Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
net/publication/259506513
CITATION READS
1 604
1 author:
Clément Canonne
Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique
80 PUBLICATIONS 299 CITATIONS
SEE PROFILE
Some of the authors of this publication are also working on these related projects:
All content following this page was uploaded by Clément Canonne on 02 January 2014.
Clément Canonne
L’improvisation est sans doute l’une des manifestations les plus évidentes de la
créativité dont l’homme peut faire preuve : cette capacité à réagir rapidement, de
manière originale et inventive, à quelque chose d’imprévu est en effet une facette
de l’agir que l’on retrouve dans une multitude de domaines – et l’on pourra se
retrouver à improviser aussi bien un repas, une excuse ou un plan d’intervention
d’urgence qu’un discours, une pièce de théâtre ou une fantaisie sur un thème
donné. À cet égard, l’improvisation semble constituer un appui conceptuel idéal
pour questionner la dimension créative de l’agir.
Cependant, l’analyse réflexive et organisée des phénomènes d’improvisa-
tion semble particulièrement problématique, précisément parce que ceux-ci se
trouvent avant tout caractérisés par leur évanescence (ils s’évanouissent dans le
temps de leur réalisation) et leur imprévisibilité (c’est parce qu’une personne se
retrouve dans une situation qu’il n’avait pas anticipée qu’il doit improviser). Une
solution peut alors être d’interroger l’improvisation au prisme des phénomènes
d’improvisation musicale, pratique documentée et observable qui, en « instituant »
l’imprévisible, autorise l’examen minutieux de ces comportements improvisés et
donne prise à une analyse systématique1.
Pour reprendre les mots d’Alessandro Bertinetto, l’improvisation musicale,
en tant que performance ex tempore fait partie de ces actions « qui inventent leur
1. Cette idée selon laquelle l’improvisation musicale peut être éclairante pour explorer les
comportements créatifs dans une multitude de domaine a été notamment défendue par
R. Keith Sawyer, Group Creativity : Music, Theater, Collaboration (Londres : Erlbaum, 2003). Voir
aussi plus récemment : Talia Bachir-Loopuyt, Clément Canonne et al., « Improvisation :
usages et transferts d’une catégorie », Tracés, 18 (2010), p. 5-20, et Frank J. Barrett, Yes to the
Mess : Surprising Leadership Lessons from Jazz (Harvard : Harvard University Press, 2012).
Clément Canonne
mode d’agir dans le temps même de l’action. [À cet égard] l’improvisation est un
symbole de la créativité artistique en acte, qui met en scène les caractéristiques
spécifiques et “symptomatiques” d’un comportement créatif 2 ». À travers l’exa-
men du produit musical, c’est donc bien à une réflexion sur les conditions mêmes
108
de l’action créative – et donc sur les processus de création sous-jacents – que peut
nous inviter l’analyse de l’improvisation. En particulier, l’improvisation peut ser-
vir d’appui conceptuel pour étudier trois aspects particulièrement importants des
questions de création et de créativité : 1) la nature dynamique et temporellement
ancrée des processus créatifs – et c’est la spécificité de l’improvisation que de
donner à voir ce temps de la création ; 2) la dimension incarnée de ces processus
– et l’improvisation présente dans le même temps l’invention d’une idée musicale
et sa réalisation instrumentale ; 3) les aspects collaboratifs, implicites ou explicites,
que sous-tendent souvent ces processus – quand l’improvisation s’inscrit dans une
pratique collective.
C’est la pertinence de cette idée que nous tenterons de défendre dans ce
qui suit en analysant en détail les phénomènes d’improvisation collective libre,
d’un intérêt tout particulier pour une réflexion sur les processus de création.
Une fois la parenté entre situations d’improvisation collective libre et problèmes
de coordination établie, il s’agira de montrer comment les musiciens inventent,
dans le temps même de la performance, les moyens leur permettant de répondre
au défi de la coordination, mettant ainsi en lumière de manière particulière-
ment nette certains comportements créatifs et mécanismes de création propres
à l’improvisation.
Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale
cette activité, l’œuvre musicale qui en résulte (et l’on porte alors un jugement sur
celle-ci, sous-entendant par exemple un certain nombre de faiblesses formelles ou
de facilités de matériau, résultant implicitement de la manière dont le processus
compositionnel s’est déroulé…).
109
Mais cette ambiguïté est évidemment bien plus profonde dans le cas de
l’improvisation : en effet, ce n’est pas à une simple ambiguïté lexicale (qui confond
sous un même vocable deux objets bien distincts) que nous avons affaire, mais
bien à une coïncidence stricte de ces mêmes deux objets. Produit et processus
semblent ici strictement coïncider : la séquence sonore actuellement produite se
superpose à son propre processus de création. Ou, pour le dire autrement, le
temps de l’existence de cette musique se confond avec le temps de son processus
de création. En voici un exemple fort simple : une pause dans le processus compo-
sitionnel ne devient pas une partie de l’œuvre composée ; au contraire, dans le cas
de l’improvisation, si l’improvisateur interrompt d’une manière ou d’une autre
sa production sonore, alors le produit de cette improvisation comportera un cer-
tain temps de silence, égal à la durée de l’interruption en question4 . De manière
générale, l’improvisation est une activité irréversible, faite d’une suite de choix
non-révisables et dans laquelle il n’y a pas de « ratures5 » possibles ; le musicien y
est pris dans une sorte de « boucle de feedback » permanente6 , devant toujours
« faire avec » la musique déjà produite.
L’improvisation a donc ceci de particulier qu’elle télescope différents temps :
le temps de la création, le temps de la réalisation sur l’instrument, et même
le temps de la réception, pour peu que cette improvisation soit saisie « live ».
Écouter une improvisation, c’est bien sûr écouter un certain ensemble d’événe-
ments sonores, mais c’est aussi appréhender, dans le même temps, le processus
de création à l’origine de cet ensemble.
Il est donc tout à fait possible de penser l’improvisation avant tout comme
processus – c’est-à-dire en tant qu’activité, action de création musicale spontanée
et singulière – plutôt que comme produit (et par là comme objet sonore possi-
blement réactualisable) et donc de privilégier sa face processuelle plutôt que sa face
objectuelle. Il suffirait d’ailleurs ici, pour les besoins de notre argumentation, que
cette saisie de l’improvisation comme processus soit simplement possible. Mais
on pourrait également renforcer notre position en faisant remarquer qu’au-delà
d’un rapport différent à la temporalité, il y a bien une différence ontologique
4. Comme le fait Thelonious Monk dans la célèbre version de The Man I Love enregistrée avec
Miles Davis en décembre 1954.
5. Voir Michaël Levinas, « De la rature et de l’accident dans la création musicale », Genesis
(Manuscrits – Recherche – Invention), 1 (1992).
6. « L’entendre génère le faire » selon la très belle formule d’Alain Savouret… Voir Alain
Savouret, Introduction à un solfège de l’audible (Lyon : Symétrie, 2011).
tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne
Le premier réquisit ne fait pas difficulté : le public qui se presse en masse aux
concerts improvisés de Keith Jarrett devrait suffire à nous en convaincre. Ce sont
évidemment les deuxième et troisième réquisits qui ne vont pas de soi dans le cas
de l’improvisation.
D’abord, l’improvisation est évanescente par essence : certes, les enregis-
trements changent la donne en permettant à l’improvisation de perdurer, et il
n’est pas illégitime de vouloir faire d’enregistrements (ou d’albums) les œuvres de
telle ou telle tradition musicale essentiellement improvisée (par exemple le jazz).
Néanmoins, si c’est seulement l’enregistrement qui fait passer l’improvisation au
rang d’œuvre, alors il faut aussi convenir que la propriété « être-une-œuvre » de
l’improvisation ne lui est pas essentielle, mais seulement accidentelle. On peut
très bien imaginer un monde possible dans lequel l’ingénieur du son n’enregistre
pas le concert donné par Keith Jarrett à Cologne le 24 janvier 1975, privant ainsi
l’improvisation réalisée ce soir-là du statut d’œuvre. Plus profondément, comme
le fait remarquer Lee B. Brown, « le problème, c’est qu’une fois enregistrée, la
musique improvisée pourrait bien posséder une phénoménologie toute différente
de l’improvisation live ; et même plus, elle acquiert peut-être une nouvelle ontolo-
gie8 ». L’enregistrement change non seulement notre rapport à l’improvisation,
mais encore l’improvisation elle-même. Malgré l’illusion de transparence qu’il
procure, l’enregistrement ne nous place pas dans une relation expérientielle cor-
recte avec l’improvisation. L’enregistrement altère en effet la présence de l’impro-
visation – c’est-à-dire précisément le fait de la saisir comme créée dans le temps
7. C’est la position que nous tentons de défendre dans un essai intitulé « Sur l’ontologie de
l’improvisation », in A. Arbo (éd), L’ontologie musicale : perspectives et débats (Paris : Hermann, à
paraître).
8. Lee B. Brown, « Musical Works, Improvisation, and the Principle of Continuity », Journal of
Aesthetics and Art Criticism, 54 (1996), p. 366. Nous traduisons.
Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale
9. Notons qu’un enregistrement studio de l’interprétation d’une œuvre – par exemple la version
des Variations Goldberg de Bach enregistrée par Glenn Gould en 1981 – peut tout à fait être
considéré comme une œuvre selon les trois critères énoncés ci-dessus.
tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne
10. Voir toute la réflexion sur la notion d’« œuvre de jazz » dans l’ouvrage de Laurent Cugny,
Analyser le Jazz (Paris : Outre Mesure, 2009).
11. Voir Danae Stefanou, « Towards a Practical Philosophy of Collectively Improvised
Space », disponible en ligne : http://www.cmpcp.ac.uk/online%20resource%20Thursday/
PSN2011_Stefanou.pdf.
Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale
les lieux de diffusion ou de rencontres entre musicien ; c’est le refus des logiques
commerciales associées à l’objet discographique et aux circuits de diffusion dans
lesquels il s’inscrit12 ; c’est, enfin, l’affirmation du primat du processus, souvent
exploratoire, de la démarche, souvent risquée, ou de la rencontre13 , souvent impro-
113
bable, sur l’intérêt du résultat musical proprement dit14 . Certes, il y a bien des
enregistrements d’improvisation libre (sur lesquels nous nous appuierons d’ailleurs
ici) : mais du point de vue des musiciens pratiquant ces musiques, leur rôle est
essentiellement de fournir un témoignage « d’identité musicale ou de changement
d’identité15 », un instantané d’un parcours en perpétuel devenir.
L’improvisation libre peut donc jouer ce rôle de « laboratoire » d’étude,
véritable miroir grossissant nous permettant de saisir in vivo certains aspects
des processus de création. Mais on nous objectera immédiatement que si
l’improvisation libre peut bien être considérée comme un processus de créa-
tion au sens faible (c’est-à-dire que quelqu’un se fait bien l’auteur d’un objet
musical), rien ne garantit en revanche qu’il s’agisse là d’un processus créatif
au sens fort (c’est-à-dire que l’objet produit possède une valeur esthétique ou
artistique, par exemple en manifestant une certaine originalité). De manière
générale, l’improvisation comme création musicale ex tempore a été démysti-
fiée depuis bien longtemps, notamment par la mise en lumière des « avants »
sur lesquels elle repose (des modèles transmis16 , des répertoires d’action17,
12. Voir Matthieu Saladin, Esthétique de l’improvisation libre. Étude d’une pratique au sein des musiques
expérimentales au tournant des années 1960-1970 en Europe, thèse de doctorat (Paris : université de
Paris I, 2010), p. 454-469.
13. L’improvisation libre est « moins centrée sur des arrangements sonores effectifs que sur des
formes de relations humaines et d’interactions » : Alan Durant, « Improvisation : Arguments
after the Fact », Improvisation : History, Directions, Practice (Londres : Association of Improvising
Musicians, 1984), p. 8.
14. C’est même de cette manière que David Borgo définit l’improvisation libre qui, selon lui,
« met l’accent sur le processus plutôt que sur l’intérêt du produit » : David Borgo, Reverence
for Uncertainty : Chaos, Order and the Dynamics of Musical Free Improvisation, thèse de doctorat (Los
Angeles : University of California, 1999), p. 65. Dans cette perspective, il n’est guère étonnant
que les improvisateurs jugent eux-mêmes assez sévèrement du résultat, sans que cela ne
remette en cause l’intérêt de cette pratique : « une bonne partie de la musique improvisée n’est
pas de la bonne musique, selon moi. Mais quand ça marche, c’est extraordinaire ! » affirme
ainsi Lisle Ellis (propos rapportés dans David Borgo, Sync or Swarm, Improvising Music in a
Complex Age (New York : Continuum, 2005), p. 190).
15. Derek Bailey, L’improvisation : sa nature et sa pratique dans la musique (Paris : Outre Mesure, 1999),
p. 115.
16. Bernard Lortat-Jacob, L’improvisation dans les musiques de tradition orale (Paris : Selaf, 1987). Le
modèle est en quelque sorte la structure abstraite sous-jacente (éventuellement lacunaire)
commune à différentes improvisations, considérées alors comme autant de versions ou
variantes de ce modèle.
17. Howard Becker et Robert R. Faulkner, « Do You Know… ? » : The Jazz Repertoire in Action
(Chicago : University of Chicago Press, 2009). Pour Howard Becker, « le répertoire n’est
tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne
pas une élément fixe, qui s’apprend puis que l’on connaît une fois pour toutes. Il change
constamment et n’est pas le même d’une personne à l’autre » (voir « Du jazz aux mouvements
sociaux. Le répertoire en action », Tracés, 18 (2010), p. 225). Le répertoire d’un improvisateur
est donc en perpétuelle redéfinition, fruit des apprentissages, des négociations entre musiciens
et des adaptations à une multitude de situations de jeu.
18. David Sudnow, Ways of the Hand. The Organization in Improvised Conduct (Londres : Routledge-
Kegan Paul, 1978). Les jazzmen disposent ainsi de tout un ensemble de licks, de traits plus ou
moins virtuoses parfaitement incorporés, et qu’ils peuvent convoquer à l’envi.
19. Phillip Johnson-Laird, « How Jazz Musicians Improvise », Music Perception, 19 (2002),
p. 415-442.
20. Jacques Siron, La partition intérieure (Paris : Outre Mesure, 1992) ; Odile Jutten, L’enseignement de
l’improvisation à la classe d’orgue du Conservatoire de Paris : 1819-1986 (Lille : Presses universitaires
du Septentrion, 2003).
21. Lydia Goehr propose ces termes d’improvisation ex tempore et d’improvisation impromptue
(utilisés pour distinguer l’improvisation comme pratique artistique de l’improvisation comme
modalité d’action) dans « Improvising Impromptu – Or What to Do with a Broken String »,
in G. E. Lewis et B. Piekut (éd.), The Oxford Handbook of Critical Improvisation Studies (New-York :
Oxford University Press, à paraître).
Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale
Avant de tenter de comprendre plus avant la manière dont peut s’opérer le proces-
sus de création en improvisation collective libre, il convient de définir brièvement
notre objet. Pour cela, imaginons un continuum de performances, qui résultent
toutes de certains choix musicaux affectant les divers paramètres de l’objet sonore
effectivement produit. À l’un des extrêmes de ce continuum, tous (ou presque tous)
ces choix sont faits en amont de la performance : on trouverait là l’exécution
d’une œuvre pour orchestre et sons fixés, par exemple ; à l’autre extrême, tous (ou
presque tous) ces choix sont faits dans le temps même de la performance : c’est
ici que l’on trouverait l’improvisation libre, pratique qui, au-delà du fantasme
d’une musique des origines24 , découle principalement, dans ses manifestations
plus contemporaines, de deux grands courants de la musique du xxe siècle : le
free jazz des années 1960-1970 et cette esthétique de l’indétermination que ren-
contre une certaine musique contemporaine dans les années 1950-1960 à travers
œuvres ouvertes, partitions graphiques et autres partitions verbales (Earle Brown,
Christian Wolff, Karlheinz Stockhausen, Luc Ferrari, Henri Pousseur, Vinko
Globokar, Cornelius Cardew, Philip Corner…).
22. Si la prise de risque est à ce point valorisée esthétiquement dans l’improvisation, c’est aussi
pour répondre à une exigence quasi sémantique. Dire d’un improvisateur qu’il prend des
risques, ce n’est qu’une autre manière de dire qu’il improvise, au sens plein du terme.
23. Hans Joas, La créativité de l’agir (Paris : Les Éditions du Cerf, 1999).
24. « Sur le plan historique, elle précède toutes les autres musiques. Le premier concert de
l’homme n’aurait rien pu être d’autre qu’une improvisation libre » écrit Derek Bailey, op. cit.,
p. 98.
tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne
Ce que l’on appelle donc ici « improvisation collective libre » n’est certainement
pas un genre, qui trouverait son unité dans un ensemble de modèles formels
et/ou stylistiques, mais une manière particulière de produire du musical27 – ce qui
ne veut pas dire que, rétroactivement, cette manière particulière de produire du
musical ne se traduise pas par un certain nombre de traits pertinents partagés
par différentes manifestations acoustiques. Nous entendons simplement désigner
par là un ensemble de phénomènes musicaux provenant de milieux musicaux fort
divers (jazz libre, noise music, rock expérimental, musique contemporaine…), qui
ont en commun leur processus de production. Si nous insistons sur la diversité
25. Parmi les références convoquées, citons pêle-mêle : Chopin, Bach, Mozart, Arvo Pärt, le
Gospel, le Blues, Charlie Parker, Bill Evans, Paul Bley, Cecil Taylor… Voir à ce sujet les
quelques remarques de Guillaume De Chassy, « Keith Jarrett, culture d’un langage musical »,
Les Cahiers du Jazz, 1 (2004), p. 55-58.
26. D. Bailey, op. cit., p. 98.
27. Il est à noter que cette définition de l’improvisation par le processus de production plutôt que
par le type de musique effectivement produit est en cohérence avec le primat du processus
sur le produit défendu par les improvisateurs eux-mêmes (voir plus haut).
Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale
28. « La musique improvisée n’existe pas, il n’existe que des improvisateurs » écrit Alain Savouret,
op. cit., p. 2.
29. Sur la notion de pré-engagement, voir Jon Elster, Ulysses Unbound (Cambridge : Cambridge
University Press, 2000). Le pré-engagement est fréquemment utilisé par les agents qui doivent
conjuguer réalisme cognitif (limitation des capacités de raisonnement et de traitement des
données en temps réel) et décision rationnelle : certaines choses sont ainsi décidées par avance,
pour que l’on n’ait pas à y revenir lors de l’action proprement dite. Il consiste donc à définir
dans le temps présent un ensemble de contraintes qui vaudront pour les actions futures, ce
qui permet de diminuer le nombre de choix possibles qui s’offrent à l’agent lors des actions
en question. Dans le cas qui nous intéresse, l’improvisateur qui s’inscrit dans un cadre
idiomatique déterminé effectue ce genre de pré-engagement : il règle ainsi en amont un certain
nombre de décisions, décisions qu’il n’aura plus à prendre dans le cours de l’improvisation,
en adoptant un ensemble de contraintes qui guideront ses improvisations futures.
tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne
30. Voir Thomas Nunn, Wisdom of the Impulse : On the Nature of Musical Improvisation, 1998, http://
www20.brinkster.com/improarchive/tn_wisdom_part1.pdf, p. 57 (consulté le 5 juillet 2013).
Nous traduisons.
31. Jeff Pressing, « Cognitive Processes in Improvisation », in W. R. Crozier et A. Chapman (éd.),
Cognitive Processes in the Perception of Art (Amsterdam : Elsevier, 1984) p. 345-363.
32. Michael Pelz-Sherman, A Framework for the Analysis of Performer Interactions in Western Improvised
Contemporary Art Music (PhD dissertation, université de Californie, 1998).
Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale
Cette volonté de chercher l’improvisation la plus « pure », sans jamais tenter d’en
masquer les difficultés et les échecs, fait tout l’intérêt de la démarche de Derek
Bailey. Le problème de l’improvisation collective libre apparaît là sous son jour
le plus radical : comment ces improvisateurs qui ne se connaissent pas et ne par-
tent pas d’un référent commun parviennent-ils à faire de la musique ensemble ?
L’idée de forum d’improvisation prend alors tout son poids : l’improvisation libre
apparaît comme un lieu de rencontre où des personnes qui ont en commun
l’improvisation peuvent se retrouver. Évidemment, cette idée est éminemment
discutable : en quoi le partage d’une modalité de discours, d’expression, d’une
manière particulière de produire du musical (l’improvisation), pourrait-il être
garant de la possibilité d’une véritable communication musicale ?
Pour Derek Bailey, là n’est pas vraiment la question. Encore une fois, l’idée
sous-jacente à ce mélange des familles d’improvisateurs est de garantir la radicalité
33. Voir Ben Watson, Derek Bailey and the Story of Free Improvisation (Londres : Verso, 2004) pour une
présentation détaillée des différentes éditions du festival.
34. D. Bailey, op. cit., p. 143.
tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne
Durant les premières années de Company, les musiciens que j’invitais étaient
toujours choisis parmi des gens surtout passionnés par l’improvisation. J’ai
cependant tenté de rassembler des musiciens pour qui l’improvisation avait
des fonctions différentes et qui, dans de nombreux cas, ne se connaissaient
pas. À mon avis, cela fonctionna assez bien, mais en 1982, la situation était
devenue un peu trop prévisible. Peut-être en raison d’une stagnation musi-
cale générale, alors que dans presque tous les domaines (comme aujourd’hui
d’ailleurs) on notait un enthousiasme croissant pour l’imprévisibilité totale.
Ou peut-être jouer avec absolument n’importe quel improvisateur était-il devenu si courant
pour les musiciens que les différences avaient perdu toute importance. Quoi qu’il en soit,
j’avais éprouvé le besoin d’inviter des gens qui improvisaient peu ou même
pas du tout à se joindre à nous 36 .
35. Comprendre : des interprètes de musique classique ou contemporaine, comme, par exemple
le corniste du London Sinfonietta.
36. D. Bailey, op. cit., p. 145-146. Nous soulignons.
37. Matthieu Saladin, « Les Company Weeks de Derek Bailey. Note sur un dispositif scénique pour
la pratique de l’improvisation », Tracés, 18 (2010), p. 153-162.
Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale
38. Au sens de David Lewis, Convention : A Philosophical Study (Oxford : Blackwell, 1969). Il y a
connaissance commune de p dans un group G quand tous les membres de G savent que p, que
tous les membres de G savent que tous les membres de G savent que p, que tous les membres
de G savent que tous les membres de G savent que tous les membres de G savent que p, ad
infinitum… Il s’agit là d’un concept important pour comprendre certains phénomènes de
coordination. Pour se coordonner, ou anticiper correctement une action, il ne suffit pas que la
connaissance soit partagée (tous les membres de G savent que p) ; il est tout aussi important de
savoir que l’autre sait que l’on sait qu’il sait. Dans un contexte musical, le standard choisi par
un groupe de jazz pour improviser possède évidemment ce statut de connaissance commune.
39. Il suffit d’imaginer les difficultés qu’affronterait une équipe de football pour laquelle
l’entraîneur n’aurait pas préalablement fixé les positions (avant-centre, ailier droit…) de
chacun…
40. Voir D. Bailey, op. cit.
tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne
évidemment pas que le critère de réussite d’une improvisation libre soit l’unité
esthétique de la production : les effets de collage / montage esthétique ou d’inter-
ruption brutale sont parfois utilisés à dessein par les musiciens, et sont même sou-
vent valorisés. Il s’agit plutôt de dire que le désaccord entre les musiciens sur ce
122
qui « fonctionne » esthétiquement et ce qui ne « fonctionne pas » ne doit pas être
trop grand pour que puisse se cristalliser un discours authentiquement collectif.
Comprendre comment se fait la musique, comprendre comment s’opère
collectivement la création musicale lorsque plusieurs musiciens improvisent
ensemble librement, c’est donc comprendre comment ces deux problèmes vont
structurer le comportement des improvisateurs dans le temps de la performance.
Ceux-ci sont en réalité la double déclinaison d’un même problème de coor-
dination : il nous faut donc comprendre les heuristiques et stratégies mises en
place par les musiciens pour se coordonner. Se coordonner, c’est bien plus que
collaborer : il s’agit non seulement de travailler à la réalisation commune d’une
tâche, mais encore d’effectuer cette tâche de manière interdépendante, en faisant
émerger (spontanément) un agencement, et même un ordonnancement fluide et
harmonieux des actions de chacun en vue de la réalisation de l’objectif commun.
Tout autant qu’à une performance d’improvisation, c’est à une performance de
coordination que se livrent les musiciens pratiquant l’improvisation collective
libre, celle-ci permettant d’éclairer celle-là. Il nous faut donc maintenant analyser
ce problème de coordination, en essayant de montrer comment il peut révéler
les logiques de production et les comportements créatifs inhérents à la situation
d’improvisation collective libre.
Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale
41. Du type : « c’est ce matériau qui doit s’imposer » ; « ce serait bien que X et Y entrent
maintenant dans un rapport d’imitation », ou encore « cela fait trop longtemps que nous
sommes sur cette idée, il faut passer à autre chose rapidement ».
42. J. Elster, op. cit.
tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne
être évaluées diversement par le public : mais, in fine, c’est la musique dans son
ensemble qui fera l’objet de l’appréciation principale.
Ceci n’a rien d’étonnant si l’on se rappelle que l’improvisation collective
libre – à commencer par le free jazz et la free music – a constitué ces idées de
124
coopération, de création et de responsabilité collectives comme des valeurs fon-
datrices, le véritable cœur d’une idéologie sous-jacente43 . Deux facteurs sont à
l’origine de cette vision collective et coopérative de l’improvisation : la fin des
rôles traditionnellement associés aux instruments (solistes / accompagnateurs,
mélodiques / harmoniques / rythmiques…) et la contestation d’une figure cen-
tralisatrice (leader, chef d’orchestre, compositeur) chargée de contrôler en temps
réel, de manière endogène ou exogène, l’organisation hiérarchique et la conduite
formelle de l’improvisation collective. La création est alors vue comme essentiel-
lement collective, et c’est la responsabilité égale de chacun qui est engagée dans
un tel acte.
Un des facteurs principaux de la réussite d’une improvisation collective
libre est donc sans doute la capacité des musiciens à se représenter la situation
d’improvisation comme un problème de coordination, fût-il « impur 44 ». Cela
suppose que les musiciens fassent ce qu’il faut pour, a minima, s’accorder sur les
combinaisons d’actions musicales qui « fonctionnent » et sur celles qui ne « fonc-
tionnent pas ». En revanche, leurs points de vue peuvent ensuite différer sur la
manière de classer ces configurations. Ainsi, il est fréquent qu’un musicien puisse
éprouver une lassitude considérable vis-à-vis d’une situation donnée (parce que
trop familière, trop rabâchée, trop convenue) et néanmoins « jouer le jeu », faire
ce qu’on attend de lui dans une telle situation. Pourquoi ? Parce que malgré tout,
il sait qu’il s’agit là d’une situation qui permettra au groupe d’avancer et de ne
pas se retrouver bloqué, même si lui aurait sans doute préféré une autre solution.
C’est précisément l’existence d’un tel terrain d’entente entre les musiciens qui
rend possible l’émergence de préférences de groupe.
Le trio Buckethead (guitare) / Alexander Balanescu (violon) / Paul
Rogers (contrebasse) sur l’album Company 91, vol. 2 (piste no 8)45 met remar-
quablement en lumière les difficultés que nous venons de mentionner et les
43. Sur cet aspect, on pourra se reporter à Vincent Cotro, Chants libres : le Free Jazz en France, 1960-
1975 (Paris : Outre Mesure, 1999).
44. Dans un problème de pure coordination, les agents possèdent des préférences strictement
identiques ; dans un problème de coordination impure, les agents possèdent des préférences
individuelles différenciées sans être non plus divergentes. L’exemple paradigmatique de
ce genre de cas est la bataille des sexes : un homme et une femme veulent passer la soirée
ensemble : l’homme préférerait aller au cinéma, la femme au ballet. Néanmoins, ils préfèrent
absolument passer la soirée au même endroit, plutôt que de la passer chacun de leur côté. On
le voit, ce type de situation est éminemment propice aux négociations de toutes sortes…
45. Company, Company 91, vol. 2, Incus Records – Incus CD17, 1994.
Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale
stratégies utilisées par les musiciens pour résoudre ces difficultés dans le temps
de la performance. Il réunit en effet trois musiciens issus de milieux totalement
différents : Paul Rogers est un contrebassiste de jazz anglais qui a joué avec la
plupart des grands noms du free jazz européen depuis les années 1970 ; Alexander
125
Balanescu est un violoniste roumain, interprète virtuose et fin connaisseur de
la musique moderne et contemporaine ; Buckethead est quant à lui un musi-
cien largement inclassable (il joue masqué avec un sceau renversé en guise de
haut-de-forme), guitariste américain issu du rock et du Metal, mais attiré par les
musiques expérimentales. On a donc ici une situation assez exemplaire de ce que
cherchait à faire Derek Bailey dans le cadre de ce festival : des musiciens qui ne
se connaissent pas, aussi différents que possibles, héritiers de cultures musicales
largement étrangères les unes aux autres, et qui pourtant doivent se prêter au jeu
de l’improvisation collective.
Dès qu’il prend la parole, chaque musicien trahit immédiatement l’ar-
rière-plan culturel qui est le sien. Chacun possède un style d’improvisation bien
déterminé, style qui témoigne évidemment des préférences esthétiques du
musicien dans la situation en question. Le violoniste commence l’improvisation
avec une phrase nerveuse, constituée de motifs aux larges intervalles entrecou-
pés de silence, qu’on croirait venir de la Sonate de Bartók ou de la Fantaisie de
Schönberg. Mais lorsque le guitariste fait son entrée, quelques secondes plus
tard, le contraste est frappant. D’abord, par l’opposition évidente des timbres,
entre le beau son du violon acoustique et le son de guitare électrique nourri de
larsen ou de distorsion. Ensuite, du point de vue idiomatique : là où le violo-
niste cherchait clairement une certaine atonalité, le guitariste rentre précisément
sur un si, note d’ouverture de la phrase de violon, créant ainsi un fort effet de
polarisation. Enfin, les énergies cinétiques diffèrent également : à l’activité du
violoniste, le guitariste oppose une lente descente chromatique, faite de longues
tenues, du si au la ¼ (à 0’37’’). Quant au contrebassiste, il entre dans l’improvi-
sation à 0’38’’ avec une double corde fa-si, qui devient assez rapidement triple
corde do-fa-si. C’est évidemment une manière très astucieuse de se fondre dans
le duo : cet accord est porteur, par sa structuration intervallique, d’une tension
propice à des développements atonaux, mais en même temps, par sa répéti-
tion obstinée, il peut également jouer un rôle de pédale harmonique. Mais l’on
remarque surtout que la répétition de l’accord est faite de manière régulière :
une pulsation apparaît donc. Paul Rogers introduit ainsi un nouvel élément qui,
là encore, trahit d’une certaine manière son horizon d’improvisation puisqu’à
bien des égards, la pulsation est essentielle à l’expression jazzistique.
Il s’agit donc de trouver le moyen de faire cohabiter ces différents univers.
Assez rapidement (dès 0’55’’), une situation se met en place qui est comme le plus
petit commun dénominateur des trois entrées successives : pas de manipulation
tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne
Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale
tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne
adopte une position de repli en citant As Time Goes By. Ces deux passages
illustrent bien le fait que le jeu « idiomatique » fonctionne comme une bar-
rière à l’improvisation libre. Bien sûr, les musiciens qui improvisent doivent
bien venir de quelque part […]. Mais c’est simplement que les « identités
128 sonores et musicales » du jeu des individus doivent prendre en compte la
sonorité d’ensemble et non découler d’une sorte de voyage linéaire pré-établi,
ou d’une citation quelconque d’une culture musicale positive46 .
Le musicien qui s’appuie trop explicitement sur les ressorts d’un langage musical
pré-établi prend toujours le risque de voir son discours s’apparenter à une cer-
taine violence symbolique, imposant un cadre de référence aux autres musiciens
sans que ceux-ci ne possèdent nécessairement les outils (théoriques et instrumen-
taux) leur permettant de discourir à l’intérieur de ce cadre.
Il s’agit donc, pour le groupe, de parvenir à créer des espaces de dialogue
qui pourront fonctionner comme des préférences collectives ; et c’est souvent
quand cet espace ne peut être trouvé, par exemple quand les préférences esthé-
tiques individuelles des improvisateurs sont trop éloignées, que l’improvisation se
bloque ou se transforme en cette « soupe improvisatoire » dénoncée par Jacques
Siron47. Cette dimension coopérative est fondamentale : elle permet de comprendre
les efforts qui sont faits pour parvenir à un alignement relatif des préférences, et
que les musiciens tentent de « jouer le jeu », même quand cette condition n’est
visiblement pas actualisée. Résoudre ce problème de coopération consiste alors
précisément à faire émerger des préférences collectives, c’est-à-dire à attribuer
des préférences sui generis à l’entité qu’est le groupe d’improvisateurs, et à agir en
fonction de ces préférences-là, plutôt que des préférences individuelles48 . Cela
ne signifie évidemment pas que l’improvisation collective libre ne possède pas
pour autant une dimension agonistique comme nous l’avons vu ci-dessus : si les
musiciens n’ont pas la même manière de classer ces préférences collectives, alors
l’improvisation peut devenir le théâtre de multiples négociations implicites, visant
à « tirer » l’improvisation vers les situations plutôt valorisées par tel ou tel. Cela
ne remet toutefois absolument pas en cause le fait que le cadre général d’analyse
reste bien celui du problème de coordination.
Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale
Figure 1 • En blanc, les évaluations positives ; en gris, les évaluations neutres ; et en noir les évaluations
négatives. On peut constater le désaccord patent entre le saxophoniste et le joueur d’euphonium aux alen-
tours de 250 s
Clarinette
Euphonium
Saxophone
Il ressort de cette expérience que les jugements des musiciens sont remarquable-
ment contrastés, ce qui laisse donc une grande place aux négociations implicites
entre musiciens. En effet, en comparant les musiciens deux à deux (soit trois
paires à considérer par trio) pour mesurer la fréquence de leur accord quant à la
qualité de la coordination, il est apparu que les évaluations n’étaient concordantes
que 46 % du temps. Cela signifie donc que les musiciens ne « vivaient » pas la
musique de la même manière plus de la moitié du temps : en particulier, les musiciens
n’étaient presque jamais unanimes pour considérer une situation donnée comme
bonne ou mauvaise. Ce résultat est sans doute dû au fait que les musiciens
n’avaient jamais joué ensemble avant la performance ; il est plus que probable
tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne
50. À cet égard, voir Eduardo Salas, Steve M. Fiore et Michael P. Letsky (éd.), Theories of Team
Cognition : Cross-Disciplinary Perspectives (New-York : Routledge, 2011).
51. Ces résultats, globalement très négatifs, peuvent surprendre. Toutefois, ils sont à nuancer en
raison du caractère particulièrement contraignant du dispositif expérimental : en particulier,
il est possible que la nature réflexive de la tâche ait prévenu l’apparition des états de « flow »
décrits par Mihaly Csikszentmihalyi (Flow : The Psychology of Optimal Experience (New-York :
Harper and Row, 1990)), caractérisés par une conscience aiguë de la situation présente et
par le fait d’être totalement absorbé par l’activité réalisée ; ces états sont souvent corrélés au
sentiment d’une expérience optimale.
52. Certes, il n’y a pas de raisons d’exclure a priori les formes de communication explicitement
visuelles (signes, postures, positions des instruments…) ; mais le fait même que certains
improvisateurs n’hésitent pas à fermer les yeux lorsqu’ils improvisent, ou en tout cas à être
extrêmement focalisés sur leur instrument, semble indiquer qu’il ne s’agit pas là du canal de
communication principal.
Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale
gestuel d’un côté ; son contenu « intentionnel » – ce qu’il veut dire, ce qu’il laisse
transparaître des intentions et autres états mentaux (croyances, désirs…) de son
producteur – de l’autre. Cette distinction n’est en rien une commodité d’ana-
lyse : elle ressort très clairement du discours que peuvent avoir les improvisateurs
131
quand ils commentent leurs productions53 .
En situation d’improvisation, les musiciens doivent donc à la fois communi-
quer le contenu sémantique de leurs idées musicales en temps réel et « décoder »
les intentions exprimées par les autres musiciens à travers leurs signaux musi-
caux. Le discours d’un improvisateur peut donc se voir attribuer divers contenus
« intentionnels », manifestations des désirs, croyances et représentations de son
auteur ; il peut ainsi faire entendre la représentation formelle que se fait son
auteur de l’improvisation en cours (en amorçant, par exemple, une transition vers
une nouvelle séquence), ou indiquer à l’un des musiciens que son auteur souhaite
entrer avec lui dans une forme d’interaction spécifique (par exemple dans un jeu
d’imitation-fusion), ou encore manifester l’évaluation esthétique que porte son
auteur sur la situation actuelle (par exemple par un geste d’interruption, très
contrastant, porteur d’une certaine ironie).
Il n’en reste pas moins que le « décodage » du contenu sémantique du signal
et des intentions du musicien qui en est à l’origine va rarement de soi : la nature
inductive du processus laisse place à de nombreuses ambiguïtés et incertitudes.
L’échec dans la coordination des musiciens peut donc très bien survenir d’un
problème de communication, c’est-à-dire d’un échec dans la transmission de l’in-
tention musicale d’un des improvisateurs au reste du groupe, échec qui conduit
les autres musiciens à se faire une représentation erronée de cette intention, ou
à entretenir des représentations de la situation en cours divergentes. Les situa-
tions les plus erratiques de l’improvisation collective libre, celles qui aboutissent
littéralement à une aporie sont en effet souvent le résultat de représentations
conflictuelles54 .
53. Voir le dispositif présenté dans : Clément Canonne et Nicolas Garnier, « Cognition and
Segmentation in Collective Free Improvisation », in E. Cambouropoulos et al. (éd.), Proceedings
of the 12th International Conference on Music Perception and Cognition and the 8th Triennial Conference of
the European Society for the Cognitive Sciences of Music, July 23-28, 2012, Thessaloniki, Greece (2012),
http://icmpc-escom2012.web.auth.gr/sites/default/files/papers/197_Proc.pdf (consulté le
12 octobre 2012).
54. Ibid. ; un des exemples les plus parlants discuté dans cet article est sans doute ce passage où
une flûtiste introduit une proposition pleine d’énergie, dans l’espoir, dit-elle, de « redynamiser
le discours collectif, qui a tendance à s’essouffler » ; mais les autres musiciens ne comprennent
pas du tout ce geste de la même manière : pour eux tous, il s’agit là d’une prise de parole qui
annonce très clairement un solo de la flûtiste. À cet égard, le commentaire du saxophoniste est
éloquent : « À la fin de cette partie-là, autour de 3’, il y a le tubiste qui tient une note et qui est
interrompu par la flûtiste à 3’06’’, qui joue quelque chose qui est fortement contrastant, par
le caractère déjà timbral de la chose, et aussi rythmique : c’est quelque chose de très articulé,
tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne
Un improvisateur peut vouloir que la musique aille dans une certaine direc-
tion et jouer quelque chose qui, selon lui, implique cette direction, mais il
132 n’est jamais garanti que les autres reconnaîtront, ou même accepteront cette
direction souhaitée. Un improvisateur répondant à un autre peut sentir que
la musique est en train de prendre une direction différente, ou de revêtir un
caractère musical différent […] et conforter cette nouvelle direction appa-
rente du flux musical. Mais il peut aussi mal interpréter l’intention musicale
et produire ainsi une « erreur », bien qu’il y ait toujours la possibilité de
contextualiser une réponse erronée et d’effacer, rétrospectivement, ce senti-
ment d’« erreur »55 .
et très rapide, qui contraste avec ce que le tubiste jouait, et d’ailleurs le percussionniste aussi,
qui tient une matière entretenue. Et la flûtiste entre avec cette sorte de phrase. Et là, j’ai
pensé… pour moi c’était clair, c’était une sorte de prise de parole solo, en tout cas pour un
moment. Je pense que pour elle, visiblement ce n’était pas clair, je pense qu’elle souhaitait
qu’on la rejoigne là-dessus, qu’on brise tous ensemble la texture générale, et en fait, personne
ne l’a rejoint. Il y a le percussionniste qui se pose un peu la question, on entend des petits
semblants de départ, mais finalement non, ce qui fait que la flûtiste s’arrête surprise. Moi j’ai
regretté que ce ne soit pas une prise de parole solo, en tout cas à ce moment-là, et je trouve
ça dommage à la réécoute. En tout cas, pour moi c’était évident que je n’avais pas à jouer
puisque c’était une prise de parole affirmée et que je pensais qu’elle pouvait développer, mais
finalement non ». Les musiciens s’interrompent donc tous assez rapidement, laissant la flûtiste
esseulée, ce qu’elle n’avait évidemment pas anticipé. Il s’ensuit un moment littéralement
aporétique, puisqu’un silence gêné finit par s’imposer quelques secondes plus tard, ponctué
de quelques interventions hésitantes du percussionniste, avant que la musique ne redémarre
par un geste volontaire du saxophoniste.
55. Th. Nunn, op. cit., p. 109.
56. Ce genre d’attitudes irait d’ailleurs à l’encontre d’une des règles tacites de l’improvisation
collective : toujours faire le maximum pour accepter les nouvelles propositions plutôt que de
les refuser. C’est ce dont témoigne le principe du « yes, and… », communément adopté en
improvisation théâtrale : il s’agit de toujours accepter la proposition précédente, quitte à la
qualifier, mais de jamais la refuser ou la dénier.
Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale
tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne
ensuite, mais les matières se mélangent de plus en plus : même si certains élé-
ments motiviques se détachent encore, la stabilisation sur une texture timbrale
suraiguë est de plus en plus nette, jusqu’à être définitive à 10’00’’.
••Un passage du trio Rhodri Davies (harpe) / Mark Wastell (violoncelle) / Simon
134
H. Fell (contrebasse) sur Company in Marseille (piste no 1)60 permet d’illustrer le
deuxième cas : à 1’45’’, le contrebassiste tente de modifier le discours collectif
par une intervention à valeur interruptive, en introduisant une série de sons
granuleux dans le grave, assez prégnants, avec beaucoup de pression d’archet.
Mais là encore, les deux autres musiciens ne prennent pas en compte ce nouvel
élément, et restent sur des textures tramées. À partir de 2’00’’, il va alors trans-
former son discours pour faire émerger progressivement de ces sons granuleux
des pizz heurtés, qui deviennent clairement distincts à 2’10’’. Cette fois-ci, la
tentative est couronnée de succès : la proposition est acceptée par les autres
musiciens, qui fusionnent avec le contrebassiste par imitation du matériau (le
harpiste à 2’19’’ et le violoncelliste à 2’23’’), entraînant la musique dans une
nouvelle séquence percussive et discontinue.
••Enfin, le trio John Zorn (saxophone) / Buckethead (guitare) / Pat Thomas (cla-
viers et électronique) sur Company 91, vol. 2 (piste no 5) donne une idée du dernier
cas que nous avons distingué : cette improvisation commence dans une éner-
gie très rock, avec un sample de boîte à rythme, des lignes de basse polarisées
autour de mi à la guitare, et une série d’interventions exubérantes au saxophone.
À 0’45’’, le saxophoniste change de ton de manière très abrupte, pour énoncer,
sur le rythme de la boucle, une série de motifs autour des notes fa¾-sol-sol¾-la-mi
qui forment une petite mélodie entêtante dans une nuance piano. Cette inter-
vention perturbe les autres musiciens, qui semblent au contraire vouloir rester
dans le caractère précédent : ainsi, le guitariste se contente de tenir un mi grave,
comme en attendant de voir ce qui va se passer, tandis que les boucles de clavier
se poursuivent. Mais le saxophoniste continue obstinément sa rengaine, jusqu’à
ce que le claviériste soit contraint à interrompre sa boucle à 0’58’’ ; le saxopho-
niste ralentit alors le débit de son discours, et les deux autres musiciens entrent
finalement dans un jeu plus mélodique, présentant une série d’interventions qui
viennent contrepointer le discours du saxophone.
Dans tous les cas, ces négociations croisées sont l’occasion d’observer de fasci-
nants processus d’interpolation, qui découlent de la nécessité, pour les improvi-
sateurs, de satisfaire deux objectifs régulateurs qui ne sont pas toujours com-
patibles : produire un discours qui soit à la fois d’une certaine cohérence interne et
qui se coordonne aux discours concurrents. Il faut donc que coexistent la logique
Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale
61. Même si, bien sûr, cette influence n’est pas toujours audible. Le musicien B peut très bien
ne pas réagir du tout à l’action du musicien A, ce n’est pas pour autant qu’il n’interagit pas
avec lui. L’absence ostentatoire de réaction peut même être vue, parfois, comme un indice
d’interaction : une contre-réaction qui répondrait à l’action initiale, en quelque sorte.
tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne
62. C’est dans cette perspective que des rapprochements féconds entre improvisation libre et
systèmes chaotiques ont pu être esquissés. Voir à cet égard : D. Borgo, Sync or Swarm…,
op. cit. ; ou pour une modélisation inspirée par les systèmes non-linéaires : Clément Canonne
et Nicolas Garnier, « A Model for Collective Free Improvisation », in C. Agon et al. (éd.),
Mathematics and Computation in Music. Third International Conference MCM 2011, Ircam, Paris, France,
June 15-17, 2011. Proceedings (Berlin : Springer, 2011), p. 29-41.
63. En se donnant une marge temporelle de huit secondes : c’est-à-dire que deux déclenchements
de pédale sont considérés comme « liés », ou « se répondant », s’ils sont séparés par un
intervalle temporel inférieur ou égal à huit secondes.
64. Étude réalisée en janvier 2012 (en collaboration avec Nicolas Garnier) auprès de musiciens
issus de la classe d’improvisation générative du CNSMD de Paris, et dont les résultats n’ont
pas encore fait l’objet d’une publication.
Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale
Figure 2 • Les musiciens indiquent par un déclenchement de pédale (représenté ici par le passage d’une
nuance de gris à une autre) les moments où ils pensent avoir introduit une variation significative dans leur
discours
Percussions
137
Euphonium
Saxophone
1) À 2’27’’, alors que le discours collectif est jusque-là plutôt pointilliste, le gui-
tariste lance un tremolo sur ré, ré qui est aussitôt choisi comme finale de la
brève incise du violoniste à 2’28’’ (à la place du si qui tenait lieu de finale
jusqu’alors). L’installation de ce discours continu provoque l’arrêt du trombo-
niste, qui se retire du jeu.
2) Le guitariste place ensuite son tremolo sur fa¾ à 2’29’’ ; le violoniste interrompt
alors son jeu pointilliste pour entrer dans un rapport d’imitation avec le gui-
tariste, par l’introduction de bariolages sur l’accord sol-do¾-fa¾ à 2’30’’.
65. Company, Company 91, vol. 1, Incus Records – Incus CD16, 1994.
tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne
138
Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale
139
tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne
Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale
Sur un peu plus d’une minute de musique, on peut donc observer un grand
nombre de ces ajustements réciproques – de ces rapports de cause à effet entre
les discours individuels. Certes, ces ajustements sont ici particulièrement denses
en raison de la forte relation d’imitation qui unit les deux discours individu-
141
els, réduisant ainsi la marge d’autonomie de chacun. Mais le principe même de
ces concaténations de variations, causalement enchâssées les unes aux autres,
s’observe, à des degrés divers, quelle que soit la modalité d’interaction struc-
turant les rapports entre les improvisateurs ; à cet égard, l’extrait analysé ne fait
que montrer de manière exemplaire l’importance de ces ajustements réciproques
dans les situations d’improvisation collective libre.
La relation de dépendance réciproque qui unit les signaux musicaux les uns aux
autres donne donc déjà une première clé pour comprendre la manière dont les
improvisateurs peuvent construire collectivement leurs discours. Mais on peut
également tirer une leçon plus importante de cette attention générale au profil de
variations des discours : les musiciens tendent à utiliser intensivement les éléments
saillants du discours – c’est-à-dire les éléments qui, d’une manière ou d’une autre,
se différencient du contexte musical au sein duquel ils apparaissent et qui, par-là
même, vont jouir d’une certaine prégnance cognitive – pour opérer la conduite
formelle du discours collectif.
Cette importance des éléments saillants dans le traitement des problèmes
de coordination en général a déjà été largement constatée. Rappelons que, dans
un problème de coordination, la difficulté est de trouver un moyen de singula-
riser une des solutions disponibles, de converger vers un élément commun alors
qu’a priori, il n’y a pas une solution meilleure qu’une autre. Le comportement
le plus courant consiste en fait à choisir la solution la plus saillante ; et l’on a pu
vérifier expérimentalement que cet élément saillant était, dans une large partie
des cas, l’élément qui se distinguait le plus nettement des autres. Par exemple,
si l’on demande à des sujets de nationalité française d’essayer de choisir, sans
se concerter préalablement, le même mot dans la liste suivante : « New-York »,
« Paris », « Rome », « Calais », « Londres » ; il y a de grandes chances qu’une
majorité d’entre eux choisissent « Calais », qui fonctionne précisément comme
un intrus au sein de cette liste, et qui se trouve donc singularisé par-là même66 .
Il s’agit là d’un des ressorts profonds de la résolution des problèmes de
coordination ; et il est possible, à cet égard, d’établir un lien entre l’expertise
des musiciens dans le domaine de l’improvisation libre et la manière dont
ils se saisissent d’un événement saillant qui leur est proposé dans le cours de
66. Voir Nicholas Bardsley, Judith Mehta, Chris Starmer et Robert Sugden, « The Nature of
Salience Revisited : Cognitive Hierarchy Theory versus Team Reasoning », Discussions papers
from The Center for Decision Research and Experimental Economics, University of Notthingham (2006),
http://ideas.repec.org/p/cdx/dpaper/2006-17.html (consulté le 05/07/2013).
tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne
67. On se reportera aux deux expériences présentées dans : Clément Canonne, « Focal Points in
Collective Free Improvisation », Perspectives of New Music, 51 (2013), p. 40-55.
Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale
68. Ces « tenues » sont à entendre au sens large : parfois il s’agit plus de notes répétées (la voix
entre 3’33’’ et 3’38’’), parfois d’une ligne mélismatique serrée et clairement polarisée (la ligne
de guitare, construite autour de la, entre 3’33’’ et 3’40’’).
tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne
son très fort et très aigu, par exemple, si typique du style d’improvisation d’un
John Zorn), acquièrent une dimension quasi-abrasive, permettant de mettre les
improvisateurs d’accord sur les moments de bascule, d’articulation ou de chan-
gement. On trouve un bel exemple d’usage systématique de ce genre de signaux
144
dans la première partie de l’improvisation en quintette mentionnée ci-dessus :
le violoniste Alexander Balanescu utilise en effet de manière très fréquente une
tenue en double cordes (sur un intervalle de septième majeure), avec beaucoup
de pression d’archet, pour interrompre une séquence et permettre à une nouvelle
séquence de débuter (on pourra entendre ces interventions à 0’14’’, 0’35’’, 1’49’’
ou encore 2’35’’).
Il est toutefois essentiel de prendre en compte la manière dont ces mani-
pulations d’événements saillants s’inscrivent dans l’épaisseur du temps pour que
l’analyse du processus de production de l’improvisation collective libre prenne tout
son sens. Autrement dit, il faut maintenant examiner comment ces événements
saillants sont mobilisés dans le temps long de l’improvisation pour aboutir à l’éla-
boration de principes implicites d’organisation collective.
Ces principes peuvent en général s’expliquer par le pouvoir de contagion
que possèdent les événements saillants qui permet de cristalliser en un bloc, dans
la mémoire à long terme des musiciens, le marqueur formel et la réponse qui lui
a été associée. Autrement dit, si un certain type de réaction a été constaté suite à
l’apparition du marqueur formel, un musicien pourra sciemment reproduire ce
marqueur formel plus tard pour susciter la réponse connexe (et réciproquement
d’ailleurs, les deux actions se trouvant liées dans l’esprit des musiciens, on pourra
voir apparaître l’« antécédent » en réponse au « conséquent »). Les improvisa-
teurs peuvent ainsi disposer d’un horizon d’attente commun fort utile pour flui-
difier la conduite du discours collectif. Ainsi, dans le duo entre John Zorn (saxo-
phone) et Yves Robert (trombone) de Company 91, vol. 3 (piste no 1), on observe
très rapidement une association entre deux éléments : une note tenue dans l’aigu,
forte, qui fonctionne dans le contexte comme une note-pédale, et qui, par son
caractère immédiatement saillant, joue le rôle de marqueur formel ; et un dis-
cours fait de fragments mélodiques, plutôt en dehors. La première situation de
ce type apparaît à 1’20’’ ; plus tard dans l’improvisation, il suffit que John Zorn
commence à tenir une note dans l’aigu pour que Yves Robert se mette à adopter
un discours plus mélodique (voir par exemple à 2’33’’), ou à l’inverse que Yves
Robert inaugure un discours plus franchement thématique pour que John Zorn
reprenne ce principe de note-pédale dans l’aigu (voir par exemple à 5’43’’). Ici, le
caractère saillant de l’événement initial permet la cristallisation d’un lien cognitif
entre deux stratégies connexes, ce qui explique que l’une appelle ainsi l’autre
presque automatiquement : un principe d’interaction implicite a été ainsi crée
dans le temps même de l’improvisation.
Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale
tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne
•••••
Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale
s’en tire, pour ainsi dire. Ainsi, si tout se passe bien, je me demande combien
de temps le musicien va pouvoir maintenir ce niveau ; s’il semble avoir des
problèmes, je me demande comment il se sortira de ce mauvais pas ; et quand
il tire finalement les marrons du feu après une mauvaise passe, j’applaudis69.
147
D’où l’idée, peut-être un peu paradoxale, que l’on peut apprécier l’improvisation
collective libre aussi pour ses échecs, ses difficultés, ses apories : c’est en effet
l’expérience sensible de ces aspects qui permet à l’auditeur de saisir toute
l’intelligence musicale des musiciens improvisant. C’est donc un authentique
temps de création qui nous est donné à entendre pour lui-même, avec ses déchets
et ses imperfections, mais aussi ses moments miraculeux où les musiciens « trou-
vent » enfin leur musique, leur manière de communiquer et de s’organiser, pour
répondre au défi de la situation.
Mais on ne peut comprendre la séquence sonore actuellement produite par
les musiciens si l’on ne se penche pas sur la manière singulière dont se déroule le
processus de production. Il serait donc absurde de vouloir séparer les deux ; d’un
côté une séquence sonore abstraite, que l’on pourrait considérée en tant que telle
et analyser de manière traditionnelle ; de l’autre un processus de production par-
ticulier et évidemment particulièrement contraignant (invention en temps réel,
coordination, difficulté de la communication…). Il convient plutôt de toujours
comprendre la séquence sonore effectivement produite comme résultant de ce
processus de création si particulier, et donc de mettre en place une épistémologie
construite autour du lien essentiel qui unit processus et produit pour construire
une connaissance adéquate de l’improvisation musicale.
C’est seulement à ce prix que l’analyse de l’improvisation collective libre
pourra servir d’appui fécond pour la compréhension des processus de création
musicale, mais aussi pour l’étude plus générale des comportements créatifs dans
les multiples situations exigeant des agents, qu’ils se coordonnent à la fois très
rapidement et sans concertation préalable. L’étude de l’improvisation collective
libre – parce qu’il s’agit-là d’un cas « pur » d’interaction, où l’information par-
tagée et les structures préexistantes sont quasi nulles, dans lequel les musiciens
inventent en temps réel les modalités mêmes de leur coordination – permettra
sans doute, à terme, de valoriser la portée heuristique des situations d’improvi-
sation pour de multiples disciplines – des sciences de la complexité aux sciences
humaines et sociales, en passant par les sciences de l’organisation – et de rendre
à la notion d’improvisation la généralité qui est la sienne.
tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne
•••••
l'auteur Clément Canonne est actuellement maître de conférences en musique et musicologie à
résumé Si l’improvisation est bien une des modalités de l’action humaine qui manifeste le plus
clairement nos capacités créatives, alors l’improvisation peut jouer un rôle paradigmatique pour
qui s’intéresse aux processus de création. Il convient donc non seulement de comprendre la place
que peut occuper l’improvisation dans un processus de création musicale, mais également, et plus
fondamentalement, de saisir ce que nous dit l’improvisation du processus de création musicale. C’est
la perspective qui est retenue ici, à travers le cas de l’improvisation collective libre, analysée en tant
que processus, véritable « laboratoire » nous permettant d’esquisser une réflexion sur les processus
de création collective en temps réel.
abstract We often think of improvisation as exemplary of human creativity. If that is so, then improvisation may
play a paradigmatic role for those who wish to understand the creative processes. It becomes necessary, therefore, to
comprehend not only the particular place of improvisation in the creative process, but also, and more fundamentally, to
capture the particular light improvisation sheds upon the creative process. This is what we attempt here, by looking at
an instance of collective free improvisation as a process, that is, as a veritable “laboratory” that allows us reflect upon
the creative process in real time.
•••••
Revue de musicologie