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2

Ce titre qui nomme le second volume des Cahiers épistémo-logiques est révélateur de
la complicité conceptuelle et épistémique que les contributeurs ont essayé de retrouver
et de reconstruire entre la « logique » et la « métaphysique de la connaissance ». Et pour

Charles Zacharie Bowao et Marcel Nguimbi (dir.)


cause, en s’appuyant sur l’expression « métaphysique de la connaissance » en tant que
ce cadre théorico-épistémique de la logique de chercher à « toujours comprendre »,
les contributions ici présentées témoignent d’une volonté toujours renouvelée de
comprendre et de connaître la connaissance. Elles participent, de ce fait, d’une intention
qui a consisté à réactiver, si ce n’est à nourrir, une « métaphysique de la connaissance ».
Comprendre la connaissance, comprendre la logique de la connaissance, comprendre la
métaphysique de la connaissance – et donc, comprendre la relation de conjonction liant la
Sous la direction de
« logique » à la « métaphysique de la connaissance » –, tel est le défi dont le relèvement Charles Zacharie Bowao
est, par nature, toujours empreint d’une dimension métaphysique.
C’est dans une telle logique ou philosophie de la logique qu’il convient de saisir le
et Marcel Nguimbi
rôle que Gildas Nzokou assigne aux règles structurelles dans le calcul des séquents ;
tout comme l’opposition que Shahid Rahman formule à l’encontre de l’opposition que
Perelman et Toulmin développent entre le raisonnement juridique et le raisonnement
logique ; ou encore l’argumentation dialogique de Marcel Nguimbi appliquée aux
concepts régulateurs du dialogue chez Popper.
C’est par ailleurs un tel élan de pensée métaphysique qui sous-tend l’argumentation
CAHIERS
cognitive que Marina Phanie Mabouania articule autour de la question du continuisme
et/ou du discontinuisme chez Bachelard ; ou même celle que Surprise Chéril Ngono ÉPISTÉMO-LOGIQUES
Mbéri déroule autour du concept d’épistémologie naturalisée chez Quine ; ou encore
celle qui fonde le soupçon qu’Edgar Mervin Martial Mba conçoit dans la conception
inavouée de la gnoséologie chez Popper ; ou même celle que Laurent Gankama trouve
au fondement de l’orientation pragmatiste qu’il conçoit dans les diverses applications de
la notion de vérité chez Popper et Habermas. C’est, à tout bien prendre, cette ambition
de métaphysique de la connaissance qu’Alexis Campaoré trouve sur le principe de
Logique et Métaphysique
relation dans les recherches scientifiques ; que Michel Wilfrid Nzaba intellige lorsqu’il
cherche à comprendre si, avec Paul Karl Feyerabend, le normativisme est persistant
de la connaissance
Logique et Métaphysique
ou pas ; ou qui fonde l’anti-empirisme radical qu’Auguste Nsonsissa interprète chez
Quine à propos de la signification des énoncés d’observation ; ou encore ce que Krishna

de la connaissance
Amen Ndounia décèle dans les présupposés ontologiques du théorème de Pythagore
comme fondements de la dialectique entre la construction mythique du monde et le
déploiement rationnel de la pensée.

Charles Zacharie Bowao est Professeur titulaire de philosophie (depuis 2006) et


2 / 2014
coordonnateur de la formation doctorale de philosophie de la FLSH de l’UMNG de Brazzaville,
au Congo (depuis 2001).
Marcel Nguimbi est maître de conférences de philosophie (depuis 2012) et responsable
du master de philosophie au sein de la formation doctorale de philosophie de la FLSH de
l’UMNG de Brazzaville, au Congo.

25,50 €
ISBN : 978-2-343-04504-7
Sous la direction de
Charles Zacharie Bowao
et Marcel Nguimbi

CAHIERS
----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- ----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- -----------------------------------------------

EPISTEMO-LOGIQUES

Logique et Métaphysique
de la connaissance
2 / 2014

L’Harmattan

1
2
Logique et Métaphysique
de la connaissance

3
Cahiers épistémo-logiques

Travaux de logique, d’épistémologie


et d’histoire des sciences

Studies in Logic, Epistemology and History of Sciences

Cahiers épistémo-logiques sont une Revue scientifique à comité de


lecture qui publie des travaux en Logique, en Epistémologie et en Histoire
des Sciences. Elle accueille notamment des études traitant de la logique, de
la philosophie et/ou de l’épistémologie de la logique, de la philosophie et/ou
de l’épistémologie des mathématiques, de la philosophie et/ou de
l’épistémologie de la physique, de la biologie, etc., tout en restant ouverte
aux travaux portant sur les autres disciplines scientifiques.

Revue périodique publiée par le Laboratoire de


Logique, Epistémologie et Histoire des Sciences
–Formation Doctorale de Philosophie–
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines
Université Marien Ngouabi
B. P. : 2642, Brazzaville
République du Congo

L’Harmattan, 2014

4
Sous la direction de
Charles Zacharie Bowao
et Marcel Nguimbi

Logique et Métaphysique
de la connaissance

Cahiers épistémo-logiques
Numéro 2, 2014

L’Harmattan

5
Directeur : Charles Zacharie Bowao

Rédacteur en chef : Marcel Nguimbi

Comité scientifique :
-Souleymane Bachir Diagne, Columbia University, USA
-Théophile Mwené Ndzalé Obenga, California University, USA et
Université Marien Ngouabi, Brazzaville, Congo
-Shahid Rahman, Université Charles-de-Gaulle Lille 3, UMR-CNRS
8163 STL, Lille, France
-Charles Zacharie Bowao, Université Marien Ngouabi, Brazzaville,
Congo
-Pierre Nzinzi, Université Omar Bongo, Libreville, Gabon
-Yaovi Akakpo, Université de Lomé, Togo
-Abel Kouvouama, Université de Pau et des Pays de l’Adour, France
-Ignace Ayenon Yapi, Université Alassane Ouattara de Bouaké, Côte
d’Ivoire
-Jean Chrysostome Kapumba Akenda, Université Catholique du
Congo, Kinshasa, République Démocratique du Congo
-Ramatoulaye Diagne Mbengue, Université Cheikh Anta Diop, Dakar,
Sénégal
-Emmanuel Malolo Dissakè, Université de Douala, Cameroun
-Jean Luc Aka Evy, Université Marien Ngouabi, Brazzaville, Congo
-André Patient Bokiba, Université Marien Ngouabi, Brazzaville,
Congo
-Jean Luc Dimi, Université Marien Ngouabi, Brazzaville, Congo
-Clobite Bouka Biona, Université Marien Ngouabi, Brazzaville,
Congo
-Charles Thomas Kounkou, Université Marien Ngouabi, Brazzaville,
Congo
-Jean Claude Bayakissa, Université Marien Ngouabi, Brazzaville,
Congo
-Omer Massoumou, Université Marien Ngouabi, Brazzaville, Congo

Comité éditorial :
Marcel Nguimbi, Auguste Nsonsissa, Evariste-Dupont Boboto, Didier
Ngalebaye, Laurent Gankama, Norbert Ampa (Université Marien
Ngouabi, Brazzaville, Congo) ; Mawusse Kpakpo Akue Adotevi,
Université de Lomé, Togo ; Gildas Nzokou, Université Omar Bongo,
Libreville, Gabon.

6
Tout en remerciant les éditeurs et évaluateurs anonymes
pour leur évaluation et leurs précieux conseils,

Nous avons une pensée profonde pour notre Maître,


Monsieur le Professeur Oswald GATORE de qui
–pensons-nous–
L’Eternité a eu trop tôt raison.

7
8
Première Partie

Logique ou Philosophie de la logique

9
10
Du rôle des règles structurelles
dans le calcul des séquents

Gildas NZOKOU
Faculté des Lettres et Sciences Humaines (FLSH)
Centre d’Études et de Recherches Philosophiques (CERP)
Université Omar Bongo, Libreville (Gabon)

Résumé
Dans cet essai nous présentons une interprétation renouvelée des
règles structurelles du calcul des séquents. Il est question de soutenir
précisément que les règles structurelles, non seulement expriment de
manière directe les propriétés remarquables de la conséquence logique,
mais surtout garantissent la consistance de la logique classique et celle de la
logique intuitionniste des prédicats. Par ailleurs, une compréhension plus
approfondie de ces règles –y incluant toutes les perspectives de lecture (top-
down, bottom-up, à gauche et à droite du séquent)– permet de voir
apparaître plus de propriétés remarquables telles que la compacité et la
clôture disjonctive ; toutes choses que la seule lecture standard de ces règles
ne laisse pas souvent apparaître.

Mots-clés
Consistance, opérateurs logiques, propriétés remarquables, règles de
particules, règles structurelles, séquent.

Introduction
Le système de logique qu’est le « calcul des séquents », présenté par
Gerhard Gentzen1 en 1934/35, est une méthode de décision syntaxique,
c’est-à-dire une méthode relevant de l’approche preuve-théorétique de la
logique. Ce système fait partie, avec la méthode de « déduction naturelle »,
des deux premiers systèmes formels (à une nuance près)2 non axiomatiques
fonctionnant essentiellement au moyen de quelques règles d’inférence ad
hoc qui internalisent le sens de chaque notion logique. Par ailleurs, le calcul

1
G. GENTZEN, « Untersuchungen über das logische Schliessen. » Mathematische
Zeitschrift, 1935, traduction anglaise sous le titre “Investigations into Logical Deduction”
dans M. Szabo; The Collected Papers of Gerhard Gentzen, Amsterdam, North-Holland, 1969,
pp. 68-131.
2
La nuance c’est qu’en dépit du fait que Gentzen ait cherché directement à atteindre un
système formel sans axiome, il se trouve que dans le calcul de séquents il y a un schéma
d’axiome qui sert de boucle à tout processus de preuve et qui fonde donc le caractère
tautologique d’une thèse donnée.

11
des séquents a la particularité d’être la première méthode véritablement
calculatoire en logique formelle, en tant qu’elle permet de transformer
n’importe quelle preuve en forme normale dite « forme canonique », et ce
par le truchement de l’élimination des coupures dans la structure des
preuves. Ce qui nous amène donc à reconsidérer le sens fonctionnel de ses
règles, et en particulier la règle de coupure.
Le but de cet essai est de montrer que la spécificité des règles du
calcul des séquents –en plus de la symétrie évidente et de la dualité de ces
dernières– réside d’abord dans leur capacité à implémenter de manière
directe les propriétés remarquables de la conséquence logique. Et ici, une
lecture féconde de ces règles (en particulier, les règles structurelles) doit
consister à utiliser toutes les perspectives, en incluant celle du bas vers le
haut des deux côtés du signe de séquent. D’ailleurs, le contraste apparaît vite
lorsqu’on compare ce calcul des séquents à d’autres systèmes de décision
syntaxiques tels que la déduction naturelle, où ces mêmes propriétés des
opérations logiques ne peuvent être mises en évidence qu’au terme d’un
processus de preuve. C’est qu’en principe, la déduction naturelle est un
système de construction des preuves formelles, alors que le calcul des
séquents est plutôt un système conçu pour abstraire les schémas des preuves
formelles. Il sera alors utile d’établir, à quelques endroits, un parallèle avec
les développements de la « déduction naturelle » 3 qui, comme le calcul des
séquents, est une méthode calculatoire de l’inférence logique.
Toutefois, le point le plus significatif du rôle des règles structurelles
du calcul des séquents demeure le fait que –entre autres propriétés
métathéoriques– ces dernières induisent la consistance de la logique
(classique et intuitionniste) des prédicats.

La notion de « séquent »

On appelle « séquent », un dispositif syntaxique de la forme , où


 et  sont des ensembles finis de formules non-signées et qu’on nomme
des «contextes propositionnels » (ceux-ci peuvent être vides). On note de
manière usuelle comme suit :  ⇒ , où nous lisons : « si tous les éléments
de  sont vrais alors au moins un élément de  est vrai ». Ce qui veut dire
que, sous une interprétation I quelconque (on parlera de valuation booléenne

éléments de , cette même interprétation rendrait au moins un élément de 


si nous sommes en logique propositionnelle) qui rendrait vrais tous les

vrai. Et, si on prend  = {X1, …, Xn et  = {Y1, …, Yk, l’on dira que sous
I le séquent  ⇒  a la même valeur de vérité que la formule ((X1 ʌ … ʌ Xn)

3
La déduction naturelle fut elle aussi présentée dans le volume des « Investigations into
Logical Deduction ».

12
 (Y1 v … v Yk)). Puis, nous disons qu’un séquent est une tautologie si ce
dernier est vrai sous toutes les interprétations.
Les suites de formules que sont X1, …, Xn et Y1, …, Yk constituent les
« termes du séquent » et portent respectivement les appellations
d’antécédents et de succédents du séquent. Il est possible d’avoir une
écriture avec l’un des côtés du séquent ne comportant aucun symbole comme
suit : ⇒ ,  (ce qui sous-entend que  ⇒ , ). Nous remarquerons que le
séquent ⇒ ,  est vrai sous toutes les interprétations.
De même on peut avoir : ,  ⇒ (ce qui sous-entend que ,  ⇒ ),
où le séquent est vrai si, et seulement si, au moins un des éléments de
l’antécédent est faux.
De ce qui précède, l’on donne une définition synthétique à la notion
de séquent comme étant un atome démonstratif. Un séquent est alors une
structure élémentaire de démonstration.

Des règles d’inférence

Le calcul des séquents fonctionne au moyen de trois groupes de règles


d’inférence : a) le groupe identité ; b) le groupe logique qui se compose des
règles d’introduction des connecteurs logiques ; enfin c) le groupe structurel
qui est constitué des règles structurelles. Les règles d’introduction des
connecteurs au nombre de huit (8), se présentent par sous-groupes de deux,
où l’on a une règle d’introduction à gauche et une autre à droite du séquent,
conservant ainsi la symétrie parfaite du système. Suivant la lecture [du bas
vers le haut ou du haut vers le bas] qu’on fait de ces règles, on les considère
soit comme des réponses quant à la procédure d’introduction/élimination de
ces connecteurs, soit comme des instructions concernant la procédure de
construction des preuves (lecture du bas vers le haut). De manière
informelle, on pourrait comprendre ces règles des connecteurs comme étant
des indications pratiques sur « comment utiliser certains types de formules
en tant qu’hypothèses d’un raisonnement » et aussi « comment une donnée
devrait être utilisée en tant que conclusion d’un raisonnement ».
Concernant les règles structurelles, l’on convient qu’elles ont pour but
principal de mettre en exergue les propriétés de la conséquence logique –
avec l’interprétation additionnelle que soutient le présent essai. Nous allons
présenter, en premier lieu, la version classique du calcul des séquents (notée
LK par Gentzen), ensuite nous verrons la version intuitionniste (LJ).
Généralement, il y a deux formes de présentation de chaque variante :
l’écriture uniforme, où l’on travaille avec des opérateurs multiplicatifs,
tandis que la seconde présentation met en exergue les opérateurs additifs.
Nous présenterons les deux formes notationnelles de toutes ces règles.
Il faut d’ailleurs considérer les règles d’inférence comme des briques
fondamentales qui permettent de construire des dérivations ; d’où le fait

13
corollaire de considérer les preuves comme des arbres dans lesquels les
règles jouent le rôle de nœuds et les formules axiomes –qui bouclent les
preuves– en sont les feuilles terminales.

1. Règles d’introduction des connecteurs multiplicatifs (ou groupe logique


multiplicatif).

1. a. Introduction à gauche du 1.b. Introduction à droite du


séquent : séquent :
,  ⇒ Δ ⇒Δ⇒Δ, 
------------mult.⇒ ⇒ mult
, ⇒ Δ ⇒ Δ
 ⇒ Δ, , 
,  ⇒ Δ ,  ⇒ Δ ⇒ mult
------------------mult ⇒ ⇒ Δ
,  ⇒ Δ ,  ⇒ Δ, 
----------------------- ⇒ mult
 ⇒ Δ,   
 ⇒ Δ,  ,  ⇒ Δ
-----------------  mult ⇒
,  ⇒ Δ
,   ⇒ Δ
------------------ ⇒
 ⇒ Δ,  
 ⇒ Δ, 
,  ⇒ Δ,  ,  ⇒ Δ, 
----------  ⇒
,  ⇒ Δ
-------------------------------- ⇒ mult
 ⇒ Δ,  
, ⇒ Δ  ⇒ Δ, ,  ------------------ ⇒
----------------- mult ⇒ , x ⇒ Δ
,   ⇒ Δ
 ⇒ Δ,  [ki]
,  [ki] ⇒  ----------------------- ⇒
--------------------- ⇒  ⇒ Δ, 
, x ⇒  (à condition que ki ,  [ki] ⇒
’apparaisse pas da s la o lusio  ⇒ ,  [ki]
du séquent)
-------------------- ⇒
 ⇒, x

14
(à condition que le paramètre ki n’apparaisse pas dans la conclusion).

La présentation au moyen des connecteurs additifs ne varie d’avec la


précédente que sur les règles de conjonction à gauche du séquent et celle de
disjonction à droite, de sorte qu’on se restreint à la seule présentation de ces
lieux de variance sur les règles.

1′. Groupe logique additif.

R gles d’i trodu tio à gau he :

,  ⇒Δ ,  ⇒Δ
----------------- g et ---------------- g
,  ⇒ Δ ,  ⇒ Δ

R gles d’i trodu tio à droite :

 ⇒ Δ,   ⇒ Δ, 
--------------  d et -------------- d

 ⇒ Δ,    ⇒ Δ,  

2. Règles structurelles

Cas de gauche

Weakening ou R gle d’affai lisse e t :


⇒
------------ weak. ⇒
,  ⇒ 

Contraction :
, ,  ⇒
----------------- Contr. ⇒
,  ⇒ 

15
Interchange :

, ,  ⇒
------------------ Interch. ⇒
, ,  ⇒ 

Cas de droite
Weakening

⇒
------------ ⇒ weak.
 ⇒ , 

Contraction :
 ⇒, 
----------------- ⇒ Contr.
 ⇒ , 

Interchange :
 ⇒, , 
------------------ ⇒ Interch.
 ⇒ , , 

3. Groupe identité :

Cut (Règle de coupure): Axio e d’ide tit :

 ⇒ ,  ,  ⇒ ∏ Ax.
---------------------------------- ----------
,  ⇒ , ∏  ⇒  (où  est un atome propositionnel)

Remarque à propos de la syntaxe :

** Dans une écriture de séquent de type «, Δ ⇒ , ∏», la virgule à gauche


du séquent se lit comme un « et » –car elle traduit l’opération de réunion des

16
suites de propositions– tandis qu’une virgule à droite du séquent se lit
comme un « ou ».
Dans le calcul des séquents, on construit les preuves dans le sens
allant du bas vers le haut, c’est-à-dire allant de l’écriture du séquent qu’on
doit prouver jusqu’au schéma d’axiome qui boucle ladite preuve. Et, en plus
de voir les règles d’inférence comme des descriptions mettant en exergue les
processus de dérivations régulières, il faudrait également envisager ces
règles comme étant des sortes d’instructions sur comment construire une
preuve donnée. C’est ce que soulignent Fontaine et Redmond lorsqu’ils
écrivent que :

« Dans ce cas les règles peuvent être lues du bas-vers-le-haut. Par

A  B suit des hypothèses Σ et Δ, il suffit de prouver, respectivement,


exemple, la règle de conjonction à droite dit que, afin de prouver que

que A peut être conclu à partir de Σ et que B peut être conclu à partir
de Δ»4.

Seule petite difficulté dans cette compréhension des règles


d’introduction des connecteurs, c’est que –pour un exemple tel que celui
concernant l’introduction du «ʌ»– dans le cas où l’on n’a qu’un seul
antécédent, l’on ne saurait avec assurance comment déterminer précisément
les contextes propositionnels  et Δ. Toutefois, dans la mesure où
l’hypothèse est faite qui considère ces contextes propositionnels comme
étant de grandeur finie, il ressort immédiatement que toute preuve est
obtenue au terme d’un nombre d’étapes fini de raisonnement et ce de
manière combinatoire : ce qui est le comportement naturel de la théorie de la
preuve.
Maintenant, pour revenir au principal point de notre travail, c’est-à-
dire aux règles structurelles, il importe de rappeler brièvement
l’interprétation standard qui est faite de celles-ci, et ce, suivant la perspective
de lecture adoptée.

La lecture du haut vers le bas :

La règle du weakening (affaiblissement) permet d’ajouter une formule


quelconque à droite ou à gauche du séquent.
La règle de contraction permet de ne conserver qu’une seule
occurrence d’une formule qui en avait plusieurs dans un même côté du
séquent.

4
Matthieu FONTAINE & Juan REDMOND, Logique Dialogique. Méthodes et exercices,
King’s College Publications, London : Cahiers de Logique et d’Épistémologie, 2008, Partie
II. 6. 1 : « Calcul des séquents », p. 117.

17
La règle d’interchange (ou échange, encore appelée : « règle de
permutation ») dit que l’ordre d’occurrence des prémisses et celui des
conséquences est sans pertinence dans une dérivation.
La règle de coupure fixe que : si une formule dérivée sert à son tour
de prémisse pour une autre dérivation, alors cette prémisse transitoire peut
être éliminée de sorte qu’on puisse unifier la dérivation en un seul segment
de preuve.

La lecture du bas vers le haut (du séquent vers son schéma d’axiome):
Les règles d’affaiblissement autorisent l’élimination (à droite et à
gauche) de certaines formules considérées comme arbitraires, afin d’obtenir
le schéma d’axiome voulu. Ce qui voudrait dire autrement que dans une
dérivation certaines formules sont en fait redondantes.
Les règles de contraction permettent de dupliquer une formule
quelconque (à gauche ou à droite) du séquent. Ce qui veut dire que la
multiplicité d’occurrences d’une même formule est un fait normal.
La règle du cut (coupure) pose une difficulté. En effet, dans la lecture
du bas vers le haut, il faille supposer la formule de coupure, c’est-à-dire la
formule qui a été supprimée lorsqu’on introduisait la règle de coupure du
haut vers le bas. La lecture converse pose la difficulté de supposer avec
pertinence cette formule de coupure.
Gentzen conçut un théorème d’« Élimination des coupures », qui fixe
que la règle de coupure est une règle superflue dans le calcul des séquents.
Cette règle –appelée « Hauptzatz » par Gentzen– dit que toute preuve
utilisant la règle de coupure peut être transformée en une preuve du même
séquent n’utilisant pas la règle de coupure. Ceci conduit évidemment à
considérer les preuves sans coupures comme primitives et celles usant de la
règle du cut comme étant des schémas d’inférence simplement admissibles.
Et, bien que Gentzen ait rangé le cut parmi les règles structurelles, nous la
considérons comme une règle spéciale en raison du fait qu’elle est
foncièrement la règle de calcul du système des séquents.
Maintenant, et par ailleurs, à côté de cette lecture standard qui nous
semble quelque peu sommaire, nous allons exposer une lecture
complémentaire et approfondie de ces règles structurelles du calcul des
séquents en revenant particulièrement sur la compréhension que l’on doit
avoir de la règle de coupure.

Règles de structure et relation aux opérateurs logiques standards

Comme précédemment annoncé dans notre introduction, nous


considérons une interprétation, non pas alternative (de l’interprétation
standard) mais simplement complémentaire et plus explicative des règles
structurelles.

18
1. a. Règle de contraction à gauche du séquent :

, , ⇒
----------------- Contr. ⇒
, ⇒ 

Cette règle met en exergue la propriété d’idempotence du produit


logique, c’est-à-dire que : ʌ≡ 
Et on lit la contraction à gauche comme suit : « si dans une dérivation
l’on a plusieurs occurrences d’une prémisse, alors l’on peut obtenir la même
dérivation en ayant exactement une seule occurrence de ladite prémisse ».

1. b. Contraction à droite du séquent :

 ⇒, 
----------------- ⇒ Contr.
 ⇒ , 

Cette règle exprime l’idempotence de la somme logique ; c’est-à-dire :


≡ 

Nous traduisons cette règle comme disant que : « dans une dérivation,
plusieurs occurrences d’une même alternative/conclusion n’en valent qu’une
seule ».

2. a. Permutation (Interchange) à gauche du séquent :

, ,  ⇒
------------------ Interch. ⇒
, ,  ⇒ 

Cette règle exprime la commutativité du produit logique, ce que l’on

 ʌ  ≡  ʌ 
note :

La présente règle dit que « l’ordre d’occurrence des prémisses dans


une dérivation importe peu »5.

5
Ceci est très différent de la pratique dans la déduction naturelle où l’ordre d’occurrence des
prémisses est déterminant dans la construction d’une preuve.

19
2 b. Permutation à droite du séquent :

 ⇒, , 
------------------ ⇒ Interch.
 ⇒ , , 

Ici, c’est la commutativité de la somme logique qui est mise en


exergue par cette règle ; ce que l’on note comme suit :
   ≡   

Cette règle de l’échange à droite du séquent dit, au passage, que


« dans une dérivation, l’ordre d’occurrence des conclusions est sans
pertinence particulière ».

Nous abordons maintenant la règle d’affaiblissement qui mérite d’être


éclairée, en la considérant tant des deux côtés du séquent qu’à partir des
deux perspectives de lecture (bas en haut et haut en bas).

3. a. Weakening (affaiblissement) à gauche du séquent :

⇒
------------ weak. ⇒
,  ⇒ 

En pratiquant une lecture de haut en bas (top-down), la règle


d’affaiblissement à gauche exprime clairement la propriété de monotonicité
de la conséquence classique qui fixe que : Si  ⊢ , alors + {⊢avec 
une quelconque ebf de LP ou de F-O).

Autrement dit, « l’ajout d’éléments à l’ensemble des prémisses


n’altère en rien une dérivation antérieurement effectuée ».

La lecture du bas vers le haut (bottom-up) nous fait considérer la règle


d’affaiblissement à gauche du séquent comme étant une implémentation
d’une variante de la propriété de compacité via la déductibilité.

Cette dernière fixe que : si  ⊢ , alors il existe un sous-ensemble fini


′⊆  tel que ′⊢ . Ce qui veut dire que « si une dérivation est effectuée,
c’est que cette même dérivation peut être faite à partir d’un ensemble fini de
prémisses. (En somme, toute dérivation s’effectue toujours à partir d’un
ensemble fini de prémisses) ».

20
3 b. Weakening à droite du séquent :
⇒
------------ ⇒ weak.
 ⇒ , 

La perspective de haut en bas exprime la clôture de la conséquence


classique sous la disjonction, au sens où : si  ⊢ , alors on a  ⊢ ,
(avec  étant une ebf quelconque). Autrement dit : « si l’on a dérivé une
formule donnée, on peut dériver n’importe quelle disjonction comportant
cette formule comme étant l’une de ses composantes ».

La perspective du bas vers le haut expose les conditionnalités pour la


dérivation d’une disjonction en tant que conclusion d’un raisonnement. La
règle d’affaiblissement à droite du séquent, lue de bas en haut, pose que : « si
une disjonction est dérivée comme conséquence d’un ensemble de prémisses,
alors l’un ou l’autre des disjoints peut être dérivé comme conséquence à
partir des mêmes prémisses ». Autrement dit, la condition pour la dérivation
d’une disjonction revient à la dérivation d’au moins l’un des disjoints.
Une compréhension basique de cette règle à partir de la perspective
“bottom-up” serait de la voir comme la converse de l’opération de clôture
sous la disjonction. Maintenant, nous allons discuter de l’énigmatique règle
de coupure.

Cut (Règle de coupure):

 ⇒ ,  ,  ⇒ ∏
----------------------------------
,  ⇒ , ∏

La lecture standard de la règle de coupure dans le sens « top-down »


(du haut vers le bas) dit que : « si une formule est dérivée et que cette
dernière sert de prémisse dans une autre dérivation, alors on peut supprimer
cette formule de sorte à raccourcir la dérivation en une seule étape ». La
formule qu’on supprime est appelée « formule de coupure ».
La lecture du bas vers le haut (bottom-up) fait apparaître la difficulté
qui consiste à supposer la formule de coupure alors que cette dernière n’a
aucune occurrence au premier niveau de la dérivation (i.e. en dessous de la
barre de dérivation). Cette difficulté, de notre point de vue, n’est que
d’apparence puisqu’il suffit de supposer une conséquence de  qui, associée
à Δ, permet de déduire ∏.

21
Mais avant toute chose, l’approfondissement de notre compréhension
de cette règle doit commencer par nous la faire voir comme une sorte de
généralisation du Modus Ponens. On peut également la voir comme une
sorte d’utilisation d’un lemme, c’est-à-dire l’utilisation d’un théorème
transitoire ou intermédiaire, dans un processus d’inférence. Au passage,
rappelons-nous de la propriété de la sous-formule caractéristique de toutes
les autres règles mais qui manque à la règle de coupure.
De fait, les formules au-dessus de la ligne de dérivation (i.e. les
formules du séquent-prémisses) sont toutes des sous-formules des formules
qui se trouvent en-dessous de la ligne de dérivation (i.e. les formules du
séquent-conclusion). Seule la règle de coupure –où la formule de coupure
n’apparaît pas dans l’écriture en dessous de la ligne de dérivation– manque
de cette propriété dite de « la sous-formule ». Ce qui suppose un détour via
une formule certainement plus complexe que la formule de coupure elle-
même. D’où la question la plus pertinente revient à se demander : sous
quelles conditions pourrait-on exécuter des dérivations sans utilisation de
cette règle de coupure ?
Ce qui précède nous conduit à considérer que la compréhension la
plus naturelle de la perspective bottom-up consiste à lire cette règle à partir
du « théorème d’élimination des coupures » qui constitue, au passage, l’un
des résultats les plus significatifs que Gentzen ait atteints. À ce propos,
plusieurs versions de ce théorème ont été données, qui toutes ont leurs
avantages et désavantages d’un point de vue pratique. Mais la traduction
globale pose que : « si une preuve de séquents est faite en usant de la règle
de coupure, alors on peut trouver une preuve pour le même séquent sans
usage de la coupure ».
Donnée comme telle, l’élimination de la coupure ne semble
apparemment pas traduire la lecture de bas en haut du cut. Mais, si nous
considérons la version de Per Martin-Löf6, où il conçoit conversement
l’élimination comme étant une sorte d’admissibilité de la coupure, on
présente alors les choses comme dans Herbelin [1995]7 :
Si les séquents 1 ⊢ Δ1, A et 2, A ⊢Δ2 sont prouvables sans coupure,
alors le séquent 1, 2 ⊢ Δ1, Δ2 est prouvable sans coupure.
En somme, nous lisons la règle du cut d’après la perspective bottom-
up comme suit : « Si l’on prouve le séquent ,  ⇒ , ∏, alors on peut
simultanément prouver les séquents  ⇒ , et ,  ⇒ ∏ », où  est une
efb quelconque de LP ou F-O, qui est telle que   Δ ⊢∏.

6
Per MARTIN-LÖF, Notes on constructive mathematics, Almqvist & Wiksell, Stockholm,
1968, §30.
7
Hugo HERBELIN, Séquents qu’on calcule. De l’interprétation du calcul des séquents
comme calcul de λ-termes et comme calcul de stratégies gagnantes, Thèse de Doctorat en
Informatique fondamentale, Université Paris 7, 1995, 127 pages.

22
Nous arrivons alors au point crucial de notre analyse qui vise à
montrer la réelle spécificité des règles du calcul des séquents : celle de
garantir la consistance tant de la logique classique que de celle intuitionniste.
De fait, le théorème d’élimination des coupures –en établissant qu’à chaque
preuve de séquent usant du cut on peut associer une dérivation sans usage de
coupures– garantit à chaque preuve de la méthode des séquents l’effectivité

séquent vide (i.e. une conclusion contradictoire, du type «    »), étant


de la propriété de la sous-formule. De-là, il devient impossible de dériver un

donné que dans une telle dérivation le séquent-prémisse devrait avoir toutes
les sous-formules du séquent-conclusion, ce qui est impossible.

Version intuitionniste du calcul des séquents L. J. : complément de


présentation

Ici, nous présentons la version intuitionniste en en précisant les lieux


d’écart d’avec la version classique. L’absence, dans le groupe structurel, des
règles de contraction et de permutation (interchange) à droite du séquent,
nous donne des indications précises sur l’articulation idéologique de l’école
intuitionniste.

Calcul des séquents intuitionniste


La version intuitionniste du calcul des séquents s’obtient à partir du
calcul classique, en imposant la restriction suivant laquelle il ne doit
apparaître qu’une seule formule à droite du signe de séquent. Chaque
séquent doit alors avoir la forme suivante : 1, …, n   ou 1, …, n  
Ceci a une incidence profonde sur les capacités de production des
preuves pour le système. Certaines formules qui sont prouvables dans le
calcul classique deviennent non prouvables en calcul intuitionniste en raison

avons la règle d’introduction du «  » à droite qui disparaît pour laisser place


justement de cette restriction sur la présentation des règles. Ainsi, nous

à une double-règle, ce qui naturellement nous fait perdre la symétrie que


nous avions en version classique entre la disjonction et la conjonction. De
même, comme nous le verrons ci-dessous, l’introduction de la négation à
gauche et à droite du séquent fait maintenant intervenir «  » étant donné
que cet opérateur est défini comme suit : ¬  = Def.   . Voyons alors
précisément comment se présentent ces règles :

a- Le groupe logique :
Introduction à gauche :
,  ⇒Δ ,  ⇒Δ
-------------- ʌadd L1 -------------- ʌadd L2
,  ʌ⇒ Δ ,  ʌ ⇒ Δ

23
,  ⇒ Δ ,  ⇒ Δ
----------------------------add L
,  ⇒ Δ
⇒  ,  ⇒ Y
------------------  ⇒
,   ⇒ Y

⇒
----------------- ¬ ⇒
, ¬ ⇒ 

Introduction à droite :
⇒⇒ 
-------------------------⇒ʌ
⇒ʌ
⇒ ⇒
----------------add R1 --------------- add R2
⇒ ⇒
,  ⇒ 
------------------- ⇒ 
⇒

,  ⇒ 
--------⇒
⇒¬

b- Le groupe structurel :

Au vu de la restriction précédemment indiquée –un séquent doit être


de la forme   ∏ où ∏ désigne 0 ou 1 formule– la seule règle de structure
à droite du séquent qui demeure c’est le weakening (règle d’affaiblissement).
La règle de contraction et celle d’interchange (règle de permutation)
disparaissent à droite du séquent.

les connecteurs logiques est que la loi du tiers-exclu (  ¬) ne saurait plus
La conséquence directe de la présentation intuitionniste des règles sur

être dérivée puisque, ni  ni ¬, ne sont singulièrement dérivables d’un


ensemble vide de prémisses. Car, en appliquant l’une des parties de la

24
double règle d’introduction du «  » à droite du séquent, on est
obligatoirement conduit à faire dériver le tiers-exclu du séquent   ou de
 , qui sont tous deux évidemment non prouvables. De même, on ne
pourra plus faire la preuve du séquent «  ¬¬  , car en appliquant la
règle d’introduction intuitionniste du «  » à droite du séquent, cela conduit
à obtenir ¬¬   . Or, la règle d’introduction de la négation à gauche (i.e.
¬ (¬)) n’est applicable que si l’on a  à droite du séquent. Enfin, le
théorème classique de la disjonction ne pourra, lui non plus, être démontré
dans cette version intuitionniste, puisqu’il faudrait alors faire la preuve de
chacun des disjoints () et () qui ne sont évidemment pas
réductibles au schéma d’axiome voulu.
Pour ce qui est de notre principale préoccupation, on peut noter que la
restriction intuitionniste (une seule formule à droite du signe de séquent) fait
disparaître les règles structurelles de permutation et de contraction à gauche
du séquent. Et ceci a une incidence forte sur la compréhension technique de
ce qu’est la « conséquence logique ».

Des éléments de comparaison avec le système de la déduction naturelle.


Si l’on considère le système de la déduction naturelle qui est une autre
méthode de décision relevant de la pure approche preuve-théorétique –
comme le calcul des séquents– et qui ne dispose non plus d’axiome, on fait
le constat suivant : tandis que les règles structurelles du calcul des séquents
implémentent les propriétés remarquables de la conséquence logique, ces
mêmes propriétés sont plutôt démontrées dans la déduction naturelle au fil
de plusieurs applications des règles d’introduction et d’élimination des
opérateurs logiques correspondants. Par exemple, pour mettre en exergue les
propriétés structurelles des opérations que sont le produit et la somme
logiques dans la déduction naturelle, il faut utiliser plusieurs fois les règles
d’introduction et celles d’élimination des connecteurs exprimant ces
opérations.
Dans le calcul des séquents au contraire, il suffit d’appliquer une seule
fois une règle de structure pour voir implémenter une telle propriété
remarquable d’une opération logique considérée. Cela est un point de
contraste structurel notable entre la méthode de déduction naturelle et celle
du calcul des séquents qu’il importe de relever au passage.
À propos des règles d’inférence utilisées dans la déduction naturelle,
l’on peut synthétiquement les présenter comme un ensemble de deux
groupes : a) les règles d’introduction et b) les règles d’élimination des
connecteurs logiques. Les premières disent les conditions formelles sous
lesquelles l’on peut tirer, comme conclusion d’une inférence, une phrase
ayant un connecteur donné comme opérateur principal. Le second groupe de
règles indique ce qui peut être déduit d’une forme phrastique ayant un
opérateur principal donné. Il n’y a pas d’axiome dans ce système.

25
Maintenant, en considérant ces règles de la déduction naturelle, nous
pouvons poser quelques éléments de comparaison avec le calcul des
séquents, en essayant de mettre en exergue les quelques propriétés
remarquables des opérations de conjonction et de disjonction –par exemple–
comme le faisaient les règles structurelles du calcul de séquents.
Commençons par la commutativité du produit logique ; nous la
mettons en exergue au moyen d’un processus de preuve comme il va ainsi
suivre (a). La commutativité ici obtenue du produit logique est implémentée
de manière directe dans le calcul des séquents par la règle structurelle de
permutation à gauche du séquent comme cela apparaît plus haut.
De même l’idempotence de la somme logique –qui correspond à la
règle de contraction à droite du séquent– est mise en exergue par un
processus de preuve comme il va ainsi suivre (b).

⊢ ( ʌ )  ( ʌ
1.  ʌ 
(a)

2. 
Hyp.

3. 
Eʌ, de 1

4.  ʌ 
Eʌ, de 1
Iʌ, de 2 et 3

( ʌ)  (ʌ
ʌ
4.


5. Hyp.


6. Eʌ, de 6

ʌ
7. Eʌ, de 6
8. Iʌ, de 7 et 8

9. ( ʌ )  ( ʌ ) I 
10. ( ʌ )  ( ʌ 

⊢ (  )  
  Hyp.
(b)

2.  Hyp.

3. (  →→
4. Hyp.
5.   de 4

6. → (  I 

7. (   

26
Conclusion : La pertinence d’une comparaison avec la
déduction naturelle
De la comparaison à peine faite entre les deux systèmes de Gentzen –
quant à la mise en exergue de certaines propriétés remarquables de la
conséquence logique– il ressort que la déduction naturelle se développe en
suivant l’esprit constructiviste (et est plus en harmonie avec la version
intuitionniste du calcul des séquents) qui veut que l’existence ne puisse être
affirmée de quelque objet qu’à la condition nécessaire qu’au moins une
propriété soit d’abord démontrée à propos dudit objet.
Tandis que dans le calcul de séquents, certaines propriétés
remarquables des opérations de conjonction et de disjonction sont –de facto–
assertées par leurs implémentations à travers les règles structurelles de
contraction et d’interchange (permutation), dans la déduction naturelle, en
revanche, ces mêmes propriétés remarquables sont constructivement
assertées au terme d’un processus de démonstration.
Par ailleurs, un aspect paradoxal semble être induit de la version
intuitionniste du calcul des séquents : du fait que les règles structurelles de
contraction et de permutation à droite du séquent n’aient plus cours, on
pourrait croire que l’intuitionnisme n’accorde pas de place à l’idempotence
concernant la somme logique, ni même la commutativité. Cependant, à bien
y regarder il n’en est rien. Car, de manière tout à fait courante, l’on fait les
preuves de ces deux propriétés en utilisant essentiellement les règles de
particules (c’est-à-dire les règles du groupe logique).

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29
30
Quel est le problème sur l'opposition que
Perelman et Toulmin établissent entre
le raisonnement juridique et le raisonnement logique?

Shahid RAHMAN
Université Charles-de-Gaulle Lille 3, UMR 8163 STL,
ADA-MESHS, J.E. du JURILOG, 19 - 20 mai 2014, Lille (France)

Traduit de l’anglais par Marcel NGUIMBI8,


Faculté des Lettres et des Sciences Humaines
Université Marien Ngouabi de Brazzaville (Congo)

Depuis l'Antiquité grecque –où l'agora apparut comme le premier


espace public de discussion et de prise de décision– le raisonnement
dialectique a gagné une place de choix dans notre compréhension de la
science et notre modèle de société qu’elle a dès lors conservé. De là, le
raisonnement juridique –avec ses aspects dialectiques– semblait constituer le
paradigme de raisonnement en général. Ce paradigme a été remplacé par le
raisonnement mathématique entre le 19ème et le 20ème siècle, ce qui a
conduit à l’axiomatisation de la logique telle qu’elle apparaît dans les
travaux de Gottlob Frege. Le succès croissant de la méthode axiomatique et
l'antipsychologisme inhérent à la conception frégéenne ont débouché sur la
séparation de la rhétorique et la logique ; et, avec cette séparation, l’aspect
dynamique du raisonnement a été délaissé. En effet, la conception du
raisonnement, ainsi qu’elle découle de l’interaction épistémique sociale, ne
semblait guère correspondre à la nouvelle notion de la logique qui a procédé
de l’important travail de Frege où la conséquence logique structure la
relation déductive entre les propositions plutôt que celle entre les jugements.
Curieusement, dans les années 1960, C. Perelman/L. Olbrechts-Tyteca
(1958) et S. E. Toulmin (1958) acceptèrent la séparation entre
l'argumentation et la logique, la thèse défendue étant que l'argumentation
(Perelman plaide pour une nouvelle rhétorique) est un domaine autonome9.
8
Cette traduction faite à partir de Villeneuve d’Ascq (Lille, France), en juin 2014, contient
quelques modifications de la version originale, pour des besoins de plus de clarté.
9
Telle que la dichotomie apparaît entre l’“argumentation” et la “logique”, il n’y a pas de
doute que la “dialogique” est, à tout bien prendre, l’« école » de la récupération de
l’argumentation dans la logique qui, au départ, s’entendait comme l’analyse de l’argument,
i.e. un instrument pour étudier l’argument. Lorsque Perelman institue la séparation dans les
années 1960, il conçoit, en effet, la “rationalité” comme une interaction (un échange), mais
qui ne doit pas être logique. Pour lui, l’argumentation n’est pas formelle. Or, pour les
Dialogiciens, depuis les années 1960 aussi, à l’Ecole de Paul Lorenzen (Maître de Gerhard
Heinzman) et même à celle de Kuno Lorenz (Maître de Shahid Rahman), la logique est
essentiellement argumentative. L’instrument formel de Lorenz pour récupérer

31
En fait, les deux reconnaissent l’écart entre le raisonnement de tous les jours,
plus proche du raisonnement juridique, et le raisonnement scientifique basé
sur les mathématiques10. La revendication majeure était que les deux
paradigmes sont incommensurables, du simple fait que le paradigme
juridique fait usage de la notion de formalité, qui revêt une nature
procédurale enracinée dans une pratique conversationnelle et
dialectique pendant que la logique est basée sur la notion de forme, qui
implique des caractéristiques statiques (et syntaxiques). Le résultat a été que,
l’argumentation et la logique mathématique fournissent essentiellement des
formes de raisonnement différentes. En ce qui concerne la différence entre le
raisonnement juridique et le raisonnement logique, on pourrait compter
parmi ses tenants Hans Kelsen qui fonde sa réflexion sur la distinction entre
le normatif et le domaine logique.
Je vais –pour ma part– contester l'incommensurabilité des deux
paradigmes, de même que l’avait déjà fait J. van Benthem (2009), et soutenir
que ce dont nous avons besoin c’est davantage de logique. Les inférences
juridiques sont d’autant des inférences que ne le sont celles de la physique
ou des mathématiques: elles sont valides ou non valides, ou moins
généralement; elles mènent de la connaissance de la vérité des prémisses à la
vérité de leurs conclusions. Il n'y a pas de solutions juridiques aux problèmes
logiques ; si le problème est relatif au raisonnement, alors la solution se
rapporte aux conclusions relevant des connaissances juridiques. Autrement,
le problème ne portait pas au départ sur le raisonnement. De même, la
connaissance conceptuelle est normative par nature: son contenu concerne
un ensemble d’engagements et d’obligations dans un jeu de question-réponse
où on offre et on demande des raisons11 –et c'est sur cela que porte la
connaissance inférentielle. Comme je le proposerai ci-après, une issue plus

l’argumentation était bien la « théorie mathématique des jeux », sans directement s’occuper
de l’argumentation elle-même. L’Ecole d’Amsterdam (qui est plus computationnelle) abonde
dans le même sens, mais un peu différemment, du fait qu’elle récupère l’argumentation dans
la logique. Jaako Hintinka (de l’Ecole de Finlande) a aussi mené le combat de récupération de
l’argumentation. Le point focal de ce combat, c’est l’interaction dialogique, la dynamique
communicationnelle. Pour l’avoir compris, le Professeur Emérite Christian Plantin de
l’Université de Lyon 2, a révisé sa décision de publier le Dictionnaire de l’argumentation.
Une introduction systématique aux études d’argumentation. Nous sommes en novembre
2013, lorsque cela se produit à Lille (France) au cours d’une Journée d’Etudes ADA-LACTO
organisée par la Maison Européenne des Sciences de l’Homme et de la Société (MESHS), sur
les questions relatives à l’argumentation et aux possibles théories de l’argumentation [NdT].
10
Pour Perelman, en fait, il peut y avoir une forme de logique dans le raisonnement quotidien,
mais qui n’a rien à avoir avec la logique mathématique [NdT].
11
Ce que Wilfrid Sellars appelle « jeu d’offre et de demande de raisons » (cf. son traité
inférentialiste classique de 1948 : « Inference and Meaning », ainsi que le présente Robert
Brandom dans Articulating Reasons : An Introduction to Inferentialism, traduit de l’anglais
(Etats-Unis) par Claudine Tiercelin et Jean-Pierre Cometti, Paris, Les Editions du Cerf, 2009 :
chapitre VI, pp. 195-215 [NdT].

32
prometteuse à la notion de solution juridique est de la comprendre comme
devant lier l'analyse logique avec ses conséquences sur la pratique
juridique (ou la prise de décision) inhérentes à cette analyse. Ceci pourrait
correspondre, mais sous une forme différente, à la dimension éthique que
Perelman accorde au lien entre l'argumentation et la prise de décision.
A tout bien prendre, ma réponse à la question du titre de cette
réflexion est que : tout ce qui concerne l'opposition est faux! La conception
même de l'opposition est faussée et cela relève d’un défaut de
compréhension de ce qui se passait en logique depuis les années 1960. Il est
important de comprendre que la période au cours de laquelle Perelman et
Toulmin ont écrit leurs manifestes contre la logique correspond à la période
même de la naissance du tournant dynamique ou dialogique en logique12. Un
tournant qui, du reste, a fourni les moyens procéduraux tant recherchés13.
Heureusement que Toulmin (1958, 1976, 2001), a au moins reconnu
qu'il y a des modes de raisonnement qui diffèrent des conclusions standards
(Voir l'annexe I). Seulement, ici encore, Toulmin a raté le point crucial ; il
semblerait même que Toulmin ne connaissait pas la structure du
raisonnement hypothético-déductif proposé par Carl Hempel et Paul
Oppenheim en 1948 et qui comportait exactement la même structure que
celle qu’il présentera lui-même. Ce qui est d’autant triste que les arguments
que Perelman et Toulmin élaborent contre la logique sont corrélatifs d’une
part à leur insatisfaction face à la logique que nous appelons de nos jours
« logique classique de premier ordre » (FOL), et d’autre part à leur
méconnaissance des développements en logique de leur temps.

12
Les principaux textes originaux sont rassemblés dans Lorenzen / Lorenz (1978). Pour un
aperçu historique de la transition de la logique opératoire à la logique dialogique, voir Lorenz
(2001). Pour une présentation du rôle initial du cadre fondationnel de la logique intuitionniste,
voir Felscher (1994). D'autres textes ont été recueillis plus récemment dans Lorenz (2010a, b).
13
En fait, le tournant dialogique, qui rétablit le lien entre le raisonnement dialectique et
l'interaction inférentielle, fournit la base d'une multitude de travaux en cours en histoire et
philosophie de la logique, allant des traditions indienne, chinoise, grecque, arabe, hébraïque,
des théories de disputes du Moyen Age appelées « Obligationes », à la plupart des
développements contemporains dans l'étude de l’interaction épistémique. Un résumé des
développements récents, dit Rahman (1993), est disponible dans Rahman/Keiff (2005) et
Keiff (2009). Pour ce qui concerne la métalogique sous-jacente, voir Clerbout (2013a, b).
Pour une présentation pédagogique, voir Redmond/Fontaine (2011) et Rückert (2011a). Pour
ce qui est du rôle capital de la dialogique dans le lien entre la dialectique et la logique, voir
Rahman/Keff (2010). Keiff (2004a, b) et Rahman (2009) étudient la logique dialogique
modale. Fiutek et al. (2010) ont étudié l'approche dialogique appliquée à la révision des
croyances. Clerbout/Gorisse/Rahman (2011) ont étudié la logique « Jain » dans le cadre
dialogique. Popek (2012) développe une reconstruction dialogique des « Obligationes »
médiévales. Pour d’autres écrits, voir Redmond (2010) : sur la fiction et dialogique ; Fontaine
(2013) : sur l'intentionnalité, la fiction et dialogues, et Magnier (2013) : sur la dynamique de
la logique épistémique ; van Ditmarsch et al. (2007) : le raisonnement juridique dans un cadre
dialogique.

33
Mais pourquoi est-ce si important maintenant? C’est tout simplement
qu’il y a toujours des points de vue qui défendent qu'il est quelque chose
comme un raisonnement juridique qui est fondamentalement différent de la
logique et pour lequel aucune notion de base de la logique n’est nécessaire.
En outre, ceux qui approuvent cette position de Pereleman-Toulmin ne sont
encore nullement informés des nouveaux développements en logique et
théorie de l'argumentation survenus vertigineusement en sciences de
l’informatique, en intelligence artificielle, en philosophie, au niveau des
fondements des mathématiques et de la linguistique.
Je reconnais que, si cela s’entend avec les insuffisances de la logique,
la logique standard du premier ordre, logique de bébé, c'est exact. Mais, je
suis inquiet, car il semble qu’il y a de ceux qui pensent même que la logique
du premier ordre est d’autant sophistiquée qu'une connaissance élémentaire
du syllogisme traditionnel est suffisante. Mais encore, de nos jours, il y a
davantage de formes de logiques sophistiquées. Y a-t-il un schéma
particulier ou un ensemble de schémas de raisonnement qui corresponde à un
raisonnement juridique? Si tel est le cas, alors il doit être possible de les
transcrire dans une sorte de système formel, ou d’algorithme, qui permette
de distinguer les inférences valides, correctes des inférences invalides et
incorrectes. Peut-être que cela produirait pour autant un enrichissement du
cadre logique.
Il y a certainement des questions importantes que Perelman et
Toulmin ont soulevées et qui mériteraient d’être discutées, telle que la
nécessité d'un raisonnement basé sur le contenu plutôt que sur la validité. Je
suis tout autant prêt à accepter que l'on pourrait vouloir distinguer différentes
propriétés des inférences (le raisonnement non monotone serait-il inclus ou
pas?). Mais, pour emprunter l’expression de W. Sellars, « le jeu d’offre et de
demande de raisons » (ce que nous avons voulu comprendre en tant que jeu
de question-réponse où on offre et on demande des raisons)14 est ce sur quoi
porte le raisonnement conceptuel, et cela se résume à l'inférence. Toutefois,
dire qu'il y a un système de raisonnement qui est parallèle à celui de la
logique mais différent de celui-ci est, de nos jours, tout à fait difficile à
soutenir: de quelle logique parlons-nous? Est-ce, en principe, prétendre
qu’une approche formelle n’est pas possible ? Ce point de vue est
actuellement défendu par l'école de rhétorique de Bruxelles (Voir par
exemple Danblon 2009, 2010, 2013; Meyer 1994, Meyer/Frydman 2012).
Ou plutôt, est-ce le cas que, pour des raisons pratiques, nous n'avons pas
besoin d'un système formel sophistiqué ?
Je ne prétends pas que dans la pratique juridique, nous devons vérifier
chaque instance de la connaissance avec un système logique
sophistiqué. Toutefois, dans certains cas difficiles, nous devons faire une
analyse fine des étapes de la déduction impliquées dans le raisonnement

14
[NdT].

34
complexe, ce qui revient à une analyse logique, de la même manière que
nous n'avons pas toujours besoin d’user d'un système mathématique
sophistiqué pour effectuer (avec succès) des opérations arithmétiques
élémentaires. Cependant, nous aurons peut-être besoin de temps en temps
d’un niveau plus élevé de méthode mathématique de calcul. En général, et
une fois encore, nous avons besoin davantage que de moins de logique.
L'un des résultats de notre projet de recherche franco-allemand -
JURILOG15– est que le cas de la loi conditionnelle requiert une analyse plus
fine que celle habituellement supposée, et c'est la leçon que Leibniz donne
au droit romain ; en fait, ainsi que discutée dans l'annexe II, la récente
formulation que Magnier donne du droit conditionnel dans le cadre d'une
approche de la logique dialogique de la dynamique épistémique satisfait la
structure de Toulmin et procure une analyse logique du droit conditionnel.
Pour renforcer mon argument, je vais présenter une solution juridique
de Leibniz appelée le « dilemme de Protagoras-Euathlos », dans lequel,
selon un contrat établi et convenu par les deux parties (le dilemme, la plupart
du temps –mais pas toujours– suppose que le contrat est légalement valable),
Eauthlos s'engage à payer les émoluments de l'enseignement de son maître
Protagoras, sous la condition que le paiement est dû une fois que Euathlos
aura gagné un procès. Protagoras se présente au tribunal avant qu’aucun
procès impliquant Euathlos n’ait lieu, pour faire entendre que les
émoluments sont dus indépendamment de toute issue du procès. Soit que le
tribunal a convenu avec lui et que les émoluments sont à régler, soit que le
tribunal décide autrement ; et, dans ce dernier cas, Euathlos aura gagné et
donc les émoluments sont dus. Euathlos produit le double argument suivant
qui conclut que le paiement n'est pas dû :

Si le tribunal décide qu’il a remporté le procès, alors il ne doit pas


payer ;
Si le tribunal décide contre lui, alors Euathlos aura perdu et donc
n’aura pas à payer.

J'ai pris cet exemple du fait que l'histoire du dilemme (voir Jankowski
2014), âprement discuté dans le cadre de la loi, montre précisément que les
pratiques juridiques habituelles ne suffisent pas. En effet, depuis l’antiquité
grecque jusqu'autour des années 1960, plusieurs tentatives ont été menées, y
compris par des experts en droit, mais la plupart d'entre elles sont restées
vaines. Certains ont même proposé comme solution ce qui n’a d’objectif que
de retarder la décision indéfiniment. Il est évident qu'aucune solution aussi
bien juridique, logique que pharmaceutique ou autre n’a été acceptée par la

15
Un projet ANR-DFG entre l’Université de Lille (France) et l’Université de Konstanz
(Allemagne) porté par Shahid Rahman (Lille –Logique et épistémologie) et Mathias
Armgardt (Konstanz –Droit civil et histoire du droit).

35
plupart des juristes qui semblent avoir une solide expertise dans la théorie et
la pratique de la loi. Même si je crois qu’il est juste de supposer qu'ils
possèdent un bon sens commun en général et un bon sens juridique en
particulier16.
En fait, à mon avis, Leibniz, qui suppose également que le contrat est
juridiquement valable, fait une interprétation logique lucide du principe très
général du plus petitio. Formulé dans sa généralité, ce principe du « trop
demander » stipule seulement ce qui doit être prouvé: il faut, en effet,
prouver que Protagoras demande trop. Ce qu’il y a à faire (c'est le sens de
l’exercice), c’est de fournir les raisons qui justifient que Protagoras demande
trop. La proposition de Leibniz est, en fait, la suivante: la raison pour
laquelle Protagoras demande trop, c'est que c’est trop tôt. Ainsi, comme il
est trop tôt, la condition n'est pas remplie au moment du procès. Cependant,
après que la décision contre Protagoras a été prise, la condition ayant été
maintenant remplie, Protagoras pourrait intenter un nouveau procès pour
obtenir ses émoluments. En ce sens, l’idée de Leibniz est de fournir la
condition avec un indice temporel. Par conséquent, étant donné que l'indice
temporel de la condition accomplie diffère de celui d'avant cet
accomplissement, aucune contradiction n’est ici possible. Toutefois, Leibniz
ne se limite pas à dire comment éviter la contradiction. Il voudrait tout autant
montrer comment mettre en œuvre cette analyse dans la pratique juridique.
Plus généralement, ce qu'il fait c’est lier l'analyse argumentative avec ses
conséquences pour la prise de décision. C'est à cela que porte le second
procès. Le résultat est une autre forme d’interprétation de la solution
juridique. Selon cette interprétation, la solution juridique consiste à lier
l'analyse logique avec une action (ou une série d’actions) afin de réaliser une
procédure de prise de décision. Cette approche leibnizienne pourrait
contraster d’avec celle de E. Northrop (1944, réédité en 1961), qui, dans son
livre Riddles in Mathematics, conclut –tel que le fit Leibniz plus tôt– qu’il
n'y a pas de contradiction dans l’exemple en étude. L'analyse de Northrop est
un peu plus générale au point que la contradiction ne s’entendra que lorsque
nous n’aurons pas distingué entre les différents types de réalisation de la
condition. Si nous relions ceci avec l'analyse de Leibniz, il peut être admis
que les différents indices temporels sont une certaine manière contextuelle
d’exprimer la diversité des types de réalisation de la condition. Ainsi, ce qui
ne satisfait pas avec l'analyse de Northrop, ce n'est pas tant l’analyse logique
–ce qui peut l’être au bout du compte–, son analyse pouvant être reconstruite
comme une généralisation de celle de Leibniz, mais c’est qu'il n'a pas réussi
(peut-être n’y était-il pas intéressé) dans les conséquences de la pratique
juridique de celui-ci. Duellement, selon Brewer (2011), la solution de

16
Ici, l’attitude de l’auteur est ironique face aux juristes qui pensent qu’on n’a pas besoin de
la logique dans un processus de solution juridique, l’expérience judiciaire et le bon sens
commun étant seuls suffisants [NdT].

36
Leibniz n'est pas logique et ne porte uniquement que sur les résultats
pratiques. Contrairement à ce que pense Brewer, la pensée de Leibniz étant
d’offrir une analyse logique qui permette la prise de décision. Ce que nous
devons comprendre, c’est que la suggestion de Leibniz est de procéder à une
analyse logique plus complexe qui inclut la temporalité (voir notre
discussion ci-dessous).
Dans tous les cas, le fait de donner des raisons, c’est l'inférence. En
outre, il pourrait même être possible d’affirmer que le manque d’une analyse
logique méticuleuse conduit à ignorer la différence conceptuelle
fondamentale entre la condition et la présupposition –différence qui
changerait la version de la solution de Leibniz. Encore une fois, Leibniz
donne les éléments logiques de la manière de construire un test pour ce type
particulier de raisonnement ; seulement, jusqu'à ce que nous aurons construit
le système dans tous ses détails pertinents, nous n’aurons pas davantage
qu'une conjecture et, dans ce cas, nous devrons faire usage de notre sens
juridique et/ou commun pour décider si dire la solution de Leibniz est mieux
que celle de Schneider. De plus, jusqu'à ce que le système qui sous-tend la
solution de Leibniz n’ait pas été construit, la justesse de la pratique juridique
sous-jacente à cette analyse n'est pas assurée. Peut-être que ceci prêterait le
flanc à mon contradicteur qui, au bout du compte, voudrait savoir comment
décider de la meilleure solution. Cela serait bien une colle, mais ceci
s’applique aussi à la position non logique et même pire. Du moins, si
l'analyse logique avait été profondément développée, nous serions en mesure
d'identifier la pomme de discorde. Une autre objection pourrait porter sur les
solutions logiques : que dire, en fait, des solutions logiques? Pourquoi les
logiciens ne sont-ils pas parvenus à cette solution plus tôt ? Eh bien, la
solution à laquelle nous pensons a dû attendre le développement de
nouvelles logiques telles que la logique temporelle et la logique déontique, et
plus fondamentalement le développement d'une logique qui porte sur les
inférences de contenu plutôt que sur des dérivations purement syntaxiques,
et capable aussi de déplier cette inférence de contenu en contextes
d'interaction. Pour revenir à notre exemple, je persiste à soutenir que ce que
Leibniz a fait, c’est d’indiquer quelles sont, selon lui, les étapes logiques
essentielles (fondées sur la connaissance juridique) devant mener à une
analyse précise du dilemme. Il importe maintenant de développer un système
corrélatif à cette analyse proposée et vérifier si cela fonctionne ou pas. Si tel
est le cas, une pratique juridique subséquente suivra. La solution de W.
Lenzen (1977) se prête bien à accomplir la tâche, mais la sémantique est trop
schématique pour vraiment savoir si cela fonctionne.
En outre, je pense que l'une des leçons positives de l'approche de
Perelman-Toulmin est qu'un système juridiquement efficace pour le
raisonnement juridique devrait être procédural, c'est-à-dire constitué par
l'interaction au niveau de langage-objet (voir annexe III). Ainsi que je le dis
dans d’autres textes, je pense qu'une approche dialogique de La Théorie

37
Constructive des Types de Per Martin-Löf se prêterait bien à la tâche. Dans
ce contexte, je citerai également, sans entrer dans les détails, les arguments
que Robert Brandom développe sur l’inférentialisme comme base pour relier
la normativité et la logique ; cependant, je ne discuterai pas au détail près les
arguments kelseniens. C’est une analyse qui suivra dans une réflexion
ultérieure, mais je soupçonne ici que Kelsen non plus n'était pas informé des
développements de la logique de son temps.
Ma communication, qui n’est certainement pas une réflexion achevée,
est une prise de position dont la vocation est plutôt d'inviter à discuter de ce
qu’est, en tout état de cause, le raisonnement juridique.

Annexe 1: (1958) Analyse de la structure des arguments de Toulmin

Inférence logique :

PREMISSES CONCLUSION

différent de

Argument: la justification d'une assertion

DONNÉES ASSERTION

Raisons Qualification

Fondement des raisons Réplique

Les raisons relient les données et les assertions. Mais, les raisons nécessitent
d’être soutenues.
Les assertions sont pour la plupart qualifiées : certainement, le plus
probablement, probablement, etc. Mais, les qualifications peuvent être
défectueuses et changées.

Annexe II: Analyse du droit conditionnel par Magnier

Sébastien Magnier (2013) donne une analyse remarquable de la notion


de droit conditionnel17 qu'il généralise pour l'étude logique des normes
juridiques. L'idée principale de Magnier, motivée par les travaux exhaustifs

17
Dans le présent texte, le terme est utilisé au sens de Leibniz plutôt que dans le sens où il est
généralement compris dans les contextes juridiques de nos jours.

38
et systématiques antérieurs de Matthias Armgardt (2001, 2008, 2010)18 et les
études subséquentes menées par Alexandre Tiercelin (2001, 2008, 2010)19,
implique la notion leibnizienne de certification, qui joue un rôle important
dans le célèbre De conditionibus. Selon Magnier, la certification de
l'antécédent d'une phrase exprimant un droit conditionnel –comme dans Si
un navire arrive, Primus doit payer 100 dinars à Secundus– est liée à une
compréhension épistémique de la preuve. Dans notre exemple, la
certification de l'arrivée d'un navire revient au fait qu’il y a une preuve
publique de l'arrivée d'un navire et ceci tient au fait d’être en possession de
la connaissance requise pour produire une séquence de la preuve de
l'arrivée d'un navire. En outre, inspiré par la conception de Kelsen des
normes juridiques, Magnier généralise sa propre approche dans laquelle il
rejette l’approche de l’implication matérielle20 et reconstruit le droit
conditionnel et les normes juridiques dans le cadre d'une formulation
dialogique de la logique de la dynamique épistémique qui inclut des phrases
où un opérateur de l'annonce publique est en œuvre. En d'autres termes, la
contribution de Magnier consiste en un changement de perspective se
concentrant sur la sémantique de la vérité-dépendance sous-jacente à la
signification de droits conditionnels. La principale idée est d'identifier les
dynamiques épistémiques impliquées dans la réalisation de la condition qui
constitue le noyau de la signification de la dépendance spécifique à la notion
de droit conditionnel. Il met en œuvre ce changement au moyen d'une
logique épistémique dynamique appelée Logique de l’Annonce Publique
(PAL).
Le cadre dialogique procure un développement ultérieur de cette
dynamique en fournissant une théorie dynamique de la signification. En un
mot, le sens de Si un navire arrive, Primus doit payer 100 dinars à Secundus
se résume à établir les conditions d'un débat juridique où Secundus réclame
les 100 dinars, étant donné que l'arrivée d'un navire a été certifiée (c'est à
dire, étant donné que l'on sait que le navire est arrivé, ou étant donné qu'il
existe des preuves de l'arrivée d'un navire), plutôt que de rendre raison de

18
Le travail de Mathias Armgardt a incité et influencé un centre de nouvelle recherche sur
l’incidence de l’approche leibnizienne concernant les études actuellement menées en
rationalité juridique.
19
En fait, la recherche de Tiercelin a été incitée par les travaux de Armgardt.
20
En fait, Magnier (2013, pp. 151-157, 261-292) rejette également d’autres formes
d’interprétations de l’implication, y compris l’implication stricte ou l’implication connexe.
[C’est l’ensemble de ce que Magnier appelle des « conditionnalités décevantes », au
nombre desquelles il range le conditionnel matériel, le bi-conditionnel, la convertibilité et le
conditionnel connexe, au motif que « ces différentes formes conditionnelles négligent
totalement l’originalité leibnizienne sur la question du dynamisme épistémique concernant le
traitement du droit conditionnel » (Magnier, 2013, p. 157). Or, l’on connaît assez bien l’idée
de Magnier selon laquelle la certification dans le droit conditionnel est purement
épistémique ; ce qui lui fait dire que le point essentiel de Leibniz doit être analysé
épistémiquement, le savoir devant être publiquement évident ([NdT])].

39
cette signification au moyen d'une sémantique du modèle théorétique. Plus
généralement, la signification des notions de droit conditionnel et de norme
juridique est établie en identifiant les principales caractéristiques logiques de
ces interactions argumentatives qui sont déployées dans les essais juridiques.
Cela conduit Magnier à concevoir des jeux de langage logique spécifiques
(dialogues) qui ouvrent à une théorie de la signification enracinée dans la
pratique juridique elle-même.
Ce qui est intéressant, c'est que cela peut être dit pour satisfaire la
structure de Toulmin. En effet:

Revendication qualifiée: Primus doit payer 100 pièces à Secundus

(Qualification déontique: doit)

Données: L'arrivée d'un navire en provenance d'Asie

Raisons: la validité juridique d'un contrat juridique établissant que


Primus doit payer 100 pièces à Secundus s’il arrive un navire en provenance
d'Asie.
D’ailleurs, ceci montre que nous pouvons lier les jeux de l’offre et de
la demande des raisons avec les droits et des droits: pourquoi faut-il payer
Primus? Parce qu'un navire est arrivé et qu’il y a un contrat juridiquement
valide établissant le droit conditionnel approprié.

Annexe III: Raisonnement hypothétique et droit conditionnel

Je souscris certainement à l'idée de Magnier selon laquelle (i) une


théorie de la signification impliquant un raisonnement juridique devrait être
fondée sur une sémantique argumentative de base, (ii) une approche
épistémique de la notion de preuve juridique devrait jouer un rôle capital
dans une théorie du raisonnement juridique, et (iii) l'implication matérielle
n'est pas vraiment en jeu dans l'analyse logique du droit conditionnel.
Cependant, je pense que le rôle de la preuve devrait être prééminent et
développé dans une théorie épistémique générale de la signification au sein
de laquelle la preuve est comprise comme ce qui rend la proposition vraie.
Plus précisément, je pense que nous devrions étudier la possibilité de placer
l'élément de preuve (l'objet qui rend la proposition vraie) au niveau du
langage-objet. En effet, une proposition vraie est supportée par un élément
de preuve, mais cet élément de preuve doit être placé dans le langage-objet si
ce langage est censé avoir un contenu. Ce mouvement semble être
particulièrement important en contexte d’essais juridiques où l'acceptation
ou le rejet de la preuve juridique est autant partie du débat de même que la
thèse principale elle-même. Plus généralement, la notion de preuve juridique

40
devrait être liée à la signification d'une proposition et non seulement à la
signification d'un opérateur mis en œuvre dans une proposition.
L'idée sous-jacente de ma démarche est d'étudier la notion de droit
conditionnel au moyen d'une théorie constructive des types (TCT) selon
laquelle les propositions sont des ensembles, et les preuves sont des
éléments. Dire qu’une proposition est vraie signifie que l'ensemble a au
moins un élément. L'analyse des normes juridiques devrait suivre comme
une généralisation, dont les détails ne sont pas l'objet de la présente
réflexion. Dans un tel cadre, la structure logique des phrases exprimant des
droits conditionnels est analysée comme correspondant à des phrases
hypothétiques plutôt qu’à celles des implications matérielles. Les éléments
de preuve qui rendent vrai le conditionné sont des éléments de preuve
dépendant de la condition (c'est-à-dire dépendant de la preuve de la tête de
l'hypothétique). Je suis ici l’interprétation de Tiercelin (2009, 2010) qui
considère la notion de dépendance comme la caractéristique logique la plus
saillante de l'approche du droit conditionnel de Leibniz. Cependant, à mon
avis, la dépendance du conditionné à l’égard de la condition est définie par
rapport aux éléments de preuve qui appuient la vérité de l'hypothétique
plutôt que les propositions qui la constituent. Selon cette analyse, le célèbre
exemple suivant de droit conditionnel:

Si un navire arrive, alors Primus doit payer 100 dinars à Secundus

a la forme d’une hypothétique :

Primus doit payer 100 dinars à Secundus, pourvu qu’il y ait quelque
preuve x de l'arrivée d’un navire

Et cela signifie que :

La preuve p d'une obligation de paiement, qui instancie la proposition


Primus doit payer 100 dinars à Secundus, dépend de certains éléments
de preuve x pour l’arrivée du navire.

En outre, la structure logique générale de la notion sous-jacente de


dépendance se rapporte à:

p (x): P (x: S)

où x est un élément encore inconnu de l'ensemble des arrivées S (i.e.


x: S), et où la preuve d'une obligation de paiement (l’élément écrit qui
établit le droit conditionnel) dépend de l'arrivée x d'un navire, i.e. que
la preuve de l’obligation de paiement est représentée par la fonction p
(x).

41
Dans ce cadre, quand on a la connaissance de l’arrivée du navire S, la
variable va être remplacée par S.

Pourtant, la structure logique p (x): P (x: S) représente le cas le plus


général de la dépendance provoquée par une forme hypothétique sous-
jacente commune à tous droits juridiques qui dépendent d'une clause
conditionnelle. En outre, une analyse plus profonde requiert une
quantification existentielle embarquée dans une hypothétique de type:
Si l'on considère explicitement la structure épistémique et temporelle
sous-jacente ainsi que Granström (2011, pp. 167-170) aborde la question sur
les futurs contingents (dans le cadre de la TCT), une formalisation
biconditionnelle spécifique à la notion de condition-dépendance de Leibniz
est possible21. En fait, le chapitre d'Aristote de la Peri Hermeneias sur la
« bataille navale » conduit naturellement à l'exemple que Leibniz donne du
navire. En gros, l'idée sous-jacente est que les deux implications tiennent:

Si un navire arrive, alors Primus doit payer 100 dinars à Secundus, (à


condition (S ou non S) et en supposant que l'arrivée d'un navire
prouve la disjonction).

Si Primus doit payer 100 dinars à Secundus, (à condition (S ou non S)


et en supposant que l'arrivée d'un navire prouve la disjonction), puis
qu’une arrivée du navire est le cas.

En ce qui concerne le lien entre la condition et le conditionné, nous


pouvons comprendre toute la structure comme une conjonction de deux
implications incluse dans une hypothétique. Les implications sont les
suivantes:

Si la condition C est remplie, alors le bénéficiaire a droit au droit en


question, en supposant que certains éléments de preuve de C résolvent
l'incertitude (C ou non C) sous-tendant le droit conditionnel.

Si la condition non C est remplie, alors le bénéficiaire n'a pas droit au


droit en question, en supposant que certains éléments de preuve de
non C résolvent l'incertitude (C ou non C) sous-tendant le droit
conditionnel.

En utilisant le langage de la TCT, nous avons la formalisation suivante


de l'exemple de Leibniz qui se lit:

21
Cf. Rahman/Granström [A paraître].

42
S’il y a quelque preuve de l’arrivée du navire, et que cette arrivée
résout l'incertitude (S ou non S) qui sous-tend le droit conditionnel,
i.e., si l'arrivée du navire donne la preuve pour le côté gauche de la
disjonction, alors le bénéficiaire a droit au droit en question.

S’il y a quelque preuve pour aucune arrivée du navire et cela résout


l'incertitude (S ou non S) qui sous-tend le droit conditionnel, i.e., si les
éléments de preuve pour aucune arrivée du navire donne la preuve
pour le côté droit de la disjonction, alors le bénéficiaire n'a pas droit
au droit en question.

En fait, cette conjonction (hypothétique) d’implications semble


être la formalisation la plus appropriée de la structure logique et
épistémique sous-tendant la notion de droit conditionnel.
En outre, cela est développé dans un cadre dialogique où la distinction
entre le jeu-objet et la stratégie-objet (ou la preuve-objet) conduit à
davantage de distinction entre deux types basiques d’éléments de preuve tels
que la stratégie-preuve compose avec le jeu-preuve.

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48
Le dialogue chez Popper : concepts régulateurs

Marcel NGUIMBI
Université Marien Ngouabi de Brazzaville

Résumé
Après avoir rappelé les différentes perspectives possibles de
recherche autour du « dialogue chez Popper », la présente réflexion fixe les
repères ou concepts fondationnels de celui-ci, comme un ensemble de
concepts devant servir à réguler la fonctionnalité de ce dialogue tel que
nous le concevons chez Popper. Dans ce cadre théorique logique
interagissent la « discussion rationnelle » (concept de nature holistique) et
des « interlocuteurs » autour d’un « argument » donné (ceux-ci revêtant la
nature heuristique dans l’interaction communicationnelle).

Mots clés
Argument, dialogue, discussion rationnelle, heuristique, holistique,
interlocuteurs.

Introduction
Dans une réflexion antérieure nous avons, tout en posant les
fondements théoriques d’une épistémologie non classique de l’oralité,
imaginé le « dialogue » tel qu’il émerge et tel qu’il pourrait être structuré
chez Karl Raimund Popper, quoi que celui-ci ne l’eusse pas conçu22.
Nous expliquions d’abord le sens de l’expression « dialogue chez
Popper » (que nous ne confondrons guère avec l’expression « dialogue
poppérien ») en tant que la forme d’interaction communicationnelle qu’il est
possible de noter dans les différents types de conversations que Popper
entretient avec ses interlocuteurs. Dans cette fiction, nous reconnaissions
aussi que les sources théoriques du « dialogue chez Popper » sont, dans une

22
Voir notre article « De la conception du dialogue chez Popper à l’épistémologie non
classique de l’oralité », in Charles Zacharie Bowao and Shahid Rahman, Entre l’orature et
l’écriture. Relations croisées (228 p.) : Cahiers de Logique et d’Epistémologie, Préface de
Christian Berner et Marcel Nguimbi, King’s College Publications, London, 2014 : pp. 17-57.
Cet ouvrage constitue la première publication du Réseau Afrique Interdisciplinaire sur
« Langage, Argumentation et Cognition dans les Traditions Orales » (LACTO), un
consortium de plusieurs Universités et Institutions d’Enseignement Supérieur d’Afrique dont :
Université Marien Ngouabi, Brazzaville, Congo ; Université Catholique du Congo, Kinshasa,
RDC ; Université Omar Bongo, Libreville, Gabon ; Université de Yaoundé I, Université de
Yaoundé II et Université de Buéa, Cameroun ; Université de Lomé, Togo ; Université de
Ouagadougou, Burkina Faso ; Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Université Gaston
Berger de Saint Louis, Sénégal ; Université d’Alger 2, Algérie ; et d’Europe dont : Université
Charles-de-Gaulle Lille 3, France et Université de Porto, Portugal.

49
large mesure, les mêmes que celles qui inspirèrent tout le penser poppérien.
Et, celles-ci peuvent être trouvées parmi les Présocratiques, Socrate et les
socratiques, Aristote, les Humanistes, les Modernes tels que Galilée, Kant,
Schopenhauer, Russell, Duhem, Poincaré, Darwin, Einstein et Tarski. C’est
cette somme d’héritages qui a conduit à la « discussion critique
rationnelle », à la « discussion argumentative » et donc au « dialogue » chez
Popper.
Nous circonscrivions ensuite le sens et la signification d’une
épistémologie non classique de l’oralité, comme une épistémologie de la
complexité des rapports entre oralité et scripturalité, ou plutôt entre orature
et écriture qui, à la vérité, ne sauraient être incompatibles. La non-
incompatibilité tient ici de ce qu’il y a, d’une part des aspects de
l’expressivité orale qui sont difficiles à transcrire dans un système écrit : le
cas de la gestualité, de l’hilarité, de la mimique, etc. qui, au fond, sont
complémentaires des messages oraux ; d’autre part, des aspects de l’écrit qui
ne sauraient être traduits à l’oral : le cas des marques de ponctuation, de
l’utilisation du symbole arithmétique « zéro », de l’utilisation de jeux de
mots sur les abréviations écrites, etc. ; et, enfin au fait qu’autant l’oralité ne
saurait être totalement séparée du non-dit observé dans les comportements
non verbaux, autant la scripturalité ne saurait être totalement séparée du non-
écrit observé dans le sourire, le silence du son, le murmure, etc.
Dans ce travail antérieur, nous avons énoncé un certain nombre de
réflexions à venir relatives au « dialogue chez Popper ». Nous avons,
d’abord, envisagé de dire comment le dialogue chez Popper se développe,
quelle logique y est appliquée, comment sont les coups, c’est-à-
dire comment commence-t-on, comment tranche-t-on, comment gagne-t-on,
etc. Nous avons, ensuite, entrevu de constituer les règles tant structurelles
que particulaires devant régir ce type de dialogue chez Popper et leur mise
en œuvre dans des tableaux systématiques de dialogues. Cela, en
reconnaissant que le caractère fictif, imaginaire du dialogue que nous
reconstruisons dans l’œuvre de Popper s’entend si bien que le socle même
du dialogue qui est par essence production d’un discours critique ne saurait
contenir a priori –chez Popper– ni sens de jeu ou de parties, ni règles
particulaires ou structurelles que nous devons, du reste, constituer. Sur la
base d’une telle perspective, et comprenant que l’approche dialogique
permet de nombreuses approches logiques, dont la non-monotonique, notre
projet envisage de développer un raisonnement de type non-monotonique,
avisé de ce que les dialogues pour la non-monotonicité ne sont encore
qu’une perspective. Enfin, lorsque nous évoquons les principes directeurs du
dialogue chez Popper que sont l’humilité, la tolérance, la disponibilité à
apprendre d’autrui, etc., nous comprenons ce faisant que, ce sont des
principes éthiques ou pragmatiques du dialogue et qu’il y a, dans cet état de
chose, une sorte de programme moral superposé à un programme logique ;
ce qui fait justement son caractère pragmatique. Il a été essayé, avec divers

50
résultats à Erlanger School23, de faire que science et éthique s’entrecroisent
par le moyen de l’approche dialogique. C’est un projet important. C’est
pourquoi nous avons aussi envisagé de réfléchir sur les aspects éthiques de
cette logique dialogique dans le contexte de l’épistémologie de Popper,
c’est-à-dire le contexte dans lequel nous concevons le « dialogue chez
Popper » non pas comme un système de logique mais plutôt comme un cadre
dialogique de systèmes de logiques.
Dans la présente réflexion, nous n’aborderons aucune de ces
perspectives sus-mentionnées : nous voudrions seulement énoncer et
circonscrire les éléments principaux devant aider à cette (re) construction du
« dialogue chez Popper ». Ces éléments sont bien ce que nous nommons
concepts régulateurs du dialogue chez Popper.
En effet, le « dialogue chez Popper » se construit sur la base de la
mise en œuvre d’un ensemble de concepts régulateurs dont un concept
principal, de nature holistique, qu’est la « discussion rationnelle », et des
concepts secondaires qui lui sont corollaires et de nature heuristique au
nombre desquels on a les « interlocuteurs », l’« argument », etc.
Le rapport entre ces concepts est clairement logique et dialectique.
Car, l’on ne peut pas conduire une « discussion » autour d’un « argument »
sans « interlocuteurs » que sont le « proposant », qui asserte une thèse à
défendre et l’« opposant », qui lui en demande justification, ainsi que cela se
montre en logique dialogique24. Disons tour à tour le contenu du concept

23
Erlanger School est fondée par Paul Lorenzen et Kuno Lorenz. La partie éthique a été
particulièrement évoquée par Paul Lorenzen (à partir d’une approche logique normative) et
son disciple Oswald Schwemmer. En fait, le constructivisme logico-méthodologique de
Erlanger School consistait à rechercher un nouveau fondement instructif de la raison entre le
rationalisme critique de Karl Raimund Popper et la pragmatique transcendantale de Karl Otto
Appel, destiné à la justification ultime, se donnant ainsi un partenaire de coalition à l’Ecole de
Francfort contre le scientisme et l’empirisme logique. (Cf. Lorenzen Paul & Schwemmer
Oswald, Konstruktive Logik, Ethik und Wissenschaftstheorie, Mannheim: Bibliographisches
Institut, Second edition, 1975 ; traduction anglaise: Constructive Logic, Ethics and
Philosophy of Science).
24
Nous tirons largement parti des intuitions directrices de Shahid Rahman dans la perspective
de sa dialogical logic implémentée très tôt, à l’école de Kuno Lorenz (1993), ainsi que le
rapportent Cédric Dégremont, Laurent Keiff and Helge Rückert dans l’Introduction à
Dialogues, Logics and Other Strange Things. Essays in Honour of Shahid Rahman, King’s
College Publications, London, 2008: « The main part of his work concerns dialogical logic. It
has been Shahid Rahman’s principal contribution to convert dialogical logic into a general
framework for developing and combining logics. From the early days in the 50’s on, in the
view of its creators Paul Lorenzen and Kuno Lorenz, dialogical logic was thought to provide
the “foundation” of intuitionistic logic. In 1987, Shahid Rahman suggested in a talk at the
Universität des Saarlandes for the first time the link between dialogues and categorial topoi,
though it was restricted to the foundations of intuitionistic dialogues. The second part of his
PhD thesis, published in 1993, was dedicated to this topic. The first part of the thesis contains
the first systematic study of the relations between dialogues and tableaux and their
metatheory » (p. 1). Et, sur cette base, « One of the points of the approach is that dialogical
logic could be used as bridge between a model-theoretical and a proof-theoretical approach

51
principal et son lien avec les concepts secondaires, sans, toutefois, entrevoir
ici et maintenant d’ériger des tableaux dialogiques systématiques.

Le concept holistique de « discussion rationnelle »

Ce que nous savons du concept poppérien de la discussion


rationnelle25 se ramène globalement à la compréhension qu’a Popper du
cadre théorique de la discussion menée entre des interlocuteurs en vue de la
recherche de la vérité au travers des arguments rendus valides par la stratégie
du locuteur ou de son interlocuteur. Ce cadre de débats implique le principe
de la réfutabilité argumentative qui le présuppose lorsque celui-ci fonctionne
conformément à la nature absolument faillible de l’esprit humain. La raison
critique ainsi en œuvre ne signifie nullement la croyance en la toute-
puissance de la raison humaine, qui ne peut tenir de rang que très modeste
dans la vie humaine : le rang de la réflexion critique, de la discussion
critique26. En effet, par l’intermédiaire de la critique, de la discussion
critique avec d’autres locuteurs et par l’intermédiaire même de
l’autocritique, nous pouvons apprendre. C’est donc « apprendre » qui est le
point d’ancrage du débat critique. Apprendre que l’on ne sait « rien » de
façon absolue ; apprendre que l’interlocuteur peut être mieux édifié et
informé ; apprendre à être disposé à s’instruire auprès de l’interlocuteur, sans
toutefois se laisser persuader naïvement, mais apprendre à exposer ses idées
à la critique d’autrui et à critiquer les siennes.
Ce concept forme en lui seul toute une théorie : la théorie de la
discussion rationnelle, qui ouvre à la sagesse de distinguer entre les
multiples facteurs des idées émises et/ou reçues. C’est en cela qu’il est
« holistique », c’est-à-dire l’expression même d’un cadre dialogique au sein
duquel se déploient et se développent des systèmes de logiques. En tant que
tel, il est un mode de donation du fonctionnement de cet ensemble de
systèmes de logiques qui lui sont inhérents. Ainsi, la théorie de la discussion
rationnelle offre les conditions de limitation possible du pouvoir de la raison
humaine qui se sait naturellement faillible, au point d’admettre que
« l’acceptation ou le rejet d’une idée ne saurait être affaire purement
rationnelle »27. On distinguera par exemple entre la connaissance du sens
commun et une autre forme de connaissance qui tiendrait de tel ou tel autre
sens. C’est pourquoi on s’instruira incessamment de son interlocuteur. Nos
conclusions évolueront au rythme de celles d’autrui, selon qu’elles peuvent

and even as a method of generating tableaux-systems for logics with no perspicuous model-
theoretical semantics such as linear logic and connexive logic » (op. cit., p. 2).
25
Cf notre ouvrage, Penser l’épistémologie de Karl Popper, Paris, L’Harmattan, 2012,
Collection « Ouverture philosophique », pp. 120-123.
26
Karl Raimund POPPER, A la recherche d’un monde meilleur. Essais et conférences, Paris,
Les Belles Lettres, Collection « Le goût des idées », 2011, p. 274.
27
Karl Raimund POPPER, ibid., p. 275.

52
faire changer d’idées (parce qu’elles sont valides et persuasives) ou non
(parce qu’elles se révèlent invalides à la critique). On changera d’avis,
d’opinion, d’attitude et même de croyance pour « mettre à jour » ses
informations au regard des inférences persuasives de l’interlocuteur. C’est
ici tout l’enjeu de la disposition du « give and take » (du donner et du
prendre) que Popper place au fondement principiel de la discussion
rationnelle28. Le conflit d’idées rend ainsi notre discussion intelligente,
lucide de ses propres limites, consciente de ses normes, apprenant au
locuteur qu’il est redevable de sa raison à celle de l’interlocuteur. Un sens
d’autocritique qui convainc du sens d’humilité qui doit être intrinsèque aux
interlocuteurs. Popper traduit ainsi qu’il suit les dispositions rationnelles du
« give and take » :

« Peut-être as-tu raison, et peut-être ai-je tort ; et même si, dans notre
discussion critique, nous ne tranchons peut-être pas définitivement qui
de nous deux a raison, du moins pouvons-nous espérer qu’à la suite
d’une telle discussion nous verrons les choses plus clairement
qu’auparavant. Nous pouvons apprendre l’un de l’autre tant que nous
n’oublions pas qu’il n’importe pas tant de savoir qui a raison que
d’approcher la vérité objective »29.

Le locuteur poppérien, celui que Popper lui-même appelle


« l’Aufklärer véritable », c’est-à-dire le véritable rationaliste, n’a pas et ne
saurait avoir la prétention de « convaincre », c’est-à-dire de rallier quiconque
à sa cause, quoi que, par ailleurs, il ne veuille pas « persuader », c’est-à-dire
faire comprendre au moyen de la validité de ses inférences, conformément
au caractère faillible de la raison humaine. Il sait et reste conscient du fait
qu’il peut se tromper. L’Aufklärer poppérien est assez sage pour provoquer
« socratiquement » la contradiction, la critique et l’autocritique en l’esprit de
l’interlocuteur qu’il ne veut justement pas emballer mais en qui il veut
librement forger une « opinion ». La notion de « liberté d’esprit » est
inhérente au fonctionnement de la discussion rationnelle dans
l’épistémologie poppérienne. Voici comment Popper s’en explique :

« Voici l’une des raisons pour lesquelles l’Aufklärer ne veut pas


persuader (…). Il sait qu’en dehors de la sphère étroite de la logique
et, peut-être, des mathématiques, il n’y a pas de preuves. Pour le dire
en bref : il n’y a rien que l’on puisse prouver. Assurément, on peut

28
Ce principe ferait penser à celui que donne Wilfrid Sellars sous le nom de « jeu d’offre et
de demande de raisons » dont le contenu concerne un ensemble d’engagements et
d’obligations dans un jeu de question-réponse où on offre et on demande des raisons c’est-à-
dire ce sur quoi porte la connaissance inférentielle. Voir plus haut.
29
Karl Raimund POPPER, ibid., p. 275.

53
avancer des arguments et l’on peut soumettre des points de vue à
examen critique (…) en dehors des mathématiques notre
argumentation n’est jamais sans faille. Nous devons toujours soupeser
les raisons avancées ; nous devons toujours trancher lesquelles
l’emportent : celles qui militent en faveur d’un point de vue ou celles
qui militent contre lui. Rechercher la vérité et forger une opinion
propre en passent donc toujours par le moment de la libre décision. Et
c’est la libre décision qui fait toute la valeur humaine d’une
opinion »30.

Tout ceci laisse clairement entendre la question du langage, dans son


utilisation et sa compréhension. En effet, pour Popper, s’il est une somme
d’éléments indispensables au développement scientifique, c’est aussi et
surtout la mise en œuvre nécessaire du langage, la formulation des
problèmes, l’émergence de nouvelles situations problématiques, les théories
concurrentes et la critique réciproque grâce à des arguments 31
« intelligents ». C’est, en fait, à l’intérieur d’une telle somme de langage
argumentativement critique qu’est possible la connaissance objective.
Puisque, ce n’est pas tant avoir raison dans le débat qui importe, mais que la
validité des arguments serve au langage argumentatif de conduire à la
connaissance objective.
A tout bien prendre, dans la théorie poppérienne de la discussion
rationnelle, la liberté de pensée, l’indépendance de décision, la critique,
l’autocritique, l’intersubjectivité conversationnelle intègrent l’interlocution
entre un « proposant » et un « opposant », autour d’un « argument »
clairement circonscrit et présenté. En effet, au point de vue de la pratique
dialogique, il semble avéré que Popper substitue l’idée de « contrôle
intersubjectif » à celle d’adhésion naïve qui consiste à croire évidemment en
une théorie en fonction de critères personnels ou subjectifs. Le participant au
dialogue chez Popper choisit une théorie en fonction de critères rationnels, la
démarche dialogique de la connaissance consistant évidemment dans la
critique des théories objectivement formulées. Cela tient au fait que Popper
considère la « connaissance objective » comme une forme de connaissance
essentiellement communicable et intersubjectivement valable, pour être
intersubjectivement testable et susceptible d’être révisée à partir des critères
non subjectifs. Ce qui consolide le lien dialectique entre le principe du
faillibilisme et la théorie de l’objectivité.

Rapport logique et dialectique entre le concept holistique et les concepts


heuristiques

30
Karl Raimund POPPER, ibid., p. 277.
31
Karl Raimund POPPER, La Connaissance Objective, Paris, Aubier Flammarion, 1991, p.
201.

54
Sur la base de cette brève présentation de la théorie de la discussion
rationnelle, nous élaborons un ensemble de thèses dont la vocation principale
est d’aider à saisir le lien logique et dialectique entre les trois concepts et,
donc, à circonscrire le corpus syntaxique et sémantique –nous voulons dire
lexical et significationnel– du dialogue chez Popper.
En effet, nous voudrions partir de deux thèses principales, qui en
appelleront certainement d’autres qui leur sont complémentaires. La
première thèse présente la théorie de la discussion rationnelle comme
essentiellement cette « théorie du dialogue » que nous construisons chez
Popper. Pour articuler avec la précédente réflexion constituante du dialogue
chez Popper et des fondements de l’épistémologie non classique de l’oralité,
nous avons pensé à une deuxième thèse de sorte que la conjonction des deux
justifie les thèses subséquentes.
Toutefois, pour les besoins d’un peu d’histoire, rappelons que pour
Popper, la découverte de la discussion critique est une des grandes
révolutions spirituelles et surtout intellectuelles que l’humanité a connues et
qui correspond à la « découverte » d’une pensée libérée des obsessions
magiques lorsque, justement, s’est consolidé le passage de la « société
close » à la « société ouverte ». Puisque, selon lui, la société close est de
forme « magique ou tribale », fondée sur la résurgence ou la restauration de
structures magiques et tribales pétrifiées qui empêchent l’homme de penser
par lui-même, d’exercer son esprit critique d’une manière positive et de faire
des choix responsables. A contrario, la société ouverte est « celle où les
individus sont confrontés à des décisions personnelles »32. Ainsi l’humanité
serait-elle passée d’un type de société où la responsabilité est cristallisée
dans des coutumes sociales foncièrement rigides dominées par le magique et
l’irrationnel à un nouveau type de socialisation qui reconnaît et légitime
l’existence d’une responsabilité rationnelle et individuelle de ses membres.
C’est ici, dans cet autre type de société, que le dialogue favorise la libre
décision.
En fait, Popper est convaincu que de nombreuses sociétés ont
effectivement « refusé » l’esprit critique. C’est en cela qu’elles sont
« closes ». Elles tendent le plus possible à rester identiques à elles-mêmes,
faisant du discours –du dialogue– un usage essentiellement mythologique.
Dans ce type de sociétés, des mythes sont véhiculés rituellement d’une
génération à une autre. C’est en réaction contre ce dogmatisme intellectuel
foncièrement lié à des pratiques religieuses que les Grecs inventèrent une
nouvelle tradition conceptuelle : la tradition de l’usage de la raison critique,
pour discuter les mythes. C’est dans l’attitude critique envers les mythes que
Popper fonde sa théorie de l’émergence de la science, la science qui, dans
son interaction avec les mythes, se constitue visiblement en une critique de
ceux-ci. Ce qui n’est possible que dans une « société ouverte ». Car, en

32
Karl POPPER, La Société ouverte et ses ennemis, Tome 1, 1979, p. 142.

55
favorisant la libre confrontation des opinions, la société ouverte interpelle
chaque participant au dialogue à prendre des décisions rationnellement
objectives, non dans l’intérêt d’une abstraction collective plus ou moins
mythique ou magique, ainsi que le souligne André Verdan33, mais dans celui
de chacun de ses interlocuteurs, les uns devant apprendre des autres et vice-
versa. A en croire Popper donc, la découverte de la discussion rationnelle
ressortit de la découverte (mieux, de la justification) de la fonction
argumentative du langage qui, elle-même, naît de la découverte de la
logique, c’est-à-dire des moyens systématiques que l’homme a mis en œuvre
pour critiquer et modeler les mythes. Renée Bouveresse signale que, dire que
« la science est née en Grèce »34, revient plus ou moins à reprendre l’idée
aristotélicienne selon laquelle « toute science est discursive », puis souligner
le rôle de l’usage conscient de la fonction descriptive et argumentative du
langage. Ainsi, la prise en compte de l’importance de la fonction
argumentative du langage, notamment dans l’aspect du contrôle
intersubjectif sur la base de critères impersonnels et donc intersubjectifs des
interlocuteurs, a conduit Popper à renverser le rapport que Platon avait établi
entre la dianoïa et la noésis. Le renversement a consisté à privilégier la
dianoïa (ou raison discursive) par rapport à la noésis (ou raison intuitive).
Puisque, nos intuitions, aussi importantes fussent-elles, ne sont susceptibles
ni d’être critiquées ni d’être communiquées. Pour cette raison, lorsque
Popper critique l’intuitionnisme de Brouwer, il s’attaque non pas à la thèse
de l’importance des intuitions, mais à celle de leur fiabilité. Gilles Gaston
Granger fait remarquer, dans son livre La Raison, que privilégier la noésis,
c’est prendre comme modèle pour la raison les expériences mystiques,
toujours suggestives et à la limite ineffables, le mysticisme s’introduisant
dans le rationalisme et que, Popper qui insiste sur l’idée de contrôle
intersubjectif ne pouvait que dévaloriser les intuitions en tant que
subjectives. Disons donc ces différentes thèses.

Première thèse

Lorsque nous reconnaissons comme point de départ de l’interaction


communicationnelle chez Popper le « problème », une situation
problématique ou un ensemble de situations problématiques, tel que cela
ressortit du schéma « P1 → TT → EE → P2 », cela tient tout son sens de ce
que, telle qu’elle se déroule dans le penser poppérien, la théorie du dialogue
se présente comme un ensemble de procédures de discussion rationnelle
menée entre des interlocuteurs en conflit d’idées, conflit d’hypothèses autour

33
André VERDAN, Karl Popper ou la connaissance sans certitude, Lausanne, Presses
Polytechniques et Universitaires Romandes, 1991, pp. 82-83.
34
Cf. Renée BOUVERESSE, Karl Popper ou le rationalisme critique, Paris, Vrin, 1998, pp.
107-110.

56
d’un argument posé. C’est un conflit tout aussi rationnel et argumentatif que
la discussion critique qu’il sous-tend.
En l’assertant, on peut se référer à l’importante somme de leçons que
donne A la recherche d’un monde meilleur (1984 ; 2011)35 qui, toutes,
tiennent d’abord de la vertu d’humilité de l’esprit participant à l’interaction
communicationnelle, ensuite du caractère rationnel du dialogue, enfin de
l’objectif poursuivi dans l’argumentation dialogique. Alors, par la force de
l’humilité, de l’autocritique et de la critique, l’interaction
communicationnelle des interlocuteurs permet d’apprendre et de faire
apprendre. C’est donc « apprendre » et/ou « faire apprendre » qui est le point
d’ancrage du débat critique. Apprendre que l’on ne sait « rien » de façon
absolue ; apprendre que l’interlocuteur peut être mieux édifié et informé ;
apprendre à être disposé à s’instruire auprès de l’interlocuteur ; apprendre à
exposer ses idées à la critique d’autrui et apprendre à soumettre à la critique
les idées de l’interlocuteur ; et donc, apprendre à apprendre et à faire
apprendre. L’argumentation dialogique fait agir des interlocuteurs capables
d’observer les règles du jeu en vue d’une discussion fructueuse, sous-tendue
par la double vertu de l’humilité et de la tolérance dialogiques. C’est
pourquoi, je m’instruirai toujours de mon interlocuteur qui me « convainc »
alors à décider librement. Mes conclusions évoluant au rythme de ses
arguments, selon qu’ils peuvent me faire changer d’idées ou non. Je
changerai d’avis, d’opinion, d’attitude et même de croyance pour mettre à
jour aussi bien mes bases des données que l’ensemble de mes informations
au regard des inférences convaincantes, parce que valides, de l’interlocuteur.
Popper dit que nous pouvons apprendre l’un de l’autre tant que nous
n’oublions pas qu’il n’importe pas tant de savoir qui a raison que
d’approcher la vérité objective36. C’est un combat d’idées à somme nulle, les
interlocuteurs combattant pour la vérité objective.
Cette thèse dispose au bout du compte que l’interaction
communicationnelle ou la discussion rationnelle critique, qui commence
chez Popper par le problème, ou la situation problématique, ou encore un
ensemble de situations problématiques posé en argument, culmine sur une
situation où les interlocuteurs interagissent non pour un succès personnel
mais pour la vérité objective. Ce qui justifie le sens pour le combat d’idées à
somme nulle et l’enjeu de la brèche que nous ouvrons à l’Afrique dans la
thèse suivante.

Seconde thèse

35
Karl Popper, A la recherche d’un monde meilleur. Essais et conférences, Paris, Les Belles
Lettres, Collection « Le goût des idées », 2011, pp. 274-277.
36
Karl POPPER, Ibid., p. 275.

57
Ce combat d’idées à somme nulle se mène poppériennement en
Afrique aussi dans son double aspect : oral et écrit.
En effet, quoiqu’ici on devrait déterminer qui a raison et qui a tort
dans le traitement des conflits, ce n’est pas tant cela qui importe dans un
mode de pensée africain voué à la (re) conquête de la dignité humaine, à
partir d’une conception de l’éthique repensée dans le cadre des principes
directeurs de la « société ouverte ». D’ici partira certainement notre
prochaine réflexion sur les aspects éthiques de la logique dialogique en
contexte d’épistémologie poppérienne.

Prises ensemble, ces deux thèses ouvrent à un corps de notions


justificatives de la théorie poppérienne de la discussion rationnelle. Ce que
nous voudrions formuler dans les thèses ci-dessous.

Troisième thèse

Dans la théorie poppérienne de la discussion critique, et donc du


dialogue rationnel, la liberté de pensée, le conflit d’idées, l’indépendance de
décision, de critique, d’autocritique, l’intersubjectivité conversationnelle,
l’interaction communicationnelle et notions semblables, constituent le
corpus notionnel qui intègre l’interlocution entre un « proposant » et un
« opposant ».
Soit ! Mais, doit-on voir dans le fonctionnement de cette interlocution
quelque chose comme des règles particulaires, des règles structurelles et la
condition de possibilité de construction de tableaux dialogiques ? Un
ensemble de questionnements devant aussi faire l’objet d’une réflexion à
l’avenir ainsi que le présage la quatrième thèse que voici.

Quatrième thèse

Si l’on y réfléchit encore davantage, il va presque de soi que la


logique poppérienne de persuader à décider librement doit embrayer sur le
corps même du conflit d’idées. Idée dont la conséquence importante se
trouve être de définir le sens du « persuader », d’en dégager les modalités et
l’élasticité, au risque de convaincre ou de persuader indéfiniment pour ne
plus laisser le temps à la libre décision de l’interlocuteur.
Nous n’avons toutefois pas oublié que « l’Aufklärer poppérien » ne
veut pas persuader, au motif qu’il n’y a de preuves possibles que dans la
sphère étroite de la logique et, peut-être des mathématiques37. S’il (se)
persuade, c’est donc simplement pour aider à décider librement, à délibérer,
mais jamais pour obliger à croire en une certitude quelle qu’elle fût.

37
Karl POPPER, Ibid., p. 277.

58
La perspective cognitive contenue dans cette thèse est, tel que cela
apparaît dans un tableau dialogique, par exemple, le caractère fini de
l’algorithme de démonstration (à étapes dénombrables) au bout duquel le
locuteur et son interlocuteur s’obligent à délibérer librement. Cet argument
ouvre à une cinquième thèse formulable ainsi qu’il suit.

Cinquième thèse

Ceci porte essentiellement sur les interlocuteurs autour de l’argument


posé : ils conversent et, mieux, ils dialoguent. A la fin, ils ne se persuadent
l’un de l’autre ni se convainquent l’un l’autre.
Du « dialoguer », étant donné que c’est le sujet central de cet écrit
appliqué au rationalisme du trial and error, nous parlerons à tout moment,
mais de « conférer » tout comme de « converser », nous voudrions en référer
à Montaigne38 et à Blaise Pascal39.
Pour Montaigne, en fait, les théoriciens de la conversation qui mettent
en œuvre les principes de l’art de conférer, ne sont pas ennemis pour se faire
des rivalités. Ils coopèrent en se pliant très volontiers aux mêmes règles du
jeu. Ils consentent mutuellement d’observer les règles qu’ils se donnent,
pour dire qu’il n’y a pas et qu’il ne saurait y avoir de conversation sans
« règles du jeu ». Pour participer à ce que Montaigne appelle des
« cérémonies de paroles », les devisants doivent avoir appris à contrôler leur
amour-propre et les passions dont il est la corne d’abondance40. Ce qui est
évident, en tant que principe de la « coopération », de la « négociation », de
l’art de conférer. Plus qu’un principe, c’est une stratégie, c’est même la
stratégie idéale de l’art de conférer qui va de soi. S’extérioriser ainsi pour les
interlocuteurs, et sur la base de cette stratégie idéale, fait que la conversation
évite les tensions, puisque la confrontation est non seulement verbale mais
aussi et surtout elle n’a rien de violent ni d’hostile. Stratégie qui rime bien
avec le principe poppérien du « with words instead of swords » (ce que l’on
rendrait en français par l’expression : « avec les mots plutôt que les
épées »). Popper reconnaît, en fait, un caractère pragmatique à la discussion
rationnelle lorsqu’il suggère que « le plus grand pas vers un monde meilleur
et plus paisible a été accompli quand la guerre des épées a commencé à être
accompagnée, et parfois même remplacée, par une guerre de mots »41. Les
interlocuteurs ont consenti mutuellement d’agir de bonne foi, en évitant

38
Michel Eyquem de MONTAIGNE, De l’Art de conférer, in Essais, Livre III : chapitre VIII,
in Œuvres complètes, Pléiade, 1962.
39
Blaise PASCAL, L’Art de persuader, Editions Payot & Rivages, 2001.
40
Cf. Blaise PASCAL, L’Art de persuader précédé de De l’Art de conférer de Montaigne,
Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2001, Préface de Marc Fumaroli, p. 18.
41
Karl POPPER, « Le mythe du cadre de référence », traduction française de Renée
Bouveresse in Colloque de Cerisy-La-Salle sur Karl Popper et la science d’aujourd’hui,
1981 : Paris, Aubier, 1989, p. 14.

59
l’obstination et l’ardeur d’opinion, sachant concéder ce qui le doit et au
moment où il le faut. Et, le préfacier de L’Art de persuader d’inférer que :

« La conversation civilisée et artiste demande des interlocuteurs en


nombre limité (…) La conférence montaignienne se concentre dans le
duo, pour ne pas dire le duel, en tête à tête, ou devant témoins
silencieux. Ici on ne fait ni cercle, ni académie, ni salon, ni cour. Le
caquet n’est pas de saison. C’est la palestre sportive de l’esprit
(ingenium, ingegno) où l’on s’exerce à deux (…) »42.

L’art de conférer, tel que le présente Montaigne, est accordé aux


limites de la raison humaine, et interpelle aussi bien le cœur que l’esprit de
l’interlocuteur. Et, lorsque Pascal s’en approprie pour fonder son « art de
persuader », il se trouve –sans se contredire, du reste– comme à l’antipode
de l’art méthodique cartésien dont la vocation est d’établir logiquement des
vérités infalsifiables sur le modèle de la démonstration mathématique et de
l’esprit géométrique infaillible. Justement, pour « persuader » et (faire)
apprendre à persuader, Pascal réussit à concilier deux procédés qui, par
nature, paraîtraient incompatibles : l’un mathématico-géométrique et donc
théorique et plus analytique que synthétique (Descartes), qui s’efforce de
circonscrire l’ordre scientifique où, par une logique de structure
mathématique, on peut espérer éliminer les équivoques, les ambiguïtés, les
scories et les sophismes qui empêchent la langue naturelle d’établir des
vérités infalsifiables ; l’autre pratique et donc plus synthétique qu’analytique
(Montaigne), où, par une logique plus élastique que linéaire, on peut espérer
saisir la multiplicité de facettes contradictoires des situations humaines.
Marc Fumaroli résume de façon cohérente la combinatoire des deux versants
de la pensée de Pascal en ces termes : « Les mêmes figures de pensée qui,
dans le premier cas, sont des obstacles à la vérité, deviennent, dans cet autre
ordre, des points d’appui pour la saisie à la fois raisonnée et intuitive du
réel »43. Ceci oblige une sixième thèse qui, elle, se centre sur la substance de
L’Art de persuader qui, en cela, rejoint l’argument du préfacier ainsi qu’il
suit.

Sixième thèse

Si l’on en vient à L’Art de persuader, il trouve ses sources aussi bien


dans le « Cogito ergo sum » cartésien que dans « L’Art de conférer »
montaignien. Il réunit le champ de la raison et celui de l’intuition, le champ
de la logique de l’esprit et celui de la logique du cœur, rendant ainsi l’esprit

42
Blaise PASCAL, Ibid., p. 20.
43
Marc FUMAROLI, Préface à L’Art de persuader de Blaise Pascal précédé de De l’Art de
conférer de Montaigne, op. cit., p. 44.

60
capable, dans une perception synthétique des choses, de saisir « toutes » les
données hétérogènes et mêmes contradictoires des phénomènes de la nature.
Ainsi, pour les interlocuteurs, la parole se construit selon cette possibilité
synthétique de saisir les faits, à partir de ce qu’Aristote appelle « lieux
communs » (topoi, en grec), qui sont, au fond des repères ou des référents
généralement admis (et, à quel prix ?), parce que « délivrés de leur
falsification par les prétentions sociales et l’orgueil intellectuel, vérifiés par
l’expérience naturelle et commune des choses de la vie, qui rendent possible
l’agrément d’esprit à esprit, de cœur à cœur »44. La parole ainsi construite
(ou mieux, à construire) par les interlocuteurs pour persuader (?) est une
somme de démonstrations qui exige de « définir » tous les termes et de
« prouver » toutes les propositions élaboré(e)s de façon synthétique sur fond
de ces topoi. Comment donc ne pas dresser la relation de symétrie entre l’art
de persuader et la manière dont les hommes adhèrent à ce qu’on leur propose
et aux conditions des choses qu’on veut faire croire ? Car, persuader, c’est
faire croire quelque chose à quelqu’un de manière à l’amener à y adhérer,
non pas toujours par la preuve, mais par l’agrément, parce qu’il y consent.
C’est alors que Pascal confond entre « persuader » et « convaincre » qui,
pourtant ne rendent pas compte de la même chose. Il écrit à cet effet :

« Il paraît de là que, quoi que ce soit qu’on veuille persuader, il faut


avoir égard à la personne à qui on en veut, dont il faut connaître
l’esprit et le cœur, quels principes il accorde, quelles choses il aime ;
et ensuite remarquer, dans la chose dont il s’agit, quels rapports elle
a avec les principes avoués, (…). De sorte que l’art de persuader
consiste autant en celui d’agréer qu’en celui de convaincre, tant les
hommes se gouvernent plus par caprice que par raison »45.

A notre sens, persuader diffère de convaincre. Lorsqu’on persuade, on


fait adhérer à l’objet du discours, pendant que celui qui convainc amène à
comprendre quelque chose de ce qui est dit ou écrit. Ainsi, la persuasion se
passe bien de la preuve, ce que ne saurait tolérer la conviction qui n’est que
parce qu’on a la preuve de. C’est à la faveur de cet aspect rationnel que
Pascal identifie la conviction et la persuasion qui, elle, tendrait plus à
« plaire » et donc à se constituer en un aspect irrationnel ou affectif. C’est
sur cette base que nous établirons la septième thèse que voici, corollaire de
la précédente et carrefour de toutes les autres.

44
Blaise PASCAL, Ibid., p. 47. Cf. aussi Les Topiques et La Rhétorique d’Aristote pour qui
les topoi sont en quelque sorte les bases d’entente entre les interlocuteurs, conditions de
possibilité de dépassement des tensions, des contradictions et des conflits, pour dire comme
Popper la confrontation « with words instead of swords ».
45
Blaise PASCAL, Ibid., pp. 134-135.

61
Septième thèse

L’art de persuader exige la mise en œuvre de la méthode


démonstrative. De ce fait, il devrait être dit « art de convaincre » si tant est
qu’il « n’est proprement que la conduite des preuves méthodiques
parfaites »46, et qu’ « il est facile de voir qu’en observant cette méthode on
est sûr de convaincre »47. Et, la méthode dont il s’agit, c’est la méthode
démonstrative dont la persuasion n’aurait vraiment pas besoin, elle qui
consiste à faire croire. La méthode des preuves méthodiques parfaites
consiste aussi bien à définir les termes dont on doit se servir par des
définitions claires, à proposer des principes ou axiomes évidents pour
prouver la chose dont il s’agit qu’à substituer toujours mentalement les
définitions à la place des définis, ce qui est bien le gage de la force
invincible des conséquences. Alors, on évitera d’errer çà et là, comme font
les logiciens et surtout les géomètres qui, pour Pascal, sont les seuls à
posséder la vraie science de véritables démonstrations. C’est, de ce point de
vue, la science dont la méthode crée les conditions de possibilité de la libre
décision, mais dans une société nécessairement ouverte. Ce qui conduit à la
huitième thèse.

Huitième thèse

L’avènement de la société ouverte n’est aucunement le résultat d’un


processus conscient, voulu et mené par l’homme. C’est l’effet d’un concours
de circonstances dans une société occidentale (à partir de la Grèce) aux
prises à des turbulences culturelles ayant, par exemple, favorisé l’avènement
du commerce et de la classe de marchands et de navigateurs. Ce qui, dès le
VIè siècle avant Jésus-Christ, a fondamentalement commencé à modifier le
mode de vie habituel (caractéristique de la société close) et à susciter des
remous politiques.
Ce que nous voulons dire ici c’est que, le phénomène de la libre
décision –qui ne naît pas ex-nihilo– est un point d’achoppement dont le
dialogue bien conduit favorise les conditions d’émergence. En ce sens, de
même que la société ouverte, ou même la discussion critique, est un
aboutissement, de même décider librement est aussi une construction de
l’esprit humain qui conduit la pensée de façon aussi bien démonstrative
qu’argumentative.
Ici, il est clair que la discussion rationnelle, et donc le dialogue chez
Popper, ne rime qu’avec un environnement de société ouverte. Ce qui
impulse notre neuvième thèse.

46
Blaise PASCAL, Ibid., p. 137.
47
Blaise PASCAL, Ibid.

62
Neuvième thèse

La discussion rationnelle a un spectre très large : elle couvre même le


domaine du « fondamental », du « principiel » que certains philosophes et
logiciens, surtout logicistes, considèrent comme un non-lieu de la discussion
critique.
Pour les logicistes, en effet, on ne peut discuter rationnellement de
quelque chose de fondamental ; en d’autres termes, une discussion
rationnelle des principes est impossible. C’est là un type de cadre de
référence érigé en mythe qui prescrit à la discussion rationnelle de ne
s’appliquer/s’exercer qu’à partir de certains principes, certains axiomes qui,
en tant qu’énoncés primitifs, permettent alors normativement, de
comprendre tous les autres énoncés, jusqu’à ce que ceux-ci soient aussi
constitués en principes ou axiomes permettant, à leur tour, d’expliquer
d’autres énoncés secondaires. Nous en convenons d’ailleurs avec Popper
pour qui la discussion rationnelle peut bien se dérouler autrement (comme en
sciences de la nature) –et, avec bonne fortune– que de façon exclusivement
démonstrative en ayant le caractère d’une preuve ou d’une justification.
Popper indique que, « la sorte de discussion qui se déroule dans les sciences
de la nature aurait pu apprendre à nos philosophes qu’il y a aussi une autre
sorte de discussion rationnelle : une discussion critique qui ne cherche pas à
prouver ou à justifier ou à établir une théorie, surtout pas en la dérivant de
certaines prémisses plus élevées, mais qui essaie de tester la théorie en
discussion en découvrant si ses conséquences logiques sont toutes
acceptables, ou si elle a, peut-être certaines conséquences indésirables »48.
Telle est, pour Popper, la méthode critique correcte. C’est la forme de
discussion rationnelle que nous dirons « argumentative » au cours de
laquelle la progression des arguments dépend du conditionnement spatio-
temporel qui détermine l’interlocuteur. Elle n’est en rien celle de la
démonstration qui est une progression linéaire, comme c’est le cas dans une
« série », dans une « chaîne d’arguments » dont chacun est prouvé par ceux
qui le précèdent, et dont l’ordre est donc logique. L’argumentation en
discussion rationnelle argumentative serait plutôt semblable à un fuseau
d’arguments, indépendants les uns des autres et convergeant vers la même
conclusion. Olivier Reboul dit de l’argumentation qu’elle est une totalité
qu’on ne peut comprendre qu’en l’opposant à une autre totalité qu’est la
démonstration49.

48
Karl POPPER, « Le mythe du cadre de référence », traduction française de Renée
Bouveresse in Colloque de Cerisy-La-Salle sur Karl Popper et la science d’aujourd’hui,
1981 : Paris, Aubier, 1989, p. 40.
49
Olivier REBOUL, Introduction à la rhétorique. Théorie et pratique, Paris, PUF, 1991,
Quadrige, 2011, p. 100.

63
être linéairement schématisée ainsi qu’il suit : A  B  C  D …  Z, ce
Ainsi, si la procédure démonstrative de la discussion rationnelle peut

qui prescrit qu’on ne peut atteindre la conclusion (Z) à partir de l’argument


(A) qu’en conjoignant les arguments (B) et (C) et (D), la procédure
argumentative quant à elle présente un schéma zigzagant tel que, d’un
argument (A) on puisse atteindre la conclusion (Z) en adjoignant soit
l’argument (B) soit l’argument (C) soit l’argument (D) soit l’ensemble
d’arguments A-B-C-D, dans n’importe quel ordre. Ce qu’on peut
schématiser ainsi qu’il suit :

A C Z

L’ordre des arguments est donc relativement libre, et dépend du


locuteur, de l’orateur ou de l’auteur du texte écrit. Il peut aussi dépendre de
l’interlocuteur, du fait que l’orateur ou l’auteur dispose ses arguments selon
les réactions constatées ou imaginées, de son interlocuteur ou de son
auditeur. En cela, l’ordre des arguments, qui n’est pas logique du reste, peut
être psychologique. C’est pourquoi dans ce genre de confrontation de mots,
la conclusion n’est pas, ou pas seulement un énoncé sur le monde : elle
exprime d’abord et avant tout l’accord entre les interlocuteurs. Elle a donc
essentiellement les traits suivants :

(i) d’abord, elle doit être plus riche que les prémisses, à l’encontre de
la démonstration où la conclusion « prend toujours le pire des partis » (cf.
Règle 7 du Syllogisme catégorique : « Pejorem semper sequitur conclusio
partem », c’est-à-dire, si l’une des prémisses est négative, la conclusion sera
aussi négative ; si l’une des prémisses est particulière, la conclusion sera
aussi particulière. La conclusion suit toujours le sort de la proposition la plus
faible, en termes d’information). Si l’argumentation s’en tenait là, elle serait
stérile, ou se bornerait à n’être qu’une réfutation. Ainsi, si la discussion
démonstrative présente les hypothèses de sorte qu’on ne sorte pas de
l’information primitive que la conclusion ne fait qu’expliciter (H1 ; H2. … ;
Hn ╞ Hn–1), la discussion argumentative pose les arguments de manière
qu’on soit libre d’inférer à partir de l’argument qu’on trouve le plus
opportun. Ce qu’exprime le schéma suivant : H1 ; H2. … ; Hn ╞ Hn + 1.

(ii) ensuite, la conclusion est revendiquée par le locuteur ou l’auteur


comme devant s’imposer et clore le débat.

64
(iii) enfin, l’interlocuteur, qui n’est pas tenu de l’accepter, reste actif et
responsable de son « acceptation » comme de son « refus ». C’est en ce sens
surtout qu’une conclusion est controversable : elle compromet aussi bien
celui qui l’accepte que celui qui la refuse. Il vient donc qu’une conclusion
n’est pas contraignante : elle est toujours contestable ; mais elle l’est plus ou
moins. Ici encore, il faut renoncer au tout ou rien pour le plus ou moins
vraisemblable. La conclusion de la discussion argumentative rejette donc
l’alternative « ou c’est rationnel, ou c’est émotif ». Puisque les prémisses
sont des croyances et que les croyances ont toujours un contenu affectif, il ne
peut qu’en être de même pour la conclusion, même si, chemin faisant, le
discours a réussi à modifier l’affectivité ; si le locuteur change la crainte en
confiance, la tristesse en joie, il aura délivré l’interlocuteur des sentiments
négatifs, non des sentiments positifs, parce que les controverses sont, d’une
manière ou d’une autre, teintées de désir de convaincre et/ou de persuader,
c’est-à-dire d’exercer une influence. A tout bien prendre, la méthode critique
correcte dont parle Popper et que nous appelons la méthode de la discussion
argumentative, est-elle exempte de démonstrabilité ? Lorsqu’on déroule la
discussion critique à partir d’arguments divers que l’on rassemble selon
l’ordre de l’argumentation qu’on se donne, cela ne convie-t-il pas à justifier
ou à chercher à prouver ? On est, du reste, dans une situation où Popper
préfère parler de « critique », au sens de l’élimination critique de l’erreur,
plutôt que de « justification ».
Ces traits montrent, en effet, la mise en œuvre du caractère heuristique
des concepts d’interlocuteurs et d’arguments qui, au bout du compte, ouvre
dialogiquement à un ensemble de perspectives cognitives. C’est ainsi que,
dans la démarche poppérienne, ces concepts implémentent non pas la
conviction de la vérité accouchée, mais la persuasion, au motif que,
incompatible avec la non-monotonie la conviction l’est aussi avec la
falsifiabilité qui régule la méthode du trial and error. De là à passer à la
dixième thèse que voici.

Dixième thèse

La discussion critique argumentative comporte en son sein la


procédure démonstrative. La méthode critique est ainsi correcte parce que,
justement, elle permet d’expliquer, de justifier, de démontrer, de critiquer et
d’argumenter.
En effet, Popper rapproche la discussion rationnelle de
l’argumentation et de la critique mutuelle qui viendrait d’un désaccord qui
persiste entre les interlocuteurs. Olivier Reboul présente ainsi qu’il suit
l’interaction entre la voie de l’argumentation et celle de la démonstration :
« entre la démonstration scientifique ou logique et l’ignorance pure et

65
simple, il existe tout un domaine qui est celui de l’argumentation »50. L’on se
rend compte que l’argumentation constitue une méthode de recherche et de
preuve à mi-chemin entre l’évidence et l’ignorance, entre le nécessaire et
l’arbitraire. Elle rappelle la « dialectique » qu’elle continue sous d’autres
formes. On sait que « dialectique » est le terme qu’Aristote utilisait pour
désigner l’« argumentation ». On sait aussi que l’argumentation fait partie
de la rhétorique. S’il faut donner un argument, c’est parce qu’une question
ne peut être offerte d’emblée, elle exige une médiation ; en ce sens, une
réponse à une question sert de réponse-question aussi à une autre, et elle en
est alors l’« argument ». Un argument est une réponse qui est la raison d’une
autre. « Argumenter », c’est donc donner une réponse sur une question posée
en vue de la résoudre. L’accord résulte de cette résolution. Si le désaccord
persiste, c’est parce que l’interlocuteur estime la question non résolue, et
qu’il considère que la réponse proposée n’est pas la bonne. Ainsi comprise,
l’ « argumentation » est une opération de l’esprit qui consiste en un
retournement d’un discours par un autre discours, tout ce qui est fait par des
mots pouvant être défait par les mots. Ainsi, l’une des tâches permanentes de
l’argumentation sera de tenter de débrouiller les situations auxquelles
s’appliquent des systèmes de normes hétérogènes, la « contradiction »
notamment.
L’argumentation ne saurait ainsi être un ensemble ou une suite
d’arguments, une suite de propositions destinées à en faire admettre d’autres.
Un « théorème » en tant que vérité déjà démontrée sert d’argument pour en
démontrer un autre. Un « indice » sert d’argument à un policier ou à un
avocat, etc. Il est souvent admis que, dans le discours, l’argument est
reconnu au travers des conjonctions telles que : « car », « en effet »,
« puisque », etc. ; aussi par des participes présents : « les choses étant ce
qu’elles sont … », par exemple. De ce point de vue, certains arguments sont
« démonstratifs » et d’autres « argumentatifs ». Du même point de vue,
l’enjeu de l’argumentation est la mise en œuvre de la situation dialogique,
du débat et de la discussion. Elle utilise notamment les instruments mis au
point pour l’analyse des interactions verbales qui sont de nature
démonstrative. Soit ! Mais, alors comment établir la frontière entre un
discours démonstratif et un discours argumentatif ? Cela conduit à la
onzième thèse que voici.

Onzième thèse

Il est, en tout état de cause, difficile d’établir la frontière entre un


discours démonstratif et un discours argumentatif : ils s’imbriquent l’un dans
l’autre. Ce sont des procédés discursifs corollaires et qui ne fonctionnent
qu’en interaction.

50
Olivier REBOUL, op. cit., p. 99.

66
Une telle interaction communicationnelle caractérise la procédure
dialogique chez Popper ; procédure dialogique qu’il veut fructueuse lorsque
les interlocuteurs apprennent les uns des autres, et infructueuse lorsque
chacun se cramponne dans sa posture de départ. C’est le principe ou la
condition de la fécondité et/ou de l’infécondité de la discussion rationnelle
que Popper présente ainsi qu’il suit :

« Je pense que nous pouvons dire d’une discussion qu’elle fut


d’autant plus fructueuse que ses participants en ont plus appris. Et
ceci signifie : d’autant plus qu’ils se posèrent des questions
intéressantes et difficiles ; qu’ils furent induits à penser à de nouvelles
réponses ; (…) d’autant plus que leur horizon intellectuel fut élargi
(…) Et dans un tel cas nous dirions que la discussion fut fructueuse
quand le conflit d’opinion conduisit les participants à produire des
arguments nouveaux et intéressants, même si ces arguments furent
non concluants »51.

Ce qui ne veut nullement dire que la procédure dialogique chez


Popper se termine nécessairement par un « accord » de toutes les parties sur
« ce qui les rassemble ». La procédure dialogique poppérienne enseigne
aussi que la discussion critique argumentative peut se terminer par un
« accord » sur « ce qui divise » les parties en confrontation, l’important étant
de savoir « rester humain », en concédant à l’interlocuteur ce qui doit l’être.
C’est l’exigence du principe d’humilité qui doit caractériser l’esprit faillible
du témoin rationnel, le juge rationnel, ou encore le participant à la discussion
critique argumentative. Ainsi peut-on s’accorder même sur le « désaccord »,
entendu que les discussions critiques sérieuses sont toujours difficiles. Ceci,
au fond, rappelle la théorie de l’inférence déductive de Popper ainsi que le
dévoile la thèse qui va suivre et que Popper lui-même explique par
l’argument que voici :

« De nombreux participants à une discussion rationnelle, (…)


critique, trouvent particulièrement difficile le fait qu’ils doivent
désapprendre ce qui est enseigné à tous dans une société de débats
contradictoires, car ils doivent apprendre que la victoire dans un
débat n’est rien, tandis que même la plus petite clarification du
problème de quelqu’un, même la plus petite contribution faite vers
une compréhension plus claire de sa propre position ou de celle de
son adversaire, est un grand succès. Une discussion où vous
l’emportez mais qui échoue à vous aider à changer d’avis (…) devrait
être considérée comme de pure perte. Pour cette raison même, aucun
changement dans la position de quelqu’un ne devrait être fait de façon

51
Karl POPPER, « Le mythe du cadre de référence », op. cit., pp. 15 et 17.

67
subreptice, mais il devrait toujours être souligné, et ses conséquences
explorées »52.

C’est ainsi que nous en arrivons à la dernière thèse.

Douzième thèse

Les preuves dans la théorie poppérienne de l’inférence déductive sont


essentiellement dynamiques. Elles ne sont pas statiques comme celles que
l’on rencontre dans les dialogues typiques de la logique classique où, lorsque

gamma : ├A), l’opposant s’attelle à la nier, en en exigeant justification au


le proposant asserte une thèse (exemple, A est nécessairement déductible de

proposant.
En effet, d’un point de vue classique, on laisse le proposant et
l’opposant construire ensemble des preuves, chacun se donnant une tâche
spécifique selon qu’il attaque ou se défend. Généralement, c’est le proposant
qui commence. Si à la fin du dialogue A est dérivé de la preuve, alors le
proposant a gagné la partie ; autrement, c’est l’opposant qui gagne… C’est
un type de dialogue caractéristique d’une logique aux preuves statiques. A
dire vrai, l’opposant n’a pas ici un grand rôle à jouer : aucune contribution
de preuve n’est produite pour attaquer la dérivabilité de la conclusion (A) à
partir des prémisses ( ).
La situation change radicalement avec les logiques aux preuves

(A) n’est pas dérivable des prémisses ( ) au moyen des limites minimales de
dynamiques, comme il en est de la logique chez Popper. Ici, si la conclusion

la logique, alors le proposant pourrait seulement la dériver d’un ensemble de


conditions nuancées, je veux dire « contextuelles » –la vérité, pour Popper,
n’étant que « conjecturelle »–. Dans un tel cas, nous aurons compris que la
preuve résultante ne constituerait pas une démonstration de ├A. Ainsi

Pourtant, il peut bien paraître naturel de construire la démonstration de ├A


conçue, aucune preuve ne constitue radicalement une telle démonstration.

comme un dialogue entre un proposant, qui s’évertue à montrer que A est


finalement dérivable, mais qui doive lui-même se défendre contre tous les
coups de l’opposant. Ce caractère naturel de l’approche démonstrativiste,
Diderik Batens le décrit ainsi qu’il suit :

« Every logician is acquainted with the situation in which he (…) tries


to find out whether a formal system has a certain property. If one is
convinced that the property holds, one will attempt to prove so. If one
does not find the proof, this very fact will undermine the conviction. At
some point one (…) become convinced that the property does not hold

52
Karl POPPER, Ibid., p. 23.

68
and one will try to find a counterexample –often insights from the
failing proof will indicate in which direction to look for a
counterexample. If, in turn, one fails to produce a counterexample,
this may induce one to look again for a proof (…) The alternating
phases may be seen as a dialogue between a proponent and an
opponent »53.

Ce qui est sûr, c’est que la théorie poppérienne de l’inférence


déductive nous place dans une situation de preuves dynamiques où les
preuves sont produites comme des conjectures. Popper discute du « problem
of deduction (…) more precisely, the problem of giving a satisfactory
definition of valid deductive inference » dans des articles publiés entre 1947
et 1949, et principalement : “Logic without assumptions”54 et “New
Foundations for Logic”55. Cette discussion sera reprise à nouveaux frais
entre autres par Peter Schroeder-Heister qui, au bout du compte, résoudra de
reconstruire systématiquement la théorie poppérienne de l’inférence
déductive et la notion de constante logique, après une somme d’objections
formulées contre Popper respectivement par Kleene et Lejewski d’abord, par
McKinsey ensuite, et par Kleene tout seul enfin56. La reconstruction, mise en
œuvre sur fond de la théorie de la logique structuraliste proposée par Koslow
en 1992, a consisté à considérer la théorie de Popper d’abord comme une
approche structuraliste selon laquelle la logique est une théorie
métalinguistique des relations de déductibilité, ensuite comme une tentative
de distinguer entre les signes logiques et les signes non logiques, en termes
d’opérateurs logiques caractéristiques de ces relations de déductibilité. Ce
qui, au point de vue dialogique, accrédite la thèse de Diderik Batens selon
laquelle :

« Although no dynamic proof will establish that a conclusion is finally


derived from a premise set, the metalevel reasoning that is required
next to the proof can be seen in dialogic terms : the conclusion is
finally derivable iff the proponent can uphold it against every possible
attack. It seems (…) that this is at the heart of all forms of defeasible
reasoning that one establishes a conclusion on some condition and

53
Diderik BATENS, « Towards a Dialogic Interpretation of Dynamic Proofs », in Cédric
Dégremont, Laurent Keiff, Helge Rückert (eds.), op. cit., p. 42.
54
Cf. Meeting of the Aristotelian Society at 21, Bedford Square, W.C.1, on May 5th, 1947: pp.
251-292.
55
Cf. Mind. A Quarterly Review of Phychology and Philosophy, Vol. LVI, n° 223, juillet
1947, pp. 193-235.
56
Cf. Peter SCHROEDER-HEISTER, « Popper’s Theory of Deductive Inference and the
Concept of a Logical Constant », in History and Philosophy of Logic, 5, 1983/1984, 79-110;
puis « Popper’s structuralist Theory of Logic », in I. Jarvie, K. Milford, D. Miller (eds.), Karl
Popper : A Centenary Assessment, London: Ashgate 2005.

69
that the condition can be maintained in the face of every possible
attack »57.

Si l’on considère ainsi tous ces présupposés, l’on se rend bien compte
que les preuves de l’inférence déductive de Popper ne sauraient en rien être
dites « statiques ». Car, si elles l’étaient, les interlocuteurs seraient
« convaincus », alors l’édifice poppérien de la falsifiabilité ou de la
réfutabilité s’écroulerait, du fait qu’il serait fondé sur le fait de parvenir à
tous prix à la « vérité ». Ce sont des preuves dynamiques qui convient les
interlocuteurs à changer contextuellement leur point de vue, apprenant ainsi
à apprendre les uns des autres au moyen de l’argument asserté au départ.

C’était là notre dernière thèse. Et, puisqu’il faut conclure, nous nous
proposons de penser le « dialogue chez Popper » comme cette interaction
communicationnelle dont le but avoué est de persuader à décider librement.
Des buts inavoués ? Il y en a certainement, mais cette proposition suffit pour
justifier la formulation du sujet en étude.

Conclusion
La présente réflexion a procédé d’une rétrospective sur la conception
du « dialogue chez Popper » tel que nous le décelons dans les différentes
formes de conversations entre Popper et ses interlocuteurs. Les
conversations entretenues aussi bien dans La Leçon de ce siècle que dans
L’avenir est ouvert se déroulent principalement, d’une part entre Popper et
Giancarlo Bosetti et d’autre part entre Popper et Konrad Lorenz. Sur la base
de ces conversations, nous avons recensé deux types de concepts qui,
fondamentalement, régulent l’interaction dialogique chez Popper : un
concept holistique (la discussion rationnelle) et deux concepts heuristiques
(l’interlocuteur et l’argument).
L’holisticité du concept de « discussion rationnelle », par le moyen
des douze thèses ici présentées, fonde le cadre dialogique au sein duquel se
déroulent des systèmes de logiques qui, chez Popper, ressortissent de la mise
en œuvre d’un ensemble de principes éthiques et pragmatiques du dialogue
tels que l’humilité, la tolérance, l’acceptation de l’interlocuteur, la
disposition d’apprendre d’autrui, la disposition de changer de point de vue,
etc. Cette mise en œuvre laisse entrevoir, au bout du compte, un programme
moral qui se superpose à un programme logique. Ainsi, le caractère
holistique du concept de discussion rationnelle dans la (re) construction que
nous osons du « dialogue chez Popper », fait que « science » et « éthique »
s’entrecroisent par le biais de l’approche dialogique. Ceci va impulser notre
projet de travail sur les aspects éthiques de la logique dialogique dans le
57
Diderik BATENS, op. cit., pp. 42-43.

70
contexte de l’épistémologie poppérienne, lorsque, par exemple, nous aurons
dit « l’imaginaire au cœur de l’argumentation dialogique en contexte de
dialogue chez Popper ».
Les concepts heuristiques, corollaires à celui de la discussion
rationnelle, sont principalement l’ « interlocuteur » et l’ « argument ». Les
interlocuteurs communiquent autour d’un argument posé dès l’abord. De
manière standard générale, les agents dialogisants discutent d’une thèse
assertée par le proposant et à propos de laquelle l’opposant exige
justification. Dans la considération du « dialogue chez Popper »,
l’interaction dialogique amène les interlocuteurs à changer leur point de vue
en permanence, chacun apprenant de l’autre. C’est cette forme
d’apprentissage qui consacre ce que Popper veut du « dialogue fécond ». Le
contraire consacre un dialogue infécond du fait, pour les interlocuteurs, de ne
pas se disposer à l’apprentissage mutuel, en se cramponnant chacun sur sa
position argumentative. Il va de soi que cette dernière attitude dialogique
n’est guère poppérienne.
Au bout du compte, les concepts de discussion rationnelle,
d’interlocuteurs et d’argument constituent l’ensemble organonique du
déroulement du « dialogue chez Popper ».

Références bibliographiques
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Shahid Rahman, King’s College Publications, London.

71
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POPPER, Karl Raimund (1992), A la recherche d’un monde meilleur. Essais
et conférences, Préface de Jean Baudouin, traduit de l’allemand et
annoté par Jean-Luc Evard, Paris, Les Belles Lettres, Collection « Le
goût des idées » : 2011.
REBOUL, Olivier (1991), Introduction à la rhétorique. Théorie et pratique,
Paris, PUF, Quadrige : 2011.

72
Deuxième Partie

Métaphysique de la connaissance

73
74
Selon le philosophe Jean-Michel Besnier, la volonté de connaître est
toujours empreinte d’une dimension métaphysique et cette quête de
compréhension totale est satisfaisante dans le projet des théories de la
connaissance et, particulièrement satisfaisante dans le projet des sciences
cognitives. En effet,

« Dans leur postérité, les sciences de la cognition achèvent de se


débarrasser des notions de représentation et subjectivité. Ce faisant,
elles contribuent à réactiver –sinon à nourrir– une métaphysique de la
connaissance, habitée d’un désir de compréhension totale et dont
Einstein, par exemple, n’hésitait pas à soutenir le caractère
religieux (…)

La critique du programme des théories traditionnelles de la


connaissance ne nous fait pas quitter le terrain de la philosophie (…)
En fait, la critique des théories de la connaissance n’invite pas à
désespérer de la vérité et elle sait résister au relativisme. C’est, en
effet, que les croyances qu’elle situe au principe de la formation des
savoirs ont la vertu d’appeler l’argumentation rationnelle. On peut
renoncer à la quête des fondements universels et ne pas verser dans
l’irrationalisme »58.

58
Jean-Michel BESNIER, Les théories de la connaissance, Paris, Flammarion, 1996,
Collection « Dominos », pp. 64-67.

75
76
Bachelard et le problème du continuisme

Marina Phanie MABOUANIA


Université Marien Ngouabi de Brazzaville

Résumé
Bachelard développe sa pensée contre ce qui, antérieur à la pensée
scientifique, forme des obstacles et empêche le progrès de la science. A cet
effet, sa pensée évolue en opérant la rupture d’avec les connaissances
préétablies. La rupture mise en évidence par Bachelard fait preuve de la
discontinuité qu’il évoque en science lorsqu’il pense que l’activité
scientifique n’est pas linéaire et donc n’est pas continue d’une pensée à une
autre. La présente réflexion vise à montrer que, la science étant discontinue,
aucune pensée scientifique n’est continue puisqu’elle se rectifie chaque fois
que les époques changent. Ce qui se montre d’ailleurs dans l’enjeu d’une
métaphysique de la connaissance reliant le scientifique et le poétique dans la
philosophie bachelardienne.

Mots clés
Continuisme, controverse, discontinuisme, linéaire, progrès, rupture.

Introduction

L’évolution de la pensée scientifique ainsi que les changements dans


ce nouveau siècle ont permis aux chercheurs d’avoir une nouvelle vision du
monde. La vision déterministe sera confrontée à l’indéterminisme avec
l’apport des nouveaux concepts et des nouvelles explications en science. Si
le déterminisme voyait un monde clos où tout serait facile à appréhender,
l’indéterminisme quant à lui voit une ouverture et une incertitude à
l’intérieur même de la certitude, car le monde et les phénomènes qui s’y
déroulent ne nous sont pas donnés d’avance.
L’univers tel que nous le voyons est complexe et cette complexité
nous plonge dans des difficultés de compréhension qui conduisent alors
Bachelard à stipuler que « La connaissance du réel n’est jamais immédiate
et pleine. Les révélations du réel sont toujours récurrentes. Le réel n’est
jamais ce que l’on pourrait croire mais il est toujours ce que l’on aurait du
penser »59. La certitude que prévoient les philosophes déterministes, à
l’instar de Pierre Simon Marquis De Laplace, n’est qu’illusion. La vérité que
croit atteindre le déterminisme n’est que le fruit de l’imagination puisqu’elle
n’est pas donnée dans l’immédiateté, elle n’est pas stable : elle change à tout

59
Gaston BACHELARD, La formation de l’esprit scientifique : Contribution à une
psychanalyse de l’esprit objective, Paris, J. Vrin, 1938, p. 13.

77
moment et dépend des époques. La vérité est acquise suivant un long
processus de la pensée. De même que la vérité est différente d’une époque à
une autre, de même les points de vue sont différents d’un philosophe à un
autre. L’époque de Bachelard fut aussi marquée par ces différentes mutations
et des débats qui opposaient les scientifiques en ce qui concerne le processus
évolutif de la science. Il était question de savoir si la pensée scientifique était
linéaire ou pas. C’est tout le débat entre continuisme et discontinuisme à
quoi Bachelard prendra part et qui fonde nos intuitions sur la formulation
« Bachelard et le problème du continuisme ». Il s’agira ici de montrer la
position de l’auteur par rapport au continuisme ; de montrer le désaccord
qu’il ya entre les deux et de voir comment serait le continuisme s’il existait
dans la pensée de Bachelard.

La position de Bachelard en ce qui concerne le continuisme

Les bouleversements du siècle dernier vont conduire Bachelard à


prendre position et à élaborer sa pensée scientifique. Car, étant un
philosophe et critique des sciences, il était de son droit de réagir devant les
multiples événements qui ont secoué le domaine de la science, afin
d’apporter une tentative de solution à ces multiples problèmes constatés. En
effet, les travaux de Bachelard sont devenus célèbres par sa thèse sur le
discontinuisme. Bachelard est un adversaire de ce que l’on appelle le
continuisme, dont la principale thèse est que le trajet de la connaissance se
concevra toujours de façon linéaire et continue. Le progrès de la science,
pour lui, est incontestable, il constitue la dynamique même de la culture
scientifique. Mais, il ne s’effectue pas selon une marche régulière et
ininterrompue. L’histoire des sciences n’est pas une simple accumulation de
découvertes et d’inventions qui s’additionneraient progressivement, mais
une aventure de perpétuelles ruptures. D’où son premier concept, celui de
« rupture épistémologique » qui aura à peu près le même sens et le même
contenu sémantique que le « discontinuisme ». Ce concept correspondant au
fait des mutations brusques qui apportent des changements méthodologiques
au sein de la science, provoquant ainsi des impulsions inattendues au cours
du développement scientifique.
Bachelard pense que le progrès de la science ne peut être linéaire du
moment qu’on peut noter au cours de la révolution scientifique et même
dans l’évolution de la pensée humaine des époques et étapes qui marquent
cette science. Ceci s’explique quand Bachelard reprend la loi des trois états
d’Auguste Comte60 qu’il accompagne par une sorte de loi des trois états
d’âmes. En effet, il y a l’état concret où l’esprit s’amuse avec les premières
images du phénomène et s’appuie sur la littérature philosophique en

60
Auguste COMTE, Cours de philosophie positive, Paris, Garnier, 1842.

78
glorifiant la nature61 ; cette loi correspond au premier état de l’âme qu’il
nomme par l’âme puérile ou mondaine. Elle est animée par la curiosité
naïve, frappée par l’étonnement devant le moindre phénomène instrumenté,
jouant à la physique pour se distraire62. Cette étape fut celle de la sensibilité
où l’homme se fie aux organes de sens et croit à tout ce qui se présente
devant lui sans faire d’analyse, sans critique ; c’est l’état de la croyance et
qui correspond à l’époque antique. Le deuxième est l’état concret-abstrait où
l’esprit adjoint à l’expérience physique des schémas géométriques et
s’appuie sur une philosophie de la simplicité63. Cette phase est celle l’âme
professorale toute fière de sa dogmatique, immobile dans sa première
abstraction, appuyée pour la vie des succès scolaires de sa jeunesse64. Ici, la
pensée commence à prendre conscience de la complexité de la nature et des
phénomènes mais encore enfermée dans les distractions. Elle caractérise
l’état classique. Et enfin l’état abstrait où l’esprit entreprend des
informations involontairement soustraites à l’intuition de l’espace réel,
volontairement détachées de l’expérience immédiate et même en polémique
ouverte avec la réalité première65 ; cet état est celui de l’âme en mal abstraire
et de quintessencier, conscience scientifique douloureuse, livrée aux intérêts
inductifs toujours imparfaits, jouant le jeu périlleux de la pensée sans
support expérimental stable66. Cette époque est celle de la science
contemporaine.
En établissant la différence entre ces états, Bachelard montre comment
la pensée scientifique n’est pas continue d’une époque à une autre et que
chaque époque comporte une particularité qui la caractérise. Aussi, il met en
pratique la notion de « relativité », car autant les époques changent, autant la
vérité est-elle aussi mouvante ; elle change d’une époque à une autre.
Bachelard développe une sorte de négation dans sa pensée qui s’explique par
la séparation radicale de la pensée préétablie. Cette négation s’exprime
presque dans toutes ses œuvres, telle est la négation dans La philosophie du
non67. Dans Le nouvel esprit scientifique, où il développe toute une critique
contre le cartésianisme, la rupture s’explique par la phrase suivante « Elle
(relativité) est née d’une réflexion sur les concepts initiaux, d’une mise en
doute des idées évidentes, d’un dédoublement fonctionnel des idées
simples »68. Elle explique comment est née la relativité et montre aussi que la
science ne s’est pas ressourcée sur des concepts de l’imaginaire mais sur des

61
Gaston BACHELARD, La formation de l’esprit scientifique : Contribution à une
psychanalyse de l’esprit objective, Paris, J. Vrin, 1938, p. 6.
62
Gaston BACHELARD, op. cit., p. 7.
63
Ibid., p. 6.
64
Ibid., p. 7.
65
Ibid., p. 6.
66
Ibid., p. 7.
67
Gaston BACHELARD, La philosophie du non, Paris, P.U.F., 2005.
68
Gaston BACHELARD, Le nouvel esprit scientifique, Paris, P.U.F., 1934, p. 47.

79
concepts déjà préétablis tout en opérant une démarcation d’avec ce qui existe
déjà. Bachelard met en garde l’esprit scientifique contre des illustrations
immédiates en affirmant ainsi : « l’esprit scientifique doit se former contre la
nature, contre ce qui est, en nous et hors de nous, l’impulsion et instruction
de la nature, contre l’entrainement naturel, contre le fait coloré et divers.
L’esprit scientifique doit se former en se reformant »69.

Ici, nous retrouvons encore cette négation que Bachelard met en


pratique dans sa pensée ; il s’agit de reformer la science contre tout ce qui est
en nous et qui peut nous induire en erreur, c'est-à-dire éviter toute
précipitation, savoir rompre d’avec des connaissances mal faites.
Dans le but de montrer cette discontinuité, l’auteur du Rationalisme
appliqué écrit : « Les sciences physiques et chimiques dans leur
développement contemporain peuvent être caractérisées
épistémologiquement, comme des domaines scientifiques qui rompent
nécessairement avec la connaissance vulgaire. Ce qui repose à cette
constatation de cette profonde discontinuité épistémologique c’est
que l’éducation scientifique qu’on croit suffisante pour la culture générale ne
vise que la culture morte, cela dans le sens où l’on dit que le latin est une
langue morte »70.

En effet, Bachelard demande à la physique et à la chimie de se séparer


des connaissances dites mortes pour la nouvelle connaissance qui, elle, serait
dite vivante. Cette comparaison montre combien de fois le progrès
scientifique n’est pas cumulatif, puisqu’il ne s’agit pas d’aller exhumer les
connaissances anciennes pour en faire une science, mais plutôt de créer à
partir de ces connaissances de nouvelles connaissances plus efficaces et plus
vivantes que les premières. Cette idée de discontinuité est beaucoup plus
présente dans L’intuition de l’instant71 où il soutient qu’il n’ya de réalité que
dans l’instant présent et tout ce qui vient après fait partie du passé, i.e. de ce
qui n’existe pas. A ce propos il écrit : « Le passé est aussi vide que l’avenir.
Et l’avenir aussi mort que le passé »72, seul le présent contient la réalité ; le
passé et l’avenir sont comme dans le domaine de l’irréel.
La discontinuité que soutient Bachelard dans l’élaboration de la
pensée scientifique peut être comparable à la vision que Charles Zacharie
Bowao développe dans son ouvrage Mondialité : entre histoire et avenir73,

69
Gaston BACHELARD, La formation de l’esprit scientifique : Contribution à une
psychanalyse de l’esprit objective, Paris, J., Vrin, 1938, p. 23.
70
Gaston BACHELARD, Le rationalisme appliqué, 1ère édition 1949 (quadrige), Paris, P.U.F.,
bibliothèque de la philosophie contemporaine, p. 102.
71
Gaston BACHELARD, L’intuition de l’instant, Paris, édition Stock, 1992, p. 154.
72
Gaston BACHELARD, Ibid. p. 48.
73
C. Z. BOWAO, Mondialité : entre histoire et avenir, Paris, Editions Paari, Collection
« Germod », 2004.

80
une vision selon laquelle toute connaissance doit nécessairement rompre
d’avec un passé infructueux et inconsidérable. Cela ne veut pas dire comme
pour Bachelard que cette connaissance est moins importante, mais parce
qu’elle ne peut rien pour l’avenir bien qu’elle nous ait servi de support pour
bâtir les nouvelles théories.

Continuisme et/ou discontinuisme de la science selon Bachelard

Les controverses entre le continuisme et le discontinuisme viennent du


passage de la science classique à la science contemporaine ainsi que des
changements brusques des théories au sein même de la pensée scientifique.
Le XXe siècle, qui est consacré un grand intérêt à la science contemporaine,
fut marqué par le débat entre la physique classique et la physique non
classique, notamment à partir de la théorie de la relativité d’Einstein, ainsi
que Marcel Nguimbi le montre si bien dans son ouvrage La catégorie de
l’espace chez Descartes. Pour une épistémologie non classique de la
physique74. Il était question de savoir si la théorie de la relativité
einsteinienne et la physique quantique étaient une continuité ou une
discontinuité de la physique classique ; c’est ce débat qui intéressa
l’épistémologue Bachelard ainsi que d’autres philosophes comme Emile
Meyerson, Pierre Duhem, pour ne citer que ceux là. Pour l’avoir compris,
Teresa Castelao écrit :

« Deux attitudes opposées se prévalaient donc, à l’intérieur de


l’épistémologie française : d’une part l’approche traditionnelle de la
pensée scientifique caractérisée par le continuisme de Meyerson et de
Duhem et le conventionnalisme de Poincaré ; d’autre part la thèse
discontinuiste, qui était présentée par Brunschvicg et par
Bachelard »75.

Le discontinuisme de Bachelard et Brunschvicg s’opposait au


continuisme qui est une attitude philosophique qui conçoit le progrès de la
science en ligne droite. Cette attitude voyait une continuité absolue entre la
physique classique et la théorie de la relativité. Pour les partisans du
discontinuisme, la nouvelle physique représentait une nouvelle vision du
monde et donc, une rupture d’avec la physique ancienne d’obédience
classique. Cette nouvelle vision nécessitait une redéfinition des concepts
scientifiques qui jadis étaient considérés comme absolus. La science n’est

74
Marcel NGUIMBI, op. cit., Paris, L’Harmattan, 2011, Collection « Logique-Sciences-
Philosophie des sciences ».
75
T. CASTELAO, Gaston Bachelard et les études critiques de la science, Paris, L’Harmattan,
2011, p. 31.

81
pas linéaire ni continue et ne devrait certainement pas s’effectuer selon une
marche continue et ininterrompue comme chez les continuistes.
La vérité n’est pas une simple accumulation de découvertes et
d’inventions qui s’additionneraient progressivement comme nous l’avons dit
en amant, mais elle est un long processus cognitif marqué par des arrêts, des
changements brusques qui lui sont inhérents. L’époque de Bachelard fut
celle de la révolution du monde scientifique accompagnée d’un « nouvel
esprit » scientifique. A cet effet, en montrant les différentes époques que
constituait la science, Bachelard fixe l’ère scientifique dans un cadre bien
précis, lorsqu’il écrit :

« Nous fixons très exactement l’ère du nouvel esprit scientifique en


1905, au moment où la relativité einsteinienne vient déformer des
concepts primordiaux que l’on croyait à jamais immobiles. (…), les
mécaniques abstraites et bientôt sans doute les physiques abstraites
qui ordonneront toutes les possibilités de l’expérience »76.

La théorie de la relativité et la physique quantique sont là deux


événements majeurs qui sont à l’origine de la nouvelle préoccupation
épistémologique concernant la connaissance scientifique et la réalité
phénoménale. Cette période est celle de la maturité scientifique, ouverte au
débat et à la résistance à toute sorte de tentation qui nous conduirait à la
vérité absolue. En dépit de l’ouverture et de la résistance, on assiste à
l’effondrement et à la remise en question des concepts doctrinaux comme :
le géocentrisme, le rationalisme, l’empirisme, le conventionnalisme, etc.
Ainsi qu’à la naissance de la critique au sein de la science. Le changement
de méthode en science conduit les philosophes chercheurs à considérer la
vérité comme quelque chose de mouvant, d’illusoire que l’homme ne peut
saisir.
La découverte de la théorie de la relativité par Einstein mettra fin au
système achevé de Newton et relativisera ainsi celui-ci. La théorie de la
relativité, dit Stevens Brou Gbaley, « assure ainsi le passage de la physique
classique incarnée par Newton à la physique contemporaine que va
représenter Einstein »77. Si la physique classique opérait une séparation
entre l’espace et le temps, Einstein en 1905 développera l’idée selon
laquelle, l’espace et temps formaient un tout. En effet, on ne peut pas parler
de l’absolu dans le temps ni dans l’espace, ni évaluer un moment par rapport
à un autre, puisque nous ne disposons pas de moyens pour connaitre.

76
Gaston BACHELARD, La formation de l’esprit scientifique : Contribution à une
psychanalyse de l’esprit objective, Paris, J. Vrin, 1938, p. 7.
77
G. S. BROU, Continuisme et Discontinuisme : essai sur l’épistémologie bachelardienne,
Thèse de Doctorat Unique, Option Histoire et philosophie des sciences, Université de
Cocody, Abidjan (Côte d’Ivoire), 2008, p. 27.

82
Meyerson quant à lui ne soutient pas une telle idée et pense que la
mécanique statique de Newton n’est que le prolongement de la relativité
générale d’Einstein.
Dans la même perspective, Max Planck, étudiant les conditions de la
séparation du rayonnement du corps noir, se rendit compte que la mécanique
statique était incapable d’expliquer les échanges d’énergies entre les parois
du corps noir, et conclut que : « Les échanges d’énergies entre les parois du
corps noir et le rayonnement thermique ne s’effectuent pas de façon
continue, mais de manière discontinue par grain d’énergie (quanta) »78. Par
cette conclusion, Max Planck remettait en question la mécanique statique en
montrant non seulement de la discontinuité au sein de la théorie du
rayonnement des corps noirs, mais aussi une innovation dans l’explication de
ce phénomène provoquant ainsi un progrès de la pensée scientifique.
Niels Bohr, en 1913, déconstruit la théorie de l’atome comme étant la
plus petite partie insécable, c'est-à-dire indivisible, et montre que l’atome est
constitué d’un noyau et des électrons qui gravitent autour. Il montre que
l’atome n’est pas la plus petite particule, mais qu’il existe bien d’autres
éléments constitutifs dans la l’atome. Toutes ces hypothèses prouvent
combien la pensée scientifique n’est pas stable et qu’elle change à tout
moment, elle est donc mouvante. De la même manière que les époques
changent, les théories scientifiques le sont aussi puisqu’elles bougent au fur
et à mesure que les époques changent. Il n’y aurait donc pas de certitude ni
d’absolu ni de stable en science, car vouloir parler ainsi c’est faire un arrêt
sur le processus évolutif de la connaissance scientifique. Si la science
classique prônait le déterminisme scientifique, la science contemporaine
quant à elle soutient l’indéterminisme scientifique, au nom de la complexité
qui mine et mène la nature.
En analysant les événements scientifiques qui se sont succédés à cette
époque, Bachelard et Brunschvicg parvinrent à opérer une séparation entre la
science classique et la science contemporaine. La nouvelle science est
constituée de nouveaux concepts, de nouvelles méthodes ; d’où une nouvelle
vision par rapport à l’ancienne. Pour montrer cette différence, Bachelard
estime que, « la nouvelle science représente une structure globalisante à
laquelle la physique classique appartient comme un cas particulier »79. La
théorie de la relativité ainsi que la physique quantique ont une vision
scientifique globale par rapport à la vision classique qui était sous la
domination de la théorie newtonienne. Ce qui justifie le fait de la
discontinuité en science.
Einstein pense aussi comme Duhem et beaucoup d’autres qu’il n’y a
pas de discontinuité, sinon qu’un changement au sein de la pensée

78
Max Planck, cité par Teresa CASTELAO, in Gaston Bachelard et les études critiques de la
science, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 45.
79
Bachelard et Brunschvicg cités par Teresa CASTELAO, op. cit., p. 23.

83
scientifique. Ce qui est traduit par l’expression suivante : « la totalité de la
science n’est rien d’autre qu’un raffinement de pensée quotidienne »80.
En effet, pour Einstein, la relativité n’est que l’amélioration de la
science classique, il n’y a rien de rupturiel ni de discontinuel dans la
relativité si ce n’est que le prolongement de celle-ci. Les continuistes voient
dans les nouvelles théories juste une amélioration et un apport qui n’a rien à
avoir avec le changement actuel. Mais, Bachelard insiste sur l’idée de
rupture entre la connaissance scientifique et la connaissance empirique et
que la science n’avait rien de commun avec les descriptions classiques de la
réalité physique. A cela, Brunschvicg et Bachelard donnaient la confirmation
selon laquelle : « La nouvelle physique n’avait pas d’ancêtres, parce qu’elle
enveloppait une représentation de la nature radicalement nouvelle (en
rupture épistémologique avec le sens commun et avec la science classique,
dira plus tard Bachelard), et que la science contemporaine exigeait une
redéfinition des catégories philosophiques capable d’en exprimer la
nature »81.
Bien que l’ancienne physique ait permis la mise au jour de la nouvelle
physique, celle-ci est totalement différente de celle-là, car la vision de ce
siècle, les méthodes utilisées ainsi que la démarche à suivre pour accéder à la
vérité ne sont pas les mêmes. Contrairement à la science classique, la
nouvelle science opte pour une démarche inverse qui consiste non seulement
à élargir le débat scientifique, mais aussi à contredire cette vision en mettant
en pratique des concepts opposés comme : l’incertitude, l’infaillibilité,
l’indéterminisme, etc.
Les mutations et les changements en science prouvent combien le
progrès de la connaissance n’est pas rectiligne, mais plutôt qu’il se fait par
des arrêts, des ruptures et des mutations. L’évolution de la science ne peut
pas toujours être positive mais aussi négative et donc, si nous pouvons parler
du continuisme chez Bachelard, il doit être dans le sens de la négation, car il
pense qu’ « on peut continuer en niant comme on peut aimer son maître en
le contredisant ». Ceci dit, Bachelard est plus discontinuiste que continuiste
bien qu’on n’arrive pas toujours à rompre radicalement d’avec notre passé.
En conséquence, Bachelard est un philosophe de la rupture et de l’instant82.

Conclusion

Le dernier siècle a permis aux penseurs de repenser les notions de


base qui étaient considérées comme une expression de la vérité absolue en

80
Albert EINSTEIN, « Physics and réality », cité par Teresa CASTELAO, op. cit., p. 23.
81
Brunschvicg et Bachelard cités par Teresa CASTELAO, Ibid.
82
Cahiers Gaston Bachelard n°12, Sciences, imaginaire, représentation : le bachelardisme
aujourd’hui, publié par le Centre Georges Chevrier CNRS UB Centre Gaston Bachelard,
Paris, 2012, p. 136.

84
science. Après cela, on assiste à l’effondrement de telles notions entraînant
ainsi une nouvelle vision de la nature qui conduira les uns à penser le
discontinuisme et les autres le continuisme. En effet, le problème du
continuisme en science est un faux problème pour Bachelard, puisque
l’activité scientifique n’est pas linéaire, elle évolue par négation sur les
connaissances mal faites et en reconstruisant la connaissance. En comparant
les événements ainsi que les époques de l’évolution de cette pensée
scientifique, on ne trouve rien de continu sinon que des ruptures
perpétuelles. Or, les partisans du continuisme pensent que la pensée
scientifique contemporaine n’est que l’amélioration ou le raffinement de la
pensée classique. Il n’ya rien pour dire qu’elle est discontinue, il n’y a pas de
séparation entre les époques, il n’y a pas un rejet total des théories anciennes
car, on retrouve toujours à la base de chaque théorie des connaissances
anciennes.
La rupture bachelardienne montre la discontinuité dans les sciences.
C’est ici toute la thèse de sa conception de la nature. Bien qu’on retrouve
dans les théories scientifiques quelques déchets des théories anciennes, il
n’est pas question d’une simple amélioration mais au contraire d’un
changement qui peut apporter des bouleversements dans la compréhension
des concepts. Ainsi, en prenant comme exemple l’homme dans son parcours
évolutif, nous pouvons dire qu’il y a des habitudes qui demeurent, c'est-à-
dire qui ne changent pas du tout, par contre d’autres changent radicalement
et certaines qui subissent un léger changement. Et puisqu’on retrouve
certaines connaissances anciennes à la base de nouvelles connaissances, il
existe d’une part une « continuité négative » et d’autre part une discontinuité
dans la pensée bachelardienne. Penserions-nous pour autant que la pensée
bachelardienne est située entre le « continuisme négatif » et le
discontinuisme ? Ou bien ce continuisme n’est qu’un aspect souligné si l’on
peut penser le continuisme ? La réponse nous viendrait certainement de
Hassan Tahiri qui, dans un texte très édifiant sur la « révolution
copernicienne », comparant les points de vue de Kuhn, Lakatos et Duhem,
estime qu’il est des choses qu’on ignorera encore dans l’histoire des sciences
et qui pourraient avoir la vocation de nous édifier davantage sur les
développements de la science83. Au bout du compte, la présente réflexion
préfigure substantiellement notre intention de Thèse doctorale sur les enjeux
de la double vocation « scientifique et poétique » de la pensée de Gaston
Bachelard. L’une des sources d’inspiration nous est venue du collectif
Gaston Bachelard. Science et poétique, une nouvelle éthique ? ouvrage
dirigé par Jean-Jacques Wunenburger (Paris, Hermann, Collection
« Philosophie », 2013, 583 p.). On n’aura pas non plus oublié la célèbre

83
Hassan TAHIRI, La périodisation en histoire des sciences et de la philosophie. La fin d’un
mythe, Cahiers de Logique et d’Epistémologie n° 13, King’s College Publications, 2013, pp.
77-100.

85
préface de Gaston Bachelard au livre Je et tu de Martin Buber Estate (Paris,
Aubier, 1923/1969/2012, 155 p.). Devrait-on continuer de choisir de
« mutiler » la pensée de Bachelard en excluant l’aspect « scientifique » de
celui « poétique » ? La reliance originelle du scientifique et du poétique ne
suffit-elle pas ainsi à justifier l’enjeu d’une métaphysique de la connaissance
telle qu’elle fonctionne activement dans le penser bachelardien ?

Références bibliographiques

BACHELARD, Gaston (1934), Le nouvel esprit scientifique, Paris P.U.F.,


1934, 183 p.
BACHELARD, Gaston (1938), La formation de l’esprit scientifique :
Contribution à une psychanalyse de l’esprit objective, Paris, J. Vrin,
1938, 252 p.
BACHELARD, Gaston (1949), Le rationalisme appliqué, 1ère édition
(quadrige), P.U.F., Bibliothèque contemporaine, 1949, 211 p.
BACHELARD, Gaston (2005), La philosophie du non, Paris, P.U.F., 2005.
BROU, Stevens Gbaley (2008), Continuisme et discontinuisme : Essai sur
l’épistémologie bachelardienne, Thèse de Doctorat Unique, Option
Histoire et philosophie des sciences, Université de Cocody, Côte
d’Ivoire, 2008, 419 p.
BOWAO, Charles Zacharie (2004), La Mondialité : entre histoire et avenir,
Paris, Editions Paari, Collection « Germod », 2004, 100 p.
BUBER, Martin Estate (1923), Je et tu, Présentation inédite de Robert
Misrahi, Avant-propos de Gabriel Marcel, Préface de Gaston
Bachelard, Paris, Editions Aubier, Collection « Philosophie » : 2012,
155 p.
CAHIERS Gaston Bachelard N°12 (2012), Sciences, imaginaire,
représentation : le bachelardisme aujourd’hui, publié par Le Centre
Georges Chevrier CNRS UB Centre Gaston Bachelard, Paris, 2012,
409 p.
CASTELAO, Teresa (2010), Gaston Bachelard et les études critiques de la
science, Paris L’Harmattan, 2010, 212 p.
COMTE, Auguste (1986), Cours de philosophie positive, Paris, Aubier-
Montaigne, 1986, 580 p.
TAHIRI, Hassan (2013), La périodisation en histoire des sciences et de la
philosophie. La fin d’un mythe, in Cahiers de Logique et
d’Epistémologie, n°13, King’s College Publications, London, pp. 77-
100.
WUNENBURGER, Jean-Jacques (2013) (sous la dir.), Gaston Bachelard.
Science et poétique, une nouvelle éthique ? Paris, Hermann,
Collection « Philosophie », 583 p.

86
Quine et l’épistémologie naturalisée

Surprise Chéril NGONO MBERI


Université Marien Ngouabi de Brazzaville

Résumé
Le statut des vérités logiques et mathématiques s’avère revêtir un
enjeu épistémologique, tel que cela se note au sein de l’épistémologie
naturalisée. « L’épistémologie naturalisée » est sans doute l’un des textes les
plus influents de Quine. Il a été la référence de la philosophie analytique
dans sa version naturaliste, c’est-à-dire qu’il a été utilisé non seulement
comme manifeste philosophique des sciences cognitives, mais aussi comme
signal d’un renoncement à l’antipsychologisme des pères fondateurs de la
philosophie analytique. Il est question de montrer ici le passage de Quine du
néo-positivisme au post-positivisme en mettant en brèche cette épistémologie
naturalisée. Elle est le point saillant qui marque la démarcation de Quine
vis-à-vis de ses maîtres, à l’instar de Carnap et, qui aide, du même coup à
saisir l’élan de métaphysique de la connaissance sous-jacente à
l’«épistémologie naturalisée ».

Mots clés
Connaissance sans fondement, énoncé analytique, énoncé
d’observation, énoncé synthétique, ontologie, philosophie analytique,
positivisme logique, vérité.

Introduction

La philosophie analytique peut se comprendre comme un courant de


l’épistémologie contemporaine qui est fondé sur l’analyse logique du
langage scientifique. En fait, le point crucial de la pensée des pères de la
philosophie analytique était que la voie ultime d’accès aux
pensées/connaissances scientifiques est de faire usage de l’analyse logique
du langage. Il prend corps dans les influences de Frege, Russell,
Wittgenstein et Mach qui, depuis l’apparition de la bible du positivisme –Les
Principia Mathematica publiés par Russell et Whitehead– ont développé un
empirisme radical. C’est dans ce cadre que s’inscrivent les multiples périples
entre Cambridge et Vienne d’abord et entre Vienne et Cambridge par la
suite. Ce qui a permis à Moritz Schlick de constituer autour de lui entre 1920
et 1930 un groupe de scientifiques qu’on appela par la suite le « Cercle de
Vienne ». Ce Cercle, né sous les influences susmentionnées, a développé un
positivisme logique pour une construction logique du monde, comme ce fut
le projet de Carnap. C’était une philosophie qui ne souffrait d’aucune
incertitude. La science à cette époque avait cru atteindre le sommet de la

87
certitude, avec de grandes prouesses réalisées dans presque toutes les
disciplines. Mais, il faut également souligner que l’année 1900 marque
l’année des mutations et des changements qui s’opérèrent dans toutes les
sciences, des remises en question considérables sont remarquées, marquant
ainsi la fin des certitudes.
On comprendra dès lors le passage de la philosophie analytique à la
philosophie post- analytique. Autrement dit, du positivisme logique au néo-
positivisme et, de là au post-positivisme. Quine est rangé dans le passage du
néo-positivisme au post-positivisme. Il est vrai que classifier Quine dans ce
registre n’est pas facile, mais cela n’empêche pas de dire qu’il est à la fois
héritier et critique du positivisme logique. Cet article intitulé Quine et
l’épistémologie naturalisée vise notamment la critique et le dépassement du
positivisme logique faits par Quine. Quine, nous l’avons dit, a hérité du
positivisme les réflexions sur la logique et la philosophie du langage. Ce qui
lui a permis de bien circonscrire les limites et les failles du positivisme.
L’enjeu est, en effet, le statut des vérités logiques et mathématiques. Il s’agit
pour Quine de débarrasser la logique de son statut de vérité conventionnelle
ou tautologique, que lui ont attaché les pères fondateurs de la philosophie
analytique, et de la réintégrer dans la science naturelle. On peut, toutefois,
douter de ceci, du fait que plusieurs d’entre eux n’étaient pas
conventionalistes : Frege et Russell, par exemple, étaient platoniciens et que
la validité logique se fonde sur la vérité, la vérité qui, à en croire Frege et le
tout récent Russell, est éternelle. Mais, ce qui peut être constant, c’est que, le
statut des vérités mathématiques et logiques s’avère un enjeu
épistémologique. La thèse de Quine exposée dans Du point de vue logique84,
en 1953, est le questionnement le plus surprenant sur les vérités logiques.
Elle consiste à montrer l’indétermination de la traduction, qui prolonge et
radicalise la critique de la signification déjà dans les Deux dogmes85 de
l’empirisme. En considération de l’argument de la traduction radicale exposé
sous la forme la plus complète par Quine au chapitre II de Le Mot et la
Chose86, repris de façon ramassée dans les deux premiers chapitres de
Relativité de l’ontologie, Quine est probablement comme le dit Putnam, « le
plus fascinant et le plus discuté depuis la déduction transcendantale de
Kant »87. Il faudrait expliciter que ces enjeux philosophiques dont la
revendication en tant que telle, est déjà, en soi, une nouveauté dans le cadre
logico-empiriste.
84
W.V.O. QUINE, Du point de vue logique, 1953, traduction française sous la direction de
Sandra Laugier, Paris, Vrin, 2003.
W.V.O. QUINE, « Deux dogmes de l’empirisme », in Du point de vue logique, op. cit., p.
85

55.
86
W.V.O. QUINE, Le Mot et la Chose, 1960, traduction française par Paul Gochet et Joseph
Dopp, Paris, Flammarion, 1977, réédition Champs Essais, 1999, p. 57.
87
Hilary PUTNAM, Philosophical Papers II, (Mind, language and reality), Cambridge,
Cambridge University Press, p. 159.

88
Notons-le, « L’épistémologie naturalisée » est sans doute le texte le
plus influent de Quine. Il est la référence essentielle de la philosophie
analytique dans sa version naturaliste. Il a été utilisé non seulement comme
manifeste philosophique des sciences cognitives, mais aussi comme signal
d’un renoncement à l’antipsychologisme des pères fondateurs de la
philosophie analytique.
Pour mettre en évidence cette réflexion de Quine, nous avons traité
dans ce travail premièrement de la critique des fondements logiques et
mathématiques pour ainsi montrer l’affirmation de l’épistémologie
naturalisée en question et l’intégration par Quine, dans la philosophie
analytique, d’une connaissance sans fondements. La deuxième hypothèse de
travail porte sur le rapport entre les énoncés d’observation et les catégories
d’observation, pour montrer comment Quine discute le problème de
l’induction à travers la notion de l’apport empirique, comme notion
technique de prédiction en rapport avec les énoncés d’observation. Enfin, la
troisième hypothèse a consisté à montrer le caractère dogmatique de
l’empirisme. Quine identifie deux dogmes au sein de l’empirisme
contemporain : le premier consiste à remettre en cause le clivage entre
vérités analytiques et vérités synthétiques, le second consiste à croire que la
signification des énoncés est réductible à l’expérience empirique immédiate.
Quine vise à ce niveau un présupposé central dont la vérité ne dépend
d’aucune donnée empirique, et se décide par la signification des termes.
L’on se demande si, au-delà des critiques qu’il formule à l’endroit des
positivistes, Quine ne retombe t-il pas lui-même dans l’empirisme logique.
Autrement dit, l’épistémologie quinienne n’est-elle pas un positivisme
logique rénové si ce n’est inavoué ? La méthode analytico-critique nous a été
utile pour la rédaction de cette dissertation.

Critique des fondements de la connaissance

Au chapitre III de Relativité de l’ontologie et autres essais, Quine


s’attache à la mise au jour d’une épistémologie naturalisée. Mais, dans le
fond, il pose le problème du fondement de la connaissance scientifique parce
que, tel est le fondement de la théorie de la connaissance ou l’épistémologie.
Il se trouve qu’il cite en exemple l’étude des fondements des
mathématiques88. Les fondements mathématiques servent de modèle de
scientificité et de rationalité aux autres sciences et autres formes de la
connaissance possibles. Seulement, Quine émet des réserves suite à cette
forme de réduction qui met le philosophe à l’abri du doute, de la clarté et de
l’évidence que suggère la logique. Cette argumentation est à la base de la
question relative au fondement de la science. Les positivistes, comme

W.V.O. QUINE, La poursuite de la vérité, Paris, Seuil, traduit de l’anglais (USA) par
88

Maurice Clavelin, 1993, p. 22.

89
Carnap, pouvaient répondre en disant que ce fondement est de nature
mathématico-logique. L’épistémologie naturalisée de Quine procède à la
critique d’une connaissance sans fondements. Pour Quine, ces fondements
sont une hypothèse parce qu’il va en discuter par la suite. En effet, lorsqu’on
dit que le modèle de scientificité et de rationalité est la combinatoire de la
logique et les mathématiques, Quine pense que c’est un réductionnisme
gnoséologique.
D’après Quine, en fait, les fondements en question se donnent à
comprendre de deux manières : « les recherches sur les fondements
mathématiques se divisent avec symétrie en deux espèces, conceptuelle et
doctrinale. Les recherches conceptuelles portent sur la signification et les
doctrinales sur la vérité »89. Lorsqu’il parle de la signification, il fait allusion
à la « signification cognitive ». Ici, on vise le sens de l’énoncé ou de la
proposition logique. Dans ce sens, on vise la caractérisation et l’orientation.
Par là, Quine nous introduit implicitement dans la philosophie du langage.
Dès lors, nous devons recourir à la définition qui devient un critère de
signification au sein de l’épistémologie naturalisée. Pour lui, on retiendra
que si l’on parle des fondements logiques et mathématiques, c’est parce qu’il
y a d’un coté les fondements systématiques et de l’autre les fondements
conceptuels.
A la page 84 où il est question de « l’esprit de notre connaissance »,
Quine procède d’abord à nous montrer les imperfections des fondements
logico-mathématiques. Pour ce faire, il en réfère aux théorèmes
d’incomplétude de Kurt Gödel : « Aucun système d’axiomes non-
contradictoires ne peut recouvrir les mathématiques, même si nous
renonçons à avoir les actions évidentes par soi »90. Pour Gödel, croire qu’il
n’y a pas d’incertitude en mathématique, c’est faire preuve d’un positivisme
aigu. Gödel veut montrer qu’il n’y a pas de fondements absolus mais relatifs.
La logique et les mathématiques peuvent constituer un fondement mais ne
peuvent pas être le fondement des fondements. En d’autres termes, Quine
récuse la thèse qui soutient que la logique et les mathématiques sont le
fondement des fondements. Faire de la sorte, c’est vouloir absolutiser cette
assertion que Quine relativise pour sa part. On peut dire que le point de
départ de la nouvelle philosophie de la connaissance dont Quine vise
l’instauration s’inspire des travaux de Gödel. Lorsqu’il envisage d’aller vers
de nouveaux fondements de la connaissance, Quine s’inspire de David Hume
dont le traité laisse entrevoir une nouvelle philosophie de la connaissance
fondée sur l’explication et la justification de nos connaissances. Cela conduit
maintenant à poser les problèmes de l’empirisme. Précisons que
l’explication relève du problème conceptuel de la connaissance, alors que la
justification fait signe vers le système doctrinal. La référence à Hume

89
W.V.O. QUINE, op. cit.
90
W.V.O. QUINE, La poursuite de la vérité, ibid. p. 53.

90
intéresse Quine parce qu’il identifie les corps directement aux impressions
des sens. Mais, cet apport trouve ses limites au niveau de la justification de
nos connaissances. On note que sur cette question, Quine est héritier de
Hume ; mais il ne s’y enferme pas, car Hume abandonne la poursuite de la
vérité par la justification. Il explique juste l’origine de nos connaissances
disant que celles-ci procèdent du contact direct de nos sensations avec le
monde. Mais, Hume ne justifie pas cela car justifier ici c’est prouver ou
démontrer. Voilà ce qui traduit ce que Nelson Goodman appelle « l’énigme
de l’induction », c’est-à-dire les difficultés qu’on éprouve autour de la
problématique de l’induction.
A ce niveau d’analyse, la dualité entre concept et système doctrinal
appelle la dualité entre ce qu’une phrase signifie et savoir si cette phrase est
vraie. A cet effet, peut-on dire que l’apport empirique d’après Quine est
négatif ? Si Quine reconnaît l’apport empirique, gardons-nous cependant de
dire qu’il est empiriste radical. Il est, en ce sens, un empiriste pondéré, c’est-
à-dire souple. Il se refuse d’être empiriste radical parce que l’expérience
elle-même est problématique car elle n’est que relative. C’est pourquoi,
Quine procède à la mise à l’épreuve de la connaissance théorique ou
empirique par ce qu’il appelle la « prédiction ». La prédiction devient pour
lui le segment de la théorie de la connaissance. Autrement dit, il discute la
théorie de l’observation comme source technique de la connaissance. La
prédiction chez Quine devient une méthode, un moyen ou une démarche
dans la théorie de la connaissance. Elle peut être définie comme la mise à
l’épreuve de la théorie et de l’observation, comme source principale de la
connaissance. Mais, cela ne veut pas dire que la théorie et l’observation
suffisent pour connaître.
En relativisant l’importance de l’apport empirique dans la construction
de la connaissance au moyen de la prédiction, Quine demande notre
attention dans la nuance qui s’impose, relative à la prédiction comme moyen
et comme but : « Non que la prédiction soit le but principal de la science.
Un but majeur est la compréhension. Un autre est la maîtrise et modification
de l’environnement. La prédiction peut être un but aussi, mais le point ici
soutenu est qu’elle est la mise à l’épreuve d’une théorie quel qu’en soit le
but »91. Ceci ne traduit pas le fait que la prédiction est le but de la
connaissance mais un des buts. Au demeurant, Quine en a fait un moyen,
disons qu’il en fait une procédure. Il élabore ici une philosophie procédurale
de la connaissance. La philosophie de la connaissance de Quine ne va se
limiter non plus à la relation qui existe entre la dimension empirique et
l’analyse logique de la connaissance. En plus, Quine essaie de traduire la
différence entre la prédiction et la prédication dans le but d’instaurer une
science objective. Mais, pour y arriver, il procède de l’étude des énoncés
d’observation.

91
W.V.O. QUINE, La poursuite de la vérité, op. cit., p. 14.

91
La prédiction entre les énoncés d’observation et les catégories d’observation

Parlant de l’apport empirique, Quine donne à comprendre la notion


technique de la « prédiction » en rapport avec les énoncés d’observation en
vue de poser le problème logique de l’induction. Une prédiction, écrit Quine,
peut se révéler vraie ou fausse car c’est un mot ordinaire, par ailleurs, qui
peut étymologiquement vouloir signifier prévision, prophétie ou voyance.
L’idée qui se dégage de cette définition est l’idée de vérité car le vrai et le
faux sont deux valeurs de vérité. Ici, on comprend que Quine critique les
fondements de l’empirisme. Il apparait que théoriquement Quine indique le
caractère incertain de la prédiction en raison du caractère incertain de la
similarité qui lui est consubstantielle. Comprise de la sorte, la question qui
est mise en relief est celle de l’objectivité scientifique. Ce qui intéresse
Quine, ce sont les carences logiques d’une induction simple qui s’attache à la
mécanicité de l’habitude. Or, l’induction scientifique va bien au-delà, elle
introduit une méthode hypothético-déductive. Quine pose, en fait, le
problème logique et théorique des énoncés d’observation en vue de leur
donner un caractère scientifique. D’après lui : « la théorie consiste en des
énoncés, ou est formulée à des énoncés »92.
Pour comprendre les énoncés d’observation, il y a deux ou trois
exigences : d’abord une exigence logique et ensuite une exigence théorique,
enfin une exigence éthique. Il faudrait noter cependant que la théorie et la
logique ne se confondent pas. La théorie ici n’est pas synonyme de la vérité
plutôt, elle est un moyen d’aller à la vérité. La théorie a un aspect
instrumental, elle est heuristique. Elle est par conséquent une réaction
produite par un sujet qui agit ou réagit. C’est au moyen des stimulations
qu’agit le sujet. C’est ici que Quine introduit la dimension psychologique
dans l’élaboration de sa philosophie et de la théorie de la connaissance. Le
coté logique a ceci de particulier qu’elle nous permet de relier les énoncés.
Qu’est-ce alors qu’un énoncé d’observation ? Un énoncé
d’observation est une proposition qui découle de ce que l’on sent et assent.
C’est le cas des énoncés comme « il pleut, il fait froid, voici un lapin ». C’est
là même la dimension éthique. La stimulation implique l’intersubjectivité,
c’est-à-dire, le fait pour des sujets de réagir au même moment. Mais un
énoncé d’observation peut être en contraste d’avec un énoncé occasionnel
d’observation. Les énoncés occasionnels sont similaires aux énoncés
synthétiques, ils sont des propositions tantôt vraies tantôt fausses. Ce qui
frise en quelque sorte la relativité. Quine ajoute qu’à partir d’un tel énoncé
on peut parler d’un énoncé contingent.
Philosophiquement, on peut distinguer l’universel du général. Ainsi,
Quine discute la thèse selon laquelle il n’y a de science que de l’universel.
Cela veut dire que ce qui est général donne droit au particulier et même au

92
W.V.O. QUINE, La poursuite de la vérité, op. cit., p. 19.

92
singulier. Voilà pourquoi il existe aussi chez Quine un énoncé catégorique
focalisé et un énoncé libre. La focalisation intègre la même scène, le même
objet observé. Par exemple « quand un saule croit au bord de l’eau, il
penche sur l’eau »93. Ici, Quine s’écarte d’Aristote qui fait de l’universel
l’objet de la science. Pour lui, il faut parler du général parce que le général
donne naissance au particulier et au singulier. Quine estime que les énoncés
d’observation peuvent être soit catégoriques soit conditionnels, soit libres. Se
pose alors la question de la science objective. A cette question Quine
répond : « l’exigence d’intersubjectivité est ce qui rend la science
objective »94.

La critique du caractère dogmatique de l’empirisme

Dans son introduction à la Relativité de l’ontologie et autres essais,


Sandra Laugier écrit :

« Quine a toujours reconnu sa dette à l’égard de Carnap, son maître,


et lui a dédié en 1960 Le Mot et la Chose. On mesure alors
l’importance de la rupture, opérée dans Deux dogmes de l’empirisme,
avec l’empirisme logique : Quine y critiquait systématiquement la
distinction entre énoncés analytiques et synthétiques (…) un
fondement de la théorie de la connaissance de l’empirisme logique, et
le réductionnisme, l’idée que les énoncés doués de signification ont un
contenu empirique déterminé »95.
.
A ce stade, il est question de souligner que, d’après Quine l’empirisme
logique a été largement conditionné par deux dogmes. L’un consiste en un
clivage fondamental entre les vérités analytiques, ou fondées sur les
significations indépendamment des questions de faits. L’autre est le
réductionnisme ; il consiste à croire que chaque énoncé doué de signification
équivaut à une construction logique à partir de termes qui renvoient à
l’expérience immédiate.
Au sens noble du terme, le dogmatisme est une doctrine qui admet des
vérités inaccessibles à l’entendement, à la pensée. C’est pourquoi la
philosophie n’a pas à être dogmatique. Par conséquent, ce qui est
dogmatique fait toujours appel à la croyance. Quine lui-même a défini
l’empirisme mais la définition qu’il en donne est purement épistémologique.
Dans ce sens, Joseph Vidal Rosset avertit que « l’empirisme est une thèse

93
W.V.O. QUINE, Ibid. p. 35.
94
Ibid. p. 25.
95
Sandra LAUGIER, « Introduction à », Relativité de l’ontologie et autres essais, Paris,
Editions Flammarion, Aubier, 2008, traduit de l’anglais (USA) par Jean Largeault,
Introduction de Sandra Laugier, p. 8.

93
épistémologique qui affirme que le mode d’accès aux connaissances,
quelque soit le degré d’abstraction de celle-ci, a toujours une origine
sensorielle »96.

Quine constate, historiquement et théoriquement que deux dogmes


traversent de part en part l’empirisme moderne. A comprendre Quine,
séparer les vérités analytiques des vérités synthétiques, c’est faire preuve du
dogmatisme. Est dogme dogmatique, une connaissance qui sépare le sens
des énoncés. La poursuite de la vérité, dit Quine, implique la combinaison
nécessaire entre analytique et synthétique.
Il sied de noter que, dans un premier temps, Quine est d’accord avec
les conceptions positivistes, il est d’accord que la connaissance vient des
sens, de l’évidence sensorielle. C’est en cela qu’il oppose l’empirisme au
rationalisme de Descartes. Quand Descartes pense que le cogito est tellement
vrai qu’il n’est pas possible de le mettre en cause et qu’il est évident qu’il
serait impossible de l’ébranler, Quine pense qu’il faudrait plutôt naturaliser
la raison. Mais, comment peut-on alors naturaliser la raison ? Naturaliser la
raison, c’est faire en sorte que la raison ait un support ontologique. Cette
position de Quine va à l’encontre du principe de la raison suffisante de
Leibniz. C’est cela le rejet du réductionnisme qui, d’après Quine, va de pair
avec la critique du dogmatisme. Car, les deux tendances constituent les deux
dogmes de l’empirisme. Du point de vue philosophique, Quine pense que ces
deux dogmes sont mal fondés. Ce ne sont pas des fondements objectifs de la
connaissance. On dira que l’empirisme de Quine est un empirisme sans
dogme. Pour le comprendre, il faut partir de deux choses fondamentales : le
critère d’engagement ontologique et le holisme épistémologique. Ces deux
instances nous mettent au centre de la philosophie de la connaissance de
Quine. La philosophie de la connaissance a pour objet d’étudier de façon
critique le problème de la connaissance. C’est pour cela qu’elle met au
centre la question suivante : à quelles conditions la connaissance est-elle
possible ?
Chez Quine, on peut remarquer deux conditions d’accès à la
connaissance. Il y a d’abord la question de procédure, c’est-à-dire qu’il se
pose à nous la question des moyens ou même des possibilités ou de la
méthode pour accéder à la connaissance. Il y a aussi la question de modalité.
Car il n’y a pas de possibilité d’accéder à la connaissance sans une modalité.
Ce sont là les conditions nécessaires pour bâtir une connaissance. Mais, cela
ne veut pas dire que Quine pose ici les fondements de la connaissance. Car,
n’oublions pas que pour lui, il n’y a aucun fondement ou aucune fondation à
la connaissance. Cependant, notons que Quine ne s’attache pas simplement à
la question « comment ? » qui s’affaire à la logique, mais aussi, il s’attache à

96
J. V. ROSSET, « Pour induire à la lecture de Quine », in Lire Quine. Logique et ontologie,
Paris, Editions de l’Eclat, 2006, p. 30.

94
l’assignation du placement des objets qui ont un rapport à la question de
l’ontologie. Et par là, nous pouvons nous poser la question de savoir si on
peut connaitre simplement en faisant abstraction de la découverte des objets
extérieurs ou aussi par la justification, c’est-à-dire s’interroger sur la validité
de ces objets. Or, voir les objets de cette manière, c’est rendre complexe la
vérité.
Nous pouvons donc dire que la question de la vérité est aporétique
chez Quine. Le positiviste quinien s’exprime par le refus du positivisme
logique notamment sur les questions que nous venons de traiter plus haut.
Mais, il y a lieu de souligner qu’il y a un premier Quine qui marque le
renouveau du positivisme et le second Quine qui revendique un empirisme
raisonnable et sans dogme. C’est sur ce point que l’on peut remarquer la
distance que Quine prend à l’endroit de ses maîtres. A propos, Quine lui-
même écrivait qu’« il était désolant pour les épistémologues, pour Hume et
les autres, d’avoir à admettre l’impossibilité de dériver rigoureusement la
science du monde extérieur à partir des preuves sensorielles »97. Il s’agit ici
pour Quine de montrer que le sensualisme développé par le positivisme est
erroné. Car il y est question de réduire la connaissance à la doctrine du
phénoménisme dans sa double mesure, c’est-à-dire la tendance physicaliste
et la tendance sensualiste.
Toutefois, ces critiques n’excluent pas le fait que Quine a reconnu les
mérites de ses prédécesseurs. C’est dans cette logique qu’il poursuit son
propos en assertant que

« Néanmoins deux principes fondamentaux de l’empirisme restaient


hors de contestation, et ils le sont encore aujourd'hui. L’un est que
toute preuve qu’il peut y avoir pour la science est d’ordre sensoriel.
L’autre, (…), est que toute injection de signification dans les mots doit
en fin de compte reposer sur des preuves sensorielles »98.

Voilà pourquoi, après quoi, Putnam n’a cessé de qualifier la


philosophie quinienne d’un positivisme rénové. Pour Putnam, en effet,
Quine est le plus grand positiviste du siècle dernier. Quine met l’accent sur
le fait que les révisions de notre tradition sont occasionnées par la
stimulation de nos organes sensoriels. C’est cela le thème traditionnel des
empiristes. La doctrine qu’adopte Quine est celle de l’indétermination de la
traduction. Dans Le Mot et la Chose, il a exprimé la doctrine à l’aide d’une
expérience de pensée. L’un des points que bien de critiques ont marqué,
c’est que Quine défendait au moins autant la détermination de la tradition
dans le cas des phrases d’observation que l’indétermination. Certes, il veut
que nous voyions que l’usage d’une phrase n’a pas à fixer sa tradition exacte

97
W.V.O. QUINE, Relativité de l’ontologie et autres essais, op. cit. p. 89.
98
W.V.O. QUINE, Ibid.

95
en un autre langage, ni même à déterminer sur quel objet porte la phrase. Or,
il faudrait remarquer à juste titre que Hume nous a appris que nous ne
pouvons pas justifier nos prétentions de façon fondamentale ou
fondationnelle. Cela veut dire que la réduction conceptuelle ayant échoué,
Quine reprend l’échec du phénoménisme comme l’aurait voulu le premier
Carnap de la construction logique du monde. A ce stade, Quine nous
conseille vivement la psychologie au détriment de l’épistémologie. Cela
voudrait dire que nous devons abandonner les notions de justification, de
bonne raison, et reconstruire la preuve de manière à ce que la preuve puisse
être assimilée aux stimulations sensorielles. Une manière de réconcilier les
tendances conflictuelles qu’on voit ici à l’œuvre serait de substituer à la
théorie de justification la théorie de la fiabilité. Au lieu de dire qu’une
croyance est justifiée si on y parvient à l’aide d’une méthode fiable, on
pourrait dire qu’à la notion de justification se substitue la notion d’un verdict
comme produit d’une méthode fiable. On reste dans une perspective
éliminationniste en ce sens qu’on ne s’essaie pas à reconstruire ou à analyser
la notion traditionnelle d’épistémologie. Hilary Putnam est très critique face
à cette position de Quine. Et il formule une objection en disant que

« Je vais devoir abandonner la position de Quine sur ces remarques


peu satisfaisantes. Pourquoi ne pas adopter une perspective
éliminationniste à part entière ? Pourquoi ne pas éliminer le normatif
de notre vocabulaire conceptuel ? Est-il possible que le fait
d’admettre qu’il existe quelque chose comme la raison relève d’une
superstition ? Si l’on abandonne complètement les notions de
justification, d’acceptabilité rationnelle, d’assertabilité garantie,
d’assertabilité-à-juste-titre, et tout ce qui va avec, alors, la vérité
disparait elle aussi (…) »99.

Cette attitude post-quinienne de Putnam pourrait dans un sens faire


penser à Robert B. Brandom qui, à la double école de Wilfrid Sellars et de
Richard Rorty, a fini d’une part par s’imposer comme auteur d’une œuvre
originale s’inspirant à la fois de la tradition analytique de la philosophie du
langage et de la logique, ainsi que de la tradition kantienne et post-kantienne
de la philosophie allemande, cherchant en même temps à renouveler la
philosophie pragmatiste américaine, et donc d’autre part par remettre en
question les thèses fondationnelles de cette longue tradition analytique de la
philosophie américaine. En effet, en articulant analytiquement les raisons,
Brandom fait accéder autrement et plus dynamiquement à la conception
inférentialiste du sens des mots et des concepts, à la théorie des normes et du
raisonnement pratique puis à la conception normative de la rationalité. Nous

99
Hilary PUTNAM, Définition. Pourquoi ne peut-on pas naturaliser la raison, Paris,
Editions Eclat, 1992, p. 39.

96
sommes tentés de dire qu’il constitue comme un réel « renversement » de
cette longue tradition qui part de Carnap et culmine sur Putnam en passant
par Quine et autres, ne serait-ce que sur le témoignage de son Articulating
Reasons : An Introduction to Inferentialism100. Notre Thèse doctorale
accordera une place assez large à cette problématique du renversement par
Brandom des fondements de la philosophie analytique dans la longue
tradition de la pensée américaine.

Conclusion

L’épistémologie naturalisée, nous l’avions dit, est l’une des


problématiques centrales de la philosophie de Quine. C’est une thèse
radicale qui fait de lui un épistémologue de renom. La philosophie
analytique dans sa version anglo-saxonne a connu des controverses et
polémiques pendant et après Quine à cause de l’intensité de la problématique
soulevée par cette nouvelle orientation de l’épistémologie contemporaine. La
naturalisation de l’épistémologie est une véritable contre-attaque aux
conceptions réductionnistes et dogmatiques des positivistes.
Dans les points marquant les grands moments de l’épistémologie
naturalisée que nous venons de traiter, il a été question de rendre compte des
traits révélateurs d’une revendication et du rejet d’une épistémologie de la
certitude basée sur les fondements logico-mathématiques. Il s’agit, à la
manière de Paul Karl Feyerabend, de parvenir à une épistémologie et à une
connaissance sans fondements, dans l’optique d’une métaphysique de la
connaissance bien comprise. Il est ensuite question de dépasser la dimension
empirique afin de voir l’existence des faits en dehors de nous. Et cela invite
les théoriciens de la connaissance à ne pas limiter la signification des
énoncés logiques à leur apport empirique. Bien que Quine accorde du crédit
à l’apport empirique, il ne se limite pas à consolider cela comme un
fondement de la connaissance. Il est question enfin de dépasser la
dichotomie analytique-synthétique et d’orienter la réflexion vers la reliance
entre faits et valeurs afin que l’objectivité scientifique ne subisse plus le
double réductionnisme gnoséologique et épistémologique. Peut-être y
parviendrait-on en nous inspirant de l’ « inférentialisme » brandomien !

Références bibliographiques

BRANDOM, Robert B. (2009), Articulating Reasons : An Introduction to


Inferentialism, traduit de l’anglais (USA) par Claudine Tiercelin et

100
Robert B. BRANDOM, Articulating Reasons : An Introduction to Inferentialism, traduit
de l’anglais (USA) par Claudine Tiercelin et Jean-Pierre Cometti : L’articulation des raisons.
Introduction à l’inférentialisme, Paris, Les Editions du Cerf, 2009.

97
Jean-Pierre Cometti : L’articulation des raisons. Introduction à
l’inférentialisme, Paris, Les Editions du Cerf, Collection « Passages »,
229 p.
FEYERABEND, Paul Karl (2005), Une connaissance sans fondements,
traduit de l’anglais par Emmanuel Malolo Dissakè, Chènevières,
Dianoïa, 147 p.
PUTNAM, Hilary (2011), Le Réalisme à visage humain, traduit de l’anglais
(USA) par Claudine Tiercelin, Paris, Editions Gallimard, 537 p.
PUTNAM, Hilary (1992), Définition. Pourquoi ne peut-on pas naturaliser la
raison, traduit de l’anglais (USA) par Christian Bouchindhomme,
Paris, Editions de l’Eclat, Collection tiré à part, 96 p.
PUTNAM, Hilary Philosophical Papers II, in, Mind, language and reality,
Cambridge, Cambridge University Press.
QUINE, W.V.O. (1953), Du point de vue logique, traduction française par
Sandra Laugier (sous la direction de), Paris, Vrin, 2003, 197 p.
QUINE, W.V.O. (1977), Le Mot et la Chose, traduit de l’anglais (USA) par
Paul Gochet et Joseph Dopp, Paris, Flammarion, Collection Champs
essais, 399 p.
QUINE, W.V.O. (1980), Les deux dogmes de l’empirisme, in De Vienne à
Cambridge : L’héritage du positivisme logique de 1950 jusqu’à nos
jours, Paris, Gallimard, Collection Bibliothèque de philosophie, 1980,
434 p.
QUINE, W.V.O. (2008), Relativité de l’ontologie et autres essais, traduit de
l’anglais (USA) par Jean Largeault, Introduction de Sandra Laugier,
Paris, Editions Flammarion, 187 p.

98
Popper ou la gnoséologie voilée

Edgar Mervin Martial MBA101


Résumé
Cet article s’emploie à montrer que la gnoséologie –approche qui
s’intéresse à la faculté de connaître, non pas directement à la connaissance–
existe de manière voilée dans l’étude poppérienne de la connaissance
scientifique et, plus largement, de la science. En effet, même si elle est exclue
de la méthodologie épistémologique par Popper, la gnoséologie, à travers le
faillibilisme gnoséologique, est le soubassement même d’une partie
charnière de l’épistémologie poppérienne, à savoir la théorie poppérienne
de la connaissance scientifique (la connaissance conjecturale), le
faillibilisme épistémologique poppérien (la faillibilité des théories
scientifiques), la méthode poppérienne des conjectures et des réfutations (la
méthode critique) et le falsificationnisme poppérien (la testabilité
empirique). On y verrait, peu ou prou, un élan de métaphysique de la
connaissance.

Mots-clés
Conjectures, épistémologie poppérienne, gnoséologie, méthode du
trial and error, réfutations, théorie de la connaissance.

Introduction

Le refus de Popper de faire du contexte de découverte un objet de


l’épistémologie est conforme à sa ligne logiciste épistémologique. Selon
celle-ci, en effet, l’épistémologie ne porte que sur les questions de logique de
la science (« logique de la connaissance scientifique », « logique de la
découverte », etc.). Cette option est aussi en phase avec son adhésion à
l’objectivisme épistémologique, qui sous-tend ses thèses de
« l’épistémologie sans sujet connaissant »102 et de « la connaissance sans
sujet connaissant » –et donc, intentionnellement/implicitement de la
métaphysique de la connaissance. Ces deux thèses principales traduisent
résolument son parti pris pour l’antipsychologisme et l’antisubjectivisme
épistémologiques.
L’épistémologie poppérienne est en outre caractérisée par sa tendance
au faillibilisme, qui culmine dans le falsificationnisme. Cette orientation, si

101
Chercheur à l’IRSH/CENAREST (Libreville, Gabon) : nzemilam@gmail.com
102
Karl R. POPPER, « Epistemology without a Knowing Subject » in B. Rootselaar et J. Staal
(eds.), in Proceedings of the Third International Congress for Logic, Methodology and
Philosophy of Science, Amsterdam, North Holland, 1968, pp. 333-373.

99
elle implique la nature conjecturale des théories scientifiques, repose
nécessairement sur le faillibilisme du sujet connaissant qui, en effet, ne fait
qu’opérer la « retransmission » de sa faillibilité à ses productions
intellectuelles. Autrement dit, les théories scientifiques sont faillibles comme
par hérédité. C’est dire qu’elles héritent ce caractère de leur géniteur (le
théoricien dont l’esprit est faillible par nature).
Or la faillibilité, en tant que limitation naturelle de la structure
cognitive du sujet connaissant, est un objet de la gnoséologie. D’où suit que
l’édifice méthodologique de l’épistémologie poppérienne, parce qu’un de ses
murs est fait à base de faillibilisme du sujet connaissant, ne peut pas faire
l’économie de la gnoséologie. Celle-ci, comme nous commencerons par le
voir, a pour objet les facultés de connaissance. Nous verrons ensuite en quoi
la méthodologie épistémologique poppérienne ne saurait intégrer la
gnoséologie, et enfin en quoi, malgré tout, celle-ci est au fondement même
d’un aspect important de l’épistémologie poppérienne, l’aspect « quête
effrénée de sens ».

La gnoséologie

La gnoséologie est une « recherche sur les origines, la nature, la


valeur et les limites de la faculté de connaître »103. Comme telle, la
gnoséologie est « parfois synonyme de théorie de la connaissance »104. Cette
dernière (la théorie de la connaissance) étudie la connaissance en général,
notamment ses sources et ses limites. Elle étudie en outre les conditions de
validité ou de justification de la connaissance en général, se confondant ainsi
à l’« épistémologie ». Elle examine précisément « quand, pourquoi et
jusqu’à quel point un sujet donné doit avoir foi en la vérité d’un certain
énoncé ou d’une certaine proposition (croyance) »105.
Il n’est pas difficile de voir que la théorie de la connaissance contient
des thématiques de la gnoséologie (sources, limites), mais les exploite en
rapport à la connaissance, non pas en rapport à la faculté de connaître. Ainsi,
la théorie de la connaissance intervient en aval, la gnoséologie en amont. La
relation entre la gnoséologie et la théorie de la connaissance tient de ce que
la seconde est comme une conséquence logique de la première : les
caractéristiques du type de faculté de connaître, qu’on prend pour objet
d’étude gnoséologique, préfigurent celles du type correspondant de
connaissance, qu’on théorise par la suite. Autrement dit, la théorie de la
connaissance se développe à partir des résultats de la gnoséologie. Et même
lorsque la théorie de la connaissance est proposée avant (ou sans) la

103
Robert NADEAU, Vocabulaire technique et analytique de l’épistémologie, Paris, PUF,
Coll. « Premier cycle », 1999, p. 286.
104
Ibid.
105
Ibid., p. 711.

100
gnoséologie, elle s’en réfère malgré tout implicitement. Nous y reviendrons
plus loin, avec la théorie poppérienne de la connaissance scientifique et la
gnoséologie poppérienne. Mais, avant cela, commençons par montrer en
quoi Popper est réfractaire à l’usage de la gnoséologie dans la méthodologie
épistémologique.

La gnoséologie face à la méthode et au problème central de l’épistémologie


poppérienne

Pour savoir en quoi la gnoséologie ne peut pas intégrer la


méthodologie épistémologique poppérienne, examinons la conception
poppérienne de la méthode.
Dans la « Préface à l’édition anglaise » de La Logique de la
Découverte Scientifique, Popper défend la thèse de la liberté de méthode. Il
souligne précisément que « les philosophes sont aussi libres que d’autres
d’utiliser, dans leur recherche de la vérité, n’importe quelle méthode. Il n’y
a pas de méthode particulière à la philosophie »106.

Pour Popper, en fait, cela revient à dire que ce qui est premier, c’est le
« problème » qu’on veut résoudre, non pas la « méthode » à utiliser. C’est en
quoi il dit que « peu m’importent les méthodes que peut utiliser un
philosophe (ou qui que ce soit) pourvu qu’il ait un problème intéressant et
qu’il essaie sincèrement de le résoudre »107.

La prime importance du « problème » vient de ce que celui-ci


entretient un lien séculier avec la (ou les) méthode(s) qui tente(nt) de le
résoudre. Popper fait à cet égard valoir l’idée que « parmi les nombreuses
méthodes qu’il [le philosophe] peut utiliser –elles dépendent toujours,
naturellement, du problème en question »108. Il en vient finalement à
proposer une méthode qui « consiste, tout simplement, à essayer de
découvrir ce que d’autres ont pensé et dit à propos de ce problème,
pourquoi ils s’y sont attaqués, comment ils l’ont formulé, comment ils ont
tenté de le résoudre »109.

Notons que cette méthode, si elle sert le philosophe, peut également


servir quiconque entreprend une recherche rationnelle, car il s’agit d’une
« méthode générale de discussion rationnelle ». Popper ne dit-il pas lui-
même que : « Je suis, pourtant, tout près à admettre qu’il y a une méthode

106
Karl R. POPPER, La Logique de la Découverte Scientifique, trad. Nicole Thyssen-Rutten
et Philippe Devaux, Paris, Payot, 1973, p. 12.
107
Ibid, p. 13.
108
Ibid.
109
Ibid.

101
que l’on pourrait décrire comme la méthode de la philosophie. Mais elle
n’est pas caractéristique de la seule philosophie. C’est plutôt la méthode de
toute discussion rationnelle »110. Si donc la méthode du philosophe est
applicable dans plusieurs domaines de la pensée rationnelle, il reste que pour
cerner sa spécificité en épistémologie, il faudrait s’arrêter au problème
duquel elle dépend. Popper soutient, sur ce point, que « le problème central
de l’épistémologie a toujours été et reste le problème de la croissance de la
connaissance »111.

Nous remarquons tout de suite que le « problème central de


l’épistémologie » (la croissance de la connaissance) est tout différent de
celui de la gnoséologie. Rappelons, suivant la définition que nous en avons
donnée, que la gnoséologie s’occupe du problème de l’origine, la nature, la
valeur, et les limites de la faculté de connaître. Cette différence est encore
plus marquée avec la conception poppérienne du rôle de l’épistémologie,
notamment l’épistémologie entendue comme « logique de la connaissance
scientifique ». C’est-à-dire que l’épistémologie ne traite que de problèmes
d’ordre logique. D’après Popper, en effet,

« La question de savoir comment une idée nouvelle peut naître dans


l’esprit d’un homme (…) peut être d’un grand intérêt pour la
psychologie empirique mais elle ne relève pas de la logique de la
connaissance scientifique. Cette dernière se trouve concernée non par
des questions de fait (…) mais seulement par des questions de
justification ou de validité »112.

De fait, notre épistémologue fait peu de cas des approches qui


consistent en l’analyse de la « vision », la « perception »113, etc. Bref, il
semble tout simplement dénier l’intérêt épistémologique de l’étude des
facultés de connaître. C’est en quoi, sans la nommer directement, Popper
disqualifie la gnoséologie comme méthode épistémologique, ce d’autant que
celle-ci ressemble à ce qu’il appelle méthode « subjective » et « pseudo-
psychologique »114.
Le terme « pseudo » n’est pas ici gratuit. Il signifie, à la vérité, que
Popper a, à l’égard de la psychologie, une certaine considération, notamment
au sujet de sa disposition à déployer une méthode critique relativement à
l’évaluation des hypothèses psychologiques. C’est ce que laisse voir le mot
suivant :

110
Ibid.
111
Ibid., p. 12.
112
Ibid., p. 27.
113
Ibid., p. 15.
114
Ibid., p. 19.

102
« Même le fait, si fermement établi pour moi, que j’éprouve ce
sentiment de conviction, ne peut apparaître dans le champ de la
science objective sinon sous la forme d’une hypothèse psychologique
qui appelle naturellement un test intersubjectif : de la conjecture que
j’ai cette conviction, le psychologue (…) peut déduire certaines
prévisions relatives à mon comportement, qui peuvent être confirmées
ou réfutées au cours de tests expérimentaux »115.

Il n’est pas difficile de comprendre que c’est en vue du péril


subjectiviste et psychologiste que Popper écarte toute approche semblable à
la gnoséologie. Il reproche d’ailleurs explicitement à Kant d’avoir encore
utilisé la méthode « subjective » et « pseudo-psychologique »116. Dès lors, il
n’y a plus aucunement d’équivoque possible sur le rejet poppérien de la
gnoséologie comme « voie » possible dans l’étude épistémologique. Si la
gnoséologie est ainsi expulsée du royaume de la méthodologie
épistémologique, qu’en est-il de la théorie de la connaissance, qui est comme
son colistier logique ou plutôt son corollaire épistémique ?
Rappelons, suivant la définition que nous en avons donnée, que la
théorie de la connaissance a pour objet la connaissance en général. Or, à
suivre la circonscription poppérienne du « problème central » de
l’épistémologie, nous nous rendons compte que celui-ci est en phase avec
l’objet même de la théorie de la connaissance. Rappelons, en effet,
l’affirmation de Popper d’après laquelle « le problème central de
l’épistémologie a toujours été et reste le problème de la croissance de la
connaissance »117.

Ici, le terme de « connaissance » indique à l’évidence un renvoi à la


connaissance en général. Cela est d’autant vrai que Popper s’attelle ensuite à
réduire l’extension de ce terme à l’expression « connaissance scientifique ».
Ce à quoi il déclare que « la meilleure façon d’étudier cette dernière [la
croissance de la connaissance en général] est d’étudier la croissance de la
connaissance scientifique »118. D’ailleurs, il prend le terme
d’« épistémologie » au sens de « théorie de la connaissance scientifique »119.
Nous pouvons donc dire que l’adoption de la théorie de la connaissance,
dans la méthodologie épistémologique poppérienne, a comme gage que
celle-ci se débarrasse de son ambition par trop globaliste, pour n’embrasser
qu’un seul type de connaissance, la connaissance scientifique. On
remarquera, dans ce sens, que l’intégration méthodologique de la théorie de

115
Ibid., p. 43.
116
Ibid., p. 19.
117
Ibid., p. 13.
118
Ibid., 12.
119
Karl R. POPPER, La Connaissance objective, Paris, Flammarion, 1998, p. 184.

103
la connaissance, dans la méthodologie épistémologique, est bien rendue par
l’heureuse expression de Carnap « théorie de la science »120.
Cependant, la théorie de la connaissance dispose d’une option
subjectiviste : elle consiste en l’analyse des expressions comme, par
exemple, « je vois », « je perçois », « je connais », « je crois », « je tiens
qu’il est probable »121. Rappelons que dans la définition de la théorie de la
connaissance, proposée en préambule de cette section, il existe un pan où la
justification de la connaissance repose sur le sujet connaissant. Ce pan
consiste à examiner « précisément quand, pourquoi et jusqu’à quel point un
sujet donné doit avoir foi en la vérité d’un certain énoncé ou d’une certaine
proposition »122.

Si nous nous situons du point de vue d’une épistémologie se jetant à


corps perdu dans l’objectivisme, comme c’est le cas de l’épistémologie
poppérienne, il va sans dire que le subjectivisme constitutif de l’étoffe
définitionnelle de la théorie de la connaissance paraît comme une tâche
nécessairement embarrassante. Ce à quoi Popper réplique effectivement que

« Depuis Descartes, Hobbes, Locke (…) David Hume mais aussi


Thomas Reid, la théorie de la connaissance a été pour l’essentiel
subjectiviste : on a considéré la connaissance comme un genre de
croyance humaine particulièrement assurée, et la connaissance
scientifique comme un genre de connaissance humaine
particulièrement assurée »123.

Si la théorie de la connaissance est plus ou moins en odeur de sainteté


dans l’empire épistémologique poppérien, nous devrions nous interroger sur
la légitimité de la révocation poppérienne dont est victime la gnoséologie.
Aussi, attirons-nous l’attention sur le fait que le subjectivisme et le
psychologisme ne sont pas des tares, des déviances attachées
intrinsèquement à la gnoséologie. Kant, par exemple, ne s’y est pas enlisé,
bien que l’ayant pratiquée, à travers sa célèbre étude de l’intuition (faculté de
sentir), de l’entendement (faculté des concepts et des catégories) et de la
raison (faculté des principes)124. En l’espèce, Kant est l’auteur d’une version
de l’objectivité scientifique : si Platon a, le premier, proposé une objectivité
fondée sur l’ontologie (le monde intelligible qui ressemble au monde 3

120
Rudolf CARNAP, « La tâche de l’épistémologie », in Philosophie des sciences : théories,
expériences et méthodes, Paris, Vrin, 2004, pp. 195-229.
121
La Logique de la Découverte Scientifique, op. cit., p. 15.
122
Robert NADEAU, op. cit., p. 711.
123
La Connaissance objective, op. cit., p. 27.
124
Cf. Emmanuel KANT, Critique de la raison pure, Paris, PUF, 1993.

104
poppérien), Kant est le premier à fournir une définition de l’objectivité assise
sur l’universalité (ce qui est valable pour plusieurs sujets est universel)125.
Popper ne fera que rapprocher ces deux conceptions, pour n’en former
qu’une seule : l’objectivité fondée sur l’ontologie (l’existence objective des
théories) et sur l’intersubjectivité (l’accord, le consensus préalable, le débat
critique argumentatif). Seulement, ce qui paraît paradoxal ici c’est qu’après
avoir jeté, pour ainsi dire, l’anathème subjectiviste et psychologiste sur Kant,
Popper asserte que :

« Mon usage des termes ‘’objectif’’ et ‘’subjectif’’ ressemble assez à


celui de Kant (…) Kant fut le premier à s’apercevoir que l’objectivité
des énoncés scientifiques est étroitement liée à la construction de
théories et à l’utilisation d’hypothèses et d’énoncés universels qui
accompagne cette construction »126.

Nous tirons de là l’idée qu’une épistémologie peut avoir comme


soubassement la gnoséologie, sans pour autant se reclure dans le
subjectivisme et le psychologisme. L’épistémologie génétique de Jean
Piaget, à l’instar de l’épistémologie de Kant, est à ce titre un bon exemple :
elle articule le psychologique et le logique mais ne verse pas pour autant
dans le psychologisme (et le subjectivisme) radical, et encore moins dans la
tendance inverse, le logicisme radical127.
Or, c’est là précisément l’abri dans lequel se réfugie expressément
l’épistémologie poppérienne. C’est, en effet, au prix de l’élimination du
subjectivisme et du psychologisme que Popper a limité le champ de
l’épistémologie au contexte de justification, au détriment bien évidemment
du contexte de découverte. D’où la confusion que sème son expression
« logique de la découverte scientifique »128 employée comme synonyme du
terme « épistémologie »129.
Ce qui semble en revanche paradoxal dans l’attitude de Popper, c’est
que, se positionnant contre la « spécialisation »130 du philosophe, il
spécialise pourtant, comme par paralogisme (ou bien par sophisme), le
théoricien de la science à n’être qu’un « logicien de la découverte
scientifique »131, ou un « logicien de la connaissance scientifique »132.

125
Ibid, p. 552.
126
La Logique de la Découverte Scientifique, op. cit., pp. 41-42.
127
Cf. Jean PIAGET, Psychologie et épistémologie, Paris, Gonthier, Denoël, 1970.
128
La Logique de la Découverte Scientifique, op. cit., p. 23.
129
Ibid, p. 46.
130
Ibid., p. 19.
131
La Connaissance objective, op. cit., p. 129.
132
La Logique de la Découverte Scientifique, op. cit., p. 23.

105
Certes, le logicisme de Popper n’est pas aussi exclusif que celui, par
exemple, de Carnap et de Schlick, comme l’indique la relativisation
poppérienne ci-dessous de l’analyse logique :

« Je ne nie pas que l’analyse logique, comme on peut l’appeler, puisse


jouer un rôle dans ce processus de clarification et d’évaluation de nos
problèmes et des solutions que nous en proposons. Je ne prétends pas
davantage que les méthodes de l’analyse logique ou analyse du
langage soient nécessairement inutiles. Ma thèse est que ces méthodes
sont loin d’être les seules qu’un philosophe puisse utiliser avec
profit »133.

Malgré tout, Piaget pourrait rétorquer à Popper que s’il ne s’agissait


que de validité seule, l’épistémologie se confondrait avec la logique : or, son
problème n’est pas purement formel, mais revient à déterminer comment la
connaissance atteint le réel, donc quelles sont les relations entre le sujet et
l’objet. S’il ne s’agissait que de faits, l’épistémologie se réduirait à la
psychologie des fonctions cognitives, et celle-ci n’est pas compétente pour
résoudre les questions de validité134.
Nous retenons de tout cela que, du point de vue strictement
méthodologique, nous sommes toujours libres de ne pas faire usage de la
gnoséologie dans la méthodologie épistémologique. Il reste que, du point de
vue strictement logique, nous sommes contraints d’admettre la liaison de
consécution entre la gnoséologie et la théorie de la connaissance, et donc
entre la gnoséologie et la théorie de la connaissance scientifique. Popper, lui-
même, donne d’ailleurs une illustration de la liaison entre gnoséologie et
théorie de la connaissance, chez Kant en ces termes :

« Les théories de l’espace et du temps –la géométrie et


l’arithmétique– sont valides a priori. La source de leur validité a
priori, c’est la faculté humaine d’intuition pure, qui est strictement
limitée à ce domaine et qui est strictement distincte du mode de pensée
intellectuel ou discursif »135.

Par voie de conséquence, la théorie poppérienne de la connaissance


scientifique doit reposer, elle aussi, sur une gnoséologie, même si dans le cas
d’espèce celle-ci existe plutôt en arrière-plan, en vertu de son exclusion
explicite de la méthodologie épistémologique poppérienne.

133
Ibid, p. 13.
134
Op. cit., pp. 15-16.
135
La Connaissance objective, op. cit., p. 213.

106
Mais, afin de ne pas offrir une posture de pure déduction, nous
sommes mis en demeure de mettre en évidence les éléments pouvant se faire
valoir comme étant constitutifs d’une gnoséologie poppérienne.

Eléments d’une gnoséologie poppérienne

La présente section se veut ainsi être comme une mise en lumière des
éléments à l’ombre, qui attestent de l’existence d’une gnoséologie
poppérienne. Pour ce faire, nous allons déterminer les facultés présupposées
par la théorie poppérienne de la connaissance scientifique. Ensuite, nous
verrons dans quelle orientation gnoséologique elles le sont.
Partons de la critique poppérienne de la thèse empiriste suivante :
« Les sciences empiriques sont réductibles à des perceptions sensorielles, et
donc à nos expériences »136. A l’encontre de cette thèse, Popper dit que : « Je
ne souhaite pas dénier qu’il y ait un grain de vérité dans la conception selon
laquelle les mathématiques et la logique sont fondées sur la réflexion alors
que les sciences naturelles le sont sur les perceptions de nos sens »137.

Il n’est pas besoin d’être devin, pour comprendre que la « réflexion »


et les « perceptions de nos sens » renvoient à la faculté de connaître.
Concernant les sciences formelles, la réflexion, comme faculté de connaître,
est soutenue par des philosophies comme le formalisme et le platonisme, au
sens où les lois logiques et les lois mathématiques sont « nécessaires mais
pas évidentes ». On ne les saisit que par la réflexion (déduction, selon
Einstein ; induction, selon Poincaré). Concernant les sciences empiriques,
pour que celles-ci ne soient pas considérées comme de la spéculation
purement « métaphysique », elles s’appuient sur les données de l’observation
ou de la perception sensible. D’où l’importance d’une philosophie comme
l’empirisme. Popper admet que « avant de pouvoir connaître, ou de dire,
quoi que ce soit sur le monde, il nous faut auparavant avoir eu des
perceptions –des expériences sensorielles »138.

Toutefois, comme l’observation ou la perception, toute seule, n’est pas


encore de la science, l’empirisme tout seul est insuffisant, et ce d’autant
aussi que certains énoncés transcendent les observations ou les perceptions
sensibles. A cet effet, Popper prend l’exemple de l’énoncé suivant : « Voici
un verre d’eau ». Il soutient que cet énoncé « ne peut être vérifié par aucune
espèce d’observation »139. Son explication est qu’il y a dans cet énoncé des
éléments qui transcendent l’observation, à savoir les termes universels.

136
La Logique de la Découverte Scientifique, op. cit., p. 92.
137
Ibid.
138
La Connaissance objective, op. cit., p. 499.
139
La Logique de la Découverte Scientifique, op. cit., p. 94.

107
Ceux-ci ne peuvent être mis en corrélation avec aucune « expérience
sensible spécifique », étant donné que par le mot « verre », par exemple,
nous dénotons des « corps physiques » présentant un certain « comportement
régulier » (« quasi légal »)140.

Ici, notre épistémologue va, en fait, en guerre contre la conception de


l’observation comme « perception immédiate » ou comme « expérience
immédiate ». Il en résulte le peu de cas qu’il fait à l’encontre de l’expérience
immédiate. Néanmoins, ce n’est pas une façon, pour lui, de nier l’existence
d’une telle expérience, mais c’est qu’une telle expérience « n’est donnée
immédiatement qu’une seule fois ; elle est unique »141.

Seulement, si Popper a raison de récuser la doctrine de l’expérience


immédiate, il doit en revanche accepter la doctrine de l’expérience médiate,
notamment l’expérience médiatisée par le langage. Et c’est là qu’apparaît le
rôle des énoncés de base : ceux-ci permettent de décider si une théorie est
falsifiable ; ils servent aussi à la corroboration des hypothèses falsifiantes,
donc à la falsification des théories142. Pourtant, quel que soit leur rôle, les
énoncés de base reposent sur l’observation, comme nous le voyons dans
l’adresse poppérienne suivante : « Je suis tout près d’admettre que seule
l’observation peut nous donner une connaissance relative aux faits et que
(…) nous ne pouvons prendre conscience des faits que par
l’observation »143.

Nous voyons nettement la valeur essentielle que possède l’observation


dans la connaissance du monde empirique. A noter, cependant, qu’il ne
s’agit pas là de l’observation comme perception immédiate. Il ne s’agit pas
non plus de l’observation au sens psychologiste, parce que le psychologisme
est la « doctrine selon laquelle des énoncés peuvent être justifiés non
seulement par des énoncés mais aussi par des expériences perceptives »144.
De là suit la question de savoir en quel sens Popper entend, pour sa part,
l’observation. En d’autres termes, quelle est la nature de l’observation au
sens poppérien ?
Popper entend médiatiser et dépsychologiser l’observation en
l’épurant de ses scories psychologistes. Il compte ainsi obtenir une
observation objective. C’est en quoi il avance que « les observations et les
perceptions peuvent être psychologiques mais pas la possibilité d’être
observé »145.

140
Ibid.
141
Ibid.
142
Ibid., p. 100.
143
Ibid., p. 97.
144
Ibid., p. 92.
145
Ibid., p. 102.

108
Nous devons comprendre par là que la possibilité d’être observé n’est
pas une détermination psychologiste, car cette possibilité dépend plutôt des
caractéristiques propres de l’objet observé, non pas de la sensibilité du sujet
observant. C’est pourquoi, « est observable », d’après Popper, « un
événement impliquant la position et le mouvement de corps physiques
macroscopiques »146.

L’observation au sens poppérien n’est donc pas une sensation, mais


une constatation sensible (ce qui implique un physicalisme strict). La
sensation est une représentation subjective de l’objet, tandis que la
constatation sensible est une représentation objective de l’objet. C’est là
toute la différence entre, par exemple, « J’ai froid » et « Il fait froid », « J’ai
chaud » et « Il fait chaud ». L’observation au sens poppérien suppose alors
que l’objet observé soit objectif, c’est-à-dire indépendant de la sensation (qui
implique un individualisme de la sensibilité). C’est en cela que Popper s’est
opposé à Russell qui avait estimé que « quand l’observateur semble, à ses
propres yeux, occupé à observer une pierre, en réalité, s’il faut en croire la
physique, cet observateur est en train d’observer les effets de la pierre sur
lui-même »147. Ce que Popper n’accepte pas, car « quand l’observateur
observe une pierre, il n’observe pas l’effet de la pierre sur lui (comme il
pourrait cependant le faire en contemplant, disons, son orteil blessé) »148.

Il s’ensuit que l’observation comme constatation rend possible


l’observation intersubjective, c’est-à-dire la possibilité que plusieurs
personnes observent le même événement, qu’il soit unique, ou reproductible.
C’est là, ni plus ni moins, une manière de dire que la couleur rouge n’est pas
dans l’œil humain qui regarde mais dans la chemise elle-même, à moins
d’être daltonien.
Signalons à toutes fins utiles que c’est ce genre d’arguments
gnoséologiques qui permettront à Popper de développer une conception
objectiviste de l’art. Le passage suivant résume bien cette conception :

« La beauté des autoportraits de Rembrandt n’est pas dans mon œil ni


celle des Passions de Bach dans mon oreille. Au contraire, je peux me
rendre compte, à ma satisfaction, en ouvrant et en fermant les yeux,
en me bouchant ou non les oreilles, que je n’ai ni les yeux assez bons
ni l’ouïe assez fine pour appréhender intégralement la beauté de ces
œuvres. (…) il y a des gens qui sont meilleurs juges –des gens plus

146
Ibid.
147
Bertrand RUSSELL, Signification et vérité, trad. Philippe Devaux, Paris, Flammarion,
1969, p. 24.
148
La Connaissance objective, op. cit., p. 126.

109
capables que moi d’apprécier la beauté des tableaux et de la
musique »149.

La conception poppérienne de l’observation est remarquable aussi par


son innéisme darwinien. C’est-à-dire, par exemple, que l’œil d’un chat réagit
selon des modalités distinctes à un certain nombre de situations typiques
pour lesquelles il existe des mécanismes qui sont tout prêts et incorporés
dans sa structure. Popper affirme à cet effet que

« C’est la structure innée (le programme) de l’organisme qui


détermine entièrement ce que nous pouvons absorber (et à quoi nous
pouvons réagir) comme entrée d’information pertinente, et ce que
nous ignorons comme non pertinent »150.

Ce qui révèle sous un nouveau jour l’observation au sens poppérien.


En tant que constatation, celle-ci présente le sujet comme étant passif (par
analogie avec la fameuse « théorie de l’esprit seau »). Par contre, en tant que
« programme », l’observation poppérienne implique un sujet actif. C’est-à-
dire que le sujet ne prend pas en compte tout ce que lui présente l’objet (la
conscience sélective). Ce qui donne la formulation poppérienne suivante :
« nos observations sont des décodages des signaux qui nous parviennent de
notre environnement, des décodages d’un haut niveau de complexité »151.
Si le sujet connaissant est actif dans l’observation, il ne faudrait pas exagérer
cette activité, car, au dire de Popper, le rôle du sujet connaissant est
« finalement très restreint »152.

Le sujet connaissant poppérien s’inscrit en fait dans le « monde 2 » ou


le « monde de nos expériences conscientes »153. Ce monde caractérise le
sujet connaissant en tant qu’il interagit avec le « monde 1 » (à travers ses
« sens externes ») et le « monde 3 » (à travers ses « sens internes »).
L’invocation poppérienne des facultés de connaissance, comme
l’observation et la raison, s’effectue sur fond du problème des sources de la
connaissance humaine. Dans cette optique, Popper estime que

« Si l’observation et la raison ont chacune un rôle important à


remplir, leurs fonctions respectives diffèrent néanmoins de celles que
leurs classiques champions leur ont assignées (…) ni l’observation ni

149
Ibid., p. 95.
150
Ibid., p. 135.
151
Ibid., pp. 135-136.
152
Ibid., p. 136.
153
Ibid., p. 37.

110
la raison ne peuvent être définies comme la source de la
connaissance, ainsi qu’on a prétendu le faire jusqu’ici »154.

La question des sources de la connaissance humaine (« Quelle est la


source ultime de la connaissance : l’intellect ou les sens ? ») paraît
illégitime, ou irrecevable, parce qu’elle « appelle une réponse de nature
autoritariste »155. Or, pour Popper, « ni la raison ni l’observation ne font
autorité ». Certes, ces deux facultés de connaissance jouent un « rôle
décisif », mais on ne peut s’en remettre à elles car « susceptibles de nous
induire en erreur »156. C’est là une manière implicite de reconnaître, malgré
tout, que la raison et l’observation sont bien des sources de connaissance,
mais des sources faillibles : « Elles sont indispensables parce que ce sont les
principales sources de nos théories ; mais la plupart de ces théories sont, de
toute manière, fausses »157.

La faillibilité des sources de connaissance que sont la raison et


l’observation révèle, à la vérité, la faillibilité de l’homme, le dépositaire de
ces facultés. De là découle l’idée poppérienne que « l’absence de confiance
dans le pouvoir de la raison, dans la faculté qu’a l’homme de discerner la
vérité va presque toujours de pair avec une absence de confiance en
l’homme »158. Quoi qu’il en soit, le statut de la raison et de l’observation,
comme sources faillibles de connaissance, n’implique pas que ces deux
facultés de connaissance soient parfaitement égales en valeur. Popper dit en
effet que

« L’épistémologie idéaliste a raison (…) d’insister sur le fait que c’est


en nous que prend racine toute connaissance, ainsi que le
développement de la connaissance –la genèse de la mutation des
idées–, et que sans ces idées qui s’engendrent les unes des autres, il
n’y aurait pas de connaissance »159.

Ici, la raison semble se placer au-dessus de l’observation. Ce que


Popper confirme en encensant Kant, au sujet des performances de
l’entendement (qui précède la raison dans l’ordre kantien des facultés de
connaissance) : « Ainsi, Kant avait-il raison : c’est notre entendement qui

154
Karl R. POPPER, Conjectures et Réfutations : la croissance du savoir scientifique, trad.
Michelle-Irène et Marc B. de Launay, Paris, Payot, 1985, p. 19.
155
Ibid., p. 49.
156
Ibid., p. 54.
157
Ibid.
158
Ibid., p. 21.
159
La Logique de la Découverte Scientifique, op. cit., p. 130, note 1.

111
impose ses lois –ses idées, ses règles– à la masse inarticulée de nos
sensations et qui, par là même, les met en ordre »160.

Dans ce droit fil, Popper va même jusqu’à parler de la relation entre


les théories scientifiques et notre « équipement mental » en termes
d’adaptation de ce dernier à celles-ci161. Il s’agit en fait, pour lui, de
déterminer précisément leur rôle respectif : « La vocation essentielle de
l’observation et du raisonnement, voire de l’intuition, et de l’imagination,
est de contribuer à la critique »162.

Nous passons donc, pour ainsi dire, d’une gnoséologie négative, où


l’on s’évertue à dénoncer la faillibilité des facultés de connaissance, à une
gnoséologie positive, où l’on fait jouer à celles-ci un rôle performateur,
notamment un rôle d’agent critique. Nous voyons là comment prennent
forme les germes de la relation entre gnoséologie et théorie poppérienne de
la connaissance scientifique, et plus largement entre gnoséologie et
épistémologie poppérienne. Il est maintenant question de les développer en
ordre logique.

La gnoséologie comme fondement de la théorie de la connaissance


scientifique et de l’épistémologie poppériennes

Nous allons alors montrer que la conception poppérienne de la nature


de la connaissance scientifique est une conséquence logique du faillibilisme
gnoséologique de Popper. En outre, que le faillibilisme épistémologique de
Popper est une conséquence logique de son faillibilisme gnoséologique.
Partons de ce que Popper défend fermement l’idée que la
connaissance scientifique est conjecturale : « La connaissance scientifique
objective est conjecturale (…) du point de vue de la connaissance objective,
toutes les théories restent donc conjecturales »163. Avant de dire ce qui fonde
notre épistémologue à soutenir une telle thèse, déterminons, avec Robert
Nadeau, le sens du terme « conjecture ».
Une conjecture est, au sens strict, une hypothèse avancée à titre
d’explication de la relation existant entre certains faits d’observation (par
exemple, une loi expérimentale). Au sens large, une conjecture est un énoncé
que l’on soumet à un examen et dont on vise à connaître la valeur de vérité,
que cet énoncé décrive un fait ou un événement particulier (énoncé de base),

160
Ibid.
161
Ibid., p. 130.
162
Conjectures et Réfutations, op. cit., p. 54.
163
La Connaissance objective, op. cit., pp. 142 et 145.

112
ou qu’il exprime une loi générale ou quelque autre proposition plus
complexe164.
Nous savons assez que l’argument favori de Popper, en faveur de la
nature conjecturale de la connaissance scientifique, est la leçon que donne
l’histoire des sciences : on est passé de Copernic, Tycho Brahé, Kepler,
Galilée, Newton165 (dont Kant pensait qu’il avait achevé la « physique »),
Einstein166, Heisenberg, à la théorie des supercordes167.
Mais, lorsque nous réfléchissons un tantinet, nous nous rendons à
l’évidence que la raison de la nature conjecturale de la connaissance
scientifique est ailleurs, l’histoire des sciences n’étant rien d’autre qu’une
simple manifestation dans le temps de celle-ci, à savoir la faillibilité des
facultés de connaissance du sujet humain. Si celui-ci était omniscient, nous
n’aurions pas eu à constater ce long passage de témoin, qui va de Copernic
aux auteurs et critiques de la théorie des « supercordes » de l’univers parmi
lesquels l’on reconnaitra Lee Smolin (Rien ne va plus en physique !:L’échec
de la théorie des cordes, 2007/2010), Alain Connes (Préface de Lee Smolin
2007) ou même Thibault Damour (dans son entretien du 6 juin 2007 avec
Lee Smolin), aux côtés de Brian Greene.
En l’espèce, Popper, analysant la pensée de Plotin, admet, par
exemple, que l’« intuition, c’est le moyen par lequel Dieu connaît toute
chose d’un seul regard, en un éclair, hors du temps. La pensée discursive,
c’est le moyen humain : comme dans un discours, nous argumentons étape
par étape, ce qui nous prend du temps »168.

Le faillibilisme gnoséologique est donc à la racine de la conception


poppérienne de la nature conjecturale de la connaissance scientifique. Ce
faillibilisme comporte deux faces : un pessimisme gnoséologique et un
optimisme gnoséologique.
Par pessimisme gnoséologique, Popper se trouve à dire que « ni
l’observation ni la raison ne font autorité (…) on ne peut s’en remettre à
elles (…) elles sont susceptibles de nous induire en erreur »169. C’est encore
par pessimisme gnoséologique qu’il dénonce « notre tendance à rechercher
la régularité des occurrences et à prescrire des lois à la nature qui est à
l’origine du phénomène psychologique de la pensée dogmatique »170. Et,

164
Op. cit., p. 295.
165
Conjectures et Réfutations, op. cit., p. 144. Popper dit de Newton qu’il « a accompli une
unification de la physique terrestre de Galilée et de la physique céleste de Kepler ». Cf. La
Connaissance objective, op. cit., p. 306.
166
Ibid., p. 145.
167
Cf. Brian GREENE, L’Univers élégant. Une révolution scientifique : de l’infiniment grand
à l’infiniment petit, l’unification de toutes les théories de la physique, Paris, Gallimard, 2000.
168
La Connaissance objective, op. cit., p. 212.
169
Conjectures et Réfutations, op. cit., p. 54.
170
Ibid., p. 83.

113
c’est par optimisme gnoséologique que Popper accorde que « ce dogmatisme
est d’ailleurs en partie nécessaire. Il se trouve requis pour la situation qui
est la nôtre et à laquelle nous ne pouvons répondre qu’en imposant au
monde des conjectures que nous forgeons »171. C’est encore par optimisme
gnoséologique qu’il est amené à soutenir qu’« avant de pouvoir connaître,
ou dire quoi que ce soit sur le monde, il nous faut auparavant avoir eu des
perceptions –des expériences sensorielles »172. C’est toujours par optimisme
gnoséologique que Popper accepte que « l’intuition de l’esprit comme
l’imagination jouent toutes deux un rôle décisif (…) elles peuvent nous
montrer les choses avec une grande clarté »173.

A noter que le faillibilisme gnoséologique de Popper implique une


autre caractéristique de la connaissance scientifique : la critiquabilité. La
connaissance humaine, en général, et la connaissance scientifique, en
particulier, sont de droit critiquables, parce qu’elles sont conjecturales. Et
c’est à partir des caractères « conjectural » et « critiquable » de la
connaissance scientifique que le faillibilisme gnoséologique de Popper rend
possible, ou favorise, son faillibilisme épistémologique.
Ce faillibilisme épistémologique comporte également deux visages :
un pessimisme épistémologique et un optimisme épistémologique. Par
pessimisme épistémologique, sur fond de pessimisme gnoséologique, Popper
affirme que les théories, dont nos facultés de connaissance
(« raisonnement », « observation ») sont la source, sont de toute manière,
pour la plupart, « fausses »174. Mais, ce pessimisme épistémologique ne
débouche pas sur un scepticisme épistémologique, mais plutôt sur un
optimisme épistémologique. En effet, au sujet de l’optimisme
épistémologique, sur fond d’optimisme gnoséologique, Popper déclare que
« la vocation essentielle de l’observation et du raisonnement, voire de
l’intuition, et de l’imagination, est de contribuer à la critique de ces
conjectures aventurées à l’aide desquelles nous sondons l’inconnu »175.

Le faillibilisme épistémologique de Popper est aussi au fondement de


la méthode critique poppérienne : le pessimisme épistémologique a montré
que les théories sont susceptibles d’être critiquées (parce que de nature
conjecturale). Et l’optimisme épistémologique a révélé que nous pouvons
tirer profit de la critiquabilité des théories scientifiques176.

171
Ibid.
172
La Connaissance objective, op. cit., p. 499.
173
Conjectures et Réfutations, op. cit., p. 54.
174
Ibid. Plus loin, Popper dit que « dans cette perspective, toutes lois, toutes les théories
demeurent, par leur nature même, provisoires, conjecturales ou hypothétiques, même lorsque
nous nous estimons impuissants à les mettre plus longtemps en question ». Ibid., p. 87.
175
Ibid., p. 54.
176
Ibid., p. 87.

114
Ici, la méthode critique poppérienne renvoie à la méthode du « trial
and error » (essais et erreurs) et à la méthode des « conjectures et
réfutations ». La première est en partage à l’amibe et à Einstein, la seconde
est spécifique à Einstein177.
Les facultés de connaissance jouent, dans ces deux modules de la
méthode critique, un rôle non négligeable. Il n’est qu’à rappeler le rôle de
l’observation, soit-elle chargée de théorie, dans la conception poppérienne de
la scientificité d’un système théorique, ou d’une théorie. Sans elle, l’un (le
système théorique) et l’autre (la théorie) sont relégués à la métaphysique.
Rappelons aussi le rôle de la raison dans la critique rationnelle : pour
comprendre ce rôle, nous devons partir de l’opposition que Popper établit
entre la raison déductive et la raison inductive. Contre cette dernière, il
récuse que l’on puisse « aboutir, en procédant dans un sens inductif [de la
conclusion aux prémisses], sinon à la certitude, du moins à la probabilité
des généralisations »178, parce que « c’est là une supposition erronée, quelle
que soit la représentation inductive de la probabilité que l’on retienne »179.
En faveur de la raison déductive, Popper pointe l’idée que

« La déduction ne tire pas sa validité du fait que nous choisissons ou


décidons d’adopter ses règles comme référence ou (…) que nous
décrétons qu’elles devront être admises ; elle est valide parce qu’elle
adopte et intègre des règles permettant de conserver la vérité des
prémisses (logiquement plus fortes) aux conclusions (plus faibles), et
la fausseté des conclusions aux prémisses (c’est cette conservation de
la fausseté qui fait de la logique l’Organon de la critique rationnelle,
et partant, de la réfutation) »180.

Le faillibilisme gnoséologique, via le faillibilisme épistémologique,


permet en outre d’éclairer sous un nouveau jour l’orientation réfutationniste
ou falsificationniste de la méthode critique poppérienne.
A cet égard, commençons par rappeler l’argument logique qui
légitime une telle orientation méthodologique : le vérificationnisme n’est pas
concluant parce qu’il s’appuie sur l’induction amplifiante ou complète. Ce
type d’induction viole, parce qu’il part de quelques cas à tous les cas, l’un
des principes de base de la logique classique, à savoir que la conclusion ne
doit pas avoir une extension supérieure à celle des prémisses. Or, à l’inverse,
l’induction permet de justifier la démarche falsificationniste ou
réfutationniste : il suffit d’énoncer un seul cas avéré, qui soit contraire à
l’énonciation de tous les cas, pour que celle-ci soit sujette à la révision.

177
Ibid.
178
Ibid., p. 105.
179
Ibid.
180
Ibid.

115
Dès lors, si des raisons logiques nous fondent à traquer le faux (ou les
erreurs) plutôt que le vrai (ou la certitude), dans la démarche d’évaluation
des théories scientifiques, il reste que la fausseté n’est pas uniquement liée à
notre manière de tester la connaissance scientifique : la méthode inductive
ayant échoué à vérifier les énoncés universels, en revanche elle réussit à les
pousser à la réfutabilité (ou à les rendre problématiques). Et même
lorsqu’une théorie résiste à tous les tests rigoureux essayant de dévoiler sa
fausseté, cette résistance n’est que provisoire, sursitaire. Tôt ou tard, en effet,
elle révèle ses failles.
Il va sans dire que la faillite des théories scientifiques a une raison
plus profonde que la validité logique de l’induction au sens négatif et
l’invalidité de l’induction au sens positif. Et, c’est du côté du faillibilisme
gnoséologique poppérien qu’il faut la chercher : les facultés de connaissance
humaines sont faillibles. Du coup, du point de vue du faillibilisme
épistémologique (notamment le pessimisme épistémologique), la
connaissance scientifique ne saurait être certaine ou vraie. Même lorsqu’elle
paraît comme telle, elle cache toujours quelque défaut. C’est le temps qui
finit par avoir raison des théories qui résistent. C’est là tout l’intérêt d’en
référer à l’histoire des sciences. Ainsi, même l’épistémologie historique de
Popper prend sa source dans le faillibilisme gnoséologique tel que conçu par
le philosophe viennois.

Conclusion

La réflexion que nous venons d’implémenter a permis de voir que la


gnoséologie est une approche en arrière-plan chez Popper, parce que celui-ci
défend au premier plan une position épistémologique antisubjectiviste et
antipsychologiste, quand bien même la gnoséologie n’est pas un chemin
menant à tout coup, ou nécessairement, au subjectivisme et au
psychologisme, comme nous l’avons vu chez Kant et chez Piaget. En tous
les cas, Popper s’est engouffré dans une conception objectiviste et logiciste
de l’épistémologie (dans laquelle seules sont dignes d’être examinées les
questions de validité, ou le quid juris), et c’est ce que traduisent des thèses
comme « l’épistémologie sans sujet connaissant », « la connaissance sans
sujet connaissant ».
Si la gnoséologie n’est pas en phase avec les préoccupations centrales
de l’épistémologie poppérienne (notamment la question de la croissance de
la connaissance scientifique) et de la méthodologie qui va avec (la théorie de
la connaissance scientifique), cependant nous avons vu que cette approche
s’articule le plus souvent avec la théorie de la connaissance. Mieux, nous
avons montré que la gnoséologie est au fondement même d’une partie de
l’épistémologie de Popper : les facultés de connaissance du sujet humain

116
étant faillibles, cette faillibilité est retransmise à la connaissance qui en
résulte, y compris la connaissance scientifique.
Par où, le faillibilisme épistémologique : les théories scientifiques sont
faillibles (pessimisme épistémologique), mais nous pouvons tirer avantage
de cette faillibilité en les critiquant (optimisme épistémologique). Donc, la
critique rationnelle n’est possible que parce que les théories sont faillibles.
Et l’orientation falsificationniste de la critique rationnelle est toute aussi
assise sur la faillibilité intrinsèque des théories. D’où, par transitivité, la
méthode critique et le falsificationnisme poppériens ont comme
soubassement le faillibilisme gnoséologique. Ceci ne suffirait-il pas pour
autant à faire du faillibilisme poppérien un type de métaphysique de la
connaissance ?
Cela étant, l’attitude méta-épistémologique de Popper, consistant à
bannir la gnoséologie de la méthodologie épistémologique, est recevable du
point de vue du libéralisme méthodologique, qu’il soutient par ailleurs.
Cependant, ce qui fait problème, c’est la contradiction que nous observons
entre sa conception logiciste, justificationniste, de l’épistémologie et sa
pratique de l’épistémologie, pratique dans laquelle il a recours implicitement
à la gnoséologie, voire même explicitement à la psychologie cognitive (par
l’invocation de « l’attitude dogmatique » et « l’attitude critique »181) et à la
psychanalyse182. Or, ces approches n’ont pas vocation en principe à
s’occuper des questions de validité. C’est en quoi, sans l’avouer, Popper est
passé outre les bornes qu’il a, lui-même, assignées à l’épistémologie, et ce
malgré l’usage d’expressions comme celle de « critique logique de la
psychologie de l’expérience »183, qui ont, semble-t-il, pour fonction de le
maintenir vaille que vaille sur le terrain des questions de validité logique et
empirique.
Et pour cause ? L’attitude méthodologique de Popper soulève une
question, celle de savoir si une épistémologie se définissant comme
« logique de la connaissance scientifique », donc portée vers des questions
de validité, ou de justification, peut faire usage de méthodes ne portant guère
sur ce genre de questions.
Il y a, alors, comme un aveu silencieux, ou inconscient, chez Popper,
de l’étroitesse de sa réduction du rôle de l’épistémologie aux questions de
validité, et conséquemment de la réduction de la méthodologie
épistémologique à la méthode logique (analyse logique du rapport entre
énoncés et du rapport de ceux-ci avec l’expérience) et à la méthode de
reconstruction rationnelle (du passé de la science).
Un état des lieux des outils épistémologiques poppériens serait à ce
titre d’un grand intérêt, parce que révélateur peut-être d’un paradoxe, ou

181
Ibid., pp. 83-87.
182
Ibid., pp. 83-84.
183
Ibid., p. 88.

117
d’une incohérence, dans l’attitude méthodologique de ce « grand »
philosophe des sciences. Qu’il nous soit ici permis d’en référer
illustrativement au « paradoxe méthodologique » que Marcel Nguimbi
dévoile par exemple dans l’occidentalo-centrisme de Popper, lorsque celui-ci
cultive un contraste assez criard entre la vocation de la méthode critique et la
résultante de l’applicabilité du principe et de l’esprit de la méthode, i.e. entre
les valeurs universelles et les normes d’une méthode critique à prétention
universelle mais au fonctionnement pourtant particulier privilégiant la
« société occidentale » comme la « meilleure » des civilisations humaines
possibles184.
En effet, si nous nous en tenons à l’axiome poppérien, selon lequel
« peu importent les méthodes que peut utiliser un philosophe (ou qui que ce
soit d’autre) pourvu qu’il ait un problème intéressant (…) à résoudre. Parmi
les nombreuses méthodes qu’il peut utiliser –elles dépendent toujours,
naturellement, du problème en question »185, nous voyons bien que
l’approche gnoséologique est liée à des problèmes épistémologiques bien
spécifiques (des problèmes heuristiques). C’est alors une fuite en avant,
voire un déplacement dégénératif de problèmes, que de les abandonner à la
psychologie, ou de les sortir de l’épistémologie. C’est là du reste que réside
tout l’attrait méthodologique présenté par des épistémologies, comme celle
de Kant et celle de Piaget, qui ont assumé ouvertement ce genre de
problèmes.

Références bibliographiques

CARNAP, Rudolf (2004), « La tâche de l’épistémologie », in Philosophie


des sciences : théories, expériences et méthodes, Paris, Vrin,
Collection « Textes clés ».
GREENE, Brian (2000), L’Univers élégant. Une révolution scientifique : de
l’infiniment grand à l’infiniment petit, l’unification de toutes les
théories de la physique, traduction de l’américain par Céline Laroche,
Préface de Trinh Xuan Thuan, Paris, Editions Gallimard, Collection
« Folio Essais », Editions Robert Laffont, pour la traduction française.
KANT, Emmanuel (1993), Critique de la raison pure, traduction française
par A. Pacaud, Paris, PUF, Collection « Quadrige ».
NADEAU, Robert (1999), Vocabulaire technique et analytique de
l’épistémologie, Paris, PUF, Coll. « Premier cycle ».
NGUIMBI, Marcel (2012), Penser l’épistémologie de Karl Popper, Paris,
L’Harmattan, Collection « Ouverture philosophique ».

184
Cf. Marcel NGUIMBI, Penser l’épistémologie de Karl Popper, Paris, L’Harmattan, 2012,
Chapitre I.
185
La Logique de la Découverte Scientifique, op. cit., p. 13.

118
PIAGET, Jean (1970), Psychologie et épistémologie, Paris, Gonthier,
Denoël, Collection « Médiations ».
POPPER, Karl Raimund (1968), « Epistemology without a Knowing
Subject », in Proceedings of the Third International Congress for
Logic, Methodology and Philosophy of Science, Amsterdam, North
Holland.
POPPER, Karl Raimund (1979), La Logique de la Découverte Scientifique,
traduction française par Nicolle Thyssen-Rutten & Philippe Devaux,
Paris, Payot, Collection « Bibliothèque scientifique ».
POPPER, Karl Raimund (1985), Conjectures et Réfutations : La croissance
du savoir scientifique, traduction française par Michelle-Irène et Marc
B. de Launay, Paris, Payot, Collection « Bibliothèque scientifique ».
POPPER, Karl Raimund (1998), La Connaissance objective, traduction
française par Jean-Jacques Rosat, Paris, Flammarion, Collection
« Champs ».
RUSSELL, Bertrand (1969), Signification et vérité, traduction française par
Philippe Devaux, Paris, Flammarion, Collection « Science de
l’homme ».

119
120
De la vérité chez K. Popper et chez J. Habermas :
Perspectives d’une orientation pragmatiste

Laurent Hyppolite GANKAMA


Université Marien Ngouabi de Brazzaville

Résumé
Ce texte tente de mettre en évidence et en perspective la dimension
particulièrement pratique de la vérité qui se développe dans les conceptions
respectives de Popper et de Habermas. Il relève surtout le fondement
langagier, discussionnel, intersubjectif, social, humain et par là pragmatiste
de la vérité. C’est dire que ces deux conceptions mettent en avant une
approche ouverte, critique, faillibiliste et anti-absolutiste de la vérité,
propice à l’esprit non classique qui caractérise la pensée scientifique
contemporaine.

Mots clés
Communication, conjectures, consensus, démocratie délibérative,
discussion rationnelle, espace public, réfutations, vérité.

Introduction
Dans le procès de l’évolution de la pensée philosophique et
scientifique, la notion de « vérité » demeure sans doute l’une des questions
les plus préoccupantes et les plus problématisées. Du besoin humain naturel
de comprendre et de connaître le réel, semble ressortir la nécessité pour
l’esprit humain de pouvoir accéder à cette valeur indispensable qu’est la
vérité. Mais, cette notion pose souvent problème et fait l’objet de
controverses et d’une diversité d’interprétations, notamment en ce qui
concerne son contenu, son fondement et son intérêt. Qu’il s’agisse de la
vérité comme cohérence et validité du raisonnement, de la vérité comme
correspondance ou conformité entre la pensée et les choses, ou de la vérité
comme évidence, ce qui paraît véritablement en jeu c’est aussi bien le critère
sur lequel on se fonde que le sens auquel on peut se référer pour penser la
vérité.
Ainsi, au regard de la diversité d’approches et du débat incessant que
suscite la notion de vérité, il nous paraît essentiel dans ce travail de nous
limiter à la mise en exergue de la problématisation de cette notion dans les
domaines épistémologique et pratique, notamment à travers les conceptions
de Popper et de Habermas, dont l’enjeu et la pertinence ne cessent encore de
s’imposer, à la lumière des questionnements dont s’entoure la pensée
contemporaine.

121
De la vérité chez Karl Popper

Karl Popper a construit sa conception par opposition à l’empirisme


logique du Cercle de Vienne, qui a bâti la vérité à partir de la tradition
logique et de celle de l’empirisme anglais. Il rejette non seulement l’idée que
l’application des exigences du raisonnement permet d’atteindre une vérité
indubitable, mais aussi l’idée que la mise en œuvre des connaissances
empiriques permet d’atteindre la vérité.
Tout en reconnaissant le caractère controversé de la vérité, Popper
part de la théorie objectiviste de la vérité comme correspondance, telle que
formulée par Tarski, mais il juge cette représentation de la correspondance
entre l’énoncé et le fait d’«entreprise désespérée»186. De même, la théorie
wittgensteinienne de la vérité comme image ou projection, où la proposition
est conçue comme l’image ou la projection du fait qu’elle cherche à énoncer
et présente la même structure que ledit fait187, est qualifiée par Popper de
théorie naïve. Il distingue, alors, la théorie objectiviste de la vérité de Tarski
des théories subjectivistes de la vérité, telles que la théorie qui fonde la
vérité sur la cohérence, celle qui fonde la vérité sur l’évidence et celle
qualifiée d’«instrumentaliste»188, qui la fonde sur l’utilité. Ces théories
subjectivistes lient la vérité aux sources de nos croyances, la déterminent par
les critères de vérification, de recevabilité et de conviction du sujet.
Quant à la théorie objectiviste de la vérité, elle remonte de
Xénophane, en passant par Aristote, et a été mieux affirmée par Tarski, qui
aurait contribué à en dissiper la contradiction interne, le caractère vide ou
redondant. Mais, l’idée de Tarski selon laquelle la théorie de la vérité
comme correspondance avec les faits ne peut s’appliquer qu’à de langages
formalisés, est rejetée par Popper, qui pense qu’une telle vérité vaut pour
tout langage cohérent, voire pour le langage naturel.
Seulement, tout en soulignant les limites de ces théories de la vérité,
Popper relève l’intérêt de la théorie de Tarski qui l’a amené à ne plus faire
l’économie de la question de la vérité dans sa réflexion sur la science, sur le
progrès de la connaissance scientifique. Il est alors conduit à penser que dans
sa recherche de la connaissance le savant est en quête d’une théorie vraie,
que la science recherche la vérité. Et, c’est cet objectif de recherche de la
vérité qui permet au savant d’espérer, en dépit de la faillibilité de sa raison,
tirer un enseignement de ses erreurs. En fait, souligne Popper,

186
K. R. POPPER, Conjectures et Réfutations, trad.fr. Michelle-Irène et Marc B. de Launay,
Paris, Payot, 1985, p. 330
187
L. WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus, trad. P. Klossowsko, Paris,
Gallimard, 1961, aphorisme 4.041
188
K. R. POPPER, Conjectures et Réfutations, op.cit., p. 333.

122
« Seule l’idée de la vérité nous permet de parler avec pertinence,
d’erreur ou de rationalisme critique, et, rend possible la discussion
rationnelle, (…) cet examen critique où nous cherchons à découvrir
nos erreurs avec l’objectif concerté d’en éliminer la plus grande part,
afin de nous approcher de la vérité. Ainsi, l’idée même de l’erreur –ou
de notre faillibilité– implique l’idée de la vérité en tant que norme qui
ne sera pas nécessairement atteinte (c’est en ce sens que la vérité est
une idée régulatrice)»189.

Cette idée de la vérité pousse le savant à admettre l’erreur, à l’éliminer


par le biais de l’examen critique et à s’approcher de la vérité, en tant qu’idéal
non à atteindre mais à poursuivre, se présentant comme norme régulatrice du
fonctionnement de la science et du progrès de la connaissance scientifique.
C’est dire que la théorie de la vérité objective ou absolue telle que conçue
par Tarski, à la suite de Xénophane, permet à Popper de penser la vérité
comme idée régulatrice, en ce que

« Nous recherchons la vérité mais que nous pouvons ignorer l’avoir


trouvée, que nous n’avons pas en notre possession de critère du vrai
mais nous sommes néanmoins guidés par l’idéal de vérité comme
principe régulateur (ainsi que Kant ou Peirce eussent pu le dire), et
que, même s’il n’existe pas de critères généraux permettant de
reconnaître la vérité (…), il y a (…) des critères pour apprécier les
progrès vers la vérité »190.

Popper affirme par là la dimension réfutationniste de sa vision de la


vérité. Cette vision, qu’il oppose à la vision inductiviste, probabiliste,
positiviste, voire dogmatiste des vérificationnistes, à celle des irrationalistes
et des sceptiques, s’appuie sur la nécessité de l’invalidation des théories et de
la critique, en tant que possibilité sérieusement intéressante, pertinente et
rationnelle de production de conjectures, de vérités provisoires, testables et
critiquables ; ce qui du reste écarte toute tentative de recherche de la
certitude, de la probabilité et de la fiabilité. Il s’agit de rechercher des vérités
intéressantes, c’est-à-dire aptes à répondre aux problèmes et questions qui se
posent sérieusement, vérités qui peuvent certes se révéler parfois fausses à
l’épreuve des faits qui rendent possible la vérisimilarité ou encore mieux
l’approximation de la vérité.
Ainsi, l’épistémologie poppérienne, dont la thèse est qu’il n’y a
qu’une seule et unique méthode en sciences, celle des essais et erreurs (trial
and error), qui elle s’appuie sur le principe de réfutabilité et qui s’inspire
fondamentalement du principe darwinien de la sélection naturelle ou de la

189
K. R. POPPER, Conjectures et Réfutations, op.cit., p. 339.
190
K. R. POPPER, Ibid., p. 335.

123
lutte pour la vie (struggle for life), souligne que la vérité en science résulte
de la confrontation sévère entre différentes théories, de la discussion
rigoureuse entre elles, de sorte que seules les plus convenables à la
résolution des problèmes rencontrés par le savant survivent. Une telle vérité,
qui ne peut être ni définitive, ni certaine, est plutôt une conjecture, parce
qu’elle est provisoire, ouverte et susceptible d’être remise en question par
une autre.
Cette réfutabilité inhérente à la vérité scientifique se justifie
nécessairement par le caractère faillible de la raison humaine. Aussi Popper
pense-t-il que « c’est une illusion de croire à la certitude scientifique et à
l’autorité absolue de la science ; la science est faillible parce qu’elle est
humaine »191.

Par là Popper rejette l’approche absolutiste de la vérité et le préjugé


dogmatiste qu’il n’y a de vérité que scientifique, se démarque alors du vieil
idéal de l’épistémè, celui d’atteindre une connaissance absolue, certaine et
indubitable, et réfute tout fondement vérificationniste de la vérité.
Cette conception faillibiliste de la vérité, qui s’oppose à l’empirisme
et même au rationalisme classique, fait de la vérité quelque chose
d’approximatif, dont on ne peut que s’approcher, mais que l’on ne peut
jamais parvenir à atteindre.
Seulement, souligne Popper, il n’est pas question de verser ni dans le
scepticisme ou dans le relativisme, ni dans l’irrationalisme. Le refus de la
certitude absolue et l’acceptation de la possibilité de l’erreur ne remettent
pas pour autant en question le fait que la quête de la vérité reste permanente,
un but toujours recherché. Dans ces conditions, la vérité apparaît onto-
logiquement aux yeux de Popper comme un idéal, comme le principe
régulateur du progrès de la science. La possibilité toujours présente de
l’erreur, qui instruit le savant et fait progresser la connaissance, fait que la
science ne fournit qu’une vérité toujours approximative, parce que
conjecturale. Dès lors, la valeur de la vérité scientifique relève de la
discussion la plus large autour des théories scientifiques, des conditions
sociales et politiques de possibilité de la discussion, de la critique mutuelle
entre savants et chercheurs.
De même, dans l’optique de cette conception faillibiliste de la vérité,
Popper critique la pratique courante de la politique, attitude caractérisée par
la mauvaise foi, par la prétention extrémiste d’être toujours dans le vrai, dans
la raison et de renvoyer le tort et le faux aux adversaires. Il y a alors chez les
hommes politiques refus de l’erreur, de l’objectivité, de la responsabilité et
donc refus de la vérité. Or, la faillibilité de la raison humaine doit amener à
admettre en politique la possibilité de l’erreur, des inconvénients, de

191
K. R. POPPER, La Société ouverte et ses ennemis, Paris, Le Seuil, 1979, Tome 2, Hegel et
Marx, p. 190.

124
l’acceptation de l’autre. L’action politique devrait être conçue sur la base des
principes du rationalisme critique. Pour ce faire, les hommes politiques
doivent avoir le courage de la vérité, en comprenant qu’ils peuvent «
commettre des erreurs et les corriger » eux-mêmes ou « permettre aux
autres de les corriger en acceptant leurs critiques »192, qu’il n’y a pas
d’action sans inconvénients et que les inconvénients sont à considérer
comme facteur de l’évolution de l’homme. En tant qu’être faillible, l’homme
ne peut mener une action parfaite. Il doit donc postuler la vérité en tant
qu’idéal, norme régulatrice pour fonder et orienter son savoir, son pouvoir et
son action, horizon vers lequel il doit marcher, sans jamais l’atteindre.

De la vérité chez Jürgen Habermas

La question de la vérité intéresse aussi Jürgen Habermas, qui tente de


la situer dans le domaine pratique, car, souligne-t-il, les questions d’ordre
pratique peuvent revêtir le statut de vérité, autrement dit peuvent être
considérées comme vraies, c’est-à-dire justifiées comme expression
d’intérêts universalisables ou mieux acceptables par tous ceux qui en sont
concernés. Ces questions, étant celles qui touchent au devoir-être, font
l’objet d’un débat que Habermas engage avec les conceptions réalistes,
scepticistes, empiristes et décisionnistes.
Il part alors du « dualisme entre "être" et "devoir-être", entre les faits
et les valeurs, qui a été fondamentalement éclairci depuis Hume »193 et qui
établit notamment l’impossibilité logique de tirer des jugements de valeur à
partir d’énoncés. Si les hypothèses empiristes réduisent l’usage des
propositions pratiques soit à l’expression des attitudes ou des besoins du
locuteur, soit à la provocation ou à la manipulation du potentiel
comportemental de l’auditeur, les hypothèses décisionnistes, elles, les
placent dans un domaine autonome soumis à une logique autre que celle des
propositions empirico-théoriques et les rattachent non à des expériences mais
à des décisions ou à des actes de foi.
De ces approches empiriste et décisionniste, il ressort la conviction
que les propositions morales ne peuvent être fondées rationnellement, du fait
du caractère irrationnel des valeurs qui servent de prémisses dans la
déduction des dites propositions.
A cet effet, Habermas réfute ce prétendu irrationalisme des valeurs et
admet la possibilité de la prétention à la validité normative, consistant à
donner des raisons aux motifs, à les fonder. Et cette prétention à la validité
normative implique un « accord motivé par des raisons rationnelles, ou du

192
K. R. POPPER, La Société ouverte et ses ennemis, Ibid., p. 161.
193
J. HABERMAS, Raison et légitimité, trad. fr. J Lacoste, Paris, Payot, 1978, p. 145.

125
moins à la conviction que des raisons pourraient faire naître un consensus
pour l’adoption de la norme conseillée »194.

Cela suppose, alors, le modèle de la discussion rationnelle, où les


parties concernées examinent la prétention à la validité des normes et
peuvent l’accepter pour des raisons et des convictions précises. C’est dire
qu’avec Habermas, la validité des normes se fonde sur la raison
argumentative, car, précise-t-il,

« La prétention normative à la validité est elle-même cognitive en ce


sens qu’elle suppose toujours (même si c’est de façon contrefactuelle)
qu’elle pourrait être admise dans une discussion rationnelle,
autrement dit qu’elle pourrait être fondée sur un consensus des
parties intéressées qui serait instauré grâce à des arguments »195.

Une telle démarche présuppose une dimension fondamentale, à savoir


l’argumentation morale, en tant que moyen de justification des propositions
pratiques. Dès lors, Habermas pense que c’est dans la logique de
l’argumentation morale, qui est elle-même liée à la logique de
l’universalisation des intérêts, notamment du point de vue d’une
pragmatique universelle qui concerne spécifiquement les attentes de
reconnaissance discursive des prétentions à la validité, déjà contenues dans
la structure de l’intersubjectivité, que réside la rationalité propre aux
questions d’ordre pratique.
Cette même notion d’argumentation morale revêt chez Max Weber et
chez Karl Popper le sens d’une rationalité se situant dans un traitement
décisionniste de la problématique des valeurs, destinée à remonter par
déduction aux valeurs tenant lieu de prémisses et à tester la consistance
axiologique d’une situation.
Habermas reprochera alors au rationalisme critique le fait de se limiter
à un raisonnement simplement déductif ou strictement analytique, qui ne
peut ni déterminer les valeurs de vérité de ses éléments constitutifs, ni
apporter de nouvelles informations. Ce faisant, le rationalisme critique ne
pourrait pas rendre compte de la dimension pragmatique de l’argumentation,
des conditions subjectives de possibilité de celle-ci. En cherchant la force de
l’argumentation dans la réfutation simplement permise par des arguments
déductifs et en admettant l’alternative entre les décisions, nullement
motivées rationnellement et les justifications, uniquement possibles par des
arguments déductifs, il érige un préjugé positiviste, créant une séparation
entre la problématique des faits, jugée cognitiviste et la problématique des
valeurs, jugée non cognitiviste.

194
J. HABERMAS, Raison et légitimité, op. cit., p. 146.
195
Ibid.

126
Pour Habermas, en fait, il conviendrait de franchir le fossé ainsi établi,
puisque, soutient-il, les questions d’ordre pratique sont susceptibles d’un
traitement cognitiviste, en ce sens que la prétention à la validité des normes
implique un savoir de ce qui doit être. Cette prétention à la validité
normative ne peut être rationnellement reconnue que si, en tant que
prétention, elle est analysable comme une proposition sur ce qui est juste. Et
une telle proposition ne peut être établie comme proposition vraie que si elle
est argumentée, à l’instar de toute proposition qui prétend à la vérité, dans
une discussion, dont la structure est présupposée par l’argumentation morale.
C’est donc dans cette reconnaissance rationnellement motivée de la
prétention à la validité des normes d’action, s’effectuant dans l’espace
discussionnel, suivant la procédure discursive, que réside la vérité, c’est-à-
dire le consensus, qui indique en même temps qu’une volonté rationnelle
peut être formée à partir de l’universalisation des intérêts. La validité d’un
savoir pratique se fonde alors dans la structure de l’intersubjectivité, une
intersubjectivité de la communication où les intérêts particuliers peuvent être
transformés par la médiation des arguments échangés dans la discussion, en
normes universellement admises et rationnellement fondées.
Ainsi, l’argumentation morale fonctionne comme le principe même de
l’universalisation des intérêts et établit par là le lien entre le droit et la
volonté rationnelle, au sens où le droit procède de la volonté rationnelle.
Habermas tente par là de rétablir le principe d’universalisation comme
principe suivant lequel les questions d’ordre pratique sont susceptibles de
vérité.
En fait, il convient de rappeler qu’à première vue il paraît difficile de
situer avec précision la conception habermassienne de la vérité, au regard
des mutations auxquelles sa pensée s’est ouverte. Tout en étant rattaché à la
tradition critique qui considère la vérité comme une idée-limite, Habermas a
opéré, dans les années soixante-dix, un tournant linguistique qui l’a amené à
analyser la question de la vérité sous un autre registre. En réalité, Habermas
a perçu la notion de vérité sous deux registres différents, à la lumière de la
tentative de Hegel de rassembler ces deux acceptions. Si dans un premier
temps, de 1954 à 1970, il perçoit la vérité comme source d’émancipation
ouverte par une autoréflexion critique tournée vers la connaissance de soi
sous le double statut d’être de connaissance et d’être de société, dans un
deuxième temps, notamment à partir de 1971, il appréhende la vérité comme
condition d’une entente non perturbée au sein de la communauté de
communication. C’est surtout avec son ouvrage intitulé Connaissance et
intérêt196 que Habermas construit une théorie de la connaissance vraie, au
sens de connaissance qui inclut un intérêt émancipatoire et qui fait que la
théorie critique de la connaissance se transforme en théorie critique de la
société. Il procède alors par une reconstruction des approches

196
J. HABERMAS, Connaissance et intérêt, trad. G. Clémençon, Paris, Gallimard, 1976.

127
contemporaines de la connaissance en s’appuyant sur l’objet et l’intérêt visé
par chacune des trois grandes catégories de sciences : les sciences de la
nature tournées vers la relation sujet-objet, les sciences sociales et humaines
ainsi que les sciences critiques, orientées vers la relation sujet-sujet et vers la
visée de l’intérêt émancipatoire. Cette reconstruction lui permet de soutenir
que la connaissance vraie la plus importante est celle qui contribue au
rétablissement et même à la préservation de la relation sujet-sujet au moyen
d’une critique permanente des déformations ou des distorsions de la
communication, qu’il traduit encore sous l’expression de critique de
l’idéologie. Il s’agit là d’une présentation reconstructive des différentes
théories de la vérité, en partant de la vérité-correspondance prônée par le
positivisme, en passant par la vérité herméneutique des sciences de l’esprit
jusqu’à une vérité émancipatoire acquise par la critique de l’idéologie.
La controverse qui s’engage à cet effet, autour des années 1968-1971
entre Gadamer et Habermas, amène celui-ci à restructurer son modèle
critique, en renonçant à la philosophie de la conscience de soi et à la
philosophie de l’histoire pour se tourner vers le langage; opérant par là ce
qu’il est convenu d’appeler le « tournant linguistique ou pragmatique ».
C’est à juste titre que cette refonte de la théorie critique habermassienne
commence et s’affirme dans le texte intitulé « Théories relatives à la
vérité »197. Certes, dans ce texte, Habermas reprend les différentes
conceptions de la vérité qu’il avait déjà mises en perspective, sous l’angle
essentiel de la connaissance, dans Connaissance et intérêt. Mais, il les traite
dans l’optique de la philosophie du langage, jugée seule apte à produire une
analyse philosophique de la communication qui débarrasse celle-ci des
scories de la conscience de soi dans l’histoire. C’est ainsi que dans ce texte,
il pose les jalons et trace les contours de la théorie consensuelle de la vérité,
qu’il considère comme étant la seule perspective apte à répondre aux
exigences d’une pensée moderne et contemporaine, au regard de sa
dimension à la fois linguistique et post-métaphysique et de sa capacité à
s’inscrire dans l’inversion du primat de la théorie par rapport à la pratique.
Cette conception de la vérité comme consensus permet à Habermas de
montrer, d’une part contre l’empirisme, que la prétention normative à la
validité est elle-même cognitive, car elle peut être argumentée. D’autre part,
il souligne contre le criticisme ou le rationalisme critique, que
l’argumentation morale en tant que principe de l’universalisation des
intérêts, devrait être perçue comme une argumentation discursive, et non
comme une argumentation déductive, car seule une discussion est
susceptible de fonder la prétention à la validité d’un savoir de ce qui doit être
dans des conditions données.

197
J. HABERMAS, « Théories relatives à la vérité », texte publié en 1972 et paru dans
Logique des sciences sociales et autres essais, traduit de l’allemand par Rainer Rochlitz,
Paris, PUF, 1987, pp. 275-328.

128
Dès lors, en éclairant la notion de vérité dans le champ pratique, à
partir d’une échelle de valeurs universellement acceptables, Habermas fait
intervenir la pragmatique universelle, qu’il a élaborée à l’instar de
l’herméneutique transcendantale de Karl Otto Appel et qui, à la différence de
la démarche essentiellement reconstructive de Appel, qui vise à garantir la
possibilité de l’intercompréhension en remontant à une norme ultime de la
communication, se propose de comprendre et de définir les conditions de
possibilité et les exigences normatives de l’activité communicationnelle en
tant qu’activité spécifiquement orientée vers l’intercompréhension.
Il s’appuie sur le paradigme du discours, notamment sur la démarche
argumentative, de sorte qu’une prétention à la validité se décide, non point à
partir des conditions ontologiques ou psychologiques, mais à partir des
exigences formelles de la communication entre sujets se reconnaissant égaux
et disposés à s’entendre par un échange d’arguments rationnellement
acceptables.
Pour ce faire, la pragmatique universelle met en œuvre quatre
principes. Si le premier principe repose sur la reconnaissance effective de
l’égalité des partenaires dans la discussion, la réciprocité et même la
sincérité de l’échange, le deuxième principe quant à lui s’appuie sur
l’exigence pour les partenaires de la discussion d’avoir la volonté de
déboucher sur la vérité, en tant que consensus découlant d’une
argumentation rationnelle rigoureusement menée et ayant un caractère
ouvert, vulnérable et sans cesse révisable sur la base d’un argument meilleur.
Le troisième principe fait reposer la validité des énoncés sur leur justesse,
qui est possible par le respect des normes du discours logique et des
exigences d’un dialogue efficace, de sorte que le locuteur ne puisse pas se
contredire, en veillant à ce que, « s’il applique un prédicat "F" à un objet
"a" il soit à même d’appliquer "F" à tout autre objet qui, dans tous ses
aspects significatifs, équivaut à "a" » 198. Le quatrième principe met l’accent
sur la véracité des propos et énoncés échangés.
Ces exigences, qui traduisent les conditions de possibilité de
l’intercompréhension, permettent à la pragmatique universelle de dérouler
une rationalité procédurale, de mettre en œuvre une vérité conçue comme
consensus et comme condition de l’interaction sociale, d’un accord entre des
sujets ayant des intérêts spécifiques.
A ce sujet, Habermas fait intervenir la théorie de l’agir
communicationnel, qui, apparaissant comme modalité particulière de la
raison pratique de Kant reformulée à la lumière de l’anthropologie de Hegel,
de Marx et de la distinction wébérienne de trois types d’activité
instrumentale, stratégique et communicationnelle, définit l’activité
communicationnelle comme celle qui met en œuvre non pas entre un sujet et

198
J. HABERMAS, Morale et communication, tr.fr. Chr. Bouchindhomme, Paris, Ed. du
Cerf, 1986, pp. 108-109.

129
un objet mais entre des sujets d’égale dignité engagés dans une interaction
qui vise non point la domination mais l’entente mutuelle, condition
indispensable de l’existence sociale. Celle-ci requiert un accord entre les
individus sur des principes, des valeurs et des règles destinés à servir de
fondement commun pour la détermination de la signification, du cadre et de
l’orientation de leurs actions tant individuelles que collectives. Et, l’activité
communicationnelle, étant porteuse d’une rationalité elle-même
communicationnelle, est seule susceptible d’accomplir la double tâche de
constituer le contenu normatif d’un tel accord et de le rendre possible, à
partir de la pratique discursive, argumentative. L’accord étant le résultat
d’une discussion, dont la structure présuppose la nécessité d’une entente, il
paraît évident que c’est l’activité communicationnelle qui permet de
postuler, sur les questions pratiques, une vérité pouvant prétendre à
l’universalité non pas par recours au principe d’une universalité déduite
abstraitement et suivant le paradigme monologique à partir du sujet mais par
conformation aux critères et procédures d’universalisation inhérents au
paradigme intersubjectif et discursif.
Ce concept de vérité comme consensus, en tant que fondement et
cadre régulateur de la compréhension mutuelle et de l’interaction sociale,
permet alors à Habermas de penser la possibilité d’un « espace public »
autonome et pacifique, susceptible d’assurer la coexistence harmonieuse
d’intérêts particuliers différenciés. Dans cette perspective, la notion de
« consensus », que Habermas distingue de celle de « compromis » qui elle
est à la base de la conception libérale de la démocratie, revêt une importance
considérable, en offrant la possibilité de reformuler le concept de démocratie
et de postuler le concept de « démocratie délibérative »199, en vue d’une
« refondation éthique de la politique »200, de sorte que le discours politique
puisse acquérir le statut de vérité, à travers une éthique de la communication.
Si le compromis présuppose l’existence d’intérêts par nature non
universalisables et irréconciliables sur la base du principe d’égalité de tous
en droit, à travers une entente provisoire et stratégique et un rapport de
forces instable et aléatoire, le consensus, lui, requiert d’une part l’existence
d’un "bien commun" qui englobe et transcende les intérêts privés, et dont
l’universalité est acceptable par le biais d’une argumentation rationnelle,
d’autre part la discussion comme lieu de validation d’un intérêt général.
C’est justement le consensus, en tant qu’accord motivé rationnellement par
la discussion et l’argumentation sur l’universalisation des intérêts, qui sous-
tend le concept de « démocratie délibérative ». Une telle démocratie, qui se

199
J. HABERMAS, Espace public, trad. fr. Marc B. de Launay, Paris, Payot, 1978, p. XXV.
200
Nous nous référons ici au texte de Sémou Pathé Guèye intitulé « Le concept
communicationnel de vérité comme paradigme d’une refondation éthique de la politique » (39
pages) et qui a fait l’objet de son Séminaire sur "Vérité et politique "au sein de la Formation
Doctorale de Philosophie, Option « Logique et Histoire des Sciences », à l’Université Marien
Ngouabi (Faculté des Lettres et des Sciences Humaines), du 15 au 22 décembre 2001.

130
démarque du modèle libéral et exclut l’idée du totalitarisme d’une majorité
simplement quantitative sur une minorité, s’appuie sur une formation
discursive de la volonté et de l’opinion, sur la délibération publique, sur la
prise en compte d’une volonté non plus majoritairement quantitative mais
essentiellement qualitative, c’est-à-dire argumentativement constituée, grâce
à un débat public, sain et libre, de sorte que la problématique de la volonté
ne puisse pas disparaître sous celle de la décision.
D’ailleurs, contrairement à Hannah Arendt, qui oppose la vérité et la
politique, la raison et la légitimité, Habermas unit ces différents couples de
notions. Pour ce dernier, ce n’est pas parce la politique relève du domaine de
la pratique qu’elle ne peut prétendre à la vérité et ce n’est pas parce que la
pratique se fonde sur des opinions et des convictions qu’elle ne peut avoir de
lien avec la connaissance. Pour lui, il n’y a pas de vérité et de raison dignes
de ce nom qui se passeraient de l’accord entre les individus, ni de vérité
possible sans l’intersubjectivité possible. En soutenant l’idée que les
questions d’ordre pratique sont susceptibles de vérité, Habermas remet en
cause la séparation, qui lui paraît intenable, entre la connaissance et
l’opinion, entre la théorie et la pratique. Puisque, souligne-t-il, l’essence du
savoir réside dans l’unité de la raison et de l’intérêt, et la connaissance est
une union de l’intelligence et de la volonté.
En plus, il reconnaît à l’argumentation le pouvoir logique de
transformer l’opinion en connaissance, l’argumentation étant à la fois un
principe critique d’autoréflexion et un principe pratique de rationalisation.
Comme on peut le constater, chez Habermas, la vérité relève de la
délibération publique, de l’appropriation du sens au moyen de l’éthique de la
communication, de la discussion rationnelle, dont le but est non pas de
distribuer la vérité mais de préserver la cohésion et de parvenir à une
production collective de la vérité, à l’appropriation collective et discursive
de celle-ci.
Et, dans la perspective habermasienne, la méditation des normes
susceptibles de vérité est une question politiquement cruciale, car seule la
référence maintenue à la vérité permet de garantir l’unité d’un processus de
socialisation, qui passe par la formation de la volonté et de la conscience des
individus, assurant ainsi le lien entre la logique de la socialisation et la
logique de l’individuation.

Perspectives d’une orientation pragmatiste de la vérité

Pour scruter les indications et les perspectives d’une orientation


pragmatiste qui se dégage de cette thématisation de la vérité, nous nous
appuyons particulièrement sur l’approche de Habermas. En effet, dans sa
conception de la vérité, Habermas se rapproche de manière assez
considérable du pragmatisme. Même s’il prend ses distances vis-à-vis des
tendances aussi bien empiristes que relativistes qui s’affichent chez certains

131
théoriciens de ce courant de pensée, à l’instar de Richard Rorty, Habermas
trouve dans le pragmatisme les ressources et les ressorts d’une conception de
la vérité assise sur le consensus. Aussi explique t-il cet intérêt pour le
pragmatisme en ces termes :

« Grâce au pragmatisme, nous savons que la pratique quotidienne


exclut une réserve de principe à l’égard de la vérité. Devant un large
arrière-plan de convictions qui sont intersubjectivement partagées ou
se recoupent suffisamment, le tissu des pratiques courantes s’appuie
sur des croyances plus ou moins implicites que nous considérons
comme vraies »201.

C’est cet arrière-plan de convictions qui ouvre la voie à l’expression


d’un réalisme minimal, tourné vers l’admission de l’existence d’une réalité
extérieure, consensuellement considérée comme existant extérieurement de
telle manière que les hommes peuvent la vivre ou l’attester par l’efficacité de
leurs actions.
Il existe clairement un lien soutenu et fondamental entre le consensus
et la vérité, de telle sorte que chez Habermas la vérité trouve son sens, son
fondement et son expression pertinente dans le consensus, en tant qu’accord
sans réserve et sans restriction entre les personnes qui participent à un
échange discussionnel. C’est d’ailleurs le consensus qui représente une
bonne traduction de l’idéal de vérité, au regard des fondements discursifs,
argumentatifs qui structurent le cadre discussionnel d’acquisition de cet
accord, foncièrement motivé. Dès lors, l’origine philosophique de la notion
de vérité semble être assise et mieux fondée sur l’approche pragmatiste. Car,
vue sous son angle strictement logico-formel, la vérité met toujours en avant
un postulat ontologique, qui comporte non seulement un problème
d’insolubilité mais encore un engagement métaphysique. Dès lors, la
solution qui permettrait de surmonter un tel engagement métaphysique
semble se trouver dans la mise en place d’une vérité de type consensuel, qui
fait asseoir le vrai sur les termes de l’accord entre les participants à une
interaction communicationnelle, tout en ouvrant la possibilité de réviser ou
de renouveler ces termes ou ces fondements de l’accord par la critique ou la
discussion rationnellement menée. Cette forme de vérité fait reposer
l’adéquation, non pas sur un référent problématique et inaccessible, mais
plutôt sur une reconnaissance du référent à partir de l’accord des personnes
concernées par la recherche du vrai. Loin d’offrir la clé de l’évacuation ou
de la résolution de tous les problèmes soulevés par la vérité, cette
perspective permet néanmoins de contourner et même de supprimer le
support métaphysique, du fait que ce qui peut être remis en question ce n’est
pas quelque chose d’inaccessible mais les termes mêmes de l’accord,

201
J. HABERMAS, Vérité et justification, trad. R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 2001, p. 219.

132
accessibles à tous les partenaires concernés. Dans ces conditions, la vérité
revêt réellement le sens de vérité consensuelle. C’est cette approche de la
vérité que Habermas défend et met en perspective, en inscrivant sa vision
dans le paradigme du langage, qui aiderait à mettre la vérité à l’abri des
écueils métaphysiques et à lui donner une valeur sociale et pragmatiste.
Avec cet ancrage pragmatiste du langage, il s’opère sans doute une sorte de
« détranscendantalisation » de la vérité.
De cette thématisation de la question de la vérité chez Karl Popper et
chez Jürgen Habermas, on pourrait faire ressortir quelques points communs
non moins évidents entre ces deux conceptions respectives. En effet, il y a
lieu de remarquer que, tant chez Popper que chez Habermas, la vérité résulte
de la discussion et de ce fait le langage, le paradigme communicationnel,
apparaît comme la médiation, le lieu d’accès à la vérité. Dès lors, il n’y a
pas, pour eux, de vérité sans autocritique de la raison et la vérité est, à leurs
yeux, une vérité essentiellement ouverte, consciente de ses limites.
Qu’il s’agisse de la conception faillibiliste de la vérité chez Popper ou
de la conception pragmatiste de la vérité chez Habermas, encore que la
dimension faillibiliste est présente chez Habermas et l’aspect pragmatiste
ressort chez Popper, ce qui est communément essentiel chez ces deux
penseurs c’est le fait que la vérité est un fait social, car relevant d’une
démarche collective, de la discussion, du contrôle de la raison.
La question de la vérité est autant abordée dans la sphère de la science
que dans celle de l’action socio-politique, aussi bien chez l’un que chez
l’autre. Elle dépend ainsi des exigences et normes de la pratique scientifique
et politique. Il ressort donc de ces conceptions que la vérité résulte du
consensus entre partenaires de la discussion, entre interlocuteurs, et va au-
delà de la pratique scientifique pour viser les conditions de possibilité de
l’intercompréhension et de l’interaction sociale, sur la base de la mise en
œuvre des principes méthodologiques bien pensés. En ce sens, les deux
penseurs postulent un rationalisme procédural, un rationalisme exigeant et ils
s’appuient tous les deux sur une approche anti-absolutiste et anti-positiviste,
parce que « conjecturelle » de la vérité.

Conclusion
Si, traditionnellement, la vérité est souvent pensée à partir du seul
champ théorique, des critères fixes et fermés, avec soit l’expérience, soit le
sujet ou la raison comme instance fondatrice ou ultime et même suivant une
séparation extrême entre l’ordre théorique et l’ordre pratique, on remarque
avec les penseurs contemporains que la question de la vérité est non
seulement circonscrite dans le champ pratique mais aussi dans une mise en
relation du domaine théorique et du domaine pratique. C’est un tel élan de

133
pensée qui, chez Popper par exemple, témoigne du caractère métaphysique
de la connaissance qui se conçoit aussi bien en science qu’en politique.
Cela pourrait traduire le fait que la pensée contemporaine est traversée
par le refus des grands systèmes ou des paradigmes clos, par la crise de la
raison et de la vérité absolue ou mieux par la « crise des fondements », crise
dont rendent compte Kurt Gödel avec son théorème d’incomplétude qui a
ruiné l’idée de construire un langage logique totalement clos, Karl Popper
qui soutient qu’une théorie scientifique n’est pas celle qui dit une vérité
définitive mais celle qui se soumet au principe de réfutation, Jürgen
Habermas qui définit les conditions d’un dialogue commun entre les
hommes sur la base des principes communs d’argumentation, ou encore
Edgar Morin, dont la pensée de la complexité trace la voie d’une pensée
authentique, libérée du dogme de vérité absolue. Ainsi, ces penseurs
contemporains s’efforcent de mettre en œuvre des visions de la vérité qui, se
démarquant de l’idée d’assurance et de certitude absolue, semblent s’enrichir
de par leur caractère critique et ouvert comme pour tendre « du monde clos »
vers un « univers infini » ou « un univers indéterminé ».

Références bibliographiques

HABERMAS, Jürgen (1976), Connaissance et intérêt, trad. G. Clémençon,


Paris, Gallimard.
HABERMAS, Jürgen (1978), Espace public, trad. fr. Marc B. de Launay,
Paris, Payot.
HABERMAS, Jürgen (1978), Raison et légitimité, trad.fr J. Lacoste, Paris,
Payot.
HABERMAS, Jürgen (1986), Morale et communication, tr.fr. Chr. Bouchin-
dhomme, Paris, Ed. du Cerf.
HABERMAS, Jürgen (1987), « Théories relatives à la vérité » in Logique
des sciences sociales et autres essais, traduit par Rainer Rochlitz,
Paris, PUF, pp. 275-328.
HABERMAS, Jürgen (2001), Vérité et justification, trad. R. Rochlitz, Paris,
Gallimard.
POPPER, Karl Raimund (1979), La Société ouverte et ses ennemis, Paris, Le
Seuil, tome 2 : Hegel et Marx.
POPPER, Karl Raimund (1985), Conjectures et Réfutations, trad.fr.
Michelle-Irène et Marc B. de Launay, Paris, Payot.
WITTGENSTEIN, Ludwig (1961), Tractatus logico-philosophicus, trad. P.
Klossowsko, Paris, Gallimard.

134
Le principe de « relation »
dans les recherches scientifiques

Alexis CAMPAORE
Université de Ouagadougou, Burkina Faso

Résumé
Le présent article cherche à établir la « relation » comme un principe
de recherche scientifique. Depuis la distinction moderne des sciences, la
spécialisation disciplinaire a conduit à une césure complète, irrémédiable et
irréductible entre les chercheurs, les Communautés scientifiques, les
domaines disciplinaires ainsi que les sociétés. Aujourd’hui, la crise des
affirmations modernes, décrétée par le relativisme scientifique
contemporain, expliquée et justifiée par la philosophie de la complexité a
fait naître un air d’incertitude dans nos domaines de certitudes. Il s’agit,
dans cet écrit, de montrer qu’il n’y aura pas d’interdisciplinarité véritable
sans une subtile reconnaissance de l’ignorance disciplinaire que seul le
travail en commun peut espérer compléter sans combler, dans un élan de
type métaphysique de la connaissance, i.e. d’enchevêtrement réciproque
entre les disciplines scientifiques. C’est pourquoi nous nous demandons de
savoir quel souffle faut-il donner aux Communautés scientifiques pour une
véritable interdisciplinarité ?

Mots clés
Principe, recherches scientifiques, relation.

Introduction
La réflexion qui s’amorce sous ce titre peut paraître a priori étrange.
Etablir un intérêt pour la relation dans les recherches scientifiques peut
étonner plus d’un, étant donné le cadre d’exercice des recherches
scientifiques s’effectuant dans des Communautés bien spécifiques avec des
paradigmes bien distincts même s’il est possible de saluer aujourd’hui une
prise de conscience des travaux réunissant plusieurs sensibilités
intellectuelles. Mais, notre thème porte une intention clairement affichée. Il
s’agit de s’établir contre d’anciennes attitudes de conduite de la recherche.
Notre souci est de proposer une explication de la limite scientifique. Nous
voulons faire admettre la place principielle de la « relation » en recherches
scientifiques.
Jusque là, il a été toujours proclamé que les domaines de savoir
n’accèdent pas à des vérités éternelles. Depuis l’expérience de la crise des
affirmations modernes et surtout le renouveau du relativisme à l’époque

135
contemporaine, rien n’est dit, ou presque, pour expliquer véritablement la
crise des vérités scientifiques.
Le développement que nous faisons présentement indexe au passage,
pour ainsi dire, le fait d’avoir construit des domaines différents de savoir,
appelés Communautés scientifiques. C’est le fait d’avoir distingué les
champs disciplinaires dans le vaste champ de la connaissance. Cela ne
constitue pas en soi ni pour nous un problème mais bien le constat du
manque de relation entre de tels domaines.
Beaucoup accusent avec fierté la distinction disciplinaire comme s’il
était possible de s’en passer ou de tout embrasser. Pour s’en justifier, les
tenants de tels discours évoquent les savants anciens dits à la fois
scientifiques, philosophes, physiciens, chimistes, mathématiciens, logiciens,
bref « physiologues » (parce que, à la fois philosophes et savants). Ces
derniers oublient bien souvent la réalité de l’accroissement des savoirs
aujourd’hui et l’espérance de vie de l’humanité qui s’établissent contre un
projet de nature à tout embrasser. D’ailleurs, peut-on dire, avec raison, que
Platon fut scientifique au même titre que son élève Aristote ? Et Socrate à
qui malencontreusement on attribue la paternité de la philosophie, était-il
physicien, logicien, mathématicien autant que les Atomistes Leucippe,
Démocrite, etc. ? Aucun argument ne permet de prendre une position
vraiment définitive. Les penseurs anciens avaient, certes, une volonté de
beaucoup embrasser mais pas tout. Cela leur a donné un certain regard, de
type généralisant sur les savoirs, faut-il le dire, mais ne leur a pas permis
d’approfondir leur connaissance si bien qu’il est nécessaire de reconnaître
aujourd’hui la limite des connaissances, comme l’on reconnaîtra le filon
métaphysique de la connaissance de la relation entre les unes et les autres.
Notre propos vise ainsi à expliquer sinon à réfléchir sur la raison de la
limite scientifique. Il s’agit d’essayer de comprendre pourquoi tout savoir ou
tout domaine de savoir rencontre des limites insurmontables, des limites
pouvant même entraîner son rejet.
Nous voulons, dans les lignes que nous construisons, sous l’égide du
paradigme de la complexité, faire comprendre la nécessité pour tout savant
de s’inscrire dans un réseau de recherche à défaut de pouvoir vaincre la
flèche du temps qui corrode l’éternité humaine. La flèche du temps
raccourcit nos vies. Elle fait plonger dans l’impossibilité, irrémédiablement,
de tout embrasser. C’est la réalité de la mort. Ainsi, à défaut de ce dont nous
avons le goût, l’éternité, il convient de succomber à l’exigence de travailler
en commun, c’est-à-dire de dépasser la division disciplinaire.
Des volontés se sont souvent rendues aptes à travailler ensemble mais
cela s’est toujours soldé par un échec. Cela s’explique par le fait que
personne n’identifie la « relation » comme principe suffisant de recherche
scientifique. Par conséquent, personne ne s’y attache vraiment. Il nous
revient de montrer que l’ignorance de la « relation » constitue la véritable
raison des limites de nos connaissances que seule la (re) connaissance de la

136
relation réduirait. L’ignorance de la « relation » a entraîné la spécialisation.
La spécialisation a conduit à l’arrogance envers les autres types de savoir
que celui qui constitue pour soi une préoccupation ultime de recherche. Il
s’est agi, pour les spéculations actuelles de la plupart des auteurs,
d’examiner la « relation » de ceci avec cela, de montrer qu’il existe une
crise dans les sciences, qu’il y a des limites à nos types de connaissances ;
une limite reconnue par soi ou par un autre. Cependant, il n’est point affiché
une volonté d’examiner la « relation » elle-même comme principe de
recherche. C’est dire qu’il s’agit aussi pour nous d’établir la « relation »
comme principe de recherche scientifique s’imposant, à l’heure de la pensée
complexe, à tout chercheur se voulant crédible et sérieux.
C’est pourquoi, nous nous demandons s’il y a une explication à la
limite scientifique. Faut-il discriminer la distinction scientifique moderne
comme raison de la pauvreté de nos connaissances ? Quel souffle faut-il
donner aux Communautés scientifiques pour une véritable
interdisciplinarité ? Nos hypothèses sont qu’il n’y a pas de vérité éternelle,
même dans le concert des savoirs. La seule vérité disponible est le
changement. Ce qui s’accorde avec lui est la relation. C’est son défaut entre
les domaines de savoir qui explique leur limite. Ce qui nous permet de
suggérer que l’acquisition d’une plus grande somme de connaissances
dépendra de la disponibilité des chercheurs à vaincre la tendance à
l’isolement. Cependant, il ne s’agit pas de se mettre en groupe pour la seule
fin de se mettre en groupe. Présentement, dans les colloques et les rencontres
dits interdisciplinaires, chaque savant expose son savoir et ne se voit pas
véritablement examiner son contenu ou refuse aux autres de le faire sous
prétexte de manquer de compétence ou de qualification. Pour cela, nous
examinerons d’abord la distinction moderne des sciences comme une source
apparente de la limite scientifique. Ensuite, nous verrons s’il est possible de
vaincre la limite scientifique ; enfin, nous indiquerons la « relation » comme
exigence et comme principe des recherches scientifiques interdisciplinaires.

La distinction moderne des sciences

S’il convient d’accuser l’époque moderne comme celle qui initia la


séparation des savoirs parce que déjà, René Descartes, qui distingue le sujet
de l’objet, annonce aussi inévitablement une distinction entre les savoirs liés
au sujet et ceux liés à l’objet, il faut surtout condamner l’époque
contemporaine particulièrement les 19e et 20e siècles, étant donné que c’est
en leur cours que fut consacrée la distinction entre les nombreux savoirs que
nous connaissons. Aussi pouvons-nous observer, aujourd’hui, dans nos
Universités ou Écoles supérieures, de même que dans nos Ecoles pré
universitaires, plusieurs disciplines distinctes. De telles disciplines offrent
l’opportunité de se spécialiser. La spécialisation dans un domaine de

137
recherche consiste en un aiguisement, dans ce domaine du savoir, des
méthodes propres à ce domaine, une plus grande fixation sur les problèmes
soulevés par le domaine. Il s’agit, pour un individu, de se consacrer à ce
domaine et d’affermir son savoir, d’y devenir plus performant, mieux
compétent. Or, en s’y consacrant, il délaisse les autres types de savoir. Il est
conduit à négliger ou à ignorer les autres types de savoir pour le
renforcement de ce qui devient désormais, pour lui, le savoir par excellence.
Finalement, il finit par en devenir complètement ignorant. L’ignorance
résulte du fait que l’on prenne une portion du « réel » pour « Le réel », que
l’on méconnaisse la contribution des autres domaines de savoir, que l’on
survalorise son apport jusqu’à négliger celui des autres.
Ajoutons que c’est aussi au cours de l’époque contemporaine que
beaucoup de nos savoirs naissent. A titre d’exemple, nous citons la
sociologie et la psychologie. La sociologie est mise sur pied par Emile
Durkheim. Il entendait, à travers une telle science, étudier les faits sociaux.
La psychologie, quant à elle, cherche à pénétrer les faits psychiques humains
ou à comprendre le processus d’expression de l’âme humaine. C’est une
forme de connaissance (empirique ou intuitive) des sentiments, des idées,
des comportements d’autrui. Elle a pris ses distances d’avec la philosophie à
la fin du siècle avec Von Helmholtz et G. Fechner. Dès la naissance de la
psychologie tout comme de la sociologie, le désir était pour les maîtres de
ces domaines naissants de les autonomiser par rapport aux autres domaines
de savoir déjà existants. Cela s’est fait par la constitution de leur méthode,
leur objet d’étude et un intérêt scientifique non assimilable à ceux des autres.
Sans pouvoir vaincre la remarque kantienne selon laquelle tout type de
savoir serait au service de l’homme et viserait finalement celui-ci comme
objet d’étude, chaque savoir essaie de se faire considérer en marge du savoir
philosophique reconnu de tout temps comme le père des savoirs en ce qu’il
se réfléchit et réfléchit les autres. Mais, même à l’intérieur de la philosophie,
des césures s’opèrent : au 18e siècle par exemple, intervient une réorientation
de la philosophie. Mais, il faut attendre surtout le 20e siècle avec l’échec du
positivisme logique pour voir se réorganiser la philosophie en philosophie
générale et en épistémologie. L’idée selon laquelle la vérité serait dans la
multitude des sciences possibles prend alors d’extrême considération. Ce
qui, pourtant, est de nature à disqualifier l’idée d’une Vérité (grand « V »)
détenue par un type de savoir donné. Cela donna des ailes bien fortes au
relativisme et lui permit de se préciser davantage.
Le relativisme est la conception selon laquelle tout serait relatif à un
domaine de savoir donné, à un individu, à une époque ou à un pays. Selon
une telle conception, la vérité se mesure aux circonstances. Elle ne les
transcende pas. Elle dilue l’idée de vérité éternelle et universelle, sape la
tendance, pour tout type de savoir, à être « Le chemin » par où il convient de
passer pour atteindre le vrai. La revendication d’une possession de la vérité

138
devient caduque, objet d’hilarité. En effet, il n’y a pas de « Le chemin de la
vérité », ce prétendu « chemin » se voulant « divers »..
Paul Karl Feyerabend, l’un des dignes représentants du relativisme
contemporain, fait choir les orgueils scientifiques en proclamant qu’ « A
priori peut-être tout est bien » (All thing goes !). De tels propos sont
indignes des scientifiques qui voudraient, chacun attaché à son domaine de
recherche, proclamer qu’il est en possession de la vérité ou du Chemin qui y
conduit. Cependant, disons tout de même que malgré le vent du relativisme,
cela n’a pas mis fin aux tendances de chaque domaine de savoir à se dire
détenteur d’un pouvoir réel explicatif de l’existence, c’est-à-dire d’être le
savoir fondamental à partir duquel tout procède. On peut lire de telles
tendances encore dans beaucoup de publications même les plus récentes. Il
suffit d’ouvrir par exemple un Mahamadé Savadogo (2012)202 pour lire la
réponse aux « prétentions » nakoulimiennes (2010)203 d’ériger
l’épistémologie, à travers l’écologie en fondement de toute philosophie
politique qui se voudra, selon son sens, prétentieuse si elle l’ignorait.
D’autres exemples peuvent être identifiés dans l’histoire de la
recherche scientifique. Pendant longtemps et ce jusqu’encore aujourd’hui, on
érigea des endroits comme ceux de savoirs véritables et incomparables : la
Sorbonne fut assimilée au haut lieu du savoir vrai et digne d’intérêt et
d’éloge à un moment donné. L’Occident est aujourd’hui établi comme
référence en matière de normes valables de savoir. Ce qui implique un
monopôle des responsabilités en matière de recherche, une identification du
savoir en savoir local ou superstitieux et universel ou rationnel. Le savoir
local serait de l’ethnoscience et douteux. Le savoir rationnel serait vrai et
202
Mahamadé SAVADOGO, Penser l’engagement, Ed. L’Harmattan, (p. 20) : « Le mode de
penser qu’est la science, quant à lui », déclare-t-il, « loin de s’opposer à l’engagement en est
au contraire une manifestation », donc une simple manifestation ; mais, un peu plus loin,
l’auteur réattribue une place à la science ; réattribution qui tient la science à distance du
fondement des choses. Il déclare ceci : « Il faudrait se garder de croire que l’accès à ce
principe est préparé par l’entreprise d’unification des phénomènes à travers la science. Non.
L’intuition de l’un qui apaise l’insatisfaction humaine dépasse les strictes limites de la
science ; elle exige un saut qui sépare la philosophie de la science (…) La science reste sur le
terrain de la pratique » (p. 23). L’auteur est très formel. Il veut à tout prix faire admettre le
rang de la philosophie par rapport à celui de la science. Il sépare la philosophie de la science,
l’esprit du corps auquel il attribue les activités les plus basses.
203
Gomdaogo Pierre NAKOULIMA, 2010, La préservation de la planète : défis
contemporains de la modernité, Paris, éd. L’Harmattan. En son chapitre 3, au titre évocateur
d’ailleurs, l’auteur établit une relation directe de subordination entre science et pensée et
pensée et politique. Pour lui, l’origine de la philosophie politique contemporaine est repérable
dans les révolutions scientifiques modernes. Autrement dit, la révolution scientifique moderne
commande une pensée révolutionnaire. Il montre dans ce passage que les penseurs politiques
comme Hobbes, Rousseau, qui semblent avoir de la gloire se sont adossés aux recherches
scientifiques de Galileo Galiléi et à celles de Descartes, par exemple. Finalement,
l’épistémologie fonde la philosophie politique. La suite du développement, en partant du 3.1
au 3.3, indique l’absence d’autonomie dans les réflexions de philosophie politique. C’est dire
que la science ouvre la possibilité même d’une pensée politique.

139
scientifique. Une telle hiérarchisation des savoirs conduit à une négligence,
voire à un mépris de certains savoirs et de certains savants, une glorification
d’autres savoirs et d’autres savants. La conséquence immédiate de telles
attitudes est la séparation des savoirs et des savants et conséquemment un
approfondissement du fossé déjà existant entre eux.
Ainsi, la spécialisation dans la recherche conduit à une haine contre
les autres savoirs et par-delà contre les individus exerçant en ces savoirs.
Pour attester cela, nous pouvons observer la naissance des Communautés de
savoirs et les conflits qui les animent de l’intérieur (c’est-à-dire entre les
savants d’une même Communauté de savoir) et de l’extérieur (c’est-à-dire
entre les différentes Communautés de savoir). Cela est de nature à entretenir
un climat de méfiance et de rivalité entre les chercheurs et entre les
Communautés. Les méfiances et les rivalités sont nourries tantôt par des
désirs de positionnement ou de préserver une position, tantôt par des désirs
inavoués d’être référenciables ou même de défendre simplement une
chapelle de recherche ; pour nous inspirer d’Edgar Morin, disons de
défendre et de protéger, sans le savoir malheureusement, une certaine
ignorance. Ces méfiances conduisent le plus souvent, si elles sont mal
gérées, à des conflits ouverts.
Mais, c’est moins les conflits entre chercheurs qui nous intéressent
que ceux entre les chercheurs de domaines différents. Pour nous faire une
idée véritable de la nature réelle (nature insensée) des conflits s’entretenant
entre les Communautés scientifiques, faisons l’écho de ce mythe :

Figurez-vous alors des individus dans une piscine profonde de plus de


la taille d’un homme et sous forme de cuvette. Ils sont là depuis leur
naissance. Il n’y a aucune possibilité pour l’un ou pour l’autre d’en sortir.
La piscine est à moitié pleine. Ayant entrepris de se parler, chaque individu
ne fait que revendiquer sur l’autre la supériorité voire la primauté ; chacun
se proclame dépositaire de la « vérité » et donc détenteur du principe
explicatif du tout. A force de se parler et de se provoquer, ils en viennent à
une lutte ouverte, appelons-le une lutte à mort. La règle est que celui qui
vainc, c’est-à-dire parviendrait à mettre à mort les autres, serait le véritable
détenteur de la vérité. Alors, la lutte s’engage. Tous sont contraints et
obligés d’y risquer leur vie pour se faire considérer. Par moment, on voit
des individus tomber, morts au fond de la piscine. Après la mort d’un on
s’attaque à un autre. Ils s’entretuent puis un seul vient à rester en vie. Au
moment de crier victoire, la piscine qui s’est déjà rempli l’engloutit. Il meurt
lui aussi. Il ne reste plus que l’eau débordante dans la piscine, les corps
inertes jonchant au fond.

Mais, quelle explication pouvons-nous donner à notre mythe ? Ce


mythe est une tentative de décrire et d’appréhender les conflits qui
s’établissent entre les chercheurs, entre les Communautés de recherches et

140
pis entre les divers domaines de recherche de connaissance. La piscine
symbolise « l’Univers ». L’eau représente le champ de la connaissance
possédant le seul pouvoir explicatif du tout qui n’est la propriété d’aucun
champ disciplinaire spécifique. Le conflit entre les chercheurs est l’ensemble
des contrariétés entre les chercheurs. Il empêche le déploiement d’une
relation à dimension restauratrice. Les cadavres, c’est l’ensemble des savoirs
dits traditionnels et des champs disciplinaires qui ont eu leur moment de
gloire, jetés aujourd’hui dans l’oubli. Ils font monter l’eau qui noie le dernier
survivant et l’ensemble des cadavres. Etant tombés au fond de la piscine, les
différents corps inertes occupent de l’espace. Ce qui pousse l’eau à remonter
dans la partie vide de la piscine. Disons donc que les individus morts
combattent toujours à leur manière. La noyade du survivant vient du fait que
la profondeur de la piscine dépasse la taille d’un homme et l’eau remontée
jusqu’au bord. Finalement, tous meurent laissant, l’eau dans la piscine.

Ce mythe nous apprend énormément ; essentiellement trois leçons :

(i) Il traduit la victoire de la Connaissance sur les connaissances, du


Savoir sur les savants;
(ii) Il appelle à un éveil scientifique des scientifiques et à une
reconnaissance du principe de relation comme principe de recherche ;
(iii) Enfin, il appelle à une plus grande humilité des Communautés
scientifiques et traduit une victoire de l’humilité sur l’orgueil.
Il appelle aussi à une prise en compte des savoirs dits traditionnels qui
peuvent d’ailleurs, selon Sabine Rabourdin204, venir au secours des savoirs
dits modernes.
Concernant la victoire de la Connaissance sur les connaissances,
disons qu’il est nécessaire que tout domaine disciplinaire accepte la
reconnaissance d’une impossible appréhension de la « Vérité ». Les
domaines disciplinaires n’accèdent qu’à des parcelles de connaissances
partielles. Nicolas De Cues disait déjà ceci : « L’homme dont le zèle est plus
ardent ne peut arriver à une plus haute perfection de sagesse que s’il est
trouvé très docte dans l’ignorance même, qui est son propre, et l’on sera
d’autant plus docte que l’on saura mieux qu’on est ignorant »205.

En faisant de ces propos le credo de toute recherche, nous posséderons


la voie, la seule capable de nous permettre de parvenir à une plus grande
sagesse, celle de la reconnaissance de notre ignorance devant ce qui reste à
connaître. Les connaissances qui nous sont fournies ou que nous découvrons
à un moment donné, à une époque donnée ne servent que pour vivre à cette

204
S. RABOURDIN, 2005, Les sociétés traditionnelles au secours des sociétés modernes, éd.
Délachaux et Niestlé.
205
Nicolas DE CUES, De la docte ignorance, trad. L. Moulinier, F. Alcan, 1930.

141
époque-ci et selon les défis du moment. Passer à une autre, il faudra de
nouvelles pour affronter les nouveaux problèmes, les nouveaux défis. Ce qui
rappellerait légitimement cet état de « docte ignorance » que décrit Popper
en ces termes :

« Toute solution d’un problème donne naissance à de nouveaux


problèmes qui exigent à leur tour solution (…) Plus nous apprenons
sur le monde, et plus ce savoir s’approfondit, plus la connaissance de
ce que nous ne savons pas, la connaissance de notre ignorance prend
forme et gagne en spécificité comme en précision. Là réside en effet la
source majeure de notre ignorance : le fait que notre connaissance ne
peut être que finie, tandis que notre ignorance est nécessairement
infinie »206.

Concernant l’éveil scientifique des scientifiques et la reconnaissance


de la « relation » comme principe de recherche, disons que le véritable
savant est celui qui reconnaît la dimension énorme de son ignorance sur
toutes choses ; celui qui reconnaît le filon métaphysique de la connaissance
toujours renouvelée, parce que conjecturelle (pour emprunter l’expression de
Popper). Alors, il cherche à établir des réseaux de recherche, dans l’espoir de
combler tant soit peu son désir inassouvi d’une plus grande connaissance.
Mais, il ne connaîtra jamais la connaissance, c’est-à-dire celle à laquelle
aucune autre ne peut s’opposer. On peut donc comprendre en l’attitude
socratique humble, son souci de discuter sinon de dialoguer avec ses
interlocuteurs, un élan de recherche interdisciplinaire. En effet, Socrate
aimait discuter avec ses semblables sur bien de sujets. Au-delà du fait que
l’attitude comporte ses insuffisances, on peut déjà saluer une attitude
complexe en ce savant intéressé à l’échange et au partage, donc à
l’interaction communicationnelle ou dialogique.
La troisième leçon indique une acceptation des deux premières déjà
évoquées. L’humilité se traduit par l’acceptation de l’autre et la
reconnaissance de son savoir comme complément du sien, en acceptant
d’apprendre à apprendre d’autrui. En effet, il n’y a pas de savoir qui
s’oppose sans se compléter. Les oppositions ne sont que partielles mais
jamais dans la totalité. Cela nous conduit à suggérer qu’aucun problème ne
réside dans le fait que des savoirs s’opposent ou soient distincts mais plutôt
dans le fait que les tenants de ces savoirs s’ignorent et se méprisent
tacitement ou ouvertement. On peut citer Descartes contre lui-même comme
on peut aimer un aspect de sa pensée et pas un autre. Mais jamais détester
tout son penser.
On aura sans doute compris, au regard des tons arrogants employés
dans les écrits, la question de la « relation » constitue une question

206
Karl Raimund POPPER, Conjectures et Réfutations, Paris, Payot, 2006, pp. 54-55.

142
principielle dans la recherche car, même à l’intérieur d’une même spécialité,
les arrogances sont terrifiantes. C’est donc la question éminente à résoudre.
Elle peut s’intituler comme suit : peut-on, dans un climat de conflit de mots,
d’intérêts, comprendre la valeur de la relation ? Peut-on véritablement
travailler ensemble de manière pertinente et fructueuse? Autrement dit, peut-
on accepter relativiser son propre savoir ou sa propre vérité? Finalement, la
limite scientifique est-elle surmontable?

Limite scientifique et réalité

Disons que ces questions font retrouver la question traditionnelle


suivante : La vérité existe-t-elle ? Si oui, peut-elle être atteinte ? Autrement
dit, où se trouve-t-elle ?
La préoccupation sur la nature de la vérité jalonne l’histoire de la
pensée philosophique. C’est la préoccupation centrale de la philosophie. Ce
qui conduit à se demander clairement : où trouver la vérité ? Une telle
question a occasionné plusieurs ébauches depuis l’Antiquité. En se
demandant « Qu’est-ce qui subsiste au changement? », les penseurs antiques
sont conduits à se déterminer un principe unique qui serait à la base de tout.
Ce principe constitue en même temps la vérité pour chacun. Thalès, en
identifiant l’eau comme principe qui subsiste au changement n’entend plus
chercher la vérité au-delà de l’eau. Anaximandre, en identifiant l’infini
n’entend plus trouver la vérité nulle part ailleurs. Anaximène, en identifiant
l’air n’imagine point la vérité en autre chose que celui-ci. Ainsi, la vérité
comporte un visage unique : elle est d’une nature simple.
Mais, ils furent reprochés par beaucoup d’autres refusant de voir en de
tels éléments de la nature, les principes explicatifs du tout. Pour certains
comme Empédocle, il existe plusieurs principes mais pas seulement un seul.
Il identifie entre autres la terre, visant le lourd, le feu, visant le léger, l’eau,
visant le fluide. C’est du rassemblement ou de la séparation de tels éléments
que président l’amour et la haine que forment les réalités. Pour d’autres
comme Saint Augustin, le principe explicatif de l’Univers ne peut résider à
l’intérieur de celui-ci. Il ne peut que le transcender. Il identifie donc Dieu, un
être éternel, non créé mais créant tout.
On aura sans doute compris, la contradiction semble être la chose la
mieux partagée en ce débat si bien que le moins que l’on puisse dire est que
les domaines de recherches ne satisfont ni ne stabilisent aucune curiosité. Au
contraire, ils l’aiguisent du moins la troublent davantage. C’est pourquoi, il
convient d’accepter un détour d’humilité pour reconnaître l’incapacité
humaine à toute quête définitive.
L’expression « limite scientifique », selon notre compréhension,
renvoie au fait que les prétentions de chaque domaine de savoir de détenir la
vérité ou d’être en possession de la voie qui y mène, sont vaincues par le
temps. Elle désigne aussi les crises dans les différents domaines de savoir

143
particulièrement aujourd’hui. C’est tout simplement les insuffisances de nos
formes de connaissances. L’élévation de la philosophie de la complexité
depuis 1977 par Edgar Morin, vise à nier la possibilité méthodologique
scientifique moderne de la vérité. En cela, la philosophie de la complexité
rappelle à chaque discipline et à chaque penseur la complexité du « Réel »
pris toujours dans une contexture complexe si bien qu’aucune méthode
unique ne peut le dire sans faillir. Elle repousse l’idée de réel simple,
analysable par une seule méthode. On pourrait donc reconnaître que Morin
appelle à une plus grande humilité des disciplines et des chercheurs et les
convie à une ouverture disciplinaire, c’est-à-dire à un décloisonnement ;
chose sans laquelle personne ne peut se satisfaire de ce qu’il connaît. Paul
Karl Feyerabend est aussi l’un de ceux qui appellent à l’adoption d’un
pluralisme méthodologique pour mettre fin au mythe de la science comme
étant « La » méthode207.
L’idée d’un réel simple avait été suggérée par la philosophie
cartésienne, encouragée et entretenue par toute la pensée moderne. Le doute
méthodique cartésien, méthode d’explication, d’analyse et d’intellection du
réel, avait procédé à une simplification du réel, voie par laquelle, il pouvait
être appréhendé de manière intégrale dans son essence. Mais par La
méthode, (tome 3, surtout) Morin nous oblige à accepter sortir de l’univers
des éléments simples pour « espérer » comprendre le « Réel ». Pour lui, le
processus de la connaissance exige, de façon impérieuse, d’intégrer les idées
d’être, d’individus, de sujet au lieu de les évacuer. Bref, de prendre en
compte les multiples dimensions inépuisables de la connaissance.
En indiquant d’abandonner le regard simplificateur, rendant aveugle la
connaissance, Morin indexe surtout la dimension des sciences qui rend
difficile la connaissance, mieux, il appelle à une intégration des vues pour
éviter une pathologie du savoir. Chacun étant spécialiste dans un domaine du
savoir devient ipso facto ignorant dans un autre sinon les autres. Sachant
« tout » de son domaine, il ignore tout de l’autre. Chacun sait pourtant que
son savoir ne possède pas sa propre explication en lui-même. La
conséquence immédiate est que les spécialistes font naître un nouvel
obscurantisme. Pour se sauver de cet obscurantisme, identifié comme
comportant un problème de civilisation208, Morin en appelle à un dialogue
franc et sincère entre les domaines scientifiques. Il révèle par exemple qu’il
est difficile d’opposer la philosophie et la science dans leur activité car la
philosophie sans activité d’observation et d’expérimentation ne l’est pas. De
même, la science n’est pas la science sans réflexion et spéculation. C’est
pourquoi, il est nécessaire d’éviter l’établissement de frontières entre les
sciences.

207
Cf. Paul Karl FEYERABEND, Contre la méthode, Paris, Ed. du Seuil, 1975.
208
Cf. Edgar MORIN, La connaissance de la connaissance, Paris, Ed. du Seuil, 1986.

144
La condamnation de la philosophie de la simplicité qui, pour
comprendre a besoin de séparer, de distinguer, d’isoler, a conduit beaucoup à
penser que la distinction moderne des sciences à entraîner une
méconnaissance du réel et par là une limite de nos savoirs. Si la distinction
moderne peut constituer un argument de la limite scientifique, il convient
cependant de voir en l’ignorance de la « relation » la source véritable des
multiples dysfonctionnements dans nos systèmes de connaissance. La
critique de la distinction moderne est sans objet parce qu’elle ne peut être
dépassée. Par contre, l’isolement complet dans la recherche est contre la
science puisqu’il s’établit contre la « relation ». Or, la relation est un
principe de recherche scientifique. En effet, depuis l’éclosion du relativisme
contemporain, il n’y a point de Science (grand « S »). Il n’y a que des
sciences. Ce qui revient à dire qu’il n’y a que des vérités. La Vérité (grand
« V ») a donc cessé d’exister. Son illusion a été démasquée. Dans un
contexte où il n’y a que des vérités, on peut attendre qu’elles se bousculent
avec mépris. Mais, ce contexte n’engage-t-il pas aussi nécessairement
qu’elles dialoguent à tout prix à travers le dialogue des chercheurs ?
On aura sans doute compris que la distinction moderne des sciences
ne peut être vaincue. Elle n’est pas une invention mais une découverte
moderne. Elle s’impose à notre insuffisance native et à notre espérance de
vie. Pour la vaincre, il serait impératif de résoudre de tels problèmes au
préalable : répondre à pourquoi la capacité humaine est-elle limitée ou à
pourquoi mourons-nous au bout d’un siècle de vie (pour les plus chanceux
bien sûr). Ainsi, à défaut de pourquoi tout faire et vouloir tout étudier, l’idée
s’impose à nous de repartir les tâches. C’est la division du travail.
La division sociale du travail est également redevable à ces conditions
naturelles impératives. Dans ces conditions, il convient de prendre
conscience de l’impératif et de l’exigence d’une mise en relation des sociétés
et des communautés. Il n’y a pas, en effet, d’intérêt à s’isoler. C’est
pourquoi, Paulin Jidenu Hountondji fait bien de rappeler la nécessité de
travailler en commun. Il estime nécessaire de considérer la contribution de
chaque communauté dans le sens d’un élargissement de la responsabilité
sociale et scientifique internationales dans la recherche209. Or, cela n’est
possible que dans l’élan de l’ouverture des communautés, le partage des
expériences de recherche, des méthodes et des projets dans leur ensemble, du
respect dû aux communautés. Ce qui impose de se mettre en relation, les uns
avec les autres. Partant, nous pensons qu’une plus grande éclosion de la
connaissance au niveau local et international dépend de la capacité morale
des chercheurs à se mettre en relation sans sous-estimation, car il est temps
d’ouvrir le rideau des domaines de spécialités. Les compétences dites
peuvent bien être complétées par les non-compétences dites. Autrement dit,

209
Paulin Jidenu HOUNTONDJI, La rationalité, une ou plurielle ?, Paris, éd. Unesco,
présentation, 2007.

145
la relation se présente désormais comme le principe des principes de toute
recherche se voulant fructueuse et vraiment scientifique. Ce qui nous impose
de l’examiner avec plus d’attention.

Ethique et interdisciplinarité : la « relation » comme principe de recherche

Commençons par nous poser les questions suivantes : Y a-t-il


interdisciplinarité sans éthique ? Y a-t-il éthique sans relation ? Quel souffle
faut-il donner aux Communautés scientifiques pour une véritable
interdisciplinarité ? Comment peut-on travailler en interdisciplinarité sans la
valeur de la relation, assumée scientifiquement ?
S’il est vrai que l’objectif général des domaines divers de recherche
est de produire des connaissances, d’œuvrer à ce que l’existence soit moins
douloureuse par l’entremise de celles-ci ; s’il est vrai que toute l’activité qui
se déploie vise une plus grande insertion au monde, c’est-à-dire d’améliorer
la qualité de l’existence, il importe de considérer la « relation » comme
principe de recherche. L’objectif général des domaines de savoir indique une
plus grande valeur s’imposant à de plus petites : le bien-être. Or, si le bien-
être est identifié comme valeur et comme principe de recherche disciplinaire
en ce qu’il constitue le sens ultime des recherches scientifiques, il est évident
que tous visent le même objet nonobstant la diversité de leurs méthodes et de
leurs démarches. Cela indique que les chercheurs, à défaut, de travailler
ensemble sur les principes méthodologiques devraient pouvoir le faire sur le
principe d’objectif de la recherche. Le principe d’objectif indique que la
valeur constitue l’objectif des recherches scientifiques. Autrement dit, on ne
fait jamais de la recherche pour du mal. Même dans le cas où l’on fabrique
des armes pouvant tuer l’homme, ce qui motive leur fabrication est d’abord
la protection. Ce qui s’occupe de la valeur prioritairement mieux que la
philosophie est l’éthique. C’est pourquoi, elle peut s’imposer comme
discipline centrale pour gouverner les échanges interdisciplinaires. Cela
justifie également que nous mettons en relation éthique et interdisciplinarité.
L’éthique est un secteur du savoir qui examine les principes des
valeurs, la portée morale des constructions et des résultats scientifiques. En
cela, elle se présente comme un méta-discours moral chargé de l’évaluation
des recherches scientifiques. Dans cette logique, elle peut être perçue comme
un archè-savoir capable d’orienter les autres disciplines et d’indiquer une
voie sûre d’atteinte du bien-être si tant est que tous les domaines de savoir
poursuivent un certain bien.
L’association que nous faisons de l’éthique et de l’interdisciplinarité
donne l’opportunité de suggérer l’éthique comme un savoir-pilier à partir
duquel les problématiques peuvent être élaborées selon les intentions de
François Ost. Dans « L’interdisciplinarité comme principe d’organisation,
paradigme théorique et anticipation éthique », Communication présentée
dans le cadre du Colloque organisé du 21 au 25 octobre 1997 sur le thème

146
« L’université catholique face aux défis du 21e siècle », François Ost conçoit
l’interdisciplinarité comme un principe théorique de recherche. Il
appréhende l’interdisciplinarité comme une pratique hautement complexe.
Ce qui revient à dire qu’il ne suffit pas de rapprocher plusieurs disciplines
pour produire de l’interdisciplinarité. D’où la nécessité de la séparer de la
pluridisciplinarité ou de la transdisciplinarité.
La pluridisciplinarité consiste à faire collaborer les savoirs et les
disciplines pour la recherche de solutions à un problème donné. Dans une
recherche pluridisciplinaire, les savoirs ou les solutions à un problème sont
juxtaposés. On fait la sommation des disciplines, chacune gardant son
identité spécifique, sa démarche et ses perspectives. A partir de là, on peut
comprendre aisément qu’il n’existe pas une véritable relation entre les
spécificités ni entre les chercheurs étant donné qu’aucune communication
véritable n’existe entre eux.
La transdisciplinarité consiste en un effort d’élaboration d’un savoir
autonome, en marge des élaborations des disciplines particulières. Elle
s’efforce de se situer en dehors des disciplines en présence pour construire
de nouveaux objets d’étude et de nouvelles méthodes de travail pour aborder
lesdits objets. Il y a donc dans le modèle transdisciplinaire une négation de
l’autonomie des disciplines, de leurs méthodes et de leurs objets d’étude. Le
modèle transdisciplinaire néglige la valeur des disciplines. C’est pourquoi,
Ost plaide pour une interdisciplinarité, c’est-à-dire une conjugaison des
savoirs marquée par une prise en compte effective des savoirs dans leur
particularité (car il y a de la vérité) mais aussi de leurs insuffisances.
L’interdisciplinarité aboutit à l’élaboration d’une problématique commune, à
un dialogue franc et sincère entre les domaines disciplinaires. Pour lui, en
effet, le véritable but des recherches interdisciplinaires exige une
réorganisation des domaines de savoir à travers des échanges de nature
complexe, gouvernés par des va-et-vient constructifs.
Ainsi, le souci de François Ost est de faire « fixer
conventionnellement une discipline qui occupera le centre des échanges
interdisciplinaires ». Sans pour autant fixer la discipline, il craint tout de
même les dérives d’un tel état de fait. Pour parer aux dérives qui sont de
l’ordre du monopole par la discipline conventionnelle des problèmes et des
réponses, de distorsion des concepts et de dissolution des problématiques et
surtout d’absence de critique véritable des disciplines, Ost suggère une
critique des paradigmes de chaque discipline par les autres de façon
successive. D’où la nécessité de dialoguer. Cela lui permet d’appréhender
l’interdisciplinarité comme une anticipation éthique. Il s’agit de partager, de
façon sincère, un principe d’écoute car, déclare-t-il, « L’interdisciplinarité
invite au dialogue argumenté des convictions et engage à une recherche
collective de la vérité, en présupposant la diversité des opinions et en
assumant l’incertitude du résultat ».

147
On aura sans doute compris que le modèle interdisciplinaire s’opère
dans une articulation des savoirs ; une telle articulation entraîne un dialogue,
des réorganisations partielles des champs théoriques. On procède comme
l’affirme J. M. Benoist à la traduction d’un jeu de langage dans un autre210.
Ce jeu de langage met en exergue le dialogue et l’intercommunication. Cela
pourrait effectivement constituer un garde-fou afin de ne pas tomber dans la
pluridisciplinarité. Cependant, cela n’est-il pas de nature à créer un risque
d’écoute et surtout de réception car comment un sociologue peut-il vraiment
convaincre un médecin que la maladie virale dont souffre son malade qu’il
soigne ou tente de soigner pourrait avoir une source de malédiction ?
Comment parer à un tel risque de nature à paralyser une véritable
interdisciplinarité? Face à un tel problème, la « relation » se présente comme
une solution inévitable.
En vérité, la « relation » se présente comme la clé de voute des
recherches interdisciplinaires. C’est un principe sans lequel aucun domaine
de savoir ne peut satisfaire à lui seul un gain de connaissance. Elle ne
consiste pas en un simple dialogue mais en le maintien du dialogue. C’est un
échange de compétences entre les chercheurs, une acceptation de l’autre et
de sa contribution au rayonnement du savoir en général. C’est une attitude de
dimension sociale et épistémologique. Elle préside au bonheur et à la
connaissance.
La dimension sociale de la relation l’établit comme principe
organisateur de la société. Elle se trouve dans la création et le maintien des
valeurs par exemple la solidarité, l’entraide et le sentiment de secours. Elle
préside à la répartition du travail. La répartition sociale du travail implique
inéluctablement la relation des membres séparés. C’est dire que l’objectif
pour lequel on attribue un rôle spécifique à chacun est qu’il établisse une
relation avec les autres en marge de quoi l’acte de séparation aboutit à la
destruction sociale et à une dépendance mortifère des membres. Le principe
se présente comme suit : je me sépare des autres pour mieux travailler et
donc pour mieux m’unir à eux car ils auront besoin tôt ou tard de mes
services –ou je suis différent des autres pour mieux les reconnaître et les
connaître211 –ou encore– j’exerce différemment que les autres pour mieux
demander leurs services. On le voit, la fin et la source de l’organisation
sociale ou des recherches sont bien la « relation »212.

210
J. M. BENOIST, « L’interdisciplinarité dans les sciences sociales », in Interdisciplinarité
et sciences humaines, éd. Unesco, Paris, 1983, p. 189.
211
Cela semble pour le Coran et ses adeptes le but pour lequel, précisément, Allah a créé les
humains: « O Hommes! Nous vous avons créés d’un homme et d’une femme, et Nous avons
fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous connaissiez entre vous », In Coran,
Sourate 49, verset 13.
212
Dans Catéchisme positiviste, (1852), Paris, Ed. G-F Flammarion, pp. 78-80, Auguste
COMTE établit une relation vivante entre les morts et les vivants. Il pense que l’héritage

148
La « relation » est découverte et mise en exergue par la philosophie de
la complexité. Elle privilégie un mode de relation entre les êtres de telle
sorte à ne pas établir une position de référence. On va de l’homme à
l’environnement et on retourne à l’homme de façon permanente. A partir de
là, on peut dire que la relation privilégiée par une telle philosophie est
continue. Cela révèle que l’homme est de par son origine solarienne un être
relationnel de part en part. C’est en maintenant cette relation avec les autres
que sa vie est possible. Ainsi, autour d’Edgar Morin, toute la philosophie
découvre la « relation » comme un principe vital. Ce qui apprend à l’homme
que sa relative indépendance ou autonomie dépend de sa capacité à se mettre
en relation et à la maintenir vivante avec les autres et avec le monde qui
l’entoure. En déclarant que « L’autonomie suppose la complexité. La
complexité suppose une très grande richesse de relations de toutes sortes
avec l’environnement c’est-à-dire dépendant d’interrelations, lesquelles
constituent très exactement les dépendances qui sont les conditions de la
relative indépendance »213, Morin situe la capacité humaine à répondre de
l’éthique de survie dans son humeur rationnelle. Autrement dit, aucun
homme ne peut survivre sans tenir compte de sa relation avec le monde qui
l’entoure. La raison même l’interdirait. Pour paraphraser cette remarque,
disons, concernant le cercle restreint de la recherche scientifique, qu’aucun
chercheur ne peut espérer satisfaire une grande somme de connaissances
sans prendre en compte sa « relation » insécable avec ses homologues.
La nature de la « relation épistémologique » à laquelle Morin et les
philosophes de la complexité appellent les autres penseurs est complexe.
C’est une relation inter-retro-active. Ce qui veut dire qu’elle est vivante et
permanente. Morin a su mettre en exergue cette relation dans La
Connaissance de la connaissance, (Le Seuil, 1986), à travers de traits
caractéristiques d’aller (→) et de retour (←) reliant deux ou plusieurs
éléments. De tels traits identifient la nature complexe de la relation. Ils sont
véritablement la marque de la relation épistémologique. Une telle relation
efface, par exemple, la notion de cause ou d’effet ou attribue à la cause
l’identité de l’effet et à l’effet l’identité de la cause. Les notions de
scientifique et d’ethnoscientifique meurent au profit de la notion de savoir.
Une telle idée est élaborée par G. P. Nakoulima dans un article d’importance
capital214.
En effet, l’auteur y examine les rapports complexes entre le savoir
local occidental dit « science » et le savoir local des autres sociétés dit
« ethnoscience ». Contre les radicaux d’une telle classification des savoirs

culturel que les vivants reçoivent des morts les maintient redevables à eux. Il les lie ensemble
et assure ainsi, un accomplissement de l’Humanité en les vivants.
213
Edgar MORIN, Le paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Ed. du Seuil, 1973, p. 32.
214
G. P. NAKOULIMA, « Science et ethnoscience », in Revue scientifique de l’Université de
Bouaké, PUCI, 2000, pp. 67-81.

149
comme Whitehead et les modérés comme Lévi-Strauss, Nakoulima fait
savoir aux uns que la raison occidentale ne constitue plus un critère
d’évaluation des autres savoirs comme de par le passé. Aux autres, il
reproche une absence de remise en question profonde de la science
occidentale dans leurs discours critiques.
En se fondant sur le relativisme scientifique contemporain, il montre
l’ébranlement du savoir occidental en ses fondements215. Il s’insurge contre
l’idée selon laquelle le savoir occidental serait objectif et universel216. Ayant
compris qu’une véritable et sincère critique de la science moderne
occidentale et de la raison occidentale ne peut venir de l’Occident, montrant
à Lévi-Strauss qu’« Une réhabilitation de l’ethnoscience sous la forme
d’équivalence est aujourd’hui insatisfaisante et insoutenable »217, il conclut
en déclarant que « L’heure des autres savoirs [a] sonné »218. Cela appelle les
Communautés à un partage d’expérience, de savoir et de responsabilité.
Ainsi, nous avons voulu établir dans cet article la « relation » comme
principe de recherche et ouvrir un nouveau sens véritablement
interdisciplinaire de recherche dans les enquêtes scientifiques. Nous ployons
sous le joug de la nécessité de travaux interdisciplinaires non négociable. Il
serait même peut-être nécessaire de consacrer une philosophie entière à la
« relation » afin de mieux l’appréhender, la volonté de connaître étant
toujours empreinte d’une dimension métaphysique. C’est, on ne peut mieux,
l’enjeu de la métaphysique de la connaissance.

Références bibliographiques

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Feyerabend, Paris, Ed. Le Livre de poche.
DESCARTES, René (1951), Discours de la méthode, Paris, Ed. UGE.
MORIN, Edgar (1973), Le paradigme perdu: la nature humaine, Paris, Ed.
du Seuil.
MORIN, Edgar (1986), La Connaissance de la connaissance, T.3, Paris, Ed.
du Seuil.
MORIN, Edgar (1990), Introduction à la pensée complexe, Paris, Ed. ESF.
MORIN, Edgar (1999), La tête bien faite, Paris, Ed. du Seuil.
NAKOULIMA, G. P. (2000), « Science et ethnoscience » In Repères, Revue
scientifique de l’Université de Bouaké, Côte d’Ivoire, Ed. PUCI, vol.
(2), N°1, pp. 67-81.

215
NAKOULIMA, op. cit. p.75.
216
NAKOULIMA, ibid., p. 76
217
NAKOULIMA, ibid., p.73.
218
NAKOULIMA, ibid., p. 81.

150
NAKOULIMA, G. P. (2010), La préservation de la planète : défis
contemporains de la modernité, Paris, Ed. L’Harmattan.
OST, F. (1997), La crise écologique : vers un nouveau paradigme ?
Contribution d’un juriste à la pensée du lien et de la limite, Paris,
INRA.
POPPER, Karl Raimund (1981), La Quête inachevée, trad. française par
Bouveresse, Paris, Calmann-Lévy.
POPPER, Karl Raimund (2006), Conjectures et Réfutations, Paris, Payot.
RUSS, J. (1994), La pensée éthique contemporaine, Paris, PUF.
SAVADGO, Mahamadé (2010), Pour une éthique de l’engagement,
Bruxelles, Ed. Namur.
SAVADOGO, Mahamadé (2012), Penser l’engagement, Paris, L’Harmattan.

151
152
Le normativisme est-il persistant ?
Cas de l’épistémologie de Paul Karl Feyerabend

Michel Wilfrid NZABA


Université Marien Ngouabi de Brazzaville

Résumé
Cet article se propose de rendre compte de la signification
épistémologique de l’anarchisme de Paul Karl Feyerabend à partir et en
fonction d’un foyer procédural, à savoir les normes dans les sciences. Pour
le dire autrement, l’un des objectifs que nous poursuivons dans cette
réflexion est de savoir dire la signification et la portée épistémologiques des
normes au cœur de la pratique scientifique aujourd’hui, en nous inspirant de
l’œuvre de Paul K. Feyerabend. Il est, en effet, question de répondre à la
question : comment peut-on ne pas être normativiste ? Dans cet élan de
problématisation des normes, il s’agit de travailler à justifier
épistémologiquement la conception feyerabendienne des normes et surtout
de préciser que l’épistémologie de Paul K. Feyerabend, malgré sa réflexion
sur les normes, n’est pas une épistémologie normative. Car, selon Paul K.
Feyerabend les normes, qu’elles soient logiques, sociales, politiques,
éthiques ou même écologiques, fonctionnent en quelque manière comme une
sorte de « frein » au progrès de la science. L’anarchisme épistémologique
est par nature et même par vocation opposé au normativisme. Fort de cette
évidence, Paul K. Feyerabend enseigne à ne pas radicaliser les normes. La
réflexion épistémologique n’est pas prisonnière des normes. Ainsi, la science
doit prôner l’ouverture, l’initiative au cœur des normes, des principes, des
règles méthodologiques les plus rigides. Le problème central de
l’anarchisme épistémologique c’est que désormais la pratique scientifique
ne doit pas être subordonnée à « certaines normes fixes »219. Il s’emploie,
d’ailleurs, à critiquer lourdement les normes pour vouloir mettre en avant la
possibilité de favoriser l’esprit d’ouverture. Il défend l’idée selon laquelle
l’esprit scientifique doit s’ouvrir à toutes les options, doit relativiser les
normes, puiser à toutes les sources et ressources afin de mieux poser le
problème non seulement de la vérité mais également celui de l’avenir de la
science. La méthodologie anarchiste de Paul K. Feyerabend navigue entre
opportunisme et anarchisme pour s’achever dans le pluralisme, pour ne pas
dire le relativisme. Il s’agit donc dans cette réflexion de dégager la
conception feyerabendienne de la science, elle-même redevable à la
conception feyerabendienne de la rationalité scientifique, avec à l’arrière
plan le statut épistémologique des normes.

219
P. K. FEYERABEND, Une connaissance sans fondements, Paris, Dianoia, 1999,
p. 91.

153
Mots clés
Anarchisme, épistémologie, fondements, normes, opportunisme,
pluralisme, réalisme, relativisme, science, vérité.

Introduction
La conception feyerabendienne de la science est l’une des plus
complexes au sein de la philosophie contemporaine des sciences. Mais, l’une
des pistes qui s’offrent à sa clarification est, fort probablement, la lecture et
la réévaluation critique qu’il donne à la notion de « norme ». A cet effet, il
écrit :

« L’idée que la science peut, et doit être organisée selon des règles
fixes et universelles est à la fois utopique et pernicieuse. Elle est
utopique, car elle implique une conception trop simple des aptitudes
de l’homme et des circonstances qui encouragent ou causent, leur
développement. (…) pernicieuse en ce que la tentative d’imposer de
telles règles ne peut manquer de n’augmenter nos qualifications
professionnelles qu’aux dépens de notre humanité. En outre, une telle
idée est préjudiciable à la science, car elle néglige les conditions
physiques et historiques complexes qui influencent en réalité le
changement scientifique »220.

Pour Feyerabend, en effet, les normes ou les méthodologies de la


science échouent à fournir des lignes directrices qui servent aux scientifiques
à guider leurs activités. Si l’on considère que par méthodologies de la
science, il faut entendre les règles en vue de normer la pratique scientifique,
alors Feyerabend s’y oppose considérablement. Il admet l’idée selon
laquelle, les règles scientifiques ne doivent pas se prétendre fixes et
universelles. La science est elle-même complexe. Son objet varie
régulièrement. Les normes doivent également varier avec elles. Le
développement scientifique s’opère quelque fois de manière imprévisible. Et
cette imprévisibilité devrait permettre à l’esprit humain, en contexte de
découverte, de considérer toutes les initiatives, toutes les procédures pour
envisager la croissance du savoir scientifique.
Il y a un lien logique entre les normes et la vérité scientifique dans la
philosophie des sciences chez Paul K. Feyerabend. Les normes ou méthodes,
même les plus rigides, s’exposent à des limites internes. D’où son fameux
principe : « Tout est bon »221 et qu’il justifie comme étant : « Le seul

P. K. FEYERABEND, Contre la méthode. Esquisse d’une théorie anarchiste de


220

la connaissance, Paris, Seuil, 1979, p. 332.


221
Ibid., p. 25.

154
principe qui n’entrave pas le progrès »222. C’est-à-dire, dans la terminologie
de Feyerabend, « Toutes les méthodologies ont leurs limites »223, et comme
tel, « Les normes doivent avoir un pouvoir heuristique »224.

La notion complexe de « norme » implique nécessairement l’appel qui


peut être entendu comme règle, loi, but, modèle, principe. Notre
problématique centrale est formulée ainsi qu’il suit : une épistémologie
normative est-elle possible ? Doit-on ne pas normer l’épistémologie ? Ou
pour faire simple, doit-on ne pas épistémologiser les normes ? Telles sont les
questions directrices qui gouvernent cette réflexion en matière
épistémologique et qui s’ouvre par un point de débat entre Feyerabend et
Lakatos, pour culminer sur la relation de Feyerabend à Thomas Kuhn après
avoir dit la critique de Feyerabend à l’endroit de Popper. .

Feyerabend et Lakatos : les raisons d’une rupture épistémologique

Les écrits et l’œuvre entière de Paul K. Feyerabend montrent combien


Lakatos est si cher au philosophe de l’anarchisme épistémologique. Des
projets scientifiques ont été menés ensemble, cela n’a pas empêché
Feyerabend de le reconnaître lorsqu’il écrit pour montrer l’influence que
Lakatos a pu produire sur lui que : « Pourquoi n’écris-tu pas ce que tu
racontes à tes pauvres étudiants, me disait Imré »225. Feyerabend dit avoir
été encouragé par Lakatos dans la réalisation de ce qui est devenu
aujourd’hui l’un des ouvrages ayant positivement contribué à sa légendaire
réputation. Voici comment il le souligne : « C’est avec ces encouragements
que je me mis à concocter contre la méthode (CM) »226. Enfin, pour clore
avec cette série d’influence positive de Lakatos sur Feyerabend, et montrer
en même temps l’importance de ce dernier dans le retentissement actuel du
philosophe du relativisme, on peut recourir à cet énoncé : « Et Contre la
méthode ? Feyerabend répond : Eh bien je vous l’ai déjà raconté : Lakatos a
suggéré que nous pourrions écrire un livre ensemble et j’ai aimé l’idée »227,
un livre qui recevra le même retentissement que La Logique de la découverte
scientifique de Popper228. Malgré cette très grande complicité
épistémologique, Feyerabend dont l’esprit est marqué par le souci de la
pluralité, le sens de la polémique, l’esprit d’une épistémologie de la
prospective, bref, le souci du pluriel, entame une discussion

222
Ibid., p. 20.
223
Ibid., p. 333.
224
Ibid.
225
P. K. FEYERABEND, Tuer le temps. Une autobiographie, Paris, Seuil, 1996, p. 214.
226
Ibid.
227
P. K. FEYERABEND, Dialogues sur la connaissance, Paris, Seuil, 1996, p.214.
228
E. MALOLO D., Introduction, réalisme, rationalisme et méthode scientifique. Ecrits
philosophiques, Paris, Dianoia, p. 10.

155
fondamentalement critique contre Lakatos. On le sait, l’anarchisme c’est en
quelque manière l’art du relativisme. Cela pousse à relativiser les normes
telles qu’elles se donnent à comprendre chez Lakatos. Il fait remarquer à ce
propos que :

« Imré Lakatos, pour sa part veut que la science, et en fait, toute la vie
intellectuelle se conforment à certaines normes fixes ; il veut que la
science soit « rationnelle ». Cela signifie deux choses : a. Les normes
choisies ne doivent jamais être subordonnées à des normes d’une
autre espèce (La connaissance ou la science peut être intégrée dans
un contexte plus large, mais cela ne doit pas affecter sa nature ; la
science, (…), doit garder son « intégrité »), b. Les normes doivent
avoir un pouvoir heuristique, c’est-à-dire (…) l’activité intellectuelle
qu’elles gouvernent doit différer de celle des francs-tireurs
anarchistes »229.

Si dès le départ, Lakatos montre l’invariabilité des normes en science,


revendiquant par là une certaine rationalité de la science à partir et en
fonction de ce qu’il appelle « certaines normes fixes », Paul Feyerabend,
véritable chantre du relativisme, pense qu’il faut relativiser les normes. Cela
constitue manifestement l’une des raisons qui justifient l’idée d’une rupture
épistémologique entre ces deux philosophes des sciences. Dans la
présentation lakatosienne des normes, l’idée d’« intégrité » des normes peut
se donner à comprendre comme la marque d’une conservabilité de cette
normativité. Alors qu’il n’est pas question dans la version de Feyerabend de
ne pas avoir recours à des normes, l’idée principale qui se trouve discutée,
c’est celle liée à l’invariabilité des normes. Il pense que les normes peuvent
dans certains cas être changées afin de mieux promouvoir l’avenir de la
science. Ce n’est pas qu’il ne faut pas recourir à des normes pour pratiquer la
science, mais sur ces normes de la science, Feyerabend adopte une attitude
très critique. On peut se permettre de dire qu’il critique les normes sans pour
autant les rejeter totalement. Voici comment il marque son accord vis-à-vis
de Lakatos :

« Je suis d’accord avec deux suggestions qui forment une partie


essentielle de la théorie de la science de Lakatos. (…) c’est que la
méthodologie doit accorder chaque fois « un espace vital minimal »
aux idées que nous décidons de considérer. Une nouvelle théorie étant
donnée, nous ne devons pas nous servir immédiatement des critères
habituels pour décider de sa survie. Ce ne sont ni des incohérences
internes grossières, ni un manque évident de contenu empirique, (…)

229
P. K. FEYERABEND, Contre la méthode, op., cit., p. 216.

156
qui devraient nous empêcher de retenir et d’élaborer un point de vue
qui nous plait pour une raison ou pour une autre »230.

A ce niveau, Feyerabend marque son accord avec la théorie de la


science de Lakatos. L’idée qui l’affectionne du côté de Lakatos est celle qui
montre qu’on n’est pas toujours appelé à se servir des critères, des normes,
des principes habituels pour décider de la survie de la science. Mais, malgré
cette identité de points vue, la rupture ne tarde pas à arriver lorsque
Feyerabend écrit :

« Lakatos suggère que les critères méthodologiques ne sont pas eux-


mêmes à l’abri de toute critique. Ils peuvent être examinés, améliorés,
remplacés par de meilleurs critères. Cet examen n’est pas abstrait, il
fait usage de données historiques ; ces dernières jouent un rôle décisif
dans le débat entre méthodologies rivales. Cette deuxième suggestion
nous sépare, Lakatos et moi »231.

La conception feyerabendienne des normes est indétachable de sa


conception de la science et donc de la rationalité. On sait, en effet, que
Feyerabend défend la thèse selon laquelle l’esprit du chercheur doit s’ouvrir
à toutes les entreprises, à toutes les voies, à toutes les sources qui permettent
de mieux envisager la vérité. Feyerabend développe ainsi une approche
anarchiste de la connaissance dont le centre n’est rien moins que
l’opportunisme et le pluralisme, sans citer le relativisme. La principale règle
de sa méthodologie est : « Tout est bon »232, qui revendique une approche
complexe et même complexifiante de la rationalité scientifique, et qui tient
compte des variations de l’objet de la science et même de la vérité comme
norme des sciences. Cet esprit hypercritique ne manque pas de repenser à sa
manière, l’approche épistémologique de Popper.

Feyerabend critique de Popper : autour de la conception normative de


l’épistémologie de Popper

Popper conçoit la vérité comme norme : c’est une norme régulatrice.


Autrement dit, l’épistémologie de Popper développe une conception logique
de la vérité et même sur le statut de la rationalité. Chez Popper, la norme du
vrai se déploie à l’intérieur de l’épistémologie, et, montre que la science
d’aujourd’hui est dans une situation générale de confusion et de doute.
L’épistémologie, dans la version poppérienne, vise la dynamique de la
science en vue de la quête de la vérité. C’est dans ce sens qu’elle devient le

230
Ibid., p. 200.
231
Ibid.
232
Ibid., p. 23.

157
lieu de la critique permanente, de la discussion rationnelle, de la remise en
question permanente. Popper s’emploie ainsi à aborder la vérité en la
présentant comme étant objective. La vérité ou la connaissance est objective
chez Popper. Il logicise la vérité, il normativise l’épistémologie ou
épistémologise les normes. Ce qui donna raison à Pascal Engel pour qui :
« La notion de la vérité est au centre de la logique »233.
Pour penser la vérité comme norme, Popper évoque l’idée de
« vérisimilitude », au sens où il est question d’une approximation croissante
de la vérité. Il estime, que la « vérisimilitude » impulse la condition qui
permette de déterminer la supériorité d’une théorie sur une autre en
distinguant laquelle se rapproche davantage de la vérité, de par son contenu
informatif (Nguimbi, 2006, Partie II). En fait, il fait remarquer que :

« La vérisimilitude ne mesure pas cette sorte d’approximation de la


vérité (…) elle mesure le degré de rapprochement à la vérité totale au
moyen de l’accroissement progressif du contenu de vérité. La
vérisimilitude prise en ce sens est, à mon avis, un but plus approprié
pour la science (…) que pour la vérité »234.

Il ressort clairement que pour Popper, la vérisimilitude exprime une


intention, une idée, un objectif que l’on poursuit à travers la notion
régulatrice ou normative de la vérité. Elle ne désigne pas la possession de la
vérité mais une recherche, une quête inachevée de sens. Il est clair que c’est
précisément dans ce rapport ontologique entre la notion de vérité et le
concept de contenu de vérité que se développe, de l’avis de Popper, l’idée de
vérisimilitude. Pour Popper, en effet, nos hypothèses, nos idées ne sont rien
d’autre que des conjectures, des connaissances faillibles, parce
qu’approximatives. La réfutabilité peut donc se comprendre comme la
capacité qu’a un énoncé ou une théorie à être remis (e) en question. Toute la
rationalité devrait, aux yeux de Popper, être ouverture critique, parce que
rationalité critique (Boyer, 2007). L’éthique de la réfutabilité est par
conséquent liée à l’envie de connaître et au désir de reconnaissance. La
recherche de la vérité est une entreprise rationnelle, critique dont
l’argumentation se veut incontournable. L’échec de la logique inductive
manifeste l’échec du projet néo-positiviste de fonder la science sur une base
empiriste, par le moyen de la logique. Mieux, la logique est utilisée à des
fins de justification de celle-ci. Ce qui renouvelle perpétuellement –si ce
n’est métaphysiquement– le désir de la connaissance.

233
Pascal ENGEL, La norme du vrai. Philosophie de la logique, Paris, Gallimard, 1998, p.
124.
234
Karl Raimund POPPER, cité par Marcel Nguimbi, « Le symbolisme non formel dans la
symbolique poppérienne : enjeux du débat sur la relation », in Les Cahiers de L’IGRAC,
numéro 3, Juin 2008, p. 104.

158
Posons, enfin, le problème du statut logique de la vérité. Deux axes
majeurs déterminent cette réflexion. Il nous semble d’abord s’imposer la
nécessité de s’approprier les principes de ce rationalisme critique que Popper
met en avant, de promouvoir et de préconiser la tradition rigoureuse et
exigeante aussi bien dans la recherche de la vérité qui est, dans son statut
logique, et sans conteste, le premier des défis d’une épistémologie objective
que développe Karl Popper, que dans l’approximation de celle-ci. Certes, à
la fin de La Logique de la Découverte Scientifique, Popper considère qu’il
tient « La quête de la vérité » pour « Le motif le plus puissant de la
découverte scientifique » et, par conséquent, de son épistémologie. En
revanche, dans cet ouvrage célèbre, Popper affirme :

« Ce monde n’est pas un monde où l’on affirme des vérités, mais où


on réfute des erreurs. Néanmoins le monde existe, la vérité existe elle
aussi, seulement il ne peut pas y avoir des certitudes concernant le
monde ni la vérité : c’est le réalisme critique »235.

Dans cette réflexion, il y a trois dimensions à prendre en compte : (i)


l’existence du monde, (ii) l’existence de la vérité et enfin, (iii) l’incertitude
de la vérité. Ce que nous voulons montrer, c’est que Popper considère la
vérité comme une entité logique. Avec Popper, le problème de la science est
de ne pas distinguer la vérité et la raison. La première a une valeur absolue
tant que la raison est subjective. Elle n’échappe donc pas à la contradiction.
La vérité étant objective, la raison se livre à sa recherche. Le concept de
vérité est un concept logique qui décrit et évalue un énoncé sans tenir
compte d’aucun changement dans le monde empirique. Au sujet de la vérité,
Popper s’inscrit dans la suite de Platon qui défend l’idée de la vérité absolue.
La vérité n’est pas dans les sensations, car celles-ci sont toujours
changeantes et contraires d’un individu à l’autre. Elle est, par conséquent,
éternelle, absolue, dans le monde intelligible. Il écrit à ce sujet : « Nous
pouvons aspirer à la vérité scientifique et nous le faisons. La vérité reste la
valeur fondamentale. Mais nous ne pouvons atteindre la certitude. Il faut
renoncer à la certitude »236.

Il apparait que Popper ne renonce pas à la vérité, mais bien plutôt à la


certitude. Car d’après lui, nous ne pouvons retenir de la vérité qu’elle est un
concept où un principe logique et universel. Et, c’est à cette approche
proprement normative de la vérité qui se dégage dans la philosophie des

235
POPPER, Ibid.
236
P. K. FEYERABEND, Deux lettres à Thomas Kuhn, sur une version préparatoire de la
structure des révolutions scientifiques, tr., présentation et note : Emmanuel Malolo Dissakè,
introduction de Paul Hoyringen-Huene, post face de Eugène Emboussi Nyano, Paris,
Diamoïa, 2009, p. 6.

159
sciences de Popper que Feyerabend s’oppose radicalement. En d’autres
termes, cette réflexion poppérienne sur la norme du vrai trouve ses
imperfections dans l’épistémologie non normative de Paul Feyerabend237.
En effet, il est question de montrer comment la conception de
Feyerabend justifie la crise des normes comme crise des fondements à la
lumière de son épistémologie qui se révèle toujours on ne peut plus
hypercritique. Chez lui, en fait, les normes logiques, sociales et éthiques
pourraient fonctionner en quelque manière comme une sorte de « frein » au
progrès de la science. Sa position dans le débat contemporain sur les normes
est qu’elles ne doivent pas donner vie à une épistémologie normative. Cela
tient de sa mise en avant de son anarchisme épistémologique et
méthodologique travaillant ainsi à ne pas radicaliser les normes et par
conséquent, à les relativiser. La position anarchiste consiste à sortir des
canons établis en vue d’un épanouissement de l’esprit à la dictature de la
raison ainsi qu’à l’argument d’autorité. Se pose alors l’exigence d’une
rationalité de l’initiative, ouverte à la quête de la rationalité au cœur même
des méthodes les plus rigides ou les plus rationnellement acceptées. Ce type
de rationalité fondée sur l’anarchisme épistémologique se garde d’être
subordonné à « certaines normes fixes »238.

Critiquant ainsi l’épistémologie de Popper, Feyerabend écrit :

« (…) Nous allons étudier de plus près ces normes critiques qui selon
certains, forment la substance d’un argument « rationnel ». Plus
particulièrement, nous allons étudier les normes de l’école
poppérienne, dont la « ratiomanie » nous intéresse particulièrement
ici. Cela nous préparera à l’étape finale de notre discussion sur la
lutte entre méthodologies fondées sur la loi et l’ordre, et anarchisme
en science »239.

Par-delà la loi et l’ordre, Feyerabend critique la méthodologie


poppérienne en annonçant la crise des fondements et même en discutant du
sens et de la portée des normes en épistémologie. D’ailleurs, pour s’en
convaincre, il prend ses distances d’avec Popper qui, lui, développe une
épistémologie normative que l’œuvre de Feyerabend s’emploie à critiquer.
La particularité d’une telle crise de la critique est de penser en tout état de
cause que le savoir fondé sur les normes établies comme la loi et l’ordre, ne
devrait pas se limiter au conformisme.
De ce point de vue, l’épistémologie anarchiste de Paul K. Feyerabend
est révélatrice de la théorie rationnelle des crises et des enjeux pour la

237
Ibid.
238
P. K. FEYERABEND, Contre la méthode, op., cit., p. 126.
239
Ibid., p. 186.

160
science contemporaine. Le but visé est celui d’ouvrir les savoirs modernes et
leurs rationalités à la dynamique dans laquelle s’inscrivent les méthodes, les
normes, les règles et les valeurs. Cette thématique trouve sa raison
justificatrice à l’heure du paradigme de la complexité où la résolution des
problèmes scientifiques de la nature et de la culture passe non sans peine par
la mise sur pied d’une pluralité rationnelle des normes. Elle bat en brèches la
pensée simplifiante qui se propose de borner l’activité scientifique aux
critères ultimes de la connaissance. Or, cette perspective ne peut en ce XXIe
siècle ni favoriser la croissance du savoir scientifique ni promouvoir une
épistémologie sans dogmes.
La rationalité plurielle ainsi mise en œuvre requiert une tolérance
épistémologique dégagée de toute résonnance fallacieuse ; ce à la lumière
d’une transnormativité des problèmes scientifiques et éthiques à résoudre.
L’anarchisme épistémologique se propose donc de discuter la thèse de la
norme du vrai qui sert de fondement ultime à l’empirisme classique, et à
vérifier au nom de la rationalité critique s’il existe des méthodes, des normes
ou des valeurs plus scientifiques que d’autres.
Par ailleurs, cette épistémologie non normative de Feyerabend ne l’a
pas empêché de critiquer certains aspects de la philosophie des sciences de
son ami et collègue Thomas Kuhn.

De Feyerabend à Thomas Kuhn : la critique de la « science normale »

Paul Karl Feyerabend et Thomas Samuel Kuhn sont deux philosophes


qui ont exercé l’un sur l’autre et réciproquement une influence considérable
sur ce que l’on peut appeler leur manière de concevoir la science ou
globalement l’épistémologie. Plusieurs raisons expliquent cette influence
dont les plus essentielles tiennent au fait que ces deux philosophes sont
restés amis durant tout le temps, et ensuite, de cette amitié, ils ont souvent
discuté, échangé, des positions épistémologiques qui se terminent quelques
fois dans une sorte de « contradictions » sur la manière de concevoir et de
penser la science. Déjà, on le sait, Feyerabend est en faveur de l’anarchisme
épistémologique. Cela constitue une posture qui situe le philosophe dans la
position de vouloir toujours renverser tout ce qui est établi comme étant
« normal », pour ne pas dire « normatif ». Alors que Kuhn revendique dans
sa pratique scientifique l’idée de la « science normale ». Cette normativité de
la science est lourdement discutée par Feyerabend. D’ailleurs, à propos de la
science normale et surtout à propos de Kuhn, Feyerabend écrit :

« Pas un seul d’entre nous n’a jamais douté que la science devrait
s’ajuster aux faits. Plus tard, cette attitude-que je partageais me fit
clairement percevoir la pratique quotidienne de la recherche

161
scientifique, « ou la science normale », comme Kuhn le dirait plus
tard, ne pouvait exister sans une conscience divisée de ce type »240.

De ce point de vue, on note clairement comment Feyerabend se


démarque épistémologiquement et même procéduralement de Kuhn. Le
litige à ce niveau reste la thématisation kuhnienne d’une science dite
« normale », avec bien sûr un normativisme persistant. Idée à laquelle
Feyerabend s’oppose radicalement sans cependant s’opposer à l’idée d’avoir
à recevoir des normes pour pratiquer la science. Il y a comme une sorte de
crise des fondements qui permet de voir que la science n’est pas absolument
ni définitivement fondée, même si elle peut être fondée pour avoir procédé à
une démarche normative spécifique. Désormais, la norme du vrai, ou plus
largement l’idée de la normalité de la science n’est pas une entité d’essence
platonicienne qui, du haut de son ciel, distribue en quelque manière des
brevets de rationalité aux concepts et attitudes scientifiques. Elle devient
plutôt une sorte de catégorie complexe embarquée dans le tumulte de
l’histoire et la philosophie des sciences dont la singularité est de se
reproduire et de prendre chemin faisant la primeur de la théorie du
relativisme241.
On aura retenu de Feyerabend contre Kuhn que la science ne saurait
être normale parce que le monde lui-même est profondément complexe.
Dans son autobiographie, Feyerabend insiste sur l’idée de ne pas réduire la
science à une connaissance normale par des règles, des lois ou normes
simples, car écrit-il : « Le monde, y compris le monde de la science, est une
entité complexe et dispersée qui ne peut pas être saisie par des théories et
des règles simples »242.

La critique des fondements de la science par l’argument anarchiste ne


conduit pas à mettre en question la normativité de la raison comme principe
universel ou de diluer son universalité dans une historisation suspecte. Il
s’agit tout au plus de mettre l’accent sur le fait souvent inaperçu de la
rationalité en tant que quête de détermination scientifique et philosophique,
qui est toujours contemporaine. Ce faisant, elle cesse d’être une norme
absolue qui serait extérieure à la philosophie et à la science.
A tout bien prendre, la critique des fondements de la science
« normale » plaide pour une épistémologie hypercritique. Cette désignation
est préférable dans la terminologie d’Emmanuel Malolo Dissakè qui écrit :
Paul Feyerabend, une épistémologie hypercritique243. Cette ontologie de

240
P. K. FEYERABEND, Tuer le temps. Une autobiographie, op. cit., p. 88.
241
P. K. FEYERABEND, Adieu la raison, op. cit., p. 14.
242
P. K. FEYERABEND, Ibid, p. 180.
243
E. MALOLO DISSAKE, Paul Feyerabend, Une épistémologie hypercritique, Paris, P.U.F,
1999.

162
l’inflation de la critique conduit à cerner les contenus de son anti-
dogmatisme. Il s’agit d’une critique des fondements absolus en vue de
promouvoir une liberté de penser. Le fait de repenser les normes et le
normativisme est la preuve tangible d’une redéfinition de la science et de sa
dynamique. Se pose alors l’exigence évolutionnaire d’une logique de la
science qui est contre la méthode, c’est-à-dire cet anarchisme
épistémologique dont l’enjeu encore une fois donne lieu à la croissance
scientifique. L’éthique de la discussion hypercritique laisse tracer une marge
plus ou moins significative d’incertitude. Elle s’efforce d’indiquer au fond
qu’il n’y a de source ultime à proprement parler de la connaissance qu’elle
soit pratique ou théorique244. Ainsi donc, le rapport que le scientifique a avec
une tradition épistémologique ou scientifique ne doit pas être ni dogmatique,
ni nihiliste. Il doit pouvoir se prêter à un examen plus que critique245.
Feyerabend innove en ce qu’il vise l’instauration d’une nouvelle tradition
rationaliste246. Elle consiste à comprendre le monde et à apprendre de ce
monde qui est toujours ouvert, en discutant, en opposant les conceptions les
unes aux autres.
La critique de la science normale justifie l’émergence des crises et
constitue un problème théorique et éthique de la connaissance : prendre pour
point de départ les normes et non sans pouvoir les améliorer par la critique.
C’est entendre la réflexion épistémologique contemporaine élaborée par le
philosophe mathématicien et historien des sciences comme Hilary
Putnam247. Cette piste s’inscrit dans l’horizon méta-épistémologique de la
rationalité, de la vérité et de l’histoire des sciences à partir de Kant. Et
comme tel, le problème de la normalité de la science est plus complexe. Cela
peut être vérifié par le fait que « Prendre les règles au sérieux »248, pour
reprendre cette formule de Putnam, revient à s’exposer aussi à des
corrections qui arrivent toujours. Car, ce que Thomas Kuhn est supposé ici
avoir thématisé, c’est précisément la conception que la science est normale.
Cela conforte bien évidemment l’approche épistémologique des normes. Et
si l’accent a été mis sur l’épistémologie feyerabendienne, c’est parce qu’elle
fonctionne au cœur de la philosophie contemporaine des sciences comme
l’une des sources théoriques dans lesquelles nous avons puisé quelques
intuitions révélantes sur la normativité, en vue d’élaborer chemin faisant ce
que l’on peut désormais appeler « une épistémologie de la normatologie ».
Remontant à l’orée de la connaissance comme quête, et non comme
possession, cette épistémologie s’ouvre maintenant par une question : si la

244
C. Z. BOWAO, Critique (S) I, Brazzaville, Les Editions Hémar, 2007, p. 11.
245
Sémou Pathé GUEYE, Faillibilisme épistémologique et réformisme libéral. Popper
critique de Marx, Dakar, PUD, 2000.
246
P. K. FEYERABEND, Adieu la raison, op. cit, p. 188.
247
H. PUTNAM, Le réalisme à visage humain, trad. fr. de l’anglais (USA) par Claudine
Tiercelin, Paris, Gallimard, 2011, pp. 270, 391.
248
Ibid., p. 370.

163
science peut pour autant être considérée comme étant normale, en quoi est-
elle exempte de crise249 ?
La science elle-même n’échappe pas à cette complexité du réel. Elle
fait face au défi de la complexité que le réel lance contre elle.
L’investigation du réel qui la caractérise fait que ce qui est trouvé au moyen
de l’expérimentation, par exemple, est paradoxalement ce qui fait question.
La manière dont les scientifiques théorisent ou normatisent le réel est aussi
complexe que le fait, semble-t-il, qui existe indépendamment de
l’interrogation scientifique. Les normes tombent en crise et par conséquent
se renouvellent parce qu’elles portent le défi de comprendre et d’expliquer
absolument les faits scientifiques. La complexité épistémologique ressortit
donc à l’intelligence d’ensemble de la normatologie. En ce sens, les théories
scientifiques sont confrontées à un réel qui ne leur est pas totalement donné.
Il y a donc un problème, le réel n’est pas seulement immanent. Il est aussi et
même toujours transcendant. Ce problème se pose en ceci que le réel n’est
pas facilement accessible par la main du scientifique.
Thomas Samuel Kuhn que nous avons choisi, fait partie intégrante du
courant post-critique de l’épistémologie contemporaine. Ce courant
constitue, semble-t-il, la seconde génération des héritiers opposants du
Cercle de Vienne travaillant à la capitalisation des amorces critiques de ceux
des épistémologues ayant discuté les thèses de la philosophie du langage de
Wittgenstein. Cette présentation est l’œuvre du philosophe camerounais
Emboussi Nyano qui écrit :

« Le courant post critique de l’épistémologie contemporaine, (…) est


composé des philosophes nés dans les années 20, au moment où
prenait essor et se développait le positivisme du Cercle de Vienne. La
révolte (P. Jacob) que l’on observe à la fin des années 60 n’est peut
être alors qu’un phénomène de génération, mais on pourra dire que
celle-ci a produit quelques uns des chefs d’œuvre de la philosophie de
cette deuxième partie du XXe siècle »250.

La particularité de cette épistémologie, c’est d’être formelle à


l’occasion de la crise des fondements constatée par Kuhn comme l’une des

249
Paul K. Feyerabend s’est proposé de montrer comment la philosophie des sciences de
Kuhn tombe en crise à la lumière du débat d’idées qu’il a eu avec lui dans les années 60 ; il
écrit exactement que : « Dans les années 1960-1961 alors que Kuhn membre du département
de philosophie de l’université de Californie à Berkeley, j’eus la chance de pouvoir discuter
avec lui de divers aspects de la science. J’ai énormément profité de ces discussions et j’ai eu
un nouveau regard sur la science depuis lors », in Problèmes de l’empirisme. Ecrits
philosophiques Tome 2, tr. fr. Emmanuel Malolo Dissakè, Ed. Dianoia, Paris, 2011, chapitre
8, p. 26.
250
Emboussi NYANO, « L’épistémologie de la forme », in Modèles de la découverte de
Narood R. Hanson, Editions Dianoïa, Paris, 2001, p. VII.

164
figures emblématiques de la philosophie du XXe siècle. Il comptera au
nombre de ceux qui figurent dans le courant du post-criticisme, c’est-à-dire
par-delà l’empirisme logique251.
En fait, Kuhn a beaucoup inspiré tous ceux des épistémologues
contemporains qui prennent à bras le corps la problématique logique des
normes, à l’instar de Feyerabend. Cette problématique peut avoir pour lieu
de provenance le rationalisme critique de Popper dont les imperfections ont
été dénoncées par les post-positivistes au nombre desquels Feyerabend et
Kuhn252.
S’il est une possibilité qui conduit à nier le rationalisme pur d’un côté
et l’irrationalisme excessif de l’autre, c’est bien celle de la lutte intellectuelle
contre la méthode, contre la « norme ». Cela tient du double rejet de la raison
et de la rationalité comme étant au fondement de la connaissance
scientifique. Feyerabend pourrait donc être celui qui aura le plus poussé
aussi loin que possible la critique des fondements, critique des normes
scientifiques à travers tant d’«épistémies » au moyen d’un anarchisme
épistémologique et méthodologique dont la portée se révèle être
hypercritique. Dans ces conditions, que reste-t-il de la science ? Est-elle
normative ou non ? Pareille interrogation fait à la fois le bonheur et le
malheur des rapports de savoir que Popper et Feyerabend ont entretenus,
ainsi qu’elle fixe les jeu et enjeu de la question par laquelle s’ouvre
l’ouvrage de Paul Feyerabend253.
Chez Feyerabend, ni la raison, ni la rationalité ne fonctionnerait à son
égard comme un principe ou un modèle de fondement. Pareille considération
de la nouvelle philosophie des sciences que promeut Feyerabend ne devrait
donc pas servir de paradigme à toute science. Si la science est une et
plurielle, alors les critères de scientificité ou de normativité souffrent d’une
carence d’univocité de sens et d’orientation. Pour ce faire, l’éclatement de la
science en diverses « sciences » ne laisse pas indifférent le pluralisme
philosophique des caractérisations rationnelles de la science comme
éléments justificatoires de la crise des normes au cœur du réalisme, du
rationalisme et de la méthode scientifique.
Feyerabend et Kuhn s’opposent donc radicalement sur le statut de
l’épistémologie. Pour le dire autrement, Feyerabend attaque Kuhn sur la
251
Pierre JACOB, L’empirisme logique, ses antécédents, ses critiques, Paris, Minuit, 1980 et
De Vienne à Cambridge, l’héritage du positivisme logique, Paris, Gallimard, 1980.
252
E. MALOLO DISSAKE, « De l’objectivité scientifique dans l’épistémologie de Karl
Popper », Thèse de doctorat unique, Paris I, 1994, p. 608.
253
P. K. FEYERABEND, Réalisme, rationalisme, et méthode scientifique. Ecrits
philosophiques I, traduction et présentation de E. Malolo Dissaké. fr., éd. Dianoia 2005, p. 7.
On peut également s’inspirer de la critique dont Kuhn est l’objet dans le tome 2. Ici
Feyerabend ajoute : « J’étais tout à fait incapable de souscrire à la théorie de la science que
lui-même proposait ; et j’étais encore moins prêt à accepter l’idéologie générale dont je
pensais qu’elle formait l’arrière plan de sa pensée », in Problèmes de l’empirisme. Ecrits
philosophiques, op., cit., p. 267.

165
question du statut même de l’épistémologie : la question, indique Malolo
Dissakè, « est ici fort simple, quoi que moins embarrassante :
l’épistémologie est-elle une science descriptive ou normative ? »254.

Pour donner un sens à cette question, nous pensons que


l’épistémologie normative, d’après Feyerabend, doit être remise en
perspective par une « épistémologie normative » qui n’est ni dialectique, ni
simplement cumulative, mais qui procède par anarchie. Cela veut dire que la
pratique scientifique et philosophique doit se faire désormais loin des
camisoles de « force méthodologique » dont l’intelligence d’ensemble peut
donner lieu à une sorte d’« antiméthode ». Une épistémologie non normative
intègre dans le procès cognitif les croyances mythiques et religieuses, les
idéologies, les convictions politiques, les postulations métaphysiques, bref,
tout ce que l’épistémologie normativiste va pouvoir mettre hors d’état de
l’esprit scientifique. Donc, contre Kuhn, Feyerabend montre qu’il est
question de complexifier on ne peut plus la démarche scientifique
contemporaine selon ce qu’il choisit d’appeler un « principe anarchique »,
pour lequel « Tout est bon », expression du relativisme des normes. Pour
asseoir sa critique de l’épistémologie normative Feyerabend écrit :

« J’ai tiré en longueur sur ce dernier élément afin de montrer


comment une épistémologie normative peut traiter des problèmes
traditionnels pour lesquels aucune solution satisfaisante n’est encore
disponible »255.

Vouloir dire de l’épistémologie qu’elle est une science descriptive ou


normative est une question extrêmement difficile. Car, si l’on tient que
l’épistémologie est descriptive, on sous-entend qu’elle s’avise à rendre
compte du fonctionnement au moins passé et actuel de la science. De toute
manière, la critique feyerabendienne contre Kuhn à ce propos, nous semble
être une critique beaucoup sévère. Mais, nous osons comprendre que le
problème de Kuhn et ce pourquoi Feyerabend l’attaque, c’est précisément
que, Kuhn refuse de choisir entre le normatif et le descriptif, alors qu’il
décide de se cantonner dans le descriptif tout en se proposant de conclure
dans le normatif.

Conclusion
Cette réflexion laisse dégager comme intérêt philosophique le fait
qu’elle se donne à voir aujourd’hui comme une emprise des normes dans

254
E. MALOLO DISSAKE, Deux lettres à Thomas Kuhn sur une version préparatoire de la
structure des révolutions scientifiques, Paris, Dianoïa, 2012, p. 30.
255
Ibid.

166
tous les domaines du savoir et à travers elles un besoin urgent de l’éthique
normative dans toutes les branches des activités humaines. La normativité
est, en effet, partout. Parmi les individus qui vivent en communauté, il est de
ceux dont le rapport à la société est normatif ; et de ce dont le comportement
est anormal. Il est dès lors fondamental, et pour la vie en société et pour la
pratique scientifique dans les laboratoires, les équipes de recherches, que les
normes soient respectées et qu’existent donc non seulement des règles du
langage, mais aussi des codes logiques et doxo-logiques élaborés à cet effet.
Mais, les philosophes anarchistes, chez lesquels était alors domiciliée la
liberté de penser et de vivre, en tant que logique sociale, ne méconnurent pas
du tout le rôle directeur des normes dans la construction d’une pensée libre.
Et le progrès des normes fût ainsi sollicité à force d’en améliorer la qualité,
si ce n’est pour les considérer toutes comme valables.
Quoi qu’il en soit, enseigner ou pratiquer la science contemporaine
suppose l’emploi des normes ; cela permet de penser qu’il y a un
normativisme persistant dans la philosophie contemporaine des sciences.
C’est la thèse majeure que se propose de défendre cet article. Lesquelles
normes supposent bien évidemment, à leur tour une théorie de la complexité
éthique. En effet, l’épistémologie normative, à sa négation absolue, se trouve
manifestement une métamorphose de la science moderne dont les diverses
implications métathéoriques ne se réduisent pas seulement à la
transformation des savoirs modernes et leurs rationalités, mais se font aussi
sentir au niveau des normes méthodologiques, scientifiques, sociales,
politiques.
La conception qu’a Feyerabend des normes va de pair avec l’idée que
la science évolue, les normes, les méthodes et les fondements évoluent dans
le même rythme. Cette façon de voir la science menace la puissance de
l’objectivité pure et finalement, la main fortement emprise. Il y a donc
écroulement des fondements de la science classique pour mettre en avant une
approche non classique de la science. L’approche non classique a ceci de
particulier qu’elle intègre non seulement la dimension de la rationalité de la
complexité mais aussi et surtout la rationalité de l’irrationalité. Avec
toujours à l’arrière plan « l’incertitude vertueuse » comme possibilité
toujours ouverte à l’innovation dans les sciences. Les progrès de cette
science du complexe conduisent à discuter la notion d’objectivité absolue et
donc de relativiser les normes.
On sort alors de l’acception traditionnelle, rigide, canonique des
normes pour entrevoir une approche alternative, relativiste des fondements.
Dès lors, on intègre dans la science, la querelle des fondements, la crise des
fondements, l’épistémologie de la prospective. Cela, permet au niveau de
l’histoire et de la philosophie des sciences de quitter la conception classique
d’une connaissance avec fondements, pour s’installer dans ce que
Feyerabend entend être le paradigme non classique d’une connaissance sans
fondements. C’est dire que la portée de la science d’aujourd’hui tient du

167
paradigme de la complexité. Le normativisme quoiqu’indispensable dans les
sciences épouse les contenus du relativisme. Il est, en effet, question pour
Feyerabend de promouvoir une rationalité scientifique de type complexe qui
intègre toutes les dimensions comme les mythes, les croyances, les
intuitions, les changements sociaux, etc., afin de mieux poser le problème de
la vérité.

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169
170
L’anti-empirisme radical de Quine. A propos de la
« signification » des énoncés d’observation

Auguste NSONSISSA
Université Marien Ngouabi de Brazzaville

Résumé
Cet article se propose de répondre à la question de savoir s’il est
rationnel de dire que l’« apport empirique » dans la construction de la
connaissance scientifique et philosophique est, d’après Quine, négatif. Cette
interrogation cherche à savoir ce que l’empirisme moderne rencontre
comme difficulté dans l’analyse de la « signification » des énoncés
d’observation en pragmatique et en sémantique. La réflexion vise donc à
examiner les limites internes et externes des énoncés observationnels, c’est-
à-dire à poser les conditions de possibilité de la connaissance qui en
découle et comprendre à partir de l’empirisme, la sémantique et l’ontologie,
en particulier, si elle peut s’étendre jusqu’au rationnel pur ; non sans jeter
le discrédit sur ce que l’on sait du naturalisme. Dans le fond, rendre
problématiques les énoncés d’observation peut vouloir donner à penser que
la base observationnelle qui lui sert de fondement ne peut être qu’une
supposition, bien qu’elle soit, au final, nécessaire, en raison tout justement
du « critère d’engagement ontologique » dont Quine vise l’instauration,
confronté aux exigences intensionnelles et extensionnelles et par-delà son
implication éthique.

Mots-clés
Empirisme, énoncé, indétermination, observation, ontologie,
signification, théorie.

Introduction

Nous nous proposons, dans cet article, d’examiner la question des


fondements empiriques des « énoncés d’observation »256, une des notions
connexes comme la « signification » et une doctrine de l’universel :
l’empirisme. Notre objectif est plus restreint : nous comptons nous
concentrer sur la légitimité empirique de ces énoncés. Nous suivrons donc
Willard van Orman Quine qui est un philosophe des sciences qu’on ne

256
Isabelle DELPHA a développé une réflexion critique allant dans le même sens ; avec ceci
de particulier qu’elle articule « les énoncés d’observation » avec « le principe de charité » à
partir et en référence à Quine et Davidson. Cf. Quine, Davidson. Le principe de charité, Paris,
P.U.F., 2001, Coll. « Philosophies », p. 32.

171
présente plus. Les Archives de philosophie ont, en effet, récemment consacré
à son œuvre, des études et des réflexions critiques et pointues qui aident à
découvrir l’originalité et la diversité d’une pensée radicale257.
Globalement, on peut retenir de la qualité des développements et de la
profondeur de leurs analyses une présentation si simple:

« Quine est à la fois celui qui a porté le genre analytique à sa


perfection, et en a montré le plus clairement les limites : ses critiques
de l’analyticité, du mythe de la signification, du réductionnisme
épistémologique ont certainement donné lieu aux débats les plus
passionnants de la philosophie américaine, telle qu’elle s’est
poursuivie avec les œuvres de Davidson, Putnam, Rorty (…) On
insiste plus souvent, aujourd’hui, sur l’héritage positif de Quine et sur
les conséquences, importantes, de la naturalisation épistémologique
qu’il a proposée dans Relativité de l’ontologie et autres essais »258.

Cela étant, nous avons choisi de réfléchir sur les énoncés


d’observation à l’interface de ce que l’on peut considérer comme un espace
interdisciplinaire entre les questions d’épistémologie et d’ontologie.
En restituant non sans discussion à la fois la diversité d’approches
abordées et les implications métahistoriques de l’empirisme de Quine, cet
article permet de soulever le problème philosophique de la connaissance259,
aspect sur lequel Sabine Plaud a lourdement insisté en ces termes :

« La théorie quinienne de la connaissance est marquée par la thèse du


holisme épistémologique, qui affirme que les énoncés d’une théorie

257
« Le grand philosophe et logicien Willard van Orman Quine s’est éteint en 2000,
s’identifiant finalement avec ce XXè siècle philosophique dont il fut un des plus brillants
penseurs. Quine, philosophe américain né à Akron (Ohio) en 1908, est historiquement celui
qui a introduit le positivisme logique en Amérique, mais aussi celui qui, dès 1950, critiquait
les « dogmes de l’empirisme », et qui, en 1960, avec sa thèse d’indétermination de la
traduction radicale, ébranlait profondément les principes de la sémantique analytique. Dans
les années 1970, Quine a non seulement proposé de naturaliser la logique et l’épistémologie,
mais a également développé une nouvelle conception de l’analyticité, dont les études
rassemblées ici proposent différents éclairages ». Cf. « W.V. Quine : Revisiter l’analyticité »,
in Archives de Philosophie Recherches et documentation. Revue trimestrielle publiée avec le
concours du C.N.R.S., Octobre-décembre 2008, tome 71, Cahier 4, Paris, Revue éditée par le
Centre Sèvres, p. 548.
Par ailleurs, Martin MONTMINY y ajoute une touche critique : « W.V. Quine est un auteur
que plusieurs considèrent comme le philosophe américain le plus important de l’après-guerre
(...) Son système philosophique comporte à mon avis certaines lacunes et incohérences ». Cf.
Les fondements empiriques de la signification, Paris, Vrin, Coll. « Analytiques », 1998, p. 9.
258
Ibid.
259
Willard van Orman QUINE, « Deux dogmes de l’empirisme », in Du point de vue logique,
trad.fr. S. Laugier (dir.), Paris, Vrin, 2003, pp. 75-76.

172
n’affrontent pas individuellement le tribunal de l’expérience, mais
seulement en bloc, ou comme un tout »260.

Et, comme par un élan métaphysique de la connaissance, ce qui nous


préoccupe ici c’est l’analyse des énoncés d’observation qui débouche sur la
spécificité de la conception quinienne de l’empirisme et la manière dont il
pose le problème du lien avec la « signification » du point de vue
épistémologique. Ce, à la différence des autres philosophes des sciences; à
l’instar de Wittgenstein et Russell. Qu’est-ce alors que l’empirisme selon
Quine ? Layla Raid répond ainsi qu’il suit :

« Nous entendons par empirisme, toute conception suivant laquelle


l’usage de nos concepts est, au moins en dernière analyse (en un sens
dépendant du système considéré), déterminé par des critères
sensibles, cette détermination et ses critères pouvant être compris
diversement : chez Quine, de manière holiste »261.

L’apport empirique va se révéler alors déterminant à partir de


l’héritage intellectuel de David Hume, mais surtout dans la mise en route
inédite de la critique des éléments de logique contemporaine comme la
« nécessité » et « l’analyticité » ; en vue de donner sens à la « signification
cognitive ». A ce point, Rudolf Carnap précise que :

« Le mot « signification » est ici toujours compris au sens de


« signification désignative », dite également « cognitive »,
« théorique », « référentielle » ou « informative », par opposition à
d’autres composantes de la signification, comme la signification
émotive ou conative »262.

Par ailleurs, l’on a l’habitude de dire des philosophes des sciences


d’origine anglo-saxonne qu’ils s’attachent particulièrement aux travaux
touchant à la philosophie de la logique et des mathématiques, à celle du
langage et de l’esprit. De plus, les questions relatives au réalisme
scientifique semblent gagner en relief dans une perspective qui se veut
fondamentalement pragmatiste ; non sans renvoyer à l’approche

260
Sabine PLAUD, « Questions d’épistémologie et d’ontologie », in Quine. Les voies du
paradoxe et autres essais, trad.de l’anglais sous la direction de Serge Bozon et Sabine Plaud,
introduction, Paris, Vrin, 2011, p. 8.
261
Layla RAID, « Empirisme, naturalisme et signification chez Quine », in Archives de
Philosophie, op. cit., p. 580.
262
Rudolf CARNAP, Signification et nécessité, tr.de l’anglais et présentation par François
Rivinc et Philippe de Rouilhan, Paris, Gallimard, 1997, p. 54.

173
wittgensteinienne de la question263. Au-delà de ce questionnement
disciplinaire, le monde contemporain se caractérise par ce que l’on peut
considérer comme une « ontologie éclatée » et la recherche du sens éthique,
notamment celle qui se focalise sur la rationalité et l’objectivité des
jugements axiologiques ou moraux. Avec la parution de l’ouvrage du
philosophe américain Hilary Putnam, L’Ethique sans l’Ontologie, on voit
l’actualité singulière d’une réflexion liée à l’ontologie dont l’enjeu s’exprime
avec pertinence dans ce que nous trouvons de métaphysique de la
connaissance. Putnam essaie de nous montrer que la philosophie analytique
devient comme une voie de passage vers ce que Willard van Orman Quine a
cru devoir considérer en termes de « respectabilité restaurée (persistante) de
l’Ontologie »264.
Mais, Putnam et Quine n’hésitent pas à rapprocher éthique et
ontologie. Ce décentrement épistémologique est de nature à discuter la
« division regrettable » des disciplines scientifiques issue du positivisme
réflexif de certains philosophes contemporains des sciences. Jean-Pierre
Cometti y apporte une nuance importante lorsqu’il estime que :

« C’est probablement ce qui explique que ni Willard van Orman


Quine ni Nelson Goodman, en dépit des aspects de leur philosophie
qui participent d’une inspiration pragmatiste, ne s’en sont jamais
réclamés, pour ne pas dire qu’ils s’en sont toujours vigoureusement
défendus »265.

Cependant, c’est proprement dans Le Mot et la Chose que Willard van


Orman Quine266 développe la thèse de la « sous-détermination des théories »,
c’est-à-dire que les données de l’expérience sensible ne déterminent pas le
caractère empirique de la théorie de la réalité. Se pose alors le problème de
la vérité en fonction de ses valeurs et de ses fonctions qui ne procèdent pas
seulement de la base observationnelle, mais aussi d’autres fondements, en
raison de son immanence au schème conceptuel. On entend par « schème »,
une opération mentale ou un résultat d’une fonction intermédiaire entre la
sensibilité et l’entendement. C’est donc le fait de lier le sensible par un
concept et procurer une figuration adéquate. A ce niveau, Quine s’inscrit
263
Ludwig WITTGENSTEIN, Remarques sur les fondements des mathématiques, tr. fr., M-A
Lescourret, Paris, Gallimard, 1983, §46, p. 161.
264
Dans l’introduction à l’ouvrage mis en exergue, Hilary PUTNAM écrit : « La
respectabilité restaurée (et persistante) de l’Ontologie (la majuscule ici est intentionnelle), à
la suite de la publication de « De ce qui est » de Willard Van Orman Quine au milieu du
siècle dernier, a eu des conséquences désastreuses pour presque toutes les parties de la
philosophie analytique », Cf. L’Ethique sans l’Ontologie, tr.de l’anglais par R. Ehrsam, Paris,
Cerf, 2013, p. 22.
265
Jean-Pierre COMETTI, Qu’est-ce que le pragmatisme ? Paris, Gallimard, Coll. « Essais »,
2010, p. 24.
266
Willard Van Orman QUINE, Le mot et la chose, Paris, Flammarion, 1977, p. 46.

174
dans le réalisme267. Après avoir critiqué le réalisme plat et « les deux dogmes
de l’empirisme »268, Quine s’attache à examiner le langage. Il va se révéler
insuffisant dans la mesure où il ne met pas le savant ou le philosophe à l’abri
d’une relativité de la signification qui tient de « l’indétermination de la
traduction », c’est-à-dire cette pluralité de traduction doublée d’un conflit
d’interprétation, tant du point de vue empirique qu’herméneutique. Elle
expose donc les énoncés à la difficulté des contradictions, malgré leur
équivalence. Pour ce faire, on peut passer d’une langue à l’autre ou la nôtre
en vue de donner sens à ce que l’on dit. C’est ici que « la signification »
devient tantôt un mythe, tantôt une réalité.
Une des thèses directrices de cet article est qu’il est essentiel de
pouvoir relier autant que possible toute théorie scientifique à des données
empiriques en principe accessibles, qui soient susceptibles de les étayer.
Mais, le réel qui est mis en question ici, à la faveur de « la relativité de
l’ontologie »269, en vue de questionner le sens de l’être270, n’est pas, pour
autant, sacrifié. Ce, nonobstant l’indétermination dans la traduction, car
Quine, travaillant à la naturalisation de l’épistémologie, se livre
conséquemment à la recherche d’une identification logique des termes
inséparables de la formation du réel au moyen de notre « schème
conceptuel ».
A ce point, depuis Emmanuel Kant, le schème ne doit pas être ravalé
au bas niveau de l’image. Il est méthodique, en ce qu’il peut rendre possible
la formation des images. Un concept de l’entendement peut être schématisé
et alors trouver son application dans les objets définis. Pour toutes ces
raisons, l’axe programmatique d’une telle entreprise se construit autour des
aspects à la fois épistémologiques, ontologiques, et logiques271 de la
philosophie de la connaissance de Quine. Quelques questions se posent
alors : peut-on dire que l’« apport empirique » d’après Quine est négatif ? Se
révèle-t-il limitatif ? Serait-il fondamentalement problématique ?

267
Karl R. POPPER, Le réalisme et la science, Post-scriptum à La Logique de la Découverte
Scientifique I, Paris, édition établie et annotée par W.W. Bartey III, tr. fr. Alain Boyer et
Daniel Andler, Hermann, 1990, p. 79. Cette notion de « réalisme »souffre d’un éclatement de
sens chez des auteurs comme Gaston Bachelard : cf. Michel-Elie Martin, Les réalismes
épistémologiques de Gaston Bachelard, Préface de Daniel Parrochia, Dijon, Editions
Universitaires de Dijon, Collection « Histoire et Philosophie des sciences », 2012, p. 84.
Quant à Bernard d’Espagnat, il indique plusieurs types de réalisme : Réalisme des accidents,
mathématique, objectiviste, ontologique, ouvert, physique, proche, structural, et
transcendantal. (Cf. Traité de physique et de philosophie, Paris, Fayard, 2002, p. 32).
Aujourd’hui, le réalisme a fait l’objet d’une réflexion élargie par Hilary Putnam qui a écrit :
Le Réalisme à visage humain, tr. de l’anglais (Etats-Unis) par Claudine Tiercelin, Paris,
Gallimard, 2011, p. 109.
268
Willard van Orman. QUINE, Du point de vue logique, Paris, Vrin, 2003, p. 49.
269
Willard van Orman Quine, Relativité de l’Ontologie et autres essais, Paris, Aubier, 1977,
pp. 83-105.
270
Paul GOCHET, L’être selon Quine, Paris, Editions de l’Eclat, 2006, pp. 185-206.
271
Waillard van Orman QUINE, Logique élémentaire, Paris, Vrin, 2006, p. 31.

175
Cela étant, cette réflexion s’efforcera de suivre quelques mouvements.
D’abord, il sera question de dire la position de Quine dans le débat d’idées
épistémologiques sur les carences de l’empirisme logique. L’angle de vue ne
sera rien moins que la mise en situation épistémologique des « énoncés
d’observation » ; non sans évoquer l’hypothèse de la « prédiction ». Ensuite,
il paraîtra opportun de souligner l’articulation complexe entre Quine et sa
philosophie de la connaissance272. La réflexion critique sur les énoncés
d’observation devrait nous conduire, du coup, à la problématique de la
signification. Sur ce point précis, un accent particulier sera mis sur le lien
évident entre la connaissance et la croyance comme l’une des
caractéristiques de la philosophie contemporaine des sciences. Cela tient à la
précision donnée par Jean-Pierre Cometti à ce sujet d’importance :

« A leur manière, W. V O. Quine, Nelson Goodman et Donald


Davidson ont permis d’entrevoir tout ce que notre connaissance du
monde doit à des conditions qui dépendent de notre langage (…) C’est
ainsi que les débats sur l’analytique et le synthétique, l’inscrutabilité
de la référence et la relativité de l’ontologie ont notamment joué un
rôle décisif au regard des voies dans lesquelles la philosophie
analytique post-carnapienne s’est engagée, autant d’éléments qui ont
permis au pragmatisme d’aujourd’hui de prolonger, en le
renouvelant, l’héritage de Charles S. Peirce, de William James et de
John Dewey »273.

Enfin, la critique de l’empirisme classique donnera lieu à la


justification procédurale d’une « épistémologie naturalisée » ; avec une
ouverture vers le deuxième Wittgenstein274. Or, l’un de ses objectifs dans les
Recherches philosophiques est d’établir tout justement qu’une entité
abstraite, dite objective, c’est-à-dire non spatio-temporelle, non linguistique
serait une chimère si jamais il manquait d’instance médiatrice avec le fait. La
parenté commune entre les deux philosophes de la logique tient à la critique
de l’existence du signe propositionnel comme étant au fondement d’une
connaissance à partir d’une pure entité immatérielle. Plus même, le débat qui
oppose Quine à Wittgenstein, sur ce point d’importance, a été fortement
souligné et rendu explicite par Serge Bozon et Sabine Plaud en des termes
aussi plausibles que voici :

272
Sandra LAUGIER, « Quine, la science et le naturalisme », in Les philosophes et la science
(sous la direction de Pierre Wagner), Paris, Gallimard, Coll. « Folio/Essais », 2002, pp. 712-
784.
273
Jean-Pierre COMETTI, Qu’est-ce que le pragmatisme ? op. cit., p. 25.
274
Ludwig WITTGENSTIEN, Recherches philosophiques, traduit de l’allemand par
Françoise Dastur, Paris, Gallimard, 2004, p. 14.

176
« Faut-il alors en conclure, comme le faisait L. Wittgenstein dans son
Tractatus logico-philosophicus, qu’il n’y a « de nécessité que
logique », ou plus généralement que la seule nécessité proprement
dite est celle qui s’attache aux vérités logico-mathématiques ? Si tel
était le cas, la possession de la nécessité pourrait effectivement valoir
comme critère d’analyticité. (…) Selon lui [Quine], il n’y a aucune
raison d’attribuer aux énoncés logico-mathématiques un mode
privilégié de nécessité (…) »275.

Il en retourne, par-dessus tout, la question de la vérité doublée de celle


du « principe de charité » comme point de chute dans l’ancrage anthropo-
éthique de la pensée de Quine. Le fil conducteur de cette réflexion, croyons-
nous, c’est surtout le débat qu’il a eu avec Davidson qui rejette la distinction
qu’il a cru introduire entre les « énoncés d’observation » et les autres types
d’énoncés. Ce qu’il rejette, c’est la thèse selon laquelle certains énoncés
d’observation s’octroient un statut épistémologique particulier, tel que leur
vérité serait justifiée par les stimulations sensorielles qui suscitent leur
acceptation rationnelle.
La méthodologie appliquée à cet article se veut herméneutique.
Comme art de comprendre et d’interpréter, l’herméneutique est une
discipline du sens qui trouve dans le langage écrit le lieu de son
accomplissement. Si elle se déploie couramment suivant les trois dimensions
de l’expression, du dialogue et du discours, elle s’est principalement
développée comme une discipline des textes, conduisant à ériger le texte
comme modèle de toute compréhension. Il s’agira alors de réinscrire les
rapports entre Quine et les autres philosophes du contemporain, leurs textes
en particulier et de se demander quelles pourraient être les grandes lignes de
partage et de discordance entre eux. Et Jean-Pierre Cometti de renchérir :

« (…) les évolutions qui se sont produites dans les esprits entre le
moment où Quine s’est attaqué aux « dogmes de l’empirisme » et celui
où Donald Davidson a posé à nouveaux frais la question de la vérité
ont été suffisamment décisives pour donner un nouveau départ à des
idées qui avaient précédemment conduit les fondateurs du
pragmatisme à rompre, eux-mêmes, avec les présupposés ou les
impasses de traditions philosophiques que la « méthode pragmatiste »
de Peirce mettait déjà à nu »276.

Tel est l’élan de la critique quinienne du caractère dogmatique de


l’empirisme classique. 8

275
Sabine PLAUD, « Questions d’épistémologie et d’ontologie », in Quine les voies du
paradoxe et autres essais, op. cit., p. 12.
276
Jean-Pierre COMETTI, op. cit., p. 26.

177
Quine et quelques imperfections de l’empirisme dogmatique

Généralement, l’empirisme tente de répondre à la question de savoir


comment le sujet connaît les choses. Cette question est à la fois théorique et
philosophique, voire même épistémologique. Elle met en avant
« l’expérience » et « l’empirie » dans les sciences. Mais, elle n’est pas
spécifique aux sciences modernes. La question de la rationalité
philosophique est posée parce qu’elle s’intéresse aux expériences sensibles
sur lesquelles les sciences peuvent élaborer les énoncés généraux. Pour ce
faire, depuis Aristote critiqué par la suite à partir de Galilée et bien d’autres
philosophes modernes, il existe déjà une collection d’expériences sur
lesquelles se fondent les connaissances scientifiques. La généralisation de
cette doctrine de l’universel a trouvé sa consécration dans les fondements de
la philosophie contemporaine des sciences, auprès des tenants de
l’empirisme logique, en particulier. Martin Montminy s’en fait l’écho de la
manière suivante :

« Selon la conception empiriste de l’épistémologie, il n’y a qu’une


source de connaissance (…) toute connaissance dérive de l’expérience
sensible. Les énoncés logiques et mathématiques présentent une
difficulté importante pour cette conception. Ces énoncés semblent en
effet ne pas avoir de contenu empirique (…) Le défi posé à
l’empirisme est de fournir une explication de la manière dont des
énoncés dépourvus de contenu empirique puissent néanmoins avoir
une valeur de vérité et un intérêt cognitif »277.

Aristote, en particulier étudie la métaphysique au moyen de


l’explication de la notion d’expérience : « le fait d’expérience »278. C’est
surtout au Livre premier de La Métaphysique qu’il montre bien évidemment
comment l’homme acquiert l’« expérience des choses de la vie, qui sont
pourtant le point de départ et l’objet des raisonnements de cette science »279.
L’intérêt philosophique de ce recours (et non pas retour) à Aristote, réside
dans la discontinuité épistémologique qui s’est opérée dans le passé, c’est-à-
dire de l’ancienne à la nouvelle conception de l’expérience, notamment à
partir de Galilée, et en particulier dans les sciences de la nature. Ici, au-delà
de la pratique ordinaire, l’expérience est méthodologiquement et
techniquement préparée et réglementée au moyen de l’expérimentation,
c’est-à-dire un montage artificiel par des instruments. Se construit alors

277
Martin MONTMINY, Les fondements empiriques de la signification, Chapitre I « La
distinction analytique et synthétique et le concept normatif de signification » op. cit., p. 17.
278
ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, tr. fr., J. Tricot, Paris, Vrin, 1990, Livre VI, chapitre
9. 114a12.
279
Ibid., Chapitre 2. 1095a.

178
« l’empirisme scientifique » qui va se prêter à de multiples traitements. On
peut fixer, en guise d’exemple, quelques axes à savoir que l’approche
phénoménologique avec Husserl consiste à penser l’expérience ordinaire
comme fondement de l’empirie scientifique.
Plus tard, déjà au cœur même du positivisme logique, Moritz Schlick
renchérit :

« La métaphysique est donc impossible parce que ce qu’elle demande


est contradictoire. Si le métaphysicien n’aspirait qu’à l’expérience
vécue, sa demande pourrait être satisfaite par la poésie, ou l’art, ou la
vie elle-même, qui, de leurs stimuli, augmentent la richesse des
contenus de conscience, de l’immanent. Mais en voulant vivre
l’expérience du transcendant, il confond vivre et connaître et, pris
dans cette double contradiction, il pourchasse des ombres creuses (…)
Les systèmes de métaphysiciens contiennent parfois de la science,
parfois de la poésie, ils ne contiennent jamais de métaphysique »280.

Mais, ici, quelques précisions s’imposent. D’abord, l’approche


philosophique ou théorique avec Emmanuel Kant et David Hume 281 donne à
voir que la connaissance commence avec l’expérience, quand bien même
elle ne s’y réduirait pas absolument. En effet, Kant282 a eu un vrai sujet de
préoccupation fondamentale en se posant la question de savoir pourquoi la
métaphysique a échoué, et pourquoi les sciences physico-mathématiques ont
triomphé. Les limites internes de l’expérience à partir des énoncés
d’observation ont fait que Kant s’éloigne du domaine de l’investigation
empirique pour s’intéresser à la méthode critique et transcendantale. Qui
plus est, pour mieux asseoir cette considération épistémologique des limites
de la preuve et de la démonstration, il faut signaler que ce mouvement de
l’esprit qui consiste à placer la raison au centre de gravité de la connaissance
tient à la révolution copernicienne que Kant aura opérée en philosophie. Il
déclare, ce faisant :

« On a admis jusqu’ici que toutes nos connaissances devaient se


régler sur les objets ; mais dans cette hypothèse, tous nos efforts pour
établir à l’égard de ces objets quelque jugement a priori et par
concept qui étendit notre connaissance n’ont abouti à rien. Que l’on
cherche donc une fois si nous ne serions pas plus heureux dans les

280
Moritz SCHLICK, « Le Vécu, la Connaissance, la Métaphysique », in Le Manifeste du
Cercle de Vienne et autres écrits (sous la direction d’Antonia Soulez), Paris, P.U.F., 1985,
Coll. « Philosophie d’aujourd’hui », p. 197.
281
David HUME, Enquête sur l’Entendement Humain, traduction, préface et note d’André
Leroy, Paris, Aubier Montaigne, 1947, p. 106.
282
Jacques HAVET, Kant et le problème du temps, Paris, Gallimard, Coll. « La jeune
philosophie », 1946, p. 104.

179
problèmes de la métaphysique, en supposant que les objets se règlent
sur notre connaissance, ce qui s’accorde déjà mieux avec ce que nous
désirons démontrer (…)»283.

Le plus important ici, c’est proprement l’idée de la connaissance


rationnelle vue sous l’angle d’un empirisme doublé de rationalisme critique.
Plutôt, Kant concilie l’empirisme et le rationalisme pour donner sens au
criticisme. Il se trouve que le criticisme a ceci de particulier qu’il commence
à admettre qu’il n’y a de connaissance possible qu’à partir et en fonction de
l’expérience. Sur ce point d’importance, Kant s’accorde avec Hume lorsqu’il
affirme par exemple que :

« Il n’est pas douteux que toutes nos connaissances ne commencent


avec l’expérience, car par quoi notre faculté de connaître serait-elle
éveillée et appelée à s’exercer, si elle n’était point par des objets qui
frappent nos sens et qui, d’un côté, produisant par eux-mêmes des
représentations et, de l’autre, mettent en mouvement notre activité
intellectuelle et l’excitent à les comparer et à les unir (…) et à mettre
ainsi en œuvre la matière brute des impressions sensibles pour en
former cette connaissance des objets ? Ainsi, dans le temps, aucune
connaissance ne précède en nous l’expérience, et toutes commencent
avec elles »284.

Après avoir montré combien il est nécessaire de rendre rationnelle la


connaissance par l’expérience sensible, il en vient à préciser que les
intuitions sensibles en question ne suffisent pas pour aider à dévoiler la
nature des objets ; puisqu’elles sont informes par elles-mêmes ; si
l’entendement n’intervient pas pour les ordonner par des concepts, ces
intuitions sensibles demeurent inintelligibles : « Des pensées sans contenu
(Inhalt) sont vides, des intuitions sans concepts, aveugles »285. Cela veut dire
que si les intuitions sont primordiales et engendrent l’activité intellectuelle, il
n’en va pas moins que dans sa « révolution copernicienne », Kant fait
dépendre de la structure dite « transcendantale » du sujet, la perception et la
science des objets : « Si toute notre connaissance commence avec
l’expérience, il n’en résulte pas qu’elle dérive toute de l’expérience »286. Le
criticisme consiste donc en ceci que toute connaissance n’est rendue
possible, tout compte fait, que par l’esprit humain qui dispose des formes a
priori. Ce sont là des dispositions naturelles qu’on ne saurait négliger, car

283
Emmanuel KANT, Critique de la raison pure, trad. fr., Tremesaygues et Pacaud, Paris,
P.U.F., première édition 1950, pp. 18-19, vol. 1.
284
Ibid., p. 31.
285
Ibid., p. 77.
286
Ibid., p. 31.

180
c’est par elles qu’opère la raison qui est elle-même « un don de la nature ».
Par ailleurs, Kant récuse le rationalisme classique qui aspire à l’absolu ;
puisqu’il affirme lui-même que la raison ne peut atteindre que les réalités
sensibles :

« Tous les phénomènes s’accordent nécessairement avec cette


condition formelle de la sensibilité, puisqu’ils ne peuvent apparaître,
c’est-à-dire être empiriquement perçus par intuition et donnés sous
cette condition. Il s’agit maintenant de savoir s’il ne faut pas admettre
antérieurement des concepts a priori comme conditions qui seules
permettent non pas de percevoir intuitivement (…) car alors toute
connaissance empirique des objets serait nécessairement conforme à
ces concepts, puisque, sans eux, il n’y aurait rien de possible comme
objet d’expérience »287.

Le rationalisme kantien est donc celui qu’on ne peut assimiler ni au


dogmatisme ni au scepticisme. D’une part, il n’est pas dogmatique, puisque
Kant estime que la raison humaine ne peut accéder aux réalités
transcendantales. Conséquemment, la raison ne peut atteindre l’absolu, le
monde du nouménal. D’autre part, son rationalisme ne glisse pas au
scepticisme dans la mesure où l’esprit humain est capable de parvenir à des
véritables connaissances universelles et nécessaires. Les « énoncés
d’observation » dans l’optique de Kant sont confrontés au grand défi du sujet
humain lui-même qui se manifeste par pure aperception. C’est en cela qu’il
est transcendantal. Qui plus est, c’est par lui seul que se forme toute
représentation ou tout idéal. Ensuite, une approche strictement scientifique
fait sens dans le cadre expérimental duquel les expériences se prêtent à la
vérification. Ici, les lois sont codifiées ou élaborées, les corrélations sont
analysées au plan logico-formel. Pareille thèse a été accréditée par Rudolf
Carnap pour autant qu’il aura été un des tenants du positivisme logique avec
pour concept intégrateur l’« expérience » confrontée au grand défi de la
théorie288. En effet, pour les tenants de la conception scientifique du monde :
« Il n’y a pas de philosophie comme science fondamentale et universelle, à
côté ou au-dessus des différents domaines de l’unique science de
l’expérience : il n’existe aucun chemin qui mène à la connaissance d’un
contenu à part le chemin de l’expérience. Il n’y a pas de royaume des Idées
au-dessus ou au-delà de l’expérience »289. Et, Moritz Schlick de renchérir
tout bonnement qu’ « il n’y a pas de connaissance intuitive »290. Il pointe

287
Id., p. 42.
288
Carl G. HEMPEL, Eléments d’épistémologie, tr. fr., de Bertrain Saint-Sernin, Paris,
Armand Colin, 1972, p. 57.
289
Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, (sous la direction de), op. cit., p. 127.
290
Moritz SCHLIK, Forme et contenu Une Introduction à la pensée philosophique, tr.de
l’anglais par Delphine Chapuis-Schmitz, Agone, 2003, p. 93.

181
Henri Bergson qui tend à faire l’hypostase de l’« intuition intellectuelle »
comme étant au fondement de la connaissance scientifique et ordinaire. Dans
le même élan de problématisation des énoncés d’observation291, Schlick
ajoute qu’« il n’y a pas de connaissance métaphysique »292. Il plaide, donc,
pour « la fin de la métaphysique », au cœur d’une philosophie
contemporaine de la connaissance dont le modèle par excellence se veut être
hypothético-déductif. Celui-ci s’applique aussi bien dans les sciences
physiques que dans les sciences formelles. Mais, ici les faits ne suffisent pas.
Encore faut-il qu’on s’attache à la forme qui s’est déjà révélée problématique
depuis Aristote du point de vue analytique ou logique.
Par ailleurs, la délimitation du champ de la connaissance scientifique a
conduit d’une part Schlick à une aporie, celle de l’exprimabilité de toute la
connaissance. De l’autre côté, il a appartenu à Otto Neurath293 de fixer les
déterminants d’un empirisme logique. Premièrement, l’empirisme est la
doctrine qui fonde la connaissance vraie, au moyen de l’expérience comme
étant le seul postulat d’intelligibilité. Car l’observation seule existe et est
digne de foi rationnelle, parce qu’elle procède de l’expérience scientifique.
Deuxièmement, par-delà ce qui nous est donné immédiatement, le
positivisme est le courant qui permet de réfuter l’incertitude, le non
vérifiable, le non démontrable. Ce sont là les deux déterminations
fondatrices de la formalisation selon le Cercle de Vienne. Mais, celles-ci
s’exposent au « réductionnisme opérationnel » qui est de nature à rendre
apparente la complexité des phénomènes et celle de la connaissance qui en
dérive.
De plus, nous avons tout lieu de penser que fondamentalement, la
signification des « énoncés d’observation » est une question fondamentale
qui permet de distinguer les énoncés dont la signification suffit à établir la
« valeur » de vérité, des énoncés dont la « valeur » de vérité dépend de
l’expérience ou des faits. Un énoncé dit analytique pourrait donc tout autant
être faux que vrai. Dans l’histoire contemporaine des sciences, il a appartenu
à Ludwig Wittgenstein d’adopter une nouvelle démarche qui est de nature à
inspirer tout le positivisme logique à ce sujet. Souscrivant à l’empirisme, il
semble tout de même prudent de notre part de suggérer que Wittgenstein
s’attache à l’empirisme classique. Par ailleurs, à tout bien prendre, il est
raisonnable de dire, en fait, qu’il s’abstient de prendre position à ce sujet.
Car nulle part il n’affirme, encore moins ne nie, que les énoncés

291
Cette problématisation a été évoquée précisément par Martin MONTMINY : « Il y a le fait
noté par Quine que l’observationnalité est une question de degré, puisque la signification-
stilimus des phrases occasionnelles varie au sein de la communauté ; certaines phrases
peuvent donc être « moins observationnelles » que d’autres, si leur signification-stimulus
n’est pas aussi constante d’un locuteur à l’autre. Mais ce phénomène est lui aussi sans
rapport avec l’holisme », op. cit., p. 192.
292
Moritz SCHLIK, Forme et contenu, op. cit.., p. 105.
293
Otto NEURATH, « Enoncés protocolaires », in Le Manifeste, op. cit., p. 224.

182
élémentaires de la langue ordinaire sont, en quelque manière, des comptes
rendus d’observation.
Mais, l’influence problématique de Wittgenstein sur les philosophes
des sciences du Cercle de Vienne est bien plus connue. On peut donc
signaler que

« Dans son Tractatus logico-philosophicus, Ludwig Wittgenstein


défend l’idée selon laquelle les vérités logiques sont des tautologies,
autrement dit, elles ne disent rien sur le monde, puisqu’elles sont
compatibles avec tous les états de choses possibles. S’inspirant de ce
point de vue, les positivistes logiques du Cercle de Vienne proposent
de diviser les énoncés en deux classes. Les énoncés analytiques (…)
énoncés dont la signification garantit la vérité, alors que les énoncés
synthétiques sont des énoncés dont la signification ne suffit pas à
établir la vérité : il faut en plus recourir à l’expérience pour
déterminer s’ils sont vrais ou faux »294.

En effet, pour les tenants de la conception scientifique du monde « Il


n’y a pas de philosophie comme science fondamentale et universelle, à côté
ou au-dessus des différents domaines de l’unique science de l’expérience : il
n’existe aucun chemin qui mène à la connaissance d’un contenu à part le
chemin de l’expérience. Il n’y a pas de royaume des Idées au-dessus ou au-
delà de l’expérience »295. Au nombre de ceux-ci qui plaident pour la
conception scientifique du monde ou de sa construction logique, on peut
citer en exemple Moritz Schlick dont la philosophie scientifique travaille à
critiquer les énoncés métaphysiques. Pour lui, « Il n’y a pas de connaissance
intuitive »296.
Enfin, on peut suivre l’approche épistémologique de l’expérience
aussi bien chez Karl Popper297 que chez Quine. Elle se donne à penser tout
au plus comme un problème et non comme une solution. Car les énoncés
théoriques ne sont pas seulement vérifiées, mais aussi et surtout falsifiées. La
falsification sera alors différente de la confirmation et de la simple
traduction. C’est la raison pour laquelle dans La Logique de la Découverte
Scientifique en particulier, Popper298 insiste tant sur le primat qu’il accorde à

294
Martin MONTMINY, Les fondements empiriques de la signification, op. cit., p. 17.
295
Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits (sous la direction de Antonia Soulez), Paris,
P.U.F., Coll. « Philosophie d’aujourd’hui », 1985, p. 127.
296
Moritz SCHLICK, Forme et contenu. Une Introduction à la pensée philosophique, tr. de
l’anglais par Delphine Chapuis-Schmitz, Agonne, 2003, p. 93.
297
Karl POPPER, Post-scriptum à La Logique de la Découverte Scientifique. II, L’Univers
irrésolu. Plaidoyer pour l’indéterminisme, tr. fr., de Renée Bouveresse, Paris, Hermann,
1984, p. 66.
298
Karl POPPER, La Logique de la Découverte Scientifique, tr. de l’anglais par Nicole
Thyssen-Rutten et Philippe Devaux, Préface de Jacques Monod, Paris, Payot, 1973, p. 57.

183
la théorie plutôt qu’à l’expérience. Et par-delà Popper299, le recours à Quine
est beaucoup plus significatif dans le cadre de notre propos. Pour éviter le
dogmatisme scientifique et philosophique au cœur de l’empirisme moderne,
ce dernier discute visiblement « la mise à l’épreuve et réfutation » des
énoncés d’observations300, en vue d’instaurer « la technologie de la
probabilité et de la statistique mathématique ». Cette technique a de
l’importance « non seulement pour réfuter les hypothèses, mais aussi pour
les étayer »301. Il reste maintenant à savoir comment l’empirisme anti-radical
peut paraître spécifique chez Quine à la lumière de la signification des
« énoncés d’observation » et de celle de son « critère d’engagement
ontologique ».
La perspective se veut épistémologique. Quine dit que
« l’épistémologie de notre connaissance » consiste à montrer d’abord les
imperfections des fondements logico-mathématiques de la connaissance en
référence aux théorèmes d’incomplétude de Kurt Gödel. Il précise
qu’« aucun système d’axiomes non contradictoire ne peut recouvrir les
mathématiques »302. Et l’intérêt de ces théorèmes « ne révèle pas le fond de
la connaissance mathématique ni ne montre comment la certitude
mathématique est possible »303.

299
Karl POPPER, Post-scriptum à La Logique de la Découverte Scientifique III, La théorie
quantique et le schisme en physique, tr. fr., Emmanuel Malolo Dissakè, Paris, Hermann, 1996,
p. 99.
300
Karl POPPER n’a pas manqué de souligner le trait caractéristique de l’induction que
voici : « Ce que j’espérais faire comprendre, c’est que, si l’on admet que ce qu’il est convenu
d’appeler « connaissance scientifique » n’est qu’un tissu de conjectures, cette supposition
suffit pour résoudre le problème de l’induction –celui-là même que Kant appelait le
« problème de Hume »– sans pour autant sacrifier l’empirisme ; autrement dit, sans recourir
à un principe d’induction auquel nous attribuons une validité a priori. Car une conjecture
n’est pas induite des faits observés, bien qu’elle puisse, évidemment, nous être suggérée par
l’observation » Cf. Post-scriptum à La Logique de la Découvert Scientifique I, Le Réalisme et
la science, tr. fr., Alain Boyer, Paris, Hermann, 1990, p. 33.
301
L’apport de cette démarche dans l’émergence d’une épistémologie non classique dont les
éléments d’appréciation sont repérables chez Quine a été une fois de plus souligné et perçu
par Jean-Pierre Cometti : « Le manque d’intérêt pour la logique, l’importance accordée à une
psychologie de l’esprit scientifique, doublés d’une face nocturne qui noue d’autres rapports
avec le réel, distinguent Gaston Bachelard d’Emile Meyerson et surtout du type de problèmes
que tendaient à privilégier, dans le même temps, quoique de façon concurrente, la
philosophie analytique naissante et le pragmatisme américain. Ce n’est certainement pas un
effet du hasard si les discussions qui ont dominé la réflexion sur les sciences dans le contexte
français ont alors laissé dans l’ombre le genre de questions qui, dans le même temps,
mobilisaient l’attention des esprits dans l’aire anglo-saxonne. Par comparaison, on
consultera le dernier livre de Meyerson, publié en 1933 : Le cheminement de la pensée.
Meyerson y discute les travaux de Russell et Whitehead et le Tractatus de Ludwig
Wittgenstein. », op. cit., note 9. p. 378.
302
QUINE, Relativité de l’ontologie, op. cit., p. 84.
303
Ibid.

184
La fin des certitudes mathématiques ouvre à l’avènement d’autres
fondements de type conceptuel et doctrinal. Quine se réfère à David Hume,
en particulier, car son Traité laisse entrevoir la répartition en question, de
sorte que l’explication et la justification sont comme des procédures
d’élaboration de nos connaissances qui permettent de poser le problème de
l’empirisme en question304. Si l’explication relève de la conceptualisation, la
justification est de l’ordre doctrinal. Cette dualité épistémologique entre ce
qui est conceptuel et ce qui est doctrinal implique un autre type de dualité
entre le fait de savoir ce qu’une phrase signifie et celui de savoir si celle-ci
est vraie305. Quine fera donc une analyse tout à fait particulière et
approfondie de ce qu’il entend dire par « phrase d’observation » en discutant
ipso facto le problème de l’empirisme posé par Hume et bien d’autres
empiristes.
De la critique de l’empirisme dogmatique, on en arrive à l’étude des
« phrases d’observation » qui se jouent dans la réflexion quinienne de
l’empirisme non radical. Ce traitement philosophique de la signification des
énoncés appelle une approche sémantique, en vue d’étudier par la suite la
question de l’« indétermination de la traduction »306. Au final, Quine veut
aboutir à une démarche épistémologique renouvelée inscrite dans l’horizon
de la « sémantique »307. C’est pourquoi, nous avons choisi d’examiner les
fondements empiriques de la signification des énoncés. A ce propos, la
remarque de Pascal Engel est très préoccupante, lorsqu’il inscrit Quine dans
le registre de ceux qui lancent deux défis à la conception véri-conditionnelle
de la signification308.

De la question sémantique de la signification des énoncés d’observation au


critère d’engagement ontologique

La problématique de la signification souvent doublée de celle de la


vérité souffre d’une dispersion d’approches aussi bien chez Russell que chez
Quine. Il a appartenu à Layla Raid d’en faire grand cas dans un de ses
articles consacrés essentiellement à la reliance entre « Empirisme,
naturalisme et signification chez Quine »309. Il existe donc un lien évident

304
Ibid., p. 85.
305
Id., p. 103.
306
QUINE, La poursuite de la vérité, op. cit., p. 103.
307
QUINE, Le mot et la chose, op. cit , pp. 31-46.
308
Pascal ENGEL, « Deux défis se dressent contre la conception vériconditionnelle. Le
premier est celui de Quine qui adopte la perspective behavioriste et soutient que la traduction
ou l’équivalence de sens est nécessairement indéterminée (…) Le second défi est celui
proposé par Wittgenstein avec son argument sur des règles : on ne peut pas faire appel à une
autre règle pour expliquer une règle. », in Le langage (sous la direction de Gilles Kévorkian),
Paris, Vrin, Coll. « Thema », 2013, pp. 178-179.
309
Layla RAID, « Empirisme, naturalisme et signification chez Quine », in Archives de
philosophie, op. cit., pp. 579-598.

185
entre la réflexion épistémologique sur les « énoncés d’observation » et
l’analyse philosophico-logique de la « signification » qui agite bien des
philosophes de la logique et ceux du langage.
S’agissant de Russell, généralement, la « signification » renvoie assez
souvent à la question de la « référence ». Russell se propose de développer
une approche strictement référentielle du sens. C’est-à-dire que les « mots »
sont des « symboles » en raison de ce qu’ils signifient. En d’autres termes,
ces « mots » donnent à penser aux « entités » contenues dans la proposition.
Par là se donne à comprendre le fait que la signification est comme un
paradigme qui s’identifie à la nomination. Elle fait sens dans la mesure où
elle l’est en référence à la théorie des noms propres qui renvoient
directement à une personne donnée ou à un objet quelconque. Celle des
noms généraux est aussi importante ; en cela que ceux-ci réfèrent aux
concepts à savoir les prédicats et les relations.
Par ailleurs, selon Quine la « signification » est différente de la
« référence ». L’enjeu d’une telle différence, du point de vue sémantique,
consiste à dire que pour l’un comme pour l’autre le souci est de rejeter
complètement du champ cognitif tout psychologisme. En effet, la
signification, ici, est la partie « intensionnelle » de la sémantique. Elle a ceci
de particulier qu’elle permet de comprendre dans quelle mesure la théorie de
la « référence » a un ancrage ontologique. Par contre, la théorie de la
« signification », dans sa version négative rejette radicalement le mythe
traditionnel de la signification ; et dans sa version positive, elle s’inspire du
behaviorisme.
C’est pourquoi, du point de vue linguistique, comme nous venons de
le montrer dans la première partie, le fait de dénoncer la mythification de la
signification implique fondamentalement la thèse de l’indétermination de la
traduction310. Mais, il faut tout de suite préciser que celle-ci se distingue de
celle qui est liée à la sous-détermination des théories scientifiques. Car, dans
le domaine du savoir, il est une réalité qui se prête à la connaissance. L’on a
donc raison de dire de Quine qu’il plaide pour « un concept de signification
domestique », c’est-à-dire que la « traduction radicale commence à la
maison »311. Dans le fond, la thèse généralisée de l’indétermination de la
traduction des énoncés paraît être en contradiction forte avec le postulat
310
La nuance apportée par Martin MONTMINY entre « l’indétermination de la signification
et le holisme sémantique » est très instructive : « Le holisme sémantique doit-être distingué de
la thèse de l’indétermination de la traduction. Ce n’est pas parce que la signification de
chaque phrase dépend de la signification d’autres phrases que cette signification est
indéterminée. Et comme l’indétermination de la signification est directement liée au rejet de
la distinction analytique-synthétique, le holisme sémantique est compatible avec cette
distinction. (Dummett, par exemple, soutient un holisme « modeste », qu’il appelle
molécularisme, et admet la distinction analytique-synthétique. Autrement dit, il pourrait se
faire que bien que la signification de chaque phrase dépende de la signification déterminée,
ce qui permettrait d’établir une distinction analytique-synthétique. », op. cit., p. 207.
311
Willard van Orman QUINE, Relativité de l’ontologie, Chapitre II, op. cit., p. 59.

186
d’intelligibilité de l’autonomie/dépendance du sens fondant ainsi l’hypostase
des propositions considérées.
Cela étant, Willard van Orman Quine plaide pour des significations
universelles non existentielles. Celles-ci sont, par ailleurs, indépendantes de
leurs expressions linguistiques particulières. On voit bien la reconsidération
de la question de l’universel comme objet par excellence de la science et son
incidence immédiate sur les limites internes et externes de la preuve. Il
s’agit, de ce point de vue, d’un renversement épistémologique qui conduit à
se fonder aussi sur le particulier afin d’en arriver à l’universel en question.
Les significations qui sont considérées suivant leur autonomie se prêtent à
quelque chose de mythique.
Qui plus est, elles sont dans l’ordre de la relation, dans la pleine
mesure où la liaison est ici déterminante et première. Tout se passe comme si
l’habitus était à l’interface des stimulations sensorielles et des réponses
verbales. Tel est, conséquemment le sens de la « signification domestique »,
d’un côté, et celui des réponses relatives, de l’autre côté. Celles-ci sont
tributaires d’un système d’hypothèses analytiques. Du point de vue
épistémologique, la relationalité et la relativité des significations conduisent
finalement à un type de « holisme sémantique », c’est-à-dire qu’il récuse la
dimension mentaliste de la référence ponctuelle relative aux idées et aux
propositions logiques. Elle se propose, plutôt, à appréhender la signification
globalement en termes de langage « vernaculaire » et de théorie scientifique.
De la sorte, Quine est en débat d’idées avec le postulat sémantico-formel de
Frege312 d’une autonomie du sens. Celui-là oppose une réduction
pragmatique de la signification au comportement social. Pareille
contradiction rappelle bien qu’il ne s’agit pas, pour Russell par exemple, de
poser la question de la signification en termes de nomination, c’est-à-dire de
référence ponctuelle des symboles authentiques. Ce qui est en jeu, ici, c’est
la déconnexion entre « meaning » et « naming » induisant ainsi celle qui
s’établit entre « idéologie » en tant qu’ensemble de termes signifiants d’un
langage ou de cette théorie, et l’ontologie définie par Quine comme un
ensemble des objets de référence de ce langage ou de cette théorie.
C’est donc une approche qui implique forcément les « énoncés
d’observation », car dans son versant positif, l’approche quinienne de la
« signification » fait corps avec son aspect behavioriste, fondée sur
l’observation et l’usage de la méthode inductive qui se veut
fondamentalement scientifique et logique. Encore faut-il préciser, en
conséquence, que les deux approches de Russell313 et de Quine sont
différentes. Si pour l’un la question ontologique se pose en termes d’«

312
Friedrich Ludwig Gottlob FREGE, Idéographie, tr. fr., Préface, notes et index par Corine
Besson , Postface de Jonathan Barnes, Paris, Vrin, 1999, p. 40.
313
Bertrand RUSSELL, Signification et vérité, tr. de l’anglais par Philippe Devaux, Paris,
Flammarion, 1969, p.225.

187
irréductibilité symbolique », pour l’autre, en revanche, elle renvoie à la
« procédure spécifique de référenciation logiquement interprétée » des
énoncés. Tous les deux, est-il besoin de le souligner, s’accordent sur la
récusation d’une quelconque dimension psychologisante ou mentaliste
procédant des énoncés d’observation. Se pose alors, à ce niveau d’analyse, la
question de la réduction gnoséologique doublée de celle de l’engagement
ontologique.
La notion d’« engagement ontologique » est historiquement antérieure
à celle de « notation canonique ». La première notion apparaît effectivement
en 1939, la deuxième en 1960 dans Word and Object. Qui plus est, le critère
d’engagement ontologique ne s’appliquait initialement qu’aux théories
formalisées. Quant aux « attributs », « référents des prédicats quantifiés », ce
sont aussi des objets abstraits, mais intentionnels auxquels il est désormais
impossible d’appliquer la procédure technique d’identification valable pour
les classes, c’est-à-dire que deux attributs différents peuvent bien
évidemment déterminer la même classe. Deux énoncés aident à illustrer
cela : « Animal rationnel » et « bipède sans plumes ». La question qui se
pose par-dessus tout est celle de savoir comment alors définir l’identité de
ces deux attributs ?
Quine propose de considérer tout attribut comme une « fonction
propositionnelle qui n’apparaît qu’à travers ses valeurs ». Ainsi, on peut
évoquer le principe d’« extensionalité » où les attributs satisfont l’exigence
d’individuation. Il dispose que « des attributs sont identiques si exactement
les mêmes choses les ont ». Cela fait dire à Quine décidemment que « les
attributs sont intensionnels (…) Ils figurent seulement à travers leurs
valeurs »314. En effet, formel et systématique, le critère quinien
d’engagement vaut dans les mêmes termes pour tous les styles de variables.
La quantification des symboles d’individus, de classes, d’attributs, impose
d’assigner à ces différentes catégories d’objets la même catégorie d’« être ».
La différence entre eux réside non dans leur statut ontologique, mais dans la
distinction de nature entre objets concrets et abstraits ; non entre divers sens
de la copule au pluriel « sont », mais entre les différents objets concernés.
Quine n’admet pas, par ailleurs, la distinction d’« être » et de
l’« existence ». Son critère d’engagement ne permet pas non plus de légiférer
à proprement parler « sur ce qu’il y a ». Il sert à révéler les engagements
ontologiques d’une théorie quelconque après que celle-ci a été logiquement
traduite au moyen du schème de la quantification. L’enjeu philosophique
d’une telle considération est celui de la référence d’une théorie, logiquement
reformulée, au réel. Ce type de réalisme ontologique signifie, en fait, de
déterminer « ce qu’elle dit être ». Chemin faisant, l’engagement sur les
classes ou les attributs pose le problème du statut ontologique de ces objets.

314
QUINE, « On the individuation of attributs », in Theories and things, ch. 12, p. 112.

188
A la différence de Russell qui leur assignait un statut spécifique de
subsistance, Quine professe la thèse de « l’univocité de l’être »315.
Toutefois, la question ontologique a une portée métalinguistique par
rapport au réel316.Une dimension pareille rend intelligible l’impossibilité,
voire même le non sens relatif à l’ontologie d’une théorie dans ses propres
termes. On le voit, naissent alors les difficultés qui sont liées à
l’indétermination de la traduction. Elle

« est distincte de la sous-détermination des théories scientifiques par


rapport à laquelle elle est additionnelle ; elle désigne l’idée que
plusieurs manuels de traductions incompatibles entre eux peuvent être
compatibles avec les mêmes données empiriques au-delà desquelles il
n’existe aucun critère de correction tel que des significations
invariantes entre les langues »317.

Au-delà de l’indétermination de la traduction se trouve posée


l’exigence logique de l’« inscrutabilité de la référence ». Elle renvoie à
l’« impossibilité de déterminer à partir des données d’observation ce dont
parle l’interlocuteur (la référence et l’ontologie de son discours), le même
énoncé d’observation « gavagai » pouvant être analysé comme désignant un
objet (lapin), des évènements de lapinisation ou la manifestation d’une
essence intemporelle, etc. »318.

Ce qui est en jeu ici, entre l’indétermination et l’inscrutabilité de la


référence, c’est tout justement les énoncés d’observation. Il est question d’un
simple enregistrement des stimuli sensoriels, ces énoncés se définissent par
leur caractère holophrastique, n’étant pas décomposés en termes
constituants, et par l’accord de la communauté319.
Cela implique, conséquemment, l’essentielle relativité de la référence,
et partant de l’ontologie. Cette question ontologique prend, ainsi,
théoriquement sens à trouver réponse dans une métathéorie que Quine
explique en ces termes : « Ce qui fait sens, c’est de dire comment une théorie
d’objets est interprétable ou ré-interprétable dans une autre, non point de
vouloir dire ce que sont les objets d’une théorie, absolument parlant »320.

Ce propos montre à suffisance dans quelle mesure Quine introduit à la


méthode d’embrigadement de la langue naturelle dans la notation canonique.

315
QUINE, « De ce qui est », p. 27. Et Ch. VI, p. 152 ; Relativité de l’ontologie, Ch. IV, pp.
116 et 124.
316
QUINE, Le Mot et la chose, §56, op. cit., p. 371.
317
Isabelle DELPHA, Quine, Davidson. Le principe de charité, op. cit., p. 34.
318
Ibid., p. 127.
319
Id., p. 41.
320
QUINE, Relativité de l’ontologie, chapitre II, § II, p. 63.

189
Elle a considérablement augmenté le champ d’application de son critère
d’engagement ontologique et ses implications dans l’héritage pragmatiste321.
Précisons à toutes fins utiles que l’une des formulations les plus explicites de
ce critère d’engagement ontologique consiste en ceci qu’une théorie est
engagée pour les entités. Elles sont tenues d’avoir des variables qui leur sont
liées comme références possibles pour que les affirmations relatives à cette
théorie soient vraies. Quine s’est proposé d’en donner quelques illustrations
à la faveur des propositions suivantes : « Quelques chiens sont blancs ». Un
tel énoncé laisse entrevoir une ontologie d’« individus », mais il n’engage
pas celui qui le prononce à une ontologie qui contiendrait la « propriété » de
blancheur ou la « classe » des chiens. En effet, dans cette notation
canonique, c’est-à-dire « Quelques chiens sont blancs », on peut y trouver
des constantes (?) : x est un chien ; x est blanc. Ici « est chien » et « est
blanc » sont plutôt des constantes prédicatives et non des « variables liées ».
Cela étant dit, à quels objets l’affirmation « toutes les sirènes sont blanches »
nous engage-t-elle ?
D’après Quine, la réponse est « aux objets qui doivent être des valeurs
de la variable liée x » pour que l’énoncé mis en exergue soit vrai. Cette
complexité ontologique peut encore se justifier à la lumière d’un autre
énoncé moléculaire du genre : « Il y a des choses qui sont des chiens et qui
sont blanches ». Si l’on adoptait le critère de Quine, on devrait dire que
pareil énoncé assume l’existence d’individus qui sont des chiens et qui sont
blancs, mais n’assume pas l’existence de la classe des chiens et de la
propreté de blancheur. Le critère de Quine ne s’appuie que directement sur
une distinction propre à la logique du premier ordre. Dans cette logique, on
peut lier les variables d’individus par un quantificateur, mais on ne peut en
faire autant pour les variables prédicatives. Par conséquent, le critère
d’engagement ontologique de Quine n’est pas un critère ontologique, mais
un critère sémantique. Cette nuance hypothétique a été introduite par Joseph
Vidal-Rosset qui, en lisant Quine entre les lignes, a cru devoir constater que
le critère d’engagement ontologique en question ne dit pas ce qui existe. Il
permet plutôt de dire ce qu’une théorie assume comme existant.
Quoi qu’il en coûte, et même si ce critère ne dit pas ce qui existe, il
faut souligner qu’il est un outil précis et précieux pour le philosophe de la
logique et du langage qui cherche à comprendre autant que possible ce qui
est, ou bien : « Qu’est-ce qui existe ?» De ce qui précède, le critère
d’engagement ontologique joue aussi un rôle décisif dans la construction
d’une ontologie particulière. Pour Quine, l’ontologie du philosophe est
différente de celle du savant. Cette différence procède de la généralité. De la

321
Claude TIERCELIN, Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste, Paris, P.U.F., Coll.
« Philosophies », 2002, p. 18.

190
sorte, elle ouvre à la connaissance scientifique et philosophique, jusques et y
compris au pragmatisme322.

Grammaire de l’ontologie entre logique et langage

Nous venons de montrer comment le critère d’engagement fait sens à


la faveur des énoncés d’observation. Tout se passe comme si l’ontologie
selon Quine faisait coïncider « être » et « existence ». Par ailleurs, en
poursuivant la procédure réductrice de Russell qu’il récuse, du reste, Quine
en vient à disqualifier complètement la théorie des noms propres. Il donne
donc à penser autrement, et sous un autre registre la question ontologique.
En effet, l’élimination des termes singuliers est un paramètre important.
D’abord, parce qu’ils sont différents des termes généraux. Syntaxiquement,
le terme singulier n’admet que ce qui est spécifique ou propre à un énoncé
ou un terme ; le terme général, en revanche, peut être mis au pluriel.
Sémantiquement, le terme singulier se réfère à un unique objet ; alors que le
terme général peut, dans une certaine mesure, multiplier sa référence et
valoir distributivement pour plusieurs énoncés, objets ou termes logiques.
Cela étant, suivant le schéma fonctionnel canonique « Fx », la variable
« x » symbolise le terme singulier et la fonction « F » le terme général. En
conséquence, la première forme de termes singuliers à considérer est celle
que Quine met en valeur, à savoir la « description singulière » des énoncés
d’observation. Pour éliminer cette première catégorie des termes dits
singuliers, Quine se contente d’analyser à la suite de Russell ce que l’on peut
considérer ici comme la « théorie des descriptions définies ». Pour ce faire,
Quine procède de la même démarche à propos des noms propres
grammaticaux. Il recourt tout justement à une procédure conventionnelle
consistant à utiliser le nom propre lui-même comme forme prédicative.
Ainsi donc, au contraire des « descriptions traditionnelles », par
exemple : « le maître de Platon » ou « le philosophe athénien qui boit la
cigüe », Quine se propose de substituer au nom « Socrate » la description
« l’objet qui socratise » ; formé entre autres du prédicat conventionnel
« socratise » ; prédicat vrai du seul individu en question. A ce compte, la
phrase « Socrate est sage » va pouvoir se prêter à la traduction suivante : « il
existe un unique x tel qu’il socratise et est sage ». Généralement, si « a »
représente un nom propre logique, et « F » une lettre de prédicat, alors on
éliminera « a ». Conséquemment, Quine a fait œuvre utile dans ce domaine
pour avoir opéré véritablement la « réduction analytique de ce dernier type
de termes singuliers ». Ce faisant, ce type particulier comporte deux formes
distinctes : l’une composée de l’adjectif démonstratif, et l’autre est restreinte
au pronom démonstratif. Précisément, la première forme de terme singulier

322
Jean-Pierre COMETTI, « Le pragmatisme », in La philosophie anglo-saxonne, Paris, PUF,
1994, pp. 387-492.

191
démonstratif s’obtient en préfixant une particule démonstrative : « ce,
cette,… », devant un terme général. Pour preuve, l’expression « cette
pomme » désigne, parmi les différents objets présents pouvant être visés par
la monstration, celui qui peut être qualifié de pomme. La deuxième forme de
terme singulier démonstratif correspond bien évidemment au nom propre
logique de Russell : « ceci », en tant que pronom démonstratif. Dans le fond,
Quine rappelle que les valeurs des variables ne sont pas les termes, mais les
objets eux-mêmes323. On peut donc tirer la leçon selon laquelle Quine
assigne un rôle central à la variable dans le traitement logique de la notion
d’existence : « être, c’est être la valeur d’une variable ».
Fort de ce principe, Quine met en avant un type d’ontologie qui lui est
propre. Cette ontologie admet les corps, ceux auxquels l’homme renvoie
dans le langage ordinaire. Aussi admet-il l’existence des corps non
perceptibles à l’expérience sensible commune, mais que la science
contemporaine atteste et adopte. Enfin, Quine considère les classes dont
l’existence est assumée par les théories scientifiques à l’instar de celles de la
physique ou des mathématiques. On le voit, l’existence ou non de l’ensemble
de tous les ensembles est, par exemple, rejetée comme contradictoire au
cœur de la théorie de Zermolo-Fraenkel, alors qu’elle est prouvée dans la
nouvelle théorie ensembliste de Quine. C’est le chemin qui mène à la
« relativité de l’ontologie »324.
Il importe de signaler que l’anti-empirisme radical de Quine est fils de
Russell, mais un fils révolté. L’héritage russellien peut se résumer en
quelques points : (i) d’abord, des outils techniques de l’onto-logique comme
le symbolisme et les lois du calcul propositionnel et fonctionnel ; (ii) ensuite,
la méthode réductionniste née de l’analyse paradigmatique des descriptions
définies ; (iii), enfin, la problématique générale de la question ontologique
qui consiste en la mise en jeu du réalisme scientifique en fonction des
symboles logico-mathématiques.
Cependant, Quine diffère de Russell en de nombreux points. Il s’agit
précisément du refus d’assimiler toute signification à une référence et la
mise en avant de la réduction des noms propres logiques. Il reproche
directement à Russell d’avoir confondu « signification » et « référence ».
Pour l’avoir fait, Russell n’a fait qu’admettre la subsistance des universaux
pour sauver enfin la signification des noms généraux. Il se trouve que Quine
s’est fondamentalement appuyé sur la théorie behavioriste de la
signification, en vue de rendre compte du sens des termes généraux,

323
Willard van Orman QUINE, Le Mot et la chose, op. cit., Chap. V, §40, p. 271, note 1.
324
QUINE, « New Foundations for Mathematical Logic », in American Mathematical
Mounthly, Cambridge Haward University Press, 1953, tr. fr., sous la direction de Sandra
Laugier, Du point de vue logique, Paris, Vrin, 2003, 44, pp. 70-80, repris dans From a Logical
Point of View, pp. 80-101.

192
logiquement présentés par les lettres schématiques « F », « G », etc., sans
sacrifier au coup ontologique.
Pourtant, un des spécialistes comme Layla a montré que
« signification » ne va pas sans « naturalisme ». Et, c’est par ce dernier qu’il
est fondé en raison de soupçonner chez Quine une continuité entre
l’empirique et l’analytique. Il écrit :

« Deux moments distinguent la critique quinienne de la signification :


d’abord le rejet de l’analycité et d’un concept rigoureux de synonymie
dans deux dogmes de l’empirisme » et « le problème de la
signification en linguistique », ensuite celui de toute théorie de la
signification dans Le mot et la chose, fondé sur la thèse de
l’indétermination de la traduction »325.

Il apparaît donc que l’empirisme de Quine s’articule avec le


naturalisme du point de vue épistémologique. Il n’y a pas de brisure entre les
différents pans entiers de la réalité que nous portons au langage. L’exigence
de totalité est de nature à critiquer le réductionnisme gnoséologique qui
caractérise assez souvent les philosophes de la logique de son temps ; en
raison tout justement de l’esprit scientifique de leur temps. La logique de
l’intelligibilité de la signification change de statut et de valeur. Quine
n’admet pas une approche rigoureuse de la « signification » qui soit de
nature à faire abstraction de la base empirique de la connaissance. Pour
toutes ces raisons, selon Layla Raid :

« Quine en vient à cette conception paradoxale de la vérification :


aussi éloignés soient-ils de la source empirique, tous les énoncés de la
science sont redevables de l’expérience. Ils lui sont redevables non
pas individuellement –aucun énoncé simple d’une langue donnée n’a
de contenu empirique propre–, mais dans le cadre au moins d’un
ensemble d’énoncés pertinents. La critique des dogmes du
réductionnisme et de l’analyticité permet ainsi une image continuiste
de la connaissance (…) Cette continuité des domaines de la
connaissance est un des éléments du naturalisme de Quine »326.

325
Layla RAID, op. cit., p. 580.
326
Ibid., p. 581. C’est ici le lieu où visiblement Quine donne à voir l’applicabilité du principe
holistique de la connaissance empirique et la connaissance logique. Telle est l’extension
quinienne de l’approche analytique ou strictement logique en vue de réhabiliter la base
observation des énoncés : « Le rejet des vérités analytiques parle, chez Quine, en faveur de la
reprise de toutes les vérités a priori, y compris donc celles de la logique, au sein du thème
continuiste. Cet étonnant non sequitur signale la force d’une persuasion naturaliste que
l’œuvre de Quine aura pour tâche d’affiner et de défendre ».

193
C’est dire que la mise en question du critère russellien d’irréductibilité
devient évidente. En effet, si Russell estime que tout symbole irréductible
engage ontologiquement, Quine pour sa part pense que pareille
irréductibilité ne témoigne plus que de la nécessité de prendre au sérieux le
symbole en question parmi les prédicats primitifs de la théorie au sein même
de l’idéologie. Le fait que le premier ait pensé réduire sa rationalité
procédurale de réduction au niveau des noms propres logiques, le second,
par contre, va au-delà et travaille à éliminer « tous » les termes singuliers.
Il en résulte donc que la fonction référentielle qui était jusque là assumée par
les noms propres et leurs divers avatars n’est plus dévolue qu’aux variables
quantifiables auxquels ils se réduisent. Notons effectivement les variables de
quantification, les locutions de la quantification du genre « Il existe un x tel
que » et « Tout objet x tel que… ». A tout bien prendre, la variable « a »,
pour autant qu’elle soit quantifiée, a pour valeur de « pro-nom », qui se
réfère à un objet et en tient véritablement lieu. Cela donne à penser au
« dictum » résumant ainsi le critère ontologique de Quine selon que : « Etre
admis comme une entité, c’est purement et simplement, être reconnu comme
la valeur d’une variable »327.

Cette idée renvoie à l’ancrage proprement logique et technique de la


pensée philosophique de Quine. Les vérités logiques qu’il thématise
implique la liaison entre les entités et les variables. La notion de variable si
cruciale dans l’élucidation du sens de sa théorie de la quantification et qui
sert de point de raccordement entre le critère d’individuation et le relativisme
ontologique a fait l’objet d’un de ses essais inscrits dans les voies du
paradoxe. Il en donne, lui-même, quelques nuances hypothétiques :

« J’ai dit que la variable objectuelle liable a des relations intimes


avec toute une variété de notions et d’outils. Je l’ai maintenant
distinguée des nombres variables et autres objets (…) Je l’ai aussi
dissociée de la lettre schématique, quelle que soit mon affection à la
fois pour la variable et pour la lettre schématique. Et je viens de la
dissocier maintenant de la variable substitutionnelle liable, tout en
reconnaissant cette dernière comme claire et légitime dans son genre.
J’ai (…) dissocié la variable objectuelle liable de notions associées
avec lesquelles elle avait tendance à être confondue. Je veux
maintenant la dissocier même de la quantification, pour mieux révéler
la nature de la variable objectuelle liable, sans la couleur comme

327
QUINE, « De ce qui est », trad.fr. de « On What There Is », in Du point de vue logique,
Chap. I., op. cit., p. 40.

194
projetée sur elle par ces deux contextes si familiers, les
quantificateurs »328.

Notion surabondamment employée, la « variable » a fait naître de


nombreux malentendus déjà entendus. Elle se prête d’ailleurs à de multiples
acceptions : nombres variables, quantités variables, objets variables. Cette
pluralité de sens a fait dire à Quine que la variable ne se réduit pas à une
notation qui n’admet que des nombres fixes et bien d’autres objets fixes
ayant le statut de ses valeurs. Dans le fond, la variable est « l’essence de
l’idiome ontologique, l’essence de l’idiome référentiel »329. C’est pour autant
dire qu’outre son caractère formel, purement syntaxique, ce critère
d’engagement ontologique est systématique, c’est-à-dire qu’il vaut pour tous
les styles de variables que nous venons de mettre en relief : individus,
classes, relations, nombres.
Ces variables s’appliquent aux objets aussi du point de vue
intensionnel qu’extensionnel. Ce cheminement vers le critère d’engagement
ontologique est ainsi conçu pour s’attacher à des théories similaires
formulées dans un certain langage formel, celui du calcul des prédicats du
premier ordre330. Cet argument nous conduit alors à fixer le lien entre le
critère d’individuation et la relativité ontologique. Il est d’avis avec la
tradition ; en ce qu’il subordonne tout engagement ontologique à la
définition d’un critère qui autorise l’identification de l’objet dont on assume
l’existence. Il affirme : « Nous ne pouvons pas savoir ce qu’est quelque
chose sans savoir comment ce quelque chose se distingue d’autres choses.
Ainsi, l’identité ne fait qu’une pièce avec l’ontologie »331. Les individus sont
donc directement concernés ici. En ce qui les concerne, pareille exigence
première d’individuation ne peut être satisfaite non par les objets désignés au
moyen des termes de masse, comme l’eau, par exemple, mais par ceux
désignés par Quine en « termes à référence divisée ».
Une illustration s’impose. L’enfant peut dans une certaine mesure
apprendre sa langue maternelle en faisant bon usage du terme « pomme »
comme terme de masse désignant ainsi indistinctement toutes les
occurrences des pommes qui sont perçues successivement. On peut donc
inférer en disant que la maîtrise de la langue s’acquière à partir des énoncés
d’observation et par imitation. De la sorte, l’enfant parvient à distinguer une

328
QUINE, « La variable », in Les voies du paradoxe et autres essais, tr. fr., Serge Bozon,
Essai 27, op. cit., p. 454.
329
Ibid., p. 272. « La variable qua variable, la variable an und fur sich et par excellence, est
la variable objectuelle liable ».
330
Sur ce point d’importance qui donne à penser à ce que Paul Gochet a cru devoir
appeler « les affirmations d’existence », il nous paraît tout à fait indiqué de signaler que
Quine lui-même a eu à faire quelques « remarques ontologiques sur le calcul
propositionnel », tr. fr., Denis Bonnay, in Quine, Ibid., pp. 441-450.
331
QUINE, Relativité de l’ontologie, op. cit., chap. I. p. 35. Et Chap. II. p. 68.

195
pomme parmi plusieurs pommes, c’est-à-dire cette pomme-ci par rapport à
cette pomme-là. Disposant d’un schème conceptuel de l’objet, il parviendra
à identifier un objet par opposition à d’autres termes et ré-identifiera les
diverses apparitions du même objet.
Au-delà des individus se trouve posé le problème des « classes ».
S’agissant des classes d’objets, les classes d’objets abstraits en particulier,
l’exigence d’individuation s’impose à nouveaux frais. Elle est remplie grâce
au « principe d’extensionalité » appliqué aux classes. Ce principe stipule que
deux classes sont identiques si tous leurs membres sont identiques. Il
apparaît naturellement que cette fonction de délégation ne pourra s’énoncer
que dans une métathéorie qui jouera le rôle crucial de théorie d’arrière-plan
pour les deux théories mises en cause. Pour cette raison, Quine affirme :

« Que nous dépendions d’une théorie d’arrière-plan devient


particulièrement visible lorsque nous réduisons notre univers U à un
autre V en recourant à une fonction de délégation. Car, c’est
seulement dans une théorie munie d’un univers inclusif embrassant U
et V que nous pouvons définir la fonction de délégation. Cette fonction
implique U dans V et donc nécessite tous les anciens objets de U aussi
bien que leurs nouvelles contreparties dans V »332.

La théorie de la délégation implique également la théorie de


l’inclusion des classes et des fonctions. Pour autant, la réduction méthodo-
logique opérée par la construction de la théorie V n’est pas vaine.
L’admission de l’ontologie de la théorie d’arrière-plan en question est
essentiellement prévisionnelle. Quine ajoute :

« Si nous voulons montrer que l’univers U est trop grand, et que seule
une partie en existe ou en existe indispensablement, alors nous
sommes parfaitement en droit de supposer la totalité de U pour la
durée de notre argument. Nous montrons que si la totalité de U était
indispensable, alors il ne serait pas vrai que la totalité de U est
indispensable. Ainsi notre réduction ontologique est scellée par une
réduction à l’absurde »333.

Fort de cette procédure de réduction gnoséologique, la question


ontologique devient, in fine, celle de la construction des fonctions logiques
de délégation permettant ainsi de réduire épistémologiquement et le plus
possible les théories scientifiques actuelles de type physico-mathématique.
Qui plus est, pour avoir utilisé une procédure pareille, Quine est parvenu à

332
Ibid., p. 70.
333
Id. p. 71.

196
réduire de manière drastique l’ontologie ainsi esquissée moyennant notre
savoir actuel334.
Il reste, maintenant, à noter à l’instar de Montminy que l’analyse
épistémologique des énoncés d’observation est inséparable du holisme
sémantique. Et que, les énoncés d’observation posent le problème des
fondements empiriques de la signification en rapport avec celle des autres
énoncés dits « catégoriques » et « théoriques ». Cette problématique permet
de fixer la portée et les limites du holisme. Il tire la conséquence suivante :

« Les considérations qui précèdent permettent de donner une


formulation plus précise de la thèse du holisme sémantique. Cette
thèse affirme que la signification d’une phrase dépend de celle
d’autres phrases. Le holisme repose essentiellement sur l’idée que
l’usage d’une phrase individuelle ne permet pas à lui seul de ne
relever la signification. L’erreur de Carnap et de Dummett est de
penser que la signification d’une phrase puisse être spécifiée à l’aide
de phrases appartenant à une certaine catégorie, (…) les phrases qui
expliquent dans quelles circonstances la phrase serait acceptée ou
refusée, ou les phrases qui donnent les raisons pour lesquelles la
phrase est acceptée. L’erreur de Quine est de penser que les phrases
d’une certaine classe, c’est-à-dire les phrases d’observation,
possèdent une signification indépendamment des autres phrases »335.

Parvenu à ce niveau d’analyse, il importe de savoir situer la place de


la « prédiction » entre l’étude des énoncés d’observation et celle des énoncés
catégoriques d’observation.

La prédiction : des énoncés d’observation aux énoncés catégoriques


d’observation

Le point de vue de Quine sur l’engagement ontologique qui domine ce


moment nous a fait comprendre le caractère incontournable de la relativité
de l’ontologie, la pluralité des ontologies, mais aussi le lien évident qui
s’instaure entre l’engagement ontologique et le langage, d’une part, et celui
qui s’instaure entre les énoncés d’observation et le problème de la vérité,
d’autre part. Maintenant, nous voulons dire en quoi l’ontologie selon Quine
est complexe. L’accent sera donc mis sur la complexité des rapports entre les
« énoncés d’observation » et les « énoncés catégoriques d’observation ».
Mais, ce qu’il y a de spécifique ici, c’est leur relativité. Et Quine met en
avant la « prédiction ». Qui plus est, l’approche prédictionnelle des énoncés

334
Claudine TIERCELIN, Peirce et le pragmatisme, Paris, PUF, 1993a, p. 5.
335
Martin MONTMINY, op. ct., p. 206.

197
d’observation est techniquement relayée par celle du « holisme
sémantique ».
L’analyse logique des énoncés d’observation, selon Quine, se situe
entre la « projection » et la « traduction ». Techniquement, les énoncés
d’observation, pour autant qu’ils soient déterminants pour la connaissance
scientifique, constituent, d’entrée, le niveau élémentaire de la traduction. Le
philosophe du langage qui s’emploie à les traiter se voit obligé de procéder,
logiquement, par induction. Les énoncés d’observation constituent le simple
enregistrement d’une situation qui commande à la perception. Pour ce faire,
ils mobilisent la similitude des stimulations sensorielles à la faveur de
laquelle une traduction est possible. Pour ce faire, ils font signe vers la
« signification-stimulus », c’est-à-dire que leur intelligibilité requiert la
dimension de la perception. Les énoncés d’observation ne sont donc pas
isolés et isolables de la théorie du monde et de la phénoménologie de la
perception. Ces énoncés se prêtent alors aux évidences empiriques.
Seulement, Quine ne les absolutise pas du tout. Dans la mesure où il
estime qu’une hypothèse scientifique tirée de l’observation est exposée,
paradoxalement, à l’infirmation. Elle est donc sujette à l’erreur. Sa vérité
devient provisoire336. Lorsque Martin Montminy examine le sens de
l’observationnalité et le contenu empirique des énoncés d’observation, il met
en avant l’exigence épistémologique de la distinction entre l’analytique et la
synthétique. C’est un critère déterminant pour séparer complètement la
signification des énoncés de leur croyance. Plus même, il essaie de nous
montrer que

« L’indétermination de la traduction affecte autant les phrases


d’observation que les phrases théoriques. Ainsi, plusieurs affirmations
de Quine concernant les phrases d’observation doivent être remises
en question. Il n’est pas juste de dire que ces phrases ont leur propre
signification ou contenu empirique, qu’on peut assimiler à leur
signification-stimulus (…) Cela n’empêche pas les phrases
d’observation de servir de point de départ à la traduction, car il est
possible de déterminer, pour chacune d’entre elles, prises
individuellement, quelles sont les circonstances qui provoquent son
acception (refus) ; et c’est la connaissance de ces circonstances qui
permet de formuler les hypothèses analytiques pertinentes concernant
leur traduction, et la traduction d’autres phrases ayant des mots en
commun »337.

336
Karl POPPER et Konrad LORENZ, L’avenir est ouvert. Entretien d’Altenberg Textes du
Symposium Popper à Vienne, tr. de l’allemand par Jeanne Etoré, Paris, Flammarion, 1990, p.
59.
337
Ibid., p. 201.

198
Les énoncés d’observation sont doublés des stimulations sensorielles.
Ils ne permettent pas de déterminer toute l’ontologie d’objets projetés.
Isabelle Delpla pense notamment que « Sur ce point, Quine n’a pas varié
(…); en l’absence de données objectives, seule projection de notre point de
vue, de notre ontologie et de nos formes linguistiques permet de poursuivre
la traduction au-delà des énoncés d’observation »338.

L’intelligence d’ensemble de la question procède donc de la mise en


exergue par Quine de l’expression : « apport empirique »339. Seulement,
l’étude des énoncés d’observation est inséparable de la notion technique de
« prédiction » dont la signification réelle se donne à comprendre dans
Quiddités340. Quine écrit exactement qu’« une prédiction peut se révéler
vraie ou fausse »341. Car, c’est un mot ordinaire, par ailleurs, qui peut,
étymologiquement, vouloir signifier « prévision », « prophétie », et
« précognition » ; celle-ci connotant tout justement la « voyance ».
Théoriquement, Quine indique le caractère incertain de la dimension
subjective de la similarité, l’une des propriétés même de la « prédiction ».
Mais, il ajoute aussi, à la fois, la « prédiction » et « l’anticipation ». Il prend
pour exemple l’énoncé suivant : « Un homme voit la lueur matinale ». Ce
qui l’intéresse, ce sont les carences d’une « induction simple » qui s’attache
à l’habitude. Or, l’induction scientifique va bien au-delà parce qu’elle
introduit directement la méthode hypothético-déductive. A ce stade, on peut
être tenté de penser que selon Quine, l’induction scientifique se démarque
absolument de la connaissance ordinaire342. A l’évidence non. La science, en
dépit de ses performances théoriques et de sa dynamique méthodologique,
éprouve d’énormes difficultés pour énoncer les pensées qui en dérivent.
Au final, Quine n’invalide pas du tout le rôle crucial de la prédiction ;
quand bien même elle aurait manqué à fixer précisément les évènements
passés ; sans les restituer successivement et absolument. Par ailleurs, et
encore une fois, le but de la science n’est pas celui de viser la vérité de façon
prédictionnelle. Pour justifier une telle affirmation, Quine procède à la
distinction de nature qui existe entre « les énoncés d’observation » et les
« énoncés catégoriques d’observation »343. La nature théorique et la fonction
heuristique des énoncés ne sont pas seulement de l’ordre de la mise à
l’épreuve d’une hypothèse scientifique, mais aussi et surtout par la nuance
tant plausible que nette apportée par Quine entre « un énoncé catégorique

338
Isabelle DELPLA, op. cit., p. 35.
339
QUINE, La Poursuite de la vérité, op. cit., p. 21.
340
QUINE, Quiddités, Dictionnaire philosophique par intermittence, tr.de l’anglais par
Dominique Goy-Blanquet et Thierry Marchaisse, Paris, Seuil, 1992, pp. 182-185.
341
Ibid., p. 182.
342
Id., pp. 184-185.
343
QUINE, La Poursuite de la vérité, op. cit., p. 31.

199
d’observation » et un « énoncé conditionnel d’observation »344. Et si la
théorie et l’observation sont liées, il n’en reste pas moins qu’il y ait, de plus,
une différence entre « un énoncé catégorique d’observation focalisé » et « un
énoncé libre »345.
A notre avis, il n’est pas possible d’étudier les énoncés d’observation
à partir uniquement de la « prédiction. » Il est aussi important de lier cette
analyse au holisme sémantique que nous venons de mettre en relief. Pour ce
faire, à en croire Martin Montminy, deux formulations sont possibles :

« Quine soutient que les phrases d’observation constituent une


exception au holisme, car, dit-il, elles ont une signification-stimulus
déterminée, ce qui permet de les traduire par une phrase stimulus-
synonyme déterminée, ce qui permet de les traduire par une phrase
stimulus-synonyme indépendamment des autres phrases de la langue.
Il y a deux raisons pour lesquelles on peut mettre en doute cette
affirmation »346.

Pour bien comprendre le contenu et les conséquences de cette


première formulation, il est utile de recourir au « principe de charité » dont
Quine vise l’instauration et auquel cette étude va aboutir. Ce dernier ne
sépare pas l’applicabilité de ce principe de la formulation des « énoncés
d’observation » de manière tout à fait « atomique ».
Quant à la deuxième formulation, elle fait signe vers ce que ces
énoncés ont d’exception vis-à-vis du holisme. Tout se passe comme s’il était
possible qu’il y ait un écart entre les énoncés d’observation et les énoncés
théoriques d’observation. Dans ce cas, nous serions tentés de croire à
l’inadéquation entre les énoncés d’observation et les énoncés théoriques.
Cela fait dire à Montminy qu’

« Il y a une autre raison pour laquelle on ne peut dire que les phrases
d’observation constituent une exception au holisme. En effet, même si une
certaine phrase d’observation est traduite par une phrase qui est acceptée
(refusée) dans les mêmes circonstances, on ne peut dire pour autant que sa
traduction soit indépendante de celle des autres phrases. Cela est dû au fait
que la signification-stimulus ne détermine pas la signification (…) Exiger
qu’une certaine phrase d’observation soit traduite par une phrase
d’observation qui soit stimulus-synonyme ne peut donc suffire à fixer sa
traduction. Celle-ci n’est fixée que relativement à un choix d’hypothèses
analytiques, qui imposent simultanément une traduction aux énoncés

344
Ibid., p. 32.
345
QUINE, Le mot et la chose, chapitre I., op. cit., pp. 25-27.
346
Martin MONTMINY, op. cit., p. 204.

200
catégoriques d’observation et aux autres phrases ayant des mots en commun
avec la phrase en question »347.

Dans le fond, Quine ne se contente pas d’étaler la pluralité des


énoncés ; loin s’en faut. C’est une « généralisation » des énoncés348 qui a
donné lieu à la technique de leur « mise à l’épreuve et réfutation ». Cela veut
dire que chaque type d’énoncés est soumis au principe de la réfutabilité.
Cette technologie n’est intelligible qu’au moyen d’un « holisme
épistémologique »349, c’est-à-dire la théorie selon laquelle un énoncé n’a pas
de sens ou de validité en soi, mais seulement dans un ensemble d’énoncés.
Cette définition « illustre, selon Isabelle Delpla, « qu’aucun énoncé n’est
vrai en lui-même, mais seulement en relation à un certain état de notre
théorie du monde »350.

Quelles leçons épistémologiques peut-on tirer d’une telle procédure ?


Un des traits caractéristiques de l’étude métathéorique spécifique des
« énoncés d’observation » et des « énoncés catégoriques d’observation »,
souligné par Quine, se trouve dans la piste qui mène vers l’instauration d’une
« doctrine de la rectification », celle-ci se refuse aux questions d’origine qui
consistent plutôt à résoudre un problème scientifique de façon imparfaite.
L’épistémologie génétique, dont le modus operandi a été mis au jour par
Jean Piaget, est ici mise en question. Sa mise en situation épistémologique se
trouve consignée chez Maurice Boudot qui pense que « La science est
conçue de telle sorte que la connaissance commune en constitue l’état
premier. On oublie que la rectification scientifique ne procède pas par le
développement d’un savoir déjà là, mais par la remise en cause de ce qui est
tenu pour acquis, que le savoir scientifique n’est jamais présentifié que sur
fond d’interrogations possibles »351.

La portée philosophique de cette critique conduit, en réalité, à penser


un sujet de justification de la base observationnelle et psychologique de nos

347
Ibid., p. 206.
348
Le point de vue critique de Davidson est suffisamment révélateur : « L’argument de
Davidson est donc précisément de refuser la distinction entre énoncés théoriques et énoncés
d’observation, reliquat dans la pensée de Quine du mythe du donné ». Cf. Isabelle DELPLA,
op. cit., p. 98.
349
L’auteur a essayé de relativiser la dimension strictement épistémologique du holisme issue
de Pierre Duhem, tout en l’élargissant. Il s’agit du « holisme des croyances » : « Un troisième
argument, le holisme des croyances, a également pour objet de montrer que la cohérence de
nos croyances est un argument en faveur de leur vérité et que le désaccord ne peut survenir
que sur la base d’un large accord. Toute croyance fausse est reliée à une croyance vraie bien
qu’il n’y a pas d’erreur massive ». (Ibid.).
350
Ibid., p. 30.
351
Maurice BOUDOT, Logique inductive et probabilité : Conclusion, Paris, Armand Colin,
1972, p. 294.

201
connaissances et de leur progrès. Cette dynamique de la science n’est
légitime qu’en raison d’une rectification de données empiriques où il est
donc le corrélat de l’incertitude du langage scientifique. Le savoir inné, pour
autant qu’il soit subjectif, n’est pas inconditionnel. Il est plutôt l’idée d’une
variation épistémologique de points de vue confrontés à l’intelligence des
autres.
Le propos de Boudot est de montrer que notre expérience du monde
n’est pas absolument vraie. Le principe de réfutabilité dépasse donc une
sphère empirique et psychogénétique et devient un principe constitutif
d’intelligibilité de l’esprit scientifique du contemporain. C’est dire que
parfois, l’esprit scientifique renoue avec un questionnement métaphysique
rejeté par le Cercle de Vienne et tenu, paradoxalement, à l’écart par Quine
que l’on prétend à tort être effectivement positiviste. Dans sa pensée exposée
assez souvent aux controverses et aux problèmes de langage, Quine retrouve
aussi un projet de type transcendantal visant à redéfinir les conditions qui
rendent possible a priori la compréhension de nos croyances352.
Pour revenir à Maurice Boudot, il apparaît que « L’idée d’une
connaissance première ne peut être retenue si l’on veut comprendre la vraie
nature du progrès scientifique. Il n’y a d’origine de la connaissance que
dans une intention de connaissance déterminée. L’origine de la
connaissance, comme sa fin ultime d’ailleurs, n’est qu’une idée de la raison,
dans la réflexion épistémologique, elle joue un rôle régulateur et non
constituant »353. Cette doctrine de la rectification est aussi de nature à éviter
de croire en une logique probable de la science, dans la mesure où elle serait
tentée d’« asseoir la validité de la science sur la seule certitude sensible »354.
Toutefois, les carences de la logique inductive exposent le tenant de la
logique déductive à d’autres difficultés épistémologiques, celles des
conditions de possibilité d’une épistémologie avec sujet. Boudot y réfère
bien lorsqu’il écrit : « Mais si la pensée positiviste échoue parce qu’elle
oublie qu’il n’y a de nature que pour un sujet, d’autres philosophes auront à
préserver d’une erreur contraire. Elles ne devront pas ignorer que le sujet
n’englobe pas la nature »355. Se trouve là indiqué le cheminement
épistémologique de la « poursuite de la vérité », selon l’expression de Quine.
En plus, il s’agit non seulement des idées complémentaires de ce que l’on
peut considérer comme la portée de la « signification cognitive », mais en
particulier la remise en question des « bases de la connaissance ». La
philosophie de la connaissance de Quine met en avant le problème de la
relativité ontologique dont nous venons de faire état ; ce que lui-même

352
QUINE, La Poursuite de la vérité, op.cit., p. 76.
353
Maurice BOUDOT, op. cit., p. 295.
354
Ibid.
355
Id.

202
souligne, en d’autres termes, comme une « ontologie désamorcée »356. Alors,
plus qu’une simple question de terminologie, Quine indique bien « l’apport
empirique » dans la construction philosophique et scientifique des énoncés
d’observation.
A tout bien prendre, il ya cependant une relation de nécessité, nous
enseigne Quine, entre l’observation des faits et le problème de la vérité. La
science, en tant que théorie sur le monde, est sous-déterminée par sa vérité.
C’est une question de fait ; tandis que la question de la vérité n’est pas
« extra-théorique ». C’est-à-dire que ni les faits, ni la vérité ne sont
transcendants. Seulement, il est établi que le fait est une notion dont la
dimension est plutôt « ontologique » qu’« épistémologique ». Fort de cette
nuance, nous entrevoyons la connexité entre le réalisme et le naturalisme de
Quine357. Car les deux doctrines sont intelligibles en rapport avec la « théorie
du monde ». Même si Quine distingue les énoncés pourvus d’une valeur de
vérité de ceux qui ne le sont pas, cela n’exclut pas le fait que les énoncés
d’observation soient pourvus d’une valeur de vérité. C’est delà qu’est née
l’exigence interdisciplinaire qui sous-tend la question de la science chez
Quine. Une des thèses centrales de Quine rendue explicite par Montminy (s’)
interroge, néanmoins, qu’ « il semble que pour Quine, les questions de faits
soient délimitées par les énoncés pourvus d’une valeur de vérité. La question
de savoir comment il entend établir cette délimitation est cependant moins
claire. Doit-on penser que seuls les énoncés des sciences naturelles soient
pourvus d’une valeur de vérité, ou que plus globalement, les énoncés
généralement admis exprimant des croyances du sens commun le soient
aussi ? »358

Cependant, il ne s’y enferme pas ; puisque sa démarche se révèle être


pluridisciplinaire : physique et chimie, logique, linguistique. Pour lui,

356
QUINE, La Poursuite de la vérité, Préface, op. cit., p. 13.
357
Il existe aussi un prolongement du naturalisme de Quine au physicalisme à partir et en
fonction de sa théorie physique couplée à l’étude des énoncés d’observation. Martin
Montminy ajoute que « Quine s’appuie sur cette particularité de la théorie physique pour
défendre -et c’est là le second aspect de son physicalisme- son réalisme à l’endroit de celle-
ci. Selon lui, la théorie physique constitue le paramètre ultime concernant le réel : la totalité
des vérités sur le monde est donc fixée par cette théorie. Notons que les phrases
d’observation, qu’elles contiennent ou non des termes de la théorie physique, sont elles aussi
pourvues d’une valeur de vérité ; Il serait en effet incohérent de prétendre que les énoncés
théoriques de la physique possèdent une valeur de vérité alors que les énoncés qui les lient
aux données empiriques, c’est-à-dire les phrases d’observation, n’en ont pas. Par
conséquent, on pourrait, semble-t-il , caractériser la position de Quine de la façon suivante :
toutes les phrases d’observation, tous les énoncés de la théorie physique, et tous les énoncés
pouvant être traduits en termes de la théorie physique, sont pourvus d’une valeur de vérité
qui relève d’un état de fait ; d’autre part, tout énoncé qui n’est pas susceptible d’être
directement testé par des observations et dont la fausseté, autant que la vérité, est compatible
avec notre théorie physique actuelle, n’a pas de valeur de vérité déterminée », op. cit., p. 160.
358
Ibid., p. 159.

203
« l’enchevêtrement » qui permet de comprendre la complexité des rapports
entre « les stimulations sensorielles » et « notre théorie scientifique du
monde », n’a aucune emprise sur le « segment » que Quine « situe là où la
théorie est à la mise à l’épreuve par la prédiction »359. C’est alors que la mise
en exergue de la théorie et l’observation comme sources principales et
techniques d’élaboration de la connaissance scientifique devient une
exigence méthodologique.
Précisons que Quine relativise, encore une fois, l’importance de ces
sources de la connaissance, jusques et y compris celle de l’« apport
empirique » dans le but de donner sens à la notion de « prédiction ». Il écrit
tout bonnement : « Non que la prédiction soit le but principal de la science.
Un but majeur est la compréhension. Un autre est la maîtrise et la
modification de l’environnement. La prédiction peut être un but aussi, mais
le point ici soutenu est qu’elle est la « mise à l’épreuve d’une théorie, quel
qu’en soit le but »360. La philosophie de la connaissance en question repose
sur la relation qui existe entre la dimension empirique des énoncés et leur
analyse logique. Cela traduit en quelque manière la différence de nature qui
existe aussi entre la « prédiction » et la « prédication ». Ce qu’elle vise, en
effet, c’est l’instauration d’une science objective361 sur fond de
l’intersubjectivité : « L’exigence d’intersubjectivité est ce qui rend la science
objective »362. Pour toutes ces raisons, une épistémologie essentiellement
déductiviste qui rejetterait complètement le sujet connaissant comme un des
éléments constituant de la connaissance objective ferait exister une logique
déductive sans ontologie, et cela sur un socle qui friserait le mythe. On aura
alors compris ce pourquoi Quine fait de l’« intersubjectivité » un des angles
de vue par lequel on éviterait le piège du dogmatisme dédoublé.
Il est alors fondé en raison de construire une sorte d’« empirisme
raisonnable » en suivant avec précaution la voie qui s’ouvre, maintenant,
avec Quine et Davidson au-delà de l’étude strictement épistémologique de la
prédiction, c’est-à-dire l’usage anthro-éthique du « principe de charité ».
Cela étant, Quine en particulier dépasse et dénonce les imperfections d’un
empirisme classique qui se veut radical, fondé uniquement sur les énoncés
d’observation qui ont dû avouer leurs insuffisances face à la nouvelle
exigence éthico-ontologique construite à partir d’un élargissement de ceux-
ci aux « énoncés issus d’hypothèses analytiques »363.
Par ailleurs, la thèse de l’indétermination de Quine a été l’objet de
nombreuses critiques dans la littérature philosophique des dernières

359
QUINE, op. cit., p. 22.
360
Ibid.
361
Alan F. CHALMERS, Qu’est-ce que la science ? Récents développements en philosophie
des sciences, Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend, tr.de l’anglais par Michel Bienzuski, Paris,
La Découverte, 1987, p. 184.
362
Id., p. 25.
363
Isabelle DELPLA, op. cit., p. 41.

204
décennies. Certaines des critiques ont déjà été amorcées et rejetées en même
temps364.

Conclusion

Cette réflexion qui s’est voulue épistémologique, part de l’économie


générale de ce que l’on peut considérer comme le paradigme de la
« philosophie du langage »365 scientifique. La contribution a eu pour enjeu
d’interroger ici la pertinence d’une identification des énoncés d’observation
à partir de la méthode analytique doublée d’un style logico-positiviste propre
à Quine. Le problème philosophique que nous venons de poser a été celui de
savoir si, au-delà de l’observationalité, les énoncés en question ne s’exposent
pas à la réflexion pragmatiste entre « sens et performance »366. Qui plus est,
nous avons essayé de montrer que la rationalité procédurale de Quine ne
donne pas lieu, conséquemment, à la naissance de la nouvelle épistémologie
du langage, simplement. Elle conduit à placer la logique au rang des
sciences, non sans critiquer le caractère purement formel et fondateur de la
philosophie première. Par ailleurs, cette thèse ne va pas de soi pour tous367.
Quoi qu’il en coûte368, Quine tente, encore, de tracer la voie qui mène
au « naturalisme contemporain » et de justifier l’avènement d’un nouveau
principe anthropo-éthique au cœur des énoncés d’observation que nous

364
Martin MONTMINY pense, à cet effet, que « La critique de Friedman est irrecevable, car
elle confond deux questions : en effet, (…), Friedman glisse de la question de savoir si les
notions linguistiques (traduction, signification, etc.) sont (fortement ou faiblement)
déterminées par les faits physiques non comportementaux, à la question de savoir si le
comportement linguistique est (fortement ou faiblement) déterminé par les faits physiques
(internes) non comportementaux. », op. cit., p. 195.
365
Gilles KEVORKIAN, « Le paradigme de la philosophie du langage », in Langage, op. cit.,
pp. 7-13.
366
Jocelyn BENOIST, Ibid, pp. 155-173.
367
Sur ce point d’importance, nous rejoignons surtout les critiques adressées au holisme de
Quine par Vincent Descombes, (cf. Les Institutions du sens, Paris, Ed., de Minuit, 1996, p.
112).
368
Justement avant de la rejeter, au final, Martin Montminy n’a pas manqué de souligner la
double portée épistémologique et ontologique de la critique de la thèse de l’indétermination
de la traduction des énoncés d’observation en question : « J’ai jugé préférable de m’en tenir à
une seule critique de la thèse de l’indétermination, celle de Michael Friedman et de
l’examiner dans le détail. La principale objection de Friedman porte sur la prémisse selon
laquelle les faits concernant la signification sont déterminés par des faits relativement au
comportement des locuteurs. Pour bien comprendre l’objection de Friedman, il faut présenter
la distinction qu’il établit entre la version épistémologique et la version ontologique de la
thèse de l’indétermination. La thèse, dans sa version épistémologique, affirme que la totalité
des données empiriques ne suffit pas à déterminer la traduction, alors que dans sa version
ontologique, elle affirme que la traduction n’est pas déterminée par la totalité des faits
physiques (ou des vérités de la physique). C’est sur la version ontologique de la thèse que
Friedman concentre son attaque ». (Cf. Les fondements empiriques de la signification, op.
cit., pp. 193-194).

205
avons à questionner : « le principe de charité »369. Telle est la question qui
s’est ouverte dans ce propos.

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369
Isabelle DELPLA, Quine, Davidson. Le principe de charité, op.cit., p. 97.

206
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207
208
Les présupposés métaphysiques du théorème de
Pythagore. De la construction mythique du monde au
déploiement rationnel de la pensée

Krishna Amen NDOUNIA


Université Marien Ngouabi de Brazzaville

Résumé
Si l’on soutient que le sensible est la copie de l’intelligible, alors, non
seulement il existe une corrélation entre les différents plans d’existence,
mais dans cette corrélation l’intelligible détermine le sensible. De ce fait,
l’ordre cosmologique peut être explicité à partir des principes rationnels
et/ou mathématiques. Par conséquent, un théorème comme celui dit de
Pythagore peut tenir lieu de paradigme à partir duquel s’élucident, sur le
plan métaphysique, aussi bien la structure ontologique de l’âme humaine
que le processus logique de la connaissance. En effet, à travers la
triangularité et/ou la triplicité qu’il met en exergue en conjuguant dans une
certaine « intelligibilité mythique » à la fois le nombre 3 et les figures du
carré, du triangle et du rectangle, ce théorème peut permettre, notamment
dans la perspective platonicienne, de rendre compte, non seulement de la
structure du macrocosme (le monde) et du microcosme (l’homme) dont
l’existence repose sur l’unicité d’un corps (composé de quatre éléments : le
feu, l’air, l’eau et la terre) et d’une âme (mélange de trois substances : le
même, l’autre et l’intermédiaire), mais aussi de la fonctionnalité des trois
facultés fondamentales de l’esprit humain, à savoir la sensibilité, la pensée
et la raison. Ainsi, si dans l’égalité de Pythagore le carré de l’hypoténuse est
égal à la somme des carrés des deux autres côtés, de même, dans le
processus cognitif, l’élaboration de la connaissance (ou du concept) et de la
vérité n’est possible que dans et par la dialectique ou l’auto-mouvement de
chaque faculté. Car, la vérité n’est possible que dans la justesse par la
raison (ou l’entendement) de l’acte d’ajustement, d’égalité ou d’accord
entre la perception sensible (ou l’objet) et l’intuition pure (ou l’idée).

Mots clés
Ame, connaissance, mathématique, monde, théorème, vérité.

Introduction
Si, en tant que « métaphysique », la philosophe est, comme le dit
Aristote, la « science théorétique des premiers principes et des premières
causes », alors elle trouve son fondement dans la raison en tant que faculté

209
de connaissance. C’est ainsi qu’elle est une science essentiellement logique
qui se constitue à la fois comme une réflexion critique et une interrogation
fondamentale sur tout ce qui est. Pour ce fait, il n’existe donc aucun
domaine, tant de la pensée (du savoir) que du réel (de l’existence), sur lequel
la philosophie ne porte son regard interrogatif et critique. Aussi, partant de la
distinction entre l’intelligible et le sensible, la « métaphysique » et la
« physique », elle s’efforce dès le départ de donner sens et d’élucider les
rapports entre la pensée et le réel, le sujet et l’objet comme deux pôles
contraires et complémentaires de la connaissance. Dès lors, si aucune
connaissance ne saurait être possible en dehors de cette dualité sujet-objet,
n’est-il pas possible, dans ce cas, que, comme le stipule l’axiome
hermétique, « ce qui est en haut est comme ce qui est en bas »370 ?
Autrement dit, les lois de la pensée ne déterminent-elles pas aussi l’univers
du réel ou de l’objet ?
Or, comme le signifie Heidegger, la pensée est, en tant qu’elle mesure
et calcule, de l’ordre de la mathématique, c’est-à-dire de ce qui relève à la
fois de l’acte d’apprendre et d’enseigner371. Ainsi, si la correspondance entre
la pensée et l’objet est une évidence, ne pourrait-on pas penser que les
vérités mathématiques sont tout autant des intuitions des principes du monde
absolu que des déterminations du monde sensible ? L’ordre rationnel aussi
bien qu’objectif, ne peuvent-ils pas s’élucider au moyen des axiomes
mathématiques ? Dès lors, ce n’est pas seulement cette correspondance entre
la pensée et le monde objectif qui poserait problème, mais surtout
l’intelligibilité d’une telle correspondance. Car, s’il est évident que la
connaissance se détermine comme rapport entre le sujet pensant et l’objet,
seulement, l’intelligibilité de ce rapport ne l’est pas à première vue. Quelle
est donc, dans le processus cognitif, l’intelligibilité de ce rapport entre la
pensée et le réel ou le sujet et l’objet ?
Si dans le processus cognitif, ce rapport entre la pensée et l’objet est
de l’ordre de la métaphysique, c’est-à-dire du rationnel ou du mathématique,
son intelligibilité semble relever, cependant, du mythique. Car, comme dans
tout instant d’inventivité, la perception d’une symbolique devant résumer en
même temps plusieurs paramètres d’une même réalité, ne saurait se justifier
simplement par le rationnel, mais aussi par l’intuitif. Or, si l’acte de
construction d’une symbolique fait logiquement signe vers la pensée
mythique, il n’en est pas de l’intuition comme jaillissement d’un éclair de
conscience qui couronne un processus de recherche.
Ainsi, dans l’effort d’élucider, dans le processus cognitif,
l’intelligibilité mythique des rapports entre l’intelligible et le sensible ou la

370
Hermès TRISMEGISTE, « Corpus hermeticum » in Jan van Rijckenborgh, La gnose
originelle égyptienne, tome 1, Haarlem (Pays-Bas), éd. Rozekruis Pers, 1978, pp. 18-19.
371
M. HEIDEGGER, Qu’est-ce qu’une chose ? trad. Jean Reboule et Jacques Taminaux,
Paris, Gallimard, 1988, pp. 81-82.

210
pensée et l’objet, je me tournerai vers la science mathématique, en
considérant particulièrement le théorème dit de Pythagore. Car, à travers la
triangularité qu’il met en œuvre à partir de la trame du carré, ce théorème se
donne aussi à lire comme un abrégé des rapports entre certains paramètres
du monde et de la pensée. Ce qui signifie qu’à partir de ce théorème, on peut
aussi comprendre et déduire les principes des révolutions de l’univers aussi
bien que celles de la pensée.
Telle est l’hypothèse que j’essayerai de vérifier dans cette dissertation
en deux moments essentiels. Je m’efforcerai d’abord de justifier le sens
métaphysico-mathématique de ce théorème dit de Pythagore, à partir de son
historicité et des implications de sa démonstration ; et, ensuite, je tenterai, à
partir du parallélisme qu’il met en évidence entre la triangularité et le carré,
de montrer la triplicité de l’âme qui s’élucide dans le processus cognitif,
notamment dans la détermination du vrai et du faux.
Pour construire ma réflexion –dont l’objectif sous-jacent est de
montrer qu’il subsiste quelque chose de mythique dans la rationalité
philosophique ou scientifique– je m’appuierai, non seulement sur le système
de démonstration mathématique de ce théorème dit de Pythagore, mais
surtout sur la théorie cosmologique de la construction du monde qu’expose
Platon dans sa pensée philosophique, et particulièrement dans le Timée. Ce
qui exigerait quelque effort d’herméneutique et d’analyse déductive.

1. Du sens métaphysico-mathématique du théorème de Pythagore

1.1- De l’historicité et de la démonstrabilité mathématique du


théorème

Par « théorème », on entend généralement une proposition


mathématique qui peut être démontrée ; et, une fois démontrée, cette
proposition devient une certitude ou une vérité universalisable à partir de
laquelle se traduit et s’éclaire le sens du monde, bref un certain pan de la
pensée et des choses. Cette proposition mathématique acquiert alors, dans
une certaine mesure, le caractère logique d’un axiome, c’est-à-dire d’une
évidence dont la valeur s’impose d’elle-même. C’est ainsi que le théorème
dit de Pythagore requiert l’universalité d’un paradigme duquel quelque
certitude peut être déduite, notamment dans la perspective de la
géométrisation de l’espace.
En fait, quoique tirant son nom du philosophe et mathématicien grec,
Pythagore de Samos, ce théorème ou cet axiome mathématique serait déjà
connu des Babyloniens, des Chinois et des Egyptiens372. Au Xe siècle avant
J.-C., les Chinois démontraient ce théorème en réunissant l’aire de la base et
l’aire de la hauteur pour engendrer l’aire de l’hypoténuse. Les Egyptiens,

372
« A la découverte du théorème de Pythagore », in Microsoft ® Encarta ® 2006.

211
eux, se servaient d’une corde à 13 nœuds régulièrement répartis et qui, une
fois tendue, formait un triangle rectangle en 3, 4, 5 ; ce qui leur permettait
d’obtenir un angle droit entre deux longueurs373. C’est cette logique de la
« corde » qui est encore utilisée de nos jours par les maçons pour s’assurer
de la perpendicularité des murs374. Et parmi les différents types de
démonstration de ce théorème, le plus connu est celui dénommé « théorème
de Pythagore », par ce que le sage de Samos serait le premier à en avoir fait
la démonstration375. Le mérite de l’école de Pythagore est d’avoir généralisé
ce théorème à tout triangle rectangle à partir d’une formule scientifique :
« Si on construit des carrés reposant sur les trois côtés d’un triangle
rectangle, l’aire du grand carré est égale à la somme des aires des deux
petits »376.
La logique démonstrative des Pythagoriciens fait appel à des
décompositions ou découpages qu’on schématise de la manière suivante377 :

De ces deux schémas découle le commentaire qui suit :

« Considérons les deux carrés de côté A + B illustrés par les figures 1


et 2. D’après la figure 1, on remarque que ce carré peut être
décomposé en quatre triangles rectangles, un carré de côté A et un
carré de côté B. D’après la figure 2, on constate que ce carré
correspond aussi à la somme des quatre mêmes triangles rectangles,
augmentée d’un carré de côté C. Comme les deux carrés de
côté A + B ont la même aire, les figures demeurant une fois que l’on a
ôté les quatre triangles sont donc de surfaces égales » 378.

373
Idem.
374
Idem.
375
Idem.
376
Idem
377
Idem.
378
Idem.

212
A A
C C

B B
C C
Figure1 Figure 2

« Sur la figure 1, l’aire totale des deux carrés restants est égale à
A2 + B2. Sur la figure 2, l’aire du carré restant est égale à C2. Donc
A2 + B2 = C2 » 379.

Cette formule : A2 + B2 = C2, peut encore être explicitée de la manière


que voici : si l’on dénomme :
- A : le côté du premier carré de la figure 1, alors son aire sera : A x A = A2 ;
et,
- B : le côté du deuxième carré, son aire sera : B x B = B2.
Aussi l’aire du carré de la figure 2 de côté C sera-t-elle : C x C = C2.
Or, étant issus d’un même carré dont on a décomposé, de deux manières
différentes, quatre triangles rectangles de même surface, les trois carrés sont
dans un rapport tel que la somme : A2 + B2 = C2.
De cette manière, le théorème de Pythagore se trouve bien démontré :
« (…) dans un triangle rectangle, le carré de l’hypoténuse est égal à la
somme des carrés des deux autres côtés »380. Autrement dit, l’aire du plus
grand carré est égale à la somme des aires des deux autres carrés. Ce qui
peut être formalisé comme suit381 :

C2

A2

B2

Dans une note de sa traduction de la République de Platon, Robert


Baccou signifie que ce théorème de Pythagore peut être transcrit sous la

379
Idem.
380
Idem.
381
E. SUQUET, Le théorème de Pythagore, www.automaths.com/4/cours/4_C2_C.pdf.

213
forme : d2 = 2c2 ; alors d serait pair et c impair ; or la parité de d permet
d 
encore d’exprimer ce théorème sous la forme suivante : 4   2c 2 ou
2

2
d 
2   c 2 ; ce qui entraînerait aussi la parité de c382.
2

2
Toutefois, la déduction de la surface du triangle rectangle à partir du
parallélisme entre les trois carrés dont il a été décomposé –tel que présenté
plus haut– pour que soit établi ce théorème dit de Pythagore, paraît encore
obscure. Autrement dit, le passage du triangle au carré mérite encore d’être
clarifié, et aussi le fait qu’un triangle est rectangle ou ne l’est pas.
Or, d’une manière théorique, le théorème de Pythagore permet
généralement deux applications essentielles, à savoir le calcul de la longueur
d’un côté du triangle rectangle à partir de la connaissance des deux autres,
d’une part, et la démonstration qu’un triangle est rectangle (la réciproque) ou
ne l’est pas (la contraposée), d’autre part. Qu’adviendra-t-il alors si l’on
transpose sur le plan métaphysique ce théorème avec ces deux applications ?
Au-delà de sa construction mathématique, ce théorème se donne aussi
une position paradigmatique telle que s’éclairent, à partir de l’imbrication
des figures du triangle et du carré, non seulement la théorie antique de la
construction du monde telle qu’elle transparaît chez les Pythagoriciens et
surtout chez Platon, mais aussi les rapports entre les différentes facultés de
l’âme dans le processus cognitif et surtout dans la détermination du « vrai »
et du « faux » comme pôles essentiels de la connaissance.

1.2- De la théorie mathématique de la construction mythique du


monde

La thèse fondamentale des Pythagoriciens est que, le nombre est la


trame de l’univers383 ; autrement dit, c’est sur la base des nombres que le
Démiurge ou l’Intelligence cosmique a réalisé son œuvre, à partir de quatre
éléments « matériels », à savoir : le feu, l’air, l’eau et la terre. Or, suivant
cette théorie mathématique, à tout nombre correspond une figure
géométrique. C’est dire que l’arithmétique ne va pas sans la géométrie.
Ainsi, si le nombre est la trame de l’univers, alors Dieu ou le Démiurge est
géomètre. Ce qui requiert une double compréhension. D’une part, que la
création se réalise en cycles, suivant l’ordre des nombres, c’est-à-dire de 1 à
9 (0 étant la neutralité ou le néant duquel tout surgit et dans lequel tout se

382
« Platon et les mathématiques » et « Les mathématiques au temps de Platon » in Platon,
République, Paris, Garnier Flammarion, 1986, note 492, pp. 445-458.
383
Jean VOILQUIN, Penseurs grecs avec Socrate, de Thalès de Milet à Prodicos, Paris,
Garnier Flammarion, 1988, p. 39.

214
fond ou se perd), et ainsi de suite. D’autre part, que l’essence ou la structure
de tout être repose sur un nombre déterminé, selon l’ordre de la création.
Comme chez les Pythagoriciens384, on retrouve cette théorie
mathématique du monde chez Platon, notamment dans le Timée. En effet,
partant de l’idée que le Monde procède de l’unicité (par le Démiurge) de
l’âme et du corps, Platon présente l’âme du monde comme la résultante d’un
mélange mathématique de trois substances : le Même, l’Autre et
l’Intermédiaire385. Ainsi dit-il :

« Quand il eut mélangé les deux premières avec la troisième et des


trois fait un tout, il le divisa en autant de parties qu’il était
convenable, chacune étant un mélange du Même, de l’Autre et de la
troisième substance »386.

Explicitant ce procédé de la formation mathématique de l’âme du


monde, Platon dit :

« Alors le Dieu remplit tous les intervalles de un plus un tiers à l’aide


de l’intervalle de un plus un huitième, laissant dans chacun d’eux une
fraction telle que l’intervalle restant fût défini par le rapport du
nombre deux cent cinquante-six au nombre deux cent quarante-trois.
De cette façon le mélange sur lequel il avait coupé ces parties se
trouva employé tout entier »387.

L’être des choses s’exprimant ou se manifestant généralement à


travers l’apparent, cette triplicité platonicienne de l’âme du monde (qui
paraît une simple spéculation mythique) n’est-elle pas manifeste dans la
nature ? Elle est sans doute un exposé rationnel de l’essence mythique des
êtres ou de tout ce qui existe. C’est ainsi que, du macrocosme, cette triplicité
peut s’observer au niveau de la structure du microcosme ou de l’être humain.
En effet, le corps humain révèle déjà à plusieurs niveaux cette
triplicité. La colonne vertébrale est constituée de trente-trois vertèbres. Or, il
n’existe que trois types d’os : les os longs, les os courts et les os plats, et le
tout couvert par trois types de muscles : les muscles striés, les muscles lisses
et le muscle cardiaque. Le système nerveux central que constituent le
cerveau et la moelle épinière se prolonge par le système nerveux
périphérique tissé de trois types de nerfs : les artères, les vaines et les
ganglions lymphatiques, en ce qu’ils charrient également trois constituants

384
Ibid.
385
PLATON, Timée 34d et sq. L’Intermédiaire est un mélange des deux premières, c’est-à-
dire du Même et de l’Autre.
386
Timée, 34b et sq.
387
PLATON, Timée 36b.

215
essentiels de notre élixir de vie : les caillots, le sang, la lymphe. Aussi le
corps humain dispose-t-il de neuf orifices (soit trois fois trois) : les deux
yeux, les deux orifices du nez, les deux oreilles, la bouche, le sexe et l’anus,
desquels dépendent à la fois la vie biologique et le pouvoir de perception388.
D’ailleurs, le pouvoir de perception humain n’opère sur le plan spatio-
temporel qu’en trois dimensions, d’une part, l’horizontalité, la verticalité et
la profondeur, et d’autre part le passé, le présent et le futur. Et, si du point de
vue du langage, un discours logique est structuré de trois éléments basiques :
sujet, verbe et complément, aussi l’âme (ou la conscience humaine) est-elle
constituée de trois facultés essentielles, à savoir : la sensibilité, la pensée
et la raison.
Or, l’être humain est une expression de l’être du monde. C’est ainsi
que de la formation du corps du monde, Platon affirme qu’il est un mélange
de quatre éléments : le feu, l’air, l’eau et la terre. Aussi, c’est suivant le
même procédé mathématique à partir duquel il a formé l’âme que le
Démiurge a élaboré le corps du monde. Et Platon dit :

« Lorsque Dieu entreprit d’ordonner le tout, au début, le feu, l’eau, la


terre et l’air portaient des traces de leur propre nature, mais ils
étaient tout à fait dans l’état où tout se trouve naturellement à
l’absence de Dieu. C’est dans cet état qu’il les prit, et il commença
par leur donner une configuration distincte au moyen des idées et des
nombres »389.

L’état des éléments « à l’absence de Dieu » n’est autre que le chaos ou


le désordre. C’est donc à partir de l’intelligibilité mathématique ou du
nombre que le Démiurge a amené la substance primordiale ou les éléments
originels du chaos à l’ordre. C’est ainsi que l’univers ou le monde est
apparu !
Quelque rapprochement paraît évident entre cette triplicité de l’âme et
la quadruplicité du corps du monde que décrit Platon et le « big-bang » ou la
conception astrophysique du surgissement de l’univers, comme le présente
Hubert Reeves dans son ouvrage Poussières d’étoiles :

« Aux premiers moments de l’univers, il n’y a ni galaxies, ni étoiles, ni


planètes, ni molécules, ni atomes, ni nucléons. La matière se présente
alors comme une grande purée, uniforme, sans grumeau, sans

388
De ces neuf orifices à travers lesquels s’exprime la sensibilité humaine, deux (l’anus et le
sexe) sont situés en bas de la colonne vertébrale comme si, tournés vers la terre, ils
contribuent à la conservation de soi, notamment à l’évacuation des déchets nutritifs et à la
perpétuité de l’espèce, tandis que les sept autres, répartis en 2 x 3 + 1, sont situés au niveau de
la tête (que la tradition métaphysique considère comme le siège de l’âme) et participent
essentiellement à la quête du savoir.
389
Ibid., 53b.

216
condensation, sans structure d’aucune sorte. Cette purée est faite de
particules élémentaires (…) des photons (les grains de lumières), des
électrons (ceux du courant électrique) et des quarts. Le premier
chapitre de l’organisation de la matière se passe là, un millionième de
seconde après le début. Les quarts, trois par trois, se combinent pour
donner naissance aux nucléons. C’est (…) la matière qui se
complexifie. C’est la force nucléaire qui cimente ce premier édifice.
Après quelques minutes, cette même force va amorcer le second
niveau de l’organisation matérielle, celui de jonction des nucléons en
noyaux. Ainsi, le noyau d’hélium est formé de quatre nucléons
(…) »390.

Donc, si l’on s’imagine, comme le dit Platon, que le mélange des trois
substances qui composent l’âme, à savoir : le Même, l’Autre et
l’Intermédiaire, repose sur l’intelligibilité mathématique du triangle391, et
que celui des quatre éléments composant le corps, à savoir : le feu, l’eau,
l’air et la terre, l’est sur la base du carré, alors l’être humain –en tant que
âme et corps– serait une unicité mathématique de deux figures
géométriques : le triangle (l’âme) et le carré (le corps). Ce qui peut se
déduire même du propos de Platon :

« Il est évident pour tout le monde que le feu, la terre, l’eau et l’air
sont des corps. Or, le genre corporel a toujours de la profondeur, et la
profondeur est, de toute nécessité, enclose par la nature de la surface,
et toute surface de formation rectiligne est composée de triangles. Or
tous les triangles dérivent de deux triangles, dont chacun a un angle
droit et les deux autres aigus »392.

Le triangle qui « a un angle droit » n’est autre que le triangle rectangle


sur lequel se fonde le théorème de Pythagore. Or, le triangle rectangle est
déductible de deux figures : le triangle et le carré. Ce qui transparaît dans la
démonstration du théorème, qui exige de partir du carré pour déduire la
« rectangularité » de ce type de triangle.
Mais, comme je viens de le supposer, si le carré représente les quatre
éléments primordiaux (que sont le feu, l’air, l’eau et la terre) qui sont à la

390
Hubert REEVES, Poussières d’étoiles, Paris, Ed. du Seuil, 1994, pp. 81-82.
391
Une remarque : de la même manière que le théorème ou l’égalité de Pythagore est :
A2 + B2 = C2, la composition de l’âme chez Platon peut se résumer en une équation telle que :
même + autre = intermédiaire ; aussi, la connaissance reposant sur trois facultés
fondamentales (pensée + sensibilité + raison), la vérité peut se résumer dans la formule : idée
+ objet = concept ; ce que nous tenterons de justifier dans la dernière partie de notre
dissertation, notamment dans le point portant sur « la triangularité et/ou la triplicité dans la
détermination du vrai et du faux ».
392
Timée 53c.

217
base de la construction du monde –ce qui conférerait du point de vue
pythagoricien aux nombres la dimension de trame de l’univers–, ces quatre
éléments, étant aussi présents dans la constitution de l’être humain,
déterminent donc aussi le fonctionnement de l’âme (ou la conscience),
notamment son pouvoir de représentation ou de connaissance des choses,
c’est-à-dire le rapport de l’homme au monde. Dès lors, la figure du carré ou
les quatre éléments primordiaux permettent de définir les quatre dimensions
ou degrés de perception de notre âme, à savoir : le monde physique ou
matériel (terre), le monde de l’imagination ou de la représentation des choses
sensibles sous formes d’images (eau), le monde des rêves ou celui de la
perception intellectuelle des choses sous formes d’idées (air), et le monde
mental ou celui de la raison, c’est-à-dire de la construction des concepts et
des connaissances intellectuelles ou scientifiques (feu)393. Et, si l’on peut
décomposer le carré en quatre triangles rectangles –comme l’indique la
démonstration du théorème et qui peut être saisi comme une détermination
des quatre éléments, de telle sorte que, recomposés, ils forment un carré–, on
peut alors déduire que, sur le plan cognitif, si le carré représente la base de
l’activité cognitive, alors le triangle rectangle rend compte de la
fonctionnalité de notre âme (ou conscience) que déterminent les trois
facultés essentielles que sont la sensibilité, la pensée et la raison394.

2. Des structures métaphysico-mathématiques du théorème et de


l’âme humaine

2.1- De la triangularité et/ou la triplicité dans la détermination du


vrai et du faux

Parlant de la formation de l’homme, Platon fait comprendre que


l’homme dispose de deux âmes : l’âme divine et l’âme sensible ou
animale395. Car, par le fait de son incarnation ou sa chute dans un monde ou
un corps sensible, l’âme divine a, non seulement perdu ses facultés
originaires, mais elle se trouve désormais sous l’emprise d’une âme factice
ou contingente, à savoir l’âme de l’homme-animal396. Cette âme animale

393
Cette déduction peut encore mieux se comprendre à partir de l’intelligibilité du mythe de
Prométhée, notamment à travers la complicité complexe qui s’instaure entre les deux frères,
Epiméthée et Prométhée dont l’un se charge de la formation du corps, et l’autre de l’éveil
dans l’âme de l’intelligence ou la raison, symbolisée par le « feu » dérobé auprès des Dieux.
394
Plutôt que d’« entendement » qui, en rapport avec la sensibilité, est une faculté de la raison
qui dispose l’être humain à la connaissance du monde sensible, j’ai préféré parler ici en terme
de « raison » qui, comme l’« œil de l’âme », peut mener à la contemplation de l’Intelligible.
395
Timée 45a.
396
Timée, 69c-70a. Dans le paragraphe 45a du Timée, Platon présente la création de l’âme
naturelle comme une conséquence ou un échec de la formation de l’homme dans sa « version
divine » (Ibid., 42c-e). Dès lors, la raison y est présentée comme une expression des deux
révolutions des cercles de l’âme divine (c’est-à-dire celle du Même et celle de l’Autre) noués

218
dispose chez l’homme de trois facultés essentielles, à savoir : la raison (ou
l’entendement comme pouvoir de compréhension), la pensée (ou
l’imagination intellectuelle) et la sensibilité (ou l’imagination sensible)397.
Or, ces trois facultés de l’âme humaine ne sont pas du même ordre. Donc, si
la raison et la pensée sont de l’ordre de l’intellect (ou de l’esprit), la
sensibilité est de l’ordre du sensible, c’est-à-dire du biologique ou du
matériel, pour ne pas dire de la part animale en l’homme. Et, des deux
facultés intellectuelles, c’est-à-dire de la pensée et la raison, seule cette
dernière entre directement en contact avec la sensibilité ; ou mieux, c’est la
raison qui assure la relation ou réalise la connexion entre l’idée et l’objet,
pour rendre la connaissance possible. C’est dire que sans le pouvoir de la
raison, l’unicité de ces deux pouvoirs de l’imagination humaine que sont la
pensée et la sensibilité (comme sources respectives de l’idée et de l’objet398)
serait impensable, et la connaissance aussi impossible.
Et pourtant, sans en être toujours conscient, tout homme fait
quotidiennement l’expérience de ce processus cognitif impliquant ces trois
facultés. En effet, représentons-nous, dans une savane un chemin de
campagne qui, ravalant une montagne, s’éloigne par-delà l’autre versant vers
le sommet. Cheminant, nous apercevons au-delà du bas-fond, à travers les
arbustes, une silhouette qui semble être celle d’un homme qui vient à notre
rencontre. Poursuivant notre bonhomme de chemin, nous atteignons
précisément l’endroit d’où nous apparaissait le fameux homme. Un constat
s’impose alors à notre intelligence : ce n’était pas un homme, mais un
arbuste qui avait (dans notre perception) pris la forme d’homme. C’est ce
qu’on appelle une « illusion optique ». Les campagnards en font
souventefois l’expérience pour différents objets. Cette illusion, ou mieux
cette confusion dans la perception, s’explique par et dans le fonctionnement
des trois facultés de l’âme que sont la raison, la pensée et la sensibilité,
notamment à partir du mode de communication qui s’instaure naturellement
entre elles.
En fait, tels deux miroirs connexes, la pensée et la sensibilité ont
presque les mêmes fonctions399, mais en sens opposé. Si la sensibilité, en

dans la tête. Mais, n’étant qu’un pouvoir naturel –ou une disposition de l’âme sensible– cette
raison naturelle n’est qu’un simple « reflet » qui, participant de l’âme divine, aspire de ce fait
à la sagesse, donc à la divinité ; ce qui signifie qu’il existe en l’homme deux âmes : l’âme
divine latente et l’âme naturelle dont la raison est la faculté la plus élevée en tant que pouvoir
de connaissance.
397
Tous les autres pouvoirs, notamment la mémoire, l’entendement, etc., ne sont au fond que
l’expression corrélative du fonctionnement de ces trois facultés.
398
Nous utilisons ici le concept d’« objet » dans un sens réductif, de la perception sensible.
Au sens large, par « objet », nous entendrons toute représentation qui se donne à la conscience
et nécessite un examen, qu’elle soit de l’ordre du sensible, du rationnel ou de l’esprit.
399
Si l’on peut examiner attentivement le fonctionnement de la pensée, certainement que l’on
se rendrait compte qu’elle opère, elle aussi (de la même manière que la sensibilité), à partir
d’organes, de sorte qu’on puisse penser à une espèce d’œil, d’oreille, d’odorat, du goût et du

219
tant que pouvoir des organes de sens, fonctionne comme une porte miroitée
de l’âme ouverte sur le monde extérieur, la pensée en est aussi une ouverte
ou tournée vers le monde intérieur. C’est ainsi qu’il se manifeste
généralement dans le champ de la conscience deux types de « reflets » ou
d’« ob-jets » : l’image sensible et l’image pensée, c’est-à-dire intellectuelle
et/ou intelligible. Donc, par le biais de la pensée se projettent dans le champ
de l’âme les « idées », et par la sensibilité s’y précipitent les « images » du
monde sensible. Les idées sont pour les images sensibles des brais de
lumière qui les éclairent et leur donnent sens. C’est dire que pour chaque
objet, il existe un correspondant idéel qui en constitue le sens. Et, c’est grâce
au pouvoir discriminatoire de la raison ou de l’entendement que l’âme
parvient à opérer le tri dans cette multitude ou confusion d’images sensibles
et mentales, afin de joindre à chaque objet son idée. Dans Théétète, rendant
compte de ce processus cognitif duquel découle le vrai aussi bien que le
faux, Platon dit :

« (…) l’opinion fausse (…) elle n’est ni dans les sensations en leur
rapport mutuel ni dans les pensées, mais bien dans l’ajustement de la
sensation à la pensée »400.

Cet ajustement de la sensation à la pensée est effectivement un acte


de la raison ou de l’entendement, comme le démontre Emmanuel Kant dans
Critique de la raison pure, notamment dans la deuxième division intitulée
« dialectique transcendantale » 401 :

« C’est dans l’accord avec les lois de l’entendement que consiste le


formel de toute vérité. Dans les sens, il n’y a absolument pas de
jugement, ni vrai, ni faux. Or, comme nous n’avons d’autre source de
connaissance que ces deux-là, il s’ensuit que l’erreur n’est produite
que par l’influence inaperçue de la sensibilité sur l’entendement ;
cette influence fait que les principes subjectifs du jugement se
confondent (…) avec les principes objectifs et les font dévier de leur
destination »402.

Cette considération kantienne de la sensibilité et de l’entendement


comme étant les seules sources de la connaissance mérite un examen
critique. Car, si la sensibilité est évidemment une source de connaissance,

toucher de l’intellect (ou autres sens encore inconnus) ; car ce n’est sans doute pas autrement
que l’âme fonctionne lorsqu’il s’agit de la perception des choses du monde de l’âme et de
l’esprit, sinon tout serait diffus et confus à ce niveau.
400
PLATON, Théétète 195c, trad. Auguste Diès, Paris, Les Belles Lettres, 1955.
401
E. KANT, Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, PUF,
1986, pp. 252-260.
402
Ibid., p. 252.

220
voire la première, il en faut effectivement une deuxième, qui ne saurait être
l’entendement (comme le soutient Kant), mais la pensée. Car, de même que
l’entendement ne produit pas l’ « intuition sensible », mais la sensibilité, il
ne saurait non plus produire l’« intuition pure » ou l’idée (mais la pensée),
sinon le principe de l’« accord » serait impensable. Il y a effectivement
« ajustement » ou « accord », parce qu’il y a au départ deux espèces de
« moyeux » qui doivent être emboîtés ou ajustés l’un à l’autre ; ce qui
nécessite donc un acte d’ajusteur, qui n’est opérable que par un troisième
pouvoir : l’entendement. C’est bel et bien ce qui transparaît dans la citation
du Théétète que nous venons d’évoquer :

« (…) l’opinion fausse (…) elle n’est ni dans les sensations en leur
rapport mutuel ni dans les pensées, mais bien dans l’ajustement de la
sensation à la pensée ».

En effet, en tant que pouvoir de juger, l’entendement est naturellement


une disposition de la raison ; car, c’est logiquement la raison qui « entend »,
juge, ajuste, accorde, et non la pensée et moins encore la sensibilité. Or,
faisant de l’entendement la deuxième source de la connaissance, Kant
occulte la fonction de la pensée dans ce processus cognitif. Cette méprise
entre la « pensée » et la « raison » et/ou l’« entendement » est aussi vieille
que le discours métaphysique : l’une est quelquefois prise pour l’autre, et
vice-versa. On peut le constater dans les Vers d’or des Pythagoriciens :

« (…) aussi bien dans les purifications que dans l’affranchissement de


l’âme séparée du corps, applique ton jugement, réfléchis sur chaque
chose, en élevant très haut ta pensée qui est le meilleur des
guides »403.

Aussi Héraclite dit-il :

« La pensée est la plus haute vertu ; et la sagesse consiste à dire des


choses vraies et à agir selon la nature (…) » ; « La pensée est
commune à tous »404.

Ce qui n’est pas loin de l’axiome cartésien selon lequel :

« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée (…) la


puissance de juger, et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est

403
Jean VOILQUIN, op. cit., p. 43.
404
HERACLITE, « Fragments 112 et 113 » in J. Voilquin, op. cit., p. 80.

221
proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est
naturellement égale en tous les hommes »405.

Et, en son temps, conférant déjà à la raison le pouvoir de juger dont


dispose l’âme humaine, Platon lui assigne effectivement l’intelligence et la
fonction de la méthode dialectique :

« (…) lorsqu’un homme essaie, par la dialectique, sans l’aide d’aucun


sens, mais au moyen de la raison, d’atteindre à l’essence de chaque
chose, et qu’il ne s’arrête point avant d’avoir saisi par la seule
intelligence l’essence du Bien, il parvient au terme de
l’intelligible »406.

On pourrait de cette manière repérer et étaler, à partir des textes


philosophiques, les points de ce glissement entre les deux notions « pensée »
et « raison ». Et, c’est pourtant dans cette confusion très subtile entre ces
deux facultés de l’âme humaine que Kant conçoit le « schème
transcendantal » 407 comme

« (…) un troisième terme qui soit homogène, d’un côté, à la catégorie,


de l’autre aux phénomènes, et qui rende possible l’application de la
première au second. Cette représentation intermédiaire doit être pure
(sans aucun élément empirique) et cependant il faut qu’elle soit, d’un
côté, intellectuelle et, de l’autre, sensible »408.

Quand bien même il signifie que le « schème » est à distinguer de


l’« image »409, Kant semble commettre pour autant une erreur
d’appréciation, en considérant le schématisme, en tant que système de
médiation, d’une part comme étant lié à l’entendement, donc comme
quelque chose de conceptuel, et, d’autre part comme un « art caché dans les
profondeurs de l’âme humaine et dont il sera toujours difficile d’arracher le
mécanisme (…)»410. Car, si, en tant que troisième terme, le schème relève de
l’entendement, et donc de l’acte de médiation, c’est-à-dire du pouvoir de la
raison, il faudrait alors retrouver un deuxième terme à partir duquel la
confrontation avec l’image sensible engendre ce troisième terme, c’est-à-

405
René DESCARTES, Discours de la méthode, Paris, Bordas, 1986, pp. 45-46.
406
PLATON, République VII, 532a-b, trad. Robert Baccou.
407
E. KANT, op. cit., p. 151.
408
Idem.
409
Ibid., p. 152.
410
Ibid., p. 153.

222
dire le schème411, qui en serait alors un « compendium ». Or, ne pouvant
relever de l’entendement ou de la raison qui, comme le dieu Anubis de la
mythologie égyptienne, tient la balance et réalise la « pesée de l’âme » dont
le résultat est consigné sur un parchemin par le dieu Thot412, ce deuxième
terme doit tenir d’un deuxième pouvoir et ne saurait être autre que l’« idée »
dont la pensée est la faculté imaginative ou productrice.
En effet, un schème n’est possible qu’en tant que produit d’une
confrontation entre deux termes, c’est-à-dire entre l’image et l’idée ; et c’est
dans cet acte de confrontation, donc d’« ajustement », que consiste le
pouvoir de schématisation de l’entendement. Par conséquent, c’est
seulement dans le système de formation des concepts que l’on doit
rechercher le schématisme de l’entendement.
Ainsi, en occultant la dimension de l’« idée » dans la formation de la
connaissance –comme le conçoit Platon– Kant ne s’aperçoit certainement
pas qu’il existe toujours quelque chose d’intelligible, telle une « colombe
légère »413, qui, « caché dans les profondeurs de l’âme humaine » (comme il
le dit pourtant) « fend l’air » et éclaire le chemin de l’entendement dans la
connaissance des choses du monde sensible.
Donc, contrairement à la conception kantienne, les deux sources de la
connaissance seraient, non pas la sensibilité et l’entendement, mais la
sensibilité et la pensée, de sorte que l’entendement en soit le troisième
pouvoir qui assure la médiation, l’acte d’ajustement. C’est donc dans
l’entendement ou la raison que le schématisme ou système de production des
« schèmes de la connaissance », c’est-à-dire des concepts ou des « jugements
synthétiques », trouve son fondement. Car, jouant le rôle de pouvoir
médiateur entre la sensibilité et la pensée, la raison est, comme dit Descartes,
cette puissance de juger414, la faculté qui, pouvant distinguer les idées et/ou
les images, les objets les uns d’avec les autres, permet d’unir les semblables
et de séparer les dissemblables, afin de produire la connaissance et parvenir
ainsi à la vérité. C’est lorsque la raison ou l’entendement entretient quelque
confusion dans son jugement et manque son acte d’ajustement qu’apparaît le
faux ou l’erreur.
D’ailleurs, une confusion apparaît souvent dans ce processus cognitif
entre les images sensibles et les images mentales ou idées, confusion qui fait
généralement prendre les images sensibles pour les idées, et ces dernières
pour des concepts. En effet, comme je l’ai déjà signifié plus haut415, les
images sensibles sont des reflets des choses du monde sensible qui se

411
Une remarque : les méthodes de raisonnement, notamment le syllogisme tel qu’Aristote le
définit (Réfutations des sophistes, I, 1, 3), trouvent leur fondement dans cette triplicité
mentale que constitue la sensibilité, la pensée et la raison.
412
Albert CHAMPDOR, Le Livre des Morts, Paris, Albin Michel, 1963, pp.164-165.
413
E. Kant, op. cit., p. 36.
414
R. Descartes, op. cit., p. 46.
415
Cf. le quatrième paragraphe de cette division ou sous-chapitre.

223
donnent à l’âme (ou à la conscience) comme ob-jets, et, grâce au pouvoir de
la mémoire, s’emmagasinent dans l’âme. C’est dire donc que toutes les fois
que nous nous retrouvons devant un objet quelconque du monde, son image
est enregistrée dans la mémoire ; c’est cette image qui nous revient
généralement toutes les fois que nous sommes confrontés à une réalité
semblable ; et, partant, nous en faisons de nouvelles déductions. Ce n’est pas
autrement que l’homme fait des expériences du monde. Or, ces images
sensibles emmagasinées dans la mémoire ou le subconscient sont le plus
souvent prises pour des « idées », lorsqu’elles reviennent en surface ou se
manifestent de nouveau à la conscience ordinaire. C’est ainsi que, par
exemple, devant un arbre quelconque, un enfant se dit avoir l’idée de l’arbre
parce qu’il se souvient de celui que son père lui montrait un jour au cours
d’une promenade. Or, le mode de production de l’idée est quelque chose
d’autre : c’est une intuition pure, un éclair de pensée qui vient, elle aussi,
graver son empreinte dans la mémoire. Ainsi, loin d’être un produit du
raisonnement ou des combinaisons d’expériences ordinaires (à partir
desquelles se forgent des concepts ou des « jugements synthétiques »416), elle
est une image mentale qui fait signe vers l’entendement, tel un « brai de
lumière » qui éclaire et donne sens aux choses. C’est ainsi que Platon
conçoit à juste titre ces « brais de lumière » comme des « archétypes », c’est-
à-dire des prototypes originels des choses, dont l’Idée du Bien serait
l’archétype des archétypes417. Ce sont ces archétypes que la raison cherche
chaque fois à conquérir par le biais du miroir intérieur qu’est la pensée et
qu’elle confronte aux objets du monde sensible afin de pouvoir en saisir le
sens.
Aussi, comme l’imagination mythique est par essence poesis, elle peut
nous aider à rendre compte de l’interaction entre ces trois facultés cognitives
de l’âme humaine à travers une cohabitation imaginaire de trois habitants
d’une case à l’intersection d’une savane et d’une forêt (ou du jour et de la
nuit)418. De part et d’autre de cette case est ouverte une porte. Sur la porte
tournée vers la forêt se tient une nymphe gardienne tenant un double miroir
qui capte les ombres de la forêt (ou de la nuit) et les fait refléter à l’intérieur
de la case (un lieu de pénombre crépusculaire). Telle est la sensibilité ! Sur
la porte ouvrant sur la savane (ou le jour) se tient une autre nymphe tenant,
elle aussi, un puissant miroir à travers lequel se projettent à l’intérieur de la

416
E. KANT, op. cit., pp. 159 et sq.
417
PLATON, République VI, 508e et sq. Cette conception platonicienne est une vérité dont on
ne saurait saisir le sens si l’on ne parvient pas par soi-même à une perception de l’âme qui,
au-delà des expériences sensibles ou ordinaires des choses, s’élève dans une sorte
d’illumination jusqu’à l’Etre ; autrement, l’on se forgerait simplement des opinions par ouï-
dire ou sur la base des lectures d’ouvrages écrits par d’autres, comme le Phèdre (274d et sq.)
en expose déjà la critique ou les limites à partir du mythe de l’invention de l’écriture.
418
Représentation symbolique du domaine de la pensée et de celui de la sensibilité, du
« monde intelligible » et du « monde sensible » chez Platon.

224
case des rayons du soleil. Telle est la pensée ! Or, au centre de cette case,
trône, assis sur un escabeau doré, un jeune-homme assez sage mais presque
aveugle et dont la vue ne s’illumine qu’à partir du moment où un éclair ou
un rayon du soleil traverse comme par effraction ladite case. C’est l’image
de la raison !
Toutefois, de l’interaction (ou influence) de ces trois facultés les unes
sur les autres s’est développée une faculté-synthèse (qui n’en est pas une en
soi mais un pouvoir suscité à partir de ce complexus que constitue ce trio)
qui n’est autre que la conscience-moi de laquelle dépend la prise de
conscience de soi (ou du je) et du monde.
En effet, de la forêt se précipitent de temps en temps des ombres dans
ladite case, et de la savane des rayons de lumière ou formes lumineuses
correspondant par essence à chaque ombre. Ainsi, toutes les fois qu’une
ombre se reflète dans la case, le jeune-homme, surpris, se retourne vers la
nymphe de la savane ; car c’est par elle et à travers son miroir que se
projettent dans la case des rayons de lumière qui, pour toutes choses, en
déterminent les contours et en révèlent le sens ; et c’est effectivement grâce à
ce miroir de la nymphe de la savane que le jeune-homme parvient à
identifier les ombres (ou objets) et à en saisir le sens ou la vérité.
Ce fonctionnement des trois facultés cognitives de l’âme humaine
permet de comprendre pourquoi chez Platon, loin d’être un « concept »,
c’est-à-dire une représentation synthétique du pouvoir de juger dont dispose
la raison ou l’entendement humain à partir des expériences sensibles, l’Idée
est une projection de la Lumière, de l’Intelligible dans l’âme ; c’est quelque
chose d’inné qui, quoique donnant sens aux choses sensibles, ne saurait
s’expliquer, ni par les sens, ni par l’entendement (qui, elle, n’est qu’un mode
de compréhension des choses du monde sensible), mais par la pensée qui, tel
l’œil de l’âme, en dispose la raison lorsque celle-ci, par le biais de la
dialectique et la grâce de l’âme divine, parvient –au-delà de la frontière du
sensible et de l’intelligible– à la contemplation des Essences ou de l’Etre des
Etres, c’est-à-dire de l’Idée du Bien qui est « la plus haute des
connaissances »419.
L’on devrait donc, à partir de la pensée platonicienne, dissiper la
langue philosophique de cette confusion conceptuelle que j’ai soulignée, en
distinguant dans le champ de l’âme trois types d’« idées » : l’Idée intelligible
(ou archétype des choses), l’image sensible et le concept (en tant qu’être
synthétique de l’entendement résumant l’expérience qu’il se fait des choses à
partir des perceptions sensibles et intellectuelles dans le champ de la
conscience). Et si, chez Platon, le « ressouvenir » ou la « ressouvenance »
peut être compris (e) comme un mode de remémoration des deux derniers
types d’idées (images sensibles et concepts), c’est seulement en terme de

419
PLATON, République VI, 505a et sq.

225
« réminiscence » que l’on devrait évoquer la manifestation de l’Idée
intelligible dans l’âme.
Ainsi, partant du fait que les lois ou les principes spirituels ou
intelligibles peuvent permettre d’élucider ou de donner sens aux réalités du
monde sensible, le déploiement et les rapports entre ces trois facultés de
l’âme humaine que sont la sensibilité, la pensée et la raison peuvent donc
être déduits à partir du théorème de Pythagore, c’est-à-dire de l’intelligibilité
du carré et de la triangularité ou la triplicité qu’il met mythiquement en
exergue.

2.2- Du théorème et du déploiement métaphysique de l’âme humaine

Dans le processus cognitif, c’est la raison qui, pour pouvoir donner


sens aux choses, met en parallèle la pensée et la sensibilité, l’image mentale
et l’image sensible ou l’idée et l’objet. Et partant, elle réalise des va-et-vient
entre ces deux dimensions de l’âme que sont la pensée et la sensibilité.
Donc, si, à travers la formalisation du triangle rectangle, la pensée peut se
définir par la verticalité, la sensibilité l’est par l’horizontalité. Ce qui signifie
que la rationalité s’expliquerait dans et par la position oblique qu’y occupe
l’hypoténuse. De ce fait, le théorème de Pythagore peut être transposé et
géométrisé sur le plan métaphysique ou rationnel de la manière suivante :
Soit S, la sensibilité comme pouvoir des images ou intuitions sensibles, P la
pensée comme pouvoir des idées ou images mentales, et R la raison comme
pouvoir de connectivité, c’est-à-dire de détermination de la connaissance à
partir de l’unicité des deux premières, alors le processus cognitif peut être
formalisé à partir du triangle rectangle comme suit :
P

S R

Dès lors, le théorème de Pythagore peut être déduit sur le plan


métaphysique de la manière suivante :

« Dans le processus cognitif, la véracité est déductible de la justesse


de l’acte d’ajustement par la raison [R] entre le produit de la pensée
(ou l’idée) [P] et celui la sensibilité (ou l’objet) [S] ».

Autrement dit : véracité = idée + objet. Ce qui peut encore être


construit ainsi : PR2 = SR2 + SP2.
Ainsi, de même que la « rectangularité » d’un triangle se vérifie par la
« réciproque » entre le carré du plus grand côté et la somme des carrés des
deux autres côtés, de même la véracité d’une connaissance ou de toute
relation de la pensée à la sensibilité est déductible de la justesse de l’acte

226
d’ajustement entre l’idée et l’objet. C’est dire donc que, dans tout triangle le
carré du plus grand côté n’est pas toujours égal à la somme des carrés des
deux autres côtés opposés. C’est dans ce cas qu’on parle de « contraposée »
comme possibilité de l’existence de triangles autres que rectangles. Aussi
paraît-il évident que, dans toute connaissance (ou ajustement de la pensée à
la sensibilité), l’idée n’est pas toujours en accord avec l’objet ; car la
connaissance présuppose par essence la possibilité du vrai tout autant que
celle du faux. C’est ce que signifie Kant en ces termes :

« Si la vérité consiste dans l’accord d’une connaissance avec son


objet, il faut, par là même, que cet objet soit distingué des autres ; car
une connaissance est fausse, quand elle ne concorde pas avec l’objet
auquel on la rapporte, alors même qu’elle renfermerait des choses
valables pour d’autres objets »420.

Dans la perspective des mathématiques, on peut résumer ce


raisonnement en mettant en parallèle la « réciproque » et la « contraposée » à
partir d’une hypothèse simple :
Si l’on a un triangle EDF rectangle en F tel que EF = 4 cm et FD = 3
cm, alors ED peut être déterminé comme suit :
EF2 + FD2 = ED2 ;
42 + 32 = 16 + 9 = 25 = 52 ;
alors, ED = 25 = 5.

Cette hypothèse mathématique peut être traduite sur le plan logique


(ou métaphysique) sous la forme d’un syllogisme, tel que : « Si tous les
hommes sont mortels », alors « Socrate est mortel ». Car, s’il est établi que
EF2 + FD2 = ED2, alors la « réciproque » ou l’ « égalité de Pythagore » se
justifie ou conclut que EDF est donc un triangle rectangle. Par contre, la
« contraposée » démontrerait le contraire, à savoir qu’il peut se faire que
dans un triangle quelconque ABC, AB 2  AC 2  BC 2 . Aussi sur le plan
logique le contraire est-il évident : « Tous les mortels ne sont pas des
hommes », alors « Socrate peut ne pas être un homme ».
En outre, si l’on détermine la triangularité de l’âme humaine ou du
système mental en prenant chacune des trois facultés comme un côté du
triangle, comme cela se donne ici à mon esprit, alors, au lieu de PR2 = SR2 +
SP2, cette équation peut être simplifiée en : S2 + P2 = R2.
Une observation simpliste pourrait déduire que, si SP2 + SR2 = PR2,
alors S + P = R. Or, le théorème de Pythagore ne dispose pas ainsi les
choses : la somme S + P n’est pas égale à R. Autrement dit, l’équation PR2 =
SR2 + SP2, ne saurait être simplifiée dans la logique du théorème de

420
E. KANT, op. cit., p. 81.

227
Pythagore en : S + P = R ; car la somme des longueurs S + P n’est pas la
mesure de R. Ce qui se comprend mieux dans le calcul des mesures du
triangle EDF que j’ai pris comme exemple. En effet, on pourrait penser que
si EF + FD = 4 cm + 3 cm = 7 cm, alors la longueur ED serait aussi la même.
Ce qui est tout à fait faux : la longueur ED est plutôt de 5 cm. C’est aussi
dire que, du point de vue du fonctionnement de l’âme, une simple
juxtaposition de la sensibilité et de la pensée ou d’un objet et d’une idée dans
le champ de l’âme ne dispose pas de fait un être humain à l’affirmation de la
raison ou de la vérité. Car, n’étant pas sur un même plan les unes par rapport
aux autres, ces trois facultés ne sont ni équidistantes, ni commutatives. Ce
qui peut se déduire du formalisme du triangle rectangle ou à travers ses trois
côtés dont la quadrature ou le carré des longueurs seul permet la vérification
du théorème.
Aussi, dans le processus cognitif, la fonctionnalité des trois facultés
fondamentales de l’âme humaine peut être transcrite sous la formule du
théorème : S2 + P2 = R2. Ainsi, de même que dans un triangle rectangle, le
carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés,
de même sur le plan métaphysique, c’est dans la dialectique ou l’auto-
mouvement de la sensibilité, de la pensée et de la raison que la détermination
de l’idée et de l’objet trouve sa véracité dans le concept comme compendium
de l’acte rationnel d’« ajustement ». Autrement dit, sur le plan logique ou
cognitif, la détermination de la connaissance ne dépend ni de l’image et de
l’idée prises séparément, ni des deux simplement unifiées, mais de la
« compréhension » qui naît de la confrontation ou de la conjonction des deux
éléments, et à partir de laquelle la raison construit le « concept » comme
produit de l’imagination synthétique. C’est donc un résultat qui n’est
possible qu’à partir d’une certaine translation des rapports entre S, P et R.
Comme je l’ai déjà relevé, on penserait à première vue que la somme
S + P = R ; autrement dit, la simple unicité de la sensibilité et de la pensée
devrait nous conduire à la connaissance, ou celle de l’image et de l’idée à la
vérité. Or, la Nature ou l’Intelligence ne réalise pas aussi simplement cette
équation ; elle opère plutôt par substitution ou dédoublement des formes. Ce
que l’on peut comprendre à partir de l’intelligibilité de la géométrie d’un
cercle : sa circonférence se détermine naturellement comme la quadrature ou
la multiplicité du carré de son centre. Aussi le raisonnement logique nous
démontre-t-il que la synthèse n’est jamais la somme de différents éléments
ou thèses antithétiques (ce qui serait une conclusion), mais ce qui découle de
leur parallélisme, c’est-à-dire une troisième thèse qui éluciderait l’apparente
aporie que suscite leur confrontation ou contrariété.
En effet, partant de la géométrisation du théorème de Pythagore, on
peut déduire que les trois facultés : la sensibilité, la pensée et la raison, ne
sont pas équidistantes, car ne formant pas dans leur fonctionnement un
triangle équilatéral. C’est dire que, de même que la somme des deux côtés
n’équivaut pas à l’hypoténuse, de même l’unicité de la sensibilité et de la

228
pensée, de l’image et de l’idée n’aboutit pas à la connaissance ou à la vérité ;
celle-ci est essentiellement un acte de jugement, un travail de raisonnement,
c’est-à-dire de l’activité de la raison. Et, partant de l’intelligibilité de ce
théorème, ce travail de la raison repose dans la quadrature triangulaire des
trois facultés cognitives : la sensibilité, la pensée et la raison. Car, n’étant
pas en harmonie ou équidistantes les unes par rapport aux autres, la
sensibilité et la pensée ordinaires ne peuvent pas conduire à un résultat
raisonnable ou rationnel, c’est-à-dire à une connaissance vraie ; au contraire,
prises en elles-mêmes, elles induisent souvent la raison naturelle en erreur.
C’est ainsi que tous les grands philosophes, notamment Platon421 et
Descartes422, ont pensé qu’il faudrait se méfier des sens et des pensées
ordinaires ou opinions factices. Car « (…) la science ne serait ni la
sensation, ni l’opinion vraie, ni la raison qui viendrait, par surcroît,
accompagner cette opinion vraie »423.

Suivant l’intelligibilité métaphysique du théorème de Pythagore, il


apparaît donc que sans une certaine déduction, la sensibilité et la pensée ne
peuvent naturellement parvenir à la connaissance vraie ou à la science ; aussi
ne sauraient-elles conduire à l’éveil de cette véritable disposition spirituelle
de l’homme qu’est la « raison » ou l’« œil de l’âme »424. L’éveil de celui-ci
exige donc une orientation particulière de l’esprit, une certaine ascèse à
partir de laquelle la sensibilité et la pensée se trouvent transmutées, donc
élevées au « carré », c’est-à-dire « sublimées ». Ce que le théorème de
Pythagore permet de rendre mentalement compte à partir d’un certain
formalisme tel que : SP2 + SR2 = PR2, ou encore S2 + P2 = R2. Autrement dit,
c’est dans la rencontre de l’horizontal avec le vertical, d’une sensibilité
« purifiée » avec une pensée « sublimée » que la conception du Vrai devient
possible.
De ce point de vue, le problème fondamental, non seulement du
théorème de Pythagore, mais surtout de la métaphysique, serait celui de la
réalisation de la quadrature du triangle rectangle que constituent les trois
facultés cognitives de l’âme que sont la sensibilité, la pensée et la raison
dans le processus cognitif. C’est dire donc que le sens ou la
valeur philosophique du théorème de Pythagore exige d’être repensée pour
pouvoir déterminer les paramètres de sublimation de l’âme qui donnent lieu
à une véritable rationalité ou une connaissance vraie. Ce qui n’est sans doute
possible qu’à partir d’une redéfinition du mode mythique d’élévation et de
perception de l’âme qui trouve tout son sens dans la « dialectique

421
PLATON, Théétète 187a et sq., trad. Emile Chambry, Paris, Garnier Flammarion, 1988 ;
Phédon 79c et sq.
422
R. DESCARTES, Méditations métaphysiques, I, Paris, Garnier Flammarion, 1990, p. 69
423
PLATON, Théétète 210a-b, trad. A. Diès.
424
PLATON, République VII, 533c et sq.

229
platonicienne ». C’est une façon de dire qu’en ce qui concerne les questions
essentielles de l’âme, c’est effectivement du côté du mythe que la
philosophie devrait se retourner ; car, comme dit Platon, de même que le
mythe a été sauvé de l’oubli, il peut aussi nous sauver nous-mêmes si nous y
accordons foi ; ce qui nous aidera à traverser heureusement le flot du Léthè
sans souiller notre âme425.

Conclusion
Si le monde sensible est la copie du monde intelligible, cela implique
que le rationnel détermine le réel. Dès lors, l’ordre cosmologique peut être
saisi à partir des principes rationnels, et notamment des axiomes
mathématiques. Aussi le théorème dit de Pythagore permet-il d’élucider la
structure et les fonctionnalités de l’âme humaine, notamment dans le
processus métaphysique de la connaissance.
En effet, à travers la triplicité et la triangularité qu’il met en exergue
dans sa formalisation, en conjuguant à la fois le nombre 3 et les figures du
carré, du triangle et du rectangle, le théorème de Pythagore permet de rendre
compte, non seulement de la structure du macrocosme (le monde) et/ou du
microcosme (l’homme) en tant qu’unicité d’un corps (composé de quatre
éléments : le feu, l’air, l’eau et la terre) et d’une âme (mélange de trois
substances : le même, l’autre et l’intermédiaire), comme le pense Platon,
mais aussi de la fonctionnalité de l’esprit humain à travers les trois facultés
essentielles, à savoir la sensibilité, la pensée et la raison. Ce qui se révèle
dans l’énoncé même de ce théorème, à savoir : le carré de l’hypoténuse est
égal à la somme des carrés des deux autres côtés. De même, dans le
processus cognitif de l’âme humaine, l’élaboration de la connaissance (ou du
concept) n’est possible que dans et par la dialectique ou l’auto-mouvement
de chacune des facultés que sont la sensibilité, la pensée et la raison. Ce qui
implique que la vérité ne se révèle qu’à partir du moment où la raison
parvient à ajuster (c’est-à-dire à établir l’égalité ou l’accord) entre la
perception sensible (ou l’objet) et l’intuition pure (ou l’idée).
Toutefois, si la quête de la Vérité nécessite une puissante
méthodologie qui, se comprenant chez Platon en terme de « dialectique », est
illustré dans l’allégorie de la caverne comme l’élévation de l’âme du
« monde sensible » dans le « monde intelligible » en vue de la
« contemplation des Idées », ou chez Descartes comme le « doute
méthodique » en tant que processus de purification de la conscience des
obstacles qui empêchent la raison de parvenir à l’« évidence », alors une
question s’impose : quels sont les mécanismes rationnels d’applicabilité
d’une telle méthode ? Autrement dit, comment dans la perspective du
théorème de Pythagore ou du processus métaphysique de la connaissance
425
Ibid., 621d.

230
s’opère le « carré » de chacun des trois côtés du triangle ou la duplication de
chacune des trois facultés de l’âme dans son auto-mouvement devant donner
lieu à l’établissement de la vérité ? Quelles sont les possibilités rationnelles
que l’âme se donne dans son auto-mouvement pour parvenir à la Vérité
comme « contemplation des Idées » chez Platon, ou à l’« évidence » comme
fondement ou essence du « Je pense » chez Descartes ? Ce qui n’est possible
que lorsque, parvenu aux limites de ses possibilités, la raison suspend son
envol et s’ouvre à l’ « Inédit ».

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Christophe Poulain, Démonstration du théorème de Pythagore,
chrpoulain@nordnet.fr
E. Suquet, Le théorème de Pythagore,
www.automaths.com/4/cours/4_C2_C.pdf
Microsoft ® Encarta ® 2009

232
Présentation des contributeurs

1. Alexis Campaoré
Doctorant à l'Université de Ouagadougou (Burkina Faso) où il prépare une
thèse en Philosophie des sciences sur l'éthique de l'environnement dans la
perspective de la pensée complexe. Il a déjà publié Propos sur
l'environnement (2012) aux éditions des Presses Académiques Francophones
(Allemagne) et un article sur « L'Etat et les Lobbies », in Journal Hakili, N°
16, juillet 2013, Ouagadougou. E-mail: princeacr@yahoo.fr

2. Laurent Hyppolite Gankama


Assistant de Philosophie à l’Université Marien Ngouabi de Brazzaville
Membre du Laboratoire de Logique, Epistémologie et Histoire des sciences
de l’Université Marien Ngouabi. Membre du Centre de Recherche
Interdisciplinaire du Congo (CRIC), et de l’Interdisciplinaire Groupe de
Recherche sur l’Afrique Contemporaine (IGRAC).
E-mail : gankamalaurent@gmail.com

3. Marina Phanie Mabouania


Doctorante en Philosophie à l’Université Marien Ngouabi de Brazzaville.
Prépare une thèse de Doctorat unique de Philosophie sur le thème : « Gaston
Bachelard, entre science et poétique », sous la direction du professeur
Marcel Nguimbi.
E-mail : marinaphany@gmail.com

4. Edgar Mervin Martial Mba


Chercheur à l’Institut de Recherches en Sciences Humaines de Libreville
(Gabon). Auteur de plusieurs travaux en philosophie des sciences,
philosophie de la logique et histoire des sciences.
E-mail : nzemilam@gmail.com

5. Krishna Amen Ndounia


Assistant de Philosophie à l’Université Marien Ngouabi de Brazzaville
Membre du Centre de Recherche Interdisciplinaire du Congo (CRIC), et
auteur de plusieurs travaux en Histoire de la philosophie et Métaphysique.
E-mail : ndouniaak@yahoo.fr

6. Surprise Chéril Ngono Mbéri


Doctorant en Philosophie à l’Université Marien Ngouabi de Brazzaville.
Prépare une thèse de Doctorat unique de Philosophie sur le thème : « Hilary
Putnam et W.V.O. Quine sur la question de la signification », sous la
direction du professeur Marcel Nguimbi.
E-mail : surprisengono@gmail.com

233
7. Marcel Nguimbi
Maître de Conférences de Philosophie. Responsable du Master de
Philosophie. Université Marien Ngouabi de Brazzaville. Rédacteur en Chef
des Cahiers épistémo-logiques. Membre de la Société de Philosophie des
Sciences (Paris V) ; Chercheur associé au Laboratoire STL-CNRS UMR
8163 Axe Logique et Argumentation, Université Charles-de-Gaulle Lille 3,
France. Boursier Erasmus Mundus-Acp2 : MA11A1003MN. Auteur de
plusieurs articles et ouvrages en logique, philosophie de la logique,
épistémologie et histoire des sciences.
E-mail : marcel.nguimbi12@yahoo.fr ; mwanyisu@gmail.com

8. Auguste Nsonsissa
Maitre-Assistant (CAMES) de Philosophie. Université Marien Ngouabi de
Brazzaville de Brazzaville. Chercheur Associé au Centre d'Etude sur l'Actuel
et le Quotidien (CEAQ), Université Paris V Descartes, Axe « Epistémologie
du complexe et Crisologie » ; Chercheur associé au Centre Edgar Morin,
Institut Interdisciplinaire d'Anthropologie du Contemporain (IIAC, UMR
8177/CNRS/EHESS), Laboratoire de Transdisciplinarité et Pensée de la
complexité. Auteur de plusieurs articles et ouvrages en logique, philosophie
de la logique, épistémologie et histoire des sciences.
E-mail : nsonsissa_auguste@yahoo.fr

9. Michel Wilfrid Nzaba


Doctorant en Philosophie à l’Université Marien Ngouabi de Brazzaville.
Prépare une thèse de Doctorat unique de Philosophie sur le thème : « les
normes dans l’épistémologie de Paul Karl Feyerabend », sous la direction
conjointe des professeurs Charles Zacharie Bowao (Université Marien
Ngouabi, Congo) et Emmanuel Malolo Dissakè (Université de Douala,
Cameroun). E-mail : michel_nzaba@yahoo.fr

10. Gildas Nzokou


Enseignant-Chercheur à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de
l’Université Omar Bongo de Libreville. Membre du Centre d’Etudes et de
Recherches Philosophiques (CERP) de l’Université Omar Bongo, Libreville
(Gabon). Chercheur associé au Laboratoire STL-CNRS UMR 8163 Axe
Logique et Argumentation, Université Charles-de-Gaulle Lille 3, France.
Auteur de plusieurs travaux de logique dialogique, philosophie de la logique
et épistémologie. E-mail : julio14032013@gmail.com

11. Shahid Rahman


Professeur Classe Exceptionnelle de Logique et Epistémologie, Université
Charles-de-Gaulle Lille 3, France. Responsable scientifique de l’Axe
Logique et Argumentation de l’UMR 8163 STL-CNRS. Editeur de la Série

234
Cahiers de Logique et d’Epistémologie, King’s College Publications,
London, UK. puis de la Collection Springer, Allemagne.
E-mail : shahid.rahman@univ-lille3.fr

235
236
Table des matières

Première Partie : Logique ou Philosophie de la logique……..9

Gildas Nzokou
Du rôle des règles structurelles dans le calcul des séquents..………….11-29
Shahid Rahman
Quel est le problème sur l’opposition que Perelman et Toulmin établissent
entre le raisonnement juridique et le raisonnement logique ?.……...….31-48
Marcel Nguimbi
Le dialogue chez Popper : concepts régulateurs……….........................49-72

Deuxième Partie : Métaphysique de la connaissance…………73


Marina Phanie Mabouania
Gaston Bachelard et le problème du continuisme……………………...77-86
Surprise Chéril Ngono Mbéri
Quine et l’épistémologie naturalisée……………………………………87-98
Edgar Mervin Martial Mba
Popper ou la gnoséologie voilée………………………………………99-119
Laurent Hyppolite Gankama
De la vérité chez Karl Popper et chez Jürgen Habermas : perspectives d’une
orientation pragmatiste………………………………………………121-134
Alexis Campaoré
Le principe de « relation » dans les recherches scientifiques………..135-151
Michel Wilfrid Nzaba
Le normativisme est-il persistant ? Cas de l’épistémologie de P. K.
Feyerabend…………………………………………………………...153-169
Auguste Nsonsissa
L’anti-empirisme radical de Quine. A propos de la signification des énoncés
d’observation………………………………………………………....171-207
Krishna Amen Ndounia
Les présupposés métaphysiques du théorème de Pythagore. De la
construction mythique du monde au déploiement rationnel de la
pensée………………………………………………………………………...209-232

Présentation des contributeurs………………………………233-235

Table des matières…………………………………………………...237

237

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