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La directive sur le droit d'auteur et le


scopone scientifico | AOC media -
Analyse Opinion Critique
Par Bertrand Burgalat

10-13 minutes

Culture

La directive sur le droit d’auteur et le scopone


scientifico

Musicien, producteur

Dans L’Argent de la vieille, film réalisé par Comencini, une


milliardaire américaine défie de pauvres romains au scopone
scientifico, un jeu de cartes dont les règles profitent aux plus
fortunés. C’est une partie fort semblable que jouent
actuellement les manants de la culture et les châtelains des
algorithmes. Si la récente directive européenne sur le droit
d’auteur prend à bras le corps ce problème, sa transposition en
droit français et sa prochaine application contiennent en réalité
autant de promesses que de risques.

La directive sur le droit d’auteur et le scopone


scientifico

Par Bertrand Burgalat

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Dans L’Argent de la vieille de Comencini, une milliardaire


américaine, jouée par Bette Davis, défie aux cartes Silvana
Mangano, Alberto Sordi et la population du bidonville de Rome
en contrebas de sa demeure. Leurs tentatives pour sortir
vainqueurs du jeu, le scopone scientifico, dont les règles
profitent aux plus fortunés, évoquent la partie qui se joue
actuellement entre manants de la culture et châtelains des
algorithmes.

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La directive européenne du 15 avril 2019 sur le droit d’auteur


valide le principe d’une meilleure rémunération des producteurs,
des auteurs et des artistes, à partir du trafic généré par leurs
contenus sur les plateformes-vidéo. Elle était nécessaire : à titre
d’exemple, YouTube représente à lui seul 50 % de l’écoute de la
musique en ligne et seulement 4 % des revenus et droits
générés par ladite écoute. Il était temps que cet écart de valeur
soit comblé, et que les firmes qui s’abritent derrière un statut
d’hébergeur pour se soustraire à leurs obligations rentrent dans
le droit commun.

Ce texte est donc assorti de dispositions visant à protéger les


créateurs pour permettre une plus juste rémunération des
catalogues et des œuvres, ainsi qu’une meilleure diffusion.
Nous avons en effet tous pu nous rendre sur une de ces

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plateformes pour entendre le repiquage de titres introuvables ou


des films invisibles en DVD ou en streaming. À la veille de la
transposition de cette directive, les revenus de l’écoute en ligne,
s’ils paraissent de plus en plus conséquents lorsqu’ils sont
cumulés, demeurent extrêmement faibles à l’échelle des
producteurs, des auteurs et des artistes.

Mais si la directive prend à bras le corps le modèle de


rémunération des plateformes, elle vient aussi revisiter les
relations entre ayants-droit, avec des intentions louables qui
peuvent, si elles sont mal transposées en droit français, avoir
l’effet inverse : renforcer la musique sans musiciens, subvertir le
principe même de la production, rendre encore plus difficile
l’exploitation des œuvres, revenir aux affrontements des années
2000 et aux débats sur la gratuité. Ce texte européen obtenu de
haute lutte au Parlement, peut faire entrer le numérique dans
l’âge de raison ; il peut aussi aboutir à un recul considérable, et
ne faire que des mécontents : que nous soyons artistes
principaux, musiciens, producteurs ou plateformes, l’application
de la directive sur le droit d’auteur porte autant de promesses
que de risques, comme si l’argent de YouTube ne faisait pas le
bonheur.

Il faut à tout prix veiller à préserver l’équilibre de ce texte, c’est


la condition de son efficacité.

De fait, il y a deux directives dans cette directive : l’article 17,


avec la façon dont sont rééquilibrés nos rapports avec YouTube,
et la partie que le Parlement européen a ajoutée comme
corollaire, qui concerne la relation entre producteurs et artistes.

Le gouvernement envisage de transposer l’article 17 de la


meilleure manière possible, dans les prochaines semaines,
malgré l’incertitude découlant de l’interprétation qu’en font la

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Commission et l’Allemagne, laquelle risque de minimiser sa


portée en mettant l’usage des exceptions au droit d’auteur sur la
même ligne que le droit exclusif. Une campagne publique
intense, outre-Rhin, menée par le Parti pirate, de concert avec
certains géants du net, tend à établir que cette directive porte
atteinte à la liberté d’expression. Il faut en marteler le premier
objectif : ramener YouTube dans le giron du droit d’auteur.

Et cela implique une obligation renforcée, pour le diffuseur, de


s’assurer que les contenus sur lesquels il n’a pas obtenu
l’autorisation des ayants-droit restent indisponibles. Les outils
de reconnaissance et de blocage nécessaires sont déjà utilisés
par les plateformes, ils ne seront pas plus liberticides demain
qu’aujourd’hui et doivent évidemment être assortis d’un recours
pour l’utilisateur qui verrait son contenu bloqué (les demandes
de retrait sont justifiées dans 99,99 % des cas). A contrario, le
texte allemand va même jusqu’à envisager d’exempter de droit
d’auteur et de droits voisins tous les extraits de moins de 20
secondes. Avec l’apparition d’applications comme TikTok ce
serait dramatique. Il faut à tout prix veiller à préserver l’équilibre
de ce texte, c’est la condition de son efficacité.

Si la directive sur le droit d’auteur n’abordait que l’écart de


valeur lié à l’exploitation de la création par les plateformes-
vidéo, sa transposition dans le droit français serait parfaitement
consensuelle. Il y est également question des relations entre
producteurs et artistes, de transparence et de droit de
résiliation. Ce dernier correspond aux réalités du livre et des
ouvrages qui ne sont plus exploités. Pour la musique et
l’audiovisuel, c’est une autre histoire : il ne faudrait pas que ce
droit de résiliation joue de manière unilatérale, au risque d’être
parfaitement contre-productif s’agissant d’objets protégés où
différents droits sont joints, comme c’est le cas du disque.

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L’audiovisuel est parvenu à utiliser une possibilité ouverte par la


directive – lorsqu’il y a pluralité d’intervenants – pour sortir de
cet article et du droit de résiliation, laissant la musique seule
concernée, alors que rien ne la distingue.

Enfin, il serait inexact d’imaginer que ces limitations à l’exercice


du droit de propriété ne concernent que des multinationales
avides d’argent. Ce sont les petites structures, celles qui
financent des disques par passion et en tirent rarement bénéfice
qui en souffriraient le plus.

Sortir des coups de menton, du bellicisme, des gargarismes, de


la croyance que la loi peut tout, et adopter un peu de prosaïsme
anglo-saxon nous ferait le plus grand bien.

Il y a une autre source potentielle d’interprétations divergentes


et de ressentiment dans le texte de transposition : s’il établit
clairement la possibilité de recours à une rémunération
forfaitaire lorsque la contribution de l’artiste ne serait pas
essentielle (c’est-à-dire lorsqu’un autre musicien, par exemple
dans une section de cordes, peut se substituer à un autre), il
reste une incertitude sur ce qu’on peut entendre par contribution
essentielle. Le principe de rémunération appropriée et
proportionnelle pour l’ensemble des artistes-interprètes se lit au
regard de la contribution de l’artiste à l’œuvre et des pratiques
de marché. Le législateur européen l’avait en tête quand il
envisageait son application à une industrie où la production,
structurellement déficitaire (la plupart des disques ne
remboursent pas leurs coûts de production), est financée par
une minorité de réussites. C’est bien la mutuellisation des
projets qui permet à la musique enregistrée de se renouveler
sans cesse au bénéfice des artistes émergents. Considérer un
succès seul n’a pas de sens quand on sait qu’il finance en
moyenne neuf autres projets déficitaires.
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Dans ce contexte, mettre sur le même plan l’improvisation de


flûte de Roger Bourdin sur Il est cinq heures et un musicien
d’orchestre qui va lire, avec brio et virtuosité, la partition qui a
été écrite pour lui, pénalise les artistes et les genres les moins
commerciaux : le jazz, le classique, et tous ceux qui s’efforcent
de faire appel à des instrumentistes plutôt qu’à l’ordinateur et
aux disques sous Auto-Tune. Ceux qui connaissent le secteur
savent qu’en réalité, en musique, les contrats ont une valeur
relative : en cas de succès, il est de l’intérêt de tous de
renégocier une convention qui ne prendrait pas en
considération celui-ci. Si leurs clauses étaient intangibles, les
Beatles continueraient de percevoir 1 penny par disque, comme
le prévoyait leur premier contrat.

Cette directive et la façon dont nous entendons la mettre en


œuvre s’inscrivent dans un contexte plus vaste, elles soulignent
certaines spécificités culturelles de l’Europe et de la France qui
nous ramènent au film de Comencini. Nous avons vu dans le
passé comment la tentative d’imposer des frais de port à
Amazon a été immédiatement tournée en dérision par la
plateforme, qui facture désormais 1 centime par envoi. La
directive européenne sur le droit d’auteur risque de subir le
même sort si nous n’y prenons pas garde. Déjà, un arrêt de la
Cour de justice de l’Union européenne oblige désormais la
France à rétrocéder aux États-Unis, les droits voisins qu’elle ne
leur répartissait pas (les États-Unis ne reconnaissant pas ce
droit à rémunération équitable), déstabilisant fortement les
sociétés de gestion collective et la création. Pris en étau entre
notre libre-échangisme et le mercantilisme de pays
protectionnistes, nous préférons les grands mots et
l’« exception culturelle » à la simple réciprocité des usages.

Ce ne sont pas les GAFAM qui empêchent un label comme le

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mien de vendre des disques par correspondance sans passer


par Amazon, c’est La Poste, ses tarifs, sa désorganisation
pendant la crise sanitaire et son taux élevé de pertes. Si nous
n’avons pas réussi à créer des plateformes universelles pour la
musique, l’image, le livre ou la presse, ce n’est pas la faute des
autres : les Bill Gates et Jeff Bezos français sont encore trop
souvent des concessionnaires de marchés publics, du
téléphone ou d’Internet avant d’être des industriels. Sortir des
coups de menton, du bellicisme, des gargarismes, de la
croyance que la loi peut tout, et adopter un peu de prosaïsme
anglo-saxon nous ferait le plus grand bien si nous ne voulons
pas que la milliardaire garde encore longtemps notre argent.

Bertrand Burgalat

Musicien, producteur

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