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PERSPECTIV ES LITT É RAIRES MICHEL ZINK

Collection dirigée par


Michel Delon et Michel Zink

Poésie A

et conversion au Moyen A.ge

BIBLIOTHÈQUE I
OE LA I
*
j MAISON DE FRANCEJ

G
ziy

OUVRAGE PUBLIÉ AVEC LE CONCOURS


DU COLLÈGE DE FRANCE

Presses Universitaires de France


DU MÊME AUTEUR

La Pastourelle, Bordas, 1972.


La Prédication en langue romane avant 1300, Champion, 1976, 2e éd. revue, 1982. AVERTISSEMENT
Belle. Essai sur les chansons de toile, suivi d’ une édition et d’ une traduction, Champion, 1978.
Roman rose et rose rouge. Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole de Jean Renart, Nizet, 1979.
Le roman d’Apollonius de Tyr, UGE, « 10/18 », 1982.
La subjectivité littéraire autour du siècle de saint Louis, PUF, 1985 (prix de l’Association internationale des
études françaises).
Rutebeuf. Œ uvres complètes, 2 vol., Classiques Garnier, 1989-1990, nouv. éd. revue et mise à jour, Le
Livre de Poche, 2001.
Introduction à la littérature française du Moyen Âge, Le Livre de Poche, 1993.
Littérature française du Moyen Âge, PUF, 1992, 2e éd. revue et mise à jour, 2001.
Les voix de la conscience. Parole du poète et parole de Dieu dans la littérature médiévale, Paradigme, 1992.
Le Moyen Age et ses chansons ou un passé en trompe-l' œ il, Éditions de Fallois, 1996.
Le tiers d’amour. Un roman des troubadours, Éditions de Fallois, 1998.
Froissart et le temps, PUF, 1998.
Le fongleur de Notre-Dame. Contes chrétiens du Moyen Âge, Le Seuil, 1999, rééd. partielle sous le titre Contes
du Moyen Age, illustrations de Pierre-Olivier Leclercq, Paris, Le Seuil, 2002.
Déodat ou la transparence. Un roman du Graal, Le Seuil, 2002.
Livres écrits en collaboration Ce livre est un écho de mes cours du Collège de France dans la
Girart de Roussillon ou l’épopée de Bourgogne, commenté par M. Thomas et M. Zink, adaptation en fran- période 1997-2001. Certains chapitres contiennent des développements ou
çais moderne de R.-H. Guerrand, Philippe Lebaud, 1990.
Histoire européenne du roman médiéval. Esquisse et perspectives, par M. Stanesco et M. Zink , PUF, 1992.
des paragraphes qui ont é té repris, parfois résumés, parfois développés,
L’Art d'aimer au Moyen Âge, parM. Cazenave, D. Poirion, A. Strubel, M. Zink, Philippe Lebaud, 1997. dans des articles séparés dont voici la liste. Le chiffre romain placé entre
Pages manuscrites de la littérature médiévale, par G. Hasenohr et M. Zink, Le Livre de Poche, 1999. parenthèses à la suite de chacun désigne le chapitre où figurent les passages qui
Direction d’ouvrages collectifs lui correspondent.
Réception et identification du conte depuis le Moyen Âge, textes réunis par M. Zink et X. Ravier, Université de
Toulouse - Le Mirail, 1987.
« Les sources de la poésie européenne et la sagesse de l’amour », dans Identité litté-
Dictionnaire des lettres françaises. Le Moyen Âge, éd. entièrement revue et mise à jour sous la dir. de raire de IEurope, sous la dir. de M. Fumaroli, Y. Bonnefoy, H. Weinrich,
G. Hasenohr et de M. Zink, Le Livre de Poche, 1992. M. Zink, Paris, PUF, 2000, p. 179-194 (I).
Les âges de la vie au Moyen Âge, textes ré unis par H. Dubois et M. Zink, Presses de l’Université de Paris- « Le poète désacralisé. Orphée médiéval et Y Ovide moralisé », dans he metamorfosi di
Sorbonne, 1992.
Apogée et déclin, textes ré unis par C. Thomasset et M. Zink, Université de Paris-Sorbonne, 1993.
Orfeo, a cura di Anna Maria Babbi, Vérone, Fiorini, 2000, p. 15-27 (V).
Direction du secteur Littératures française et occitane du Moyen Âge du Dictionnaire universel des littératures, « La dédicace du Chevalier de la Charrette et les transferts de l’inspiration », dans
sous la dir. de B. Didier, PUF, 3 vol ., 1994. « Ce est li fruis selonc la letre ». Mélanges offerts à Charles Mêla, éd. O. Collet,
Chrétien de Troyes, Romans, Le Livre de Poche, 1994. Y. Foehr-Janssens et S. Messerli, Genève, Droz, 2002, p. 591-600 (VI).
L’ hostellerie de Pensée. Etudes sur l'art littéraire au Moyen Âge en l’ honneur de Daniel Poirion, textes ré unis par « Le Cantique des Cantiques et le Vilain ânier », dans Convergences médiévales.
M. Zink et D. Bohler, Université de Paris-Sorbonne, 1995.
Identité littéraire de l' Europe, sous la dir. de M. Fumaroli, Y. Bonnefoy, H. Weinrich, M. Zink, PUF, Épopée, lyrique, roman. Mélanges offerts à Madeleine Tyssens, éd. Nadine Henrard,
2000. Paola Moreno et Martine Thiry-Stassin, Bruxelles, De Boeck, 2001, p. 631-
Dictionnaire du Moyen Âge, sous la dir. de C. Gauvard, A. de Libera, M. Zink, PUF, 2002. 641 (VII).
L’ œ uvre et son ombre. Que peut la littérature secondaire ?, sous la direction de M. Zink, Éditions de Fallois « De l’inspiration à l’amour et de l’amour à l’inspiration », dans Rhétorique et poé-
2002.
tique au Moyen Âge, sous la direction d’Alain Michel, Turnhout, Brepols, 2002,
p. 93-102 (VII).
« Le conte du renieur », dans Heitere Mimesis. Festschrift fur Willi Hirdt %um 65. Ge -
ISBN 213 053652 2
burtstag éd. Birgit Tappert et Willi Jung, Tübingen et Bâle, Francke Verlag,
ISSN 1242-482 x 2003, p. 345-355 (VIII).
Dé pôt légal — lr: édition : 2003, mai
© Presses Universitaires de France, 2003
6, avenue Reille, 75014 Paris
AVANT - PROPOS

Une présence habite le Moyen Âge, lui impose sa marque et s’offre au


regard de quelque point de vue qu’il se pose sur lui : celle du christianisme
et de l’Église. Tous ceux qui étudient cette période placent le christia-
nisme au centre de leurs préoccupations, non par choix, mais par néces-
sité : historiens du politique, de l’économie, des institutions, du droit, de
la vie intellectuelle, des sciences, de la philosophie et des idées, des men-
talités et des sensibilités, des croyances et des coutumes, de la famille, de
la vie quotidienne, pour ne rien dire, évidemment, des historiens des reli-
gions, de l’Église et des théologiens.
Seuls les historiens de la littérature et les philologues ont, depuis tou-
jours (c’est-à-dire depuis la naissance de leur discipline), une attitude dif-
férente. L’objet de leur é tude ne leur paraî t digne d’inté rêt que s’il
échappe à l’imprégnation chrétienne. Ils n’ont de cesse qu’ils n’aient déli-
mité une littérature « profane », échappant autant qu’il se peut à la conta-
mination religieuse. Ils lui consacrent presque tous leurs soins. Elle seule
leur paraî t avoir contribué de façon féconde au développement de la litté-
rature. Elle seule, au fond, leur paraî t m ême mé riter le nom de littérature.
Il est à ce choix plusieurs raisons, qui toutes se laissent aisément
reconnaître. L’une, la plus légitime, tient aux circonstances dans les-
quelles les jeunes littératures vernaculaires sont apparues au Moyen Âge.
Aussi longtemps que leur seule activité est la traduction ou l’adaptation
de textes scripturaires, liturgiques ou hagiographiques, aussi longtemps
qu’elles ne sont presque rien d’autre qu’un instrument apologé tique entre
les mains des clercs, elles n’ont rien qui retienne particulièrement
l’attention, rien qui laisse présager - au moins au regard superficiel - un
développement original. Tout change lorsqu’elles produisent des formes
2 Poésie et conversion au Moyen Âge Avant-propos 3

autonomes qui doivent peu à des modèles latins et religieux. Il est naturel Certes, depuis la fin du XVIIIe siècle et depuis Le Génie du christianisme,
de privilégier l’étude de ces formes dans la mesure même où elles l’attrait idéologique du Moyen Age chrétien était fort auprès de certains.
s’affranchissent de ces modèles. Mais les plus grands médiévistes, dans le domaine de la philologie et de la
Une autre raison, moins rare qu’on ne croit, est dans le désir de cons- littérature, n’étaient pas ceux-là. Les travaux de Léon Gautier, dont le
tituer la littérature en domaine autonome, désir d’autant plus fort qu’il ne catholicisme était aussi affiché que le nationalisme, excitaient la condes-
saurait se réaliser aisément. Appliquée au Moyen Age, la notion même de cendance dédaigneuse de Paul Meyer et de Gaston Paris. Ce dernier se
littérature, comme celle d’art, est problématique. Comment en serait-il proclamait athée, comme aussi son élève infidèle et successeur Joseph
autrement ? Telle que nous l’entendons communément, c’est une notion Bédier1. Plusieurs grands médiévistes du XXe siècle n’ont pas fait mystère

moderne peut-ê tre même une notion dont l’apparition fonde l’un des
aspects de la modernité1. L’effort pour en trouver un équivalent ou un
de leur peu d’intérêt pour les aspects religieux de la littérature médiévale.
Non que les convictions de ces savants intègres aient pesé sur leurs inter-
avatar au Moyen Age n’est pour autant ni stupide ni désespéré. Mais il prétations ou gauchi leurs travaux. Non qu’elles leur aient fait mécon-
peut le devenir si l’on fait d’une sorte de gratuité un critère propre à dé fi- naître l’importance du christianisme médiéval. Mais ils ne le prenaient au
nir la littérature et si l’on croit trouver ce qui relève spécifiquement de la fond pas assez au sérieux pour être disposés à reconnaître, non seulement
qu’il modèle la poétique du Moyen Age, mais encore que l’idée même de
littérature là où l’enjeu est le moindre - loin de ce qui est alors le plus
grand enjeu, le seul enjeu, celui du salut.
Une troisième raison est historique. Elle tient à l’esprit qui animait les

poésie ne peut à cette époque être pensée si elle le peut qu’en fonc-
tion de lui. De l’autre côté, chez ceux, moins nombreux, qui affichaient

pères de la philologie. Tout les poussait à minimiser la marque chrétienne des convictions religieuses, la situation était pire et l’anachronisme mili-
des lettres médiévales, surtout en langue vulgaire, et à concentrer leurs tant souvent dévastateur.
efforts sur les secteurs où cette marque était la moins visible. Gaston Naturellement, ces caricatures sont injustes. Tant de figures les
Paris jugeait la littérature cléricale du Moyen Âge « a-nationale »2 et —
démentent : Etienne Gilson mais c’est un philosophe ; bien des philolo-
concentrait explicitement ses travaux sur le français « non clérical »\ gues italiens mais Dante à lui seul contraint à penser la poésie comme

Comment en aurait-il é té autrement ? La génération marquée par la un instrument de conversion ; tous ceux ou presque dont l’objet d’études
pensée romantique avait d’abord voulu reconnaître le génie particulier de est la littérature médio-latine. Ces caricatures naissent en réalité, comme
chaque peuple dans les manifestations primitives de sa poésie, non adul- souvent les caricatures, d’un regard trop étroit : ici, d’un regard born
2
é aux
lettres françaises et occitanes et aux travaux qu’elles ont suscit és .
térées par des influences étrangères ou savantes, au premier rang desquel-
les é taient les lettres chrétiennes, chargées de l’héritage de la latinité clas- Et pourtant... La littérature du Moyen Âge ne peut guère, il est vrai,
sique. Les recherches sur les mythologies et les folklores comparés être envisagée hors du domaine du religieux (ou plus exactement hors du
cherchaient les strates dissimulées sous un vernis chré tien. Les traits pro- domaine de la foi). Mais, dans le cadre étroit que je viens de dire, n’est-ce
pres aux jeunes littératures nationales devaient trancher sur l’universalité pas, encore une fois, ce que nous faisons presque toujours ? Soit en
de la chrétienté. Armes et amours étaient plus séduisants que les prêches. considérant la littérature comme un champ autonome (ce qui est ana-
chronique) ; soit en isolant une littérature dite profane souvent sup-

posée seule digne d’intérêt dans l’ordre littéraire d’une littérature dite

1. Cf . M. Zink, Littérature(s) , dans Jacques Le Goff, Jean-Claude Schmitt, Dictionnaire raisonné de l’ Occi-
dent médiéval, Paris, Fayard, 1999, p. 610-623. Voir aussi P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, pré-
face de M. Zink, avec un texte iné dit de P. Zumthor, Paris, Le Seuil, 2000 [1972], et Id., Parler du
Moyen Age, Paris, Éditions de Minuit, 1980. Dans le domaine de l’histoire de l’art, voir la réflexion 1. Cf. Alain Corbellari> Joseph Bédier. Écrivain et philologue, Genève, Droz , 1997, p. 44-45. en
de Hans Belting sur la valeur des « images » (en particulier des images à caractère sacré) anté rieu- 2. Même ce regard est injuste. Les beaux travaux de Geneviève Hasenohr sur la poésie religieuse
é ostenta-
rement à l’é laboration du concept d’ « art » à la Renaissance : Image et culte. Une histoire de l’art avant langue vulgaire de la fin du Moyen Age ont beau prétendre, avec une ombre d’îhumilit
toire, rester au bord de l’analyse littéraire, ils n’en font pas moins souvent appara tre avec pé nétra
-
l’époque de l’ art, trad , par F. Muller, Paris , Éditions du Cerf, 1998 [éd . allemande, 1990].
2. Cf. Ursula Bàhler, Gaston Paris et la philologie romane. Aspects d’ une vie, d’une œ uvre, d'une discipline, 2 vol., tion ce qu’est une poétique de la spiritualité. Voir, par exemple, l’article sur les versions françaises
thèse d’habilitation, Université de Zürich, mars 2002, vol. 1, p. 424. du Stabat mater : « Les traductions françaises du “ Stabat mater dolorosa” : textes et contextes
(XIVe-XVle siècle) », dans Recherches Augustiniennes, XXIV (1989), p. 243-355.
3. Ibid., p. 564-566, particuliè rement p. 565 ; et p. 628, 683 684. -
4 Poésie et conversion au Moyen Âge Avant-propos 5

ceci cache-t-il cela et pourquoi ceci est-il ce qu’il est, puisqu’il y a cela der
-
religieuse qui l’é toufferait sous son abondance pesante, sorte de gangue
une lec -
épaisse enveloppant la gemme brillante ; soit en nous désintéressant des rière ? Et, comme dirait Blanchot, le texte n’appelle-t-il pas plus
à partir
préoccupations religieuses constamment et ostensiblement affichées par ture d’ignorant qu’une lecture de savant ? Comment comprendre
la littérature et en considérant qu’il faut toujours aller au-delà de cette sur- du savoir des effets qui misent sur l’ignorance ? Comprendre en profon -
face pour trouver au-dessous les ressorts cachés et le sens profond, par deur est facile. Comprendre la surface, c’est autre chose. C’est triompher
. Dans
une démarche relevant de l’ethnologie, de la mythographie, de la en acceptant d’être dupe. C’est la « docte ignorance » du littéraire
qui suivent sera consacr é , il est
recherche de structures et de cohérences oubliées du Moyen Âge lui- La Vie des pères, à laquelle un des chapitres
même ou cachées à ses propres yeux. deux contes qui pourraient ê tre lus comme une m é taphore de cette
Non qu’une telle démarche ne soit pas légitime. Elle l’est au contraire des poireaux ; sans mot dire , à ses
démarche : un saint homme plante
au fur et à mesure ; quand il a fini
tellement qu’elle déconsidère aisément toute autre approche. Pourtant, côtés, un mauvais plaisant les arrache
de
n’est-il pas également légitime de ne pas vouloir tout de suite être plus de planter ses poireaux, le saint homme aide son tourmenteur à finir
pénétrant ou plus perspicace que les textes que nous avons sous les yeux, r conforter de la peine qu ’il a
les arracher, puis lui offre à boire pour le é
de ne pas chercher tout de suite à remonter plus haut ou à creuser plus prise . Deuxième conte : un saint homme court
1 apr ès les voleurs qui ont
2
. Les
profond, mais de les prendre, au moins provisoirement, pour ce qu’ils pré- vidé sa maison parce qu’ils ont oublié d’emporter quelque chose
dans les raisons de
tendent être, de les prendre au sérieux ? Les prendre pour ce qu’ils veulent deux personnages acceptent d’être dupes en entrant
être, c’est précisément cela : d’une part éviter de leur appliquer a priori des ceux qui leur font du mal. Ils lisent ces raisons et les acceptent . Ils laissent
sûr, ils
distinctions qui relèvent de l’idée moderne de la littérature, d’autre part l’ignorance du mal submerger le savoir du mal. Et pour finir, bien
refuser de ne voir en eux que la trace inconsciente d’un substrat qu’ils ont convertissent les méchants : ils retournent leurs raisons Ce . sont eux qui
eux-mêmes oublié ou qu’ils sont incapables eux-mêmes de comprendre. ont tout compris.
Le titre de ce livre est Poésie et conversion au Moyen Age. Il ne traite pas
On constate alors (et c’est une telle évidence qu’on est tenté, pour cette de
sie
la poésie religieuse du Moyen Âge, puisqu’il refuse de séparer une po
raison même, de ne pas s’y arrê ter) que la majorité des textes médiévaux é
— même à ne s’en tenir qu’aux textes vernaculaires, et a fortiori si l’on prend qui serait religieuse d’une autre qui ne le serait pas. Mais il cherche
à

en compte le domaine latin sont des textes religieux ou marqués, à des
degrés divers et sous des formes diverses, par les préoccupations religieu-
découvrir comment la poésie en elle-même définit sa nature et cherche -
justifier son existence au regard de la conversion. Pourquoi la conver
à

ses ; que cette majorité devient écrasante si l’on fait le compte, non plus vie.
sion ? Parce que c’est au Moyen Âge ce vers quoi doit tendre toute
des textes, mais des manuscrits ; et que la quasi-totalité des textes s’inscrit d’une religion à une autre , mais le
Non pas, bien entendu, la conversion
d’une façon ou d’une autre sur l’horizon de la foi. vers Dieu . La po ésie est ré put ée
mouvement par lequel l’âme se tourne
Lire ces textes sur l’horizon de leur foi, c’est donc s’arrê ter à ce qu’ils lation chr é tienne n’a pas besoin d ’ elle et
inutile à la conversion, car la ré év
prétendent être et s’accrocher à la surface qu’ils nous offrent. C’est une obs-
ne passe nullement par sa médiation. Et la poésie est réputée lui faire
naïveté. Mais la lecture littéraire, dont Blanchot dit qu’elle « exige plus , elle est charg é e de sé ductions
d’ignorance que de savoir, qu’elle exige un savoir qu’investit une tacle, car elle est l’héritière du paganisme

dangereuses, elle est un art de l’ornement et non de la vérité. Pourtant
-
immense ignorance », ne consiste t-elle pas à accepter d’être dupe non —
pas à être dupe sans le savoir ni, à l’inverse, à faire semblant d’être dupe, mesure qu’elle prend conscience d’elle-même
son effet dans le mouvement de la conversion
, elle
.
revendique
Plus souvent
sa
qu
part
’ on
et
ne
r_ "

mais à accepter lucidement d’être vraiment dupe ? C’est à cette condition qu ’on ne croit il
seulement que l’on peut comprendre ensuite comment on a été dupé. Et croit, le poète se veut prophète, plus fondamentalement
aspire à être, comme on le dira de Dante, poeta theologus .
cette compréhension-là, c’est la compréhension même du texte. En un
sens, la supériorité est une attitude plus facile : le texte nous dit ceci, mais 1999, vol. Ill, Patience, XLVII-66,
en réalité il y a en lui cela ; je le vois bien, moi qui suis si savant et si pers- 1. La Vie des Pères, éd . Félix Lecoy, 3 vol., Paris, SATF, 1987, 1993,
p. 52-62.
picace. Oui, c’est indubitable : il y a cela derrière ceci. Et après ? Pourquoi 2. Ibid., Sac, LI-70, p. 122-134.
CHAPITR E PREMIER

LA PO É SIE PERDUE ET RETROUV É E :


LES BELLES - LETTRES ET LA FOI

Si Dieu parle aux hommes, s’il s’est fait homme, si ses disciples ont
recueilli de sa bouche même son enseignement, transmis par un livre
saint, qu’a-t-on besoin du poète ? Ce n’est plus par sa voix que parle le
divin. Qu’a-t-on besoin de la poésie ? Elle n’est plus le médium du sacré,
mais un divertissement futile et une séduction dangereuse. Et qu’a-t-on
besoin de tout le savoir des écrivains quand une seule chose est néces-
saire — écouter la parole de Dieu et la mettre en pratique ?
Un chrétien peut-il faire une place aux belles-lettres ? Sont-elles légiti-
mes au regard de la foi ? La question s’est posée très tôt. Bien qu’elle
trouve une solution dès l’époque patristique, elle resurgit sans cesse, non
seulement au Moyen Âge, mais jusqu’à l’époque moderne :
Tertullien, le premier écrivain chrétien de langue latine, vitupère les philosophes,
« patriarches de l’hérésie » : « Qu’est-ce que J é rusalem peut avoir à faire d’Athè
nes ?
Platon ] l’Église ? » Au dé but du IVe siècle,
Quel rapport entre l’Académie [de et
l’apologète Lactance, pourtant qualifié par la postérité de « Cicéron chrétien », respire
dans la poésie classique des « parfums empoisonnés ». Et, près d’un siècle après la
paix de l’Église, le quatrième concile de Carthage fait encore aux1 évêques défense
expresse de lire « les livres des gentils », sauf nécessité impérieuse .
En 1855 encore, un certain abbé Gaume, directeur de séminaire, suit
l’exemple de ces censeurs en demandant que le latin et le grec ne soient étu-
diés que dans les auteurs chrétiens et qu’on fasse disparaître des program-
mes d’enseignement les auteurs païens de l’Antiquité. Mgr Dupanloup
s’insurge contre cette demande et fait intervenir le pape. Celui-ci rappelle
aux évêques de France que, quand l’évangélisation est en jeu, l’orateur

1. d'infidélité: le rapport aux lettres antiques et la création de nouveaux modèles, à


Jean-Yves Tilliette, Ledeçons
la France littéraire, vol. I, Paris, PUF.
paraître dans Histoire
La poésie perdue et retrouvée : les belles-lettres et la foi 9
8 Poésie et conversion au Moyen Âge

chrétien, comme saint Paul devant l’Aréopage, parle d’un point de vue Certains des premiers auteurs chrétiens avaient recommandé l’étude
minoritaire et doit donc connaître la culture de ses adversaires. Ce vieil de la littérature profane : Origène, saint Basile dans son Discours aux jeunes
argument, constamment invoqué dans les débuts du christianisme et au gens, Lactance lui-même, malgré les « parfums empoisonnés », dans les
Moyen Age, servait encore. Au demeurant, le XIXe siècle cite constamment Divinae institutiones, saint Ambroise. Mais c’est surtout sur les textes
fameux de saint J érôme et de saint Augustin que se fondera la ré
flexion
saint Augustin et la spoliation des Egyptiens, saint J érôme et l’esclave du
Deutéronome, textes que nous allons rencontrer et commenter1. du Moyen Age latin.
La question de la légitimité des belles-lettres au regard de la foi se
posait au christianisme naissant de multiples façons et pour de multiples
raisons. Parce que les belles-lettres étaient un produit de la culture
païenne latine et grecque, et à ce titre suspectes et dévaluées. Parce que le SAINT J ÉRÔME. L’ HOMMAGE AUX LETTRES ANTIQUES
texte biblique, venu d’une civilisation très différente de celle du monde ET L’ESCLAVE CAPTIVE
grec et romain, ne répondait pas aux critères esthétiques et intellectuels
de cette culture et paraissait donc en nier les valeurs. Parce que le message
du Christ s’adresse aux humbles et que le savoir paraît ne servir à rien, Empruntée au judaïsme hellénisé, la position de saint Jérôme est
voire être un obstacle, pour le Royaume : « Je te bénis, Père, Seigneur du d’abord fondée sur l’affirmation de la primauté de la Bible, chronologi-
sur le savoir
ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de quement aussi bien qu’en dignité, et même de son influence
des païens. Mais J érôme renonce si difficilement à son admiration pour
l’avoir révélé aux tout-petits. »2 Parce que, comme on l’a noté plus haut, la au point de presque
poésie ne peut être considérée en elle-même par le christianisme comme les lettres antiques qu’il gauchit cette position
un langage du sacré et un médium de la vérité, contrairement à ce qu’elle l’inverser par instants.
est dans certaines religions et contrairement à l’idée que le paganisme Les livres saints des Juifs sont beaucoup plus anciens que les ouvrages
antique se fait du poète inspiré. Mais la question se posait aussi d’une cer- des poètes et des philosophes grecs, qui les ont connus et imités : cette
taine façon, et inversement, parce que la supériorité des lettres, de la phi- idée est familière aux juifs hellénisés. Philon d’Alexandrie assure
qu’Héraclite et les stoïciens se sont inspirés de Moïse. Flavius Jos phe
è ,
losophie, de la science païennes était à première vue évidente, écrasante,
dans le Contre Apion, veut montrer que les philosophes grecs connais-
et donc troublante.
Faut-il vraiment revenir une fois de plus, et de façon bien sommaire saient les livres de Moïse et les ont exploités :
; , les Grecs, qui
sur un débat que tant de travaux ont fait connaître ? Mais peut-on com- Que cette conception de Dieu ait été celle des plus sages parmi
s’inspirèrent des enseignements donnés pour la première fois par
Moïse, je n’en dis
prendre la place que le Moyen Age chrétien fait à la poésie sans en avoir à et convient
rien pour le moment ; mais ils ont formellement attesté qu’elle est belle
l’esprit les grandes orientations et les documents fondateurs ? Dira-t-on à la nature comme à la grandeur divine ; car Pythagore, Anaxagore
, Platon, les philo-
qu’il porte sur le savoir dans son ensemble autant que sur la seule culture sophes du Portique qui vinrent ensuite , tous, peu s’en faut, ont manifestement eu
littéraire, et sur la culture littéraire dans son ensemble plus que sur la pra- cette conception de la nature divine .
1

tique de la poésie ? Mais peut-on même concevoir, avant l’époque


moderne, une culture littéraire et une pratique poétique qui ne seraient Saint Jérôme s’inscrit dans cette pensée d’une concurrence entre les
deux traditions dont la Bible sort victorieuse. Mais la tournure qu
’il
pas englobées dans la totalité du savoir ? Et peut-on dès lors ne pas rap- sainte n’en implique pas moins un hom -
peler les conditions auxquelles culture et savoir sont réputés légitimes ? donne à sa défense de l’Écriture
, Les Belles Lettres, 2 tirage 1972
e
Contre Apion, éd. Théodore Reinach, trad. Léon Blum, Parisacxjx ’ "EXXyjfnv ÔTI piv
[1930], 1. Il, 168, p. 87 : « Tauxa Trepí ÔEOU 4» P 0 V £tv ot Ô TaToi irap
îrapatrxôvToç, soi vuv XÉyeiv, Ô TI 8 ècm
’ xaXà xai upsTtovTa vj)
1. Françoise Douay-Soublin, communication au Colloque de la Société d’Histoire de la Rhétorique, èSiSà 07)<Tav èxetvou ràç
Ecole Normale Supé rieure, 22 novembre 1997. ^
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2. Matth. 11, 25 : « Confiteor tibi, Pater, Domine caeli et terrae, quia abscondisti haec a sapientibus
et prudentibus, et revelasti ea parvulis. » Cf. 1 Cor. 1, 19, cité plus bas.
Kat Ü Xàxcov ot TE [XET èxe ívou ç knb TíJ ç oxo
<j)aivovxat Trepi xrjç TOU 0eou
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Tuscfjpov xóxsç. »
^
10 Poésie et conversion au Moyen Âge La poésie perdue et retrouvée : les belles-lettres et la foi 11

mage constant aux lettres antiques. Un hommage implicite : son De viris Comme exemples de ceux qui prétendent avoir cette science innée et
illustribusy première histoire de la littérature latine chrétienne, reprend le qui feraient mieux de se taire, il désigne les vieillards gâ teux et ceux qui
titre de Suétone et celui de sa lettre 57 à Pammachius, « De la meilleure s’expriment en mauvais latin. Vigueur intellectuelle et correction
de
manière de traduire » (De optimo genere interpretandi% s’inspire du De optimo l’expression vont à ses yeux de pair. La seconde la— ma îtrise du beau
.
genere oratorum de Cicéron. Mais aussi un hommage explicite, dont témoi-
gnent en particulier deux de ses lettres1, la lettre 53 à saint Paulin de Noie

latin est aussi nécessaire que la première à l’étude de l’Écriture sainte
Mais surtout, à l’appui de son indignation devant pr la é tention des igno -
, dans
rants à une compétence dans ce domaine, il cite des vers ’Horace
et la lettre 70 à Magnus, « orateur de la ville de Rome »2. d
soit requise de
La longue et complexe lettre 53 a pour objet de montrer qu’on ne lesquels le poète latin se plaint qu’une comp é tence
soit exig é e du po è te,
peut étudier l’Écriture sainte sans préparation, sans guide, sans connais- l’homme de métier mais qu’aucune compétence ne
sances et sans compétence. Tout le monde, écrit saint Jérôme, reconnaît comme si la parenté entre la pratique de la po ésie et l’é tude de la Bible
que chaque métier exige une compé tence acquise par l’apprentissage allait de soi. Et de fait, elle va de soi pour saint Jé rô me , car toutes deux
auprès d’un maître, mais dans le domaine des Écritures, chacun s’estime font appel aux disciplines philologiques, disciplines que chacun croit à
compétent et capable de donner un avis. Cette idée, simple en elle-même, tort posséder de façon innée parce qu’il sait parler et é crire :
Quant à la médecine,
il l’exprime à travers un système d’allusions et de références complexe ... ne peuvent, sans maître, devenir ce qu’ils souhaitent d’être « :
la forge. »
c’est aux médecins de pronostiquer ; aux forgerons de traiter des choses
de
aux lettres profanes, à travers un jeu compliqué de conjonction et pour eux -
d’opposition entre scripturae (les Écritures saintes) et litterae (les lettres Il n’est qu’un art, celui des Écritures, que tous, pêle-mêle, revendiquent
, pê le- mêle, nous é crivons des poèmes ! » Cet art-là, la
mêmes : « Ignorants et doctes
antiques), dans des contextes et par des biais divers. vieille femme bavarde, le vieillard qui radote, le bavard à l’expression
fautive, tous
Ainsi, pour établir que la compétence est nécessaire dans tous les s’en targuent, le sabotent, l’enseignent avant de l’avoir appris .
1

métiers, il déclare, en usant de la prétérition, qu’elle est évidente dans le


cas des activités intellectuelles, au premier rang desquelles sont celles de Les pires, poursuit J érôme, parmi ces incompétents qui prétendent
parler de l’Écriture sainte sont ceux qui ont une formation littéraire pro -
la parole, mais qu’elle l’est aussi s’agissant des métiers manuels. Autre- sacré en disant leur sen -
ment dit, la compétence en << science biblique » entend rivaliser avant tout fane et qui font de la littérature à propos du texte
la v é rité , en parlant en somme à la
avec la compétence littéraire et apparaître aussi exigeante qu’elle : timent à son sujet au lieu d’en chercher
place de Dieu. Mais pour montrer qu’ils font fausse route, il renverse -
sou
... pour que tu comprennes que tu ne peux aborder le domaine des Saintes Écritures dain la relation entre les lettres profanes et l’ É criture sainte : cet arbitraire
sans un guide qui te montre le chemin. Je ne dis rien des grammairiens, rhéteurs, phi-
losophes, géomètres, dialecticiens, musiciens, astrologues, médecins, dont la science, subjectif est analogue, dit-il, à celui qui2 fait chercher un sens chrétien
ne soit
extrêmement utile aux mortels, se divise en trois parties : la théorie, la méthode, dans des centons d’Homère et de Virgile . Bien que la formulation
semble porter sur l’interpr é tation
l’expérimentation. Mais j’en viendrai aux métiers mineurs, où c’est moins l’esprit que pas absolument claire, la condamnation
la main qui gouverne. Paysans, maçons, forgerons (...) ne peuvent pas, sans maî tre, arbitraire des Écritures plus que sur celle des centons virgiliens :
devenir ce qu’ils souhaitent d’être3. , ils sont venus aux Écritures saintes
Je ne dis rien de mes pareils qui, si d’aventure
, et si, par leur langage artiste, ils ont agréable-
après avoir cultivé la littérature profane
sont la Loi
1. On sait que les lettres de saint Jérôme sont la partie de son œ uvre que le Moyen Âge a le plus lue ment chatouillé l’oreille du peuple, s’imaginent que toutes leurs paroles
et le plus go û tée. Voir J . Leclercq, L’Amour des lettres et le désir de Dieu. Initiation aux auteurs monas-
tiques du Moyen âge, Paris, Éditions du Cerf, 3e éd. corr. 1990 [1956], p. 96. non possunt esse quod
1. Ibid., LIII, 6-7, p. 15 (trad, légèrement modifiée) : « ... absque doctore
2. Voir Ernst Robert Curtius, La littérature européenne et le Moyen Age latin, trad. J . Bré joux, Paris, PUF, cupiunt :
1956, rééd . avec une pré face de A. Michel, Paris, PUF, coll. « Agora », 1986 [ lrc éd. allemande
1948], p. 701 ; cf. aussi p. 98. “ Quod medicorum est .
3. Saint J é rôme, Lettres, t. III, éd. J . Labourt, Paris, Les Belles Lettres, 1953, c. LUI, 6, p. 15 : « ... ut promittunt medici, tractant fabrilia fabri.” ( Horat. epist. II, 1, 115-116)
intellegeres te in scripturis sanctis sine praeuio et monstrance semitam non posse ingredi. Taceo Sola scripturarum ars est, quam sibi omnes passim uindicent :
de grammaticis, rhetoribus, philosophas, geometricis, dialecticis, musicis, astrologis, medieis, quo- “ Scribimus indocti doctique poemata” (ibid., 117),
hanc uniuersi praesumunt, lacé-
rum scientia mortalibus vel utilissima est et in très partes scinditur : xò Soypa, rrçv piiÔoSov, xV]v hanc garrula anus, hanc delirus senex, hanc soloecista uerbosus,
è pîTSipiav. Ad minores veniam artes, et quae non tarn Xoyco quam manu administrantur. Agricolae, rant, docent, antequam discant. »
caementarii, fabri (...) absque doctore non possunt esse quod cupiunt. » 2. Ibid., LIII, fin de 7 , p. 15-16.
12 Poésie et conversion au Moyen Âge La poésie perdue et retrouvée : les belles-lettres et la foi 13

même de Dieu, et ne daignent pas s’informer de l’opinion des prophètes et des apô- tion ? Et d’où viennent, je te prie, ces sublimités : « Au commencement était le Verbe,
tres, mais ajustent à leur sentiment personnel des textes déplacés, comme si c’était et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu » (Jn. 1, 1) ? « Verbe », en grec
,a
— —
une mé thode d’expression magnifique et non pas très fautive que d’altérer le sens
des phrases et de faire violence selon ses désirs à l’Écriture, même si elle y répugne.

de multiples sens parole, raison, raisonnement, cause de chacun des êtres principe
d’existence de chaque substance ; de tout cela nous comprenons le sens exact. Ces véri-

Comme si nous n’avions pas lu des cernons d’Homère et des centons de Virgile, tés, Platon ne les a pas connues ; ces vérités, Démosthène, le grand orateur, les igno
a -
comme si, par ce moyen, Virgile lui-même, sans le Christ, nous ne pouvions le dire rées : « Je ruinerai, dit Dieu , la science des savants et je ré prouverai l’intelligence des
chrétien, parce qu’il a écrit : « Enfin revient aussi la Vierge, et revient l’ère satur- intelligents » (1 Cor. 1, 19). La vraie science ruine la fausse science, et bien qu’il y ait
nienne ; enfin une nouvelle progéniture est envoyée du haut des deux » { Bue., IV) ; ou ~ ~

« folie à prêcher » la Croix, cependant Paul parle de « sagesse parmi les parfaits » ; ce
encore, le Père parlant au Fils : « Mon enfant, mes forces, ma grande puissance, c’est n’est pas, il est vrai, « la sagesse de ce monde, ni des princes de ce monde qui sont voués
toi seul » {Enéide, I, 664), et après les paroles du Sauveur sur la Croix : « Il s’attardait à à la destruction » (1 Cor. 2, 6-7) ; il parle de la sagesse de Dieu cachée dans le Mystère,
de tels souvenirs et demeurait immobile » { Enéide, II, 650) ! Ce sont là des enfantil- que Dieu a prédestinée avant les siècles. La1sagesse de Dieu, c’est le Christ, car le Christ
lages, pareils au jeu des charlatans, que d’enseigner ce que l’on ignore ; pire encore est la force de Dieu et la sagesse de Dieu .
— —
pour employer une expression désagréable que de ne pas même savoir que l’on ne
sait pas1. Lorsque, plus loin, J é rôme passe en revue les livres de la Bible, il
s’attache à montrer que chacun est supérieur au savoir antique dans
En un mot, la difficulté de l’Écriture sainte, qui rend nécessaire son l’ordre qui lui correspond : les Nombres « ne contiennent-ils les mystères
étude préalable auprès d’un maître, saint J érôme ne sait la rendre sensible
de toute Parithmétique sacrée », le Deutéronome « ne renferme-t-il pas la
que par des comparaisons (certes à son avantage) avec les lettres et le première législation » et surtout Job n’embrasse-t-il pas tous les genres lit-
savoir antiques. Jean et Pierre, que l’on dit avoir été des simples et des igno- téraires et n’invente-t-il pas les règles de la dialectique :
rants, ont trouvé des formules d’une vigueur, d’une élévation, d’une pro-
n’embrasse- t-il pas dans son langage ? Il
fondeur, d’une force telles que ni Platon ni Démosthène n’en ont trouvé Job, modèle de patience, que de émyst, etèresse termine en prose \je traduirais plutôt : « dans
commence en prose, glisse à la po sie
de semblables ; la formule de saint Paul « Je ruinerai la science des savants un registre prosaïque »], et il fixe les règles de toute dialectique en utilisant la proposition ,
et je réprouverai l’intelligence des intelligents » (1 Cor. 1, 19) ne désigne l’interférence, la confirmation , la conclusion . En lui, chaque mot est plein de sens2
.
pas, dès lors, une simplicité supérieure au savoir, une sagesse divine qui est
la négation de la science des savants, mais, positivement, une science David, enfin, « est pour nous Simonide, Pindare et Alcée, ainsi
qu’Horace aussi, Catulle et Serenus ; il chante le Christ avec sa lyre et sur

divine supérieure à la science profane supérieure, mais dont la qualité se
mesure à la pierre de touche du savoir antique, et qui donc le conforte : le psaltérion décacorde célèbre son réveil et sa résurrection des lieux
infernaux »3. La grandeur de David est de pouvoir se comparer aux plus
À moins toutefois que nous n’appelions Pierre un ignorant, et Jean un autre ignorant,
alors que tous deux pouvaient dire : « Bien que maladroit dans mon langage, je ne le
suis pourtant pas dans mon savoir » (2 Cor. 11, 6).Jean, ignorant, pêcheur, sans instruc-
1. Ibid., LIII, 4, p. 12-13 : « Nisi forte rusticum Petrum , rusticum dicimus et Iohannem, quorum
uterque dicere poterat : “ Etsi inperitus sermone, non tamen scientia” (2 Cor. 11, 6). Iohannes
rus-
1. Ibid., LUI, 7, p. 15-16) : « Taceo de meis similibus, qui si forte ad scripturas sanctas post saeculares
ticus, piscator, indoctus ? et unde ilia, obsecro : “ In principio erat Verbum , et Verbum erat apud
litteras uenerint et sermone conposito aurem populi mulserint, quicquid dixerint, hoc legem Dei Deum, et Deus erat Verbum ?” (Jn. 1, 1) Aóyoç Graece multa significat - nam et uerbum;est et
putant, nec scire dignantur quid prophetae, quid apostoli senserint, sed ad sensum suum incon- ratio et supputatio et causa uniuscuiusque rei -, per quae sunt singula quae subsistunt quae
grua aptant testimonia, quasi grande sit et non uitiosissimum dicendi genus deprauare sententias, uniuersa recte intellegimus. Hoc Plato nesciuit, hoc Demosthenes eloquens ignorauit. “ 19 Perdam” ,
et ad uoluntatem suam scripturam trahere repugnantem.
inquit, “ sapientiam sapientium, et prudentiam prudentium reprobabo” (1 Cor . 1, ) Paulus
. Vera
Quasi non legerimus Homerocentonas et Vergiliocentonas, ac non sic etiam Maronem sine sapientia perdit falsam sapientiam et, quamquam stultitia praedicationis in cruce sit, tamen saeculi
Christo possimus dicere Christianum, quia scripserit :
“ sapientiam” loquitur “ inter perfectos, sapientiam autem non saeculi huius nec ,principum
istius qui destruuntur, sed” loquitur “ Dei sapientiam in mysterio absconditam quam praedestiet
-
“ iam redit et uirgo, redeunt Saturnia régna,
iam noua progenies caelo demittitur alto” { Bue., IV sq.), nauit Deus ante saecula” (1 Cor. 2, 6-7). Dei sapientia Christus est ; Christus enim Dei virtus
et Patrem loquentem ad Filium : Dei sapientia. » ?
“ nate, meae uires, mea magna potentia solus” ( Enéide, I, 664), 2. Ibid., LIII, 8, p. 17 : « lob, exemplar patientiae, quae non mysteria suo sermone conplectitur ,
et post uerba Salvatoris in cruce : prosa incipit, uersu labitur, pedestri sermone finitur ; omnisque dialecticae proponit Aymara
“ talis perstabat memorans fixusque manebat” { Enéide, II, 650), propositione, adsumptione, confirmatione, conclusione déterminât. Singula in eo uerba plena
sunt sensibus. »
puerilia sunt haec et circulatorum ludo similia, docere quod ignores, immo, 3. Ibid., LUI, 8, p. 21 : « Dauid, Simonides noster, Pindarus et Alcaeus, Flaccus quoque, Catullus
ut cum stomacho et
loquar, nec hoc quidem scire quod néscias. » Serenus, Christum lyra personat et in decacordo psalterio ab inferis excitât resurgentem. »
14 Poésie et conversion au Moyen Âge La poésie perdue et retrouvée : les belles-lettres et la foi 15

grands poè tes lyriques païens1. Mais surtout, il peut se comparer à eux, prudence et les artifices des mots, les paraboles et le langage mystérieux, les sen-
non pas en toute circonstance, mais précisément quand il chante et pro- tences des sages et les énigmes, toutes choses qui sont du ressort des dialecticiens et
phétise la résurrection du Christ. De même, Jérôme a illustré les « mots des philosophes1.
pleins de sens » de Job en citant le passage où il annonce la résurrection Saint J érôme accorde tant d’importance à la culture païenne qu’il
des corps. Car cette revue des livres bibliques a pour but de montrer que
tout l’Ancien Testament annonce la venue du Christ. Dans ce contexte,
prend ici le contre-pied de la position de Flavius Josèphe, pour qui, on l’a
vu, les philosophes grecs connaissaient la loi de Moïse et lui ont fait des
tous ces rapprochements visent à établir que l’Ancien Testament ren-
emprunts. Pourtant, il cite lui-même avec admiration le Contre Apion dans
ferme à la fois toute la vieille science païenne et toute la prophétie toute — cette même lettre à Magnus (mais son admiration porte précisément sur
attend.

la science projetée vers le futur du nouveau monde qu’il anticipe et qu’il
l’étendue de la culture profane de Flavius Josèphe). C’est même d’après
ce passage et un autre du Adversus Jovinianum qu’on a pris l’habitude de
On le voit, la relation entre la culture littéraire profane et la culture
nommer le traité de Flavius Josèphe Contre Apion, alors que son véritable
biblique est aux yeux de saint J érôme à la fois étroite et ambiguë, faite titre est De PAntiquité du peuplejuif ( Uzpl rry T6IV IouSa ùuv apxaiÔ TY)T°ç)
d’oppositions autant que de convergences, manifestant certes la supério-
rité de la Bible, mais une supériorité qui ne peut se faire jour qu’au regard
de ce parangon de perfection intellectuelle qu’est la poésie antique.
— une antiquité et une antériorité au regard des peuples païens que Flavius
Josèphe s’acharne à démontrer, mais que saint Jérôme, sans en avoir l’air,
ébranle quelque peu dans le domaine des lettres. De même, immédiate-
L’effort pour montrer que la Bible fait aussi bien que les lettres païennes dit admiration pour Philon, mais il l’admire
ment à la suite, J r
é ôme son
est un hommage qui leur est rendu.
d’être « le Platon juif » :
Jérôme pousse encore plus loin la défense et l’illustration de la litté- juif, a écrit deux livres contre Apion,
rature païenne dans la lettre 70 à Magnus, orateur de la ville de Rome2. Josèphe, pour prouver l’Antiquité du peuple textes d’auteurs profanes, que je consi-
grammairien d’Alexandrie ; il y allègue tant de
Magnus lui a demandé pourquoi il parsème ses ouvrages d’exemples dère comme un miracle que cet Hébreu, nourri des saintes lettres depuis son enfance,
empruntés à la littérature profane (saecularium litterarum... exempla), « pol- ait pu feuilleter toute la bibliothèque des Grecs. Et que dirai- je de Philon, que les cri-
luant ainsi la blancheur de l’Eglise par les souillures des païens »3. Il ne tiques proclament ou bien le second Platon, ou bien le Platon juif ?
répond pas seulement, cette fois-là, que la Bible peut rivaliser avec suc-
cès avec les lettres profanes, comme il le fait dans la lettre à Paulin. Il Pour en revenir au passage où saint J érôme reconnaî t dans la Bible
n’en est plus à soutenir que la Bible a précédé et inspiré les lettres païen- quelques emprunts à la sagesse des païens, il se poursuit par l’observation
nes. Il admet que la Bible a fait des emprunts aux lettres profanes et
qu’elle entretient avec la sagesse profane un dialogue qui nécessite pour
— —
bien souvent reprise au Moyen Age que saint Paul n’a pas hésité à

ê tre décrypté (et pour que soit compris, du même coup, le sens profond 1. Ibid., LXX, 2, p. 209- 210 : « Quis enim nesciat et in Moysi ac prophetarum voluminibus quaedam
adsumpta de gentilium libris, et Salomonem philosophis Tyri et proposasse nonnulla et aliqua
de la sagesse profane) les ressources de la dialectique et de la repondisse ? Unde in exordio Prouerbiorum* commonet ut intellegamus sermones prudentiae
philosophie : uersutiasque uerborum, parabolas et obscurum sermonem, dicta sapientium et enigmata quae-
proprie dialecticorum et philosophorum sunt. » *Cf. Proverbes 1, 1-3 et 5-6 : « Parabolae Salomo
Qui peut ignorer que, même dans les volumes de Moïse et des prophètes, quelques nis filii David regis Israhel / ad sciendam sapientiam et disciplinam / ad intellegenda verba pru-
éléments ont été empruntés aux ouvrages des Gentils, ou que Salomon a posé aux dentiae et suscipiendam eruditionem doctrinae / justitiam et judicium et aequitatem.../ audiens
sapiens sapientior erit et intellegens gubernacula possidebit / animadvertet parabolam et intepre-
philosophes de Tyr certaines questions et leur a adressé des ré ponses ? C’est pour- tationem verba sapientium et enigmata eorum... » « Proverbes de Salomon, fils de David, roi
quoi, dans l’exorde des Proverbes*, il nous avertit de comprendre les discours de la .
d’Israël : pour connaître sagesse et discipline, pour pénétrer les discours profonds.. , pour péné-
trer proverbes et sentences obscures, les dits des sages et leurs énigmes... En écoutant sage
le :::
sera
plus sage et celui qui comprend possédera l’art de gouverner : qu’il soit attentif à la parabole et à
l’interprétation, aux paroles des sages et à leurs énigmes. »
2. Ibid., LXX, 3, p. 212 : « Josephus antiquitatem adprobans Judaici populi duos libros scribit contra
1. On note que Serenus n’est pas un poè te lyrique et que, si la comparaison du psalmiste avec Simo- Apionem, Alexandrinum grammaticum, et tanta saecularium profert testimonia, ut mihi miracu-
nide ou Pindare peut se concevoir, le comparer à Alcée et à Catulle est plus audacieux. lum subeat quomodo uir Hebraeus et ab infantia sacris litteris eruditus cunctam Graecorum
2. Lettres, vol. III, éd. J . Labourt, p. 209 215.
- bibliothecam euoluerit . Quid loquar de Philone quem uel alterum [uel secundum] uel Judaeum
3. Ibid., 1. LXX, 2, p. 209. Platonem critici pronuntiant ? »
16 Poésie et conversion au Moyen Âge La poésie perdue et retrouvée : les belles-lettres et la foi 17

citer un vers d’Épiménide et un trimètre ïambique de Ménandre. J érôme Reprenant l’interprétation de la captiva gentilis du Deutéronome,
se lance alors dans un développement appelé à un très grand succès qui Raban Maur, au IXe siècle, développera la pensée de saint J érôme de façon
applique à l’utilisation des lettres profanes par le chrétien les instructions plus explicite :
données par le Deutéronome (21, 10-13) pour le traitement de l’esclave
C’est ce que nous avons l’habitude de faire, et ce que nous devons faire, quand nous
captive1 : lisons les poètes païens, quand les livres de la sagesse de ce monde tombent entre nos
[Paul] avait lu dans le Deutéronome que la voix du Seigneur avait enjoint de raser la mains. Si nous y rencontrons quelque chose d’utile, nous le convertissons à notre
tête d’une femme captive, de couper ses sourcils, tous les poils et les ongles de son dogme {ad nostrum dogma convertimus). Mais si nous y trouvons des choses superflues ,
1
corps, et, dans cet état, de la prendre en mariage. Quoi d’étonnant si, à mon tour, concernant les idoles, l’amour, le souci des choses du siècle, nous les éliminons .
m’emparant de la science profane à cause de l’élégance du style, c’est-à-dire de la
beauté de ses membres, je souhaite, d’esclave et captive qu’elle était, en faire une
Israélite ; si, tout ce qu’il y a en elle de nécrosé : idolâtrie, volupté, erreurs, pas- Ad nostrum dogma convertimus : voici que nous rencontrons, sous la
sions, ou bien je le coupe, ou bien je le rase, et si, mêlé à ce corps devenu très pur, plume de l’auteur carolingien, le terme de « conversion » en relation avec
j’en procrée pour le Seigneur Sabaoth des esclaves nés à la maison (vemaculos) ? Mon l’usage de la culture littéraire. Dom Jean Leclercq commente l’expression
travail profite à la famille du Christ, mon adultère avec l’étrangère augmente le en ces termes : « Il y a là une véritable conversion , grâce à laquelle ces
nombre de mes compagnons de service. Osée a pris pour épouse la fille de Débélaïm valeurs culturelles font retour à leur fin réelle. » Ce qui est signifié, en effet,
2

— —
c’est-à-dire des douceurs et de la prostituée lui est né un fils : Jeztaël, ce qui veut
dire semence de Dieu. Isaïe, de son rasoir aiguisé, rase la barbe et les jambes des c’est que, comme toute vérité est de Dieu, la part de vérité qui se trouve
pécheurs ; Ezéchiel, pour figurer J érusalem qui fornique, tond sa propre chevelure, chez les auteurs païens est elle aussi de Dieu et lui est restituée lorsque la
afin d’ôter tout ce qui, en elle, est privé de sentiment et de vie2. lecture qui en est faite tourne ces auteurs et tourne l’esprit du lecteur dans
sa direction. Mais ce sont les ouvrages païens qui sont ainsi « convertis »
L’expression « esclaves nés à la maison » traduit le mot vemaculos, Ver-
par celui qui les lit dans un esprit chrétien, qui sont retournés vers la vérité
naculus désigne, en effet, l’esclave né dans la maison (ou, comme adjectif,
qu’ils expriment tout en l’ignorant. Ce n’est pas en elle-même la pratique
ce qui se rapporte à lui), par opposition à l’esclave acheté. Mais le mot de la littérature qui est le médium de la conversion. Nous approchons donc
signifie aussi « indigène, national ». La métaphore de l’esclave né à la mai- ici de ce qui fera l’objet de notre enquête sans y toucher encore vraiment.
son, cohérente avec l’image de l’esclave captive, désigne ainsi, en jouant
Encore un mot sur la lettre de Jérôme à Magnus. Jérôme observe que
sur le sens du mot, la création d’une culture propre aux chrétiens, une les grands apologistes, grecs ou latins, parviennent à défendre l’Evangile
culture qui soit leur culture « indigène » (bien qu’appartenant à toutes les avec succès précisément parce qu’ils ont une connaissance profonde de la
nations de la terre, ils ne puissent avoir de culture « autochtone »).
littérature païenne. C’est de cette partie de la lettre, la plus longue, qu’est
extrait le passage cité plus haut concernant Flavius Josèphe et Philon.
1. Deut. 21, 10-13 : « Lorsque tu partiras en guerre contre tes ennemis, que Yahvé ton Dieu les aura
livrés en ton pouvoir et que tu leur auras fait des prisonniers, si tu vois parmi eux une femme bien Cette position est tout à fait traditionnelle et ne suppose pas un amour
faite et que tu t’en éprennes, tu pourras la prendre pour femme et l’amener en ta maison. Elle se positif pour cette littérature. Il faut connaître son adversaire pour en
rasera la tête, se coupera les ongles et quittera son vêtement de captive ; elle demeurera dans ta
maison et pleurera tout un mois son père et sa mère. Ensuite tu pourras t’approcher d’elle, agir en triompher : Mgr Dupanloup et le pape ne répondront pas autre chose à
mari et elle sera ta femme. S’il arrive qu’elle cesse de te plaire, tu la laisseras partir à son gré, sans la l’abbé Gaume. Mais, ajoute Jérôme, ce n’est pas uniquement dans la
vendre à prix d’argent : tu ne dois pas en tirer profit, puisque tu as usé d’elle. »
mesure où elle permet de lutter contre les païens que la culture littéraire
-
2. Lettres, vol. III, éd. J . Labourt, LXX, 2, p. 210 211 : « [Paulus] legerat in Deuteronomio Domini
uoce praeceptum mulieris captiuae radendum caput, supercilia, omnes pilos et ungues corporis est permise. Et il fait l’éloge de Juvencus, un prêtre espagnol qui avait
amputandos, et sic earn habendam in coniugio. Quid ergo mirum, si et ego sapientiam saecula-
rem, propter eloquii uenustatem et membrorum pulchritudinem, de ancilla atque captiua Israheli-
tin facere cupio, si quidquid in ea mortuum est idolatriae, uoluptatis, erroris, libidinum, uel prae-
1. De clericorum institutione, III, 18, De arte grammatica, et speciebus ejus, dans PL, t. 107, col
cido uel rado, et mixtus purissimo corpori vemaculos ex ea genero Domino sabaoth ? Labor meus . 396 (cité en
trad, parJ. Leclercq, L'Amour des lettres et h désir de Dieu,p. 51) : « Itaque et nos hoc facere solemus
in famiîiam Christi proficit, stuprum in alienam auget numerum conseruorum. Osee accipit uxo- ,
veniunt
rem filiam Debelaim , id est dulcedinum, et nascitur ei de meretrice filius Iezrahel, qui uocatur hocque facere debemus, quando poetas gentiles legimus, quando in manus nostras; libri vero
“ semen Dei” ; Isaias nouacula acuta barbam et crura peccantium radit ; Ezechiel in typo fornican- sapientiae saecularis, si quid in eis utile reperimus, ad nostrum dogma convertimus si quid
tis Hierusalem tondet caesariem suam, ut quidquid in ea absque sensu et uita est auferatur » (nous superfluum de idolis, de amore, de cura saecularium rerum, haec radamus. »
soulignons). 2. J Leclercq, L’Amour des lettres et le désir de Dieu, p. 51.
.
18 Poésie et conversion au Moyen Âge La poésie perdue et retrouvée : les belles-lettres et la foi 19

récemment composé une épopée évangélique de plus de 3 000 vers d’une


En un mot, la rivalité littéraire que saint Jérôme suscite et suppose
facture virgilienne, Magnus aurait tort de croire que, hors de la contro-
entre la Bible et les lettres païennes montre à elle seule combien les quali-
verse avec les païens, il faut dissimuler son savoir littéraire :
tés de l’éloquence et du style, combien la culture et la tradition littéraires
Ne va pas non plus te laisser égarer par cette opinion erronée que cela est permis
ont à ses yeux de valeur. Ne devaient-elles pas en avoir autant, quelques
dans la controverse avec les Gentils, mais que, dans les autres dissertations, il faut
dissimuler tout ce savoir1. années plus tard, pour saint Augustin, l’ancien professeur de rhétorique,
qu’avait dégoûté, la première fois qu’il avait tenté de lire la Bible, ce texte
Malheureusement, J érôme ne dit pas pourquoi la culture littéraire est barbare si éloigné du canon littéraire ?
une bonne chose en elle-même, et la lettre se termine abruptement sur
cette affirmation et sur le soupçon énigmatique que la méfiance à l’égard
des belles-lettres a été soufflée à Magnus par un traître. SAINT AUGUSTIN . LES SAVOIRS PAÏENS
On voit tout ce qui, dans ces deux lettres de saint érôme, incarne, ET LES DÉ POUILLES DES ÉGYPTIENS
J
exprime, et plus encore trahit une ambiguïté, peut-être un déchirement,
s’agissant de la confrontation entre les deux cultures : cette valeur posi- Sa position touchant l’esprit dans lequel le christianisme est en droit
tive accord ée à la culture littéraire, dont la justification au dernier d’utiliser l’apport intellectuel du paganisme s’exprime principalement, aux
moment se dérobe ; cette hésitation sur le point de savoir si la Bible est
yeux du Moyen Age, dans un passage extrêmement connu du De Doctrina
redevable à la culture païenne ou l’inverse ; dans la lettre à saint Paulin, ce Christiana . Plus loin dans le même traité et ailleurs dans son œ uvre ( Cité de
passage assez contourné, presque obscur, sur les centons d’Homère et de Dieu, De Ordiney De Trinitate> sermons, Confessions), il précise la nature et
Virgile, où l’on a quelque peine à d émêler ce que l’auteur veut dire, préci- l’effet des disciplines que le docteur chrétien peut et doit pratiquer, ainsi
sément au moment où il fait s’interpénétrer le plus étroitement la poésie
que les conditions et l’esprit dans lesquels il peut le faire.
païenne et la révélation. Au livre II du De Doctrina christiana> consacré à la « connaissance des
Saint J érôme est celui qui a montré au monde latin que certains livres signes », il passe en revue les différentes sciences : la logique, l’éloquence,
de la Bible sont entièrement ou partiellement en vers : entièrement pour
la rhétorique, la dialectique, la science des nombres, qui est divine, et non
les Psaumes, partiellement pour le Livre de Job et pour érémie, dont le une institution des hommes, puisque les hommes ne peuvent rien y chan-
J
thrène final (les fameuses lamentations de Jérémie, ses jérémiades) est com-
posé de versets qui suivent l’alphabet hébreux et où on a lu une annonce de
la Passion du Christ : O vos omnes qui transitisper viam, / adtendite et videte si est

ger « car il n’en est pas d’elle [la science des nombres] comme de la pre-
mière syllabe du mot Italia que les anciens prononçaient brève mais qui
est devenue longue, de par la volonté de Virgile. Car il n’est au pouvoir de
dolor sicut dolor meus (12 Lamed) . Façon d’exalter la Bible en la montrant personne de faire, à son gré, que trois fois trois ne vaillent pas neuf... » \
capable de poésie. Façon aussi de justifier le principe d’une poésie chré- Au terme de cet examen, il définit, au chapitre 39, de façon d’ailleurs très
— —
tienne. Au VIe siècle, Arator écrira en vers dans son Epistula ad Vigilium :
Les effets du mètre ne sont pas inconnus aux livres sacrés ; le psautier a été composé
en vers lyriques. On dit que les cantiques de J érémie comme les propos de
restrictive, les sciences auxquelles un chrétien peut s’appliquer :
Mais ils [les jeunes gens studieux et intelligents] ne doivent pas se désintéresser, en
Job réson- raison des nécessités de cette vie, des institutions humaines, utiles à la communauté
nent en hexamètres dans leur langue d’origine2.
sociale. Quand aux autres sciences, qu’on trouve chez les nations, abstraction faite de
l’histoire des événements soit du passé, soit du présent, des études qui ont trait aux
1. Lettres, vol. III, éd. J . Labourt, LXX, 6, p. 214 : « Nec statim praua opinione fallaris
contra gentes
sens du corps, auxquelles s’ajoutent les essais et les combinaisons des arts méca-
hoc esse licitum , in aliis disputationibus dissimulandum. »
2. Arator, De actibus apostolorum, éd. A. Patch McKinlay, Vienne, Hoelder-Pichler-
Tempsky, 1951
(Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum , vol. LXXII), v. 23-26 : 1. De doctrina Christiana, dans Œ uvres de saint Augustin, vol. 11 : Le magistère chrétien : de catechi andis rudi-
^
« Metrica vis sacris non est incognita libris ; hus, de doctrina Christiana, texte de l’édition bénédictine, traduction, introduction et notes de M. le
Psalterium lyrici composuere pedes. chanoine G. Combès et de M. l’abbé Farges, Paris, Desclée de Brouwer, 1949 (Biblioth èque
Hexametris cantare sonis in origine linguae -
augustinienne), 1. II, c. XXXVIII, 56, p. 324 325 : « Non enim sicut primam syllabam Italiae,
Cantica Hieremiae, lob quoque dicta ferunt. » quam brevem pronuntiaverunt veteres, voluit Virgilius, et longa facta est ; ita quisquam potest
efficere cum voluerit, ut ter terna aut non sint novem... »
20 Poésie et conversion au Moyen Âge La poésie perdue et retrouvée : les belles-lettres et la foi 21

niques utiles, de la science du raisonnement et du nombre ; ils n’ont, à mon avis, et des bijoux d’or et d’argent ainsi que des vêtements. Or ce peuple
, en quittant
un meil-
aucun avantage à les apprendre. Dans toutes ces sciences, il faut s’en tenir à la for- l’Égypte, s’appropria clandestinement ces richesses, dans l’intention d’en faire
mule : « Rien de trop » (Térence, Andrienne, acte I, scène 1), surtout pour celles qui, de sa propre autorité mais sur l’ordre de Dieu, les Egypüens
leur usage. Et il n’agit pas
ayant trait aux sens du corps, sont soumises aux contingences du temps et du lieu 1. leur ayant prêté par inadvertance ces biens dont ils faisaient un mauvais usage
. Or il en
est de même pour toutes les doctrines pa ïennes . Elles contiennent , certes, des fictions
Il termine ce chapitre en soulignant l’utilité d’appliquer à l’Écriture mensongères et superstitieuses, et un lourd bagage de travaux superflus, que chacun
de
sainte des recherches sur le vocabulaire hébreu ou emprunté à des lan- du Christ, de la soci é té des Gentils doit repousser et évi-
nous sortant, sous la conduite
à servir la
gues étrangères, comme l’a fait Eusèbe, ou des recherches encore à venir ter avec horreur. Mais elles contiennent aussi les arts libéraux, bien propres
, des
portant sur les sciences de la nature (géographie, animaux, plantes, pier- vérité, certains préceptes moraux fort utiles et, au sujet du culte du Dieu unique
vérités qui sont comme leur or et leur argent. Les païens ne les ont pas invent
ées mais ils
res, métaux) ou sur celle des nombres. Rien dans tout cela qui touche aux_ _ divine,
les ont extraites, pour ainsi dire, de certains métaux, fournis par la Providence
belles-lettres ou à la culture littéraire, malgré la citation de Térence. Bien qui sont partout et dont ils abusent, d’une manière injuste et perverse, pour
le service
misérable
plus, les dernières lignes du chapitre sont pour exclure de toutes ces des démons. Mais quand un homme se sé pare par l’intelligence de leur

recherches utiles au moins dans le contexte immédiat du livre II ce
qui touche à l’art du raisonnement : — société, il doit, une fois chrétien, leur enlever ces vérités pour les faire servir avec justice
à la prédication de l’Évangile . Quant à leurs vêtements, c’est-à-dire à leurs institutions
établies certes par des hommes, mais appropriées néanmoins à la société humaine
dont
,

Peut-on faire un travail semblable sur la méthode de discussion ? l’ignore. Mais de les gar-
Je nous ne pouvons nous passer en cette vie1, il lui sera permis de les prendre et
cela ne me paraî t pas possible parce que tout au long du texte de l’Écriture, la discus -
sion a été liée comme avec des nerfs. Aussi cette méthode est-elle plus utile aux lec-
der pour les convertir en usage chrétien .
teurs pour dissiper et tirer au clair les passages obscurs dont nous parlerons plus loin, De même que les Égyptiens usaient mal des trésors qui leur avaient été
que pour lui faire connaître les signes inconnus dont nous traitons maintenant2. remis par la Providence, de même la science des païens contient des vérités
Suit, au chapitre 40, le célèbre passage sur la spoliatio Aegyptiorum, qui que la Providence leur a révélées, mais dont ils font mauvais usage. Voilà qui
se fonde sur Exode 3, 21-22 et 12, 35-361 : correspond à l’idée de saint J érôme, développée plus tard par Raban Maur :
Les Egyptiens, de fait, non seulement avaient des idoles et imposaient de lourdes char- l’écrivain païen peut dire la vérité sans le savoir ; cette vérité vient de Dieu
ges, que le peuple d’Israël devait abhorrer et fuir, mais ils possédaient encore des vases qu’il ne connaî t pas et elle proclame Dieu sans qu’il le sache ; il met au jour
.
.
1 Ibid., \. II, XXXIX, 58, p. 327, trad, légèrement modifiée. Texte latin, p. 326 : « Ilia veto instituta
des trésors qu’il n’identifie pas, qu’il gaspille ou qu’il détourne vers le mal
Au chapitre suivant, Augustin définit l’esprit dans lequel il convient
hominum , quae ad societatem conviventium valent, pro ipsa hujus vitae necessitate non negligant.
In caeteris autem doctrinis, quae apud gentes inveniuntur, praeter historiam rerum , vel praeteriti d’étudier l’Écriture, avant de clore le livre II sur un très court chapitre qui
montre la différence entre les livres saints et les livres profanes :
temporis vel praesentis , ad sensus corporis pertinentium , quibus etiam utilium artium corpora-
lium experimenta et conjecturac annumerantur, et praeter rationem disputationis et numeri, nihil
Autant est petite la quantité d’or, d’argent, de vêtements, emportés d’Égypte par
utile esse arhitror. In quibus omnibus tenendum est, le
lui échurent à J érusalem, et qui appa-
Ne quis nimis (Terent. in Andr., act. 1, seen. 1) peuple juif, en comparaison des richesses qui
et maxime in iis quae ad corporis sensus pertinentia, volvuntur temporibus et
continentur locis. »
2. Ibid., IT , XXXIX, 59, p. 329, trad , légèrement modifiée. Texte latin, p. 328 : « Quod utrum de latin, p. 330 : « Sicut enim
1. De doctrina Christiana, II, XL, 60, p. 331 trad, l égèrement modifiée. Textedetestaretur et fugeret, sed
ratione disputandi fieri possit, ignoro : et videtur mihi non posse, quia per totum textum Scriptu- Ægyptii non solum idola habebant et onera gravia, quae populusilleIsrael exiens de Agypto, sibi
rarum colligata est nervorum vice ; et ideo magis ad ambigua solvenda et explicanda, de quibus etiam vasa atque ornamenta de auro et argento, et vestem , quae populus , sed praecepto Dei,
post loquemur, legentes adjuvat, quam ad incognita signa, de quibus nunc agimus, cognoscenda. » potius tanquam ad usum meliorem clanculo vindicavit ; non autoritate propria
Exode, 3, 22, et 12, 35) :
3. Cf . Exode, 3, 21 - 22 : « Daboque gratiam populo huic coram Aegyptiis , et cum egrediemini non exi- ipsis Ægyptiis nescienter commodantibus ea, quibus non bene utebantur (
bitis vacui, sed postulabit mulier a vicina sua et ab hospita vasa argentea et aurea ac vestes, pone - sic doctrinae omnes Gentilium non solum simulata et superstitiosa figmenta gravesque sarcinas
de societate Gentilium
tisque eas super filios et filias vestras et spoliabitis Aegyptum » ( « Je ferai gagner à ce peuple la faveur supervacanei laboris habent, quae unusquisque nostrum duce Christousui veritaris apriores, et
des Égyptiens, et quand vous partirez, vous ne partirez pas les mains vides. La femme demandera à exiens, debet abominari atque devitare ; sed etiam liberales disciplinas colendo nonnulla vera inve-
sa voisine et à celle qui sé journe dans sa maison des objets d’argent, des objets d’or et des vêtements. quaedam morum praecepta utilíssima continent, deque ipso uno Deo instituerunt, sed de qui
Vous les ferez porter à vos fils et à vos filles et vous en dépouillerez, les Egyptiens » ) ; Exode, 12, 35- niuntur apud eos ; quod eorum tanquam aurum et argentum, quod non ipsi , quo perverse atque
36 : « Feceruntque filii Israhel sicut praeceperat Moses et petierunt ab Aegyptiis vasa argentea et busdam quasi metallis divinae providentiae, quae ubique infusa est, eruerunt et
sese animo separat,
aurea vestemque plurimam ; dédit autem Dominus gratiam populo coram Aegyptiis ut commoda- injuriose ad obsequia daemonum abutuntur, cum ab eorum misera societate
rent eis et spoliaverunt Aegyptios » ( « Les Israélites firent ce qu’avait dit Moïse et demand èrent aux debet ab eis auferre christianus ad usum justum praedicandi Evangelii. Vestem
quoque illorum, id
Egyptiens des objets d’argent, des objets d’or et des vê tements. Le Seigneur fit que le peuple trouvâ t est, hominum quidem instituta, sed tamen accommodata humanae
societati, qua in hac vita carere
grâce aux yeux des Égyptiens qui les leur prêtèrent. Ils dépouillèrent ainsi les Égyptiens » ). non possumus, accipere atque habere îicuerit in usum convertenda chrisrianum

22 Poésie et conversion au Moyen Âge LM poésie perdue et retrouvée : les belles-lettres et la foi 23

du paganisme, des apologistes et des théologiens dotés d’une forte cul-


raissent
science
— surtout, sous le roi
Salomon (III Rois X, 14-23), autant est petite aussi la

même la science utile recueillie dans les livres païens, en comparaison de
la science contenue dans les divines Ecritures. Car tout ce qu’un homme a appris de
nuisible ailleurs y est condamné, et tout ce qu’il a appris d’utile ailleurs y est enseigné.
ture littéraire, tels Cyprien et Lactance, anciens professeurs de rhétorique
comme lui-même, ou philosophique, comme Victorinus, commentateur
Et quand chacun y aura trouvé tout ce qu’il a appris de profitable dans les autres avant sa conversion de Platon, d’Aristote, de Cicéron, et qui devenu chré-
livres, il y découvrira beaucoup plus abondamment ce qu’on n’apprend nulle part ail- tien, s’est efforcé d’harmoniser la foi chrétienne et la métaphysique néo-
leurs que dans l’admirable hauteur et l’admirable bassesse de ces Ecritures1.
platonicienne. Si bien que, pris en lui-même, le chapitre 40 peut être lu
On mesure l’ambiguïté de tout ce développement. Replacé dans son comme une justification de la culture littéraire païenne.
contexte, le commentaire de la spoliatio Aegyptiorum ne rend qu’un hom- C’est ce qui adviendra. Le thème de la spoliatio Aegyptiorum a connu
mage modéré et réticent à la science païenne. De toute façon, conclut le une très grande fortune au Moyen Age, qui l’utilise, comme celui 1de la
chapitre 42, cette science est surpassée par celle de l’Ecriture sainte et captivagentilis, pour justifier la lecture et l’étude des auteurs classiques . Les
contenue en elle. Aussi bien, en vertu d’un raisonnement dé jà présent accessus ad auctores s’y réfèrent d’autant plus volontiers que ces notices pré-
chez saint J érôme et qui fonde toute argumentation de cet ordre, tout ce parant à la lecture des auteurs classiques ont besoin d’une telle justifica-
qui est beau, bon et vrai en ce monde d’une façon générale, et dans la tion. Prendre aux païens ce qui peut servir au salut : voilà le point extrême
science paï enne en particulier, vient de Dieu, renvoie à lui et
de la tolérance, littéralement illustré au IVe siècle par le célèbre Centon de la
trouve sa patricienne Proba , histoire sainte en hexamètres entièrement constitués
2
plénimde et son achèvement dans sa parole et dans l’Écriture sainte qu’il
a inspirée : « C’est là leur or et leur argent ; ils ne les ont pas créés, mais d’hémistiches empruntés à Virgile.
tirés des trésors de la divine Providence, répandus partout comme des Mais peut-on réduire à cela la position d’Augustin, dont toute la
pensée et toute la sensibilité ont leur source, comme Brian Stock a su le

métaux au sein de la terre » idée poursuivie dans le chapitre 42. En
outre, et plus précisément, ce passage vient à l’appui d’un examen de tout mettre en lumière , dans la méditation sur les mots et sur la lecture, sur la
3

ce qui peut être légitimement utilisé dans la science païenne prise dans lecture du monde et la lecture de Dieu, sur la mémoire de la lecture : Toile
son ensemble ; il en est une illustration et une justification selon et lege ? Comment les lectures de l’ancien professeur de lettres et celle du
l’interprétation figurée de l’Écriture, comme le dit explicitement la con- serviteur de Dieu ne seraient-elles pas partout confrontées ? Parfois
elusion du chapitre 40 : « Le fait consigné dans l’Exode fut, sans aucun
doute, la figure de ce dont je parle ; ce que je dis sans pré judice pour toute
— implicitement dans le passage sur la spoliatio Aegyptorum, explicitement

dans les Confessions et ailleurs émerge l’idée qu’il peut y avoir pour le
autre interprétation semblable ou meilleure qu’on pourrait en donner. » chrétien, dans certaines circonstances, non seulement une utilité au
regard de l’étude ultérieure de l’Écriture sainte , mais même un profit
Les chapitres précédents montrent que saint Augustin a surtout en vue
moral direct dans la lecture des auteurs païens . De façon plus attendue,
4
les « sciences sociales » (droit, institutions, sciences politiques), l’histoire,
les sciences de la nature, mais non pas particulièrement les belles-lettres, Traditio, III (1945), p. 215-264,
1. Edwin A. Quain, « The Mediaeval Accessus ad Auctores », dans
et qu’il réserve « l’art du raisonnement ». partie, p. 223-224 ; J . de -
Ghellinck , Le mouvement théologique au XIf siècle, Bruges Paris, De Tempel -
Mais en même temps, la science première pour la lecture de l’Écriture Desclée de Brower, 2e éd., 1948 [1934], p. 94-95.
2. Val. Faltonia Proba, Centonum Poetria, PL, t. 19, col. 801-816. , Cambridge,
sainte est la grammaire, et si l’on isole le chapitre 40, on voit saint Augus- 3. Brian Stock, Augustine the Reader. Meditation, Self-Knowledge, and the Ethics of Interpretation
Mass., Harvard University Press, 1996, et Id., After Augustine. The Meditative Reader and the
Text, Phi-
tin citer, comme exemples de chrétiens ayant su tirer parti des richesses
ladelphie, University of Pennsylvania Press, 2001. ée, et en
1. De doctrina Christiana, 1. II, c. XLII, 63, p. 337 trad, légèrement modifiée. Texte lat., . 336
4. Cette idée parcourra le Moyen Age. Elle est, par exemple, exprimée de façon circonstanci vers le milieu du
p : « Quan- tenant compte de façon inté ressante des états du monde, dans le prologue que,
Historia
tum autem minor est auri, argent! vestisque copia, quam de Ægypto secum ille
populus abstulit, in Xe siècle, l’archiprêtre Léon place, comme une justification de son ouvrage, en tête de son ’avaient
, qui n
comparatione divitiarum quas postea Jerosolvmae consecutus est, quae maxime in Salomone rege de proeliis, traduction du Roman dAlexandre du pseudo-Callisthène. Si les païens
d’autre attachement que celui à ce monde, qui servaient le diable, étaient aveuglés par Dieu
ostenduntur (III Reg. X, 14-23), tanta fit cuncta scientia, quae quidem est utilis, collecta de libris lui et igno-
Gentium, si divinarum Scripturarum scientiae comparetur. Nam quidquid homo extra didicerit , doi-
, si raient Dieu, ont été capables de tant de vertu, les chrétiens, qui connaissent et servent
vent être capables, chacun dans son ordre, de faire mieux encore. La lecture
noxium est, ibi damnatur ; si utile est, ibi invenitur. Et cum ibi quisque invenerit omnia quae des auteurs païens
utili- d étendre,
sert donc à cette vertueuse émulation, que la métaphore du combat spirituel permet ’
ter alibi didicit, multo abundantius ibi inveniet ea quae nusquam omnino alibi
, sed in illarum tan-
tummodo Scripturarum mirabili altitudine et mirabili humilitate discuntur. » hors de tout contexte militaire, à l’ensemble de la société chrétienne.
24 Poésie et conversion au Moyen Âge La poésie perdue et retrouvée : les belles-lettres et la foi 25

Augustin revient à maintes reprises, particulièrement dans le De Doctrina la science, mais préférez la charité »1 ; « Les démons le mot, en effet est —
christiana et dans le De Ordine, sur la nécessité pour le docteur chrétien de
maîtriser l’art de la rhétorique, de la dialectique, de l’éloquence1, et de —
grec tirent leur nom de “ science” (Platon, Cratyle, 398 b)... Et donc,
c’est une science sans charité qu’on trouve chez les démons, et c’est
connaî tre la philosophie, en particulier le platonisme dont il se plaît à sou- pour cette raison qu’ils sont enflés, pleins d’orgueil, au point de se
ligner les rencontres avec le christianisme, afin de pouvoir démontrer démener pour qu’on leur rende honneurs divins et œ uvres de religions,
l’ordre du monde2.
qu’ils savent pourtant n’être dus qu’au vrai Dieu... » ; « Il faut se
2

servir de la science comme d’une machine pour élever l’édifice de la


charité qui demeurera éternellement, même quand notre science sera
SAINT AUGUSTIN. LA SÉDUCTION DES LETTRES
détruite. La science qui a pour fin la charité est très utile ; sans cette
fin, il est prouvé qu’elle est non seulement superflue, mais même
dangereuse. »3
Certes, le ton paraît ailleurs différent. Le développement le plus connu Mais ce n’est pas la science qui nous occupe ici. Ce n’est pas le bagage
de saint Augustin sur l’enseignement littéraire et l’éducation par les lettres, du savoir antique dont les auteurs païens sont chargés et sur lequel porte
celui qui clôt le livre I des Confessions; est très sévère, bien que sa longueur en réalité l’allégorie de la spoliatio Aegyptiorum. Nous cherchons à déceler
et ses détails mêmes le rendent quelque peu complaisant. Augustin y rap- chez les auteurs chrétiens l’idée, a priori anachronique, que la poésie peut
pelle l’éducation littéraire qu’il a reçue, fondée sur la lecture des poètes et être en elle-même un chemin vers Dieu et un moyen pour Dieu de tou-
les exercices d’imitation qui s’y rattachaient (c’est en cet endroit qu’il cher le cœ ur de l’homme. L’effusion, qui marque si souvent le style
avoue n’avoir jamais pu apprendre vraiment le grec). S’il condamne cette d’Augustin, pourrait à elle seule fournir un indice que cette idée ne lui est
éducation, c’est parce qu’elle l’entraînait, non seulement à ajouter foi aux pas étrangère. N’est-elle pas, au reste, supposée par sa conception même
fictions mythologiques des poètes païens, qui sont des fictions immorales, de la mémoire comme réminiscence obscure de Dieu ? N’est-elle pas sug-
mais aussi à tirer vanité des ses pauvres succès dans les exercices littéraires. —
gérée comme en creux dans les passages la fin du De Musica, le début du
Aussi bien, en plusieurs lieux de son œ uvre, Augustin se livre à des —
De Magistro où Augustin doute de la capacité des mots à atteindre la réa-
variations sur 1 Cor. 8, 1, « La science enfle, mais la charité édifie ». lité objective parce qu’il perçoit avec trop d’acuité la puissance émotive et
Dans tous ces passages, l’idée développée est que la science est néces- affective dont ils sont chargés ? Parfois même elle est presque explicite.
saire, mais qu’elle n’est profitable que si elle est accompagnée par la cha- Ainsi, dans les pages justement célèbres du De Ordine consacrées à la
rité : « Sans la science, on ne saurait acquérir les vertus »3 ; « Aimez donc poésie et à la musique, Augustin y encourage en particulier son disciple

— —
1. De Doctrina christiana, éd. citée, II, 36-37 passage d é jà évoqué plus haut et IV, 2 et 3.
2. De Ordine, II , V, 1- 17, dans Sancti Aureli Augustini Contra Académicos Ubri très, De
Beata Vita
Unus, De ordine Ubri duo, éd. P. Knoll, Vindobonae- Lipsiae, Holder-Pichler -Tempsky, 1922 (Liber 1. Sermon 354, Ad Continentes habitus : quo eosprimum adversus obtrectatores et invidos corroborât, tumsciendeinde
pus Scriptorum Ecclesiasticorum latinorum, vol . LXIII) ; cf. trad, dans saint Augustin, Les
Cor- suberbiam caverejubet, dans Augustin, Sem/ ones de diversis, PL, t. 39 , 6, col . 1566 : « Ergo amatc -

sions, précédées de Dialogues philosophiques, Œ uvres, I, sous la dir. de Lucien Jerphagnon, ParisConfes - tiam, sed anteponite charitatem . »
, pr ésen -
limard, 1998, « Biblioth èque de la Pl éiade », p. 115-186.
, Gal- 2. Saint Augustin, Œ uvres, La Cité de Dieu, vol. Il, Paris, Gallimard, 2000, 1. VII1-XI, traduits
tés et annotés par Lucien Jerphagnon, livre IX, 20, p. 363 -364. Saint Augustin, De civitate dei
3. De Trinitate, dans Œ uvres de saint Augustin, vol. 16, La Trinité, livres VIII-XV texte de l’É
UbriXXII, éd. B. Dombart et A . Kalb, vol. I, lib. I-XIII, 5 éd., Stuttgart-Leipzig, Teubner, 1993 -:
L '

bénédictine, trad, par P. Agaësse, notes en collaboration avec . Moingt, s.j., É; tudes dition
J augustinien - L. IX, c. 20 : « Daemones enim dicuntur (quoniam vocabulum Graecum est) ab scientiasunt nomi
nes, 1991, 12, XIV, 21 : « Habet enim et scientia modum suum bonum, si quod in ea inflat vel
inflare assolet, aeternorum charitate vincatur, quae non inflat, sed, ut scimus, aedificat (I nati... Est ergo in daemonibus scientia sine caritate, et ideo tarn inflati, hoc est tarn superbi , ut

VIII, 1). Sine scientia quippe nec virtutes ipsae, quibus recte vivitur, possum haberi, per quas Cor., honores divinos et religionis servitutem , quam vero Deo deberi sciunt, sibi satis egerint exhiberi. »
érie,
vita misera sic gubernetur, ut ad illam quae vere beata est, perveniatur
haec 3. Œ uvres complètes de saint Augustin, sous la dir. de M. Raulx , t. II, Les Lettres : deuxième et troisième. s72
aeternam » ( « Car la Bar-Le-Duc, Gué rin, 1864, Réponse aux questions de Janvier, Livre deuxième ou lettre LV, p ;
cf. aussi PL, t . 33, Saint Augustin, Opera omnia, Epistolae, Ad inquistitiones Januarii, Uber secundus seu
science, elle aussi, est bienfaisante à sa manière, si ce qui en elle enfle ou risque d’enfler est maî-
trisé par l’amour des réalités éternelles qui, lui, n’enfle pas, mais, comme , per
chacun sait, édifie (I
8, 1). Sans la science en effet, ces vertus qui donnent à la vie sa rectitude ne pourraient Cor ,
. Epistola LV, c. XXI, 39, col. 223 : « Sic itaque adhibeatur scientia tamquam machina quaedam ; quae
elles qui nous permettent de nous diriger en cette vie misérable de telle sorte que nous exister, quam structura charitatis assurgat quae maneat in aeternum, etiam cum scientia destruetur
à la vie éternelle où est le vrai bonheur » ).
parvenions ad finem charitatis adhibita multum est utilis ; per se autem ipsa sine tali fine, non modo supér-
flua, sed etiam perniciosa probata est. »
V
íf
26 Poésie et conversion au Moyen Âge 1M poésie perdue et retrouvée : les belles-lettres et la foi 27
nr

Licentius, que la ferveur chrétienne pousserait à plus de sévérité, à conti- Chute admirable ! Délicieuse conclusion d'une journ ée studieuse !
nuer à pratiquer la poésie : Certes, il ne s'agit une fois de plus, pour une part, que de mettre les belles-
I, VII, 20 : (Augustin à licentius) : Car, alors qu’il (Zenobius) était présent, il lettres au service de l'enseignement chrétien, de donner une tonalité chré-
s’inquiétait beaucoup, en raison de son amitié pour ton père ou plutôt pour nous tienne à la plainte de Pyrame, de la rendre, si l’on ose dire, conforme à
tous, de voir l’espèce d’étincelle de ton esprit, qu’il notait avec attention, moins atti- la morale chré tienne (combien, au demeurant, le poème français du
sées par mes soins qu’éteintes par ta négligence. Et quand il aura appris que tu te pas- XIIe siècle de Piramus et Tisbê sera indifférent à cette leçon !). On retrouve ici
sionnes aussi‘ pour la poésie, il se ré jouira tellement qu’il me semble d é jà voir
ses l'idée exprimée au livre I des Confessions :
transports.
I, VIII, 21 : (Réponse de Licentius)... Mais que vous riiez de mon inconstance et de ma Laisse-moi, mon Dieu, dire aussi quelque chose de mon génie inventif, un don que tu
légèreté puérile, ou bien que ce soit en nous par quelque vouloir et quelque ordre vérita- m’as fait, et des extravagances où je le gaspillais... Car il n’y a pas seulement une
blement divin je n’hésiterais pas à vous le dire : je suis devenu soudain moins zélé pour manière de sacrifier aux anges prévaricateurs 1.
ces vers. Quelque chose, je ne sais quoi, d’un éclat différent, tout à fait différent, main-
tenant a lui pour moi. La philosophie est plus belle, je l’avoue, que Thisbé, que Pyrame,
que ces fameux Vénus et Cupidon et toute espèce d’amours de ce genre. Et, avec un
Plutôt que de demander au jeune élève qu'é tait alors Augustin de
soupir, il rendait grâce au Christ. - Moi, je pris cela, faut-il le dire ? Bien, ou faut-il ne reproduire ou de paraphraser le discours de Junon irritée contre les
pas le dire ? Que chacun le prenne comme il voudra. Moi, je ne me préoccupe que Troyens au début de Y Enéide, il aurait été tout aussi formateur intellectuel-
d’une chose, c’est que je me ré jouissais peut-ê tre inconsidérément. lement, et en outre moralement bénéfique au lieu d'être nuisible, de lui
I» VIII, 23 : (Licentius parle)... Car je ne suis pas moi-même peu frappé du fait que faire chanter les louanges du Seigneur en se fondant sur l'Ecriture.
je me détachais naguère si difficilement des frivolités de mon poème et que mainte-
nant y revenir me répugne et me fait honte, tant je suis tout entier transporté dans de
Mais l’essentiel du passage n 'est pas là. L’essentiel est que la poésie dit
grandes et admirables pensées. N’est-ce pas cela se convertir en vérité à Dieu ? Tordre du monde, qu’elle le dit par elle-même, en tant que poésie, et par
h VIII, 24 : (Conclusion d’Augustin) : Si tu te préoccupes de l’ordre, dis- je, il te faut sa nature même. La poésie dit l'ordre du monde, parce qu’elle est, comme
revenir à ces fameux vers. Car la science des disciplines libérales bien mesurée et
retenue produit, en vue d’embrasser la vérité, des amants plus allègres, plus persévé- rentur cura mea quam tua extinguercntur incuria ; et cum te poeticae quoque studiosum esse
rants, plus fervents, afin que leur désir soit plus ardent, leur assiduité plus constante, cognouerit, sic gratulabitur, ut eum mihi gestientem uidere iam uidear. » VIII , 21 : « ... Sed siue
leur attachement enfin plus délicat : voilà ce qu’on appelle, Licentius, la vie mobilitatem meam et puerilem leuitatem ridebitis siue aliquo uere diuino nutu et ordine fit in
nobis, non uobis dubitem dicere : pigrior sum ad ilia metra subito effectus ; alia, longe alia nescio
heureuse -
Va donc, en attendant, vers ces nobles Muses. Mais sais-tu cependant ce que je vou-
quid mihi nunc luce resplenduit . Pulchrior est philosophia, fateor, quam Thisbe, quam Pyramus,
quam ilia Venus et Cupido talesque omnimodi amores, ht cum suspirio gratias Christo agebat
— —
drais que tu fisses ? Ordonne, dit il, ce qui te plaît. Quand Pyrame, ré pondis- je, et
celle qui est à lui seront tués l’un sur l’autre, comme m vas le chanter, dans la douleur
- Accepi ego haec, quid dicam libenter aut quid non dicam ? Accipiat quisque, ut uolet, nihil curo,
nisi quod forte inmodicc gaudebam . » VIII, 23 : « ... Non cnim me ipsum parum mouet, quod
même dont il convient d’enflammer plus intensément ton poème, tu tiens la plus modo tarn aegre auocabar a nugis illis carminis mei, et iam redire ad eas pigct et pudet ; ita totus in
quaedam magna et mira subuehor. Nonne hoc est uere in Deum conuerti ? » VIII, 24 : « Si ordi -
favorable des occasions. Arrache la malédiction de cette sensualité hideuse et de ces nem , inquam, curas, redeundum tibi est ad illos uersus. Nam eruditio disciplinarum liberalium
embrasements empoisonnés, d’où viennent ces circonstances pitoyables ; ensuite, modesta sane atque succincta et alacriorcs et perseuerantiores et commotiores exhibet amatores
élève- toi entièrement à la louange de l’amour pur et sincère, par lequel les âmes amplectendae ueritati, ut et ardentius adpetant et constantius insequantur et inhaereant postremo
dotées de sciences et embellies par la vertu s’unissent à l’intellect par la philosophie dulcius, quae uocatur, Liccnti, beata uita . [ ...] Vade ergo interim ad illas Musas ; uerum tamen scis ,
quid te facere uelim ? — lube, ait, quod placet. — Ubi se, î nquam, Pyramus et ilia eius super inui-
et, non seulement évitent la mort, mais encore jouissent de la vie la plus heureuse. Cem , ut cantaturus es, interemerint, in dolore ipso, quo tuum carmen uehementius inflammari
I, VIII, 26 : je n’ai rien d’autre à mon actif ce jour là, pour ménager ma santé, sinon ce decet, habes commodissimam opportunitatem. Adripe illius foedae libidinis et incendiorum uene-
que j’avais l’habitude d’entendre chaque jour avec eux, avant le dîner, la moitié d’un natorum execrationem, quibus miseranda ilia contingunt, deinde totus adtollere in laudem puri et
rouleau de Virgile, car partout nous ne considérions que la mesure des choses, que ainceri amoris, quo animae doctatae disciplinis et uirtute formosae copulantur intellectui per phi-
losophiam et non solum mortem fugiunt uerum etiam uita beatíssima perfruuntur... ». VIII, 26 :
nul ne saurait ne pas apprécier, mais qu’il est très difficile et très rare de percevoir ..
« . nihilque a me aliud actum est illo cjie, ut ualetudini parcerem , nisi quod ante cenam cum ipsis
chaque fois que l’on fait une chose sérieusement1. dimidium volumen Virgilii audire cotidie solitus eram, nihil nobis ubique aliud quam rerum
modum considerantibus, quern non probare nemo potest, sentire autem , cum quisque aliquid stu-
diose agit, difficillimum atque rarissimum. »
1. Œ uvres de saint Augustin, vol. 4/ 2 : Dialogues philosophiques. De Ordine, L’ Ordre. Introduction, texte 1 . Œ uvres de saint Augustin, vol. 13, Deuxiè me série, Dieu et son œ uvre : les Confessions, livre I-VII, texte
critique, trad., notes par Jean Doignon, Paris, Institut d’Études augustiniennes, 1997, I, VII, 20 : de l’éd . de M. Skutella, intr. et notes par A. Solignac, trad, de E. Tréhorel et G. Bouissou , Etudes
« ... Nam et cum praesens esset, pro familiaritate patris tui uel potius omnium nostrum
multum augustiniennes, 1992, 1. I, XVII, 27. Voir aussi saint Augustin , Œ uvres, vol. I : Les Confessions, pré-
sollicitus erat, ne ingenii tui quaedam scintillae, quas diligenter animaduertebat, non tam confla- cédées de Dialogues philosophiques, éd . L. Jerphagnon, p. 799-800.

M,
28 Poésie et conversion au Moyen Âge La poésie perdue et retrouvée : les belles-lettres et la foi 29

la musique, une des formes sensibles de la mesure du monde, ou plutôt traduit le grec grammatica par le latin litteraturd , qui a le même sens. La
de la mesure de Tame : mesure du mè tre, mesure du rythme, mesure des grammaire, telle qu’il l’entend, comprend deux parties, « l’art de parler

harmonies musicales, mesure de la mémoire tout ce qui, dans la pensée
de saint Augustin, concourt, du De Musica aux Confessions, à la mesure
correctement et l’explication des poètes »2. Cassiodore paraphrase et
amplifie cette formule en définissant ainsi la grammaire : « L’art de bien
paradoxale du temps, à cette distension du présent de l’âme qui fait d’elle parler en se fondant sur les poètes et les auteurs illustres ; elle permet de
l’image et la mémoire de Dieu. composer sans faute en prose et en vers. »3 Cet art se fonde sur un corpus
On touche là au cœ ur de la relation entre la poésie et la conversion. de grands auteurs, qui sont nécessairement pour l’essentiel des auteurs
On y touche, non pas au terme d’une argumentation visant à la récupéra- païens, et qui sont érigés en canon et en modèle. Ce sont des classiques au
tion chré tienne des lettres ou du savoir païens, comme avec la captivagenti- double sens du terme : des auteurs de la première classe et des auteurs
lis ou la spoliatio Aegyptiorum, mais dans l’éblouissement de la révélation, que l’on étudie dans les classes. Bien entendu, ces études littéraires sont
dans cette démarche propre à Augustin qui le fait, précisé ment, philoso- entièrement au service de la science sacrée. Dans les Institutiones, elles
pher en poète. On y touche comme en écho à la grande méditation sur le viennent, en dignité, après la lecture et le commentaire de la Bible,
temps du livre X Confessions. Et il n’est pas interdit de faire résonner en comme il va de soi, et en pratique elles ont la valeur d’une propédeutique
harmonie avec cette révélation la prière du début des Confessions qui pour- qui y introduit. Elles s’inscrivent dans le cadre des sept arts libéraux,
tant, à la lettre, n’exprime, une fois de plus, que la volonté d’utiliser ad défini au même moment par l’ami et « compatriote » de Cassiodore,
majorem Dei gloriam le bagage d’une formation intellectuelle : Boèce. Un cadre proprement intellectuel et scolaire qui prive en fait la
Mon Dieu, prends à ton service tout ce que j'ai appris d'utile dans mon enfance ; à poésie et les belles-lettres de leur valeur propre et de leur autonomie. Au
ton service ce que je dis , et j'écris, et je lis, et je compte1. début de la Consolatio Philosophiae, Philosophie chasse les muses d’auprès
de Boèce pour prendre leur place.
Cependant, de même que che2 saint Augustin, l’essentiel de la poésie
est perçu hors de la confrontation entre les lettres païennes et la Bible,
DR CASSIODORE À BÈDE dans la beauté et l’harmonie de la « mesure » et de 1’ « ordre », de même
on trouve chez Cassiodore, en dehors de son programme d’études litté-
Ce n’est pas, il est vrai, du côté de cet éblouissement et de cette révé-
raires et dans le cadre élargi du programme de vie monastique auquel ces
études doivent concourir, le vif sentiment et l’expression frappante d’une
lation que le Moyen Âge cherchera le plus volontiers une justification à la
pratique des lettres. C’est sur la spoliatio Aegyptiorum qu’il méditera de pré- —
« beauté chrétienne » une beauté intime, intériorisée, paradoxale, diffé-
rente de la beauté antique -, très suggestive au regard de la poésie sans
férence. Et pourtant, çà et là, les reflets de cet éblouissement jettent par-
fois un éclat inattendu .
toutefois être directement mise en rapport avec elle.
C’est dans ces confins souvent difficiles à cerner qu’il nous faudra
Ainsi chez Cassiodore, l’auteur qui, en instituant dans les monastères
l’usage de copier les auteurs anciens profanes, a assuré la survie des lettres
poursuivre notre enquête, plutôt que de suivre au long du Moyen Âge la
antiques. Après un premier livre consacré aux commentaires de la Bible
fortune de la culture classique et l’accueil fait aux lettres et à la science
et aux introductions à sa lecture, le deuxième livre des Institutiones divina-
rum et saecularium litterarum propose un programme d’études profanes por- .
1 Quintilien, Institution oratoire, t. II, livres II et III. Texte établi et traduit par Jean Cousin, Paris, Les
tant sur la grammaire, la rhétorique, la philosophie subordonnée à la dia- Belles Lettres, 1976, II, 1, 4 : « ... et grammatice, quam in Latium transferentes litteraturam
uocauerunt... », « et la grammatice, dont on a traduit le nom grec en ladn par litteratura ... ».
lectique. Grammaire et littérature sont une même chose : Quintilien .
2 Ibid., t. I, livre I, texte établi et traduit par Jean Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1975, 4, 2 :
« ... recte loquendi scientiam et poetarum enarrationem... ». Cf. E. R. Curtius, La littérature euro-
péenne et le Moyen Age latin, p. 92.
1. Confessions, cd . citée, 1, XV, 24, p. 316-317 : « Deus meus, tibi seruiat quidquid utile puer didici, tibi
. pulchre loquendi ex poetis illustribus auctoribusque collecta
3 Cassiodore, Institutions, éd. R. A. B. Mynors, Oxford, Clarendon Press, 1937, II, 1 : « Peritia
: officium ejus est sine vitio dictio-
seruiat quod loquor et scribo et lego et numero. » nem prosalem metricamque componere » (ma traduction).

ákí.
.
30 Poésie et conversion au Moyen Âge La poésie perdue et retrouvée : les belles-lettres et la foi 31

profanes, voie que de grands livres, anciens et récents, ont magnifique- première, elle implique, nous le verrons bientôt, une méditation sur la
ment explorée. S’agissant du haut Moyen Âge, les travaux de Pierre Riché nature de la poésie, aboutissant, comme Jean-Yves Tilliette l’a admirable-
ont jeté sur cette question une pleine lumière. On retiendra en particulier ment montré par une interpré tation inédite de la Poetria nova de Geoffroy
son analyse pénétrante et nuancée des textes fameux de Grégoire le de Vinsauf, à l’élaboration d’un nouvel art poé tique, nourri de celui de
Grand1. Certes, dans la lettre d édicace à Léandre de ses Moralia in Job, l’Antiquité, mais proprement chrétien. Pour ces lecteurs de saint Augus-
Grégoire déclare qu’il refuse de se soumettre aux règles de la grammaire tin, qui ne distingue pas les figures littéraires de la translation symbolique
parce qu’il « estime souverainement inconvenant d’assujettir les paroles appelée par l’exégèse1, pour ces lecteurs de Boèce et de Macrobe, aux
de l’oracle céleste aux règles de Donat »2. Certes, il reproche à un évêque yeux desquels se confond le voile sous lequel la nature cache ses secrets et
d’avoir enseigné la grammaire et d’avoir composé ou lu un poème où il celui sous lequel le discours dissimule son sens la métamorphose et —
était question des divinités païennes. Mais Riché, à la suite de Viscardi et
d é j à d’Ozanam, montre que le reproche vise une inconvenance dans le

l’allégorie , ü y avait place pour une révélation souterraine de la vérité
dans les belles fictions de la poésie. Au demeurant, n’est-ce pas ce que
comportement d’un évêque sans mettre en cause les lettres elles-mêmes. Jean Scot Erigène faisait dé jà dire au pseudo-Denys l’Aréopagite ?
2

Et dans son commentaire sur le premier Livre des Rois, Grégoire affirme Mais tout au long du Moyen Âge, chez ceux-là mêmes qui ne voient
l’utilité des sciences séculières, qui permettent de mieux comprendre la dans les lettres profanes qu’une propédeutique à la science de Dieu, se
parole de Dieu, interprétant le verset où il est dit que les Philistins interdi- manifeste par instants, pour peu que leur sensibilité soit vive et fervent
sent aux Israélites le mé tier de forgeron dans le même sens que J érôme la leur souci de Dieu, une appréhension fulgurante de la beauté poétique.
captive païenne et Augustin les dépouilles des Égyptiens. Les armes que Elle surgit chaque fois que sont mises en relation, comme dirait Alain
fabriquent les forgerons, dit saint Grégoire, sont les lettres séculières, qui Michel3, la parole et la beauté, chaque fois que la poésie est perçue
sont inutiles pour les combats spirituels que m ènent Israël et tous ceux Comme l’expression de la beauté de Dieu dans le monde. D’où les appa-
qui vivent de Dieu. Mais, ajoute-t-il, elles ont leur utilité si elles sont au rentes contradictions de ces auteurs si sévères pour la culture païenne et
service d’une meilleure compréhension de l’Écriture et les démons enlè-
vent à certains le désir de s’instruire pour que, ignorant les sciences sécu-

plus sévère censeur de la culture antique , pour reprocher à un ami de

qui ne cessent de citer les poètes païens : Alcuin qui n’est certes pas le
lières, ils ne puissent s’élever jusqu’aux choses spirituelles, car ils savent trop lire Virgile, ne trouve pas de meilleur argument que de lui citer un
bien que la culture profane aide à la compréhension du spirituel. Dieu a vers de Virgile4.
placé en bas la science séculière, comme une marche pour nous élever
jusqu’à l’Écriture sainte. La position de Grégoire n’est donc guère diffé-
rente dans son principe de celle d’Augustin. 1, Winthrop Wetherbee, Platonism and Poetry in the Twelfth Century. The Uterary Influence of the School of
Il est une autre justification des lettres antiques, qui culminera avec Chartres, Princeton UP, 1972, p. 56 (avec un renvoi, mais peu exact, à Chenu, La théologie au
XIt siècle, p. 187).
l’humanisme chartrain : celle qui consiste à discerner chez certains 2, Cf. Denys l’Aréopagite, La hiérarchie céleste, introduction par R. Roques, éd. par G . Heil, trad, par
auteurs paï ens une obscure inspiration divine, justifiant la recherche dans M. de Gandillac, Paris, Éditions du Cerf, 2e éd., 1970 (« Sources chrétiennes », ri’ 58 bis) , II, 1,
p, 74-75 : « C’est de la façon la plus simple, en effet, que la Parole de Dieu a usé de très saintes fic-
leur œ uvre d’un sens second, qui est un sens chré tien. Contrairement à la tions poétiques pour les appliquer aux esprits sans figures , ayant tenu compte, comme on l’a dit,
du caractère de notre esprit, ayant pris soin de lui m énager une él évation appropriée à sa nature et
ayant façonné pour lui les Ecritures saintes destinées à cette él évation. » Jean Scot commente ce
passage en ces termes : « De mê me que l’art poé tique organise sa doctrine morale et naturelle des-
1. Education et culture dans l’ Ocddent barbare, Vf - VUf siècle, Paris, Le Seuil, 4e éd. revue et corrigée 1995 tinée à élever l’esprit humain à travers des fables feintes et des similitudes allégoriques - ce qui est
[1962], p. 123-128. le propre des poètes é piques qui louent de façon imagée les actes et les mœ urs des hommes -, de
2. Cité par Riché, p. 128. Voir, entre autres, sur cet auteur et sur cette question Claude Dagens, même une sorte de poésie théologique modèle l’Écriture sainte par des fictions nées de
« Grégoire le Grand et la culture : de la sapientia hujus mundi à la docta ignorantia », dans Revue des l'imagination pour le réconfort de l’âme » ( Expositions super hierarchiam caelestem S. Dionysii, dans
Etudes augustiniennes, 14 (1968) , p. 17-26, et Louis Holtz, « Le contexte grammatical, du dé fi à la PL, 1.122, c. 2, 1, col . 146) . On trouve ces mêmes passages cités par A. Leupin, Phallophanies. La
grammaire : Grégoire et Cassiodore », dans Grégoire le Grand, Actes du Colloque de Chantilly tbair et le sacré, Paris, Éditions du Regard, 2000, p. 58.
(1982), publiés par J . Fontaine, R. Gillet, S. Pellistrandi, Paris, CNRS, 1986, p. 531-540. Cf. aussi 3, Alain Michel, La parole et la beauté. Rhétorique et esthétique dans la tradition occidentale, Paris, Albin
Grégoire le Grand , Moralia in fob (livres I et II), éd. et trad par Dom A. Gaudemaris, Paris, 1950
,
Michel, 1994, éd. au format de poche [Les Belles Lettres, 1982].
(Sources chré tiennes, 32). 4, M. G. H., Épist , t. VI, 39, cite É n. IV, v. 657.
»
A

32 Poésie et conversion au Moyen Age La poésie perdue et retrouvée : les belles-lettres et la foi 33

Cette fulgurance de la beauté poétique, on la voit surgir chez Augus- soi : il est satisfait de lui- même ; l’idéal chré tien est ouvert à l’infini : il se sent dépen-
tin, chez Cassiodore, chez Bède. dant de Dieu. Le beau chrétien est souriant et serein, dit Cassiodore, mais il est pâli
Augustin, au soir d’une journée où il a persuadé son jeune disciple par la pénitence et manifeste cette joie spéciale qui semble spiritualisée par les larmes.
Il tient le juste milieu en toutes choses : il ne parle ni trop haut ni trop bas, et quand il
trop zélé de ne pas renoncer à la poésie et de la mettre au service de sa foi, marche il ne va ni trop vite ni trop lentement1.
découvre, à l’heure du délassement, en écoutant du Virgile, que la poésie
nous enseigne la mesure du monde. Il y a ainsi chez Cassiodore un sens aigu de la conformité de l’art et de
Cassiodore, dont le programme intellectuel et scolaire a pourtant m
cm la beauté avec l’harmonie divine. Le paradoxe chrétien la faiblesse est —
quelque chose de réducteur pour la poésie, cherche à définir ce que peut force, la défaite victoire, l’abaissement grandeur - trouve son expression
être la beauté chrétienne, qui n’est pas celle de la jouissance, mais d’une —
dans le paradoxe de la beauté l’harmonie est dans la conjugaison de
harmonie par laquelle nous sommes en communion avec l’Auteur de traits imparfaits et d’éléments contradictoires.
8ë Cette métamorphose du débat sur les lettres païennes en une réflexion
toute harmonie et qui nous permet de nous élever jusqu’à Dieu, source
de toute beauté. Et il la cherche dans la mesure, non pas tant, certes, dans Sur l’esthétique chrétienne, on la trouve plus encore, près de deux siècles
Iî -
celle du poème, mais dans celle de l’éloquence, dans celle de la musique, plus tard, chez Bède le Vénérable. D’une part, pour montrer que « la Sainte
où le nombre est harmonie (lettre à Boèce), et dans celle de la figure %. Écriture l’emporte sur la littérature profane, non seulement par l’autorité
humaine, dont la beauté reflète celle de l’â me et obéit à une spéculation et l’utilité, mais encore par l’Antiquité et la beauté de l’expression (composi-
des nombres. Il la cherche, cette beauté de la mesure, dans un visage et Hone dicendi) »2, il développe de façon systématique dans son traité de
une apparence, épiphanies d’une beauté particulière, intériorisée, toute métrique { De re metricd) le parallélisme entre les genres littéraires classiques
différente et cependant point si différente du canon antique, une beauté w
% et bibliques suggéré, on l’a vu, par saint J érôme dans la lettre 53 à saint

monastique une beauté dont il montre par les mots dont il use pour la
décrire, par son art littéraire même, qu’elle est l’affaire du poète ou de
x-
ï
Paulin. Il conserve ainsi les critères antiques de la critique littéraire et du
jugement sur le beau en poésie, mais il cherche à établir que l’Ecriture

l’artiste et d’autant plus affaire de poète que c’est une beauté para- w Sainte s’y conforme. Distinguant, de façon traditionnelle, un genre drama-
tique (les personnages parlent seuls, sans l’intermédiaire du poète), un
doxale, contradictoire : 1
Si
Le visage gai et serein, que la maigreur rend robuste, que la pâleur embellit, que les genre narratif (le poète s’exprime sans l’intermédiaire des personnages) et
larmes incessantes rendent joyeux, qu’une longue barbe rend vénérable. Ainsi un un genre mixte (où les deux modes d’expression se trouvent et qui corres-
esprit droit a pour effet de rendre les hommes plus beaux à partir d’éléments contrai- ï? pond à l’épopée — mais Bède n’emploie pas ce mot), il propose le classe-
res à la beauté. Les yeux joyeux et chastement caressants, les propos véridiques..., la ment suivant, devenu vite canonique :
voix elle-même mesurée..., la démarche ni trop lente ni trop rapide1.
%
'

Genre dramatique :
Et Edgar De Bruyne, qui cite ce passage, le commente magnifique- Bucoliques de Virgile Cantique des Cantiques
ment en ces termes : Genre narratif :
Il va donc de soi que le beau visage, aux yeux de Cassiodore, doit exprimer l’idéal Géorgiques de Virgile Proverbes de Salomon
chrétien de la vie intime. La vie chrétienne doit d’ailleurs se manifester dans le corps Di natura rerum de Lucrèce Ecclésiaste
tout entier et lui donner une autre apparence que celle qu’admiraient les païens. Cas-
Psaumes
siodore nous trace ici le portrait de la beauté monastique. Certes cette beauté s’éloigne Genre mixte :
de celle de la statue antique. Et pourtant, c’est le même idéal formel de sérénité et de Iliade et Odyssée d’Homère Livre de Job
paix que les civilisations opposées poursuivent. L’idéal grec est charnel et replié sur Énéide de Virgile^

1. Cassiodore, Liber de anima, PL, t. 70, c. 1300 1301 a : « Hilaris semper vultus est et quietus, 1, Études d'esthétique médiévale, 3 vol., Bruges, De Tempel, 1946, réimpression avec une pré face de
made validus, pallore decoratus, lacrymis assiduis laetus, promissa barba reverendus, nullo cultu Maurice de Gandillac, 2 vol, Paris, Albin Michel, « L’Évolution de l'Humanité », 1998, vol. I,
mundissimus. Sic per justitiam mentis de rebus contrariis redduntur homines pulchriores : oculi
laeti et honeste blandi : sermo veriloquus..., vox ipsa mediocris..., gradus quoque ipsius nec tardus
.
p 73.
2, Bède, Opera omnia, De schematis et tropis sacrae scripturae liber, dans PL, t. 90, c. 175.
conspicitur, nec velox... » .
3, fi de Bruyne, Etudes d’esthétique médiévale, vol. I, p. 156-157.
34 Poésie et conversion au Moyen Âge La poésie perdue et retrouvée : les belles-lettres et la foi 35

D’autre part, Bède, qui ne puise pratiquement ses exemples que chez f
qu’il analyse dans son De schematibus et tropis Sanctae Scripturae, souvent
des poètes chrétiens (Fortunat, Sedulius, Arator, Paulin, Prudence, Pros - conservé dans les mêmes manuscrits que le De metrica ratione et qui a donc
per d’Aquitaine), s’attache, dans le même ouvrage, à définir la beauté du été senti comme son pendant ou son complément. Bède observe que la
vers. Il consacre l’essentiel de ses analyses à la poésie métrique, mais se Bible s’écarte souvent de la façon habituelle de s’exprimer, soit par des
livre tout de même à quelques considérations, importantes à défaut d’ê tre figures verbales, soit par des tropes, mot par lequel il entend les tournures
parfaitement claires, sur la poésie rythmique. Ainsi, soit au moyen de la imagées ou métaphoriques, et qu’elle le fait, non parce que le sens l’y con-
versification antique et savante (poésie métrique), soit au moyen d’une traint, mais parfois sans nécessité, gratuitement, uniquement par amour
versification spontanée fondée sur le seul jugement de l’oreille (poésie Ct par recherche du beau : causa decoris, omatus gratia. Il analyse dans le
rythmique), il s’agit, dans le cadre d’une poésie chrétienne, de produire détail ces figures et ces tropes. De cette analyse, retenons deux traits en
beauté et jouissance auditive. Telle est bien sa préoccupation. L’hexa- apparence sans rapport. D’une part, s’agissant des figures verbales, Bède
mètre dactylique est le mè tre le plus beau : Coeteris omnibus puchrius cel-
prête une attention particulière aux effets de l’allitération (parhomoeon) et
siusque est. Quelle est la plus belle forme poétique et quel est l’enchaî- WÊ de la rime (homoeoteleuton). Une attention qui peut être rapprochée de celle
nement de vers le plus agréable {Quae sit optima carminis forma, quae sit
concatenatio gratissimã) ? La réponse est qu’un enchaî nement limité (pour * qu’il porte à la poésie rythmique : Bède s’intéresse à la poésie vivante, aux
effets auditifs réellement efficaces et réellement perçus à son époque,
qu’une répétition excessive ne lasse pas) de vers léonins (l’avant-dernier ceux sur lesquels se fondera la poésie vernaculaire (le compte des syllabes
mot assonne avec le premier et le dernier avec celui qui est avant la
et la rime).
césure) est pulcherrima positio. Quant à la poésie rythmique, elle est une D’autre part, s’agissant des tropes qui désignent pour lui l’ensemble
modulata composite, une composition poétique provoquant un plaisir musi- W
du langage métaphorique (tropus est dictio translata a propria significatione ad
cal selon le jugement de l’oreille, adjudicium aurium examinait . m nonpropriam similitudinem omatus necessitatisve causa) , il accorde une place pri-
Bien loin de l’extrême sévérité que manifestera, par exemple, saint mordiale à l’allégorie. Rien là d’étonnant ni de nouveau. Il reprend la défi-
Pierre Damien à l’égard de la poésie et des arts plastiques, à la séduction W.
nition de l’allégorie qui était celle d’Aristote et qui était passée telle quelle
S
sensuelle et dangereuse 2, Bède condamne certes la culture païenne, mais chez Augustin, puis chez Isidore de Séville : dire une chose pour en signi-
s’attache à la conservation de la latinité (il s’intéresse aussi à l’orthographe il
f fier une autre. Il englobe sous le trope général de l’allégorie toute une
et il a, à cet égard, les préoccupations qui seront celles d’Alcuin). Il
lérie de tropes particuliers (l’ironie, le sarcasme, l’antiphrase, l’énigme, la
s’attache en particulier à étudier, à conserver, à admirer la forme de la
W parabole, etc.), présente à son propos les quatre sens de l’Ecriture, dis-
poésie latine, dont la beauté peut servir une poésie chrétienne, et s’ouvre tingue allegoria in verbis et allegoria in factis, etc.
W
en même temps aux formes nouvelles de la poésie (y compris à la poésie Mais chez lui, les considérations sur les quatre sens de l’Ecriture sont
vernaculaire, qu’il encourage), avec pour seul critère le plaisir sensible de amenées par un exposé sur les beautés poétiques de l’Ecriture, sur l’art
l’ouïe. Comme chez Cassiodore, mais dans un domaine qui est véritable- w& poétique de la Bible, dont il montre ailleurs qu’elle offre les plus beaux
ment celui de la poésie, on a là une recherche d’une beauté chré tienne
exemples de chacun des grands genres littéraires. Et c’est pourquoi il est
sensible, de l’extériorisation d’une beauté intérieure, rendue accessible w permis de rapprocher ces considérations de celles sur les effets de
aux sens, et même définie comme beauté par sa perfection sensible, une l'allitération et de la rime. Il manifeste une extrême attention à la poésie
beauté qui utilise à cette fin les ressources du passé et celles du présent. * vivante, une forte sensibilité à ses effets et, si l’on ose dire, une extrême
Cette beauté des lettres chrétiennes, Bède la poursuit et la découvre aptitude à jouir à la fois de la beauté poétique et de la beauté de la parole
encore d’une autre fa çon : à travers le style et l’art littéraire de la Bible de Dieu. Si tous les auteurs de ce temps sont importants pour la transmis-
1. Ibid., vol. I, p. 151-152.
lion de l’héritage culturel antique et pour la discussion sur sa légitimité, il
2. Pierre Damien affirme certes qu’un bon confesseur se doit d’être litteratus, mais il entend par l à qu’il occupe une place particulière dans la perspective d’un lien entre la poésie
doit ê tre versé dans la connaissance de l’Écriture sainte et des sciences sacrées (sermon 58, dans
T Ct la conversion et d’une définition du poète à la fois dans sa compé tence
5! PietriDamiani Opera omnia, PL, t. 144, Sermo LVIII, c. 833) . Pour le reste, Grammatica mea Chris/us.
de versificateur ou de styliste et dans sa docilité à la voix de Dieu. Rien

,3/
36 Poésie et conversion au Moyen Âge r La poésie perdue et retrouvée : les belles-lettres et la foi 37

d’étonnant que le même homme ait favorisé l'éclosion d’une poésie reli- tion poétiques se précise en devenant plus confuse, si l’on peut dire. Elle
gieuse vernaculaire et ait raconté l’histoire de Caedmon, le berger inspiré. est de plus en plus présente en tant que telle, mais en même temps elle est
La beauté poétique des métaphores ne sera pas toujours portée au de moins en moins clairement articulée, de plus en plus immanente,
crédit de la Bible. Saint Thomas verra dans la poésie une infima doctrina, implicite, voire mêlée à l’effusion ou à l’appréhension mystiques. Cela,
car elle est fictive (« poésie » a en effet souvent le même sens que « fable » encore une fois, sur le versant monastique de la pensée et de la spiritualité
ou que « fiction »). Il écrira : Poetica non capiuntur a ratione humana propter médiévales. Sur le versant scolastique, quand cette réflexion devient
defectus veritatis qui est in eis\ et il en induira que l’usage des métaphores explicite, c’est d’une façon tout extérieure à la poésie et d’une certaine
poétiques dans la Bible n’est pas licite2. Mais il est comme une famille II façon à son détriment, comme chez saint Thomas, qui, lorsqu’il parle
d’auteurs chrétiens, de l’Antiquité tardive au Moyen Âge, qui ressentent d'esthétique, pense visiblement d’abord aux arts plastiques. La tâche que
très fortement ce que peut être une beauté chrétienne, à la fois intérieure nous nous fixons ici est de mettre en évidence dans la poésie médiévale,
et sensible, susceptible de s’incarner dans les arts, particulièrement dans et particulièrement dans la poésie vernaculaire, cette association latente
la musique, mais aussi dans les sonorités et les images de la poésie. Des
auteurs qui seraient prêts à voir dans la beauté du monde sensible, y com-
mais fréquente entre la beauté poétique et la beauté chrétienne beauté
de l'âme convertie, beauté de Dieu.

pris dans les créations de l’homme, une allégorie de Dieu, une manière de Les prolégomènes qu’on vient de lire touchant le débat sur la légiti-
le désigner, comme Hugues de Saint-Victor pour qui le monde est quasi mité de la culture antique étaient nécessaires, parce que c’est dans les ter-
liber scriptus digito DeA mes de ce débat que la question est le plus fréquemment et le plus explici-
tement posée au Moyen Âge. Mais ils nous maintenaient sur des avenues
toutes tracées, dont nous allons maintenant tenter de nous écarter.
Revenons pourtant une dernière fois à ce débat, mais dans un tout
LH PASSÉ DES LETTRES ET LE PR ÉSENT DE DIEU autre esprit que celui du condensé historique qui a été le nôtre jusqu’ici.
Pendant tout le Moyen Âge, les belles-lettres sont largement identifiées à
la latinité classique et aux formes littéraires qui s’en inspirent. La consé-
Ainsi, les auteurs chrétiens, depuis l’époque patristique, admettent le
quence est que le domaine des lettres profanes est implicitement, mais
plus souvent que la culture antique ne doit pas être entièrement rejetée,
presque constamment, associé à un univers culturel ancien et révolu.
car elle est porteuse d’un savoir. Ce savoir peut être obscurément un
Tout se passe comme si la nouveauté de la révélation chrétienne et
savoir sur Dieu. Il est d’abord, et plus simplement, à la fois un savoir
l'irruption de l’univers biblique interrompaient le développement naturel
grammatical et un savoir sur le monde qui permettent la lecture de
de l'activité littéraire et obligeait à jeter sur elle un regard neuf, qui est un
l’Écriture sainte. C’est à travers le savoir philologique que la beauté litté-
regard critique et comme distancié. Le monde des lettres est pour le
raire est reconnue. Mais à mesure qu’on entre dans le Moyen Âge et que
Moyen Âge un monde du passé qui doit constamment être ajusté et con-
la vision de la culture antique est modelée par l’esprit monastique, la
fronté au présent1.
Certes, la philosophie antique comme art de vie dans la méditation et

réflexion sur la beauté beauté du diable ou beauté divine — et la séduc-
Ut retraite pouvait entrer en harmonie avec la spiritualité monastique. On
1. Thomas d’Aquin, Summa theologiae, in Opera omnia, vol . VIII-XII, cura et studio fratrum Praedicato- 1 i VU, au demeurant, dans le De Ordine le jeune Licentius confondre
rum, Rome, 1882-1906, I-II, 101, 2 ad 2 ; Somme théologique, t. 2, Paris, Éditions du Cerf, 1993, quelque peu la pratique de la philosophie opposée à celle de la —
р. 655 : « Les œ uvres d’imagination échappe à la raison humaine par le défaut de réalité qui les
caracté rise » ; cf. I, 1, 9.
2. U . Eco, Art et Beauté dans l' esthétique médiévale, traduit de l’italien par M. Javion, Paris, Grasset, 1997

poésie et la conversion à la vie chrétienne. La seconde pouvait se
[Milan, 1987], p. 127 et 193-195.
3. De tribus diebus, dans PL, 1.176, c. 814 ; cf. Hugues de Saint-Victor, Opera Omnia, Commentariorum in
Hierarchiam coelestem S. Dionysii Areopagitae secundum interpretationemJoannis Scoti, dans PL, t. 175, 1. III, 1 , Roberto Antonelli, « Antiqui-ancessor », dans Ensifirent li ancessor. Mélanges de philologie médiévale
с. 978 et 1. II, c. 954. Voir aussi U . Eco, Art et beauté, p. 106. r

A -
offerts à Marc-René Jung, 2 vol., Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1997, 1.1, p. 185-198.

a
I h m I
38 Poésie et conversion au Moyen Âge La poésie perdue et retrouvée : les belles-lettres et la foi 39
n
nourrir de la première sans avoir le sentiment de perpétuer un passé i ï
En un sens, les lettres antiques tirent profit de cette dévalorisation de
aboli1. Ainsi la beauté des lettres pouvait conduire à Dieu. En outre, dans l’histoire, de ce souci de toujours trouver un sens au-delà du sensus litteralis.
l’ordre proprement littéraire, comme on l’a souvent souligné, cette cul- I Elles en tirent, elles aussi, une perpétuelle actualité. Mais elles ne peuvent
ture littéraire venue de l’Antiquité classique est pour les lettrés du Moyen échapper totalement à l’histoire révolue à laquelle elles appartiennent.
Age, y compris pour les auteurs spirituels, une culture vivante et présente. Dans le présent d’une culture nouvelle répondant aux besoins de
U
Elle leur vient spontanément et constamment à l’esprit sous forme de la nouvelle alliance et de l’homme nouveau, y a-t-il une place pour des
citations ou de références. Elle nourrit naturellement leur pensée et leur I [ « belles-lettres nouvelles » qui ne se limiteraient pas à la survie tolérée ou
style. Elle les habite. Il n’empêche : ils n’oublient jamais que cette culture I récupérée des lettres anciennes, mais qui seraient au contraire en totale
leur vient du passé et d’un monde révolu. 5
lï harmonie avec l’esprit de leur temps et produites par lui ? Peut-il y
L’opposition entre les belles-lettres et l’univers du salut est donc avoir des belles-lettres qui n’appartiennent pas par définition au passé ?
chronologique autant qu’idéologique. Les belles-lettres appartiennent au flf 1-
i L’esprit des lettres médiévales est-il seulement là où l’a cherché Curtius,
passé. Qui les cultive prolonge le passé en lisant, en copiant, en glosant, dans l’effort de fidélité aux leçons de la rhétorique antique ? N’est-il pas
en imitant les auteurs anciens. Ce qui est en jeu est la survie d’un passé. aussi dans la leçon d’infidélité de ceux qui, prétendant à la conversion, vou-
C’est aussi, une fois de plus (« une fois de plus » au regard des tentatives I lant se détourner de ces lettres et se tourner vers le Christ, s’intéressent à la
d’harmonisation de la chronologie universelle), une confrontation du $V.
poétique nouvelle et aux langues nouvelles en même temps qu’à l’homme
passé classique et du passé biblique : que l’on songe, parallèlement aux If
nouveau ?
efforts pour insérer les livres bibliques dans le cadre des genres littéraires % '

gréco-latins, à la discussion pour savoir lesquels ont influencé les autres. ?-


L’ exégèse chrétienne de la Bible en Ocàdent médiéval, Paris, Éditions du Cerf, 1999. Pour une vulgarisa-
Mais cette confrontation des deux passés est inégale, car l’un et l’autre f tion pédagogique au XIlT siècle de l’articulation du sens allégorique sur le sens litté ral, voir par
I exemple le Liber exceptionum de Richard de Saint-Victor (éd . Jean Châ tillon, Paris , Vrin , 1958) ou
n’ont pas la même valeur de passé, ou ne sont pas du passé de la même I - 1 les sermons de Maurice de Sully (C. A. Robson, Maurice of Sully and the Medieval \/ emacular Homily.
façon. Le passé païen est totalement du passé : il est éloigné dans le temps I1 '

With the Text of Maurice’s French Homilies from a Sens Cathedral Chapter Ms., Oxford,
f Blackwell, 1952) .
et il est révolu par la venue du Christ. Le passé biblique est comme rejeté
hors de l’histoire par une lecture de la Bible qui en fait une perpétuelle l jp.

image et une perpétuelle prophétie de la révélation chrétienne, par une ? 1


exégèse qui tend à mépriser le sensus litteralis et donc à dévaloriser I-


l’histoire au profit d’un perpétuel présent de la vie chrétienne. L’arbre de i s

Jessé s’arrête avec le Christ. La paternité d’Abraham devient spirituelle2. $


r
1
1. C’est ce qui ressort du livre de J . Leclercq, L’ amour des lettres et le désir de Dieu. Cf. aussi Alain
Michel, La parole et la beauté, p. 178-179. A. Michel, citant un passage où Pétraque décrit sa solitude
( De uita solitaria, II, 3, Prose, Storia e Testi, VII), en met en évidence la ré fé rence à un passage des
Tusculanes de Cicéron et commente : « La ré pétition devient litanie, la méditation antique sur
Yotium se combine avec la m éditation monastique. Nous sommes ainsi, par le langage comme par %
les idées , par l’esthétique comme par l’enseignement, dans un moment d’équilibre. Pétrarque se |
tient au point de rencontre de deux mondes. La sensibilité antique veut chez lui se purifier dans W-
la priè re médiévale. Mais elle y développe aussi la sensibilité ardente, l’inquié tude, l’expérience
de la personnalité » (p. 179).
2. Voir, par exemple, Beryl Smalley, The Study of the Bible in the Middle Ages, 3e éd., Oxford , Blackwell,
1983, particulièrement p. 87 (la mé thode de Hugues de Saint-Victor dans le Didascalicon,
l’introduction du sensus litteralis et de l’histoire, et les conditions du passage du sens litté ral au sens y-
all égorique) et p. 198 (influence de cette m éthode sur Y Historia Scolastica de Pierre le Mangeur),
ainsi que les prologues d’André de Saint-Victor sur le Pentateuque et la Genèse reproduits en
appendice p. 382-383). Voir aussi maintenant sur ces questions le beau livre de Gilbert Dahan,

v-
CHAPITRE II

UN D É TOUR PAR L ’ AMOUR

DE L ’ É ROS À LA SAGESSE

AMOUR ET POÉSIE

Première infidélité : dès l’instant où elle vit de sa vie propre dans les
langues nouvelles qui se forment alors, la poésie du Moyen Age chrétien
est une poésie érotique. Première fidélité : cette poésie érotique, sans
tenoncer à l’éros, s’approfondit au prix d’une conversion. 1
U amour et T Occident : chacun connaît le livre de Denis de Rougemont .
L’amour, invention du XIIe siècle : chacun a entendu cette formule défini-
tive. La jin'amor des troubadours, la passion mortelle de Tristan et Iseut,
Lancelot dans la charrette sacrifiant son honneur à l’amour de Guenièvre.
Ces inventions poétiques seraient porteuses d’une idée nouvelle de
l’amour que la France médiévale aurait offerte à l’Europe : Galeotto fu'l
tibro e chi lo scrisst . Le roman français induit à l’amour. Il y aurait là une
a leçon de Ribérac » à méditer éternellement dans les heures sombres : Je
SHts ce chevalier qu' on dit de la Charrette' ...
Les difficultés commencent lorsqu’on veut préciser en quoi cette idée
de l’amour est nouvelle. On y parvient, bien entendu. On fait même
.
mieux qu’y parvenir : le sujet est inépuisable Mais enfin, l’humanité n’a
pas attendu le Moyen Age européen pour connaître la passion amou-
feuse. Les débats sur la dette de l’amour courtois envers les élégiaques

.
1 Denis de Rougement, L'amour et l’ Occident, Paris, Plon, 1996 [1939). , Firenze, 1994 (Edizione
2. Dante Alighieri, La Commedia secondo l’ antica vulgata, a cura di G. Petrocchi
Nazionale a cura delia Società Dantesca) , Injemo, V, v. 137.
3. Les yeux d'Eisa, « Lancelot », dans Œ uvre poétique de Louis Aragon, t. IX (1939-1942), Paris, Livre
club Diderot, 1979, p. 261.
42 Poésie et conversion au Moyen Âge Un détour par Vamour de Féros à la sagesse 43

latins ou l’amour odhrite des arabes montrent assez que l’invention du fondatrice de la littérature française. Ce sont des épopées, où la passion
XIIe siècle est toute relative1. amoureuse, sans être ignorée, n’occupe pas la première place. La plus
Un point est en revanche assuré. L’amour est devenu pour la pre- ennuyeuse est celle d’où l’amour est le plus absent. Ni Gide ni Valéry
mière fois dans l’Europe médiévale la grande affaire de la littérature et il n’auraient consenti, sans doute, à s’en prendre à Virgile.
l’est resté. L’invention n’est pas celle de l’amour. Elle est d’avoir fait de En 1395, Jean Froissart est reçu par le roi d’Angleterre et lui offre,
l’amour le sujet par excellence et le pain quotidien de la poésie. Cette nous dit-il dans ses Chroniques, un somptueux manuscrit de ses poèmes :
invention-là a si bien réussi que l’association de l’amour et de la poésie Adont me demanda le roy de quoy il traittoit. Je luy dis : « D amours. » De ceste
nous paraî t d’évidence. Quand on est amoureux, on fait des vers. Quand réponse fut-il tous resjouys1 .
on n’est pas sérieux parce qu’on a dix-sept ans, on envoie à une jeune
fille des sonnets qui la font rire. Cela va pour nous de soi : rien de plus Le sujet de l’écrivain, qui le fait reconnaî tre et considérer, c’est
sérieux que ce manque de sérieux, que ces sonnets et que ce rire. Rien de l’amour. C’est celui que revendique le vieux Froissart, écrivain arrivé
plus mortel : le rire de la belle dame qui résonne encore dans le bruisse- pourtant, et arrivé par d’autres voies que celles de la poésie amoureuse.
ment de l’eau où se noie celui qui a cru pouvoir vivre de l’art à l’abri de
Le temps de la seule âpreté des armes est passé. Dans les remaniements
l’amour, le petit Monsieur Friedemann de Thomas Mann 2. Le poème, successifs de la Chanson de Roland, la place faite à la belle Aude est de plus
c’est la suffocation de l’amour. Au XIIe siècle, la syntaxe torturée, les en plus grande. Voici venu le temps du romanesque. Il faut « chanter
sonorités rocailleuses, les mots difficiles du trobar clus n’ont pas pour les d’armes et d’amours ensemble »2.
troubadours d’autre sens3. Pourquoi ce temps est-il venu et pourquoi est-il venu alors ? Pour-
Cela nous paraî t d’une telle évidence que nous avons peine à croire quoi, en ces siècles du Moyen Âge, une révolution déplace-t-elle l’amour
des confins de la poésie jusqu’à son centre au point de le confondre avec
qu’il ait fallu l’inventer. Il nous paraît plus paradoxal encore de faire crédit
sa nature même, faisant des littératures européennes, apparues au même
d’une telle invention à la jeunesse de la littérature européenne que de lui
moment, des littératures de l’amour ? Cette révolution a eu pour moteur
attribuer celle d’une nouvelle conception de l’amour. N’est-il pas vrai
le christianisme. Certes, dira-t-on : cette religion de l’amour, combinée à
pourtant que les grandes formes littéraires qu’elle hérite de l’Antiquité
une cosmologie néoplatonicienne héritée du Timée, n’a pu que placer à la
classique ne font pas à l’amour une place décisive : ni l’épopée, ni la tra- source de la poésie comme à la source de l’univers Famor che move il sole e
gédie, ni l’éloquence, ni l’histoire. On connaît le dialogue entre Valé ry et Faltre stelle\ ce vers, le dernier de la Divine Comédie, étant lui-même une
Gide, tel que ce dernier le reproduit dans son Journal : « Connais- tu rien
réminiscence du platonicien Boèce. Ce n’est pourtant pas cela que je
de plus embê tant que Y Iliade ? - Oui, la Chanson de Roland. »4 L’ico- veux dire, ou que je veux dire d’abord. Car supposer un passage direct
noclasme de la modernité s’attaque à l’œ uvre fondatrice de la littérature de ces conceptions à la poésie elle-même, et particulièrement à la poésie
occidentale et à celle que l’on réputait particulièrement en ces années-là en langue vulgaire, lieu véritable de cette révolution, serait trop rude.
Dante ne vient, dans cette perspective, qu’au terme d’un très long pro-
1. La leçon d’Ovide est affirm é e par D. Scheludko, « Ovid und die Troubadours », dans Zeitschriftfür cessus. Non, ce qui est ici suggéré est plus simple. C’est que l’amour
romanische Philologie, 54 (1934) , p . 129474 ; L. Rossi, « Per la storia dell’ “ aura” », dans Lettere ita- s’est trouvé placé au cœ ur de la poésie parce que le christianisme a
liane, 42 (1990) , 4, p. 553-574 ; celle de Virgile par A. Roncaglia « Les troubadours et Virgile »,
dans Lectures médiévales de Virgile. Actes du Colloque organisé par l’ Ecole ? d’abord été la cause d’une dévalorisation de la poésie. Rappelons-nous :
française de Rome (Rome, 25-
28 octobre 1982), Rome, 1985, p. 267-283 et L. Rossi, « Noch einmal : die Trobadors und Vergil », la révélation chrétienne n’a nul besoin de la poésie et ne lui fait aucune
dans Vox Romanica, 48 (1989), p. 58-76. En ce qui concerne les influences de l’amour odhrite,
cf . L. Massignon, La passion d’ Al-Hosayn-ibn-Mansôur. Al- Hallâj, Paris, Geuthner, 1922 et
J .-C. Vadet, L’ esprit courtois en Orient dans les cinq premiers siècles de l’ Hégire, Paris, G. P. Maisonneuve
& Larose, 1968.
2. Der kleine Herr Friedemann, dans Sàmtltche Ersçàhlungen, Frankfurt, Fischer, 1963, p. 60-83.
1. Jean Froissart, Chroniques, livre IV, éd. Kervyn de Lettenhove, t. XV, Bruxelles, Devaux, 1875,
p. 167.
3. Cf. Ulrich Molk, Trobar dus, trobar leu. Studien %ur Dichtungstheorie der Trobadors, M ü nchen, Fink, 2. Jean Renart, Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole, éd . F. Lecoy, Paris, Champion, 1962
(CFMA, 91), v. 24-25 : « Il conte d’armes et d’amors / et chante d’ambedeus ensamble. »
4. A. G\à z , Journal 1889 - 1939, 25 octobre 1938, Paris, Gallimard , « Plé iade », 1951, p. 1325. 3. Dante Alighieri, Divina Commedia, éd. Petrocchi, Paradiso, XXXIII, 145.
' Ill 44 Poésie et conversion au Moyen Âge Un détour par l'amour de l'éros à la sagesse 45
I|;
- El place. La poésie n’est plus à ses yeux un langage ni un médium du sacré l’amour comme l’amour est contenu dans la poésie. Chacun est la cause
comme elle pouvait l’être pour le paganisme. Le poète ne peut plus se et la conséquence de l’autre. Le même entrelacement unit les mots du
prétendre inspiré par les dieux et le Dieu unique ne parle pas par la poème et les corps des amants :
voix du poè te1. Plus de furorpoeticus d’origine divine2. Tertullien invente Ainsi je vais entrelaçant
C’aisi vauc entrebescant
le mot « inspiration »3 pour désigner le souffle de l’Esprit saint et se Los motz e 1 so afinant : les mots et affinant la mélodie :
serait indigné qu’on l’appliquâ t à l’inspiration poétique. Le premier geste Lengu’entrebescada la langue est entrelacée
Es en la baizada1 . dans le baiser.
de Philosophie quand elle apparaît à Boèce4 est de chasser les

Muses même si elle ne se prive pas ensuite de s’exprimer en vers et
sous le masque des mythes poétiques. Et de fait, le Moyen Age, qui ne
i

(
i
C’est dans cette identification de l’amour et de la poésie que réside la
nouveauté des troubadours, plus que dans une nouvelle conception de
justifie guère son attachement aux lettres païennes que par le souci de J l’amour. D’où la vanité de toute confrontation entre l’aveu lyrique de
conserver le savoir de l’Antiquité, ne définit généralement l’activité poé- j l’amour ou ses développements romanesques d’une part, et la réalité
tique qu’en termes de travail et de savoir. Que faut-il pour composer un F sociale de l’amour au Moyen Âge de l’autre. D’où, chez ces poètes, des
poème ? j professions de foi qui définissent et revendiquent une éthique de la
... sens et memore, ... raison et mémoire, I poésie née du souffle de l’amour autant et en même temps qu’une éthique
Encre et papier et escriptore,
Kanivet et penne taillie,
encre, papier et écritoire,
canif et plume taillée,
I de l’amour. Ainsi au début des deux premières chansons de Bernard de
Et volenté appareille5. et volonté en éveil.
I Ventadour :
F Non es meravelha s’eu chan Il n’est pas étonnant que je chante
Mais cette « volonté en éveil » est, en la circonstance, celle de melhs de nul autre chantador, mieux que nul autre chanteur,
t
relater la vision nocturne qui a transporté le poète vieillissant (et c’est que plus me tra 1 cors vas amor car mon cœ ur m’entraîne plus vers l’amour
une fois de plus Froissart) dans le Joli Buisson de Jeunesse où il a b e melhs sui faihz a so coman. et je me soumets mieux à ses commandements.
i Cor e cors e saber e sen En lui j’ai mis mon cœ ur et mon corps,
retrouvé, par la brève illusion gratifiante et décevante du rêve, son mon savoir, ma raison,
y ma force et mon pouvoir.
amour d’autrefois. La volonté d’écrire un poème est mise en branle par e fors’e poder i ai mes.
le rêve amoureux. Et :
C’est ainsi que l’inspiration est retrouvée. L’amour devient nécessaire Chanter ne peut guère avoir de valeur
Chantars no pot gaire valer,
à la poésie car il n’y a plus qu’à l’amour que la poésie puisse identifier le si d’ins dal cor no mou lo chans ; si le chant ne vient pas du fond du cœ ur ;
souffle qui l’anime. La poésie a d ésormais besoin de l’amour pour trouver fli chans no pot dal cor mover, et le chant ne peut pas venir du fond du cœ ur
si no i es fin’amor coraus. s’il ne renferme pas un amour parfait, venant du
hors d’elle-même sa cause. cœ ur.
Hors d’elle-même ? C’est mal dire. La conviction des troubadours, si Per so es mos chantars cabaus Là est la supériorité de mon chant :
nous remontons à nouveau jusqu’à eux, qui sont les premiers poètes en qu’en joi d’amor ai e enten 2 à la joie d’amour je voue
la boch’e ls olhs e 1 cor e J sen
' , Ma bouche, mes yeux, mon cœ ur et ma raison.
langue romane, est que la poésie (ils disent le « chant ») est contenue dans
La bouche et l’œ il, le cœ ur et l’intelligence : la poésie et l’amour
1. Voir, à cet égard , G. Di Stefano, Multa mentiere poetae. Le débat sur la poésie de Boccace à Nicolas de
.
Gonesse, Montré al, CERES, 1989. Sur l’apport de la culture cléricale, cf. aussi Reto R Bezzola, IJBS I confondus requièrent également les sens et les facultés de l’âme pour les
origines et la formation de la littérature courtoise en Occident (500 - 1299), 5 vol., Genève-Paris, Slatkine- fondre en une sorte de totalité. Dans un autre registre et à la même
Champion, 1984 (fac-simil é de l’édition Champion , 1966, lrc éd., 1944-1963) .
2. Voir en dernier lieu Alain Billaut, « La folie poétique : remarques sur les conceptions grecques de époque, des auteurs monastiques prolongent, dans la tradition augusti-
l’inspiration », dans Bulletin de l’Association Guillaume Budé, LXI/4, 2002, p. 18-35. nienne, les cinq sens physiques par cinq sens spirituels qui servent à la
3. Depatientia liber, dans PL, 1.1, Tertulliani Opera omnia, 1, col. 1249, et Id., Apologeticum, ibid., 27, 3,
col. 434 ; cf. aussi Tertulliani Opera, pars I, Opera Catholica, Turnhout, Brepols, 1954, p. 77-171.
4. Boèce, Philosopbiae Consolatio, éd. L. Bieler, Tournhout, Brepols, 1984 (Corpus Christianorum,
vol. 94) : « Sed abite potius, Sirenes usque in exitium dulces, meisque eum Musis curandum sanan-
dumque relinquite. » .
1 Bernart Marri, Les poésies, éd. Ernst* Hoepffner, Paris, Champion, 1929 (CFMA,, 61), III, 60-63.
5. Jean Froissart, LeJoli Buisson deJonece, éd. Anthime Fourrier, Genève, Droz, 1975 (TLF, 222), v. 3-6. 2. Bernard de Ventadour, Chansons d Amour, éd. Moshé Lazar, Paris, Klincksieck 1966, 1 et 2.
46 Poésie et conversion au Moyen Âge Un détour par l' amour de l'éros à la sagesse 47
:

définition et à la hiérarchie des formes de l’amour1. Soutenir que la per-


vait écrire que la poésie des troubadours est « aussi é trangère que pos-
fection du poème exige qu’il procède d’un amour venant du fond du sible à tout sentiment religieux »1. Aurelio Roncaglia a montré que der-
cœ ur n’est donc pas exactement plaider pour une sincérité amoureuse
rière l’amertume polémique de Marcabru, l’un des tout premiers
telle que nous l’entendrions aujourd’hui. C’est plutôt affirmer que, dans la
troubadours et l’un des plus grands, il y a, confrontée à la vie amoureuse2,
perspective d’une hiérarchie s’élevant des sens physiques aux perceptions une position intellectuelle et spirituelle marquée par l’esprit cistercien .
de l’âme, la poésie a partie liée avec la forme la plus haute de l’amour, qui
L’iamory que Marcabru oppose à Yamar entièrement charnel et condam-
doit commander toutes ses manifestations, y compris l’éros, qui doit
nable, n’est pas, selon Roncaglia, l’amour platonique, mais l’amour
redescendre les inspirer toutes et qui trouve son reflet, mais aussi la vérifi-
cation de son authenticité, dans son équivalent qu’est le poème2. —
conjugal et l’on s’aperçoit dès lors que Chrétien de Troyes, romancier
de l’amour courtois essentiellement préoccupé par la possibilité et par la3
fragilité de l’amour conjugal, n’est pas aussi isolé qu’on pourrait croire .
Et Roncaglia conclut : « Marcabru est essentiellement un poète reli-
1 gieux : son trobar naturau est étroitement lié au mouvement
de la
DE LA PASSION AMOUREUSE | religiosité contemporaine , auquel les cisterciens ont donn é une impul -
À LA SAGESSE DE L’AMOUR
I sion d écisive. »4

ï. * Bien loin que la poésie des troubadours, à l’aube des lettres romanes,
l ait illustré le scandale de l’amour, le succès de l’éros poétique qu’elle
Ainsi, l’existence même du poème tient à une morale de l’amour. Ou
incarne n’a été si éclatant que parce qu’elle a su enraciner en lui une

plutôt si le mot morale parait repoussant et s’il ne paraît renvoyer qu’à
réflexion sur la totalité de l’amour et parce qu’elle a cherché une sagesse

une norme extérieure l’être en poésie suppose l’amour. Mais, pour le
christianisme, l’être tout entier procède de l’amour. On décrit volontiers ï
chrétienne de l’amour.
Elle la cherche d’abord en affirmant que, si l’être est, c’est par
l’histoire du lyrisme médiéval comme celle d’un affadissement, depuis la
passion amoureuse des premiers troubadours jusqu’à l’inspiration reli-
gieuse de leurs successeurs, aisément perçue comme étroite, bigote, sur-
V.
ïb
I

l'amour. La parole poétique le chant, disent les troubadours est la
condition de cette plénitude de l’être. Mais en même temps, la parole

poétique et l’amour qui se confond avec elle ne se manifestent que par le
veillée et bridée par l’Eglise, sinon par l’Inquisition Or, un regard plus . r manque : manque de la parole qui est à la place de ce qu’elle dit, et qui ne
large montre combien cette description est inexacte. Dès les débuts de la
dit guère que l’absence et l’absente ; manque du désir qui ne possède pas.
littérature courtoise, les poètes - au moins certains d’entre eux sont
travaillés par le souci de confronter la passion amoureuse avec les autres
— & L'être existe en se projetant vers l’amour qui est sa possibilité la plus
formes de l’amour, et plus que toutes les autres avec le plus grand
amour. Les rencontres avec la littérature monastique, méditant sur le
.
1 Alfred Jeanroy, La poésie lyrique des troubadours, Toulouse-Paris, Privât, 1934, t. II,sui p. 305.
Cantique des cantiques, sur la gradation des sens spirituels et sur l’unité 2. Aurelio Roncaglia, Riflessi di posi ioni àstercensi nella poesia del XII secolo. Discussione fondamenti reli-
^
giosi del « trobar naturau » di Marcabruno, dans I Cistersiensi e il La o. Atti delle giornate di studio
de l’amour, n’est nullement de hasard3. Le temps n’est plus où l’on pou- ^
deirinstituto di storia dell’arte delI’Università di Roma (17-21 maggio 1977), Rome, Istituto di,
storia dell’arte, 1978, p. 11-22. Repris dans La Urica, éd. Luciano Formisano, Bologne, Il Mulino
1. Saint Bernard dans un de ses Sermones de diversis (dans Sancti Bemardi Opera, éd . . Leclerq et 1990 (« Strumenti di filologia romanza »), p. 257-282.
, de Luciano Rossi,
H. Rochais, vol. VI, 1, Rome, Éditions cisterciennes, 1970, p. 122) et surtout Guillaume J 3. Voir, dans la droite ligne de l’article de Roncaglia, celui, remarquable luiDaussi
de Saint-
Thierry dans le De natura et dignitate amoris (Guillaume de Saint-Thierry, Deux traités de l’ amour de « Carestia, Tristan, les troubadours et le mpdèle de saint Paul : encore sur ’Amors qui m’ a tolu a moi
(RS, 1664) », dans Convergences médiévales. Epopée, lyrique, roman. Mélanges offerts à Madeleine Tyssens
, éd.
.
Dieu, éd . M.-M. Davy, Paris, Vrin, 1953) On trouvera un extrait significatif de ce dernier ouvrage
dans Alain Michel, Théologiens et mystiques au Moyen Age : la poétique de Dieu, V -XV* siècle, Paris, Galli- Nadine Henrard, Paola Moreno, Martine Thiry-Stassin, Bruxelles, De Boeck, 2001, p. 403é-419.
mard, 1997, p. 293-294. L. Rossi voit dans les deux chansons de Chrétien de Troyes « un véritable manifeste po tique-
développant une nouvelle théorie de l’amour et de l’écriture qui n’est pas sans prendre le contre
2. Jean Leclerq, L’ amour des lettres et le désir de Dieu, p. 68 sq., et 236 sq. t-
pied de la fin’amor troubadouresque d’une part et de la passion tristanienne de l’autre » (le p. 403) et il
3. Guillaume de Saint-Thierry, Exposé sur le Cantique des cantiques, éd . .-M. Déchanet, trad . M. Dumon-
J
tier, Paris, Éditions du Cerf, 1962, p. 102 : « O Amor a quo omnis amor cognominatur, etiam carna-
I montre l’influence de l’amour paulinien du poète champenois en faisant apparaître
dialogue
lis ac degener ! », « O Amour, de qui tout amour, même charnel et dégénéré, reçoit son nom ! ». poétique qui s’établit entre lui et Raimbaut d’Orange.
4. Riflessi diposi oni àstercensi, p. 282.
^
48 Poésie et conversion au Moyen Âge Un détour par tamour de téros à la sagesse 49

de l’inspiration

authentique, mais il se heurte à la limitation des autres non seulement
les lausengiers, ennemis de l’amour, mais plus encore la femme, dont la réa-
représentatif d’un affadissement et d’un dépérissement
troubadouresque dans les sables de la poésie édifiante
1
.
lité n’est pas à la hauteur de l’être. La parole poétique n’a rien d’autre à Il est né à Narbonne vers 1230. Il est donc à peu près contemporain du
dire. L’amour est la plénitude de l’être. La perfection de l’amour s’incarne Montpelliérain Matfre Ermengaud et du Majorcain Raymond Lulle, dont
dans la perfection poétique. La perfection poétique ne désigne l’être les noms peuvent être associés au sien à bien des titres. D’humble nais-
qu’en creux, et par le manque. Ainsi, la dialectique de l’être et du manque sance, il semble avoir cependant reçu une éducation solide : ses poèmes
pousse cette poésie vers d’autres aspirations. Elle cherche, sans renier révèlent des connaissances historiques, théologiques, philosophiques et
2
l’éros, à l’englober dans un ensemble plus vaste, où elle atteindrait enfin à littéraires. « Dernier des poètes de cour » selon Alfred Jeanroy , il a essay é
la plénitude de l’être et de l’amour. toute sa vie, avec un succès le plus souvent m édiocre , d’int éresser les
Non, l’éblouissement sensuel, sentimental et poétique des premiers grands à son art et de vivre de cet art en faisant appel au mécénat littéraire.
troubadours ne s’est pas affadi dans un moralisme timoré chez leurs imi- Il a d’abord tenté sa chance dans sa ville natale en se tournant vers le
tateurs du reste de l’Europe, à commencer par les trouvères et les Min
- vicomte Amalric de Narbonne et sa femme Philippa d’Anduze, ainsi que
nesànger; et plus encore chez leurs successeurs occitans eux-mêmes, vers les seigneurs de leur cour et les riches bourgeois. Mais il se plaint que
soumis à un ordre moral consécutif à la croisade albigeoise. C’est même seuls leur plaisent les mauvais poètes et il ne trouve quelque protection
presque l’inverse. La force de cette poésie naî t dès l’origine d’une qu’auprès de deux seigneurs du Carcassès et du Minervois. À la cour de
tension morale que toute l’Europe tentera bientôt de comprendre Narbonne, la grande époque de la poésie, celle de la vicomtesse Ermen-
et de résoudre. Ces tentatives prennent forme dans la
recherche garde, est dé j à loin. Par l’intermédiaire d’un chevalier occitan, il cherche
d’une sagesse intellectuelle de la poésie amoureuse que l’on découvre alors à s’introduire auprès du roi de France. Mais la tentative était vouée
dans toute l’Europe à partir de la fin du XIIIe siècle et dont les à l’échec : saint Louis n’avait guère d’estime pour les jongleurs et
échos lointains se sont fait très longtemps entendre. Mais ce mou s’intéressait peu à la poésie.
-
vement échappe à un regard myope qui se limiterait dans l’espace au En 1268 il se tourne vers les Catalans, dont il fait un éloge dithyram-
domaine occitan et français, et dans le temps au premier Moyen Âge bique, et il sollicite le roi d’Aragon. En 1270, il est en Castille à la cour du
roman. Il ne peut être perçu que si l’on embrasse tout le champ euro- roi Alphonse X le Savant, accueillant aux troubadours et aux lettrés. Mais
péen des lettres. là aussi il arrive trop tard. Le climat de la cour s’est assombri. Le roi doit
Qu’est-ce que cette sagesse intellectuelle de la poésie ? Qu’est-ce que faire face à des difficultés de toutes sortes : guerre contre les Maures,
cet effort pour intégrer l’éros dans une vision totale de l’amour ? Avant révolte des grands, échec de sa longue candidature à l’Empire. Guiraut
d’en donner des illustrations plus ambitieuses et plus variées, soyons Riquier estime en outre que les jongleurs sont trop nombreux autour du
encore un peu myopes, mais portons pourtant le regard jusqu’aux trouba- roi et qu’ils font tort aux vrais poètes : c’est le sujet de la « supplique »
dours tardifs de la fin du XIIIe siècle. Le mouvement de conversion per- (Supplicatio) qu’il lui adresse.
sonnelle et de compréhension extensive de l’amour par un approfondis- Vers 1279, il quitte la Castille et revient à Narbonne. De là, il lance un
sement de la poésie érotique elle-mê me, qui anime l’œ uvre de certains appel au comte Henri II de Rodez, auprès de qui on le trouve en jan-
d’entre eux, n’a rien d’une mutilation. vier 1280. La cour de Rodez est une cour de la nostalgie. Le comte est un
prince tourné vers le passé, qui s’évertue à vivre dans un monde courtois
à l’air raréfié, à reconstituer l’univers des troubadours, à pratiquer la lar-
L’EXEMPLE DE GUIRAUT RIQUIER gesse, effort pour lequel il se ruine et mange son blé en herbe.

1. Joseph Anglade, Le troubadour Guiraut Riquier. Étude sur la décadence, Bordeaux


-Paris, Feret-
Arrêtons-nous ainsi sur Guiraut Riquier, généralement plus admiré
Fontemoing, 1905.
comme musicien que comme poète et volontiers considéré comme 2. La poésie lyrique des troubadours, p. 297.
50 Poésie et conversion au Moyen Âge I Un détour par Famour de Fêros à la sagesse 51

Guiraut Riquier, vers la fin de sa carrière, trouve donc un havre dans mal accueilli dans les cours que le belh saber de trobar, « la belle science de
cette cour d’un autre âge, et c’est à la demande du comte Henri qu’il poésie » (v. 18-19) :
écrit son Exposition, long commentaire en vers d’une chanson de Gui- ?
Res no m val mos trobars,
* Elles ne me servent à rien, ma poésie,
raut de Calanson composée quatre-vingts ans plus tôt1. Curieusement mos sabers ni mos sens ma science et mon intelligence,
,
pourtant, il ne reste pas à la cour de Rodez. Une année plus tard il est de per penre honramens pour recevoir des gratifications honorables
retour à Narbonne, dont il ne s’éloigne plus guère désormais. Il com- en cortz ...1 dans les cours...
\
pose à la gloire du vicomte, libéré de la prison où il était resté quelque
\ Dans la Supplicatio, il observe, au terme d’une revue des états du
temps à la suite d’une révolte contre le roi de France, et à la gloire des Í monde, que tous, ainsi que les subdivisions de chacun, sont désignés avec
succès militaires de son fils en Italie. Il meurt sans doute aux alentours
f précision et selon une stricte hiérarchie. Seule la masse hétérogène des jon-
de 1295. Il laisse une œ uvre abondante, comprenant plus de cent pièces, gleurs reste indistincte, alors qu’il conviendrait au moins de distinguer les
soit environ 10 000 vers : chansons, « vers »2, sirventès, pastourelles, —
véritables poètes. Le roi lui répond ou plus vraisemblablement il se
aubes, rotrouenges, tensons, une serena, un descort, des épîtres.
Guiraut Riquier a très fortement le sentiment de venir trop tard et de

répond à lui-même au nom du roi dans un second poème, la Dêclaratio,
où il se propose d’exclure des jongleurs les bouffons (bufos) à la conduite
:i
lutter en vain contre la décadence de la tradition poétique des trouba- inconvenante et d’imposer aux autres des dénominations correspondant à
dours. Tout chez lui en témoigne, et non pas seulement la traditionnelle une hiérarchie précise, en distinguant les joglars; qui interprètent les corn
-
i
laudatio temporis acti et la d éploration sur la disparition de Largesse. Il écrit positions des autres, les trobadors, qui composent poè mes et m élodieset au
sommet les meilleurs d’entre eux, les doctors de trobar . A la réalité déce3-
2
dans son dernier vers : Mas trop suy vengutij als deniers, « je suis venu trop
tard, parmi les derniers »3. C’est ainsi que la Supplication se présente vante, le poète oppose un projet idéal supposé restaurer un ordre ancien .
comme la défense d’une catégorie socioprofessionnelle menacée qui
espère que le pouvoir pourra, en légiférant, en décrétant, en imposant, 1. Lo XXII vers ... encadenat et retrogradai, éd . Longobardi, XXI, v. 1- 4, p. 133.
en interdisant, renverser un mouvement inéluctable. Dans ce long 2. Éd. Linskill, XI. II, p. 221 sq. « une profession-
poème, Guiraut demande en effet au roi de Castille de ne pas laisser gal- 3. On pourrait voir dans la Supplicatio une illustration de ce que Martin Aurell appellevolution n’est-elle
l'ij nalisation de la poésie proven çale » à partir du milieu du XIIIe siècle. Mais cette é
?
vauder le nom de jongleur. Ce n’est pas le seul lieu, loin de là, où il se à partir de cette
pas une illusion née du fait que les sources deviennent beaucoup plus nombreuses C’est l’opinion de F. E.
plaint du mépris qui frappe le poète. Ainsi, dans la pièce Bern degra de I période ? Cette professionnalisation est-elle réelle ou est-ce une illusion»?, dans Medium Aevum, 62
Harvey, « Joglars and the professional status of the early troubadours
chantar tener ( « Je devrais bien m’abstenir de chanter » ), où se trouve le 101) sont désignés
(1993), p. 221 - 241 . Harvey observe qu’un tiers des troubadours (34 vidas sur
un type
vers cité plus haut, il déplore qu’aucun métier ne soit désormais aussi comme joglars, sans qu’il y ait de lien direct ni univoque entre cette dé nomination etnon plus
d’éducation et une origine sociale particuliers, sans que cette dé nomination paraisse et de jon-
s’appliquer né cessairement à un artiste professionnel, sans que les termes de troubadour é joratives
gleur soient nettement distingués, bien que seul le second puisse avoir des connotations p
et qu’il ne s’applique pas à des poètes de haute naissance . Selon Harvey ,
dès les premières généra-
! 1. L’ Exposition di Guiraut Riquier sulla
canine di Guiraut de Calanson Celeis cui am de cor e de saber, éd. tions on peut supposer que certains troubadours (Cercamon , Marcabru, Bernart Marti) occupent-
clerc, puis
Maria Grazia Capusso, Pisa, Pacini, 1989 (« Biblioteca degli studi mediolatini e volgari des fonctions de cour pour lesquelles ils sont r é muné rés (Cercamon semble avoir é té un
», n.s ., ministeriales, des
VIII). Voir la fantaisie que m’a inspirée ce poème : Le Tiers d’ amour. Un roman des
Troubadours, Paris, qu’il se plaint d’être abandonné par les clercs), sont donc dès cette époque des du poè te
Éditions de Fallois, 1998. ménestrels, des professionnels, mais non des jongleurs itinérants correspondant à l’image
2. Le mot « vers » désigne ici une pièce lyrique. Les troubadours distinguent « Age (c’est moi qui
vaguant. Leur rémunération, comme celle des poètes de cour de la fin du Moyen : les sobriquets
la chanson » du
« vers », sans que la diffé rence entre ces deux formes nous soit
absolument claire, malgré les nom- ajoute cette comparaison), pouvait ré compenser d’autres prestations que poétiques , du poète
breux travaux consacrés à cette question. On é crira désormais le mot en italique quand il s’agit de comme Marcabru, Cercamon, Alegret, pouvaient servir à distinguer deux identités celle ne sont pas
la forme poé tique, en romain quand il est pris dans son sens moderne. se superposant à une autre position sociale. Cependant, tous les arguments de Harvey
3. « Lo XXVII vers d’En Gr. Riquier, l’an MCCLXXXII. / Bern degra de chantar excellents : il observe que Bernart Marti dit ne composer que deux ou trois chansons par an, ce qui
tener »,dans « I vers del suppose que
trovatore Guiraut Riquier », éd. Monica Longobardi, dans Studi mediolatini e volgari, 29 (1982
-
1983), aurait été insuffisant pour le faire vivre si cela avait été son métier (?). Mais Roncagiia
Bernart Marti ne fait qu’un avec Bernart de Saissac, auquel est dé diée une strophe de
p. 17-163, XXVI, v. 16 ; S. L. H. Pfaff, Guiraut Riquier, UedLÎ Il, dans C. A. F. Mahn Peire
, Die Werke la chan-
des Troubadours in proven alischer Sprache, vol. IV, Berlin, Dümmler, 1853, p. d’AIvernhe. Et Bernart Marti se désigne lui-même comme « Bernart Martin lo pintor » dans
(BdT 248, 17). ^ 78-80, v. 16
son Companho, per companhia : peintre aurait pu être son autre occupation. Cf. M. de Riquer, au
Los trova-
4. Les êpîtres de Guiraut Riquier, troubadour du Xlî f siècle, édition critique avec
traduction et notes par k- dores, 3 vol , Barcelona, Planeta, 1975, en part. vol . I, p. 246. Sur les jongleurs en»,Castille temps
Joseph Linskill, AIEO, 1985 (Association internationale d’études occitanes, 1), XI . I, Pus Dieu m d’Alphonse X, voir Gerold Hilty, « La figura del juglar en la Castilla del siglo XIII dans Les jongleurs
dat saber, p. 167-189. ’a en spectacle. Sous la direction de Luciano Rossi, Versants, 28 (1995), p. 153-173.

I
52 Poésie et conversion au Moyen Âge Un détour par lamour de íêros à la sagesse 53

les stigmatisent,
Quant à Y Exposition, elle tente de faire revivre la poésie du passé f éJ tats du monde les excluent purement et simplement ou
grâce à la démarche critique et à la glose littéraire, comme un retour sur comme le fera quelques années plus tard, le Bré viaire dAmour de Matfre
morale et spirituelle ,
une voie dé jà foulée, et l’aveu d’un élan rompu. Le grand nostalgique Ermengaud, entièrement fondé sur une réflexion la
qu’était le comte de Rodez avait lancé en 1280 une sorte de concours. Il mais dont le point de départ est bien le lien sp é cifique entre l’amour et
conve-
s’agissait d’élucider la chanson, jugée obscure, dans laquelle, vers 1200 t poésie1. Aux yeux de Guiraut, l’honorabilité et le comportement à juste
Guiraut de Calanson avait décrit « le plus petit tiers d’Amour » et évoqué
brièvement les deux autres. Guiraut Riquier mettra près de cinq ans à
| —
nable le captenh, sur lequel Kathryn Duys a attir
titre2 sont aussi importants pour le jongleur que le saber, qui

é l’attention
sans eux ne
X que les « doc-
commenter en près de mille vers cette chanson qui en compte soixante sont rien. À la fin de la Déclaratio, il fait dire à Alphonse
et il remportera le prix. Il est vrai qu’il était aussi le seul concurrent à teurs de trobar » sont « ceux qui consacrent leurs po è mes à l’enseignement
nom,
avoir mené la tâche à bien. de la vertu, tout en y joignant le bon exemple »\ En son propre
ceux qui « chantent
Mais derrière la nostalgie qui les marque si fortement, ces deux grands dans la Supplicatio, il définit les troubadours comme
».
poèmes incarnent, plus peut-ê tre même que ne le mesure ou ne le sou- les hauts faits et louent les preux pour les inciter aux bonnes actions
haite leur auteur, les formes, les représentations et les préoccupations On reconnaît là une définition très proche de celle que quelques ann ées
nouvelles de la poésie à leur époque. plus tôt Thomas de Chobham donne de la seule catégorie de jongleurs
néces-
Ces orientations nouvelles, la Supplicatio les reflète à première vue | tolérable4. Et il est, dans ce poème, si éloigné de supposer un lien
vers 810 -835 , les bons
d’une manière qui n’a rien à voir avec la rencontre de l’amour et de
if saire entre la poésie et l’amour qu’il distingue, aux
uns des autres , qui
l’inspiration poétique, tout au contraire. Elles se manifestent surtout par troubadours des mauvais d’après le captenh des et
un pédantisme scolastique : goût du classement (les états du monde et pousse les seconds à composer coblas, sirventes 5 , dansas (v . 817 ) , tandis que
leurs subdivisions) , de la dénomination (les divers types de jongleurs), les premiers, les sabens, fan bels ensenhamens (v. 829) .
Mais avec tout cela, malgré son ton gourmé et sa soif de respectabi
-
valorisation du savoir (emplois du terme saber* titre de « docteur de tro -
9
purement artisa -
bar » décerné aux meilleurs poètes), tendance à transformer les hiérar- lité, la Supplicatio n’a nullement de la poésie la conception cours
, a si souvent
N chies et les classements sociaux en hiérarchies et en classement du dis- nale, uniquement fondée sur le travail et le savoir qui le
cours, avec ses divisions et ses subdivisions, ses parties et ses sous- a au Moyen Age. Tout au contraire, elle voit en elle un don divin et dans -
* parties. À cet égard, Guiraut Riquier est en harmonie avec ses contempo- h poète un inspiré, conception qui avait pratiquement disparu inspiration avec le paga
K
nisme, sauf - et encore, très exceptionnellement - quand cette
-

rains : l’approche « sociologique » et le tour d’esprit raisonneur font pen- \


h
ser à Jean de Meun ; l’association d’une réflexion sur les états du monde était explicitement et spécifiquement liée à une inspiration proprement
religieuse, comme dans le cas du berger Caedmon dont Bède
et d’une exaltation de l’état, pourtant marginal, de jongleur, fait penser à : raconte
Raymond Lulle, dont le plan du Roman dEvast et Blaqueme est déterminé J
par les é tats du monde, mais bouleversé par l’irruption du jongleur. i

Cependant les préoccupations morales, constantes dans le poè me de l .


1 Dans le Bréviaire d’Amour, la revue des états du monde fait suite à un traité de confession et, dans la
Guiraut, n’ont rien à voir avec une réflexion sur l’amour et son expres- \ des vertus, traduit de la Somme le Roi.
même section de l’ouvrage, figure un Uvre des vices etrarchie
des jongleurs, sur leur hié , sur le comportement qui doit être le
sion poétique, au point de paraî tre infliger un complet démenti à nos 2 . La discussion sur le statut
: cf. les sirventés-ensenhamens de la
3 leur, est, au temps de Guiraut Riquier, ancienne et traditionnelle
efforts pour dégager une sagesse poétique de l’amour. Tout son effort est fin du siècle précédent, Raimon Vidal de Besal ù et Abrtl issi’ c mai entra... (voir led. dans
Hill, University of North
pour montrer que les bons jongleurs méritent une place honorable dans W. H. W. Field, Raimon Vidal : Poetry and Prose, vol. II, Abril issia, Chapel
Carolina Press, 1971). : Essai de définition et de délimitation
la socié té - ce qui ne va, en effet, pas de soi : beaucoup de revues des 3* La formulation est de Alfred Monson, Les Ensenhamens ocdtans
du genre, Paris, Klincksieck, 1981, p. 122.
* 4, On revient sur la question plus loin, chap . VII, p. 161-162.

1. Aux v. 1-3, Linskill { Les épîtres de Guiraut Riquier, p. 193) a raison, je crois, contre Valeria
5 . Si la D éclaration oppose les jongleurs, qui ne sont que des interprètes et des exécutants, aux trouba
en va diff é remment dans la Supplique elle-
dours, qui sont des créateurs et des compositeurs, iltroubadours
-

Bertolucci (v. 588-615), mais les uns et les


-
{ op. rit. ci dessous, p. 59, n. 1) : saber ne se rapporte pas à trobar, comme le montrent les v. 10-23, et même : d’abord sont apparus les jongleurs, puis les
-
malgré l’expression saber de trobar aux. v. 717 718, 762, 779, 857-858. ï
I:
autres sont des créateurs.
54 Poésie et conversion au Moyen Âge Un détour par Famour de Féros à la sagesse 55

l’histoire et que nous retrouverons plus loin. Aux yeux de Guiraut de


tomadas (envoi reprenant la structure métrique de la deuxième partie
Riquier, c’est l’inspiration divine du poète qui fonde et qui justifie la strophe).
l’orgueil du jongleur. Cette idée, il l’exprime en des termes qui ne sont pas
Le commentaire de Guiraut Riquier est un commentaire vers par
le
si éloignés de ceux de Cicéron : on devient orateur, mais on naî t poète. Le
vers, au fil du texte. La composition de la chanson de son prédécesseurau
saber du jongleur est un don. Aucun apprentissage ne peut le conférer petit
contraint donc à traiter des trois tiers de l’amour en allant du plus
deux
plus grand et en s’étendant bien plus sur le premier que sur lesAupa-
tout entier, à la différence du saber de clergie et de tous les autres savoirs
|
(v. 752-775). C’est, un siècle avant Eustache Deschamps qui verra dans la
autres. Mais ce commentaire linéaire ne commence qu’au vers 208 .
poésie une faculté de l’âme, le retour de l’inspiration poétique en elle- ravant, un exposé général décrit et analyse une première fois les
trois tiers
même. En elle-même, c’est-à-dire comme don de Dieu, et non comme de Gui
de l’amour de façon synthétique, indépendamment de la chanson
conséquence de l’amour.
raut de Calanson, en les prenant dans l’ordre inverse, du plus
grand au
Mais voilà que l’amour est retrouvé et replacé dans la perspective de , ou plus
l’amour divin par l’autre grand poème de Guiraut, l’Exposition, titre à peu
plus petit, en équilibrant les développements consacrés à chacun
de chaque
\ exactement même en conformant leur longueur à la grandeur

près synonyme de glose Expositio quae glosa dicitur, écrit Pierre de
{ « tiers >>. Sans être infidèle à son prédécesseur, Guiraut Riquier place


Blois qui confirme l’entrée en poésie du commentaire critique et du
| ainsi fortement l’accent de son poème.
ton scolaire1. un
! Lorsqu’il observe en introduction que l’idée qu’il puisse y avoir
La chanson de Guiraut de Calanson que commente Y Exposition,
plus petit tiers et un plus grand tiers de l’amour est étrange, car trois par
-
Celeis cui am de cor et de saber2 ( « À celle que j’aime du cœ ur et de l , il
l’esprit » ), est consacrée à la description du « plus petit tiers de l’amour »
| ties peuvent être inégales, mais trois tiers sont nécessairement égaux
l’ont
sous la forme d’une personnification dotée d’attributs divers. Sans j ne mérite nullement les sarcasmes dont les critiques modernes
observation comme une digression , et
doute est-ce l’allégorie qui a fait juger cette chanson obscure et exi- f accablé . Lui-mê me présente cette
1

il est vrai qu’il la développe avec quelque lourdeur . Mais c ’est une digres -
geant une élucidation3. Aux deux autres « tiers de l’amour » ne sont
consacrés respectivement qu’un et deux vers dans la première des deux
f
î
i
sion qui n’a rien de gratuit. Ce qu’elle donne à entendre sans

vrai, le formuler , c’est que le plus petit tiers de l’amour est

le plus
, il est
petit
sans l’être, qu’il est le plus petit et qu’il ne peut pas l’ê tre . Ce plus petit
I ne l’a à ce moment pas encore
1. Sur expositio et glose, voir
tiers, qui est (mais le commentateur
le plus
révélé) l’amour entre homme et femme, « l’amour charnel », est
ir Capusso, L’Exposition di Guiraut Riquier, p. 6 et n. 2. Thé
glose désigne des notes marginales ou interlinéaires. Une glose construite et rédigéeoriquement, la
tio. Dans la pratique, les deux termes sont souvent synonymes, comme le montre est une exposi-
il puissant ! Guiraut de
la formule de petit des trois en dignité, mais combien est
Pierre de Blois .
2. La chanson est dédiée à Guillaume VIII, comte de Montpellier en 1172,
mort en janvier 1202. Calanson l’appelle le plus petit tiers, mais , observe - t-il , « il pourrait
le plus
Cf. BdT 243, 2, et l’éd . dans Die Lieder desproven alischen Trobadors Guiraut von
^
in « Romanische Forschungen », XLIV (1930), p. 255-406, p. 320-322 ; l’éd. est
Calanso, éd. W. Ernst, l’appeler autrement » (v. 69), « il pourrait aussi bien l’appeler
» qui revendique sans
commenté par Capusso, L’ Exposition di Guiraut Riquier, p. 35-46.
reprise, traduite et
ï grand » (v. 162-169). C’est un « plus petit tiers
la chanson de
3. Expositio et glose ont souvent pour fonction le dévoilement de Xintegumentum
l’all égorie : cf. G. Paré, Les idées et les lettres au XII Í siècle. Le Roman de la Rose,
et l’élucidation de cesse la première place. Un « plus petit tiers » qui envahit
que les trois
Montréal, É
Centre de psychologie et de pédagogie, 1947, p. 19 : « Gloser, espondre, c’est donc aussi dition le
indiquer la Guiraut de Calanson au point de ne laisser aux deux autres
vers d’une tomada., Le commentaire de Guiraut Riquier aura pour en
signification d’une allégorie réelle ou supposée. » Quelques décennies après l Exposition visee
raut Riquier, la glose de Raymond de Cornet sur le vers de Bernard de
’ de Gui-
Panassac En vos lau ar es, à sa place , tout
Dona, mos aturs, vise à montrer que ce poème, derrière son sens apparent, qui est amoureux ^
,a de remettre les choses au point et ce « plus petit tiers »
signification spirituelle. N é à Saint-Antonin- Noble-Val vers 1300, Raymond de Cornet a pu hune-
expliquant pourquoi il ne veut jamais s’en contenter. Aussi bien,
é ri
Guiraut
ter de son père, qui l’a fréquentée, les goûts de la cour de Rodez. Le
tiers inégaux,
dans les premières années du XIVe siècle (Joseph Anglade, Les troubadours de Toulouse, II vit jusque de Calanson lui-même, s’il est muet sur le paradoxe des
comte Henri
kine, 1973, réimpression de l’é d., Toulouse, Privât, 1928, p. 198-199). S’agissant de la ve, Slat-
Genè » du
que la chanson de Guiraut de Calanson pouvait présenter pour les contemporains, uu difficulté met fortement en valeur celui que constitue le « grand pouvoir
< UC
l’allégorie d’Amour est assez rare dans la poésie des troubadours, sans en ê tre
elle est développée dans une petite dizaine de poèmes. Voir Marc-René Jung,
cependant absente :^
Études sur le poème
allégorique en France au Moyen Age, Berne, Francke, 1971. . 42.
1. Capusso, L' Exposition di Guiraut Riquier, p. 66, n. 39 ; p. 67, n
56 Poésie et conversion au Moyen Âge Un détour par Pamour de l’ êros à la sagesse 57

« plus petit tiers », en jouant de la syntaxe, de l’ordre des mots, du retard Linskill semble d’autre part avoir suivi de trop près la note, au
d’une incise, du suspens d’un enjambement : demeurant excellente et circonstanciée, dont Claude Buridant accom-
pagne le passage dans sa traduction du De Amore . Buridant cite, à pro-
1
Celeis cui am de cor et de saber, 1
Domn’e seignor et amie, volrai dir
pos de la distinction entre amorpurus et amor mixtus, une célèbre chanson
En ma canso - si 1 platz qu’o deign’auzir -
Del menor tertz d’Amor son gran poder1.
-
de Daude de Pradas, Amors m’ envida e m somo, qui a très souvent été com-
parée à celle de Guiraut de Calanson. Daude de Pradas est d’ailleurs un
Le plus petit tiers de l’amour est donc « l’amour charnel ». Et les deux
contemporain de Guiraut Riquier, un peu plus âgé que lui, et un ruthé-
autres ? Le plus grand est « l’amour célestiel », le second « l’amour natu-
nien : chanoine de Rodez en 1241, il est mentionné pour la dernière fois
rel », c’est-à-dire l’amour que l’on éprouve pour ceux qui vous sont liés
par le sang, en particulier celui que les parents éprouvent pour leurs
par un document d’archives en 1282. Sa chanson distingue l’amour pla-
tonique (pour la dame qu’il aime), l’amour chargé d’érotisme, où l’a
enfants. L’identification du plus grand tiers de l’amour comme amor celes- voulu voir, probablement à tort, l’amour mixte d’André Le Chapelain
tial va de soi. En revanche, l’identification du second comme amor natural
(pour lapucelle qui l’aime et dont il espère des attouchements), et l’amour
et le commentaire qu’y attache Guiraut Riquier sont moins attendus et
réduit à la satisfaction de la chair (pour la fille de joie). Mais Buridant
soulèvent de questions qui se reportent sur l’identification du plus petit
cite cette chanson, non d’après l’édition de référence, celle de Schütz,
tiers. Il faut dire que la tornada est laconique :
qui l’a parfaitement comprise, mais d’après l’anthologie de Nelli et2
Al segon tertz taing Franquez’e e Merces,
e 1 sobeiras es de tan gran rictat
Lavaud, dont un contresens, amplifié par une note, l’induit en erreur .
50
que sobre 1 cel eissausa son régnât2. Dans la troisième strophe, en effet, le poète explique qu’il aime la dame
Le dernier éditeur de Guiraut Riquier, Joseph linskill3, estime qu’il n’a
per mais valer ( « pour en valoir davantage » ), la fille, avec laquelle il
I espère coucher « un soir ou deux par mois », per pagar ad Amor lo ces
pas compris la chanson de son prédécesseur : le « plus petit tiers » serait la
( « pour payer à Amour son tribut » ), autrement dit pour satisfaire aux

passion chamelle, le désir sexuel ou alors l’amour mixte et le deuxième
tiers, qu’accompagnent Franchise et Merci (v. 49), serait le pur amour,
— -•
exigences de la chair, et, entre les deux, la pucelle per tener que
; Schütz
l’amour courtois. Linskill renvoie, pour justifier son hypothèse, à la célèbre [ traduit prudemment, mais correctement, par « pour l’embrasser (?) »,
distinction entre amor purus et amor mixtus dans le De Amore d’André Le f mais Nelli et Lavaud par « pour en jouir », glosé en note par « Litt. : pour
Chapelain. Pourtant, on peut se demander si, dans son contexte, cette dis- I la posséder ». Or, il ne s’agit pas de possession, mais de caresses, si osées
tinction doit être prise entièrement au sérieux. Elle est développée par le
} soient-elles. La strophe V le dit plus loin très explicitement. La traduc-
I tion de Nelli et Lavaud efface la distinction entre l’amour de la pucelle et
grand seigneur qui cherche à séduire une dame de son rang et tente ainsi de
la persuader que ses intentions sont relativement pures. Mais la suite du
dialogue montre que la dame n’est ni convaincue ni rassurée4.
!
I

celui de la prostituée, qui est si l’on nous passe cette vulgarité la dis-
tinction entre le pelotage et la copulation. Buridant s’en étonne sans cor-

riger leur erreur, admet cependant que l’amour de la pucelle correspond à
l’amour mixte, et Linskill fonde en partie sur lui son interprétation. C’est
1. Ma trad , dans Le Tiers d’ amour, Paris, 1998, p. 162 : « À celle que j’aime de cœ ur et de l’esprit, elle ce qui le pousse à considé rer que, dans la chanson de Guiraut de Calan-

qui est ma dame, mon seigneur, mon ami, je dis en ma chanson s’il lui plaît de l’entendre le
grand pouvoir du plus petit tiers d’amour. » — son, le plus petit tiers d’amour peut désigner indifféremment l’amour
2. Ibid., p. 163 : « Au second tiers d’amour sont noblesse et pitié, et quant au ders suprême, si grande uniquement sexuel et l’amour mixte, tandis que le deuxième tiers d ési-
et sa puissance que plus haut que le ciel il élève son règne. »
.
3. J. Linskill, Les épîtres de Guiraut Riquier, op. cit , plus haut, n. 29 gnerait l’amour courtois, sans s’étonner qu’un troubadour, dans une
4. On sait que le chap. VI du livre I du De Amore est une sorte d’art de séduire, sous la forme de dia-
logues types entre un homme et une femme appartenant à diverses catégories sociales : un rotu- i
rier et une roturière, un roturier et une femme de petite noblesse, un roturier et une femme de
1. André Le Chapelain, Traité de l’ amour courtois, introduction, traduction et notes par Claude Buri
-
haute noblesse, un noble et une roturière, un noble et une femme de la noblesse, un grand sei- dant, Paris, Klincksieck, 1974, n. 96, p. 238- 239.
gneur et une dame de petite noblesse, etc. Le dialogue entre un grand seigneur et une dame de la
2. A. H. Schü tz, Poésies de Daude de Pradas, Toulouse-Paris, Privat-Didier, 1933, p.-151
69-74 ; René Nelli
et René Lavaud , Les troubadours, t. II, Paris , Desclée de Brouwer, 1966, p. 148
haute noblesse est évidemment celui dont l’argumentation est la plus sophistiquée. .

f
e
I
58 Poésie et conversion au Moyen Âge Un détour par Pamour de Í éros à la sagesse 59

pièce qui ne relève nullement du contre-texte puisse être si disert sur le


}
ï
non plus la chanson, mais le poème discursif, critique, réflexif, dans
désir sexuel et si elliptique sur l’amour courtois. I lequel l’auteur s’engage et se définit sur des positions intellectuelles.
Linskill pourrait malgré tout avoir raison, touchant la chanson de Mais il est une façon plus claire encore de faire apparaî tre le mouve-
Guiraut de Calanson, si l’interprétation de Guiraut Riquier était tout à fait ment qui, à l’intérieur même de son œ uvre et de sa carrière, conduit Gui-
isolée et paraissait, parmi les textes contemporains, un hapax aberrant. Or raut Riquier de l’amour traditionnellement chanté par les troubadours à
elle trouve des échos ailleurs et s’inscrit dans un ensemble fourni et cohé- une sorte de poétique de l’amour spirituel. C’est de prendre en considéra-
rent1. Mais en outre, elle permet à Guiraut Riquier de prendre en compte tion l’organisation qu’il a lui-même donnée à son œ uvre et qui tend déli-
et de hiérarchiser, à la faveur du commentaire poétique, la totalité de » bérément à suggérer un tel mouvement. Car il présente la double origina-
l’amour : l’éros ; l’amour des personnes de sa famille, qui est une autre lité d’avoir lui-même rassemblé son œ uvre en un « livre » et de dater avec
forme d’amour physique, au sens littéral du mot, un amour imposé par la précision ses poèmes en faisant de leur enchaî nement une sorte de par-
nature, tenant à la chair et au sang, mais dans lequel le désir n’a pas de cours autobiographique.
part ; l’amour des hommes pour Dieu et pour leur prochain en Dieu Í Les textes de Guiraut Riquier contenus dans les manuscrits C (Paris,
- amour présenté par le poème, de façon plus ascétique que mystique, j -
BNF fr. 856) et R (Paris, BNF fr. 22543, dit chansonnier La Vallière ou
comme un âpre effort plutôt que comme un élan. chansonnier d’Urfé, peut-être copié pour le comte Henri II de Rodez,
De surcroî t, la structure de l' Exposition permet à Guiraut Riquier de I dont il refléterait les goûts) sont une collecte de l’auteur, qui a rassemblé

commencer par Yamor celestial puisqu’il définit et présente d’abord les &
i . lui-même son Eederbuch, en classant les pièces par ordre chronologique
trois tiers de l’amour en commençant par le plus grand - et de terminer avec pour chacune une rubrique précisant sa date et composition. Il
sur lui - comme le fait la chanson de Guiraut de Calanson, qu’il com- paraît le premier à l’avoir fait, si l’on excepte une collection de seize
mente ensuite vers à vers. Il peut ainsi lier Y amor celestial à l’invocation ini- poèmes de Peire Vidal réunis par l’auteur selon l’ordre chronologique
tiale de son poème à Dieu et à sa prière finale. I vers 1201-12021. Deux de ses contemporains ont fait de même - peut-
Fallait-il s’arrê ter si longuement sur la Supplicatio et sur Y Exposition de
"f
-
Í être à son imitation -, Joan Estève de Béziers - originaire de la même
Guiraut Riquier ? L’excuse est dans la nouveauté de ces deux poèmes, si S région, et dont les poèmes sont aussi conservés dans le chansonnier C —
tourn és pourtant vers le passé. Tournés vers le passé, ils le sont à un point et Raimon Gaucelm 2. Dans les deux chansonniers C et R, dont la parenté
presque douloureux. L’un veut restaurer un ordre ancien, où les poè tes est certaine, soit qu’ils aient été copiés l’un sur l’autre, soit qu’ils dérivent
étaient considérés et où les hiérarchies n’étaient pas brouillées. L’autre tous deux d’un mod èle commun, les pièces de Guiraut Riquier se suivent
entend élucider un poème vieux de près d’un siècle. Mais le premier Selon une disposition qui mêle classement par genres et ordre chronolo-
revendique avec fermeté une inspiration divine de la poésie. L’autre , gique : d’abord les chansons, parmi lesquelles, après la huitième, viennent
cherche à dépasser la poésie érotique de ses prédécesseurs en proposant ; S'intercaler les vers ; puis les trois rotrouenges, les six pastourelles, les
une interprétation globale de l’amour capable de rendre compte de toutes : tubes, le descort, la serena ; enfin, à la suite de l’œ uvre lyrique, les épîtres et
ses manifestations ; mais cette tentative, loin de rompre avec la poésie des I
troubadours, se fonde sur elle, comme le fera aussi Matfre Ermengaud, et
revê t elle-même la forme poé tique, mais une forme poé tique différente :
.
1 Valeria Bertolucci-Pizzorusso, Motfologie del testo medievale, Bologne, Il Mulino, 1991 (Studi linguis-
tici e semiologici, 28), p. 129. Bertolucci suppose une intention éditoriale précise, mais plutôt de la
part de la direction du scriptorium, derriè re l’organisation de la section des pièces de Bertrand de
t- Born accompagnées de ra os dans les ms. IK, dans « Osservazioni e proposte per la ricerca sui can-
1. Je renvoie ici à mon article « L’amour naturel de Guillaume de Saint-Thierry aux derniers trouba- zonieri individuali », dans ^Lyrique romane médiévale : la tradition des chansonniers, Actes du Colloque de
dours », dans Journal des Savants, juillet-dé cembre 2001, p. 321-349, auquel le développement qui Liège, 1989, éd. M. Tyssens, Genève, Droz, 1991, p. 273-302. Pour une mise au point sur les
précède est emprunté. J ’y attire l’attention sur l’étrange sévé rité de Guiraut Riquier à l’égard de recherches dédiées au « livre des troubadours », notamment à partir des études fondamentales de
« l’amour naturel », coupable à ses yeux de pousser les parents à la cupidité et à l’avarice, par souci Gustav Grober, voir l’article de Fabio Zinelli, « Gustav Grober e i libri dei trovatori (1877) », dans
*
d’augmenter l’hé ritage de leurs enfants, et d’être ainsi cause de conflits, de procès et de guerres. Studi mediolatini e volgari, XLVIII (2002), p. 229-274, auquel on renvoie aussi pour la bibliographie
Mais cette attitude ne lui est pas propre. On en trouve d’autres exemples dans la litté rature sur les chansonniers français, p. 248, n. 57 et 59.
médié vale. 2. Bertolucci-Pizzorusso, op. rit., p. 121-124.
n

h
/1

60 Poésie et conversion au Moyen Age Un détour par l'amour de Péros à la sagesse 61

les traités 1 . Qu’il s’agisse là de la collection même et de l’ordre même I que Guiraut commente volontiers également dans les poèmes eux-
voulus par Guiraut Riquier, qu’il ait lui-même et de sa main copié ses I mêmes 1 .
poèmes sous cette forme, c’est ce qu’assure le copiste du manuscrit C, qui Í Selon V. Bertolucci-Pizzorusso2, le « Livre de Guiraut Riquier » est
affirme les transcrire « dans l’ordre même de son livre, écrit de sa propre I une sorte de manuel ou de traité de composition poétique. Sa visée serait
main » : enaissi adordenamens cum era adordenat en lo sieu libre.. , , escrigper la I donc didactique. Pour ma part, je mettrais volontiers son attitude en rela-
sua marr .
Cet ordre combine le souci de la forme poétique et musicale avec
I tion avec la tendance à dater les poèmes à l’intérieur du poème même-,
| usage qui, loin de lui être propre, se répand dans la poésie française à par
une attention et une intention autobiographiques. C’est ainsi que les I tir de la seconde moitié du XIIIe siècle et à y voir un3 effort du poète pour
rubriques décrivent de façon circonstanciée la métrique ou la mor- ï dessiner sa propre image dans sa relation au temps .
phologie particulières de certaines pièces tout en précisant scru- ï Mais, s’agissant de Guiraut Riquier, cette image se dessine dans un
puleusement la date de leur composition3. Une attention autobio- ï mouvement qui est celui de la conversion. Une conversion qui ne
graphique, ou plutôt — en même temps et plus qu’une attention aux I renonce pas à la passion amoureuse, mais qui l’englobe, la transcende et
événements de sa vie — une attention du poè te aux moments et aux é ta- cherche à l’inclure dans le cheminement qui conduit au plus grand amour.
pes de sa production : la protestation d’un amour fidèle depuis vingt ans Un mouvement inscrit dans l’écoulement et le temps de la vie, mais ana-
et non payé de retour pour la cruelle Belh Deport se mêle à la protesta- logue à celui qui, dans le cadre d’un autre écart temporel assorti d’une
tion de fidélité à des mécènes dont il attend, en vain également, richesse réflexion critique, finit par imposer le plus grand tiers de l’amour là où la
et considération en récompense de son talent poé tique4. Les dates , soi - [ vieille chanson de Guiraut de Calanson ne parlait que du plus petit, sans
gneusement répertoriées , sont celles de la composition des poèmes , non l cependant renier cette chanson et sans lui être infidèle . Ce mouvement,
celles des événements de la vie. La conception, la composition, l’ordre [ on le décèle à l’échelle du « livre » tout entier, mais aussi à l’intérieur de
du livre paraissent donc commandés par une attitude de retour sur soi- r chacune de ses sections , considérée comme un ensemble autonome.
.

même, et particulièrement de ré flexion sur sa propre activité poétique,

1. Regret que le talent et la science poé tiques ne lui servent à rien comme dans les deux pièces citées
1. Ibid , p. 92-106. dans la note précédente — le plus souvent il s’agit d’une plainte sur le fait que les cours ne
2. Ibid., p. 92. -
s’inté ressent plus au trobar : Res no m val mos trobars (vers encadenat e rétrogradai) « Ma poésie ne
3. Par exemple : « Canson redonda ez encadenada de motz e de son d’En Guiraut Riquier, facha l’an m’avance à rien » (vers enchaî né et « rétrograde ») (Bertolucci, 47, p. 99 ; Longobardi, XXI, p. 133,
-
m.cc.Jxxx.ij. en abril. E l sos de la segonda cobla pren se el mieg de la primeira e sec se tro la fin , cf. plus haut les premiers vers) , Jamais non er hom en est mon gra it / per ben trobar belhs dig;.£ e platens
pueys torna al comensamen de la primeira e fenis en la mieja de la primeira aissi quon es senhat ;
pueys tota la cansos canta se assj : la primeira e la tersa e la quinta d’una maneira, e la segonda et la
^^
sos « Jamais personne ne sera apprécié dans ce monde pour savoir bien composer de beaux poè-
mes et des mé lodies agréables » (longobardi, XX, p. 127), De far chanson suy marrit: / Non que
quarta e la sexta d’autra maneira. Ez aquesta cansos es la xx ‘iija : Pus sabers no - m val ni sens. » - ^
sabers m’ en sofranha / Nira os ni res, que y tanha, / Mas quar chans non esgrasjts « Je n’arrive plus à faire
Chanson « circulaire » et « enchaînée » quant aux mots à la rime et quant à la m élodie, faite par
Guiraut Riquier en avril 1282. La mélodie de la deuxième strophe commence par le milieu de celle
^ ^
des chansons , non parce que me manquent la capacité, ni un argument et un sujet pertinents, mais
parce que le chant n’est pas appré cié » (Mõlk, XIII, p. 70) , ou encore dans le « vers » Be - m degra de
de la premiè re et continue jusqu’à la fin , puis elle revient au dé but de la premiè re strophe et se ter- chantartener « Je devrais bien m’abstenir de chanter » (Longobardi, XXVI, p. 158) ; inquiétude tou-
mine à la moitié de la strophe, ainsi comme il est marqué ; l’ensemble de la chanson se chante chant sa ré putation ( Per proar si pro privatif m’ es mos sabers mentaugufy / vuelh valen vers far viat%
donc ainsi : la premiè re, la troisi ème et la cinqui ème strophes d’une façon , la deuxiè me, la qua- L « pour vé rifier si mon savoir est bien connu, je veux composer tout de suite un vers bien fait » Lon-
trième et la sixi è me d’une autre façon ; et cette chanson est la XXIIIe : « Puisque savoir et raison gobardi, XIII, p. 90) ; appel au pouvoir de son talent poétique ( Si ia - m deu mos chans valer / Ni far
ne me servent nullement » (cf. Bertolucci- Pizzorusso, Morfologie del testo medievale, 36, p. 97, Mõlk , nulh be mos trobars / Ni mos sabers pro tener, / Ers’ endressa mos afars « Si jamais mon chant peut m’être
XXIII, p. 103). Ou encore : « Le xxij. vers d’En Guiraut Riquier encadenat e rétrograd â t de motz utile, ma poésie m’apporter quelque avantage et ma science quelque profit, voilà que ma condition
e de son, fach en l’an m .cc.lxxxvij. en janoyer. E canta se aissi q(uo) n la cobla primeira la tersa e la
quinta, ez aissi con la segunda la quarta. Guiraut Riquier : Res no - m val mos trobars » (cf. Berto- —
s’améliore » — car il s’en va auprès du bon roi Alphonse Mõlk, XIV, p. 73).
2. Motfologie del testo medievale, p. 119-120.
lucci-Pizzorusso, op. àt., 47, p. 99, Longobardi, XXI, p. 133). « Le XXIIe vers de Guiraut Riquier 3. Voir Michel Zink, La subjectivité littéraire. Autour du siècle de Saint Louis, Paris, PUF, 1985, en part, le
“ enchaîné” et “ rétrograde” quant aux mots à la rime et quant à la mélodie, fait en janvier 1287. La X
; . deuxième chapitre, La subjectivité et le temps, p. 75 sq ., et l’introduction à l’édition de Rutebeuf,
troisième et la cinquième strophes se chantent comme la premiè re, et la quatrième comme la Œ uvres complètes, 2e é d., Le Livre de Poche, « Lettres gothiques », 2001, part. p. 33-36. Le rappro-
deuxième. Guiraut Riquier : Ma poésie ne m’avance à rien. » chement s’impose de toutes les façons : par exemple, le cinquième vers de Guiraut Riquier,
4. Cf. Guiraut Riquier, Las Cansos, éd. Ulrich Mõlk, Heidelberg, Winter, 1962 (« Studia roma- de 1283, Humils, forfait repres etpenedens (Longobardi, V, p. 50) est très comparable à la Repentance
nica », 2), chanson 22 de 1277, p. 100-102.
R
^
Rutebeuf, que l’on peut dater du début des années 1260.

F
P
I

62 Poésie et conversion au Moyen Age Un détour par Pamour de Pêros à la sagesse 63

En particulier, un ensemble de six poèmes soigneusement placés au parfois, qui dit le temps qui passe, qui le rappelle à son devoir et à ses
milieu exact du « livre » le résume et le souligne. Ce sont des pastourelles, | amours. Une conscience qui pèse et qui compare les formes de l’amour.
genre lyrique qui connaît alors un succès prodigieux depuis plus de cent
ans, et qui est exclusivement consacré, avec une minutie monotone et gri-
I
La bergère ne tient pas rigueur au poète d’avoir cherché à la séduire et
d’autant moins qu’elle ne serait pas insensible à son charme, mais elle

voise, au récit de la séduction des bergères. Ces six pastourelles, datées l’invite à se tourner ailleurs, d’abord vers une passion amoureuse épurée
I
de 1260 à 1282, sont supposées couvrir l’essentiel de la carrière du poète1. (l’amour de Belh Deport), puis vers l’amour de Dieu :
De loin en loin, nous dit-il, au long de ces années, il a rencontré la même
bergère, à la fois vertueuse et délurée, semblable en cela à celle de Marca-
bru, le premier à avoir illustré le genre. Elle admire le poète Guiraut
— Senher, per drechura,
-
De Dieu, si us membrava,
Fosson vostre chan1 !
- Seigneur, il serait juste,
que Dieu, si vous aviez quelque mémoire,
inspirât votre chant !
Riquier :
Elle-même, jeune fille folâ tre et délurée, change quand elle est mère.
— Senher, on que-m vaya,
gays chans se perpara
— Seigneur, où que l’on aille,
on entend de belles chansons De même qu’il ne la reconnaissait pas quand, tout occupé de son désir, il
'! I '
d’En Guiraut Riquier2. de Guiraut Riquier. I espérait chaque fois trouver un objet nouveau, de même elle ne le recon-
naît pas quand, tout occupée de son enfant, elle oublie le badinage amou-
Elle l’aime aussi, et elle ne s’en cache pas. Mais malgré cette attirance
et cette admiration, elle résiste à ses avances, elle le rappelle à l’amour de —
reux. Cet enfant nourrisson, puis petite fille, puis jeune fille marque le
vieillissement des protagonistes : dans le dernier poème, elle a l’âge qu’ils

la noble et cruelle Belh Deport, son amie. La vie passe. Ils sont l’un pour
l’autre comme une possibilité qui ne se réalisera jamais. Une fois il ne la avaient dans le premier. Elle représente ainsi les âges de la vie, en déca-
reconnaî t pas3. La fois suivante, c’est elle qui ne le reconnaî t pas, et cette lage, bien entendu, avec sa mère et son vieux soupirant, que l’on voit, au
fois-là elle a un enfant dans les bras : elle est mariée4. Des années plus fil des années, traverser l’autre moitié de la vie. La naissance de l’enfant
tard, il la trouve en compagnie de sa fille dé jà grande alors qu’elles revien- change la mère :
nent de pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle : après qu’ils ont L’autrier, trobei la bergeira L’autre jour, je trouvai la bergère
échangé des badineries moqueuses, elle l’invite à se tourner vers Dieu et à Que d’autra vez ai trobada, que j’ai rencontrée d’autres fois,
composer ses chants à sa gloire, à quitter, à « tenir pour amère » la via tem - Pero mont fon cambiada, mais elle était fort changée,
poral . La derniè re fois qu’il la rencontre, elle est établie aubergiste ; c’est Quar un effant pauc tenia car elle tenait un petit enfant
une vieille femme désormais (elle a plus de 35 ans !) et sa fille est en âge 1 En sa fauda, que durmia, sur ses genoux, qui dormait,
E filava cum membrada2. et elle filait comme une personne raisonnable.
de se marier. Après vingt-deux ans, le poè te et elle ont gardé l’un avec I
l’autre le même ton railleur et mélancolique, qui cache et révèle l’attirance k
! ..
La bergère a subi la « conversion » de l’état de mariage et de la mater-
et rattachement6. nité : dès lors, elle cherche à « convertir » le poè te. On attendrait que,
Cette bergère, dont les rencontres espacées auront scandé la vie du dans son nouvel état, ce soit le poète qui ne la reconnaisse pas, lui qui, la
poète, est comme sa mémoire et sa conscience. Une mémoire qui flanche I fois précédente, ne l’avait pas reconnue, encore jeune fille et inchangée.
ï
Mais c’est le contraire. La méconnaissance vient de celui qui regarde, non
de celui qui est regardé. Le Dom Juan en puissance cherche et croit voir
1. Jean Audiau, La pastourelle dans la poésie occitane du Moyen Age. Textes publiés et traduits, Paris, De Boc- % des objets toujours nouveaux, même si la monotonie de la séduction
card, 1923, p. 44-79. Les six pastourelles sont respectivement datées de 1260, 1262, 1264, 1267,
1276, 1282. A titre de comparaison, la premiè re chanson est datée de 1254 et la dernière de 1289, s’exprime par le fait qu’il rencontre toujours la même jeune fille. La jeune
le premier vers de 1261 et le dernier de 1292, la premiè re é pî tre de 1268 et la derniè re de 1282. mère vit dans un monde nouveau, où elle ne reconnaît plus son ancien
2. I (1260), L’ autrejom, m’ anava, v. 74-76, éd. Audiau, p. 48.
3. III (1264) , Gayapastorelha, v. 46-59, éd. Audiau, p. 59.
4. IV (1267), L’ autrier, trobei la bergeira, éd . Audiau, p. 64-65.
5. V (1276), D’Astarac venia, v. 70, éd. Audiau, p. 71. 1. V, D’Astarac venia, v. 52-54, éd. Audiau, p. 70.
6. VI (1282), A Sant Pons de Torneiras, éd. Audiau, p. 73-79. 2. III, v. 1-8, éd. Audiau, p. 61.
64 Poésie et conversion au Moyen Age
A
Un détour par l’ amour de l’ éros à la sagesse 65

soupirant. Ces pastourelles sont bien des poèmes de la conversion, puis- l’histoire du passage, tout au long d’une vie, de Péros à Pamour divin, à
1
qu’elles disent que tout est dans le changement du regard. travers le détournement d’une forme poétique , se combine aussi avec
Mais en outre, le personnage muet qu’est la fille de la bergère fait une réflexion sur la poésie.
intervenir dans le cycle une forme supplémentaire de l’amour, le La bergère pourrait suggérer, en effet, que la même ascèse conduit à
deuxième tiers de l’amour selon Y Exposition, l’amour « naturel », celui que la création poétique et à la conversion spirituelle. Car si l’on suit la
l’on éprouve pour les personnes de sa famille, et particulièrement pour démonstration subtile —
un peu trop, peut-être de Michel-André —
ses enfants, amour ambigu, à la fois désintéressé et égoïste, lié à la chair et Bossy2, la bergère est comme une figure de la création poétique, en même
temps qu’elle est celle qui désigne Guiraut Riquier comme poè te. Dans la
au sang, mais qui échappe au désir. Ainsi tous les types d’amour le pur — première pastourelle, le poète s’écrie :
désir sexuel, la passion sublimée, l’amour de Dieu, l’amour parental ont —
leur place dans ces pastourelles, genre habituellement réservé au premier
d’entre eux, et sous sa forme la plus brutale, dans ces poèmes de la gau-
— Toza, mot m’agrada
quar vos ay trobada,
—deJeune fille, il m’
vous avoir
ès agréable
est tr
trouvée,
srus puesc azautar3. si je puis vous plaire.
driole et parfois du viol, qui, égrenés au long de toute une vie, deviennent
ici tout autre chose, comme l’instrument d’une conversion1 . Comment Michel-André Bossy suggère que vos ay trobada peut signifier « j’ai
mieux dire que la poésie, enracinée dans le désir, inspirée par le désir, fait de vous un poè me » aussi bien que « je vous ai rencontrée ».
cherche, en se fondant sur lui, en le dépassant, mais sans le renier, une
vision globale de l’amour et une sagesse de la vie ? Comment ne pas voir

À quoi la jeune fille raisonnant dé j à sur le mot trobar comme le fera
Guühem Molinier au début des Leys dAmors (on peut trouver quelque
que le cycle rapporte à la vie du poète la même classification et la même chose par hasard et sans l’avoir cherché ou après l’avoir cherché, et en
hiérarchie des formes de l’amour que Y Exposition ? particulier « trouver » signifie « inventer un poème ») feint de com- —
Ce n’est donc pas un hasard si la bergère de Guiraut Riquier, par son prendre que le poète l’a trouvée après l’avoir cherchée, et elle refuse de
ton et par ses manières, rappelle celle de Marcabru, qui n’est pas seule- le croire :
ment moqueuse et vertueuse, mais dont Aurelio Roncaglia a montré, au
terme d’une démonstration particulièrement brillante, que sa gonelapelissa,
sa « tunique de peau de bête » (leçon préférable à gonelh’ e pelissa, « une
— Trop m’avetz sercada,
senher ? Si fos fada,
— Vous m’avez beaucoup cherchée,
seigneur ? Si j’étais folle,
pogra m’o pessar (v. 24-26). je pourrais le penser.
tunique et une pelisse »), est le vêtement d’Adam et de Jean-Baptiste, le
vêtement de l’ascète opposé aux modes délicates2. Et si Y Exposition réduit Mais surtout, la bergère invite le poète à être fidèle à la cruelle Belh
« l’amour naturel » à l’amour parental, le cycle des pastourelles, en mon- Deport, dont elle approuve le caractère inflexible, car c’est grâce à la
trant toutes les étapes ascendantes de l’amour, de l’éros à l’amour de
Dieu, en passant par la passion épurée et l’amour parental, conforme son
enseignement au trobar naturau de Marcabru : l’amour est appelé à se libé- 1. Le détournement ne consiste pas seulement dans la transformation du genre essentiellement gri-
rer de la concupiscence charnelle pour se soumettre à l’ordre de la nature, vois qu’est la pastourelle en genre édifiant, comme le faisait d é jà Gautier de Coincy. On peut le
qui est dans l’obéissance à la volonté du créateur3. voir aussi dans le fait que les pastourelles de Guiraut Riquier offrent, semble-t-il, le premier
exemple du procédé qui consiste à mettre sous les yeux du lecteur une succession de poèmes lyri-
Dans YExposition, l’approfondissement de l’amour prend la forme du ques séparés, dont chacun peut se lire ou s’entendre seul, mais dont la disposition et l’en-
chaînement veulent suggérer le développement d’une histoire continue. Ce procédé sera fréquem -
long commentaire d’un poème d’amour. Dans le cycle des pastourelles, ment mis en œ uvre dans les recueils lyriques de la fin du Moyen Age.
2. « Twin Flocks : Guiraut Riquicr’s Pastoreias and his book of songs », dans Tenso, 9 (1994), p. 149-
176. Toujours sur la structure du « livre » de Guiraut et sur sa cohérence formelle, rapportée aux
1. Costanzo Di Girolamo, I Trovatori, Torino, Bollati Boringhieri, 1989, p. 223-225. événements politiques de l’é poque du poète et aux vicissitudes de sa carriè re personnelle, voir id.,
« Cyclical composition in Guiraut Riquier’s book of poems », dans Speculum, 66 (1991), p. 277-294,
2. Au. Roncaglia, « Riflessi di posizioni cistercensi », p. 279-282.
et id., « Cours méditerranées et politique d’empire dans le chansonnier de Guiraut Riquier », dans
3. Ibid., p. 273-277. Roncaglia rapproche les emplois de « nature » dans l’œ uvre de Marcabru de
« l’ordre naturel » selon Jean Scot, dont Guillaume de Saint-Thierry montre, dans le De natura et
Studi mediolatini e volgari, 42 (1996), p. 67-77.
dignitate amoris, qu’il est mis en danger par l’excès de la concupiscence charnelle. 3. I, Uautre jom, m’anava, v. 21-23, éd. Audiau, p. 45.
66 Poésie et conversion au Moyen Âge Un détour par ï amour de Péros à la sagesse 67

souffrance terrible du désir insatisfait qu’il est un poète connu. La créa-


tion et la gloire poétique sont au prix de la souffrance amoureuse :
AU-DELÀ DE L’ ÉROS : LA GLOBALITÉ
valer,
-
- Toza, no m vol mos Belhs-Deportz — Jeune fille, mon Bel D port ne
secourir
é veut me
DE L’AMOUR AU MIROIR DE LA POÉSIE
Ni re no vey el mon que tant me playa. sans que je voie rien au monde qui me
plaise tant.
- Senher, ben ere que n sap far son
*

dever, Si a valor, tant quo dizetz,


— quSeigneur , je crois qu’elle sait faire ce
’elle doit, si elle a autant de vraie Or, cet effort, incarné dans la démarche poétique même, pour appré-
veraya. valeur que vous le dites. hender, au-delà de l’éros, la globalité de l’amour, on le retrouve partout
- Toza, tan val que totz m’en desesper. — Jeune
désespère.
fille, elle en a
tant que j’en en cette fin du XIIIe siècle chez des poètes qui écrivent dans les nouvelles
langues de l’Europe. Ces poètes replacent la poésie érotique en langue
- Senher, avetz per lieys nul melluyrier ? — avantage
Seigneur, ’avez-vous d’elle aucun
n
? vulgaire, dont les troubadours occitans ont été les premiers représentants,
- Toza, oc, tal quem muer de dezirier.
- Senher, ans n’es mentaugutz de saber.
—— SiMais
, jeune fille : celui de mourir de désir.
, seigneur, savoir connu.
dans le cadre d’une spéculation sur l’amour comme énergie créatrice,
votre est
vivifiante et unificatrice de l’homme, du cosmos et de Dieu. Cette spécu-
— -
Toza, que m val, pus joy no n puesc
aver ?
*
— Ànullequoijoiebon? , jeune fille, si je n’en ai lation, les chartrains lui avaient au XIIe siècle donné une coloration poé-
— Senher, lo joy perdetz per cor
leugier1.
— laLafaitjoieperdre
, seigneur,
votre
.
cœ ur l ger vous
é tique, en confiant à une sorte d’intuition poétique, comme l’a noté Win-
throp Wetherbee1, la synthèse de la philosophie et de la théologie, des
auctores païens et de la sagesse chrétienne, et en fondant la poésie sur le
Au centre exact du « livre » de Guiraut Riquier, la bergère qu’il dit commentaire. Non pas, certes, en commentant humblement une chan-
avoir rencontrée toute sa vie lui enseigne que la voie de la poésie et celle son de Guiraut de Calanson ou son équivalent, mais en appliquant leur
de l’amour spirituel sont une seule et même voie. réflexion à Boèce, à Macrobe, à Martianus Capella, à Ovide, à Virgile. Au

Mais d’autres sections du livre à vrai dire, toutes ses sections sui-
vent la même progression et livrent le même enseignement. Les préoccu-
— tournant du XIIIe et du XIVe siècle, à travers toute l’Europe, une généra-
tion de grands poètes intellectuels de langue vernaculaire parvient à réu-
pations religieuses se glissent peu à peu dans les chansons. Les vers, dont nir les deux traditions.
la tonalité d’ensemble est plus spirituelle et moins amoureuse que celle Eux aussi pratiquent une poésie du commentaire fondée sur l’im-
des chansons (bien que la distinction soit loin d’ê tre absolument nette) 2, brication de l’amour et de la poésie (parfois même de la jonglerie) dans
sont à la fois imbriquées avec les chansons et en décalage avec elles : le une perspective qui est celle de la philosophie ou de la théologie, en un
premier vers apparaî t à la suite de la huitième chanson et c’est un vers qui a effort de synthèse entre l’amour divin, l’amour universel des créatures et
le dernier mot. De ce premier à ce dernier vers, tandis que les procédés l’amour passion. Cette tendance, que l’on a ici tenté de mettre en évi-
hérités des troubadours « classiques » s’estompent, la manière propre à dence à partir de l’œ uvre d’un poète relativement mineur, parcourt
Guiraut Riquier s’affirme, avec l’importance conjointe d’une tonalité reli- de 1270 à 1330 l’ensemble de l’espace littéraire européen et relie les
gieuse et d’un discours métapoé tique constituant un commentaire du auteurs les plus importants : le Français Jean de Meun, l’Occitan Matfre
poème et imposant la figure distanciée du poète à l’intérieur de celui-cil Ermengaud, le Catalan Raymond Lulle et, bien entendu, le Toscan
Dante. La méditation sur les formes de l’amour, sur la relation entre
1. Il, L’ autrier, trobey la bergeira d’antan, v. 41 -50, éd . Audiau, p. 53-54. l’amour sacré et l’amour profane et sur la réponse que la poésie apporte
2. Cf . Guiraut Riquier, Las Cansos, éd . U . Molk, Anhang : Riquiers cansos und vers. Ein Beitrag %um Pro-
blem der altproven aliscben lyrischen Gattungsbevçichnungen, en part. p. 132 : « Es ergibt sich, dass die aux questions de l’amour occupe une place essentielle chez tous, si diffé-
^
Riquierische Trennung von vers und canso nicht gerechtfertig ist, da sein Vers auch nicht unbedingt rents que puissent être d’autre part leur langue, leur manière, leurs préoc-
dem Sirventes gleichzusetzen ist. »
3. Je développe ce point dans « Guiraut Riquier, du premier au dernier vers », dans Mélanges en
l’ honneur de Nicole Cagauran, études ré unies par Jean Lecointe, Catherine Magnien, Isabelle Pantin 1. Platonism and Poetry in the Twelfth Century. The Literary Influence of the School of Chartres (cité plus haut,
et Marie-Claire Thomine, Paris, Champion, 2002, p. 511 -523. chap. I, p. 31, n. 1).
68 •
Poésie et conversion au Moyen Age
A

t Un détour par l' amour de l’ éros à la sagesse 69

cupations, leurs choix philosophiques ou idéologiques, leur univers intel- f généralisable (ce qui suppose, notons-le au passage, un déplacement du
lectuel et moral, la qualité de leur esprit et de leur talent. L’œ uvre de fonctionnement de PaUégorie et de la relation qu’elle entretient entre le
chacun propose un itinéraire au terme duquel l’amour profane incarné particulier et le général) de l’élan érotique qui est une loi naturelle, loi
dans la poésie trouve sa place au sein d’un tableau plus vaste dont les voulue par Dieu et qui détermine le processus même de la création, loi
perspectives s’ouvrent sur la totalité de l’amour. Enfin, cet itinéraire s’inscrivant dans le cadre plus large de l’ensemble des lois de la nature qui
prend chaque fois son point de départ dans la poésie amoureuse en régissent le fonctionnement de l’univers. Aussi bien, l’éros n’est-il pas
pour Jean de Meun la seule forme d’amour dictée par la nature . Comme
1
langue vulgaire. La totalité de l’amour se déploie à partir des chansons
Guiraut Riquier et, nous allons le voir, Matfre Ermengaud, comme bien
d’amour en plana lengua romand . Faut-il que l’invention du XIIe siècle non — d’autres, lui aussi prend en compte l’amour des enfants, mais pour y voir
pas celle de l’amour, mais celle de la poésie d’amour ait été décisive ! — un effet de l’instinct de conservation de l’espèce et donc pour le faire par-
C’est ainsi que Jean de Meun décide bi2arrement de poursuivre le Roman
de la Rose de Guillaume de Lorris, mise en récit métaphorique de la —
ticiper là encore par un détournement un peu malicieux du point de vue
strophe printanière des troubadours qui n’a, en apparence, rien à voir ni des moralistes - au grand mouvement de fécondité universelle qu’il
avec ses conceptions ni avec ses véritables préoccupations. C’est ainsi B
célèbre. Cette conception suppose une subversion, non seulement de la
que Matfre Ermengaud entreprend d’écrire les 35 000 vers du Breviari passion amoureuse épurée que Guillaume de Lorris hérite des trouba-
dAmor parce qu’il trouve que les troubadours ont mal parlé de l’amour, i dours, mais aussi du rôle joué par la nature fille de Dieu aux yeux des
qu’il cherche à le réhabiliter et à le définir à travers un florilège de leurs chartrains et d’Alain de Lille.
poèmes, et qu’il est ainsi amené à composer une encyclopédie des formes À la fin du Roman de la Rose, dans un discours de trois mille vers,
de l’amour, renvoyant à la totalité de la création et à l’amour divin. C’est Nature expose les mouvements de l’univers et la révolution des sphères,
ainsi que Raymond Lulle, ancien troubadour converti à l’amour divin % l’influence des planètes sur le monde sublunaire à travers celle qu’elles
sans renier sa vocation poétique, laisse son double jongleresque parcourir
î
l l exercent sur les quatre éléments et les quatre humeurs qui leur sont liées,
son œ uvre mystique et témoigner de la société ecclésiale idéale. Et l se pose la question de l’influence des astres sur la destinée humaine, débat
s’agissant de Dante, le point n’a pas même besoin d’être commenté. r à partir de là de la question de la nécessité et du libre arbitre et propose
r une doctrine de la liberté, revient aux corps célestes, passe aux illusions
On dira que Jean de Meun, en poursuivant vers 1270 le Roman de la r
Rosi de Guillaume de Lorris, ne met guère son lecteur sur la voie de d’optique et à celles qu’apportent les visions et les songes, montre que la
l’amour de Dieu et de la conversion (à moins que l’on compte au titre de 1 noblesse est une valeur spécieuse, se plaint pour finir que, seul de toute la
!
l’un et de l’autre l’invitation à une sorte de pansexualité). La seule pro- création, l’homme se dérobe aux lois de la nature, en particulier à celle de
gression dans son œ uvre est celle du rêveur vers la conquête de la rose i l’accouplement en vue de la reproduction, et pour cette désobéissance
— pèlerinage bien particulier où le bourdon joue dans les derniers vers un mérite l’enfer. Nature conclut en excommuniant les ennemis d’Amour.
rôle qui ne l’est pas moins. Génius, le « chapelain » de Nature, transmet alors son message sous la
Pourtant, à sa façon provocante, il élargit (par la subversion ironique- forme d’un « prêche » (v. 19509-20671) , et l’assaut est enfin donné par
ment déguisée en fidélité) la vision que son prédécesseur a de l’amour, Amour et par ses troupes à la tour où Bel-Accueil est enfermé, avec un
l’inscrit dans un cadre plus large, la confronte à la notion générale de succès qui permet à l’amant de cueillir enfin la rose de la déflorer — —
l’amour et, du coup, la problématisé. L’amour courtois de Guillaume de avant de s’éveiller.
Lorris est réduit par Jean de Meun à une modalité, à la fois particulière et La réflexion sur l’amour conduit ainsi à une démarche et à une vision
encyclopédiques, qui confirment en retour la toute-puissance de l’amour
k
1. Il cancani
ère di Jaufre Rudel\ éd. Giorgio Chiarini, L’Aquila, 1985 (« Romanica Vulgaria », 5), III,
v. 31.
1. W. Wetherbee, « The literal and allegorical. Jean de Meun and the “ De Planctu Naturae” », dans
Medieval Studies, 33 (1971) , p. 264-291 ; J .-C. Payen, La rose et l'utopie. Révolution sexuelle et communisme
2. Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd . Armand Strubel, Paris, Le Livre de
nostalgique che Jean de Meun, Paris, Éditions sociales, 1976.
Poche, « Lettres gothiques », 1992.
7
^
%:
70 Poésie et conversion au Moyen Âge Un détour par l’ amour de l’ éros à la sagesse 71

- toute-puissance de l’éros, où Jean de Meun voit audacieusement Cet immense poème, qui tente une synthèse de toutes les formes de
l’incarnation de l’amour divin dans le Roman de la Rose, toute-puissance de l’amour dans l’amour divin, ne se veut donc rien d’autre que la légende de
Dieu, qui est amour, chez les autres poètes que j’évoque ici. cette miniature.
À l’aube du premier jour du printemps de l’année 1288, nous dit-il Cherchant une synthèse ambiguë entre l’amour dans le Christ la —
par allusion aux incipit printaniers et matinaux des troubadours, Matfre —
charité et la passion amoureuse, Matfre Ermengaud entend d’abord
Ermengaud, un juriste de Béziers, peut-être franciscain ou marqué par la (c’est le projet qu’il définit dans le prologue) opposer une défense et illus-
spiritualité franciscaine1, entreprend d’écrire le Breviari dAmor2, l’œ uvre la tration de l’amour à ceux qui parlent mal de lui, et il trouve les éléments
plus longue, malgré son titre, et la plus diffusée de la littérature occitane. de cette défense dans les poèmes des troubadours. Son ouvrage se ter-
Le Breviari dAmor est comme une vaste encyclopédie de l’amour, sous- mine sur un « Périlleux traité de l’amour des dames » ( Perilhos tractat d’ amor
tendue par une pensée mé taphysique et spirituelle très ambitieuse, celle de las donas) , qui exalte « l’amour des dames », à condition qu’il se
de « l’unité de Dieu et de la création dans et par l’amour », pour conforme à la volonté de Dieu.
reprendre l’excellente formule de Geneviève Brunel-Lobrichon3. Il se Dans son prologue, l’auteur, qui se présente comme « Matfre Ermen-
veut dans son principe une explication des « figures obscures de l’arbre gaud de Bézier, maître en droit et esclave d’Amour »‘ expose les circons-
d’amour » que montre une grande miniature initiale : tances dans lesquelles il a é té mené à entreprendre son ouvrage. Il veut
[Matfre Ermengaud de Beyers a commencé
éclairer ceux qui se plaignent de l’amour et que l’amour fait souffrir.
aquest Briviari d’Amor, ce Bréviaire d’Amour, Beaucoup d’amants et de troubadours sont souvent venus le trouver
per declarar las figuras pour expliquer les figures pour le prier, lui qui est moût prims e subtils (v. 69), de leur enseigner la
del albre d’amors obscuras, obscures de l’Arbre d’Amour, nature et l’origine de l’amour chanté par les troubadours, au sujet duquel
lo quai ell mezeis conpilet et il l’a compilé lui-même,
-
aichi quo Dieus lo i ministret4. comme Dieu le lui a ordonné. ils sont dans la perplexité :
... d’est’amor, ... cet amour,
De que canto li trobador, chanté par les troubadours,
Quinha causa es e don nais (v. 77-79). quelle est sa cause et qu’est-ce qui le fait naî tre ?
.
1 C’est du moins l’hypothèse traditionnelle, qui paraît encore envisageable à Geneviève Brunel-
Lobrichon et que Peter Ricketts, le nouvel éditeur du Breviari dAmor, semble juger plausible. Et lui, Matfre, qui est un vrai amant et qui, comme tous les vrais
Pourtant, elle a été repoussée catégoriquement dès 1976 par le P. François-Régis Durieux, « La
catéchèse occitane ou catalane de Matfre Ermengaud et de Raymond Lulle », dans Cahiers de Fan- amants, est tracassé à propos de l’amour, aime y réfléchir et en parler avec
jeaux 11, La religionpopulaire en Languedoc du Xllî a ,la moitié du Xlí/ siècle, p. 217- 225, p. 218 : « Pas un les autres amants, va leur exposer
des 34 597 vers de l’immense compilation ne déclare ou ne suggè re que l’auteur en soit un Frè re
Mineur. Et la critique interne des idées et des thèmes de l’ouvrage exclut même un esprit versé ... la drecha via ... sans détours
dans les traditions franciscaines. » Selon F.-R. Durieux , l’idée que Matfre Ermengaud serait un la généalogie de l’amour,
Frè re Mineur repose uniquement sur la lettre en vers (pistola) à sa sœ ur, dont la rubrique fait expli- De la generologia
citement de lui un franciscain. Cette lettre a pour sujet la fête de Noël : « Avec un mauvais goû t D’amor e la divizio, ses catégories,
parfait, [l’auteur] compare le présent que Dieu a fait aux hommes en leur envoyant le Christ aux Et on fai sa estado, le lieu où il a son sé jour
dons que l’on fait à l’occasion de Noël : chapon, friandises, etc. Le Christ est le “ chapon” que les Quant en creatura se met, quand il entre dans une créature,
Juifs firent rôtir sur la Croix ; il fut créé avec le “ saint sucre de la divinité” joint à la “ pâ te de notre E ls bes e ls gaugz qu’amors tramet
* * les biens et les joies que l’amour apporte
humanité” » (J . Anglade, Histoire sommaire de la littérature méridionale (des origines à la fin du XV siècle), A fin aiman per ben amar, à l’amant parfait, par le fait d’aimer comme
Paris, De Boccard, 1921, p. 181). F.-R. Durieux, qui cite Anglade, conclut : « Il est clair que cela il faut,
.! sent le théologien amateur. » Certes, mais il faut avouer que la prédication franciscaine ne ré pugne E en cui deu s’amor pauzar, en qui l’amour doit descendre,
pas à ces comparaisons familières, à la limite de la vulgarité. Quant à la « sœ ur » à qui s’adresse E las causas per que pura ce qui permet au pur amour
cette lettre, il faudrait se demander si c’est une sœ ur selon la chair ou une s œ ur en religion. de naître, de croître et de durer
2. Le Breviari dAmor de Matfre Ermengaud, t. V (v. 27252T-34587), éd. Peter Ricketts, Leyden, Brill, Amors nais e creis e dura
1976 ; t. II (v. 1-8880), éd. P. Ricketts, AIEO, Royal Holloway, University of London, 1989 ; t. III Entre la gens ses preterir, entre les personnes, sans disparaître,
(v. 8880T-16783), éd . P. Ricketts avec la collaboration de Cyril P. Herhon, AIEO, Royal Holloway, E la ocaizos de partir et les raisons pour lesquelles
University of London, 1998. -
E de rumpre 1 liam d’amor,
Lo quai gardon mal li pluzor (v. 109-122).
se rompt le lien d’amour,
que la plupart préservent mal.
3. « Les troubadours dans les cours ibé riques », Actes du IV* Congrès international de l’AlEO, Victoria-
Gasteiz, 22-28 aoû t 1993, éd. Ricardo Cierbide, 1994, p. 37-45.
4. Ed . Peter Ricketts avec la collab. de Cyril P. Herhon, AIEO, Royal Holloway, University of Lon-
don, 1998, t. Il (1-8880), v. 20-24. 1. Ibid., v. 9-10 : Matfres Ermengaus de Be erss, / Senhers en leis et d’amors serss.
^
12 Poésie et conversion au Moyen Âge Un détour par ï amour de H éros à la sagesse 73

Il entreprend alors, à la lumière de Dieu et de la sainte Trinité, de traité de l’amour des dames, selon ce qu’en ont dit les troubadours
dresser la « généalogie de l’amour ». Il y a deux sortes d’amour : le feu du anciens dans leurs chansons. »1 Son principe affiché est en effet que les
Saint-Esprit dans l’embrasement duquel s’aiment le Père et le Fils, qui propos des troubadours ne doivent pas être pris à la légère et qu’ils
n’est pas un amour créé, mais créateur, et l’amour créé, dont il va parler. contiennent des enseignements profitables :
Dieu a créé Nature, qui a eu deux enfants, Droit de nature et Droit de
... li dig dels trobadors ... ce que disent des troubadours
gens, qui ont chacun eu deux filles, toutes appelées Amour. Droit de No son ges trufas ni folors n’est pas que sottises et inconvenances :
nature a pour filles d’une part l’amour qui pousse les hommes et les fem- Del tôt, ans y pot hom triar on peut y relever,
mes à s’unir « quand ils sentent venir le doux temps de Pâques, après le Bonas doctrinas, qui o sab far, si on en est capable, des propos instructifs,
E bonas razos e bos sens, sensés et intelligents,
Carême »1, c’est-à-dire l’amour de l’homme et de la femme { amors de Bos aibs e bells captenemens, d’excellents modèles de comportements :
mascPabfeme, v. 330), d’autre part l’amour qu’on éprouve pour ses enfants Los quai cauziran li sénat, les sages les repèrent
- autrement dit, les deux formes d’amour communes à tous les animaux. Menesprezan la vanetat (v. 27783-27790). et dédaignent tout ce qui est vain.
Droit de gens a pour filles l’amour de Dieu et du prochain (la charité) et Sa méthode est de confronter les griefs des troubadours contre
l’amour des biens de ce monde - autrement dit les deux formes d’amour l’amour au bien qu’ils en disent ailleurs, en produisant et en commentant
propres à l’homme. des citations qui vont dans l’un et l’autre sens :
Toutes ces formes de l’amour sont intrinsèquement bonnes puis-
qu’elles prolongent l’acte d’amour par lequel Dieu a créé le monde, puis- D’aquesta natural amor Cet amour naturel,
An moût cantat li trobador, les troubadours l’ont beaucoup chanté,
qu’elles en sont comme l’incarnation dans l’ordre du créé, puisqu’elles Dizen de lieis en mans loguals, disant de lui en main endroit
permettent aux créatures de recevoir la vie - la vie biologique et à travers Alqu grans bes, alqu grans mais, les uns grand bien, les autres grand mal,


elle la vie de Dieu et de rendre ainsi à leur créateur l’amour qu’il leur
porte. Même l’amour des biens temporels peut ê tre bon, puisqu’il permet,
Seguon qu’ieu hai trobat escrig.
E quar aquilh quez an maldig
En lur cantars d’aquest amor,
d’après ce que j’ai trouvé dans leurs écrits.
Et comme ceux qui en ont médit
de cet amour dans leurs chants
après s’être enrichi, de faire son salut en pratiquant la charité et les Han semenada gran error, ont semé une grande erreur,
E quar hieu sui aimans verais, et comme je suis un vrai amoureux,
œ uvres de miséricorde. En un mot, toutes ces formes d’amour, nées de la No s pot far per re qu’ieu m’en lais
* je ne peux pour rien au monde m’abstenir
nature, sont la condition nécessaire à l’accomplissement du plus haut De repenre los failhemens de reprendre les erreurs
amour, l’amour divin, l’amour de Dieu pour l’homme et de l’homme Dels digz trobadors maldizens, de ces troubadours médisants :
Qu’estiers m’estaria moû t lag, sinon j’agirais très mal.
pour Dieu. Per qu’ieu vueilh en forma de plag Je veux donc, sous forme decontradictoire,
Elles sont bonnes, mais elles sont aussi dangereuses. Cette ambiguité, [débat
que Matfre Ermengaud ne résout pas totalement, est éclatante s’agissant Aquo qu’en an dig recitar rapporter ce qu’ils en ont dit
Per mielhs la veritat trobar, pour mieux trouver la vérité,
de l’amour entre homme et femme. Le point de départ du Breviari dAmor Reprenden las dichas errors en corrigeant les propos erronés
est le projet de réhabiliter l’amour contre les troubadours qui se sont Per digz dels autres trobadors, par ceux des autres troubadours
Mostran los bes que d’amor pren et en montrant le bien que retire de l’amour
plaints et ont médit de lui. Mais le sujet est dangereux : au bout de Qui domnas ama leialmen (v. 27791-27810) . Ceux qui aiment loyalement les dames.
27 000 vers, Matfre parvient à la dernière partie de son ouvrage,
consacrée à « l’amour de mâle et de femme », et il l’intitule le « périlleux Il livre ainsi une véritable anthologie des troubadours, dont il cite près
traité de l’amour des dames », car cet amour, bon si l’on en use conformé- de deux cents chansons, y compris des chansons dont il est l’auteur et des
ment à la volonté de Dieu, est aussi très dangereux. Le traité lui-même se jeux partis qui s’adressent à lui (il ne donne chaque fois qu’une strophe,
veut entièrement fondé sur les chansons des troubadours. Aussi bien, son mais il lui arrive de citer en différents endroits plusieurs strophes d’une
titre complet dans les manuscrits est : « Commencement du périlleux

1. Le Breviari dAmor de Matfre Ermengaud, éd. Peter Ricketts, t. V (27252T-34597), Leiden, 1976,
rubrique après v. 27790 : Aisi comensa leperilhos tractat d’ amor de donas, seguon qu’ en han tractat li antic
1. Ibid., v. 328-329 : Quan sento venir le dous temps / de Pascor, lai part Careme. trobador en lurs cansos. ^
I

74 Poésie et conversion au Moyen Âge Un détour par l'amour de F éros à la sagesse 75


l

même chanson)1. Pour finir on voit, en une formulation audacieuse, l’amour. Il le combine en même temps avec le mouvement de conversion
« l’amoureux d’amour » cueillir sur l’arbre d’amour les feuilles et les fleurs que suggère, dans un cadre en comparaison bien étroit, le « Livre » de
de l’arbre de la connaissance du bien et du mal2. Après quoi l’auteur pro- Guiraut Riquier. Sa vie extraordinaire est une mise en pratique et une
pose quelques remedia amoris (« remèdes pour éviter la folie d’amour »3) et, illustration de ce mouvement et de ce souci. Son œ uvre joue de l’auto-
au bout de 35 000 vers, il en consacre in extremis une cinquantaine (mais à biographie littéraire comme transposition d’un itinéraire spirituel. Il est,
vrai dire le poème est inachevé) à l’amour naturel, au sens où l’entend au sens le plus strict et au sens le plus fort, un troubadour converti, un
Guiraut Riquier dans l’Exposition " . i
« jongleur » (en fait un troubadour noble) devenu « jongleur de Dieu ». La
Le saber sur l’amour est donc le point de départ d’un enseignement figure récurrente du jongleur de Dieu, chère à saint Bernard avant de
1

encyclopédique, parce que la notion d’amour est prise dans sa globalité et l’être à la spiritualité franciscaine dont il est si proche, lui permet de se
qu’à sa racine se trouve l’amour divin, c’est-à-dire la relation entre Dieu et peindre lui-même sous des masques divers et de donner l’interprétation la
sa création. C’est son expérience d’amant sincère et sa connaissance des plus adéquate au poète qu’il est resté du nudus nudum Christum sequi. Jon-
troubadours qui donnent à l’auteur compétence pour parler de l’amour. |. gleur de Dieu : celui qui réunit en lui par amour la vocation poétique et la
C’est son aptitude à analyser sa propre expérience de l’amour et à com- vocation religieuse ; celui qui descend tous les degrés de l’humilité jusqu’à
n p
menter les anciens troubadours (autrement dit une aptitude à l’auto- % accepter le statut le plus méprisé, et qui alors est le témoin et le porte-
analyse et au commentaire critique) qui fonde sa capacité à concevoir et à parole de la rencontre avec Dieu, comme le sont dans le Livre d' Evast et
décrire la totalité de l’amour et, à travers elle, de la totalité du monde. I
r Blaquemé Raymond le Fou, le jongleur de Valeur, le chanoine de Persécu-
On trouve donc chez Matfre Ermengaud comme chez Guiraut tion { Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice), et comme il l’est lui-
Riquier ce rééquilibrage de l’amour que crée la prise en compte des for- i
même dans ses poèmes, et en particulier dans le Desconhort (c’est-à-dire El
mes d’amour autres que l’éros, ainsi que son intégration dans un mouve- Desdichadof .
ment de conversion tendant vers l’amour divin. Il n’en est que plus
Mais surtout, il y a au cœ ur de la vie et de la pensée de Lulle le dessein
remarquable de voir la place tenue dans un tel projet par la passion amou- §
d’englober la totalité du monde dans la pensée de Dieu en élargissant
reuse et par la poésie des troubadours qui en fait son unique objet. Elles l’amour humain aux dimensions de l’amour de Dieu. L’image qu’il donne
sont le point de départ et le point d’arrivée de l’ouvrage. Matfre crédite
de sa vie dans le Desconhort et, indirectement, dans la Vita coetanect est celle
les « troubadours antiques » d’un savoir sur l’amour et d’une morale de
d’une vie qui part de la passion amoureuse du poète pour se convertir au
l’amour, que livre la compréhension de leur poésie. Il s’attache, comme
l' Exposition de Guiraut Riquier, à une herméneutique des troubadours. s plus grand amour - celui que veut exprimer dans des registres différents
le Livre de Farbre de philosophie d' amour et le Livre de l'ami et de Faimé. Tout
1

La réflexion sur la passion amoureuse part donc des chansons des


en lui vise à l’universel et, dans l’ordre intellectuel, à l’encyclopédique,
troubadours pour y revenir à la fin, dans l’espoir d’y trouver un éros
F tout tend, en une démarche qui mêle de façon très particulière la philo-
apaisé et heureux, intégré au projet divin de l’amour. L’ambitieuse cons- I
truction spéculative, théologique, exégé tique, spirituelle, morale, cosmo-
sophie, la théologie, la logique, l’effusion poé tique et l’effusion mystique,
vers une unité qui est celle de l’amour de Dieu : l’effort de conversion des
logique qui occupe le centre de l’ouvrage repose tout entière sur la poésie.
« infidèles, c’est-à-dire l’unification du monde sous la loi du Christ ; le
immense, Raymond Lulle élargit à des dimensions beaucoup plus consi-

Au cours de sa longue vie (1232 ou 33 1315 ou 16) et de son œ uvre
!
1. Voir la lettre de saint Bernard à Ogier du Mont-Saint- Eloi, dans Sancti Bemardi Opera, éd. J . Leclerq
dérables encore le souci d’une encyclopédie et d’une théologie de et H. Rochais, vol . VII, Rome, Éditions cisterciennes, 1974, p. 224-231 (on revient sur la question
r dans le chap. VII, p. 183 sq.) .
2. Ramon Llull, Libre de Evast e Blanquema, dans Obras essenciais, éd. J . Pons i Marquès, 1.1, Barcelone,
1. R. Richter, Die Troubadourfitate im « Breviari dAmor », Modena, Stem Mucchi, 1976. 1957.
2. Éd . P. Ricketts, t. V : Del enamorat d’amor de mascle e de feme, le quais en l’ albre d'amors cuelh fuelhas eflors i 3. Ramon Llull, Poesies, éd. Josep Romeu i Figueras, Barcelona, 1986.
de albre de saber ben e mal, rubrique après v. 33777. 4. Éd. B. de Gaiffier, dans « Analecta Bollandiana », XLVIII (1930), p. 130-178.
3. Ibid., Remedisper escantirfolia d’amor, rubrique après le v. 33381. 1
'

5. Ramon Llull, Arbre defilosofia d’ amor, éd. Gret Schib, Barcelona, 1980 (Els Nostres Classics A, 117).
4. Ibid., « L’amour des enfants », D’ amor d'efan, v. 34540-34597. 6. Libre d’Amich e Amat, dans Obras essendals, cité.
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76 Poésie et conversion au Moyen Âge Un détour par l' amour de íéros à la sagesse 77

répertoire de tous les attributs divins et l’épuisement de leurs possibilités Peut-on voir dans ce mouvement commun à des œ uvres, dont les
combinatoires, la réduction des connaissances humaines à un petit auteurs sont tous, à un titre ou à un autre, marqués par la scolastique, une
nombre de principes et l’expression de tous les rapports d’idées par des synthèse dans les littératures vernaculaires (ou au moins chez des auteurs
combinaisons figurées dans VArs magna1 ; le souci encyclopédique de Félix largement tournés vers les langues vernaculaires) de la littérature monas-
ou les merveille/ et celui du classement des é tats du monde et de tique et de la littérature scolastique, de la spéculation fondée sur la
l’organisation sociale et morale dans Evast et Blaqueme, l’un et l’autre logique et la dialectique et de l’effusion, une réconciliation d’Abélard et
subordonnés à la quête de l’amour de Dieu et à l’idéal de la contempla- de saint Bernard, le guide ultime de Dante ? En tout cas, l’inscription de
tion. Il n’est jusqu’au recours aux « arbres à concepts » et à leur représen- l’amour courtois sur le fond de l’amour divin et la réflexion sur l’amour
tation par les miniatures des manuscrits qui ne le rapproche de i divin à partir de la poésie courtoise sont une préoccupation majeure de la
« l’encyclopédisme amoureux » du Breviari d’Amor. littérature européenne à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle. Ce souci,
Mais, si parvis licet componere magna, c’est évidemment l’œ uvre de Dante celui du commentaire d’un amour universel conçu comme la vocation de
qui, embrassée d’un seul regard dans son ensemble et du point de vue de la poésie, touche, de façon plus large, à la relation, toujours présente dans
Sirius, reflète et amplifie le mieux dans ses divers aspects cette réflexion les lettres médiévales, entre l’activité poétique et le mouvement de la
poétique sur la totalité de l’amour, nourrie de pensée théologique mais conversion .
directement enracinée dans la poésie de ces troubadours qu’il a tant admi- On peut soutenir que la littérature de l’Europe entière s’est déve-
rés et pratiqués. Que l’on considère, en effet, ses trois éléments. D’abord loppée depuis lors sous l’impulsion de ce double mouvement : celui qui a
un « livre du poè te » qui suit son itinéraire, jalonné par ses poèmes, depuis placé l’amour au cœ ur de la poésie ; celui qui, dans l’immanence de la
sa découverte de l’amour jusqu’à celle d’un autre amour, plus grand et poésie, a confronté l’entrainement de la passion à la sagesse de l’amour.
plus abstrait (mais en l’occurrence mauvais et qui ne peut être qu’une Ces deux mouvements se rejoignent et se fondent dans la conviction

étape) , celui de la philosophie : c’est la Vita nuovcé la vie renouvelée par qu’un poè me d’amour est une révélation sur le tout de l’amour, et cette
l’amour. Là-dessus se greffe la réflexion philosophique et littéraire, en conviction n’a pas peu contribué à donner à la poésie la place qu’elle a
même temps que morale et politique du Convivio4 et du De vulgari eloquen- occupée dans notre civilisation. Un poème sur le plus petit tiers de
tid\ Enfin la Comédie, où le sens de la vie, la montée vers Dieu, la contem- l’amour a quelque chose à dire du plus grand, et ce qu’il dit du plus petit
plation de l’ordre de l’univers s’enracinent, sous la conduite de Virgile, tiers n’a de sens qu’au regard du plus grand : l’écho de l’humble chanson
dans une expérience de l’amour et une réflexion sur l’amour médiatisées de Guiraut de Calanson et de son laborieux commentaire par Guiraut
par les poètes, de la passion érotique à l’extase mystique, de l’enfer au Riquier n’a cessé de s’entendre.
purgatoire et au paradis. De l’enfer où la lecture de Lancelot a plongé Nous nous en tenons ici à l’enfance de nos lettres et à une époque qui
Paolo et Francesca, au purgatoire où résonne par la voix de Casella une n’a pratiquement connu directement de Platon que la partie du Timée tra-
chanson d’amour de Dante lui-même et où les poè tes amoureux Guido duite et commentée par Chalcidius1. Est-il besoin de rappeler quel élan
Guinizelli et Arnaut Daniel subissent leur pénitence parmi les luxurieux, nouveau le platonisme redécouvert donnera un peu plus tard au mouve-
et enfin au paradis jusqu’auquel la seule force du regard de Béatrice per- ment dont on a décrit ici la naissance ?
met à celui qui l’aime de s’élever6. Mais la réhabilitation de la poésie par l’amour, puis la conversion de la
poésie par la prise en compte du plus grand amour n’ont pu se produire
1. Ramon Llull, Arsgeneralis ultima, éd . Aloisius Madre, Turhout, Brepols , 1986 (Corpus christiano- dans le seul espace clos du lyrisme des troubadours. Il fallait un mouve-
rum - Continuatio mediaevalis, 75) . ment plus vaste, plus fondamental, de la pensée et de la sensibilité pour
2. Ramon Dull , Libre de meravelles, éd. Salvador Galmés, Barcelona, Editorial Barcino, 1931-1934,
4 vol. (Els Nostres Classics A, 34, 38, 42, 46, 47). que l’on fût disposé à entendre la voix de Dieu derrière celle du poète.
3. Ed . Domenico De Roberds, dans Opere minori, t. I, I, Milano- Napoli, 1980, p. 26-247.
4. Ed . Franca Brambilla Ageno, Firenze, 1995 (Edizione Nazionale a cura della Società Dantesca).
5. Ed. Pier Vincenzo Mengaldo, dans Opere minori, t. II, Milano-Napoli, 1979, p. 26-237. 1. Plato latinus. 4, Timaeus, a Calcidio translatas commentarioque instructus, é d. J . H. Waszink et P. J . Jensen,
6. Charles S. Singleton, Journey to Béatrice, Cambridge, 1958. London-Leiden, 1962.

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CHAPITRE III
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LE PO ÈTE ET LE PROPH È TE

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Entendre la voix de Dieu derrière celle du poète, c’est faire du poète


un prophète. Les deux mots, dans la poésie médiévale, viennent volon-
tiers ensemble à la rime. Mais leur association n’en paraî t pas moins ana-
I chronique appliquée au Moyen Age. Elle est romantique. Elle est hugo-
lienne : le poète guidant la foule, « Sonnez, sonnez toujours, clairons de
v la pensée ». Elle est baudelairienne : le poète maudit par la foule et
s’adressant à Dieu. Elle est plus encore rimbaldienne et postrimbal-
? dienne : le poète voyant, le langage biblique, source constante de détour-
nements ou de retournements, jusqu’au moment où, par un retourne-
ir
ment ultime, Claudel s’y réfère pour tout de bon. Elle peut évoquer la
T
7 poésie lapidaire, chargée de résonances é thiques, de René Char, comme
le quasi-pastiche d’un langage sacré et vaticinatoire chez Saint-John
Í Perse. Plus fondamentalement, elle suppose que le langage poétique,
- seul capable de manifester la présence de l’être est en lui-même une réelle
présence.
Pour le dire d’un mot, et d’un mot plat, le rapprochement du poè te et
du prophète se fonde sur l’idée que l’un et l’autre sont parfois envahis
dans l’instant par l’intuition d’une évidence qui s’impose à eux, qui
s’exprime dans le langage et qui en même temps s’y dissimule ou ne s’y
livre que voilée. Inspiration, rencontre de l’obscurité et du dévoilement,
rencontre du ravissement dans l’instant et de la projection dans la
mémoire poétique ou dans l’avenir prophétique : voilà ce qui leur est,
semble-t-il, commun.
Mais qui ne voit le danger d’une telle association et d’un tel rappro-
chement appliqués à l’époque médiévale ? Danger de laisser supposer,
entre la poésie et la révélation du sacré, le lien, présent dans le paganisme
-

80 Poésie et conversion au Moyen Âge Le poète et le prophète 81

antique et, sous une forme différente, dans rAncien Testament, mais que en vers autorise Arator à en faire la remarque en vers . Et tout un courant
1

le christianisme met en question. Après le Christ, plus besoin de poè tes, des lettres médiévales voit, entre le poète et le prophète, moins une
de même que Jean-Baptiste est le dernier des prophètes1. L'incarnation opposition qu’une rencontre et une gradation.
du Verbe n'est pas dans un langage. Ce n'est pas une incarnation méta- Après tout, si le mot « inspiration » appartient au vocabulaire religieux
phorique2. avant d'appartenir au vocabulaire poétique, dans le domaine religieux
Danger, dès lors, de valoriser à l'excès la poésie, perçue comme une même, il s’applique de façon privilégiée à l’écriture de l’Écriture. Ce mot,
fausse valeur et comme une valeur du faux par un christianisme teinté de ignoré de l’Ecriture sainte et des Pères grecs, « qui ne possèdent pas de
néoplatonisme, qui lui reproche moins d’être une imitation inférieure à la \ 2
mot abstrait et technique pour exprimer l’idée » , est un mot de la latinité

réalité car la réalité du monde est elle-même dévaluée au regard de la (ce que son emploi par Philon ne dément qu'à peine). Il apparaît en latin
réalité de Dieu - que d’être une fiction contraire à la vérité. Tout au long f chez Tertullien3. Quant à l'inspiration de l'Esprit saint dans la constitu-
du Moyen Age, le débat sur la poésie tourne essentiellement autour de la A
1 tion progressive et la rédaction de l’Écriture sainte, elle dément, en un
vérité et du mensonge3. Le mot « poè te » est lié au paganisme antique et le ë sens, que le « prophétisme » disparaisse avec le christianisme. Mais avec
%
mot « poésie » au mensonge, le mot « prophè te » au monde biblique et le
tout cela, le mot « inspiration » appliqué à la poésie n’est nullement
mot « prophétie » à la vérité. Au mensonge poétique païen s’oppose la lé.
è médiéval4.
vérité prophétique biblique4. Revenons à l’opposition entre la poésie, expression du mensonge du
paganisme antique, discrédité et mort, et la prophétie, expression de la
vérité de la révélation biblique, ouverte sur l’avenir et le salut du monde,
% mais pour justifier cette fois le lien entre les deux termes et les deux
% '

LE POÈTE ET LA FABLE PAÏENNE notions. Un « poète », presque jusqu'à la fin du Moyen Age, c’est un

I j: prêtre ou un prophète du paganisme. Au début du xrV siècle encore,
$
& Watriquet de Couvin utilise la rime usuelle poète / prophète pour transposer
Et pourtant, l’association du poète et du prophète est loin d’ê tre hardiment ce sens dans le domaine chrétien et désigner le Christ comme
inconnue du Moyen Age. Il la revendique, et la rime n’est pas seule à « le seigneur des poètes », à seule fin d’éviter une rime du même au
l’attester. La poésie est à la fois légitimée et associée à la prophé tie par sa même :
présence dans la Bible. Que certains livres de l'Ancien Testament soient Dieu, le seigneur des poètes, dit :
Diex dist, li sires des poetes,
Nulz n’est en son pays prophètes5. Nul n’est prophète en son pays.
1. Toutefois le don de l’Esprit aux Apôtres le jour de la Pentecôte et l’inclusion par saint Paul de la
prophé tie parmi les charismes (1 Cor. 12, 8-10) ont préservé au sein du christianisme la possibilité
d’une forme de prophétisme. Voir André Vauchez, « Le prophétisme médiéval d’Hildegarde de
1. Cf. ci -dessus, p. 18.
Bingen à Savonarole », dans Revue de l' Institut catholique de Paris, 68, octobre-décembre 1998, p. 169- 2. Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, vol. 7, dir. par A. Rayez , A. Derville et A. Solignac,
186.
2. Reste peut-être, dans une perspective qui est celle du judaïsme plus que celle du christianisme, Paris, Beauchesne, 1971, sous Inspirations divines. Cependant, l’article Inspiration de l' Écriture du
même dictionnaire relève que saint Paul dit que l’Écriture est OEô TTVSUITTOç et attribue à Philon la

l’idée que le texte agit sur l’histoire, la littérature sur les hommes mais dans une immanence qui
n’est pas réellement de l’ordre d’une inspiration poétique : cf. Emmanuel Levinas, « Pièces première occurrence d’inspiration, è mTrvoia.
3. Cf . chap. II, p. 44, n. 2.
d’identité », dans Difficile liberté, Paris, Le Livre de Poche, « Biblio/ Essais », 3e éd., 1984 [1963] :
« Admettre l’action de la litté rature sur les hommes - c’est peut-ê tre l’ultime sagesse de l’Occident
4. Voir surtout, sur cette question, l’article « Inspiration de l’Écriture » du Dictionnaire de spiritualité,
où le peuple de la Bible se reconnaîtra » (p. 82).
cité, en part. col. 2111-2131, et aussi l’article « Inspiration » du Dictionnaire de théologie catholique,
t. VII/ 2, commencé sous la dir. de A. Vacant [et] E. Mangenot, continué sous celle de É. Amann
3. On peut s’en rendre compte, par exemple, à travers les textes commodément rassemblés dans
l’anthologie Medieval Literary Theory and Criticism, c. 1100 - c. 1375. The Commentary Tradition, éd. par et al., Paris, Letouzey & Ané, 1923.
A. J . Minnis, A. B. Scott, avec la collaboration de D. Wallace, Oxford , Clarendon, 1988 (éd. mise à 5. Dit de Haute Honneur, ou comment liperes enseigne au fü% v. 39-40, dans Dits de Watriquet de Couvin, éd.
jour, 1998). Voir, en particulier, le chap. IV : « Poetic fiction and truth : William of Conches, Ber- Au. Scheler, Bruxelles, Devaux, 1868, p. 118. La leçon du père est que l’honneur s’acquiert au prix
nard Silvester, Arnulf of Orléans, and Ralph of Longchamps », p. 113-164. de grands efforts, non pas en restant douillettement chez soi, mais en courant le monde pour
4. Voir Peter Dronke, « Gli dei pagani nella poesia latina medievale », dans Gli umanesimi medievali, dir. s’illustrer par les armes, et particulièrement en allant à la croisade : c’est dans ce contexte qu’il cite
la parole du Christ, mal accueilli par les siens à Nazareth (Matth. 13, 57 ; Marc 6, 4 ; Luc 4, 24 ;
par Claudio Leonardi, Florence, Edizioni del Galluzzo, 1998, p. 97-110.
Jn. 4, 44).
82 Poésie et conversion au Moyen Âge Le poète et le prophète 83

A l’inverse Gautier de Coincy déclarait cent ans plus tôt vouloir « suivre la religion (les dieux du polythéisme). Les poètes sont mentionnés
le prophè te plutôt que de faire le poète », en entendant par « poète » le men- immédiatement après les philosophes, en un ensemble certainement
teur qui invente des fictions et orne le langage de façon trompeuse. senti comme celui des belles-lettres1. Malgré cela, le développement
Poeta en latin, poète en français désignent normalement au Moyen Âge qu’Isidore consacre aux poètes paraî trait radicalement étranger à la
les auteurs antiques. Et, après tout, dans la citation de Watriquet de Cou- notion moderne que recouvre ce mot et à l’idée même de poésie si n’y
vin, tel pourrait aussi ê tre le sens : le Christ, par sa formule si bien figurait pas la notation suivante :
frappée, si juste et si appropriée à la circonstance (l’incompréhension et le Quidam autem poetae Theologici dicti sunt, quoniam de diis carmina faciebant. Offi-
dédain de ses concitoyens dans la synagogue de Na2areth), se révèle le cium autem poetae in eo est ut ea, quae vere gesta sunt, in alias species obliquis figu-
2
prince des auteurs et rivalise victorieusement avec les auteurs païens. rationibus cum decore aliquo conversa transducant .
Mais d’autres exemples plus clairs, en opposant le poète au prophète, Certains poètes ont été appelés Théologiens, car ils composaient leurs chants sur les
opposent très évidemment l’auteur païen à l’adorateur du Dieu unique : dieux. Le rôle des poètes est de transposer sous d’autres formes les événements qui
se sont réellement produits, en les modifiant par un discours figuré et détourné
Dune esteit Samüel prophè tes, Samuel était un prophète 1 accompagné de certains ornements.
E Homer ert preisiez poetes1. et Homère un poète estimé.
\
La définition de la poésie comme un langage orné s’accorde avec
l’étymologie qu’Isidore donne de la prose : il fait dériver prosa de pro(r)sum,
Onkes poetes ne fu teiz {que Virgile] 9 [Virgile] serait un poè te inégalé
S’il crëust k’il ne fust c’uns DeizX s’il avait cru dans le Dieu unique.
« en ligne droite », parce que la prose exprime directement ce qu’elle a à
Il faudra attendre le XIVe siècle pour que le mot « poète » s’applique à dire, alors que les contraintes métriques et les ornements propres à la
des auteurs modernes et prenne un sens proche de son sens moderne poésie en font un discours détourné et sinueux. L’idée est toujours la
- ce qui n’est pas le cas, malgré l’apparence, dans la citation de Gautier de même : la prose est plus véridique que le vers. À la fin du Moyen Âge, les
Coincy, où le mot conserve la double connotation de l’affabulation et de prologues des mises en prose de romans en vers et de chansons de geste
l’erreur paï enne. exploiteront systématiquement cet argument .
3

Que le « poète » ait avant tout à voir avec le sacré païen, Isidore de Mais il y a bien davantage dans les quelques lignes qui viennent d’être
Séville en témoigne, et ce témoignage sera reçu sans discussion par le citées. Tout d’abord, dès l’aube du Moyen Âge et dans un contexte qui
Moyen Âge. Au livre VIII des Etymologies, il place le poeta dans la gentilitas, enferme radicalement le poète dans le monde païen, apparaît l’expression
c’est-à-dire parmi les païens, car le poète chante la louange des dieux de « poète théologien » qui, des siècles plus tard, reparaî tra dans un
païens. Le titre général du livre VIII est : De Ecclesia et sectis\ Ses divi- contexte chré tien, quand la poésie aura été réhabilitée comme expression
sions sont les suivantes : I De Ecclesia et Synagoga. IL De Religione et Fide. inspirée de la foi chré tienne : Boccace, alors, qualifiera Dante de poeta theo-
?:
Ill De haeresi et schismate. IV. De haeresibus Iudaeorum. V De haeresibus

logusA. D’autre part, Isidore passe sans transition, comme s’il poursuivait la
Christianorum. VI De philosophis gentium. VIL De poetis. VIII De Sibyllis. S
même idée, de la mention des poè tes théologiens, qui font des dieux le sujet
IX. De magis. X. De paganis. XI. De diis gentium. Ce livre entend donc trai-
ter de l’Eglise et de sa foi opposées aux croyances erronées que sont le 1 . Les incantatores - les « enchanteurs » - sont placé s plus loin, parmi les mages , mais dé finis par l’effi -
judaïsme, les déviations du christianisme et le paganisme. S’agissant de cacité de leur verbe : incantatores dicti sunt qui artem verbisperagunt, « on appelle enchanteurs ceux qui
exercent une action par le pouvoir des mots » ( ibid. , 1 . VIII , ix , 15) .
ce dernier, l’auteur traite d’abord des médiateurs du divin (philosophes, 2. Ibid., 1. VIII , vii, 9.
poètes, sibylles et mages - en un mouvement qui paraî t aller de la ratio- 3. G . Doutrepont, Les mises en prose des épopées et des romans chevaleresques du XIV' au XVt siècle, Genè ve ,
Slatkine , 1969 [Bruxelles , 1939] ; M . Zink , « Le roman », dans Grundnss der Romanischen Literatur des
nalité au contact direct avec le sacré), puis de la nature et du contenu de Mittelalter, vol . VIII / 1 , Heidelberg, Winter, 198S , p. 197 -208 , part. 201 -208.
4. « Theologus Dantes nullius dogmatis expers », c’est le vers sur lequel s’ouvre l’épitaphe de Giovanni
del Virgilio, repris par Boccace dans son Trattatello in laude diDante (éd . P. G . Ricci, dans Lutte le opere di
1 . Le roman de Brut de Wace, éd . Ivor Arnold, 2 vol . , Paris , SATF, 1938 -1940, v. 1452, p. 81 . Giovanni Boccaccio , dir. V . Branca, vol . Ill , Milano, Mondadori , 1974, p. 425 - 538 , part. p . 459. Trad . fr. :
2. Dolopathos, éd . Jean-Luc Leclanche, 1.1, Paris , Champion, 1997 (CFMA, 124) , v. 1281 - 1282, p. 116 . Boccace , Vie de Dante Alighieri, pré face de Jacqueline Risset, Marseille, Via Valeriano-Scheer, 2002,
3. Isidori Hispaliensis episcopi Etymologiarum sive Originum LibriXX, éd. W. M. Lindsay, 2 vol . , vol. 1, 1.1- p. 47) . Dans un autre passage, Boccace avait souligné que Dante méritait « les titres les plus élevés...
X, Oxford, Clarendon , 1989 [1911]. philosophe .. . théologien, et généralement chacun le proclamait poète ... », p. 30 (trad . fr.) .
&
. A
84 Poésie et conversion au Moyen Age Le poète et le prophète 85

de leurs chants, à l’analyse de la fonction du poète, présentée comme le


Même chose lors des funérailles de Paris :
maquillage d’événement réels. Derrière cette association se devine une 4}
interprétation évhémériste de la religion antique : les dieux du paganisme Tuit li poète et li devin Tous les poètes et les devins
I sont au mestier dire e fere. sont présents pour célébrer le service funèbre5 .
étaient des hommes dont l’embellissement poétique de la fable a fait des
dieux. Mais du même coup, la poésie est créditée d’une certaine vérité, cer- ) Le sens de « devin » (à supposer qu’il puisse être séparé de celui de
tes transposée et déformée. Son langage figuré et orné travestit la réalité, %
» « prêtre ») est encore plus fréquent. A propos du fils de Priam, Hélénus :
mais, par un mouvement inverse, il permet aussi, à qui sait l’interpréter, de 5
Déiphobe était très fort,

t Fort esteit moû t Deïphebus,


'

la retrouver. Or le voile des figures et leur élucidation seront au cœ ur de la E de grant sens iert Helenus, Hélénus était très savant ;
poétique médiévale et les défenseurs de la poésie la justifieront grâce à eux. ? Saive poète et bon devin : c’était un poète plein de sagesse et un bon devin :
Peut-ê tre même Isidore attache-t-il plus de poids et de prix qu’on le Des choses diseit bien la fin. il savait bien dire ce qui allait advenir2.
croirait à la « transfiguration » du vrai par les figures et les ornements de la Calchas est dit sages poètes coneü (v. 5820). Le manteau de Briséis
poésie. Car il ouvre ce chapitre consacré aux poètes en citant un prêtre ^
est l’œ uvre d’un poète, qui, en la circonstance, est plutôt une sorte de
nommé Tranquillus dont le propos est en substance le suivant : les hom- magicien :
mes, au moment où ils ont commencé à se connaître et à connaître leurs
% Un saive poete indien, Un sage poète indien,
dieux, se sont mis à orner les temples des dieux et à orner aussi le langage Qui o Calcas le Troïen qui s’était longuement instruit
dans lequel ils les célébraient. La poésie est donc bien, avant toute chose, Ot esté longeaient apris, auprès de Calchas le Troyen,
une activité sacrée du polythéisme et le langage figuré et orné qui la carac- Li enveia de son païs. lui avait envoyé de son pays {l'étoffe du manteaüp.
térise est un hommage rendu aux dieux : c’est un embellissement de la Même sens, cette fois tout à fait explicite, à propos de la Chambre de
langue destiné à les honorer. Mais c’est prêter à la poésie beaucoup plus Beautés, où les magiciens créateurs d’œ uvres d’art sont dits « poètes » et
qu’il n’y paraît : c’est impliquer que le souci esthétique et le go û t du beau « auteurs » :
marquent la prise de conscience du monde et de soi-même.
Treis poetes, saives autors, Trois poètes, trois sages
Le double lien entre le poète et le prêtre païen, ou entre le poè te et le très experts en magie,
Qui molt sorent de nigromance,
monde du sacré païen, d’une part, entre la poésie et la fiction de l’autre, est Les asistrent par tiel semblance les avaient dressées {les quatre colonnes),
confirmé par les emplois médiévaux de poeta ou poetare et m ême par les pre- Que sor chescun ot tresjeté sculptant sur chacune d’elles
Une ymage de grant biauté. une statue d’une très grande beauté4.
mières occurrences de poète en français et dans les autres langues romanes.
Ainsi, dans le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure (vers 1165), le L’assimilation du poète au prêtre et au devin païens ne peut étonner
mot poète désigne, soit le clergé païen, soit les devins. Ce sont les poètes qui qu’au regard du sens moderne qu’a pris le mot. Elle est naturelle si l’on
célèbrent l’office lors des funérailles d’Hector : mesure combien le poeta est proche du vates (devin et poète inspiré) et si
Tuit li poète e li clergiez, Tous les poètes, tout le clergé, l’on considère les interprétations que donnent de ce mot aussi bien Isi-
De par totes lur evesquiez, venus de tous les évéchés, dore de Séville lui-même, toujours dans le chapitre De poetis, que les
Vindrent au cors ; si vos di bien
Que il ne s’i feinstrent de rien
vinrent veiller le corps, sachez -Ie, commentaires de Boèce5, à partir de sa définition d’Orphée comme vates
et, sans ménager leur peine,
De biau chantier et de bien lire : chantèrent et dirent les prières
Tote la nuit dura a tire. toute la nuit sans jamais s’arrêter 1. 1. Ibid., v. 22898-22899, p. 526-527. Du Cange (Glossanum mediae et infimae latinitatis) cite sous poetare
la variante dun autre manuscrit qui rend plus explicite encore le contexte liturgique : « Y sont au
grant service fere. »
1. Benoî t de Sainte-Maure, Le roman de Troie, Extraits du manuscrit de Milan, Bibliothèque ambrosienne, -
2. Ibid., v. 5389-5392, p. 202 203.
D 55, édités, présentés et traduits par Emmanu èle Baumgartner et Françoise Vielliard, Paris, Le 3. Ibid., v. 13353-13356, p. 282-283. Cette fois, les traductrices rendent à juste titre « poète » par
Livre de Poche, « Lettres gothiques », 1998, v. 16555-16564, p. 400- 401. Les traductrices sont par - « expert en magie ».
faitement justifiées de traduire, comme elles le font : « Tous les prêtres, tout le clergé. » De la 4. Ibid., v. 14668-14672, p. 312-313.
mê me façon que dans les citations suivantes, elles traduisent toujours poète par prêtre. Ce sont indu- 5. Voir J. Keith Aktinson, « Orpheus vates threicus et la transgression », dans Le metamorfosi di Orfeo.
bitablement des prê tres . Mais c’est le mot « poète » qui est employé. Convegno internazionale, Verona, 28-30 maggio 1998^ dir. par Anna Maria Babbi, Verona, Fio-
rini, 1999, p. 83 102 ; L’ « Orphée » de Boèce au Moyen Age, textes réunis par J. Keith Aktinson et
-
86 Poésie et conversion au Moyen Âge Le poète et le prophète 87

threicus. Les commentateurs de Boèce, pour expliquer le mot vates, en pro- Aussi bien, la perception du poète à la fois comme auteur de poèmes
posent des synonymes qui le tirent tantôt du côté de la poésie, tantôt du et comme personnage doué de pouvoirs surnaturels est illustrée de façon
côté de la révélation prophé tique et sacrée. Pour Rémi d’Auxerre, éclatante par la double image de Virgile au Moyen Age, poète (au sens
l’équivalent de vates est citharista : la cithare est considérée comme un îns- moderne du mot) et magicien1.
trument mondain, moins adapté à la célébration du vrai Dieu que harpe Quant à la définition du poète comme un affabulateur et à l’emploi de
(ou lyre). Les mythographes II et III rendent vates par fatidicus et theologus. poetare au sens d’affabuler, ou de créer de façon illusoire, ils sont si usuels
Aktinson note que le dominicain Nicolas Trevet, au début du XIVe siècle, au Moyen Âge qu’il est inutile de multiplier les exemples. En français,
rapproche vates de vis mentis, videndo - et c’est alors le prophète qui est mis « poète » au sens d’inventeur de fables est fréquent dès le XIIIe siècle.
en valeur, mais aussi de viere (« lier » les mots) , ce qui renvoie à l’activité Dante associera poetare et sognare (inventer des fictions poé tiques et son-
du poè te. Aussi bien, la double étymologie de vis mentis et de viere est ger) pour parler des poètes de l’Antiquité qui ont inventé le mythe de
empruntée à Isidore : l’âge d’or comme un mythe paradisiaque païen, rêve poétique et illusoire
Vates a vi mentis appellatos Varro auctor est ; vel a viendis carminibus, id est flecten- du paradis terrestre bien réel que Dante traverse avant de quitter le
dis, hoc est modulandis : et proinde poetae Latine vates olim, scripta eorum vaticinia Purgatoire :
dicebantur, quod vi quadam et quasi vesania in scribendo commoverentur ; vel quod
Quelli ch’anticamente poetaro Ceux qui dans l’Antiquité imaginaient dans
modis verba connectèrent, viere antiquis pro vincire ponentibus. Etiam per furorem
leurs poèmes
divini eodem erant nomine, quia et ipsi quoque pleraque versibus efferebant1. l’âge d’or et son état heureux
L’età dell’oro e suo stato felice
Forse in Parnaso esto loco sognaro2. rêvèrent peut-être ce lieu sur le Parnasse.
C’est l’autorité de Varron qui fait venir le nom des vates de vis mentis (puissance de
l’esprit) ou de viendis carminibus (tresser des chants), c’est-à-dire les infléchir, les modu- L’association et la distinction du poè te et du prophète, de la vérité et
ler : ainsi les poètes étaient jadis appelés en latin vates et leurs écrits vaticinations,
parce qu’en écrivant ils é taient mûs par une certaine force et comme par un délire ; ou de la fable, sont présentées de façon très circonstanciée et explicite, en se
bien parce qu’ils composaient des vers selon des règles, les anciens employant viere fondant en particulier sur Isidore, au début du Dialogus super auctores
(lier) pour vincire (même sens). La frénésie de la divinité leur valait aussi ce même de Conrad de Hirsau (vers 1070-1150), à travers des définitions mesurées
nom, parce qu’eux aussi, par leurs vers, portaient aux nues un grand nombre de et exemptes de jugement de valeur, celles d’un commentateur et d’un
choses. compilateur qui n’a aucune hostilité à l’égard des poètes païens, au con-
* traire. Le début de l’ouvrage, le plus célèbre des accessus ad auctores, est en
Ainsi, les mots donnés comme synonymes de vates le définissent tan-
effet consacré à la définition du vocabulaire littéraire. Après que le Maî tre
tôt comme poète et musicien { citharista, rapprochement avec viere, « lier »
a expliqué à l’intention du disciple les mots Liber, Prosa (en reprenant tex-
tuellement le début de la définition d’Isidore), Rythmus, Metrum, Pagina,
les mots et les sons du poème), tantôt comme inspiré par la divinité (theo-
logus, fatidicus), avec chez Isidore une association entre les deux. C’est à K
Titulus, Prologus, etc., le dialogue se poursuit en ces termes :
3

travers ce mot de vates qu’Isidore évoque le furorpoeticus de nature divine,


(Discipulus) Iunge que sit differentia inter auctorem, poetam, historiografum, com-
mais sur le mode de l’analogie plutôt qu’en ajoutant foi à ce type mentatorem, uatem, expositorem, sermonarium.
d’inspiration. (Magister) Accipe : aucior ab augendo dicitur eo, quod stilo suo rerum gesta uel prio-
rum dicta uel dogmata adaugeat. Historia est res uisa, res gesta : historin enim grece
Anna Maria Babbi, Verona, Fiorini, 2000. K. Aktinson et son équipe éditent les commentaires de
Boèce : voir Boèce, De Consolaáon, éd. J. Keith Aktinson, Tübingen, Niemeyer, 1996 { Beihefte %ur 1. Sur l’influence de Virgile poète au Moyen Âge, voir, outre Curtius, La littérature européenne et le
Zeitschriftfur romanische Philologie, 277), recensé par Gilles Roques dans Revue de linguistique romane, 61 Moyen Age latin, p. 286-287 et 310-313, Francine Mora-Lebrun, A Enéide médiévale et la chanson de
(1997), p. 289-290, et Del Confortement de Philosofie, A Critical Edition of the Medieval French Prose geste, Paris, Champion , 1994, et L’ « Enéide » médiévale et la naissance du roman, Paris, PUF, « Perspecti-
Translation and Commentary of De Consolatione Philosophiae of Boethius (ms. Vienne, BN 2642), ves litté raires », 1994. Sur Virgile magicien, l’ouvrage classique de Domenico Comparetti, Virgilio
nel Medio Evo, 2 vol., Livourne, Vigo, 1872, trad. angl. de E. F. M. Benecke, Vergil in the Middle Ages,
..

éd. Margaret Bolton-Hall, dans Carmina Philosophiae (Journal of the International Boethius
Society), vol. 5-6, 1996-1997 (recension de G. Roques, dans Revue de linguistique romane, 62 (1998), with a New Introduction by Jan M. Ziolowski, Princeton University Press, 1997 [1885].
p. 554-555). Cf. l’é tude d’Antoine Thomas et Mario Roques, Traductions françaises de la Consolado 2. Purgatoire, éd. Petrocchi, XXVIII, v. 139-141.
Philosophiae de Boèce, dans Histoire littéraire de la France, vol. 37, 1938, p. 419-488 et 543-547.
1. Depoetis, éd. citée, VIII, vii, 3. 1955 (coll. « Latomus », vol. XVII), p. 17, lignes 133-149 (24, 8 - 25, 5) .

3. Conrad de Hirsau , Dialogus super auctores, éd. R. B. C. Huygens, Berchem Bruxelles, Latomus,
!
88 Poésie et conversion au Moyen Âge 3
% Le poète et le prophète 89
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s
'!
latine uisio dicitur1, unde historiografus rei uise scriptor dicitur. Porro poeta fictor vel fabula, dissociée de Yhistoria et de Y argumentum. La première a été définie
formator dicitur eo, quod uel pro ueris falsa dicat uel falsis interdum uera com- plus haut, le second le sera un peu plus loin, et seulement après que le
misceat2. Uates a ui mentis dicitur3 : magna enim uis mentis est perspicaciter futuro- maî tre, s’attardant encore sur la poésie, aura présenté, à la demande du
rum intuitu presentia precurrere et uentura, quasi pre oculis sint, demonstrate.
Commentatores sunt qui soient ex paucis multa cogitare et obscura dicta aliorum disciple, les différents types de carmen (bucolicum, comicumy tragicum, satiri-
dilucidare. Expositores sunt qui mistica scripture sacre dicta resoluunt. Sermonarii cum, liricum apollogeticum, panagericum epithalamium, epitaphium, chronicum,
) }

qui ad edificationem auditorum sermones exhortatorios de diuersa materia compo- elegiacum).


nunt. Poema est opus ipsius poete et hoc unum, poesis opus multorum librorum, poe- À la fin du Moyen Âge, comme au temps des chartrains, sur la posi-
tria uel poetrida mulier carmini studens. Fabula est quod neque gestum est nec geri tion nuancée et féconde desquels on aura l’occasion de revenir, le débat
potuit4.
autour de la poésie continue à porter pour l’essentiel sur son caractère
(Le Disciple) Dis-moi aussi quelle est la différence entre un auteur, un poè te, un his- mensonger : Giuseppe Di Stefano l’a bien résumé en introduction à son
1
torien, un commentateur, un vates, un exégète et celui qui compose des discours. édition de la Collatio artis poeticae probativa de Nicolas de Gonesse , com-
(Le Maî tre) Ecoute : l’auteur (auctor) est ainsi nommé à partir du verbe augmenter posée vers 1400, défense de la poésie constituée par la compilation et le
(augere) parce que, avec sa plume, il amplifie les faits, les dits ou les idées de ses pré- commentaire de citations d’auteurs anciens (Augustin, Cicéron, Aristote)
décesseurs. L’histoire est quelque chose qui a été vu, quelque chose qui a été accom-
pli : en effet le grec historin se dit visio en latin. C’est pourquoi on appelle historien et modernes (Boccace). Nicolas de Gonesse mentionne d’emblée le
celui qui écrit quelque chose qu’il a vu. Poursuivons : on appelle poète celui qui reproche de fausseté fait à la poésie :
façonne et qui donne forme, parce qu’il dit le faux au lieu du vrai ou qu’il mêle le
vrai et le faux. Le vates tire son nom de la puissance de son esprit (vi mentis) : car il Primi (les adversaires de la poésie) in poesis detractione talibus utuntur fulcimentis : pri-
faut une grande puissance d’esprit pour, au-delà du présent, saisir avec perspicacité mitus namque illorum studium inane est, ymo nocivum, qui hominum animos ad
le futur et montrer les choses à venir comme si on les avait devant les yeux. Les falsa assuescunt per fabularum recitationes2.
commentateurs sont ceux qui ont beaucoup d’idées à partir de peu de chose et qui
éclairent les propos obscurs des autres. Les exégètes sont ceux qui expliquent les Pour la détraction de la poésie, ils se sont fondés sur les arguments suivants : d'abord
paroles mystiques de l’Écriture sainte, les « sermonneurs » ceux qui composent sur celui que l’étude des poètes est vaine, et même nocive, en habituant les esprits au
divers sujets, pour l’édification des auditeurs, des sermons d’exhortation. Un poème mensonge par la récitation de fables.
(poema) est l’œ uvre du poète lui- même, et cela seulement, une poesis est un ouvrage
composé de nombreux livres, une poetria ou poetrida est une femme qui s’adonne à la Il fonde ce reproche sur des citations de tous les auteurs qu’il utilise,
science poétique. Une fable est quelque chose qui ne s’est pas produit et qui n’a
jamais pu se produire5. puis défend la poésie et en définit les formes principales en se fon-
dant sur d’autres passages des mêmes auteurs, un peu comme Matfre
On en revient donc toujours à la fabula. La définition de la poésie Ermengaud l’avait fait en son temps pour l’amour. Il s’inspire en par-
et du poème appelle à l’esprit de Conrad de Hirsau celle de la seule ticulier de Boccace qui, dans la Genealogia deorum gentilium (XIV, xiii)3,
(S avait nié que les poè tes fussent des menteurs en montrant que la fiction
S
poétique se distingue du mensonge et qu’elle ne relève, au reste,
1. Cf. Isidore, Etym., éd . citée, I, xli, 1.
2. Cf. Isidore, Etym., éd. citée, VIII, vii, 2. d’aucune des huit catégories de mensonges définies par saint Augustin.
3. Cf. Isidore, Etym., éd. citée, VIII, vii, 3, et l’ usage qu’en fait Boccace, Genealogia deorum gentilium, Cette réhabilitation de la fiction poé tique trouve un écho chez l’exact
é d. V. Zaccaria dans Tutte le opere di Giovanni Boccaccio, éd. par Vittore Branca, vol . VII - VIII, t. II,
Milano, Mondadori, 1998, 1. XIV, viii : « Qua in parte orbis prius effulserit poesis. » « In quai parte contemporain de Nicolas de Gonesse qu’est Jacques Legrand, qui,
del mondo sia prima rifulsa la poesia. » dans YArchiloge Sophie, définit la poésie (poeterie) comme une fiction
4. Cf . Cicéron, De l’ invention, éd. G. Achard , Paris, Les Belles Lettres, 1991, I, XIX, 27, Tópica, VIII
(cf. Divisions de l’ art oratoire. Topiques, éd. H. Bornecque, Paris, Les Belles Lettres, 2e éd ., I 960
[1925]), Ad Herenium, I, viii, 13 (cf. éd . Fr. Marx, Paris, Teubner, 1993, facs. de l’éd. Teubner,
1923), et Isidore, Etym., éd. citée, I, xliv, 5, où fabula est définie par opposition à historia et à argu-
mentum, qui est un récit fictif, mais vraisemblable.
5. Voir la traduction anglaise de ce passage dans A. J . Minnis et A. B. Scott, avec la collaboration de 1. Multa mentiere poetae. Le débat sur la poésie de Boccace à Nicolas de Gonesse, Montré al, 1989.
D. Wallace, Medieval Literary Theory and Criticism, p. 43-44. J’emprunte à cet ouvrage les ré férences 2. Nicolas de Gonesse, Collatio artis poeticae, éd. par G. Di Stefano, op. cit., p. 38.
des sources fournies dans les notes précédentes. 3. Cf. éd . citée, dans Tutte le opere di Giovanni Boccaccio, éd. par V. Branca, t. II.
Le poète et le prophète
/1

90 Poésie et conversion au Moyen Age 4


.
91
¥
X
vraisemblable, c’est-à-dire qu’il la fait passer du statut de fabula à celui nourrit et s’enrichit de variantes acceptées, dont les écarts et les contra-
C argumentum : dictions n’ont rien de troublant ni de choquant et qui tirent leur éclat et
De poeterie et comment on doit user dlicelle : leur autorité du génie des poè tes - Homère, Hésiode, les Tragiques, etc.
Poeterie est science qui aprent a faindre et a faire fiction fondées en raison et en la Mais l’invention poétique brouille la vérité du fait. On en revient toujours
semblance des choses desquelles on veut parler1 . à la constatation que, dans le christianisme, la poésie n’a pas vocation à
A
être un médium de la vérité.
Reste que le caractère fictif de la poésie est aux yeux du Moyen Age Pourtant cette conception rigide, si elle est dominante, n’est pas celle
son caractère principal et sa grande faiblesse2.
de tout le Moyen Age et Chré tien de Troyes n’est ni le seul ni le premier à
chercher dans le sens de la fable une vérité poétique. Peu avant lui,
d’autres s’y sont employés plus explicitement et plus systématiquement
- d’autres qu’il a pu connaître et dont il s’est peut-être inspiré, si l’on
VERS UNE VÉRITÉ DE LA FICTION POÉTIQUE
songe que ses premiers poèmes étaient des adaptations d’Ovide : les char-
trains. Les chartrains cherchent dans la poésie une vérité voilée (integumen-
turn). Us y sont invités par leur lecture de la Consolation de Philosophie de
Il y a là quelque chose qui paraî t simple, et dont en réalité les implica- Boèce, où Philosophie, bien qu’elle ait commencé par renvoyer les
tions et les connexions sont multiples et profondes. La défiance à l’égard Muses, livre en vers des vérités qui passent par des récits mythologiques.
de l’invention poétique suppose en effet une conception très rigide et Ils y sont invités par leur lecture de Macrobe, par leur lecture de Martia-
comme positive de la vérité. Seuls les faits sont vrais. Est vrai ce qui s’est nus Capella, qu’ils prennent totalement au sérieux. Ils s’y sentent autori-
réellement passé. C’est contre une telle conception que Chrétien de sés par la réflexion menée par la rhé torique autour des figures et, chez les
Troyes s’insurge dé j à (de façon à demi implicite, il est vrai, et nullement rhétoriciens chrétiens, autour de la vérité du discours figuré (comment
théorisée) en revendiquant pour ses récits la vérité du sens contre la vérité nier la vérité des paraboles et comment nier qu’elles soient un discours
des faits3. Cette conception, pour en revenir à saint Thomas, a sans doute figuré ?). Ainsi, Cassiodore reprend les distinctions de l’Art rhétorique de
à voir avec la nature de la révélation judéo-chrétienne et avec le type de Fortunatien, que Edgar De Bruyne résume ainsi :
vérité qu’elle suppose. C’est la manifestation dans l’histoire et l’incarna-
Tout homme qui parle exprime sa pensée soit d’une manière directe, soit d’une
tion dans l’histoire du Dieu maître de l’histoire. La vérité du judéo- manière voilée. On appelle ductus la manière de parler qui donne sa couleur à tout un
christianisme se veut une vérité de l’histoire tandis que la vérité du paga- discours, modus la manière de parler qui ne concerne qu’une de ses parties. Le ductus
nisme antique est une vérité du récit mythique. Une vérité de l’histoire, est simple quand on dit sans plus ce qu’on pense, il est figuré dans les autres cas,
c’est-à-dire une vérité qui se fonde sur la réalité du fait. Une vérité du c’est-à-dire : subtil (subtilis) lorsqu’on insinue autre chose que ce qu’on affirme tout
en ne mentant pas ; figuré au sens étroit (figuratus) lorsqu’on voile sa pensée par
mythe, c’est-à-dire une vérité qui se fonde sur la signification du récit. pudeur ; oblique { obliquus) quand on parle sous l’empire de la peur et qu’on craint de
L’invention poétique sert la vé rité du mythe : la mythologie antique se dire franchement ce qu’on pense ; mixte (mixtus) quand tous ces motifs se mélangent.

1 . Jacques Legrand, L’ Archiloge Sophie, éd. E. Beltrà n, Paris, Champion , 1986, p. 149. Passage cité par
Et De Bruyne ajoute avec sa perspicacité habituelle :
Marc- Ren é Jung, « Poetria. Zur Dichtungstheorie des ausgehenden Mittelalters in Frankreich », La poésie hermétique du Moyen Age se souviendra peut-ê tre de ces remarques 1.
dans Vox Romanica, 30 (1971), p. 57-59 , et par Jean-Claude Muehlethaler, « Les poètes que de vert
on couronne », dans Le moyen Français, 30 (1992) , p. 103-104. Muehlethaler souligne que Jacques Les chartrains cherchent donc dans la poésie une vérité voilée, et ils la
Legrand (p. 149) refuse de définir la poésie, avec le pseudo-Alfarabi, comme la science qui apprent a
versifier (art qui relève pour lui de la (seconde) rhétorique), mais que dans sa dé finition de lapoetrie, cherchent chez les poè tes païens, Virgile (Bernard Silvestre) ou Ovide
l’idée de fiction s’ « estompe » : Poetries sont de diverses maniérés selon que les poetes parlent diversement. Si (Arnoul d’Orléans). Qu’est-ce qui les pousse dans cette direction ?
doit savoir que en poetrie nous trouvons sept maniérés de poetrie, lesquelles sont nommées comedies, tragedies, invec-
tions, satires, fables, hystoires et argumens, p. 151. D’abord, une réflexion sur la nature et sur la relation entre Dieu et la
2. On a dé j à anticipé à cet égard la position de Thomas d’Aquin, prêt à voir dans la poésie une infima
doctrina, une science de rien à cause de son caractère fictif, cf. chapitre I, p. 36, n. 1.
3. Michel Zink, La subjectivité littéraire, p. 27-46. 1. Edgar de Bruyne, Etudes d' esthétique médiévale, Paris , Albin Michel, 1998 [1946], t. I, p. 47-48.
xi

92 Poésie et conversion au Moyen Age Le poète et le prophète 93


/

nature, à laquelle les amène une redécouverte de Jean Scot Erigène. Or poème qui traite de la nature, l’énoncé poétique doit se conformer à la loi
Macrobe leur fait découvrir une analogie entre la nature et la poésie (ou de la Nature. Il doit avancer masqué pour parler des secrets de la Nature,
d’une façon générale la littérature) , qui est celle du sens voilé. Selon car la Nature dissimule ses secrets. Cette analogie entre la forme et le
Macrobe, ceux qui usent des fables pour des motifs sérieux le font « parce fond, entre l’énonciation poétique et le sujet dont elle traite se retrouve à
qu’on sait que la nature déteste s’exposer sans voiles et dans sa nudité ; et la même époque dans l’analogie entre l’amour et le chant et dans la coïn-
tout comme elle a soustrait à la perception humaine ordinaire toute intel- cidence entre la perfection et les lois de l’un et de l’autre supposées par les
lection d’elle-même en se couvrant et en se dissimulant de diverses troubadours. S’agissant des secrets de la Nature et des détours du dis-
façons sous le sensible, elle a voulu que ses secrets fussent traités par les cours poé tique qui en traitent, cette analogie conduit à réhabiliter la
sages à travers des éléments de fiction. Ainsi les mystères eux-mêmes poésie en justifiant l’affabulation poétique.
sont dissimulés par le cheminement souterrain des symboles, afin que En manière d’illustration de ce rapport analogique et des significa-
m ême aux adeptes la nature de telles réalités ne s’offre pas toute nue, tions qu’il peut prendre, on peut relever la façon dont, en introduction à
mais que, si les hommes éminents, par le truchement de la sagesse, ont son commentaire des Métamorphoses, Arnoul d’Orléans - l’ennemi de
seuls connaissance de la vérité secrète, les autres se contentent pour les Mathieu de Vendôme, qui le flétrit sous le nom de Rufus dans son art
vénérer de symboles qui protègent le mystère de la dépréciation » \ On a poétique - justifie le projet d’Ovide. Ovide, dit-il, a intitulé son ouvrage
là comme un écho de ce discours figuré par pudeur dont parlent Fortuna- Métamorphoses, c’est-à-dire changement ( mutatio), car il a voulu en
tien et Cassiodore. Macrobe observe qu’un certain respect pour les cho- l’écrivant montrer que tout change, non seulement dans le monde exté-
ses sacrées a toujours conduit les vrais philosophes à recourir aux fables rieur et sensible, mais aussi dans l’âme, nous appelant ainsi à reconnaître
et aux mythes pour parler des réalités profondes du monde sensible, mais notre créateur. Car à travers la fable, il oppose la stabilité des choses
que pour parler de Dieu ou de la Sagesse divine, ce serait impie : plutôt célestes à la mutabilité des choses de la terre. Il montre comment le mou-
qu’à Y involucrum, les philosophes ont alors recours, à des similitudines et à vement irrationnel de la sensualité s’oppose au mouvement rationnel de
des exempla (ainsi Platon décrit Dieu indirectement en le comparant au l’â me, qui l’entraî ne vers son créateur. Et Arnoul met en relation la per-
soleil) 2. Mais il ne précise pas quelle distinction il fait entre ces trois ception de l’ordre cosmique avec la cognitio veri creatoris1 , la connaissance
notions3. du vrai créateur :
Si donc la nature, parce qu’elle se cache, exige qu’on use de fables
Intendo est de mutadone dicere, ut non intelligamus de mutadone que fit extrinsecus
poé tiques pour parler de ses secrets, la relation supposée entre la nature tantum in rébus corporeis bonis vel malis sed etiam de mutadone que fit intrinsecus
du poème et la nature des choses est de l’ordre de l’analogie : dans un ut in anima, ut reducat nos ab errore ad cognitionem veri creatoris. Duo sunt motus in
anima unus rationalis alter irrationalis : rationalis est qui imitatur motum firmanenti,
1 . Macrobe, Commentaire au songe de Scïpion, livre I , texte établi, traduit et comment é par Mireille Armi- qui fit ab oriente in occidentem, et e contrario irrationalis est qui imitatur motum pla-
sen-Marchetti, Paris, Les Belles Lettres, 2001, 1. I, 2, 17-18 : « ... sed quia sciunt inimicam esse netarum qui moventur contra firmamentum. Dédit enim deus anime rationem per
naturae apertam nudamque expositionem sui, quae, sicut uulgaribus hominum sensibus intellec- quam reprimeret sensualitatem, sicut motus irrationalis VII planetarum per motum
tum sui uario rerum tegmine operimentoque subtraxit, ita a prudentibus arcana sua uoluit per firmamenti reprimitur. Nos vero rationabilem motum more planetarum negligentes
fabulosa tractari. Sic ipsa mysteria figurarum cuniculis operiuntur ne uel haec adeptis nudam
contra creatorem nostrum rapimur. Quod Ovidius videns vult nobis ostendere per
rerum talium natura se praebeat, sed, summatibus tantum uiris sapientia interprete uen arcani
consciis, contend sint reliqui ad uenerationem figuris defendentibus a uilitate secretum. » Le pas- fabulosam narrationem motum anime qui fit intrinsecus. (...) Vel intendo sua est nos
sage est rappelé par W. Wetherbee, Platonism and Poetry in the Twelfth Century, p. 37-38, qui invite à ab amore temporalium immoderato revocare et adhortari ad unicum cultum nostri
comparer son image centrale avec le poème édité par F. J . E. Raby, Secular Latin Poetry , 2 vol., creatoris, ostendendo stabilitatem celestium et varietatem temporalium 2.
T éd ., Oxford, Clarendon Press, 1957, vol. II, p. 22- 23.
2. Macrobe, Commentaire au songe de Scipion, éd. Armisen-Marchetd, 1. 2, 15, p. 8.
3. On sait que involucrum ou integumentum étaient appliqués à tous les textes d’où l’on pouvait tirer un 1. W. Wetherbee, Platonism and Poetry in the Twelfth Century, p. 11-13.
sens caché, moral, cosmologique ou spirituel. M.-D. Chenu, « Involucrum le mythe selon les
^
théologiens médiévaux », dans Archives d' histoire doctrinale et littéraire du Moyen Age, 22 (1955) , p. 75-
2. Fausto Ghisalberti, « Arnolfo d’Orléans, un cultore di Ovidio nel secolo XII », dans Memorie del
TL Jstituto Lombardo di science e lettere, s. III, vol. XXIV/IV (1932) , p. 157- 234, p. 181. Voir
79 ; E. Jeauneau, « L’usage de la notion d’integumentum à travers les gloses de Guillaume de Con- Wetherbee, Platonism and Poetry in the Twelfth Century, p. 11-13. A la suite du passage cité, Arnoul,
ches », ibid., 24 (1957) , p. 36-43 ; H. de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’ É criture, 2 vol., soucieux de l’exhaustivité de son accessus et craignant apparemment, dans sa pédanterie de profes-
Paris , Aubier, 1959-1964, vol. II . ii, p. 186-197. seur, qu’on reproche à son état de la question d’être incomplet, tombe, il est vrai, dans des consi-
94 Poésie et conversion au Moyen Age Le poète et le prophète 95

Son intention est de parler du changement pour que nous comprenions non seule Pour les chartrains, il y a donc une légitimité de la poésie, qui est de
ment le changement qui se fait à l’extérieur dans les choses corporelles bonnes ou dire la nature, et une vérité du mensonge poétique, qui est de se confor-
mauvaises, mais aussi le changement qui se fait à l’intérieur, pour ainsi dire dans mer aux dissimulations de la nature et d’inviter à lever le voile qui cache le
l’âme, afin de nous tirer de l’erreur et de nous conduire à la connaissance du vrai créa-
teur . Il y a deux mouvements dans l’âme, l’un rationnel, l’autre irrationnel : le mouve-
sens du texte comme la vérité de la nature. Peut-être sont-ils parvenus à
ment rationnel imite celui du firmament, qui se fait de l’orient vers l’occident, et à cette conviction parce que, selon la profonde remarque de Wetherbee,
l’inverse le mouvement irrationnel imite celui des planètes qui se meuvent en sens leur pensée elle-même est une pensée poétique, l’intuition poé tique d’un
inverse du firmament. Dieu a en effet donné à l’âme la raison, par laquelle elle lien entre la philosophie de la nature et la théologie1.
réprime la sensualité, de même que le mouvement irrationnel des sept planètes est Faut-il en déduire que les chartrains ne conçoivent la poésie qu’al-
ré primé par le mouvement du firmament. Mais nous, négligeant, à la manière des pla-
nè tes, le mouvement rationnel, nous sommes entraînés contre notre créateur. Ce que
légorique, au sens courant du terme ? Leurs commentaires des poètes
voyant, Ovide veut nous montrer par un récit inventé le mouvement de l’âme qui se classiques le laisseraient penser, qui, passées les simples remarques philo-
produit à l’intérieur. (...) Ou alors son intention est de nous détourner de l’amour logiques ou stylistiques, ne tendent qu’à dégager un sens moral et spirituel
immodéré des biens temporels et de nous exhorter au culte unique de notre créateur caché derrière les aventures d’Énée ou les récits des Métamorphoses. Pour-
en nous montrant la stabilité des biens du ciel et les variations des biens temporels. tant, à le lire de près, le prologue de Bernard Silvestre - ou du pseudo-
Quelle revanche pour Ovide et quelle revanche pour la fable poé- —
Bernard Silvestre à son commentaire sur les six premiers livres de
Y Enéide dit autre chose et dit davantage. Alors que ce prologue trouve sa
tique ! Le poète de la fable par excellence (le poè te de l’amour aussi, que raison d’être dans la définition de Yintegumentum sur laquelle il s’achève, il
Guillaume de Saint-Thierry, dans le De natura et dignitate amoris, flétrit à
s’ouvre sur l’opposition traditionnelle, mais dont on ne voit guère
la même époque comme un maître infâme) est loué parce que ses d’abord pourquoi il commence par elle, entre Yordo naturalis et Yordo artifi-
fables du changement, son poème sur les changements de forme, sur les
cialis : l’ordre naturel, on le sait, est celui de la narration qui suit la succes-
métamorphoses, sont une bonne image de la mutabilité de la nature insai-
sion chronologique des événements, l’ordre artificiel celui de la narration
sissable et fuyante au regard de la permanence de Dieu. Le sens de la
qui commence au milieu de cette succession et revient ensuite en arrière,
métamorphose est la conversion. La poésie est poésie de nature et, parce
comme le font en leur début Y Odyssée et, à son imitation, Y Énéide. Pour-
que ses fables disent les changements de la nature, elles invitent à la quoi, se demande Bernard, Virgile choisit-il l’ordre artificiel, alors que
conversion .
1

l’ordre naturel de son récit se laisse aisément reconstituer ? Après un


détour pour commenter le fameux Aut prodesse volunt aut delectare poetae
d é rations moins hautes et ajoute qu’on peut prêter à Ovide d’autres intentions : il a pu vouloir
rendre cré dible, en relatant de nombreuses métamorphoses, celle de Jules César en é toile ; il a pu,
tout bonnement, vouloir écrire une sorte d’abrégé de la fable.
Ovide son langaige* fainct, * Ed. Vérard : son langaige. Variante : plusieurs fables.
1 . Au d é but du XVIe siècle, les trois Pèlerinages de Guillaume de Digulleville, mis en vers de forme
Semblablement de près attainct
Poesie nostre Deguilleville :
réguliè re par un moine de Clairvaux, sont imprimés deux fois , une fois par Berthold Rembolt et
par Antoine Vérard en 1511. Les poèmes de Guillaume sont précédés dans Parquoy ne devoir estre enfrainct
Jean Petit, s.d., l’autre Aucunement son plaisant stile (v. 51-64).
ces deux éditions d’ un prologue en vers qui s’en prend aux mises en prose qui en ont été faites.
L’enchaî nement des id ées est le suivant : le roman de Guillaume de Digulleville s adresse à ceux Cf. Edmond Faral, « Guillaume de Digulleville, Jean Galloppes et Pierre Virgin », dans Études
qui veulent faire leur pèlerinage, non en la J érusalem terrestre, mais en lajérusalem céleste (v. 29- romanes dédiées à Mario Roques, Paris, Droz, 1946, p. 89-102, cit. p. 99. Les v. 52-55 sont cités par
40) ; c’est dire qu’il faut entendre l’ouvrage moralement, et non litté ralement, car l’auteur « tient la Godefroy, X, 364, qui les attribue par erreur à Guillaume de Digulleville. Le modèle de la poésie,
forme parabolique » (v. 41-48) ; c’est pourquoi cela a été une grande erreur de mettre cet ouvrage auquel se conforme l’œ uvre de Guillaume de Digulleville, ce sont donc les Métamorphoses d’Ovide,
de rime en prose : car ce sont des fictions (cf. v. 60 et sa variante) qui se prêtent à moralisation, c’est-à-dire qui appel-
Car mal a droit vient ceste chose, lent une interprétation seconde, morale, et non pas une lecture littérale. De telles œ uvres doivent
Comme se le Methamorphose être écrites en vers car elles représentent l’essence même de la poésie.
L’en mettoit en langue rural, 1. Wetherbee, Platonism and Poetry in the Twelfth Century, p. 4 : « Chartrian thought, it can be said,
Ou poesie est toute enclose begins and ends in a kind of poetry : Poetic intuition is finally the only means of linking philoso-
Exponible a bon sens moral. phy and theology, pagan auctores and Christian doctrine, sapientia and eloquentia. The Chartrian ideal
Tout ainsi nostre pelerin, of a “ cohaerentia artium ” , a perfect marriage of Philology and Mercury, is ultimately a poetic
metaphor, a figure no more capable of objective realization than Cardinal Newman’s omniscient
Ja soit que vray soit et tout sainct, Man of Philosophic Habit. »
Toutesfois, ainsi qu’en latin
Le poète et le prophète
/1

96 Poésie et conversion au Moyen Age 97

d’Horace, il donne la réponse. L’ordre artificiel, celui de l’ornement Yordo naturalis. C’est ce sens poétique, c’est cette révélation immédiate du
délectable, est un ordre poétique. Mais l’ordre artificiel du récit poétique
recèle une vérité de la nature humaine qui est une vérité philosophique.
poé tique qui font que Yordo artificialis s’impose spontanément naturelle-

ment\ si l’on peut dire avant Yordo naturalisé .

Or, si l’ordre artificiel appartient au poète, l’ordre naturel appartient au Les chartrains ont donc cherché dans la dé marche poé tique elle-même
une appréhension voilée de la vérité définitive de Dieu. Ils ne sont pas les
philosophe. Derrière le premier se cache le second. Ainsi, la relation de
Yordo artificialis à Yordo naturalis est celle de la lettre poétique au sens philo- premiers dans le monde chré tien à l’avoir tenté. Saint Augustin montre,
dans une page célèbre du De doctrina Christianque la vérité est appré-
sophique. Le passage de la première au second se fait par le dévoilement
de Yintegumentum ou de Yinvolucrum. hendée dans la beauté de l’allégorie, comme si la poétique du dévoilement
était plus révélatrice que la pure intellection du sens dévoilé. Et au
Nunc vero haec eadem circa philosophicam veritatem videamus. Scribit ergo in
Vif siècle, c’est sur une théorie du goû t d’inspiration augustinienne (Sapien-
quantum est philosophus humanae vitae naturam. Modus agendi talis est : in integu-
mento describit quid agat vel quid patiatur humanus spiritus in humano corpore tem- tia exsapore nominatur, « La sagesse tire son nom de la saveur ») que l’étrange
poraliter positus. Atque in hoc describendo naturali utitur ordine atque ita utrumque —
Virgile le Grammairien celui que l’on appelait autrefois Virgile de Tou-
ordinem narrationis observât, artificialem poeta, naturalem philosophus.
Integumentum est genus demostrationis sub fabulosa narratione veritatis involvens

louse fondait une gradation de la poésie à la mystique : le goût spirituel
produit une double sagesse, « céleste et terrestre, aetrea telleaque, sublime et
intellectum, unde etiam dicitur involucrum. Utilitatem vero capit homo ex hoc opere,
scilicet sui cognitionem1.
humble, surnaturelle et artistique » ; c’est en savourant la beauté de la
poésie et des belles- lettres qu’on peut s’élever jusqu’à la gustation de la
Mais à présent voyons ces mêmes choses (les trois points à considérer dans une œ uvre litté- beauté de Dieu. « Entre la “ poésie” et la “ mystique” il y a donc une parenté
raire) du point de vue de la vérité philosophique. (L’auteur) écrit donc en tant qu’il est mystérieuse, la première servant d’instrument et de parure à la seconde. »3
philosophe la nature de la vie humaine. Sa façon de faire est la suivante : il décrit de Certes, Virgile le Grammairien est un personnage beaucoup trop
façon voilée (in integumento) ce que fait ou ce que ressent l’esprit humain placé tempo-
rellement dans un corps humain. Dans cette description, il se sert de l’ordre naturel et
marginal pour qu’on puisse fonder sur lui quelque é tude de la sensibilité
ainsi il suit chacun des deux ordres de la narration, l’ordre artificiel comme poète, poétique et spirituelle du Moyen Age que ce soit. Mais on peut, à travers
l’ordre naturel comme philosophe. d’autres auteurs, discerner un courant qui met la poésie au service de la
Le voile (integumentum) est un mode de démonstration qui enveloppe l’intelligence de prophé tie et admet que le langage poétique peut être l’expression d’une
la vérité sous la narration fabuleuse : c’est pourquoi on l’appelle enveloppe (involu- vérité prophétique, qui reconnaît la beauté d’une vérité voilée, commune
crum). L’homme tire une utilité de cette opération : la connaissance de soi.
à la parole poé tique et à la révélation de Dieu 4. C’est reconnaître que la
Mais l’ordre naturel, c’est l’ordre de la Nature. Il est caché et protégé beauté poé tique parle de Dieu. Mais cette proposition est rarement expli-
par l’ordre artificiel de la poésie : cela, c’est l’enseignement de Macrobe. cite. Et si elle l’est, c’est plus souvent en relation avec la musique qu’avec
Caché, protégé, mais aussi embelli, et son enseignement rendu plus frap- la poésie.
pant d’être contourné et dissimulé. Tel est le sens du détour par Horace,
qui paraî t d’abord une digression. Il y a une vérité sous la « narration 1. Lorsque Gerson, au tournant du XIV' et du XVe siècle, consacrera une é popée latine, la Josephina, à
fabuleuse » : la connaissance vraie de l’homme. Mais cette vérité ne peut la vie du Christ, il commencera son récit par la fuite en Egypte ( je remercie M. Gilbert Ouÿ de
m’avoir signalé ce trait) : il me paraît très probable qu’il a voulu mettre en œ uvre Yordo artificialis et,
être atteinte sans la « narration fabuleuse » de la poésie. Et l’on soup- comme Y Enéide, commencer par le voyage forcé qui suit une catastrophe initiale.
2. De doctrina Christiana, dans Œ uvres de saint Augustin, vol. 11, Le magistère chrétien : De catechicçandis rudi-
çonne ainsi, comme le laisse fugitivement entendre Wetherbee, que la bus, De doctrina Christiana, éd. G . Combès et abbé Farges, 1. II, VI, 7, p. 244-247 : Nemo ambigit et per
relation entre le sens littéral et le sens allégorique laisse la place d’un sens similiiudines libentius quaeque cognosci et cum aliqua difficultate quaesita multo gratius inveniri : « Cela ne fait
proprement poétique, incarné dans l’articulation entre Yordo artificialis et de doute pour personne : on comprend plus volontiers les choses, quelles qu’elles soient, au
moyen d’analogies, et celles dont la recherche a é té difficile, on les découvre avec plus de plaisir. »
3. Edgar de Bruyne, Études d' esthétique médiévale, I, p. 116.
4. Certes, ce courant est loin de refléter la sensibilité médiévale la plus commune. L’attitude qui pré-
1. The Commentary of the First Six Books of the Aeneid of Vergil Commonly Attributed to Bemardus Silvestris, vaut est bien d’opposer la douceur fallacieuse du mensonge poé tique à la saine rudesse de la vé rité
nouv. éd. par Julian Ward Jones et Elizabeth Frances Jones (Commentum Quod Dicitur Bemardi Sil- prophé tique, comme on oppose la douceur de la route qui descend en enfer et la rudesse du sen-
vestris Super Sex Libras Eneidos Virgilii), University of Nebraska Press, Lincoln et Londres, 1977, tier qui monte au paradis. Gautier de Coincy nous en fournira plus loin un exemple.
p. 3, 1.8-16.
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CHAPITRE IV

LA BEAUT É PARLE DE DIEU .


DE LA MUSIQUE À LA PO É SIE

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DE L’HARMONIE DES NOMBRES


AU CHΠUR DES ANGES

Pythagore révèle à l’Antiquité que l’harmonie musicale est le résultat


de rapport entre les nombres et il la met en relation avec celle du cosmos,
fondée sur les mêmes nombres et les mêmes rapports. Découverte cru-
ciale, qui place la musique au centre de la perception du monde et de la
compréhension de l’ordre qui le gouverne. Découverte qui ne pouvait
plus tard que s’accorder aux yeux du christianisme avec la parole du psal-
miste : Caeli enarrant Dei gloriam (Ps. 18, 1). Découverte qui fonde les
considérations de Platon sur la musique dans le Phèdre, qui la traite avec
autant de respect que la philosophie, mais seulement à son niveau le plus
élevé, celui où elle est combinaison de rapports entre les nombres, et non
à son niveau le plus bas, où elle concerne le sens de l’ouïe. Dans la Répu-
blique, bien que la justice soit « décrite en termes d’accords musicaux »

(Jean-Louis Dumas) l’âme juste est comme un instrument de musique

1. On renvoie à l’ouvrage fondamental de Margaret L. Switten, Music and Poetry in the Middle Ages. A
Guide to Research on French and Ocàtan Song 1100- 1400, New York, London, Garland, 1995. Sur le
sens de l’ouïe au Moyen Age et sur sa place dans l’esthétique dans la perception de l’ordre de
l’univers, voir l’excellent livre de Jean-Marie Fritz, Paysages sonores du Moyen Age. Le versant épistémolo-
gique, Paris, Champion, 2000. Sur la relation entre la poésie et la musique, voir le livre, excellent lui
aussi, de Maria Tabaglio, Ad caelestem harmoniam. Poesia e musica in Ildegarda di Bingen, Vé rone, Fio-
rini, 1998. On lira avec le plus grand profit la Brève histoire de la musique au Moyen Age d’Olivier Cul-
lin (Paris, Fayard, 2002), qui paraît au moment où nous mettons sous presse, en particulier son
chap. II : « Chanter la beauté du monde ».
100 Poésie et conversion au Moyen Age La beauté parle de Dieu. De la musique à la poésie 101

accordé, mais qui peut se désaccorder à tout instant -, la musique elle- vérité qui ne peut venir que de Dieu même et qui reflète sa propre
même est considérée avec défiance, précisément parce qu’elle est envi- vérité. Ainsi, à un bout de la chaîne, l’harmonie et les effets sensibles de
sagée sous son aspect sensible : elle excite les passions, elle est nécessaire- —
la musique incluent ceux de la poésie plus encore, la poésie en est
l’illustration privilégiée1 -, tandis qu’à l’autre bout de la chaîne, la
ment englobée dans la condamnation de la poésie, qui était alors chantée.
Autrement dit : la musique, sous sa forme sensible, a partie liée avec la musique comme spéculation sur l’immuabilité des rapports numériques
poésie ; mais c’est sous sa forme désincarnée, purement spéculative et devient une sorte de théologie et conduit à la contemplation de la vérité
mathématique, qu’elle trouve sa vraie dignité et qu’elle dit, comme la phi- é ternelle de Dieu.
losophie, la vérité du monde1. Ce traité fait donc bien de la poésie, comme participant de la
Cette association entre la musique et la poésie comme cette tension musique, une étape vers la révélation de Dieu. Mais d’une part, le lan-
entre le sensible et le suprasensible se retrouvent, mais pour des raisons gage poétique et le contenu de la poésie ne sont en aucune façon procla-
différentes et sous des espèces différentes, dans le traité de saint Augus- mation de Dieu (seuls les rythmes poétiques sont en cause), et d’autre
tin sur la musique2. La musique y est d’abord définie, de façon toute sen- part, au regard de ces rythmes et de la musique même, le livre VI, de ton
sible et technique, comme l’art de « bien moduler ». Mais dès le début du beaucoup plus religieux que les précédents, paraî t un demi-désaveu,
livre II, quand Augustin entre dans le détail, son attention à la « mesure presque une palinodie, puisqu’il ne retient de la musique que l’abstrac-
du mouvement », dont il a parlé au livre I, le conduit à traiter des sylla- tion des rapports numériques, seuls capables de tourner l’âme vers Dieu,
bes longues et brèves, autrement dit à parler, non de la technique musi- tandis que la musique en elle-même est désormais jugée puérile au
point qu’on a pu se demander si ce livre n’a pas été écrit plus tard et

cale, mais de la technique poétique, de la versification. De fait, les
livres II à V traitent du rythme poétique, du mètre, du vers. Cependant, indépendamment du reste du traité. Pourtant il s’insère bien dans son
le livre VI opère une sorte de retournement. Comme les pythagoriciens, plan, qui prévoyait après lui six autres livres De melo, sur la mélodie.
comme les platoniciens, Augustin réduit la musique aux rapports numé- Augustin ne les a jamais écrits, et l’on ne peut savoir comment ils
riques. Mais il le fait en chré tien. Le livre VI voit dans la musique sen- auraient répondu aux livres sur la mé trique. On peut seulement observer
sible un chemin vers les réalités spirituelles et divines. La loi des nom- que dans le passage du livre X des Confessions où saint Augustin énumère
bres qui la régit permet de découvrir l’é ternelle vérité mathématique, une les tentations liées aux cinq sens, il s’accuse d’avoir été « captivé et sub-
jugué de façon tenace par les voluptés de l’ouïe » avant d’en ê tre libéré
1. Au XIIe siè cle, le chartrain Bernard Silvestre, nourri de la pensé e néoplatonicienne, d é crira le pas- par sa conversion et reconnaî t y être aujourd’hui encore plus sensible
sage du chaos primordial à l ’harmonie de la cr éation comme l’instauration des rapports numé ri -
ques qui régissent la musique. On lit dans sa Cosmographie : « Hile { Le. Silva) aspire a prendre congé 1. « De tous les mouvements , c’est la parole qui permet le mieux d’observer la valeur des nombres et
du désordre (tumuitus) d’autrefois et part en qu ête des nombres créateurs et des liens musicaux », cette é tude (le traité De Musicd) s’élè ve par une sorte d’ascension réguliè re vers les cimes les plus
dans Bernard Silvestre, Cosmographie, Introduction, traduction et notes par Michel Lemoine, Paris , secrètes de la Vé rité », lettre écrite par saint Augustin en 405 à l ’é vêque Memorius (cf. PL, t. 33,
Éditions du Cerf , 1998, 1, 1, v. 23-25, p. 52. Lemoine souligne que ces mots sont l’écho d’une for- col. 367-369, c. 369 : « Verum quia in omnibus rerum motibus quid numeri voleant, facilius consi-
mule cé lè bre de Thierry de Chartres, d é dicataire de la Cosmographie. Cf . Bernardus Silvestris, Cos- deratur in vocibus, eaque considerado quibusdam quasi gradatis idneribus nititur ad superna
mographia, éd. Peter Dronke, Leiden, Brill, 1978, 1, 1, v. 21- 22 : « ... a veteri cupiens exire tumultu, intima veritatis »), citée en trad , par Mêla, « “ L’homme musical” : Augustin musicien », p. 46. Plus
artifices numeros et musica vincla requirit. » Voir aussi M. Lemoine, « Les nombres dans l’école tard, la polyphonie naissante semble s’enraciner dans la prosodie, plus que dans l’harmonie, et
de Chartres », dans PR1S-MA , 9 (1993) , p. 65-78, et F. Brunner, « Creatio numerorum rerum et avoir pour condidon une juste mesure métrique plus que musicale, cf . Albert Seay, La musique du
creatio », dans Mélanges offerts à René Crotçet, éd. P. Gallais et Y.-J . Riou , t. Il, Poitiers, Société Moyen Âge, trad. Ph. Sieca, Arles, « Actes Sud », 1988 [1975], p. 122 : « Vers les VIIe-VIIIe siècles, on
d’études médiévales, 1966, p. 719-725. constate l’existence d’un contrepoint improvisé que les auteurs mentionnent en des termes prou-
2. De Musica libri sex, dans Œ uvres de saint Augustin, lrc sé rie, vol. VII, Dialogues philosophiques : la vant qu’il s’agit là d’une pratique gé né ralisée. La trace la plus ancienne est donnée par un traité de
musique, texte de l’éd . bénédictine, introd., trad, et notes par Guy Finaert et F. J . Thonnard, Paris , prosodie latine de l’évêque anglais Aldhelm (640 ?-709). Il fait allusion à Yorganum, terme désignant
Descl éee de Brouwer, 1947 ( « Bibliothèque augustinienne » ) ; voir aussi La musique, texte traduit, cette technique élé mentaire du note - contre- note, comme symbole d’ une métrique bien orga-
présenté et annoté par Jean-Louis Dumas, dans Saint Augustin. Les Confessions précédées de Dialo- nisée. » Et Seay ajoute, montrant que le développement purement musical n’a été qu’une variante
gues philosophiques. Œ uvres I. Édition publiée sous la direction de Lucien Jerphagnon, Paris, Galli- de l’articulation poésie - musique : « L’acte qui consiste à placer une ligne mélodique supplémen-
mard, « La Pléiade », 1998, p. 555-730. Sur le sujet, voir Henri-Irénée Marrou, Saint Augustin et la taire au-dessus d’une m é lodie préexistante relève de la mê me tradition que le trope “ litté raire” qui
fin de la culture antique, Paris, De Boccard, 2e éd., 1983 ; Henri Davenson, Traité de la musique selon adjoint un texte à une mélodie plus ancienne. Les premières formes de la polyphonie occidentale
hsprit de saint Augustin, Neuchâtel, La Baconnière, 1942 ; Charles Mêla, « “ L’homme musical ” : peuvent donc être considérées comme un phé nomè ne musical de trope : une création nouvelle
Augustin musicien », Le temps et la forme. Pour une épistémologie de la connaissance musicale, Études est mise en relation avec un maté riau faisant d é jà autorité » { ibid., p. 123).
publiées par Étienne Darbellay, Genève, Droz, 1998 (« Recherches et rencontres », 10), p. 37-75.
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102 Poésie et conversion au Moyen Age La beauté parle de Dieu. De la musique à la poésie 103

: qu’il le devrait, mais souligne aussi l’efficacité du chant pour accroî tre la chair, la musique ecclésiastique, comparée aux accents de la cithare par
l’effet des « paroles saintes »1. Il existe un accord mystérieux entre les lesquels David soulageait les maux de Saül :
états d’âme et la sensualité du chant, qui, si elle est dominée par la rai- Debuisti sane homo ecclesiasticus ecclesiastica musica potius quam pythagorica
son, et à cette condition seulement, peut ainsi conduire à Dieu par la commoveri, quid Davidica cithara egerit in Saüle, quando malo spiritu vexabatur, et
beauté : tangente citharam sancto ab ilia moléstia respirabat : ne ideo bonum aliquid existimes
concupiscentiam carnis, quia nonnunquam musicis cohibetur sonis1.
Aliquando enim plus mihi uideor honoris eis tribuere, quam decet, dum ipsis sanctis
dictis religiosius et ardentius sentio moueri animos nostros in flammam pietatis, cum Tu aurais dû, toi, un homme d’Église, être ému par la musique d’Église plutô t que par
ita cantantur, quam si non ita cantarentur, et omnes affectus spiritus nostri pro sui la musique pythagoricienne, selon l’effet que la cithare de David a produit en Saül,
diuersitate habere proprios modos in uoce atque cantu, quorum niscio qua occulta alors qu’accablé par l’esprit mauvais il é tait soulagé de cette oppression quand le saint
familiaritate excitentur. Sed delectatio carnis meae, cui mentem eneruandam non touchait la cithare : afin que tu n’estimes pas que la concupiscence de la chair est un
oportet dari, saepe me tollit, dum rationi sensus non ita comitatur, ut patienter sit bien, parce qu’elle est parfois provoquée par les sons de la musique.
posterior, sed tantum, quia propter illam meruit admitti, etiam praecurrere ac ducere
2
conatur. Ita his pecco non sentiens et postea sentio .
On note l’expression musica pythagorica, curieusement entendue de
Parfois en effet j’accorde (aux mélodies), me semble-t-il, plus d’honneur qu’il ne façon pé jorative par opposition à musica ecclesiastica, comme si elle dési-
conviendrait : je sens bien que ces paroles saintes bouleversent nos cœ urs au feu gnait la musique profane par opposition à la musique de l’Église. C’est
d’une piété plus profonde et plus ardente, quand elles sont ainsi chantées, que si elles pourtant la théorie pythagoricienne de la musique qui permet de voir en
l’étaient autrement. Chacun de nos états d’âme, en fonction de sa particularité, trouve celle-ci la perception de l’ordre divin qui régit l’univers. Et c’est bien la
dans la voix et le chant un mode d’expression propre qui, par je ne sais quelle mysté- « musique pythagoricienne » qui est à la base des conceptions musicales

rieuse correspondance, va l’attiser. Mais le plaisir des sens auquel il ne faut pas livrer
l’esprit qui y perdrait toute énergie - m’abuse souvent : le sens ne se contente pas du Moyen Age, essentiellement à travers le De institutione musica de Boèce,
d’accompagner la raison en se tenant tranquillement derrière elle, mais, profitant de dont le pythagorisme (pour lui comme pour Pythagore, la musique est
ce qu’il lui doit sa place, il prétend même la précéder et la diriger. Et c’est bien là le nombre devenu audible) recevra bientôt une coloration chrétienne
qu’est ma faute, inconsciente, mais consciente après coup3. originale.
Boèce divise la musique en trois catégories, la musique du monde
On trouve ailleurs chez Augustin cet hommage rendu aux effets
(musica mundana), la musique humaine (musica humana), la musique ins-
bénéfiques de la musique sacrée, avec l’inquiétude de voir la sensualité
trumentale (musica instrumentale). La musica mundana, la « musique des
inhérente à la musique prendre trop de place. Ainsi dans le Contra Iulia-
sphères », est l’harmonie même de l’univers :
num, où il oppose à la musique profane, qui favorise la concupiscence de
Et primum ea, quae est mundana, in his maxime perspicienda est, quae in ipso caelo
vel compage elementorum vel temporum varietate visuntur. Qui enim fieri potest, ut
1. Saint Augustin , Confessionum Ubri XIII, éd. L. Verheijen, Turnhout, Brepols, 1990, X, XXXIII, 49, tam velox caeli machina tacito silentique cursu moveatur2 ?
p. 181 (Corpus Christianorum, vol. XXVII) : « Voluptates aurium tenacius me implicauerat et
subiugauerat sed resoluisti et liberasti me. Nunc in sonis, quos animant eloquia tua, cum suaui et
artificiosa uoce cantantur, fateor, aliquantulum adquiesco, non quidem ut haeream, sed ut surgam, Et tout d’abord cette musique, qui est celle de l’univers, peut être surtout perçue dans
cum uolo. Attamen cum ipsis sententiis quibus uiuunt ut admittantur ad me, quaerunt in corde les phénomènes qui se manifestent dans le ciel lui-même, soit par la combinaison
meo nonnullius dignitatis locum, et uix eis praebeo congruentem. » Suit le passage cité dans le (l’union) des éléments soit par le mouvement du temps. Comment, en effet, peut-il se
corps du texte, trad. L. Jerphagnon, Pléiade, 1. X, XXXIII, 49, p. 1013 : « Les voluptés de l’ouïe faire que la machine du ciel, qui est si rapide, se meuve en un déplacement tout à fait
m’avaient captivé et subjugué de manière plus tenace (que celles de l’ odorat), mais tu as dénoué leurs
liens et tu m’as libéré. Aujourd’hui encore, à écouter les mélodies vivifiées par tes paroles - lors- silencieux ?
qu’elles sont chantées d’une voix agréable et exercée -, je trouve quelque complaisance, je l’avoue,
sans toutefois me laisser enchaîner : je me lève quand je veux. Toutefois, pour s’insinuer en moi
accompagnées de pensées qui les animent, elles réclament dans mon cœ ur une place assez hono- 1. Saint Augustin, Contra fulianum, Haeresis Pelagianae defensorem, Ubri sex, dans PL, t. 44, 1. 5, V,
rable. Mais j’ai peine à ne leur réserver que celle qui leur revient. » col. 798.
2. Saint Augustin, Confessionum Ubri XIII, éd. L. Verheijen, X, XXXIII, 49, p. 181. 2. Boèce, De Institutione Arithmetica Ubri Duo, De Institutione Musica Ubri Quinque. Accedit Geometria quae
3. Confessions, livre X, XXXIII, 49, trad. L. Jerphagnon, p. 1013-1014. Voir Alain Michel, La parole et fertur Boetii, éd. G. Friedlein , Leipzig, Teubner, 1867 [réimpr. : Frankfurt, Minerva , 1966], I, II,
la beauté, Paris, Les Belles Lettres, 1982, en part. p. 150, et J .-M. Fontanier, La beauté selon saint p. 187, 23-27. Cf. aussi Anicius Manlius Severinus Boethius, Fundamentals of Music, trad ., introd. et
Augustin, Presses universitaires de Rennes, 1997. notes par Calvin M. Bower, é d. par Claude V. Palisca, New Haven et London, Yale UP, 1989.
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104 Poésie et conversion au Moyen Age % La beauté parle de Dieu. De la musique à la poésie 105

Boèce explique alors pourquoi nos oreilles ne perçoivent pas cette


musique et montre qu’elle gouverne à la fois les révolutions du cosmos,

l’univers, la musique sensible, concrète « réelle » pourrait-on dire telle
qu’elle existe au niveau inférieur sous l’espèce de la musica instrumentalis, et

la succession des saisons et des années, la combinaison des quatre de la réintroduire accompagnée d’une profération de louange et de jubila-
éléments. tion qui est de l’ordre du poétique. À l’abstraction des rapports et des lois
La musica humana est celle qui se dégage de l’harmonie de l’homme : mathématiques qui règlent le cosmos se substitue le chœ ur des anges qui
harmonie entre l’intellect et le corps, harmonie entre les parties de l’âme,
harmonie entre les éléments du corps :

louent le Seigneur musique véritable, ou du moins musique que la fai-
blesse humaine ne peut se figurer que par analogie avec la musica instru-
Humanam vero musicam quisquis in sese ipsum descendit inteUegit. Quid est enim mentaits. Au-dessus de l’ordre même de l’univers, au-delà de toute louange
quod illam incorpoream rationis vivacitatem corpori misceat, nisi quaedam coaptatio que les hommes et la nature peuvent adresser à Dieu, il y a le poème
et veluti gravium leviumque vocum quasi unam consonan üam efficiens temperatio ? chanté sans fin par les anges, comme un modèle et une justification pour
Quid est aliud quod ipsius inter se partes animae coniungat, quae, ut Aristoteli placet,
ex rationabili inrationabilique coniuncta est ? Quid vero, quod corporis elementa per-
le chant et les mots d’une liturgie1. « Chanter, écrit saint Augustin, c’est
miscet, aut partes sibimet rata coaptatione contineat1 ? prier deux fois. » On voit ainsi prendre corps cette supériorité de la musica
ecclesiastica sur la musica pythagorica qui se profile dé jà dans le Contra
Quant à la musique humaine, quiconque rentre en lui-même la comprend. En effet, Iulianum.
comment ce que la raison a de vivace et d’incorporel peut-il être mêlé au corps, sinon
Cette liturgie chantée, le christianisme en avait trouvé le modèle dans
grâce à une certaine compatibilité et à une faculté modératrice produisant une har-
monie, comme celle entre des voix graves et des voix aiguës ? Qu’est-ce d’autre, qui le judaïsme, dans le chant des lévites lors de l’inauguration du Temple par
unit entre elles des parties de l’âme, faite, selon Aristote, de la conjonction du ration- Salomon (II Chron. V, 12-14), dans les techniques responsoriales en
nel et de l’irrationnel ? Et qu’est-ce qui mêle les éléments du corps, ou en unit les dif - usage dans les synagogues pour le chant des psaumes. Ces techniques, il
férentes parties de façon compatible ? les a reprises et elles fondent la liturgie des offices. Bientôt saint
La musica instrumentalis, enfin, est la musique proprement dite, sous
Ambroise compose ses hymnes, bientôt au temps de Boèce ou peu —
son aspect sonore et audible aux oreilles humaines. —
après se constitue l’ensemble de textes et de mélodies que le pape Gré-
goire le Grand contribuera à fixer. Quoi d’étonnant si les formes de cette
Dans tous les cas, l’harmonie de la musique se fonde sur le mouve-
musique et de cette poésie chantée finissent par paraî tre comme la
ment, car sans mouvement, il n’y a pas de son : tel est le lien qui unit la
musique même de Dieu, comme la musique même du royaume des cieux,
révolution des sphères célestes et la musique instrumentale2.
comme la forme même des louanges qui, au ciel, montent vers le trône de
La division de Boèce subsiste pendant tout le Moyen Age, au prix Dieu ?
cependant d’une modification : à la musica mundana, on substitue la musica \ /

A la suite de Jean Scot Erigène opposant la musica naturalis (celle du


caelestis, qui n’est plus la musique des sphères, mais celle des anges, chan-
monde divin, incluant la musique des sphères) à la musica artificialis, créée
tant sans fin autour du trône de Dieu3.
Cette modification n’est pas seulement une christianisation de la doc-
par l’homme, des conceptions comme celles de Rémi d’Auxerre et de
trine pythagoricienne. Elle a pour effet de réintroduire au niveau le plus
Reginon de Prüm, qui considèrent que la musica naturalis est chantée sur
les huit modes du plain-chant, supposent donc une continuité, presque
élevé de la musique, celui de la musique des cieux, qui emplit et gouverne
une identité, entre la musique humaine et sensible, la musique de


1. Cf . De Institutions Musica, éd . G . Friedlein, I, II, p. 188, 26 189, 5. 1. Voir, par exemple (et aussi pour ce qui touche à la relation, abordée plus bas, entre la poésie et la
2. Ibid., I, III, 15-19, p. 189 : « Consonantia, quae omnem musicae modulationem régit, praeter musique), le livre dé j à cité de Maria Tabaglio, Ad caelestem harmoniam. Poesia e musica in Ildegarda di
sonum fieri non potest, sonus vero praeter quendam pulsum percussionemque non redditur, pul- Bingen. Cf., dans l’ordre iconographique, Barbara Bruderer Eichberg, Les neuf chœurs angéliques. Ori-
sus vero atque percussio nullo modo esse potest, nisi praecesserit motus. » « L’harmonie, qui gou- gine et évolution du thème dans l'art du Moyen Age, Poitiers, CESCM, 1998. Pour une utilisation littéraire
verne toute la modulation de la musique, ne peut être produite sans le son. Le son ne peut être de ce thème (la musique des anges perçue par une oreille humaine, et les anges eux-mêmes entou-
rendu sans quelque impulsion et percussion. Impulsion et percussion ne peuvent en aucune façon rant celui qui bé né ficie de cette grâce et qui, sans les voir, perçoit cependant leur présence, avant
exister si le mouvement ne les précède pas. » d’être, par une grâce plus grande encore, ravi au ciel en esprit) , voir L'Estoire del Saint Graal, éd.
3. A. Seay, La musique du Moyen Age, p. 33-35.
Jean-Paul Ponceau, t. I, Paris , Champion, 1997 (CFMA, 120), § 11, p. 7-8.
106 Poésie et conversion au Moyen Âge La beauté parle de Dieu. De la musique à la poésie 107

l’univers et la musique divine, celle des anges en présence de Dieu1. La musique est-elle en quelque façon é trangère à ce que nous appelons l’Ecriture
/

Cette identité est, très concrètement, celle de la structure modale du sainte ? Elle en est, au contraire, auprès d’elle une servante très proche, très familière,
chant grégorien et de sa division en huit modes. Il y a là une représen- rendant plus de services que les autres ; elle est plus nécessaire.
tation qui, dans son esprit, est désormais bien loin des conceptions
Une étude des conceptions esthétiques pourrait développer ce point
pythagoriciennes où elle s’enracine ; une représentation inspirée par de bien des façons, et non pas seulement autour du chant des psaumes.
cette sorte de « spiritualité matérialiste » qui pousse le Moyen Âge à se
? Lexemplum du moine et de l’oiseau fait de la joie procurée par la beauté du
figurer les réalités divines sous une forme très proche de celles de ce chant l’équivalent en ce monde de la joie du paradis et abolit le temps en
monde. La conséquence en est que la musique, dans sa pratique, dans sa un avant-goût de l’éternité1. A l’époque moderne encore, l’effet produit
technique, dans ses effets esthétiques, est une réalité divine et conduit à
Dieu.
par la musique, et singulièrement par la voix, est volontiers décrit comme
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un ravissement ou une extase, comme si elle descendait du ciel ou y
On trouve d é j à exprimée chez Bède l’idée que la musique entretient emportait l’auditeur (« voix céleste », « voix d’ange », etc.). Les premières
avec Dieu, avec l’Écriture sainte et avec l’Église un lien très é troit, essen-
pages de La Duchesse de Langeais de Balzac en sont un exemple. On pour-
tiel même, et auquel aucun autre art ne saurait prétendre, un lien qui est à
rait aussi, du Moyen Age à l’époque moderne, mettre en évidence une
la fois mystique et courtois, un lien fondé sur l’effet bénéfique de la
sorte de « laïcisation de l’harmonie » à travers des récits qui, pour expri-
musique sur la nature humaine : mer l’extase amoureuse, montrent une voix et le son d’un instrument se
Ÿ
Nulla enim scientia ausa est subintrare fores Ecclesiae, nisi ipsa tantummodo fondre jusqu’à ne pouvoir être distingués l’un de l’autre, d’Apollonius de
musica... Inter omnes enim scientias ipsa laudabilior, curialior, jucundior, laetior,
amabilior esse probatur ; nam reddit hominem laudabilem, iucundum, curialem, lae-
Tyr; roman de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Age, au Conseiller Kres-
tum, amabilem 2.
ï pel de E. T. A. Hoffmann et à Massimilla Doni de Balzac2 encore lui. —
P Et la poésie ? La poésie peut bénéficier de cette dignité pour autant
Aucune science n’a osé franchir les portes de l’église si ce n’est la seule musique... Il qu’elle est portée par la musique et englobée en elle. Elle peut l’être de
est en effet é tabli qu’elle est, parmi toutes les sciences, la plus digne de louange, la deux façons. Elle est associée à la musique pour la confession de louange,
plus civilisée, la plus agréable, la plus joyeuse, la plus aimable. Car elle rend l’homme et particulièrement pour la louange de Dieu dans la liturgie. En témoi-
digne de louange, agréable, civilis é, joyeux, aimable.
gnent la tradition exégé tique touchant David et les psaumes, dont on
Cette idée, on la retrouvera sous la plume de Raban Maur\ puis de verra un exemple à travers les commentaires du psaume 150, la place des
Rupert de Deutz : psaumes dans la liturgie, le développement des hymnes, des tropes et de
Musica vero numquid peregrina est ab ista qua loquimur, Scriptura sancta ? Immo l’ensemble de la poésie liturgique. Mais la poésie est aussi englobée dans
familiaris valde apud earn et consecretalis vernacula atque prae aliis officialis la musique pour toute la part en elle qui est rythme et versification fondés
magisque est necessaria4. sur la mesure et le nombre — tout ce qui constitue le livre I du traité De la
Musique de saint Augustin. On voit ainsi Bède le Vénérable, dans son inté-
rêt pour la poésie, aborder les deux aspects. Le second, à travers ses tra-
1. Cf . l’excellent article de Calvin M. Bower, « Natural and artificial music : The origins and develo-
pement of an aesthetic concept », dans Musica Disciplina, XXV (1971) , p. 17-33, 32 : « The first vaux sur la métrique, qui unissent l’attention au plaisir auditif du mètre et
principle of natural music was the tone, the mode ; and all music developed from and according celle à l’emploi poétique des figures dans l’Ecriture sainte ( De metrica
to this principle and ultimately returnds to it. 'fhe modes were present in music sung to the praise
ef God , and music sung in divine praise on earth was a reflection of the divine praises eternally
sung in the celestial realm. » 1. Frederic C. Tubach , Index Exemplorum. A Handbook of Medieval Religious Tales, Helsinki, 1969,
; 2. Bède, Musica quadrata sive mensurata, dans PL, t. 90, col. 922 b-c. Cf. aussi H. Abert, Die Musikan- n° 3378 (Monk Felix). Voir particulièrement, à la fin du XIIe siècle, la version que l’évêque de Paris
schauung des Mittetatters und ihre Grundlagen, Halle, Niemeyer, 1905, p. 77. Maurice de Sully, auteur du premier homéliaire français ou immédiatement traduit en français,
3. Raban Maur, De Clericorum Institutions ad Heistulphum Archiepiscopum libri très, dans PL, t. 107, 1. Ill, insère dans son sermon 18 pour le 3e dimanche après Pâques, Mulier cumparit : C. A. Robson, Mau-
24, col . 293 sq. rice de Sully and the Medieval Vernacular Homily. With the Texte of Maurice' s French Homilies from a Sens
4. Rupert de Deutz , De operibus Spiritus Sancti, Liber VII, De Sàentia, c. XVI, dans PL, t. 167, col. 1779. Cathedral Chapter MS, Oxford, Basil Blackwell, 1952, p. 124-127. Réécriture moderne du conte :
Voir, plus haut, p. 16, le commentaire de vemaculus à propos de son emploi par saint J é rôme dans Michel Zink, Le fongleur de Notre Dame. Contes chrétiens du Moyen Age, Paris, Le Seuil, 1999, p. 69-71.
son commentaire sur l’esclave captive du Deuté ronome. 2. Michel Zink, Le roman dApollonius de Tyr, Paris, UGE, « 10/18 », 1982, p. 56-57.
108 Poésie et conversion au Moyen Âge LM beauté parle de Dieu. De la musique à la poésie 109
%
ratione et De schematis et tropis Sanctae Scripturae, traités souvent réunis dans supposé ore qu'il n’eust pas la voix habile pour chanter et bien acorder, sçaroit il et
pourroit congnoistre les accors ou discors avecques tout l’art d’icelle science (...).
les manuscrits) . Le premier, à travers une réflexion sur l’aide que L’autre musique est appellée naturele pour ce qu’elle ne puet estre aprinse a niai, se son
l’inspiration poétique peut apporter à la diffusion de la parole de Dieu et propre couraige naturelment ne s’i applique, et est une musique de bouche en profé-
sur la source divine qu’elle peut avoir dans ces conditions, à travers rant paroules metrifiees... (suit une première et rapide description des principales formes fixes).
l’histoire de Caedmon. Et ja soit ce que ceste musique naturele se face de volunté amoureuse a la louenge des
Revenons un instant, à propos de la relation entre la poésie et la dames, et en autre maniérés, selon les materes et le sentement de ceuls qui en ceste
musique s’appliquent, et que les faiseurs d’icelle ne saichent pas communément la
musique, sur la distinction de Jean Scot Érigène entre musica naturalis et musique artificiele ne donner chant par art de notes a ce qu’ilz font, toutesvoies est
musica artificialis. On sait que ces deux expressions sont employées en appellée musique ceste science naturele, pour ce que les diz et chançons par eulx
français cinq siècles plus tard, en 1392, par Eustache Deschamps dans faiz ou les livres metrifiez se lisent de bouche, et profèrent par voix non pas chan-
son Art de dictier et de faire chansons\ mais dans un sens combien différent ! table, tant que les douces paroles ainsi faictes et recordees par voix plaisent aux
La « musique naturelle » est, pour Deschamps, celles des mots et du vers, escoutans qui les oyent, si que au Puy d*amours anciennement et encores acoustumez
en pluseurs villes et citez des pais et royaumes du monde1 .
et la « musique artificielle » est ce que nous appelons proprement et com-
munément la musique, vocale ou instrumentale. Pythagore paraît bien loin et toute prétention de la musique à être le
Le titre complet du traité de Deschamps est : Ci commence fart de dictier nombre et la mesure de l’univers est oubliée. Deschamps ne considère
et de fere chançons, balades, virelais et rondeaulx, et comment andennement nul ne nullement que la musique peut conduire à Dieu ou que Dieu se révèle par
osoit apprandre les .VII. ars liberaulx d après declare se il n estoit noble. la musique qui règle le cosmos. Il se limite au domaine strict de l’art litté-
L’ouvrage, en effet, donne des exemples et des recettes de composition ^ raire et musical. Mais en outre, et peut-être en conséquence, la relation
pour les différents genres lyriques (ou plutôt genres poétiques à forme entre la poésie et la musique est chez lui inversée. Certes, la poésie est
fixe) et il se fonde sur un bref examen des arts libéraux. Il commence par englobée dans le terme de « musique ». Mais c’est pour mieux subordon-
définir en quelques mots ceux du trivium, puis par présenter en un para- ner la musique à la poésie, puisque la musique de la simple parole est pre-
graphe chacun des trois premiers arts du quadrivium, pour, une fois mière et puisqu’elle seule exige de celui qui la pratique des dons naturels.
arrivé à la musique, lui consacrer le traité lui-même. La musique, dit Des- Cette primauté de la poésie sur la musique, qui va de pair, à l’époque de
champs, vient en dernier dans la liste des sciences, car elle est comme un Deschamps, avec un divorce entre la musique et la poésie, marque ainsi
remède et un délassement aux travaux et aux fatigues des autres : les une sorte d’autonomie nouvelle du domaine de l’art, sa laïcisation, pour-
chants et le son des instruments sont en effet « plaisants et d électables ». rait-on presque dire, et comme un renoncement à charger l’ensemble
Il passe alors à la distinction entre musique naturelle et artificielle.
Cette distinction se fonde sur une id ée é trange, mais qui vaut qu’on
1. Éd. citée, p. 269-271. « Il faut savoir que nous avons deux sortes de musique, l’une artificielle,
s’y arrê te : la « musique artificielle » est une technique, que n’importe qui, l’autre naturelle. L’artificielle est celle dont l ’on a fait ré férence ci-dessus ; elle est appel ée artificielle
si grossier soit-il, peut apprendre pour peu qu’il s’y applique, tandis que la à cause de son art, car par ses six notes, qui sont appel é es ut, re, mi, fa, sol, la, on peut enseigner à

— —
« musique naturelle » la poésie naî t d’une inspiration et de sentiments
spontanés, essentiellement de sentiments amoureux :
chanter, accorder, composer sur le deuxi ème accord, sur le cinquième, sur le troisième, tenir,
chanter le déchant, par figures de notes, par clefs et par lignes , au plus rude homme du monde, ou
au moins, supposé qu’il n’ait pas une voix apte à chanter et bien faire les accords, on pourrait au
moins tant faire qu’il saurait et pourrait connaî tre les accords ou désaccords par l’art de cette
science (...). L’autre musique est appelée naturelle, par le fait qu’elle ne peut être apprise par per-
Et est a sçavoir que nous avons deux musiques, dont l’une est artificiele et l’autre est sonne, si son propre esprit ne s’ y applique naturellement, et elle est une musique de bouche pro-
naturele. duite par des mots sous forme métrique... (suit une première et rapide description des principales formes
L’ artificiele est celle dont dessus est faicte mencion ; et est appellée artificiele de son fixes). Et bien que cette musique naturelle dérive d’une volonté amoureuse à la louange des dames,
et en d’autres maniè res, selon les sujets et les sentiments de ceux qui s’appliquent à cette musique,
art, car par ses .VI. notes, qui sont appellées ut, ré, my, fa, sol, la, l’en puet aprandre a
et que les faiseurs de cette musique ne connaissent pas normalement la musique artificielle, ni ne
chanter, acorder, doubler, quintoier, tierçoier, tenir, deschanter, par figure de notes, sachent pas transformer en chant ce qu’ils font par l’art de notes, toutefois cette science naturelle
par clefs et par lignes, le plus rude homme du monde, ou au moins tant faire que, est appel ée musique, parce que les poèmes et les chansons ou les livres en rime faits par eux se
lisent par la bouche, et se prononcent par une voix non chantable, tant que les doux mots faits
ainsi et accordés par la voix plaisent aux auditeurs qui les entendent, comme au Puy d’ amour, selon
1. Œ uvres complètes de Eustache Deschamps, éd. Gaston Raynaud, Paris, SATF, t. VII, 1891, p. 266-292. l’usage ancien encore suivi en plusieurs villes et cités des pays et des royaumes du monde. »
110 Poésie et conversion au Moyen Age La beauté parle de Dieu. De la musique à la poésie 111

musique et poésie d’une valeur « prophétique » intrinsèque, puisqu’il n’est tagne de Dieu, la source de vie à celle qu’a fait jaillir Pégase, le Verbe de la
plus question d’en faire l’expression sensible de l’harmonie des nombres Sagesse et les neuf ordres d’anges qui chantent la louange de Dieu aux
qui règle l’univers et de la manifestation de Dieu à travers cet ordre neuf Muses. Mais l’exclusion implique un parallèle. Le chant sacré récu-
numérique. L’inspiration est, pour Deschamps, tout entière du côté de la père à son profit la poésie et il la revendique :
poésie, et pas du tout du côté de la musique, et en conséquence, serait-

on tenté de dire cette inspiration, essentiellement amoureuse, dans la
— Quas hoc loco poetarum Musas praetuleris verbo Sapiendae quod est fons vitae, non
equivolands pede productus in Pamasso monte1, sed emanans a throno Dei, cristallo
pure tradition des troubadours, n’a rien à voir avec celle de l’Esprit. similis, a mondbus aeternis ; quern fontem ambiunt pro Musis novem ordines novem
Mais à la même époque, la doctrine du chant du cœ ur de Jean Ger- angelorum, qui non cessant una voce laudare, benedicere, glorificare viventem in sae-
cula, non Palladem fabulosam, sed Sapiendam Dei veram.
son, que le chancelier de l’Université de Paris expose dans un long traité
latin, le Tractatus de canticisy et dans un traité français plus bref, le Canticor- À ce point de mon discours, tu auras repoussé les Muses des poètes au profit du
dum aupeleriré , néglige au contraire la poésie pour faire de la seule musique Verbe de la Sagesse qui est source de vie, source qui n’a pas jailli sur le mont Parnasse
un chemin mystique qui permet au cœ ur de s’élever jusqu’à Dieu et de !
du sabot d’un cheval ailé, mais qui, semblable au cristal, émane du trône de Dieu, des
s’unir à lui. La démarche, certes, relève de l’allégorie et du discours méta- montagnes éternelles. En lieu et place des neuf Muses, ce sont les neuf ordres d’anges
Í
qui entourent cette source et ne cessent, d’une seule voix, de louer, de bénir et de glo-
phorique, en faisant de la musique une des représentations des étapes qui : rifier Celui qui est vivant pour les siècles des siècles : non la Pallas des fables, mais la

permettent à l’âme de s’élever vers Dieu comme la scala coelf , les bran-
ches du palmier dans le traité mystique du Xllf siècle qui porte ce titre3 ou
.
vraie Sagesse de Dieu2.

les ailes du chérubin dans le traité De sex alis cherubim d’Alain de Lille 4. C’est toujours la vieille opposition de la fiction poé tique païenne et de
Mais il y a aussi beaucoup plus : une méditation sur la nature, la technique la sainte vérité chrétienne. C’est toujours aussi, comme chez saint Jérôme,
et les effets de la musique, confrontés à l’aspiration vers Dieu et aux états le souci de les mettre en rivalité pour faire triompher la seconde. La
mystiques. La perspective n’est plus vraiment néopythagoricienne. Il ne grande nouveauté, cependant, est qu’il ne s’agit plus là de la culture et du
s’agit plus de s’élever jusqu’à la musique des sphères à partir de la savoir antiques dans leur ensemble, mais spécifiquement de l’inspiration
musique sensible, dont le seul intérêt est d’en être un écho perceptible, poétique, que l’inspiration sacrée dépasse, mais englobe.
mais de chercher dans la musique sensible, et dans ce que la musique a de
sensible, une voie d’accès à Dieu. En ce sens, il y a chez Gerson comme
chez Deschamps une sorte de limitation, ou au moins de délimitation, du
LES PSAUMES ET LA LOUANGE DE DIEU.
domaine de l’art. Mais chez le musicien et le mystique, ce champ limité $
b UN COMMENTAIRE FRAN ÇAIS DU PSAUME 150
ouvre sur l’infini, tandis que le poè te de la vie comme elle va s’enferme

dans la technique dans l’art au sens de technique en même temps qu’il
donne aux mots le primat sur la modulation.
— %«
m.
ï
£
.
Mais, bien entendu, le modèle du chant liturgique qui élève vers Dieu
Enfin, l’ascension mystique se fait, dit explicitement Gerson, au prix et qui dès ce monde reflète celui des anges, c’est le chant des psaumes.
du renoncement à la poésie profane. Au Parnasse, il faut préfé rer la mon- Celui qui s’y adonne d’un cœ ur pur s’unit aux anges du ciel, écrit au début
du IXe siècle Smaragde de Saint-Mihiel :
1. Isabelle Fabre, La doctrine du chant du cœur de Jean Gerson ( 1369- 1429) : éd . critique, traduction et Psalmodiae hic virtus ostenditur, ut qui puro corde inter homines psallit etiam sur-
commentaire des Tractatus de Canticis et du Canticordum au pelerin, thèse, Université de Paris- sum cum angelis canere videatur3.
Sorbonne, 2001, à paraître, Genève, Droz (Publications romanes et françaises).
2. Cf . Christian Heck, L’ échelle céleste dans l’art du Moyen Age. Une image de la quête du ciel, Paris, Flamma -
rion, 1997. 1. Ovide, Métamorphoses, V, v. 250 sq., cf. éd. G. Lafaye, 1.1, Paris, Les Belles Lettres, 1985 [1925].
3. Cf . Michel Zink, IM prédication en langue romane avant 1300, p. 55-56, et Karl Christ, Le livre du pal- 2. Jean Gerson, Tractatus de canticis, § 20, cf. éd. et trad. d’Isabelle Fabre, 1.1, p. 151, et t. II, p. 322.
mier. Ein Beitrag s(ur Kenntnis der altfran osischen Mystik , dans Mittelalterliche Handschriften. Festgabe Her- 3. Smaragde de Saint-Mihiel, Diadema monachorum, chap. 12, dans PL, t. 102, col. 596 c. Voir Anders
^
mann Degering, Leipzig, Hiersemann, 1926, 57-81. Ekenberg, Cur cantatur ? Die Funktionen des liturgischen Gesanges nach den Autoren der Karolinger eit,
4. PL, t. 210, col. 274 sq., et M. Zink, La prédication en langue romane, p. 280. Stockholm, Almqvist & Wiksell International, 1987, p. 132-142. ^
112 Poésie et conversion au Moyen Âge La beauté parle de Dieu. De la musique à la poésie 113

La psalmodie a cet effet, que celui qui chante les psaumes d’un cœ ur pur parmi les
4. Laudate eum in tympano et choro, 4. Louez-le sur le tympanon et par les
hommes semble chanter au ciel avec les anges.
[chœ urs,
f
â- Laudate eum in cordis et organo. Louez-le sur les cordes et l’organum.
Un psaume, par son contenu même, invitait tout particulièrement à 5. Laudate eum in cymbalis bene 5. Louez-le sur les cymbales retentissantes,
£
voir dans la musique une métaphore de la montée vers Dieu : le dernier, [sonantibus,
le psaume 150, qui exhorte à la louange de Dieu sur les instruments de Laudate eum in cymbalis iubilationis. Louez-le sur les cymbales jubilantes.
6. Omnis spiritus laudet Dominum. 6. Que tout esprit loue le Seigneur.
musique. A la fin du XIIe siècle, il est commenté en français par un auteur
probablement cistercien ou dans la mouvance cistercienne, qui mêle à Le premier commentaire français des psaumes donne des détails con-
une sensibilité mystique un intérêt très attentif aux questions musicales. crets et précis sur les divers instruments de musique et sur les termes
Ce « sermon sur Laudate » est conservé par quatre manuscrits, dont le musicaux, comme organum \ il en tire une signification allégorique plus
meilleur et le plus ancien (malgré l’inversion de deux développements W appuyée que ne le fait le sermon sur Laudate. Mais il ne tente ni de com-
vers la fin) est Nantes, Musée Dobrée 5, occupé pour l’essentiel par la tra- menter la musique m ême produite par ces instruments ni de proposer
duction fran çaise des quarante-quatre premiers sermons de saint Bernard une réflexion sur la musique en tant que telle, qui éclairerait le sens du
sur le Cantique des Cantiques1. Il invite à une comparaison avec un autre psaume1.
commentaire du même psaume, à peu près contemporain, celui qui figure Le sermon sur Laudate est bien différent, par l’intensité de sa spiritua-
dans l’ouvrage connu sous le nom de « premier commentaire fran çais des I lité, par le type d’attention qu’il porte à la musique, comme par sa compo-
psaumes », adaptation du commentaire de saint Augustin sur le psautier sition et par celle qu’il s’efforce de mettre en évidence dans le psaume lui-
remontant peut-être lui aussi à la fin du XiL siècle 2. même. L’une et l’autre sont modelées par les formes musicales, puisqu’il
Relisons d’abord le bref psaume 150 dans la traduction de saint J érôme voit dans ce psaume une antienne formée de deux groupes de sept notes
juxtaLXX, celle qu’utilise la liturgie et que commentent nos deux textes : correspondant aux sept dons du Saint-Esprit2. Le « sermon » monte suc-
1. Laudate Dominum in sanctis eius, 1. Louez le Seigneur dans ses saints,
Laudate eum in firmamento virtutis eius. Louez-le au firmament de sa puissance ; 1. Voici, un peu modifié, un extrait de l ’analyse d é taill ée de ce texte que j’ai donnée dans La prédica-
2. Laudate eum in virtutibus eius, 2. Louez-le dans ses puissances, $ tion en langue romane avant 1300, p. 256-257 : Verset 3 : Description et définition de la trompette : elle
Laudate eum secundum Louez-le en accord avec l’immensité de Is
'

représente les prédicateurs qui font beaucoup de bruit en annonçant les peines de l’enfer et la joie
du paradis. Le psalterion, avec ses cordes tendues par-dessus, signifie la dévotion que nous ren-
[multitudinem magnitudinis eius. [sa grandeur. i)
dons à Dieu. La cithare, dont les cordes sont en dessous, signifie l’incarnation du Christ. Louer
3. Laudate eum in sono tubae, 3. Louez-le au son de la trompette, ;
| Dieu sur le tympanon et la cithare, c’est le louer comme Dieu et comme homme (ailleurs , et plus
Laudate eum in psalterio et cithara. Louez-le sur le psalterion et la cithare. souvent, ces deux instruments représentent respectivement, pour la mê me raison, les préoccupa-
tions spirituelles et l’esprit mondain). Verset 4 : Le tympanon est un instrument dont les cordes de
% cuir séch é sont tendues sur le bois. Il repr ésente la croix sur laquelle le corps du Christ fut tendu
£ et étiré. Les chevilles du tympanon sont les clous de la croix (image très fréquente, en particulier
1. Ce texte a été édité, en prenant pour base le ms . de Nantes, par Robert Taylor, « Li sermons sor Lau- &
..
.vV
chez les victorins). À l’image du Christ, nous devons nous étendre sur la croix et dessécher notre
date, texte anonyme de la fin du X1IL siècle », dans Travaux de linguistique et de littérature, XX /1 « charnalité » pour sonner clair, sans d électation charnelle qui désaccorde le tympanon . L’â me ver -
(1982) , p. 61 -100. J’avais moi-mê me, quelques ann ées plus tôt, é tudié ce sermon d’après le seul tueuse doit s’accorder avec « la multitude de sainte Eglise » comme les voix s’accordent dans un
ms. de Nantes { Laprédication en langue romane avant 1300, particulièrement p. 252-257 et 465-466). chœ ur. Les cordes sont faites de nerfs séchés et étirés . De même le feu de l’Esprit doit nous des-
Sur le ms. Nantes, Dobrée 5, voir Stewart Gregory, La traduction en prose française du Xlf siècle des sécher et nous faire mourir à la chair pour que nous puissions chanter les louanges du Seigneur.
Sermones in Cantica de saint Bernard, Amsterdam, Rodopi, 1994, p. 1X-XI. Le sermon sur Laudate 7 Définition de Xorganum : diffé rents sens techniques et étymologie. Ici le mot désigne l’harmonie de
se lit également dans les manuscrits Londres, British Museum , Royal 16 E XII et Troyes, Biblio- la polyphonie vocale, qui signifie la concorde des saints du ciel et de ceux qui, sur terre, se joignent
thèque municipale, 1384. On le trouvait aussi dans le ms. Chartres, Bibliothèque municipale, à eux. Versets 5-6 : Les cymbales sont coulées en airain et on les fait retentir en les heurtant. Elles
1036, détruit pendant la Deuxième Guerre mondiale ; cf. Taylor, art. cité, p. 62-63. signifient les l èvres qui se heurtent pour louer Dieu. Mais, pour saint Augustin, tympana bene sonan-
2. B. Woledge et H. P. Clive, Répertoire des plus anciens textes en prosefrançaise depuis 842 jusqu'auxpremières tia, ce sont ceux qui s’entre-sermonnent. La jubilation est une joie du cœ ur venant des éternelles
années du XHf siècle, Genève, Droz, 1964, n° 14, p. 66. Voir la notice de Paul Meyer, dans Documents
joies du ciel, qui passent la description. Il y a trois manières de faire de la musique : avec la voix, le
manuscrits de l'ancienne littérature de la France conservés dans les bibliothèques de la Grande-Bretagne, Paris , vent et la percussion. Le psaume n’oublie aucune des trois, ni la voix (le chœ ur) ni le vent (la
Imprimerie nationale, 1871, p. 89-90 ; Samuel Berger, La Bible française au Moyen Âge, Paris, Impri- trompette) ni la percussion (le tympanon). Ces trois sortes de musique signifient respectivement
merie nationale, 1884, p. 65, 384, 419-420 ; M. Zink, La Prédication en langue romane avant 1300, l’âme, l’esprit et le corps. Elles sont toutes trois contenues spirituellement dans le psaume Laudate.
p. 49 et passim. Ce commentaire est contenu intégralement dans le ms. Durham, Biblioth èque du 2. Analyse du sermon (cf. M. Zink, op. rit., p. 252-253) : Ce psaume est un psaume de louange (son
Chapitre, A II 11, A II 12, A II 13 ; des fragments se trouvent dans plusieurs autres manuscrits titre est : Alleluia) et aussi une antienne en deux groupes de sept notes correspondant aux sept
(Hereford, Cathédrale, O IV 15 ; Londres British Museum, Royal 19 C V ; New York, Pierpont- dons du Saint-Esprit. Laudate Dominum in sanctis ejus - lre note = amour du prochain (amour
Morgan, 338 ; Oxford, Bodleian, Laud. Mise. 91 ; Paris, BNF, fr. 13316).

des saints) = don de sagesse (sagesse des saints). In firmamento virtutis ejus 2 note = don
e
114 Poésie et conversion au Moyen Âge LM beauté parle de Dieu. De la musique à la poésie 115

cessivement ces deux gammes de sept notes, en respectant, de l’une à l’amour : n’est-ce pas l’aspiration qui, quelques décennies plus tard, ani-
l’autre, le parallélisme des notes identiques qui, à une octave de distance, mera la poésie vernaculaire ? L’exultation de la terre, c’est la résurrection
désignent chacune le même don du Saint Esprit. La deuxième gamme, du Christ1, qui garantit et justifie cette exaltation de la chair en Dieu,
plus haute, conduit jusqu’à la joie mystique en Dieu, dé jà atteinte à la sep- la chair dont la nature est alors métamorphosée, qui se trouve alors
tième note de la première gamme, mais imparfaite alors, car le corps n’y dénaturée1.
est pas associé. Le souci de faire participer la chair à l’union mystique n’est pas fré-
Le mouvement général est familier à la littérature spirituelle de cette quent dans les textes de cette époque. Or il est mis en évidence, exalté,
époque, et tout particulièrement à la littérature cistercienne : élévation de magnifié par l’erreur même de transcription du manuscrit de Nantes dans
l’â me vers Dieu, « redescente » vers l’amour concret du prochain, des conditions telles que cette heureuse erreur du meilleur manuscrit
remontée - cette fois plus élevée et définitive, car elle est nourrie de la mérite un examen. Qu’il s’agisse d’une erreur est indubitable. C’est un
charité - jusqu’à l’union mystique avec Dieu1. Ce mouvement revient bourdon : un saut du même au même à un feuillet de distance. Mais c’est
même plusieurs fois dans le sermon. Dans chacune des deux gammes, il une erreur qui porte à son paroxysme l’émotion d’une conclusion
apparaît de la quatrième à la septième note. Et, de façon plus intériorisée, inattendue.
il apparaît aussi dans la progression de la première à la deuxième gamme. Le copiste intervertit le commentaire de l’avant-dernier demi-verset
Une progression qui est celle de l’intériorisation : la deuxième gamme, dit du psaume, Î Mudate eum in cymbalis jubilationis, et celui du dernier verset,
l’auteur, est plus difficile à monter que la première, car elle exige que l’on Omnis spiritus laudet Dominum. L’erreur est manifeste : on voit soudain sur-
monte en soi-mê me. Qu’est-ce à dire ? Cela signifie que lors de son gir une traduction qui n’est pas celle de la citation qui précède, et qui est
ultime union à Dieu, au sommet de la deuxième gamme, l’â me associe à elle-même tronquée, avec pour résultat que le dernier verset du psaume
cette fusion mystique, non seulement l’amour du prochain, mais aussi le est commenté avant l’avant-dernier. La taille du passage interverti permet
corps mê me, sa propre chair transfigurée par l’amour. L’â me ne s’élève à Robert Taylor de supposer, non sans vraisemblance, que deux feuillets
vraiment jusqu’à Dieu qu’après avoir condescendu, non seulement à ont été intervertis. Il est clair, au demeurant, qu’un mot identique dans
aimer le prochain, mais aussi à s’aimer soi-même, à aimer sa pauvre deux citations, sans doute exactement placées à un feuillet de distance
chair, à l’épurer de ce qui en elle s’oppose à l’amour divin et à la tirer, si dans le manuscrit recopié, a entraî né leur confusion. Pourtant, ce n’est
l’on peut dire, jusqu’à lui. Alors seulement elle peut jouir vraiment de pas un bourdon habituel, puisqu’il n’y a en définitive pas de lacune et que
son union à Dieu, car elle fait participer à cette union la totalité de le scribe finit par copier, certes dans un ordre erroné, l’ensemble du texte.
On peut même dire qu’il tire parti de son erreur en enchaî nant avec habi-
d’entendement (compréhension de l’humanité du Christ). In virtutibus ejus 3e note don de
= = leté et naturel une admirable conclusion sur une phrase qui n’est pas en
conseil (louange de Dieu dans les anges - virtutes - qui nous guident). Secundum multitudinem magni- réalité la dernière du commentaire, alors que dans les autres manuscrits la
tudes ejus - 4e note contemplation et vision mystique de Dieu don de force. In sono
= =
tubae = 5e note don de science retour aux occupations quotidiennes et à l’amour concret du
= = fin, non seulement est plus gauche, mais paraî t même tronquée. Son
prochain. In psalterio 6e note don de pié té l’esprit est ravi en Dieu et le corps reste comme
= = = interversion et son intervention comblent cette apparente lacune.
mort. In cythara - T note don de crainte = l’esprit est si é troitement uni à Dieu par l’amour qu’il
=
ne peut en être sé paré. Il y a alors deux degrés : l’esprit peut être uni à l’humanité de Dieu ou à sa fi Mais il fait plus. Il met en valeur le beau parallèle entre la chair sauvée
divinité. Les sept notes suivantes sont plus difficiles à monter, car il faut monter en soi-même. In
et le Christ ressuscité, qui fournit sous sa plume la chute du sermon. Et il le
= =
tympano lrc note don de sagesse = pénitence. In eboro 2e note = mortification du cœ ur. In cor-
=
dis - 3e note l’esprit, purifié de tout él ément charnel, est tendu de désir vers Dieu. In organo - met d’autant plus en valeur qu’en désignant la chair ( « sa sœ ur » ) là où les
=
4e note don de force l’esprit est rempli de la grâce de Dieu. In cymbalis bene sonanti -
= =
bus = 5e note don de science charité (amour de Dieu et du prochain). In cymbalis jubilatio-
autres manuscrits désignent le Christ ( « son savoureux ami » ), il paraî t
= =
nis - 6e note don de piété jubilation de l’âme ravie en Dieu. Omnis spiritus laudet Domi- signifier que le tressaillement de joie de la terre n’a pas pour cause la seule
= =
num - T note don de crainte la chair est encore présente, mais elle ne s’oppose plus à la
=
louange de l’esprit.
= % résurrection du Christ, mais celle de la chair, qu’elle entraîne. En termi-
1. M. Zink, op. cit., p. 465-471, et les exemples présentés dans ces pages, particuliè rement le De sex
alis cherubim d’Alain de Lille et sa traduction française (Veraie confession). On peut y ajouter, par
exemple et pour rester dans le domaine vernaculaire, le Mirour de seynte Eglyse de saint Edmond 1. R. Taylor, « Li sermons sor Laudate, texte anonyme de la fin du XIIe siècle », 311-312, p. 91.
d’Abingdon. 2. Ibid., 313, p. 91.
116 Poésie et conversion au Moyen Âge La beauté parle de Dieu. De la musique à la poésie 117

nant, ou peu s’en faut, sur la citation du Ps. 42, 4 (Introibo ad altare Dei, ad final cité ci-dessus, la désignation de la chair ( « sa sœ ur » ) là où les autres
Deum qui laetificat juventutem meam), c’est-à-dire sur les premiers mots de la manuscrits mentionnent le Christ ( « son savoureux ami » ).
messe, le début des prières au bas de l’autel, qui sont un montage d’extraits Or, ce mouvement et cette pensée, que l’erreur d’un copiste inspiré
des psaumes 41 et 42, il suggère un rapprochement, voire une assimilation, magnifie au lieu de les mutiler, se reflètent dans l’interprétation propre-
entre la messe et l’union mystique dans l’amour divin de l’âme et de la chair ment musicale du psaume, telle que la propose le sermon. Cette interpré-
épurée et réconciliée. Cette fin résonne comme une sorte d’appel à la tation se fonde sur la description d’une double gamme ascendante qui
messe éternelle ou du moins comme une représentation proprement mys- ;
suit la succession des versets :
tique de la messe. En même temps, la formule de bénédiction finale, tradi- Si est nient solement Psaumes, anz est alsi corn li antievene c’om chantet après lez
tionnelle en elle-même, reçoit une coloration affective (en harmonie avec Psaumes. Se vos demandez de quel ton ilh est, je di qu’il est de setisme ; car en ceste
l’exclamation répétée Oi Deus) et devient plus pressante en se poursuivant, antievene at dous clauses et en chascune clause a set notes, ki vont tôt dis en mon-
en rebondissant par l’invocation répé tée Amis, amis, etc. : 1
tant, solonc les set dons del saint Espir .

Introibo ad altare Dei, ad Deum qui laetificat juventutem meam [Ps. 42, 4]. « Je entrerai, dist (Cepsaume) n’est pas seulement un psaume, mais il est comme l’antienne qu’on chante
ilh, a l’auteilh Deu , a Deu qui esleece ma jovente. » Oi Deus, ceste jovente qui est après les psaumes. Si vous demandez de quel mode il est, je dis qu’il est du septième
mode. Car dans cette antienne il y a deux versets et dans chaque verset il y a sept
2
pesenz come terre et est faite de terre, dont li vient joie spirituelz ? Li prophètes li
dist : Dominus regnavit, exultet terra [Ps. 96, 1]. « Li terre doit avoir joie, car Deus at notes toujours ascendantes selon les sept dons du Saint-Esprit.
regneit », c’est a dire il est resuscitez. Oi Deus, comment n’auroit il joie, cant il voit sa
Contrairement à ce que j’ai écrit autrefois , l’auteur ne mentionne le
3
seror resusciter ? Et il li donet sentir par ferme esperance ke il le resusciterat aussi et
conformerai a sa gloire. A la quepe] glore nos doint parvenir ki vit et régné avoc le septième mode (le « septième ton », dit-il) ni par hasard, ni en écho insi-
Pere, li espous de la glise, Jehesu Crist, nostre dois amis. Amis, amis, priez por moi gnifiant aux sept dons du Saint-Esprit. Le septième mode grégorien est le
cant il fait bon2.
mode le plus élevé, celui qui part de la note la plus haute (sol) et qui, étant
Introibo, etc. J ’irai, dit-il, vers l’autel de Dieu, vers Dieu qui ré jouit ma jeunesse. O un mode authente, s’élève le plus haut, jusqu’au sol de l’octave supérieure
mon Dieu ! cette jeunesse lourde comme la terre et faite de terre, d’où lui vient cette (tandis que le huitième mode, l’autre mode de sol, est un mode plagal et
joie spirituelle ? Le prophè te lui dit : Dominus, etc. La terre doit se ré jouir, car Dieu a s’arrête à la tierce en dessous). Le Moyen Âge aime les notes et les voix
régné, c’est-à-dire il est ressuscité. O mon Dieu, comment ne se ré jouirait-il pas, § hautes ; il aime entendre « chanter à voix haute et serie ». Notre sermon
quand il voit sa sœ ur ressusciter ? Et il lui fait sentir par une ferme espérance qu’il le
ressuscitera aussi et le conformera à sa gloire. Gloire à laquelle nous donne de parve-
lui-même flé trit les envieux, dont la voix enrouée ne peut même pas
monter jusqu’à la première note . Le mode élevé unit la perfection esthé-
4
nir celui qui vit et règne avec le Père ; l’é poux de l’Église, J ésus-Christ, notre doux
ami. Ami, ami, priez pour moi quand c’est le moment. tique à l’expression métaphorique de la perfection morale.
À la mention du septième mode répond l’observation que le livre des
C’est ainsi que le scribe du manuscrit de Nantes tire parti de son Psaumes tout entier part de très haut avec le premier verset du premier
erreur. Elle lui permet de renforcer l’effet rhé torique de la fin du sermon, psaume, qui invite à éviter le péché en échappant au conseil des méchants
d’en accroî tre l’émotion, et de donner ainsi une expression plus frappante ( Beatus vir qui non abiit in consilio impiorum) mais qu’il parvient à s’élever
encore beaucoup plus haut à la fin, avec le premier verset du dernier
à sa doctrine spirituelle. Il semble atténuer l’exaltation de la chair puisque -
son interversion en fait le développement pénultième et non la conclu- *
àï
1. Nantes Dobrée 5, f. 180 r 1, Taylor, « Li sermons sor Laudate », p. 68.
'

sion. Mais en réalité la continuité des deux derniers développements les


'

2. Sur le sens du mot « clause », voir M. Zink, La prédication en langue romane, p. 254.
fait apparaî tre tous deux comme une seule et vaste amplification de cette 3. Ibid., p. 254. J’observais pourtant (p. 255) un fait significatif : l’auteur souligne que l’é cart de la
exaltation de la chair, à laquelle concourt encore, on l’a dit, dans le passage troisième à la quatrième note est faible, comme est faible l’écart entre le troisième et le quatrième
don de l’Esprit : « Se vos volez ceste note avoir { la quatrième noté) , si passez un petit la tierce, dont
’4
la troverez, si com list li espouse : Paululum cum pertransissem eos, inveni quem diligit anima mea »
1. Leçon des autres mss : « son savoureus amis ». (Cant. 3, 4) (Nantes, Dobrée 5, f. 185 v 2 - 186 r 1). Or le si introduit bien un demi- ton entre la
troisième et la quatrième note du septième mode.
2. Nantes Dobr ée 5, f. 197 v 2 - 198 rl . . 4. Nantes, Dobrée 5, f. 180 v 2 - 181 r 1.
Í ÍS
%
118 Poésie et conversion au Moyen Âge
»
% La beauté parle de Dieu. De la musique à la poésie 119

psaume, invitation à louer le Seigneur dans ses saints (Laudate Dominum in selon les sept dons du Saint-Esprit (...). David avait commencé très haut en disant :
sanctis ejus), c’est-à-dire à aimer : c’est une chose très haute que de ne pas Beatus virqui non abiitin consilio impiorum (...), « Bienheureux l’homme qui n’a pas marché
pécher, mais c’en est une beaucoup plus haute encore que d’aimer le bien dans la voie des pécheurs » (...) . Vous voyez bien qu’il avait commencé très haut, car
chez les autres et ainsi de « louer Dieu dans ses saints ». L’accord c’est une grande chose que de fuir les péchés. Mais certes, il reprend encore plus haut
entre en disant : Laudate Dominum in sanctis ejus, « Louez Notre Seigneur dans ses saints ». Car
r « élévation » musicale, 1’ « élévation » morale et 1’ « élévation » mystique si on en voit peu qui se gardent du péché, on en voit encore beaucoup moins qui
est ainsi parfait L’observation même que le psaume 150 est à la fois un reconnaissent vraiment et qui aiment le bien qui est dans les autres : et ils ne louent pas
psaume et l’antienne qu’on chante après les psaumes est pertinente, puis Dieu dans ses saints, ceux qui ne reconnaissent pas la sainteté et le bien que possèdent
- les saints (...). Regardez les âmes qui connaissent le temps de la grâce, comme haute-
qu’il est le dernier et que ce psaume musical est comme la mélodie de clô-
ture de tout le livre. Quant aux deux gammes successives, ment il les traite et comme il les embrase de l’ardeur du saint amour. Si c’est là que
ascendantes et vous mettez fermement votre cœ ur, il serait bien étonnant que vous ne brûliez pas de
parallèles, elles répondent exactement à la progression et à la dialectique
l’amour de Dieu. Reposez-vous donc là, tant que vous ne pouvez pas monter plus
de l’union à Dieu et de l’amour du prochain, de la contemplation fugitive haut, comme dit saint Grégoire : Requiescat in bono opereproximi qui adhuc contemplari non
de l’esprit ravi en Dieu et de la contemplation définitive de l’être entier, valet vultum Dei, « Celui qui ne peut encore voir la face de Dieu doit se reposer dans les
chair et esprit, qui « adhère » à Dieu. bonnes œ uvres de son prochain. » Si vous vous reposez dans le bien que vous voyez
Au reste, il suffit de lire le début du sermon pour voir qu’il s’ en autrui, vous l’aimez, et si vous l’aimez, il est vôtre.
orga-
nise tout entier autour de l’idée et du vocabulaire de l’ascension et de
l’élévation et qu’il progresse à partir d’elle : Plus haut que la rectitude morale (éviter le péché), il y a l’abandon et
la générosité de l’amour (louer Dieu dans ses saints). Le commentaire
Et por ce est ilh [le psaume 150] ordenez en le fin, k’il monte plus haut
saume. Si n’est nient solement Psaumes, anz est alsi corn li antievene c’om chantet
ke li atre qu’inspirent au sermon sur Laudate les différents instruments de musique
après les Psaumes. Se vos demandez de quel ton ilh est, je di qu’il est del setisme ; car va dans le même sens, celui de la mystique. C’est ce qui le distingue du
en ceste antievene at dous clauses et en chascune clause at set notes ki
vont tôt dis en
premier commentaire français des psaumes, mais aussi d’ouvrages plus
montant, solonc les set dons del saint Espir (...). Mult commencha David
haut cant ilh tardifs qui donnent aux instruments de musique un sens allégorique,
dist : Beatus vir qui non abiit in con[silio] imjpiorum] (...), « Boens eurez est li hom
ki n’alat comme le Petit traité de la harpe de Jean Molinet ou les vers consacrés à la
nient en la voie des pecheors » (...) Or veez donc k’ilh commencha mult
hait, car mult harpe d’Orphée par Y Ovide moralisé, que nous allons bientôt retrouver.
est grande chose de fuir les pechiez. Mais certes ilh reprist encore

petit de ceaz ki se gardent de pechiet, encor en voit on asez mains de


plus haut cant ilh
dist : Laudate Dominum in sanctis ejus, « Loez Nostre Sanior en ses sainz ». Car ’on
s voit
Tous ces textes interprè tent les instruments à cordes tendues le

psalterion et la cithare ou harpe soit dans un sens théologique, comme

ceaz ki sentent
vraiement et aiment bien en autrui : et dont ne loent ilh nient Deu en
ses sainz le fait Molinet (union de l’humanité et de la divinité du Christ), soit dans
qu’il ne sentent le saintet ne le bien ki li saint ont (...) Regardés les anrmes ki or puis le sens de la dévotion sacramentelle et morale comme dans Y Ovide moralisé
sunt el
tens de grasce, corn haultement ilh les traite et enbraset de l’ardor de
vos fichiez bien ci voz cuers, merveilhe iert se vos n’ardez d amor
sainte amor. Se (un épisode de la vie du Christ et le sacrement correspondant unis par la

Deu. Ci vos reposez tant corn vos ne poez plus hault monter, ci corn dist sainz
après cest boen vertu louée dans chacune des béatitudes), soit en mêlant les deux comme
Gre- dans le premier commentaire français des psaumes (le psalterion, dont les
goires : Requiescat in bono opere proximi qui adhuc contemplari non valet vultum
Dei, « Ki ne
puet ancor veoir la face Deu, si se doit reposer en bone oevre de son
proisme ». Se vos ? cordes sont tendues par-dessus, signifie la dévotion que nous rendons à
reposeiz en altrui biens, vos les amez, et se vos les amez, vos les avez1. Dieu, la cithare, dont les cordes sont en bas, signifie l’incarnation du
Si [le psaume 150] est placé à la fin [du livre des Psaumes], c’est ’il Christ ; louer Dieu sur le psalterion et la cithare, c’est le louer comme
que les autres psaumes. Il n’est pas seulement un psaume, mais
qu s’élève plus haut Dieu et comme homme). Seul le sermon sur Laudate a une interprétation
aussi comme
l’antienne qu’on chante après les psaumes. Si vous demandez de
quel mode il est, je proprement mystique (union de l’â me à Dieu) :
réponds qu’il est du septième mode ; car cette antienne est faite de
cales et chaque phrase musicale est faite de sept notes qui montent de fa
deux phrases musi- Laudate eum inpsalterio [Ps. 150, 3], « Loez Deu en psaltere. » Li psalteres donet se sun
1
çon continue tôt par desore, ce est quant li espirs est toz raviz desore et li cors remaint come mors .

1. Nantes, Dobrée 5, f. 180 r 1 - 180 v 2, cf R. Taylor, « Li sermons sor


Laudate », p. 68-69. 1. Nantes, Dobr ée 5, f. 189 r 2 - v 1, cf. R. Taylor, « U sermons sor Laudate », p. 80.
120 Poésie et conversion au Moyen Âge 1M beauté parle de Dieu. De la musique à la poésie 121

Laudate eum inpsalterio, « Louez Dieu sur le psaltérion ». Le psaltérion produit sa sono- Pélévation mystique de Pâme vers Dieu. Il ne se réfère nullement à la divi-
rité par le haut : c’est quand l’esprit est entièrement ravi vers le haut et que le corps
reste comme mort.
In cythara [Ps . 150, 3]. Loez Deu, dist il, « en harpe ». Bien savez ke les cordes de le
?

sion ancienne et abstraite musica instrumentale, musica mundana, musica coe-
lestis - et à la gradation de Pune à Pautre. Il ne s’intéresse qu’à l’esthétique
harpe sunt tendues et loies al fust d’une part et d’aultre, si ke ançois romperot la musicale (goû t des notes hautes, de Paigu) et à son utilisation dans la pra-
corde que ele deloiast, ce est quant li espirs est tenduz et conjoins a nostre Sanior par tique liturgique (chant des psaumes, antienne à la suite des psaumes).
sentement d’amor que nule chose ne l’en puet partir. Ce n’est mie ravissemenz, ains Enfin, il est habile à tirer de son interprétation fondée sur la musique
est aerdementz qui conjoint l’espir nostre Sanior en uniteit, si corn dist sains Paus : des effets proprement poétiques : il sait user du langage figuré (des figu-
Qui adheret Deo, unus spiritus est [1 Cor. 6, 17]. « Ki s’aert, dist ilh, a Deu, ilh est uns res fondées en la circonstance sur la musique) , du langage « subtil et
espirs avoc lui. » (...) [206.] Ciste note est solunc l’espir de le paur nostre Sanior, nient
por tant que teile anrme ait paur, mais por ce que aultre ont paur de li si corn dist oblique », des analogies et des correspondances qu’il autorise, pour faire
l’Escriture : Terribilis ut castrorum acies ordinata [Cant. 6, 3]. « Om le redote, ce dist, aussi de ces dé tours du langage un raccourci et pour imposer une présence.
corn une ost armeie et bien ordeneie. »] Cette présence est la présence divine même, à laquelle Pélévation de Pâme
sur deux gammes successives lui permet d’accéder. Le langage poé tique
In cythara. Louez Dieu, dit-il, « sur la harpe ». Vous savez bien que les cordes de la
harpe sont tendues et attachées au bois, de chaque côté, de telle façon qu’on romprait se fonde sur la musique pour se mettre au service d’une inspiration pro-
la corde plutôt que de la détacher : c’est quand l’esprit est tendu et uni à Notre Sei- phétique, c’est-à-dire du dévoilement d’une vérité spirituelle et d’une
gneur par l’expérience de l’amour au point que rien ne peut l’en séparer . Ce n’est pas I expérience de Dieu.
un ravissement, mais une adhésion qui attache l’esprit à Notre Seigneur et l’unit à lui,
k Il invite ainsi à chercher d’autres exemples d’une imbrication de
comme dit saint Paul : Qui adheret Deo, unus spiritus est. « Qui s’attache à Dieu forme l’inspiration poétique, musicale et divine.
avec lui un seul esprit. » Cette note, selon l’esprit, correspond à la crainte de Notre
Seigneur, non qu’une telle âme ait peur, mais parce que les autres ont peur d’elle,
ï-
comme dit l’Écriture : Terribilis ut castrorum acies ordinata. « On la redoute comme une
armée bien équipée en ordre de bataille. »

Cette interprétation très particulière du don de crainte confirme la


tonalité réellement mystique du texte. La crainte de Dieu n’est pas une
sorte de fondement coercitif de la morale { Timor Domini initium sapientiae) ,
mais la révérence sacrée qu’inspire autour d’elle l’â me si unie à Dieu que
cette union est perceptible à tous et comme sensible.
Le psaume 150 présente la louange à Dieu —
la confession de
louange - comme un concert donné en l’honneur de Dieu, comme une
musique pour Dieu. Il entre donc en harmonie (c’est le cas de le dire !) H
'

avec la représentation comme musique (musica coelestis) de la louange que


les anges font monter sans cesse vers le trône de Dieu - la musique du %

chœ ur des anges, celle-là même qui fait que les anges sont traditionnelle-
ment représentés dans l’art comme musiciens. Il justifie la pratique de la
musique comme médium privilégié de la liturgie. Nous venons de voir ft

comment le commentaire que donne de ce psaume un auteur spirituel


français de la fin du XIIe siècle fonde sur ce qu’il sait de la technique musi-
cale et sur ce qu’il sait des effets musicaux la description imagée de

1. Nantes, Dobrée 5, f. 191 r 2 - v 1, cf. R. Taylor, « Li sermons sor Laudate », p. 83.


CHAPITRE V

L E P O ÈT E D ÉS A C R A L I S É .

O R P H ÉE M ÉD I ÉV A L

La figure d’Orphée ne peut que nous arrêter, car elle réunit en elle les
traits du poeta et ceux du vates : poète, musicien, magicien, mais un magi-
cien dont les pouvoirs sont la conséquence de l’excellence de son art musi-
cal et poé tique, héros civilisateur pour la même raison (le pouvoir civilisa-

teur de la musique) amant, enfin, trait qui n’a pu qu’intéresser le Moyen
Age, qui associe de façon essentielle la poésie et l’amour. De fait, peu de
personnages, peu de mythes hérités de l’Antiquité ont été pensés par le
Moyen Âge avec autant d’insistance que celui d’Orphée, mais aussi avec
une insistance aussi contradictoire. Tout chez Orphée paraît admirable et
tout paraî t condamnable : l’amant, le musicien, et jusqu’à cette assimila-
tion ambiguë avec un Christ descendu aux enfers pour en ramener l’âme

captive, et qui échoue mais qui, dans certains récits, obtient un é trange
succès ; cette descente aux enfers à la recherche d’Eurydice que certains
auteurs, des chartrains à Gerson, flé trissent au contraire comme un aban-

don aux séductions de la sensualité mais pour les n éoplatoniciens ita-
liens, c’est Eurydice qui représente l’âme et Orphée le corps.
On pourrait parcourir le surprenant « cortège d’Orphée » de ces inter-
pré tations contrastées1. Orphée, surtout à la fin du Moyen Âge, est le
modèle de l’amant parfait, pour Guillaume de Machaut, par exemple, qui
illustre par l’exemple d’Orphée l’espoir qui conduit tout amant ( Confort
dAmi, v. 2285-2352 et v. 2535-2644), ou pour Michault Taillevent (Congé
d*Amour). Il illustre la force de l’amour aux côtés de Pygmalion et d’Echo

1. K. Heitmann, « Orpheus im Mittelalter », dans Archiv fur Kulturgeschichte, 45 (1963) , p. 253-294 ;


voir aussi, pour la litté rature vernaculaire, R. Blumenfeld- Kosinski, Reading Myth, Stanford UP,
1998.
124 Poésie et conversion au Moyen Age Le poète désacralisé\ Orphée médiéval 125

dans le roman de Perceforest. Mais, pour une tradition misogyne, il illustre Orphée, dont la harpe et le chant ont pu ramener Eurydice des enfers et
en même temps les excès et les méfaits du fol amoury dans le Roman des Sept agir sur les forces de la nature en séduisant jusqu’aux arbres et aux fleuves,
Sagesy dans les Lamentations de Matheolus, chez Villon : y est associé au chœ ur des anges et à David chantant et jouant de la harpe
Folles amours font les gens bestes : La passion amoureuse transforme les gens en pour Dieu. Ces exemples encouragent Machaut à cultiver lui-même la
[animaux : musique comme le lui demande Nature :
Salmon en ydolatria, Salomon en devint idolâtre,
Sanson en perdit ses lunectes. Sanson en perdit ses lunettes. J’ay oÿ dire que H angles, J’ai entendu dire que les anges,
Bienheureux qui en est à l’abri. Li saint, les saintes, les archangles, les saints, les saintes, les archanges,
Bien eureux est qui rien n'y a ! De vois délié, seinne et clere, d’une voix déliée, pur et claire
Orphée, le doux ménétrier, Loent en chantant Dieu le pere (...) louent en chantant Dieu le Père (...).
Orpheüs, le doulx menestrier, Donc est Musique en paradis.
jouant de flûtes et de musettes, Il y a donc de la Musique au Paradis.
Jouant des fluctes et musectes, fut exposé à cause d’elle au meurtrier David li prophètes jadis, David le prophète, jadis,
En fu en danger d'un murtrier Quant il voloit apaisier l’ire
Chien Cerberuz à quatre testes 1. chien Cerbère à quatre têtes. quand il voulait apaiser la colère
De Dieu, il acordoit sa lire (...) de Dieu, accordait sa lire (...)
Orpheüs mist hors Erudice
Même ambiguïté et contradiction plus grande encore dans la figure Orphée f î t sortir de l’enfer

d’Orphée « le doux ménétrier » d’Orphée poète et musicien, si bon poète
et si bon musicien qu’il en est mage et magicien. Une figure qui nous inté-
D’enfer, la cointe, la faitice,
Par sa harpe, par son dous chant.
Cil poetes dont je vous chant
la jolie et charmante Euridyce
par sa harpe, par son doux chant.
Ce poète dont je vous entretiens dans mon chant
Harpoit si très joliement
resse ici plus que celle de l’amant et qui, au demeurant, la précède. Poète, Et si chantoit si doucement
jouait si agréablement de la harpe
et chantait si doucement
chanteur et musicien, Orphée l’est bien avant d’être l’époux d’Eurydice, Que les grans arbres s’abaissoient que les grands arbres s’abaissaient
longtemps absente de sa légende. Son nom est supposé désigner la perfec- Et les rivieres retournoient
Pour li oïr et escouter,
et que les rivières remontaient leurs cours
pour l’entendre et l’écouter.
tion de sa voix, selon une étymologie de Fulgence, reprise au XIIe siècle par Si qu’on doit croire sans doubter On doit donc croire sans le moindre doute
Bernard Silvestre : Orpheus dicitur oreafone id est optima vox. L’Antiquité,
} Que ce sont miracles apertes que la Musique accomplit
d’Horace à Quintilien, voyait déjà en lui l’illustration des pouvoirs de la Que Musique fait1. des miracles évidents.
musique et de son rôle civilisateur. Le Moyen Âge hérite de cette tradition. L’association d’Orphée et de David est au demeurant très fréquente,
Du commentaire ovidien d’Arnoul d’Orléans aux Echecs amoureuxf par- de Cassiodore à Jean Molinet, qui dans son Petit traictiet de la harpd se
tout Orphée est celui qui a permis le passage de l’état sauvage à l’état civi- réclame conjointement de ces deux modèles et fait de la harpe le symbole
lisé grâce à l’influence de la musique sur l’â me humaine. C’est sans doute à de la Trinité, la corde représentant le Christ :
ce titre que Dante le place parmi les sages et les médecins plutôt que parmi Lorsque Orpheüs, le prudent cithariste, Lorsqu’Orphée le sage cithariste
les poètes3. Mais ce sont bien les pouvoirs du musicien et du poète (le mot Vollut sen sens sur la harpe applicquier, voulut appliquer ses capacités à la harpe,
apparaî t au v. 138) que célèbre le Prologue de Guillaume de Machaut. Luy qui estoit le souverain artiste
Sur tous aultres qui ont sceu musicquier,
lui qui était l’artiste souverain
4 au-dessus de tous ceux qui ont connu
[l’art de la musique,
A sy bien sceut sur la harpe bucquier il a si bien su toucher la harpe
1. Double Ballade, Testament, v. 629-636, dans Poésies complètes, é d. C. Thiry, Le Livre de Poche, « Let- Que par vertu et doulx son des accords que par la vertu et le doux son de
tres gothiques », 1991, p. 141. [ses accords
2. « Il es assez ymaginable chose que ceste fable de Orpheux fu, ce samble, ainsy fainte principal- A luy tiroit les insensibles corps ; il attirait à lui les objets inanimés ;
ment a la loenge de musique, pour nous secrè tement moustrer les grans merveilles que elle fait et Arbres, pierres des desers et monteine 8 les arbres, les pierres des déserts et de la
les mutacions en humaine nature, par ses rpelodieux et delitables chans de diverses maniérés, en [montagne
laquelle chose se esjoïst et délité grandement Tame humaine de droite nature et voulentiers y S’arrachoient par merveilleux effors, se déplaçaient, mus par une
entend et arreste, sy corne Aristote dit », « Il est assez probable que cette fable d’Orphée a été
inventée surtout à la louange de la musique, pour nous montrer de façon voilée les prodiges et les [force surnaturelle,
changements de la nature humaine qu’elle accomplit par ses chants mélodieux, délectables et
variés, ce en quoi l’âme humaine se ré jouit grandement et prend grand plaisir par sa nature,
comme Aristote le dit », dans Evrart de Conty, Le Uvre des Escbecs amoureux moralisés, éd . par Fran- 1. Les Œ uvres de Guillaume de Machaut, éd. E. Hoepffner, t. I, Paris, SATF, 1908, v. 115-146, p. 9-10.
çoise Guichard-Tesson et Bruno Roy, Montréal, CERES, 1993, p. 727, 266v 32 - 266v37 ; notations 2. Éd. N. Dupire, Les faict et dict\ de Jean Molinet, t. II, Paris, SATF, 1937, p. 439 442. Rubrique du
-
analogues passim (ma traduction). ^
ms. A, f. 395 r : « S’ensuit ung petit traictiet de la harpe comparée a la Trinité, composée par Moli-
3. Infemo, éd . Petrocchi, IV, v. 140. net. »

É
A

126 Poésie et conversion au Moyen Age Le poète désacralisé. Orphée médiéval 127

Et plusseurs foys les forestz et fonteines. et souvent aussi les forêts et les sources. Mais a esté par disposition mais cela s’est fait selon le plan
David, qui sceut ses accords accorder, David, qui savait accorder les accords, De Dieu le pere et operation de Dieu le Père et l’opération
Chascune corde au parfaict accorda, 12 accorda parfaitement chaque corde, Du Sainct Esprit, c’est choses souveraine ; 68 du Saint-Esprit, c’est une vérité absolue ;
Sans nul discord qui sceusist discorder ; sans aucune discordance créant Dont la corde rend seule audition, ainsi, seule la corde est audible
[un désaccord ; Car le filz Dieu seul a pris chair humaine. car seul le Fils de Dieu a pris
En bons accords concordantz accorda il accorda les bons accords concordants [chair humaine.
Et maints plaisans records y recorda, et en garda l’agréable mémoire Sans l’un des trois convenant a la lire, Sans l’un des trois éléments de la lyre,
Pour concorder ses accords sans discorde ; 16 pour accorder les accords sans discorde ; Riens n’est parfaict, tout y est necessaire : 72 rien n’est parfait ; tout y est nécessaire :
Car la corde qui dissone a concorde car la corde qui dissone de La main sans art n’y pœ ult rien, fors que la main sans art ne peut rien, sinon du
[façon concordante [nuyre, [mal,
Donne dix sons a l’accord accordé donne dix sons accordés à l’accord Art sans la main jamais rien ne pœ ult faire ; l’art sans la main ne peut jamais rien faire ;
Et la corde qui nullement n’accorde et la corde qui ne s’accorde pas du tout Tout il convient, pour musicque parfaire. pour que la musique soit parfaite,
Est la cause de l’accord discordé1. 20 est cause de l’accord désaccordé. Finablement, ceste incarnation, 76 l’incarnation entière est nécessaire :
Dieu le pere, sans l’operation Dieu le Père, sans l’opération
En la harpe trois choses il convient, Trois choses sont nécessaires à la harpe, Du Sainct Esprit, jamais ne consuma, du Saint-Esprit, jamais ne l’aurait menée
Ainsy qu’il y ait souffisance au parfaict : pour atteindre la perfection : [à son terme,
L’art l’accorde, puis la main qui le tient, l’art, l’accorde, puis la main s’en saisit, Ne Jesus Christ, sans d’eulx deux l’action, et J ésus-Christ, sans l’action de l’un
Sans laquelle tout demeure imparfaict ; 44 sans laquelle tout demeure imparfait. [et de l’autre,
L’art vœ ult dicter tout ce qui y est faict, L’art veut dicter tout ce qui y est fait, En la Vierge jamais chair n’asuma. 80 n’aurait jamais pris chair de la Vierge.
La main après donne mesure et touche, ensuite la main donne la mesure et
[la touche : On note la « congruité » (cf. v. 53) de l’allégorie, la corde, aux harmo-
Et la corde donne armonie doulce, et la corde donne une douce harmonie, nies sensibles, représentant Dieu incarné1. On observe aussi, en référence
Et toutesfois l’art par qui tout consonne 48 et pourtant l’art qui produit
[toute la consonance à Deschamps, que la harpe représente la Trinité sans qu’il soit nullement
N’est point oÿ, ne la main qui la touche : n’est point entendu, pas plus que la main fait référence aux rapports numériques qui fondent l’harmonie musicale
[qui la touche : comme l’ordre du cosmos. Pourtant la perspective est spéculative et la
C’est seullement la corde qui resonne. seule la corde résonne.
La glorieuse et saincte Trinité La glorieuse et sainte Trinité musique n’est nullement rattachée à l’effusion du cœ ur mystique comme
Lassus regnant sans principe et sans fin 52 qui règne là haut sans commencement chez Gerson.
[ni fin,
Puis figurer sans incongruité je puis la figurer sans incongruité Ailleurs, et selon une tradition qui remonte à Fulgence, la théorie
Sus la harpe, selon sainct Augustin par la harpe, selon saint Augustin musicale du Moyen Âge oppose la pratique de la musique incarnée par
Orphée à la connaissance des secrets de l’art musical représentée par
La corde seule armonie resonne Seule la corde résonne harmonieusement
Par le moien des deux aultres suppos : au moyen des deux autres aides : Eurydice (ce qui revient, d’ailleurs, si l’on songe aux idées médiévales sur
C’est Jesus Christ, la seconde personne, c’est J ésus-Christ, la deuxième personne, la musique, à affirmer la supériorité d’Eurydice sur Orphée).
Qui incarné prit corps, sang, chair et os, 64 qui par l’incarnation prit corps, sang, Mais ailleurs encore, Orphée illustre l’action corruptrice et amollis-
[chair et os,
Pour aux humains donner paix et repos, pour donner aux humains la paix sante de la musique qui rend efféminé. Dans le Policraticus, Jean de Salis-
[et le repos, bury soutient qu’Orphée a été justement puni, puisqu’il a voulu cor-
rompre les jeunes gens avec sa musique lascive. Coluccio Salutati oppose
1. Sur l’harmonie qui naî t de l’accord entre des sons divers, voir saint Augustin, sermon 243 : « Unde le vertueux Hercule à Orphée, adonné aux plaisirs sensuels, en particulier
vocatur etiam harmonia ; quod verbum dictum est de musica : ubi videmus certe in cithara nervos à la musique. Christine de Pizan, dans Y Épitre d’ Othea, attribue l’échec
distentos. Si omnes nervi similiter sonent, nulla est cantilena. Diversa distensio diversos edit sonos ;
sed diversi soni ratione conjuncti, pariunt, non videntibus pulchritudinem, sed audientibus suavita- d’Orphée à la musique, qui amollit les cœ urs et contrarie le développe-
tem », dans Saint Augustin, Opera omnia, PI^, t. 38, Sermo 243, caput IV, coll. 1145, 1. 23 sq . ; « C est

que nous voyons dans les cordes tendues de


-
précisément de là que l’harmonie tire son nom ce mot s’emploie à propos de la musique : c’est ce
la
1

cithare. Si toutes les cordes résonnent de la même


ment des vertus chevaleresques. On retrouve ainsi, autour de la figure
d’Orphée, les contradictions du Moyen Âge face à la musique, qui d’une
façon, il n’y a pas des mélodies. Une tension diff érente produit des sons diff érents ; mais les sons
divers unis par un juste rapport produisent, non la beauté pour ceux qui les contemplent, mais la
douceur pour ceux qui les écoutent. » On observe que, selon un usage qui sera constant dans le latin 1. Voir ci-dessus chap. IV, p. 119-120 le sermon sur Laudate et l’interprétation du psalterion, de la
médiéval, lapulchritudo ( « beauté » ) ne s’applique qu’aux arts du visuel et que le terme employé pour cithare et du tympanon dans le premier commentaire français des psaumes, ms. Durham (A II 11 ;
désigner la « beauté » auditive (musicale ou poétique) est suavitas ( « douceur » ). A II 12 ; A II 13), f. 274 a-b, M. Zink, La prédication médiévale, p. 256.
Le poète désacralisé. Orphée médiéval
s

128 Poésie et conversion au Moyen Age 129

part conduit à Dieu et reflète l’ordre divin en se fondant sur les rapports attire les âmes par la douceur de sa doctrine »1. C’est cette voie, remar-
numériques qui régissent l’univers, et d’autre part est dangereuse en ce quablement peu suivie au Moyen Âge, qu’empruntera au XIVe siècle
qu’elle flatte les sens. Y Ovide moralisé2, en particulier à travers une longue allégorie de la harpe
Contradiction, enfin, dans la relation entre Orphée et le Christ, selon d’Orphée, mais en la mêlant à des gloses d’un esprit si différent que
que cette relation se fonde sur l’art musical d’Orphée ou sur la des- l’interprétation du personnage et du mythe est chez lui brouillée et
cente d’Orphée aux enfers à la recherche d’Eurydice. Pour Clément presque sulfureuse.
d’Alexandrie, Orphée est une sorte d’anticipation démoniaque du Christ. Bien que la situation varie considérablement selon les manuscrits, bien
Comme lui, il sait s’assujettir la nature entière, mais c’est un maître de que l’un d’entre eux au moins ne soit pas moralisé du tout et ne donne que
mensonge, et non de vérité, un maî tre de magie et d’idolâtrie, un
« imposteur »1 : Comment croire que la musique puisse apprivoiser les ^
la traduction des Métamorphose les additions que Y Ovide moralisé apportent
au texte du poète latin représentent selon Paule Demats environ
8 000 vers, presque le quart du poème4. Mais cette glose se démarque net-
bêtes sauvages ? Au chant d’Orphée il faut préférer le Logos divin et
« ce bel instrument qu’est l’homme », fait par le Seigneur à son image tement des commentaires ovidiens antérieurs. Non seulement parce
en y envoyant son souffle, qui « est, lui aussi, un instrument de Dieu, qu’elle compile indistinctement des commentaires, des récits, des ajouts
tout harmonie, accordé et saint, sagesse supraterrrestre, logos céleste » . dont les limites ne se laissent pas toujours clairement circonscrire ni la
2

Eusèbe de Césarée, appelle Orphée « le choryphée de l’erreur » et lui


3 source aisément identifier. Mais surtout parce que l’esprit en est différent
monstrueuses »4 et et parce que l’auteur refuse à Ovide ce dont ses prédécesseurs lui faisaient
reproche d’avoir « forgé sur les dieux des fables
d’avoir « initié les Grecs à l’erreur polythéiste » . Il affirme aussi, il est
5 crédit. Au XIIe siècle, l’introduction d’Arnoul d’Orléans aux Métamorphoses
vrai, que Moïse était son maî tre - puisqu’Orphée, selon lui, est venu
6 (1175), conçue dans l’esprit des accessus ad auctores, s’efforçait ainsi de dis-
s’instruire auprès des Égyptiens et a été un médiateur entre eux et les cerner les intentions du poète latin et en distinguait quatre : faire connaî tre
Grecs, et il s’attache à montrer que ses hymnes - les hymnes orphiques par les métamorphoses des corps les mouvements de l’âme ; induire à
- expriment (comme malgré lui) la toute-puissance du Dieu unique et préférer le bien éternel au bien matériel ; rendre crédible la métamorphose
créateur7. de César transformé en étoile ; recueillir les fables dispersées dans d’autres
Mais Orphée préfigure aussi le Christ, comme lui descendu aux ouvrages5. Arnoul attribue donc à Ovide lui-même le sens spirituel qui
enfers et revenu des enfers, et qui attire les âmes par sa parole comme il guide son propre commentaire, ou du moins une aspiration vers ce sens,
attirait toutes les créatures par son chant. On trouve des traces, rares une intuition de ce sens sous le voile de Yintegumentum. Il voit à la
mais certaines, de cette assimilation dans le christianisme primitif. Une lecture des Métamorphoses un double profit : la connaissance des fables et
peinture des catacombes de Rome montre ainsi un Orphée en Bon Pas- celle des choses divines. Rien de tout cela dans Y Ovide moralisé. L’auteur ne
teur, jouant de la lyre et entouré de brebis « symbole de J ésus-Christ qui prête aucun sens moral ou philosophique aux Métamorphoses. Il ne recon-
naît à Ovide d’autre intention que la dernière de celles énumérées par
Arnoul d’Orléans : recueillir des fables dispersées. La moralisation est à
1. Cl ément d’Alexandrie, Le protreptique, éd. Claude Mondésert, Paris, Éditions du Cerf, 1949 ses yeux tout entière de son fait. Du coup, il s’autorise des interpré tations
( « Sources chrétiennes » ), I, 3.1, p. 55.
2. Ibid., I, 5.4, p. 58, cf. Ch . Lucken, Orphéophonie. L' enchantement de la voix et le silence d’ Euridice, « Pen-
ser la voix », La Licorne, 41 (1997), p. 53-86, p. 68.
1. A. Marucchi, Eléments d’ archéologie chrétienne, II. Itinéraire des catacombes, Paris-Rome, Desclée, 1960,
3. Préparation évangélique, livres VIII, IX, X , éd. et trad. Guy Schroeder et Edouard des Places, Paris,
Éditions du Cerf, 1991 (« Sources chrétiennes », n° 369), X, 4, 4, p. 374-375. p. 152. Je remercie M. Pierre Flobert de m’avoir signalé cette référence.
2. Ed. C. de Boer, Amsterdam , 1936, t. IV (livres X-XIII).
4. Préparation évangélique, livres II, III, éd. et trad. Édouard des Places, Editions du Cerf, 1976 (« Sour-
3. Marc- René Jung, Ovide, texte, translateur et gloses dans les manuscrits «"Ovide moralisé, dans « The
ces chrétiennes », n° 228), II, 2, 54, p. 76-77.
5. Préparation évangélique, X, 4, 10, éd. citée, p. 3761- 377. medieval Opus. Imitation, Rewriting and Transmission in the French Tradition », éd . Douglas
6. Préparation évangélique, IX, 27, 4, éd. citée, 270-271. Kelly, Amsterdam , Rodopi, 1996, p. 75-98.
4. Fabula. Trois études de mythographie antique et médiévale, Genève, Droz, 1973, II : « Les fables antiques
7. Préparation évangélique, livre XII, XIII, éd. et trad. Edouard des Places, Paris, Editions du Cerf, 1983
dans l’Ovide Moralisé » et III : « L’Ovide médiéval : du philosophe au mythographe ».
(« Sources chrétiennes », n" 307) , XIII, 12, 4, p. 312-313 ; XIII, 13, 50-53, p. 378-385 ; XIII, 50,
5. Cf. plus haut, chap. Ill, p. 93 sq.
62, p. 392-393.
y
*
130 Poésie et conversion au Moyen Age Le poète désacralisé. Orphée médiéval 131

allégoriques libres et parfois audacieuses : dans le récit, chanté par Orphée Cette moralisation est suivie d’une seconde interprétation « par allé-
au livre X, de l’amour incestueux de Myrrha pour son père, il voit l’image gorie ». Dieu a « marié notre humanité à la divinité » en ressuscitant et en
de la relation de la Vierge Marie avec Dieu. C’est la même audace qui le montant aux deux :
pousse à comparer Orphée au Christ, comparaison devant laquelle le Cil crierres de tout le monde Le Créateur de l’univers
Moyen Âge avait jusque-là presque complè tement reculé. Fist jointure dou cors a Tame fit l’union du corps et de l’âme,
En même temps, Y Ovide moralisé ne veut rien perdre, ni du texte des Et mariage d’ome a fame. Et le mariage de l’homme et de la femme.
Mes l’une ne l’autre jointure Mais ces deux unions
Métamorphoses, ni des strates de gloses qui ont pu s’y appliquer. Son pro- N’est ne si fine ne si pure ne sont pas si parfaites
pos est donc particulièrement hétéroclite et contradictoire. Mais, s’agis- Que maint n’en soit puis mescheü, qu’elles n’ait ensuite causé le malheur de
sant d’Orphée, ces contradictions mettent en évidence celles des lectures [plus d’un
Qui puis ont maint encombre eü qui en ont éprouvé par la suite bien
médiévales du mythe et le lieu où se nouent ses significations. Il dénie à [(v. 457-463). [des déboires.
Ovide toute visée spirituelle et tout sens second au-delà de la littéralité de
ses récits. Il les reconnaît scandaleux, et scandaleuse la figure d’Orphée. Les premières victimes et les premiers coupables de cette situation
Mais il construit librement sur ces récits et sur cette figure qui lui parais- furent Adam et Eve, trompés par le serpent. C’est pourquoi Dieu est
sent choquants une allégorie christologique. Il désacralise la figure du venu en terre pour tirer « humaine nature » de la prison infernale et la sau-
poète pour sacraliser son interprétation. ver. Mais le péché mortel continue à mettre les hommes à la merci de
Après avoir adapté les quatre-vingt-cinq premiers vers du livre X des l’enfer éternel alors que Dieu leur montre la voie du salut.
Métamorphoses (Orphée et Eurydice, Orphée en Thrace) , l’auteur se lance Où sont Orphée et Eurydice ? Où est l’horreur de la mort qui sépare
dans un commentaire « historique » et allégorique de près de quatre les amants, si les enfers sont ceux de la mauvaise conscience ? Mais aussi,
cents vers, fondé sur Macrobe pour la description des cinq fleuves des combien cette allégorisation pauvrement plaquée sur la richesse du mythe
enfers, mais plus fondamentalement sur la tradition chartraine : Orphée est au fond déconcertante et ambiguë ! Cette récurrence du mot et de la
représente Pentendement raisonnable (v. 221), Eurydice la sensualité de Pâme notion de mariage, dans des contextes divers et sans que l’on sache bien
(v. 223) : jusqu’où il faut les entendre métaphoriquement et jusqu’où littéralement :
Ceux deux éléments, par mariage,
mariage de l’entendement raisonnable et de la sensualité de l’âme (expres-
Ces deus choses par mariage
Sont jointes en l’umain lignage (v. 224-225). sont unis dans la race humaine. sion elle-même frappante), mariage de l’humanité et de la divinité, join-
ture du corps et de l’â me associée ou confondue, on ne sait trop, avec le
Quand la sensualité, dans sa folie, s’éloigne de l’entendement raison- mariage de l’homme et de la femme ! Ce bref récit de la chute et de la
nable, elle court pieds nus dans l’herbe verte des « terrienes delices » et rédemption qui laisse deviner qu’Orphée pourrait être une figure du
marche « par consentement » sur le serpent du vice, qui la mord et la Christ, sans que rien cependant le dise encore et alors que l’interprétation
plonge dans les ténèbres de « parfonde maleü rté » qu’est l’enfer inté rieur semble avoir emprunté un chemin différent !
de la conscience : Après ces longues considérations, l’auteur reprend sa traduction
Cil enfers est en lui-meïsmes, Cet enfer est en lui-même, amplifiée du livre X des Métamorphoses et la conduit jusqu’à la mort
Quar mauvés cuers est uns abismes car le cœ ur mauvais est un abîme d’Adonis (v. 2493). Puis, toute la fin de son propre livre X, du v. 2494 au
Plains de tormens et plains de paine, plein de tourment et de souffrance v. 4141, est occupée par de nouvelles gloses, les premières consacrées à
Qui pecheor tormente et paine qui tourmente et torture le pécheur
Jor et nuit dolereusement (v. 250-254). douloureusement jour et nuit. l’histoire d’Orphée, les secondes aux récits contenus dans le chant
d’Orphée.
On devine la suite, passée l’interprétation figurée des cinq fleuves des De même que, s’agissant de ces dernières, il paraî t étrange de voir
enfers et des tourments infernaux : l’entendement raisonnable tente l’amour incestueux de Myrrha désigner l’amour de la Vierge pour Dieu,
d’arracher à l’enfer du péché l’âme pécheresse qui, esclave de sa sensua- dont elle est, selon la formule consacrée, à la fois la fille, l’épouse et la
lité, y retombe. mère, de même, dans le cas d’Orphée lui-même, le contraste entre le
132 Poésie et conversion au Moyen Age Le poète désacralisé. Orphée médiéval 133

D’absoudre et d’escommenier. d’absoudre et d’excommunier.


commentaire littéral et l’allégorie surprend. Le premier (v. 2494-2539) Cil orent la harpe et l’arçon, Ils eurent la harpe et l’archet
rappelle qu’Orphée « le poète, le harpeur, le bon chanteur », à son retour Cil nous chantèrent la leçon et nous chantèrent la leçon
des enfers, après avoir longtemps pleuré Eurydice, attirant par la beauté De la foi de crestienté. de la fois chrétienne.
Adont n’avoit pas grant plenté A l’époque, il n’y avait pas grand monde
de son chant arbres, oiseaux et bêtes sauvages, a laissé le deuil et a voulu De gent en l’eclesial plaine, dans la plaine de l’Église
« vivre joyeusement », mais a renoncé à l’amour des femmes pour celui Qui puis en [b]rief* terme fu plaine qui en peu de temps fut pleine
des hommes. Il en a ainsi entraîné beaucoup dans le péché mortel des [*JDE Boer : grief
D’arbres, d’oisiaux, de sauvecine d’arbres, d’oiseaux, de bêtes sauvages,
amours contre nature en donnant en exemple les passions homosexuelles Pour la douçour de lor doctrine. à cause de la douceur de leur enseignement.
de ceux qu’à cette époque on tenait follement pour des dieux : (v. 2556-2573)
Cil fist par sa male douctrine Son mauvais enseignement
Mainz folz attaire et alechier séduisit et entraîna bien des insensés
Celui qui veut monter sur cette « haute plaine » doit accorder les sept
Primes à mortelment pechier d’abord à pêcher mortellement cordes de sa harpe de façon que leurs sons différents produisent une
Contre nature et contre loi, contre la nature et contre la loi, harmonie :
Et pour confermer son delloi et pour convaincre
Aus foies gens qu’il atiroit les insensés qu’il attirait Œ z corn cil doit attemper Écoutez comment il doit accorder
Par son exemple, rettaioit par son exemple, il racontait Sa harpe qui bien veult harper sa harpe, celui qui veut bien harper
Les males amours que mouvoient les amours coupables Et chanter acordablement. Et chanter selon les accords.
Cil que li fol pour dieus tenoient, de ceux que les insensés tenaient pour Avoir doit en cest estrument Cet instruments doit avoir
[des dieux, Sept cordes sonans d’un acort, sept cordes résonnant en accord,
Qui le joennes malles amoient qui aimaient les jeunes hommes Sans dissence et sans desacort, sans dissonance et sans désaccord,
Et l’amour de femes blasmoient, et blâmaient l’amour des femmes ; Quar tous soit li sons dessamblables car, si varié que soit le son,
Si tesmoignoit en sa doctrine et affichait dans son enseignement Doit il estte ensamble acordables, il doit être globalement accordé
Que miex vault l’amour masculine que l’amour des hommes vaut mieux Sans avoir discordance en soi (v. 2578-2586). sans discordance intrinsèque.
Que cele aus femes ne faisoit (v. 2521-2534). que celui des femmes.
Suit l’exposition de l’allégorie de la harpe, de ses sept cordes et des
Voilà le personnage qui, immédiatement à la suite de ce passage, est deux chevilles qui tendent chacune d’elles. La harpe, c’est la foi chré-
donné pour l’image du Christ avec pour seule transition : tienne. Chaque corde est une vertu chrétienne, désignée par l’une des
Par alegorie puis mette Par l’allégorie je peux donner Béatitudes, et ses chevilles sont l’une un épisode de la vie du Christ,
Autre sentence en ceste lette. Un contresens à ce texte littéral.
l’autre le sacrement institué sur son modèle. Ces deux chevilles sont
Après sa mort sur la croix, le Christ est descendu en enfer pour aller y chaque fois présentées d’abord, avant la corde tendue entre elles, cette
chercher l’âme et pour la délivrer. Puis il est monté en la haute plaine / De vertu chrétienne qu’elles font vibrer et qui permet de passer de l’une à
verdour perdurable plaine (v. 2552-2553), où les saints étaient encore peu l’autre, de l’exemple du Christ à l’institution de l’Église.
nombreux et où, « bon harpeur », il a fondé l’Église. Saint Pierre et les La première corde est Chasteté. Ses deux chevilles sont respective-
autres apôtres, munis de la harpe et de l’archet, chantent « la leçon de la ment les noces mystiques de la divinité et de l’humanité que constitue
foi et de la chrétienté » qui attire tous les hommes dans l’Église comme l’Incarnation de Dieu dans la Vierge et le sacrement de mariage. La
les arbres et les bêtes autour d’Orphée : deuxième corde est Charité. Ses chevilles sont la Circoncision du Christ
Cil prophètes, cil bons harperres, Ce prophète, ce bon harpiste, et le sacrement de l’ordre. La troisième corde est Miséricorde. Ses chevil-
Cil delitables preechierres, ce prédicateur délectable les sont le Baptême du Christ et le sacrement de baptême. La quatrième
Asseia son procureour installa comme son représentant corde est Patience dans les persécutions. Ses chevilles sont la Passion et
Son apostte, son prescheour, son apôtre, son prédicateur
Saint Pere, et les autres ensamble, Saint Pierre, et aussi tous les autres, l’Eucharistie qui la commémore. La cinquième corde est Abstinence, qui
L’un pour tous, et tous, ce me samble, un pour tous, et tous, je crois bien, n’est pas désignée ainsi, mais par périphrase. Ses chevilles sont la Résur-
sur la haute montagne de la sainte Église,
Sor le hault mont de sainte yglise,
Si lor comanda la joustise et il leur délivra le pouvoir —
rection et la pénitence. La sixième corde est le désir la « faim » disent les
De lier et de deslier, de lier et de délier, —
Béatitudes de Justice. Ses chevilles sont l’Ascension et la confirmation.
Le poète désacralisé. Orphée médiéval
/4

134 Poésie et conversion au Moyen Age 135

La septième corde est Humilité. Ses chevilles sont le retour du Christ au L' Ovide moralisé est lourdement moralisé. Il n’ajoute pas grand-chose
jour du Jugement et l’onction des malades. au mythe d’Orphée. Son intérêt est dans ce qu’il lui retire. Avec bien
Telle est cette harpe, dont le bois est fait d’espérance et de charité d’autres textes, il illustre la difficulté qu’a le Moyen Age chrétien à conce-
(v. 2923-2924), cette harpe qui est la harpe même de David selon une
assimilation dont on a donné plus haut d’autres exemples. D’autres allé-
— voir la place du poète et sa tendance à évaluer le poète à l’aune du
prophète.
gories, d’autres moralisations, portant d’abord sur la harpe et sa mélodie, Et pourtant, dès la fin du vif ou le début du VIIIe siècle, Bède le Véné-
puis sur les récits chantés par Orphée, occupent toute la fin du livre X. rable avait peint une figure saisissante de poète et de prophète chrétien en
Au début du livre XI, la mort d’Orphée représente la Passion du Christ : relatant l’histoire du berger Caedmon.
Si com je dis en Tautre livre, Comme je Pai dit dans l’autre livre,
Orpheüs denote à delivre Orphée désigne clairement
Jhesu Christ, parole devine, Jésus-Christ, le verbe divin,
Le douctour de bone doctrine, le docteur du bon enseignement,
Qui par sa predicacion qui par sa prédication
Avoit de mainte nacion avait attiré et converti
La gent atraite et convertie (v. 177-183) . les peuples de nombreuses nations.

Les Bacchantes qui ont tué Orphée sont les Juifs « mous et féminins
pour ce qui est de faire le bien » (Mol etfemelin a bien faire, v. 185), respon-
sables de la mort du Christ.
Orphée sodomite, Orphée coupable, Orphée condamné est donc
l’image du Christ. Mais ce n’est même pas tant cela qui peut surprendre.
Tant d’épisodes scabreux de l’Ancien Testament fournissaient matière à
allégorie christique ! Du reste, au début du livre XI, l’homosexualité
d’Orphée n’est plus mentionnée. Il n’est plus question que de son indiffé-
rence aux femmes, qui est en soi un mérite.
Non, là n’est pas le plus remarquable. Le plus remarquable est le

transfert qui dans un autre contexte pourrait être quasi nervalien de la
harpe d’Orphée au Christ. La fonction poétique et musicale faisait du fils

d’Apollon et de Calliope un être sacré. Elle lui donnait le pouvoir d’agir
sur la nature et d’en changer les lois, de faire couler les fleuves vers leurs
sources, de déplacer les arbres, d’adoucir les bêtes féroces, et même de
briser le pouvoir universel de la mort. Voilà que cette fonction est
dévolue au Christ. C’est lui le bon harpiste. Orphée n’en est que la préfi-
guration et l’image. La poésie et ses pouvoirs ne sont que l’image des
pouvoirs du Christ. La poésie est remplacée par la prédication (livre X,
v. 2556-2559 ; livre XI, v. 181-183, cf. ci-dessus), le seul poète est Jésus-
Christ, parole devine (livre XI, v. 179). Le poète n’est plus rien par lui-
même, il n’est plus le médium par lequel le sacré est présent dans le
monde et agit sur lui. Il n’est plus que la métaphore d’un sacré auquel il
n’a point de part. Il n’a plus qu’à s’effacer derrière l’unique vérité et
l’unique parole, qui n’ont nul besoin de lui pour se! révéler au monde.
CHAPITRE VI

INSPIRATION DES SIMPLES ,

INSPIRATION DE DIEU

LE BERGER DE STREANAESHALCH,
LE PORCHER DE SOISSONS,
LES PAYSANS DE CONQUES

Nous avons dé jà rencontré Bède le Vénérable comme grammairien,


métricien, « critique littéraire » et exégète. Nous le retrouvons ici pour un
chapitre justement célèbre de son Historia ecclesiastica gentis Anglorum,
« Histoire ecclésiastique du peuple des Angles », c’est-à-dire des Anglais.
Entré au monastère en 680, à l’âge de 7 ans, Bède a passé toute sa vie
dans les monastères jumeaux de Wearmouth (à l’embouchure de la
Wear) et de Jarrow (à l’embouchure de la Tyne), qui venaient d’être
fondés, respectivement en 673 et en 681, par Benedict Biscop et qui
avaient été enrichis par lui de nombreux manuscrits rapportés de
Rome (J érôme, Augustin, Isidore, Pline l’Ancien), où Bède a puisé sa
formation.
\JHistoire ecclésiastique du peuple anglais1 va des expéditions de César en
# Grande-Bretagne (55 et 54 av. J .-C.) à l’année 731, c’est-à-dire à l’époque

1. Cf . Bede’ s Ecclesiastical History of the English People, éd. B. Colgrave et R. A. B. Mynors, Oxford, Cla-
rendon Press, 1969, éd. revue 1991 ( « Oxford Medieval Texts » ), d’où l’on cite. Réimpr. de la tra-
duction seule avec une introduction de J . McLure et R. Collins, Oxford, World’s Classics, 1994.
Cf. la récente trad. fr. : Bède le Vé nérable, Histoire ecclésiastique du peuple anglais, 2 vol., vol. 2 : Mira-
cles et missions, traduction, présentation et notes par Olivier S2erwiniack, Florence Bourgne, Jac-
ques Elfassi, Mathieu Lescuyer et Agnès Molinier, Paris, Les Belles Lettres, 1999 ( « La Roue à
Livres » ). Sur le sujet, voir J . M. Wallace-Hadrill, Bede’ s Ecclesiastical Histoiy of the English People. A
Historical Commentary, Oxford, Clarendon Press, 1988.
A
138 Poésie et conversion au Moyen Age Inspiration des simples, inspiration de Dieu 139

même de Bède, et même à la fin de sa vie, puisqu’il est mort en 735. l’Écriture, de saint Augustin, de Boèce, de Grégoire le Grand. Mais, sous
Le quatrième livre de l’ouvrage consacre plusieurs chapitres pleins la plume de Bède, l’histoire de Caedmon est unique en ce qu’elle met
d’admiration, et m ême de vénération, à la princesse Hild, abbesse du l’accent sur la nature de la poésie et de l’inspiration dans une perspective
monastère double de Streanaeshalch, qui réunissait un monastère de chré tienne.
moines et un monastère de moniales. Un de ces chapitres 5 est consacré à Bède est un écrivain assez habile pour ne pas citer les poèmes de
l’histoire de Caedmon, berger de ce monastère du temps de l’abbesse Caedmon et pour laisser le lecteur imaginer leur beauté. Mais dans
Hild. la marge des manuscrits de Y Histoire ecclésiastique du peuple anglais les
Le berger Caedmon é tait, bien entendu, illettré. Non seulement il scribes ont copié neuf vers de Caedmon, en dialecte northumbrien,
ignorait le latin, nécessaire à la connaissance de l’Ecriture sainte, mais formés d’hémistiches unis par une pratique complexe de l’allitération.
encore il é tait incapable d’une performance pourtant commune de son Voici ces vers et leur traduction littérale en anglais, due à Michael
temps, même chez les plus ignorants, qui était, lors des banquets, de Alexander :
chanter des poèmes dans leur langue en s’accompagnant de la harpe. La
Nu scylum hergan hefaenricaes uard,
petite harpe passait de mains en mains, et chacun chantait à son tour.
metudæs maecti end his modgidanc,
Mais lorsque le pauvre Caedmon la voyait approcher de sa place, il uerc uuldurfadur, sue he uundra gihuaes,
s’éclipsait et quittait la fête, honteux de ne connaî tre aucun poème. Un eci dryctin, or astelidæ.
soir où il avait ainsi regagn é seul dans la nuit l’étable où il dormait avec He aerist scop aelda barnum
ses bêtes, il entendit une voix qui lui ordonnait : « Chante pour moi. » ) heben til hrofe, haleg scepen ;
tha middungeard moncynnæs uard,
Caedmon s’excusait de ne savoir chanter, mais la voix insistait. Que — eci dryctin, æfter tiadæ,

dois- je chanter ? finit-il par demander. Chante le début de toutes cho-
ses. Et, dans son sommeil, Caedmon chanta la Genèse. À son réveil, voilà
firum foldu, frea allmectig.


qu’il se souvenait du poè me qu’il avait chanté en anglais, bien s ûr, puis- Now (we) must praise the Keeper or Heaven’s Kingdom,
The Maker’s might, and His conception,
qu’il ignorait le latin. Il alla le chanter à l’intendant du domaine, qui le
conduisit devant l’abbesse. Et là, on constata que non seulement le - The Eternal Lord - established the beginning.
He first created for the children of men
poème de Caedmon était très beau et révélait une parfaite maî trise de la Heaven as a roof, the Holy Shaper ;
prosodie, mais en outre qu’il était tout à fait orthodoxe et correspondait Then Middle Earth (did) Mankind’s Keeper,
en effet au récit de la Genèse. Dès lors, des clercs traduisaient à Caedmon The Eternal Lord, afterwards ordain,
des passages de la Bible et il en faisait des poèmes si beaux qu’ils convertis- The earth of men, the Almighty Lord1.
saient, qu’ils rapprochaient de Dieu ceux-là même qui lui en avaient fourni
la matière. André Crépin traduit ainsi les premiers vers :
Certes, le souci de répandre la foi chré tienne par le canal de la poésie Il nous faut maintenant exalter le gardien du céleste royaume,
vernaculaire n’est propre ni à Bède ni à Caedmon. Pour s’en tenir au La puissance de la Providence et son esprit,
domaine anglais, Aldhelm (639-709) avait composé, dans le sud de L’œ uvre du Père glorieux...2
l’Angleterre, des poèmes édifiants, aujourd’hui perdus : il ne nous reste
de lui que son œ uvre latine. Et on connaî t l’importance, un siècle plus
1. Michael Alexander, Old English Literature, Londres, MacMillan, 1983 (MacMillan History of Litera-
tard, des traductions que le roi Alfred le Grand fait ou fait faire de ture), p. 50, qui cite le texte original d’après J . C. Pope, Seven Old English Poems, New York, Norton,
if 1981, p. 3. Edition du fragment : E. V. K. Dobbie, The Anglo-Saxon Poetic Records, New York,
Columbia UP, t. 6, 1942. Voir Katherine O’Brien O’Keeffe, « Orality and the developing text of
1. Livre IV, chap. 24, éd. Colgrave-Mynors, p. 414-421. Trad , fr., éd. citée, chap. [24] , XXII, p. 60 : Caedmon’s Hymn », dans Speculum, 62/1, 1987, p. 1-20 ; Charles Abbott Conway, « Structure and
« Comment il y avait dans ce monastère un frè re à qui le don du chant avait é té donn é par la Pro- idea in Caedmon’s Hymn », dans Neuphilologische Mitteilungen, XCVI (1995) , p. 39-47.
vidence. » Pour une récriture moderne de ce ré cit, voir Michel Zink, Inspiration, dans Le jongleur de 2. André Crépin et Hélène Taurinya Dauby, Histoire de la littérature anglaise du Moyen Age, Paris,
Notre-Dame, p. 120-122. Nathan, 1993, p. 17.

ï-
Inspiration des simples, inspiration de Dieu
A

140 Poésie et conversion au Moyen Age 141

Le récit de Bède a tellement frappé qu’on a en outre attribué à édifiante, qui confirme son élection et lui confère une sorte d’odeur de
Caedmon, mais à tort, des paraphrases versifiées de la Bible en vieil sainteté :
anglais contenues dans un manuscrit de la fin du Xe ou du début du In huius monasterio abbatissae fuit frater quidam diuina gratia specialiter insignis,
XIe siècle1. quia carmina religioni et pietati apta facere solebat, ita ut, quicquid ex diuinis litteris
On a souligné, non sans raison, que l’incapacité de Caedmon à chan- per interpretes disceret, hoc ipse post pusillum uerbis poeticis maxima suauitate et
ter des poèmes profanes est aux yeux de Bède un mérite, le signe de son compunctione compositis in sua, id est Anglorum, lingua proferret1.
élection et de sa vocation à une poésie sainte :
Il y avait dans le monastère de l’abbesse Hilda un frère particulièrement remarquable
Namque ipse non ab hominibus neque per hominem institutus canendi artem didîcit, pour la grâce divine qu’il avait reçue de composer des chants pieux et religieux, de
sed diuinitus adiutus gratis canendi donum accepit. Unde niil umquam friuoli et sorte que tout ce qu’il apprenait dans les Écritures divines qu’on lui traduisait, peu
superuacui poematis facere potuit, sed ea tantummodo, quae ad religionem pertinent, après il le proclamait dans sa langue, l’anglais, avec des vers d’une grande beauté et
religiosam eius linguam decebant. Siquidem in habitu saeculari usque ad tempora d’une grande spiritualité2.
prouectioris aetatis constitutus, nil carminum aliquando didicerat2.
Cette première phrase va droit à l’essentiel : la rencontre du don poé-
Car ce n' était pas des hommes ou par l'intermédiaire d' un homme (Ga 1, 1) qu’il avait appris tique et de la grâce. La grâce spéciale de Dieu qui rend particulièrement
l’art du chant, mais de l’aide divine il avait gratuitement reçu le don du chant. Il ne put
donc jamais faire de poème frivole ou vain, mais sa bouche, toute à la religion, ne
remarquable ce frater quidam (il ne sera nommé que par la voix de Dieu
chantait que ce qui faisait honneur à la religion. Il était demeuré sous l’habit séculier s’adressant à lui) consiste dans le fait que se trouvaient réunies en lui
jusqu’à un âge avancé et n’avait jamais appris le chant3. l’inspiration poétique et religieuse (carmina religioni et pietati apta). Ce don, le
rebond de la phrase (ita ut) l’explicite, et chaque mot est essentiel. Leur
Mais ce souci d’édification ne doit pas masquer l’intérêt que porte ordre même conduit de l’audition par Caedmon de la parole divine jusqu’à
Bède à la versification anglaise en elle-même et aux questions proprement la « profération » qu’il en fait dans sa propre langue, en anglais. Le mouve-
poé tiques. La gloire de Caedmon est dans la beauté de ses poèmes. C’est ment de la phrase reproduit celui de la traduction de la parole divine.
cette beauté qui les rend édifiants. En outre, si le fragment conservé est Mais ce n’est pas Caedmon le traducteur, puisqu’il ne sait pas lire et
effectivement de Caedmon, la tolérance de Bède s’étend plus loin encore, qu’il ne sait pas le latin. Des interprètes l’instruisent dans les lettres divi-
car, comme l’observe Michael Alexander : nes en lui en traduisant des extraits, des bribes (quid ex divinis Uteris per
En « anglicisant » l’histoire de la Création, Caedmon utilisait inévitablement des interpretes disceret). Son intervention se situe au-delà de la traduction. Elle
termes de la vieille cosmologie germanique, tels que ciel et enfer 4. est dans la mise en vers et dans la composition d’un poème. Et le cœ ur de
la phrase est pour mettre en valeur son don poétique : il compose vite
Conformément aux bons enseignements de la rhétorique, le récit
de Bède suit Yordo artificialis. Il commence in medias res, au moment où
(postpusillum, au bout d’un instant) et avec une très grande suavitas ce —
mot, dans le vocabulaire esthé tique du Moyen Age, désignant, de façon
Caedmon a reçu de Dieu le don de poésie et est frère lai dans le monas- un peu passe-partout, l’agrément des mots. Mais la suavitas ne marque pas
tère. Il décrit en quoi consiste ce don, puis remonte aux circonstances
seule les verba poética de Caedmon. Il s’y joint la compunctio : maxima suavitate
dans lesquelles Caedmon l’a reçu avant de terminer en relatant sa mort
et compunctione. La componction, c’est la profonde tristesse d’avoir offensé
Dieu, la douleur poignante du repentir.
1. Oxford, Bibl. bodléienne, Junius XI ; cf. A. Crépin et H. Taurinya Dauby, Histoire de la littérature
anglaise du Moyen Age, p. 16 et p. 34. Voir J . R. Hall , « The Conybeare “ Caedmon” : A turning point Autrement dit, les poèmes de Caedmon se caractérisent par le fait
in the history of Old English Scholarship », dans A Handlist of Middle English in Harvard Manus- qu’ils sont beaux ( « suaves » ) et par le fait qu’ils manifestent le mouve-
cripts, éd. Linda Ehrsam Voigts, dans Harvard Library Bulletin, vol. XXXIII, Winter 1985, n‘J 1,
p. 378-403. ment même de la conversion, du retour à Dieu. Leur douceur est à la fois
2. Bede’ s Ecclesiastical History of the English People, éd B. Colgrave et R. A. B. Mynors, p. 414. celle de la beauté poétique et celle de l’attendrissement du pécheur qui
3. Bède le Vénérable, Histoire ecclésiastique du peuple anglais, trad. O. Szerwiniack et al , XXII, p. 61.
4. Old English Literature, p. 51 : « In Englishing the story of Creation, Caedmon inevitably used terms
from the old Germanic cosmology, such as heaven and hell. » Mais il est vrai, ajoute- t-il, que 1. Bede' s Ecclesiastical History, éd. Colgrave et R. A. B. Mynors, p. 414.
Pâques ( « Easter » ) et Noël ( « Yule » ) ont é té baptisés de la même façon. 2. Trad , citée, O. Szerwiniack et al., XXII, p. 60-61.
__ A

142 Poésie et conversion au Moyen Age


#

Inspiration des simples, inspiration de Dieu 143

rentre en lui-même et se tourne vers Dieu. Inspiration poétique et inspi- de les composer que dans cette intention. Cette conversion, en harmonie
ration religieuse, attention aux effets esthé tiques du poème et attention avec la force de séduction des poèmes, s’exprime en termes de désir
au mouvement de la conversion ne sauraient être plus étroitement, plus autant que de rejet : mépris du monde, mais aussi appétit aiguisé de la vie
indissolublement imbriqués. du Ciel (appetitum sunt vitae caelestis accensi).
Caedmon, enfin, lors de sa vision, se souvient à son réveil du poème Les poèmes de Caedmon suscitent une émulation. D’autres s’essaient
composé en rêve et est capable de le poursuivre éveillé : à composer des poèmes religieux en anglais, mais aucun ne parvient à
Exurgens autem a somno, cuncta quae dormiens cantauerat memoriter retinuit, et eis l’égaler. C’est que Caedmon n’a pas appris l’art de chanter auprès des
mox plura in eundem modum uerba Deo digni carminis adiunxit1. hommes, mais qu’il l’a reçu comme un don gratuit de Dieu :
Se réveillant de son songe, il garda en mémoire tout ce qu’en dormant il avait chanté, Namque ipse non ab hominibus, neque per hominem instiniüis canendi artem didi-
et y ajouta bientôt d’autres paroles du même genre en un poème digne de Dieu2. cit, sed divinitus adiutus gratis canendi donum accepit1.

C’est une notation importante dans l’ordre poé tique car, dans les der- Car ce n’ était pas des hommes ou par l’ intermédiaire d’ un homme qu’il avait appris l’art du
niers siècles du Moyen Age, elle apparaîtra à nouveau dans certains des chant, mais de l’aide divine il avait gratuitement reçu le don du chant2.
nombreux poèmes qui relatent un songe du rêveur et, associée à d’autres Transposition dans l’ordre du religieux et justification par le divin, du
indices, elle signalera le lien entre l’inspiration poétique et le rêve3. Mais vieil adage cicéronien « on devient orateur, mais on naî t poète »3. Aucun
c’est aussi une notation importante dans l’ordre spirituel : l’inspiration apprentissage ne permet d’atteindre la perfection en poésie ; elle est le
divine communiquée par la vision n’est pas perdue, puisque son bénéfi- résultat d’un don et d’une inspiration. Mais il s’agit de poésie religieuse et
ciaire, alors même qu’elle a disparu, sait « la garder dans son cœ ur ». d’une inspiration divine. La beauté poétique est la pierre de touche de
La suite ne fait qu’amplifier et développer l’imbrication de l’inspira- l’inspiration divine, de même que plus tard, chez les troubadours, la
tion poé tique et de l’inspiration religieuse : beauté poétique sera la pierre de touche de l’inspiration amoureuse.
Cuius carminibus multorum saepe animi ad contemtum saeculi et appetitum sunt C’est alors que Bède remonte au début de l’histoire et relate les cir-
uitae caelestis accensi. Et quidem et alii post ilium in gente Anglorum religiosa poe- constances dans lesquelles Caedmon a reçu son don poétique :
mata facere temtabant, sed nullus eum aequiperare potuit. Namque ipse non ab
hominibus neque per hominem instituais canendi artem didicit, sed diuinitus adiutus Unde nihil unquam frivoli et supervacui poematis facere potuit ; sed ea tantummodo
gratis canendi donum accepit4. quae ad religionem pertinent, religiosam eius linguam decebant. Siquidem in habitu
saeculari usque ad tempora provectioris aetatis constituais nil carminum aliquando
Grâce à ses chants, nombreuses furent les âmes incitées au mépris du siècle et au didicerat. Unde nonnunquam in convivio, cum esset laetitiae causa decretum ut
désir de la vie céleste. D’autres que lui parmi les Anglais tentèrent ensuite de faire des omnes per ordinem cantare deberent, ille ubi adpropinquare sibi citharam cernebat,
poèmes religieux, mais aucun ne put l’égaler. Car ce n’ etait pas des hommes ou par surgebat a media coena et egressus ad suam domum repedabat4.
1*intermédiaire d’un homme (Ga 1, 1) qu’il avait appris l’art du chant, mais de l’aide divine
il avait gratuitement reçu le don du chant5. Il ne put donc jamais faire de poème frivole ou vain, mais sa bouche, toute à la reli-
gion, ne chantait que ce qui faisait honneur à la religion. Il était demeuré sous l’habit
Les poèmes de Caedmon ne sont pas seulement marqués eux-mêmes séculier jusqu’à un âge avancé et n’avait jamais appris le chant. Souvent dans des ban-
quets, quand on décidait, pour manifester sa joie, que chacun devait chanter à tour de
par la conversion qu’implique la componction. Ils ont pour effet de conver- rôle, lui se levait de table quand il voyait la harpe s’approcher de lui, sortait et retour-

tir ceux qui les écoutent aussi bien, Dieu n’a accordé à Caedmon le don nait chez lui5.

1. Éd. citée, B. Colgrave et R. A. B. Mynors, p. 416. 1. Éd. citée, B. Colgrave et R. A. B. Mynors, p. 414.
2. Trad , citée, O. Szerwiniack et al., XXII, p. 62. 2. Trad , citée, O. Szerwiniack et al , XXII, p. 61.
3. Pour des exemples empruntés majoritairement à Watriquet de Couvin (mais dont on trouve 3. Il est vrai que Cicéron écrit aussi : « [Poetis] est proxima cognatio cum oratoribus » ([Les poètes]
l’équivalent un peu plus tard chez des poètes plus illustres, comme Machaut ou Christine de ont tant d’affinités avec les orateurs), De l' orateur, livre troisiè me, texte é tabli par H. Bomecque et
Pizan) , voir M. Zink, La subjectivité littéraire, p. 147-166. traduit par E. Courbaud et H. Borneque, Paris, Les Belles Lettres, 1971 [ Te éd ., 1930], 1. III, 27.
4. Éd. citée, B. Colgrave et R. A. B. Mynors, p. 414. 4. Éd. citée, B. Colgrave et R. A. B. Mynors, p. 414-416.
5. Trad , citée, O. Szerwiniack et al , XXII, p. 61. 5. Trad, citée, O. Szerwiniack et al , XXII, p. 61.

yr
n :
Sï ;
144 Poésie et conversion au Moyen Âge Inspiration des simples, inspiration de Dieu 145

On comprend bien pourquoi Bède diffère jusque-là le récit de la voca-


nuance du « dont voici le sens » (quorum iste est sensus), qui implique que le
tion. C’est pour faire ressortir combien le don poétique est un don de
Dieu. Le seul trait qui caractérisait Caedmon é tait d’ê tre entièrement
poème est cité en substance et non littéralement, et surtout la reprise de
ce mot sensus, suivi de considérations capitales sur l’impossibilité de tra-
dépourvu de ce don. Il était vierge pour le recevoir de Dieu et ne le
duire exactement un poème à la fin de la paraphrase :
devoir qu’à Lui. Ce don n’est pas tombé sur un terrain favorable, il n’a
en rien profité de dispositions naturelles ou d’une expérience dans le Hic est sensus, non autem ordo ipse uerborum, quae dormiens ille canebat ; neque
enim possunt carmina, quamuis optime conposita, ex alia in aliam linguam ad uer-
domaine de la poésie profane1. L’incapacité de Caedmon dans l’ordre de bum sine detrimento sui decoris ac dignitatis transferri1.
la poésie profane est précisément ce qui l’a rendu digne d’une élection
dans l’ordre de la poésie religieuse. Le caractère imprévu, arbitraire, para- Voici la teneur, sans respecter l’ordre des mots, de ce qu’il chantait en dormant. En
doxal, et finalement miraculeux, de l’inspiration poé tique en est renforcé, effet les poèmes, si bien construits soit-il, ne peuvent être traduits d’une langue à
puisque cette inspiration se confond avec la grâce. l’autre, mot à mot, sans dommage pour leur beauté et leur élévation2.
Le récit de la vision de Caedmon et de sa vocation poé tique et reli-
gieuse suit très fidèlement le modèle biblique et hagiographique des Cette remarque montre que Bède est sensible à la qualité proprement
visions par lesquelles Dieu se manifeste à celui qu’il a choisi - prophète linguistique, vocale, auditive du langage poétique, au fait qu’il n’existe
ou saint - en l’appelant par son nom ( suo appellans nomine, précise Bède). qu’incarné dans une langue, avec sa métrique, ses sonorités, ses vocables
et les associations qui leur sont propres. Il ne recherche nullement ce
.
On songe, par exemple, à l’appel de Samuel Mais, là encore, l’insistance

« discours en ligne droite », cette « prose pro(r)sumy> transparente au
sur le processus de la création poé tique mérite dans ce passage une atten-
tion particulière : message divin et dont l’idéal est de se faire oublier pour ne pas faire obs-
tacle à la transmission de la pensée. Tout au contraire, il mesure que la
« Canta », inquit, « principium creaturarum ». Quo accepto responso, statim ipse coe-
pit cantare in laudem Dei Conditoris versus quos nunquam audierat2.
qualité de la poésie est dans l’épaisseur du langage, dans ce qu’il a de par-
ticulier, de non transposable en passant par l’immatérialité de la pensée.
Et l’autre : « Chante la création. » Entendant cela, il se mit aussitôt à chanter à la Le paradoxe est que là est la qualité qu’il reconnaî t à la poésie de
louange de Dieu créateur des vers qu’il n’avait jamais entendus [...] 3. Caedmon, alors même que cette poésie est une traduction, ou est fondée
Une composition poétique qui est une louange au Dieu créateur, et sur une traduction, et pas n’importe laquelle, celle de la parole de Dieu. Il
qui est inventée, trouvée sous l’effet de l’inspiration, et non pas retrouvée y a dans ce paradoxe même comme une extraordinaire glorification de la
dans la mémoire : poésie.
Coepit cantare in laudem Dei Conditoris versus quos nunquam audierat, quorum iste De même, la suite du récit revient avec insistance sur la qualité et la
est sensus...4 beauté des poèmes de Caedmon ; c’est cette beauté qui les rend édifiants.
C’est précisément pour cela qu’une paraphrase latine ne saurait avoir le
Il se mit aussitôt à chanter à la louange de Dieu créateur des vers qu’il n’avait jamais
entendus, et dont la teneur suit : [,..]5. même effet que le poème lui-même, même si elle en respecte le contenu.
C’est la beauté poétique qui convertit. En insistant sur le processus de la
Suit une paraphrase - en latin, bien entendu - de ce poème, dont le composition poétique, Bède a cette notation émouvante que l’ancien ber-
début est proche des vers notés en marge des manuscrits. Il faut relever la ger rumine ce qu’il a entendu pour le métamorphoser en poèmes, et qu’il
le rumine comme un « animal propre » (la rumination étant, semble-t-il,
1. À l’opposé du lieu commun cher aux poè tes français du XIIIe siècle, qui déclarent mettre désor-
mais au service de Dieu un talent poétique employé jusque- là de façon frivole ou coupable . Voir,
perçue comme une façon d’épurer la nourriture ingérée)3. Mundum animal
par exemple, le dé but du Besant de Dieu de Guillaume le Clerc de Normandie, commenté dans
M. Zink, La subjectivité littéraire, p. 119-122.
2. Éd. citée, B. Colgrave et R. A. B. Mynors, p. 416. 1. Éd . citée, B. Colgrave et R. A. B. Mynors, p. 416.
3. Trad , citée, O. Szerwiniack et al , XXII, p. 61. 2. Trad, citée, O. Szerwiniack et al., XXII, p. 61-62.
4. Éd . citée, B. Colgrave et R. A. B. Mynors, p. 416. 3. Les éditeurs de la trad. fr. du texte de Bède (O. Szerwiniack étal ) commentent l’expression « ani-
5. Trad, citée, O. Szerwiniack et ai , XXII, p. 61. mal pur » en ces termes : « L’animal pur (au sens de la loi juive, cf. Lv 11, 3 et Dt 14, 6) qui
rumine... est une allégorie de l’évangéliste Luc et du Christ... Caedmon, qui digère et transmet au
146 Poésie et conversion au Moyen Âge Inspiration des simples, inspiration de Dieu 147

(animal propre) vient à la place de la formule usuelle mutum animal ( « ani- rente ; plus proche de lui dans le temps, Bernard d’Angers n’est guère dis-
mal muet » ). Le berger qui vivait près des « bêtes muettes », c’est-à-dire V posé à reconnaître qu’une inspiration divine anime les chants des paysans
privées de raison, et qui était muet comme les bêtes, puisqu’il ne savait dans l’église Sainte-Foy de Conques. Mais, un peu plus tard, les auteurs
pas chanter comme les autres hommes, donc suspect d’être lui aussi privé '
ï
de poèmes religieux en français ont une façon bien à eux de concevoir et
de raison, voilà que la méditation poétique de l’inspiration divine le rend d’exprimer l’idée que Dieu est l’inspirateur, voire l’auteur, du poème. Plus
semblable aux bêtes dans ce qu’elles ont de meilleur, l’épuration par la fondamentalement, la réflexion sur l’inspiration poétique et prophé tique
rumination de ce qui entre en elles : plonge ses racines dans un certain type de spiritualité et d’exégèse monas-
At ille suscepto negotio abiit, et mane rediens optimo carmine quod iubebatur com- tiques pour s’épanouir de façon privilégiée autour du Cantique des
positum reddidit... At ipse cuncta, quae audiendo discere poterat, rememorando l
\ Cantiques.
secum et quasi mundum animal ruminando, in carmen dulcissimum conuertebat,
suauiusque resonando doctores suos uicissim auditores sui faciebat1.
Le premier des miracles de Notre Dame de Soissons relatés par Gau-
tier de Coincy a pour bénéficiaire un petit porcher d’une dou2aine
Il s’en alla avec sa tâche, et à son retour le lendemain matin il avait interpré té en un d’années atteint du mal des ardents1. Transporté au ciel, il voit la Vierge
admirable poème ce qu’on lui avait ordonné de composer... Et lui, se remémorant en se plaindre à Dieu de ce que son sanctuaire de Soissons est indigne d’elle
lui-même tout ce qu’il avait pu apprendre en écoutant, et le ruminant comme un am
mal pur, il le traduisait en un poème très mélodieux, et en déclamant de manière si
- l
\
et recevoir l’assurance qu’il sera bientôt embelli grâce aux offrandes des
agréable il faisait de ses professeurs à leur tour ses auditeurs 2. pèlerins d’outre-Rhin. A son réveil, non seulement il est guéri, mais
encore cet enfant illettré se trouve d’un coup doué de la science des plus
La puissance de la conversion réside tellement dans la beauté du « grands clercs. En particulier, il est désormais capable de « conter en
poème que Caedmon devient le maître de ses maîtres. C’est la beauté de rime » l’Ancien et le Nouveau Testament :
ses poèmes qui les convertit, alors m ême que ce sont eux qui lui en ont Le viez testament, le novel L’Ancien et le Nouveau Testament,
fourni la matière. La beauté est édifiante, et tel est son but ; En rime et en metre trop bel il les récitait en vers excellents,
Contoit si bel, si a delivre aussi bien et de façon aussi complète
... in quibus cunctis homines ab amore scelerum abstrahere, ad dilectionem uero et Com s’il le leüst en un livre2. que s’il les avait lus dans un livre.
sollertiam bonae actionis excitare curabat. Erat enim vir multum religiosus et regula-
ribus disciplinis humiliter subditus3. À ce don poétique s’ajoute le don de prophétie, et Gautier ne manque
... par lesquels [les poèmes qu’il chantait] il se souciait d’arracher les hommes à pas de comparer ce petit berger au berger David :
l’amour du crime et de les inciter à l’amour et à l’envie du bien. C’était en effet un I Cil qui David le pastourel, Celui qui de David le berger,
homme très religieux, humblement soumis à la discipline de la règle [...] 4. Le harpeür, le cistariste, le harpeur, le cithariste,
Fist son prophète et son psalmiste fit son prophète et son psalmiste,
Et la fin du récit est consacrée à la mort de Caedmon, mort édifiante De cestui pastourel refist de ce berger-là aussi fit
Son prophète, quar quanqu’il dist son prophète, car tout ce qu’il disait
comme ses poèmes l’ont été. Avint après isnelement3. se produisit rapidement après.
Bède exalte les beautés d’une poésie religieuse dans la langue des sim-
ples avec l’enthousiasme minutieux d’un homme de lettres habité par une Voilà bien réunis le poè te et le prophète. Voilà un nouveau Caedmon.
foi ardente. Il est le premier à le faire. Est-il le seul ? Non. Et pourtant... Moins pourtant qu’il paraî t. Le petit porcher, dans le récit de Gautier, a
Gautier de Coincy tirera d’un récit voisin du sien une leçon très diffé- moins d’importance que le sanctuaire de Notre-Dame de Soissons, dont
I sa prophétie sert étroitement les intérêts. Et surtout, le don poétique n’est
public certains é pisodes de l’Histoire sainte, est aussi une figure de Bède écrivant son Histoire. Ce qu’un élément parmi d’autres de la science infuse universelle dont il béné-
chapitre est en effet un morceau de critique litté raire, montrant l’importance de l’inspiration
divine », p. 62.
1. Éd. citée, B. Colgrave et R. A. B. Mynors, p. 418. 1
A 1. Gautier de Coincy , Les Miracles de Nostre Dame, éd. V. Frederic Koenig, t. IV, Genève, Droz, 1970,
2. Trad, citée, O. Szerwiniack et al , XXII, p. 62. p. 190-200 (II Mir. 22).
3.
4.
Éd . citée, B. Colgrave et R. A. B. Mynors, p. 418.
Trad, citée, O. Szerwiniack et ai , XXII, p. 62.
« 2. Ibid., v. 171-174, p. 197.
3. Ibid , y . 192-197, p. 198.
148 Poésie et conversion au Moyen Âge 149
Inspiration des simples, inspiration de Dieu
fide soudain. Avant de mentionner son aptitude à faire des vers, Gautier
sons rustiques horriblement discordantes. Bernard d’Angers, qui est
a souligné que, son âme à peine redescendue du ciel, l’enfant, d’un coup,
en mission d’inspection, déclare aux moines que cette coutume est
maîtrisait toute la théologie et savait le latin :
intolérable et doit être interdite. L’abbé lui répond que c’est bien ce qu’a
Teiz clers et telz devinz devint Il devint un tel clerc, un tel devin essayé de faire son prédécesseur : les pèlerins ont été refoulés dehors
Que toute seut divinité. qu’il connaissait toute la théologie.
Tuit li bon cler de la cité et les portes fermées. Mais voilà qu’une nuit, les portes de l’église
Tous les bons clercs de la ville
Son parfont senz oïr venoyent venaient écouter son esprit profond et même les portes intérieures qui protégeaient les reliques se sont
Et lor doutances demandoient 1. et l’interrogeaient sur les points difficiles ouvertes d’elles-mêmes, laissant entrer la foule des pèlerins. Il était clair,
[pour eux. dès lors, que leur chant était agréable à Dieu et à la sainte. Guibert
Latin parloit si biau, si gent Il parlait le latin si admirablement
Tuit li bon clerc s’en merviloient que tous les bons clercs s’en émerveillaient reprend alors :
Et a merveilles l’escoutoyent2. et qu’ils l’écoutaient comme un prodige.
« C’est bien, dis- je, et il est probable que la volonté de Dieu peut être présente même
Le voilà si savant qu’il ne sait plus parler aux ignorants et ne se plaît dans cet événement. En effet, si je rentre en moi-même et que je considère ces deux
que dans la compagnie des lettrés : récits, une chanson, même rustique, bien innocente à cause de la simplicité de ceux
qui la chantent, peut être tolérée. Car, si cette coutume était supprimée, peut-être que
Tant ert bons clers, c’en est la somme, En un mot, il était si bon clerc le sanctuaire même ne serait plus fréquenté. Il ne faut pas croire cependant que Dieu
Qu’a trop grant painne a nul lai homme, que ce n’est que très difficilement se ré jouit de cette chanson, mais seulement de la peine de ceux qui passent la nuit
Se trop soutilz n’estoit d’entendre, qu’il daignait parler et s’expliquer avec dehors et de la bonne volonté des simples. Il était autrefois permis au peuple juif
[un ignorant, d’offrir des bê tes en sacrifice selon le rite des païens, mais ces bêtes devaient être
Daignoit parler ne raison rendre. à moins qu’il n’e û t l’intelligence très déliée.
Moû t par amoit lettree gent3. Il aimait énormément les savants. immolées, non aux dieux, mais à Dieu, et du reste il est reconnu que des offrandes de
ce genre ne plaisaient pas parfaitement à Dieu, puisque le sacrifice à Dieu, c' est un esprit
Comme on est loin du pauvre Caedmon, bénéficiaire d’une grâce qui brisé (Ps 50, 19) et que Dieu accepte le sacrifice de justice (Ps 50, 21). Mais, à cause de la
ne touchait que la poésie et dont la grâce poé tique relevait si purement de dureté de leur cœ ur (Mt 19, 8 ; Mc 10, 5), il supportait que des cérémonies chamelles
la grâce que, de berger ignorant, il était seulement devenu un frère lai illet- fussent accomplies et observées, pourvu que l’on sacrifiât à lui seul. De la même
façon il permet aussi à ces gens de chanter ce qu’ils savent, pourvu cependant que
tré ! Caedmon, qui n’a jamais su le latin et à qui l’on devait traduire la cette célébration ait lieu pour Dieu seul. Mais si des personnes plus sages sont d’un
Bible. Comme on est loin du récit de Bède, qui, du début à la fin, n’a avis différent sur ce point, qu’elles se gardent de formuler, poussés par leur grande
d’autre sujet ni d’autre souci que la poésie et la parole de Dieu ! science, un avis imprudent ou qui soit contraire au jugement divin. Pourtant, que per-
Et comme, dans un autre registre, Bernard d’Angers était dé jà, lui sonne ne pense que par ces assertions je veuille conclure que Dieu veut purement et
aussi, loin de Bède ! Bernard, qui é tait à la tête de l’école cathédrale simplement ce genre de choses, alors que ce sont des chansons paysannes et ineptes :
il les veut, comme je l’ai dit, dans la mesure où, regardant la dévotion du cœ ur, il
d’Angers dans les premières années du XT siècle, a sé journé trois fois à condescend à l’ignorance et à la simplicité humaines, car Dieu, soutenant avec une
Conques pour enquêter sur les miracles qu’y opérait la petite sainte Foy. compassion paternelle la fragilité humaine, lui qui sait de quoi nous sommes pétris
Il a consigné les résultats de son enquête dans son Liber miraculorum sancte (Ps 102, 14), ne veut pas causer la perte de l’homme, mais cherche la racine du salut
Fidis. Lors de son troisième sé jour, en 1020, l’abbé Adalgerius lui a relaté pour les pécheurs. »*
un miracle qui s’é tait produit une quarantaine d’années auparavant et qui
expliquait la façon désordonnée et, de l’avis de Bernard, scandaleuse dont 1. A. Bouillet, Liber miraculorum sancte Fidis, Paris, Picard, 1897, p. 120-122 : « Bene, inquam, probabi -
se déroulait la vigile de la fê te de sainte Foy, le 6 octobre. literque voluntas Dei etiam in hoc stare potest. Nam cum in memetipsum redeo, utrumque hoc
dictum perpendo, satis pro simplicitate illorum innocens cantilena, licet r ústica, utcumque tole-
Ce soir-là, les pèlerins veillaient dans l’église même et, pendant que rari potest. Nam fortasse si hic mos tolleretur, et frequentado sanctuarii pariter adimeretur ; non
tamen ea cantilena Deus gaudere credendus est, sed excubantum labore et simplicium bona
les clercs chantaient les psaumes, ils chantaient de leur côté des chan- voluntate. Populo olim Israhelitico juxta ritum gentium victime pecudum permisse sunt, sed non
diis, sed Deo immolande, quanquam hujusmodi libamina Deo perfecte non complacuisse com-
probentur, quoniam sacrificium Deo spiritus contribulatus et sacrificium justicie Deus acceptâ t.
1. Ibid., v. 158-162, p. 196. Sed ad duriciam cordis occulorum carnales cerimonias fieri observarique patiebatur, dummodo
2. Ibid , v. 168-171, p. 197. sibi tantum litaretur. Sic quoque idem permittit et his que sapiunt cantare, dum tamen sibi Deo
.
3 Ibid., v. 163-167, p. 196-197. uni ilia fiat concelebratio. Sin aliter prudentiores super istiusmodi sentiunt, viderint, ne multa
scientia sua indued id sapiant, quod sobrietatem excedat aut quod divino judicio contrarium fiat.
150 Poésie et conversion au Moyen Âge Inspiration des simples, inspiration de Dieu 151

Bernard d'Angers ne trouve ni qualités poé tiques ou musicales ni


valeur édifiante en elles-mêmes aux « cantilènes rustiques » du peuple
illettré (cantilènes rouergates que cet homme de langue d'oïl ne com- DIEU AUTEUR. U ERUCTAVIT FRAN ÇAIS
prend, au reste, probablement pas et qu'il n'éprouve nullement le besoin ET LA LUMIERE AS LAIS
de comprendre). Cette foule de paysans qui braillent le hérisse. Jusqu’au
bout, même après avoir été informé du miracle et en avoir reconnu la
validité, il multiplie à leur propos les termes pé joratifs et méprisants : des
bine chose est de louer Dieu par des chansons rustiques, une autre de
chansons de paysans et autres fariboles (cantilenis rusticis quam aliis nugis) ;
terrifier horriblement (pessime horrificarè) ; ce tumulte inepte et les vociféra- reconnaître en lui l’inspirateur, voire l'auteur du poème et de se livrer à
des considérations sur le chant spirituel, comme le font certains poèmes
tions bestiales des paysans ainsi que leurs chants sans art (ineptum hune
tumultum feralesque rusticanorum vociferationes atque incompositas cantationeè) ; des religieux français. Nous en considérerons deux : le commentaire du
chansons paysannes et ineptes (rustica et inepta canticd) . Seule l'intention psaume 44 (Eructavit cor meum verhum honum) attribué à Adam de Perseigne
et, pour une notation plus fugitive mais peut-être plus parlante encore, la
innocente et pieuse de ceux qui les chantent les rend agréables à Dieu, qui
a la condescendance de les tolérer, car il est clair qu’elles ne sauraient en
Lumière as lais ( « la lumière des laïcs » ) de Pierre de Fetcham.
L’admirable commentaire en vers français de YEructavit, très large-
elles-mêmes, dans leur grossièreté stupide, lui procurer aucun plaisir. Ces
ment diffusé jusqu’à la fin du Moyen Age a récemment bénéficié d’une
simples qui chantent pour Dieu comme ils le peuvent, et dont Dieu tolère édition attentive d’après l’un des manuscrits qui l’a conservé . Son attri-
1
les chants parce qu’ils ne sont pas capables de faire plus ni mieux, sont
bution à Adam de Perseigne, affirmée dès 1909 par T. A. Jenkins2, a été
comme les juifs qui offraient à Dieu des bêtes en sacrifice, sacrifices qu'il
niée par John Benton3, mais reprise par M. Sampoli Simonelli, sur la base
acceptait « à cause de la dureté de leur cœ ur ». Même dans ces conditions,
la tolérance de Dieu à l’égard de ces « chansons ineptes » l’étonne au d’une comparaison avec l’œ uvre latine de cet auteur4. Elle a paru depuis
plausible à plusieurs savants (Jean Robert Smeets, Hans Robert Jauss,
point que, dans sa conclusion, il multiplie à son sujet les circonlocutions,
les réserves et les prudences. Marc-René Jung, Jean Longère5), mais est encore mise en doute par
Où est l’admiration sincère de Bède pour les poèmes de Caedmon et
pour leur efficacité apologétique ? Où est sa foi dans leur inspiration ? Où 1. A Eructavit antico francese secondo il Ms. Paris BN fr. 1747, éd. Walter Meliga, Alessandria, Edizioni
est la conviction que Dieu inspire aux simples des poèmes dont la beauté dell’Orso, 1992. Le ms. BnF fr. 1747 est tardif (il est daté de 1397) , mais il est inté ressant en ce
qu’il mêle, ce qui est rare, des textes en langue d’oc, tous religieux, et ce texte en langue d’oïl : c’est
convertit les sages ? ce trait qui a surtout inté ressé l ’éditeur, dont le travail porte essentiellement sur la langue du texte
dans ce manuscrit particulier.
2. T. A. Jenkins, Eructavit. An Old French Metrical Paraphrase of Psalm XUV, Dresde, Gesellschaft fur
Romanische Literatur, 1909. Jenkins lui- mê me se fondait sur un travail antérieur de G. F. McKib-
ben, The Eructavit, an Old French Poem : the Author's Environment, his Argument and Materials, Balti
more, J . H. Furst Co., 1907.
3. John Benton, « The Court of Champagne as a Literary Center », dans Speculum, 36 (1961), p. 582-
584.
4. M. Sampoli Simonelli, « Sulla parafrasi francese antica del Salmo Eructavit, Adamo di Perseigne,
Tamen ne putet aliquis hisce assertionibus me velle id concludere ut Deus pure Chré tien de Troyes e Dante », dans Cultura Neolatina, 24 (1964), p. 5-38. Cet article place la date de
hec eadem velit, cum sint rustica et inepta cantica, sed eo modo ut dixi ad devotionem simpliciterque -
composition du poè me vers 1178 1180. Il attire l’attention sur sa parenté avec la litté rature cour-
cordium toise, en particulier avec Chré tien de Troyes (voir aussi, sur ce point, Marc - Ren é Jung, note
respiciens, humane ignorantie ad [ac] simplicitati condescendit, quia Deus, humane fragilitatis suivante).
patris compassione sustentator, qui cognoscit figmentum nostrum, non, qua pereat homo
causam querit, sed peccantibus radicem salutis investigat. » On corrige le texte en , 5. Jean Robert Smeets, « Les traductions, adaptations et paraphrases de la Bible en vers », dans Grun-
l’éd. proposée par Ulrich Molk, « Das Zeugnis Bernards von Angers », dans suivant driss der Romaniscben Literaturen des Mittelalters, VI, La littérature didactique, allégorique et satirique, sous la
direction de Hans Robert Jauss, Heidelberg, Carl Winter, 1966, t. 1, p. 52, et t. 2, n" 4052, p. 205-
neuer Perspektive. Diskussionsanstosse %u amour courtois, Subjektivitàt in der DichtungMittelalterbilder aus
und Strategien des 206 ; Hans Robert Jauss, « Entstehung und Strukturwandel der alî egorischen Dichtung », ibid ,
Eryahlens, éd. Ernstpeter Ruhe et Rudolf Behrens , Munich, Fink, 1985, p. 320-328 . Pour les t. 1, p. 155 ; Marc-René Jung, Études sur le poème allégorique en France au Moyen Age, Berne, Francke,
commentaires suscités par ce texte, voir Molk, p. 320-321. Cf. aussi Kathleen Ashley et Pamela
Sheingorn, Writing Faith. Text, Sign and History in the Miracles of sainte Foy, The University of 1971 (« Romanica Helvetica », 82) , p. 229-231 ; Jean Longè re, article « Adam de Perseigne », dans
Chi- Dictionnaire des lettres françaises - Le Moyen Age, sous la direction de Geneviève Hasenohr et Michel
cago Press, 1999. Zink, Paris, Le Livre de Poche, « La Pochothèque », 1991, p. 13-14.

À:
152 Poésie et conversion au Moyen Âge Inspiration des simples, inspiration de Dieu 153

d’autres (Alberto Varvaro1). En tout cas, le poème est dédié à la comtesse Écrit sur le ton d’un sermon, le poème cite en latin chaque verset
Marie de Champagne (v. 3, v. 2077). du psaume, puis en donne un commentaire allégorique très amplifié
La personnalité d’Adam de Perseigne rend cette attribution impor- (2 166 vers à comparer aux 14 versets du psaume).
tante. Né vers 1145 dans la région de Troyes, protégé des comtes de Pour bien saisir le sens des passages qui nous intéressent ici, et qui
Champagne grâce auxquels il reçoit son éducation, il est d’abord clerc sont au début du poème, il faut en avoir à l’esprit le mouvement et
séculier attaché à leur maison et restera jusqu’à la mort de la comtesse l’enchaînement. L’auteur va dire à « sa dame de Champagne » une chan-
Marie son chapelain. Mais entre temps il est devenu religieux : chanoine son composée par David ; éloge de la dame de Champagne (v. 1-14). Au
de Saint-Augustin, puis bénédictin à Marmoutier, puis cistercien à Ponti- matin de Noël, l’Église dit en latin un psaume que l’auteur va mettre en
gny et enfin à Perseigne, dont il est abbé en 1188 et où il meurt en odeur roman (v. 15-20). Quand un roi veut couronner ou marier son fils, il le
de sainteté en 1221. Il a été chargé à plusieurs reprises par l’Église fait savoir longtemps à l’avance pour que ses hommes puissent se prépa-
d’importantes missions diplomatiques et religieuses. Il laisse une corres- rer. Dieu « qui est roi et sire » a fait de même avant la venue du vrai roi,
pondance importante, des sermons et des opuscules spirituels. Le corn- son fils, pour que « le peuple sentî t l’odeur de son avènement » : il a fait
mentaire de YEructavit, s’il est de lui, serait sa seule œ uvre connue en naî tre des prophètes qui ont annoncé sa venue et la façon dont il dispo-
langue vulgaire. Si elle était avérée, cette attribution aurait une double serait du monde et du diable, et dont l’Église « lit et chante les douze
signification. Elle rattacherait directement à la spiritualité cistercienne, chants » pendant l’Avent (v. 21-78). L’un de ces prophètes, David, a com-
dont la présence est évidente à travers le traitement de la théologie de la posé « la chanson que j’ai écrite ». Longtemps avant la naissance de Dieu,
charité, ce poème dont l’auteur manifeste des connaissances théologiques il a su qu’il naîtrait de son lignage, de la Vierge qui recevrait l’annonce de
et liturgiques étendues, maîtrisées et réfléchies. Elle confirmerait (mais ce l’ange Gabriel, et qu’il revêtirait la nature humaine. En apprenant cette
point est presque assuré par la dédicace, même si l’auteur n’est pas Adam) nouvelle, David prit sa harpe et sa vielle et composa la chanson que
que ce poème exégétique et spirituel est né dans l’entourage très proche l’auteur a adaptée en roman (v. 79-144). Mais avant de commencer,
de la grande protectrice des lettres françaises et de la poésie amoureuse l’auteur va raconter comment Dieu a montré sa gloire à David. David fai-
dans la deuxième moitié du XIIe siècle. De fait, cette œ uvre émouvante et sait pénitence sous la cendre et la haire. Un rayon descendu du ciel
habile, pleine d’imagination et de délicatesse, révèle une réelle familiarité l’illumina de sa clarté et « dans cette grande dévotion » il eut une vision :
avec la littérature courtoise. Ainsi, dans son introduction en forme de un ange entrait par la fenêtre, le prenait par la main et le conduisait à
dédicace, l’auteur estime qu’aucune qualité ne fait défaut à la « dame de l’entrée du paradis, où il le laissait. Mais il trouvait la porte close, et gardée
Champagne », mais qu’elle a « un peu trop d’une seule chose », la largesse par l’ange à l’épée, car, après le péché d’Adam, nul homme ne pouvait y
— qualité courtoise par excellence : la restriction apparente est une flat- i
é
entrer jusqu’à la venue du Rédempteur. N’osant appeler, il se met à vieller
terie supplémentaire, le jeu stylistique sur le manque et l’excès est léger et et commence sa chanson (v. 145-204). Là-dessus, l’auteur cite le début de
habile. Ailleurs il emploie les expressions joie de la cour, fm’ amor, décrit la cette « chanson », c’est-à-dire le premier verset du psaume 44 (Eructavit cor
flèche de Dieu comme d’autres celle de l’amour2. meum verbum bonum, dico ego opera mea régi, « Mon cœ ur a exhalé une bonne
parole, je dis mes œ uvres pour le roi ») , le transpose en français, le déve-
1. A. Varvaro, Le littérature romance del Medioevo, Bologne, Il Mulino, 1985, p. 90.
2. Cf. M. -R. Jung, Etudes sur le poème allégorique en France au Moyen Age, p. 231 : « À titre de curiosité,
loppe et le commente.
nous citerons... l’allégorie de l’arc et des flèches, sagittae tuae acutae (v. 663 et s.) : la verge de bois Comment les mentions de la création poétique et de l’inspiration
symbolise l’ancienne loi, qui fut dure ; Dieu l ’assouplit, en la courbant à l’aide d’une corde, qui s’insèrent-elles dans ce contexte ?
signifie la nouvelle loi ; l’ensemble de l’arc représente ainsi la justice et la pitié. Quant aux flèches,
ce sont les apôtres ; les ailerons, le Saint- Esprit ; les pointes ferrées, la parole de Dieu. Une chanson que David fist, Une chanson que David a faite,
726 Moût est soés et douz cist fers Que nostre sire el cuer li mist, que Notre Seigneur lui a mise dans le cœ ur,
Qui si perce le cuer del vantre Dirai ma dame de Champanie... je vais la dire à ma dame de Champagne...
Que nus ne set quant il i antre.
On songe immédiatement à l’allégorie de la flèche d’amour dans Cligès (v. 762 et s.). À la cour Ce sont les premiers vers. David est l’auteur de la chanson (il l’a
de Marie de Champagne, les connaisseurs devaient sourire. » « faite »). Mais c’est Notre Seigneur qui la lui a inspirée (qui la lui a « mise

5
1
4

154 Poésie et conversion au Moyen Age Inspiration des simples, inspiration de Dieu 155

dans le cœ ur »). Et c’est l’auteur de sa traduction commentée qui la « dit » Qu’il n’i a antrepris de rien, qu’il n’a commis aucune erreur,
à « madame de Champagne », comme le ferait Chré tien de Troyes. Le jeu Fors la endroit o rime faut, si ce n’est que pour le besoin de la rime,
familier à Chrétien sur la matière et sa mise en œ uvre, sur ce qui lui S’i met lo mot qui autant vaut (v. 135-144) . il emploie un synonyme.
revient et ce qu’il a emprunté, se retrouve ici, à ceci près que Notre Sei- Cette fois, c’est sa traduction que l’adaptateur commente, plus que la
gneur occupe vis-à-vis de David la place qu’occupe Marie de Champagne « chanson » de David elle-m ême. Il explique sa m é thode, se justifie de
vis-à-vis de Chrétien au début du Chevalier de la Charrette : c’est lui qui ins- s’être un peu écarté de l’original pour se plier aux exigences de la rime. Il
pire. Voilà donc un début sur l’inspiration poétique, sa mise en œ uvre, la donne de l’importance à sa propre version. Il est impossible, au vers 140,
transmission du poème, mais ici, l’inspiration poétique est aussi une ins- de savoir s’il faut lire cil qui Iafete (< afaitier) ou cil qui la fete. Dans le
piration divine, et plus précisément une inspiration prophétique, puisque second cas, l’adaptateur prétendrait à présent avoir « faite », parce qu’il l’a
c’est la révélation que reçoit David de la venue du Christ, son descendant. traduite, la chanson que David fist (v. 1). Dans le premier cas, il déclare
Un peu plus loin, revient cette répartition entre ce qui appartient à l’avoir « rendue apte » ( aptare), convenable, voire l’avoir améliorée, ce qui
David, ce qui appartient à l’inspiration divine, ce qui appartient à peut être le sens d’ afaitier. De toute façon, ce vers lui prête beaucoup.
l’adaptateur : Rien d’étonnant s’il se vante deux vers plus loin de n’avoir commis
Uns dels prophètes fu Daviz ; David était l’un des prophètes ; aucune faute dans son adaptation {Qu'il í ri a antrepris de rien) . Mais en
Ceste chanso que i’ai escrite cette chanson que j’ai écrite, outre, l’insistance sur la qualité de la traduction et sur le respect des impé-
Trova il per saint esperite (v. 80-82). le Saint Esprit la lui a fait trouver. ratifs de la rime nous rappelle les commentaires de Bède sur les poèmes
Ces trois vers ne disent rien de plus que les trois premiers du poème, de Caedmon. Au-delà de la traduction, il y a la poésie.
à cette seule différence que l’adaptateur « écrit » la chanson qu’il se pro- Pourtant, à la fin du prologue, quand commencent véritablement la
pose de « dire » au vers 3. « Ecrit », c’est-à-dire copie. Il « dira » ensuite ce citation, la traduction et le commentaire du psaume, l’adaptateur sait
qu’il a écrit. La variation est d’autant plus insignifiante que dans le voca- s’effacer. La chanson est tout entière celle de David, et sa fonction est de
bulaire littéraire médiéval, latin comme vernaculaire, « écrire » et « dire » lui ouvrir la porte du paradis, de lui ménager un accès jusqu’à Dieu . Ou
ont en fait gén éralement le m ême sens. Mais ce sens est celui de « compo- plutôt, car cette requête lui est refusée, la chanson tient lieu de
ser ». Or l’adaptateur ne copie ni ne dit la chanson, mais la traduction l’impossible accès au paradis, de l’impossible face-à-face avec Dieu. Bien
qu’il en a faite. C’est elle seule qu’il a composée. Il est donc en train, à la plus, son « langage oblique » tient lieu de l’appel direct que le suppliant
faveur de cette traduction, de se pousser imperceptiblement comme n’ose faire entendre (v. 201-204). Cette fois, la poésie est bien le médium
du sacré : non seulement elle est inspirée par Dieu, mais encore elle est le

auteur à côté de David de mê me que les auteurs des romans d’antiquité
moyen, l’unique moyen, de communiquer avec lui. Elle est, comme le
se poussent comme auteurs à la faveur de la traduction qu’ils prétendent
seule revendiquer1. Est-ce là surinterpré ter le passage de « dire » à disent les premiers mots du psaume, une effusion irrépressible venue du
« écrire » ? On pourrait le penser si l’on ne lisait plus loin ceci, au moment cœ ur à l’adresse de Dieu . Quand David s’aperçoit, dans sa vision, qu’il ne
où David a la révélation que le Christ naîtra de la Vierge, sa descendante : pourra franchir les portes du paradis :
Quant David oi la novele, En entendant cette nouvelle, E quant David s’en aperçut, Et quand David s’en aperçut,
Sa arpa prent et sa viele David prend sa harpe et sa vielle : Toz quois se tint qu’il ne se mut ; il s’est tenu coi, sans bouger ;
Si comence sa chansonete il commence sa chansonnette Por ce qu’il n’ose apeller, comme il n’ose pas appeler,
Que molt est bele, sainte e nete. Si encomence sa chanson : il commence sa chanson :
Qui est très belle, sainte et pure. Eructavit cor meum verbum bonum
De lati l’a en romans trete Son adaptateur l’a transposée du latin Eructavit cor meum verbum bonum
Dico ego opera me[a] régi Dico ego opera mea régi
[en roman, D’una douçor ai plen le cuer,
Au meils qu’il puet cil qui l’afete ; du mieux qu’il a pu. J’ai le cœ ur rempli d’une telle douceur
Oians toz bos clers dit il bien No puis muer n’en isse fuer ; que je ne peux l’empêcher de s’écouler
Devant tous les bons clercs il affirme
[au dehors ;
Ma chanson vueil dire lo roi, je veux dire ma chanson au roi,
Lo aut segnior en cui ie croi. Le haut seigneur en qui je crois.
1. M. Zink, ha subjectivité littéraire, p. 31-36. Encor est en sa chambre enclous Il est pourtant enfermé dans sa chambre,
1

156 Poésie et conversion au Moyen Age Inspiration des simplesy inspiration de Dieu 157

A son desduit, a son repous ; pour son plaisir, pour son repos. Chanter, répond David, c’est comme écrire dans la pure effusion de
Sains esperiz, ovrez moi Puis ! Saint Esprit, ouvrez-moi la porte ! l’inspiration, écrire, mais sans les contraintes de la matérialité de l’écriture.
Je chanterai s’entrer i puis Je chanterai, si je peux entrer, Tous les commentateurs médiévaux du verset Lingua mea calamus scribae
Si li dirai un son novel, et lui dirai un air nouveau :
Si li rois Pot molt li (en) er bel (v. 199-214). Si le roi l’entend, il lui plaira. velociter scribentis y voient l’image de « l’auteur sacré qui écrit sous la dictée
Une voix alors vient de l’intérieur et lui interdit d’entrer, car de Dieu »\ Toutes les données de la composition poétique sont ainsi réu-
nies, opposées et confondues dans une sorte de dialectique, autour d’une
Ne puet savoir nuis hom charnex Aucun homme de chair ne peut savoir réflexion sur l’inspiration poé tique et l’effusion poétique, sur la parole
Que est la ioie esperitex (v. 223-224). ce qu’est la joie spirituelle.
poétique et l’écriture poétique, comme cheminement vers le spirituel.
Qu’il écrive sa chanson ! Elle sera porté devant le roi : Une réflexion sur l’inspiration poétique comme inspiration sacrée2.
Mes le chançon que tu vuels dire Mais la chanson que tu veux dire, Plus brièvement, d’une façon infiniment moins riche et moins
Escrit en chartre o en cire écris-la sur une feuille ou sur la cire, complexe, mais frappante par sa gaucherie même, une notation analogue
E ie ferai bien tant por toi et je ferai cela pour toi,
Que ie la porterai lo roi ; de la porter au roi. apparaît au début de la Lumière as lais du clerc anglo-normand Pierre de
Si tu la me bailes escrite Si tu me la donnes écrite, Fetcham, ou de Peckham3. Ce poème de près de quatorze mille vers,
Bien li sera mostree e dite ; elle lui sera montrée et dite : composé en 1267, qui se présente sous la forme traditionnelle d’un dia-
Je li dirai ce que tu diz (v. 225-231). je lui dirai ce que tu dis.
logue entre maître et disciple, est une compilation de théologie à caractère
Mais David préférerait se produire lui-même devant le roi, car il est encyclopédique et didactique, fondée essentiellement sur des commentai-
bon jongleur et il sait bien qu’il recevrait un large salaire : res scolastiques des Sentences de Pierre Lombard, avec des emprunts à
Merce, sire, ce dist Daviz, Je vous en prie, Seigneur, dit David, d’autres sources comme VElucidanum d’Honorius Augustodunensis4.
Si ie leens entrez estoie, si j’entrais à l’intérieur, Après une prière initiale et un rappel de la création, de la chute et de la
Avec mes moz vieleroie. mes propres mots qui accompagneraient Rédemption, après s’être plaint que les hommes d’Eglise ne mettent pas
[ma vielle.
Joglerres soi, sages e duiz ; Je suis un jongleur sage et bien instruit. toujours les fidèles sur la voie du salut, l’auteur déclare que c’est dans
Si le roi plaisoit mis desduiz, Si mon divertissement plaisait au roi, cette intention qu’il entreprend son livre. Et il déclare alors :
Ce sai je bien que las sodees je sais bien que mon salaire
Me seroient molt grans donees (v. 226-238). me serait largement versé. De cest livere si est autur L’auteur de ce livre
Pri[n]cipaument nostre Seignur, est principalement Notre Seigneur,
Ainsi le jeu sur le médium qu’est la chanson est encore compliqué par Kar a ceo ne su jeo veraiement car dans l’affaire je ne suis, en vérité,
celui sur le médium du médium qu’est l’écriture, opposée à l’exécution For sun notur e estrument, que son scribe et son instrument,
Kar ceo ke en pensee me fist lire car ce qu’il m’a fait lire en pensée
orale et directe. Tout cela pour introduire la suite du verset : Mis en cest livere par escrire (v. 537-542). je l’ai mis par écrit dans ce livre.
Lingua mea (s) calamus scribe Ma langue est le roseau d'un scribe agile.
velociter scribentis
Ne dites pas que ie l’escrive ; Ne me dites pas de l’écrire : 1. Gilbert Dahan, L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval, p. 42. Cf. les commentaires de
La lengua cui le cuers avive la langue à qui le cœ ur donne vie Hugues de Saint-Cher et de Thomas d’Aquin cités par G. Dahan, p. 42-43.
L’escrivra sens doiz e sens mains l’écrira sans doigts et sans mains 2. On peut comparer ce commentaire du ps. 44, 2 avec celui, un peu anté rieur, de Gerhoh de Rei-
Assez meils que nus escrivains (v. 239-242). beaucoup mieux qu’aucun scribe. chersberg { PL, 1.193, 1566 a-b) , reproduit et analysé par Jean-Yves Tilliette : Gerhoh « commence
par expliquer que le psalmiste a ici tiré une comparaison ( similitude ) du travail de l’écrivain , dans la
Mais ce verset brouille davantage la relation du dire et de l’écrire, mesure où celui-ci, par l’acte même d’écrire, fait exister dans le visible ce qui se dissimulait au fond
du cœ ur. (...) Gerhoh voit... dans le travail de l’écrivain la métaphore explicite de l’acte créateur
puisque la langue y est un instrument d’écriture. Et le commentaire ajoute auquel coopèrent les trois personnes de la Trinité », Des mots à la parole. Une lecture de la Poetria
encore à la complexité, puisque David, par sa voix, refuse l’écriture et nova de Geoffroy de Vinsauf, Genève, Droz, 2000, p. 63.
3. On trouverait, de façon plus ou moins fugitive, bien d’autres exemples de ré fé rences à Dieu comme
suggère que la langue, inspirée par le cœ ur, écrit « sans doigts et sans auteur du livre. Par exemple, au d ébut du Bréviaire dAmour, Matfre Èrmengaud dit avoir compilé son
main ». L’opposition de l’écrire et du dire se résout ainsi dans la fusion livre lui-même ainsi que Dieu le lui a enseigné (cf. Le Breviari d'Amor de Matfre Ermengaud, éd.
-
— effusion de l’inspiration. Le jongleur de Dieu aspire à chanter devant
Dieu. Ecrire pour Dieu, dit la voix céleste, c’est dé jà chanter devant lui.
Peter Ricketts, t. II : « Lo quai ell mezeis conpilet / aichi quo Dieus lo i ministret », v. 23-24).
4. La Lumere as lais by Pierre dAbemon of Fetcham, éd. Glynn Hesketh , t. 1, Londres, Anglo- Norman
Text Society, 1996 (vol. 54-55).
&

158 Poésie et conversion au Moyen Age Inspiration des simples, inspiration de Dieu 159

Comme dans le commentaire de YEructavit, mais plus nettement K’est Jhesu Crist nostre Seignur que c’est J ésus-Christ, Notre Seigneur,
Ki est creature, e creatur qui est créature, et créateur
encore (car seuls sont ici en cause le poète et Dieu qui l’inspire, alors que Quant a la deité : quant a nature au regard de sa divinité ; au regard de sa
dans le commentaire de YEructavit, le poète-traducteur s’efface derrière [nature
David, qui est le véritable inspiré) , on trouve ici l’affirmation que l’auteur Humeine si est creature, humaine, il est une créature,
Kar cest livere est de Deu veraiement, car ce livre, en vérité, porte à la fois sur Dieu
du livre est Dieu et que le poè te n’est que son « scribe » (notur), son « ins- E de sa creature ensement (v. 553-560). et sur sa créature.
trument », qu’il écrit en somme sous sa dictée, ou plutôt en copiant le
texte que Dieu lui montre en pensée. La mé taphore de la lecture, con- La maladresse même de Pierre de Fetcham trahit ainsi une associa-
frontée à l’écriture réelle, désigne, ici encore, l’inspiration divine qui est tion forte et obscure, non seulement entre l’inspiration divine et
en m ê me temps inspiration poé tique (ou du moins inspiration du texte, l’inspiration du texte, mais aussi entre l’écriture, ouvrage de l’écrivain, et
car les talents de poè te de Pierre de Fetcham sont limités). Et là encore, la création dont le seul auteur est le Créateur, entre la matière du livre qui
on note un mouvement de la phrase qui rappelle le prologue du Chevalier s’écrit et la créature que Dieu crée.
de la Charrette1 : tout se passe comme si ce prologue fameux était la trans-
position audacieuse au mécénat profane d’un lieu commun de l’écriture
inspirée par Dieu.
Au bout de ces quelques vers, le poè te n’en a pas tout à fait fini avec
la question de l’auteur. Car après avoir dit que Dieu est l’auteur de son
livre et qu’il n’en est que le copiste, il éprouve cependant le besoin de se
présenter, mais non sans réticence et au seul motif que les lecteurs pour-
ront ainsi prier pour lui2. Mais l’important est qu’immédiatement à la
suite, le poète, après avoir désigné l’auteur de son livre, en donne à pré-
sent le sujet. Or, le sujet du livre est le même que son auteur : c’est Dieu.
Ou plutôt, c’est le Fils de Dieu, J ésus-Christ, qui est à la fois créateur,
comme Dieu, et créature, par sa nature humaine. Ce livre, dont l’auteur
est Dieu créateur, a pour sujet, pour « matière », Dieu se faisant créature
pour racheter les créatures. La confusion entre la création du livre et la
création divine, entre inspiration divine et inspiration poé tique, entre
Dieu créateur et Dieu auteur, entre le livre et son objet, est ainsi totale.
L’auteur est créateur, le Créateur est auteur. Le Père écrit un livre sur le
Fils, mais on ne peut concevoir le Fils écrivant un livre sur le Père : ce
serait prendre la place créatrice du Père :
Le suget de cest livere, ou la matire, Le sujet, ou la matière, de ce livre,
Si put em veraiment dire on peut dire, en vérité,

1. Del Chevalier de la charrete Du Chevalier de la Charrette


Comance Crestiens son livre,
'
Chrétien commence son livre :
Matere et san li done et livre la matière et le sens lui sont donnés
La contesse et il s’antremet par la comtesse, et lui, il y consacre
De panser, que gueres n’i met sa pensée, sans rien ajouter d’autre
Fors sa painne et s’antancïon que son travail et son application.
(v. 24-29, éd . et trad . Ch. Mêla, Paris, Le Livre de Poche, « Lettres gothiques », 1992) .
2. La Lumere as lais by Pierre d’Abemon of Fetcham, éd. Glynn Hesketh, v. 543-552.
CHAPITRE VII

EN SUIVANT SAINT BERNARD .

LE JONGLEUR DE DIEU
E T L E C A N T I Q U E D E L’A M O U R

L’INVERSION DES VALEURS


ET LE JONGLEUR RÉ HABILITÉ

Joglerres soi sages e dui% fait dire à David l’auteur de PEructavit français1.
Quel paradoxe ! Un sage jongleur peut-il exister ? Bien s ûr, sage signifie
également « savant ». David est un jongleur savant dans son art parce qu’il
est dui% parce qu’il a reçu la formation convenable. Mais tout de même,
sage peut aussi vouloir dire « sage ». Et quel que soit le sens de l’expres-
sion dans son contexte, « un sage jongleur » sonne comme un oxymore
stupéfiant.
David, jongleur. David, sage jongleur. Voilà le jongleur réhabilité à
travers le psalmiste.\JEructavit français est trop marqué par la spiritualité
cistercienne pour qu’on ne reconnaisse pas dans ce paradoxe la marque
de saint Bernard. Le jongleur méprisé est un jongleur inspiré. Au cœ ur de
l’association médiévale du poète et du prophète, il y a ce retournement
de l’humilité, médité d’abord par l’esprit cistercien, puis par l’esprit
franciscain.
Avant la réhabilitation du jongleur, il y a sa condamnation. Une
condamnation si générale et si répétée qu’il est inutile de s’y attarder.
Observons seulement, à la suite de Caria Casagrande et de Silvana Vec-
chio, que cette condamnation vise par-dessus tout, avant même la scurrili-

1. ZÆructavit antico francese, éd. W. Meliga, v. 229. Voir, ci-dessus, p. 168 sq.
162 Poésie et conversion au Moyen Age Le jongleur de Dieu et le cantique de Famour 163

tas, la bouffonnerie de la parole, les gestes du jongleur, leur dérèglement, parce que le moine et l’abbé surprennent un spectacle qui ne leur est pas
leur exhibitionnisme : destiné qu’ils sont scandalisés, puis édifiés. C’est parce que la foule ignore
Dans le texte de Thomas de Chobham1, les plus turpes parmi les jongleurs sont ceux la sagesse du fou et ne voit que sa folie feinte qu’elle hue le spectacle qu’il
qui transformant corpora sua per turpes saltus et per turpes gestus. C’est-à-dire que le jongleur donne de lui-même dans le conte Fou de La Vie des Pères1 et ne le traite pas
est honteux avant tout à cause de son corps déformé par un usage déréglé de la gestua-
lité. Ce que l’on entend par usage déréglé est très clairement défini dans tous les textes
autrement qu’un vrai fou qui aurait le même comportement par exemple
Amadas dans Amadas et Ydoine. Mais alors, pourquoi cette feinte et ce

qui codifient une gestualité licite par opposition à la gesticulatio. Ailred de Rievaux,
Alain de Lille, Pierre le Chantre, Giraut de Cambrai ( sic) , tous emploient comme par- spectacle ?
faitement équivalentes les expressions gesticulatio, gestus histrionici, turpes gestus, pour En quoi, en somme, l’exhibition théâtrale est-elle nécessaire à une
caractériser des mouvements désordonnés (...) . Les gestes de ce type dérèglent, démarche qui ne relève que du secret du cœ ur et de l’intimité de la conver-
comme l’explique très bien Hugues de Saint-Victor, le rapport naturel entre les diffé- sion ? En quoi la figure du jongleur sert-elle de médiation privilégiée à
rentes parties du corps ; aucune d’elles ne répond plus à la fonction pour laquelle elle a
cette démarche ? Parce qu’elle est une figure de l’abaissement. S’exhiber
été créée, mais se meut dans l’indécence et dans l’excès (...). Chaque fois que le geste
d’un clerc paraî t excessif, désordonné, et de quelque façon spectaculaire, l’image du comme jongleur, c’est exhiber sa faiblesse, puisque le jongleur est méprisé.
jongleur est aussitôt évoquée. Pour l’homme d’Église, toute attitude théâ trale, le Pourtant, ce qui est en cause, ce n’est pas seulement l’humilité, mais bien
moindre signe de complaisance avec soi- même est un péché très grave2. —
davantage la relation entre l’humilité la plus énigmatique, pour ne pas
Ce qui est donc reproché au jongleur, c’est une gestualité théâtrale qui —
dire la plus équivoque, des vertus et l’humiliation, qui peut être sa face
visible, et en un sens théâ trale, mais qui tout aussi bien n’a rien à voir avec
pervertit l’ordre de la nature. Cette exhibition perverse va contre l’hu- elle. Car, dans l’abaissement de la Passion, le visage du Christ humilié, c’est
milité, qui exige le secret de l’intériorité, la discrétion et la mesure naturelle. le visage de la charité du Christ, plus que de son humilité.
Mais la théâ tralité qui condamne le jongleur peut être la voie de sa rédemp-
Nul mieux que saint Bernard n’a montré que l’humilité n’est rien
tion, ou peut faire de lui un exemple en vue de la rédemption, si ce théâ tre
d’autre que la charité. Mais il semble considérer que tous ne sont pas
est un théâtre secret, une extériorisation de l’intériorité qui n’attend pas
capables de le comprendre. Dans un de ses sermones per annum, dont le
d’autre public que le juge du for intérieur. Ainsi en va-t-il du jongleur de
sujet est précisément l’humilité, il conte l’anecdote suivante, qui devait lui
Notre Dame, qui se croit seul sous le regard de la Vierge et de son fils, uni-
tenir à cœ ur, puisqu’il avoue la citer souvent :
ques destinataires et, croit-il, uniques témoins de ses jongleries3. C’est
Sublimi aliquando méditation! monachus quidam laicus toto intendit spatio vigilia-
rum. Etenim summo mane apprehensum me in auditorium trahit, et prostratus pedi-
1. Thomas de Chobham , Summa confessorum, éd. F. Broomfield , Louvain- Paris, Nauwelaerts, 1968, bus : « Vae mihi ! » inquit, « quia monachum in vigiliis unum consideravi, in quo tri-
p. 291. Ce texte est trop cé lè bre et trop souvent cité depuis Edmond Faral { Les jongleurs en France
au Moyen Age, Paris, Champion, 1911 , p. 67, n. 1) pour qu’il soit né cessaire de le reproduire ici. On ginta virtutes numeravi, quarum ne unam quidem in me invenio ». Et fortasse nullam
sait que sont exceptés de la condamnation gé nérale des histrions « alii, qui dicuntur joculatores, qui ille tantam habebat, quanta haec ipsa religiosae emulationis humilitas 2.
cantant gesta principium et vitas sanctorum , et faciunt solatia hominibus vel in aegritudinibus suis
vel in angustiis et non faciunt nimias turpitudines sicut faciunt saltatores et saltatrices et alii qui Il arriva une fois à un frère lai de passer tout le temps de l’office de nuit dans une
ludunt in imaginibus inhonestis et faciunt videri quasi quaedam phantasmata per incantadones vel
alio modo ». « Il en est d’autres, que l’on appelle jongleurs, qui chantent les hauts faits des princes méditation élevée. De grand matin, il m’entraîna au parloir et, se jetant à mes pieds :
et les vies des saints . Us procurent un soulagement quand on est malade ou anxieux et ils ne com - « Malheureux que je suis, dit-il, je regardais cette nuit pendant l’office un moine en
mettent pas trop d’infamies, comme le font les acrobates , hommes et femmes, ainsi que ceux qui qui j’ai compté trente vertus, dont je ne trouve pas même une seule en moi. » Et peut-
donnent des spectacles honteux et font apparaître des fantômes soit par des incantations soit être que ce moine n’avait aucune vertu aussi grande que l’humilité même qui poussait
autrement. »
2. C. Casagrande et S. Vecchio, « Clercs et jongleurs dans la socié té médiévale (XIIe et XIIIe siècles) », ce frère à prendre exemple sur lui.
dans Annales (ESC), 34 (1979) , p. 913-928, p. 916. Sur l’idéal de mesure dans le geste, voir
J.-Cl . Schmitt, La raison des gestes, Paris, Gallimard, 1990. Une réflexion sur la figure du jongleur
dans Les jongleurs en spectacle, sous la direction de Luciano Rossi, Versants, 28 (1995) ; et John 1. Éd. Félix Lecoy, La vie des Pères, t. I, Paris, SATF, 1987, p. 141-175. Édition séparée de Jacques
W. Baldwin, « The image of the jongleur in northern France around 1200 », dans Speculum, 72/3 Chaurand, Fou. Dixième conte de la vie des Pères, Genève, Droz , 1971. Voir Jean-Marie Fritz, Le dis-
(1997) , p. 635-663. cours du fou au Moyen Age (Xlf - XIIf siècles). Etude comparée des discours littéraire, médical, juridique et théolo-
3. Cf. Del Tumheor de Nostre Dame, altfran osische Marienlegende ( um 1200), éd. E. Lommat'/ sch , Berlin, gique de la folie, Paris, PUF, 1992.
^
Weidmann, 1920. Nombreuses adaptations modernes (M. Zink, Le jongleur de Notre-Dame, p. 48- 2. Saint Bernard, Opera, vol. V, Sermones II éd. J . Leclercq et H. Rochais, Rome, Éditions cister-

51). ciennes, 1968, p. 215.


164 Poésie et conversion au Moyen Âge Le jongleur de Dieu et le cantique de Famour 165


L’humilité la conscience d’être dépourvu de vertus est donc la
plus grande des vertus. Mais tout de même, ce décompte des mérites,
— Ogier du mont Saint-Éloi1. Le « thème de la jonglerie » dans cette lettre a
dé jà été traité, et de façon magnifique, par Dom Jean Leclercq dans un
cette attention à soi-même ne sont guère en accord avec la conception de
article dé jà ancien2. On ne fera rien d’autre ici que de présenter cette lettre
l’humilité qui est ailleurs celle de saint Bernard. C’est que les sermones per une nouvelle fois dans une perspective un peu différente.
annum s’adressent à un public laïque, ou au moins mêlé, auquel il faut La lettre, écrite après 1140, l’a été dans les circonstances suivantes.
tenir des propos simples. Qu’il s’adresse seulement à ses moines, comme
Malgré les conseils de saint Bernard, avec lequel il était depuis de longues
dans ses sermons sur le Cantique des Cantiques, et il donne de l’humilité années en correspondance, Ogier a démissionné de sa charge d’abbé et
une image différente1. L’humilité, dit-il en substance dans le quarante- s’est retiré dans son ancien monastère de chanoines réguliers, le mont
deuxième de ces sermons, ne consiste pas à se mépriser soi-même ni Saint-Eloi, près d’Arras. Bernard prend acte d’une décision qu’il désap-
même à se juger : car sera-t-il alors interdit à l’homme vertueux d’être
prouve, même si elle est dictée par le désir de vivre sa vie de foi dans
humble, sinon d’une fausse humilité ou par manque de discernement ? l’obscurité et le silence sans être troublé par les soucis de l’abbatiat et sa
L’humilité, c’est de ne pas chercher si l’on a ou non des mérites, c’est de tentation de vaine gloire. Il donne à son ami et disciple des conseils sur la
tourner son regard vers les autres et non vers soi. Est humble celui qui
façon de mener dorénavant sa vie monastique, non sans ironiser un peu
supporte tout par amour ; l’humilité se confond avec la charité : sur le fait que l’autre ne cesse de lui demander des avis avec la plus grande
Propterea dixi hanc voluntariae humilitatis speciem non redargutione veritatis, sed révérence et en l’accablant sous les compliments, mais n’a pas suivi celui
caritatis intra nos infiisione creari.
qu’il lui donnait.
C’est pourquoi j’ai dit que cette sorte d’humilité volontaire n’est pas produite en nous Cela, c’est la teneur explicite de la lettre. Mais elle est l’occasion d’une
par la vérité qui nous démasque, mais par la charité qui se répand en nous 2. réflexion sur l’apparence et la vérité. Une réflexion qui conduit, non pas de
façon explicite et démonstrative, mais dans l’immanence du texte, de son
Mais si l’humilité n’est rien d’autre que l’oubli de soi dans la charité,
mouvement, de sa rhétorique, de ses images, à une série de retournements
qu’a-t-elle besoin de l’attention à soi qu’est la recherche de l’humiliation ?
et de paradoxes sur le thème de l’humilité et de l’exhibition, avec, en con-
Est-elle seulement compatible avec elle ?
clusion et comme péroraison, une sorte d’incarnation du retournement
Là encore, saint Bernard répond à toutes ces questions, noue tous ces
dans la figure du jongleur qui marche la tête en bas. Par sa posture et par sa
fils, éclaire et charge d’un sens complexe la figure ostentatoire du fou de
nature, le jongleur illustre le paradoxe que l’humilité peut être dans la théâ-

Dieu fou aux yeux du monde car il est nourri de la sagesse, inversant les
valeurs du monde, marchant sur les mains, la tête en bas, comme un acro-
tralité. Pour une âme chrétienne, c’est cela le paradoxe du comédien.
Au début de la lettre, Bernard repousse les éloges qu’Ogier lui a
bate, jongleur de Dieu. Il le fait dans un texte très célèbre, sa lettre 87 à
adressés, car celui-ci ne voit que son apparence, et non son cœ ur. Bernard
se fie donc plus à sa propre opinion sur lui-même qu’à celle de son cor-
1 . Il applique ainsi à la lettre le principe qu’ il énonce dè s les premiers mots du premier des sermons
sur le Cantique : « Vobis , fratres , alia quam aliis de saeculo aut certe aliter dicenda sunt » [À vous , respondant. Une remarque banale, mais à laquelle le tour du texte donne
frères, il convient de dire autre chose qu’aux autres , à ceux qui vivent dans le siècle, ou du moins une autre résonance. Car en réalité, celui qui connaît les secrets du cœ ur,
de le dire autrement], Saint Bernard , Opera, vol . I , Sermones super Cantica Canticorum, éd. J . Leclercq,
H . Rochais et C. H. Talbot , Rome, Editions cisterciennes , 1957, p. 3. L’édition est reprise et c’est Dieu, et c’est de Dieu aussi que provient tout ce qu’il y a de bon en
accompagnée par sa traduction, dans Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, 1.1 (Sermons 1 -
15) , texte latin de J . Leclercq, H . Rochais et Ch . H . Talbot, introduction, traduction et notes par
P . Verdeyen et R. Fassetta, Paris , Le Cerf, 1996 (« Sources chrédennes », n° 414) , Sermon I, I , 1 . Bernard de Clairvaux, Lettres, vol. II (42-91) , texte latin par J . Leclercq et H . Rochais , introd . et
notes par Monique Duchet-Suchaux, trad par Henri Rochais, Paris , Éditions du Cerf, 2001
,
p. 60-61 .
2. Bernard de Clairvaux, Sermons sur les Cantiques, vol . III (33- 50) , éd . J . Leclercq et H . Rochais , (« Sources chrétiennes », n° 458) . Cf. aussi Saint Bernard, Opera, vol. VII, Epistolae I . Corpus epistola-
introd., trad et notes par Paul Verdeyen et Raffaele Fassetta, Paris, Édidons du Cerf, 2000
,
rum, éd. J . Leclercq et H . Rochais, Rome, Éditions cisterciennes , 1974, Êpistola LXXXVII, Ad
(« Sources chrétiennes », n" 452) , p. 218-219 ; texte latin repris de Sancti Bemardi opera, vol . II, Ser- Ogerium canonicum regularem, p. 224-231 .
mones super Cantica Canticorum, éd. J . Leclercq et H . Rochais , Rome, Éditions cisterciennes, 1958, 2. « Le thème de la jonglerie dans les relations entre saint Bernard , Abélard et Pierre le Véné rable »,
sermon 42, p. 37 . Ce sermon commente Cant. 1 , 1 1 , Cum esset rex in accubitu suo, nardus mea dédit odo- dans Pierre Abélard, Pierre le Vénérable. Les courants philosophiques, littéraires et artistiques en Occident au
rem suum. Le dé veloppement se trouve dans la quatrième partie, « De gemina humilitate affectus milieu du XIf siècle, abbaye de Cluny, 2 au 9 juillet 1972, Colloques internationaux du CNRS n15 546,
vel cognitionis , et qua humilitate se Christus humiliavit ». sous la direction de René Louis , Jean Jolivet et Jean Châtillon, Paris , Éditions du CNRS, 1975 ,
p. 671 -684.
UP

166
»

Poésie et conversion au Moyen Age


A
Le jongleur de Dieu et le cantique de t'amour 167

chacun, que ce soit un bien caché au fond du cœ ur ou un bien manifeste, en lui l’humilité. Le sot, si longtemps qu’il se tait, n’est pas reconnu pour
public, et qui pour cela même peut être utile à autrui, comme des conseils tel (Prov. 17, 28) , mais lui, contraint de parler, a révélé sa sottise,
ou des propos. Bernard ne nie donc qu’il a pu rendre service à Ogier, s’exposant aux moqueries ou à l’indignation de ceux qui le jugeront pré-
mais il s’en refuse le mérite. Il brouille du même coup, et du point de vue somptueux. Or l’humiliation est la voie vers l’humilité, comme la patience
même de l’humilité, l’opposition initiale entre ce qui est caché et ce qui la voie vers la paix et la lecture la voie vers la science. S’exposer publique-
est apparent, préparant ainsi dès le début le retournement final : ment lui permet d’atteindre cette voie. L’humilité ainsi atteinte consiste à
Ubi qualiter post haec vivere debeas a me doceri flagitas, egregio utique doctore et s’abstenir de révéler, et même à refuser de connaî tre ce qui est en soi
magistro incomparabili, qui cum coepero docere quod nescio, vel tune incipiet sciri £ (2 Cor. 12, 6) :
quam nihil seio. Itane lanam quaerit ovis a capra, aquam molendinum a fumo, ver-
bum sapiens a stulto ? Praeterea per totam seriem litterarum attollens me supra me, Nunc autem in tantillo opusculo, ut occasionibus me non excusem, nihil horum cer-
multum de me laudabilia intermisces, quorum quia ipse mihi conscius non sum, et tius praetendere possum quam, ut saepe iam dixi, scientiae paupertatem.
tuae haec benevolentiae ascribo, et ignosco ignorantiae. Tu enim vides in facie, Deus Sed habeo nonnullam meae confusionis consolationem. Nam etsi non feci ut petie-
autem in corde, sub cuius tremendo aspectu si sollicite me circumspicio, certum est, ras, si non misi quod speraveras, agnoscis certe quia volui. Sufficiet autem voluntas,
quod eo ipse mihi notior sum quam tibi, quo propinquior. Ideoque magis credo mihi ubi deesse vides facultatem explendi. Denique etsi tibi nullam conférât utilitatem, vel
de me vident! me, quam tibi opinanti de me quod non vides in me. Quod si quid mihi proficiet ad humilitatem. Stultus quippe, dum non loquitur (Prov. 17, 28),
forte a me audisti quod posset prodesse tibi, Deo gratias age, in cuius manu sunt et sapiens putatur, nam quod non loquitur, non sensus inopia, sed humilitatis esse cus-
nos et sermones nostri. todia creditur. Ego itaque si adhuc siluissem, sapiens dicerer, sed non essem. Nunc
autem alii insipientem me ridebunt, alii subsannabunt idiotam, alii praesumptori indi-
Tu me demandes de t’instruire de la manière dont tu dois y vivre après cela, comme si gnabuntur. Putasne parum mihi hoc conférât religionis emolumentum, cum humili-
j’étais un illustre docteur et un maître incomparable ; or, si je commençais à enseigner tas, ad quam utique ducit humiliatio, todus sit spiritualis fabricae fundamentum ?
ce que j’ignore, on commencerait alors à savoir à quel point je ne sais rien. Ainsi Siquidem humiliatio via est ad humilitatem, sicut patientia ad pacem, sicut lectio ad
donc, la brebis demande- t-elle de la laine à la chèvre, le moulin de l’eau au four, le scientiam. Si virtutem appetis humilitatis, viam non refugias humiliationis. Nam si
sage une parole au sot ? De plus, tout le long de ta lettre, m’élevant au-dessus de moi- non pateris humiliari, non poteris ad humilitatem provehi. Prodest itaque mihi meam
même, tu énumères en désordre des faits dignes de louange ; mais, parce que « je n’en insipientiam sciri, et a scientibus iure confundi, cui saepe contigit a nescientibus
ai pas moi- même conscience », je les attribue à ta bienveillance et je pardonne à ton iniuste laudari. Terret me Apostolus, qui et ipse territus dicit : parco autem, ne quis existi-
ignorance. Car « toi, tu vois sur le visage, mais Dieu voit dans le cœ ur » ; si je met supra id quod videt in me, aut audit aliquid ex me (2 Cor. 12, 6). Quam pulchre dixit :
m’examine avec quelque inquiétude sous son regard redoutable, il est certain que je PARCO. Non parcit sibi arrogans, non parcit sibi superbus, non cupidus vanae gloriae
suis mieux connu de moi que de toi d’autant que je suis plus proche. C’est pourquoi, et iactator actuum suorum, qui vel sibi arrogat quod est, vel mentitur de se quod non
s’agissant de moi, j’ai plus confiance en moi, qui me vois, qu’à ce que tu peux penser est (Judith 13, 25). Solus qui vere humilis est parcit animae suae, qui ne putetur quod
de moi, toi qui ne vois pas en moi. Si, d’aventure, tu as appris sur moi quelque chose non est, semper quantum in se est, vult nesciri quod est.
qui puisse t’être utile, rends grâce à Dieu : « Nous- même et nos propos, nous sommes
dans sa main. »l Mais il s’agit d’un opuscule si mince que je ne peux y trouver une occasion d’excuse
et je ne puis en avancer aucune autre de plus certaine que, comme je l’ai dé jà dit, la
Il faut, poursuit Bernard, se soumettre avec simplicité à la volonté de pauvreté de mon savoir.
Dieu et accepter Té tâ t qui est le sien en prenant garde à la fausse humilité J’ai pourtant de quoi me consoler d’être troublé. Car, même si je n’ai pas fait comme
ou à la tentation de se glorifier de son humilité. Il montre ainsi discrè te- tu le sollicitais, si je ne t’ai pas envoyé ce que tu avais espéré, tu sais bien que j’en ai eu
la volonté. Or la volonté suffira, là où tu constates que fait défaut la possibilité de réa-
ment à Ogier que refuser une charge publique ne va pas nécessairement
liser. Enfin, même si cette lettre ne t’est d’aucune utilité, à moi du moins, elle profi-
de pair avec Thumilité. L’essentiel est de vivre dans la crainte : Beatus homo tera à mon humilité. Oui, « le sot, tant qu’il ne parle pas, passe pour sage »
qui semper estpavidus (Prov. 28, 14). (Prov. 17, 28), car, s’il ne parle pas, on croit que c’est non pas faute d’intelligence,
Bernard se dit impuissant à rendre à Ogier le service qu’il attend de mais par réserve d’humilité. Ainsi, moi, si je m’étais tu jusqu’à présent, je passerais
lui, mais il ajoute que cette impuissance lui est profitable en faisant naî tre pour sage, mais je ne le serais pas. Tandis qu’à présent les uns riront de mon igno-
rance, d’autres s’indigneront de ma pré tention. Ne penses-tu pas que cela apporte un
profit non négligeable à ma vie religieuse, puisque l’humilité à laquelle certes conduit
1. Bernard de Clairvaux, Lettres, vol. II (42-91), lettre 87, 1, p. 452-455. l’humiliation, est la base de tout édifice spirituel ? Oui, l’humiliation est la voie qui
168 Poésie et conversion au Moyen Âge Le jongleur de Dieu et le cantique de l'amour 169
w
conduit à l’humilité, comme la patience conduit à la paix, comme la lecture au savoir. reux jeu, qui offre un spectacle, ridicule certes pour les hommes, mais de toute beauté
Si tu recherches la vertu d’humilité , ne t’écarte pas de la voie de l’humiliation. Car si pour les anges (cf. 1 Cor. 4, 9) . Heureux, dis- je , le jeu qui fait de nous « un sujet
tu n’acceptes pas d’être humilié, tu ne pourras accéder à l’humilité. Ainsi il m’est bon d’ opprobre pour les riches et de mépris pour les orgueilleux » (Ps. 122, 4) . Car, en vérité, que
que soit connu mon manque de sagesse, que je sois justement confondu par des semblons-nous faire d’autre aux yeux des gens du siècle que de jouer, puisque ce
savants, moi à qui il arrive souvent d’être injustement loué par des ignorants . Je suis qu’ils convoitent en ce monde, nous, au contraire, nous le fuyons, et ce qu’ils fuient,
effrayé par l’Apôtre qui, lui-même effrayé, dit : « maisje m’abstiens, de peur que quelqu’un nous le convoitons, à la façon des jongleurs et des acrobates qui se tiennent, la tête en
ne m’ estime au-dessus de ce qu’il voit en moi, ou de ce qu’ il entend dire de moi » (2 Cor. 12, 6) . bas et les pieds en l’air, à l’encontre de ce qui est naturel aux hommes, ou marchent
Comme il dit bien : « je m’ abstiens » ! L’arrogant, lui, ne s’abstient pas de lui-même ; sur les mains, et ainsi attirent à eux tous les regards ? Ce n’est pas ici un jeu d’enfant,
l’orgueilleux ne s’abstient pas de lui-même, ni celui qui est avide de vaine gloire et qui ce n’est pas du théâtre, lequel, par des contorsions obscènes de femmes, excite la sen-
vante ses propres actions, celui qui s’attribue à lui -même ou bien avec arrogance ce sualité, représente des actes honteux, mais c’est un jeu joyeux, honnête , grave, admi-
qu’il est ou faussement ce qu’il n’est pas (Judith 13, 25/ Seul celui qui est vraiment rable, délectable aux jeux des spectateurs célestes . Il jouait à ce jeu chaste et religieux,
humble s’abstient pour le bien de son âme , lui qui, pour ne pas être estimé ce qu’il celui qui disait : « nous avons été livrés en spectacle aux anges et aux hommes » (1 Cor. 4, 9) .
n’est pas, veut toujours, autant qu’il est en lui, que ne soit pas connu ce qu’il est1 . Jouons-nous aussi pour l’instant à ce jeu, de façon que l’on se joue de nous, que nous
soyons remplis de confusion, humiliés, jusqu’à ce que vienne celui qui « dépose les
Suit alors l’ultime retournement, qui confond l'exaltation et l’humilia- puissants et exalte les humbles » (Le 1 , 52 ; 2 Reg. 15, 28, etc .) , qui nous ré jouira, nous
tion dans la figure du jongleur : glorifiera, nous exaltera à jamais 1 .
Grande révéra periculum, audire quemquam de se supra quam sentit in se. Quis dabit
mihi (Ps. 54, 7) apud homines tantum de veris digne humiliari, quantum vel de falsis Un raccourci réunit dans cet ultime développement tous les thèmes
datum est indigne exaltari ? Illam mihi vocem propheticam iure assumerem : exaltatus de la lettre en une synthèse finale que la figure du jongleur vient illustrer.
autem, humiliatus sum et conturbatus (Ps . 87, 16, juxta LXX), et illud : ludam, et viliorfiam Il est dangereux d’être loué au-delà de ce qu’on s’estime soi-même. Je
(2 Sm. 6, 22) . Ludam scilicet ut illudar. Bonus ludus, quo Michol irascitur et Deus
delectatur. Bonus ludus , qui hominibus quidem ridiculum, sed angelis pulcherrimum voudrais être humilié à juste titre à la mesure de ce que je suis exalté indû-
spectaculum praebet (cf. 1 Cor. 4, 9) . Bonus, inquam, ludus, quo efficimur ment : « Exalté j’ai été humilié et plongé dans le trouble » (Ps. 87, 16),
OPPROBRIUM ABUNDANTIBUS ET DESPECTIO SUPERBIS (Ps . 122, 4) . Nam révéra quid pourrait dire de moi le prophète, et, comme David dansant devant
aliud saecularibus quam ludere videmur, cum quod ipsi appetunt in hoc saeculo, nos l’arche : « Je jouerai pour être abaissé encore davantage » (2 Sm. 6, 22).
per contrarium fugimus, et quod ipsi fugiunt, nos appetimus, more scilicet ioculato- C’est-à-dire, commente saint Bernard, que je jouerai pour qu’on se joue
rum et saltatorum, qui, capite misso deorsum pedibusque sursum erectis, praeter
humanum usum stant manibus vel incedunt, et sic in se omnium oculos defigunt ? de moi { Ludam scilicet ut illudar ). C’est un bon jeu que celui qui est un spec-
Non est hic ludus puerilis, non est de theatro, qui femineis foedisque anfractibus pro- tacle ridicule aux yeux des hommes, mais très beau à ceux des anges,
vocet libidinem, actus sordidos repraesentet, sed est ludus iucundus , honestus, gra- déchaîne le mépris des puissants et qui plaît à Dieu (allusion à 1 Cor 4, 9
vis, spectabilis, qui caelestium spectatorum delectare possit aspectus. Hoc casto et et au Magnificat, qu’il reprendra en les citant explicitement pour en faire
religioso ludo ludebat qui dicebat : spectaculum facti sumus angelis et hominibus la chute de sa lettre). Ceux qui appartiennent à ce monde ont en effet
(1 Cor. 4, 9) . Hoc ludo et nos interim ludamus, ut illudamur, confundamur, humi-
liemur, donee veniat qui potentes deponit et exaltat humiles (Le 1 , 52 ; 2 Reg. 15, l’impression que nous jouons, puisque nous désirons ce qu’ils fuient et
28, etc .) , qui nos laetificet, glorificet, in aeternum exaltet. désirons ce qu’ils recherchent.
Ce faisant (et c’est ainsi que saint Bernard introduit l’image du jon-
C’est un grand danger en vérité que quelqu’un entende dire à son sujet plus qu’il ne

gleur), nous ressemblons le passage vaut la peine d’être entendu une
ressent en lui. Qui me donnera (Ps. 54, 7) d’être autant humilié parmi les hommes, à
juste titre, pour des motifs réels , qu’il m’est donné d’être glorifié injustement même
pour des faux motifs ? C’est à bon droit que je ferais mienne la parole du prophète :

fois de plus « aux jongleurs et aux acrobates qui, la tête en bas et les
pieds en l’air, font le contraire de ce qui est l’usage des hommes, mar-
« après avoir été élevé, j’ai été humilié et empli de trouble » (Ps. 87, 16, version des Septante) , et chent sur les mains et attirent ainsi sur eux le regard de tous. Ce n’est pas
cette autre : « je jouerai, et j’ en paraîtrai plus vil » (2 Sam. 6, 22) . C’est-à-dire : je jouerai un jeu puéril, ce n’est pas un jeu de théâtre, qui provoque le désir par des
pour qu’on se joue de moi. Heureux jeu, qui irrite Michol et fait plaisir à Dieu. Heu- ondulations féminines et honteuses, et qui représente des actes ignobles,

1. Ibid. , lettre 87, 10-11, p. 468-473. 1. Ibid., lettre 87, 12, p. 472-475.
P
170 Poésie et conversion au Moyen Âge Le jongleur de Dieu et le cantique de Famour 171

mais c’est un jeu agréable, décent, sérieux, remarquable, dont la vue peut le droit de manger du pain ( « Chil paist, chil prie, chil deffent » ), se ravise
ré jouir les spectateurs célestes. C’est à ce jeu chaste et pieux que jouait ï
pour ajouter le marchand, mais exclut explicitement le jongleur, qualifié
celui qui disait : “ Nous avons été livrés en spectacle aux anges et aux de fou. C’est un porc, qu’il mange donc des faines et des glands, il n’a pas

hommes” (1 Cor. 4, 9 et le début de la phrase de saint Paul est : “ Dieu
nous a, nous les apôtres, exhibés au dernier rang, comme des condamnés
droit au pain :

à mort” ). C’est à ce jeu que nous jouons pour qu’on se joue de nous, pour Je ne doins pain fors a ces trois. Je ne donne de pain qu’à ces trois-là.
S’autre en prent, n’est pas mes otrois. Si un autre en prend, c’est sans mon aval.
ê tre raillés et couverts de honte, en attendant que vienne celui qui dépose Toil je dont pain au markeant ? Est-ce que je retire donc le pain au marchand ?
Naie ; n’en soit pas en esfrois. Non. Qu’il ne soit pas en souci pour cela !
les puissants de leur trône et exalte les humbles (Le 1, 52) , qui sera notre Il sueffre les caus e les frois ; Il supporte la chaleur et le froid :
joie, qui nous glorifiera, qui nous exaltera pour l’é ternité. » Prenge dou pain ; je li créant. qu’il prenne du pain ! je le lui accorde.
Autrement dit, il faut craindre, non pas d’être en vue, mais d’être Mais au fol cui je vois joglant Mais au fou que je vois faire le jongleur
Et ki va de bourdes jenglant, et qui va débitant des sottises,
loué, car la louange des hommes repose nécessairement sur une erreur A chelui est li pains destróis : à celui-là le pain est interdit :
de jugement. Il faut donc se placer sous le regard des hommes, mais en Ordement vit en fabloiant. il vit de façon ignoble en racontant des
ne pensant qu’au regard de Dieu. La vie que l’on mène devient ainsi, [histoires.
5
Pors est : manjut faîne ou giant. C’est un porc : qu’il mange des faines ou des
dans son essence même, un spectacle, c’est-à-dire un jeu (le mot même [glands !
qui, au Moyen Age, désigne le théâ tre). C’est un jeu, puisque les com- De pain gouster n’est pas ses drois1 . Il n’a pas le droit de goû ter au pain.
portements n’ont de cette façon pas de finalité aux yeux des hommes et
leur paraissent gratuits, ludiques. Ce jeu est celui de l’inversion des Tout cela pour attirer l’attention sur un texte plus connu encore,
valeurs. Il est à la fois figuré, illustré et incarné par les acrobaties des jon- dont le mouvement et les échos ne sont pas sans analogie avec la lettre
gleurs. Figuré, puisque le jongleur marche sur les mains en une image du 4 '
de saint Bernard (bien que, littérairement et spirituellement, un monde
renversement de la norme. Illustré, puisque ces acrobaties sont un spec-
les sépare) , YElucidarium d’Honorius Augustodunensis contemporain —
tacle. Incarné, puisque le jongleur, qui attire les regards sur lui, est $ de saint Bernard et son aîné de dix ans. Dans la revue des états du
méprisé pour les activités mêmes qui le mettent en vue et puisqu’il est monde qui figure au livre II de cette encyclopédie élémentaire du dogme
et de la morale qui a connu une diffusion extraordinaire, Honorius place
un vagabond et un pauvre, autrement dit puisque nul plus que lui ne vit
l’humilité et puisqu’il ne se met en vue que pour être humilié. Mais en
*&
r à la suite les jongleurs et les pénitents publics, les uns et les autres
-
condamnés parce qu’ils se rient et se jouent de Dieu, puis les fous, qui
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*
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même temps le jongleur n’est qu’une image, puisque le spectacle £


sont comme les enfants et seront à ce titre sauvés. On trouve là en fili-
qu’offrent les vrais jongleurs est obscène et dangereux, alors que le jeu »
du jongleur de Dieu est un jeu sérieux { ludus gravis), tout en étant un grane, d’une part l’idée - fondée scripturairement - que celui qui se
spectacle (.spectabilis). moque sera moqué, d’autre part un rapprochement (inattendu, car pour-
Les vrais jongleurs sont obscènes et dangereux : c’est ce que ne ces- 4"i quoi faire une place à part aux pénitents publics et pourquoi les placer
sent de répé ter les textes médiévaux1. Dans les revues des é tats du
i . en cet endroit ?) entre les jongleurs et l’ostentation de l’humiliation (la
monde, ou bien ils sont absents parce qu’ils ne font même pas partie de la pénitence publique). L’impudence et l’intempérance qu’Honorius attri-
socié té, ou bien ils sont placés en dernier comme les plus misérables2. bue aux pénitents font partie des vices les plus souvent reprochés aux
Vers 1175, le Livre des Manières d’Etienne de Fougères ne les mentionne jongleurs. Enfin, le rapprochement entre les jongleurs, les pénitents
même pas ; le Roman de Miserere du Reclus de Molliens, un siècle plus tard, publics et les fous est celui qui sous-tend, dans la littérature de l’époque,
déclare que seuls le clerc, le chevalier et celui qui travaille de ses mains ont la figure du fou de Dieu. Tout cela nous ramène à la lettre même de
Í saint Bernard, au jeu de mots Ludam ut illudar ; à la dialectique de
1. Voir les textes relatifs aux jongleurs rassemblés par E. Faral , Les jongleurs en France au Moyen Âge,
appendice III, p. 272-327.
2. Voir plus haut, chapitre II, la position de Guiraut Riquier dans la Supplï catio et celle de Matfre 1. U romans de carité et Miserere du Reclus de Moliens, Poème de la jin du Xlf siècle, éd. A.-G. Van Hamel,
Ermengaud dans le Breviari d’Amor. Paris, Viewig, 1885, laisse 157.
172 Poésie et conversion au Moyen Âge
Le jongleur de Dieu et le cantique de Famour 173
1
l’humilité et de l’exhibition, de l’humilité et de l’humiliation, de l’humilité
à Dieu, qui n’est dupe ni de l’apparence de la vertu ni de l’affectation de
et de l’élévation :
l’indignité, mais aux yeux de qui la confession de faiblesse est la seule
58. Discipulus : Habent spem joculatores ? force. Une faiblesse dont la réalité est révélée par le théâtre de la dérision
Magister : Nullam. Tota namque intentione ministri sunt Satanae ; de ipsis dicitur :
« Deum non cognoverunt ; ideo Deus sprevit eos et Dominus subsannabit eos, quia qu’offre la figure du jongleur. Rien ne sert de masquer : dans le jeu de
derisores deridentur (cf. Ps. 2, 4 ; voir aussi Ps. 36, 13 et 58, 9, Prov. 1, 26, Sap. 4, 18). » l’apparence et de la vérité, la vérité finit par se manifester dans l’apparence.
59. Discipulus : Quid dicis de publiée poenitentibus ? Cette sorte de dialectique immanente, très paulinienne, qui revendique
Magister : Noli dicere « poenitentibus », sed « Deum irridentibus ». Deum etenim irrident, et assume ses contradictions, va au-delà de ce que tous les autres textes
se ipsos decipiunt, qui laetantur cum malefecerint, et exsultant in rebus pessimis : cum médiévaux tirent de la figure du jongleur superposée à celle du fou de
i
homines occiderint, cantant ; cum adulteraverint, exsultant ; cum perjurant aut sacrile- f.
gium perpétrant, cachinnant ; in poenitentia constitute diversa fercula quaerunt, variis Dieu, et qui revient toujours plus ou moins au simple paradoxe du qui-
poculis inebriari gestiunt et omnibus deliciis plus quam alii diffluunt ; de his dicitur : perd-gagne, dans le Jongleur de Notre Dame ou dans le conte de Fou, quand
« Dabit Dominus in carnem eorum vermem et ignem (Judith 16, 21) » inextin- elle ne justifie pas une exaltation gratifiante de la fonction poétique
guibilem. comme chez Raymond Lulle. Les jongleurs que Lulle met en scène, parti-
60. Discipulus : Quid de fatuis ? culièrement dans le Roman dEvast et de Blaquemd , et qui sont tous ses dou-
Magister : Inter pueros deputantur. Melius enim facere nesciunt. Et ideo salvantur1.
bles de façon transparente et parfois presque avouée, sont des poètes ou à
58. Le disciple : Les jongleurs ont-ils un espoir ? tout le moins des interprètes de poèmes ou de chansons : le jongleur de
Le maî tre : Pas le moindre. En effet, ils sont de toute leur intention les serviteurs de Valeur, le chanoine de Persécution (Heureux ceux qui sont persécutés pour la
Satan ; c’est d’eux qu’il est dit : « Ils n’ont pas connu Dieu ; c’est pourquoi Dieu leur justice), Raymond le Fou (ce dernier plus proche du fou de La Vie des Pères,
fera la nique, car les moqueurs seront moqués. » mais moins méprisé). Leur activité est valorisante et la nature de leurs poè-
59. Le disciple : Que dis-tu des pénitents publics ?
Le maî tre : Ne les appelle pas « pénitents publics », mais « gens qui se moquent de mes les place, selon la classification de Thomas de Cobham, dans la caté-
.
Dieu » Ils se moquent en effet de Dieu et se bernent eux- mêmes, eux qui se ré jouis- gorie des bons jongleurs. Ils sont écoutés. Dans le rêve gratifiant qu’est
sent en faisant le mal et exultent en commettant les pires actions : quand ils tuent des Evast etBlaqueme, leur humiliation est inexistante ou toute temporaire. Ou
hommes, ils chantent ; quand ils commettent l’adultère, ils exultent ; quand ils se par- alors, comme dans le beau poème qui clôt le roman, elle renvoie à la vie de
jurent ou commettent un sacrilège, ils ricanent ; alors qu’ils ont pris la résolution de Lulle plus qu’à la situation faite au jongleur qui interprète le poème ou à
faire pénitence, ils recherchent les mets variés, n’ont qu’une idée en tête, celle de
s’enivrer en vidant de nombreuses coupes, et s’amollissent plus que les autres dans
celle de l’auteur qui est supposé en être l’auteur. Contrairement au mouve-
toutes les délices ; d’eux, il est dit : « Le Seigneur placera dans leur chair le ver et le ment habituel, elle transpose la fiction dans la réalité plus que l’inverse :
feu » inextinguible. Menors e mijans e majors Petits, moyens et grands
60. Le disciple : Et les fous ? Han plaer en mi scarnir Prennent plaisir à se moquer de moi,
Le maî tre : Ils sont considérés comme des enfants. Ils ne savent pas mieux faire. Et E amors, lègremes e plors Et amours, larmes et pleurs
c’est pourquoi ils seront sauvés. E suspirs fan mon cors languir2. Et soupirs font languir mon cœ ur.

Mais revenons à la péroraison de la lettre de saint Bernard. Le spec- Mais le jongleur que veut être saint Bernard est silencieux. Sa bouche
tacle est un jeu : il est gratuit, il est vain. Parce qu’il est vain, il est école de ne parle pas pour lui en parlant pour Dieu. C’est un acrobate, un jongleur
vanité. Mais parce qu’il est vain, il est aussi école d’humilité. Non pas la du geste, le plus méprisé des jongleurs, un de ceux qui occupent l’échelon
fausse humilité, l’affectation de la faiblesse, l’acceptation de l’humiliation
non méritée, mais la reconnaissance de la faiblesse, l’exhibition d’une fai- 1 . Version originale en catalan dans Ramon Llull, Obras essentials, éd . J . Pons i Marquès , 1.1, Barce-
blesse réelle, à laquelle les éloges, qui, eux, sont toujours immérités, ne ren- lone, 1957. Version en ancien français éditée par Armand Llinarès , Paris , PUF, 1970.
2. Le texte catalan est reproduit d’après Ramon Llull, Obras literários, éd. par Miguel Badlori, Miguel
dent pas justice, une faiblesse assumée, revendiquée. Elle seule peut plaire Caldentey, Rafael Ginard Baucá, introd. bibliographique Salvador Galmés, Madrid, La Editorial
Católica, 1948, p. 578 (« Biblioteca de autores cristianos », 31). La traduction est, avec de légères
modifications , celle qu’A. Llinarès a donnée de l’original catalan (ce poème est absent de la ver-
1 . Yves Lefèvre , L'Elucidarium et les lutidaires, Paris , De Boccard, 1954, p. 428-429 (je souligne) . sion française) et jointe à son édition de cette dernière (voir note précédente) . Pour un commen-
taire de ce poème, voir Michel Zink, La subjectivité littéraire, p. 257-260.
174 Poésie et conversion au Moyen Âge Le jongleur de Dieu et le cantique de l' amour 175

«
le plus bas dans la hiérarchie de la profession dont Guiraut Riquier Les jongleurs, ce sont les confesseurs qui provoquent le rire et la joie de Dieu et des
demandera l’instauration au roi de Castille, un de ces saltatores, qui faciunt saints par l’excellence de leurs paroles et de leurs actions : l’un fait la lecture à l’église,
innumeras turpitudines, un de ces acrobates qui commettent des turpitudes l’autre chante, l’autre parle en roman, enromance, c’est-à-dire que ce qui est en latin, il
innombrables pour reprendre les termes de Thomas de Cobham. l’expose en langue romane pour les laïcs dans sa prédication.
à
C’est le jeu méprisé du corps, dans l’humilité, dans le dépouillement, £.
VJ.. Le confesseur est un jongleur parce qu’il ré jouit Dieu et les saints par
dans l’avilissement de son exhibition jubilante, qui met, nous dit saint ses talents divers. Parmi ceux-ci figure celui de prêcher en langue romane,
Bernard, en présence de Dieu. David, nu et joyeux, danse devant l’arche. activité que le prédicateur ne sait désigner que par un mot roman. Saint
Il le répète ailleurs dans la lettre : Bernard ne prenait pas en compte la parole du jongleur et ne la chargeait
Respice David ante arcam Domini hilariter saltantem, et quam sapienter superbientis pas de la louange de Dieu. Son jongleur ne ré jouissait Dieu que parce
feminae reprimat indignationem : ludam, inquit, et vilior fiam ante conspectum
Domini1. Í qu’il faisait rire de lui-même, parce qu’il était humilié par la fausse sagesse
du monde, parce qu’il incarnait par ses acrobaties le renversement des
Regarde David danser joyeusement devant l’arche du Seigneur, et combien sagement valeurs. Le jongleur de saint Bernard était exemplaire parce que saint Ber-
il interrompt les propos indignés de sa femme orgueilleuse : je jouerai, dit-il, et je
m’ avilirai sous les yeux du Seigneur.
t:-
3k nard déniait tout mérite aux jongleurs. On l’imagine mal impressionné
par leurs qualités poétiques et musicales, même employées ad majorem Dei
L’exhibition du jongleur, scandaleuse aux yeux du monde, représenté gjoriam. Pour Nicolas de Biard, au contraire, le jongleur confesse joyeuse-
ici par l’orgueilleuse Michol, est pour cette raison même à la fois louange ment Dieu en lui-même, et il le fait de façon positive, non dans un retour-
¥
de Dieu et confession de Dieu. Au siècle suivant, le prédicateur Nicolas nement paradoxal de la négativité. Il fait rire, mais il ne prête pas à rire et
de Biard développe explicitement le second point. C’est un franciscain, et ne se confond donc nullement avec le fou de Dieu.
non par hasard : nul ne s’est plus conformé à l’image du jongleur de Dieu L’auteur anonyme qui, sans doute vers la même époque, adapte en
que saint François, imitant le geste du joueur de viole, chantant en fran- #
français la parabole de saint Bernard De tribus filiabus regis ( « Les trois fil-

çais, se déguisant en mendiant. Et le franciscain Roger Bacon a proposé % les du roi » ) et, la mettant en roman, en fait un roman, comme je l’ai sug-
de fonder la prédication sur une rhé torique de l’émotion fondée sur le géré ailleurs1 - cet auteur va dans la même direction. Lorsque la cité de
recours aux gestes, à la mimique, et même à la musique et à l’art du jon- î
ff .
l’âme est libérée du dé mon par l’intervention de Grâce et que les trois
gleur2. On est loin d’Abélard qui voyait dans le spectacle de la jonglerie
une « prédication diabolique » (diabólica praedicatiâf . Pour en revenir à
fe vertus théologales célèbrent cette victoire par un festin festin frugal —
pour saint Bernard et uniquement compos é de mets allégoriques -, le tra-
Nicolas de Biard, sa comparaison des confesseurs de la foi avec des jon- IL ducteur voulant que
, la fê te soit compl è te, fait intervenir des jongleurs , ou
gleurs se lit dans un sermon pour le vendredi saint où il passe en revue les § •

plut montre
ô t les habitants de la cité s’adonnant à l’art des jongleurs :
saints qui forment la cour du Paradis. Quand, après les prophètes, les Or jeuent, or festent, or chantent, or dancent, or s’esbaudissent par les rues de l’Ame.
martyrs, etc., il en vient aux confesseurs, il les identifie à des jongleurs et il Or vielent et juglent et fleutent et fretelent et demainent entr’els laienz grant mélodie.
s’en explique avec quelque détail : Quar Grace avoit comandé que chascun joast de son mestier por la court des Vertuz
loculatores, id est confessores qui Dominum et sanctos mouent ad risum et leticiam recrier et resbaudir qui sont en l’Ame2.
optimis uerbis et factis suis, quorum unus legit in ecclesia, alter cantat, alter romani-
zat, id est enromiance, id est exponendo latinum in romano laicis scilicet predicando4.
17 (mss, Paris, BNF lat. 13953, f. 145 v et lat. 13579, f. 218 r ; cf . J .-B. Schneyer, Repertorium der lateini-
1 - Sermones des diversis, 41, dans saint Bernard, Opera, vol. VI, 1, éd. J . Leclercq et H. Rochais, Rome, schen Sermones des Mittelalters fur die Zeit von 1150 - 1350, Bd. 4, M ünster, Aschendorff, 1972, p. 244,
Éditions cisterciennes, 1970, p. 248-249, cité par J . Leclercq, « Le thème de la jonglerie », p. 677. ïï - n° 192). Le passage tel qu’il est reproduit par N . Bé riou donne enromiante là où il faut évidemment
2. C. Casagrande et S. Vecchio, « Clercs et jongleurs dans la socié té médiévale » (art. cité, p. 162, V lire enromiance.
n. 2), p. 920-921. 1. M. Zink, « Traduire saint Bernard. Quand la parabole devient roman », dans The Medieval Opus.
3. Theologia Christiana, II, PL, t. 178, 1210-1211. Imitation, Rewriting, and Transmission in French Tradition (Proceedings of the Symposium Held at the
4. Passage cité par Nicole Bé riou, « Latin and the vernacular. Some remarks about sermons delivered Institute for Research in Humanities, October 5-7 1995, The University of Wisconsin-Madison),
on Good Friday during the Thirteenth Century », dans Die Deutsche Predigt im Mittelalter. Internatio- sous la dir. de Douglas Kelly, Amsterdam, Rodopi, 1996, p. 29-42.
nales Symposium (Berlin, 1989), éd. V. Mertens et H.-j. Schiewer, Tü bingen, Niemeyer, 1992, p. 268 2. Ms. Paris, Mazarine 788, f. 187 v" a. Voir M. Zink, La prédication en langue romane avant 1300, p. 387-
388.

4
'
176 Poésie et conversion au Moyen Âge í Le jongleur de Dieu et le cantique de l' amour 177

Les voilà qui jouent, qui font la fête, qui chantent, qui dansent, qui se ré jouissent par r ment1. Comme si la beauté littéraire était plus aisément admise que celle
les rues de l’Ame. Les voilà qui jouent de la vielle, qui font les jongleurs, qui jouent 'i
la flû te et du chalumeau, qui font entendre entre eux, à l’intérieur [de la ville], une
de des arts plastiques et en même temps comme si elle échappait partielle-
grande mélodie. Car Grâce avait ordonné que chacun jouâ t de ce qu’il savait pour ment à une réflexion sur l’art, parce qu’elle flatte moins directement les
divertir et réjouir la cour des Vertus qui sont dans l’Ame. sens2. Comme si son intellectualité était une excuse3.
Comment, au demeurant, ne pas soigner le style, s’il doit aider à la
Cet auteur ne cherche en vérité qu'à étoffer le récit bref et austère de conversion ? Comment refuser une esthétique de la conversion ? L’es-
saint Bernard par un pittoresque mondain. Mais saint Bernard lui-même thétique de la conversion, c’est cette rhétorique et cette poétique de
dans sa lettre à Ogier du mont Saint-Eloi et Nicolas de Biard dans son l’effusion et du retour sur soi-même, de la vivacité et de l’urgence, si carac-
sermon du vendredi saint ont des jongleurs une vision dont l’identité est téristiques de saint Bernard ou de Guillaume de Saint-Thierry. C’est aussi
d’autant plus frappante que l’interprétation qu’ils en donnent est diffé la recherche d’une expression, d’une forme littéraire, d’une langue propres
-
rente. Le jongleur se définit par l’exhibition de la joie. Jongleur de Dieu, il à favoriser l’expression de tel public ou de tel autre, de tel lecteur ou de tel
témoigne de ses bienfaits et de la joie que sa grâce met en lui, il anticipe
autre. On ne parle pas de la même façon aux moines et à ceux qui vivent
même sur la joie du paradis, et il le fait à travers l’état le plus méprisé. dans le monde : c’est la première phrase du premier sermon de saint Ber-
C’est son indignité même qui le rend digne de jongler devant Dieu, dans nard sur le Cantique des Cantiques. Les simples, ceux qui n’entendent pas
l’humilité de son état et pour une confession de louange, puisque aussi le latin, ont même besoin d’une conversion dans une autre langue, la leur.
bien cette confession même est exhibition et jubilation. L’abondance et la qualité de la littérature spirituelle d’inspiration cister-
cienne en langue vulgaire montre combien ce besoin a été entendu.
La poésie de la conversion, c’est la transfiguration de l’amour, c’est
l’audace de peindre le désir de Dieu aux couleurs du désir. C’est précisé-
LE CANTIQUE DES CANTIQUES ment dans le livre auquel il a donné ce titre admirable, L' amour des lettres et
ET L’INSPIRATION AMOUREUSE le désir de Dieu4, que Dom Jean Leclercq a le plus fermement montré à quel
point le Cantique des Cantiques fonde et nourrit la spiritualité monas-
tique. Depuis Origène et Grégoire le Grand, c’est le livre de l’Ancien Tes-
Sans cesse nous rencontrons sur notre route saint Bernard et les cis- tament qui est commenté avec prédilection5. Et les sermons de saint Ber-
.
terciens Saint Bernard définit avec sa vigueur fulgurante la sainte indi- lr nard sur le Cantique sont peut-ê tre le sommet de son œ uvre On a vu .
gnité du jongleur de Dieu. Les ouvrages spirituels français qui mettent en plus haut, à propos du sermon sur Laudate contenu dans le même manus-
relation l’inspiration de l’art et celle de la foi de la façon la plus profonde crit de Nantes, que les quarante-quatre premiers d’entre eux ont été tra-

et la plus touchante le sermon sur Laudate, le poème sur YEructavit
émanent des cisterciens ou leur doivent tout. C’est que, selon la formule
— ¥-
duits très tôt en français, peut-être dès la fin du XIIe siècle.
Or, le premier d’entre eux est un hymne à la conversion, une médita-
d’Etienne Gilson, les cisterciens avaient « renoncé à tout, sauf à l’art de tion littéraire et spirituelle qui culmine en un développement sur les canti-
bien écrire »]. Tout au plus s’interdisaient-ils en principe de composer ques de ceux qui se convertissent à Dieu. Là se trouvent noués tous les
des vers, et encore, ils ne respectaient pas toujours strictement cet inter-
dit. Mais beaucoup d’entre eux, à commencer par saint Bernard lui- 1. Saint Bernard, Apologie à Guillaume de Saint- Thierry, voir Sancti Bemardi opera, éd . J . Leclercq,
même, on vient de le voir, et Guillaume de Saint-Thierry, sont des C. H. Talbot et H. Rochais, vol. III, p. 81-108. Ce passage bien connu est un magnifique exemple
de style orné et même apprêté.
écrivains très attentifs à la beauté du style, auquel ils ne refusent 2. La condamnation de la poésie, qui charme davantage par ses sonorités, va dans ce sens.
ni
l’éclat ni l’ornement. Ils ne lui appliquent nullement la même sévérité 3. Umberto Eco observe que saint Thomas, au siècle suivant, ré fléchit sur l’esthétique essentielle-
ment en fonction des arts du visuel ( Le problème esthétique che% Thomas d'Aquin, Paris, PUF, 1993
qu’à l’ornementation sculptée des églises, qu’ils bannissent impitoyable- [1970], et le volume dé jà cité Art et beauté dans l’ esthétique médiévale, 1987, trad, fr., 1997).
4. Jean Leclercq, L'amour des lettres et le désir de Dieu, particulièrement p. 84-86.
5. Cf. Friedrich Ohly, Hohelied-Studien. Grund üge einer Geschichte der Hoheliedauslegung des Abendlandes bis
1. Etienne Gilson, La théologie mystique de saint Bernard, Paris, Vrin, 1934, . 81-
p 82. um 1200, Wiesbaden, Franz Steiner, 1958. ^

i
!

178 Poésie et conversion au Moyen Âge Le jongleur de Dieu et le cantique de Famour 179

thèmes que nous avons rencontrés jusqu’ici : la poésie, portée par la Donc, pré parez-vous à goûter, non pas du lait, mais du pain. Ce pain se trouve chez
musique et servante de la musique ; le lien essentiel entre le chant et la Salomon, un pain bien doré et savoureux. Je veux dire le livre intitulé Cantique des
Cantiques. Qu’on l’apporte, si vous voulez bien, et qu’on le rompe .
1
conversion, car la conversion consiste à chanter pour Dieu. Et plus T
encore : dans les Sermons sur le Cantique, le Cantique est entendu comme
un chant de conversion, mais ce que Bernard glose en lui dans le sens de la Saint Bernard s’est fixé comme programme avec ses moines de lire les
trois œ uvres de Salomon : après l’Ecclésiaste et les Proverbes, qui ont
conversion, ce n’est pas le chant, mais le texte poétique, et cette glose elle- I
même prend la forme de l’effusion poétique. Pour certains exégètes, dont une visée morale, voici le Cantique, dont « le langage est sacré et
Origène est le premier, l’épouse du Cantique est l’Église. Pour saint Ber- contemplatif » :
nard, l’épouse, c’est l’âme, et cette interprétation favorise l’assimilation du .
Depulsis ergo duobus malis ( i e. ne pas craindre Dieu et ne pas accomplir ses commandements)
chant, de l’effusion poétique et de la conversion. Comment le montrer duorum lectione librorum, competenter iam acceditur ad hune sacrum theoricumque
sermonem.
autrement que par une lecture attentive du premier de ses sermons ?
C’est pourquoi, après avoir chassé ces deux maux par la lecture de ces deux livres,
nous sommes maintenant en mesure d’accéder à ce langage sacré et contemplatif .
2

SAINT BERNARD ET IA LECTURE DU CANTIQUE : Theoricus, dans le vocabulaire des Pères et chez les auteurs monasti-
LE PREMIER SERMON ques, signifie en effet « contemplatif », « qui touche à la vie spirituelle et à
la prière »\ Ce que saint Bernard veut dire, c’est qu’après la propédeutique
de la Loi (la crainte de Dieu, les commandements) représentée par
Il suit un plan soigneusement signalé par les rubriques un plan
sinueux, comme toujours chez saint Bernard, et qui, bien que secrète-
— l’Ecclésiaste et les Proverbes, le Cantique place ceux qui l’abordent au
ment rigoureux, paraît se laisser conduire par les circonvolutions du cœ ur de la présence divine, de la communion avec le sacré, de la contem-
texte, les associations qu’il suggère avec d’autres passages de l’Écriture, plation de Dieu et de la fusion en Dieu exprimées par les noces mystiques.
les effusions qu’il fait naî tre : IL « A quibus sancta lectio sit praesumenda » : « Quelles personnes
I. « Distinctio doctrinae trium librorum Salomonis » : « Distinction à peuvent prétendre à cette sainte lecture. » Pour entendre avec profit le
faire sur l’enseignement contenu dans les trois livres de Salomon ». Ber- Cantique, il faut être spirituel, s’être dé taché de la chair ; mais lui, Bernard,
nard annonce le projet d’une lecture commentée du Cantique des Canti- qui va le commenter, qui va, à l’image du Christ, « rompre et partager ce
ques. On peut, dit-il, donner aux moines une nourriture que les laïcs ne pain »4, il a tout à en apprendre, il n’est pas au-dessus de ses frères :
pourraient supporter, non pas du lait, mais « le pain doré et savoureux » du Si spectetis ad me, ut ex me non exspecteds. Nam ego unus sum de exspectantibus,
Cantique de Salomon, comme à des hommes spirituels et non charnels, mendicans et ipse vobiscum cibum animae meae, alimoniam spiritus. Révéra pauper et
inops (Ps. 73, 21) pulso ad eum qui aperit;. et nemo claudit (Apoc. 3, 20 et 3, 7), super ser-
allusion à saint Paul, 1 Cor. 3, l -2\ Lire le livre, c’est rompre le pain : monis huius profundíssimo sacramento5.
Itaque patate fauces non lacti, sed pani. Est panis apud Salomonem, isque admodum
splendidus sapidusque, librum dico, qui Cantica canticorum inscribitur : proferatur, si Que vos regards qui se fixent sur moi n’aillent rien attendre de moi. Car je suis moi-
placet, et frangatur. même un de ceux qui attendent, mendiant moi aussi avec vous la nourriture de mon

1. « Et ego, fratres, non potui vobis loqui quasi spiritualibus, sed quasi carnalibus. Tamquam parvulis
in Christo, lac vobis potum dedi quasi, non escam : nondum enim poteratis » ( « Pour moi, frè res, je 1. Bernard de Clairvaux , Sermons sur le Cantique, t . I (Sermons 1-15) , Sermo I, I, 10-14, p. 62-63.
n’ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des êtres de chair. 2. Sermo I, 3, 1-4, p. 64-65.
Comme à de 3. J. Leclercq, U amour des lettres et le désir de Dieu, p. 98-99.
petits enfants dans le Christ, c’est du lait que je vous ai donné à boire, non une nourriture solide ;
vous ne pouviez encore la supporter » ). Cf. Hebr. 5, 12 : « Etenim cum deberetis magistri esse 4. Sermo I, 4, 1-3, cf. 3, 17-19 : on note l’art très attentif avec lequel Bernard file la métaphore ini-
propter tempus : rursum indigetis ut vos doceamini quae sint elementa exordii sermonum Dei : et
tiale, présente dès les premiers mots du sermon (1, 2-3) à partir de 1 Cor. 3, 1 - 2 (le Cantique est
facti estis quibus lacte opus sit, non solido cibo » ( « En effet, alors qu’avec le temps vous devriez une nourriture solide, non pas du lait pour les charnels dans le monde, mais du pain pour les spiri-
être devenus des maîtres, vous avez de nouveau besoin qu’on vous enseigne les premiers rudiments tuels, les moines qui sont hors du monde : le lire, c’est rompre ce pain, voir ci-dessus, p. 178, n. 1)
des oracles de Dieu, et vous en êtes venus à avoir besoin de lait, non de nourriture solide » ). et poursuivie en rapprochant divers passages de l’Écriture.
5. Sermo I, 4, 4-8, p. 65-67.

*
st-
180 Poésie et conversion au Moyen Âge Le jongleur de Dieu et le cantique de l' amour 181

âme, l’aliment spirituel. Réellement « pauvre et indigent » (Ps. 73, 21), « je son sens caché, même avec peine, et la difficulté de l’enquête ne fatigue pas là où la
frappe à la
porte de celui qui ouvre, sans que personne puisse la fermer » (Apoc. 3, 20 et 3, 7), en suavité du langage captive. Et de vrai, comment ne nous rendrait-il pas très attentifs,
quête de lumière sur le mystère si profond de ce langage. -Ifr un tel commencement sans commencement, et une telle nouveauté de l’expression
I dans un livre si ancien ? Il en résulte que cet ouvrage n’a pas été composé par le seul
Prises au sérieux, ces paroles, qui pourraient ê tre la devise de tout effort humain, mais sous la maîtrise de l’Esprit. Ainsi, tout en étant difficile à com-
professeur, disent deux choses. D'une part, la lecture du Cantique sera prendre, il n’en demeure pas moins délectable à interroger1.
une expérience herméneutique, mais non pas d’ordre strictement intellec-
tuel. Ce sera l’expérience personnelle d’une illumination intime : frapper à Voilà donc une méthode qui est typiquement celle de l’explication lit-
la porte jusqu’à ce qu’elle s’ouvre et révèle sa lumière. Cette lecture sera téraire : décortiquer la première phrase, noter l’effet du début in medias res
une conversion. D’autre part, cette conversion éclaire le mystère d un (qui est un effet dramatique, théâ tral, et correspond, sans que Bernard
’ éprouve le besoin de le préciser, à la classification traditionnelle du Can-
langage, d’un discours (.sermonis). L’éblouissement intérieur vient d’une
méditation sur la beauté du texte et de sa révélation. tique des Cantiques dans le genre dramatique) ; interroger le texte, mon-
III. « Percunctatio de initio Cantici canticorum » : « Interrogation à trer ce qu’il a de surprenant, fonder le développement à venir à partir
propos du commencement du Cantique des Cantiques ». Saint Bernard d’une menue particularité d’expression sur laquelle on attire l’attention
commente les premiers mots du Cantique des Cantiques de façon à (« Qu’il me baise du baiser de sa bouche »). Cette méthode débouche sur
mettre en lumière ce que l’entrée en matière a de paradoxal : Osculetur me une sorte de conclusion partielle, qui consiste à associer la difficulté du
osculo oris suiy « Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche. » Et il pose deux
1 texte et sa beauté, à souligner le plaisir que procure sa difficulté donc à —
questions. La première est : « Par qui, à propos de qui et à qui est adressée b
spéculer sur la nature de la beauté et du plaisir littéraires pour en —
cette parole ? » * C’est une entrée en matière in medias res un « exorde très *

! *
'
déduire que cette difficulté et cette beauté sont le signe que l’Esprit saint
inattendu, surgissant brusquement au milieu d’un entretien, car l’auteur
}
est à l’œ uvre dans l’écriture du texte.
commence de façon abrupte, comme s’il avait dé j à introduit un premier Enfin, l’admiration de saint Bernard pour la nouveauté de l’expres-
interlocuteur, auquel répondrait ensuite cette femme inconnue qui sion dans ce livre si ancien est également de l’ordre du jugement esthé-
réclame un baiser »2. La deuxième question est : Pourquoi préciser « bai- tique et inviterait peut-être à un nouvel examen des idées reçues touchant
ser de sa bouche » ? Comme si l’on pouvait s’embrasser avec autre chose
I le goût littéraire au Moyen Age et la nature du lieu commun.
que la bouche ! Pourquoi cette redondance ? Non pas « qu’il me baise », IV. « De libri titulo et canticorum diversitate » : « Le titre du livre et
r la variété des cantiques ». Il s’agit de commenter le titre « Cantique des
ni « qu’il me baise de sa bouche », mais « qu’il me baise d’un baiser de sa
bouche » ? Et sa conclusion provisoire est qu’il y a un agrément, une Cantiques » :
saveur du texte, qui sont à la fois dans l’image agréable du baiser et dans Sed quid ? Titulum praeterimus ? Non oportet ne unum quidem iota (Matth. 5, 1S),
le plaisir qu’il y a à trouver le sens caché de ce texte difficile : quando et minutias iubemur colligere fragmentorum nepereant (Jn 6, 12).
Et quidem iucundum eloquium (Ps. 103, 34), quod ab osculo principium sumit, Mais quoi ? Allons-nous passer le titre sous silence ? Il ne faut pas négliger « un seul
et
blanda ipsa quaedam Scripturae facies facile afficit et allicit ad legendum, ita ut quod iota » (Matth. 5, 18), quand on nous prescrit de « recueillir même les plus petites
in ea latet delectet etiam cum labore investigare, ne fatiget inquirendi forte difficultas, I!
miettes pour qu’elles ne soient pas perdues » (Jn 6, 12)2.
ubi eloquii suavitas mulcet. Verum quem non valde attentum faciat istiusmodi
princi-
pium sine principio, et novitas in veteri libro locutionis ? Unde constat hoc opus non
Il y a beaucoup de cantiques dans l’Écriture, et Bernard les énumère
humano ingenio, sed Spiritus arte ita compositum, ut quamvis sit difficile intellectu,
sit tamen inquisitu delectabile. (cantiques de l’Exode, de Debora, de Judith, de la mère de Samuel), mais
aucun n’est nommé « cantique des cantiques », ce qui montre la supério-
Voici « un agréable langage » (Ps. 103, 34) qui commence par un baiser et un rité de l’épithalame de Salomon.
visage
séduisant de l’Écriture, qui aisément touche et incite à lire. Il y a du plaisir
à scruter
*
1. Sermo I, 5, 1-2, p. 66-67. 1. Sermo I, 5, 12-22, p. 66-69.
2. Sermo ï, 5, 2-7, p. 66-67. 2. Sermo I, 6, 1-3, p. 68-69.
182 Poésie et conversion au Moyen Âge Le jongleur de Dieu et le cantique de l'amour 183

Le commentaire du titre vient donc après celui des premiers mots,


degrés », parce qu’ils signalent les progrès accomplis dans le chemine-
par un effet rhétorique qui permet de donner l’apparence du spon- ment vers Dieu1.
tané, du retour en arrière, du repentir. Mais surtout ce commen-
L’activité poétique est le résultat de la vie dans la foi :
taire continue à être animé d’un souci d’exhaustivité et à suivre une
méthode qui est autant ou plus celle du commentaire littéraire que 5

9. Ceterum vos, si vestram experientiam advertatis, nonne in victoria qua vint mundum
celle de l’exégèse, en ce qu’elle est attentive jusque dans le détail fides vestra (1 Jn 5, 4), et in exitu vestro de lacu miseriae et de luto faeds (Ps. 39, 3), cantastis
t et ipsi Domino canticum novum quia mirabilia fedt (Ps. 97, 1) ? Rursus cum adiecit statuere
aux effets du texte et de l’expression ( justifiant ce souci par un léger suprapetrampedes vestros et dirigeregressus vestros (2 Cor. 3, 18), puto quod et tune nüiilo-
détournement de la citation de Matthieu, qui porte sur le respect de la minus pro indulta novitate vitae (Rom. 6, 4) immissum sit in os vestrum canticum novum, car-
Loi par le Christ, et par une interprétation figurée de celle de men Deo nostro (Ps. 39, 4). Qui, cum paenitentibus vobis non solum peccata dimisit,
Jean, qui
est l’ordre du Christ de ramasser les restes après la multiplication des sed insuper promisit et praemia, non multo magis spe gaudentes (Rom. 12, 12) futuro-
pains). rum bonorum, cantastis in viis Domini, quoniam magna est gloria Domini (Ps. 137, 5) ? At
si cui forte vestrum clausum vel obscurum aliquid de Scripturis interdum eluxerit,
Au reste, ce premier sermon tout entier suit une démarche qui est tunc prorsus necesse est pro percepta caelestis panis alimonia divinas mulceat aures
celle des accessus ad auctores. Certes, Saint Bernard ne présente pas vrai- in voce exsultationis et confessionis sonus epulantis (Ps. 41, 5). Sed et in quotidianis exercitiis
ment l’auteur supposé, Salomon, d’abord parce que ce n’est guère néces- & et bellis, quae nulla horapie in Christo viventibus (2 Tim. 3, 12) desunt a carne, a mundo,
saire, ensuite parce qu’il l’a peut-être d é j à fait, puisque aussi bien les Ser- a diabolo, sicut militiam esse vitam hominis super terram (Job 7, 1) incessanter experimini
in vobismetipsis, quotidiana necesse est cantica pro assecutis victoriis innovari. Quo-
mons sur le Cantique sont supposés faire suite à un enseignement qui a
ties tentatio superatur, aut vitium subiugatur, aut imminens periculum declinatur, aut
porté sur les Proverbes et FEcclésiaste. Mais l’introduction que constitue laqueus insidiantis deprehenditur, aut annosa et inveterata quaecumque animae pas-
le premier sermon est consacrée à commenter, de façon canonique, le sio semel perfecteque sanatur, aut multum diuque cupita et saepius petita virtus tan-
titre, le sujet de l’ouvrage, sa visée, son utilité. La seule liberté que prend dem aliquando Dei munere obtinetur : quid nisi toties, iuxta Prophetam, personat
m- gratiarum actio et vox taudis (Is. 51, 3), et ad singula quaeque beneficia benedicitur Deus
saint Bernard est de commenter le titre après avoir commenté l’incipit
— —
maladresse feinte et habileté réelle et surtout de traiter les différents
points, non pas dans l’abstrait et comme prolégomènes à la lecture du
in donis suis ? Alioquin ingratus reputabitur, cum discussio venerit, qui non poterit
dicere Deo : Cantabiles mihi erantiustificationes tuae in locoperegrinationis meae (Ps. 118, 54).
10. Arbitror vos in vobismetipsis ilia iam recognoscere, quae in psalterio non « Can-
texte, mais à propos de cette lecture, en les incarnant dans le commen- tica canticorum », sed « Canticagraduum » (Ps. 119, 1, etc.) appellantur, eo quod ad sin-
taire de texte. gulos profectus vestros, iuxta ascensiones quas quisque in corde suo disposait (Ps. 83, 6),
V. « Moralia convertentium se ad Deum cantica » : « Les cantiques de singula sint cantica depromenda ad laudem et gloriam promoventis. Quonam modo
ceux qui se convertissent à Dieu : exégèse morale ». Voilà le passage qui impleatur aliter ille versiculus non video : Vox exsultationis et salutis in tabemaculis iusto-
rum (Ps. 117, 15) ; aut certe Apostoli ilia pulcherrima saluberrimaque exhortatio : In
justifie à lui seul le titre de ce livre, celui qui aurait peut-être d û en consti- psalmis, hymnis, et cantids spiritualibus cantantes et psallentes in cordibus vestris Domino
tuer l’ouverture. Celui où saint Bernard affirme et exalte le lien entre la (Ephés. 5, 19).
poésie et la conversion. t
Chaque fois, dit-il, qu’un chrétien a remporté une victoire dans la foi 9. D’ailleurs, vous aussi considérez votre expérience : lors de « la victoire que votre
et a bénéficié de la grâce de Dieu, il doit chanter un foi a remportée sur le monde » (1 Jn 5, 4) , lors de votre sortie du « gouffre de misère
cantique et de la vase du bourbier » (Ps. 39, 3), n’avez-vous pas « chanté au Seigneur un chant
d’allégresse, bénir Dieu et le louer1. C’est pourquoi certains psaumes nouveau, puisqu’il a fait des merveilles » (Ps. 97, 1) ? En outre, quand il vous a fait
ne s’appellent pas « Cantiques des cantiques », mais « Cantiques des « reprendre pied sur le roc et qu’il a dirigé vos pas » (2 Cor. 3, 18), je pense que le don
de cette « vie nouvelle » (Rom. 6, 4) « a fait monter à vos lèvres un autre cantique
nouveau, un hymne pour notre Dieu » (Ps. 39, 4). Puis, voyant votre repentir, il vous
a non seulement remis vos péchés, mais promis - bien au-delà - ses récompenses.
1. Un cantique est en soi un cantique d’all égresse et, pour le Moyen Âge, le chant est
naturellement Alors, « plus joyeux encore dans l’espérance » (Rom. 12, 12) des biens futurs, n’avez-
l’expression de la joie. Voir M. Zink, « Un paradoxe courtois : le chant et la plainte », dans vous pas « chanté en suivant les routes du Seigneur, car grande est sa gloire »
Literary
Aspects of Courtly Culture. Selected Papers from the Seventh Triennial Congress of the International
Courtly Literature Society, edited by D. Maddox and S. Sturm-Maddox, Cambridge, D. S. Brewer,
1994, p. 69-83.
1. Voir Ch. Heck, L' échelle céleste dans l’ art du Moyen Âge, p. 49-50.
Z

m
184 Poésie et conversion au Moyen Âge Le jongleur de Dieu et le cantique de Famour 185
l

(Ps. 137, 5) ? Et si parfois pour quelqu’un d’entre vous un passage difficile ou obscur
des Ecritures s’est éclairé entre-temps, il faut bien que cet homme ré jouisse alors les peuvent tolérer, un enseignement spécifique qu’eux seuls peuvent com-
oreilles divines « par un chant d’allégresse et de louange, semblable à ceux qui reten-
tissent dans les festins » (Ps. 41, 5) . Car il a reçu l’aliment du pain céleste. Mais il faut ,zv

prendre la lecture du Cantique des Cantiques :
Vobis, fratres, alia quam aliis de saeculo, aut certe aliter dicenda sunt1.
aussi que les cantiques quotidiens, toujours renouvelés, rythment les victoires rem-
portées dans l’ascèse et dans les combats quotidiens, qui sont livrés sans trêve par la À vous, frères, il faut dire autre chose qu’à ceux qui vivent dans le monde, ou du
chair, le monde, le diable, contre ceux « qui vivent saintement dans le Christ » moins le dire autrement.
(2 Tim. 3, 12) . Car vous faites sans cesse l’expérience en vous-mêmes que « la vie de
l’homme sur terre est un combat » (Job 7, 1). Lorsqu’une tentation est surmontée, un Les moines doivent rendre grâce par un cantique de louange de cette
vice maîtrisé, un danger imminent esquivé, un guet-apens de l’ennemi démasqué ; séparation, de cette élection, de cette libération, fruit de leur conversion.
lorsqu’une passion ancienne et invétérée se trouve parfaitement guérie une fois pour VI. « De singularitate cantici nuptialis », « Singularité du cantique nup-
toutes, ou qu’une vertu longtemps désirée et bien souvent demandée est finalement
acquise par un don de Dieu ; ne faut-il pas alors que chaque fois retentissent « l’action
tial ». Le développement du sermon permet de revenir pour finir à son
de grâces et le chant de louanges » (Is. 51, 3), selon le Prophète, et que Dieu soit béni propos initial, mais qui se trouve maintenant fondé et enrichi. Parmi tous
en ses dons pour chacun de ses bienfaits ? Autrement, quand viendra le moment du les cantiques, il en est un qui est singulier, le cantique nuptial. Un tel can-
tri, cet homme sera tenu pour ingrat, lui qui ne pourra pas dire à Dieu : « Tes œ uvres tique n’est enseigné que par l’onction de l’Esprit (« Istiusmodi canticum
de justice étaient mon chant sur la terre de mon exil » (Ps. 118, 54). sola unctio docet Â) . Un tel cantique ne peut ê tre connu que par une expé-
10. Vous comprenez par vous-mêmes, je pense, pourquoi certains psaumes
ne s’appellent pas « Cantique des Cantiques », mais « Cantiques des degrés » rience intime, « ce n’est pas un bruit sorti de la bouche, mais une jubila-
(Ps. 119, 1, etc.). C’est parce qu’à chacun de vos progrès, selon « les degrés que cha- tion du cœ ur » « “ On ne l’entend pas au-dehors” (Is. 42, 2), car il ne
cun de vous a disposés dans son cœ ur » (Ps. 83, 6), doit jaillir un cantique particulier à retentit pas en public », mais il relève de l’intimité entre l’Époux et
la louange et à la gloire de Celui qui guide nos pas. Autrement, je ne vois pas com- l’Épouse. C’est un chant nuptial :
ment pourrait s’accomplir ce verset : « Clameur d’allégresse et de salut dans les tentes
Istiusmodi canticum sola unctio docet (1 Jn 2, 27), sola addiscit experientia. Experti
des justes » (Ps. 117, 15) . Ou encore cette si belle et si salutaire exhortation de
recognoscant, inexperti inardescant desiderio, non tam cognoscendi quam expe-
l’Apôtre : « Par des psaumes, des hymnes et des cantiques spirituels, chantez et psal-
riendi. Non est strepitus oris, sed iubilus cordis ; non sonus labiorum, sed motus gau-
modiez dans vos cœ ur pour le Seigneur » (Éphés. 5, 19).
diorum ; voluntatum, non vocum consonantia. Non auditurforts (Is. 42, 2), nec enim
in publico personal : sola quae cantat audit, et cui cantatur, id est sponsus et sponsa.
Que dire de plus, quand tout est là, quand toutes les citations de Est quippe nuptiale carmen, exprimens castos iucundosque complexus animorum,
morum concordiam, affectuumque consentaneam ad alterutrum caritatem3.
l’Écriture où il est question de chants ou de cantiques sont rassemblées,
selon la méthode traditionnelle du développement homilétique, afin de Un tel cantique, seule « l’onction de l’Esprit nous l’apprend » (1 Jn 2, 27), seule
définir ce qu’est et ce que doit être le cantique qui monte vers Dieu ? Le l’expérience nous l’enseigne. Ceux qui en ont l’expérience, qu’ils le reconnaissent ;
cantique est un cantique de joie qui monte vers Dieu comme l’expression ceux qui n’ont pas cette expérience, qu’ils brûlent du désir, non tant de connaître que
d’expérimenter. Ce n’est point un bruit sorti de la bouche, mais une jubilation du
de la reconnaissance pour chacun des progrès accomplis dans sa marche cœ ur, ni un son produit par les lèvres, mais un mouvement de joie ; un concert des
vers le salut : progrès dans l’intelligence de l’Écriture et dans l’effort quo- volontés, non des voix. « On ne l’entend pas au-dehors » (Is. 42, 2), car il ne reten-
tidien pour se libérer « de la chair, du monde et du diable ». Expression de tit pas en public. Seuls l’entendent celle qui le chante et celui pour qui il est chanté,
la jubilation de l’homme qui se tourne vers Dieu, qui se sent plus proche c’est-à-dire l’Époux et l’épouse. C’est vraiment un chant nuptial, qui exprime les chas-
de lui, le cantique est donc é troitement lié à la conversion. Mais il en est tes et joyeuses étreintes des esprits, l’harmonie des mœ urs, l’amour réciproque dans
l’accord des sentiments.
plus l’expression, voire la métaphore, que l’instrument.
D’autre part, le cantique de louange dont il est question est fonda- Ce passage réunit et, plus encore, assimile les unes aux autres trois
mentalement celui des moines libérés du monde par leur conversion à la vie considérations. Tout d’abord, ce n’est ni la démonstration ni le raisonne-
religieuse, comme le marque le début du passage et conformément à
l’esprit des premiers mots du sermon, qui sont pour séparer les moines de 1. Sermo I, 1, 1, p. 60.
ceux du monde, pour leur réserver une nourriture spéciale qu’eux seuls 2. Sermo I, 11, 5 (réf é rence à 1 Jn 2, 27) .
3. Sermo 1, 11, 1-14.
186 Poésie et conversion au Moyen Age Le jongleur de Dieu et le cantique de Pamour 187

ment ni la science qui permettent de comprendre un tel cantique, mais réservée aux spirituels convertis et que les charnels ne supporteraient pas,
seulement Inexpérience intime, cachée, c’est-à-dire, au sens strict, mys- est analogue à cette poésie et à cet amour réservés à un petit nombre,
tique. C’est là une idée essentielle de la spiritualité monastique : il faut incompréhensibles à ceux qui en sont indignes et qui ne les vivent pas. Il
avoir éprouvé pour comprendre. Ce ne sont pas des choses que l’on peut ne retentit que pour ceux qui l’ont éprouvé au plus profond d’eux-
saisir de l’extérieur. Ainsi, cette compréhension n’est pas une découverte mêmes, qui ont eux-mêmes silencieusement chanté le cantique de l’époux
mais une « reconnaissance », une identification de qui est dé jà connu par et de l’épouse. Il n’y a pas lieu, certes, de supposer une influence directe,
l’expérience. Pour pouvoir lire et commenter le Cantique des Cantiques, mais il y a là, de façon très naturelle, une communauté d’attitudes autour
il faut l’avoir dé jà entendu résonner en soi et le reconnaître. Il faut avoir de l’élection, autour de la conversion et de 1’ « affinement » de l’amour
éprouvé ce qu’il exprime. í amor) , autour du chant comme jubilation, autour du secret d’un lan-
( fir
Cette révélation qui n’est pas une révélation par les mots et le dis- gage qui reste opaque s’il n’est pas reconnu par l’expé rience. Comment, en
cours, mais par une expérience intime, est donc une révélation silen- ce XIIe siècle, l’appel à la conversion à travers le Cantique des Cantiques
cieuse, un cantique de jubilation, mais que l’on n’entend pas au-dehors. Il n’aurait-il pas éveillé des résonances poétiques tout actuelles ? Bernard
y a bien une poésie et une musique joyeuses de l’âme qui se tourne vers n’avait pas tort de relever la nouveauté de l’expression dans ce chant si
Dieu et que Dieu a visitée, une harmonie de l’âme fondue en Dieu, mais ancien.
cette poésie et cette musique, cette harmonie, sont totalement intériori-
sées, inaudibles. Telle est la deuxième considération.
Enfin, cette harmonie ne peut s’entendre au-dehors, car ce serait
manquer à la pudeur de l’union nuptiale. Parce qu’elle est ravissement en

Dieu, la conversion est un cantique un poème et une mélodie. Parce LES ADAPTATIONS EN VERS FRANÇAIS
DU CANTIQUE DES CANTIQUES.

qu’elle est union à Dieu, et union cachée mystique , ce cantique est
silencieux.
— DE L’APOLOGUE DU FOL VILAIN
Un tel cantique convient — et saint Bernard reprend une dernière A LA LOUANGE DE LA VIERGE

fois en conclusion son motif initial , non à l’âme du néophyte qui
vient de quitter le monde et d’entrer au monastère (et l’expression
— —
usuelle utilise pour la désigner le mot de conversion, animae puerilis et Ces résonances, elles retentissent plus directement encore, si ce n’est
neophytae adhuc\ et recens conversae de saeculd ), mais à l’âme aguerrie dans la ï avec autant de génie, dès lors que le Cantique des Cantiques, adapté, tra-
foi. duit, glosé, devient un poème français. La double vocation poé tique et
La conclusion du sermon porte donc sur le paradoxe de l’intime et du spirituelle, les rencontres de l’inspiration divine et de l’inspiration poé-
public. Car ce cantique intime, puisqu’il doit préserver la pudeur des tique que nous avons suivies de Caedmon aux jongleurs de Dieu, y trou-
époux, ce cantique secret et silencieux, il est cependant connu de tous, vent une expression privilégiée. Car, s’agissant du Cantique des Canti-
partout il retentit, et Bernard lui-même le lit, le proclame, le commente. ques, cette double inspiration reçoit aisément une unité dans l’inspiration
C’est là un paradoxe analogue à celui du secret de l’amour qui, chez les de l’amour.
troubadours, vient en contradiction avec la diffusion de la poésie. Cet Malgré toutes les mises en garde, malgré toute l’insistance sur sa signi-
amour que les troubadours ne cessent de désigner, de décrire, d’analyser, fication allégorique, réputée la seule recevable, malgré toutes les pruden-
de chanter, mais dont ils répètent qu’on ne peut le comprendre que si on ces, qui invitent à en réserver la lecture à ceux qui sont spirituellement
l’éprouve - de même qu’on ne peut comprendre leurs chansons, disent- avancés et assurés, le Cantique des Cantiques ne perd pas aisément son
ils, que si l’on est soi-même amoureux. Le Cantique, nourriture solide parfum érotique. Ce parfum devient même plus entêtant dans les adapta-
tions françaises, dont le modèle littéraire est inévitablement celui des
1. Sermo I, 12, 1-3, p. 76-77. trouvères et qui ne peuvent échapper au vocabulaire et aux tournures de
188 Poésie et conversion au Moyen Age Le jongleur de Dieu et le cantique de Famour 189

la poésie profane1. Cette influence est explicite dans certaines adaptations (P. Meyer, H. Suchier, J . Acher) au XIe siècle, mais l’étude minutieuse de
en vers fran çais du Cantique des Cantiques .
2
Lausberg le date des alentours de 1145, ce qui s’accorde mieux, au
Ces adaptations sont au nombre de trois, sommairement étudiées demeurant, avec sa lecture mariale du Cantique. En voici le début :
jadis par Jean Bonnard3, avant que les deux plus anciennes soient inté- 1. Quant li sollei2 converset en Leon, Quand le soleil entre dans le signe du Lion,
grées par Friedrich Ohly dans sa magistrale étude sur l’interprétation du en icel tens qu’est ortus pliadon, à l’époque où se lèvent les Pléiades,
Per une matin, un matin,
Cantique des Cantiques en Occident jusque vers 12004 : à celle du 2. Une pulcelle odi molt gent plorer j’entendis une jeune fille pleurer doucement
ms. Mans, Bibl. mun. 173 (fin du XIIe siècle) , et à celle du petit manuscrit et son ami dolcement regreter, et regretter tendrement son ami,
et jo li dis : et je lui dis :
Paris, BNF fr. 14966 (fin du XIIIe ou début du XIVe siècle) s’ajoute un 3. « Gentils pucelle, molt t’ai odit plorer, « Noble jeune fille, je t’ai tant entendu pleurer
court poème (93 vers) plus ancien, copié sur le dernier feuillet d’un et turn ami dolcement regreter : et ton ami regretter tendrement :
manuscrit latin de la fin du XIe ou de la première moitié du XIIe siècle, et qui est il ? »’ qui est-il donc ? »
qui contient essentiellement un sacramentaire d’une église de petite Peter Dronke, qui cite ces vers, observe très justement que s’ils
Bretagne3. Ce poème, qui avait é té édité dès 1865 par Gaston Paris et a avaient survécu isolés, sous la forme d’un fragment, personne ne doute-
fait l’objet depuis de nombreuses études6, remonterait selon les uns rait qu’ils fussent extraits d’une chanson profane2. Et il cite, d’après les
Roman en und Pastourellen de Bartsch, des chansons de rencontre amou-
1 . On trouve, certes, aussi ailleurs et hors de toute relation avec le Cantique des remplois de la poésie
^
reuse dont le début est tout à fait comparable. Or, il s’agit en réalité d’un
amoureuse profane dans des contextes religieux. J’en avais relevé plusieurs dans La prédication en poème liturgique pour l’Assomption de la Vierge, fondé sur le Cantique
langue romane avant 1300, p. 365-377 , en particulier les deux courts sermons latins qui ont chacun
pour thème un rondeau de danse français (une version de La belle Aelis et Sur la rive de la mer ) et le des Cantiques, conformément à l’interprétation mariale du Cantique
long sermon français de la fin du XIIIe siècle prêché à l’occasion d’une quête pour l’œ uvre de la avancée pour la première fois peu auparavant par Rupert de Deutz et
cathédrale d’ Amiens, qui cite le refrain d’une chanson de Guillaume le Vinier, également citée
dans le Roman de la Violette de Gerbert de Montreuil. Le rythme de ce refrain (décasyllabe coupé appelée à un grand succès.
5 + 5) est celui d’une chanson à danser et son thème, typiquement courtois, s’applique en même Le poème du manuscrit du Mans, long de plus de 3 500 vers, est
temps à l’espé rance chré tienne (le prédicateur dit que c’est la chanson que peut chanter l’â me au
purgatoire) : « Bone est la dolor dont ge atent douchour / Et soû las et joie » ( « Bonne est la dou - moins proche du lyrisme amoureux, bien que l’auteur, dans son souci de
leur dont j’attends douceur, consolation et joie » ).
2. La question du lien entre le Cantique des Cantiques et la poésie amoureuse du Moyen Age a été
distinguer l’amour mystique de l’amour profane, témoigne d’une grande
abordée bien des fois. Voir surtout Peter Dronke, « The Song of Songs and Medieval Love familiarité avec l’expression de ce dernier dans la poésie courtoise, fami-
Lyric », dans The Bible and Medieval Culture, éd. W. Lourdeaux et D. Verhelst, Leuven, Leuven Uni-
versity Press, 1979 (Mediaevalia Lovaniensia Ser. 1, Studia, VII), p. 236- 262, et Tony Hunt, « The
liarité qui inspire à l’occasion son propre style3. Il manifeste aussi sa fami-
Song of Songs and Courtly Literature », dans Court and Poet. Selected Proceedings of the Third liarité avec la littérature de son temps en terminant son poème sur un
Congress of the International Courtly Literature Society (Liverpool, 1980) , sous la dir. de Glyn
S. Burgess, Liverpool, Francis Cairns, 1981, p. 189-196 (bibliographie dans cet article). T. Hunt apologue qui n’est autre qu’une version du fabliau du Vilain ânier4. Mais
est revenu peu apr ès avec une juste sé vérité sur l’édition donnée par C. L. Pickford du commen- quel rapport y a-t-il entre le Vilain ânier et le Cantique des Cantiques ?
taire du manuscrit du Mans (Bibl. mun . 173) : « The OF Commentary on the Song of Songs in MS Le
Mans 173 », dans Zeitschrift fur romanisebe Philologie, 96 (1980), p. 267-297. Cf. The Song of Songs. A L’apologue doit-il se lire indépendamment du commentaire du Cantique
Twelfth-Century French Version. Editedfrom Ms. 173 of the Bibliothèque municipale of Le Mans, by Cedric ou en est-il une conclusion ?
FI Pickford, Oxford University Press, 1974.
3. Les traductions de la Bible en vers français au Moyen Âge, Paris, imprimerie nationale, 1885, p. 151-166.
4. Friedrich Ohly, Hohelied-Studien, p. 277-302.
5. BNF lat. 2297, f. 92. 1. H. Lausberg, « Zum altfranzosischen Assumptionstropus Quant li sollei£ », dans Festschrift fur fost
6. « Fragment d’un petit poème dévot du commencement du XIIe siècle », dans fahrbuch fur romanische Trier, p. 95.
und englische Literatur, 6 (1865) , p. 362-369. Éditions ultérieures : J . Acher, « Essai sur le poème 2. Tony Hunt, « The Song of Songs and Medieval Love Lyric », p. 255 : « If these verses had survi-
Quant li sollei converset en Leon », dans Zeitschrift furfran^osische Sprache und Literatur 38 (1911), p. 47- ved as a fragment, without continuation, would anyone have doubted that they formed part of a
^
94 ; W. Forster, E. Koschwitz, A. Hilka, Alfranfisisches Übungsbuch, Leipzig, Reisland, 1932, chanson d’aventure, such as we know from twelfth and thirteenth century secular love-lyrics ? »
3. Voir l’excellente analyse de ce poème par F. Ohly, Hohelied-Studien, p. 280-302, ainsi que
p. 163 sq. ; K. Voretzsch , Altfranfisisches Lesebuch I, Halle, Niemeyer, 1932, p. 58 sq. ; H. Lausberg,
« Zum altfranzosischen Assumptionstropus Quant li sollei » , dans Festschrift fur Jost Trier %u seinem M.-R. Jung, Etudes sur le poème allégorique, p. 231-236.
^
60. Geburtstag [...], sous la dir. de Benno von Wiese et Karl Heinz Borck, Meisenheim, Westkultur- 4. M. Zink, « Le Cantique des Cantiques et le Vilain ânier », dans Convergences médiévales. Épopée, lyrique,
roman. Mélanges offerts à Madeleine Tyssens, sous la dir. de Nadine Henrard, Paola Moreno, Martine
verlag A. Hain, 1954, p. 88-147, compl été par « Zum altfranzosischen Assumptionstropus Quant li
solleisç » , dans ArchivfurdasStudium der neueren Sprachen, 192 (1955), p. 94-154. Voir F. Ohly, Hohelied- Thiry-Stassin, Bruxelles, De Boeck, 2001, p. 631-641. Le développement qui suit reprend, en
Studien, p. 278-280. l’abrégeant, l’essentiel de cet article.
4

190 Poésie et conversion au Moyen Age Le jongleur de Dieu et le cantique de l'amour 191

Ce commentaire a longtemps été attribué à Landri de Waben et iden- Vierge sur la mort du Christ (f. 110 r° - 111 v ) et un court fragment de
ü

tifié avec la traduction commentée, mentionnée dans la chronique de notre cher Eructavit français (f. 111 v° - 112 r°). On a donc affaire à un
Lambert d’Ardres, que cet auteur avait faite du Cantique à la demande du manuscrit au contenu cohérent, exception faite de courtes pièces desti-
comte Baudouin II de Guines . Cette attribution, admise par Jean Bon- nées à occuper la fin du dernier cahier. Faut-il voir dans la version du
1

nard2, considérée avec faveur par Friedrich Ohly3, et encore présentée Vilain ânierhi première de ces pièces diverses ou une conclusion bizarre et
comme plausible par C. E. Pickford4, ne peut plus guère être soutenue, et en forme d’excursus du commentaire du Cantique ?
5
non pas seulement, comme l’avaient dé jà remarqué Bonnard et Ohly , La seconde hypothèse a généralement été retenue, et elle paraît en
parce que la fin du poème précise qu’il a été composé pour une dame, ce6 effet la bonne. Elle va de soi pour Friedrich Ohly et pour Hans Robert
qui paraît en contradiction avec une commande du comte de Guines . Jauss. Pickford imprime cette courte pièce à la suite du commentaire,
Landri de Waben n’a en effet pu composer l’ouvrage mentionné par mais en en numérotant les vers de façon indépendante. Hunt considère
Lambert d’Ardres qu’entre 1176 et 1181. Or, Tony Hunt a montré que le aussi qu’elle est probablement un appendice sous forme d' exemplum au
poème français ne peut guère être antérieur à 1200, car il ne s’inspire pas commentaire du Cantique1 .
seulement des Sermones in Cantica de saint Bernard, mais aussi de YExposi- Voici cet apologue et la façon dont il se greffe sur la fin du com-
tio in Cantica Canticorum de Geoffroy d’Auxerre7. Il a montré aussi que La mentaire :
Délivrance du peuple d' Israël paraphrase de l’Exode qui précède le commen- Por Poneur Deu premièrement, ... En premier lieu pour l’honneur de
taire du Cantique dans le manuscrit du Mans, est sans nul doute l’œ uvre [Dieu,
du même auteur. Après por nostre enseignement 3496 et aussi pour notre instruction
E por celi cui jo present et pour celle en faveur de qui je fais
Ces deux poèmes remplissent presque entièrement les 112 feuillets [l’offrande
du manuscrit. À la suite du commentaire du Cantique (f. 110 r°), se lit A Deu quant jo le sait present, à Dieu quand je le sais présent2,
l’apologue du Vilain ânier - qui en la circonstance n’est, à vrai dire, qu’un Ki me pramist k’ele por moi qui m’a promis qu’elle prierait
Deu prieroit, e fait, jo croi, 3500 Dieu pour moi et qui le fait, j’en
fol vilain, car il ne conduit aucun âne8. Puis viennent une lamentation de la [suis sûr,
Ai de rimer paine soferte. je me suis donné la peine de
1. Lamberti Ardensis historia comitum Ghisnensium, é d. G. Waitz, dans Monumento Germaniae Histórica, [composer ce poème.
Scriptores, t. XXIV, Hannover, 1879, p. 550-642, p. 598 : « Sed cum omnem omnium scientiam avi- Or sui venuz a bogne certe. À présent je suis arrivé au terme.
dissime amplecteretur et omnem omnium scientiam corde tenus retinere nequivisset, virum eru- Ici vueil jo metre ma cire,
ditissimum magistrum Landericum de Wabbanio, dum Ardensis honoris preesset cornes domi- Ne m’en orreiz ore plus dire,
Je veux ici apposer mon sceau,
3504 désormais vous ne m’entendrez rien
nio, Cantica canticorum non solum ad litteram, sed ad misticam spirituals interpretation
intelligentiam de Latino in Romanum , ut eorum misticam virtutem saperet et intelligeret, trans-
^ [ ajouter,
ferre sibi et sepius ante se legere fecit » ( « Ayant un désir profond d’embrasser chaque domaine Mais tant requier que cist romanz [f 110 r] sinon que je demande que cet
(

de la science et n’arrivant pas à apprendre par cœ ur chaque domaine de la science, [Baudouin II], [ouvrage en roman
comme il é tait comte dans le domaine du territoire d’ Ardres, chargea le très savant maître Laudri Unkes ne viegne en main d’enfant. ne soit jamais mis entre les mains
de Waben de lui traduire le Cantique des Cantiques du latin en roman, et souvent il se le fit lire, [d’un enfant.
non seulement pour mieux en comprendre la lettre, mais pour percer le sens mystique de Soviegne vos del fol vilain ... Souvenez-vous du paysan stupide
l’interpré tation spirituelle, afin d’en connaî tre et d’en comprendre le savoir mystique » ) . Ki waegnier deüst son pain, 3508
2. J . Bonnard, Les traductions de la Bible en vers français au Moyen Age, p. 152-162. qui devait gagner son pain :
3. Hohelied-Studien, p. 277-302.
E il vint rendre le mus age il vint traînasser
4. The Song of Songs, 1974. A un estai lez un passage devant un étal près d’un passage
5. J . Bonnard, Les traductions de la Bible, p. 157 ; F. Ohly, Hohelied-Studien, p. 281. U om especies remuoit où on manipulait des épices
6. Bonnard s’en tire en supposant « qu’il ne faut sans doute voir là qu’une preuve de la galanterie de
l’auteur, qui dédie à la comtesse l’œ uvre qui lui avait été commandée par le comte » (p. 157). Plus
finement argumentée, l ’hypothèse de Ohly n’est pas au fond très diff é rente : dans son effort de davantage état dans la première édition de ses Fabliauxfrançais du Moyen Âge (Genève, Droz, 1979,
spiritualisation des th èmes de l’amour courtois , le poète tenait compte des dames de l’entourage TLF 270) , mais dans la deuxième édition (1998) il en donne, grâce à la collaboration de Henrik
du comte, présentes à la lecture de l ’œ uvre (p. 281-283). Heger, une transcription supérieure à celles de Bonnard et de Pickford .
7. Tony Hunt, « The OF Commentary on the Song of Songs », p. 267 -297. 1. « The OF Commentary », p. 267.
8. Bien que fort connu, et depuis bien longtemps, puisqu’il est dé j à imprimé in extenso par Bonnard, .
2 Ces deux vers me sont obscurs. Ma traduction suppose que l’auteur - peut-ê tre prêtre - veut dire
ce texte n’est pas mentionné dans le Nouveau Recueil complet des fabliaux de Willem Noomen (édition qu’il associe dans sa prière la destinatrice au memento des vivants lors de la consécration (quand
du Vilain ânier, t. VIII, Assen , Van Gorcum, 1994, p. 209-214). Philippe Ménard n’en faisait pas Dieu est présent).
Hi-
w
192 Poésie et conversion au Moyen Age
A H
Le jongleur de Dieu et le cantique de l'amour 193

E laituaires confisoit ? 3512 et où on confisait des électuaires ? En somme, la disposition du manuscrit invite donc bien à voir dans le
Quant li vilains d’un laituaire Quand le paysan sentit le parfum
Très precios senti le flaire, d’un électuaire très précieux, fabliau un appendice à la conclusion du commentaire du Cantique des
Nel puet sofrir, vint al pasmer. il ne put le supporter et s’évanouit. Cantiques.
Ne le savoient dont blasmer, 3516 On ne savait de quoi lui faire Le 1Alain ânier est un récit extrêmement répandu1 : un vilain se
[reproche, trouve mal en sentant le parfum d’aromates et d’épices ; il revient à lui
Quar om cuidoit que par destroit car on pensait qu’il était tombé,
De mal chaïst, si corn on voit. saisi d’un mal soudain, comme cela et se trouve guéri dès qu’on lui fait respirer le fumier qui est son élément
[arrive. naturel et dont, dans le fabliau, les ânes qu’il conduit sont chargés. Outre
Mais par conseil d’on bien sage omme Mais finalement, sur l’avis d’un
le fabliau bien connu, conservé toutefois dans un seul manuscrit, cette
[homme très sage,
Fu aperchuz, cho’n est la somme : 3520 on comprit ce qui était arrivé : anecdote fournit la matière d’un exemplum de Jacques de Vitry et on
Porter le fist sor un femier on le porta sur le premier fumier en connaî t encore beaucoup d’autres versions. Si celle qui nous occupe
Bien ort, cui om trova premier. bien dégoû tant qu’on put trouver.
La fu guariz par la pueur Et là, la puanteur guérit joue elle-même le rôle d’un exemplum^ comme Tony Hunt le suggère
Cil ki pasmez ert por l’odeur1. 3524 celui que le parfum avait fait et comme son contexte le rend en effet fort probable, il s’agit de
[s’évanouir. savoir quelle est la leçon d’un tel exemplum et pourquoi il est placé à cet
endroit.
La présentation matérielle du texte dans le manuscrit appelle des
Le récit se prê te à deux types de moralité. L’une, profane et, si l’on
observations. Tout au long du poème, le début de chaque développement
peut dire, courtoise, est celle du fabliau : chacun doit rester à la place qui
est signalé par une initiale ornée, sans saut de ligne. La conclusion à carac-
convient à sa nature sans chercher à faire violence à celle-ci en s’élevant
tère de dédicace qui commence au vers 3495 ( « Por l’oneur Deu premiè-
au-dessus de sa condition ; un vilain aime par nature le fumier et
rement... » ) est introduite elle aussi, par une initiale ornée, mais en outre
l’ordure, et il ne doit pas se risquer dans le monde des parfums qui le
elle est séparée de ce qui précède par un espace équivalent à un saut de
font défaillir2.
trois lignes (f. 109 v°). A la fin de cette conclusion d édicatoire, l’apologue
Mais ailleurs, dans un contexte religieux, la leçon proposée est sensi-
du fol vilain est introduit par une initiale ornée, mais sans saut de ligne,
blement différente. Lisons Y exemplum de Jacques de Vitry :
comme s’il é tait plus lié à la conclusion que celle-ci ne l’est au poème lui-
même. La soudure entre l’apologue et les deux derniers vers de la conclu- Audivi de quodam rustico qui nutritus erat in fumo et in stercoribus animalium,
et cum transisset prope apothecariam, ubi species aromatice tenebantur, non
sion (.Mais tant requier que cist roman% / Unques ne viegne en main d’ enfant) est valens ferre odorem corruit quasi semivivus nec potuit convalescere aut confortari,
d’autant plus marquée que ces deux vers sont les premiers du f. 110 r° et
que la mise en pages en fait donc, sinon une introduction au fabliau, du 1. F. C. Tubach, Index Exemplorum. A Handbook of Medieval Religious Tales, Helsinki, 1969, n" 3645.
moins une sorte de « chapeau ». Cf. Joseph Bédier, Les fabliaux, Paris , É mile Bouillon, 1893, p. 474.
Toutefois, aucun saut de ligne ne sépare non plus la fin du fabliau de la 2. Hans Robert Jauss consid è re que, même dans le manuscrit du Mans et dans le contexte du com-
mentaire du Cantique, Y exemplum propose cette leçon. Il en tire argument en faveur de sa thèse,
déploration de la Vierge qui commence au bas du f. 110 r° et n’a, de toute qui est que l’all égorie se dégage peu à peu de l’exégèse en un processus de laïcisation : « Le sens
évidence, aucun rapport avec lui. Mais ce poème n’est pas présenté caché du texte n’est plus ici (i.e. dans le poème du pseudo- Landri de Waben) simplement révélé comme
une vé rité sainte et objective, accessible à chacun, mais présent é et interpré té par une allégorie de
comme ceux qui le précèdent. Le scribe ne va pas à la ligne à la fin de l’amour courtois, ce qui suppose un public d’initiés : dans l’é pilogue, l’exemplum du fol vilain ne
chaque vers ; les vers sont copiés à la suite les uns des autres et ne sont prouve- t-il pas que la pénétration du texte est refusé e à ceux qui ne le seraient pas ? », cf. « La
transformation de la forme allégorique entre 1180 et 1240 : d’Alain de Lille à Guillaume de Lor-
séparés que par un simple point, une lettre majuscule marquant les sépara- ds », dans L’ humanisme médiéval dans les littératures romanes du Xlf au XIV siècle, éd. A. Fourrier, Paris,
tions strophiques. Un tel changement isole ce poème de ce qui le précède Klincksieck, 1964, p. 122 ; voir aussi, du même, l’é tude dé j à cit ée : « Entstehung und Strukturwan-
del der allegorischen Dichtung », p. 155. En r éalité, comme on va le voir, l’exemplum du « vilain
plus que ne le ferait un saut de ligne ou tout autre procédé de ce genre. ânier » reçoit dans la plupart de ses versions un sens purement religieux, et Jauss paraî t s’être laissé
entraî ner par les remarques de Ohly - auquel il se réfè re en cet endroit - montrant comment le
poète introduit dans son commentaire une dramatisation d’où les souvenirs du lyrisme amoureux
1. Bonnard, Les traductions de la Bible, p. 157-158 ; Pickford, The Song of Songs, p. 97, Ménard, Fabliaux ne sont pas absents. Ce poète, en effet, dans son souci de distinguer l’amour mystique de l’amour
français (1998), p. 199- 200. Contrairement à Pickford, j’ai numéroté les vers du « fabliau » à la suite profane, témoigne, on l’a dit plus haut, d’une grande familiarité avec l’expression de ce dernier
du commentaire du Cantique, auquel, me semble-t-il, il appartient pleinement. dans la poésie courtoise, familiarité qui inspire à l’occasion son propre style.
f:

194 Poésie et conversion au Moyen Age Le jongleur de Dieu et le cantique de l' amour 195
ïEST.

donee portatus ad domum suam ad fetorem fumi et stercorum reverteretur. Ita bien comprendre la réalité divine. Ces pensées sont comparées à des chè-
quidam sic assueti sunt fetore et immundiciis peccatorum quod bonum odorem verbi sustinere non vres, car les chèvres montent toujours le plus haut qu’elles peuvent et ont
possunt . la vue plus claire que les autres bêtes. Mais elles ont aussi d’autres caracté-
J’ai entendu parler d’un paysan, élevé sur le fumier et les excréments des animaux, ristiques, que le poète affronte bravement :
qui, passant près de la boutique d’un apothicaire où il y avait des aromates divers, ne Encor i a raison greinor : Il y a une autre explication, plus importante :
pouvant supporter leur parfum, s’écroula à demi-mort : on ne pouvait le guérir ni le Chievre figure pecheor la chèvre représente les pécheurs
ranimer, jusqu’au moment où, porté chez lui, il revint à lui grâce à la puanteur du & Por le pueur k’ele rent1 . à cause de la puanteur qui en émane.
fumier et des excréments.
C’est que, dit-il, les pensées qui tendent vers Dieu et vers sa pureté
p
Ceux qui sont habitués à la puanteur du péché ne peuvent supporter deviennent plus aiguës, plus exigeantes avec elles-mêmes, plus enclines à
.

la bonne odeur de la parole de Dieu. Cette moralité, qui se retrouve dans se juger sévèrement et à condamner : rendues conscientes de leur imper-
d’autres versions, s’impose comme d’elle-même à la piété médiévale, fection, cho lor semble k’ elespuent ( « elles ont l’impression de sentir mau-
habituée à associer le péché à la puanteur de la pourriture, de la décompo- vais » ) 2. Il n’y a donc pas, me semble-t-il, de contradiction entre ce pas-
sition, de la corruption (celle de la mauvaise haleine, des excréments, des sage et les vers 1851-1852.
cadavres) — l’odeur de la mort corporelle signifiant la mort spirituelle , — Mais en réalité, l’apologue du fol vilain n’est pas mis explicitement en
tandis que la sainteté et la présence de Dieu se signalent par leur parfum - relation avec les passages du commentaire dans lesquels la puanteur
l’odeur de sainteté2. Pour en revenir au manuscrit du Mans, c’est cette désigne le péché. Comme le souligne Tony Hunt, il paraî t viser d’une
leçon qu’on attend dans le contexte d’un commentaire sur le Cantique façon générale ceux qui sont incapables de comprendre le poème. Quels
des Cantiques. sont-ils et pourquoi le Cantique et son commentaire leur restent-ils inac-
De fait, Cedric Pickford et Tony Hunt mettent l’apologue du fol vilain cessibles ? Parce qu’ils sont plongés dans le péché ? Pas exactement. À
en relation avec les vers 1851-1852 du commentaire : bien examiner le contexte, ce qui leur est reproché n’est pas de vivre dans
Sofrir ne puent bone odeur Ils ne peuvent souffrir une bonne odeur, le péché, mais de vivre dans le monde. Nous avons vu que l’apologue
Cil ki nom sunt en pueur \ ceux qui ont é té élevés dans la puanteur. pouvait avoir deux leçons, l’une profane, l’autre édifiante. En voici donc
une troisième, édifiante elle aussi, mais spirituelle plus que morale.
Tony Hunt ajoute cependant que ce passage est en désaccord avec un
Le contexte, ce sont les derniers vers du commentaire lui-même, qui
autre, un peu antérieur, qui porte sur la puanteur des chèvres. Et il con-
Ü clut que le fabliau est un exemplum purement négatif, par lequel le poème constituent notre seule chance de trouver un indice justifiant la présence
défend son œ uvre en se moquant de ceux qui, immergés dans le péché,
de l’apologue et son intégration au poème :
ne peuvent la comprendre4. Ici vueil jo métré ma cire, Je veux ici apposer mon sceau,
Ne m’en orreiz ore plus dire, 3504 désormais vous ne m’entendrez rien ajouter,
Ce dernier point mé rite d’être regardé de près. Commentant la com- Mais tant requier que cist romanz sinon que je demande que cet ouvrage en
paraison de Cant. IV, 1, capilli tui sicutgreges caprarum quae ascendant de monte [roman
Galaad ( « tes cheveux sont comme des troupeaux de chèvres qui escala- Unkes ne viegne en main d’enfant. ne soit jamais mis entre les mains d’un
dent la montagne de Galaad » ), l’auteur médiéval explique que les che- [enfant.
veux sont les pensées qui s’élèvent vers Dieu et cherchent à bien voir et à L’indice est fourni par le terme enfant. Il n’a pas échappé à Frie-
drich Ohly, non plus que l’enchaînement qu’il suppose : le fol vilain
1. The Exempla or Illustrative Stories from the Sermones Vulgares ofJacques de Vitry, éd. Thomas Frederick
Crane, Londres, Publ. for the Folk-lore Society, 1890, CXCI, p. 210. Nous soulignons. 1. V. 1781-1783.
2. Voir les exemples, empruntés à des sermons, rassemblés dans M. Zink, La prédication en langue 2. C’est du moins ainsi que je comprends les vers 1785-1788 :
romane avant 1300, p. 460-462. E pensees ki vers Deu tendent,
3. Pickford, The SongofSongs, p. 121 ; Hunt, « The OF Commentary », p. 296. Pickford relève les nom- Que plus de purté i entendent,
breuses mentions de Y odeur dans le poème. Plus se dampnent et plus s’aeguent :
4. Hunt, « The OF Commentary », p. 296. Cho lor semble k’eles puent.
xi

196 Poésie et conversion au Moyen Age Le jongleur de Dieu et le cantique de Pamour 197

désigne celui qui est indigne de ce poème, 1’ « enfant » qui n’est pas mûr D’ailleurs, il ne sied pas à une âme encore dans l’enfance et néophyte, et qui vient
d’entrer au monastère, de chanter ou d’entendre ce cantique. Seul en est capable un
pour goû ter un aliment aussi exigeant5 . Et Ohly met en relation cette esprit dé jà avancé et formé qui, sous l’action de Dieu, a si bien mûri dans ses progrès
mise en garde de Fauteur avec tel passage de son commentaire où il dit qu’il a atteint l’âge accompli et les années dites nubiles — je parle des années de mérite
le sens littéral aussi dangereux qu’un couteau entre les mains d’un et non d’ancienneté. Une telle âme est capable de participer aux noces de l’Époux
enfant2, tels autres où il invite le lecteur à une compréhension mûre et céleste ; bref, ses qualités seront décrites plus en détail en leur lieu 1.
sage de son propos.
Mais un autre rapprochement, à la fois plus fondamental et plus pré- Voilà ce que le poète français a en tête lorsqu’il clôt son commentaire
cis, vient à l’esprit. On sait que le commentaire se fonde largement sur les du Cantique sur l’avertissement :
Sermones in Cantica de saint Bernard. Or, on l’a vu plus haut, le premier de Mais tant requier que cist romanz ... je demande que cet ouvrage en roman
ces sermons repose tout entier sur l’id ée que la lecture du Cantique des Unkes ne viegne en main d’enfant. ne soit jamais mis entre les mains d’un enfant.
Cantiques n’est pas une nourriture qui convient aux enfants, c’est-à-dire, Aussi bien, les premiers vers de son ouvrage sont pour réserver la lec-
selon la métaphore paulinienne, à ceux qui vivent dans le monde et ne ture du Cantique à ceux qui ont renoncé au monde2. Et il a explicitement
sont pas form és spirituellement. Cette idée est exprimée dès les premiers recours à la mé taphore du lait et de la nourriture solide dans son interpré-
mots et fournit l’entrée en matière du sermon comme celle de tout tation des deux seins de l’épouse, qui se sépare, au reste, de celle de saint
l’ouvrage. Bernard3 :
L’opposition entre les spirituels et les charnels est assimilée par saint
Les deus mameles ke tant prise Les deux mamelles dont fait tant de cas
Bernard à une opposition entre les religieux et ceux qui vivent dans le L’espuse ki bien est aprise, 180 l’épouse bien éduquée,
siècle. Ces derniers, comme le dit l’apôtre, sont spirituellement des Ço est espoir doble doctrine, c’est peut-être le double enseignement
enfants, qu’on ne peut nourrir que de lait et qui ne supporteraient pas une Ki toz les buens a soi acline, qui attire à lui tous les bons
Ke Deus par sen comandement et que Dieu, par son commandement,
nourriture solide. Dans le contexte des Sermons sur le Cantique, A mis el Novel Testament : 184 a placé dans le Nouveau Testament :
l’avertissement vient à l’appui d’un rappel du programme d’enseignement As petiz est laiz de science, aux petits, c’est le lait de l’instruction,
que suit saint Bernard et de sa progression. Après la propédeutique des E as granz pain de sapience4. aux grands, le pain de la sagesse.
Proverbes et de l’Ecclésiaste, le Cantique est une nourriture délicieuse, Sans doute, dira-t-on. Mais pourquoi passer de l’enfant au fol vilain ?
mais qui ne peut être assimilée que par des estomacs solides. Parce que cet apologue ne se contente pas de remplacer une métaphore
La conclusion du sermon, consacrée, on s’en souvient, à la « singula- par une autre, celle du lait et de la nourriture solide par celle du parfum et
i,
rité du cantique nuptial » { De singularitate cantici nuptialis ) revient sur cette du fumier. Il illustre la première par la seconde. Ce récit plaisant et que
métaphore et la combine avec celle de l’âge nubile : tous ont en mémoire, comme l’auteur le souligne (Soviegne vos del fol vilain),
Ceterum non est illud cantare seu audire animae puerilis et neophytae adhuc, et
recens conversae de saeculo, sed provectae iam et eruditae mentis, quae nimirum 1. Sancti Bemardi opera, Sermones super Cantica Canticorum, vol. I, Sermo 1, VI, 12, p. 8, et la trad, dans
Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, t. I (Sermons 1-15), « Sources chrétiennes », n" 414,
suis profectibus, Deo promovente, in tantum iam creverit, quatenus ad perfectam p. 76-79.
aetatem et ad nubiles quodammodo pervenerit annos - annos dico meritorum, non 2. La matere de cest saint livre La matière de ce saint livre

describetur.

temporum , facta nupdis caelestis sponsi idonea, qualis denique suo loco plenius Vuelt tôt le cuer avoir delivre,
Qu’il n’ait al siecle baerie
requiert que le cœ ur soit libre,
qu’il n’ait pas convoitise du monde
E toz soit vuiz de legerie. et soit exempt de concupiscence.
Tel le requiert, quar altrement Elle le veut ainsi, car autrement
N’avroit pas sein entendement (v. 1-6). il n’en aurait pas une saine compréhension.
1. F. Ohly, Hohelied-Studien, p. 284. 3. Sancti Bemardi opera, Sermones super Cantica Canticorum, vol. I, Sermo 9, IV-VII, p. 45-48, et la trad ,
2. Letre est colteaus en main d’enfent, La lettre est un couteau dans les mains d’un dans Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, t. I (Sermons 1-15), « Sources chrétiennes »,
[enfant n° 414, p. 204-215.
Dont il a tost damage grant. Qui en a vite un grand dommage . 4. Tony Hunt, « The OF Commentary », p. 269, rapproche ce passage du « pain de le Sainte Escri-
Ki de coltel enfant apaie, Que celui qui confie un couteau à un enfant, ture » mentionné au vers 28 de la Délivrance du peuple d' Israël et y voit une confirmation que les deux
Gart bien k’il ne s’en face plaie (v. 1871-1874) fasse attention ne se blesse pas avec. poèmes sont d’un même auteur.
198 Poésie et conversion au Moyen Age Le jongleur de Dieu et le cantique de Famour 199
3 F
:/ k5

est en lui-même un échantillon de cet enseignement facile, de ce lait pose ». Mais aussi, il déclare sa « rime nouvelle » supérieure en vérité et en
digeste, qui convient à ceux qui sont encore attachés au monde et n’ont I
Vi- -

« honnêteté » au Roman de la Rose référence de tout poème d’amour, et il
clame, comme le ferait un poème profane, que c’est Amour qui lui four-
pas encore avancé dans la vie spirituelle. Il prêche d’exemple et est adapté
à un auditoire simple par son pittoresque anecdotique et sa rudesse bon- nit sa matière. Voici les premiers vers, cités d’après T. Hunt1 :
homme. Il flatte l’amour-propre du lecteur, supposé appartenir au monde I Très glorieux Diex, or encline Dieu très glorieux, que tes oreilles
des spirituels, et se met en même temps, sans en avoir l’air, à la portée de Tes oreilles a ma priiere ; se fassent attentives à ma prière ;
Douce Vierge, Mere, Roÿne, Douce Vierge, Mère et Reine,
ce lecteur qui, tout spirituel qu’il se prétende, doit recourir à un commen- Qui n’as seconde ne premiere, que nulle n'a précédée ni suivie,
taire fran çais du Cantique et ne peut s’instruire directement dans saint Par ta sainte grace en [lu]mine par ta sainte grâce illumine
Bernard ou Geoffroy d’Auxerre. Mon cuer de ta clere lumière mon cœ ur de ta claire lumière,
Pour faire rime alexandrine que je puisse mettre en rime alexandrine
C’est ainsi que l’enfant inapte aux nourritures spirituelles dont D’une gracieuse matière. un sujet gracieux.
parlent saint Paul et saint Bernard devient in extremis le vilain d’un exem-
plum à demi scatologique. C’est ainsi que cet exemplum, qui invite dans un En propos ai de mettre en rime
Et dou latin en romant traire
Je me propose de mettre en rime
et de traduire du latin en roman
: contexte profane à mépriser les vilains et dans un contexte religieux à Les chans Salemon si a lime, le cantique de Salomon, de façon si exacte
craindre l’endurcissement dans le péché, propose ici une troisième Qu’il n’ait riens qui puist displaire. qu’il n’y ait rien qui puisse déplaire.
' '
3é -

leçon, élitiste comme la première, mais d’un élitisme tout spirituel. C’est Pour tant recourrai a l’abime C’est pourquoi je vais recourir à l’abîme
De sapïence et a l’aumaire, et au réceptacle de sagesse,
ainsi que l’esprit de la littérature française se mêle au souffle de saint À la Vierge, mere sans crime, à la Vierge, mère sans péché,
Bernard . K- Qui me doint men propos parfaire. afin qu’elle me donne de mener mon projet à bien.
L’esprit de la littérature française et profane est plus présent encore, Rim[oi]er wel, douce Pucelle, Je veux rimer, douce Vierge,
et sous la forme qui entre le plus naturellement en harmonie avec le Can- En cui mes cuers est et repose, en qui j’ai mis mon cœ ur et en qui il repose,
tique des Cantiques, dans le poème du manuscrit Paris, BNF fr. 14966. Ce Pour vostre amour rime novelle, pour l’amour de vous un poème nouveau,
• sr -
: Tele com mes cuers le propose, tel que mon cœ ur m’en inspire le projet,
commentaire des trois premiers chapitres du Cantique en huitains T: .
P[lu]s plaisans assés et plus belle un poème beaucoup plus plaisant, plus beau,
d’octosyllabes ababbaba est très remarquable par ses nombreux emprunts Et plus vraie, bien dire l’ose, plus vrai, j’ose le dire,
au lyrisme profane, savamment relevés par Tony Hunt1, et aussi par son t£ Et plus honeste que n’est celle et plus convenable que ne l’est
là Dou tournant c’on dist [de] la Rose. le roman dit « de la Rose ».
prologue. L’auteur y demande à Dieu et à la Vierge d’inspirer sa rime, afin M ' '. .

qu’il traduise le Cantique de Salomon avec exactitude ( >a lime, en rsm Amours m’ont donné la mati[e]re : Amour m’a donné le sujet :
« limant », en ajustant sa traduction) et qu’il puisse « parfaire son pro- C’est d’un Amant et de s’Amie c’est un Amant et son Amie
Qui parolent en teil maniéré qui parlent de telle manière
pos »2. Il compare « l’abîme de sapience » qu’est la Vierge à une biblio- Que chascun ne les entent mie. que tout le monde ne peut les comprendre.
thèque { aumaire, l’armoire où l’on range les livres). Autrement dit, il
demande la double inspiration spirituelle et poétique, cette dernière Ces derniers vers sont, bien entendu, pour annoncer que le Cantique
venant aussi bien de la Vierge que de ce que son propre cœ ur lui « pro- W- appelle une glose. La vérité prophétique cachée dans l’Ecriture se mêle
4k
,
ainsi à la poésie amoureuse. De fait, l’auteur insiste un peu plus loin sur
& l’obscurité du livre et, fidèle à l’interprétation de saint Bernard, voit dans
1 . « La chanson courtoise en milieu dé vot », dans Ensi firent li ancessor. Mélanges de philologie médiévale mv l’épouse l’âme qui, « par affection de sainte Amour »,
offerts à Marc- René Jung. Publiés par Luciano Rossi avec la collaboration de Christine Jacob- Hugon
et Ursula Bàhler, 2 vol . , Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1996, vol . II, p. 517 - 531 .
2. Cf . la fin du prologue des Miracles de Nostre Dame de Gautier de Coincy, éd . Koenig, 1.1, Genè ve,
... dévotement ... dévotement
Droz , 1955, v . 325 -330, p. 19 :
' 7?
o: Son Ami embrace et acole embrasse son Ami
Et li requiert un baisement. et lui demande un baiser.
La mere Dieu , qui est la lime Que la mè re de Dieu, qui est la lime
Qui tout escure et tout eslime, qui récure et polit tous les soucis ,
Escurer daint et eslimer, daigne récurer et polir
Por ses myracles biau rimer, la langue de Gautier de Coincy,
La langue Gautier de Coinsi, pour qu’il mette ses miracles en belle rime ; 1 . « La chanson courtoise en milieu dé vot », art. cité ci -dessus , p. 198, n . 1 . Tony Hunt prépare
Qui por s amor commence ainsi .
’ pour l’amour d’elle il commence ainsi . l’édition de l’ensemble des poèmes français sur le Cantique des Cantiques.

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200 Poésie et conversion au Moyen Age Le jongleur de Dieu et le cantique de l'amour 201
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Cela n’empêche pas le poète de se souvenir plus loin de chansons vêtements sur la place d’Assise et il est le père de la poésie italienne
d’amour toutes profanes. Tony Hunt a relevé ainsi des emprunts litté- en composant dans la langue des simples des poèmes du dépouillement.
raux, parfois importants, à la duchesse de Lorraine, à Robert de Reims, à De Téloge de sœ ur Pauvreté et du Cantique des créatures aux Laudes
Gace Brulé, à une chanson anonyme du chansonnier français R (Paris, de Jacopone da Todi, la poésie franciscaine fait de l’inspiration poé-
BNF fr. 1591). Lorsque le poète insère lui-même une « chanson de tique tout entière une transparence éblouie à l’inspiration de Dieu.
femme » dans son commentaire, il reprend le thème répandu de la jeune
fille qui, se promenant dans les bois, y rencontre un « forestier », 4
emprunte son refrain au trouvère Névelon Amion, démarque une chan-
son conservée par le chansonnier de Montpellier.
Comme Tony Hunt le souligne dans sa conclusion, ces emprunts
n’ont en eux-m êmes rien qui puisse surprendre. Ils sont monnaie cou-
rante dans les chanson pieuses. Le détournement des chansons d’amour
dans un sens religieux sert à l’édification. On en a donné plus haut quel-
ques autres exemples et Gautier de Coincy fait, si l’on peut dire, la
théorie du procédé. La Vierge se substitue aisément à la dame. Dans le
roman de Raymond Lulle, Blaquerne, à la suite d’une joute poé tique, 4
persuade un chevalier amoureux qu’elle est plus digne d’amour que celle
qu’il chantait.
Mais, confrontées au Cantique des Cantiques, ces rencontres pren-
nent des résonances plus profondes que le simple souci de l’édification.
Les chants d’amour profanes sont transfigurés dès lors qu’ils servent à
faire entendre dans la langue de tous le chant d’amour qui nourrit la
méditation monastique. Tous les retournements de la conversion se
retrouvent là. Ceux du jongleur, qui marche sur la tête aux yeux du
monde et qui, sanctifié par son humiliation, ose se dire « sage jongleur »
et proposer de chanter son poème devant le trône du Seigneur, certain
que c’est lui qui le lui a inspiré. Ceux de l’épithalame, que la pudeur vou-
drait garder secret, que son éclat poétique rend public, et dont le sens
profond ne se dévoile pourtant qu’à ceux qui en sont dignes. Ceux de
l’amour divin qui transcende tous les langages de l’amour. La poésie
n’est plus ici un ornement suspect, mais toléré de la parénétique. Elle est
la parole paradoxale inspirée par le paradoxe divin et seule capable de le
dire.
Il est une langue d’Europe, et non la moindre, dont la première
grande expression poétique, à l’aube du XIIIe siècle, doit tout à ce
paradoxe. C’est l’italien. Le paradoxe fondateur de la poésie italienne est
le paradoxe de l’humilité franciscaine. Saint François met en pratique
le paradoxe du jongleur tel que saint Bernard l’avait exposé. Il inverse
les valeurs du monde, il s’expose au scandale en se dépouillant de ses
CHAPITRE VIII

LA VIE DES P È RES

ET L’ AVENTURE DU SALUT

AVENTURE DU SALUT, NARRATION DU SALUT

Pas plus que la littérature du Moyen Age prise dans son ensemble ne
peut ê tre envisagée hors du domaine de la foi, le récit médiéval, qui est
fondamentalement un récit d’aventures, ne peut être envisagé hors de
l’aventure du salut, cette aventure qui, selon l’é tymologie même du mot,
le participe futur adventura, est le seul avenir, le seul venturus de l’homme :
vitam venturi saeculi\ la vie du monde à venir sur la foi en laquelle s’achève le
Credo.
La rencontre entre l’aventure chevaleresque et cette aventure-là se
fait, mais de façon combien ambiguë, autour du Graal. Nous effleurerons
cette question difficile dans notre dernier chapitre. Ailleurs, la rencontre,
quand elle se produit, prend la forme d’une confrontation :
In sollemnitate quadam cum Abbas Gevardus praedecessor huius, qui nunc est, ver-
bum exhortationis in capitulo ad nos faceret et plures, maxime de conversis, dormi-
tare, nonnulos etiam stertere conspiceret, exclamavit : « Audite, fratres, audite : rem
vobis novam et magnam proponam. Rex quidam fuit, qui Artus vocabatur. » Hoc
dicto non processit, sed ait : « Videte, fratres, miseriam magnam. Quando locutus
sum de Deo, dormitastis ; mox ut verba levitatis insérai, evigilantes erectis auribus
omnes auscultare coepistis. »J

1. Cf. Cesaire de Heisterbach, De domino Gevardo abbate, qui monachus in sermone dorminantesperfabulam
Arcturi exàtavit, dans Caesarii Heisterbacensis Dialogus Miraculorum, vol. I Distinctio quaria : De tenia-
tione. Capitulum XXXVI, éd. Joseph Strange, Cologne, Bonn et Bruxelles, Heberle (H. Lempertz) ,
1851, p. 105.
204 Poésie et conversion au Moyen Âge La Vie des Pères et ï 'aventure du salut 205

L’abbé Gevardus, prédécesseur de l’abbé actuel, nous faisait une homélie au chapitre tion visait souvent à suggérer, pour leur en faire un mérite, que ces contes
à l’occasion d’une férié. Il s’aperçut que beaucoup, surtout parmi les convers, somno-
laient et même qu’un certain nombre ronflaient. Il s’écria alors : « Ecoutez-moi, mes -r
,
pieux ne le sont, après tout, pas tant que cela1, ou pour leur prêter une
frères, écoutez-moi : je vais vous raconter une belle histoire nouvelle. Il y avait un roi, i- piété si étroite, si superstitieuse, qu’elle n’a guère de réelle portée spiri-
qui s’appelait Arthur. » Après ces mots, il n’alla pas plus loin, mais dit : « Voyez, mes m tuelle :
frères, quelle misère ! Quand je parlais de Dieu, vous dormiez ; dès que j’ai inséré des
Si j’avois vécu il y a un siècle ou deux, j’eusse craint peut-être, en imprimant toutes
propos frivoles, vous vous êtes tous réveillés et, les oreilles dressées, vous vous êtes ces historiettes ridicules, qu’on ne m’accusâ t de vouloir insulter à la religion.
mis à écouter. »
Aujourd’hui je publie tout ceci hardiment, persuadé que tout esprit sensé distinguera,
I comme moi, la religion qui toujours est respectable, de la superstition qui ne peut
Les critiques modernes sont comme ces mauvais moines : ils préfè- jamais que la déshonorer2.
rent les romans arthuriens aux récits édifiants, dont ils n’attendent que p

l’ennui. Ils ont tort. À travers quelques exemples, on tentera de montrer L’auteur de La Vie des Pères manifeste « une ignorance complète des
dans ce chapitre que, contée par un des plus grands poè tes du Moyen vrais principes de la morale et de la religion »3. Or les contes de la pre-
Wk
Âge, l’auteur de la première Vie des Pèresy l’aventure du salut peut rivaliser mière Vie des Pères me paraissent tout au contraire pénétrés d’une spiritua-
sans crainte avec l’aventure des romans d’aventures, et que ce poète ano- lité profonde, méditée, épurée, très éloignée de la superstition. On ne
nyme n’est nullement inférieur à son presque contemporain Chrétien de peut donc se fonder sur l’impression de chaque lecteur ou de chaque
Troyes1. époque pour établir des distinguos dans l’ordre de la littérature religieuse.
Mais il ne s’agira pas seulement ici de l’entreprise un peu vaine qu’est Les premiers critiques ont, dans ce cas précis, sous-estimé, à notre sens, la
une réhabilitation littéraire. La première Vie des Pères se veut une œ uvre de portée religieuse de ces contes, leur ferveur, la maturité de la théologie
conversion, enchâssée entre un prologue et un épilogue qui méditent sur morale dont ils sont porteurs.
une poétique de la conversion, composée de récits qui non seulement Plus souvent encore, et jusqu’à aujourd’hui, on a vu dans les contes
sont des récits de conversion, mais qui sont surtout, jusque dans le dé tail pieux comme une excroissance des fabliaux. Paul Meyer voyait dans
de leur manière et de leur style, une mise en pratique extrêmement atten- l’auteur de La Vie des Pères « un de ceux qui se sont proposés de faire une
tive de cette poétique, au service d’une réflexion profonde et souvent concurrence pieuse à la littérature profane et légère des fabliaux »4,
inattendue sur la nature de la conversion. J. Morawski note que « le miracle, très souvent, n’est qu’un fabliau dévot
S’il est artificiel, s’agissant du Moyen Âge, de distinguer nettement ÿ
qui ne diffère du vrai fabliau que par son intention et l’élément merveil-
une littérature profane d’une littérature religieuse, pourquoi faudrait-il w leux »5. Parlant des contes pieux qui traitent du repentir, Jean-Charles
jeter sur les « contes pieux » un regard différent de celui que nous portons Payen écrit : « Quant à la forme, il ne fait pas de doute que c’est à la litté-
sur ceux qui ne le sont pas, sur les contes profanes ou sur les romans rature profane qu’ils doivent le style dans lequel ils sont développés »6,
d’aventure ? De nombreux critiques ont observé, depuis bien longtemps, I Brian J . Levy pense que Jacques de Vitry s’est beaucoup inspiré des
qu’il n’y a pas loin des « contes pieux » aux fabliaux. Mais cette observa-
1. Voir ci-dessous p. 210, la remarque d’Édouard Schwan, à propos de la première série de contes de
Ft La Vie des Pères, « La vie des anciens pères », dans Romania, 13 (1884) , p. 233-263, 255 : « Les
1 . La Vie des Pères nous oriente vers les romans du Graal , à travers les personnages d’ermites : la contes sont bien racontés, sans excès de pié té. »
question avait été abordée il y a longtemps dans un article de Pierre Jonin , « Des premiers ermites 2. Legrand d’Aussy, Fabliaux ou contes, fables et romans du Xlf et Xllf siècle, Paris, Jules Renouard libraire,
à ceux de la Queste del Saint Graal », dans Annales de la Faculté des lettres d’Aix-Marseille, XLIV, 1968, 3e éd, 1829 [1779], V, p. 55.
&
p. 293-350 ; elle est, bien s û r, abondamment traitée par Paul Bretel, Les ermites et les moines dans la 3. Amaury Duval, Introduction au chapitre « Légendes et contes dévots », dans Histoire littéraire de la
littérature française du Moyen Age, Paris, Champion, 1995 ; elle l ’est aussi, à partir de son édition de France, vol. 19, 1838, p. 839-841, p. 839 ; voir aussi du même auteur quelques pages plus loin : « La
l ’ Histoire des moines d’ Egypte, Genève, Droz, 1993, par Michelle Szkilnik, « Vie des Pères et romans en Vie des Anciens Pères par un anonyme », p. 857-861.
prose, une filiation ? », dans La littérature d’inspiration religieuse. Actes du Colloque d’Amiens 1987, éd . 4. « Notice sur deux anciens manuscrits français », dans Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque
D. Buschinger, Goppingen , Kummerle, 1987, p. 214-224. La figure de Wauchier de Denain, nationale, 33, 1891, p. 66-70, p. 66, opinion que A. Tudor, dans la thèse à paraître (Amsterdam ,
auteur de Y Histoire des moines d’ Egypte et possible auteur de la Deuxième continuation de Perceval établit Rodopi, 2003), The First Old French Vie des Pères : textes and contextes, thèse dactylographiée, Uni-
une continuité des contes de la Thé baïde à la matière du Graal. L’ermite, figure centrale de La Vie versité de Hull, 1998, juge « très plausible », p. 35.
des Pères et figure importante de la Quête du Graal, incarne cette continuité, celle de la narration spi- 5. « Mélanges de littérature pieuse, I », dans Romania, 61, 1935, p. 145-209, 158, n. 3.
rituelle, et justifierait à lui seul l’expression « d’aventure du salut ». 6. Le motif du repentir dans la littérature française médiévale (des origines à 1230), Genève, Droz, 1967, p. 557.

I
A
I
206 Poésie et conversion au Moyen Age La Vie des Pères et Paventure du salut 207

fabliaux, en leur donnant une coloration chrétienne et morale1. Pourquoi fection ou de l’union mystique ; sans parler enfin de la masse la plus
toujours penser que ce sont les contes pieux qui se sont inspirés des £ importante, constituée de tout ce qui relève de la parénèse ou de
fabliaux ? Parce que les plus anciens fabliaux connus, ceux de Jean Bodel, i l’exégèse, sous forme didactique, homilétique, épistolaire, etc.
sont un peu antérieurs à la plupart des recueils de contes pieux et de mira- Mais dans l’univers judéo-chré tien, et particulièrement dans l’univers
cles français ? Mais le Graciai d’Adgar, recueil anglo-normand de miracles médiéval, l’expression de la vie spirituelle est portée vers le type du récit
de la Vierge en vers, est antérieur à Jean Bodel. Et l’ensemble des contes pour toute une série de raisons. Parce que la Bible est essentiellement
pieux et des miracles forme une masse plus imposante que celle des constituée d’une suite de récits. Parce que le Nouveau Testament pro-
fabliaux, qui ne sont guère en tout et pour tout que cent cinquante pose un double modèle de récit, celui des paraboles du Christ, support
environ. de son enseignement, d’une part, celui de ses « actes » et des « actes des
Rien - et surtout pas un regard jeté sur la naissance et le premier déve- apôtres » d’autre part. Parce que le « culte des saints » propre au christia-
loppement des littératures romanes, et sur la nature des premiers textes nisme1 entraîne la rédaction de « vies de saints ». Parce que la représenta-
écrits dans ces langues, qui sont religieux bien avant d’être profanes ne — tion de Y homo viator, traduite dans les mots, s’incarne naturellement dans
permet de penser que les récits pieux s’inspirent des récits profanes et que
la littérature narrative religieuse imite les romans ou les fabliaux. L’inverse

le cheminement du récit celui du Pèlerinage de vie humaine. Enfin, parce
que la jeune littérature vernaculaire est essentiellement tournée vers la
n’est pas plus vrai. Pourquoi séparer les deux domaines, pourquoi suppo- narration, jusque dans sa syntaxe et sa rhé torique. Si les très grands poè-
ser que chacun est objectivement identifiable sous la définition que nous tes du Moyen Age, quand ils sont aussi des penseurs, tels Jean de Meun
en donnons et a pu en tant que tel influencer l’autre ? Faut-il, encore une ou Raymond Lulle, rencontrent, selon la formule de Valérie Galent-
fois, isoler l’aventure du salut de l’aventure romanesque ? Faut-il, en Fasseur, « la nécessité ultime de détruire l’énoncé poétique pour parvenir
particulier, le faire lorsque la première trouve une expression littéraire qui à la connaissance de Dieu », le mouvement habituel de la poésie au sens
n’a rien à envier à celle des plus grands romanciers et l’emporte sur tous les large ( Dichtung) est au contraire d’incarner le cheminement vers Dieu
autres ? Faut-il le faire quand les ressorts du récit sont les mêmes : accom- dans un récit exemplaire. Le récit exemplaire, la parabole, l’approche
plissement du destin ou conversion, cheminement intérieur aidé par d’une vérité spirituelle sous le voile poétique du cheminement de la nar-
l’aventure et matérialisé en elle. ration sont aussi naturels à la littérature du Moyen Age qu’ils sont
La vie spirituelle, lorsqu’elle se cherche une expression ou un équiva- conformes à ses modèles scripturaires.
lent dans le langage poétique, ne recourt pas nécessairement à la narra- Tout au long du Moyen Age, en latin et dans les langues vernaculai-
tion, encore moins à un récit qui n’est pas directement celui de sa propre res, en prose et en vers, les « contes du salut », comme on peut les appeler
expérience, mais une histoire ou un conte. De la poétique de l’effusion pour éviter les dénominations désolantes de « contes pieux » ou « contes
spirituelle à la didactique de la progression spirituelle, de la description dévots », forment une masse immense, indéfiniment prolongée de répéti-
des états mystiques à l’enseignement imagé de l’ascèse, le spectre est tions en variations. Un premier ensemble est celui de l’hagiographie.
large. Il suffit de songer aux modes d’expression poétique de la vie spiri- D’un côté, les vies des premiers martyrs et des saints de l’Occident, jus-
tuelle depuis l’Antiquité chrétienne jusqu’à l’aube des temps modernes, qu’aux contemporains, comme Thomas Becket. De l’autre, les vies des
des hymnes ambrosiennes au Livre de Pami et de Paimé de Raymond Lulle ermites au désert d’Egypte, tôt traduites du grec en latin, et à partir des-
ou aux cantiques spirituels de saint Jean de la Croix, sans parler de tout ce quelles s’est constitué, mais de manière indépendante, le recueil de La Vie
qui échappe à la poésie au sens strict : confessions spirituelles, transcrip- des Pères. Au XIIIe siècle, les vies des saints, mêlées à l’illustration d’autres
tions d’expériences mystiques, énumération variée des degrés de la per- fériés, sont compilées, selon le déroulement de l’année liturgique, par le
dominicain Jacques de Voragine dans sa Légende dorée. Le deuxième
1. « Le fabliau et l’exemple : étude sur les recueils moralisants anglo-normands », dans Épopée animale,
fable, fabliau : Actes du IV* Colloque de la Soàêté internationale renardienne, éd. G. Bianciotto et M. Salvat, 1. Peter Brown, Le culte des saints. Son essor et sa fonction dans la chrétienté latine, Paris, Le Cerf, 1984
Paris, PUF, 1984, p. 311-321. [1981].
208 Poésie et conversion au Moyen Âge La Vie des Pères et l'aventure du salut 209
$

ensemble est celui des miracles mariaux, dont les recueils sont souvent Y Historia Lausiaca de Palladios (vers 420), traduite en latin au VIe siècle.
liés aux sanctuaires de la Vierge : Chartres, Soissons, Rocamadour. Et 5P - Enfin, un troisième ensemble est constitué par de courts enseignements,
puis, il y a les exempla, les « exemples », ces anecdotes dont les prédica- % apologues, sentences, apophtegmes des pères du désert (Apophtegmata
teurs illustrent leurs sermons, et que de nombreux recueils rassemblent et 1 patrum, Verba seniorum), traduits en latin au VF-VIF siècle (Adhortationes
'

rangent par ordre alphabétique ou selon une autre disposition les vertus — sanctorum patrum, Liber geronticon, Commonitiones sanctorum patrum, Sententiae
et les vices ou les sept dons du Saint-Esprit1. Beaucoup de ces récits sont, patrum aegyptiorum).
bien entendu, traduits dans les langues vernaculaires, particulièrement en Ces textes ont exercé une grande influence sur le développement du
français, fournissent la matière de contes en vers, de fables, d'apologues, monachisme en Occident, à travers Jean Cassien, la Règle du Maître, la
plus tard de mystères et de « miracles par personnages ». Règle de saint Benoî t. Ils ont fait l’objet de nombreuses traductions ou
De toute cette masse, nous ne retenons ici que quelques contes tirés adaptations dans toutes les langues vulgaires. Pour ce qui est du français,
du seul recueil français de La Vie des Pères, dont nous lirons aussi le pro- la vie de sainte Thaïs est traduite en vers anglo-normands par un tem-
logue et l'épilogue qui peuvent être confrontés à ceux des Miracles de plier longtemps désigné sous le nom d'Henri d’Arci, personnage qui
Notre-Dame de Gautier de Coincy. Ce recueil est complexe et il entretient serait en réalité non l’auteur, mais le dédicataire, à une date incertaine
des relations elles-mê mes complexes avec les Vitaepatrum latines, dont il (entre 1160 et 1250 selon les critiques). En 1212, Wauchier de Denain,
n’est pas la traduction, mais dont il s'inspire cependant. On nous pardon- possible auteur de la Deuxième continuation de Perceval et de YHistoire
nera donc de rappeler brièvement pour commencer la nature de ces ancienne jusqu' à César, également traducteur des trois premiers livres des
divers ensembles. Dialogues de Grégoire le Grand, traduit pour Philippe de Namur, dans
On désigne couramment au Moyen Age sous le titre de Vitae patrum m
m une prose parfois mêlée de vers, certaines des Vitae patrum (Paul Hila-
une collection de biographies, enseignements, sentences des premiers * rion, Malchus, Antoine), les Verba seniorum et Y Historia monachorum (His-
ermites et moines chrétiens du désert d'Égypte, de Syrie et de Palestine2. toire des moines d’Égyptef . Avant 1229, une traduction complète en prose,
Les originaux sont presque tous grecs. L’ensemble s'est constitué au avec un prologue en vers, est écrite pour Blanche de Navarre. Deux
cours des siècles. Le noyau a été constitué par la vie de saint Antoine autres traductions en prose suivront au XIIF siècle, et une autre encore
d’Athanase, traduite en latin en 370 par Évagre d’Antioche, et par les au XVe.
vies de saint Paul ermite, Hilarion et Malchus écrites directement en Ces traductions, le plus souvent littérales, n’ont rien à voir avec La
latin vers 370-390 par saint J érôme. Au cours des siècles suivants, Vie des Pères, recueil de soixante quatorze contes en vers français de la
d’autres vies ont été ajoutées (saint Siméon stylite, saint Onuphre), ainsi première moitié du XIIIe siècle, dont l’importance est bien connue des
que des vies de pécheresses repenties (sainte Marie l'Égyptienne, Thaïs). médiévistes, mais qui n’a jamais jusqu’ici occupé réellement dans leurs
A ce premier ensemble on en a joint un second, formé de récits de études la place qui lui revient, et qui est de tout premier rang, faute d'une
édition complète - celle dont nous disposons enfin grâce à Félix Lecoy .
2
voyage qui sont l’occasion de raconter la vie et les mérites des ermites
d’Égypte et de décrire les premières communautés monastiques : Y Histo- C’est que l'entreprise pouvait effrayer : un ensemble de plus de trente
ria monachorum, adaptée en latin vers la fin du IVe siècle par Rufin, puis P
mille vers, conservé, en totalité ou en partie, par quarante cinq manus-
crits, et des manuscrits dont les variations dans l'ordre de succession des
contes rendent le classement particulièrement épineux ; un ensemble, en
1. Frederic C. Tubach, Index Exemplorum. A Handbook of Medieval Religious Tales. Cf. aussi Jacques Ber-
lioz et Marie-Anne Polo de Beaulieu, Les Exempla médiévaux. Introduction à la recherche, suivie des
tables critiques de Andex exemplorum de Frederic C Tubach, Avant-propos de Claude Brémond, Jac- 1. Cf. Péd. de Michelle Szkilnik, cité plus haut, p. 204, n. 1.
ques Le Goff et Jean-Claude Schmitt, Carcassonne, GARAE/ HESIODE, 1992 (avec liste des 2. Félix Lecoy, La Vie des Pères, 3 vol., Paris, SATF, 1987, 1993, 1999. Parmi les éditions partielles
recueils Ü exempla non dépouillés par Tubach). Pour une mise au point sur les activités du groupe antérieures, les plus importantes, parce qu’elle faisait un point géné ral sur la tradition manuscrite,
de recherche sur la narrative brève du Moyen Âge, placé au sein du Groupe d' anthropologie historique sont celles de Eugen Wolter, Der Judenknabe. 5 Griechische, 14 lateiniscke und 8 Frawçosische Texte,
de l' Occident médiéval, dirigé par Jean-Claude Schmitt, voir Les Exempla médiévaux : nouvelles perspectif Halle, Niemeyer, 1879 (Bibliotheca Normannica II), de Goran Bornas, Trois contes français du
ves, sous la dir. de Jacques Berlioz et Marie-Anne Polo de Beaulieu, Paris, Champion, 1998. XIIf siècle tirés du recueil de La Vie des Pères, Lund, Gleerup, 1968, et de Jacques Chaurand, Fou.
2. Cf. Vitae Patrum, dans PL, t. 72-73. Dixième conte de La Vie des Pères, Genève, Droz, 1971.
1 '

f:
210 Poésie et conversion au Moyen Âge La Vie des Pères et l' aventure du salut 211

outre, qui n’est pas homogène, mais qui réunit trois séries de contes, les sion aux ordres mendiants et cite plusieurs fois les cisterciens avec éloge.
deux dernières se trouvant l’une par rapport à l’autre dans une relation La deuxième Vie parait postérieure à 1241, date de la mort de
difficile à démêler. En outre, dans de nombreux manuscrits, ces contes l’archevêque de Sens Gautier Cornu, qui y est nommé. La troisième est
sont mêlés à des Miracles de Notre-Dame qui n’en font pas partie soit ceux
de Gautier de Coincy, soit d’autres, comme ceux qui se lisent dans le ms.
— peut-être de peu antérieure à 1252, date de la mort de Blanche de Castille,
car une variante d’un manuscrit la présente comme encore vivante, tout
BNF fr. 20941. .
en l’appelant « la vieille reine Blanche » Elles sont l’une et l’autre favora-
Les Pères dont parlent ces contes - au moins les premiers d’entre bles aux ordres mendiants.
eux - sont ceux du désert d’Égypte, les ermites de la Thébaïde. Pourtant, De l’avis de tous les critiques qui se sont penchés sur ces textes, la
l’œ uvre n’est nullement une traduction ou une adaptation française des première Vie est nettement supérieure aux deux autres. Elle témoigne
Vitae patrum, de Y Historia monachorum ou des Verba seniorum, telle qu’il en d’une spiritualité réfléchie, intériorisée, moins prompte à l’ébahissement
existe d’autre part. Elle est tout à fait indépendante. À vrai dire, seule la devant le miracle, capable de considérations et d’attitudes qui tranchent
première série de contes fait une place de choix aux Pères du désert. Les sur le tout-venant des textes de dévotion, et elle est écrite avec une sobre
deux autres diffèrent peu des recueils de miracles, particulièrement de habileté. De longues méditations ou exhortations parénétiques relient les
miracles mariaux, si nombreux à leur époque. contes entre eux, tandis que ceux des deux autres Vies s’achèvent simple-
En 1884, un excellent article d’Édouard Schwan avait apporté une ment sur une brève moralité. Trois contes, Image du diable, Renieur et, dans
première et décisive clarification à la question de la tradition manuscrite une relation plus complexe, Païen-Crâne, apparaissent deux fois dans le
et à celle des différentes séries de contes2. Une note ajoutée à l’article par recueil, une fois dans la première, une fois dans la deuxième Vie : la com-
Gaston Paris, d ésignait chaque conte par une rubrique abrégée et lui don- paraison des versions, on va le voir, n’est pas à l’avantage de cette der-
nait un numéro d’ordre - celui qu’il occupe dans le seul manuscrit à les nière. Pourtant, la deuxième Vie n’est pas sans mérite (la troisième est
contenir tous 3. nettement inférieure). Écrite avec vivacité et une abondance qui
La première Vie des Pères, longue d’un peu moins de vingt mille vers, n’engendre pas l’ennui, elle offre des versions très riches de plusieurs
est clairement constituée de quarante deux contes à la suite desquels se contes bien connus, comme Ange et ermite, qui inspirera l’avant-dernier
trouvent un épilogue et, dans quelques manuscrits, dont celui suivi par chapitre de Zadif , ou comme Infanticide2. C’est dans la deuxième Vie que
Félix Lecoy4, un poème à la Vierge. La situation des deux autres Vies est se lisent certains des contes les plus simplement émouvants du recueil.
beaucoup plus confuse, à cause de l’entremêlement des contes, au point Mère : une mère, dont le fils est conduit à la potence, s’accroche à l’enfant
qu’on a pu se demander si la troisième Vie, formée par les contes 51 à 63 J ésus en disant à la statue de la Vierge qu’elle ne lui rendra son fils qu’en
dans l’ordre du ms A et la numérotation de Gaston Paris, avait bien une I échange du sien. Anges : une jeune femme lit les vigiles des morts en
réalité. L’édition de Félix Lecoy achève de le montrer. La première Vie attendant celui dont elle veut faire son amant ; les morts pour qui elle prie
remonte probablement au d ébut du XIIIe siècle. Elle ne fait aucune allu- la sauvent du péché en l’entourant et en empêchant le séducteur
& d’avancer.
1. Treize Miracles de Notre- Dame tirés du Ms. BNfr. 2094, éd. Pierre Kunstmann, Ottawa, Éditions de
l’Université d’Ottawa, 1981.
2. « La vie des anciens pè res », art. cité plus haut, p. 205, n. 1. Toujours économe de ses mots et peu |v
soucieux de se mettre en avant, Félix Lecoy, dès le premier volume de son édition, l’a présentée
1. Un pèlerin chemine avec un compagnon surnaturel dont le comportement paradoxal, en appa-
comme un prolongement, un complé ment et, le cas éch éant, une rectification de l’enquête de rence injuste ou cruel, le surprend et l’indigne, jusqu’à ce que lui en soient révélées les raisons, qui
Schwan et de quelques travaux ulté rieurs, en particulier celui de Goran Bornas. C’est à peine si sont celles de Dieu. Voir Claudio Galderisi, « Ange é crivain vs Ermite lecteur : un récit de La Vie
son introduction peut se lire sans se reporter à Schwan. De mê me, il a repris les rubriques et les
des Pères entre incongru et perfection », dans Moyen français, 48, 2002, p. 25-35. Cf . aussi l’article de
numérotations de Gaston Paris, bien qu’il récuse A comme manuscrit de base. Il numé rote donc
les contes en chiffres romains d’après le manuscrit qu’il suit et ajoute entre parenthèses, et en chif-
Gaston Paris, « L’Ange et l’ermite », dans La Poésie au Moyen Age, leçon et lecture, lre sé rie, Paris,
Hachette, 1885, p. 151-187.
fres arabes, le numéro d’ordre du conte dans A. 2. Une malheureuse tue tour à tour et jette dans les latrines les trois enfants qu’elle a eus des œ uvres
3. Ms. A : Paris, BNF fr. 1546 ; cf. E. Schwan, « La vie des anciens pères », p. 233. de son oncle, puis cherche à s’empoisonner en mangeant des araignées, mais, dé jà boursouflée de
4. Ms. /: Paris, BNF fr. 24301. venin, se repent in extremis et se tourne vers la Vierge.
!
h
212 Poésie et conversion au Moyen Âge La Vie des Pères et taventure du salut 213

le ciel et la terre » ) trouve lui-même un écho au vers 3, et plus encore


peut-être, à cause de l’urgence du ton, la prière monastique au début
PROLOGUES, ÉPILOGUES. LA VIE DES PÈRES des offices, l’invocation qui ouvre la lecture des heures : Deus in adiuto- }

ET LES MIRACLES DE NOTRE-DAME DE GAUTIER DE COINCY rium meum intende ( « Seigneur, viens à mon secours » ), Domine, ad adjuvan-
dum me festina ( « Seigneur, hâ te-toi de me venir en aide » )1. L’aide
demandée au Seigneur au seuil de l’œ uvre poétique est la même et a la
On l’a dit, la première Vie des Pères est une œ uvre cohérente. Elle même urgence que celle qui lui est demandée au seuil de la prière
I
liturgique.
s’ouvre sur un prologue, se clôt sur un épilogue et le fil du discours paré-
nétique relie tout au long les contes entre eux.
1 Cette invocation est développée avec une sorte d’exactitude théolo-
Le prologue manifeste à la fois, et de façon indissociable, une spiri- gique. Le cri qui monte vers Dieu s’adresse au Dieu incarné et proche
tualité réfléchie et une voix poé tique particulière1. Il s’ouvre sur une invo- des hommes, J ésus-Christ, mais au Christ roi, dont la puissance peut
cation à Dieu qui parait banale. A y regarder de près, elle ne l’est guère : secourir les hommes (v. 1, repris et développé au v. 3) ; et il ne peut
s’adresser au Christ sans s’adresser en lui aux trois personnes de la Tri-
Aÿde Dex ! rois Jesucris, À l’aide, mon Dieu ! roi J ésus-Christ,
Peres et Filz, Sainz Esperis, Père, Fils et Saint Esprit, nité (v. 2).
Dex qui tout puez et tout créais, Dieu qui peux tout et qui as tout créé, Ce qui justifie cette demande d’aide adressée au Christ, c’est que le
Qui en la Sainte Crois criais : toi qui sur la Sainte Croix a crié :
« Je muir de soif », ce fu a dire « Je meurs de soif », ce qui signifiait
Christ s’est soucié du salut des hommes et a voulu les racheter de son
Que despit avoies et ire que tu é tais plein de chagrin et de colère sang (v. 5-11). Là encore, le détail du texte retient l’attention. Le cri du
De cels qui en enfer estoient à cause de ceux qui étaient en enfer Christ en croix « J’ai soif », Sitio1, devient « Je meurs de soif » (v. 5), et
Sanz ce ke forfet ne l’avoient, sans l’avoir mérité par leurs fautes,
De ton saint sanc les rachetas tu les as rachetés par ton saint sang cette soif mortelle est interpré tée allégoriquement : elle désigne le cha-
Et de la prison les getas et tu les a libérés de leur prison grin éprouvé par le Christ de voir ceux qui étaient en enfer sans l’avoir
Par ta grant debonaireté2. dans ta grande bonté. mérité (v. 7-8), c’est-à-dire les patriarches, les prophè tes et tous les justes
1 '

Les premiers mots sont un appel au secours : Aÿde Dex !, « À morts avant sa venue et avant qu’il vienne racheter les hommes du
l’aide, mon Dieu ! ». Un cri dont les résonances sont multiples. Une péché originel - tous ceux qu’il ira chercher aux enfers pendant le temps
résonance épique et proprement littéraire, renvoyant à l’atmosphère de sa mort où il est « descendu aux enfers »3. De même notre poète
religieuse des chansons de geste et de la littérature de croisade : Sains prend soin de montrer qu’il n’ignore pas que le Sitio du Christ concerne
Sépulcres, aie ! - Seigneur, or du bien faire ! ( « Saint Sépulcre, à l’aide ! - Sei- la Rédemption. Et c’est sur le constat de la Rédemption (v. 9-11) qu’il
gneurs, pensons à bien faire ! » )3. Mais aussi une résonance liturgique. Il peut ainsi terminer la phrase commencée comme un appel à l’aide :
évoque les premiers mots de la messe, après les prières au bas de l’autel : l’appel a été entendu.
Adjutorium nostrum in nomine Domini ( « Notre secours est dans le « À l’aide, mon Dieu, toi qui nous as rachetés, toi qui par ta mort nous
nom du Seigneur » ) , dont le répons Qui fecit caelum et terram ( « Qui a fait a sauvés de la mort » : c’est le thème des vers suivants (v. 12-22). Tel est le
premier mouvement de ce prologue.

1. Vie des Pères, éd. F. Lecoy, t. I, p. 3-5, v. 1-68. f 1. Voir Andrew Hughes, Medieval Manuscriptsfor Mass and Office. A Guide to their Organisation and Termi-
2. Ibid., v. 1-11. nology, University of Toronto Press, 1982.
3. Le jeu de saint Nicolas de Jean Bodel, intr., éd ., trad., notes, glossaire complet, tables, par A. Henry, 2. Jn 19, 28, cf. Ps. 68, 22.
Bruxelles, Palais des Académies, 3e éd . remaniée, 1981 (lrc éd ., 1962) (Académie royale de Bel- 3. Cette interprétation n’est pas propre à notre auteur. Ainsi un sermon français du XIIIe siècle fait
gique, Mémoires de la Classe des Lettres, 2e série, t. LXV, fasc. 2, 1981), v. 396-397. Notons que dire au Christ, en latin comme si c’était une citation de l’Évangile (mais ce peut être un emprunt à
meme le roman dTlle et Galeron de Gautier d’Arras commence par les mots : « Aie, Dius, Sains un commentaire), Scitio et cupio salutempeccatorum ( « J’ai soif et je désire le salut des pécheurs » ) :
Esperis ! », mais dans un contexte moins grave : le poè te espère seulement bénéficier de la protec- Fratres, hortamur vos, éd. E. Pasquet, Sermons de Carême en dialecte wallon. Texte inédit du XIIf siècle, dans
tion de la destinataire du roman , l’impé ratrice Béatrix de Bourgogne, é pouse de Frédé ric Barbe- Mémoires... publiés par l’Académie royale... de Belgique, coll. in-8", t. 41, Bruxelles, 1888, p. 27, 1. 50-51.
rousse (cf. l’éd . par Yves Lefèvre, Paris, Champion, 1988). Voir M. Zink, La prédication en langue romane avant 1300, p. 432.
214 Poésie et conversion au Moyen Âge La Vie des Pères et l'aventure du salut 215

Mais alors vient une nouvelle invocation à Dieu, et voilà que soudain Se porroit l’en mielx esprover 40 on ferait beaucoup mieux ses preuves
la supplication change d'objet : Ke il ne font en flaboier. qu’ils ne le font en racontant des fables.
En ce ne me vueil deloier, Je ne veux pas m’attarder sur ce point,
Beaz sire Dex, or nos envoie Seigneur Dieu, envoie-nous Ainz dirai ce ke j’ai empris. mais je dirai ce que j’ai entrepris.
Tel volenté ke nos en voie la volonté qui nous permette Ja fable n’i métrai en pris, 44 Je ne prendrai en compte aucune fable,
De vérité puissons entrer d’entrer dans le chemin de la vérité Ançoiz m’en irai per le voir. mais je m’en tiendrai à la vérité.
Sans mesprendre et sanz meserrer sans commettre de faute et sans nous égarer, En voir vueil mettre mon savoir, C’est à la vérité que je veux faire servir
Et ke je mon proposement et que je puisse exécuter mon projet [mon savoir,
Puisse tretier si saintement de façon si sainte et parfaite, Car cil emploie bien sa poine car il emploie bien sa peine
Sans mensonges et sanz mesdit sans mensonges et sans erreur, Qui son conte a vérité moine, 48 celui qui conduit son conte vers la vérité,
Qu’en oie volentiers mon dit1. qu’on écoute volontiers mon propos. Et cil ki ment, por k’il le saiche, et celui qui ment, qu’il le sache bien,
De bien se voide et mal ensaiche1. il se vide du bien et il retient le mal.
La supplication change d’objet, car elle vise désormais, non le salut
des hommes, mais le succès de l’œ uvre que le poète entreprend. Et en Après avoir invoqué Dieu, le poète interpelle le public, mais il le fait en
quels termes le fait-elle ? Elle unit une demande générale (v. 23-26) et continuité avec le début. Une continuité immédiate avec le vers
une demande particulière, celle qui touche à l’œ uvre poé tique (v. 27-30).
m qui précède, marquée par l’injonction faite au public de prê ter attention
La demande générale est une demande de vérité : que Dieu nous donne ( « entendre » ) et d’ « écouter » (v. 31), succédant au désir d’être « écouté
(à « nous », c’est-à-dire à tous) le désir d’entrer dans le chemin de vérité H volontiers » au vers 30. Une continuité de l’ensemble du passage avec
sans nous tromper ni nous égarer. La seconde demande concerne le î
l’ensemble du développement précédent, par l’association entre la
poète et lui seul (« et que je... », v. 27) : il demande à Dieu la capacité de recherche de la vérité et la définition du bon sujet littéraire. C’est dans ce
venir à bout de son projet (v. 27-28). Mais voilà que cette demande par- contexte en effet qu’apparaî t le topos, attendu au début d’une œ uvre édi-
ticulière se dédouble. Elle est, comme la première, une demande de fiante, qui oppose les jongleurs intéressés, qui vont « contant de cour en
vérité (« sanz mensonges et sanz mesdit », v. 29), une vérité qui est la cour et trouvant chansonnettes, mots et fabliaux » (v. 32-34) aux auteurs
vérité de Dieu, une vérité sainte (« si saintement », v. 28). Et elle est en sérieux comme le poète2. À quoi reconnaî t-on ces auteurs sérieux ? A ce
même temps la demande que l’œ uvre entreprise procure du plaisir et ait qu’ils disent la vérité et trouvent sur la vérité (v. 38-41), à ce qu’ils rejettent
du succès (v. 30) . Its fables (v. 44-45). Ce projet, énoncé d’abord de façon générale, est déve-
Ces vers fournissent donc un indice menu, mais indubitable, de la loppé et amplifié ensuite comme le projet personnel du poète (v. 42-46),
rencontre entre le souci de l’inspiration divine (que je m’exprime sainte- avant que la même idée soit une dernière fois répétée en conclusion du
développement sous une forme, non seulement générale, mais gnomique,
ment et en vérité) et celui du succès poétique (que mon poème mon

dit soit « entendu volontiers »).
— comme l’expression proverbiale d’une sagesse universelle (v. 47-50).
Après s’être tourné vers Dieu, le poète se tourne vers son public : Ce topos a un sens particulier s’agissant d’œ uvres religieuses, car
Or entendeiz et si orroiz
la vérité à laquelle elles prétendent est la vérité même de Dieu. Mais
Tel chose ou apprendre porroiz. 32
Écoutez donc, et vous entendrez
des choses qui pourront vous instruire. — —
aussi on le comprendra un peu plus loin cette vérité est également
Une gent sont ki vont contant Il y a des gens qui vont contant P celle des faits rapportés, en l’occurrence ceux qui ont marqué les vies des
De cort a autre et vont trovant
Chansonetes, moz et flabiaz
de cour en cour et vont composant
chansonnettes, poèmes, fabliaux
pères du désert. Or on trouve le même lieu commun, opposant la vérité
Por gaaignier les biaz morsiaz. 36 pour gagner de bons morceaux. et la fable, dans les considérations sur la vérité romanesque auxquelles se
Mais je pris petit lor affaire ; Mais je fais peu de cas d’eux ; livrent, à la même époque, les romanciers dits « réalistes », Gautier
Assez le porroient mielx faire, ils pourraient beaucoup mieux faire,
Qu’en voir dire et en voir trover car en disant le vrai dans ses compositions
d’Arras ou Jean Renart3, comme aussi chez Jean Bodel à propos des
[poétiques ?
1. Ibid., v. 31-50.
2. Nous retrouverons ce topos dans le prologue du livre II des Miracles de Notre- Dame de Gautier de
Coincy.
3. M. Zink, Roman rose et rose rouge. Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole de Jean Renart,
1. Vie des Pères, éd. F. Lecoy, 1.1, v. 23-30. Paris, Nizet, 1979, p. 41-43.
216 í
Poésie et conversion au Moyen Âge i
1 La Vie des Pères et l' aventure du salut 217

fabliaux1. Il y a, de ces auteurs à celui de La Vie des Pères, une continuité, ' in Sainteté oblige. Avoir raconté le bien l’oblige à le faire :
puisque la vérité à laquelle ils prétendent les uns et les autres est la vérité f
# Si j’ai dit bien et je nel faz, Si j’ai dit le bien et que je ne le fais pas,
référentielle, celle des faits. Mais cette continuité est en partie trompeuse, En ce le saaz contrefaz, je suis semblable au tamis
car, au-delà de la vérité des faits, Fauteur de La Vie des Pères vise à une Qui la flor passe et s’en depart qui laisse passer la fleur de farine, s’en sépare
Et le bran retient en sa part. et retient pour lui le son.
autre vérité, celle de la leçon qui se dégage de ses récits qu'il va conter et I- Le bien doit fere qui le dit 1. Il doit faire le bien, celui qui le dit.
de la voie du salut qu’elle propose à ses auditeurs, comme le montrent à la
fois les vers 24-25, où il demande à Dieu de nous mettre dans « la voie de Il se tourne alors une dernière fois vers ses auditeurs pour un sermon
la vérité », les derniers vers de son prologue et les homélies ou les morali- traditionnel, les invitant à laisser eux aussi le mal et à faire le bien
tés qui encadrent les contes. Il y a là comme un indice à la fois de \ (v. 18871-18898). Mais entre le moment où il s’applique à lui-même, qui a
l’osmose et des échos décalés, des allusions à double entente, des jeux du dit le bien dans son roman, l’obligation de le faire, et celui où il y exhorte
sens, entre l’inspiration religieuse et profane de la littérature. son public, la transition n’est pas sans intérêt :
La revendication de la vérité permet d’introduire enfin le sujet précis Prenons essample ajhesucrist, Prenons exemple sur J ésus-Christ
de l’ouvrage : « conter » sur les pères du désert qui ont vécu autrefois et Qui bien fist, puis le sermona, qui fit le bien, puis le prêcha :
Ensi example nos dona ; c’est l’exemple qu’il nous donna.
dont on a gardé la mémoire. Et la fin du prologue (v. 51-58) est pour dire il Si devons tant ses fez ensivre Nous devons imiter sa conduite si bien
leurs mérites dans l’ordre de l’ascèse et de la spiritualité, mérites qui leur Qu’en l’autre siecle puissionz vivre2. que nous puissions vivre dans l’autre monde.
ont valu le paradis. C’est comme un résumé général de l’œ uvre et de sa
leçon, au-delà des anecdotes particulières. Cette transition, on le voit, est fournie par l’exemple du Christ lui-
Le prologue part donc de l’appel à l’aide adressé à Dieu et va jusqu’au même, qui a d’abord fait le bien, puis qui Fa prêché. En imitant ses
« faits », nous gagnerons la vie é ternelle. Ainsi le poè te se substitue le
paradis qu’ont mérité les pères du d ésert auxquels l’œ uvre va ê tre
consacrée, en passant par une réflexion sur les buts que se fixe cette Christ. Lui-même, qui a dit le bien, ne peut qu’espérer ê tre capable de le
œ uvre et les exigences auxquelles elle se soumet, puisqu’elle est le faire : il est un romancier imparfait. Seul le Christ, romancier parfait, a fait
médium par lequel l’exemple des pères est proposé à ses auditeurs pour exactement coïncider ses faits et ses dits. Lui seul réalise ainsi pleinement
aider à leur propre conversion. Dieu est appelé à l’aide, comme le montre l’idéal de vérité de l’œ uvre littéraire proclamé dans le prologue. La coïnci-
le passage clé des vers 23-30, pour mettre à la fois sur la voie du salut et dence des faits et des dits n’est cependant pas celle de la réalité des faits
sur celle de l’écriture, la seconde é tant le chemin qui mène à la première. avec le récit qu’en fait le dit, mais celle des faits de F « auteur » lui-même
Le mouvement qui vient d’ê tre décrit est si clairement celui que le avec l’enseignement et l’exemple de son dit : l’exigence littéraire de la
poète veut imprimer à son œ uvre qu’il y revient, près de dix-neuf mille vérité, affichée dans le prologue, est celle d’une authenticité morale dont
le Christ est le modèle.
vers plus loin, au début de sa conclusion, en présentant la conversion sa — Rédemption des pécheurs par le Christ. Aide du Christ au poète.

propre conversion comme l’épilogue de tous ces récits, qui sont autant
à exemples, et comme l’effet du roman qui les rassemble. L’exemple de son
7 Conversion du public par le poète, grâce à l’aide du Christ. Vérité du
propre roman Fa converti lui-mê me : poème. Obligation pour le poète, qui dit le vrai et le bien, de mettre, à
l’image du Christ, sa vie en accord avec ses paroles. Tel est, du prologue à
Je, qui cest roman ai tretié Moi qui ai composé ce roman,
l’épilogue, le mouvement qui entraî ne toute l’œ uvre.
Par essample ai tant esploitié son exemple m’a tant fait progresser
Que je del monde me demet que je quitte le monde Tout cela parle peu sans une comparaison avec les prologues d’autres
Et mon voloir en l’autrui met2. et que je mets tout mon désir dans l’autre. recueils analogues. Beaucoup, à la vérité, sont presque insignifiants. Celui

1. Luciano Rossi, « L’œ uvre de Jean Bode! et le renouveau des littératures romanes », dans Romania, 1. Ibid , v. 18860-18864. On note la reprise, symétrique jusque dans le chiasme entre dire et faire, du
112, 1991, p. 312-360 ; Christine Jacob-Hugon, L' œ uvre jongleresque de Jean Bodel. L' art de séduire un premier au dernier vers, encadrant une image frappante dont la formule gnomique finale donne la
I
public, Bruxelles, De Boeck, 1998 (« Bibliothèque du Moyen Âge », 10). leçon. C’est un art de prédicateur.
2. Vie des Pères, éd . F. Lecoy, t. II, v. 18856-18859. 2. Ibid., éd. F. Lecoy, t. II, v. 18865-18870.
* r
218 Poésie et conversion au Moyen Age La Vie des Pères et l' aventure du salut 219

de jean Le Marchant, par exemple, est seulement pour dire qu’il veut tra- livres à la composition identique : un prologue, des pièces lyriques en
duire les miracles de Notre-Dame de Chartres « du latin en français » et -V l’honneur de la Vierge, les miracles, puis une nouvelle série de pièces lyri-
les mettre en romans et en rime (v. 16-17) pour que les laïcs puissent com- ques pour clore le livre1.
prendre1 . Celui du Graciai d’Adgar, le plus ancien recueil de miracles de la Comme on peut s’y attendre, les deux longs prologues de cette œ uvre
Vierge en vers français, est un peu plus élaboré2. Adgar présente avec très structurée et à tous égards remarquable sont soigneusement m û ris et
insistance son ouvrage comme un instrument de conversion pour lui- méritent de retenir l’attention.
même, le poète, et pour son public. On ne peut, dit-il, faire œ uvre meil- Celui du livre I compte plus de trois cents vers, mais il est constitué
leure que d’attirer à Dieu soi-même et autrui. Il est bien de venir à Dieu essentiellement d’effusions à la louange de la Vierge (ce qu’annoncent
seul, mais il est mieux « d’y mener compagnie ». Malheur à celui qui, bien I très exactement les premiers vers)2. Les considérations sur l’œ uvre entre-
que capable de convertir les autres, ne le fait pas et cache son savoir, qui prise et sur ses relations avec la spiritualité sont réduites. Ce n’est pas
ne lui appartient pas, mais qu’il a reçu de Dieu3. Le poè te veut éviter ce qu’elles soient très développées dans La Vie des Pères, mais, on l’a vu, elles
reproche : c’est pourquoi il commence ce livre sur la Vierge Marie. Ce fi.
sont très fortement nouées à la problématique religieuse.
livre s’appelle Graciai parce qu' en grace est cumunal (v. 36) : il entend faire C’est aussi le cas, dira-t-on, des dix premiers vers de Gautier de
partager cette grâce à tous et traite de la Vierge pleine de grâce. Le poète 1 Coincy, puisque la phrase commence « à la louange et à la gloire » de la
m
offre son écrit à Dieu et à sa mère ; s’il l’offrait à un chevalier ou à une Vierge, se poursuit par la mention des prières que Gautier lui adresse
dame, il recevrait en échange de riches cadeaux. Mes tel dun sereit tost alé « soir et matin » et se termine par l’annonce du projet littéraire entrepris
(« Mais un tel don durerait peu », v. 55) 4. À la fin du prologue, il demande « à sa louange et à sa gloire ». Mais le nœ ud est moins serré et le projet lit-
à la Vierge d’intercéder auprès de son fils pour qu’il lui accorde le don de téraire exprimé de façon plus conventionnelle :
parler d’elle de telle façon qu’il aille au ciel ainsi que tous ceux qui r Miracles que truis en latin Des miracles que je trouve en latin,
l’entendront « lire ». On trouve là, une fois de plus, l’idée que la qualité lit- Translater voel en rime et metre je veux les traduire en vers,
Que cil et celes qui la letre pour que les illettrés, hommes et femmes,
téraire est un don de Dieu et qu’elle est une aide à la conversion et au N’entendent pas puissent entendre puissent comprendre
salut. Mais la pensée, son enchaî nement et son expression sont évidem- Qu’a son servise fait boen tendre 3. qu’il fait bon se consacrer à son service.
ment loin d’avoir la vigueur et la subtilité que manifeste la première Vie tS
des Pères, qui ne peut réellement se comparer qu’à l’autre grand recueil de
Après une amplification de quelques vers sur le service de la Vierge,
Gautier la prie de « lui apprendre à si bien traiter l’œ uvre qu’il a entreprise
contes religieux de la mê me époque, les Miracles de Notre-Dame de Gautier
pour elle qu’on puisse y puiser des exemples édifiants et qu’elle daigne lui
de Coincy.
en savoir gré : il ne demande aucune autre récompense »4. Un peu plus
La première Vie des Pères, en effet, est sans doute à peu près contem- loin, il reprend ces idées et les développe :
poraine du début de l’œ uvre de Gautier de Coincy, peut-être légèrement
Si douz myracles enseveli
plus tardive. Gautier de Coincy (1177 ou 1178-1236), entré en 1193 au Dedens la letre on trop esté ;
32 Ses doux miracles ont é té trop longtemps
ensevelis dans le texte latin ;
monastère bénédictin de Saint-Médard à Soissons, devient en 1214 prieur Mais, se vivre puis un esté, mais, si je peux vivre encore le temps d’un été,
à Vic-sur-Aisne avant de revenir en 1233 comme grand prieur à Saint- Des plus biaus en volrai fors metre je veux en mettre au jour parmi les plus
Médard de Soissons. Ses Miracles de Notre-Dame sont formés de deux [beaux,
P
1. Jean Le Marchant, Miracles de Notre-Dame de Chartres, publ. par Pierre Kunstmann , Ottawa, Presses 1. Les Miracles de Nostre Dame par Gautier de Coincy, é d. V. Frederic Koenig, 4 vol., Genè ve, Droz,
de l’Universit é d’Ottawa, Soci é té arch éologique d’Eure-et-Loire, 1973, v. 1-36, p. 52. | 1955, 1961, 1966, 1970. Koenig est mort avant d’avoir publié le cinquième volume, qui devait ê tre
2. Adgar, Le Graciai, publ. par Pierre Kunstmann , Ottawa, Presses de l’ Université d’Ottawa, 1982, æ/ consacré aux index et au glossaire. Cette lacune a été comblée par Olivier Collet, Glossaire et index
1 -86, p. 59-61.
V. 1 critiques des œ uvres d’ attribution certaine de Gautier de Coincy, Genève, Droz, 2000. O. Collet a également
3. Ce lieu commun presque obligé est, bien entendu, fond é sur l’Évangile : le sel de la terre et la édité la Vie de sainte Christine du m ê me auteur (Genè ve, Droz, 1999).
lumiè re du monde (Matt. 5, 13-16) , la parabole des talents (Matt. 25, 14-30). 2. Les Miracles de Nostre Dame, éd . Koenig, t. I, v. 1-330, p. 1-19.
4. Cela ne l’empêche pas , lorsqu’il demande aux bonnes gens de l’écouter, de s’adresser en premier à 3. Ibid., v. 6-10.
« dame Mahaut ». 4. Ibid., v. 15-20.
/1

220 Poésie et conversion au Moyen Age La Vie des Pères et Í aventure du salut 221
I
Tout mot a mot, si corn la letre 36 mot à mot, comme le texte original À partir du verbe puisier; à la rime du vers 39, Gautier se lance dans
Et l’escriture le tesmoigne. en témoigne. des jeux verbaux, qui sont une illustration de sa manière poétique - et
La mere Dieu tel sens me doigne Que la mère de Dieu me donne une
[intelligence peut-être aussi un exemple de l'inspiration littéraire qu'il souhaite rece-
Ou aucun bien puisse puisier. où je puisse puiser de quoi bien faire. voir de la Vierge. Le jeu se développe d'abord autour de puisier, espuisier;
Ma povre science espuisier 40 Ma pauvre science, je puis bien vite puis (du verbe pouvoir), puis (puits), avec des extensions (espuisans
Et essorber assez tost puis l’é puiser et l’absorber
Se j’en son parfont puis ne puis si je ne puise pas dans son puits profond espuisieres). Tout cela pour aboutir à la constatation que la Vierge Marie est
Qu’espuisier ne puet nus puisieres, qu’aucun puiseur ne peut épuiser, l-. aussi inépuisable que les mers, ce qui permet au jeu de rebondir avec la
Tant soit espuisans espuisieres : 44 si épuisant é puiseur soit-il : ï-
C’est mers c’onques nus n’espuisa. c’est une mer que jamais nul n’épuisa. démonstration que dans le nom « Maria » on trouve « mers ».
Veez son nom : M et puis A, Voyez son nom : M et puis A, t C’est alors seulement, brièvement, au terme de ce détour, qu'apparaî t
R et puis I, puis A, et puis
*
R et puis I, puis A, et puis la revendication de la vérité (v. 51-56) : je n’ai pas besoin, dit le poète, de
Mers troveré, ne mie puis : 48 vous trouverez mers1 et non pas puits : •*

Marie est mers que nus n’espuise ; Marie est une mer que nul n’épuise ; raconter des bourdes ni d'inventer des mensonges par manque de
Plus i trueve qui plus i puise. plus on y puise, plus on y trouve. matière, car la Vierge accomplit tant de miracles que tout le monde s'en
Ne m’estuet pas bourdes ataindre Je n’ai pas besoin de raconter des fariboles * émerveille et (cela est sous-entendu) que la matière véridique ne me
Ne mensoignes trover ne faindre 52 ni d’inventer fictions et mensonges
Por défaillance de matere, par manque de matière, manque pas. On ne trouve pas ici ce jeu sur la vérité romanesque et la
Car en tant liuz fait la Dieu mere car en tant de lieux la mère de Dieu 'v
vérité divine, si frappant dans le prologue de la première Vie des Pères,
Tant myracle et tante merveille fait tant de miracles et tant de merveilles ïv
Touz li mondes s’en esmerveille. 56 que le monde entier s’en émerveille. mais la simple constatation que l'abondance des miracles de la Vierge suf-
%
§ fit à nourrir l'œ uvre d'une matière avérée.
Un développement qui est bien dans la manière de Gautier de Í L'entreprise littéraire elle-même est alors perdue de vue pendant près
Coincy : jouant sur les mots, cultivant un registre plus rhétorique, plus de trois cents vers au profit d’un éloge de la Vierge, longuement com-
sentimental, plus convenu aussi, moins attentif à la signification de son c parée, entre autres, à la fierce - la dame du jeu d’échecs - et il faut attendre
entreprise littéraire dans l’ordre de la théologie morale, que ce que nous les tout derniers vers du prologue (v. 321-330) pour que le poète, ayant
avons trouvé dans la première Vie des Pères, il continue à se donner pour *
-
? conclu son sermon sur un feu d'artifice de l'homophonie {traire - atraire
un traducteur et précise qu’il veut mettre au jour les miracles de la - retraire, v. 308-320), introduise par l'artifice de ce jeu (la poursuite de la
Vierge trop longtemps « ensevelis dans la lettre », tout en protestant de li? même homophonie créant l'illusion d'une continuité alors qu'il y a, pour
sa fidélité à cette lettre. Que le texte latin soit présenté comme un tom- ce qui est du sens, rupture et passage à un autre sujet) un retour à l'objet
beau, et non comme un moyen de diffusion, révèle la nature et l'étendue littéraire :
du public auquel Gautier s’adresse. De même que les considérations sur
Si grant eür de bien traire a Elle tire avec une si grand force
la traduction reprennent et développent celles du début, de même sont Qu’en paradis tous nous traira. 320 qu’elle nous tirera tous en Paradis.
reprises celles sur l’inspiration et l’enseignement que le poète attend de Qui près de moi se volra traire Qui voudra se retirer près de moi
la Vierge. Gautier préfère ce type d'amplification par répétitions, échos D’ore en avant m’ora retraire va m’entendre à présent raconter
Com sunt soutil et biau li trait combien sont subtils et beaux les traits
et variation à l’approfondissement de la pensée par la juxtaposition Que la soutius mere Dieu trait. 324 que tire la subtile mère de Dieu1.
des points de vue où excelle la première Vie des Pères. On ne trouve pas
non plus, à ce stade du prologue, de réflexion sur la vérité (vérité du De ces vers, on retient que Gautier se situe dans la perspective de la
récit et vérité divine) ou de revendication de la vérité, la seule relation récitation orale, attitude à mettre en relation avec son ambition de tirer les
prise en compte étant celle entre l'original latin et sa traduction par miracles mariaux de « l’ensevelissement dans la lettre », c’est-à-dire dans
Gautier. le latin.

1. Maria, Marie et le pluriel de mare, la mer . 1. Il faut, bien entendu, se reporter au texte original pour percevoir les jeux de mots.
SK

222 Poésie et conversion au Moyen Age La Vie des Pères et l' aventure du salut 223
\

Mais surtout, l’invocation finale unit in extremis pour la première fois 6. A l’inverse, les folles et vaines paroles déplaisent à Dieu et à sa
W
la perfection religieuse (ou plutôt ici morale) et la perfection littéraire mère. Elles conduisent en enfer. Dieu s’irrite contre vous quand vous fai-
autour de l’image de la lime : I tes écrire (en tant que mécènes ou commanditaires) ou quand vous écri-
La mere Dieu, qui est la lime 325 Que la mère de Dieu, qui est la lime vez des bourdes qui font rire, alors que vous méprisez les bons livres qui
Qui tout escure et tout eslime, qui épure et lime tout, disent la vérité. Mais les grands seigneurs préfèrent les menteurs qui les
Escurer daint et eslimer, daigne épurer et limer, poussent vers l’enfer et s’y poussent eux-mêmes. Il crève les yeux de son
Por ses myracles biau rimer, 328 pour bien mettre en rime ses miracles,
La langue Gautier de Coinsi, la langue de Gautier de Coincy, cœ ur et met son â me en péril, celui qui préfère les roteries d' un roteur au
Qui por s’amor commence einsi. qui pour l’amour d’elle commence ainsi. récit d’un beau miracle de la Vierge (v. 183-223).
La rime lime/ rime, que Verlaine emploiera pour dénoncer « les torts de 7. Qu’il est bon d’emplir sa bouche de la louange de la Vierge, même
la rime », vient ici pour dire la recherche d’une pureté à la fois poétique, « s’il n’est bouche ni éloquence qui puisse suffire à la louer » \ Nous tous, les
spirituelle et morale. clercs, louons-la soir et matin, et en roman et en latin 2. Aucun clerc ne
Ce prologue est donc presque tout entier consacré à la louange de la f devrait chanter Tyebrejon et Emmelot, Marot et Maroie, ni laisser la Vierge
Vierge. Mais celui du livre II1, plus long (410 vers contre 330), mêle à pour des ribaudes, ni chanter des chansons de « caroles », ni raconter des
! « truffes ». Ils sont fous, ceux qui laissent « Marie pour Marot »\ Les sages,
cette louange, qu’il reprend et prolonge, une ébauche de réflexion litté- m
raire, nourrie de l’ouvrage dé j à réalisé, alors que dans le prologue du eux, font de la Vierge l’objet de leurs chants et de leurs lectures (v. 224-386).
livre I, seuls les tout derniers vers relevaient de cette veine. 8. J’ai tant lu sur la Vierge que je suis fatigué. Mais chanter d’elle me
Après avoir, dans les quarante-trois premiers vers, célébré une fois de délasse. J’ai envie de chanter à nouveau sur elle, qui ouvre à ceux qui la
plus la Vierge, rappelé que son premier livre réunit plus de trente miracles t servent la porte du ciel : le second livre, on le sait, s’ouvre, comme le pre-
à sa gloire et annoncé son intention d’entamer un second livre, puisqu’il a mier, sur des pièces lyriques, qui suivent immédiatement cette chute du
la santé nécessaire pour l’entreprendre, Gautier poursuit de la façon sui- prologue (v. 387-410).
vante - on résume ici l’enchaî nement des idées : On le voit, Gautier expose brièvement au début de son prologue (1)
1. Les Miracles de Notre-Dame sont plus agréables aux gens de bien des thèmes qu’il reprend, développe et combine ensuite en une série de
que les contes profanes (Gautier cite des personnages du Roman de variations : opposition entre les Miracles de la Vierge et les contes pro-
Renarl) . Que la Vierge m’inspire de conter à son sujet d’une façon qui fanes (4, 5, 6, 7) 4 ; invocation à la Vierge pour qu’elle l’inspire et que les
enflamme beaucoup de gens à aimer son service (v. 44-54). I 1. V. 300-301.
r
2. Mon style est rude. Mais c’est mieux ainsi. Il vaut mieux suivre le ?.
2. V. 319-320.
3. V. 382. Voir sur ce th è me la pastourelle pieuse de Gautier de Coincy, Hui matin a Pajournée, éd.
I
prophète que faire le poète. Éloge du style simple (v. 55-99). Koenig, t. III, p. 292- 294. Beaucoup d’é l é ments de ce développement ont des échos dans la litté-
3. Gautier se justifie de composer des poèmes alors qu’il est moine rature de dé votion : outre la supé riorité de la Vierge sur la femme aimée, dont on a cité ailleurs des
exemples, on peut signaler la ré cupération des chansons à danser dans les sermons (voir plus haut
(v. 100-138). !
'
chap. VII, p. 220 sq.) et les termes dans lesquels les prédicateurs condamnent les danses : « Les
4. Je ne me serais jamais mêlé de cette affaire si je voyais de grands caroles sont la couronne du diable », dit Maurice de Sully.
4. C’est un lieu commun fréquemment exploité. En voici, à titre de comparaison, un autre exemple :
maîtres s’en charger. Mais ils préfèrent les sujets profanes, qui ont plus de j>
« D’un clerc cui Nostre Dame délivra de se feme », BNF fr. 2162, v. 25-33 (f. 100 a) , éd.
succès auprès des riches et des puissants (v. 139-161) .
2
J. Morawski, « Mélanges de littérature pieuse. I », dans Romania, 61, 1935, p. 316-350, p. 327 :
Veul de li conter un miracle* * ms : mesage D’elle [de Notre-Dame ) je veux raconter un
5. Qui est de Dieu annonce volontiers et écoute volontiers la parole Qui asés vaut mies que d’É racle miracle,
de Dieu, tandis « qu’il n’appartient pas à Dieu, mais au diable, celui qui Ne d’Audigier, car véritables y
qui vaut bien mieux qu Éracles
% Est a oir et delitaubles.
hait les sermons et aime les fables »3. Bienfaits de la parole de Dieu pour Si en irai le droit cemin
et Audigier, car il est
à l’entendre vé ridique et agréable.
celui qui l’écoute (v. 162-182). Si corn je trais el parcemin J’en suivrai le chemin aussi droit
U li latins est embrievés ; que je déroule le parchemin,
1 . Éd. Koenig, t. III, 1966, p. 265-280.
& Et puis que g’i sui abrievés, où le latin est écrit ;
2. Il faut corriger la ponctuation de Koenig et placer un point après le vers 161. Jel vous dirai briement asés. et après que je m’en serai abreuvé,
3. V. 163-164. je vous le raconterai assez brièvement.
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224 Poésie et conversion au Moyen Age La Vie des Pères et raventure du salut 225

contes sur elle inspirés par elle enflamment leurs lecteurs à son ser- A s’amor sachier et atraire à son amour
Par symplement le voir retraire en racontant simplement la vérité
vice (5, 7). Mais, entre le bref exposé initial et la reprise des thèmes qu’il Que je ne be a plaire as gens que je ne vise à plaire aux gens
annonce, se glissent des consid érations d’un autre ordre, et qui touchent Par dire moz polis et gens. 76 avec des mots polis et élégants.
plus précisément à la manière poétique, au style poétique et à la légitimité Li symple mot charchié de fruit Les mots simples chargés de fruit
Valent moû t miels, si corn je cuit, valent mieux, à mon avis,
de la poésie : éloge du style rude, comparaison entre le style du poète et le Et plus a l’arme sont vaillant et sont plus profitables à l’âme
style du prophète (2) , auto justification du moine qu’il est pour avoir com- Que mot agu ne mot taillant, 80 que les mots pointus et coupants
posé des poèmes (3, avec enchaînement sur 4). Enfin, les derniers vers du Que pluisor dïent por renom, que beaucoup emploient pour se faire
prologue (8) opposent la lecture et le chant en des termes qui demandent valoir,
Ou il n’a rien se fuelles non. (...) mais où il n’y a rien que des feuilles. (...)
peut-être à être rapprochés de l’invocation initiale à l’inspiration de la Vous grant signeur, vous damoysel, Vous grands seigneurs, vous nobles jeunes
Vierge (1), mais qui suggèrent surtout que le chant ne relève pas, comme gens,
Qui a compas et a cisel qui au compas et au ciseau
la lecture, de l’effort intellectuel, mais de l’abandon à l’inspiration - une Tailliez et compassez les rimes taillez et mesurez des rimes
inspiration divine qui se manifeste par l’activité poétique. Equivoques et leonimes, 92 équivoques et léonines,
Une conception qui invite, bien entendu, à revenir sur le développe- Les biauz ditiez et les biaus contes de beaux poèmes et de beaux contes
Por conter as roys et as contes, à conter aux rois et aux contes,
ment essentiel des vers 55-99 touchant le style simple et le style orné, le Por Dieu, ne m’escharnissiez pas pour l’amour de Dieu, ne vous moquez pas
premier étant réputé caractériser le prophète et le second le poète. On a de moi
dé j à cité le distique dans lequel Gautier choisit son camp. Il justifie à lui Se je ne di tout a compas. 96 si mon expression n’est pas parfaitement
seul l’objet de ce livre : calculée.
\

Plus veil enssivre le prophète J’aime mieux imiter le prophète A quoi bon relever ce qui saute aux yeux ? Le jeu des oppositions qui
Que je ne face le poete1. que faire le poète. structurent les vers 55-76 : du côté du prophète et de l’utile (profiter), voir,
Mais voilà : l’auteur de cette proclamation est un poète au style parti- vérité, rudement, simplement, simple mot \ du côté du poète et du plaire, beau
culièrement orné, l’un des poè tes les plus maniérés du Moyen Âge. Son mentid , subtilement, mots polis et gents. Et surtout, du côté du prophète, les
éloge du style simple en est une telle illustration qu’il vaut d’être large- Evangiles ; du côté du poè te, les lettres antiques : Luc face à Lucain. Puis,
X
“ T.

ment cité : à cette opposition s’en substitue une autre, celle du fruit et de la feuille,
Moû t rudement espoir dirai 56 Peut-ê tre écrirai- je de façon grossière, ou encore, dans un passage qui n’est pas reproduit ci-dessus, du grain et
de la paille (Miel vaut li grains ne fait la paille, v. 86). Substitution progres-
Con cil qui n’a pas grant savoir ;
Mais sains Jeroimes fait savoir,
Et bien le dit l’autoritez,
60
en homme de peu de savoir ;
mais saint J érôme fait savoir,
et l’autorité le dit bien,
qu’il vaut mieux dire de façon grossière
^
sive ou plutôt contamination d’un système à l’autre, comme le montre le
v. 77 : Li symple mot charchié de fruit.
Que symplement la veritez
Vaut milz a dire rudement la simple vérité A la fin du développement, l’image change encore : la perfection de la
Que biau mentir et soutilment. que de mentir de façon agréable et subtile. versification (v. 91-92) et de l’invention (v. 93) est comparée à
En ces myracles ci retraire
A porfiter be plus que plaire. 64
En relatant ces miracles,
je vise à être utile plus qu’à plaire.
#
V

,
l’exactitude de la maçonnerie et de la construction, bien taillée, bien
J’aime mieux imiter le prophète
*
*

>
Plus veil enssivre le prophète mesurée, bien compassée (v. 90-91, 96, 97), image classique qu’on trouve

Que je ne face le poete. que faire le poète.


Plus penre veil seur saint Jhehan J ’aime mieux m’inspirer de saint Jean dé jà dans le prologue du Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure2. Mais
Et seur saint Luc que seur Lucan. 68 et de saint Luc que de Lucain. Gautier se fait une gloire paradoxale de ne pas atteindre cette perfection,
Plus be a penre en l’Evangile Je vise plus à m’inspirer de l’Evangile comme les poè tes élégants, et il refuse qu’on lui fasse grief de cette infé-
Qu’en Juvenal ne qu’en Vergile. Que de Juvénal ou que de Virgile.
Plus be a plaire a Nostre Dame, Je vise plus à plaire à Notre-Dame, riorité qui n’en est pas une. Il se glorifie de sa faiblesse d’écrivain, car sa
Et se be plus a aucune ame 72 et je vise plus à attirer quelque âme
1. On a vuplus haut (chap. Ill) que cette expression désigne de façon presque technique à la fin du
Moyen Age la fiction poétique.
1. Éd . Koenig, t. III, v. 65-66. 2. Éd. E. Baumgartner et F. Vielliard, v. 129-137.
W:
ï
226 Poésie et conversion au Moyen Age La Vie des Pères et Paventure du salut 227

rude simplicité de poète maladroit est le garant de la vérité prophé tique et « cogitation » —
c’est le chant qui élève jusqu’au ciel. Une fois de plus,
dira-t-on, la poésie est sauvée par la musique. Mais les chansons de Gau-
de la fécondité de son propos. On est donc loin de la prière qui clôt le
prologue du livre I, où il demande au contraire à la Vierge de « limer sa tier de Coincy sont des contrafacta et leurs mélodies sont empruntées au
langue » comme son âme. répertoire profane. De sorte que cette musique est également sauvée par
Faut-il voir une contradiction dans cet éloge maniéré du style simple ? la poésie. Le poè te n’a pas tort de réfléchir sur un art dont la pratique met
Pas nécessairement. Les jeux verbaux, si recherchés, en latin et en fran- en jeu l’édification et le salut.
çais, par les poètes médiévaux n’ont pas à leurs yeux la gratuité puérile f
Gautier de Coincy et l’auteur de la première Vie des Pères réfléchissent
que leur reprochent les critiques modernes. J .-Y. Tilliette a bien montré § tous deux sur cet art et dans cette perspective. Le premier, disert et extra-
qu’ils rattachent ces effets de l’homophonie à « la pensée cratylienne verti, est plus loquace et plus explicite. Le deuxième, méditatif et pro-
d’Isidore de Séville pour qui nomina sunt consequentia rerum »\ D’autre part, fond, suggère une synthèse implicite entre la d émarche poétique, le che-
un effet de l’art, même très élaboré et très subtil, n’est pas toujours un minement du salut et celui du récit.
effet savant. De même que la complexité de la langue n’est pas perçue
comme telle par le locuteur et est entièrement indépendante de ses pro- î-
pres facultés d’abstraction, un art aux effets très complexes peut être
senti par ceux qui le pratiquent comme marqué des signes de la simplicité CRÂ NE RT PAÏEN
w-
et du naturel. La poésie m édiévale paraî t sentir les jeux de l’homophonie,
si élaborés soient-ils, comme une facilité plus que comme la marque
d’une recherche savante. Rutebeuf, qui y recourt jusqu’au vertige, ne Revenons à ses contes. Et d’abord à celui que Gaston Paris appelle
cesse de souligner qu’il « œ uvre rudement » et que son art est grossier N; Païen" . Un conte dont le modèle, emprunté aux Vitaepatrum, sera repro-
comme son nom, « qui est dit de rude et de bœ uf ». duit plus fidèlement par la deuxième Vie des Pères. Un conte dont le type
Pourtant une ambiguïté demeure. En parlant rudement, Gautier se très répandu se trouve dans tout l’espace méditerranéen et dépasse large-
range du côté du prophète et il se fait gloire de s’attirer les reproches des ment les bornes du monde chrétien 2. Un saint homme trouve dans le
poètes habiles. Mais en même temps il implore l’indulgence de la Vierge m désert un crâne qui se met à parler pour révéler le sort que connaî t dans
pour cette faiblesse qui devrait pourtant n’en être pas une à ses yeux et il w l’autre monde son ancien proprié taire. La première Vie des Pères, avec le
compte qu’elle lui saura gré de son intention :

-m
I
- conte Païen, se sépare sur un point capital de toutes les autres versions.
Mais la Dame pour qui j’emploie
Dans le récit des Vitae Patrum et dans tous ceux qui en dérivent directe-
Mais la dame pour cui g’i met
Ma povre cogitacïon les ressources de ma pauvre pensée |
, ment, le crâne que le saint homme trouve à terre d écrit les terribles tour-
Seit bien et voit m’entencïon2. connaî t bien et voit mon intention. ïM
ments qu’il souffre en enfer et ajoute que les souffrances de ceux qui,
comme lui, n’ont pas connu le vrai Dieu ne sont rien en comparaison de
Comme dans tant d' exempla, comme dans tant de miracles de la
celles qu’endurent ceux qui, le connaissant, l’ont rejeté ou lui ont désobéi.
Vierge, l’intention tient lieu de mérite. Rien à voir avec l’histoire de Caed- La deuxième Vie des Pères est fidèle à ce canevas. Son récit ( Crâne) est seu-
mon, où la perfection du poème est le signe de l’élection divine. Mais , à la &-
lement beaucoup plus é toffé que celui des Vitae Patrum. Mais le conte de
fin du prologue, c’est le chant - le chant qui est beauté, le chant qui est
la première Vie des Pères introduit une innovation prodigieuse, que l’on ne
délassement pour celui qui est fatigué de lire, le chant qui n’est donc pas 1'
trouve à ma connaissance nulle part ailleurs : par sa bouche miraculeuse-
Is
1. Leçons d’ infidélité : le rapport aux lettres antiques et la création de nouveaux modèles, à paraître dans Histoire 1. Cf. E. Schwan , « La vie des anciens pères », p. 240, n. 5.
fg. 2. Tubach 3111. Voir Fabrizio A. Pennacchietti, Susanna nel deserto. Riflessi di un racconto biblico nella cul-
de la France Littéraire, Paris, PUF.
2. Éd . Koenig, v. 102-104. Une fois de plus, comme dans l’Eructavit français , comme dans la Lumière tura arabo-islamica, Turin, Zamorani, 1998. Pour un relevé et une étude systématiques des diverses
as Lais, on trouve, dans un contexte religieux, le m ê me topos que dans le prologue du Chevalier de versions, voir Claudio Galderisi, « Le motif du “ crâne qui parle” entre transcendance et théologie :
la Charrette. de la transmission orale à la création poé tique », à paraî tre dans Mélanges Claude Thomasset.

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228 Poésie et conversion au Moyen Age La Vie des Pères et l' aventure du salut 229

ment préservée1, le païen à qui elle appartenait, et qui a auparavant été sente de façon à justifier le miracle dont il est favorisé. Voilà, nous dit-il,
longuement présenté comme un juste, révèle qu’il n’est ni en paradis, ni un ermite d’Égypte qui réunit en lui l’ascèse, la spiritualité1 et la charité
en enfer, qu’il ne connaît ni joie ni souffrance. Mais quand le saint active puisque, s’il quitte son ermitage et parcourt le désert, c’est pour
homme propose de demander au Seigneur de le ressusciter juste le temps aller réconforter les pères « car moû t bien faire le savoit »2. On comprend
de recevoir le baptême, pour qu’il puisse entrer dans la joie de Dieu, ainsi que le crâne se confie volontiers à lui3.
répond que la mort est une chose si horrible qu’il ne se sent pas le cou- —
Dans les Vitae patrum, le récit qui connaî t, d’une version à l’autre, de
rage de l’affronter une seconde fois, même pour gagner le paradis, qu’il
désire pourtant et qui lui est, à ce prix, assuré. Plutôt être damné que de

légères variantes s’ouvre sur ces mots :
Abbas Macarius dum ambularet in deserto, caput cujusdam hominis aridum invenit
passer à nouveau par la mort. in terra. Quod postquam baculo suo convertit, vocem visum est emittere4.

On le devine d’après ce résumé et bien qu’un résumé, par défini-
tion, ne rende compte que des motifs narratifs, et non de l’expression
En marchant dans le désert, l’abbé Macaire trouva par terre la tête desséchée d’un
homme. Il la retourna de son bâ ton : elle parut alors se mettre à parler.

poétique , l’art littéraire et la profondeur de l’expérience spirituelle et
humaine sont ici indissociablement mêlés. Un examen plus attentif des Crâne reprend, en substance, exactement ce début, mais il s’attache à
textes le confirme. deux dé tails, dont il tire beaucoup : l’aspect du crâne et le bâton de
Le récit des Vitae Patrum1, puisqu’il faut partir de lui, figure parmi les Macaire. Ce crâne est-il un crâne ? Le texte latin n’emploie ni le latin clas-
gesta de l’abbé Macaire, dont l’histoire du crâ ne est un épisode parmi sique calva, ni le grec latinisé, cranion source du mot français, mais parle
}

d’autres. C’est un récit rapide et laconique. Il ne suggère, si l’on peut dire, d’une « tête desséchée », caput aridum. La deuxième Vie des Pères men-
aucune continuité du crâne à son proprié taire. L’homme à qui le crâne tionne elle aussi, non un crâne, mais une « tête d’homme » (v. 25959) et
appartenait souffre en enfer, et décrit des peines horribles, mais le crâne précise aridum en deux vers :
lui-même ne paraît pas souffrir. Il n’y a pas davantage de rupture entre le Il n’i avoit cavel ne crin, Elle n’avait ni cheveux ni poils,
crâne et son propriétaire : rien ne suggère que le crâne « vit sa vie ». Deux Ançois estoit seche et hallee5. mais elle était desséchée et hâlée.
dé tails seulement retiennent l’attention. D’une part, les prières du saint C’est donc, semble-t-il, plus une tê te de momie qu’un crâne (bien
soulagent les souffrances des damnés (mais ne sauraient les arracher à qu’une momie puisse avoir des cheveux). On verra plus loin quel sort
l’enfer : ce n’est pas un purgatoire). D’autre part, la solitude au sein de la Païen fait à ce dé tail.
promiscuité semble faire partie du châ timent : les damnés ne peuvent se Quant au bâ ton, dont le texte latin dit seulement que Macaire s’en
voir et chacun regarde le dos de l’autre. Le soulagement que leur appor- sert pour retourner la tê te, il joue dans Crâne un rôle important. Il appa-
tent les prières de Macaire est précisément de leur permettre de se voir un raî t d’abord dans la brève et jolie silhouette de l’ermite qui chemine dans
peu les uns les autres. Ce point, qui paraî t important mais ne reçoit le désert en disant ses psaumes, appuyé sur lui :
aucune explication, disparaît des versions vernaculaires. Enfin, la leçon Un jour par le desert aloit Un jour, le saint homme marchait dans le désert
du récit est que ceux qui, connaissant le vrai Dieu, se sont détournés de Disant ses psaumes li preudom, en récitant ses psaumes,
lui ou lui ont désobéi sont plus cruellement punis que les païens qui ne le Apoiant soi de son bourdon6. et en s’appuyant sur son bâton.

connaissaient pas. Mais cette leçon n’est pas développée.


Le conte Crâne de la deuxième Vie des Pères" signale sa dépendance à 1. Ibid., « En Dieu quist pais, la le trouva . (...)
l’égard des Vitae Patrum en identifiant le saint homme à Macaire, qu’il pré- Tele grasce li douna Diex
Que moû t estoit esperitiex » (v. 25948-25951) .
2. Vie des Pères, éd. Lecoy, t. Ill, LVIII (47) , v. 25936-25954.
3. Dans les Vitae patrum, les dé placements de Macarius s’expliquent par sa fonction d’abbé.
1. Ce détail apparaît dans certaines versions orientales.
2. PL, t. 73, De Vitis Patrum Liber tertius sive Verba Seniorum, auctore probabile Ruffino Aquileiensi 4. PL, t. 73, De Vitis Patrum Liber tertius sive Verba Seniorum, col. 797.
5. Vie des Pères, éd. Lecoy, t. III, LVIII (47), v. 25960-25961.
Presbytero, n. 172, col. 798. 6. Ibid., v. 25955-25957.
3. Vie des Pères, éd. Lecoy, t. III, LVIII (47), p. 210- 216.
230 Poésie et conversion au Moyen Age La Vie des Pères et l' aventure du salut 231

} —
C’est un bourdon un bâton de pèlerin associant le grand âge du véné-
rable saint homme, le cheminement, la spiritualité, s’harmonisant à ce
quod le montre ; mais ce caput neutre est quelqu’un - quisnam, masculin.
En effet, at ille respondit, « il répondit » : on est passé de caput à iüey du
titre avec la pieuse occupation de Macaire. Le cheminement dans la prière neutre au masculin. Macaire a interrogé la tê te, et c’est l’homme à qui
prépare l’ermite à la révélation de l’au-delà. appartenait la tête qui répond. Cela va de soi, dira-t-on. Comment en
Mais en outre, la découverte de la tête est présentée de façon que le serait-il autrement ? Mais le poème fran çais traite la situation avec telle-
geste de Macaire, qui la retourne du bâton, ne paraisse pas gratuit, comme ment de précision et de rigueur que tout ce qu’elle a de bizarre, de trou-
on donne un coup de pied dans un caillou. La tête repose face contre blant, de logique et en même temps de contraire à la logique, est forte-
terre ( etfu contre terre adentee, v. 25963) : c’est ainsi qu’il peut voir qu’elle n’a ment mis en valeur.
pas de cheveux. S’il la retourne de son bâton, c’est « pour mieux la voir » : Lorsque la tê te, frappée par le bâ ton, se met à crier, le texte précise :
L’ermite l’a regard ée,
« La tieste, qui de mort estoit » (v. 25967) . La précision paraî t inutile :
Li hermites l’a regardee,
Pour miex veoir l’a retournée pour mieux la voir, il l’a retournée quand on trouve une tête toute seule, c’est généralement une tête de
A son bourdon que il tenoit 1. avec le bâton qu’il tenait à la main. mort. Mais cette précision est donnée juste au moment où la tête mani-
Dans le texte latin, la tête, alors, « semble se mettre à parler ». Mais feste qu’elle peut encore souffrir et où elle se met à parler : elle n’est donc
dans le poème français, le lien, là encore, est plus fort et l’enchaînement pas si inutile, puisque la tête se comporte comme si elle était vivante. Et
plus serré : la tête crie parce que le bâ ton lui a fait mal. Elle se plaint à surtout, la formule « la tê te, qui était celle d’un mort » sépare en quelque
Macaire de la douleur qu’il lui a infligée, et elle met cette douleur en rela- sorte la tête et le mort : ce sont deux entités distinctes. Frappée par le
tion avec la douleur qu’elle souffre en enfer : comme s’il ne suffisait pas bâton, la tête crie et se plaint : elle n’a de repos ni ici ni là-bas (Reposer ne
qu’elle fût tourmentée en enfer, il a fallu que Macaire la fî t souffrir encore puis ça ne la) et la douleur qui vient de lui être infligée s’ajoute à l’autre,
davantage en lui donnant un coup de bâ ton ! celle de l’enfer ( De ton baston m' as siferue / que mapaine m' en est creüê) . Il y a à
ce moment-là confusion entre la tête qui est dans le désert et son proprié-
La tieste, qui de mort estoit, La tête, qui était celle d’un mort,
Quant ele se senti hurter, quand elle se sentit frapper, taire qui est en enfer. Mais cette confusion ne dure pas, et c’est Macaire
Si a commenciet a crier : s’est mise à crier : lui-même qui va y mettre fin1.
« Lasse, con grant dolour ci a, « Pauvre de moi ! quelle douleur !
reposer ne puis ça ne la. je ne peux trouver de repos ni ici ni là-bas.
Il met un instant à comprendre d’où vient la voix et ce que ses propos
Macaires, pour coi m’as tu hurtee ? Macaire, pourquoi m’as- tu frappée ? signifient. Il s’étonne d’abord moins de la voix elle-même que du fait de
De dolour sui si tourmentée Je suis torturée si douloureusement s’entendre nommer. Il a peur de la voix dont il n' estoit mie asseür (v. 25982).
Que tu croire ne le poroies. que tu ne pourrais le croire.
Et tu, pourcoi a moi hurtoies ? Et toi, pourquoi me frappais- tu ? Il n’est pas rassuré et aussi il n’est pas sûr de cette voix. Il ne sait pas d’où
De ton baston m’as si ferue Tu m’a cognée si fort avec ton bâton elle vient, puisque la tête est une tête de mort. Sans doute craint-il que la
Que ma paine m’en est creüe. »2 que ma douleur en a été augmentée. » « merveille » dont il « s’ébahit » vienne du démon (il ne manque pas de se
Mais est-ce la tête, cette même tête qui gî t sur le sable du désert, est-ce signer). Peut-être aussi cherche-t-il précisément à saisir la relation entre la
cette tê te qui souffre en même temps en enfer ? Quelle relation entre- tête, la voix et la créature qui s’exprime par la voix ; la relation entre le
tient-elle avec son proprié taire ? La rigueur même du texte et de son phénomène visible (la tête sur le sol et le coup de bâ ton qu’il lui a donné)
enchaînement oblige à poser la question. Cette question, le texte latin ne et l’invisible (la voix et l’autre souffrance dont elle parle, cette souffrance
la pose pas, mais il y répond. Vocem visum est emittere, « il lui semble qu’une qui est la sienne « là-bas »). Et quand il prend enfin la parole (« Puis dist »,
voix en sort » : il s’agit de la tê te. Quod senex quisnam esset interrogate « le vieil- v. 25983), c’est pour questionner, bien sûr, mais en des termes qui distin-
lard lui demande qui c’est » : il s’agit encore de la tête (caput) : le neutre guent clairement les différentes instances de la personne éclatée qui se

1. On note que Macaire fait souffrir la tête, bien loin de soulager le malheureux comme il le fait par
1. Ibid., v. 25963- 25966. ses priè res dans le récit des Vitae Patrum, où la rencontre est la manifestation visible d’une relation
2. Ibid , v. 25967- 25977. mysté rieuse que la prière de Macaire avait dé j à instituée à son insu même.
A

232 Poésie et conversion au Moyen Age La Vie des Pères et l' aventure du salut 233

manifeste si é trangement à lui. Il s’adresse à la tête, car la voix vient indu- On est donc revenu à la situation initiale, où la tête abandonnée dans
bitablement de la tête ; mais c’est pour lui demander, en la conjurant par le désert souffrait du coup de bâton de Macaire en même temps qu’elle
son Créateur, à quel homme elle appartenait et ce qu’est devenue l’âme de souffrait les peines de l’enfer. Le récit reprend ainsi son cours et rejoint le
cet homme1. Et cette distinction entre la tête elle-même, l’homme autre- modèle des Vitae patrum, mais après la longue amplification née de cette
fois vivant dont elle était la tête et l’âme de cet homme - un homme trouvaille poétique : la tête, retournée du bâton, se plaint de ce coup qui
aujourd’hui mort, puisque sa tête desséchée traîne toute seule dans le s’ajoute à ses souffrances éternelles.
désert, mais dont l’âme est nécessairement quelque part , cette distinc-
tion est si juste et si nécessaire que, quand la voix lui répond, elle est
— —
Le reste du conte suit exactement mais toujours en l’amplifiant le —
récit des Vitae Patrum et en reproduit la leçon : les païens vont en enfer,
définie comme la vois en la tieste « la voix [qui était] dans la tête »
} mais ils y sont moins durement traités que les chrétiens qui, alors qu’ils le
(v. 25989), et que la tête, parlant par la voix, se définit uniquement connaissaient, se sont détournés de lui. Le « sermon » final, tout en fai-
comme tê te et ne parle pas, au moins au début, au nom de l’homme com- sant l’éloge de la prédication des Ordres mendiants, insiste sur
plet dont elle est un morceau, ne s’identifie pas à lui, refuse, si l’on peut l’endurcissement des chrétiens : la prédication qui ne produit sur eux
dire, la synecdoque : Je sui d'un prestre sarrasin (« Je suis [la tête] d’un prê tre aucun effet serait plus efficace auprès des sarrasins. Cette notation est à
sarrasin », v. 25992). Et dans les vers qui suivent, elle parle de ce « prê tre l’évidence un écho du début du conte Païen de la première Vie des Pères,
sarrasin » et de la vie qu’il a menée à la troisième personne, comme si elle que l’auteur de la deuxième connaî t nécessairement, puisque son ouvrage
ne se confondait pas avec lui2. s’en veut le prolongement.
Ainsi, le passage du neutre caput au masculin Me est dans le poème Au regard du récit des 1Vitae patrum, mais aussi en lui-même, Crâne
français longuement développé, orchestré, explicité, de façon à exploiter, manifeste une habileté et, si l’on peut dire, une réflexion poétique dignes
dans l’ordre du poétique, l’inquiétante étrangeté de la situation tout en d’admiration. Mais cette réflexion reste, précisément, dans l’ordre du
précisant, dans l’ordre théologique, ses implications et son enjeu au poé tique et ne va pas jusqu’au renouvellement de la spiritualité : la leçon
regard de la survie de l’â me immortelle après la mort physique, de son du miracle reste classique. Le poétique n’enrichit pas le spirituel. Il en va
salut ou de sa damnation. tout différemment dans Païen, le conte correspondant de la première Vie
Mais la question de Macaire sur les souffrances de l’enfer (car un des Pères.
prêtre sarrasin ne peut être qu’en enfer) s’adresse implicitement à la —
tê te. C’est en effet la tête qui répond, et elle le fait sans plus opérer
— Ce conte1 s’ouvre sur un prologue dont l’effet est de le placer dès le
début sous un jour assez différent de celui du récit des Vitae Patrum et de
aucune distinction, en laissant entendre que c’est elle qui souffre en ceux qui en dérivent directement, comme Crâne. Le saint homme, ici,
enfer et en s’incluant dans le nous qui désigne les damnés (v. 25999- n’est pas Macaire, mais un prédicateur habité d’un souci pastoral et mis-
26018) : sionnaire brûlant. Il prêche d’abord dans son pays. Ayant converti tous
«— Or me di dont, dist sains Macaires, «— Dis-moi donc, dit saint Macaire,
les chré tiens qui l’ont écouté, il va en païennie, prenant le risque du mar-
quele dolour en enfer as. » quelle douleur tu souffres en enfer. » tyre, pour convertir les infidèles, avec le plus grand succès. Le conte,
Et dist la tieste : « Ja Toras, La tête dit : « Tu vas l’entendre, comme presque tous ceux de la première Vie des Pères, se donne avant
Que ja n’en mentirai d’un mot. je vais te dire la stricte vérité.
Trop sonmes mis a chier escot. Nous payons le prix fort. tout pour un conte de la conversion.
En mi un fu sonmes gieté Nous sommes jetés dans un feu Il entend un jour l’éloge d’une sorte de saint sarrasin, dont la vie a été
U il a grant horribilité. »3 très horrible. » celle d’un juste, non par la foi, certes, mais par les œ uvres de charité et de
justice : un païen qui a refusé le péché et qui a « observé en tout la vérité »
(v. 11645-11646). Reconnaître à ceux qui ignorent Dieu la possibilité de
1. Vie des Pères., éd. Lecoy, t. Ill, LVIIÏ (47) , v. 25983- 25988.
2. Ibid., v. 25993-25996.
3. Ibid., v. 25997- 26003. La description des tourments de l’enfer se poursuit pendant une quinzaine
de vers. 1. Vie des Pères, éd. Lecoy, t. II, XXV (27), p. 49-60.
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234 Poésie et conversion au Moyen Age


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La Vie des Pères et l' aventure du salut 235

vivre dans la vérité, en respectant la morale naturelle, est une idée pauli- découvrir. La scène saisissante que sait peindre brièvement le texte fait
nienne (Rom. 2, 14-16) 1. De fait, l’autorité de saint Paul a été invoquée à ainsi servir la fascination poétique à l’enseignement spirituel et moral.
ce propos dans le prologue (v. 11574-11579) . C’est l’idée même qui com- Le signe (c’est-à-dire le miracle) est si clair que le saint homme
mande le miracle final et le dénouement du conte. s’adresse à cette bouche miraculeusement préservée et l’invite à parler, en
Le saint homme ne trouve donc pas un crâne par hasard dans le conjurant « l’homme qui ci gis (t) » (v. 11686) : une distinction analogue à
désert. Il écoute avec patience et bienveillance ( benignement, v. 11674) celle de Crâne, mais qui est moins exploitée, comme si le texte allait plus
l’éloge que lui fait un païen d’un juste païen. Il s’écarte aussitôt (mainte- directement à l’essentiel et était plus soucieux de fonder les effets littérai-
*
nant) de son chemin et fait un dé tour significatif une double portée — res sur ceux du sens. La question posée est de savoir si cet homme est

d’arc, v. 11676-11677 pour gagner la maison aujourd’hui en ruines où a damné. Une question à laquelle tout ce qui précède donne son sens : un
vécu le juste. Et il fait creuser le sol pour retrouver ses restes. De même païen, il est vrai, ne peut aller qu’en enfer ; mais un païen si juste, un païen
qu’il s’est donné la peine d’aller en pdienniey il se donne la peine de cette qui de to% biens fu entechie / et contre cuer ot to pechie / et totes vérité maintint
attention bienveillante, de ce détour, de cet effort. Ce que disent ces ^ ^ ^ ^
(« qui avait toutes les vertus, avait horreur de tous les péchés, s’en tenait
détails du texte, c’est qu’on ne peut convertir on ne peut tourner qui


que ce soit vers Dieu si on ne se tourne pas d’abord vers lui : la conver-
ï en tout à la vérité » — v. 11644-11646) ? Aussi bien, cette question
s’accompagne d’une conjuration par le Dieu sauveur et rédempteur, par
sion répond à la conversion. Banalité édifiante ? Pour nous, peut-être. le Dieu qui s’est fait homme pour sauver ces gen (v. 11689-11690) : les
Mais il y a, dans cette attention respectueuse et dans cet effort, une atti- ^
termes de cette conjuration, prononcée par le saint homme venu en
tude qui n’est point si fréquente au Moyen Age, quand on a affaire à des païennie pour convertir et sauver les païens, laissent percer l’espoir que le
païens. C’est un de ces traits où se manifeste l’esprit particulier de la pre- Dieu sauveur n’aura pas laissé damner ce juste, tout païen qu’il était et
mière Vie des Pères, comme tel voué à la damnation.
Les fouilles ne mettent pas au jour un crâne. Le corps est tombé en De fait, la réponse du mort est bien différente de celle que l’on trouve
poussière (v. 11680), y compris, semble-t-il, la tête. Mais la bouche, et la partout ailleurs. Il n’est pas damné. Il ne souffre pas les tourments de
bouche seule est intacte, non pas seulement intacte, mais vivante. Une l’enfer. Mais il n’est pas sauvé non plus : il voit le paradis sans y ê tre, il
bouche qui a les couleurs et la souplesse de la vie, une bouche vermoillette et voit les élus sans partager leur béatitude, comme il voit l’horreur de
l’enfer sans y ê tre plongé. Certes, ses propos sont péné trés de la peur de

tendre (v. 11681) les termes mêmes qui décrivent traditionnellement
l’enfer et de la satisfaction de ne pas se diriger de ce côté (v. 11707-
dans la poésie du temps la bouche amoureuse, la bouche de l’aimée.
Autour de cette bouche est préservée juste la partie du visage qui la tient 11708). Mais l’essentiel est le désir du paradis, le désir de la joie et de la
en place : au-dessus et au-dessous, les lèvres supérieure et inférieure, lumière qui baignent les élus et que le mort peut contempler. La mort lui
« jusqu’au nez et jusqu’au menton » (v. 11682) ; et, latéralement, les joues.
a ouvert les yeux sur la vérité et la joie de Dieu et lui en a donné le désir
Le miracle n’a préservé que l’organe de la parole, cette possibilité d’une — un désir trop tard venu et impossible à satisfaire. Ainsi, dans la descrip-
tion du sort réservé au païen après sa mort, la nostalgie de Dieu et une
voix qui de par-delà la mort est prête à se faire entendre, qui attendait ce
forme de contemplation, certes frustrée de l’union mystique, remplacent
geste d’attention, ce détour, cet effort pour creuser jusqu’à elle et pour la
l’horrible hiérarchie des châtiments et des souffrances de l’enfer décrite
par Crâne.
1. « Cum enim Gentes, quae legem non habent, naturaliter ea, quae legis sunt, faciunt, eiusmodi
legem non habentes, ipsi sibi sunt lex : qui ostendunt opus legis scriptum in cordibus suis, testi- Li bons hom, qui moûtfupiteus (« l’homme de bien, qui é tait tout rempli
monium reddente illis conscientia ipsorum, et inter se invicem cogitationibus accusantibus, aut
etiam defendentibus, in die, cum iudicabit Deus occulta hominum, secundum Evangelium meum —
de compassion » v. 11709). La compassion meut depuis le début le saint
per Iesum Christum. » « En effet, quand des païens privés de la Loi accomplissent naturellement homme. C’est le souci du salut des chrétiens comme des païens qui le
les prescriptions de la Loi, ces hommes, sans posséder de Loi, se tiennent à eux- mêmes lieu de pousse à prêcher dans le monde entier. Mais il pourrait ê tre soulagé et
Loi ; ils montrent la r éalité de cette loi inscrite en leur cœ ur, à preuve le té moignage de leur cons-
cience, ainsi que les jugements inté rieurs de blâme ou d’éloge qu’ils portent les uns sur les autres... satisfait d’apprendre que, contrairement à toute attente, ce païen n’est pas
au jour où Dieu jugera les pensées secrètes des hommes selon mon Evangile, par le Christ J ésus. » damné. Or cela ne lui suffit pas. Même si ce juste ne souffre pas, le savoir
A

236 Poésie et conversion au Moyen Age La Vie des Pères et l aventure du salut
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237

privé du paradis lui paraît intolérable. C’est la preuve que compatissant, il Dont mors d’enfer fu essilliee ce qui a détruit la mort de l’enfer
l’est extrêmement (moutfupiteus). Mais c’est surtout le signe que le poète a Et nos en gaaignames vie, et nous a procuré la vie,
Vos ne nos obliastes mie vous ne nous avez pas oubliés
une tournure d’esprit profondément spirituelle : être privé de la joie de Quant si grant bonté nos feïstes quand vous nous avez manifesté tant de
Dieu, être seulement séparé de Dieu, mérite à ses yeux la plus grande des bonté
pitiés. Comme le paradis est réservé aux baptisés, le saint homme trouve Que por nos a mort vos meïstes, que vous vous êtes pour nous soumis à la
cette solution à la fois logique et bizarre, qui consiste à proposer au païen mort,
A mort que cis mort tant redote la mort que ce mort redoute si fort
de demander à Dieu de le ressusciter juste un petit moment, le temps de Que del parler sanz plus s’en dote, que rien que d’en parler lui fait peur,
le baptiser ; après quoi il mourra à nouveau et ira tout droit au paradis. Si qu’il ne vuet revivre mie si bien qu’il ne veut pas revivre
Alors vient l’extraordinaire réponse du mort, cette réponse prodi- Por avoir pardurable vie. »’ pour avoir la vie éternelle. »
gieuse, qui rend le conte unique et fait que soudain il n’a plus rien à voir Cette prière n’est pas une prière de demande, mais une action de grâ-
avec les différentes versions du conte du Crâne : ces. L’invocation du Christ rédempteur laisse attendre, selon les usages
« — Sire, je le voldroie bien,
mes ainz vos di je que por rien
« — Seigneur, je le voudrais bien,
mais voilà : pour rien au monde
littéraires du temps, une demande qui la suivrait : c’est, dans les chansons
de geste, le mouvement de la prière dite « du plus grand péril ». Mais, au
autre foiz morir ne voldroie. je ne voudrais mourir une seconde fois.
L’angoisse de mort n’atendroie Plutô t être damné pour l’éternité moment où l’on attend la demande, vient à la place une constatation : vos
Por estre danpnez a toz jors ; que d’attendre à nouveau l’angoisse de la mort ; ne nos obliastes mie. La période construite autour de l’axe que constitue ce
Trop est cis morsiaz granz et gloz c’est un morceau trop gros, trop dur à avaler, vers est d’une parfaite symétrie, d’une telle symétrie qu’elle paraît redon-
Et pesanz et de dure paie. trop lourd et que l’on paie trop cher.
Nuns ne le set s’il ne l’essaie. Nul ne le sait s’il n’y a goû té. dante : Le Christ, en subissant la mort sur la croix pour racheter les hom-
Essaié l’ai, si n’en vueil mes, J’y ai goûté et je n’en veux plus : mes et vaincre la mort, ne nous a pas oubliés, lui qui a souffert la mort
Quar trop i a dolereus mes. c’est un mets trop douloureux.
Mielz me vueil en mon leu tenir pour nous. Mais en réalité, la phrase est enrichie par la prise en considéra-
J’aime mieux rester où je suis tion de ce mort païen, pour lequel le saint homme était prêt à formuler
Qu’autre foiz a la mort venir. »1 que d’affronter une autre fois la mort. »
une prière de demande (et quelle demande ! Une résurrection !) et qui l’en
La poésie du temps, qui dit si fortement la souffrance, n’insiste pas a empêché en refusant le miracle qui lui é tait offert. L’invocation initiale
tant sur l’horreur de la mort, qui est le passage vers Dieu et n’est pas en
était faite pour cette demande d’une brève résurrection en ce monde, per-
-
elle même redoutable : seule l’est la mort spirituelle. Au contraire, ce qui
mettant d’accéder à la vraie résurrection et à la vie é ternelle : « J ésus, vous
terrorise ici celui qui a dé j à l’expérience de la mort, ce n’est pas la souf-
qui avez souffert sans l’avoir mérité la mort amère sur la Croix, par
france, c’est la pure angoisse de la mort, c’est le fait même de plonger
laquelle vous avez annulé la perte qu’Adam nous avait causée et détruit la

dans la mort alors même qu’il sait qu’en passant par la mort, il entrera
mort de l’enfer... », et ce qui suit devrait être : « Redonne la vie à cet
dans la vie. Cette certitude ne peut rien contre la révolte du corps, contre
homme, pour qu’après être passé à nouveau par la mort, il échappe à la
l’horreur du corps qui va mourir.
mort de l’enfer et entre dans la vraie vie. » Mais cette demande, le mort lui
La prière que prononce alors le saint homme, après avoir en enten-
a interdit de la formuler. Il trouve alors dans cette interdiction même une
dant ces mots pleuré de compassion, est, sous une apparence convenue,
raison supplémentaire de rendre grâce au Christ d’avoir volontairement
presque aussi remarquable que les paroles du mort :
subi la mort ; il la trouve dans le témoignage du païen, qui montre com-
« Jhesucrist pere,
Qui soffristes la mort amere
« J ésus-Christ, notre Père,
qui avez souffert la mort amère

bien la mort est effrayante effrayante au point que sa perspective lui fait
En la sainte croiz sanz deserte, sur la sainte Croix sans l’avoir mérité,
refuser de « revivre pour avoir la vie. éternelle », derniers mots de la prière,
Dont vos esteinsistes la perte nous évitant ainsi d’aller à notre perte qui unissent de façon saisissante les deux vies, ce redoublement de la vie
Qu’Adans nos ot apaireilliee, comme Adam nous y avait voués,

1. Vie des Pères, éd. Lecoy, t. II, XXV (27) , v. 11718-11729. 1. Vie des Pères, éd. Lecoy, t. II, XXV (27), v. 11732-11745.
238 Poésie et conversion au Moyen Âge La Vie des Pères et Í aventure du salut 239

qui é tait proposé au mort et qu’il refuse par peur du redoublement de la tons pour finir sur un point : dans le récit des Vitae patrum, la tête dit
mort. L’ensemble de la prière n’apparaît plus alors redondant, mais équili-
bré en une méditation sur la mort et la vie dans le Christ et par lui. Les —
avoir d é j à été soulagée en enfer par les prières de Macaire c’est même
ainsi qu’elle le connaît ; dans Crâne, ce point disparaî t et Macaire ne sou-
répé titions et les reprises de ces deux mots sont assez loin des jeux de lage nullement le damné, ni par ses prières, ni à l’occasion de la ren-
mots familiers à ce genre de poésie, fondés d’ordinaire sur le fameux contre du crâne ; ici, dans Païen, il n’est pas non plus question de prières
Mors, ero mors tua ; morsus tuus ero, infeme (Osée, 13-14). Répétitions, repri- antérieures du saint homme, mais parce qu’il faut cette rencontre per-
ses, jeux du signifiant (par exemple sur mort, nom de la mort et nom du sonnelle et les larmes de compassion qu’elle lui arrache pour obtenir le
mort, avec la reprise en écho entre le vers 11741 et le début du salut de ce juste païen qui n’est pas un damné. Tout repose sur une théo-
vers 11742) font concourir la virtuosité poétique à l’expression de cette logie des larmes implicite, mais complexe : eau baptismale identifiée, de
méditation, de cet apitoiement désolé devant l’attitude du mort, de cette façon tout à fait orthodoxe, à l’eau pénitentielle qui lave et efface le
reconnaissance devant la vie donnée par le Christ. péché ; communion des saints et réversibilité des mérites, qui permettent
Le miracle qui suit est un miracle de l’efficacité des larmes, non des aux larmes de l’un de sauver l’autre en une sorte d’extension du contri-
larmes de repentir, comme dans la doctrine contritioniste de la péni- tionisme, le saint homme étant, par l’attendrissement de la compassion,
tence, mais des larmes de compassion. Et de même que dans le contri- pénitent à la place de son pénitent ; liturgie baptismale et pénitentielle où
tionisme, les larmes de repentir jouent un véritable rôle sacramentel et l’eau, l’huile sainte, le chrême sont remplacés par ces larmes de compas-
concourent à l’efficacité de la pénitence, de même ici les larmes de com- sion en une sorte d' Asperges me lacrimis, et non hyssopo, comme dans le
passion jouent un rôle sacramentel en tenant lieu de baptême. Le texte y psaume 50. L’auteur fonde sur cette théologie implicite des larmes la
insiste avec minutie. La larme versée par le saint homme - une larme force poétique et spirituelle d’un récit qui amplifie les effets de
sincère et qui vient du cœ ur (v. 11747), la précision est indispensable - l’attendrissement, non par mièvrerie, mais par le sentiment très fort
« tient lieu d’huile sainte et de saint chrême », c’est-à-dire des saintes hui-
qu’on ne peut rien pour l’autre, sinon souffrir avec lui, mais que ce rien
les utilisées dans le sacrement du baptême. En la recevant, le mort en est tout : ces larmes à l’efficacité prodigieuse versées par le saint homme,
ressent l’effet et en demande encore « une ou deux autres » : il en veut ces larmes baptismales, ces larmes salvatrices, sont des larmes de com-
encore parce que cela lui fait du bien, mais il formule sa demande avec passion, mais aussi d’impuissance devant l’horreur insurmontable de la
imprécision — une ou deux — sans comprendre qu’il lui en faut encore mort.
deux, pour arriver à trois en signe de la Trinité, comme il devient bientôt Le récit pourrait s’arrêter là. Mais il suit le destin ultérieur du saint
explicite. Les larmes tenaient d’abord lieu de l’onction baptismale et du homme, le succès de sa prédication, sa retraite dans un ermitage de la
chrême (on note qu’assez curieusement elles sont en place des saintes Montagne Noire. Il le suit jusqu’à sa mort, qui est une mort naturelle,
huiles et non de l’eau baptismale) ; quand elles sont trois, elles tiennent bien qu’il ait demandé à Dieu la grâce du martyr. Pourtant, Dieu lui
lieu de la formule sacramentaire du baptême, qui se trouve ainsi accorde la couronne de ce martyr, qu’il n’a pas subi mais qu’il a désiré.
complet. Mais ce que le mort, qui ignore tout cela, sent dès la pre- Précision insolite, en accord avec le regard si particulier que le conte jette
mière larme, c’est que s’il reçoit encore un tout petit peu de ces larmes sur la mort. Sa spiritualité est comme au-delà des mortifications. Elle ne
- une ou deux - il en aura en abondance, a planté (v. 11753). Il sent valorise pas la mort.
que ces quelques larmes sont en train de lui apporter la plé nitude (plenitu- Cette originalité apparaî t d’autant plus si l’on prend garde que ce
dinem > planté). Le miracle s’exprime en termes d’effusion et de pléni- conte n’est pas le seul dans lequel un retour temporaire à la vie est la
tude mystiques. condition du salut. Mais il est le seul dans lequel il s’agit de baptiser un
Passons sur la fin de ce miracle, l’annonce par le mort qu’il ira au païen, et non de recevoir la pénitence d’un pécheur chrétien, et le seul
paradis dès qu’on l’aura laissé seul et seulement quand il sera seul (détail surtout dans lequel l’intéressé refuse la résurrection temporaire par peur
non négligeable d’un point de vue anthropologique), le soin respectueux de revivre la mort. Le rapprochement s’impose avec deux miracles
avec lequel le saint homme fait enfouir à nouveau le cercueil. Mais insis- mariaux insérés dans le Rosarius, célèbre florilège marial réunissant
240 Poésie et conversion au Moyen Âge La Vie des Pères et l'aventure du salut 241

prières, poèmes et exemplal. Le premier est résumé par Kunstmann en


ces termes :
Un jouvenceau brabançon élégant et vain avait cependant une grande dévotion à SARRASINE
Marie et disait quotidiennement 150 Ave Maria. II mourut et, traduit devant le juge
céleste, fut lourdement accusé. Sa sœ ur, une religieuse, récitait le psautier à côté du
corps, priant pour l’âme du défunt. Notre-Dame ressuscita le jeune homme, qui vou- Cette promenade à travers les contes peut paraître bien sinueuse,
lut aussitôt confesser ses péchés (il volait les dîmes au prêtre, aux religieux du poisson
et chassait sur les terres d’autrui) ainsi que ré parer les dommages qu’il avait causés. Sa
méticuleuse et lente. Qu’il nous soit permis pourtant de la prolonger par
besogne accomplie, il rendit l’â me à nouveau 2. un dernier exemple montrant une fois de plus comment l’art littéraire
propre à la première Vie des Pères se nourrit de la profondeur spirituelle.
L’autre nous intéresse davantage, à cause de la présence d’une tête Nous parlerons cette fois du conte Sarrasine. Comme tant d’autres, il
coupée. Voici le résumé de Kunstmann : exploite un récit des Vitae patrum, extrêmement répandu à travers toute
Un Normand, de mauvaise vie mais dévot de la Vierge, fut un jour attaqué par ses l’Europe médiévale et dans toutes les langues : en latin ( Narrationes ou
ennemis sur une montagne ; ceux-ci lui tranchèrent la tête, qui roula au fond de la Parabolae d’Eudes de Cheriton), en français (Evangiles des domees de Robert
vallée. On entendit alors sa voix supplier Notre-Dame de lui accorder la confession. de Gretham, Manuel des péchés), en anglais (Alphabet of tales) , en espagnol
Pris de pitié, l’un de ses agresseurs chercha un prêtre ; on remit la tête sur le tronc et { El libro de los exemplos), en catalan { Recull de eximplis) .
le pêcheur se confessa. Une fois l’absolution reçue, il rendit l’âme3.
Un ermite ou un moine s’éprend de la fille d’un prêtre sarrasin, qui ne
consent à la lui donner en mariage que s’il renie son Dieu et sa foi. Au
Ce qui frappe dans ce récit, c’est la nécessité de reconstituer
l’intégralité de la personne (corps plus tête) pour que le malheureux moment où le malheureux prononce les terribles paroles, une colombe
puisse se confesser, bien que la tê te ait é té capable de parler toute seule. s’envole de sa bouche. Devant ce miracle, il s’enfuit et fait pénitence jus-
En même temps (et ceci va avec cela), il n’est pas fait explicitement men- qu’à ce que la colombe revienne voler au-dessus de sa tête, puis s’y poser,
tion d’une résurrection temporaire : on a l’impression que le décapité vit pour enfin entrer à nouveau dans sa bouche1. Dans les Vitae patrun?, le
encore et qu’il suffit de recoller les morceaux pour que sa vie soit pro- récit prend sa place dans une série consacrée à la luxure. Le frère est d ès le
longée de quelques instants. On est proche des distinctions opérées par départ, et par tempérament, en proie à cette tentation. Il va droit au but en
Crâne entre la tête, la personne à qui elle appartenait, l’âme de cette per- demandant immédiatement la jeune fille en mariage à son père, un prê tre
sonne dans l’au-delà. Mais la situation est celle de Païen, où un supplé- païen, qui est donc en relation avec le démon. Celui-ci, sachant que Dieu
ment de vie permet d’obtenir le salut. Tout est pourtant différent. Païen n’a pas abandonné le frère, malgré son reniement et l’envol de la colombe,
ne se préoccupe guère de ces distinctions ; à la parole, il suffit d’une ordonne pour cette raison au païen de lui refuser sa fille. C’est donc par le
bouche, dont la conservation miraculeuse dans la fraîcheur de la vie d émon que le frère apprend que Dieu ne l’a pas abandonné, ce qui le fait
rentrer en lui-même et le décide à ne pas l’abandonner non plus.
montre que Dieu est prêt à donner au mort la vraie vie. Mais surtout,
dans le conte du Rosarius l’angoisse de la mort a disparu. À la place, on Cette histoire, on la trouve partout identique, partout réduite à quel-
trouve ce « matérialisme du spirituel », si fréquent dans les textes médié- ques lignes. La première Vie des Pères, et elle seule, la développe et l’étoffe.
vaux. Païen est le seul conte dans lequel la poétique de l’angoisse humaine Elle seule, surtout, y introduit des modifications et des ajouts qui lui don-
nent des résonances et une profondeur nouvelles3. Certes, tous les cri-
nourrit et approfondit la spiritualité.
1. Tubach, Index exemplorum, 1760, « Dove from monk’s mouth ».
1. Miracles de Notre- Dame tirés du Rosarius (Paris, Ms. BN fr. 12483) , éd. par Pierre Kunstmann, Otta- 2. Vitae Patrum, sive historiae eremiticae libri decern, dans PL, t. 73, col. 884-885.
wa- Paris, Presses de l’Université d’Ottawa, 1991. 3. La Vie des Pères, éd. F. Lecoy, 1.1, p. 28-41, « De l’ermite qui renoia Deu por une sarrazine ». Dans
2. Ibid., p. 55-58, résumé p. XIII : Miracle XII, chap. 33, D’un jone homme que Nostre Dame resuscita, qui les principaux et les meilleurs manuscrits ( A, f ) , le conte est le troisiè me et précède Remeur (p. 43-
la s[alu]oitpar cent et cinquante Ave Maria. 56 : « Del borjois qui ne volt renoier la mere Deu »). Le thème de l’un et de l’autre est très proche,
3. Ibid., p. 203-205 : Miracle XLVIII (livre 2, chap. 40) , Dupecheur a cui la teste coupee joi[nst] au cors, se et Adrian Tudor (The First Old French Vie des Pères, p. 265) les compare à juste titre. Mais le res-
confessa par les mérités Nostre Dame - je lirais plutôt « a cui la teste coupee jointe au cors se confessa ». sort de l’histoire, et donc en définitive son sens, sont très différents de l’ un à l’autre.
242 Poésie et conversion au Moyen Âge La Vie des Pères et l' aventure du salut 243

tiques n’ont pas été sensibles à ses qualités. Victor Le Clerc jugeait le récit La tentation de la chair devient ainsi la rançon de la solitude, de
« surchargé de longs et fastidieux discours »1 et Adrian Tudor lui-m
ême l’enfermement en soi-même, d’une austérité excessive qui refuse un
estime que « despite its rather attractive details of the girl’s appearance
divertissement et un réconfort innocents. L’ermite présume de ses forces.
and a cleverly depicted image of the hermit’s inner struggle, the tale does Son histoire n’est pas, comme dans les Vitae patrum et dans toutes les
not really exploit the full potential of the story »2. Il est permis d’etre d’un
autres versions, celle d’un frère en butte à la tentation de la luxure, mais
avis différent.
celle d’un frère qui, en cherchant le silence et la solitude, trouve la luxure.
Le conte s’ouvre sur un bref exorde, qui n’annonce ni ne résume
Parler innocemment les uns avec les autres, même pour ne dire que de
l’histoire, qui ne porte pas sur son contenu, mais sur son sens : c’est une
petites choses, aide à vivre innocemment. La folie de la chair atteint celui
histoire sur la pénitence, sur la miséricorde de Dieu et sur sa grâce3. Mais qui vit enfermé en lui-même. Voilà ce que La Vie des Pères est seule à dire.
la véritable innovation apparaî t dès les premiers mots du récit propre- Voilà le prologue qu’elle ajoute à l’histoire.
ment dit. L’ermite n’est au début nullement tourmenté par la luxure. Il vit Pour comprendre les résonances de ce développement, on peut le
en un lieu où se trouvent beaucoup de ses frères. Il le quitte parce qu’il ne mettre en relation avec les Institutions cénobitiques de Cassien, dont il paraît
supporte plus le bavardage de ses frères et le plaisir qu’il y prend lui- s’inspirer, ou encore avec un passage de YHistoire des moines d’ Egypte, tra-
même. Il part, parce qu’il cherche le silence. La force du texte est de ne duction de Y Historia monachorum de Rufin d’Aquilée :
pas trancher sur le point de savoir si cette décision est louable ou répré-
hensible. Pour un ermite, rechercher le silence est une vertu. Mais d’autre Il manoient par l’ermitage espessement, chacuns en sa celle, més il estoient tuit
ensemble en charité commune. Por ce estoient il devisé li uns en sus des autres qu’il
part les frères qu’il ne veut plus entendre sont « bone gens et de sainte voloient paisiblement tenir lor silence et que aucune voiz et que aucune oiseuse
vie » (v. 794). Le texte, qui insiste ainsi sur leur sainteté, insiste plus parole ne les troblast1.
encore, par le jeu des répé titions et des variations, sur l’importance de la
parole : elle est un réconfort ; elle est un plaisir, mais un plaisir qui pèse à L’ermite de Sarrasine, fidèle à ce modèle de perfection, veut éviter
l’ermite et qu’il se reproche quand il y a succombé : complètement les oiseuses paroles, mais du coup il s’éloigne trop de ses frè-
res et se trouve dans un contact dangereux avec le monde, et le monde
Ensemble chascun jor estoient Ils é taient chaque jour ensemble
Et de parler ce confortoient. et se réconfortaient en se parlant.
sarrasin : il oublie que les ermites doivent certes vivre isolés, mais cepen-
Au prodome moû t anuioit L’homme de bien était très contrarié dant proches les uns des autres (espessement), unis et soutenus par la charité
Quant en parler se deduisoit. quand il se distrayait en pariant. commune. Le poète, pour sa part, n’oublie pas que le premier vers de son
Le jor plus de ligier passoient Ils allégeaient le poids des jours
Quant de parole se peissoient4. en se nourrissant de la conversation. premier conte est : Ouifurent ki moût s’ entramerent ( « Il y en avait deux qui
s’aimaient beaucoup » ) 2. Ce sont deux ermites , dont les ermitages sont
Il y a là comme un soupçon d’orgueil : l’ermite veut parvenir à Dieu
proches et qui se rendent souvent visite de façon à pouvoir se soutenir et
par ses propres forces, il ne croit pas avoir besoin des autres, et le pauvre s’exhorter mutuellement au bien.
réconfort des propos quotidiens entendus ou échangés lui paraî t cou-
Cet équilibre fragile entre la solitude et la proximité, cette tension
pable (v. 805) : entre le voisinage et la distraction, Sarrasine parvient à les rendre par le
Quar Tese del parler douta. Il redoutait le plaisir de la parole. seu1 jeu de considérations rapides et presque ambiguës sur les plaisirs lici-
tes et les dangers de la parole. Il adopte ainsi, de façon à peine suggérée,
1 . Fabliaux, dans Histoire littéraire de la France, XXIII, Nendeln Lichtenstein, presque implicite, une position modérée, attentive aux fragilités psychi-
[1856] , p. 69- 215, p. 124.
/ Klaus Reprint, 1971
ques liées à des conditions de vie spirituellement extrêmes , si l’on peut
2. The First Old French Vie des Pères, p. 265. dire, en contraste avec le rigorisme un peu simpliste que l’on trouve habi-
3. Le sermon final le confirmera, en particulier dans la formule des vers 1187-1188,
où la colombe
représente évidemment la grâ ce, formule dont on connaî t la fortune ulté rieure dans les pri è res du
prône et dans la bouche de Jeanne d’Arc:Qui a cel colon, si legart ; ( Et ki ne l'a, si kporcha$t { <s Celui C;
qui cette colombe, qu’il la garde ; / Et celui qui ne l’a pas, qu’il la cherche » ).
a
4. La Vie des Pères, é d. F. Leroy, t. I, v. 795-800. -
1. Éd. Michelle Szkilnik, p. 49 50.
2. La Vie des Pères, éd. F. Lecoy, t. I, v. 69, p. 5.
f
J

Í
244 Poésie et conversion au Moyen Âge La Vie des Pères et Faventure du salut 245

tuellement dans la littérature ascétique, particulièrement dans les Vitae montre que nous avons affaire à un auteur spirituel, non au tout-venant
patrum et dans les textes qui en dérivent directement. des moralistes. La tentation n’est pas de montrer une belle femme à un
Ce souci de confronter la foi aux fragilités du psychisme se manifeste
ensuite dans la description de la naissance de l'amour. Le poème souligne

homme naturellement porté à la luxure cela, c’est la version des Vitae
patrum, reprise partout ailleurs, et c’est une version qui ne demande pas
que Termite ne va pas à sa perte parce qu’il manque à ses vœ ux, parce un grand effort d’imagination. La tentation est d’entraî ner au relâchement
qu’il quitte le désert pour le monde, parce qu’il se livre à la débauche sous inconscient de la prière. Car au moment où la prière sera distraite et
la forme traditionnelle du vêtement mis en gage à force de manger et de relâchée, mais à ce moment seulement, Termite, qui ne vivra plus à
boire. Tout au contraire. Il se nourrit de racines et d’eau pure. Il ne cesse chaque instant en Dieu et ne sera plus à chaque instant soutenu par lui,
de prier le Christ de lui faire don de son amour. Et voilà que c’est une sar- sera vulnérable à la tentation de la chair. D’abord la distraction, puis la
rasine qu’il va aimer. tentation. Le péché n’est pas dans la passion de la chair en elle-même. Il
Poursuivant la thématique initiale, le récit montre que le drame se est dans l’inattention à Dieu. On croirait lire Simone Weil : le péché n’est
produit dans le silence, malgré le silence, à cause du silence. Tout se passe pas dans le relâchement de la volonté, mais dans celui de l’attention. En
malgré le silence qui sépare Termite de la jeune fille. Mais aussi à cause du ce sens, le reniement est dans la logique de cette tentation consécutive à la
silence. L’ermite la regarde venir puiser de l’eau à la fontaine et s’égare distraction. Il est dé jà contenu dans la prière distraite, et le récit est noué
hors de la prière. La distraction des paroles insignifiantes échangées avec par une logique profonde, qui est une logique proprement spirituelle.
ses frères le sauverait de cette autre distraction. L’enfermement dans le Les reproches et les exhortations que, prenant conscience du danger,
silence favorise une pensée obsessionnelle, qui devrait être la pensée de Termite s’adresse à lui-même, en un sursaut inutile, ne constituent pas,
Dieu, et qui est maintenant une autre pensée. Le silence laisse le champ comme le disait Victor Le Clerc, un « long et fastidieux discours », parce
que le lecteur sait qu’ils seront sans effet et que Termite ne tiendra pas sa

libre au regard. Le temps du regard est un temps pris à la prière, comme
le serait comme Tétait du temps que Termite vivait parmi ses frères le
temps de la parole : — bonne résolution. Comme disent les Pères : devant la luxure, on ne peut
que fuir. Encore une fois, le piège du diable est dans Tordre de la spiritua-
lité. Le péché est dé j à commis. Mais la description concrète de la façon
Cii volentiers la regarda Il la regardait volontiers
Et per maintes fois s’atarda et souvent renvoyait à plus tard dont Termite succombe à la tentation relève de l’observation de la nature
De proier quant il la veoit 1. sa prière quand il la voyait . humaine, d’autant plus frappante qu’elle consiste à montrer que ce soli-
L’auteur souligne alors qu’il s’agit d’un piège du diable, avant mê me taire qui cherchait le silence n’a plus d’autre recours qu’un interminable
que ce piège ait fonctionné, en trois vers dont la formulation est très par- discours dont l’effet sera nul.
Car tout le monologue de Termite est une lutte de la volonté, qui est,
ticulière :
Ensi malfez le decevoit, Ainsi le diable le trompait :

pour cette raison même, une lutte désespérée cette volonté qui en ancien
français désigne le désir. II avait pris la décision de fermer les yeux quand
Que hors de son bien le meïst il le mettrait hors du droit chemin
Par aucun pechié, s'il poïst2. par quelque péché, s’il le pouvait.
la jeune sarrasine reviendrait puiser de l’eau à la fontaine ? A peine appa-
raît-elle qu’il les ouvre. Et il se livre bientôt à un autre monologue symé-
Le péché n’est pas encore là, puisque l’effort du diable pour y plonger trique et inverse de celui par lequel, la veille, il avait tenté de s’arracher à
Termite est présenté sous forme hypothétique ; et pourtant la tromperie l’amour. Cette fois, l’argument en faveur de l’amour est que c’est une
du diable est dé jà à l’œ uvre. Le diable le trompe en induisant distraction « chose naturelle » (v. 895). Non seulement, étant dictée par la nature, elle
et retard dans sa prière. C’est une tromperie, car le malheureux ne n’est pas coupable, mais encore ne pas aimer une telle beauté serait une
prend
pas garde que sa prière n’est plus ce qu’elle était. Et la nature du piège faute à l’égard de la nature. L’ermite veut se persuader que l’amour ne Ta
pas rendu fou, mais qu’au contraire son désir (mon voloir v. 899 ; ma volentê
} }

1. La Vie des Pères, éd . F. Lecoy, t I, v. 833 835.


- v. 902) coïncide avec la raison et la sagesse (mon savoir; v. 890). Il y a là,
2. Ibid., v. 836-838. h
cinquante ou soixante ans avant Jean de Meun, comme un détournement
%
T1
246 Poésie et conversion au Moyen Âge 247
La Vie des Pères et l aventure du salut
}

de la pensée théologique de la nature et de son incarnation poétique


Alain de Lille.
chez qu’il le fera, mais le fait-il ? S’agissant d’un reniement, dire, c’est faire.
Mais il n’en reste pas moins que le véritable reniement est projeté dans un
Un détournement, un retournement, un bestomement. Que le raisonne
- futur, certes proche, mais dans le futur tout de même.
ment de Termite soit un piège du diable, qu’il soit, quoi ’il
qu dise « hors En tout cas, Dieu semble considérer que les paroles terribles que pro-
du sens », que son savoir soit une folie, c’est ce que dit, à peine s’est il tu
le poète : Ensi lifoh£ ce bestoma (v. 903). C’est un fou, car il s est
- , nonce Termite ne sont pas définitives, puisqu’il ne l’abandonne pas, et
s’est retourné comme un gant. Le verbe bestomer peut désigner
’ bestomê\ il qu’il répond à l’infidélité par la fidélité. Dieu lui fait peut-être la grâce de
aussi bien juger que ses paroles sont, comme celles qu’il reprochait à ses frères, des
le retournement de celui qui manque à sa parole, l’hypocrisie de celui
fait le contraire de ce qu’il dit ou dit le contraire de ce qu’il pense,
qui paroles de peu de poids et de peu de signification. Du moins peut-on
aussi l’infirmité de celui qui est contrefait (et contrefaire en fran
mais l’induire à partir du récit des Vitaepatrum et des autres versions qui le sui-
çais vent exactement. Car La 1Vie des Pères introduit ici une innovation. Partout
moderne a lui aussi ce double sens) : en revenant sur ses bonnes résolu-
ailleurs, l’envol de la colombe qui sort de sa bouche ne suffit pas à faire
tions, Termite devient moralement infirme et contrefait, démentant ainsi
sa prétention à se conformer aux lois de la nature. rentrer Termite en lui-même. Il faut que le démon refuse son reniement et
Mais ce qui est plus bestomê encore que Termite lui-même, dans ce pas- lui apprenne, par l’intermédiaire du prêtre sarrasin, que Dieu ne Ta pas
abandonné. Il y a quelque chose de frappant et de fort dans la certitude,
sage, c’est son silence. Le silence volontaire et pieux pour lequel il a quitté ses
frères s’est transformé, s’est bestomê en ce silence honteux dans donnée au pécheur par le démon lui-même, que Dieu lui reste fidèle alors
lequel il qu’il a commis à son égard la pire des infidélités et que la grâce de l’Esprit
ressasse son obsession amoureuse, sans être capable de s’en délivrer ni parla
saint, sous la forme de la colombe, Ta quitté. Mais l’auteur de La Vie des
conversion ni par l’aveu. Il y cède pourtant, puisqu’il suit la jeune sarrasine.
Mais il suit en silence une femme qu’il n’ose pas aborder. Et lorsqu il Pères renonce à ce qui lui paraî t sans doute une sorte de facilité, diminuant
’ rompt
enfin ce silence, c’est dans les pires conditions, en allant au point extrême le mérite du repentir, et une sorte de miracle superfétatoire, s’ajoutant à
du bestomement : il a quitté la communauté de ses frères pour trouver celui de la colombe envolée. Toujours est-il que dans sa version, et seule-
le ment dans la sienne, Termite prend la mesure de sa faute et se repent dès
silence, et il rompt le silence pour demander une femme à un prêtre sarrasin.
On peut lire ainsi tout le conte en suivant le fil directeur de la parole qu’il voit la colombe sortir de sa bouche. Personne ne vient lui dire que
et du silence. Par exemple, en relevant les termes du Dieu ne Ta pas abandonné, et le miracle de la colombe envolée de sa
reniement exigé : un bouche ne peut que le persuader du contraire.
reniement de bouche et un reniement en acte, sacramentel peut on dire
-
qui consiste en un anti- baptême (le renégat doit se faire « laver du chrême
, La bouche est l’organe de la parole, et ce sont la parole et le silence
qui l’avait uni à la foi de Dieu », v. 940-941). Observons aussi les termes qui sont en cause depuis le début. C’est par des mots que Termite vient
dans lesquels Termite accepte ce reniement :
à d’annoncer son reniement, c’est de sa bouche encore ouverte sur ces
& mots que la colombe s’envole. On conçoit dès lors que son repentir doive
Et cil qui moû t ama le dit Et lui, à qui ces mots plaisaient beaucoup s’exprimer par des mots et que les deux moments qui le constituent
Et qui del fere fu tendriers et qui était tout disposé à le faire,
Dist k’il le feroit volentiers dit qu’il le ferait volontiers soient rendus par deux longs monologues. Ils ne « surchargent » pas le
De cuer et sanz delaiement1. de tout son cœ ur et sans délai. récit, mais sont au contraire nécessaires pour que le retour au silence
L’intention du reniement y est, et m ême dans l’enthousiasme, mais
passe par la parole, et aussi pour que les étapes du repentir soient bien
seulement une intention, manifestée en paroles, sans que ces paroles
marquées. Ce sont eux qui lui redonnent confiance dans la miséricorde de
Dieu et font de lui — oxymore magnifique — « un bon pécheur ».
soient, semble-t-il, les paroles mêmes du reniement : il est disposé à le
On ne peut vaincre le diable que par la confession — donc par la
faire, il dit qu’il le fera volontiers, de tout son cœ ur et sans retard. Il dit
parole. L’ermite prend la résolution de se confesser1 et, d’un même élan, il
.
1. Ibid , v. 958-961. Le dit du v. 958 désigne le march é propos
é par le sarrasin : sa fille contre le
reniement. 1. D’une façon gé nérale, la premiè re Vie des Pères, sans doute exactement contemporaine du concile
de Latran IV qui l’a rendue obligatoire, prête une grande importance à la confession.
248 Poésie et conversion au Moyen Age A

La Vie des Pères et Í aventure du salut 249

décide d'aller retrouver ses frères qu'il se repent d'avoir


quitté. Il retrouve Exigence de silence : Cassien reconnaî t volontiers que les lectures spi-
le bon usage de la parole.
A partir de là, la fin du conte diffère, elle aussi, des autres rituelles faites pendant les repas n'ont pas tant pour but « la formation
versions. spirituelle que d'empêcher les conversations inutiles et plus encore les
Pas de saint homme à qui l'ermite se confesse. Pas de pé
caverne. Pas de visite, trois semaines de suite, de la colombe
nitence dans la
vue par
disputes auxquelles donnent souvent lieu les repas »\ Traitant magnifi-

quement de Y acedia, il montre qu'une de ses conséquences est de rendre

l'ermite seul, et dont le comportement est interprété
par son directeur. la solitude de sa cellule insupportable au moine et de lui faire éprouver le
Ici, le confesseur n'apparaît pas. Il est seulement dit en quelques
l'ermite se confesse et qu'il fait pénitence. En revanche,
vers que besoin d'une vaine agitation, travestie en devoir de piété et parfois très
on trouve un dangereuse :
petit exposé sur la confession, suivi de la description de la contrition
et de
la pénitence parfaite de l’ermite1. Cette maladie lui suggère comme convenable et nécessaire d’aller saluer d’autres frè-
Le retour de la colombe ne se fait pas non plus dans les mêmes res (...). Telle femme pieuse et consacrée à Dieu, surtout si elle est privée de l’aide de
condi- ses parents, ce serait vraiment œ uvre de piété que de la visiter souvent2.
tions que dans les autres versions. La différence principale est
qu’elle est
visible à tous. Tous les frères la voient et se demandent d'où Mais en même temps, à propos de la colère, il dénonce, chez le colé-
elle vient.
Ainsi, les frères que l'ermite avait fuis sont témoins du retour de la rique, le besoin de solitude, qui n'est qu'une façon de rejeter sur les autres
lui. Le poète n’oublie pas à la fin son ajout initial, qui a si
grâce en
profondément et ses propres fautes et qui est le prolongement de l'orgueil où sa colère
habilement transformé l'histoire de façon à la faire reposer sur le silence prend sa source :
et
la parole, en profitant de ce que la colombe envolée par la
bouche et la Il arrive quelquefois qu’après avoir cédé à l’orgueil ou à l’impatience, refusant de
confession de bouche s'y prêtaient et prenaient ainsi un relief
nouveau. nous corriger de nos mœ urs déréglées, nous nous plaignons d’avoir besoin de soli-
Or toute la réflexion, qui fait l'originalité de ce conte au regard tude, comme si, personne ne nous excitant plus, nous devions y trouver aussitô t la
de ses
modèles, sur la proximité et la solitude, sur le silence et vertu de patience : c’est excuser notre négligence et attribuer notre trouble non pas à
la parole, sur le
danger et l'utilité des entretiens mutuels, paraît, on l'a dit en plus haut, notre impatience mais aux défauts de nos frères. Mais aussi longtemps que nos impu-
un ,
terons aux autres les fautes que nous commettons, jamais nous ne pourrons parvenir
écho des Institutions cênobitiques de Cassien2, mais un écho
modifié par une a une véritable patience et à la perfection 3.
réflexion personnelle. Cassien est lui-même redevable
aux Vitae patrum,
auxquelles il emprunte des exemples et des anecdotes. Il a
y donc une cir- Cette impatience orgueilleuse, n'est-ce pas celle de notre ermite ?
culation entre tous ces textes, mais plus la dette de l'auteur de la
première Dans le chapitre sur la fornication, Cassien observe qu'on se purifie des
Vie des Pères à l'égard des uns et des autres apparaî t clairement,
plus appa- autres vices par la fréquentation quotidienne des hommes, mais que
raît aussi ce qu'il faut bien appeler son originalité dans l'
ordre de la spiri- celui-là exige la solitude :
tualité comme de l'art littéraire.
On a observé combien, au début du conte, l’auteur avait une A- De plus , la fr équentation et le commerce quotidien des hommes aide habituellement
nuancée, presque ambiguë, touchant la règle du silence, le caract
attitude r
- à se purifier des autres vices qui sont d’une certaine façon guéris par l’offense même
ère inno- que produit la faute. Par exemple, la colère, la tristesse ou l’impatience, guéris par la
cent ou répréhensible des conversations entre les
frères, le désir de soli- méditation du cœ ur et une vigilance prolongée, le sont aussi par la fréquentation des
tude complète manifesté par l’ermite. Ces nuances, on les frères et leur constante provocation : plus souvent ces troubles sont manifestés et
trouve chez
Cassien, dont la règle est à la fois terriblement exigeante et austè nous sont reprochés, plus vite on parvient à s’en guérir. Tandis que cette maladie,
re, mais outre la mortification du corps et la contrition du cœ ur, exige aussi la solitude et le
aussi très attentive à l'équilibre psychique des moines et
au danger d’un l retrait des hommes, pour pouvoir faire tomber la mauvaise fièvre des passions et se
zèle excessif.
guérir complètement4.
T

1. La Vie des Pères, éd. F. Lecoy, t. I, v. 1098-1113.


* 1. Ibid , IV, 17, p. 143-144.
2. Institutions cênobitiques, texte latin revu, introd., trad, et 2. Ibid , X, 2, 3, p. 389.
notes par J .-Cl. Guy, Paris, Éditions du Cerf, 3. Ibid , VIII, 16, p. 357-359.
2001 [1965] (« Sources chré tiennes », nu 109).
4. Ibid , VI, 3, p. 265-267.
i

250 Poésie et conversion au Moyen Âge

La position de Cassien est donc nuancée, certes, mais les Institutions CHAPITRE IX
sont une œ uvre didactique, dont le plan suit l’énumération des vices qui
menacent le moine. Le poème français ajoute l’indécision m ême d’un
ROBERT DE BORON , LA NATURE DU GRAAL
récit qui laisse au lecteur le soin de juger et aussi, grâce aux ressources
d’une rhétorique maîtrisée, l’insistance sur la fidélité de Dieu et sur sa ET LA PO É TIQUE DU SALUT
miséricorde.
Pouvions-nous nous dispenser de suivre pas à pas l’un ou l’autre des
contes de La Vie des Pères ? Seule une lecture attentive pouvait dégager ce
« Il est assez naturel que l’é chec d’ une doctrine
que nous souhaitions mettre en lumière : ces contes religieux ne peuvent du salut engage le salut poé tique de cette doctrine . »
se lire que comme des contes religieux. Ils sont uniques, alors que leurs
canevas traînent partout et que chacun peut ê tre rabattu sur un « conte Joë Bousquet, « Présentation de l’homme d’oc »,
dans Le Génie d’ Oc et l' Homme méditerranéen,
type ». Ils sont uniques, parce que leur auteur allie le génie poétique à la ,
numé ro spécial des Cahiers du Sud 29e anné e,
profondeur spirituelle et que ces deux qualités se manifestent Tune par aoû t-septembrc-octobre 1942, p. 11.
l’autre, indissolublement. Leurs effets poétiques n’existent qu’au regard
de leur sens spirituel, leur sens spirituel se révèle dans leurs effets poéti-
ques. Us disent l’élan de la conversion et ne disent rien d’autre. Y cher- Comment traiter de la relation entre l’inspiration poé tique et
cher autre chose, se désintéresser de cet élan, c’est s’interdire de les com- l’inspiration de l’Esprit dans la littérature m édiévale sans parler du
prendre et de les goû ter. Se laisser porter par cet élan, c’est découvrir un % Graal ? Mais comment parler du Graal dans cette perspective sans être
&
poè te capable de faire jouer le suspens de l’aventure du salut avec autant h suspect ? Depuis près d’un siècle, les combats autour du Graal opposent
d’art que d’autres celui de l’aventure chevaleresque. l
i ceux qui le croient issu de la mythologie et de légendes celtiques, tardi-
I:
vement, artificiellement et incomplètement masquées par une interpré ta-
Í. tion chrétienne, à ceux qui cherchent son origine dans le christianisme
même — occidental ou oriental, orthodoxe ou déviant. Aborder les
*? •
romans du Graal dans le cadre d’une enquête sur les rencontres de la
parole poétique et de la foi, n’est-ce pas se ranger a priori dans le camp
des seconds, qui n’est pas, au demeurant, le plus fort ? N’est-ce pas
entretenir les querelles les plus désuètes de l’histoire littéraire ?
I
¥ En réalité, rien n’oblige à épouser ces querelles. Les positions les plus
tranchées n’ont paru incompatibles qu’à l’humeur combative des érudits.
On ne peut guère douter que le Graal ait à voir avec les vases générateurs
de fécondité, si fréquents dans toutes les mythologies (corne d’abon-
dance, sampo finnois et, dans le monde celtique lui-même, chaudron
ï
magique de Bran). Mais le premier roman qui en fasse mention, le Conte
du Graal de Chrétien de Troyes (ca. 1180-1185), en fait dé j à un objet sacré
: chré tien et dès les premières années du XIIIe siècle Robert de Boron y voit
le calice dans lequel Joseph d’Arimathie a recueilli le sang du Christ. Il est
donc tout à fait légitime de supposer au Graal des racines mythologiques
et celtiques, et de lire les romans français qui lui sont consacrés en respec-
tant le sens religieux qu’ils lui donnent.
252 Poésie et conversion au Moyen Age Robert de Boron, la nature du Graal et la poétique du salut 253

Reste à pénétrer ce sens. On ne peut espérer l’approcher, si l’on veut lot propre et passent directement de l’ensemble Estoire del saint Graal et
respecter la lettre des romans, qu’en montrant comment la mise en récit
est redevable à une poétique du sacré. Nous le tenterons ici à travers la
Merlin à la Queste, privilégiant ainsi la coloration religieuse du cycle , les
interpolations et les farcissures religieuses dans certains manuscrits des

lecture d’une œ uvre unique, le Joseph dArimathie de Robert de Boron, pre- romans du Graal1 : tout cela révèle avec une force extraordinaire la pré-
mier roman chré tien du Graal ou première histoire du salut par le Graal, tention du roman à être porteur d’une révélation religieuse. Une révéla-
bien que ce poème n’éveille pas d’emblée l’enthousiasme1. tion inscrite dans le développement, le cadre, l’histoire et, si l’on peut
Montrer comment la mise en récit est redevable à une poétique du dire, le programme de la révélation chrétienne. Une révélation ainsi
sacré : qu’est-ce à dire ? Beaucoup d’auteurs (moins nombreux pourtant associée à celle des Saintes Écritures (canoniques et apocryphes), dont le
qu’on pourrait le penser) se sont posés la question de savoir quel type roman semble se prétendre le prolongement et l’égal. Mais une révélation

d’adhésion et quel type de foi c’est-à-dire de confiance, de foi ajoutée jusque-là inouïe, ce qui, avant même l’examen des textes, induit en
( « ajouter foi » ) au récit - les romans du Graal appelaient et supposaient tentation de chercher du côté des « paroles cachées », de l’ésotérisme et
chez leurs lecteurs. La réponse la plus simple est : aucune2. C’est une de la gnose.
réponse admissible, et pas seulement parce que la Mort Artu, sur laquelle Le premier roman de Robert de Boron, Joseph dArimathie, sur lequel
se clôt le grand cycle vulgate en prose du Lancelot Graal, paraî t effacer la nous allons concentrer notre étude, entretient ainsi un lien essentiel avec
spiritualité de la Queste du Graal, qui la précède. Car, à un bout de la sa source pseudo-scripturaire, Y Évangile de Nicodème - texte extrêmement
chaîne, le roman de Chré tien reste ambigu et, bien qu’inachevé, ne populaire au Moyen Âge, inlassablement lu, copié, traduit. Ce lien est
semble pas prétendre receler un complément décisif de la révélation chré- perçu avec une telle clarté par ses contemporains et le roman apparaît si
tienne (ce qui paraî t, ou peut paraî tre, le cas chez Robert de Boron), évidemment comme une adaptation de plus de Y Évangile de Nicodème, que
mê me si sa coloration religieuse est assurée par la présence de l’hostie sa traduction néerlandaise, choquée par les libertés qu’il prend à l’égard
dans le Graal, l’importance du péché et de la pénitence de Perceval, le de sa source, réintroduit une traduction littérale de Y Evangile de Nicodème là
rôle de l’oncle ermite. Et à l’autre bout de la chaî ne, comme on l’a abon- où le Joseph dArimathie s’en écarte - alors qu’il s’en écarte, on le verra,
damment remarqué3, la quê te du Graal remployée dans le Tristan en prose pour des raisons très précises, relevant à la fois du poétique et du reli-
et dans les compilations chevaleresques de la fin du Moyen Âge perd pra- gieux. Aussi bien, peut-on vraiment supposer sans anachronisme que ces
tiquement toute signification religieuse et devient une aventure parmi les romans auraient froidement joué avec la vérité ultime admise à leur
aventures. Mais entre les deux, les romans de Robert de Boron, la jQueste époque - vérité dans l’ordre de la connaissance et dans l’ordre ontolo-
du Graal et Y Estoire del saint Graal, le cycle du Roman du Graal non vulgate gique ( « Je suis la vérité » ) - et que leurs auteurs n’auraient fait, comme

repéré par Fanni Bogdanow découverte dont certains ont discuté la des romanciers modernes, qu’inviter le lecteur à adhérer pour le temps de
portée, mais qui montre au moins qu’une importante tradition manus- la lecture à une pure fiction clairement identifiée comme telle ?
crite fran çaise et une large production romanesque dé rivée dans les autres Faut-il alors aller à l’autre extrême et considérer avec Henri Corbin
langues européennes, en particulier ibériques, font l’impasse sur le Lance- que les romans du Graal n’é taient pas lus par les croyants comme une
œ uvre littéraire, mais comme une « Bible du Graal », ou comme Philon,
1. On se dispense ici d’ un rappel syst é matique d’histoire litté raire sur les romans du Graal. Le lecteur Origène, Swedenborg lisaient la Bible2 ? Il faut pourtant reconnaî tre que
trouvera sans peine les informations qui peuvent lui manquer dans les manuels et les dictionnaires
de litt é rature médiévale. Voir, par exemple, pour une introduction sommaire, Michel Zink,
Littérature française du Moyen Âge, Paris, PUF, 2e é d. revue et mise à jour, 2001 , p. 137-145, 154-157,

179-188. 1. Par exemple le manuscrit Bodmer 147, qui insère dans la matière du Graal des passages de
2. Cf . Emmanuèle Baumgartner, L’ arbre et le pain. Essai sur la Queste del saint Graal, Paris, CEDES-CDU, l’Evangile, des sermons de Maurice de Sully, etc.
1981. 2. Henry Corbin, L’initiation ismaélienne ou l’ ésotérisme et le Verbe, dans Id., L’ homme et son ange, Initiation et
3. Cf. Ead., Le « Tristan en prose ». Essai d’ interprétation d’un roman médiéval, Genève, Droz, 1975, en part
,
chevalerie spirituelle, avant-propos de R. Munier, Paris, Fayard, 1983, p. 81-205, en part. 203-205 ;
p. 199- 200 ; Colette-Anne Van Coolput, Aventures querant et le sens du monde. Aspects de la réception pro- voir aussi Id., Face de Dieu, Face de l'homme, Herméneutique et soufisme, Paris, Flammarion, 1983, part,
ductive des premiers romans du Graal cycliques dans le Tristan en prose, Louvain, Leuven University Press, p. 160, et 168 sq., et Id., En Islam iranien. Aspects spirituels etphilosophiques, Paris, Gallimard, 1971 (en
1986. part . t. II, chap. IV : « La Lumière de Gloire et le Saint Graal », p. 141-210).
A

254 Poésie et conversion au Moyen Age Robert de Boron, la nature du Graal et la poétique du salut 255

ces romans n’appartiennent pas au domaine de la littérature religieuse, ne Nous retrouvons ici une question cruciale de la littérature médiévale,
serait-ce que parce que l’Eglise leur a toujours refusé catégoriquement ce celle du temps poétique. La révélation chrétienne se fait dans le temps de
label et ne leur a jamais su aucun gré de leur coloration spirituelle : que l’histoire, et « le temps est récit ». Ce récit, qui emprunte successivement les
l’on se souvienne du sermon de l’abbé cistercien de Césaire de Heister- formes littéraires en usage au moment où il se constitue, se développe dans
bach. Ils n’ont jamais, à notre connaissance, été lus comme la Bible. Cer- l’Écriture sainte, mais également hors des textes canoniques selon des
tains font appel à un sens second, selon les usages littéraires de l’époque, schémas familiers (enfances, suites, répétitions-variations), que l’on trouve
mais leur réception au Moyen Age montre que ce sont les lecteurs aussi bien dans les apocryphes du christianisme primitif que dans la littéra-
modernes, et non les médiévaux, qui y cherchent une révélation secrète ture profane de l’Occident médiéval. Exemples : la conception et la nais-
ou qui se livrent à leur propos à un délire surinterprétatif digne de Philon sance de la Vierge dans le Protévangile deJacques et l’Évangile de l’enfance

d’Alexandrie. Reste l’hypothèse qui court de Jessie Weston à Francesco du pseudo-Matthieu comme répétition, récriture et, diégétiquement, anti-

Zambon1 selon laquelle Robert de Boron, comme jadis Origène, ferait cipation de la conception et de la naissance de saint Jean-Baptiste chez
appel à une tradition cachée, réservée aux initiés et aux sages, de « paroles saint Luc ; les dédoublements et les répé titions dans la légende de Tristan et
secrètes » du Christ, d’une révélation qui irait au-delà de ce qu’enseignent Iseut ; le développement des cycles épiques à partir d’une chanson de geste
les écritures canoniques. Mais là encore, et sans pré juger d’un examen — mère en remontant aux enfances du héros et en prolongeant ses aventu-
ultérieur, il faut bien reconnaître que l’Église, au Moyen Age, a vu dans la res. Le Graal est un cas particulier de ce mouvement par l’évolution et la
littérature du Graal de pures balivernes, des nugae, sans y déceler ce par- fixation de sa matière narrative. Un cas particulier pour les raisons suivan-
fum d’hérésie qu’elle était si prompte à déceler ailleurs. Elle a traité cette tes : il est fortement ancré dans les apocryphes (mais des apocryphes eux-
littérature par le mépris, mais elle n’y a pas vu un danger. mêmes particuliers) ; il laisse entendre qu’il peut y avoir un complément de
En somme, Francesco Zambon, dans l’introduction de son livre sur la révélation christique ; il suppose une relation complexe et ambiguë entre
« Robert de Boron et les secrets du Graal », pose très bien le problème en cette révélation cachée, la transmission du récit et son déploiement ; il
cherchant à définir ce qui distingue les romans du Graal opère une translatio bretonne. Mais que l’on considère le mode de composi-
aussi bien de la littérature sacrée au sens strict que la littérature d’invention ou pro- tion romanesque, pour l’ensemble, et d’écriture, pour le dé tail, mis en
fane. Le thème essentiel des romans appartenant au cycle du Graal semble être en fait œ uvre par Robert de Boron, ou les interpolations que certains manuscrits
précisément celui du rapport que le sacré, le symbolique, le transcendant entretien- placent dans les romans du Graal, on constate que tout s’opère par mon-
nent avec la fiction romanesque, celui, pourrions-nous dire, du rôle ou de Tincidence qu’ a tage de textes religieux et par les effets de sens réciproques créés par ces
l’ écriture dans la Révélation1.
opérations de montage, de collage, d’élisions, de bricolage.
La solution qu’apportera Zambon, bien qu’il s’en défende au départ, Si l’on regarde les choses du point de vue de Sirius, on trouve, tout au
cédera en réalité quelque peu à l’ésotérisme, et donc à une certaine simpli- long du Moyen Age, un remploi permanent des apocryphes par la littéra-
fication, voire à un certain appauvrissement. Mais il pose la question de ture (comme aussi par l’iconographie) - une littérature qui les utilise
façon plus riche en suggérant que l’espace de jeu autorisé par la Révéla- chaque fois dans le sens de la mode littéraire propre à chaque époque : du
tion pour l’expression de la vérité est à chercher dans les conditions côté de la matière de Bretagne avec Robert de Boron ; du côté de la dra-
mêmes de la mise en récit. maturgie avec les Mystères de la fin du Moyen Âge - et ce rapproche-
ment n’est pas proposé au hasard, car la parenté d’inspiration entre
Robert de Boron et les Mystères de la Passion est grande et n’a peut-être
1. Jessie L. Weston, The Legend of Siur Perceval. Studies upon its origin, development, and position in the Arthu-
rian cycle, 2 vol., London, David Nutt, 1906-1909 ; Francesco Zambon, Robert de Boron e i segreti del pas assez été soulignée.
Graal, Firenze, Olschki, 1984.
2. F. Zambon, Robert de Boron e i segreti del Graal, p. 9. ( « ... Tanto della letteratura sacra in senso Une fois de plus, nous chercherons donc dans la surface du récit, non
stretto quanto da quella inventiva o profana. Il tema essenziale di romanzi appartenenti a ciclo dans son origine ou sa profondeur, la façon dont sa nature même de récit
graaliano sembre essere infatti proprio quello del rapporto che il sacro, il simbolico, il transcen- et ses choix poétiques donne sens à l’histoire du salut avec laquelle il pré-
dente hanno con la finzione romanesca, quello potremmo dire, del ruolo o dell’incidenza cha ha la
scrittura nella Rivelazione » ). Nous soulignons. tend vouloir coïncider.
Robert de Boron, la nature du Graal et la poétique du salut
A

256 Poésie et conversion au Moyen Age 257

diterait plutôt l’idée que Chrétien, à sa manière épurée, n’a retenu que le
peu qui l’intéressait d’une matière foisonnante.
Il est tout aussi légitime de présenter les choses à l’inverse et de voir
ROBERT DE BORON dans Joseph dArimathie un roman de la chute et de la Rédemption, fondé
sur la relecture, la traduction et la compilation d’épisodes du Nouveau
Testament et surtout d’apocryphes chrétiens, qui se poursuit en un récit
Pourquoi nous attacher particulièrement à Robert de Boron, alors relativement autonome faisant intervenir le Graal. Cela ne dit rien de
que pratiquement tous les autres romans du Graal, en vers ou en prose, l’origine du Graal. Cela n’explique pas pourquoi Robert de Boron l’a
ont plus de qualités poétiques que son Joseph dArimathie ? C’est que sa placé au centre de son récit ; tout au plus peut-on rappeler qu’une tradi-
position dans la tradition romanesque du Graal est décisive, et décisive, tion ancienne associe les objets liturgiques de la célébration de
moins, comme on le répè te, par les innovations qu’il introduit dans l’Eucharistie au sépulcre du Christ et à sa mise au tombeau par Joseph
l’histoire du Graal, que par la forme d’écriture et de compilation qu’il uti- d’Arimathie : la source de Robert de Boron sur ce point est probablement
lise ou, pour mieux dire, qu’il remploie. Chacun le sait : il est le premier à la Gemma animae d’Honorius Augustodunensis, mais l’idée se trouve dé j à
faire du Graal le calice de la Cène (encore cette formulation, nous le ver- chez Alcuin et chez son élève Amalaire de Metz (qui s’est rendu en
rons, est-elle doublement inexacte, car il ne s’agit pas vraiment de la Cène ambassade à Constantinople), ainsi que chez le pseudo-Germanus de
et le Graal n’est pas essentiellement un calice), dans lequel Joseph Constantinople, chez lequel M. Insolera a relevé des détails particulière-
d’Arimathie a ensuite recueilli le sang du Christ (mais non pas le sang du ment intéressants 1 ; nous lirons plus loin ces textes en examinant le pas-
Christ en croix, selon la représentation eucharistique traditionnelle). sage correspondant chez Robert. Surtout, cela ne donne pas la clé de
Mais cette présentation même induit en erreur. Elle laisse entendre l’articulation du Joseph dArimathie sur la matière bretonne. Mais cela per-
que la légende du Graal connaî t un d éveloppement continu et comme met de comprendre le projet initial de Robert de Boron, le type de com-
téléologique, que ce développement aille d’un mythe celtique (ou oriental, position et d’écriture qui est le sien, la réintroduction de l' Évangile de Nico-
ou celtico-oriental) à sa christianisation, qu’il consiste en l’habillage bre- dème dans la traduction néerlandaise de son roman, et aussi, à une date
ton d’une légende chrétienne, que sa genèse soit occidentale (l’abbaye de plus tardive et hors du cadre propre de son œ uvre, l’organisation de cer-
Glastonbury) ou orientale, comme le pensent Henri Corbin et Pierre Gal- tains manuscrits de la matière du Graal. En un sens, il existe, comme on
lais. On est ainsi fatalement ramené à l’irritante et insoluble question des l’a suggéré plus haut, une filiation aussi directe du Joseph dArimathie aux
origines. On est également conduit à lire Robert de Boron en fonction de Mystères de la Passion que du Joseph dArimathie aux romans du Graal.
Chré tien de Troyes et à le traiter comme son continuateur : « Robert de C’est vrai, non seulement s’agissant du Mystère de la Passion Nostre Seigneur
Boron est à Chrétien ce que Jean de Meung est à Guillaume de Lorris »1 ;
le Joseph dArimathie « christianise définitivement le graal en s’inspirant
d’écrits apocryphes »2. Pourtant rien ne dit, ni que la légende ait connu 1. Cf. Manuel Insolera, « Robert de Boron , lo Pseudo-Germano e Onorio Augustodunense : il Graal
e il mistero della transustanziazione », dans Romania, 108, 1987, p. 268-287, en part. p. 272
une évolution cohérente allant vers la christianisation, ni que les étapes de et 279 sq. L’identification de la source d’Honorius dans un passage du De ecclesiasticis ojfciis de
cette évolution au tournant du XIIe et du XIIIe siècles se réduisent à Amalaire de Metz (c. 850) avait é té d é j à proposée par Myrrha Lot-Borodine (« Autour du Saint
Graal. II : Les rites eucharistiques chez Robert de Boron et Chrétien de Troyes », dans Romania,
Chrétien et ses continuateurs d’une part, Robert de l’autre : le Partirai de 57, 1931, p. 147- 205, 188-189). Cf. aussi Zambon , Robert de Boron e i segreti del Graal, p. 94, qui suit
Wolfram von Eschenbach est même un indice du contraire et accré- la piste fournie par A. N . Wesselofskij, « Zur Frage ü ber die Heimat der Legende von heiligen
Gral », dans Archiv fur slavische Philologie, 23, 1901, p. 321-385, et attire l’attention sur le pseudo-
Germanus comme source de l’élaboration postérieure d’une correspondance entre le calice et le
1. Charles Mêla, La reine et le Graal. La conjointure dans les romans du Graal, de Chrétien de Troyes au Livre de veissel dans lequel Joseph d’Arimathie recueillit le sang du Christ. La question a été reprise dans les
Lancelot, Paris, Le Seuil, 1984, p. 132. articles de Henry et Renée Kahane, « The Secrets of the Grail. À propos of Francesco Zambon’s
2. Jean- Marie Fritz, « Robert de Boron », dans Dictionnaire des lettres françaises. Le Moyen Age, sous la Robert de Boron », dans Zeischrift für romanische Philologie, 103, 1987, p. 108-114, et « Robert de
dir. de Geneviève Hasenohr et Michel Zink, Paris, Le Livre de Poche, « La Pochothèque », 1992, Boron’s Joseph ofArimathea. Byzantine Echoes in the Grail Myth », dans Jahrbuch der òsterreichischen
p. 1280. Bygantinistik, 38, 1988, p. 327-338.
/1

258 Poésie et conversion au Moyen Age Robert de Boron, la nature du Graal et la poétique du salut 259

du ms. 1131 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève1, qui s’inspire beau- Et ce que la vouiz l’en eust dist. et tout ce que la voix lui avait dit sur ce
coup, lui aussi, de Y Evangile de Nicodème, mais, plus largement, de tous les sujet.
Meistres Roberz dist de Bouron, Maî tre Robert de Boron dit
grands Mystères de la Passion, qui fondent la représentation de la Passion Se il voloit dire par non 3156 que s’il voulait dire explicitement

sur une sorte de Prolog im Himmel mais un prologue qui dure des « jour- Tout ce qu’en cest livre afferroit, tout ce qui a trait à ce livre,

nées » entières exposant les circonstances de la chute et de la rédemp-
tion. Ce mode d’approche et de compréhension du roman de Robert de
Presqu’a cent doubles doubleroit ;
Meis qui cest peu pourra avoir,
il le rendrait cent fois plus long.
Mais celui qui disposera du peu qu’il en dit
Certeinnement pourra savoir 3160 pourra savoir avec certitude
Boron n’est pas lié essentiellement à la nature du Graal, à son origine, à (Que, s’il y vieut de cuer entendre1, (car s’il veut y appliquer l’intelligence
son sens, mais aux modalités de l’écriture narrative du salut. du cœ ur
Assez de bien y porra prendre) il pourra y puiser bien des choses

Comment, cependant, saisir la portée au demeurant toute relative
de ce changement de perspective, si l’on ne prend pas d’abord connais-
— bénéfiques)
Ces choses que Joseph aprist ce que Joseph apprit
sance des données touchant Robert de Boron et son œ uvre ? A sen neveu et qu’il li dist. 3164 à son neveu et ce qu’il lui dit.
Le poète se nomme deux fois dans son Joseph dArimathid , au
vers 3155 (meistres Robert dist de Bouron) et au vers 3461 (messire Robert de Il y a là une idée et un mouvement inspirés de la conclusion de
Beron) . Meistres ( « maî tre » ) désigne un clerc, messire un chevalier. On ^ l’Evangile de Jean (« Il y a encore bien d’autres choses qu’a faites J ésus. Si
on les mettait par écrit une à une, je pense que le monde lui-même ne suffi-
s’accorde à penser que meistres, au vers 3155, est une erreur du copiste
rait pas à contenir les livres qu’on en écrirait », Jn 21, 25). C’est une idée et
pour messire. Hypothèse en elle-même invérifiable, car le roman en vers
de Robert de Boron lui-même ne nous est connu que par un seul manus- un mouvement qu’on trouve dans d’autres œ uvres médiévales, comme
crit3. Mais il a été rapidement mis en prose, et cette mise en prose est l’épilogue de la première Vie des Pères, dont il était question au chapitre pré-
cédent, ou la fin de la Vie de saint Louis de Joinville. L’idée est celle d’une
conservée dans plusieurs manuscrits qui s’accordent tous en cet endroit
science plus vaste dont l’auteur ne livre qu’une petite partie, suffisante
pour écrire : Et messires Robers de Boron dist que... (1. 1324-1325). Robert de
Boron serait donc un chevalier, et non un clerc. Mais, comme l’a souligné cependant pour éclairer (Robert de Boron) ou pour convertir (saint Jean)
son lecteur. Eclairer au lieu de convertir : il s’agit ici d’un savoir, ce qui
A. Micha4, l’erreur du copiste de R, si erreur il y a, est bien compréhen-
sible. Robert de Boron a une culture théologique et scripturaire surpre- paraît aller dans le sens de Zambon, qui soupçonne la révélation d’un
nante de la part d’un chevalier. Ajoutons que le contexte o ù figure cette
savoir caché, une forme de gnose ; mais précisément, Robert souligne que
« erreur » l’encourage. C’est le moment où Joseph d’Arimathie transmet à
ce qu’il en dit est suffisant. Ce n’est donc pas un savoir caché, puisqu’il en
son neveu Alain, lui-même converti et rempli de la grâce de Dieu, les
révèle le contenu. Reste que l’appellation de « maî tre » ne peut que venir
révélations qu’il a entendues de la bouche du Christ lui-même : naturellement sous la plume dans le contexte d’une telle révélation.
Le seul autre renseignement que Robert de Boron nous donne sur
Alein sen neveu apela, Alain appela son neveu : lui-même se trouve aux vers 3489-3494, où il dit que son seigneur est
De chief en chief conté li ha 3152 il lui conta d’un bout à l’autre
Tout ce qu’il seut de Jhesucrist tout ce qu’il tenait de J ésus-Christ Gautier de Montbéliard. De fait, le village de Boron se trouve à 18 km de
Montbéliard. Gautier de Montbéliard est un personnage bien connu. Il
est parti en 1201 ou 1202 pour la quatrième croisade, celle qui a abouti à
1. Éd. Graham A. Runnalls, Genève, Droz, 1974.
la prise de Constantinople. Dès avant 1205, il est à Chypre où il porte le
2. Cf . William A. Nitze, Robert de Boron. Le roman de 1'estoire dou Graal, Paris, Champion , CFMA, 1927 titre de « connétable de J érusalem » et épouse la fille du roi Amaury II de
(trad, par A. Micha, Paris, Champion , 1995), et Richard O’Gorman, Robert de Boron, « Joseph Lusignan. À la mort du roi, au printemps 1205, il devient le tuteur du
d’Arimathie ». A Critical Edition of the Verse and Prose Versions, Toronto, Pontifical Institute of
Mediaeval Studies, 1995 (« Studies and Texts », 120). On cite, dans la suite du chapitre, à partir de petit roi Hugues, âgé de dix ans, et exerce la régence pendant cinq ans, au
l’éd. de O’Gorman, en intervenant légèrement sur la ponctuation.
3. R, Paris, BNF fr. 20047, anc. 1987.
4. Cf. Alexandre Micha, « “ Matière” et “ sens” dans L’ estoire dou Graal de Robert de Boron », dans Id .,
De la chanson de geste au roman. Études de littérature médiévale offertes par ses amis, élèves et collègues, Genève, 1. Nous modifions ici la ponctuation choisie aussi bien par O’Gorman (savoir/Que...) que par Nitze
Droz, 1976, p. 207-230, p. 217. (savoir,/Que...).
260 Poésie et conversion au Moyen Âge Robert de Boron, la nature du Graal et la poétique du salut 261

terme desquels, incapable de rendre compte des sommes qu’il a dilapi- départ de Gautier pour la croisade, postérieure à 1210, si la période de
dées, il doit fuir le royaume et gagner la Terre sainte, où il meurt au com- —
paix est celle de la régence à Chypre voire postérieure à la mort de Gau-
tier en 1212, car le mouvement, le ton et le temps de la phrase
bat, sans doute en 1212. Voici les termes dans lesquels Robert de Boron
l’associe à la rédaction de son roman : s’accorderaient avec l’hypothèse que Gautier est mort au moment où
Robert l’écrit.
A ce tens que je la1 retreis A l’époque où je la racontais
O mon seigneur Gautier en peis, en paix auprès de Monseigneur Gautier, S’il n’existe pas de trace de Robert de Boron outre-mer, en revanche il
Qui de Montbelÿal estoit, qui était de Montbéliard, y en a peut-être en Angleterre et dans sa région d’origine. Un acte
Unques retreite esté n’avoit 3492 la grande HISTOIRE DU GRAAL d’Essex, dé j à signalé par Francisque Michel, mentionne un certain Robert
La grant ESTOIRE DOU GRAAL n’avait jamais encore été racontée
Par nul homme qui fust mortal. par nul homme mortel. de Burun qui, après avoir, en 1186, reçu un don d’Henri II Plantagenêt,
fait à son tour une donation au monastère de Montreuil-sur-Mer, en
La notation intéressante est évidemment « en paix ». On en a généra- Picardie. Tout cela se passe loin de la Bourgogne (future Franche-
lement déduit (Nitze) que Robert avait écrit son roman avant le départ de Comté). Mais un lien existe pourtant. Henri II s’intéressait au mona-
Gautier pour la croisade et le d ébut de sa vie aventureuse, c’est-à-dire au chisme bourguignon, cistercien et chartreux. Il a fait venir de la Grande
plus tard en 1201. Cependant, Gautier peut aussi être dit avoir vécu « en Chartreuse un personnage nommé Hugues d’Avalon pour en faire le
paix » pendant les années fastueuses de sa régence chypriote, entre 1205 prieur de Witham (Somersetshire), domaine appartenant à l’abbaye de
et 1210. Cette deuxième hypothèse est particulièrement intéressante pour Glastonbury. Or, on le sait, une tradition assimile à Glastonbury les vans
ceux qui cherchent dans la légende du Graal en général et dans le roman dAvaron ou dAvalon, la région d’Occident où doit être translaté le Graal
de Robert de Boron en particulier des influences orientales2. Mais il y a après la mort de Joseph d’Arimathie : vallis Avaloniae juxta Glastoniam.

autre chose. La notation suppose que Gautier et Robert s’il a partagé
son destin (bien qu’aucun document ne garde trace de son éventuel pas-
En 1191, les moines de Glastonbury annoncent la découverte des tom-
beaux d’Arthur et de Guenièvre, tandis que leur propagande propose de

sage à Chypre ou en Terre sainte) n’ont pas toujours vécu « en paix ».
Elle laisse entendre que Gautier a cessé ensuite de vivre en paix. Autre-
voir dans Glastonbury la mythique île d’Avalon. Le nom d’Avalon se
trouve donc être aussi celui du prieur d’un établissement monastique
ment dit, tout en figurant dans le texte du roman, elle implique que ce dépendant de Glastonbury, et cet Avalon, celui d’Hugues d’Avalon est,
roman a é té composé à une époque antérieure à celle où elle est elle- plutôt qu’Avallon, actuelle sous-préfecture de l’Yonne au nord-ouest de
même écrite, contradiction, au moins apparente, qui n’est pas rare dans la Bourgogne, Avalon près de Pontcharra-sur-Bréda, en Isère ; dans tous
les œ uvres médiévales : Paulin Paris, puis Gaston Paris supposaient que les cas, on est près de la région de Robert de Boron et près des régions de
le roman avait eu une première, puis une deuxième rédaction3. Nitze a développement de la spiritualité cistercienne qui a marqué les romans du
justement fait observer qu’il n’y a là que « l’usage commun qui consistait à Graal1.
rédiger au passé les épilogues et les prologues des romans »4. Mais dans la Robert de Burun est-il notre Robert de Boron ? Y a-t-il un lien entre
circonstance, ce qui fait soupçonner un décalage temporel, ce n’est pas lui et le prieur Hugues d’Avalon ? Ce nom et ses échos ont-ils joué un
l’emploi du passé, c’est ce « en paix ». La rédaction ou la copie du roman rôle dans le lien qu’é tablit notre auteur entre le Graal et les vans dAvalon ?
seraient postérieures à 1201, si la période de paix est celle qui précède le —
Peut-on comprendre ainsi par ses liens avec un personnage parti pour
la croisade et par ses liens avec un religieux nommé Avalon et lié à Glas-
1. Le. U Estoire dou Graal. —
tonbury l’étrange blend chrétien et breton de son roman ? Le rapproche-
ment entre Robert de Burun et notre Robert de Boron était complète-
2. Pierre Gallais, « Robert de Boron en Orient », dans MélangesJean Frappier; Genève, Droz, 1970, 1.1,
p. 313-319. ment abandonné quand Francesco Zambon s’y est de nouveau intéressé
3. Paulin Paris, « De l’origine et du développement des Romans de la Table Ronde. Le Saint Graal »,
dans Romania, I (1872), p. 457-482, p. 481 ; Gaston Paris, Compte rendu à Der Prosaroman von
Joseph von Arimathia [...] von G. Weidner, Oppeln, Franck, 1881, dans Romania, X, 1881, p. 599-
601.
4. Cf. Robert de Boron, Le roman de l’ estoire dou Graal, cit., p. VIL 1. L. Charvet, Des Vaus d’Avalon à la Queste du Graal, Paris, Corti, 1967.
262 Poésie et conversion au Moyen Âge Robert de Boron, la nature du Graal et la poétique du salut 263

en 1985 - très prudemment, mais pas assez pourtant pour échapper à la saint veissel, dont il confie plus tard la garde à son neveu Alain, fils de
réprobation de Richard Trachsler, qui juge l’hypothèse insoutenable1. Bron. Le Christ les envoie en Occident, dans les vans dAvaron.
Faut-il penser d’autre part que Robert de Boron joue sur son propre Immédiatement après ce court roman (3 514 vers), Tunique manus-
nom et sur celui de Bron, qu’il donne au beau-frère de Joseph crit contient les 502 premiers vers d’un roman de Merlin, qui en est expli-
d’Arimathie et qu’il présente comme une contraction de « Hébron », citement la suite. Nous en connaissons cependant en substance l’inté-
nom lui-même emprunté au livre des Nombres ? Hebron est l’un des gralité grâce à sa mise en prose dont la comparaison avec les 500 premiers
quatre fils de Kohath auxquels est confié le soin des objets sacrés de vers permet de vérifier qu’elle est absolument littérale, comme l’est aussi
l’Arche d’Alliance ( « Ils auront la charge de l’arche, de la table, du can- celle de Joseph dArimathie. Le Merlin permet de faire la jonction entre les
délabre, des autels, des objets sacrés pour officier, du voile avec tout son origines du Graal et son histoire « moderne », c’est-à-dire au temps du roi
appareil » ) 2. Cet emprunt a des raisons très claires : non seulement les Arthur. Un troisième roman, que nous ne connaissons qu’en prose,
fils de Kohath ont la garde des vases sacrés, mais encore Robert de conduit les aventures du Graal jusqu’à leur terme, avec Perceval pour
Boron présente comme un nouvel Exode le départ des juifs convertis héros. Il est tentant d’y voir également la mise en prose d’une œ uvre de
sous la conduite de Joseph d’Arimathie, gardien du Graal. Mais, dans la Robert de Boron, dont la version en vers serait intégralement perdue.
liste des quatre fils de Kohath que donne le livre des Nombres (Amram, Mais des contradictions avec les deux autres romans rendent cette hypo-
Iesaar, Hebron et Oziel), Hebron figure en troisième, et non en premier. thèse incertaine1. Il est donc difficile d’attribuer avec certitude à notre
Si c’est lui que Robert de Boron est allé chercher, et s’il le nomme par- poète, comme on Ta souvent fait, l’ensemble de la trilogie telle que nous
fois Hebron, mais beaucoup plus souvent Bron, ce peut être par allusion la lisons en prose.
à son propre nom, ou, comme on Ta soutenu, par allusion au héros cel- Il est certain, en revanche, que son influence a été décisive. Elle se
tique Bran, possesseur d’un chaudron magique et que certains traits rap- mesure de plusieurs façons. D’une part, à travers un témoignage indirect
prochent du Roi Pêcheur de Chrétien de Troyes. Tout cela reste très très fameux, qui le désigne probablement, bien qu’un doute subsiste.
incertain, très confus, et nous en apprend finalement moins que la lec- Dans sa chronique, dont seule une partie nous est parvenue, Hélinand de
ture du roman lui-même. Froidmont, vers 1220, dit avoir cherché en vain la source latine d’une
On le voit, on ne peut parler de Robert de Boron sans parler de son « Histoire du Graal » ( Historia quae dicitur de Gradali) qu’il a lue en français :
œ uvre. Il est temps de résumer Joseph dArimathie. Disciple secret du
Gradalis autem sive Gradale gallice dicitur scuteUa lata et aliquantulum profunda, in
Christ et fidèle « chevalier » au service de Pilate, Joseph d’Arimathie qua pretiosae dapes cum suo jure divitibus soient apponi gradatim unus morsellus
obtient de ce dernier qu’il lui remette le corps supplicié de Jésus. Pilate lui post alium in diversis ordinibus, et dicitur vulgari nomine graalt quia grata et accepta-
fait en outre don d’un récipient { veissel) dérobé par un juif lors de ^
bilis est in ea comedenti, turn propter continens, quia forte argentea est vel alia pre-
l’arrestation de J ésus à la fin du repas chez Simon. Joseph y recueille le tiosa materia, turn propter contentum, id est ordinem multiplicem pretiosarum
dapum 2.
sang qui se remet à couler des plaies du Christ lors de la mise au tombeau.
Arrêté par les juifs, il reçoit dans sa prison la visite du Christ, qui lui remet
le veissel et lui en confie la garde. Quarante ans plus tard, Vespasien, guéri 1. Cf. A. Micha, « Deux études sur le Graal : II . Le “ livre du Graal” de Robert de Boron », dans
Romania, LXXV, 1954, p. 316-352, maintenant dans Id., De la chanson de geste au roman, cit., p. 145-
par le voile de Véronique, se convertit, vient en Terre sainte, libère 181, en part. p. 163 sq. Voir aussi Trachsler, Merlin l’ enchanteur, cit., p. 27-29.
2. Chronique, dans PL, t. 212, 814-815. La définition que donne Hélinand du Graal un grand plat

Joseph et tire vengeance des juifs. Joseph, entraînant avec lui son beau-
frère Bron et ceux des juifs qui se sont convertis, part en emportant le —
creux correspond à ce qu’on sait de cet objet. Le nom commun (latin gradalis, français graal ou
graus, langue d’oc gravai ou gradal) est attesté en latin au dé but du XIe siècle (testament d’un comte
d’Urgel en 1010), en langue d’oc vers le milieu du XIIe siècle, voire un peu avant (Girart de Roussil-
lon). Les étymologies les plus largement admises aujourd’hui sont celle de Léo Spitzer { cratis, claie
1. Richard Trachsler, Merlin l’ enchanteur. Etude sur le Merlin de Robert de Boron, Paris, SEDES, 2000, p. 33 - auquel cas \m graal serait à l’origine un panier d’osier) et celle de Cari Théodor Gossen (* cratale,
et n. 2. Bien qu’il porte spécifiquement sur le Merlin, ce livre est une excellente introduction à croisement de crater et de (vas) gradale, récipient destiné à contenir le garum, c’est-à-dire la sauce à
l’œ uvre de Robert de Boron. poisson ou saumure). S’agissant du « Graal qui agrée » et sert à chacun des mets agréables, on sait
2. « Et custodient arcam, mensamque et candelabrum, altaria et vasa sanctuarii in quibus ministratur, qu’au dé but de la Quête du saint Graal, le Graal apparaît le jour de la Pentecôte au roi Arthur et à ses
et velum , cunctamque huiuscemodi supellectilem » (Nombres, 3, 31) . chevaliers réunis autour de la Table ronde et qu’il fournit de la nourriture à tous de telle façon que
264 Poésie et conversion au Moyen Âge Robert de Boron, la nature du Graal et la poétique du salut 265

Gradalis ou Gradale (Graal, au masculin ou au neutre) désigne en français une grande Robert de Boron n’a pas inventé la matière de son Joseph dArimathie.
écuelle assez profonde, dans laquelle des mets précieux avec leur jus sont servis aux
riches successivement (gradatim), un morceau après l’autre, dans un ordre variable, et
Il Ta composé en adaptant et en réunissant deux apocryphes chrétiens,
! on l’appelle en langue vulgaire graal, parce qu’il est agréable et reçu avec faveur (grata) Y Evangile de Nicodème et la Vengeance du Sauveur ( Vindicta Salvatorisf . V Evan-
d’y manger, soit à cause du contenant, qui peut être en argent ou dans une autre gile de Nicodème, qui remonte au IVe siècle, a été traduit dans toutes les lan-
matière précieuse, soit à cause du contenu, c’est-à-dire la succession multiple de mets gues du christianisme. Sa première partie, les Actes de Pilate (Gesta Pilatï), la
précieux. seule dont s’inspire Robert de Boron, relate la Passion du Christ, sa mise
L’œ uvre dont parle Hélinand pourrait bien être le roman de Robert au tombeau, l’arrestation de Joseph d’Arimathie par les juifs le soir
de Boron, car celui-ci en désigne la matière sous le nom de Estoire del même, sa vision en prison du Christ ressuscité, son témoignage devant
Graat et rapproche, comme il le fait lui-même, les mots graal et agréer : les juifs. La deuxième partie, la Descente aux Enfers (Descensus ad Inferos),
négligée par Robert, mais qui a connu au Moyen Age un immense succès,
« —Et queu sera la renummee
Do[u] veissel qui tant vous agree ?
2653 « — Et quelle sera la renommée
du récipient qui vous plaît tant ?
reproduit le témoignage de Leucius et de Carinus, fils du vieillard Siméon
Dites nous, comment l’apele on Dites-nous, comment l’appelle-t-on qui avait prophétisé sur l’enfant J ésus : lorsque le Christ est descendu aux
Quant on le numme par son non ? » quand on le nomme par son nom ? » enfers, entre sa Passion et sa résurrection, il les a ressuscités. La Vindicta
Petrus respont : « Nou quier celer : 2657 Petrus répond : « Je ne cherche pas à le Salvatoris, texte latin beaucoup plus tardif (VIIIe siècle) relate la guérison de
cacher :
Qui a droit le vourra numme[r] celui qui voudra lui donner son vrai nom la lèpre de Vespasien, fils de l’empereur de Rome Titus (on sait que la réa-
Par droit Graal l’apelera ; l’appellera Graal ; lité est à l’inverse), grâce à la Sainte Face de Véronique, la conversion de
Car nus le Graal ne verra, car nul, je crois, ne verra le Graal
Ce croi je, qu’il ne li agree : 2661 sans qu’il lui agrée :
Vespasien et son expédition vengeresse contre les juifs (souvenir de la
A touz ceus pleist de la contrée, il plaî t à tous ceux de ce pays, prise de J érusalem et de la destruction du Temple par Titus).
A touz agree et abelist. » à tous il agrée et est agréable. » Robert de Boron ne traduit pas littéralement ces deux textes, mais
Mais la fortune du Joseph dArimathie est confirmée par des preuves y introduit des modifications nombreuses. Celle qui lui permet de les
plus assurées que les quelques mots d’Hélinand, qui peuvent, après tout, réunir en un seul récit consiste à supposer que les juifs ne libèrent pas
se ré férer à un autre ouvrage. On l’a dit, si nous n’en connaissons qu’un Joseph de sa prison, mais l’y abandonnent et qu’il y reste mira-
seul manuscrit, sa mise en prose et celle du Merlin, sans doute de peu pos- culeusement en vie jusqu’à ce que Vespasien l’y trouve et l’en délivre.
térieures à leur composition, nous sont conservées dans plusieurs manus- Mais, bien entendu, son ajout décisif est l’introduction du Graal, qui
crits, et surtout elles serviront de base à Y Histoire du saint Graal et au Merlin n’est nulle part avant lui associé à ces récits, bien que la légende de
qui seront placés après coup, sans doute vers 1230, en tête du cycle roma- Joseph d’Arimathie ait fait depuis longtemps au sang du Christ une place

nesque en prose du Lancelot Graal de façon à parfaire sa cohérence. importante dans les textes byzantins, puis occidentaux, les traités
liturgiques mettant en relation le calice de l’Eucharistie avec la mise au

chacun a l’impression de manger le mets qu’il pré fère. On ne peut s’empêcher de songer, bien que 1. Éd. Konstantin von Tischendorf, Evangelia apocrypha, Leipzig, 1876 (reprint Georg Olms, Hildes-
cet apocryphe n’ait certainement pas été connu en Occident, au dé but du texte conservé dans le heim , 1966) : Acta Pilati (texte grec, version A et version B), p. 210-332, Gesta Pilati (texte latin),
ms. A du Livre de la résurrection de Jésus-Christpar l’apôtre Barthélemy : « Le Sauveur se mit à table avec p. 333-388, Descensus Christi ad inferos (texte latin, version A et version B) , p. 389-432, Vindicta Sal-
les douze apôtres. Le repas était servi par eux. Chaque fois que le Sauveur se penchait en direction vatoris, p. 471 -486. Traductions médiévales en prose françaises de ces textes : La Vengeance de
d’un mets, la table tournait afin que tous tendent la main vers ce dont le Sauveur avait mangé et ce Nostre-Seigneur. The old and Middle French Prose Versions : The Version of Japheth, éd. Alvin E. Ford ,
qu’il avait béni. Matthias déposa un plat sur lequel il y avait un coq, tandis que du sel se trouvait Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 1984 (« Studies and Texts », 63) ; Alvin
sur la table. Le Seigneur se pencha pour manger d’abord un peu de sel. La table tourna et les apô- E. Ford, La Vengeance de Nostre-Seigneur. The Old and Middle French Prose Versions : The Cura Sanitatis
tres en prirent » { Ecrits apocryphes chrétiens I, dir. F. Bovon et P. Geoltrain, Paris, La Pléiade, 1997, Tiberii (The Mission of Volusian), The Nathanis Judaei Legatio (Vindicta Salvatoris), and the Versions found
p. 307-308.) Dans l’autre manuscrit du même texte (qui est pour l’essentiel un Descensus Christi ad in the Bible en français of Roger d'Argenteuil or influenced by the Works of Flavius Josephus, Robert de Boron
inferos) , la femme de Judas a pris en nourrice le fils de Joseph d’Arimathie {ibid , p. 309). and Jacobus de Voragine, Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 1993 (« Studies and
1. Joseph d’Arimathie, v. 3487. Il est donc légitime d’intituler ce roman Le Roman de l’Estoire dou Graal, Texts », 115). Traductions et adaptations en vers de 1 Evangile de Nicodème : Gaston Paris et
comme le fait William Nitze. Il est cependant plus commode de le désigner sous le titre de Joseph Alphonse Bos, Trois versions rimées de l’ Evangile de Nicodème par Chrétien, André de Coûtâmes et un ano-
d’Arimathie, comme son dernier éditeur Richard O’Gorman et comme nous le ferons ici, afin nyme, publiées d’ après les manuscrits de Florence et de Londres, Paris, SATF, 1885 ; cf. aussi Alvin E. Ford,
d’éviter toute confusion avec YEstoire del saint Graal placée en tête du Lancelot-Graal. L’ Evangile de Nicodème. Les versions courtes en ancien français et en prose, Genève, Droz, 1973.
A

266 Poesie
^
et conversion au Moyen Age Robert de Boron, la nature du Graal et la poétique du salut 267

tombeau1. Toutefois, le Graal, réceptacle du sang du Christ, ne chasse


pas de son récit l’autre relique christique, qui y figure dès l’origine, la

En Orient s’il a écrit son roman après y avoir suivi Gautier de
Sainte Face de Véronique. Là encore, il n’est pas le seul à associer le Pré-

Montbéliard Robert de Boron lui-même a pu entendre parler du Man-
dylion, suaire portant l’empreinte du Christ, transporté au Xe siècle
cieux Sang et les images miraculeuses du Christ, dites images achéiropoiè- d’Edesse à Constantinople, où le chroniqueur Robert de Clari mentionne
tes, qui sont supposées avoir reproduit et conservé ses traits sans inter- à la fois sa présence et sa disparition lors de la prise de la ville par les croi-
vention humaine. La brillante é tude consacrée par Jean-Claude Schmitt sés en 12041.
au Volto Santo de Lucques le rappelle2. Le Volto Santo, dont la réalisa- Et parmi les reliques qui seront cédées à saint Louis par l’empereur
tion avait été commencée par Nicodème, mais a été miraculeusement latin de Constantinople Baudouin II en 1247 pour être conservées à la
achevée par un ange pendant son sommeil, est arrivé à Lucques en Sainte Chapelle, figurent deux reliques du Saint Sang, dont la présence est
même temps que deux ampoules, l’une contenant du sang et l’autre de signalée à Constantinople avant la IVe Croisade.
l’eau sortis du flanc du Christ. Il est associé à la Veronica par plusieurs Résumons. Robert de Boron se fonde sur des apocryphes très
auteurs à peu près contemporains de Robert de Boron (Gervais de Til- connus, très lus, très traduits au Moyen Age. En un sens, son roman n’est
bury, Giraud le Cambrien). Un poème français du XIP siècle, le Saint Vou qu’une adaptation et une compilation de plus de ces apocryphes. Mais il
de Luques, qui rapproche l’histoire du Volto Santo de l’Invention de la opère plusieurs transferts, ou translationes. Deux sont d’une importance
Sainte Croix, met en scène aussi bien Joseph d’Arimathie que Nico- particulière. D’une part, la seule relique connue par ses modèles (Acta
dème. Enfin, dans la Première Continuation de Perceval\ quelques années à Pilati, Vindicta Salvatoris, Cura sanitatis, ainsi que la chanson de geste fran-
peine après le poème de Robert de Boron, sinon presque au même çaise qui en dérive, la Destruction de Jérusalem ou Livre de Titus et de Vespa -
moment, le lien entre le Graal et le Volto Santo est explicite dans la sien) , c’est la Sainte Face imprimée sur le voile de Véronique. Robert lui
bouche même du Roi Pêcheur qui, dans le résumé qu’il fait à Gauvain ajoute le Graal. Mais il le lui ajoute, et ne le lui substitue pas. Le voile de
de toute l’histoire du Graal, mentionne la Sainte Face de Lucques Véronique continue à jouer son rôle dans toute la partie adaptée des apo-
sculptée par Nicodème immédiatement avant de relater le départ de cryphes et reste l’instrument de la conversion de l’empereur. Robert de
Joseph pour l’Angleterre : Boron s’inscrit donc entièrement et docilement dans la tradition apo-
Cil { Nicodème) avoit taillié et portrait { Nicodème ) avait sculpté et représenté cryphe. Certes, il la prolonge et la gauchit par l’introduction du Graal,
Un volt, et tô t autretel fait un visage à la ressemblance exacte mais il le fait en intervenant au minimum et en fondant chacune de ses
Con Nostre Sire au jor estoit de Notre Seigneur, tel qu’il était le jour
Que il en crois veü l’avoit, où il l’avait vu sur la croix.
interventions et chacune des inventions de son récit sur des réminiscen-
Mais de ce sui fis et certains Mais je suis absolument certain ces scripturaires implicites, en faisant de chacune le doublet, la répétition
Que Damredex i mist ses mains que Dieu mit lui-même la main d’un passage de l’Ecriture, comme on le verra bientôt. Si médiocre poète
Au figurer, si corn on dit ; à la confection de cette image, ainsi qu’on le dit,
Car nus hom puis un tel n’en vit, car personne n’en a vu de semblable qu’on puisse le juger, il suit un principe Sinventio qui est dans l’imitation
(

Ne pot estre manovrés. ou n’a pu en fabriquer une pareille depuis. méditée de l’Ecriture.
Li pluisor de vos le savés La plupart d’entre vous le savent bien, D’autre part, la translatio la plus visible est évidemment celle de Terre
Qui a Lueques avés esté, qui sont allés à Lucques
Veü l’avés et esgardé 3. où ils l’ont vue et contemplée. sainte en Bretagne. Elle reste sans véritable explication, sinon qu’elle est,
dans l’ordre de l’histoire du salut, symétrique de la translatio de la matière
1. Cf . plus haut, p. 257, n . 1. antique vers la matière bretonne dans l’ordre de l’histoire humaine. La
2. « Cendrillon crucifiée. À propos du Volto Santo de Lucques », dans Id ., Le corps des images. Essais question, notons-le, ne peut être résolue ni par la victoire des partisans
sur la culture visuelle au Moyen Age, Paris, Gallimard, 2002, p. 216-271, particuliè rement p . 220-223,
230- 233. Voir aussi Eugenio Burgio, Racconti di immagini. Trentotto capitoli suipoteri della rappresenta-
sçone nelMedioevo occidentale, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2001, part. p. 119, n. 15. 1. Cf. Robert de Clari, La conquête de Constantinople, éd. Philippe Lauer, Paris , Champion, CFMA, 1956,
3. Première Continuation de Perceval ( Continuation Gauvain), Texte du ms. L édité par William Roach, Tra- XCII, 43-50, p. 90 : « Et entre ches autres en eut un autre des moustiers que on apeloit medame
duction et présentation par Colette-Anne Van Coolput-Storms, Paris, Le Livre de Poche, « Let- Sainte Marie de Blakerne, ou li sydoines, la ou Nostre Sires fu envolepés, i estoit, qui cascuns des
tres gothiques », 1993, v. 7595-7605. On a modifié, en vue d’ une présentation juxtalinéaire, la tra- venres se drechoit tout drois, si que on i pooit bien veir la figure Nostre Seigneur, ne ne seut on
duction de C.-A. Van Coolput-Storms. onques, ne Griu, ne Franchois, que chis sydoines devint quant la vile fu prise. »
I

268 Poésie et conversion au Moyen Âge Robert de Boron, la nature du Graal et la poétique du salut 269
ir
d’une origine celtique du Graal sur ceux d’une origine chrétienne, ni par du Graal l’objet d’un récit. Mais d’abord, il permettra de comprendre que,
celle des seconds sur les premiers. Car plus on montre - et on le peut - chaque fois, les silences du texte au regard de son modèle ont moins pour
que le Graal a des résonances et des équivalents dans la mythologie cel- visée de dissimuler un secret que de signaler l’intériorisation de la foi : on
tique, plus on fait ressortir l’importance de son interprétation chré tienne, tait ce qui est su dans la foi et qui fonde le récit.
puisque celle-ci n’était pas nécessaire et a pourtant pris l’ampleur que l’on
sait. Et plus on montre - et on le peut aussi - que le Graal s’enracine dans
une tradition chré tienne, plus on fait ressortir l’importance de son lien
avec le monde celtique, puisque rien n’imposait d’expédier Joseph CONTINUUM ET REMANIEMENTS
d’Arimathie et le Graal chez les Bretons. La lutte est sans issue, et chaque
point marqué par l’un des deux camps a pour conséquence de renforcer
d’autant le camp adverse. Autrement dit, en montrant, ainsi que nous V Évangile de Nicodème n’est pas un apocryphe comme les autres1. Il
allons tenter de le faire, comment les modèles scripturaires, canoniques et n’est pas contemporain des Evangiles canoniques, mais postérieur
apocryphes inspirent la composition, la rédaction et la poétique du roman (IVe siècle). Il ne représente pas une tradition divergente par rapport à
de Robert de Boron, nous ne pré jugerons nullement de 1’ « origine du eux ; il s’enracine en eux, se fonde sur eux et se donne pour objet de les
Graal », question dans laquelle nous n’entrerons pas. confirmer. Il n’a donc pas été considéré dans la tradition chrétienne
Robert de Boron ne fait pas seulement du Graal une relique chré- comme vraiment apocryphe. Au IVe siècle, saint Epiphane de Salamine ne
tienne. Il l’introduit dans la tradition scripturaire. De la compilation des l’exclut du corpus canonique que parce les manuscrits en donnent des
Evangiles canoniques aux apocryphes et des apocryphes à leurs adapta- versions divergentes. Albert le Grand, Thomas de Chobham se fondent
tions françaises , dont le Joseph d’Arimathie est, jusqu’à un certain point,
sur sa seconde partie, le Descensus Christi ad Inferos (la seule qui intéresse
une parmi d’autres, il existe comme un continuum. C’est cette continuité vraiment les auteurs médiévaux, mais aussi celle que Robert de Boron
qu’il faut d’abord mettre en évidence. Une continuité qui est celle de la n’exploite pas) , pour confirmer qu’il y a bien eu des résurrections au
traduction et de l’adaptation. Mais une continuité aussi dans la méthode moment de la mort du Christ, comme le dit saint Matthieu (Mt. 27, 52-
et dans la pratique du remaniement. 53) : Albert le Grand dans le De resurrectione voit cette preuve dans le fait
Cette continuité nous montrera que, si mystérieux que reste le Graal, que Y Évangile de Nicodème donne les noms de deux de ces ressuscités, Leu-
Robert de Boron, en faisant de son histoire une histoire sainte, ancrée cius et Carinus ; Thomas de Chobham souligne qu’une preuve de la
dans les Ecritures, suit un modèle qui non seulement lui est proposé par résurrection générale à venir est dans la résurrection partiellement corpo-
les apocryphes, ou plutôt par cet apocryphe particulier qu’est Y Evangile de relle d’individus identifiables, parmi lesquels Leucius et Carinus. Dans
Nicodème, mais encore est suivi par d’autres auteurs religieux de son certains manuscrits, Y Évangile de Nicodème est mêlé aux Evangiles canoni-
temps, et en particulier par le traducteur le plus important de Y Évangile de ques ; toutefois, les copistes avertissent souvent le lecteur par une note
Nicodème. Du coup, son œ uvre n’apparaî t nullement comme une météo- préliminaire que ce n’est pas un texte canonique (dès le IXe siècle, dans le
rite tombée on ne sait d’o ù. Du coup aussi son apport propre, avant ms. Laon, Bibl. munie. 265). Enfin (ou plutôt d’abord !), il ne figure pas
d’être cherché dans les mystères du Graal, doit être é tudié à travers les dans la liste des apocryphes dressée par le décret de Gélase2 et il n’est pas
modifications qu’il fait subir à Y Évangile de Nicodème, à travers le raccord condamné avec eux. Il faudra attendre le concile de Trente et la Réforme
entre ce texte et la Vindicta Salvatoris, à travers les glissements qu’il opère catholique pour que Y Evangile de Nicodème fasse l’objet d’une condamna-
de façon à introduire le Graal, à travers la concurrence entre le voile de tion sans appel. Mais au Moyen Âge, le culte de plusieurs saints trouve
Véronique, seule relique connue de la Vindicta Salvatoris, et le Graal. peut-être en lui son origine : le nom de Longin donné au soldat qui a
Cet examen tournera donc autour du Graal sans l’affronter directe-
ment, mais il permettra finalement de comprendre beaucoup de choses 1. Voir L'Évangile de Nicodème. Introduction, traduction et notes par Rémi Gounelle et Zbigniew Izydorc
zyk, Turnhout, Brepols, 1997. Notre information repose sur cet ouvrage.
sur le récit du Graal que fait Robert de Boron, et d’abord pourquoi il fait 2. Pape de 492 à 496, mais le Decretum Gelasianum est en fait une compilation du VIe siècle.
270 Poésie et conversion au Moyen Âge Robert de Boron, la nature du Graal et la poétique du salut 271

percé le flanc du Christ ; celui de Dismas, le bon larron, et Gestas, le synagogam, quia consentiens illi es ? Pars illius sit tecum in futuro seculo. Dixit : Amen
mauvais ; et surtout le nom de Véronique donné à la femme souffrant amen amen. Similiter et Ioseph subexiens dixit eis : Quid contristati estis adversus me,
d’une perte de sang et guérie par Jésus (cf. Mt. 9, 20-22) et la légende du qui petii corpus Iesu ? Ecce in monumento novo meo posui eum involvens in sindone
munda, et advolvi lapidem ad ostium speluncae (... monumenti, Mc 15, 46 ;

voile de Véronique ce nom même qui est, dans un mélange de grec et
de latin, celui de la Sainte Face, la « vraie icône ».
cf. Mt. 27, 61, saxum magnum ad ostium monumenti) . Et non bene egistis adversus iustum,
quoniam non estis recordati crucifigentes et lancea eum perforantes. Tenentes itaque
YJEvangile de Nicodème fournit ainsi un bon exemple de cet état inter- Iudaei Ioseph iusserunt custodiri eum propter diem sabbati, et dicunt ei : Scito quia
médiaire entre ajouter foi et ne pas ajouter foi. On y ajoute foi tout en hora non exigit aliquid agere adversum te, quia sabbatum illucescit. Conosce autem
sachant que ce n’est pas un texte qui fait foi. quia nec sepultura dignus es, sed dabimus cames tuas volatilibus coeli et bestiis terrae.
Dicit eis Ioseph : Iste sermo superbi Goliae est (cf. 1 Samuel 17, 44), qui improperavit
Son statut particulier au regard des Évangiles canoniques, se mam- deo vivo adversus sanctum David. Dixit autem deus : Mihi vindictam, ego retribuam,
feste dans son type d’écriture par montage - on dirait aujourd’hui par dicit dominus. Et obstructus corde Pilatus accepit aquam et lavit manus suas ante
« couper/coller » - à partir de ceux-ci. Voici, par exemple, la première solem dicens : Innocens ego sum a sanguine iusti huius ; vos videritis. Et res-
apparition de Joseph dans les Gesta Pilati (XI-XII). On a imprimé les pondentes Pilato dixistis : Sanguis eius super nos et super fîlios nostros
emprunts aux Évangiles canoniques en caractères gras, les ajouts de (Mt. 27, 24-25). Et nunc timeo ne quando veniat ira dei super vos et super fîlios vestros,
sicut dixistis. Audientes autem Iudaei haec amariciti sunt corde, et tollentes Ioseph
l’apocryphe en caractères normaux, de façon à faire apparaître comment incluserunt eum in domo ubi non erat fenestra, et custodes posuerunt ad ianuas, et
ce montage permet de greffer sur le texte des Évangiles l’histoire ulté- signaverunt ianuam ubi erat inclusus Ioseph 1.
rieure de Joseph qui n’a rien à voir avec eux :
Chapitre XI
CAPUT XI
C’était dé jà environ la sixième heure : les ténèbres se firent sur la terre entière,
Erat autem quasi hora sexta et tenebrae factae sunt super universam terram et le soleil s’obscurcit et le voile du Temple se déchira par le milieu. Jetant un
sol obscurants est, et vélum templi scissum est medium. Et damans VOCl grand cri, Jésus dit : « Père, en tes mains je remets mon esprit. » Ayant dit
magna dixit : Pater, in manus tuas commendo spiritum meum. Et haec dicens cela, il expira. Voyant ce qui était arrivé, le centurion glorifia Dieu en disant :
emisit spiritum. Videns autem centurio quod factum est, glorificavit deum « Cet homme était un juste ! » Et toutes les foules qui s’étaient rassemblées
dicens quia hic homo iustus erat. Et omnes qui intefuerunt populi ad spectacu- pour ce spectacle, voyant ce qui était arrivé, s’en retournaient en se frappant la
lum istud, spectantes quae facta sunt, percudentes pectora sua revertebantur 4. poitrine. Le centurion rapporta au gouverneur ce qui était arrivé. En entendant cela,
(Le 23, 44-48 ; cf. Mt. 27, 45 sq., Mc 15, 33 sq.). Centurio autem retulit praesidi quae le gouverneur et sa femme furent très attristés : ils ne mangèrent ni ne burent ce jour-
facta sunt. Audiens autem praeses et mulier eius, contristad sunt valde, et non mandu- là. Convoquant les Juifs, Pilate leur dit : « Vous avez vu ce qui est arrivé ? » Ils dirent
caverunt neque biberunt in die ilia. Convocans autem Pilatus Iudaeos dixit eis : Vidistis au gouverneur : « C’est une éclipse de soleil comme les autres qui s’est produite. »
quae facta sunt ? Qui dixerunt praesidi : Eclipsis solis facta est secundum consuetudi- Tous ses amis se tenaient à distance, ainsi que les femmes qui l’accompa-
nem. Stabant autem et noti eius a longe et mulieres quae secutae fuerant eum a gnaient depuis la Galilée, et qui regardaient cela. Et voici qu’il y avait un
Galilea videntes ista. Et ecce vir quidam nomine Ioseph, agens curiam, vir homme nommé Joseph, membre du Conseil, homme droit et juste - celui-là
bonus et iustus, iste non fuit consentiens consiliis nec actibus eorum, ab Ari- n’avait pas donné son assentiment au dessein ni aux actes des autres -, origi-
mathia civitate Iudaeorum, exspectans et ipse regnum dei, iste abiit ad Pilatum naire de la ville juive d’Arimathie, qui lui-même attendait le Royaume de
et petiit corpus Iesu. Et deponens eum de cruce involvit eum in sindone Dieu. Il alla trouver Pilate et réclama le corps de Jésus. L’ayant descendu de la
munda, et posuit eum in monumento suo novo, in quo nullus fuerat positus croix, il le roula dans un linceul propre et le mit dans un tombeau neuf qui lui
(Lc 23, 49-53 ; cf. Mt. 27, 57-60, Mc 15, 42-46, Jn 19, 38-42). était destiné et où personne n’avait encore é té placé.

Chapitre XII
CAPUT XII
Audientes autem Iudaei quia corpus Iesu petierat Ioseph, quaerebant eum et illos duo- En apprenant que Joseph avait réclamé le corps de J ésus, les Juifs le recherchèrent, lui
decim viros qui dixerant quia non est natus de fomicatione, et Nicodemum, et alios et les douze qui avaient dit que (J ésus) n’était pas né de l’œ uvre de chair, ainsi que
multos qui steterant coram Pilato et opera eius bona manifestaverant. Omnibus autem Nicodème et beaucoup d’autres qui s’étaient tenus devant Pilate et avaient manifesté
latentibus solus Nicodemus apparuit illis, quia erat princeps Iudaeorum, et dicit eis :
Quomodo ingressi estis synagogam ? Dicunt ei Iudaei : Et tu quomodo ingressus es 1. K. von Tischendorf, Evangelia apoaypba, p. 362-367.
272 Poésie et conversion au Moyen Âge
I Robert de Boron la nature du Graal et la poétique du salut
} 273
au grand jour ses bonnes actions. Mais tous se cachèrent, et seul se présenta
I
devant pouvait-il trouver à la longue controverse menée devant Pilate sur la question de savoir si Joseph et
eux Nicodème, car il é tait chef des Juifs, et il leur dit : « Comment êtes-vous
entrés Marie étaient unis en légitime mariage ? [nous soulignons] Au chapitre XI André aborde
dans la synagogue ? » Les Juifs lui disent : « Et toi, comment es-tu entré dans la syna-
gogue, toi qui étais d'accord avec lui ? Que tu aies le même sort que lui dans le siècle à son texte, et le suit jusqu’au bout en l’abrégeant notablement çà et là, et en y faisant
venir ! » Il répondit : « Amen, amen, amen. » De même Joseph se montra et leur dit : quelques additions. (...) La petite digression (v. 171-192) destinée à prouver que
« Pourquoi êtes-vous attristés contre moi, qui ai réclamé le l’obscurcissement du soleil lors de la mort de Jésus, n’était pas une éclipse ordinaire,
corps de J ésus ? Voilà que n’est pas dans le latin, non plus que les vers 158-170 : André l’a prise dans YHistoria
je l'ai placé dans mon tombeau neuf en l’enveloppant dans un linceul propre, et j ai
’ scholastica ou ailleurs ; on la retrouve, sous diverses formes, dans beaucoup de textes
roulé une pierre à l’entrée de la caverne. Vous n’avez pas bien agi contre ce juste,
car vous n’êtes pas revenus sur votre décision : vous l’avez crucifié et vous l’avez du moyen-âge et dans les mystères de la Passion ( par exemple Amoul Gréban,
percé d’une lance. » S’emparant alors de Joseph, les Juifs ordonnèrent qu’il f û t mis en v. 26074 sq ) [nous soulignons]. - Les vers 205-236 sont intercalés d’après les synopti-
prison à cause du jour du sabbat, et ils lui dirent : « Sache que l’heure empêche de ques. - Les détails sur Goliath (v. 322-328) sont ajoutés. (...) - Dans le récit des trois
faire quoi que ce soit contre toi, car le sabbat commence. Mais apprends que tu n’es Galiléens (n.b. : v. 535 sq.), André a supprimé la phrase où ils disent avoir vu J ésus
pas digne d’avoir une sépulture : nous donnerons tes chairs aux oiseaux du ciel et aux monter au ciel. Les Galiléens se bornent à dire que J ésus a annoncé son ascension
bêtes de la terre. » Joseph leur dit : « Ces propos sont ceux de l’orgueilleux prochaine. C’est évidemment que notre auteur n’a pas voulu contredire le récit de
Goliath, Luc, d’après lequel l’ascension a eu lieu près de J érusalem, tandis que l’évangile de
qui a rejeté le Dieu vivant en s’opposant au saint David. Mais Dieu a dit : “ A moi la
vengeance, c’est moi qui rétribuerai” , dit le Seigneur. Et Pilate, au cœ ur endurci, prit
" Nicodème la place en Galilée (...). Aussi, plus loin, le discours de Nicodème et la nar-
de l’eau et se lava les mains devant le soleil en disant : “ ne suis pas ration qui suit sont-ils fort écourtés. Toujours pour la même raison, dans le récit de
Je
sable de ce sang : à vous de voir !” Et répondant à Pilate vous avez dit : Que-
respon Joseph, au lieu que J ésus lui dise simplement : Ecce vado adfratres meos in Galilaeam, on
“ lit dans André (v. 805-808) : Après me dist que il ireit En Galilee et mandereit Ses
son sang soit sur nous et sur nos enfants ! Et maintenant je crains le

la colère de Dieu viendra sur vous et sur vos enfants, comme vous l’avez dit.
moment où deciples qu’a lui venissent Et lor joie o lui mantenissent. André a encore supprimé le
» En témoignage du disciple de Siméon (qui, appartenant au premier des deux apocryphes,
entendant ces paroles, les Juifs furent exaspérés dans leur cœ ur. Ils s’emparèrent de
Joseph et l’enfermèrent dans une maison où il n’y avait pas de fenê tre, et ils placè rent s’accorde en réalité assez mal avec le second), et le deuxième interrogatoire des Gali-
des gardes aux portes et posèrent des sceaux sur la porte du lieu où était enfermé léens. On reconnaît dans toutes ces altérations la main d'un clerc instruit et attentif, et, au peu de
Joseph. scrupule qu'il se fait de modifier ainsi son original, on doit croire qu'il ne le tenait pas pourparfaite-
ment authentiqué .
Parmi les nombreuses traductions et adaptations françaises de YEvan Cette dernière phrase répond exactement à la question que nous nous
gile de Nicodème, la plus intéressante, la plus riche et celle qui manifeste le plus posons touchant le type d’adhésion qu’appelaient les textes non canoni-
de talent est celle, en vers, d’André de Coutances, dont le pamphlet anti- ques. Mais elle y répond peut-être trop vite. Car ce texte qu’on se permet
français, le Roman des Français ou Arflet, écrit avant 1204, montre qu’il est le de modifier est cependant présenté comme digne de foi et porteur de
contemporain exact de Robert de Boron1. Son adaptation supprime délibé- vérité. La confection de faux au Moyen Age n’empêche pas de croire à la
rément le récit de la Passion qui occupe les dix premiers chapitres de Y Évan vérité de ce qu’enseigne ou montre le faux, tout au contraire. Et nous
gile de Nicodème, au motif que tout le monde le connaît, et il introduit ailleurs
-
avons vu que le statut particulier de Y Évangile de Nicodème prête à cette
des modifications menues, mais réfléchies. Citons les éditeurs du texte : ambiguïté.
Après un prologue où il s’excuse de ne pas entreprendre l’éloge de la Vierge Marie, D’autre part, il vaut la peine de revenir sur l’omission délibérée du
qui est trop au-dessus de ses forces, André annonce l’intention de mettre en romans le récit de la Passion, sur les raisons qu’André de Coutances en donne, sur la
petit livre que Nicodème a écrit sur la résurrection du Sauveur. Il déclare ne pas vou- façon dont il les formule, et d’une façon générale sur son prologue et
loir raconter la passion, que tout le monde connaît suffisamment par les évangélistes,
et à cause de cela il omet les dix premiers chapitres de l’évangile
sur le début de son récit, qui correspond au chapitre XI des Gesta Pilati,
de Nicodème, qui c’est-à-dire au moment où ils introduisent, nous avons vu comment, le
cependant ajoutent au récit canonique plusieurs circonstances particulières ; mais ces circonstances
précisément étaient plutôt de nature à choquer qu'à édifier un chrétien du moyen-âge : quel intérêt personnage de Joseph.
V. 1-10 : Le poème se donne comme la manifestation de la conver-
1. Trois versions rimées de î Evangile de Nicodème par Chrétien, André de Coutances sion de son auteur, qui jusque-là a été un poète profane. C’est le même
et un anonyme, publiées
d’après les manuscrits de Florence et de Londres par Gaston Paris et Alphonse
Bos, cité plus haut, n. 26,
p. 299.
1. Ibid., p. XLl-XLTO. Nous soulignons.
1
274 Poésie et conversion au Moyen Âge I Robert de Boron, la nature du Graal et la poétique du salut 275

topos qu’on trouvera un peu plus tard amplifié au début du Besant de Dieu w
* V. 77-96 : Après avoir annoncé son sujet, André se justifie de ne pas
de Guillaume le Clerc de Normandie :
raconter la Passion (c’est-à-dire d’omettre les dix premiers chapitres des
Seignors, mestre André de Costances, Seigneurs, maî tre André de Coutances, Gesta Pilatî) et il renvoie sur ce point aux quatre Evangiles canoniques.
Qu’a moût amé sonez & dances, qui a beaucoup aimé les chansons et les danses, Mais il ne s’en justifie pas seulement en arguant que tout le monde la
Vos mande qu’il n’en a mes cure, vous fait savoir qu’il n’en a désormais cure,
Quer son aage qui maure car son âge qui avance
connaît. En réalité, il n’en appelle pas à un savoir, mais à l’adhésion de la
Le semont d’aucun bien tretier l’invite à traiter de quelque sujet honnête foi :
Qui doie plere & profitier, qui puisse plaire et instruire, &
& qui li soit aucun ator et qui lui soit de quelque aide Ice que saint Johan escrist Ce que saint Jean a écrit
D’acorder soi au criator ; pour se réconcilier avec son Créateur. De la passion Jesu Crist, 90 sur la Passion de J ésus-Christ,
& cil qui de la virge eissi Que Celui qui est né de la Vierge Saint Luc, saint Marc & saint Matheu, et aussi saint Luc, saint Marc et saint
Dont que fère le puisse eissi (v. 1-10). lui accorde d’y parvenir ! f Matthieu,
£ N’escrirai ; quer moût est cil ceu je ne l’écrirai pas, car il est bien aveugle
V. 11-76 : Le prologue dévie sur la Vierge. Celui de Joseph * Qui en son cuer ne Ta escrite celui qui n’a pas la Passion écrite dans
dArimathie son cœ ur
présente une digression analogue, mais il s’agit dans ce cas, on le verra,
& en qui corage el n’abite ; et en qui elle n’habite pas ;
d’une interpolation de l’unique manuscrit qui nous soit il n’aime guère Dieu, il ne le craint
parvenu. Poi aime Deu & poi le crient 95
L’interpolateur et André de Coutances ont cependant eu la même id ée y guère,
dans le même contexte : le sujet de Y Evangile de Nicodème, c’est la ré A qui de sa mort ne sovient (v. 89-96). celui qui ne se souvient pas de sa mort.
demp- *>
t
'

tion ; l’exposé de la rédemption ne peut se faire sans un


rappel de Chacun, s’il n’est aveugle (v. 92), doit avoir cette Passion « écrite dans
l’incarnation et donc du rôle de la Vierge. La rédemption n’a été
possible
que par l’entorse à la loi de la nature, dont elle a été l’instrument La tran
ï son cœ ur » (v. 93) ; elle doit avoir son logement au plus intime de lui-
sition, chez André de Coutances, est explicite :
- . * même, dans son corage (v. 94) ; celui qui ne se souvient pas de la mort de
Dieu l’aime et le craint bien peu (v. 95-96). La raison fondamentale de ce
Bien savez sanz nule dotance
Que li fiz Deu par sa puissance,
Vous savez bien, sans aucun doute, « silence est bien celle que donnent les éditeurs du poème. Mais ce silence
que le fils de Dieu par sa puissance, est justifié par le fait que la mémoire de la Passion est le signe même de la
De par la volenté son pere, de par la volonté de son père,
D’une pucele fist sa mere, d’une vierge fit sa mère rr foi et de l’amour de Dieu. Inutile de parler de Dieu à qui ne garde pas en
H pere & fiz li fu ensemble,
Qui trop grant merveile resemble ;
15 et qu’il fut à la fois son père et son fils, permanence dans son cœ ur le souvenir de la Passion.
ce qui paraît une très grande merveille ;
Si est ce, mes estre covint c’en est une en effet, mais il fallait qu’il en Ainsi, le poème qui commence, et qui se place sous le signe de la
fut conversion (cf. v. 1-3), n’a de pertinence qu’au regard d’une mémoire
Ce que a Deu a pleisir vint.
De ce ne dut grocier Nature
selon le bon plaisir de Dieu. te vivante de la Passion ; en répéter le récit serait en contradiction avec la
Nature n’eut pas lieu de protester 4 nature, l’esprit, l’ambition du poème. L’histoire de Joseph et de Nico-
Se son criator mist sa cure 20 de ce que son créateur prit soin
En son cors une foiz muer de changer une fois son cours dème, le récit que Nicodème nous a gardé de la résurrection du Christ,
Por le secle en mielz remuer : pour mieux métamorphoser le monde :
Par son cors qui fu desvoiez suppose la foi et la vie de la foi, dont le critère est le souvenir constant et
modifier son cours, en changer la voie,
Fu le siecle en bien ravoiez, permit de remettre sur la droite voie vivant de la Passion.
le monde
i Voilà qui suggère une vraie réponse à la question que nous nous
Qui ja n’eust eu secors,
S’ele n’eüst mué son cors ;
25 qui n’aurait jamais eu de secours
V
posons touchant le crédit porté aux apocryphes ou à ces nouveaux apo-
si elle n’avait modifié son cours ;
En ceste dame gloriose, En cette dame glorieuse, cryphes que sont les romans du Graal. Il ne s’agit pas de savoir si tel récit
Mere Dieu & fille & espose, mère, fille et épouse de Dieu, postérieur à celui des Evangiles et greffé sur lui est vrai dans chacun des
Froissa la lei & la dreiture se fit une entorse à la juste loi
Que sor tôt le mont a Nature, 30 que Nature exerce sur le monde entier,
faits qu’il rapporte. Il s’agit d’affirmer que ce récit s’enracine dans
Quant, sauve sa virginité, quand, en préservant sa virginité, l’adhésion silencieuse, secrète et constante de la foi à la Passion et à la
Out de mere la dignité elle eut la dignité de mère résurrection du Christ et dans la vérité qu’elle leur reconnaî t, et qu’elle
& pucele enfant alaita. et, vierge, allaita un enfant.
seule peut leur reconnaître.
276 Poésie et conversion au Moyen Âge
Robert de Boron, la nature du Graal et la poétique du salut 277

Le silence du texte recouvre le lieu même de la foi. Et ce silence


s’é tend à la mesure de la foi. Dans YEvangile de Nicodème, qui pouvoir incarner le plus aisément sous une forme narrative l’idée même
commence ¥ de la rédemption. Loin de faire l’objet d’un véritable récit, la descente du
avec le face-à-face de J ésus et de Pilate, il couvre la Cène et l’angoisse de
la veille au Jardin des Oliviers. Dans l’adaptation d’André de Coutances il Christ aux enfers, dans le Joseph dArimathie-, n’est mentionnée que fugiti-
, vement et il faut attendre le début du Merlin pour la voir prendre quelque
s’étend à la Passion. Le récit s’ancre dans ce silence et y trouve
cation dans la foi. Poursuivons : nous verrons que Robert de
sa justifi- consistance. Si, comme nous l’avons vu successivement dans YEvangile de
Boron Nicodème et dans sa traduction par André de Coutances, le silence du texte
d éplace le silence, et qu’il déplace ainsi le lieu de la foi et le sens du ré
cit. est le lieu de la foi, que penser de ce presque silence sur le descensus Christi
Robert de Boron procède de la même manière qu’André de Coutan-
ces, jusque dans le dé tail (comme celle d’André, son entrée en ad inferos, et de sa rupture au début du Merlin ?
tirée du côté de la Vierge, tendance accentuée par une probable
matière est Revenons aux deux débuts symétriques duJoseph dArimathie et du Mer-
interpola-
tion), et à partir de la m ême source, à ceci près et qui est d’importance lin. Afin de comprendre la fin du premier roman et son enchaînement avec

que ses interventions ne visent pas, comme celles d’André, à restaurer un — le second (un enchaînement qui est aussi une bifurcation, parce que nous
allons voir que le début du Merlin ne fait pas seulement suite à la fin du
accord de l’Evangile de Nicodème avec les Evangiles canoniques, mais, en
délimitant le silence, source du récit, à préparer la dérive romanesque Joseph, mais qu’il se greffe aussi à un moment précis du début), regardons le
vers début, consacré à la rédemption, de ce roman de la rédemption qu’est le
l’histoire du Graal. Encore cette formulation est-elle inexacte : elle
entendre que son intention ultime est d’écrire un roman (ou un ensemble
romanesque) au sens plus ou moins moderne du mot, dont l’objet, sinon
laisse

Joseph dArimathie un début un peu embrouillé, car, comme beaucoup de
textes médiévaux, il ne progresse pas de façon linéaire, mais en ressac :
le personnage principal, serait la relique qu’est le Graal ou, plus V. 1-10 : La venue sur terre du Fils de Dieu avait été annoncée de long-
ment, que son intention est d’écrire l’histoire des trois
— large- te temps par les prophètes : « Tous les pécheurs doivent le savoir » (v. 1).
gardiens du Graal, V. 11-30 et 81-88 : Avant la venue du Christ, tous les hommes, y
des trois tables. En réalité, sa méditation trinitaire a un sens plus
et son projet est fondamentalement d’écrire l histoire de
radical, compris les prophètes, allaient en enfer. Le diable croyait avoir gagné,
’ la rédemption, mais les justes savaient que le Fils de Dieu viendrait un jour prendre la
ou de décrire la rédemption inscrite dans l’histoire.
condition humaine (v. 30, sur lequel s’enchaîne l’interpolation mariale)...
et (v. 81) racheter son peuple, prisonnier du diable à cause du péché
% d’Adam et Eve. Notons que la descente du Christ lui-même aux enfers
n’est pas en cet endroit explicitement mentionnée.
LES SILENCES DU JOSEPH D' ARIMATHIE
(V. 31-80 : Interpolation sur la conception de la Vierge, dont on a
pré é le sens à propos du début marial d’André de Coutances, et qui est
cis
Les deux dé buts symé triques du Joseph dArimathie et du Merlin le comme un renchérissement sur les modalités de la rédemption. Que,
disent assez. L’examen des enchaînements du texte fait apparaître ce dans l’unique manuscrit du roman en vers, ce développement soit une
que
Robert dit et ce qu’il tait — non pour le dissimuler, parce qu’il s’agirait interpolation, on en a un double indice : d’une part, il ne figure dans
d’une science secrète, mais parce qu’il le suppose intériorisé dans la aucun des manuscrits de la mise en prose ; d’autre part, si l’on en fait abs
foi. traction, il y a, du vers 30 au vers 81, un enchaînement évident et logique,
D’une certaine façon, ce qu’il tait, c’est l’Eucharistie. Tel est le
paradoxe alors que les vers 81 et suivants s’enchaînent mal avec la prédiction de
de ce roman du Graal, dont on a voulu faire un roman eucharistique.
Mais avant d’en venir à ce silence fondamental, et à envisager d’abord ce l’ange à Joachim qui précède immédiatement dans le manuscrit. À la
que sa narration garde de son modèle et ce qu’elle supprime, son premier —
source apocryphe principale - YEvangile de Nicodème se superpose ici une
silence porte sur la descente du Christ aux enfers. Il omet, on le sait, la autre, YEvangile de Fenfance du Pseudo Matthieu, traduction latine du Proté-
partie de YEvangile de Nicodème qui a le plus frappé le Moyen Age, celle vangile de Jacques grec. Au vers 53, la mention des bergers, absente de ce
que dernier texte, confirme qu’il n’est pas la source directe, mais que celle-ci
les auteurs m édiévaux ont le plus citée et utilisée, celle enfin qui paraît
est bien, comme il est naturel, YEvangile de l' enfance latin.)

f
à-
278 Poésie et conversion au Moyen Âge Robert de Boron, la nature du Graal et la poétique du salut 279

V. 89-108 : Modalités du rachat : l’action des trois personnes de Mais ce sujet, Robert de Boron le traite ailleurs, dans une perspective un
la
Trinité, qui sont un seul Dieu, l’incarnation du Fils, né de la Vierge et
peu différente. C’est au début du Merlin (v. 1-30). Les diables sont stupéfaits
venu en terre pour mourir, afin d’arracher au démon l’œ uvre de son Père, %
% que le Christ ait pu libérer leurs captifs. Leur surprise vient de ce qu’ils ne le
victime de la faute d’Eve. connaissaient pas, puisqu’il avait été conçu sans leur intervention (v. 29)
V. 109-148 : Au lieu de poursuivre le récit de la rédemption en
relatant, après la mort du Christ, sa descente aux enfers, le texte l’esquive
— observation qui justifie, en un sens, l’interpolation des vers 31dans -80 du

ces
Joseph dArimathie sur la conception virginale. Ce qui est résumé
pour la deuxième fois et reprend le récit de la faute originelle et de la vers, c’est donc la descente du Christ aux enfers, autrement dit la partie de
chute, en une sorte de ressassement et de retour au tout début du texte : Y Evangile de Nicodème qui intéressait le plus les contemporains de Robert de
les hommes sont restés prisonniers de l’enfer jusqu’au moment o ù Dieu Boron, mais celle dont il s’est lui-même désintéressé dans le Joseph dAri-
a
envoyé son Fils « sauver l’œ uvre de son Père » par sa « mort amère ». mathie. Pourquoi y revient-il à ce moment, et comme ré trospectivement ?
Pour cela, le Christ a dû auparavant naître de la Vierge à Bethléem. Avant de répondre à cette question générale, il est permis d’en
s
V. 149 sq. : A partir de ce moment, le récit commence véritablement poser d’abord une autre, minuscule, à la lecture des deux premiers vers
,
et Robert présente lui-même le prologue qui a précédé comme du Merlin :
une sorte
d’avant-texte, sinon de digression : Des or meis me couveintguenchir, A ma
/
matere revenir ( « Désormais, il me faut changer de direction et revenir
Moût fu li Ennemis courciez Le diable fut très en colère
à Quant enfer fu ainsi brisiez1 . quand l’enfer fut ainsi brisé.
mon sujet » ). Et le début de ce récit, c’est le baptême du Christ.
Comme Pourquoi « ainsi » ? Cet « ainsi » suppose un enchaî nement naturel
on le verra, c’est en fonction de cet épisode et de l’enseignement
du avec ce qui précède immédiatement. Qu’est-ce qui précède immédiate-
Christ que la problématique du péché sera alors reprise, et la répartition
entre ce qui sera dit et ce qui sera tu se fera en cohérence ment ? Les derniers vers du Joseph dArimathie ? L’enchaînement avec eux
avec ce début
sur le baptême du Christ. n’a rien de naturel. Ces derniers vers sont d’ailleurs à première vue obs-
En résumé, le prologue consiste donc en une vue cavalière de l’histoire curs : Robert parle des quatre parties de l’histoire qu’il faut rassembler, et
de l’humanité en fonction de la chute et de la rédemption, à l’intention de I qu’on ne peut rassembler que si l’on connaî t, comme lui, la Grande His-
« tous les pécheurs » (v. 1). Le texte répète que tous les hommes toire du Graal, et aussi d’une cinquième partie qu’il faut maintenant
, depuis la conter en oubliant les quatre autres. Renonçons provisoirement à tirer
chute jusqu’à la venue du Christ, étaient prisonniers du diable en enfer.
Mais chaque fois que le récit, parvenu à l’incarnation et à la mort du Christ quelque chose de ce passage. Quel que soit son sens précis, une transition
, par « ainsi » entre lui et le début du Merlin paraît incongrue.
paraît devoir se poursuivre par sa descente aux enfers pour délivrer les
hommes, il esquive, d érive et reprend l’histoire de la chute. Mais songeons que le récit de cette libération par le Christ de l’humanité
Voici un exemple minuscule, mais précis, de ces esquives, celui captive du diable, nous l’avons trouvé au début du Joseph dArimathie. Il n’y
qu’offrent les v. 136-140 : manquait alors que la descente du Christ aux enfers — de même qu’elle
manque (ou qu’elle n’est évoquée que très brièvement) dans le corps du
En enfer les covint mennoir ( Eve et ses descendants) durent rester en enfer roman. Cette partie manquante, nous l’avons ici, dans le premier vers du
Tant com Diex le vout, et ne plus, aussi longtemps qu’il plut à Dieu, mais non pas
plus,
Merlin. Ce début du Merlin ne pourrait-il pas se greffer sur le début du Joseph
Qu’il envoia sen fil ça jus car il envoya son fils ici bas dArimathie ? Et de fait, il s’enchaîne parfaitement après levers 88 duJoseph :
Pour saver l’uevre de son Pere ; pour sauver l’œ uvre de son Père ;
Si en soufri la mort amere. il souffrit pour cela la mort amère. Le pueple que il feit avoit Le peuple qu’il avait produit
D’Evein et d’Adam couvenoit à partir d’Ève et d’Adam, il fallait
On pourrait croire que ça jus désigne l’enfer (comme ce sera le cas un Raiembre et giter hors d’enfer, le racheter et le tirer de l’enfer
peu plus loin au vers 176, en enjer la jus). Mais non : ça n’est pas la ; ça jus Que tenoit enclos Lucifer où Lucifer le tenait enfermé
signifie « ici bas », sur terre, puisque la mention de la Passion du Christ ne
vient qu’ensuite (v. 140). 1. Ed. Nitze.
280 Poésie et conversion au Moyen Âge Robert de Boron, la nature du Graal et la poétique du salut 281

Pour le pechié d’Adam no pere,


Que li fist feire Eve no mere
à cause du péché de notre père Adam,
que notre mère Eve lui fit commettre
la fin du Joseph dArimathie, qui le précèdent immédiatement, sur les
Par la pomme qu’ele menia en mangeant la pomme quatre parties qui ont été traitées par le roman et la cinquième qui a été
Et qu’ele son mart donna . et en la donnant à son mari. omise.
Moût fu li ennemis courciez Le diable fut très en colère Les « quatre choses » (v. 3481) que le roman doit rassembler et racon-
Quant enfer fu ainsi brisiez, quand l’enfer fut ainsi brisé, ter en quatre parties, ce dont Robert de Boron se chargera, dit-il, si Dieu
Car Jhesus de mort suscita, car Jésus ressuscita de la mort,
En enfer vint et le brisa. vint en enfer et le brisa.
lui prête vie et s’il trouve la source qu’il faut exploiter pour cela, sont énu-
Adam et Eve en ha gité Il en a tiré Adam et Eve, mérées aux vers 3461-3480. Ce sont : 1. La destinée d’Alain, le neveu de
Ki la furent en grant viuté.
O lui emmena ses amis
qui y étaient tenus dans une situation misérable. Joseph institué après lui gardien du Graal. 2. La destinée du fidèle Petrus.
Il emmena ses amis avec lui 3. La destinée de l’hypocrite Moïse. 4. La destinée du Riche Pêcheur,
Lassus ou ciel, en paradis 2. là-haut, au ciel, en paradis.
c’est-à-dire de Bron.
1
Mais quelle est la cinquième partie et comment faut-il entendre les
"

Ce récit concret de la descente aux enfers est une des voies possibles
:
c’est celle qu’emprunte Merlin, à 3 000 vers de distance. L autre
’ derniers vers ?
voie est
celle d’un récit plus théologique, plus abstrait, remontant plus haut Ausi cumme d’une partie De même que je laisse de côté une partie
dans
l’histoire sainte : c’est celle que suit sur le moment le Joseph b Leisse que je ne retrei mie, que je ne raconte pas,
dArimathie, Ausi couvenra il conter de même il faudra raconter
qui poursuit ainsi : la cinquième partie et oublier les quatre autres,
La quinte et les quatre oublier,
Entendez en quantes mennieres Tant que je puisse revenir jusqu’à ce que je puisse me remettre
Comprenez de quelle manière Au retreire plus par loisir plus à loisir
Nous racheta Diex nostres Peres : Dieu notre Père nous racheta :
Li Peres la raençon fist Et a ceste uuevre tout par moi, à raconter cette œ uvre à mon idée
le Père constitua la rançon Et chascune mestrfe] pa [r soi] 1 et à disposer chaque partie à sa place.
Par lui, par son Fil Jhesucrist, avec lui-même, son Fils J ésus-Christ
Par le Saint Esperit tout ensemble. et le Saint- Esprit ré unis.
Bien os dire, si con moi semble,
Cil troi sunt une seule chose, J’ose dire qu’à ce qu’il me semble, .
À quoi correspond le parallélisme (Ausi cumme.. Ausi, v. 3501-3503)
L’une persone en l’autre enclose.
ces trois personnes sont une seule chose, I entre la partie que Robert laisse de côté et ne raconte pas et la cin-
chacune contenue dans l’autre.
Diex voust que ses Fiuz char preïst Dieu voulut que son Fils prît chair quième partie qu’il faudra raconter en oubliant les quatre autres,
De la Virge et de li naschisf . de la Vierge et naquît d’elle. jusqu’au moment où il aura le loisir d’y revenir ? On devine notre
réponse, après nos considérations sur la « bifurcation » que constitue
Autrement dit, à partir de l’exposé du plan général de Dieu pour le le début du Merlin si on le greffe sur l’introduction de Joseph dArimathie.
rachat de l’humanité, une bifurcation existe : le Joseph dArimathie s
’engage La cinquième partie laissée de côté par Joseph dArimathie, et dont
dans une direction, celle d’un rappel de la théologie trinitaire dans la Robert de Boron va traiter à présent avant de s’occuper des quatre
pers-
pective de la rédemption, et laisse en suspens la seconde (c’est son pre- —
autres, c’est la descente aux enfers ce qui est strictement vrai, puisque
mier silence), celle du récit de la descente aux enfers, que le Merlin c’est la partie de l’ Évangile de Nicodème qu’il a omise, bien qu’elle paraisse
viendra
reprendre. Les deux récits se rejoindront bien plus tard autour du destin essentielle aux yeux de tous. Et c’est bien sur elle, en effet, que s’ouvre le
du Graal. Merlin.
Mais si le début du Merlin vient se greffer en droit sur le début du En veut-on une preuve, plus théologique que narratologique — une
Joseph dArimathie, après le vers 88, il reste qu’il vient en fait à la suite du m preuve qui livre en même temps l’explication de cette étrange construc-
Joseph et que le roman de Merlin commence quand le Joseph s ach ève. tion ? On la trouve dans un infime détail du texte, au vers 178 du Joseph
Nous voilà donc confrontés à nouveau aux obscures considérations

de dArimathie. Le récit, on l’a vu plus haut, a réellement commencé au
vers 149, et il commence par le baptême du Christ, mis en relation avec le
1. Joseph dArimathie, v. 81-88.
2. Merlin, v. 1-8.
3. Joseph dArimathie, v. 89-98. F 1. Joseph dArimathie, v. 3501-3508.
m
?

im
282 Poésie et conversion au Moyen Âge Robert de Boron, la nature du Graal et la poétique du salut 283

pouvoir des clés donné à saint Pierre et aux « ministres de la sainte histoire de la pénitence et qui passe insensiblement de l’ordre eschatolo-
Eglise » — le pouvoir de remettre les péchés : gique à l’ordre tropologique. Les romans du Graal ne sont pas un com-
Et li Deables sa vertu Et le diable perdit la puissance plément plus ou moins hétérodoxe de la révélation chré tienne. Us sont la
Perdi que tant avoit eü. Qu’il avait eue si longtemps. mise en récit, parfaitement orthodoxe, du mouvement de la pénitence.
A bien peu cinc mil anz ou plus Pendant près de cinq mille ans ou plus,
Les eut il en enfer la jus, 176 il les avait gardés au fond de l’enfer, La voie suivie par Joseph dArimathie pour dire la rédemption a,
Meis de tout son pouoir issirent mais ils échappèrent complètement disions-nous, quelque chose de théologique et d’abstrait, qui se marque
à son pouvoir dans la liaison entre la rédemption et la pénitence. D’où la nécessité de
Dusqu' atant que il s'i remirent. Jusqu'au moment où ils s'y remirent . $
Et Nostre Sires, qui savoit Et Notre Seigneur, qui savait comprendre la nature de l’attention portée par Robert de Boron au
Que fragilitez d’omme estoit 180 que la faiblesse humaine péché, si l’on veut saisir le lien entre sa vision générale et eschatologique
Trop mauveise et trop périlleuse était très mauvaise et dangereuse, de la rédemption d’une part, et d’autre part la madère romanesque qu’il
Et a pechié trop enclineuse, très portée au péché
Car il couvenroit qu’il pechast, (il était inévitable que l’homme y en tire (correspondant, dans l’ordre de l’exégèse, à l’allégorie, alors que la
succombât), vision eschatologique relève du sens anagogique) et son retentissement
Vout que sainz Pierres commandast 184 voulut que saint Pierre ordonnâ t
De baptesme une autre menniere : sur le destin et le salut individuel des personnages (correspondant au sens
une autre forme de baptême :
Que tantes foiz venist arriéré aussi souvent que l’homme reviendrait moral).
en arriè re, Le péch é, pour Robert de Boron, c’est la luxure. On s’est souvent
A confesse, quant pecheroit, se confesserait après avoir péché,
Li hons, quant se repentiroit 188 se rependrait de son péché,
agacé, on a souvent souri de cette obsession du péch é de chair chez lui
Et vouroit son pechié guerpir aurait la volonté d’y renoncer comme plus tard dans la Quête du Graal. Du coup, on s’est dispensé de
Et les commanaemenz tenir et d’observer les commandements réfléchir à sa signification. En réalité, la luxure n’est pas le seul péché à
De sainte Eglise, ainsi pourroit de la sainte Église, il pourrait par ce être dénoncé : ainsi, la colère du seigneur ruiné par l’intervention du
moyen
Grace a Dieu querre, et il Taroit. 192 implorer la grâce de Dieu, et il diable au début du Merlin — colère mentionnée à chacun des coups qui
l’obtiendrait . l’accable - fait de lui un anti-job dans cette histoire romanesque qui récrit
l’histoire biblique et qui a vu un nouvel Exode dans le départ de Joseph et
Ainsi, les hommes, libérés de l’enfer par le Christ, se sont remis sous de ses compagnons avec le Graal1. C’est encore la colère contre sa sœ ur
-K
son joug par leurs péchés. Voilà pourquoi la descente du Christ aux
qui fera oublier à la future mère de Merlin de se signer avant de
enfers n’est pas racontée dès le Joseph dArimathie et est rappelée seule- s’endormir, la mettant ainsi à la merci du démon 2. La colère est une
ment au dé but du Merlin. Voilà pourquoi le récit commence vraiment
révolte, un manquement à la soumission au plan de Dieu. C’est cette
avec le baptême du Christ et le pouvoir des clés. C’est que la délivrance révolte qui induit à la luxure. Colère et luxure sont deux façons pour
du péché passe pour chaque homme par la conversion et par la pénitence l’homme de s’abandonner à ses propres passions, de se laisser gouverner
dans le Christ : tel est le vrai sujet de Robert de Boron. Le silence du récit
par elles, et de se rendre ainsi sourd au commandement divin au lieu d’y
est le lieu de la foi : chez Robert de Boron, le silence du récit porte sur la
prêter l’oreille. La luxure ne reçoit donc l’importance extrême qui est la
descente du Christ aux enfers et sur l’arrachement de l’homme au pou-
sienne que parce qu’elle est comme le stigmate de la désobéissance
voir du diable, parce que la foi qui porte le récit est celle dans l’absolution I imprim é dans la chair.
que confèrent les deux sacrements étroitement liés du baptê me et de la
Ce qui est en cause à travers l’apparente obsession de la luxure, c’est
pénitence.
donc avant tout une réflexion sur la faute, notion abstraite dont la luxure
Tels sont les dé tours que suit l’écriture romanesque de cette grande
est une sorte d’incarnation et presque d’image. Réflexion sur la faute ori-
histoire de la rédemption, qui - on le voit - se transforme en une grande
1. Robert de Boron, Merlin, roman du XII/ siècle, éd. critique par Alexandre Micba, Genè ve, Droz,
1 . Nous soulignons. 2000, p. 24, 1. 14-17, 1. 23, 1. 28-30 ; p. 25, 1. 33-36, 1. 39-41, 1. 45-50.
2. Ibid., p. 38, 1. 27-28.
6
284 Poésie et conversion au Moyen Âge Robert de Boron, la nature du Graal et la poétique du salut 285
I
ginelle et la rédemption dans l’ordre eschatologique, réflexion sur la de l’humanité, rédemption d’une faute originelle qui ne se confond pas
nature, la place et le sens de la pénitence individuelle - ou, ce qui revient F avec la luxure, mais dont la luxure est en quelque sorte le sceau1. De
au même, de la conversion - dans l’ordre moral. Cela apparaît nettement même, lorsque plus tard le fléau qui frappe les compagnons de Joseph
si l’on examine les circonstances où la luxure est condamnée dans le
Joseph dArimathie.

est désigné mais de façon toute générale et curieusement abstraite
comme la luxure (v. 2383), c’est une façon de dire qu’ils renouvellent

Dès le début, la luxure est explicitement présentée comme la consé- la désobéissance initiale : ils sont frappés, comme les Hébreux qui
quence de la faute originelle, seul ajout du passage à une traduction pour récriminaient contre Moïse et contre Dieu l’ont é té au désert pendant
le reste presque littérale de la Genèse : l’Exode.
Et tantost comme en eut mengié, Et dès qu’il en eut mangé, La luxure reparaî t enfin au début du Merlirï . Mais quelle différence !
Pourpensa soi qu’il ot pechié, il réfléchit qu’il avait péché, Dans Joseph dArimathie la luxure est traitée de façon théologique (la faute
Car il vit sa char toute nue, car il vit sa chair toute nue,
Dont il ha moût grant honte e üe. 120 ce dont il éprouva une grande honte.
originelle effacée par le Christ et la faute individuelle lavée par le sacre-
Sa feme nue veüe ha, Il a vu sa femme nue : ment de pénitence) et abstraite (la faute vague des compagnons de
A luxure s’ abandonna.
Après ce coteles se firent
il s’ est abandonné à la luxure'. Joseph). Au début du Merlin, les tentations et les péchés de la mère de
Ensuite, ils se firent des tuniques
De fueilles qu’ensemble acousirent ; 124 avec des feuilles qu’ils cousurent Merlin et de ses sœ urs sont décrits avec une précision très concrète.
ensemble ; Plutôt qu’à railler l’obsession de la pureté sexuelle, cet examen invite
Et quant Nostre Sires ce vist, et quand Notre Seigneur vit cela, donc à reprendre la lecture du Joseph dArimathie comme roman de la
Adan apele et si li dist : il appela Adam et lui dit :
« Adan, ou iés tu ? — Je sui ça. »

« Adam, où es- tu ? Je suis ici. » pénitence et à jeter un regard nouveau, d’une part sur le passage consa-
Tantost de delist les gita, 128 Aussitô t il les chassa des délices cré au baptême du Christ, que Robert de Boron désigne, on l’a vu,
Si les mist en chetivoison et les mit pour cette raison dans une
iffl
*
comme le véritable début de son histoire, d’autre part sur la scène du
situation
Et en peinne pour tel reison. misérable et douloureuse. lavement des pieds et sur le commentaire du Christ qui l’accompagne, et
qui n’a guère été étudié qu’au regard du soupçon d’hétérodoxie que l’on
De façon théologiquement correcte, la conséquence de la consomma- a fait à tort peser sur lui. Ces passages3 montrent explicitement le mou-
tion du fruit défendu est la conscience du bien et du mal, qu’exprime très vement qui va de la rédemption du genre humain à l’absolution du
exactement la forme composée « pourpenser » (« penser complètement, à
i pécheur. Mais ils montrent aussi, à travers un certain embarras du texte,
fond ») et réfléchie du verbe « penser » : Pourpensa soi qu'il ot pechié, v. 118. la difficulté de rendre compte du péché après la rédemption. Prêchant
Cette conscience s'incarne dans la honte de la nudité. La honte de sa propre l après son propre baptême, le Christ annonce que ceux qui seront
nudité se transforme en luxure à la vue de celle de sa femme : là est l’ajout. baptisés dans l’eau au nom de la Trinité seront sauvés et échappe-
Et on relève au vers 128 le mot delist, dont R. Trachsler a commenté, à pro- 1 1
'

ront au pouvoir du démon « jusqu’à ce qu’ils s’y remettent par


pos du Merlin, l’ambiguïté2 : Dieu les chasse du délit ât Paradis (qui était un les péchés qu’ils commettront » (v. 163-164). C’est pourquoi il donne
délit chaste) à cause du délit ât luxure (qui est délictueux). le pouvoir des clés à saint Pierre et aux prêtres qui peuvent ainsi « laver
Ainsi, lorsque plus loin (v. 171), l’auteur dit que le pouvoir des clés la luxure » (v. 171). Suit le passage cité plus haut, qui présente la confes-
permet de « laver la luxure » {Ainsi fu luxure lavee / D' omme, de femme, et sion comme un renouvellement du baptême, précisément parce que les
espuree) , il ne veut pas dire que la luxure est le seul péché ni que la péni- hommes, arrachés à l’enfer par le Christ, s’y sont replongés par leurs
tence ne concerne que lui, mais que l’absolution individuelle procurée péchés.
par le sacrement de pénitence poursuit et reflè te la rédemption générale
1. À mon avis, ces deux vers ne font nullement allusion au sacrement de mariage comme remède à la
Wy luxure, et la note de O’Gorman, p. 343, est erronée.
1. Nous soulignons. 2. Voir R. Trachsler, Merlin l' enchanteur, p. 72 sq.
2. R. Trachsler, Mer/in l'enchanteur, p. 71 sq. m? 3. V. 153-192 et un peu plus loin la scène du lavement des pieds, v. 341- 372.

I
ij
i
286 Poésie et conversion au Moyen Âge Robert de Boron, la nature du Graal et la poétique du salut 287

Quant au lavement des pieds, la longue explication donnée par J ésus remontant — mais de façon bien é trange — à la Cène et au lavement des
à la demande de saint Jean (v. 341-372) ne le met pas, comme dans
pieds), mais le Descensus Christi ad inferos et la révélation du Christ à
l’Evangile, en relation avec l’abaissement volontaire du Christ et
Joseph, qui n’a plus chez lui pour objet la descente aux enfers.
l’exemple qu’il donne ainsi du service des autres mais avec l’absolution. Il
Dans le roman de Robert de Boron lu comme une adaptation de
désigne l’ablution des péchés, une première fois lavés par le baptême1. Y Evangile de Nicodème comparable aux autres adaptations contem-
'V
Le d ébut du roman va ainsi de la souillure du péché originel, qui met poraines, le premier silence, très surprenant eu égard à son modèle, est
l’homme au pouvoir du diable mais est lavée par l’eau du baptême o ù se
celui qui porte sur la descente aux enfers. Ce silence commande
plonge le rédempteur lui-même, à la souillure du péché, où chaque l’articulation du Merlin sur le Joseph dArimathie, celle de la conversion
homme retombe malgré la rédemption et le baptême et qui est lavée par individuelle sur la rédemption générale, celle du récit romanesque sur
l’absolution, dont le lavement des pieds est l’image. Rien dans tout cela
l’histoire sainte. Mais il y a aussi un autre silence, qui touche à
qui aille au-delà de l’enseignement le plus courant de la littérature édi- l’Eucharistie. Silence plus surprenant encore que le premier, puisque le
fiante. Mais voilà qu’au milieu de tout cela surgit l’inattendu : le Graal. propre de ce roman est, semble-t-il, et comme on ne cesse de le répé ter,
de faire du Graal le calice de la Cène. Silence qui, en outre, n’apparaît
pas d’abord comme tel. L’Eucharistie paraî t partout présente dans le
roman, et seule une lecture attentive révèle sa quasi-absence. Une
IA C ÈNK ABSENTE ET IA NATURE DU GRAAL l
absence qui permet le double rebond du récit, vers la Vindicta Salvatoris et
vers l’histoire du Graal.
C’est l’examen des procédés littéraires et de la « manière » de Robert
Résumons à ce point une dernière fois notre démarche. L’examen du de Boron qui met d’abord sur le chemin de ce silence essentiel, celui sur
passage des évangiles canoniques à Y Évangile de Nicodème et de Y Évangile de la Cène et sur l’Eucharistie.
Nicodème à son adaptation la plus ré fléchie en français, celle d’André de Un exemple de ces procédés littéraires et de leur implication quant
Coutances, nous a montré que chaque fois le silence du texte (ou pour au sens du roman est fourni par la façon dont Robert de Boron introduit
mieux dire l’ellipse narrative, le blanc du récit) est le lieu de la foi et que le le Graal dans son roman. Au début du récit, emprunté pour le reste
récit s’enracine dans ce silence. C’est sa façon de signifier qu’on ne peut presque littéralement aux Gesta Pilati, il fait apparaître par de petites
lui faire crédit et y adhérer que dans la foi. notations, qui paraissent d’abord insignifiantes, le veissel qui s’avérera être
C’est ainsi qu’André de Coutances arrache la Passion au récit pour le Graal1. Robert de Boron ne se montre pas si malhabile qu’on l’a dit
i
l’intérioriser dans la foi et fonder sur la foi le récit des faits et gestes dans l’exercice, il est vrai familier au Moyen Age, qu’est la fabrication
rédempteurs du Christ ressuscité, à savoir la descente du Christ aux d’un faux. Le veissel est mentionné pour la première fois, comme inci-
enfers et la révélation qu’il en fait à Joseph. Robert va au-delà. Non seule- demment, lors de l’arrestation de J ésus, que Robert place lors du repas
ment en poursuivant le récit par la Vindicta Salvatoris, puis en le prolon- chez Simon :
geant par le nouvel apocryphe qu’est l’histoire du Graal, histoire de la
rédemption relancée et renouvelée par le destin de Merlin. Mais aussi, et Leenz eut un veissel moût gent Il y avait là un très beau récipient
Ou Criz feisoit son sacrement. où le Christ faisait son sacrement ;
d’abord, en extrayant à son tour du récit et en intériorisant à son tour Uns Juïs le veissel trouva Un juif trouva le récipient
dans la foi, non plus la Passion (bien qu’il la traite à sa façon, tout en Chiés Symon, sel prist et garda2. chez Simon : il le prit et le garda.

1 . Le discours que Robert de Boron place dans la bouche du Christ insiste surtout sur le fait que les
pieds du dernier sont aussi bien lavés que ceux du premier et que l’eau sale purifie aussi bien que
l ’eau propre. L’id ée que l’indignité du prê tre ne porte pas atteinte à l’efficacité du sacrement est 1. De façon analogue, Joseph entre dans le ré cit d’une façon qui paraît incidente, sans mê me être
très classique et illustrée par de nombreux exempla (par exemple Tubach, 1680). Elle est surtout nommé, comme une souàoier qui sert Pilate avec cinq chevaliers (v. 199-200) et Nicod è me
tout à fait orthodoxe et écarte de Robert tout soupçon d’hérésie. n’apparaît d’abord que via la dispute autour du corps de J ésus (v. 500-501).
2. Robert de Boron, Joseph d’Arimathie, éd. R. O’Gorman, v. 395-398.

I
ï
288 Poésie et conversion au Moyen Âge Robert de Boron, la nature du Graal et la poétique du salut 289

Puis, il est dit, toujours en passant, que le juif qui Ta d érobé le remet à Fu touz pleins, quant le veissel vist, il fut tout rempli de la grâce du Saint-
Pilate lors du lavement des mains : Esprit
1r Et dist : « Sires Diex toupuissanz, et il dit : « Seigneur Dieu tout-puissant,
Li Juïs le veissel tenoit Un juif tenait le récipient Dont vient ceste clartez si granz ? 728 d’où vient cette si grande clarté ?
Qu’en l’ostel Simon pris avoit ; qu’il avait pris dans la maison de Simon. Je croi si bien vous et vo non Je crois si fermement en vous et en votre
Vint a Pilate et li donna, Il vint trouver Pilate et le lui donna ; nom
Et Pilâtes en sauf mis l’a 1 . et Pilate le mit en s ûreté. Qu’ele ne vient se de vous non. que ( je crois aussi) qu’elle n’émane que de
vous.
Plus tard, Pilate en fait cadeau à Joseph en plus du corps de ésus, que
Joseph lui a demandé en récompense pour l’avoir si longtemps servi :
J —La vertu
Joseph, or ne t’esmaie mie,
Dieu has en aïe ; 732
— Joseph, n’aie pas peur :
la puissance de Dieu te secourt ;
Pilate trouve la demande si modeste, au regard des services que Joseph lui Saches qu’ele te sauvera sache qu’elle te sauvera
En paradis ou te menra. » et te conduira au paradis. »
a rendus, qu’il lui donne le veissel par-dessus le marché2. Pilate estime que
&
ni le corps de J ésus ni le veissel n’ont une grande valeur, et qu’à eux deux Arrêtons-nous un instant sur ces vers. Le veissel n’est pas encore dési-
ils ne constituent pas un bien gros cadeau. Mais, alors que son intention gné comme le Graal, mais sa caractéristique majeure est la même que
est des plus simples, son geste, qui les associe et les remet conjointement celle du Graal dans le roman de Chrétien de Troyes : il répand autour de
à Joseph, a un sens qui la dépasse et qui lui échappe, ce qui est le cas de lui une grande clarté. Mais c’est ici une clarté qui émane de Dieu et que le
l’ensemble de ses faits et gestes dans les Évangiles canoniques : sa d ési-
m
veissel ne possédait pas en lui-même avant que ce fû t Dieu en personne
gnation du Christ comme roi des juifs sur l’écriteau placé sur la croix, etc. qui l’apportâ t. D’ailleurs, la clarté disparaîtra avec le départ du Christ,
Plus tard enfin, c’est presque par hasard que Joseph utilise ce veissel pour alors mê me qu’il laisse le veissel à Joseph dans sa prison :
recueillir le sang du Christ. Non pas le sang du Christ en croix, mais le
sang du Christ d éposé de croix, dont les plaies se remettent à saigner au « Or, Joseph, je m’en irei. « À présent, Joseph, je vais partir.
moment o ù il les lave. Joseph se dit que ce sang est précieux, car il se sou-
De ci mie ne t’em menrei, Je ne t’emmènerai pas d’ici,
Car ce ne seroit pas reison ; car il ne le faut pas :
vient que la pierre sur laquelle il est tombé, sortant du flanc du Christ, Ainz demourras en la prison. 952 tu vas rester dans cette prison .
s’est fendue. Il court alors chercher son veissel pour le recueillir3. La chartre sanz clarté sera Le cachot sera obscur
Si comme estoit quant je ving ça. » comme il l’était à mon arrivée. »
Le veissel, jusque-là purement instrumentalisé, ne prend toute son
importance - sans recevoir encore de nom - qu’entre les mains du Cette clarté, qui est donc toute spirituelle, et non magique, ne brille
Christ, quand celui-ci l’apporte dans la prison o ù il rend visite à Joseph que pour celui qui a la foi (« Je crois si fermement en vous et en votre
(v. 717-734) : nom que je crois aussi que cette clarté n’émane que de vous », v. 729-730)
A lui (Je Christ) dedenz la prison vint
- de même qu’André de Coutances dit que Y Évangile de Nicodème ne peut
( Le Christ) vint le trouver dans sa prison ;
Et son veissel porta, qu’il tint, il apportait son récipient, qu’il tenait
être profitable que pour ceux qui sont animés par une foi dont la pierre
Qui grant clarté seur lui gita, et dont il émanait une si grande clarté de touche est la rem émoration constante de la Passion. Et cette clarté
Si que la chartre enlumina.
Et quant Joseph la clarté vist,
720 que la prison en fut illuminée.
Quand Joseph vit cette clarté,
i n’est pas la clarté du Graal, mais la clarté de Dieu.
En son cuer moû t s’en esjoïst. son cœ ur en fut rempli de joie.
f Ce n’est pas tout. Trois autres points dans ce passage ont à voir avec
Diex son veissel li aportoit Dieu lui apportait son récipient, la manifestation de Dieu et avec sa « présence réelle ».
Ou son sanc requeillu avoit. 724 où il avait recueilli son sang.
De la grace dou Seint Esprist I Le premier est que la vision de la clarté émanée du veissel corres-
Á la vue du récipient,
% pond à la venue de la grâce du Saint-Esprit (« À la vue du veissel, il fut
$
tout rempli de la grâce du Saint-Esprit », v. 725-726) —
le Saint-Esprit
I qui restera, dit le Christ, avec Joseph dans la prison redevenue obscure
1. Ibid., v. 433-436. (v. 959-960) :
2. Ibid., v. 512-519. Voir la note p. 354 de l’édition de O’Gorman, qui explique la raison du
change-
ment de l’ordre de ces vers par rapport au ms. et à l’édition de Nitze (v. 507-516). « Li SeinzEspriz o toi sera, « Le Saint-Esprit sera avec toi
3. Ibid., v. 555-574. et te conseillera sans cesse. »
Qui touz jours te conseillera. »
P '

P
290 Poésie et conversion au Moyen Âge Robert de Boron, la nature du Graal et la poétique du salut
m
291

L’insistance sur l’inspiration de l’Esprit répond aux conceptions for-


tement trinitaires de Robert de
Je sui li Fiuz Dieu, qu’envoier Je suis le Fils de Dieu, que Dieu
Boron, souvent soulignées et parfois Voust Diex en terre pour sauver voulut envoyer sur la terre pour sauver
mises en rapport avec le joachimisme. Ainsi, en réponse à la question de Les pecheours de dampnement. les pécheurs de la damnation.
Vespasien demandant qui l’a guéri de la lèpre, Joseph répond que c’est le
Saint-Esprit et poursuit en lui attribuant la création tout entière : — Comment, Sire ! Joseph li dist,
Estes vous donc Jhesus qui prist 780
—êtes-Comment , Seigneur ! lui dit Joseph,
vous donc J ésus, qui prit
Char en la Virge precïeuse ? chair en la Vierge précieuse ?
« Je croi que c’est ]i Sainz Espriz, 2084 « Je crois que c’est le Saint-Esprit,
Qui trestoutes choses fourma,
Et ciel et terre et mer feit ha.
qui forma toutes choses
et a fait le ciel et la terre.
4
*
— Je sui icil tout vraiement.
Croi le, si avras sauvement. »
792 —CroisC-’est vraiment moi.
le, et tu seras sauvé. »
Les nuiz, les jours, les elemenz Il a fait les nuits, les jours, les éléments
Fist il et touz les quatre venz. 2088 ainsi que les quatre vents.
Il fist et crïa les archangles Il a fait et créé les archanges .a. De mê me que la clarté empêche Joseph de voir Dieu, elle l’empêche
Et tout ensemble fist les angles . » et avec eux il fit les anges. »
h
f .
aussi de voir le veissel C’est seulement après les effusions, si l’on peut dire,
entre J ésus et Joseph, que le Christ produit le veissel et que Joseph le voit.
Mais plus simplement, la mise en relation de la clarté du veissel apporté » De même que le récit naî t du silence de la foi, la vision naît de
par le Christ avec la venue de l’Esprit saint correspond au décalage dans l’éblouissement de la foi :
la venue de l’Esprit que suggèrent à plusieurs reprises les Actes des apô-
tres, dans le récit de la Pentecôte et à travers la mention de convertis qui Nostres Sires ha treit avant Notre Seigneur a produit
Le veissel precïeus et grant 852 le grand récipient précieux
ont reçu l’Esprit avant le baptê me ou de baptisés qui n’ont pas encore Ou li saindmes sans estoit où se trouvait le sang très saint
reçu l’Esprit. Le Graal apporte donc bien, si l’on veut, un complément à Que Joseph requeillu avoit que Joseph avait recueilli
la révélation, mais non pas dans un sens gnostique ou ésotérique : il Quant il jus de la crouiz Tosta quand il descendit le Christ de la croix
Et il ses plaies li lava. 856 et lava ses plaies.
emblématisé seulement ce complé ment nécessaire, naturel, accessible à Et quant Joseph vist le veissel Quand Joseph vit le récipient
tous, qu’est la venue de l’Esprit. Et le connut, moû t Ten fu bel. Et le reconnut, il en fut très heureux.
Le deuxième point est que, de façon parfaitement orthodoxe, la clarté l
Le troisième point est dans la notation récurrente que le veissel
de l’Esprit manifeste Dieu, mais en même temps le voile, le cache contient le sang du Christ que Joseph y a recueilli (v. 723-724, v. 852-
presque, dans l’éblouissement de la révélation, de façon à ne rien ôter au 856). L’image est clairement eucharistique1 . Cependant, il ne peut s’agir
mouvement de la foi et à sa « confiance aveugle ». C’est la foi de Joseph
d’un renvoi précis au sacrement de l’Eucharistie. Joseph n’approche pas
qui lui fait rapporter cette clarté à Dieu aux vers 729-730 dé j à cités, un le veissel de ses lèvres et ne boit pas le sang du Christ. Plus tard, sa survie
Dieu que, conformément à ce que disent les Évangiles des apparitions du miraculeuse jusqu’à sa délivrance par Vespasien ne sera pas attribuée au
Christ après sa résurrection, il ne reconnaît pas physiquement, bien que la fait qu’il s’est nourri du sang contenu dans le veissel\ comme, chez Chré-
grande clarté qui illumine la prison obscure lui permette de le voir et de tien, le vieux roi se nourrit de l’hostie contenue dans le Graal. On dira que
lui faire connaî tre par la foi que c’est bien lui qui se manifeste à lui. Joseph boire directement le sang du Christ recueilli dans le veissel aurait quelque
voit le Christ, voit sa beauté trop éblouissante pour être contemplée, et chose de choquant. Mais précisément, tout est là : ce qui manque pour
lui demande qui il est. C’est le sens de tout le passage qui suit, et c’est
que la scène soit eucharistique, c’est la consécration et la transsubstantia-
pour le Christ un prétexte à rappeler l’œ uvre de la rédemption, tout en U tion. Ici, le vin n’est pas transformé en sang dans le calice, mais le veissel
appelant Joseph à le reconnaî tre dans la foi, mais dans la foi seulement : conserve directement le sang qui a coulé des plaies du Christ. Il le
Joseph Jhesucrist demandoit Joseph demanda à J ésus Christ conserve comme une relique, non comme le résultat de la consécration ni
Qui il iert, qui si biaus estoit : 736 qui il était, lui qui était si beau : comme un liquide que l’on consomme. Il est vrai qu’il y a traditionnelle-
« Je ne vous puis, sire, esgarder « Je ne puis, Seigneur, vous regarder,
Ne connoistre ne aviser. ni vous reconnaître, ni vous identifier.
—Ce que
Joseph, dist Diex, enten a moi,
je te direi si croi : 740
— Joseph, dit Dieu, écoute-moi,
crois ce que je te dis :
1. Et d’autant plus, aux v. 723-724 ( Diex son veissel li aportoit / Ou son sanc requeillu avoit) à cause de
l’ambiguïté de son, dans le groupe son veissel, et du sujet de avoit : eu égard au contexte, c’est Joseph
dans les deux cas, mais, hors contexte, ce pourrait être Dieu.

T
v-

292 Poésie et conversion au Moyen Âge Robert de Boron, la nature du Graal et la poétique du salut 293

ment dans les représentations iconographiques du mystère eucharistique et auparavant sur le soin que Joseph a pris du veissel en le cachant soigneu-
une dissymétrie sur laquelle Caroline Walker Bynum a attiré l’attention : sement chez lui. Ce veissel qui contient le précieux sang est une relique.
le Christ présente l’hostie (on voit donc à la fois et son corps et l’hostie Mais en même temps, l'Eucharistie semble présente et l’usage du veissel
\ que la consécration transforme en son corps), mais le sang coule directe- comme calice envisagé : le « sacrement » dont le Christ prévoit qu’il sera
ment de son flanc dans le calice (la transsubstantiation du sang n’est donc « fait » dans ce veissel ne peut être que l’Eucharistie (v. 887 889). Immédia- -
pas représentée)1. Certes, cette dissymétrie peut avoir diverses raisons qui tement à la suite, le Christ mentionne explicitement les paroles fondatri-
n’ont pas nécessairement des implications théologiques. Il reste qu’ici, où ces de l’Eucharistie, qu’il a prononcées à la Cène (v. 895 898). -
l’on est hors du champ de la représentation iconographique et des con- -
Mais au m ême moment (v. 893 895) est rappelé un détail essentiel,
traintes propres à son mode de métaphorisation, rien ne rappelle ni le dé jà présent au début du roman, un détail qui met en cause les Evangiles

mystère de la transsubstantiation ni le sacrement eucharistique institué -
mêmes et qui est peut être le nœ ud de la signification du Graal au regard
par le Christ lors de la Cène selon les synoptiques ni les paroles du Christ de l’Eucharistie. Un détail qui, s’il n’est pas passé totalement inaperçu ,
1

selon saint Jean « Mon corps est vraiment une nourriture et mon sang est -
n’a peut être pas éveillé tout l’intérêt qu’il mérite, et qui surtout nous
vraiment un breuvage » (Jn 6, 56). Rien ne le rappelle dans un contexte place au cœ ur de notre propos, car il touche le second silence de Robert
qui paraî t pourtant à l’évidence devoir y renvoyer. de Boron. Ce détail est la confusion systématique et constante qu’opère
Mais, dira-t-on, cette conclusion est prématurée. Elle ne paraît son roman entre la Cène et le repas chez Simon, confusion dont la source
1
s’imposer que parce que nous n’avons pas lu assez avant dans le texte et n’est évidemment pas dans YEvangile de Nicodème, puisque celui-ci com-
que nous n’avons pas abordé les deux passages les plus importants et les m
a mence par la convocation de J ésus devant Pilate (il n’est pas à propre-
plus explicites qui traitent du veissel passages dans lesquels la relation à f ment parler arrêté) et ne dit mot de la Cène :
l’Eucharistie ne paraî t pas faire de doute. Le premier est l’enseignement
du Christ à Joseph dans sa prison (v. 851-948) cet enseignement qui

prend précisé ment la place du récit de sa descente aux enfers que l’on
trouve dans YEvangile de Nicodème. A la fin de ce passage le mot Graal V
Or avint au jour de la Cene
Que Marie la Madaleinne
Vint droit en la meison Symom,
A la table trouva Jhesum
Avec ses disciples séant,
Or il arriva, le jour de la Cène,
que Marie Madeleine
vint tout droit dans la maison de Simon.
Elle trouva J ésus assis à table
avec ses disciples.
apparaî t pour la première fois (v. 936), mais c’est le romancier qui Judas devant Jhesu menjant2. Judas mangeait devant J ésus.
l’emploie, sans le placer dans la bouche du Christ, Au demeurant, il
Ainsi d’ilec se dé partirent ; Ainsi ils partirent de là ;
l’emploie dans l’expression « les secrets du Graal », et non pas pour dési- Dusqu’au jüesdi attendirent. Ils attendirent jusqu’au jeudi.
gner directement le veissel qui même par la suite garde le plus souvent Et ce jüedi chiés Simon Et ce jeudi, J ésus était
cette appellation. Le deuxième passage se situe lors de la cérémonie ins- Estoit Jhesus en sa meison chez Simon, dans sa maison,
hï . Ou ses deciples enseignoit où il enseignait ses disciples
pirée par Dieu à Joseph pour distinguer les justes de ceux qui se sont &
& Les essemples...3. en paraboles...
SP
abandonnés à la luxure (v. 2431-2569), après le long épisode de la Vindicta •c . .

« Joseph, bien sez que chiés Symon « Joseph, tu sais bien que j’ai mangé
Salvatoris, d’o ù Joseph et son veissel sont évidemment absents et où ils S
f chez Simon, avec tous mes compagnons,
Menjei, et tout mi compeignon,
s’effacent derrière le voile de Véronique. A la Cene, le jüesdi. à la Cène, le jeudi.
Le premier de ces passages se situe à la fin de la visite du Christ à Le pein, le vin y beneï J’ai béni le pain et le vin,
Et leur dis que ma char menjoient et je leur ai dit qu’ils mangeaient ma chair
Joseph dans sa prison, soit à la fin de la scène dont on a vu plus haut le Ou pein, ou vin mon sanc buvoient. »4 dans le pain et que dans le vin ils buvaient
début. Le Christ confie le veissel à Joseph, à charge pour lui de ne le [mon sang. »
!
;
confier à son tour qu’à trois personnes, au nom des trois personnes de la
Trinité. L’insistance est sur le mot « garder », qui revient à trois reprises, 1. Cf . Robert de Boron, Joseph dArimathie, éd . R. O’Gorman, p. 345-346, et A. Micha, « “ Matiè re” et
“ sens” dans U estoire dou Graal », p . 466.
2. Robert de Boron, Joseph dArimathie, éd . R. O’Gorman, v. 235-240.
1. Caroline Walker Bynum , The Resurrection of the Body in Western Christianity, New York, Columbia UP, 3. Ibid., v. 317-322.
1995. 4. Ibid., v. 893-898.

\
294 Poésie et conversion au Moyen Âge Robert de Boron, lã nature du Graal et la poétique du salut 295

À propos du premier de ces passages, O’Gorman1 note


qu'il était traditionnel au Moyen Âge de confondre la scène
, à juste titre, la Cène et le repas chez Simon — contradiction et hésitation qui confir-
de Béthanie, placée lors d'un repas pris peu avant la Passion «
de Fonction ment, au demeurant, que cette confusion est délibérée et non acciden-
avant la Pâque », Jn 12, 1), chez Simon le lépreux
( six jours telle. Judas va trouver les juifs et trahit le Christ à la suite de la Cène du
(Mt. 26, 6-13 et i \
jeudi chez Simon. Après avoir fixé les détails du complot (v. 299-313), les
Mc 14, 3-9) ou chez Lazare, Marthe et Marie ( 12, 1-8), et
Jn
fum répandu sur les pieds de Jésus par la pénitente
celle du par- juifs et lui décident qu’ils le mettront à exécution... le jeudi, lors du repas
lors du repas chez un chez Simon :
Pharisien (Le 7, 36-38). Mais confondre la Cène et le repas chez
c’est tout autre chose (le texte insiste à plusieurs
Simon, Ainsi ils partirent de là ;
Ainsi d’ilec se départirent,
reprises sur le fait que le Dusqu’au jüesdi attendirent ; Ils attendirent jusqu’au jeudi.
repas chez Simon a lieu le jeudi, et le Christ lui-même, s’adressant Et ce j üedi chiés Simon Et ce jeudi, Jésus était
à
Joseph, le désigne comme la Cène) ! La raison la plus Estoit Jhesus en sa meison 1. chez Simon, dans sa maison.
plate de cette I
confusion, mais qui n’est pas à exclure, est le besoin de
l’invraisemblance du fait que ce soit à Joseph d’Arimathie masquer Et plus loin :
que le calice de
la Cène soit confié, avec la mission d’en être le gardien Diex fu en la meison Simon, Dieu était dans la maison de Simon,
, alors que, n’étant 376 lui et tous ses compagnons.
pas un des douze, il n’a pu participer à la Cène « canonique » Et il et tuit si compeignon.
du Jeudi I Judas eut les Juïs mandez Judas avait fait venir les juifs
saint ; en revanche, il a parfaitement pu assister au repas Et l’un après l’autre assemblez. et les avait réunis l’un après l’autre.
chez Simon.
L’arrestation de J ésus à l’issue même de ce repas
permet de présenter En la meison Symon entrèrent. Ils entrèrent dans la maison de Simon.
avec un certain naturel le vol du veissel, etc. De telles libertés Quant ce virent, si s’effreerent 380 Quand les disciples de Notre Seigneur
prises avec Li deciple Nostre Seigneur, virent cela, ils se troublèrent,
l’Ecriture ébranlent moins l’orthodoxie qu’elles ne ré Car il eurent moût grant peeur. car ils eurent très grand peur.
pondent à des impé- Et quand la maison fut pleine,
ratifs narratifs et proprement romanesques. Bien plus, elles Et quant la meison vit emplie
répondent à Judas, si ne se tarja mie : 384 Judas ne perdit pas son temps :
cette adhésion du cœ ur, jusque dans les produits il baisa Jésus sur la bouche
de son imagination En la bouche Jhesu beisa
(cette imagination constamment invoquée, excitée m Et par le beisier l’enseigna. et par ce baiser, il le désigna .
par les traités de
contemplation), à l’unique vérité, celle de la Passion, de la résurrection
et
de la rédemption. D’autre part, tout le passage (v. 231 Il reste que Robert de Boron confond indubitablement et systémati-
comme une explication de la trahison de
-260) est présenté r quement la Cène et le repas chez Simon. La Cène et l’arrestation du
Judas plus que comme un récit
de la Cène : « sénéchal » (v. 219) et « chambellan » (v. 232 Christ : tout se passe chez Simon. Le Graal est un récipient qui se trouvait
) de ésus,
perçoit à ce titre la dîme de tout ce que ésus reçoit (v. 218 J219, v.Judas sur la table pendant le repas chez Simon, sans qu’il soit dit nulle part qu’il
J
234). Cela finit par le rendre envieux, cupide et cruel (-v. 231- ait pu servir pour un autre repas du Christ.
221-230).
Furieux de perdre la dîme du parfum répandu par Marie- C’est la substitution du repas chez Simon à la Cène qui permet
Madeleine
- dîme s’élevant à trente deniers, puisque le parfum
en valait trois cents, il d’introduire le silence capital sur l’Eucharistie sans que ce silence se
vend son maître pour cette somme : remarque d’abord, car pour le lecteur le repas chez Simon n’est pas la
« vraie » Cène. L’Eucharistie est constamment présente derrière le Graal,
Ainsi eut son restorement Il eut ainsi la compensation
De sa perte de l’oignement2. de la perte qu’il avait subie sur l’onguent. mais le Graal ne renvoie pas directement à l’Eucharistie. Ce qui est absent
du Graal, c’est la transsubstantiation. Le Graal peut être présenté comme

C’est une extrapolation dont on trouve d’autres exemples
Âge — de Jn 12, 4-6. Mais à ce propos, on relève dans le r
au Moyen un ciboire, une pyxide, une custode (par exemple chez Chrétien de
Troyes), mais il n’est pas (du moins avant le terme des aventures qui lui
écit une petite
contradiction qui est le seul signe d’une hésitation dans la confusion sont liées) un calice. Cela n’empêche pas un lien éventuel avec la liturgie.
entre
F Mais le silence de la foi et dans la foi, le recueillement de la foi, source du
1. Ibid., p. 345.
2. Ibid., v. 295-296.
1. Ibid., v. 317-320, cités plus haut.

i
296 Poésie et conversion au Moyen Âge Ê
fi -
Robert de Boron, la nature du Graal et la poétique du salut 297

récit, et sans lesquels il n’y a pas de récit, c’est, pour Robert de Boron, la
consécration. Son absence fait du Graal, non l’instrument de l’Eucha-

celui chez Simon l’exclut en fait d’autant moins que chez saint Jean le
dernier repas n’est pas un repas pascal, comme dans les synoptiques, mais
ristie, par lequel le vin se transforme en sang du Christ, mais une relique, se situe plus tôt, puisque J ésus meurt au moment où l’on immole l’agneau
conservant de façon permanente le sang humain du Christ « quand il pascal. Certes, Robert, dans son effort pour faire coïncider le repas chez
allait corporellement en terre », comme toutes les reliques du Précieux Simon et la Cène, prend soin de souligner à plusieurs reprises que ce

Sang celle de Fécamp1, celle de Bruges, celle de Sainte-Marie de Sar-
zana, liée au Volto Santo de Lucques.
repas a lieu le jeudi, comme dans la liturgie de la semaine sainte. Certes, il
place dans la bouche du Christ, s’adressant à Joseph dans sa prison, un
Mais cette présentation est trop sommaire. Outre qu’elle semble faire bref rappel de la Cène eucharistique ” . Mais pour le reste, il suit saint Jean,
bon marché de certaines notations de Robert de Boron lui-même, elle ne et lui seul.
tient compte ni des divergences des récits évangéliques et de celui de saint I
í '

On comprend donc que, dans son roman, Joseph n’utilise pas le


!
;:
Paul touchant la Cène ni de l’évolution de la théologie de l’Eucharistie. Graal pour célébrer l’Eucharistie, puisqu’il suit l’évangéliste qui ne men-
On sait, en effet, que, s’agissant de l’institution de l’Eucharistie par le I tionne pas l’institution de l’Eucharistie. Il y a sur ce point important une
Christ lors de la dernière Cène, il existe deux traditions : d’une part, celle
m —
rupture nette peut-être celle du concile de Latran IV entre son roman —
des synoptiques (Mt. 26, 26-29 ; Mc 14, 22-25 ; Le 22, 19-20) et de saint et les romans ultérieurs du Graal, la Queste del saint Graal\ Perlesvaus, et
Paul (1 Cor. 11, 22-26, probablement le texte le plus ancien), d’autre part même 1’Estoire del saint Graal qui s’inspire pourtant directement de lui,
celle de saint Jean. La première se divise elle-même en deux : d’un côté la mais dont l’entrée en matière « autobiographique » prend soin de signaler
tradition « antiochienne » de Paul et Luc (le pain, offert pendant le repas, d’emblée l’importance de l’Eucharistie. C’est pourquoi « les paroles secrè-
est le corps, la coupe, offerte après le repas, est l’alliance dans le sang,

ajoute Luc , et non le sang même) ; de l’autre, la tradition « palesti-
— tes » que le Christ confie à Joseph prennent dans le roman un tel relief :
non qu’elles soient cachées (le lecteur est en gros informé de leur
menne » de Matthieu et de Marc (sans doute la tradition première, même contenu), non qu’il soit nécessaire de supposer derrière elle l’hétérodoxie
si le texte de Paul est antérieur), avec le parallèle « ceci est mon corps, ceci ou la gnose. Elles tiennent lieu des claires paroles et de l’acte public de la
est mon sang ». Mais Jean est à part, car chez lui, il n’y a pas d’institution consécration lors de la Cène, comme chez saint Jean le discours du Christ
de l’Eucharistie. A la place, il y a le lavement des pieds au cours du der- en tient lieu.
nier repas (Jn 13, 2-12), suivi du grand discours d’adieu du Christ (13, 12- On voit bien, cependant, les arguments que l’on peut objecter à une
17, 26). C’est ailleurs, bien avant la Passion et sans rapport direct avec telle hypothèse, et qui paraissent la ruiner avant même qu’elle ait pu être
elle, que Jésus, en conclusion de son discours dans la synagogue de étayée. D’une part, est-il bien certain que le Graal, chez Robert de Boron,
Capharnaüm, désigne sa chair et son sang comme nourriture et comme ne joue pas le rôle de calice ? D’autre part, peut-on s’étonner que notre
breuvage donnant la vie éternelle (Jn 6, 51-58). auteur reste évasif sur la consécration, alors que le dogme de la transsubs-
Le récit de Robert de Boron est donc moins surprenant qu’il n’y tantiation n’a été clairement et définitivement formulé que quelques
paraît au premier abord. Il s’explique même assez aisément par le fait qu’il années après la composition de son roman, en 1215, au quatrième concile
s’inspire uniquement de saint Jean, à l’exclusion des synoptiques et de de Latran ? Nitze, qui attire l’attention sur ce point, note à juste titre qu’il
saint Paul. Comme chez saint Jean, le lavement des pieds au cours du faut attendre Perlesvaus pour voir le Graal essentiellement lié à la trans-
repas remplace l’institution eucharistique. Et le repas chez Simon y tient
la place de la Cène parce que dans l’Évangile de Jean il n’y a pas à propre- —
substantiation2 ce qui est un argument de plus en faveur de la datation
basse de ce roman. Il est vrai, cependant, que Latran IV ne marque pas
ment parler de Cène ; la mention « au cours d’un repas... » ( 13, 2) se une rupture aussi radicale qu’il peut paraître. D’une part la profession de
Jn
prê te à toutes les interprétations et n’exclut pas celle qui fait de ce repas foi Firmiter credimus n’était pas parfaitement claire sur la question de savoir

1. Voir Jean-Guy Gouttebroze, Le prédeux sang de Fécamp. Origine et développement d'un mythe chré , 1. Robert de Boron, Joseph d'Arimathie, éd. R. O’Gorman , v. 895-898, cités plus haut.
tien I
Paris, Champion , 2000 (« Essais sur le Moyen Age », 23). 2. Robert de Boron, Le roman de l’ estoire dou Graal, p. XIV.
j üf
298 Poésie et conversion au Moyen Âge
Robert de Boron, la nature du Graal et la poétique du salut 299
si la conversion des espèces est totale ou si le pain et le vin sont
encore
après la consécration, puisque saint Thomas devra l’expliciter et en là Que le Graal ne soit pas le calice de la transsubstantiation, c’est ce que
les conséquences. D’autre part la transsubstantiation est
tirer paraît confirmer la liturgie dont il est le centre lorsque plus tard est orga-
la doctrine de nisée la cérémonie qui permettra de distinguer, parmi les compagnons de
l’
Église dès le IXe siècle. Elle est ainsi nettement affirmée lors
des deux Joseph, les élus des réprouvés. C’est le second passage où, avons-nous
professions de foi imposées à Bérenger de Tours en 1059 et 10791
Sur le premier point, on a vu que le Christ mentionne la célé
. dit, le veissel reçoit pourtant un sens eucharistique (v. 2431-2569) . Cette
bration cérémonie tourne autour de l’ostentation, que l’on peut certes dire eucha-
eucharistique aux vers 895-898. En outre, un passage du roman, dé jà cité
plus haut, atteste bien l’utilisation du Graal comme calice. % ristique, du Graal et du poisson pêché par Bron, mais sans la moindre
Lorsque trace d’une consécration. Comme si le fait que le veissel contenait réelle-
J ésus apparaît à Joseph dans sa prison et lui remet le veissel, en lui recom- ment et perpétuellement le sang du Christ interdisait la consécration et la
mandant de ne le confier qu’à trois personnes, au nom de la
Trinité, il lui transsubstantiation, puisque le vrai sang est déjà là.
dit que ce veissel est le salut des pécheurs repentants et
croyants, et il Toutefois, cette hypothèse oblige à relire le passage crucial sur la table
ajoute :
de la Cène comme mémorial de la mise au tombeau du Christ par Joseph
Saches que ja meis sacremenz Sache que jamais sacrement l d’Arimathie et à le comparer à nouveau aux textes nombreux1 qui asso-
Feiz n’i ert que ramembremenz n’y sera fait sans que le souvenir
De toi n’i soit2. cient les objets liturgiques de la célébration de l’Eucharistie au sépulcre
de toi n’y soit.
du Christ et à sa mise au tombeau par Joseph d’Arimathie :
Le Christ prévoit donc bien que le veissel servira à la c lé
sacrement, qui ne peut ê tre que l’Eucharistie. Le veissel à
é bration d’un — Joseph, bien sez que chiés Symon
Menjei, et tout mi compeignon,
—chezJoseph, tu sais bien que j’ai mangé
Simon, avec tous mes compagnons,
ses yeux est donc
bien un calice. Certes, mais le sacrement sera célébré en A la Cene le j üesdi ; à la Cène, le jeudi.
souvenir... de
Joseph, et non du Christ. La rime sacremen / Le pein, le vin y beneï 896 J’ai béni le pain et le vin,
t remembrementsst trompeuse,
en ce qu’elle évoque le « Faites cela en mémoire
Et leur dis que ma char menjoient et je leur ai dit qu’ils mangeaient ma chair
de moi » de l’Eucharistie Ou pein, ou vin mon sanc buvoient. dans le pain et que dans le vin ils
( Hocfacite in meam commemorationem, Le 22, 19), alors buvaient
que la mémoire qui [mon sang ;
est conservée par le sacrement est celle de Joseph. La
possibilité d’utiliser Ausi sera representee cette table sera représentée
le veissel comme calice est bien mentionnée, mais très dans mainte contrée.
fugitivement, et seu- Ceste taule en meinte contrée. 900
lement pour insister sur sa fonction de relique, ou de m Ce que tu de la crouiz m’ostas Tu m’as descendu de la croix
émorial de Et ou sepulchre me couchas, et couché dans le sépulcre :
Joseph, qui se manifestera avec éclat à cette occasion. Cette utilisation C’est l’auteus seur quoi me metrunt c’est l’autel sur lequel me mettront
est
en elle-m ê me secondaire, elle n’est que la circonstanc Cil qui me sacrefierunt.
'
904 ceux qui me sacrifieront.
e dans laquelle le
veissel rappellera le souvenir de Joseph. Même chose Li dras ou fui envolepez Le tissu dans lequel j’ai été enveloppé
quelques vers plus Sera corporaus apelez. sera appelé corporal.
bas, à la fin du passage dans lequel le Christ fait des objets
la célé bration eucharistique la représentation de sa mise
liturgiques de Cist veissiaus ou men sanc meïs Le récipient où tu as mis mon sang,
au tombeau par Quant de men cors le requeillis, 908 quand tu l’as recueilli de mon corps,
Joseph (v. 899-916) . Il conclut : Calices apelez sera. sera appelé calice.
La platine ki sus girra Par la patène placée au-dessus
Ces choses sunt senefiance Iert la pierre senefiee sera signifiée la pierre
Qu’en fera de toi remembrance3.
Ces choses signifient
qu’on fera remembrance de toi.
m- Qui fu deseur moi seelee 912 qui a été scellée au-dessus de moi
Quant ou sepuchre m’eüs mis. quand tu m’eus mis dans le sépulcre.
Ice doiz tu savoir touz dis ; Tu dois le savoir pour toujours :
Ces choses sunt senefiance ces choses signifient
1. Tout ce développement emprunte sa substance à l’article « Eucharistie
lité, lui même redevable à Henri de Lubac, Corpus Mysticum. L’
-
» du Dictionnaire de spiritua- H
Etude historique, Paris , Aubier , 2e éd . , 1949 [1944]. Eucharistie et l’ Église au Moyen Age.
2. Robert de Boron, Joseph d’Arimathie, éd. R . O ’Gorman 1 . Honorius Augustodunensis { Gemma animae, I , 47 , PL, t. 172 , c. 558) , Alcuin (Liber de divinis offidis,
et est volontairement littérale .
, v . 887 - 889 . Ma traduction n’en est pas une ï PL, 1.101 , c . 1260 d) , Amalaire de Metz ( De ecclesiastids offidis, PL, 1.105 , c . 1144 bc) , Sicard de Cré-
3. Ibid., v . 915-916. Nous soulignons . mone (Mitrale, sive De officiis ecclesiastids summa, dans PL, t. 213, col. 9 -436), Pseudo-Germanus ( His-
1 toria ecelestastica, et mystica contemplado, PL, t. 98 , c . 422 d) .


300 Poésie et conversion au Moyen Âge
Robert de Boron, la nature du Graal et la poétique du salut 301
Qu’en fera de toi remembrance. 916 qu’on fera remembrance de toi.
Tout cil qui ten veissel verrunt celui-ci signifie le linceul propre dans lequel Joseph enroula le corps du Christ. Le
Tous ceux qui verront ton récipient
En ma compeignie serunt ; seront en ma compagnie ; calice représente le sépulcre, la patène la pierre qui fermait le sépulcre. Les trois arti-
De cuer arunt emplissement Leur cœ ur sera comblé cles, Prions, instruits par les préceptes qui procurent le salut, Notre Père, Libère-nous, Seigneur,
Et joie pardurablement. I .

signifient les trois jours pendant lesquels le Christ a reposé dans le tombeau.
920 et ils connaî tront la joie perpétuelle. #
.
ft
%
Le Christ ne dit pas que la table de la Cène, représentée à l’avenir La comparaison des deux textes montre que Robert suit en tout
par
l’autel sur lequel est célébrée la messe, a le moindre rapport avec le Graal
,
point Honorius mais que, selon sa méthode habituelle, il introduit
mais que, cette table de la Cène étant destinée à ê tre « représenté en
e subrepticement le Graal au milieu d’un passage qui pour le reste s’inspire
mainte contrée » (v. 899-900), de cette façon, et par le biais des objets fidèlement de son modèle : aux vers 907-909, il fait du calice la représen-
liturgiques qui évoquent allégoriquement la mise au tombeau, parmi les- tation du veissel, alors que che2 Honorius c’est celle du sépulcre. Mais
quels le veissel, le souvenir de Joseph sera préservé et sa gloire assurée. En prenons garde à la formulation de ces trois vers : parmi les éléments de
somme, une simple amabilité du Seigneur à l’adresse de celui qui l a si la mise au tombeau qui seront évoqués par les objets liturgiques de la
bien servi.
’ célébration eucharistique figurera le veissel où Joseph a recueilli le sang du
L’assimilation de l’autel au lieu où le Christ descendu de croix a été Christ, et qui sera représenté par le calice. Le Graal est si peu un calice
déposé, du calice au sépulcre, du corporal au linceul, de la
patène à la
que ce n’est pas en tant que calice de la Cène qu’il sera utilisé de façon
pierre du tombeau, en référence explicite à Joseph d’Arimathie, est très privilégiée pour la célébration de l’Eucharistie ; c’est en tant que récep-
fréquente : on la trouve chez les auteurs mentionnés plus haut et chez tacle du sang du Christ recueilli par Joseph d’Arimathie que le calice de
d’autres. Robert de Boron l’emprunte vraisemblablement à celui l’Eucharistie en fera m émoire, conservant du même coup la mémoire de
qu’un
laïc cultivé comme lui avait le plus de chances de connaî tre, Honorius Joseph (v. 914-916). Autrement dit, Robert de Boron ne fonde nulle-
Augustodunensis, dont le traité de liturgie Gemma animae, sive de divinis offi- ment sa « doctrine du Graal » sur les rapprochements opérés par les trai-
ciis et antiquo ritu missarum, deque horis canonicis et totius anni solemnitatibus é tait, tés de liturgie entre la célébration eucharistique et la mise au tombeau du
comme les autres œ uvres, très répandu : Christ par Joseph d’Arimathie. Il se contente de plaquer sur sa propre
construction ces rapprochements connus de tous, à titre de confirma-
CAP. XLVII. - De Joseph tion de son récit.
Dicente sacerdote Per omnia saecula saeculorum, diaconus venit, calicem coram Quant à Honorius, la première partie de son traité parcourt deux fois
eo sus-
tollit, cum favone partem ejus cooperit, in altari reponit et cum le déroulement de la messe. La première fois, en en décrivant l’action et la
corporali cooperit,
praeferens Joseph ab Arimathia, qui corpus Christi deposuit, faciem ejus sudario gestuelle et en les interprétant en relation avec l’Ecriture sainte, comme
cooperuit, in monumento deposuit, lapide cooperuit. Hic oblata, et calix cum corpo un rappel ou une allégorie de divers passages de l’Ancien et du Nouveau
rali cooperitur, quod sindonem mundam significat, in quam Joseph
-
involvebat. Calix hic, sepulcrum ; patena, lapidem désignât, qui sepulcrum
corpus Christi Testament : c’est là que se trouve le chapitre 47, faisant référence à
clauserat. Joseph d’Arimathie et à la mise au tombeau. La seconde fois, en
,
Très articuli, scilicet Oremus praeceptis, et Pater noster et Libera nos, Domine, trè
s dies s’attachant aux paroles de la liturgie. Cette fois-là, dans le chapitre 106, De
significant, quibus Christus in monumento quiescebat1.
calice, il commente les paroles de la consécration et il écrit :
Chapitre 47. - Sur Joseph Y
Au moment où le prêtre dit Pour les siècles des siècles, le diacre s’approche, soul
ève le
CAP. CV1. - De calice.
calice devant lui, le voile partiellement, le repose sur l’autel et le recouvre avec le
cor- Hunepraeclarum calicem. Idem calix est in mysterio, quem Christus in manibus tenuit,
poral, à l’exemple de Joseph d’Arimathie, qui déposa le corps du Christ,
recouvrit sa quamvis in materia metalli alius sit. (...) Mysterium vocatur ubi aliud videtur, et aliud
face avec le suaire, le déposa dans le tombeau, le recouvrit avec la pierre. Là intelligitur. Species pani et vini cernitur, corpus Christi et sanguis creditur1.
sont les
hosties non encore consacrées, et le calice est recouvert avec le corporal, parce que

1. Gemma animae, dans PL, t. 172, 1, 47, col. 558.


1. Gemma animae, dans PL t. 172, 1, 47, c. 578.

f
f '1
302 Poésie et conversion au Moyen Âge Robert de Boron, la nature du Graal et la poétique du salut 303

Ce précieux calice. Selon le mystère, c’est le même calice que le Christ a


tenu dans ses ment eucharistique ou les transpositions de la liturgie eucharistique
mains, bien que selon la matière il soit d’un autre métal. (...) On parle de mystère
quand (liturgie autour du Graal et du poisson pêché par Bron). Mais pour que
on voit une chose et qu’on en comprend une autre. On voit l’apparence du
pain et du
vin, on croit que c’est le corps et le sang du Christ. cette relique soit le moteur de l’aventure romanesque, construite sur le
modèle de l’Exode et de la promesse faite au lignage élu (et la greffe de la
On voit qu’Honorius est aux antipodes de Robert de Boron. Il spé-
cifie que le calice du célébrant n’a matériellement rien à voir avec celui de Vindicta Salvatoris sur l’Evangile de Nicodème a pour rôle essentiel de per-
la Cène, auquel il ne s’identifie que in mysterio. Il précise que le mystère mettre cet exode d’un nouveau peuple élu, trié parmi l’ancien peuple élu,
est à présent condamné, sous l’autorité de l’empereur converti) ; pour qu’il y
de comprendre autre chose que ce que l’on voit : en la circonstance, de
ait quelque chose à espérer et une révélation supplémentaire à attendre au
voir du pain et du vin et de croire que c’est le corps et le sang du Christ.
bout du voyage, au bout des épreuves, au bout des combats, au bout de la
Rien à voir avec le sang « physique » du Christ indéfiniment conservé
succession généalogique ; pour que la succession des trois tables, table de
dans le Graal.
la Cène, table du Graal, Table ronde, ne soit pas la pure répé tition d’un
Robert se réfère à la liturgie de façon toute superficielle parce que les
mémorial, mais une progression mystique : pour tout cela, il ne faut pas
commentaires liturgiques lui fournissent un rapprochement qui lui paraît
accréditer son propos. Et la liturgie, contrairement à ce que dit Insolera,
que le Graal soit un calice, l’instrument d’une présence réelle au-delà de
ne paraît nullement se soucier de la tradition du Graal. laquelle il n’y a rien à espérer de plus en ce monde, le vase d’une liturgie
qui recèle en elle-même son ultime mystère et son ultime accomplisse-
La cohérence n’est pas entre le veissel de Robert de Boron et le calice
ment. II faut que le Graal soit une relique infiniment précieuse, mais rien
de ses successeurs, mais entre ce veissel et la custode qu’est le Graal pour
de plus.
son prédécesseur Chré tien.
Je vois une confirmation de ces vues dans l’ordre des trois tables et sa
modification introduite par les romans postérieurs à ceux de Robert de
Boron. Pour lui, la table du Graal précède la Table ronde. Pour les
auteurs postérieurs, c’est l’inverse : la Table ronde, en réunissant autour
LH GRAAL, RELIQUE ET NON CALICE,
d’elle les meilleurs chevaliers du monde, prépare à la quête qui permettra
COMME CONDITION DU RÉCIT ROMANESQUE
aux élus d’accéder à la table du Graal. Qui peut nier que cet ordre nous
paraisse plus naturel ? Mais c’est un ordre eucharistique : la perfection de
la chevalerie sous le règne du roi Arthur permet aux meilleurs chevaliers
Or la définition du Graal comme relique et non comme calice ainsi de retrouver à la table du Graal le Christ tel qu’il était présent à la table de
que le silence sur l’Eucharistie, tue sans être ignorée, sont les conditions la Cène et tel qu’il est présent dans l’Eucharistie. L’ordre que propose
qui permettent au roman de naî tre et de se développer. Car l’Eucharistie Robert de Boron, et qui nous paraît un ordre descendant, signifie autre
est permanente et répétitive. Chaque fois qu’elle est célé brée, le Christ
est chose : la table du Graal ne fait que garder le souvenir de la table de la
là, vraiment. Qu’attendre de plus ? Pour qu’il y ait un voyage et une trans- Cène jusqu’à ce que, au terme du voyage et de la conversion, ce souvenir
lation, une histoire et une filiation, une quête et des aventures, au terme
puisse s’inscrire dans l’histoire et se fixer dans cette institution humaine
desquels on trouve le Christ, il faut feindre d’oublier que le Christ ne et, peut-on dire, sociale qu’est la Table ronde. Celle-ci en reçoit, ainsi que
cesse d’être présent dans l’Eucharistie, qu’il est dé jà là, dé jà trouvé. C’est la chevalerie qu’elle exalte, une grandeur incomparable, mais une gran-
en ce sens que la substitution du repas chez Simon à la Cène est la condi- deur qui n’est que dans l’ordre du souvenir. La poésie du Graal est la
tion nécessaire pour qu’il puisse y avoir une Histoire du Graal. C’est en
ce mémoire du Christ.
sens également que le silence sur l’Eucharistie est un silence fondateur.
Pour que la relique que constitue le saint veissel contenant le sang du
Christ ait une valeur unique, incomparable à celle de toute autre relique, il
faut que derrière elle se profile l’Eucharistie : d’où les allusions au sacre-
1 i :!|
'
J;

S
J POUR FINIR

r
?
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Si Dieu s’est fait homme, à quoi bon le poète ? Si Dieu parle lui-
même, qu’a-t-on besoin de sa voix ? Si la vérité chrétienne a vaincu
l’erreur païenne, n’est-il pas coupable de prolonger cette erreur en prêtant
l’oreille à ses fables ? Mais la poésie dévaluée résiste. Dieu peut-il deman-
der le renoncement au savoir et à la beauté antiques ? L’enthousiasme
poétique, s’il n’est pas insufflé par les dieux du paganisme, n’en existe pas
moins. Quelle est alors sa source ? L’amour, répondent les troubadours.
Mais l’amour, est-ce seulement la passion érotique ? Le christianisme
n’appelle-t-il pas les hommes au plus grand amour ? La poésie ne peut-
elle les y conduire ? Et si elle le peut, sa cause n’est-elle pas gagnée ?
N’entend-on pas à nouveau la voix du prophète derrière celle du poète ?
À l’inverse, la beauté du poème ne parle-t-elle pas de Dieu ? La beauté du
poème, peut-être. Mais d’abord, la beauté du chant, qui permet
d’entendre dès ce monde les chœ urs célestes autour du trône de Dieu. Et
c’est ainsi que finit par être reconnue l’inspiration du Dieu chrétien dans
celle du poète. L’Orphée néoplatonicien devient un Orphée chré tien.
Mais surtout, le Dieu des humbles glorifie les humbles en leur inspirant le
poème : celui d’un simple berger, chantant soudain dans la langue des
simples des vers dont la perfection métrique est la preuve que derrière sa
voix s’entend celle de Dieu ; celui du saint, ivre d’abaissement, qui inverse
les valeurs du monde et encourt ses railleries en marchant sur les mains, la
tête en bas, comme un jongleur méprisé, comme David dansant et chan-
tant nu devant l’arche du Seigneur. Alors naissent les grands poèmes, qui
ne se reconnaissent de sens que pour autant que Dieu veut bien leur en
prêter, et dont seule une lecture spirituelle fait apparaî tre les effets pro-
prement poé tiques. Tels sont les contes de La Vie des Pères, joyaux
' h '1,
306 Poésie et conversion au Moyen Âge

presque
sans équivalent dans les lettres médiévales, mais joyaux Bibliographie
aussi longtemps qu’on ne leur applique pas une cachés
telle lecture. Tel est le
premier roman de Robert de Boron, m éditation
sur les Ecritures canom-
ques et apocryphes, roman du Graal dont le sens
est caché, non dans un
savoir secret, mais dans l’évidence simple, é
blouissante, immédiate et
silencieuse de la foi.
Tel a été le cheminement de ce livre. Un cheminement
trop partiel1. Il aurait fallu ê tre capable de convoquer trop sinueux,
et de dominer toute
l’esthétique et toute la pensée m édiévales. Ou

— —
alors il aurait suffi mais
quelles immensités désignent ironiquement ce «
suffire » ! de traiter
d’un seul auteur. Un auteur qui n’a cessé d
’être, au fil de ces pages, un
horion sans cesse aperçu et jamais atteint. Tout
est contenu dans
l’œ uvre de Dante. Elle est la perfection d’
une poésie servante de la
conversion. À côté d’elle, tous les poèmes composés au
nord des Alpes,
en latin ou en vulgaire, paraissent minces et lé Œ uvres
gers. J’ai fait, il faut bien
l’avouer, de nécessité vertu en m’en tenant
à cette matière et en suivant Adgar, Le Graciai,éd. Pierre Kunstmann, Ottawa, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1982.
dans ses efforts progressifs, plutôt que de
contempler dans son achève- -
Alain de Lille, De sex alts cherubim, dans Patrologia latina, t. 210, col. 265 279.
ment glorieux, la reconquê te par la poésie,
au-delà de la fable et à travers -
Alcuin, Liber de divinis officiis, dans Patrologia latina, t. 101, col. 1174 1286.
la fable, de ce qui était pour les hommes d’
alors l’unique vérité. Amalaire de Metz, De ecclesiasticis officiis, dans Patrologia latina, t. 105, col. 985-1242.
André Le Chapelain, Traité de l’ amour courtois, introd., trad et notes par Claude Buridant,
,

1. 11 aurait pu être poursuivi en reprenant


certaines Paris, Klincksieck, 1974.
saint Louis ou des articles ré unis dans Les voix de laanalyses de La subjectivité littéraire autour du siècle de
conscience. Parole du poète etparole de Dieu au Moyen -
Arator, De actibus apostolorum, éd. A. Patch McKinlay, Vienne, Hoelder Pichler-Tempsky,
Age, en particulier celles concernant
Jean Bodel , Joinville ou Rutebeuf. 1951 (« Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum », vol. LXXII).
Augustin, Confessionum UbriXIII, éd. Lucas Verheijen, Turnhout, Brepols , 1990 (« Corpus
Christianorum », vol. XXVII) .
Id., Contra Julianum Haeresis Pelagianae defensorem Ubri sex, dans Patrologia latina, t. 44,
col. 641-874.
liSr3 .iOTHÉQUE
‘ DE LA Leipzig, Teubner, 1993.
-
Id., De civitate dei Ubri XXII, éd. B. Dombart et A. Kalb, vol. I, lib. I XIII, 5 éd., Stuttgart-
e

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Réponse aux questions de Janvier, 25 et n. 3 ; Sermons sur le Cantique des Cantiques, 164 et 2e livre de Samuel, 168, 169. Bovon, P., 264 n.
Sermons, 19 ; n . 1-2, 177-187, 190, 196, 197 etn. 1, 3 ; Nouveau Testament, 147, 197, 207, 301 ; Bower, Calvin M., 103 n. 2, 106 n. 1.
— sermon 354, 25 et n. 1 ; Sermons sur le Cantique des Cantiques, trad. fr. % Évangiles canoniques, 213 n. 3, 224, 225, Brambilla Ageno, Franca, 76 n. 4.
— sermon 243, 126 n. 1 ; du ms. Nantes, Musé e Dobré 5, 112 ; 269, 270, 275, 276, 286, 288 ; Branca, Vittore, 83 n. 4, 88 n. 3, 89 n. 3.
V Lettre à l’évêque Memorius, 101 n. 1. Trad. fr. de De tribusfiliabus regis, 175 et n. 2. Évangile selon Jean, 12, 13 n. 1, 81 n. 5, Bré joux, J ., 10 n. 2.
Aurell , Martin , 51 n. 3. Bernard de Panassac, 54 n. 3. 181-183, 185, 213 n. 2, 259, 270, 275, Brémond, Claude, 208 n. 1.
Bernard Silvestre, 91, 100 n. 1, 124 ; 286, 292, 294, 296, 297 ; Bretel, Paul, 204 n. 1.
Babbi, Anna Maria, 85 n. 5. Cosmographie, 100 n. 1. Évangile selon Luc, 81 n. 5, 168-170, 270, Broomfield, F., 162 n. 1.
Bà hler, Ursula, 2 n. 2-3, 198 n. 1. Bernard Silvestre (?) : 273, 275, 294, 296, 298 ; Bruderer Eichberg, Barbara, 105 n. 1.
Baldwin , John W., 162 n . 2. Commentaire aux six premiers livres de t É vangile selon Marc, 81 n. 5, 149, 270, 271, Brunel-Lobrichon, Geneviève, 70 et n. 1 et 3.
Balzac, Honoré de : Y Énéide, 95, 96 et n. 1. 275, 294, 296 ; Brunner, F., 100 n. 1.
lui Duchesse de Langeais, 107 ; Bernard de Ventadour, 45 et n. 2, 59 n. 1. Évangile selon Matthieu, 8 n. 2, 81 n. 5, Burgess, Glyn S., 188 n. 2.
Massimilla Doni, 107. Bernart Marti, 45 n. 1, 51 n. 3. 149, 181, 182, 218 n. 3, 269- 271, 275, Burgio, Eugenio, 266 n. 2.
Bartsch , Karl, 189. Bernart de Saissac, 51 n. 3. 294, 296 ; Buridant, Claude, 57 et n. 1.
Bertolucci Piz 7.orusso, Valeria, 52 n. 1, 59 Ve é pî tre aux Corinthiens, 8 n. 2, 12, 13 et Buschinger, Danielle, 204 n. 1.
Basile, saint :
Discours aux jeunes gens, 9. n. 1 -2, 60 n . 1-3, 61 et n . 1 -2. * n. 1, 24 et n. 3, 80 n. 1, 120, 168-170,
Batllori, Miguel, 173 n. 3. Bertrand de Born, 59 n. 1 . 178, 179 n. 4, 296 ; Caldentey, Miguel, 173 n. 2.
Baumgartner, Emmanuè le, 84 n. 1, 225 n. 2, Bezzola, Reto R., 44 n. 1 . 2e épî tre aux Corinthiens, 12, 13 n. 1, 167, Capusso, Maria Grazia, 50 n. 1, 54 n. 1, 55
252 n. 2-3. Bianciotto, G., 206 n. 1. 168, 183 ; n. 1.
Bè de, 32, 33 et n. 2, 34, 35, 53, 106, 107, 135, Bible, 9, 13-15, 18, 19, 28, 29, 35, 36, 38, 138, Épître aux Éphésiens, 183, 184 ; Casagrande, Caria, 161, 162 n. 2, 174 n. 2.
207, 254. Épî tre aux Galates , 140 ; Cassiodore, 28-29, 32-34, 91, 92, 125 ;
137-140, 143-144, 146, 148, 150, 155 ;
De schematis et tropis sacrae scripturae liber, 33 et
Ancien Testament, 80, 134, 147, 177 , 301 ; Épî tre aux Hé breux, 178 n. 1 ; Institutiones divinarum et saecularium litterarum,
S
n. 2, 35, 108 ;
Cantique des Cantique, 46, 54 n. 2, 117 n. 3, Épî tre aux Romains, 183, 234 et n. 1 ; 28, 29 et n. 2 ;
120, 147, 164 n. 2, 177, 178, 179 et n. 4, 2e é pî tre à Timothée, 183, 184 ; Liber de anima, 32 et n. 1 ;
De metrica ratione, 35, 107-108 ;
I listoria ecclesastica gentis anglorum, 137 e t n. 1,
180, 181, 185-187, 188 et n. 1-2, 189, Apocalypse, 179, 180. Lettre à Boèce, 32.
138 n. 1, 139 , 140 et n. 2-3, 141 -146 ;
190, 194-200 ; Bieler, L., 44 n. 3. Catulle, 13 et n. 3, 14 n. 1.
Chroniques, 105 ; Blanchot, Maurice, 4, 5. Cercamon, 51 n. 3.
Musica quadrata sive mensurata, 106 et n. 2 ;
Deuté ronome, 13, 16 et n. 1, 17, 106 n. 4, Blum , Léon, 9. Cesaire de Heisterbach , 254 ;
Paraphrase de la Bible en vieil anglais, 145 n. 3 ; Blumenfeld- Kosinski, Renate, 123 n. 1. Dialogus miraculorum, 203 et n. 1.
140.
Ecclésiaste, 179, 182, 196 ; Boccace, 5, 83, 89 ; Chalcidius, 77 et n. 1 ;
Bé dier, Joseph , 3, 193 n. 1.
Exode, 20 et n. 3, 21 n. 1 ; Genealogia deorumgentilium, 88 n. 3, 89 et n. 3 ; Timaeus a Calcidio translatus, 11 et n. 1.
Behrens, Rudolf, 150 n. Genèse, 138, 284 ; Vie de Dante, 83 n. 4. Chanson de Roland, 42, 43.
Belting, Hans , 2 n. 1. Isaïe, 183-185 ; Boèce, 29, 31, 43, 44 et n. 3, 67, 103-105, 139 ; Char, René, 79.
Beltràn , E., 90 n. 1.
Benecke, E . E. M., 87 n . 1.
J éré mie, 18 et n. 2 ; Consolation de philosophie, 29, 44 n. 3, 91 ; Charvet, L., 261 n. 1.
Job, 13 et n. 2, 14, 18 et n. 2, 183, 184 ; \ De institutione musica, 103 et n. 2, 104 et n. 1- Chateaubriand, François-René de :
Benoî t de Sainte- Maure : Génie du christianisme, 3.
Roman de Troie, 84 et n. 1, 85 et n. 1-4, 225.
Judith, 167, 168, 172 ; 2;
Lévitique, 145 n. 3 ; Commentaires de Boèce, 85 et n. 5, 86. Châ tillon, Jean, 39 n., 165 n. 2.
Benton, John, 151 n. 3. Nombres, 13, 262 et n. 2 ; Bolton-Hall, Margaret, 86 n. Chaurand, Jacques, 163 n. 1, 209 n. 2.
Berger, Samuel, 112 n. 2. Osée, 238 ; Bonnard, Jean, 188 et n. 3, 190 et n. 2, 5-6, 8, Chenu, M.-D., 31 n. 1, 92 n. 3.
Bériou, Nicole, 174 n. 4. Proverbes , 14, 15 n. 1, 167, 172, 179, 182, 192 n. 1. Chiarini, Giorgio, 68 n. 1.
Berlioz , Jacques, 208 n. 1. 196 ; * Bonnefoy, Yves, 79. Chré tien de Troyes, 47 et n. 3, 90, 91, 151 n. 4,
Bernard d’Angers, 147-150 ; Psaumes, 18, 99, 112-113 (ps. 150), 116, Borck, Karl Heinz, 188 n. 6. 154, 204, 256, 257, 295 ;
Liber miraculorum sancte Fidis, 148, 149 et 117, 118 (ps. 150), 119 (ps. 150) , 120 Bornas, Goran, 209 n. 2, 210 n. 2. Chevalier de la Charrette, 154, 158 et n. 1, 226
n. 1. (ps. 150), 149, 151 (ps. 44), 153 (ps. 44), Bornecque, H., 88 n. 4, 143 n. 3. n. 2 ;
332 Poésie et conversion au Moyen Âge Index des auteurs et des œ uvres 333
Cligès, 152 n. 2 ; Daude de Pradas, 57. Eructavit ç.n ancien français (ps. 44), 151-157, Friedlein, G., 103 n. 2, 104 n. 1-2.
Conte du Graal, 251, 252, 289, 291. Davenson, Henri, 100 n. 2. 158, 161 etn. 1, 176, 226 n. 2. Fritz, Jean-Marie, 99 n. 1, 163 n. 1, 256 n. 1.
Christ, Karl, 110 n. 3. Davy, Marie-Madeleine, 46 n. 1. Eructavit fr., fragment (ms. Le Mans, Bibl. Fulgence, 124, 127.
Christine de Pizan , 142 n. 3 ; De Boer, C., 129 n. 2. mun . 173) , 191.
Épître d’ Otbea, 127. De Bruyne, Edgar, 32, 33 n. l et 3, 34 n. 1, 91 Étienne de Fougères : Gace Brulé, 200.
Cicé ron, 10, 23, 54, 89 ; et n. 1, 97 n. 3. Livre des Manières, 170. Gaiffier, B. de, 75 n. 4.
De l’ invention, 88 n. 4 ; Déchanet, J .-M., 46 n. 3. Eudes de Cheriton : Galderisi, Claudio, 211 n. 1, 227 n. 2.
De l’ orateur, 143 n. 3 ; Deereturn gelasianum, 269 et n. 2. Narrationes ou Parabolae, 241. Galent- Fasseur, Valé ry, 207.
Topiques, 88 n. 4 ; Délivrance du peuple d’ Israël (ms. Le Mans, Bibl. Eusèbe de César ée, 20 ; Gallais, Pierre, 100 n. 1, 256, 260 n. 2.
Tusculanes, 38 n. 1. mun. 173), 190, 197 n. 4. Préparation évangélique, 128 et n. 3-7. Galmés, Salvador, 173 n. 2.
Cierbide, Ricardo, 70 n. 3. Demats, Paule, 129 et n. 4. Eustache Deschamps, 54, 108-110, 127 ; Gandillac, Maurice de, 31 n. 2, 33 n. 1.
Claudel, Paul, 79. Démosthène, 12, 13 et n. 1. Art de dictier et de Jaire chansons, 108 et n. 1, Gaudemaris, A., 30 n. 2.
Cl ément d’Alexandrie : Denys l’Aréopagite (Pseudo), 31 ; 109 et n. 1. Gaume, abbé, 7, 17.
Leprotreptique, 128 et n. 1-2. La hiérarchie céleste, 31 et n . 2. Évagre d’Antioche, 208. Gautier d’Arras, 215 ;
Clive, H. P., 112 n. 1. De Robertis, Domenico, 76 n. 3. Évangile de l’enfance du Pseudo-Matthicu, Ille et Galeron, 212 n. 3.
Colgrave, B., 137 n. 2, 138 n. 1, 140 n. 2, 141 Derville, A., 81 n. 2. 255, 277. Gautier de Coincy, 65 n. 1, 82, 97 n. 3, 146-
n. 1, 142 n. 1 et 4, 143 n. 1 et 4, 144 n. 2 et Évangile de Nicodème, 253, 257, 259, 268, 269 et 148, 200 ;
Destruction de Jérusalem ou Livre de Titus et de
4, 145 n. 1, 146 n. 1 et 3. Les Miracles de Nostre Dame, 147 et n. 1-3,
Vespasien, 267. n. 1, 270, 272-274, 277, 279, 281, 286, 287,
Collet, Olivier, 219 n. 1. 289, 292, 293, 303 ; 148 et n. 1-3, 198 n. 2, 208, 210, 215 n. 2,
Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, 81
Collins, R., 137 n. 1 . Actes de Pilate (Gesta Pilati), 265, 267, 270- 218, 219-227 ;
n. 2 et 4, 298 n. 1.
Combès, G., 19 n. 1, 97 n. 2. 273, 275, 287 ; Vie de sainte Christine, 219 n. 1.
Di Girolamo, Costanzo, 64.
Commentaire du Cantique (ms. Le Mans, Bibl. Descente aux Enfers (Descensus ad Inferos ), 265, Gautier, Léon , 3.
Di Stefano, Giuseppe, 44 n. 1, 89 et n. 1 - 2.
mun. 173), 188-191, 192 n. 1, 193 et n. 2, 269, 287. Geoffroy d’Auxerre, 198 ;
Dobbie, E. V. K., 139 n. 1 .
194, 195 et n. 2, 196 et n. 2, 197 et n. 2. Evrart de Conty : Expositio in Cantica Canticorum, 190.
Commonitiones sanctorumpatrum, 209. Doignon, Jean, 26 n. 1 .
Dolophatos, 82 et n. 2. Le Livre des Eschecs amoureux moralisés, 124 et Geoffroy de Vinsauf :
Comparetti, Domenico, 87 n. 1. n. 2. Poetria nova, 31.
Conrad de Hirsau , 87, 88 ; Dombart, B., 25 n. 2.
Donat, 30. Geoltrain, P., 264 n.
Dialogus super auctores, 87 et n. 3, 88. Fabre, Isabelle, 110 n. 1, 111 n. 2. Gerbert de Montreuil :
Conway, Charles Abott, 139 n. 1. Douay-Soublin, Françoise, 8 n. 1.
Doutrepont, G., 83 n. 3. Faral, Edmond, 95 n., 162 n. 1, 170 n. 1. Roman de la Violette, 188 n. 1.
Corbellari, Alain, 3. Farges, abbé, 19 n. 1, 97 n. 2. Gerhoh de Reichersberg, 157 n. 2.
Corbin , Henry, 253 et n. 2, 256. Dronke, Peter, 80 n. 4, 100 n. 1, 188 n. 2,
189. Fassetta, Raffaele, 164 n. 1- 2. Gervais de Tilbury, 266.
Courbaud, E., 143 n. 3. Field, W. H. W., 53 n. 2. Ghellinck, J . de, 23 n. 1.
Cousin, Jean , 28 n. 2, 29 n. 1. Du Cange, Ch . du Fresne sieur, 85 n. 1.
Duchesse de Lorraine, 200. Finaert, Guy, 100 n. 2. Ghisalberti, Fausto, 93 n. 2.
Crane, Thomas Frederick, 194 n. 1. Flavius Josè phe, 15, 17 ; Gide, André, 42, 43 ;
Cré pin, André, 139 et n. 2, 140 n. 1. Duchet-Suchaux , Monique, 165 n. 1 .
Cullin , Olivier, 99 n. 1. Dumas, Jean-Louis, 99, 100 n. 2. Contre Apion, 9, 15 et n. 2. Journal 1889- 1939, 42 et n. 3.
Flobert, Pierre, 129 n. 1. Gillet, R., 30 n. 2.
Cura sanitatis Tiberii, 267. Dumontier, M., 46 n. 3.
Forster, Wendelin, 188 n. 6. Gilson, Étienne, 3, 176 et n. 1.
Curtius, Ernst Robert, 10 n. 2, 29 n. 1, 87 Dupanloup, Mgr, 7, 17. Ginard Baucá, Rafael, 173 n. 2.
Fontaine, Jacques, 30 n. 2.
n. 1. Dupire, N., 125 n. 2. Girart de Roussillon, 263 n. 2.
Fontanier, J .-M., 102 n. 3.
Cyprien, 23. Durieux, François-R égis, 70 n. 1. Giraud le Cambrien, 162, 266.
Ford, Alvin E., 265 n. 1.
Duval, Amaury, 205 et n. 3.
Formisano, Luciano, 47 n. 2. Giovanni del Virgilio, 83 n. 4.
Dagens, Claude, 30 n. 2,. Duys, Kathryn, 53. Fortunat, 34. Godefroy, Frédé ric, 95 n.
Dahan, Gilbert, 38 n. 2, 157 n. 1. Fortunatien : Gossen, Carl Theodor, 263 n. 2.
Dante Alighieri, 3, 5, 41, 43 et n. 3, 67, 68, 76, Eco, Umberto, 36 n. 2-3, 177 n. 3. Art rhétorique, 91, 92. Gounelle, Rémi, 269 n. 1.
77, 83 et n. 4, 87, 306 ; Edmond d’Abingdon : Fourrier, Anthime, 44 n. 4, 193 n. 2. Gouttebroze, Jean-Guy , 296 n. 1.
Convivio, 76 et n. 4 ; Mirour de Seynte Eglyse, 114 n. 1. Frances Jones, Élisabeth, 96 n. 1. Grégoire le Grand, 105, 118, 119, 139, 177 ;
De vulgari eloquentia, 76 et n. 5 ; Ehrsam Voigs, Linda, 140 n. 1. François, saint, 174, 200 ; Moralia in Job, 30 et n. 2 ;
Divine Comédie, 41 n. 2, 43 et n. 3, 76, 87 et Ekenberg, Anders, 111 n. 3. Cantique des créatures, 201. Lettre à Léandre, 30.
n. 2, 124 et n. 3 ; Elfassi, Jacques, 137 n. 1. François Villon : Gregory, Stewart, 112 n. 1.
Vita nuova, 76 et n. 3. Épiménide, 16. Testament, 124 et n. 1. Grober, Gustav, 59 n. 1.
Darbellay, Étienne, 100 n. 2. Ernst, W., 54 n. 2. Fratres, hortamur vos, sermon, 213 n. 3. Guido Guinizzelli, 76.
334 Poésie et conversion au Moyen Âge Index des auteurs et des œ uvres 335
Guilhem Molinier, Leys d'Amors, 65. Historia monachorum (Histoire des moines d' Égypte), Jean Froissart, 43 ; Kelly, Douglas, 129 n. 3, 175 n. 1.
Guillaume de Digulleville, 94 n. 1, 95 n. voir Waucher de Denain. Knoll, P., 24 n. 2,.
Chroniques, 43 et n. 1 ;
Pèlerinage de vie humaine, 207. Historia scolastica, voir Pierre le Mangeur. Le Joli Buisson de Jonece, 44 et n. 4. Koenig, Frederic, 147 n. 1-3, 148 n. 1-3, 219
Guillaume le Clerc de Normandie : Hoepffner, Ernst, 45 n. 1. n. 1-4, 222 n. 1-2, 223 n . 3, 224 n. 1, 226
Pesant de Dieu, 144 n. 1, 274. Hoffmann, E. T. A., 107.
Jean Gerson, 110, 123, 127 ;
Josephina, 97 n. 1 ; n. 2.
Guillaume le Vinier, 188, n. 1. Holz, Louis, 30 n. 2. Canticordum aupelerin, 110 et n. 1 ; Koschwitz, E., 188 n. 6.
Guillaume de Lorris, 68 et n. 2, 69, 193 n. 2, Homè re, 91 ; Tractatus de canticis, 110 et n. 1, 111 et n. 2. Kunstmann, Pierre, 210 n . 1, 218 n. 1 - 2, 240
256 ; Iliade, 42 ; et n. 1-3.
Roman de la Rose, 68 et n. 2, 199. Odyssée, 95.
Jean de Joinville :
Vie de Saint Louis, 259.
Guillaume de Machaut, 142 n. 3 ; Homère (centons d ) , 11, 12 et n. 1, 18. La belle Aelis, 188 n. 1.
Confort dAmi, 123 ; Honorius Augustodunensis :
Jean de la Croix, saint, 206.
Jean Le Marchant : Labourt, J ., 10 n. 3, 14 n. 2, 16 n. 2.
Prologue, 124, 125 et n. 1. Elucidarium, 157, 171, 172 et n. 1 ; Miracles de Notre- Dame de Chartres, 218 et Lactance, 7, 23 ;
Guillaume de Saint-Thierry, 176, 177 ; Gemma animae, 257 et n. 1, 299 n. 1, 300- Divinae institutiones, 9.
n. 1.
De natura et àignitate amoris, 46 n. 1, 64 n. 3, 302. Lambert d’Ardres :
94 ; Horace, 11 et n. 1, 13 et n. 3, 96, 124.
Jean de Meun, 52, 67, 68 et n. 2, 69, 70, 207,
245, 256 ; Historia comitum Ghisnensium, 190 et n. 1.
Exposé sur le Cantique des cantiques, 46 n. 3. Hughes, Andrew, 213 n. 1. Roman de la Rose, 68 et n. 2, 69, 70, 199. Lamentation de la Vierge (ms. Le Mans, Bibl.
Guiraut de Calanson, 50, 52, 54 et n. 2, 55, 57,
58, 61, 67, 77 ;
Hugues de Saint-Cher, 157 n. 1.
Jean Molinet, 119 ; mun. 173), 190, 192 .
Hugues de Saint-Victor, 162 ; Petit traité de la harpe, 119, 125 et n. 2. Lancelot-Graal, 252 :
Celeis cui am de cor et de saber, 54 et n. 2, 56 et De tribus diebus, 36 et n. 3 ; Estoire del saint Graal, 252, 253, 264 et n. 1,
n. 2. Didascalicon, 38 n. 2 ;
Jean Renart, 215 ;
Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole, 297 ;
Guiraut Riquier 48-66, 69, 74, 75, 77, 174 ; Commentariorum in Hierarchiam coelestem Merlin, 253, 264 ;
43 n. 2.
Declaratio, 51, 53 et n. 5 ; S. Dïonysii Areopagitae secundum interpreta- Lancelot, 252 ;
Jeanroy, Alfred, 47 n. 1, 49 et n. 2.
Exposition, 50 et n. 1, 52, 54 et n. 2, 55 et tionem Joannis Scoti, 36 n. 3. Queste du saint Graal, 204 n. 1, 252, 253, 263
n. 1, 58, 64, 74 ; Hunt, Tony, 188 n. 2, 189 n. 2, 190 n. 7, 191 et
Jean de Salisbury :
Policraticus, 127. n. 2, 297 ;
Supplicatio, 50 et n. 4, 51 et n. 2-3, 52 et n. 1, n. 1, 193, 194 et n. 3-4, 195, 197 n. 4, 198 et Mort Artu, 252.
53 et n. 5, 58, 170 n. 2 ; n. 1, 199 et n. 1, 200.
Jean Scot Érigène, 31 et n. 2, 64 n. 3, 92, 105,
108 ; Landri de Waben, 190.
Vers, 50 et n. 3, 51 et n. 1 ; Huygens, R. B. C., 87 n. 3. .
Expositiones super hierarchiam caelestem S. Dio- Lauer, Philippe, 267 n 1.
Cansos, 60 n. 3-4, 61 n. 1, 66 n. 2 ; Lausberg, H., 188 n. 6, 189 et n. 1.
nysii, 31 n. 2.
Pastourelles, 62-66. Insolera, Manuel, 257 et n. 1, 302.
Lavaud, René, 57 et n. 2.
Guischard-Tesson, Françoise, 124 n. 2. Isidore de Séville, 35, 82-87, 137, 226 ; Jeauneau, Édouard, 92 n. 3.
Guy, J .-Cl., 248 n. 2. Étymologies, 82 et n. 3, 83 et n. 1- 2, 84, 85, 86 Jenkins, T. A., 151 et n. 2. Lazar, Moshé, 45.
et n. 1, 88 n. 1 -4. Jensen, P. J ., 77 n. 1. Leclanche, Jean-Luc, 82 n. 2.
Hall, J . R., 140 n. 1. Izydorczyk, Zbigniew, 269 n. 1. J érôme, saint, 8-19, 22, 106 n. 4, 111, 137, 224 ; Le Clerc, Victor, 242 et n. 1, 245.
De viris illustribus, 10 ; Leclercq, Jean, 10 n. 1, 17 et n. 1-2, 38 n. 1, 46
Harvey, F. E., 51 n. 3.
Jacob-Hugon, Christine, 198 n. 1, 216 n. 1. Lettre 53 à Paulin de Noie, 10 et n. 3, 11 et n. 1-2, 75 n. 1, 163 n. 2, 164 n. 1-2, 165 et
Hasenohr, Geneviève, 3 n. 2, 151 n. 5, 256 Jacopone da Todi : n . 1- 2, 174 n . 1, 177 et n. 1, 4, 179 n. 3.
n. 1-2, 14, 18, 33 ;
n. 2. Laudes, 201. Lettre 57 à Pammachius, 10 ; Lecointe, Jean, 66 n. 3.
Heck, Christian, 110 n. 2, 183 n. 1. Jacques Legrand : Lecoy, Félix, 5 n. 1 et 2., 209 et n. 2, 210 et
Lettre 70 à Magnus, 10, 14, 15, 17, 18, 106
Heger, Henrik, 191 n. Archiloge Sophie, 89, 90 et n. 1. n. 2, 214 n. 1, 216 n. 2, 217 n. 2, 228 n. 3,
n. 4.
Heil, G., 31 n. 2. Jacques de Vitry, 205 ; Jerphagnon, Lucien, 24 n. 2, 25 n. 2, 27 n. 1, 229 n. 1-2, 5-6, 232 n. 1 -3, 233 n. 1, 236
Heitmann, K., 123 n. 1. Exempla, 193, 194 et n . 1. n. 1, 242 n. 4, 243 n. 2, 244 n. 1-2, 248 n. 1.
100 n. 2, 102 n. 1 et 3.
Hélinand de Froidemont :
Chronique, 263 et n. 1, 264.
Jacques de Voragine : Jolivet, Jean, 165 n. 2. Lef èvre, Yves, 212 n. 3.
Légende dorée, 207. Jongleur de Notre Dame, 173. Le Goff, Jacques, 2 n. 1, 208 n. 1.
Henrard, Nadine, 47 n. 3, 189 n. 4. Jaufre Rudel, 68 n. 1 . Legrand d’Aussy, 205 et n. 2.
Henri d’Arci, Vie de sainte Thaïs, 209. Jonin, Pierre, 204 n. 1.
Jauss, Hans Robert, 151 et n. 5, 191, 193 Joan Estève de Béziers, 59. Lemoine, Michel, 100 n. 1.
Henry, Albert, 212 n. 3. n. 2. Jung, Marc-René, 37 n. 1, 54 n. 3, 90 n. 1, 129 Léon, archiprêtre :
Héraclite, 9. Historia deproeBs, 23 n. 4.
Herhorn, Cyril P., 70 n. 2 et 4.
Javion, M., 36 n. 2. n. 3, 151 et n. 4-5, 152 n. 2, 189 n. 3.
Hésiode, 91.
Jean-Baptiste, saint, 224, 225. Juvénal, 224. Leonardi, Claudio, 80 n. 4.
Jean Bodel, 206, 213 ; Juvencus, 17. Lescuyer, Mathieu, 137 n. 1.
Hesketh, Glynn, 157 n. 4, 158 n. 2. Jeu de saint Nicolas, 212 n. 3. Lettenhove, Kervyn de, 43 n. 1.
Hilka, Alfons, 188 n. 6.
Jean Cassien, 209 ; Kahane, Henry et Renée, 257 n. 1. Leupin, Alexandre, 31 n. 2.
Hilty, Gerold, 51 n. 3. Institutions cénobitiques, 243, 248-250. Levinas, Emmanuel, 80 n. 2.
Kalb, A., 25 n. 2.
336 Poésie et conversion au Moyen Âge Index des auteurs et des œ uvres 337
Levy, Brian J ., 205, 206 n. 1. Meliga, Walter, 151 n. 1, 161 n. 1. Phèdre, 99 ;
Ovide, 42, n. 1, 67, 91, 93, 94 et n. ;
Libergeronticon, 209. République, 99 ;
Mé nandre, 16. Métamorphoses, 93, 95 et n., 129-131.
Ubro (El) de los exemplos, 241. Timée, 43.
Ménard, Philippe, 190 n. 8, 192 n , 1. Ovide moralisé, 119, 129 et n. 2, 130-135.
Linsday, W. M., 82 n. 3.
Linskill, Joseph, 50 n. 4, 51 n. 2, 52 n. 1, 56 et
Mengaldo, Pier Vincenzo, 76 n. 5 . Ozanam, Antoine Frédé ric, 30. Pline l’ancien, 137.
Mertens, V., 174 n. 4. Polo de Beaulieu , Marie-Anne, 208 n. 1.
n. 3, 57, 58. Meyer, Paul, 3, 112 n. 2, 188, 205 et n. 4. Palisca, Claude V., 103 n . 2. Ponceau, Jean-Paul, 105 n. 1.
Livre de la résurrection de Jésus-Christ par l'apôtre Micha, Alexandre, 258 et n. 2 et 4, 263 n. 1, Palladios, Historia Lausiaca, 209. Pons i Marquès, J., 173 n. 1.
Barthélemy, 264 n. -
283 n. 1 2, 293 n. 1. Pantin, Isabelle, 66 n. 3. Pope, J . C, 139 n. 1.
Llinares, A., 173 n. 1-2. Michaut Taillevent : Paré, G., 54 n. 3. Proba, Val. Faltonia, 23 et n. 2.
Lommatzsch, E., 162 n. 3. Congé dAmour, 123. Paris, Gaston, 2, 3, 188, 210 et n . 2, 211 n. 1, Prosper d’Aquitaine, 34.
Longère, Jean, 151 n. 5. Michel, Alain, 10 n. 2, 31 et n. 3, 38 n. 1, 46 227, 260 et n. 3, 265 n. 1, 272 n. 1. Protévangile de Jacques, 255, 277.
Longobardi, Monica, 50 n. 3, 51 n. 2, 60 n. 3, n. 1, 102 n. 3. Paris, Paulin, 260 et n. 3. Prudence, 34.
61 n. 1 et 3. Michel, Francisque, 261. Pasquet, E., 213 n. 3. Psaumes, premier commentaire français, 112,
Lot-Borodine, Myrrha, 257 n. 1. Minnis, A. J ., 80 n. 3, 88 n. 5. Paul , saint, 8, 13 et n. 1, 15, 16 et n. 2, 80 n. 1, 113 et n. 1.
Louis, René, 165 n. 2. Miracles de Notre- Dame, ms. BNF fr. 2094, 81 n. 2, 198, 234. Pseudo- Alfarabi, 90 n. 1.
Lourdeaux, W., 188 n. 2. 210. Paulin, 34. Pseudo-Callisthè ne :
Lubac, H. de, 92 n. 3, 298 n. 1. Moingt, J., 24 n. 3. Payen, Jean-Charles, 69 n. 1, 205 et n. 6. Roman d’ Alexandre, 23 n. 4.
Luc, saint, 224, 225, 255. Molinier, Agnès, 137 n. 1. Peire d’Alvernhe, 51 n. 3. Pseudo-Germanus, 257 et n. 1 ;
Lucain, 224, 225. Molk, Ulrich , 42 n. 3, 60 n. 3-4, 61 n. 1, 66 Peire Vidal, 59. Historia ecclesiastica et mystica contemplatio, 299
Lucken, Christopher, 128 n . 2. n. 2, 150 n. Pellistrandi, S., 30 n. 2. n. 1 .
Mondésert, Claude, 128 n. 1-2. Pennacchietti, Fabrizio A., 227 n. 2. Pythagore, 9, 99, Î 03.
Macrobe, 31, 67, 91, 92, 96, 130 ; Monson , Alfred , 53 n. 3. Perceforest, 124.
Commentaire au songe de Scipion, 92 n. 1-2. Mora-Lebrun, Francine, 87 n. 1. Perceval ( Première Continuation de), 266 et n. 3.
Maddox, D., 182 n. 1. Quain, Edwin A., 23 n. 1.
Morawski, J ., 205 et n. 5, 223 n. 4. Perlesvaus, 297.
Madre, Aloisius, 76 n. 1. Moreno, Paola, 47 n. 3, 189 n. 4. Quintilien :
Petit, Jean , 94 n. 1. Institution oratoire, 28 et n. 2, 29 et n. 1,
Magnien, Catherine, 66 n. 3. Mü hlethaler, Jean-Claude, 90 n. 1. Pé trarque :
Magnificat, 169. Muller, F., 2 n. 1 . De uita solitaria, 38 n. 1.
124.
Mahn, C. A. F., 50 n. 3. Munier, R., 253 n. 2. Petrocchi, G ., 41, 124 n. 3.
Mangenot, E., 81 n. 4. Mynors, R. A. B., 29 n. 2, 137 n. 1, 138 n. 1, Pfaff, S. L. H., 50 n. 3. Raban Maur, 17 et n. 1, 21 ;
Mann, Thomas, 42 et n. 2 . 140 n. 2, 141 n. 1, 142 n. 1 et 4, 143 n. 1 et Philon d’Alexandrie, 15 et n. 2, 17, 81 et n. 2, De clericorum institutions ad Haistulphum archie-
Manuel des péchés, 241. piscopum, 106 n. 3.
Marcabru , 47, 51 n. 3, 62, 64 et n . 3.
.
4, 144 n. 2 et 4, 145 n. 1, 146 n 1 et 3. 253, 254.
Mystè res de la Passion, 255, 257. Pickford, C. E., 188 n. 2, 190 et n. 4, 191 et n., Raby , F. J . E., 92 n. 1.
Marrou, Henri-Iré née, 100 n. 2. 192 n. 1, 194 et n. 3, 195 n. 1. Raimbaut d’Orange, 47 n. 3.
Martianus Capella, 67, 91. Nelli, R., 57 et n. 2. Raimon Gaucelm, 59.
Pierre Abélard, 77 ;
Marucchi, A., 129 n. 1. Névelon Amion , 200. Theologia Christiana, 174. Raimon Vidal de Besal ù, 53 n. 2.
Marx, Fr., 88 n. 4. Nicolas de Biard, 174-176. Raulx, M., 25 n. 3.
Pierre de Blois, 54 et n. 1.
Massignon, Louis, 42 n. 1. Nicolas de Gonesse : Rayez, A., 81 n. 2.
Pierre Damien :
Matfre Ermengaud, 49, 58, 67-70 et n. 1 2 et
4, 71 -74, 89 ;
- Collatio artispoeticae, 89 et n. 2. Sermo LVIII, 34 et n. 2. Raymond de Cornet, 54 n. 3.
Nitze, William A., 258 n. 2, 259 n. 1, 260 n. 4, Pierre de Fetcham , 158, 159 ; Raymond Lulle, 49, 67, 68, 74-76, 173, 207 ;
Bréviaire d'amour, 53 et n. 1, 70 et n. 1 -2 et 4, 264 n. 1, 288 n. 2, 297 et n. 2. Ars magna, 76 et n. 1 ;
Lumière as lais, 151, 157 et n . 4, 158 et n. 2,
71-73, 74 n. 2-4, 76, 157 n. 3, 170 n. 2. Noomen, Willem, 190 n. 8. Desconhort, 7 5 et n. 3 ;
159, 226 n. 2.
Matheolus ; Pierre le Chantre, 162. Félix ou les merveilles, 76 et n. 2 ;
Lamentations de, 124. O’Brian O’Keeffe, Katherine, 139 n. 1. Pierre le Mangeur : Livre de l’ ami et de l’ aimé, 7 5 et n. 6, 206 ;
Mathieu de Vendôme, 93. O’Gorman, Richard, 258 n. 2, 259 n. 1, 264 Historia scolastica, 38 n. 2, 273. Livre de l’arbre de philosophie d’amour, 15 et
Maurice de Sully, 223 ; n . 1, 285 n. 1, 287 n. 2, 288 n. 2, 293 n . 1 -4, Pierre Lombard ; n. 5 ;
Sermons, 39 n., 107 n. 1, 253 n. 1. 294, 297 n. 1, 298 n. 1-2. Sentences, 157. Roman d’ Evast et Blaqueme, 52, 75 et n. 2, 76,
McKibben , G. F., 151 n. 2. Ohly, Friedrich, 177 n. 5, 188 et n. 4, 6, 189 173 et n. 1-2, 200 ;
Pindare, 13 et n. 3, 14 n. 1.
McKinlay, Arthur Patch , 18 n. 2. n. 3, 190 et n. 3, 5-6, 191, 193 n. 2, 195, 196 Piramus et Tisbé, 27. Vita coetanea, 75 et n. 4.
McLure, J ., 137 n. 1. et n. 1. Places, Édouard des, 128 n. 3-7. Raynaud, Gaston, 108 n. 1, 109 n. 1.
Mêla, Charles, 100 n. 2, 101 n. 1, 158 n. 1, 256 Origè ne, 9, 177, 178, 253, 254. Reclus de Molliens :
Platon, 9, 12, 13 et n. 1, 23, 77, 92 ;
n. 1. Ouÿ, Gilbert, 97 n. 1. Cratyle, 25 ; Roman de Miserere, 170, 171 et n. 1.
338 Poésie et conversion au Moyen Âge 339
Index des auteurs et des œ uvres
ReçuII de eximplis, 241. Runnalls, Graham A., 258 n. 1.
Reginon de Prü m , 105. Switten, Margaret L., 99 n. 1. Vauchez, André, 80 n. 1.
Rupert de Deutz, 189 ; Szerwiniack, Olivier, 137 n. 1, 140 n. 2, 141 Vecchio, Silvana, 161, 162 n. 2, 174 n. 2.
Règle de saint Benoît, 209. De operibus Spiritus Sancti, 106 n. 4. n. 1, 142 n. 2 et 5, 143 n. 2 et 5, 144 n. 3 et Vérard, Antoine, 94 n. 1, 95 n.
Règle du Maître, 209. Rutebeuf, 3 n. 3, 226. 5, 145 n. 2 et 3, 146 n. 2 et 4. Verba seniorum, 209, 210, 228.
Reinach, Théodore, 9 n. 1.
Rembolt, Berthold, 94 n. 1. Szkilnik, Michelle, 204 n. 1, 209 n. 1. Verdeyen , P., 164 n . 1-2.
Rémi d'Auxerre, 86, 105.
Saint-John Perse, 79. Verheijen, L , 102 n. 1 et 2.
-
Saint Vou de Laques, 266. Tabaglio, Maria, 99 n. 1, 105 n. 1. Verhelst, D., 188 n. 2.
Ricci, P. G, 83 n. 4. Salutati, Coluccio, 127.
Richard de Saint-Victor : Talbot, Ch. H., 164 n. 1, 177 n. 1. Verlaine, Paul, 222.
Liber exeeptionum, 39 n.
Salvat, M., 206 n . 1. Taurinya Dauby, Hélène, 139 n. 2, 140 n 1. . Victorinus, 23.
Sampoli Simoncelli, M., 151 n. 4. Taylor, Robert, 112 n. 1, 115 et n. 1-2, 117 Vie (La) des pères, 5, 204 n. 1, 205, 207, 208,
Riché, Pierre, 30 et n. 1-2.
Scheler, Au., 81 n. 5. n. 1, 118 n . 1, 119 n. 1, 120 n. 1. 209, 219 , 227, 250, 305.
Richter, R., 74 n. 1. Scheludko, D., 42 n. 1. Terence, 20 et n. 1. Vie des pères, premiè re, 204, 205 et n. 1, 210,
Ricketts, Peter, 70 n. 1-2 et 4, 73 n. 1, 74 n. 2, Schneyer, J.-B., 175 n.
157 n. 3. Tertullien, 7, 44 et n. 2, 81 ; 212-217, 218, 220, 221, 227, 233, 234, 241,
Schib, Gret, 75 n. 5. De patientia liber, 44 n. 2 ; 243, 247 et n. 1, 248, 259 ;
Riou , Y.-J., 100 n. 1.
Schiewer, H. J., 174 n. 1. Apologeticum, 44 n. 2. Fou, 162 et n. 1, 173 ;
Riquer, Martin de, 51 n . 3.
Risset, Jacqueline, 83 n. 4.
Schmitt, Jean-Claude, 2 n. 1, 162 n. 2, 208 Thierry de Chartres, 3 00 n. 1. Image du diable, 211 ;
n. 1, 266 et n. 2. Thiry, C., 124 n. 1. Païen, 211, 227, 229, 233-238, 239, 240 ;
Roach , William , 266 n . 3.
Robert de Boron, 251, 252, 254-268, 269, 276,
Schroeder, Guy, 128 n. 3 et 5-6. Thiry-Stassin, Martine, 47 n. 3, 189 n. 4. Renieur, 211, 241 n. 3 ;
Sch ü tz, A. H., 57 et n. 2. Thomas, Antoine, 86 n. Sarragine, 241-246.
282, 283, 285, 286 et n. 1, 296, 300, 302, Schwan, Édouard, 205 n. 1, 210 et n. 2-3, 227
303, 306 ; Thomas d’Aquin, saint, 36 et n. 1, 37, 90 et Vie des pères, deuxième, 211, 227, 233 ;
Joseph dArimathie (ou Estoire del Graal) , 252,
n. 1. .
n. 2, 157 n 1, 177 n. 3, 298 ; Ange, 211 ;
253, 256-260, 262-265, 268, 274, 276,
Scott, A. B., 80 n. 3, 88 n. 5. Somme théologique, 36 et n. 1. Ange et ermite, 211 ;
Seay, Albert, 101 n. 1, 104 n . 3. Thomas de Chobham, 53, 162 et n . 1 , 173, Crâne, 211, 227-233, 235, 236, 239, 240 ;
277- 278, 279- 290, 292-301 ; Sedulius, 34.
Merlin, 262 n. 1, 263, 264, 276, 277, 279- 174, 269. Image du diable, 211 ;
Sententiae patrum aegyptiorum, 209. Thomine, Marie-Claire, 66 n. 3. Infanticide, 211 ;
280, 281, 282, 283-284, 285, 287 . Serenus, 13 et n. 3, 14 n. 1. Thonnard, F. J ., 100 n. 2. Mère, 211 ;
Robert de Clari, 267 et n. 1. Sermon sur « Laudate », 112, 113-120, 127 n. 1,
Robert de Gretham : Tilliette, Jean-Yves, 7, 31, 157 n . 2, 226 et n. 1. Patience, 5 n. 1 ;
176, 177. Tischendorf, Konstantin von, 265 n. 1, 271 Renieur, 211 ;
Évangiles des domees, 241.
Sheingorn, Pamela, 150 n. n . 1. Sac, 5 n. 1.
Robert de Reims, 200. Sicard de Crémone :
Robson, C. A., 107 n. 1. Trachsler, Richard, 262 et n . 1, 263 n. 1, 284 et Vielliard, Françoise, 84 n. 1, 225 n. 2.
Mitrale, sive De offiriis ecclesiasticis summa, 299 n. 2, 285 n. 2. Vindicta Salvatoris, 267, 268, 286, 287, 292,
Rochais, Henri, 46 n. 1, 75 n. 1 , 163 n. 1, 164 n. 1.
n. 1- 2, 165 n. 1, 174 n . 1 , 177 n . 1. Tré horel, E., 27 n. 1. 303.
Sieca, Ph., 101 n. 1. Très glorieux Diex, or encline, commentaire du Virgile, 12 et n . 1, 19, 23, 26, 27 n., 31, 32, 42
Roger Bacon, 174. Simonide, 13 et n. 3, 14 n. 1.
Roman de Renart, 222. Cantique, Ms. Paris BNF fr. 14966, 198, n. 1, 43, 67, 82, 87 et n. 1, 91, 95, 224 ;
Singleton, Charles S., 76 n. 6. 199. Bucoliques, 12 et n. 1 ;
Roman des Sept Sages, 124.
Roman du Graal, cycle non vulgate, 252.
Skutella, M., 27 n . 1.
Smalley, Beryl, 38 n. 2.
Trevet, Nicolas, 86 . Ênéide, 12 etn. 1, 27, 95, 97 n. 1.
Romeo i Figueras, Josep, 75 n. 3. Tristan en prose, 252. Virgile (centons de), 11, 12 et n. 1, 18.
Smaradge de Saint-Mihiel : Tubach, Frederic C., 107 n. 1, 193 n. 1, 208 Virgile le Grammairien (ou Virgile de Tou-
Roncaglia, Aurelio, 42 n. 1, 47 et n. 2-4, 51 Diadema monachorum, 111 et n. 3.
n. 3, 64 et n. 2-3. n. 1, 227 n. 2, 241 n. 1, 286 n. 1. louse), 97.
Smeets, Jean Robert, 151 n. 5. Tudor, Adrian Ph., 205 et n. 4, 241 n. 3, 242 et Viscardi, Antonio, 30.
Roques, Gilles, 86 n. Solignac, A., 27 n. 1, 81 n. 2.
Roques, Mario, 86 n. n . 2. Vitaepatrum, 208 et n. 2, 210, 227, 228, 229 et
Somme le Roi, 53. Tyssens, Madeleine, 59 n 1. . n . 3-4, 233, 239, 241 et n. 2, 243, 244, 245,
Roques, R., 31 n. 2. Spitzer, Léo, 263 n. 2.
Rosarius, 239, 240 et n. 1-3. 247, 248 ;
Rossi, Luciano, 42 n. 1 et 3, 51 n. 3, 162 n. 2,
Stock, Brian, 23 et n. 3. Vacant, A., 81 n. 4 . Antoine d’Athanase, saint, 208 ;
Strange, Joseph , 203 n. 1. Vadet, J.-C., 42 n . 1. Paul ermite, saint, 208 ;
198 n. 1, 216 n. 1.
Strubel, Armand, 68 n. 2. Valé ry, Paul, 42, 43. Hilarion et Malchus, 208 ;
Rougemont, Denis de, 41 et n 1. . Sturm -Maddox, S., 182 n. 1. Van Coolput, Colette- Anne, 252 n. 3, 266 Siméon stylite, saint, 208 ;
Roy, Bruno, 124 n. 2. Suchier, H., 189.
Rufin : n. 3. Onuphre, saint, 208 ;
Suétone, 10. Van Hamel, A. G., 171 n. 1. Marie l’Égyptienne, sainte, 208 ;
Historia monachorum, 208, 210, 243. Sur la rive de la mer, 188 n. 1.
Ruhe, Ernstpeter, 150 n. Varron, 86. Thaïs, 208.
Swedenborg, Emanuel, 253. Varvaro, Alberto, 152 et n. 1. Voltaire, Zadig, 211.
340 Poésie et conversion au Moyen Age

Voretzsch , K., 188 n. 6. Wesselofskij, A., 257 n. 1.


Wace : Weston, Jessie L., 254 et n. 1.
Table des matières
Roman de Brut, 82 et n. 1. Wetherbee, Wintrop, 31 n. 1, 67 et n. 1, 69
Waitz, G., 190 n. 1. n. 1, 92 n. 1, 93 n. 1-2, 95 et n. 1, 96.
Walker Bynum, Caroline, 292 et n. 1. Wiese, Benno von, 188 n. 6.
Wallace, D., 80 n. 3, 88 n . 5. Woledge, B., 112 n. 2.
Wallace-HadrillJ . M, 137 n. L Wolfram von Eschenbach :
Ward jones, Julian , 96 n. 1.
Waszink, J . H., 77 n. 1 . Parlai, 256.
Woltcr, Eugen, 209 n. 2.
Watriquet de Couvin, 81 et n. 5, 82, 142 n. 3 ;
Dits, 81 et n. 5. Zadig voir Voltaire.
Waucher de Denain : Zambon, Francesco, 254 et n. 1 -2, 257 n. 1,
Deuxième continuation de Perceval (?) , 204 n. 1, 259, 261. Avant-propos 1
209 ; Zenobius, 26.
Histoire ancienne jusqu'à César, 209 ; Zinelli, Fabio, 59 n . 1.
Historia monacborum (Histoire des moines Z înk, Michel, 2 n. 1, 50 n. 1 , 56 n. 1 -2, 58 n , 1, Chapitre I - La poésie perdue et retrouvée : les belles-lettres et la
d' Égypte), 204 n. 1, 209, 243 n . 1. 61 n . 3, 66 n. 3, 83 n. 3, 90 n . 3, 107 n. 1- 2, foi 7
Trad, des trois premiers livres des Dialogues 110 n. 1 et 3-4, 112 n. 1 - 2, 113 n. 1 -2, 117
de Grégoire le Grand, 209 ; n. 2-3, 127 n . 1 , 138 n . 1 , 142 n. 3, 144 n . 1 , Saint J érôme. L’hommage aux lettres antiques et l’esclave captive 9
Trad. Vitae Patrum (Paul Hilarion, Malchus, 151 n . 5, 154 n. 1, 162 n. 3, 175 n. 1-2, 182 Saint Augustin. Les savoirs païens et les dépouilles des Égyptiens 19
Antoine) , 209 ;
Verba seniorum, 209 ;
n. 1, 188 n . 1, 189 n. 4, 194 n. 2, 213 n. 3, Saint Augustin. La séduction des lettres 24
215 n. 3, 252 n . 1, 256 n. 2.
Weil , Simone, 245. Ziolowski, Jan M., 87 n. 1. De Cassiodore à Bède 28
Zumthor, Paul, 2 n. 1. Le passé des lettres et le présent de Dieu 36

Liste des mss cités


Chapitre II - Un détour par l’amour. De l’éros à la sagesse 41
Cologny, Bodmer, 147, 253 n. 1. 41
Paris, BNF, fr. 856, ms . C, 59. Amour et poésie
Durham, Biblioth èque du Chapitre, Ail 11, Paris, BNF, fr. 1546, ms. A, 210 n. 3, 241 n. 3.
A II 12, AII 13, 112 n. 2, 127 n. 1. De la passion amoureuse à la sagesse de l’amour 46
Paris, BNF, fr. 1591, ms . R, 200.
Hereford, Cath édrale, O IV 15, 112 n . 2. Paris, BNF, fr. 2094, 210. L’exemple de Guiraut Riquier 48
Laon, Bibl. munie., 265, 269. 67
Paris, BNF, fr. 2162, 223 n . 4. Au-delà de l’éros : la globalité de l’amour au miroir de la poésie
Le Mans, Bibl. mun, 173, 188, 189, 190, 193, Paris, BNF, lat. 2297, 188 n . 5.
194. Paris, BNF, fr . 13316, 112 n. 2.
Londres, British Museum , Royal 16 E XII, Paris, BNF, fr. 14966, 188, 198. Chapitre III — Le poète et le prophète 79
112 n. 1. Paris, BNF, fr. 20047, anc. 1987, 258 n. 3.
Londres, British Museum , Royal 19 C V, 112 Le poète et la fable païenne 80
Paris, BNF, fr. 22543, ms. R, 59.
n. 2. Paris, BNF, fr. 24301, ms. f, 210 n. 4, 241 n. 3. Vers une vérité de la fiction poétique 90
Nantes, Musée Dobrée, 5, 112 et n . 1 , 116 et Paris, BNF, lat. 13953, 175 n.
n. 2, 117 et n. 1, 3-4, 118 n. 1, 119 n. 1, 120
n. 1, 177.
Paris, BNF, lat. 13579, 175 n.
Paris, Mazarine, 788, 175 n. 2.
Chapitre IV — La beauté parle de Dieu. De la musique à la poésie 99
New York, Pierpont Morgan, 338, 112 n. 2. 99
Oxford, Bodleian, Junius XI, 140 n. 1.
Paris, Sainte-Geneviève, 1131, 257. De l’harmonie des nombres au chœ ur des anges
Troyes, Bibliothèque municipale, 1384, 112 111
Oxford, Bodleian, Laud. Mise. 91, 112 n. 2. Les psaumes et la louange de Dieu. Un commentaire français du psaume 150
n. 1.


Chapitre V Le poète désacralisé. Orphée médiéval 123

Chapitre VI — Inspiration des simples, inspiration de Dieu 137


Le berger de Streanaeshalch, le porcher de Soissons, les paysans de Conques 137
Dieu auteur. L' Emctavit français et La Lumière as Lais 151
342 Poésie et conversion au Moyen AgeA


Chapitre VII En suivant saint Bernard. Le jongleur de Dieu et le
cantique de l’amour
PERSPECTIVES LITT É RAIRES
161
L’inversion des valeurs et le jongleur réhabilité
161
Le Cantique des Cantiques et l’inspiration amoureuse
176
Saint Bernard et la lecture du Cantique : le premier Sermon 178 COLETTE ARNOULD
Les adaptations en vers français du Cantique des Cantiques. De l’apologue La satire, une histoire dans l’ histoire
du fol vilain à la louange de la Vierge
187 JEAN - LOUIS BACK È S
Chapitre VIII — La Vie des Pères et l’aventure du salut
Aventure du salut, narration du salut
203
Musique et littérature
JEAN -LOUIS BACK ÈS
203 L’ impasse rhétorique
Prologues, épilogues. La Vie des Pères et les Miracles de Notre-Dame de Gautier
de Coincy -
MARIE CLAIRE BANCQUART
212 Fin de siècle gourmande, 1880 1900 -
Crâne et Païen 227
Sarrasine 241 BERNARD BEUGNOT
Le discours de la retraite au XVir siècle
-
Chapitre IX. Robert de Boron, la nature du Graal et la poétique JO Ë L BLANCHARD , JEAN - CLAUDE M Ü HLETHALER
Ecriture et pouvoir à l’aube des temps modernes
du salut 251
Robert de Boron É LISABETH BOURGUINAT
256 Le siècle du persiflage ( 1734 - 1789)
Continuum et remaniements 269
Les silences du Joseph d’Arimathie 276 EMMANUEL BURY
La Cène absente et la nature du Graal Littérature et politesse
286
Le Graal, relique et non calice, comme condition du récit romanesque BELINDA CANNONE
302
Narrations de la vie intérieure
Pour finir 305 ANNE CHAMAYOU
L’ esprit de la lettre (XVI IV siècle)
.

Bibliographie 307 JEAN - CHARLES DARMON


Philosophie épicurienne et littérature au XVir siècle en France
Index 329 LOUIS VAN DELFT
Littérature et anthropologie
MICHAEL EDWARDS
Leçons de poésie. De Villon à T. S. Eliot
GEORGES FORESTIER
Passions tragiques et règles classiques. Essai sur la Tragédie française
PIERRE FRANTZ
L’ esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIV siècle

JEAN - MARIE FRITZ A


s.
ft Le discours du fou au Moyen Age

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