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325-341
Encadré 1 : L’enquête nationale sur les violences envers les femmes en France
(Enveff)
L’enquête Enveff, commanditée par le service des Droits des femmes, est la première
enquête statistique nationale réalisée en France sur ce thème. La collecte des données a
été menée de mars à juillet 2000, auprès d’un échantillon représentatif de 6 970 femmes
âgées de 20 à 59 ans et résidant, hors institution, en Métropole. Elle a été réalisée par
téléphone, de manière anonyme et confidentielle. La passation du questionnaire durait
en moyenne quarante-cinq minutes 3.
L’objectif de cette enquête est de cerner l’ampleur du phénomène et d’en décrire les
aspects multiformes. Il s’agit plus précisément :
- d’évaluer les fréquences des divers types de violences interpersonnelles, psycholo-
giques, verbales, physiques et sexuelles qui s’exercent envers les femmes, à l’âge adul-
te, dans leurs différents cadres de vie (couple, famille, travail, espaces publics), quels
que soient les auteur(e)s des violences ;
- d’analyser le contexte familial, social, culturel et économique des situations de vio-
lence ;
- d’étudier les réactions des femmes aux violences subies, leurs recours auprès des
membres de leur entourage et des services institutionnels ;
- d’analyser les conséquences de la violence sur le plan de la santé physique et menta-
le, de la vie familiale et sociale et de l’usage de l’espace public / privé.
2 Cf l’article de Christine Salomon et de Christine qui sert à orienter et à encadrer les actions en matière de
Hamelin dans ce numéro. santé et qui tient compte des réalités économiques,
3 Le questionnaire de l’enquête Enveff est disponible sociales, géographiques et culturelles ainsi que de
sur le site de l’Idup (http//idup.univ-paris1.fr) et de l’évolution de l’état de santé de la population. Le pre-
l’Ined dans la collection « Documents de travail », mier Plan pour la santé concernait la période 1995-
n° 116 (www.ined.fr:publications/collections/). 1999, le second concerne la période 2001-2005.
4 Le gouvernement polynésien définit sa politique de 5 Lextreyt, 2003.
6 Saura, 1988 ; Brami Celentano, 2002. résultats et la rédaction du rapport ont été supervisés
7 Ce type de phénomène a été analysé en Guadeloupe par Maryse Jaspard et Elizabeth Brown.
9 Dolorès Pourette et Fanny Soum-Pouyalet.
par Christiane Bougerol [Bougerol, 1997].
8 Ces enquêtes ont été commanditées par le Ministère 10 Pour avoir présent à l’esprit que les situations vécues
de la Santé et la Direction de la santé de Polynésie. par ces femmes sont spécifiques et par souci de lisibili-
Elles ont été réalisées en partenariat avec l’Institut de té, elles seront désignées dans le texte par l’expression
démographie de l’Université de Paris 1 (IDUP) pour le « femmes victimes ».
11 Nous les désignerons par l’expression « hommes
volet quantitatif et le Laboratoire d’Anthropologie
Sociale (LAS) du Collège de France pour la partie qua- violents ».
12 Ils étaient astreints à un suivi psychiatrique à la suite
litative. La collecte des données de l’enquête quantita-
tive a été confiée à l’institut de sondage Louis Harris d’une plainte, d’un jugement, voire d’une incarcération
Pacifique ; cette phase du travail puis l’analyse des pour coups et blessures.
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rencontrés – des personnes qui, de par leur activité professionnelle ou religieuse, sont
ou ont été en interface avec le problème des violences envers les femmes (médecins,
infirmiers(ères), sages-femmes, assistantes sociales, conseiller d’insertion et de proba-
tion en milieu pénitentiaire, juriste, représentant religieux).
Si la population de la Polynésie française se compose de quatre groupes distincts 13,
l’enquête quantitative ne permet pas de rendre compte des variations de la violence
conjugale en fonction de l’origine ethnique des partenaires dans la mesure où 85% des
femmes interrogées se déclarent Polynésiennes et 78% de leurs partenaires sont
Polynésiens. Les femmes interviewées au cours de l’enquête qualitative sont toutes
Polynésiennes. Quant aux hommes rencontrés, tous sont Polynésiens à l’exception de
deux Chinois et d’un demi Chinois-Polynésien. L’analyse de leurs discours ne permet
pas de rendre compte de spécificités liées à leur origine ethnique.
DÉFINITIONS
Ce texte est centré sur les violences conju- femmes tant dans la vie sociale qu’au sein
gales, celles-ci étant entendues comme les de la famille.
violences perpétrées par les conjoints (tane) Afin de lever l’ambivalence attachée au
des femmes en couple. La notion de couple terme de violence conjugale, nous distingue-
ici retenue est très large et concerne des rons violence et conflit. Le conflit se mani-
situations diversifiées : mariés, concubins, feste principalement par des disputes, qui
ne vivant pas sous le même toit, habitant peuvent dégénérer en scènes de ménages
dans un logement indépendant ou avec la itératives; c’est un mode relationnel qui
famille. implique la réciprocité entre les protago-
Dans la continuité de la recherche Enveff, la nistes et qui est susceptible d’entraîner du
violence est ici définie comme résultant changement. Si la violence peut prendre des
d’un rapport de force ou de domination entre formes identiques (agressions verbales et
au moins deux personnes. La violence physiques) elle est univoque, c’est toujours
conjugale est une réalité aux formes mul- la même personne qui subit les coups et qui
tiples dont la perception n’est pas toujours cède lors des altercations ; la violence est
immédiate, aussi bien pour les auteurs que toujours destructrice, c’est une situation
pour les victimes ou leur entourage. Par d’emprise de l’un sur l’autre.
delà les actes violents caractérisés (brutali- L’enquête polynésienne met en évidence
tés physiques et sexuelles), l’accumulation l’ampleur des violences conjugales, que le
de faits, de gestes, de paroles en apparence phénomène soit mesuré à l’aune de l’année
sans gravité peut constituer des comporte- ou sur la vie entière. Si les taux de pressions
ments violents ; ils portent atteinte à l’inté- psychologiques sont un peu plus élevés
grité de la personne. Bien que perpétrées qu’en Métropole, les taux d’agressions phy-
dans l’intimité du couple, ces violences siques et sexuelles sont multipliés par cinq
résultent des fonctions et des représentations dans les archipels polynésiens.
sociales attribuées aux hommes et aux
13Les Polynésiens de souche (Ma’ohi, 66 % de l’en- (Tinito, 5 %) ; les Européens (Popaa, 12 %) [Lextreyt,
semble), les « Demis », issus des métissages entre 2003].
Polynésiens, Européens et Chinois (17 %), les Chinois
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UN CLIMAT CONFLICTUEL OÙ L’ON EN VIENT SOUVENT AUX MAINS
Des disputes aux brutalités en entraînant une autre, l’un et l’autre ont
La verbalisation des mésententes entre recours aux insultes, aux « grossièretés »,
conjoints apparaît très fortement dans l’étu- aux mots qui « font mal », préludes aux
de des disputes et révèle un climat conjugal coups.
particulièrement conflictuel. Les récits soulignent combien il est impos-
Si globalement, seulement une femme sur sible pour ces femmes d’exprimer leurs opi-
cinq affirme avoir des altercations avec son nions, aussi bien en ce qui concerne les
tane, en réalité un nombre relativement affaires familiales, la vie politique que tout
important de conjointes, un peu plus d’une autre sujet, lorsqu’elles sont contraires à
sur deux, cherche à éviter les sujets de celles du tane. « Il me tape dessus, c’est-à-
dispute. La fréquence des disputes peut for- dire que il me fait taire, c’est-à-dire il sait
tement varier selon le sujet mis en cause : qu’il a tort, il n’aime pas qu’on le dise
25% des répondantes évoquent comme devant les amis. » (Rose 14, 46 ans, sans pro-
altercations fréquentes ou éventuelles les fession).
problèmes de jalousie, la vie quotidienne, Dans ces couples, l’épouse ou la concubine
leur famille et celle du conjoint, les enfants doit systématiquement partager les avis de
et l’argent. Ces disputes se transforment son tane, elle ne doit jamais le contredire,
souvent en scènes de ménage avec agres- surtout en public ; elle est quasiment sous la
sions physiques. Dans un cas sur cinq le tutelle de son conjoint, et plus largement
conflit ne se limite pas à un échange verbal sous celle de sa belle-famille.
plus ou moins vif, les deux partenaires Comme d’autres études l’ont déjà montré 15,
s’adonnant à des brutalités physiques. Lors les hommes violents rencontrés se présen-
des disputes, 8% des femmes, 6% des tent avec récurrence non pas en tant que
hommes et 6% d’hommes et de femmes fautifs et responsables des actes de violence
ensemble en sont venus aux mains. commis, mais se positionnent systématique-
Les entretiens qualitatifs menés avec des ment en tant que victimes. Tous mettent en
femmes victimes et avec des hommes vio- avant le fait qu’ils ont été poussés voire
lents montrent que des échanges verbaux et contraints à commettre des actes violents.
des disputes précèdent les coups dans la Ce sont leurs compagnes qui, par leurs com-
majorité des cas. Plus précisément, il semble portements (les manifestations de jalousie
que ce soit la parole féminine qui déclenche et le fait qu’elles « parlent trop », qu’elles
la colère du tane, puis les brutalités phy- « parlent sur eux » et qu’elles « crient »),
siques. Les femmes qui subissent (ou ont les auraient acculés à faire usage de la force.
subi) des violences physiques affirment De fait, celles qui osent prendre la parole
ainsi ne pas pouvoir aborder un certain s’exposent à des actes de violence car elles
nombre de thèmes avec leur conjoint, par remettent en question la domination de
crainte de ses réactions, comme les activités l’homme. La parole est ainsi dotée d’un cer-
et les relations qu’il a au dehors de la sphè- tain pouvoir que les hommes ne semblent
re conjugale et la vie du couple. Plus enco- pas détenir puisque, au lieu de susciter un
re, la conjointe ne doit jamais parler à qui dialogue, les énoncés féminins appellent les
que ce soit de son tane et de sa vie de coups. À la force de la parole, répond le
couple. Les coups sont là pour « faire taire » pouvoir masculin qui se cristallise et s’ex-
celle qui se montre trop loquace. Une parole prime dans l’usage de la force physique 16.
14 Les prénoms ont été changés. Seule leur origine 15 Welzer-Lang, 1991.
(polynésienne ou européenne) a été conservée. 16 Pourette, 2003.
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DES FEMMES EN SITUATION DE « CUMUL DE VIOLENCE »
Comme dans d’autres contrées 17, les pres- élevés : une enquêtée sur cinq a été insultée,
sions psychologiques sont les plus fré- une sur six a enduré les brutalités de son
quentes au sein du couple : plus d’une tane et 7% ont subi ses agressions sexuelles.
femme sur trois en a subi au cours des douze La répétition des actes violents, leur diversi-
derniers mois. En revanche, en Polynésie, té caractérisent la violence conjugale qui se
les taux d’agressions verbales, de violences déroule à la fois de façon cyclique et selon
physiques et sexuelles sont également très un continuum.
17 En France métropolitaine ; dans les TOM et DOM (où les enquêtes sont en cours d’analyse).
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Certaines situations, par la répétition ou par qui peut prendre sa revanche sur son mari,
le cumul de divers types d’actes violents, aujourd’hui hémiplégique, qui l’a violentée
constituent une atteinte grave à l’équilibre pendant quinze années.
personnel, engendrant – au-delà des bles- « Ah des fois je me fâche, je tape ! [Elle rit]
sures pour les agressions physiques et Maintenant ?
sexuelles – des sentiments d’étouffement, de Ah oui je le tape hein ! Quand je me fâche
dévalorisation, voire d’humiliation, de perte parce que des fois il se fâche beaucoup. Des
de l’image de soi, d’angoisse permanente de fois il me donne des coups hein, maintenant,
déplaire à l’autre, quand ce n’est pas stricte- mais comme il est handicapé, alors c’est
ment de la peur. Dans bien des cas, c’est un moi qui donne des coups maintenant ! Mais
état de souffrance d’autant plus grand qu’il après je me calme, j’ai pitié parce que il
est caché. est handicapé, mais quand je me fâche, je
Les femmes victimes connaissent des situa- donne des coups aussi hein. » (Arlette,
tions où toutes les formes d’agressions s’en- 49 ans, auxiliaire de soins).
trecroisent : les insultes, les coups et les Avec l’avancée en âge, les femmes sont de
pressions psychologiques. Une femme sur moins en moins considérées comme des
six vit dans un climat conjugal tel qu’il met objets sexuels, avec les maternités, elles
en danger ses enfants en même temps qu’elle acquièrent un statut social globalement plus
(cf. situation de cumul, tableau 1). Et aux valorisé. Après de longues années de vie
âges où les femmes sont le plus touchées, commune, la redistribution sociale des rôles
elles sont quasiment toutes mères de famille. entre homme et femme s’est plus ou moins
Les deux approches montrent que les taux organisée, et dans l’ensemble le climat
de violences conjugales diminuent considé- conjugal s’est apaisé : conciliation due à
rablement avec l’âge des femmes. Ces une forme de tempérance ? désaffection des
femmes plus âgées vivent une relation de deux conjoints pour la vie conjugale alors
couple qui perdure et où l’entente conjugale vidée de tout contenu ? ou encore, façon de
est relativement « bonne », les unions les faire avec la domination masculine pour
plus conflictuelles ayant pu, dans le meilleur éviter les situations à risque ? La réalité se
des cas, être rompues. Parfois, l’âge aidant, situe au carrefour de ces situations et, même
le tane violent s’est apaisé. On assiste aussi chez ces vieux couples, la violence conju-
à des situations où la femme se venge de son gale perdure à un niveau plus élevé qu’en
mari lorsque celui-ci est physiquement Métropole : les situations de cumul y sont
diminué, en le maltraitant verbalement ou près de trois fois plus fréquentes.
physiquement. Comme par exemple Arlette,
Tableau 1 : Proportion de femmes victimes, dans les 12 derniers mois, selon le type de violence et l’âge des
femmes au moment de l’enquête
Les différents types de violence Âge des femmes au moment de l’enquête
18-24 ans 25-34 ans 35-44 ans 45-60 ans Ensemble
Effectifs n=166 n=271 n=202 N=155 n=794
Insultes, injures 27% 22% 21% 11% 21%
Pressions psychologiques 54% 40% 34% 15% 36%
dont harcèlement psychologique 35% 28% 20% 9% 24%
Violences physiques 26% 21% 12% 6% 17%
Violences sexuelles 11% 9% 4% 3% 7%
Autres violences : mettre le feu,
saccager la maison ou la voiture 3% 3% 2% 2% 3%
Femmes en situation de cumul de violences* 21% 20% 12% 6% 16%
Tableau 2 : Taux de violences subies par les femmes selon l’accord ou le désaccord du conjoint sur l’usage de
la contraception
Indicateur
Pressions Harcèlement Violences Violences
Accord du conjoint de cumul
psychologiques psychologique physiques sexuelles
de violences
Tout à fait d’accord n =405 34% 21% 16% 6% 14%
Pas d’accord ou refuse* n =105 57% 48% 32% 18% 35%
Les femmes victimes témoignent également l’ai… j’ai donné un coup […] Quand j’l’ai
du fait que l’interdiction de recourir à un regardée aussi, j’ai vu le sang qui coulait de
moyen de contraception est très fréquente. son nez… » (Stéphane, 28 ans, sans profes-
Les tane redoutent en effet que le fait de sion).
prendre un contraceptif autorise leur femme Nombre d’hommes s’opposent également à
à « aller voir ailleurs ». Une telle crainte ce que leur conjointe exerce une activité
sous-tend une forme de jalousie particulière- professionnelle. Certains font en sorte que
ment affirmée en Polynésie. leur compagne perde ou abandonne son
emploi, en la harcelant sur son lieu de tra-
La jalousie ou le règne du soupçon vail, ou en exerçant des pressions psycho-
Le sentiment de jalousie semble bien entre- logiques et des brutalités physiques afin
tenu dans la société polynésienne : un quart qu’elle soit dans l’incapacité d’effectuer
des femmes l’ont évoqué de la part de leur correctement ses tâches professionnelles.
tane, chez les plus jeunes ce pourcentage Cette jalousie n’est d’ailleurs pas toujours
dépasse 40%. seulement d’ordre sexuel ; elle peut être
L’importance de la jalousie a également été d’ordre social : le marché de l’emploi poly-
mise en avant dans l’étude qualitative, cette nésien étant restreint et assez fermé aux
jalousie ne s’exerçant pas seulement à pro- hommes les plus démunis de capitaux sco-
pos d’une éventuelle relation adultère mais laires, certains d’entre eux peuvent ne pas
aussi à l’égard d’amies ou de parents. supporter que leur conjointe travaille et ait
Certains hommes éprouvent des sentiments de ce fait une position sociale plus favorable
de jalousie tels qu’ils ne peuvent souffrir que la leur. Plusieurs interlocutrices ont
que leur épouse ait des relations avec les ainsi perdu leur emploi et n’envisagent pas
enfants qu’elle a eus d’une union précéden- la possibilité d’en trouver un autre.
te. L’un des interviewés reconnaît lui-même «… il était toujours sur le parking, toujours
ne pas avoir supporté, le jour de l’accouche- au téléphone. Mes copines s’amusaient même
ment de sa compagne, qu’un gynécologue à faire des bâtonnets, pour voir le nombre
homme se soit occupée d’elle. d’appels ! Ça pouvait aller jusqu’à 50 appels
« Il est venu juste au moment de recoudre, par jour ! 50 appels par jour… Tellement
on avait fait une épisiotomie, de recoudre que… il a été interdit d’accès sur mon lieu de
ma concubine. Et moi qui étais jaloux. […] travail » (Titaua, 40 ans, secrétaire).
j’voyais vraiment noir quoi, il est venu juste Titaua a conscience que son couple est deve-
pour regarder… le vagin de ma demoiselle nu une « prison » dont elle ne peut s’échap-
quoi. Ça m’a pas plu, tu vois. Donc il m’a per. Elle reste avec son époux non pas parce
foutu dehors. J’ai pas voulu sortir […] et qu’elle l’aime, mais parce qu’elle a peur de
c’est elle la sage-femme qui est venue donc ses réactions.
me tirer par le bras pour me foutre dehors. De plus, comme dans la plupart des sociétés,
Et là j’ai eu une réaction violente, donc je la tolérance vis-à-vis de l’adultère se
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conjugue différemment au masculin et au domicile, les suspicions d’infidélité, le fait
féminin : « L’infidélité masculine est jugée de se « mêler de ce qui ne la regarde pas »…
normale par 53% des hommes mais 61% Les manifestations de jalousie apparaissent
trouvent l’infidélité féminine anormale » 19. aux yeux de nos informateurs comme des
Dans la société polynésienne, l’adultère au comportements non fondés et elles sont
féminin est un acte extrêmement dévalorisé vécues comme une atteinte à leur liberté,
et justifie la pire des sanctions : le meurtre. leur indépendance, leur masculinité, dans
C’est ainsi que le frère de Corinne a été une vision du couple où l’homme conserve
emprisonné au centre de détention de sa part d’autonomie, de liberté de gestes et
Nuutania pendant six années : il avait sur- de paroles, et où la femme doit au contraire
pris sa femme avec un homme, s’était empa- « se rabaisser » et se soumettre physique-
ré de son fusil et avait tiré sur les deux ment et intellectuellement à son compagnon.
amants. Son épouse est décédée et l’homme Dans les discours masculins, c’est la jalou-
a été grièvement blessé. sie féminine qui est à l’origine des compor-
L’infidélité des tane est source majeure de tements violents.
violences conjugales. Parmi les femmes Mais si les femmes victimes comme les
sûres de l’infidélité de leur partenaire, la hommes violents reprochent à leur partenai-
majorité ont subi des violences graves : les re leur jalousie excessive, et les conduites
trois quarts sont victimes de harcèlement qui en découlent, la jalousie est finalement
psychologique, près des deux tiers d’agres- un sentiment qu’ils apprécient car elle
sions physiques et un quart ont été agressées témoigne de leur amour. Dans les discours,
sexuellement. Plus d’une sur deux (57%) est amour et jalousie vont de pair. Certaines
dans une situation de cumul de violences ; femmes se déclarent jalouses : « Des fois
ces hommes ne se contentent pas de rela- je suis jalouse ! Ça m’énerve quand il
tions extra-conjugales, ils forcent également parle avec d’autres filles. », affirme Marie
leurs femmes et les violentent. (20 ans, sans profession). John, son petit
La jalousie n’est pas à sens unique. Si cer- ami, avoue lui aussi ne pas apprécier qu’elle
tains des hommes rencontrés reconnaissent « regarde ou parle avec un garçon ». Mais
être eux-mêmes jaloux, tous reprochent à tous deux reconnaissent qu’ils seraient mal-
leur conjointe sa jalousie et surtout les heureux si l’autre ne témoignait plus de sa
conduites qui en découlent : les remarques jalousie, que ce soit par les mots ou par les
et les questions sur leur vie passée, les inter- coups : c’est la preuve de leur amour.
rogations sur leurs relations à l’extérieur du
Champ : * ensemble des femmes en couple au cours des 12 derniers mois habitant avec leur conjoint
Parmi les femmes en couple habitant sur un tiques incessantes de la part de leur belle-
terrain appartenant à la famille, l’occurrence famille, des remarques désagréables et des
des violences conjugales est aussi très éle- mensonges faits auprès du mari sur leurs
vée et sensiblement égale à celle observée conduites. Lorsqu’une femme arrive dans
dans les foyers où couple et famille coha- une famille, c’est bien souvent elle qui est
bitent. chargée des tâches domestiques pour toute
N’oublions pas que mode de logement, âge la communauté. Elle est alors jaugée sur ses
et mode vie sont des éléments s’enchevê- capacités à mener à bien les tâches qui lui
trant, les femmes en couple habitant avec incombent et elle essuie nombre de critiques
l’une de leurs familles sont souvent plus quelle que soit la qualité de son travail.
jeunes et non mariées. « On habitait chez les parents… Alors chez
Ces femmes jeunes, vivant en concubinage les parents, il faut faire le travail, il faut
et n’ayant pas totalement d’indépendance faire le ménage, tout faire quoi… Et comme
vis-à-vis du cercle familial sont aussi celles moi je voulais pas faire comme ça, parce
dont la durée de couple est la moins longue. que chez moi hein, tout le monde participe,
La jalousie du tane vis-à-vis des proches chacun son travail, et ici chez eux… y en a
peut être plus forte, mais aussi le soupçon qui s’assoient, y en a qui dort, y en a qui
peut s’installer plus facilement sous l’in- mange et… et on te dit d’aller travailler…
fluence d’une famille qui se pose en gar- Je suis pas une esclave pour tout le monde,
dienne des bonnes mœurs de la concubine. je vais pas faire le ma’a 20 pour eux et tout le
En réalité ces femmes cumulent tous les fac- travail, faut partager […] Et quand sa
teurs d’exposition au risque d’être victimes famille dit quelque chose à propos de moi,
de violences conjugales. La décohabitation ça y est, il se met à me frapper… »
du couple avec des proches peut expliquer (Suzanne, 38 ans, sans profession).
en partie la diminution des contextes vio- La réaction du conjoint est alors bien sou-
lents avec l’âge. vent d’infliger des maltraitances verbales et
Si les femmes qui résident dans leur propre physiques à son épouse. Personne n’inter-
groupe familial ne sont aucunement pro- vient alors, sauf lorsque la situation est
tégées des violences conjugales et si leur alarmante et que sa vie est en jeu. Mais dans
famille intervient finalement peu dans les la plupart des cas, la femme sait qu’elle ne
conflits du couple, celles qui résident dans la peut pas compter sur sa belle-famille pour la
famille du tane témoignent du fait qu’elles secourir. Bien au contraire, l’époux ou le
ont souffert ou qu’elles souffrent des cri- compagnon qui donne les coups y a bien
20 Cuisine, repas.
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souvent été incité par les autres membres du belle-famille, et surtout avec ses membres
groupe familial. C’est ainsi que Cathy a été féminins, sont d’autant plus fortes que la
accusée par sa belle-famille d’un vol de belle-fille est éloignée de son groupe fami-
5000 CFP 21. « On » l’a rossée : par l’entre- lial d’origine. Elle se trouve isolée et ne peut
mise de son tane, c’est le groupe familial en trouver de l’aide auprès des siens. C’est le
son entier qui a corrigé Cathy. cas de Tumata : à 19 ans, elle vit dans la
« … samedi matin il m’a rossée, parce qu’on famille de son tane avec leurs deux enfants.
avait volé 5000 francs à sa grand-mère. Et Eloignée de sa famille, elle est exploitée par
le soir, la maman qui arrive, sa maman, et sa belle-famille, battue par son concubin, et
puis elle dit non, c’est elle qui a pris les elle ne peut fuir car sa belle-mère a « pris »
5000 francs. Et la tante de mon tane dit : son premier enfant, un garçon, et refuse que
« Et ce matin on l’a rossée parce qu’on a Tumata s’absente avec lui 22. Si elle veut
cru que c’est elle qui a volé. Tu pouvais pas partir, elle devra abandonner son fils 23. À
dire ce matin que c’est toi qui a pris les l’inverse, il apparaît que lorsqu’une femme
5000 ? » (Cathy, 24 ans, sans profession). vit près de sa famille, la belle-famille a
Les récits recueillis auprès des femmes moins d’emprise sur elle et se montre moins
victimes montrent que les tensions avec la rude.
L’alcoolisme est souvent présenté comme la cause, violence réactionnelle d’un tane face
cause essentielle des violences conjugales. au comportement d’addiction de sa femme.
Dans les archipels polynésiens, l’analyse Les différents taux de violences sont de
quantitative permet en effet de constater une niveaux très semblables lorsque c’est le
grande correspondance entre consommation conjoint qui boit tous les week-ends ou tous
d’alcool des femmes et taux de violences les jours. Il paraît, ici, plus facile d’entrevoir
conjugales. Ainsi, parmi celles qui boivent un sens de la relation de cause à effet : c’est
tous les week-ends ou tous les jours, celles plutôt l’abus d’alcool qui déclenche l’agres-
qui ont bu beaucoup lors de moments diffi- sivité du conjoint que l’inverse. Toutefois il
ciles ou celles qui ont ressenti le besoin de ne faut pas oublier que la consommation
diminuer leur consommation, six sur dix d’alcool est avant tout une pratique sociale
sont soumises à des pressions psycholo- valorisée et virile : la bière Hinano (de fabri-
giques, plus de quatre sur dix à du harcèle- cation locale), boisson la plus largement
ment, environ une sur trois a subi des vio- consommée, est une véritable « boisson
lences physiques, une sur six des agressions sociale », partie intégrante de la tradition
sexuelles et trois sur dix sont en situation de ma’ohi et productive de celle-ci 24. La bière
cumul de violences conjugales. Toutefois il est synonyme de convivialité et de fête. La
est difficile d‘inférer le sens de la relation : consommation de bière n’est pas l’apanage
conséquence, consommation « refuge », des hommes : les femmes en ingèrent éga-
pour des femmes détruites par une situation lement mais le plus souvent, hommes et
exacerbée de violence conjugale, ou bien femmes ne boivent pas ensemble. Agent
25 Ibid.
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compagne, il n’est pas rare qu’il le soit éga- témoins de violences conjugales l’ont été à
lement avec ses enfants. plusieurs reprises au cours des douze der-
Parmi les femmes en couple vivant avec des niers mois.
enfants, 8% ont déclaré que leur conjoint les La violence conjugale ne concerne donc pas
avait menacées de s’en prendre à leurs seulement les deux partenaires mais
enfants ou de les séparer d’eux et 5% ont implique largement les enfants ; ces situa-
affirmé qu’ils l’avaient réellement fait. tions peuvent les affecter profondément.
Dans 42% des cas de violences subies par Est-ce pour autant que ces enfants seront à
les femmes vivant avec des enfants, les faits leur tour victimes ou auteurs de violences à
se sont déroulés en présence d’au moins l’un l’âge adulte ?
d’entre eux. Plus de la moitié des enfants
28 Selon Annie Vitrat, conseillère dans le service juri- proche, par quelqu’un d’extérieur. Et à ce moment là
dique d’aide aux victimes, environ neuf femmes poly- elles peuvent en parler. » Rappelons que les femmes
nésiennes sur dix qui portent plainte pour agression qui s’adressent aux services sociaux ou juridiques sont
sexuelle à l’âge adulte avaient déjà été victimes de viols celles qui se trouvent dans les situations les plus graves.
29 Il est fort probable que d’autres femmes, parmi les
incestueux dans leur enfance. « … en règle générale ce
sont des jeunes femmes, qui ont entre 20 et 30-35 ans…, femmes rencontrées, se trouvent dans l’une ou l’autre
et qui là de façon assez étonnante, au niveau des statis- de ces situations mais qu’elles n’en ont pas fait état, tant
tiques, ont été victimes de viols dans leur enfance, les viols et autres abus sexuels doivent demeurés tus et
par… le père, par un cousin, enfin par quelqu’un de la cachés.
30 Dans une étude sur les prisonniers incarcérés pour
famille. Là c’est pratiquement à 90 %. Ça m’a beau-
coup étonnée. Je parle des femmes polynésiennes hein. inceste à Tahiti, Philippe Pottier signale une attitude
Des choses qui n’ont pas été parlées, des incestes qui particulièrement tolérante vis-à-vis d’eux de la part de
n’ont pas été parlés, des viols intra-familiaux qui n’ont la famille et de la part des autres détenus [Pottier,
pas été parlés…, et… systématiquement y a un viol, à 1997]. Cf. également Saura, 1998.
l’âge… adulte, pas forcément par quelqu’un… de
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elles non plus. Toutefois, ce tableau très Les récits masculins soulignent également
sombre mérite une nuance : l’enquête quan- l’existence de violences intra-familiales
titative indique un taux de violence physique dans les familles des tane violents (dans
subie dans l’enfance neuf fois supérieur à cinq cas sur dix) comme dans celles de leurs
celui observé en Métropole, alors que le épouses (dans cinq cas également).
taux de violence sexuelle « n’est que » près
de deux fois supérieur.
Nous avons pu restituer, grâce à l’enquête tane sont endurées dans le secret. Les
quantitative menée en population générale, femmes victimes font appel à un médecin
un tableau des formes et des fréquences des dans les cas les plus extrêmes : lorsqu’elles
violences subies par les femmes, dans leur ont des lésions graves, des fractures, des
vie privée et leur vie publique (non évoqué brûlures ou encore lorsqu’elles ont eu peur
ici). de mourir.
Les femmes interviewées au cours de l’en- Le faible recours aux services de police tient
quête qualitative ont un profil spécifique au au fait que déposer une plainte n’est pas une
sens où elles font partie des rares femmes démarche anodine. Les femmes redoutent de
qui ont effectué des démarches afin de faire appel à la justice parce que les affaires
dévoiler les violences qu’elles enduraient. doivent se régler en famille et ne pas susci-
Leurs récits et ceux des hommes violents ter la honte, le ha’ama 32. La justice apparaît
rencontrés nous permettent de cerner, dans aux yeux des personnes rencontrées comme
une certaine mesure, les éléments à l’origine une machine complexe et mal connue. Par
des comportements de violence et les res- ailleurs, outre le fait qu’elles ont peur des
sources dont les femmes disposent (ou non) représailles du tane violent, celui-ci est dans
pour échapper à la violence. bien des cas le seul pourvoyeur des res-
Les deux approches mettent en évidence le sources de la maisonnée (la moitié seule-
silence dans lequel demeurent le plus sou- ment des Polynésiennes dans les tranches
vent les victimes de violences conjugales d’âge enquêtées ont un emploi 33). Le
(alors que les violences perpétrées dans l’es- condamner à aller en prison revient à priver
pace public sont davantage parlées) : moins la famille des revenus et des ressources qui
d’une femme sur deux avait déjà évoqué les lui permettent de subsister.
violences conjugales subies avant d’être Enfin, le secteur social demeure mal connu
enquêtée 31. Les agressions physiques, mais des interviewées et la majorité d’entre elles
surtout les violences psychologiques et ignorent qu’elles peuvent faire appel à une
sexuelles sont cachées à l’entourage d’une assistante sociale lorsqu’elles subissent des
part, et aux services sociaux ou de la police violences. Mieux informées, certaines crai-
et de la gendarmerie d’autre part. Les gnent notamment que l’anonymat et la
femmes ont souvent plus de difficultés à confidentialité ne leur soient pas garantis par
prendre conscience des violences psycholo- des travailleurs sociaux qu’elles connaissent
giques, dont une caractéristique essentielle souvent. La crainte de la honte et du qu’en-
est de leur faire croire qu’elles sont, en per- dira-t-on est renforcée par l’exiguïté de
manence et dans tous les domaines, « fau- l’espace insulaire où « tout le monde se
tives ». Les violences sexuelles de la part du connaît ».
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