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ESPACE, POPULATIONS, SOCIETES, 2004-2 pp.

325-341

Maryse JASPARD Institut de Démographie de l’Université Paris1 (IDUP)


90, rue de Tolbiac
75013 Paris
jaspard@univ-paris1.fr
ou
INED
133 , boulevard Davout
75980 Paris cedex 20

Elizabeth BROWN Institut de Démographie


Université Paris I-Panthéon-Sorbonne (IDUP)
90, rue de Tolbiac
75013 PARIS
ebrown@univ-paris1.fr

Dolorès POURETTE Laboratoire d’Anthropologie Sociale


52, rue du Cardinal Lemoine
75005 Paris
dolores.pourette@free.fr
ou
INED
133, boulevard Davout
75980 Paris Cedex 20
dolores.pourette@ined.fr

Les violences envers


les femmes dans le cadre du
couple en Polynésie française
La reconnaissance des violences à l’en- tion sur l’élimination de toutes les formes de
contre des femmes en tant que problème discrimination à l’encontre des femmes ; la
majeur de société est relativement récente. lutte contre les violences faites aux femmes
La mondialisation des mouvements fémi- s’inscrit dans cette problématique. La plate-
nistes, notamment le rapprochement des forme d’action de Pékin adoptée le 15 sep-
militantes des pays du Sud et du Nord, a tembre 1995, à l’issue de la Quatrième
largement contribué à la mise au jour de ce Conférence Mondiale sur les Femmes, a
phénomène millénaire, mais devenu intolé- renforcé cette position et invité les gouver-
rable dans la vision moderne et universelle nements à mener des actions pour prévenir
des droits de la personne humaine. Ainsi, et éliminer les violences envers les femmes.
l’approche des phénomènes humains prend C’est dans cette perspective qu’en 2000, a
en compte les inégalités entre les sexes été réalisée en France métropolitaine la
depuis 1979, avec le vote, par l’Assemblée première enquête nationale sur les violences
générale des Nations Unies, de la conven- envers les femmes, l’enquête Enveff 1. Cette

1 Jaspard et al., 2003.


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enquête a également été conduite en Poly- article s’appuie sur les résultats des deux
nésie française, en Nouvelle-Calédonie 2 et à enquêtes, l’une quantitative et l’autre quali-
la Réunion, avec les adaptations scienti- tative, menées en 2002 en Polynésie fran-
fiques et méthodologiques adéquates. Cet çaise.

Encadré 1 : L’enquête nationale sur les violences envers les femmes en France
(Enveff)
L’enquête Enveff, commanditée par le service des Droits des femmes, est la première
enquête statistique nationale réalisée en France sur ce thème. La collecte des données a
été menée de mars à juillet 2000, auprès d’un échantillon représentatif de 6 970 femmes
âgées de 20 à 59 ans et résidant, hors institution, en Métropole. Elle a été réalisée par
téléphone, de manière anonyme et confidentielle. La passation du questionnaire durait
en moyenne quarante-cinq minutes 3.
L’objectif de cette enquête est de cerner l’ampleur du phénomène et d’en décrire les
aspects multiformes. Il s’agit plus précisément :
- d’évaluer les fréquences des divers types de violences interpersonnelles, psycholo-
giques, verbales, physiques et sexuelles qui s’exercent envers les femmes, à l’âge adul-
te, dans leurs différents cadres de vie (couple, famille, travail, espaces publics), quels
que soient les auteur(e)s des violences ;
- d’analyser le contexte familial, social, culturel et économique des situations de vio-
lence ;
- d’étudier les réactions des femmes aux violences subies, leurs recours auprès des
membres de leur entourage et des services institutionnels ;
- d’analyser les conséquences de la violence sur le plan de la santé physique et menta-
le, de la vie familiale et sociale et de l’usage de l’espace public / privé.

Les violences intra-familiales et les abus quelques décennies, de nouvelles pratiques


sexuels sont ressentis, en Polynésie françai- sociales, culturelles et religieuses se sont
se, comme des problèmes de santé priori- imposées, contribuant à une forme de
taires. Lors de la consultation réalisée « déculturation » de la société traditionnelle
auprès de la population dans le cadre de polynésienne 5. L’installation du CEP au
l’élaboration du Plan pour la santé 2001- début des années soixante a provoqué un
2005 4, les violences intra-familiales et les second choc culturel majeur puisqu’il a
sévices sexuels arrivaient respectivement en entraîné une restructuration du marché de
septième et huitième position parmi les 64 l’emploi, qui semble avoir marqué différem-
problèmes de santé cités par la population. ment les hommes et les femmes. Alors que
Ces exactions se produisent dans un contex- ces dernières ont pu trouver leur place dans
te socio-culturel et économique quelque peu des emplois du secteur tertiaire, les métiers
spécifique, lié à l’histoire coloniale et à masculins traditionnels (pêche, agricultu-
l’implantation puis au retrait du Centre re…) sont devenus des activités annexes.
d’Expérimentation du Pacifique (CEP). Les hommes qui les exercent encore ont
L’arrivée des navigateurs puis des mission- ainsi vu leur statut social se dévaloriser, et
naires européens aux 18ème et 19ème siècles a nombre d’entre eux se sont trouvés d’une
constitué un premier « choc culturel » : en certaine façon dépossédés de leur fonction

2 Cf l’article de Christine Salomon et de Christine qui sert à orienter et à encadrer les actions en matière de
Hamelin dans ce numéro. santé et qui tient compte des réalités économiques,
3 Le questionnaire de l’enquête Enveff est disponible sociales, géographiques et culturelles ainsi que de
sur le site de l’Idup (http//idup.univ-paris1.fr) et de l’évolution de l’état de santé de la population. Le pre-
l’Ined dans la collection « Documents de travail », mier Plan pour la santé concernait la période 1995-
n° 116 (www.ined.fr:publications/collections/). 1999, le second concerne la période 2001-2005.
4 Le gouvernement polynésien définit sa politique de 5 Lextreyt, 2003.

santé dans un document appelé « Plan pour la santé »


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de chef de ménage. Pour maintenir cette la consommation d’alcool, qui est une forme
place au sein de la famille et dans la société, de lien social pour les hommes et pour les
nombreux sont ceux qui effectuent un repli femmes, tend à accentuer ces phénomènes.
identitaire sur les aspects « virils tradition- De plus, la quasi-omniprésence du groupe
nels » de la culture polynésienne 6. Se sen- familial qui contrôle les faits et gestes de
tant moins favorisés que les femmes dans chacun(e) dans le sens du maintien des tra-
cette société, certains hommes développent ditions est renforcée par l’insularité, l’exi-
des comportements de réassurance de leur guïté de l’espace où « tout se sait » 7.
position dominante, et notamment une De ce fait, la prévention des violences, à
forme de jalousie pouvant aller jusqu’à la l’encontre principalement des femmes et
violence conjugale. Ce décalage entre la très jeunes femmes, est devenue une des
position sociale des hommes et celle des priorités de santé du Territoire, la première
femmes s’exprime aussi dans la moindre étape en étant la mesure du phénomène dans
capacité des hommes à verbaliser leurs sen- l’ensemble du Territoire.
timents et leurs difficultés. L’importance de

Encadré 2 : Les enquêtes en Polynésie française 8


Ne disposant d’aucune donnée permettant d’évaluer l’importance du problème en popu-
lation générale, le principal objectif de ces enquêtes est de cerner l’ampleur et les diffé-
rents types de violences, verbales, psychologiques, physiques et sexuelles, faites aux
femmes dans tous les cadres de vie (couple, famille et espace public).
La collecte des données quantitatives a été réalisée du 5 juin au 26 juillet 2002, en face-
à-face au domicile des personnes interrogées dans les Îles du Vent et les Îles Sous le
Vent, auprès d’un échantillon de 1001 femmes représentatif de la population féminine
âgée de 18 à 59 ans résidant en Polynésie française depuis plus d’un an. Le question-
naire, inspiré de celui de l’enquête Enveff, avait une durée moyenne de 30 minutes.
L’enquête ethnographique a été réalisée par deux anthropologues 9, entre le 1er juin et le
31 août 2002, dans les Îles de la Société : Tahiti, pour ce qui concerne les Îles du Vent,
Raiatea et Tahaa, pour les Îles sous le Vent.
35 femmes polynésiennes, âgées de 18 à 60 ans, ont été interviewées au cours d’entre-
tiens semi-directifs individuels et anonymes. Elles ont été recrutées par l’intermédiaire
de diverses instances (milieu médical, structures d’accueil, par le biais des Services des
Affaires Sociales de Papeete et d’Uturoa) ou grâce à des connaissances personnelles.
Ces femmes, toutes victimes de violences, vivent des situations particulièrement graves,
puisqu’en Polynésie, peu de femmes s’adressent aux services sociaux ou juridiques lors-
qu’elles subissent des violences ; c’est seulement dans les cas les plus dramatiques
qu’elles engagent une telle démarche 10.
10 hommes auteurs de violences conjugales, âgés de 21 à 46 ans, ont été interviewés 11.
Six d’entre eux étaient suivis à l’hôpital psychiatrique de Vaiami 12, deux ont été recru-
tés par le biais d’une assistante sociale, deux autres par l’intermédiaire de notre réseau
de connaissances. Par ailleurs, une quinzaine d’« informateurs privilégiés » ont été

6 Saura, 1988 ; Brami Celentano, 2002. résultats et la rédaction du rapport ont été supervisés
7 Ce type de phénomène a été analysé en Guadeloupe par Maryse Jaspard et Elizabeth Brown.
9 Dolorès Pourette et Fanny Soum-Pouyalet.
par Christiane Bougerol [Bougerol, 1997].
8 Ces enquêtes ont été commanditées par le Ministère 10 Pour avoir présent à l’esprit que les situations vécues

de la Santé et la Direction de la santé de Polynésie. par ces femmes sont spécifiques et par souci de lisibili-
Elles ont été réalisées en partenariat avec l’Institut de té, elles seront désignées dans le texte par l’expression
démographie de l’Université de Paris 1 (IDUP) pour le « femmes victimes ».
11 Nous les désignerons par l’expression « hommes
volet quantitatif et le Laboratoire d’Anthropologie
Sociale (LAS) du Collège de France pour la partie qua- violents ».
12 Ils étaient astreints à un suivi psychiatrique à la suite
litative. La collecte des données de l’enquête quantita-
tive a été confiée à l’institut de sondage Louis Harris d’une plainte, d’un jugement, voire d’une incarcération
Pacifique ; cette phase du travail puis l’analyse des pour coups et blessures.
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rencontrés – des personnes qui, de par leur activité professionnelle ou religieuse, sont
ou ont été en interface avec le problème des violences envers les femmes (médecins,
infirmiers(ères), sages-femmes, assistantes sociales, conseiller d’insertion et de proba-
tion en milieu pénitentiaire, juriste, représentant religieux).
Si la population de la Polynésie française se compose de quatre groupes distincts 13,
l’enquête quantitative ne permet pas de rendre compte des variations de la violence
conjugale en fonction de l’origine ethnique des partenaires dans la mesure où 85% des
femmes interrogées se déclarent Polynésiennes et 78% de leurs partenaires sont
Polynésiens. Les femmes interviewées au cours de l’enquête qualitative sont toutes
Polynésiennes. Quant aux hommes rencontrés, tous sont Polynésiens à l’exception de
deux Chinois et d’un demi Chinois-Polynésien. L’analyse de leurs discours ne permet
pas de rendre compte de spécificités liées à leur origine ethnique.

DÉFINITIONS

Ce texte est centré sur les violences conju- femmes tant dans la vie sociale qu’au sein
gales, celles-ci étant entendues comme les de la famille.
violences perpétrées par les conjoints (tane) Afin de lever l’ambivalence attachée au
des femmes en couple. La notion de couple terme de violence conjugale, nous distingue-
ici retenue est très large et concerne des rons violence et conflit. Le conflit se mani-
situations diversifiées : mariés, concubins, feste principalement par des disputes, qui
ne vivant pas sous le même toit, habitant peuvent dégénérer en scènes de ménages
dans un logement indépendant ou avec la itératives; c’est un mode relationnel qui
famille. implique la réciprocité entre les protago-
Dans la continuité de la recherche Enveff, la nistes et qui est susceptible d’entraîner du
violence est ici définie comme résultant changement. Si la violence peut prendre des
d’un rapport de force ou de domination entre formes identiques (agressions verbales et
au moins deux personnes. La violence physiques) elle est univoque, c’est toujours
conjugale est une réalité aux formes mul- la même personne qui subit les coups et qui
tiples dont la perception n’est pas toujours cède lors des altercations ; la violence est
immédiate, aussi bien pour les auteurs que toujours destructrice, c’est une situation
pour les victimes ou leur entourage. Par d’emprise de l’un sur l’autre.
delà les actes violents caractérisés (brutali- L’enquête polynésienne met en évidence
tés physiques et sexuelles), l’accumulation l’ampleur des violences conjugales, que le
de faits, de gestes, de paroles en apparence phénomène soit mesuré à l’aune de l’année
sans gravité peut constituer des comporte- ou sur la vie entière. Si les taux de pressions
ments violents ; ils portent atteinte à l’inté- psychologiques sont un peu plus élevés
grité de la personne. Bien que perpétrées qu’en Métropole, les taux d’agressions phy-
dans l’intimité du couple, ces violences siques et sexuelles sont multipliés par cinq
résultent des fonctions et des représentations dans les archipels polynésiens.
sociales attribuées aux hommes et aux

13Les Polynésiens de souche (Ma’ohi, 66 % de l’en- (Tinito, 5 %) ; les Européens (Popaa, 12 %) [Lextreyt,
semble), les « Demis », issus des métissages entre 2003].
Polynésiens, Européens et Chinois (17 %), les Chinois
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UN CLIMAT CONFLICTUEL OÙ L’ON EN VIENT SOUVENT AUX MAINS

Des disputes aux brutalités en entraînant une autre, l’un et l’autre ont
La verbalisation des mésententes entre recours aux insultes, aux « grossièretés »,
conjoints apparaît très fortement dans l’étu- aux mots qui « font mal », préludes aux
de des disputes et révèle un climat conjugal coups.
particulièrement conflictuel. Les récits soulignent combien il est impos-
Si globalement, seulement une femme sur sible pour ces femmes d’exprimer leurs opi-
cinq affirme avoir des altercations avec son nions, aussi bien en ce qui concerne les
tane, en réalité un nombre relativement affaires familiales, la vie politique que tout
important de conjointes, un peu plus d’une autre sujet, lorsqu’elles sont contraires à
sur deux, cherche à éviter les sujets de celles du tane. « Il me tape dessus, c’est-à-
dispute. La fréquence des disputes peut for- dire que il me fait taire, c’est-à-dire il sait
tement varier selon le sujet mis en cause : qu’il a tort, il n’aime pas qu’on le dise
25% des répondantes évoquent comme devant les amis. » (Rose 14, 46 ans, sans pro-
altercations fréquentes ou éventuelles les fession).
problèmes de jalousie, la vie quotidienne, Dans ces couples, l’épouse ou la concubine
leur famille et celle du conjoint, les enfants doit systématiquement partager les avis de
et l’argent. Ces disputes se transforment son tane, elle ne doit jamais le contredire,
souvent en scènes de ménage avec agres- surtout en public ; elle est quasiment sous la
sions physiques. Dans un cas sur cinq le tutelle de son conjoint, et plus largement
conflit ne se limite pas à un échange verbal sous celle de sa belle-famille.
plus ou moins vif, les deux partenaires Comme d’autres études l’ont déjà montré 15,
s’adonnant à des brutalités physiques. Lors les hommes violents rencontrés se présen-
des disputes, 8% des femmes, 6% des tent avec récurrence non pas en tant que
hommes et 6% d’hommes et de femmes fautifs et responsables des actes de violence
ensemble en sont venus aux mains. commis, mais se positionnent systématique-
Les entretiens qualitatifs menés avec des ment en tant que victimes. Tous mettent en
femmes victimes et avec des hommes vio- avant le fait qu’ils ont été poussés voire
lents montrent que des échanges verbaux et contraints à commettre des actes violents.
des disputes précèdent les coups dans la Ce sont leurs compagnes qui, par leurs com-
majorité des cas. Plus précisément, il semble portements (les manifestations de jalousie
que ce soit la parole féminine qui déclenche et le fait qu’elles « parlent trop », qu’elles
la colère du tane, puis les brutalités phy- « parlent sur eux » et qu’elles « crient »),
siques. Les femmes qui subissent (ou ont les auraient acculés à faire usage de la force.
subi) des violences physiques affirment De fait, celles qui osent prendre la parole
ainsi ne pas pouvoir aborder un certain s’exposent à des actes de violence car elles
nombre de thèmes avec leur conjoint, par remettent en question la domination de
crainte de ses réactions, comme les activités l’homme. La parole est ainsi dotée d’un cer-
et les relations qu’il a au dehors de la sphè- tain pouvoir que les hommes ne semblent
re conjugale et la vie du couple. Plus enco- pas détenir puisque, au lieu de susciter un
re, la conjointe ne doit jamais parler à qui dialogue, les énoncés féminins appellent les
que ce soit de son tane et de sa vie de coups. À la force de la parole, répond le
couple. Les coups sont là pour « faire taire » pouvoir masculin qui se cristallise et s’ex-
celle qui se montre trop loquace. Une parole prime dans l’usage de la force physique 16.

14 Les prénoms ont été changés. Seule leur origine 15 Welzer-Lang, 1991.
(polynésienne ou européenne) a été conservée. 16 Pourette, 2003.
330
DES FEMMES EN SITUATION DE « CUMUL DE VIOLENCE »

Comme dans d’autres contrées 17, les pres- élevés : une enquêtée sur cinq a été insultée,
sions psychologiques sont les plus fré- une sur six a enduré les brutalités de son
quentes au sein du couple : plus d’une tane et 7% ont subi ses agressions sexuelles.
femme sur trois en a subi au cours des douze La répétition des actes violents, leur diversi-
derniers mois. En revanche, en Polynésie, té caractérisent la violence conjugale qui se
les taux d’agressions verbales, de violences déroule à la fois de façon cyclique et selon
physiques et sexuelles sont également très un continuum.

Encadré 3 : Questions sur les violences conjugales


Au cours des 12 derniers mois, est-ce que votre conjoint ou ami(e)… :
C1. … vous a empêchée de rencontrer ou de parler avec des amis ou membres de votre
famille ?
C2. … vous a empêchée de parler à d’autres hommes par jalousie ?
C3. … a critiqué, dévalorisé ce que vous faisiez ?
C4. … a fait des remarques désagréables sur votre apparence physique (trop grosse,
moche…) ?
C5. … vous a imposé des façons de vous habiller, de vous coiffer, ou de vous com-
porter en public ?
C6. … n’a pas tenu compte ou a méprisé vos opinions (ce que vous pensez) et/ou vous
a expliqué ce que vous deviez penser… ?
a). … dans l’intimité (y compris devant les enfants)
b). … devant d’autres personnes
C7. … a exigé de savoir avec qui et où vous étiez ?
C8. … a cessé de vous parler ?
C9. … vous a refusé l’accès à l’argent du ménage pour les besoins courants de la vie
quotidienne ?
C10. Si le couple vit avec des enfants, Au cours des 12 derniers mois, est-ce que votre
conjoint…
a). … vous a menacée de s’en prendre à vos enfants ou de vous séparer d’eux ?
b). … s’en est pris physiquement à vos enfants ou vous a séparée d’eux ?
C11. Au cours des 12 derniers mois, est-ce que votre conjoint ou ami vous a insultée ou
injuriée ?
C12. … a lancé un objet contre vous, vous a bousculée ou empoignée brutalement ?
C13. … vous a giflée, frappée ou a exercé d’autres brutalités physiques contre vous ?
C14. … vous a empêchée de rentrer chez vous, vous a enfermée ou mise à la porte, ou,
en voiture, vous a laissée sur le bord de la route ?
C15. … vous a menacée de se suicider ?
C16. Au cours des 12 derniers mois, est-ce que votre conjoint ou ami a proféré des
menaces de mort, des malédictions contre vous ou votre famille ?
C17. … vous a menacée à l’aide d’une arme (couteau, outil, fusil) ?
C18. … a essayé de vous étrangler ou de vous tuer ?
C19. … a essayé de mettre (a mis) le feu, a saccagé la maison ou la voiture ?
C20. Au cours des 12 derniers mois, est-ce que votre conjoint ou ami a utilisé la force
pour avoir des rapports sexuels avec vous ?
C21. … vous a imposé des gestes sexuels que vous refusiez ?

17 En France métropolitaine ; dans les TOM et DOM (où les enquêtes sont en cours d’analyse).
331
Certaines situations, par la répétition ou par qui peut prendre sa revanche sur son mari,
le cumul de divers types d’actes violents, aujourd’hui hémiplégique, qui l’a violentée
constituent une atteinte grave à l’équilibre pendant quinze années.
personnel, engendrant – au-delà des bles- « Ah des fois je me fâche, je tape ! [Elle rit]
sures pour les agressions physiques et Maintenant ?
sexuelles – des sentiments d’étouffement, de Ah oui je le tape hein ! Quand je me fâche
dévalorisation, voire d’humiliation, de perte parce que des fois il se fâche beaucoup. Des
de l’image de soi, d’angoisse permanente de fois il me donne des coups hein, maintenant,
déplaire à l’autre, quand ce n’est pas stricte- mais comme il est handicapé, alors c’est
ment de la peur. Dans bien des cas, c’est un moi qui donne des coups maintenant ! Mais
état de souffrance d’autant plus grand qu’il après je me calme, j’ai pitié parce que il
est caché. est handicapé, mais quand je me fâche, je
Les femmes victimes connaissent des situa- donne des coups aussi hein. » (Arlette,
tions où toutes les formes d’agressions s’en- 49 ans, auxiliaire de soins).
trecroisent : les insultes, les coups et les Avec l’avancée en âge, les femmes sont de
pressions psychologiques. Une femme sur moins en moins considérées comme des
six vit dans un climat conjugal tel qu’il met objets sexuels, avec les maternités, elles
en danger ses enfants en même temps qu’elle acquièrent un statut social globalement plus
(cf. situation de cumul, tableau 1). Et aux valorisé. Après de longues années de vie
âges où les femmes sont le plus touchées, commune, la redistribution sociale des rôles
elles sont quasiment toutes mères de famille. entre homme et femme s’est plus ou moins
Les deux approches montrent que les taux organisée, et dans l’ensemble le climat
de violences conjugales diminuent considé- conjugal s’est apaisé : conciliation due à
rablement avec l’âge des femmes. Ces une forme de tempérance ? désaffection des
femmes plus âgées vivent une relation de deux conjoints pour la vie conjugale alors
couple qui perdure et où l’entente conjugale vidée de tout contenu ? ou encore, façon de
est relativement « bonne », les unions les faire avec la domination masculine pour
plus conflictuelles ayant pu, dans le meilleur éviter les situations à risque ? La réalité se
des cas, être rompues. Parfois, l’âge aidant, situe au carrefour de ces situations et, même
le tane violent s’est apaisé. On assiste aussi chez ces vieux couples, la violence conju-
à des situations où la femme se venge de son gale perdure à un niveau plus élevé qu’en
mari lorsque celui-ci est physiquement Métropole : les situations de cumul y sont
diminué, en le maltraitant verbalement ou près de trois fois plus fréquentes.
physiquement. Comme par exemple Arlette,

Tableau 1 : Proportion de femmes victimes, dans les 12 derniers mois, selon le type de violence et l’âge des
femmes au moment de l’enquête
Les différents types de violence Âge des femmes au moment de l’enquête
18-24 ans 25-34 ans 35-44 ans 45-60 ans Ensemble
Effectifs n=166 n=271 n=202 N=155 n=794
Insultes, injures 27% 22% 21% 11% 21%
Pressions psychologiques 54% 40% 34% 15% 36%
dont harcèlement psychologique 35% 28% 20% 9% 24%
Violences physiques 26% 21% 12% 6% 17%
Violences sexuelles 11% 9% 4% 3% 7%
Autres violences : mettre le feu,
saccager la maison ou la voiture 3% 3% 2% 2% 3%
Femmes en situation de cumul de violences* 21% 20% 12% 6% 16%

Champ : ensemble des femmes en couple au cours des 12 derniers mois.


* L’indicateur de « situations de cumul de violences » regroupe les répondantes cumulant en plus des agressions
physiques, du harcèlement psychologique, des insultes ou injures quotidiennes, le saccage ou la mise à feu de la
maison ou de la voiture, ou des violences sexuelles. Dans certains cas, tous les types de violences sont présents.
332
Alors que la fréquence des violences conju- lences ou des brutalités physiques contre
gales ne semble pas varier en fonction du environ 12% de celles qui ne recherchent
niveau scolaire des femmes, l’effet du pas d’emploi ; une sur trois subit du har-
milieu social est beaucoup plus fort en cèlement psychologique. Ces femmes sont
Polynésie française qu’en Métropole 18. pour les trois quarts âgées de moins de
Chez les femmes cadres ou exerçant une 35 ans ; ici jeunesse et précarité d’emploi
profession intermédiaire, les taux de vio- conjuguent leur effet néfaste. L’absence
lences conjugales sont nettement inférieurs d’autonomie économique de ces femmes les
à ceux des autres catégories socioprofes- empêche de partir. Lorsque le tane exerce
sionnelles. Précisons que l’homogamie est une activité temporaire, le taux de violences
forte et que les conjoints des femmes cadres conjugales est fortement accru : il est multi-
ou exerçant une profession intermédiaire se plié par 1,5. Les activités temporaires cor-
recrutent dans la même catégorie sociopro- respondent souvent aux métiers tradition-
fessionnelle. nels ou de l’activité portuaire, ou aux petits
Comme en Métropole, les femmes qui ont métiers liés au tourisme. Autant d’emplois à
un emploi régulier sont le moins confrontées la fois peu rémunérateurs et peu valorisants,
à des situations de violences conjugales, en ce qui semble favoriser les comportements
revanche les agressions sont plus présentes violents de certains hommes. Lorsqu’on
lorsque les femmes exercent une activité prend en compte le revenu des conjoints,
professionnelle occasionnelle ou lorsqu’el- largement lié à leur statut professionnel, la
les ne travaillent pas. Un quart des femmes relation de cause à effet s’établit de la même
à la recherche d’un emploi (ne travaillant façon : plus leur revenu est faible, plus les
pas ou exerçant une activité temporaire femmes sont victimes de violences hormis
actuellement) subissent un cumul de vio- pour les agressions sexuelles.

SEXUALITÉ, AMOUR, JALOUSIE :


LE TRIPTYQUE DES VIOLENCES CONJUGALES

La sexualité se conjugue différemment au nal de la violence conjugale, d’autant plus


masculin et au féminin que les agressions sexuelles s’exercent très
Chez les « vieux couples », le taux de vio- rarement seules, elles s’accompagnent de
lences sexuelles s’élève à 2% alors qu’il violences de tous types.
atteint les 8% dans les unions de durée infé- Les mésententes que peuvent éprouver les
rieure à 20 ans. Ce taux très élevé indique couples dans leur vie sexuelle infèrent sur
que désirs masculin et féminin au sein du les situations de violences. Lorsque les
couple ne coïncident guère, pourtant à un femmes déclarent avoir « quelquefois ou
moment de l’union où les rapports sont souvent » consenti à avoir un rapport sexuel
encore sous-tendus par une relation amou- sans en avoir envie, lorsqu’elles, ou leur
reuse forte. Ce décalage entre les deux par- tane, ont refusé à l’autre d’avoir des rap-
tenaires s’explique par la dissymétrie des ports sexuels, l’occurrence des divers types
rôles sexuels assignés aux hommes et aux de violences s’accentue fortement : elle est
femmes dans la société polynésienne. L’ar- multipliée en moyenne par 2,5 ; les violen-
deur sexuelle assure la virilité, et la féminité ces sexuelles atteignent environ 13%.
se rassure dans l’expression du désir mascu- L’accord ou le désaccord entre les conjoints
lin. Le conjoint « honore » sa compagne en sur une éventuelle pratique contraceptive est
la désirant, il lui prouve son amour. Mais également très lié aux violences conjugales.
lorsque cette dernière est perçue exclusive- Le taux de cumuls de violences augmente
ment comme un objet sexuel au service de considérablement lorsque l’opposition du
l’homme, on peut entrer dans le cycle infer- tane est manifeste : 25% parmi les femmes

18 Jaspard et al., 2003.


333
qui utilisent secrètement un moyen de est totalement opposé à l’usage de la contra-
contraception, 32% lorsque le conjoint est ception.
un peu en désaccord, 58% lorsque celui-ci

Tableau 2 : Taux de violences subies par les femmes selon l’accord ou le désaccord du conjoint sur l’usage de
la contraception
Indicateur
Pressions Harcèlement Violences Violences
Accord du conjoint de cumul
psychologiques psychologique physiques sexuelles
de violences
Tout à fait d’accord n =405 34% 21% 16% 6% 14%
Pas d’accord ou refuse* n =105 57% 48% 32% 18% 35%

Champ : femmes en couple dans les 12 derniers mois


* conjoint pas d’accord ou peu d’accord mais la femme utilise la contraception, ou elle le fait sans le lui dire, ou
il refuse et elle ne le fait pas

Les femmes victimes témoignent également l’ai… j’ai donné un coup […] Quand j’l’ai
du fait que l’interdiction de recourir à un regardée aussi, j’ai vu le sang qui coulait de
moyen de contraception est très fréquente. son nez… » (Stéphane, 28 ans, sans profes-
Les tane redoutent en effet que le fait de sion).
prendre un contraceptif autorise leur femme Nombre d’hommes s’opposent également à
à « aller voir ailleurs ». Une telle crainte ce que leur conjointe exerce une activité
sous-tend une forme de jalousie particulière- professionnelle. Certains font en sorte que
ment affirmée en Polynésie. leur compagne perde ou abandonne son
emploi, en la harcelant sur son lieu de tra-
La jalousie ou le règne du soupçon vail, ou en exerçant des pressions psycho-
Le sentiment de jalousie semble bien entre- logiques et des brutalités physiques afin
tenu dans la société polynésienne : un quart qu’elle soit dans l’incapacité d’effectuer
des femmes l’ont évoqué de la part de leur correctement ses tâches professionnelles.
tane, chez les plus jeunes ce pourcentage Cette jalousie n’est d’ailleurs pas toujours
dépasse 40%. seulement d’ordre sexuel ; elle peut être
L’importance de la jalousie a également été d’ordre social : le marché de l’emploi poly-
mise en avant dans l’étude qualitative, cette nésien étant restreint et assez fermé aux
jalousie ne s’exerçant pas seulement à pro- hommes les plus démunis de capitaux sco-
pos d’une éventuelle relation adultère mais laires, certains d’entre eux peuvent ne pas
aussi à l’égard d’amies ou de parents. supporter que leur conjointe travaille et ait
Certains hommes éprouvent des sentiments de ce fait une position sociale plus favorable
de jalousie tels qu’ils ne peuvent souffrir que la leur. Plusieurs interlocutrices ont
que leur épouse ait des relations avec les ainsi perdu leur emploi et n’envisagent pas
enfants qu’elle a eus d’une union précéden- la possibilité d’en trouver un autre.
te. L’un des interviewés reconnaît lui-même «… il était toujours sur le parking, toujours
ne pas avoir supporté, le jour de l’accouche- au téléphone. Mes copines s’amusaient même
ment de sa compagne, qu’un gynécologue à faire des bâtonnets, pour voir le nombre
homme se soit occupée d’elle. d’appels ! Ça pouvait aller jusqu’à 50 appels
« Il est venu juste au moment de recoudre, par jour ! 50 appels par jour… Tellement
on avait fait une épisiotomie, de recoudre que… il a été interdit d’accès sur mon lieu de
ma concubine. Et moi qui étais jaloux. […] travail » (Titaua, 40 ans, secrétaire).
j’voyais vraiment noir quoi, il est venu juste Titaua a conscience que son couple est deve-
pour regarder… le vagin de ma demoiselle nu une « prison » dont elle ne peut s’échap-
quoi. Ça m’a pas plu, tu vois. Donc il m’a per. Elle reste avec son époux non pas parce
foutu dehors. J’ai pas voulu sortir […] et qu’elle l’aime, mais parce qu’elle a peur de
c’est elle la sage-femme qui est venue donc ses réactions.
me tirer par le bras pour me foutre dehors. De plus, comme dans la plupart des sociétés,
Et là j’ai eu une réaction violente, donc je la tolérance vis-à-vis de l’adultère se
334
conjugue différemment au masculin et au domicile, les suspicions d’infidélité, le fait
féminin : « L’infidélité masculine est jugée de se « mêler de ce qui ne la regarde pas »…
normale par 53% des hommes mais 61% Les manifestations de jalousie apparaissent
trouvent l’infidélité féminine anormale » 19. aux yeux de nos informateurs comme des
Dans la société polynésienne, l’adultère au comportements non fondés et elles sont
féminin est un acte extrêmement dévalorisé vécues comme une atteinte à leur liberté,
et justifie la pire des sanctions : le meurtre. leur indépendance, leur masculinité, dans
C’est ainsi que le frère de Corinne a été une vision du couple où l’homme conserve
emprisonné au centre de détention de sa part d’autonomie, de liberté de gestes et
Nuutania pendant six années : il avait sur- de paroles, et où la femme doit au contraire
pris sa femme avec un homme, s’était empa- « se rabaisser » et se soumettre physique-
ré de son fusil et avait tiré sur les deux ment et intellectuellement à son compagnon.
amants. Son épouse est décédée et l’homme Dans les discours masculins, c’est la jalou-
a été grièvement blessé. sie féminine qui est à l’origine des compor-
L’infidélité des tane est source majeure de tements violents.
violences conjugales. Parmi les femmes Mais si les femmes victimes comme les
sûres de l’infidélité de leur partenaire, la hommes violents reprochent à leur partenai-
majorité ont subi des violences graves : les re leur jalousie excessive, et les conduites
trois quarts sont victimes de harcèlement qui en découlent, la jalousie est finalement
psychologique, près des deux tiers d’agres- un sentiment qu’ils apprécient car elle
sions physiques et un quart ont été agressées témoigne de leur amour. Dans les discours,
sexuellement. Plus d’une sur deux (57%) est amour et jalousie vont de pair. Certaines
dans une situation de cumul de violences ; femmes se déclarent jalouses : « Des fois
ces hommes ne se contentent pas de rela- je suis jalouse ! Ça m’énerve quand il
tions extra-conjugales, ils forcent également parle avec d’autres filles. », affirme Marie
leurs femmes et les violentent. (20 ans, sans profession). John, son petit
La jalousie n’est pas à sens unique. Si cer- ami, avoue lui aussi ne pas apprécier qu’elle
tains des hommes rencontrés reconnaissent « regarde ou parle avec un garçon ». Mais
être eux-mêmes jaloux, tous reprochent à tous deux reconnaissent qu’ils seraient mal-
leur conjointe sa jalousie et surtout les heureux si l’autre ne témoignait plus de sa
conduites qui en découlent : les remarques jalousie, que ce soit par les mots ou par les
et les questions sur leur vie passée, les inter- coups : c’est la preuve de leur amour.
rogations sur leurs relations à l’extérieur du

VIOLENCES ET COHABITATION AVEC D’AUTRES MEMBRES DE LA FAMILLE

On ne peut pas analyser le phénomène de semblent alors plus soumises à l’autorité


violences conjugales sans souligner l’impor- parentale et maritale. Les taux d’insultes, de
tance du groupe familial dans l’organisation pressions psychologiques, de harcèlement
de la vie quotidienne. De fait, un nombre psychologique et de violences sexuelles sont
non négligeable de couples cohabite avec une fois et demi plus élevés que chez les
des membres de la famille. Que le couple enquêtées vivant dans un logement indépen-
cohabite avec la famille du tane ou que les dant. Pour les violences physiques et les
femmes en couple résident dans leur famil- situations de cumul de violences, les taux
le, toutes les formes de violence conjugale doublent pratiquement (cf. tableau 3).
deviennent plus fréquentes ; les femmes

19 Cerf, à paraître en 2004, Plaidoyer pour un féminisme en Polynésie française.


335
Tableau 3 : Proportion de femmes victimes, au cours des 12 derniers mois, selon le type de violence et le mode
de logement du couple

Mode de logement du couple cohabitant*


Les différents types de violence Logement Sur un terrain
Dans la famille
indépendant de la famille
Effectifs n=726 n=236 n=454 n=36

Insultes, injures 27% 17% 25%


Pressions psychologiques 45% 30% 50%
Dont harcèlement psychologique 30% 19% 28%
Violences physiques 25% 12% 22%
Violences sexuelles 9% 6% 6%
Autres violences : mettre le feu,
saccager la maison ou la voiture 3% 2% 6%
Indicateur de cumul de violences 20% 12% 19%

Champ : * ensemble des femmes en couple au cours des 12 derniers mois habitant avec leur conjoint

Parmi les femmes en couple habitant sur un tiques incessantes de la part de leur belle-
terrain appartenant à la famille, l’occurrence famille, des remarques désagréables et des
des violences conjugales est aussi très éle- mensonges faits auprès du mari sur leurs
vée et sensiblement égale à celle observée conduites. Lorsqu’une femme arrive dans
dans les foyers où couple et famille coha- une famille, c’est bien souvent elle qui est
bitent. chargée des tâches domestiques pour toute
N’oublions pas que mode de logement, âge la communauté. Elle est alors jaugée sur ses
et mode vie sont des éléments s’enchevê- capacités à mener à bien les tâches qui lui
trant, les femmes en couple habitant avec incombent et elle essuie nombre de critiques
l’une de leurs familles sont souvent plus quelle que soit la qualité de son travail.
jeunes et non mariées. « On habitait chez les parents… Alors chez
Ces femmes jeunes, vivant en concubinage les parents, il faut faire le travail, il faut
et n’ayant pas totalement d’indépendance faire le ménage, tout faire quoi… Et comme
vis-à-vis du cercle familial sont aussi celles moi je voulais pas faire comme ça, parce
dont la durée de couple est la moins longue. que chez moi hein, tout le monde participe,
La jalousie du tane vis-à-vis des proches chacun son travail, et ici chez eux… y en a
peut être plus forte, mais aussi le soupçon qui s’assoient, y en a qui dort, y en a qui
peut s’installer plus facilement sous l’in- mange et… et on te dit d’aller travailler…
fluence d’une famille qui se pose en gar- Je suis pas une esclave pour tout le monde,
dienne des bonnes mœurs de la concubine. je vais pas faire le ma’a 20 pour eux et tout le
En réalité ces femmes cumulent tous les fac- travail, faut partager […] Et quand sa
teurs d’exposition au risque d’être victimes famille dit quelque chose à propos de moi,
de violences conjugales. La décohabitation ça y est, il se met à me frapper… »
du couple avec des proches peut expliquer (Suzanne, 38 ans, sans profession).
en partie la diminution des contextes vio- La réaction du conjoint est alors bien sou-
lents avec l’âge. vent d’infliger des maltraitances verbales et
Si les femmes qui résident dans leur propre physiques à son épouse. Personne n’inter-
groupe familial ne sont aucunement pro- vient alors, sauf lorsque la situation est
tégées des violences conjugales et si leur alarmante et que sa vie est en jeu. Mais dans
famille intervient finalement peu dans les la plupart des cas, la femme sait qu’elle ne
conflits du couple, celles qui résident dans la peut pas compter sur sa belle-famille pour la
famille du tane témoignent du fait qu’elles secourir. Bien au contraire, l’époux ou le
ont souffert ou qu’elles souffrent des cri- compagnon qui donne les coups y a bien

20 Cuisine, repas.
336
souvent été incité par les autres membres du belle-famille, et surtout avec ses membres
groupe familial. C’est ainsi que Cathy a été féminins, sont d’autant plus fortes que la
accusée par sa belle-famille d’un vol de belle-fille est éloignée de son groupe fami-
5000 CFP 21. « On » l’a rossée : par l’entre- lial d’origine. Elle se trouve isolée et ne peut
mise de son tane, c’est le groupe familial en trouver de l’aide auprès des siens. C’est le
son entier qui a corrigé Cathy. cas de Tumata : à 19 ans, elle vit dans la
« … samedi matin il m’a rossée, parce qu’on famille de son tane avec leurs deux enfants.
avait volé 5000 francs à sa grand-mère. Et Eloignée de sa famille, elle est exploitée par
le soir, la maman qui arrive, sa maman, et sa belle-famille, battue par son concubin, et
puis elle dit non, c’est elle qui a pris les elle ne peut fuir car sa belle-mère a « pris »
5000 francs. Et la tante de mon tane dit : son premier enfant, un garçon, et refuse que
« Et ce matin on l’a rossée parce qu’on a Tumata s’absente avec lui 22. Si elle veut
cru que c’est elle qui a volé. Tu pouvais pas partir, elle devra abandonner son fils 23. À
dire ce matin que c’est toi qui a pris les l’inverse, il apparaît que lorsqu’une femme
5000 ? » (Cathy, 24 ans, sans profession). vit près de sa famille, la belle-famille a
Les récits recueillis auprès des femmes moins d’emprise sur elle et se montre moins
victimes montrent que les tensions avec la rude.

CONSOMMATION D’ALCOOL ET VIOLENCES CONJUGALES

L’alcoolisme est souvent présenté comme la cause, violence réactionnelle d’un tane face
cause essentielle des violences conjugales. au comportement d’addiction de sa femme.
Dans les archipels polynésiens, l’analyse Les différents taux de violences sont de
quantitative permet en effet de constater une niveaux très semblables lorsque c’est le
grande correspondance entre consommation conjoint qui boit tous les week-ends ou tous
d’alcool des femmes et taux de violences les jours. Il paraît, ici, plus facile d’entrevoir
conjugales. Ainsi, parmi celles qui boivent un sens de la relation de cause à effet : c’est
tous les week-ends ou tous les jours, celles plutôt l’abus d’alcool qui déclenche l’agres-
qui ont bu beaucoup lors de moments diffi- sivité du conjoint que l’inverse. Toutefois il
ciles ou celles qui ont ressenti le besoin de ne faut pas oublier que la consommation
diminuer leur consommation, six sur dix d’alcool est avant tout une pratique sociale
sont soumises à des pressions psycholo- valorisée et virile : la bière Hinano (de fabri-
giques, plus de quatre sur dix à du harcèle- cation locale), boisson la plus largement
ment, environ une sur trois a subi des vio- consommée, est une véritable « boisson
lences physiques, une sur six des agressions sociale », partie intégrante de la tradition
sexuelles et trois sur dix sont en situation de ma’ohi et productive de celle-ci 24. La bière
cumul de violences conjugales. Toutefois il est synonyme de convivialité et de fête. La
est difficile d‘inférer le sens de la relation : consommation de bière n’est pas l’apanage
conséquence, consommation « refuge », des hommes : les femmes en ingèrent éga-
pour des femmes détruites par une situation lement mais le plus souvent, hommes et
exacerbée de violence conjugale, ou bien femmes ne boivent pas ensemble. Agent

21 Soit environ 42 euros. enfant fa’a’amu et maltraitances. Les anciennes enfants


22 Dans un contexte où la pratique de l’adoption fa’a’amu apparaissent à peine un peu plus victimes de
(fa’a’amu) est extrêmement répandue, il est fréquent harcèlement psychologique (35 % contre 30 %) et de
que le premier enfant d’une femme soit adopté par sa violences physiques (24 % contre 22 %) dans le cadre
mère ou par sa belle-mère, surtout s’il s’agit d’un gar- conjugal que les autres femmes.
23 Tehani a vécu une situation similaire, qui l’a condui-
çon. La jeune mère ne peut refuser de donner son
enfant : le refus de l’échange correspond à un refus de te à commettre une tentative de suicide, à la suite de
solidarité et de générosité, sanctionné par la réprobation laquelle elle n’est jamais retournée chez son tane, y
sociale [Langevin, 1990] Par ailleurs, l’enquête quanti- laissant sa fille, qu’elle n’a jamais revue.
tative ne permet pas d’établir de liaison statistique entre 24 Grépin, 2001.
337
social, la bière constitue aussi un « talon consommé de l’alcool au moment des faits
économique », un agent de pouvoir : le pres- alors qu’elles-mêmes ne seraient que 6%.
tige et l’autorité se mesurent à l’aune de la En comparant ces résultats aux proportions
capacité à consommer, et plus encore à d’hommes ou de femmes en couple réputés
acheter, à donner et à distribuer le breuva- boire régulièrement, respectivement 20% et
ge 25. Nul n’hésite à s’endetter afin de pou- 5%, force est de constater que les violences
voir contenter ses amis et d’honorer ainsi sa sont plus souvent perpétrées par les
réputation. conjoints sous l’emprise de l’alcool. Mais
La bière participe pleinement de la période l’alcool n’est pas, à lui seul, facteur de
taure’are’a, l’adolescence, au cours de violence, il est un catalyseur.
laquelle se construit la masculinité, mais Si la majorité des femmes victimes déclarent
beaucoup d’hommes continuent à en que les maltraitances sont associées à la
consommer au-delà de cette période, et tout prise d’alcool ou de pakalolo (cannabis
au long de la vie pour certains, de manière local), ce n’est pas toujours le cas ; certains
occasionnelle ou quotidienne. Si la bière est des hommes violents rencontrés ne consom-
un désinhibiteur qui aide notamment les ment pas d’alcool, de même que la plupart
jeunes hommes à surmonter leur timidité des femmes interviewées. Cependant, les
quand ils désirent séduire une jeune fille, discours féminins insistent sur l’incidence
elle concourt également à libérer les ten- de la consommation sur les brutalités phy-
sions et les animosités entre les protago- siques et sur les abus sexuels :
nistes. C’est pourquoi bien des « bringues » « Tu vois quand il va boire, en moi j’ai la
(fêtes en famille ou entre amis, où l’alcool peur. […] Quand il vient, il me tape tu vois.
coule à flot) se terminent par une bagarre. Il me gronde par l’alcool qu’il a bu. Il me
Lorsque des violences conjugales ont eu lieu gronde. Il me gronde et par là il me tape. »
au cours des douze derniers mois, 28% des (Vaiata, 33 ans, cantinière).
femmes déclarent que leur tane avait

PLACE DE L’ENFANT DANS LES VIOLENCES CONJUGALES

Présence d’enfants au sein du couple et présence ou l’absence d’enfants au sein du


violences conjugales couple. Ces jeunes femmes subissent deux
L’arrivée d’un enfant peut perturber la vie fois plus souvent des violences graves lors-
conjugale en faisant surgir la jalousie du qu’elles vivent en couple avec des enfants :
père qui ne retrouve plus sa place à côté du une enquêtée sur quatre s’est trouvée en
binôme mère-enfant ; et l’homme jaloux situation de cumul de violences et une sur
peut même douter de sa paternité. Du côté quatre a subi des agressions physiques
de la mère, la surcharge de travail, les durant l’année précédant l’enquête et 11%
inquiétudes liées à la santé ou à l’avenir des ont été victimes d’agressions sexuelles.
enfants peuvent altérer son humeur et sa
disponibilité. Enfants instruments ou témoins de la
La présence d’enfants au sein du couple violence conjugale
dépend largement de l’âge des femmes : L’enfant peut devenir le bouc émissaire des
neuf femmes en couple sans enfant sur dix conflits conjugaux. Certains conjoints déci-
ont moins de 35 ans. Par ailleurs, les vio- dent de s’en prendre aux enfants ou mena-
lences conjugales touchent beaucoup plus cent de le faire. Ces agressions physiques ou
fréquemment les plus jeunes. Pour éviter ces ces menaces, en nombre relativement
effets d’âge, nous avons comparé les taux de important, visent en réalité à faire souffrir
violences conjugales déclarées par les les femmes. L’enquête qualitative montre
enquêtées de moins de 35 ans selon la que lorsqu’un homme est violent avec sa

25 Ibid.
338
compagne, il n’est pas rare qu’il le soit éga- témoins de violences conjugales l’ont été à
lement avec ses enfants. plusieurs reprises au cours des douze der-
Parmi les femmes en couple vivant avec des niers mois.
enfants, 8% ont déclaré que leur conjoint les La violence conjugale ne concerne donc pas
avait menacées de s’en prendre à leurs seulement les deux partenaires mais
enfants ou de les séparer d’eux et 5% ont implique largement les enfants ; ces situa-
affirmé qu’ils l’avaient réellement fait. tions peuvent les affecter profondément.
Dans 42% des cas de violences subies par Est-ce pour autant que ces enfants seront à
les femmes vivant avec des enfants, les faits leur tour victimes ou auteurs de violences à
se sont déroulés en présence d’au moins l’un l’âge adulte ?
d’entre eux. Plus de la moitié des enfants

REPRODUCTION DE LA VIOLENCE DE L’ENFANCE À L’ÂGE ADULTE ?

Les différents types de violences se ren- brutalités physiques et 6% des agressions


contrent souvent tout au long d’une biogra- sexuelles.
phie. Aux cumuls de difficultés, s’ajoutent sou-
vent des cumuls de violences dans l’enfan-
Violences physiques et sexuelles durant ce : 4% des femmes exemptes de brutalités
l’enfance et l’adolescence physiques dans l’enfance et l’adolescence
Près de quatre femmes interrogées sur dix ont subi des agressions sexuelles avant leurs
(37%) déclarent avoir été battues ou avoir 15 ans, contre 11% de celles qui ont été
enduré des brutalités physiques durant leur brutalisées quelquefois et 17% de celles qui
jeunesse 26. Autre résultat très supérieur à l’ont été souvent ou très souvent.
ceux que l’on a observés en Métropole 27,
7% des femmes ont subi au moins une Enfance difficile et violence à l’âge adulte
agression sexuelle avant leur quinzième Il est communément admis que les situations
anniversaire. Certaines ont cumulé deux vécues dans l’enfance ont un impact sur tout
voire trois types d’agressions ; ainsi, 5% le cours de la vie ; les violences subies par
ont été forcées à faire ou à subir des attou- les femmes à l’âge adulte seraient-elles en
chements, dont près d’un tiers plus de trois partie liées à des expériences difficiles dans
fois, 2,5% ont été victimes d’une tentative leur prime jeunesse ? De fait, les situations
de viol (un tiers plusieurs fois) et 1% ont difficiles vécues durant l’enfance peuvent
été violées (une sur deux au moins deux produire une vulnérabilité sociale et rela-
fois). tionnelle qui grèvera durablement l’histoire
Si ces proportions de femmes ayant subi des de vie de la personne. Par ailleurs, on peut se
sévices physiques ou sexuels dans leur jeu- demander si le fait d’avoir subi dans son
nesse ne varient pas significativement selon enfance certaines formes d’atteintes ne
les générations, elles sont beaucoup plus favorise pas la verbalisation de celles-ci
élevées chez celles qui ont rencontré lorsqu’elles se perpétuent à l’âge adulte.
d’autres difficultés durant l’enfance. Parmi Ainsi, l’une des femmes victimes a pu parler
ces dernières, plus d’une sur deux a été bat- des viols à répétition qu’elle a subis dans
tue et une sur huit a été victime d’agressions son enfance par son père lorsqu’elle s’est à
sexuelles, alors qu’un tiers des femmes nouveau fait agresser, à l’âge adulte. Cette
indemnes de ces problèmes ont subi des nouvelle agression sexuelle lui a permis de

26 La jeunesse inclut l’enfance et l’adolescence. l’enfance ou l’adolescence est de 4% et celui d’agres-


27 En Métropole, le taux d’agressions physiques dans sions sexuelles avant 15 ans est aussi de 4%.
339
mettre des mots sur ce dont elle n’avait toutes les violences, j’ai assisté à toutes les
jamais pu parler 28. violences. Où lui violait et battait sa fille
Plus les femmes ont subi des brutalités phy- violemment, c’est normal parce que pour lui
siques ou des sévices sexuels, voire le cumul sa fille c’est sa femme. Il tapait sa femme
des deux, durant l’enfance, plus la probabi- aussi, ma tante. Je la voyais avec des bleus
lité qu’elles soient victimes à l’âge adulte et tout. On a jamais porté plainte. La famil-
augmente. Parmi les femmes ayant « sou- le n’a jamais levé le doigt comme je viens de
vent ou très souvent » été maltraitées physi- te dire parce que c’est la honte, c’est la
quement dans leur jeunesse, les deux tiers peur. » (Heiata, 34 ans, auxiliaire sociale).
ont souffert de violences physiques à l’âge Lorsque la victime trahit le secret, c’est elle
adulte et une sur cinq a été victime de vio- qui subit la réprobation et qui est accusée
lences sexuelles après son quinzième anni- de l’avoir « cherché ». À l’âge de 6 ans,
versaire. De même, trois femmes sur dix Tehani s’est fait violer par un cousin alors
victimes d’au moins une agression sexuelle âgé de 17 ans. Lorsque sa mère l’a retrouvée
avant leur quinzième anniversaire l’ont en larmes après l’agression, elle a eu une
aussi été après, contre 6% de celles qui ont réaction que Tehani n’a jamais oubliée :
été épargnées avant 15 ans. « Qu’est-ce qu’elle m’a fait ? Elle m’a bat-
Certes, toutes les femmes ne connaîtront pas tue… Elle m’a dit : tu l’as cherché ! »
cette continuité de la violence au cours de la (Tehani, 23 ans, fleuriste).
vie, mais elle est d’autant plus probable que Qu’il s’agisse des abus sexuels ou des mal-
les femmes ont connu des cumuls de diffi- traitances physiques, les histoires de vie
cultés et de violences durant l’enfance. Dans révèlent leur existence dans la génération
l’enquête qualitative, nombre d’interviewées d’ego mais également en amont, dans les
relatent avoir été victimes ou témoins de générations précédentes. Les femmes vio-
violences physiques ou sexuelles au cours lentées par leur conjoint témoignent non
de leur enfance, dans leur environnement seulement du fait qu’elles l’ont été pendant
familial. leur enfance, mais aussi du fait que leur
Sur les 35 femmes victimes, cinq déclarent mère et leur(s) grand(s)-mère(s) l’étaient
avoir été violées, parfois à plusieurs reprises également. De la même manière, celles qui
et par des agresseurs différents, et plusieurs ont subi des abus sexuels intra-familiaux
femmes disent avoir essuyé des attouche- pensent que leurs mères en ont également
ments sexuels et des tentatives de viol dans essuyé. Il semble que l’on assiste ainsi à une
la sphère familiale 29. Tous les agresseurs certaine « normalisation » des violences,
étaient connus de leurs victimes : père, celles de nature incestueuse notamment 30,
beau-père, oncle, cousin… Le secret concer- ainsi qu’à un sentiment d’impuissance et de
nant ce type d’agression est rarement levé résignation de la part des femmes : puisque
hors de la sphère familiale. ma mère, ma grand-mère et probablement
« Eh ben pourquoi ils se sont tus, parce que toutes les femmes des générations précé-
c’est la peur, la honte, c’est le déshonneur dentes ont vécu ces atteintes, je ne peux pas
pour la famille. Là je peux dire j’ai vécu y échapper, et mes filles n’y échapperont pas

28 Selon Annie Vitrat, conseillère dans le service juri- proche, par quelqu’un d’extérieur. Et à ce moment là
dique d’aide aux victimes, environ neuf femmes poly- elles peuvent en parler. » Rappelons que les femmes
nésiennes sur dix qui portent plainte pour agression qui s’adressent aux services sociaux ou juridiques sont
sexuelle à l’âge adulte avaient déjà été victimes de viols celles qui se trouvent dans les situations les plus graves.
29 Il est fort probable que d’autres femmes, parmi les
incestueux dans leur enfance. « … en règle générale ce
sont des jeunes femmes, qui ont entre 20 et 30-35 ans…, femmes rencontrées, se trouvent dans l’une ou l’autre
et qui là de façon assez étonnante, au niveau des statis- de ces situations mais qu’elles n’en ont pas fait état, tant
tiques, ont été victimes de viols dans leur enfance, les viols et autres abus sexuels doivent demeurés tus et
par… le père, par un cousin, enfin par quelqu’un de la cachés.
30 Dans une étude sur les prisonniers incarcérés pour
famille. Là c’est pratiquement à 90 %. Ça m’a beau-
coup étonnée. Je parle des femmes polynésiennes hein. inceste à Tahiti, Philippe Pottier signale une attitude
Des choses qui n’ont pas été parlées, des incestes qui particulièrement tolérante vis-à-vis d’eux de la part de
n’ont pas été parlés, des viols intra-familiaux qui n’ont la famille et de la part des autres détenus [Pottier,
pas été parlés…, et… systématiquement y a un viol, à 1997]. Cf. également Saura, 1998.
l’âge… adulte, pas forcément par quelqu’un… de
340
elles non plus. Toutefois, ce tableau très Les récits masculins soulignent également
sombre mérite une nuance : l’enquête quan- l’existence de violences intra-familiales
titative indique un taux de violence physique dans les familles des tane violents (dans
subie dans l’enfance neuf fois supérieur à cinq cas sur dix) comme dans celles de leurs
celui observé en Métropole, alors que le épouses (dans cinq cas également).
taux de violence sexuelle « n’est que » près
de deux fois supérieur.

CONCLUSION : DES VIOLENCES CONJUGALES CACHÉES

Nous avons pu restituer, grâce à l’enquête tane sont endurées dans le secret. Les
quantitative menée en population générale, femmes victimes font appel à un médecin
un tableau des formes et des fréquences des dans les cas les plus extrêmes : lorsqu’elles
violences subies par les femmes, dans leur ont des lésions graves, des fractures, des
vie privée et leur vie publique (non évoqué brûlures ou encore lorsqu’elles ont eu peur
ici). de mourir.
Les femmes interviewées au cours de l’en- Le faible recours aux services de police tient
quête qualitative ont un profil spécifique au au fait que déposer une plainte n’est pas une
sens où elles font partie des rares femmes démarche anodine. Les femmes redoutent de
qui ont effectué des démarches afin de faire appel à la justice parce que les affaires
dévoiler les violences qu’elles enduraient. doivent se régler en famille et ne pas susci-
Leurs récits et ceux des hommes violents ter la honte, le ha’ama 32. La justice apparaît
rencontrés nous permettent de cerner, dans aux yeux des personnes rencontrées comme
une certaine mesure, les éléments à l’origine une machine complexe et mal connue. Par
des comportements de violence et les res- ailleurs, outre le fait qu’elles ont peur des
sources dont les femmes disposent (ou non) représailles du tane violent, celui-ci est dans
pour échapper à la violence. bien des cas le seul pourvoyeur des res-
Les deux approches mettent en évidence le sources de la maisonnée (la moitié seule-
silence dans lequel demeurent le plus sou- ment des Polynésiennes dans les tranches
vent les victimes de violences conjugales d’âge enquêtées ont un emploi 33). Le
(alors que les violences perpétrées dans l’es- condamner à aller en prison revient à priver
pace public sont davantage parlées) : moins la famille des revenus et des ressources qui
d’une femme sur deux avait déjà évoqué les lui permettent de subsister.
violences conjugales subies avant d’être Enfin, le secteur social demeure mal connu
enquêtée 31. Les agressions physiques, mais des interviewées et la majorité d’entre elles
surtout les violences psychologiques et ignorent qu’elles peuvent faire appel à une
sexuelles sont cachées à l’entourage d’une assistante sociale lorsqu’elles subissent des
part, et aux services sociaux ou de la police violences. Mieux informées, certaines crai-
et de la gendarmerie d’autre part. Les gnent notamment que l’anonymat et la
femmes ont souvent plus de difficultés à confidentialité ne leur soient pas garantis par
prendre conscience des violences psycholo- des travailleurs sociaux qu’elles connaissent
giques, dont une caractéristique essentielle souvent. La crainte de la honte et du qu’en-
est de leur faire croire qu’elles sont, en per- dira-t-on est renforcée par l’exiguïté de
manence et dans tous les domaines, « fau- l’espace insulaire où « tout le monde se
tives ». Les violences sexuelles de la part du connaît ».

31 Dans le cadre de l’enquête quantitative. [Levy, 1973].


32 33 Selon les données du recensement de 1996.
Le ha’ama, que l’on traduit communément par le
terme « honte », est un concept fondamental dans la Concernant l’emploi et les taux d’activités féminins et
société polynésienne, proche de la notion d’honneur masculins, cf. Rallu, 1993.
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