins bien infonnées que les hommes.
Seulement 25 femmes avaient entendu parler du sida et aucune n'avait
connaissance du VIH, tandis que 43 hommes ainsi que tous les
écoliers du coin interrogés avaient entendu parler du sida. Plusieurs
femmes ont manifesté de l'indifférence au phénomène comme s'il ne
concernait que les hommes. Elles ont exprimé des remarques du
genre: «Nous ne sommes pas intéressées par les causes du sida. Nos
hommes sortent. Nous restons à la maison et nous nous occupons des
champs, des enfants et des animaux». Peu de temps après, en réaction
à notre projet éducatif sur le sida mené chez les Hmong, plusieurs
d'entre elles ont commencé à manifester plus d'intérêt et de
compréhension du problème. Par exemple, dix femmes qui avaient été
interrogées en groupe ont dit: «Nous n'y pensions pas auparavant,
mais nous avons vu des affiches et nous avons entendu des ragots et
des rumeurs sur d'autres villages». Comme l'illustrent ces remarques,
la plupart des efforts menés par les Thaïs sur le plan de l'éducation

377
SUIvre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
n'ont pas réussi à atteindre les femmes hmong, en particulier à cause
de la barrière de la langue ainsi que pour d'autres raisons.
Les femmes jeunes semblent plus au courant que les femmes plus
âgées. Elles ont repéré que le sida était causé par ua sib, c'est-à-dire
les hommes qui «vpnt s'amuser» dans la vallée avec des filles qui
«vendent des fleurs» ou qui sont des «femmes sans honneur».
Plusieurs jeunes femmes ont montré une assez bonne compréhension
de la façon dont la maladie se transmettait, en employant un
vocabulaire qui se révélait assez scientifique. Ainsi, une femme de 23
ans qui ne parlait qu'un peu le thaï a décrit le sida comme «quelque
chose qui mord et va dans le sang. Je ne sais pas comment il arrive
là... mais ça se trouve dans la semence crémeuse des hommes. Dans
le sperme il y a la graine d'un bébé. Quand ils le font gicler dans le
lub tsev tub menyuam Cl' «utérus»), ça se trouve dans la graine et le
bébé peut être infecté. Si un homme est infecté, il va le donner à la
femme et si elle vend son corps à un autre homme, elle l'infectera
avec le même sperme. Après un certain temps, elle-même l'attrape. Il
peut également l'apporter chez lui et le transmettre à sa femme)).
Cependant, malgré la présence de telles femmes aussi bien informées,
il y en a d'autres qui croient que le sida peut être contracté en respirant
• le même air, en dormant dans le même lit ou par le contact physique.
Plusieurs des jeunes femmes ayant des enfants en bas âge ont
également exprimé l'inquiétude que leur mari soit allé voir des
prostituées ou des «femmes sans honneUr», car elles craignaient qu'il
puisse le transmettre à leurs enfants, même s'ils étaient déjà sevrés.
Bien que la plupart des hommes savait que le sida pouvait
s'attraper par les rapports sexuels, beaucoup d'entre eux pensaient
aussi qu'il pouvait s'attraper par des contacts accidentels. Un homme
a déclaré : « Vous pouvez même l'attraper par la substance huileuse
d'une empreinte de doigt sur une tasse ou bien en vous allongeant sur
une paillasse après qu'une personne s'y est couchée. C'est quelque
chose dans la chaleur qui le provoque )).

La période de latence
Un des aspects les plus difficiles à comprendre pour les Hmong
est que la maladie peut être là alors que la personne ne présente pas de
symptômes. Pratiquement aucune des personnes interrogées ne
comprenait le concept de période de latence, très probablement parce
que la plupart des matériels d'éducation montraient des images de
378
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
gens avec des symptômes visibles tels que des lésions évidentes. Peu
de Hmong présentent déjà de tels symptômes, donc au contraire de la
lèpre qui leur est familière, ils ne possèdent pas une base suffisante
pour comprendre que le VIH peut être latent pendant une certaine
période de temps, surtout lorsque la personne atteinte donne
l'impression d'être en bonne santé.
Un effort concerté pour éduquer les Hmong sur la période de
latence doit être entrepris afin de leur faire comprendre qu'ils peuvent
être infectés par quelqu'un qui ne montre aucun signe de la maladie.
Comme le démontre la citation suivante, même ceux qui représentent
l'autorité ne semblent pas comprendre que l'absence de symptômes ne
signifie pas forcément une bonne santé: « Nous ne l'avons [la
maladie] pas ici car le chef a dit qu'il ne laisserait entrer personne
d'infecté dans le village. » Peut-être qu'une analogie entre le VIH et la
lèpre se révélera utile, et peut-être qu'en plus de décrire la période de
latence, les affiches pourraient inclure des dessins et des photos de
gens ayant une apparence de bonne santé.

L'organisation sociale et la stratification sexuelle chez les


Hmong
Il apparaît que l'un des facteurs qui expliquent les différents
pourcentages de la contamination par le VIH/sida parmi les divers
groupes montagnards est lié à l'organisation sociale. Les femmes
hmong devenues prostituées représentent un pourcentage relativement
bas comparé à d'autres groupes, bien que leur nombre soit en train
d'augmenter. Ces quelques dernières années, des hommes et des
femmes des grandes villes de Thaïlande ont commencé à se rendre
dans les tribus montagnardes à la recherche de jeunes filles sous le
prétexte de les faire travailler dans les bars et les restaurants, mais la
plupart de ces offres (concrétisées sous la forme de prêts aux parents)
sont des ruses et la plupart des jeunes femmes finissent dans le
commerce du sexe où la demande de filles jeunes, vierges (et donc
non infectées) est maintenant élevée. Des données récentes montrent
que « la participation dans l'industrie du sexe commercial, les femmes
en tant qu'employées et les hommes en tant que souteneurs, représente
l'un des risques majeurs dans la contamination par le VIH» chez les
montagnards. Il est essentiel que ce schéma soit interrompu (Beyrer,
1997: 19).

379
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
Les données de 1992 pour la ville de Chiang Rai où vivent 10 217
Hmong, indiquent que dans 29 établissements de prostitution, 166 des
prostituées étaient thaïes (pop. 959693), 29 akha (pop. 27247), 21
lahu (pop. 23 131),2 karen (pop. 5 363) et 2 lisu (pop. 5511). On n'y
a trouvé aucune femme hmong ou yao (Maneeprasert, 1992, voir aussi
Kunstadter, 1994: 10). Le faible nombre de femmes hmong peut
s'expliquer par un certain nombre de facteurs, parmi lesquels celui du
statut économique du groupe tribal. Ainsi, Kunstadter suggère que la
richesse relative des Hmong comparée à celle d'autres groupes plus
pauvres tels que les Lahu ou les Akha, peut expliquer leur capacité à
résister aux offres d'emploi pour leurs filles 387. D'autres facteurs sont
à prendre en compte dans la culture traditionnelle hmong, comme le
prix de la mariée, la stratification sexuelle, les croyances
cosmologiques en la réincarnation et le contrôle social par les
mécanismes de la «honte» et du «blâme».

Sexualité et contrôle social: «bonte», «réputation» et «blâme»


Comme nous l'avons vu, il semble bien que les femmes hmong
soient protégées des risques de contracter le sida par certaines valeurs
et par les structures sociales traditionnelles de la société hmong, y
compris celles qui leur interdisent le travail dans les villes,
restreignent leur liberté de mouvement pour aller en ville, leur
interdisent d'avoir des rapports sexuels extraconjugaux, etc. Mais la
perte de pouvoir qui va de pair avec le partage des rôles de sexe et la
«timidité» qui en résulte (obéissance à l'autorité et aux codes sociaux)
chez les femmes hmong doit être prise en compte, surtout lorsqu'elle
recoupe leur impuissance relative à se protéger du sida, par exemple
en ne pouvant empêcher leur mari d'avoir des rapports sexuels non
protégés avec des prostituées ou avec elles, en ne pouvant employer
de préservatifs pour se protéger des MST ou du sida ou pour ne pas
tomber enceinte, ou ne pouvant refuser des rapports sexuels avec leur
époux si elles pensent que ce dernier s'est retrouvé exposé à une MST
ou au virus du VIH, en ne pouvant quitter leur mari, etc. La division
sociale sexuelle joue également un rôle dans leur incapacité à
participer à des discours publics ou à comprendre les informations
diffusées par les médias à cause de leur manque d'instruction en thaï
et donc à y réagir. Bien que l'on ait rapporté des cas de femmes lisu

387 Communication personnelle.


380
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
qui ont refusé d'avoir des rapports sexuels avec leur mari qui avait
contracté une MST, et qui étaient même retournées dans leur foyer
natal, dans la société plus patriarcale des Hmong, les exemples de
protestation de la part des femmes sont rares et ceux de protestation
ayant porté ses fruits encore plus rares (Karnmerer et al., 1995 : 12).
Ainsi que j'en ai discuté ailleurs dans le détail, les codes hmong
de «timidité» (en particulier pour les femmes) participent de l'idée de
«honte», surtout lorsque cela relève d'un rang social ou «réputation»
(incluant la famille, le clan, la tribu, etc.), et ces codes de conduite
exercent une pression sociale (le «blâme») pour se conformer à
certaines normes de comportement (Symonds, 1991; Karnmerer,
1995 : 7).
Ces codes peuvent aller jusqu'à empêcher les femmes de discuter
avec leur mari de questions telles que l'usage de préservatifs ou du
danger de rendre visite à des prostituées.
Du fait que la cosmologie hmong met l'accent sur la fertilité
féminine, elle décourage l'adoption de pratiques sexuelles sans risque
dans le cadre du mariage. L'usage de préservatifs, par exemple, se
heurte à une grande résistance pour de nombreuses raisons, parmi
lesquelles le fait que la naissance d'un enfant consacre l'union
conjugale (Symonds, 1991: 135), que seuls les fils perpétuent le
système de parenté patrilinéaire, que chaque nouvelle naissance
foumit un nouveau «site» (corps) pour qu'un ancêtre puisse y
renaître, et qu'il est recommandé aux femmes d'avoir plus d'enfants
que leur belle-mère.
En dépit de leur importance cosmologique en tant que
pourvoyeuses d'ancêtres, etc., les femmes hmong ont relativement peu
de pouvoir social à cause d'un système patrilinéaire exogame dans
lequel elles sont vues comme étant détachées de leur famille d'origine
car elles vont se «marier au dehors» pour devenir membres de la
lignée de leur mari. Néanmoins, il semble bien que le «prix de la
mariée » dissuade les filles d'entrer dans la prostitution et accroît leur
valeur matérielle vis-à-vis de leur famille d'origine car les biens (sous
forme d'argent ou de monnaie) reçus au moment du mariage seront
par la suite utilisés pour obtenir la femme de leur frère. Comme les
Hmong sont organisés en clans patrilinéaires et exogames et que
l'identification au clan forme la base des principales interactions
sociales, le statut des femmes hmong est, par conséquent, défini par la
ligne masculine, ainsi que le dit le dicton: « la masculinité est hmong,
381
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du V/His/da
et le Hmong est masculinité ». En conséquence, une femme qUI
épouse un non-Hmong n'est plus considérée comme hmong. Ses
enfants n'appartiennent plus au clan et ils ne peuvent pratiquer les
rituels aux ancêtres (perdant ainsi tout contact avec la lignée des
ancêtres dans le monde des esprits ainsi qu'avec la parenté vivante).
La participation relativement basse des femmes hmong dans
l'industrie de la prostitution peut être le résultat combiné de la
pression sociale interdisant de faire rejaillir la honte sur la famille et
de l'existence du «prix de la mariée ». Bien que l'on puisse
considérer l'échange du « prix de la mariée» comme une transaction
économique consistant à acheter et à vendre une femme pour ses
fonctions de reproductrice, équivalent à l'achat et à la vente de
femmes dans le commerce du sexe, cet échange est cependant
transformé par sa dimension cosmologique qui accroît la valeur d'une
femme car ses enfants du sexe masculin vont perpétuer la lignée
masculine et continuer à honorer les ancêtres, pour finalement
propager les âmes des prochains membres de la lignée en les faisant
renaître dans les enfants de leurs enfants. Cela explique également le
peu d'empressement de la part des Hmong, au contraire d'autres
groupes montagnards, de «prêter» ou de «vendre» leurs filles à ceux
qui viennent chercher des jeunes filles pour les faire travailler dans
l'industrie du sexe, même s'ils acceptent un «dédommagement»
lorsque leur fille a été «gâchée» (mise enceinte sans être mariée) ainsi
que cela sera expliqué dans la partie sur les festivités du nouvel an.
Une raison supplémentaire qui décourage les femmes hmong
d'entrer dans l'industrie du sexe est la croyance selon laquelle les
femmes hmong ne sont pas des membres à part entière de la société
hmong tant qu'elles n'ont pas engendré un enfant mâle, et même dans
ce cas elles ne font pas encore véritablement partie de la lignée de leur
mari tant qu'elles ne sont pas mortes.
A cela s'ajoutent certaines pressions, comme le fait qu'une fille
qui déshonore sa famille perd le plus souvent son soutien social et
affectif et est considérée comme non mariable. (Celles qui s'en
reviennent d'un travail dans l'industrie du sexe en ville et qui
réussissent à se marier, ont généralement caché ce fait aux autres et ne
sont pas enceintes ou malades de façon visible). Le cas suivant en est
un bon exemple: une jeune femme qui s'était enfuie à Bangkok pour
travailler dans l'industrie du sexe contre le gré de sa famille est rentrée
chez elle dans son village après qu'elle fut testée séropositive. On
382
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
considéra qu'elle et sa famille avaient «perdu la face» et elle fut traitée
comme une paria. Elle avait ainsi déshonoré ou couvert de honte sa
famille en ayant travaillé dans l'industrie du sexe et sa séropositivité
accentua le blâme. Comme les Hmong pensent que le corps est le
réceptacle que les âmes habitent pendant la durée d'une vie, l'acte de
transgression de cette fille et sa maladie ont eu des répercussions
cosmologiques. Confrontée au déshonneur de sa famille, à son
impossibilité de se marier et à la stigmatisation à cause de la
contamination subie par son corps, elle se suicida.

Les croyances sexuelles dans la société hmong


La façon des Hmong de voir la sexualité est, bien sûr, complexe
et à cause de leur répugnance d'en discuter (ou de leur «timidité»). La
recherche sur leurs mœurs et comportements sexuels reste incomplète.
Les Hmong font la distinction entre les rapports sexuels pour le plaisir
et ceux à but procréatif, mais seulement dans des circonstances
particulières et en général du point de vue des hommes (qui ont le
droit d'avoir plusieurs femmes ou partenaires). Bien que l'on fenne
les yeux sur les rapports sexuels préconjugaux chez les jeunes filles et
les jeunes hommes pendant la période de la cour amoureuse du nouvel
an, et bien que l'activité sexuelle soit également beaucoup moins res-
trictive pour les veuves, il semble bien que la sexualité des épouses (à
qui l'on impose la monogamie) soit surveillée beaucoup plus
strictement et soit définie principalement dans un but procréatif. Bien
que soit reconnue une activité sexuelle de non-procréation dans le
cadre du mariage, la résistance continue des Hmong à l'usage des
préservatifs et à d'autres formes de méthodes contraceptives dans le
cadre du mariage est souvent expliquée de la manière suivante: «Le
sexe avec une épouse hmong, c'est pour faire des enfants pour la
lignée... Si une femme se fait ligaturer les trompes ou si un homme se
fait faire une vasectomie, quelle serait la raison d'avoir des rapports
sexuels?» Ainsi, bien que le contrôle des naissances soit en
augmentation, la tradition reste persuasive.

La polygamie
Pour les Hmong, la polygamie signifie qu'un homme hmong peut
avoir plus d'une femme ou des partenaires multiples. Dans le passé, la
prostitution n'existait pas dans les communautés hmong. Ainsi la
pratique de la polygamie pennettait d'avoir des relations sexuelles
383
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
avec des femmes non mariées ou avec des veuves. Cependant, depuis
que les contacts se sont accrus avec la société urbaine thaïe, aller voir
les prostituées est une pratique sociale acceptée pour les hommes.
Quelques travailleurs hmong dépensent maintenant une partie de leurs
gages dans des maisons de tolérance. Comme beaucoup n'utilisent de
préservatifs ni avec les prostituées ni avec leurs femmes, ils mettent
ces dernières (ainsi que d'autres femmes du village) en grand danger
vis-à-vis de la contamination par le VIH, surtout lorsque les
villageoises ne sont pas au courant de l'infection et sont sans pouvoir
d'un point de vue social pour avoir un contrôle sur la transmission de
la maladie. Une liberté sexuelle des hommes et une restriction de la
connaissance et du pouvoir des femmes s'avèrent une combinaison
meurtière. En plus de leur manque d'autonomie et de participation
dans la sphère publique, les femmes hmong doivent encore recevoir
une éducation adéquate ainsi que d'autres méthodes pour se protéger
de cette maladie (Elias & Heise, 1992).

Le rituel amoureux du nouvel an


Le rituel amoureux du nouvel an qui illustre un des aspects
apparemment contradictoires des codes et règles sexuels des Hmong
nécessite également des études plus poussées. À cette époque de
l'année, après qu'ont eu lieu divers rituels et des jeux festifs de cour
d'amour, les couples qui se sont formés par attirance mutuelle ont le
droit de s'en aller et d'avoir des expériences sexuelles dans les rizières
ou dans les cabanes situées dans les champs. Comme de nombreux
jeunes hommes (et également de plus en plus d'hommes plus âgés)
voyagent de village en village à la recherche d'épouses, quelques-uns
d'entre eux peuvent avoir eu des rapports sexuels avec plusieurs
partenaires à la fin de la période de festivités. Au moment où les
mariages sont célébrés pendant le premier quart de la nouvelle année,
plusieurs jeunes femmes sont déjà enceintes, ce qui est considéré
comme preuve de leur fertilité et non pas comme une cause de honte à
moins que le mariage ne se fasse pas. La permissivité autorisée
pendant cette tète est due au fait que ces liaisons doivent conduire au
mariage. Si le mariage ne se fait pas et que la jeune femme est
enceinte, un dédommagement doit être payé à la famille car elle ne
pourra pas obtenir le même prix pour sa fille lorsque cette dernière
sera donnée à un autre homme.
Dans le cadre de cette pratique, une attention particulière doit être
384
Suivre les chemIns culturels dans le cadre de la prévention du VIHlsida
accordée afin de changer les attitudes culturelles des aînés de façon à
ce que les messages éducatifs spécifiques puissent être conçus de
façon à atteindre les jeunes. Conseiller simplement aux jeunes de
s'abstenir d'activités sexuelles jusqu'au mariage se révélerait
inefficace puisque les relations préconjugales font partie d'un
comportement admis socialement. Mettre l'accent sur le risque que le
VIH crée pour les futures générations hmong pourrait être le message
le plus efficace (Schoepf, 1992).

L'injection d'héroïne
Un autre facteur considérable dans la propagation du VIH chez
les Hmong et chez les autres Montagnards est l'usage de l'héroïne qui
a remplacé graduellement celui de l'opium, à cause des efforts du
gouvernement thaï dès les années 1950 pour remplacer le pavot par
d'autres cultures destinées à la vente. Tous les villages n'ont pas
connu les problèmes dus à l'abus d'héroïne, mais sa consommation
croissante considérée tout d'abord dans les années 1970 comme un
«symptôme de démoralisation», semble être en corrélation avec les
problèmes créés par l'effondrement de la structure sociale
traditionnelle lorsque les sociétés tribales se sont retrouvées au contact
des influences extérieures (Hanks & Hanks, 1978: 21).
Traditionnellement les hommes hmong, et parfois les femmes,
préparaient une pipe d'opium pour la partager avec des amis ou des
visiteurs en certaines occasions; aujourd'hui (parmi ceux qui utilisent
l'héroïne par voie intraveineuse) la pipe a été remplacée par le partage
de l'aiguille.
Dans le passé, l'opium servait également à soulager la douleur
physique; de nos jours, il est souvent remplacé par l'héroïne comme
analgésique 388. Autrefois le pavot pouvait être cultivé, récolté et
vendu sans créer de problème de toxicomanie dans la communauté,
peut-être parce que la dépendance à l'opium brut ne se produit pas
aussi rapidement que celle à l'héroïne. C'est pourquoi l'usage de
l'héroïne par le partage d'aiguilles met les Hmong en danger vis-à-vis
de la contamination par le VIH.

388 Certains croient parfois par erreur que l'héroïne, comme la pénicilline, permet d'éviter le
sida.
385
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
Le test et le diagnostic
Pour connaître l'ampleur de l'épidémie dans les collines, les
informations manquent encore car les tests n'ont fait que commencer
et doivent être mis en place avec une attention particulière pour
pouvoir donner des résultats précis sans heurter la culture locale. Dans
ce cas encore, la peur et les soupçons des Hmong à l'égard des
étrangers au groupe sont une entrave à des tests précis. Les Hmong
m'ont fait part de leur crainte que même s'ils étaient séropositifs, on
ne le leur dirait pas car les fonctionnaires thaïs craignent que ceux qui
ont un tel diagnostic mettent fin à leurs jours. Il est vrai que les
comportements des Hmong à l'égard de la maladie reflètent leur peur
du stigmate social, pour eux-mêmes et pour leur famille, et il est de
même vrai que leurs croyances en la réincarnation peuvent les mener à
envisager le suicide.
Comme l'a affirmé un Hmong dont la réaction n'était pas
atypique: « Si vous avez le sida et qu'il n'y a pas moyen d'aller bien,
pourquoi ne pas se tuer tout simplement?» Il faut faire preuve de
beaucoup de prudence pour empêcher une telle réaction lors d'un
résultat positif au test. Ceux qui dirigent l'éducation sur la prévention
et les soins doivent être conscients qu'il faut que les gens puissent
avoir accès à des conseils.
Des recherches plus poussées sur le problème se révèlent
nécessaires pour pouvoir mesurer la portée de cette croyance et ses
conséquences pour les diagnostics dans la communauté à l'avenir.
Peut-être serait-il intéressant que les messages éducatifs sur le thème
«vivre avec le sida» qui sont maintenant si courants dans les villes de
Thaïlande soient traduits dans un concept en conformité culturelle
pour les Hmong et les autres Montagnards, cela en prenant en compte
leurs croyances sur la réincarnation finale de l'âme dans un autre
corps et sur les cycles incessants de la vie et de la mort. Il pourrait
s'avérer utile de comparer avec des programmes de prévention du sida
dans d'autres pays qui ont des points de vue similaires sur la
réincarnation et sur le suicide.

L'avenir du traitement du sida dans les villages hmong


Après la période de latence, lorsque apparaîtront des nouveaux
cas de sida, qui s'occupera des malades dans les villages hrnong si
l'on connaît la peur et le stigmate attachés à cette maladie? Dans le
cas de la lèpre mentionnée plus haut, nous avons vu que la peur de la
386
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
contagion chez les Hmong provoquait l'expulsion de la personne
infectée ainsi que de sa famille hors du village, et ce malgré la
découverte d'un traitement biomédical occidental ou de l'<<extérieur>>.
Les Hmong commencent tout juste à réagir au VIH/sida en tant
que problème social. Comme l'illustre l'exemple de la prostituée qui
s'est suicidée, un tel stigmate social peut avoir des conséquences très
négatives, en particulier pour les femmes dont les transgressions sont
graves pour la communauté. J'ai également eu connaissance d'un
autre cas où la femme d'un Hmong qui était mort du sida dans un
hôpital de Mae Rim fit le choix de retourner dans son village natal
avec sa petite fille, provoquant la suspicion des villageois, qui
l'observent attentivement pour voir si elle présente des symptômes et
qui craignent les contacts rapprochés avec elle.
Dans un autre cas, aux funérailles d'un homme qui était décédé
du sida, j'ai assisté à une scène peu courante : seule la famille proche
du défunt s'était rassemblée dans la maison où se trouvait le corps.
D'habitude, la famille élargie, les amis et les voisins se retrouvent près
du cadavre pour se raconter des souvenirs sur la vie du défunt, pour
s'assurer que ses engagements terrestres ont été satisfaits, pour
partager le repas, etc. Ici, au contraire, les visiteurs jetaient un coup
d'œil par la porte, refusant d'entrer. Ils tendaient du papier monnaie,
des morceaux de viande et d'autres offrandes à la famille. Mais en
même temps, ils mettaient des morceaux de tissu sur leur visage et
crachaient sur le sol dès qu'ils s'étaient éloignés de la porte, par peur
d'avaler l'<<insecte>> qui l'avait tué. Dans un autre cas encore,
lorsqu'un homme infecté par le sida vint au village dans le cadre d'un
projet éducatif pour instruire les autres Hmong sur ses symptômes
visibles, une famille l'invita pour partager un repas, mais jeta ensuite
les plats qu'il avait utilisés.
Tous ces cas indiquent que la compréhension du sida par les
Hmong traverse une période de transition - un «vers)) ou un
«insecte» comme vecteur de la maladie est l'explication nosologique
qu'ils donnent, son degré de contagion est peut-être moindre que celui
de la lèpre car la famille entière n'est pas expulsée du village, le
déshonneur pour la famille ne paraît pas aussi fort (et le degré de
honte pour les hommes est moindre à cause de leur statut social), le
degré de contagion n'apparaît pas aussi effrayant, etc.
Dans un autre cas, un groupe de jeunes de la province de Nan
partirent travailler à Bangkok, et lorsque l'un d'eux mourut du sida en
387
Suivre les chemms culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
1996, les autres, par peur, revinrent au village. Par la suite, l'une des
jeunes femmes qui avait eu une aventure avec le défunt, se maria et fut
enceinte. Quand elle commença à avoir de fortes fièvres et des
douleurs abdominales, elle fut conduite à l'hôpital où il fut établi
qu'elle était séropositive et un avortement thérapeutique fut
recommandé et pratiqué.
Plusieurs mois après, le couple discuta de sa maladie avec les
parents de l'époux - ils avaient été trop «timides» pour en parler plus
tôt - et les parents cherchèrent à renvoyer la jeune femme dans sa
famille. Mais cette dernière refusa de la reprendre en prétextant qu'en
payant le prix de la mariée elle leur «appartenait». «Elle n'était pas
malade lorsque le mariage a eu lieu )), expliqua son père. «Elle était
bien et en bonne santé. Elle n'est devenue malade que depuis le
mariage. )) Ainsi, l'apparence de bonne santé au moment du mariage a
été interprétée comme correspondant à une bonne santé réelle, ce qui
est une attitude que continuent à avoir les Hmong au sujet de la longue
période de latence qui caractérise le sida. Pendant les quelques mois
qui précédèrent sa mort, ce fut surtout son mari qui s'occupa d'elle,
car la famille de ce dernier était peu disposée à en prendre soin 389.
Ainsi que l'illustre ce dernier cas, les Hmong ne savent pas
encore de quelle façon réagir en tant que groupe face au sida. La
longue période de latence n'a pas encore été assez bien comprise pour
leur permettre de résoudre certains problèmes socioculturels tels que:
le remboursement du prix de la mariée, qui devrait prendre soin du
malade, etc. Comme nous l'avons vu, la lèpre, bien qu'elle soit
fortement crainte encore, a été plus ou moins maîtrisée par les Hmong
en raison de leur longue familiarité avec cette maladie. Parce qu'ils
pensent qu'elle est «dans le sang)), ils ont un certain contrôle de la
longue période de latence car ils ont trouvé des moyens de déceler sa
présence dans l'arbre généalogique au moment des négociations de
mariage. Ils ont aussi exclu les personnes infectées et leurs familles du
village dans une tentative d'avoir un contrôle sur la transmission par
l'air et la contagion par le contact telles qu'ils les conçoivent.
Mais le sida reste problématique car son ethno-épidémiologie doit
encore être construite, et en tant que maladie de l' «extérieum ils
pensent que la médecine traditionnelle hmong ne peut le guérir. Les

389 Elle décéda en 1996. Lorsque son mari commença à montrer les symptômes de la
maladie, il rejoignit le projet d'équipe éducationnelle pendant quelques mois pour montrer
aux autres Hmong à quoi ressemblait quelqu'un qui avait le sida. Il décéda en 1997.
388
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIHlsida
Hmong doivent encore expliquer la période de latence car le sida ne
leur paraît pas comme héréditaire, comme c'est le cas pour la lèpre, et
par le fait qu'il est transmis lors des relations sexuelles il est connoté
d'une honte supplémentaire stigmatisante.
La prévention du sida exige aussi que soient limités certains
comportements à haut risque qui étaient jusque-là admis, comme les
partenaires multiples lors des fêtes du nouvel an, la polygamie, le sexe
sans préservatif, et le partage des aiguilles pour l'injection d'héroïne.
Comme le dit le chef du Village des Fleurs: « ... Savoir qu'une Thaïe
peut vous donner la maladie, et même, oui, vous tuer, est une chose.
Mais quand acheter une Thaïe fait qu'un homme a l'impression qu'il a
quelque chose de bien, comment peut-il s'en empêcher? Quand vous
voulez de l' «opium blanc» [de l'héroïne] et que vous en avez
l'occasion [en partageant une aiguille], comment pouvez-vous vous en
empêcher? » Il continua en disant que les Hmong avaient tellement
d'autres préoccupations que même la connaissance du risque et la peur
de la mort ne pouvaient peut-être pas toujours surmonter leur désir du
plaisir immédiat (Symonds, 1995 : 2). Bien sûr, ce dernier obstacle à
la prévention est un problème global, mais également un des plus
grands soucis pour les communautés à risque à cause de la pauvreté,
de la dégradation de l'économie, de la marginalisation et d'autres
formes d'oppression sociale.

Recommandations
Tout d'abord, grand est le besoin de poursuivre la recherche dans
plusieurs domaines, en particulier dans le comportement sexuel et
l'ethno-épidémiologie, en dépit de l'urgence imposée par la diffusion
rapide de l'épidémie. Ainsi, les chiffres montrent que la fréquence de
la contamination par le VIH dans le Nord est plus élevée que dans
d'autres régions, mais les données nous manquent qui pourraient
expliquer cette disparité. Nous n'avons pas non plus de chiffres précis
sur le nombre de personnes infectées et sur leur répartition en fonction
des classes d'âge et du sexe. D'autres recherches épidémiologiques et
culturelles seront nécessaires pour établir quels sont les
comportements qui conduisent à la contamination, et il faudra compo-
ser des messages éducatifs clairs et ayant un fort impact sur la
prévention dans les langues des minorités ethniques et dans des
formes appropriées pour les populations des collines.

389
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
Ensuite, comme l'avons dit, avant que les projets d'éducation et
de prévention soient mis en œuvre, il faut que soient prises en compte
les différences culturelles. Des femmes et des hommes hmong ayant
été éduqués dans la vallée devraient être intégrés aux divers stades de
planification et de mise en pratique des programmes d'éducation
chaque fois que c'est possible. Les tribus montagnardes les acceptent
plus rapidement car ils comprennent les chemins culturels du savoir,
et en tant que membres de la tribu, il est plus probable qu'on les croie
et que l'on fasse confiance à leur message. Ils sont également
bilingues en hmong et en thaï ce qui est un point important pour
atteindre les femmes hmong monolingues.
Nous devons également prendre en compte le mélange
d'influences culturelles parmi les différents groupes montagnards et
entre les groupes montagnards et les populations urbaines de
Thaïlande et d'autres pays. Il faut que les villageois soient mis en
garde au sujet des offres faites par les gens qui sont à la recherche de
jeunes femmes à employer dans les villes. Il faut les persuader de ne
pas permettre à leurs filles d'accepter de telles offres, qui concernent
le plus souvent le commerce du sexe.
En troisième lieu, il faut consacrer plus d'attention aux dangers
de l'industrie de la prostitution dans la société thaïe (sans pour autant
diaboliser les prostituées) et aux circonstances sociales et
économiques qui continuent à encourager les femmes comme les
hommes à risquer leur vie en y participant. Puisque les données
indiquent que « la participation dans l'industrie du sexe commercial
[...] semble être le facteur le plus important de la contamination par le
VIH », l'éducation et la recherche doivent faire de leur mieux pour
transmettre cette information aux Montagnards (Beyrer, 1997 : 19).
En dernier lieu, il faut consacrer une attention spéciale à la
vulnérabilité particulière des femmes dans les sociétés hmong et
montagnardes due à leur manque de pouvoir social et culturel dans
une minorité déjà sans grand pouvoir. La plupart des recherches sur la
prostitution ont porté sur la vulnérabilité économique des femmes,
comme par exemple sur le fait que l'on encourage les femmes à entrer
dans le commerce du sexe car elles et leur famille ont peu de choix du
point de vue économique. Mais des recherches restent à mener sur la
conception de l'estime de soi chez la femme dans différentes cultures.
Les chercheurs doivent continuer à découvrir des moyens de donner
du pouvoir aux femmes pour qu'elles puissent se protéger de
390
Suivre les chemins culturels dans le cadre de la prévention du VIH/sida
l'épidémie de sida. Ainsi que Mann l'a illustré avec tant d'éloquence,
la corrélation critique entre la marginalisation sociale et la
vulnérabilité au VIH représente la perception centrale acquise au bout
de plus d'une décennie de recherche globale. La perte de pouvoir en
termes de sexe, de classe, de race, d'ethnie, etc., conduit à son tour à
l'inégalité dans d'autres domaines tels que l'éducation, la participation
politique et les soins de santé, ce qui complique les efforts de
prévention, même les plus dynamiques. En ce qui concerne les
minorités montagnardes de Thaïlande, ce sont ces points en particulier
qui demanderont notre attention immédiate et dévouée.

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Summary in Thailand», Chiang Mai: Service and the Publicity
Section.
VICHAI, P., 1993, «Reappraisal of the HIV/AIDS Epidemie in
Thailand», communication présentée à la cinquième International
Conference on Thai Studies, SaAS, Londres, juillet.

394
Quatrième partie

LES LEÇONS DE L'EXPÉRIENCE AFRICAINE


L'ÉPIDÉMIE AFRICAINE, UN MODÈLE POUR
L'ASIE?

Jeanne-Marie AMA T-ROZE

Alors que l'épidémie semble se stabiliser en Europe de l'Ouest, en


Amérique du Nord et en Australie, elle poursuit sa route dans les pays
en développement (PED) qui enregistrent, d'après les estimations de
l'OnusidaiOMS, 90 % des nouveaux cas. Même si d'une façon
générale il existe une relation forte entre pauvreté, précarité et degré
d'exposition au risque, le système sida devient de plus en plus pluriel,
dans l'espace, socialement mais aussi biologiquement avec la mise en
évidence de nombreux sous-types de VIH. Dans le même temps que
les grandes agglomérations américaines mais dans un contexte bien
différent des PED en grande difficulté économique, l'Afrique
subsaharienne fut l'épicentre précoce de cette infection émergente. Ce
cumul, maladie nouvelle et sous-développement, nuisit beaucoup à la
connaissance de l'infection. D'après les estimations de l'OnusidaiOMS,
à la fin de 1998 le monde compterait plus de 30 millions de
séropositifs. Plus des deux tiers vivraient en Afrique, au sud du Sahara
(pour moins de Il % de la population mondiale - 624 millions
d'habitants, estimation 1998) et la moitié des infections affecterait les
femmes. Le continent asiatique parut un temps épargné. Puis il fut à
son tour affecté et le VIH y est maintenant bien installé. L'épidémie
semble avoir débuté à la fin des années 80 et d'après les estimations
rassemblerait 18 % des infections pour 60 % de la population
mondiale. Comme en Afrique, ses rythmes et ses cibles y sont
différenciés. Plusieurs épidémies sont juxtaposées. Les explorations,
scientifiques, sociales, spatiales, menées depuis l'émergence de
l'infection africaine ont peu à peu permis d'identifier les logiques
interactives des variables du système infectieux. L'épidémie
subsaharienne nous présente une composition structurée à la fois par
des originalités globales et des hétérogénéités fortes. En quoi
l'expérience africaine peut-elle servir à l'Asie?
L'épidémie africame, un modèle pour l'Asie?
D'abord une maladie émergente
Le 5 juin 1981, le CDC d'Atlanta relève l'augmentation étonnante
d'une maladie grave, nonnalement très rare : la pneumocystose. Dans
trois hôpitaux de Los Angeles cinq cas avaient été diagnostiqués en
huit mois contre deux seulement durant les huit années précédentes
(Weekly Rep., 1981a : 250-252). Moins de trois mois plus tard (le 28
août) le CDC déclarait 108 cas (Weekly Rep., 1981c: 409-410). Les
Américains découvrirent rapidement derrière cette maladie une
nouvelle affection virale mortelle qu'ils conceptualisèrent dès 1982
sous le sigle d'AIDS.
En Afrique, au début des années 1980, une nouvelle maladie fut
reconnue dans le Rakai district, région sud-ouest de l'Ouganda: « The
first patients were seen in 1982 ... Because the major symptoms are
weight loss and diarrhoea, it is known locally as slim disease»
(Serwadda et al., 1985).
En 1983, l'équipe du laboratoire du professeur Montagnier à
l'Institut Pasteur identifie le virus de l'immunodéficience humaine,
agent étiologique du sida. Le lien est rapidement fait avec la « Slim
disease » de l'Ouganda.
Alors que les principales pathologies infectieuses ont été vaincues
au xxe siècle et, contrairement aux maladies de ces dernières
décennies liées à l'allongement de la durée de la vie, cette affection
affecte très majoritairement les jeunes adultes les condamnant à une
mort inéluctable. Contrairement aussi aux schémas évolutifs passés,
cette maladie s'est propagée dans le monde entier à une vitesse
inégalée. En moins de cinq ans le sida est devenu une pandémie. À la
fin de 1989, 152 pays avaient déclaré des cas.

Des réactions d'incrédulité et des interprétations nombreuses


Le sida suscite d'abord des réactions d'incrédulité, liées aux
difficultés de perception de l'infection et de la maladie. L'infection est
invisible à évolution lente ; or la population a toujours vécu et vit
encore avec des maladies foudroyantes, paludisme, rougeole, choléra,
y compris quand il s'agit d'autres pathologies émergentes comme
Ebola. Le sida peut prêter à confusion avec les maladies infectieuses
qui sont «opportunistes». Les interprétations qui en sont données sont
nombreuses : ici la signification du sigle SIDA devient «Syndrome
Inventé pour Décourager les Amoureux», là c'est une arme
bactériologique fabriquée par un laboratoire américain au service de la
398
L'épidémie africaine, un modèle pour l'Asie?
CIA pour opprimer le Sud, là encore sa causalité est d'origine
surnaturelle, c'est une maladie importée donc le fait de l'étranger: elle
ne nous concerne pas...

Lenteur de la reconnaissance de l'épidémie par les politiques


Pour des raisons diverses, les politiques nièrent souvent
l'infection, nuisible à l'image de marque d'un pays touristique par
exemple. En 1985, seuls six États avaient déclaré des cas. En 1986, ils
étaient dix-neuf. Il fallut attendre 1987 pour que le continent soit
pratiquement couvert (Arnat-Roze, 1990: 1-27). Mais la mesure de
l'épidémie resta encore de longues années difficile comme le montrent
ces deux exemples. Au Rwanda en 1990, 1 121 nouveaux cas furent
notifiés à l'OMS. Ils provenaient tous des 9 centres sentinelles de
sérosurveillance localisés seulement dans 3 préfectures sur les Il que
compte le pays (Gotanègre, 1996). Le Nigeria, qui rassemble 20 % de
la population subsaharienne, dispose seulement depuis la fin de 1991
d'un réseau sentinelle standardisé dans Il de ses 19 États fédérés.
Avant cette date les méthodes utilisées variaient beaucoup d'un groupe
et d'un État à l'autre et pour les enquêtes initiales il n'existait pas de
protocole écrit!
Des PLNS (Plans nationaux de lutte contre le sida) sont cependant
mis en place progressivement avec l'aide de l'OMS. La Côte-d'Ivoire
et l'Ouganda sont pionniers en 1987. Tout un passé de la phase
épidémique nous est inconnu. Néanmoins le réexamen de dossiers
médicaux aux diagnostics incertains et la recherche de virus dans des
sérums stockés dans des laboratoires, parfois depuis plus de 30 ans,
nous donnent quelques précieuses informations sur l'émergence de
l'épidémie. Ces études ont montré qu'au Zaïre, au Burundi, en Guinée-
Bissau, les virus étaient présents avant l'explosion épidémique de la
charnière des années 1970-1980. Quelque cinq années plus tard, c'était
l'embrasement.

Une maladie émergente dans des PED pauvres


La conjonction entre maladie émergente et pauvreté complique
toute action, que celle-ci relève de l'évaluation, de la surveillance ou
de la lutte. Sur 47 pays les moins avancés (PMA), 32 sont africains.
Une série de facteurs contribue à faire de l'Afrique noire un ensemble
régional statistiquement pauvre. En relation avec les difficultés
économiques, les moyens des États sont limités et la fréquente absence
399
L'épidémie africame, un modèle pour l'Asie?
de volonté politique ne pennit pas de mobiliser les quelques moyens
potentiellement disponibles ; la stabilité politique comme en Côte-
d'Ivoire est exceptionnelle. Des États désintégrés comme le Congo, ou
vivant entre coups d'État, guerre civile et élections sont nombreux :
Nigeria, Libéria, Sierra Leone, Guinée-Bissau, Angola... D'autres
émergent laborieusement d'années de troubles et sont à construire :
Mozambique, Rwanda, Ouganda... Comment établir et tenir un phm de
surveillance et (ou) de lutte pour une affection à incubation longue
comme le sida sur fond d'instabilité politique chronique et (ou) de
dénuement et d'inertie des politiques?

Un immense chantier épidémiologique


L'explosion épidémique de cette maladie inconnue soulève une
foule de questions: quelles sont les cibles humaines et spatiales de
l'infection ? Quels sont les modes de contamination ? Comment se
propage l'épidémie ? Quelle est son origine ? Comment est-elle
perçue? Que faire et comment ralentir sa course ?.. Le monde des
rétrovirus VIH est aussi à découvrir. L'infection par le VIH et le sida
ont mobilisé un nombre sans précédent d'acteurs dans l'histoire des
sciences et de la lutte contre une maladie: spécialistes des sciences
médicales, de la biologie, sociologues, anthropologues, économistes,
géographes... Les VIH fédèrent un orchestre pluridisciplinaire, où se
mêlent les sons d'un nombre inégalé de cultures scientifiques. C'est en
Afrique subsaharienne, au milieu de nombreux obstacles, que ce vaste
chantier s'est ouvert.

La mesure du sida: lenteur et incertitudes


Les cas de sida notifiés ne sont que de simples indicateurs de
tendance. Ils ne représentent en Afrique noire, selon l'OMS, que 10 à
20 % des cas survenus. De nombreux facteurs souvent intriqués
expliquent cette sous-déclaration notoire à laquelle il faut ajouter une
inégale validité. Beaucoup relèvent du sous-développement comme :
- la non-fiabilité des diagnostics, surtout en l'absence de preuve
sérologique qui repose sur des tests exigeant personnel qualifié,
moyens techniques et financiers;
- le retard à la déclaration: sur le relevé de l'OMS du 26 juin
1998, 8 États de l'Afrique subsaharienne sur 42 rapportent des dates de
notitication antérieures à 1997. Ils sont 5 sur 47 en Asie (OMS, WER,
1998) : Afghanistan, Bhoutan, Corée du Nord, Turkménistan, Yémen;
400
L'épidémie africaine, un modèle pour l'Asie ?
- l'absence de déclaration pour les régions aux modestes
couvertures sanitaires, sans réseau de surveillance ou en état de guerre.
Que signifient les 232 cas notifiés par le Liberia le 31 mars 1998 ou
les 205 cas notifiés par la Sierra Leone le Il septembre 1996, dernière
date de report, pour ces États en guerre civile depuis plusieurs années
(OMS, WER, 1998) ? La liste des États troublés est longue en
Afrique; les inégales formations et assiduité du personnel chargé de
notifier les cas, dans l'espace comme dans le temps ; la
méconnaissance des cas lors des voyages des malades qui retournent
mourir dans leur village d'origine ou lors des décès de malades isolés
ou en déplacement (réfugiés, militaires.. ,) ; des freins politiques liés à
l'inertie des institutions d'un pays ou à l'image de marque négative de
la maladie.
On relève donc une très grande disparité des conditions
d'enregistrement des cas selon les pays et à l'intérieur d'un pays. En
théorie la grande ville qui concentre les équipements sanitaires est
mieux placée qu'un territoire rural où la faiblesse des infrastructures et
du personnel de santé, l'accessibilité aussi parfois, paralysent tout suivi
solide. Que sait-on du village isolé pendant les six ou sept mois de la
saison des pluies?

La mesure de l'infection: des protocoles à inventer


Ce sont donc les résultats des enquêtes sérologiques qui
permettent le mieux: d'estimer le présent et le futur de l'épidémie en
Afrique noire. Ces résultats, attachés à un espace déterminé (ville,
quartier, centre régional, bourg rural...) et à un échantillon pertinent de
personnes (femmes enceintes, sex-workers...), photographient une
situation locale. Leur intérêt est néanmoins limité par une série de
facteurs.
L'espace est très inégalement couvert. La couverture est restée
longtemps anarchique ou le demeure encore. Les possibilités locales
plus qu'une logique épidémiologique ont déterminé les lieux: de
sondages. La surveillance par des réseaux sentinelles nationaux s'est
mise en place lentement. Dans des pays épicentres de l'épidémie
comme l'Ouganda et le Rwanda, les réseaux n'ont été créés qu'en août
1987 pour le premier et décembre 1988 pour le second. Des situations
politiques les rendent toujours irréalisables ou les suspendent dans
plusieurs États.

401
L'épidémie africaine, un modèle pour l'Asie?
Les problèmes de définition de populations sentinelles et de
sélection de lieux sentinelles ont contribué à retarder la mise en place
de réseaux de surveillance fondés sur des protocoles standardisés qui
exigeaient une réponse aux questions : des sondages sérologiques pour
qui ? Et où ? Après moult interrogations, colloques, tables rondes, les
femmes consultantes des centres de PMI sont considérées comme
représentatives de la population générale adulte féminine ; en
revanche, les consultantes des services de MST ne le sont pas et la
représentativité des donneurs de sang n'est pas connue. En 1993, B.
Soro et J-L. Rey publiaient un article intitulé: « Les femmes enceintes
sont-elles représentatives de la population féminine séropositive?» ,
interrogations bien légitimes face à ce phénomène épidémique
nouveau. La sélection d'un lieu sentinelle pose aussi de nombreuses
questions. Il faut bien connaître le fonctionnement du lieu et le
potentiel de faisabilité en ce lieu. L'inégale représentation spatiale est
forte. Les enquêtes, plus aisées à proximité des infrastructures
sanitaires, ont conduit à privilégier le milieu urbain. Les systèmes de
surveillance en milieu rural furent longtemps rares. La situation est
très mal connue, voire inconnue dans les territoires ruraux déstabilisés
par les conflits.
L'absence ou la trop grande rareté de standardisation des
protocoles, le manque de suivis longitudinaux, l'insuffisante définition
des lieux supports de sondage (milieu urbain? milieu rural ?) ou des
personnes, en particulier l'absence d'informations sur la vie migratoire
des populations, rendent délicates toute extrapolation ainsi que bien
des comparaisons entre les territoires comme entre les populations.
L'écoulement d'un temps long, parfois plusieurs années, entre le
lancement d'une étude et la publication des résultats, ou l'évaluation
d'une campagne de prévention, ont laissé à l'épidémie toute latitude
pour prospérer. En 2-3 ans la prévalence a pu tripler, comme en
Afrique du Sud, au Botswana.
Des pays d'Asie ont pu s'abstraire de ces balbutiements
épidémiologiques et ont mis en place des réseaux de surveillance dès
les premières alertes, comme la Thaïlande par exemple.

Une géographie contrastée et instable


Les estimations de prévalence de l'infection centralisées par
l'OnusidaJüMS publiées dans le Weekly Epidemiological Record du
24 janvier 1997 révèlent des taux d'au moins 10 % chez les femmes
402
L'épidémie africaine, un modèle pour l'Asie?
fréquentant les dispensaires prénatals des zones urbaines de 13 pays.
Sur certains sites de surveillance, ils sont supérieurs à 40 %, ce qui
illustre bien l'hétérogénéité spatiale du phénomène (OMS, WER,
1997). Mais la situation est très instable. La géographie des
prévalences nous .permet de lire différents cycles et niveaux
d'épidémie. Elle paraît aujourd'hui exploser en Afrique du Sud, au
Botswana, avec des taux d'infection qui ont doublé ou triplé en
quelques années seulement. Une vague épidémique se déplace
actuellement sur l'Afrique australe, tandis que sur les territoires de la
première vague, Ouganda, Kenya... les informations transmises
montrent une stabilisation des niveaux de l'infection (fig. 1).
Malgré toutes leurs insuffisances, les informations biomédicales
rassemblées en Afrique nous ont enseigné que la territorialité de
l'épidémie était complexe et qu'il fallait se défier de toute
généralisation hâtive. «L'infection par le VIH met en jeu de très
nombreuses variables dont les mots clés pourraient être : sous-type
viral, état de santé dont MST, physiologie, structures démographiques,
sociales, culturelles, politiques, fonctions des lieux et mobilité des
populations» (Verhasselt & Amat-Roze, 1996). La combinaison
factorielle varie selon les lieux et les personnes et construit des
systèmes sida représentatifs des formes de l'épidémie. Précédemment
nous avions noté que «comme il existe des gradients de risque de
contamination selon les personnes humaines, les lieux n'apparaissent
pas égaux au regard de l'infection. Chacun d'eux illustre une forme de
combinaison des nombreuses variables que la dynamique de l'infection
met en jeu. L'espace n'est pas neutre et, en le façonnant, les hommes
créent des milieux porteurs de risque» (Verhasselt & Amat-Roze,
1996). Ainsi peuvent s'observer de forts contrastes de prévalence sur
de courtes distances. L'épidémie asiatique nous livrera les mêmes
enseignements.

Des lieux sensibles


Aucune région, aucun territoire n'est à l'abri, mais des lieux
paraissent plus vulnérables que d'autres, en Afrique comme en Asie.
Concentrant un maximum de facteurs de risque, ils engendrent un
système infectieux très efficace (Amat-Roze, 1995). Résider en ville
ou dans une agglomération à caractère urbain apparaît comme un
facteur de risque souligné par de nombreuses études. Dans les
agglomérations les lieux du commerce du sexe sont des quartiers plus
403
L'épidémie africaine, un modèle pour l'Asie?
vulnérables comme l'ont rapidement montré les études pionnières
faites à Nairobi et à Bujumbura (Smallman-Raynor, 1992). Les nœuds
sur le maillage de communications, de caractère urbain ou simple gîte
d'étape, sont des points de passage obligés, voire des points de rupture
de charge ; pour les plus importants d'entre eux, axes de
désenclavement d'un État ou d'un groupe d'États, ainsi que sur le
réseau des régions transfrontalières, le cosmopolitisme est grand. La
transafricaine Monbasa-Nairobi-Kampala-Bujumbura nous a livré un
modèle de fonctionnement de l'épidémie (Amat-Roze, 1993). Le
connaître permet de définir une stratégie d'action fondée sur des lieux
et les hommes qui les fréquentent.
À l'opposé, les situations d'enclavement, d'autarcie, protègent ou
engendrent un effet retard. Les villages qui n'entretiennent pas ou peu
de relations avec les lieux de hautes prévalences sont moins exposés.
Les enquêtes sur les mobilités des populations ont donné des
informations permettant de lire les itinéraires des virus et le
fonctÎonnement d'un territoire. Les capitales apparaissent souvent
comme les plus exposées, mais des exceptions nous rappellent
l'imprudence des généralisations. Au Sénégal les taux de prévalence
sont plus élevés à Ziguinchor qu'à Dakar ; au Mali la ville de Sikasso
traversée par la route Abidjan-Bamako est plus affectée que Bamako;
au Nord-Cameroun le bourg-marché de Mbaï Mboum aux frontières
du Tchaà et de la RCA détenait en 1994 le plus fort taux de
séroprévalence observé dans la population générale du Cameroun. Ces
exceptions et d'autres, observées au Niger, au Rwanda, en Guinée-
Bissau... démontrent que le fonctionnement de certains lieux charge
ceux-ci d'un potentiel de risque plus élevé. La lecture des modes de
circulation des VIH est un fin indicateur du fonctionnement des
territoires, de l'histoire des routes, des flux et des personnes.
Des bouleversements politiques, économiques, l'état des voies de
circulation peuvent modifier les relations commerciales et humaines et
enclencher de nouvelles dynamiques favorisant ou atténuant le
système infectieux. Les flux sur la route Monbasa-Bujumbura se sont
considérablement accrus à la fin de la décennie 70 quand le Burundi
fut amené à rechercher de nouveaux axes de désenclavement. Cette
situation nouvelle provoqua une réaction en chaîne favorable à la
dissémination d'agents pathogènes comme le VIH. Sur les 2 000 km
de cette route se croisent les équipages d'au moins six pays. Quelques
années plus tard, la dégradation de la route en Ouganda conduisit les
404
L'épidémie africaine, un modèle pour l'Asie?
équipages à se détourner sur la rive sud du lac Victoria et à déporter le
système infectieux sur la rive sud (Amat-Roze, 1993).

Des modèles de diffusion


Les suivis trans~ersaux et longitudinaux pennettent, comme pour
d'autres phénomènes, de vérifier les modèles de diffusion spatiale. En
Afrique ces suivis, qui nécessitent une stratégie spatiale, des études à
échelle fine, un temps d'observation long pour les suivis longitudinaux
et des informations précises sur les localisations, furent tardifs. Les
premières études de qualité furent réalisées en Afrique orientale à
partir de la décennie 90, en particulier les études de l'équipe de
Serwadda en Ouganda et de Longin en Tanzanie (AIDS, 1992). Ces
suivis permettent ainsi de lire l'histoire de l'épidémie, ses plaques
tournantes, ses fronts pionniers, ses relais spatiaux, le maillage des
virus sur le territoire et l'intensité de leur circulation. Au Mali, les
régions «bouts du monde» présentaient encore en 1992 les niveaux
d'infection de la population générale les plus bas (Verhasselt, 1995).
La sélectivité spatiale du système sida y est encore très forte. En
Zambie au contraire les taux de prévalence sont élevés partout, y
compris en milieu rural, ce qui est un indicateur de circulation
ancienne des virus (Verhasselt, 1995). La géographie des lieux
pionniers s'est peu à peu effacée.

Des populations exposées


Comme pour les lieux, l'épidémie se déplace par vagues
successives dans la population d'une région donnée. Cette progression
sociétale a été dès le début remarquablement suivie en Thaïlande. En
Afrique, les premiers comptes-rendus d'enquêtes séro-
épidémiologiques soulignaient l'importance de l'infection dans la
population urbaine des jeunes adultes de sexe masculin, instruits,
salariés du secteur tertiaire, ainsi que chez les prostituées. Durant la
décennie 1990, l'épidémie a touché de plus en plus de femmes à un
âge de plus en plus jeune. Le risque encouru par les professionnels du
sexe s'est manifesté très tôt avec une explosion des séroprévalences
relevée au début des années 1980 au Rwanda à Butare, au Kenya à
Nairobi par exemple. La connaissance des séroprévalences dans ce
groupe à risque permet de détecter l'épidémie à ses débuts.
Rapidement des campagnes de prévention s'appuyant sur l'utilisation
du préservatif furent entreprises et de nombreuses enquêtes ont tenté
405
L'épidémie africaine, un modèle pour l'Asie?
d'en mesurer l'impact. Les migrants sont, de par leurs conditions de
vie, vulnérables. Dès 1989 quelques études révélèrent des taux de
séroprévalence élevés chez des routiers en Afrique orientale (Carswell
et al, 1989). D'autres études suivirent en 1992-93. Mais il fallut
attendre la conférence internationale de Genève (juin 1998) pour lire
une définition officielle du migrant. La session consacrée il ce thème
soulignait la reconnaissance de cet état comme exposant à une plus
grande vulnérabilité vis-à-vis des VIH et à un rôle de «vecteur»
potentiel des virus. La définition générale acceptée est la suivante: « a
migrant can be defined as someone who changes residence
voluntarily, either permanently or temporarily, across a geographical
or political boundary. » La définition exclut les réfugiés, les personnes
déplacées et les touristes (internationaux) particulièrement les
«touristes sexuels» (Heywood, 1998). L'importance de la connaissance
des migrants (sexe, âge, statut matrimonial, CSP...), de leurs
itinéraires, de leurs étapes, des liens entretenus entre leurs villages et
les lieux d'accueil, de leurs conditions de vie, du contexte de la
migration (durée, lieux ...) est maintenant reconnue, et les publications
sur ce thème se multiplient. Le Mali fut pionnier en intégraTlt ces
questions à son programme national de lutte dès 1994. En Afrique
orientale l'African Medical and Research Foundation organise des
campagnes de prévention à destination des routiers et des filles de bars
sur les grands axes internationaux (Decosas, 1997). L'Asie a mis sur
pied le CARAM-Asia : Coordination Action Research on AIDS and
Mobility. L'intérêt d'une coordination internationale est évident; un
État ne peut agir seul. En milieu urbain, des populations sont exposées
à des situations de vulnérabilité: migrants solitaires, femmes seules et
familles monoparentales dans un état de grand dénuement sont
fragilisés. Le recours à des formes de «prostitution de détresse» en est
une expression. En milieu rural, la femme restée au village est aussi
vulnérable. L'émigration masculine, une contamination extra-
conjugale et les liens maintenus par le migrant avec son territoire
d'origine exposent l'épouse à une contamination.
Quels que soient les lieux, les zones de conflit forment des
territoires de haute vulnérabilité susceptibles de devenir de véritables
plaques tournantes pour les virus. L'anarchie politique, les
comportements des militaires et des miliciens, les déplacements de
populations, des réfugiés déstabilisent, déracinent, désintègrent les
systèmes sociaux locaux. Les veuves, les jeunes filles, les orphelins
406
L'épidémie africaine, un modèle pour l'Asie?
sont très vulnérables. De plus, comment dans un tel contexte mettre en
place des programmes de prévention et les faire appliquer?
Contrairement à l'Afrique noire, l'Asie tropicale fut tôt confrontée
aux systèmes infectieux des populations toxicomanes et
homosexuelles qui furent à l'origine des premières vagues
épidémiques. Les contaminations par voie intraveineuse ont joué un
rôle majeur dans l'introduction et la circulation des virus en Thaïlande,
en Malaisie, au Vietnam, dans le nord-est de l'Inde (Manipur), dans le
sud de la Chine ; celles par voie homosexuelle à Singapour, Taiwan,
Hong Kong, en Indonésie, au Sri Lanka, Brunei et Corée du Sud.
Grâce à l'efficacité des systèmes de surveillance (mais l'infection à
VIH n'était plus une inconnue), on a observé en Asie des cycles
épidémiques distincts avant le passage des virus dans la population
générale. La dynamique a été particulièrement bien suivie en
Thaïlande grâce à un système national de sérosurveillance mis en
place en 1988-89 s'appuyant sur un réseau de populations et de lieux
sentinelles. Le premier cas y fut relevé en 1984 chez un homosexuel,
puis l'épidémie a explosé dans les populations de toxicomanes et chez
les prostituées avant de passer dans la population générale. En Afrique
la vigilance s'impose désormais, en relation avec les nouveaux
comportements urbains et le rôle croissant de cet espace dans le trafic
des drogues. Le Nigeria est entré en quelques années dans le circuit
international de l'héroïne. L'infection par le VIH y explose. Y a-t-il un
effet de facteur aggravant ? Les études et publications sur ces modes
de contamination sont encore exceptionnelles en Afrique noire.

Les facteurs aggravants du sous-développement


L'épidémie doit être replacée dans son contexte global qui
détermine les degrés d'exposition au risque et les capacités de contrôle
du risque, que ce soit d'ailleurs pour le sida ou d'autres maladies
infectieuses comme la diphtérie, le choléra ou la rougeole... L'Afrique
nous enseigne le poids aggravant du sous-développement. Cet effet,
tout en n'étant pas spécifique à l'Afrique noire, y est particulièrement
prégnant comme l'expriment les variables présentées dans les deux
tableaux ci-dessous.

407
L'épidémie africaine, un modèle pour l'Asie?
Évaluation du sous-développement par grands ensembles géographiques
Variables Afrique Asie du Sud Asie de Asie du
sub- l'Est Sud-Est et
saharienne Pacifique
Alphabétisation des
adultes, en %
-hommes 64,3 61,63 90,0 91,6
- femmes 44,4 34,3 72,0 82,7
Accès aux services de 53 78 88 85
santé, en %
Nombre d'hab. par 18514 3704 - 6193
médecin
Mortalité des - de 5 174 112 46 71
ans, en %
Rapport mondial sur le développement humain, 1997 PNUDIECONOMICA

Indice de Développement Humain: répartition pour trois grands ensembles


géographiques, en nombre d'États et en %
Classe IDH 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Valeurs de
l'indice
0,900 0,800 0,700
à
0,600 0,500 0,400 0,300 0,200 o,~oo 1
à à à à à à à
1 0,899 0,799 0,699 0,599 0,499 0,399 0,299 0,199
Afrique - 2 1 2 6 6 17 10 1
subsaha- 4,4 2,2 4,4 13,3 13,3 37,8 22,2 2,2
rienne
Asie du
Sud
- - 1
14,3
1
14,3
- 2
28,6
3
42,9
- -
Pacifique 4 6 2 6 4 2 - - -
occidental 16,7 25 8,3 25 16,7 8,3
Images economlques du monde, 1999, SEDES

La connaissance des pratiques individuelles est une variable clé


de la lutte contre le sida mais elle ne saurait être détachée du contexte
économique et social qui peut engendrer des situations collectives de
vulnérabilité. Or les travaux sociologiques n'ont pas toujours replacé
les études dans leur contexte, en particulier les très nombreuses
enquêtes CACP (Comportements, Attitudes, Croyances, Pratiques).
L'épidémie est multifactorielle, composée d'une chaîne de facteurs
favorisant ou limitant le système infectieux. Connaître tous les
maillons est nécessaire pour optimiser l'action, comprendre les échecs,
les incompréhensions comme les succès des campagnes de prévention.
En Afrique, le contexte de sous-développement crée, multiplie et
amplifie les processus infectieux.

408
L'épidémie africaine, un modèle pour l'Asie?
Les investissements socio-éducatifs et sanitaires sont limités
Ces investissements peuvent être non prioritaires (la comparaison
avec les budgets militaires est instructive). Ils se traduisent pour
l'infection à VIH par des effets aggravants tels que des MST non
soignées, des cont~inations iatrogènes, des dizaines de milliers
d'analphabètes, surtout des femmes (comme en Asie du Sud),
maintenues en état de subordination intellectuelle et économique.
L'accroissement naturel n'a jamais été aussi soutenu. La
population double en 23 ans (la moyenne mondiale est actuellement
de 40 ans) sur fond de défaillances de l'encadrement dans de
nombreux pays.
L'état de crise économique dure depuis plus de 20 ans. Ainsi au
Kenya les dépenses publiques annuelles en matière de santé ont
diminué de moitié entre 1980 et 1991, passant de 9,5 dollars à 4,5 en
1991 par habitant, alors que la population doublait en 17 ans ! La crise
se traduit par une détérioration des conditions de vie, par le
développement de logiques de subsistance à court terme. Ce réflexe de
survie est évidemment peu favorable à des politiques et à des attitudes
qui doivent être menées et suivies sur le long terme comme par
exemple l'utilisation du préservatif. Les perceptions de l'échelle du
temps, les logiques sont différentes. Les moyens d'application des
programmes doivent être placés dans ce contexte.
À la différence des pays d'Afrique subsaharienne où l'épidémie
est arrivée dans des États en crise et s'est nourrie de la crise, les années
1980-95 ont été pour la grande majorité des pays de l'Asie tropicale
synonyme de croissance économique exceptionnelle, généralement
accompagnée d'investissements socio-sanitaires. Certes des contrastes
socio~spatiaux demeurent violents d'un État à l'autre ou à l'intérieur
d'un État - les populations précarisées sont plus nombreuses qu'en
Afrique - mais les indicateurs nous montrent que durant ces années
les États ont pris le chemin du développement. Ainsi la Thaïlande qui
disposait pourtant d'un très fort potentiel épidémique en relation avec
les nombreux modes de contamination présents sur son territoire et
des groupes vulnérables a produit les premiers signes de contrôle en
1993. Le contexte politique et économique s'est traduit par une
volonté politique et des moyens financiers mis au service de la lutte
contre les VIH, entre autres «The 100 percent condom programme for
ail», l'ouverture de cliniques pour le traitement des MST, des
informations sur les relations sexuelles à risque (Heywood, 1998).
409
L'épidémie africaine, un modèle pour l'Asie?
Mais la crise qui sévit là-bas depuis 1997 ne peut-elle pas, en
réduisant les gains familiaux, favoriser la prostitution et la chute du
cours des devises, relancer le tourisme sexuel ?

Le sous-développement accroît la vulnérabilité des femmes


Au début de l'épidémie africaine, le sex-ratio était déséquilibré
puis il s'est équilibré et dans certains pays même inversé. Or la
majorité des femmes contaminées déclaraient n'avoir qu'un seul
partenaire. Ce constat fut à l'origine d'une série d'études sur les
sources de contamination des femmes et sur leur statut. L'épidémie a
permis de mieux connaître les multiples subordinations de l'épouse
africaine, de comprendre l'échec des campagnes de promotion du
préservatif: les femmes sont réceptives aux conseils mais sur les plans
économique et (ou) culturel ne sont pas en mesure de les appliquer.
Par son statut, la femme africaine cumule toutes les vulnérabilités :
sanitaires, économiques, socio-culturelles. L'Asiatique est aussi
exposée. Par exemple, le plus grand risque pour une Thaïlandaise est
en général d'avoir des rapports sexuels avec son époux légitime qui
aura pu fréquenter une prostituée. Mais d'après l'OMS l'usage du
préservatif dans le commerce du sexe y est désormais la norme (OMS,
WER, 1997).

Les jeunes filles sont tout particulièrement vulnérables


L'épidémie africaine a été à l'origine d'études sur les expositions
au risque des adolescents.
La traditionnelle différence d'âge entre partenaires sexuels soumet
les jeunes filles à des rapports précoces. Moins scolarisées, elles
s'insèrent plus difficilement dans l'économie urbaine. Le commerce du
sexe peut représenter une économie de subsistance. Et la grande
jeunesse signifiant fille non encore infectée est recherchée. En
Ouganda, chez les 14-19 ans, les jeunes filles sont six fois plus
infectées que les jeunes hommes.
L'épidémie africaine nous a beaucoup appris sur l'évolution des
modes de vie dans le sillage des transformations des cadres de vie, les
comportements en milieu urbain en particulier, la condition féminine
aussi. Celle-ci n'était pas inconnue mais on la connaît mieux
désormais et on en parle. Le sujet est moins tabou. Le sida est
l'événement qui a permis de soulever nombre de problèmes de santé
publique et d'éthique.
410
L'épidémie africaine, un modèle pour l'Asie?
Si l'épidémiologie des VIH en Asie a pu, grâce à plusieurs traits
communs et quelques années d'avance, se nourrir des expériences
africaines, il n'en reste pas moins vrai que les infections ont leurs
spécificités et que l'analyse asiatique apporte aussi des éléments de
réflexion à l'Afrique.

Comprendre la perception de la maladie pour agir


Le sida est non seulement une nouvelle maladie mais une maladie
qui résiste à la médecine curative, à la différence de l'évolution des
infections au cours de ce vingtième siècle. Les antirétroviraux certes
retardent, pour une durée non connue, l'apparition du stade sida, mais
dans les PED leur recours se heurtent à de nombreux obstacles. Lutter
signifie donc d'abord et surtout prévenir. Prévenir, beaucoup plus que
guérir, exige de bien connaître l'épidémiologie de l'affection, le
malade et son environnement, c'est-à-dire ici le biologique, le
politique, l'économique, le culturel. Les premiers «discours» sur la
maladie et sur la prévention furent le fait du corps médical de l'Europe
et de l'Amérique du Nord, mais en situation d'échec thérapeutique! La
confiance établie au cours de ce siècle s'est fragilisée, quand elle n'a
pas été cassée. Le dialogue est à reconstruire. Appliqué à la prévention
il passe par la compréhension de la logique de l'autre, sinon il
demeurera un monologue. Établir ce dialogue a signifié comprendre le
sens donné à (et la perception de) l'infection par le VIH, du sida, de
ses causalités, mais aussi de mots en apparence simples pour les
Occidentaux comme prostitution, préservatif... Le tenne anglais de
«prostitute» s'est effacé devant « sex worker ».
Les caractères de l'infection et du sida, l'objectif de prévention
ont contribué à renforcer, voire établir, le dialogue entre médecins et
spécialistes des sciences sociales. Les compétences de ces derniers les
conduisent à livrer des clés pour comprendre d'autres logiques dont la
connaissance conditionne la réussite des opérations de lutte. Suivons
cet exemple. Dans un village goba aux confins de la frontière Zambie-
Zimbabwe, les habitants sont soumis à trois types de discours
contradictoires sur le sida et chacun d'eux doit pennettre à celui qui Je
suit d'échapper à la maladie. «Le premier discours, d'inspiration
biomédicalé, leur suggère le traitement des MST, l'utilisation des
préservatifs et le changement de leurs comportements sexuels. Le
second, tenu par les missionnaires, leur recommande d'éviter le
préservatif, de pratiquer l'abstinence, et de revenir au respect des
411
L'épidémie africaine, un modèle pour l'Asie?
interdits sexuels «traditionnels». Le troisième renvoie aux notions de
causalité surnaturelle, il est porteur d'une valeur explicative de la
maladie forte, très largement acceptée par la populatioll». Pour les
Goba, tout décès d'une personne jeune est dû à la sorcellerie. Cette
logique culturelle peut réduire à néant tous les efforts d'information
sur la transmission du VIH (Bawa Yamba, 1996).
Les attitudes sont conditionnées par les croyances, les normes
éthiques du groupe auquel l'individu appartient; mais sous la pression
de divers facteurs il peut s'en éloigner ou s'en rapprocher. Les échecs
de la médecine scientifique ont ainsi jeté les malades et leur proches
dans les bras des fétichistes, des magiciens. Le sida a revivifié les
recours traditionnels.

Que faire ? Dépister ?


Où? Pour qui? Pour quoi? Accompagné de conseils
évidemment mais que faire en cas de résultats positifs? La femme
peut-elle informer son partenaire? Le programme DITRAME :
Diminution de la Transmission Mère-Enfant, financé par l'ANRS et la
Coopération française qui se déroule actuellement au Zaïre, Rwanda,
Côte-d'Ivoire et Burkina Faso, tente de répondre à ces questions.

Prévenir?
Traitement des MST, promotion et distribution de préservatifs...
comment? Par de grandes campagnes générales ou des démarches
participatives adaptées aux caractéristiques et aux besoins d'une
communauté? Ces questions suscitent encore de nombreux débats
lors des grandes et coûteuses conférences internationales.

L'exemple de la Côte-d'Ivoire: d'abord .une prise en charge


internationale
C'est le pays phare de l'Afrique noire francophone, en paix depuis
l'indépendance et qui connut pendant deux décennies (1960-1980) une
croissance économique remarquable. Le premier cas de sida y fut
reconnu en 1985 et ce territoire devint rapidement l'épicentre de
l'épidémie en Afrique de l'Ouest. Dans son relevé du 26 juin 1998,
l'OMS estimait que 10,6 % de la population adulte (15-49 ans) était
séropositive à la fin de 1997, soit 670 000 personnes (la population
globale était estimée à 15 000 000 en 1997) (OMS, WER, 1998). Le
sida est devenu la première cause de mortalité des adultes de sexe
412
L'épidémie africaine. un modèle pour l'Asie?
masculin à Abidjan. L'importance de l'épidémie, la stabilité politique,
la paix sociale font que dès 1987 un programme pionnier de
surveillance et de lutte fut mis en place. La coopération internationale
apporta encadrement et moyens. Le ministère de la Santé et des
Affaires sociales sjgna un agrément avec le Center for Disease
Control américain pour un projet de recherche épidémiologique sur le
VIH basé à Abidjan: le «Retro-CI ». C'est depuis 1991 la plus
importante structure de recherche du CDC en Afrique pour les VIH.
Les études sont conçues pour répondre aux objectifs suivants :
« prévenir les contaminations dans la population générale; retarder la
survenue du sida chez les personnes déjà contaminées; assister les
autorités sanitaires dans le contrôle de l'épidémie; étudier
l'association entre le VIH et les autres maladies opportunistes»
(Verboud, 1994 :12-14).
En 1991, la Communauté européenne finança la réhabilitation
complète du Centre national de transfusion sanguine. En octobre
1992, Retro-CI ouvrit la clinique «Confiance» à Abidjan dont
l'objectif est la prise en charge gratuite des MST chez les prostituées
de la cité et l'étude des interactions sidaiMST.
À côté de ces partenariats le milieu associatif est devenu très
actif. De nombreuses ONG sont mobilisées pour diffuser les
connaissances nécessaires à la prévention du sida. Elles multiplient les
expériences innovantes. Les programmes de sensibilisation prennent
plusieurs formes : journées sida, tètes, animations, représentations
théâtrales, affichages et slogans sur les murs, distribution de tracts ;
depuis 1994 à Abidjan des kiosques «Information sida» sont installés
dans les marchés et autres carrefours populaires.
Pour toucher le plus grand nombre de personnes, de la façon la
plus efficace qui soit, les supports des actions se diversifient. Les lieux
de travail ivoiriens deviennent ainsi des plates-formes de programmes
de lutte. L'entreprise, cadre privilégié pour la diffusion de
l'information, peut contribuer à pallier les insuffisances des structures
sanitaires et sociales de l'État. Cette prise de conscience et les actions
ont démarré d'abord dans des pays anglophones et depuis 1994 la
Côte-d'Ivoire a pris la tête des pays francophones. L'Union patronale a
élaboré une charte de recommandations et les lieux de travail
deviennent des pôles d'actions santé (Chevalier, 1994).
Parallèlement à toutes ces opérations de prévention la prise en
charge des personnes séropositives s'est structurée. Depuis 1990 les
413
L'épidémie africaine, un modèle pour l'Asie?
établissements hospitaliers tentent de coordonner des actions de prises
en charge clinique et psychologique des séropositifs et des malades;
une sensibilisation des agents de santé a accompagné ces actions. Les
premières unités de soins et de conseils aux séropositifs et aux
malades ont été ouvertes dans les hôpitaux d'Abidjan et dans ceux des
grandes villes de province. La volonté de coordination et de
développement existe mais les moyens sont dérisoires face aux
besoins. Pour y remédier localement le ministère de la Coopération
français a financé en 1994 la création d'un centre de soins
ambulatoires pour les séropositifs à Abidjan.
Pôle de développement très attractif, la Côte-d'Ivoire est devenue
la première terre d'immigration d'Afrique de l'Ouest. Aux flux
traditionnels des Burkinabé, des Maliens, des Nigériens s'ajoutent
épisodiquement des courants conjoncturels liés aux années sèches du
Sahel ou à l'instabilité politique d'États voisins (Libéria, Sierra
Leone). Les solides études de K. M. de Cock réalisées en 1989 dans
les deux plus grands hôpitaux d'Abidjan ont bien exprimé ce caractère
ivoirien : 40 % des résidents abidjanais 390 de la cohorte n'étaient pas
nés en Côte-d'Ivoire. Vingt-et-un États d'origine ont été recensés.
L'instabilité croissante des réseaux migratoires est un trait avec
lequel il faut de plus en plus compter. Les redéploiements spatiaux
s'accélèrent, en réponse aux différentiels de prospérité économique
des États et à leur politique d'accueil. La mobilité des hommes devient
individuelle, informelle, précaire, saisissant des opportunités et
s'appuyant sur des réseaux très conjoncturels. Tous ces facteurs
compliquent le contrôle de la pandémie. Les plans de lutte et de
prévention doivent être pensés et appliqués à une échelle
transnationale, plus qu'ailleurs et plus que jamais en Côte-d'Ivoire.
Dans la première moitié du xxe siècle les conditions
économiques et sociales héritées de la colonisation ont conduit plus ou
moins rapidement à la disparition d'équilibres anciens et à l'émergence
de nouvelles forces. La chute du taux de mortalité, les succès de la
lutte contre la variole, la trypanosommiase, comme l'accroissement
des MST en sont des expressions. Dans ce dernier quart du xxe siècle
l'infection par le VIH a trouvé là un terreau particulièrement
favorable, fruit en grande partie de l'antagonisme des composantes du

390 Un résident abidjanais a été défini comme une personne qui a vécu au moins trois mois à
Abidjan avant son admission hospitalière.
414
L'épidémie africaine, un modèle pour l'Asie?
développement et du sous-développement. Son impact majeur est
encore à venir mais les Ivoiriens, les habitants d'Abidjan en avant
garde, sont mobilisés, encouragés et aidés par une forte participation
internationale. Néanmoins, à l'heure où un énorme chantier reste à
développer surtout, en province, l'exceptionnelle et exemplaire
mobilisation relevée à Abidjan est elle-même fragilisée par un état de
dépendance étrangère. En effet les incertitudes sur le maintien de
certaines aides extérieures hypothèquent l'avenir de plusieurs
engagements. Certes, depuis 1995 le pays a renoué avec la croissance
et revendique pour l'année 1998 un taux qu'on aurait qualifié il y a
dix-huit mois encore d'asiatique (7 %). Si cette bonne santé
économique est mise au profit de la formation du capital humain et
des infrastructures socio-sanitaires, elle pourra avoir un impact positif
sur le futur de l'épidémie.

Le programme pionnier de TASO Ouganda


Cet exemple de l'action exemplaire d'une ONG creee par des
Ougandais dans un pays en ruine s'inscrit dans un contexte politique et
humain opposé à celui de la Côte-d'Ivoire. L'Ouganda est l'un des pays
le plus précocement et le plus intensément affectés. À la fin de 1997
l'OMS estimait que 9,5 % des adultes (15-49 ans) étaient infectés, soit
870 000 individus (OMS, WER, 1998). L'épidémie a émergé dans un
pays déstabilisé de 1971 à 1986 par une succession de coups d'États,
et qui s'est enfoncé dans le non-développement. Depuis l'économie
redécolle mais le sida et ses conséquences sont un lourd handicap. En
1987 des volontaires ougandais créent TASO (The Aids Support
Organization) pour venir en aide aux personnes infectées, aux malades
et à leur famille et lutter contre l'épidémie (Verhasselt, 1995 :21-26).
Ils savent et veulent faire savoir. Le principe de l'ONG repose sur la
construction de réseaux de solidarité à l'échelle locale. À sa tête une
femme charismatique, Noerine Kaleeba, dont le mari est mort du sida
en 1986. TASO ouvre des centres dans sept villes et ses consultants
(infectés, malades ou non) sont formés pour aider, conseiller, relayer
l'information dans les nombreux domaines affectés par le sida. Depuis
1990, l'ONG a étendu son champ d'intervention aux milieux ruraux.
TASO a été pionnière non seulement dans l'action mais aussi dans
l'évolution de l'image de la maladie - «living positively with AIDS»
est son slogan - et de l'attitude de la société à l'égard des malades et
des orphelins. Par exemple, au début de l'épidémie ces derniers
415
L'épidémie afncaine. un modèle pour l'Asie?
pouvaient être rejetés par le reste de la famille qui craignait d'être
infecté. L'association est aussi un excellent observatoire de l'épidémie
dans toutes ses dimensions. TASO est devenue une référence
internationale. C'est un exemple de populations dans la détresse qui
ont pris en main leur destin avec peu de moyens au début mais
beaucoup d'ardeur et de pragmatisme, Au-delà du sida cet exemple
démontre l'importance de la volonté locale dans tout programme de
développement. Cette démarche participative est adaptée aux
caractéristiques et aux moyens de la communauté. Les données
recueillies dans des PMI sentinelles indiquent une baisse importante
de la prévalence du VIH chez les femmes enceintes. «Entre 1990-
1993 et 1994-1995, la prévalence du VIH a baissé de 29 %
globalement et de 35 % (OMS, WER, 1997).
Ces deux exemples encourageants ont trop longtemps été des
projets pilotes exceptionnels. Dans la majorité des pays le retard des
engagements institutionnels a contribué à la prospérité du VIH.
Maintenant un maillage d'ONG locales et internationales agit et les
États ont mis en place des plans de lutte (les PNLS). La lecture des
prévalences montre des résultats contrastés : augmentation, baisse,
stabilité à prévalence basse, stabilité à prévalence élevée. Des études
sont conduites pour comprendre les raisons de ces différentes
évolutions (adoption de comportements sexuels à moindre risque?
et/ou sécurité transfusionnelle, centres de dépistage, traitement des
MST). Elles permettront d'améliorer les actions de prévention.

Quels enseignements?
En vingt ans les connaissances sur le sida ont infiniment
progressé. L'épidémie africaine a été riche d'enseignements. Certains
pays et territoires d'Asie en ont tiré un profit immédiat, la Thaïlande
mais aussi le Népal, l'agglomération de Calcutta. L'épidémie africaine
est-elle un modèle pour l'Asie? L'Afrique a beaucoup appris à l'Asie;
l'une et l'autre portent leur masse de populations vulnérables - l'Asie
rassemble plus de personnes vivant dans une extrême pauvreté que
toute la population de l'Afrique subsaharienne - , mais au-delà
chacune a ses spécificités, épidémiologiques, politiques, économiques,
culturelles, ses moyens et ses capacités de riposte. Dans ces deux
derniers domaines l'Asie peut à son tour faire profiter l'Afrique de son
expérience.

416
L'épidémie africaine. un modèle pour l'Asie?
Le sida, maladie émergente, est devenu une préoccupation
majeure de l'Afrique noire mais les vieux fléaux y tiennent toujours
les premières places. Le sous-développement multiplie les facteurs de
vulnérabilité de ses hommes et diminue leur capacité de contrôle des
risques. Lutter contre le sida relève peut-être du scientifique, mais
plus encore du politique et de l'humain comme le montrent ces terres
d'Asie qui en quelques années ont réussi à casser la spirale
épidémique.

417
L'épidémie africaine, lin modèle pour l'Asie?

Géeg-ra>phi.e de l'infection à V.I.H, -en Afrique fin 1997

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PÉRIL MAJEUR, CAUSE MINEURE.
LE SIDA CHEZ L'ENFANT EN THAÏLANDE ET
AU BURKINA FASO

Alice DESCLA UX

Tirer des leçons ?


La lutte contre le sida s'est souvent basée sur un paradigme
« universaliste », considérant par exemple que là où les connaissances,
attitudes et pratiques sont analogues, des programmes d'éducation
similaires pourraient avoir les mêmes effets. Sur ces bases,
l'expérience d'un pays précocement atteint par l'épidémie est conçue
comme pouvant être utile aux pays touchés ultérieurement.
Or, les sciences sociales ont pour rôle de montrer comment les
« sociocuitures » interprètent la maladie selon leurs propres tennes, et
construisent différemment les groupes sociaux qui en sont atteints.
Tant la structure sociale préexistante que les efforts engagés pour
lutter contre le sida protègent plus particulièrement certaines
catégories de population et en exposent d'autres. Si les programmes
de lutte ont considéré a priori les mêmes groupes « à risque» -
migrants, prostituées, homosexuels, toxicomanes - l'analyse montre
que ces groupes correspondent à des réalités sociales locales
différentes. Les sciences sociales, qui ont pour rôle de décrire la
diversité au travers des systèmes sociaux et systèmes de pensée qui la
fondent, sont-elles à même de mettre en lumière, voire de prédire des
invariants, qui pennettraient de tirer des leçons de l'expérience
africaine ou de l'expérience occidentale, pertinentes pour l'Asie ?
Quel système de référence peut pennettre des comparaisons
prenant pour objets des sociocultures différentes? L'antériorité de
l'épidémie suffit-elle à bâtir une expérience transmissible, et dans ce
cas, comment se représenter les populations pertinentes dans cette
transmission d'expérience: des « communautés», des groupes, des
catégories sociales propres à des sociocuitures, à des pays ou à des
sous-régions? Nous reviendrons sur cette question en conclusion de
cet article, après l'avoir examinée dans une étude de cas.
Le sida chez l'enfanl en Thaïlande el au Burkina Faso
La construction sociale du sida chez l'enfant
Le domaine que nous aborderons ici est celui de la construction
sociale du sida. Au fur et à mesure que l'épidémie s'étend, atteignant
de nouveaux groupes sociaux, les représentations concernant les
populations atteintes évoluent, constituant une « épidémiologie
populaire» au sens étymologique du tenne : « discours sur
l'épidémie ».
Dans les premières années, on a souvent montré que le sida était
considéré comme la maladie de « l'Autre» - l'étranger, l'autre
racial, le migrant pour le sédentaire, le riche pour le pauvre, etc. Puis
ces représentations se sont généralement déplacées pour se fixer sur
les « groupes à risque»; enfin, elles ont intégré la notion selon
laquelle « tout le monde est à risque », tout en maintenant, dans une
ambivalence assez répandue, la notion selon laquelle certaines
catégories de population sont plus exposées ou plus
« dangereuses ». Les populations ont construit leurs représentations
dans ce domaine à partir des données produites par les
épidémiologistes, des messages des instances de lutte contre le sida
relayés par les médias, de l'expérience de cas et de discours divers.
Ces perceptions des catégories sociales exposées au VIH dépendent de
nombreux éléments tels que les représentations de la transmission, les
représentations locales de syndromes antérieurs au sida, le statut social
préexistant de chaque groupe en cause, les enjeux sociaux apparus
autour de l'épidémie. Ces représentations façonnent elles-mêmes à
leur tour l'épidémie de sida, lorsque l'atteinte de certaines catégories
sociales devient un enjeu des politiques de santé, voire un enjeu
politique, qui amène les instances nationales à mettre en place des
mesures pour protéger spécifiquement ces catégories de population.
Si les programmes nationaux de lutte contre le sida ont en
commun leur système de référence biomédical, chacun d'entre eux a
aussi adapté, réinterprété ou ignoré localement les recommandations
que les organismes internationaux ont été prompts à définir face au
VIH pour chaque catégorie de population. Notre propos sera de
comparer la construction sociale du sida, en s'intéressant
particulièreme~t à l'atteinte des enfants, dans un pays asiatique et un
pays africain. Les différences que fait apparaître l'analyse
comparative permettent d'appréhender des aspects des systèmes
sociaux et des systèmes de représentations dans ces deux pays qui
dépassent le domaine de l'anthropologie de la maladie.
424
Le sida chez l'enfant en Thailande et au Burkina Faso
Le traitement des enfants face au VIH apporte un éclairage
particulièrement pertinent sur le thème de la construction sociale du
sida pour plusieurs raisons. Bien que plus de trois millions d'enfants
aient déjà été atteints par le VIH dans le monde et près de 500 000
soient contaminés. chaque année, l'atteinte de l'enfant a été
considérée, à bien des égards, comme un aspect secondaire de la
pandémie de sida. Marqué par son image de pathologie liée au sexe ou
aux « comportements à risque» d'adultes libres de leurs choix, le sida
est essentiellement considéré comme une maladie de l'adulte jeune,
« en âge de procréer» ou « ayant une activité sexuelle ».
Les aspects cliniques et biologiques du sida chez l'enfant n'ont
été connus que tardivement, et ne sont pas encore tous élucidés. Les
mesures définies pour les enfants par les organismes internationaux
sont diffusées plusieurs années après celles qui concernent les adultes,
dont elles représentent le plus souvent une adaptation.
Ce « retard» tient pour partie aux difficultés spécifiques que
présente le sida chez l'enfant, tant au plan de son diagnostic que de
son traitement. Si de nombreuses études ont montré que les femmes
sont particulièrement vulnérables face au VIH et à son impact social
dans toutes les sociocultures, au point que plusieurs auteurs
considèrent que le sida chez les femmes « est une maladie différente»
(Daily et al., 1996: 125) 391, cette différence se redouble lorsqu'il
s'agit de l'atteinte des enfants. Leur atteinte est le plus souvent
considérée par le biais de l'atteinte des femmes, et les programmes de
lutte contre l'atteinte des enfants ne peuvent être effectifs que lorsque
l'atteinte des femmes est suffisamment prise en compte.
De plus, l'atteinte des enfants ne constitue plus un problème de
santé publique prioritaire dans les pays du Nord, où l'utilisation des
antirétroviraux pendant la grossesse, la combinaison de plusieurs
mesures préventives en période périnatale (césarienne, mesures
d'asepsie renforcées, etc.) et le recours aux substituts du lait maternel
pour l'allaitement ont presque annulé le risque de transmission du
VIH de la mère à l'enfant. De ce fait, alors que sur le plan clinique, les
différences entre « sida du Sud» et « sida du Nord» sont moins
importantes pour les enfants que pour les adultes 392, la situation est

391 Journal des Anthropologues, 1997, numéro spécial: Femmes et sida, vol. 68·69.
392 LUCAS, S.B., VETfER, K.M., DJOMAND, G., ZADI, F., DlABY, BRATfEGAARD,
K., KOFFl, K., TIMITE, M., ANDOH, 1., HONDE, M., DE COCK, K.M., 1995, « Spectrum
425
Le sida chez / 'enfant en Thaliande et au Burkina Faso
inverse sur le plan épidémiologique, le nombre d'enfants infectés
chaque année par le VIH ne cessant d'augmenter dans les pays du
Sud. Aussi, le traitement du sida chez les enfants est-il marqué par une
diversité selon les contextes sociaux et économiques, tant dans les
discours que dans les pratiques professionnelles et populaires, qui
pourrait être davantage manifeste que dans d'autres domaines de la
lutte contre le sida. Cette diversité favorise l'analyse comparative.

De l'Asie du Sud-Est à l'Afrique de l'Ouest


« Il vaut mieux choisir l'interruption de grossesse, car l'avenir
des orphelins du sida est très sombre ». Ces propos, qui résument le
point de vue du docteur Vicharn Vithayasai, un médecin thaïlandais
spéciatiste du sida, connu au plan international comme responsable de
« Support the Children Foundation », une ONG qui prend en charge
des enfants atteints par le VIH, ont été tenus en février 1998, quelques
jours après la publication des résultats d'un essai clinique réalisé à
Bangkok, et en commentaire de ces résultats. Cet essai montrait que
l'utilisation de l'AZT en protocole coun et adapté aux pays du Sud
pouvait réduire de moitié le taux de transmission du VIH de la mère à
l'enfant, portant ce taux à 9 % chez les enfants nourris aux substituts
du lait maternel. Ces résultats ont été considérés au plan international
comme porteurs d'un très grand espoir, suscitant la réunion immédiate
des organismes internationaux de lutte contre le sida pour définir des
programmes de prévention en conséquence, car ils montraient pour la
première fois que le VIH pouvait être prévenu efficacement chez les
enfants dans les pays du Sud.
Le pessimisme de la réflexion de ce médecin nous est apparu
comme d'autant plus étonnant que pour les professionnels de santé du
Burkina Faso avec lesquels nous travaillons sur le même thème,
confrontés à des taux de transmission mère-enfant du VIH de l'ordre
de 25 à 40 %, la Thaïlande représente une situation
exceptionnellement privilégiée, celle d'un pays qui fut parmi les
premiers à mettre en place des mesures préventives de la transmission
« verticale ». Ces résultats, considérés comme positifs à l'étranger,
semblaient-ils insuffisants en Thaïlande? Le point de vue personnel
de ce médecin reflétait-il une perception collective? Quelles
représentations du sida chez l'enfant, quelles perceptions du risque

of paediatric HlV disease in Abidjan, Côte-d'Ivoire», IX· Conférence Internationale sur le


siàa et les MST en Afrique, communication ThB281.
426
Le sida chez l'enfant en Thaliande et au Burkina Faso
biologique et du risque social chez l'enfant justifiaient cette attitude,
susceptible de réduire à zéro la portée d'un acquis de la recherche
médicale? Pour comprendre l'existence de perceptions si différentes
au Burkina Faso et en Thaïlande, il faut examiner le traitement social
du sida chez l'enfant dans ces pays à partir de deux questions:
Comment l'atteinte des enfants a-t-elle été considérée: quelle image
le système de santé et les médias ont-ils donnée de la réalité
épidémiologique dans ces deux pays? Comment le risque VIH est-il
perçu et traité dans ces deux pays lorsqu'il concerne les enfants?
L'exposition de la situation thaïlandaise sera privilégiée ici ; le
traitement social du sida chez l'enfant au Burkina Faso ayant été
détaillé dans d'autres travaux (Desclaux, 1997), il sera exposé à titre
comparatif. Avant d'examiner le thème qui nous intéresse, il est
nécessaire de « mettre en perspective» ces deux pays et leur
expérience de la pandémie de sida. Les données sur lesquelles se
fonde cette analyse ont été recueillies au cours d'un travail de
recherche mené au Burkina Faso entre 1992 et 1998 393, et d'une
étude sur la vulnérabilité au VIH concernant plus particulièrement le
sida pédiatrique en Thaïlande basée sur une enquête de terrain
Ganvier-mars 1998) et sur l'analyse bibliographique de 130
publications scientifiques consacrées aux aspects épidémiologiques,
sociaux et culturels de l'épidémie de sida en Thaïlande 394.

Thailande et Burkina Faso


En première approximation, ces deux pays sont marqués par des
situations extrêmement différentes. Si le Burkina Faso est un pays
« en voie de développement », situé parmi les Pays les Moins
Avancés, dans une sous-région relativement homogène sur le plan
économique, la Thaïlande est un pays en « situation intermédiaire »,
se distinguant des pays voisins par son développement économique et
par les bouleversements sociaux survenus au cours des dernières
années. Quelques traits généraux du contexte social dans ces deux
pays doivent être précisés pour comprendre leur expérience du sida.

393 Cette recherche a été menée principalement dans le cadre du Laboratoire d'Ecologie
Humaine et d'Anthropologie, Université d'Aix·Marseille, sur un financement de l'ANRS.
394 DESCLAUX, A., 1998 La vulnérabilité au VIHlsida en Thaïlande: construction sociale,
pratiques préventives. Rapport de recherche suivi d'une bibliographie annotée. Bordeaux,
SOp. + 49p. Cette recherche a été menée dans le cadre du Laboratoire Sociétés, Santé,
Développement, Université de Bordeaux Il, sur un financement du CNRS.
427
Le sida chez l'enfant en Thailande et au Burkina Faso
Deux pays « du Sud »
L'épidémie de sida a atteint la Thaïlande alors que ce pays vivait
une période de profond changement social. La population, estimée à
60 millions d'habitants, a connu une transition démographique qui a
réduit son taux de natalité à 17 %0 au cours des dix dernières années.
Dans le même temps, le PNB par habitant a été multiplié par 2,5
environ entre 1985 et 1995, passant le seuil de 2 000 USD, au point
qu'il est devenu commun de dire que la Thaïlande est « un autre
pays », différent de celui d'avant le « Thailand's boom»
(Phongpaichit, P., Baker, c., 1996). L'ouverture économique aux
investissements et marchés internationaux et l'industrialisation, très
rapides au cours de la dernière décennie, ont été accompagnées de
dynamiques multiples telles que l'augmentation des migrations de
travail et l'exode rural, le développement des communications et des
médias, le remplacement de l'agriculture par un secteur industriel
d'importance croissante.
Dans le même temps, les disparités sociales ont augmenté aux
dépens des familles rurales, et la Thaïlande entrait en 1994 dans le
groupe des cinq pays en développement ayant la distribution
économique la plus inégalitaire. Cette inégalité fait de la migration
vers les villes la seule stratégie qui permette aux populations rurales
pauvres d'améliorer leur situation économique. Cette évolution
démographique et économique a eu pour effet la réduction du rôle de
la communauté villageoise et l'adoption de nouveaux modèles
culturels marqués par les influences japonaise et nord-américaine. La
réduction de la taille des famiBes, l'exode rural des jeunes et le
nombre croissant des femmes qui travaillent à l'extérieur 395 ont
favorisé un certain individualisme. Bien que les valeurs, notamment
celles du bouddhisme, semblent « se pérenniser tout en évoluant »,
l'échelle des statuts sociaux a été remise en question par le
changement social des dernières décennies. Les rôles sociaux
évoluent, tant pour ce qui concerne les rôles respectifs des générations
différentes que les rôles liés au sexe et les rapports de genre. La
sexualité fait partie des domaines dans lesquels ces changements de
rôles sont patents, conduisant à des changements dans les pratiques.
D'autre part, le gouvernement a favorisé l'éducation au cours des
dernières décennies, et l'évolution des technologies et l'amélioration

395 La Thaïlande est Je pays du Sud dont le taux de femmes qui travaillent hors du foyer est
le plus élevé. PHONGPAICHIT, P. & BAKER, C., idem.
428
Le sida chez l'enfant en Thaïlande et au Burkina Faso
du niveau de vie ont accéléré la généralisation des médias. Environ
90 % des enfants sont scolarisés au niveau primaire, et 6 % d'entre
eux poursuivent au niveau secondaire. 85 % des foyers ruraux
disposent désormais de la télévision, ce qui leur permet d'avoir accès
aux informations diffusées par le ministère de la Santé et, dans une
certaine mesure, aux modes d'interprétation cosmopolites de la
maladie, basés sur des représentations biomédicales.
Le Burkina Faso, par contre, est incontestablement un pays « du
Sud », avec un PNB par habitant d'environ 350 USD. Sa population
est composée de 64 groupes ethniques, dont les plus représentés sont
les Mossi, les Dioula et les Peuls. Près de 80 % de ses dix millions
d'habitants sont des agriculteurs vivant dans des villages. La cohésion
sociale du pays est entretenue par l'islam, religion majoritaire, et par
les complexes relations d'alliance entre ethnies. Le Burkina n'a pas
encore accompli sa transition démographique, et le taux de fertilité est
de 6,7 enfants par femme. Le Burkina est situé au 170ème rang mondial
pour ce qui concerne son Indicateur de Développement Humain, ce
score très bas étant lié notamment au taux d'alphabétisation des
adultes, de 18 % en 1993, avec un taux brut de scolarisation de 19 %
(World Bank, 1993). L'industrie est très peu développée, et la
majorité de la population active hors du secteur agricole travaille dans
le secteur informel. Plus de la moitié des emplois salariés sont
précaires et le montant du SMIC mensuel est de 230 FF. L'espérance
de vie à la naissance est de 42 ans, alors qu'elle est de 68 ans en
Thaïlande. Si les deux villes principales, Ouagadougou et Bobo
Dioulasso, rassemblent respectivement un million et 350000
habitants, la majorité de la population vit dans des villages sans
électricité, ce qui la protège des médias, comme le fait que seulement
15 % de la population environ maîtrise le français, langue nationale
administrative, les autres langues nationales étant le mooré, le dioula
et le fulfuldé. La majorité des femmes auprès desquelles nous avons
enquêté à Bobo Dioulasso vivent dans des familles élargies et des
foyers polygames. Elles ont pour charge d'assurer la nourriture de la
famille, d'élever et soigner les enfants, tout en menant une activité de
petit commerce (vente de légumes, préparation d'aliments vendus
dans la rue). Elles ont le plus souvent été scolarisées à l'école
coranique, et la majorité d'entre elles parlent la langue de leur groupe
ethnique et la langue véhiculaire, le dioula, mais ne maîtrisent pas le
français. Leur accès aux informations diffusées par les médias est très
429
Le sida chez l'enfant en Thaïlande et au Burkina Faso
limité. Ces contextes expliquent que l'épidémie de sida, apparue
simultanément dans les deux pays, y ait évolué différemment.

Le sida. Épidémies simultanées


L'épidémie en Thaïlande
En Thaïlande, il est usuel de décrire l'épidémie comme une
succession de vagues qui, à partir de 1987, ont touché différentes
populations 396. Des cas sporadiques de sida et d'infections par le
VIH ont été observés à partir de 1985, mais c'est trois ans plus tard
qu'est apparue une véritable « dynamique épidémique », détectée par
une augmentation de la prévalence du VIH dans quelques-unes des
nombreuses enquêtes de prévalence ponctuelles réalisées auprès de
travailleurs du sexe masculins, qui furent alors qualifiés de
« messagers de l'épidémie ». Dès 1988-89, le Ministry of Public
Health (MOPH) mettait en place un système de sérosurveillance
national basé sur des enquêtes de prévalence menées tous les six mois
dans chaque province auprès de sept populatioas : usagers de drogues
intraveineuses, « Commercial Sex Workers » directes (prostituées des
maisons closes 397) et indirectes (employées des salons de massages,
bars, night-clubs), prostitués masculins, donneurs de sang, patients
masculins des consultations MST, et femmes enceintes en
consultation prénatale. Parallèlement, la Royal Thai Army instaurait le
dépistage systématique. des appelés, c'est-à-dire de la totalité de la
population masculine âgée de 21 à 23 ans. Ce double système de
surveillance, qui est considéré comme l'un des plus développés au
plan international, devait permettre d'observer l'épidémie dès son
début, avant même que les personnes infectées n'entrent en phase
symptomatique, et d'en suivre avec précision l'évolution.

396 Cette métaphore est due à l'article fondateur qui a fait connaître l'histoire
épidémiologique du sida en Thaïlande: WENIGER, B. G., LIMPAKARNJANARAT, K.,
UNGCHUSAK, K., THANPRASERTSUK, S., CHOOPANYA, K., VANICHSENI, S. et al,
1991, « The epidemiology ofHIV infection and AlOS in Thailand», AIDS, 5 (suppl 2) : S71-
S85.
397 Le terme « Commercial Sex Workers» pose quelques problèmes de traduction: il peut
être traduit par « travailleurs du sexe», usité en français, mais ce terme ne se prête pas
facilement à l'utilisation au féminin, et le terme de « prostituée», que nous utilisons bien qu'il
soit connoté péjorativement et de ce fait peu acceptable, s'applique assez mal aux hommes.
De même, la traduction du terme anglais « brothel » soulève quelques difficultés: le terme de
« bordel» appartient à l'argot et paraît trop connoté. Nous utiliserons donc le terme de
« maison close », malgré son caractère désuet.
430
Le sida chez l'enfant en Thallande et au Burkina Faso
La première vague a été décrite à partir de 1988 chez les usagers
de drogues intraveineuses, qui ont connu une véritable «explosion
épidémique» : les taux de prévalence observés étaient de 1 % parmi
les usagers de drogues intraveineuses de Bangkok au début 1988, et de
32 à 43 % en août-~eptembre de la même année; un an plus tard, des
taux de prévalence du VIH similaires à ceux de Bangkok étaient
observés dans le nord du pays. Simultanément, l'épidémie atteignait
les prostituées, dans ce qui a été décrit comme «la seconde vague
épidémique» sur l'ensemble du pays - avec des taux de
séroprévalence atteignant 44 % parmi les employées des « lower class
brothels » de Chiang Mai dès juin 1989. Le taux de prévalence moyen
au plan national passait de 3,5 % en 1989 à 15 % en 1991. Cette
diffusion explosive du VIH touchait surtout les femmes des provinces
du Nord, et les femmes travaillant dans les maisons closes. Ces deux
courants épidémiques étaient cependant indépendants, l'usage de
drogues intraveineuses étant exceptionnel chez les prostituéee)s, ce
qu'a confirmé l'analyse des génotypes viraux qui a montré que la
diffusion du sous-type B du VIH 1 chez les usagers de drogues
intraveineuses avait été parallèle à la diffusion du sous-type E chez les
prostitué(e)s. La troisième vague épidémique a touché les hommes
sexuellement actifs, clients des prostituéee)s. Elle fut perceptible dans
l'augmentation du taux de prévalence parmi les appelés (qui atteignait
3,7 % en 1993). Le premier facteur de risque identifié chez les
hommes porteurs du VIH était le fait d'avoir eu des rapports non
protégés avec des prostituéee)s. Cette situation a suscité la réalisation
de nombreux travaux de recherche en sciences sociales sur la
prostitution, considérée comme une «institution sociale» jouant un
rôle essentiel en Thaïlande. L'atteinte des femmes - épouses et
partenaires des jeunes hommes - a constitué la quatrième vague
épidémique : le taux de séroprévalence chez les femmes enceintes au
plan national est passé de 0 % en 1989 à 1,8 % en 1994. Dès 1991,
parmi les femmes enceintes séropositives, la proportion des femmes
infectées par leur conjoint (33 %) était supérieure à celle des
prostituées (20 %) et à celle des utilisatrices de drogues intraveineuses
(6 %). La cinquième vague épidémique, celle qui affecte les enfants,
en est encore, semble-t-il, à ses débuts, la majorité des jeunes femmes
infectées par le VIH ayant été contaminées en 1992-1993. Les
estimations officielles évaluent à 350000 le nombre d'enfants qui
seront nés de mère infectée par le VIH en l'an 2000.

431
Le sida chez ['enfant en Thailande et au Burkina Faso
Le nombre cumulé des cas de sida déclarés en 1997 en Thaïlande
est de 63 578. Les trois quarts des personnes malades ou décédées
sont de sexe masculin et la majorité d'entre elles ont entre 20 et 34
ans. La transmission sexuelle est responsable d'environ 80 % des
contaminations. 15 0 Il décès cumulés ont été rapportés en 1997 par le
ministère de la Santé (MOPH), qui estime qu'en 1998, entre 800000
et un million de personnes vivraient avec le VIH en Thaïlande. Le sida
ne touche pas également toutes les catégories sociales. L'importance
de l'épidémie au nord du pays est attestée par le fait que 36 % des cas
de sida sont déclarés dans les provinces de l'Extrême-Nord, 10 % dans
les provinces de l'Est et 9,5 % à Bangkok. Les catégories
socioprofessionnelles les plus touchées sont les agriculteurs et les
employés (70 %). L'une des caractéristiques de l'épidémie en
Thaïlande est le fait que les zones rurales sont autant atteintes que les
villes, contrairement à ce que l'on observe en Afrique et dans les pays
occidentaux. Les populations les plus vulnérables semblent être celles
des minorités ethniques, notamment le~ jeunes femmes qui trouvent
dans la prostitution la seule activité économique rentable qui soit à
leur portée. Pour elles, la vulnérabilité biologique sanctionne les
difficultés liées à leur statut social: souvent d'origine étrangère, les
femmes des minorités n'ont accès ni aux services, ni aux droits
ouverts aux Thaïlandais, et ne maîtrisent pas les langues - anglais,
thaï - nécessaires pour accéder à la prévention. Aussi, si ~e système
social thaïlandais est marqué par d'importantes inégalités, ces
disparités sont patentes dans les taux de prévalence du VIH observés
depuis le début de l'épidémie.
Les premières actions de prévention et de lutte contre le sida
auprès de la population ont d'abord été mises en place par des
organisations privées, puis développées par l'État auprès de
populations cibles « à haut risque» «(
intravenous drugs users, same-
sex risk grouPS») et de « groupes à haut risque de la population
générale» tels que les prostitué(e)s, les chauffeurs routiers et les
migrants. En 1991, le Programme « 100 %. condom» étendait la
prévention à l'ensemble des adultes qui fréquentent les établissements
sexuels. Ce programme a été lancé par le charismatique docteur
Mechaï Viravaïdya, un temps ministre, connu pour ses programmes
«(
« Cops and Rubber » Flics et capote»), « Cabbages and Condoms»
«( Choux et condoms», un groupe de restaurants où sont diffusés
gratuitement des préservatifs et de l'information sur le VIH, pour que
432
Le sida chez l'enfant en Thailande et au Burkina Faso
« les capotes deviennent aussi populaires que les choux »).
Parallèlement à son soutien aux actions militantes d'associations qui
ont assuré la diffusion à grande échelle d'information et de
préservatifs, renforcée auprès des établissements sexuels (maisons
closes, salons de th~, salons de massage, bars, boîtes), ce programme
reposait sur des mesures plus autoritaires telles que la pratique
systématique du dépistage, tous les six mois, auprès des travailleurs du
sexe. Ce programme a aussi recours à ce que des Thaïlandais ont
qualifié de « coopération institutionnelle négociée» : les clients des
consultations MST sont tenus d'indiquer dans quel établissement ils
ont été contaminés; la police menace alors l'établissement défaillant,
s'il ne généralise pas l'usage du condom, d'appliquer la loi (qui
interdit la prostitution en Thaïlande depuis les années 1960 mais n'est
quasiment jamais appliquée, environ 200 000 travailleurs du sexe
exerçant dans le pays, souvent au bénéfice des employés des services
de répression). Ce programme peut être crédité de la diminution des
taux de prévalence chez les appelés à partir de 1993. Cette situation
est assez unique, seuls l'Ouganda et la Thaïlande ayant réussi jusqu'à
présent à réduire les taux de prévalence dans la population générale.
La prévalence s'est par contre maintenue au niveau observé en 1993
pour les prostituées (29 %), et les taux ont continué à augmenter en
1996-1997 chez les femmes enceintes dans certaines régions telles que
l'Extrême-Nord, le Sud-Ouest et l'Est du pays (où vivent les minorités
ethniques, aux frontières du Laos, de la Birmanie, du Cambodge et de
la Malaisie).
Le troisième plan national de lutte, en cours (1997-2001),
s'attache davantage que les plans précédents à la lutte contre l'impact
social du sida en termes de discrimination et d'impact économique, en
s'appuyant sur les « ressources existantes» hors du secteur sanitaire
que sont les agents de santé villageois, les moines bouddhistes, les
groupes de personnes vivant avec le VIH et les organisations non
gouvernementales rassemblées dans la Thai NGO Coalition on AIDS.
La crise économique survenue en 1997 ne devrait pas affecter le
budget des soins hospitaliers, mais les programmes de sensibilisation
et peut-être de distribution des préservatifs pourraient être revus à la
baisse. Si la « vulnérabilité en amont» a été au centre des efforts de
prévention dans les précédents plans de lutte, les notions de
«vulnérabilité sociale » et de « vulnérabilité en aval », apparaissent de
plus en plus dans les concepts et les programmes.
433
Le sida chez l'enfant en Thaïlande et au Burkina Faso
L'épidémie au Burkina Faso
Le premier cas de sida était observé au Burkina Faso la même
année qu'en Thaïlande, en août 1985. Le Burkina était alors atteint par
la deuxième vague épidémique africaine, celle qui a touché l'Afrique
de l'Ouest en diffus~t des pays côtiers, tels que la Côte-d'Ivoire et le
Ghana, vers les pays sahéliens.
Un comité national de lutte contre le sida est créé avec l'appui de
l'OMS en 1987, qui met en place les premières mesures de prévention
et d'étude de l'épidémie. Les données épidémiologiques concernant
l'atteinte par le VIH qui ont été produites au Burkina Faso depuis
1986 sont cependant peu nombreuses, très disparates et peu
disponibles. Elles reposent théoriquement depuis 1994 sur une séro-
surveillance de six groupes de populations menée dans huit sites
sentinelles répartis sur l'ensemble du pays, sur la notification des cas
authentifiés par un test sérologique, et sur des études d'origines
diverses.
Or, tous les sites n'ont pas été fonctionnels et une seule enquête
nationale a été réalisée, en 1989. Le taux global de séropositivité chez
les femmes enceintes, considéré comme représentatif de la population
en activité sexuelle, était alors de 3,7 %, avec des taux urbains
compris entre 5 et 7,5 %. Des taux plus élevés ont été décrits chez les
prostituées - jusqu'à 64 % de séroprévalence dans les sites miniers
aurifères (Guiard-Schmid, 1994). Depuis, les enquêtes ponctuelles et
la notification des cas montrent que toutes les provinces ont été
touchées par l'épidémie, et que les taux de séroprévalence chez les
femmes enceintes ont atteint Il % à Ouagadougou et 12,7 % à Bobo
Dioulasso fin 1994398.
Seulement 7 296 cas étaient déclarés en 1995, ce qui doit être
interprété comme une sous-notification des cas due à la rareté des
diagnostics sérologiques et à l'insuffisance du système de recueil et de
traitement des statistiques sanitaires. La prévalence était estimée en
1994 à 7 % dans l'ensemble de la population, ce qui correspondrait à
700000 personnes infectées par le VIH au plan national 399.

398 Anonyme, 1995, Étude de prévalence des maladies sexuellement transmissibles et des
infections à VIH au Burkina Faso, Rapport final, ministère de la Santé Publique,
Ouagadougou, 15p.
399 Banque Mondiale, 1994. Project Information Documen13BURPA069, avril 1994, 4p.
434
Le sida chez / 'enfant en Thaï/ande et au Burkina Faso
Similitudes et différences
Proportionnellement, le Burkina Faso compterait donc six fois
plus de personnes atteintes par le VIH que la Thaïlande. Même s'ils
ont été décrits moins précisément au Burkina Faso, les profils
épidémiques sont similaires : atteinte de groupes focalisés puis
diffusion rapide dans la population générale, importance de la voie
hétérosexuelle dans les modes de transmission, importance des
migrations économiques dans la dynamique épidémique. Certes, ni les
usagers de drogues ni les travailleurs du sexe masculins ne constituent
une catégorie de population pertinente au Burkina Faso; de plus, les
personnes atteintes semblent y être plus homogènes sur le plan de leur
origine ethnique et de leurs caractéristiques socio-économiques qu'en
Thaïlande, où les disparités sont marquées selon les catégories
sociales - sous réserve que ces aspects soient davantage précisés au
Burkina Faso. Mais la différence principale entre les dynamiques
épidémiques observées dans ces deux pays réside dans le fait que le
Burkina, contrairement à la Thaïlande, n'est pas parvenu à limiter
l'extension de la maladie.
Les principaux éléments qui expliquent cette différence tiennent
aux mesures prises par le système de santé. Si les instances
internationales de lutte contre le sida ont été mises en place dans les
deux pays, les moyens financiers n'ont pas permis au Burkina Faso de
réaliser toutes les actions programmées. De plus, le niveau de
développement du système de santé lorsqu'est survenue l'épidémie
était très différent : des mesures telles que la sécurité transfusionnelle
ont pu être mises en place très rapidement en Thaïlande, qui disposait
d'une infrastructure sanitaire performante et de ressources humaines et
matérielles suffisantes pour faire face. Le dépistage y est désormais
disponible dans toutes les formations sanitaires médicalisées, alors
qu'au Burkina Faso, les ruptures de stocks en réactifs empêchent
encore d'assurer la sécurité de la totalité des dons de sang, et le
dépistage n'est pas encore disponible dans tous les hôpitaux
régionaux. Les programmes d'utilisation des préservatifs n'ont pas
suscité en Thaïlande l'opposition de la part des religieux qu'ils ont dû
affronter au Burkina Faso, et l'accessibilité des préservatifs est très
différente : disponibles et souvent gratuits en Thaïlande, ils sont
subventionnés mais payants au Burkina Faso. Bien que leur prix soit
très bas - de l'ordre de 0, 15 FF l'unité - le niveau des revenus est
tel, notamment en zone rurale, que le coût représenté par l'achat
435
Le sida chez l'enfant en Thaïlande et au Burkina Faso
régulier de préservatifs constitue un obstacle à leur utilisation. La
diffusion de l'information sur la maladie et l'acculturation aux
concepts biomédicaux ont indéniablement été freinés par le faible
développement des médias au Burkina Faso.
D'autres différences expliquent sans doute le succès des
programmes thaïlandais, notamment la généralisation du dépistage
dans plusieurs catégories de population, alors que la très grande
majorité des personnes atteintes par le VIH au Burkina Faso ignorent
qu'elles le sont. En Thaïlande, la publication régulière de données
précises concernant le niveau de risque encouru par la «population
générale» a sans doute contribué à sensibiliser la majorité, alors qu'au
Burkina Faso, la réalisation d'enquêtes ponctuelles limitées aux
« groupes à risque» entretenait le préjugé populaire selon lequel seuls
les « Autres» - prostituées, étrangers, «multipartenaires» -
risquaient d'être atteints. L'autonomie des jeunes Thaïlandais favorise
vraisemblablement l'adoption de nouvelles pratiques sexuelles, y
compris celles du «sexe à moindre risque », que les Burkinabè
doivent négocier sous le regard de la famille élargie. La généralisation
de la contraception a favorisé, en Thaïlande, un certain contrôle de la
sexualité et un pouvoir de négociation de la part des femmes plus
propice à l'adoption de mesures préventives qu'au Burkina Faso.
Cette différence existe également pour ce qui concerne l'atteinte des
enfants et la façon dont cette atteinte a été considérée.

Images de la réalité biologique


Comment, dans ces contextes extrêmement différents, ainsi mis
en perspective de manière très générale et forcément approximative,
l'atteinte des enfants a-t-elle été décrite et analysée par les systèmes
de santé et par les médias ?
En Thaïlande, péril majeur
En Thaïlande, le nombre de cas déclarés chez des enfants de
mo-ins de quinze ans a augmenté rapidement : 69 cas en 1991, 130 en
1992, 428 en 1993. Un total cumulé de 993 cas de sida pédiatrique
avait été rapporté au plan national à la mi-1994. Ces données sont
précises, et l'on estime que les cas déclarés représentent entre le tiers
et la moitié des cas existants 400. Depuis 1991, toutes les femmes

400 SHAFFER, N., 1995, «Pediatrie AlOS: the Thai situation », International Symposium
on Pediatrie AlDS in Thailand : A Publie Health and Social Dilemma, Bangkok, February 6-
8,1995. pp.lI-12.
436
Le sida chez l'enfant en Thai/ande et au Burkina Faso
reçues en consultation prénatale sont censées recevoir une proposition
de dépistage VIH associée à un conseil pré et post-test. Cette mesure
était effective dans 80 % des hôpitaux dès 1992 (Thisyakorn et al.,
1994). Ce dépistage est proposé pendant la première consultation
prénatale, qui a li~u théoriquement avant le troisième mois de la
grossesse. Aussi, la majorité des enfants atteints par le VIH ont été
dépistés avant leur naissance. Un test de confirmation est pratiqué
lorsque l'enfant a 15 mois, même en l'absence de signes cliniques, ce
qui permet de repérer les enfants séropositifs asymptomatiques. Pour
les enfants de moins de 15 mois, la connaissance de la séropositivité
de la mère permet de suspecter une infection VIH chez l'enfant
précocement, même lorsque les signes cliniques ne sont pas
spécifiques du sida. D'autre part, toutes les malnutritions graves
observées en Thaïlande évoquent a priori un diagnostic de sida, car on
n'observe pas de malnutrition liée à d'autres causes en Thaïlande, où
la situation nutritionnelle est assurée et le taux de mortalité infantile
est faible (37 %0). De plus, le test VIH est facilement accessible pour
confirmer le diagnostic chez tous les enfants qui présentent des
symptômes. Les enfants infectés par le VIH reçoivent un traitement
antirétroviral dans quelques services hospitaliers ayant mis en place
des programmes spécifiques, et un traitement préventif et curatif des
infections opportunistes dans les autres services. Aussi, la grande
majorité des enfants atteints par le VIH sont identifiés par le système
de santé, notamment depuis la généralisation du dépistage en
consultation prénatale. De plus, la Thaïlande a été l'un des premiers
pays, avec le Brésil, à mettre en place des mesures de prévention de la
transmission du VIH par l'allaitement dès le début des années 1990.
Le sida pédiatrique « existe socialement» dans le système de soins: il
est diagnostiqué selon des termes biomédicaux ; les programmes de
prise en charge favorisent la reconnaissance de la maladie ; la notion
de séropositivité asymptomatique chez l'enfant est reconnue par les
professionnels; des pratiques spécifiques lui sont associées.
Dans les médias, une « vague épidémique» annoncée
Si les médias ont relayé les chiffres produits par le système de
santé concernant l'atteinte des enfants, sans toujours, cependant,
diffuser des données précises et récentes, ils ont plus souvent diffusé
les chiffres projetés pour l'an 2000, notamment celui de 350000
enfants nés de mères séropositives, fréquemment repris dans la presse
nationale. Les estimations produites à la demande du ministère de la
437
Le sida chez l'enfant en Thaïlande et au Burkina Faso
Santé avancent pour l'an 2000 le nombre de 75000 enfants décédés
du sida et 86 000 enfants de moins de 12 ans orphelins (Boonchalaski
& Guest, 1993 ; Guest, 1995). Ces nombres sont vraisemblablement
excessifs, comme le signale leur auteur, car les projections sont basées
sur un taux de fécondité des femmes séropositives égal à celui de la
population générale et sur un taux de prévalence chez les femmes en
âge de procréer projeté à partir des taux d'incidence observés au début
des années 1990 401, et ne prennent pas en compte l'existence de
traitements préventifs de la transmission mère-enfant du VIH.
D'autres estimations proposant des chiffres similaires ont été
officialisées par le gouvernement : dans une présentation de la
situation en matière de sida pédiatrique en Thanande, le représentant
du ministère de la Santé déclare en 1995 : « ... if is projected that in
the year 2000 there will he more than 60,000 pediatrie AIDS cases
and approximately 120,000 chi/dren will eventually become AIDS
orphans» (Boonoyen, 1995). Bien sûr, la presse nationale a aussi
diffusé de manière très précise les résultats de l'essai clinique évoqué
plus haut, mais de manière générale, les informations qu'elle publie
sur l'atteinte des enfants mettent en avant des chiffres très élevés. En
évoquant tantôt le nombre d'enfants nés de mères séropositives, tantôt
le nombre de cas de sida attendus 402, et en donnant des chiffres
cumulés plutôt que l'estimation du nombre de personnes vivant avec
le VIH à un moment précis, la presse entretient une certaine confusion
qui va dans le sens d'une surestimation de l'atteinte des enfants. Ces
chiffres renforcent la notion de « vague épidémique» en préparation,
qui devrait déferler dans un avenir très proche, puisqu'il ne manque
désormais plus qu'une année pour atteindre l'an 2000 et voir les
projections devenir réalité.

Au Burkina, cause mineure


Dans le système biomédical, absence de données
Au Burkina Faso, à l'inverse, le ministère de la Santé ne dispose
pas de données précises concernant le nombre d'enfants infectés par le

401 Les projections concernant les taux de prévalence dans la population générale ont été
revues à la baisse en 1993, mais cette correction n'est pas prise en compte dans les
estimations concernant les enfants.
402 Le nombre de cas de sida devrait être 10 fois inférieur au nombre d'enfants nés de mères
séropositives si l'utilisation de l'AZT est généralisée chez les femmes enceintes, 5 fois
inférieur sans AZT.
438
Le sida chez l'enfant en Thaïlande et au Burkina Faso
VIH, ni d'estimations. Si les cas de sida sont déclarés pour les adultes
lorsqu'un diagnostic sérologique a confirmé le diagnostic clinique,
aucune directive précise n'a été donnée aux médecins concernant la
déclaration des enfants de moins de 15 mois nés de mère
séropositive 403; les cas de sida chez l'enfant ne sont donc pas
déclarés. Les instances de lutte contre le sida n'ont pas réalisé
d'enquête de séroprévalence susceptible de mesurer l'atteinte des
enfants, et seules deux études ponctuelles réalisées dans un service
hospitalier ont montré l'existence du problème 404.
Cette méconnaissance de l'importance épidémiologique du
problème tient en premier lieu aux difficultés du système de santé à le
reconnaître. Du fait de l'absence de dépistage en consultation
prénatale, ce n'est qu'à partir de signes cliniques que les enfants
peuvent être suspectés d'une atteinte par le VIH ou lorsque l'un de
leurs parents a déjà été atteint. Or, l'enfant est souvent la première
personne de la famille dont l'atteinte par le VIH se révèle
cliniquement, et le diagnostic n'est pas évoqué a priori. De plus,
l'atteinte des enfants par le VIH se manifeste cliniquement par des
symptômes d'autres pathologies « banales» malnutritions,
diarrhées persistantes, infections récidivantes, fièvre récurrente -
dont la prévalence est élevée en Afrique de l'Ouest. Les critères de
Bangui, définis par l'OMS en 1985 (révisés en 1989) pour .permettre
d'établir un diagnostic à partir de l'observation clinique et du statut
sérologique de la mère, ne sont pas suffisamment précis pour être
utilisés lorsque l'enfant est « malnutri» et le test sérologique est
rarement disponible (seulement dans les principaux hôpitaux) et trop
peu accessible (son coût varie selon les centres de 5 à 100 FF). Les
pédiatres sont, de plus, réticents à réaliser le test VIH en pédiatrie, car
tester l'enfant peut introduire une présomption concernant le statut
sérologique de la mère, révélant au père une information
confidentielle à son sujet, ce qui risque de la soumettre à des réactions
d'accusation ou de rejet. De plus, beaucoup d'enfants présentent les
premiers signes cliniques avant 15 mois, et le test sérologique effectué

403 Ces enfants sont séropositifs même s'ils ne sont pas eux-mêmes infectés par le VlH du
fait de la présence des anticorps maternels.
404 Ces études ont montré que 3 % des enfants hospitalisés en service de pédiatrie à Bobo
Dioulasso et 15 % des enfants pris en charge pour une malnutrition étaient porteurs du VlH en
1992. PRAZUCK, T., TALL, F., NACRü, B. et al., 1993, « HIV infection and severe
malnutrition: a clinical and epidemiological study in Burkina Faso », AIDS, vol. 7, nO l : 103-
108.
439
Le sida chez l'enfant en Thaïlande et au Burkina Faso
à cet âge n'apporte pas un diagnostic biologique définitif : le risque
social que le test fait encourir à la mère pourrait être trop élevé,
comparé au faible intérêt médical du test pour l'enfant. Aussi le
diagnostic n'est qu'exceptionnellement établi avec certitude. Pour les
soignants, cette sitllation d'incertitude sur le diagnostic se double
d'une incertitude thérapeutique, car les traitements à adopter en
pédiatrie, notamment sur le plan nutritionnel, ne sont pas encore
précisément définis; les antirétroviraux qui existent en Thaïlande ne
sont pas disponibles au Burkina. Les traitements préventifs des
infections opportunistes ont un coût suffisamment élevé dans le
contexte économique local pour que des parents préfèrent prendre le
risque d'attendre que leur enfant soit malade pour acheter les
traitements. Ces différents niveaux d'incertitude remettent en cause
l'intérêt du diagnostic VIH. De plus, la crainte d'attitudes de
discrimination amène les médecins à éviter que les autres membres
des équipes soignantes aient connaissance de la suspicion de sida pour
un enfant, ce qui entretient un certain silence autour de la maladie.
De l'incapacité à reconnaître le sida à l'évitement du diagnostic
Dans ces conditions, la plupart des enfants infectés par le VIH
sont pris en charge par les services de soins, notamment les centres de
récupération et d'éducation nutritionnelle, lorsqu'ils présentent des
signes de malnutrition sévère ou d'infections récidivantes. Beaucoup
d'enfants accueillis sont considérés par les soignants comme
«suspects d'une atteinte par le VIH» sans que le diagnostic
biologique ou clinique ait été établi. Leur traitement est identique à
celui des enfants atteints de malnutrition ordinaire, et chaque nouvel
épisode pathologique est traité au fur et à mesure de son occurrence.
Au terme d'un parcours généralement long et coûteux qui les conduit
des consultations et centres de renutrition périphériques vers l'hôpital,
les enfants sortent «contre avis médical» après quelques semaines de
traitement sans amélioration et rejoignent le secteur thérapeutique
traditionnel et informel. D'autres enfants quittent le système de soins
biomédical dès qu'ils sont orientés vers 1'hôpital, par crainte des
parents de ne pouvoir «payer les ordonnances». Seuls obtiennent un
diagnostic d'atteinte par le VIH les enfants dont les parents peuvent
accéder financièrement au test - parce qu'ils appartiennent à
certaines catégories socio-économiques ou parce que leur famille n'a
pas encore été éprouvée financièrement par le sida - et ceux qui ont
une certaine proximité sociale avec le médecin, facilitant
440
Le sida chez l'enfant en Thallande et au Burkina Faso
l'établissement d'une relation personnalisée. Le diagnostic étiologique
d'atteinte par le VIH n'est plus recherché pour les enfants les plus
démunis pour éviter que ces enfants ne quittent le système de soin,
l'absence de diagnostic apparaissant comme une condition d'adhésion
au traitement de la part de la famille. Non seulement le système de
santé ne parvient pas à identifier les cas de sida, mais de plus les
soignants considèrent qu'il est de l'intérêt de très nombreux enfants
que le diagnostic ne soit pas établi, afin que leurs familles n'épuisent
pas leurs maigres ressources dans des examens qui ne déboucheront
sur aucune prise en charge réelle ou dans l'achat de traitements
coûteux qui mettra inévitablement en danger l'alimentation de l'enfant
malade, voire celle des autres membres de sa famille. Aussi, si le
système de santé ne donne pas d'image précise de la réalité biologique
du sida pédiatrique au Burkina Faso, c'est en premier lieu parce qu'il
ne parvient pas à « faire exister socialement» le sida pédiatrique.
Si le système de santé ne parvient pas à assurer un « traitement»
spécifique - au sens médical du terme - du sida pédiatrique,
l'atteinte des enfants est, de plus, peu présente dans les messages de
prévention diffusés auprès de la population. Les seules évocations par
les médias sont abstraites ou concernent des pays lointains, mais
n'abordent pas la contamination d'enfants au Burkina. Les messages
d'IEC se sont longtemps cantonnés à l'évocation de la transmission
mère-enfant pendant la grossesse ou au cours de l'accouchement,
voire à la transmission materno-fœtale, et l'allaitement n'a été évoqué
comme mode de transmission du VIH qu'à partir de 1997. Aucun
document d'information ne représente un enfant malade ou ne détaille
la symptomatologie du sida pédiatrique, comme c'est le cas pour les
adultes.
Pour la population, absence de représentations du sida
pédiatrique
Si les instances de lutte contre le sida burkinabè ne semblent pas
considérer qu'il est nécessaire d'informer la population à propos du
sida pédiatrique, ou de montrer que les enfants peuvent être atteints au
même titre que les adultes, comme c'est le cas en Thaïlande, les
enquêtes CAP 405 montrent que cette notion est très mal connue,
notamment par les femmes. Dans une enquête nationale qui a exploré
les connaissances et perceptions de 3261 personnes, seulement 3,7 %

405 Connaissances, Attitudes, Pratiques.


441
Le sida chez l'enfant en Thailande et au Burkina Faso
des personnes interrogées en zone rurale et 9,8 % en zone urbaine
citent spontanément la transmission mère-enfant parmi les modes de
transmission du VIH 406. En 1996, seulement 14 % des femmes
enceintes interrogées dans les structures de soins de Bobo Dioulasso
connaissent ce mocle de transmission, alors que 95 % d'entre elles
citent la transmission par les relations sexuelles et 71 % la
transmission par le sang 407. Comme il est absent des données
produites par le système de soins, le sida pédiatrique paraît absent des
perceptions populaires.
Plusieurs syndromes traditionnels présentent des analogies, sur le
plan de leurs manifestations cliniques, avec le sida pédiatrique: le
sere et le sago comportent un amaigrissement sévère qui peut être
associé à une diarrhée persistante. Dans le cas du sere, les analogies
avec le sida concernent aussi l'étiologie de la maladie: la maladie est
provoquée par les relations sexuelles de la mère; le spenne est
supposé « gâter le lait », qui empoisonne l'enfant. Un autre syndrome,
le k%n, associe des signes digestifs et des plaies de la bouche et de la
région anale, considérées comme des signes de l'existence de plaies
dans le ventre. La polysémie clinique de l'atteinte par le VIH en
pédiatrie pennet d'interpréter ses manifestations comme des signes de
k%n, sago ou sere, syndromes relativement fréquents et ordinaires.
Aussi, les représentations de syndromes traditionnels préexistants
semblent faire écran à la constitution ou à la mobilisation du
diagnostic de sida pour un enfant. L'expérience de cas semble pouvoir
difficilement contribuer à la constitution d'une représentation du sida
pédiatrique du fait des limites de la communication entre médecins et
parents autour de la maladie et du déni des parents d'enfants atteints,
pour lesquels le sere ou le sago constituent un diagnostic de repli,
connoté moins péjorativement que le sida. Ces éléments semblent se
conjuguer pour limiter l'élaboration de représentations populaires
spécifiques du sida pédiatrique. Seuls certains thérapeutes
traditionnels déclarent qu'ils connaissent le sida pédiatrique et qu'ils

406 SAWADOGO, R.c., COULIBALY, N.C., COULIBALY, S., KABORE, Y., OUABA,
N., SOUBEIGA, A., 1996. Enquête de connaissances attitudes pratiques (CAP) sur la
Planification Familiale, le sida, les MST et l'éducation à la vie familiale. Rappon final.
Ouagadougou, MEFP-SG, PPLS, Sud Consult, 319 p.
40; SOMBIE, 1., CARTOUX, M., MEDA, N., TIENDREBEOGO, S., KY-ZERBO, O.,
DABIS F., VAN DE PERRE P., 1996, « Évaluation de deux techniques de conseil lors du
dépistage du VIH chez les femmes enceintes à Bobo-Dioulasso », Communication, Vème,
Journées des Sciences de la Santé de Bobo-Dioulasso, 10-13 avril.
442
Le sida chez l'enfant en Thallande et au Burkina Faso
traitent des enfants malades. Contrairement à la Thaïlande où le sida
semble être compris par la population essentiellement selon les
concepts biomédicaux, l'atteinte des enfants par le VIH est en grande
partie interprétée et traitée au Burkina Faso selon les tennes du secteur
traditionnel.
Le sida chez l'enfant, cause perdue?
L'on peut interpréter ce silence public autour du sida chez
l'enfant observé au Burkina Faso comme une fonne de «négligence
sociale », en partie due à l'organisation du système de soins, dont les
programmes verticaux, définis autour d'une pathologie, favorisent les
adultes avant de traiter les enfants dans leur hiérarchisation des actions
de lutte. Mais si le sida pédiatrique apparaît comme une cause mineure
au Burkina Faso, c'est aussi vraisemblablement parce que le
traitement de l'enfant y est souvent considéré comme une «cause
perdue ».
Face à l'ampleur de l'épidémie, nombre de responsables
nationaux ont déclaré qu'il fallait lutter pour les générations à venir,
la génération actuelle et les personnes déjà atteintes ayant bien peu de
ressources à leur disposition. Les traitements antirétroviraux semblent
d'autant plus hors de portée que leur coût est bien supérieur à celui du
traitement des infections opportunistes ou du dépistage, qui n'ont pu
être mis en place sur l'ensemble du pays jusqu'à présent. Dans un
pays où le taux de mortalité infantile est de 115 %0, bien des enfants
meurent encore de malnutrition, de rougeole ou de paludisme, et le
sida peut n'apparaître que comme une cause de mortalité
supplémentaire. Dans ce cas, le sens de la production de
connaissances par le système de santé pourrait être remis en cause par
l'incapacité locale à infléchir la réalité biologique.
Le silence serait justifié par l'absence de mesures préventives
simples pour l'enfant qui donneraient une utilité pratique à la diffusion
de l'infonnation sur la transmission mère-enfant. L'épidémie pourrait
rester invisible pour ce qui concerne les enfants tant que des moyens
d'agir ne seront pas disponibles dans le système biomédical. Dans
l'intervalle, le traitement des enfants malades restera confiné au
secteur traditionnel.
Ainsi, dans deux contextes sociaux différents, le sida chez
l'enfant apparaît comme une menace publique en Thaïlande,
précisément décrite par le système de soins biomédical, ayant une
existence dans les représentations de la population, alors qu'au
443
Le sida chez l'enfant en Thailande et au Burkina Faso
Burkina où l'atteinte des enfants est tout autant éprouvée, la maladie
est rarement reconnue, et son interprétation ainsi que son traitement
relèvent en grande partie du secteur traditionnel.

Perceptions et traitement du risque VIH chez l'enfant


Des traitements de la maladie si différents donnent à penser que
le risque VIH pourrait être conçu différemment dans ces deux pays.
Comment le risque VIH est-il prévenu chez l'enfant en Thaïlande et
au Burkina Faso? Quelles perceptions du risque fondent ces pratiques
préventives, et quel rapport entretiennent-elles avec les représentations
sociales du sida pédiatrique explicitées plus haut?
Selon les organismes internationaux, la prévention de la
transmission du VIH de la mère à l'enfant repose essentiellement sur
trois types de mesures: le traitement par les antirétroviraux (dont
l'AZT) pendant la grossesse, les mesures d'asepsie en période
périnatale (avec la désinfection vaginale éventuellement complétée
par une césarienne) et la suppression de l'allaitement maternel
remplacé par les « substituts» 408, Comment ces mesures sont-elles
appliquées en Thaïlande et au Burkina Faso?

Interprétations locales des mesures préventives


Antirétroviraux et substituts du lait maternel
La Thaïlande a pu mettre en place plusieurs de ces mesures
préventives. Le ministère de la Santé thaïlandais a décidé au début des
années 1990 d'aligner ses stratégies de prévention de la transmission
mère-enfant sur celles des pays développés, et les services de santé
thaïlandais disposent officiellement de deux stratégies: l'allaitement
artificiel et l'usage des antirétroviraux en période périnatale.
L'allaitement artificiel des enfants de mères séropos.itives pose des
problèmes complexes dans les pays du Sud, tant par les risques
infectieux et nutritionnels qu'il représente dans un environnement
sanitaire peu sûr, que par son coût qui le met hors de portée de la
population de nombreux pays. Dès 1991, le ministère de la Santé
publique thaïlandais décidait de fournir le lait artificiel pour chaque
enfant pendant deux ans, les mères venant s'approvisionner auprès des
maternités et services de santé maternelle et infantile. Par la suite, le

408 Le terme de « substituts du lait maternel» a remplacé ceux de « laits artificiels», « laits
maternis~s », « lait en poudre» dans le langage des organismes internationaux et institutions
sanitaires.
444
Le sida chez l'enfant en Thaïlande et au Burkina Faso
coût élevé du lait en poudre -lié notamment au respect par la
Thaïlande du Code International de Commercialisation des Substituts
Maternels, adopté en 1981 par l'OMS pour limiter l'abandon par la
population générale de l'allaitement maternel au profit de l'allaitement
artificiel - amène le ministère à ne plus fournir le lait artificiel
qu'aux femmes dont la situation économique justifierait une aide.
Dans certains cas, des ONG ont relayé l'action du ministère de la
Santé, prenant en charge le lait fourni. Ailleurs, des projets de
recherche ont financé l'allaitement artificiel. En 1998, la situation
n'est donc pas homogène sur l'ensemble du pays. Tous les services ne
semblent pas être en mesure de fournir la totalité des « substituts du
lait» nécessaires, le seuil de pauvreté des mères à partir duquel les
services donnent ces produits n'est pas le même partout, et les conseils
donnés par les professionnels de santé à propos de leur utilisation
semblent très variables. Il semble notamment que les femmes des
minorités ethniques aient des difficultés à se procurer du lait en
poudre du fait des distances à parcourir pour s'approvisionner, et à
l'utiliser dans un contexte précaire. Ainsi, si les mesures ont été prises,
l'accessibilité sociale de l'allaitement artificiel ne paraît pas assurée
pour toutes les femmes et sur l'ensemble du pays. Au Burkina Faso,
par contre, aucune mesure n'a pu être mise en place au plan national
concernant la transmission du VIH par l'allaitement. Au cas par cas,
les médecins évaluent, avec les femmes qui ont connaissance de leur
séropositivité, leurs capacités financières à acheter les substituts du
lait maternel et leurs possibilités pour préparer le lait de manière
satisfaisante sur le plan de l'hygiène, dans un contexte où seulement
une minorité de femmes ont accès à une eau courante potable.
L'allaitement « artificiel» nécessite alors un suivi médical, et peu de
femmes ont fait l'expérience de cette mesure préventive qui demeure
exceptionnellement appliquée. La réduction de la transmission du VIH
de la mère à l'enfant par la zidovudine (AZT), adoptée par les pays
développés en 1994, n'a pas été immédiatement recommandée par le
ministère de la Santé publique thaïlandais pour des raisons de coût des
traitements et pour des raisons logistiques. En effet, le protocole
initial, utilisant l'AZT par voie orale à partir du 3ème mois de la
grossesse et par voie veineuse pendant l'accouchement chez la mère,
puis par voie orale pendant un mois et demi chez l'enfant, semblait
trop lourd pour les pays du Sud. En 1995, les COC américains et le
ministère de la Santé thaïlandais lançaient à Bangkok, en collaboration
445
Le sida chez / 'enfant en ThQl/ande et au Burkina Faso
avec Onusida, une étude sur l'efficacité d'un protocole court et
simplifié (AZT par voie orale pour la mère pendant le dernier mois de
la grossesse auprès de femmes n'allaitant pas leur enfant).
Parallèlement, l'INSERM, en collaboration avec l'ANRS et les
comités nationaux de lutte contre le sida du Burkina et de Côte-
d'Ivoire, testait un protocole similaire à Bobo-Dioulasso et à Abidjan
auprès de femmes allaitant leur enfant. Des résultats partiels de l'étude
thallandaise ont été publiés en février 1998 409, qui ont été évoqués
plus haut. En mars 1998, les professionnels de santé thaïlandais
attendent que le ministère de la Santé annonce une stratégie nationale
qui permette d'étendre le traitement préventif à toutes les femmes
enceintes séropositives. Reste à préciser dans quelle mesure les
antiviraux seront disponibles en dehors des projets de recherche, ou
des établissements de soins privés, fréquentés par une population
susceptible de payer l'AZT. Au Burkina Faso, un projet expérimental
de traitement des femmes enceintes séropositives par l'AZT est en
cours de définition, mais aucune mesure d'ampleur nationale n'a
encore été pressentie. La mise en place de ces mesures préventives
nécessite que le dépistage du VIH soit réalisé chez les femmes
enceintes, ce qui n'est pas encore le cas au Burkina Faso en dehors des
projets de recherche. En Thaïlande, ce schéma général n'est pas
systématiquement appliqué car le coût du test de dépistage n'est pas
toujours pris en charge et l'obstacle économique à l'acceptation du
dépistage ne peut être écarté partout. Les praticiens du nord du pays
reçoivent souvent tardivement les femmes des minorités ethniques,
dont la première consultation prénatale n'a parfois lieu qu'au septième
mois de la grossesse 410. Si le dépistage est recommandé à toutes les
femmes enceintes, son accessibilité ne semble pas totale en début de
grossesse. Ainsi, la prévention de la transmission mère-enfant,
officiellement mise en place en Thaïlande, semble actuellement
accessible pour la majorité mais peu assurée pour les femmes dont
l'accès aux soins est limité (en particulier celles des minorités
ethniques). Au Burkina Faso, par contre, la mise en place des
programmes de prévention est projetée, mais les femmes qui peuvent
prendre des mesures préventives restent des cas exceptionnels.

409 BHATIASEVI, A. «AZT found to be 51 % efficient in reducing perinatal HIV. Short


course trial meets with success », Bangkok Post, 19 February 1998.
410 Communication personnelle d'un responsable d'association d'aide aux femmes en
difficulté.
446
Le sida chez "enfant en Thailande et au Burkina Faso
« Prévenir la procréation» pour prévenir la transmission?
L'examen des modalités du dépistage et de la prise en charge des
1
femmes enceintes séropositives en Thaïlande met à jour d'autres
pratiques considérées comme préventives de la transmission mère-
enfant. Lorsque sa séropositivité est dépistée en consultation
prénatale, ce sont d'abord l'interruption de grossesse et la ligature
tubaire qui sont proposées à la femme enceinte. La majorité des
médecins des consultations prénatales proposent l'interruption de
grossesse, qui semble pour eux « aller de soi » ; une minorité d'entre
eux donneraient aux femmes séropositives le conseil de terminer leur
grossesse en cours et d'éviter une nouvelle grossesse. Comme
l'indiquent Brown et al. (1995), « although abortions are technically
il/egal in Thailand, they are readily available to HIV positive
women ». Pourtant, il ne semble pas exister de directives nationales
émanant du ministère de la Santé qui recommanderaient l'interruption
de grossesse pour les femmes séropositives: cette pratique médicale
pourrait s'être instaurée sans qu'elle fasse l'objet d'une stratégie
planifiée.
Les témoignages de soignants rapportent que la majorité des
femmes acceptent l'interruption de grossesse. Mais les taux
d'acceptation des femmes semblent varier de manière importante
selon les services, car une synthèse nationale rapporte des taux
compris entre 20 et 90 % (Brown et al., 1995). Or, l'absence de
standardisation du contenu du «conseil médical» ne permet pas de
préciser si la décision de la femme est le fruit d'un choix autonome
ou d'un choix induit par le professionnel de santé. Il semble en effet
que les professionnels de santé n'informent pas toujours la consultante
des différents aspects du risque de transmission du VIH à l'enfant
qu'il lui faut connaître pour faire un choix « éclairé ». Dans une étude
nationale sur les difficultés rencontrées par les services de soins face
au VIH chez la femme et l'enfant, Brown et al. signalent que « one
final concern which has arisen is that many doctors are
recommending abortions or sterilization in a directive fashion»
(Brown et al., 1995).
Le point de vue des femmes concernées n'ayant pas encore fait
l'objet d'études systématiques, il ne peut être apprécié
qu'indirectement au travers d'histoires individuelles rapportées par les
travailleurs sociaux, et par quelques éléments mis en évidence par des
enquêtes portant sur des thèmes en rapport. Ainsi, dans leur enquête
447
Le sida chez / 'enfant en Thal/ande et au Burkina Faso
sur les résultats du conseil post-test auprès de femmes enceintes à
Bangkok, Pinyovanichkul et al. précisent: «The major concern
expressed by the women was about the chance of their baby being
infected» 411. Une enquête auprès de femmes enceintes reçues en
consultation préna~ale à Bangkok montre que la notion de
transmission mère-enfant est bien connue des mères: 90 % d'entre
elles mentionnent ce mode de transmission (un taux identique est
obtenu pour la connaissance des modes de transmission sexuelle et par
le partage des seringues). Mais le risque de transmission mère-enfant
est surestimé: 63 % des femmes pensent que tous les enfants de mère
infectée par le VIH seront eux-mêmes atteints; seulement 19 % des
femmes savent que 20 à 40 % des enfants seront atteints 412. Ainsi, les
femmes enceintes pourraient fonder leur choix d'interrompre leur
grossesse sur une surestimation du risque biologique de transmission
du VIH de la mère à l'enfant.
La décision pose des problèmes complexes aux femmes.
L'interruption volontaire de grossesse est illégale en Thaïlande, et
l'avortement médical n'est admis qu'en cas de danger pour la santé de
la mère ou de grossesse à la suite d'un viol 413. Or, la santé d'une
femme infectée par le VIH n'est pas directement mise en danger par la
grossesse. Même si cette mesure semble de plus en plus admise, et si
les consultantes se plient à ce qu'elles entendent comme une
proposition médicale, les femmes qui acceptent l'interruption de
grossesse se situent hors la loi et leur acte est répréhensible. Le
premier souci des femmes auxquelles l'interruption de grossesse est
proposée, tel qu'il a été révélé par une enquête qualitative (Batterink,
1994), est le risque que, en cas d'échec de l'avortement, leur enfant
soit infirme; dans ce cas, la faute serait encore plus importante : c'est
sur ce dilemme que s'établit le choix (Chaiprasit, 1994). D'autres
facteurs influent sur la décision: le coût de l'interruption de grossesse

411 PINYOVANICHKUL, S., TOTHONG, P., PHURKSAKASAMESUK, S., JETSAWAN,


G., B., JALANCHAVANAPATE, S., KLUMTHANOM, K. et a/., 1995, « Post-test
counselling ofHIV+ pregnant women attending antenatal clinic », Bangkok. 3'd International
Conference on AIDS in Asia and the Pacifie, Chiang Mai, September 17-21, Abstract PC307.
412 SORAPIPATANA, S., LOKAPHADHANA, V., YUVASEVEE, c., SAMSUKKREE, S.,
LAOSAKKITIBORAN, J., SCHAFFER, N., 1995, « Good general HIV/AIDS knowIedge
among pregnant women at 1st antenatal visit, Siriraj Hospital », Bangkok, 3'd International
Conference on AIDS in Asia and the Pacifie, Chiang Mai, September 17-21, Abstract PB130.
413 The Penal Code ofThailand, traduit par L. D. S. Patived, in EUNGPRABHANTH, E,
SASTRAVAHA, S., NA-NOGKAI, S., année inconnue, « The abortion law in Thailand. A
review ofcurrent status. in Women and abortion », Bangkok, pp. 213-227.
448
Le sida chez l'enfant en Thaïlande et au Burkina Faso
reste à la charge de la femme. À Chiang Mai, son coût est
actuellement de 1 000 bahts (soit environ 1 400 FF) dans les hôpitaux,
mais le prix est plus élevé dans les cliniques privées, et d'autant plus
important que la grossesse est plus avancée 414. Ce coût constitue une
barrière pour un certain nombre de femmes qui doivent trouver une
aide matérielle auprès des associations et ÜNG. Deux membres
d'associations d'aide nous ont décrit les situations difficiles de
femmes qui, découvrant leur séropositivité tardivement, ont dû mener
tout un parcours pour trouver les moyens nécessaires afin de payer
l'interruption de grossesse dans un établissement privé, ceux-ci étant
moins réticents à pratiquer des actes tardifs qu'ils font payer plus
chers que les services publics 415. Enfin, en dernier ressort, c'est le
mari qui décide : les hôpitaux demandent son accord pour pratiquer
l'interruption de grossesse. C'est dire que la confidentialité autour du
statut VIH de la femme n'est pas assurée, car le mari sera tôt ou tard
infonné du motif de l'interruption de grossesse. Une femme qui
accepte l'interruption de grossesse devra aussi trouver des raisons
acceptables pour expliquer son avortement à son entourage. Pour
éviter la stigmatisation liée au VIH, des femmes disent qu'elles ont du
diabète ou qu'elles sont trop faibles pour mener à bien leur grossesse
416. La même étude montre que leurs capacités à faire face à
l'avortement dépendent largement de leur personnalité, de leurs
attentes en matière de soutien social, et de leur relation avec leur mari
au sein de leur famille. Il est alors peu pertinent de parler de
« choix» : les femmes sont plutôt en situation de dilemme, dans un
contexte de contraintes multiples, où la pression médicale et sociale en
faveur de l'avortement semble importante. La décision de poursuivre
la grossesse en cas de séropositivité (créée par la proposition de
l'interrompre) redouble l'angoisse en rendant la femme
« responsable» de la contamination de son enfant - c'est du moins
ainsi que semblent le ressentir les femmes concernées par cette étude.

414 Communications personnelles d'un médecin et de deux responsables d'association d'aide


aux personnes atteintes.
415 Observation de terrain.
416 CHAIPRASIT, S., SIRIROJ, B., 1994, « Coping with AIDSIHIV», in Anonymous:
Workshop on sociocultural dimensions of HIV/AIDS control and care in Thailand. Chiang
Mai, The Social Research Institute, Jan. 19-21, 1994, non paginé.
449
Le sida chez l'enfant en Thaïlande et au Burkina Faso
La stérilisation par ligature tubaire, pratique préventive?
Après l'interruption de grossesse ou après la naissance, une autre
mesure est proposée aux femmes séropositives depuis 1991: la
ligature tubaire. Dans un hôpital de Bangkok, une étude montre que
73,8 % des femmes séropositives ayant accouché ou ayant eu une
interruption de grossesse entre 1988 et 1994, ont eu une ligature
tubaire dans les suites immédiates 417. La pratique est la même quel
que soit l'âge des femmes: dans cette population, 76,2 % des femmes
âgées de moins de 20 ans ont été stérilisées, et la tranche d'âge la plus
représentée est celle des 20-24 ans 418. Dans une enquête réalisée à
Chiang Mai sur la période 1989-1994,44 % des femmes séropositives
ont eu une ligature des trompes 419.
Là aussi, des « abus » semblent coexister ponctuellement à cette
pratique généralisée, qui vont encore dans le sens d'une imposition de
la décision de stérilisation par le médecin: un membre d'une
association d'aide nous signalait le cas d'une femme à qui le médecin
avait expliqué qu'il ne pouvait pratiquer l'interruption de grossesse
sans ligature des trompes. L'acceptation sociale de la ligature tubaire
est certainement favorisée en Thaïlande par le fait qu'elle était déjà
utilisée avant l'épidémie de sida comme moyen de contraception pour
les femmes ayant plus de deux enfants vivants.
La Thaïlande a été soumise à un programme de régulation des
naissances soutenu et très efficace au cours des dernières décennies,
l'amenant à une transition démographique rapide, programme au
cours duquel les méthodes contraceptives ont été popularisées, au
point que le pays a désormais un taux de fertilité très bas (2,1 enfants
par femme) et l'un des taux les plus élevés du monde en matière de
recours aux contraceptifs. Cependant, la ligature des trompes n'est pas
un moyen de contraception que demandent les femmes : dans une
enquête auprès de femmes ayant un conjoint séropositif et ne

417 Sur un effectif total de 442 femmes. PAISARNTANTIWONG R., SATHAPORNPONG


G., KONGSIN P., 1995, « Female sterilization following pregnancy among HlV-infected
women in Vajira hospital », 3'd International Conference on AIDS in Asia and the Pacifie,
Chiang Mai, September 17-21, 1995, Abstract PB1202.
418 L'étude ne précise pas si les femmes primipares sont moins souvent soumises à une
Iigllture tubaire que celles qui ont déjà eu des enfants.
419 26 % ont choisi l'implant hormonal. SIRIVATANAPA, P., YAUWAPARKSOPON, P.,
1995, « Medico-demographic features of pregnant women with HIV infection », International
Symposium on Pediatrie AlOS in Thailand : A Public Health and Social Dilemma, Bangkok,
February 6-8, pp.21-22.
450
Le sida chez l'enfant en Thailande et au BurkIna Faso
souhaitant pas avoir d'enfant, elles sont moins de 5 % à choisir la
ligature des trompes, alors que 60 % d'entre elles choisissent le
préservatif, 41 % les contraceptifs oraux et 5 % les contraceptifs-
retard injectables 420.
La préférence pour des modes de contraception moins
« définitifs» est aussi mentionnée par des femmes qui ont elles-
mêmes eu une ligature tubaire comme mesure contraceptive, hors du
contexte du VIH : Il % des femmes regrettent leur ligature deux ans
après l'avoir pratiquée (Pitakkepsombati & Janowitz, 1991). Aucune
étude n'a été menée, à notre connaissance, sur les perceptions des
femmes séropositives qui ont été soumises à une ligature des trompes.
Au Burkina, une «fécondité de remplacement»
Comme en Thaïlande, l'interruption de grossesse est illégale au
Burkina Faso et n'est tolérée que sur prescription médicale et
strictement encadrée, lorsque la grossesse représente une menace
vitale pour la mère. L'avortement est cependant lar~ement pratiqué
hors des services de soins indépendamment du VIH, puisqu'une
enquête menée à l'université montrait que près d'une étudiante sur
cinq avait subi une interruption de grossesse clandestine 421. Or, ni les
médecins ni les femmes séropositives ne semblent émettre de
demande d'interruption de grossesse dans le contexte du VIH.
Au contraire, les femmes vivant avec le VIH suivies dans le cadre
d'un projet de recherche à Bobo-Dioulasso ont souvent entamé une
nouvelle grossesse ultérieurement à la découverte de leur
séropositivité, notamment lorsque l'enfant issu de la grossesse
précédente était décédé 422.
Si des données quantitatives ne sont pas encore disponibles pour
corroborer ces observations, il semble que les mères choisissent,
notamment lorsqu'elles sont jeunes et ont un petit nombre d'enfants,
de tenter une nouvelle grossesse dans l'espoir que l'enfant ne sera pas

420 RUGPAO, S., WONGPUN, P., DE BOER, M., TOVANABUTRA, S., CELENTANO,
D., ROBISON, V. et al., 1997, « Factors affecting reproductive and contraceptive decision-
making among women with HIV infected partners in northern Thailand», 4th International
Conference on AlOS in Asia and the Pacific, Manila, October 25-29, Abstract A(P)019.
421 Anonyme, Attitude des étudiants de l'Université de Ouagadougou par rapport à
J'utilisation des préservatifs et des méthodes contraceptives modernes. Ouagadougou,
MESSRS, DEMP, 1995 ; 43 p. Document multigraphié.
422 Communication personnelle de l'équipe du projet DlTRAME, Centre Muraz.
451
Le sida chez l'enfant en Thailande et au Burkina Faso
atteint 423. La notion de «fécondité de remplacement », utilisée par
les démographes, a été évoquée à ce propos.

Des pratiques préventives aux perceptions du risque VIH


chez l'enfant
Limiter la procréation pour réduire l'infection?
Plusieurs aspects peuvent être évoqués pour comprendre ces
attitudes différentes. Le statut légal de l'interruption de grossesse et sa
pratique effective à titre contraceptif, indépendamment du VIH, fait
partie des facteurs explicatifs. Les observations faites en Thaïlande
peuvent être mises en perspective avec celles qui concernent la
France, où 56 % des femmes enceintes séropositives au VIH
choisissaient d'interrompre leur grossesse avant l'émergence de la
prévention de la transmission mère-enfant par l'AZT 424. Ce taux
n'est pas étranger au fait que l'interruption volontaire de grossesse y
est légale, car 89 % des femmes ayant appris leur séropositivité avant
la lOème semaine de grossesse choisissaient l'interruption. Mais le fait
même de mQtiver l'intemlption de grossesse ou la stérilisation par la
prévention du VIH mérite qu'on s'y arrête. Celtes, les
recommandations internationales d'Onusida les plus récentes
concernant la prévention de la transmission du VIH de la mère à
l'enfant évoquent le contrôle de la fécondité comme l'un des
« principes clés ». Ce texte stipule que les femmes devraient avoir:
« the right to decide whether or not, and when, to bear a chi/do This
requires access to information about fami/y planning and access to
family planning services. It also requires community and jàmi/y
acceptance of a woman 's or a fami/y 's decisions» 425. Cependant,
l'accès à la contraception et le contrôle de la fécondité apparaissent
comme des pré-requis de la prévention du VIH, non comme des
mesures préventives. L'absence de prise de risque ne réduit pas le

423 Ceci a été observé également à Abidjan, dans une enquête menée auprès d'une vingtaine
de femmes. A. Desgrées du Lou, communication personnelle.
424 Enquête SEROCO réalisée entre 1988 et 1993, dans 17 hôpitaux et un réseau de
praticiens privés dans la région Ile-de-France et dans le sud-est de la France. DE VINCENZI,
L, JADAND, c., COUTURIER, E., BRUNET, J.B., GALLAIS, H., GASTAUT, JA, et al.,
1997, « Pregnancy and contraception in a French cohort of HIV-infected women », A/DS, II :
333-338.
425 « Prevention of HIV transmission from mother to child : Meeting on planning for
programme implementation », Geneva, 23-24 March 1998, Meeting statement
WHOIUNICEFIUNAIDS, 5p.
452
Le sida chez / 'enfant en Thaï/ande et au Burkina Faso
risque: l'absence de procréation induit l'absence de maladie mais
aussi l'absence de reproduction, non dénuée d'enjeux sociaux qui
doivent être examinés.
Il est certain que l'interruption de grossesse est utilisée en
Thaïlande comme un mode de prévention de la transmission mère-
enfant du VIH parce que les femmes ne connaissent pas leur statut
sérologique avant d'avoir un enfant. La mise en place du dépistage et
conseil dans les services de planification familiale devrait permettre
d'éviter, dans l'avenir, les situations dramatiques qui nous ont été
décrites, de femmes obligées de rechercher en urgence l'argent
nécessaire pour payer un avortement qu'elles vont pratiquer sans le
désirer, dans un pays qui dispose par ailleurs de moyens suffisants
pour mener des recherches importantes et pour utiliser les traitements
antirétroviraux. L'aptitude des responsables de santé publique à
remplacer le dépistage en consultation prénatale par un dépistage plus
précoce, dont l'accessibilité sera assurée, attestera du poids de ces
contingences matérielles dans la proposition actuelle de l'interruption
de grossesse pour les femmes séropositives. Ces aspects
organisationnels n'expliquent cependant pas totalement les limitations
que la société « propose» à la procréation chez les personnes atteintes
par le VIH. Les discours justifient également l'absence de procréation
chez les femmes atteintes par le VIH. Tant dans les propos des
professionnels de santé que nous avons rencontrés que dans les
articles parus dans la presse grand public, se dessine un consensus
autour de l'opinion selon laquelle une femme séropositive ne devrait
pas avoir d'enfant. Cette question ne semble pas avoir fait l'objet de
débats publics. L'opinion dominante semble nourrie par la perception
populaire des enfants atteints par le VIH comme des « victimes non
nécessaires », et par l'ampleur de l'épidémie. Cette opinion ne
stigmatise pas un groupe particulier (qui pourrait être celui des
prostituées ou des femmes des minorités ethniques) mais concerne
toutes les femmes. Elle peut paraître surprenante dans un pays qui a
accès aux avancées thérapeutiques qui réduisent la transmission mère-
enfant, et peut espérer que d'autres avancées, équivalentes aux
résultats de l'essai de Bangkok, auront lieu dans les prochaines
années.

453
Le sida chez / 'enfant en Thai/ande et au Burkina Faso
Un article intitulé: « HIV stigma undeserved burden for young
sufferers» 426 éclaire les motifs de ceux qui préconisent que les
personnes atteintes par le VIH renoncent à avoir des enfants. Après
une description de la stigmatisation et des difficultés économiques
auxquelles sont soumis ces enfants, l'auteur écrit: « a look at the
bleak future of a group of children born to HIV-irifected parents and
the consequences they will face for the rest oftheir lives as a result of
the accident oftheir births ». Ce n'est pas la transmission mère-enfant
qui est mentionnée mais les conséquences sociales que subiront les
enfants de mères séropositives. Certes, les enfants dont un ou deux
parents sont atteints par le VIH sont particulièrement vulnérables :
Brown et al. (1995b) ont détaillé et documenté tous les aspects de
cette vulnérabilité. Mais la raison à l'œuvre autour de la prévention
concernant la catégorie des enfants semble singulière: pour toutes les
autres catégories de population, c'est la vulnérabilité biologique, non
la vulnérabilité sociale, qui motive des mesures préventives
considérées comme « médicales ».
Par ailleurs, l'appréciation objective de cette vulnérabilité sociale
des enfants est particulièrement difficile. Les articles parus dans la
presse grand public se basent parfois sur des estimations du risque,
mais leurs titres reprennent l'infonnation en la présentant comme des
faits décrits: sous le titre « AIDS orphans forced to earn cash through
sex », un article ne rapporte que l'estimation par le journaliste des
risques que courent les enfants orphelins 427. Cette vulnérabilité
sociale est principalement traitée au travers de deux thèmes : celui des
« orphelins du sida» et celui des nouveau-nés abandonnés. Les
nombreux articles faisant état de l'augmentation du nombre des
enfants touchés et futurs orphelins, sur la base d'estimations citées
plus haut, « impressionnent» certainement l'opinion publique. Il en
est de même pour les nouveau-nés abandonnés, dont le nombre
« objectif» précisé par les études est sans rapport avec les perceptions
de ce nombre présentées dans la presse. Une étude nationale menée
dans 76 hôpitaux 428 a montré que le taux d'enfants abandonnés par
des mères séropositives est de 3,17 pour 1 000, vs. 0,6 pour 1 000

426 The Nation, 23 mars 1996.


427 The Nation, 25 août 1995.
428 Cette étude du Communicable Diseases Control Department est rapportée par le Dr
Sombat Thanprasertsuk dans le Bangkok Post du 29 août 1996, sous le titre: « Mothers
abandoning babies ».
454
Le sida chez / 'enfant en ThQl/ande et au Burkina Faso
pour les enfants abandonnés par des mères hors d'un contexte VIH. Si
les effectifs de cette enquête nationale étaient très faibles pour ce qui
concerne les enfants abandonnés par des mères séropositives 429, c'est
bien le taux plus élevé chez les mères séropositives et l'augmentation
du nombre d'enfants abandonnés - si limitée soit-elle - qui ont été
retenus dans les articles parus dans la presse nationale: « MOlhers
abandoning babies », « Abandoned babies 10 be a big problem » 430.
Certes, les difficultés décrites par la presse existent: « Parenls
seem 10 be unwilling 10 la/œ infecled babies home, even when Ihey are
unlikely 10 survive for more Ihan a year, due 10 fears Ihal Ihey won '1
be accepled and an inability 10 meel Ihe medical bills Ihal will arise
/rom Ihe chi/d's Irealmenl» 431. Le docteur Vicharn Vithayasai, cité
plus haut, connaît bien ces problèmes: son association accueille des
orphelins et mène des activités de soutien pour les enfants de familles
affectées par le VIH dans la région de Chiang Mai. C'est sans doute
parce qu'il est conscient de ces difficultés que ses propos en faveur de
l'avortement pour les femmes séropositives sont fréquemment cités
dans la presse. On peut cependant être étonné de voir là un médecin,
immunologiste de surcroît, accorder la prévalence aux aspects sociaux
de la vulnérabilité plutôt qu'à ses aspects biologiques. La vulnérabilité
sociale des enfants à naître est une vulnérabilité présumée, dont
l'estimation ne tient pas compte du fait que la situation sociale que
vivront ces enfants pourrait être améliorée par la mise en place de
programmes ou par l'émergence de nouvelles dynamiques. Il n'est pas
question ici de nier la vulnérabilité sociale des enfants de mères
séropositives, mais de montrer qu'elle est affirmée sur la base de
représentations plus que d'informations objectives. Ces
représentations mériteraient d'être analysées en tant que telles.
Le risque des médecins: risque biologique el risque social
Le discours que tiennent les médecins thaïlandais aux femmes
enceintes, tel que nous avons pu l'appréhender au travers d'entretiens
avec des médecins ou avec des travailleurs sociaux qui reçoivent les
demandes d'aides de femmes atteintes par le VIH, pourrait être
résumé de la façon suivante: « Vous savez que votre futur enfant

429 JO en 1992, 15 en 1993, 16 en 1994 sur l'ensemble du pays, vs. 223 en 1992, 264 en
1993, 243 en 1994 pour les enfants de mères séronégatives.
430 Bangkok Post, 20 septembre 1995.
431« Abortion plea made for AlOS virus women », Bangkok Post, 26 novembre 1995.
Women's studies center 1995-19%, idem, p. 121.
455
Le sida chez l'enfant en Thaïlande et au Burkina Faso
court des risques importants d'être atteint par le VIH. Même s'il ne
l'est pas, il deviendra orphelin, il sera victime de la discrimination à
l'école, vous aurez des difficultés à le nourrir et à l'élever puisqu'il
vous faudra d'abord payer les traitements pour vous soigner vous-
même: il est donc ~ans son intérêt de ne pas le mettre au monde ».
C'est un discours plus social qu'à proprement parler médical, qui
reprend l'opinion dominante en lui conférant une légitimité médicale,
constituant incontestablement un élément de persuasion pour les
consultantes. Si l'on poursuit cette logique de proposition médicale
d'une interruption de grossesse pour des raisons sociales, l'avortement
pourrait être particulièrement recommandé dans des catégories de
population socialement précaires, selon une fonne « d'eugénisme bien
intentionné». La Thaïlande semble suivre la même tendance que
d'autres pays développés, au fur et à mesure de l'évolution technique
de la médecine préventive à la médecine prédictive, vers une
médicalisation de décisions portant sur des questions d'ordre social, à
l'œuvre notamment dans les décisions d'interruption de grossesse
après diagnostic anténatal (en cas de malfonnation ou de maladie
génétique par exemple) 432.
Le rôle des médecins dans l'interprétation du risque biologique de
transmission du VIH et les attitudes qui en découlent sont un autre
facteur explicatif de cette différence. Le niveau technique atteint par
les services de soins en Thaïlande amène-t-illes médecins à refuser un
risque de transmission mère-enfant du VIH qu'ils considèrent comme
élevé, les obligeant à prendre un risque « d'échec médical»? Dans ce
cas, à partir de quel seuil considéreront-ils le risque comme
acceptable: 10 % ? 20 %? 3 %? C'est à ce dilemme du « seuil de
décision» qu'ont été confrontés les médecins occidentaux, qui
décourageaient les grossesses chez des femmes séropositives avant
l'essai qui a montré l'efficacité de l'AZT, et ont dû changer d'attitude,
« autorisant» la grossesse, parfois aux mêmes femmes, lorsque
l'usage de l'AZT s'est généralisé. L'attitude des médecins
thaïlandais- recommandant l'IVG à toutes les séropositives ou
remettant le choix entre les mains de la femme en déresponsabilisant
du même coup le médecin - permet d'éviter ce dilemme.

432 En France, cf GRANDJEAN, H., MEMBRADO, M., NEIRINCK, c., RAJON, AM.,
SERRATE-FONVIELLE, V., 1998, Éthique et Décision médicale: analyse sociologique et
juridique du fonctionnement du « Comité de vigilance )) d'un département de gynécologie-
obstétrique du CHU, Rapport de recherche MIRE, Toulouse. 63p.
456
Le sida chez l'enfant en Thallande et au Burkina Faso
Il semble que les médecins s'approprient ainsi une demande
sociale qui engage, bien au-delà des stratégies de santé publique
habituelles, les valeurs d'une société. En effet, dès lors que l'on admet
qu'éviter un risque VIH estimé à 10 % justifie l'interruption de
grossesse, d'autres pathologies létales pourraient justifier la même
mesure dans certaines catégories de population. Se pose alors la
question des limites : l'absence totale de procréation dans une
population lui garantit certainement que la génération suivante sera
indemne de toute maladie. Avec la fin des risques sanitaires, et de ce
fait la mort de la santé publique, serait ainsi programmée la fin d'une
population. Plus qu'une indication médicale, l'interruption de
grossesse et la stérilisation des femmes séropositives apparaissent
comme une option prise par les médecins, de manière individuelle
semble-t-il, non sur des directives de santé publique - qui n'existent
pas 433 : « responsability: reducing the future burden of infected
chi/dren born in the country» (Brown, 1995: 84). Cette
« responsabilité civique» témoigne d'un rapport entre l'individu et le
collectif certainement différent en Thaïlande et au Burkina Faso, qui
pourrait expliquer que certains programmes « autoritaires» tels que le
dépistage obligatoire pour tous les appelés, ou la déclaration à la
police des travailleurs du sexe séropositifs, aient été acceptés en
Thaïlande.

Perspectives. Leçons pour la lutte contre le sida ou pour les


sciences sociales ?
Quelles leçons la comparaison du traitement social du sida et du
risque VIH chez l'enfant en Thaïlande et au Burkina Faso permet-elle
de tirer? Certes, l'analyse comparative des dynamiques épidémiques
montre que les différences économiques et de développement du
système de santé infléchissent le biologique. Elle illustre la façon dont
le système social expose d'autant plus certaines catégories de
populations que les programmes de santé sont conçus en terme
d'égalité d'accès plutôt que d'équité. L'analyse du traitement social
du sida chez l'enfant montre que là où le système biomédical est
défaillant, la maladie est traitée dans le système traditionnel, au risque
de rester « invisible» publiquement, pour peu qu'elle soit
insurmontable et associée à un malheur indicible. Les leçons à tirer de

433 Sous réserve de J'existence de documents dont nous (et nos informateurs) n'aurions pas
connaissance.
457
Le sida chez / 'enfanl en Thai/ande el au Burkina Faso
la comparaison nous semblent concerner davantage les sciences
sociales que la lutte contre le sida. L'analyse comparative apparaît
comme un exercice ardu, nécessitant de pouvoir considérer un
minimum de références communes, qu'il peut être difficile de définir
lorsque les systèmes sociaux et les niveaux de développement des
pays sont aussi différents que ceux de la Thaïlande et du Burkina
Faso.
La mise en avant du risque social concernant les enfants en
Thaïlande doit sans doute être mis en rapport avec les
bouleversements sociaux récents de ce pays, où la vulnérabilité sociale
représente une menace majeure pour des individus vivant dans des
familles nucléaires, pour lesquelles la précarité économique est d'une
actualité aiguë, où le risque de discrimination envers les personnes
vivant avec le VIH est très présent. Le risque social n'est pas ignoré
au Burkina Faso, où les femmes s'inquiètent du devenir de leurs
enfants si elles-mêmes venaient à tomber malade; mais la présence de
la famille élargie et de foyers polygames relativise le risque pour ces
enfants, qui resteront le plus souvent auprès de leur père, et dans le
patrilignage si le père disparaît. De plus, au Burkina Faso,
l'importance relative du risque biologique, trois à quatre fois plus
élevé qu'en Thaïlande, situe ce risque au premier plan, avant le risque
social.
Les attitudes différentes vis-à-vis de la procréation dans une
situation de crise dans ces deux pays relèvent de trois facteurs:
- des nonnes et des pratiques différentes en matière de contrôle de
la fécondité, contraception, avortement,
- des attitudes différentes face au risque sanitaire, qui opposent
une « fécondité de remplacement» prévalante dans des populations où
la mortalité infantile est élevée à une réduction de la fécondité qui
concerne généralement les populations ayant accompli leur transition
démographique,
- un rapport différent entre le corps médical et l'ensemble de la
population, marqué par la médicalisation des choix reproductifs en
Thaïlande où le suivi médical de la grossesse est plus établi qu'au
Burkina Faso.
Il reste que dans les deux pays, c'est d'abord les femmes qui ont
la charge du traitement de leur enfant, recevant pour cela plus ou
moins d'aide de la part des services de soins. Ce sont elles qui sont
« responsabilisées» à propos du risque VIH pour l'enfant, notamment
458
Le sida chez l'enfant en Thaïlande et au Burkina Faso
lorsqu'on leur demande, en Thaïlande, de décider - quitte à se mettre
hors la loi - entre le risque social de l'avortement et le risque de
l'atteinte biologique ou de l'exclusion sociale de leur enfant. Comme
les femmes du Nordeste brésilien, dont N. Scheper-Hughes a montré
que le contexte économique les obligeait à « négliger» leurs enfants
les plus faibles pour pouvoir élever les autres, ces femmes doivent
« make choices and decisions that no woman and other should have to
make» 434. Pour l'anthropologie du sida, qui s'est distinguée en
affirmant l'implication du chercheur et la nécessité pour la recherche
anthropologique de contribuer à la lutte contre l'épidémie et à
l'amélioration de la situation des personnes atteintes en révélant les
« discriminations invisibles» et les souffrances sociales (Benoist &
Desclaux, 1996), une leçon à tirer pourrait être la nécessité de
recherches complémentaires sur les itinéraires, les pratiques, et les
perceptions des femmes enceintes et des mères séropositives, en
Thaïlande et au Burkina Faso, comme dans d'autres pays.

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460
ÉPIDÉMIE AFRICAINE VERSUS ÉPIDÉMIE
ASIATIQUE

Marc-Éric GRUÉNAIS

L'épidémiologie de l'infection par le VIH en Afrique, comparée à


celle prévalant dans les pays du Nord, montre combien l'épidémie
africaine se distingue de l'épidémie européenne et nord-américaine
(Dozon, 1995; Haran & Gilks, 1996). Des différences dans
l'application de certaines règles d'éthique, qu'il s'agisse par exemple
de l'annonce de la séropositivité (Gruénais & Vidal, 1994) ou d'essais
thérapeutiques (Lurie & Wolfe, 1997), ou encore dans l'accessibilité
des traitements, nourrissent les débats sur un « sida du Nord» distinct
d'un « sida du Sud» 435. Ne peut-on aller encore plus loin? Des
spécialistes du développement, pour exprimer la diversité des
situations dans le Tiers Monde, préfèrent évoquer « des Suds » plutôt
qu'un Sud. De même, s'agissant de l'infection par le VIH, et à
comparer les situations asiatiques et africaines, ne peut-on se
demander s'il existe, non pas un « sida du Sud», mais « des sida du
Sud» ?
L'Afrique subsaharienne et l'Asie du Sud et du Sud-Est, on le
sait, sont les deux sous-continents les plus touchés par l'épidémie de
sida : pour l'année 1998, les estimations d'adultes et d'enfants vivant
avec le VIH/sida sont respectivement de 21 millions (ce qui
représenterait les deux tiers de l'ensemble des personnes infectées par
le VIH dans le monde), et 5,8 millions en 1998 (Onusida, 1998).
L'écart reste important. Les différences tiennent sans doute au
caractère plus récent de l'épidémie en Asie, d'où des prévalences
moindres, mais aussi à des situations parfois moins bien documentées
qu'en Afrique 436.

435 Ce fut un des leitmotive de la dernière conférence sur le sida et les MST en Afrique tenue
à Abidjan en décembre 1997. À cette occasion, certains - à commencer par le ministre
français de la Santé - s'insurgeaient contre un sida du Nord qui serait traité par des
multithérapies, et un sida du Sud qui n'aurait droit qu'à la prévention.
436 « Seuls quelques pays de la région ont mis au point des systèmes perfectionnés pour
suivre la propagation du virus. Par rapport à d'autres régions, les estimations concernant
l'Asie doivent donc souvent être établies d'après des informations limitées. Comme cette
région regroupe plus de la moitié de la population mondiale, de faibles différences dans les
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
Mais au-delà des différences quantitatives, les analyses se
rapportant à l'Afrique et à l'Asie ne mettent pas l'accent sur les
mêmes réalités.

Deux sous-continents, deux situations épidémiologiques,


deux contextes de prévention
L'Afrique, à propos du sida comme de beaucoup d'autres
domaines, fait volontiers l'objet de représentations unitaires. La
plupart du temps, la seule appellation « Afrique» suffit à désigner le
sous-continent situé au sud du Sahara, sans même qu'il soit besoin de
la qualifier pour la distinguer de l'Afrique du Nord. À cet égard, je ne
dérogerai pas à la règle: l'Afrique dont il sera question ici est
l'Afrique subsaharienne. L'Asie se laisse beaucoup moins facilement
appréhender en une globalité. À quelle Asie opposer l'Afrique? Doit-
on considérer le japon comme faisant partie de l'ensemble asiatique?
Si la « pauvreté» du pays est une condition nécessaire - implicite -
pour sa prise en considération dans les analyses se rapportant aux pays
en développement, faut-il alors exclure Taiwan ou Hong Kong, par
exemple, de l'ensemble asiatique pour établir des comparaisons avec
l'Afrique? À moins de considérer l'Afrique, dans son unicité, comme
un seul pays, et globalement opposable à un pays asiatique, à l'instar
de la Banque Mondiale qui, dans un récent rapport sur le sida,
compare le cas de l'Afrique à celui de la Thaïlande à propos du coût
annuel par patient des traitements des infections opportunistes (1997 :
177).
Dans le rapport d'Onusida sur l'épidémie mondiale du VIH
(1998), une distinction est établie entre un ensemble « Asie du Sud et
du Sud-Est» (qui comprend aussi l'Afghanistan, l'Iran, le Pakistan),
un ensemble « Asie de l'Est et Pacifique» (Chine, Fidji, Hong Kong,
Japon, Mongolie, les deux Corée et la Papouasie-Nouvelle-Guinée), et
une Asie centrale rattachée au groupe de l'Europe orientale. Beaucoup
plus simplement, les pays africains se répartissent entre un ensemble
« Afrique subsaharienne» et un ensemble « Afrique du Nord et
Moyen-Orient». Sans vouloir prendre un parti affinné sur ces
découpages, l'Asie envisagée ici est constituée par les pays asiatiques
dont il est essentiellement question dans cet ouvrage et qui
correspondent à l'Asie du Sud et du Sud-Est, à laquelle viennent

taux peuvent correspondre à d'énormes différences en ce qui concerne les chiffres absolus de
personnes infectées» (Onusida, 1998 :12).
462
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
s'ajouter la Chine et le sous-continent indien, soit un ensemble encore
volontiers classé dans les « pays en développement». Les incertitudes
du découpage de l'ensemble s'opposent donc aux certitudes relatives à
l'Afrique.
S'agissant de l'épidémie à VIH, les deux sous-continents
diffèrent lorsque l'on considère variabilité génotypique du virus. Les
sous-types de VIH prévalant en Asie ne sont pas identiques à ceux
rencontrés en Afrique, pas plus que ces derniers ne sont semblables à
ceux présents en Europe du Nord: « The epidemics in all parts of
Sub-Saharan Africa, except Southern Africa (South Africa and
Malawi), seem to be dominated by subtype A .... Subtype B, the most
prevalent subtype in Europe and the United States, is not prevalent in
sub-Saharan Africa, subtype B is mainly found among homosexuals
and there is evidence to suggest that it was introduced through
contacts with gay communities in the United States and in Europe.
Subtype E, which is associated with an explosive epidemic among
heterosexuals in Thailand, is also not commonly found in Africa,
except in the Central African Republic» (Jansens et al., 1997 : 707).
La virulence et les modes privilégiés de transmission des sous-types
ne sont pas identiques selon les régions, et l'on ignore encore si les
différences virologiques ont un rapport avec les différences de
prévalence relevées sur les différents continents 437. Si la variabilité
des sous-types freine les progrès de la recherche vaccinale, elle ne
semble pas influer sur l'efficacité des traitements actuellement
disponibles.
Les différences virologiques, dont on mesure encore mal
aujourd'hui toutes les conséquences, ne doivent évidemment en rien
minimiser les différences épidémiologiques et « situationnelles», et à
cet égard, Asie et Afrique constituent deux contextes bien distincts.
Les taux de prévalence en Afrique sont souvent sans commune mesure
avec ceux observés jusqu'à présent en Asie. À la lecture par exemple
d'informations se rapportant au Bangladesh précisant qu'à la fin du
mois de novembre 1996, soixante-douze personnes ont été
officiellement reconnues séropositives (Blanchet, 1997: 143), même
sans vouloir établir de compétition morbide, on ne peut s'empêcher de
penser que l'Asie est loin des situations africaines. Pour la majorité

437 Il sera sans doute très difficile d'établir précisément un tel rapport tant les situations
diffèrent entre les pays du point du vue de l'accès aux soins et aux traitements, de l'utilisation
des méthodes contraceptives, des « co-facteurs» telle que la prévalence des MST, etc.
463
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
des pays africains, le nombre de cas notifiés se chiffre par milliers,
voire par dizaines de milliers. Plus précisément, s'agissant des taux de
prévalence générale estimés pour la population adulte en 1994, en
Afrique, certes des taux bas (inférieurs à 1 %) sont attestés dans
quelques pays (Angola, Comores, Guinée, Madagascar, Mauritanie,
Maurice, Niger, Somalie, Soudan), mais 5 pays ont un taux supérieur
à la % (Botswana, Malawi, Ouganda, Zambie, Zimbabwe) ; les taux
de prévalence de la plupart des pays d'Afrique de l'Ouest, d'Afrique
centrale, orientale et australe se situent entre 3 et 8 %. En Asie du Sud
et du Sud-Est, le taux le plus élevé, toujours pour la population
générale adulte, est de 2,1 % en Thaïlande, et seuls deux autres pays
(le Cambodge et le Myanmar) ont des taux supérieurs à 1 % (Banque
Mondiale, 1997).
Bien davantage que ces chiffres, qui attestent de différences
réelles mais n'ont qu'une signification relative, les deux continents se
distinguent surtout par le stade de développement auquel est parvenue
l'épidémie: « The Asia-Pacific region comprises 55 % of the global
population, but has reported less than 3 % of global AIDS cases.
However, this relatively low rate of reported AIDS cases must be seen
in the context of an enlarging Asia-Pacific HIV epidemic that already
constitutes 22 % of the estimated 21,8 million people living with HIV
infection globally, and which is projected to pass Sub-Saharan Africa
in terms of incidence of new infections. » (Dore & Kaldor, 1996).
En Afrique, le sida s'est installé partout. Les premiers cas de sida
ont été officiellement notifiés en 1985, et l'infection par le VIH y
existe à l'état endémique. On observe dans certains pays une
stabilisation, à des niveaux souvent élevés, alors que dans d'autres,
l'épidémie continue de progresser (notamment en Afrique australe).
L'Asie, en revanche, ne connaissait pas d'épidémie majeure jusqu'à la
fin des années 1980. Selon la Banque Mondiale, dans la plupart des
pays d'Afrique au sud du Sahara, l'épidémie est « généralisée» ; dans
les pays asiatiques elle est encore « naissante» ou « concentrée» dans
certaines zones. Le risque moyen de transmission par voie
hétérosexuelle permet d'évaluer le stade auquel se situe l'épidémie.
Ainsi, la virulence de l'épidémie en Thaïlande, un des pays asiatiques
le plus touchés, est manifeste si l'on compare les risques de 3 à 6
infections pour 100 expositions (ici, les relations hétérosexuelles), au
risque de 1 à 2 infections pour 1 000 expositions dans les pays
développés. L'importance de l'exposition au risque en Thaïlande
464
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
pourrait s'expliquer par le stade naissant de l'épidémie dans ce pays,
les risques de transmission étant beaucoup plus élevés dans les
moments initiaux de l'infection (Banque Mondiale, 1997 : 60).
Dès lors, le sida en phase émergente en Asie ne vient-il pas
constituer un nouveau défi aux méthodes de prévention utilisées
jusqu'alors dans les pays du Sud? L'Afrique a une expérience de plus
de dix ans de campagnes de prévention, avec des résultats pas toujours
satisfaisants; les échecs relatifs peuvent être mis sur le compte du
manque d'expérience quant à la manière de combattre l'épidémie à ses
débuts dans les pays pauvres. L'Asie, en revanche, a, si l'on peut
s'exprimer ainsi, la chance de pouvoir combattre l'épidémie à ses
débuts en profitant de l'expérience acquise depuis plus de dix ans de
lutte contre le sida dans les pays du Sud. Les enseignements acquis à
partir de l'Afrique peuvent-ils alors profiter à l'Asie? Compte tenu
des expériences africaines, les dispositifs de santé asiatiques ne sont-
ils pas a priori mieux armés pour prévenir l'expansion de l'épidémie?
Ou bien les contextes épidémiologiques, économiques, sociaux,
culturels sont-ils si différents que les expériences ne sont pas
transposables ? Il ne saurait y avoir de réponse simple à ces questions.
Trois informations permettent d'attester des différences de situations
et d'espérer des résultats plus encourageants pour l'Asie.
Les situations de migration, faut-il le rappeler, sont susceptibles
de favoriser les comportements à risque. En Afrique, les migrations se
font surtout vers les villes, où la prévalence et l'incidence de
l'infection par le VIH sont beaucoup plus élevées qu'en zone rurale.
De plus, les hommes migrent davantage que les femmes. En Asie, la
« morphologie» migratoire peut être sensiblement différente. Au
Vietnam, les migrations s'établissent entre les campagnes (Blanc,
1998). En Thaïlande, les femmes prennent une part accrue dans les
migrations vers les villes, les employeurs les préférant souvent aux
hommes parce que plus dociles et se contentant plus facilement de bas
salaires (Archavanitkul & Guest, 1994) 438. Les réseaux migratoires
ne fonctionnent donc pas toujours de la même manière en Afrique et
en Asie.
À des situations distinctes correspondent des conditions
d'exposition au risque distinctes, mais aussi des populations - au
sens démographique du terme - vulnérables différentes. Plus

438 Les enfants et les adolescent(e)s se trouvent sans doute dans des situations identiques.
465
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
précisément, compte tenu des différences soulignées, les campagnes
de prévention dans « les bassins d'emploi» urbains, par exemple,
auront à s'adresser surtout aux hommes, en Afrique, mais également
aux femmes et aux adolescent(e)s en Asie. Du point de vue de la
prévention, cette situation peut sans doute modifier l'approche: la
plupart du temps, les campagnes de prévention s'adressant aux
femmes et aux adolescents envisagent essentiellement, du moins en
Afrique, les situations de prostitution, de marginalisation, de
déscolarisation ou au contraire de scolarisation; il faudra aussi
considérer ici femmes et adolescent(e)s comme des travailleurs.
Certaines situations asiatiques pourraient se révéler a priori plus
favorables à la prévention qu'en Afrique. En Thaïlande, qui fait certes
figure d'exception en Asie, une étude portant sur plus de 3 000 clients
de prostituées a révélé un taux d'acceptation particulièrement élevé du
préservatif, seuls 6,1 % se sont déclarés non-utilisateurs (Podhista et
al., 1994: 317). Ce type de données est plus difficile à recueillir en
Afrique dans la mesure où la prostitution y est moins organisée qu'en
Asie (le phénomène des « maisons closes» y est notamment beaucoup
moins patent). Les chiffres disponibles sur l'acceptation du
préservatif, ou du moins sur les déclarations d'utilisation du
préservatif en Afrique sont cependant généralement inférieurs 439.
Enfin, la Thaïlande fait figure aujourd'hui de modèle pour les
pays du Sud pour la prévention de la transmission mère-enfant : les
femmes enceintes font systématiquement l'objet d'un dépistage
(Desclaux, 1998), et l'allaitement artificiel parvient à être substitué à
l'allaitement maternel chez les mères séropositives 440. Pour toute une
série de raisons, liées aux disponibilités techniques mais aussi au
savoir- faire de routine des personnels de santé, la généralisation des

439 Tous les chiffres donnés dans les communications de la session sur l'utilisation des
préservatifs de la Xe conférence sur le sida et les MST en Afrique (Abidjan, 1997) donne des
chiffres inférieurs à 90 %, avec parfois des pourcentages qui semblent particulièrement bas
(inférieurs à 40 % d'utilisateurs de préservatifs) pour des zones pourtant très touchées par
l'épidémie (Zambie, Tanzanie, Ouganda) et auprès de populations particulièrement exposées
(prostituées et militaires, notamment) (cf Session 34, « Problématique du préservatif dans la
prévention du VIH/sida en Afrique », Livre des résumés, Xe CISMA, Abidjan, déc. 1997).
440 Cette différence entre les situations a~iatique (mères non allaitantes) et africaine (mères
al1aitantes) a justifié le bras placebo en Mrique dans l'essai thérapeutique sur la prévention de
la transmission mère-enfant par l'AZT. Un tel protocole a donné lieu à une polémique sur le
caractère non éthique des essais thérapeutiques menés en Afrique (cf notamment LURIE &
WOLFE, 1997; & J.Y. NAU, « Sida: l'éthique malmenée par la recherche médicale», Le
Monde, 23 septembre 1997).
466
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
tests de dépistage pour les femmes enceintes sera très difficile à
imposer sur le continent africain. Quant à la limitation de l'allaitement
maternel, elle se heurtera notamment à des années de campagne
condamnant sans appel le recours à l'allaitement artificiel en
Afrique 441.
Évidemment, l'Asie ne se réduit pas à la Thaïlande qui a fait
l'objet de toutes les attentions. Des situations décrites en Chine, au
Vietnam, au Cambodge, en Inde, etc., n'ont rien à envier aux
situations africaines et ne laissent présager a priori de réponses
globalement plus efficaces à l'épidémie en Asie qu'en Afrique.
Cependant, d'autres États asiatiques (Thaïlande, mais aussi Malaisie et
Taiwan) bénéficient d'un niveau de richesse sans commune mesure
avec les États africains (hormis l'Afrique du Sud), avec ce que cela
induit quant au niveau de développement du système de santé et de
l'accès aux soins. La mise en parallèle globale des deux sous-
continents s'avère donc délicate. Qu'en est-il des thèmes récurrents
sur les origines de la transmission, toujours susceptibles de recréer des
« groupes à risque », et qui ont trait davantage aux représentations?

Les transmissions
La stigmatisation de l'Autre: l'étranger, le touriste, l'ennemi
À l'instar des autres épidémies, l'épidémie de sida a été, et reste
encore souvent, considérée comme venant d'un « ailleurs», constitué
par des groupes jugés marginaux (prostituées, toxicomanes,
homosexuels) ou par des étrangers. Au début de l'épidémie, aux USA,
le sida avait été attribué aux Haïtiens; en Europe, le sida apparaissait
« nécessairement» d'origine africaine (y compris parfois dans des
milieux scientifiques); des raidissements face à l'association
privilégiée entre le sida et l'Afrique ont pu conduire à des sous-
déclarations de cas de sida par les autorités africaines (Dozon &
Fassin, 1989). En Afrique, certains religieux, par exemple,
renvoyaient l'origine du sida vers le Nord: les mœurs « corrompues»
des Blancs, affirmaient ces religieux, qui se manifestent par des
pratiques homosexuelles qui ne sont pas censées exister en Afrique,

441 Il est par exemple particulièrement instructif de constater que la directrice de


l'infonnation à l'Unicef-France continue de condamner le complot des multinationales du lait
en poudre contre l'Afrique sans faire aucunement mention des risques de transmissions du
VIH par le lait maternel (C. BRISSET, « Ces biberons qui tuent », Le Monde Diplomatique,
décembre 1997 : 27).
467
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
seraient à l'origine du sida. L'Asie et l'Afrique ont également leurs
« étrangers» jugés premiers responsables de l'épidémie. En Chine, le
sida est perçu comme un mal étranger et non comme un fléau
domestique (Micollier, 1998); au Vietnam, les étrangers sont
considérés comme .étant plus facilement porteurs du VIH que les
Vietnamiens (Blanc, 1998); alors qu'au Cambodge, se sont les
Vietnamiens qui seraient principalement infectés (Renault, 1998). En
Afrique, les prostituées envisagées comme principal groupe de
transmission, sont toujours censées être originaires d'un pays
limitrophe, comme si le commercial sex ne pouvait jamais être dû à
des compatriotes: au Congo (Brazzaville), les prostituées étaient « par
définition» Zaïroises; au Gabon, Camerounaises; en Côte-d'Ivoire,
Ghanéennes, etc.
S'il est dans la nature des épidémies de venir d'ailleurs, les
caractéristiques de « l'Étranger vecteur du virus» changent selon les
contextes. En Afrique, l'étranger originaire d'un pays du Nord et qui a
répandu le virus est plutôt un expatrié résidant dans le pays; en Asie,
il s'agira plutôt des touristes européens ou américains. Ainsi, dans
plusieurs pays d'Afrique a circulé le fantasme au sujet de Français ou
de Libanais notamment soupçonnés d'avoir contraint des jeunes
femmes africaines à avoir des rapports sexuels avec leur chien, ces
pratiques ayant été à l'origine de la contamination d'Africaines par le
VIH. En Asie, la figure du touriste, sans doute beaucoup moins
fantasmatique que celle du résident expatrié en Afrique, est beaucoup
plus prégnante. En Indonésie, par exemple, le lien établi entre le sida
et le touriste a donné lieu à des déclarations officielles fracassantes:
«Fin 1983, le ministre de la Santé Soewardjono déclarait que la
meilleure façon de se protéger était de ne pas devenir homosexuel et
de ne pas fréquenter de touristes étrangers» (Husson, 1998). La
relation entre sida et tourisme est certainement beaucoup plus
complexe et prégnante en Asie qu'en Afrique, sans doute parce que
les pays asiatiques sont des destinations touristiques plus prisées que
les pays africains, et que le phénomène du « tourisme sexuel» n'est
guère évoqué s'agissant de l'Afrique.
Si les touristes sont censés être à l'origine de bien des maux, ils
sont aussi une source de devises qu'il convient de ne pas effrayer. À
ma connaissance, en Afrique, il n'y a guère qu'au Kenya qu'a pu se
développer à un moment donné une crainte de voir tarir la manne
touristique en raison d'une information trop explicite sur la prévalence
468
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
de l'infection dans le pays; mais finalement ce sont bien davantage
les menaces de guerre civile liées au processus électoral qui ont retenu
les touristes. Cependant, la crainte de porter atteinte à l'industrie
touristique en Afrique, n'a guère été un des principaux arguments
pour taire l'importance de l'épidémie. En revanche, en Thaïlande,
jusqu'en 1991, «high-level cabinet pressure was brought to bear on
the ministry of public health not to publicize the emergence of
increasing HIV in the population», puis «the high-profile campaign
was initially unpopular with the influential tourism industry, and
tourism indeed temporarily declined» (Banque Mondiale, 1997:
276).
Enfin, en Afrique comme en Asie, «l'Autre» associé à
l'épidémie, dans des contextes de guerre civile passée ou actuelle,
peut être l'ennemi. À plusieurs reprises, en Afrique centrale, j'ai
entendu des accusations, tout aussi fantasmatiques que l'étranger
zoophile, portant sur des miliciens, appartenant évidemment toujours
au camp adverse de celui du locuteur, qui injectaient volontairement à
leurs ennemis du sang contaminé. On retrouve également une
association entre sida et ennemi, certes moins détaillée, par exemple
s'agissant de Cambodgiens qui attribuent l'origine du sida dans leur
pays à leurs anciens ennemis vietnamiens (Renault, 1998). Comme
toutes les épidémies, le sida permet d'alimenter les constructions de
l'identité et de l'altérité, de la xénophobie, voire du racisme.
L'expérience de l'Europe, puis de l'Afrique, semble montrer que les
accusations portant sur les étrangers diminuent d'intensité à mesure
que l'épidémie s'installe et est mieux connue; serait-ce à dire qu'une
telle association est actuellement plus perceptible en Asie alors que
l'épidémie y est encore naissante?

Sexualités
Africains et Asiatiques auraient-ils, sinon des sexualités
différentes, du moins des attitudes différentes à l'égard de la
sexualité? Dès le début de l'épidémie, en Afrique, des enquêtes
CACP (Comportements, Attitudes, Croyances, Pratiques) ont été
menées sur les modes de transmission, sur le préservatif, ou encore sur
les partenaires sexuels. La réalisation de ces enquêtes atteste d'un
discours relativement libre sur la sexualité en Afrique. En revanche,
les situations asiatiques révèlent des blocages face à l'évocation de la
sexualité: aux Philippines, Ahlburg et al. (1997: 469) soulignent une
469
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
«culture religieuse conservatrice dans le pays qui réduit toute
possibilité de discussion libre sur la sexualité », au Bengladesh, « les
femmes respectables s'esquivent et se taisent. Avouer et dire leur
plaisir est trop compromettant» (Blanchet, 1997 : 149); au Vietnam,
les pratiques sexuelles hors mariage sont sévèrement condamnées
(Blanc, 1998) ; en rnde, ce serait à un véritable tabou de la sexualité
que l'on se heurterait, ce qui aurait des effets négatifs sur toute
possibilité de proposer des messages de prévention clairs et
compréhensibles (Bonnel & Cadoux, 1998 : 27).
Or cette très grande réserve affichée à l'égard de la sexualité en
Asie contraste singulièrement avec des informations par ailleurs
extrêmement précises sur certains comportements sexuels, degré de
précision rarement atteint pour l'Afrique, surtout lorsqu'il s'agit
d'informations relevées à l'occasion d'enquêtes à grande échelle.
C'est ainsi, par exemple, qu'on apprend qu'une étude menée au Sri
Lanka a révélé des adaptations des comportements sexuels face à la
perception du risque, qui se caractérisent notamment par une absence
de pénétration compensée par des pratiques alternatives, ou par
l'adoption de comportements considérés comme non risqués telles que
des rapports sexuels avec des personnes plus âgées, avec des
prostituées, avec pénétration anale, ou encore des relations
homosexuelles (Silva et al., 1996).
Certes, il ne faudrait pas conclure trop vite qu'en Afrique on parle
facilement de sexualité mais sans trop expliciter les pratiques, alors
qu'en Asie, une attitude a priori réservée permettrait tout de même
d'obtenir des informations très précises sur les pratiques réelles.
Cependant, je ne peux m'empêcher de me demander si l'on a affaire à
des sexualités différentes, ou si, s'agissant de l'Afrique, les
observateurs s'interdisent de rechercher certaines informations. À cet
égard, la question de l'homosexualité peut être révélatrice.
De manière moins prégnante que pour les situations européennes
ou nord-américaines, l'homosexualité est aussi associée au début de
l'épidémie en Asie. Ainsi, le premier cas officiellement notifié en
Thaïlande a été diagnostiqué chez des hommes homosexuels et
bisexuels (London et al.,_ 1997: 34), et les auteurs rapportant cette
information de déplorer le nombre limité de travaux sur
l'homosexualité en Thaïlande en introduction d'un travail sur
l'homosexualité dans l'année thaïe. Au Bengladesh, les rapports
homosexuels sont « souvent plus accessibles et moins compromettants
470
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
que des rapports hétérosexuels hors mariage, même avec une
prostituée. . . Presque tous les hommes qui ont des rapports
homosexuels, nient le risque de contamination car seules les femmes
possèdent un vagin-contenant d'où s'écoule le sang pollué. L'anus est
un passage où lesl substances ne s'accumulent pas» (Blanchet,
1997 :150) 442. L'homosexualité ne fait pas figure d'interdit de
l'énonciation, surtout si l'on en juge par l'expérience indonésienne où
dès 1987 la communauté homosexuelle s'organise (Husson, 1998).
L'homosexualité est vraisemblablement une pratique moins
répandue en Afrique qu'en Asie, mais son existence ne peut être niée
sur le continent africain: en Afrique du Sud des communautés gay
existent; au Zimbabwe les homosexuels font l'objet de mesures
répressives; et la presse relate parfois certaines informations à ce sujet
concernant l'Afrique de l'Ouest 443. Cependant les études sur le sida
en Afrique et prenant en compte cette réalité sont très rares. Pour
mesurer l'écart entre l'Afrique et l'Asie, il suffit d'interroger la base
de données bibliographiques américaines Medline, spécialisée dans le
domaine médical sur les thèmes « sida et homosexualité» : il existe
79 références pour l'Asie, et 3 seulement pour l'Afrique. Alors cet
écart ne tient-il pas également à certaines idées reçues et qui
pourraient influer sur l'intérêt à traiter certains thèmes? En
particulier, l'Afrique a souvent été présentée comme le continent par
excellence d'une sexualité exclusivement hétérosexuelle; au début de
l'épidémie ce mode de transmission était le seul envisagé, au point
qu'il était presque inconvenant d'évoquer la contamination par voie
sanguine alors même que la sécurité transfusionnelle est très loin
d'être assurée, et a fortiori, la prise en compte de pratiques
homosexuelles comme facteurs de risque.
En revanche, en Afrique comme en Asie, les prostituées ont fait
l'objet de nombreuses études et sont, dans les deux cas, un groupe de
transmission privilégié par les campagnes de prévention. Or, les
situations asiatiques semblent présenter une prostitution beaucoup
plus « institutionnalisée» qu'en Afrique. Il existe certes une

442 On relèvera là encore la précision de l'information dans une société réputée « prude ».
443 Ainsi, par exemple, au début du mois d'octobre 1998, une affaire d'homosexualité
impliquant de hautes personnalités a défrayé la chronique en Côte-d'Ivoire (R. KRA, « Quand
Le Jour sème la panique », L'Autre Afrique, 63, 14·20 octobre 1998 : 24-25). C'est dans ce
même pays que, quelques mois plus tôt, on évoquait sur un ton amusé l'existence de travestis
(J. MUHUTU, « Barbara, l'homme qui fait scandale», L'Autre Afrique, 53, 17-23 juin 1998 :
66-67).
471
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
prostitution professionnelle en Afrique, et certains pays, comme le
Sénégal, s'enorgueillissent d'être parvenus à la contrôler (fichage des
prostituées auxquelles il est fait obligation de visites médicales
régulières) et ainsi, selon les autorités, à maintenir la prévalence du
VIH dans le pays à un taux relativement bas (moins de 2 %).
Cependant, nombreuses sont les situations qui donnent lieu à la
rémunération d'actes sexuels sans qu'elles puissent pour autant être
qualifiées de situations de prostitution. Le phénomène est parfois très
diffus, ce qui complique d'autant les efforts de prévention. Les études
sur la prostitution en Asie mettent d'emblée l'accent sur la prostitution
« professionnelle» pratiquée dans les maisons closes, « institutions»
peu développées en Afrique. La prostitution, ainsi plus facilement
identifiable, est aussi plus facile à réprimer, comme aux Philippines ou
à Singapour qui ont vu la fermeture des maisons closes (Banque
Mondiale, 1997: 119). À moins que ces lieux deviennent les sites
privilégiés d'intervention des ONG qui mènent des actions de
prévention, comme au Bengladesh où il existe des bordels quasi
officiels (Blanchet, 1997). D'une manière générale, l'Asie donne
l'image d'une sexualité plus circonscrite, dans les discours et les actes,
qu'en Afrique.

L'utilisation de drogues injectables


L'utilisation de drogues injectables constitue une autre réalité très
peu traitée à propos de l'Afrique alors qu'elle est volontiers évoquée
en Asie. Si l'on se livre au même exercice ici que pour
l'homosexualité, la base de données Medline donne 35 références
bibliographiques pour l'Asie et 12 pour l'Afrique pour le thème
« drogue et sida»; cependant aucun des titres se rapportant à
l'Afrique ne mentionne explicitement le nom d'un psychotrope ou
d'une pratique toxicomane. Le peu d'intérêt pour l'usage des drogues
en général sur le continent africain avait déjà été souligné par Werner
(1993). Dans son travail sur le Sénégal, un des pays d'Afrique
francophone où le phénomène semble le plus répandu, cet auteur
souligne notamment que les psychotropes utilisés sont fumés ou
ingérés sous forme de comprimés, parfois « sniffés », et très rarement
injectés. Le peu de travaux sur ce thème en Afrique comparativement
à l'Asie s'expliquerait-il alors par des différences dans le mode
d'administration des drogues ?

472
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
Certains pays d'Asie ont constitué le sida en objet politique,
comme en témoignent des prises de position des pouvoirs publics sur
des « faits de société» supposés être en relation avec la pandémie,
prises de position dont on se serait volontiers passé lorsqu'elles vont
dans le sens d'une marginalisation et d'une stigmatisation accrues de
certaines populations. Par exemple, «. .. en octobre 1996,
l'Association des nations du Sud-Est asiatique (ASEAN) tenta de
mettre au point une politique commune de lutte contre le sida. Les
pays membres s'accordèrent pour incriminer les migrations de travail
clandestines, qualifiées de cause principale de la propagation du virus
dans la région. La Thaïlande, via le directeur du département sida du
ministère de la Santé, Phoolcharoen, demandait que la question du
travail clandestin et du sida, trop complexe pour être traitée à l'échelle
nationale, fit l'objet d'un programme commun entre le sultanat de
Brunei, l'Indonésie, la Malaisie, les Philippines, Singapour et la
Thaïlande (Husson, 1998). Ces prises de position, qui ne sont certes
pas à reproduire, sont de nature « politique». En revanche, sur le
continent africain, les positions communes relèvent plutôt de ;
l'adoption de recommandations sur des aspects « techniques» de la
lutte contre la maladie (interdiction du dépistage obligatoire, respect
des droits des personnes infectées, etc.), ainsi, par exemple, de la
déclaration de Dakar sur les personnes infectées par le VIH en 1994.
Ces accords, en général établis sous l'égide d'agences des Nations
unies, sont souvent peu appropriés par les autorités nationales
compétentes, et ne donnent guère lieu à des choix politiques
clairement affichés.
On ne trouve guère en Afrique d'équivalent aux choix politiques
et économiques de la Thaïlande, dont le budget consacré au sida est
passé de 1,4 millions à 12 millions de dollars E.U., qui a décidé de
produire de l' AZT, en donnant des recommandations sur les
bénéficiaires des traitements: « In 1997, the Ministry of Public Health
decided to shift its policy from supplying medications for low income
people to supplying medications for compliant physicians/patients »
(Kunanusont, 1997), recommandations évidemment parfaitement
discutables. Ces choix contrastent, par exemple, avec les hésitations
sur les critères de sélection des bénéficiaires des antirétroviraux en
Côte-d'Ivoire, pays relativement riche et qui bénéficie d'une aide
importante de la coopération internationale pour la lutte contre le sida.
Qu'on ne se méprenne pas. L'Asie ne se réduit pas à la Thaïlande, et il
475
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
En Asie, la toxicomanie apparaît comme un véritable problème de
santé publique. En Thaïlande, dès 1987, les utilisateurs de drogues
injectables ont été parmi les premières personnes identifiées atteintes
par le VIH; en Chine, l'utilisation des drogues injectables est la
première cause de transmission de l'infection par le VIH (Banque
Mondiale, 1997: 96). L'importance du phénomène a parfois donné
lieu à la mise en place de programmes spécifiques de prévention à
l'intention des toxicomanes, comme au Népal en 1992 (Banque
Mondiale, 1997: 118), ou encore à la réalisation d'études
épidémiologiques d'envergure, par exemple au Vietnam, où une
enquête a pu être réalisée auprès de 20 000 usagers de drogues
injectables et a montré la séropositivité de 45 % d'entre eux (Sarrel et
al., 1996).
La réalité du phénomène en Asie est certainement sans commune
mesure avec les situations rencontrées en Afrique. Mais pas plus que
l'homosexualité, on ne peut nier son existence sur le continent
africain. Or, il est probable que la réalisation d'une étude en Afrique
qui d'emblée afficherait comme thème les usagers de drogue se
heurterait à beaucoup de réticences, tant de la part des autorités
nationales que des bailleurs de fonds. Il est vrai que ce type de travail
qui identifie des individus « hors la loi» comporte un risque de
répression à l'encontre des personnes alors enquêtées. Cependant, les
régimes en place en Asie ne sont guère plus permissifs que les régimes
africains, et les toxicomanes des deux continents encourent sans doute
des risques équivalents de répression. Là encore, des idées reçues
attachées à l'Asie, nourries par l'image des fumeries d'opium du
« lointain Orient», permettent peut-être d'exprimer plus facilement un
intérêt pour le sujet. Alors que, pour l'Afrique, le silence sur le sujet
renverrait plutôt au souci de ne pas accrocher à une région qui fait
souvent figure de boîte de Pandore de la planète un mal
supplémentaire. Sans vouloir nier les différences entre les deux
continents, la prise en compte de l'homosexualité et de l'utilisation de
drogues injectables révèle une manière d'envisager l'infection par le
VIH en Asie plus proche de celle en vigueur pour les pays du Nord
que celle qui prévaut pour l'Afrique.

473
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
L'engagement national
Les différences entre situations asiatiques et situations africaines
s'expriment aussi dans les politiques de lutte contre la maladie, tant à
l'échelle internationale, que nationale ou locale. L'Afrique, dans le
domaine de la lutte ,contre le sida, reçoit la plus grande part de l'aide
internationale. La moyenne annuelle (pour la période 1991-1993) de
l'aide des bailleurs destinée à la lutte contre le sida dépassait 10 % des
dépenses nationales du secteur santé dans sept pays, tous africains:
Ouganda, Tanzanie, Zambie, Malawi, RCA, Guinée et Rwanda. Seuls
trois pays en développement consacraient en 1993 plus de 1 % de
leurs dépenses de la santé à la lutte contre le sida; panni ceux-ci on
trouve deux pays asiatiques, la Thaïlande (5 % des dépenses) et la
Malaisie (2 % des dépenses), et un pays africain, le Mali (2 % des
dépenses). Constatant alors l'écart entre importance de l'aide
internationale et faiblesse de l'engagement national sur le continent
africain, les analystes de la Banque Mondiale font de la première une
des causes de la seconde: «One possible explanation for the
weakness of the national govemements' spending response to the
epidemic might be the availability of international donor funding»
(Banque Mondiale, 1997 : 242-246) ; ils suggèrent ainsi l'existence de
politiques nationales plus volontaristes en Asie qu'en Afrique.
La comparaison de l'évolution des dispositifs de lutte contre le
sida dans plusieurs pays africains tend à montrer que la lutte contre le
sida, au moins jusqu'à ces toutes dernières années, n'a guère été
appropriée par les administrations centrales et les leaders nationaux
comme objet devant donner lieu à des décisions politiques (Gruénais
et al., 1999). Les raisons sont multiples: modèle - unique -
proposé par les agences de coopération internationale pour la mise en
place de programmes nationaux de lutte contre le sida, faible
intégration de ces programmes dans les systèmes de santé nationaux,
rôle limité d'une société civile dans le contexte de régimes engagés
dans des processus de « restauration autoritaire» (Bayart et al., 1997),
crises des finances publiques et mesures d'ajustement structurel qui se
traduisent par une réduction des budgets alloués à la santé.
Corollairement, l'audience relative à la pandémie africaine s'est bien
davantage confortée à l'extérieur des pays que dans les pays eux-
mêmes. À cet égard, quelques différences semblent pouvoir être
soulignées avec les situations asiatiques.

474
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
ne faudrait pas généraliser trop hâtivement. Par ailleurs, les hésitations
identifiables en Côte-d'Ivoire, qui dans une certaine mesure pourrait
être à l'Afrique ce que la Thaïlande est à l'Asie dans le domaine de la
lutte contre le sida, sont sans doute techniquement et éthiquement
préférables. Il n'en reste pas moins qu'une différence apparente dans
la nature de l'engagement politique de ces deux pays semble attestée.
Précisons également que des différences de prévalence font que les
choix politiques auront des répercussions économiques variables selon
les pays; il est aussi plus facile de décider dans un pays riche. De
plus, en Asie aussi des situations de non-engagement public sont
attestées, comme en Inde, où « ... la maladie ne fait pas l'objet d'une
attention particulière et efficace de la part des pouvoirs publics... On
apprenait récemment que la moitié des fonds alloués à la [National
AIDS Control Organization] avait été dépensée et que certains États,
comme le Bihar, ne s'étaient toujours pas dotés d'une cellule
d'information, tandis que d'autres avaient décidé d'affecter les crédits
à d'autres secteurs» (Bonnel & Cadoux, 1998: 27). Je serai tenté de
dire que l'on ne rencontre en Afrique des situations comparables ni au
cas de la Thaïlande, ni à celui de l'Inde: les engagements nationaux y
sont moindres qu'en Thaïlande, mais les fonds alloués à la lutte contre
le sida sont toujours des ressources recherchées par les ONG.
En Afrique, le sida fait plutôt figure de « marché », spécialisé et
extraverti (Delaunay et al., 1998): très schématiquement, membres
d'associations de toute nature, élites nationales, représentants du corps
médical sont volontiers enclins à capter une ressource dans le cadre de
programmes largement initiés à partir des agences de coopération. Le
sida en Afrique a joué un rôle non négligeable dans la dynamique du
secteur associatif. L'accélération de l'appropriation du sida par les
mouvements associatifs est identifiable à partir de 1990, et débute plus
tôt en Afrique anglophone qu'en Afrique francophone. Une impulsion
décisive en faveur de la participation accrue des ONG et associations
à la lutte contre le sida est donnée en 1992 à l'occasion de la Journée
mondiale du sida qui affichait alors comme thème « Les communautés
s'engagent ». Au Kenya, le nombre d'associations recensées engagées
dans la lutte contre le sida dépasse la centaine (Wanja Njue, 1996) ; en
1996, en Côte-d'Ivoire, on en dénombre 77, dont une vingtaine se
consacre uniquement à la lutte contre le sida (Blibolo, 1998). Une telle
dynamique a contribué à la création d'associations de personnes
vivant avec le VIH/sida en Afrique qui sont devenues des acteurs à
476
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
part entière dans les dispositifs nationaux 444. En Asie, la dynamique
associative, et en particulier le développement d'associations de
personnes vivant avec le VIWsida, semble plus timide. En Indonésie,
par exemple, la première réunion d'une ONG de support incluant des
personnes vivant av~c le VIH/sida a eu lieu en septembre 1995, ONG
qui, jusqu'en janvier 1996, n'a tenu que trois réunions et n'a pas pu
compter sur la présence de plus de huit personnes atteintes (Mumi,
1996). En comparaison, en Afrique francophone, en retard sur
l'Afrique anglophone à cet égard, dès 1992 des associations de
personnes atteintes se créent dans tous les pays et elles regroupent
aujourd'hui, du moins sur le papier, plusieurs centaines de membres;
on ne compte plus par ailleurs les prises de parole en public (radio,
télévision, et surtout assemblée de spécialistes) de personnes atteintes.
Le retard pris par l'Asie dans ce domaine est peut-être à mettre en
relation avec le développement plus tardif de l'épidémie sur ce
continent. Néanmoins, dans ce domaine, l'Asie apparaît déjà parfois
comme un modèle pour l'Afrique. Ainsi, à partir d'un constat fait au
Bengladesh sur la faible capacité des ONG à diffuser une information 1

sur l'infection par le VIH, une « approche participative» a été mise au


point; elle consiste notamment à minorer la place particulière du sida
dans les activités d'IEC (Information, Éducation, Communication
pour la santé) des associations au profit d'une prise en charge plus
générale des maladies sexuellement transmises, d'un accent mis sur le
conseil, et de l'organisation de groupes de paroles sur la sexualité.
Cette initiative a fait l'objet d'un programme d'échange d'expériences
Sud/Sud, et plus de trente ONG africaines ont adopté l'approche
élaborée au Bengladesh (O'Malley & Mbaka, 1997). Alors, bien que
disposant à l'heure actuelle d'une expérience moins importante que
l'Afrique, l'Asie pourrait-elle être un modèle pour les associations
africaines de lutte contre le sida?

444 Le dynamisme du secteur associatif souligné ici n'est pas contradictoire avec
J'affirmation ci-dessus d'un rôle limité de la société civile en Afrique. En effet, ces
associations sont souvent de simples relais d'instances techniques et créées par elles; à moins
qu'elles ne soient liées aux élites politiques nationales. Enes ne sont donc guère en mesure
d'avoir le discours indépendant que l'on attend généralement des représentants d'une
« société civile ».
477
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
Conclusion : l'Asie, un modèle pour l'Afrique?
Nous venons de le voir: dans le domaine des ONG, des
expériences menées en Asie sont transposables et transposées sur le
continent africain, alors même que la « mobilisation communautaire »,
pour reprendre l'expression consacrée, identifiable à partir de la
dynamique associative, est moins importante et plus récente qu'en
Afrique. En matière d'engagement politique national, le cas de la
Thaïlande, exceptionnel en Asie, n'est peut-être comparable qu'à celui
de l'Ouganda en Afrique, un des pays les plus touchés sur le
continent, et où une politique volontariste de prévention a permis
d'infléchir la prévalence. Cependant, un écart non négligeable sépare
ces deux modèles. Aujourd'hui le « succès» de la Thaïlande sur la
scène internationale est dû notamment à l'utilisation de l'AZT pour
prévenir la transmission de la mère à l'enfant; celui de l'Ouganda, à
l'efficacité des campagnes en faveur de l'utilisation des préservatifs.
Comme je l'ai souligné, en Asie des préoccupations relatives à
certaines situations à risque (homosexualité, utilisation de drogues
injectables) peuvent être affichées d'emblée, alors que ces mêmes
situations sont passées sous silence sur le continent africain. Certes, il
yale cas de l'Afrique du Sud où la mobilisation des milieux
homosexuels est importante. Mais l'Afrique du Sud, puissance
économique et militaire mondiale, contrairement aux autres pays du
sous-continent, récemment réintégrée dans le concert des nations
d'Afrique noire, occupe une place à part la situant à une certaine
« distance conceptuelle» des autres États africains. Dans cette mesure,
il n'est pas certain que a priori l'Afrique du Sud puisse infléchir
significativement l'évolution des « conceptions africaines» de la lutte
contre le sida, notamment sur les groupes de transmission. Aussi,
même si les réalités divergent, l'exemple asiatique n'est-il pas
susceptible d'amener à s'intéresser à des facteurs d'exposition au
risque jusque-là non pris en compte pour le continent africain?
L'Asie, toujours grâce à la Thaïlande, est devenue un modèle
pour la prévention dans les pays du Sud: la réussite de l'essai clinique
sur l'utilisation de l'AZT pour la réduction de la transmission mère-
enfant en Thaïlande a largement contribué à l'abandon du «bras
placebo» dans les essais africains. Grâce à la Thaïlande, si l'on peut
dire, les femmes enceintes séropositives africaines sont désormais
assurées de recevoir une substance active dès lors qu'elles entrent
dans un protocole clinique utilisant l'AZT (Lévy, 1998).
478
Epidémie africaine versus épidémie asiatique
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482
Auteurs:
Amat-Roze Jeanne, agregee de géographie, Institut de
Géographie, maître de conférence, Université Paris IV (France).

Blanc Marie-Eve, sociologue, allocataire de recherche ANRS,


chercheur associé à l'Institut de Recherche sur le Sud-Est Asiatique
(lRSEA), UMR 6571 / CNRS, Maison Asie Pacifique, Université de
Provence, Marseille (France).

Bourdier Frédéric, géographe et ethnologue, Laboratoire Société


Santé Développement, UPR 926, Université de Bordeaux II (France).

Crochet Soizick, anthropologue, doctorante au Laboratoire


d'Ethnologie et de Sociologie Comparative, UMR 116, Université de
Paris X , Nanterre (France).

Desclaux Alice, médecin et anthropologue, coordinatrice du


réseau Sociétés d'Afrique et Sida, Laboratoire d'Ecologie Humaine et
d'Anthropologie, maître de conférence, Université Aix-Marseille III,
Aix-en-Provence (France).

Dikotter Frank, historien, Directeur de l'Institut de la Chine


contemporaine, School of Oriental and African Studies, Université de
Londres (Royaume-Uni).

Eisenbruch Maurice, ethnopsychiatre et anthropologue,


professeur associé, School of Medical Education, University of New
South Wales, Sydney (Australie).

Éliot Emmanuel, géographe, maître de conférence, UFR Lettres


et Sciences Humaines, Université du Havre (France).

Grange-Omokaro Françoise, anthropologue, chargée


d'enseignement, Institut de Sociologie des communications de masse,
Université de Lausanne et Institut universitaire d'études du
développement, Genève (Suisse).
Gruénais Marc Éric, anthropologue, directeur de recherche à
l'IRD, coordinateur du programme Sciences Humaines Sida,
SHADYC, CNRS/EHESS, Centre de la Vieille Charité, Marseille
(France).

Guillou Anne Y., anthropologue, doctorante à l'EHESS sous la


direction de Jean-Pierre Dozon, chercheur associé au LASEMA /
CNRS, UPR 297, Villejuif (France) et au CERIEM, Université de
Haute-Bretagne, Rennes (France).

Husson Laurence, géographe, chargée de recherche, IRSEA,


UMR 6571 / CNRS, Maison Asie Pacifique, Université de Provence,
Marseille (France).

Micollier Évelyne, anthropologue, chercheuse de la Fondation


Européenne pour la Science, attachée à l'lIAS branch office,
Amsterdam (Pays-Bas), membre associé de l'IRSEA, UMR 6571 /
CNRS, Maison Asie Pacifique, Université de Provence, Marseille
(France).

Seddon David, anthropologue, professeur spécialiste en étude du


développement, School of Development Studies, University of East
Anglia, Norwich (Royaume-Uni).

Symonds Patricia, anthropologue, professeur aSSOCie,


Department of Anthropology, Brown University, Providence, Rhode
Island (USA).

Vignato Silvia, anthropologue, École française d'Extrême-Orient,


Kuala-Lumpur (Malaisie).

WoltTers Ivan, médecin et anthropologue, Faculté de Médecine,


Section Health Care & Culture, Vrije Universiteit, Amsterdam (Pays-
Bas).
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