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Incarcérés sans même avoir été jugés : le sort de ceux tristement surnommés « les mules »

Le 18 septembre 2019, Julie SOARES est jugée en audience de comparution immédiate pour avoir
importé, depuis Cayenne, un kilo de cocaïne sur le territoire de la métropole. C’est mon premier dossier en
tant qu’avocate commise d’office au tribunal de Créteil.

A 10h, je la rencontre. Elle est effondrée, parle vite, très vite, de ses enfants, de sa mère, de son avis
d’expulsion, de sa garde à vue, elle ne comprend pas comment elle, Julie SOARES, assistante comptable,
mère de deux enfants, n’ayant jamais commis la moindre infraction, comment a-t-elle pu en arriver là ?

Tout est allé très vite. 15 jours plus tôt elle a reçu un avis d’expulsion. Elle vivait dans un appartement
avec sa mère atteinte d’un cancer et ses deux fils, Grégoire 7 ans et Lucas 8 ans, elle devait à tout prix
trouver une solution. Lorsqu’elle a été contactée par un commanditaire, elle n’a pas réfléchi. Il lui a promis
la somme de 4000 euros. 4000 euros, c’était une somme suffisante pour mettre à l’abri toute sa famille. La
seule chose qu’elle devait faire, c’était prendre l’avion, les billets seraient réservés, la valise préparée, la
seule chose à faire pour sauver sa famille c’était prendre l’avion.

Julie SOARES a été condamnée à la peine d’un an d’emprisonnement avec maintien en détention.

Mesdames et Messieurs les faits commis par Julie SOARES sont évidemment d’une particulière gravité.
Pour autant, la sévérité de la peine prononcée me paraissait disproportionnée par rapport à la situation.
Pourquoi ? Il existe une gradation dans l’échelle des peines et un principe d’individualisation de la peine.
Alors je ne comprenais pas pourquoi n’avait-elle pas bénéficié, comme c’est en principe le cas pour les
primo-délinquants, d’une peine de sursis ou d’un aménagement ab initio avec un bracelet électronique ou
une semi liberté ? J’avais fourni tous les justificatifs aux juges, elle avait une adresse fixe à Cayenne, c’est à
dire sur le territoire français, un travail, elle s’occupait de sa mère malade et de ses deux enfants.

Je ne comprenais pas. Alors, je me suis mise à questionner mes confrères pour comprendre ce qui m’avait
échappé, pour savoir aussi si je devais lui conseiller d’interjeter appel. Tous m’ont répondu la même chose
« ici, malheureusement, c’est la règle, les mules on les incarcère automatiquement. Concernant le quantum de la peine, c’est
environ 1kilo-1an »

Une peine au kilo ? C’était inconcevable et inacceptable pour moi. Cela n’avait pas de sens, si la peine était
décidée avant l’audience à quoi bon ? A quoi bon écouter le magistrat instruire, le parquetier requérir et
l’avocat plaider ?
Alors, lors des permanences suivantes, je choisissais toujours les dossiers de celles et ceux qu’on
surnomme bien tristement « les mules ». Je dis tristement car on ne juge pas une mule, au mieux on la
dresse, on la domine. C’est un animal, un croisement entre un âne et une jument. Vous comprenez donc
que je préfère le terme de transporteurs.

J’ai plaidé pour de nombreux transporteurs, certains avaient agit par appât du gain, d’autres par désespoir,
certains n’en n’étaient pas à leur première infraction, d’autres si, certains étaient très bien insérés dans la
société, d’autres pas. Mais TOUS étaient incarcérés et condamnés à une « peine au kilo », c’est à dire à une
peine dont le quantum est proportionné uniquement au regard du nombre de kilos transportés. J’avais
beau plaider que l’article 132-19 du code pénal oblige le magistrat à prononcer une peine au regard de la
gravité des faits ET de la personnalité de l’auteur, de sa situation matérielle, familiale et sociale et non au
regard uniquement du nombre de kilos, les peines s’enchainaient, et se ressemblaient. Mes confrères
avaient raison.

Mesdames et messieurs, j’affirme aujourd’hui qu’à la 12ème chambre correctionnelle du tribunal de Créteil,
il n’existe aucune personnalisation des peines pour ces transporteurs. J’affirme que les magistrats violent le
principe d’individualisation des peines qui a pourtant une valeur constitutionnelle.

Je suis souvent à la 12ème chambre, je constate que les magistrats individualisent les peines dans tous les
dossiers, sauf ceux là. Pourquoi les juges refusent-ils de juger les transporteurs ?
Comment en est-on arrivé là ? Comment un juge peut-il condamner Julie SOARES à la même peine qu’un
homme qui n’exprime aucun regret et qui n’a pas agit pour ses enfants mais par appât du gain ?

Il faut savoir que l’importation de cocaïne par voie aérienne depuis Cayenne est un véritable fléau contre
lequel le gouvernement peine à lutter.
Pour combattre ce phénomène, le 27 mars 2019, le gouvernement a signé un protocole de mise en œuvre
d’un plan d’action interministériel qui indique – je cite :
« Qu’en bout de chaine une politique pénale de fermeté sera mise en œuvre par les parquets de Cayenne et de Créteil en termes
de poursuites et de réquisitions à l’audience ».

Par ce protocole, le gouvernement invite donc les procureurs de Créteil à mettre en place une politique
pénale ferme c’est à dire à requérir des peines sévères. Il ne va cependant pas jusqu’à leur demander de
requérir systématiquement des peines au kilo avec une incarcération systématique. Alors pourquoi tous les
procureurs et tous les juges requièrent et prononcent des peines forfaitaires ? Pourquoi aucun magistrat ne
semble oser s’écarter de cette sacro-sainte règle : 1kilo-1an ?
Je crois que tous les magistrats, tant du parquet que du siège, pensent avoir un rôle à jouer dans la lutte
que le gouvernement, lui et lui seul, doit mener contre l’importation de drogue en métropole. Ils
incarcèrent systématiquement en imaginant dissuader les potentiels transporteurs, autrement dit, ils
pensent lutter efficacement contre ce fléau.

Mais les juges n’ont pas à être efficaces.

Le gouvernement peut l’être, efficace, en renforçant le système douanier à Cayenne, Cayenne c’est la
France. On estime que dans chaque vol de Cayenne à Orly, près de 20 passagers transportent de la drogue
dans leur valise, ou pire, dans leur estomac. Rendez-vous compte, près de 20 passagers dans chaque vol.
Les douaniers de l’aéroport Felix Eboué sont régulièrement en grève, les députés cayennais ne cessent
d’alerter le gouvernement sur la situation.
Le gouvernement peut l’être efficace en installant notamment un système de détection de qualité à
Cayenne.

Mais les juges, eux, ne le peuvent pas. Ils ne sont pas là pour ça.

Le 18 septembre 2019, ils étaient là pour juger Julie SOARES, l’écouter, la questionner, réfléchir sur la
nécessité absolue de la condamner ou non à un an d’emprisonnement au Centre pénitentiaire de Fresnes.
C’est pour ça qu’ils étaient là, ces juges, le 18 septembre 2019 !
Pour savoir s’ils existaient une nécessité absolue de la séparer pendant 365 jours de sa mère en fin de vie et
de ses deux petits garçons !

C’est pour ça qu’ils étaient là, ces juges, le 18 septembre 2019 ! ET NON pour lutter contre l’importation
de cocaïne.

Demain à 13H, à l’ouverture de l’audience de la 12ème chambre du tribunal de Créteil, si nous ne faisons
rien, de nouvelles peines au kilo seront appliquées.

Nous savons que cette violation des droits de l’homme existe. De nombreux articles ont été écrit à ce
sujet, de nombreux documentaires ont mis en lumière cette automaticité des peines. Comment faire pour
l’endiguer ? Mesdames et Messieurs, je crois sincèrement qu’il suffit que, tous, nous osions la regarder en
face pour qu’elle cesse.

Pour travailler dans ce tribunal, greffiers, avocats, huissiers, magistrats, nous avons tous dû nous
soumettre à ce système de fonctionnement. Nous avons tous, j’en suis sûre, été choqués, dégoutés,
révoltés, en entendant pour la première fois le prononcé de ces peines automatiques.
Et puis, parce que c’est notre travail, nous sommes retournés en audience, nous n’avons pas vu 1, 2 ou 3
mères s’effondrer mais 30, 80, 300 mères s’effondrer en attendant leur délibéré. A leurs cris, à leurs
douleurs, nous nous sommes habitués ; l’être humain est comme ça, il s’habitue à tout. En sortant du
tribunal le 18 septembre 2019, j’étais bouleversée. Aujourd’hui, après avoir défendu un transporteur qui
est condamné à une peine au kilo, j’arrive à ne plus y penser. En multipliant les audiences, c’est inévitable,
on s’endurcit. Le problème, c’est que s’endurcir va souvent de pair avec une diminution de l’indignation.
Or, de l’indignation, face à une telle violence institutionnelle, nous devons en avoir.

Si je suis devant vous aujourd’hui, c’est donc pour appeler tous les professionnels de la justice, moi
compris, à se souvenir de ce sentiment premier d’indignation pour oser changer les choses au nom de
notre idéal à tous : la Justice.

Laura TEMIN

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