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Sommaire
Éditorial
Articles
n o 18 2010 | 1
Notes
La mémoire et l’instant.
Improvisation sur un thème de Denis Laborde
par Antoine Hennion 141
Les Company Weeks de Derek Bailey. Note sur un dispositif
scénique pour la pratique de l’improvisation
par Matthieu Saladin 153
L’art du conteur d’après Albert Lord
par Barbara Turquier 163
Action et improvisation. Perspectives actuelles de la sociologie
et de la musicologie allemandes
par Kai S. Lothwesen 173
Traductions
Qu’est-ce que l’improvisation musicale ?
par Carl Dahlhaus
(traduction : Marion Siéfert et Lucille Lisack) 181
L’improvisation
par Gilbert Ryle
(traduction : Valérie Aucouturier) 197
Entretiens
De la philosophie de l’action à l’écoute musicale.
Entretien avec Jerrold Levinson
par Clément Canonne 211
Du jazz aux mouvements sociaux : le répertoire en action.
Entretien avec Howard Becker
par Camille Azaïs, Talia Bachir-Loopuyt
et Pierre Saint-Germier 223
Enseigner l’improvisation ?
Entretien avec Alain Savouret
par Clément Canonne 233
Résumés 251
Présentation des auteurs 257
Traductions
Éditorial
ÉD ITOR IA L
Improvisation : usages
et transferts d’une catégorie
1 Parmi les propositions que nous avons reçues pour ce numéro, deux tiers faisaient référence à
des pratiques musicales.
T R A C ÉS 1 8 20 10 /1 PAGES 5-20
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2 Voir, dans ce numéro, le début de l’article d’Olivier Rouef, « L’improvisation comme forme
d’expérience. Généalogie d’une catégorie d’appréciation du jazz ».
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d’action3. La note d’Antoine Hennion, qui rebondit sur ces travaux, pro-
pose une synthèse éclairante des enjeux d’une analyse pragmatique des
situations d’improvisation.
Bien qu’opérant avec des outils théoriques diférents, la démarche sui-
vie par Jocelyn Bonnerave dans ce numéro à propos d’artistes du champ
des « musiques improvisées » peut être rapprochée de cette analyse. Au il
d’allers-retours entre des descriptions « micro » et des incursions théoriques,
le questionnement sur l’action collective (« faire avec les autres musiciens »)
est élargi à « faire avec l’environnement », au sens de l’écologie de Bateson
(2008). L’analyse permet de faire apparaître, en deçà des polarisations (écrit/
oral, libre/contraint) et au-delà des déinitions par la négative, une compé-
tence d’improvisation : les improvisateurs sont décrits comme des acteurs
suisamment disponibles à la situation présente pour y puiser des ressources
d’action et réagir sur le vif, par exemple, à des réactions d’un auditeur, ou
à des imprévus menaçant de troubler la situation d’écoute. La créativité
réside ainsi moins dans la libération par rapport à un langage musical (thèse
commune dans le champ de l’improvisation libre4) que dans une forme de
« prévoyance » (Bourdieu, 2000), une disposition à agir qui se traduit par
une attention de chaque instant aux divers appuis de la situation. Et on
comprend d’autant mieux en ce sens l’importance du thème de l’écoute
que mettent en avant tous les pédagogues de l’improvisation musicale (voir
l’entretien avec Alain Savouret dans ce numéro).
Le prisme de l’émergence
Dans les analyses pragmatistes des situations d’improvisation, la coor-
dination des actions s’exerce d’abord à un niveau intersubjectif. Pour décrire
et expliquer des formes d’action collective, certains chercheurs émettent
l’hypothèse de logiques globales qui vont au-delà de la somme des inte-
ractions. C’est le cas de deux articles que nous publions ici, celui de Keith
Sawyer sur la conversation et celui d’Emmanuel Grimaud sur les « Figures du
traic », qui ont en commun de faire usage de la notion d’émergence5.
3 Le terme d’« afordance » (dérivé de l’anglais to aford qui signiie à la fois « être en mesure de
faire quelque chose » et « ofrir ») désigne pour James Gibson (1979) l’ensemble des possibilités
d’actions d’un environnement. Voir l’introduction de Fornel et Quéré (1997).
4 Pour une présentation de ces thèses, nous renvoyons à Derek Bailey, ainsi qu’à la note de Matthieu
Saladin sur les Company weeks, anti-festival de musiques improvisées institué par Bailey.
5 La notion d’émergence est à l’origine un terme philosophique introduit par George H. Lewes
(1875). On qualiie une entité ou une propriété d’émergente lorsque cette entité ou cette pro-
priété dépend d’une entité plus fondamentale, tout en étant nouvelle et irréductible à elle. La
notion d’émergence servait initialement à caractériser le rapport entre le mental et le physique :
d’un côté le mental dépend du physique, mais d’un autre côté il apporte quelque chose de
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nouveau par rapport au physique, ce qui le rend irréductible au physique. Par la suite, la notion
d’émergence a été appliquée aux systèmes complexes pour désigner le fait que les propriétés
observables au niveau d’un tout sont « nouvelles » ou plus précisément impossibles à prédire
à partir de la connaissance du comportement des parties et de leurs interactions. On parle
dans le premier cas d’émergence forte, ou ontologique, dans le second d’émergence faible, ou
épistémologique. Pour une analyse de la notion d’émergence, voir Chalmers (2006).
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L’improvisation, un mythe ?
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9 Il existe une littérature biographique lorissante centrée sur les individus, leur vie et leur œuvre.
De même, toute une tradition d’analyse musicologique popularisée par des auteurs comme
Gunther Schuller (aux États-Unis) et André Hodeir (en France) s’eforce de disséquer les impro-
visations en les attribuant à un musicien individuel considéré comme la source principielle de
la musique étudiée – seules les parties solistes sont d’ailleurs transcrites, comme si le reste du
groupe n’existait pas. À l’inverse de cette démarche, d’autres analyses montrent les interactions
entre les solistes et la section rythmique (Monson, 1996), ou plus largement entre les divers
musiciens (Hodson, 2007).
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10 La fonction-auteur en littérature fait que toutes les productions d’un auteur, y compris les
moins « littéraires », font potentiellement partie de son « œuvre ». Pour une raison analogue, les
producteurs de disques de jazz ont pris l’habitude dans les rééditions sur CD de vieux albums
d’introduire des alternate takes, c’est-à-dire des pistes enregistrées en même temps que les autres
mais jugées pas assez bonnes pour pouvoir être publiées.
11 Les deux expressions sont employées par Denis Laborde (2005), qui décrit comment « l’impro-
visation orale » des bertsulari, d’une « conduite sociale inaperçue » est devenue une « pratique
culturelle, fonctionnant par codes consentis » (p. 15-16), identiiée et évaluée à travers des dis-
positifs institutionnels.
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12 Becker souligne pour cette même raison l’intérêt méthodologique de la notion d’improvisation :
dès lors que le chercheur reconnaît à l’avance que toutes les actions humaines comportent une
« composante plus ou moins grande » d’improvisation, il est d’autant plus « attentif à ce qui se
déroule devant lui ».
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Art et connaissance
La notion d’improvisation peut enin être un outil pour penser des pro-
blèmes communs à la création artistique et à la construction des connais-
sances13. Le court extrait que nous produisons ici, sur le conseil d’Howard
Becker, d’un texte de David Antin, qui décrit inement le processus anodin
par lequel deux marcheurs accordent leur pas, témoigne de ces croisements
possibles entre les chemins de la créativité artistique et de la connaissance.
L’improvisation devient une méthode permettant de faire surgir, à rebours
des techniques et des formats classiques de la pensée scientiique, de nou-
velles manières de décrire les dimensions ordinaires de la coordination des
actions. Ces cadres et ces formats innovants n’en ofrent pas pour autant des
« modèles » qu’il s’agirait de reproduire, comme s’il fallait choisir entre l’écri-
ture libre et la rélexion. Plutôt qu’une alternative, ils proposent une voie
pour défaire l’évidence des modes de raisonnement incorporés aux habitudes
quotidiennes de la vie scientiique. Et ils font aussi apparaître les limites de
la logique des modèles : il ne s’agit pas, pour les chercheurs, les managers
ou les concepteurs de systèmes d’intervention d’urgence, de « copier » les
artistes pas plus qu’à l’inverse les artistes ne visent simplement à « mettre
en pratique » une théorie scientiique. Mais dans les deux cas, il s’agit de
prendre appui sur d’autres expériences comparables, de façon à réléchir sur
leur caractère à la fois commun et diférent. Les productions artistiques tout
comme les productions de connaissance ne nous livrent pas des « recettes »
de la création mais des manières de faire des mondes pouvant servir d’appuis
pour produire d’autres versions et visions du monde (Goodman, 2006).
13 Les travaux sur la notion de sérendipité (terme qui désigne les heureux efets d’un hasard,
menant à des découvertes et à des expérimentations innovantes) vont aussi en ce sens : voir sur
ce point Andel et Bourcier (2008).
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ÉDITORIAL
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1 Pour une première élaboration des conduites comme objet sociologique, voir les travaux des
ethnométhodologues Eric Livingston et Michael Lynch, traduits en français dans hibaud
(2002). Et pour une application des notions de cognition distribuée et d’action située à la navi-
gation, voir Hutchins (1983, 1984), et ensuite à la conduite, voir Haué (2005).
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FIGURES DU TRAFIC
« théories de l’émergence » et c’est sur les questions suscitées par ces travaux
que nous nous appuierons ici, pour mieux cerner les caractéristiques du
carrefour comme générateur de igures. Désignant généralement l’appari-
tion de nouvelles caractéristiques et comportements au-delà d’un certain
degré de complexité, la notion d’émergence acquiert aujourd’hui des sens
variés et suscite des usages très diférents, que ce soit en physique, en bio-
logie, en intelligence artiicielle ou en philosophie de l’esprit2. Et même
si sa déinition, loin d’être close, change souvent selon les auteurs, elle a
engendré, dans chacun de ces domaines, des recherches qui permettent de
poser autrement l’articulation de l’individuel et du collectif, la créativité des
interactions tout comme la manière dont on peut envisager la complexité.
Aborder les choses du point de vue de l’émergence, c’est insister sur le carac-
tère auto-organisé des igures du traic et s’interroger sur les modalités et
les comportements de conduite qui émergent à un certain degré de densité
et d’hétérogénéité mais qui n’apparaîtraient pas si les conducteurs étaient
confrontés à des conditions plus homogènes. Si les carrefours sans feux
produisent des igures compliquées de croisement et d’évitement, comme
beaucoup de phénomènes dits « émergents », ces igures résultent le plus
souvent d’interactions et d’adaptations relativement simples des véhicules
les uns aux autres. La conduite est l’un de ces régimes quotidiens auxquels
nous participons sans avoir à faire d’efort spectaculaire, ou seulement l’ef-
fort minimal nécessaire pour s’ajuster les uns aux autres. Mais en quoi les
carrefours indiens génèrent-ils en grande partie leurs propres règles de coha-
bitation ? Et dans quelle mesure s’agit-il d’un phénomène d’émergence spé-
ciique avec ses propres mécanismes de causalité 3 ?
L’intérêt du traic réside dans le fait que l’émergence peut y être envisa-
gée dans un sens plus littéral que d’ordinaire. Les carrefours sont en efet
des environnements marqués par l’émergence ininterrompue d’encom-
brants dont le jaillissement oblige les conducteurs à des comportements
et des trajectoires qu’ils n’auraient pas soupçonnés. Un lux, par déinition,
ne s’arrête pas. Il est, au pire, bloqué ou ralenti, mais il init toujours par
reprendre et renouvelle ses conditions comme ses constituants sous l’efet
de nouveaux jaillissements latéraux des véhicules comme des piétons. Pour
2 Pour un historique de cette notion et les débats qu’elle a suscités, on peut consulter Corning
(2002), Chalmers (2006) et Bersini (2007).
3 Il est courant de distinguer entre une émergence faible et forte, la première qualiiant de nombreux
systèmes où les igures, aussi complexes soient-elles, sont simplement le résultat de l’interaction de
leurs éléments (liés avec le tout par « causalité résultante »), tandis que l’émergence forte se carac-
tériserait par un efet de « causalité descendante », c’est-à-dire que les propriétés émergentes de
l’interaction entre les éléments modiieraient ces derniers par rétroaction (Chalmers, 2006).
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EMMANU EL GRIMA UD
4 Cette étude s’inscrit dans un programme de recherche plus large, mené avec Philippe Tastevin
et Rob Anderson, avec le soutien de la fondation Fyssen, sur la notion d’intelligence collective
([URL : htttp://www.artmap-research.com], consulté le 10 janvier 2010). Le présent article se
concentre essentiellement sur des carrefours sans feux ilmés en vidéo lors d’un terrain à Bombay
en janvier 2009.
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FIGURES DU TRAFIC
5 Le terme de stigmergie a été introduit par le zoologue Pierre-Paul Grassé, en référence au com-
portement des termites (Grassé, 1959). Les termites se coordonnent par le biais de phéromones
pour construire de grandes structures de terre. Le terme provient des mots grecs στιγμα (stigma)
« marque, signe » et εργον (ergon) « travail, action », et s’applique aujourd’hui aux systèmes de
coordination où les agents, pour communiquer entre eux, modiient leur environnement,
laissant des signes qui déterminent leurs prochaines actions et celles de leurs partenaires.
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EMMANU EL GRIMA UD
6 De nombreuses recherches en ingénierie du traic ont pris appui sur des automates cellulaires
depuis les travaux pionniers en la matière de Kai Nagel et Michael Schrekenberg (1992), soit pour
comprendre les mécanismes de base du traic soit pour simuler des écoulements de traic réel.
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FIGURES DU TRAFIC
La première chose qui frappe dans les intersections sans feux, c’est la
dimension éphémère des igures du traic. On ne doit pas s’étonner ici de
l’extrême malléabilité des igures comme des couloirs. Un couloir peut se
créer à tout moment à un endroit et se recréer ailleurs dans le carrefour
si on rencontre les mêmes conditions. L’espace non marqué du carrefour
autorise un dédoublement des voies qui peuvent théoriquement s’empiler
autant que l’espace le permet. Il est courant de voir un véhicule faire irrup-
tion et se frayer un espace à la droite d’un autre puis se remettre derrière lui
à la in du carrefour, tandis qu’un autre véhicule surgit quelques secondes
plus tard et occupe une troisième voie pour se rabattre ensuite dans la ile
en in de carrefour. Si l’espace libre existe, on peut très bien imaginer que
la voie se dédouble plusieurs fois. Le raisonnement du conducteur dans
une telle situation est simple : « Si j’ai un espace devant moi, je l’occupe. »
Tout cela fonctionne à condition que toute occupation d’espace ne soit que
temporaire, tout aussi rapide que sa libération. Occuper un espace, c’est en
libérer un autre. Au grand croisement bien ordonné (ou à l’organisation en
couloirs), il faut substituer l’image d’une myriade de petits croisillons qui
travaillent le grand carrefour de l’intérieur et qui ne cessent de se déplacer
ou de se reformer ailleurs.
On peut se demander au fond si dans ce type de croisement, le terme de
« voie » est véritablement pertinent, car bien souvent, il s’agit d’interstices et
les véhicules avancent par conquêtes progressives d’interstices. Si le conduc-
teur raisonnait en termes de voies, il n’avancerait guère, car il est très rare
qu’il ait la voie libre. En revanche, il y a toujours un interstice disponible,
un écart manœuvrable et donc un passage possible, qui ne repose pas ici
seulement sur les capacités du conducteur à saisir l’espace qu’il a devant
lui. Ce dernier a besoin pour passer de la rapidité des piétons qui l’ont
entendu et donc accélèrent leur marche ou s’arrêtent pour lui laisser le pas-
sage, autant que de la vigilance du porteur qui l’a vu arriver, sans quoi il y
a collision. Le principe selon lequel il n’y a pas de voie, mais une multipli-
cité d’interstices est la porte ouverte à une grande variété de négociations in
situ. Comme le principe précédent (au grand carrefour, il faut substituer des
petits croisillons), celui-ci est partagé par l’ensemble des véhicules. Les frô-
lements (on dirait chez nous les « queues de poisson ») sont le prix à payer de
ce changement de régime. À une organisation en iles ou en couloirs, le car-
refour sans feux substitue, par un efet de causalité descendante, une autre
forme de coexistence et génère ainsi d’autres manières de conduire.
Un autre élément important doit être pris en compte pour qualiier ce
régime de circulation. Le carrefour dans sa globalité est un espace où tout le
monde a le droit de négocier son passage, du piéton jusqu’aux véhicules les
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EMMANU EL GRIMA UD
plus encombrants. C’est en cela que la notion de « priorité » telle que nous
la connaissons est ici peu opératoire. Le milieu d’un carrefour peut devenir
à tout moment une zone de libre circulation piétonnière. Quand un élé-
ment du traic entre en carrefour, il pénètre dans un espace de négociation
particulier. S’il le contourne par les côtés, il se refuse à négocier. Tout se
passe alors comme si la manœuvrabilité se décidait au centre. Sans couloirs
prédéinis, le cœur du carrefour agit comme un centre d’attraction. Les
progressions par écarts successifs, déviations et percées semblent toutes se
décider en fonction de ce centre de gravitation. Tout le monde se doit d’être
attiré vers le centre (pour mieux s’en écarter), s’il veut conserver sa liberté de
manœuvre, d’où l’efet de congestion permanent mais jamais durable. En
quoi ce système est-il plus (ou moins) eicace qu’une division en couloirs
est bien entendu une question à laquelle les ingénieurs de la circulation sont
naturellement confrontés et se doivent d’apporter une réponse. Mais pour
le moment, il faut bien reconnaître qu’un tel dispositif permet à un grand
nombre de véhicules de coexister et qu’il limite aussi largement les temps
d’attente par rapport à une organisation en couloirs.
Notons, par ailleurs, que par rapport à une division en iles, le nombre
d’événements se produisant « latéralement » est plus important. Ce qui vient
des côtés, plutôt que ce qui surgit de devant ou de derrière, fait l’objet de la
vigilance des conducteurs. Cette latéralité événementielle est aussi une laté-
ralité relationnelle, tout un ensemble de liens tissés avec le bord des routes
poreux à l’activité. À Bombay, les bords de route sont des grands lieux
d’activité. Certes, ils le sont de moins en moins dans certaines zones, de
plus en plus dans d’autres (zones de marchés), mais c’est une caractéristique
de la route aussi bien en ville que dans les campagnes que de générer toutes
sortes d’activités commerciales, du fait qu’elle est un espace de visibilité,
un lieu d’habitation plus ou moins temporaire et pas seulement dédié au
transport pur. Il n’y a pas dans ce contexte de frontière rigide entre les com-
merces et la route, pas non plus de frontière marquée entre l’activité de
transport et le commerce tout court. Il faut donc toujours être prêt à voir
surgir des êtres en situation de « quasi-lux » qui circulent entre le trottoir et
la route, ni complètement arrêtés ni totalement intégrés au lux d’ensemble.
Tout bord est potentiellement une desserte, un espace de livraison, de char-
gement et de déchargement. Et il faut étendre ce raisonnement du bord
des routes jusqu’au cœur des carrefours où le conducteur doit faire preuve
d’une attention latérale accrue.
Les carrefours de Bombay permettent de saisir comment on passe d’une
organisation en couloirs à une organisation de type interstitiel (et vice
versa), par des efets quasi mécaniques de transformation dès lors que cer-
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FIGURES DU TRAFIC
taines conditions sont réunies. Une ile peut toujours se former ou se pro-
longer, mais il est rare qu’elle se maintienne très longtemps, dès lors qu’un
des véhicules de la ile trouve l’espace suisant pour la rompre ou qu’elle est
coupée par un véhicule latéral. Paradoxalement, la ile se forme uniquement
lorsque le carrefour n’est pas trop occupé, mais dès qu’il apparaît des lux
contradictoires ou un plus grand nombre de véhicules, la tendance à l’occu-
pation interstitielle du carrefour reprend le dessus. Le traic laisse toujours
des creux, il respire inalement bien plus qu’une division en couloirs. Et si
les distances de sécurité sont peu opératoires, le carrefour ofre néanmoins
des écarts de manœuvrabilité. D’ailleurs, les piétons ont bien intériorisé ce
principe qui pourrait sembler ne s’appliquer qu’aux véhicules. Ils traversent
rarement collés les uns aux autres, mais laissent un espace entre eux. Volon-
tiers serrés sur les bords du carrefour, ils se décollent en pénétrant le car-
refour. Ils entrent dans un autre régime de gestion de la proximité. Cela
explique qu’une voiture puisse franchir un croisement bien souvent sans
se soucier de décélérer. Là encore, l’un et l’autre sont interdépendants. La
« décompression » des piétons au moment de traverser rend possible le pas-
sage des voitures sans que ces dernières éprouvent le besoin de trop modi-
ier leur vitesse, dès lors que les piétons traversent en ordre dispersé. Dans
ce régime d’une grande mobilité où les interstices ne cessent de se créer et
de disparaître pour réapparaître ailleurs, la distance de sécurité (si on veut
vraiment en trouver une) se déclinerait alors en « corps humains logeables »
plutôt qu’en mètres. La plupart des véhicules maintiennent en efet la dis-
tance minimale qui permet à un piéton de se glisser entre eux.
Ajoutons un autre point : tout véhicule est ici potentiellement un
encombrant et, face à un encombrant, les autres véhicules sont libres de
leur parade. C’est sans doute une des particularités des êtres en traic, que
de pouvoir être perçus simultanément comme des frayeurs et des obstacles.
L’« être en lux » a toujours cette double qualité. Ainsi, il est courant de voir
un char à bœuf avancer à son rythme ou encore un porteur muni d’une
cargaison, et les passants qui l’entourent ou le croisent, s’écarter sans suivre
véritablement de couloir. Certains choisiront de le contourner par la gauche,
d’autres par la droite. Tout élément peut devenir alors un ralentisseur ou un
encombrant, mais tous les encombrants n’ont pas le même degré de solu-
bilité. Ainsi un groupe de piétons ou un mur de piétons peut être percé ou
dispersé très facilement. Si on ne comprend pas cela au volant de sa voiture,
on peut attendre longtemps avant de pouvoir se frayer un chemin, surtout
au milieu d’une foule de piétons. Un chemin n’existe pas de toute éternité,
il se fait. Mais il ne se fait pas tel un bâtiment qu’il faudrait laborieusement
échafauder ou un trou qu’il faudrait creuser progressivement, il se fait par
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FIGURES DU TRAFIC
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EMMANU EL GRIMA UD
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FIGURES DU TRAFIC
Figure 1 Figure 2
Figure 3 Figure 4
2. Essai de schématisation
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EMMANU EL GRIMA UD
36
FIGURES DU TRAFIC
embarqué devrait permettre de saisir tous les eforts nécessaires aux conduc-
teurs pour entrer dans un dialogue intime avec l’espace et, au terme de cette
collaboration, trouver leur chemin. Cela nous aidera à voir aussi ce qui
pèse sur eux en termes de responsabilité et de travail d’évitement, à quali-
ier les formes hyperactives de conduite impliquées par un tel traic, bref à
renouer avec un modèle agent-based, mais cette fois plus équilibré, car un
carrefour est un plan d’irruption à entrées multiples, dans lequel des rela-
tions à l’espace et des modes d’être en traic très diférents peuvent coexister.
Les piétons, par exemple, font toujours irruption, indisciplinés par nature,
peut-être davantage encore que les rickshaws et les deux-roues. On pour-
rait croire qu’il faut conduire d’une certaine façon pour s’adapter à eux.
Mais il est possible aussi que n’importe quelle façon de conduire (pourvu
qu’elle sache s’approcher de la vitesse de coexistence) soit envisageable et
que toutes les catégories d’êtres véhiculés aient la possibilité d’exister sans
avoir à faire trop d’efort d’adaptation. Je prendrai ici trois exemples : on
suivra d’abord un porteur, puis on traversera un carrefour à moto, et enin
on fera de même avec un char à bœuf.
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FIGURES DU TRAFIC
porteurs d’une ontologie de la libre circulation. Cela ne veut pas dire bien
entendu une circulation libérée de toute contrainte, mais les contraintes
ne cessent de s’y redistribuer et, avec elles, se renégocient « en marche » les
marges de manœuvre des conducteurs qui ne cessent de jouer sur les igures
qui leur sont imposées par ceux qui les précèdent en même temps qu’ils en
imposent à ceux qui les suivent.
Ainsi, tout véhicule est à la fois un repoussoir (pour les uns) et un
encombrant (pour les autres), mais certains jouent du fait qu’ils sont plus
l’un que l’autre. Les écarts du traic et les creux disponibles, quant à eux, ces
partenaires élastiques de la conduite, jouent quasi toujours le rôle d’aimant,
attirant à eux les véhicules en quête d’espace. Vu comme un grand généra-
teur de variations où l’on joue et se joue des espaces, le carrefour sans feux
n’autorise de relation à l’espace comme à ses voisins que dans la progression
et la mobilité. Et si la volonté coordinatrice, centralisée ou déléguée à un
équipement bien visible (les feux) disparaît ici, c’est au proit d’une myriade
ininterrompue de désirs de passer qui doivent négocier leur coexistence dans
des rapports aléatoires d’évitement. Lorsque les petits blocages surgissent
tout le temps, partout, et que tout le monde intériorise le fait qu’il est une
gêne pour l’autre, alors tous les éléments véhiculés ont, en théorie, le même
droit au frayage, à la marche forcée et à la contorsion. Des diicultés appa-
raissent quand une seule personne ou un groupuscule de personnes gêne
une foule de véhicules, mais lorsque tout le monde gêne tout le monde,
alors personne ne se gêne vraiment. Et cela n’empêche pas, comme on l’a
41
EMMANU EL GRIMA UD
vu pour les chars à bœuf, les porteurs, les piétons, ou pour les deux-roues,
que chacun puisse avoir des modalités très diférentes d’être en traic et
une conscience du lux comme des écarts qui lui sont propres. Le carrefour
sans feux bombayite semble être le produit de l’intégration du maximum
d’éclectisme à la fois dans les conduites et les formes de véhicules.
Et si les carrefours de Bombay, en dépit de leur apparence tumultueuse
et étoufante, étaient porteurs d’un modèle alternatif ? Vus d’en haut tout
d’abord, ils rappellent la théorie du shared space (route nue ou espace partagé)
d’Hans Monderman qui a conduit, depuis les années 1970, de nombreuses
villes du nord de l’Europe à supprimer la signalisation dans certaines zones.
L’expérience s’est révélée souvent fructueuse. Elle a eu pour efet d’accroître
la responsabilité des conducteurs et du même coup leur vigilance (hésitant
sur la priorité à accorder aux autres véhicules, on fait naturellement plus
attention) et de diminuer à la fois le nombre d’accidents et le temps moyen
de traversée du carrefour. Les avantages du shared space se vériient tous les
jours à Bombay où l’on trouve aussi bien des carrefours sans feux, des car-
refours équipés d’une signalisation que d’autres avec des signaux souvent
défectueux. Bombay, comme d’autres villes de l’Inde, semble ofrir toutes
les variations possibles du shared space. Dans ces carrefours vus d’en bas, le
poids qui pèse sur chaque conducteur est, il est vrai, bien plus important,
mais surtout le shared space souligne combien, derrière les attitudes des véhi-
cules (prédation, agressivité ou passivité, par exemple), l’acte de conduire est
un précipité de réactions et l’établissement toujours recommencé d’intimités
spatiales à conquérir, à la fois contre et par la mobilité des autres.
En termes de modélisation, les automates cellulaires semblent une
piste intéressante à explorer dans la mesure où ils expriment justement la
dialectique des espaces vides et des agents occupants, et engendrent des
dynamiques globales en fonction de décisions purement locales. Peut-être
sont-ils inalement mieux adaptés que les modèles inspirés des colonies
d’oiseaux, des poissons et des fourmis. Néanmoins, les automates cellu-
laires ont souvent bien du mal à traduire la subtilité des comportements
et notamment le temps de réaction des véhicules. Ce temps de réaction,
qui implique toutes les facultés de perception des conducteurs, constitue
ici l’élément lâche mais décisif dans la formation des écarts disponibles et
le renouvellement des igures du traic. Si diiciles à simuler, les temps de
réaction sont aussi très délicats à observer et à analyser de manière ethno-
graphique et supposeraient sans doute d’autres méthodes que celle que nous
avons suivie. Enin, une autre diiculté à laquelle on se heurterait probable-
ment, si on souhaitait traduire ce que nous avons observé dans un automate
cellulaire, réside dans la diférence de régimes des diférents types d’agents.
42
FIGURES DU TRAFIC
Comme on l’a vu, certains véhicules encombrants tracent leur route quoi
qu’il arrive. Il faudrait alors un type original d’automate cellulaire avec obs-
tacle : un agent qui traverse le réseau de cellules en indépendance totale des
règles de l’automate constituerait alors localement un obstacle qui perturbe-
rait le lux global (mais sans en changer fondamentalement la dynamique).
Le porteur, qui ne dévie pas sa trajectoire là où la contorsion est la règle et
repousse d’un appel tout être qui se dresse sur son passage, est le signe que
dans les carrefours sans feux, la négociation est à ce point ouverte qu’elle
tolère même ceux qui ne négocient pas.
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La conversation comme phénomène
d’émergence collaborative
R. KEITH S AWY ER
TRADUIT DE L’ ANG L AI S ( ÉTAT S- UNI S) PA R YA Ë L KR E P L A K
cadre est le fruit de l’inspiration créative d’un acteur, mais elle n’est intégrée
à la pièce qu’après avoir été évaluée par les autres acteurs. Dans le dialogue
qui suit la proposition, le groupe collabore pour déterminer s’il l’accepte ou
non et comment il peut l’intégrer à la trame de la pièce qui a déjà été établie,
et pour savoir ensuite comment continuer à élaborer à partir d’elle.
Ce processus interactionnel est tout à fait semblable à la dynamique
conversationnelle qu’ont étudiée les analystes de conversation (Sacks,
Scheglof et Jeferson, 1974 ; Scheglof et Sacks, 1973). Dans les rencontres
sociales de la vie ordinaire, la plupart des propriétés du cadre interactionnel
sont déjà relativement ixées. Nous jouons notre propre rôle, nous identi-
ions tous à quel endroit nous nous trouvons et quels genres d’interactions
y sont appropriés, et, si nous avons des antécédents avec nos co-interactants
en tant qu’amis ou collègues, nous ravivons les souvenirs de nos rencontres
précédentes avec ces derniers. En dépit de ces éléments ixes, dans toute
rencontre conversationnelle, des éléments du cadre interactionnel restent
disponibles pour une négociation entre les participants. Erving Gofman
(1974) était particulièrement intéressé par les rencontres qui nécessitaient
que les participants fassent preuve de lexibilité et de jeu dans leur négocia-
tion d’une compréhension mutuellement partagée.
Dans les dialogues improvisés, ce processus de création collaborative
est poussé à l’extrême, étant donné qu’aucun élément du cadre dramatique
n’est prédéterminé. J’appelle ce processus émergence collaborative parce que
le cadre dramatique émerge de l’activité de collaboration créative de l’en-
semble des participants. Dans la partie suivante, je démontrerai les pro-
priétés de l’émergence collaborative en présentant un exemple de dialogue
improvisé. Je ferai ensuite une présentation de la façon dont les chercheurs
dans le domaine de la conversation ont par le passé théorisé ces mêmes
processus. Les analystes de conversation comme les anthropologues ont
très souvent employé les termes « cadre », « contexte » et « émergence »,
mais j’avancerai l’idée qu’il y a une tension théorique non résolue dans ces
usages : cette tension irrésolue concerne le statut ontologique du cadre inte-
ractionnel émergent. J’élaborerai ensuite une théorie de l’émergence colla-
borative qui propose une nouvelle approche de cette tension. Je conclurai
par la présentation d’une étude de cas démontrant la valeur de ce cadre
théorique et apportant des preuves de l’existence d’un pouvoir causal du
cadre dramatique émergent.
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Un exemple
Exemple 1 :
Lumière allumée. Dave est à droite de la scène, Ellen à gauche. Dave commence
à gesticuler, se parlant à lui-même.
1 Dave Toutes ces igurines en verre dans Tourne la tête pour admirer
ma ménagerie,
la boutique de mes rêves,
il y en a partout, des centaines
de milliers !
2 Ellen Marche doucement vers Dave
3 Dave Se retourne et remarque Ellen
Oui, je peux vous aider ?
4 Ellen Oui, euh, je cherche un cadeau. Ellen regarde vers le bas, comme
un enfant, les doigts dans la bouche
5 Dave Un cadeau ?
6 Ellen Ouais.
7 Dave J’ai un petit singe ? Dave mime l’action de prendre
un petit singe sur l’étagère et
de le donner à Ellen
8 Ellen Ah, c’est que je cherchais quelque
chose d’un peu plus gros…
9 Dave Oh. Repose l’objet sur l’étagère
10 Ellen C’est pour mon papa.
Au tour 10, des éléments du cadre commencent à émerger. Nous savons que
Dave tient un magasin, et qu’Ellen est une petite ille. Nous savons qu’Ellen
est en train d’acheter un cadeau pour son père, et que, étant jeune, elle a
probablement besoin de l’aide du gérant du magasin. Ces éléments drama-
tiques ont émergé des contributions créatives des deux acteurs. Bien que
l’on puisse identiier l’incrémentation de chaque contribution, aucun des
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L’émergence du cadre
1 N.d.t. Nous traduisons conversation analysis par « analyse conversationnelle », qui fait pré-
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cisément référence à un courant spéciique, dont la conversation est l’objet central et qui se
caractérise par une « mentalité analytique » et des méthodes spéciiques, tandis que les termes
« analyse de conversation » ou « analyse des conversations » renvoient plus à un objet général (la
conversation, l’interaction) qu’à une méthodologie propre.
2 N.d.t. Nous traduisons : « Performance here is seen as a creative and emergent accomplishment
[…]. »
3 N.d.t. Nous traduisons : « […] the deepest problem in the social disciplines [is to understand] the
dynamic interplay between the social, conventional, ready-made in social life and the individual,
creative, and emergent qualities of human existence. »
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R. KEITH SAW Y E R
L’émergentisme
J’airme que le cadre est un phénomène social émergent qui ne peut être
expliqué dans sa totalité par les intentions, les représentations internes ou
les orientations manifestes des acteurs individuels, pas plus que par l’étude
des actions discursives accomplies isolément par les tours singuliers. Le
cadre est composé de propriétés collectives irréductiblement émergentes,
et j’avance que ces propriétés peuvent avoir un pouvoir causal sur l’action
individuelle. Jusqu’à présent, les recherches sur la conversation ont relevé
soit de l’individualisme méthodologique, soit de l’interprétativisme, et ont
nié le fait que le cadre est irréductiblement collectif ou qu’il peut avoir un
pouvoir causal.
Les théories de l’émergence sont apparues au cours du xxe siècle, et ont
inluencé un large ensemble de disciplines, dont la philosophie, la biologie
évolutionniste, la psychologie et la sociologie (Sawyer, 2005). Les émergen-
tistes ont commencé par observer que, dans certains systèmes, des struc-
tures complexes et diférenciées de niveau supérieur émergent de l’organi-
sation et de l’interaction de composants plus simples de niveau inférieur.
L’émergentisme soutient que, dans ces systèmes complexes, il n’existe rien
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La plupart des chercheurs travaillant sur la complexité ont suggéré que deux
variables au moins contribuent à l’émergence : le nombre des entités dans
le système, et la complexité de la communication entre ces entités (Sawyer,
1999, 2001). Les simulations par ordinateur de systèmes complexes ont tra-
ditionnellement contenu un grand nombre d’entités, combinées avec des
règles de communication plutôt simples, comme c’est le cas aussi bien dans
les recherches sur le connexionisme que sur la vie artiicielle. Néanmoins, ces
chercheurs reconnaissent que l’émergence est fonction à la fois du nombre
d’entités et de la complexité des règles de la communication. En tant que telle,
l’émergence pourrait être trouvée dans des systèmes ayant un petit nombre
d’entités, pour autant que la communication y soit suisamment complexe.
C’est la situation qu’on trouve dans le dialogue improvisé en groupe.
Je soutiens que l’émergence collaborative résulte de la fonction méta-
pragmatique du dialogue. Dans une représentation improvisée, l’émergent
est un cadre interactionnel constamment changeant, qui émerge des tours
des acteurs individuels et qui contraint ensuite les actions ultérieures de ces
acteurs. Les exigences de l’interaction intersubjective ont pour efet d’intro-
duire du jeu entre les modèles mentaux des acteurs. Par conséquent, pour
qu’une interaction cohérente émerge, les acteurs doivent être capables de
soumettre leurs représentations distinctes à une négociation. Pourtant, les
acteurs ne sortent pas de leur rôle pour discuter de la façon dont la scène va
se développer ; cela briserait l’illusion dramatique et ferait perdre la conti-
nuité de la scène. À la place, les acteurs doivent négocier leur intersubjecti-
vité tout en jouant la scène en cours. Ainsi, dans le dialogue, à chaque tour,
un acteur joue son personnage au sein du cadre interactionnel et, au même
moment, négocie implicitement cette intersubjectivité en proposant une
élaboration supplémentaire ou une transformation de ce cadre. Cette fonc-
tion communicative est implicitement métapragmatique, au sens où son
efet pragmatique indirect contribue à déinir la nature de l’interaction en
cours. Les communications improvisées – comme tous les discours humains
– ont ainsi des efets à deux niveaux : un niveau joué, ou dénotatif, et un
niveau métapragmatique, ou pragmatique négocié (Silverstein, 1993).
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L’ofre
7 N.d.l.r. La notion d’implicature, introduite par le philosophe Paul Grice (1975), désigne ce qui
dans un énoncé est suggéré sans être explicitement dit. On parle d’implicature conversationnelle
lorsque ce qui est suggéré dépend du contexte de la conversation. Par exemple, dans l’échange :
« Vas-tu à la fête, ce soir ? — Je travaille », la réponse à la question posée est simplement suggérée
par ce que dit le second locuteur ; c’est une implicature conversationnelle.
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R. KEITH SAW Y E R
et que l’action se situe dans sa boutique ; au tour 4, Ellen ofre une activité
conjointe, à savoir acheter un cadeau. De telles ofres indexent une propriété
du cadre qui n’existe pas encore, et sont donc créatives indexicalement (Sil-
verstein, 1976). Le plus souvent, on ne remarque pas la part de créativité
indexicale de la métapragmatique dans la conversation ordinaire, parce que
la plupart des propriétés du cadre sont ixées avant que nous ne commen-
cions à parler. Habituellement, nous connaissons le rôle qui nous est assi-
gné dans le cadre de participation et nous parlons à des gens avec lesquels
nous avons déjà établi au préalable des relations. Nous parlons au sein d’un
espace symboliquement signiiant et culturellement évident pour tous les
participants, comme un magasin de vente au détail ou une salle de confé-
rences. Nous savons quand nous avons conversé pour la dernière fois avec
cette personne, et de quoi nous avons parlé.
Il est particulièrement diicile pour les locuteurs d’acquérir la pleine
conscience de ces stratégies métapragmatiques implicites. Or, la plus grande
part de la créativité indexicale dans le dialogue improvisé est implicitement
métapragmatique, car le locuteur, sans statuer directement sur son inten-
tion métapragmatique, parvient néanmoins à communiquer un message
métapragmatique. Les stratégies métapragmatiques implicites étudiées par
le passé incluent le keying 8 (Hymes, 1972 ; Gofman, 1974), les change-
ments de registre et autres indices de contextualisation (Gumperz, 1982),
la sélection des pronoms (Brown et Gilman, 1960 ; Freidrich, 1971), les
variables stylistiques telles que le manque de clarté ou l’ambiguïté d’un
énoncé (Errington, 1985, sur le javanais ; Inoue, 1979, sur le japonais), les
indices non référentiels (Ochs, 1992, p. 338-339), et la gestion implicite des
structures de participation (Goodwin et Goodwin, 1992). La présence de
stratégies métapragmatiques implicites – dont les locuteurs sont rarement
conscients – est l’une des raisons pour lesquelles les dialogues improvisés
ont des efets non intentionnels dont résultent des propriétés émergentes.
Les ofres initiales dans une scène improvisée sont indéniablement créa-
tives d’un point de vue indexical, car à ce moment, il n’existe encore aucun
cadre. Cela permet à l’analyste de pallier un problème majeur pour l’étude
de la créativité indexicale dans le langage ordinaire : il peut ainsi distinguer
la créativité indexicale de la simple présupposition indexicale, et corrélati-
vement, détacher les éléments du contexte qui sont créés à chaque tour des
éléments inhérents au cadre qui ne sont que présupposés indexicalement.
8 N.d.t. Dans la perspective sociolinguistique de Dell Hymes, on entend par keying la variation
et l’ajustement des diférentes tonalités dans l’interaction.
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La réponse
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Étude de cas
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nommé Jazz Freddy, n’autorisait absolument pas les acteurs à sortir de leur
personnage. Par conséquent, toutes leurs négociations métapragmatiques
devaient être accomplies pendant qu’ils parlaient en tant que personnages.
Les deux groupes créaient leur pièce de soixante minutes à partir d’une com-
binaison de scènes d’une durée de deux à quatre minutes. Les scripts de ces
petites scènes n’étaient pas calculés ou planiiés à l’avance ; ils étaient émer-
gents et accomplis collaborativement par les acteurs. Les deux groupes com-
mençaient par créer plusieurs intrigues distinctes, chacune ayant ses propres
personnages et sa propre trajectoire dramatique, et essayaient ensuite de
tisser ensemble les diférentes intrigues à la in de la représentation. J’ai
observé que, dans « Le ilm », tous les montages entre les scènes étaient réa-
lisés avec le langage du metteur en scène, tandis que, bien sûr, dans Jazz
Freddy, ils étaient accomplis par le jeu des acteurs eux-mêmes.
J’ai poursuivi cette comparaison pour déterminer si le niveau méta-
pragmatique de l’interaction exerçait un pouvoir causal sur l’émergence
sociale. En partant de l’analyse de deux cadres émergents, j’ai découvert des
diférences cruciales. Le cadre de Jazz Freddy, qui avait émergé au cours de
l’heure de représentation, avait mis l’accent sur le développement des per-
sonnages et de leurs relations. Les acteurs jouaient des personnages avec des
personnalités plus développées et élaborées, et onze relations entre les person-
nages se développèrent au il de la représentation. Par contre, l’intrigue n’était
pas très complexe. La représentation reposait sur seulement deux intrigues
distinctes, qui, à la in, n’avaient pas véritablement convergé. À l’inverse,
le cadre émergent dans « Le ilm » déroulait des ils d’intrigues multiples et
entremêlés : à la in, quatre intrigues distinctes étaient eicacement nouées.
Par contre, il en résulta une faiblesse dans le développement des personnages
et de leurs relations. Seuls quatre personnages se virent attribuer un nom, et
seule une relation se prolongea d’une scène à une autre.
La diférence des cadres qui émergent socialement dans ces deux
types d’improvisation peut-elle être attribuée au fait que les deux groupes
emploient des stratégies métapragmatiques diférentes ? Pour répondre à
cette question, j’ai utilisé, dans mon ouvrage (Sawyer, 2003), les méthodes
de l’analyse conversationnelle et ai identiié étape par étape les processus
de cette émergence. Cette analyse est trop longue pour être reproduite ici,
mais, en résumé, je suis arrivé au résultat suivant : les diférences méta-
pragmatiques sont responsables de la diférence entre les résultats émer-
geant, et ce en grande partie à cause des exigences dramatiques associées
aux scripts des scènes. L’acteur initiant une scène devait métacommuniquer
quels autres acteurs devaient le rejoindre sur scène pour commencer une
nouvelle scène.
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Exemple 2 :
« Nous voyons maintenant John et Mary, assis dans un café, parlant de ce qui
vient de se passer. »
(Pendant cet énoncé, les acteurs qui étaient sur scène en train de jouer la scène
précédente quitteraient le plateau calmement. Après cet énoncé, les acteurs
jouant John et Mary monteraient sur scène, prendraient des chaises, et mime-
raient l’action de boire un café, tandis que l’acteur ayant initié ce script quitte-
rait le plateau et permettrait à la scène de commencer.)
Par contraste, les acteurs de Jazz Freddy devaient exécuter leur script tout
en restant dans leur personnage. À la diférence du format « Le ilm », l’acteur
initiant un script devait igurer dans la nouvelle scène, sans quoi il n’y aurait
eu aucune raison dramatiquement plausible au fait qu’il soit déjà sur scène.
Le moyen le plus eicace pour un acteur de métacommuniquer implicite-
ment qui devait le rejoindre sur scène était de s’adresser à un autre person-
nage (celui attendu sur scène) en l’appelant par son nom. Pour accomplir le
même script que celui de l’exemple hypothétique 2, l’acteur jouant le person-
nage de John devait faire quelque chose comme dans l’exemple 3 :
Exemple 3 :
John marche sur la scène, prend une chaise et s’assoit, puis se retourne pour
demander d’une voix forte : « Mary, pourrais-tu apporter un pot de crème, en
plus de nos cafés ? »
(Pendant cet énoncé, les acteurs sur scène en train de jouer la scène précédente
quitteraient calmement le plateau. Après cet énoncé, l’actrice jouant le per-
sonnage de Mary entrerait sur scène, prendrait une chaise et s’assiérait près de
John.)
Mes analyses de conversation ont montré que, parce que les acteurs de
l’équipe Jazz Freddy devaient accomplir ces scripts en continuant à jouer leur
personnage, ils avaient tendance à utiliser des stratégies métapragmatiques
telles que ces annonces de relations entre personnages, ce qui avait l’efet
non intentionnel de causer l’émergence d’un cadre riche en informations
sur les personnages et leurs relations. Ces données démontrent que la com-
munication n’est pas d’ordre épiphénoménal, mais qu’elle a une inluence
causale sur les processus micro et macro de l’émergence sociale.
J’ai également découvert qu’une fois que ces cadres avaient émergé – à
peu près au premier tiers de la représentation –, ils commençaient alors à
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La plupart des chercheurs travaillant sur la conversation ont observé que les
participants co-créent le cadre tandis que, simultanément, le cadre contraint
et rend possible leur interaction. J’ai soutenu que la portée exacte de telles
airmations demeure incertaine, car ces chercheurs n’ont pas fourni une
théorie explicite du cadre interactionnel ou de la nature des régularités
qu’on obtient entre le cadre et les tours individuels dans une rencontre.
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CO N V E RS ATIO N E T É ME R G E N C E C O L L A B O R AT I VE
Les catastrophes à grande échelle (que leur cause soit humaine, technologique
ou naturelle) demandent à la société de prévoir et d’être prête à réagir à des
crises importantes. Parce qu’elles causent des changements parfois profonds,
les catastrophes exigent une préparation intégrée, et une capacité de réac-
tion à plusieurs niveaux ; sur le plan social, leur complexité exige de se coor-
donner grâce aux moyens de communication ; sur le plan comportemental,
l’urgence nécessite une prise de décision rapide concernant les interven-
tions ; sur le plan cognitif, le caractère incertain et inhabituel des situations
sollicite notre créativité. La recherche sur l’organisation des interventions
lors de catastrophes a révélé l’importance conjointe de la préparation (Dra-
bek, 1985 ; Perry, 1991) et de la mise en œuvre de politiques eicaces (Boin
et al., 2005) à chacun de ces niveaux. Cependant, elle a aussi montré que la
lexibilité et une certaine capacité d’improvisation demeurent cruciales ain
de réduire au minimum les pertes subies au cours d’interventions (Kreps,
1991 ; Turner, 1995). On trouve d’ailleurs, dans les travaux sur les inter-
ventions d’urgence, de nombreux exemples de situations où les services
de secours ont improvisé dans le domaine des interactions sociales (Butts
2007 ; Wachtendorf, 2004), des comportements (Webb, 2004 ; Weick,
1993) et de la cognition (Mendonça et Wallace, 2007a ; Vidaillet, 2001),
ain d’atteindre les objectifs poursuivis par cette intervention.
Le présent article rend compte de l’état de la recherche – ainsi que d’un
certain nombre de questions qui n’ont pas été abordées – dans le but de
comprendre et d’améliorer les pratiques de prise de décision improvisée au
1 N.d.t. La grounded theory est une méthode de recherche qualitative en sciences sociales. Contrai-
rement à la méthode hypothético-déductive consistant à formuler une hypothèse théorique
avant d’aller chercher des données pour la mettre à l’épreuve, la grounded theory commence par
rassembler des données suivant diverses méthodes, puis utilise des procédures systématiques
pour générer, de façon inductive, une théorie à partir des données observées. Sur la métho-
dologie de la grounded theory, voir notamment Barney G. Glaser et Anselm L. Strauss (he
Discovery of Grounded heory. Strategies for Qualitative Research, New Brunswick - Londres,
Aldline Transaction, 2006 [1967]).
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ou des ordres à ceux qui étaient ses supérieurs avant la catastrophe. Nous
appelons de tels changements, dans l’autorité et les structures de comman-
dement habituelles, des improvisations de statut. De même qu’ils sont soumis
à des habitudes et à des structures d’autorité conventionnelles, les membres
de nombreuses organisations disposent d’un ensemble de supports matériels
(outils, véhicules, produits, etc.) qu’ils utilisent dans des conditions normales
pour exécuter leur rôle. Il est parfois nécessaire, suite à une catastrophe, de
leur substituer de nouveaux outils du fait de l’inadaptation ou de l’indisponi-
bilité de l’équipement habituel. Ainsi, plusieurs intervenants dans l’attentat
d’Oklahoma ont utilisé des portes trouvées dans les décombres, plutôt que
des brancards ou des panneaux, pour dégager les victimes du bâtiment. Ces
types d’écarts seront appelés improvisations de l’équipement. Enin, les rôles
sociaux sont souvent ancrés dans des milieux physiques particuliers, milieux
qui sont susceptibles de changer après une catastrophe. Par exemple, il faut
souvent créer des morgues temporaires pour conserver les corps des victimes.
À Oklahoma City, un tel espace a été aménagé dans une église des environs,
ce qui a permis aux médecins légistes et aux coroners de procéder à leur travail
habituel. Nous appelons de tels cas, où des tâches sont exécutées dans des sites
inhabituels, improvisations de la localisation.
Les catastrophes d’Oklahoma City et du World Trade Center révèlent
à la fois l’apport que représentent les données de terrain pour la compré-
hension des dynamiques d’improvisation dans l’intervention d’urgence, et
les diicultés inhérentes à leur utilisation. Ces deux événements illustrent
la crise soudaine et imprévue que provoque aujourd’hui une attaque terro-
riste, mais ils ont également des points communs avec d’autres cataclysmes
diiciles à prévoir, tels que les tremblements de terre. Aussi, ils servent tous
deux de laboratoires en milieu naturel, qui permettent l’étude de l’impro-
visation dans les interventions qui suivent une crise imprévue. Les données
sur lesquelles nous appuyons notre travail actuel ont été collectées pen-
dant les événements, ou peu de temps après leur commencement, réduisant
ainsi certains risques qui menacent la validité interne de nombreuses autres
études sur les catastrophes (Stallings, 2002). Notre recherche fait appel à des
méthodes analytiques pour identiier les continuités et les discontinuités
dans les résultats produits par l’analyse de chaque événement, ce qui permet
d’évaluer la validité externe de ces résultats. En efet, parce que les sources
primaires associées à cette étude sont accessibles au public, les données que
nous employons peuvent être facilement vériiées et complétées par d’autres,
contrairement aux données issues d’entretiens conidentiels, sur lesquelles
les chercheurs s’intéressant aux catastrophes doivent souvent s’appuyer. Le
type de source que nous employons a été sous-utilisé dans les travaux anté-
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rieurs, parce que, à quelques exceptions près, il n’était pas disponible sous
une forme qui se prête facilement à l’analyse (Quarantelli, 1997). La richesse
et la qualité de ce matériau (et les séries de données qui en sont issues), ainsi
que leur importance historique, en font un excellent objet pour une analyse
approfondie qui dépasserait le travail proposé. En conséquence, le deuxième
objectif de notre recherche actuelle est de formaliser et de rendre accessibles
au public des données consultables électroniquement, et les outils associés
à l’intervention dans les catastrophes de grande échelle.
Les résultats de cette recherche sont destinés à informer la connaissance
scientiique et l’ingénierie, mais aussi la pratique, notamment l’éducation et
la formation (Sniezek et al., 2002), ainsi que les politiques publiques (Boin
et al., 2005). Pour la formation comme pour les politiques publiques, une
question clé est de savoir comment il est possible de se préparer à improvi-
ser : autrement dit, comment s’entraîner à l’improvisation (Mendonça et
Friedrich, 2006) et comment en tirer des leçons (Miner et al., 2001) pour
améliorer de futures interventions. Un grand nombre de technologies de
pointe (telles que les réseaux de senseurs) et de possibilités technologiques
(telles que les lux de données en temps réel) – combinées à l’amélioration
du traitement des données et des capacités de visualisation – visent à amélio-
rer le niveau de préparation (Mendonça, 2007 ; Mendonça et al., à paraître ;
National Research Council, 2007). Ain d’illustrer le potentiel – et les écueils
éventuels – de ces capacités, le troisième et dernier objectif de notre recherche
est d’élaborer et d’évaluer des supports pour l’entraînement et la formulation
de politiques portant sur la réaction improvisée aux catastrophes.
Ce programme de recherche s’inspire de travaux antérieurs portant
sur les phénomènes cognitifs, comportementaux et interactionnels, ayant
trait notamment à l’improvisation, au cours d’interventions après des
catastrophes. Ain d’inscrire notre projet dans la continuité des études pré-
cédentes et de préciser les objets de notre programme, nous élaborons un
ensemble de problématiques liées à ces phénomènes, dans le contexte de
notre premier objectif de recherche. La discussion autour de notre deuxième
objectif de recherche nous permet d’évoquer certaines des questions que
nous avons rencontrées dans la recherche et la collecte de données en vue
d’appuyer un large éventail de recherches sur les interventions humaines
lors de catastrophes. Enin, pour répondre au troisième objectif, nous syn-
thétisons les recherches existantes sur la formation et la formulation de poli-
tiques visant à développer les compétences et les structures adéquates pour
encourager l’improvisation, lorsque celle-ci est nécessaire, et de l’interdire, si
elle ne l’est pas. L’article se conclut par une présentation rapide des questions
laissées en suspens par la recherche dans chacun de ces trois domaines.
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Comme nous l’avons dit, le champ disciplinaire dont proviennent les études
sur la dimension humaine des catastrophes ne cesse de s’étendre. Des contri-
butions de qualité ont été produites récemment par des chercheurs pro-
venant de disciplines aussi variées que les sciences politiques, les sciences
informatiques, l’ergonomie et l’ingénierie civile (National Research Council,
2006). Cette variété semble appropriée et naturelle, étant donné toutes les
étapes par lesquelles passe une situation d’urgence : le contrôle des opé-
rations en temps normal, la sélection des procédures adéquates face à des
crises anticipées, et la réévaluation du caractère adéquat de ces procédures
lorsque d’autres événements potentiellement perturbateurs surviennent
(Beroggi et Wallace, 1994 ; Beroggi et Wallace, 2000). Gérer ces événements
demande à la fois une capacité de contrôle, c’est-à-dire se rendre compte que
l’événement a eu lieu, et une capacité de réaction, c’est-à-dire développer et
déployer de nouvelles procédures une fois que leur nécessité a été reconnue.
Un des axes de ce travail concerne la façon dont les individus et les orga-
nisations détectent des événements hautement inhabituels et y réagissent
(Mendonça, 2007 ; Mendonça et Wallace, 2004). Ces deux tâches peuvent
être décrites brièvement dans le but d’illustrer le caractère déterminant de la
théorie de la cognition pour la compréhension des réactions humaines aux
catastrophes, et de préciser les contours des travaux actuels qui reposent sur
elle (Mendonça et Wallace, 2007a).
La première étape est la reconnaissance, par les organisations d’inter-
vention, soit qu’aucune des procédures prévues ne s’applique à la situation
actuelle, soit que les procédures prévues adéquates ne peuvent être mises en
œuvre. Dans le processus d’intervention, « [l]es erreurs peuvent venir d’une
adhésion trop rigide au plan établi par quelqu’un d’autre, aussi bien que
d’un écart inopportun par rapport au plan » (Klein, 1993). Au niveau cogni-
tif, la question du quand improviser peut être conceptualisée sous la forme
d’un problème de catégorisation qui peut être inluencé par un certain
nombre de facteurs. L’urgence (Marsden et al., 2002 ; Moorman et Miner,
1998) et les risques, par exemple, peuvent inluencer la façon dont le choix
est efectué (Smart et Vertinsky, 1977), en réduisant notamment la propen-
sion à improviser, alors même que cela s’avère nécessaire (Weick, 1993).
Une fois que le besoin d’improviser est reconnu, la deuxième étape
consiste à développer et déployer de nouvelles procédures en temps réel.
L’action improvisée peut aller de la substitution (comme l’utilisation d’un
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n’avaient pas anticipé l’utilité. On pourrait dire la même chose des méthodes
qui guident l’enquête une fois les phénomènes mesurés. Le caractère unique,
grave, spontané, complexe et potentiellement sensible des catastrophes pose
des déis majeurs en termes de rigueur à la méthodologie des enquêtes por-
tant sur la prise de décision, la communication et les technologies mobilisées
en cas de crise (Drabek, 1970 ; Stallings, 2002 ; Weick, 1985).
Des approches variées ont été choisies pour relever ce déi, depuis l’étude
de terrain jusqu’à l’analyse statistique des données et des techniques moins
conventionnelles comme la simulation sur ordinateur, en passant par les
recherches en laboratoire ou en archive. Dans de nombreux cas, les travaux
se sont fortement appuyés sur des études de cas uniques, suscitant des ques-
tions quant à la possibilité de généraliser ou de réutiliser leurs résultats ;
c’est un aspect de l’histoire des recherches sur le terrain qu’il est nécessaire
d’interroger. Il reste des déis considérables à surmonter pour développer
une théorie valable concernant la prise de décision humaine et le rôle des
outils utilisés dans la gestion de l’urgence.
En dehors des archives du DRC, qui recèlent une mine d’entretiens, entre
autres documents, il n’existe aucune base de données ouverte à tous et capable
de répondre aux besoins des diférentes perspectives disciplinaires qu’il est
nécessaire de mobiliser pour étudier les opérations d’intervention d’urgence
improvisées. Par ailleurs, les données brutes des archives du DRC ne se pré-
sentent pas sous une forme qui permettrait leur difusion électronique, en
dépit de leur importance historique considérable. Le principal obstacle à
leur difusion électronique est tout simplement le volume des documents,
et le coût induit par la numérisation d’une telle quantité d’informations. Par
conséquent, nous sommes fortement limités quant aux études comparatives
que nous pouvons mener, tant sur un même site – concernant par exemple la
résilience de communautés dans le temps – que sur plusieurs – concernant par
exemple la résilience relative de communautés comparables face aux mêmes
événements catastrophiques. Les chercheurs en sciences sociales – auxquels
on fait fréquemment appel pour construire des instruments permettant de
mesurer des phénomènes humains – sont en excellente position pour contri-
buer à l’élaboration de telles séries de données. De fait, les exemples sont
nombreux d’instruments qui, élaborés en dehors du champ de la recherche
sur les catastrophes, ont été transférés avec succès dans ce domaine (voir par
exemple Anderson et Nilsson, 1964 ; Goodhue, 1998).
Le besoin de réléchir à l’élaboration d’instruments se fait particulière-
ment sentir lorsque les phénomènes ne sont pas clairement compris. Pour-
tant, hormis quelques exceptions frappantes comme les instruments d’en-
quête, l’élaboration des instruments est rarement un objet de rélexion, et
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véritable improvisation. Dans le jazz, par exemple, les visions très pragma-
tiques de Paul Berliner (1994), Philip Johnson-Laird (1991) et Jef Pressing
(1998) contrastent fortement avec celles de Stephen Nachmanovitch (1990),
de David Rothenberg (2002), et de nombreux musiciens interrogés par Derek
Bailey (1992). En dehors des arts, les théories structurelles prédominent3 et les
théories qui se placent au niveau des processus sont rares4. Nous pensons que
les études sur l’improvisation en dehors du champ artistique n’ont jamais été
aussi proches qu’elles le sont aujourd’hui du type d’avancées qui ont permis
une rélexion approfondie et globale sur les arts. En ce qui concerne le jazz,
par exemple, les débats sur l’« informatisation » de l’improvisation ont dépassé
la question de la capacité des algorithmes à produire de l’improvisation – ils
en produisent, et continueront de le faire –, et tournent désormais autour
de l’amélioration de cette production musicale – peut-être même selon des
procédés semblables à ceux employés par les humains. Nous espérons donc
qu’hors du champ artistique, les théories de l’improvisation suivront un déve-
loppement semblable, et feront avancer la rélexion quant à la meilleure façon
dont les humains peuvent apprendre l’improvisation, et la pratiquer dans des
domaines variés.
Conclusions et perspectives
Les progrès des théories qui portent sur le moment et la façon dont les
humains reconnaissent des événements imprévus et y réagissent éclaire
d’un jour nouveau l’ingéniosité et la créativité humaines, particulièrement
telles qu’elles sont pratiquées dans des situations graves. L’essentiel des tra-
vaux présentés ici se concentrent sur la modélisation de la cognition dans
les deux phases de ce processus. Ces travaux nécessitent des techniques
variées, parmi lesquelles les méthodes de l’étude de cas, la modélisation des
données statistiques et la modélisation informatique – c’est-à-dire fondée
sur des règles –, et utilisent des données obtenues aussi bien sur le terrain
qu’en laboratoire. Notre recherche se fonde sur l’hypothèse de travail selon
laquelle des méthodes multiples – appliquées à l’ensemble du processus
d’improvisation et depuis le niveau individuel jusqu’à celui de l’organisa-
tion – peuvent permettre des avancées qu’il ne serait pas possible d’obtenir
par des études qui s’appuieraient sur une seule méthode et/ou une seule
unité d’analyse. Ce travail s’inscrit dans la continuité de l’exploration des
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1 Les premières bases de cet article ont été posées à l’occasion d’une communication prononcée
à l’université de Rennes II le 24 février 2009, lors de la journée d’étude « Arts et improvisation
collective » dont l’initiative revient à Patrick Otto. Qu’il en soit ici remercié.
2 Pour une première approche analytique et bibliographique qui récapitule des acquis certains
tout en ayant l’ambition d’en expliquer la maigreur théorique, mais aussi d’en baliser les déve-
loppements possibles, voir Jamin et Williams (2001).
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JO C ELYN BO NN E RAV E
3 N.d.l.r. À cette liste s’ajoute la publication récente de l’ouvrage Do You Know… ? he Repertoire
Jazz in Action (Becker et Faulkner, 2009). Voir à ce sujet l’entretien avec Howard Becker dans
ce numéro de Tracés.
4 L’expression de « musique improvisée » désignera ici un courant plus ou moins synonyme de free
music ou d’improvisation libre, dénommé comme tel par ses praticiens (musiciens, mais aussi
programmateurs et amateurs), lesquels ont cherché, à la suite du free jazz et plus encore que les
acteurs de ce dernier courant, à se déprendre des caractéristiques idiomatiques du jazz (swing,
harmonie altérée, répertoire de standards…) pour en retenir plutôt – et cela m’intéresse au premier
plan – les modes de jeu interactionnels. Je parlerai donc de musique improvisée en ce sens restreint,
et non pour désigner, loin s’en faut, tout type de musique recourant au procédé improvisatoire.
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possible) et sans prendre les témoignages des praticiens pour argent comp-
tant : c’était la part manquante que ma thèse de doctorat essayait de combler
(Bonnerave, 2008). Pour ce faire, l’enquête de terrain fut menée auprès d’une
quarantaine de musiciens et artistes, en tête desquels igurent Claude Barthé-
lemy en tant que directeur de l’Orchestre national de jazz entre 2003 et 2006,
Fred Frith et Joëlle Léandre au sein de diverses formations plus ou moins
éphémères, et enin Bernard Lubat, à la tête de sa compagnie ou associé à
d’autres partenaires (Louis Sclavis, Dgiz, Michel Portal, André Benedetto,
Régine Chopinot, Médéric Collignon…). Le cadre théorique s’élabora peu à
peu grâce aux travaux du Bourdieu ethnographe et praxéologue (2000), mais
aussi en leur associant, parfois non sans mal, les acquis d’un interactionnisme
des relations en face à face (Gofman, 1973) ou élargi (Bateson, 1980).
Je commencerai par reposer ici trois des questions de ce travail en espé-
rant y apporter des réponses ainées : Comment fait-on pour jouer du
jazz à plusieurs ? Qu’est-ce qui caractérise l’improvisation dans cette ren-
contre, et quelle place y occupe-t-elle ? En va-t-il de même dans le cou-
rant dérivé de la musique improvisée, qui semble mettre l’accent sur cette
technique ? Cette section, la plus nourrie de l’article, fournira des éléments
permettant de dériver plus brièvement vers deux autres types de situations
improvisatoires : celles qui associent les mêmes musiciens à d’autres artistes
(comédiens, danseurs…), et celles qui débordent le cadre de l’interaction
entre hommes pour constituer une écologie sonore comprenant le musicien
et son environnement. Puissent ces dérivations en faciliter d’autres, qui uti-
liseraient la pratique du jazz comme référence pour des analyses de l’impro-
visation dans d’autres champs.
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JO C ELYN BO NN E RAV E
sans doute depuis les origines néo-orléanaises de cette musique, et qui s’est
airmée, plus encore qu’avec le free, avec le courant de la musique impro-
visée tel que déini plus haut. Mais ce qui est nouveau avec le free, c’est la
vigueur d’une métaphore : celle de l’orchestre comme modèle égalitaire de
la vie politique. La remise en question de la hiérarchie entre instruments et
musiciens prônée par ses praticiens servit de caisse de résonance aux reven-
dications sociales contemporaines – celles des années 1960 –, aux États-Unis
comme en Europe (Carles et Comolli, 2000) et ailleurs – le cas japonais est
sur ce point passionnant (voir Atkins, 2001). Le collectif dans l’improvisa-
tion a un parfum d’égalité.
Liberté, égalité : en somme, ces représentations bâtissent une sorte
d’utopie familière sous nos latitudes. Pour une bonne part, ma recherche
a consisté à trier ce qu’il fallait garder et ce qu’il fallait laisser de cette puis-
sante iction. Aujourd’hui, il me semble fructueux de considérer que ce qui
caractérise les musiciens étudiés (et peut-être le champ dont ils relèvent),
c’est moins l’improvisation comme isolat que l’oralité seconde qui l’englobe
sans s’y ramener – il s’agit d’une capacité à oraliser qui se construit non pas
avant l’écriture, mais avec elle –, moins l’égalité instrumentale que la facilité
à combiner des territoires sonores individuels de multiples façons – de la plus
hiérarchique à la plus acéphale. Qu’est-ce qui justiie ces préférences ? Il me
faut reprendre en amont.
Je reprends le terme de territoire au lexique, par ailleurs très créatif, de
l’analyse interactionnelle d’Erving Gofman5. À partir du sens de ce terme
emprunté au comportementalisme zoologique – une portion d’espace sur
laquelle un animal ou un groupe d’animaux exerce une prérogative –, Gof-
fman construit une notion culturelle et non plus naturelle qui s’applique
à bien d’autres objets qu’un simple espace de domination : un territoire
correspond à tous les attributs dont un individu ou un ensemble d’indivi-
dus sont les « ayants droit » légitimes ou supposés tels, dans l’interaction. Il
peut s’agir d’espaces (une place de parking tant qu’on la loue) mais aussi
d’accessoires (Caddie, sac à main), de parties du corps… Gofman envisage
aussi le son comme un élément constitutif du territoire, particulièrement
manifeste dans les situations où il est perçu comme excessif (par exemple,
lorsque deux individus discutent à voix haute d’un bout à l’autre d’une voi-
ture de métro). Qu’est-ce qu’une interaction musicale comporte de spéci-
ique par rapport à d’autres rencontres en face à face dont Gofman a fait
son objet de prédilection ? Il me semble qu’elle repose sur une confronta-
tion de territoires dont la dimension sonore est hypertrophiée. Pour le dire
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I M P R O V I SE R E N SE M B L E
6 L’anthropologue Edward E. Evans-Pritchard (1968) utilise cet adjectif pour désigner la consti-
tution du groupe politique chez les Nuers du Soudan, libre de toute centralisation étatique et
susceptible de reconigurations incessantes entre sous-groupes, au gré des alliances.
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JO C ELYN BO NN E RAV E
seconds variaient sans cesse, cette position tenant moins à une supériorité
sur les autres qu’à des impératifs pratiques (qui est bien visible lorsque l’or-
chestre est réparti de telle manière sur telle scène ? qui a les mains libres à tel
et tel moment du jeu ?). Les sections pouvaient être recombinées en frac-
tions temporaires, comme lorsque le tromboniste basse doublait à la note
près la partie de basse électrique, s’inscrivant alors davantage dans une frac-
tion rythmique que dans la section cuivres. Cette porosité, même au sein
de la formation la plus verticale de l’enquête, cette grefe toujours possible
de la fraction sur la section, est à l’image des multiples possibilités organisa-
tionnelles rencontrées entre le pôle acéphale et le pôle hiérarchique, que je
ne peux ici évoquer dans toute leur étendue.
À travers la question des organisations territoriales, j’ai aussi presque
nécessairement abordé plusieurs approches de l’action musicale collective
quant au rapport entre mise en forme de l’action et action elle-même. Les
musiciens étudiés peuvent parfaitement anticiper sur l’action en dressant
un plan plus ou moins écrit (de la simple grille harmonique à la partition
la plus complexe et longuement répétée), mais aussi accomplir simultané-
ment, dans le mouvement du jeu, la formalisation de l’action et son efec-
tuation : où l’on retrouve l’une des déinitions les plus pratiques de l’im-
provisation. La fréquence du recours à la première technique met à mal
le cliché du jazzman en illettré génial, la plupart des artistes que j’ai ren-
contrés étant de redoutables lecteurs, et pour certains, des compositeurs
ayant décortiqué aussi bien l’œuvre de Duke Ellington que celle d’Anton
Webern. Mais le plus intéressant tient selon moi aux multiples modes d’as-
sociation de ces deux techniques. Il n’y a pas d’un côté l’écriture et la lec-
ture, de l’autre l’improvisation.
En cherchant comment dépasser cette dichotomie, j’ai été particulière-
ment frappé par ce que Walter J. Ong (1982) et à sa suite Christian Béthune
(2003) appellent « oralité seconde ». L’expression ne pointe nul retour à
l’oralité des sociétés dites sans écriture, mais bien une oralité d’après l’écrit,
et même d’après la technique. D’après l’écrit : l’improvisateur sait lire et
écrire la musique, et cela informe considérablement ses habitudes sur le plan
cognitif, mais aussi moteur, interactionnel et bien sûr esthétique. D’après
la technique : l’improvisateur peut compter sur un appareillage de plus en
plus puissant d’ampliication, de transformation et d’enregistrement du son,
qui confère au signal « oral » sorti de son instrument certaines prérogatives
longtemps propres à l’écriture. Nous savons tout cela d’expérience, mais il
revient à Christian Béthune, grand lecteur de Jack Goody (1979) d’en tirer
toutes les conséquences en termes anthropologiques : cette oralité seconde
n’engendre rien de moins qu’« une situation inédite » (Béthune, 2003, p. 97)
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I M P R O V I SE R E N SE M B L E
7 Bien sûr, les aptitudes en question ne tombent pas du ciel et leur acquisition, dans le parcours
biographique des musiciens, passe par la pratique technique. Toute une partie de mon enquête
a précisément porté sur l’activité pédagogique des artistes évoqués et sur les comportements
d’assimilation de leurs étudiants. Je ne ferai qu’évoquer cette section, à laquelle le raisonnement
qui suit est véritablement arraisonné, mais dont la synthèse n’a pas sa place ici.
8 Pour les prolégomènes de cette analyse qui repose sur une solide approche husserlienne du
temps de l’action, voir Bourdieu (1963).
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JO C ELYN BO NN E RAV E
9 Sur ce dernier point, qui conduit à envisager l’improvisation en jazz comme autre chose qu’une
prérogative solistique (comme un phénomène collectif ), exemplaire est le cas du contrebassiste
de be-bop, qui joue la plupart du temps « derrière », « pour » les autres, mais en brodant toujours
diféremment sur une simple grille harmonique indicative, tout en tenant compte des appels
rythmiques du batteur, des accents marqués par le pianiste, etc.
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I M P R O V I SE R E N SE M B L E
de modèle fait l’objet d’une discussion intense entre les diférents auteurs
de l’ouvrage collectif dirigé par Bruno Nettl et Melinda Russell (1998). Les
modèles, à commencer par les formules dégagées par Lord, sont envisa-
gés comme des « points de départ » ( points of departure) ou des « briques »
(building blocks) pour l’improvisation. L’ethnomusicologue Judith Becker
aborde elle aussi la notion de formule comme building block dans son étude
des orchestres de gamelan dans une perspective qui, quoique très généra-
liste, est fort proche de celle que je propose :
Dans une tradition orale, ce qui sert de brique de base, c’est la formule mélodique,
non pas une formule ixe, mais une formule susceptible de développement, de
réduction ou de réarrangement en fonction des besoins nés de la situation musicale
et combinés à la fantaisie du musicien. (Becker, 1972, p. 47 ; nous traduisons).
Dans ce dernier cas comme dans l’ensemble des travaux réunis par Nettl
et Russell (1998), je reste cependant gêné par l’usage répété du terme de
brique. La métaphore architecturale s’accorde mal avec l’idée de plasticité
pourtant mise en avant par Becker, de telle sorte que c’est peut-être moins
du côté des solides que des luides qu’il faudrait chercher le trope adapté. La
formule comme variable a bien plutôt quelque chose de l’eau dont la forme
exacte est celle des récipients qui la contiennent.
Dans le cas des musiciens que j’ai étudiés, il faut par ailleurs allonger la
liste de leurs ressources cognitivo-motrices. En efet, le cadre harmonico-
rythmique qui caractérise le jazz hérité du be-bop n’est pas, loin s’en faut, le
seul référent à partir duquel on peut improviser ensemble, même chez ceux
qui restent assez proches de cette tradition, comme le pianiste de jazz Mar-
tial Solal. Ils peuvent s’attacher à de simples centres tonaux sans métrique
assignable, et même quitter toute tonalité, tout attachement à la pulsation,
pour simplement s’occuper d’intensités synchrones ou contrastées ( jouer
fort, vite, doucement, lentement…) ou de superposition de timbres. La
musique improvisée promeut particulièrement ces derniers modes d’inte-
raction, mais ils ne lui sont pas propres. Par exemple, l’intérêt pour le bruit,
pour le son « sale » qui s’élabore à distance du tempérament de la gamme et
de ses hauteurs nettes et précises, est très ancien, même chez les musiciens
qui sont de merveilleux virtuoses de la formule, comme Stan Getz.
En recourant aux deux notions bourdieusiennes, je n’entends pas subs-
tituer au couple bien connu composition/improvisation – et ses corollaires
plus ou moins tacites : écriture/oralité, etc. –, une dichotomie qui ferait du
neuf avec de l’ancien. Il me semble en efet que si la composition et l’exé-
cution s’appuient massivement sur la prévision et l’improvisation sur la
prévoyance, les termes de Bourdieu débordent toute dichotomie dans le cas
de mon enquête et ne constituent que les points extrêmes d’un continuum.
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JO C ELYN BO NN E RAV E
96
Soli saxophone
Introduction puis saxophone- exposition Power réexposition
vibraphone thème 1 batterie thème 2 trio thème 2
parties
de batterie
ornementations sur D, E, F et G
Exposition walking sur de vibraphone et sur réexposition soli saxophone introduction power
thème 2 thème 1 D, E, F et G sur thème 1 thème 2 et batterie vibraphone trio
I M P R O V I SE R E N SE M B L E
Prévision Prévoyance
s’achever pour entamer le sien, etc.). Or, cette capacité de répartie peut tout
aussi bien s’exercer en réponse à des informations qui ne sont pas musicales,
mais relèvent d’un autre médium artistique.
11 Pour une première approche, voir par exemple Bauman (1977), Schechner (1988), Turner (1987).
98
I M P R O V I SE R E N SE M B L E
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JO C ELYN BO NN E RAV E
diférents climats introduits par les musiciens sans pour autant suivre de
trop près les changements brusques ou les montées d’intensité, et fut éga-
lement à l’origine de plusieurs bifurcations dans le cours du jeu musical,
notamment lorsque, s’étant emparé d’un micro, il se mit à compter. Si
Lubat et Portal restèrent relativement extérieurs à cette proposition tant que
le danseur-récitant s’en tint à une pure énumération de 1 à 70, le change-
ment se it clairement sentir lorsque ce dernier nombre fut transformé en…
1970, 1971, 1972, etc. Au son de l’évocation des événements tumultueux
de la période historique correspondante, les musiciens s’engagèrent sur-le-
champ dans une direction diférente : d’un jeu relativement aérien (nappes
de synthétiseur et improvisation mélodique dans les aigus de la clarinette
basse), ils passèrent à une atmosphère plus tendue, Lubat modiiant le son
du clavier et Portal passant dans les graves, jusqu’à pousser chacun un cri
(Lubat puis Portal), ce qui mit d’ailleurs le public en joie.
Charmatz sut également introduire provocation et humour à l’égard de
ses partenaires, avec la complicité des spectateurs. Ainsi, ayant constaté que
Portal jouait très fréquemment les yeux fermés, il joua à plusieurs reprises
sur cet aveuglement volontaire en s’approchant à une distance de ce musi-
cien malséante dans les interactions quotidiennes, allant jusqu’à passer
sa jambe tendue au-dessus de la tête du clarinettiste assis ou mimant un
curieux shampooing derrière lui, en prenant garde de ne jamais être perçu
par son partenaire. Lorsque Portal ouvrait les yeux, alerté par les rires du
public, il était toujours trop tard : le danseur virevoltait ailleurs.
La présence du danseur matérialisait très concrètement une caracté-
ristique permanente des performances observées, quoique plus implicit e
lorsque seuls des musiciens sont en scène : le jeu sur l’équilibre. Et c’est pré-
cisément par la question de l’équilibre que ces performances possèdent une
dimension écologique.
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I M P R O V I SE R E N SE M B L E
de couplage entre des éléments hétérogènes, qui peuvent par ailleurs relever
de plans très diférents : la ville et son environnement, les diférents degrés
logiques dans la sphère des idées, ou les espèces dominantes et les espèces
secondaires d’une barrière de corail. Chaque élément du couplage dispose
d’une certaine souplesse, c’est-à-dire que ses variables de fonctionnement
peuvent luctuer entre les seuils minimum et maximum au-delà desquels
ils tombent dans le déséquilibre. Le couplage dans son ensemble est véri-
tablement écologique lorsque ses éléments sont à des degrés de souplesse
compatibles, soit lorsque le système produit un équilibre – qui n’est pas un
point d’immobilité. Une population urbaine et son milieu sont écologiques
lorsque, par exemple, les ressources en eau supportent le nombre d’habi-
tants et leur mode de consommation de cette eau.
Serait-on à mille lieues de l’improvisation collective ? Je ne crois pas.
Bateson montre longuement que les interactions humaines – dans une pers-
pective qui n’est pas très éloignée de celle de Gofman, qu’il connaissait fort
bien – sont perpétuellement inscrites dans ce type de couplage, comme
dans les relations entre professeur et élève, ou entre analyste et patient : « Les
moyens par lesquels un homme en inluence un autre font partie, eux aussi,
de l’écologie des idées contenues dans leur relation, ainsi que du système
écologique plus large qui englobe cette même relation » (1980, p. 263). Mais
j’ai surtout été conduit à utiliser la notion d’écologie parce que les perfor-
mances qui nous intéressent sont d’autres exemples d’interactions face à
face qui engagent plus que ce face-à-face, et peuvent se coupler avec d’autres
éléments, avec des éléments du milieu. L’approche territoriale de Gofman
peut donc être prolongée et ouverte par la notion d’écologie telle que Bate-
son se l’approprie, élargissant du même coup le domaine d’application de
ce qu’on peut appeler interaction.
Les modiications des règles du jeu n’ont pas forcément à venir de l’un
des interactants, musicien ou artiste en général. Elles peuvent être produites
par toutes sortes d’événements environnants, même accidentels, tant qu’il
est possible de créer un équilibre, en l’occurrence par rapport à l’horizon
d’attente déini par le goût des performeurs et de leur public, c’est-à-dire par
un accord esthétique tacite – sachant qu’une certaine irrévérence à l’égard
du code esthétique, une capacité à se l’approprier et à le déplacer, fait juste-
ment partie de l’horizon d’attente. Ce que j’ai appelé « répartie » est sur mon
terrain l’une des formes de la « capacité d’ajustement » dont parle Bateson.
En déinitive, « faire avec » l’autre musicien comme avec l’autre artiste relève
déjà de processus écologiques. L’extension de cette réceptivité aux bruits et
accidents de l’environnement qui préside à la performance ne fait qu’élargir
le paysage sonore de celle-ci. Je vais en prendre deux exemples pour inir.
101
JO C ELYN BO NN E RAV E
102
I M P R O V I SE R E N SE M B L E
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103
L’improvisation comme
pratique sociale.
L’exemple des nâgasvarakkârar,
hautboïstes sud-indiens
W ILLIAM TAL L O T T E
Juillet 20021, un concert de periya mêlam 2 se prépare dans une petite ville
du Tamil Nadu. En retrait de la scène, dans une pièce humide et exiguë,
deux joueurs de hautbois nâgasvaram 3, S.R.D.M. Sivaraj et son frère cadet
Mohan, sont assis en tailleur sur une natte. Ils se passent tour à tour un
petit miroir ain d’ajuster la ine pellicule de talc qui recouvre leur visage.
Sivaraj paraît excessivement tendu. Sans même que je ne l’interroge, il
m’explique que le moment prévu pour le concert n’est pas de bon augure
et qu’il devra éviter, outre les registres extrêmes, toute prise de risque lors
des passages improvisés. Il craint en efet que son imagination ne lui fasse
défaut et que sa réputation n’en soufre. À la in du concert, pourtant, il
semble avoir retrouvé sa tranquillité : il me conie que ses doigts, très doci-
lement, sont venus pallier les carences de son imagination. Que veut-il dire
au juste ? Sans doute que les automatismes qu’il a assimilés et incorporés à
travers la pratique de son instrument lui ont ici permis de faire illusion en
substituant, pour reprendre les mots de John Baily, une « improvisation de
routine » à une « improvisation inspirée » (During, 1987a, p. 23). Quelques
incertitudes demeuraient pourtant : les musiciens présents avaient-ils décelé
quelque chose ? Si oui, avaient-ils été indulgents dans leurs commentaires ?
Leurs propos s’étaient-ils propagés ?
1 La translittération des termes tamouls et sanskrits est ici simpliiée – sans signes diacritiques.
Seul l’accent circonlexe, hormis dans la bibliographie, est utilisé ain de distinguer les voyelles
longues des voyelles courtes : â long de a court par exemple.
2 Le periya mêlam (« grand orchestre ») est un ensemble de sonneurs-batteurs (hautbois nâgas-
varam, tambours tavil, cymbales tâlam et bourdon) spécialisé dans le domaine musical savant
(karnatique) et traditionnellement attaché aux temples hindous de hautes castes.
3 Du terme sanskrit nâgasvara, tamoulisé nâgasvaram, qui peut signiier, parmi d’autres possibili-
tés : « la voix du serpent » (Tallotte, 2007, p. 269). On rencontre aussi, pour le même instrument,
les termes nâgasuram, nâdasvaram et nâyanam.
T R A CÉS 1 8 20 10 /1 PAGES 1 05 -1 20
W ILLIAM TALLOTTE
Ce bref récit nous permet de penser que l’improvisation est aussi, et pré-
cisément au sein des traditions karnatiques où celle-ci est avérée, discutée
et partiellement théorisée, un élément de reconnaissance sociale. Il nous
permet aussi de supposer que l’improvisation, comme acte intentionnel,
élaboré et vécu en fonction de normes culturelles et musicales données,
soumet d’emblée le musicien au jugement esthétique de ses auditeurs et,
au-delà de ce cercle restreint, par un jeu de concurrences et de complémen-
tarités, d’amitiés et d’antagonismes, à une forme, plutôt difuse, souvent
partiale, de contrôle social. Quelques questions viennent de fait à l’esprit :
comment les musiciens répondent-ils aux contraintes, aux risques et aux
enjeux que ces pressions psychologiques sous-tendent ? En jouent-ils ou s’en
servent-ils dans la construction de leur image ou de leur statut – a fortiori
dans une société de castes où ils se trouvent engagés, en tant que spécialistes,
dans divers réseaux d’interaction et d’interdépendance4 ? Mettent-ils en
œuvre des stratégies, musicales ou extra-musicales, qui leur permettent de
tirer, artistiquement, socialement et économiquement, leur épingle du jeu ?
Je propose dans ce texte, à partir d’une enquête circonscrite et quelques
exemples choisis5, de voir quel peut être l’impact des conigurations sociales
sur l’improvisation musicale – comprise ici comme pratique située6 plutôt
que compétence préalable à l’action. On se demandera par ailleurs, in ine,
quel peut être l’apport d’une telle démarche sur le plan théorique.
Les termes
Aucune entrée ne renvoie aux termes « improviser », « improvisation » ou
« improvisateur » dans les dictionnaires sanskrits et tamouls. Les joueurs de
nâgasvaram emploient ici un autre vocabulaire : les mots sanskrits kalpana
(« imaginé », « qui prend forme dans l’imagination ») et manodharma (« loi /
devoir du cœur ») ; leur version tamoulisée (karpanai et manodarumam) ; ou
encore, mais plus rarement, le mot tamoul ennam (« pensée », « intention »,
4 Rappelons que la caste ( jâti) demeure un point essentiel dans la compréhension du système social
indien, même si les problématiques, bien sûr, doivent sans cesse être réajustées (Fuller, 1996).
5 L’enquête et les exemples dont il est ici question sont issus d’un travail de terrain débuté en
2000-2001 dans le cadre d’une thèse de doctorat (Tallotte, 2007). Ce travail, bien classiquement,
a consisté, sur des périodes allant de quelques mois à un an, à partager la vie des musiciens, à
enregistrer leur parole et, bien entendu, leur musique.
6 Je fais ici référence à la notion « d’action située » développée par les spécialistes de l’intelligence
artiicielle et, plus précisément, à la discussion de cette notion en sociologie (Fornel, 1993 ;
Quéré, 1997) et en ethnomusicologie (Laborde, 1999).
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L’ IMP RO V IS ATIO N CO M M E P R AT I Q U E SO C I A L E
7 Pour un descriptif et une analyse de ces formes dans la tradition du periya mêlam, voir Tallotte
(2007, p. 132-136 et p. 235-248).
8 Voir par exemple Sambamurthy (1994, p. 29-33).
9 Il paraît cependant plus juste d’opposer l’interprétation (au sens d’exécution d’une pièce com-
posée) à l’improvisation plutôt que la composition à l’improvisation, qui relèvent, malgré un
rapport au temps distinct, d’une activité créatrice plutôt similaire (Nettl, 1974, p. 6 ; During,
1987b, p. 33-36).
10 Ou encore de « référent » (Pressing, 1998, p. 52-53) ou de « point de départ » (Nettl, 1998,
p. 12-16).
107
W ILLIAM TALLOTTE
karnatique, au moins pour rendre compte des éléments qui préexistent au jeu
et permettent à l’improvisateur d’improviser. Elle l’est d’autant plus lorsqu’elle
est soutenue par le concept de modalité11. Sans entrer dans le détail, souli-
gnons seulement que les modèles utilisés et développés par les joueurs de
nâgasvaram s’appuient explicitement sur les aspects normatifs de la modalité
karnatique : tempérament (sruti ), échelles ascendantes et descendantes (âro-
hana/avarohana), ornementation ( gamaka), formules mélodico-rythmiques
types ( prayoga), etc. Plus encore que dans d’autres traditions modales (arabe,
turque, iranienne), c’est ici le mode mélodique (râga) qui induit et génère
l’ensemble des modèles nécessaires au musicien pour qu’il puisse créer sur
l’instant une proposition musicale à la fois nouvelle et conforme aux règles
culturellement déinies. Aussi le respect, la mise en valeur et le renouvelle-
ment des paramètres techniques du mode s’imposent-ils comme la condition
première d’une improvisation réussie. En deçà de ce programme, en fonction
du contexte, des situations et des personnes présentes, un musicien sait qu’il
encourt le risque d’être sévèrement critiqué.
Pour autant, l’improvisation ne peut se résumer à un montage chaque fois
renouvelé de modèles dont le but ultime serait d’obtenir telle ou telle coni-
guration selon telle ou telle situation. Il s’agit aussi, au-delà des conditions
antécédentes à l’action, de toucher l’auditeur en donnant vie au mode (c’est
une possibilité) dans le dévoilement sensible et soudain de sa forme (rûpa).
Or l’analyse fait ici défaut : il se passe bien quelque chose mais les mots ne
permettent ni de l’exprimer ni de l’expliquer. Il n’en reste pas moins que cet
indicible, cet état émotionnel qui naît d’une performance réussie et que les
Indiens du Sud nomment bhâva12, est au cœur de ce questionnement – de
cette crainte passagère ressentie par Sivaraj avant ce concert que les conjonc-
tions planétaires avaient désigné comme de mauvais augure. Il avait compris
que s’il pouvait rester maître des aspects techniques et moteurs de l’impro-
visation, sa chance de communiquer ce soir-là une quelconque émotion au
travers d’une improvisation inspirée risquait pourtant de lui échapper.
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13 Sauf lorsque un joueur de tavil joue sur invitation. Dans ce cas, celui-ci acquiert un statut
pouvant égaler celui du premier hautboïste.
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dans cet espace clos et protégé des lignages, où toutes les énergies peuvent
se focaliser sur l’acte musical et le rainement permanent de son contenu.
Dans cette quête, où chacun cherche reconnaissance et légitimité, l’impro-
visation semble jouer un rôle fondamental. On s’empressera en efet de
souligner qu’Untel est bon improvisateur, fait ordinaire pour un musicien
isai vêlâlar, extraordinaire pour un musicien non isai vêlâlar. Le statut indi-
viduel peut donc – parfois – compenser le statut de caste.
Risques et enjeux
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dans l’âlâpana, le respect des règles modales joue un rôle essentiel. Ce que
conirme le joueur de nâgasvaram Injikkudi M. Subramaniam :
Chaque mode est assimilé grâce à des exercices pratiques et à l’apprentissage de
compositions [dans un même mode]. On apprend ensuite à combiner, à déve-
lopper […]. Peu à peu, quelque chose se ixe dans l’esprit […]. Et puis l’on sait
que le mode est installé, qu’il n’est plus possible de le confondre avec un autre.
C’est important, car sans cette connaissance, la confusion est inévitable. (Extrait
d’entretien, Tiruvarur, août 2001)
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ment transformées. Or, ce sont ces idées qui semblent inluer sur l’opinion
du plus grand nombre et, plus précisément, sur les choix et les décisions des
principaux réseaux institutionnels : le ministère d’État supervisant les afaires
administratives des temples, les associations et lobbies privés gérant salles
de mariage et de concert, la radio d’État (All India Radio) et ses antennes
locales, les chaînes de télévision, les maisons de disques. L’enjeu est de taille
pour les musiciens, car ce sont ces opinions qui déterminent en réalité leur
parcours professionnel et, par conséquent, leur pouvoir économique.
Quel rôle joue ici l’improvisation ? Il semblerait, en première approxi-
mation, que deux facteurs soient plus spéciiquement déterminants pour
un joueur de nâgasvaram s’il veut saisir au mieux les opportunités que lui
ofrent ces diférents réseaux. Le premier, manipulable, renvoie au savoir-
faire musical : seul un improvisateur d’un niveau acceptable – niveau au
demeurant tout à fait relatif – semble avoir une chance d’être reconnu au-
delà d’une zone géographique qui dépasse son district. Le deuxième, héré-
ditaire, relève de la caste et plus particulièrement de cette dichotomie qui
prédomine en pays tamoul entre les hautboïstes isai vêlâlar et les autres.
Or, dans cette perspective, de nombreux patrons soutiennent abusivement
que les musiciens isai vêlâlar sont les seuls à bien jouer du hautbois – ce qui
laisse présager combien la compétence a du mal à s’imposer indépendam-
ment du statut. En creusant la question, on s’aperçoit assez vite que cette
airmation cache une autre réalité : les castes de haut rang ont toujours
fait appel aux musiciens isai vêlâlar pour accompagner leurs rituels et leurs
cérémonies et perpétuent simplement cette pratique au sein des contextes
de jeu qui ont émergé au xxe siècle. Ainsi, les liens traditionnels d’interdé-
pendance se sont étendus des anciens réseaux de patronage aux nouveaux.
Il va de soi, comme me le disait un jour Subramaniam, que savoir-faire et
statut ne peuvent être conjointement opérants que si un musicien cherche
une reconnaissance au-delà des réseaux auxquels sa famille est habituelle-
ment attachée. Me rappelant ainsi que s’il s’était lui-même servi de son sta-
tut de musicien isai vêlâlar, du prestige assigné au lignage d’Injikkudi et de
son talent d’improvisateur15, son père, en revanche, s’était toujours refusé à
jouer, et ce malgré de nombreuses sollicitations, au-delà des limites contex-
tuelles qu’il (re)connaissait.
Pour autant, les exemples où statut, compétence et volonté n’ont pas per-
mis à un musicien de s’installer durablement au sein de ces nouveaux réseaux
sont nombreux. Ils résultent souvent des oppositions (parfois idéologiques)
113
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Stratégies de contournement
16 Ces auditions permettent de classer les musiciens en fonction de leur prestation. Un grade (B,
B-High, A ou A-Top) leur est attribué et détermine leur rémunération pour chaque enregistre-
ment et passage sur les ondes. Sur le fonctionnement d’All India Radio au Tamil Nadu et sa
politique vis-à-vis des musiciens de periya mêlam, voir Terada (1992, p. 161-167).
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17 Cet usage se rencontre également chez des percussionnistes non karnatiques mais inluencés, pour
des raisons musicales autant que sociales, par les pratiques karnatiques (Groesbeck, 1999).
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morcelé lors d’un rituel. Pour autant, ce semblant d’âlâpana ne sera jamais
consigné à l’écrit comme le serait une composition, sans doute moins pour
éluder la fabrique d’une preuve irréfutable qu’en raison d’un processus de
mémorisation diférent : alors qu’une composition est d’emblée mémorisée,
une séquence supposée improvisée serait plutôt testée, mémorisée et ixée
au il du temps et des expériences de jeu. Pour Tirunagesvaram T. Rajago-
pal, toutefois, la plupart des hautboïstes, même parmi les plus qualiiés, uti-
liseraient ce type de séquences dans leurs improvisations, sans doute moins
pour l’âlâpana que pour d’autres formes improvisées, en particulier le kal-
pana svara. Il justiie les raisons de leur utilisation en contexte rituel au
regard de la durée des processions et de leur fractionnement :
Lors des grandes processions de temple, il faut jouer plusieurs heures un même
âlâpana. Il n’est pas possible d’être toujours en éveil. Mais si je joue, même
fatigué, je dois avoir quelque chose à dire […]. De plus, je joue face au chariot
[qui transporte la ou les divinités] lorsque celui-ci s’arrête ; je me retourne et
je marche [sans jouer] lorsque celui-ci avance. Je suis constamment perturbé
par ces coupures. C’est donc pratique d’avoir à disposition des phrases toutes
faites. Moi, ça me permet de me reposer un peu. (Extrait d’entretien, Palani,
janvier 2008)
18 Travail en cours de réalisation dans lequel les musiciens sont mis à contribution ain de discu-
ter et commenter leurs propres enregistrements (audio ou vidéo) et les résultats des analyses
efectuées.
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Dans tous les cas, il semblerait que seule la position haute (3a et 3b) relève
d’un processus conscient de communication où le musicien répond aux
signes d’approbation des auditeurs : exclamations diverses, mouvements
latéraux de la tête, yeux éventuellement clos, main projetée en direction
du ciel, etc. À noter aussi, en contexte rituel, de fortes interjections, par-
fois à la limite du cri, des signes religieux de respect, quelques rares cas de
danse et de transe. L’analogie suivante, proposée par le joueur de nâgasva-
ram Injikkudi p. Ganeshan, décrit assez bien le phénomène :
Quand je joue un âlâpana, je suis attentif aux réactions du public. Lorsque
je m’engage dans un registre plus aigu, je commence à observer, à écouter. Je
repose de moins en moins le pavillon sur le sol. Le moment venu, quand je
sens que le public est avec moi, je lève le hautbois. C’est un peu comme quand
tu entres sur le territoire d’un cobra (nâga), alors il se dresse. Il veut t’impres-
sionner. Moi c’est pareil, mais je ne cherche qu’à séduire. (Extrait d’entretien,
Mayuram, mars 2008)
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W ILLIAM TALLOTTE
Cette position haute, frontale, presque provocatrice, est le signe d’une plus
grande liberté : le public ayant désormais investi le territoire du musicien,
il est temps de lui faire face et d’enterrer ses dernières inhibitions. Le son,
plus direct, donne ici l’impression de gagner en puissance, mais peut-être,
surtout, en proximité, en intimité. Le « lever » du hautbois, pour que l’efet
soit le plus saisissant possible, correspond aussi, généralement, à un climax
musical : une note tenue et aiguë, par exemple, que l’improvisateur avait
savamment retardée. À noter, par ailleurs, qu’une fois « dressé », le hautbois
peut être mis en mouvement latéralement, jusqu’à 70-80 degrés de chaque
côté, en fonction de l’envie et du ressenti de chaque musicien. Ce mouve-
ment, et les variantes qui l’accompagnent, a connu ses spécialistes. L’oncle
de Sivaraj, S.R.D. Vaidyanathan, en usait parfaitement, au point de l’en-
courager dans son enseignement. On se posera toutefois la question des
limites spatiales, en particulier verticales, de ces mouvements : pourquoi,
par exemple, ne pas pointer le pavillon du hautbois en direction du ciel ?
Pour deux raisons au moins. La première, ce qu’enseignent en principe les
maîtres, touche au contrôle du soule : il est en efet important, pour une
plus grande luidité, de garder une colonne d’air parfaitement droite. La
deuxième est tout autre. Il s’agit de se démarquer d’une autre tradition de
sonneurs-batteurs, le naiyândi mêlam (« orchestre de raillerie »), qui utilise le
même hautbois19 mais dont les attitudes corporelles, liées à la transe et aux
cultes de possession des temples de basses castes, sont beaucoup plus extra-
verties. La marge de manœuvre, si l’on veut signiier un au-delà de la posi-
tion haute type (3a ou 3b), est donc extrêmement restreinte. Subramaniam,
par exemple, en position assise (3b), utilise un petit balancement arrière qui
lui permet de hausser légèrement la direction du pavillon tout en conser-
vant un angle droit parfait entre son corps et son instrument.
19 Seule l’anche est de facture diférente, plus épaisse, plus large et plus courte.
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OLIVIER ROU EF F
1 Je suppose par ailleurs que la démarche peut aider aussi à clariier les multiples usages théoriques
de l’improvisation comme métaphore de l’action – métaphore qui vient généralement théma-
tiser les propriétés d’incertitude et d’irréversibilité de l’action. Je tiens par ailleurs à remercier
mes relecteurs anonymes ainsi que Talia Bachir-Loopuyt, qui ont sensiblement contribué à
améliorer ce texte.
T R A CÉS 1 8 20 10 /1 PAGES 1 21 -1 37
O LIVIER R O UEF F
2 L’étymologie commune des termes auteur, autorité et authenticité est ici suggestive : l’institution
de l’interprète en auteur vaut attribution d’autorité sur les œuvres qu’il signe et authentiication
de ces œuvres – au double sens d’assignation de l’œuvre à un sujet individuel, et plus précisé-
ment au « foyer d’expression » qui loge en son intérieur, et de certiication de la véracité et de
la sincérité de l’expression qui en résulte (son authenticité, donc).
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5 Sur la notion d’expérience esthétique, appuyée sur Dewey (1980), voir l’introduction à Pecqueux
et Rouef (2009). La notion de forme d’expérience vise quant à elle à prolonger celle de cadre
(Gofman, 1991) en lui restituant une double dimension temporelle – les formes d’expérience
sont historiquement situées et structurent des dynamiques séquencées et orientées vers un
accomplissement – et en l’indexant à des dispositifs situationnels façonnés pour permettre à ces
catégories d’appréciation de se déployer et d’obtenir les sanctions attendues (Rouef, 2007).
6 L’analyse reste centrée sur les documents (essentiellement des commentaires critiques publiés) et
les moments les plus signiicatifs, dans une perspective généalogique – et pour aller à l’essentiel
dans le cadre d’un texte court. Rouef (2007) démontre ce caractère signiicatif et restitue les
processus évolutifs desquels ces ruptures émergent. Il faut préciser par ailleurs que l’avènement
de nouveaux formats d’improvisation ne fait pas disparaître les formats précédents qui conti-
nuent d’être investis jusqu’à aujourd’hui : ils se voient seulement successivement assignés au
passé et patrimonialisés (voir par exemple, pour une analyse de l’expérience contemporaine du
jazz assigné aux « années 1940 à 1960 », Rouef, 2002 ; pour celle du jazz assigné aux « années 1920
et 1930 », Lizé, à paraître).
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7 Les expressions en italique (et sans majuscules) sont des termes doxiques, celles entre guillemets
étant des citations.
8 Les analyses de cette particularité rythmique ne sont pas stabilisées : syncope systématisée,
friction entre métriques binaires et ternaires, tension entre pulsation et décalages d’accen-
tuation, accentuation des temps faibles ou des contretemps… L’emploi de « contrepoint » ou
« contrapuntique », impropre selon le canon musicologique, vise à ne pas trancher parmi ces
diverses déinitions et à désigner, par analogie avec la technique du contrepoint harmonique,
leur dénominateur commun : l’idée d’une tension entre deux lignes rythmiques simultanées
et décalées. Le qualiicatif « pulsé » utilisé en alternance réfère quant à lui au caractère érotisé
de cette catégorie d’appréciation.
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10 Sur l’invention de la discophilie et les transformations conjointes des dispositions et des dis-
positifs d’écoute musicale, voir Maisonneuve (2009).
11 Il faudrait mentionner aussi un trait secondaire (du point de vue de la réception d’époque, bien
qu’il soit évident pour certains compositeurs intéressés par le jazz, comme Darius Milhaud),
qui tient à la systématisation des procédés harmoniques assignés aux usages africains-américains
du choral protestant (spirituals) et aux chants de plantation ( plantation melodies, coon songs…),
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plus tard au blues, et dont l’analyse n’est pas plus stabilisée que celle du rythme pulsé : lottement
entre gammes mineures et majeures, altérations des 3e et 7e degrés de la gamme majeure (blue
notes), contamination de la gamme diatonique majeure par la gamme pentatonique à intervalles
réguliers, etc. (Jamin et Williams, 2001, p. 306).
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lyriques)12, et les critiques spécialisés dans le jazz hot sont les premiers à ne
traiter que des interprètes et que de leurs parties improvisées – on peut repé-
rer par exemple cette écoute centrée sur la succession des solos improvisés
dans cette chronique de disque de Jean hévenet :
On écoute, à l’avant-plan, tour à tour, soutenu par la percussion discrète des
banjos et de la batterie, le numéro de virtuosité, par le saxophone, la trompette,
le trombone, les guitares, le piano, et enin pour inir surgit la reprise collective
accélérée. (hévenet, 1929, p. 561)13
Qui plus est, Panassié peut alors réinvestir la prise du rythme pulsé (afro-)
américain pour alimenter le « foyer d’expression » de l’improvisation soliste
d’un combustible racial, la pulsion à la fois rythmique et primitive assignée
aux nègres.
Le jazz hot n’est pas une formule à part du jazz. C’est le jazz sous sa forme
unique et véritable, tel qu’il nous vient directement de la tradition nègre et pré-
cisé dans quelques rythmes déinis. (Panassié, 1930b, p. 485)
12 Cette pratique est instituée avec la première Anthologie du jazz hot, soit quatorze 78-tours réunis
en deux albums, publiés en 1934 par Jacques Canetti chez Polydor, avec un texte de pochette
signé Panassié.
13 Pour une analyse plus complète de cette grille d’appréciation et de son contraste avec les appré-
hensions musicologiques antérieures, voir Rouef (2009a).
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L’ IMP RO V IS ATIO N CO MM E F O R M E D ’ E XP É R I E N C E
La réception du style be-bop à partir de 1947 est l’occasion pour une nou-
velle génération de critiques et de musiciens spécialisés d’airmer des posi-
tions professionnelles contre le modèle amateur qui dominait jusque-là.
La construction de l’opposition entre le jazz moderne (le be-bop) et ce qui
devient alors, par contrecoup, le jazz traditionnel (jusque-là appelé jazz hot)
permet en efet de polariser le monde du jazz au bénéice de la montée en
puissance des intermédiaires spéciiques – soit d’instituer un champ, à travers
la spécialisation des musiciens et la disqualiication conjointe des amateurs,
la formation d’un marché, l’airmation d’instances de consécration relative-
ment autonomes et la domestication des audiences (Rouef, à paraître-a).
Dans ce cadre, la catégorie d’improvisation vient servir la légitimation du
jazz non seulement comme genre artistique mais comme genre aussi digne
que la musique classique. Elle prend alors deux formes en apparence contra-
dictoires et pourtant complémentaires. D’une part, en pratique, les procédés
d’improvisation imposés par les initiateurs du be-bop servent (explicitement)
à élever la barrière technique à l’entrée dans le métier. Il s’agit désormais d’être
en mesure de produire des mélodies à partir de canevas harmoniques plus
complexes (présentant un éventail des possibles plus large, selon des règles
plus nombreuses), et sur des tempos accélérés – associant ainsi virtuosité ins-
trumentale et compétence harmonique (qui reste néanmoins accessible par
l’apprentissage sur le tas, sans passage par le travail formalisé sur partitions
et tables harmoniques). Sous cet angle, l’expérience de l’improvisation du
be-bop, telle qu’elle est construite et prescrite par les intermédiaires du jazz,
s’appuie sur le modèle combinatoire spéciique à la musicologie tradition-
nelle – pour qui l’improvisation est un calcul intérieur combinant les règles
compositionnelles à la manière d’un compositeur sur partition, mais dans le
temps très court d’une production instantanée. De fait, les intermédiaires
cardinaux de ce processus sont formés à la musicologie, André Hodeir en tête
(premier prix d’harmonie, de fugue et d’histoire de la musique du Conserva-
toire de Paris, compositeur membre de l’avant-garde sérielle autour de Pierre
Boulez, rédacteur en chef de Jazz hot). L’intériorité de l’improvisateur consti-
tué en auteur est composée ici d’un savoir harmonico-mélodique, analogue
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14 Conter une histoire est une métaphore récurrente de l’improvisation en jazz hot, exprimant la
façon dont l’auteur capte l’attention de l’auditeur en brodant une mélodie qui a une introduc-
tion, un développement et une conclusion.
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Si la réception du free jazz à partir de 1960 marque à bien des égards une
rupture historique dans le monde du jazz (Rouef, à paraître-b), elle présente
une certaine continuité du point de vue de la catégorie d’improvisation. Le
modèle d’une intériorité absolue qui s’exprimerait à travers le langage musical
grâce à l’inspiration de l’improvisation est maintenu. Mais comme certaines
règles communes jusque-là en vigueur sont remises en cause (le cadre har-
monique des grilles d’accords, la pulsation régulière, le partage entre solistes
et accompagnateurs…), le curseur se déplace du pôle grammatical, avec son
insistance sur le code collectif que constituent les procédés conventionnels
utilisés par chaque improvisateur, vers le pôle singularisé, avec son insistance
sur la singularité de l’expression subjective, et sur la part idiosyncrasique des
procédés attribués au style individuel de chaque improvisateur. L’improvisa-
tion devient ainsi collective, c’est-à-dire qu’il n’y a plus de division du travail
entre les accompagnateurs qui actualisent le code sonore collectif (la grille
d’accords, le rythme) et les solistes successifs qui expriment leur subjectivité
dans ce langage commun. Chaque musicien improvise en même temps, si
bien que l’expérience de cette improvisation est focalisée sur les modalités de
la coordination sur le vif entre des singularités stylistiques, en principe sans
la médiation de repères préalables communs.
Cette nouvelle forme d’expérience de l’improvisation donne lieu à l’in-
vestissement d’une igure d’auteur empruntée aux arts plastiques contem-
porains : celle du chercheur qui invente consciemment ses propres procédés
pour façonner la singularité de son style – par opposition à l’artiste roman-
tique dont la singularité stylistique n’est que le produit de l’inspiration et
du talent, soit l’expression directe, sans la médiation de la recherche, d’une
singularité intérieure.
À propos de quatre pionniers du free jazz désignés comme « mau-
dits » – Eric Dolphy, Cecil Taylor, Ornette Coleman et Roland Kirk – Jef
Gilson et Claude Lénissois écrivent ainsi : « Chez aucun d’entre eux il n’y
a de rupture totale, seulement un élargissement des frontières précédem-
ment ixées » (Gilson et Lénissois, 1963, p. 22), comme l’auraient fait en
leurs temps Claude Debussy, Arnold Schönberg ou Alban Berg. Ainsi, ils
précisent, d’un côté, que « l’essence du jazz reste la pulsation régulière et
la liberté d’expression spontanée du soliste dans le développement de ses
idées » (ibid., p. 23). De l’autre côté, ils estiment que, « ces quelques axiomes
ixés, il apparaît évident qu’un nouvel âge du jazz vient de s’ouvrir » sous le
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L’ IMP RO V IS ATIO N CO MM E F O R M E D ’ E XP É R I E N C E
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Cambridge, MIT Press.
Thévenet Jean, 1929, « Chronique du jazz », Variétés, no 10, 15 février, p. 560-562.
Traductions
Notes
La mémoire et l’instant.
Improvisation sur un thème
de Denis Laborde
AN TOINE HENNI O N
Comme1 le note Denis Laborde2, les nombreux ouvrages qui traitent de l’im-
provisation ne l’abordent le plus souvent pas directement pour elle-même,
comme problème anthropologique. On dispose bien de coups de sonde à
l’intérieur de cette pratique, comme lorsqu’un adepte porte un regard ana-
lytique sur ce qu’il fait et témoigne de la gymnastique de son cerveau et de
ses doigts, de ses états d’âme lorsqu’il improvise. Aperçus parfois très péné-
trants, en particulier lorsqu’ils s’appuient sur un cadre disciplinaire adapté,
comme l’ethnométhodologie dans le cas de David Sudnow (1978). À côté de
ces incursions rélexives, on dispose de quantité de comptes rendus ethno-
logiques rapportant en détail les façons de faire de tel oiciant au cours de
rituels précis, qui mettent en jeu diverses formes de performance et de réci-
tation. À bon droit, cette riche littérature insiste sur la continuité de l’impro-
visation par rapport à un ensemble de pratiques associées et sur sa nécessaire
inscription dans un cadre culturel spéciique. L’accent est mis sur la place, la
signiication et le rôle particuliers que peuvent avoir par rapport au groupe
des moments d’improvisation, articulés avec la répétition de formules et de
gestes sans âge, plus que sur l’évaluation d’une compétence propre de l’im-
provisateur, diicile à isoler et sans doute improprement nommé3.
Mais face aux concours poétiques qui opposent les bertsulari 4 basques,
Laborde se retrouvait devant un objet composite, traditionnel et actuel, ce
qui, tout en lui ofrant un terrain ethnologique inespéré pour mener de
1 N.d.l.r. Cette note s’inspire du livre de Denis Laborde, La mémoire et l’instant. Les improvisations
chantées du bertsulari basque (Bayonne-Donostia, Elkar, 2005).
2 Sur l’improvisation vue par les ethnologues, voir Laborde (2005, p. 25-27 et 115-116).
3 Au milieu de centaines, des exemples typiques seraient dans cette optique ceux de Jack Goody
(1979) puis de Pascal Boyer (1988) sur les Fang, ou encore celui de John Baily (1987), en parti-
culier l’opposition qu’il s’eforce de clariier entre improvisations « de routine » et « inspirées »
chez les Afghans.
4 Bertsulari signiie en basque « chanteur de vers ».
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5 Les trois premiers chapitres, avec mention spéciale pour le chapitre 3, consacré à l’analyse
méticuleuse de la façon dont divers bertsulari procèdent pour réussir leurs improvisations
publiques.
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7 Voir Quéré (1997), et tout le volume de la collection « Raisons pratiques » des éditions de
l’EHESS consacré aux objets dans l’action (Conein, Dodier et hévenot éd., 1993).
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lottante (entre des visées et des occasions), morcelée (entre des moments
contraints ou pressés, et des passages à vide) de nos déplacements urbains,
qui paradoxalement la montrait à la fois beaucoup plus réaliste et eicace,
et beaucoup plus humaine, ou disponible à l’invention… un synonyme
d’improvisation ?
Avantage de la méthode comparative, elle fait aussitôt surgir les objec-
tions. Si on retrouve sous la plume de Certeau une dynamisation bien venue
de la relation cadre/action, c’est à peu de frais. Qu’ils soient trop pauvres,
lorsqu’on est pressé et que notre seul objectif est d’arriver vite au bureau,
ou trop lâches, si l’on a le temps de lâner en route, le but et le résultat de
la marche en ville ne sont pas assez contraignants, construits, mesurables,
producteurs d’objets ixes, pour qu’on n’éprouve pas le besoin de distinguer
fortement cette activité de ce qu’on suggère en parlant d’improvisation8.
Prenons donc au contraire un cas très contraint, chargé de dispositifs,
n’ayant de sens que parce qu’il débouche sur une mesure de haute préci-
sion : l’épreuve sportive. Par exemple, le 110 mètres haies. C’est ici l’articu-
lation entre préparation et performance qui prend tout son poids, et à quoi
l’on peut redonner un contenu concret. On voit combien la nécessité de
l’instant, de réussir tel acte tel jour, dans telle circonstance, non seulement
ne s’oppose pas à celle de son cadrage, mais qu’elles n’ont de sens que l’une
par l’autre. Les règles du jeu, la distance entre les haies, l’organisation des
concours, mais aussi la savante décomposition des gestes, la minutie des
entraînements, la mise au point du matériel et des techniques, l’enregistre-
ment à la fois légal et mythique des performances passées, l’inscription dans
une histoire (celle de chaque athlète, celle d’une discipline, celle des Jeux
olympiques ou du sport en général), et inversement l’espèce de mise en écri-
ture de son propre corps que produit l’entraînement de haut niveau, sans
compter le jeu de relations avec des entraîneurs, des rivaux, des modèles :
tout ce dispositif ne prend quelque réalité que lorsqu’il se transforme en
efet en une épreuve, au double sens qu’on peut entendre, de performance
diicile et de test mesuré. À cet égard, nous sommes bien aux antipodes de
la marche en ville, et tout près d’une improvisation, au sens de la dramatur-
gie très particulière que le mot épreuve souligne : la mise en tension maxi-
male d’un moment unique, où seul le résultat compte ; tout est surpréparé
pour le jaillissement des starting-blocks, pourtant tout peut se jouer, sou-
vent d’un rien – d’où la force spectaculaire de ces performances, tant au sens
français qu’anglais du mot, qu’on retrouve dans une inale de 100 mètres ou
8 Pour décrire des situations de lottement analogues, nous proposions l’idée d’attentions basses
(Rabeharisoa et al., 1997).
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une Coupe du monde de foot, aussi bien que dans le grand air d’une diva,
le saut d’un gymnaste, ou l’« impro » d’un sax ténor.
Le cas est décisif pour nous déprendre de toute velléité d’opposer pré-
paration et instantanéité, ou plutôt, pour le dire de façon positive, pour
prendre la mesure du fait que le travail du corps n’est rien d’autre, juste-
ment, qu’une articulation sans cesse ajustée entre contrainte et liberté. Pen-
sons à la danse, à la boxe, au chant, au théâtre : chaque fois, un appui sou-
ple sur des éléments de soutien (la cage thoracique et la colonne du dos,
la tenue du bas-ventre, la lexion sur les jambes, etc.), permettant le relâ-
chement total du geste. Le geste ample et libéré envoie une balle cent fois
plus lourde et rapide que la frappe crispée du débutant qui veut taper fort ;
l’appui sur la cage thoracique arrière fait atteindre au chanteur des notes
aiguës, claires et timbrées, que l’efort concentré sur la gorge rendait serrées
et tendues ; c’est le rappel continu des sports de combat que tout est dans
le jeu de jambes, de même que la voix de l’acteur qui semble partir du sol.
Le duo fatal cadre/action, d’opposition abstraite et générale, s’est incarné
en une matrice de base, étonnamment semblable, traversant la diversité de
toutes ces disciplines autour de la sculpture animée du corps. Loin d’être
un exécutant, une machine répétitive asservissant ses moyens pour produire
un résultat, le corps est le lieu même de la tension entre cadrage contraint et
geste libéré, que l’entraînement travaille indéiniment, en une production
réciproque du corps et de l’acte. Lorsqu’en outre ces bien nommées disci-
plines incluent une dimension ludique importante, on voit ce que le sport
peut apprendre à l’improvisation : plus l’équipe est rodée, plus elle a acquis
d’« automatismes », et plus elle peut « se libérer », produire un jeu inspiré
qui, parfois, débouche sur le but (décidément, le double sens des mots est
une constante, pour qui veut analyser l’action !).
Mais où allons-nous ? Ne me dites pas qu’un coureur de 110 mètres
haies improvise ! Certes, on a le dessin et le dessein minutieux de l’acte,
avec le corps qui est à la fois la rampe de lancement et l’explosion du geste,
mais pour produire quoi ? Un score, une barre qu’on eleure, un temps qui
s’aiche… Ce qu’on a gagné par rapport au cas de la marche en ville, avec la
concentration de l’efort sur un objectif précis, on le perd sur un autre plan.
Quelque chose qui a à voir avec l’œuvre, mais au sens étymologique plus
qu’artistique du terme : un objet ouvré, un produit inédit, qui se détache
de soi. Faisons donc encore un détour, pour évoquer un autre aspect de
l’improvisation, qui fait contraste maximal avec l’épreuve sportive ou la dis-
cipline du danseur, c’est le conte au coin du feu, la grand-mère qui raconte
ses histoires. Sauf chez les poètes et les orateurs, parler c’est se débrouiller
en toute aisance dans une vaste institution familière, et non produire dans
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Bibliographie
Baily John, 1987, « Principes d’improvisation rythmique dans le jeu du rubáb en Afgha-
nistan », L’improvisation dans les musiques de tradition orale, B. Lortat-Jacob éd.,
Paris, Selaf, p. 177-188.
Boyer Pascal, 1988, Barricades mystérieuses et pièges à penser, Paris, Société d’ethnologie.
Certeau Michel (de), 1980, L’invention du quotidien, t. 1, Arts de faire, Paris, UGE.
Conein Bernard, Dodier Nicolas et Thévenot Laurent éd., 1993, Les objets dans l’action.
De la maison au laboratoire, Paris, EHESS.
Rabeharisoa Vololona, Hennion Antoine, Dubuisson Sophie et Didier Emmanuel,
1997, Passages et arrêts en gare, Paris, RATP.
Gibson James J., 1979, he Ecological Approach to Visual Perception, Boston, Houghton
Milin.
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MATTHIEU S AL AD I N
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MAT THIEU SAL A DIN
Quelles que soient les diférentes lignes de fuite suivies par Bailey dans
sa pratique de l’improvisation libre, celles-ci semblent toujours motivées
par un manque d’intérêt pour les improvisations bien « rodées ». Comme il
l’airme à plusieurs reprises, et bien qu’il ait pu par ailleurs développer un
jeu singulier tout au long de son parcours musical, il n’est intéressé ni par
l’idée d’une « amélioration » d’un langage musical personnel, ni par celle
d’une « spécialisation » stylistique qui en permettrait l’identiication :
Je pense que toutes sortes de dangers apparaissent lorsque l’improvisation
devient extrêmement spécialisée. Vous pouvez rapidement vous trouver dans
la situation où vous parviendriez bien mieux à vos ins en faisant autre chose.
(Bailey, 1982-1983, p. 502)
1 Voir Parker cité dans Bailey (1999, p. 151) et Prévost (1995, 2004).
2 N.d.l.r. Toutes les traductions de l’anglais sont de l’auteur.
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LE S CO MPA N Y W E E K S D E D E R E K B A I L E Y
3 Lors des éditions de 1988 et 1990, Bailey tenta néanmoins l’expérience avec un collectif de
musiciens plus important – éditions qu’il nomma les « conventions » de Company. Voir Bailey
(1999, p. 146).
4 Ce principe est en fait chez Bailey celui qu’il nomme plus généralement par le terme company
et dont le projet des Company Weeks ne serait qu’une exempliication parmi d’autres. Il sera
pour l’essentiel respecté sur l’ensemble des éditions, la seule exception étant celle de 1993 où
Bailey invita en plus des musiciens individuels trois groupes ixes.
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MAT THIEU SAL A DIN
Le schéma d’une semaine Company est à peu près identique à chaque édi-
tion : le premier concert consiste généralement en une prise de contact au
cours de laquelle chaque musicien invité peut jouer avec une ou plusieurs
personnes – regroupements qui, comme le remarque Bailey, s’organisent
souvent par ainités musicales (Bailey, 1982-1983, p. 47). Cette première
série de concerts permet ainsi à chacun d’écouter et de découvrir les « spé-
ciicités » stylistiques des autres musiciens, de s’en faire une certaine idée
ain de mettre en place par la suite, et selon les envies du jour, diférentes
conigurations :
Après ce moment de présentation, les groupes sont formés par les participants,
donc on peut dire qu’il s’agit d’une sorte d’improvisation consentante. […] La
constitution d’un programme a pour seul objectif d’éviter que, par exemple,
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LE S CO MPA N Y W E E K S D E D E R E K B A I L E Y
quelqu’un joue trois fois alors que quelqu’un d’autre ne joue pas du tout. Donc
je n’ai vraiment aucune inluence sur ce qui se passe, vraiment, sinon inviter les
musiciens. […] Voilà on fait les présentations, et tout le reste se fait à travers la
musique – ils règlent tout eux-mêmes. (Ibid., p. 48)
5 Aucun style particulier ne semblera en efet majoritaire dans les éditions suivantes, empêchant
ainsi d’amalgamer le projet Company à un style, selon le point de vue de Bailey concernant la
non-déinition stylistique de l’improvisation libre.
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de 1984, Watson observe ainsi que « demander à des gens issus du rock ou
de la musique orchestrale d’improviser librement semblait être équivalent
à leur demander de mal se conduire » (2004, p. 236). Selon le biographe,
d’une part ces musiciens ne parvenaient pas à s’afranchir totalement de leur
idiome musical, et d’autre part – de manière sans doute plus problématique
– ils ne laissaient bien souvent entendre qu’une simple parodie d’improvi-
sation, relet de ce qu’ils considéraient, selon leur milieu d’origine, comme
la manière dont devait « sonner » une improvisation libre. Il nous faut
néanmoins insister sur le fait que le refus des idiomes chez Bailey n’est
motivé qu’en vue de leur décloisonnement à la fois provisoire et constam-
ment renouvelé – déplacement qui pouvait en partie s’opérer à l’issue de ces
improvisations avec des non-improvisateurs, aussi bien d’ailleurs chez les
habitués de l’improvisation que chez ses partisans d’un soir. L’improvisation
non idiomatique, si sujette à controverse dans le milieu de l’improvisation
libre, ne doit pas être en ce sens comprise comme l’absence d’idiome en tant
que sonorité ou identité musicale reconnaissable, mais comme l’insistance
sur le processus même de l’improvisation qui reconduit toujours ce dernier
dans un devenir qui le contredit6.
6 Pour une discussion critique du concept d’improvisation non idiomatique, voir Prévost (2004,
p. 13-18) et Hamilton (2000, p. 182).
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LE S CO MPA N Y W E E K S D E D E R E K B A I L E Y
Bibliographie
Bailey Derek, 1999, L’improvisation, sa nature et sa pratique dans la musique, Paris, Outre
Mesure.
— 1982-1983, « Derek Bailey », Perspectives of New Music, vol. 21, no 1-2, p. 46-52.
— 2006, « Interview avec Gérard Rouy », Improjazz, no 123, p. 5-10.
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MAT THIEU SAL A DIN
Discographie sélective
B ARB ARA TU RQ UI ER
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BARBAR A TU RQUIE R
D’autre part, ils seraient utiles à l’étude des grands poèmes du passé, qui nous
sont parvenus sous la forme de vestiges d’un passé lointain : nous saurions alors
comment remonter vers le passé, partant de leur forme pour connaître la façon
dont ils ont été composés. (Lord, 2000, p. 3)1
L’oral et l’écrit
1 Tous les extraits du texte d’Albert Lord ont été traduits par nos soins.
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L’ A RT DU CO N TE U R D ’ A P R È S A L B E R T L O R D
Une grammaire
2 « Alors que le barde pense son chant en termes de plan lexible et de thèmes dont certains sont
essentiels et d’autres pas, nous pensons au contraire le chant comme un texte donné qui subit
des changements d’un barde à l’autre. […] Nous pensons le changement en termes de contenu
et de formulation parce que pour nous, à un certain moment, la formulation et le contenu ont
été établis. Pour le barde, le chant qui ne peut pas être changé (parce que le changer signiierait
dans son esprit raconter une histoire qui n’est pas vraie, ou falsiier l’histoire) est l’essence de
l’histoire elle-même. Son idée de la stabilité, à laquelle il est profondément dévoué, n’inclut
ni la formulation, qui pour lui n’a jamais été ixe, ni les parties non essentielles de l’histoire »
(Lord, 2000, p. 99).
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BARBAR A TU RQUIE R
Les actions les plus fréquentes d’une histoire peuvent aussi constituer des
formules. Ici le verbe « dire », ou encore les actions de « répliquer », « décla-
rer la guerre », « écrire une lettre »… Une formule peut connaître des substi-
tutions ; certains mots peuvent être remplacés par d’autres, comportant le
même nombre de syllabes. Par exemple : a u kuli / a u dvoru / a u kući
(« dans la tour » / « dans le château » / « dans la maison »). Lord appelle « sys-
tème » cet ensemble de possibilités (p. 35).
Grâce à ce principe de substitution, un barde n’a paradoxalement pas à
apprendre toutes les formules qu’il utilise. Il lui suit d’en connaître une et
d’y substituer un mot pour créer une nouvelle formule. C’est en cela que
consiste son apprentissage. La « créativité » du chanteur repose donc sur sa
faculté d’« ajustement » (p. 37), sur sa capacité à réorganiser des éléments
conventionnels3. Mais le renvoi au concept de créativité doit être nuancé :
l’originalité ou la inesse d’expression n’ont pas de valeur esthétique par-
ticulière pour le barde. Bien davantage, « il recherche l’expression d’une
idée sous la pression de la représentation » (p. 45). Le choix des formules est
orienté par un critère d’utilité. De même, s’il existe des diférences de dia-
lecte ou de vocabulaire entre les répertoires de diférents bardes, ce sont les
formules les plus communément utilisées ou celles qui expriment les idées
les plus utiles qui constituent le fonds commun à tous.
Notons que l’échelle du vers n’est pas forcément la plus adéquate pour
parler de ces récits. À chaque instant de son récit, le barde est préoccupé
par le vers qui suivra. Les vers sont groupés dans l’esprit du conteur qui
est habitué à les réciter ensemble. Des variations dans l’ordre des mots ou
des vers peuvent donc se rencontrer. Pour le barde, la formule n’a de sens
que dans l’action de raconter. Elle fait partie d’un processus et n’est pas
pensée de façon individuelle ou abstraite. La raison en est peut-être que
le mécanisme des formules est consubstantiel à son art, au long des trois
étapes qui le constituent : l’apprentissage, la pratique et la transmission.
Lord remarque bien que ces trois étapes ressortent d’un même type de fonc-
tionnement : « Avec la poésie orale, nous sommes face à un processus dans
lequel l’apprentissage oral, la composition orale et la transmission orale
fusionnent presque ; ce sont, semble-t-il, les diférentes facettes d’un même
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L’ A RT DU CO N TE U R D ’ A P R È S A L B E R T L O R D
processus » (p. 5). Le barde acquiert sa compétence par l’écoute des autres
conteurs et l’intégration souvent inconsciente des formules, puis par la pra-
tique et l’imitation. Dans cet apprentissage comme dans sa pratique, la
formule est au cœur de l’articulation entre sa créativité et son rapport à la
tradition : c’est le recours aux formules qui lui permet de composer de façon
unique, dans un va-et-vient constant entre ce qu’il sait de la tradition et les
contingences de la représentation.
À l’échelon supérieur par rapport à la formule, les « thèmes » d’une his-
toire sont « les incidents ou passages descriptifs qui sont répétés dans les
chants » (p. 4). Lord reprend aussi les termes de Parry pour déinir le thème
comme « un groupe d’idées utilisées régulièrement pour raconter une his-
toire dans le style formulaire d’un poème traditionnel » (p. 68). Par exemple,
le conseil, le retour du héros, l’emprisonnement, le déguisement ou la scène
de reconnaissance sont des thèmes. Les thèmes sont des regroupements
d’idées plus que de mots. Leur structure permet des compressions ou des
enrichissements. Enin, ils ont une identité individuelle et contextuelle (on
peut les retrouver dans diférents poèmes). Ici encore, il est important de
comprendre le thème comme une entité luide, changeante et adaptable.
À mesure que le barde compose, il est pris entre le souci des vers qui vont
suivre et le souvenir de la dernière façon dont il a chanté l’histoire ( p. 96).
Il peut introduire des variations ou des « ornements » en fonction de l’atten-
tion de son public ou de sa propre virtuosité.
Les thèmes s’associent les uns aux autres pour former une histoire, ou un
chant (song), comprenant un début, un milieu et une in. Certains peuvent
s’associer de façon privilégiée. Lord esquisse une classiication des types
de chants en fonction de leur contenu : le mariage, le sauvetage, le retour
et la prise de villes (p. 120). Bien que clairement déinis, ces types peuvent
aussi s’associer au sein d’une seule histoire. L’histoire est le seul élément
dont le barde a besoin pour apprendre un nouveau chant, puisqu’il est
souvent déjà familier des thèmes, des héros et des formules. Pour cette rai-
son, chaque performance est unique, ce que Lord résume ainsi : « Tous les
bardes utilisent le matériau traditionnel de façon traditionnelle, mais deux
bardes n’utiliseront pas le même matériau de façon exactement semblable »
(p. 63)4.
4 Après he Singer of Tales, les articles que Lord publie dans les années 1960 sont surtout des
réponses aux critiques. Ses travaux postérieurs explorent la relation entre le mythe et l’événement
historique, l’interface entre la tradition orale et écrite, l’opposition entre mémorisation et recréa-
tion, et la question du sens. En 1992, il réélabore sa théorie en valorisant l’échelle intermédiaire
du « groupe de vers », et en distinguant dans le chant un « noyau » (comprenant les passages
essentiels à l’histoire, présents dans toutes les occurrences) et des passages optionnels.
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BARBAR A TU RQUIE R
5 Sur ce corpus, voir Magoun (1953), Watts (1969), Benson (1966) et Niles (1983).
6 Voir notamment Culley (1967) et Whallon (1969).
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lui-même (1971, p. 313), une lignée de critiques – parmi lesquels James Noto-
poulos (1962), Joseph Russo (1963) et John Bryan Hainsworth (1968) – a
élargi la déinition de la formule en y intégrant des ressemblances métriques,
syntaxiques ou grammaticales. Or dès que l’on élargit le concept, on se
trouve face au paradoxe suivant : jusqu’où étendre cette déinition pour
qu’elle ne perde pas son sens ? Où placer la frontière entre ce qui est une for-
mule, une modiication de la formule, et ce qui n’est pas une formule ? Plus
on élargit la déinition, plus grande est la part des textes qui pourra être dite
formulaire, ce qui inluera aussi sur l’idée que l’on se fait de leur composi-
tion orale ou non. Dans les années 1960 et le début des années 1970, une
ligne d’opposition se dessine donc entre ceux qui veulent élargir la déini-
tion initiale de la formule par Parry, et ceux qui maintiennent son caractère
restrictif. En 1977, la parution du livre de Finnegan accentue la dimension
anthropologique de l’entreprise. Poussant plus loin cette approche, certains
critiques ont accordé plus d’importance à l’anthropologie sociale ou aux
études sur la pragmatique du langage.
La linguistique générative a aussi fait usage de la théorie formulaire.
Dans un article de 1967, Michael N. Nagler proposait de penser la for-
mule comme un « modèle mental » (mental template), plutôt que comme
la répétition d’éléments lexicaux, grammaticaux ou métriques. Suivant la
distinction entre structure profonde et structure de surface élaborée par
Noam Chomsky, il distinguait d’une part une Gestalt – une forme qui existe
dans l’esprit du poète au niveau préverbal, et qui sous-tend la production
de tous les énoncés – et d’autre part les réalisations potentiellement ini-
nies de cette forme que constituent les vers prononcés par le poète. Cette
approche permet à Nagler de dépasser les oppositions entre « tradition » et
« original », « norme » et « variante » puisque, comme il le dit en conclusion,
« tout est traditionnel au niveau génératif, tout est unique au niveau de la
performance » (Nagler, 1967, p. 311). La Gestalt recouvre en quelque sorte le
concept de tradition, actualisée chaque fois de façon unique par le barde.
Proposant un autre modèle, Carol L. Edwards décrit pour sa part la for-
mule comme un « système de transformation » (1983). S’appuyant sur les
concepts de Jean Piaget dans Le structuralisme (1970), il décrit la formule
comme une entité pleinement intégrée, transformative et autorégulée (par
exemple, selon les lois de la métrique ou de l’acceptabilité aux yeux de la
tradition).
En musique, la théorie formulaire fournit des éléments pour penser
l’improvisation au sein d’une tradition donnée. Frank Tirro (1974) souligne
que le musicien de jazz s’appuie, pour jouer un morceau, sur une structure
harmonique préalablement établie que l’on nomme la grille d’accords ou
169
BARBAR A TU RQUIE R
encore les changes en anglais7. Kenneth Ware (1977), David Baker (1986a,
1986b) et Luke O. Gillespie (1991) décrivent comme formulaires des pro-
gressions harmoniques, telles que celle de « l’anatole » (Baker, 1988, p. 56)8.
Baker désigne également comme formulaires des éléments musicaux de dif-
férentes échelles : l’accord, la série d’accords, la phrase mélodique9.
Enin, les travaux de Parry et Lord se sont révélés pertinents pour les
études sur la performance, dans la mesure où ils permettent de penser l’in-
teraction entre le public et l’artiste ou la nature processuelle d’une œuvre.
Pour Richard Bauman, Lord est l’un des premiers à concevoir les textes
issus de la culture populaire comme des « structures émergentes » : « Une
des contributions principales de Lord est de démontrer la nature unique et
émergente du texte oral, composé pendant la représentation. Son analyse de
la dynamique de la tradition épique crée l’équivalent d’un modèle génératif
de la représentation épique » (Bauman, 1977, p. 38-39).
Les extensions de la théorie formulaire recouvrent des champs
disciplinaires et des traditions littéraires de plus en plus variées. Les diférents
champs d’application s’attachent aujourd’hui en particulier à construire et à
tester une herméneutique et une esthétique spéciiques aux traditions orales.
Bibliographie
Baker David, 1986a, How to play Bebop, vol. 2, Learning the Bebop Language : Patterns,
Formulae, and Other Linking Materials, Bloomington, Frangipani Press.
— 1986b, How to Play Bebop, t. 3, Some Techniques for Learning and Utilizing Bebop
Tunes, Bloomington, Frangipani Press.
— 1988, Jazz Improvisation, Chicago, Maher.
Barnie John, 1978, « Oral formulas in the country blues », Southern Folklore Quarterly,
vol. 42, no 1, p. 39-52.
Bauman Richard, 1984 [1977], Verbal Art as Performance, Prospect Heights, Waveland
Press.
7 On peut traduire changes par « progression », plutôt que par grille. La grille désigne l’ensemble
de la structure harmonique d’un morceau, alors que les changes désignent simplement des suites
d’accords possédant une certaine unité, mais pas forcément l’unité d’un morceau. Généralement
on peut identiier à l’intérieur d’une grille un certain nombre de progressions identiiables.
L’anatole, évoquée plus bas, est une progression élémentaire que l’on trouve dans les grilles de
nombreux morceaux.
8 L’anatole, connu en anglais sous le terme de turnback est une progression harmonique constam-
ment utilisée dans le jazz. On la représente généralement par le schéma I-VI-II-V, où les chifres
romains désignent les degrés des accords. Cette progression est souvent utilisée pour marquer
la in ou le début d’un cycle harmonique. Par extension, on appelle aussi anatole une forme
canonique de standards de jazz dont les deux premières mesures forment un anatole.
9 D’autres études se penchent sur le blues, voir notamment Titon (1977), Barnie (1978). Lawrence
Gushee (1981) étudie l’œuvre du saxophoniste Lester Young en évoquant la structure formulaire.
170
L’ A RT DU CO N TE U R D ’ A P R È S A L B E R T L O R D
171
BARBAR A TU RQUIE R
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Action et improvisation.
Perspectives actuelles de la sociologie
et de la musicologie allemandes
1 Cette note porte sur l’ouvrage suivant : Ronald Kurt et Klaus Näumann éd., Menschliches Handeln
als Improvisation. Sozial- und musikwissenschaftliche Perspektiven, Bielefeld, Transcript, 2008.
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KAI S. LO T HWE S E N
Les articles rassemblés par Ronald Kurt et Klaus Näumann (2008) examinent
« l’action humaine sous l’angle de l’improvisation » en s’appuyant sur le cas
paradigmatique des pratiques musicales. Face au déi que représente la
transposition de pratiques artistiques à l’ensemble des actions sociales, les
éditeurs s’appuient sur une déinition de la musique comme pratique cultu-
relle socialement déterminée. Sur la base de ce postulat, il s’agit de dégager
des motifs et des formes d’action distincts et de les comparer à des actions
du quotidien. Ce faisant, les éditeurs veillent à préserver la spéciicité des
pratiques musicales. Ils envisagent plutôt l’improvisation comme un trait
d’union entre l’agir en musique et l’agir au quotidien, par le biais duquel ces
deux domaines deviennent comparables.
Les contributions déclinent sous plusieurs aspects les relations étroites
entre la musique et la culture dans laquelle elle s’inscrit. Les fondements
sociologiques de la musique sont examinés sur la base d’une comparaison
entre deux cultures musicales, la culture indienne et la culture européenne2,
dont les diférences occasionnent des débats particulièrement fertiles. Le but
explicite des éditeurs est d’initier un échange interdisciplinaire et de dégager
le potentiel des « questionnements relatifs à l’improvisation » pour l’analyse
des rapports entre musique et société (p. 7). Par là, ils entendent aussi mettre
un terme à une forme d’« abstinence discursive » de leur discipline, la socio-
logie : « En sociologie, il n’y a eu jusqu’à aujourd’hui aucune tentative de
théorisation qui mette l’action humaine en rapport avec la capacité à impro-
viser » (p. 10). L’orientation de fond des contributions va dans le sens de l’ex-
plicitation d’une conception culturelle de l’improvisation, qui vise en même
temps à rendre compte de façon systématique et convaincante des contextes
historiques et sociologiques dans lesquelles cette pratique prend place :
D’un point de vue sociologique, la question n’est pas de savoir ce qu’est l’im-
provisation en tant que telle, mais de décrire ce que des hommes, en tant que
membres d’une communauté, comprennent par improvisation, dans un sens à
la fois pratique et théorique. (Ibid.)
2 N.d.l.r. Ce recueil d’articles est issu d’un colloque organisé en janvier 2008 à l’Institut d’études
culturelles d’Essen, dans le cadre du projet DFG « L’Inde et l’Europe. Approche comparée de
deux cultures musicales d’un point de vue sociologique ».
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KAI S. LO T HWE S E N
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178
Traductions
Qu’est-ce que l’improvisation
musicale ?
CARL DAHLHAUS
TRADUIT DE L’ALLEMAND PAR MARION SIÉFERT ET LUCILLE LISACK.
PRÉSENTÉ PAR TALIA BACHIR-LOOPUYT ET CLÉMENT CANONNE.
Carl Dahlhaus (1928-1989) est l’une des igures les plus importantes de la musicologie
européenne d’après-guerre1. Ses écrits portent sur un nombre considérable de sujets (des
origines de la tonalité à la musique d’avant-garde des années 1960-1970 en passant par
Wagner, Schönberg ou l’idée de « musique absolue ») et se caractérisent par un savant
équilibre entre l’érudition historienne, la technicité des analyses musicales et une rigueur
conceptuelle peu commune en musicologie, sans doute héritée de sa fréquentation assidue
de l’œuvre d’Adorno. C’est à ce côté volontiers philosophique qu’on reconnaît le style musi-
cologique de Dahlhaus. On en aura une illustration avec ce texte de 1979 – publié ici pour
la première fois en français – qui s’attaque à un problème de déinition conceptuelle.
Ce texte n’est pas le premier que Dahlhaus consacre à la question de l’improvisa-
tion. Quelques remarques parsèment des textes antérieurs2, qui trouvent une première
synthèse dans un article de 1972 intitulé « Composition et improvisation » (Dahlhaus,
2004b). Le problème de l’improvisation y est abordé non à partir d’une opposition
notionnelle a priori avec le concept de composition, mais dans le contexte de crise qui
entoure la composition musicale savante des années 1960 et de la « tendance à l’improvi-
sation » (ibid., p. 192) qui gagne alors la scène de la musique dite contemporaine.
Le texte « Was heisst Improvisation ? » revient sur certaines de ces problématiques,
mais la tonalité d’ensemble est diférente : moins polémique (la question de l’improvi-
sation n’est plus autant d’actualité à la in des années 1970) et visant d’abord un objectif
de clariication. Dans cette optique, Dahlhaus part de l’usage quotidien des termes de
composition et d’improvisation, dont il souligne les limites en les confrontant à divers
exemples puisés dans un large spectre de pratiques musicales (médiévales, contempo-
raines, extra-européennes). Il montre de cette manière l’insuisance d’une « division
rigide » de la musique en deux catégories étanches et souligne la nécessité de considérer la
composition et l’improvisation comme les deux pôles d’une « gamme de possibilités sur
laquelle il n’y a pour ainsi dire rien sinon des transitions ». Sans chercher à résoudre les
1 Ce texte est la traduction de Carl Dahlhaus, « Was heisst Improvisation ? », Improvisation und
neue Musik, R. Brinkmann éd., Mayence, Schott Musik, p. 9-23. Nous le traduisons avec
l’aimable autorisation de Schott Musik GmbH & Co (Mayence).
2 Voir « La notation aujourd’hui », « Forme », « La désagrégation du concept d’œuvre musicale » et
« Ehrard Karkoschka et la dialectique de la forme musicale », publiés dans Dahlhaus (2004a).
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C AR L DAHLHAU S
contradictions qui entourent ces notions, Dahlhaus se livre ici à une expérience de pensée
qui procède par allers-retours entre les cas et les concepts, les considérations historiques
et systématiques3. Cette exploration de divers domaines de l’improvisation musicale se
double d’un retour rélexif sur des concepts centraux, et non moins problématiques, de
l’esthétique occidentale moderne tels que la « spontanéité » ou l’« originalité ».
Talia Bachir-Loopuyt et Clément Canonne
Tel qu’il est en usage, employé sans que l’on y réléchisse, le concept d’im-
provisation est un concept éculé. Il pâtit d’être une catégorie déinie de
façon essentiellement négative par opposition au concept de composition.
C’est un terme générique qui rassemble des phénomènes musicaux que
l’on ne veut pas, pour une raison ou pour une autre, appeler « composi-
tion » et dont on se débarrasse en leur appliquant un concept opposé, sans
se soucier de savoir si ces phénomènes sont liés entre eux par des caracté-
ristiques communes. À vrai dire, dès que l’on prend la peine d’y réléchir, il
devient diicile, voire impossible de justiier logiquement et de façon objec-
tive une nomenclature qui englobe aussi bien l’organum4 du ixe siècle que
le free jazz, ou encore un raga5 qui fait l’objet d’une élaboration soigneuse
et minutieuse même s’il n’est pas consigné par écrit. En conséquence, une
exploration terminologique du concept d’improvisation ne peut consister
qu’en une tentative, fût-elle vaine, de clariier l’usage de ce mot, un usage
dont la structure logique est devenue bancale et confuse. C’est en procédant
ainsi qu’il nous sera possible de le modiier et de le corriger.
Le recours à l’étymologie, qui apparaît souvent comme le moyen de se
sortir du labyrinthe conceptuel dans lequel l’histoire s’est parfois fourvoyée,
n’est certes pas superlu lorsqu’on s’intéresse aux expressions ex improviso, ex
tempore et « au pied levé ». Son utilité reste cependant étroitement limitée.
Qu’un musicien commence à improviser sans avoir prévu l’ensemble avec
précision (ex improviso), dans l’instant même (ex tempore), et en même temps
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Q U’ E S T- CE Q UE L’ IMP R O V I SAT I O N M U SI C A L E ?
à l’improviste, en moins de temps qu’il n’en faut pour mettre pied à terre
(« au pied levé »6), que donc l’improvisation devienne le contraire de l’élabo-
ration signiie simplement que c’est le geste de la spontanéité, de la produc-
tion irréléchie (ou irréléchie en apparence) qui séduit dans l’improvisation,
par opposition au travail pénible, laborieux qui laisse sa trace dans l’objet
créé – même si, depuis la Renaissance, l’esthétique veut que ce travail soit
efacé, comme si la composition tendait en secret à porter le masque de l’im-
provisation, autrement dit à simuler le retour à un stade de développement
auquel elle s’était préalablement arrachée avec un efort qui ne provoqua rien
de moins que l’histoire de la musique européenne dans sa spéciicité.
Il serait cependant discutable de comprendre la spontanéité – ou bien
son apparence esthétique, puisque c’est ce qui importe inalement – comme
le principal critère de déinition parce que l’originalité et la nouveauté, qui
sont liées au concept de spontanéité dans l’esthétique du xixe et du xxe siècle,
entrent en contradiction avec des caractéristiques propres à quelques
pratiques qui se laissent diicilement exclure du concept d’improvisation :
par exemple, le recours à des modèles ou l’utilisation de formules. Cela prê-
terait en tout cas à confusion, ou du moins, ce serait une formulation décon-
certante, de prétendre d’une part qu’une improvisation n’est rien d’autre
qu’un assemblage de formules et d’autre part qu’elle est ressentie comme
spontanée – quand bien même cela décrit parfaitement la réalité.
II
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C AR L DAHLHAU S
7 N.d.l.r. Traité anonyme sur la musique (autour de 900), attribué à Odon de Cluny.
8 N.d.l.r. Le Micrologus (vers 1025) est l’un des traités les plus importants sur l’enseignement de
la musique. Son auteur, Guido d’Arezzo, est également à l’origine d’un système de notation
sur portée et de notre dénomination des notes de musique (ut, ré, mi, fa, sol, la, si).
184
Q U’ E S T- CE Q UE L’ IMP R O V I SAT I O N M U SI C A L E ?
9 N.d.l.r. La musique tonale est régie par deux fonctions harmoniques opposées, la fonction de
tonique et la fonction de dominante. L’enchaînement dominante-tonique est le paradigme du
schème tension-détente, d’importance cruciale dans la musique classique occidentale.
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Q U’ E S T- CE Q UE L’ IMP R O V I SAT I O N M U SI C A L E ?
III
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11 Extrait du cycle Aus den Sieben Tagen (1968), ensemble de quinze pièces de « musique intuitive ».
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Q U’ E S T- CE Q UE L’ IMP R O V I SAT I O N M U SI C A L E ?
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C AR L DAHLHAU S
qui sous-tend ce concept est tout aussi marquée historiquement que les
caractéristiques du matériau auquel elle doit s’appliquer. Les liens formels
qui se constituent dans la conscience de l’auditeur peuvent être déinis
grosso modo comme un équilibre entre d’une part des ressemblances ou
des correspondances et d’autre part des contrastes ou des écarts. Croire
qu’un lien s’établira malgré la permutation aléatoire des diférentes parties
présuppose de façon évidente que la perception d’analogies et d’opposi-
tions peut s’appuyer sur toutes les propriétés sonores en tant que paramètres
équivalents au lieu de devoir chercher des éléments signiicatifs essentielle-
ment dans la structure émanant de la hauteur ou de la durée des sons. En
d’autres termes, l’idée de forme aléatoire est une conséquence historique de
l’émancipation sérielle des propriétés sonores périphériques. En tout état
de cause, la question de savoir jusqu’à quel point des parties de la compo-
sition peuvent être échangées ou montées autrement sans que le sens de
l’ensemble soit menacé obtient en général des réponses qui varient au cours
de l’histoire. Et ce qui importe n’est pas le classement de l’aléatoire dans
un système de formes ouvertes et ixées, mais plutôt la compréhension des
conditions historiques dans lesquelles il apparaît comme signiicatif que la
forme reste ouverte.
On rencontre quelque chose d’analogue dans le graphisme musical des
années 1960, une tentative visant à transposer de façon improvisée des des-
sins en objets sonores, certes en ne les soumettant pas à un schéma choisi
arbitrairement qui les rendrait lisibles comme notations musicales, c’est-à-
dire comme système de signes, mais en les utilisant comme impulsion et
stimulation pour une expression musicale gouvernée par des associations.
À ce qu’il semble, l’entreprise ne pouvait réussir que si, en plus des notes
et des sons musicaux, des bruits et des mélanges de sons formaient aussi le
matériau de l’improvisation en constituant des événements musicaux traités
de façon égale. Car ce sont sans aucun doute essentiellement les graphismes
abstraits et non iguratifs qui suscitent des associations musicales. Dès lors
que la technique graphique passe d’un simple entrelacement de lignes,
provoquant des représentations mélodiques contrapuntiques, à des objets
caractérisés non seulement par des lignes, mais aussi par des efets de lou et
des taches, leur équivalent sonore sous forme de bruit s’impose presque iné-
vitablement lors de leur traduction musicale. L’autonomisation du bruit en
tant que catégorie musicale – le passage d’un rôle d’accentuation à un rôle
structurel – est cependant une tendance spéciique de la musique la plus
récente. Et l’objet dont une théorie de l’improvisation digne de ce nom doit
venir à bout n’est pas l’idée générale et abstraite d’une musique conçue par
association d’après des graphismes – une idée qui serait localisable quelque
190
Q U’ E S T- CE Q UE L’ IMP R O V I SAT I O N M U SI C A L E ?
part dans un système décrivant les proportions de ce qui est ixé et de ce qui
ne l’est pas – mais l’empreinte (Ausprägung ) concrète de cette idée, liée à la
condition historique de l’émancipation du bruit.
IV
191
C AR L DAHLHAU S
analysée. Le préjugé qui brouille les concepts sous une apparence trompeuse
de simplicité repose sur une représentation forgée au xviiie siècle, telle-
ment répandue qu’elle en devient presque évidente et donc machinale,
qui tend à identiier spontanéité et nouveauté, en les plaçant sous le signe
de l’originalité, catégorie centrale de l’esthétique classico-romantique. Le
concept d’originalité, qui combine des aspects hétérogènes mais dont la
structure nous est rarement connue, signiie, dans l’esthétique qu’il a mar-
quée, qu’une pensée par laquelle s’exprime la substance d’une personne est
nécessairement une pensée nouvelle et non une pensée reprise de quelqu’un
d’autre, et que cette pensée jaillit dans l’instant plutôt qu’elle ne naît au
terme d’une rélexion laborieuse. L’association de l’authenticité subjective,
de la nouveauté et de la spontanéité, si tenace soit-elle après deux siècles
d’accoutumance, est cependant tout sauf évidente, et elle ne constitue pas
plus un don de la nature. La nouveauté ne doit pas venir des émotions
qui agitent la vie intérieure pour être esthétiquement légitime, et inverse-
ment, une pensée qui rend perceptible la substance d’une personne n’est pas
nécessairement nouvelle. L’originalité peut tout à fait être le résultat d’un
travail laborieux et la première version d’une idée est bien souvent la plus
triviale. Autrement dit, entre les formules sans lesquelles on arrive à peine
à improviser et l’impression de spontanéité et d’authenticité subjective qui
seule justiie, dans une culture musicale dominée par le concept de compo-
sition, que l’on joue ex improviso au lieu d’interpréter un texte élaboré, il ne
subsiste pas la moindre contradiction. Mais pour s’en rendre compte, il faut
abandonner la représentation selon laquelle la spontanéité, qui agit selon
l’inspiration du moment, et l’authenticité subjective, qui fait apparaître
un morceau de musique comme l’expression immédiate d’une personne,
seraient indissociables de la nouveauté et légitimées par elle. Dans le cas
extrême de la musique intuitive, qui rappelle l’écriture automatique du sur-
réalisme, l’improvisation peut faire surgir la nouveauté ; en règle générale,
c’est cependant le contraire qui se produit. La musique intuitive dépend de
formules, mais cette dépendance n’exclut pourtant aucunement la sponta-
néité et l’authenticité subjective.
À côté du recours aux formules, il y a un autre signe caractéristique
de l’improvisation, l’un des plus visibles, dont peut partir une théorie qui
s’attache en premier lieu au tangible. Il s’agit du procédé qui consiste à
prendre comme trame de l’improvisation une mélodie, une ligne de basse
ou un schéma métrique et harmonique sur lequel le musicien élabore une
paraphrase. Le fait que la trame musicale ait subsisté dans le jazz pendant
des décennies, jusqu’au moment où elle a été reléguée à l’arrière-plan dans
le free jazz, ne doit pas pour autant empêcher de voir que ce principe for-
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tion musicale n’est pas reconnaissable pour des auditeurs extérieurs ou l’est
seulement dans ses grandes lignes, alors que pour ceux qui jouent, elle reste
« la même » à chaque répétition : l’instance qui décide s’il s’agit de musique
ixée ou non est alors la conscience de ceux qui sont chargés de la pratique
musicale). Cela ne signiie pas qu’il n’y aurait pas d’improvisation dans les
pratiques musicales élémentaires. Le pendant d’une musique ixée par un
rituel, dont la structure ne doit pas être transgressée, est une musique non
ixée, de caractère ludique, appartenant au domaine profane. Et s’il est ainsi
évident que la musique ixée échappe à l’alternative entre improvisation et
composition et représente une troisième catégorie à laquelle il manque pour
l’instant un nom adéquat, on peut en revanche sans hésiter déinir la musique
non ixée comme improvisation. L’improvisation n’est donc pas un terme
générique qui désigne la musique élémentaire, mais la musique élémentaire
est inversement un terme générique qui englobe, d’une part, des pratiques
d’improvisation, et d’autre part, des genres musicaux ixés par un rituel.
Selon le même schéma, il faudrait décrire la relation logique entre le
concept d’improvisation et le principe fondamental de la musique des
hautes cultures, principe que l’on désigne, pour comprendre le point com-
mun entre des phénomènes comme le maqam12 arabe et le raga indien, sous
le nom de variation formelle. Il n’est pas nécessaire de disserter longtemps
pour savoir si le terme de « forme », qui évoque une structure plutôt superi-
cielle que profonde, est un terme heureusement choisi pour ce procédé qui
consiste à faire de la musique d’après des modèles de mélodies, des systèmes
de fonctions tonales ou des structures mélodico-rythmiques données. On
peut de toutes façons airmer sans ambiguïté que le domaine de la variation
formelle s’étend de pratiques d’improvisation jusqu’à des pièces élaborées
qui ne se diférencient des compositions que par la transmission orale, et
que l’expression d’improvisation, tout comme pour les pratiques musicales
élémentaires, est une sous-catégorie et non un terme générique.
Le fait qu’un certain embarras se manifeste inalement quand on se
demande ce qu’est « véritablement » l’improvisation ne devrait guère décon-
certer un public qui n’est pas confronté pour la première fois à des débats
terminologiques, car il est fréquent de constater que les chemins que l’on
emprunte pour clariier un concept se révèlent être inalement les dédales
d’un labyrinthe. Ce qui reste n’est rien d’autre que cette thèse simple : d’une
part, il apparaît approprié de procéder d’après le sens original du terme, et
donc de mettre en valeur comme caractéristique décisive du concept l’idée
12 N.d.l.r. Le terme de maqam désigne le système des modes mélodiques utilisés dans la musique
arabe et la musique ottomane (makam).
195
C AR L DAHLHAU S
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L’improvisation
GILBERT RYLE
TRADUIT DE L’ANGLAIS ET PRÉSENTÉ PAR VALÉRIE AUCOUTURIER
Gilbert Ryle (1900-1976) est un philosophe anglais, pur produit de l’éducation d’Ox-
ford, où il étudia puis enseigna jusqu’à la in de sa vie1. On le dit « philosophe du lan-
gage ordinaire », mais il faut se méier des appellations trop générales2. Pour introduire
son propos, mieux vaut se ier à un exemple, telle la rélexion élaborée dans son œuvre
centrale, La notion d’esprit (2005), qui fournit une bonne illustration de sa méthode.
Celle-ci consiste à faire redescendre au niveau des usages quotidiens du langage le sens
de certaines notions que les philosophes ont pu idéaliser à des ins théoriques. Ainsi,
certains ont pris à tort l’esprit comme l’objet de la philosophie, tout comme la matière
serait l’objet de la physique. Cela suggère alors deux types d’existences : les choses éten-
dues et la pensée – un résidu de dualisme cartésien. En s’obstinant à penser l’esprit sur
le modèle ontologique des types d’objets, ils commettent une « erreur de catégorie ». C’est
cette façon de voir les choses que Ryle propose de réformer en profondeur.
Plutôt que de poser d’emblée l’esprit comme un objet d’étude uniié dont on vou-
drait dévoiler l’essence, il va analyser précisément comment nous parlons de ce qui a trait
à l’esprit (volonté, intelligence, motifs, imagination, etc.) et dévoiler les conditions d’un
usage légitime de ces concepts psychologiques : à quelles conditions attribuons-nous un
esprit (une intelligence, une volonté, des intentions, etc.) à un être ? Il insiste sur l’im-
portance des éléments comportementaux dans l’attribution de concepts psychologiques,
ce qui lui vaut d’être accusé de « béhaviorisme »3. Mais Ryle ne nie pas l’existence des
« états psychologiques », il nie seulement que ceux-ci ont une nature substantielle ou
l’idée qu’on pourrait les penser sur le mode de ce qui ne serait accessible qu’en privé,
c’est-à-dire comme, en principe, non partageable.
Bien que ces thèses ne igurent pas dans « L’improvisation », elles en constituent sans
doute l’arrière-plan : Ryle critique l’idée selon laquelle toutes nos pensées et délibérations
1 Ce texte est la traduction de Gilbert Ryle, « Improvisation », Mind, vol. 85, no 337, p. 69-83. Elle
est réalisée avec l’aimable autorisation d’Oxford University Press. © Oxford University Press.
2 Voir l’article de Julia Tanney (2009).
3 Pour une critique de la lecture béhavioriste de Ryle, voir notamment les travaux de Julia Tanney,
en particulier sa préface à La notion d’esprit (Tanney, 2005).
pourraient être modélisées par un schéma d’étapes et d’inférences. En fait, si cela est
certes possible, suggérer que toute forme de pensée peut être ainsi modélisée revient
(une fois de plus) à penser l’esprit comme une machine : le fonctionnement de l’esprit
est pensé sur le modèle d’engrenages pouvant se reproduire indéiniment. Or, dit Ryle,
notre pensée fonctionne avant tout au coup par coup, en improvisant.
Valérie Aucouturier
Nous admirons et envions les gens, entre autres, pour leur capacité à inno-
ver et la vitesse à laquelle ils le font ; et plus spécialement, bien sûr, pour les
grandes qualités de certaines de leurs innovations. Ils peuvent n’être que
modérément imaginatifs, inventifs, entreprenants, curieux, ingénieux, spiri-
tuels, rusés, observateurs, réactifs, alertes ou créatifs, ou l’être exceptionnel-
lement. Leur caractéristique distinctive est qu’ils conçoivent, expérimentent,
initient, sélectionnent, adaptent, improvisent, entreprennent, inventent,
explorent, réagissent ou spéculent. Ce qu’ils font ou disent peut être légè-
rement, ou extrêmement original. Ils ne suivent pas toujours les sentiers
battus, c’est-à-dire les routines ou les procédures. Ils ne sont pas, autant que
d’autres, des êtres d’habitude. Ces gens n’ont pas besoin d’être excentriques,
fous, frénétiques ou stupides. Ils peuvent bien sûr être des Heath Robinson4,
mais ils peuvent aussi être des Léonard de Vinci ; ils peuvent s’écarter des
chemins tout tracés, ou en ouvrir de nouveaux. La qualité de leur esprit et
de leur caractère peut s’exprimer dans leurs plaisanteries impromptues, leurs
réparties cinglantes, les conclusions innovantes qu’ils tirent, leurs tirs au but
ou la façon dont ils gèrent les aléas de la circulation. L’intelligence consiste
notamment à saisir de nouvelles opportunités et à faire face à de nouveaux
dangers ; elle consiste, en bref, à être « un bus plutôt qu’un tram ».
Ce que je décris n’est pas le propre de certaines éminentes personnes,
mais est partagé à des degrés très diférents, sous des formes très diférentes
et à des fréquences très variables, par tous les êtres humains ayant dépassé le
stade de nouveau-né, lorsqu’ils ne sont ni attardés ni comateux. Je reviendrai
plus loin sur certaines sortes d’improvisations familières et communes aux-
quelles, en tant simplement qu’êtres pensants, nous nous essayons chaque
jour de la semaine et même à chaque heure du jour.
Mais arrêtons-nous d’abord sur deux remarques préliminaires.
1. J’avais, à l’origine, l’intention d’employer le nom « imagination » et
l’adjectif « imaginatif » comme termes génériques pour désigner les sortes
diverses et variées d’inventivité, de créativité, de présence d’esprit, de trou-
vailles, d’adaptabilité (etc.) qui existent. Mais nous sommes si habitués à
4 N.d.t. Heath Robinson (1872-1944) est un graphiste britannique resté célèbre pour ses dessins
de machineries excentriques, d’une complexité absurde.
198
L’ I M P R O V I SAT I O N
5 N.d.t. Le librettiste William Schwenck Gilbert et le compositeur Arthur Sullivan ont formé
un duo artistique célèbre dans l’Angleterre de la seconde moitié du xixe siècle. Leurs quatorze
opéras comiques ont eu une inluence majeure sur le développement de la comédie musicale
en Grande-Bretagne et aux États-Unis.
199
GILBER T R YLE
200
L’ I M P R O V I SAT I O N
étapes qui les composent, nous n’avons rien à répondre, sauf : « Oh, cela
m’est juste venu à l’esprit », comme si certaines pensées, y compris des pen-
sées adéquates ou brillantes, ne formaient, après tout, pas une progression
étape par étape, ou comme s’il était possible de projeter ce à quoi l’on vou-
lait parvenir sans passer par des étapes successives de raisonnement puis de
rélexion, aussi condensées et rapides soient-elles.
Or, si quelqu’un dit imprudemment : « Monter aux échelles exige toujours
de faire passer successivement son pied d’un barreau à un barreau plus élevé »,
il faut lui rappeler : « Et d’où part le pied qui escalade le premier barreau ? »
Ou, si quelqu’un dit inconsidérément que le marcheur qui traverse le cours
d’eau en marchant d’une pierre à une autre doit pareillement marcher d’une
pierre à l’autre via une pierre intermédiaire, il faut lui rappeler, à lui aussi,
que la notion même de pierre présuppose la possibilité de traverser d’une traite
l’eau courante. Par analogie, je soutiens que certains exercices de nos esprits,
qu’ils échouent ou réussissent, qu’ils soient médiocres ou brillants, doivent
être immédiats et sans intermédiaires, des confrontations directes avec des
situations uniques et non des déilés au pas et en cadence dans une cour
de caserne. À coup sûr, certaines de nos pensées sont, véritablement et sans
équivoque, descriptibles comme la réalisation d’étapes successives, même si
elles ne le sont que de façon exagérément imagée. Mais si on se préoccupe
trop de la succession de ces étapes, on en vient à oublier que chacune d’elles
peut en soi avoir besoin, pour sa description individuelle, d’une épithète ou
plus, qui la fait sortir des rails du tram. Pour être conçue comme un mouve-
ment tangible au sein d’une série de pensées qui s’enchaînent plus ou moins,
chacune d’elles doit elle-même être expérimentale et/ou être pertinente et/
ou audacieuse et/ou imaginative et/ou prudente, etc. Sinon, leur propriétaire
n’avait pas réléchi à ce qu’il disait ou faisait en efectuant cette action, mais
l’efectuait par pure habitude, par rélexe ou par imitation, etc.
Si l’on prend conscience du fait que l’élimination de la question privilé-
giée : « Comment ? » ne conduit pas à éliminer toute question, alors l’étran-
geté initiale de l’idée selon laquelle il existerait des exercices de pensée dont
on ne pourrait ni faire le récit linéaire ni établir la carte détaillée, se trouve
atténuée. Vous ne devez en efet pas demander : « Depuis quel barreau infé-
rieur de l’échelle êtes-vous monté sur le premier barreau de celle-ci ? » ; mais
vous pouvez toujours demander : « Quelle branche de l’arbre aviez-vous
l’intention d’atteindre ? Combien de barreaux supérieurs espériez-vous
encore monter ? Quelle expérience aviez-vous des échelles ? À quelles ins-
tructions obéissiez-vous ou désobéissiez-vous ? Pourquoi le faire si prudem-
ment ? Pourquoi le faire pieds nus ? » et ainsi de suite. De même, ma réponse
impromptue mais pertinente à une question surprenante n’est pas rendue
201
GILBER T R YLE
mystérieuse du fait qu’« elle m’est simplement venue à l’esprit » sans que je
passe par une étape de saute-mouton préalable, « intérieure » ou écrite. La
présence d’esprit sur la route ou lors d’une conversation peut ne requérir
aucune période de mobilisation, si courte et partielle soit-elle ; mais cela ne
doit pas pour autant nous pousser à invoquer des notions magiques comme
l’inspiration d’une des neuf Muses ou une interférence bienveillante ou
malveillante de la déesse de la Fortune, ou même l’intervention d’une pré-
tendue Faculté mentale de l’intuition.
Je veux à présent ajouter une considération, parfaitement générale,
selon laquelle l’occurrence d’actes et de réactions qui ne sont pas de type
« tram », de notre part voire de la part d’animaux, n’est pas quelque chose
de rare mais plutôt d’extrêmement fréquent. Malgré ce que nous sommes
encouragés à croire au sujet de l’uniformité de la nature, la grande majo-
rité des choses qui se passent dans l’univers est, à un degré plus ou moins
élevé, inédite, imprévisible et ne se reproduira jamais. Elles sont vraiment
en partie fortuites. On peut en efet prédire précisément avec des années
d’avance quand la marée sera haute à Douvres le jour de Noël 1974. Mais
rien ne nous permet de prédire qu’une certaine mouette volera (ou ne volera
pas) vers l’ouest au-dessus du plus gros pétrolier du port au moment même
où la marée sera, ce jour-là, en train de descendre. À quelle branche de la
science appartiendrait une telle prédiction ? L’étude des marées ? L’écono-
mie ? L’ornithologie ? Une connivence fortuite des trois ? Fortuite ? Il est
à peu près certain que, à l’heure de pointe du déjeuner demain, les pié-
tons d’Oxford devront attendre le moment opportun pour traverser High
Street. Mais rien ne permet, même à la police municipale, de prédire qu’ils
trouveront ce moment d’accalmie opportun au milieu du lux de véhi-
cules en face de l’église Saint Mary au moment où l’horloge sonne treize
heures. S’ils trouvent ce moment d’accalmie, ils seront légèrement chan-
ceux. Oui, chanceux. Les circonstances, les imprévus, les opportunités et
les accidents sont en partie des enchaînements fortuits d’événements et de
conditions respectivement indépendants. Ce qu’il advient à une occasion
donnée, compte tenu de ce qui lui est concomitant, de ses origines et de
ses détails, n’a jamais eu lieu auparavant et ne se produira jamais plus. Cela
peut passer parfaitement inaperçu, et c’est généralement le cas. C’est aussi
peu surprenant quand cela arrive qu’imprévu avant que cela ne se produise.
Le monde et ce qui s’y passe ne ressemblent, à quelques exceptions près, ni
au chaos ni au mécanisme d’une horloge. Pour trouver de bons exemples
de mécanismes, il nous faut nous tourner principalement vers le ciel et ses
étoiles, les marées, les processus déclenchés ou contrôlés en laboratoires et,
bien sûr, le fonctionnement des horloges.
202
L’ I M P R O V I SAT I O N
7 N.d.l.r. Le chasseur ou ielder en anglais est le joueur qui au cricket cherche à attraper la balle
en l’air.
203
GILBER T R YLE
À présent, je veux aller plus loin et montrer qu’une pensée sans étape, mais
néanmoins innovante, est, même dans l’inférence elle-même, un élément
nécessaire. Bien que tirer une conclusion de prémisses soit pour nous le
paradigme même de cette progression pas à pas ou à saute-mouton, qu’on
a rêvé d’appliquer à toute pensée, ce processus de saute-mouton lui-même
présuppose pourtant la présence de pensées qui ne sont pas elles-mêmes
faites de sauts de mouton. Considérons la vieille histoire du goûter pari-
sien. Les dames écoutent avec intérêt les souvenirs de leur cher abbé. À
un moment donné, il leur dit que son tout premier pénitent a confessé un
meurtre. À cet instant entre un gentilhomme, qui, après avoir chaleureu-
sement salué son vieil ami l’abbé, dit aux dames qu’il fût le tout premier
pénitent de l’abbé. Les dames tirent rapidement la conclusion, logique-
ment inévitable bien que choquante, que le gentilhomme a un jour confessé
un meurtre. Si, par la suite, on leur avait demandé quand elles avaient eu
connaissance de ce nouveau scandale, elles auraient d’abord mentionné le
souvenir personnel de l’abbé et ensuite celui du gentilhomme. Aucun de
ces éléments, en l’absence de l’autre, n’aurait comporté d’implication cho-
quante. Ni l’abbé ni le gentilhomme n’ont dit aux dames, ou même laissé
entendre, que le gentilhomme était un meurtrier.
Il nous faut remarquer que les dames ont été largement aidées, pour
faire leur inférence aussi rapidement et même pour la faire tout court, par
deux circonstances très spéciales, dans lesquelles vous et moi et même Sher-
lock Holmes ne nous trouvons pour ainsi dire jamais : 1) les deux morceaux
d’information leur ont été présentés à des moments immédiatement consé-
cutifs et 2) ces deux morceaux d’information avaient tous deux un inté-
rêt racoleur certain. Si le gentilhomme n’avait pas rencontré les dames ce
jour-là mais seulement une semaine ou deux après et si le premier pénitent
de l’abbé avait seulement conié une certaine aversion pour le travail dif-
icile, les dames n’auraient très probablement pas du tout fait le lien entre
204
L’ I M P R O V I SAT I O N
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bonne vieille question : « Via quelles étapes subsidiaires ? » Donc cette pen-
sée même, qui incarne véritablement des étapes réléchies menant à une
conclusion réléchie, présuppose des considérations qui, pour leur part,
n’incarnent aucun passage d’étape en étape via des étapes. Et ces considéra-
tions, qui ne répondent pas au modèle de la chaîne, seront nécessairement
caractérisées comme, par exemple, hésitantes, circonspectes, fantaisistes,
pertinentes ou rebelles, etc.
À partir de là, une leçon assez générale s’ofre à nous. Si Le penseur pense en
une certaine occasion, alors 1) il doit se confronter, très probablement vai-
nement, par erreur ou manque d’eicacité, à un imprévu au moins partiel-
lement nouveau. Il est, quoique à un degré modeste et quoique sommaire-
ment, explorateur et /ou expérimentateur et /ou entreprenant, etc. Sans quoi
il ne met pas en application sa présence d’esprit face à cet imprévu précis.
Mais 2) il doit, à l’occasion de cet imprévu unique et spéciique, exploiter
dans une certaine mesure certaines leçons générales apprises auparavant et
qui n’ont pas été totalement oubliées depuis. Sans quoi il ne porte pas le
moindre degré d’attention à la situation et ne s’intéresse donc pas à ce qu’il
fait ou dit ou à la façon dont il le fait ou le dit. Peut-être que comme un
perroquet ou un homme délirant, il ne fait que prononcer des sons qui ne
sont pas, sauf par accident, des mots du langage, et les séquences de bruit
qu’il produit ne sont pas, sauf accidentellement, admises par la grammaire.
Inconscient du risque d’erreur et d’échec, il ne retire ni ne corrige jamais
ce qu’il prononce. Ou encore, inconscient du risque de collision ou de
dérapage, il tourne le volant à tout rompre ou, de manière tout aussi hasar-
deuse, le lâche complètement. Non, pour penser ce à quoi il fait face ici et
maintenant, il doit essayer à la fois de s’ajuster précisément à cette situation
unique et, ce faisant, d’appliquer des leçons déjà apprises. Sa réponse doit
réunir un peu d’à propos et de savoir-faire. S’il n’est pas, en même temps, en
train d’improviser et de le faire prudemment, il ne mobilise pas sa présence
d’esprit passablement entraînée face à un problème important dans l’immé-
diat, mais agit peut-être machinalement par pure habitude. J’airme donc
à présent et de manière assez générale, que penser c’est, au moins, mobiliser
une présence d’esprit passablement entraînée face à une situation en par-
tie nouvelle. C’est la confrontation d’une compétence ou d’une dextérité
acquise avec une opportunité, un obstacle ou un risque imprévu. C’est un
peu comme mettre du vin nouveau dans d’anciennes bouteilles.
Avant de conclure, je veux faire part d’une objection légitime qu’on pour-
rait me faire. Très souvent, une personne est confrontée à un problème auquel
elle s’est souvent mesurée auparavant sans succès. Peut-être se casse-t-elle la
206
L’ I M P R O V I SAT I O N
Bibliographie
Ryle Gilbert, 1954, Dilemmas. he Tarner Lectures 1953, Cambridge, Cambridge Uni-
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207
Entretiens
Traductions
Entretiens
De la philosophie de l’action
à l’écoute musicale.
Entretien avec Jerrold Levinson
1 Cet entretien a été réalisé en français par échange de courriers électroniques durant le mois de
novembre 2009.
2 La théorie historique-intentionnelle de l’art a été évoquée pour la première fois en 1979 dans
Levinson (1998b), puis ainée dans de multiples articles (1989, 1993, 2002) au il de débats
qu’elle a suscités. Les aspects contextualiste et objectiviste ont été développés respectivement
dans Levinson (2005) et Levinson (1998d).
3 La distinction introduite par Charles Sanders Peirce (1933, sec. 4.537) entre types et token cor-
respond grosso modo à la distinction entre un type abstrait et ses instanciations concrètes. Par
exemple à la question combien de mots y a-t-il dans la phrase « to be or not to be », la réponse
est quatre, si l’on compte des types de mots et six si l’on compte des tokens de mots. Tout type
peut avoir plusieurs tokens et tout token est le token d’un type.
abstraits. Mais les structures sonores existent de tout temps dans l’espace des possibilités
logiques de combinaison des sons. Comment alors rendre compte du fait qu’elles sont
le fruit d’une création humaine et non de simples découvertes ? La solution proposée
par Levinson (1998c, 1990) consiste à dire que les œuvres d’art sont des types initiés.
L’initiation d’un type se produit lorsqu’un compositeur dans un contexte historique
déterminé indique une certaine structure sonore parmi l’ensemble combinatoire des
structures sonores possibles.
Une autre question qui a suscité l’intérêt de Levinson est celle de l’écoute musicale.
En particulier, quelle est la source de l’appréciation que nous avons de la musique ? Pour
ce qui est de la musique classique, la thèse la plus courante consiste à dire que l’appré-
ciation d’une œuvre musicale suppose l’appréhension de sa structure globale. À cette
conception « architectoniciste », Levinson (1997, 2006) oppose la thèse du « concate-
nationnisme ». L’idée générale, inspirée des écrits d’Edmund Gurney, théoricien de la
musique anglais de la in du xixe siècle, consiste à dire que la compréhension d’un mor-
ceau réside plus dans une appréhension séquentielle d’une chaîne de bouts de musique
de courte durée, mais logiquement interconnectés, que dans la contemplation de l’unité
architecturale du morceau. Plus exactement, le travail de Levinson dans Music in the
Moment (1997) consiste à clariier cette thèse et à l’amender de façon à rendre justice
au rôle que peuvent jouer les relations musicales de grande échelle dans l’appréhension
séquentielle que nous en avons. Ce livre a suscité un débat au sein de la communauté des
esthéticiens mélomanes de langue anglaise, notamment avec le philosophe Peter Kivy
qui défend une position tout à fait opposée à Levinson (Kivy, 2001).
Levinson a abordé ces deux questions en pensant d’abord aux œuvres de la tradition
classique occidentale. Il nous a paru intéressant de l’interroger sur une possible extension
de ces théories au cas de la musique improvisée, sans négliger toutefois les nombreux liens
qui peuvent unir le thème général de l’improvisation et ses multiples centres d’intérêt.
Pierre Saint-Germier
Tracés : Quelles sont, selon vous, les conditions nécessaires et suisantes pour
caractériser un fait ou un processus d’improvisation ?
Jerrold Levinson : D’abord, je ne suis pas certain que ce soit possible
de donner les conditions nécessaires et suisantes pour que quelque chose
se range sous la catégorie d’« improvisation ». C’est un problème avec tout
concept ordinaire, dont le sens et l’extension se fondent sur notre pratique
linguistique et/ou notre manière d’articuler le monde. Quoi qu’il en soit,
on peut essayer quand même de caractériser l’élément central d’« improvi-
ser » (compris comme une action ou activité dont le résultat est une impro-
visation). À mon sens, c’est une action ou activité où ce que l’on fait n’est
pas décidé ou ixé à l’avance, du moins, pas en détail. Cela ne veut pas dire
que s’engager à improviser exclue une étape de rélexion ou de planiica-
tion antérieure ; cela veut dire simplement qu’on ne décide pas ou ne ixe
pas ce qu’on va faire pendant qu’on improvise, sauf pour certaines grandes
212
E N TRE TIE N AVE C J E R R O L D L E VI N SO N
Tracés : Je voudrais revenir encore un peu sur cette idée d’un engagement
moral. Vous vous êtes d’ailleurs vivement intéressé au lien entre éthique et esthé-
tique (Levinson éd., 1998). Ne pensez-vous pas que l’improvisation constitue
un domaine particulièrement intéressant à cet égard ? Comment expliquer par
exemple notre déception quand nous apprenons que telle réponse d’un homme
politique à la question d’un journaliste ou tel solo de piano étaient entièrement
ixés à l’avance ? Pourtant le contenu de la réponse ou du solo reste inchangé
entre le moment de la première audition (où l’on croit à une improvisation) et le
moment de la seconde audition faite par exemple grâce à un enregistrement (où
l’on sait qu’il ne s’agit pas d’une improvisation). La déception ressentie n’est-elle
due qu’à la tromperie ? Ou au fait que la manière dont nous appréhendons cette
action (réponse à une question, solo) s’en trouve profondément altérée ?
213
ENT RETIEN AVE C J E RRO LD LE V IN S O N
2 N.d.l.r. « Everything is what it is, and not another thing. » La fortune de cette formule attribuée
à Joseph Butler tient pour beaucoup au fait que George E. Moore l’ait placée en épigraphe de
ses Principia Ethica.
214
E N TRE TIE N AVE C J E R R O L D L E VI N SO N
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ENT RETIEN AVE C J E RRO LD LE V IN S O N
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E N TRE TIE N AVE C J E R R O L D L E VI N SO N
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ENT RETIEN AVE C J E RRO LD LE V IN S O N
4 Voir Davies (2001), et pour un tour d’horizon particulièrement éclairant de cette question, voir
Davies (2003).
218
E N TRE TIE N AVE C J E R R O L D L E VI N SO N
Tracés : Dans l’un de vos ouvrages les plus importants, Music in the Moment
(Levinson, 1997), vous présentez une défense du concaténationnisme – concate-
nationism en anglais – (certes amendé), cette position qui fait résider la com-
préhension musicale dans la saisie par l’écoute de moments musicaux adjacents,
liés linéairement les uns aux autres. Ne pensez-vous pas que cette thèse est par-
ticulièrement bien adaptée au cas de l’improvisation musicale qui joue émi-
nemment le jeu du « présent sonore » (l’improvisation, c’est ce qui « vient dans le
moment ») mais dont, parallèlement, de nombreux auteurs (Boulez 1975 ; Dahl-
haus, 2004) se sont plu à souligner l’inconsistance formelle ?
J. Levinson : Absolument ! C’est vrai que quand je formulais l’argument
de Music in the Moment j’avais en tête tout d’abord la musique classique,
dont la structure est ixée par une partition écrite, et que je visais comme
cibles principales la manière bien ancrée dont on apprend à apprécier cette
musique et les présupposés architectonicistes qui sous-tendent cette tra-
dition ; mais c’est encore plus évident qu’une perspective concaténation-
niste s’applique tout naturellement au jazz et à la musique improvisée plus
généralement. La musique classique est composée à l’avance et normale-
ment avec pas mal d’attention quant à l’aspect formel, la structure à grande
échelle, etc. Il m’incombait alors de démontrer qu’il n’est malgré tout pas
nécessaire que cet aspect soit pris en compte explicitement par l’auditeur
pour que celui-ci ait une appréciation réelle de cette musique. Dans le cas
de la musique improvisée, créée sur-le-champ et dans le moment, il n’est
même pas question d’y prêter attention consciemment, parce que cet aspect
est normalement peu présent, ou en tout cas, n’est pas ce qui fait que la
musique est réussie ou pas. « L’inconsistance formelle » dont parlent Dahl-
haus et Boulez, c’est-à-dire l’absence d’une structure à grande échelle trans-
parente, ne fait rien à la qualité d’une telle improvisation ; en revanche, ce
219
ENT RETIEN AVE C J E RRO LD LE V IN S O N
220
E N TRE TIE N AVE C J E R R O L D L E VI N SO N
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221
Du jazz aux mouvements sociaux :
le répertoire en action.
Entretien avec Howard Becker
Tracés : Des années après la parution de votre livre Outsiders (1963), vous
revenez sur le thème de la musique. Quelles raisons vous y ont incité ?
Howard Becker : Une question de ce genre présuppose toujours un cer-
tain type de réponse. Dans ce cas, elle présuppose qu’une sorte de chemin
logique m’ait conduit à cette décision. Les choses ne se passent évidemment
pas ainsi. Il se trouve que mon coauteur Robert Faulkner, sociologue2 et
T R A CÉS 1 8 20 10 /1 PAGES 2 23 -2 36
ENT RETIEN AVE C HO WA RD BE CK E R
Tracés : Vous dites à la in du livre que vous avez été amenés à changer en cours
de route votre question de départ ; de « Comment des musiciens qui ne se sont
224
E N TRE TIE N AV E C H O WA R D B E C KE R
jamais vus et n’ont jamais répété ensemble parviennent-ils à jouer sans l’aide
d’une partition ? », vous en êtes venus à : « Comment des musiciens combinent-
ils des connaissances partielles pour créer une activité collective qui soit sui-
samment satisfaisante pour les diférentes personnes impliquées ? » Comment en
êtes-vous venus à ce changement ?
H. Becker : La première question était une bonne question. Mais nous
pensions déjà en connaître la réponse, à savoir : tout le monde utilise le
même matériel, tout le monde connaît les mêmes morceaux. Or, nous avons
vite découvert que ce n’était pas le cas. Et la façon dont nous l’avons décou-
vert montre l’importance de la recherche de terrain, lorsqu’on s’astreint à
la discipline de consigner par écrit tout ce que l’on a pu voir ou entendre.
Rob prenait des notes de terrain. Si cette réponse avait été juste, il y aurait
trouvé des choses comme : « Je suis arrivé au boulot, j’ai sorti ma trompette
de son étui, je me suis chaufé, et puis quelqu’un a dit de jouer telle chanson
et on l’a jouée. » Mais ce n’était pas le cas. Au lieu de cela, quelqu’un disait :
« Tu connais telle chanson ? », par exemple But Beautiful en mi bémol, et
un autre répondait : « Non, je ne la connais pas. Et celle-là, tu la connais ? »
C’est en fait une sorte de négociation qui leur permet de déterminer quelles
connaissances ils ont en commun. Ce n’est pas la même chose que de dire
« tout le monde sait tout ». À la place, nous avions quelque chose comme :
« Telle personne sait ceci, telle autre personne sait cela, moi je sais encore
autre chose, et nous devons déterminer ce que nous savons en commun. »
Nous avions trouvé notre problème : le reste du livre serait entièrement
consacré à expliquer comment cette sorte de négociation se déroule. En
déinitive, nous avons modiié notre question de départ parce que nos pre-
miers résultats de recherches montraient qu’elle n’était pas bonne, ou plutôt
qu’il fallait y ajouter cette autre question.
225
ENT RETIEN AVE C HO WA RD BE CK E R
bien, c’est très facile pour moi de la jouer, et je peux même improviser des-
sus sans problème. Je me sens en coniance ». Il y a diférentes possibilités.
Tracés : Dans votre livre, vous expliquez que, même lorsqu’ils ne connaissent
pas une chanson par cœur, les musiciens peuvent tout de même la jouer, avec un
niveau de qualité suisant pour des professionnels…
H. Becker : Oui, même si je ne les connais pas du tout, et que je ne les ai
jamais jouées ni même entendues, je peux jouer certaines chansons. Dans
notre livre, il y a cet exemple formidable d’un entretien avec un bassiste4 à
qui je demande s’il lui est déjà arrivé de jouer une chanson qu’il ne connais-
sait pas auparavant. Il me répond : « Bien sûr ! Tout le monde est capable de
le faire. » Mais quand je lui demande comment il fait, il est incapable de me
répondre. Cet exemple met d’ailleurs en lumière un autre point intéressant :
les gens font des choses sans y penser. Ce n’est pas vraiment de l’automa-
tisme, leur corps sait simplement faire ces choses à leur place. De même,
lorsque vous traversez une rue, vous ne pensez pas : « Je vais regarder cette
personne, puis je tournerai ici, puis j’irai par là… » Vous ne faites que tra-
verser la rue, et votre corps s’occupe du reste. Mais si je vous demandais à ce
moment-là, mon petit enregistreur à la main : « Pouvez-vous m’expliquer à
quoi vous pensez pendant que vous traversez ? » (voilà qui serait d’ailleurs
un projet formidable !), vous me diriez des choses comme : « Je marche, je
vois une personne qui s’approche… » Si vous allez à Londres, vous remar-
querez que là-bas, non seulement les gens conduisent à gauche – alors que le
monde entier conduit à droite – mais qu’ils font la même chose sur les trot-
toirs. Lorsque nous autres étrangers voyons des gens s’approcher de nous,
nous nous écartons vers la droite pour les éviter, mais le rélexe des Anglais
est aussi de s’écarter vers leur gauche, donc vers notre droite. Cela pose un
problème ; tout d’un coup, les gens sont obligés de réléchir à ce qu’ils sont
en train de faire. Ce n’est plus automatique. Cela énerve d’ailleurs la plupart
des gens. Bien sûr, il y a tellement d’étrangers à Londres que les Londoniens
y sont habitués, en particulier dans le centre de la ville. Aussi savent-ils que
c’est à eux de faire attention. Un phénomène similaire s’est produit lorsque
j’ai interviewé ce musicien. Je lui ai demandé de jouer avec moi une chan-
son qu’il ne connaissait pas et de me décrire ce qu’il faisait. à un moment
précis, il m’a demandé de m’arrêter : « Attends ! Ça, c’est un indice ! » Je lui ai
demandé de m’expliquer ce qu’il voulait dire, et il a efectivement pu m’en
donner une longue explication : « Si la chanson commence ainsi, je suis
presque certain qu’il va y avoir juste après tel type d’accord, et, puisque je
226
E N TRE TIE N AV E C H O WA R D B E C KE R
me rends compte que telle ligne descend, étant donné la logique de ce genre
de chanson, je peux en conclure telle et telle chose, et ainsi de suite. Je suis
pratiquement certain que je vais avoir raison, car j’ai fait ça de nombreuses
fois, et la plupart du temps, je ne me trompe pas. » Il connaît ainsi la chan-
son, même s’il ne l’a jouée qu’une seule fois.
227
ENT RETIEN AVE C HO WA RD BE CK E R
Tracés : Vous notez aussi, à la in de votre livre, que le problème avec la géné-
ralisation de la notion de répertoire, c’est qu’elle a pris place en dehors de la
sociologie de l’art. On prend alors la notion de répertoire ou d’improvisation
comme une métaphore qu’on extrait du domaine de l’art pour l’appliquer dans
un autre domaine.
H. Becker : Dans la recherche sur les organisations en général, l’idée d’im-
provisation est devenue très populaire, en particulier dans le domaine de
la gestion. Je pense que c’est une réaction à l’échec des théories de ges-
tion antérieures selon lesquelles on établissait un plan « parfait », on le sui-
vait, et on croyait, de manière utopique, que tout se passerait bien. Or,
comme tous les plans des gestionnaires échouaient – car ils ne pouvaient
jamais envisager toutes les variables –, les personnes qui travaillent dans ce
domaine ont pensé qu’il fallait y introduire une certaine lexibilité. Mais en
in de compte, ils n’ont fait qu’imposer une autre forme de plan : « Main-
tenant, vous devez faire ça : vous devez improviser ! Comment fait-on ? On
vous donnera des cours, vous verrez, vous n’aurez qu’à faire exactement ce
qu’on vous dit. »
228
E N TRE TIE N AV E C H O WA R D B E C KE R
Tracés : Est-ce que cette rélexion sur le « répertoire en action » remet en ques-
tion l’importance des conventions que vous aviez soulignée dans les Mondes de
l’art (1988) ?
H. Becker : Non. Ce que nous décrivons dans ce livre est en grande partie
basé sur des conventions, comme la convention des trente-deux mesures par
chanson, les conventions du blues (douze mesures, avec telles progressions
harmoniques). Bien entendu, lorsqu’on joue du blues, les choses peuvent
varier : va-t-on jouer seulement quatre mesures en si bémol 7 et passer à mi
bémol 7, ou bien une mesure de si bémol, puis une de mi bémol 7, puis
une de si bémol, et ainsi de suite ? Bref, il y a des variations, des interpré-
tations diférentes, mais elles respectent toujours la convention des douze
mesures. C’est une règle que les gens connaissent et grâce à laquelle on peut
dire que « c’est un blues, mais dans une tonalité mineure », ou que « c’est
un blues, mais avec un pont ». La notion de convention est donc très utile.
Elle nous dit qu’à moins d’avoir une idée particulière, on sera amené à
faire les choses de telle façon, si nous connaissons les mêmes conventions,
comme celle de marcher du côté droit de la rue. Dans nos sociétés, beau-
coup de choses fonctionnent ainsi, semi-automatiquement. On ne prend
pas chaque fois le temps de tout renégocier ; on ne va pas discuter avec les
gens en face pour décider qui va passer à gauche et qui va passer à droite.
Au travail, on s’entend de façon conventionnelle sur ce que l’on va faire,
même si ensuite beaucoup de choses restent à négocier. C’est de là que
vient le problème qui apparaît aujourd’hui entre les diférentes générations
de musiciens : ils ont des bagages trop diférents en termes de conventions.
Il y a ceux qui sont habitués aux chansons de trente-deux mesures et ceux
qui connaissent d’autres styles, plus variés, qui ne fonctionnent pas sur le
même schéma. C’est pour cela que, lorsque quelqu’un annonce « Iris de
229
ENT RETIEN AVE C HO WA RD BE CK E R
230
E N TRE TIE N AV E C H O WA R D B E C KE R
Tracés : Donc pour vous, l’improvisation n’est pas vraiment un mode d’action
diférent, mais un composant qui est présent dans toute situation ?
H. Becker : Dans toute situation, plus ou moins. Ce qui signiie, pour
un chercheur, que c’est un élément très utile qu’il faut rechercher. Rélé-
chissez-y, cela augmentera le nombre de possibilités. La plupart du temps,
on observe de petites interactions comme celle que j’ai rapportée à propos
d’Iris de Wayne Shorter, et si l’on ne sait pas que ce genre de choses est
possible, on ne va pas les remarquer. Il faut être prêt à le voir. Le propre du
chercheur est justement d’être prêt à voir ce qui se déroule devant lui ; il sait
ce à quoi il doit être attentif. Si les choses se passent diféremment, il s’en
aperçoit. Mettons que vous vouliez comprendre le problème passionnant
d’une foule qui traverse une rue. à Londres, ils viennent juste de changer
l’Oxford Circus, cette intersection géante de deux rues immenses, et ont
inventé un nouveau système dans lequel tous les feux passent simultané-
ment au rouge pour les voitures et au vert pour les piétons dans toutes les
directions, y compris en diagonale. C’est une grande nouveauté, et on en
a parlé dans beaucoup de journaux. Ce qui est très étrange, c’est que per-
sonne ne sait vraiment comment il faut faire. Ceux qui ont conçu le projet
se sont dit que cela permettrait aux gens de venir de toutes les directions.
Mais, dans la pratique, cela ne fonctionne pas, ils se rentrent tous dedans.
231
ENT RETIEN AVE C HO WA RD BE CK E R
Tracés : Une question méthodologique : dans votre livre, vous utilisez fré-
quemment les récits de vos propres expériences, que vous placez à côté des récits
d’autres musiciens que vous avez interrogés. Quel est le statut de ce genre de
témoignages personnels ?
H. Becker : C’est le type de questions auquel on répond par : « C’est une
très bonne question. » Je ne sais pas quel est le statut de ces récits. Nous
pensons que ce sont des preuves tout à fait valables de ce que nous voulons
montrer. Tout d’abord, parce que, sans cela, ces éléments ne seraient pas
disponibles. Certes, j’imagine que si l’on faisait le tour des centaines d’auto-
biographies et biographies de musiciens de jazz qui existent, on retrouverait
beaucoup de choses, mais peut-être pas toutes celles que nous avons mises
dans notre livre, et que nous savons être utiles. Peut-être que nos pairs nous
diront que nous n’avons pas le droit de faire cela ; je suis d’ailleurs presque
sûr que certains le feront. Certains sociologues sont puritains et ascétiques,
ils pensent qu’il faut soufrir pour faire de la sociologie. Cela a toujours
représenté une source de tension dans notre discipline. Quoi qu’il en soit, je
ne peux pas vous dire quel est le statut de ces récits, mais je ne vois pas pour-
quoi nous nous en serions privés. Enin, j’imagine bien que certains nous
objecteront que nous avons sélectionné des éléments qui allaient dans le
sens de notre argumentation, mais c’est ce que tout le monde fait en réalité.
De plus, nous partions sans a priori. Nous voulions avant tout comprendre
comment tout cela fonctionnait, comment ces gens produisaient ensemble
de la musique. Donc, dans l’absolu, toute réponse nous convenait. La plu-
part des sociologues commencent leurs recherches sur un mode scientiique
en se référant à des axiomes, des hypothèses à tester, ou bien en disant :
« Nous savons que le monde est fait de telle façon et nous allons le prouver :
parce que c’est injuste, parce que telle catégorie de la population domine
telle autre, etc. » Cela me fait penser à la déinition de la musique de heo-
dor Adorno, à « l’industrialisation de la créativité ». C’est ridicule. Si l’on
commence son étude en ayant déjà des certitudes quant à ses résultats, on
inira évidemment par les trouver, mais la recherche aura perdu tout intérêt.
Dans notre cas, nous n’avions pas d’idée préconçue avant de commencer.
Depuis que le livre est sorti, beaucoup de gens m’ont dit avoir adoré « les
histoires ». À propos d’histoires, il y a une personne que nous citons dans
le livre que je vous recommande vivement, car c’est un excellent théoricien
de notre société, malheureusement trop peu connu : David Antin6. Dans
mes trois ou quatre derniers livres, on trouve de longues citations d’An-
6 Voir l’appendice à cet entretien qui présente un extrait bilingue du livre Tuning de David
Antin.
232
E N TRE TIE N AV E C H O WA R D B E C KE R
tin. L’un d’eux, Comment parler de la société ? (2009), qui vient de sortir
en France, contient un chapitre sur les modèles mathématiques, les idéal-
types de Max Weber et les paraboles. Cette dernière catégorie correspond
au travail d’Antin : ce sont des paraboles, c’est-à-dire qu’il nous raconte des
histoires. Dans ce chapitre, j’écris que ces trois modèles se rejoignent sur
un point essentiel : aucun ne correspond à la réalité, mais ce n’est pas grave,
parce qu’ils sont néanmoins utiles. Les modèles nous apprennent comment
seraient les choses, si elles étaient en tous points conformes à ce qu’ils en
disent. On ne s’attend pas à ce que le monde fonctionne comme un modèle
mathématique. Cependant certains de ses éléments fonctionnent selon ce
principe et c’est pourquoi ce modèle nous permet de comprendre certaines
choses à propos du monde dans lequel nous vivons. C’est la même chose
pour Weber : il n’y a pas de bureaucratie « pure » comme celle qu’il décrit.
Cependant, il y a beaucoup d’organisations, qui, si elles correspondaient
exactement à ce que décrit le modèle, fonctionneraient ainsi.
233
ENT RETIEN AVE C HO WA RD BE CK E R
Bibliographie
David Antin (né en 1932) est un poète américain, ancien directeur du dépar-
tement d’arts visuels de l’université de Californie à San Diego. Il est connu
pour ses talk pieces, improvisations orales de grande envergure inspirées
par les lieux dans lesquels il est invité, qui se plaisent à mettre en abyme
le thème de l’acte créateur. Il enregistre ainsi chacune de ses interventions
avant de les recomposer à l’écrit dans des versions publiées ultérieurement,
comme cet extrait de Tuning 8. Nous proposons ici le texte original et une
traduction en français.
8 David Antin, Tuning, New York, New Directions, 1984, p. 130-131. Ce texte est traduit avec
l’aimable autorisation de l’auteur.
234
E N TRE TIE N AV E C H O WA R D B E C KE R
but as it is we
have feet two of them and one foot goes forward and
that’s odd and when the other one comes to meet it they are
paired and that’s even and so were inventing number now
but this
regularly recurrent action one foot and then the other were
going somewhere and were going somewhere by managing
this set of periodically recurrent actions and someone else is
going somewhere in the same way though probably at
another pace and we have to do something together in
this situation to accomplish anything together at all we
have to ind out what the other persons pace is we have to ind
what our pace and the easiest way for me to do this is
for me to try to adjust my pace to his pace or her pace
and for her to adjust her pace to mine we have to adjust
our paces each to the other so that we can come more or less
into step
now how do we do this? by watching my step
and her step i can tell that she’s walking slower than i am and at
a diferent angle and I can slow down or she could speed up
and she might have speeded up too much while i was slowing
down so that she would have to slow down again while I was
speeding up a bit to catch up and all the time we would have
before us our ongoing acts that we could compare because
they were still going on in front of us and we would have
some idea based on our notion of going together what we
would like or require demand or desire from going together
for a while and we could try for this in our practice
which could all change in a while but it is this kind of
negotiation I would like to call “tuning”
because that’s pretty
much like what youre doing when youre trying to sing together
whether your idea of together is in unison or ifths or
thirds or in whatever makes a kind of common sense for
your common practice which may have just become common
and may cease to be common to the two of you the three of you
or the whole barbershop quartet in a minute or two or a week
or year and I like this idea of tuning because it depends on
an idea of going for there will be no knowing without
going and no common knowing without some kind of going
together for a while
235
ENT RETIEN AVE C HO WA RD BE CK E R
9 Tuning peut se traduire par « mise au point », « réglage », « accord », et désigne aussi l’idée de se
« régler sur une fréquence ».
236
Enseigner l’improvisation ?
Entretien avec Alain Savouret
Alain Savouret est un compositeur français né en 19421. Il a bénéicié d’une double for-
mation, l’une très classique, au Conservatoire national supérieur de musique et de danse
de Paris (CNSMDP), où il fréquente notamment la classe d’Olivier Messiaen, l’autre
plus expérimentale, auprès du Service de la recherche de l’ORTF (Oice de radiodif-
fusion-télévision française), avec le pionnier de la musique concrète, Pierre Schaefer.
Sa démarche compositionnelle s’en est trouvé marquée par un esprit de curiosité et une
transversalité nourrie de multiples activités musicales : la direction d’orchestre sympho-
nique, la production à France Culture, l’improvisation libre aux claviers (piano préparé,
orgue électrique) et bien sûr l’enseignement.
Savouret a opéré dans les années 1980-1990 une vaste synthèse de ses activités avec la
mise en place de ce qu’il appelle des « maîtrises d’œuvre ». Ils s’agissaient d’œuvres spéci-
iquement conçues pour une « société » donnée (un groupement plus ou moins hétéro-
clite d’individus musiciens articulé à un espace déterminé), et destinées à ne connaître
qu’une représentation-performance unique. Se trouvaient ainsi réunis le travail d’inven-
tion compositionnelle, de prise de son, avec la capture sonore d’un territoire particulier,
et celui d’enseignement, les participants à ce type de manifestation étant assez nombreux
et surtout de compétences hétérogènes (musiciens professionnels, musiciens amateurs,
étudiants, jeune public).
Son catalogue comporte de nombreuses œuvres, instrumentales, électroacoustiques
et mixtes, ainsi que des pièces pédagogiques nées de ses diverses rencontres avec les lieux
d’éducation musicale. Savouret a obtenu le grand prix des compositeurs de la SACEM
en 1982.
Dans cet entretien, réalisé en novembre 2009, il revient sur la création en 1992 de la
classe d’improvisation générative au CNSMDP et sur la manière dont il y a envisagé et
conçu son enseignement.
Clément Canonne
1 Cet entretien a été réalisé par échange de courriers électroniques durant le mois de
novembre 2009.
T R A CÉS 1 8 20 10 /1 PAGES 2 37 -2 49
ENT RETIEN AVE C A LA IN S AV O URE T
Tracés : Pouvez-vous nous décrire les circonstances dans lesquelles vous avez
fondé la classe d’improvisation générative au CNSMDP ? Quel était l’état de
l’enseignement de l’improvisation musicale en France à l’époque ?
Alain Savouret : C’est Xavier Darasse (très bon camarade de classe chez
Olivier Messiaen dans les années 1963-1965) qui, au début de l’année 1992,
me propose de venir au CNSMDP pour y accomplir une sorte d’ouverture
de la pensée compositionnelle dominante alors : ouvrir la composition à un
terrain de réalisation qui ne soit pas que les ensembles et lieux de difusion
qu’on dira « spécialisés », ceux de la « création contemporaine ». C’était son
projet propre. Il savait qu’il n’aurait vraisemblablement pas le temps de le
mener à bien. Il décède quelques jours avant le début de mon entrée en
fonction.
Sans directeur pendant trois mois, j’ai pris le temps de trouver la façon
qui me semblait la plus fertile de répondre à la lettre de mission, en m’ap-
puyant sur ce pour quoi il m’avait proposé ce poste : la connaissance qu’il
avait de mes actions que je nommais « maîtrises d’œuvre » auprès de popu-
lations musicales les plus diversiiées (amateurs lecteurs ou non, profession-
nels, enfants, adultes), dans un cadre territorial (ville, département, région)
avec lequel nous établissions une sorte de cahier des charges d’une action à
la fois formative et créative.
Fondamentalement, et pour aller à l’essentiel, j’expérimentais un mode
de réalisation ou d’efectuation de la musique qui repose sur l’imprégna-
tion d’un contexte avant toute forme de conception textuelle (si nécessaire,
par ailleurs) : topicité, chronicité, socialité en guise de portées à cinq lignes,
pour faire court. Mais les conditions de travail hebdomadaire, en salle de
cours, ne permettaient pas (dans cette réduction du territoire et de la popu-
lation, dans cette fragmentation du temps) la reconduite de la « maîtrise
d’œuvre ». C’est alors qu’une solution essentiellement comparable s’est
imposée : vers la in des années 1960 j’avais pratiqué, dans cette nécessité
vitale de l’époque, l’improvisation libre, la free music : des musiciens par-
fois d’horizons stylistiques divers se retrouvent un jour j pour inventer à
partir d’un instant t une musique qui sera, ou mieux, ne sera que celle du
moment, du lieu, des personnes présentes (actantes ou non). Il y avait bien
comme une sorte de réduction prémonitoire de ce qui portera une grosse
part de mon travail avec les maîtrises d’œuvre.
C’est ainsi que l’idée d’un lieu expérimental d’invention libre de la
musique ouverte au plus grand nombre est née (donc en priorité stratégique
pour les étudiants des disciplines instrumentales déjà entrés au CNSMDP,
sans exclure les compositeurs ou autres musiciens des disciplines théoriques,
à partir du moment où ils pouvaient montrer « patte blanche » quant à leur
238
E N TRE TIE N AVE C A L A I N SAV O U R E T
2 N.d.l.r. La notion d’improvisation générative est explicitée par Alain Savouret dans la suite de
l’entretien.
239
ENT RETIEN AVE C A LA IN S AV O URE T
devenu directeur tenait à ce qu’un terme relativement plus lisible soit pré-
sent pour l’apparition de cette classe dans l’établissement. Restait donc à
qualiier l’improvisation en question : elle serait « générative » pour des rai-
sons renvoyant non pas à quelque grammaire pareillement qualiiée, mais
par souci de cohérence avec l’histoire électroacoustique que la démarche
emprunterait pour une part. Pierre Schaefer énonçait en son temps que
« l’entendre précède le faire »3 ; il m’a semblé très opportun d’anamorpho-
ser légèrement la formule pour l’adapter à la pratique improvisée libre, ce
qui donnait « l’entendre génère le faire », marquant ainsi déinitivement le
terrain de toute efectuation musicale comme s’inscrivant dans le champ de
« l’auralité » (de auris, l’oreille). La classe d’improvisation serait repérée dans
l’établissement par cette qualiication : la classe d’improvisation générative
était née. Il faut signaler qu’un malentendu s’était progressivement installé,
faisant croire qu’un genre d’improvisation nouveau s’expérimentait alors
qu’il ne s’agissait que de diférencier administrativement cette classe d’im-
provisation des autres ; c’était bien l’improvisation libre qu’il s’agissait de
mettre en œuvre, mais le qualiicatif « libre » n’avait pas en interne le poids
signiicatif qu’il a hors les murs d’un conservatoire de musique.
Tracés : Avez-vous observé pendant ces quinze ans d’enseignement une évo-
lution quant au public de cette classe un peu particulière ? Et si oui, quelle(s)
conséquence(s) en tirez-vous sur la place de l’improvisation libre dans le paysage
musical français ?
A. Savouret : Une évolution certaine, très encourageante pour le paysage.
Cela a été surtout évident en « initiation », les une ou deux années que des
étudiants du CNSMDP pouvaient suivre avant de se présenter à l’exa-
men d’entrée de la classe proprement dite. En efet, aux étudiants curieux,
réservés ou circonspects (sauf notables exceptions) qui, dans les premières
années, passaient la tête pour comprendre de quoi il s’agissait, ont succédé
progressivement des étudiants semblant savoir ce qu’ils venaient chercher,
préparant avec appétit et empressement leur futur examen d’entrée à la
classe, pour la grande majorité. C’était comme si l’improvisation libre fai-
sait déjà partie de leur environnement musical, que maintenant, « cela allait
de soi » ; il y avait une sorte de (re)connaissance par « ouïe dire », avant de
mettre cette ouïe en œuvre dans la pratique instrumentale ou vocale. Mais,
relativisons la chose : l’initiation regroupait entre vingt et vingt-cinq étu-
diants au maximum par année (douze dans la classe menant au prix). On
est loin d’une unanimité au niveau de l’établissement.
240
E N TRE TIE N AVE C A L A I N SAV O U R E T
4 N.d.l.r. Centre de formation des musiciens intervenants. Ces centres forment les musiciens qui
interviennent en milieu scolaire.
5 N.d.l.r. Centre de formation à l’enseignement de la danse et de la musique. Ces centres déli-
vrent le DE (diplôme d’État), nécessaire pour pouvoir occuper les postes d’assistants dans les
conservatoires.
6 N.d.l.r. Certiicat d’aptitude. C’est le diplôme nécessaire pour prétendre enseigner en tant que
professeur dans les conservatoires.
241
ENT RETIEN AVE C A LA IN S AV O URE T
7 N.d.l.r. Le kaval est une lûte oblique diatonique jouée dans les musiques traditionnelles des
Balkans, de Turquie, d’Arménie et d’Égypte.
242
E N TRE TIE N AVE C A L A I N SAV O U R E T
8 N.d.l.r. La formation musicale, c’est-à-dire le solfège tel qu’il est enseigné dans les conservatoires.
9 N.d.l.r. Les écoutes microphoniques (attention portée à la matière du son), mésophoniques
(attention portée à l’agencement des sons à une échelle relativement brève : un motif, par
exemple) et macrophoniques (attention portée aux résonances culturelles et personnelles pro-
duites en nous par une portion de « musical ») : Savouret y revient plus précisément dans la
suite de l’entretien.
10 N.d.l.r. Savouret a eu l’occasion de présenter ses recherches sur un solfège de l’audible dans
diverses communications, notamment le 23 novembre 2007 à l’occasion du 9e Forum régional
des musiques nouvelles en Lorraine. Voir aussi Savouret (à paraître).
243
ENT RETIEN AVE C A LA IN S AV O URE T
certains que l’improvisation libre (ou générative) n’est qu’un style d’improvisa-
tion parmi d’autres ? Quelle pertinence attribuez-vous à la caractérisation, faite
par Derek Bailey, de ce type d’improvisation comme « non idiomatique » ?
A. Savouret : L’improvisation libre conduit à ou « autorise » des techniques
de jeu marginales ; mais ces techniques se situent en aval, pas en amont, d’une
volonté d’expression personnalisée, spéciiquement personnalisée pour qu’il
y ait style : un style le plus propre possible au musicien, dans l’absolu hors de
toute école, de courant de pensée ou de faire idiomatisant. L’improvisateur
libre pousse le plus loin possible l’appropriation de son instrument, jusqu’à
la distorsion factuelle de celui-ci : ajouts divers, prothèses caractérisées, etc.
C’est bien le caractère propre du musicien (donc son style) qui est en jeu,
pas sa façon de tourner autour de valeurs communes (trop communes) à un
courant, à un idiome de référence. Les « marges » techniques, c’est la marge
de liberté inventive que le musicien s’ofre, provoque.
Tracés : Vous avez dit tout à l’heure, de manière assez provocatrice : « L’im-
provisation libre n’est pas une technique qui s’enseigne » ! Cela appelle deux
questions : d’abord, en quoi l’improvisation libre est-elle, ou n’est-elle pas, une
technique ? Si elle est une technique, en vue de quel but ? Elle ne peut pas être
tournée vers la réalisation adéquate et pertinente d’un modèle, si l’on veut
conserver l’idée que ce type d’improvisation est « libre »…
A. Savouret : Si j’ai dit qu’elle n’était pas une technique qui s’enseigne,
il faut maintenant préciser pour éviter un faux débat que ce n’est pas une
technique instrumentale (ou vocale), qui s’enseigne : tout ce qui touche au
faire est du ressort du musicien, il n’y a pas de « cahier de gammes d’impro-
visation libre » concevable, pas de modèle. Par contre, s’il y a bien quelque
chose qui s’enseigne, ce sont des qualités d’écoute à développer. L’impro-
visation libre, c’est d’abord un entendre rigoureux ; ce n’est pas une afaire
de doigts mais d’oreilles, c’est le pouvoir donné à l’oreille, j’ai parlé plus tôt
d’une virtuosité de l’oreille à promouvoir. Et quand vous posez la question
« quel but ? », la réponse a été donnée et éprouvée mille fois dans la classe :
le but, c’est de mieux entendre le monde.
244
E N TRE TIE N AVE C A L A I N SAV O U R E T
11 N.d.l.r. L’enveloppe est une des propriétés fondamentales du son. Elle renvoie à l’évolution
de l’amplitude du son au cours du temps. On distingue souvent quatre moments qui vont
caractériser en propre l’enveloppe : l’attaque, le déclin (un son se maintient rarement à son
amplitude maximale ; on observe en général une légère baisse de l’amplitude après que le pic
de l’attaque a été atteint), le maintien et la chute.
245
ENT RETIEN AVE C A LA IN S AV O URE T
Tracés : En quoi consiste, selon vous, cette « virtuosité de l’oreille » que vous
cherchiez à développer chez vos étudiants ? S’agit-il d’un rainement extrême
de « l’écoute microphonique » dont vous parliez précédemment ? S’agit-il au
contraire de la capacité à passer très rapidement et facilement d’un type d’écoute
à un autre type d’écoute, en fonction du contexte acoustico-musical de l’impro-
visation ? Quels seraient alors ces diférents modes d’écoute avec lesquels doit
jongler l’improvisateur libre ?
A. Savouret : Rappel d’importance : quand on est « en train de… » faire ou
entendre un moment de musique improvisé, on ne s’interroge pas analyti-
quement sur nos types d’écoute ; il n’y a d’autre temps à vivre que celui du
partage sensible des énergies qui se manifestent. L’oreille libérée est mille fois
plus leste que notre cerveau instruit et sait communiquer en trace directe
ce que les doigts ou la bouche (le corps…) devraient tenter pour partager
ce temps et cet espace communs. Par contre, celui qui est en posture ana-
lytique (le tuteur par exemple) peut observer, comme du bord de la rive,
les comportements de ceux qui s’ébattent dans le cours d’eau. Et c’est là
où je propose pédagogiquement une hypothèse de la triple écoute (écoutes
micro/méso/macrophoniques) qui signiierait qu’un musicien semble navi-
guer plus ou moins consciemment entre des natures d’écoutes grossière-
ment délimitées (donc à relativiser) entre : 1) des substances que les micro-
phones nous ont appris à écouter (écoute microphonique quasi tympanique
tellement on se sent proche de la matière en train de s’agiter, dedans même) ;
2) des articulations de formes phrasées de type morphémique (écoute méso-
phonique) ; 3) des bribes (ou plus) identiiables renvoyant via nos mémoires
épisodiques ou sémantiques à de la reconnaissance culturelle, propre à
chacun (écoute macrophonique). Et, selon le contexte d’efectuation de
12 Pour de plus amples descriptions des diférents types de séances, voir Savouret (à paraître).
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E N TRE TIE N AVE C A L A I N SAV O U R E T
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ENT RETIEN AVE C A LA IN S AV O URE T
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venturant » collectivement ou non sur des chemins pas ou peu balisés. Et là,
que de belles récompenses… pour les tuteurs qui les ont côtoyés.
Bibliographie
Bailey Derek, 1999, L’improvisation. Sa nature et sa pratique dans la musique, trad. I. Ley-
marie, Paris, Outre Mesure.
Bongrain Anne-Marie et Poirier Alain, 1999, Le Conservatoire de Paris : deux cents ans
de pédagogie (1795-1995), Paris, Buchet-Chastel.
Savouret Alain, à paraître, Introduction à un solfège de l’audible. L’improvisation libre
comme outil pratique, Lyon, Symétrie.
Schaeffer Pierre, 1966, Traités des objets musicaux, Paris, Le Seuil.
Résumés
Vus d’en haut, les carrefours sans feux en Inde donnent l’impression d’un joyeux chaos,
sans règles apparentes. Du triporteur au bus en passant par le piéton ou le char à bœuf,
tous doivent coexister en évitant les collisions. En s’appuyant sur des séquences ilmées
détaillant la variété des processus de négociation entre véhicules, cet article s’interroge
sur la stratégie à adopter pour observer de tels milieux où l’improvisation semble à pre-
mière vue déborder de toute part. Il fait l’inventaire des méthodes utilisées pour aborder
les « faits d’improvisation » dans les systèmes complexes, puis propose quelques pistes
pour mieux penser à la fois les dynamiques de variation, la notion de libre circulation et
les modalités d’être en situation de lux.
Mots clés : traic ; Inde ; conduite ; libre circulation ; modélisation ; émergence.
Seen from above, the crossroads without signals that one can ind in India today seem to
be chaotic with no explicit rules. Rickshaws, buses, pedestrians and even bullock carts,
must coexist together and avoid collision. Based on a video analysis of several crossroads
where one can see clearly the variety of negotiations that take place between vehicles,
this article questions the diferent models applied to « improvisational processes » espe-
cially in the ield of complex systems. hen a few hypothesis are proposed to shed a
new light on the variation dynamics of such crossroads and their exceptional variety of
behaviours in order to reelaborate the notion of « shared space ».
Keywords : traic ; India ; driving ; shared space ; model ; emergence.
T R A CÉS 1 8 20 10 /1 PAGES 2 51 -2 55
RÉSU MÉS
R. Keith Sawyer
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Yaël Kreplak
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R É SU M É S
Après une catastrophe, les services de secours sont souvent confrontés à des situations de vie
ou de mort, et sont obligés de penser, communiquer et agir rapidement. S’il est communé-
ment admis que les actions des individus, groupes et organisations qui travaillent dans de
telles conditions vont du conventionnel à l’improvisé, les processus rélexifs et communi-
cationnels qui sous-tendent ces actions n’ont commencé à être examinés que récemment.
Ce travail nécessite parallèlement la constitution de séries de données accessibles à tous.
Naturellement, l’étape suivante est l’élaboration et l’évaluation de supports qui facilitent
la formation et la formulation de politiques publiques concernant les réponses improvi-
sées aux catastrophes. Cet article fait le point sur les travaux existants – ainsi que sur les
questions qui n’ont pas encore été abordées – ain de comprendre l’improvisation (par la
théorisation et la collecte de données) et de la soutenir (par la formation) dans le contexte
d’interventions d’urgence. Divers exemples, tirés d’études antérieures ou en cours portant
sur l’improvisation lors d’interventions d’urgence, illustrent les arguments de cet article,
et permettent d’ancrer ce travail dans la réalité concrète des recherches de terrain sur ce
phénomène tout à fait remarquable mais particulièrement fugitif.
Mots clés : intervention d’urgence, improvisation, organisations, collecte de données,
politiques publiques, formation.
he post-disaster environment frequently places response personnel in life or death
situations in which they are under considerable pressure to think, communicate and
act quickly. It is well known that individuals, groups and organizations working under
these conditions engage in actions that range from conventional to improvised, yet
the thinking and communication processes underlying these actions have only recently
begun to be explored. A concomitant challenge is in creating publicly available data
sets to support this work. A natural next step is in developing and evaluating materials
to support training and policy making regarding improvised response to disaster. his
paper reports on work to date – as well as a number of unaddressed issues – in seeking
to understand improvisation (through theorizing and data collection) and to support it
(through training) in the context of emergency response. Various examples from prior
and ongoing studies of improvisation in emergency response illustrate the points of the
paper, grounding this work in the practical realities of undertaking ield studies on this
highly salient but very transitory phenomenon.
Keywords : emergency response, improvisation, organizations, data collection, policy
making, training.
On envisagera ici l’improvisation comme pratique musicale observée par le biais ethno-
graphique chez quelques musiciens réputés des scènes « jazz » et « musique improvisée »
internationales. L’accent sera mis sur l’improvisation collective. On commencera par
253
RÉSU MÉS
analyser ses rouages dans l’interaction strictement musicale, avec le souci de délimi-
ter son importance et son articulation avec d’autres modes de jeu (consignes, parti-
tions, etc.). La matrice analytique élaborée par un aller-retour aussi régulier que possible
entre détail de terrain et notions générales d’anthropologie autorisera ensuite à se pen-
cher sur deux autres types d’interactions improvisées : celles qui mettent en présence les
mêmes musiciens et d’autres artistes, et celles qui rattachent ces musiciens à l’environ-
nement mouvant qui sert de cadre à leur pratique scénique.
Mots-clés : Jazz. Musique improvisée. Interaction. Oralité seconde. Écologie.
his article focuses on improvisation as a musical practice, as observed during my ethno-
graphic ieldwork with some famous musicians of international « jazz » and « improvised
music » scenes. I will mainly consider improvisation as a collective activity, and will irst
analyze its mechanism in musical interaction properly, trying to evaluate how much it is
used and how it can be articulated with other ways of playing (instructions, scores, etc).
he analytical matrix thus elaborated, going back and forth between ieldwork details
and general anthropology notions, will help me to consider subsequently two other
kinds of improvised interactions : the ones that associate those very musicians and artists
of other ields, the ones in which the same musicians deal with unstable characteristics
of the environment which frames their activity on stage.
Key words : Jazz. Improvised music. Interaction. Secondary orality. Ecology.
William Tallotte
254
R É SU M É S
varam oboe players, deals with social constraints and stakes linked to improvisation
alongside strategies, musical or extra-musical, that musicians put forward to palliate
possible absences or, on the contrary, emphasise a state of grace.
Keywords : ethnomusicology, south India, improvisation, situated action, nâgasvaram
oboe.