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Une justice au bord de l’implosion

Tandis que le garde des sceaux Éric Dupond-Moretti, en conflit avec les personnels de justice, inscrit ses
réflexions d’ancien avocat pénaliste dans un projet de loi hétéroclite, la France consacre toujours aussi
peu d’argent à sa justice. Magistrats, greffiers et agents administratifs subissent une pénurie ancienne qui
les use et un empilement de réformes, sans vision globale, qu’ils n’absorbent plus.

PAR JEAN-MICHEL DUMAY

Arman. — « La tension monte », 1963

Les tribunaux judiciaires (1) sont encombrés de procédures. Et même… de procédures dénonçant leur
encombrement. Fin mars, des membres du Syndicat des avocats de France (SAF) plaidaient, à Bordeaux,
une vingtaine de demandes d’indemnisation au nom de justiciables victimes des lenteurs de la justice.
Cinq ans pour obtenir la reconnaissance en appel de l’absence de cause réelle et sérieuse à un
licenciement. Quatre ans et cinq mois pour faire établir les mensonges d’un employeur. « Pendant ce
temps, ce sont des vies suspendues, des angoisses, l’attente d’obtenir justice, mais aussi de toucher la
réparation à laquelle on a droit », soulignait l’un des conseils (2).
Que les affaires soient traitées dans un délai raisonnable : c’est là une exigence de la Convention
européenne des droits de l’homme, et la première attente du justiciable dans les enquêtes d’opinion. Au
regard de la quantité de dossiers traités, la tâche est quasi industrielle. En 2019, la justice civile et
commerciale — qui tranche les litiges entre personnes physiques ou morales — a rendu 2,25 millions de
décisions (3). La justice pénale — qui sanctionne les infractions à la loi — a brassé plus de 4 millions
d’affaires nouvelles, dont 1,3 « poursuivables » après tri par les services des procureurs de la République
(les parquets). Bon an mal an, il entre dans la machine judiciaire autant de dossiers qu’il en ressort. Mais
cela toujours à flux tendu, et sans pouvoir vraiment « mordre » sur les stocks.
Les « flux », les « stocks » : la hantise des chefs de juridiction. Deux imprévus ont aggravé le problème
en 2020 : une grève des avocats — ils s’insurgeaient contre la réforme des retraites —, puis la pandémie
de Covid-19, qui a provoqué la fermeture des juridictions pendant deux mois (hors contentieux
essentiels).
À Paris, le délai de traitement d’un contentieux social, bancaire, de copropriété ou de construction a
grimpé à trente mois. Au tribunal judiciaire (TJ) de Lyon, dans certaines matières, il a été multiplié par
deux : « Une tempête de sable », résume M. Michaël Janas, son président. Avec une conséquence
humaine : « Les équipes sont fatiguées. »
« Sans le dévouement des personnels, on n’y arriverait pas », synthétisent à l’unisson magistrats, greffiers
et agents administratifs pour caractériser la charge de travail qui les use. Les syndicats de personnels
préfèrent la notion, moins sacrificielle, de « surinvestissement ». Depuis quelque temps, tous tirent la
sonnette d’alarme. « Nous avons perçu une magistrature au bord de la rupture et des professionnels ne
tenant souvent plus que par passion pour leur métier, par conscience de leur mission ou par acharnement
à faire face coûte que coûte, dans une culture professionnelle qui (…) tolère si peu la
faiblesse », avertissait, côté juges, le Syndicat de la magistrature (SM) à l’issue d’une enquête,
en 2019 (4).
Une magistrature lasse, par ailleurs, de subir aussi un étrillage politique et médiatique permanent, telles
les réactions suscitées, en mars, par la condamnation de l’ancien président de la République Nicolas
Sarkozy à de la prison ferme pour corruption et trafic d’influence, ou, en avril, par le point final mis par
la Cour de cassation au vif débat médico-légal autour de l’irresponsabilité pénale accordée au meurtrier
de Sarah Halimi — un verdict qu’a regretté le président Emmanuel Macron.

L’angoisse des piles


Pour jauger la masse, poussons la porte d’une juridiction de petite taille, à Soissons, dans l’Aisne. La
bâtisse des années 1930 n’a ni la prestance symbolique des palais à colonnes ni la froideur des nouvelles
enceintes judiciaires qui, comme à Paris, porte de Clichy, font penser à des usines high-tech de
production de décisions. Dans les cabinets des huit juges du siège et des trois magistrats du parquet (le
poste de procureur est resté vacant quatre mois fin 2019) : des piles, des montagnes de dossiers, dans les
armoires ouvertes, sur les bureaux… Dans l’institution, la numérisation en cours fait souvent lever les
yeux au ciel et supplante difficilement les photocopies.
Chez la juge des enfants, huit cents mineurs en situation de danger sont suivis, et ce sont un millier de
décisions à prendre chaque année. Chez la juge de l’application des peines, huit cents condamnés suivis
en milieu ouvert, ainsi que quatre-vingts détenus d’un centre pénitentiaire — et ce sont mille quatre cents
ordonnances ou jugements à rendre par an. Chez les deux juges des contentieux de la protection (ex-juges
d’instance), plus de deux mille tutelles sont sur le feu. Et des centaines d’affaires de saisies de
rémunérations, de loyers impayés, de surendettement. À des années-lumière des dossiers médiatisés, où la
surreprésentation du pénal façonne l’image de l’institution, « c’est la justice des pauvres gens », dit
Mme Isabelle Seurin, la présidente. « Celle qui a besoin de proximité » et dont la magistrate craint qu’elle
se « déshumanise ». Elle est rendue par des visages féminins (en 2020, la magistrature comptait 68 % de
femmes) et jeunes — souvent moins de 30 ans —, des premiers postes en sortie d’école. On dirait ceux
des affiches de recrutement dans les couloirs : « Fier de rendre la justice ! Devenez magistrat » — où
aurait pu figurer cet ajout : « Et oubliez vos week-ends ».
Mais le tour n’est pas fini. Chez la juge aux affaires familiales, sept cents dossiers : divorces, gardes
d’enfants, pensions alimentaires… Les justiciables trouvent le temps long. Une greffière a reçu la veille
six appels, une trentaine de courriels à ce sujet. Y répondre, bien sûr, mais voilà du travail qui s’ajoute au
travail… Et il en manque, des greffiers ! Trois sur seize, actuellement. Et des agents administratifs : le
taux d’absence s’élève à 17 %. Comment s’étonner qu’on puisse compter jusqu’à trois ans de retard en
exécution des peines ? La directrice de greffe, Mme Christelle Cernik, évoque aussi la sous-dotation en
ordinateurs portables (qui s’est révélée criante lors du premier confinement, sans parler des problèmes de
connexion à distance), les retards dans l’informatisation, et l’absorption des réformes : avec la fusion
instance-grande instance, il a fallu tout déménager. Elle dit encore la « souffrance du greffe », c’est-à-dire,
parfois, des agents « en larmes », « qu’il faut accompagner sans avoir de formation en psycho. On est
discipliné, on subit ».
« La justice est sous pression », affirme lui aussi M. Michel Mazé, directeur des services de greffe à
Rennes, où le bureau des tutelles est privé de chef de service adjoint depuis deux ans. À la vacance
structurelle des postes (7 % au niveau national) s’ajoutent les congés maladie ou maternité. Et, parfois,
les départs vers une herbe plus verte dans d’autres ministères. Alors, il faut jongler d’un poste à l’autre,
trouver du renfort au greffe civil pour pallier un manque au service des saisies sur rémunérations. À
moins qu’il ne faille piocher aux affaires familiales. « Nous pratiquons cela de manière trop habituelle. »
Cette carence de moyens est loin d’être un simple ressenti. Selon la Commission européenne pour
l’efficacité de la justice (Cepej), émanation du Conseil de l’Europe, en 2018, la France dépensait en
moyenne, pour sa justice judiciaire, 69,50 euros par habitant, l’Espagne 92, les Pays-Bas 120, l’Autriche
125 et l’Allemagne 131 (5). Rapportées à la richesse du pays, les sommes consacrées s’élevaient en
France à 0,2 % du produit intérieur brut (PIB), contre 0,32 % en Allemagne et 0,36 % en Espagne.
Certes, une loi de programmation de la justice (LPJ) a été votée pour augmenter les crédits de 24 % entre
2018 et 2022. Mais c’est sans compter la tendance au fléchage des sommes vers l’administration
pénitentiaire : quand, pour celle-ci, les crédits augmentent, en euros constants, de 25 % entre 2010 et
2019, ils ne s’accroissent que de 11 % pour la justice judiciaire.
Pour 100 000 habitants, la Cepej recense en France 11 juges professionnels, contre 24 en Allemagne ;
elle dénombre 34 membres du personnel « non juges » (greffiers, adjoints administratifs, etc.), contre 43
en Belgique et 65 outre-Rhin. La situation est encore plus difficile pour les procureurs français, les moins
nombreux d’Europe (3 pour 100 000 habitants, 7 outre-Rhin ou en Belgique) et, de très loin, ceux qui ont
le plus de tâches à accomplir.
« Les magistrats, déclare Me Jérôme Gavaudan, président du Conseil national des barreaux (CNB), qui
représente les 70 000 avocats français, ne peuvent plus consacrer autant de temps à l’œuvre de justice, ce
qu’ils peuvent vivre comme un déclassement de leur fonction. » L’ancien bâtonnier de Marseille remarque
par exemple que « les juges du siège se concentrent désormais sur la décision » et que « l’audience
disparaît ». Au fil des ans, la pratique des audiences à juge unique s’est généralisée. « Ils renoncent à la
collégialité et il n’y a donc plus de délibéré. » Dans le même esprit, et pour gagner du temps, les
audiences sans plaidoiries (avec accord des parties) se sont multipliées.
Le manque de temps développe un syndrome : l’« angoisse des piles ». « Il faut toujours avoir dans la
tête la gestion des flux, témoigne une juge pour enfants qui officie depuis une quinzaine d’années,
aujourd’hui dans le Sud. Si vous ne suivez pas le flux, vous êtes mort. » Tous les jours en audience, cinq
dossiers par matinée (« où tout est grave et tout est urgence ») : le flux, dit-elle, est « permanent ». « Nous
sommes obsédés par le temps, renchérit une collègue, chargée de contentieux civils. En audience, j’ai un
œil sur ma montre. Et si on prend du retard… c’est l’engrenage. Comme le surendettement. »
Au pénal, où l’on traque crimes et délits, on est passé depuis quelques années au « traitement (des
procédures) en temps réel » (TTT). De quoi s’agit-il ? D’une permanence téléphonique au cours de
laquelle les magistrats pilotent en direct les affaires soumises par les enquêteurs de police ou de
gendarmerie. À Tours, depuis juin 2020, une plate-forme logicielle dernier cri permet de gérer encore
plus efficacement le dispositif. L’attente moyenne est de cinq minutes. Quatre-vingts appels peuvent être
reçus chaque jour.
Casque sur la tête, une jeune substitute enchaîne en ce jour printanier les prises d’appel. Deux écrans lui
font face (un troisième autorise les visioconférences). S’y inscrivent ligne après ligne les services de
police et de gendarmerie qui tentent de la joindre. Un code couleur indique le degré de priorité. Elle
décroche. Se déversent alors un vol, des violences conjugales, une conduite sous stupéfiant, un soupçon
d’utilisation de carte bancaire frauduleuse… Le flot est incessant. La greffière porte au fur et à mesure les
gardes à vue du jour — une quinzaine en même temps — sur un tableau blanc. La parquetière de
permanence doit ensuite identifier l’infraction par un code (il en existe plus de dix mille). Et surtout,
orienter le dossier sur-le-champ : classement, issue alternative aux poursuites (travail d’intérêt général,
réparation du préjudice, etc.), audience en comparution immédiate ou plus lointaine… Vu l’éventail des
possibles, les magistrats du parquet sont aujourd’hui des quasi-juges. Ils ne sont cependant toujours pas
statutairement indépendants, puisque hiérarchiquement subordonnés au ministre de la justice (lire
« Indépendante, mais pas autonome »).
« Plus le processus est rapide, mieux la décision est comprise », assure M. Grégoire Dulin, le procureur
de la République de Tours. Arrivé en 2019 avec un nouveau président, puis un nouveau directeur des
services de greffe, le magistrat a restructuré son service en manageur pour « améliorer les performances
de la juridiction », les « conditions de travail des fonctionnaires » et traquer les « temps morts
judiciaires ». Il n’hésite pas à se mettre en « mode projet » pour requérir des fonds à l’extérieur
(associations, préfecture). Il cherche actuellement de quoi financer une « super assistante sociale » pour
s’occuper d’une quinzaine de mineurs et de jeunes majeurs qui échappent aux mailles de l’institution.
Chaque semaine, il suit aussi les statistiques des procédures en cours. En deux ans, le nombre de
personnes présentées au parquet a triplé, celui des comparutions immédiates a été multiplié par deux et
demi et celui des plaider-coupable — les comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité
(CRPC), au cours desquelles le procureur propose une peine au mis en cause pour éviter un procès —
par… neuf. Tout a été organisé pour permettre de « juger plus » : les CRPC peuvent ici être homologuées
par un juge du siège dans la journée.
« On fait du chiffre »
Ce « juger plus », et plus vite, a toujours suscité de vifs commentaires. « La chaîne pénale évoque trop le
travail à la chaîne, écrivait en 2010 Loïc Cadiet, professeur à l’école de droit de la Sorbonne, et le culte
du taux de réponse pénale risque de rendre moins vive la nécessité d’une réponse pénale de qualité, qui
ne se mesure pas à l’encombrement des prisons, mais à la réinsertion des condamnés (6). » Le SM
pourfend une « justice d’abattage », dont les audiences de comparution immédiate seraient l’archétype.
Dans le cadre d’un atelier avec des jeunes gens du Val-d’Oise en insertion professionnelle, nous assistons
en janvier à l’une d’elles, à Paris. « Une justice de Blancs qui jugent les Noirs », énonce un participant
après avoir analysé la composition du tribunal, du parquet, puis celle du box des prévenus, et remarqué la
diversité présente sur les bancs de la défense et parmi les forces de l’ordre. Nous faisons remarquer qu’au
cours de l’audience, où se sont enchaînés les violences sur conjoint et les vols de portable, un avocat noir
a cependant obtenu une relaxe pour son client. N’y avait-il pas plus de proximité sociale entre le tribunal
et le plaideur qu’entre ce dernier et les prévenus de la journée ? « Une justice de riches qui jugent les
pauvres », complète alors l’un des jeunes gens.
Si, en 2018, une ouverture sociale était décelable grâce à la diversification des concours de recrutement à
l’École nationale de la magistrature (ENM), sur 100 magistrats en fonction (ils sont environ 8 500), 63
étaient issus des groupes sociaux les plus favorisés — enfants de chefs d’entreprise, de cadres, de
membres des professions libérales ou des professions intellectuelles supérieures — et 12 seulement
provenaient des classes populaires salariées (employés ou ouvriers) (7). « Les collègues sont loin d’avoir
tous conscience de ce rapport de domination sociale », estime notre juge pour enfants dans le Sud.
« Avec les comparutions immédiates au pénal et les affaires familiales au civil, on fait du chiffre, reprend
une autre juge, en Bretagne. C’est une vitrine. Nous faisons comme si tout allait bien pour la carrière du
chef de la juridiction. » « Le flux et le budgétaire sont aujourd’hui au cœur de l’activité judiciaire, estime
M. Janas, à Lyon, qui regrette que « cela éloigne la justice de sa mission première, qui est d’apaiser les
tensions sociales ». « Nous sommes entrés dans une vision budgétaire qui se désintéresse du contenu,
sans méthode de gestion des ressources humaines. Cela épuise les troupes », ajoute Mme Béatrice
Brugère, secrétaire générale du syndicat Unité Magistrats (Force ouvrière). Le mouvement n’a pas de
frontières : « L’indicateur statistique devient un prescripteur, il entraîne une dénaturation de l’office du
juge », déplore Mme Manuela Cadelli, juge à Namur et figure syndicale en Belgique (8). De celui-ci, on
ne prend en compte ni l’écoute, ni la qualité, ni la motivation, « toutes choses gazeuses que vous ne
pouvez pas chiffrer, alors que l’usager, lui, exprime un autre besoin que du quantitatif ».

Arman. — De la série « Accumulation », 1973

Souvent, ceux qui ont le plus d’ancienneté relèvent un point de bascule : la loi organique relative aux lois
de finances (LOLF), en vigueur depuis 2006. « Il y a vingt-cinq ans, on ne travaillait pas comme
cela, assure Mme Cernik, à Soissons. Aujourd’hui, nous sommes tenus par les chiffres. Avant, nous
parlions d’“agents”, et maintenant, d’“équivalents temps plein” ». « Évaluation », « performance » : le
vocabulaire de l’institution a changé, remarque aussi Mme Seurin, la présidente. « Le juge s’est retrouvé
coincé entre le souci de voir ses piles diminuer et sa conscience, son éthique, son souci de la qualité.
Cela a généré pas mal de souffrances. » Ne pas se laisser écraser par la gestion des stocks et des flux est
un « combat quotidien », insiste la cheffe de juridiction. Juger, c’est forcément prendre du temps.
Première présidente de la cour d’appel d’Amiens, Mme Catherine Farinelli énumère d’autres pressions,
plus récentes. La magistrate a succédé à son poste à des décennies d’hommes dont les portraits juxtaposés
font bloc dans le couloir jouxtant son bureau. Pression des réseaux sociaux (« où tout le monde s’assoit
sur la présomption d’innocence », car la foule n’instruit pas mais exécute), mais aussi de la
modernisation : « Nous sommes en tremblement de terre permanent » — les derniers soubresauts sont dus
à l’open data, avec la faculté bientôt offerte au public d’accéder à toutes les décisions de justice.
Pressions, enfin, de la centralisation.
S’ils se sont traduits par une rationalisation des procédures et par un mouvement de déjudiciarisation
(notamment par le développement de la médiation), les soucis d’efficacité et de maîtrise des coûts
auraient aussi renforcé la logique de gestion des flux en entraînant parfois pour le justiciable une « mise à
distance du juge (9) ». « Objectivement, confirmait une présidente de chambre sociale en 2020, l’accès au
juge a été limité depuis quatre ans en matière civile et en droit du travail (10). » En droit social, le
nombre d’affaires nouvelles par année (122 000 en 2020) a chuté de moitié en dix ans. Les dernières
règles introduites laissent moins d’employés et d’ouvriers dans la tuyauterie judiciaire que de cadres. Eux
ont les moyens de faire appel à un avocat spécialisé.
Ces évolutions dues à une logique gestionnaire modifient les pratiques. Le poids des indicateurs sur les
flux et les stocks, l’usage du benchmarking (mise en concurrence) entre juridictions comme en
entreprise « représentent un tournant pour les magistrats de tous les pays européens, dont la résistance ne
se mesure désormais plus en termes de “tabou sur la productivité judiciaire”, mais en termes de rejet
d’un “productivisme exacerbé” », écrivent Bartolomeo Cappellina et Cécile Vigour, chercheurs à
Sciences Po Grenoble et Bordeaux (11).
« On ne juge plus de la même façon à l’ère du management que par le passé », estime aussi
Mme Véronique Kretz, juge en Alsace. Cette magistrate syndiquée au SM a décrit de l’intérieur la
réforme des pôles sociaux qui a abouti, en 2019, à la disparition de 242 juridictions spécialisées
(tribunaux des affaires de sécurité sociale, du contentieux de l’incapacité, etc.). Elle témoigne d’une
évolution radicale illustrant « la substitution d’un discours sur les fins — qu’est-ce qu’une bonne décision
et comment y parvenir ? — par les moyens assignés à une unique fin — comment sortir le maximum de
décisions (12) ? ». L’optimisation de la gestion des flux a permis là, pour reprendre le mot qui a couru,
d’« évacuer » des dossiers (300 000 affaires en France ont été transférées aux tribunaux judiciaires),
derrière lesquels, rappelle- t-elle, « se cachent des cohortes de personnes exclues du système,
handicapées, aux carrières fragmentées et aux emplois précaires, pour qui la perte d’une rente
d’accident du travail ou d’une pension d’invalidité peut être fatale ». « Pour un juge, dit-elle, voir le
justiciable presque comme un adversaire [parce qu’il ralentit la gestion du flux] mène aussi à une perte
de sens des plus criantes. »
L’institution se retrouve donc prise entre deux feux : la recherche de l’efficacité budgétaire et le souci de
rendre la justice à un coût compatible avec les exigences de procès équitable posées par la Cour
européenne des droits de l’homme. « D’où le divorce entre, d’une part, des politiques qui pensent les
finances publiques en faisant abstraction de la spécificité de l’institution et, de l’autre, des professionnels
qui ont choisi un métier (juger, soigner, enseigner) et qui voient tous les choix orientés par une ligne
gestionnaire », observait en 2010 l’ancien directeur de l’Institut des hautes études sur la justice (IHEJ), le
magistrat Antoine Garapon (13). Sur le terrain de l’efficacité budgétaire, à lire la Cour des comptes (14),
l’institution requiert d’urgence l’élaboration d’outils de gestion qui lui permettent de définir ses besoins
en effectifs. Les travaux mis en chantier tardent à sortir. « Parce qu’ils objectiveraient la
catastrophe », selon les syndicats.
Nommé en juillet 2020, le garde des sceaux Éric Dupond-Moretti se contente de mesures à la marge. Le
temps politique n’est pas le temps judiciaire. Comme greffiers et magistrats sont longs à former, il a
saupoudré sur les juridictions, selon sa communication soignée, des « sucres rapides », c’est-à-dire des
emplois contractuels, non pérennes : juristes assistants, délégués du procureur, assistants de justice. Pour
résorber le nombre de dossiers en souffrance, il a sollicité des propositions « innovantes, voire
disruptives », auprès d’un groupe de travail — par exemple, recourir davantage aux avocats dans les
formations de jugement. Il s’est aussi vanté d’avoir obtenu pour son ministère un « budget
historique » (mais qui venait d’abord rattraper le non-respect d’engagements budgétaires précédents). Et
puis, il a enchaîné avec le lancement d’un projet de loi « pour restaurer la confiance dans l’institution
judiciaire », de facture hétéroclite, noué autour du pénal — la justice la plus visible dans l’espace
public —, poussant des réformes allant parfois à l’encontre de ses convictions antérieures tirées de sa
longue expérience d’avocat (comme la généralisation des cours criminelles dont sont exclus les jurés).
« Omnipotence de la communication »
« N’en jetez plus ! », disent cependant, en substance, les syndicats des personnels judiciaires, écartés des
prises de décision. Ils boycottent un ministre hermétique au dialogue social et, de son propre aveu, à la
contradiction (15), qui ne cesse de répéter que « la justice est une erreur millénaire qui veut que l’on ait
attribué à une administration le nom d’une vertu (16) ». L’accumulation des textes législatifs adoptés ces
dernières années en matière judiciaire en laisse en effet plus d’un dans un état de sidération.
« Aucun autre corps n’a fait face à autant de réformes depuis vingt ans, ni assimilé une telle inflation de
normes », constate M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation. L’exécutif ne
s’embarrasse plus vraiment d’étudier l’impact des mesures qu’il fait voter, notamment en termes
d’effectifs nécessaires à leur mise en œuvre. Pas plus qu’il ne semble s’inquiéter de ce qu’elles peuvent
produire. Au tribunal de Soissons, on doit réinventer des audiences foraines (tenues par un juge qui se
déplace) à Château-Thierry, où le tribunal d’instance vient de fermer (le justiciable sans voiture n’avait
plus qu’à faire trois heures de train, via Paris, pour approcher le juge). À Rennes, faute d’avoir associé les
greffiers à la conception des applications informatiques, on découvre que la dernière réforme relative aux
pensions alimentaires générera pour eux une demi-heure de travail supplémentaire par dossier.
Bref, l’intendance, épuisée, ne suit plus. En janvier, le ministre a dû se résoudre à décaler de six mois
l’entrée en vigueur du nouveau code de justice pénale des mineurs, fraîchement adopté : les juridictions
ne pouvaient pas l’absorber. En mars, les juges d’application des peines se sont élevés contre sa
proposition de modifier les règles applicables aux détenus (déjà modifiées quelques mois
auparavant) : « Nous ne sommes pas prêts (17) ! » « Nous sommes dans l’omnipotence de la
communication politique », déplore un procureur général.
« Les réponses apportées par les politiques aux problèmes rencontrés par la justice sont formulées dans
l’urgence, sans vision à long terme, alors que les cours et tribunaux sont engorgés et que le système ne
tient que par la collectivité de travail », analyse Mme Chantal Arens, première présidente de la Cour de
cassation, au sommet de la hiérarchie du siège. La communauté judiciaire a l’échine bien souple, fait
d’ailleurs remarquer un ancien garde des sceaux : « Les grèves y sont rares. Et encore, pour ne pas
déranger, se font-elles entre midi et deux ! »
JEAN-MICHEL DUMAY - Journaliste

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