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Severi Carlo. Penser par séquences, penser par territoires. In: Communications, 41, 1985. L'espace perdu et le temps
retrouvé. pp. 169-190;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.1985.1615
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1985_num_41_1_1615
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Le vieil esprit du bois Balsa regarde au loin, vers les villages... « Nous
irons là-bas [dans l'autre monde] pour tout voir et tout observer...
Nous irons voir tous ces villages ». dit maintenant Balsa, le vieil esprit,
le vieux voyant... (Severi 1982).
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7'«6/e
7b6/e 2
Classement par succession et classement par territoires des pictogrammes
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maître, qu'il appelle saila. «chef», accueille l'élève chez lui etJui
transmet la connaissance des chants.
Cet enseignement se fonde sur deux formes distinctes d'apprentissage.
L'une, purement verbale, fait appel à la mémoire (la « bonne tête » :
nononueti) du jeune disciple. Le maître récite un verset du chant et le
fait répéter au disciple jusqu'à ce que celui-ci l'ait appris par cœur. Seule
la mémorisation du texte est visée. Suivant les règles traditionnelles,
l'élève apprend souvent des phrases dont le sens lui échappe.
L'autre technique d'apprentissage utilisée par les chamans cuna
implique le déchiffrement d'une série d'images : les pictogrammes. Le
maître montre à son disciple des dessins représentant certains
personnages du récit : le malade étendu sur le hamac, le brasier rituel où brûle
le cacao, les esprits qui opèrent la guérison. les « villages » mythiques
habités par les esprits qui ont provoqué la maladie, etc. Ces images, qu'il
doit d'abord graver dans sa mémoire et ensuite apprendre à copier, sont
censées l'aider à se souvenir, avec une précision que l'on veut absolue,
d'un texte parfois très long.
Cette double organisation de l'enseignement mnémotechnique répond
à la structure particulière des chants cuna. qui sont généralement
constitués de formules verbales constamment reprises et variées. Citons
un exemple tiré des Villages du chemin de la folie [Nia-ikar-kalu* Severi
1983). Le chaman décrit ainsi les « villages » que ses esprits auxiliaires
vont visiter, à la recherche de l'« âme perdue » d'un Indien atteint de
troubles psychiques :
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Table 3
(Quatre « villages d'esprits » tirés des Villages sur le chemin de la folie.
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Variations (A) 1 1 1
liste de noms Singes Fils Danses
de villages
Formule verbale 2 : «Les esprits s'alignent maintenant pour les danses, etc.»
Variations (B) 1 1 1 1
liste de noms Oiseaux Oiseaux Cerfs Cerfs
d'esprits (urkukku) (sipleleka) (koe) (wase)
Table 4
Formules constantes et variations.
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Table 5
Le village des Danses.
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lexique
pictographié
langue
courante
anglais
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lieu qui aura retenu notre attention, nous situerons l'image de ce qui est
à graver dans notre mémoire. Nous aurons soin de faire cela dans l'ordre
où les objets représentés par ces images apparaissent dans le texte que
nous voulons préserver/ Si cette technique est correctement appliquée,
notre* visite imaginaire » dans cette maison constituée de « chambres
de mémoire » (Yates : memory rooms) sera en même temps une
« lecture » du texte mémorisé.
Trois de ces chambres sont les éléments essentiels de cette « écriture
intérieure » (inner vriting) qui est enseignée par l'art de la mémoire : les
lieux-de-mémoire, l'ordre de ces lieux et les « images actives » (imagines
agentes) auxquelles nous confions notre mémoire des objets.
Il y a dans cette méthode ancienne de représentation du langage —
que nous avons résumée dans ses traits essentiels — un aspect normatif
et un aspect relativement arbitraire. Je suis libre de choisir à mon gré les
images à placer dans les lieux de mon exploration mentale des
« chambres de mémoire ». Toutefois, par le fait même d'utiliser des
images, j'entraîne mon esprit par une « mémoire des choses » (memoria
rerum) et non par une « mémoire des mots » (memoria verborum).
Désignant par un certain nombre d'images l'argument du texte à retenir,
je peux donc résumer les mots qui les composent. Si j'avais à remplacer
chaque mot par une image, ce procédé perdrait inévitablement toute
fonction mnémotechnique.
L'aspect essentiel de l'art de la mémoire, c'est qu'il me permet
d'articuler une connaissance nouvelle, que je dois acquérir,, sur une
connaissance que je possède au préalable. En marquant lés « chambres
de mémoire » par les « images actives ». je fais coïncider l'ordre , des
choses à connaître avec un ordre que je connais déjà : celui des lieux.
Pour organiser la notation des images, je peux, dans le cas le plus
simple, inventer un ordre arbitraire (comme celui de la « maison »
suggéré par le Ad Herennium) ou bien emprunter un ordre qui possède
en lui-même une signification. C'est par ce passage essentiel que l'art de
la mémoire, de discipline classique liée à l'art de l'éloquence, va devenir,
dans la tradition occidentale, l'instrument principal de transmission
d'un savoir hermétique et magique.
Dans l'exemple, tiré de l'ouvrage de Yates. que nous reproduisons à
la Table 6. l'ordre du monde, représenté par le système aristotélicien
des Sphères de l'Univers, et l'ordre du texte à mémoriser s'articulent
l'un dans l'autre. Au cours de la lecture du schéma, où j'aurai
placé les « images actives ». le déroulement des différentes parties du
texte va coïncider avec l'ordonnancement des différentes parties du
monde.
Tout en fonctionnant comme une séquence de lieux-de-mémoire,
l'ordre des Sphères permet ainsi d'établir un rapport entre deux
domaines logiques différents : le contenu du texte à mémoriser et la
forme supposée de l'univers. Le symbolisme utilisé ici ne transcrit pas
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IMAGO A IMAGO
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Table 6
Les Sphères de l'Univers cumin** système
iniiéiiioirchni(|ue (tiré de Va tes 1
Ciel
Mer Mer
Terre
Table 7
Les \ illumes du chemin de la folie.
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NOTES
1. Les Cuna habitent aujourd'hui, en leur grande majorité, l'archipel dit des Mulatas
(Comarca de San Bias), constitué de quelque deux cents îlots généralement situés très
près de la côte atlantique de Panama. Ils comptent de 27 000 à 30 000 membres, et
parlent une langue traditionnellement rattachée à la famille chibcha. mais qui ne semble
pas avoir d'origine connue (Sherzer 1983). Une petite minorité, qui refuse encore tout
contact avec les Blancs, vit dans la forêt du Darièn (région du Chucunaque).
L'implantation de ces groupes d'agriculteurs tropicaux dans les îles, où la chasse en forêt
et la pêche jouent encore un certain rôle économique, semble être relativement récente
(Nordenskiôld 1938). Le système de parenté est hiliuéaire. uxorilocal. et régi par une
rigoureuse endogamie de groupe (Howe 1976).
2. A ce propos, voir Malien 1893. Cell) 19,~>2. Cohen 1958. En ce qui concerne les
systèmes pictographiques. Celb 1952 est sans doute l'ouvrage fondamental.
3. Ces deux hypothèses d'interprétation de la pictographie — écriture ou symbolisme
sans règles, lié à la seule personnalité de tel ou tel chaman — ont souvent été évoquées
dans la littérature anthropologique sur les Cuna (Holiner 1947. 1951. 1963 ; Herrera et
De Schrimpff 1975 : voir aussi Barthel in Sebeok 1977).
4. J'ai récolté les documents pictographiques dont il va être question dans cet article
au cours de deux missions de terrain (respectivement aux printemps de 1979 et de 1982)
financées par une allocation du Collège de France et une bourse de recherche de la
Fondation Fyssen. Paris. Une troisième mission de travail au musée de-Goteborg.
financée par la Fondation Fyssen. m'a permis de comparer ces matériaux de terrain avec
la riche collection de pictographies cuna de ce musée. .
5. Sur la typologie des différentes variétés linguistiques dans la société cuna.
l'ouvrage de référence est Sherzer 1983. qui écrit notamment : « The varieties are so
different from one another that each requires a separate learning, andfor the most part
a variety is not comprehensible without such learning. The differences (...) involve
aspects of phonetics-phonology; morphology", syntax, semantics and discourse
structure. » Ces traits différentiels aboutissent à une importante « lexical differentiation, used
to distinguish the linguistic varieties ».
6. « Langue et écriture sont deux systèmes de signes distincts. L'unique raison d'être
du second est de représenter le premier. L'objet linguistique n'est pas défini par la
combinaison du mot écrit et du mot parlé : ce dernier constitue à lui seul cet objet »
(Saussure 1960).
7. Cette conclusion, qui me semble réfuter la vision trop linéaire de Celb 1952. est
très proche du point de vue adopté par G. R. Cardona dans son Antropologia délia
scrittura (Cardona 1981).
RÉFÉRENCES
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