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Communications

Penser par séquences, penser par territoires


Carlo Severi

Citer ce document / Cite this document :

Severi Carlo. Penser par séquences, penser par territoires. In: Communications, 41, 1985. L'espace perdu et le temps
retrouvé. pp. 169-190;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1985.1615

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1985_num_41_1_1615

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Carlo Severi

Penser par séquences,


penser par territoires

Cosmologie et art de la mémoire


dans la pictographie des Indiens Cuna x

Aspect essentiel de notre tradition philosophique, la réflexion sur


l'espace et le temps est depuis toujours l'un des thèmes marquants de la
recherche anthropologique sur la pensée dite « primitive ». Depuis des
travaux classiques comme ceux de Whorf (1956) et Lévi-Strauss
(1962). jusqu'à la récente synthèse de Hallpike (1979). les
anthropologues ont généralement considéré l'espace et le temps comme des
catégories définissant une perception culturellement codée du monde
physique. En étudiant l'appréhension de l'espace et du temps objectifs
dans une culture donnée, on se propose le plus souvent d'élucider les
coordonnées logiques d'une cosmologie.
L'imbrication de l'espace et du temps dans la conceptualisation de
l'expérience individuelle apparaît plus rarement dans cette littérature,
alors même que certains auteurs ont tendance à chercher les fondements
universels des représentations spatio-temporelles des différentes
cultures dans des concepts empruntés à la psychologie individuelle. C'est le
cas de Hallpike. qui se déclare très influencé par l'œuvre de Piaget, au
point de commencer son livre sur les fondements de la pensée primitive
par un résumé des théories psychologiques de ce dernier.
Aussi, l'absence d'écriture a été longtemps considérée comme un
élément essentiel des conceptions primitives de l'espace et du temps.
Mais, jusqu'à présent, les aspects logiques des proto-écritures et des
autres mnémotechniques pratiquées dans certaines sociétés
traditionnelles n'ont guère retenu l'attention.
Dans cet article, je vais étudier ensemble ces deux aspects
relativement négligés de la pensée primitive au sein de la tradition chamanique
des Indiens Cuna' de Panama. Je me propose de montrer comment
l'étude de la technique pictographique — utilisée par les chamans cuna
pour « transcrire » en symboles graphiques de longs chants destinés à la
thérapie de nombreuses maladies — peut éclairer une conception de
l'expérience individuelle de l'espace et du temps très éloignée de notre
tradition philosophique.

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Carlo Severi

Dans les chants thérapeutiques des Indiens Cuna de Panama, deux


différentes représentations de l'expérience pathologique semblent
coexister sans contradiction apparente. Lune, généralement fondée sur
de longues et minutieuses descriptions du rituel thérapeutique et du
vécu douloureux du malade, tend à décrire la maladie par « séquences
temporelles ». Nous lisons par exemple, dans le Mu-Ikala. le chant
destiné au traitement de l'accouchement difficile (Wassén. Holmer
1953) :
La femme est assise, elle est tournée vers Test,
son corps est faible, elle ruisselle de sueur.
ses sueurs sont rouges comme le sang...

Comme dans beaucoup d'autres chants, ces descriptions extrêmement


précises des symptômes se trouvent progressivement inscrites dans une
séquence temporelle qui évoque longuement les antécédents, le
déroulement et la fin du rituel thérapeutique :
... La sage-femme regarde tout autour, elle est désorientée, elle
commence à bouger dans sa hutte, elle met son pied en avant, elle
touche la terre avec son pied, elle avance l'autre pied ; la porte de sa
hutte grince... La sage-femme va franchir la porte de la hutte du
chaman... Le chaman lui demande : « Pourquoi es-tu venue me
voir ?»...« Une femme est tombée malade, elle se sent habillée par le
vêtement chaud de la maladie ». répond la sage-femme...
... Le chaman s'assied auprès du hamac de la femme ; le chaman va
chercher des grains de cacao : il met les grains dans le brasier, les
grains de cacao brûlent maintenant, leur fumée remplit la hutte...
Vers l'est, un vent d'or [surnaturel) se lève, un vent d'argent se lève...
L'enfant est venu, l'enfant est descendu... Le vent d'argent souffle très
fort, l'enfant est venu, l'enfant est descendu.
Une autre représentation, qui réplique dans les termes propres à la
culture cuna les traits classiques du chamanisme amérindien, tend au
contraire à décrire la maladie . comme un voyage dans un au-delà
mythique de l'« âme perdue » de l'Indien malade. Les chants cuna
racontent alors toutes les aventures de l'armée des esprits auxiliaires du
chaman partis à la recherche de l'« âme perdue ». Les esprits du chaman
visitent, l'un après l'autre, les différents « villages » habités par les
esprits pathogènes. La maladie, ou plutôt son aspect surnaturel, est ainsi
conçue comme un « chemin » (ikala) reliant depuis toujours ces
« villages » situés dans une carte mythique de l'univers :

Le vieil esprit du bois Balsa regarde au loin, vers les villages... « Nous
irons là-bas [dans l'autre monde] pour tout voir et tout observer...
Nous irons voir tous ces villages ». dit maintenant Balsa, le vieil esprit,
le vieux voyant... (Severi 1982).

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Penser par séquences, penser par territoires

Cette alternance entre l'apparition progressive des symptômes réels


(fièvre, douleurs, hallucinations, etc.) et l'exploration minutieuse des
« territoires invisibles » du monde permet au chaman cuna de
représenter les différentes phases d'une pathogenèse comme les « étapes » d'un
voyage dans l'au-delà. Le paysage imaginaire décrit par les chants de ce
monde situé « plus loin que le soleil ». « au-delà de l'horizon de la mer »
ou « dans les profondeurs de la terre ». devient ainsi analogue au corps
souffrant du malade.
Dans le cas de l'accouchement difficile, sa description relève, comme
dans beaucooup d'autres cas. de ce que Lévi-Strauss a appelle une
« géographie affective » (1949) :

Les racines de ton corps [celui de la parturiente] sont bien plantées


dans la couche d'or de la terre... tes branches montent maintenant en
direction de la mer... les esprits voyants entrent dans ton corps, et vont
jusqu'à la Haute Montagne, jusqu'à la Basse Montagne... [ensuite ils
voient] le fleuve de Mu [qui] se lève vers le haut, le fleuve de Mu se
transforme en or. le fleuve de Mu devient de la couleur de la
flamme...

Dans d'autres études consacrées au chamanisme cuna (1981. 1982. à


paraître), j'ai essayé de montrer — notamment en ce qui concerne la
théorie indigène des maladies psychiques et la sociologie du rituel
thérapeutique — quelques aspects de la cohérence logique sous-tendue
par ces deux différentes représentations « par séquences temporelles »
ou « par territoires » de l'expérience pathologique. Dans cet article, je
me propose d'analyser cette logique de l'espace et du temps, que je crois
propre à la pensée chamanique, dans un autre aspect dé la tradition
cuna : la technique de notation par pictogrammes des chants, encore
aujourd'hui utilisée par les thérapeutes de l'archipel de San Bias.
La pictographie cuna. comme toute pictographie amérindienne, a été
jusqu'à présent considérée ou bien comme un simple dessin illustrant de
façon arbitraire des textes donnés, ou bien comme une sorte d'« écriture
phonétique échouée » : une étape lointaine et rudimentaire du long
processus d'évolution technique qui a lentement produit ce qu'il est
convenu d'appeler la « grande invention de l'écriture » 2.
Je me propose de montrer que cette perspective ne permet nullement
d'interpréter la pictographie des Indiens Cuna. qui semble être un
symbolisme cohérent, fondé sur des règles d'apprentissage bien définies,
capable de jouer un rôle essentiel dans la transmission du savoir
traditionnel. Ensuite, je vais étudier comment les « règles » de la
notation pictographique des chants cuna peuvent illustrer
l'interdépendance de catégories spatiales et temporelles qui caractérise la théorie
indigène des maladies.

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Carlo Severi

Pictographie et transmission du savoir.

Comment «fonctionne » la notation par images d'un chant chamani-


que cuna ? Peut-on retrouver un certain nombre de règles qui seraient
uniformément suivies dans la traduction des mots en pictogrammes ?
Les élèves des charnans apprennent généralement par cœur la totalité du
chant qui leur est communiqué par leurs maîtres. Pourquoi donc ceux-ci
ont-ils recours à la technique pictographique ?
Les pictogrammes, disent les chamans cuna, ne sont pas utilisés
pendant l'application rituelle des chants. Un bon thérapeute doit
pouvoir chanter, au cours d'un long rituel de guérison, sans jamais se
référer aux dessins. La pictographie est un instrument essentiellement
didactique : elle ne concerne que les chamans et leurs élèves. Pour être
complet, l'enseignement d'un maître doit s'appuyer aussi bien sur
l'apprentissage oral que sur les pictogrammes. La pictographie est donc
une mnémotechnique auxiliaire, où les images sont conçues comme un
support de l'apprentissage oral.
Cette première définition, fondée sur un premier aperçu du mode de
fonctionnement des écoles chamaniques cuna. introduit une distinction
importante, que nous allons développer dans le détail, entre
mnémotechnique orale et mnémotechnique graphique. Elle ne nous dit encore
rien sur la nature logique de la pictographie comme technique de
notation d'un savoir. Pour comprendre cet aspect essentiel, il faudra
poser d'autres questions, concernant les rapports entre pictographie,
dessin et écriture. Prenons un premier exemple [Table 1) : une planche
décrivant l'évolution dans le ciel du « canoë de la lune » . Autour de cette
sorte de nacelle céleste, qui joue un rôle important dans la mythologie
(Nordenskiôld 1928-1930), sont ici représentés les esprits qui
accompagnent la lune dans son voyage nocturne.
Si nous essayons de « lire » les pictogrammes selon l'ordre établi par
la tradition chamanique (suivant la numérotation que nous avons
reportée sur la planche), nous découvrons que deux principes de
classification jouent ici simultanément. Parallèlement à l'énumération
par colonnes verticales ou par lignes horizontales d'une liste d'esprits
associés à la lune (dont peu importe ici le détail), nous voyons dans cette
image un classement par territoires (mer, horizon, ciel) des
pictogrammes. Grâce à l'horizon qui coupe la planche en deux territoires distincts,
on peut à la lecture distinguer non seulement entre les esprits 1, 2, 3,
etc., mais aussi entre les esprits « de la mer », ceux « du ciel » et ceux qui
se situent sur la ligne de l'horizon :

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7'«6/e

7b6/e 2
Classement par succession et classement par territoires des pictogrammes
Carlo Severi

Loin de représenter directement, à la manière d'un dessin, le voyage


de la lune et de son cortège d'esprits dans le ciel, la Table 1 nous présente
une sorte d'« aide-mémoire » où les images s'organisent selon un
classement « par succession » et un classement « par territoires ». Nous
verrons que cette superposition de différents critères d'ordonnancement
des pictogrammes joue un rôle fondamental dans la définition des styles
pictographiques que nous aurons à étudier. Arrêtons-nous pour l'instant
sur cet exemple relativement simple. En quel sens peut-on parler ici
d'une mnémotechnique ? Voyons-nous là une série de dessins (d'ailleurs
assez rudimentaifes) que le chaman aurait tracés suivant exclusivement
son talent d'artiste ou son imagination ? Ces images, qu'il aurait
rapidement esquissées pour son usage personnel, ne seraient donc
compréhensibles qu'à lui seul ? Ou bien, à l'inverse, pouvons-nous
considérer cette série de pictogrammes comme une écriture, entendant
provisoirement par là une « notation cohérente et conventionnelle »
d'un texte, qui serait apprise et ensuite enseignée par n'importe quel
thérapeute indigène 3 ?
Cette dernière hypothèse — qui prête à la pictographie cuna des
caractères phonétiques semblables à ceux des pictographies aztèque et
maya — a été envisagée et ensuite abandonnée par N. Holmer (1947.
1951). Elle ne peut guère être prouvée sur les documents dont nous
disposons 4. L'étude d'un certain nombre de ces documents, que nous
allons en partie analyser ici. nous a par ailleurs convaincu de l'extrême
faiblesse d'une interprétation qui prétendrait réduire le symbolisme
pictographique au seul domaine de l'imagination individuelle. Une
grande partie des textes pictographiques dont nous disposons
aujourd'hui, bien qu'ils aient été recueillis à des époques différentes et par des
chercheurs indépendants, montrent une étonnante homogénéité
stylistique. Un certain nombre de règles concernant la représentation
graphique des objets y sont toujours respectées, la succession des
pictogrammes s'y fait toujours selon un ordre préétabli (le plus souvent de droite à
gauche et de gauche à droite alternativement, en partant du bas de la
planche), et un nombre assez élevé de pictogrammes revient de manière
régulière.
Nous avons donc assez d'indications pour douter d'une interprétation
qui voudrait réduire la pictographie cuna au rang d'un langage privé, ou
de l'écriture secrète d'un seul homme. Le problème que nous aurons à
résoudre peut se formuler ainsi : si la pictographie n'est ni notation
phonétique des mots ni dessin arbitraire d'objets, comment expliquer sa
fonction dans la transmission du savoir et, par conséquent, sa
persistance dans le temps ?
Pendant sa période d'apprentissage, l'élève d'un chaman cuna passe
de longues journées dans la hutte de son maître. Il y est tenu au respect et
à l'obéissance. Presque tous les jours, il lui apporte des cadeaux et va
souvent jusqu'à travailler pour lui pendant des années. En échange, son

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Penser par séquences* penser par territoires

maître, qu'il appelle saila. «chef», accueille l'élève chez lui etJui
transmet la connaissance des chants.
Cet enseignement se fonde sur deux formes distinctes d'apprentissage.
L'une, purement verbale, fait appel à la mémoire (la « bonne tête » :
nononueti) du jeune disciple. Le maître récite un verset du chant et le
fait répéter au disciple jusqu'à ce que celui-ci l'ait appris par cœur. Seule
la mémorisation du texte est visée. Suivant les règles traditionnelles,
l'élève apprend souvent des phrases dont le sens lui échappe.
L'autre technique d'apprentissage utilisée par les chamans cuna
implique le déchiffrement d'une série d'images : les pictogrammes. Le
maître montre à son disciple des dessins représentant certains
personnages du récit : le malade étendu sur le hamac, le brasier rituel où brûle
le cacao, les esprits qui opèrent la guérison. les « villages » mythiques
habités par les esprits qui ont provoqué la maladie, etc. Ces images, qu'il
doit d'abord graver dans sa mémoire et ensuite apprendre à copier, sont
censées l'aider à se souvenir, avec une précision que l'on veut absolue,
d'un texte parfois très long.
Cette double organisation de l'enseignement mnémotechnique répond
à la structure particulière des chants cuna. qui sont généralement
constitués de formules verbales constamment reprises et variées. Citons
un exemple tiré des Villages du chemin de la folie [Nia-ikar-kalu* Severi
1983). Le chaman décrit ainsi les « villages » que ses esprits auxiliaires
vont visiter, à la recherche de l'« âme perdue » d'un Indien atteint de
troubles psychiques :

Au loin, là où se lève le bateau du soleil, un autre village apparut


Le village des singes apparut
Le village montre ses singes
Au loin, là où se lève le bateau du soleil, encore plus loin, un autre
village apparut
Le village qui s'enroule comme un fil apparaît
Le village qui s'enroule comme xmfil se montre
Le village qui s'enroule comme un fil et le village des singes s'unissent.
tels deux bateaux dans la mer. ils se heurtent l'un contre l'autre
De loin, de très loin, les villages s'unissent, les villages semblent se
toucher
Au loin, là où se lève le bateau du soleil, là-bas, encore plus loin, un
village apparut...
Le village de la jupe apparut
Le village de la jupe se montre
Au loin, là où se lève le bateau du soleil, là-bas, encore plus loin, un
autre village apparaît
Le village des lianes apparaît
Le village des lianes se montre...

La transcription en pictogrammes de ce texte, que nous reproduisons


à la Table 3. ne traduit en image que la liste des variations (les noms des

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Carlo Severi

villages — « singes ». « fils ». « jupe », « lianes » — que nous avons


soulignés) du texte chanté. La formule verbale qui constitue
l'échafaudage narratif du chant ( « Au loin, là-bas où se lève le bateau du soleil, un
village apparaît ») n'est pas traduite dans la planche. Son apprentissage
est confié à la seule mnémotechnique orale.
En revanche, la représentation graphique, en forme de triangle, du
village d'esprits (qui revient dans beaucoup de chants cuna) semble tout
à fait indépendante du texte. Celui-ci donne des indications sur la
localisation spatiale du village («là où se lève le bateau du soleil »
signifie naturellement « vers l'est ». mais ne décrit pas la forme du
village). Les deux formes d'apprentissage dont nous avons parlé
impliquent donc trois éléments distincts : une formule graphique et une
formule verbale constantes et indépendantes l'une de l'autre, et une
« variation traduite » :

Formule variation formule


graphique traduite textuelle
constante constante
singes Là où se lève
1113
fils le bateau du
soleil.
jupe un autre
lianes village
apparaît

A partir de cette première constatation (que nous avons, pour d'autres


raisons, esquissée ailleurs — Severi 1982 — ). nous allons étudier deux
problèmes :
1. Comment se fait la traduction en image de la variante du texte
chanté ?
2. La transcription pictographique rassemble- t-elle une suite non
organisée de ces variations, ou bien sous-tend-elle un ordre
pictographique, une sorte de syntaxe des images qui serait indépendante de celle du
texte ?
Nous ne pourrons répondre à cette dernière question qu'à la fin de cet
article. Essayons maintenant de répondre à la première.
L'exemple que nous venons de citer, où le dessin ne traduit que le trait
différentiel qui distingue un village des autres (son nom), est encore
relativement simple. Le rapport entre l'image et le mot peut devenir plus
complexe, et requérir une technique graphique plus raffinée. Lorsque le
chaman doit transmettre à son élève la description de grands « villages »
habités par toute une série d'esprits animaux dont le chant énumère les
différentes caractéristiques. ■ il peut adopter une autre technique de
transcription.

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Penser par séquences, penser par territoires

Table 3
(Quatre « villages d'esprits » tirés des Villages sur le chemin de la folie.

Prenons un autre exemple, toujours tiré des Villages du chemin de la


folie : le village des Danses. Ici, les esprits des oiseaux et des cerfs
dansent avec les esprits féminins qui ont provoqué la folie de
Indien :

Là où se lève le bateau du soleil, un village apparut


Le village des danses se montre...
Tous les esprits de ce village s'alignent pour les danses...
Les esprits féminins dansent avec les hommes-oiseaux
Les hommes-oiseaux urkukku commencent à bouger
Les hommes-oiseaux urkukku avancent et reviennent en arrière
Les hommes-oiseaux avancent
Les hommes-oiseaux reviennent en arrière
Les hommes-oiseaux, seigneurs de cette partie du village, sont
heureux
Les esprits féminins dansent avec les hommes-oiseaux sipleleka
Les hommes-oiseaux sipleleka commencent à bouger

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Carlo Severi

Les hommes-oiseaux sipleleka avancent et reviennent en arrière


Les hommes-oiseaux avancent
Les hommes-oiseaux reviennent en arrière
Les hommes-oiseaux, seigneurs de cette partie du village, sont
heureux

Les esprits féminins dansent avec les hornmes-cervidés koenaka


Les hommes-cervidés commencent à bouger
{Etc.)

Dans le schéma général du voyage des esprits, qu'on a vu jusqu'à


présent fondé sur une formule de présentation du village d'esprits
constamment répétée et variée, s'insère ici une description des esprits
pathogènes qui habitent le village. Du point de vue de la structure du
texte, nous avons une liste de noms d'esprits qui s'insère dans la liste des
villages :

Formule verbale 1 : «Au loin, là où ge lève le bateau du soleil, etc.»

Variations (A) 1 1 1
liste de noms Singes Fils Danses
de villages

Formule verbale 2 : «Les esprits s'alignent maintenant pour les danses, etc.»

Variations (B) 1 1 1 1
liste de noms Oiseaux Oiseaux Cerfs Cerfs
d'esprits (urkukku) (sipleleka) (koe) (wase)

Table 4
Formules constantes et variations.

Dans la planche pictographique correspondante (la Table 5, où nous


avons encadré la transcription des passages cités), le chaman aligne les
esprits suivant un style pictographique plus complexe, que l'on pourrait
appeler « linéaire ». Les esprits sont placés dans le village, selon un
ordre de lecture différent de celui qu'on a vu. à la Table 3.
Ces deux exemples, bien qu'inévitablement schématiques et
appauvris par rapport à un texte extrêmement riche, nous permettent de
distinguer entre deux différents styles de notation pictographique, qui
développent les deux possibilités logiques que nous avions décelées dans
notre premier exemple {Table 1). L'un organise les pictogrammes « par
villages » dans un espace géographique donné. L'autre inscrit dans cet
espace une série de « lignes » qui les ordonnent en succession temporelle.
Grâce à cette combinaison d'un ordre temporel et d'un ordre spatial, la
description d'un grand village comme celui des danses peut ainsi devenir
une véritable « page pictographique ».

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Penser par séquences, penser par territoires

Table 5
Le village des Danses.

Revenons maintenant aux conditions de l'apprentissage chamanique :


comment ces deux styles peuvent-ils persister dans le temps ?
Nous avons vu que l'élève apprend d'abord des versets du chant, qu'il
doit s'exercer à mémoriser. Le maître montre alors à l'élève des séries de
pictogrammes qui représentent les variations (les listes de noms des
villages, des esprits, etc.) contenues dans ce verset, apprenant à l'élève à
les déchiffrer.
A l'aide des dessins, l'élève peut ensuite questionner le maître sur le
contenu et le sens du texte. C'est à ce moment que l'élève, jusque-là
contraint à apprendre « sans discuter »,peut enfin accéder à l'exégèse
des chants et, se faire une idée plus détaillée. et approfondie de la
tradition chamanique.
Puisque les chants cuna sont toujours formulés dans une langue
initiatique, fort différente de la langue courante, leur apprentissage
constitue en même temps pour le disciple un apprentissage de cette

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Carlo Severi

langue 5. La pictographie est. elle aussi, comme la langue des chants,


réservée aux seuls chamans. Cela signifie que :
1) on ne peut traduire en images que des mots de la langue des
chants : il serait impensable pour un thérapeute indien de transcrire en
pictogrammes un texte formulé en langue courante ;
2) à l'intérieur du vocabulaire de la langue, seul un lexique
relativement restreint est noté par l'image ; suivant l'alternance entre formules
répétées et « listes de variations » qui donne sa structure au chant, les
pictogrammes ne renvoient qu'à certains mots de la langue des chants :
précisément à ceux qui sont appelés à jouer, à tel ou tel moment du
déroulement du chant (pour le maître qui dessine et pour l'élève qui
apprend à interpréter les pictogrammes), le rôle de variante par rapport
à une formule figée.
Nous pouvons en tirer une première conclusion : le symbolisme
pictographique ne peut traduire qu'un lexique restreint et spécialisé.
C'est là une condition indispensable qui préside à son usage.
Ce trait fondamental suffirait à lui seul pour montrer combien le
terme « écriture » est ici inadéquat. Toute écriture, au moins au sens
courant du terme, doit en principe pouvoir noter n'importe quel mot de
la langue s'appuyant sur un nombre restreint de signes. Par un
répertoire fini de signes, elle permet donc de représenter un nombre en
principe infini de mots.
Dans le cas de la pictographie, la situation est inversée : la restriction
ne porte pas sur le nombre de signes employés, mais sur le nombre de
mots que l'on peut désigner par les images.
Tous les ethnologues qui ont travaillé avec des thérapeutes cuna
concordent sur un point, récemment souligné par Sherzer (1979 ;
1983). L'apprentissage suivi par les élèves indiens aboutit à une
mémorisation parfaite, d'une grande exactitude, du chant. A l'école du
chaman, ils n'apprennent pas une série de formules générales, à partir
desquelles ils pourraient faire valoir, comme c'est le cas dans d'autres
sociétés (Goody 1977),. des qualités personnelles d'improvisation.
Comme dans une moderne partition musicale, thèmes et variations du
texte sont soigneusement enregistrés au cours des deux apprentissages
oral et pictographique. 11 n'est pas permis à l'interprète de varier à son
gré le chant.
Cela ne signifie évidemment pas que le lexique des chants ne
connaisse aucune évolution dans le temps, et que nous ne pourrions y
retrouver ni disparition de mots anciens, ni apparition — par exemple
par emprunt — de mots nouveaux. La mention, dans le chant de
l'accouchement difficile, d'un « esprit du bateau , d'argent des
étrangers », ainsi que la présence, dans les Villages du chemin de la folie,
d'objets apportés par les Occidentaux à différentes époques (jumelles,
canons, couteaux, etc.) prouvent au contraire qu'il y a bien une
évolution dans la langue des chants.

180
Penser par séquences, penser par territoires

Cette évolution semble néanmoins suivre un rythme particulièrement


lent, qui confère au lexique employé traditionnellement dans les chants
thérapeutiques une relative stabilité dans le temps.
Nous avons donc, très grossièrement esquissée, une situation de ce
genre :

espagnol — — *"" '

lexique
pictographié
langue
courante

anglais

Pour être inclus dans le lexique que Ton peut transcrire en


pictogrammes, un emprunt venant par exemple de l'espagnol (dont l'influence se
lait aujourd'hui de plus en plus sentir sur la langue indigène) doit
traverser au moins deux barrières : celle que lui . oppose la langue
courante et celle, bien plus sévère, constituée • par la langue des
chants.
Le. lexique susceptible d'être traduit en image est donc doublement
protégé contre l'apparition de termes nouveaux. L'application exclusive
de la pictographié à ce lexique relativement stable lui procure un statut
logique tout à fait particulier, qui permet de la différencier nettement de
l'écriture phonétique.
Pour mieux faire ressortir ces différences, imaginons, en simplifiant à
l'extrême, une langue orale ne possédant que deux propriétés logiques :
la puissance et Y expressivité : la puissance étant définie comme la
possibilité d'exprimer un nombre restreint d'attributs partagés par un
nombre très élevé d'objets,- et l'expressivité comme la possibilité
d'exprimer un nombre très élevé d'attributs partagés par un nombre très
restreint d'objets.
Toute langue, si simple soit-elle. doit posséder dans une certaine
mesure ces deux propriétés.
Imaginons maintenant de noter cette langue simplifiée par un système
de symboles abstraits comparables à ceux de l'écriture phonétique. Les
deux propriétés 'logiques -possédées par la langue orale seront alors
entièrement transférées dans les documents écrits rédigés en. utilisant
l'alphabet. Le symbolisme que nous avons choisi conserve — comme

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Carlo Seven

l'on dirait en logique mathématique — l'expressivité et la puissance de


la langue orale. Cette conservation des propriétés logiques , implique
naturellement que langue orale et langue écrite aient la riiême syntaxe :
dans cette perspective, qui est souvent celle de la linguistique, l'écriture,
en tant que système symbolique indépendant, disparaît dans la
langue °.
Considérons maintenant le cas de la pictographie. Nous savons qu'en
raison de sa dépendance à l'égard d'un ensemble de règles concernant ce
que l'on peut et ce que l'on ne. peut pas pictographier. la notation d'un
texte ne peut concerner qu'un nombre restreint de mots de la langue des
chants. La notation pictographique ne peut donc être puissante,
puisque, portant sur un nombre limité de mots, elle ne peut représenter
qu'un nombre limité d'objets. En tant qu' « écriture » — au sens très
restreint où nous avons défini ce ternie — . la pictographie est très
pauvre, puisqu'elle réduit considérablement les propriétés logiques de la
langue qu'elle est supposée représenter.
D'autre part, la pictographie peut aussi enrichir sensiblement le
contenu d'un texte, et même constituer un élément indispensable à sa
compréhension. Nous avons étudié ailleurs (1982) un certain nombre
d'exemples de cette interdépendance qui lie le chant à la planche
dessinée. Ici. il suffit de signaler que la pictographie contient tout ce que
l'élève apprend après avoir mémorisé le texte ; bien des allusions, des
indications obscures et des sens implicites, qui restent souvent
informulés dans le chant, ne sont compris par l'élève qu'au moment où il
apprend à déchiffrer les pictogrammes.
Presque dépourvue de puissance, la pictographie possède une
expressivité logique qui . dépasse considérablement celle du texte qu'elle
représente. Nous en concluons: qu'écriture > phonétique . et. notation
pictographique — loin; de dériver l'une de l'autre dans un processus
linéaire d'évolution — constituent deux techniques radicalement
différentes pour transmettre et préserver une langue orale 7.
Toutefois, si le symbolisme pictographique n'a . pas l'uniformité
anonyme d'une écriture alphabétique, il n'est pas pour autant le produit
de l'imagination d'un seul individu. En apprenant à noter un chant, un
jeune chaman peut effectivement choisir telle ou telle image pour
représenter tel ou tel esprit, village ou objet. rituel. Mais sa- liberté est
toujours limitée par le jugement sévère de son maître. En règle générale,
le symbolisme utilisé par le maître est transmis tel quel à ses disciples,
qui apprennent à copier ses dessins, en même temps qu'à les déchiffrer
correctement.
Il pourra donc y avoir des différences entre telle ou telle transcription
pictographique d'un même chant, mais il s'agira généralement d'une
différence concernant le style établi par l'enseignement de maîtres, non
d'une différence purement individuelle. Nous avons pu le constater en
comparant certains documents conservés. au musée. de Gôteborg avec

182
Penser par séquences, penser par territoires

des planches récemment recueillies et étudiées sur le terrain : une


iconographie d' « école chamanique ». transmise de maître à élève,
traduit le « lexique à évolution lente » qui constitue le vocabulaire des
chants chamaniques. Ni dessin individuel, ni écriture phonétique, la
pictographie cuna trouve son fondement, à la fois logique et technique,
dans le rapport quelle entretient avec; l'apprentissage oral. Les règles
qui la régissent ne concernent pas immédiatement la représentation de
la langue, mais plutôt la structure particulière de textes figés par une
tradition.
En dehors de cette technique de la mémoire, le symbolisme
pictographique est impensable pour les Indiens Cuna. et incompréhensible pour
nous.
Venons-en à présent à la deuxième question que nous avons posée au
début de notre analyse : comment cette « technique de la mémoire »
permet-elle d'illustrer cette « projection dans l'espace mythique de
l'histoire réelle d'une maladie » qui caractérise la tradition cuna ? En
quoi cet apprentissage par les pictogrammes reflète-t-il le style de la
pensée chamanique ?

COSMOLOCIE ET ART DE LA MÉMOIRE.

L'ouvrage classique que Francis Yâtes a consacré à l'art de la


mémoire (1966) relate ainsi l'origine mythique de cette technique de
transmission du savoir utilisée par les anciens poètes grecs :

Au cours d'un banquet donné par un noble de Thessalie. nommé


Scopas. le poète Simonide de Céos récita un poème en l'honneur de son
hôte, et y inclut un passage à la gloire de Castor et Pollux.
Mesquinement. Scopas déclara au poète qu il n'aurait payé que la
moitié de la somme convenue : pour l'autre moitié il devait s'adresser
aux deux dieux jumeaux auxquels il avait dédié le reste du poème. Un
peu plus tard, un messager vint dire à Simonide que deux jeunes
hommes l'attendaient dehors, et désiraient le voir. 11 sortit, mais ne
trouva personne.
Pendant son absence, le toit de la salle des banquets s'écroula. Scopas
et tous ses hôtes furent écrasés sous les décombres. Les cadavres
étaient tellement broyés que les parents, venus les chercher pour les
funérailles, ne pouvaient ies identifier.
Simonide se souvint alors des places auxquelles les hôtes étaient assis
pendant le banquet, et put ainsi désigner aux familles quels étaient
leurs morts/ Castor et Pollux, les deux jeunes hommes invisibles qui
avaient appelé Simonide. Pavaient ainsi récompensé pour son poème,
en le faisant sortir du banquet juste avant l'écroulement du toit. Cette
expérience suggéra au poète les principes de lait de la mémoire, dont

183
Carlo Severi

on dit qu'il a été l'inventeur. Remarquant qu'il avait pu identifier les


corps en se souvenant de Tordre des places qu'ils occupaient à la table
du banquet, il comprit que l'ordre par lequel on peut arranger les
images est essentiel pour la mémoire.

Francis Yatcs interprète ce récit de la découverte de Simonide comme


codification tardive de mnémotechniques très anciennes, datant d'une
époque antérieure à l'apparition de l'écriture chez les Grecs.
Tout en préservant probablement l'essentiel de ces techniques, ce
texte nous fournit les règles fondamentales d'une discipline organisée
qui peut, plus que l'écriture ou le dessin, nous servir de modèle pour
comprendre la pictographie des Indiens Cuna. Un des maîtres de l'art de
la mémoire. Cicéron. commente la découverte de. Simonide dans le De
Oratore (11. XXXYl). Selon Yates : .

Il comprit que ceux qui veulent exercer la faculté de la mémoire


doivent choisir d'abord des lieux et des images mentales des objets
dont ils désirent se souvenir. Ensuite, ils doivent situer les images dans
les lieux qu'ils ont imaginés. De cette façon, l'ordre des lieux va
préserver Tordre des objets, et les images désigneront les objets
eux-mêmes.

Il s'agit d'utiliser deux catégories relativement simples : les « lieux »


{loci) et les « images » {imagines). Une source latine plus récente (le
manuel de rhétorique intitulé Ad Herennium. anonyme, datant de 82-86
après J.-C.) résume cette indication technique {constat igitur artificiosa
memoria ex locis et imaginibus) tout en proposant une définition de ce
que l'on doit entendre par « lieu » et par « images » dans ce contexte.

Un locus {écrit encore Yates en paraphrasant le Ad Herennium) est un


lieu dont on peut se rappeler facilement, comme une maison, une suite
de colonnes, un coin, une arche, etc. Les imagines sont des formes, des
marques ou des simulacres (formœ. notœ, simulacra), des objets dont
on veut se souvenir. Par exemple, si nous voulons nous souvenir d'un
cheval, d'un lion, ou d'un aigle, nous devons mentalement les placer
dans des loci déterminés (Yates 1960).

A partir d'un ordre de lieux préétabli (qui reproduit l'ordre du


discours à mémoriser), celui qui veut s'entraîner dans l'exercice de cet
art devra placer l'image de ce qui est à mémoriser dans telle ou telle
étape de cet itinéraire mental.
L'exemple le plus simple de ce procédé, qui sera répété au cours des
siècles par toute une tradition rhétorique et pédagogique, est encore
donné par le Ad Herennium. 11 s'agit d'imaginer d'entrer dans une
maison que nous connaissons, d'en repérer mentalement la disposition
des chambres, des étages, des couloirs, des escaliers, etc. Dans chaque

184
Penser par séquences* penser par territoires

lieu qui aura retenu notre attention, nous situerons l'image de ce qui est
à graver dans notre mémoire. Nous aurons soin de faire cela dans l'ordre
où les objets représentés par ces images apparaissent dans le texte que
nous voulons préserver/ Si cette technique est correctement appliquée,
notre* visite imaginaire » dans cette maison constituée de « chambres
de mémoire » (Yates : memory rooms) sera en même temps une
« lecture » du texte mémorisé.
Trois de ces chambres sont les éléments essentiels de cette « écriture
intérieure » (inner vriting) qui est enseignée par l'art de la mémoire : les
lieux-de-mémoire, l'ordre de ces lieux et les « images actives » (imagines
agentes) auxquelles nous confions notre mémoire des objets.
Il y a dans cette méthode ancienne de représentation du langage —
que nous avons résumée dans ses traits essentiels — un aspect normatif
et un aspect relativement arbitraire. Je suis libre de choisir à mon gré les
images à placer dans les lieux de mon exploration mentale des
« chambres de mémoire ». Toutefois, par le fait même d'utiliser des
images, j'entraîne mon esprit par une « mémoire des choses » (memoria
rerum) et non par une « mémoire des mots » (memoria verborum).
Désignant par un certain nombre d'images l'argument du texte à retenir,
je peux donc résumer les mots qui les composent. Si j'avais à remplacer
chaque mot par une image, ce procédé perdrait inévitablement toute
fonction mnémotechnique.
L'aspect essentiel de l'art de la mémoire, c'est qu'il me permet
d'articuler une connaissance nouvelle, que je dois acquérir,, sur une
connaissance que je possède au préalable. En marquant lés « chambres
de mémoire » par les « images actives ». je fais coïncider l'ordre , des
choses à connaître avec un ordre que je connais déjà : celui des lieux.
Pour organiser la notation des images, je peux, dans le cas le plus
simple, inventer un ordre arbitraire (comme celui de la « maison »
suggéré par le Ad Herennium) ou bien emprunter un ordre qui possède
en lui-même une signification. C'est par ce passage essentiel que l'art de
la mémoire, de discipline classique liée à l'art de l'éloquence, va devenir,
dans la tradition occidentale, l'instrument principal de transmission
d'un savoir hermétique et magique.
Dans l'exemple, tiré de l'ouvrage de Yates. que nous reproduisons à
la Table 6. l'ordre du monde, représenté par le système aristotélicien
des Sphères de l'Univers, et l'ordre du texte à mémoriser s'articulent
l'un dans l'autre. Au cours de la lecture du schéma, où j'aurai
placé les « images actives ». le déroulement des différentes parties du
texte va coïncider avec l'ordonnancement des différentes parties du
monde.
Tout en fonctionnant comme une séquence de lieux-de-mémoire,
l'ordre des Sphères permet ainsi d'établir un rapport entre deux
domaines logiques différents : le contenu du texte à mémoriser et la
forme supposée de l'univers. Le symbolisme utilisé ici ne transcrit pas

185
Carlo Severi

simplement, comme le ferait une écriture phonétique, le texte, mais il en


enrichit le champ sémantique en le situant dans un nouveau contexte.
Nous retrouvons la même logique dans la pictographie cuna. Utilisant
le langage de l'art de la mémoire, nous pouvons décrire une planche
pictographique, par exemple la Table 3. comme. une séquence de
iieux-de-mémoire (les dessins triangulaires qui désignent les quatre
« villages d'esprits ») marqués par des imagines agentes décrivant les
esprits (des singes, des fils, de la jupe, des lianes) qui les habitent :

IMAGO A IMAGO

A cette organisation « par territoires ». où les esprits qui désignent les


noms des villages • sont groupés ; autour du triangle, s'ajoute une
organisation « par séquences linéaires » des pictogrammes : c'est le cas
pour la Table 5. Les deux styles de notation pictographique, dont nous
avons montré plus haut la fonction mnémotechnique, développent les
mêmes principes d'organisation « géographique » et d'ordonnancement
« par succession » que nous avions vus à l'œuvre dans notre premier
exemple (Table 1).
Toutefois, les pictogrammes n'ont pas qu'une fonction de
transcription du texte. Tout comme un système de « chambres de mémoire ». ils
servent aussi à le compléter, à le commenter, à le comprendre:
Au cours du commentaire qui suit la simple mémorisation du chant
thérapeutique, le chaman- maître cuna décrit minutieusement à son
élève la situation des « villages d'esprits » dans l'univers mythique.
Grâce à ce commentaire détaillé, entièrement fondé sur l'étude des
dessins, ce qui apparaît dans le chant comme une simple liste de noms de
villages devient la description détaillée d'une série de lieux marqués
dans l'espace. L'élève apprend à placer chaque village dans la carte du
monde, suivant les trois grandes catégories de la cosmologie cuna : le
ciel, la mer et les huit couches de la terre. 11 situera par exemple ainsi les
seize « villages » mentionnés dans le chant des Villages du chemin de la
folie (Table 7).

186
Penser par séquences, penser par territoires

Table 6
Les Sphères de l'Univers cumin** système
iniiéiiioirchni(|ue (tiré de Va tes 1

Ciel

Mer Mer

Terre

Table 7
Les \ illumes du chemin de la folie.

L/ordre des lieux-de-mémoire qui en résulte, qui n"est jamais


explicitement mentionné dans le chant, n'est pas arbitraire. Bien que
dépourvu d'une fonction mnémotechnique directe, il possède une
signification indépendante de celle du chant, et dessine une sorte de
« syntaxe des images » où se situe le récit du voyage cliamanique.

187
Carlo Severi

Dans la notation pictographique, il y a donc à la fois moins et plus


d'informations que dans le chant : moins parce que la combinaison de
deux traits relativement simples (un lieu constant et une image variée)
ne traduit qu'en partie, comme on l'a vu. une formule verbale
compliquée ; plus parce que la notation par pictogrammes préserve un
ordre des lieux-de-mémoire qui n'est pas seulement lié au déroulement
du texte, mais renvoie à une structure cosmologique qui n'est pas décrite
dans le chant. En traduisant le récit du voyage de ses esprits dans
l'emblématique conventionnelle des « villages ». le chaman cuna ne fait
donc pas que préserver son savoir par une technique de la mémoire, il
l'inscrit aussi dans une conception générale du cosmos indigène.
Grâce à la pictographie. image du monde et description du corps
humain deviennent indissociables. Un village, ou. une « page
pictographique ». peut ainsi devenir de plus en plus complexe, et désigner à la
fois un lieu réel (situé dans le ciel, dans la mer ou dans le monde
souterrain), une étape particulière du développement de la maladie (le
moment où tel symptôme est apparu) et un « chapitre » du savoir
chamanique. traitant à la fois de la vie invisible du corps humain et de
l'organisation mythique du monde.
Pour atteindre cette complexité, la pictographie des Indiens Cuna suit
deux différents chemins logiques : celui de l'organisation dans l'espace
et celui de la succession dans le temps. Grâce à ce symbolisme complexe
— qui reflète aussi bien un art de la mémoire qu'une technique de la
pensée —. le « penser par territoires » mythiques peut s'imbriquer dans
ce « penser par séquences » qui caractérise la description des symptômes
réels. La projection dans l'espace de l'étiologie mythique et de la
symptomatologie peut s'articuler avec la narration de l'évolution
temporelle d'une maladie et du rituel de guérison.
Le « secret » de la pictographie n'est donc pas à chercher dans une
« clé » de lecture qui nous permettrait de lire dans les dessins ce que
nous savons déjà par le chant. 11 réside plutôt dans l'enchevêtrement
complexe de deux ordres spatio-temporels — mnémotechnique et
cosmologique — qui organisent les lieux-de-mémoire du chant
chamanique en un itinéraire cosmologique.

Carlo Severi

188
Penser par séquences, penser par territoires

NOTES

1. Les Cuna habitent aujourd'hui, en leur grande majorité, l'archipel dit des Mulatas
(Comarca de San Bias), constitué de quelque deux cents îlots généralement situés très
près de la côte atlantique de Panama. Ils comptent de 27 000 à 30 000 membres, et
parlent une langue traditionnellement rattachée à la famille chibcha. mais qui ne semble
pas avoir d'origine connue (Sherzer 1983). Une petite minorité, qui refuse encore tout
contact avec les Blancs, vit dans la forêt du Darièn (région du Chucunaque).
L'implantation de ces groupes d'agriculteurs tropicaux dans les îles, où la chasse en forêt
et la pêche jouent encore un certain rôle économique, semble être relativement récente
(Nordenskiôld 1938). Le système de parenté est hiliuéaire. uxorilocal. et régi par une
rigoureuse endogamie de groupe (Howe 1976).
2. A ce propos, voir Malien 1893. Cell) 19,~>2. Cohen 1958. En ce qui concerne les
systèmes pictographiques. Celb 1952 est sans doute l'ouvrage fondamental.
3. Ces deux hypothèses d'interprétation de la pictographie — écriture ou symbolisme
sans règles, lié à la seule personnalité de tel ou tel chaman — ont souvent été évoquées
dans la littérature anthropologique sur les Cuna (Holiner 1947. 1951. 1963 ; Herrera et
De Schrimpff 1975 : voir aussi Barthel in Sebeok 1977).
4. J'ai récolté les documents pictographiques dont il va être question dans cet article
au cours de deux missions de terrain (respectivement aux printemps de 1979 et de 1982)
financées par une allocation du Collège de France et une bourse de recherche de la
Fondation Fyssen. Paris. Une troisième mission de travail au musée de-Goteborg.
financée par la Fondation Fyssen. m'a permis de comparer ces matériaux de terrain avec
la riche collection de pictographies cuna de ce musée. .
5. Sur la typologie des différentes variétés linguistiques dans la société cuna.
l'ouvrage de référence est Sherzer 1983. qui écrit notamment : « The varieties are so
different from one another that each requires a separate learning, andfor the most part
a variety is not comprehensible without such learning. The differences (...) involve
aspects of phonetics-phonology; morphology", syntax, semantics and discourse
structure. » Ces traits différentiels aboutissent à une importante « lexical differentiation, used
to distinguish the linguistic varieties ».
6. « Langue et écriture sont deux systèmes de signes distincts. L'unique raison d'être
du second est de représenter le premier. L'objet linguistique n'est pas défini par la
combinaison du mot écrit et du mot parlé : ce dernier constitue à lui seul cet objet »
(Saussure 1960).
7. Cette conclusion, qui me semble réfuter la vision trop linéaire de Celb 1952. est
très proche du point de vue adopté par G. R. Cardona dans son Antropologia délia
scrittura (Cardona 1981).

RÉFÉRENCES

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C.R. Hallpike. 1979. The Foundations of Primitive Thought, Oxford. Clarendon
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189
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N. Holmer. 1951. Cuna Chrestomathy. Gôteborg.
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