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Revue de Sciences humaines

Sommaire

Éditorial

Improvisation : usages et transferts d’une catégorie 5

Articles

Figures du trafic. Ethnographie cinétique


d’un carrefour sans feux
par Emmanuel Grimaud 23
La conversation comme phénomène d’émergence collaborative
par R. Keith Sawyer 45
L’improvisation dans les interventions d’urgence : les relations
entre cognition, comportement et interactions sociales
par David Mendonça, Gary Webb et Carter Butts 69
Improviser ensemble. De l’interaction à l’écologie sonore
par Jocelyn Bonnerave 87
L’improvisation comme pratique sociale.
L’exemple des nâgasvarakkârar, hautboïstes sud-indiens
par William Tallotte 105
L’improvisation comme forme d’expérience.
Généalogie d’une catégorie d’appréciation du jazz
par Olivier Rouef 121

n o 18 2010 | 1
Notes
La mémoire et l’instant.
Improvisation sur un thème de Denis Laborde
par Antoine Hennion 141
Les Company Weeks de Derek Bailey. Note sur un dispositif
scénique pour la pratique de l’improvisation
par Matthieu Saladin 153
L’art du conteur d’après Albert Lord
par Barbara Turquier 163
Action et improvisation. Perspectives actuelles de la sociologie
et de la musicologie allemandes
par Kai S. Lothwesen 173

Traductions
Qu’est-ce que l’improvisation musicale ?
par Carl Dahlhaus
(traduction : Marion Siéfert et Lucille Lisack) 181
L’improvisation
par Gilbert Ryle
(traduction : Valérie Aucouturier) 197

Entretiens
De la philosophie de l’action à l’écoute musicale.
Entretien avec Jerrold Levinson
par Clément Canonne 211
Du jazz aux mouvements sociaux : le répertoire en action.
Entretien avec Howard Becker
par Camille Azaïs, Talia Bachir-Loopuyt
et Pierre Saint-Germier 223
Enseigner l’improvisation ?
Entretien avec Alain Savouret
par Clément Canonne 233

Résumés 251
Présentation des auteurs 257
Traductions
Éditorial
ÉD ITOR IA L
Improvisation : usages
et transferts d’une catégorie

L’improvisation est couramment déinie comme une action qui se déploie


dans l’instant, sans préparation. On parle en ce sens d’improvisation pour
décrire des situations quotidiennes où un acteur doit s’adapter à des circons-
tances imprévues, pour « improviser un dîner » ou « une excuse » par exemple.
Mais la notion d’improvisation reçoit également un usage spéciique dans le
contexte de la création artistique, notamment depuis l’émergence d’expres-
sions artistiques telles que le free jazz, les performances de Fluxus ou les expé-
rimentations chorégraphiques de Merce Cunningham. Une tension similaire
traverse les recherches qui ont pris pour objet l’improvisation : entre celles qui
s’appuient sur cette notion pour réléchir sur l’action en général, de la poésie
improvisée (Laborde, 2005) aux mouvements sociaux (Tilly, 2006) en passant
par l’étude des conversations (Sawyer, 2001), et celles qui s’attachent à carac-
tériser la spéciicité de pratiques artistiques, comme le jazz (Berliner, 1994) ou
la danse contemporaine (Boissière et Kinztler, 2006).
Plutôt que de choisir entre l’improvisation artistique et la portée heu-
ristique générale du concept, c’est à la jonction de ces voies que nous nous
situerons ici : dans les passages que permet et encourage l’idée d’improvi-
sation, et dans les manières dont elle met à l’épreuve les frontières discipli-
naires, de l’esthétique aux sciences sociales en passant par la modélisation
informatique ou le discours des artistes. Les nombreux échos qui tissent les
diverses contributions de ce numéro témoignent de la multiplicité de ces
croisements, en même temps qu’ils permettent de faire de la tension entre
un « modèle » artistique et des pratiques ordinaires un objet de question-
nement. Jusqu’à quel point peut-on faire de l’improvisation une question
générale ? Comment expliquer que cette généralité soit très fréquemment
pensée à partir du cas artistique – et notamment musical1 ?

1 Parmi les propositions que nous avons reçues pour ce numéro, deux tiers faisaient référence à
des pratiques musicales.

T R A C ÉS 1 8 20 10 /1 PAGES 5-20
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Nous envisagerons successivement trois angles d’approche, qui impliquent


divers modes d’articulation entre les pratiques artistiques et les phénomènes
sociaux. 1) Dans une optique transversale, la notion d’improvisation permet
d’envisager les dimensions créatives de l’agir : à travers la question « com-
ment font-ils (« ils » se référant aux acteurs en général : artistes, militants, locu-
teurs ) pour improviser ? », on cherche à décrire la réalisation des actions, à un
niveau individuel et collectif. 2) Quand on fait de l’improvisation une ques-
tion culturelle, en revanche, il s’agit moins de décrire comment des agents
improvisent que la manière dont les sociétés « font » l’improvisation, comme
fait et comme valeur. Tout le problème est alors de concilier la description de
phénomènes improvisés et le retour sur une idée culturellement située d’im-
provisation. 3) Une dernière voie consiste à suivre les processus de transferts
de la catégorie d’improvisation : comment le modèle de l’artiste improvisa-
teur est-il traduit vers d’« autres » domaines (tels que le management en entre-
prise ou la gestion des risques) ?

Comment font-ils pour improviser ?

Si l’improvisation suscite l’intérêt des chercheurs aussi bien que la fascina-


tion des amateurs de performances artistiques, c’est d’abord parce qu’elle
fait surgir une question pratique : comment les improvisateurs font-ils
pour agir dans l’instant et sans préparation ? D’une certaine manière, dire
« improvisation », c’est en efet d’emblée supposer une forme de pratique
qui échappe à quelque chose : aux plans (on met alors en avant la dimen-
sion de l’imprévu) ; à l’écriture (on s’intéresse alors, en particulier en musi-
cologie, à des pratiques dites « orales ») ; au concept d’œuvre (les spécialistes
d’ontologie de l’art invitent ainsi à mettre l’accent sur la performance plu-
tôt que sur le produit ini) ; à l’explication rationnelle (avec les thèmes du
hasard ou de l’inspiration). Ces déinitions par la négative, avant même de
chercher à interpréter ou décrire le phénomène, tendent ainsi à présupposer
un « mystère » de l’improvisation logé dans l’intériorité du sujet improvi-
sant2 – ou bien, ce qui n’est peut-être pas si diférent, logé quelque part à la
jonction entre cette intériorité et un environnement « extérieur ».
Dans bien des études qui visent à élucider ce mystère, le cas de la créa-
tion artistique (notamment musicale) est invoqué comme un paradigme
pour réléchir sur l’action en général. Les analyses visent alors, selon les cas,

2 Voir, dans ce numéro, le début de l’article d’Olivier Rouef, « L’improvisation comme forme
d’expérience. Généalogie d’une catégorie d’appréciation du jazz ».

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ÉDITORIAL

à mettre en évidence les processus de préparation de l’improvisation ; à pro-


duire des descriptions denses de situations d’improvisation ; ou à réléchir
sur les systèmes complexes, à travers la notion d’émergence. Nous suivrons
successivement ces diverses voies avant de reposer la question de la spécii-
cité du cas musical.

L’explication par l’amont : une afaire de préparation


C’est la forme d’explication la plus commune, qui a en même temps
donné lieu à la plus grande diversité d’interprétations : pour expliquer com-
ment les improvisateurs font pour improviser, on décrit comment ils se pré-
parent – et on défait ainsi l’illusion d’une action instantanée. Les auteurs
se centrent alors sur diférents types de préalables à l’improvisation : des
répertoires transmis (Lortat-Jacob, 1987 ; Becker et Faulkner, 2009) ; des
routines incorporées (Sudnow, 1978) ; une compétence cognitive ( Johnson-
Laird, 2002) ou la maîtrise d’un langage musical (Siron, 2008). La somme
de Berliner (1994) fournit une des synthèses les plus impressionnantes des
connaissances tacites que mettent en jeu les improvisateurs de jazz.
Mais à se focaliser uniquement sur ce qui précède, on court le risque
de manquer l’essentiel, à savoir la manière dont les acteurs réinvestissent
en cours d’improvisation ces diférents éléments préalablement intériori-
sés ou incorporés. Howard Becker insiste ainsi dans l’entretien qu’il nous a
accordé sur la dimension processuelle des répertoires d’action : le répertoire
d’un jazzman ne consiste pas en un simple stock de morceaux de musique
et de formules prêts à l’emploi, mais il est continuellement refait au il des
interactions et des négociations entre les divers acteurs d’un monde de l’art
(musiciens, commanditaires, auditeurs). Du même coup, c’est la perspec-
tive d’une distinction entre deux phases d’action, l’amont et l’aval, qui se
trouve ébranlée. C’est ce que nous allons voir avec les approches inspirées
des théories de l’action.

L’environnement comme ressource


Une voie décisive pour sortir des dilemmes qui entourent la notion
d’improvisation est venue des approches en termes d’action située (Such-
man, 2007 ; Fornel et Quéré éd., 1997). Celles-ci ont pour principe de partir,
non pas de l’amont, mais des situations singulières d’action : l’« enquête sur
l’improvisation » à laquelle se livre l’anthropologue Denis Laborde (1999,
2005) à propos des poètes improvisateurs basques (bertsulari), conduit
ainsi à remettre en cause la distinction entre « planiication » et « accom-
plissement » au proit de la prise en compte de divers appuis et afordances

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ÉDIT O RIAL

d’action3. La note d’Antoine Hennion, qui rebondit sur ces travaux, pro-
pose une synthèse éclairante des enjeux d’une analyse pragmatique des
situations d’improvisation.
Bien qu’opérant avec des outils théoriques diférents, la démarche sui-
vie par Jocelyn Bonnerave dans ce numéro à propos d’artistes du champ
des « musiques improvisées » peut être rapprochée de cette analyse. Au il
d’allers-retours entre des descriptions « micro » et des incursions théoriques,
le questionnement sur l’action collective (« faire avec les autres musiciens »)
est élargi à « faire avec l’environnement », au sens de l’écologie de Bateson
(2008). L’analyse permet de faire apparaître, en deçà des polarisations (écrit/
oral, libre/contraint) et au-delà des déinitions par la négative, une compé-
tence d’improvisation : les improvisateurs sont décrits comme des acteurs
suisamment disponibles à la situation présente pour y puiser des ressources
d’action et réagir sur le vif, par exemple, à des réactions d’un auditeur, ou
à des imprévus menaçant de troubler la situation d’écoute. La créativité
réside ainsi moins dans la libération par rapport à un langage musical (thèse
commune dans le champ de l’improvisation libre4) que dans une forme de
« prévoyance » (Bourdieu, 2000), une disposition à agir qui se traduit par
une attention de chaque instant aux divers appuis de la situation. Et on
comprend d’autant mieux en ce sens l’importance du thème de l’écoute
que mettent en avant tous les pédagogues de l’improvisation musicale (voir
l’entretien avec Alain Savouret dans ce numéro).

Le prisme de l’émergence
Dans les analyses pragmatistes des situations d’improvisation, la coor-
dination des actions s’exerce d’abord à un niveau intersubjectif. Pour décrire
et expliquer des formes d’action collective, certains chercheurs émettent
l’hypothèse de logiques globales qui vont au-delà de la somme des inte-
ractions. C’est le cas de deux articles que nous publions ici, celui de Keith
Sawyer sur la conversation et celui d’Emmanuel Grimaud sur les « Figures du
traic », qui ont en commun de faire usage de la notion d’émergence5.

3 Le terme d’« afordance » (dérivé de l’anglais to aford qui signiie à la fois « être en mesure de
faire quelque chose » et « ofrir ») désigne pour James Gibson (1979) l’ensemble des possibilités
d’actions d’un environnement. Voir l’introduction de Fornel et Quéré (1997).
4 Pour une présentation de ces thèses, nous renvoyons à Derek Bailey, ainsi qu’à la note de Matthieu
Saladin sur les Company weeks, anti-festival de musiques improvisées institué par Bailey.
5 La notion d’émergence est à l’origine un terme philosophique introduit par George H. Lewes
(1875). On qualiie une entité ou une propriété d’émergente lorsque cette entité ou cette pro-
priété dépend d’une entité plus fondamentale, tout en étant nouvelle et irréductible à elle. La
notion d’émergence servait initialement à caractériser le rapport entre le mental et le physique :
d’un côté le mental dépend du physique, mais d’un autre côté il apporte quelque chose de

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ÉDITORIAL

Sawyer s’intéresse à l’émergence des cadres interactionnels (Gofman,


1991) dans les conversations. Le cadre interactionnel est ce qui déinit une
certaine situation. Par exemple le cadre « ile d’attente » déinit un certain
type de situation, qui à la fois contraint et rend possible l’interaction sociale
qui se produit lorsque nous prenons part à une ile d’attente. Dans la plu-
part des interactions linguistiques, certaines des propriétés du cadre inte-
ractionnel sont relativement ixées avant que l’interaction ne commence.
Nous jouons alors le rôle exigé de nous par ce cadre. Mais parce que toutes
les propriétés ne sont jamais déinitivement ixées, il reste un espace de
négociation entre les diférents acteurs prenant part à l’interaction pour
déinir les éléments restants du cadre. Pour étudier précisément cette forme
de négociation à l’œuvre dans la conversation ordinaire, Sawyer s’est inté-
ressé aux dialogues de théâtre improvisé où les cadres interactionnels ne
préexistent pas à l’interaction, mais sont construits pas à pas au cours de
celle-ci. Il soutient que le cadre interactionnel collectif est analytiquement
irréductible aux intentions et représentations des acteurs prenant part à
l’interaction, ce qui l’amène à considérer ontologiquement le cadre interac-
tionnel comme une entité émergente qui contraint causalement les actions
individuelles des acteurs.
La notion d’émergence, envisagée plutôt sous son aspect épistémologique,
permet également de décrire des formes d’intelligence collective qui font
que, dans un phénomène complexe, un ordre apparaît au niveau du tout,
qui ne pouvait être prédit étant donné le comportement des parties et leurs
interactions. C’est précisément ce que décrit Emmanuel Grimaud dans
« Figures du traic » où il s’intéresse à un carrefour sans feux à Bombay, où
se croisent plus de trente moyens de transport diférents. L’intérêt de son
approche réside dans la combinaison d’une démarche ethnographique avec
une tentative de modélisation des lux observés. L’improvisation consiste
dans ce genre de phénomène à agir et réagir en permanence dans un envi-
ronnement mouvant. Grimaud insiste sur la notion de lux qu’il aborde à
la fois de façon ethnographique comme une manière d’être embarqué dans
le carrefour, et à la fois de façon géométrique comme formant des igures
éphémères observables dès lors qu’on prend une vue surplombante sur le
carrefour.

nouveau par rapport au physique, ce qui le rend irréductible au physique. Par la suite, la notion
d’émergence a été appliquée aux systèmes complexes pour désigner le fait que les propriétés
observables au niveau d’un tout sont « nouvelles » ou plus précisément impossibles à prédire
à partir de la connaissance du comportement des parties et de leurs interactions. On parle
dans le premier cas d’émergence forte, ou ontologique, dans le second d’émergence faible, ou
épistémologique. Pour une analyse de la notion d’émergence, voir Chalmers (2006).

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ÉDIT O RIAL

La notion d’improvisation ofre donc un appui lexible pour réléchir


à la coordination des actions et plus particulièrement pour considérer
l’articulation entre leur dimension conventionnelle et leur dimension créa-
tive. Cette problématique n’est pas spéciique à l’improvisation en tant que
pratique artistique. Comme le montre le texte du philosophe Gilbert Ryle
dont nous proposons la traduction inédite, la notion d’improvisation per-
met d’articuler en termes généraux la dimension de régularité et la dimen-
sion de nouveauté que manifeste tout acte d’intelligence. Or, la plupart des
études qui cherchent à formuler ce questionnement général se centrent sur
des exemples artistiques, ou bien s’appuient sur l’art comme référence pour
décrire, par dérivation, d’autres formes de créativité. Dès lors, pour inter-
roger la pertinence de ce modèle, c’est l’idée d’« improvisation » qu’il faut
questionner en tant que telle.

L’improvisation, un mythe ?

L’idée d’improvisation ne va pas de soi. Même au sein du domaine para-


digmatique des pratiques musicales, la réunion de phénomènes aussi divers
que le free jazz, le raga indien, ou les poésies chantées des bertsulari basques
sous un même vocable pose des problèmes. La comparaison des cadres his-
toriques et culturels dans lesquels des musiciens « improvisent » fait bien
plutôt ressortir une imbrication constante des faits et des valeurs (Lenclud,
1995) : aussi bien lorsque le chercheur considère des usages institués de l’im-
provisation que lorsqu’il cherche à identiier de l’improvisation dans des
domaines où elle n’est pas nommée en tant que telle.
L’improvisation se réduit-elle pour autant à une construction (concep-
tuelle, historique, culturelle) qu’il s’agirait de démystiier ? Les contributions
réunies dans ce numéro ofrent plusieurs voies pour sortir de l’opposition
entre la description naturaliste des phénomènes improvisés et la décons-
truction d’un mythe de l’improvisation6.

Improvisé versus non improvisé ?


Le problème n’est pas nouveau. Il a été posé avec une acuité particulière
par les spécialistes d’esthétique musicale qui ont cherché à caractériser la
spéciicité des pratiques improvisées.
Dans l’entretien qu’il nous a accordé, Jerrold Levinson réairme la

6 Sur cette opposition entre naturalisme et constructivisme, voir le volume de la collection


« Enquête » aux éditions de l’EHESS (Fornel et Lemieux, 2007).

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ÉDITORIAL

nécessité d’un pluralisme ontologique pour rendre compte de l’ontolo-


gie des œuvres improvisées, à côté de celles de la tradition classique occi-
dentale. Contrairement aux œuvres de la tradition classique qui sont des
types abstraits, les improvisations sont des événements. Il existe néanmoins
une continuité entre ces deux régimes ontologiques, que fait apparaître le
contextualisme de Levinson. Dans sa théorie, l’identité des œuvres musi-
cales classiques est déjà dépendante du contexte de leur création. La même
partition ne décrirait pas la même œuvre, si elle avait été écrite dans un
contexte historique diférent ou par un compositeur diférent. Cette dépen-
dance contextuelle est rendue manifeste dans le cas de l’œuvre improvisée
dont l’identité est exhaustivement déterminée par le contexte de sa créa-
tion : c’est le fait d’avoir été exécutée à telle date par telles personnes qui
caractérise in ine l’identité de l’œuvre improvisée.
Dans ces démarches visant à caractériser la spéciicité des pratiques
improvisées, la référence à des domaines autres que la musique savante occi-
dentale, comme le jazz ou les musiques de « tradition orale », a bien souvent
fonctionné comme un moteur de rélexivité par rapport aux conceptions
occidentales de l’œuvre et de la créativité artistiques7.
Le texte de Carl Dahlhaus, « Qu’est-ce que l’improvisation musicale ? »,
dont nous proposons une traduction inédite en français, est particulière-
ment exemplaire à cet égard : l’improvisation y est d’abord envisagée à tra-
vers l’opposition à la notion de composition, opposition dont elle fait com-
munément l’objet dans les discours amateurs et savants sur la musique.
Au il d’allers-retours entre cet outillage conceptuel et des incursions his-
toriques et ethnomusicologiques, Dahlhaus montre l’insuisance de cette
polarisation et la diiculté d’une délimitation entre pratiques improvisées
et composées. Il examine d’un autre côté la « tendance à l’improvisation »
qui gagne la scène de la musique contemporaine et qui tend à l’inverse à
promouvoir une autonomie de l’improvisation, en s’appuyant sur le mythe
romantique d’une création spontanée et originale.
L’idée qu’il n’y aurait au fond pas de diférence de nature entre l’impro-
visé et le non-improvisé revient à plusieurs reprises dans ce texte, ainsi que
dans diverses autres contributions de ce numéro : l’improvisation serait plu-
tôt un pôle idéal sur une « gamme de possibilités » (Dahlhaus), une borne
sur un continuum d’action (Bonnerave), une composante présente « dans
toute situation, plus ou moins » (Becker8).

7 Voir notamment sur ce point Davies (2001).


8 Dans le dernier chapitre de leur livre, Howard Becker et Robert Faulkner (2009) citent aussi le
sociologue Alfred Schütz (2006, p. 27) : « En principe, il n’y a aucune diférence entre l’exécution d’un
quatuor à cordes et les improvisations de joueurs de jazz accomplies pendant une jam session. »

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ÉDIT O RIAL

La construction socio-historique d’une catégorie


Olivier Rouef suit une autre voie pour mettre à l’épreuve la catégo-
rie d’improvisation. Il se concentre sur les appréciations produites par les
publics amateurs et savants du jazz en France, en montrant le rôle crucial
qu’a progressivement été amenée à jouer la notion d’improvisation dans la
constitution de ce genre.
Son hypothèse est que la notion d’improvisation, comme catégorie d’ap-
préciation, fonctionne en couple avec celle d’auteur (Foucault, 1969). Qua-
liier une action musicienne d’improvisation, c’est attribuer au musicien une
autorité sur ce qu’il joue, par opposition à l’interprète qui exécute l’œuvre
d’un autre. L’argument consiste alors à montrer comment la fonction-auteur
s’est progressivement grefée sur les pratiques des musiciens de jazz, lorsque
cette musique est apparue en France. Au départ, lorsque les premiers jazz-
bands arrivent en France, en 1917, la catégorie d’improvisation n’est nulle-
ment vue comme le signe d’une autorité, mais plutôt comme celui d’une
liberté fantaisiste prise par les interprètes par rapport aux partitions, parti-
culièrement prégnante dans les mélodies syncopées et les « rythmes pulsés ».
L’attribution de la « fonction-auteur » aux improvisateurs est à replacer dans la
logique progressive de coniguration d’un marché de la virtuosité instrumen-
tale, qui établit de manière connexe les « improvisateurs » en élite musicienne
et les instances du discours amateur et critique en garants de l’appréciation de
l’improvisation déinie comme expression subjective.
Un des intérêts de l’approche de Rouef est d’intégrer le public non plus
seulement comme appui de l’action improvisée (comme le font les afordances
dans le langage de l’action située), mais comme acteur à part entière, qui ne fait
pas que « recevoir » des performances mais contribue à faire émerger de nou-
veaux dispositifs d’expérience. Ce public est constitué de diverses instances,
des amateurs aux critiques en passant par les musicologues, entre lesquels les
idées circulent, comme en témoigne la prégnance de cette fonction-auteur
qui marque encore aujourd’hui une grande partie de la littérature9 sur le jazz,

9 Il existe une littérature biographique lorissante centrée sur les individus, leur vie et leur œuvre.
De même, toute une tradition d’analyse musicologique popularisée par des auteurs comme
Gunther Schuller (aux États-Unis) et André Hodeir (en France) s’eforce de disséquer les impro-
visations en les attribuant à un musicien individuel considéré comme la source principielle de
la musique étudiée – seules les parties solistes sont d’ailleurs transcrites, comme si le reste du
groupe n’existait pas. À l’inverse de cette démarche, d’autres analyses montrent les interactions
entre les solistes et la section rythmique (Monson, 1996), ou plus largement entre les divers
musiciens (Hodson, 2007).

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ÉDITORIAL

ainsi que les entreprises d’édition discographique10. Par là même, Rouef


montre non seulement comment l’idée d’improvisation s’est construite his-
toriquement mais aussi ce qu’elle a fait surgir de nouveau, en termes d’expé-
rimentations, d’événements – comme le montre la note de Matthieu Saladin
sur les Company Weeks de Derek Bailey –, de genres artistiques, par exemple
le free jazz. Toute construite qu’elle soit, l’idée d’improvisation n’en est pas
moins eicace, à titre de moteur d’action et de créativité.

Identiier, apprécier, évaluer : qu’est-ce qu’une bonne improvisation ?


Le raisonnement historique de Rouef, qui opère sur la longue durée de
la réception du jazz en France, peut être étendu à une comparaison des dis-
positifs d’appréciation de « l’improvisation » dans diverses cultures et divers
champs de pratique.
Comparons par exemple ce que William Tallotte décrit des hautboïstes
indiens avec ce que Jocelyn Bonnerave dit des « musiques improvisées »
européennes. La langue indienne ne possède pas de terme pour désigner
l’improvisation en tant que telle. En revanche, les musiciens et amateurs
parlent d’imagination, reconnaissant une forme analogue de créativité bien
qu’elle ne s’articule pas au même horizon de valeurs. Ici, c’est d’abord la
capacité de refaire la tradition plutôt que l’émergence d’une performance
inouïe et spontanée qui est visée. Cela n’empêche pas, cependant, que l’im-
provisation soit valorisée en tant qu’elle permet au musicien de se hisser au-
dessus de sa caste (s’il n’appartient pas à la caste des musiciens) et de jouir
d’une renommée autre que locale.
Lorsque l’improvisation est nommée et valorisée en tant que telle, le cher-
cheur se trouve devant quelque chose de plus à expliquer : il doit rendre compte
non seulement d’une « conduite sociale » mais aussi du fonctionnement de cette
idée d’improvisation comme marqueur d’une « pratique culturelle »11.
La description ethnographique peut compléter cette perspective his-
torique sur la construction des critères et des codes d’appréciation, là où
elle se centre sur des dispositifs d’épreuve : concours d’improvisation orale
(Laborde, 2005), joutes verbales entre slameurs et rappeurs (Vettorato, 2008),

10 La fonction-auteur en littérature fait que toutes les productions d’un auteur, y compris les
moins « littéraires », font potentiellement partie de son « œuvre ». Pour une raison analogue, les
producteurs de disques de jazz ont pris l’habitude dans les rééditions sur CD de vieux albums
d’introduire des alternate takes, c’est-à-dire des pistes enregistrées en même temps que les autres
mais jugées pas assez bonnes pour pouvoir être publiées.
11 Les deux expressions sont employées par Denis Laborde (2005), qui décrit comment « l’impro-
visation orale » des bertsulari, d’une « conduite sociale inaperçue » est devenue une « pratique
culturelle, fonctionnant par codes consentis » (p. 15-16), identiiée et évaluée à travers des dis-
positifs institutionnels.

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ÉDIT O RIAL

discours d’orateurs (Dupont, 2000), controverses opposant des « écoles » qui


imbriquent chaque fois de manière indissociable les problèmes de description
des performances improvisées et la construction des critères d’évaluation de
« l’improvisation ». La formation des valeurs ( Joas, 1999), envisagée sous cet
angle pragmatique, n’est nullement contradictoire avec la description d’un
phénomène d’improvisation, mais elle l’enrichit en montrant l’imbrication
du factuel et du normatif (Lenclud, 1995), que ce soit dans les discours des
amateurs ou dans les descriptions savantes de l’improvisation.

Faire improviser : le modèle des arts


à l’épreuve de ses transferts

L’approche centrée sur la description d’actions improvisées et celle cen-


trée sur l’appréciation de l’improvisation comme pratique culturelle ne
s’excluent donc pas l’une l’autre. Si elles sont souvent distinguées dans les
études, c’est peut-être davantage en raison de frontières entre des disciplines
ou des écoles de pensée qu’en vertu d’une contradiction interne. Pour s’en
persuader, on évoquera ici une série de démarches visant à faire apparaître
les transferts de la catégorie d’improvisation d’un domaine d’action à
l’autre : comment la notion d’improvisation est-elle mise en pratique(s)
dans divers domaines où son usage ne va pas de soi, tels que le manage-
ment d’entreprise ou la gestion des catastrophes ? Cette mise en pratique,
à l’inverse, va-t-elle davantage de soi dans le domaine artistique – ou est-il
au fond tout aussi paradoxal de vouloir transmettre l’improvisation, dans un
conservatoire par exemple ?
Ces transferts nous permettent, en d’autres termes, de poser une double
question. D’une part, celle du rapport au modèle des improvisateurs
artistes : étant donné le lou et la multiplicité des pratiques improvisées dans
le domaine des arts, le postulat d’un modèle de l’improvisation artistique
ne repose-t-il pas sur un malentendu ? D’autre part, ces projets de mise en
pratique de l’improvisation soulèvent aussi un paradoxe plus général, sur-
gissant aussi bien dans des processus de transmission des savoirs artistiques
que dans les programmes visant à faire entrer « l’improvisation » dans des
organisations sociales : comment peut-on « faire improviser » ? Dans quelle
mesure l’improvisation peut-elle faire l’objet d’une planiication ?

L’improvisation en management : un malentendu ?


L’improvisation est une notion en vogue dans la littérature sur le mana-
gement (Chédotel, 2005). Loin d’en rester à un niveau métaphorique, ce

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ÉDITORIAL

transfert s’accompagne d’initiatives concrètes (manuels, stages, ateliers


d’improvisation), parfois avec l’intervention d’artistes, visant à entraîner
les équipes de manière à accroître leur réactivité aux imprévus et améliorer
leurs performances. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, Becker fait réfé-
rence à cette mode avec un certain scepticisme. Au-delà d’une apparente
libération vis-à-vis des logiques de l’organisation, celle-ci déboucherait sur
une nouvelle forme de planiication répondant à l’impératif : « Maintenant,
vous devez improviser ! »
Derrière ce scepticisme apparaît le problème plus général du transfert
des notions du champ artistique vers l’analyse des phénomènes sociaux,
problème qui a précisément motivé l’écriture de l’ouvrage de Howard Bec-
ker et Robert Faulkner (2009). En réaction à l’usage que faisait Charles Tilly
(2006) de la notion de répertoire, ceux-ci décrivent le répertoire du jazz en
action, à travers les interactions et les débats qui le « refont » en situation.
Or, comme le suggère Becker, on peut appliquer le même type d’analyse aux
mouvements sociaux, pour autant que l’on soit attentif non seulement aux
formes d’action mais aussi aux manières dont elles sont négociées, débat-
tues, redéinies en situation. De ce point de vue, la diiculté réside moins
dans le transfert de la notion d’un champ d’acception où elle a ordinaire-
ment cours (la musique) à un autre champ d’acception (les mouvements
sociaux) qui fait problème que dans un usage non rélexif du terme qui
s’appuierait sur l’image faussement évidente d’un « stock » (un répertoire-
réservoir) au point de ne plus voir les négociations que mettent en jeu les
usages de ces ressources12.
L’autre question que soulève la remarque de Becker touche au paradoxe
de l’injonction « vous devez improviser ». Dans quelle mesure peut-on faire
de l’improvisation un programme d’action ? L’article de David Mendonça,
Gary Webb et Carter Butts examine les modalités d’intégration de l’impro-
visation dans un système de gestion des risques. Les attentats ou les catas-
trophes naturelles sont des situations qui contraignent les acteurs à impro-
viser des solutions face à des problèmes imprévus. Plutôt que de considérer
l’improvisation comme résultant d’un défaut de planiication, les auteurs
l’envisagent comme une propriété positive, observable à la fois à un niveau
cognitif, comportemental et interactionnel. Étudiée en tant que telle dans
les cas répertoriés d’intervention d’urgence, l’improvisation est également
intégrée aux dispositifs de formation des équipes de secours. Là encore,

12 Becker souligne pour cette même raison l’intérêt méthodologique de la notion d’improvisation :
dès lors que le chercheur reconnaît à l’avance que toutes les actions humaines comportent une
« composante plus ou moins grande » d’improvisation, il est d’autant plus « attentif à ce qui se
déroule devant lui ».

15
ÉDIT O RIAL

le modèle musicien exerce sa prégnance. C’est en observant comment les


musiciens de jazz improvisent et apprennent à improviser que les auteurs
cherchent la clé de la mise en pratique de l’improvisation dans les interven-
tions d’urgence. Cette démarche ofre ainsi un appui pour réléchir à la fois
au problème du transfert d’un modèle artistique d’improvisation et à celui
de la programmation d’une improvisation.

Enseigner l’improvisation ? Les paradoxes de l’institutionnalisation

Cette tension entre l’étude a posteriori des faits d’improvisation et les


programmes qui visent à transmettre l’improvisation est particulièrement
exemplaire dans le cadre de l’enseignement artistique. Comment peut-on
apprendre à improviser ?
À lire l’entretien que nous a livré Alain Savouret, éminent pédagogue
en la matière, on saisit d’emblée le bouleversement qu’introduit la notion
d’improvisation dans la relation pédagogique et dans la manière d’envisager
une démarche de transmission musicale. Savouret retrace ainsi la mise en
place de la classe d’« improvisation générative » du Conservatoire national
supérieur de musique et de danse de Paris non pas tant comme la mise en
place d’un programme écrit à l’avance que comme une succession de cir-
constances ayant conduit à la création de cet espace de recherche artistique
unique. Si l’expérience a réussi, c’est justement parce que ce cadre d’action
s’est construit progressivement, en s’appuyant sur diverses expériences pas-
sées qui étaient d’une part en prise sur les innovations anticonformistes et
antiacadémiques du free jazz, et s’adressaient d’autre part à un public aux
compétences et aux proils variés. Lorsqu’il s’est ensuite agi d’adapter cette
pratique au contexte académique du conservatoire, il a fallu à nouveau réin-
venter un cadre de recherche à la fois souple et conforme au contexte ins-
titutionnel. Cet enseignement dénommé « improvisation générative », en
partie pour les besoins de l’institution et en partie pour se distinguer du
domaine non académique de « l’improvisation libre », débouche sur une
série d’expériences collectives de jeu dans lesquelles l’enseignant oicie en
tant que « tuteur » : suggérant des occasions de rencontres et encourageant
les initiatives des élèves dans une démarche visant la « redécouverte de soi »
et de son instrument, à travers la confrontation aux autres. L’improvisation,
sous cet angle, n’est pas « une technique qui s’enseigne mais une pratique
de l’entendre ». D’un autre côté toutefois, cette pratique s’intègre dans un
système d’apprentissage et d’évaluation de la musique : d’où le paradoxe des
situations d’examen que décrit Savouret, où les étudiants doivent improvi-
ser d’une manière qui donne l’impression d’une longue préparation.

16
ÉDITORIAL

Ces situations d’examen et les délibérations des jurys constitueraient à


n’en pas douter un riche terrain d’enquête pour examiner de plus près la
question de l’appréciation d’une compétence d’improvisation. Une autre
option d’enquête consisterait, plutôt que de se centrer sur un cadre de pra-
tique (la classe d’improvisation générative), à suivre des musiciens dans leur
parcours : le joueur de kaval évoqué par Savouret, par exemple, a-t-il vécu
le passage par les cours d’improvisation générative comme une « libération »
par rapport à son « langage musical » bulgare, ou comme l’apprentissage
d’un nouveau « langage musical » ? Comment les expériences vécues hors les
murs (dans des projets personnels ou lors de voyages) rejaillissent-elles sur
la formation des apprentis improvisateurs ?

Art et connaissance
La notion d’improvisation peut enin être un outil pour penser des pro-
blèmes communs à la création artistique et à la construction des connais-
sances13. Le court extrait que nous produisons ici, sur le conseil d’Howard
Becker, d’un texte de David Antin, qui décrit inement le processus anodin
par lequel deux marcheurs accordent leur pas, témoigne de ces croisements
possibles entre les chemins de la créativité artistique et de la connaissance.
L’improvisation devient une méthode permettant de faire surgir, à rebours
des techniques et des formats classiques de la pensée scientiique, de nou-
velles manières de décrire les dimensions ordinaires de la coordination des
actions. Ces cadres et ces formats innovants n’en ofrent pas pour autant des
« modèles » qu’il s’agirait de reproduire, comme s’il fallait choisir entre l’écri-
ture libre et la rélexion. Plutôt qu’une alternative, ils proposent une voie
pour défaire l’évidence des modes de raisonnement incorporés aux habitudes
quotidiennes de la vie scientiique. Et ils font aussi apparaître les limites de
la logique des modèles : il ne s’agit pas, pour les chercheurs, les managers
ou les concepteurs de systèmes d’intervention d’urgence, de « copier » les
artistes pas plus qu’à l’inverse les artistes ne visent simplement à « mettre
en pratique » une théorie scientiique. Mais dans les deux cas, il s’agit de
prendre appui sur d’autres expériences comparables, de façon à réléchir sur
leur caractère à la fois commun et diférent. Les productions artistiques tout
comme les productions de connaissance ne nous livrent pas des « recettes »
de la création mais des manières de faire des mondes pouvant servir d’appuis
pour produire d’autres versions et visions du monde (Goodman, 2006).

13 Les travaux sur la notion de sérendipité (terme qui désigne les heureux efets d’un hasard,
menant à des découvertes et à des expérimentations innovantes) vont aussi en ce sens : voir sur
ce point Andel et Bourcier (2008).

17
ÉDIT O RIAL

En déinitive, ce numéro ne vise donc pas à développer, à travers la notion


d’improvisation, un cadre théorique uniié, mais plutôt à en faire un outil
pour développer des perspectives interdisciplinaires et interculturelles.
Comme souvent, ces questions transversales jaillissent de la confrontation
de cadres de référence contrastés (musique savante occidentale / musiques
traditionnelles ; création artistique / action économique), invitant à un
retour rélexif sur la production des faits et des interprétations. On se repor-
tera pour cela au parcours improvisé par Hennion qui, prenant appui sur
une série de « cas » impliquant chaque fois de redéinir la posture d’ob-
servation, donne une illustration particulièrement maîtrisée de la valeur
heuristique du concept d’improvisation. Loin de viser un discours uniié
sur la nature de l’improvisation, cette démarche consiste à varier les angles
d’attaque et à faire de la notion d’improvisation un « appui souple » pour
réléchir à l’action humaine, et mettre à l’épreuve tout à la fois nos catégories
communes de pensée et les cadres conventionnels dans lesquels s’inscrivent
les phénomènes décrits.
C’est plus largement l’objectif visé par ce numéro de Tracés : tisser de
multiples connexions, dont nous n’avons esquissé qu’une partie dans cet
éditorial, susceptibles d’ofrir par ces liens des repères pour plusieurs par-
cours possibles, reliant divers domaines de l’expérience humaine. C’est en
dernier ressort au lecteur qu’il appartient de construire son propre parcours
à travers ces relations que permet et encourage la notion d’improvisation.

Pour le comité de rédaction de Tracés, Talia Bachir-Loopuyt,


Clément Canonne, Pierre Saint-Germier et Barbara Turquier.

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Traductions
Articles
Figures du trafic.
Ethnographie cinétique
d’un carrefour sans feux

EMMAN UEL G RI MAUD

Sur la route, vous conduisez votre voiture autant que


votre voiture vous conduit. Conduire et être conduit
sont une seule et même opération […]. La même
relation se noue entre les humains et toutes leurs
machines. Elles font ce que vous voulez à condition
que vous fassiez ce qu’elles vous forcent à faire.
Masahiro Mori, he Buddha in the Robot.

On pourrait penser que le traic automobile laisse peu de place à l’improvi-


sation, dans la mesure où les déplacements des véhicules sont des réactions
souvent très contraintes et des adaptations à des igures imposées. Il serait
plus facile, par exemple, d’accorder une faculté d’improvisation à un mar-
cheur qui déciderait de faire des acrobaties tout au long de son chemin, qu’à
un conducteur dont la marge de manœuvre se limite, au mieux, à prendre à
gauche ou à droite, à ralentir ou accélérer, à insulter son voisin ou à garder
son calme. Mais si un fait d’improvisation se reconnaît d’ordinaire à la pos-
sibilité d’une variation, alors l’improvisation ne serait pas seulement l’afaire
des artistes ou la faculté d’un agent, elle pourrait bien concerner aussi les
environnements dans lesquels nous évoluons.
Le traic automobile constitue un terrain remarquable pour s’interro-
ger sur les modalités d’extension de la notion d’improvisation au champ
de l’action en général, de la coordination collective en particulier et même,
osons cette proposition, au milieu qui nous entoure, car dans les carrefours
sans feux tels que ceux que nous prendrons pour objet, ce ne sont pas tant
les agents qui improvisent que les lux qui s’improvisent. Les lux déploient
des dynamiques de variation quasi ininie dont l’observateur ne comprend
pas forcément, à première vue, l’enchaînement ou les causes. Les lux ont
suscité, comme on le verra, de nombreuses tentatives de modélisation
(automates cellulaires, modèles éthologiques, etc.) et généré une panoplie

T R A C ÉS 18 2 01 0/1 PAGES 2 3-44


EMMANU EL GRIMA UD

1. Un carrefour sans feux à Bombay

d’instruments de contrôle (signaux, centrales de lux). Les carrefours sans


feux que l’on trouve encore aujourd’hui dans les grandes métropoles de
l’Inde permettent de se rendre compte de l’apparence plus ou moins réglée
et contrôlable des lux, certains milieux favorisant des comportements éton-
namment homogènes ou synchronisés, tandis que d’autres encouragent des
comportements plus hétérogènes et aléatoires. Les carrefours indiens voient
se croiser plus de quarante types de transport diférents, du char à bœuf à
l’autobus, en passant par le triporteur (rickshaw), et donnent parfois l’im-
pression d’être un joyeux chaos, sans règles apparentes (Vanderbilt, 2008).
Il est certain que dans de tels croisements, le conducteur a bien plus de
choix à faire que dans un carrefour avec feux. Si nous arrivons à démontrer
que ces choix, souvent rapides et impulsifs, n’expliquent pas complètement
la propension du carrefour à varier, nous aurons réussi à faire entrer le tra-
ic dans la catégorie des agencements collectifs intéressant les théories de
l’improvisation.

On notera que la conduite a toujours attiré la curiosité des sociologues, de


l’ethnométhodologie aux théories plus récentes de l’action située1. Mais
les carrefours concernent aussi ce qu’il est devenu commode d’appeler les

1 Pour une première élaboration des conduites comme objet sociologique, voir les travaux des
ethnométhodologues Eric Livingston et Michael Lynch, traduits en français dans hibaud
(2002). Et pour une application des notions de cognition distribuée et d’action située à la navi-
gation, voir Hutchins (1983, 1984), et ensuite à la conduite, voir Haué (2005).

24
FIGURES DU TRAFIC

« théories de l’émergence » et c’est sur les questions suscitées par ces travaux
que nous nous appuierons ici, pour mieux cerner les caractéristiques du
carrefour comme générateur de igures. Désignant généralement l’appari-
tion de nouvelles caractéristiques et comportements au-delà d’un certain
degré de complexité, la notion d’émergence acquiert aujourd’hui des sens
variés et suscite des usages très diférents, que ce soit en physique, en bio-
logie, en intelligence artiicielle ou en philosophie de l’esprit2. Et même
si sa déinition, loin d’être close, change souvent selon les auteurs, elle a
engendré, dans chacun de ces domaines, des recherches qui permettent de
poser autrement l’articulation de l’individuel et du collectif, la créativité des
interactions tout comme la manière dont on peut envisager la complexité.
Aborder les choses du point de vue de l’émergence, c’est insister sur le carac-
tère auto-organisé des igures du traic et s’interroger sur les modalités et
les comportements de conduite qui émergent à un certain degré de densité
et d’hétérogénéité mais qui n’apparaîtraient pas si les conducteurs étaient
confrontés à des conditions plus homogènes. Si les carrefours sans feux
produisent des igures compliquées de croisement et d’évitement, comme
beaucoup de phénomènes dits « émergents », ces igures résultent le plus
souvent d’interactions et d’adaptations relativement simples des véhicules
les uns aux autres. La conduite est l’un de ces régimes quotidiens auxquels
nous participons sans avoir à faire d’efort spectaculaire, ou seulement l’ef-
fort minimal nécessaire pour s’ajuster les uns aux autres. Mais en quoi les
carrefours indiens génèrent-ils en grande partie leurs propres règles de coha-
bitation ? Et dans quelle mesure s’agit-il d’un phénomène d’émergence spé-
ciique avec ses propres mécanismes de causalité 3 ?
L’intérêt du traic réside dans le fait que l’émergence peut y être envisa-
gée dans un sens plus littéral que d’ordinaire. Les carrefours sont en efet
des environnements marqués par l’émergence ininterrompue d’encom-
brants dont le jaillissement oblige les conducteurs à des comportements
et des trajectoires qu’ils n’auraient pas soupçonnés. Un lux, par déinition,
ne s’arrête pas. Il est, au pire, bloqué ou ralenti, mais il init toujours par
reprendre et renouvelle ses conditions comme ses constituants sous l’efet
de nouveaux jaillissements latéraux des véhicules comme des piétons. Pour

2 Pour un historique de cette notion et les débats qu’elle a suscités, on peut consulter Corning
(2002), Chalmers (2006) et Bersini (2007).
3 Il est courant de distinguer entre une émergence faible et forte, la première qualiiant de nombreux
systèmes où les igures, aussi complexes soient-elles, sont simplement le résultat de l’interaction de
leurs éléments (liés avec le tout par « causalité résultante »), tandis que l’émergence forte se carac-
tériserait par un efet de « causalité descendante », c’est-à-dire que les propriétés émergentes de
l’interaction entre les éléments modiieraient ces derniers par rétroaction (Chalmers, 2006).

25
EMMANU EL GRIMA UD

identiier des enchaînements de cause à efet, il faut se livrer à un petit exer-


cice, à mi-chemin entre l’ethnographie des conduites et la modélisation,
et tenter d’obtenir de ces carrefours, une vue surplombante4. À Bombay à
l’époque de cette enquête, on ne peut pas dire qu’il existait de « centrale des
lux » comparable à celles qui se sont développées ailleurs, permettant d’ob-
server le traic à l’échelle de la ville. J’ai donc choisi de porter d’abord mon
attention sur quelques points névralgiques et de ilmer des carrefours vus
d’en haut. La vidéo permettra de faire ce que je propose d’appeler une eth-
nographie « cinétique », c’est-à-dire à la fois discerner les igures récurrentes
ou imposées dans lesquelles les véhicules sont contraints d’évoluer et iden-
tiier des logiques de variation de trajectoire et de déviation. En ralentissant
le mouvement des véhicules avec le plus simple des logiciels de montage,
on voit des choses diicilement observables à l’œil nu ou d’en bas. Cher-
cher des motifs, identiier scénarios, récurrences et écarts, voilà qui consti-
tue l’un des rélexes les plus spontanés des sciences humaines face aux faits
d’improvisation, surtout lorsque la variation semble habiter leurs objets de
toute part comme c’est le cas ici, au moins en apparence. Un carrefour sans
feux pose les conditions d’une grande négociation motorisée reposant pour
l’essentiel sur des micro-ajustements et des écarts de trajectoire. Ces igures
sont-elles en nombre restreint ou existe-t-il à l’inverse une ininité de pos-
sibilités ? Et faut-il supposer que le conducteur a intériorisé seulement un
nombre limité de scénarios, ou bien qu’il a acquis des rélexes suisamment
polyvalents pour faire face à tous les imprévus et gérer l’irruption d’événe-
ments latéraux ? La volonté de ne pas entrer en collision, largement partagée
par les conducteurs, oblige ces derniers à un certain nombre de contorsions.
Mais l’évitement n’est pas le seul élément à prendre en compte. L’ethnogra-
phie « cinétique » en révélera d’autres, notamment la reconnaissance de l’ef-
fort de l’autre, la tolérance au blocage ou encore la gamme plus ou moins
étendue des modes d’« être en lux » que le traic autorise et qui contri-
buent aussi à façonner la marge de liberté et de contrainte des conducteurs.
Autant d’éléments qu’il faudra prendre en compte si l’on veut saisir en quoi
les carrefours sans feux constituent un modèle de « libre circulation » bien
particulier.

4 Cette étude s’inscrit dans un programme de recherche plus large, mené avec Philippe Tastevin
et Rob Anderson, avec le soutien de la fondation Fyssen, sur la notion d’intelligence collective
([URL : htttp://www.artmap-research.com], consulté le 10 janvier 2010). Le présent article se
concentre essentiellement sur des carrefours sans feux ilmés en vidéo lors d’un terrain à Bombay
en janvier 2009.

26
FIGURES DU TRAFIC

Un moment dans la vie d’un carrefour

Les expérimentations déjà faites en matière de simulation et de program-


mation logicielle pour rendre compte des interactions aléatoires (sur les
mouvements de foule notamment) ont engendré une profusion de modè-
les dont certains ont eu un efet performatif, à cheval entre l’ingénierie, la
robotique et l’éthologie. Il serait trop long ici d’en faire l’inventaire, mais
citons au moins les plus importants. Graig Reynolds proposa un algo-
rithme informatique baptisé Boids (signiiant « oiseaux » en argot améri-
cain), simulant le vol de colonies d’oiseaux et la nage de colonies de pois-
sons (Reynolds, 1987). Reynolds distingua trois « modules de conduite » :
la séparation, l’alignement et la cohésion, avant d’ainer son modèle, en
y incluant des instructions permettant aux oiseaux d’éviter des obsta-
cles ou de poursuivre un but (Reynolds, 1999). D’abord appliqué dans le
domaine de l’imagerie virtuelle et des efets spéciaux cinématographiques
(pour simuler des foules), le modèle Boids fut ensuite repris dans le champ
de l’intelligence artiicielle. Souvent cité comme un cas exemplaire pour
illustrer les « phénomènes émergents », il démontrait que la complexité des
structures produites collectivement (auto-assemblage, agrégation, synchro-
nisation, stigmergie5, etc.) ne résulte pas nécessairement d’une complexité
comportementale et cognitive au niveau individuel et peut spontanément
émerger à partir d’interactions relativement simples. Après Reynolds, Mit-
chel Resnick (1994) reprit l’idée qu’en instruisant des agents avec des règles
élémentaires, on pouvait arriver à des igures de coordination très complexes
dont il était diicile de soupçonner que les instructions de départ soient
en fait si simples. Alors que le modèle de Reynolds était essentiellement
fondé sur l’agent (agent-based ), Resnick proposa d’introduire d’autres élé-
ments appelés des « mouchetures » ( patches), s’inspirant des termites ou des
fourmis qui abandonnent dans l’environnement des phéromones en fonc-
tion desquelles les autres déterminent leur comportement. En leur don-
nant un rôle d’attracteur ou de repoussoir, Resnick suggéra l’existence de
traces intermédiaires jouant le rôle de « coordinateurs » dans certains phé-
nomènes d’organisation collective. L’un des apports les plus signiicatifs

5 Le terme de stigmergie a été introduit par le zoologue Pierre-Paul Grassé, en référence au com-
portement des termites (Grassé, 1959). Les termites se coordonnent par le biais de phéromones
pour construire de grandes structures de terre. Le terme provient des mots grecs στιγμα (stigma)
« marque, signe » et εργον (ergon) « travail, action », et s’applique aujourd’hui aux systèmes de
coordination où les agents, pour communiquer entre eux, modiient leur environnement,
laissant des signes qui déterminent leurs prochaines actions et celles de leurs partenaires.

27
EMMANU EL GRIMA UD

en matière de simulation des comportements de foule vint ensuite à la fois


de la robotique, de l’application de la méthode dite des « champs poten-
tiels » (Arkin, 1989 ; Brooks, 1986 ; Goodrich, 2008) et du développement
de nouveaux modèles d’automates cellulaires6. En attribuant une agentivité
(c’est-à-dire une forme de réactivité, un pouvoir d’action ou de réorienta-
tion) aux cellules d’une grille virtuelle – chaque fois qu’un agent se heurte
à une cellule pleine par exemple, il s’oriente vers une autre cellule voisine
vide – les programmeurs arrivèrent à mettre au point des simulations de
foule de manière plus convaincante et surtout moins fastidieuse que s’ils
s’étaient contentés d’une méthode traditionnelle de programmation agent-
based (Treuille, Cooper et Popovic, 2006). Cette méthode a eu par ailleurs
l’avantage de fournir une solution plus concrète à l’idée d’un environne-
ment « actif » (Weyns et Holvoet, 2006) dont Resnick avait eu l’intuition,
sans pour autant succomber au mirage entomologiste dont les démarches
inspirées des insectes restaient volontiers prisonnières.
Imaginons que nous voulions concevoir un programme de simulation
pour rendre compte des igures qui se forment dans un carrefour sans feux.
Un efort préalable de description ethnographique serait sans doute néces-
saire avant d’envisager plus concrètement la forme de ce programme, car
pour bien prendre un carrefour sans feux à Bombay, il faut se débarras-
ser de certaines notions, comme celle de couloir, de priorité ou encore de
distance de sécurité. Dans de tels carrefours, les couloirs ne sont jamais
donnés a priori, on les voit se former, se déformer, se fermer et se rou-
vrir ailleurs constamment. Je me contenterai ici de décrire un moment
dans la vie d’un carrefour, et d’analyser cette séquence de manière chrono-
photographique, c’est-à-dire en faisant des arrêts sur image. L’inconvénient
d’une telle approche (par rapport à celle d’un programme informatique
qui permettrait d’amener les éléments les uns après les autres et de com-
plexiier peu à peu la situation de départ), c’est que tous les véhicules sont
actifs en même temps et qu’il est impossible, à moins de sélectionner ce qui
saute aux yeux, de rendre compte de tous leurs engagements. Il s’agira ici de
dégager quelques principes de formation/déformation des igures du traic,
des modes d’entrée en interaction et de sortie en situation de carrefour, qui
donnent au traic indien sa plasticité particulière. En cherchant avant tout
à coller aux igures observées, on évitera de succomber trop rapidement aux
raccourcis qui guettent les approches modélisatrices.

6 De nombreuses recherches en ingénierie du traic ont pris appui sur des automates cellulaires
depuis les travaux pionniers en la matière de Kai Nagel et Michael Schrekenberg (1992), soit pour
comprendre les mécanismes de base du traic soit pour simuler des écoulements de traic réel.

28
FIGURES DU TRAFIC

La première chose qui frappe dans les intersections sans feux, c’est la
dimension éphémère des igures du traic. On ne doit pas s’étonner ici de
l’extrême malléabilité des igures comme des couloirs. Un couloir peut se
créer à tout moment à un endroit et se recréer ailleurs dans le carrefour
si on rencontre les mêmes conditions. L’espace non marqué du carrefour
autorise un dédoublement des voies qui peuvent théoriquement s’empiler
autant que l’espace le permet. Il est courant de voir un véhicule faire irrup-
tion et se frayer un espace à la droite d’un autre puis se remettre derrière lui
à la in du carrefour, tandis qu’un autre véhicule surgit quelques secondes
plus tard et occupe une troisième voie pour se rabattre ensuite dans la ile
en in de carrefour. Si l’espace libre existe, on peut très bien imaginer que
la voie se dédouble plusieurs fois. Le raisonnement du conducteur dans
une telle situation est simple : « Si j’ai un espace devant moi, je l’occupe. »
Tout cela fonctionne à condition que toute occupation d’espace ne soit que
temporaire, tout aussi rapide que sa libération. Occuper un espace, c’est en
libérer un autre. Au grand croisement bien ordonné (ou à l’organisation en
couloirs), il faut substituer l’image d’une myriade de petits croisillons qui
travaillent le grand carrefour de l’intérieur et qui ne cessent de se déplacer
ou de se reformer ailleurs.
On peut se demander au fond si dans ce type de croisement, le terme de
« voie » est véritablement pertinent, car bien souvent, il s’agit d’interstices et
les véhicules avancent par conquêtes progressives d’interstices. Si le conduc-
teur raisonnait en termes de voies, il n’avancerait guère, car il est très rare
qu’il ait la voie libre. En revanche, il y a toujours un interstice disponible,
un écart manœuvrable et donc un passage possible, qui ne repose pas ici
seulement sur les capacités du conducteur à saisir l’espace qu’il a devant
lui. Ce dernier a besoin pour passer de la rapidité des piétons qui l’ont
entendu et donc accélèrent leur marche ou s’arrêtent pour lui laisser le pas-
sage, autant que de la vigilance du porteur qui l’a vu arriver, sans quoi il y
a collision. Le principe selon lequel il n’y a pas de voie, mais une multipli-
cité d’interstices est la porte ouverte à une grande variété de négociations in
situ. Comme le principe précédent (au grand carrefour, il faut substituer des
petits croisillons), celui-ci est partagé par l’ensemble des véhicules. Les frô-
lements (on dirait chez nous les « queues de poisson ») sont le prix à payer de
ce changement de régime. À une organisation en iles ou en couloirs, le car-
refour sans feux substitue, par un efet de causalité descendante, une autre
forme de coexistence et génère ainsi d’autres manières de conduire.
Un autre élément important doit être pris en compte pour qualiier ce
régime de circulation. Le carrefour dans sa globalité est un espace où tout le
monde a le droit de négocier son passage, du piéton jusqu’aux véhicules les

29
EMMANU EL GRIMA UD

plus encombrants. C’est en cela que la notion de « priorité » telle que nous
la connaissons est ici peu opératoire. Le milieu d’un carrefour peut devenir
à tout moment une zone de libre circulation piétonnière. Quand un élé-
ment du traic entre en carrefour, il pénètre dans un espace de négociation
particulier. S’il le contourne par les côtés, il se refuse à négocier. Tout se
passe alors comme si la manœuvrabilité se décidait au centre. Sans couloirs
prédéinis, le cœur du carrefour agit comme un centre d’attraction. Les
progressions par écarts successifs, déviations et percées semblent toutes se
décider en fonction de ce centre de gravitation. Tout le monde se doit d’être
attiré vers le centre (pour mieux s’en écarter), s’il veut conserver sa liberté de
manœuvre, d’où l’efet de congestion permanent mais jamais durable. En
quoi ce système est-il plus (ou moins) eicace qu’une division en couloirs
est bien entendu une question à laquelle les ingénieurs de la circulation sont
naturellement confrontés et se doivent d’apporter une réponse. Mais pour
le moment, il faut bien reconnaître qu’un tel dispositif permet à un grand
nombre de véhicules de coexister et qu’il limite aussi largement les temps
d’attente par rapport à une organisation en couloirs.
Notons, par ailleurs, que par rapport à une division en iles, le nombre
d’événements se produisant « latéralement » est plus important. Ce qui vient
des côtés, plutôt que ce qui surgit de devant ou de derrière, fait l’objet de la
vigilance des conducteurs. Cette latéralité événementielle est aussi une laté-
ralité relationnelle, tout un ensemble de liens tissés avec le bord des routes
poreux à l’activité. À Bombay, les bords de route sont des grands lieux
d’activité. Certes, ils le sont de moins en moins dans certaines zones, de
plus en plus dans d’autres (zones de marchés), mais c’est une caractéristique
de la route aussi bien en ville que dans les campagnes que de générer toutes
sortes d’activités commerciales, du fait qu’elle est un espace de visibilité,
un lieu d’habitation plus ou moins temporaire et pas seulement dédié au
transport pur. Il n’y a pas dans ce contexte de frontière rigide entre les com-
merces et la route, pas non plus de frontière marquée entre l’activité de
transport et le commerce tout court. Il faut donc toujours être prêt à voir
surgir des êtres en situation de « quasi-lux » qui circulent entre le trottoir et
la route, ni complètement arrêtés ni totalement intégrés au lux d’ensemble.
Tout bord est potentiellement une desserte, un espace de livraison, de char-
gement et de déchargement. Et il faut étendre ce raisonnement du bord
des routes jusqu’au cœur des carrefours où le conducteur doit faire preuve
d’une attention latérale accrue.
Les carrefours de Bombay permettent de saisir comment on passe d’une
organisation en couloirs à une organisation de type interstitiel (et vice
versa), par des efets quasi mécaniques de transformation dès lors que cer-

30
FIGURES DU TRAFIC

taines conditions sont réunies. Une ile peut toujours se former ou se pro-
longer, mais il est rare qu’elle se maintienne très longtemps, dès lors qu’un
des véhicules de la ile trouve l’espace suisant pour la rompre ou qu’elle est
coupée par un véhicule latéral. Paradoxalement, la ile se forme uniquement
lorsque le carrefour n’est pas trop occupé, mais dès qu’il apparaît des lux
contradictoires ou un plus grand nombre de véhicules, la tendance à l’occu-
pation interstitielle du carrefour reprend le dessus. Le traic laisse toujours
des creux, il respire inalement bien plus qu’une division en couloirs. Et si
les distances de sécurité sont peu opératoires, le carrefour ofre néanmoins
des écarts de manœuvrabilité. D’ailleurs, les piétons ont bien intériorisé ce
principe qui pourrait sembler ne s’appliquer qu’aux véhicules. Ils traversent
rarement collés les uns aux autres, mais laissent un espace entre eux. Volon-
tiers serrés sur les bords du carrefour, ils se décollent en pénétrant le car-
refour. Ils entrent dans un autre régime de gestion de la proximité. Cela
explique qu’une voiture puisse franchir un croisement bien souvent sans
se soucier de décélérer. Là encore, l’un et l’autre sont interdépendants. La
« décompression » des piétons au moment de traverser rend possible le pas-
sage des voitures sans que ces dernières éprouvent le besoin de trop modi-
ier leur vitesse, dès lors que les piétons traversent en ordre dispersé. Dans
ce régime d’une grande mobilité où les interstices ne cessent de se créer et
de disparaître pour réapparaître ailleurs, la distance de sécurité (si on veut
vraiment en trouver une) se déclinerait alors en « corps humains logeables »
plutôt qu’en mètres. La plupart des véhicules maintiennent en efet la dis-
tance minimale qui permet à un piéton de se glisser entre eux.
Ajoutons un autre point : tout véhicule est ici potentiellement un
encombrant et, face à un encombrant, les autres véhicules sont libres de
leur parade. C’est sans doute une des particularités des êtres en traic, que
de pouvoir être perçus simultanément comme des frayeurs et des obstacles.
L’« être en lux » a toujours cette double qualité. Ainsi, il est courant de voir
un char à bœuf avancer à son rythme ou encore un porteur muni d’une
cargaison, et les passants qui l’entourent ou le croisent, s’écarter sans suivre
véritablement de couloir. Certains choisiront de le contourner par la gauche,
d’autres par la droite. Tout élément peut devenir alors un ralentisseur ou un
encombrant, mais tous les encombrants n’ont pas le même degré de solu-
bilité. Ainsi un groupe de piétons ou un mur de piétons peut être percé ou
dispersé très facilement. Si on ne comprend pas cela au volant de sa voiture,
on peut attendre longtemps avant de pouvoir se frayer un chemin, surtout
au milieu d’une foule de piétons. Un chemin n’existe pas de toute éternité,
il se fait. Mais il ne se fait pas tel un bâtiment qu’il faudrait laborieusement
échafauder ou un trou qu’il faudrait creuser progressivement, il se fait par

31
EMMANU EL GRIMA UD

frayages successifs dans un environnement surabondant d’activités. Tous


les véhicules doivent gagner leur passage et les piétons aussi pratiquent le
frayage, ne serait-ce que pour traverser.
Il n’est pas rare de voir, par exemple, un piéton se lancer sans avoir la voie
libre, prendre de vitesse la voiture qui arrive, puis être arrêté brutalement
par un scooter qui débouche sur le côté, avant de se retrouver contraint d’ac-
célérer à nouveau en raison d’une moto qui arrive par sa gauche. Le piéton
ne peut traverser ainsi que pas à pas, segmentant sa marche. Les piétons sont
ceux qui s’adaptent le mieux à la circulation interstitielle, mais chaque pas
doit être vu comme une adaptation. Le piéton aura dû subdiviser sa marche
en quatre micro-embranchements avant d’accomplir sa traversée. L’accéléra-
tion du début a sans doute été planiiée par le passant, mais l’arrêt brusque
puis l’accélération inale sont des adaptations immédiates aux circonstances.
Et il est clair que, quel que soit le plan ou la stratégie qu’il échafaude au
moment de traverser, le piéton a de grandes chances de faire face à des
imprévus. Pour éviter l’accident, la tactique la plus couramment adoptée par
les piétons bombayites est donc la progression par paliers, pas à pas. Celle-ci
présente le grand avantage de rendre le piéton identiiable par les véhicules.
Ces derniers n’ont plus ensuite qu’à faire l’efort de le contourner.
L’une des caractéristiques remarquables des carrefours sans feux, c’est
leur lenteur. Tout se passe comme si le carrefour imposait aux véhicules une
vitesse de coexistence, une sorte de moyenne qui donne le temps aussi bien aux
piétons qu’aux véhicules en tout genre de s’appréhender les uns les autres.
Si on augmentait la vitesse, la plupart des opérations d’adaptation décrites
relèveraient de l’exploit. Les limitations de vitesse sont d’ailleurs plutôt rares
à Bombay, en tout cas elles ne sont pas nécessaires dans les situations de car-
refours que nous analysons. Une vitesse de coexistence se génère automa-
tiquement à partir du moment où on multiplie le nombre de véhicules et
surtout de gabarits qui doivent s’appréhender les uns les autres. La vitesse
de coexistence est la vitesse nécessaire pour que cette appréhension ait lieu
dans des conditions tolérables. La lenteur fait sauter beaucoup d’oppositions
(mouvement-arrêt), de rigidités d’un traic plus rapide, et notamment l’im-
possibilité d’agir dès lors que les véhicules évoluent à une vitesse qui ne laisse
pas une grande marge d’action au piéton. Si on augmente la vitesse, c’est
toute la fragilité du traic indien qui se dévoile, son équilibre subtil entre
une multiplicité de moyens de transports, d’intentions et de charges difé-
rentes, qui subit une érosion. Lorsqu’on visionne les vidéos de carrefours en
accéléré, les micro-ajustements ne sont plus réalisables, du moins par des
humains normalement constitués. Le carrefour laisse le temps à ses éléments
de s’appréhender et rien n’est plus distribué et partagé que l’efort d’appré-

32
FIGURES DU TRAFIC

hension, mais c’est justement parce que le besoin de soutenir l’attention se


ressent ici plus qu’ailleurs, que l’on ralentit à un carrefour.
En zone de marché, le ralentissement est dû en grande partie au fait que
les véhicules se modèlent sur la vitesse d’un piéton. On ressent dans son
propre véhicule que le corps humain est l’échelon du traic. Bien entendu,
plus on s’éloigne des zones de marché, moins ce principe est vrai. Mais ce
n’est pas un hasard si les carrefours sans feux se retrouvent plus couramment
dans ces zones d’intense activité où la densité et la variété des moyens de
transport sont les plus fortes. Les feux à eux seuls ne peuvent prétendre ici
mettre de l’ordre ou réguler les embouteillages. Les autorités indiennes l’ont
bien compris, après quelques tests peu convaincants d’installations de feux
dans ces zones. Plutôt qu’un équipement centralisant les lux, elles ont préféré
laisser le soin aux véhicules eux-mêmes de négocier leur propre régulation.
En quoi cette autorégulation suppose-t-elle une vigilance accrue de la
part des conducteurs ? On pourrait croire qu’un tel traic demande un gros
efort de concentration de la part de ses membres, ou encore un nombre de
coups d’œil vifs et instantanés plus important que la plupart des processus
de coordination dans l’espace public (Sudnow, 1972). En réalité ce n’est pas
le cas. En revanche, plus les gabarits et les types de véhicules se multiplient,
plus les champs de vision difèrent, plus la nécessité de se signaler aux yeux
des autres devient importante par tous les efets d’annonce possibles. Être
appréhendable et appréhendé n’est pas seulement une afaire de vision, c’est
une afaire d’engagement moteur où, comme le dit le roboticien japonais
Masahiro Mori, la machine ne fait pas ce que vous vouliez qu’elle fasse à
moins de faire ce qu’elle vous force à faire. Et de même qu’il faut se défaire de
certaines notions comme celles de couloir/ile, de distance de sécurité et de
priorité, la dichotomie entre l’arrêt et la marche est moins pertinente ici que
les arrêts en marche et les faux arrêts dus aux contorsions que les véhicules
doivent efectuer. Globalement, la tolérance au ralentissement est aussi col-
lectivement distribuée que le droit de s’écarter ou de conduire de biais.
Dans ce contexte, la luidité n’est pas synonyme d’un écoulement
continu, elle revêt la forme d’une discontinuité généralisée, résultat du
maximum d’adaptation des agents du traic les uns aux autres. Il faut accep-
ter que son passage se trouve segmenté quel que soit son véhicule, comme
si l’espace du carrefour était une grille mobile de petits carrés en constante
dilatation/rétractation. La luidité ici, c’est la mobilité des blocages.
Essayons de récapituler notre raisonnement sous la forme d’un schéma.
Si le carrefour respectait une subdivision en couloirs, on obtiendrait une
image du type de la igure 1. Or, ce qu’on voit est un peu plus compli-
qué, anguleux. Les transversales et les possibilités de tourner se négocient à

33
EMMANU EL GRIMA UD

plusieurs endroits et le centre de gravité du carrefour ne cesse de se modi-


ier selon le nombre de véhicules souhaitant aller dans une direction ou
une autre. Il en résulte des trajectoires souvent coupées, selon le nombre de
véhicules aux intentions décalées (igure 2). Il faut considérer que le véhi-
cule qui entre dans un tel carrefour doit être prêt à tout instant à rencon-
trer un lux contraire ou latéral, possibilité que l’on peut représenter sous la
forme d’une grille où des intentions de direction contradictoires peuvent
s’exprimer (igure 3). Mais pour que le lux se maintienne, il faut que les
véhicules allant dans des directions contraires acceptent non seulement les
arrêts fréquents, les coupures de trajectoire par un lux latéral ou contraire,
mais acceptent aussi de s’écarter légèrement de leur trajectoire, de progres-
ser de biais, latéralement, en déviant leur traversée ain d’éviter les collisions
(igure 4).

On peut se demander si tout le monde doit partager cette approche de l’es-


pace et appréhende le carrefour ainsi, à la manière d’une grille, constam-
ment mobile, avec des embranchements multiples. Remarquons que
l’hypothèse d’un découpage cellulaire du carrefour n’est pas incompatible
avec le fait que les véhicules puissent avoir des stratégies d’adaptation dis-
tinctes. Comme on le verra, conduire un char à bœuf, un chariot ou une
moto suppose des manières d’appréhender le carrefour diférentes. Si le
traic donne lieu à des igures compliquées, c’est essentiellement dû à
l’irruption/évolution/déplacement d’agents plus encombrants et au fait que
dans la lutte pour le passage, tous les véhicules ne sont pas égaux. Si tous les
véhicules étaient de nature semblable et allaient à la même vitesse, de telles
igures n’apparaîtraient pas. Le programme de contorsion du traic se remet en
marche chaque fois qu’un véhicule fait preuve d’un certain degré d’inertie,
ou alors qu’il doit passer du côté opposé au lux et forcer une ile existante.
Il faut attribuer alors une mobilité au blocage, de même qu’il faut considé-
rer la contorsion/dilution de la ile comme un efet mécanique du passage
en force. Dans un tel dispositif, la luidité se maintient tant bien que mal, et
souvent mieux que dans un carrefour équipé de feux, car la gestion des lux
contradictoires s’y résout par petits écarts, percées et frayages.

Des modes d’être en trafic

Un tel carrefour est-il vraiment modélisable sous la forme d’un programme


informatique ? Cela vaudrait sans doute la peine d’essayer, mais cela oblige-
rait certainement à se décaler des approches de la simulation courante. On

34
FIGURES DU TRAFIC

Figure 1 Figure 2

Figure 3 Figure 4

2. Essai de schématisation

3. Modélisation des trajectoires des véhicules avec le logiciel Motion

35
EMMANU EL GRIMA UD

a vu qu’il existait au moins deux options : un modèle agent-based (partir de


chaque véhicule et qualiier leur comportement) et un autre environment-
based qui implique de saisir le rôle actif joué par l’environnement ( potential
ields et automates cellulaires). Cette dernière option suppose qu’on accorde
un rôle d’agent à l’écart ou à l’espace ou que l’on reconnaisse que l’espace est
doué d’une forme d’intelligence. Les véhicules ne seraient plus alors les seuls
maîtres de leur trajectoire mais guidés, attirés, irrésistiblement aspirés par les
espaces creux que le traic autorise. Mais comment activer l’espace ? Doit-on
garder l’hypothèse d’une « grille » ou la remplacer par quelque chose de plus
informe, de nébuleux avec des goufres et des trous qui ne cessent de se for-
mer, de s’agrandir, de disparaître et de réapparaître ailleurs ? Et si un véhicule
s’engageant dans un tel carrefour est supposé se soumettre à un programme
de contorsions qui se décide en grande partie en dehors de lui, le point de
vue est-il diférent du modèle dit des potential ields ou même du modèle des
« mouchetures » de Resnick ? Dans chaque cas, on attribue à des éléments
extérieurs aux véhicules une capacité d’action, la possibilité d’orienter (par
attraction, répulsion) tout agent les traversant. Si les véhicules progressent
dans un carrefour selon le principe des « champs potentiels », alors dès que se
présente un creux, un espace, à gauche comme à droite, ils s’y engoufrent.
En revanche, dès qu’une cellule est bloquée, ils cherchent à la contourner
quitte à déboucher sur d’autres cellules bloquées qui les obligent à d’autres
contorsions. Voilà qui rapprocherait les carrefours sans feux d’un grand bal-
let d’insectes mécaniques tous animés d’intentions à peu près similaires. Si
l’hypothèse des « mouchetures » de Resnick est trop prisonnière des modèles
chimiques inspirés des insectes, il serait néanmoins envisageable que l’équi-
valent de la trace laissée par les fourmis (phéromone) dans le traic soit l’écart
laissé par les autres, car chaque fois qu’on avance ou qu’on se décale, on laisse
un écart libre pour quelqu’un d’autre. Ainsi l’écart, par sa capacité à orienter
ou à réorienter, serait une manière pour l’espace de se doter de propriétés
agissantes. Le langage courant va dans ce sens. Plus ou moins élastique, l’es-
pace s’obtient, se donne, se bloque, se laisse, se libère, etc. « Il ne me donne
pas la place », « Je n’ai pas la place pour passer », « Tiens, ici, il y a de la place »,
« Je libère la place », etc. Mais cette « place » est indépendante des véhicules
tout en leur étant très proche, elle se transmet plus vite, elle circule plus vite.
L’espace est l’élément le plus cher qui se négocie en situation de traic, le bien
le plus éphémère qui ne cesse de bouger, de se répercuter, d’être là où on ne
l’attend pas, à côté au lieu d’être au milieu, à gauche au lieu d’être à droite,
trop petit ou alors trop grand, jamais assez adapté à son gabarit.
Quittons un moment le point de vue surplombant des carrefours vus
d’en haut et essayons de coller à la conduite au plus près. Le point de vue

36
FIGURES DU TRAFIC

4. Porteurs au milieu d’un carrefour

embarqué devrait permettre de saisir tous les eforts nécessaires aux conduc-
teurs pour entrer dans un dialogue intime avec l’espace et, au terme de cette
collaboration, trouver leur chemin. Cela nous aidera à voir aussi ce qui
pèse sur eux en termes de responsabilité et de travail d’évitement, à quali-
ier les formes hyperactives de conduite impliquées par un tel traic, bref à
renouer avec un modèle agent-based, mais cette fois plus équilibré, car un
carrefour est un plan d’irruption à entrées multiples, dans lequel des rela-
tions à l’espace et des modes d’être en traic très diférents peuvent coexister.
Les piétons, par exemple, font toujours irruption, indisciplinés par nature,
peut-être davantage encore que les rickshaws et les deux-roues. On pour-
rait croire qu’il faut conduire d’une certaine façon pour s’adapter à eux.
Mais il est possible aussi que n’importe quelle façon de conduire (pourvu
qu’elle sache s’approcher de la vitesse de coexistence) soit envisageable et
que toutes les catégories d’êtres véhiculés aient la possibilité d’exister sans
avoir à faire trop d’efort d’adaptation. Je prendrai ici trois exemples : on
suivra d’abord un porteur, puis on traversera un carrefour à moto, et enin
on fera de même avec un char à bœuf.

Le porteur, dont la cargaison est diicile à manœuvrer, dévie rarement sa


trajectoire. Il a tendance, contrairement aux autres, à suivre son couloir. Et
les autres véhicules s’adaptent à lui. Il progresse à son rythme, aux autres de
le contourner. La plupart des porteurs tiennent le même raisonnement : la
diiculté à manœuvrer leur cargaison a pour corollaire le minimum d’efort

37
EMMANU EL GRIMA UD

d’adaptation. Et comme on l’a vu plus haut, l’acte qui consiste à contour-


ner un encombrant dans un carrefour peut se faire par la gauche ou par
la droite, à la diférence d’une route ordinaire. Les porteurs génèrent leur
propre hiérarchie dans le traic : ceux qui font le plus d’efort, qui ont les
cargaisons les plus lourdes ou les engins les plus diiciles à manœuvrer,
doivent faire le moins de déviations, les autres étant tenus de s’adapter.
De même qu’on ne peut pas demander à un bus de contourner un piéton
sans danger (c’est donc au piéton de s’adapter) ou à une voiture de faire un
slalom entre des rickshaws sans prendre des risques (c’est donc plutôt l’in-
verse qui se produit), le porteur peut avancer tranquillement au milieu des
rickshaws (mais il en est de même des chars à bœuf ) sans générer aucune
protestation, à condition de s’en tenir à sa trajectoire – la seule manière de
rester identiiable et contournable durant son trajet. Il est donc, d’une cer-
taine façon, l’un des seuls agents du traic qui s’adaptent justement « en ne
s’adaptant pas ». Parce qu’il ne dévie pas sa trajectoire, on peut facilement
l’anticiper et il fournit aux autres des possibilités d’adaptation. Mais il est
clairement, du fait qu’il tient à conserver sa position, un puissant générateur
de déviations. Parce qu’il avance en ligne droite quasi au milieu, les autres
sont forcés d’avancer de biais. Soucieux de sa charge, il fait tout pour se
plier au moins de contorsions possibles. Il progresse avec un sens accru de
son propre couloir, mais il a aussi conscience que son couloir se prépare ou
se gagne par des appels de la voix soigneusement égrainés tout au long de
son avancée. C’est sans doute l’une des qualités de ce type de carrefour : il
n’efraye a priori personne et constitue un mode d’agencement spontané et
viable pour une panoplie très étendue d’êtres en mouvement. D’ailleurs,
lorsque l’apprenti prend des leçons de conduite à Bombay, il est immédia-
tement confronté à des carrefours et, quel que soit son niveau, l’instructeur
lui conseille d’avancer lentement, au milieu, sans se soucier de l’efet que
pourrait produire l’encombrement de son véhicule sur ses voisins. Peut-être
est-ce parce qu’il y a inalement toujours plus lent que soi, mais c’est aussi
parce que tout conducteur peut s’intégrer au lux pourvu qu’il avance suf-
isamment lentement.
Prenons maintenant un carrefour à moto. Le travail qu’une moto doit
faire au fur et à mesure de sa progression montre que l’intégration au tra-
ic est essentiellement une afaire d’appropriation et de ressenti de l’es-
pace. Au lieu d’être toujours dans le même axe, la moto est forcée de se
désaxer constamment, trouvant de l’espace tantôt à droite tantôt à gauche.
Contrainte d’être en oscillation perpétuelle sur son axe pour guetter les
espaces potentiels, elle génère tout au long de son chemin des efets de
repoussoir : par son ronronnement, elle a la faculté de repousser les gens et

38
FIGURES DU TRAFIC

d’être perçue non seulement comme un obstacle à contourner mais comme


un élément dont il faut s’éloigner. Pour faire reculer les autres, il faut être
plus gros, plus encombrant ou plus bruyant, mais dans sa progression, la
moto est toujours en conduite forcée, obligée de s’adapter au rythme et
à l’espace laissé par les autres. La moto cherche toujours l’espace allongé,
ilaire, qui lui permettra de progresser dans une grande poussée ; elle ne
le trouve que rarement. En revanche, au fur et à mesure qu’elle avance, la
moto avale les espaces qui s’ofrent à elle, elle s’en empare, les occupe puis
les libère, mais lorsqu’elle les a libérés, ils n’existent plus, les écarts poten-
tiels ne peuvent être consommés qu’une fois. La moto doit constamment
choisir, balançant entre de bonnes décisions qui permettent de retrouver
une marge de manœuvre et des mauvaises qui enferment dans des voies sans
issue, même provisoires. Et ces choix sont en nombre bien plus important
que dans une organisation où tout le monde suivrait sagement sa ile.
La meilleure image pour qualiier la conduite à moto est peut-être celle
d’un labyrinthe mobile qui ne cesserait de modiier à la fois ses propres
voies sans issue et ses couloirs, mais aussi la largeur de ses couloirs. Pour
naviguer dans un labyrinthe aussi instable, il faut un exceptionnel sens des
opportunités. Le modèle agent-based, du moins dans sa version classique,
nous limite, car qui pourrait penser que conduire, c’est aussi fabriquer
la voie sur laquelle on va conduire ? Pas les conducteurs en tout cas, qui
ne soufrent que d’une chose : l’impossibilité de se faire leur voie comme
ils l’entendent, se heurtant en permanence à des ruptures et des blocages
alors qu’ils croyaient avoir trouvé la solution. La conduite suppose dans
ce contexte une réceptivité aux modalités de génération et de transforma-
tion aléatoire des écarts disponibles. C’est parce que la moto a un sens
particulièrement aigu des interstices et des interiles et parce qu’elle est
particulièrement réceptive à la propension du carrefour à s’aérer et à libérer
des espaces, qu’elle arrive à progresser.
Alors que la moto est dans un rapport extrêmement alerte et vif par
rapport à la déinition/redéinition des écarts potentiels, c’est-à-dire qu’elle
s’engoufre quasi chaque fois qu’elle perçoit un espace à occuper (ou un
point de fuite à poursuivre), ce n’est pas le cas du char à bœuf qui entre-
tient un rapport plus passif, moins prédateur vis-à-vis des espaces et subit
bien plus que d’autres véhicules la formation/déformation des écarts. Le
char à bœuf donne l’impression d’être dans une relation quasi contem-
plative par rapport au programme de contorsions du traic qui se déroule
sous ses yeux et dont il fait pourtant partie intégrante. On pourrait penser
que le conducteur de char à bœuf à l’approche d’un carrefour se comporte
comme un porteur, c’est-à-dire sans se soucier vraiment de la gêne qu’il

39
EMMANU EL GRIMA UD

occasionne et en comptant beaucoup sur le fait qu’il est appréhendé par


les autres qui s’adaptent à lui. Le porteur ne porte pas seulement des mar-
chandises, il est porteur d’une philosophie : s’il fallait que le plus encom-
brant s’adapte au plus agile, ce serait l’enfer ; c’est le moins encombrant qui
s’adapte au plus encombrant. Si priorité il y a, elle revient à ce dernier, qui
doit pouvoir manœuvrer sans avoir d’autre souci que la progression de son
véhicule. Ainsi, un char à bœuf se conduit et s’adapte à toutes les situations,
même sur les grandes artères ou aux embranchements d’autoroute. Il s’ar-
rête aux feux rouges, il se met aussi bien sur la voie de gauche que celle de
droite, mais généralement il se tient à sa trajectoire. À la diférence d’une
moto, d’un scooter ou d’un vélo toujours prêt à s’engoufrer, à occuper une
intervoie ou un interstice, le char à bœuf ne cherche pas à se créer un che-
min puisque toutes les voies et les écarts se décident en dehors de lui. Par
rapport aux trous du traic, il est donc dans une position de spectateur. Il
se contente d’occuper l’espace laissé libre par les autres sans se soucier de
frayage, car il n’en pas besoin. Alors que d’autres cherchent leur espace,
le char à bœuf se contente d’être en traic conscient de sa condition, un
obstacle en progression qu’il faut contourner, mais un obstacle actif dans la
formation des parois mobiles du traic.

Récapitulons les résultats de cette petite ethnographie cinétique. Il sem-


blerait que tout véhicule qui s’apprête à traverser un carrefour sans feux,
quel que soit son degré de familiarité, soit obligé de se plier à au moins
trois contraintes : la première consiste à s’écarter de sa trajectoire pour
mieux la retrouver ensuite, la deuxième à subdiviser son passage en deux,
trois voire quatre tronçons, la troisième à se soumettre et à s’adapter à ce
qu’on a appelé la latéralité événementielle. La mobilité du lux créerait les
conditions d’émergence de tels comportements, le carrefour gagnant son
autonomie par rapport aux schèmes cognitifs ou aux images mentales des
conducteurs pris individuellement, en leur imposant de dévier leur trajec-
toire, en densiiant le nombre d’événements latéraux ou en les obligeant à
ralentir ou à s’arrêter brutalement. Et si un lux, pour exister, se devait de
varier ? C’est sans doute l’une des nécessités vitales du traic tel que nous
l’avons observé : s’il donne lieu à de telles variations iguratives et génère des
parades d’adaptation souvent complexes, c’est que la notion de couloir (ou
de ile) se devait à tout prix de perdre de sa pertinence pour que le traic se
mette à respirer, laisse des creux et ouvre des possibilités de manœuvre qui
n’existeraient pas si tout le monde décidait de se suivre sagement en ile.
Poussant à l’extrême la distribution des micro-blocages au lieu de laisser
s’installer les conditions d’un grand blocage, les carrefours sans feux sont

40
FIGURES DU TRAFIC

5. Une vache au repos

porteurs d’une ontologie de la libre circulation. Cela ne veut pas dire bien
entendu une circulation libérée de toute contrainte, mais les contraintes
ne cessent de s’y redistribuer et, avec elles, se renégocient « en marche » les
marges de manœuvre des conducteurs qui ne cessent de jouer sur les igures
qui leur sont imposées par ceux qui les précèdent en même temps qu’ils en
imposent à ceux qui les suivent.
Ainsi, tout véhicule est à la fois un repoussoir (pour les uns) et un
encombrant (pour les autres), mais certains jouent du fait qu’ils sont plus
l’un que l’autre. Les écarts du traic et les creux disponibles, quant à eux, ces
partenaires élastiques de la conduite, jouent quasi toujours le rôle d’aimant,
attirant à eux les véhicules en quête d’espace. Vu comme un grand généra-
teur de variations où l’on joue et se joue des espaces, le carrefour sans feux
n’autorise de relation à l’espace comme à ses voisins que dans la progression
et la mobilité. Et si la volonté coordinatrice, centralisée ou déléguée à un
équipement bien visible (les feux) disparaît ici, c’est au proit d’une myriade
ininterrompue de désirs de passer qui doivent négocier leur coexistence dans
des rapports aléatoires d’évitement. Lorsque les petits blocages surgissent
tout le temps, partout, et que tout le monde intériorise le fait qu’il est une
gêne pour l’autre, alors tous les éléments véhiculés ont, en théorie, le même
droit au frayage, à la marche forcée et à la contorsion. Des diicultés appa-
raissent quand une seule personne ou un groupuscule de personnes gêne
une foule de véhicules, mais lorsque tout le monde gêne tout le monde,
alors personne ne se gêne vraiment. Et cela n’empêche pas, comme on l’a

41
EMMANU EL GRIMA UD

vu pour les chars à bœuf, les porteurs, les piétons, ou pour les deux-roues,
que chacun puisse avoir des modalités très diférentes d’être en traic et
une conscience du lux comme des écarts qui lui sont propres. Le carrefour
sans feux bombayite semble être le produit de l’intégration du maximum
d’éclectisme à la fois dans les conduites et les formes de véhicules.
Et si les carrefours de Bombay, en dépit de leur apparence tumultueuse
et étoufante, étaient porteurs d’un modèle alternatif ? Vus d’en haut tout
d’abord, ils rappellent la théorie du shared space (route nue ou espace partagé)
d’Hans Monderman qui a conduit, depuis les années 1970, de nombreuses
villes du nord de l’Europe à supprimer la signalisation dans certaines zones.
L’expérience s’est révélée souvent fructueuse. Elle a eu pour efet d’accroître
la responsabilité des conducteurs et du même coup leur vigilance (hésitant
sur la priorité à accorder aux autres véhicules, on fait naturellement plus
attention) et de diminuer à la fois le nombre d’accidents et le temps moyen
de traversée du carrefour. Les avantages du shared space se vériient tous les
jours à Bombay où l’on trouve aussi bien des carrefours sans feux, des car-
refours équipés d’une signalisation que d’autres avec des signaux souvent
défectueux. Bombay, comme d’autres villes de l’Inde, semble ofrir toutes
les variations possibles du shared space. Dans ces carrefours vus d’en bas, le
poids qui pèse sur chaque conducteur est, il est vrai, bien plus important,
mais surtout le shared space souligne combien, derrière les attitudes des véhi-
cules (prédation, agressivité ou passivité, par exemple), l’acte de conduire est
un précipité de réactions et l’établissement toujours recommencé d’intimités
spatiales à conquérir, à la fois contre et par la mobilité des autres.
En termes de modélisation, les automates cellulaires semblent une
piste intéressante à explorer dans la mesure où ils expriment justement la
dialectique des espaces vides et des agents occupants, et engendrent des
dynamiques globales en fonction de décisions purement locales. Peut-être
sont-ils inalement mieux adaptés que les modèles inspirés des colonies
d’oiseaux, des poissons et des fourmis. Néanmoins, les automates cellu-
laires ont souvent bien du mal à traduire la subtilité des comportements
et notamment le temps de réaction des véhicules. Ce temps de réaction,
qui implique toutes les facultés de perception des conducteurs, constitue
ici l’élément lâche mais décisif dans la formation des écarts disponibles et
le renouvellement des igures du traic. Si diiciles à simuler, les temps de
réaction sont aussi très délicats à observer et à analyser de manière ethno-
graphique et supposeraient sans doute d’autres méthodes que celle que nous
avons suivie. Enin, une autre diiculté à laquelle on se heurterait probable-
ment, si on souhaitait traduire ce que nous avons observé dans un automate
cellulaire, réside dans la diférence de régimes des diférents types d’agents.

42
FIGURES DU TRAFIC

Comme on l’a vu, certains véhicules encombrants tracent leur route quoi
qu’il arrive. Il faudrait alors un type original d’automate cellulaire avec obs-
tacle : un agent qui traverse le réseau de cellules en indépendance totale des
règles de l’automate constituerait alors localement un obstacle qui perturbe-
rait le lux global (mais sans en changer fondamentalement la dynamique).
Le porteur, qui ne dévie pas sa trajectoire là où la contorsion est la règle et
repousse d’un appel tout être qui se dresse sur son passage, est le signe que
dans les carrefours sans feux, la négociation est à ce point ouverte qu’elle
tolère même ceux qui ne négocient pas.

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La conversation comme phénomène
d’émergence collaborative

R. KEITH S AWY ER
TRADUIT DE L’ ANG L AI S ( ÉTAT S- UNI S) PA R YA Ë L KR E P L A K

Mes recherches portent sur les éléments improvisationnels de la conversa-


tion ordinaire. Pour explorer la créativité de l’improvisation à l’œuvre dans
la conversation, j’ai réalisé une étude empirique approfondie d’un genre de
discours hautement improvisé : les représentations données par des troupes
de théâtre d’improvisation à Chicago (Sawyer, 2003). Durant deux ans, j’ai
mené une enquête ethnographique qui a abouti à plus de cinquante heures
d’enregistrements vidéo de représentations publiques. J’avais le statut
d’observateur participant ; j’accompagnais au piano un grand nombre des
groupes que j’ai ilmés, et j’assistais ainsi aux répétitions aussi bien qu’aux
représentations. J’ai interviewé des acteurs, des metteurs en scène et des
professeurs de jeu, et j’ai suivi des cours d’improvisation.
Les dialogues improvisés que jouent sur scène les compagnies de théâtre
d’improvisation de Chicago sont issus de la collaboration du groupe dans
son ensemble. Ce n’est pas un acteur seul qui crée la représentation ; elle
émerge de la dynamique processuelle de la conversation. À l’instar des ren-
contres conversationnelles, le dialogue improvisé résulte de la création d’un
cadre interactionnel (Bateson, 1972 ; Gofman, 1974), d’une déinition de la
situation qui permet à des actions socialement cohérentes de se produire.
Parce que ces représentations sont jouées sur scène, j’appelle le cadre
interactionnel qui y est créé le cadre dramatique. Celui-ci inclut tous les
aspects de la représentation : les personnages joués par les acteurs, leurs
motivations, leurs relations, l’activité conjointe dans laquelle ils sont enga-
gés, la localisation de l’action, la période historique à laquelle elle se déroule
et le genre d’interaction qu’elle suscite, l’intrigue générale, la relation de
l’activité conjointe des personnages avec cette intrigue. Le cadre dramatique
est construit tour après tour : un acteur propose un nouveau développement
du cadre et les autres acteurs y répondent en modiiant ou en améliorant
cette proposition. Chaque nouvelle proposition de développement dans le

T R A C ÉS 18 2 01 0/1 PAGES 4 5-67


R. KEITH SAW Y E R

cadre est le fruit de l’inspiration créative d’un acteur, mais elle n’est intégrée
à la pièce qu’après avoir été évaluée par les autres acteurs. Dans le dialogue
qui suit la proposition, le groupe collabore pour déterminer s’il l’accepte ou
non et comment il peut l’intégrer à la trame de la pièce qui a déjà été établie,
et pour savoir ensuite comment continuer à élaborer à partir d’elle.
Ce processus interactionnel est tout à fait semblable à la dynamique
conversationnelle qu’ont étudiée les analystes de conversation (Sacks,
Scheglof et Jeferson, 1974 ; Scheglof et Sacks, 1973). Dans les rencontres
sociales de la vie ordinaire, la plupart des propriétés du cadre interactionnel
sont déjà relativement ixées. Nous jouons notre propre rôle, nous identi-
ions tous à quel endroit nous nous trouvons et quels genres d’interactions
y sont appropriés, et, si nous avons des antécédents avec nos co-interactants
en tant qu’amis ou collègues, nous ravivons les souvenirs de nos rencontres
précédentes avec ces derniers. En dépit de ces éléments ixes, dans toute
rencontre conversationnelle, des éléments du cadre interactionnel restent
disponibles pour une négociation entre les participants. Erving Gofman
(1974) était particulièrement intéressé par les rencontres qui nécessitaient
que les participants fassent preuve de lexibilité et de jeu dans leur négocia-
tion d’une compréhension mutuellement partagée.
Dans les dialogues improvisés, ce processus de création collaborative
est poussé à l’extrême, étant donné qu’aucun élément du cadre dramatique
n’est prédéterminé. J’appelle ce processus émergence collaborative parce que
le cadre dramatique émerge de l’activité de collaboration créative de l’en-
semble des participants. Dans la partie suivante, je démontrerai les pro-
priétés de l’émergence collaborative en présentant un exemple de dialogue
improvisé. Je ferai ensuite une présentation de la façon dont les chercheurs
dans le domaine de la conversation ont par le passé théorisé ces mêmes
processus. Les analystes de conversation comme les anthropologues ont
très souvent employé les termes « cadre », « contexte » et « émergence »,
mais j’avancerai l’idée qu’il y a une tension théorique non résolue dans ces
usages : cette tension irrésolue concerne le statut ontologique du cadre inte-
ractionnel émergent. J’élaborerai ensuite une théorie de l’émergence colla-
borative qui propose une nouvelle approche de cette tension. Je conclurai
par la présentation d’une étude de cas démontrant la valeur de ce cadre
théorique et apportant des preuves de l’existence d’un pouvoir causal du
cadre dramatique émergent.

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CO N V E RS ATIO N E T É ME R G E N C E C O L L A B O R AT I VE

Un exemple

Pour démontrer quelques-unes des caractéristiques majeures de l’émergence


collaborative, je commencerai par un exemple de dialogue tiré d’une per-
formance réalisée en 1993 par la compagnie théâtrale chicagoane Of-Of
Campus (exemple 1). Il s’agit des premières secondes de dialogue d’une
scène, dont les acteurs savaient qu’elle durerait environ cinq minutes. Il
avait été demandé au public de suggérer un proverbe, et la suggestion faite
était : « À cheval donné, on ne regarde pas les dents. »

Exemple 1 :
Lumière allumée. Dave est à droite de la scène, Ellen à gauche. Dave commence
à gesticuler, se parlant à lui-même.

1 Dave Toutes ces igurines en verre dans Tourne la tête pour admirer
ma ménagerie,
la boutique de mes rêves,
il y en a partout, des centaines
de milliers !
2 Ellen Marche doucement vers Dave
3 Dave Se retourne et remarque Ellen
Oui, je peux vous aider ?
4 Ellen Oui, euh, je cherche un cadeau. Ellen regarde vers le bas, comme
un enfant, les doigts dans la bouche
5 Dave Un cadeau ?
6 Ellen Ouais.
7 Dave J’ai un petit singe ? Dave mime l’action de prendre
un petit singe sur l’étagère et
de le donner à Ellen
8 Ellen Ah, c’est que je cherchais quelque
chose d’un peu plus gros…
9 Dave Oh. Repose l’objet sur l’étagère
10 Ellen C’est pour mon papa.

Au tour 10, des éléments du cadre commencent à émerger. Nous savons que
Dave tient un magasin, et qu’Ellen est une petite ille. Nous savons qu’Ellen
est en train d’acheter un cadeau pour son père, et que, étant jeune, elle a
probablement besoin de l’aide du gérant du magasin. Ces éléments drama-
tiques ont émergé des contributions créatives des deux acteurs. Bien que
l’on puisse identiier l’incrémentation de chaque contribution, aucun des

47
R. KEITH SAW Y E R

tours ne détermine pleinement la suite du dialogue, et le cadre dramatique


émergent n’est choisi, décidé ou imposé ni par Ellen ni par Dave.
Abordant les choses à la manière d’un psychologue cognitif, un analyste
pourrait expliquer que de tels dialogues émergent des états mentaux des
acteurs dans chaque tour singulier, autorisant ainsi un traitement réduction-
niste où chaque tour serait analysé en termes d’états mentaux tels que des
intentions (ce que l’acteur avait l’intention de signiier par son action) et des
attentes (ce qu’il s’attendait à voir se produire). Le cadre émergent lui-même
pourrait être expliqué de manière réductionniste comme les représentations
mentales qu’en auraient Dave et Ellen. Pourtant, l’approche individualiste et
réductionniste est diicile à appliquer à des dialogues improvisés tels que ceux
de l’exemple 1. Les intentions individuelles ne sont pas utiles pour l’explication
parce que, dans la plupart des cas, un acteur ne peut connaître la signiication
de son propre tour tant que d’autres acteurs n’y ont pas répondu. Au tour 2,
lorsqu’Ellen se dirige vers Dave, son action a de nombreuses signiications
potentielles ; par exemple, elle pourrait être une collègue arrivant en retard au
travail. Son action ne signiie l’entrée d’une cliente dans le magasin qu’à partir
de la requête de Dave au tour 3. Ce type d’interprétation rétrospective est très
commun dans le dialogue improvisé, et c’est l’une des raisons pour lesquelles
le cadre dramatique est analytiquement irréductible aux intentions ou aux
actions des participants dans leurs tours du dialogue.

L’émergence du cadre

Dans les dialogues improvisés, le cadre contraint et rend possible l’action


collective. Ces deux processus sont toujours simultanés et inséparables.
Chaque tour nourrit un processus continu d’émergence collaborative qui
est simultanément contraint par le cadre émergent que partagent les acteurs
au moment où ce tour est pris. Tant que le rideau n’est pas tombé et que la
représentation n’est pas inie, personne ne peut arrêter celle-ci à un moment
précis et identiier avec certitude la structure du cadre. Elle est continûment
soumise à la négociation et, du fait de cette ambiguïté irréductible, il y aura
toujours une intersubjectivité irrésolue, les diférents participants ayant dif-
férentes interprétations du cadre.
J’étudie l’émergence collaborative dans le dialogue improvisé en com-
binant deux axes de recherche distincts. Le premier est emprunté à des
domaines tels que l’analyse conversationnelle1 et l’ethnographie de la

1 N.d.t. Nous traduisons conversation analysis par « analyse conversationnelle », qui fait pré-

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CO N V E RS ATIO N E T É ME R G E N C E C O L L A B O R AT I VE

parole, dont les recherches empiriques se focalisent très étroitement sur la


conversation. Ces approches se distinguent par la rigueur méthodologique
de leurs analyses des mécanismes de tour-à-tour qui animent l’interaction
conversationnelle. Ces chercheurs ont soutenu que la parole ne pouvait être
comprise comme une transcription statique, mais devait être considérée
comme fondamentalement mise en jeu dans l’interaction (Gumperz, 1982 ;
Scheglof, 1990 ; Scheglof et Sacks, 1973). Plusieurs études en ethnographie
de la parole ont souligné la créativité naturelle inhérente à la performance
verbale (Bauman et Briggs, 1990 ; Bauman et Sherzer, 1974 ; Hymes, 1962).
Comme l’ont noté Richard Bauman et Joel Sherzer, « la performance est
considérée ici comme un accomplissement créatif et émergent » (Bauman et
Sherzer, 1989, p. xviii)2. « Le problème de fond dans les disciplines sociales
[est de comprendre] l’interaction dynamique entre le social, le convention-
nel, le “déjà-là” dans la vie sociale et les qualités individuelles, créatives et
émergentes de l’existence humaine » (ibid., p. xix)3.
De toutes les approches de l’action sociale humaine (les autres seraient la
pragmatique, la psychologie cognitive et autres théories macrosociologiques),
ces deux-là sont les plus pertinentes pour mon étude empirique des dialogues
improvisés. Pourtant, elles n’ont pas suisamment théorisé la nature collec-
tive et partagée du cadre interactionnel. Pour combler cette lacune, je dépasse
ces traditions empiriques en théorisant explicitement le cadre interactionnel
comme un phénomène social collectif. En m’appuyant sur l’émergentisme
sociologique (Sawyer, 2005), j’avance l’idée que le cadre interactionnel par-
tagé est analytiquement irréductible aux actions, intentions ou états men-
taux des individus participants. Bien que créé par ces derniers via leur action
collective, le cadre est analytiquement indépendant des individus, et exerce
un pouvoir causal sur eux. Cette approche rejette donc quelques-unes des
hypothèses au fondement de l’analyse conversationnelle, telles que la posi-
tion d’Emmanuel Scheglof selon laquelle toutes les inluences causales du
« contexte externe » sur le dialogue constitueraient un « contexte discursif »
parce que le contexte n’est important que dans la mesure où il est manifeste-
ment pertinent pour les participants (Scheglof, 1992, p. 215).

cisément référence à un courant spéciique, dont la conversation est l’objet central et qui se
caractérise par une « mentalité analytique » et des méthodes spéciiques, tandis que les termes
« analyse de conversation » ou « analyse des conversations » renvoient plus à un objet général (la
conversation, l’interaction) qu’à une méthodologie propre.
2 N.d.t. Nous traduisons : « Performance here is seen as a creative and emergent accomplishment
[…]. »
3 N.d.t. Nous traduisons : « […] the deepest problem in the social disciplines [is to understand] the
dynamic interplay between the social, conventional, ready-made in social life and the individual,
creative, and emergent qualities of human existence. »

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R. KEITH SAW Y E R

Je soutiens que, dans les dialogues improvisés comme celui de l’exemple 1,


le cadre émergent ne peut être réduit à une analyse des représentations qu’en
ont les individus, ni aux contributions de ces individus dans leurs tours
(comme un psychologue cognitif pourrait le faire) ; il ne peut pas non plus
être réduit à des notions d’analyse conversationnelle telles que la pertinence
manifeste du cadre sur un tour individuel, l’orientation vers le cadre, ou
encore la façon dont les participants traitent ce cadre dans un tour indivi-
duel. Je présente une théorie de l’interaction conversationnelle qui montre
pourquoi ces cadres émergents doivent être traités comme des totalités ana-
lytiquement irréductibles. Du fait de l’émergence collaborative, les dialogues
improvisés ne peuvent être expliqués dans leur intégralité ni par l’analyse des
actions ou des états mentaux des participants, ni par l’analyse des interac-
tions de ces individus (bien qu’elle prétende fournir une explication du cadre
interactionnel émergent). Ce type d’analyse peut partiellement expliquer
l’émergence collaborative des cadres interactionnels, mais ne peut pas repré-
senter adéquatement l’indépendance analytique du cadre émergent, ni la
façon dont, causalement, il contraint et permet les actions des participants.
Les chercheurs en analyse conversationnelle rejettent généralement l’in-
dividualisme méthodologique et se focalisent sur l’ordre de l’interaction
comme niveau d’analyse distinct (Rawls, 1987). En même temps, la plu-
part des conversationnalistes croient que le cadre émergent ne peut être
expliqué qu’en termes d’actions stratégiques accomplies par les individus et
d’interprétations manifestes qu’ils en font dans les tours successifs de leur
rencontre. Cette position est une variante de ce à quoi je fais généralement
référence comme relevant de l’interprétativisme. Par ce mot, j’entends un
ensemble assez large de théories qui ont pour croyance commune le fait que
la réalité sociale ne peut être étudiée qu’en termes de représentations indi-
viduelles. Cette déinition large de l’interprétativisme inclut de nombreux
chercheurs rejetant le positivisme et l’objectivisme, y compris les chercheurs
en sciences sociales adoptant des approches phénoménologiques et subjec-
tivistes. Les interprétativistes ne croient pas que les forces macrostructura-
les contraignent les individus, ils pensent plutôt qu’elles sont médiatisées
par les interprétations qu’en ont ces individus. Ainsi, les interprétativistes,
comme d’ailleurs les individualistes méthodologiques, rejettent les lois cau-
sales sociales (voir par exemple Giddens, 1984).
L’analyse conversationnelle est fondée sur une conception de la conver-
sation comme élaboration commune dans l’interaction, par un processus
d’improvisation collaborative, de signiications partagées. Pour cela, les
conversationnalistes s’appuient sur des conceptions, mises en avant par les
interactionnistes symboliques, de « la vie d’un groupe humain [comme]

50
CO N V E RS ATIO N E T É ME R G E N C E C O L L A B O R AT I VE

processus en cours » (Blumer, 1966, p. 538)4 et de l’action conjointe comme


« ajustement des lignes de conduite de participants distincts » (ibid., p. 540)5.
Dans l’une des publications canoniques des débuts de l’analyse conver-
sationnelle, Harvey Sacks, Emmanuel Scheglof et Gail Jeferson (1974,
p. 700-701 et p. 729-731) ont déini la conversation en termes d’improvi-
sationnalité collective du tour de parole. Les orientations partagées vers
le cadre interactionnel émergent de l’interaction signiiante et incluent les
compréhensions mutuelles des rôles joués par les participants et des règles
en fonction desquelles ils interagissent.
Un groupe quelque peu distinct de chercheurs en anthropologie, les eth-
nographes de la parole, ont travaillé sur des problèmes théoriques compa-
rables, et se sont intéressés de manière privilégiée à l’art verbal et aux per-
formances verbales rituelles réalisées en public. Ces chercheurs s’appuient
aussi bien sur les études folkloriques que sur l’anthropologie linguistique. La
plus grande part de ces recherches met en évidence les éléments émergents
et créés collaborativement de la culture orale, à la diférence des études du
folklore traditionnel qui mettent souvent l’accent sur la dimension textuelle
de la performance. Ce rejet d’une approche textuellement orientée a consti-
tué un développement important dans l’analyse de l’art verbal, mais n’a pas
apporté de réponse à la question du statut ontologique et épistémologique
du texte de la performance et de ce qui, à proprement parler, « émerge »
dans la performance. Quel est le texte ou le cadre émergent ? Et comment
pouvons-nous l’étudier ? Dans cette approche, la nature de ce qui reste stable
d’une performance à l’autre est problématique et a continué à constituer un
champ actif de recherche dans les développements ultérieurs de la théorie
(Bauman et Briggs, 1990 ; Silverstein et Urban, 1996). Les ethnographes de la
parole ne s’intéressent habituellement pas à la façon dont les textes exercent
une contrainte sur les individus, et préfèrent se focaliser sur les possibilités
pour les acteurs de la performance d’exercer leur créativité. Comme les ana-
lystes de la conversation, la plupart des ethnographes de la parole font occa-
sionnellement appel au langage émergentiste pour décrire la façon dont les
participants collaborent pour créer une nouvelle performance improvisée,
mais, dans leur pratique empirique, ils n’attribuent pas un statut indépen-
dant au cadre émergent, et leurs analyses restent focalisées sur les individus
et leurs interprétations (par exemple, voir Basso, 1992 ; Duranti, 1992).
Les conversationnalistes, de même que les ethnographes de la parole,
n’explicitent pas leurs théories du cadre interactionnel. Ils rejettent les

4 Nd.t. « […] human group life [as] an ongoing process ».


5 N.d.t. « […] the itting together of of the lines of behavior of the separate participants ».

51
R. KEITH SAW Y E R

conceptions selon lesquelles le monde social aurait une structure objective


irréductible qui contraindrait les individus dans l’interaction, conceptions
que l’on trouve notamment représentées dans le paradigme dominant en
sociologie après la guerre, le structuro-fonctionnalisme de Tallest Parsons.
Des concepts de niveau macro, tels que la structure sociale et la culture, sont
tenus pour des abstractions qui ne font que « décrire ce que les hommes font
dans des termes généraux », mais qui n’existent pas, pas plus qu’ils n’ont une
quelconque force causale sur les individus (Shibutani, 1961, p. 175)6.
Bien que cette hypothèse soit rarement explicitée, la plupart des conver-
sationnalistes et des ethnographes de la parole estiment que le cadre n’existe
pas indépendamment des individus et des tours de l’interaction, et le déi-
nissent en termes d’orientations ou d’alignements observables des indivi-
dus par rapport à lui. L’hypothèse de la « structure-en-action » produit une
ambiguïté irrésolue dans les conceptions existantes du cadre interactionnel,
car des termes comme « cadre » ou « travail des cadres » ont de fortes conno-
tations structurales. Mon objectif sera ici de poser cette question restée sans
réponse : quel est le statut ontologique du cadre interactionnel ?

L’émergentisme

J’airme que le cadre est un phénomène social émergent qui ne peut être
expliqué dans sa totalité par les intentions, les représentations internes ou
les orientations manifestes des acteurs individuels, pas plus que par l’étude
des actions discursives accomplies isolément par les tours singuliers. Le
cadre est composé de propriétés collectives irréductiblement émergentes,
et j’avance que ces propriétés peuvent avoir un pouvoir causal sur l’action
individuelle. Jusqu’à présent, les recherches sur la conversation ont relevé
soit de l’individualisme méthodologique, soit de l’interprétativisme, et ont
nié le fait que le cadre est irréductiblement collectif ou qu’il peut avoir un
pouvoir causal.
Les théories de l’émergence sont apparues au cours du xxe siècle, et ont
inluencé un large ensemble de disciplines, dont la philosophie, la biologie
évolutionniste, la psychologie et la sociologie (Sawyer, 2005). Les émergen-
tistes ont commencé par observer que, dans certains systèmes, des struc-
tures complexes et diférenciées de niveau supérieur émergent de l’organi-
sation et de l’interaction de composants plus simples de niveau inférieur.
L’émergentisme soutient que, dans ces systèmes complexes, il n’existe rien

6 N.d.t. « […] only describe what men do in generalized terms. »

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CO N V E RS ATIO N E T É ME R G E N C E C O L L A B O R AT I VE

d’autre que les composants et leurs interactions. Pourtant, il maintient aussi


que certaines propriétés émergentes de niveau supérieur ne peuvent être
étudiées avec des méthodes réductionnistes.
En sociologie, l’émergentisme est une position qui s’occupe de la rela-
tion entre l’individuel et le collectif (Sawyer, 2005), et qui participe d’un
intérêt durable pour le lien entre micro et macro, entre des phénomènes
individuels – actions des individus, interprétations des phénomènes sociaux
et signiications subjectives attribuées aux phénomènes sociaux (la tradi-
tion wébérienne) – et des phénomènes macrosociaux, tels que les institu-
tions, les classes sociales et l’économie (la tradition durkheimienne). Dans
l’émergentisme sociologique, les seules entités réelles dans un collectif sont
les individualités qui y participent. Pourtant, l’émergentisme sociologique
rejette l’individualisme méthodologique, en soutenant que certains collec-
tifs sont des systèmes dynamiques complexes qui ne peuvent être réduits à
l’analyse des composants individuels et de leurs interactions. Si tel est le cas,
la sociologie devrait nécessairement être une science des lois par lesquelles
les termes élémentaires renvoient aux propriétés des collectifs.
Mon approche entretient de subtiles diférences avec les formes antérieures
d’émergentisme sociologique. D’une part, mon intérêt se porte principalement
sur les mécanismes micro-interactionnels par lesquels émerge le phénomène
social partagé, tandis que la macrosociologie, globalement plus réaliste, part
du fait que les forces macrosociales existent déjà, au lieu de théoriser et d’exa-
miner empiriquement comment elles en viennent à exister. D’autre part, la
macrosociologie étudie la force causale associée à des émergents qui précèdent
le début de la rencontre. Par exemple, dans la plupart des travaux en socio-
linguistique, les variables indépendantes sont des propriétés macrosociales
dérivées, comme la classe, la race, le genre, la localisation institutionnelle et
la position dans un réseau. Au lieu de cela, j’étudie ici les forces causales qui
s’originent dans un émergent créé par les participants. Cela me permet ainsi
d’éviter un grand nombre des objections individualistes et interprétativistes
formulées à l’encontre de ces approches macrosociales, et notamment l’idée,
très répandue en sociologie, selon laquelle les facteurs macrosociaux exercent
leur force causale sur les rencontres, ou plus exactement, que la force causale
des facteurs macrosociaux serait toujours déjà médiatisée par les orientations
que les participants ont internalisées au cours de rencontres antérieures.
La conversation est d’autant plus disposée à manifester une émergence
collaborative lorsqu’elle possède les quatre caractéristiques suivantes :
1) imprédictibilité ; 2) intersubjectivité processuelle ; 3) causalité sociale ;
et 4) recours à des stratégies de communication implicitement métaprag-
matiques. Les conversations ayant ces propriétés ressembleront plus à des

53
R. KEITH SAW Y E R

dialogues improvisés, et seront moins sujettes à des méthodes d’analyse


individualistes ou interprétativistes. Je me focaliserai ici sur la quatrième
propriété : les stratégies métapragmatiques implicites.

Quand le cadre est-il émergent ?


La métapragmatique implicite

La plupart des chercheurs travaillant sur la complexité ont suggéré que deux
variables au moins contribuent à l’émergence : le nombre des entités dans
le système, et la complexité de la communication entre ces entités (Sawyer,
1999, 2001). Les simulations par ordinateur de systèmes complexes ont tra-
ditionnellement contenu un grand nombre d’entités, combinées avec des
règles de communication plutôt simples, comme c’est le cas aussi bien dans
les recherches sur le connexionisme que sur la vie artiicielle. Néanmoins, ces
chercheurs reconnaissent que l’émergence est fonction à la fois du nombre
d’entités et de la complexité des règles de la communication. En tant que telle,
l’émergence pourrait être trouvée dans des systèmes ayant un petit nombre
d’entités, pour autant que la communication y soit suisamment complexe.
C’est la situation qu’on trouve dans le dialogue improvisé en groupe.
Je soutiens que l’émergence collaborative résulte de la fonction méta-
pragmatique du dialogue. Dans une représentation improvisée, l’émergent
est un cadre interactionnel constamment changeant, qui émerge des tours
des acteurs individuels et qui contraint ensuite les actions ultérieures de ces
acteurs. Les exigences de l’interaction intersubjective ont pour efet d’intro-
duire du jeu entre les modèles mentaux des acteurs. Par conséquent, pour
qu’une interaction cohérente émerge, les acteurs doivent être capables de
soumettre leurs représentations distinctes à une négociation. Pourtant, les
acteurs ne sortent pas de leur rôle pour discuter de la façon dont la scène va
se développer ; cela briserait l’illusion dramatique et ferait perdre la conti-
nuité de la scène. À la place, les acteurs doivent négocier leur intersubjecti-
vité tout en jouant la scène en cours. Ainsi, dans le dialogue, à chaque tour,
un acteur joue son personnage au sein du cadre interactionnel et, au même
moment, négocie implicitement cette intersubjectivité en proposant une
élaboration supplémentaire ou une transformation de ce cadre. Cette fonc-
tion communicative est implicitement métapragmatique, au sens où son
efet pragmatique indirect contribue à déinir la nature de l’interaction en
cours. Les communications improvisées – comme tous les discours humains
– ont ainsi des efets à deux niveaux : un niveau joué, ou dénotatif, et un
niveau métapragmatique, ou pragmatique négocié (Silverstein, 1993).

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CO N V E RS ATIO N E T É ME R G E N C E C O L L A B O R AT I VE

Rendre compte totalement de l’émergence collaborative implique d’éla-


borer un mécanisme processuel du tour-à-tour, par lequel le cadre interac-
tionnel émerge du dialogue improvisé. On attend de chaque acteur qu’il
contribue de manière originale, dans chaque tour, à la représentation par
une ofre, une proposition pour ajouter quelque chose au cadre. Chaque
ofre doit répondre à l’ofre faite par le locuteur précédent, et chacune doit
être cohérente avec le cadre, faute de quoi le dialogue se désintègre et ne
peut se poursuivre. Ainsi, en formant une ofre, les acteurs sont contraints à
la fois par le cadre et par l’ofre du locuteur précédent. Sont ainsi impliqués
les trois processus suivants : les relations métapragmatiques entre les tours
consécutifs, l’émergence du cadre interactionnel, et la causalité descendante
exercée par ce cadre émergent.
Les ofres sont métapragmatiques (Silverstein, 1993), au sens où elles
contribuent indirectement à déinir la nature de l’interaction en cours.
Par exemple, l’ofre faite par le personnage joué par un acteur est méta-
pragmatique, car elle propose de déinir le cadre dans lequel ses actions
pragmatiques vont être comprises. Les thématiques canoniques de la prag-
matique, comme les actes de langage et les implicatures conversationnelles7,
n’ont aucune pertinence sans l’établissement préalable d’un cadre ; le cadre
lui-même est métapragmatique parce que les fonctions pragmatiques ne
peuvent être comprises qu’au sein d’un cadre.
En même temps qu’ils jouent des personnages, les acteurs ont recours à
la métapragmatique pour négocier le cadre émergent. La métapragmatique
exerce un efet du même ordre que la voix du narrateur ou du metteur en
scène ; elle est produite simultanément au dialogue des personnages dans
la pièce.
Chaque tour a deux composants métapragmatiques : une ofre et une
réponse.

L’ofre

Une ofre est un ajout incrémental et créatif au cadre émergent. Elle


peut faire référence à n’importe quel élément du cadre dramatique, tel
que le personnage, la relation, la localisation ou l’activité conjointe. Dans
l’exemple 1, l’ofre de Dave au tour 1 consiste à dire qu’il gère un magasin,

7 N.d.l.r. La notion d’implicature, introduite par le philosophe Paul Grice (1975), désigne ce qui
dans un énoncé est suggéré sans être explicitement dit. On parle d’implicature conversationnelle
lorsque ce qui est suggéré dépend du contexte de la conversation. Par exemple, dans l’échange :
« Vas-tu à la fête, ce soir ? — Je travaille », la réponse à la question posée est simplement suggérée
par ce que dit le second locuteur ; c’est une implicature conversationnelle.

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R. KEITH SAW Y E R

et que l’action se situe dans sa boutique ; au tour 4, Ellen ofre une activité
conjointe, à savoir acheter un cadeau. De telles ofres indexent une propriété
du cadre qui n’existe pas encore, et sont donc créatives indexicalement (Sil-
verstein, 1976). Le plus souvent, on ne remarque pas la part de créativité
indexicale de la métapragmatique dans la conversation ordinaire, parce que
la plupart des propriétés du cadre sont ixées avant que nous ne commen-
cions à parler. Habituellement, nous connaissons le rôle qui nous est assi-
gné dans le cadre de participation et nous parlons à des gens avec lesquels
nous avons déjà établi au préalable des relations. Nous parlons au sein d’un
espace symboliquement signiiant et culturellement évident pour tous les
participants, comme un magasin de vente au détail ou une salle de confé-
rences. Nous savons quand nous avons conversé pour la dernière fois avec
cette personne, et de quoi nous avons parlé.
Il est particulièrement diicile pour les locuteurs d’acquérir la pleine
conscience de ces stratégies métapragmatiques implicites. Or, la plus grande
part de la créativité indexicale dans le dialogue improvisé est implicitement
métapragmatique, car le locuteur, sans statuer directement sur son inten-
tion métapragmatique, parvient néanmoins à communiquer un message
métapragmatique. Les stratégies métapragmatiques implicites étudiées par
le passé incluent le keying 8 (Hymes, 1972 ; Gofman, 1974), les change-
ments de registre et autres indices de contextualisation (Gumperz, 1982),
la sélection des pronoms (Brown et Gilman, 1960 ; Freidrich, 1971), les
variables stylistiques telles que le manque de clarté ou l’ambiguïté d’un
énoncé (Errington, 1985, sur le javanais ; Inoue, 1979, sur le japonais), les
indices non référentiels (Ochs, 1992, p. 338-339), et la gestion implicite des
structures de participation (Goodwin et Goodwin, 1992). La présence de
stratégies métapragmatiques implicites – dont les locuteurs sont rarement
conscients – est l’une des raisons pour lesquelles les dialogues improvisés
ont des efets non intentionnels dont résultent des propriétés émergentes.
Les ofres initiales dans une scène improvisée sont indéniablement créa-
tives d’un point de vue indexical, car à ce moment, il n’existe encore aucun
cadre. Cela permet à l’analyste de pallier un problème majeur pour l’étude
de la créativité indexicale dans le langage ordinaire : il peut ainsi distinguer
la créativité indexicale de la simple présupposition indexicale, et corrélati-
vement, détacher les éléments du contexte qui sont créés à chaque tour des
éléments inhérents au cadre qui ne sont que présupposés indexicalement.

8 N.d.t. Dans la perspective sociolinguistique de Dell Hymes, on entend par keying la variation
et l’ajustement des diférentes tonalités dans l’interaction.

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CO N V E RS ATIO N E T É ME R G E N C E C O L L A B O R AT I VE

La réponse

La réponse détermine le statut de l’ofre qui la précède. Une ofre n’entre


pas dans le cadre tant qu’elle n’a pas été acceptée par les coparticipants à
la représentation. Ils ont collectivement la possibilité d’accepter l’ofre (en
travaillant à partir d’elle et en construisant sur sa base), de rejeter l’ofre (en
continuant la performance comme si elle ne s’était jamais produite), ou de
l’accepter partiellement (en sélectionnant un aspect à partir duquel la déve-
lopper, et en ignorant le reste). Cette décision évaluative est un travail de
groupe, et le dialogue peut se poursuivre quelques temps avant que n’appa-
raisse clairement ce qui a été ou non accepté.
Les réponses combinent souvent une acceptation avec une modiica-
tion ou une élaboration de l’ofre précédente. Par exemple, le tour 3 de
l’exemple 1 – quand Dave déinit l’entrée d’Ellen comme celle d’un client
– est une ofre redéinie. Du fait de telles redéinitions, la signiication créa-
tive du tour d’un acteur ne dérive pas seulement du tour en lui-même, mais
émerge plutôt du dialogue qui s’ensuit.

Relations causales dans le dialogue improvisé :


métapragmatique, émergence collaborative,
et causalité descendante

La théorie de l’émergence collaborative est composée de trois types de rela-


tions causales dans le dialogue improvisé. Dans les régularités de type 1,
un locuteur est causalement inluencé par le tour qui le précède immédia-
tement ; dans les régularités de type 2, le cadre émergent est causalement
inluencé par le dialogue ; et dans les régularités de type 3, le tour d’un locu-
teur est causalement inluencé par le cadre émergent. Des prédictions spé-
ciiques découlent de la théorisation de ces relations. Évaluer ces prédictions
requiert des mesures quantitatives ; à partir de cas multiples, j’ai identiié
des schémas réguliers et universels qui ne sont réductibles ni aux propriétés
des individus, ni à leurs interprétations subjectives.
Dans ce qui suit, j’exposerai brièvement une théorie des relations entre
type 2 et type 3, et je dériverai un certain nombre de prédictions empiriques
de cette théorie. Mes recherches empiriques, telles qu’elles sont présentées
dans mon ouvrage de 2003, Improvised Dialogues (Sawyer, 2003), apportent
des preuves en faveur de ces prédictions, par le recours, le plus souvent, à
des mesures quantitatives de ces variables.

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R. KEITH SAW Y E R

Régularités de type 2 : l’émergence collaborative du cadre interactionnel

La théorie de l’émergence collaborative soutient que la conversation


produit l’émergence d’un cadre qui doit être considéré comme un niveau
distinct de l’analyse ; le cadre est un phénomène social non intentionné,
émergent et analytiquement irréductible. Les relations de type 2 lient deux
niveaux d’analyse : la micro-interaction et le cadre émergent.
L’émergence collaborative résulte de la métapragmatique implicite du
dialogue, plutôt que de sa fonction dénotative et référentielle. Le cadre
émerge en partie des actions dénotatives, par exemple, lorsqu’un acteur
emploie une stratégie métapragmatique explicitement dénotative pour pro-
poser un composant du cadre interactionnel. Mais la plupart des ofres sont
implicitement métapragmatiques : l’ofre est formulée comme si l’état de
choses proposé était déjà un fait. De telles ofres sont créatives indexicale-
ment, et ne peuvent être expliquées qu’en référence aux stratégies méta-
pragmatiques utilisées dans les tours successifs du dialogue et au contenu
dénotatif proposé dans ces tours.
Les deux prédictions suivantes découlent des théories de la métaprag-
matique et de l’émergence collaborative décrites ci-dessus.
1. Au cours de la représentation, l’émergence collaborative résultera de l’ac-
croissement de la collaboration et de la complexité du cadre interactionnel.
L’élaboration et la complexité croissent d’autant plus vite au début de la
performance que les éléments les plus basiques du cadre interactionnel
sont proposés et établis. Une fois ces éléments ixés, l’accroissement de la
complexité du cadre est moins rapide : les éléments qui émergent alors ne
tendent qu’à améliorer et développer le cadre interactionnel de base.
Pour le dire grossièrement, la complexité du cadre mesure la part d’in-
formation du cadre dramatique contenue dans le cadre émergent, et la
façon dont elle y est intégrée de manière cohérente. Par exemple, un cadre
dans lequel les personnages ont des missions spéciiques, des relations
et des activités conjointes, est plus complexe qu’un cadre dans lequel les
personnages n’ont qu’une activité conjointe et aucune mission. En outre,
les cadres continuent à croître en complexité après que toute l’information
de base a émergé ; les éléments du cadre se développent dans le temps, alors
que les personnages atteignent leurs buts, que leurs relations évoluent et se
développent, et que les intrigues progressent vers leur conclusion.
2. Le cadre émerge du niveau métapragmatique de l’interaction. Ainsi,
de l’usage répété de diférentes stratégies métapragmatiques au cours d’une
performance peut résulter diférents types de cadres.

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CO N V E RS ATIO N E T É ME R G E N C E C O L L A B O R AT I VE

Des diférences dans les stratégies métapragmatiques peuvent produire


diférents cadres qui viendraient s’ajouter au contenu dénotatif des ofres
proposées dans les tours individuels. Cette prédiction constituerait une
preuve relativement forte en faveur de l’airmation que les cadres émergent
d’échanges métapragmatiques et ne sont pas réductibles au contenu déno-
tatif des tours individuels. L’étude de cas ci-dessous compare deux formats
d’improvisation diférents dans lesquels les acteurs utilisent diférentes stra-
tégies métapragmatiques. De ces formats résultent des cadres avec des carac-
téristiques diférentes, et bien que ces diférences ne soient pas intentionnel-
lement produites par les acteurs, elles découlent de manière prédictible des
stratégies métapragmatiques utilisées.

Régularité de type 3 : le pouvoir causal du cadre interactionnel

J’ai soutenu que de nombreux conversationnalistes ont utilisé la notion


de cadre interactionnel, mais ont rarement théorisé explicitement en quoi il
consiste. En m’appuyant sur l’émergentisme sociologique, j’airme que le
cadre est une entité analytiquement indépendante. Dans ce qui constitue
peut-être la rupture la plus radicale avec la théorie conversationnelle anté-
rieure, j’airme que l’analyste est justiié dans son choix de traiter le cadre
comme s’il avait son propre pouvoir interactionnel, soit un pouvoir causal
sur les tours des individus. La plupart des recherches sur la conversation, dans
l’attention ine qu’elles portent aux paires adjacentes dans la conversation, ne
prennent en compte que le pouvoir du tour précédent et ne théorisent pas
explicitement le pouvoir interactionnel du cadre émergent sur les participants.
Je prédis qu’une fois que le cadre dramatique a émergé, il commence alors à
jouer un rôle dans les relations causales entre les participants à l’interaction,
et que ces relations causales ne peuvent être analytiquement réduites ni à des
propriétés des individus, ni à leurs perceptions, ni à leurs orientations vers un
cadre subjectivement interprété, contrairement à l’hypothèse qu’en font les
conversationnalistes et autres chercheurs interprétativistes. Je fais référence à
cette force dans les termes d’une causalité descendante, et je postule qu’il existe
plusieurs régularités causales entre le cadre émergent et l’action individuelle.
Les dialogues improvisés nous fournissent une opportunité unique d’étu-
dier la façon dont les cadres contraignent les participants dans l’interaction,
parce qu’ils suppriment un problème rencontré dans l’analyse de la conver-
sation ordinaire : dans les rencontres de la vie ordinaire, il est plus facile de
conceptualiser cette contrainte d’une manière individualiste. Un cas clas-
sique serait celui de la théorie du script de Roger Schank et Robert Abelson
(1977) ; par exemple, lorsqu’on entre dans un restaurant, la rencontre avec le

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R. KEITH SAW Y E R

personnel se déroule de manière très luide, car tout le monde a internalisé


le même « script du restaurant ». Ainsi, les efets contraignants du contexte
sont conceptualisés comme s’ils étaient une structure représentationnelle
interne et préexistante partagée par tous les membres d’une même culture.
Une approche similaire est implicite dans le fondement ethnométhodolo-
gique de l’analyse conversationnelle ; la race, la classe ou les relations asymé-
triques entre les rôles sont des propriétés du contexte qui opèrent vraisem-
blablement à travers les orientations interprétatives des participants, dues à
des processus individuels antérieurs au début de la rencontre.
Par contraste, dans les dialogues improvisés, le cadre interactionnel
n’existe pas avant la rencontre. Cela rend extrêmement diicile la théorisa-
tion du cadre comme une structure mentale préexistante, comme une struc-
ture cognitive représentationnelle (comme dans le cas du script de Schank),
ou encore comme un ensemble de signiications interprétatives subjectives
appliquées par les individus sur la base de leurs orientations vers certains
types de rencontres. Pour cette raison, l’improvisation est un cas idéal pour
l’étude de la causalité indépendante du cadre interactionnel, conceptualisé
comme un phénomène social émergent irréductible.
Dans une représentation de théâtre d’improvisation, à chaque minute
qui s’écoule, le cadre dramatique devient plus complexe (comme prédit
dans la section précédente), et le cadre interactionnel exerce un pouvoir
causal croissant. Ce pouvoir causal est à la fois contraignant et créateur. Un
cadre dramatique plus complexe est plus contraignant parce que chaque
tour du dialogue doit être cohérent avec tous les éléments d’information
contenus dans le cadre : plus les informations qui entrent dans le cadre sont
nombreuses, plus le nombre de choses avec lesquelles les acteurs doivent
être cohérents augmente, et cela réduit le champ des actions dramatiques
possibles. Une fois que tous les personnages ont été déinis et que leurs rela-
tions ont été déterminées, tous les acteurs doivent accepter ces éléments du
cadre dramatique, ce qui restreint leurs possibilités de proposer des relations
ou des personnages alternatifs.
En même temps, cette complexité supplémentaire du cadre rend possibles
des stratégies métapragmatiques implicites. Un cadre plus complexe, une
fois qu’il a émergé, commence à fournir de lui-même une partie du pou-
voir nécessaire pour maintenir la cohérence tout le long de l’interaction ; par
conséquent, les acteurs n’ont pas à investir autant de pouvoir métapragma-
tique pour maintenir cette cohérence. Cela leur permet de conserver leur
pouvoir interactionnel pour proposer des élaborations et des rainements
du cadre émergent. Si de telles relations causales de contrainte et de créativité
peuvent être empiriquement identiiées dans ces dialogues improvisés, cela

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CO N V E RS ATIO N E T É ME R G E N C E C O L L A B O R AT I VE

constituerait une preuve en faveur de l’airmation sociologique plus générale


selon laquelle les émergents peuvent avoir des efets causaux sur les individus
(Sawyer, 2005). J’en apporte les preuves dans l’étude de cas exposée plus bas.
1. Plus le cadre se complexiie, plus le pouvoir interactionnel du cadre
émergent augmente, réduisant ainsi le champ des actes possibles pour le
locuteur suivant.
Les options de créativité disponibles pour un individu déclinent au fur
et à mesure que le cadre émergent devient plus complexe, mais les individus
disposent toujours d’une certaine marge de liberté créative – de telles notions
sont présentes dans la plupart des théories sociologiques de la structure et de
l’action, y compris celle de Bourdieu (1977) et celle de Giddens (1984).
2. Un cadre plus complexe ofre de nouvelles possibilités de créativité.
Dès qu’un personnage est assigné à un acteur, celui-ci peut alors s’engager
dans des actions appropriées à ce personnage, alors que ces actions n’auraient
pas fait sens avant que l’acteur endosse ce rôle. Je prédis qu’un cadre plus
complexe, alors même qu’il contraint les acteurs, rend aussi possibles certains
types de changements interactionnels – et notamment certaines stratégies
métapragmatiques – et que, par conséquent, leur fréquence augmentera.
Les changements interactionnels ainsi rendus possibles peuvent être
d’un autre ordre logique ou d’un autre type métapragmatique que les chan-
gements contraints. Par exemple, la contrainte d’un cadre interactionnel
opère à un niveau dénotatif, à l’échelle des actions qu’il fait sens d’accomplir
pour un personnage, alors que l’ouverture du cadre interactionnel opère
en changeant l’efet probable des diférentes stratégies métapragmatiques.
C’est sur ce contraste que je me focaliserai dans l’étude de cas suivante.

Étude de cas

Au cours d’une étude approfondie de la métapragmatique et de l’émergence


sociale, j’ai comparé les processus d’émergence dans deux pièces improvi-
sées diférentes d’une durée de soixante minutes, toutes deux jouées par
des groupes professionnels à Chicago au début des années 1990 (Sawyer,
2003). J’ai enregistré de multiples représentations de ces deux groupes au
cours de mes deux années d’étude ethnographique sur le théâtre improvisé
à Chicago. Le premier groupe, appelé La Famille, utilisait un format appelé
« Le ilm » : dans celui-ci, les acteurs étaient autorisés à sortir de leur person-
nage et à se livrer explicitement à des considérations métacommunicatives
sur la pièce en cours, en utilisant le « langage du metteur en scène », comme
s’ils étaient le metteur en scène ou l’auteur de la pièce. Le second groupe,

61
R. KEITH SAW Y E R

nommé Jazz Freddy, n’autorisait absolument pas les acteurs à sortir de leur
personnage. Par conséquent, toutes leurs négociations métapragmatiques
devaient être accomplies pendant qu’ils parlaient en tant que personnages.
Les deux groupes créaient leur pièce de soixante minutes à partir d’une com-
binaison de scènes d’une durée de deux à quatre minutes. Les scripts de ces
petites scènes n’étaient pas calculés ou planiiés à l’avance ; ils étaient émer-
gents et accomplis collaborativement par les acteurs. Les deux groupes com-
mençaient par créer plusieurs intrigues distinctes, chacune ayant ses propres
personnages et sa propre trajectoire dramatique, et essayaient ensuite de
tisser ensemble les diférentes intrigues à la in de la représentation. J’ai
observé que, dans « Le ilm », tous les montages entre les scènes étaient réa-
lisés avec le langage du metteur en scène, tandis que, bien sûr, dans Jazz
Freddy, ils étaient accomplis par le jeu des acteurs eux-mêmes.
J’ai poursuivi cette comparaison pour déterminer si le niveau méta-
pragmatique de l’interaction exerçait un pouvoir causal sur l’émergence
sociale. En partant de l’analyse de deux cadres émergents, j’ai découvert des
diférences cruciales. Le cadre de Jazz Freddy, qui avait émergé au cours de
l’heure de représentation, avait mis l’accent sur le développement des per-
sonnages et de leurs relations. Les acteurs jouaient des personnages avec des
personnalités plus développées et élaborées, et onze relations entre les person-
nages se développèrent au il de la représentation. Par contre, l’intrigue n’était
pas très complexe. La représentation reposait sur seulement deux intrigues
distinctes, qui, à la in, n’avaient pas véritablement convergé. À l’inverse,
le cadre émergent dans « Le ilm » déroulait des ils d’intrigues multiples et
entremêlés : à la in, quatre intrigues distinctes étaient eicacement nouées.
Par contre, il en résulta une faiblesse dans le développement des personnages
et de leurs relations. Seuls quatre personnages se virent attribuer un nom, et
seule une relation se prolongea d’une scène à une autre.
La diférence des cadres qui émergent socialement dans ces deux
types d’improvisation peut-elle être attribuée au fait que les deux groupes
emploient des stratégies métapragmatiques diférentes ? Pour répondre à
cette question, j’ai utilisé, dans mon ouvrage (Sawyer, 2003), les méthodes
de l’analyse conversationnelle et ai identiié étape par étape les processus
de cette émergence. Cette analyse est trop longue pour être reproduite ici,
mais, en résumé, je suis arrivé au résultat suivant : les diférences méta-
pragmatiques sont responsables de la diférence entre les résultats émer-
geant, et ce en grande partie à cause des exigences dramatiques associées
aux scripts des scènes. L’acteur initiant une scène devait métacommuniquer
quels autres acteurs devaient le rejoindre sur scène pour commencer une
nouvelle scène.

62
CO N V E RS ATIO N E T É ME R G E N C E C O L L A B O R AT I VE

Dans « Le ilm », les acteurs n’avaient qu’à énoncer explicitement quels


acteurs devaient participer à la scène suivante, comme dans cet exemple
hypothétique :

Exemple 2 :
« Nous voyons maintenant John et Mary, assis dans un café, parlant de ce qui
vient de se passer. »
(Pendant cet énoncé, les acteurs qui étaient sur scène en train de jouer la scène
précédente quitteraient le plateau calmement. Après cet énoncé, les acteurs
jouant John et Mary monteraient sur scène, prendraient des chaises, et mime-
raient l’action de boire un café, tandis que l’acteur ayant initié ce script quitte-
rait le plateau et permettrait à la scène de commencer.)

Par contraste, les acteurs de Jazz Freddy devaient exécuter leur script tout
en restant dans leur personnage. À la diférence du format « Le ilm », l’acteur
initiant un script devait igurer dans la nouvelle scène, sans quoi il n’y aurait
eu aucune raison dramatiquement plausible au fait qu’il soit déjà sur scène.
Le moyen le plus eicace pour un acteur de métacommuniquer implicite-
ment qui devait le rejoindre sur scène était de s’adresser à un autre person-
nage (celui attendu sur scène) en l’appelant par son nom. Pour accomplir le
même script que celui de l’exemple hypothétique 2, l’acteur jouant le person-
nage de John devait faire quelque chose comme dans l’exemple 3 :

Exemple 3 :
John marche sur la scène, prend une chaise et s’assoit, puis se retourne pour
demander d’une voix forte : « Mary, pourrais-tu apporter un pot de crème, en
plus de nos cafés ? »
(Pendant cet énoncé, les acteurs sur scène en train de jouer la scène précédente
quitteraient calmement le plateau. Après cet énoncé, l’actrice jouant le per-
sonnage de Mary entrerait sur scène, prendrait une chaise et s’assiérait près de
John.)

Mes analyses de conversation ont montré que, parce que les acteurs de
l’équipe Jazz Freddy devaient accomplir ces scripts en continuant à jouer leur
personnage, ils avaient tendance à utiliser des stratégies métapragmatiques
telles que ces annonces de relations entre personnages, ce qui avait l’efet
non intentionnel de causer l’émergence d’un cadre riche en informations
sur les personnages et leurs relations. Ces données démontrent que la com-
munication n’est pas d’ordre épiphénoménal, mais qu’elle a une inluence
causale sur les processus micro et macro de l’émergence sociale.
J’ai également découvert qu’une fois que ces cadres avaient émergé – à
peu près au premier tiers de la représentation –, ils commençaient alors à

63
R. KEITH SAW Y E R

exercer une inluence causale descendante sur les stratégies de communi-


cation que les acteurs employaient dans les scripts. Cette inluence cau-
sale devenait progressivement plus forte à mesure que les cadres s’élabo-
raient et se complexiiaient. Par exemple, tandis que les intrigues du format
« Le ilm » devenaient de plus en plus complexes, les acteurs utilisaient des
scripts fondés sur ces intrigues, et tandis que les personnages et relations
du groupe Jazz Freddy se développaient, les acteurs employaient des scripts
faisant référence à ces personnages et à ces relations. Pour le dire autrement,
un script tel que celui de l’exemple 3 devenait plus facile, et par conséquent
plus commun après l’émergence d’un large panel de relations. Cette causa-
lité sociale se produisait même lorsque aucun des acteurs n’avait conscience
qu’elle était en train de se produire. Ces données démontrent ainsi que les
analystes de conversation doivent prendre en considération les efets non
intentionnels dans leurs travaux.
Il est rare qu’il y ait une conscience efective de tels processus d’émer-
gence dans des petits groupes, en partie parce que les échanges dialogiques
se produisent très rapidement. Par exemple, les acteurs de La Famille et
de Jazz Freddy n’étaient pas conscients des contrastes entre leurs perfor-
mances (comme le révélèrent les entretiens que j’ai faits par la suite avec des
membres du groupe). Comme Sacks a été peut-être le premier à le montrer,
au cours d’une conversation, les gens répondent si rapidement qu’on ne peut
pas concevoir qu’ils aient en toute conscience planiié et décidé leur action.
Dans le dialogue improvisé, on agit sans conscience efective ou rélexion.
De plus, des recherches antérieures ont montré que les locuteurs
éprouvent de grandes diicultés à prendre conscience de la fonction méta-
pragmatique de leurs propres énoncés, même lorsqu’ils réexaminent l’interac-
tion a posteriori (Silverstein, 1979, 1981). C’est pourquoi la plus grande part
de l’émergence sociale résulte de la métapragmatique implicite du dialogue.
Dans les dialogues improvisés, la plupart des nouvelles idées dramatiques
sont introduites en employant la métapragmatique implicite : un acteur
parle comme si l’état de choses proposé était déjà un fait (comme aux tours 2
et 3 de l’exemple 1). Ces dialogues ne peuvent être expliqués qu’en référence
aux stratégies métapragmatiques utilisées dans les tours successifs.

La plupart des chercheurs travaillant sur la conversation ont observé que les
participants co-créent le cadre tandis que, simultanément, le cadre contraint
et rend possible leur interaction. J’ai soutenu que la portée exacte de telles
airmations demeure incertaine, car ces chercheurs n’ont pas fourni une
théorie explicite du cadre interactionnel ou de la nature des régularités
qu’on obtient entre le cadre et les tours individuels dans une rencontre.

64
CO N V E RS ATIO N E T É ME R G E N C E C O L L A B O R AT I VE

Ce problème non résolu est celui du statut ontologique du cadre : s’agit-il


d’une entité collective sociale distincte et émergente ? Ou n’est-il rien de
plus que les représentations mentales qu’en possèdent les participants ? Ou
encore n’est-il rien de plus que les orientations manifestes des participants
vis-à-vis de lui ? Ce problème non résolu a rendu la position des analystes
de conversation (et autres interprétativistes) peu claire vis-à-vis à la fois de
l’individualisme méthodologique et du réalisme sociologique. Je m’appuie
sur l’émergentisme sociologique pour fournir un fondement philosophique
à ma thèse, selon laquelle le cadre est analytiquement distinct et peut être
analysé comme s’il avait un pouvoir causal sur les tours individuels dans
l’interaction. J’airme que cette approche émergente permet une explica-
tion plus complète des dialogues improvisés.
J’ai proposé ici une théorie de la dialectique entre émergence col-
laborative et causalité descendante. Je m’appuie sur les théories de la
métapragmatique pour proposer des mécanismes micro-interactionnels
spéciiques qui résultent de l’émergence collaborative et de la causalité des-
cendante, et j’ai identiié trois types de relations causales. J’ai fait un certain
nombre de prédictions spéciiques qui découlent de cette théorie, et ai pré-
senté une étude de cas qui apporte des preuves empiriques en faveur de ces
prédictions.
Cette approche est inspirée par les théories sociologiques de l’émergence,
qui ont rarement eu un impact empirique sur les recherches dans le domaine
de la conversation. En combinant la rigueur empirique de la méthodologie
de l’analyse interactionnelle avec le rainement théorique de l’émergence
sociale, nous pouvons atteindre quelques buts importants : 1) poser la ques-
tion des tensions théoriques irrésolues au fondement de l’analyse de conver-
sation ; 2) mieux comprendre les forces causales agissant sur les participants
pendant une rencontre ; 3) combler le fossé entre les études de la micro-
interaction et les études des forces macrosociales en sociologie.

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L’improvisation dans les interventions
d’urgence : les relations entre
cognition, comportement
et interactions sociales

DAVID MEN D O NÇ A, G ARY WEBB ET C ART E R B U T T S


TRADUIT DE L’ ANG L AI S ( ÉTAT S- UNI S) PA R C A S S I A B L O N D E L O T
ET MARC LENO RMAND

L’improvisation entre cognition, comportement


et interaction sociale

Les catastrophes à grande échelle (que leur cause soit humaine, technologique
ou naturelle) demandent à la société de prévoir et d’être prête à réagir à des
crises importantes. Parce qu’elles causent des changements parfois profonds,
les catastrophes exigent une préparation intégrée, et une capacité de réac-
tion à plusieurs niveaux ; sur le plan social, leur complexité exige de se coor-
donner grâce aux moyens de communication ; sur le plan comportemental,
l’urgence nécessite une prise de décision rapide concernant les interven-
tions ; sur le plan cognitif, le caractère incertain et inhabituel des situations
sollicite notre créativité. La recherche sur l’organisation des interventions
lors de catastrophes a révélé l’importance conjointe de la préparation (Dra-
bek, 1985 ; Perry, 1991) et de la mise en œuvre de politiques eicaces (Boin
et al., 2005) à chacun de ces niveaux. Cependant, elle a aussi montré que la
lexibilité et une certaine capacité d’improvisation demeurent cruciales ain
de réduire au minimum les pertes subies au cours d’interventions (Kreps,
1991 ; Turner, 1995). On trouve d’ailleurs, dans les travaux sur les inter-
ventions d’urgence, de nombreux exemples de situations où les services
de secours ont improvisé dans le domaine des interactions sociales (Butts
2007 ; Wachtendorf, 2004), des comportements (Webb, 2004 ; Weick,
1993) et de la cognition (Mendonça et Wallace, 2007a ; Vidaillet, 2001),
ain d’atteindre les objectifs poursuivis par cette intervention.
Le présent article rend compte de l’état de la recherche – ainsi que d’un
certain nombre de questions qui n’ont pas été abordées – dans le but de
comprendre et d’améliorer les pratiques de prise de décision improvisée au

T R A C ÉS 18 2 01 0/1 PAGES 6 9-86


DAVID MENDO N ÇA , GA RY W E BB E T CA RTE R B U T T S

cours des interventions lors de catastrophes à grande échelle. Dans la conti-


nuité de travaux précédents (Hall, 1992 ; Kamoche et al., 2001 ; Mendonça
et Wallace, 2004), l’approche générale de cette recherche est d’étudier l’im-
provisation en tant que produit commun de phénomènes cognitifs, com-
portementaux et interactionnels. Étant donné l’ampleur considérable de
ces phénomènes, les outils de mesure et les méthodes d’analyse employés
sont variés, allant de l’analyse statistique des variations à la modélisation
informatique de la cognition, en passant par l’analyse des réseaux sociaux.
L’application de ces outils et méthodes à un ensemble commun de données
brutes est l’un des traits distinctifs de notre approche, qui permet l’étude
détaillée de l’improvisation à partir d’une base commune. Par exemple, nos
méthodes visent généralement à expliquer la variation des données. Cepen-
dant, vu l’ampleur considérable des données étudiées, d’autres méthodes,
telles la grounded theory1 (Martin et Turner, 1986), peuvent aussi être appli-
quées à la matière source.
L’article se divise en trois sections principales, chacune étant associée à un
objectif de recherche particulier : expliquer les dynamiques d’improvisation
dans les interventions d’urgence ; formaliser et rendre accessibles au public
des données consultables électroniquement, et des outils associés à l’interven-
tion dans les catastrophes de grande échelle ; élaborer et évaluer des supports
pour l’entraînement et la formulation de politiques concernant la réaction
improvisée aux catastrophes. Nous fournirons d’abord une vue d’ensemble
de l’avancement des recherches du point de vue de ces trois objectifs, puis
une présentation et une discussion plus détaillée autour de ces questions.
Notre premier objectif est d’expliquer les dynamiques d’improvisation
dans les interventions d’urgence. Nous avons adopté à cet efet une approche
empirique : nous cherchons à comprendre les dynamiques d’improvisation en
nous appuyant sur les données liées à l’intervention humaine dans les catas-
trophes réelles ou simulées, et en regroupant les données cognitives, com-
portementales et interactionnelles. Un des avantages évidents de ce travail est
la richesse des données analysées. Celles-ci peuvent être issues d’expériences
impliquant les services de secours de diférents pays, ou concerner des inter-
ventions lors de catastrophes réelles, par exemple l’attentat à la bombe contre

1 N.d.t. La grounded theory est une méthode de recherche qualitative en sciences sociales. Contrai-
rement à la méthode hypothético-déductive consistant à formuler une hypothèse théorique
avant d’aller chercher des données pour la mettre à l’épreuve, la grounded theory commence par
rassembler des données suivant diverses méthodes, puis utilise des procédures systématiques
pour générer, de façon inductive, une théorie à partir des données observées. Sur la métho-
dologie de la grounded theory, voir notamment Barney G. Glaser et Anselm L. Strauss (he
Discovery of Grounded heory. Strategies for Qualitative Research, New Brunswick - Londres,
Aldline Transaction, 2006 [1967]).

70
L’IM P RO V IS ATIO N DA N S LE S IN TE R V E N T I O N S D ’ U R G E N C E

l’immeuble fédéral Alfred p. Murrah à Oklahoma City en 1995, ou encore


l’attaque du World Trade Center à New York en 2001.
Du fait de la richesse de ces données, nous pouvons analyser l’impro-
visation de façon beaucoup plus précise que n’avaient pu le faire les
recherches jusqu’à présent. Nous reconnaissons que le comportement, qu’il
soit adopté dans des circonstances ordinaires ou dans une situation de crise,
implique toujours un mélange d’éléments improvisés et conventionnels.
Dans l’environnement ambigu et constamment changeant créé par la
catastrophe, on peut s’attendre à ce que le besoin d’improvisation aug-
mente. Par conséquent, la recherche doit viser à développer une approche
qui rende compte du degré d’improvisation des individus dans l’exécution
de leur rôle d’intervenant au cours d’une catastrophe.
Lorsque l’on examine l’exécution des rôles, il est important de signaler que
le comportement de chaque acteur n’est pas une Gestalt unique. Au contraire,
les individus adoptent un large éventail de comportements, en fonction des
moments, des diférents lieux où ils se trouvent et des objectifs divers qu’ils
poursuivent. Ain d’identiier des phases de l’improvisation, nous isolons
d’abord, dans les récits de chaque acteur, les actions diverses et variées que
chacun exécute au cours de l’intervention. Parmi celles-ci, toutes ne sont pas
orientées vers les objectifs de l’intervention. Dans un second temps, nous iden-
tiions donc des enchaînements spéciiques de comportements, qui relètent
un efort cohérent dans l’exécution des actions liées à leurs rôles. Nous appel-
lerons ici ces enchaînements « des comportements associés à un rôle ».
À des ins d’analyse, chaque comportement associé à un rôle peut être étu-
dié selon au moins quatre dimensions, dont chacune peut impliquer conven-
tion ou improvisation : la procédure, le statut, l’équipement et la localisa-
tion. Dans les organisations oicielles, en particulier celles dont les missions
concernent l’intervention d’urgence (par exemple la police et les pompiers),
il existe des règles et des procédures qui prescrivent la manière dont doivent
être exécutées les tâches. Face à une catastrophe, ces procédures peuvent être
court-circuitées ou contournées : c’est ce que nous appelons des improvisa-
tions procédurales. Par exemple, il arrive que les services de secours réquisi-
tionnent des ressources sans remplir les formulaires appropriés ni faire de
demande écrite. Ces organisations possèdent aussi généralement des hiérar-
chies établies qui déinissent la position de certains individus comme supé-
rieure et celle d’autres comme subordonnée, et délimitent les frontières entre
ces postes. Après une catastrophe, il se peut que cette hiérarchie soit altérée si
bien que les intervenants individuels assument des tâches qu’on n’attendrait
ordinairement pas d’eux, ou exercent une autorité qu’ils ne posséderaient
habituellement pas, par exemple lorsqu’un subalterne donne des directives

71
DAVID MENDO N ÇA , GA RY W E BB E T CA RTE R B U T T S

ou des ordres à ceux qui étaient ses supérieurs avant la catastrophe. Nous
appelons de tels changements, dans l’autorité et les structures de comman-
dement habituelles, des improvisations de statut. De même qu’ils sont soumis
à des habitudes et à des structures d’autorité conventionnelles, les membres
de nombreuses organisations disposent d’un ensemble de supports matériels
(outils, véhicules, produits, etc.) qu’ils utilisent dans des conditions normales
pour exécuter leur rôle. Il est parfois nécessaire, suite à une catastrophe, de
leur substituer de nouveaux outils du fait de l’inadaptation ou de l’indisponi-
bilité de l’équipement habituel. Ainsi, plusieurs intervenants dans l’attentat
d’Oklahoma ont utilisé des portes trouvées dans les décombres, plutôt que
des brancards ou des panneaux, pour dégager les victimes du bâtiment. Ces
types d’écarts seront appelés improvisations de l’équipement. Enin, les rôles
sociaux sont souvent ancrés dans des milieux physiques particuliers, milieux
qui sont susceptibles de changer après une catastrophe. Par exemple, il faut
souvent créer des morgues temporaires pour conserver les corps des victimes.
À Oklahoma City, un tel espace a été aménagé dans une église des environs,
ce qui a permis aux médecins légistes et aux coroners de procéder à leur travail
habituel. Nous appelons de tels cas, où des tâches sont exécutées dans des sites
inhabituels, improvisations de la localisation.
Les catastrophes d’Oklahoma City et du World Trade Center révèlent
à la fois l’apport que représentent les données de terrain pour la compré-
hension des dynamiques d’improvisation dans l’intervention d’urgence, et
les diicultés inhérentes à leur utilisation. Ces deux événements illustrent
la crise soudaine et imprévue que provoque aujourd’hui une attaque terro-
riste, mais ils ont également des points communs avec d’autres cataclysmes
diiciles à prévoir, tels que les tremblements de terre. Aussi, ils servent tous
deux de laboratoires en milieu naturel, qui permettent l’étude de l’impro-
visation dans les interventions qui suivent une crise imprévue. Les données
sur lesquelles nous appuyons notre travail actuel ont été collectées pen-
dant les événements, ou peu de temps après leur commencement, réduisant
ainsi certains risques qui menacent la validité interne de nombreuses autres
études sur les catastrophes (Stallings, 2002). Notre recherche fait appel à des
méthodes analytiques pour identiier les continuités et les discontinuités
dans les résultats produits par l’analyse de chaque événement, ce qui permet
d’évaluer la validité externe de ces résultats. En efet, parce que les sources
primaires associées à cette étude sont accessibles au public, les données que
nous employons peuvent être facilement vériiées et complétées par d’autres,
contrairement aux données issues d’entretiens conidentiels, sur lesquelles
les chercheurs s’intéressant aux catastrophes doivent souvent s’appuyer. Le
type de source que nous employons a été sous-utilisé dans les travaux anté-

72
L’IM P RO V IS ATIO N DA N S LE S IN TE R V E N T I O N S D ’ U R G E N C E

rieurs, parce que, à quelques exceptions près, il n’était pas disponible sous
une forme qui se prête facilement à l’analyse (Quarantelli, 1997). La richesse
et la qualité de ce matériau (et les séries de données qui en sont issues), ainsi
que leur importance historique, en font un excellent objet pour une analyse
approfondie qui dépasserait le travail proposé. En conséquence, le deuxième
objectif de notre recherche actuelle est de formaliser et de rendre accessibles
au public des données consultables électroniquement, et les outils associés
à l’intervention dans les catastrophes de grande échelle.
Les résultats de cette recherche sont destinés à informer la connaissance
scientiique et l’ingénierie, mais aussi la pratique, notamment l’éducation et
la formation (Sniezek et al., 2002), ainsi que les politiques publiques (Boin
et al., 2005). Pour la formation comme pour les politiques publiques, une
question clé est de savoir comment il est possible de se préparer à improvi-
ser : autrement dit, comment s’entraîner à l’improvisation (Mendonça et
Friedrich, 2006) et comment en tirer des leçons (Miner et al., 2001) pour
améliorer de futures interventions. Un grand nombre de technologies de
pointe (telles que les réseaux de senseurs) et de possibilités technologiques
(telles que les lux de données en temps réel) – combinées à l’amélioration
du traitement des données et des capacités de visualisation – visent à amélio-
rer le niveau de préparation (Mendonça, 2007 ; Mendonça et al., à paraître ;
National Research Council, 2007). Ain d’illustrer le potentiel – et les écueils
éventuels – de ces capacités, le troisième et dernier objectif de notre recherche
est d’élaborer et d’évaluer des supports pour l’entraînement et la formulation
de politiques portant sur la réaction improvisée aux catastrophes.
Ce programme de recherche s’inspire de travaux antérieurs portant
sur les phénomènes cognitifs, comportementaux et interactionnels, ayant
trait notamment à l’improvisation, au cours d’interventions après des
catastrophes. Ain d’inscrire notre projet dans la continuité des études pré-
cédentes et de préciser les objets de notre programme, nous élaborons un
ensemble de problématiques liées à ces phénomènes, dans le contexte de
notre premier objectif de recherche. La discussion autour de notre deuxième
objectif de recherche nous permet d’évoquer certaines des questions que
nous avons rencontrées dans la recherche et la collecte de données en vue
d’appuyer un large éventail de recherches sur les interventions humaines
lors de catastrophes. Enin, pour répondre au troisième objectif, nous syn-
thétisons les recherches existantes sur la formation et la formulation de poli-
tiques visant à développer les compétences et les structures adéquates pour
encourager l’improvisation, lorsque celle-ci est nécessaire, et de l’interdire, si
elle ne l’est pas. L’article se conclut par une présentation rapide des questions
laissées en suspens par la recherche dans chacun de ces trois domaines.

73
DAVID MENDO N ÇA , GA RY W E BB E T CA RTE R B U T T S

Les recherches sur le terrain, en laboratoire et dans


les archives au service de l’explication des dynamiques

Comme nous l’avons dit, le champ disciplinaire dont proviennent les études
sur la dimension humaine des catastrophes ne cesse de s’étendre. Des contri-
butions de qualité ont été produites récemment par des chercheurs pro-
venant de disciplines aussi variées que les sciences politiques, les sciences
informatiques, l’ergonomie et l’ingénierie civile (National Research Council,
2006). Cette variété semble appropriée et naturelle, étant donné toutes les
étapes par lesquelles passe une situation d’urgence : le contrôle des opé-
rations en temps normal, la sélection des procédures adéquates face à des
crises anticipées, et la réévaluation du caractère adéquat de ces procédures
lorsque d’autres événements potentiellement perturbateurs surviennent
(Beroggi et Wallace, 1994 ; Beroggi et Wallace, 2000). Gérer ces événements
demande à la fois une capacité de contrôle, c’est-à-dire se rendre compte que
l’événement a eu lieu, et une capacité de réaction, c’est-à-dire développer et
déployer de nouvelles procédures une fois que leur nécessité a été reconnue.
Un des axes de ce travail concerne la façon dont les individus et les orga-
nisations détectent des événements hautement inhabituels et y réagissent
(Mendonça, 2007 ; Mendonça et Wallace, 2004). Ces deux tâches peuvent
être décrites brièvement dans le but d’illustrer le caractère déterminant de la
théorie de la cognition pour la compréhension des réactions humaines aux
catastrophes, et de préciser les contours des travaux actuels qui reposent sur
elle (Mendonça et Wallace, 2007a).
La première étape est la reconnaissance, par les organisations d’inter-
vention, soit qu’aucune des procédures prévues ne s’applique à la situation
actuelle, soit que les procédures prévues adéquates ne peuvent être mises en
œuvre. Dans le processus d’intervention, « [l]es erreurs peuvent venir d’une
adhésion trop rigide au plan établi par quelqu’un d’autre, aussi bien que
d’un écart inopportun par rapport au plan » (Klein, 1993). Au niveau cogni-
tif, la question du quand improviser peut être conceptualisée sous la forme
d’un problème de catégorisation qui peut être inluencé par un certain
nombre de facteurs. L’urgence (Marsden et al., 2002 ; Moorman et Miner,
1998) et les risques, par exemple, peuvent inluencer la façon dont le choix
est efectué (Smart et Vertinsky, 1977), en réduisant notamment la propen-
sion à improviser, alors même que cela s’avère nécessaire (Weick, 1993).
Une fois que le besoin d’improviser est reconnu, la deuxième étape
consiste à développer et déployer de nouvelles procédures en temps réel.
L’action improvisée peut aller de la substitution (comme l’utilisation d’un

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L’IM P RO V IS ATIO N DA N S LE S IN TE R V E N T I O N S D ’ U R G E N C E

bus scolaire pour transporter des blessés) à la construction de nouvelles


procédures (comme l’utilisation de camions de pompiers pour fournir des
douches mobiles après une exposition à des produits chimiques). À côté de
ces actions, le rôle des services de secours peut aussi être improvisé (Kreps et
Bosworth, 1993). Sur le plan cognitif, la question de comment improviser peut
être alors conceptualisée comme un problème de recherche et d’assemblage
(Newell et al., 1962), qui peut être inluencé par des facteurs tels que le temps
disponible au développement et au déploiement des nouvelles procédures,
les risques immédiats et le résultat de décisions antérieures.
Pour surmonter les diicultés qui font obstacle à une recherche scienti-
ique rigoureuse dans ces domaines, nous adoptons une approche qui repose
sur des méthodes multiples – comprenant des méthodes qualitatives, statis-
tiques et informatiques – et s’appuie sur des études de cas, des expériences
en laboratoire et un travail de terrain. Les études de cas, tirées d’événements
historiques, servent à dégager un certain nombre d’hypothèses théoriques
et à les mettre en relation. Elles permettent aussi d’améliorer la validité
écologique des expériences en laboratoire dans lesquelles des groupes de
personnels d’intervention font face à des événements simulés sur ordina-
teur (Mendonça et al., 2006). Dans un cadre expérimental, il est possible
de contrôler en temps réel les décisions et les communications, en utilisant
des méthodes et des technologies d’observations déjà établies (Weick, 1985),
ainsi que d’autres développées dans le cadre de ce programme de recherche.
Ces données sont complétées par le résultat des questionnaires soumis aux
participants à l’étude (Mendonça, 2007), qui fournissent un élément de
continuité avec des études antérieures (Moorman et Miner, 1998). Les don-
nées collectées en laboratoire informent la modélisation informatique des
comportements individuels, qui tentent d’expliquer comment les décideurs
humains détectent les situations inhabituelles, et y réagissent.
Les études de terrain dans lesquelles les données sont rassemblées pen-
dant l’intervention, ou juste après celle-ci, continuent d’ofrir de riches
aperçus des schémas de pensée, d’action et de communication suivis par
les personnels d’intervention. Notre travail actuel s’appuie sur des récits
personnels – généralement appelés comptes rendus individuels – rédigés
par des policiers ou des pompiers. Assez souvent, ces comptes rendus, par-
ticulièrement ceux des policiers, sont accessibles au grand public. Ainsi, des
airmations étayées par ces sources devraient être plus faciles à contester
que celles qui se fondent sur des sources privées. La méthodologie employée
pour rassembler ces données est en revanche plus discutable. Pour dire les
choses simplement, nous sommes dans l’impossibilité d’identiier une
quelconque méthodologie appliquée de manière cohérente à la collecte

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DAVID MENDO N ÇA , GA RY W E BB E T CA RTE R B U T T S

des données sur la cognition, le comportement et la communication pen-


dant les opérations d’intervention. En conséquence, les chercheurs qui tra-
vaillent à partir de données collectées grâce à la panoplie de méthodes dont
nous disposons actuellement sont obligés de recourir à d’autres méthodes,
postérieures à la collecte, pour garantir une plus grande validité interne
(Carmines et Zeller, 1979). Dans la section qui suit, nous abordons ce pro-
blème en plaidant pour le développement et la difusion de bases de don-
nées communes ain d’améliorer les chances de conférer une plus grande
validité externe à l’étude des opérations qui suivent les catastrophes.

Créer des séries de données et des méthodes


pour étayer le travail d’élaboration théorique

La recherche sur l’improvisation au cours d’interventions humaines lors


de catastrophes s’inscrit dans une longue tradition, qui puise ses racines
dans des disciplines qui vont des sciences sociales (Kreps, 1984 ; Quaran-
telli et Dynes, 1977 ; Tierney, 2007) au commerce (Webb et al., 2000) et
aux sciences de l’ingénieur (DeBalogh et Wallace, 1985). Ce travail recouvre
pareillement un ensemble de sujets vaste – quoique disparate –, qui
incluent des études portant sur des individus, des groupes, des organisa-
tions et même des nations. Les avancées probablement les plus récentes
dans ce domaine sont liées aux études de terrain menées des années 1960
aux années 1980 aux États-Unis par les sociologues du Disaster Research
Centre (DRC), le centre de recherche sur les catastrophes, implanté initia-
lement à l’université d’État de l’Ohio, puis à l’université du Delaware (Qua-
rantelli, 1997). Ces enquêtes, qui nécessitent le recours à une forte main-
d’œuvre – et se révèlent parfois éprouvantes –, sont inalement devenues la
méthode dominante dans l’étude des situations extrêmes aux États-Unis : la
National Science Foundation (Fondation nationale pour les sciences) et, à
travers elle, l’université du Colorado à Boulder et l’Earthquake Engineering
Research Institute (Institut de recherche sur l’ingénierie sismique, EERI),
ont continué de inancer des recherches de terrain dans ce domaine.
Parallèlement, l’accessibilité et la qualité des outils de collecte, d’analyse
et de gestion des données récoltées sur le terrain se sont améliorées. Les tech-
nologies dont nous disposons aujourd’hui pour enregistrer ce qui se passe sur
le terrain au cours d’interventions sont à des années-lumière de ce qu’elles
étaient à l’âge d’or du DRC. Nous utilisons désormais des senseurs qui
suivent les agents biologiques (comme les humains) et mécaniques (comme
les infrastructures publiques), des caméras et des appareils photographiques

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L’IM P RO V IS ATIO N DA N S LE S IN TE R V E N T I O N S D ’ U R G E N C E

numériques, des ordinateurs portables qui permettent de procéder à des ana-


lyses rapides sur le terrain, et des technologies de communication qui per-
mettent l’observation en temps réel, la collecte, le stockage et l’analyse rapides
des données, et la dissémination des résultats même pendant la phase la plus
intense de la catastrophe. Notre capacité à observer, mesurer et explorer des
données, de manière prolongée et précise, est donc largement supérieure à ce
qu’elle était lors de la dernière tentative majeure pour élaborer une théorie
des catastrophes. Par exemple, les méthodes algorithmiques d’analyse de la
parole et des textes, et les méthodes qui permettent d’associer des événements
(comme les communications interpersonnelles) à des lieux et des moments
précis, font désormais partie de nos habitudes de travail. Il en résulte des don-
nées d’une richesse et d’une objectivité fascinantes.
Sans surprise, les déis en matière d’accès aux données persistent et se
sont peut-être même intensiiés, si bien que très peu de chercheurs peuvent
présenter des programmes de recherche impliquant des périodes prolongées
de travail sur le terrain. Encore moins nombreux sont ceux qui peuvent
airmer avoir pu participer aux opérations quotidiennes des organisations
d’intervention d’urgence, et publier les résultats de ces expériences. Si les
études menées par le DRC se poursuivent, le centre n’est tout simplement
plus en mesure de rassembler le volume et la quantité de données qu’il
recueillait à une époque – et aucune autre organisation n’a essayé de com-
bler ce manque, aux États-Unis ou ailleurs. Sans un soutien ciblé et durable
à l’égard d’un groupe de chercheurs préoccupés par les dimensions sociales
des catastrophes (Drabek, 1996), les avancées dans ce domaine ne pourront
être que fragmentaires, dispersées et susceptibles d’être perdues.
La matière première de la recherche sur les catastrophes a toujours été
– et continuera d’être – les observations recueillies sur le terrain, dans des
archives et en laboratoires au sujet d’humains et d’organisations humaines
pendant que ceux-ci se préparent à des événements extrêmes, y réagissent
ou en tirent les leçons. Pour obtenir des mesures utilisables sur ces acti-
vités, il doit exister un groupe suisamment large de chercheurs qualiiés,
disponibles, et disposés à être envoyés sur le lieu de la catastrophe, immédia-
tement. Parmi les compétences requises, ils doivent apprendre à entrer en
contact sur place avec les décideurs et à gagner leur coniance. Cette tâche est
rendue plus facile par les nouvelles technologies à notre disposition, comme
les outils de mesure de l’environnement, et l’habitude qu’ont les organisa-
tions d’enregistrer les communications et les décisions. Cependant, on ne
peut pas espérer s’appuyer sur de telles technologies n’importe où et n’im-
porte quand. Il faudra toujours des hommes pour placer les senseurs, pour
commencer l’enregistrement, et surtout pour recueillir les données dont ils

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DAVID MENDO N ÇA , GA RY W E BB E T CA RTE R B U T T S

n’avaient pas anticipé l’utilité. On pourrait dire la même chose des méthodes
qui guident l’enquête une fois les phénomènes mesurés. Le caractère unique,
grave, spontané, complexe et potentiellement sensible des catastrophes pose
des déis majeurs en termes de rigueur à la méthodologie des enquêtes por-
tant sur la prise de décision, la communication et les technologies mobilisées
en cas de crise (Drabek, 1970 ; Stallings, 2002 ; Weick, 1985).
Des approches variées ont été choisies pour relever ce déi, depuis l’étude
de terrain jusqu’à l’analyse statistique des données et des techniques moins
conventionnelles comme la simulation sur ordinateur, en passant par les
recherches en laboratoire ou en archive. Dans de nombreux cas, les travaux
se sont fortement appuyés sur des études de cas uniques, suscitant des ques-
tions quant à la possibilité de généraliser ou de réutiliser leurs résultats ;
c’est un aspect de l’histoire des recherches sur le terrain qu’il est nécessaire
d’interroger. Il reste des déis considérables à surmonter pour développer
une théorie valable concernant la prise de décision humaine et le rôle des
outils utilisés dans la gestion de l’urgence.
En dehors des archives du DRC, qui recèlent une mine d’entretiens, entre
autres documents, il n’existe aucune base de données ouverte à tous et capable
de répondre aux besoins des diférentes perspectives disciplinaires qu’il est
nécessaire de mobiliser pour étudier les opérations d’intervention d’urgence
improvisées. Par ailleurs, les données brutes des archives du DRC ne se pré-
sentent pas sous une forme qui permettrait leur difusion électronique, en
dépit de leur importance historique considérable. Le principal obstacle à
leur difusion électronique est tout simplement le volume des documents,
et le coût induit par la numérisation d’une telle quantité d’informations. Par
conséquent, nous sommes fortement limités quant aux études comparatives
que nous pouvons mener, tant sur un même site – concernant par exemple la
résilience de communautés dans le temps – que sur plusieurs – concernant par
exemple la résilience relative de communautés comparables face aux mêmes
événements catastrophiques. Les chercheurs en sciences sociales – auxquels
on fait fréquemment appel pour construire des instruments permettant de
mesurer des phénomènes humains – sont en excellente position pour contri-
buer à l’élaboration de telles séries de données. De fait, les exemples sont
nombreux d’instruments qui, élaborés en dehors du champ de la recherche
sur les catastrophes, ont été transférés avec succès dans ce domaine (voir par
exemple Anderson et Nilsson, 1964 ; Goodhue, 1998).
Le besoin de réléchir à l’élaboration d’instruments se fait particulière-
ment sentir lorsque les phénomènes ne sont pas clairement compris. Pour-
tant, hormis quelques exceptions frappantes comme les instruments d’en-
quête, l’élaboration des instruments est rarement un objet de rélexion, et

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L’IM P RO V IS ATIO N DA N S LE S IN TE R V E N T I O N S D ’ U R G E N C E

les instruments eux-mêmes – tels ceux qui mesurent les performances ou


la satisfaction, réelles ou perçues, des utilisateurs – font l’objet d’un grave
manque d’intérêt. Sans des informations précises et adéquates sur l’élabo-
ration et la validation des instruments, les résultats que ceux-ci fournissent
risquent de se révéler rapidement trop pointus ou trop vagues, ce qui mène
à une perspective soit inutilement resserrée, soit excessivement large.

Élaborer et évaluer des outils d’entraînement

Si nous mettons provisoirement de côté les problèmes liés à la compilation


de données précises nécessaires à la réalisation d’un large ensemble d’études
sur l’improvisation, les résultats dont nous disposons déjà suggèrent un cer-
tain nombre d’outils possibles pour faciliter la gestion de l’improvisation.
Dans le domaine artistique (et dans une moindre mesure dans le monde
des afaires), on accorde un grand crédit à la thèse selon laquelle la connais-
sance d’enchaînements préétablis, et des situations dans lesquelles ils sont
adaptés, peut améliorer les capacités d’improvisation. De fait, comme le
suggère Gary Kreps (1991), une condition importante d’une improvisation
réussie est l’habitude de suivre un plan. Dans le cadre d’un entraînement à
l’improvisation dans les situations d’urgence, il est donc nécessaire d’appor-
ter un complément à l’entraînement à suivre un plan. Ce dernier suppose
la mise en contact avec un large éventail de situations, et l’apprentissage
d’enchaînements adaptés à ces situations. L’entraînement à l’improvisation
suppose d’apprendre à reconnaître des événements imprévus et à y réagir,
en s’appuyant sur la connaissance des interventions prévues comme d’une
base sur laquelle improviser. Le contact avec des situations très variées peut
aussi améliorer la capacité à improviser.
Deux mises en garde sont nécessaires avant de convertir les résultats de
la recherche sur l’improvisation en outils et en instructions d’entraînement.
Tout d’abord, les organisateurs et les formateurs doivent reconnaître qu’il
est impossible d’anticiper tous les événements susceptibles de se produire
pendant une catastrophe. En efet, c’est précisément le caractère ambigu et
imprévisible des catastrophes et des crises qui les diférencie des opérations
habituelles. Par ailleurs, si les services d’intervention pouvaient anticiper
tous les événements imprévus et savaient exactement comment y faire face,
l’improvisation ne serait pas nécessaire. L’objectif de l’entraînement doit
donc être d’améliorer la capacité des personnels d’intervention à recon-
naître les situations où les procédures établies sont pertinentes et adaptées,
et à les modiier si elles ne le sont pas. Il faut donc aussi mettre en garde

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DAVID MENDO N ÇA , GA RY W E BB E T CA RTE R B U T T S

quant au fait que l’improvisation – c’est-à-dire, la modiication des procé-


dures habituelles – peut certes être fonctionnelle et adaptée, mais qu’elle
peut aussi être non fonctionnelle et inadaptée.
À partir des recherches sur l’improvisation dans le jazz (Berliner, 1994),
nous avons établi dans des travaux antérieurs (Mendonça, 2007 ; Men-
donça et Friedrich, 2006) qu’il est nécessaire dans quatre domaines géné-
raux de s’entraîner pour améliorer des compétences en matière d’improvisa-
tion : reconnaître quand il est approprié de s’écarter des procédures prévus ;
apprendre comment élaborer et déployer de nouvelles procédures en série et
en temps limité ; communiquer entre de multiples décideurs ; et faire des infé-
rences quant aux états présents et futurs de systèmes complexes tels des infra-
structures physiques ou publiques (Mendonça et Wallace, 2007b ; Rinaldi
et al., 2001). À la lumière des arguments présentés plus haut, il est possible
d’aller plus loin dans la description des techniques d’entraînement associées
aux deux premiers domaines dans lesquels il est nécessaire de s’entraîner.
Concernant la capacité à reconnaître quand improviser, le cognitive
shadowing 2 fait référence à une écoute active des performances des autres
membres du groupe, visant à déterminer leurs intentions musicales et la
nature de leur improvisation. Dans le contexte d’une intervention d’urgence,
des entraînements semblables sont possibles, en donnant aux stagiaires la
possibilité d’observer les communications et les prises de décision des autres
stagiaires. Ils peuvent également passer par la lecture de rapports rétrospectifs
sur les événements, en particulier ceux qui ont conservé une trace suisam-
ment complète des décisions et des communications en rapport avec l’événe-
ment, par exemple grâce aux enregistrements des communications.
Dans le contexte du jazz, une technique complémentaire consiste pour
le formateur à interrompre un musicien au milieu d’un solo, et lui deman-
der de répéter ce qui vient d’être joué (Berliner, 1994). Cette technique
de stop and repeat améliore la capacité des improvisateurs à prêter atten-
tion aux détails de la performance en cours. Suivant une technique sem-
blable, le formateur commence un solo, l’arrête à un moment arbitraire, et
demande à l’étudiant de le inir. S’arrêter et demander de répéter est une
,technique souvent utilisée dans le contexte des chaînes de commandement
pour s’assurer que les directives sont comprises, mais elle peut aussi être

2 N.d.t. La notion de shadowing renvoie à un paradigme d’expériences en psychologie cognitive,


utilisé notamment dans l’étude de l’attention. Une tâche typique de shadowing consiste à faire
écouter simultanément deux histoires diférentes à un sujet – une histoire à chaque oreille. On
lui demande de répéter au fur et à mesure les mots qu’il entend dans l’une de ses deux oreilles.
Plus généralement on parle de shadowing lorsqu’il s’agit pour un sujet de suivre une opération
et éventuellement de la répéter immédiatement après.

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L’IM P RO V IS ATIO N DA N S LE S IN TE R V E N T I O N S D ’ U R G E N C E

mise à proit dans un contexte d’enseignement. Par exemple, un formateur


peut proposer un programme d’action qui mélange et recompose des pro-
cédures opérationnelles permanentes de façon inédite, puis demander que
ce programme d’action soit répété verbalement.
Pour apprendre comment improviser, on peut identiier deux techniques,
toutes liées à l’improvisation fondée sur un référent (Mendonça et Wallace,
2007a ; Pressing, 1984, 1988 et 1998). Dans ce type d’improvisation, une
structure élémentaire ou « point de départ » fournit une base pour l’impro-
visation. Une fois que le référent a été retrouvé, une ou plusieurs nouvelles
procédures en sont dérivées, ce que Jef Pressing (1988) décrit comme un
processus de satisfaction de l’exigence. Une des techniques fondées sur un
référent, la répétition des solos des autres, vise à développer la capacité à
encoder eicacement un éventail de référents. Dans une situation d’entraî-
nement à une intervention d’urgence, un stagiaire peut avoir à mettre en
œuvre un programme d’action inédit qui a été précédemment testé et ins-
crit dans le système. En fonction de la nature de la simulation, il est possible
d’ajuster le rythme du simulateur pour rendre le travail de répétition plus
facile ou plus dur.
Une seconde technique qui s’appuie sur un référent est l’exercice du sau-
vetage. Celui-ci fait référence en jazz au processus qui consiste à s’adapter à
des erreurs, ou plutôt, pour être exact, à des schémas musicaux qui difèrent
fortement de ceux attendus. Paul Berliner (1994) donne l’exemple de musi-
ciens qui, lorsqu’ils s’exercent ou jouent en concert, introduisent délibé-
rément des erreurs dans leur jeu ain de lancer de nouveaux déis ou de
créer des occasions d’apprendre et d’explorer. Dans une situation d’entraî-
nement à une intervention d’urgence, il est possible de réaliser des exercices
de sauvetage en permettant au stagiaire de prendre des décisions erronées,
à la suite desquelles il doit tenter de se rétablir. Cela permet au stagiaire de
développer un répertoire de procédés heuristiques et d’habitudes grâce aux-
quels il peut retrouver et reproduire les référents, et construire des schémas
comportementaux spéciiques ain de faire face à des événements imprévus
semblables à ceux rencontrés lors des entraînements.
L’emploi, parmi d’autres, de ces procédés heuristiques et de ces techniques
pointe un paradoxe de l’improvisation, à savoir qu’il est possible de s’entraîner
à être créatif le moment voulu. Peut-être parce que la recherche sur l’impro-
visation s’est majoritairement limitée à quelques domaines, notamment le
théâtre, la musique ou la danse, ce phénomène continue d’être entouré par
une certaine mystique. Par ailleurs, il existe au sein même de ces domaines des
diférences considérables dans les déinitions de l’improvisation, et donc aussi
dans les schémas cognitifs et les comportements qui sont censés constituer la

81
DAVID MENDO N ÇA , GA RY W E BB E T CA RTE R B U T T S

véritable improvisation. Dans le jazz, par exemple, les visions très pragma-
tiques de Paul Berliner (1994), Philip Johnson-Laird (1991) et Jef Pressing
(1998) contrastent fortement avec celles de Stephen Nachmanovitch (1990),
de David Rothenberg (2002), et de nombreux musiciens interrogés par Derek
Bailey (1992). En dehors des arts, les théories structurelles prédominent3 et les
théories qui se placent au niveau des processus sont rares4. Nous pensons que
les études sur l’improvisation en dehors du champ artistique n’ont jamais été
aussi proches qu’elles le sont aujourd’hui du type d’avancées qui ont permis
une rélexion approfondie et globale sur les arts. En ce qui concerne le jazz,
par exemple, les débats sur l’« informatisation » de l’improvisation ont dépassé
la question de la capacité des algorithmes à produire de l’improvisation – ils
en produisent, et continueront de le faire –, et tournent désormais autour
de l’amélioration de cette production musicale – peut-être même selon des
procédés semblables à ceux employés par les humains. Nous espérons donc
qu’hors du champ artistique, les théories de l’improvisation suivront un déve-
loppement semblable, et feront avancer la rélexion quant à la meilleure façon
dont les humains peuvent apprendre l’improvisation, et la pratiquer dans des
domaines variés.

Conclusions et perspectives

Les progrès des théories qui portent sur le moment et la façon dont les
humains reconnaissent des événements imprévus et y réagissent éclaire
d’un jour nouveau l’ingéniosité et la créativité humaines, particulièrement
telles qu’elles sont pratiquées dans des situations graves. L’essentiel des tra-
vaux présentés ici se concentrent sur la modélisation de la cognition dans
les deux phases de ce processus. Ces travaux nécessitent des techniques
variées, parmi lesquelles les méthodes de l’étude de cas, la modélisation des
données statistiques et la modélisation informatique – c’est-à-dire fondée
sur des règles –, et utilisent des données obtenues aussi bien sur le terrain
qu’en laboratoire. Notre recherche se fonde sur l’hypothèse de travail selon
laquelle des méthodes multiples – appliquées à l’ensemble du processus
d’improvisation et depuis le niveau individuel jusqu’à celui de l’organisa-
tion – peuvent permettre des avancées qu’il ne serait pas possible d’obtenir
par des études qui s’appuieraient sur une seule méthode et/ou une seule
unité d’analyse. Ce travail s’inscrit dans la continuité de l’exploration des

3 Pour une synthèse critique, voir Pina e Cunha et al. (1990).


4 L’article de David Mendonça et William Wallace (2007a) est une exception.

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L’IM P RO V IS ATIO N DA N S LE S IN TE R V E N T I O N S D ’ U R G E N C E

thèmes de l’adaptation, de l’innovation et de l’improvisation, présentés


brillamment dans les travaux de Russel Dynes (1970). Un des déis pour la
recherche contemporaine réside dans le développement d’explications de
l’improvisation au niveau des processus, et la mise à disposition de données
qui permettraient à d’autres chercheurs de tenter de les falsiier.

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Improviser ensemble.
De l’interaction à l’écologie sonore

JOC ELYN B O NNERAV E

La notion d’improvisation évoque assez (trop ?) spontanément le jazz1. Ce


genre d’évidence, un peu obscure, facilement suspecte pour le chercheur,
est sans doute à la fois une chance et un risque : celui-ci serait d’assécher
une douce illusion, ou pire peut-être, d’échouer à s’en déprendre tout à
fait ; celle-là consisterait à tirer au clair ce que l’évidence portait d’intuition
juste, ou d’exagérations signiiantes. L’histoire du point de rencontre entre
la musique de jazz et la discipline anthropologique (et ses ramiications en
ethnologie, ethnographie, ethnomusicologie) paraît reposer sur l’ambiguïté
de la chance et du risque.
Je n’entreprendrai pas ici d’en faire le récit2. Retenons qu’après une
étonnante période de latence où toutes les conditions semblaient réunies
pour produire un savoir anthropologique sur cet objet sans réellement
aboutir, les travaux se multiplient désormais depuis une vingtaine d’an-
nées, essentiellement en Europe de l’Ouest (France et Allemagne en tête) et
en Amérique du Nord. On peut toutefois s’étonner de la rareté, au sein de
ce corpus aujourd’hui plus abondant, des travaux d’observation minutieuse
portant sur la pratique musicale en tant que telle, surtout dans sa dimension
collective. Une collecte de première main appliquée à ce genre de situation
semble pourtant nécessaire pour dégager ce qui permet d’agir musicalement
de façon adéquate lorsqu’on joue du jazz à plusieurs, c’est-à-dire – entre
autres techniques – lorsqu’on improvise.

1 Les premières bases de cet article ont été posées à l’occasion d’une communication prononcée
à l’université de Rennes II le 24 février 2009, lors de la journée d’étude « Arts et improvisation
collective » dont l’initiative revient à Patrick Otto. Qu’il en soit ici remercié.
2 Pour une première approche analytique et bibliographique qui récapitule des acquis certains
tout en ayant l’ambition d’en expliquer la maigreur théorique, mais aussi d’en baliser les déve-
loppements possibles, voir Jamin et Williams (2001).

T R A CÉS 1 8 20 10 /1 PAGES 87 -1 03
JO C ELYN BO NN E RAV E

L’adjonction des méthodes d’enquête et de la force descriptive et ana-


lytique du courant interactionniste portait les meilleures promesses dans
l’étude du jazz dès les travaux pionniers d’Howard Becker (1985). Par néces-
sité inancière autant que par choix, un jeune homme solidement formé à la
prestigieuse université de Chicago se jetait dans une observation proprement
participante en s’appuyant sur ses compétences de pianiste. Mais curieu-
sement, aussi ines soient-elles, les interactions dégagées entre musiciens
(ou entre musiciens et public) ne furent que très rarement des interactions
musicales. Elles concernaient davantage le positionnement de ces musiciens
par rapport à la norme sociale, déini sur le mode de la déviance (outsider).
Dans des textes moins volumineux (1999), Becker superpose ultérieurement
pratique musicale et saisie interactionnelle3. Seuls deux travaux d’une cer-
taine ampleur, également chicagoans mais très ultérieurs à l’esquisse initiale
de Becker, développent cette approche : hinking in Jazz de Paul Berliner
(1994) et Saying Something d’Ingrid Monson (1996). Mais les analyses inte-
ractionnelles et musicologiques s’y articulent diicilement, au détriment
des premières et en dépit de la très grande qualité des secondes (particulière-
ment quant aux transcriptions sur partition). Par ailleurs, les copieux témoi-
gnages des musiciens observés, qui représentent des documents indéniable-
ment précieux, y sont peu dissociés de la pensée des auteurs. En d’autres
termes, ces deux sommes aux qualités incontestables peinent à délivrer un
savoir à la fois discursif et autonome, une véritable théorie de la pratique
dont elles rendent compte. J’ajouterai que Berliner et Monson ont presque
exclusivement fréquenté des musiciens issus des courants bop et hard bop,
sans interroger les mouvements apparus ultérieurement, qu’ils soient consi-
dérés comme une branche rebelle du tronc commun « jazz » (par exemple le
free jazz) ou comme un rejeton plus indépendant (par exemple la « musique
improvisée » ou « musique improvisée européenne »4).
Tenter une « esquisse d’une théorie de la pratique » collective du jazz et
des musiques aférentes, en s’appuyant sur l’observation participante du jeu
musical (donc en empoignant moi-même un instrument aussi souvent que

3 N.d.l.r. À cette liste s’ajoute la publication récente de l’ouvrage Do You Know… ? he Repertoire
Jazz in Action (Becker et Faulkner, 2009). Voir à ce sujet l’entretien avec Howard Becker dans
ce numéro de Tracés.
4 L’expression de « musique improvisée » désignera ici un courant plus ou moins synonyme de free
music ou d’improvisation libre, dénommé comme tel par ses praticiens (musiciens, mais aussi
programmateurs et amateurs), lesquels ont cherché, à la suite du free jazz et plus encore que les
acteurs de ce dernier courant, à se déprendre des caractéristiques idiomatiques du jazz (swing,
harmonie altérée, répertoire de standards…) pour en retenir plutôt – et cela m’intéresse au premier
plan – les modes de jeu interactionnels. Je parlerai donc de musique improvisée en ce sens restreint,
et non pour désigner, loin s’en faut, tout type de musique recourant au procédé improvisatoire.

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I M P R O V I SE R E N SE M B L E

possible) et sans prendre les témoignages des praticiens pour argent comp-
tant : c’était la part manquante que ma thèse de doctorat essayait de combler
(Bonnerave, 2008). Pour ce faire, l’enquête de terrain fut menée auprès d’une
quarantaine de musiciens et artistes, en tête desquels igurent Claude Barthé-
lemy en tant que directeur de l’Orchestre national de jazz entre 2003 et 2006,
Fred Frith et Joëlle Léandre au sein de diverses formations plus ou moins
éphémères, et enin Bernard Lubat, à la tête de sa compagnie ou associé à
d’autres partenaires (Louis Sclavis, Dgiz, Michel Portal, André Benedetto,
Régine Chopinot, Médéric Collignon…). Le cadre théorique s’élabora peu à
peu grâce aux travaux du Bourdieu ethnographe et praxéologue (2000), mais
aussi en leur associant, parfois non sans mal, les acquis d’un interactionnisme
des relations en face à face (Gofman, 1973) ou élargi (Bateson, 1980).
Je commencerai par reposer ici trois des questions de ce travail en espé-
rant y apporter des réponses ainées : Comment fait-on pour jouer du
jazz à plusieurs ? Qu’est-ce qui caractérise l’improvisation dans cette ren-
contre, et quelle place y occupe-t-elle ? En va-t-il de même dans le cou-
rant dérivé de la musique improvisée, qui semble mettre l’accent sur cette
technique ? Cette section, la plus nourrie de l’article, fournira des éléments
permettant de dériver plus brièvement vers deux autres types de situations
improvisatoires : celles qui associent les mêmes musiciens à d’autres artistes
(comédiens, danseurs…), et celles qui débordent le cadre de l’interaction
entre hommes pour constituer une écologie sonore comprenant le musicien
et son environnement. Puissent ces dérivations en faciliter d’autres, qui uti-
liseraient la pratique du jazz comme référence pour des analyses de l’impro-
visation dans d’autres champs.

Improviser avec l’autre musicien

Même en abordant assez « matériellement » jazz et musique improvisée (des


gestes, des sons, des situations, des lieux…), l’ethnographe est confronté
d’emblée à autre chose que du matériel : à des représentations, voire à des
mythes.
Improvisation : on l’a dit, le jazz est peut-être la musique que l’on asso-
cie le plus spontanément à ce terme. Il faut ajouter que le contenu de cette
association est justement spontanéiste : l’improvisation, ce serait la sou-
mission à l’instant / à l’instinct, contre les notions plus ou moins vagues
d’écriture, de tradition, de rationalisation. L’improvisation a un parfum de
liberté, parfois même d’élan mystique. Collective : l’improvisation simul-
tanée de tous les membres de l’orchestre est une possibilité de jeu qui existe

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JO C ELYN BO NN E RAV E

sans doute depuis les origines néo-orléanaises de cette musique, et qui s’est
airmée, plus encore qu’avec le free, avec le courant de la musique impro-
visée tel que déini plus haut. Mais ce qui est nouveau avec le free, c’est la
vigueur d’une métaphore : celle de l’orchestre comme modèle égalitaire de
la vie politique. La remise en question de la hiérarchie entre instruments et
musiciens prônée par ses praticiens servit de caisse de résonance aux reven-
dications sociales contemporaines – celles des années 1960 –, aux États-Unis
comme en Europe (Carles et Comolli, 2000) et ailleurs – le cas japonais est
sur ce point passionnant (voir Atkins, 2001). Le collectif dans l’improvisa-
tion a un parfum d’égalité.
Liberté, égalité : en somme, ces représentations bâtissent une sorte
d’utopie familière sous nos latitudes. Pour une bonne part, ma recherche
a consisté à trier ce qu’il fallait garder et ce qu’il fallait laisser de cette puis-
sante iction. Aujourd’hui, il me semble fructueux de considérer que ce qui
caractérise les musiciens étudiés (et peut-être le champ dont ils relèvent),
c’est moins l’improvisation comme isolat que l’oralité seconde qui l’englobe
sans s’y ramener – il s’agit d’une capacité à oraliser qui se construit non pas
avant l’écriture, mais avec elle –, moins l’égalité instrumentale que la facilité
à combiner des territoires sonores individuels de multiples façons – de la plus
hiérarchique à la plus acéphale. Qu’est-ce qui justiie ces préférences ? Il me
faut reprendre en amont.
Je reprends le terme de territoire au lexique, par ailleurs très créatif, de
l’analyse interactionnelle d’Erving Gofman5. À partir du sens de ce terme
emprunté au comportementalisme zoologique – une portion d’espace sur
laquelle un animal ou un groupe d’animaux exerce une prérogative –, Gof-
fman construit une notion culturelle et non plus naturelle qui s’applique
à bien d’autres objets qu’un simple espace de domination : un territoire
correspond à tous les attributs dont un individu ou un ensemble d’indivi-
dus sont les « ayants droit » légitimes ou supposés tels, dans l’interaction. Il
peut s’agir d’espaces (une place de parking tant qu’on la loue) mais aussi
d’accessoires (Caddie, sac à main), de parties du corps… Gofman envisage
aussi le son comme un élément constitutif du territoire, particulièrement
manifeste dans les situations où il est perçu comme excessif (par exemple,
lorsque deux individus discutent à voix haute d’un bout à l’autre d’une voi-
ture de métro). Qu’est-ce qu’une interaction musicale comporte de spéci-
ique par rapport à d’autres rencontres en face à face dont Gofman a fait
son objet de prédilection ? Il me semble qu’elle repose sur une confronta-
tion de territoires dont la dimension sonore est hypertrophiée. Pour le dire

5 Voir notamment Gofman (1973) pour la notion de territoire.

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I M P R O V I SE R E N SE M B L E

autrement : un musicien est un individu qui, dans l’exercice de sa pratique,


est censé bénéicier d’un certain territoire sonore, variable en portée et en
durée selon son degré de légitimité, et sous cette forme de production de
sons éminemment culturelle qu’est la musique.
Raisonner en termes de territoires sonores à propos du jazz et de la
musique improvisée m’a petit à petit autorisé à saisir, de façon plus ine que
si je m’en étais tenu au mythe de l’égalité, la variété des modes d’organisa-
tion et de décision qui prévalent parmi les musiciens de ce champ. On peut
repérer un mode d’organisation « acéphale » des territoires sonores : sans
chef, littéralement sans tête6 – ce qui ne se ramène pas exactement à une
structure horizontale. Ce qu’Evans-Pritchard écrit sur des groupes macros-
copiques m’a semblé ajustable sur mon terrain à l’échelle des individus. Les
formations acéphales reposent généralement sur un efectif restreint (deux
à cinq musiciens) qui favorise l’écoute mutuelle, les prises de décision atten-
tives et les adaptations rapides. Ce type de combinaison est particulière-
ment fréquent dans le domaine de la musique improvisée, sans exclure pour
autant le recours ponctuel à l’écriture ou à d’autres formes de planiication
de l’action (quitte à faire un peu mentir le nom même de ce courant, ce qui
n’éveille les scrupules de presque personne). En jazz, l’improvisation de cha-
cun avec tous est une option toujours disponible, mais l’utilisation d’autres
techniques et d’autres modes d’organisation est plus fréquente et souvent
plus complexe et changeante – j’y reviendrai.
Tout aussi schématique serait l’idée que seul le mode de jeu acéphale
prévaut en jazz. À l’autre extrémité des possibles, on peut rencontrer une
structuration très hiérarchisée du groupe, dont émerge un leader qui
cumule bien souvent les rôles de chef d’orchestre et de compositeur, mais
aussi d’instrumentiste à part entière. Les igures les plus populaires du jazz
américain sont souvent de semblables leaders : Count Basie, Duke Elling-
ton, Charles Mingus… Sur mon terrain, c’est une formation bien française
qui s’est révélée correspondre le mieux à ce modèle : l’Orchestre national de
jazz. Lourdement subventionné par le ministère de la Culture, il est dirigé
par des chefs mandatés pour deux à trois ans. Durant mon enquête, Claude
Barthélemy occupait ce poste. Il avait assez strictement composé son équipe
de treize musiciens en sections (cuivres, anches, rythmique, etc.), à la tête
desquelles il pouvait déléguer une part des responsabilités de direction à ce
que j’ai appelé des « seconds ». Mais cette hiérarchisation restait souple. Les

6 L’anthropologue Edward E. Evans-Pritchard (1968) utilise cet adjectif pour désigner la consti-
tution du groupe politique chez les Nuers du Soudan, libre de toute centralisation étatique et
susceptible de reconigurations incessantes entre sous-groupes, au gré des alliances.

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JO C ELYN BO NN E RAV E

seconds variaient sans cesse, cette position tenant moins à une supériorité
sur les autres qu’à des impératifs pratiques (qui est bien visible lorsque l’or-
chestre est réparti de telle manière sur telle scène ? qui a les mains libres à tel
et tel moment du jeu ?). Les sections pouvaient être recombinées en frac-
tions temporaires, comme lorsque le tromboniste basse doublait à la note
près la partie de basse électrique, s’inscrivant alors davantage dans une frac-
tion rythmique que dans la section cuivres. Cette porosité, même au sein
de la formation la plus verticale de l’enquête, cette grefe toujours possible
de la fraction sur la section, est à l’image des multiples possibilités organisa-
tionnelles rencontrées entre le pôle acéphale et le pôle hiérarchique, que je
ne peux ici évoquer dans toute leur étendue.
À travers la question des organisations territoriales, j’ai aussi presque
nécessairement abordé plusieurs approches de l’action musicale collective
quant au rapport entre mise en forme de l’action et action elle-même. Les
musiciens étudiés peuvent parfaitement anticiper sur l’action en dressant
un plan plus ou moins écrit (de la simple grille harmonique à la partition
la plus complexe et longuement répétée), mais aussi accomplir simultané-
ment, dans le mouvement du jeu, la formalisation de l’action et son efec-
tuation : où l’on retrouve l’une des déinitions les plus pratiques de l’im-
provisation. La fréquence du recours à la première technique met à mal
le cliché du jazzman en illettré génial, la plupart des artistes que j’ai ren-
contrés étant de redoutables lecteurs, et pour certains, des compositeurs
ayant décortiqué aussi bien l’œuvre de Duke Ellington que celle d’Anton
Webern. Mais le plus intéressant tient selon moi aux multiples modes d’as-
sociation de ces deux techniques. Il n’y a pas d’un côté l’écriture et la lec-
ture, de l’autre l’improvisation.
En cherchant comment dépasser cette dichotomie, j’ai été particulière-
ment frappé par ce que Walter J. Ong (1982) et à sa suite Christian Béthune
(2003) appellent « oralité seconde ». L’expression ne pointe nul retour à
l’oralité des sociétés dites sans écriture, mais bien une oralité d’après l’écrit,
et même d’après la technique. D’après l’écrit : l’improvisateur sait lire et
écrire la musique, et cela informe considérablement ses habitudes sur le plan
cognitif, mais aussi moteur, interactionnel et bien sûr esthétique. D’après
la technique : l’improvisateur peut compter sur un appareillage de plus en
plus puissant d’ampliication, de transformation et d’enregistrement du son,
qui confère au signal « oral » sorti de son instrument certaines prérogatives
longtemps propres à l’écriture. Nous savons tout cela d’expérience, mais il
revient à Christian Béthune, grand lecteur de Jack Goody (1979) d’en tirer
toutes les conséquences en termes anthropologiques : cette oralité seconde
n’engendre rien de moins qu’« une situation inédite » (Béthune, 2003, p. 97)

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I M P R O V I SE R E N SE M B L E

dans l’histoire de l’humanité. Le jazz est une illustration particulièrement


intéressante de ce bouleversement, du fait qu’il s’agit sans doute, historique-
ment parlant, de la première musique à cumuler les deux facettes de l’ora-
lité seconde – un rapport détendu tant à l’improvisation qu’à l’écriture et
un usage particulièrement gourmand des techniques de reproductibilité et
d’ampliication, qui sont à peu près contemporaines de son émergence sur
le sol américain.
Ainons tout en élargissant. La notion d’oralité seconde me semblait
exemplaire, chez les jazzmen, d’un rapport très plastique à l’action qui se
manifestait au travers de deux méthodes habituellement opposées : l’écri-
ture et l’improvisation. Mais j’avais le sentiment, en demeurant attaché aux
procédés, de me cantonner à une approche descriptive, qui n’expliquait pas
comment écriture et improvisation se révélaient susceptibles de s’associer
aussi inement et aussi diféremment chez les musiciens étudiés. Il fallait
s’engager dans une véritable théorie de la pratique susceptible de mettre au
jour les aptitudes mentales et les schémas d’action qui sous-tendent ces
méthodes7. Le terme d’improvisation à lui seul nous incite à cette percée par
son étymologie (in-pro-videre), qui dit littéralement une « absence de visée ».
Même envisagé par la négative, il y a bien là un certain mode de projection
et d’action : un faire qui serait dépourvu d’anticipation, qui se jouerait à
l’aveuglette. Or, sur ce point, la théorie de la pratique bourdieusienne éta-
blie à partir de l’économie traditionnelle kabyle peut nous aider à dépasser
les préjugés véhiculés par le langage. Je ne songe pas tant au fameux habitus,
dont on sait qu’il repose sur un principe d’« improvisation réglée », qu’à un
couple notionnel plus discret mais peut-être plus directement opératoire,
et qui permet d’ailleurs de mieux saisir ce que Pierre Bourdieu entend par
improvisation. En efet, ce dernier distingue très clairement deux types de
visées dans le rapport de l’action à sa préparation et à son efectuation8 :
« Prévoir, disait Cavaillès, ce n’est pas voir à l’avance. » La pré-voyance (comme
voir à l’avance) se distingue de la pré-vision en ce que l’avenir qu’elle appréhende
est directement saisi dans la situation elle-même, telle qu’elle peut être perçue
à travers les schèmes de perception et d’appréciation technico-rituels inculqués
par les conditions matérielles d’existence, elles-mêmes appréhendées au travers
des catégories des mêmes schèmes de pensée : la décision économique n’est pas

7 Bien sûr, les aptitudes en question ne tombent pas du ciel et leur acquisition, dans le parcours
biographique des musiciens, passe par la pratique technique. Toute une partie de mon enquête
a précisément porté sur l’activité pédagogique des artistes évoqués et sur les comportements
d’assimilation de leurs étudiants. Je ne ferai qu’évoquer cette section, à laquelle le raisonnement
qui suit est véritablement arraisonné, mais dont la synthèse n’a pas sa place ici.
8 Pour les prolégomènes de cette analyse qui repose sur une solide approche husserlienne du
temps de l’action, voir Bourdieu (1963).

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JO C ELYN BO NN E RAV E

déterminée par la prise en compte d’une in explicitement posée en tant que


future comme celle qui est établie par le calcul dans le cadre d’un plan ; l’action
économique s’oriente vers un « à venir » directement saisi dans l’expérience ou
établi par toutes les expériences accumulées. (Bourdieu, 2000, p. 377)

Ce que le terme d’improvisation décrit comme manquant dans la pratique


correspondante, c’est un type de visée bien particulier, une visée par plan :
une pré-vision. Si l’on passe de l’économie à la musique, le plan par excellence
est graphique : la partition, comme itinéraire très balisé de l’action d’interpré-
tation. Mais l’improvisation musicale repose pourtant sur un type de visée à
part entière : la pré-voyance. Grâce à l’expérience accumulée avec les années, le
musicien est en mesure de percevoir avec acuité l’interaction dans ce qu’elle a
de radicalement immédiat (tempo, intensité, propositions des partenaires…)
pour en dégager des possibilités de prolongements présentes à l’état latent,
qu’il se trouve en position de soliste, mais aussi d’accompagnateur9.
On l’aura compris, les « schèmes de perception et d’appréciation »
dont parle Bourdieu s’articulent alors à des habitudes motrices qui seules
permettent de produire des propositions et des réactions à l’aide du corps
ou d’une prothèse instrumentale. En ethnomusicologie, ces réserves inte-
ractionnelles sont souvent qualiiées de « formules », notamment depuis le
travail pionnier d’Albert Bates Lord sur la poésie improvisée des bardes
serbo-croates (2000). De même que le poète disposerait de petits segments
verbaux, d’associations stéréotypées comparables aux épithètes homériques,
le jazzman maîtriserait suisamment de cellules mélodiques, harmoniques
et rythmiques pour construire par mille agencements possibles des progres-
sions musicales sans cesse renouvelées – un peu à la manière du train qui
apporterait ses rails, pour reprendre une image bourdieusienne.
Il faut s’entendre sur l’usage du terme de formule. La formule est sou-
vent perçue comme une sorte de modèle ixe dont chaque occurrence serait
une variation adaptée à la situation. Mais en improvisation, qu’est-ce qu’un
modèle sans occurrence ? Soit une ressource cognitive bien diicile à iden-
tiier ; soit une chimère graphocentriste, ce qui me semble assez vraisem-
blable. C’est pourquoi, plutôt que de variations sur un modèle, je préfère
parler des formules comme de variables continues, sans référence à la ixité
qui est, comme le montre Jack Goody en prenant le fameux exemple du
Bagré (1980, p. 204 et suiv.), une valeur avant tout scripturale. La notion

9 Sur ce dernier point, qui conduit à envisager l’improvisation en jazz comme autre chose qu’une
prérogative solistique (comme un phénomène collectif ), exemplaire est le cas du contrebassiste
de be-bop, qui joue la plupart du temps « derrière », « pour » les autres, mais en brodant toujours
diféremment sur une simple grille harmonique indicative, tout en tenant compte des appels
rythmiques du batteur, des accents marqués par le pianiste, etc.

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I M P R O V I SE R E N SE M B L E

de modèle fait l’objet d’une discussion intense entre les diférents auteurs
de l’ouvrage collectif dirigé par Bruno Nettl et Melinda Russell (1998). Les
modèles, à commencer par les formules dégagées par Lord, sont envisa-
gés comme des « points de départ » ( points of departure) ou des « briques »
(building blocks) pour l’improvisation. L’ethnomusicologue Judith Becker
aborde elle aussi la notion de formule comme building block dans son étude
des orchestres de gamelan dans une perspective qui, quoique très généra-
liste, est fort proche de celle que je propose :
Dans une tradition orale, ce qui sert de brique de base, c’est la formule mélodique,
non pas une formule ixe, mais une formule susceptible de développement, de
réduction ou de réarrangement en fonction des besoins nés de la situation musicale
et combinés à la fantaisie du musicien. (Becker, 1972, p. 47 ; nous traduisons).
Dans ce dernier cas comme dans l’ensemble des travaux réunis par Nettl
et Russell (1998), je reste cependant gêné par l’usage répété du terme de
brique. La métaphore architecturale s’accorde mal avec l’idée de plasticité
pourtant mise en avant par Becker, de telle sorte que c’est peut-être moins
du côté des solides que des luides qu’il faudrait chercher le trope adapté. La
formule comme variable a bien plutôt quelque chose de l’eau dont la forme
exacte est celle des récipients qui la contiennent.
Dans le cas des musiciens que j’ai étudiés, il faut par ailleurs allonger la
liste de leurs ressources cognitivo-motrices. En efet, le cadre harmonico-
rythmique qui caractérise le jazz hérité du be-bop n’est pas, loin s’en faut, le
seul référent à partir duquel on peut improviser ensemble, même chez ceux
qui restent assez proches de cette tradition, comme le pianiste de jazz Mar-
tial Solal. Ils peuvent s’attacher à de simples centres tonaux sans métrique
assignable, et même quitter toute tonalité, tout attachement à la pulsation,
pour simplement s’occuper d’intensités synchrones ou contrastées ( jouer
fort, vite, doucement, lentement…) ou de superposition de timbres. La
musique improvisée promeut particulièrement ces derniers modes d’inte-
raction, mais ils ne lui sont pas propres. Par exemple, l’intérêt pour le bruit,
pour le son « sale » qui s’élabore à distance du tempérament de la gamme et
de ses hauteurs nettes et précises, est très ancien, même chez les musiciens
qui sont de merveilleux virtuoses de la formule, comme Stan Getz.
En recourant aux deux notions bourdieusiennes, je n’entends pas subs-
tituer au couple bien connu composition/improvisation – et ses corollaires
plus ou moins tacites : écriture/oralité, etc. –, une dichotomie qui ferait du
neuf avec de l’ancien. Il me semble en efet que si la composition et l’exé-
cution s’appuient massivement sur la prévision et l’improvisation sur la
prévoyance, les termes de Bourdieu débordent toute dichotomie dans le cas
de mon enquête et ne constituent que les points extrêmes d’un continuum.

95
JO C ELYN BO NN E RAV E

Si l’improvisation repose surtout sur la prévoyance, elle comporte toujours


une part de prévision – ne serait-ce que l’emplacement d’un chorus ou
la durée approximative d’un concert de musique improvisée –, et l’exé-
cution qui résulte d’une composition planiicatrice implique symétrique-
ment une dimension de prévoyance, nécessaire pour ajuster aux conditions
immédiates du jeu une séquence même très balisée par une partition.
Il serait merveilleux de pouvoir écouter un exemple précis à l’appui
de l’analyse que je développe ici, tant en termes de territoire que d’oralité
seconde. Par commodité, je propose les deux schémas ci-contre, comme ren-
vois à un morceau que le lecteur pourra assez facilement se procurer. Il s’agit
d’une chronologie de la pièce « New new new blu » de Barthélemy, qui occupe
les plages 8 et 9 du premier album publié par son ONJ, Admirabelamour 10,
mais aussi, précisément, d’un continuum classant les compétences mobilisées
par les musiciens à tel ou tel moment du morceau de la plus haute prévision à
la plus haute prévoyance. Les séquences successives qui composent cette pièce
impliquent un panel d’aptitudes et de modes d’organisation de l’orchestre par-
ticulièrement riche : une introduction totalement improvisée au vibraphone
seul ; deux thèmes très écrits, convoquant l’intégralité de la formation et
mettant tout spécialement en valeur la position dominante du directeur (le
second thème est une véritable toccata pour guitare électrique) ; un long solo
de saxophone sur la grille harmonique du premier thème ; une improvisation
ouverte en trio acéphale guitare-basse-batterie. Le groupe ne cesse de chan-
ger de forme et de proportions, le savoir-faire nécessaire se déplace brusque-
ment de l’exécution la plus précise et la plus préméditée à l’invention tout à
fait spontanée, en passant par l’improvisation « contrainte », reposant sur une
grille harmonique (solo de saxophone) ou une pulsation continue (jeu du
batteur sur les deux thèmes, régulier mais en variation constante).
Les notions avancées jusqu’ici se résument à une proposition : l’impro-
visation ne suit pas à dire la spéciicité des musiques qui m’intéressent. En
revanche, la capacité à improviser en musique chez les individus étudiés
leur donne d’indéniables prédispositions pour mettre en place des impro-
visations non exclusivement musicales. L’une des compétences qui m’in-
téresse le plus, sur ce point, est ce que l’on pourrait appeler la répartie,
sur le modèle de la réplique du tac au tac. Un musicien improvisateur a
de quoi répliquer de façon adéquate en fonction de sa culture lorsqu’une
information musicale intéressante surgit dans le groupe (le batteur imite
sur-le-champ un accent rythmique marqué par le piano, le deuxième soliste
reproduit et s’approprie les dernières notes du chorus qui vient à peine de

10 Claude Barthélémy et l’Orchestre national de jazz, Admirabelamour, Label bleu, 2003.

96
Soli saxophone
Introduction puis saxophone- exposition Power réexposition
vibraphone thème 1 batterie thème 2 trio thème 2

0'00" 2'/0'00" 1'16" 3'46" 5'31" 7'45" 8'34"


Piste 8 Piste 9

Chronologie de «Nu nu nu blu»

parties
de batterie
ornementations sur D, E, F et G
Exposition walking sur de vibraphone et sur réexposition soli saxophone introduction power
thème 2 thème 1 D, E, F et G sur thème 1 thème 2 et batterie vibraphone trio

I M P R O V I SE R E N SE M B L E
Prévision Prévoyance

Continuum des compétences de prévision et de prévoyance pour «Nu nu nu blu»


97
JO C ELYN BO NN E RAV E

s’achever pour entamer le sien, etc.). Or, cette capacité de répartie peut tout
aussi bien s’exercer en réponse à des informations qui ne sont pas musicales,
mais relèvent d’un autre médium artistique.

Improviser avec l’autre artiste

En décrivant les aptitudes des musiciens, j’ai implicitement mobilisé une


acception particulière de la notion de performance, issue de la linguistique :
la performance comme actualisation de compétences incorporées. De même
que la parole (action) performe la langue (réservoir de possibles incorporé
par le sujet parlant), l’improvisation, l’exécution, le positionnement territo-
rial performent un savoir-faire musical et relationnel acquis par l’éducation
et/ou l’expérience. Mais il est une autre acception de ce terme, d’ailleurs
plus répandue : non pas celle d’« exploit » qui prédomine dans les champs
de la publicité et de la inance, mais celle de « spectacle ».
Ces déinitions sont à la fois souples et précisément articulées dans la
perspective des départements de performance studies nord-américains11.
L’un des intérêts cruciaux de ce vaste corpus tient justement à l’ouverture
théorique quant à la performance comme spectacle. Pour un Européen, le
terme utilisé en ce sens se limitera souvent à une branche de l’art contem-
porain, en cela à peu près synonyme de « happening ». Sous la plume des
universitaires relevant de performance studies, une performance peut dési-
gner diférents genres de spectacle (happening en efet, mais aussi théâtre,
concert, récital…), et surtout un spectacle relevant de diférents genres.
Parler de performance évite de rabattre une prestation originale, mobilisant
théâtralité, chorégraphie et vidéo par exemple, sur les canons de la représen-
tation, du ballet ou de la séance de cinéma.
Au gré de l’observation de terrain, j’ai peu à peu constaté qu’une telle
ouverture était nécessaire pour analyser un certain nombre de prestations
auxquelles participaient les musiciens observés, au côté de comédiens,
vidéastes, danseurs et autres circassiens. Dans le cadre de mon enquête, Ber-
nard Lubat est sans aucun doute le plus concerné par ce genre de rencontre,
lui qui, avec la créativité verbale dont il ne cesse de faire preuve, a baptisé
son collectif Compagnie transartistique de divagation. Cette compagnie
embauche à l’année des musiciens mais aussi une comédienne et des plasti-
ciens du son. Les grefes « transartistiques » ne s’arrêtent pas là, mais gagnent
en complexité au gré de projets ponctuels avec des artistes extérieurs. Je vais
en donner deux exemples ethnographiques.

11 Pour une première approche, voir par exemple Bauman (1977), Schechner (1988), Turner (1987).

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I M P R O V I SE R E N SE M B L E

Le 22 août 2004, au pied de la collégiale d’Uzeste, spectateurs et musi-


ciens regardent tous dans le même sens. Sur la grand-place du village où
Lubat est né, vit et travaille, la confrontation traditionnelle du plateau et de
la salle est modiiée par un élément de taille. Il s’agit de deux écrans géants
dressés en fond de scène, où, à la faveur de la nuit tombée, on projette ce
soir le ilm Notre Humanité réalisé par le collectif Vivants/artistes et asso-
ciés. Réuni autour de Pascal Convert, plasticien et ami de Lubat, ce collec-
tif a produit à partir d’images d’archives une sorte de documentaire à l’oc-
casion du centenaire du journal L’Humanité, que l’on a fêté il y a quelques
semaines. Les musiciens ne sont pas de simples spectateurs : quoique le ilm
possède sa propre bande-son, Denis Charolles, Bernard Lubat, André Min-
vielle, Arnaud Rouannet, Yoann Scheidt et Fabrice Vieira improvisent sur,
ou plutôt pour la projection, à la manière des pianistes du cinéma muet.
En efet, les images occupent en quelque sorte les territoires cumulés
de chef d’orchestre et de soliste, même si Lubat retrouve ici et là une posi-
tion directoriale. La technologie du split screen, qui structure la composi-
tion du documentaire et se voit très concrètement réalisée par le recours
aux deux écrans, ofre aux artistes réunis sur scène de nombreuses pos-
sibilités. Certaines sont clairement imitatives : l’écran de droite montre
un lot d’exemplaires du quotidien communiste débité par les rotatives,
et Charolles produit un roulement mécanique à la caisse claire ; à gauche,
la geste du mouvement ouvrier s’attarde sur des coups de pioche en pleine
politique de grands travaux ou sur l’assassinat de Jean Jaurès : les impacts
sur les percussions sont également au rendez-vous. Mais l’essentiel est plus
subtil : l’orchestre, tout en s’adaptant aux diférents climats que suggère le
montage, joue free, dans un ensemble d’interactions entre musiciens repo-
sant moins sur des rôles diférenciés (soliste/accompagnateur) que sur la
structuration collective d’intensités (fort/doux, rapide/lent, rassemblé/
disséminé), qui constitue une série à la fois autonome et, pour le spectateur
qui le souhaite, évocatrice du mouvement de l’Histoire.
Ici, la technique improvisatoire est fondamentale dans la constitution
du spectacle transartistique, mais seulement du côté des musiciens. Le ilm,
à l’évidence, ne s’improvise pas. Mais il me fut souvent donné d’assister à
des rencontres d’improvisation partagée. Ainsi, le 11 septembre 2005, Lubat
et Portal accueillirent un danseur et chorégraphe habitué de ce genre de
collaboration, Boris Charmatz, dans le cadre d’une performance à la fête de
L’Humanité. Tirant proit de tout l’espace scénique autant que de certains
accessoires qui s’y trouvaient (câbles de micro, chaises, escaliers d’accès…),
Charmatz n’en vint jamais à accaparer toute l’attention du spectateur, qui
pouvait à sa guise passer de l’écoute à l’observation. Il sut s’adapter aux

99
JO C ELYN BO NN E RAV E

diférents climats introduits par les musiciens sans pour autant suivre de
trop près les changements brusques ou les montées d’intensité, et fut éga-
lement à l’origine de plusieurs bifurcations dans le cours du jeu musical,
notamment lorsque, s’étant emparé d’un micro, il se mit à compter. Si
Lubat et Portal restèrent relativement extérieurs à cette proposition tant que
le danseur-récitant s’en tint à une pure énumération de 1 à 70, le change-
ment se it clairement sentir lorsque ce dernier nombre fut transformé en…
1970, 1971, 1972, etc. Au son de l’évocation des événements tumultueux
de la période historique correspondante, les musiciens s’engagèrent sur-le-
champ dans une direction diférente : d’un jeu relativement aérien (nappes
de synthétiseur et improvisation mélodique dans les aigus de la clarinette
basse), ils passèrent à une atmosphère plus tendue, Lubat modiiant le son
du clavier et Portal passant dans les graves, jusqu’à pousser chacun un cri
(Lubat puis Portal), ce qui mit d’ailleurs le public en joie.
Charmatz sut également introduire provocation et humour à l’égard de
ses partenaires, avec la complicité des spectateurs. Ainsi, ayant constaté que
Portal jouait très fréquemment les yeux fermés, il joua à plusieurs reprises
sur cet aveuglement volontaire en s’approchant à une distance de ce musi-
cien malséante dans les interactions quotidiennes, allant jusqu’à passer
sa jambe tendue au-dessus de la tête du clarinettiste assis ou mimant un
curieux shampooing derrière lui, en prenant garde de ne jamais être perçu
par son partenaire. Lorsque Portal ouvrait les yeux, alerté par les rires du
public, il était toujours trop tard : le danseur virevoltait ailleurs.
La présence du danseur matérialisait très concrètement une caracté-
ristique permanente des performances observées, quoique plus implicit e
lorsque seuls des musiciens sont en scène : le jeu sur l’équilibre. Et c’est pré-
cisément par la question de l’équilibre que ces performances possèdent une
dimension écologique.

Improviser avec l’environnement

Recourir à la notion d’écologie m’a posé deux problèmes : celui de son


adéquation à la question de l’improvisation – particulièrement musicale
–, qui ne semble pas forcément évidente ; celui de son suremploi dans des
contextes multiples, qui tendent à en appauvrir le sens. Je m’attaquerai
d’abord au second problème, qui est de déinition. Le terme d’écologie ren-
verra ici à Gregory Bateson. En se reportant à « Écologie et souplesse dans la
civilisation urbaine », ultime article de Vers une écologie de l’esprit (Bateson,
1980), on comprend que pour Bateson l’écologie est toujours un processus

100
I M P R O V I SE R E N SE M B L E

de couplage entre des éléments hétérogènes, qui peuvent par ailleurs relever
de plans très diférents : la ville et son environnement, les diférents degrés
logiques dans la sphère des idées, ou les espèces dominantes et les espèces
secondaires d’une barrière de corail. Chaque élément du couplage dispose
d’une certaine souplesse, c’est-à-dire que ses variables de fonctionnement
peuvent luctuer entre les seuils minimum et maximum au-delà desquels
ils tombent dans le déséquilibre. Le couplage dans son ensemble est véri-
tablement écologique lorsque ses éléments sont à des degrés de souplesse
compatibles, soit lorsque le système produit un équilibre – qui n’est pas un
point d’immobilité. Une population urbaine et son milieu sont écologiques
lorsque, par exemple, les ressources en eau supportent le nombre d’habi-
tants et leur mode de consommation de cette eau.
Serait-on à mille lieues de l’improvisation collective ? Je ne crois pas.
Bateson montre longuement que les interactions humaines – dans une pers-
pective qui n’est pas très éloignée de celle de Gofman, qu’il connaissait fort
bien – sont perpétuellement inscrites dans ce type de couplage, comme
dans les relations entre professeur et élève, ou entre analyste et patient : « Les
moyens par lesquels un homme en inluence un autre font partie, eux aussi,
de l’écologie des idées contenues dans leur relation, ainsi que du système
écologique plus large qui englobe cette même relation » (1980, p. 263). Mais
j’ai surtout été conduit à utiliser la notion d’écologie parce que les perfor-
mances qui nous intéressent sont d’autres exemples d’interactions face à
face qui engagent plus que ce face-à-face, et peuvent se coupler avec d’autres
éléments, avec des éléments du milieu. L’approche territoriale de Gofman
peut donc être prolongée et ouverte par la notion d’écologie telle que Bate-
son se l’approprie, élargissant du même coup le domaine d’application de
ce qu’on peut appeler interaction.
Les modiications des règles du jeu n’ont pas forcément à venir de l’un
des interactants, musicien ou artiste en général. Elles peuvent être produites
par toutes sortes d’événements environnants, même accidentels, tant qu’il
est possible de créer un équilibre, en l’occurrence par rapport à l’horizon
d’attente déini par le goût des performeurs et de leur public, c’est-à-dire par
un accord esthétique tacite – sachant qu’une certaine irrévérence à l’égard
du code esthétique, une capacité à se l’approprier et à le déplacer, fait juste-
ment partie de l’horizon d’attente. Ce que j’ai appelé « répartie » est sur mon
terrain l’une des formes de la « capacité d’ajustement » dont parle Bateson.
En déinitive, « faire avec » l’autre musicien comme avec l’autre artiste relève
déjà de processus écologiques. L’extension de cette réceptivité aux bruits et
accidents de l’environnement qui préside à la performance ne fait qu’élargir
le paysage sonore de celle-ci. Je vais en prendre deux exemples pour inir.

101
JO C ELYN BO NN E RAV E

Revenons à la performance de Lubat et de Portal à la Courneuve. Ils


jouent free, Lubat au clavier, Portal au saxophone soprano. Une vingtaine
de minutes après le début du concert, un camion de pompiers passe au loin,
et la sirène lancinante qui incite à faire place retentit jusqu’aux oreilles du
public et des musiciens – on apprendra plus tard qu’il s’agissait de porter
secours à un festivalier pris d’un malaise. Portal imite la sinusoïde sonore de
ce signal, déplace les hauteurs initiales vers d’autres couples de notes, sort
des couples pour n’utiliser que le rythme de la sirène comme support d’une
mélodie plus complexe, jusqu’à ce que ce modèle inisse par se dissoudre.
Le 14 juin 2005 aux Boufes du Nord, à la toute in d’un concert de
Joëlle Léandre avec Akosh Szelevényi, un spectateur fait tomber sa mallette
sur le sol par inadvertance alors que la musique, entièrement improvisée, est
déjà en train de mourir. La répartie immédiate et non concertée des deux
artistes ne consiste même pas à imiter le bruit imprévu, mais à simplement
montrer du doigt cet attaché-case pour indiquer que sa chute est la conclu-
sion sonore de la pièce. L’accident trivial achève l’œuvre d’art tout en ques-
tionnant malicieusement ses limites.
Jazzmen et consorts sont donc suisamment souples pour improviser
non seulement entre eux, mais avec les événements issus du cadre de la pres-
tation, dont le caractère parasite pourrait pourtant menacer cette dernière.
Quant à déterminer si la mallette ou la sirène improvisent avec eux, c’est
un problème complexe, qui déborde certainement les limites de cet article
et trouvera peut-être une réponse grâce à d’autres approches réunies ici. La
question n’est pas – seulement – posée pour rire, au moment de conclure.
Bon nombre de faits décrits ici auraient pu l’être par le biais du cogniti-
visme. Ce corpus permettrait-il de décider s’il faut être doué de conscience
pour improviser ? Un objet, un bruit, un phénomène climatique ou une
particule improvisent-ils ? Une approche écologique supposera de s’atta-
quer à cette question pour fournir des propositions plus ines que celles ici
proposées.
À ce stade, j’espère avoir suggéré que l’improvisation en jazz et en
musique improvisée gagne à s’envisager, plutôt que dans une perspective
déinitionnelle, à travers des couples de notions bornant des continuums :
le hiérarchique et l’acéphale, la prévision et la prévoyance, par exemple.
C’était toujours quelque part entre ces notions (et avant même que je ne les
découvre) que je décrivais les situations ethnographiques observées, et qu’il
m’a par la suite fallu construire un cadre analytique. Puissent ces notions
avoir quelque validité dans l’approche de l’improvisation propre à d’autres
champs.

102
I M P R O V I SE R E N SE M B L E

Bibliographie

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103
L’improvisation comme
pratique sociale.
L’exemple des nâgasvarakkârar,
hautboïstes sud-indiens
W ILLIAM TAL L O T T E

Juillet 20021, un concert de periya mêlam 2 se prépare dans une petite ville
du Tamil Nadu. En retrait de la scène, dans une pièce humide et exiguë,
deux joueurs de hautbois nâgasvaram 3, S.R.D.M. Sivaraj et son frère cadet
Mohan, sont assis en tailleur sur une natte. Ils se passent tour à tour un
petit miroir ain d’ajuster la ine pellicule de talc qui recouvre leur visage.
Sivaraj paraît excessivement tendu. Sans même que je ne l’interroge, il
m’explique que le moment prévu pour le concert n’est pas de bon augure
et qu’il devra éviter, outre les registres extrêmes, toute prise de risque lors
des passages improvisés. Il craint en efet que son imagination ne lui fasse
défaut et que sa réputation n’en soufre. À la in du concert, pourtant, il
semble avoir retrouvé sa tranquillité : il me conie que ses doigts, très doci-
lement, sont venus pallier les carences de son imagination. Que veut-il dire
au juste ? Sans doute que les automatismes qu’il a assimilés et incorporés à
travers la pratique de son instrument lui ont ici permis de faire illusion en
substituant, pour reprendre les mots de John Baily, une « improvisation de
routine » à une « improvisation inspirée » (During, 1987a, p. 23). Quelques
incertitudes demeuraient pourtant : les musiciens présents avaient-ils décelé
quelque chose ? Si oui, avaient-ils été indulgents dans leurs commentaires ?
Leurs propos s’étaient-ils propagés ?

1 La translittération des termes tamouls et sanskrits est ici simpliiée – sans signes diacritiques.
Seul l’accent circonlexe, hormis dans la bibliographie, est utilisé ain de distinguer les voyelles
longues des voyelles courtes : â long de a court par exemple.
2 Le periya mêlam (« grand orchestre ») est un ensemble de sonneurs-batteurs (hautbois nâgas-
varam, tambours tavil, cymbales tâlam et bourdon) spécialisé dans le domaine musical savant
(karnatique) et traditionnellement attaché aux temples hindous de hautes castes.
3 Du terme sanskrit nâgasvara, tamoulisé nâgasvaram, qui peut signiier, parmi d’autres possibili-
tés : « la voix du serpent » (Tallotte, 2007, p. 269). On rencontre aussi, pour le même instrument,
les termes nâgasuram, nâdasvaram et nâyanam.

T R A CÉS 1 8 20 10 /1 PAGES 1 05 -1 20
W ILLIAM TALLOTTE

Ce bref récit nous permet de penser que l’improvisation est aussi, et pré-
cisément au sein des traditions karnatiques où celle-ci est avérée, discutée
et partiellement théorisée, un élément de reconnaissance sociale. Il nous
permet aussi de supposer que l’improvisation, comme acte intentionnel,
élaboré et vécu en fonction de normes culturelles et musicales données,
soumet d’emblée le musicien au jugement esthétique de ses auditeurs et,
au-delà de ce cercle restreint, par un jeu de concurrences et de complémen-
tarités, d’amitiés et d’antagonismes, à une forme, plutôt difuse, souvent
partiale, de contrôle social. Quelques questions viennent de fait à l’esprit :
comment les musiciens répondent-ils aux contraintes, aux risques et aux
enjeux que ces pressions psychologiques sous-tendent ? En jouent-ils ou s’en
servent-ils dans la construction de leur image ou de leur statut – a fortiori
dans une société de castes où ils se trouvent engagés, en tant que spécialistes,
dans divers réseaux d’interaction et d’interdépendance4 ? Mettent-ils en
œuvre des stratégies, musicales ou extra-musicales, qui leur permettent de
tirer, artistiquement, socialement et économiquement, leur épingle du jeu ?
Je propose dans ce texte, à partir d’une enquête circonscrite et quelques
exemples choisis5, de voir quel peut être l’impact des conigurations sociales
sur l’improvisation musicale – comprise ici comme pratique située6 plutôt
que compétence préalable à l’action. On se demandera par ailleurs, in ine,
quel peut être l’apport d’une telle démarche sur le plan théorique.

Improviser en pays tamoul : quelques repères

Les termes
Aucune entrée ne renvoie aux termes « improviser », « improvisation » ou
« improvisateur » dans les dictionnaires sanskrits et tamouls. Les joueurs de
nâgasvaram emploient ici un autre vocabulaire : les mots sanskrits kalpana
(« imaginé », « qui prend forme dans l’imagination ») et manodharma (« loi /
devoir du cœur ») ; leur version tamoulisée (karpanai et manodarumam) ; ou
encore, mais plus rarement, le mot tamoul ennam (« pensée », « intention »,

4 Rappelons que la caste ( jâti) demeure un point essentiel dans la compréhension du système social
indien, même si les problématiques, bien sûr, doivent sans cesse être réajustées (Fuller, 1996).
5 L’enquête et les exemples dont il est ici question sont issus d’un travail de terrain débuté en
2000-2001 dans le cadre d’une thèse de doctorat (Tallotte, 2007). Ce travail, bien classiquement,
a consisté, sur des périodes allant de quelques mois à un an, à partager la vie des musiciens, à
enregistrer leur parole et, bien entendu, leur musique.
6 Je fais ici référence à la notion « d’action située » développée par les spécialistes de l’intelligence
artiicielle et, plus précisément, à la discussion de cette notion en sociologie (Fornel, 1993 ;
Quéré, 1997) et en ethnomusicologie (Laborde, 1999).

106
L’ IMP RO V IS ATIO N CO M M E P R AT I Q U E SO C I A L E

« imagination »). Le lou que pourrait générer cette absence de correspondance


lexicale se dissipe assez vite dans la mesure où ces termes ne sont employés ici
qu’en référence à des formes musicales où l’interprète trouve efectivement
un champ de liberté étendu : l’âlâpana, le pallavi, le kalpana svara et le rakti 7.
La disponibilité sémantique des mots kalpana, manodharma et ennam est
donc compensée par leur mise en relation systématique avec des termes plus
spécialisés qui appartiennent exclusivement, dans leur emploi moderne au
moins, au domaine musical. L’existence de cette double terminologie permet
par ailleurs de mieux comprendre pourquoi le domaine sud-asiatique, avec
l’iranien et le jazzistique, a joué un rôle central dans le développement des
recherches sur l’improvisation musicale (Nettl, 1998, p. 3-4).
Une approche historique et critique montre toutefois que l’emploi des ter-
mes kalpana et manodharma, au sens d’improvisation musicale, ne remonte
en Inde du Sud qu’aux années 1940-1950 avec les publications du professeur
Pitchu Sambamurthy8. L’enquête de terrain semble le conirmer : les musi-
ciens les plus âgés penchent en efet pour un usage récent – ce qui n’empêche
pas que divers mots ou qualiicatifs aient été de tous temps employés pour
rendre compte des aptitudes nécessaires à l’exécution des formes musicales
susmentionnées. Mais s’il y a lieu d’insister sur ce point, c’est que Samba-
murthy a sans doute proposé ces termes – voire inventé ces termes (Kasse-
baum, 2000, p. 98) – ain de classer et d’expliciter les formes musicales karna-
tiques en opposant, sur les traces de ses contemporains occidentaux, musique
improvisée (kalpana sangîta ou manodharma sangîta) et musique composée
(kalpita sangîta). Cette opposition, sans être erronée9, ne rend compte ni de
cette part de lexibilité qui distingue l’exécution d’une composition, ni des
éléments stables qui caractérisent le jeu improvisé. Or, justement, la musique
karnatique et les genres qui s’y rattachent jouent efrontément des frontières
et des cadres que toute tentative de clivage aurait supericiellement igés.

Improvisation, modèle, modalité


La notion de modèle10 (Nettl, 1974, p. 12 ; Lortat-Jacob, 1987) que mettent
en avant les études sur l’improvisation paraît pertinente dans le contexte

7 Pour un descriptif et une analyse de ces formes dans la tradition du periya mêlam, voir Tallotte
(2007, p. 132-136 et p. 235-248).
8 Voir par exemple Sambamurthy (1994, p. 29-33).
9 Il paraît cependant plus juste d’opposer l’interprétation (au sens d’exécution d’une pièce com-
posée) à l’improvisation plutôt que la composition à l’improvisation, qui relèvent, malgré un
rapport au temps distinct, d’une activité créatrice plutôt similaire (Nettl, 1974, p. 6 ; During,
1987b, p. 33-36).
10 Ou encore de « référent » (Pressing, 1998, p. 52-53) ou de « point de départ » (Nettl, 1998,
p. 12-16).

107
W ILLIAM TALLOTTE

karnatique, au moins pour rendre compte des éléments qui préexistent au jeu
et permettent à l’improvisateur d’improviser. Elle l’est d’autant plus lorsqu’elle
est soutenue par le concept de modalité11. Sans entrer dans le détail, souli-
gnons seulement que les modèles utilisés et développés par les joueurs de
nâgasvaram s’appuient explicitement sur les aspects normatifs de la modalité
karnatique : tempérament (sruti ), échelles ascendantes et descendantes (âro-
hana/avarohana), ornementation ( gamaka), formules mélodico-rythmiques
types ( prayoga), etc. Plus encore que dans d’autres traditions modales (arabe,
turque, iranienne), c’est ici le mode mélodique (râga) qui induit et génère
l’ensemble des modèles nécessaires au musicien pour qu’il puisse créer sur
l’instant une proposition musicale à la fois nouvelle et conforme aux règles
culturellement déinies. Aussi le respect, la mise en valeur et le renouvelle-
ment des paramètres techniques du mode s’imposent-ils comme la condition
première d’une improvisation réussie. En deçà de ce programme, en fonction
du contexte, des situations et des personnes présentes, un musicien sait qu’il
encourt le risque d’être sévèrement critiqué.
Pour autant, l’improvisation ne peut se résumer à un montage chaque fois
renouvelé de modèles dont le but ultime serait d’obtenir telle ou telle coni-
guration selon telle ou telle situation. Il s’agit aussi, au-delà des conditions
antécédentes à l’action, de toucher l’auditeur en donnant vie au mode (c’est
une possibilité) dans le dévoilement sensible et soudain de sa forme (rûpa).
Or l’analyse fait ici défaut : il se passe bien quelque chose mais les mots ne
permettent ni de l’exprimer ni de l’expliquer. Il n’en reste pas moins que cet
indicible, cet état émotionnel qui naît d’une performance réussie et que les
Indiens du Sud nomment bhâva12, est au cœur de ce questionnement – de
cette crainte passagère ressentie par Sivaraj avant ce concert que les conjonc-
tions planétaires avaient désigné comme de mauvais augure. Il avait compris
que s’il pouvait rester maître des aspects techniques et moteurs de l’impro-
visation, sa chance de communiquer ce soir-là une quelconque émotion au
travers d’une improvisation inspirée risquait pourtant de lui échapper.

Le statut de l’improvisateur : hiérarchie professionnelle et hiérarchie sociale


Au sein d’une troupe, un joueur de nâgasvaram exerce soit la fonction
de leader, soit celle d’accompagnateur. Le leader, qu’il soit le maître, le père
ou le frère ainé du second, a toujours la charge et l’initiative des séquences
improvisées : il joue en solo l’ensemble des âlâpana et devance son parte-

11 Sur ce concept, voir par exemple Tran Van Khê (1990).


12 Terme qui correspond assez bien à ce que d’autres cultures ont également nommé ain d’exprimer
cet état si caractéristique : hâl et tarab dans le monde musulman, duende dans le lamenco.

108
L’ IMP RO V IS ATIO N CO M M E P R AT I Q U E SO C I A L E

naire dans l’élaboration et le développement du pallavi, du rakti et du kal-


pana svara. L’accompagnateur, quant à lui, rejoue de mémoire les phrases
proposées, en hétérophonie ou non, tantôt à l’identique, tantôt en propo-
sant une variante. Le leader-improvisateur s’impose donc comme l’unique
garant et de la conformité du mode et de sa valeur expressive. Cette res-
ponsabilité majeure lui donne d’autres droits : il est aussi celui qui reçoit
les distinctions, décide des opportunités de jeu, signe les contrats, perçoit
l’argent, etc. Il a de fait un statut plus haut que celui des autres membres de
la troupe13. En ce sens, on l’appelle vidvân (« maître », « expert »), terme qui
suppose le respect, plutôt que mêlakkârar (« joueur de mêlam »), terme plus
vague, qui désigne tout musicien ailié à une troupe de sonneurs-batteurs.
Mais si le statut d’improvisateur est noué à une hiérarchie profession-
nelle, il l’est autant à une hiérarchie sociale. Rappelons que la musique,
dans ce contexte hindou, est d’abord une activité de spécialiste s’inscrivant
« à un niveau donné de la société, et dans un rapport déini avec d’autres
castes » (Tarabout, 1993, p. 256). Dans un contexte rituel, par exemple, le
statut du hautboïste ne peut être envisagé qu’en fonction des acteurs et des
castes concernés (prêtres, chantres, administrateurs, etc.) et d’un ensemble
de conventions sociales liées à l’organisation générale du culte. Dans un
contexte séculier, en revanche, tel celui du concert moderne, ce statut est
renégocié au regard de situations nouvelles où les institutions de patro-
nage, les médias, les réseaux de difusion, etc. se substituent partiellement
aux logiques traditionnelles. Chaque contexte suppose donc des exigences
musicales distinctes : improviser là ou ailleurs ne relève pas exactement de
la même activité.
Au-delà des contextes de jeu, le statut de l’improvisateur dépend aussi
de sa caste. Au Tamil Nadu, un discours récurrent tend à gommer la diver-
sité des conigurations géographiques en opposant hautboïstes de caste isai
vêlâlar (« vêlâlar de la musique », par extension « cultivateur de musique »)
et hautboïstes issus d’autres castes (maruttuvar, naidu, kambâr, etc.) en s’ap-
puyant sur le constat suivant : tandis que la caste isai vêlâlar est une caste
de musiciens professionnels uniquement, les autres castes intègrent d’autres
métiers (barbier, médecin traditionnel, etc.). Un musicien non isai vêlâlar,
hormis quelques artistes, est donc a priori considéré comme dilettante –
idée injuste puisque ces musiciens n’exercent que rarement une deuxième
activité. L’argument qui instruit ce désaveu est ainsi justiié : l’excellence,
question d’environnement, de temps et de moyens, ne peut s’épanouir que

13 Sauf lorsque un joueur de tavil joue sur invitation. Dans ce cas, celui-ci acquiert un statut
pouvant égaler celui du premier hautboïste.

109
W ILLIAM TALLOTTE

dans cet espace clos et protégé des lignages, où toutes les énergies peuvent
se focaliser sur l’acte musical et le rainement permanent de son contenu.
Dans cette quête, où chacun cherche reconnaissance et légitimité, l’impro-
visation semble jouer un rôle fondamental. On s’empressera en efet de
souligner qu’Untel est bon improvisateur, fait ordinaire pour un musicien
isai vêlâlar, extraordinaire pour un musicien non isai vêlâlar. Le statut indi-
viduel peut donc – parfois – compenser le statut de caste.

Risques et enjeux

La question modale : l’exemple de l’âlâpana


L’ âlâpana, dans sa version sud-indienne, est une forme improvisée,
non mesurée, au rythme libre, qui permet aux musiciens de présenter un
mode (râga) sous ses diférents aspects et suivant un parcours formel plutôt
bien balisé (Viswanathan, 1977 ; Tallotte, 2007, p. 236-241). Si les joueurs
de nâgasvaram partagent cette forme avec l’ensemble des musiciens karna-
tiques, ils se considèrent toutefois comme ses plus légitimes représentants.
Au point que certains chanteurs karnatiques, et non des moindres, reven-
diquent volontiers l’inluence des maîtres hautboïstes : G.N. Balasubrama-
niam (1910-1965), Semmangudi Srinivasa Iyer (1908-2003) et bien d’autres.
Leur expérience des contextes rituels joue ici en leur faveur : les proces-
sions des fêtes de temple leur imposent par exemple, chaque jour et pen-
dant plusieurs heures, le jeu d’un même mode (Tallotte, 2007, p. 117-128).
Dans tous les cas, au temple comme au concert, l’âlâpana relève d’abord
d’une pratique où les musiciens ne cessent d’osciller entre rigueur d’exécu-
tion et liberté d’expression : rigueur, car le jeu d’un âlâpana nécessite des
techniques de développement qui supposent un traitement quasi mathé-
matique des modèles mnémotechniques de base – par expansion, symétrie,
permutation, etc. ; liberté, car l’application de ces techniques sert moins
l’idée d’une vérité préexistante qu’un point de départ nécessaire à un che-
minement où la maîtrise se doit de côtoyer l’invention.
Le risque, on l’aura compris, naît ici pour le musicien de cet équilibre,
toujours fragile en termes de recevabilité, entre immobilisme et innovation.
Un musicien qui s’en tiendrait à une improvisation trop conventionnelle,
même de bonne tenue, pourrait être suspecté de désinvolture : certains y
liraient une absence d’imagination, si ce n’est de l’incompétence, d’autres
un manque de respect envers le public, voire, en contexte rituel, envers les
dieux. Inversement, l’audace requiert de la mesure. Car au-delà d’une cer-
taine limite, un musicien peut se mettre en péril. À cet égard, et qui plus est

110
L’ IMP RO V IS ATIO N CO M M E P R AT I Q U E SO C I A L E

dans l’âlâpana, le respect des règles modales joue un rôle essentiel. Ce que
conirme le joueur de nâgasvaram Injikkudi M. Subramaniam :
Chaque mode est assimilé grâce à des exercices pratiques et à l’apprentissage de
compositions [dans un même mode]. On apprend ensuite à combiner, à déve-
lopper […]. Peu à peu, quelque chose se ixe dans l’esprit […]. Et puis l’on sait
que le mode est installé, qu’il n’est plus possible de le confondre avec un autre.
C’est important, car sans cette connaissance, la confusion est inévitable. (Extrait
d’entretien, Tiruvarur, août 2001)

Si cette notion de confusion, et au-delà d’empiétement, est valable pour


l’ensemble des musiques modales (During, 1987a, p. 17), elle me paraît
spécialement pertinente dans le cadre de la musique karnatique puisque,
comparativement à d’autres traditions, le nombre de modes comptant une
échelle proche ou similaire y est spéciiquement élevé14. Au regard de la
pratique actuelle, le nombre de modes pratiqués par les hautboïstes des
grandes lignées isai vêlâlar rejoint celui des meilleurs musiciens karnatiques
(une centaine environ) et le dépasse assez largement lorsque ces hautboïstes
jouent régulièrement pour les fêtes des temples les plus importants ou,
mieux encore, lorsque ceux-ci sont attachés depuis plusieurs générations
à un même temple. La raison en est simple : le répertoire qui accompagne
les grandes fêtes de temple, tel le brahmotsava, suit un système de prescrip-
tions orales qui met en relation actions rituelles et critères musicaux – parmi
lesquels le critère modal. Les musiciens, contrairement à ce qui se passe en
situation de concert, ont ici l’obligation de se soumettre aux usages. Quoi
qu’il en soit, le problème posé par la connaissance des modes (du côté des
musiciens) et leur appréciation (du côté des auditeurs), voire leur identi-
ication, est toujours épineux, car des notions d’écoles – notions souvent
polémiques – entrent en ligne de compte. L’empiétement d’un mode sur
l’autre dans le domaine de l’improvisation n’est donc pas seulement une
question de compétence.
Par exemple, les âlâpana joués par Achalpuram S. Chinnatambi, maître
hautboïste du temple Natarâja de Chidambaram, renvoient à deux caté-
gories d’appréciations : d’un côté celles qui soulignent leur beauté, leur
originalité et leur conformité à l’école de Chidambaram ; de l’autre, celles
qui questionnent leur liberté vis-à-vis des normes propres aux milieux
karnatiques et citadins actuels. Opposition que résume bien le musicologue
B.M. Sundaram :

14 Parmi les soixante-douze échelles musicales karnatiques de base, la quinzième (mâyâmâlava-


gaula) renvoie par exemple, au regard des sources écrites, à une centaine de modes distincts
(Kaufmann, 1976, p. 117-168). En pratique, dix à quinze de ces modes sont régulièrement joués :
gaula, bhûpâlam, bauli, sâvêri, etc.

111
W ILLIAM TALLOTTE

Il y a quelques décennies encore, chaque lignage avait sa manière d’exposer un


mode [via l’âlâpana]. Quelques musiciens ont néanmoins conservé les carac-
téristiques musicales de leur lignage : Injikkudi M. Subramaniam, Achalpu-
ram S. Chinnatambi… Mais la musique karnatique s’est standardisée, sous
l’inluence des concerts, de la radio, de la télévision, des cassettes audio… Les
écoles représentées par ces musiciens sont donc diversement acceptées : celle de
Subramaniam l’est bien car proche du modèle vocal de l’école de Tanjore ; celle
de Chinnatambi, beaucoup plus instrumentale, l’est moins. (Extrait d’entre-
tien, Pondichéry, août 2001)

Il apparaît donc, au-delà de critères relatifs à la compétence, que l’im-


provisation – en l’occurrence modale – est aussi un problème de communi-
cation : le message doit être identiiable et conforme au modèle idéel, indif-
féremment de la légitimité ou du statut ontologique de ceux qui identiient
(les auditeurs) en regard de ceux qui jouent (les musiciens).

Musiciens, patrons et institutions


Le risque qu’il y ait critique, absence de consensus ou non-retour de l’as-
sentiment espéré touche les musiciens de manière diverse en fonction de leur
statut professionnel et social, et des objectifs qu’ils ont pu se ixer. Certains,
question d’âge et/ou de notoriété, n’ont plus rien à prouver et n’attachent
guère d’importance aux jugements extérieurs. D’autres, malgré une situa-
tion enviable, restent plus fragiles face aux attaques. Si Sivaraj, pour revenir
à notre exemple initial, appréhendait son concert, c’est qu’il se trouvait dans
une position particulière : sa fonction de professeur de nâgasvaram à l’univer-
sité de Chidambaram était questionnée par ceux qui n’avaient pas été choisis
pour ce poste. Sivaraj succédait à son oncle S.R.D. Vaidyanathan et beau-
coup voyaient là une forme de complaisance. On remettait aussi en cause
le prestige de son nom : il appartenait certes au lignage de Sembannarkoyil
mais la qualité de son jeu – c’est ce qui lui revenait régulièrement aux oreilles
– ne pouvait être comparée à celle de son père S.R.D. Muttukumarasvami
et moins encore à celle de son arrière-grand-père S. Ramasvami, véritable
icône du nâgasvaram. Bref, toutes ses interventions devenaient le lieu de vives
controverses autour d’une question centrale : sa qualité d’improvisateur dans
le domaine des formes improvisées et mesurées, notamment le rakti (Tal-
lotte, 2007, p. 133-135 et p. 241-243), grande spécialité de la famille.
Ceci dit, il convient de souligner que les discussions techniques autour de
l’improvisation dépassent le cadre restreint des seuls initiés. Les paroles qui en
émanent sortent souvent des cours de temple et des salles de concert pour se
disperser bien au-delà, selon un processus complexe, souvent indéchifrable,
où quelques idées seulement sont sélectionnées, hiérarchisées et éventuelle-

112
L’ IMP RO V IS ATIO N CO M M E P R AT I Q U E SO C I A L E

ment transformées. Or, ce sont ces idées qui semblent inluer sur l’opinion
du plus grand nombre et, plus précisément, sur les choix et les décisions des
principaux réseaux institutionnels : le ministère d’État supervisant les afaires
administratives des temples, les associations et lobbies privés gérant salles
de mariage et de concert, la radio d’État (All India Radio) et ses antennes
locales, les chaînes de télévision, les maisons de disques. L’enjeu est de taille
pour les musiciens, car ce sont ces opinions qui déterminent en réalité leur
parcours professionnel et, par conséquent, leur pouvoir économique.
Quel rôle joue ici l’improvisation ? Il semblerait, en première approxi-
mation, que deux facteurs soient plus spéciiquement déterminants pour
un joueur de nâgasvaram s’il veut saisir au mieux les opportunités que lui
ofrent ces diférents réseaux. Le premier, manipulable, renvoie au savoir-
faire musical : seul un improvisateur d’un niveau acceptable – niveau au
demeurant tout à fait relatif – semble avoir une chance d’être reconnu au-
delà d’une zone géographique qui dépasse son district. Le deuxième, héré-
ditaire, relève de la caste et plus particulièrement de cette dichotomie qui
prédomine en pays tamoul entre les hautboïstes isai vêlâlar et les autres.
Or, dans cette perspective, de nombreux patrons soutiennent abusivement
que les musiciens isai vêlâlar sont les seuls à bien jouer du hautbois – ce qui
laisse présager combien la compétence a du mal à s’imposer indépendam-
ment du statut. En creusant la question, on s’aperçoit assez vite que cette
airmation cache une autre réalité : les castes de haut rang ont toujours
fait appel aux musiciens isai vêlâlar pour accompagner leurs rituels et leurs
cérémonies et perpétuent simplement cette pratique au sein des contextes
de jeu qui ont émergé au xxe siècle. Ainsi, les liens traditionnels d’interdé-
pendance se sont étendus des anciens réseaux de patronage aux nouveaux.
Il va de soi, comme me le disait un jour Subramaniam, que savoir-faire et
statut ne peuvent être conjointement opérants que si un musicien cherche
une reconnaissance au-delà des réseaux auxquels sa famille est habituelle-
ment attachée. Me rappelant ainsi que s’il s’était lui-même servi de son sta-
tut de musicien isai vêlâlar, du prestige assigné au lignage d’Injikkudi et de
son talent d’improvisateur15, son père, en revanche, s’était toujours refusé à
jouer, et ce malgré de nombreuses sollicitations, au-delà des limites contex-
tuelles qu’il (re)connaissait.
Pour autant, les exemples où statut, compétence et volonté n’ont pas per-
mis à un musicien de s’installer durablement au sein de ces nouveaux réseaux
sont nombreux. Ils résultent souvent des oppositions (parfois idéologiques)

15 Musiciens et connaisseurs le nomment volontiers Tôdi Subramaniam en référence à la qualité de


ses âlâpana dans le mode tôdi et au célèbre hautboïste (Tôdi) T.N. Rajarattinam (1898-1956).

113
W ILLIAM TALLOTTE

qui subsistent entre une tradition karnatique désormais citadine, essentiel-


lement perçue comme une musique d’art (celle des musiciens de caste brah-
mine) et une tradition karnatique plus difuse, restant attachée aux contextes
rituels et cérémoniels hindous (celle des sonneurs-batteurs). Cette opposi-
tion renvoie à des enjeux statutaires où chaque caste travaille au maintien de
ses intérêts (du côté des hautboïstes) ou de ses privilèges (du côté des musi-
ciens karnatiques). Or, dans cette perspective, même si les soutiens politiques
ont pu quelquefois contrebalancer cet efet, les joueurs de hautbois ont sou-
vent soufert de l’hégémonie des musiciens karnatiques et brahmines au sein
des institutions et des réseaux de patronage. L’exemple du hautboïste Mayu-
ram R. Mamundya est à cet égard éloquent. L’homme, bien que considéré
par ses pairs comme un improvisateur de génie, est pourtant resté méconnu
des milieux karnatiques. Pour quelle raison ? Vers 1950, alors âgé d’une tren-
taine d’années, Mamundya décide de passer une audition à All India Radio
ain d’y être engagé16. Le jour venu, le jury critique l’âlâpana qu’il présente :
« non conventionnel », « trop long », etc. Mamundya exprime son désaccord
et s’enquiert de la légitimité de ses juges. La discussion s’envenime. Mamun-
dya quitte la salle et rentre à Mayuram. Suite à cette expérience, il prôna, sa
vie durant, le boycott d’All India Radio. Mais, comme me le coniait Subra-
maniam, l’incompétence du jury, doublée d’un certain mépris pour les musi-
ciens de temple, a sans doute fortement pénalisé Mamundya, privant en tout
cas sa famille d’un important complément de ressources.

Stratégies de contournement

Techniques de substitution et d’illusion :


l’exemple des séquences mémorisées
Les doigts de Sivaraj étaient venus se substituer à son imagination
(manodharma). On peut néanmoins également se demander si, au-delà des
rélexes moteurs engagés, cette substitution ne renvoie pas aussi à une forme
de manipulation : laisser croire que l’on improvise alors que ce n’est que par-
tiellement le cas. On peut en efet supposer que les joueurs de nâgasvaram,
en raison d’enjeux économiques et sociaux importants, se réservent la pos-
sibilité de mettre en œuvre des solutions de remplacement ou de contour-

16 Ces auditions permettent de classer les musiciens en fonction de leur prestation. Un grade (B,
B-High, A ou A-Top) leur est attribué et détermine leur rémunération pour chaque enregistre-
ment et passage sur les ondes. Sur le fonctionnement d’All India Radio au Tamil Nadu et sa
politique vis-à-vis des musiciens de periya mêlam, voir Terada (1992, p. 161-167).

114
L’ IMP RO V IS ATIO N CO M M E P R AT I Q U E SO C I A L E

nement utilisables en temps réel pour faire face à d’éventuelles défaillances :


défaut de concentration, manque d’inspiration, trous de mémoire, etc. Ces
solutions, comme techniques de substitution et d’illusion, ofriraient alors
aux musiciens un palliatif intéressant pour réduire les risques de l’improvi-
sation et, de facto, prévenir les critiques.
Qu’en disent les intéressés ? Sivaraj n’a jamais voulu engager la conver-
sation au-delà de la mémorisation des aspects normatifs de la modalité kar-
natique et de leur agencement en situation – ce qui nous renvoie à la notion
de modèle. Subramaniam, de son côté, soutient que beaucoup d’improvi-
sateurs n’en sont pas réellement puisque, faute de connaissances suisantes,
ils se trouvent dans l’incapacité de développer un âlâpana plus de quelques
minutes sans donner l’impression de se répéter. Il attribue cette faiblesse à
un enseignement moderne institutionnalisé qui, en plus d’être sommaire
en termes de contenu et de durée, prive la plupart des jeunes musiciens de
cette phase essentielle où l’élève poursuit son apprentissage auprès de son
maître en tant que second nâgasvaram. Or, c’est sans doute au cours de cette
période que se construit une mémoire auditive, visuelle et gestuelle sui-
samment profonde pour que les idées puissent s’épanouir et retrouver, suite
à une phase plus mécaniste, un peu de spontanéité. À la question de savoir
s’il est envisageable d’imaginer qu’un musicien de sa stature puisse mémori-
ser de longues séquences d’âlâpana pour ensuite les rejouer à l’identique (ou
presque) en situation de jeu, il ne peut répondre. Il m’apprit seulement, fait
largement connu, que les joueurs de tavil, à l’instar des joueurs de mridan-
gam (Hulzen, 2007), mémorisent de telles séquences, les nomment et en
parlent volontiers17. Face à ce silence, on peut supposer être en présence de
techniques qui permettent aux musiciens, comme dans ces tours de cartes
fondés sur la mémorisation de longues séries, de remplacer une séquence
musicale unique et créative par une séquence mémorisée au préalable. Mais
s’il vaut mieux ne pas en parler, c’est que celles-ci pourraient être perçues
comme un artiice, que les musiciens, on le comprend, ne peuvent en aucun
cas divulguer. L’improvisateur, comme le prestidigitateur, aurait donc, lui
aussi, ses petits secrets.
En dehors des maîtres, la mémorisation partielle, voire complète, de
séquences longues est verbalement avérée : beaucoup de musiciens, comme
l’airme Subramaniam, jouent et rejouent le même âlâpana de la même
façon d’une représentation à l’autre – en s’adaptant toutefois au temps
spéciique de chaque contexte : relativement luide lors d’un concert, plus

17 Cet usage se rencontre également chez des percussionnistes non karnatiques mais inluencés, pour
des raisons musicales autant que sociales, par les pratiques karnatiques (Groesbeck, 1999).

115
W ILLIAM TALLOTTE

morcelé lors d’un rituel. Pour autant, ce semblant d’âlâpana ne sera jamais
consigné à l’écrit comme le serait une composition, sans doute moins pour
éluder la fabrique d’une preuve irréfutable qu’en raison d’un processus de
mémorisation diférent : alors qu’une composition est d’emblée mémorisée,
une séquence supposée improvisée serait plutôt testée, mémorisée et ixée
au il du temps et des expériences de jeu. Pour Tirunagesvaram T. Rajago-
pal, toutefois, la plupart des hautboïstes, même parmi les plus qualiiés, uti-
liseraient ce type de séquences dans leurs improvisations, sans doute moins
pour l’âlâpana que pour d’autres formes improvisées, en particulier le kal-
pana svara. Il justiie les raisons de leur utilisation en contexte rituel au
regard de la durée des processions et de leur fractionnement :
Lors des grandes processions de temple, il faut jouer plusieurs heures un même
âlâpana. Il n’est pas possible d’être toujours en éveil. Mais si je joue, même
fatigué, je dois avoir quelque chose à dire […]. De plus, je joue face au chariot
[qui transporte la ou les divinités] lorsque celui-ci s’arrête ; je me retourne et
je marche [sans jouer] lorsque celui-ci avance. Je suis constamment perturbé
par ces coupures. C’est donc pratique d’avoir à disposition des phrases toutes
faites. Moi, ça me permet de me reposer un peu. (Extrait d’entretien, Palani,
janvier 2008)

Ainsi donc, au-delà d’un stock de modèles à réinterpréter, d’un parcours


modal à suivre, de mécanismes incorporés, les hautboïstes posséderaient
tous, en fonction de leur compétence et de leur personnalité, des astuces
techniques leur permettant de simuler ou d’afecter une spontanéité sys-
tématiquement attendue qu’ils ne sont pas toujours en mesure de pour-
voir. Ces séquences mémorisées, anonymes, dissimulées, clandestines, en
seraient un exemple. Leur taxinomie, ou plus simplement leur repérage,
reste cependant à faire18.

La mise en scène des afects : positions et gestes


L’émergence d’une émotion, son apparition soudaine, semble résulter
de facteurs interdépendants. Très sommairement : un facteur concret, rela-
tif à la conformité et la qualité de l’exécution musicale, notamment sur le
plan modal ; un facteur psychique, relatif à l’inspiration et la disposition
mentale du musicien ; enin, un facteur situationnel, relatif au contexte
de jeu, à l’ambiance ainsi qu’à la réceptivité des auditeurs. Un hautboïste-
improvisateur sait qu’il maîtrise le facteur concret de l’improvisation :

18 Travail en cours de réalisation dans lequel les musiciens sont mis à contribution ain de discu-
ter et commenter leurs propres enregistrements (audio ou vidéo) et les résultats des analyses
efectuées.

116
L’ IMP RO V IS ATIO N CO M M E P R AT I Q U E SO C I A L E

aspects mélodiques, rythmiques, formels, etc. Il sait aussi qu’un manque


d’inspiration, toujours envisageable, peut être techniquement comblé par
son expérience : savoir-faire, automatismes, techniques de substitution et
d’illusion, etc. Il sait encore que si l’inspiration est au rendez-vous, l’émo-
tion ne prendra corps que s’il est attentif aux réactions des auditeurs et qu’il
sait y répondre sur l’instant. C’est dans cette implication, à la fois immé-
diate et interactive, qu’il a toutes les chances de trouver l’adhésion la plus
large. Et s’il n’est pas en mesure de contrôler totalement ce qui ce passe,
il sait néanmoins pressentir ces moments de grâce – d’inspiration – et en
appuyer musicalement et corporellement les efets.
Le rôle joué ici par les positions de jeu et les mouvements qui les accom-
pagnent me semble signiicatif. Car si celles-ci ne sont pas codiiées, elles
n’en sont pas moins implicitement réglementées et suisamment suggestives
pour les musiciens et les auditeurs. Il est par ailleurs aisé de les mettre en
œuvre – ou en scène – d’un point de vue technique et pratique. Trois posi-
tions de base, grosso modo, peuvent être identiiées :

Debout (a) Assis en tailleur (b)


Position basse (1) Hautbois quasi Pavillon qui repose sur le sol
parallèle au corps
Position intermédiaire (2) Inclinaison moyenne Inclinaison moyenne, sans
que le pavillon touche le sol
Position haute (3) Hautbois perpendicu- Hautbois perpendiculaire
laire au corps au corps

Dans tous les cas, il semblerait que seule la position haute (3a et 3b) relève
d’un processus conscient de communication où le musicien répond aux
signes d’approbation des auditeurs : exclamations diverses, mouvements
latéraux de la tête, yeux éventuellement clos, main projetée en direction
du ciel, etc. À noter aussi, en contexte rituel, de fortes interjections, par-
fois à la limite du cri, des signes religieux de respect, quelques rares cas de
danse et de transe. L’analogie suivante, proposée par le joueur de nâgasva-
ram Injikkudi p. Ganeshan, décrit assez bien le phénomène :
Quand je joue un âlâpana, je suis attentif aux réactions du public. Lorsque
je m’engage dans un registre plus aigu, je commence à observer, à écouter. Je
repose de moins en moins le pavillon sur le sol. Le moment venu, quand je
sens que le public est avec moi, je lève le hautbois. C’est un peu comme quand
tu entres sur le territoire d’un cobra (nâga), alors il se dresse. Il veut t’impres-
sionner. Moi c’est pareil, mais je ne cherche qu’à séduire. (Extrait d’entretien,
Mayuram, mars 2008)

117
W ILLIAM TALLOTTE

Cette position haute, frontale, presque provocatrice, est le signe d’une plus
grande liberté : le public ayant désormais investi le territoire du musicien,
il est temps de lui faire face et d’enterrer ses dernières inhibitions. Le son,
plus direct, donne ici l’impression de gagner en puissance, mais peut-être,
surtout, en proximité, en intimité. Le « lever » du hautbois, pour que l’efet
soit le plus saisissant possible, correspond aussi, généralement, à un climax
musical : une note tenue et aiguë, par exemple, que l’improvisateur avait
savamment retardée. À noter, par ailleurs, qu’une fois « dressé », le hautbois
peut être mis en mouvement latéralement, jusqu’à 70-80 degrés de chaque
côté, en fonction de l’envie et du ressenti de chaque musicien. Ce mouve-
ment, et les variantes qui l’accompagnent, a connu ses spécialistes. L’oncle
de Sivaraj, S.R.D. Vaidyanathan, en usait parfaitement, au point de l’en-
courager dans son enseignement. On se posera toutefois la question des
limites spatiales, en particulier verticales, de ces mouvements : pourquoi,
par exemple, ne pas pointer le pavillon du hautbois en direction du ciel ?
Pour deux raisons au moins. La première, ce qu’enseignent en principe les
maîtres, touche au contrôle du soule : il est en efet important, pour une
plus grande luidité, de garder une colonne d’air parfaitement droite. La
deuxième est tout autre. Il s’agit de se démarquer d’une autre tradition de
sonneurs-batteurs, le naiyândi mêlam (« orchestre de raillerie »), qui utilise le
même hautbois19 mais dont les attitudes corporelles, liées à la transe et aux
cultes de possession des temples de basses castes, sont beaucoup plus extra-
verties. La marge de manœuvre, si l’on veut signiier un au-delà de la posi-
tion haute type (3a ou 3b), est donc extrêmement restreinte. Subramaniam,
par exemple, en position assise (3b), utilise un petit balancement arrière qui
lui permet de hausser légèrement la direction du pavillon tout en conser-
vant un angle droit parfait entre son corps et son instrument.

Penser l’improvisation comme pratique sociale suppose que l’on replace


l’improvisateur – l’homme – au centre du débat en questionnant non plus
seulement l’énoncé d’une compétence acquise mais la mobilisation de
cette compétence in situ. Cette orientation, sur le plan théorique, permet
de dépasser, tout en l’intégrant, la notion de modèle : celui-ci, contextua-
lisé, activé si l’on peut dire, gagne dès lors en dynamique. Ses réalisations,
par ailleurs, ne sont plus envisagées comme de simples énoncés structurels
– une série de combinaisons et de propositions musicales culturellement
recevables – mais comme des réalisations socialement signiiantes. Ainsi,
l’examen des moyens mis en œuvre par l’improvisateur pour répondre à des

19 Seule l’anche est de facture diférente, plus épaisse, plus large et plus courte.

118
L’ IMP RO V IS ATIO N CO M M E P R AT I Q U E SO C I A L E

situations de jeu pouvant le mettre en danger nous a permis de montrer que


l’improvisation musicale, au-delà même d’un niveau explicite, à expliciter
ou implicite (le modèle et ses énoncés), renvoie l’observateur vers d’autres
niveaux : un niveau rélexe ou kinesthésique (les conduites incorporées) et
un niveau stratégique (les conduites conscientes permettant de masquer un
manque d’inspiration, voire de connaissance, ou d’accentuer traits et expres-
sions). Ce dernier niveau, où l’improvisateur manipule le matériau sonore,
mériterait sans doute, pour une approche à la fois holistique et rigoureuse de
l’improvisation musicale – en l’occurrence modale – une plus grande atten-
tion de notre part. Dans tous les cas, une conscience accrue de ces diférents
niveaux ofre au moins la possibilité de localiser par défaut ce qui dans l’im-
provisation ne relève pas essentiellement d’un acte créatif et spontané. Ce
renversement de perspective me paraît utile, sinon salutaire, pour l’analyste :
il ne s’agit plus, en efet, de buter sur un paradoxe – le fait que l’improvi-
sation superpose prédétermination et spontanéité – mais d’identiier, en
fonction d’une pièce, d’une pratique et d’une situation, diférents niveaux
d’exécution et, avec eux, les mécanismes et les processus de réalisation qui
les sous-tendent. L’hypothèse d’une analyse sociologique, en amont d’une
analyse (ethno)musicologique, permet ainsi de proposer à la fois un outil
théorique (à expérimenter en fonction d’une musique et d’un terrain) et un
support de rélexion aux conditions de développement et d’approfondisse-
ment d’une étude située et empirique de l’improvisation musicale.

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L’improvisation comme
forme d’expérience.
Généalogie d’une catégorie
d’appréciation du jazz

OLIVIER ROU EF F

Le terme « improvisation » peut désigner autant l’action d’improviser que


le produit de cette action. Si c’est là source de confusion dans les approches
habituelles de l’improvisation (Laborde, 2000), il faut aussi remarquer
que dans les deux cas, le terme réfère à une activité musicienne : c’est le
musicien qui improvise, et qui est donc l’auteur de l’improvisation qui en
résulte. Mon propos consiste à interroger ce « donc », ou dit autrement, le
geste d’attribution qu’impliquent ces usages du terme « improvisation ». À
faire l’histoire de ces usages – en l’occurrence, dans le cas du jazz en France –
il apparaît en efet que le lien entre l’action d’improviser, son produit et leur
auteur n’est rien moins qu’évident. Saisir l’improvisation comme une caté-
gorie d’appréciation (c’est-à-dire de dégustation et d’évaluation conjointes)
plutôt que d’action musicienne, une forme d’expérience plus largement
qu’un simple type d’activité, permet alors de restituer les diférents dispo-
sitifs d’activité avec leurs sujets, qui ont été inventés et mis en pratique de
façon performative tout au long de l’histoire du jazz en France1.

L’improvisation comme geste d’attribution

La plupart des approches disponibles de l’improvisation ont en commun,


en deçà de leurs divergences, de l’appréhender comme une énigme à éluci-
der. L’action d’improviser serait quelque chose qui se passe « à l’intérieur »
d’un musicien avant d’être extériorisé sous forme d’émissions sonores.

1 Je suppose par ailleurs que la démarche peut aider aussi à clariier les multiples usages théoriques
de l’improvisation comme métaphore de l’action – métaphore qui vient généralement théma-
tiser les propriétés d’incertitude et d’irréversibilité de l’action. Je tiens par ailleurs à remercier
mes relecteurs anonymes ainsi que Talia Bachir-Loopuyt, qui ont sensiblement contribué à
améliorer ce texte.

T R A CÉS 1 8 20 10 /1 PAGES 1 21 -1 37
O LIVIER R O UEF F

Les analystes s’emploient alors, chacun à sa façon, à mettre au jour les


mécanismes de cette alchimie intérieure, dans un rapport souvent ambigu
à la igure théologique ou romantique de l’inefable inspiration : il s’agit de
réduire par l’objectivation ce qui a préalablement été constitué en mystère
inobservable. Cette intériorité peut être ainsi ramenée à un centre de calcul
combinatoire (Siron, 1992), à un mixte de rélexes acquis et d’intuition
entraînée (Sudnow, 1995), à un code structural collectif (Arom, 1985) ou à
une « partition implicite » léguée par la tradition (Lortat-Jacob, 1998).
De fait, la plupart des travaux consacrés à l’improvisation se situent à
l’intérieur du jeu de langage qu’imposent la catégorie et sa généalogie. Le
terme improvisation est construit à partir d’un univers graphocentré où les
outils d’analyse comme les modes d’écoute sont forgés autour de la partition
écrite (Campos et Donin, 2009) – si le verbe improviser date du xviie siècle,
le mot improvisation, désignant l’œuvre qui résulte de l’action d’improviser,
n’est attesté qu’à partir de 1807 selon le Trésor de la langue française, c’est-à-
dire au moment où le monde musical se réorganise autour des partitions. Il
désigne des pratiques où le créateur est identiié au musicien interprète par
opposition au compositeur, dont les créations ne sont plus qu’interprétées,
« exécutées » par l’instrumentiste. Dire qu’on a afaire à de l’improvisation,
c’est alors airmer que tel musicien est l’auteur des événements sonores que
l’on décrit. Autrement dit, l’emploi du terme d’improvisation équivaut à un
geste d’attribution : l’improvisateur est désigné comme auteur – pas seule-
ment le producteur des sons qu’il produit par ses gestes instrumentistes ou
vocaux, mais de façon circulaire, l’auteur de ces sons tels qu’ils sont isolés et
rassemblés en une unité de perception distincte du fait qu’on les assigne à
une origine commune et unique, l’intériorité du musicien.
Cadrer une activité comme improvisation revient donc, en somme, à
faire jouer la « fonction auteur » décrite par Michel Foucault au sein de cer-
taines pratiques musicales – après la musique classique (Fauquet et Hen-
nion, 2000), le jazz et bien d’autres. Selon Foucault en efet, les produc-
tions soumises à cette « fonction auteur » sont attribuées à un propriétaire,
valorisées en tant qu’elles peuvent être attachées à un nom personnel qui
fait autorité, rapportées à une subjectivité individuelle qui en serait à l’ori-
gine comme « foyer d’expression », et dotées d’« embrayeurs » textuels qui
facilitent les trois opérations appréciatives précédentes (Foucault, 1969)2.

2 L’étymologie commune des termes auteur, autorité et authenticité est ici suggestive : l’institution
de l’interprète en auteur vaut attribution d’autorité sur les œuvres qu’il signe et authentiication
de ces œuvres – au double sens d’assignation de l’œuvre à un sujet individuel, et plus précisé-
ment au « foyer d’expression » qui loge en son intérieur, et de certiication de la véracité et de
la sincérité de l’expression qui en résulte (son authenticité, donc).

122
L’ IMP RO V IS ATIO N CO MM E F O R M E D ’ E XP É R I E N C E

On comprend mieux alors la focalisation, presque obsessionnelle il faut


bien le dire, de nombre de travaux sur le « mystère » de l’action d’improvi-
ser : si l’activité décrite est attribuée par avance, sur le mode de l’évidence
bien souvent, au « foyer d’expression » constitué par l’intériorité singulière
de l’improvisateur, se pose alors la question de l’élucidation des ressorts
de cette virtuosité expressive instantanée et de leur rapport avec les situa-
tions de performance. Et de façon circulaire à nouveau, la réponse apportée
découle des termes implicites de la question : le dévoilement de l’intério-
rité du musicien doit suire à résoudre le mystère, que cette intériorité soit
conçue comme une source d’inspiration inefable, une machine close enfer-
mant son programme combinatoire ou, mieux, comme un stock de dispo-
sitions entraînées interagissant avec des environnements.
Sans minorer la qualité et la pertinence de certains de ces travaux quant
à l’analyse de l’action d’improviser, on peut donc aussi faire un pas de côté.
Il ne s’agit alors plus de réduire le mystère de l’improvisation en cher-
chant à saisir ce qui peut bien se passer « dans la tête » (ou « le corps ») de
l’improvisateur. L’analyse se propose plutôt de remonter vers la constitu-
tion de la igure de l’improvisateur et du jeu de langage nommé « improvi-
sation » : non plus l’analyse socio-musicale d’une catégorie d’action musi-
cienne, mais celle d’une catégorie d’appréciation conçue comme régulatrice
des actions tout autant musiciennes qu’auditrices – démarche proche en cela
de celle développée par Denis Laborde (2005) dans son étude des improvi-
sations poétiques des bertsulari basques3.
L’enjeu consiste en efet à redonner une place interprétative pleine et
entière à l’instance réceptrice des productions esthétiques (Hennion et al.,
2000), souvent laissée dans l’ombre ou parfois traitée seulement comme un
appui situationnel pour l’improvisateur4. S’il faut en efet restituer à l’action
musicienne son caractère de performance, c’est-à-dire d’action située dans

3 Laborde développe l’analyse de ce que cette catégorie, historiquement construite et néanmoins


performative, fait faire aux participants. Faute de place – bien que quelques éléments soient
indiqués plus loin concernant les pratiques des musiciens de jazz –, j’insiste ici davantage sur
les dimensions attributives et appréciatives des usages de la catégorie.
4 Plus largement, la sociologie de l’art s’est construite autour du traitement diférencié des instances
de production et de distribution (champs artistiques, mondes de l’art, travail et professions,
expertises et politiques publiques…) et des instances de réception (goûts et pratiques de réception,
compositions sociales des publics…). Pierre Bourdieu (1992) propose de les articuler via le jeu des
homologies structurales entre espaces des producteurs, des intermédiaires et des publics ; Antoine
Hennion (1993) insiste quant à lui sur le rôle actif des amateurs dans la formation des critères
de valeur artistique. Il s’agit ici de prendre acte du fait que cette valeur n’est établie qu’avec les
réceptions des œuvres, moments où se joue la coordination entre les diverses instances en question,
et d’appréhender ainsi les champs artistiques en tant qu’ils sont régulés par les tentatives, plus ou
moins incertaines, d’anticiper, d’orienter et de capter les efets de la réception, notamment via la
prescription de formes d’expérience et l’aménagement de dispositifs d’appréciation.

123
O LIVIER R O UEF F

des environnements singuliers et non déréalisée dans un monde de règles


combinatoires quasi compositionnelles, il faut aussi le faire jusqu’au bout :
cette performance est publique, destinée à des sanctions appréciatives (occa-
sionner un plaisir esthétique, obtenir des évaluations positives…), adressée
directement à des auditeurs présents dans le cas de l’improvisation, indi-
rectement à un public anticipé dans le cas de la composition écrite ou de
l’enregistrement discographique. En conséquence, étudier l’improvisation,
c’est étudier une forme d’expérience qui structure la relation entre musi-
ciens, et entre musiciens et auditeurs5.
L’analyse consiste alors à restituer les formats d’improvisation qui sont
prescrits pour réguler les expériences, et les enjeux variés qui déterminent
leur usage dans un contexte précis. D’une part, à quels types de sujets
assigne-t-on, en tant qu’« improvisateurs », l’autorité sur les œuvres ? D’autre
part, à quoi et à qui servent ces diférentes modalités du geste d’attribution
d’autorité qui découle de l’usage de la catégorie d’appréciation « improvi-
sation » ? La présente étude se propose ainsi de parcourir l’histoire du jazz
en France sous cet angle, en restituant les attendus des diférents formats
d’improvisation qui ont été fabriqués et instrumentalisés pour servir simul-
tanément des formes singulières d’expérience esthétique et des enjeux de
lutte spéciiques à chaque coniguration historique6.

La virtuosité soliste comme enjeu professionnel

La catégorie d’improvisation n’apparaît pas avec les premières réceptions


du jazz. Plutôt, elle n’apparaît qu’à la marge : rarement, et par défaut. Elle
vient néanmoins marquer, déjà, un déplacement d’attribution des inten-
tions esthétiques. Dans un premier temps, il n’est pas question de jazz mais

5 Sur la notion d’expérience esthétique, appuyée sur Dewey (1980), voir l’introduction à Pecqueux
et Rouef (2009). La notion de forme d’expérience vise quant à elle à prolonger celle de cadre
(Gofman, 1991) en lui restituant une double dimension temporelle – les formes d’expérience
sont historiquement situées et structurent des dynamiques séquencées et orientées vers un
accomplissement – et en l’indexant à des dispositifs situationnels façonnés pour permettre à ces
catégories d’appréciation de se déployer et d’obtenir les sanctions attendues (Rouef, 2007).
6 L’analyse reste centrée sur les documents (essentiellement des commentaires critiques publiés) et
les moments les plus signiicatifs, dans une perspective généalogique – et pour aller à l’essentiel
dans le cadre d’un texte court. Rouef (2007) démontre ce caractère signiicatif et restitue les
processus évolutifs desquels ces ruptures émergent. Il faut préciser par ailleurs que l’avènement
de nouveaux formats d’improvisation ne fait pas disparaître les formats précédents qui conti-
nuent d’être investis jusqu’à aujourd’hui : ils se voient seulement successivement assignés au
passé et patrimonialisés (voir par exemple, pour une analyse de l’expérience contemporaine du
jazz assigné aux « années 1940 à 1960 », Rouef, 2002 ; pour celle du jazz assigné aux « années 1920
et 1930 », Lizé, à paraître).

124
L’ IMP RO V IS ATIO N CO MM E F O R M E D ’ E XP É R I E N C E

de danses des Noirs d’Amérique. Avec la réception du cake-walk à partir de


1902, puis du one-step, du fox-trot, etc., la catégorie des danses nouvelles 7,
ou modernes, ou américaines (du Nord et du Sud : tango, maxixe…), vient
opposer la fantaisie des gestuelles improvisées par les danseurs à partir de
pas génériques conventionnels, à la conformation des danseurs aux pas et
aux igures réglés de la valse ou du quadrille (contre-modèle non pas réa-
liste, mais d’occasion). L’idée étant que les danseurs, pris dans l’euphorie
rythmique et sensuelle de ces danses décrites comme sautillantes ou trépi-
dantes, s’accaparent une partie de l’autorité sur les gestuelles au détriment
des codes collectifs impersonnels.
Élément important pour la suite de l’histoire, la fantaisie syncopée du
cake-walk donne aussi lieu à l’invention d’une catégorie d’appréciation pro-
mise à un bel avenir : le rythme pulsé (afro-)américain constitue une prise
durable et disponible à de multiples usages (jusqu’aux beat, groove, funky
d’aujourd’hui), qui associe une forme de contrepoint rythmique8 à l’assi-
gnation à une origine raciale (nègre, noire, primitive ou africaine) érotisée –
la pulsation rythmique mobilisant une énergie pulsionnelle, virilité sauvage
pour les hommes, sensualité animale pour les femmes. De plus, toujours
située à la source à la fois génétique et énergétique des genres ainsi appré-
hendés, cette source primitive est conçue, au début du xxe siècle, comme
plus ou moins sublimée par sa mise en ordre dans les mains des composi-
teurs et musiciens blancs, et ainsi plus ou moins civilisée par la modernité
américaine, par l’association entre le caractère trépidant du rythme contra-
puntique et l’image d’une mécanisation de la vie urbaine étasunienne –
c’est pourquoi nous écrivons (afro-) entre parenthèses. Cette prise racialisée
et érotisée tout à la fois restera, comme on va le voir, le combustible princi-
pal du « foyer d’expression » des improvisations du jazz, y compris sous ses
formes les plus singularisées et en apparence dé-racialisées.
La première apparition du terme jazz en France signe ainsi un réinves-
tissement de cette prise à la faveur de la réception d’un format orchestral
inédit, le jazz-band, arrivé en 1917 dans les bagages de l’armée étasunienne

7 Les expressions en italique (et sans majuscules) sont des termes doxiques, celles entre guillemets
étant des citations.
8 Les analyses de cette particularité rythmique ne sont pas stabilisées : syncope systématisée,
friction entre métriques binaires et ternaires, tension entre pulsation et décalages d’accen-
tuation, accentuation des temps faibles ou des contretemps… L’emploi de « contrepoint » ou
« contrapuntique », impropre selon le canon musicologique, vise à ne pas trancher parmi ces
diverses déinitions et à désigner, par analogie avec la technique du contrepoint harmonique,
leur dénominateur commun : l’idée d’une tension entre deux lignes rythmiques simultanées
et décalées. Le qualiicatif « pulsé » utilisé en alternance réfère quant à lui au caractère érotisé
de cette catégorie d’appréciation.

125
O LIVIER R O UEF F

et rapidement difusé dans les music-halls et les dancings. La catégorie


d’improvisation est alors utilisée de la même façon pour désigner quelque-
fois la liberté fantaisiste que les interprètes nègres prennent avec les parti-
tions des compositeurs lorsqu’ils produisent les mélodies syncopées.

Le « jazz band » est un orchestre composé d’instruments qui peuvent « glisser »


d’un ton à un autre, comme les instruments à cordes et les trombones. Or,
quand il s’agit d’exécuter ces glissandos, d’assourdir les cuivres, d’utiliser les
saxophones et les clarinettes dans leurs registres extrêmes, de tirer des instru-
ments à percussion des efets originaux (comme un autre chœur d’instruments
ajouté à l’orchestre) et de donner une impression sauvage et primitive, per-
sonne mieux que les nègres ne peut réaliser ces conditions dont il est impos-
sible d’indiquer les modes sur le papier. […] ils jouent d’après l’oreille et ils
improvisent, en jouant, avec une complexité de rythmes et de syncopes pour
lesquelles il n’existe pas de notation exacte. (Bauer, 1924, p. 31-36)

C’est en réalité avec le jazz-spectacle que la catégorie d’improvisation connaît


un premier usage stabilisé. Le jazz-spectacle désigne de grands orchestres qui
s’inspirent du rythme contrapuntique et de l’orchestration spéciique aux
jazz-bands (batterie de music-hall, banjo et sections de vents, notamment)
pour monter sur scène. Ne se contentant plus seulement d’accompagner
les revues de music-hall, les ilms de cinéma ou les danses des dancings,
ces orchestres produisent un format de spectacle fait de sketchs musicaux,
de morceaux symphonisants (on parle aussi de jazz symphonique) et de
démonstrations de virtuosité instrumentiste. Ce sont ces dernières qui sont
improvisées : les solistes des grands orchestres de Paul Witheman, Jack Hyl-
ton et Ted Lewis, ou Ray Ventura et Grégor pour les français, prennent des
chorus pour broder autour de la mélodie des thèmes en manifestant leur
maîtrise technique (vélocité, efets de glissando, de growl, suraigus…).
On trouve donc ici le premier usage de la catégorie d’improvisation
comme attribution d’autorité sur l’émission sonore à la singularité d’un
interprète. Alors que l’autorité sur les œuvres est attribuée au compositeur,
que l’orchestre interprète en tant qu’entité collective dirigée par un chef
d’orchestre, certaines parties de l’œuvre aménagent une dissociation entre
l’orchestre accompagnant et le soliste improvisant, ce dernier étant alors
l’auteur de cette parcelle improvisée de l’œuvre globale. Or, cette institu-
tion de l’improvisation comme œuvre soliste (au sein de l’œuvre collective
quant à elle attribuée au compositeur) est directement déterminée par un
enjeu professionnel : la virtuosité improvisée est une compétence rare qui
permet au personnel de ces grands orchestres de se constituer en élite du
marché des spectacles et des dancings, dans un contexte de concurrence
accrue par le rétrécissement relatif du marché (avec le cinéma sonore à par-

126
L’ IMP RO V IS ATIO N CO MM E F O R M E D ’ E XP É R I E N C E

tir de 1927, et la raréfaction des music-halls, des dancings et cabarets). C’est


d’ailleurs dans cette perspective que les musiciens qui composent le vivier
de recrutement des orchestres de Ray Ventura et de Grégor créent en 1929
la première revue spécialisée dans le jazz, La Revue du jazz, puis en 1930 Jazz
Tango Dancing, magazines professionnels destinés à contrôler la circulation
de l’information sur les emplois et les critères d’excellence musiciens.
Pour autant, il n’est pas encore question d’intériorité singulière exprimée
dans ou à travers ces solos improvisés. C’est bien l’excellence virtuose qui est
manifestée sous la igure du métier artisanal, et non une subjectivité artiste
– au sens du régime de singularité identiié par Nathalie Heinich (2006).
Vis-à-vis de la prise du rythme pulsé (afro-)américain, le jazz-spectacle n’ex-
ploite en efet que le versant américain ou blanc, et la modernité mécani-
sée des grandes machines rutilantes et virtuoses que seraient ces orchestres.
Le renvoi à un foyer nègre et à son énergie pulsionnelle y est délaissé en
grande partie – en partie en raison d’une coïncidence de réception : le jazz-
spectacle apparaît en France en juillet 1926 avec les premières prestations
de l’orchestre de Paul Whiteman, au moment où la troupe des Lew Leslie’s
BlackBirds vient reprendre le format inauguré l’année précédente par La
Revue nègre et sa vedette Joséphine Baker, et instaurer pour quelques années
le créneau des revues nègres, faites de musiciens et de danseurs noirs et jouant
essentiellement sur l’érotisation du primitivisme nègre 9.
On a donc afaire à un statut d’auteur plus artisan qu’artiste, dont la
revendication s’appuie notamment sur la capacité à improviser individuelle-
ment, ain d’instaurer une barrière à l’entrée fondée sur la compétence tech-
nique. Comme le résume le chef de ile de cette élite des grands orchestres,
et rédacteur en chef de Jazz Tango Dancing, il s’agit d’élever le jazz au statut
d’« art dans l’art » mais certainement pas d’art tout court :
Les phrases musicales du jazz sont ininiment simplistes et parfois d’esprit pri-
mitif. Je veux bien admettre que cette exécution est complexe et qu’elle nécessite
une longue expérience [d’où le statut revendiqué comme virtuose], mais, quant
au fond, ce n’est jamais qu’une manière de jouer [un style instrumentiste], non
une création réelle de la pensée [un genre artistique]. (Mougin, 1931, p. 4)

L’improvisation comme espace d’expression « artiste » :


un enjeu amateur

Le pas supplémentaire vers le cadrage artiste de l’improvisation (et du jazz) est


réalisé non par des musiciens, mais par des amateurs (au sens de mélomanes).

9 Pour une analyse plus complète, voir Rouef (2006).

127
O LIVIER R O UEF F

On peut résumer leur entreprise à une opération de réinvestissement du


rythme pulsé (afro-)américain dans son versant nègre et érotisé, à partir du
format d’improvisation soliste artisanal instauré par le jazz-spectacle. Sans
revenir ici sur l’ensemble des conditions sociales de possibilité de cette inven-
tion du jazz comme genre artistique, il faut néanmoins préciser que ces ama-
teurs sont avant tout des discophiles10 : le jazz qu’ils valorisent et à partir
duquel ils élaborent une nouvelle grille d’appréciation est gravé sur disques
beaucoup plus que joué sur scène. Cela est important dans la mesure où
c’est par ce biais que le réinvestissement du primitivisme nègre comme foyer
pulsionnel d’expression se voit thématisé dans le langage de l’authenticité.
En efet, les disques dont il est question sont alors très peu commercialisés
en France, mais seulement aux États-Unis, et sont attribués à des musiciens
africains-américains. Cette coniguration instaure une sorte d’allographie à
double détente – le plus authentique étant le plus éloigné géographique-
ment, c’est-à-dire à la fois racialement (non pas seulement les américains,
mais les nègres du sud des États-Unis) et industriellement (non pas les
spectacles auxquels on peut directement assister, mais les enregistrements
réalisés au plus loin de la chaîne de commercialisation : par des irmes étasu-
niennes dont les amateurs français doivent explorer et exploiter les catalogues
eux-mêmes, sans l’intermédiation d’entreprises de distribution internatio-
nale). Elle institue aussi ces amateurs discophiles en passeurs incontourna-
bles pour accéder, depuis la France, au jazz le plus authentique – avant que,
leur entreprise portant ses fruits, des irmes prennent en charge la commer-
cialisation des disques en France. C’est la base du développement du Hot
Club de France créé en 1932, association d’amateurs qui tentent de se consti-
tuer en intermédiaires professionnels du jazz hot.
La catégorie d’improvisation devient ici l’élément clé de déinition de
ce jazz hot. Les écrits de ces amateurs qui deviennent critiques spécialisés,
et notamment de leur chef de ile, Hugues Panassié, sont très clairs sur ce
point. Prenant à contre-pied les musiciens de l’élite du jazz-spectacle, Panas-
sié disqualiie ainsi les grands orchestres blancs qui fondent leur prestation
sur l’exécution de partitions écrites, agrémentée de morceaux solistes de bra-
voure improvisée, au proit des petites formations nègres qui placent au cœur
de leur pratique une forme d’improvisation soliste expressive ou artiste11.

10 Sur l’invention de la discophilie et les transformations conjointes des dispositions et des dis-
positifs d’écoute musicale, voir Maisonneuve (2009).
11 Il faudrait mentionner aussi un trait secondaire (du point de vue de la réception d’époque, bien
qu’il soit évident pour certains compositeurs intéressés par le jazz, comme Darius Milhaud),
qui tient à la systématisation des procédés harmoniques assignés aux usages africains-américains
du choral protestant (spirituals) et aux chants de plantation ( plantation melodies, coon songs…),

128
L’ IMP RO V IS ATIO N CO MM E F O R M E D ’ E XP É R I E N C E

Le premier article publié de Panassié s’ouvre de fait sur la qualiication


du jazz hot comme « nouvelle forme d’art » (Panassié, 1930a, p. 9). Celle-ci
repose sur un critère d’appréciation cardinal, qui consiste à focaliser les
attentions créatrices comme auditrices sur l’interprète : le jazz hot « difère
de la musique classique par ce trait capital […], c’est l’exécutant qui fait
tout », et non le compositeur, qui « ne fait que lui ofrir un morceau banal
qu’il enrichira plus ou moins selon sa valeur » (ibid.). Il faut donc « distin-
guer […] deux principaux modes d’interprétation ». L’interprétation straight
revient à « jouer le texte musical tel qu’il a été écrit » – « une exécution pré-
parée d’avance » (p. 10). L’interprétation hot, à l’inverse, « beaucoup moins
connu[e] en France, est la forme du vrai jazz » : « une interprétation fan-
taisiste qui s’écarte entièrement de la ligne primitive du morceau » (ibid.).
Il s’agit de « jouer selon son inspiration, son idée », et donc d’écouter et
d’apprécier « la manière personnelle à chaque joueur d’interpréter le motif
principal d’un morceau selon sa conception propre » (ibid.). C’est pour-
quoi « le hot est généralement improvisé » (p. 11). On ne peut formuler plus
clairement l’opération que réalise la catégorie d’improvisation : elle signe
l’attribution d’une autorité esthétique à l’interprète, constitué en intériorité
subjective qui s’exprime à travers ses émissions sonores. Ce dernier élément
est ainsi précisé dans un autre article de Panassié : en suivant l’improvisation
du soliste, l’auditeur écoute sa « pensée » en train de se « développer ».
Le jazz est une musique intellectuelle dans ce sens que ses développements sub-
tils s’adressent avant tout à l’intelligence. Les chorus hot sont une sorte de déve-
loppement, d’analyse d’idées et l’esprit, pour les suivre, doit fournir un efort
attentif et constant. La pensée du musicien hot se communique ainsi à l’audi-
teur qui en suit les moindres détours et s’y adapte, en en dénouant les lignes
principales. (Panassié, 1930b, p. 482)

Ainsi, un bon orchestre doit réunir d’« excellentes individualités », puisque


ses exécutions consistent en « une série de solos hot sur le même thème mais
variant à l’inini selon la compréhension de chaque musicien, et en quelques
[parties d’]ensembles hot qui peuvent être soit écrites, soit improvisées », les
solos les plus intéressants étant néanmoins improvisés : « […] l’improvisa-
tion est l’un des plus précieux éléments pour le hot » (ibid., p. 484). En toute
logique, les pochettes des disques de jazz hot sont les premières à aicher
le nom des interprètes (on en trouvait déjà quelques-uns avec les artistes

plus tard au blues, et dont l’analyse n’est pas plus stabilisée que celle du rythme pulsé : lottement
entre gammes mineures et majeures, altérations des 3e et 7e degrés de la gamme majeure (blue
notes), contamination de la gamme diatonique majeure par la gamme pentatonique à intervalles
réguliers, etc. (Jamin et Williams, 2001, p. 306).

129
O LIVIER R O UEF F

lyriques)12, et les critiques spécialisés dans le jazz hot sont les premiers à ne
traiter que des interprètes et que de leurs parties improvisées – on peut repé-
rer par exemple cette écoute centrée sur la succession des solos improvisés
dans cette chronique de disque de Jean hévenet :
On écoute, à l’avant-plan, tour à tour, soutenu par la percussion discrète des
banjos et de la batterie, le numéro de virtuosité, par le saxophone, la trompette,
le trombone, les guitares, le piano, et enin pour inir surgit la reprise collective
accélérée. (hévenet, 1929, p. 561)13

Qui plus est, Panassié peut alors réinvestir la prise du rythme pulsé (afro-)
américain pour alimenter le « foyer d’expression » de l’improvisation soliste
d’un combustible racial, la pulsion à la fois rythmique et primitive assignée
aux nègres.
Le jazz hot n’est pas une formule à part du jazz. C’est le jazz sous sa forme
unique et véritable, tel qu’il nous vient directement de la tradition nègre et pré-
cisé dans quelques rythmes déinis. (Panassié, 1930b, p. 485)

Panassié souligne ainsi « l’originalité de son instrumentation », qui accorde


moins d’importance aux cordes, et plus aux cuivres et aux instruments ryth-
miques (mieux adaptés aux « perpétuelles syncopes du jazz »). Il souligne
également le rythme contrapuntique, assignés aux atavismes raciaux nègres.
Dans cette coniguration, la catégorie d’improvisation vient donc insti-
tuer l’interprète en auteur, et appuyer l’authenticité des prestations sur la per-
ception d’une intériorité qui s’exprimerait à travers les émissions sonores que
l’oreille attribue à cet auteur. Cette intériorité est par ailleurs composée par
un mixte de subjectivité individuelle et de génie racial, que l’on retrouve par
conséquent dans les classiications : les listes de noms personnels qui compo-
sent le panthéon du jazz hot sont hiérarchisées selon un principe ethno-racial,
situant au sommet les musiciens noirs-américains (surplombés par la igure
tutélaire de Louis Armstrong, construit comme l’inventeur du jazz hot), puis
les musiciens américains ( blancs), puis les musiciens européens (blancs) ; à l’inté-
rieur de chaque classe, les noms individuels sont dotés de quelques caracté-
ristiques stylistiques qui singularisent leur manière d’improviser. La suite de
l’histoire de l’improvisation en jazz va alors consister en une série de paliers de
singularisation, jusqu’à l’individualisation extrême du sujet assigné à l’auto-
rité sur les œuvres, puis à sa dilution – évolution qui n’est d’apparence linéaire

12 Cette pratique est instituée avec la première Anthologie du jazz hot, soit quatorze 78-tours réunis
en deux albums, publiés en 1934 par Jacques Canetti chez Polydor, avec un texte de pochette
signé Panassié.
13 Pour une analyse plus complète de cette grille d’appréciation et de son contraste avec les appré-
hensions musicologiques antérieures, voir Rouef (2009a).

130
L’ IMP RO V IS ATIO N CO MM E F O R M E D ’ E XP É R I E N C E

qu’a posteriori, comme produit de la logique de dépassement, par réinvestis-


sement sélectif des principes fondateurs du genre, qui anime les générations
successives de nouveaux entrants (Bourdieu, 1992, p. 229-231 et p. 395).

La combinatoire et le supplément d’âme,


ou la métaphore du langage musical

La réception du style be-bop à partir de 1947 est l’occasion pour une nou-
velle génération de critiques et de musiciens spécialisés d’airmer des posi-
tions professionnelles contre le modèle amateur qui dominait jusque-là.
La construction de l’opposition entre le jazz moderne (le be-bop) et ce qui
devient alors, par contrecoup, le jazz traditionnel (jusque-là appelé jazz hot)
permet en efet de polariser le monde du jazz au bénéice de la montée en
puissance des intermédiaires spéciiques – soit d’instituer un champ, à travers
la spécialisation des musiciens et la disqualiication conjointe des amateurs,
la formation d’un marché, l’airmation d’instances de consécration relative-
ment autonomes et la domestication des audiences (Rouef, à paraître-a).
Dans ce cadre, la catégorie d’improvisation vient servir la légitimation du
jazz non seulement comme genre artistique mais comme genre aussi digne
que la musique classique. Elle prend alors deux formes en apparence contra-
dictoires et pourtant complémentaires. D’une part, en pratique, les procédés
d’improvisation imposés par les initiateurs du be-bop servent (explicitement)
à élever la barrière technique à l’entrée dans le métier. Il s’agit désormais d’être
en mesure de produire des mélodies à partir de canevas harmoniques plus
complexes (présentant un éventail des possibles plus large, selon des règles
plus nombreuses), et sur des tempos accélérés – associant ainsi virtuosité ins-
trumentale et compétence harmonique (qui reste néanmoins accessible par
l’apprentissage sur le tas, sans passage par le travail formalisé sur partitions
et tables harmoniques). Sous cet angle, l’expérience de l’improvisation du
be-bop, telle qu’elle est construite et prescrite par les intermédiaires du jazz,
s’appuie sur le modèle combinatoire spéciique à la musicologie tradition-
nelle – pour qui l’improvisation est un calcul intérieur combinant les règles
compositionnelles à la manière d’un compositeur sur partition, mais dans le
temps très court d’une production instantanée. De fait, les intermédiaires
cardinaux de ce processus sont formés à la musicologie, André Hodeir en tête
(premier prix d’harmonie, de fugue et d’histoire de la musique du Conserva-
toire de Paris, compositeur membre de l’avant-garde sérielle autour de Pierre
Boulez, rédacteur en chef de Jazz hot). L’intériorité de l’improvisateur consti-
tué en auteur est composée ici d’un savoir harmonico-mélodique, analogue

131
O LIVIER R O UEF F

à celui du compositeur classique mais traduit en procédés d’improvisation


sur le vif, et par conséquent, aussi, d’une compétence au calcul instantané
qui condenserait d’une certaine façon le lent travail de composition sur table
dans les quelques dizaines de secondes d’une improvisation.
Illustrant le type d’appréciation qu’implique cette forme d’expérience
de l’improvisation, ce passage est extrait d’un article où Hodier diagnos-
tique un « renouveau du jazz » à l’écoute des premiers enregistrements de
be-bop reçus en France :
L’apparition à la troisième mesure de l’accord de la bémol, sous forme de pre-
mier renversement, évoque très précisément Gabriel Fauré et Maurice Ravel.
Je ne veux pas chercher à savoir si Gillespie et Parker ont écouté l’Horizon
chimérique ou Daphnis et Chloé, ce qui me paraît assez improbable ; toujours
est-il que cette modulation est d’une grande beauté, qu’elle ne jure nullement
avec le reste du disque et qu’il serait regrettable que le Jazz se prive de tels enri-
chissements harmoniques par crainte des sarcasmes. (Hodeir, 1947, p. 5)

D’autre part, sur le plan symbolique, les hérauts du be-bop – et en parti-


culier le premier d’entre eux, Charlie Parker – sont construits comme des
artistes maudits avec toute l’imagerie popularisée par les romans policiers
et surtout le cinéma : drogue, vie nocturne, instabilité afective et avidité
sexuelle, reconnaissance des initiés et mépris du grand public… Le « foyer
d’expression » qui constitue l’auteur des œuvres se voit ainsi investi par le
modèle de l’artiste romantique, directement emprunté aux arts consacrés.
En termes d’intériorité, il ne s’agit pas seulement d’exprimer des émotions
ou une histoire14, mais de traduire, dans un langage conventionnel et com-
préhensible par tous sans médiation (l’immédiateté du saisissement esthé-
tique), une subjectivité absolue, profonde et mystérieuse par le biais de
l’inspiration (sorte de pierre philosophale transformant l’intérieur idiosyn-
cratique en extérieur universel).
La métaphore du langage est ici cardinale : langage qui permet d’expri-
mer, on vient de le voir, une subjectivité au fond indicible, et langage doté
d’une grammaire combinatoire qu’il s’agit de manier avec virtuosité pour
parvenir à s’exprimer – et aussi, résolution rhétorique commode à la contra-
diction entre le subjectivisme exacerbé de la igure romantique de l’auteur
des improvisations, et l’objectivisme strict du calcul combinatoire alimenté
d’un savoir harmonique virtuose et restituable après coup sur partitions.

14 Conter une histoire est une métaphore récurrente de l’improvisation en jazz hot, exprimant la
façon dont l’auteur capte l’attention de l’auditeur en brodant une mélodie qui a une introduc-
tion, un développement et une conclusion.

132
L’ IMP RO V IS ATIO N CO MM E F O R M E D ’ E XP É R I E N C E

La singularisation du langage, ou la radicalisation


de l’improvisation

Si la réception du free jazz à partir de 1960 marque à bien des égards une
rupture historique dans le monde du jazz (Rouef, à paraître-b), elle présente
une certaine continuité du point de vue de la catégorie d’improvisation. Le
modèle d’une intériorité absolue qui s’exprimerait à travers le langage musical
grâce à l’inspiration de l’improvisation est maintenu. Mais comme certaines
règles communes jusque-là en vigueur sont remises en cause (le cadre har-
monique des grilles d’accords, la pulsation régulière, le partage entre solistes
et accompagnateurs…), le curseur se déplace du pôle grammatical, avec son
insistance sur le code collectif que constituent les procédés conventionnels
utilisés par chaque improvisateur, vers le pôle singularisé, avec son insistance
sur la singularité de l’expression subjective, et sur la part idiosyncrasique des
procédés attribués au style individuel de chaque improvisateur. L’improvisa-
tion devient ainsi collective, c’est-à-dire qu’il n’y a plus de division du travail
entre les accompagnateurs qui actualisent le code sonore collectif (la grille
d’accords, le rythme) et les solistes successifs qui expriment leur subjectivité
dans ce langage commun. Chaque musicien improvise en même temps, si
bien que l’expérience de cette improvisation est focalisée sur les modalités de
la coordination sur le vif entre des singularités stylistiques, en principe sans
la médiation de repères préalables communs.
Cette nouvelle forme d’expérience de l’improvisation donne lieu à l’in-
vestissement d’une igure d’auteur empruntée aux arts plastiques contem-
porains : celle du chercheur qui invente consciemment ses propres procédés
pour façonner la singularité de son style – par opposition à l’artiste roman-
tique dont la singularité stylistique n’est que le produit de l’inspiration et
du talent, soit l’expression directe, sans la médiation de la recherche, d’une
singularité intérieure.
À propos de quatre pionniers du free jazz désignés comme « mau-
dits » – Eric Dolphy, Cecil Taylor, Ornette Coleman et Roland Kirk – Jef
Gilson et Claude Lénissois écrivent ainsi : « Chez aucun d’entre eux il n’y
a de rupture totale, seulement un élargissement des frontières précédem-
ment ixées » (Gilson et Lénissois, 1963, p. 22), comme l’auraient fait en
leurs temps Claude Debussy, Arnold Schönberg ou Alban Berg. Ainsi, ils
précisent, d’un côté, que « l’essence du jazz reste la pulsation régulière et
la liberté d’expression spontanée du soliste dans le développement de ses
idées » (ibid., p. 23). De l’autre côté, ils estiment que, « ces quelques axiomes
ixés, il apparaît évident qu’un nouvel âge du jazz vient de s’ouvrir » sous le

133
O LIVIER R O UEF F

signe de la « libération » des conventions établies : un « assouplissement de la


barre de mesure destiné avant tout à laisser libre le champ à l’expressivité »,
et une « liberté harmonique » (ibid.).
On trouve aussi, dans la continuité, l’émergence d’une forme de radi-
calisation de la catégorie d’improvisation, qui exploite le caractère collectif
de l’improvisation du free jazz pour tendre vers un décrochage entre l’inté-
riorité expressive de chaque musicien et la singularité de son style : dans
l’improvisation collective, ce qui est écouté est alors le fruit de l’interaction
entre des styles individuels, non ces styles individuels, et ceux-ci ne sont
plus alors l’expression d’une intériorité de type romantique mais le résultat
d’une recherche formelle.
Ce modèle produit donc une tension paradoxale, qui prévaut aujourd’hui
encore, entre l’extrême singularisation des expressions, attribuées entière-
ment à l’individualité subjective de chaque musicien sans étayage sur une
grammaire codiiée commune, et la dissolution de ces mêmes singularités au
proit d’une totalité esthétique dont la forme est éphémère et déborde la sim-
ple somme des contributions individuelles. Illustrant cette tension, les acti-
vités d’un collectif d’improvisateurs actif au début des années 2000 étaient
par exemple destinées à expérimenter les efets de la rupture avec le dispositif
du concert sur la pratique de l’improvisation collective – en jouant dans des
sites naturels, des friches urbaines ou des lieux publics tels que gares, laveries
automatiques ou musées (Rouef, 2009b). L’expérience avait pour résultat
de mettre en lumière, par contraste, l’ensemble des paramètres de la pratique
et de les soumettre à expérimentation, en particulier les limites du cercle des
auteurs en interaction, disséminés parmi les éléments de l’environnement
(arbres, oiseaux, passants, avions, auditeurs…) selon des conigurations mul-
tiples et mouvantes, et ainsi d’éclairer par contrecoup les frontières des indi-
vidualités expressives en jeu, dissoutes dans cette surface interactionnelle élar-
gie. Mais en réalité, cette expérience expérimentale mettait aussi en lumière
une sorte de tension irréductible : c’était bien des musiciens professionnels,
portant et utilisant une singularité esthétique pour agir dans la situation, qui
étaient en mesure de s’abolir provisoirement comme individualités expressi-
ves. C’est d’ailleurs ce constat qui a conduit certains participants à politiser
leur expérimentation, forme de compromis face à cette tension qui réactua-
lisait ainsi des pratiques avant-gardistes antérieures : orienter l’activité vers
la déspécialisation des artistes, en supposant un partage universel de la com-
pétence esthétique qu’il s’agirait de débrider ain de réconcilier l’art et la vie
(désectorialiser l’institution de l’art en subvertissant l’ordre des interactions
ordinaires par l’efet des actions esthétiques). La catégorie d’improvisation
en venait ainsi, en quelque sorte, à s’abolir elle aussi, ou bien peut-être à

134
L’ IMP RO V IS ATIO N CO MM E F O R M E D ’ E XP É R I E N C E

s’élargir : elle désignait alors une forme spéciiquement musicale d’agit-prop


situationniste, conjurant au passage la igure de l’auteur.

Ce parcours cursif des principaux usages, tout au long de l’histoire du jazz


en France, de la catégorie d’improvisation appréhendée comme une forme
d’expérience montre que son principal efet consiste à instituer l’improvisa-
teur en auteur, régulant ainsi les attentes et les actions des auditeurs comme
des musiciens. Il permet ce faisant de mettre en lumière la diversité des
modèles d’analyse fabriqués par des auditeurs et commentateurs pour rendre
compte des formats de leur écoute et du plaisir qu’elle suscite, et pour pres-
crire ces formats aux autres. Car il s’agit bien d’analyses, certes plus ou moins
élaborées, prises dans les mêmes tensions que les approches qui ont abordé
l’improvisation avec leurs outils scientiiques : s’inscrivant pareillement à
l’intérieur du jeu de langage qu’instaure la catégorie d’improvisation, et refai-
sant le geste d’attribution d’autorité et d’authentiication qu’elle implique,
elles cherchent à élucider un mystère qu’elles ont en quelque sorte elles-mêmes
créé, celui du fonctionnement « intérieur » de l’action d’improviser.
Cela ne veut pas dire que ce mystère s’évapore soudain dès que ce jeu de
langage est identiié – puisqu’il est performatif, qu’il fait agir selon les for-
mes d’expérience qu’il prescrit : c’est bien ainsi que la pratique fonctionne,
l’apprentissage de schèmes combinatoires et de dispositions à réagir avec per-
tinence aux sollicitations de l’environnement existe bel et bien, et certains
des outils forgés pour en rendre compte sont particulièrement pertinents
et eicaces. Ils pourraient notamment permettre d’explorer la distinction,
ici laissée de côté, entre les igures d’improvisateur et celles de compositeur
à l’intérieur de la catégorie d’auteur. Le prolongement de l’enquête devrait
aussi faire place aux modalités et aux efets de la prescription de ces formes
d’expérience de l’improvisation. Il faudrait notamment s’intéresser aux rap-
ports qu’entretiennent les intermédiaires (journalistes, mais aussi program-
mateurs, producteurs, disquaires, tourneurs, impresarios…) avec les prati-
ques des musiciens et des auditeurs, en tenant compte de leur asymétrie – s’il
s’agit bien pour eux de faire place aux modalités de ces pratiques, puisque
celles-ci constituent leur horizon projeté, ils sont en efet en position de pres-
crire aux autres leurs propres appréciations (formes d’expérience et échelles
de valeurs). Inversement, les efets de cette activité de prescription sont rare-
ment absolus, et l’on pourrait étudier la façon dont musiciens et auditeurs
jouent avec ces normes d’écoute et les dispositifs d’appréciation composés
pour leur servir d’écrin15.

15 On trouvera des tentatives dans ce sens dans Pecqueux et Rouef (2009).

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Siron Jacques, 1992, La partition intérieure. Jazz, musiques improvisées, Paris, Outre
Mesure.
Sudnow David, 1995, Ways of theHand. The Organization of Improvised Conduct,
Cambridge, MIT Press.
Thévenet Jean, 1929, « Chronique du jazz », Variétés, no 10, 15 février, p. 560-562.
Traductions
Notes
La mémoire et l’instant.
Improvisation sur un thème
de Denis Laborde

AN TOINE HENNI O N

Comme1 le note Denis Laborde2, les nombreux ouvrages qui traitent de l’im-
provisation ne l’abordent le plus souvent pas directement pour elle-même,
comme problème anthropologique. On dispose bien de coups de sonde à
l’intérieur de cette pratique, comme lorsqu’un adepte porte un regard ana-
lytique sur ce qu’il fait et témoigne de la gymnastique de son cerveau et de
ses doigts, de ses états d’âme lorsqu’il improvise. Aperçus parfois très péné-
trants, en particulier lorsqu’ils s’appuient sur un cadre disciplinaire adapté,
comme l’ethnométhodologie dans le cas de David Sudnow (1978). À côté de
ces incursions rélexives, on dispose de quantité de comptes rendus ethno-
logiques rapportant en détail les façons de faire de tel oiciant au cours de
rituels précis, qui mettent en jeu diverses formes de performance et de réci-
tation. À bon droit, cette riche littérature insiste sur la continuité de l’impro-
visation par rapport à un ensemble de pratiques associées et sur sa nécessaire
inscription dans un cadre culturel spéciique. L’accent est mis sur la place, la
signiication et le rôle particuliers que peuvent avoir par rapport au groupe
des moments d’improvisation, articulés avec la répétition de formules et de
gestes sans âge, plus que sur l’évaluation d’une compétence propre de l’im-
provisateur, diicile à isoler et sans doute improprement nommé3.
Mais face aux concours poétiques qui opposent les bertsulari 4 basques,
Laborde se retrouvait devant un objet composite, traditionnel et actuel, ce
qui, tout en lui ofrant un terrain ethnologique inespéré pour mener de

1 N.d.l.r. Cette note s’inspire du livre de Denis Laborde, La mémoire et l’instant. Les improvisations
chantées du bertsulari basque (Bayonne-Donostia, Elkar, 2005).
2 Sur l’improvisation vue par les ethnologues, voir Laborde (2005, p. 25-27 et 115-116).
3 Au milieu de centaines, des exemples typiques seraient dans cette optique ceux de Jack Goody
(1979) puis de Pascal Boyer (1988) sur les Fang, ou encore celui de John Baily (1987), en parti-
culier l’opposition qu’il s’eforce de clariier entre improvisations « de routine » et « inspirées »
chez les Afghans.
4 Bertsulari signiie en basque « chanteur de vers ».

T R A CÉS 1 8 20 10 /1 PAGES 1 41 -1 52
ANTO INE HENNIO N

telles analyses, l’obligeait à prendre plus au sérieux l’improvisation au sens


moderne, institué, du terme, avec ce que cela suppose comme exigence sur la
performance attendue. Pour analyser ces improvisations chantées, l’anthro-
pologue s’est donc tourné vers une autre littérature, en particulier les théo-
ries de l’action. En efet, des traités classiques à destination des orateurs de
l’Antiquité ou des théoriciens du Moyen Âge aux travaux des psychologues
modernes, dès que culturellement, l’improvisation a été isolée, de multiples
analystes se sont intéressés à elle non plus seulement pour l’intégrer à un sys-
tème général, mais comme technique spéciique, intrigués par cet art de la
mémoire qui ouvre sur ce qui paraît en être l’opposé, une magie de l’instant.
Pour ce numéro de Tracés, je ne prétends pas faire un compte rendu
de La mémoire et l’instant, le livre imposant que Laborde a tiré de sa thèse
sur les bertsulari basques ; tout lecteur de ce numéro ne peut que s’inté-
resser à l’improvisation et doit donc lire ce livre, si ce n’est déjà fait ! Je
vais simplement exploiter la première partie de l’ouvrage5 qui, lui, traite de
l’ensemble de cette pratique d’un point de vue historique, social et cultu-
rel. En efet, Laborde a eu l’habileté de partir de la description de la pra-
tique elle-même, avant d’en opérer la mise en histoire en remontant aux
années 1820 (chapitre 4) – en somme, montrer l’invention de cette tradi-
tion, comme diraient Eric Hobsbawm et Terence Ranger (1983), tout au
long du xixe siècle. Puis, en s’attachant cette fois aux années 1980, et en
s’attardant notamment sur l’observation d’une inale de concours en 1989,
d’en opérer la mise en société (chapitres 5 et 6) : mener l’analyse d’une reprise
récente de la tradition des bertsulari, en particulier par de très jeunes prati-
quants et par des femmes, qui à la fois lui redonnent vie et la transforment
profondément. Bref, une pratique culturelle vivante qui prend pour cela un
sens politique et identitaire fort, et non l’inverse.
L’art des bertsulari donc : une pratique traditionnelle pouvant se prêter à
une ethnologisation, trop rapide – car désormais ces concours, dont les pra-
tiquants sont souvent jeunes, empruntent autant aux jeux télévisés et aux
spectacles modernes (« ça devenait un peu trop comme un sport », regrette
un jeune pratiquant, p. 49) qu’à une tradition « orale ». Mais aussi une pra-
tique dont le renouveau, dans un Pays basque sortant du franquisme, a
eu un caractère politique et social tout à fait immédiat et pressant, ce qui
aurait pu entraîner vers une réduction inverse, l’absorption de l’analyse
dans le combat d’un peuple pour son identité et la survie de sa langue. Sans

5 Les trois premiers chapitres, avec mention spéciale pour le chapitre 3, consacré à l’analyse
méticuleuse de la façon dont divers bertsulari procèdent pour réussir leurs improvisations
publiques.

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LA M É M O I R E E T L’ I N STA N T

éprouver ni le besoin ni le désir de prendre ses distances par rapport à ces


aspects politiques, Laborde a mis en exergue de son livre la citation célè-
bre de Paul Veyne, « une culture est bien morte quand on la défend au lieu
de l’inventer » (1976). Une vision protectrice a tôt fait d’enterrer ce qu’elle
croit encenser. L’intérêt de l’auteur n’était pas de s’arrêter au bertsulari en
tant que porte-drapeau du Pays basque, ce qu’aujourd’hui, il est à l’évi-
dence, mais de s’attaquer de front au caractère énigmatique de cette prati-
que d’improvisation, à la fois réglée et risquée, minutieusement préparée et
irréductible à ses apprêts.
Devant le caractère d’oxymoron de l’idée d’improvisation, ce que
Laborde met en scène à partir des déinitions contradictoires des diction-
naires (qui insistent à la fois sur l’idée d’un cadre commun rendant possibles
les combinaisons d’éléments connus et sur l’exigence que cette prestation
soit réalisée sur-le-champ et sans préparation), les disciplines ne sont pas
neutres. L’ethnologie a choisi son camp, on l’a vu : celui de la préparation,
du suivi d’un plan, du cadre commun qu’il « suit » d’appliquer, voire de
l’illusion de spontanéité ainsi procurée, analogue à la croyance circulaire
que les indigènes entretiennent envers les pouvoirs du magicien auxquels ils
veulent croire6. Mais comme le soulignent les théories de l’action, Laborde
rappelle que l’improvisation-production n’est pas l’improvisation-produit.
Le faire ne se mesure pas à son résultat. Pas plus que les règles, les plans ne
s’appliquent. Un général qui mènerait sa campagne le nez dans Clausewitz
referait sans doute ce que Clausewitz a fait : écrire après coup la chronique
de ses échecs. Les plans sont des appuis, des cadres que se donne l’improvi-
sateur. Dit autrement, en reprenant le vocabulaire de l’ethnométhodologie,
pour qui veut comprendre l’improvisation ce sont des objets de l’analyse,
non des ressources. C’est sur ce point que je voudrais insister : l’exemple
des bertsulari tel que nous le présente Laborde nous convie à une critique
radicale de la notion même de plan comme modalité d’analyse de l’impro-
visation, menée à partir des théories de l’action et, ce qui est moins courant,
sur le plan empirique à partir de l’analyse de la pratique des improvisateurs
basques, conduite quasi comme une expérimentation en direct.
Revenons sur ces basculements successifs.
La première opposition à dépasser, qui semble un peu primaire mais
n’en encombre pas moins une grande partie de la littérature, met face à face
l’improvisation comme liberté, création spontanée, et au contraire l’impro-
visation comme comble de la contrainte, de la préparation, obéissance à des
canevas tout faits, laborieusement révisés – et donc aussi comme contrainte

6 Laborde le montre en s’appuyant sur Veyne (1988) et Lenclud (1990).

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ANTO INE HENNIO N

déguisée, d’où le thème de l’illusion. Je passe vite sur la mise en évidence


déinitive du caractère fallacieux d’une telle opposition, tant sur le plan
de la réalité historique que de l’expérience des improvisateurs : de l’orgue
à la chanson de cabaret, des mélopées sardes au jazz, analystes et prati-
ciens disent tous avec force, et plus ou moins de inesse, la vacuité de cette
opposition. Bien sûr qu’il faut un cadre, qu’il s’agisse du schéma rigide
de la fugue d’école, ou du répertoire connu des membres de la commu-
nauté devant lesquels un chanteur improvise. Des standards, des grilles, des
formes carrées, des alexandrins, et là-dessus, des heures de travail et de répé-
tition : loin d’être une limite à l’improvisation, ce carcan en est la condition.
La question est moins d’admettre cela que, pour les improvisateurs, d’en
tirer matière à améliorer leur prestation (sans nul doute, ils ont su le faire),
et, pour les analystes, d’en tirer matière à nourrir une autre forme d’intelli-
gence du phénomène (ici, la littérature se fait plus rare).
Deuxième critique radicale de l’idée de plans : c’est qu’en croyant un
peu vite qu’ils peuvent s’appliquer, non seulement on ne dit rien sur l’action
d’improviser, mais on se dispense d’enquêter sur eux. À les prendre pour des
manuels de l’action, on les tient pour acquis. Laborde relève à juste titre le
peu de travaux documentant avec précision cet usage varié des plans (et non
leur contenu) par les chanteurs, rimeurs, prêtres ou acteurs. Comment font-
ils ? Si les plans, les cadres, le travail préalable ne « contiennent » pas l’impro-
visation, il reste tout à comprendre de leur rôle : il faut observer, relever
les diférences, comparer les techniques et leur inégal succès, entendre les
improvisateurs dire ce qu’ils en pensent. À ce point, pour avancer, Laborde
a eu l’inspiration de s’appuyer sur les théories de l’action, et en particu-
lier sur les conceptions écologiques : celle de James Gibson (1979) et Don
Norman (1989), avec l’idée d’afordance, qu’il discute longuement, celle de
Lucy Suchman (1987), avec l’idée d’action située, celle de sociologues fran-
çais comme Louis Quéré, Bernard Conein et Michel de Fornel7 qui les ont
reprises en les articulant de façon plus ferme avec les acquis de l’ethno-
méthodologie. Heureuse idée : cette iliation critique a mené un travail
méthodique, et réussi à saper tout modèle linéaire, partant d’une idée ou
d’une intention pour aller vers sa réalisation, à travers l’application d’un
plan et la mise en œuvre de moyens disciplinés. Le mérite de Laborde est
donc d’avoir résisté à la tentation ethnologiste, celle qui consiste, parce
qu’on est trop obsédé par l’idée de montrer le cadre et le travail nécessaires
derrière la spontanéité aichée, à négliger l’improvisation comme action à

7 Voir Quéré (1997), et tout le volume de la collection « Raisons pratiques » des éditions de
l’EHESS consacré aux objets dans l’action (Conein, Dodier et hévenot éd., 1993).

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LA M É M O I R E E T L’ I N STA N T

produire en situation, à l’instant présent. Assurément pas pour vanter de


façon romantique la liberté et l’absence de cadres, mais au contraire parce
qu’ils n’y suisent pas. D’une part, ils ne garantissent rien. D’autre part et
surtout, ils ne font pas l’improvisation, ils ne font que lui ouvrir un terrain
toujours nouveau, celui de l’instant, aussi irréductible à ces préparations
pour l’improvisateur, qui a le trac et doit se lancer dans l’exercice (« se jeter à
l’eau » comme on dit de façon expressive), que pour l’analyste qui, lorsqu’il
croit avoir dressé la liste de ses icelles secrètes, n’a encore rien dit de cette
performance comme performance. Voilà notre première opposition refor-
mulée en termes plus réalistes. Elle ne renvoie pas à un diagnostic extérieur,
qualiiant l’improvisation en général de pratique spontanée ou contrainte.
Elle relève au contraire, de l’intérieur, une tension forte entre d’une part
un cadrage et une préparation nécessaires, et d’autre part une non moins
nécessaire capacité à s’abandonner pleinement à l’exercice une fois qu’il se
déroule, et qu’il faut non pas faire ce qu’on avait prévu, mais réussir avec
félicité la performance présente.
Proitant de cette ouverture, je vais me permettre d’improviser un peu,
pour souligner l’importance de ce troisième basculement proposé par
Laborde : recadrer le cadrage de l’improvisation, si je puis dire, en la repla-
çant dans la question plus large de l’action en général. Cela devrait per-
mettre à la fois de mieux voir ce qui relève de caractères communs à toute
action, et de circonscrire au contraire ce qui peut diférencier une improvi-
sation, prise dans une déinition plus spéciique, d’une autre activité.
Prenons arbitrairement quatre conigurations contrastées.
Se déplacer dans une ville, d’abord, à la façon dont Michel de Certeau
(1980) nous l’a décrit : un cadre, les rues, des plans justement, de statut très
divers, celui qu’a produit l’accumulation des tracés et travaux au cours de
l’histoire, celui des urbanistes, celui qui est en efet montré au coin des rues
ou sur le fascicule du métro, celui qu’on a plus ou moins en tête pour aller
ici ou là. À partir de cela, une variété de modalités du déplacement, du suivi
automatisé d’un itinéraire cent fois parcouru ou, ce qui est déjà un peu dif-
férent, de l’enchaînement de petites routines qu’on enclenche selon les cir-
constances ou le temps qu’on a, aux accroches dont on suit ou non la sollici-
tation, jusqu’à la gestion impromptue d’imprévus (rencontres, rappel d’une
chose à faire au passage, incidents…). Force prémonitoire du texte de Cer-
teau, que son titre disait si bien : marcher, c’est déjà un art de faire. À ce titre,
la marche est donc l’objet légitime d’une théorie de l’action, qu’il proposait
explicitement comme une critique radicale du modèle linéaire (intention-
moyens-réalisation), même corrigé au fur et à mesure de son avancement,
au proit d’une vision distribuée (entre le passant et son environnement),

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ANTO INE HENNIO N

lottante (entre des visées et des occasions), morcelée (entre des moments
contraints ou pressés, et des passages à vide) de nos déplacements urbains,
qui paradoxalement la montrait à la fois beaucoup plus réaliste et eicace,
et beaucoup plus humaine, ou disponible à l’invention… un synonyme
d’improvisation ?
Avantage de la méthode comparative, elle fait aussitôt surgir les objec-
tions. Si on retrouve sous la plume de Certeau une dynamisation bien venue
de la relation cadre/action, c’est à peu de frais. Qu’ils soient trop pauvres,
lorsqu’on est pressé et que notre seul objectif est d’arriver vite au bureau,
ou trop lâches, si l’on a le temps de lâner en route, le but et le résultat de
la marche en ville ne sont pas assez contraignants, construits, mesurables,
producteurs d’objets ixes, pour qu’on n’éprouve pas le besoin de distinguer
fortement cette activité de ce qu’on suggère en parlant d’improvisation8.
Prenons donc au contraire un cas très contraint, chargé de dispositifs,
n’ayant de sens que parce qu’il débouche sur une mesure de haute préci-
sion : l’épreuve sportive. Par exemple, le 110 mètres haies. C’est ici l’articu-
lation entre préparation et performance qui prend tout son poids, et à quoi
l’on peut redonner un contenu concret. On voit combien la nécessité de
l’instant, de réussir tel acte tel jour, dans telle circonstance, non seulement
ne s’oppose pas à celle de son cadrage, mais qu’elles n’ont de sens que l’une
par l’autre. Les règles du jeu, la distance entre les haies, l’organisation des
concours, mais aussi la savante décomposition des gestes, la minutie des
entraînements, la mise au point du matériel et des techniques, l’enregistre-
ment à la fois légal et mythique des performances passées, l’inscription dans
une histoire (celle de chaque athlète, celle d’une discipline, celle des Jeux
olympiques ou du sport en général), et inversement l’espèce de mise en écri-
ture de son propre corps que produit l’entraînement de haut niveau, sans
compter le jeu de relations avec des entraîneurs, des rivaux, des modèles :
tout ce dispositif ne prend quelque réalité que lorsqu’il se transforme en
efet en une épreuve, au double sens qu’on peut entendre, de performance
diicile et de test mesuré. À cet égard, nous sommes bien aux antipodes de
la marche en ville, et tout près d’une improvisation, au sens de la dramatur-
gie très particulière que le mot épreuve souligne : la mise en tension maxi-
male d’un moment unique, où seul le résultat compte ; tout est surpréparé
pour le jaillissement des starting-blocks, pourtant tout peut se jouer, sou-
vent d’un rien – d’où la force spectaculaire de ces performances, tant au sens
français qu’anglais du mot, qu’on retrouve dans une inale de 100 mètres ou

8 Pour décrire des situations de lottement analogues, nous proposions l’idée d’attentions basses
(Rabeharisoa et al., 1997).

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LA M É M O I R E E T L’ I N STA N T

une Coupe du monde de foot, aussi bien que dans le grand air d’une diva,
le saut d’un gymnaste, ou l’« impro » d’un sax ténor.
Le cas est décisif pour nous déprendre de toute velléité d’opposer pré-
paration et instantanéité, ou plutôt, pour le dire de façon positive, pour
prendre la mesure du fait que le travail du corps n’est rien d’autre, juste-
ment, qu’une articulation sans cesse ajustée entre contrainte et liberté. Pen-
sons à la danse, à la boxe, au chant, au théâtre : chaque fois, un appui sou-
ple sur des éléments de soutien (la cage thoracique et la colonne du dos,
la tenue du bas-ventre, la lexion sur les jambes, etc.), permettant le relâ-
chement total du geste. Le geste ample et libéré envoie une balle cent fois
plus lourde et rapide que la frappe crispée du débutant qui veut taper fort ;
l’appui sur la cage thoracique arrière fait atteindre au chanteur des notes
aiguës, claires et timbrées, que l’efort concentré sur la gorge rendait serrées
et tendues ; c’est le rappel continu des sports de combat que tout est dans
le jeu de jambes, de même que la voix de l’acteur qui semble partir du sol.
Le duo fatal cadre/action, d’opposition abstraite et générale, s’est incarné
en une matrice de base, étonnamment semblable, traversant la diversité de
toutes ces disciplines autour de la sculpture animée du corps. Loin d’être
un exécutant, une machine répétitive asservissant ses moyens pour produire
un résultat, le corps est le lieu même de la tension entre cadrage contraint et
geste libéré, que l’entraînement travaille indéiniment, en une production
réciproque du corps et de l’acte. Lorsqu’en outre ces bien nommées disci-
plines incluent une dimension ludique importante, on voit ce que le sport
peut apprendre à l’improvisation : plus l’équipe est rodée, plus elle a acquis
d’« automatismes », et plus elle peut « se libérer », produire un jeu inspiré
qui, parfois, débouche sur le but (décidément, le double sens des mots est
une constante, pour qui veut analyser l’action !).
Mais où allons-nous ? Ne me dites pas qu’un coureur de 110 mètres
haies improvise ! Certes, on a le dessin et le dessein minutieux de l’acte,
avec le corps qui est à la fois la rampe de lancement et l’explosion du geste,
mais pour produire quoi ? Un score, une barre qu’on eleure, un temps qui
s’aiche… Ce qu’on a gagné par rapport au cas de la marche en ville, avec la
concentration de l’efort sur un objectif précis, on le perd sur un autre plan.
Quelque chose qui a à voir avec l’œuvre, mais au sens étymologique plus
qu’artistique du terme : un objet ouvré, un produit inédit, qui se détache
de soi. Faisons donc encore un détour, pour évoquer un autre aspect de
l’improvisation, qui fait contraste maximal avec l’épreuve sportive ou la dis-
cipline du danseur, c’est le conte au coin du feu, la grand-mère qui raconte
ses histoires. Sauf chez les poètes et les orateurs, parler c’est se débrouiller
en toute aisance dans une vaste institution familière, et non produire dans

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ANTO INE HENNIO N

l’efort et l’ajustement délibéré un objet qui vaut pour lui-même. On se


rapproche de l’exemple de la marche, mais c’est maintenant dans les mots
qu’on se promène. Langage/parole, il faut toujours un médiateur puissant
entre le cadre et l’acte fait sur-le-champ, mais ce n’est plus le corps, c’est
la langue. Si un format est nécessaire à l’échange linguistique comme à
l’épreuve sportive, la diférence, par rapport à la coniguration tendue que
suggère le mot discipline, c’est justement cette facilité qui nous fait par-
ler comme nous respirons, ce naturel d’un récit qui semble toujours neuf
quand il a été mille fois raconté. Parler, cela s’apprend sans y penser, de rou-
tines en routines. Nous n’habitons pas le langage comme nous entraînons
notre corps. Nous nous promenons sans efort ni calcul dans un monde de
mots que nous ne voyons plus. Le cadre, cette fois, nous l’avons assimilé de
longue date, non seulement le fait de savoir parler, mais les empilements
de récits, de conversations, de lectures accumulés ; ou le langage comme
mémoire collective, armoire où l’on puise sans avoir besoin de chercher. En
ce sens, parler c’est déjà improviser : répondre à une situation présente, en
mobilisant sans y faire attention, avec économie et justesse, une ininité de
ressources dont on aurait peine à dire d’où elles nous viennent. Cette fois,
on se rapproche des comptes rendus des ethnographes : vous croyez parler
spontanément, nous allons vous montrer le stock de contraintes et de res-
sources culturelles qui vous permettent de le faire. C’est que justement, à
l’opposé de l’entraînement du coureur ou du chanteur, centré sur la perfor-
mance du corps et la relation active entre les appuis et le geste, le cas du lan-
gage est celui d’un écart maximal entre un réservoir inconscient de signes,
peu malléable mais mobilisable sans efort, d’un côté, et de l’autre la variété
inanalysable des usages qu’en font les locuteurs : un paradis pour structura-
listes, qu’ils ne se sont pas privés d’occuper.
Victoire à la Pyrrhus : c’est précisément ce manque d’élaboration qui
empêche de considérer l’usage ordinaire de la parole comme une impro-
visation, malgré la façon souple et inventive dont nous savons l’employer
face aux situations les plus imprévisibles. Pour improviser en paroles, il
faut produire un objet parlé qui soit un tant soit peu identiiable – d’où
l’image de la conteuse, mais un cadre beaucoup plus léger suit : pousser le
convive dont on fête l’anniversaire à se lever et à dire quelques mots (« un
discours !… »), rendre hommage à son prédécesseur qui part à la retraite…
Dans les formes les plus sophistiquées de l’improvisation, musicales et poé-
tiques, cela va jusqu’à l’étrange déi qui consiste, comme chez les bertsulari,
à émettre dans l’instant quelque chose qui ressemble à ce que d’autres ont
tout leur temps pour produire en s’y reprenant autant de fois qu’il le faut, en
particulier grâce au recours à l’écrit (recueils de bertsu, méthodes d’appren-

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LA M É M O I R E E T L’ I N STA N T

tissage…). On se rapproche enin du sens courant du mot improvisation.


Sans être tout à fait comme une œuvre écrite ou stable, on attend curieu-
sement d’elle qu’elle en soit une sorte de calque risqué, gagnant par cette
tension ce qu’elle perd en équilibre. Si cette « impro » comme quasi-œuvre
est une forme extrême, instituée, l’idée d’attente reste présente dans tous les
exemples moins esthétisés. C’est cela qui est décisif pour saisir ce qu’a de
spéciique l’improvisation, non pas en opposition aux autres éléments que
les cas précédents ont permis de souligner, mais en addition. Il faut tout
cela, et c’est pour prendre la mesure de ce qu’implique cet étonnant exercice
que je les ai déployés : le lottement attentif à un environnement dont on
saisit les prises (la déambulation), l’entraînement d’un corps qui est à la fois
la cage et le jaillissement du geste juste (la discipline du sportif ou du dan-
seur), la mobilisation souple et impromptue de codes appris de longue date,
en particulier linguistiques (la conversation, la berceuse, le conte). Mais cela
ne suit pas, il faut encore s’avancer pour proposer un exercice convenu (le
laïus d’anniversaire, l’hommage au collègue) : mise en scène même mini-
male de soi comme improvisateur, découpe d’un moment où il faut faire
quelque chose d’à la fois attendu et surprenant ; et donc aussi, ofrande de
soi à l’examen même indulgent des autres, nécessité que l’objet produit
réponde à une exigence élémentaire de qualité, et risque d’échec. Ce format
est plus ou moins matérialisé, du petit discours alcoolisé au solo d’un grand
du jazz, mais il est présent, c’est un exercice dans lequel les autres veulent
que vous entriez, dont ils guettent la façon dont vous vous sortez – et qu’ils
doivent donc nécessairement connaître à l’avance, au moins grossièrement,
et reconnaître, en cours d’improvisation. Ce qui manquait aux cas précé-
dents, c’est cette obligation, à partir du cadre donné, de produire quelque
chose d’inédit, même et surtout si c’est dans les règles, et symétriquement,
du côté du public, cet espace ouvert par l’attente d’un tel objet ouvré, qui
peut parfois prendre les dimensions d’une œuvre, ou simplement rester
comme un moment réussi mais éphémère.
Le « cadre » nécessaire à toute improvisation reste donc, plus que jamais,
culturel. Comme le bon vieux « social » de Durkheim, c’est à la fois la res-
source et la contrainte que la présence des autres fournit à l’acteur. Mais il
ne fonctionne plus, dans notre analyse cette fois, comme une explication
globale, passive et réductrice, sorte de reprise en main de la pratique des
acteurs par l’analyste qui ne veut pas laisser penser qu’il se laisse avoir par la
croyance à la spontanéité (« ce n’est que… »). Au contraire, si le cadre reste
un bon mot, c’est qu’il est devenu le ressort même de l’exercice, et de son
analyse : il dit aussi bien le format de production (des bouts rimés, un solo
sur une grille, un remerciement), le format de réception (il faut qu’il soit

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ANTO INE HENNIO N

compris comme remplissant les contraintes du genre), et aussi l’espace et


le temps délimités de la prestation (la in du repas, le pot de départ, le cho-
rus, etc.). Bref, tout ce qui sépare une parole ordinaire d’une improvisation.
Improviser, c’est s’appuyer sur l’attente des autres, et réussir à retourner cet
appel très contraignant en ressource.
Fin de mon improvisation, retour aux bertsulari et au livre de Laborde.
Je suis bien retombé sur mes pieds (ouf, l’angoisse de l’improvisateur). C’est
là exactement l’argument central de La mémoire et l’instant. Mais d’un
verdict sur l’improvisation en général, il s’est fait enquête sur les façons
d’improviser. Le problème du cadre, de la préparation, du plan et des for-
mats n’est plus l’enjeu d’un positionnement théorique de l’analyste, mais le
problème que les bertsulari doivent résoudre. En somme, Laborde « ethno-
méthodologise » l’improvisation : il nous fait entrer, de façon très specta-
culaire, dans les méthodes que se donnent deux bertsulari pour afronter
le déi de la salle. Tous deux brillants et reconnus mais, astuce de l’auteur,
à des niveaux très diférents, l’un jeune, encore à ses débuts, se préparant
longuement aux quelques concours auxquels il peut participer, l’autre ayant
accumulé une longue expérience, et allant de scène en scène tout au long
de l’année. Bien sûr, les « trucs » personnels inventés par le premier, Fermin
Mihura, consistent à se protéger au maximum à l’avance. Il se prépare une
série impressionnante de moyens mnémotechniques pour se retrouver dans
son improvisation, à reculons, à partir des rimes trouvées pour les derniers
vers. Laborde a l’habileté de ne pas faire de Mihura un simple faire-valoir
de son vieux rival : la description de la projection mentale anticipée que,
dans un espace imaginaire, le bertsulari se donne du déroulement tem-
porel de l’exercice à venir, est un morceau d’anthologie, et à ce niveau, sa
virtuosité et son imagination méticuleuses sont éblouissantes – à vrai dire,
l’intelligence et la technique d’enquête que suppose le recueil d’une telle
expérience par l’ethnologue, qui réussit à nous faire assister en direct à cette
incroyable préparation mentale, sont elles aussi un tour de force. Mais, un
peu comme les détours que j’ai proposés visaient à mettre en évidence, par
contraste, la spéciicité de l’improvisation, la façon de procéder de Mihura
laisse insatisfait le spectateur averti, et à sa suite l’ethnologue. Tous deux
nous invitent ainsi, nous lecteurs, à nous tourner avec eux vers son collègue,
le vieux renard Xabier Amuriza. Mihura est bon, mais il est trop raide (tout
comme le jazzman débutant, qui, accord par accord, a appris par cœur des
enchaînements de gammes). Il est prisonnier du cadre qui le protège, mais
qui le rend trop guindé, qui l’empêche de se lâcher vraiment. Ce qui difé-
rencie les deux bertsulari, c’est qu’ils ont très inégalement intégré le public
comme ressource.

150
LA M É M O I R E E T L’ I N STA N T

Je conclurai en renvoyant à la brillante analyse de l’art de l’improvisa-


tion d’Amuriza, le bertsulari virtuose, qui conclut le chapitre. Les exemples
précédents nous ont permis de nous rendre sensibles à la virtuosité qu’il
déploie sous nos yeux, grâce à Laborde. Bouclant la boucle, nous pouvons
comprendre l’élément décisif de la qualité des improvisations d’Amuriza.
Elle tient précisément au fait qu’il a peu à peu transformé la contrainte en
ressource, changé le cadre en appui : l’attente du public, qui crée la tension
et entraîne la crainte de se perdre de Mihura, est devenue chez Amuriza le
tremplin qui le fait rebondir. La salle, c’est le paysage du promeneur, dans
lequel il vient saisir les idées qui lui manquaient. Fluidité et accroche du
public sont de son côté, bien sûr. Et à l’inverse, expression possible de ce
public : c’est parce qu’Amuriza s’en sert comme appui, afordance, qu’il
arrive à l’exprimer, non parce qu’il l’exprime qu’il aurait du succès. Relation
réciproque que connaissent bien les acteurs au théâtre : cette attention au
public est aussi ce qui rend le public attentif. Le fait d’être lui-même écouté
le pousse à répondre, à s’émouvoir, à participer, en une spirale qui rend l’im-
provisateur de plus en plus disponible, inspiré, c’est-à-dire possédé par les
dieux, jadis – c’était la déinition du génie, jusqu’à la Renaissance incluse
(Zilsel, 1993). Aujourd’hui que les dieux sont morts, être génial, c’est sans
doute savoir se laisser posséder par les autres.
Au inal, ce n’est pas la théorie de l’action qui, appliquée, nous a aidés
à mieux comprendre l’improvisation. C’est l’enquête sur l’improvisation
qui nous fait mieux comprendre l’action, et plus généralement nos modes
de présence au monde et aux autres. Certains se demandent encore si une
ethnologie de son propre univers culturel est possible. Laborde nous prouve
que la réponse est positive et, surtout, qu’elle peut être passionnante.

Bibliographie

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nistan », L’improvisation dans les musiques de tradition orale, B. Lortat-Jacob éd.,
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Minuit.
Les Company Weeks de Derek Bailey.
Note sur un dispositif scénique pour
la pratique de l’improvisation

MATTHIEU S AL AD I N

Exister c’est diférer, la diférence, à vrai dire, est en un


sens le côté substantiel des choses, ce qu’elles ont à la fois
de plus propre et de plus commun.
Gabriel Tarde, Monadologie et sociologie
Company semble avoir été constitué pour mettre en
évidence la confrontation entre la diférence et l’unité.
Peter Riley, Company Week

De 1977 à 1994, le guitariste Derek Bailey (1930-2005) a organisé une série


de rencontres inédites entre musiciens, intitulées Company Weeks, selon
un protocole singulier ayant pour but explicite de constituer un contexte
d’émergence favorable à la pratique de l’improvisation libre : réunir sur
une même scène et pour une durée relativement réduite un ensemble de
musiciens qui ne se connaissent pas ou peu et expérimenter chaque soir les
nouvelles conigurations que le groupe ainsi constitué autorisent. Bien que
la pratique de l’improvisation chez Bailey ne se réduise pas au projet des
Company Weeks, son principe pourrait à lui seul représenter la conception
que ce musicien se fait de l’improvisation libre. Bailey, en efet, renonça dès
la première moitié des années 1970 à participer à des groupes stables ain
de se consacrer pleinement à la pratique de l’improvisation par l’entremise
de rencontres impromptues. Ces rencontres ne cherchaient pas seulement à
croiser le chemin d’improvisateurs avérés, mais aussi celui d’artistes investis
dans d’autres pratiques – du danseur de claquettes au DJ de drum’n’bass –,
Bailey travaillant ainsi constamment à provoquer des rencontres entre les
genres et les approches.
Ce goût pour les rencontres éphémères trouve principalement sa source
chez Bailey dans un souci de continuelle confrontation avec de la diférence
musicale, seule à même de permettre selon lui l’avènement d’une réelle

T R A CÉS 1 8 20 10 /1 PAGES 1 53 -1 62
MAT THIEU SAL A DIN

improvisation (Childs et Hobbs, 1982-1983, p. 49-50). Si un tel présupposé


ne fait pas nécessairement consensus au sein de la scène improvisée1, il n’en
demeure pas moins une dynamique d’arrière-fond dans le parcours du gui-
tariste. Selon lui, la rencontre des diférences favorise l’improvisation, mais
permet également à chacun des musiciens concernés de diférer.
Nous nous attacherons dans cette note à interroger le dispositif de jeu
que déploient les Company Weeks, les diférentes modalités qui le structurent,
son organisation, et ce dont rendent compte certaines de ses réalisations
aussi bien du point de vue musical que socio-économique. Nous verrons
ainsi qu’à travers ce projet Bailey mena une recherche approfondie en direc-
tion de l’improvisation, concernant ses conditions de possibilité mais aussi
l’alternative sociale et politique qu’elle tend à dessiner.

L’élaboration des Company Weeks


comme dispositif improvisationnel

Quelles que soient les diférentes lignes de fuite suivies par Bailey dans
sa pratique de l’improvisation libre, celles-ci semblent toujours motivées
par un manque d’intérêt pour les improvisations bien « rodées ». Comme il
l’airme à plusieurs reprises, et bien qu’il ait pu par ailleurs développer un
jeu singulier tout au long de son parcours musical, il n’est intéressé ni par
l’idée d’une « amélioration » d’un langage musical personnel, ni par celle
d’une « spécialisation » stylistique qui en permettrait l’identiication :
Je pense que toutes sortes de dangers apparaissent lorsque l’improvisation
devient extrêmement spécialisée. Vous pouvez rapidement vous trouver dans
la situation où vous parviendriez bien mieux à vos ins en faisant autre chose.
(Bailey, 1982-1983, p. 502)

Derek Bailey entreprend de fonder pour l’essentiel le dispositif des Company


Weeks en réaction aux groupes d’improvisation collective pérennes auxquels
il avait pu participer. Le projet Company émerge en efet chez Bailey à la suite
de la dissolution de ses principaux groupes de l’époque, le MIC en 1972 et
Iskra 1903 en 1973, et plus largement au moment où l’élan collectif et l’uto-
pie communautaire de la in des années 1960 perdent de leur vitalité. La
position de Bailey à l’égard des groupes stables semble exempliier particuliè-
rement le propos de David Toop qui souligne les premières remises en cause
de l’esprit collectif chez les improvisateurs au début des années 1970 :

1 Voir Parker cité dans Bailey (1999, p. 151) et Prévost (1995, 2004).
2 N.d.l.r. Toutes les traductions de l’anglais sont de l’auteur.

154
LE S CO MPA N Y W E E K S D E D E R E K B A I L E Y

À un moment, comme dans n’importe quelle expérience collective, les limites


inhérentes à la liberté ont commencé à se manifester. Les rapports collectifs
dans lesquels les dynamiques informelles ne sont pas explicitées aboutissent à
une tyrannie qui ne dit pas son nom. Les meilleurs improvisateurs se sont ren-
dus compte que leur musique exigeait un état de conscience continu. Comme
l’histoire de l’automatisme le montre, la spontanéité a pour contrepartie inévi-
table l’apparition de thèmes répétitifs et de tics de comportement, la sclérose et
le bavardage stérile. (Toop, 2002, p. 248)

Persuadé que la sédimentation des rapports musicaux nuit à l’efectivité


de l’improvisation, Bailey oicie dès lors à la mise en place d’un dispositif
de jeu réunissant les conditions de possibilité de cette pratique telle qu’il
la conçoit et la projette : les rencontres éphémères entre musiciens. Néan-
moins, soulignons que ces dernières ne se trouvent pas pour autant afran-
chies de toute « limitation de la liberté ». Bien au contraire, comme nous
allons le voir, elles s’articulent au sein d’un jeu de contraintes singulier et
évolutif, quoique précisément agencé comme « équipement » pour favoriser
une « pratique de liberté » (Foucault, 2001) dans l’improvisation.
Ces formations provisoires, Bailey les appelle « regroupements ad hoc »
ou « semi-ad hoc ». Aux groupes de idèles et de compagnons avec qui l’on
fonde une esthétique propre par un travail assidu et de longue durée, Bailey
préfère les formations temporaires ; aux répétitions régulières, il privilégie
l’agenda au jour le jour des musiciens qui, sans avoir jamais joué ensemble,
peuvent se réunir en vue d’une activité précise : improviser à telle date, dans
tel lieu. Chaque formation ne se réunit que pour la durée d’un concert – qui
pourra être reconduit ou non – et se déliera avant que les symptômes d’un
groupe ixe ne se manifestent. Ces formations ad hoc seraient ainsi presque
à saisir dans le sens juridique de la locution, à savoir « nommées spéciale-
ment pour cette afaire ».
C’est donc dans ce but que Bailey organise au milieu des années 1970 les
Company Weeks, rencontres annuelles réunissant généralement une dizaine
de musiciens3 d’horizons divers, n’ayant de préférence jamais eu l’occa-
sion de jouer ensemble4. Dans le programme d’un concert organisé en
1976, bien qu’il ne s’agisse pas encore d’une Company Week, Derek Bailey
explique son projet :

3 Lors des éditions de 1988 et 1990, Bailey tenta néanmoins l’expérience avec un collectif de
musiciens plus important – éditions qu’il nomma les « conventions » de Company. Voir Bailey
(1999, p. 146).
4 Ce principe est en fait chez Bailey celui qu’il nomme plus généralement par le terme company
et dont le projet des Company Weeks ne serait qu’une exempliication parmi d’autres. Il sera
pour l’essentiel respecté sur l’ensemble des éditions, la seule exception étant celle de 1993 où
Bailey invita en plus des musiciens individuels trois groupes ixes.

155
MAT THIEU SAL A DIN

Depuis quelque temps, il me semble que l’improvisation la plus intéressante est


le fait de formations relativement éphémères. Il existe un nombre croissant de
musiciens […] qui jouent régulièrement ensemble mais pas de façon continue
et en tant que membres d’un orchestre permanent. C’est ce genre de groupes,
au personnel et au style variables, qui permet aujourd’hui, j’en suis convaincu,
d’improviser de la façon la plus intéressante. (Bailey, 1999, p. 143)

Musiciens et auditeurs se trouvent alors dans une posture radicale : confron-


tés à l’imprévisible, ils sont dans l’incapacité de se fonder, dans leur jeu et
dans leur écoute, sur des expériences passées. L’improvisation libre se déga-
gerait dès lors des habitudes et rendrait compte d’une musique marquée par
le « changement » (ibid., p. 144).
Nous pouvons d’ailleurs observer que la ligne de conduite adoptée par
Bailey pour Company ne fait que reprendre la manière dont l’improvisation
s’expérimente la plupart du temps dans ses premières manifestations, ce
dont Bailey est parfaitement conscient :
C’est un état de fait qui existait avant que je n’y colle le terme company. Beau-
coup de groupes de musiciens improvisateurs se sont formés ainsi […]. Ce qui
se passe habituellement, c’est que, petit à petit, des duos ou des trios se forment,
deux ou trois musiciens s’aperçoivent qu’ils peuvent trouver plus de travail en
petite formation, ils se découvrent aussi de grandes ainités musicales et ces
duos ou ces trios deviennent des groupes, des groupes qui deviennent facile-
ment identiiables. (Bailey, 2006, p. 10)

C’est précisément cette identiication que refuse Bailey, dont le radicalisme


confère à sa conception de l’improvisation un caractère teinté d’idéalisme :
Parvenu à une certaine maturité et ayant découvert une musique à laquelle il
s’identiie, le groupe atteint un point où, bien qu’il puisse continuer à se déve-
lopper sur le plan musical et devenir plus commercial – attractions souvent irré-
sistibles – la musique cesse d’être de l’improvisation pure. (Bailey, 1999, p. 143)

Le schéma d’une semaine Company est à peu près identique à chaque édi-
tion : le premier concert consiste généralement en une prise de contact au
cours de laquelle chaque musicien invité peut jouer avec une ou plusieurs
personnes – regroupements qui, comme le remarque Bailey, s’organisent
souvent par ainités musicales (Bailey, 1982-1983, p. 47). Cette première
série de concerts permet ainsi à chacun d’écouter et de découvrir les « spé-
ciicités » stylistiques des autres musiciens, de s’en faire une certaine idée
ain de mettre en place par la suite, et selon les envies du jour, diférentes
conigurations :
Après ce moment de présentation, les groupes sont formés par les participants,
donc on peut dire qu’il s’agit d’une sorte d’improvisation consentante. […] La
constitution d’un programme a pour seul objectif d’éviter que, par exemple,

156
LE S CO MPA N Y W E E K S D E D E R E K B A I L E Y

quelqu’un joue trois fois alors que quelqu’un d’autre ne joue pas du tout. Donc
je n’ai vraiment aucune inluence sur ce qui se passe, vraiment, sinon inviter les
musiciens. […] Voilà on fait les présentations, et tout le reste se fait à travers la
musique – ils règlent tout eux-mêmes. (Ibid., p. 48)

Selon un respect strict de ce schéma, la première édition des Company Weeks


prit place à l’Institute of Contemporary Arts (ICA) de Londres du 24 au
29 mai 1977 : elle comprenait, outre Derek Bailey, les musiciens anglais
Steve Beresford au piano, guitare, etc., Lol Coxhill au saxophone soprano
et Evan Parker aux saxophones soprano et ténor, les Néerlandais Maarten
Van Regteren Altena à la contrebasse et Han Bennink aux percussions, les
Américains Steve Lacy au soprano et Tristan Honsinger au violoncelle, ainsi
qu’Anthony Braxton à la lûte et aux anches et Leo Smith à la trompette et à
la lûte, tous deux membres de l’AACM (Association for the advancement
of creative musicians) de Chicago. Si pour cette première édition, mais éga-
lement la suivante et quelques autres, les musiciens n’étaient pas liés entre
eux musicalement par des formations antérieures, Bailey souligne néan-
moins qu’ils « connaissaient ou du moins avaient entendu parler de leur tra-
vail respectif » (1999, p. 145). Nous pouvons d’ailleurs remarquer avec Ben
Watson (2004) qu’à la diférence des Company Weeks suivantes, marquées
par un personnel aux horizons divers, cette première édition comportait
essentiellement des musiciens issus du jazz5. L’homogénéité des musiciens
autour d’un idiome jazz n’était cependant qu’apparente. Le collectif réuni
pour l’occasion comportait également certains musiciens s’étant radicale-
ment afranchis du jazz et du free jazz. De telles diférences « idiomatiques »
pouvaient d’ailleurs s’accompagner de divergences quant à la manière d’en-
visager l’improvisation. Comme le remarque en efet Watson, convoquer
des musiciens aux motivations et aux parcours divers peut parfois occa-
sionner des incompréhensions et provoquer des tensions artistiques, voire
des hostilités au sein des formations improvisées. Le principe même des
Company Weeks contient cette possibilité-là en germe. Cette première édi-
tion n’y échappa d’ailleurs pas : une certaine incompréhension se mani-
festa entre le sérieux des jazzmen de Chicago et l’esprit dadaïste de Steve
Beresford qui, lors de la première soirée, « versa l’eau d’une bouillotte dans
sa trompette, et barbota dans la laque occasionnée. Il mit ensuite le feu à
un morceau de papier » (Watson, 2004, p. 215). Durant la suite de l’événe-
ment, Braxton et Smith évitèrent toute formation avec Beresford. Ainsi, si

5 Aucun style particulier ne semblera en efet majoritaire dans les éditions suivantes, empêchant
ainsi d’amalgamer le projet Company à un style, selon le point de vue de Bailey concernant la
non-déinition stylistique de l’improvisation libre.

157
MAT THIEU SAL A DIN

tous les musiciens convoqués acceptent en principe le jeu de l’imprévisible


que réclame l’improvisation libre, les diférences esthétiques peuvent égale-
ment être ressenties comme inconciliables. De telles diférences s’excluent
alors mutuellement davantage qu’elles ne se combinent pour produire cette
musique inouïe dont rêve l’organisateur de ces sessions.

Les musiciens des Company Weeks :


logique de réseau et quête de la différence

Si ce postulat de rencontres éphémères entre singularités étrangères ne


vise chez Bailey qu’à permettre la pleine réalisation de l’improvisation, il
importe également d’en relativiser l’efectivité au sein des Company Weeks.
En efet, bien que Bailey airme et répète dans les plaquettes de chaque
édition que le projet des Company Weeks consiste à inviter des musiciens
qui ne se connaissent pas ou peu, les diférentes aiches laissent apparaître
certaines « récurrences » parmi les noms sollicités. Ainsi dès la seconde édi-
tion, nous retrouvons au programme des musiciens ayant déjà expérimenté
le principe de Company, son jeu des formations éphémères et impromptues
s’épaississant dès lors d’une certaine durée.
Cet écart entre le projet théorique et sa réalisation pratique signale ina-
lement moins les limites du dispositif de Bailey que la logique de réseau
qui anime la scène improvisée. Si la plupart des musiciens invités appar-
tiennent à une même scène, jouent les uns avec les autres, se produisent
dans les mêmes lieux, enregistrent des disques sur les mêmes labels, en
bref, se déplacent au sein d’une communauté, ils ne se réduisent cependant
pas dans leur jeu à de simples actualisations du mode d’être musicalement
majoritaire de cette communauté. Chaque musicien, en tant que singularité
active, se doit d’être compris dans une certaine mesure comme minoritaire,
et le projet Company, tel que Bailey l’envisage, consiste bel et bien à favoriser
cette dynamique. Selon la perspective de Bailey, l’ouverture intrinsèque à la
pratique de l’improvisation libre interdit de réduire ses acteurs à un groupe
limité et clos sur lui-même d’individus épars. De ce point de vue, nous
pouvons remarquer que si le personnel des Company Weeks ne se trouve pas
intégralement renouvelé à chaque édition, les personnes que Bailey invite
ne sont autres que celles qu’il rencontre au hasard de ses concerts ou simples
déplacements. Comme il l’indique lui-même, Bailey – en tant que personne
– constitue souvent le seul lien entre les musiciens qui, durant quelques
jours, se prêteront au jeu (Childs et Hobbs, 1982-1983, p. 47).
Ces rencontres sont en ce sens envisagées comme susceptibles d’en-

158
LE S CO MPA N Y W E E K S D E D E R E K B A I L E Y

gendrer la « liberté » nécessaire à l’improvisation. Cette liberté est, certes,


d’abord celle de la distance semblant se creuser ici à l’égard des habitudes
(sans que ce rapport soit pour autant soustrait de toute ambiguïté). Mais
elle naît surtout de la rencontre, en tant que celle-ci permet de diférer, de
faire émerger de la diférence. Le musicien à travers la rencontre s’émancipe
de l’idiome pour rejoindre le possible. Ajoutons en outre que, compte tenu
du caractère éphémère de ces rencontres, la « diférence » improvisée qui s’y
réalise est inéluctablement marquée par une certaine précarité. Celle-ci, en
efet, demeurera à jamais singulière, car – dans la plupart des cas – elle ne
sera pas reconduite en vue d’un travail sur le long terme où l’intensité du
point de rencontre initial s’évanouirait in ine dans la relation durable.
L’une des premières éditions où une telle rencontre des diférences
s’exempliie réellement demeure sans doute celle de 1982, qui prit place
du 29 juin au 3 juillet à l’ICA de Londres. Outre certains improvisateurs
renommés, cette édition comprenait la compositrice Anne LeBaron,
l’interprète de musique contemporaine Ursula Oppens et le facteur d’ins-
truments improbables Akio Suzuki, Bailey ouvrant pour la première fois la
scène de Company à des non-improvisateurs, ou du moins à des musiciens
dont l’activité principale ne se concentre pas sur l’improvisation, et réair-
mant ainsi pleinement la perspective initiale de Company. Il remarque, en
efet, que les rencontres de musiciens étrangers les uns aux autres semblent
inalement être devenues monnaie courante chez les improvisateurs et
n’engendrent plus réellement les tensions musicales qu’elles étaient censées
favoriser. Ce que Bailey souhaite ici éviter en convoquant cette diversité,
c’est l’indiférenciation des improvisateurs suscitée par leur habitude à la
confrontation des diférences. Dans les notes de pochette du double disque
qui documente cette édition, Bailey constate ainsi :
Peut-être jouer avec absolument n’importe quel improvisateur était-il devenu si
courant pour les musiciens que les diférences avaient perdu toute importance.
Quoi qu’il en soit, j’avais éprouvé le besoin d’inviter des gens qui improvisaient
peu ou même pas du tout à se joindre à nous. (1999, p. 146)
Watson (2004) relève cependant que la participation à Company de musi-
ciens non improvisateurs n’était bien souvent pas un gage de qualité dans la
musique produite, car elle était susceptible de faire réintervenir des clichés
de « novices ». Si cette considération s’écarte de la manière dont Bailey pou-
vait concevoir son projet – Company n’ayant pas en efet pour but de pro-
duire de la « bonne » musique, mais de proposer des expériences, qui en tant
que telles pouvaient également aboutir à des « échecs » esthétiques –, nous
pouvons remarquer qu’elle a le mérite de souligner l’ambivalence, sinon les
écueils, d’une recherche de « la diférence à tout prix ». À propos de l’édition

159
MAT THIEU SAL A DIN

de 1984, Watson observe ainsi que « demander à des gens issus du rock ou
de la musique orchestrale d’improviser librement semblait être équivalent
à leur demander de mal se conduire » (2004, p. 236). Selon le biographe,
d’une part ces musiciens ne parvenaient pas à s’afranchir totalement de leur
idiome musical, et d’autre part – de manière sans doute plus problématique
– ils ne laissaient bien souvent entendre qu’une simple parodie d’improvi-
sation, relet de ce qu’ils considéraient, selon leur milieu d’origine, comme
la manière dont devait « sonner » une improvisation libre. Il nous faut
néanmoins insister sur le fait que le refus des idiomes chez Bailey n’est
motivé qu’en vue de leur décloisonnement à la fois provisoire et constam-
ment renouvelé – déplacement qui pouvait en partie s’opérer à l’issue de ces
improvisations avec des non-improvisateurs, aussi bien d’ailleurs chez les
habitués de l’improvisation que chez ses partisans d’un soir. L’improvisation
non idiomatique, si sujette à controverse dans le milieu de l’improvisation
libre, ne doit pas être en ce sens comprise comme l’absence d’idiome en tant
que sonorité ou identité musicale reconnaissable, mais comme l’insistance
sur le processus même de l’improvisation qui reconduit toujours ce dernier
dans un devenir qui le contredit6.

Les Company Weeks comme anti-festival

Bailey précise d’ailleurs que du point de vue logistique ce type de rencontres


n’a rien d’évident du fait qu’elles s’écartent de la logique économique qui
régit habituellement le spectacle vivant. Il ne s’agit en efet pas ici de mettre
en place une programmation visant à favoriser la venue d’un public nom-
breux, mais davantage d’expérimenter des rencontres dont la seule motiva-
tion serait un possible intérêt musical (du point de vue de l’improvisation).
Si tout organisateur de festival est censé s’intéresser à la musique qu’il pré-
sente, il semble bien souvent devoir également composer avec d’autres fac-
teurs, en premier lieu celui de le rendre suisamment « rentable » ain d’en
assurer le renouvellement. Un projet tel que Company semble étranger à de
telles préoccupations (Childs et Hobbs, 1982-1983, p. 48) : il ne s’agit pas
en efet pour Bailey de produire des concerts de « stars » où chaque soirée
aurait sa tête d’aiche, mais au contraire de proposer une alternative à cette
idéologie, notamment en invitant des musiciens peu connus ou à l’écart des
scènes musicales des grandes capitales, comme dans l’édition de 1988. Plus

6 Pour une discussion critique du concept d’improvisation non idiomatique, voir Prévost (2004,
p. 13-18) et Hamilton (2000, p. 182).

160
LE S CO MPA N Y W E E K S D E D E R E K B A I L E Y

généralement, cette volonté s’expose dans le principe d’organisation qui


refuse d’établir une quelconque hiérarchie entre les participants. Comme le
précise Watson : « Tous ceux qui ont joué à Company Week ont pris part à un
intense microcosme social, ayant une résonance symbolique concernant la
manière dont les gens et les choses pourraient s’organiser » (2004, p. 222). Le
projet des Company Weeks s’eforce ainsi d’établir des rapports horizontaux
entre les musiciens et, ce faisant, tâche d’accorder son organisation même
au principe de l’improvisation.
On comprend bien dès lors pourquoi Derek Bailey insiste pour marquer
la diférence entre les Company Weeks et la forme festival :
[Les festivals] existent parce qu’ils font l’afaire des promoteurs culturels. Ils sont
fondamentalement anti-musicaux. Company Week est parfois considéré à tort
comme un festival. En fait, c’est tout le contraire. […] Il n’y a pas de place pour
les idées préconçues ou les réputations. L’exact opposé d’un festival, qui lui est
construit sur ces deux choses. Les festivals sont des loralies, des expositions de
leurs exotiques soigneusement présentées. Company Week est un fossé boueux ;
là où les choses poussent réellement. (Bailey cité dans Corbett, 1994, p. 242)

À la diférence des festivals, les Company Weeks se veulent des constructions


sur site, assurant la mise en place d’un cadre spatio-temporel où l’improvisa-
tion comprise comme pratique in situ pourra émerger. Elles se positionnent
de manière critique à l’égard de l’industrie musicale (Watson, 2004, p. 222)
– dimension critique qui apparaît d’autant plus importante si l’on garde à
l’esprit le contexte au sein duquel la majeure partie de ces Company Weeks
se déroulèrent (Carlet, 2004 ; Saladin, 2009). Comme le rappelle en efet
Watson : « Company a été inauguré pendant une période de dégradation
massive des luttes et des consciences, la domination Reagan/hatcher des
années 1980 » (2004, p. 225-226). Leur contexte se diférencie ainsi de celui
de l’émergence de l’improvisation libre dans les années 1960 – période qui,
bien qu’également traversée par des tensions sociales, était aussi celle où
une certaine résistance semblait particulièrement difuse et répandue dans
la société. La spéciicité de ces événements déborde en ce sens le seul champ
musical, ou plutôt, rappelle le lien insécable qui existe entre les dimensions
musicale et politique de cette pratique.

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L’art du conteur d’après Albert Lord

B ARB ARA TU RQ UI ER

Le travail du philologue américain Albert Bates Lord (1912-1991), qui pour-


suit celui de Milman Parry (1902-1935), est à l’origine de ce que l’on a appelé
la « théorie formulaire » (oral-formulaic theory). L’ouvrage de référence
d’Albert Lord, he Singer of Tales (1960), défend l’idée de la composition
orale de certains grands textes telles les épopées homériques, en s’appuyant
sur une étude de terrain portant sur des bardes du sud de l’ex-Yougoslavie.
Parry, dont Lord fut l’assistant, est un spécialiste d’Homère formé aux
méthodes de la linguistique historique. Il avance l’hypothèse selon laquelle
des formules, dont la métrique ixe s’insère aisément dans le vers, servaient
d’outil pour mémoriser, transmettre et réciter de longs récits, au sein d’une
culture orale. Les fameuses épithètes homériques (telles que « Achille aux
pieds légers ») en sont un exemple. Parry met en œuvre une méthode ori-
ginale pour tester cette hypothèse : la comparaison entre les pratiques de
bardes contemporains et les textes antiques dont certains caractères peuvent
être communs. Il déplace ainsi les études sur Homère d’une focalisation sur
le contenu des textes vers le processus de composition. Inversement, face à
un texte contenant des formules, on pourra supposer qu’il a pu être com-
posé oralement. Les conclusions de cette étude pourraient donc valoir pour
d’autres textes, tels les chansons de geste en France ou Beowulf en Angleterre.
Il l’explique dans un texte repris par Lord dans le préambule de son livre :
L’objectif de cette étude est de ixer avec exactitude la forme de la poésie narra-
tive orale, de voir de quelle manière elle difère de la forme de la poésie narrative
écrite. Sa méthode est d’observer des bardes travaillant au sein d’une tradition
prospère de chants non écrits, et de voir comment la forme de leurs chants
repose sur la nécessité d’apprendre et de pratiquer leur art sans l’usage de la lec-
ture et de l’écriture. On en retirerait les principes d’une forme orale, qui seraient
utiles à deux choses : ils constitueraient un point de départ pour une étude
comparative de la poésie orale visant à savoir comment un mode de vie parti-
culier donne naissance à une certaine poésie et à un certain degré d’excellence.

T R A CÉS 1 8 20 10 /1 PAGES 1 63 -1 72
BARBAR A TU RQUIE R

D’autre part, ils seraient utiles à l’étude des grands poèmes du passé, qui nous
sont parvenus sous la forme de vestiges d’un passé lointain : nous saurions alors
comment remonter vers le passé, partant de leur forme pour connaître la façon
dont ils ont été composés. (Lord, 2000, p. 3)1

Parry séjourne en Yougoslavie à plusieurs reprises entre 1933 et 1935. Usant


des outils d’enregistrement naissants, l’équipe collecte de nombreux chants
dans la région de Novi Pazar, où la mémoire de la bataille de Kosovo Polje,
en 1389, a donné naissance à de grands récits épiques. Parry meurt préma-
turément en décembre 1935, et la poursuite du travail engagé retombe sur
les épaules de Lord. Celui-ci se rend à son tour en Yougoslavie en 1937, puis
à plusieurs reprises après la seconde guerre mondiale. Suivant un projet de
livre commencé par son maître en 1935, également intitulé he Singer of Tales,
Lord rédige une thèse de doctorat en 1949, puis en tire un livre en 1960.

L’oral et l’écrit

Lord prend soin de redéinir plusieurs termes communément appliqués à


l’étude de la poésie orale ou écrite. Quand il parle de poésie « orale », il ne
s’agit pas seulement de poésie dite ou lue oralement, mais de poésie com-
posée oralement pendant la représentation. Le barde est à la fois interprète,
compositeur et porteur de la tradition. Contrairement au poète lettré, il
compose le récit au moment même où il l’interprète. Par ailleurs, le terme
d’« épopée » est ici compris dans un sens assez large : il intègre des récits
héroïques, mais aussi historiques ou romantiques. La longueur du poème
ou le style élevé ne constituent pas des critères de déinition. Lord rejette
également le terme de « populaire » ( folk) puisque celui-ci postule une col-
lectivité abstraite, souvent dévalorisée.
Lord récuse une série de concepts fondés sur l’opposition entre l’écrit
(gage de permanence et d’autorité) et l’oral (assigné inversement à l’éphé-
mère, au variable et à l’inexact), distinction qui a orienté la vision occidentale
de l’oralité. Les bardes serbo-croates dont parle Lord sont illettrés, et l’écrit
n’intervient pas dans la composition de leurs récits. Les concepts d’original
et de variante, d’auteur et d’interprète, sont inadéquats et témoignent de
l’adaptation de grilles de lecture issues d’une culture écrite à un objet radi-
calement autre. Il faut penser le poème épique comme une entité mouvante,
et non comme un récit dont la formulation est ixe. D’une représentation
à une autre, on ne parlera pas de variations par rapport à un modèle ou de

1 Tous les extraits du texte d’Albert Lord ont été traduits par nos soins.

164
L’ A RT DU CO N TE U R D ’ A P R È S A L B E R T L O R D

diférences entre deux bardes. Le barde ne dispose pas du même concept


de ixité ou de permanence. C’est la idélité à une histoire qui lui importe
et non la forme que prend le récit2. D’autre part, la critique de ces termes
permet à Lord de récuser certaines hypothèses sur « l’identité » d’Homère :
l’idée d’auteurs multiples suppose par exemple un concept d’auteur qui
n’avait sans doute aucun sens au moment de la composition. Elle minimise
aussi le rôle des innombrables conteurs qui ont perpétué ces récits.

Une grammaire

Par l’imitation et la pratique, le barde acquiert inconsciemment une sorte


de grammaire propre à la poésie orale, fondée sur le concept central de for-
mule. Chez Parry et Lord, la formule est une séquence de mots réutilisable
où le problème de la composition métrique est déjà résolu. Elle est déinie
comme « un groupe de mots régulièrement employé sous les mêmes condi-
tions métriques pour exprimer une idée essentielle » (ibid., p. 30), tandis
qu’une expression formulaire est « un vers ou un demi-vers construit sur le
schéma des formules » (p. 4). L’utilisation des formules permet de compo-
ser de façon luide et rapide et d’adapter le chant à la situation de la repré-
sentation. Un exemple de formule chez Homère est l’association du nom
d’Ulysse à une ou plusieurs épithètes (par exemple « Ulysse divin et pré-
voyant »). Dans l’hexamètre dactylique des épopées homériques, des expres-
sions formulaires de longueurs variables peuvent compléter la in d’un vers,
selon la place de la césure. Par comparaison, le vers de l’épopée serbo-croate
est un décasyllabe avec une césure entre les quatre premières et les six der-
nières syllabes. La formule peut prendre la place de la première ou de la
deuxième partie du vers. Le nom du héros constitue souvent une formule,
comme dans les deux vers suivants :
Vino pije Kraljeviću Marko / Govorio Kraljeviću Marko
Le Prince Marko boit du vin / Le Prince Marko dit

2 « Alors que le barde pense son chant en termes de plan lexible et de thèmes dont certains sont
essentiels et d’autres pas, nous pensons au contraire le chant comme un texte donné qui subit
des changements d’un barde à l’autre. […] Nous pensons le changement en termes de contenu
et de formulation parce que pour nous, à un certain moment, la formulation et le contenu ont
été établis. Pour le barde, le chant qui ne peut pas être changé (parce que le changer signiierait
dans son esprit raconter une histoire qui n’est pas vraie, ou falsiier l’histoire) est l’essence de
l’histoire elle-même. Son idée de la stabilité, à laquelle il est profondément dévoué, n’inclut
ni la formulation, qui pour lui n’a jamais été ixe, ni les parties non essentielles de l’histoire »
(Lord, 2000, p. 99).

165
BARBAR A TU RQUIE R

Les actions les plus fréquentes d’une histoire peuvent aussi constituer des
formules. Ici le verbe « dire », ou encore les actions de « répliquer », « décla-
rer la guerre », « écrire une lettre »… Une formule peut connaître des substi-
tutions ; certains mots peuvent être remplacés par d’autres, comportant le
même nombre de syllabes. Par exemple : a u kuli / a u dvoru / a u kući
(« dans la tour » / « dans le château » / « dans la maison »). Lord appelle « sys-
tème » cet ensemble de possibilités (p. 35).
Grâce à ce principe de substitution, un barde n’a paradoxalement pas à
apprendre toutes les formules qu’il utilise. Il lui suit d’en connaître une et
d’y substituer un mot pour créer une nouvelle formule. C’est en cela que
consiste son apprentissage. La « créativité » du chanteur repose donc sur sa
faculté d’« ajustement » (p. 37), sur sa capacité à réorganiser des éléments
conventionnels3. Mais le renvoi au concept de créativité doit être nuancé :
l’originalité ou la inesse d’expression n’ont pas de valeur esthétique par-
ticulière pour le barde. Bien davantage, « il recherche l’expression d’une
idée sous la pression de la représentation » (p. 45). Le choix des formules est
orienté par un critère d’utilité. De même, s’il existe des diférences de dia-
lecte ou de vocabulaire entre les répertoires de diférents bardes, ce sont les
formules les plus communément utilisées ou celles qui expriment les idées
les plus utiles qui constituent le fonds commun à tous.
Notons que l’échelle du vers n’est pas forcément la plus adéquate pour
parler de ces récits. À chaque instant de son récit, le barde est préoccupé
par le vers qui suivra. Les vers sont groupés dans l’esprit du conteur qui
est habitué à les réciter ensemble. Des variations dans l’ordre des mots ou
des vers peuvent donc se rencontrer. Pour le barde, la formule n’a de sens
que dans l’action de raconter. Elle fait partie d’un processus et n’est pas
pensée de façon individuelle ou abstraite. La raison en est peut-être que
le mécanisme des formules est consubstantiel à son art, au long des trois
étapes qui le constituent : l’apprentissage, la pratique et la transmission.
Lord remarque bien que ces trois étapes ressortent d’un même type de fonc-
tionnement : « Avec la poésie orale, nous sommes face à un processus dans
lequel l’apprentissage oral, la composition orale et la transmission orale
fusionnent presque ; ce sont, semble-t-il, les diférentes facettes d’un même

3 Ce mode d’apprentissage a été comparé à l’apprentissage du langage : « Lorsque nous parlons


une langue, notre langue maternelle, nous ne répétons pas les mots et les expressions que nous
avons consciemment mémorisés, ce sont plutôt les mots et les phrases qui émergent de l’usage
courant. Cela est aussi vrai du chanteur de contes, dans sa grammaire spécialisée. Il ne “mémo-
rise” pas de formules, pas plus que les enfants ne “mémorisent” le langage. Il les apprend en les
entendant dans les chants des autres et, par l’usage courant, elles intègrent son chant » (ibid.,
p. 36). Sur ce thème, voir notamment McKenzie (2000).

166
L’ A RT DU CO N TE U R D ’ A P R È S A L B E R T L O R D

processus » (p. 5). Le barde acquiert sa compétence par l’écoute des autres
conteurs et l’intégration souvent inconsciente des formules, puis par la pra-
tique et l’imitation. Dans cet apprentissage comme dans sa pratique, la
formule est au cœur de l’articulation entre sa créativité et son rapport à la
tradition : c’est le recours aux formules qui lui permet de composer de façon
unique, dans un va-et-vient constant entre ce qu’il sait de la tradition et les
contingences de la représentation.
À l’échelon supérieur par rapport à la formule, les « thèmes » d’une his-
toire sont « les incidents ou passages descriptifs qui sont répétés dans les
chants » (p. 4). Lord reprend aussi les termes de Parry pour déinir le thème
comme « un groupe d’idées utilisées régulièrement pour raconter une his-
toire dans le style formulaire d’un poème traditionnel » (p. 68). Par exemple,
le conseil, le retour du héros, l’emprisonnement, le déguisement ou la scène
de reconnaissance sont des thèmes. Les thèmes sont des regroupements
d’idées plus que de mots. Leur structure permet des compressions ou des
enrichissements. Enin, ils ont une identité individuelle et contextuelle (on
peut les retrouver dans diférents poèmes). Ici encore, il est important de
comprendre le thème comme une entité luide, changeante et adaptable.
À mesure que le barde compose, il est pris entre le souci des vers qui vont
suivre et le souvenir de la dernière façon dont il a chanté l’histoire ( p. 96).
Il peut introduire des variations ou des « ornements » en fonction de l’atten-
tion de son public ou de sa propre virtuosité.
Les thèmes s’associent les uns aux autres pour former une histoire, ou un
chant (song), comprenant un début, un milieu et une in. Certains peuvent
s’associer de façon privilégiée. Lord esquisse une classiication des types
de chants en fonction de leur contenu : le mariage, le sauvetage, le retour
et la prise de villes (p. 120). Bien que clairement déinis, ces types peuvent
aussi s’associer au sein d’une seule histoire. L’histoire est le seul élément
dont le barde a besoin pour apprendre un nouveau chant, puisqu’il est
souvent déjà familier des thèmes, des héros et des formules. Pour cette rai-
son, chaque performance est unique, ce que Lord résume ainsi : « Tous les
bardes utilisent le matériau traditionnel de façon traditionnelle, mais deux
bardes n’utiliseront pas le même matériau de façon exactement semblable »
(p. 63)4.

4 Après he Singer of Tales, les articles que Lord publie dans les années 1960 sont surtout des
réponses aux critiques. Ses travaux postérieurs explorent la relation entre le mythe et l’événement
historique, l’interface entre la tradition orale et écrite, l’opposition entre mémorisation et recréa-
tion, et la question du sens. En 1992, il réélabore sa théorie en valorisant l’échelle intermédiaire
du « groupe de vers », et en distinguant dans le chant un « noyau » (comprenant les passages
essentiels à l’histoire, présents dans toutes les occurrences) et des passages optionnels.

167
BARBAR A TU RQUIE R

Développements de la théorie formulaire

Comme le souligne John M. Foley (1988), les travaux de Parry et de Lord ne


fondent pas seulement une théorie, mais donnent naissance à toute une dis-
cipline, qui regroupe l’étude de traditions orales diverses. De plus, la théorie
formulaire trouve des prolongements féconds au-delà des études littéraires,
en anthropologie, en musicologie, en linguistique, dans les théories de la
performance, ou dans l’étude des « cultures populaires ».
Dans le domaine littéraire, la théorie formulaire a connu trois types
d’extension. Traitant originellement d’une tradition poétique fondée sur
le nombre de syllabes, elle a ensuite été appliquée à des traditions fondées
sur l’accentuation et l’allitération, comme le vieil anglais5. La théorie for-
mulaire a ensuite été étendue à des traditions non métriques, suivant l’idée
que n’importe quelle séquence de mots réutilisable pouvait être considérée
comme une formule. Enin, elle a été étendue à des séquences disconti-
nues de mots, comme les paires de mots dans la poésie hébraïque6. L’élar-
gissement de la théorie formulaire à des corpus divers a tendu à montrer
les limites du postulat d’universalité de la igure du conteur. Geofrey Kirk
(1962) et Adam Parry (1989) ont par exemple réairmé la spéciicité du
langage poétique d’Homère face à la comparaison proposée par Parry et
Lord. Un autre point débattu est l’impact exact de la montée en puissance
de l’écrit sur la culture orale. A-t-il existé des étapes intermédiaires entre le
texte oral et le texte écrit ? Comment les caractériser ? Joseph Russo (1963),
Arie Hoekstra (1969) et Larry Benson (1966) ont traité cette question dite
du « texte transitoire ». Récusant l’idée d’une culture orale étrangère à l’écrit
comme préalable à l’art des bardes, Ruth Finnegan (1992) a pour sa part
analysé des exemples de poésie qui associent l’oral et l’écrit : les chants
somaliens ou le Veda en sanscrit faisaient par exemple usage de textes ixes
conservés entre les représentations. En outre, l’idée selon laquelle les for-
mules dénoteraient nécessairement l’origine orale d’un texte a été réfutée.
Dans un article important de 1966, Benson a montré que Beowulf faisait
un usage écrit, et non oral, des formules, s’appuyant sur une comparaison
entre Beowulf et la poésie en vieil anglais, dont la densité formulaire est la
même.
Mais le problème central semble être celui de la déinition même de ce
qu’est la formule ou de ce qui est formulaire. Suivant une intuition de Parry

5 Sur ce corpus, voir Magoun (1953), Watts (1969), Benson (1966) et Niles (1983).
6 Voir notamment Culley (1967) et Whallon (1969).

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L’ A RT DU CO N TE U R D ’ A P R È S A L B E R T L O R D

lui-même (1971, p. 313), une lignée de critiques – parmi lesquels James Noto-
poulos (1962), Joseph Russo (1963) et John Bryan Hainsworth (1968) – a
élargi la déinition de la formule en y intégrant des ressemblances métriques,
syntaxiques ou grammaticales. Or dès que l’on élargit le concept, on se
trouve face au paradoxe suivant : jusqu’où étendre cette déinition pour
qu’elle ne perde pas son sens ? Où placer la frontière entre ce qui est une for-
mule, une modiication de la formule, et ce qui n’est pas une formule ? Plus
on élargit la déinition, plus grande est la part des textes qui pourra être dite
formulaire, ce qui inluera aussi sur l’idée que l’on se fait de leur composi-
tion orale ou non. Dans les années 1960 et le début des années 1970, une
ligne d’opposition se dessine donc entre ceux qui veulent élargir la déini-
tion initiale de la formule par Parry, et ceux qui maintiennent son caractère
restrictif. En 1977, la parution du livre de Finnegan accentue la dimension
anthropologique de l’entreprise. Poussant plus loin cette approche, certains
critiques ont accordé plus d’importance à l’anthropologie sociale ou aux
études sur la pragmatique du langage.
La linguistique générative a aussi fait usage de la théorie formulaire.
Dans un article de 1967, Michael N. Nagler proposait de penser la for-
mule comme un « modèle mental » (mental template), plutôt que comme
la répétition d’éléments lexicaux, grammaticaux ou métriques. Suivant la
distinction entre structure profonde et structure de surface élaborée par
Noam Chomsky, il distinguait d’une part une Gestalt – une forme qui existe
dans l’esprit du poète au niveau préverbal, et qui sous-tend la production
de tous les énoncés – et d’autre part les réalisations potentiellement ini-
nies de cette forme que constituent les vers prononcés par le poète. Cette
approche permet à Nagler de dépasser les oppositions entre « tradition » et
« original », « norme » et « variante » puisque, comme il le dit en conclusion,
« tout est traditionnel au niveau génératif, tout est unique au niveau de la
performance » (Nagler, 1967, p. 311). La Gestalt recouvre en quelque sorte le
concept de tradition, actualisée chaque fois de façon unique par le barde.
Proposant un autre modèle, Carol L. Edwards décrit pour sa part la for-
mule comme un « système de transformation » (1983). S’appuyant sur les
concepts de Jean Piaget dans Le structuralisme (1970), il décrit la formule
comme une entité pleinement intégrée, transformative et autorégulée (par
exemple, selon les lois de la métrique ou de l’acceptabilité aux yeux de la
tradition).
En musique, la théorie formulaire fournit des éléments pour penser
l’improvisation au sein d’une tradition donnée. Frank Tirro (1974) souligne
que le musicien de jazz s’appuie, pour jouer un morceau, sur une structure
harmonique préalablement établie que l’on nomme la grille d’accords ou

169
BARBAR A TU RQUIE R

encore les changes en anglais7. Kenneth Ware (1977), David Baker (1986a,
1986b) et Luke O. Gillespie (1991) décrivent comme formulaires des pro-
gressions harmoniques, telles que celle de « l’anatole » (Baker, 1988, p. 56)8.
Baker désigne également comme formulaires des éléments musicaux de dif-
férentes échelles : l’accord, la série d’accords, la phrase mélodique9.
Enin, les travaux de Parry et Lord se sont révélés pertinents pour les
études sur la performance, dans la mesure où ils permettent de penser l’in-
teraction entre le public et l’artiste ou la nature processuelle d’une œuvre.
Pour Richard Bauman, Lord est l’un des premiers à concevoir les textes
issus de la culture populaire comme des « structures émergentes » : « Une
des contributions principales de Lord est de démontrer la nature unique et
émergente du texte oral, composé pendant la représentation. Son analyse de
la dynamique de la tradition épique crée l’équivalent d’un modèle génératif
de la représentation épique » (Bauman, 1977, p. 38-39).
Les extensions de la théorie formulaire recouvrent des champs
disciplinaires et des traditions littéraires de plus en plus variées. Les diférents
champs d’application s’attachent aujourd’hui en particulier à construire et à
tester une herméneutique et une esthétique spéciiques aux traditions orales.

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7 On peut traduire changes par « progression », plutôt que par grille. La grille désigne l’ensemble
de la structure harmonique d’un morceau, alors que les changes désignent simplement des suites
d’accords possédant une certaine unité, mais pas forcément l’unité d’un morceau. Généralement
on peut identiier à l’intérieur d’une grille un certain nombre de progressions identiiables.
L’anatole, évoquée plus bas, est une progression élémentaire que l’on trouve dans les grilles de
nombreux morceaux.
8 L’anatole, connu en anglais sous le terme de turnback est une progression harmonique constam-
ment utilisée dans le jazz. On la représente généralement par le schéma I-VI-II-V, où les chifres
romains désignent les degrés des accords. Cette progression est souvent utilisée pour marquer
la in ou le début d’un cycle harmonique. Par extension, on appelle aussi anatole une forme
canonique de standards de jazz dont les deux premières mesures forment un anatole.
9 D’autres études se penchent sur le blues, voir notamment Titon (1977), Barnie (1978). Lawrence
Gushee (1981) étudie l’œuvre du saxophoniste Lester Young en évoquant la structure formulaire.

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Action et improvisation.
Perspectives actuelles de la sociologie
et de la musicologie allemandes

KAI S. LOTH WESEN


TRADUIT DE L’ AL L EMAND PAR F L O RENC E R O U GE R I E
ET TALIA BAC H I R- L O O P UY T

L’improvisation fut longtemps délaissée par les musicologues1. Pratique


musicale éphémère s’il en est (Wilson, 1994), elle apparaissait comme rétive
à toute approche systématique centrée sur l’œuvre d’art. La première somme
passant en revue les diférentes pratiques improvisées dans l’histoire de la
musique (Ferand, 1938) permit de mettre en lumière l’improvisation en tant
que telle, sans toutefois l’afranchir totalement de la notion de composition.
Il fallut attendre les années 1970 pour que l’opposition entre improvisation
et composition prévalant au sein de la musicologie se voie quelque peu
nuancée. Les écrits de Carl Dahlhaus véhiculent une forme de reconnais-
sance qu’ambitionnait déjà Ernst Ferand : composition et improvisation y
sont vues comme les deux degrés extrêmes d’une seule et même « gamme de
possibilités » (1979). Mais ils participent encore d’une conception conser-
vatrice, reléguant l’improvisation à un rang secondaire d’un point de vue
esthétique. Cette esthétique normative de l’œuvre d’art ne s’avère donc pas
en mesure de saisir pleinement la spéciicité de l’improvisation musicale.
Certaines rélexions venues des études jazzistiques et de la pédagogie de
la musique ont plus récemment fourni de nouvelles impulsions à un élar-
gissement de ce point de vue (Knauer, 2004). Les chercheurs en psychologie
de la musique ont également perçu l’intérêt qu’il y avait à se pencher sur les
processus cognitifs dans la création musicale et sur les interactions sociales
qu’elle met en jeu (voir Pressing, 1984 ; Lehmann, 2005). Cette dimension
psychologique joue ainsi un rôle majeur dans le débat sur la créativité musi-
cale, où l’improvisation fonctionne comme un révélateur, dans la mesure où

1 Cette note porte sur l’ouvrage suivant : Ronald Kurt et Klaus Näumann éd., Menschliches Handeln
als Improvisation. Sozial- und musikwissenschaftliche Perspektiven, Bielefeld, Transcript, 2008.

T R A CÉS 1 8 20 10 /1 PAGES 1 73 -1 78
KAI S. LO T HWE S E N

elle donne à voir l’émergence d’une pensée musicale spontanée, créative et


inattendue, néanmoins susceptible d’être enseignée et apprise, et rendant
in ine possible une action musicienne autonome.

Les articles rassemblés par Ronald Kurt et Klaus Näumann (2008) examinent
« l’action humaine sous l’angle de l’improvisation » en s’appuyant sur le cas
paradigmatique des pratiques musicales. Face au déi que représente la
transposition de pratiques artistiques à l’ensemble des actions sociales, les
éditeurs s’appuient sur une déinition de la musique comme pratique cultu-
relle socialement déterminée. Sur la base de ce postulat, il s’agit de dégager
des motifs et des formes d’action distincts et de les comparer à des actions
du quotidien. Ce faisant, les éditeurs veillent à préserver la spéciicité des
pratiques musicales. Ils envisagent plutôt l’improvisation comme un trait
d’union entre l’agir en musique et l’agir au quotidien, par le biais duquel ces
deux domaines deviennent comparables.
Les contributions déclinent sous plusieurs aspects les relations étroites
entre la musique et la culture dans laquelle elle s’inscrit. Les fondements
sociologiques de la musique sont examinés sur la base d’une comparaison
entre deux cultures musicales, la culture indienne et la culture européenne2,
dont les diférences occasionnent des débats particulièrement fertiles. Le but
explicite des éditeurs est d’initier un échange interdisciplinaire et de dégager
le potentiel des « questionnements relatifs à l’improvisation » pour l’analyse
des rapports entre musique et société (p. 7). Par là, ils entendent aussi mettre
un terme à une forme d’« abstinence discursive » de leur discipline, la socio-
logie : « En sociologie, il n’y a eu jusqu’à aujourd’hui aucune tentative de
théorisation qui mette l’action humaine en rapport avec la capacité à impro-
viser » (p. 10). L’orientation de fond des contributions va dans le sens de l’ex-
plicitation d’une conception culturelle de l’improvisation, qui vise en même
temps à rendre compte de façon systématique et convaincante des contextes
historiques et sociologiques dans lesquelles cette pratique prend place :
D’un point de vue sociologique, la question n’est pas de savoir ce qu’est l’im-
provisation en tant que telle, mais de décrire ce que des hommes, en tant que
membres d’une communauté, comprennent par improvisation, dans un sens à
la fois pratique et théorique. (Ibid.)

Dans sa contribution, Kurt explicite ce rapport à travers des considé-


rations comparatives sur les principales caractéristiques des cultures musi-

2 N.d.l.r. Ce recueil d’articles est issu d’un colloque organisé en janvier 2008 à l’Institut d’études
culturelles d’Essen, dans le cadre du projet DFG « L’Inde et l’Europe. Approche comparée de
deux cultures musicales d’un point de vue sociologique ».

174
A CT I O N E T I M P R O V I SAT I O N

cales d’Inde et d’Europe. Pour ce qui est de l’Inde, il souligne l’importance


centrale de l’improvisation comme « technique culturelle » fondatrice d’une
identité (p. 35 et suiv.). L’improvisation est vue dans ce contexte comme une
pratique quotidienne, omniprésente et reconnue par tous, qui imprime sa
marque à des particularités culturelles tout à fait essentielles de la société
indienne. L’auteur oppose à cette conception les aspects rationalisants de
la déinition européenne de l’improvisation. Comme d’autres contribu-
teurs au présent ouvrage, il se réfère dans son argumentation aux approches
d’Alfred Schütz et de Hans Joas ain de mettre en évidence l’étroite relation
entre improvisation et composition. La mise en avant de « complexes signi-
iants spéciiques à des cultures » musicales l’amène aussi à poser la question
des critères d’une improvisation réussie (p. 43).
La contribution d’Oliver Kozlarek se centre sur des aspects théoriques
et conceptuels. L’auteur développe un compte rendu critique de la théorie
de l’action de Hans Joas et il examine, en s’appuyant sur la « philosophie
des formes symboliques » d’Ernst Cassirer, la question de savoir si le concept
d’improvisation peut fonctionner comme alternative au concept joassien de
créativité. Kozlarek explicite pour ce faire les fondements de l’approche cas-
sirerienne en termes de théories de l’action, et les rapporte de façon systé-
matique et conséquente aux développements conceptuels de Joas. C’est par
la mise en évidence de formes symboliques et par les usages sociaux dont
elles font l’objet que les actions peuvent être appréhendées dans un champ
intermédiaire « entre la pure pragmatique et la pure théorie » (p. 62). Sous
cet aspect, l’improvisation apparaît comme une action pouvant créer de
l’ordre (p. 64). Cette perspective empruntant à la philosophie de la culture
permet de fonder de façon convaincante la valeur du concept d’improvisa-
tion pour la formation d’une théorie de l’action dans laquelle convergent
les « dimensions de créativité et de contingence » (p. 64).
La contribution d’Ulrich Bielefeld se place quant à elle dans la droite ligne
théorique des analyses de Max Weber sur la rationalisation de la musique
savante européenne. Les approches de heodor W. Adorno et d’Alphons
Silbermann y font également l’objet d’une discussion approfondie à l’aune
d’exemples puisés dans diverses pratiques musicales. Le large éventail des
cultures considérées, du blues au jazz en passant par les techniques de com-
position en musique contemporaine ou les musiques relevant de l’industrie
culturelle pop, est particulièrement propice à faire apparaître le jeu réciproque
des règles et des libertés dans ces divers contextes culturels. De cette manière,
Bielefeld met aussi clairement en évidence l’évolution de la signiication
du concept d’improvisation au cours de l’histoire, et la manière dont cette
signiication entre en relation avec les conditions systémiques propres aux

175
KAI S. LO T HWE S E N

diférentes pratiques musicales considérées. L’analyse du jeu des règles et des


libertés dans l’improvisation débouche sur l’idée d’une « compétence d’action
productive » (p. 94).
Markus Schmidt et Klaus Näumann examinent respectivement la
place de l’improvisation dans la musique indienne et dans le jazz. Sch-
midt développe une approche comparée qui part de l’explicitation de fon-
dements élémentaires de la musique indienne pour souligner l’importance
de l’improvisation et, en écho à l’analyse de Ronald Kurz sur sa dimension
identitaire, les liens étroits qu’elle entretient avec des valeurs sociales et reli-
gieuses (p. 128). Näumann montre la diversité des concepts d’improvisation
et les conditions de leur évolution dans l’histoire du jazz. Il aborde éga-
lement les problèmes consécutifs à l’institutionnalisation de la formation
des musiciens de jazz, qui a favorisé l’émergence de nouvelles fonctions de
l’improvisation et qui implique aussi de nouvelles options de pédagogie
musicale (p. 151 et suiv.).
Silvana Figueroa-Dreher emprunte quant à elle une voie empirique
pour aborder des questions relatives à l’expérience subjective du temps et à
la coordination temporelle dans l’improvisation musicale collective. Dans
cette perspective, les théories de l’action de homas Luckmann et d’Alfred
Schütz constituent une base solide pour mettre au jour des dimensions
intersubjectives de l’improvisation. Dans les expériences d’improvisation
de musiciens de free jazz, l’auteure décèle des orientations d’action sans but
prédéini, mettant à l’inverse l’accent sur l’« impulsion » comme catégorie
centrale et déterminante du jeu musical. Par l’efet de ce « mécanisme »,
une réaction se produit, faisant en même temps surgir « une action créa-
tive, imprévue, qui n’est pas le produit d’un projet préalable » (p. 169). Le
concept de « mécanisme » renvoie à une compétence d’action des musiciens
fondée sur l’expérience, impliquant qu’ils disposent librement de diférentes
réactions musicales pouvant être adaptées à la situation. Sur la base de ces
analyses, Figueroa-Dreher plaide pour la nécessité de « considérer l’impro-
visation comme un type autonome d’action, ce que n’a pas fait jusqu’ici de
façon adéquate la théorie sociologique de l’action » (p. 180).
Les contributions de Stefan Orgass et Constanze Rora envisagent pour
leur part l’improvisation du point de vue de la pédagogie de la musique.
C’est sur le fond d’une conception communicative de la didactique de la
musique qu’Orgass explicite le potentiel de l’improvisation d’un point de
vue pédagogique et didactique. À cette in, il examine les propositions théo-
riques de Peter Niklas Wilson sur l’improvisation libre et s’appuie sur des
exemples de la musique contemporaine (Earle Brown), tout en distinguant
les contenus des cours de musique et les questions relatives à la formation

176
A CT I O N E T I M P R O V I SAT I O N

d’une culture musicale. Il souligne ainsi en particulier les dimensions esthé-


tiques qui entrent en jeu dans l’expérience musicale (p. 207 et suiv.). Pour
inir, la contribution de Rora aborde l’improvisation sous l’angle du jeu.
Elle dresse un panorama de l’évolution de l’intérêt que la pédagogie de la
musique a porté à l’improvisation au cours de son histoire, et se centre sur
les aspects relatifs à la psychologie cognitive du jeu – en particulier chez les
enfants. La valeur pédagogique de l’improvisation musicale est ici mesurée
à l’aune de ses dimensions ludiques. Rora insiste expressément sur les consé-
quences d’une telle conception de l’action musicienne en transposant cette
analyse à des situations du quotidien (p. 230).

L’ouvrage collectif édité par Kurt et Näumann suggère de nouvelles impul-


sions notables au sein des études sur la musique, qui vont dans le sens
d’une accentuation de la rélexion sur la théorie de l’action. Considérée
sous le prisme de cultures et d’approches disciplinaires diverses, la musique
y est caractérisée comme un système d’action, ce qui conforte également
de manière durable la conception pluraliste des pratiques défendue par
la musicologie systématique (Rösing, 2005). C’est tout particulièrement
la dimension du quotidien qui est appelée à susciter un surcroît d’intérêt
dès lors que la musique est analysée comme une expression ancrée dans
des contextes culturels spéciiques. En ce sens, la détermination des liber-
tés dans l’improvisation telle que la suggère Bielefeld constitue une piste
susceptible d’avoir des implications concrètes sur les plans sociologique et
pédagogique. Les précieuses impulsions théoriques de cet ouvrage ouvrent
ainsi la voie à des prolongements opérationnels. Ce déi particulièrement
stimulant répondrait à l’exigence posée par Hans Neuhof (2007, p. 81) de
faire de la sociologie de la musique une science plus empirique. Du point
de vue de la psychologie de la musique, il irait dans le sens d’une distinc-
tion, en termes de psychologie de l’action, des activités d’improvisation et
de composition, ain de permettre une meilleure déinition des diférentes
démarches de recherche (Lehmann, 2005, p. 947).
On est donc en droit d’attendre de ce recueil des impulsions fructueuses
pour diverses branches et disciplines. Pour les musicologues, il ouvre la voie
à des approches inédites dépassant une esthétique de l’œuvre igée et per-
mettant d’appréhender sur le fondement d’une théorie de l’action la créa-
tivité des pratiques musiciennes. D’un point de vue sociologique, il ouvre
la voie concrète à une thématisation de la musique comme domaine spéci-
ique de l’action humaine, sans toutefois déboucher sur un aplanissement
des caractéristiques culturelles et des pratiques esthétiques au proit d’un
fondement théorique lisse et monolithique.

177
KAI S. LO T HWE S E N

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3 N.d.l.r. Ce texte est traduit dans le présent numéro.

178
Traductions
Qu’est-ce que l’improvisation
musicale ?

CARL DAHLHAUS
TRADUIT DE L’ALLEMAND PAR MARION SIÉFERT ET LUCILLE LISACK.
PRÉSENTÉ PAR TALIA BACHIR-LOOPUYT ET CLÉMENT CANONNE.

Carl Dahlhaus (1928-1989) est l’une des igures les plus importantes de la musicologie
européenne d’après-guerre1. Ses écrits portent sur un nombre considérable de sujets (des
origines de la tonalité à la musique d’avant-garde des années 1960-1970 en passant par
Wagner, Schönberg ou l’idée de « musique absolue ») et se caractérisent par un savant
équilibre entre l’érudition historienne, la technicité des analyses musicales et une rigueur
conceptuelle peu commune en musicologie, sans doute héritée de sa fréquentation assidue
de l’œuvre d’Adorno. C’est à ce côté volontiers philosophique qu’on reconnaît le style musi-
cologique de Dahlhaus. On en aura une illustration avec ce texte de 1979 – publié ici pour
la première fois en français – qui s’attaque à un problème de déinition conceptuelle.
Ce texte n’est pas le premier que Dahlhaus consacre à la question de l’improvisa-
tion. Quelques remarques parsèment des textes antérieurs2, qui trouvent une première
synthèse dans un article de 1972 intitulé « Composition et improvisation » (Dahlhaus,
2004b). Le problème de l’improvisation y est abordé non à partir d’une opposition
notionnelle a priori avec le concept de composition, mais dans le contexte de crise qui
entoure la composition musicale savante des années 1960 et de la « tendance à l’improvi-
sation » (ibid., p. 192) qui gagne alors la scène de la musique dite contemporaine.
Le texte « Was heisst Improvisation ? » revient sur certaines de ces problématiques,
mais la tonalité d’ensemble est diférente : moins polémique (la question de l’improvi-
sation n’est plus autant d’actualité à la in des années 1970) et visant d’abord un objectif
de clariication. Dans cette optique, Dahlhaus part de l’usage quotidien des termes de
composition et d’improvisation, dont il souligne les limites en les confrontant à divers
exemples puisés dans un large spectre de pratiques musicales (médiévales, contempo-
raines, extra-européennes). Il montre de cette manière l’insuisance d’une « division
rigide » de la musique en deux catégories étanches et souligne la nécessité de considérer la
composition et l’improvisation comme les deux pôles d’une « gamme de possibilités sur
laquelle il n’y a pour ainsi dire rien sinon des transitions ». Sans chercher à résoudre les

1 Ce texte est la traduction de Carl Dahlhaus, « Was heisst Improvisation ? », Improvisation und
neue Musik, R. Brinkmann éd., Mayence, Schott Musik, p. 9-23. Nous le traduisons avec
l’aimable autorisation de Schott Musik GmbH & Co (Mayence).
2 Voir « La notation aujourd’hui », « Forme », « La désagrégation du concept d’œuvre musicale » et
« Ehrard Karkoschka et la dialectique de la forme musicale », publiés dans Dahlhaus (2004a).

T R A CÉS 1 8 20 10 /1 PAGES 1 81 -1 96
C AR L DAHLHAU S

contradictions qui entourent ces notions, Dahlhaus se livre ici à une expérience de pensée
qui procède par allers-retours entre les cas et les concepts, les considérations historiques
et systématiques3. Cette exploration de divers domaines de l’improvisation musicale se
double d’un retour rélexif sur des concepts centraux, et non moins problématiques, de
l’esthétique occidentale moderne tels que la « spontanéité » ou l’« originalité ».
Talia Bachir-Loopuyt et Clément Canonne

Tel qu’il est en usage, employé sans que l’on y réléchisse, le concept d’im-
provisation est un concept éculé. Il pâtit d’être une catégorie déinie de
façon essentiellement négative par opposition au concept de composition.
C’est un terme générique qui rassemble des phénomènes musicaux que
l’on ne veut pas, pour une raison ou pour une autre, appeler « composi-
tion » et dont on se débarrasse en leur appliquant un concept opposé, sans
se soucier de savoir si ces phénomènes sont liés entre eux par des caracté-
ristiques communes. À vrai dire, dès que l’on prend la peine d’y réléchir, il
devient diicile, voire impossible de justiier logiquement et de façon objec-
tive une nomenclature qui englobe aussi bien l’organum4 du ixe siècle que
le free jazz, ou encore un raga5 qui fait l’objet d’une élaboration soigneuse
et minutieuse même s’il n’est pas consigné par écrit. En conséquence, une
exploration terminologique du concept d’improvisation ne peut consister
qu’en une tentative, fût-elle vaine, de clariier l’usage de ce mot, un usage
dont la structure logique est devenue bancale et confuse. C’est en procédant
ainsi qu’il nous sera possible de le modiier et de le corriger.
Le recours à l’étymologie, qui apparaît souvent comme le moyen de se
sortir du labyrinthe conceptuel dans lequel l’histoire s’est parfois fourvoyée,
n’est certes pas superlu lorsqu’on s’intéresse aux expressions ex improviso, ex
tempore et « au pied levé ». Son utilité reste cependant étroitement limitée.
Qu’un musicien commence à improviser sans avoir prévu l’ensemble avec
précision (ex improviso), dans l’instant même (ex tempore), et en même temps

3 La systématique et l’histoire de la musique constituent les deux branches de la discipline musi-


cologique telle qu’elle s’est constituée dans l’espace germanophone depuis les écrits fondateurs
de Guido Adler (1855-1941).
4 N.d.l.r. Forme primitive de polyphonie apparue en Occident au ixe siècle, qui consistait à
enrichir le plain-chant par l’adjonction d’une seconde voix strictement parallèle à la première
(avec un intervalle constant d’octave, de quinte ou de quarte).
5 N.d.l.r. Le raga (du sanskrit « couleur », « attirance ») désigne, au-delà d’une échelle de sons, un
mode d’organisation de la mélodie (descendante ou ascendante, organisée autour de certains
degrés pivots, etc.), rattaché à un ethos et à un moment du jour privilégié. Sur ce sujet voir
Auboux (2003).

182
Q U’ E S T- CE Q UE L’ IMP R O V I SAT I O N M U SI C A L E ?

à l’improviste, en moins de temps qu’il n’en faut pour mettre pied à terre
(« au pied levé »6), que donc l’improvisation devienne le contraire de l’élabo-
ration signiie simplement que c’est le geste de la spontanéité, de la produc-
tion irréléchie (ou irréléchie en apparence) qui séduit dans l’improvisation,
par opposition au travail pénible, laborieux qui laisse sa trace dans l’objet
créé – même si, depuis la Renaissance, l’esthétique veut que ce travail soit
efacé, comme si la composition tendait en secret à porter le masque de l’im-
provisation, autrement dit à simuler le retour à un stade de développement
auquel elle s’était préalablement arrachée avec un efort qui ne provoqua rien
de moins que l’histoire de la musique européenne dans sa spéciicité.
Il serait cependant discutable de comprendre la spontanéité – ou bien
son apparence esthétique, puisque c’est ce qui importe inalement – comme
le principal critère de déinition parce que l’originalité et la nouveauté, qui
sont liées au concept de spontanéité dans l’esthétique du xixe et du xxe siècle,
entrent en contradiction avec des caractéristiques propres à quelques
pratiques qui se laissent diicilement exclure du concept d’improvisation :
par exemple, le recours à des modèles ou l’utilisation de formules. Cela prê-
terait en tout cas à confusion, ou du moins, ce serait une formulation décon-
certante, de prétendre d’une part qu’une improvisation n’est rien d’autre
qu’un assemblage de formules et d’autre part qu’elle est ressentie comme
spontanée – quand bien même cela décrit parfaitement la réalité.

II

Pour qui entreprend de dépasser l’opposition commune entre le concept


d’improvisation et le concept de composition, ou du moins de faire appa-
raître la limite où un contraste signiiant se mue en une opposition trom-
peuse, il convient dans un premier temps d’examiner les usages du vocabu-
laire. Car c’est justement dans l’emploi quotidien – et tout à fait raisonnable
– de cette nomenclature qu’apparaissent les problèmes les plus ardus : dès
que l’on y réléchit, que l’on se coupe pour ainsi dire la parole à soi-même,
on ne se laisse plus abuser par ce qui semble évident, et il faut bien s’avouer
alors que l’on parle sans savoir exactement ce que l’on dit.
Comme hypothèse de travail, on peut s’appuyer sur les cinq caracté-
ristiques du concept de composition tel qu’il s’est forgé dans la musique
européenne depuis la in du Moyen Âge. Dans l’optique d’une déinition
des catégories de l’improvisation, on prendra ainsi pour point de départ

6 N.d.t. En allemand aus dem Stegreif, littéralement « le pied sur l’étrier ».

183
C AR L DAHLHAU S

l’airmation selon laquelle une composition est 1) un objet musical indi-


viduel et clos sur lui-même, lequel est 2) élaboré et 3) ixé par écrit pour
4) être exécuté, 5) ce qui est élaboré et écrit constituant la part essentielle de
l’objet esthétique qui prend forme dans la conscience de l’auditeur.
Cette déinition découle d’une simple analyse du vocabulaire utilisé dans
le langage courant, elle n’excède donc pas la modeste ambition d’être aussi
triviale que possible. Mais si on admet cette déinition en considérant qu’elle
est suisamment adéquate et acceptable, il n’est alors pas bien diicile de
découvrir des phénomènes musicaux d’une certaine importance historique
dans lesquels l’une des caractéristiques fait défaut sans que, pour autant, les
autres soient abandonnées, si bien que, en l’absence d’un critère suisant,
l’on est embarrassé de devoir décider si l’on peut encore parler ou non de
composition. D’un autre côté, comme on va le montrer, le fait que l’on
hésite à qualiier ces phénomènes de composition ne saurait justiier que
l’on parle d’improvisation faute d’une terminologie plus satisfaisante. Autre-
ment dit : les phénomènes qui n’appartiennent ni au domaine de la compo-
sition ni à celui de l’improvisation au sens large du mot ne manquent pas.
L’organum du ixe au xie siècle, tel qu’il a été enseigné dans la Musica
Enchiriadis 7 et dans le Micrologus de Guido d’Arezzo8, était une pratique
d’exécution musicale régie intégralement par des règles strictes, dotant un
choral d’une ornementation polyphonique. Dans l’organum à consonances
de quinte, cette coexistence de plusieurs voix apparaît encore comme un
simple élargissement du son ; c’est seulement avec l’organum de quartes
que l’on s’aventure vers une polyphonie rudimentaire. D’un côté, il serait
absurde de parler d’une composition à propos de l’objet individuel créé
par la pratique de l’organum. D’un autre, les règles strictes qui rendent le
déroulement de la musique prévisible s’opposent à un concept d’improvisa-
tion, à moins de lui arracher complètement ses racines étymologiques.
Une autre pratique musicale se soustrait à la dichotomie entre compo-
sition et improvisation. Dans la musique indienne, il n’est pas rare qu’un
raga, objet individuel et original, soit élaboré intégralement, ou du moins
dans ses traits essentiels, lors de l’exécution musicale, et soit considéré
comme la propriété d’une école. Il est alors transmis oralement, sans toute-
fois être ixé par écrit. Il ne serait certes pas absurde de parler d’une compo-
sition transmise oralement et de renoncer ainsi au critère de l’écrit, mais ce
serait délicat. En efet, il est historiquement établi que les caractères essen-

7 N.d.l.r. Traité anonyme sur la musique (autour de 900), attribué à Odon de Cluny.
8 N.d.l.r. Le Micrologus (vers 1025) est l’un des traités les plus importants sur l’enseignement de
la musique. Son auteur, Guido d’Arezzo, est également à l’origine d’un système de notation
sur portée et de notre dénomination des notes de musique (ut, ré, mi, fa, sol, la, si).

184
Q U’ E S T- CE Q UE L’ IMP R O V I SAT I O N M U SI C A L E ?

tiels du phénomène appelé « composition » dans la musique européenne


sont apparus en interaction avec le système de notation – et la terminologie
elle-même en témoigne également. Sans l’écrit, la composition ne serait pas
devenue ce qu’elle est. Cependant, puisque chaque raga est une pièce élabo-
rée individuellement, il serait vraiment absurde de parler d’improvisation,
et donc d’abandonner la caractéristique essentielle de ce concept, c’est-à-
dire l’opposition entre le caractère ex tempore et l’élaboré.
Les règles strictes du premier organum ou de l’élaboration d’un raga
individualisé nous ofrent des critères tout à fait évidents pour saisir l’in-
suisance d’une division rigide de la musique en composition d’un côté, et
improvisation de l’autre. En revanche, il est très diicile pour un historien
de savoir si et dans quelle mesure la partie notée d’un morceau de musique
en est la partie essentielle.
Même dans la musique du xixe et du xxe siècle, qui tend vers une nota-
tion intégrale de tous les détails, il va tout simplement de soi pour le sens
commun d’airmer que le plus important est ce qui n’est pas noté. Il s’agit
ici des dynamiques et des libertés rythmiques sans lesquelles non seule-
ment le sens expressif d’une composition, mais aussi son sens structurel
reste inaccessible. Où commence et init un motif ? Laquelle des voix est
voix principale, laquelle est voix secondaire ? Un accord est-il un accord
de passage ou un accord stratégique, essentiel à l’harmonie ? Tout cela n’est
en efet pas écrit sur la partition. Toutefois, il est vrai que les signiications
et les fonctions sont sans conteste incluses dans le texte musical : outre les
signes qui marquent le substrat acoustique de la musique, le texte musi-
cal englobe aussi le sens exprimé par le phénomène sonore. Certes, qu’un
accord remplisse la fonction de dominante9 ou qu’un contrepoint soit un
accompagnement et non un contre-chant traduit une réalité « intention-
nelle » qui échappe à la notation pour autant qu’on réduit celle-ci à la dési-
gnation d’un phénomène acoustique « réel ». Cependant, il serait inadéquat
de mettre les signiications des accords et des motifs dans la catégorie du
non-noté comme s’ils étaient des improvisations ajoutées à la composition.
Et peut-être devrait-on considérer que non seulement les signiications et
fonctions musicales, mais aussi les moyens agogiques et dynamiques qui les
rendent intelligibles, font partie des textes musicaux : ce sont les éléments
qui sont en quelque sorte « présents dans les notes » pour celui qui sait les
lire. En tout cas, le concept du non-noté avec lequel opère la théorie de

9 N.d.l.r. La musique tonale est régie par deux fonctions harmoniques opposées, la fonction de
tonique et la fonction de dominante. L’enchaînement dominante-tonique est le paradigme du
schème tension-détente, d’importance cruciale dans la musique classique occidentale.

185
C AR L DAHLHAU S

l’improvisation renvoie avant tout à des phénomènes résidant non seule-


ment au-delà d’une notation qui symbolise uniquement du « réel » acous-
tique, mais aussi au-delà d’un texte qui engloberait en outre l’« intention »
musicale (et les moyens de son intelligibilité).
Or si on élargit le concept de l’écrit à celui de texte, il apparaît, contrai-
rement au lieu commun cité, que l’essentiel, pour ce qui est de la musique
européenne de ces derniers siècles, est écrit sur la partition, dans laquelle
on a pu distinguer trois « niveaux » : le niveau du phénomène acoustique
réel, qui est symbolisé par la notation, le niveau de l’intention musicale en
tant que quintessence des fonctions et signiications, et enin le niveau des
moyens de représentation interprétatifs qui sont à leur tour des phénomènes
acoustiques réels mais non notés. Parmi ces trois niveaux, c’est sans aucun
doute le niveau intentionnel qui est déterminant. Et le fait que les signii-
cations, tout comme les moyens agogiques et dynamiques pour leur repré-
sentation, soient de l’ordre du non-noté, n’est pas une raison suisante pour
attribuer à tort aux moyens de représentation une substantialité que l’on
retire aux signiications.
Cependant, lorsqu’on prend conscience du caractère hétérogène de la
catégorie du non-noté, apparaît alors un état de fait fondamental pour la
musique européenne des derniers siècles, état de fait qui a été formulé par
Jacques Handschin10 dans la thèse – conçue comme supra-historique mais
historiquement interprétable – selon laquelle la hauteur et la durée des sons
sont des caractéristiques sonores centrales alors que l’intensité et le timbre
sont des caractéristiques périphériques. Cette diférenciation signiie que
les paramètres centraux, pour reprendre les termes d’Arnold Schönberg,
formulent la pensée musicale, tandis que les moyens périphériques servent
à son intelligibilité. En outre, cela sous-entend que l’interprétation – dont
relèvent les jeux de dynamiques et de couleur sonore – est au service de
la composition et non l’inverse. Et inalement, l’importance accordée aux
caractéristiques sonores centrales conduit à la prémisse esthétique selon
laquelle dans la dialectique de la structure et de l’expressivité, c’est la struc-
ture, qui se présente avant tout comme structure de hauteurs et de durées
de sons, qui vaut comme instance suprême d’après laquelle on jugera si
l’expressivité est justiiée de l’intérieur ou bien reste un geste vide.
Cela ne signiie pas que personne ne se soit jamais risqué à formuler
une position contraire. Cependant, l’importance accordée, à rebours de cette

10 N.d.l.r. Jacques Handschin (1886-1955), musicologue suisse, spécialiste de musique médiévale,


est l’auteur d’un traité intitulé Le caractère du son. Une introduction à la psychologie sonore
(1948).

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Q U’ E S T- CE Q UE L’ IMP R O V I SAT I O N M U SI C A L E ?

esthétique, à l’intensité et au timbre, l’invasion de la pensée par les moyens


de représentation, la réduction de la composition à un vecteur de l’interpré-
tation, et pour inir l’idée d’une expressivité qui ne se soucie pas de justiica-
tion structurelle, bref, la négation des prémisses qui constituaient la base du
concept de texte musical au cours des derniers siècles court le risque d’être
ramenée à une tare esthétique, qui élève une forme de dilettantisme suspect et
supericiel au rang de critère d’évaluation. Cela étant dit, il n’est pas besoin de
réléchir longuement pour s’apercevoir que ce reproche de dilettantisme est
un prétexte pour critiquer un contre-courant esthétique qui semble menacer
le concept d’œuvre musicale de la modernité. De grandes parties du public
tendent secrètement à se laisser happer par les efets d’intensité et de couleur
au lieu de suivre le développement des motifs, à s’abandonner sans réléchir
au geste expressif et à s’identiier aux interprètes, au lieu de s’eforcer de com-
prendre le processus compositionnel. Et c’est bien dans le plaisir procuré par
les improvisations, un plaisir inépuisable, qu’apparaît souvent le courant sou-
terrain qui accompagne l’évolution de la composition. Dans l’improvisation,
chacun admet que les caractéristiques sonores « périphériques » jouent un
rôle égal voire supérieur à celui des caractéristiques sonores « centrales », sans
pour autant considérer ce renversement comme une tare. La manière dont
une pensée est représentée est tout aussi importante, et même plus impor-
tante que la pensée qui sert de substrat. L’expressivité règne en maître quasi
absolu sans que soit mise en question sa légitimité structurelle. Et le fait que
la composition et l’interprétation aient lieu en même temps ne signiie nulle-
ment que le public devient témoin d’un processus de composition accéléré,
dont la substance serait une logique musicale saisissable, tout comme dans
une composition écrite ; mais au contraire que la composition se dissout en
devenant interprétation, ou qu’elle n’est que le vecteur de l’interprétation.

III

Le concept d’improvisation ne forme donc pas une alternative à celui de


composition, alternative par laquelle d’autres possibilités qui ne seraient
ni improvisation ni composition seraient exclues. Nombre de phénomènes
musicaux ne se laissent déinir ni comme des improvisations ni comme des
compositions. Pourtant, du moins dans la musique européenne, les prin-
cipaux traits de chacune de ces deux catégories sont déinis par opposition
à l’autre. Les caractéristiques techniques, comme le niveau d’élaboration et
d’écriture, sont certes étroitement mêlées à des caractéristiques esthétiques,
comme le moment de la spontanéité et le degré d’individualisation, sans
pour autant que leur rapport soit réduit à des formules communément

187
C AR L DAHLHAU S

utilisées dont la simplicité séduisante ne serait que le revers d’une dépen-


dance à l’égard d’idées préconçues.
Si, en essayant de déinir l’improvisation par opposition à la composition,
l’on prend comme point de départ la diférence entre la musique ixée et la
musique non ixée, il s’avère alors soit que les eforts de déinition sont confus,
soit qu’ils basculent dans l’arbitraire parce qu’il ne s’agit pas à proprement
parler de domaines isolables, étanches l’un à l’autre, mais d’une gamme de
possibilités sur laquelle il n’y a pour ainsi dire rien sinon des transitions et des
formes intermédiaires, et dont les extrêmes, la composition absolue et l’im-
provisation absolue, se perdent dans l’irréel et l’insaisissable. Dans la mesure
où elle ne réside pas au-delà de l’alternative entre composition et improvisa-
tion, la réalité musicale est constituée d’objets musicaux qui appartiennent
plus ou moins à l’une ou à l’autre catégorie. Quand on cède à la tentation de
l’exactitude, le classement des phénomènes se dissout en une description de
proportions et de dosages, et utiliser malgré tout l’étiquetage que suggère une
dichotomie n’a pas plus de sens que de vouloir procéder à chaque instant à de
minutieuses distinctions qui sont inappropriées et inutiles dans l’activité quo-
tidienne, y compris dans le domaine de la connaissance scientiique.
Il semblerait que l’idée de la composition absolue se soit réalisée dans la
musique électronique, entièrement ixée, qui ne laisse donc à l’interpréta-
tion, inexistante dans ce type de musique, aucune possibilité de modiica-
tions et d’ajouts. Comme cependant, dans la musique électronique, un texte
écrit, si toutefois il existe, remplit exclusivement des fonctions techniques
et ne relète pas la igure musicale d’ensemble, il est douteux que le concept
de composition, qui s’est constitué dans la musique européenne en interac-
tion avec le développement de la notation, soit la catégorie appropriée pour
caractériser la musique électronique. Une musique qui peut naître et qui
naît souvent sans la médiation de l’écriture, dont la réception ne met pas en
jeu la représentation d’un schéma de notes, une telle musique, bien qu’elle
soit élaborée et ixée, ne peut être rattachée au concept européen de compo-
sition tel qu’il a été forgé historiquement – le seul concept de composition
qui existe à l’heure actuelle.
C’est l’extrême inverse, l’idée d’une improvisation absolue que vise Karl-
heinz Stockhausen avec le concept d’une « musique intuitive », en évitant
d’ailleurs le terme d’improvisation connoté par son association avec l’usage de
formules. Dans un commentaire de sa pièce pour ensemble « ES »11, il écrit :
Au sein du cycle, le texte « ES » [« Ça »] décrit un jeu intuitif poussé à l’extrême
puisqu’il indique de ne jouer que lorsque l’on a atteint l’état de la non-pensée, et

11 Extrait du cycle Aus den Sieben Tagen (1968), ensemble de quinze pièces de « musique intuitive ».

188
Q U’ E S T- CE Q UE L’ IMP R O V I SAT I O N M U SI C A L E ?

de toujours arrêter lorsque l’on commence à penser. On doit ainsi atteindre un


état du jeu dans lequel on agit et réagit de façon purement intuitive […]. Il est
évidemment inhabituel de jouer d’un instrument dans cet état méditatif et de
ne pas avoir peur de s’abandonner entièrement à l’intuition. Cela nécessite de
faire appel à des musiciens chez qui le jeu advient de lui-même, de façon totale-
ment irréléchie et immédiate. (Stockhausen, 1978, p. 129)

Le principe selon lequel il ne convient d’agir ou de réagir que dans un état,


diicilement atteignable, de non-pensée trouve son sens dans l’espoir que
la musique prend sa source dans l’inconscient, que Stockhausen considère
comme un surconscient, et que cette musique n’évoque rien qui ait déjà été
entendu auparavant. La spontanéité, l’idée esthétique à laquelle revient sans
cesse le concept d’improvisation absolue, doit se légitimer par sa nouveauté.
À vrai dire, il devrait être diicile d’empêcher qu’une musique fondée sur
une indication de Stockhausen soit marquée ou colorée par la conscience
qu’ont les musiciens de réaliser un texte de Stockhausen. Ce dernier airme
cependant qu’il n’est pas présent en tant que personne dans le résultat
sonore mais en tant que « mythe », et insiste sur cette distinction. Or si la
musique intuitive, censée ne rien évoquer, évoque pourtant justement les
premières compositions de Stockhausen, qui constituent pour l’interprète
le seul point de départ adéquat pour s’aventurer dans l’inconnu, il apparaît
alors que l’idée d’improvisation absolue ne pourra jamais être qu’un prin-
cipe régulateur : une utopie esthétique dont on se rapproche un peu lorsque
la chance nous sourit, mais que l’on n’atteindra jamais.
La musique électronique, bien qu’étant totalement ixée, ne satisfait pas
totalement au concept de composition absolue comme catégorie historique
dont l’écriture est une caractéristique essentielle. Cela met en lumière la dif-
iculté inhérente à toute tentative de développer des critères pour décrire les
formes intermédiaires entre composition et improvisation qui constituent
la réalité musicale : une diiculté qui nous contraint à passer constamment
d’une approche systématique à une approche historique.
Un des principes de base de la musique aléatoire des années 1960 était
de ixer les diférentes parties d’une composition mais de laisser libre l’ordre
dans lequel elles apparaissaient. Pour le public, la version qu’il écoute est
presque toujours la seule qu’il connaisse, il ne perçoit donc pas la variabi-
lité en tant que telle. Et de façon évidente, le sens de ce procédé vient d’une
part de l’intention de mettre en jeu la spontanéité de l’interprète, d’autre
part de la démonstration d’une idée abstraite qui échappe à la perception
esthétique : l’idée que les matériaux ou les segments musicaux peuvent être
assemblés pour former diférentes structures, qui sont toutes également
plausibles, même si certaines le sont plus que d’autres. Or l’idée de forme

189
C AR L DAHLHAU S

qui sous-tend ce concept est tout aussi marquée historiquement que les
caractéristiques du matériau auquel elle doit s’appliquer. Les liens formels
qui se constituent dans la conscience de l’auditeur peuvent être déinis
grosso modo comme un équilibre entre d’une part des ressemblances ou
des correspondances et d’autre part des contrastes ou des écarts. Croire
qu’un lien s’établira malgré la permutation aléatoire des diférentes parties
présuppose de façon évidente que la perception d’analogies et d’opposi-
tions peut s’appuyer sur toutes les propriétés sonores en tant que paramètres
équivalents au lieu de devoir chercher des éléments signiicatifs essentielle-
ment dans la structure émanant de la hauteur ou de la durée des sons. En
d’autres termes, l’idée de forme aléatoire est une conséquence historique de
l’émancipation sérielle des propriétés sonores périphériques. En tout état
de cause, la question de savoir jusqu’à quel point des parties de la compo-
sition peuvent être échangées ou montées autrement sans que le sens de
l’ensemble soit menacé obtient en général des réponses qui varient au cours
de l’histoire. Et ce qui importe n’est pas le classement de l’aléatoire dans
un système de formes ouvertes et ixées, mais plutôt la compréhension des
conditions historiques dans lesquelles il apparaît comme signiicatif que la
forme reste ouverte.
On rencontre quelque chose d’analogue dans le graphisme musical des
années 1960, une tentative visant à transposer de façon improvisée des des-
sins en objets sonores, certes en ne les soumettant pas à un schéma choisi
arbitrairement qui les rendrait lisibles comme notations musicales, c’est-à-
dire comme système de signes, mais en les utilisant comme impulsion et
stimulation pour une expression musicale gouvernée par des associations.
À ce qu’il semble, l’entreprise ne pouvait réussir que si, en plus des notes
et des sons musicaux, des bruits et des mélanges de sons formaient aussi le
matériau de l’improvisation en constituant des événements musicaux traités
de façon égale. Car ce sont sans aucun doute essentiellement les graphismes
abstraits et non iguratifs qui suscitent des associations musicales. Dès lors
que la technique graphique passe d’un simple entrelacement de lignes,
provoquant des représentations mélodiques contrapuntiques, à des objets
caractérisés non seulement par des lignes, mais aussi par des efets de lou et
des taches, leur équivalent sonore sous forme de bruit s’impose presque iné-
vitablement lors de leur traduction musicale. L’autonomisation du bruit en
tant que catégorie musicale – le passage d’un rôle d’accentuation à un rôle
structurel – est cependant une tendance spéciique de la musique la plus
récente. Et l’objet dont une théorie de l’improvisation digne de ce nom doit
venir à bout n’est pas l’idée générale et abstraite d’une musique conçue par
association d’après des graphismes – une idée qui serait localisable quelque

190
Q U’ E S T- CE Q UE L’ IMP R O V I SAT I O N M U SI C A L E ?

part dans un système décrivant les proportions de ce qui est ixé et de ce qui
ne l’est pas – mais l’empreinte (Ausprägung ) concrète de cette idée, liée à la
condition historique de l’émancipation du bruit.

IV

Le texte de Stockhausen déjà mentionné, qui prescrit au musicien de n’agir


que dans un état où il ne pense pas, présente un modèle dont le but est de
s’éliminer soi-même et de faire disparaître la conscience. Mais même si elle
tend à l’exhibition d’une liberté sans bornes, l’improvisation repose en règle
générale sur un principe donné de l’extérieur, qui constitue alors la résis-
tance contre laquelle elle s’acharne et en même temps l’épine dorsale dont
elle a besoin pour ne pas avoir le sentiment de perdre pied et d’être paralysée
dans sa spontanéité.
On peut opérer une classiication des genres d’improvisation tels qu’ils
se sont constitués dans la musique européenne et extra-européenne en
construisant une distinction imaginaire entre le principe dont la pratique
découle et les matériaux, les structures et les formes dont elle a hérité d’une
part, les attentes esthétiques et fonctionnelles qu’elle cherche à satisfaire
d’autre part. Mais dans la réalité musicale, ces éléments se fondent les uns
dans les autres.
Des tentatives de description fondées sur une distinction entre ébauche,
moyens de réalisation et horizon d’attente font d’ailleurs bien vite naître le
sentiment d’une inutile complication des choses : on sent bien que les signes
caractéristiques toujours cités dans la théorie de l’improvisation ou dans les
maigres traités écrits à ce sujet, comme le recours aux formules, la technique
de structuration ou la variation à partir d’un thème, ne sont absolument
pas liés à une distinction entre des principes de base donnés et des moyens
de réalisation disponibles, telle que pourrait l’invoquer un esprit pinailleur.
Au contraire, une structure harmonique et métrique, tout comme un motif
élaboré, peut être soit une ébauche, soit un véhicule de la réalisation. Autre-
ment dit, dans le développement de l’improvisation, rien n’est par essence
prémisse ou moment de l’élaboration ; les signes caractéristiques de l’impro-
visation ne relèvent pas par nature de l’une ou de l’autre fonction.
Il a souvent été dit que l’improvisation, excepté dans des cas limites, est
à peine concevable sans une réserve de formules sur lesquelles les musiciens
qui les possèdent peuvent se reposer, mais la relation apparemment confuse
entre le recours inévitable à des formules et l’impression de spontanéité
découlant cependant des improvisations réussies n’a pas été suisamment

191
C AR L DAHLHAU S

analysée. Le préjugé qui brouille les concepts sous une apparence trompeuse
de simplicité repose sur une représentation forgée au xviiie siècle, telle-
ment répandue qu’elle en devient presque évidente et donc machinale,
qui tend à identiier spontanéité et nouveauté, en les plaçant sous le signe
de l’originalité, catégorie centrale de l’esthétique classico-romantique. Le
concept d’originalité, qui combine des aspects hétérogènes mais dont la
structure nous est rarement connue, signiie, dans l’esthétique qu’il a mar-
quée, qu’une pensée par laquelle s’exprime la substance d’une personne est
nécessairement une pensée nouvelle et non une pensée reprise de quelqu’un
d’autre, et que cette pensée jaillit dans l’instant plutôt qu’elle ne naît au
terme d’une rélexion laborieuse. L’association de l’authenticité subjective,
de la nouveauté et de la spontanéité, si tenace soit-elle après deux siècles
d’accoutumance, est cependant tout sauf évidente, et elle ne constitue pas
plus un don de la nature. La nouveauté ne doit pas venir des émotions
qui agitent la vie intérieure pour être esthétiquement légitime, et inverse-
ment, une pensée qui rend perceptible la substance d’une personne n’est pas
nécessairement nouvelle. L’originalité peut tout à fait être le résultat d’un
travail laborieux et la première version d’une idée est bien souvent la plus
triviale. Autrement dit, entre les formules sans lesquelles on arrive à peine
à improviser et l’impression de spontanéité et d’authenticité subjective qui
seule justiie, dans une culture musicale dominée par le concept de compo-
sition, que l’on joue ex improviso au lieu d’interpréter un texte élaboré, il ne
subsiste pas la moindre contradiction. Mais pour s’en rendre compte, il faut
abandonner la représentation selon laquelle la spontanéité, qui agit selon
l’inspiration du moment, et l’authenticité subjective, qui fait apparaître
un morceau de musique comme l’expression immédiate d’une personne,
seraient indissociables de la nouveauté et légitimées par elle. Dans le cas
extrême de la musique intuitive, qui rappelle l’écriture automatique du sur-
réalisme, l’improvisation peut faire surgir la nouveauté ; en règle générale,
c’est cependant le contraire qui se produit. La musique intuitive dépend de
formules, mais cette dépendance n’exclut pourtant aucunement la sponta-
néité et l’authenticité subjective.
À côté du recours aux formules, il y a un autre signe caractéristique
de l’improvisation, l’un des plus visibles, dont peut partir une théorie qui
s’attache en premier lieu au tangible. Il s’agit du procédé qui consiste à
prendre comme trame de l’improvisation une mélodie, une ligne de basse
ou un schéma métrique et harmonique sur lequel le musicien élabore une
paraphrase. Le fait que la trame musicale ait subsisté dans le jazz pendant
des décennies, jusqu’au moment où elle a été reléguée à l’arrière-plan dans
le free jazz, ne doit pas pour autant empêcher de voir que ce principe for-

192
Q U’ E S T- CE Q UE L’ IMP R O V I SAT I O N M U SI C A L E ?

mel, dans la musique européenne, appartient à une étape de développe-


ment révolue depuis longtemps et qu’il ne faudrait pas croire de retour
pour la simple raison qu’on continue, ici ou là, à écrire des passacailles
– dont le caractère archaïque n’échappe à personne. Mais la pratique de
l’improvisation entretient une relation particulièrement délicate avec l’idée
du travail thématique qui a pris historiquement la relève du principe de la
trame musicale – pour esquisser à grands traits une partie de l’histoire de
la musique. Certes, la fantaisie libre, qui s’est constituée au xviiie siècle
comme la forme d’improvisation de l’époque classico-romantique, tout
comme la cadence de concert, que l’on peut considérer comme une fantaisie
transportée, intégrée dans la forme sonate, repose en partie sur le principe
qui consiste à développer des idées thématiques et à les montrer dans des
colorations toujours diférentes. Cependant, que l’improvisation de déve-
loppements thématiques, parallèlement à la composition de ces développe-
ments, aboutisse à une réussite esthétique, doit être considéré comme une
rare exception, même autour de 1800, tandis qu’il est tout à fait vraisem-
blable que les improvisations sur les trames musicales aient laissé des traces
dont les cycles de variations qui nous ont été transmis ne sont que de pâles
relets. Autrement dit, la trame musicale, dont le charme esthétique repose
sur la dialectique entre une sûre continuité du schéma porteur et de fugaces
efets momentanés, va dans le sens de l’improvisation, tandis que la phrase
thématique, dans laquelle la continuité n’est pas donnée mais doit être pro-
duite, s’oppose plutôt à une improvisation qui jaillit dans l’instant. Et le
déclin de la pratique de l’improvisation dans la musique de concert des cent
cinquante dernières années devrait alors être fondé, contrairement aux ten-
tatives d’explications habituelles, moins sur des critères historiques culturels
que compositionnels : de toute évidence, ce ne sont pas la disparition des
talents et de l’intérêt ni l’émiettement des fondements institutionnels qui
sont décisifs, mais c’est la relation biaisée à l’improvisation qu’entretient la
forme de base de la pensée compositionnelle depuis Haydn et Beethoven,
c’est-à-dire l’idée du travail thématique. Tout n’est pas possible à toutes les
époques : ce lieu commun signiie que, parfois, un phénomène ne bénéicie
pas des conditions historiques nécessaires pour atteindre le domaine que la
théorie esthétique d’une époque délimite comme celui de l’art. Même en
disposant de ressources extraordinaires, l’improvisation est alors vouée à
l’échec historique.

193
C AR L DAHLHAU S

Des objets musicaux élaborés intégralement ou dans leurs grandes lignes,


qui ne sont cependant pas ixés par écrit mais transmis oralement, ne
peuvent être classés, comme il a déjà été dit, ni comme compositions ni
comme improvisations, si on ne veut pas déformer ces concepts. Puisque
la terminologie est marquée par son origine européenne, il semble parfois
contestable de la transposer dans la musique extra-européenne, mais il n’est
pas non plus approprié d’éviter les diicultés en remplaçant la nomencla-
ture historique par une nomenclature systématique peut-être universelle
mais dont les concepts sont vidés de leur sens. La décision par exemple de
déinir le terme de composition uniquement par le critère de l’élaboration,
et de renoncer à celui de l’écriture, aurait pour conséquence d’éliminer de
cette déinition la dialectique entre notation et composition, qui constitue
le moteur du développement européen de ces concepts. Et si une pensée his-
torique est consciente du caractère eurocentré des concepts qu’elle emploie,
il serait injuste de l’accuser de présomption et de la soupçonner de vouloir
réserver le terme prestigieux de composition à la musique européenne sans
daigner l’appliquer à la musique extra-européenne. Un historien hésitant à
appeler « composition » une pièce de musique extra-européenne ne signiie
absolument pas par là qu’il la dénigre.
Le concept d’improvisation semble être, contrairement à celui de la
composition, tout à fait applicable à la musique extra-européenne, tant
que l’on prend conscience de son utilité partielle et limitée, et que l’on ne
part donc pas de cette représentation grossière et qui vide de son sens la
terminologie, représentation selon laquelle toute musique transmise orale-
ment, quelle qu’elle soit, peut être considérée comme improvisation. L’im-
provisation est plutôt un simple domaine parmi d’autres, aussi bien dans
la musique des hautes cultures, qui a pour base le principe de la variation
formelle, que dans la tribal music ou la musique populaire traditionnelle
(Stammesmusik) – une pratique musicale que l’on appellera ici « élémen-
taire » pour éviter le vocable « musique primitive » qui peut être ressenti
comme humiliant.
Si parmi ces pratiques élémentaires, un morceau de musique remplis-
sant une fonction rituelle est à tel point ixé que le moindre écart représente
une transgression qui réduit à néant l’efet du charme produit par les sons,
ce serait une absurdité et un usage faussé de la nomenclature que de parler
d’improvisation, car il ne s’agit tout bonnement pas d’une musique sponta-
née, improvisée sur le moment (cela vaut aussi quand l’identité de la créa-

194
Q U’ E S T- CE Q UE L’ IMP R O V I SAT I O N M U SI C A L E ?

tion musicale n’est pas reconnaissable pour des auditeurs extérieurs ou l’est
seulement dans ses grandes lignes, alors que pour ceux qui jouent, elle reste
« la même » à chaque répétition : l’instance qui décide s’il s’agit de musique
ixée ou non est alors la conscience de ceux qui sont chargés de la pratique
musicale). Cela ne signiie pas qu’il n’y aurait pas d’improvisation dans les
pratiques musicales élémentaires. Le pendant d’une musique ixée par un
rituel, dont la structure ne doit pas être transgressée, est une musique non
ixée, de caractère ludique, appartenant au domaine profane. Et s’il est ainsi
évident que la musique ixée échappe à l’alternative entre improvisation et
composition et représente une troisième catégorie à laquelle il manque pour
l’instant un nom adéquat, on peut en revanche sans hésiter déinir la musique
non ixée comme improvisation. L’improvisation n’est donc pas un terme
générique qui désigne la musique élémentaire, mais la musique élémentaire
est inversement un terme générique qui englobe, d’une part, des pratiques
d’improvisation, et d’autre part, des genres musicaux ixés par un rituel.
Selon le même schéma, il faudrait décrire la relation logique entre le
concept d’improvisation et le principe fondamental de la musique des
hautes cultures, principe que l’on désigne, pour comprendre le point com-
mun entre des phénomènes comme le maqam12 arabe et le raga indien, sous
le nom de variation formelle. Il n’est pas nécessaire de disserter longtemps
pour savoir si le terme de « forme », qui évoque une structure plutôt superi-
cielle que profonde, est un terme heureusement choisi pour ce procédé qui
consiste à faire de la musique d’après des modèles de mélodies, des systèmes
de fonctions tonales ou des structures mélodico-rythmiques données. On
peut de toutes façons airmer sans ambiguïté que le domaine de la variation
formelle s’étend de pratiques d’improvisation jusqu’à des pièces élaborées
qui ne se diférencient des compositions que par la transmission orale, et
que l’expression d’improvisation, tout comme pour les pratiques musicales
élémentaires, est une sous-catégorie et non un terme générique.
Le fait qu’un certain embarras se manifeste inalement quand on se
demande ce qu’est « véritablement » l’improvisation ne devrait guère décon-
certer un public qui n’est pas confronté pour la première fois à des débats
terminologiques, car il est fréquent de constater que les chemins que l’on
emprunte pour clariier un concept se révèlent être inalement les dédales
d’un labyrinthe. Ce qui reste n’est rien d’autre que cette thèse simple : d’une
part, il apparaît approprié de procéder d’après le sens original du terme, et
donc de mettre en valeur comme caractéristique décisive du concept l’idée

12 N.d.l.r. Le terme de maqam désigne le système des modes mélodiques utilisés dans la musique
arabe et la musique ottomane (makam).

195
C AR L DAHLHAU S

d’une production musicale surgissant dans l’instant – opposée tout aussi


bien à l’élaboration qu’à la stricte détermination par des règles. D’autre
part, il faut faire place à des diférenciations historiques et ethnologiques,
sans lesquelles une catégorie des sciences de la culture comme le concept
d’improvisation se dessécherait pour devenir une coquille vide. La vie des
concepts réside dans leur utilisation rélexive et non dogmatique, elle ne
réside pas dans les déinitions qu’on leur colle de temps à autre comme des
étiquettes, dans le vain espoir d’immobiliser le mouvement de l’histoire par
lequel ils sont portés et transformés.

Bibliographie

Auboux François, 2003, L’art du raga. La musique classique d’Inde du Nord, Paris, Minerve.
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Stockhausen Karlheinz, 1978, Texte zur Musik 1970-1977, vol. 4, C. Von Blumröder éd.,
Cologne, DuMont Buchverlag.
L’improvisation

GILBERT RYLE
TRADUIT DE L’ANGLAIS ET PRÉSENTÉ PAR VALÉRIE AUCOUTURIER

Gilbert Ryle (1900-1976) est un philosophe anglais, pur produit de l’éducation d’Ox-
ford, où il étudia puis enseigna jusqu’à la in de sa vie1. On le dit « philosophe du lan-
gage ordinaire », mais il faut se méier des appellations trop générales2. Pour introduire
son propos, mieux vaut se ier à un exemple, telle la rélexion élaborée dans son œuvre
centrale, La notion d’esprit (2005), qui fournit une bonne illustration de sa méthode.
Celle-ci consiste à faire redescendre au niveau des usages quotidiens du langage le sens
de certaines notions que les philosophes ont pu idéaliser à des ins théoriques. Ainsi,
certains ont pris à tort l’esprit comme l’objet de la philosophie, tout comme la matière
serait l’objet de la physique. Cela suggère alors deux types d’existences : les choses éten-
dues et la pensée – un résidu de dualisme cartésien. En s’obstinant à penser l’esprit sur
le modèle ontologique des types d’objets, ils commettent une « erreur de catégorie ». C’est
cette façon de voir les choses que Ryle propose de réformer en profondeur.
Plutôt que de poser d’emblée l’esprit comme un objet d’étude uniié dont on vou-
drait dévoiler l’essence, il va analyser précisément comment nous parlons de ce qui a trait
à l’esprit (volonté, intelligence, motifs, imagination, etc.) et dévoiler les conditions d’un
usage légitime de ces concepts psychologiques : à quelles conditions attribuons-nous un
esprit (une intelligence, une volonté, des intentions, etc.) à un être ? Il insiste sur l’im-
portance des éléments comportementaux dans l’attribution de concepts psychologiques,
ce qui lui vaut d’être accusé de « béhaviorisme »3. Mais Ryle ne nie pas l’existence des
« états psychologiques », il nie seulement que ceux-ci ont une nature substantielle ou
l’idée qu’on pourrait les penser sur le mode de ce qui ne serait accessible qu’en privé,
c’est-à-dire comme, en principe, non partageable.
Bien que ces thèses ne igurent pas dans « L’improvisation », elles en constituent sans
doute l’arrière-plan : Ryle critique l’idée selon laquelle toutes nos pensées et délibérations

1 Ce texte est la traduction de Gilbert Ryle, « Improvisation », Mind, vol. 85, no 337, p. 69-83. Elle
est réalisée avec l’aimable autorisation d’Oxford University Press. © Oxford University Press.
2 Voir l’article de Julia Tanney (2009).
3 Pour une critique de la lecture béhavioriste de Ryle, voir notamment les travaux de Julia Tanney,
en particulier sa préface à La notion d’esprit (Tanney, 2005).

T R ACÉS 18 2010/ 1 PAG ES 197-207


GILBER T R YLE

pourraient être modélisées par un schéma d’étapes et d’inférences. En fait, si cela est
certes possible, suggérer que toute forme de pensée peut être ainsi modélisée revient
(une fois de plus) à penser l’esprit comme une machine : le fonctionnement de l’esprit
est pensé sur le modèle d’engrenages pouvant se reproduire indéiniment. Or, dit Ryle,
notre pensée fonctionne avant tout au coup par coup, en improvisant.
Valérie Aucouturier

Nous admirons et envions les gens, entre autres, pour leur capacité à inno-
ver et la vitesse à laquelle ils le font ; et plus spécialement, bien sûr, pour les
grandes qualités de certaines de leurs innovations. Ils peuvent n’être que
modérément imaginatifs, inventifs, entreprenants, curieux, ingénieux, spiri-
tuels, rusés, observateurs, réactifs, alertes ou créatifs, ou l’être exceptionnel-
lement. Leur caractéristique distinctive est qu’ils conçoivent, expérimentent,
initient, sélectionnent, adaptent, improvisent, entreprennent, inventent,
explorent, réagissent ou spéculent. Ce qu’ils font ou disent peut être légè-
rement, ou extrêmement original. Ils ne suivent pas toujours les sentiers
battus, c’est-à-dire les routines ou les procédures. Ils ne sont pas, autant que
d’autres, des êtres d’habitude. Ces gens n’ont pas besoin d’être excentriques,
fous, frénétiques ou stupides. Ils peuvent bien sûr être des Heath Robinson4,
mais ils peuvent aussi être des Léonard de Vinci ; ils peuvent s’écarter des
chemins tout tracés, ou en ouvrir de nouveaux. La qualité de leur esprit et
de leur caractère peut s’exprimer dans leurs plaisanteries impromptues, leurs
réparties cinglantes, les conclusions innovantes qu’ils tirent, leurs tirs au but
ou la façon dont ils gèrent les aléas de la circulation. L’intelligence consiste
notamment à saisir de nouvelles opportunités et à faire face à de nouveaux
dangers ; elle consiste, en bref, à être « un bus plutôt qu’un tram ».
Ce que je décris n’est pas le propre de certaines éminentes personnes,
mais est partagé à des degrés très diférents, sous des formes très diférentes
et à des fréquences très variables, par tous les êtres humains ayant dépassé le
stade de nouveau-né, lorsqu’ils ne sont ni attardés ni comateux. Je reviendrai
plus loin sur certaines sortes d’improvisations familières et communes aux-
quelles, en tant simplement qu’êtres pensants, nous nous essayons chaque
jour de la semaine et même à chaque heure du jour.
Mais arrêtons-nous d’abord sur deux remarques préliminaires.
1. J’avais, à l’origine, l’intention d’employer le nom « imagination » et
l’adjectif « imaginatif » comme termes génériques pour désigner les sortes
diverses et variées d’inventivité, de créativité, de présence d’esprit, de trou-
vailles, d’adaptabilité (etc.) qui existent. Mais nous sommes si habitués à

4 N.d.t. Heath Robinson (1872-1944) est un graphiste britannique resté célèbre pour ses dessins
de machineries excentriques, d’une complexité absurde.

198
L’ I M P R O V I SAT I O N

associer spéciiquement l’imagination à la iction, qui n’entretient qu’un


rapport distant avec ce qui nous intéresse ici, que je n’emploierai pas beau-
coup ces termes. Je ne compterai pas vraiment non plus sur les mots « ori-
ginal » et « originalité », car ils en sont venus à connoter de tels sommets de
génie que c’est habituellement à Shakespeare que nous attribuerions sans
hésiter de l’originalité, mais probablement pas à Gilbert et Sullivan5 ; c’est
à Bach que nous en attribuerions, mais peut-être pas à Strauss ; à Galilée,
mais peut-être pas à Edison et ainsi de suite. De même les mots de « créati-
vité » et de « création » (que j’exècre) ont été tellement monopolisés par les
théoriciens de l’art qu’ils ne possèdent pas le vaste champ d’application dont
j’ai besoin. Je n’essaierai donc pas de trouver ou de réquisitionner un seul
terme générique, mais me contenterai d’employer, comme je l’ai fait précé-
demment, tout un ensemble de verbes, d’adjectifs, d’adverbes, etc. apparen-
tés mais distincts, tels qu’« expérimenter », « composer », « concevoir », « spi-
rituel », « subtile », « alerte », « ingénieusement », « ambitieusement », « avec
tact » et ainsi de suite. Puisque c’est de ce-qui-nous-distingue-du-tram dans
sa variété la plus grande que je veux discuter, nous gagnerons plus que nous
perdrons en nous passant d’un terme qui chapeaute tous les autres.
2. Le sujet général de l’originalité a malheureusement été négligé par
les épistémologues jusqu’à récemment, probablement pour une raison
aussi mauvaise que puissante, à savoir qu’il a à juste titre été négligé par la
logique formelle. Jusque dernièrement, il est revenu à nos seuls théoriciens
de l’art, qui s’extasient des créativités singulières (berk !) des artistes les plus
splendides, de nous inculquer l’idée correcte et cruciale selon laquelle, par
exemple, la composition de vers ne peut se réduire à une opération bien
rodée. Si le septième sonnet de Wordsworth avait été une répétition de son
sixième sonnet, il n’aurait pas été un nouveau sonnet et n’aurait donc pas
été une nouvelle composition. Pas plus qu’en logique, ce que j’invente ne
peut être quelque chose que vous m’avez appris.
Récemment, cependant, Chomsky, suivant peut-être une piste esquissée
par le Tractatus de Wittgenstein, a fait, à juste titre, grand cas du caractère
non mécanique de nos conversations ordinaires. La remarque que je m’ap-
prête maintenant à faire n’est généralement pas la répétition de quoi que
ce soit que j’ai pu dire ou entendre auparavant. C’est une remarque toute
nouvelle – bien qu’elle ne soit habituellement pas le moins du monde sur-
prenante – composée de manière ad hoc, c’est-à-dire pour s’ajuster à une

5 N.d.t. Le librettiste William Schwenck Gilbert et le compositeur Arthur Sullivan ont formé
un duo artistique célèbre dans l’Angleterre de la seconde moitié du xixe siècle. Leurs quatorze
opéras comiques ont eu une inluence majeure sur le développement de la comédie musicale
en Grande-Bretagne et aux États-Unis.

199
GILBER T R YLE

toute nouvelle conjoncture conversationnelle. Elle ne provient pas d’un


disque intérieur sur lequel elle serait gravée, ou, lorsque c’est le cas – et c’est
malheureusement parfois le cas comme l’histoire du gros saumon qui m’a
échappé –, elle n’est alors pas une réponse à la tournure momentanée de la
conversation en cours. Chomsky a cependant tendance, dans le zèle louable
qu’il met à extirper la mécanique infaillible de la théorie grammaticale, à
négliger nos habiletés, nos improvisations, nos expérimentations, etc. non
linguistiques et, en un mot, nos formes diverses et variées d’à propos tant
linguistiques que non linguistiques. L’intelligence du caricaturiste existe
tout autant que celle du rhéteur ; l’habileté de l’escrimeur tout autant que
celle du in dialecticien.
Mon intérêt pour les notions d’imagination, d’invention, d’aventure,
d’improvisation, d’initiative, etc. dérive d’un intérêt pour la notion ou les
notions générale(s) du penser ; c’est-à-dire de ce que Le penseur 6 fait actuel-
lement et qui dépasse ce que font le nouveau-né, le reptile ou l’horloge.
Malheureusement, une part ultra-dominante de nos idées spontanées à pro-
pos de ce penser consiste à supposer que, puisque, par exemple, une séance
de calcul ou de traduction ou de résolution d’anagrammes est normale-
ment l’incarnation d’une succession de mouvements mentaux, alors penser
consisterait, toujours et essentiellement, en une séquence de saute-mouton
mental. Cette image de la cogitation étape par étape tend alors, bien qu’elle
n’y soit pas tenue, à se durcir en l’image d’une séquence compulsive de pas
militaires, n’admettant individuellement aucune spontanéité, aucune sélec-
tion, aucune initiative ou imagination. Selon cette hypothèse, quels que
soient les progrès d’un penseur, il est toujours approprié de lui demander
non seulement comment il en est arrivé là, mais via quelles étapes intermé-
diaires il est passé entre son point de départ et son point d’arrivée. Pourtant
très souvent, lorsque cette question du « Comment ? » nous est posée, nous
sommes absolument incapables d’y répondre. Nous ne pouvons indiquer
aucune considération intermédiaire. Cette blague impromptue mais à pro-
pos, cette réponse à une question vive, pertinente et improvisée, ce coup de
volant sous l’impulsion du moment – nous étions bien sûr éveillés et nous
avons sollicité notre présence d’esprit ; nous acceptons certainement l’éloge
ou le blâme, les applaudissements ou les huées, pour les avoir dits ou faits,
puisqu’ils étaient intentionnels et n’étaient pas le résultat d’un faux pas,
d’un automatisme ou d’une crise soudaine. Nous pensions évidemment à
ce que nous disions ou faisions et prêtions attention à la façon dont nous le
disions ou le faisions. Mais si l’on nous demande de faire la chronique des

6 N.d.t. En français dans le texte.

200
L’ I M P R O V I SAT I O N

étapes qui les composent, nous n’avons rien à répondre, sauf : « Oh, cela
m’est juste venu à l’esprit », comme si certaines pensées, y compris des pen-
sées adéquates ou brillantes, ne formaient, après tout, pas une progression
étape par étape, ou comme s’il était possible de projeter ce à quoi l’on vou-
lait parvenir sans passer par des étapes successives de raisonnement puis de
rélexion, aussi condensées et rapides soient-elles.
Or, si quelqu’un dit imprudemment : « Monter aux échelles exige toujours
de faire passer successivement son pied d’un barreau à un barreau plus élevé »,
il faut lui rappeler : « Et d’où part le pied qui escalade le premier barreau ? »
Ou, si quelqu’un dit inconsidérément que le marcheur qui traverse le cours
d’eau en marchant d’une pierre à une autre doit pareillement marcher d’une
pierre à l’autre via une pierre intermédiaire, il faut lui rappeler, à lui aussi,
que la notion même de pierre présuppose la possibilité de traverser d’une traite
l’eau courante. Par analogie, je soutiens que certains exercices de nos esprits,
qu’ils échouent ou réussissent, qu’ils soient médiocres ou brillants, doivent
être immédiats et sans intermédiaires, des confrontations directes avec des
situations uniques et non des déilés au pas et en cadence dans une cour
de caserne. À coup sûr, certaines de nos pensées sont, véritablement et sans
équivoque, descriptibles comme la réalisation d’étapes successives, même si
elles ne le sont que de façon exagérément imagée. Mais si on se préoccupe
trop de la succession de ces étapes, on en vient à oublier que chacune d’elles
peut en soi avoir besoin, pour sa description individuelle, d’une épithète ou
plus, qui la fait sortir des rails du tram. Pour être conçue comme un mouve-
ment tangible au sein d’une série de pensées qui s’enchaînent plus ou moins,
chacune d’elles doit elle-même être expérimentale et/ou être pertinente et/
ou audacieuse et/ou imaginative et/ou prudente, etc. Sinon, leur propriétaire
n’avait pas réléchi à ce qu’il disait ou faisait en efectuant cette action, mais
l’efectuait par pure habitude, par rélexe ou par imitation, etc.
Si l’on prend conscience du fait que l’élimination de la question privilé-
giée : « Comment ? » ne conduit pas à éliminer toute question, alors l’étran-
geté initiale de l’idée selon laquelle il existerait des exercices de pensée dont
on ne pourrait ni faire le récit linéaire ni établir la carte détaillée, se trouve
atténuée. Vous ne devez en efet pas demander : « Depuis quel barreau infé-
rieur de l’échelle êtes-vous monté sur le premier barreau de celle-ci ? » ; mais
vous pouvez toujours demander : « Quelle branche de l’arbre aviez-vous
l’intention d’atteindre ? Combien de barreaux supérieurs espériez-vous
encore monter ? Quelle expérience aviez-vous des échelles ? À quelles ins-
tructions obéissiez-vous ou désobéissiez-vous ? Pourquoi le faire si prudem-
ment ? Pourquoi le faire pieds nus ? » et ainsi de suite. De même, ma réponse
impromptue mais pertinente à une question surprenante n’est pas rendue

201
GILBER T R YLE

mystérieuse du fait qu’« elle m’est simplement venue à l’esprit » sans que je
passe par une étape de saute-mouton préalable, « intérieure » ou écrite. La
présence d’esprit sur la route ou lors d’une conversation peut ne requérir
aucune période de mobilisation, si courte et partielle soit-elle ; mais cela ne
doit pas pour autant nous pousser à invoquer des notions magiques comme
l’inspiration d’une des neuf Muses ou une interférence bienveillante ou
malveillante de la déesse de la Fortune, ou même l’intervention d’une pré-
tendue Faculté mentale de l’intuition.
Je veux à présent ajouter une considération, parfaitement générale,
selon laquelle l’occurrence d’actes et de réactions qui ne sont pas de type
« tram », de notre part voire de la part d’animaux, n’est pas quelque chose
de rare mais plutôt d’extrêmement fréquent. Malgré ce que nous sommes
encouragés à croire au sujet de l’uniformité de la nature, la grande majo-
rité des choses qui se passent dans l’univers est, à un degré plus ou moins
élevé, inédite, imprévisible et ne se reproduira jamais. Elles sont vraiment
en partie fortuites. On peut en efet prédire précisément avec des années
d’avance quand la marée sera haute à Douvres le jour de Noël 1974. Mais
rien ne nous permet de prédire qu’une certaine mouette volera (ou ne volera
pas) vers l’ouest au-dessus du plus gros pétrolier du port au moment même
où la marée sera, ce jour-là, en train de descendre. À quelle branche de la
science appartiendrait une telle prédiction ? L’étude des marées ? L’écono-
mie ? L’ornithologie ? Une connivence fortuite des trois ? Fortuite ? Il est
à peu près certain que, à l’heure de pointe du déjeuner demain, les pié-
tons d’Oxford devront attendre le moment opportun pour traverser High
Street. Mais rien ne permet, même à la police municipale, de prédire qu’ils
trouveront ce moment d’accalmie opportun au milieu du lux de véhi-
cules en face de l’église Saint Mary au moment où l’horloge sonne treize
heures. S’ils trouvent ce moment d’accalmie, ils seront légèrement chan-
ceux. Oui, chanceux. Les circonstances, les imprévus, les opportunités et
les accidents sont en partie des enchaînements fortuits d’événements et de
conditions respectivement indépendants. Ce qu’il advient à une occasion
donnée, compte tenu de ce qui lui est concomitant, de ses origines et de
ses détails, n’a jamais eu lieu auparavant et ne se produira jamais plus. Cela
peut passer parfaitement inaperçu, et c’est généralement le cas. C’est aussi
peu surprenant quand cela arrive qu’imprévu avant que cela ne se produise.
Le monde et ce qui s’y passe ne ressemblent, à quelques exceptions près, ni
au chaos ni au mécanisme d’une horloge. Pour trouver de bons exemples
de mécanismes, il nous faut nous tourner principalement vers le ciel et ses
étoiles, les marées, les processus déclenchés ou contrôlés en laboratoires et,
bien sûr, le fonctionnement des horloges.

202
L’ I M P R O V I SAT I O N

Il s’ensuit qu’il est impossible de complètement prévoir les choses que


nous allons dire et faire lorsque nous cherchons à exploiter, à éviter ou
à remédier à cette petite minorité d’enchaînements spéciiques, en partie
hasardeux, qui se trouvent nous concerner. À une situation partiellement
nouvelle, la réponse est nécessairement partiellement nouvelle, sinon ce
n’est pas une réponse. Au cricket, le chasseur7 s’attend naturellement à ce
que, pendant le jeu, certains coups arrivent vers lui, mais il ne s’est pas pré-
paré complètement, et n’a pas pu le faire, à ce coup particulier venant vers
lui exactement là où il se trouve être en ce moment, précisément à cette
vitesse et avec cette trajectoire et pile à cette hauteur au-dessus du sol, lui-
même ayant eu exactement les pensées et les mouvements respiratoires qu’il
a eus. Il a efectivement appris par une pratique antérieure à faire des inter-
ceptions au cricket, mais il ne pouvait logiquement pas avoir été entraîné à
efectuer exactement cette interception. Si, à l’impossible, il avait subi un
tel entraînement, ce n’aurait pas été cette interception, mais une autre, car
cela aurait été une interception à laquelle il avait été préparé. Qu’il l’ait faite
(ou encore qu’il l’ait manquée) constituait la saisie (ou le manque) unique
d’une opportunité unique, qui peut tout à fait largement ressembler à des
opportunités qu’il a saisies (ou manquées) auparavant. Mais celle-ci (en tant
qu’elle est celle-ci) ne s’est pas produite auparavant et ne se reproduira plus.
D’une façon assez similaire, dans une conversation ou un débat, puisque ce
que je m’apprête à vous dire dépend en partie de la manière dont vous allez
inir votre phrase, je ne dispose d’aucune « bande » intérieure sur laquelle
la remarque ou riposte que je m’apprête à faire serait déjà préimprimée,
pas plus que vous ne pouvez habituellement avoir par avance planiié ou
répété le développement inal de votre remarque que vous êtes encore, en ce
moment, en train de composer-et-prononcer. Néanmoins, chacun de nous
sera presque toujours prêt à admettre ou à se vanter, si on l’en déie, qu’il
avait évidemment réléchi à ce qu’il allait dire, mais seulement au moment
où il était efectivement en train de le dire. Nous n’étions pas en train de
divaguer ou de jouer les perroquets. Ce que nous avons dit était, normale-
ment, ce que nous voulions et avions l’intention de dire ici et maintenant,
et si ce n’était pas le cas, nous étions alors prêts à nous corriger et à nous en
excuser. Ce que nous avons dit était donc principalement une innovation
ad hoc pertinente. Mais cela a été dit sous le règne latent et général de nos
scrupules, habitudes et préférences phonétiques, grammaticales stylistiques
et logiques. Dans une certaine mesure, cela a été dit précautionneusement,

7 N.d.l.r. Le chasseur ou ielder en anglais est le joueur qui au cricket cherche à attraper la balle
en l’air.

203
GILBER T R YLE

mais cet adverbe « précautionneusement » ne connote pas l’accompagne-


ment de notre discours d’aucun acte d’attention subsidiaire. En disant
des choses que je n’ai jamais dites auparavant, je respecte normalement les
règles de la grammaire française depuis longtemps maîtrisées, sans rompre
une seule fois le il de mes remarques en cours de développement pour y
interposer des commentaires, des corrections, ou des remarques de gram-
mairien. Loin d’exiger qu’on ait des pensées de commentateurs, être sur le
qui vive 8 pour éviter que rien ne dérape ne nécessite pas de telles pensées.

À présent, je veux aller plus loin et montrer qu’une pensée sans étape, mais
néanmoins innovante, est, même dans l’inférence elle-même, un élément
nécessaire. Bien que tirer une conclusion de prémisses soit pour nous le
paradigme même de cette progression pas à pas ou à saute-mouton, qu’on
a rêvé d’appliquer à toute pensée, ce processus de saute-mouton lui-même
présuppose pourtant la présence de pensées qui ne sont pas elles-mêmes
faites de sauts de mouton. Considérons la vieille histoire du goûter pari-
sien. Les dames écoutent avec intérêt les souvenirs de leur cher abbé. À
un moment donné, il leur dit que son tout premier pénitent a confessé un
meurtre. À cet instant entre un gentilhomme, qui, après avoir chaleureu-
sement salué son vieil ami l’abbé, dit aux dames qu’il fût le tout premier
pénitent de l’abbé. Les dames tirent rapidement la conclusion, logique-
ment inévitable bien que choquante, que le gentilhomme a un jour confessé
un meurtre. Si, par la suite, on leur avait demandé quand elles avaient eu
connaissance de ce nouveau scandale, elles auraient d’abord mentionné le
souvenir personnel de l’abbé et ensuite celui du gentilhomme. Aucun de
ces éléments, en l’absence de l’autre, n’aurait comporté d’implication cho-
quante. Ni l’abbé ni le gentilhomme n’ont dit aux dames, ou même laissé
entendre, que le gentilhomme était un meurtrier.
Il nous faut remarquer que les dames ont été largement aidées, pour
faire leur inférence aussi rapidement et même pour la faire tout court, par
deux circonstances très spéciales, dans lesquelles vous et moi et même Sher-
lock Holmes ne nous trouvons pour ainsi dire jamais : 1) les deux morceaux
d’information leur ont été présentés à des moments immédiatement consé-
cutifs et 2) ces deux morceaux d’information avaient tous deux un inté-
rêt racoleur certain. Si le gentilhomme n’avait pas rencontré les dames ce
jour-là mais seulement une semaine ou deux après et si le premier pénitent
de l’abbé avait seulement conié une certaine aversion pour le travail dif-
icile, les dames n’auraient très probablement pas du tout fait le lien entre

8 N.d.t. En français dans le texte.

204
L’ I M P R O V I SAT I O N

les deux éléments. Leur promptitude à tirer la conclusion en question fut


engendrée par leur soif synchrone de savoir qui avait confessé un meurtre et
ce que le gentilhomme avait confessé. Car, aussi étrange que cela paraisse,
une inférence peut être logiquement nécessaire sans qu’il soit pour autant
nécessaire ou même vraisemblable que quiconque l’efectue – sans quoi le
travail de détective serait bien plus facile qu’il ne l’est. Les conclusions de
Sherlock Holmes étaient bien loin de s’imposer instantanément ou même
de quelque façon à Dr Watson. Supposons que les dames répondent à notre
bonne vieille question : « Comment ? » de manière satisfaisante, c’est-à-dire
qu’elles nous disent via quelles étapes elles en sont arrivées à leur conclusion
choquante : elles répondent qu’on leur a d’abord parlé du crime du pénitent
et qu’ensuite on leur a dit qui il était ; ou plutôt, si l’on veut prendre des
précautions supplémentaires, qu’on leur a d’abord dit le premier élément,
qu’elles l’ont entendu, reçu, saisi et cru, puis qu’elles ont entendu, saisi et
cru le deuxième élément. Certes. Mais ce que nous voulons savoir mainte-
nant, c’est : « Ont-elles compris la petite histoire de l’abbé sans penser à ce
qu’elles entendaient ? L’auraient-elles comprise si elles avaient été dans un
état de confusion, de panique, ou si elles avaient été fortement préoccupées
par autre chose, ou encore si elles n’avaient pas été au fait 9 du dialecte fran-
çais particulier de l’abbé ? » Non, bien sûr qu’elles avaient prêté attention
au récit de l’abbé, elles lui avaient conié leurs oreilles accoutumées au fran-
çais et leurs esprits férus d’anecdotes. Elles n’ont pas simplement entendu,
sans les comprendre, des sons de voix mêlés à la rumeur du traic de la ville.
Mais si leur compréhension de cette histoire a mis leur pensée en jeu, alors
en quelles étapes ultérieures et sauts de mouton ceci a-t-il consisté ? Depuis
quel barreau inférieur de l’échelle le grimpeur est-il monté sur le premier
barreau de celle-ci ? Via quelle pierre intermédiaire le marcheur est-il passé
de la berge à la première pierre ? Ou de cette pierre à la suivante ?
Concentrons-nous maintenant sur la conclusion inale de l’inférence
de ces dames. Peut-être que certaines d’entre elles sont trop dévouées au
gentilhomme pour goûter l’idée qu’il a commis un meurtre. Alors, pour un
court instant, elles entretiennent cette idée avec réticence et soupçon, en
espérant toujours trouver une faille dans l’argument qui menace de la vali-
der via les deux prémisses. En considérant que l’implication peut toujours
être rejetée, elles sont indubitablement en train de penser. Peut-être, en
efet, formulent-elles ce qu’elles pensent en ces termes : « Notre cher Mar-
quis, commettre un meurtre ? Jamais ! » Cette pensée suspicieuse ne requiert
aucun assemblage ultérieur de prémisses, rien qui ne donne ancrage à notre

9 N.d.t. En français dans le texte.

205
GILBER T R YLE

bonne vieille question : « Via quelles étapes subsidiaires ? » Donc cette pen-
sée même, qui incarne véritablement des étapes réléchies menant à une
conclusion réléchie, présuppose des considérations qui, pour leur part,
n’incarnent aucun passage d’étape en étape via des étapes. Et ces considéra-
tions, qui ne répondent pas au modèle de la chaîne, seront nécessairement
caractérisées comme, par exemple, hésitantes, circonspectes, fantaisistes,
pertinentes ou rebelles, etc.

À partir de là, une leçon assez générale s’ofre à nous. Si Le penseur pense en
une certaine occasion, alors 1) il doit se confronter, très probablement vai-
nement, par erreur ou manque d’eicacité, à un imprévu au moins partiel-
lement nouveau. Il est, quoique à un degré modeste et quoique sommaire-
ment, explorateur et /ou expérimentateur et /ou entreprenant, etc. Sans quoi
il ne met pas en application sa présence d’esprit face à cet imprévu précis.
Mais 2) il doit, à l’occasion de cet imprévu unique et spéciique, exploiter
dans une certaine mesure certaines leçons générales apprises auparavant et
qui n’ont pas été totalement oubliées depuis. Sans quoi il ne porte pas le
moindre degré d’attention à la situation et ne s’intéresse donc pas à ce qu’il
fait ou dit ou à la façon dont il le fait ou le dit. Peut-être que comme un
perroquet ou un homme délirant, il ne fait que prononcer des sons qui ne
sont pas, sauf par accident, des mots du langage, et les séquences de bruit
qu’il produit ne sont pas, sauf accidentellement, admises par la grammaire.
Inconscient du risque d’erreur et d’échec, il ne retire ni ne corrige jamais
ce qu’il prononce. Ou encore, inconscient du risque de collision ou de
dérapage, il tourne le volant à tout rompre ou, de manière tout aussi hasar-
deuse, le lâche complètement. Non, pour penser ce à quoi il fait face ici et
maintenant, il doit essayer à la fois de s’ajuster précisément à cette situation
unique et, ce faisant, d’appliquer des leçons déjà apprises. Sa réponse doit
réunir un peu d’à propos et de savoir-faire. S’il n’est pas, en même temps, en
train d’improviser et de le faire prudemment, il ne mobilise pas sa présence
d’esprit passablement entraînée face à un problème important dans l’immé-
diat, mais agit peut-être machinalement par pure habitude. J’airme donc
à présent et de manière assez générale, que penser c’est, au moins, mobiliser
une présence d’esprit passablement entraînée face à une situation en par-
tie nouvelle. C’est la confrontation d’une compétence ou d’une dextérité
acquise avec une opportunité, un obstacle ou un risque imprévu. C’est un
peu comme mettre du vin nouveau dans d’anciennes bouteilles.
Avant de conclure, je veux faire part d’une objection légitime qu’on pour-
rait me faire. Très souvent, une personne est confrontée à un problème auquel
elle s’est souvent mesurée auparavant sans succès. Peut-être se casse-t-elle la

206
L’ I M P R O V I SAT I O N

tête face à un problème philosophique classique ou à une anagramme récal-


citrante. Dès lors, où se trouve cet imprévu unique et tout nouveau auquel, si
l’on suit mon raisonnement, elle serait confrontée ? Eh bien, sa première, sa
deuxième et sa vingtième tentative de résolution se distinguent de sa vingt-
et-unième tentative au moins en ceci : son problème est légèrement plus
familier qu’il ne l’était la fois précédente. Sa tentative actuelle, bien que très
probablement encore manquée, peut constituer, par sa direction ou sa véhé-
mence, etc., une variation expérimentale par rapport aux précédentes. Mais,
même lorsqu’elle ne peut donner à sa vingt-et-unième tentative un nouvel
élan, un angle d’approche encore jamais envisagé, une tournure nouvelle
quelconque, elle peut toujours employer la même bonne vieille approche
dans l’espoir renouvelé, parfois réalisé, que cette fois-ci un véritable jeu du
hasard fasse que cette tentative-ci donne un résultat diférent des précédentes.
Elle est alors un peu mieux disposée qu’avant à remarquer l’emploi par le pas-
teur d’un mot partageant avec son anagramme quelque chose qu’elle n’a pas
encore essayé. Ou elle marmonne à nouveau les mots de son argument tou-
jours pas satisfaisant, non pas de façon complètement mécanique, mais dans
l’espoir renouvelé, parfois réalisé, que leur manque d’intérêt même l’irrite
au point qu’elle essaie de trouver une autre expression ou un nouvel ordre
de mots ayant un peu de vie nouvelle. Sa question n’a pas changé depuis la
dernière fois, mais elle peut avoir changé. Ce même arbre auquel Tommy
était incapable de grimper l’année passée, il y monte cette année parce que
ses jambes et ses bras se sont allongés. Donc ce n’est pas l’arbre qui a changé,
mais la diiculté que Tommy devait surmonter. Ainsi le penseur, le rhéteur
ou l’escrimeur est lui aussi, dans une certaine mesure, un facteur unique dans
des situations uniques qui lui sont propres. Il serait absurde de lui ordonner :
« Pense encore exactement ce que tu as pensé la dernière fois » ; « Répète sans
apporter aucune modiication ton expérience de la dernière fois ». L’ordre lui-
même constituerait une toute nouvelle inluence. Y obéir serait y désobéir.

Bibliographie

Ryle Gilbert, 1954, Dilemmas. he Tarner Lectures 1953, Cambridge, Cambridge Uni-
versity Press.
¾ 1979, On hinking, K. Kolenda éd., Oxford, Blackwell.
¾ 2005 [1949], La notion d’esprit, trad. S. Stern-Gillet, Paris, Payot.
Tanney Julia, 2005, « Une cartographie des concepts mentaux. Préface », G. Ryle, La
notion d’esprit, Paris, Payot, p. 7-70.
¾ 2009, « Gilbert Ryle » [en ligne], he Stanford Encylopedia of Philosophy, E. N. Zalta éd.,
[URL : http://plato.stanford.edu/entries/ryle/], consulté le 23 décembre 2009.

207
Entretiens
Traductions
Entretiens
De la philosophie de l’action
à l’écoute musicale.
Entretien avec Jerrold Levinson

PROP O S RECUE ILLI S PAR CLÉM EN T CAN ON N E


ET PRÉS ENT ÉS PAR P I ERRE SAI NT- G ERMI E R

Jerrold Levinson est professeur de philosophie à l’université du Maryland à College Park1.


Ses travaux se rattachent principalement à l’esthétique analytique, mais touchent aussi à
la métaphysique, à l’éthique et à la philosophie de l’esprit. Le spectre des problèmes qu’il
aborde va de questions très générales sur la nature de l’art et des propriétés esthétiques à
des questions plus particulières soulevées par des formes spéciiques d’art, principalement
au sein de la musique, du cinéma et de la littérature. Dans la musique, il s’est intéressé
tout particulièrement à l’ontologie de l’œuvre musicale, à la nature de la pensée et de
l’appréciation musicales et plus récemment à l’improvisation dans le jazz vocal.
Sa position générale en philosophie de l’art pourrait être caractérisée comme un
« objectivisme historiciste et contextualiste » (Levinson, 1998a, p. 7). L’idée générale est
que les œuvres d’art sont, d’un triple point de vue ontologique, interprétatif et évalua-
tif, étroitement liées aux contextes dans lesquels elles sont produites et aux intentions
de leurs auteurs2.
À l’intérieur de ce cadre philosophique général, Levinson s’est intéressé spéciique-
ment à la musique. La question du statut ontologique des œuvres musicales a attiré son
attention. Les œuvres musicales en efet ne peuvent être identiiées à des sons, car ce
serait confondre l’œuvre elle-même avec son exécution. Quel genre de chose est donc
cette œuvre musicale « elle-même », distincte de ses exécutions ? Une réponse possible
est de dire que les œuvres sont des types, plus précisément des structures sonores, dont
les exécutions seraient des tokens 3, ce qui revient à identiier les œuvres d’art à des objets

1 Cet entretien a été réalisé en français par échange de courriers électroniques durant le mois de
novembre 2009.
2 La théorie historique-intentionnelle de l’art a été évoquée pour la première fois en 1979 dans
Levinson (1998b), puis ainée dans de multiples articles (1989, 1993, 2002) au il de débats
qu’elle a suscités. Les aspects contextualiste et objectiviste ont été développés respectivement
dans Levinson (2005) et Levinson (1998d).
3 La distinction introduite par Charles Sanders Peirce (1933, sec. 4.537) entre types et token cor-
respond grosso modo à la distinction entre un type abstrait et ses instanciations concrètes. Par
exemple à la question combien de mots y a-t-il dans la phrase « to be or not to be », la réponse
est quatre, si l’on compte des types de mots et six si l’on compte des tokens de mots. Tout type
peut avoir plusieurs tokens et tout token est le token d’un type.

T R ACÉS 18 2010/ 1 PAG ES 211-221


ENT RETIEN AVE C J E RRO LD LE V IN S O N

abstraits. Mais les structures sonores existent de tout temps dans l’espace des possibilités
logiques de combinaison des sons. Comment alors rendre compte du fait qu’elles sont
le fruit d’une création humaine et non de simples découvertes ? La solution proposée
par Levinson (1998c, 1990) consiste à dire que les œuvres d’art sont des types initiés.
L’initiation d’un type se produit lorsqu’un compositeur dans un contexte historique
déterminé indique une certaine structure sonore parmi l’ensemble combinatoire des
structures sonores possibles.
Une autre question qui a suscité l’intérêt de Levinson est celle de l’écoute musicale.
En particulier, quelle est la source de l’appréciation que nous avons de la musique ? Pour
ce qui est de la musique classique, la thèse la plus courante consiste à dire que l’appré-
ciation d’une œuvre musicale suppose l’appréhension de sa structure globale. À cette
conception « architectoniciste », Levinson (1997, 2006) oppose la thèse du « concate-
nationnisme ». L’idée générale, inspirée des écrits d’Edmund Gurney, théoricien de la
musique anglais de la in du xixe siècle, consiste à dire que la compréhension d’un mor-
ceau réside plus dans une appréhension séquentielle d’une chaîne de bouts de musique
de courte durée, mais logiquement interconnectés, que dans la contemplation de l’unité
architecturale du morceau. Plus exactement, le travail de Levinson dans Music in the
Moment (1997) consiste à clariier cette thèse et à l’amender de façon à rendre justice
au rôle que peuvent jouer les relations musicales de grande échelle dans l’appréhension
séquentielle que nous en avons. Ce livre a suscité un débat au sein de la communauté des
esthéticiens mélomanes de langue anglaise, notamment avec le philosophe Peter Kivy
qui défend une position tout à fait opposée à Levinson (Kivy, 2001).
Levinson a abordé ces deux questions en pensant d’abord aux œuvres de la tradition
classique occidentale. Il nous a paru intéressant de l’interroger sur une possible extension
de ces théories au cas de la musique improvisée, sans négliger toutefois les nombreux liens
qui peuvent unir le thème général de l’improvisation et ses multiples centres d’intérêt.
Pierre Saint-Germier

Tracés : Quelles sont, selon vous, les conditions nécessaires et suisantes pour
caractériser un fait ou un processus d’improvisation ?
Jerrold Levinson : D’abord, je ne suis pas certain que ce soit possible
de donner les conditions nécessaires et suisantes pour que quelque chose
se range sous la catégorie d’« improvisation ». C’est un problème avec tout
concept ordinaire, dont le sens et l’extension se fondent sur notre pratique
linguistique et/ou notre manière d’articuler le monde. Quoi qu’il en soit,
on peut essayer quand même de caractériser l’élément central d’« improvi-
ser » (compris comme une action ou activité dont le résultat est une impro-
visation). À mon sens, c’est une action ou activité où ce que l’on fait n’est
pas décidé ou ixé à l’avance, du moins, pas en détail. Cela ne veut pas dire
que s’engager à improviser exclue une étape de rélexion ou de planiica-
tion antérieure ; cela veut dire simplement qu’on ne décide pas ou ne ixe
pas ce qu’on va faire pendant qu’on improvise, sauf pour certaines grandes

212
E N TRE TIE N AVE C J E R R O L D L E VI N SO N

lignes ; au contraire, on décide ou on ixe de ne pas décider ou ixer en détail


par avance. En ce qui concerne l’improvisation musicale, improviser, com-
pris de cette façon, implique efectivement qu’en improvisant on s’engage
à composer de la musique de manière spontanée et pas seulement d’exécuter
une musique qui existe déjà1.

Tracés : On sait à quel point le concept d’improvisation s’exprime de manière


privilégiée dans certains arts (musique, que vous venez de mentionner, et aussi
danse, théâtre…). Mais on pourrait se demander, peut-être un peu paradoxa-
lement, si le discours esthétique est le mieux à même de nous parler de l’impro-
visation ? Vous soulignez en outre que quelqu’un qui improvise s’engage à agir
sous une certaine modalité. Mais quel sens donner à cette notion d’engagement ?
Doit-on le penser comme un precommitment au sens elsterien (Elster, 2000) ?
Ou comme un engagement véritablement moral ?
J. Levinson : J’ai efectivement trop généralisé dans ma réponse précé-
dente. Parfois, comme vous le dites, il n’y a pas ce precommitment elsterien
de ne pas ixer le cours des choses à l’avance, pas de rélexion antérieure
quelconque, mais simplement une action spontanée où l’on agit de manière
imprévue, en ne se bornant pas à une décision d’agir prise à l’avance. Quant
à l’esthétique vis-à-vis de l’analyse du phénomène de l’improvisation, je ne
prétendrais pas que c’est la discipline la mieux positionnée pour cette tâche ;
la question tombe plus proprement dans le champ de la théorie de l’action,
elle-même une partie de la philosophie de l’esprit. Mais peut-être que l’es-
thétique peut contribuer spécialement au débat, et saurait enrichir la dis-
cussion, en soulignant et éclaircissant l’aspect créatif, expressif, et stylistique
de presque tout acte improvisé.

Tracés : Je voudrais revenir encore un peu sur cette idée d’un engagement
moral. Vous vous êtes d’ailleurs vivement intéressé au lien entre éthique et esthé-
tique (Levinson éd., 1998). Ne pensez-vous pas que l’improvisation constitue
un domaine particulièrement intéressant à cet égard ? Comment expliquer par
exemple notre déception quand nous apprenons que telle réponse d’un homme
politique à la question d’un journaliste ou tel solo de piano étaient entièrement
ixés à l’avance ? Pourtant le contenu de la réponse ou du solo reste inchangé
entre le moment de la première audition (où l’on croit à une improvisation) et le
moment de la seconde audition faite par exemple grâce à un enregistrement (où
l’on sait qu’il ne s’agit pas d’une improvisation). La déception ressentie n’est-elle
due qu’à la tromperie ? Ou au fait que la manière dont nous appréhendons cette
action (réponse à une question, solo) s’en trouve profondément altérée ?

1 Voir par exemple Alperson (1984).

213
ENT RETIEN AVE C J E RRO LD LE V IN S O N

J. Levinson : Vous avez absolument raison de soulever la dimension éthique


de l’improvisation qui est, bien sûr, particulièrement marquée, même si à
mon avis cette dimension reste pertinente pour n’importe quelle activité ou
entreprise artistique. Il est d’une importance tout à fait capitale d’apprécier
les choses, artistiques ou non, pour ce qu’elles sont, et non pour ce qu’elles
ne sont pas, même quand elles ressemblent à ce qu’elles ne sont pas au point
d’en être indiscernables. Nous tenons, en tant qu’êtres humains, à vivre, à
éprouver, à interagir « dans la vérité », que ce soit dans le domaine de l’art
ou celui de l’existence quotidienne. Ainsi est-il essentiel d’apprécier une
improvisation comme telle, c’est-à-dire comme une improvisation, une action
unique et singulière, pensée ou concoctée sur-le-champ, ici et maintenant,
et pas une action ordonnée et déterminée à un moment antérieur, dont on
ne voit qu’une instanciation ou représentation parmi d’autres. Si un audi-
teur écoute une musique qu’il croit improvisée, il prête attention, il réagit, il
évalue assez diféremment qu’en écoutant une musique qu’il croit composée
préalablement, et il le fait à juste titre. Par exemple, il aura des attentes dif-
férentes à l’égard du caractère de la musique entendue et de son évolution, il
sera plus tolérant envers des erreurs ou des imperfections d’exécution, il esti-
mera la nature et le niveau de l’accomplissement que relète la performance
de façon diférente, etc. On serait peut-être tenté de dire que cela ne fait rien
qu’un phénomène perceptible (que ce soit un geste, un mouvement, un dis-
cours, ou un solo) était en fait réléchi, décidé, répété d’avance, pourvu qu’il
ne paraisse pas l’être. Mais on aurait tort de céder à cette tentation, parce que
la vérité de nos engagements avec le monde importe, y compris nos enga-
gements avec des objets et des manifestations artistiques. Et cela ne change
rien s’il s’agit d’œuvres ictionnelles, car le caractère ictionnel de ces œuvres
doit bel et bien être pris en compte si on veut les comprendre et les apprécier
correctement. Bishop Butler a remarqué, très sagement, que « chaque chose
est ce qu’elle est, et pas une autre chose »2. Je ne fais ici qu’étendre ce dicton
à la sphère de la compréhension et de l’appréciation des actions humaines
et de leurs produits. On a le droit de savoir ce à quoi exactement l’on a
afaire, aussi bien dans le domaine artistique que dans n’importe quel autre
domaine de la vie. D’où la gêne qu’on a d’être trompé quant au caractère ou
statut fondamental de quelque chose dont on essaie d’avoir une expérience
appropriée. Évidemment cela n’empêche pas qu’une œuvre ou présentation
artistique peut bien comporter des feintes, des ruses, des couches de iction

2 N.d.l.r. « Everything is what it is, and not another thing. » La fortune de cette formule attribuée
à Joseph Butler tient pour beaucoup au fait que George E. Moore l’ait placée en épigraphe de
ses Principia Ethica.

214
E N TRE TIE N AVE C J E R R O L D L E VI N SO N

multiples, des jeux de faux-semblant et de trompe-l’œil… Mais sa nature de


base, sa catégorie fondamentale, doit être saisie comme telle, pour que notre
engagement avec la chose en vaille la chandelle.
Ceci me fait penser à un morceau de Giacinto Scelsi, écouté récem-
ment lors d’un concert : Piccola Suite, pour lûte et clarinette. Il s’agit d’une
musique dont l’aspect gestuel est très prononcé. Elle aurait pu être impro-
visée, elle faisait semblant, peut-être, d’être improvisée, mais elle ne l’était
pas du tout, comme en témoignaient les partitions que lisaient scrupu-
leusement les deux musiciens. Il est ici très important de considérer cette
musique comme composée, en dépit de son apparence sonore. En sachant
que c’est bien le cas, on admire l’inventivité gestuelle du compositeur et
non celle des interprètes, dont on perçoit, en revanche, la vivacité et la sen-
sibilité aux gestes compositionnels.

Tracés : Un des moyens possibles de lever cette « suspicion permanente » qui


entoure l’acte d’improvisation (s’agissait-il vraiment d’une improvisation ?)
serait de considérer le cas de l’improvisation collective, où le degré de pré-
spéciication des actions individuelles se trouve forcément afaibli par le jeu des
interactions. On pourrait alors se demander, de manière un peu provocante :
l’extension correcte du concept d’improvisation n’est-elle pas à rechercher dans ce
genre de situation ? On se trouverait alors face au cas intéressant d’un concept de
la théorie de l’action, toujours déini par rapport à une action individuelle, qui
ne prend sens (ou corps) que par la pratique collective de cette modalité d’action.
Ou pour dire les choses encore autrement : s’agit-il vraiment du même concept
d’improvisation, qu’on l’applique à l’improvisation d’un agent ou à l’improvi-
sation simultanée de plusieurs agents ?
J. Levinson : Bien sûr il existe des diférences saillantes entre les deux cas :
celui de l’improvisation individuelle et celui de l’improvisation collective.
Notamment, dans le deuxième cas sont présents : 1) la possibilité, voire
l’inévitabilité, d’interaction interpersonnelle, où ce que l’on fait constitue
normalement soit une réponse à ce qu’a fait un autre, soit un aiguillon pour
ce que va faire un autre, ou bien les deux à la fois ; 2) un degré de contrôle
de l’évolution des choses bien plus réduit pour chacun ; 3) une conséquente
imprévisibilité plus prononcée quant au déroulement des événements pour
chacun. Il en résulte que par nécessité on puise, dans l’improvisation col-
lective, plus profondément dans ses ressources d’invention, d’adaptation,
et de souplesse (musicales par exemple). Car il faut savoir déceler les signes,
les intentions, les buts, des autres, il faut savoir se plier à la volonté du
groupe, mais tout en gardant, dans une mesure, sa propre trajectoire, et sans
refouler sa propre personnalité artistique. Une manière d’assurer ce niveau

215
ENT RETIEN AVE C J E RRO LD LE V IN S O N

d’imprévisibilité et d’empêcher les répétitions préalables, menant parfois à


une raideur peu souhaitable, est la coutume, parmi des musiciens de jazz,
du calling tunes, où c’est à chacun, à tour de rôle, de proposer un morceau
qui va servir de support pour l’improvisation de tout le groupe.
Mais je ne crois pas que cette plus grande imprévisibilité, et l’afaiblisse-
ment conséquent du risque de « tricherie » devant le public quant au statut
de l’activité musicale (music making ) en cours, implique que c’est unique-
ment, ou même spécialement, dans le cas d’improvisations collectives que le
concept d’improvisation s’applique à juste titre. On ne doit pas confondre
les questions ontologiques et les questions épistémiques. Le fait que dans
le cas d’une improvisation individuelle apparente l’improvisation soit plus
facile à simuler quand elle n’est pas vraiment présente que dans le cas d’une
improvisation collective apparente, et par conséquent que c’est plus diicile
de déterminer si l’on n’est pas trompé dans ce premier cas, n’empêche pas
qu’il puisse y avoir de vraies actions improvisées dans ce cas-là, selon le cri-
tère grossièrement esquissé dans mes premières réponses ci-dessus.

Tracés : Le concept d’improvisation connaît un certain succès au sein des


sciences humaines depuis quelque temps. Celui-ci est d’ailleurs souvent mobilisé
pour penser la complexité de certains phénomènes collectifs. Or, si ce concept
est mobilisé dans un champ extra-artistique, c’est presque toujours en référence,
précisément, à ce qui se passe dans un champ artistique (l’improvisation dans
le jazz étant par exemple une référence quasi paradigmatique). On a donc sou-
vent le sentiment d’une importation conceptuelle, qui semble se faire qui plus
est systématiquement sur le mode comparatif ou métaphorique. N’y a-t-il pas là
un crible épistémologique nuisible ?
J. Levinson : Je vois trois questions dans ce qui précède, que je reformule
plus platement avant d’y répondre : 1) Est-ce que le concept de l’improvisa-
tion peut nous aider à expliquer certains phénomènes de l’action collective ?
2) Si oui, est-ce que dans ce terrain le concept s’applique seulement de façon
métaphorique ou analogique ? 3) Et si encore oui, est-ce que cela mine l’uti-
lité ou la validité d’une telle explication ?
Concernant cette première question, il me semble que la réponse est
bien sûr « oui ». La vie sociale, publique, ou communautaire n’est certai-
nement pas réglée de haut en bas par des lois psychologiques strictes, des
intentions antérieures, des plans auxquels il faut adhérer à tout prix, des
normes de comportement qui détermineraient toute action prise dans une
situation donnée. Il y a toujours un espace pour des décisions faites sur-
le-champ, et avec cela, la possibilité d’une interaction ou d’une coordina-
tion parmi les agents qui se trouvent dans le même théâtre d’opérations en

216
E N TRE TIE N AVE C J E R R O L D L E VI N SO N

même temps, et donc d’action collective marquée par un aspect d’impro-


visation. Par exemple, quand une assemblée de personnes agitées et sans
direction particulière se constitue à un moment précis en une foule animée
d’un esprit vengeur contre un triste individu qu’elle croit responsable d’un
crime (je pense au ilm de Fritz Lang Fury). D’un certain point de vue, de
tels cas présentent un aspect d’improvisation même plus fort que celui pré-
sent dans les cas paradigmatiques comme le jazz improvisé, parce que dans
ceux-ci, normalement, il est entendu par avance qu’on va improviser.
Si on aborde maintenant la deuxième question, je ne vois pas pourquoi la
notion d’improvisation dans son sens littéral se limiterait au champ artistique,
même si ce champ reste la référence de base pour cette notion, et même si c’est
dans ce champ que leurissent le plus les actions marquées par l’esprit d’im-
provisation. Je dirais que l’application de la notion d’improvisation au mal-
heureux cas d’une foule spontanément organisée autour d’un but maléique
commun est tout aussi littérale que son application à une manifestation artis-
tique improvisatrice. Mais supposons même que ces applications à la sphère
de l’action sociale (non artistique) soient métaphoriques ou analogiques. En
premier lieu, je défends la thèse selon laquelle les airmations métaphoriques
ou analogiques pourraient bien être vraies3. En second lieu, il n’y a pas de rai-
son a priori, me paraît-il, pour que les métaphores ou les analogies ne puissent
fournir des explications des phénomènes, ou au moins, des éclaircissements
de tels phénomènes, en les plaçant sous des lumières diférentes. Par exemple,
la notion d’improvisation, du moins dans un registre métaphorique, illumine
peut-être la croissance quasi opportuniste du lierre dans un jardin.

Tracés : Je voudrais maintenant aborder avec vous quelques questions liées à


l’improvisation musicale, puisque la musique occupe une place importante, et
même privilégiée, dans vos travaux philosophiques. Dans votre article sur l’on-
tologie de l’œuvre musicale (Levinson, 1998c), vous précisez dès l’introduction
que votre propos ne concernera que les œuvres de la tradition musicale occiden-
tale savante, telle qu’on la connaît, grosso modo, depuis le XVIII e siècle. Selon
vous, quel mode d’existence faut-il attribuer aux improvisations musicales, qui
échappent largement à cette tradition ? Sont-elles à ranger dans la catégorie des
« œuvres musicales » ? Leurs spéciicités ontologiques – et quelles seraient-elles ? –
doivent-elles nous conduire au contraire à les en exclure ? Faut-il adopter un
pluralisme ontologique et distinguer plusieurs modes d’existence à l’intérieur de
la catégorie d’œuvre musicale ?
J. Levinson : On a évidemment besoin d’une démarche pluraliste pour

3 Voir Levinson (2001).

217
ENT RETIEN AVE C J E RRO LD LE V IN S O N

rendre compte de manière compréhensive de l’ontologie de la musique.


Toutes les œuvres, tous les morceaux, toutes les manifestations de musique
ne partagent pas le même statut ontologique. Certains sont des types, ou du
moins des entités abstraites, certains sont plutôt des particuliers concrets4.
Tandis que la Septième Symphonie de Beethoven est ostensiblement un type,
dont l’identité s’établit partiellement à partir d’une partition déinissant une
structure sonore et instrumentale, et qui a des tokens ou instances (ce qu’on
appelle communément des exécutions ou interprétations), un morceau de
jazz improvisé n’est pas un type, ne se déinit pas même partiellement à partir
d’une partition qui la précède en existence, et ne peut pas avoir des instances
ou exécutions subséquentes. Ce qui n’empêche pas qu’une partition approxi-
mative puisse bien être rédigée après coup, pour des buts d’imitation, d’ému-
lation, ou d’analyse, et qu’on puisse faire, en même temps que l’improvisation
musicale se produit, un enregistrement analogique ou digital de cette impro-
visation. Mais l’improvisation elle-même ne doit être confondue ni avec
un tel enregistrement, ni avec l’œuvre notationnelle déinie par la partition
transcrite postérieurement. Un morceau de jazz improvisé est efectivement
un événement sonore, le produit d’une action humaine faite à un endroit et à
un moment précis, qui ne se répète pas, qui naît et qui meurt dans un laps de
temps ini. Quant à la question de savoir s’il s’agit d’une œuvre de musique,
cela dépend de l’étendue qu’on est enclin à prêter à ce concept. Certes, il
y a des connotations du mot « œuvre » qui feraient qu’une œuvre musicale
doit plutôt être quelque chose qui dure, qui admet de multiples réalisations
ou instanciations, et dont la structure essentielle est ixée par une partition
utilisant une notation établie. Mais même si une improvisation musicale ne
mérite donc pas sans hésitation le titre d’« œuvre musicale », elle reste incon-
testablement un morceau, un exemple, une instance de musique.
Je m’adresse maintenant à la dimension contextuelle de tout morceau
de musique, qu’il ait le droit ou non à l’étiquette « œuvre », et qui fait que
l’histoire, et pas uniquement la structure, s’insère indéniablement dans l’on-
tologie de tous ces morceaux. C’est bien évident dans le cas d’une improvi-
sation musicale, qui provient d’une personne spéciique, à un temps et un
endroit spéciiques, et qui reste liée à ces trois particuliers pour toujours. En
d’autres termes, ce n’est pas une séquence abstraite de sons d’une apparence
acoustique donnée, dont on ne tient pas compte de la provenance (com-
ment, quand, et par qui elle est produite), mais plutôt une séquence parti-
culière et transitoire, produite en cette occasion non répétable.

4 Voir Davies (2001), et pour un tour d’horizon particulièrement éclairant de cette question, voir
Davies (2003).

218
E N TRE TIE N AVE C J E R R O L D L E VI N SO N

Mais il en va de même, au fond, pour une œuvre comme la Septième


Symphonie de Beethoven. Ce n’est pas, à mon avis, simplement une struc-
ture sonore abstraite, mais plutôt une structure-sonore-indiquée-par-un-
compositeur-dans-un-contexte-artistique, ce qui fait qu’un élément histo-
rique entre dans l’identité d’une telle œuvre tout autant (quoique de façon
diférente) que dans le cas d’un morceau particulier et non répétable. Une
telle entité, je la nomme une structure indiquée, espèce de type initié, qui se
diférencie d’un type éternel, comme la forme « triangle » ou le nombre « 5 »,
ou d’un type naturel, comme « lion » ou « chêne ». Un type initié est un type
créé, l’efet d’une action humaine, tandis qu’un type éternel ou naturel n’est
pas un type crée, même si dans le second cas il est question d’un type qui a,
de même que le type créé, un commencement d’existence.

Tracés : Dans l’un de vos ouvrages les plus importants, Music in the Moment
(Levinson, 1997), vous présentez une défense du concaténationnisme – concate-
nationism en anglais – (certes amendé), cette position qui fait résider la com-
préhension musicale dans la saisie par l’écoute de moments musicaux adjacents,
liés linéairement les uns aux autres. Ne pensez-vous pas que cette thèse est par-
ticulièrement bien adaptée au cas de l’improvisation musicale qui joue émi-
nemment le jeu du « présent sonore » (l’improvisation, c’est ce qui « vient dans le
moment ») mais dont, parallèlement, de nombreux auteurs (Boulez 1975 ; Dahl-
haus, 2004) se sont plu à souligner l’inconsistance formelle ?
J. Levinson : Absolument ! C’est vrai que quand je formulais l’argument
de Music in the Moment j’avais en tête tout d’abord la musique classique,
dont la structure est ixée par une partition écrite, et que je visais comme
cibles principales la manière bien ancrée dont on apprend à apprécier cette
musique et les présupposés architectonicistes qui sous-tendent cette tra-
dition ; mais c’est encore plus évident qu’une perspective concaténation-
niste s’applique tout naturellement au jazz et à la musique improvisée plus
généralement. La musique classique est composée à l’avance et normale-
ment avec pas mal d’attention quant à l’aspect formel, la structure à grande
échelle, etc. Il m’incombait alors de démontrer qu’il n’est malgré tout pas
nécessaire que cet aspect soit pris en compte explicitement par l’auditeur
pour que celui-ci ait une appréciation réelle de cette musique. Dans le cas
de la musique improvisée, créée sur-le-champ et dans le moment, il n’est
même pas question d’y prêter attention consciemment, parce que cet aspect
est normalement peu présent, ou en tout cas, n’est pas ce qui fait que la
musique est réussie ou pas. « L’inconsistance formelle » dont parlent Dahl-
haus et Boulez, c’est-à-dire l’absence d’une structure à grande échelle trans-
parente, ne fait rien à la qualité d’une telle improvisation ; en revanche, ce

219
ENT RETIEN AVE C J E RRO LD LE V IN S O N

qui est déterminant, c’est qu’elle soit cohérente et convaincante à petite


échelle, d’un bout à l’autre.

Tracés : Dans votre article en quasi-hommage à Wittgenstein, « Musical thin-


king » (Levinson, 2003), vous distinguez les formes de pensée musicales inhérentes
à la composition, à l’interprétation et à l’improvisation (disons à l’activité musi-
cale poïétique en général) de celles inhérentes à l’écoute (l’activité esthésique). Que
pensez-vous alors de cette belle déinition de l’improvisation collective libre (appe-
lée parfois improvisation générative) du compositeur Alain Savouret : « L’entendre
génère le faire »5 ? Pensez-vous également que dans le cas de l’improvisation collec-
tive (libre, qui plus est), on puisse subordonner ainsi la pensée génératrice, qui est
celle de l’improvisateur, à la pensée qui appartient en propre à l’écoutant ? En fait,
si l’on acceptait cette idée, on pourrait presque dire que le cas de l’improvisation
musicale libre, où la forme est souvent extrêmement séquencée, quasi narrative,
constitue une preuve indirecte de votre thèse concaténationniste !
J. Levinson : L’essentiel, me semble-t-il, est de reconnaître qu’il y a une dif-
férence grosso modo entre la pensée poïétique (ou générative) musicale et
la pensée esthésique (ou réceptive) musicale, même si en pratique ces deux
modes s’entrelacent et se chevauchent, et aussi se relayent à tour de rôle,
dans presque toute activité musicale. Quant à la remarque frappante (je ne
peux pas toutefois la considérer vraiment comme déinition) qui tient que
dans le cas de l’improvisation collective libre « l’entendre génère le faire »,
on peut dire, comme vous le suggérez, que la pensée générative est d’une
manière subordonnée à la pensée réceptive qui, en suivant de près ce qui
surgit à chaque moment, est menée presque inéluctablement à une conti-
nuation ou une prolongation convenable.
Vous me posez inalement la question de savoir si l’espèce de forme qui
se dessine ou se dégage le plus souvent et le plus naturellement à l’occasion
d’une improvisation collective libre, de caractère linéaire, séquentiel et quasi
narratif, ne constitue pas une conirmation indirecte de la thèse concaténa-
tionniste. En efet, du moins pour ce genre de musique ! Et comme vous le
proposez également, s’il en est ainsi, c’est probablement parce que la façon
dont les musiciens suivent ce courant musical spontané et imprévisible
est à mettre en parallèle avec la manière dont ils poursuivent et dont ils
alimentent ce lux collectif, toujours naissant et renaissant.

5 N.d.l.r. Voir l’entretien avec Alain Savouret dans ce même numéro.

220
E N TRE TIE N AVE C J E R R O L D L E VI N SO N

Bibliographie

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221
Du jazz aux mouvements sociaux :
le répertoire en action.
Entretien avec Howard Becker

PROPOS RECUEILLIS PAR CAMILLE AZAÏS, TALIA BACHIR- LOOPUYT


ET PIERRE SAINT-GERMIER, TRADUITS DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS)
PAR CAMILLE AZAÏS ET PRÉSENTÉS PAR TALIA BACHIR-LOOPUYT

Sociologue de renom international, mais aussi pianiste de jazz et photographe, Howard


Becker est l’une des igures marquantes de l’interactionnisme symbolique, courant tra-
ditionnellement rattaché à l’école de Chicago1. Devenu célèbre avec son enquête sur la
carrière des musiciens de danse et de jazz, Outsiders (1963), qui a durablement ébranlé
l’appréhension de la « déviance », il a synthétisé les fondements méthodologiques et épis-
témologiques de son approche de l’art dans l’ouvrage Mondes de l’art (1988). Prenant ses
distances envers l’héritage classique de la sociologie de l’art, qui relevait essentiellement
de l’esthétique philosophique et du marxisme, Becker y défend la thèse selon laquelle
l’art, comme tout autre domaine d’activité, peut être envisagé comme un espace d’action
collective au sein duquel un ensemble d’acteurs divers coopèrent sur la base de ressources
et de procédures conventionnelles. Le sociologue, s’appuyant sur une longue expérience
d’enseignement, a également produit un certain nombre de rélexions devenues incon-
tournables sur l’enquête sociologique (2002) ou les représentations du social (2009).
Nous avons souhaité le rencontrer pour parler de son dernier livre, coécrit avec
Robert Faulkner, Do You Know… ? he Jazz Repertoire in Action (2009), dans lequel les
deux sociologues se livrent à une analyse de la notion de répertoire, sur la base d’une
enquête de terrain incluant un retour sur leurs propres expériences de musiciens.
Talia Bachir-Loopuyt

Tracés : Des années après la parution de votre livre Outsiders (1963), vous
revenez sur le thème de la musique. Quelles raisons vous y ont incité ?
Howard Becker : Une question de ce genre présuppose toujours un cer-
tain type de réponse. Dans ce cas, elle présuppose qu’une sorte de chemin
logique m’ait conduit à cette décision. Les choses ne se passent évidemment
pas ainsi. Il se trouve que mon coauteur Robert Faulkner, sociologue2 et

1 Cet entretien s’est déroulé à Paris le 9 novembre 2009.


2 Robert R. Faulkner, professeur de sociologie à l’université du Massachussets à Amherst, a
notamment signé deux ouvrages sur la musique à Hollywood, l’un sur les interprètes (1985),
l’autre sur les compositeurs (2003).

T R A CÉS 1 8 20 10 /1 PAGES 2 23 -2 36
ENT RETIEN AVE C HO WA RD BE CK E R

trompettiste, venait de lire l’ouvrage de Charles Tilly, Regimes and Repertoire


(2006), qui porte essentiellement sur l’histoire politique française. Tilly y
utilise le terme de « répertoire ». Nous nous sommes dit que sa façon d’utili-
ser ce mot n’était pas tout à fait pertinente ; d’après notre propre expérience,
il n’existe pas, comme il le décrit, un répertoire au sein duquel les gens
opèrent un choix. Cela ne marche pas ainsi. Nous avons donc pensé que
nous pourrions avoir quelque chose à dire sur le sujet, mais à ce moment-là,
ce n’étaient encore que des discussions entre nous. Quelque temps plus
tard, je me suis rendu au congrès de la National Science Foundation3 pour
encourager les chercheurs qui font de la recherche de terrain à demander
des aides inancières. C’est une longue histoire que je ne vais pas déve-
lopper ici, mais le fait est que les gens qui font de la recherche qualitative
n’ont en général aucune chance d’obtenir une bourse de leur part parce que
cette institution privilégie les approches très scientiiques et quantitatives
de la discipline. J’ai eu alors envie de les provoquer un peu, et ai annoncé
que Faulkner et moi avions l’idée de réaliser une enquête sur le répertoire
des jazzmen mais que nous étions persuadés que l’on ne nous accorderait
jamais une bourse de recherche pour cela. Ils m’ont dit que je devrais tout
de même déposer un dossier. En vérité, la recherche qualitative ne coûte
presque rien, donc nous n’avions pas vraiment besoin de cet argent. Mais,
à toutes ins utiles, nous avons quand même rédigé notre proposition qui,
comme je l’avais prévu, fut refusée. Cependant, ils nous conseillaient de la
retravailler et de la soumettre une seconde fois, ce que nous avons fait. Et
nous avons inalement obtenu une bourse.
Je pense que cette anecdote est assez représentative de la façon dont
les choses arrivent. Au départ, j’ai déposé cette demande, persuadé qu’ils
diraient non, pour les mettre dans l’embarras et les pousser à changer leurs
pratiques. Finalement c’est eux qui m’ont joué un bon tour, et j’ai bien été
obligé de faire ce livre ! En réalité, nous étions très contents. Rob pouvait
prendre des notes de terrain lors de ses concerts, tandis que je faisais des
entretiens ; et nous avions par ailleurs l’un comme l’autre de nombreux sou-
venirs personnels. J’ai débuté comme musicien il y a soixante ans, Rob il y a
cinquante ans, nous avions donc beaucoup de choses à raconter.

Tracés : Vous dites à la in du livre que vous avez été amenés à changer en cours
de route votre question de départ ; de « Comment des musiciens qui ne se sont

3 La National Science Foundation est une agence gouvernementale indépendante américaine


chargée de soutenir la recherche scientiique par l’attribution de subventions à des universités,
des laboratoires ou des individus.

224
E N TRE TIE N AV E C H O WA R D B E C KE R

jamais vus et n’ont jamais répété ensemble parviennent-ils à jouer sans l’aide
d’une partition ? », vous en êtes venus à : « Comment des musiciens combinent-
ils des connaissances partielles pour créer une activité collective qui soit sui-
samment satisfaisante pour les diférentes personnes impliquées ? » Comment en
êtes-vous venus à ce changement ?
H. Becker : La première question était une bonne question. Mais nous
pensions déjà en connaître la réponse, à savoir : tout le monde utilise le
même matériel, tout le monde connaît les mêmes morceaux. Or, nous avons
vite découvert que ce n’était pas le cas. Et la façon dont nous l’avons décou-
vert montre l’importance de la recherche de terrain, lorsqu’on s’astreint à
la discipline de consigner par écrit tout ce que l’on a pu voir ou entendre.
Rob prenait des notes de terrain. Si cette réponse avait été juste, il y aurait
trouvé des choses comme : « Je suis arrivé au boulot, j’ai sorti ma trompette
de son étui, je me suis chaufé, et puis quelqu’un a dit de jouer telle chanson
et on l’a jouée. » Mais ce n’était pas le cas. Au lieu de cela, quelqu’un disait :
« Tu connais telle chanson ? », par exemple But Beautiful en mi bémol, et
un autre répondait : « Non, je ne la connais pas. Et celle-là, tu la connais ? »
C’est en fait une sorte de négociation qui leur permet de déterminer quelles
connaissances ils ont en commun. Ce n’est pas la même chose que de dire
« tout le monde sait tout ». À la place, nous avions quelque chose comme :
« Telle personne sait ceci, telle autre personne sait cela, moi je sais encore
autre chose, et nous devons déterminer ce que nous savons en commun. »
Nous avions trouvé notre problème : le reste du livre serait entièrement
consacré à expliquer comment cette sorte de négociation se déroule. En
déinitive, nous avons modiié notre question de départ parce que nos pre-
miers résultats de recherches montraient qu’elle n’était pas bonne, ou plutôt
qu’il fallait y ajouter cette autre question.

Tracés : Et en changeant cette question, vous avez également changé la déini-


tion du terme « répertoire »…
H. Becker : Tout à fait. Le répertoire n’est pas un élément ixe, qui s’ap-
prend puis que l’on connaît une fois pour toutes. Il change constamment
et n’est pas le même d’une personne à l’autre. C’est pourquoi il est intéres-
sant de comprendre comment les gens acquièrent leur répertoire propre. La
constitution d’un répertoire personnel est en efet un phénomène très com-
plexe, parce qu’il ne suit pas de dire qu’on connaît ou qu’on ne connaît
pas telle chanson. On peut dire par exemple : « Je connais très bien cette
chanson, je l’ai jouée de nombreuses fois » ; ou bien « J’ai déjà entendu cette
chanson, je pense que je peux la jouer » ; ou encore « Non, je ne la connais
pas, mais si tu la joues, je peux essayer de te suivre », ou « Je la connais très

225
ENT RETIEN AVE C HO WA RD BE CK E R

bien, c’est très facile pour moi de la jouer, et je peux même improviser des-
sus sans problème. Je me sens en coniance ». Il y a diférentes possibilités.

Tracés : Dans votre livre, vous expliquez que, même lorsqu’ils ne connaissent
pas une chanson par cœur, les musiciens peuvent tout de même la jouer, avec un
niveau de qualité suisant pour des professionnels…
H. Becker : Oui, même si je ne les connais pas du tout, et que je ne les ai
jamais jouées ni même entendues, je peux jouer certaines chansons. Dans
notre livre, il y a cet exemple formidable d’un entretien avec un bassiste4 à
qui je demande s’il lui est déjà arrivé de jouer une chanson qu’il ne connais-
sait pas auparavant. Il me répond : « Bien sûr ! Tout le monde est capable de
le faire. » Mais quand je lui demande comment il fait, il est incapable de me
répondre. Cet exemple met d’ailleurs en lumière un autre point intéressant :
les gens font des choses sans y penser. Ce n’est pas vraiment de l’automa-
tisme, leur corps sait simplement faire ces choses à leur place. De même,
lorsque vous traversez une rue, vous ne pensez pas : « Je vais regarder cette
personne, puis je tournerai ici, puis j’irai par là… » Vous ne faites que tra-
verser la rue, et votre corps s’occupe du reste. Mais si je vous demandais à ce
moment-là, mon petit enregistreur à la main : « Pouvez-vous m’expliquer à
quoi vous pensez pendant que vous traversez ? » (voilà qui serait d’ailleurs
un projet formidable !), vous me diriez des choses comme : « Je marche, je
vois une personne qui s’approche… » Si vous allez à Londres, vous remar-
querez que là-bas, non seulement les gens conduisent à gauche – alors que le
monde entier conduit à droite – mais qu’ils font la même chose sur les trot-
toirs. Lorsque nous autres étrangers voyons des gens s’approcher de nous,
nous nous écartons vers la droite pour les éviter, mais le rélexe des Anglais
est aussi de s’écarter vers leur gauche, donc vers notre droite. Cela pose un
problème ; tout d’un coup, les gens sont obligés de réléchir à ce qu’ils sont
en train de faire. Ce n’est plus automatique. Cela énerve d’ailleurs la plupart
des gens. Bien sûr, il y a tellement d’étrangers à Londres que les Londoniens
y sont habitués, en particulier dans le centre de la ville. Aussi savent-ils que
c’est à eux de faire attention. Un phénomène similaire s’est produit lorsque
j’ai interviewé ce musicien. Je lui ai demandé de jouer avec moi une chan-
son qu’il ne connaissait pas et de me décrire ce qu’il faisait. à un moment
précis, il m’a demandé de m’arrêter : « Attends ! Ça, c’est un indice ! » Je lui ai
demandé de m’expliquer ce qu’il voulait dire, et il a efectivement pu m’en
donner une longue explication : « Si la chanson commence ainsi, je suis
presque certain qu’il va y avoir juste après tel type d’accord, et, puisque je

4 Voir Becker et Faulkner (2009, p. 80).

226
E N TRE TIE N AV E C H O WA R D B E C KE R

me rends compte que telle ligne descend, étant donné la logique de ce genre
de chanson, je peux en conclure telle et telle chose, et ainsi de suite. Je suis
pratiquement certain que je vais avoir raison, car j’ai fait ça de nombreuses
fois, et la plupart du temps, je ne me trompe pas. » Il connaît ainsi la chan-
son, même s’il ne l’a jouée qu’une seule fois.

Tracés : Nous aimerions revenir sur la question du répertoire en sociologie et


en histoire. Comment peut-on généraliser ce cas particulier des musiciens ? Vous
parlez de Tilly et critiquez son usage du mot « répertoire », mais comment peut-
on compléter son analyse ?
H. Becker : Je pense que la leçon la plus générale à tirer de notre livre est la
suivante : il s’agit d’un procédé compliqué qui nécessite la participation de
plusieurs personnes, chacune ayant son répertoire propre, et qui implique
des discussions et des négociations, parfois implicites. Nous avons noté
dans notre livre des cas intéressants où la négociation ne prend pas plus
d’une minute. Un soir, Rob m’appelle en revenant d’un concert, et me dit
qu’il tient tout notre livre dans quarante-cinq secondes d’observation. Lui
et d’autres musiciens donnaient un concert. Au moment d’enchaîner sur
la chanson suivante, ils se concertent pour choisir ce qu’ils vont jouer. Le
saxophoniste commence : « Je propose Iris de Wayne Shorter. » Rob sait
que cette chanson est compliquée et appréhende un peu de la jouer, de
peur de passer aux yeux des autres musiciens plus jeunes que lui pour un
de ces vieux jazzmen dépassés. Donc il se tait. Heureusement, le pianiste
répond : « Non, je ne la connais pas, je ne veux pas la jouer. » Le premier
musicien insiste : « On peut essayer. » Rob devient nerveux. Mais le pianiste
est catégorique : « Je ne veux pas la jouer, un point c’est tout. » Rob propose
alors de jouer Nica’s dream. Tout le monde est d’accord et Rob est soulagé.
Ces quarante-cinq secondes contiennent toute l’histoire de notre livre. Rob
connaissait Nica’s Dream et il était quasi sûr que des gens qui connaissent
Wayne Shorter sauraient jouer un morceau d’Horace Silver. Il a donc fait
appel à cet arrière-plan commun de connaissances pour choisir la chanson.
Il faudrait presque un autre livre pour expliquer en quoi cet exemple illustre
toute notre analyse.
Mais, pour revenir à l’idée de généralisation, je ne pense pas que cela
signiie que tout se passera désormais de la même manière ; il y aura bien
évidemment des cas diférents. Chaque cas particulier de recherche nous
enseigne quelque chose d’autre, que nous devons garder en tête lorsque
nous nous intéressons au cas suivant. Si je devais refaire une des études
de Tilly, je pense que j’irais étudier les archives sur lesquelles il s’appuie
en cherchant des indices de la façon dont les personnes négociaient entre

227
ENT RETIEN AVE C HO WA RD BE CK E R

elles. Il travaille en efet à partir d’archives historiques et ne peut donc pas


demander aux sujets de son enquête de lui montrer comment ils sont par-
venus à accomplir telle ou telle action. Cela engage une méthode d’analyse
très diférente. Imaginons qu’une personne dise : « Il faut faire une péti-
tion » ; je peux facilement en imaginer une autre dire qu’elle n’a pas les com-
pétences pour le faire, et un tiers de lui répondre : « Ne vous inquiétez pas
de ça, je vais l’écrire et vous n’aurez plus qu’à la signer. » Ce que nous cher-
chons à comprendre, c’est comment ils s’organisent pour agir ensemble.
La question de base est : comment parviennent-ils à agir ensemble ?
C’est pourquoi nous ne cherchons pas à établir un cadre général qui nous
dirait que les choses se passent toujours de telle ou telle manière. La géné-
ralisation est sans doute importante ; si vous étudiez d’autres travaux dans
ce domaine, pensez-y, recherchez-la. Sachez seulement qu’elle ne prendra
pas chaque fois la même forme. Les acteurs politiques ne sont pas des musi-
ciens. Ils travaillent dans des domaines diférents, avec des gens diférents.
Les musiciens doivent prendre en compte le propriétaire du bar, le père
de la mariée, les gens qui sont venus au restaurant pour dîner et avoir un
peu de musique en fond sonore qui ne les dérange pas trop ; les acteurs
politiques, eux, doivent penser à bien d’autres choses. Les prérequis sont
diférents, les situations ne sont pas les mêmes. Les généralisations sont dif-
iciles, car nous n’agissons jamais dans une situation générale. Dès lors, plus
une description est générale, moins elle est utile.

Tracés : Vous notez aussi, à la in de votre livre, que le problème avec la géné-
ralisation de la notion de répertoire, c’est qu’elle a pris place en dehors de la
sociologie de l’art. On prend alors la notion de répertoire ou d’improvisation
comme une métaphore qu’on extrait du domaine de l’art pour l’appliquer dans
un autre domaine.
H. Becker : Dans la recherche sur les organisations en général, l’idée d’im-
provisation est devenue très populaire, en particulier dans le domaine de
la gestion. Je pense que c’est une réaction à l’échec des théories de ges-
tion antérieures selon lesquelles on établissait un plan « parfait », on le sui-
vait, et on croyait, de manière utopique, que tout se passerait bien. Or,
comme tous les plans des gestionnaires échouaient – car ils ne pouvaient
jamais envisager toutes les variables –, les personnes qui travaillent dans ce
domaine ont pensé qu’il fallait y introduire une certaine lexibilité. Mais en
in de compte, ils n’ont fait qu’imposer une autre forme de plan : « Main-
tenant, vous devez faire ça : vous devez improviser ! Comment fait-on ? On
vous donnera des cours, vous verrez, vous n’aurez qu’à faire exactement ce
qu’on vous dit. »

228
E N TRE TIE N AV E C H O WA R D B E C KE R

Tilly, quant à lui, est diférent. Il ne se consacre pas à ce genre de recher-


ches, c’est un historien sérieux. Il a utilisé le concept de répertoire parce
qu’il était à la recherche d’une idée qui l’aiderait à mieux comprendre le
problème qui l’occupait : lorsque les membres d’un groupe contestataire
s’insurgent contre un état de fait, ils peuvent avoir plusieurs réactions : par-
fois ils arrachent les pavés des rues, parfois ils brûlent une voiture, etc. Il y a
plusieurs formes d’action. Le répertoire, c’est tout cela. Dans son livre, cette
idée représente un aspect intéressant, un progrès. Donc notre critique de
Tilly est plus un « oui, mais » qu’autre chose ; selon nous, ce qu’il dit ne suf-
it pas, il faut y ajouter quelque chose. J’imagine que c’est la nature même
de la science : on ne dit pas que les gens se sont trompés sur tel point, mais
plutôt qu’il existe aussi tel autre élément à prendre en compte.

Tracés : Est-ce que cette rélexion sur le « répertoire en action » remet en ques-
tion l’importance des conventions que vous aviez soulignée dans les Mondes de
l’art (1988) ?
H. Becker : Non. Ce que nous décrivons dans ce livre est en grande partie
basé sur des conventions, comme la convention des trente-deux mesures par
chanson, les conventions du blues (douze mesures, avec telles progressions
harmoniques). Bien entendu, lorsqu’on joue du blues, les choses peuvent
varier : va-t-on jouer seulement quatre mesures en si bémol 7 et passer à mi
bémol 7, ou bien une mesure de si bémol, puis une de mi bémol 7, puis
une de si bémol, et ainsi de suite ? Bref, il y a des variations, des interpré-
tations diférentes, mais elles respectent toujours la convention des douze
mesures. C’est une règle que les gens connaissent et grâce à laquelle on peut
dire que « c’est un blues, mais dans une tonalité mineure », ou que « c’est
un blues, mais avec un pont ». La notion de convention est donc très utile.
Elle nous dit qu’à moins d’avoir une idée particulière, on sera amené à
faire les choses de telle façon, si nous connaissons les mêmes conventions,
comme celle de marcher du côté droit de la rue. Dans nos sociétés, beau-
coup de choses fonctionnent ainsi, semi-automatiquement. On ne prend
pas chaque fois le temps de tout renégocier ; on ne va pas discuter avec les
gens en face pour décider qui va passer à gauche et qui va passer à droite.
Au travail, on s’entend de façon conventionnelle sur ce que l’on va faire,
même si ensuite beaucoup de choses restent à négocier. C’est de là que
vient le problème qui apparaît aujourd’hui entre les diférentes générations
de musiciens : ils ont des bagages trop diférents en termes de conventions.
Il y a ceux qui sont habitués aux chansons de trente-deux mesures et ceux
qui connaissent d’autres styles, plus variés, qui ne fonctionnent pas sur le
même schéma. C’est pour cela que, lorsque quelqu’un annonce « Iris de

229
ENT RETIEN AVE C HO WA RD BE CK E R

Wayne Shorter », Rob commence à avoir peur. C’est à ce niveau qu’appa-


raît un problème pour la plupart des gens que nous avons étudiés. Ils n’ont
pas assez de conventions en commun qui leur permettraient de négocier à
leur périphérie.

Tracés : Diriez-vous, du coup, que l’improvisation musicale ne peut prendre


place que dans un contexte hautement conventionnel ?
H. Becker : Je pense que plus le contexte est conventionnel, plus il est
facile de conclure la négociation. Dans le livre, nous décrivons la situation
suivante : les musiciens sont sur l’estrade, des gens dansent sur la piste,
ils viennent de terminer leur chanson, et les danseurs attendent. On ne
peut donc pas discuter pendant dix minutes pour savoir ce qu’on va jouer
ensuite, il faut décider très rapidement. C’est en cela qu’il est très utile de se
référer à ce que l’on sait déjà jouer. Mais parfois, il arrive que personne ne
vous attende, et que vous ayez le temps d’apprendre la chanson de Wayne
Shorter que vous ne connaissiez pas. Cette rélexion nous permet de com-
prendre aussi bien des situations très conventionnelles, où les individus
n’échangent que quelques bribes d’informations, quelques claquements de
doigts et « un, deux, trois… », et des situations moins conventionnelles, où
il faut davantage discuter.
Pour résumer, la réponse à votre question est que cela dépend et que
notre rôle est de déterminer, dans chaque situation, ce que les musiciens
peuvent faire et ce qu’ils doivent faire étant donné la pression exercée par les
autres personnes en présence. Cela dépend de leur culture commune et de
la situation. Si l’on ne pense qu’aux musiciens, on rate beaucoup de choses.
Une compréhension plus large de la situation inclut aussi le lieu et un grand
nombre de personnes. Mettons que l’on veuille jouer un morceau avec des
quarts de ton : sur un violon, cela ne pose pas de problème, il suit de pla-
cer ses doigts à mi-chemin entre le ton et le demi-ton. Mais sur un piano, il
n’y a pas de quarts de ton ; nous aurions donc besoin de la coopération des
personnes qui fabriquent des pianos.

Tracés : Est-il important de distinguer la musique improvisée et la musique


non improvisée ?
H. Becker : Je pense que ce n’est pas très utile. Même dans un quatuor,
dans lequel on utilise de la musique écrite, vous pouvez avoir à interpréter
et à vous demander comment vous allez jouer tel passage5. Dans la plupart
des cas, pour un quatuor, on n’a pas d’indications précises de tempo ou de

5 Voir à ce sujet Schütz (2006).

230
E N TRE TIE N AV E C H O WA R D B E C KE R

nuances. Qu’est-ce qu’un forte ou un piano ? On ne sait jamais à quel point


on est censé jouer piano ou forte. Tout cela s’apparente à de l’improvisation.
Ce n’est pas donné sur la partition. Tout le monde ne sait pas exactement
ce qu’il a à faire. Dans un orchestre symphonique, les violonistes doivent
écouter le premier violon : que va-t-il faire, va-t-il donner un coup d’archet
à tel moment ou à tel autre ? Il y a beaucoup de choses qui se déroulent pen-
dant la performance.
J’ai une histoire très intéressante à vous raconter, que j’ai d’ailleurs utili-
sée dans les Mondes de l’art : alors que je vivais à Kansas City, je faisais par-
tie d’un petit groupe composé d’un trompettiste et de trois saxophonistes.
J’écrivais des arrangements pour les quatre instruments. Le trompettiste,
après avoir vu mon premier arrangement, est venu me voir et m’a dit : « Cet
arrangement est formidable ! Il y a juste un petit problème : les notes que
tu nous as écrites à tel endroit sont extrêmement diiciles à exécuter. Vu
qu’on ne joue pas six soirs par semaine et que je ne suis qu’un musicien
semi-professionnel, si tu ne veux pas que je m’efondre avant dix heures du
soir, il va falloir les changer. » J’ai retenu la leçon et je n’ai plus jamais écrit
ce genre de choses par la suite.

Tracés : Donc pour vous, l’improvisation n’est pas vraiment un mode d’action
diférent, mais un composant qui est présent dans toute situation ?
H. Becker : Dans toute situation, plus ou moins. Ce qui signiie, pour
un chercheur, que c’est un élément très utile qu’il faut rechercher. Rélé-
chissez-y, cela augmentera le nombre de possibilités. La plupart du temps,
on observe de petites interactions comme celle que j’ai rapportée à propos
d’Iris de Wayne Shorter, et si l’on ne sait pas que ce genre de choses est
possible, on ne va pas les remarquer. Il faut être prêt à le voir. Le propre du
chercheur est justement d’être prêt à voir ce qui se déroule devant lui ; il sait
ce à quoi il doit être attentif. Si les choses se passent diféremment, il s’en
aperçoit. Mettons que vous vouliez comprendre le problème passionnant
d’une foule qui traverse une rue. à Londres, ils viennent juste de changer
l’Oxford Circus, cette intersection géante de deux rues immenses, et ont
inventé un nouveau système dans lequel tous les feux passent simultané-
ment au rouge pour les voitures et au vert pour les piétons dans toutes les
directions, y compris en diagonale. C’est une grande nouveauté, et on en
a parlé dans beaucoup de journaux. Ce qui est très étrange, c’est que per-
sonne ne sait vraiment comment il faut faire. Ceux qui ont conçu le projet
se sont dit que cela permettrait aux gens de venir de toutes les directions.
Mais, dans la pratique, cela ne fonctionne pas, ils se rentrent tous dedans.

231
ENT RETIEN AVE C HO WA RD BE CK E R

Tracés : Une question méthodologique : dans votre livre, vous utilisez fré-
quemment les récits de vos propres expériences, que vous placez à côté des récits
d’autres musiciens que vous avez interrogés. Quel est le statut de ce genre de
témoignages personnels ?
H. Becker : C’est le type de questions auquel on répond par : « C’est une
très bonne question. » Je ne sais pas quel est le statut de ces récits. Nous
pensons que ce sont des preuves tout à fait valables de ce que nous voulons
montrer. Tout d’abord, parce que, sans cela, ces éléments ne seraient pas
disponibles. Certes, j’imagine que si l’on faisait le tour des centaines d’auto-
biographies et biographies de musiciens de jazz qui existent, on retrouverait
beaucoup de choses, mais peut-être pas toutes celles que nous avons mises
dans notre livre, et que nous savons être utiles. Peut-être que nos pairs nous
diront que nous n’avons pas le droit de faire cela ; je suis d’ailleurs presque
sûr que certains le feront. Certains sociologues sont puritains et ascétiques,
ils pensent qu’il faut soufrir pour faire de la sociologie. Cela a toujours
représenté une source de tension dans notre discipline. Quoi qu’il en soit, je
ne peux pas vous dire quel est le statut de ces récits, mais je ne vois pas pour-
quoi nous nous en serions privés. Enin, j’imagine bien que certains nous
objecteront que nous avons sélectionné des éléments qui allaient dans le
sens de notre argumentation, mais c’est ce que tout le monde fait en réalité.
De plus, nous partions sans a priori. Nous voulions avant tout comprendre
comment tout cela fonctionnait, comment ces gens produisaient ensemble
de la musique. Donc, dans l’absolu, toute réponse nous convenait. La plu-
part des sociologues commencent leurs recherches sur un mode scientiique
en se référant à des axiomes, des hypothèses à tester, ou bien en disant :
« Nous savons que le monde est fait de telle façon et nous allons le prouver :
parce que c’est injuste, parce que telle catégorie de la population domine
telle autre, etc. » Cela me fait penser à la déinition de la musique de heo-
dor Adorno, à « l’industrialisation de la créativité ». C’est ridicule. Si l’on
commence son étude en ayant déjà des certitudes quant à ses résultats, on
inira évidemment par les trouver, mais la recherche aura perdu tout intérêt.
Dans notre cas, nous n’avions pas d’idée préconçue avant de commencer.
Depuis que le livre est sorti, beaucoup de gens m’ont dit avoir adoré « les
histoires ». À propos d’histoires, il y a une personne que nous citons dans
le livre que je vous recommande vivement, car c’est un excellent théoricien
de notre société, malheureusement trop peu connu : David Antin6. Dans
mes trois ou quatre derniers livres, on trouve de longues citations d’An-

6 Voir l’appendice à cet entretien qui présente un extrait bilingue du livre Tuning de David
Antin.

232
E N TRE TIE N AV E C H O WA R D B E C KE R

tin. L’un d’eux, Comment parler de la société ? (2009), qui vient de sortir
en France, contient un chapitre sur les modèles mathématiques, les idéal-
types de Max Weber et les paraboles. Cette dernière catégorie correspond
au travail d’Antin : ce sont des paraboles, c’est-à-dire qu’il nous raconte des
histoires. Dans ce chapitre, j’écris que ces trois modèles se rejoignent sur
un point essentiel : aucun ne correspond à la réalité, mais ce n’est pas grave,
parce qu’ils sont néanmoins utiles. Les modèles nous apprennent comment
seraient les choses, si elles étaient en tous points conformes à ce qu’ils en
disent. On ne s’attend pas à ce que le monde fonctionne comme un modèle
mathématique. Cependant certains de ses éléments fonctionnent selon ce
principe et c’est pourquoi ce modèle nous permet de comprendre certaines
choses à propos du monde dans lequel nous vivons. C’est la même chose
pour Weber : il n’y a pas de bureaucratie « pure » comme celle qu’il décrit.
Cependant, il y a beaucoup d’organisations, qui, si elles correspondaient
exactement à ce que décrit le modèle, fonctionneraient ainsi.

Tracés : Vous parlez dans votre livre de « musiciens ordinaires » : qu’entendez-


vous par là ? Votre étude aurait-elle été diférente si vous aviez suivi des jazzmen
renommés ?
H. Becker : Nous avons repris l’expression de Marc Perrenoud (2007).
Dans Outsiders, je les avais appelés des « musiciens de danse » et tout le
monde avait compris de qui je parlais. Mais c’est devenu un problème,
surtout depuis que la dance music désigne un genre particulier. Donc, dans
ce nouveau livre, nous parlons de « musiciens ordinaires » pour désigner
des personnes qui sont prêtes à jouer tout ce qu’on leur demande dans les
limites de leurs capacités.
Quant aux grands jazzmen, ils n’ont pas toujours été grands et recon-
nus. La plupart ont commencé comme nous, en jouant dans des soirées,
des cafés, pour des stripteaseuses, etc. Les stars du jazz, ce sont ceux qui ne
sont plus obligés de faire tout cela et qui peuvent vivre des concerts et de la
vente de leurs disques. Cela doit représenter deux ou trois cents personnes
tout au plus. Si, nous, les musiciens dans mon genre, avions le choix, c’est
ce que nous ferions. Donc un « musicien ordinaire », c’est quelqu’un qui
aimerait bien être musicien de jazz à temps plein, mais qui est malheureu-
sement obligé de faire autre chose… c’est la vie 7.

7 En français dans le texte.

233
ENT RETIEN AVE C HO WA RD BE CK E R

Bibliographie

Antin David, 1984, Tuning, New York, New Directions.


Becker Howard S., 1985 [1963], Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris,
Metailié.
— 1988 [1982], Les mondes de l’art, Paris, Flammarion.
— 2000, « he etiquette of improvisation », Mind, Culture, and Activity, vol. 7, no 3,
p. 171-176.
— 2002 [1998], Les icelles du métier, Paris, La Découverte.
— 2009 [2007], Comment parler de la société, Paris, La Découverte.
Becker Howard S. et Faulkner Robert R., 2009, Do You Know… ? he Jazz Repertoire
in Action, Chicago, University of Chicago Press.
Berliner Paul, 1994, hinking in Jazz. he Ininite Art of Improvisation, Chicago, Uni-
versity of Chicago Press.
Faulkner Robert R., 1985, Hollywood Studio Musicians. heir Work and Careers in the
Recording Industry, Lanham, University Press of America.
— 2003, Music on Demand. Composers and Careers in the Hollywood Film Industry,
Piscataway, Transaction.
Perrenoud Marc, 2007 Les Musicos. Enquête sur des musiciens ordinaires, Paris, La Décou-
verte.
Schütz Alfred, 2006, « Faire de la musique ensemble. Une étude des rapports sociaux »,
Sociétés, no 93, p. 15-28.
Tilly Charles, 2006, Regimes and Repertoire, Chicago, University of Chicago Press.

Appendice : Tuning de David Antin

David Antin (né en 1932) est un poète américain, ancien directeur du dépar-
tement d’arts visuels de l’université de Californie à San Diego. Il est connu
pour ses talk pieces, improvisations orales de grande envergure inspirées
par les lieux dans lesquels il est invité, qui se plaisent à mettre en abyme
le thème de l’acte créateur. Il enregistre ainsi chacune de ses interventions
avant de les recomposer à l’écrit dans des versions publiées ultérieurement,
comme cet extrait de Tuning 8. Nous proposons ici le texte original et une
traduction en français.

8 David Antin, Tuning, New York, New Directions, 1984, p. 130-131. Ce texte est traduit avec
l’aimable autorisation de l’auteur.

234
E N TRE TIE N AV E C H O WA R D B E C KE R

but as it is we
have feet two of them and one foot goes forward and
that’s odd and when the other one comes to meet it they are
paired and that’s even and so were inventing number now
but this
regularly recurrent action one foot and then the other were
going somewhere and were going somewhere by managing
this set of periodically recurrent actions and someone else is
going somewhere in the same way though probably at
another pace and we have to do something together in
this situation to accomplish anything together at all we
have to ind out what the other persons pace is we have to ind
what our pace and the easiest way for me to do this is
for me to try to adjust my pace to his pace or her pace
and for her to adjust her pace to mine we have to adjust
our paces each to the other so that we can come more or less
into step
now how do we do this? by watching my step
and her step i can tell that she’s walking slower than i am and at
a diferent angle and I can slow down or she could speed up
and she might have speeded up too much while i was slowing
down so that she would have to slow down again while I was
speeding up a bit to catch up and all the time we would have
before us our ongoing acts that we could compare because
they were still going on in front of us and we would have
some idea based on our notion of going together what we
would like or require demand or desire from going together
for a while and we could try for this in our practice
which could all change in a while but it is this kind of
negotiation I would like to call “tuning”
because that’s pretty
much like what youre doing when youre trying to sing together
whether your idea of together is in unison or ifths or
thirds or in whatever makes a kind of common sense for
your common practice which may have just become common
and may cease to be common to the two of you the three of you
or the whole barbershop quartet in a minute or two or a week
or year and I like this idea of tuning because it depends on
an idea of going for there will be no knowing without
going and no common knowing without some kind of going
together for a while

235
ENT RETIEN AVE C HO WA RD BE CK E R

mais en l’état nous


avons des pieds deux pieds et un pied avance et
c’est impair et quand l’autre vient à sa rencontre ils se
rejoignent et font la paire et donc on invente des nombres là
mais cette
action régulièrement récurrente un pied puis l’autre on
va quelque part et on va quelque part en organisant
cet ensemble d’actions périodiquement récurrentes et quelqu’un d’autre
va quelque part de la même façon quoique sans doute à
une autre allure et on doit faire quelque chose ensemble dans
cette situation pour accomplir quoi que ce soit ensemble on
doit trouver quelle est l’allure de l’autre on doit trouver
quelle est ce que notre allure notre et pour moi la façon la plus simple de faire ça
c’est
d’essayer d’ajuster mon allure à la sienne et qu’il
ou elle ajuste son allure à la mienne on doit ajuster
nos allures l’une à l’autre pour pouvoir plus ou moins
accorder nos pas
alors comment fait-on ça ? en regardant où je mets les pieds
et elle les siens je vois bien qu’elle marche plus lentement que moi et à
un angle diférent et je peux ralentir ou elle pourrait accélérer
et elle pourrait avoir trop accéléré tandis que je
ralentissais de sorte qu’elle devrait ralentir à nouveau tandis que
j’accélérais un peu pour la rattraper et tout le temps on aurait
devant nous nos actions en cours que l’on pourrait comparer parce qu’
elles se déroulaient toujours devant nous et on se ferait
une idée basée sur notre notion d’aller ensemble ce qu’on
aimerait ou demanderait exigerait ou désirerait du fait d’aller ensemble
pendant un moment et on pourrait essayer ça dans notre pratique
qui pourrait ensuite complètement changer mais c’est ce genre de
négociation que j’aimerais appeler tuning 9
parce que c’est grosso
modo ce qu’on fait quand on essaye de chanter ensemble
qu’ensemble veuille dire à l’unisson ou en quintes ou
en tierces ou quoi que ce soit qui fasse sens commun pour
une pratique commune qui vient peut-être de devenir commune
et qui peut cesser d’être commune à vous deux vous trois
ou à tout le quartette des barbiers dans une minute ou deux ou une semaine
ou une année et j’aime bien cette idée de tuning parce qu’elle dépend de
l’idée d’aller car il n’y aura pas de savoir sans
aller et pas de savoir commun sans un quelconque aller
ensemble pendant un moment

Traduction de Barbara Turquier

9 Tuning peut se traduire par « mise au point », « réglage », « accord », et désigne aussi l’idée de se
« régler sur une fréquence ».

236
Enseigner l’improvisation ?
Entretien avec Alain Savouret

PROPOS RECUEI L L I S ET P RÉSENT ÉS PAR CL É M E N T C A N O N N E

Alain Savouret est un compositeur français né en 19421. Il a bénéicié d’une double for-
mation, l’une très classique, au Conservatoire national supérieur de musique et de danse
de Paris (CNSMDP), où il fréquente notamment la classe d’Olivier Messiaen, l’autre
plus expérimentale, auprès du Service de la recherche de l’ORTF (Oice de radiodif-
fusion-télévision française), avec le pionnier de la musique concrète, Pierre Schaefer.
Sa démarche compositionnelle s’en est trouvé marquée par un esprit de curiosité et une
transversalité nourrie de multiples activités musicales : la direction d’orchestre sympho-
nique, la production à France Culture, l’improvisation libre aux claviers (piano préparé,
orgue électrique) et bien sûr l’enseignement.
Savouret a opéré dans les années 1980-1990 une vaste synthèse de ses activités avec la
mise en place de ce qu’il appelle des « maîtrises d’œuvre ». Ils s’agissaient d’œuvres spéci-
iquement conçues pour une « société » donnée (un groupement plus ou moins hétéro-
clite d’individus musiciens articulé à un espace déterminé), et destinées à ne connaître
qu’une représentation-performance unique. Se trouvaient ainsi réunis le travail d’inven-
tion compositionnelle, de prise de son, avec la capture sonore d’un territoire particulier,
et celui d’enseignement, les participants à ce type de manifestation étant assez nombreux
et surtout de compétences hétérogènes (musiciens professionnels, musiciens amateurs,
étudiants, jeune public).
Son catalogue comporte de nombreuses œuvres, instrumentales, électroacoustiques
et mixtes, ainsi que des pièces pédagogiques nées de ses diverses rencontres avec les lieux
d’éducation musicale. Savouret a obtenu le grand prix des compositeurs de la SACEM
en 1982.
Dans cet entretien, réalisé en novembre 2009, il revient sur la création en 1992 de la
classe d’improvisation générative au CNSMDP et sur la manière dont il y a envisagé et
conçu son enseignement.
Clément Canonne

1 Cet entretien a été réalisé par échange de courriers électroniques durant le mois de
novembre 2009.

T R A CÉS 1 8 20 10 /1 PAGES 2 37 -2 49
ENT RETIEN AVE C A LA IN S AV O URE T

Tracés : Pouvez-vous nous décrire les circonstances dans lesquelles vous avez
fondé la classe d’improvisation générative au CNSMDP ? Quel était l’état de
l’enseignement de l’improvisation musicale en France à l’époque ?
Alain Savouret : C’est Xavier Darasse (très bon camarade de classe chez
Olivier Messiaen dans les années 1963-1965) qui, au début de l’année 1992,
me propose de venir au CNSMDP pour y accomplir une sorte d’ouverture
de la pensée compositionnelle dominante alors : ouvrir la composition à un
terrain de réalisation qui ne soit pas que les ensembles et lieux de difusion
qu’on dira « spécialisés », ceux de la « création contemporaine ». C’était son
projet propre. Il savait qu’il n’aurait vraisemblablement pas le temps de le
mener à bien. Il décède quelques jours avant le début de mon entrée en
fonction.
Sans directeur pendant trois mois, j’ai pris le temps de trouver la façon
qui me semblait la plus fertile de répondre à la lettre de mission, en m’ap-
puyant sur ce pour quoi il m’avait proposé ce poste : la connaissance qu’il
avait de mes actions que je nommais « maîtrises d’œuvre » auprès de popu-
lations musicales les plus diversiiées (amateurs lecteurs ou non, profession-
nels, enfants, adultes), dans un cadre territorial (ville, département, région)
avec lequel nous établissions une sorte de cahier des charges d’une action à
la fois formative et créative.
Fondamentalement, et pour aller à l’essentiel, j’expérimentais un mode
de réalisation ou d’efectuation de la musique qui repose sur l’imprégna-
tion d’un contexte avant toute forme de conception textuelle (si nécessaire,
par ailleurs) : topicité, chronicité, socialité en guise de portées à cinq lignes,
pour faire court. Mais les conditions de travail hebdomadaire, en salle de
cours, ne permettaient pas (dans cette réduction du territoire et de la popu-
lation, dans cette fragmentation du temps) la reconduite de la « maîtrise
d’œuvre ». C’est alors qu’une solution essentiellement comparable s’est
imposée : vers la in des années 1960 j’avais pratiqué, dans cette nécessité
vitale de l’époque, l’improvisation libre, la free music : des musiciens par-
fois d’horizons stylistiques divers se retrouvent un jour j pour inventer à
partir d’un instant t une musique qui sera, ou mieux, ne sera que celle du
moment, du lieu, des personnes présentes (actantes ou non). Il y avait bien
comme une sorte de réduction prémonitoire de ce qui portera une grosse
part de mon travail avec les maîtrises d’œuvre.
C’est ainsi que l’idée d’un lieu expérimental d’invention libre de la
musique ouverte au plus grand nombre est née (donc en priorité stratégique
pour les étudiants des disciplines instrumentales déjà entrés au CNSMDP,
sans exclure les compositeurs ou autres musiciens des disciplines théoriques,
à partir du moment où ils pouvaient montrer « patte blanche » quant à leur

238
E N TRE TIE N AVE C A L A I N SAV O U R E T

niveau technique instrumental, ce qui limitait les admissibilités). L’idée


deviendra assez vite la classe d’improvisation générative2 répertoriée sous
ce vocable.
Il me semble donc important de comprendre que cette classe n’est pas
née d’une volonté d’accompagner la résurgence d’un « genre » de musique
que manifeste son introduction actuelle dans les écoles de musique, avec
encore beaucoup de retard, de mépris et de malentendu, ce que l’on peut
déplorer… mais qui se corrige. C’était la volonté de prouver pédagogique-
ment que l’on peut faire de la musique, et souvent une musique mêlant une
haute complexité et une grande cohérence, sans appui sur une partition,
sur un texte prédéterminant le temps à venir, mais en appui sur le contexte,
par une imprégnation et le partage immédiats du lieu, du moment et de la
« société » présente. La classe est donc pour moi le laboratoire de la maîtrise
d’œuvre évoquée, réduction eidétique d’une expérience spéciique, exten-
sive de la notion de composition.
Ainsi, l’état de l’enseignement de l’improvisation m’était donc inconnu
alors et de toute façon ne me préoccupait pas prioritairement, sauf à savoir
et faire la distinction fondamentale entre les improvisations idiomatiques
présentes dans l’établissement (jazz, modale, orgue, baroque) et celle non
idiomatique (libre) qu’il s’agissait pour moi d’illustrer et dont l’existence, à
l’extérieur, dans les réseaux internationaux, ne m’était pas restée inconnue
ni indiférente. Mais il ne s’agissait pas, dans cette classe, de formation à un
genre spéciique de musique improvisée qui vivait bien sa vie (ses hauts et
ses bas) sans enseignement, mais plutôt d’une pratique rélexive sur un mode
de faire de la musique, qui, il faut le dire, est d’abord un mode d’entendre (du
sonore, du monde), et qui précisément était en jeu.
L’improvisation libre n’est pas une technique qui s’enseigne, c’est une
pratique de l’entendre, nous y reviendrons certainement.
Tracés : Pourquoi ce terme d’improvisation générative ? Que signiie-t-il exac-
tement ?
A. Savouret : Il fallait donc qualiier l’improvisation en question pour la
diférencier des improvisations idiomatiques déjà pratiquées au CNSMDP.
Pour dire vrai, je me serais bien passé du terme « improvisation » lui-même,
lui préférant celui d’« invention », à la fois plus général et fondamental,
renvoyant à « dé-couvrir », sous-entendant qu’un musicien improvisateur
« dé-couvre » sa propre musique dans l’acte d’improvisation libre. Pour
des raisons d’organisation administrative des cursus, Marc-Olivier Dupin

2 N.d.l.r. La notion d’improvisation générative est explicitée par Alain Savouret dans la suite de
l’entretien.

239
ENT RETIEN AVE C A LA IN S AV O URE T

devenu directeur tenait à ce qu’un terme relativement plus lisible soit pré-
sent pour l’apparition de cette classe dans l’établissement. Restait donc à
qualiier l’improvisation en question : elle serait « générative » pour des rai-
sons renvoyant non pas à quelque grammaire pareillement qualiiée, mais
par souci de cohérence avec l’histoire électroacoustique que la démarche
emprunterait pour une part. Pierre Schaefer énonçait en son temps que
« l’entendre précède le faire »3 ; il m’a semblé très opportun d’anamorpho-
ser légèrement la formule pour l’adapter à la pratique improvisée libre, ce
qui donnait « l’entendre génère le faire », marquant ainsi déinitivement le
terrain de toute efectuation musicale comme s’inscrivant dans le champ de
« l’auralité » (de auris, l’oreille). La classe d’improvisation serait repérée dans
l’établissement par cette qualiication : la classe d’improvisation générative
était née. Il faut signaler qu’un malentendu s’était progressivement installé,
faisant croire qu’un genre d’improvisation nouveau s’expérimentait alors
qu’il ne s’agissait que de diférencier administrativement cette classe d’im-
provisation des autres ; c’était bien l’improvisation libre qu’il s’agissait de
mettre en œuvre, mais le qualiicatif « libre » n’avait pas en interne le poids
signiicatif qu’il a hors les murs d’un conservatoire de musique.

Tracés : Avez-vous observé pendant ces quinze ans d’enseignement une évo-
lution quant au public de cette classe un peu particulière ? Et si oui, quelle(s)
conséquence(s) en tirez-vous sur la place de l’improvisation libre dans le paysage
musical français ?
A. Savouret : Une évolution certaine, très encourageante pour le paysage.
Cela a été surtout évident en « initiation », les une ou deux années que des
étudiants du CNSMDP pouvaient suivre avant de se présenter à l’exa-
men d’entrée de la classe proprement dite. En efet, aux étudiants curieux,
réservés ou circonspects (sauf notables exceptions) qui, dans les premières
années, passaient la tête pour comprendre de quoi il s’agissait, ont succédé
progressivement des étudiants semblant savoir ce qu’ils venaient chercher,
préparant avec appétit et empressement leur futur examen d’entrée à la
classe, pour la grande majorité. C’était comme si l’improvisation libre fai-
sait déjà partie de leur environnement musical, que maintenant, « cela allait
de soi » ; il y avait une sorte de (re)connaissance par « ouïe dire », avant de
mettre cette ouïe en œuvre dans la pratique instrumentale ou vocale. Mais,
relativisons la chose : l’initiation regroupait entre vingt et vingt-cinq étu-
diants au maximum par année (douze dans la classe menant au prix). On
est loin d’une unanimité au niveau de l’établissement.

3 N.d.l.r. Voir Schaefer (1966).

240
E N TRE TIE N AVE C A L A I N SAV O U R E T

Les conséquences directes sur le paysage pédagogique national sont


diicilement évaluables parce que bon nombre d’institutions formatrices
(CFMI4, CEFEDEM5, écoles de musique classées ou non) n’ont pas
attendu le CNSMDP pour proposer des pratiques improvisées, certes plus
ou moins idiomatiques, mais insulant dans la formation musicale « clas-
sique » un léger courant contraire à la pure efectuation de la musique via
l’écriture. Je souligne au passage que j’intervenais dans le département
Pédagogie (formation diplômante au CA6), ce qui, chaque année, augmen-
tait la part de musiciens pédagogues ayant au moins goûté à leur capacité
inventive. Ce qu’ils en feraient une fois en situation de professeur d’une
discipline instrumentale ne pourrait être apprécié qu’avec une formation
continue ultérieure. Le questionnement actuel, dès que l’obtention d’un
diplôme (intégrant l’improvisation de gré ou de force) en in de cursus
se pose, est le suivant : sur quoi peut reposer l’évaluation d’une épreuve
dans laquelle les valeurs codées n’ont pas leur place ? Il faudra bien qu’une
large révolution des esprits s’opère pour que l’acceptation et l’appréciation
du caractère des choses (du sonore par exemple, ou mieux de la personne)
prennent le pas sur nos « valeureux » usages.

Tracés : De quel milieu musical les étudiants provenaient-ils globalement ?


Musique classique ? Jazz ? Composition contemporaine ?
A. Savouret : La classe a été ouverte à l’intérieur du département des dis-
ciplines instrumentales classiques et contemporaines, c’était la destination
qui me semblait la mieux adaptée à mon projet initial : démontrer aux
interprètes qu’ils pouvaient être inventeurs de musique et pas seulement exé-
cutants d’une musique écrite qui n’était pas la leur, comme cela est d’usage
et trop passivement admis dans la culture savante occidentale ; casser une
chaîne de production de la musique très hiérarchisée. Toujours, sont venus
se mêler mais en pourcentage faible, quelques musiciens « non-interprètes
classiques », appartenant au département des disciplines composition/écri-
ture ou celui des disciplines d’érudition, ou encore de la Formation aux
métiers du son, mais uniquement s’ils montraient (au-delà de leurs capaci-
tés inventives manifestées) une maîtrise technique instrumentale suisante,

4 N.d.l.r. Centre de formation des musiciens intervenants. Ces centres forment les musiciens qui
interviennent en milieu scolaire.
5 N.d.l.r. Centre de formation à l’enseignement de la danse et de la musique. Ces centres déli-
vrent le DE (diplôme d’État), nécessaire pour pouvoir occuper les postes d’assistants dans les
conservatoires.
6 N.d.l.r. Certiicat d’aptitude. C’est le diplôme nécessaire pour prétendre enseigner en tant que
professeur dans les conservatoires.

241
ENT RETIEN AVE C A LA IN S AV O URE T

proche de l’excellence pour reprendre un qualiicatif « maison ». Un cas parti-


culier que nous aurions bien sûr aimé multiplier, si la classe avait été ouverte
à l’extérieur par un concours d’entrée spéciique, a été celui d’un joueur
de kaval7, d’origine bulgare, brillant improvisateur dans la tradition de son
pays. Mais ces sortes de confrontations très enrichissantes nous étaient par-
fois ofertes parce que certains instrumentistes et/ou chanteuses (notam-
ment) classiques, dûment estampillés CNSMDP, étaient porteurs origi-
nellement d’une autre culture, que la pratique de l’invention libre libérait
précisément : la Bretagne, le Portugal, la Macédoine, le Japon, par exemple,
sont des pays venus plus d’une fois colorer de leurs traditions populaires res-
pectives une libre improvisation collective, en grande fertilité.
Et bien sûr, de façon exponentielle, des étudiants du département Jazz
sont venus se présenter (en initiation ou à la classe) pour y trouver ce que le
cursus de la classe (en appui sur l’improvisation non idiomatique, mais pas
seulement) propose de spéciique, démontrant qu’il n’y avait pas confusion
entre les deux démarches. À ce jour, bien que la classe ait « glissé » dans le
département Jazz, un bon équilibre semble toujours trouvé entre une parti-
cipation d’étudiants « classiques » et « jazz », pour le bien de tous.

Tracés : Vous semblez avoir voulu inscrire votre enseignement de l’improvi-


sation générative dans l’héritage de la musique électroacoustique. Pouvez-vous
nous préciser de quelle manière cette iliation s’est traduite concrètement ? Est-ce
lié à cette formation de l’oreille, à cette « pratique de l’entendre » spéciique que
vous souligniez précédemment ?
A. Savouret : C’est bien la formation de l’oreille, et non plus une conforma-
tion à un système dominant, qui est en jeu. Une formation de l’oreille cou-
vrant le champ de l’audible dans sa globalité : notre environnement sonore et
donc musical a été bouleversé par un xxe siècle particulièrement prolixe, les
façons de faire du sonore et donc de la musique se sont démultipliées. Avons-
nous pour autant modiier nos façons d’entendre ? Non, sauf « sous la torture »,
vous répondra le milieu musical courant et majoritaire (public et interprètes)
après un concert de musique s’aventurant hors de la portée à cinq lignes…
et ce milieu-là a raison : on ne se satisfait pas longtemps des sensations exo-
tiques et de surface qu’une langue étrangère procure ; elle ne prendra du sens
(au-delà même de la simple signiication) qu’à partir du moment où l’on y
goûte. Il est plus positif d’agir en goûtant une poire que de la regarder en
consommateur passif, comme le milieu musical courant et majoritaire l’a

7 N.d.l.r. Le kaval est une lûte oblique diatonique jouée dans les musiques traditionnelles des
Balkans, de Turquie, d’Arménie et d’Égypte.

242
E N TRE TIE N AVE C A L A I N SAV O U R E T

fait pour les musiques « contemporaines ». Les nouvelles formes et substances


sonores ne peuvent prendre du (nos) sens que si l’on y touche concrètement.
La FM8 classique, dans cette deuxième moitié de xxe siècle, n’a rien fait
(ou si peu, ou si mal, c’est-à-dire la « lecture » virtuose de notes ou rythmes)
pour y remédier, alors que dans les années 1960, l’arrivée, entre autres pro-
positions, des démarches « concrètes » pouvait être l’amorce d’une solution
à un entendre régénéré par l’intrusion de ce miroir grossissant qu’est le haut-
parleur. C’est la virtuosité de l’oreille qu’il fallait promouvoir.
Alors bien sûr, le côtoiement de la musique électroacoustique allait de
soi dans la classe ; non pas tant les techniques (quoique…), mais plutôt
un peu de terminologie, sortant plus ou moins droit du Traité des objets
musicaux de Schaefer (1966), et qui était illustrée de facto par les pratiques
instrumentales marginales que l’improvisation libre impose (ou autorise,
c’est selon). « Je redécouvre mon instrument » fut une formule bien souvent
prononcée par les étudiants et elle est de quelque importance : s’aventurer
dans les marges permet de mieux cerner le « milieu », et d’ainer le champ
ordinaire de la technique instrumentale ; par là, l’oreille est forcée à plus
d’exigence dans ces allers et retours mystérieux et incessants que les savoir-
entendre et les savoir-faire entretiennent.
Le microphone pour notre oreille, comme le microscope pour l’œil,
nous a bien fait aller au-delà des apparences usuelles de notre écoute ; il
a montré le chemin des formes et substances toujours tenues à distance
respectable par notre conformation physique et notre rapport aux objets,
et depuis, nous avons appris à entendre, sans prothèse haut-parlante, ce
que tous les siècles précédents négligeaient. Cette écoute, que je qualiie
de microphonique, peut zoomer avant sur la matière, selon nos intentions.
Elle n’est qu’une des trois écoutes9 facilitant la posture analytique face au
sonore, mais c’est une autre histoire, qu’un Solfège de l’audible auquel je me
suis attelé raconte10.

Tracés : Vous dites que l’improvisation libre conduit à l’utilisation de techniques


de jeu « marginales ». N’est-ce pas là un des facteurs qui peuvent faire dire à

8 N.d.l.r. La formation musicale, c’est-à-dire le solfège tel qu’il est enseigné dans les conservatoires.
9 N.d.l.r. Les écoutes microphoniques (attention portée à la matière du son), mésophoniques
(attention portée à l’agencement des sons à une échelle relativement brève : un motif, par
exemple) et macrophoniques (attention portée aux résonances culturelles et personnelles pro-
duites en nous par une portion de « musical ») : Savouret y revient plus précisément dans la
suite de l’entretien.
10 N.d.l.r. Savouret a eu l’occasion de présenter ses recherches sur un solfège de l’audible dans
diverses communications, notamment le 23 novembre 2007 à l’occasion du 9e Forum régional
des musiques nouvelles en Lorraine. Voir aussi Savouret (à paraître).

243
ENT RETIEN AVE C A LA IN S AV O URE T

certains que l’improvisation libre (ou générative) n’est qu’un style d’improvisa-
tion parmi d’autres ? Quelle pertinence attribuez-vous à la caractérisation, faite
par Derek Bailey, de ce type d’improvisation comme « non idiomatique » ?
A. Savouret : L’improvisation libre conduit à ou « autorise » des techniques
de jeu marginales ; mais ces techniques se situent en aval, pas en amont, d’une
volonté d’expression personnalisée, spéciiquement personnalisée pour qu’il
y ait style : un style le plus propre possible au musicien, dans l’absolu hors de
toute école, de courant de pensée ou de faire idiomatisant. L’improvisateur
libre pousse le plus loin possible l’appropriation de son instrument, jusqu’à
la distorsion factuelle de celui-ci : ajouts divers, prothèses caractérisées, etc.
C’est bien le caractère propre du musicien (donc son style) qui est en jeu,
pas sa façon de tourner autour de valeurs communes (trop communes) à un
courant, à un idiome de référence. Les « marges » techniques, c’est la marge
de liberté inventive que le musicien s’ofre, provoque.

Tracés : Vous avez dit tout à l’heure, de manière assez provocatrice : « L’im-
provisation libre n’est pas une technique qui s’enseigne » ! Cela appelle deux
questions : d’abord, en quoi l’improvisation libre est-elle, ou n’est-elle pas, une
technique ? Si elle est une technique, en vue de quel but ? Elle ne peut pas être
tournée vers la réalisation adéquate et pertinente d’un modèle, si l’on veut
conserver l’idée que ce type d’improvisation est « libre »…
A. Savouret : Si j’ai dit qu’elle n’était pas une technique qui s’enseigne,
il faut maintenant préciser pour éviter un faux débat que ce n’est pas une
technique instrumentale (ou vocale), qui s’enseigne : tout ce qui touche au
faire est du ressort du musicien, il n’y a pas de « cahier de gammes d’impro-
visation libre » concevable, pas de modèle. Par contre, s’il y a bien quelque
chose qui s’enseigne, ce sont des qualités d’écoute à développer. L’impro-
visation libre, c’est d’abord un entendre rigoureux ; ce n’est pas une afaire
de doigts mais d’oreilles, c’est le pouvoir donné à l’oreille, j’ai parlé plus tôt
d’une virtuosité de l’oreille à promouvoir. Et quand vous posez la question
« quel but ? », la réponse a été donnée et éprouvée mille fois dans la classe :
le but, c’est de mieux entendre le monde.

Tracés : J’en viens maintenant à ma deuxième question : comment pensiez-


vous votre rôle de professeur, de pédagogue au sein de cette classe dont l’objet ne
s’enseigne pas ? Autrement dit, quelles médiations pédagogiques avez-vous trou-
vées pour amener les étudiants à improviser librement ? Pouvez-vous nous décrire
une séance type de la classe ? Y avait-il quelque chose comme des « exercices »
d’improvisation libre, où les étudiants devaient se concentrer sur tel ou tel aspect
précis de leur improvisation ?

244
E N TRE TIE N AVE C A L A I N SAV O U R E T

A. Savouret : Alors donc, comment apprendre à mieux entendre le monde ?


Le mieux, c’est peut-être de ne pas commencer par trop en parler, mais de
créer des situations où, dans ou par la pratique, le musicien va être obligé de
le faire, même si le monde va se résumer, à cet instant de « vérité pratiquée »,
à la salle de classe, les autres étudiants et souvent un de leurs copains, un
temps limité à une journée de la semaine… mais ce pendant deux ou trois
années. La situation élémentaire, de base, comme on dit à l’armée, c’est de
constituer un petit groupe, les installer en rond au centre de la salle et dire
« faites de la musique », le plus possible « ensemble », sans autre forme de
discours. Une certitude : il n’y a que dans la prise de conscience collective
que seule l’oreille peut être la médiatrice, que quelque chose va pouvoir
être, plus ou moins rapidement ; mais un musicien a le temps pour lui,
c’est la moindre des choses. L’improvisation libre (non consignée) force à
« l’im-médiateté » : pas de support « média » (texte ? partition ? consigne ?)
autre que l’oreille collective. C’est alors que le tuteur (puisqu’il n’y a rien à
enseigner, à professer) entre en jeu : si les étudiants s’engagent dans ce que je
nomme « être en train de… » (faire et/ou entendre de la musique), le tuteur
adopte quant à lui une posture analytique (s’il résiste toutefois au plaisir de
musiques inventées souvent bouleversantes). C’est-à-dire qu’il va se faire
la « dictée musicale » de ce qui se passe, observer peut-être la matérialité
sonore (un tuteur doit être instruit en solfège des formes-enveloppes11 et
des substances) mais plus encore les comportements des uns et des autres ;
non pas pour raconter directement le résultat de son observation, « causer
des causes », mais proposer une sorte de suite situationnelle à ce qui vient
d’être, pour que, sans le savoir, les musiciens travaillent un aspect du jeu
qui aura été soit peu, soit excessivement fertile. L’improvisation qui suit va
donc être incitée : on ne dit jamais comment il faut que « ça sonne », on ne
peut que responsabiliser chacun des musiciens à un entendre collectif qui
créera de la cohérence ; il s’agit de musique d’ensemble, donc de chercher
dans l’acte instrumental une façon d’être ensemble, qui va sonner et être
vécue ensemble dans ce trajet à efectuer. Il n’y a donc pas d’objectif autre
que ce partage d’un moment. Ce n’est donc pas un exercice, mais on ne
s’interdit pas d’en faire de temps en temps pour former une oreille encore
trop souvent conformée par le solfège classique ; mais ce n’est plus de l’im-
provisation du tout, ni idiomatique ni non idiomatique ; ce ne sont pas non

11 N.d.l.r. L’enveloppe est une des propriétés fondamentales du son. Elle renvoie à l’évolution
de l’amplitude du son au cours du temps. On distingue souvent quatre moments qui vont
caractériser en propre l’enveloppe : l’attaque, le déclin (un son se maintient rarement à son
amplitude maximale ; on observe en général une légère baisse de l’amplitude après que le pic
de l’attaque a été atteint), le maintien et la chute.

245
ENT RETIEN AVE C A LA IN S AV O URE T

plus des « gammes d’improvisation libre » comme dénoncées précédem-


ment ; ce sont des « gammes d’oreille ». Il faut que l’oreille apprenne à ne
pas confondre des substances de type tonique (renvoyant à une hauteur de
note) et des substances de type complexe (des masses bruiteuses échappant à
la portée à cinq lignes…). Ou encore savoir écouter les diférences subtiles
entre des pentes d’émergence ou de disparition, abruptes ou douces, de
toute efectuation sonore d’une brève forme-enveloppe temporelle. Rappel
toujours nécessaire : la classe d’improvisation générative du CNSMDP est,
pour moi, d’abord une classe de formation musicale adéquate à notre siècle
(avec tellement de retard), ce qui suppose bien sûr que la formation musi-
cale soit en priorité comprise comme une formation de l’oreille12.

Tracés : En quoi consiste, selon vous, cette « virtuosité de l’oreille » que vous
cherchiez à développer chez vos étudiants ? S’agit-il d’un rainement extrême
de « l’écoute microphonique » dont vous parliez précédemment ? S’agit-il au
contraire de la capacité à passer très rapidement et facilement d’un type d’écoute
à un autre type d’écoute, en fonction du contexte acoustico-musical de l’impro-
visation ? Quels seraient alors ces diférents modes d’écoute avec lesquels doit
jongler l’improvisateur libre ?
A. Savouret : Rappel d’importance : quand on est « en train de… » faire ou
entendre un moment de musique improvisé, on ne s’interroge pas analyti-
quement sur nos types d’écoute ; il n’y a d’autre temps à vivre que celui du
partage sensible des énergies qui se manifestent. L’oreille libérée est mille fois
plus leste que notre cerveau instruit et sait communiquer en trace directe
ce que les doigts ou la bouche (le corps…) devraient tenter pour partager
ce temps et cet espace communs. Par contre, celui qui est en posture ana-
lytique (le tuteur par exemple) peut observer, comme du bord de la rive,
les comportements de ceux qui s’ébattent dans le cours d’eau. Et c’est là
où je propose pédagogiquement une hypothèse de la triple écoute (écoutes
micro/méso/macrophoniques) qui signiierait qu’un musicien semble navi-
guer plus ou moins consciemment entre des natures d’écoutes grossière-
ment délimitées (donc à relativiser) entre : 1) des substances que les micro-
phones nous ont appris à écouter (écoute microphonique quasi tympanique
tellement on se sent proche de la matière en train de s’agiter, dedans même) ;
2) des articulations de formes phrasées de type morphémique (écoute méso-
phonique) ; 3) des bribes (ou plus) identiiables renvoyant via nos mémoires
épisodiques ou sémantiques à de la reconnaissance culturelle, propre à
chacun (écoute macrophonique). Et, selon le contexte d’efectuation de

12 Pour de plus amples descriptions des diférents types de séances, voir Savouret (à paraître).

246
E N TRE TIE N AVE C A L A I N SAV O U R E T

ce moment de musique inventée, selon les incitations des autres, chaque


musicien jongle, disons sans le savoir et de façon souvent virtuose, entre ces
écoutes (certainement plus que trois…), manifestant ici et maintenant ses
envies factuelles. Il peut donc avoir des comportements très changeants (ou
non) tout au long d’un même moment de musique improvisée.

Tracés : J’ai l’impression que la pratique d’improvisation libre était souvent


collective au sein de votre classe. Pensez-vous que l’improvisation libre ne prend
son sens que dans une réalisation collective ? Et d’autre part, l’improvisation
libre doit-elle, selon vous, se travailler collectivement ?
A. Savouret : L’improvisation libre n’a pas obligatoirement besoin de col-
lectif pour exister (j’ai entendu tellement de grands moments en solo), mais
un individu improvisateur ne se révélera à lui-même que dans la confron-
tation /acceptation aux /des autres. Ce n’est pas nouveau dans l’histoire
de l’humanité ! Donc le « travail » que vous évoquez, c’est celui de la per-
sonne, pas de l’improvisation. Dans l’action musicale partagée, l’individu
se révèle à lui-même, fait connaissance avec la musique qui ne peut être
que la sienne, parfois dans la diiculté : non pas cette musique, utopique,
qu’un compositeur solitaire et romantique pourrait avoir l’illusion de créer,
mais celle « topique/chronique/sociétale » du moment vécu, inventée dans
le contexte du jour et qui ne sera plus jamais la même. Ce n’est donc pas la
musique improvisée qu’on apprend dans la classe, c’est « qui on peut être »
dans /par l’acte musical improvisé.

Tracés : Quelles formes prennent les récitals du prix d’improvisation géné-


rative ? Les performances y sont-elles plutôt individuelles ( y compris avec, par
exemple, une extension électroacoustique) ou collectives ? Comment ces perfor-
mances sont-elles évaluées, et par qui ?
A. Savouret : Le jury idéal est celui qui est le plus hybride possible : surtout
pas un pur jury de « techniciens » de l’improvisation idiomatique ou non ;
on doit y venir pour apprécier des personnes ; un danseur ou un professeur
d’harmonie sait très bien le faire, il ne sera pas gêné par les attendus d’école
ou les intégrismes stylistiques qui existent dans l’improvisation comme dans
tout domaine d’expression musicale.
Les épreuves étaient de trois natures :
1. Le projet personnel, environ trente minutes, pour manifester où l’étu-
diant en est de sa rélexion pratique sur « faire de la musique », au moment où
il va quitter le CNSMDP (les étudiants entraient dans la classe souvent en
in de parcours dans l’établissement). Tout lui était possible dans la concep-
tion et la réalisation, à partir du moment où il assumait personnellement les

247
ENT RETIEN AVE C A LA IN S AV O URE T

éventuelles présences artistiques autres que lui-même (comédiens, danseurs,


plasticiens…), et où il s’entourait d’une technologie maîtrisable dans l’éta-
blissement et dans les temps d’installation (pas plus de deux heures de répé-
tition la veille de l’examen du prix). Autre impératif : que dans cette demi-
heure d’occupation du plateau, il intègre une improvisation en solo de près
de dix minutes. Il serait instructif de faire la somme des natures de projets
que les étudiants ont présentés, des plus simples (en solo, avec une chaise
sur scène pour tout accessoire, pendant les trente minutes) aux plus lourdes
(vidéo, danse, dispositif électroacoustique avec traitement du son en temps
réel) et aux plus excentriques (indescriptibles). Le projet personnel est bien
sûr l’épreuve la plus consistante, et la plus attendue par les étudiants : à la
fois sorte d’ofrande aux autres en guise d’au revoir (les surprendre peut-
être), et aussi possibilité de faire le point sur leur capacité inventive élargie à
la scène (acte dramatique, poétique), et/ou élargie à la mise en œuvre d’un
« penser la musique » expérimental et personnalisé, au-delà de leur compé-
tence inventive plus spéciiquement instrumentale ou vocale, qu’ils ont eu
des centaines de fois l’occasion d’apprécier les uns les autres.
2. Épreuve du déchifrage à l’ouïe, très technique et très appréciée par le
public : tous les candidats, à tour de rôle (mise en loge obligée), viennent
improviser sur une musique électroacoustique inscrite sur support (la même
pour tous, six minutes environ) qu’ils découvrent au moment même, sans
écoute préalable. Épreuve épuisante qui demande une attention de tous les
quarts de seconde si l’on veut arriver à donner l’impression qu’on a travaillé
la pièce auparavant, se jouant des modulations, tombant juste sur les césures
ou accents, un grand numéro d’illusionniste où la prémonition semble
prendre le pouvoir. Cela se travaille, des logiques du mouvement sonore
permettent souvent d’anticiper, et une oreille précisément virtuose semble,
dans la situation proposée, « aller plus vite que la musique » qui se déroule.
3. Enin, épreuve récompense pour les candidats : ils vont improviser
librement ensemble (une vingtaine de minutes), une dernière fois dans une
coniguration instrumentale/vocale qu’ils n’auront peut-être pas l’occasion
de retrouver, mais surtout avec des musiciens qu’ils ont appris à déchifrer
au cours de deux ou trois années : le style de chacun aura eu le temps de
s’airmer, les connivences ou les antagonismes auront été éprouvés, ils vont
se jouer du jeu et des « je ».
Les résultats de l’examen ne sont jamais totalement satisfaisants, voire
cruels pour certains ; mais qui, les années passant, est capable de faire la dif-
férence entre une mention bien ou très bien attribuée à tel ou tel ? Pas les
professeurs, cela est sûr ; ce qui perdure c’est le caractère des individus, c’est-
à-dire le rôle qu’ils peuvent jouer dans une assemblée de musiciens « s’in-

248
E N TRE TIE N AVE C A L A I N SAV O U R E T

venturant » collectivement ou non sur des chemins pas ou peu balisés. Et là,
que de belles récompenses… pour les tuteurs qui les ont côtoyés.

Bibliographie

Bailey Derek, 1999, L’improvisation. Sa nature et sa pratique dans la musique, trad. I. Ley-
marie, Paris, Outre Mesure.
Bongrain Anne-Marie et Poirier Alain, 1999, Le Conservatoire de Paris : deux cents ans
de pédagogie (1795-1995), Paris, Buchet-Chastel.
Savouret Alain, à paraître, Introduction à un solfège de l’audible. L’improvisation libre
comme outil pratique, Lyon, Symétrie.
Schaeffer Pierre, 1966, Traités des objets musicaux, Paris, Le Seuil.
Résumés

Figures du trafic. Ethnographie cinétique d’un carrefour sans feux


Emmanuel Grimaud

Vus d’en haut, les carrefours sans feux en Inde donnent l’impression d’un joyeux chaos,
sans règles apparentes. Du triporteur au bus en passant par le piéton ou le char à bœuf,
tous doivent coexister en évitant les collisions. En s’appuyant sur des séquences ilmées
détaillant la variété des processus de négociation entre véhicules, cet article s’interroge
sur la stratégie à adopter pour observer de tels milieux où l’improvisation semble à pre-
mière vue déborder de toute part. Il fait l’inventaire des méthodes utilisées pour aborder
les « faits d’improvisation » dans les systèmes complexes, puis propose quelques pistes
pour mieux penser à la fois les dynamiques de variation, la notion de libre circulation et
les modalités d’être en situation de lux.
Mots clés : traic ; Inde ; conduite ; libre circulation ; modélisation ; émergence.

Seen from above, the crossroads without signals that one can ind in India today seem to
be chaotic with no explicit rules. Rickshaws, buses, pedestrians and even bullock carts,
must coexist together and avoid collision. Based on a video analysis of several crossroads
where one can see clearly the variety of negotiations that take place between vehicles,
this article questions the diferent models applied to « improvisational processes » espe-
cially in the ield of complex systems. hen a few hypothesis are proposed to shed a
new light on the variation dynamics of such crossroads and their exceptional variety of
behaviours in order to reelaborate the notion of « shared space ».
Keywords : traic ; India ; driving ; shared space ; model ; emergence.

La conversation comme phénomène d’émergence collaborative


R. Keith Sawyer
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Yaël Kreplak

Pour explorer la créativité de l’improvisation à l’œuvre dans la conversation ordinaire, j’ai


réalisé une étude empirique approfondie d’un genre de discours hautement improvisé :
les représentations données par des troupes de théâtre d’improvisation à Chicago. Pour

T R A CÉS 1 8 20 10 /1 PAGES 2 51 -2 55
RÉSU MÉS

pleinement comprendre et expliquer ces dialogues, j’ai jugé nécessaire de développer


un nouveau cadre théorique, que j’appelle « émergence collaborative » : celui-ci postule
que le cadre interactionnel partagé émerge de la créativité de la conversation, et exerce
ensuite un pouvoir causal sur les individus participants. Ce cadre théorique diverge ainsi
des approches de la conversation les plus inluentes, y compris l’analyse conversation-
nelle (en sociologie) et l’ethnographie de la parole (en anthropologie).
Mots clés : créativité, improvisation, émergence, conversation, métapragmatique.
To explore the creative improvisationality of everyday conversation, I conducted an
extensive empirical study of an extremely improvised genre of talk : the staged theater
performances of improvisational theater groups in Chicago, USA. To fully understand
and explain these dialogues, I found it necessary to develop a new theoretical framework
that I call collaborative emergence : this framework posits that the shared interactional
frame emerges from creative conversation, and then has causal power over the partici-
pated individuals. his theoretical framework thus diverges from the most inluential
approaches to conversation, including conversation analysis (in sociology) and the eth-
nography of speaking (in anthropology).
Keywords : creativity, improvisation, emergence, conversation, metapragmatics.

La conversation comme phénomène d’émergence collaborative

R. Keith Sawyer
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Yaël Kreplak

Pour explorer la créativité de l’improvisation à l’œuvre dans la conversation ordinaire,


j’ai réalisé une étude empirique approfondie d’un genre de discours hautement impro-
visé : les représentations données par des troupes de théâtre d’improvisation à Chicago.
Pour pleinement comprendre et expliquer ces dialogues, j’ai jugé nécessaire de déve-
lopper un nouveau cadre théorique, que j’appelle « émergence collaborative » : celui-ci
postule que le cadre interactionnel partagé émerge de la créativité de la conversation,
et exerce ensuite un pouvoir causal sur les individus participants. Ce cadre théorique
diverge ainsi des approches de la conversation les plus inluentes, y compris l’analyse
conversationnelle (en sociologie) et l’ethnographie de la parole (en anthropologie).
Mots clés : créativité, improvisation, émergence, conversation, métapragmatique.
To explore the creative improvisationality of everyday conversation, I conducted an
extensive empirical study of an extremely improvised genre of talk : the staged theater
performances of improvisational theater groups in Chicago, USA. To fully understand
and explain these dialogues, I found it necessary to develop a new theoretical framework
that I call collaborative emergence : this framework posits that the shared interactional
frame emerges from creative conversation, and then has causal power over the partici-
pated individuals. his theoretical framework thus diverges from the most inluential
approaches to conversation, including conversation analysis (in sociology) and the eth-
nography of speaking (in anthropology).
Keywords : creativity, improvisation, emergence, conversation, metapragmatics.

252
R É SU M É S

L’improvisation dans les interventions d’urgence : Les relations entre


cognition, comportement et interactions sociales
David Mendonça, Gary Webb et Carter Butts
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Cassia Blondelot et Marc Lenormand

Après une catastrophe, les services de secours sont souvent confrontés à des situations de vie
ou de mort, et sont obligés de penser, communiquer et agir rapidement. S’il est communé-
ment admis que les actions des individus, groupes et organisations qui travaillent dans de
telles conditions vont du conventionnel à l’improvisé, les processus rélexifs et communi-
cationnels qui sous-tendent ces actions n’ont commencé à être examinés que récemment.
Ce travail nécessite parallèlement la constitution de séries de données accessibles à tous.
Naturellement, l’étape suivante est l’élaboration et l’évaluation de supports qui facilitent
la formation et la formulation de politiques publiques concernant les réponses improvi-
sées aux catastrophes. Cet article fait le point sur les travaux existants – ainsi que sur les
questions qui n’ont pas encore été abordées – ain de comprendre l’improvisation (par la
théorisation et la collecte de données) et de la soutenir (par la formation) dans le contexte
d’interventions d’urgence. Divers exemples, tirés d’études antérieures ou en cours portant
sur l’improvisation lors d’interventions d’urgence, illustrent les arguments de cet article,
et permettent d’ancrer ce travail dans la réalité concrète des recherches de terrain sur ce
phénomène tout à fait remarquable mais particulièrement fugitif.
Mots clés : intervention d’urgence, improvisation, organisations, collecte de données,
politiques publiques, formation.
he post-disaster environment frequently places response personnel in life or death
situations in which they are under considerable pressure to think, communicate and
act quickly. It is well known that individuals, groups and organizations working under
these conditions engage in actions that range from conventional to improvised, yet
the thinking and communication processes underlying these actions have only recently
begun to be explored. A concomitant challenge is in creating publicly available data
sets to support this work. A natural next step is in developing and evaluating materials
to support training and policy making regarding improvised response to disaster. his
paper reports on work to date – as well as a number of unaddressed issues – in seeking
to understand improvisation (through theorizing and data collection) and to support it
(through training) in the context of emergency response. Various examples from prior
and ongoing studies of improvisation in emergency response illustrate the points of the
paper, grounding this work in the practical realities of undertaking ield studies on this
highly salient but very transitory phenomenon.
Keywords : emergency response, improvisation, organizations, data collection, policy
making, training.

Improviser ensemble. De l’interaction à l’écologie sonore


Jocelyn Bonnerave

On envisagera ici l’improvisation comme pratique musicale observée par le biais ethno-
graphique chez quelques musiciens réputés des scènes « jazz » et « musique improvisée »
internationales. L’accent sera mis sur l’improvisation collective. On commencera par

253
RÉSU MÉS

analyser ses rouages dans l’interaction strictement musicale, avec le souci de délimi-
ter son importance et son articulation avec d’autres modes de jeu (consignes, parti-
tions, etc.). La matrice analytique élaborée par un aller-retour aussi régulier que possible
entre détail de terrain et notions générales d’anthropologie autorisera ensuite à se pen-
cher sur deux autres types d’interactions improvisées : celles qui mettent en présence les
mêmes musiciens et d’autres artistes, et celles qui rattachent ces musiciens à l’environ-
nement mouvant qui sert de cadre à leur pratique scénique.
Mots-clés : Jazz. Musique improvisée. Interaction. Oralité seconde. Écologie.
his article focuses on improvisation as a musical practice, as observed during my ethno-
graphic ieldwork with some famous musicians of international « jazz » and « improvised
music » scenes. I will mainly consider improvisation as a collective activity, and will irst
analyze its mechanism in musical interaction properly, trying to evaluate how much it is
used and how it can be articulated with other ways of playing (instructions, scores, etc).
he analytical matrix thus elaborated, going back and forth between ieldwork details
and general anthropology notions, will help me to consider subsequently two other
kinds of improvised interactions : the ones that associate those very musicians and artists
of other ields, the ones in which the same musicians deal with unstable characteristics
of the environment which frames their activity on stage.
Key words : Jazz. Improvised music. Interaction. Secondary orality. Ecology.

L’improvisation comme pratique sociale. L’exemple


des nâgasvarakkârar, hautboïstes sud-indiens

William Tallotte

Au sein des traditions musicales karnatiques, l’improvisation est avérée, discutée et


partiellement théorisée. Dès lors, un musicien-improvisateur se doit de répondre à un
ensemble de normes musicales et culturelles tout en étant – ou restant – créatif. Il
s’expose donc, à diférents niveaux, au jugement critique et esthétique de ses auditeurs
et au-delà, sans doute, à une forme de contrôle social. Mais si l’improvisation suppose à
la fois un engagement personnel et une prise de risque, l’inspiration, pour autant, n’est
pas toujours au rendez-vous. Cet article, à partir d’une enquête de terrain menée au
Tamil Nadu sur les pratiques musicales des joueurs de hautbois nâgasvaram, traite des
contraintes et des enjeux sociaux liés à l’improvisation et des stratégies, musicales ou
extra-musicales, que mettent en place les musiciens pour pallier de possibles absences
ou, au contraire, souligner un état de grâce.
Mots clés : ethnomusicologie, Inde du Sud, improvisation, action située, hautbois
nâgasvaram.
Within karnatic musical traditions, improvisation is recognised, discussed and partially
theorised. herefore, a musician-improvisator is duty bound to respond to an ensemble
of musical and cultural norms while being – or remaining – creative. He thus exposes
himself, at diferent levels, to the critical and esthetical judgement of his audience and
beyond, no doubt, to a form of social control. But if improvisation supposes both per-
sonal engagement and risk-taking, inspiration, for all that, is not always present. his
article, from a ieldwork carried out in Tamil Nadu on the musical practices of nâgas-

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R É SU M É S

varam oboe players, deals with social constraints and stakes linked to improvisation
alongside strategies, musical or extra-musical, that musicians put forward to palliate
possible absences or, on the contrary, emphasise a state of grace.
Keywords : ethnomusicology, south India, improvisation, situated action, nâgasvaram
oboe.

L’improvisation comme forme d’expérience. Généalogie


d’une catégorie d’appréciation du jazz
Olivier Roueff

L’article envisage l’improvisation comme une catégorie d’appréciation esthétique plutôt


que d’action musicale. Sous cet angle, les formes d’expérience et l’écoute qu’elle engage
régulent les activités tout autant auditrices que musiciennes, et leur inscription dans
le jeu de langage « improvisation » équivaut à un geste d’attribution d’autorité : c’est
l’artiste interprète qui est institué comme auteur des performances, et son intériorité qui
est censée « s’exprimer » à travers elles. L’improvisation ne peut alors plus être pensée que
comme une énigme à élucider, l’alchimie mystérieuse d’une « composition sur le vif ».
La généalogie des usages du terme « improvisation » dans le cas du jazz en France permet
ainsi de restituer les diférents dispositifs d’activité, et avec, de sujets, qui ont été inventés
et mis en pratique au cours du vingtième siècle, du soliste virtuose à l’expérimentateur
singulier, en passant par l’artiste racialisé ou l’artiste maudit.
Mots clés : Improvisation, forme d’expérience, jazz, appréciation performative, authen-
tiication.
Improvisation is considered here as an category of aesthetic appreciation rather than
as a category of musical activity. It is seen as determining diferent forms of experience
which regulate listeners’ as well as musicians’ activities, because it implies an act of attri-
bution: the artist is regarded as the author of the performance, through which his inter-
nal subjectivity is supposed to « express » itself. Consequently, improvisation can only
be thought of as an enigma which needs to be explained, the mysterious alchemy of an
« instantaneous composition ». A genealogy of the uses of the word « improvisation »
in the history of jazz in France enables us to trace the various situations of activity and
subjectivity which have been performatively invented and implemented throughout the
20th Century, from the virtuoso to the racialized artist, the accursed artist, and inally
the experimenter.
Keywords : Improvisation, experience form, jazz, performative appreciation, authenti-
ication.
Les auteurs

Valérie Aucouturier docteure en philosophie de l’Université Paris 1 Panthéon-


Sorbonne et de l’Université de Kent (Grande-Bretagne),
membre du laboratoire Philosophies contemporaines
(Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)

Camille Azaïs élève de l’ENS de Lyon en sociologie

Talia Bachir-Loopuyt doctorante au CRIA (Centre de recherches interdiscipli-


naires sur l’Allemagne, EHESS/CNRS), chargée de cours
à l’Université Humlboldt de Berlin (Institut d’ethnologie
européenne), boursière du Centre Marc Bloch (Berlin)

Howard Becker sociologue, ancien professeur de l’Université de North-


western à Chicago et de Washington à Seattle (États-
Unis).

Cassia Blondelot élève de l’ENS de Lyon en anglais

Jocelyn Bonnerave docteur en anthropologie de l’EHESS, membre du


LAHIC-IIAC (Laboratoire d’anthropologie et d’histoire
de l’institution de la culture - Institut interdisciplinaire
d’anthropologie du contemporain, CNRS, EHESS,
ministère de la Culture)

Carter Butts professeur associé de sociologie dans le Département


de sociologie et à l’Institute of Mathematical Behavio-
ral Sciences de l’Université de Californie à Irvine (États-
Unis)

Clément Canonne doctorant en musicologie au CIREC (Centre interdis-


ciplinaire d’études et de recherches sur l’expressivité
contemporaine, Université de Saint-Étienne) et AMN à
l’ENS de Lyon

Emmanuel Grimaud chargé de recherche au LESC (Laboratoire d’ethnologie


et de sociologie comparative, CNRS, Université Paris
Ouest)
Antoine Hennion directeur de recherche au CSI (Centre de sociologie de
l’innovation, CNRS, Mines ParisTech)

Yaël Kreplak doctorante en sciences du langage au sein du labo-


ratoire ICAR (Interactions, corpus, apprentissages,
représentations, ENS, CNRS, Université Lyon 2) et au
CEMS (Centre d’étude des mouvements sociaux, IMM,
EHESS), AMN à l’Université Lyon 2.

Marc Lenormand doctorant en études anglophones au sein de Triangle


(CNRS, ENS de Lyon, IEP de Lyon, Université Lyon 2)
et AMN à l’Université Lyon 2.

Jerrold Levinson professeur de philosophie à l’Université de Maryland à


College Park (États-Unis)

Lucille Lisack doctorante en anthropologique au LAIOS (Laboratoire


d’anthropologie des institutions et des organisations
sociales, EHESS, CNRS), monitrice à l’École normale
supérieure.

Kai Lothwesen Collaborateur scientiique à la HochSchule für Musik


und Darstellende Kunst (Francfort).

David Mendonça professeur associé en théorie de systèmes d’information


au New Jersey Institute of Technology (États-Unis)

Matthieu Saladin doctorant en esthétique au sein du laboratoire IDEAT


(Institut d’esthétique des arts et technologies, Paris 1
Panthéon-Sorbonne)

Olivier Rouëff chargé de recherche au laboratoire Printemps (Profes-


sions, institutions, temporalités, CNRS, Université de
Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines)

Florence Rougerie doctorante en études allemandes au CRIA (Centre de


recherches interdisciplinaires sur l’Allemagne, EHESS/
CNRS), ATER à l’EHESS.

Pierre Saint-Germier élève de l’ENS de Lyon en philosophie, membre du


Centre de recherches en épistémologie des sciences cogni-
tives de l’ENS de Lyon.

Alain Savouret compositeur, ancien professeur d’improvisation généra-


tive au Conservatoire national supérieur de musique de
Paris
R. Keith Sawyer professeur associé de psychologie et de sciences de l’édu-
cation à l’Université de Washington à Saint-Louis (États-
Unis)

Marion Siéfert élève de l’ENS de Lyon en allemand

William Tallotte chercheur post-doctorant au musée du quai Branly et


chercheur associé au PLM (Centre de recherche Patri-
moines et Langages musicaux, Université Paris IV-
Sorbonne)

Barbara Turquier doctorante en littérature et civilisation anglophone au


LARCA (Laboratoire de recherche sur les cultures anglo-
phones, Université Paris 7) et au CICLAHO (groupe de
recherche sur le cinéma classique hollywoodien, Centre
de recherches anglo-américaines, Paris 10) et ATER à
l’Université Paris 12 Val de Marne.

Gary Webb professeur associé de sociologie à l’Université d’État de


l’Oklahoma à Stillwater (États-Unis)

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