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MUSIQUE & HANDICAP

VII
SOURDS ET MUSIQUE
L’Expérience musicale sourde, réalités et ouvertures
Nous avons vu que le chansigne est une forme d’expression très présente sur la
scène Sourde et qui est prédominante dans les écrits scientifiques abordant le
rapport musique-surdité.

Toutefois, l’hypothèse d’un oculocentrisme, animée par un geste militant, postule


que cette prédominance :
• occulte d’autres pratiques pourtant bien existantes ;
• dénormalise la musique pour mieux la renormaliser dans une autre conception
réductionniste (le sens de la vue plutôt que l’ouïe).

Ce postulat peut être déterminé en portant un regard sur la création musicale chez
les S/sourds. Cependant, on peut se demander :
Quand est-il du point de vue de la
réception musicale Sourde
?
RÉCEPTION MUSICALE SOURDE
S. BRÉTÉCHÉ, 2015
Enquête « Musique, corps, surdités »
138 participants (55 SC, 76 SA, 5 SI)

« […] il existe concrètement une réalité musicale


Sourde » (ibid., p. 523).

(#13) La vue comme support d’aide à la


perception sonore :

« […], la vue semble participer à l’appréhension


du sonore puisque pour 58% d’entre eux, le
visuel se présente comme un support à la
réception des sons. » (ibid., p. 485).
RÉCEPTION MUSICALE SOURDE
S. BRÉTÉCHÉ, 2015
Enquête « Musique, corps, surdités »
138 participants (55 SC, 76 SA, 5 SI)

Toutefois, ce résultat, s’il est majoritaire, est loin


d’être unanime (58%).
En revanche, cette question (#13) cible
davantage la perception des sons en générale
que la perception de la musique, et la vue est
associée ici comme un support « d’aide ».
Elle ne permet pas de savoir s’il y a également
hégémonie des pratiques visuogestuelles dans
la réception musicale sourde.
Plus loin au sein de cette enquête, S. BRÉTÉCHÉ rapporte que : « la vue trouve
également une place considérable dans les pratiques musicales, […] », et que « le
visible semble également participer aux modalités de créations artistiques et
musicales […] » (ibid., p. 488).
Toutefois, parmi l’ensemble des participants, visuel et musique sont associés
pour 2,1% d’entre eux, et seulement un participant (sur 138) évoque le terme
« vusic » (participant « vusicien professionnel », SC, Profond). Le terme chansigne, lui,
n’est pas rapporté.
Ainsi, dans le contexte de cette thèse, si les questions posées par S. BRÉTÉCHÉ n’ont
pas pour but de vérifier l’existence d’un oculocentrisme, les réponses rapportées par
les participants et les résultats semblent infirmer l’existence d’une prédominance
de la vue dans la réception musicale chez les S/sourds.
Les disparités constatées entre création et réception musicale rendent donc
plausible l’origine militante et idéologique de l’oculocentrisme en musique.

Pour autant, les artistes Sourds ne se contentent pas d’exploiter uniquement la LS


dans leurs créations.

Certaines esthétiques Sourdes montrent que la volonté différentialiste qui


alimente l’oculocentrisme peut aller au-delà des performances visuogestuelles et
s’ancrer dans d’autres formes d’exploitation du visuel, voire exploiter d’autres
modalités.
Le collectif français d’artistes Sourds VISCORE a inventé un néologisme pour définir
leur pratique et leur esthétique : la « vusic » (P. SCHMITT, 2012).

Signifiant « visual music », le terme vusic (en français : « vusique ») est une tentative
née d’une forme de différenciation qui repose sur la volonté de se détourner de la
norme dominante de l’audition en musique afin d’y intégrer les spécificités
sourdes liées à la modalité visuelle, mais aussi somesthétique (perception des
vibrations).

En cherchant à se détacher de la musique pour catégoriser leur art, certains artistes


Sourds présentent donc la vusic comme une forme d’art multimodale à part
entière, c’est-à-dire qui exploite plusieurs modalités sensorielles dans son discours
artistique.
Ces « vusiciens » s’approprient l’esthétique des musiques électroniques populaires et
utilisent le concert comme médium de diffusion.

Ainsi, une des spécificités principales de VISCORE et de la vusique réside dans la


configuration scénique des différents vusiciens réunis. Cette configuration présente donc
une concordance entre :
• un Disc Jockey (DJ) qui mixe des musiques fixées sur support ;
• un Visual Jockey (VJ) qui mixe la diffusion d’images et de vidéos sur écran ;
• et un Sign Jockey (SJ) qui mixe en chansigne la LS sur le visuel et les vibrations.

Si aujourd’hui la « vusicalité » cherche à s’inscrire comme un principe ontologique pour


décrire ce qu’est l’expérience musicale Sourde (à la fois du visuel et de la vibration), il
semble prématuré et discutable d’un point de vue musicologique de définir la vusique
comme une forme d’art à part entière.
Concernant l’appropriation d’esthétiques musicales existantes, les artistes et la scène
musicale Sourde semblent dégager des appétences spécifiques. « L’Electro-
deaf » (P. SCHMITT, 2012) ou encore le « Dip-hop » (K. E. BEST, 2018) en sont des exemples.
L’artiste visuelle et plasticienne américaine sourde Christine SUN KIM explore les
propriétés du son et fonde son esthétique sur le « désapprentissage de l’étiquette
sonore », c’est-à-dire la dénormalisation du son, de la musique et de l’audition.

Pour l’artiste, le son est un phénomène qui peut être perçu à la fois de manière audible,
tangible et visible, mais également comme un concept symbolique.

Avec Face Opera II (2013), SUN KIM s’inspire des geste et des expressions faciales des
chanteurs lyriques pour présenter la musique comme une expérience exclusivement
visuogestuelle.

Cette œuvre présente un chœur de « chanteurs » sourds qui, dirigé par un chef de chœur,
chorégraphie en silence des expressions faciales en ASL. L’artiste se met elle-même en
scène avec une tablette numérique pour indiquer au public et au chef, par du texte, quelle
expression est jouée (à l’instar d’une partition).
Christine SUN KIM, Face Opera II, 2013, image disponible sur : HTTP://CHRISTINESUNKIM.COM/WORK/FACE-OPERA-II/.
Une autre approche artistique consiste à concevoir des instruments de musique qui
soient accessibles et utilisables par des instrumentistes sourds et entendants.
Le projet Within (2013) de l’artiste sonore et compositeur libanais Tarek ATOUI souhaite par
exemple s’intéresser « à la manière dont la surdité peut changer notre compréhension de
la performance sonore, son espace de diffusion et ses instruments » (T. ATOUI, 2017).
Within se présente sous la forme d’un instrumentarium qui étend « la notion de l’écoute
par-delà celle de l’oralité » (ibid.). Ces instruments ont donné lieu à l’élaboration de
plusieurs concerts.
La réalisation de ces instruments est le fuit d’une collaboration entre l’artiste, des luthiers,
designers, ingénieurs, fabricants de haut-parleurs, programmeurs, ou encore
compositeur, mais aussi des individus S/sourds et malentendants (cf. Conception Centrée
Utilisateur).
Iteration on Drums est un ensemble de quatre
percussions intégrant le projet Within.
Imaginées en collaboration avec l’artiste Thierry MADIOT,
ces percussions induisent un jeu instrumental
s’abordant à la fois par la vue et par le corps.
Dans Iteration on Drums 1, la surface de la table
percussive en bois est composée d’une matrice de 16
modules interchangeables qui présentent différentes
formes géométriques et textures en relief.
Le jeu s’effectue en raclant ou en frappant la table et ses
reliefs avec des baguettes. Des microphones de contact
captent le son, qui est ensuite amplifié et traité par
ordinateur.
Tarek ATOUI, Iteration on Drums 1, disponible dans T. ATOUI, 2017.
Lors du vernissage de Within en 2016 à la Bergen Assembly (Norvège), un concert
d’ouverture à été organisé afin de mettre en scène l’ensemble de l’instrumentarium
en orchestre.

Pour l’occasion, la compositrice américaine Pauline OLIVEROS a composée l’œuvre


d’ouverture intitulée Sensational sounds for Hearing and Non-Hearing Performers,
pour l’ensemble de musique contemporaine BIT20, sous la direction du peintre
sourd Robert DEMETER.
PAULINE OLIVEROS, Sensational sounds, Bergen assembly (NO), Disponible dans T. ATOUI, 2017.
CONCLUSION

L’ensemble de ces initiatives artistiques nous prouvent que, face à la musique et aux
normes stigmatisantes établies à travers l’histoire, les S/sourds sont des êtres
« résiliants » (C. DUBUISSON, C. GRIMARD, 2006), capables de s’adapter et de transformer les
représentions communes de la musique, de créer de nouvelles pratiques, outils, etc.

L’expérience musicale sourde est une expérience de l’altérité, qui démontre que les
différences, quelles soient physiologiques, anatomiques, culturelles ou encore
linguistiques, sont autant de moteurs pour la création artistique et musicale, et que cette
dernière, comme la musicologie : « a tout à gagner de la surdité » (J. A. HOLMES, 2017).

Toutefois, à l’avenir et à la lumière de la surdité et du handicap en général, il convient


d’ouvrir davantage l’horizon des possibilités créatrices en musique sans enfermer cette
dernière dans des conceptions idéologiques pouvant induire des discriminations.
MUSIQUE & HANDICAP

? Alban BRICENO
Chargé de cours
Doctorant contractuel (5ème année)
EN CAS DE QUESTIONS Musicologie (Faculté des Humanités)
CEAC — SCALab
📧 alban.briceno@univ-lille.fr ou Moodle

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