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Tandis que le garde des sceaux Éric Dupond-Moretti, en conflit avec les personnels de justice, inscrit ses
réflexions d’ancien avocat pénaliste dans un projet de loi hétéroclite, la France consacre toujours aussi
peu d’argent à sa justice. Magistrats, greffiers et agents administratifs subissent une pénurie ancienne qui
les use et un empilement de réformes, sans vision globale, qu’ils n’absorbent plus.
Les tribunaux judiciaires (1) sont encombrés de procédures. Et même… de procédures dénonçant leur
encombrement. Fin mars, des membres du Syndicat des avocats de France (SAF) plaidaient, à Bordeaux,
une vingtaine de demandes d’indemnisation au nom de justiciables victimes des lenteurs de la justice.
Cinq ans pour obtenir la reconnaissance en appel de l’absence de cause réelle et sérieuse à un
licenciement. Quatre ans et cinq mois pour faire établir les mensonges d’un employeur. « Pendant ce
temps, ce sont des vies suspendues, des angoisses, l’attente d’obtenir justice, mais aussi de toucher la
réparation à laquelle on a droit », soulignait l’un des conseils (2).
Que les affaires soient traitées dans un délai raisonnable : c’est là une exigence de la Convention
européenne des droits de l’homme, et la première attente du justiciable dans les enquêtes d’opinion. Au
regard de la quantité de dossiers traités, la tâche est quasi industrielle. En 2019, la justice civile et
commerciale — qui tranche les litiges entre personnes physiques ou morales — a rendu 2,25 millions de
décisions (3). La justice pénale — qui sanctionne les infractions à la loi — a brassé plus de 4 millions
d’affaires nouvelles, dont 1,3 « poursuivables » après tri par les services des procureurs de la République
(les parquets). Bon an mal an, il entre dans la machine judiciaire autant de dossiers qu’il en ressort. Mais
cela toujours à flux tendu, et sans pouvoir vraiment « mordre » sur les stocks.
Les « flux », les « stocks » : la hantise des chefs de juridiction. Deux imprévus ont aggravé le problème
en 2020 : une grève des avocats — ils s’insurgeaient contre la réforme des retraites —, puis la pandémie
de Covid-19, qui a provoqué la fermeture des juridictions pendant deux mois (hors contentieux
essentiels).
À Paris, le délai de traitement d’un contentieux social, bancaire, de copropriété ou de construction a
grimpé à trente mois. Au tribunal judiciaire (TJ) de Lyon, dans certaines matières, il a été multiplié par
deux : « Une tempête de sable », résume M. Michaël Janas, son président. Avec une conséquence
humaine : « Les équipes sont fatiguées. »
« Sans le dévouement des personnels, on n’y arriverait pas », synthétisent à l’unisson magistrats, greffiers
et agents administratifs pour caractériser la charge de travail qui les use. Les syndicats de personnels
préfèrent la notion, moins sacrificielle, de « surinvestissement ». Depuis quelque temps, tous tirent la
sonnette d’alarme. « Nous avons perçu une magistrature au bord de la rupture et des professionnels ne
tenant souvent plus que par passion pour leur métier, par conscience de leur mission ou par acharnement
à faire face coûte que coûte, dans une culture professionnelle qui (…) tolère si peu la
faiblesse », avertissait, côté juges, le Syndicat de la magistrature (SM) à l’issue d’une enquête,
en 2019 (4).
Une magistrature lasse, par ailleurs, de subir aussi un étrillage politique et médiatique permanent, telles
les réactions suscitées, en mars, par la condamnation de l’ancien président de la République Nicolas
Sarkozy à de la prison ferme pour corruption et trafic d’influence, ou, en avril, par le point final mis par
la Cour de cassation au vif débat médico-légal autour de l’irresponsabilité pénale accordée au meurtrier
de Sarah Halimi — un verdict qu’a regretté le président Emmanuel Macron.
Souvent, ceux qui ont le plus d’ancienneté relèvent un point de bascule : la loi organique relative aux lois
de finances (LOLF), en vigueur depuis 2006. « Il y a vingt-cinq ans, on ne travaillait pas comme
cela, assure Mme Cernik, à Soissons. Aujourd’hui, nous sommes tenus par les chiffres. Avant, nous
parlions d’“agents”, et maintenant, d’“équivalents temps plein” ». « Évaluation », « performance » : le
vocabulaire de l’institution a changé, remarque aussi Mme Seurin, la présidente. « Le juge s’est retrouvé
coincé entre le souci de voir ses piles diminuer et sa conscience, son éthique, son souci de la qualité.
Cela a généré pas mal de souffrances. » Ne pas se laisser écraser par la gestion des stocks et des flux est
un « combat quotidien », insiste la cheffe de juridiction. Juger, c’est forcément prendre du temps.
Première présidente de la cour d’appel d’Amiens, Mme Catherine Farinelli énumère d’autres pressions,
plus récentes. La magistrate a succédé à son poste à des décennies d’hommes dont les portraits juxtaposés
font bloc dans le couloir jouxtant son bureau. Pression des réseaux sociaux (« où tout le monde s’assoit
sur la présomption d’innocence », car la foule n’instruit pas mais exécute), mais aussi de la
modernisation : « Nous sommes en tremblement de terre permanent » — les derniers soubresauts sont dus
à l’open data, avec la faculté bientôt offerte au public d’accéder à toutes les décisions de justice.
Pressions, enfin, de la centralisation.
S’ils se sont traduits par une rationalisation des procédures et par un mouvement de déjudiciarisation
(notamment par le développement de la médiation), les soucis d’efficacité et de maîtrise des coûts
auraient aussi renforcé la logique de gestion des flux en entraînant parfois pour le justiciable une « mise à
distance du juge (9) ». « Objectivement, confirmait une présidente de chambre sociale en 2020, l’accès au
juge a été limité depuis quatre ans en matière civile et en droit du travail (10). » En droit social, le
nombre d’affaires nouvelles par année (122 000 en 2020) a chuté de moitié en dix ans. Les dernières
règles introduites laissent moins d’employés et d’ouvriers dans la tuyauterie judiciaire que de cadres. Eux
ont les moyens de faire appel à un avocat spécialisé.
Ces évolutions dues à une logique gestionnaire modifient les pratiques. Le poids des indicateurs sur les
flux et les stocks, l’usage du benchmarking (mise en concurrence) entre juridictions comme en
entreprise « représentent un tournant pour les magistrats de tous les pays européens, dont la résistance ne
se mesure désormais plus en termes de “tabou sur la productivité judiciaire”, mais en termes de rejet
d’un “productivisme exacerbé” », écrivent Bartolomeo Cappellina et Cécile Vigour, chercheurs à
Sciences Po Grenoble et Bordeaux (11).
« On ne juge plus de la même façon à l’ère du management que par le passé », estime aussi
Mme Véronique Kretz, juge en Alsace. Cette magistrate syndiquée au SM a décrit de l’intérieur la
réforme des pôles sociaux qui a abouti, en 2019, à la disparition de 242 juridictions spécialisées
(tribunaux des affaires de sécurité sociale, du contentieux de l’incapacité, etc.). Elle témoigne d’une
évolution radicale illustrant « la substitution d’un discours sur les fins — qu’est-ce qu’une bonne décision
et comment y parvenir ? — par les moyens assignés à une unique fin — comment sortir le maximum de
décisions (12) ? ». L’optimisation de la gestion des flux a permis là, pour reprendre le mot qui a couru,
d’« évacuer » des dossiers (300 000 affaires en France ont été transférées aux tribunaux judiciaires),
derrière lesquels, rappelle- t-elle, « se cachent des cohortes de personnes exclues du système,
handicapées, aux carrières fragmentées et aux emplois précaires, pour qui la perte d’une rente
d’accident du travail ou d’une pension d’invalidité peut être fatale ». « Pour un juge, dit-elle, voir le
justiciable presque comme un adversaire [parce qu’il ralentit la gestion du flux] mène aussi à une perte
de sens des plus criantes. »
L’institution se retrouve donc prise entre deux feux : la recherche de l’efficacité budgétaire et le souci de
rendre la justice à un coût compatible avec les exigences de procès équitable posées par la Cour
européenne des droits de l’homme. « D’où le divorce entre, d’une part, des politiques qui pensent les
finances publiques en faisant abstraction de la spécificité de l’institution et, de l’autre, des professionnels
qui ont choisi un métier (juger, soigner, enseigner) et qui voient tous les choix orientés par une ligne
gestionnaire », observait en 2010 l’ancien directeur de l’Institut des hautes études sur la justice (IHEJ), le
magistrat Antoine Garapon (13). Sur le terrain de l’efficacité budgétaire, à lire la Cour des comptes (14),
l’institution requiert d’urgence l’élaboration d’outils de gestion qui lui permettent de définir ses besoins
en effectifs. Les travaux mis en chantier tardent à sortir. « Parce qu’ils objectiveraient la
catastrophe », selon les syndicats.
Nommé en juillet 2020, le garde des sceaux Éric Dupond-Moretti se contente de mesures à la marge. Le
temps politique n’est pas le temps judiciaire. Comme greffiers et magistrats sont longs à former, il a
saupoudré sur les juridictions, selon sa communication soignée, des « sucres rapides », c’est-à-dire des
emplois contractuels, non pérennes : juristes assistants, délégués du procureur, assistants de justice. Pour
résorber le nombre de dossiers en souffrance, il a sollicité des propositions « innovantes, voire
disruptives », auprès d’un groupe de travail — par exemple, recourir davantage aux avocats dans les
formations de jugement. Il s’est aussi vanté d’avoir obtenu pour son ministère un « budget
historique » (mais qui venait d’abord rattraper le non-respect d’engagements budgétaires précédents). Et
puis, il a enchaîné avec le lancement d’un projet de loi « pour restaurer la confiance dans l’institution
judiciaire », de facture hétéroclite, noué autour du pénal — la justice la plus visible dans l’espace
public —, poussant des réformes allant parfois à l’encontre de ses convictions antérieures tirées de sa
longue expérience d’avocat (comme la généralisation des cours criminelles dont sont exclus les jurés).
« Omnipotence de la communication »
« N’en jetez plus ! », disent cependant, en substance, les syndicats des personnels judiciaires, écartés des
prises de décision. Ils boycottent un ministre hermétique au dialogue social et, de son propre aveu, à la
contradiction (15), qui ne cesse de répéter que « la justice est une erreur millénaire qui veut que l’on ait
attribué à une administration le nom d’une vertu (16) ». L’accumulation des textes législatifs adoptés ces
dernières années en matière judiciaire en laisse en effet plus d’un dans un état de sidération.
« Aucun autre corps n’a fait face à autant de réformes depuis vingt ans, ni assimilé une telle inflation de
normes », constate M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation. L’exécutif ne
s’embarrasse plus vraiment d’étudier l’impact des mesures qu’il fait voter, notamment en termes
d’effectifs nécessaires à leur mise en œuvre. Pas plus qu’il ne semble s’inquiéter de ce qu’elles peuvent
produire. Au tribunal de Soissons, on doit réinventer des audiences foraines (tenues par un juge qui se
déplace) à Château-Thierry, où le tribunal d’instance vient de fermer (le justiciable sans voiture n’avait
plus qu’à faire trois heures de train, via Paris, pour approcher le juge). À Rennes, faute d’avoir associé les
greffiers à la conception des applications informatiques, on découvre que la dernière réforme relative aux
pensions alimentaires générera pour eux une demi-heure de travail supplémentaire par dossier.
Bref, l’intendance, épuisée, ne suit plus. En janvier, le ministre a dû se résoudre à décaler de six mois
l’entrée en vigueur du nouveau code de justice pénale des mineurs, fraîchement adopté : les juridictions
ne pouvaient pas l’absorber. En mars, les juges d’application des peines se sont élevés contre sa
proposition de modifier les règles applicables aux détenus (déjà modifiées quelques mois
auparavant) : « Nous ne sommes pas prêts (17) ! » « Nous sommes dans l’omnipotence de la
communication politique », déplore un procureur général.
« Les réponses apportées par les politiques aux problèmes rencontrés par la justice sont formulées dans
l’urgence, sans vision à long terme, alors que les cours et tribunaux sont engorgés et que le système ne
tient que par la collectivité de travail », analyse Mme Chantal Arens, première présidente de la Cour de
cassation, au sommet de la hiérarchie du siège. La communauté judiciaire a l’échine bien souple, fait
d’ailleurs remarquer un ancien garde des sceaux : « Les grèves y sont rares. Et encore, pour ne pas
déranger, se font-elles entre midi et deux ! »
JEAN-MICHEL DUMAY - Journaliste