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"Improvisation Collective Libre et Processus de Création: Création et


Créativité au Prisme de la Coordination", Revue de Musicologie, 98/1, 2012

Article in Bulletin de la Société française de musicologie · October 2013

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Clément Canonne
Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique
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Revue de musicologie
Tome 98 (2012) • no 1
p. 107-148

Improvisation collective libre


et processus de création musicale :
création et créativité
au prisme de la coordination

Clément Canonne

L’improvisation est sans doute l’une des manifestations les plus évidentes de la
créativité dont l’homme peut faire preuve : cette capacité à réagir rapidement, de
manière originale et inventive, à quelque chose d’imprévu est en effet une facette
de l’agir que l’on retrouve dans une multitude de domaines – et l’on pourra se
retrouver à improviser aussi bien un repas, une excuse ou un plan d’intervention
d’urgence qu’un discours, une pièce de théâtre ou une fantaisie sur un thème
donné. À cet égard, l’improvisation semble constituer un appui conceptuel idéal
pour questionner la dimension créative de l’agir.
Cependant, l’analyse réflexive et organisée des phénomènes d’improvisa-
tion semble particulièrement problématique, précisément parce que ceux-ci se
trouvent avant tout caractérisés par leur évanescence (ils s’évanouissent dans le
temps de leur réalisation) et leur imprévisibilité (c’est parce qu’une personne se
retrouve dans une situation qu’il n’avait pas anticipée qu’il doit improviser). Une
solution peut alors être d’interroger l’improvisation au prisme des phénomènes
d’improvisation musicale, pratique documentée et observable qui, en « instituant »
l’imprévisible, autorise l’examen minutieux de ces comportements improvisés et
donne prise à une analyse systématique1.
Pour reprendre les mots d’Alessandro Bertinetto, l’improvisation musicale,
en tant que performance ex tempore fait partie de ces actions « qui inventent leur

1. Cette idée selon laquelle l’improvisation musicale peut être éclairante pour explorer les
comportements créatifs dans une multitude de domaine a été notamment défendue par
R. Keith Sawyer, Group Creativity : Music, Theater, Collaboration (Londres : Erlbaum, 2003). Voir
aussi plus récemment : Talia Bachir-Loopuyt, Clément Canonne et al., « Improvisation :
usages et transferts d’une catégorie », Tracés, 18 (2010), p. 5-20, et Frank J. Barrett, Yes to the
Mess : Surprising Leadership Lessons from Jazz (Harvard : Harvard University Press, 2012).
Clément Canonne

mode d’agir dans le temps même de l’action. [À cet égard] l’improvisation est un
symbole de la créativité artistique en acte, qui met en scène les caractéristiques
spécifiques et “symptomatiques” d’un comportement créatif 2 ». À travers l’exa-
men du produit musical, c’est donc bien à une réflexion sur les conditions mêmes
108
de l’action créative – et donc sur les processus de création sous-jacents – que peut
nous inviter l’analyse de l’improvisation. En particulier, l’improvisation peut ser-
vir d’appui conceptuel pour étudier trois aspects particulièrement importants des
questions de création et de créativité : 1) la nature dynamique et temporellement
ancrée des processus créatifs – et c’est la spécificité de l’improvisation que de
donner à voir ce temps de la création ; 2) la dimension incarnée de ces processus
– et l’improvisation présente dans le même temps l’invention d’une idée musicale
et sa réalisation instrumentale ; 3) les aspects collaboratifs, implicites ou explicites,
que sous-tendent souvent ces processus – quand l’improvisation s’inscrit dans une
pratique collective.
C’est la pertinence de cette idée que nous tenterons de défendre dans ce
qui suit en analysant en détail les phénomènes d’improvisation collective libre,
d’un intérêt tout particulier pour une réflexion sur les processus de création.
Une fois la parenté entre situations d’improvisation collective libre et problèmes
de coordination établie, il s’agira de montrer comment les musiciens inventent,
dans le temps même de la performance, les moyens leur permettant de répondre
au défi de la coordination, mettant ainsi en lumière de manière particulière-
ment nette certains comportements créatifs et mécanismes de création propres
à l’improvisation.

L’improvisation comme processus

Il y a une ambiguïté profonde de l’improvisation, qui peut être considérée de deux


points de vue, comme l’a bien montré Philip Alperson dans un article largement
discuté depuis3 : « l’action d’improviser » et « ce qui est improvisé », le modus ope-
randi et l’opus operatum, le processus et le produit. On pourrait faire remarquer que
cette ambiguïté n’est en rien spécifique à l’improvisation, qu’elle est simplement
la marque d’un certain ensemble de substantifs fort communs dans la langue
française, dérivés de verbes d’action. Après tout, le terme « composition » con-
tient également cette ambiguïté : quand on parle d’une « composition rapide »,
on peut designer tantôt l’activité de composition elle-même, tantôt le produit de

2. Alessandro Bertinetto, « Improvisation and Artistic Creativity », Proceedings of the European


Society for Aesthetics, 3 (2011), p. 99. Nous traduisons.
3. Philip Alperson, « On Musical Improvisation », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, 43
(1984), p. 17-29.

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Improvisation collective libre et processus de création musicale

cette activité, l’œuvre musicale qui en résulte (et l’on porte alors un jugement sur
celle-ci, sous-entendant par exemple un certain nombre de faiblesses formelles ou
de facilités de matériau, résultant implicitement de la manière dont le processus
compositionnel s’est déroulé…).
109
Mais cette ambiguïté est évidemment bien plus profonde dans le cas de
l’improvisation : en effet, ce n’est pas à une simple ambiguïté lexicale (qui confond
sous un même vocable deux objets bien distincts) que nous avons affaire, mais
bien à une coïncidence stricte de ces mêmes deux objets. Produit et processus
semblent ici strictement coïncider : la séquence sonore actuellement produite se
superpose à son propre processus de création. Ou, pour le dire autrement, le
temps de l’existence de cette musique se confond avec le temps de son processus
de création. En voici un exemple fort simple : une pause dans le processus compo-
sitionnel ne devient pas une partie de l’œuvre composée ; au contraire, dans le cas
de l’improvisation, si l’improvisateur interrompt d’une manière ou d’une autre
sa production sonore, alors le produit de cette improvisation comportera un cer-
tain temps de silence, égal à la durée de l’interruption en question4 . De manière
générale, l’improvisation est une activité irréversible, faite d’une suite de choix
non-révisables et dans laquelle il n’y a pas de « ratures5 » possibles ; le musicien y
est pris dans une sorte de « boucle de feedback » permanente6 , devant toujours
« faire avec » la musique déjà produite.
L’improvisation a donc ceci de particulier qu’elle télescope différents temps :
le temps de la création, le temps de la réalisation sur l’instrument, et même
le temps de la réception, pour peu que cette improvisation soit saisie « live ».
Écouter une improvisation, c’est bien sûr écouter un certain ensemble d’événe-
ments sonores, mais c’est aussi appréhender, dans le même temps, le processus
de création à l’origine de cet ensemble.
Il est donc tout à fait possible de penser l’improvisation avant tout comme
processus – c’est-à-dire en tant qu’activité, action de création musicale spontanée
et singulière – plutôt que comme produit (et par là comme objet sonore possi-
blement réactualisable) et donc de privilégier sa face processuelle plutôt que sa face
objectuelle. Il suffirait d’ailleurs ici, pour les besoins de notre argumentation, que
cette saisie de l’improvisation comme processus soit simplement possible. Mais
on pourrait également renforcer notre position en faisant remarquer qu’au-delà
d’un rapport différent à la temporalité, il y a bien une différence ontologique

4. Comme le fait Thelonious Monk dans la célèbre version de The Man I Love enregistrée avec
Miles Davis en décembre 1954.
5. Voir Michaël Levinas, « De la rature et de l’accident dans la création musicale », Genesis
(Manuscrits – Recherche – Invention), 1 (1992).
6. « L’entendre génère le faire » selon la très belle formule d’Alain Savouret… Voir Alain
Savouret, Introduction à un solfège de l’audible (Lyon : Symétrie, 2011).

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Clément Canonne

entre l’improvisation et la composition : improvisation et composition n’ont vrai-


semblablement pas le même mode d’être7, ce dont témoigne par exemple la
difficulté qu’il peut y avoir à vouloir appréhender l’improvisation par le concept
d’œuvre. Trois traits essentiels semblent en effet caractériser ce concept, pour peu
110
que l’on veuille bien le vider de toutes ses connotations mélioratives ou de son
pouvoir de légitimation institutionnelle :
••une œuvre est un objet susceptible de recevoir une attention esthétique ou cri-
tique soutenue ;
••une œuvre est un objet qui perdure dans le temps ;
••une œuvre est un objet produit sur un certain laps de temps avec l’intention de
maximiser sa valeur esthétique.

Le premier réquisit ne fait pas difficulté : le public qui se presse en masse aux
concerts improvisés de Keith Jarrett devrait suffire à nous en convaincre. Ce sont
évidemment les deuxième et troisième réquisits qui ne vont pas de soi dans le cas
de l’improvisation.
D’abord, l’improvisation est évanescente par essence : certes, les enregis-
trements changent la donne en permettant à l’improvisation de perdurer, et il
n’est pas illégitime de vouloir faire d’enregistrements (ou d’albums) les œuvres de
telle ou telle tradition musicale essentiellement improvisée (par exemple le jazz).
Néanmoins, si c’est seulement l’enregistrement qui fait passer l’improvisation au
rang d’œuvre, alors il faut aussi convenir que la propriété « être-une-œuvre » de
l’improvisation ne lui est pas essentielle, mais seulement accidentelle. On peut
très bien imaginer un monde possible dans lequel l’ingénieur du son n’enregistre
pas le concert donné par Keith Jarrett à Cologne le 24 janvier 1975, privant ainsi
l’improvisation réalisée ce soir-là du statut d’œuvre. Plus profondément, comme
le fait remarquer Lee B. Brown, « le problème, c’est qu’une fois enregistrée, la
musique improvisée pourrait bien posséder une phénoménologie toute différente
de l’improvisation live ; et même plus, elle acquiert peut-être une nouvelle ontolo-
gie8 ». L’enregistrement change non seulement notre rapport à l’improvisation,
mais encore l’improvisation elle-même. Malgré l’illusion de transparence qu’il
procure, l’enregistrement ne nous place pas dans une relation expérientielle cor-
recte avec l’improvisation. L’enregistrement altère en effet la présence de l’impro-
visation – c’est-à-dire précisément le fait de la saisir comme créée dans le temps

7. C’est la position que nous tentons de défendre dans un essai intitulé « Sur l’ontologie de
l’improvisation », in A. Arbo (éd), L’ontologie musicale : perspectives et débats (Paris : Hermann, à
paraître).
8. Lee B. Brown, « Musical Works, Improvisation, and the Principle of Continuity », Journal of
Aesthetics and Art Criticism, 54 (1996), p. 366. Nous traduisons.

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Improvisation collective libre et processus de création musicale

de sa performance – en créant une triple illusion de complétude, de réversibilité,


et de répétabilité, toutes choses éminemment absentes de l’improvisation.
Mais surtout, l’improvisation possède toujours une imperfection constitu-
tive, non pas au sens où elle contiendrait forcément des erreurs ou des passages
111
moins réussis, mais parce que, même si elle est bien finie dans le temps, elle n’est
jamais parachevée : elle ne fait pas l’objet de ce geste auctorial la déclarant comme
achevée. Contrairement à l’activité de composition, l’improvisation ne peut pas
connaître de mouvement réflexif visant à maximiser – sous un certain nombre de
contraintes (effectif instrumental, expérience du compositeur, temps disponible
pour la composition…) – la valeur esthétique de la musique produite, ce qui, à
notre sens, éloigne définitivement l’improvisation du concept d’œuvre9.
Puisque l’on peut dire, a minima, que l’improvisation possède un aspect pro-
cessuel – en raison du mode de production et du rapport à la temporalité parti-
culiers qui la caractérisent – et puisque, par ailleurs, la catégorie de l’œuvre (qui
pourrait nous conduire à privilégier une approche objectuelle de l’improvisa-
tion) ne semble guère se prêter à l’appréhension des phénomènes improvisés,
nous considérerons donc dans ce qui suit que l’improvisation est essentiellement un
processus. Cela n’est évidemment pas sans conséquences pour la question qui
nous occupe : dès lors que l’on considère l’improvisation elle-même comme un
processus, il n’est plus besoin de recourir à une approche génétique (étude des
brouillons, esquisses, étapes préparatoires et autres traces sonores préalables qui
pourraient précéder l’improvisation elle-même) pour s’interroger sur la nature
du processus de création. C’est en effet le processus de création lui-même qui
se trouve alors placé en pleine lumière, sur le devant de la scène. Analyser une
improvisation, c’est donc, en soi, analyser un processus de création.

Fécondité des situations d’improvisation collective libre

Mais de quelle improvisation parlons-nous ? C’est en effet une multiplicité de


phénomènes musicaux que l’on entend capturer par le terme « improvisation » :
un chorus de Charlie Parker, la cadence d’un concerto de Mozart ou la réalisation
de la basse chiffrée d’une sonate en trio de Corelli, l’art du taksim au Moyen-
Orient ou du raga en Inde du Nord, l’interprétation d’un des Archipels d’André
Boucourechliev ou de Aus den Sieben Tagen de Karlheinz Stockhausen, un concert
en solo de Keith Jarrett, une performance collective au sein du festival Company
Weeks de Derek Bailey ou encore les pratiques polyphoniques de l’organum et

9. Notons qu’un enregistrement studio de l’interprétation d’une œuvre – par exemple la version
des Variations Goldberg de Bach enregistrée par Glenn Gould en 1981 – peut tout à fait être
considéré comme une œuvre selon les trois critères énoncés ci-dessus.

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du déchant. Il serait donc absurde d’adopter ici une approche « globalisante »,


de céder à une illusion d’invariance ou d’universalité, tant les présupposés et les
manières de faire « l’improvisation » diffèrent d’un contexte culturel à l’autre.
Il convient plutôt de délimiter notre objet afin qu’il entre en résonance de la
112
manière la plus pertinente possible avec la question qui est la nôtre.
Si la catégorie « improvisation » – comme celle de « composition », d’ail-
leurs – joue assurément un rôle régulateur dans la constitution de nos pratiques
musicales, il n’en reste pas moins qu’elle n’a guère d’existence « à l’état pur »,
tant les objets qui peuplent notre environnement musical sont souvent le fait de
processus de production mixtes qui empruntent, à des degrés divers, à l’une et
à l’autre de ces catégories. En particulier, l’improvisation s’articule bien souvent
à un ensemble de données musicales préétablies – parfois minimales (quelques
motifs, une échelle, un plan global), parfois abondantes (la grille harmonique
et le thème du standard de jazz) – qui non seulement fixe son identité mais qui
encore l’« objectualise », en lui conférant des critères de réidentification. C’est cet
ensemble de données musicales préétablies, ce pré-texte qui, entre autres, nous
permet de comparer avec beaucoup d’intérêt la First Take, qui précède immédia-
tement l’enregistrement de l’album Free Jazz d’Ornette Coleman, avec l’impro-
visation finalement publiée sur l’album en question ; ou encore de s’intéresser
aux deux versions de Pinocchio, radicalement différentes dans leur approche de
l’improvisation justement, enregistrées par le second quintette de Miles Davis
en 1967. Mais ce qui est alors en jeu, c’est bien l’évolution du rapport entre
un certain matériau (compositionnel ou proto-compositionnel) et la production
improvisée des différents musiciens.
Si l’on veut s’appuyer sur l’improvisation pour alimenter notre réflexion sur
la question des processus de création musicaux, il faut donc se pencher sur les formes
les plus radicales de l’improvisation, celles qui, justement, font le pari de s’affran-
chir de tout pré-texte, et s’intéresser à ce que l’on appelle, plus communément,
l’improvisation libre. Ces pratiques d’improvisation nous placent au plus proche
de la catégorie « improvisation » à l’état pur, et donc au plus proche de la saisie
de l’improvisation comme processus. Elles sont en effet absolument étrangères à
la catégorie de l’« œuvre improvisée »10 , du point de vue ontologique, bien sûr (le
processus de création y est transparent, absolument concomitant à la manifesta-
tion sonore dans laquelle il s’épuise en partie), mais également des points de vue
sociologiques, économiques ou idéologiques11 : c’est le règne de l’informalité dans

10. Voir toute la réflexion sur la notion d’« œuvre de jazz » dans l’ouvrage de Laurent Cugny,
Analyser le Jazz (Paris : Outre Mesure, 2009).
11. Voir Danae Stefanou, « Towards a Practical Philosophy of Collectively Improvised
Space », disponible en ligne : http://www.cmpcp.ac.uk/online%20resource%20Thursday/
PSN2011_Stefanou.pdf.

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Improvisation collective libre et processus de création musicale

les lieux de diffusion ou de rencontres entre musicien ; c’est le refus des logiques
commerciales associées à l’objet discographique et aux circuits de diffusion dans
lesquels il s’inscrit12 ; c’est, enfin, l’affirmation du primat du processus, souvent
exploratoire, de la démarche, souvent risquée, ou de la rencontre13 , souvent impro-
113
bable, sur l’intérêt du résultat musical proprement dit14 . Certes, il y a bien des
enregistrements d’improvisation libre (sur lesquels nous nous appuierons d’ailleurs
ici) : mais du point de vue des musiciens pratiquant ces musiques, leur rôle est
essentiellement de fournir un témoignage « d’identité musicale ou de changement
d’identité15 », un instantané d’un parcours en perpétuel devenir.
L’improvisation libre peut donc jouer ce rôle de « laboratoire » d’étude,
véritable miroir grossissant nous permettant de saisir in vivo certains aspects
des processus de création. Mais on nous objectera immédiatement que si
l’improvisation libre peut bien être considérée comme un processus de créa-
tion au sens faible (c’est-à-dire que quelqu’un se fait bien l’auteur d’un objet
musical), rien ne garantit en revanche qu’il s’agisse là d’un processus créatif
au sens fort (c’est-à-dire que l’objet produit possède une valeur esthétique ou
artistique, par exemple en manifestant une certaine originalité). De manière
générale, l’improvisation comme création musicale ex tempore a été démysti-
fiée depuis bien longtemps, notamment par la mise en lumière des « avants »
sur lesquels elle repose (des modèles transmis16 , des répertoires d’action17,

12. Voir Matthieu Saladin, Esthétique de l’improvisation libre. Étude d’une pratique au sein des musiques
expérimentales au tournant des années 1960-1970 en Europe, thèse de doctorat (Paris : université de
Paris I, 2010), p. 454-469.
13. L’improvisation libre est « moins centrée sur des arrangements sonores effectifs que sur des
formes de relations humaines et d’interactions » : Alan Durant, « Improvisation : Arguments
after the Fact », Improvisation : History, Directions, Practice (Londres : Association of Improvising
Musicians, 1984), p. 8.
14. C’est même de cette manière que David Borgo définit l’improvisation libre qui, selon lui,
« met l’accent sur le processus plutôt que sur l’intérêt du produit » : David Borgo, Reverence
for Uncertainty : Chaos, Order and the Dynamics of Musical Free Improvisation, thèse de doctorat (Los
Angeles : University of California, 1999), p. 65. Dans cette perspective, il n’est guère étonnant
que les improvisateurs jugent eux-mêmes assez sévèrement du résultat, sans que cela ne
remette en cause l’intérêt de cette pratique : « une bonne partie de la musique improvisée n’est
pas de la bonne musique, selon moi. Mais quand ça marche, c’est extraordinaire ! » affirme
ainsi Lisle Ellis (propos rapportés dans David Borgo, Sync or Swarm, Improvising Music in a
Complex Age (New York : Continuum, 2005), p. 190).
15. Derek Bailey, L’improvisation : sa nature et sa pratique dans la musique (Paris : Outre Mesure, 1999),
p. 115.
16. Bernard Lortat-Jacob, L’improvisation dans les musiques de tradition orale (Paris : Selaf, 1987). Le
modèle est en quelque sorte la structure abstraite sous-jacente (éventuellement lacunaire)
commune à différentes improvisations, considérées alors comme autant de versions ou
variantes de ce modèle.
17. Howard Becker et Robert R. Faulkner, « Do You Know… ? » : The Jazz Repertoire in Action
(Chicago : University of Chicago Press, 2009). Pour Howard Becker, « le répertoire n’est

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des routines incorporées18 , des compétences cognitives19, ou encore la maîtrise de


langages musicaux20) ; et les poncifs, et autres clichés sont évidemment présents
en improvisation libre comme partout ailleurs. Mais si l’improvisation – et parti-
culièrement l’improvisation libre, par la suppression qu’elle opère de tout cadre
114
d’action préalable – ne peut conduire qu’à une musique créative au sens faible,
parce qu’elle ne serait faite, par exemple que de ressassements et de formules
toutes faites, comment peut-on prétendre vouloir en faire un appui conceptuel
idéal pour aborder la question des processus créateurs ?
On touche là une autre de ces ambiguïtés profondes caractérisant le concept
d’improvisation, qui renvoie à la fois à une modalité d’action – le fait de réagir
de manière rapide et pertinente à une situation imprévue – et à une série de
pratiques artistiques. Or, ces pratiques artistiques sont, le plus souvent, parfaite-
ment cadrées, et pas vraiment « imprévues » pour les musiciens concernés, qui
savent très bien qu’ils vont devoir improviser tel jour, à telle heure, pendant telle
durée. Autrement dit, l’improvisation (même parfaitement libre), comme créa-
tion ex tempore, peut également être on ne peut plus routinière et ne rien avoir à
faire avec l’improvisation « impromptue »21.
En pratique, bien sûr (et fort heureusement), ces deux facettes de l’impro-
visation ne sont pas inconciliables : à travers l’improvisation ex tempore, l’improvi-
sation « impromptue » peut également transparaître, plaçant l’auditeur en face
d’une situation authentiquement créative. Les improvisateurs cherchent d’ail-
leurs souvent délibérément à susciter l’improvisation « impromptue », notam-
ment en prenant un certain nombre de risques (rapidité des tempi, complexité des

pas une élément fixe, qui s’apprend puis que l’on connaît une fois pour toutes. Il change
constamment et n’est pas le même d’une personne à l’autre » (voir « Du jazz aux mouvements
sociaux. Le répertoire en action », Tracés, 18 (2010), p. 225). Le répertoire d’un improvisateur
est donc en perpétuelle redéfinition, fruit des apprentissages, des négociations entre musiciens
et des adaptations à une multitude de situations de jeu.
18. David Sudnow, Ways of the Hand. The Organization in Improvised Conduct (Londres : Routledge-
Kegan Paul, 1978). Les jazzmen disposent ainsi de tout un ensemble de licks, de traits plus ou
moins virtuoses parfaitement incorporés, et qu’ils peuvent convoquer à l’envi.
19. Phillip Johnson-Laird, « How Jazz Musicians Improvise », Music Perception, 19 (2002),
p. 415-442.
20. Jacques Siron, La partition intérieure (Paris : Outre Mesure, 1992) ; Odile Jutten, L’enseignement de
l’improvisation à la classe d’orgue du Conservatoire de Paris : 1819-1986 (Lille : Presses universitaires
du Septentrion, 2003).
21. Lydia Goehr propose ces termes d’improvisation ex tempore et d’improvisation impromptue
(utilisés pour distinguer l’improvisation comme pratique artistique de l’improvisation comme
modalité d’action) dans « Improvising Impromptu – Or What to Do with a Broken String »,
in G. E. Lewis et B. Piekut (éd.), The Oxford Handbook of Critical Improvisation Studies (New-York :
Oxford University Press, à paraître).

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Improvisation collective libre et processus de création musicale

figures, fragilité des gestes instrumentaux…)22. Et c’est précisément à cet égard


que la situation d’improvisation collective peut s’imposer à la réflexion puisque la
musique alors produite est le résultat d’une interaction entre plusieurs sources
musicales autonomes, ce qui accroît grandement la dimension imprévisible de la
115
situation en obligeant les musiciens à réagir sur le vif à des propositions musicales
qui n’émanent pas d’eux.
Nous nous proposons donc de questionner ici les situations d’improvisation
à la fois libres – parce qu’elles nous placent au plus près de la saisie d’un pro-
cessus – et collectives – parce qu’elles favorisent ce surgissement de l’impromptu
si propice aux comportements créatifs. L’improvisation collective libre, en tis-
sant intimement processus de création et sérendipité, improvisation ex tempore et
improvisation « impromptue », apparaît alors comme un appui conceptuel idéal
pour aborder la créativité de l’agir chère à Hans Joas23 .

Définition de l’improvisation collective libre

Avant de tenter de comprendre plus avant la manière dont peut s’opérer le proces-
sus de création en improvisation collective libre, il convient de définir brièvement
notre objet. Pour cela, imaginons un continuum de performances, qui résultent
toutes de certains choix musicaux affectant les divers paramètres de l’objet sonore
effectivement produit. À l’un des extrêmes de ce continuum, tous (ou presque tous)
ces choix sont faits en amont de la performance : on trouverait là l’exécution
d’une œuvre pour orchestre et sons fixés, par exemple ; à l’autre extrême, tous (ou
presque tous) ces choix sont faits dans le temps même de la performance : c’est
ici que l’on trouverait l’improvisation libre, pratique qui, au-delà du fantasme
d’une musique des origines24 , découle principalement, dans ses manifestations
plus contemporaines, de deux grands courants de la musique du xxe siècle : le
free jazz des années 1960-1970 et cette esthétique de l’indétermination que ren-
contre une certaine musique contemporaine dans les années 1950-1960 à travers
œuvres ouvertes, partitions graphiques et autres partitions verbales (Earle Brown,
Christian Wolff, Karlheinz Stockhausen, Luc Ferrari, Henri Pousseur, Vinko
Globokar, Cornelius Cardew, Philip Corner…).

22. Si la prise de risque est à ce point valorisée esthétiquement dans l’improvisation, c’est aussi
pour répondre à une exigence quasi sémantique. Dire d’un improvisateur qu’il prend des
risques, ce n’est qu’une autre manière de dire qu’il improvise, au sens plein du terme.
23. Hans Joas, La créativité de l’agir (Paris : Les Éditions du Cerf, 1999).
24. « Sur le plan historique, elle précède toutes les autres musiques. Le premier concert de
l’homme n’aurait rien pu être d’autre qu’une improvisation libre » écrit Derek Bailey, op. cit.,
p. 98.

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Néanmoins, un rapide coup d’œil sur la diversité esthétique des pra-


tiques que ce terme recouvre (ou les termes analogues de free music, improvisa-
tion générative, open music, improvisation pure, musique contemporaine impro-
visée) montre bien la difficulté de présenter quelque chose comme un corpus
116
stylistiquement unifié. Le groupe « Circle » (Chick Corea, Anthony Braxton,
Barry Altschul, Dave Holland) pratiquait l’improvisation libre au début des
années 1970, mais tous les musiciens de l’ensemble s’inscrivaient dans un horizon
très marqué par le jazz. Le Köln Concert de Keith Jarret est bien de l’improvisation
libre, mais cette longue rhapsodie se caractérise par la diversité des idiomes et
références convoqués par le musicien, qui emprunte tant au jazz qu’à la musique
classique pour piano25 . Yoshihide Otomo fait de l’improvisation libre, mais ses
concerts à la guitare électrique s’apparentent très clairement à de la noise music.
Le duo norvégien « Streifenjunko » est un groupe d’improvisation libre, mais
leur musique oscille entre un minimalisme qui doit beaucoup à l’ambient music et
une « musique concrète instrumentale » très proche des trouvailles sonores d’un
Helmut Lachenmann.
Derek Bailey, l’un des pionniers (et promoteurs) de la free music, résume bien
le problème :
La diversité est la caractéristique la plus évidente de cette musique. Celle-ci,
en effet, n’adhère à aucun style ou langage particulier, ne se conforme à
aucun son particulier. Son identité n’est déterminée que par l’identité des
personnes qui la pratiquent26 .

Ce que l’on appelle donc ici « improvisation collective libre » n’est certainement
pas un genre, qui trouverait son unité dans un ensemble de modèles formels
et/ou stylistiques, mais une manière particulière de produire du musical27 – ce qui
ne veut pas dire que, rétroactivement, cette manière particulière de produire du
musical ne se traduise pas par un certain nombre de traits pertinents partagés
par différentes manifestations acoustiques. Nous entendons simplement désigner
par là un ensemble de phénomènes musicaux provenant de milieux musicaux fort
divers (jazz libre, noise music, rock expérimental, musique contemporaine…), qui
ont en commun leur processus de production. Si nous insistons sur la diversité

25. Parmi les références convoquées, citons pêle-mêle : Chopin, Bach, Mozart, Arvo Pärt, le
Gospel, le Blues, Charlie Parker, Bill Evans, Paul Bley, Cecil Taylor… Voir à ce sujet les
quelques remarques de Guillaume De Chassy, « Keith Jarrett, culture d’un langage musical »,
Les Cahiers du Jazz, 1 (2004), p. 55-58.
26. D. Bailey, op. cit., p. 98.
27. Il est à noter que cette définition de l’improvisation par le processus de production plutôt que
par le type de musique effectivement produit est en cohérence avec le primat du processus
sur le produit défendu par les improvisateurs eux-mêmes (voir plus haut).

Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale

des milieux musicaux pratiquant cette forme d’improvisation, c’est justement


pour mettre en avant le fait que l’unité de « l’improvisation collective libre »
n’est pas à rechercher dans une caractérisation analytique traditionnelle de la
musique ainsi produite (qu’on pourrait réduire à une pure idiosyncrasie28) mais
117
dans la nature des processus cognitifs engagés par ces improvisateurs. À cet égard,
la question centrale est bien de comprendre comment les musiciens pratiquant
l’improvisation collective libre opèrent leurs choix dans le temps de la performance,
et de saisir les contraintes particulières qui peuvent déterminer ces choix.
Quand on parle d’improvisation libre, il convient de distinguer deux échelles
de temps. L’improvisation libre n’est évidemment pas dépourvue des automa-
tismes qui sont à l’origine du signal musical improvisé sur une petite échelle de
temps. Les gestes appris et répétés, les patterns incorporés – tout ce qui est de
l’ordre de la mémoire du corps – sont tout aussi présents que dans n’importe
quel autre genre d’improvisation. Il ne faut donc pas confondre l’improvisation
libre avec une illusoire improvisation « pure » qui renverrait au fantasme de la
création ex nihilo instantanée. Dans une perspective plus large, il ne s’agit pas non
plus de nier l’importance dans l’improvisation libre des arrière-plans culturels ou
des savoirs musicaux que possèdent les musiciens, surtout si ceux-ci sont partagés.
Toutefois, ce qui caractérise l’improvisateur libre, c’est qu’il n’effectue aucun pré-
engagement 29 vis-à-vis d’un idiome donné avant de commencer à improviser (que
ce soit à plusieurs ou en solo) : il n’est pas lié à un idiome donné avant de com-
mencer, en amont même de l’improvisation. Sa production sonore reste bien évi-
demment déterminée par tout un ensemble de restrictions auto-imposées, mais
celles-ci sont révisables (de droit, si ce n’est de fait) à l’envi dans le cours de la
performance. Cela n’empêche donc pas l’improvisateur libre de pouvoir mobi-
liser idiomes ou éléments stylistiques à l’identité idiomatique bien déterminée
comme outils de production du discours, ou de les rencontrer comme des objets
trouvés au cours de son improvisation. Il faut toutefois tempérer cette « ouver-
ture » de l’improvisation libre sur la diversité des idiomes musicaux. Comme

28. « La musique improvisée n’existe pas, il n’existe que des improvisateurs » écrit Alain Savouret,
op. cit., p. 2.
29. Sur la notion de pré-engagement, voir Jon Elster, Ulysses Unbound (Cambridge : Cambridge
University Press, 2000). Le pré-engagement est fréquemment utilisé par les agents qui doivent
conjuguer réalisme cognitif (limitation des capacités de raisonnement et de traitement des
données en temps réel) et décision rationnelle : certaines choses sont ainsi décidées par avance,
pour que l’on n’ait pas à y revenir lors de l’action proprement dite. Il consiste donc à définir
dans le temps présent un ensemble de contraintes qui vaudront pour les actions futures, ce
qui permet de diminuer le nombre de choix possibles qui s’offrent à l’agent lors des actions
en question. Dans le cas qui nous intéresse, l’improvisateur qui s’inscrit dans un cadre
idiomatique déterminé effectue ce genre de pré-engagement : il règle ainsi en amont un certain
nombre de décisions, décisions qu’il n’aura plus à prendre dans le cours de l’improvisation,
en adoptant un ensemble de contraintes qui guideront ses improvisations futures.

tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne

le fait justement remarquer Thomas Nunn, l’improvisateur « libre » reçoit en


réalité « le mandat de déconstruire (au moins au bout d’un certain temps) ou de
recontextualiser les propriétés musicales connues ou familières, de manière à ce
que l’attention de l’auditeur ne se focalise pas sur la question de la reconnaissance
118
stylistique 30 ».
En revanche, l’improvisation libre peut être définie comme une improvi-
sation sans référent. Selon Jeff Pressing, le référent est un schème formel ou une
image directrice spécifiques à une pièce donnée, et utilisé par l’improvisateur
pour faciliter la génération et l’amendement des comportements improvisés sur
une échelle de temps intermédiaire31 ; la grille harmonique de My Funny Valentine,
le raga Kanakangi ou le plan d’une fugue d’école sont autant d’exemples de réfé-
rents utilisés par les musiciens lorsqu’ils doivent improviser. Dans l’improvisation
libre, la génération du discours musical sur une échelle de temps intermédiaire
n’est donc pas régulée, d’où un déploiement formel à la fois ouvert et indéter-
miné : comprendre le processus de création en improvisation libre, c’est donc
comprendre comment les improvisateurs organisent leurs prises de décision
musicales en temps réel, en l’absence de structure ou de schéma abstrait préexis-
tants qui pourraient guider ces prises de décision.
Cette question de la structuration des prises de décision est encore plus
prégnante si l’on se penche sur le cas de l’improvisation collective libre. Dans les
termes de Michael Pelz-Sherman32 , l’improvisation collective libre peut être vue
comme une forme de création « hétéroriginale » : les décisions qui façonnent
cette musique résultent en effet des relations et interactions en temps réel d’une
multiplicité d’agents. Il s’agit donc d’un cas fondamentalement différent de la
musique « monoriginale » qui résulte quant à elle de décisions prises a priori ou
en temps réel par un individu unique. Pour dire les choses autrement, la spé-
cificité du processus de création en improvisation collective libre découle bien
de la conjonction des deux épithètes « collective » et « libre » : c’est parce que
la musique se construit à plusieurs et que cette construction se fait sans référent
fixé préalablement que les mécanismes qui président à son élaboration sont radi-
calement différents de ceux qui prévalent pour une musique produite par une
seule personne – que cette personne soit en train de composer ou d’improviser
librement (même si ces deux activités restent bien entendu distinctes). C’est cette

30. Voir Thomas Nunn, Wisdom of the Impulse : On the Nature of Musical Improvisation, 1998, http://
www20.brinkster.com/improarchive/tn_wisdom_part1.pdf, p. 57 (consulté le 5 juillet 2013).
Nous traduisons.
31. Jeff Pressing, « Cognitive Processes in Improvisation », in W. R. Crozier et A. Chapman (éd.),
Cognitive Processes in the Perception of Art (Amsterdam : Elsevier, 1984) p. 345-363.
32. Michael Pelz-Sherman, A Framework for the Analysis of Performer Interactions in Western Improvised
Contemporary Art Music (PhD dissertation, université de Californie, 1998).

Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale

spécificité du processus de création « hétéroriginale », typique de l’improvisation


collective libre, que nous essaierons de mettre en lumière dans ce qui suit.
En l’occurrence, nous proposons de nous appuyer sur un corpus qui donne
à entendre un large spectre des manières de faire de l’improvisation libre : les enre-
119
gistrements issus du festival Company Weeks (organisé par Derek Bailey de 1977
à 1994). Il s’agissait d’un festival de musiques improvisées au principe origi-
nal (même si on peut trouver aujourd’hui quelques festivals reposant sur un prin-
cipe analogue, comme le festival de Moers) : constituer un ensemble de musiciens,
de pays et d’horizons musicaux différents, qui pour la plupart n’ont jamais joué
ensemble, et les faire improviser selon différentes combinaisons (du solo au tutti)
lors de nombreux concerts répartis sur environ une semaine33 .
Derek Bailey explique très clairement la motivation sous-jacente à ce
principe :

Depuis quelque temps, il me semble que l’improvisation libre la plus intéres-


sante est le fait de formations relativement éphémères […]. Dans ce genre de
musique, j’avais toujours trouvé que les débuts d’un groupe constituaient la
période la plus satisfaisante, la plus stimulante. Lorsqu’une musique acquiert
une identité assez forte pour être analysée, décrite et bien sûr reproduite, tout
change. Parvenu à une certaine maturité et ayant découvert une musique à
laquelle il s’identifie, le groupe atteint un point où, bien qu’il puisse continuer
à se développer sur le plan musical et devenir plus commercial – attractions
souvent irrésistibles – la musique cesse d’être de l’improvisation pure34 .

Cette volonté de chercher l’improvisation la plus « pure », sans jamais tenter d’en
masquer les difficultés et les échecs, fait tout l’intérêt de la démarche de Derek
Bailey. Le problème de l’improvisation collective libre apparaît là sous son jour
le plus radical : comment ces improvisateurs qui ne se connaissent pas et ne par-
tent pas d’un référent commun parviennent-ils à faire de la musique ensemble ?
L’idée de forum d’improvisation prend alors tout son poids : l’improvisation libre
apparaît comme un lieu de rencontre où des personnes qui ont en commun
l’improvisation peuvent se retrouver. Évidemment, cette idée est éminemment
discutable : en quoi le partage d’une modalité de discours, d’expression, d’une
manière particulière de produire du musical (l’improvisation), pourrait-il être
garant de la possibilité d’une véritable communication musicale ?
Pour Derek Bailey, là n’est pas vraiment la question. Encore une fois, l’idée
sous-jacente à ce mélange des familles d’improvisateurs est de garantir la radicalité

33. Voir Ben Watson, Derek Bailey and the Story of Free Improvisation (Londres : Verso, 2004) pour une
présentation détaillée des différentes éditions du festival.
34. D. Bailey, op. cit., p. 143.

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de l’improvisation libre : non seulement les musiciens ne se connaissent pas, mais


encore ils ne peuvent pas compter sur des codes et conventions d’improvisation
implicites inhérents à leur milieu musical. Il s’agit donc de créer la situation la
plus difficile et ingrate a priori, pour observer dans toute sa créativité le processus
120
d’improvisation collective libre. Derek Bailey ne se préoccupe pas tant du résul-
tat que du processus, ce qui apparaît nettement quand, par exemple, il décide
d’inviter des non-improvisateurs35 pour être certains qu’aucun des musiciens ne
pourra se reposer sur un métier partagé d’improvisateur :

Durant les premières années de Company, les musiciens que j’invitais étaient
toujours choisis parmi des gens surtout passionnés par l’improvisation. J’ai
cependant tenté de rassembler des musiciens pour qui l’improvisation avait
des fonctions différentes et qui, dans de nombreux cas, ne se connaissaient
pas. À mon avis, cela fonctionna assez bien, mais en 1982, la situation était
devenue un peu trop prévisible. Peut-être en raison d’une stagnation musi-
cale générale, alors que dans presque tous les domaines (comme aujourd’hui
d’ailleurs) on notait un enthousiasme croissant pour l’imprévisibilité totale.
Ou peut-être jouer avec absolument n’importe quel improvisateur était-il devenu si courant
pour les musiciens que les différences avaient perdu toute importance. Quoi qu’il en soit,
j’avais éprouvé le besoin d’inviter des gens qui improvisaient peu ou même
pas du tout à se joindre à nous 36 .

L’objectif est donc bien de rendre à l’improvisation son sens étymologique,


de faire d’elle une situation non seulement imprévue (ce qui est le propre de
l’improvisation) mais encore imprévisible (ce qui devrait être le propre de
l’improvisation collective libre, si les deux épithètes qui la qualifient sont pris au
sérieux). Toutefois, la radicalité du « dispositif scénique37 » des Company Weeks,
fait également ressortir la nature profondément problématique des situations
d’improvisation collective libre.

L’improvisation collective libre


comme problème de coordination

L’improvisation collective libre apparaît en effet comme une situation particu-


lièrement périlleuse pour les musiciens. D’abord, dans ce type de situation, con-
trairement à l’improvisation à partir d’un référent (telle qu’elle est pratiquée, le
plus souvent, dans le jazz) il n’y a pas d’acte fondateur qui confère à un ensemble

35. Comprendre : des interprètes de musique classique ou contemporaine, comme, par exemple
le corniste du London Sinfonietta.
36. D. Bailey, op. cit., p. 145-146. Nous soulignons.
37. Matthieu Saladin, « Les Company Weeks de Derek Bailey. Note sur un dispositif scénique pour
la pratique de l’improvisation », Tracés, 18 (2010), p. 153-162.

Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale

de données musicales le statut de connaissance commune dans le groupe 38 . Le dis-


cours collectif des musiciens n’est donc pas régulé par un ensemble de données
disposant du statut de connaissance commune, ce qui rend son contrôle bien
plus délicat que dans le cas d’une improvisation avec référent. Le fait que les
121
interactions ne soient pas figées (les rôles et les places dans l’ensemble peuvent
être redéfinis par n’importe qui n’importe quand) complique encore un peu les
choses39. Pour le dire autrement, la question de la gestion collective de la forme,
en particulier les problèmes d’articulation entre les diverses séquences constitu-
tives de l’improvisation (organisation horizontale) et d’agencement des différentes
interactions (organisation verticale), est au cœur de l’improvisation collective libre.
De plus, pour résoudre cette première difficulté qui se présente aux impro-
visateurs, ceux-ci doivent d’abord parvenir à harmoniser plus ou moins leurs
préférences stylistiques ou, plus largement, esthétiques. Cela n’a rien d’évident si
l’on prend au sérieux la caractérisation de l’improvisation libre comme improvi-
sation non-idiomatique 40 . Cela ne signifie en aucun cas que cette musique échappe
à l’émergence de traits distinctifs, qui prennent parfois la forme du cliché ou du
poncif, bien sûr ; c’est plutôt que les musiciens envisagent souvent l’improvisation
libre comme une sorte de laboratoire leur permettant d’explorer, puis de dévelop-
per, un rapport à l’instrument et au sonore qui leur soit spécifique. Et cette par-
cellisation de l’improvisation libre en une multitude d’approches extrêmement
singulières rend très difficile la constitution d’un idiome commun, voire d’un
vocabulaire partagé. Plus spécifiquement, lorsqu’il est amené à improviser libre-
ment avec d’autres musiciens, chaque musicien dispose à chaque instant d’un
ensemble de préférences (évaluant l’intérêt de la situation en cours et des différentes
directions musicales possibles) et d’un ensemble de représentations (des intentions
des autres improvisateurs, mais aussi du cadre d’action lui-même et de la pro-
duction passée). Une des difficultés évidentes que peuvent rencontrer les musi-
ciens dans l’improvisation collective libre, c’est l’existence de divergences trop
prononcées entre ces ensembles de préférences / représentations. Cela ne signifie

38. Au sens de David Lewis, Convention : A Philosophical Study (Oxford : Blackwell, 1969). Il y a
connaissance commune de p dans un group G quand tous les membres de G savent que p, que
tous les membres de G savent que tous les membres de G savent que p, que tous les membres
de G savent que tous les membres de G savent que tous les membres de G savent que p, ad
infinitum… Il s’agit là d’un concept important pour comprendre certains phénomènes de
coordination. Pour se coordonner, ou anticiper correctement une action, il ne suffit pas que la
connaissance soit partagée (tous les membres de G savent que p) ; il est tout aussi important de
savoir que l’autre sait que l’on sait qu’il sait. Dans un contexte musical, le standard choisi par
un groupe de jazz pour improviser possède évidemment ce statut de connaissance commune.
39. Il suffit d’imaginer les difficultés qu’affronterait une équipe de football pour laquelle
l’entraîneur n’aurait pas préalablement fixé les positions (avant-centre, ailier droit…) de
chacun…
40. Voir D. Bailey, op. cit.

tome 98 (2012) • no 1
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évidemment pas que le critère de réussite d’une improvisation libre soit l’unité
esthétique de la production : les effets de collage / montage esthétique ou d’inter-
ruption brutale sont parfois utilisés à dessein par les musiciens, et sont même sou-
vent valorisés. Il s’agit plutôt de dire que le désaccord entre les musiciens sur ce
122
qui « fonctionne » esthétiquement et ce qui ne « fonctionne pas » ne doit pas être
trop grand pour que puisse se cristalliser un discours authentiquement collectif.
Comprendre comment se fait la musique, comprendre comment s’opère
collectivement la création musicale lorsque plusieurs musiciens improvisent
ensemble librement, c’est donc comprendre comment ces deux problèmes vont
structurer le comportement des improvisateurs dans le temps de la performance.
Ceux-ci sont en réalité la double déclinaison d’un même problème de coor-
dination : il nous faut donc comprendre les heuristiques et stratégies mises en
place par les musiciens pour se coordonner. Se coordonner, c’est bien plus que
collaborer : il s’agit non seulement de travailler à la réalisation commune d’une
tâche, mais encore d’effectuer cette tâche de manière interdépendante, en faisant
émerger (spontanément) un agencement, et même un ordonnancement fluide et
harmonieux des actions de chacun en vue de la réalisation de l’objectif commun.
Tout autant qu’à une performance d’improvisation, c’est à une performance de
coordination que se livrent les musiciens pratiquant l’improvisation collective
libre, celle-ci permettant d’éclairer celle-là. Il nous faut donc maintenant analyser
ce problème de coordination, en essayant de montrer comment il peut révéler
les logiques de production et les comportements créatifs inhérents à la situation
d’improvisation collective libre.

Analyser un processus de création collective

L’improvisation collective libre s’apparente donc à un problème de coordination.


La question qui s’impose aux musiciens est en effet la suivante : que jouer ensemble ?
Et même : que jouer ensemble qui satisfasse de manière à peu près équivalente les
différents musiciens impliqués ? Dans le cadre des pratiques d’improvisation libre,
les réponses possibles à cette question sont, a priori, innombrables : il s’agit alors
précisément pour les musiciens d’opérer des choix qui vont dans le même sens. Ces
choix interviennent de plus à différentes échelles, des choix esthétiques globaux
aux choix qui président à la conduite de la musique, moment après moment.
Tous ces choix sont profondément dynamiques puisqu’ils ne se définissent que
les uns par rapport aux autres, et peuvent sans cesse être révisés en fonction du
résultat musical effectivement produit. Ce sont les logiques qui président à ces
différents choix que nous voudrions maintenant examiner.

Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale

Des préférences esthétiques individuelles


à l’invention d’un espace musical partagé
L’improvisation collective libre, par définition, implique plusieurs musiciens par-
ticipant à une action musicale commune. Chacun de ces musiciens dispose de pré-
123
férences individuelles, qui peuvent être classées selon deux catégories principales :
les préférences esthétiques, qui renvoient aux conceptions globales que peuvent
avoir les improvisateurs quant au type de musique qu’ils ont plutôt envie de faire
lorsqu’ils sont en situation d’improvisation libre (musique concrète instrumen-
tale, atonale, minimaliste, modale, influencée par tel ou tel genre : noise, électro­
acoustique, jazz…) ; et les préférences locales, qui concernent l’improvisation telle
qu’elle est en train de se dérouler, et informent directement les représentations
mentales qu’entretiennent les musiciens sur l’improvisation en cours41.
Il est possible, dans la lignée des travaux de Jon Elster sur la rationalité
artistique42 , de considérer l’improvisateur comme un agent rationnel, c’est-à-dire
quelqu’un qui cherche à maximiser une utilité esthétique, à faire advenir, par ses
choix, les états du monde qu’ils préfèrent absolument ou relativement, et donc, en
l’occurrence, à faire que le déroulement de l’improvisation soit le plus conforme
possible à ses partis pris formels et esthétiques. Or, l’idée même de coordination,
c’est-à-dire de convergence vers une solution qui satisfasse l’ensemble des musi-
ciens, suppose un alignement, même relatif, des préférences des improvisateurs :
il n’y a pas de coordination possible pour des agents aux préférences diamé-
tralement opposées. La coordination suppose l’existence d’un terrain d’entente,
même minimal.
Pourtant, il n’y a pas de raison de supposer a priori qu’il y ait un tel ali-
gnement des préférences. Il semble même évident que l’improvisation collective
libre, comme la plupart des phénomènes socialisés, soit le théâtre de négociations
implicites aboutissant ou bien à un compromis, ou bien à l’imposition des préfé-
rences d’un ou plusieurs acteurs. Néanmoins, si cette dimension agonistique est
à l’évidence présente, on peut tout aussi raisonnablement émettre l’hypothèse
que les musiciens participant à ce genre de situations vont avant tout rechercher
une réussite collective. Autrement dit, la qualité et la cohérence de la musique
produite par le groupe devrait s’imposer aux musiciens comme un objectif régu-
lateur d’ordre supérieur, au détriment éventuel de la satisfaction des préférences
strictement individuelles. Certes, les contributions individuelles peuvent toujours

41. Du type : « c’est ce matériau qui doit s’imposer » ; « ce serait bien que X et Y entrent
maintenant dans un rapport d’imitation », ou encore « cela fait trop longtemps que nous
sommes sur cette idée, il faut passer à autre chose rapidement ».
42. J. Elster, op. cit.

tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne

être évaluées diversement par le public : mais, in fine, c’est la musique dans son
ensemble qui fera l’objet de l’appréciation principale.
Ceci n’a rien d’étonnant si l’on se rappelle que l’improvisation collective
libre – à commencer par le free jazz et la free music – a constitué ces idées de
124
coopération, de création et de responsabilité collectives comme des valeurs fon-
datrices, le véritable cœur d’une idéologie sous-jacente43 . Deux facteurs sont à
l’origine de cette vision collective et coopérative de l’improvisation : la fin des
rôles traditionnellement associés aux instruments (solistes / accompagnateurs,
mélodiques / harmoniques / rythmiques…) et la contestation d’une figure cen-
tralisatrice (leader, chef d’orchestre, compositeur) chargée de contrôler en temps
réel, de manière endogène ou exogène, l’organisation hiérarchique et la conduite
formelle de l’improvisation collective. La création est alors vue comme essentiel-
lement collective, et c’est la responsabilité égale de chacun qui est engagée dans
un tel acte.
Un des facteurs principaux de la réussite d’une improvisation collective
libre est donc sans doute la capacité des musiciens à se représenter la situation
d’improvisation comme un problème de coordination, fût-il « impur 44 ». Cela
suppose que les musiciens fassent ce qu’il faut pour, a minima, s’accorder sur les
combinaisons d’actions musicales qui « fonctionnent » et sur celles qui ne « fonc-
tionnent pas ». En revanche, leurs points de vue peuvent ensuite différer sur la
manière de classer ces configurations. Ainsi, il est fréquent qu’un musicien puisse
éprouver une lassitude considérable vis-à-vis d’une situation donnée (parce que
trop familière, trop rabâchée, trop convenue) et néanmoins « jouer le jeu », faire
ce qu’on attend de lui dans une telle situation. Pourquoi ? Parce que malgré tout,
il sait qu’il s’agit là d’une situation qui permettra au groupe d’avancer et de ne
pas se retrouver bloqué, même si lui aurait sans doute préféré une autre solution.
C’est précisément l’existence d’un tel terrain d’entente entre les musiciens qui
rend possible l’émergence de préférences de groupe.
Le trio Buckethead (guitare) / Alexander Balanescu (violon) / Paul
Rogers (contrebasse) sur l’album Company 91, vol. 2 (piste no 8)45 met remar-
quablement en lumière les difficultés que nous venons de mentionner et les

43. Sur cet aspect, on pourra se reporter à Vincent Cotro, Chants libres : le Free Jazz en France, 1960-
1975 (Paris : Outre Mesure, 1999).
44. Dans un problème de pure coordination, les agents possèdent des préférences strictement
identiques ; dans un problème de coordination impure, les agents possèdent des préférences
individuelles différenciées sans être non plus divergentes. L’exemple paradigmatique de
ce genre de cas est la bataille des sexes : un homme et une femme veulent passer la soirée
ensemble : l’homme préférerait aller au cinéma, la femme au ballet. Néanmoins, ils préfèrent
absolument passer la soirée au même endroit, plutôt que de la passer chacun de leur côté. On
le voit, ce type de situation est éminemment propice aux négociations de toutes sortes…
45. Company, Company 91, vol. 2, Incus Records – Incus CD17, 1994.

Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale

stratégies utilisées par les musiciens pour résoudre ces difficultés dans le temps
de la performance. Il réunit en effet trois musiciens issus de milieux totalement
différents : Paul Rogers est un contrebassiste de jazz anglais qui a joué avec la
plupart des grands noms du free jazz européen depuis les années 1970 ; Alexander
125
Balanescu est un violoniste roumain, interprète virtuose et fin connaisseur de
la musique moderne et contemporaine ; Buckethead est quant à lui un musi-
cien largement inclassable (il joue masqué avec un sceau renversé en guise de
haut-de-forme), guitariste américain issu du rock et du Metal, mais attiré par les
musiques expérimentales. On a donc ici une situation assez exemplaire de ce que
cherchait à faire Derek Bailey dans le cadre de ce festival : des musiciens qui ne
se connaissent pas, aussi différents que possibles, héritiers de cultures musicales
largement étrangères les unes aux autres, et qui pourtant doivent se prêter au jeu
de l’improvisation collective.
Dès qu’il prend la parole, chaque musicien trahit immédiatement l’ar-
rière-plan culturel qui est le sien. Chacun possède un style d’improvisation bien
déterminé, style qui témoigne évidemment des préférences esthétiques du
musicien dans la situation en question. Le violoniste commence l’improvisation
avec une phrase nerveuse, constituée de motifs aux larges intervalles entrecou-
pés de silence, qu’on croirait venir de la Sonate de Bartók ou de la Fantaisie de
Schönberg. Mais lorsque le guitariste fait son entrée, quelques secondes plus
tard, le contraste est frappant. D’abord, par l’opposition évidente des timbres,
entre le beau son du violon acoustique et le son de guitare électrique nourri de
larsen ou de distorsion. Ensuite, du point de vue idiomatique : là où le violo-
niste cherchait clairement une certaine atonalité, le guitariste rentre précisément
sur un si, note d’ouverture de la phrase de violon, créant ainsi un fort effet de
polarisation. Enfin, les énergies cinétiques diffèrent également : à l’activité du
violoniste, le guitariste oppose une lente descente chromatique, faite de longues
tenues, du si au la ¼ (à 0’37’’). Quant au contrebassiste, il entre dans l’improvi-
sation à 0’38’’ avec une double corde fa-si, qui devient assez rapidement triple
corde do-fa-si. C’est évidemment une manière très astucieuse de se fondre dans
le duo : cet accord est porteur, par sa structuration intervallique, d’une tension
propice à des développements atonaux, mais en même temps, par sa répéti-
tion obstinée, il peut également jouer un rôle de pédale harmonique. Mais l’on
remarque surtout que la répétition de l’accord est faite de manière régulière :
une pulsation apparaît donc. Paul Rogers introduit ainsi un nouvel élément qui,
là encore, trahit d’une certaine manière son horizon d’improvisation puisqu’à
bien des égards, la pulsation est essentielle à l’expression jazzistique.
Il s’agit donc de trouver le moyen de faire cohabiter ces différents univers.
Assez rapidement (dès 0’55’’), une situation se met en place qui est comme le plus
petit commun dénominateur des trois entrées successives : pas de manipulation

tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne

complexe des hauteurs, ou de phrasé ternaire dans la veine du jazz mainstream,


mais un discours hyper-énergique à l’activité permanente, qui joue sur un effet de
masse et de saturation évident (les trois instrumentistes étant tous en même temps
dans une sorte de solo constant). Les trois discours se retrouvent en effet sur ce
126
paramètre de l’énergie, confinant à une certaine saturation : énergie cinétique d’un
discours très mobile au plan intervallique pour le violoniste ; énergie dynamique
d’un discours plein de distorsion pour le guitariste ; énergie différentielle d’un
discours très accidenté (nombreuses variations de durées et de dynamiques) qui
donne ses contours à la masse sonore pour le contrebassiste. En ce sens, on a bien
une musique improvisée dont l’identité découle de la personnalité des différents
musiciens impliqués, sans pour autant être réductible à leur simple agrégation.
Cette situation apparaît comme une véritable préférence de groupe pour les
improvisateurs, qui se constitue à la fois par un mouvement d’abstraction (les musi-
ciens retenant certaines caractéristiques musicales communes) et par des négocia-
tions croisées. Il est ainsi évident que le guitariste occupe une place particulière : de
par son niveau dynamique, il a tendance à « écraser » les autres paroles musicales,
et à imposer la saturation énergétique qui semble caractériser cette improvisation.
Mais cette domination du guitariste est aussi régulièrement contestée par les deux
autres musiciens, soit qu’ils jouent la carte de la surenchère (c’est notamment la
stratégie employée par le violoniste, par exemple à 2’07’’ lorsqu’il tente de surpas-
ser l’énergie du guitariste en se plaçant dans son registre suraigu), soit au contraire
qu’ils interrompent brusquement leur discours, créant un « vide » immédiat dans
le dispositif d’interaction, ce qui oblige les autres musiciens à infléchir immédia-
tement le discours collectif. On peut en trouver un exemple saisissant à 3’10’’ :
depuis une dizaine de secondes, le contrebassiste martèle des doubles cordes
rageuses et obstinément répétées, comme en lutte pour interrompre le discours
quasiment ininterrompu du guitariste. Cette stratégie ne produisant pas d’effet
particulier, il s’arrête alors brusquement de jouer. L’arrêt, abrupt et inopiné (il n’y
a aucun effet de désinence), agit alors comme un véritable signal d’interruption :
le guitariste semble soudainement désemparé, ne sachant pas vraiment quelle
attitude adopter (s’arrêter ou continuer), proposant deux courtes interventions qui
ne semblent pas très assurées ; quant au violoniste, laissé quasiment à lui-même,
il revient assez naturellement vers sa proposition première, de courts motifs ner-
veux, entrecoupés de silence, avec un son très écrasé. L’utilisation de ce genre de
stratégies de négociations, en imposant ou en suggérant une redéfinition de la
nature du discours collectif, apparaît donc comme un moyen, pour les musiciens,
de renouveler la situation d’improvisation.
L’émergence de cette préférence de groupe, pensée comme solution par-
tielle au problème de coordination évident qu’affrontent les musiciens, a des effets
directs sur la structuration formelle de l’improvisation. Regardons en effet les

Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale

différents moments musicaux qui constituent l’improvisation (le découpage pro-


posé n’est d’ailleurs pas spécialement ambigu, les articulations entre séquences
étant relativement claires) :

Temps Description de la séquence 127

0’’ → 55’’ Les trois entrées successives : présentation des « protagonistes »


55’’ → 2’47’’ Premier « trio énergique »
2’47’’ → 3’13’’ Séquence marquée par deux courts duos en forme de respiration
(texture brusquement allégée)
3’13’’ → 4’45’’ Deuxième « trio énergique »
4’45’’ → 5’25’’ Suite de ce « trio énergique » avec un violon plus solistique
5’25’’ → 6’35’’ Séquence de stase, construite autour de divers balancements
6’35’’ → 7’39’’ Litanie, plainte du guitariste, avant que ne se mette en place
progressivement un retour à la situation de « trio énergique »
7’39’’ → 9’02’’ Troisième « trio énergique »

Il apparaît immédiatement que le temps global dévolu à la situation de « trio


énergique » représente plus de la moitié de l’improvisation (307 secondes au
total). Cela signifie que les improvisateurs vont à la fois avoir tendance à main-
tenir une séquence pendant longtemps lorsque celle-ci est amorcée et qu’elle
« fonctionne » (c’est-à-dire qu’elle permet la cohabitation stable des différentes
participations individuelles), et à revenir fréquemment à la situation qu’ils ont
définie comme constituant leur préférence de groupe.
Ce mouvement, qui consiste pour les musiciens à inventer, dans le temps
de la performance, l’espace musical qu’ils pourront partager est un des aspects
les plus remarquables de l’improvisation collective libre. Il s’agit en tout cas
d’un des marqueurs de créativité les plus évidents qui peuvent être saisis dans
ce genre de situation, et d’un des plaisirs qui caractérisent en propre l’appréhen-
sion d’une improvisation collective libre : voir comment une sorte de « sabir »
ad hoc (empruntant aux diverses « langues » parlées par les improvisateurs) va se
constituer pour permettre aux musiciens de communiquer, de dialoguer, d’inte-
ragir et de participer à la constitution d’une action musicale commune et parta-
gée. L’imposition idiomatique (le fait d’introduire une « langue musicale » telle
quelle et pour elle-même) semble dʼailleurs être fondamentalement étrangère à
l’horizon (peut-être utopique) de l’improvisation collective libre. À cet égard, Ben
Watson, commentant l’album Once (enregistré lors de l’édition de 1987 du festival
Company Weeks), fait très justement cette remarque :
Il y a en effet deux passages plus faibles dans cet album : dans le premier,
Carlos Zingaro joue du violon à la manière folk ; dans le second, Lee Konitz

tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne

adopte une position de repli en citant As Time Goes By. Ces deux passages
illustrent bien le fait que le jeu « idiomatique » fonctionne comme une bar-
rière à l’improvisation libre. Bien sûr, les musiciens qui improvisent doivent
bien venir de quelque part […]. Mais c’est simplement que les « identités
128 sonores et musicales » du jeu des individus doivent prendre en compte la
sonorité d’ensemble et non découler d’une sorte de voyage linéaire pré-établi,
ou d’une citation quelconque d’une culture musicale positive46 .

Le musicien qui s’appuie trop explicitement sur les ressorts d’un langage musical
pré-établi prend toujours le risque de voir son discours s’apparenter à une cer-
taine violence symbolique, imposant un cadre de référence aux autres musiciens
sans que ceux-ci ne possèdent nécessairement les outils (théoriques et instrumen-
taux) leur permettant de discourir à l’intérieur de ce cadre.
Il s’agit donc, pour le groupe, de parvenir à créer des espaces de dialogue
qui pourront fonctionner comme des préférences collectives ; et c’est souvent
quand cet espace ne peut être trouvé, par exemple quand les préférences esthé-
tiques individuelles des improvisateurs sont trop éloignées, que l’improvisation se
bloque ou se transforme en cette « soupe improvisatoire » dénoncée par Jacques
Siron47. Cette dimension coopérative est fondamentale : elle permet de comprendre
les efforts qui sont faits pour parvenir à un alignement relatif des préférences, et
que les musiciens tentent de « jouer le jeu », même quand cette condition n’est
visiblement pas actualisée. Résoudre ce problème de coopération consiste alors
précisément à faire émerger des préférences collectives, c’est-à-dire à attribuer
des préférences sui generis à l’entité qu’est le groupe d’improvisateurs, et à agir en
fonction de ces préférences-là, plutôt que des préférences individuelles48 . Cela
ne signifie évidemment pas que l’improvisation collective libre ne possède pas
pour autant une dimension agonistique comme nous l’avons vu ci-dessus : si les
musiciens n’ont pas la même manière de classer ces préférences collectives, alors
l’improvisation peut devenir le théâtre de multiples négociations implicites, visant
à « tirer » l’improvisation vers les situations plutôt valorisées par tel ou tel. Cela
ne remet toutefois absolument pas en cause le fait que le cadre général d’analyse
reste bien celui du problème de coordination.

46. B. Watson, op. cit., p. 255.


47. Jacques Siron, « L’improvisation dans le jazz et les musiques contemporaines : l’imparfait du
moment présent » in J.-J. Nattiez (éd.), Musiques : une encyclopédie pour le xxie siècle, vol. 5 : L’unité
de la musique (Arles : Actes Sud, 2007), p. 690-711.
48. Voir à ce sujet : Robert Sugden, « Team Preferences », Economics and Philosophy, 16 (2000),
p. 175-204.

Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale

Communication des intentions et négociations implicites


Ces négociations qui animent l’improvisation collective libre apparaîtront plus
nettement si l’on se penche sur les préférences plus locales que peuvent entrete-
nir les différents musiciens. Nous avons ainsi pu mettre en évidence le caractère
129
hétéroclite des préférences des improvisateurs dans une étude récente49 , réali-
sée auprès de vingt-deux musiciens issus de la classe d’improvisation générative
du CNSMD de Paris et de l’atelier d’improvisation libre du CNSMD de Lyon.
Les musiciens étaient regroupés en trios, chaque musicien dans une cabine de stu-
dio individuelle (de sorte qu’ils pouvaient seulement s’entendre, mais pas se voir),
et devaient improviser librement ensemble pour environ 7 minutes. Les musiciens
étaient par ailleurs face à des caméras, et devaient adopter une certaine position
en fonction de ce qu’ils pensaient de la qualité du discours collectif : se tourner
vers la droite s’ils jugent que la situation est intéressante, satisfaisante ; se tourner
vers la gauche s’ils jugent que la situation est faible, sans direction commune ou
idée stable ; rester au milieu s’ils trouvent le résultat moyen, ou s’ils n’ont pas
d’opinion spécifique. Douze trios ont été enregistrés de cette manière ; la Figure 1
donne un exemple des résultats obtenus sur une de ces improvisations.

Figure 1 • En blanc, les évaluations positives ; en gris, les évaluations neutres ; et en noir les évaluations
négatives. On peut constater le désaccord patent entre le saxophoniste et le joueur d’euphonium aux alen-
tours de 250 s

Clarinette

Euphonium

Saxophone

0 50 100 150 200 250 300 350


temps (s)

Il ressort de cette expérience que les jugements des musiciens sont remarquable-
ment contrastés, ce qui laisse donc une grande place aux négociations implicites
entre musiciens. En effet, en comparant les musiciens deux à deux (soit trois
paires à considérer par trio) pour mesurer la fréquence de leur accord quant à la
qualité de la coordination, il est apparu que les évaluations n’étaient concordantes
que 46 % du temps. Cela signifie donc que les musiciens ne « vivaient » pas la
musique de la même manière plus de la moitié du temps : en particulier, les musiciens
n’étaient presque jamais unanimes pour considérer une situation donnée comme
bonne ou mauvaise. Ce résultat est sans doute dû au fait que les musiciens
n’avaient jamais joué ensemble avant la performance ; il est plus que probable

49. Étude réalisée en janvier 2012, en collaboration avec Nicolas Garnier.

tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne

que l’homogénéisation des représentations entretenues par les musiciens se fasse


sur un temps plus long. Il s’agirait alors d’un effet des phénomènes de cognition
d’équipe50 qui peuvent se mettre en place au sein des groupes d’improvisation,
phénomènes qui dépendent directement de la familiarité qu’ont les musiciens les
130
uns avec les autres et de leurs expériences communes. Ces désaccords fréquents
dans l’évaluation de la qualité du discours collectif expliquent d’ailleurs sans
doute pourquoi les évaluations négatives sont à ce point dominantes : sur
l’ensemble des douze trios enregistrés dans cette étude, on ne compte en effet
que 20 % d’évaluations positives, contre 51 % d’évaluations négatives et 29 %
d’évaluations « neutres », ce qui semble indiquer on ne peut plus clairement le
caractère authentiquement problématique de ce type d’improvisation51.
Le fait que les improvisateurs entretiennent des représentations similaires
d’une situation donnée joue pourtant un grand rôle dans le succès de la tâche de
coordination. En effet, les stratégies mobilisées par les musiciens (stratégies d’at-
tente, de densification, de stabilisation…) dépendent directement de la manière
dont ils évaluent la qualité de la coordination. Des représentations divergentes
risquent donc d’aboutir rapidement au choix de stratégies incompatibles entre
elles. Il faut donc que les musiciens parviennent à se mettre d’accord dans le
temps même de la performance.
Cela pose une question centrale, qui est celle de la communication entre les
musiciens. Là encore, il s’agit d’une des spécificités du processus de production
de l’improvisation collective libre, et de l’un des marqueurs de l’inventivité qui
peut être à l’œuvre dans ce genre de situations : comment communiquer, le plus
clairement possible, et par des moyens strictement musicaux52 , ses intentions ou
les représentations que l’on entretient ?
Les musiciens communiquent évidemment par le biais de leurs signaux
musicaux mêmes. Il convient en effet de distinguer deux aspects du discours des
musiciens en situation d’improvisation : son contenu acoustique, musical et/ou

50. À cet égard, voir Eduardo Salas, Steve M. Fiore et Michael P. Letsky (éd.), Theories of Team
Cognition : Cross-Disciplinary Perspectives (New-York : Routledge, 2011).
51. Ces résultats, globalement très négatifs, peuvent surprendre. Toutefois, ils sont à nuancer en
raison du caractère particulièrement contraignant du dispositif expérimental : en particulier,
il est possible que la nature réflexive de la tâche ait prévenu l’apparition des états de « flow »
décrits par Mihaly Csikszentmihalyi (Flow : The Psychology of Optimal Experience (New-York :
Harper and Row, 1990)), caractérisés par une conscience aiguë de la situation présente et
par le fait d’être totalement absorbé par l’activité réalisée ; ces états sont souvent corrélés au
sentiment d’une expérience optimale.
52. Certes, il n’y a pas de raisons d’exclure a priori les formes de communication explicitement
visuelles (signes, postures, positions des instruments…) ; mais le fait même que certains
improvisateurs n’hésitent pas à fermer les yeux lorsqu’ils improvisent, ou en tout cas à être
extrêmement focalisés sur leur instrument, semble indiquer qu’il ne s’agit pas là du canal de
communication principal.

Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale

gestuel d’un côté ; son contenu « intentionnel » – ce qu’il veut dire, ce qu’il laisse
transparaître des intentions et autres états mentaux (croyances, désirs…) de son
producteur – de l’autre. Cette distinction n’est en rien une commodité d’ana-
lyse : elle ressort très clairement du discours que peuvent avoir les improvisateurs
131
quand ils commentent leurs productions53 .
En situation d’improvisation, les musiciens doivent donc à la fois communi-
quer le contenu sémantique de leurs idées musicales en temps réel et « décoder »
les intentions exprimées par les autres musiciens à travers leurs signaux musi-
caux. Le discours d’un improvisateur peut donc se voir attribuer divers contenus
« intentionnels », manifestations des désirs, croyances et représentations de son
auteur ; il peut ainsi faire entendre la représentation formelle que se fait son
auteur de l’improvisation en cours (en amorçant, par exemple, une transition vers
une nouvelle séquence), ou indiquer à l’un des musiciens que son auteur souhaite
entrer avec lui dans une forme d’interaction spécifique (par exemple dans un jeu
d’imitation-fusion), ou encore manifester l’évaluation esthétique que porte son
auteur sur la situation actuelle (par exemple par un geste d’interruption, très
contrastant, porteur d’une certaine ironie).
Il n’en reste pas moins que le « décodage » du contenu sémantique du signal
et des intentions du musicien qui en est à l’origine va rarement de soi : la nature
inductive du processus laisse place à de nombreuses ambiguïtés et incertitudes.
L’échec dans la coordination des musiciens peut donc très bien survenir d’un
problème de communication, c’est-à-dire d’un échec dans la transmission de l’in-
tention musicale d’un des improvisateurs au reste du groupe, échec qui conduit
les autres musiciens à se faire une représentation erronée de cette intention, ou
à entretenir des représentations de la situation en cours divergentes. Les situa-
tions les plus erratiques de l’improvisation collective libre, celles qui aboutissent
littéralement à une aporie sont en effet souvent le résultat de représentations
conflictuelles54 .

53. Voir le dispositif présenté dans : Clément Canonne et Nicolas Garnier, « Cognition and
Segmentation in Collective Free Improvisation », in E. Cambouropoulos et al. (éd.), Proceedings
of the 12th International Conference on Music Perception and Cognition and the 8th Triennial Conference of
the European Society for the Cognitive Sciences of Music, July 23-28, 2012, Thessaloniki, Greece (2012),
http://icmpc-escom2012.web.auth.gr/sites/default/files/papers/197_Proc.pdf (consulté le
12 octobre 2012).
54. Ibid. ; un des exemples les plus parlants discuté dans cet article est sans doute ce passage où
une flûtiste introduit une proposition pleine d’énergie, dans l’espoir, dit-elle, de « redynamiser
le discours collectif, qui a tendance à s’essouffler » ; mais les autres musiciens ne comprennent
pas du tout ce geste de la même manière : pour eux tous, il s’agit là d’une prise de parole qui
annonce très clairement un solo de la flûtiste. À cet égard, le commentaire du saxophoniste est
éloquent : « À la fin de cette partie-là, autour de 3’, il y a le tubiste qui tient une note et qui est
interrompu par la flûtiste à 3’06’’, qui joue quelque chose qui est fortement contrastant, par
le caractère déjà timbral de la chose, et aussi rythmique : c’est quelque chose de très articulé,

tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne

Ce genre de difficultés est clairement identifié par Thomas Nunn :

Un improvisateur peut vouloir que la musique aille dans une certaine direc-
tion et jouer quelque chose qui, selon lui, implique cette direction, mais il
132 n’est jamais garanti que les autres reconnaîtront, ou même accepteront cette
direction souhaitée. Un improvisateur répondant à un autre peut sentir que
la musique est en train de prendre une direction différente, ou de revêtir un
caractère musical différent […] et conforter cette nouvelle direction appa-
rente du flux musical. Mais il peut aussi mal interpréter l’intention musicale
et produire ainsi une « erreur », bien qu’il y ait toujours la possibilité de
contextualiser une réponse erronée et d’effacer, rétrospectivement, ce senti-
ment d’« erreur »55 .

Le traitement de ces « erreurs » ou de ces « échecs » de communication, volon-


taires ou involontaires, se trouvent donc en réalité intégré au flux même de l’im-
provisation, créant par là autant de nouvelles occasions, pour les improvisateurs,
de manifester leur réactivité et leur sens de l’à-propos. Ces « erreurs » se tra-
duisent en effet le plus souvent par une divergence soudaine entre deux direc-
tions, ou deux caractères, ce qui nécessite adaptations et ajustements rapides de
la part d’un ou de plusieurs musiciens, sous peine de mettre en péril la cohérence
globale de l’improvisation collective et/ou de faire apparaître le passage en ques-
tion comme une authentique erreur (ce qui est le comble dans une musique qui a
justement le luxe de ne pas dépendre d’un texte normatif ou d’un ensemble de
conventions stylistiques préalablement donnés)56 . L’improvisation collective libre
est alors le théâtre de processus visant à résoudre les tensions qui peuvent résulter

et très rapide, qui contraste avec ce que le tubiste jouait, et d’ailleurs le percussionniste aussi,
qui tient une matière entretenue. Et la flûtiste entre avec cette sorte de phrase. Et là, j’ai
pensé… pour moi c’était clair, c’était une sorte de prise de parole solo, en tout cas pour un
moment. Je pense que pour elle, visiblement ce n’était pas clair, je pense qu’elle souhaitait
qu’on la rejoigne là-dessus, qu’on brise tous ensemble la texture générale, et en fait, personne
ne l’a rejoint. Il y a le percussionniste qui se pose un peu la question, on entend des petits
semblants de départ, mais finalement non, ce qui fait que la flûtiste s’arrête surprise. Moi j’ai
regretté que ce ne soit pas une prise de parole solo, en tout cas à ce moment-là, et je trouve
ça dommage à la réécoute. En tout cas, pour moi c’était évident que je n’avais pas à jouer
puisque c’était une prise de parole affirmée et que je pensais qu’elle pouvait développer, mais
finalement non ». Les musiciens s’interrompent donc tous assez rapidement, laissant la flûtiste
esseulée, ce qu’elle n’avait évidemment pas anticipé. Il s’ensuit un moment littéralement
aporétique, puisqu’un silence gêné finit par s’imposer quelques secondes plus tard, ponctué
de quelques interventions hésitantes du percussionniste, avant que la musique ne redémarre
par un geste volontaire du saxophoniste.
55. Th. Nunn, op. cit., p. 109.
56. Ce genre d’attitudes irait d’ailleurs à l’encontre d’une des règles tacites de l’improvisation
collective : toujours faire le maximum pour accepter les nouvelles propositions plutôt que de
les refuser. C’est ce dont témoigne le principe du « yes, and… », communément adopté en
improvisation théâtrale : il s’agit de toujours accepter la proposition précédente, quitte à la
qualifier, mais de jamais la refuser ou la dénier.

Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale

des représentations conflictuelles entretenues par les musiciens. Un des enjeux


de la communication entre les musiciens est donc précisément de parvenir à une
convergence cognitive57 des improvisateurs58 , c’est-à-dire à une certaine harmo-
nisation des représentations entretenues par chacun.
133
La situation que l’on rencontre la plus fréquemment est la suivante : un
musicien veut provoquer un changement dans le discours collectif par l’introduc-
tion d’une proposition contrastante (parce qu’il est lassé, ou parce qu’il juge néga-
tivement la situation en cours) mais sans être suivi par les autres. Cela conduit à
une zone de négociations implicites : ou bien le musicien prend acte du refus des
autres de le suivre et trouve un moyen de les rejoindre à partir de sa proposition
actuelle ; ou bien il transforme sa proposition, à la recherche d’un autre moyen
pour atteindre l’objectif envisagé ; ou bien encore il maintient sa nouvelle propo-
sition en l’état, l’imposant jusqu’à ce que les autres musiciens décident finalement
de le rejoindre. Voici trois exemples permettant d’illustrer ces cas successifs :
••
L e quartet John Zorn (saxophone) / Paul Lovens (percussions) / Paul
Rogers (contrebasse) / Yves Robert (trombone) sur Company 91, vol. 3 (piste
no 8)59 est construit essentiellement sur deux atmosphères fréquemment alter-
nées : la première caractérisée par une utilisation « orthodoxe » de l’instru-
ment, la présence d’échelles modales et de swing ; la seconde caractérisée par
une énergie beaucoup plus frénétique, alternant exploration micro-tonale et
gestes instrumentaux proches du cri. À 8’51’’, John Zorn, voulant ramener
la première atmosphère, se lance brusquement dans une sorte de chorus très
orienté « jazz » ; mais le reste du groupe ne suit pas vraiment : les deux atmos-
phères se trouvent alors clairement superposées. John Zorn choisit évidemment
de persister dans son idée ; mais le reste du groupe ne semble pas s’en émou-
voir. On observe alors tout un mouvement d’adaptation, par lequel John Zorn,
désintégrant très progressivement l’univers qu’il a installé, rejoint finalement
ses comparses dans l’esthétique « free » vers 10’00’’. Il commence d’abord par
reprendre sa cellule motivique initiale, en la transposant et en la bouclant sur
elle-même ; le discours mélodique s’accélère ensuite, par des fusées ascendantes
et descendantes sur plusieurs registres. Le son donne l’impression de déraper
de plus en plus souvent dans un registre suraigu. La mélodie frénétique repart

57. H. V. Parunak, T. C. Belding, R. Hilscher et S. Brueckner, « Understanding Collective


Cognitive Convergence », in N. David et J. S. Sichman (éd.), Multi-Agent-Based Simulation IX
(Berlin : Springer, 2009), p. 46-59.
58. Ce constat s’applique évidemment à d’autres formes d’improvisation collective, par exemple
à l’improvisation théâtrale. Voir Daniel Fuller et Brian Magerko, « Shared Mental Models
in Improvisational Theatre », C&C ’11 Proceedings of the 8th ACM Conference on Creativity and
Cognition (New-York : ACM, 2011), p. 269-278.
59. Company, Company 91, vol. 3, Incus Records – Incus CD18, 1994.

tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne

ensuite, mais les matières se mélangent de plus en plus : même si certains élé-
ments motiviques se détachent encore, la stabilisation sur une texture timbrale
suraiguë est de plus en plus nette, jusqu’à être définitive à 10’00’’.
••Un passage du trio Rhodri Davies (harpe) / Mark Wastell (violoncelle) / Simon
134
H. Fell (contrebasse) sur Company in Marseille (piste no 1)60 permet d’illustrer le
deuxième cas : à 1’45’’, le contrebassiste tente de modifier le discours collectif
par une intervention à valeur interruptive, en introduisant une série de sons
granuleux dans le grave, assez prégnants, avec beaucoup de pression d’archet.
Mais là encore, les deux autres musiciens ne prennent pas en compte ce nouvel
élément, et restent sur des textures tramées. À partir de 2’00’’, il va alors trans-
former son discours pour faire émerger progressivement de ces sons granuleux
des pizz heurtés, qui deviennent clairement distincts à 2’10’’. Cette fois-ci, la
tentative est couronnée de succès : la proposition est acceptée par les autres
musiciens, qui fusionnent avec le contrebassiste par imitation du matériau (le
harpiste à 2’19’’ et le violoncelliste à 2’23’’), entraînant la musique dans une
nouvelle séquence percussive et discontinue.
••Enfin, le trio John Zorn (saxophone) / Buckethead (guitare) / Pat Thomas (cla-
viers et électronique) sur Company 91, vol. 2 (piste no 5) donne une idée du dernier
cas que nous avons distingué : cette improvisation commence dans une éner-
gie très rock, avec un sample de boîte à rythme, des lignes de basse polarisées
autour de mi à la guitare, et une série d’interventions exubérantes au saxophone.
À 0’45’’, le saxophoniste change de ton de manière très abrupte, pour énoncer,
sur le rythme de la boucle, une série de motifs autour des notes fa¾-sol-sol¾-la-mi
qui forment une petite mélodie entêtante dans une nuance piano. Cette inter-
vention perturbe les autres musiciens, qui semblent au contraire vouloir rester
dans le caractère précédent : ainsi, le guitariste se contente de tenir un mi grave,
comme en attendant de voir ce qui va se passer, tandis que les boucles de clavier
se poursuivent. Mais le saxophoniste continue obstinément sa rengaine, jusqu’à
ce que le claviériste soit contraint à interrompre sa boucle à 0’58’’ ; le saxopho-
niste ralentit alors le débit de son discours, et les deux autres musiciens entrent
finalement dans un jeu plus mélodique, présentant une série d’interventions qui
viennent contrepointer le discours du saxophone.

Dans tous les cas, ces négociations croisées sont l’occasion d’observer de fasci-
nants processus d’interpolation, qui découlent de la nécessité, pour les improvi-
sateurs, de satisfaire deux objectifs régulateurs qui ne sont pas toujours com-
patibles : produire un discours qui soit à la fois d’une certaine cohérence interne et
qui se coordonne aux discours concurrents. Il faut donc que coexistent la logique

60. Company, Company in Marseille, Incus Records – Incus CD44/45, 2001.

Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale

de conduite du discours individuel et la logique de coordination. Ces deux


logiques, qui contraignent fortement la production du signal, peuvent imposer
au musicien des objectifs contradictoires, ce qui arrive typiquement quand un
ou plusieurs musiciens modifient brusquement le discours : les autres improvi-
135
sateurs doivent alors trouver un moyen de s’adapter à la nouvelle situation tout
en trouvant un lien pertinent avec ce qu’ils étaient en train de faire, ce qui se
fait en général par des processus d’interpolation plus ou moins élaborés. C’est
d’ailleurs bien souvent dans la manière dont un musicien peut répondre à ce genre
d’« accrocs » dans le flux collectif qu’il manifeste ses qualités d’improvisateur.

La gestion collective de la forme : interactions,


marqueurs formels et manipulation des événements saillants
Il reste néanmoins une difficulté de taille : comment faire évoluer concurremment
les discours musicaux des uns et des autres, alors qu’il n’y a pas d’éléments préal-
ables explicitement partagés qui permettraient d’ordonner cette évolution ? Il s’agit
sans doute là de la question majeure que pose l’improvisation collective libre.
À un niveau très général, il faut d’abord rappeler que l’improvisation col-
lective libre est une situation interactive. Les musiciens y sont unis par un système
d’actions réciproques : le plus souvent, les actions du musicien A ont une influence
sur les actions du musicien B, et réciproquement 61.
Les interactions qui unissent les musiciens sont de nature très variée. Les rap-
ports d’interaction ne se réduisent évidemment pas aux relations d’imitation, et
incluent de multiples relations : contraste, dialogue, complémentarité (de registre,
de dynamique…), accompagnement (actif ou passif), ponctuation, stimulation…
bref, toutes les formes d’articulation qui peuvent exister entre deux discours musi-
caux. Mais quel que soit le sens de ces interactions, le fait même qu’elles soient
au cœur de la musique permet déjà d’expliquer certains comportements formels
typiques de l’improvisation collective libre. C’est en effet toute l’élaboration de la
forme qui procède par interaction dans l’improvisation collective libre.
Dans ce système de « couplages » qui unissent les musiciens les uns aux
autres, toute modification d’un discours individuel ne saurait passer inaperçue :
on pourrait même dire que l’écoute des improvisateurs est tout autant, si ce n’est
plus, focalisée sur le profil de variations des discours que sur le contenu des discours
eux-mêmes. Dans une situation où il n’y a pas de liens permettant d’unir a priori
les discours les uns aux autres, les musiciens tendent en effet à se donner des preuves
d’interaction ; et, pour un improvisateur, le meilleur moyen de faire savoir qu’il a

61. Même si, bien sûr, cette influence n’est pas toujours audible. Le musicien B peut très bien
ne pas réagir du tout à l’action du musicien A, ce n’est pas pour autant qu’il n’interagit pas
avec lui. L’absence ostentatoire de réaction peut même être vue, parfois, comme un indice
d’interaction : une contre-réaction qui répondrait à l’action initiale, en quelque sorte.

tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne

entendu le changement introduit par l’un de ses co-improvisateurs est d’introduire


à son tour une variation (fût-elle minime) dans son propre signal. La perception
d’une variation provoque donc le plus souvent, chez le musicien percevant, une
autre variation. Il s’agit d’ailleurs là d’une des raisons permettant d’expliquer
136
l’aspect extrêmement instable, presque chaotique, des dynamiques de production
dans l’improvisation collective libre62 : les variations et les micro-changements s’en-
traînant les uns les autres, comme en cascade, la stabilisation du discours collectif
autour d’un attracteur donné ne peut jamais être tenue pour acquise.
Une expérience nous a permis de confirmer cette idée selon laquelle le pro-
fil de variations des discours improvisés joue un rôle central dans la manière dont
les musiciens construisent la forme en temps réel. En isolant trois improvisateurs
dans des cabines différentes (de sorte qu’ils pouvaient seulement s’entendre, mais
pas se voir), et en leur demandant d’appuyer sur une pédale chaque fois qu’ils
avaient le sentiment d’introduire une variation significative dans leur discours,
nous avons pu observer que, sur les 20 improvisations ainsi enregistrées, 73,4%
des déclenchements de pédale sont suivis par au moins un autre déclenchement
de pédale63 . Le résultat est donc sans appel : la variation appelle clairement la
variation64 .
La Figure 2 (page suivante) présente un graphique permettant de visualiser
la manière dont les différents déclenchements de pédale (représentés par le pas-
sage d’une nuance de gris à une autre) peuvent se répondre les uns aux autres
au sein d’un des trios enregistrés.
Il faut noter que la consigne donnée aux musiciens était d’appuyer sur la
pédale lors de l’introduction d’une « variation significative », ce qui écarte de facto
les changements plus subtils qui peuvent se produire à l’intérieur d’un discours.
Cette concentration sur les variations de haut niveau a été rendue nécessaire pour
ne pas alourdir la pression cognitive déjà élevée s’exerçant sur les musiciens, qui
devaient improviser tout en gardant à l’esprit d’appuyer sur une pédale lorsqu’ils
modifiaient leurs discours.

62. C’est dans cette perspective que des rapprochements féconds entre improvisation libre et
systèmes chaotiques ont pu être esquissés. Voir à cet égard : D. Borgo, Sync or Swarm…,
op. cit. ; ou pour une modélisation inspirée par les systèmes non-linéaires : Clément Canonne
et Nicolas Garnier, « A Model for Collective Free Improvisation », in C. Agon et al. (éd.),
Mathematics and Computation in Music. Third International Conference MCM 2011, Ircam, Paris, France,
June 15-17, 2011. Proceedings (Berlin : Springer, 2011), p. 29-41.
63. En se donnant une marge temporelle de huit secondes : c’est-à-dire que deux déclenchements
de pédale sont considérés comme « liés », ou « se répondant », s’ils sont séparés par un
intervalle temporel inférieur ou égal à huit secondes.
64. Étude réalisée en janvier 2012 (en collaboration avec Nicolas Garnier) auprès de musiciens
issus de la classe d’improvisation générative du CNSMD de Paris, et dont les résultats n’ont
pas encore fait l’objet d’une publication.

Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale

Figure 2 • Les musiciens indiquent par un déclenchement de pédale (représenté ici par le passage d’une
nuance de gris à une autre) les moments où ils pensent avoir introduit une variation significative dans leur
discours

Percussions
137

Euphonium

Saxophone

0 60 120 180 240 300 360 420 480 540


temps (s)

Nous pouvons néanmoins compléter cette donnée expérimentale par la descrip-


tion linéaire d’un passage de transition de l’improvisation en trio proposée par
Yves Robert (trombone), Alexander Balanescu (violon) et Derek Bailey (guitare)
sur Company 91, vol. 1 (piste no 2, de 2’27’’ à 3’50’’)65 . Ce passage montre bien
à quel point ces multiples ajustements émaillent la conduite de l’improvisation
jusque dans le détail du discours collectif, dès lors que celui-ci est pris dans une
structure d’interaction serrée. Il apparaît en particulier clairement, dans une telle
situation, qu’une lecture causaliste des rapports entre discours individuels (pensés
alors comme actions) est pleinement pertinente : chaque variation introduite chez
l’un a des effets chez l’autre (quelle que soit par ailleurs l’ampleur de ces effets), et
peut donc être interprétée a posteriori comme cause de ces effets. On trouvera une
transcription de ce passage dans la Figure 3 (p. 138-139) – essentiellement une
représentation graphique, qui n’a pas d’autre fonction que de donner à voir la
musique, accompagnée d’un relevé sur portée intermittent permettant de facili-
ter le repérage du lecteur ; les flèches manifestent les diverses relations de causalité
pouvant unir les deux discours et les puces numérotées de la partition renvoient
aux différents points de la description, donnés ci-dessous :

1) À 2’27’’, alors que le discours collectif est jusque-là plutôt pointilliste, le gui-
tariste lance un tremolo sur ré, ré qui est aussitôt choisi comme finale de la
brève incise du violoniste à 2’28’’ (à la place du si qui tenait lieu de finale
jusqu’alors). L’installation de ce discours continu provoque l’arrêt du trombo-
niste, qui se retire du jeu.
2) Le guitariste place ensuite son tremolo sur fa¾ à 2’29’’ ; le violoniste interrompt
alors son jeu pointilliste pour entrer dans un rapport d’imitation avec le gui-
tariste, par l’introduction de bariolages sur l’accord sol-do¾-fa¾ à 2’30’’.

65. Company, Company 91, vol. 1, Incus Records – Incus CD16, 1994.

tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne

Figure 3 • Transcription de « YR / AB / DM » (2’27’’ à 3’50’’), Company 91, vol. 1 (piste no 2)

138

Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale

139

tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne

3) À 2’33’’, le guitariste attaque un mouvement chromatique descendant ; le


violoniste y répond à 2’37’’ en fragmentant ses bariolages et en accroissant la
dynamique de son jeu. Les bariolages du violoniste se resserrent de plus en
plus, pour devenir doubles et triples cordes.
140
4) À 2’40’’, le violoniste introduit brusquement une nouvelle hauteur dans l’har-
monie, en terminant sa phrase par l’accord sol-do¾-ré¾ ; le guitariste lui répond
aussitôt en sautant du do¾ où il était arrivé au si¼ à 2’41’’, si¼ qu’il enrichit
immédiatement d’un la une septième majeure au-dessus.
5) S’ensuit un passage plus intense, où les changements de hauteurs s’enchaînent
rapidement, avant que le discours ne se calme progressivement, avec notam-
ment le violoniste qui se pose autour d’un fa¾ agrémenté de quelques broderies
à 2’46’’. À 2’53’’, le guitariste se stabilise à son tour, en égrenant des do¾ alter-
nés irrégulièrement en brèves et en longues qui produisent un effet de quasi-
pulsation ; le violoniste amplifie alors ses broderies en mélismes – mélismes
répétés jusqu’à ce que, par anamorphoses successives, ils se placent dans une
respiration commune avec les interventions du guitariste.
6) À 3’02’’, le violoniste développe le motif sur lequel il oscillait en lui adjoignant
un si final ; le guitariste varie alors à son tour son discours en « gommant »
progressivement ses attaques, à l’aide du bouton de volume.
7) Puis, à 3’08’’, le discours du violoniste, dont les interventions étaient jusque-là
calées sur le débit du guitariste, se fait continu ; le guitariste ponctue alors sa
phrase d’un mi grave laissant entendre un sol¾ harmonique à 3’11’’ qui a pour
effet d’interrompre immédiatement le violoniste.
8) Le guitariste commence ensuite une mélopée qui se déploie très progressive-
ment à partir du do¾ initial, avant d’être rejoint rapidement par le violoniste
à 3’13’’ avec des interventions extrêmement brèves et sèches, réalisées avec la
pointe de l’archet, qui s’entremêlent progressivement au jeu du guitariste, en
un discours toujours largement polarisé autour de do¾, sur le mode de Si.
9) À 3’35’’, le guitariste ajoute une nouvelle coloration à son discours, en intro-
duisant un fa¾ en harmonique ; le violoniste répond à cette nouvelle couleur
en étendant l’ambitus de ses motifs, du fa¾ au la.
10) Ce jeu extrêmement fusionnel, à la fois au niveau des timbres et au niveau des
hauteurs choisies, continue jusqu’à 3’47’’ : le guitariste produit alors quelques
rasgueado qui viennent dynamiser un discours assez statique, toujours polarisé
sur do¾. C’est précisément le moment que choisit le tromboniste pour revenir
dans l’interaction avec une tenue très piano sur un do¾ grave. À ce retour du
trombone répond une modification radicale du discours du guitariste, qui
produit alors (très probablement à l’aide d’un bottle neck) une série de glissandi
aériens, légèrement bruiteux, avant que ne revienne l’atmosphère doucement
lyrique de la transition, maintenant étoffée des basses du trombone.

Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale

Sur un peu plus d’une minute de musique, on peut donc observer un grand
nombre de ces ajustements réciproques – de ces rapports de cause à effet entre
les discours individuels. Certes, ces ajustements sont ici particulièrement denses
en raison de la forte relation d’imitation qui unit les deux discours individu-
141
els, réduisant ainsi la marge d’autonomie de chacun. Mais le principe même de
ces concaténations de variations, causalement enchâssées les unes aux autres,
s’observe, à des degrés divers, quelle que soit la modalité d’interaction struc-
turant les rapports entre les improvisateurs ; à cet égard, l’extrait analysé ne fait
que montrer de manière exemplaire l’importance de ces ajustements réciproques
dans les situations d’improvisation collective libre.
La relation de dépendance réciproque qui unit les signaux musicaux les uns aux
autres donne donc déjà une première clé pour comprendre la manière dont les
improvisateurs peuvent construire collectivement leurs discours. Mais on peut
également tirer une leçon plus importante de cette attention générale au profil de
variations des discours : les musiciens tendent à utiliser intensivement les éléments
saillants du discours – c’est-à-dire les éléments qui, d’une manière ou d’une autre,
se différencient du contexte musical au sein duquel ils apparaissent et qui, par-là
même, vont jouir d’une certaine prégnance cognitive – pour opérer la conduite
formelle du discours collectif.
Cette importance des éléments saillants dans le traitement des problèmes
de coordination en général a déjà été largement constatée. Rappelons que, dans
un problème de coordination, la difficulté est de trouver un moyen de singula-
riser une des solutions disponibles, de converger vers un élément commun alors
qu’a priori, il n’y a pas une solution meilleure qu’une autre. Le comportement
le plus courant consiste en fait à choisir la solution la plus saillante ; et l’on a pu
vérifier expérimentalement que cet élément saillant était, dans une large partie
des cas, l’élément qui se distinguait le plus nettement des autres. Par exemple,
si l’on demande à des sujets de nationalité française d’essayer de choisir, sans
se concerter préalablement, le même mot dans la liste suivante : « New-York »,
« Paris », « Rome », « Calais », « Londres » ; il y a de grandes chances qu’une
majorité d’entre eux choisissent « Calais », qui fonctionne précisément comme
un intrus au sein de cette liste, et qui se trouve donc singularisé par-là même66 .
Il s’agit là d’un des ressorts profonds de la résolution des problèmes de
coordination ; et il est possible, à cet égard, d’établir un lien entre l’expertise
des musiciens dans le domaine de l’improvisation libre et la manière dont
ils se saisissent d’un événement saillant qui leur est proposé dans le cours de

66. Voir Nicholas Bardsley, Judith Mehta, Chris Starmer et Robert Sugden, « The Nature of
Salience Revisited : Cognitive Hierarchy Theory versus Team Reasoning », Discussions papers
from The Center for Decision Research and Experimental Economics, University of Notthingham (2006),
http://ideas.repec.org/p/cdx/dpaper/2006-17.html (consulté le 05/07/2013).

tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne

l’improvisation pour aider à la structuration de leur improvisation, ce qui conforte


encore l’analogie entre situations d’improvisation collective libre et problèmes
de coordination67.
Ces événements saillants sont notamment utilisés par les musiciens pour
142
opérer une articulation séquentielle, ou pour redistribuer les modalités d’inte-
raction prévalant au sein de l’ensemble d’improvisateurs. Ils fonctionnent donc
comme de véritables marqueurs formels : même s’ils peuvent prendre différentes
formes, on peut toujours les ramener au franchissement d’un certain seuil de
sensibilité à la variation, seuil lui-même dépendant du contexte et du musicien.
Ainsi, il pourra s’agir d’un élément différencié, d’une manière ou d’une autre, à
l’intérieur d’un faisceau d’événements donnés (un son à hauteur perceptible au
sein d’un discours bruiteux, une harmonique de violoncelle qui laisse soudaine-
ment entendre une coloration sul ponticello) ; d’un élément de type « accidentel »,
que ce soit au niveau individuel (un son mal maîtrisé) ou au niveau collectif (la
simultanéité de deux attaques dans une musique non pulsée, la rencontre hasar-
deuse de deux musiciens sur une même hauteur) ; d’un événement disposant
d’une « saillance » immédiate (un son très fort et brusque, par exemple) ; ou
encore d’une articulation produite unilatéralement par un improvisateur (l’en-
trée d’un improvisateur qui ne jouait pas jusqu’à présent).
Nous nous contenterons ici de donner un exemple particulièrement
éclairant, tiré de l’improvisation en quintette de John Zorn (saxophone), Yves
Robert (trombone), Derek Bailey (guitare), Alexander Balanescu (violon) et
Vanessa Mackness (voix) sur Company 91, vol. 3 (piste no 5). À bien des égards, un
accident est un événement saillant par excellence. En effet, son aspect abrupt,
ou involontaire, fait qu’il passe difficilement inaperçu aux oreilles des musiciens.
C’est exactement ce qui se passe dans cette improvisation à 2’58’’ : un larsen de
guitare apparaît brusquement, et il est immédiatement saisi par tous les musi-
ciens pour opérer une modification en profondeur de leurs discours. En moins
de trois secondes, les musiciens passent en effet d’une séquence extrêmement
énergique, dominée par les glissandi suraigus du saxophone et les effets de growl
de la chanteuse, à une séquence beaucoup plus élégiaque, dans laquelle cha-
cun semble contribuer également au discours collectif par des interventions de
nature essentiellement mélodique : à la guitare, après quelques accords secs, une
ligne en tremolo en valeurs longues ; au saxophone, une ligne plus rapide, assez
chromatique et au débit régulier, serpentant à l’arrière-plan ; au violon, de brefs
mélismes en doubles cordes, très libres, sur une pulsation lente ; au trombone,
une mélodie dans le registre ténor, d’abord assez active, mais qui se calme très

67. On se reportera aux deux expériences présentées dans : Clément Canonne, « Focal Points in
Collective Free Improvisation », Perspectives of New Music, 51 (2013), p. 40-55.

Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale

rapidement ; et à la voix, différentes interventions, qui semblent d’abord vouloir


imiter le dessin mélodique des accords de guitare, avant de prendre plus claire-
ment une position de soliste, et de tenter de naviguer (plutôt inconfortablement)
entre les hauteurs concurrentes proposées par tous les autres instruments. On
143
a ici un bel exemple de polyphonie généralisée, avec cinq lignes véritablement
autonomes qui semblent être à la recherche d’un nouveau point de convergence.
Cette rupture très abrupte débouche donc sur une phase de transition : il y a
clairement une nouvelle couleur musicale, le discours semble vouloir tendre vers
une manipulation collective des hauteurs, mais les modalités de cette manipula-
tion ne sont pas encore fixées. C’est un nouveau marqueur formel qui permet la
cristallisation d’un schéma d’interaction stable. En effet, l’harmonique de guitare
de 3’18’’, distinctement énoncée, produit une longue résonance, qui est claire-
ment en rupture, par la stase qu’elle induit, avec la nature très discursive de ce qui
précède. Là encore, les musiciens se saisissent immédiatement de cet événement
pour réduire la complexité polyphonique de l’improvisation, et pour converger
vers une organisation du type « fragments mélodiques sur accompagnement
harmonique ». Le trombone reprend à son tour cette idée des longues tenues
à 3’21’’ (sur un ré) rejoint par la chanteuse à 3’24’’ (également sur un ré). À 3’25’’,
le saxophoniste commence à son tour à faire des notes tenues, et la nouvelle
section commence véritablement : des fragments mélodiques à la voix, au violon
et à la guitare s’élancent tour à tour sur un accord toujours mobile constitué des
« tenues » des autres instruments68 .
Comme le montre l’exemple précédent, c’est donc essentiellement l’utilisa-
tion des événements saillants comme marqueurs formels qui permet aux musi-
ciens d’opérer des articulations formelles collectives, en déclenchant des phases
de re-coordination dont le but est précisément de faire émerger un nouvel attrac-
teur. La gestion de la forme en improvisation collective libre est donc intimement
liée à cette capacité qu’ont les musiciens de saisir ou de manipuler les événements
saillants. Dès lors, il n’est guère étonnant que les musiciens puissent sciemment
chercher à produire de tels événements dans le but de provoquer un changement
formel, par exemple en proposant une interruption brusque et violente d’un dis-
cours en cours. La logique du marqueur formel se trouve alors poussée à plein.
Ces interruptions n’ont en effet pas d’autre fonction que méta-pragmatique : elles
servent essentiellement à modifier le cadre général dans lequel doivent prendre
place les interactions sans que le contenu musical ou discursif de ces interrup-
tions ne soit réellement pris en compte. Ces signaux, très clairement saillants (un

68. Ces « tenues » sont à entendre au sens large : parfois il s’agit plus de notes répétées (la voix
entre 3’33’’ et 3’38’’), parfois d’une ligne mélismatique serrée et clairement polarisée (la ligne
de guitare, construite autour de la, entre 3’33’’ et 3’40’’).

tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne

son très fort et très aigu, par exemple, si typique du style d’improvisation d’un
John Zorn), acquièrent une dimension quasi-abrasive, permettant de mettre les
improvisateurs d’accord sur les moments de bascule, d’articulation ou de chan-
gement. On trouve un bel exemple d’usage systématique de ce genre de signaux
144
dans la première partie de l’improvisation en quintette mentionnée ci-dessus :
le violoniste Alexander Balanescu utilise en effet de manière très fréquente une
tenue en double cordes (sur un intervalle de septième majeure), avec beaucoup
de pression d’archet, pour interrompre une séquence et permettre à une nouvelle
séquence de débuter (on pourra entendre ces interventions à 0’14’’, 0’35’’, 1’49’’
ou encore 2’35’’).
Il est toutefois essentiel de prendre en compte la manière dont ces mani-
pulations d’événements saillants s’inscrivent dans l’épaisseur du temps pour que
l’analyse du processus de production de l’improvisation collective libre prenne tout
son sens. Autrement dit, il faut maintenant examiner comment ces événements
saillants sont mobilisés dans le temps long de l’improvisation pour aboutir à l’éla-
boration de principes implicites d’organisation collective.
Ces principes peuvent en général s’expliquer par le pouvoir de contagion
que possèdent les événements saillants qui permet de cristalliser en un bloc, dans
la mémoire à long terme des musiciens, le marqueur formel et la réponse qui lui
a été associée. Autrement dit, si un certain type de réaction a été constaté suite à
l’apparition du marqueur formel, un musicien pourra sciemment reproduire ce
marqueur formel plus tard pour susciter la réponse connexe (et réciproquement
d’ailleurs, les deux actions se trouvant liées dans l’esprit des musiciens, on pourra
voir apparaître l’« antécédent » en réponse au « conséquent »). Les improvisa-
teurs peuvent ainsi disposer d’un horizon d’attente commun fort utile pour flui-
difier la conduite du discours collectif. Ainsi, dans le duo entre John Zorn (saxo-
phone) et Yves Robert (trombone) de Company 91, vol. 3 (piste no 1), on observe
très rapidement une association entre deux éléments : une note tenue dans l’aigu,
forte, qui fonctionne dans le contexte comme une note-pédale, et qui, par son
caractère immédiatement saillant, joue le rôle de marqueur formel ; et un dis-
cours fait de fragments mélodiques, plutôt en dehors. La première situation de
ce type apparaît à 1’20’’ ; plus tard dans l’improvisation, il suffit que John Zorn
commence à tenir une note dans l’aigu pour que Yves Robert se mette à adopter
un discours plus mélodique (voir par exemple à 2’33’’), ou à l’inverse que Yves
Robert inaugure un discours plus franchement thématique pour que John Zorn
reprenne ce principe de note-pédale dans l’aigu (voir par exemple à 5’43’’). Ici, le
caractère saillant de l’événement initial permet la cristallisation d’un lien cognitif
entre deux stratégies connexes, ce qui explique que l’une appelle ainsi l’autre
presque automatiquement : un principe d’interaction implicite a été ainsi crée
dans le temps même de l’improvisation.

Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale

Des mécanismes analogues peuvent permettre de rendre compte des prin-


cipes implicites de structuration formelle qui s’élaborent dans le temps de l’im-
provisation. Le trio entre Lee Konitz (saxophone), Derek Bailey (guitare) et Barre
Phillips (contrebasse) sur l’album Once (piste no 3) est remarquable à cet égard.
145
Le début de cette improvisation est une belle conversation à trois voix, guère
éloignée, dans l’esprit, d’une ballade de jazz. Le discours y est très fortement pola-
risé autour de la, notamment parce que le saxophoniste utilise cette note comme
finale de la plupart de ses interventions, faites de courts motifs. À ce simple titre,
cette hauteur est évidemment saillante pour les trois improvisateurs. À 0’51’’ se
produit une articulation fort intéressante. Il y a d’abord une heureuse coïnci-
dence : la résolution simultanée du saxophone et de la guitare (en harmonique)
sur un même la. Le geste est trop beau, et le saxophoniste le saisit immédiatement
comme marqueur formel pour opérer un changement dans l’orchestration de
l’improvisation en se retirant, transformant ainsi le trio en duo guitare-contre-
basse ; puis, quand le la harmonique de guitare réapparaît (à 1’01’’), le saxopho-
niste entre à nouveau dans l’improvisation, preuve que le marqueur formel est
déjà intégré dans la mémoire à long terme des improvisateurs. Il va en fait jouer
un rôle essentiel dans toute la première partie de cette improvisation.
Ce marqueur formel possède en effet un caractère saillant particulièrement
net qui découle de trois sources distinctes : d’abord une hauteur saillante (dans
un contexte polarisé) ; puis un élément timbrique saillant (l’harmonique) ; et enfin
la coïncidence (saillante) d’une résolution commune. Ces trois dimensions du
marqueur formel initial vont ensuite se retrouver mobilisées de manière indé-
pendante comme autant de signaux, avec toujours un même effet : le déclen-
chement d’un geste formel (changement d’instrumentation, modification de
l’interaction ou articulation d’une nouvelle séquence). Ainsi, un nouvel effet de
résolution simultanée à 1’31’’ (le contrebassiste et le saxophoniste terminent tous
deux leur phrase sur un mi) conduit à un nouveau retrait du saxophoniste. Puis,
à 1’41’’, une nouvelle harmonique de guitare (sur un mi) conduit le contrebassiste
à réexposer le motif inaugural du saxophoniste, sous une forme très légèrement
modifiée (ré-do¾-la qui devient la-sol¾-mi¼), soit un geste formel très net : il procède
d’ailleurs immédiatement à un changement d’orchestration, en passant d’un jeu
en pizz à un jeu arco, marquant définitivement le passage à une nouvelle section.
À 2’29’’, on retrouve une quasi-coïncidence sur un la entre contrebasse et guitare,
ainsi qu’un effet de timbre à la guitare (une émission un peu sale, comme si le
doigt du guitariste n’était pas bien placé) : il n’en faut pas plus pour que le saxo-
phoniste s’arrête immédiatement, invitant à nouveau le duo contrebasse-guitare
à s’exprimer. Le choix de ce la montre d’ailleurs bien à quel point le signal est
maintenant indépendant du contexte polaire (la musique étant ici plutôt polarisée
autour de la¼). Enfin, on peut relever un dernier exemple : un ré en harmonique à

tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne

la guitare à 3’38’’ qui conduit au retour du saxophone et au début d’une séquence


véritablement « jazz ».
Ce sont donc vraisemblablement des principes implicites de ce type, repo-
sant à la fois sur la sensibilité des improvisateurs aux événements saillants et sur
146
la cristallisation d’associations entre éléments connexes dans leur mémoire à long
terme, qui permettent de rendre compte de certaines des logiques d’organisation
formelle qui animent la production collective du discours en improvisation col-
lective libre.

•••••

C’est en réponse aux problèmes fondamentaux de l’improvisation collective libre


que s’expriment de manière évidente la créativité et l’inventivité des musiciens.
À l’absence d’univers esthétiques préalablement partagés répond l’invention d’un
langage ad hoc et la constitution de préférences collectives dans le temps de la per-
formance ; à la prolifération des intentions concurrentes, voire contradictoires,
répond la capacité des musiciens à communiquer et à négocier dans le tissu
même du flux musical ; et à l’absence de référent préalablement partagé répon-
dent l’invention et la cristallisation, dans le temps de la performance, de points
de repères formels permettant aux musiciens d’organiser la conduite collective
du discours.
Il y a en fait un lien très profond entre le mode de production qui caractérise
cette musique et ses propriétés esthétiques : celui-ci ne se laisse jamais oublier, il
affleure toujours à la surface de la musique, se trahissant sans cesse, et conférant
précisément à la musique son caractère improvisatoire. L’improvisation collective
libre possède un aspect profondément processuel, qui ne transparaît jamais plus
clairement que dans les multiples moments d’ajustements, d’adaptations, d’inter-
polations, de re-coordination… qui font tout le sel de cette musique.
Cela explique aussi en grande partie l’excitation que peut ressentir le
spectateur d’une telle situation : car ce qu’il saisit alors au plus près, c’est une
pensée musicale, en prise avec les difficultés et problèmes de la création musicale.
L’improvisation peut donner à entendre, en vertu de son irréversibilité, à la fois
le problème et sa résolution (ou bien sa tentative de résolution), alors que les
problème résolus par les œuvres de musique ou par les compositeurs restent tou-
jours implicites, et présupposent la mise en rapport intellectuel par l’auditeur de
l’œuvre et de la tradition artistique dans laquelle celle-ci s’inscrit. Lee B. Brown
résume très bien cet aspect :
Du point de vue de l’auditeur, nous nous intéressons tout particulièrement
à ce genre d’activité dans l’improvisation – la manière dont l’improvisateur

Revue de musicologie
Improvisation collective libre et processus de création musicale

s’en tire, pour ainsi dire. Ainsi, si tout se passe bien, je me demande combien
de temps le musicien va pouvoir maintenir ce niveau ; s’il semble avoir des
problèmes, je me demande comment il se sortira de ce mauvais pas ; et quand
il tire finalement les marrons du feu après une mauvaise passe, j’applaudis69.
147

D’où l’idée, peut-être un peu paradoxale, que l’on peut apprécier l’improvisation
collective libre aussi pour ses échecs, ses difficultés, ses apories : c’est en effet
l’expérience sensible de ces aspects qui permet à l’auditeur de saisir toute
l’intelligence musicale des musiciens improvisant. C’est donc un authentique
temps de création qui nous est donné à entendre pour lui-même, avec ses déchets
et ses imperfections, mais aussi ses moments miraculeux où les musiciens « trou-
vent » enfin leur musique, leur manière de communiquer et de s’organiser, pour
répondre au défi de la situation.
Mais on ne peut comprendre la séquence sonore actuellement produite par
les musiciens si l’on ne se penche pas sur la manière singulière dont se déroule le
processus de production. Il serait donc absurde de vouloir séparer les deux ; d’un
côté une séquence sonore abstraite, que l’on pourrait considérée en tant que telle
et analyser de manière traditionnelle ; de l’autre un processus de production par-
ticulier et évidemment particulièrement contraignant (invention en temps réel,
coordination, difficulté de la communication…). Il convient plutôt de toujours
comprendre la séquence sonore effectivement produite comme résultant de ce
processus de création si particulier, et donc de mettre en place une épistémologie
construite autour du lien essentiel qui unit processus et produit pour construire
une connaissance adéquate de l’improvisation musicale.
C’est seulement à ce prix que l’analyse de l’improvisation collective libre
pourra servir d’appui fécond pour la compréhension des processus de création
musicale, mais aussi pour l’étude plus générale des comportements créatifs dans
les multiples situations exigeant des agents, qu’ils se coordonnent à la fois très
rapidement et sans concertation préalable. L’étude de l’improvisation collective
libre – parce qu’il s’agit-là d’un cas « pur » d’interaction, où l’information par-
tagée et les structures préexistantes sont quasi nulles, dans lequel les musiciens
inventent en temps réel les modalités mêmes de leur coordination – permettra
sans doute, à terme, de valoriser la portée heuristique des situations d’improvi-
sation pour de multiples disciplines – des sciences de la complexité aux sciences
humaines et sociales, en passant par les sciences de l’organisation – et de rendre
à la notion d’improvisation la généralité qui est la sienne.

69. L. B. Brown, op. cit., p. 365.

tome 98 (2012) • no 1
Clément Canonne

•••••
l'auteur Clément Canonne est actuellement maître de conférences en musique et musicologie à

l’université de Bourgogne. Ancien élève de l’ENS de Lyon en philosophie, agrégé de musique, il


a également fait ses études au CNSMD de Lyon, dans la classe d’Accompagnement au piano et
148 au sein du cycle spécialisé « Interprétation instrumentale et électroacoustique ». Ses recherches
portent essentiellement sur l’improvisation, en particulier l’improvisation collective libre (articles
dans Perspectives of New Music, Les Cahiers du Jazz, Music Perception, Mathematics and Computation in Music,
direction du numéro 18 de la revue Tracés : « Improviser. De l’art à l’action »), mais il s’intéresse
également à la philosophie de la musique (édition en cours pour Vrin d’un volume consacré aux
Essais de Philosophie de la Musique de Jerrold Levinson) et à la musicologie de l’interprétation. Il est par
ailleurs membre fondateur de l’ensemble « Les Emeudroïdes », avec lequel il a conduit divers projets
et enregistré un album pour le label de musique contemporaine « Neos Music ».

résumé Si l’improvisation est bien une des modalités de l’action humaine qui manifeste le plus

clairement nos capacités créatives, alors l’improvisation peut jouer un rôle paradigmatique pour
qui s’intéresse aux processus de création. Il convient donc non seulement de comprendre la place
que peut occuper l’improvisation dans un processus de création musicale, mais également, et plus
fondamentalement, de saisir ce que nous dit l’improvisation du processus de création musicale. C’est
la perspective qui est retenue ici, à travers le cas de l’improvisation collective libre, analysée en tant
que processus, véritable « laboratoire » nous permettant d’esquisser une réflexion sur les processus
de création collective en temps réel.

abstract We often think of improvisation as exemplary of human creativity. If that is so, then improvisation may
play a paradigmatic role for those who wish to understand the creative processes. It becomes necessary, therefore, to
comprehend not only the particular place of improvisation in the creative process, but also, and more fundamentally, to
capture the particular light improvisation sheds upon the creative process. This is what we attempt here, by looking at
an instance of collective free improvisation as a process, that is, as a veritable “laboratory” that allows us reflect upon
the creative process in real time.

•••••

Revue de musicologie

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