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Mécanisme de la réaction alcali-silice

Roger D R O N *

Françoise BRIVOT
T e c h n i c i e n n e supérieure à l a section
Comportement physico-chimique d e s matériaux,
S e r v i c e Physico-chimie d e s matériaux
Thierry C H A U S S A D E N T
Chargé d e recherche, Adjoint a u chef d e l a section
Comportement physico-chimique d e s matériaux,
S e r v i c e P h y s i c o - c h i m i e d e s matériaux

Laboratoire centrai d e s Ponts et Chaussées

Introduction
L a plupart des auteurs attribuent la dégradation connue
sous le nom de réaction alcali-silice à la formation tar-
dive, au sein de bétons réalisés avec des granuláis à ris-
que, de masses de c o m p o s é s hydratés, visibles au micro-
scope électronique à balayage et contenant du silicium,
du calcium et des alcalins dans des proportions mal défi-
nies [Dent Glasser et Kataoka, 1981] et [Davies et
Oberholster, 1988].

Les recherches visant à connaître le mécanisme de cette


réaction ont un but pratique. Il s'agit moins de décrire
que de donner une clé pour comprendre ce qui se passe
afin de suggérer des idées susceptibles de prévenir les
désordres ou d'y remédier. Si ces moyens sont efficaces,
le mécanisme proposé aura quelques chances de corres-
RESUME pondre à la réalité. L ' é t u d e expérimentale d'un méca-
Les p r o c e s s u s réactionnels trans-solution nisme peut rarement être faite sur le système réel ou glo-
(dissolution-cristallisation) tels qu'ils ont été balement simulé. L a difficulté provient du fait que in
définis par L e Chatelier suffisent à expliquer
complètement le mécanisme de la réaction
vivo les étapes ne sont pas séparées dans le temps, de
alcali-silice. L e s étapes essentielles (dissolu- sorte q u ' à un instant donné on peut trouver simultané-
tion de la silice réactive dans la solution ment des produits formés à différentes étapes et, par ail-
interstitielle et formation de produits de réac-
tion par interaction d e s silicates en solution leurs, ne pas déceler ceux qui n'ont qu'une existence
et d e l'hydroxyde d e calcium solide) ont été transitoire ou brève. 11 est donc nécessaire de partir d'un
étudiées séparément in vitro. L e s propriétés schéma hypothétique fondé sur un principe directeur et
du système K 0 - C a O - S i 0 - H 0 sont repré-
2 2 2

sentées au moyen d'une projection à deux de tenter de réaliser de façon séparée, in vitro, les princi-
dimensions du diagramme d e s potentiels chi- pales étapes supposées, en retranchant les réactifs qui
l
miques HKOH"^SIO " t c a o - L e s conditions de
formation de deux sortes de produits (préci-
n'interviennent qu'aux étapes suivantes ou en utilisant
pités et gels) sont examinées. Il est ainsi comme réactifs des produits censés s'être formés lors
montré q u e seule la limitation de la diffusion des étapes précédentes. O n démontre ainsi que les dites
des ions inhérente à la porosité du béton
peut entraîner d e s dégradations mécaniques étapes sont plausibles.
du béton résultant de la réaction alcali-silice.

M O T S C L E S . 32 - Réaction (chim.) - Base


(chim.) - Oxyde - Silicium - Hydratation - * Directeur de recherche à la division Bétons et Ciments pour
Silicate - Calcium - Gel (chim.) - Diagramme. Ouvrages d'Art du Laboratoire central des Ponts et Chaussées
au moment de la rédaction de cet article.

BULLETIN DES LABORATOIRES DES PONTS ET CHAUSSÉES - 214 - MARS-AVRIL 199a - RÉF. 4175 - PP 61-68 61
Le principe de Le Chatelier la composante cinétique qui, dans la pratique,
peut se révéler plus importante.
S'appuyant sur la vision nouvelle des équilibres
chimiques qu'avait apportée W i l l a r d Gibbs, le L a source la plus accessible du constituant C a O
savant français Henry Le Chatelier a considéré que est la portlandite, présente dans la pâte durcie
le ciment n ' é c h a p p e pas aux grandes lois de la sous forme de microcristaux dispersés de façon
chimie, telles qu'elles apparaissaient de façon assez uniforme. Mais son passage en solution est
achevée à la fin du siècle dernier. Il avait parfaite- problématique car la loi du produit de solubilité,
2 + - 2 s t c
ment assimilé les subtils concepts de phase et de [ C a ] . [ O H ] = C , s'applique à l'équilibre de
potentiel chimique et savait q u ' à la température dissolution. Dans le milieu très basique résultant
2 +
ordinaire les transferts de matière sont pratique- de l'accumulation des alcalins, les ions C a ont
ment inexistants à l'état solide. Il en tirait la conclu- un niveau de concentration e x t r ê m e m e n t bas. Ils
sion que la solution aqueuse qui remplit les pores de sont disponibles pour amorcer une réaction mais
la pâte de ciment est à la fois agent de dissolution ne permettent pas de l'entretenir, car la réserve
superficielle des phases anhydres, véhicule des de la solution est insignifiante. Toutefois, m ê m e
ions résultants et liqueur-mère des hydrates. partielle, leur consommation dans une réaction
quelconque suffit à rendre la solution sous-satu-
On ne devrait pas, à propos de cet aspect de l ' œ u v r e rée, ce qui entraîne un déplacement dynamique
de Le Chatelier, parler de théorie. Il s'agit simple- de l'équilibre de dissolution. Grâce à ce cou-
ment d'une attitude scientifique ou, dirons-nous,
plage, la solution peut prélever, au fur et à
d'un principe plus général que la théorie cristalloï-
mesure de ses besoins, l'hydroxyde de calcium
dale q u ' i l en a déduit. C'est sur cette unique idée
sur la réserve solide.
directrice que nous allons nous appuyer.
En l'absence de toute diffusion, les processus de
dissolution de la silice et de l'hydroxyde de cal-
Sources et réservoirs des réactifs cium seraient localisés au voisinage de l'inter-
face liquide-solide réactif. Seule la diffusion
Les alcalins proviennent principalement du peut assurer le transfert de matière au-delà, et
ciment lui-même. Initialement présents à l'état seulement sous forme dissoute, en l'occurrence
diffus dans les phases anhydres, ils se dissolvent ionique. Ce n'est en effet que par diffusion que
+ + _
à l'état de bases ( K O H " ) et ( N a O H ) lors de 2 + -
les ions C a et O H provenant de la dissolution
l'hydratation et, comme ils ne participent pas à de la portlandite, de m ê m e que les ions silicates
la formation des produits normaux d'hydratation résultant de l'attaque de la silice, peuvent s'éloi-
du ciment, ils s'accumulent dans la solution gner de l'interface. L a diffusion permet aussi, en
interstitielle j u s q u ' à une concentration de l'ordre sens inverse, l'apport des ions O H " nécessaires à
d'une mole par litre. cette attaque et le mouvement qui a m è n e ces
La quantité d'ions en solution est donc, en gros, ions à se rencontrer.
proportionnelle au degré d'avancement de la
Il est donc possible de trouver au sein de la solu-
réaction d'hydratation, mais leur concentration
tion, dans certaines conditions et sous des formes
croît un peu plus vite, en raison de la consomma-
variées, en certains endroits et à certains
tion partielle de l'eau. Comme les valeurs maxi-
moments, outre l'eau qui est omniprésente, les
males correspondantes sont atteintes dans les
ingrédients nécessaires à la formation de com-
m ê m e s délais, on peut dire, grosso modo, que la
posés incluant de la chaux, de la silice, des alca-
condition première de l'alcali-réaction n'est rem-
lins et de l'eau si deux actes fondamentaux ont
plie que lorsque l'hydratation touche à sa fin. L a
lieu in vivo :
réserve d'alcalins se trouve alors, en totalité,
sous forme dissoute. ® passage en solution sous forme d'anions de la
silice réactive par attaque hydroxylique,
La silice réactive à laquelle on s'intéresse par ® réaction de ces anions avec le cation C a , 2 +

définition est celle des granulats. Toutes les couplée à la dissolution de la portlandite.
variétés de silice sont pratiquement insolubles
dans l'eau pure. Toutefois, en raison du caractère
acide de S i 0 , certaines peuvent se dissoudre sous
2

forme anionique dans les solutions aqueuses de Partie expérimentale


bases fortes. L'intervention d'un tel processus de L ' é t u d e a consisté à reproduire séparément in
dissolution dans l'alcali-réaction est tout à fait vitro les deux actes envisagés ci-dessus.
plausible puisque, dans le béton durci, les condi- L'attaque de la silice par des solutions alcalines a
tions q u ' i l requiert sont satisfaites par l'accumu- été étudiée en l'absence d'hydroxyde de calcium
lation des alcalins. L'équilibre auquel i l conduit et, pour l'étude de la réaction entre l'hydroxyde
dépend à la fois du p H final et de la variété solide de calcium et les silicates dissous, nous avons
réagissante. A cette composante de la réactivité, utilisé des solutions synthétiques semblables à
de nature thermodynamique, i l convient d'ajouter celles qui résultent de l'attaque de la silice.

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Les bases bibliographiques et les résultats bruts de du temps (Dron et Brivot. 1993a), est approxi-
cette recherche ont été publiés dans plusieurs arti- mativement proportionnelle à la concentration de
cles de Dronct Brivot(1992, 1993a, 1993b, 1996) la soude (ordre cinétique voisin de 1). Elle est
et Dron (1994), auxquels on pourra utilement se divisée par 2,8 quand on passe de 67 à 57 °C, ce
reporter. Dans cet article de synthèse, nous nous qui correspond d ' a p r è s la loi d'Arrhénius à une
proposons d'expliciter la démarche, d'en résumer -1
énergie d'activation de 96 k J . m o l . On en déduit
les enseignements essentiels, d'en développer que l'essai A S T M standard, pratiqué à 80 °C, est
l'interprétation et d'en tirer les conséquences. accéléré d'un facteur d'environ 400 par rapport à
ce qu'il serait à 25 °C.

Dissolution de la silice Cette vitesse dépend essentiellement de la


dans les solutions alcalines variété de silice. Pour la solution de soude à
1
1 m o l . F , la vitesse, exprimée en mole par litre
Le principe et les conditions opératoires sont
et par heure et ramenée à 25 °C, a été trouvée
celles du test A S T M C 289-71, dont on a fait 7
égale à 7 . H F pour le quartz, 9.10""' pour le silex
varier trois paramètres (temps de contact, tempé-
rature et concentration en soude) par rapport à la et 5.10""' pour l'opale, soit une progression d'un
version standard. On fait agir 50 ml de la solu- facteur de l'ordre de 100.
tion de soude sur 25 g de grains 160-315 p.m du Le ralentissement progressif de l'attaque s'ex-
granulat testé. U n dispositif original de retourne- plique assez facilement par le calcul classique
ment continu permet le maintien en suspension.
des espèces en solution. Quand la solution s'en-
La mesure repose sur la détermination analytique +
richit en silice, la concentration des ions N a
de la quantité de silice passée en solution pen-
reste constante, tandis que le p H et la charge des
dant un temps donné. Nous avons opéré sur
diverses variétés de silice, notamment une opale anions diminuent de façon liée. On évite les dif-
provenant du centre de la France. Sa grande ficultés liées à la présence de formes polymères
2
réactivité nous a permis de cerner en 24 h la tota- en considérant les espèces S°, S' et S , définies
lité du processus, la composition de la solution par un site silicium lié à zéro, un ou deux oxy-
n'évoluant plus au-delà de ce temps. gènes porteurs de charge, soit H O - S i - O H pour S°,
1 2
H O - S i - O " pour S et " O - S i - O " pour S . On garde
On note l'existence d'une période d'induction 2
pour les couples S"/S' et S ' / S les valeurs des
d'environ une heure. Un régime stable s'établit
constantes d'acidité p K , soit 9,8 et 12,6 des cou-
a
ensuite, la vitesse décroissant progressivement
ples m o n o m è r e s correspondants ( H S i 0 ~ pour
3 4
pour tendre vers zéro quand la concentration en 1 2 2
S et H \ S i 0 ~ pour S ).
silice se rapproche de la concentration en sodium 4

1
(0,5 ou 1 m o l . F ) .
La figure 1 résume le résultat de ces calculs. Elle
1
La vitesse de dissolution, mesurée à l'inflexion montre que la forme S devient exclusive (charge
de la courbe représentant l'évolution de la anionique moyenne par atome de silicium ten-
concentration de la silice solubilisée en fonction dant vers -1) quand le p H tend vers 1 1,2.

Fig. 1 -
Réactions acido-
basiques impliquant
les espèces silicates
en solution.

s 1 O H ; s 2 0 r T s 3

10

Ajout de SiOp

+
Ajout de OH~ Ajout de H

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1
A u maximum de S le p H est descendu à la étudié la répartition des entités Q" sur des solu-
valeur théorique de 11,2 de sorte que. pour des tions de diverses concentrations en silice, d'une
raisons cinétiques autant que thermodynamiques, part, et de divers rapports R = [SiO,] / [ M O j ,
m 2

l'attaque ne peut pas se poursuivre. C'est en fait d'autre part.


l'électroneutralité de la solution qui fixe la
concentration finale de la silice à un niveau Nous avons ajusté ces données à des expressions
voisin de celle des alcalins, cette dernière semi-empiriques qui, à l'approche des valeurs
demeurant constante tout au long de l'attaque. bornes, sont rigoureuses pour des raisons théori-
ques (Dron, 1994).
Dans nos expériences, cette limite n'a été
atteinte que dans le cas de l'opale. L e temps Nous avons pu ainsi calculer les abondances
nécessaire à cette saturation en milieu brassé ne relatives des Q" pour une composition quel-
dépend que du rapport liquide/solide. conque et en particulier, pour une concentration
fixe [Na ] = 1 mol.r', le pourcentage de chaque
+

Dans le système réel, la diffusion intervient et le 2


forme en fonction de la concentration en S i O .
temps de saturation dépend surtout de l'épaisseur
de la lame liquide où la solution produite est Les m o n o m è r e s , qui correspondent aux Q°, sont
confinée. L a considération du rapport volume majoritaires aux faibles concentrations en silice
liquide/surface réactive permet d'estimer cette et deviennent très minoritaires à l'approche de
épaisseur. Dans l'essai A S T M , elle est de l'ordre r S i 0 ] = l mol.r , alors que les Q commencent
1 3
2

du millimètre et serait environ dix fois plus à apparaître. E n négligeant la contribution des Q , 3

3
petite pour un béton dosé à 1 250 kg.m d'un on peut en déduire la longueur moyenne des
granulat réactif présentant une surface spécifique
2 1
polymères linéaires.
de 0,5 m . k g ' . L'ordre de grandeur trouvé pour
la réactivité du silex autoriserait l'approche de la Les m o n o m è r e s sont prépondérants tant que la
1
saturation dans des temps à l'échelle de l'année, concentration S i 0 ne dépasse pas 0,4 mol.r .
2

et moins encore si la liqueur d'attaque restait


confinée au voisinage de la surface réactive. L a polymérisation en dimères puis en chaînes
droites devient ensuite la règle. Des chaînes
ramifiées apparaissent ensuite, révélées par la
Interprétation à la lumière 3
présence de sites Q . Nous en retiendrons qu'en
29
de la spectroscopie RMN du Si début d'attaque les seuls anions silicate compati-
bles avec la haute alcalinité sont des m o n o m è r e s ,
Cette technique d ' é t u d e donne une information 2
essentiellement l'espèce H S i 0 ~ , alors que, à
précise sur la répartition du nombre de liaisons 2 4

l'approche de la saturation, les chaînes droites


siloxane, de 0 à 4, autour des atomes de silicium
1 2 3
(sites Q°, Q , Q , Q et Q ) et permet ainsi 4 comportant de l'ordre de 5 motifs deviennent la
d'aborder l'interprétation des faits expérimen- forme prépondérante. Les chaînes ramifiées,
3

taux à l'échelle des arrangements atomiques. révélées par les Q , ne deviennent appréciables
q u ' à l'approche du niveau limite de concentra-
Les différences de réactivité entre les diverses tion à 1 mol.r .
1

variétés de silice s'expliquent ainsi en grande


partie par des différences de structure : les formes
pratiquement inertes comme le quartz sont consti- Réactions entre l'hydroxyde de calcium
tuées uniquement d'entités Q , c'est-à-dire que 4
et les solutions de silicates alcalins
chaque atome de silicium est lié à quatre autres
Nous avons mis en œuvre un large plan d ' e x p é -
par des ponts siloxane - S i - O . Elles sont partielle-
rience mettant en présence sous agitation une
ment remplacées dans les formes réactives par quantité fixe (1 g) d'hydroxyde de calcium fine-
3
des Q , la quatrième liaison étant occupée par un ment dispersé et un volume fixe (100 ml) de
hydroxyle (groupement silanol - S i - O H ) . L a solutions de silicate de potassium. Ces solutions
période d'induction pourrait être liée à la coupure synthétiques avaient été préparées par mélange
3 2
des Q préalable à celle des Q qui interviendrait de silicate commercial (rapport K 0 / S i 0 = 3,8), 2 2

lors de la phase d'attaque proprement dite. O n - 1


de potasse 4 m o l . l et d'eau. O n pouvait ainsi
expliquerait aussi la perte d'alcalinité observée
faire varier à volonté et de façon indépendante
lors de l'attaque de matières à grande surface spé- 1
(par pas de 0,25 mol.r ) les concentrations en
cifique, comme le gel de silice, par une chimi-
+
silice et en potassium. U n travail basé sur des
sorption du couple ( K O H " ) au niveau de la cou-
3
principes très voisins avait été entrepris, indé-
pure du Q , comme le suggère la relation de type
pendamment du nôtre, par W a y et Shayan (1992)
Freundlich qui la régit.
qui, aboutissant aux m ê m e s conclusions que
Très instructives sont aussi les études par spec- nous, nous ont devancés au niveau de la publica-
2 y
troscopie R M N du S i relatives aux solutions de tion. Nous avons pris acte de leur antériorité
silicates alcalins. Engelhart et M i c h e l (1987) ont (Dron et Brivot, 1993 b) et insisté dans les

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termes suivants sur les points d'accord qui nous de variables linéaires par construction. L a disposi-
paraissaient essentiels : tion relative des domaines de phases et la pente des
droites qui les séparent généralement ont beaucoup
« L'existence de deux champs dans l'espace
plus d'importance que leur position exacte. Les
x = [ K ] , y = [SiO,] à l'équilibre quand une quan-
tables thermodynamiques ne comportent, dans le
tité fixe d'hydroxyde de calcium a été ajoutée à meilleur des cas, que les données relatives aux
des solutions de K O H et S i 0 en proportions 2
c o m p o s é s dont les coefficients stœchiométriques
variables. Le champ inférieur correspond aux sont fixes et entiers, ce qui est presque l'exception
précipités avec la liqueur mère. Le champ supé- en chimie des ciments. Pour les autres, les seules
rieur correspond aux gels macroscopiquement données dont on dispose sont celles de l'analyse
h o m o g è n e s et imprégnés par un sérum. Les pré- chimique des phases solides et des solutions. On
cipités sont caractérisés par diffraction des sait les traduire au moyen des formules classiques
rayons X comme semblables au C - S - H ( l ) et les en produits de solubilité et plus généralement en
gels sont des systèmes amorphes présentant seu- produits ioniques dont le logarithme est une gran-
lement une bande large centrée à 0,305 uni. deur affine du potentiel chimique. L a prise en
compte des coefficients d'activité ne change rien à
11 existe une relation définie entre la composition
la configuration générale et peu de choses à la
de chaque solide lavé et la composition de la
position des frontières. On peut sans dommage en
liqueur mère ou du sérum qui lui correspondent ».
faire l'économie et ne viser que l'essentiel qui. pour
Nous signalions dans la m ê m e discussion la plus notre problème, est relatif à la variance.
importante de nos observations :
Le système K 0 - C a O - S i 0 - H 0 comporte quatre
2 2 2

« Le système obtenu en mélangeant j u s q u ' à constituants indépendants. L a phase aqueuse est


1.85 g d'hydroxyde de calcium et 100 ml de toujours présente. A pression (1 bar) et tempéra-
-1
solution de silicate de potassium [K] - 2 m o l . l , ture (298 K ) constantes, la variance vaut V = 4 -
[ S i 0 ] = 1,5 m o l . l présente le comportement
2
-1
<t>. Soit <!>' = 0 - 1 le nombre de phases solides. Il
surprenant d'une complète dissolution des parti- vient V = 3 - <î>. Le nombre de phases solides,
cules solides et conduit à une solution limpide et toujours au moins égal à un, est donc au plus égal
fluide, comme si Ca~ était complexé, comme il+
à trois pour V = 0. Une première version du dia-
l'est par l ' E D T A dans les milieux de p H élevé. gramme des potentiels chimiques basée sur cette
Ce sol reste métastable pendant trois jours avant vision classique des choses est représentée sur la
de coaguler ». figure 2a.
4 , Les calculs ont été faits suivant les règles habi-
Nos études par spectroscopie R M N du C a
tuelles de la chimie des solutions : conservation
(Nieto et ai, 1995) ont montré une étroite
de la matière, électroneutralité, loi d'action de
parenté des calciums présents dans le complexe
2 + masse appliquée aux concentrations. Ils compor-
et le gel, très différents des C a courants. La
tent une innovation importante : ils font inter-
coagulation pourrait résulter d'un réarrangement
venir non pas les concentrations des ions silicate,
des ponts S i - O . . . C a . . . O - S i intra-ioniques en
ce qui n'est pas possible compte tenu de la poly-
ponts inter-ioniques. 1
mérisation, mais celles des entités S", S et S~
telles que nous les avons définies plus haut.
Diagramme des potentiels chimiques Les potentiels chimiques sont calculés au moyen
gouvernant les équilibres des relations suivantes :
A l'occasion du Congrès International de la +
u. = 2.R.T.ln [ K ] . [ O H - ]
k;0

Chimie des ciments qui s'est tenu à Moscou en


1 -
1974, nous avons souligné le grand intérêt pour u s i o = R.T.ln [S ] / [ O H ]
la chimie des ciments de la représentation des 2+ 2

systèmes ternaires et quaternaires en équilibre Pô,» = R-T.ln [Ca ].[OH-]


par des diagrammes de potentiels chimiques en A l'intérieur d'un domaine donné, l'orientation
projection bidimensionnelle (Dron, 1974). Nous des lignes de niveau du potentiel chimique de
l'avions alors appliqué au système C a O est obtenue par l'application de la relation
C a O - A l 0 - S i 0 - H 0 et souligné ses avantages
2 2 2 2 de Gibbs-Duhem (en prenant d p , = 0) pour la Ca(

sur les représentations antérieures. Ce travail a stœchiométrie considérée.


semble-t-il échappé à Gartner et Jennings (1987)
Déterminé par la mise en cohérence de l'en-
qui ont repris la m ê m e idée.
semble de nos résultats analytiques, ce premier
A notre avis, l'intérêt de ces diagrammes n'est pas diagramme n'est vrai qu'en première approxima-
d'ordre descriptif mais d'ordre explicatif, voire tion. L'écart à la réalité ne découle pas tant des
pédagogique. Ils contiennent la totalité des infor- simplifications qui ont été faites au cours du
mations thermodynamiques disponibles et leur calcul que du fait que cette représentation ne
remarquable simplicité résulte de l'emploi tient pas compte de deux caractéristiques fonda-

B U L L E T I N D E S L A B O R A T O I R E S D E S P O N T S E T C H A U S S É E S - 214 - M A R S - A V R I L 1998 - R E F . 4 1 7 5 - P P 6 1 - 6 8 65
mentales résultant de notre expérimentation et À l'instant « zéro » de la réaction alcali-silice,
liées au caractère strictement continu des équili- que nous prenons vers la fin de l'hydratation du
bres acide-base et de polymérisation : ciment, la liqueur interstitielle est à peu près la
a) les lignes monovariantes (frontières de m ê m e partout. Elle contient environ 1 m o l . L ' de
domaines de phases) et les points invariants + +
( K O H 7 N a O L L ) et est saturée en C a ( O H ) , ce 2

qu'elle suppose sont formellement contredits par qui la situe au point A .


l'absence aux endroits attendus de toute liaison
entre les deux variables de composition [Si] et La liqueur interstitielle au contact strict avec la
[KJ de la phase liquide ; portlandite n'a aucune raison d ' é v o l u e r mais
b) la composition de la matière solide, qu'on celle qui est au contact de la silice réactive tend
exprime par le couple K 0 %, S i 0 %, varie de
2 2
à égaliser son potentiel avec celui de la phase
façon strictement continue dans un domaine solide, de sorte que le point représentatif de la
donné. solution se déplace en direction du point B , en
+ 1
suivant la ligne [ K ] = 1 m o l . L .
l e
Dans l'espace J.iKOH"^sio,"!- aio ' diagramme 2a
serait représenté par un polyèdre dont les faces Les choses en resteraient là en l'absence de toute
se couperaient deux à deux suivant des arêtes diffusion mais son intervention va bouleverser
rectilignes, concourantes aux points invariants. cet équilibre précaire, le cours des é v é n e m e n t s
Pour la plupart, ces arêtes n'ont pas d'existence, étant déterminé par le choix de l'étape limitante.
elles sont é m o u s s é e s et l'on passe de façon stric-
tement continue d'un domaine à un autre, pour
L'étape limitante est l'attaque de la silice
autant qu'on puisse encore parler de domaines.
La diffusion assure l'évacuation des rares ions
L'orientation correcte (figure 2b) des lignes de
s t e
silicate formés, dans la liqueur alcaline environ-
niveau r i = C a été déterminée, pour chacun
C a 0
nante d'abord, où ils se dépolymérisent en
des points expérimentaux, en faisant intervenir, 2
m o n o m è r e s H SiO_, ~ et coprécipitent avec les
2

dans l'application de la relation de 2 +


rares ions C a , renouvelés aussitôt que consom-
Gibbs-Duhem, la composition effective de la més, en présence de nombreux ions K . Le point +

phase solide. figuratif ne décollera du point A que de ce qui


est nécessaire pour ajuster le flux de dissolution
de la portlandite. Le produit néoformé sera un
Discussions et conclusions précipité, et en tout état de cause un cristalloïde,
car i l est constitué d'ions suffisamment petits
Le potentiel chimique est une grandeur locale,
pour ne pas se disposer complètement au hasard.
instantanée et évolutive. O n peut donc caracté-
Il n'y a pas deux phases comme le voudrait le
riser un élément de volume actif, en équilibre
diagramme 2a mais une phase unique de compo-
local, par un point du diagramme. Dans un pre-
mier temps nous utiliserons pour cela la version sition intermédiaire conforme au diagramme 2b.
approximative de la figure 2a, plus pédagogique Cette précipitation tranquille en quasi équilibre
et q u ' i l est facile de transposer ensuite mentale- est peu énergétique et donc sans grand danger
ment sur la version plus correcte de la figure 2b. pour l'ouvrage.

66 BULLETIN DES LABORATOIRES DES PONTS ET CHAUSSÉES - 214 - MARS-AVRIL 1998 - REF 4175 - PP 61-68
L'étape limitante est la diffusion solution du complexe, tant qu'une phase solide
ne se forme pas, est libre de s'évader au-dessus
Le processus décrit précédemment est restreint
de la surface (plane ou courbe) que lui assi-
au voisinage immédiat de l'interface solu-
gnera in fine le retour à l'équilibre. Le niveau
tion-granulat réactif et se poursuit j u s q u ' à épui-
de p peut monter j u s q u ' à celui de la por-
( a ( )
sement de la portlandite immédiatement accessi- tlandite. L a rupture de cet équilibre métastable
ble. Le point figuratif se déplace en direction du intervient sous forme d'une coagulation, d'au-
+ - 1
point B en suivant la ligne [ K ] = 1 m o l . l . Une tant plus anarchique que l'écart est plus grand
dissymétrie radicale s'est établie dans le béton : entre le système actuel, à très haut potentiel
>- au contact du granulat on trouve une solution chaux, et le système stable biphasé (squelette +
-
saturée en silice à 1 m o l . l ' représentée par le sérum, ou gel au sens de la chimie des colloï-
point B ; les ions silicate qui la forment sont en des) en lequel il se transforme. L'énergie libre
majeure partie des polymères ; rendue disponible par cette rupture brutale peut
>- dans tout le reste de la pâte, où la portlandite causer des dégâts mécaniques irréversibles,
est intacte, la solution est représentée par le d'autant plus qu'ils surviennent dans un secteur
point A . fragilisé par les vides résultant de la dissolu-
tion de la portlandite. O n comprend que le
C'est à l'interface qui sépare les deux solide qui se forme dans ces conditions et à
domaines antagonistes qu'intervient la réaction partir de polyanions très disparates et partielle-
2 +
destructive de complexation de l'ion C a par ment ramifies soit totalement amorphe. Ce gel
les polyanions silicate qui le prélèvent à la sur- a d'ailleurs des caractéristiques susceptibles de
face des cristaux de portlandite, la rongeant provoquer une attraction d'eau pure par un
inexorablement. Le point représentatif de la p h é n o m è n e d'osmose.

Cet article a fait l'objet d'une communication au 10 Congres


International sur la Chimie des Ciments (2-6 juin 1997, Gôteborg,
Suède) et est publié en anglais dans les proceedings de ce congrès
(article 4iv074).

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ABSTRACT

The mechanism of the alkali-silica reaction

R. DRON - F. BRIVOT - T. C H A U S S A D E N T

Dissolution-crystallization p r o c e s s e s following L e Chatelier's principle fully explain the m e c h a n i s m s of the alkali-silica


reaction. T h e main s t a g e s (dissolution of reactive silica in the pore solution a n d the formation of reaction products by
the interaction of silicates in solution with solid calcium hydroxide) have b e e n studied separately in vitro). T h e proper-
ties of the K 0 - C a O - S i O - H 0 s y s t e m have b e e n presented by a two-dimensional projection of the c h e m i c a l
2 a 2

potentials n K O H - (X s i o - n C a 0 - T h e conditions for the formation of the two types of products (precipitates a n d gels) are
e x a m i n e d . It h a s thus b e e n demonstrated that merely limiting the diffusion of ions which is a natural c o n s e q u e n c e of
the porosity of concrete c a n lead to m e c h a n i c a l d a m a g e in concrete a s a result of the alkali-silica reaction.

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