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Analyse

La justice est-elle laxiste ? Entre


les magistrats et les citoyens, un
fossé grandissant
Alors même que les Etats généraux de la justice
pointent une "réponse pénale et une sévérité
croissante" de l'institution, de nombreux
citoyens continuent de la percevoir comme trop
permissive.

ARTICLE RÉSERVÉ AUX ABONNÉS Durée : 9 min

Alors même que les États généraux de la justice pointent


une "réponse pénale et une sévérité croissante" de
l'institution, de nombreux citoyens continuent de la
percevoir comme trop permissive. (illustration)
Science Photo Library via AFP

Par Céline Delbecque - Publié le 18/07/2022 à


10:30

on visage, en larmes, a fait le tour des


S médias et des réseaux sociaux. Dans
une vidéo filmée le 29 juin dernier devant le
tribunal d'Evry, Karine fait part de sa
détresse après la condamnation de son
violeur par la Cour d'assises de l'Essonne.
Jugé pour deux viols et une agression
sexuelle en récidive commis en 2016,
l'homme vient alors d'écoper de six ans de
prison, dont quatre assortis d'un sursis
probatoire, et deux ferme - mais
aménageables. Pour juger cette peine, la
cour d'assises a notamment retenu la
situation familiale et l'insertion
professionnelle de ce chauffeur de taxi, en
couple et père d'un enfant de 2 ans. Des
arguments que Karine rejette avec émotion
dans son intervention. "Ce n'est pas juste,
ce n'est pas comme ça qu'on doit rendre
justice", s'indigne-t-elle. Depuis, le parquet
d'Evry-Courcouronnes a choisi de faire
appel de cette décision. Mais alors que
l'accusé avait été condamné à un an de
prison avec sursis pour agression sexuelle
sur mineur quelques mois seulement avant
de croiser la route de Karine, l'affaire
relance les questions, maintes fois
débattues, du sens de la peine et du laxisme
supposé de la justice.

Selon un rapport de l'Institut de sondage


CSA pour le Sénat datant de septembre
2021, 69% des sondés estimaient déjà il y a
un an que la justice est "tout à fait ou plutôt
laxiste", 68% qu'elle est "tout à fait ou plutôt
opaque", et 94% que l'institution est "tout à
fait ou plutôt lente". Pas moins de 49% des
personnes interrogées jugeaient par ailleurs
que les sanctions des meurtres et
assassinats sont "assez mal ou très mal
adaptées", tout comme celles des délits
financiers (65%), des délits et crimes à
caractère sexuel (66%) ou des faits de petite
délinquance (70%). Ces chiffres, témoins
d'une défiance toujours plus forte des
citoyens envers l'institution judiciaire, sont
d'ailleurs repris dans le rapport des Etats
généraux de la Justice (EGJ), remis à
Emmanuel Macron - par pur hasard de
calendrier - deux jours après la diffusion de
la vidéo de Karine sur les réseaux sociaux.
Après six mois de consultation, les
conclusions du document dépeignent ainsi,
sans détour, une institution judiciaire qui
se situe "à un point de rupture".

LIRE AUSSI >> Ce qu'il faut retenir des


conclusions des Etats généraux de la
Justice

Mais à contre-courant du ressenti des


Français, le rapport pointe également une
"réponse pénale et une sévérité croissante"
de la justice, ainsi qu'un "recours à la
détention provisoire significatif". Les
procédures de comparution immédiate
représentent par exemple 18% des
jugements rendus en matière pénale
actuellement - contre 13% en 2012 -, tandis
que les personnes condamnées à une peine
d'emprisonnement de moins d'un an
représentaient encore 26,1% du total des
détenus au 1er octobre 2021. L'Observatoire
international des prisons (OIP) rappelle de
son côté à L'Express que les longues peines
ont également "fortement augmenté" ces
dernières années : le nombre de personnes
écrouées exécutant une peine de prison
d'au moins cinq ans a plus que doublé en
40 ans, passant de "moins de 6000 en 1980
à près de 15 000 en 2020". Face à ce constat,
et devant le chiffre croissant de
surpopulation carcérale, le comité des EGJ
estime "qu'une réponse fondée uniquement
sur la détention [...] ne peut constituer une
réponse adéquate", et insiste sur les "efforts
en matière pénitentiaire" qui doivent être
engagés pour "redonner un sens à la peine
au service d'une réinsertion effective". Ses
douze membres se prononcent ainsi en
faveur d'une diminution des "courtes
peines d'emprisonnement" qui ne
permettent selon eux "ni d'agir sur le
comportement de la personne, ni de
préparer sa réinsertion", et recommandent
de renforcer les capacités d'accueil en
milieu ouvert.

Injonction contradictoire

Au sein de l'Union des syndicats de la


magistrature (USM), cette injonction
contradictoire est depuis longtemps
pointée du doigt : "Il existe un
raisonnement presque schizophrénique du
législateur qui nous demande d'aménager
les peines le plus possible, tandis que
d'autres lois portées par une demande
sociale forte visent à sévir les peines", fait
valoir Cécile Mamelin, vice-présidente du
syndicat. La magistrate regrette
notamment que l'emprisonnement ferme
soit encore vu "par l'opinion publique et
certaines forces politiques" comme
l'unique peine valable. "On entend encore
beaucoup trop ce cliché selon lequel une
personne qui ne va pas en prison n'est pas
punie", déplore-t-elle, jugeant que les
peines doivent être "adaptées aux faits
commis et à la personnalité de l'individu".
Interrogée sur les échecs éventuels de ces
aménagements de peine, Cécile Mamelin se
veut claire. "Ils existent, évidemment. Mais
je pense qu'on ne peut jamais regretter de
ne pas avoir mis quelqu'un en prison, car
cela veut dire qu'il y avait dans son dossier
des raisons d'éviter l'incarcération. Il est
heureux que le principe de liberté reste,
comme celui de la présomption
d'innocence, celui qui prévaut dans notre
pays".

"Mais le fond du problème, et ce que


ressentent d'ailleurs les Français, c'est que
nous n'avons pas toujours la possibilité
d'aménager ces peines correctement",
estime de son côté Kim Reuflet, présidente
du Syndicat de la magistrature. Dans
certaines affaires, cette juge pointe
d'ailleurs le "dilemme des magistrats", qui
n'auraient parfois "pas d'autres choix" que
de prononcer de courtes peines
d'emprisonnement. "On sait pourtant que
ces dernières ne favorisent pas la
réinsertion et ne sont pas un moyen
efficace de lutter contre la récidive, mais on
le fait par défaut, par manque de temps et
de moyens, comme le nombre de places en
centre de semi-liberté par exemple". Sur la
question, les juges ne sont néanmoins pas
unanimes. "La France est l'un des rares
pays où l'on peut être condamné à de la
prison, mais ressortir libre", déplore par
exemple Béatrice Brugère, secrétaire
générale Unités magistrats FO, qui dénonce
une "décorrélation permanente entre le
prononcé et l'exécution" de la peine. "Ces
exécutions de peine sont finalement lentes
et opaques : ce n'est pas lisible pour le
citoyen", martèle la magistrate, qui se
prononce, elle, en faveur de "courtes, voire
très courtes peines" à mettre en place "tout
de suite", et "sans attendre l'apparition de
faits très graves pour réagir".

LIRE AUSSI >> Exécution des peines :


récit d'une justice au bord de la crise de
nerfs

Les Français, eux aussi, sont divisés sur le


sujet. Selon une étude réalisée par
l'administration pénitentiaire en
septembre 2019, la majorité d'entre eux
(80%) estime qu'il existe des infractions
"pas assez punies", mais dans le même
temps, 87% des sondés souhaitent le
développement de mesures permettant
d'exécuter une peine hors prison, comme le
travail d'intérêt général ou le bracelet
électronique. Ces dernières sont largement
plébiscitées pour délits jugés souvent trop
punis, comme les vols, la petite
délinquance ou les délits routiers.
Paradoxalement, ce sont sur les crimes les
plus sévèrement jugés - actes à caractère
sexuel, terrorisme, meurtres - que les
Français estiment la justice trop légère.

"Enjeu politique"

Pour Corinne Rostaing, sociologue


spécialiste du monde carcéral, la question
est avant tout militante. "Du côté de la
droite et de l'extrême droite, on a vu une
véritable frénésie sécuritaire depuis le
début des années 2000, influencée par des
personnalités politiques ou des faits divers
très médiatiques qui ont participé à ce
sentiment croissant d'insécurité chez les
Français", décrypte-t-elle, évoquant par
exemple l'affaire Tony Meilhon. En 2011, ce
multi-récidiviste assassine Laëtitia Perrais,
une jeune serveuse de 18 ans, en Loire-
Atlantique. L'homme n'était sorti de prison
que depuis un an, et aurait dû être encadré
par un suivi judiciaire qui n'a jamais été mis
en place, faute de moyens. "Quand on laisse
sortir de prison un individu comme le
présumé coupable sans s'assurer qu'il sera
suivi par un conseiller d'insertion, c'est une
faute", déclare le président de la
République de l'époque, Nicolas Sarkozy. A
mesure que la polémique enfle et que le
débat politique s'embrase, la responsabilité
de la justice dans cette affaire est largement
mise en cause - au point que Michel
Mercier, ministre de la Justice en poste,
révoque de ses fonctions le directeur
interrégional des services pénitentiaires de
Rennes, Claude Yvan Laurens.

LIRE AUSSI >> Me Hervé Temime :


"Dire que la justice est laxiste, c'est faire
du populisme judiciaire"

"Chaque fois qu'un récidiviste commet une


nouvelle infraction, l'affaire sera soulignée
et récupérée politiquement. Et cela ne peut
que participer à l'indignation des Français
sur le sujet", analyse Corinne Rostaing.
Caroline Abadie, députée (LREM) de l'Isère
et rapporteure de la Commission d'enquête
visant à identifier les dysfonctionnements
et manquements de la politique
pénitentiaire française, rendue en janvier
2022, ne peut que confirmer. "Le rôle du
politique dans cette impression générale
d'une justice laxiste est énorme", estime-t-
elle, alors même que son rapport a été
rendu au beau milieu de la campagne
présidentielle. "Il y a une longue tradition
de détention dans notre pays, une
recherche du risque zéro. Il est donc
difficile pour le politique d'assumer,
notamment lorsqu'il y a des enjeux
électoraux, ce que les citoyens n'ont pas
envie d'entendre : à savoir que la prison
ferme n'est pas toujours efficace, et que les
peines doivent parfois être réfléchies
autrement". Pour la députée, le fossé entre
ces différentes visions de la justice peut
difficilement être comblé. "La question,
c'est de savoir ce que l'on attend d'une
peine de prison : souhaite-t-on un système
judiciaire qui sanctionne l'individu, ou qui
permette à terme sa réinsertion ?"

"Fantasme"

En parallèle, certaines prises de position


publiques, comme celles des syndicats de
police, peuvent "largement entretenir le
fantasme d'une justice permissive et
partisane au sein de l'opinion publique",
estime Corinne Rostaing. Dernier exemple
en date ? En mai 2021, plusieurs milliers de
policiers manifestent devant l'Assemblée
nationale, à Paris, après le meurtre du
brigadier Eric Masson - tué à Avignon lors
d'un contrôle en marge d'un trafic de
drogue. Les forces de l'ordre réclament
alors une plus grande fermeté de
l'institution judiciaire, accusée d'un certain
laxisme vis-à-vis des agresseurs de
policiers. "Le problème de la police, c'est la
justice", osait même Fabien Vanhemelryck,
secrétaire général du syndicat Alliance,
dans une formule choc rapidement
dénoncée par le ministre de la Justice Eric
Dupond-Moretti. Plus d'un an après ce
rassemblement, Alliance ne regrette pas ses
propos. "On dit tout haut ce que tout le
monde pense tout bas, il faut que la justice
se réveille", tance Frédéric Lagache,
délégué général du syndicat. "Pour nous,
les préconisations des EGJ de limiter les
peines courtes de d'emprisonnement sont
une erreur : sur le terrain, le seul message
envoyé aux délinquants, c'est qu'ils n'iront
pas en prison".

LIRE AUSSI >> SMS, chantage...


Alliance, le syndicat policier qui
terrorise les ministres de l'Intérieur

"Ce genre de communication fait beaucoup


de mal à la justice : c'est une idée qui est
ensuite répétée par la population, et qu'on
n'arrive plus à dépasser", reproche Cécile
Mamelin, dénonçant un "lobbying intense
de certains syndicats de police auprès de
personnalités politiques et de l'opinion
publique". D'autant que selon Christian
Mouhanna, chercheur au CNRS et
spécialiste de la politique pénale, cette
récupération politique s'ajoute à une "forte
méconnaissance" des Français pour
l'univers carcéral et judiciaire. "Il y a
d'abord cette idée de la prison quatre
étoiles, qui est en total décalage avec la
réalité des faits et le taux de surpopulation
constaté ces dernières années", explique le
sociologue. "Ensuite, il y a ce sentiment que
l'amende et la prison sont les seules peines
punitives, en oubliant tout ce qui existe
entre les deux. Idem pour la vision de la
délinquance : il y aurait les bons et les
méchants, sans aucune nuance possible. Ce
mode de pensée, très simplificateur et
réducteur, a un réel impact sur le ressenti
des Français face aux peines prononcées
par la justice".

Malgré ce constat, Cécile Mamelin se veut


optimiste. Selon la vice-présidente de
l'USM, certains procès, comme celui des
attentats du 13 novembre 2015,
permettraient ainsi de sensibiliser les
citoyens "à la complexité de la justice".
"Durant neuf mois, on a réussi à passer au-
dessus des clichés et des caricatures, sans
limiter la justice à un acte, à une réponse
unique". La magistrate oppose notamment
cette procédure à l'affaire d'Outreau, "dont
le traitement médiatique et la récupération
politique avaient participé à une
représentation très caricaturale de la
justice". Pour elle, "l'intégralité des procès
devrait être traités avec la même dignité"
que celui des attentats de Paris. "Les
magistrats sont formés à garder une
certaine neutralité, ce qui n'est pas le cas de
l'opinion publique ou même des jurés. Il
faut continuer à lutter contre cette
tentation de l'émotion".

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