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OpenEdition Books > Presses Universitaires de Bordeaux > Sémaphores > Driss Chraïbi, une écriture de tr... > Driss Chraïbi par lui-même FR EN ES IT DE
p. 331-383
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TEXTE NOTES
TEXTE INTÉGRAL
MODE LECTURE
Les inédits
Le Roi du monde
6 Le Roi du monde, réalisé par Georges Godebert 3, qui fait 3. Chraïbi a produit nombre
coïncider la date de la diégèse avec celle de la diffusion de d’émissions puis de
dramatiques avec Georges
la dramatique, le 9 avril 1966, relate l’accession à
Godebert, auquel il a dédié L
l’indépendance d’un petit pays africain imaginaire. La (...)
dramatique présente une facture classique qui ne met
quasiment pas à mal la règle des trois unités ; l’action se
déroule sur vingt-quatre heures : elle débute sur la
passation de pouvoir entre l’ancien gouverneur du
Nomoland, Henderson, et son nouveau Président, Kerofo ;
elle se poursuit sur le défilé des dignitaires, dépêchés par
les puissances occidentales pour prodiguer leurs largesses
intéressées ; et elle se termine sur le renversement de ce
pouvoir tout fraîchement établi, par l’armée, menée par le
cousin du Président qui s’est autoproclamé général,
gravissant les échelons aussi vite que l’achat de l’uniforme
le lui permet. Cette création radiophonique ne prétend pas
briguer la haute littérature, et elle est peut-être même pour
l’auteur – qui ne la mentionne jamais – une œuvre tout à fait
négligeable, mais elle n’en est pas moins digne d’intérêt.
7 D’une part, elle éclairerait les zones d’ombres qui entourent 4. Abdelkébir Khatibi,
l’affaire ayant conduit l’équipe de Souffles à s’attaquer au « Justice pour Driss
Chraïbi », Souffles no 3, op.
« problème Chraïbi » – une affaire que l’article sévère, « Je
cit.
suis d’une génération perdue », publié dans Lamalif le 15
avril 1966, n’aurait peut-être pas, à lui seul, réussi à
déclencher – et expliciterait les propos de Khatibi évoquant
la position politique « irréaliste » de Chraïbi 4. Les exposés
du Président Kerofo détaillant sa politique à son secrétaire
Coulibaye comportent des propos très explicites, même
sous couvert de la généralisation, et l’on concevrait qu’ils
n’aient pas eu une bonne réception :
KEROFO Toute ma vie, toute ma carrière politique a tendu
vers ce but : pouvoir un jour donner du pain à des
hommes comme celui-là, et les rendre dignes d’eux-
mêmes [...]. Je ne promets pas le paradis, je sais que je ne
suis pas un génie politique. C’est un crime, Coulibaye, tu
entends ? [...] de promettre à son peuple ce qu’on ne peut
pas tenir. D’autres bouleversent les structures sociales de
leurs pays de fond en comble, croyant par là même
s’attaquer au fond des problèmes. Ils amènent un plan,
un plan tout tracé, pensé, peut-être juste, remarque bien
– mais un plan tout de même. Et ils s’attachent bien plus
à la méthode pour arriver à une certaine vérité, qu’à cette
vérité elle-même [...]. Moi, je pars de l’homme. Et non
pas des théories. Je croirai au socialisme quand je le
verrai, en bon état de marche, pas avant [...]. Je suis dans
la disposition d’esprit d’un chef de famille qui tremble à
l’idée de spéculer avec l’argent des siens [...]. Je tremble à
l’idée de spéculer avec la vie des citoyens de ce pays.
C’est ainsi que je comprends l’indépendance, et pas
autrement. Une indépendance de chair et de sang, et
d’avenir. Pour eux, je ne suis qu’un rempart contre le
monde extérieur, et aussi un trait d’union entre ce monde
extérieur et la nation. C’est ainsi que je comprends mon
devoir de chef d’État – et pas autrement. Et c’est pourquoi
je refuse catégoriquement l’aide russe ou l’aide
américaine, toute aide d’où qu’elle vienne [...].
COULIBAYE Excellence, l’intransigeance n’est pas une
vertu politique.
KEROFO Et puis après ? Si nous avons des racines comme 5. Le Roi du monde,
plat de résistance, on n’en mourra point [...]. Maintenant tapuscrit, p. 43-44.
que nous sommes libres, j’entends par là aptes à
travailler, il faut que chacun de nous travaille pour gagner
son pain [...]. Quant à un système politique, je n’en veux
pas. Ce que je veux, c’est ce qui est à notre mesure : et
d’abord l’austérité, et j’en donnerai moi-même l'exemple.
Liberté de penser, liberté d’expression par tous les
moyens afin que l’homme de ce pays s’épanouisse. 5
8 Dans les adaptations comme dans les œuvres, les points de
vue s’entrecroisent, et l’on reconnaît bien là la veine
chraïbienne qui fait de la liberté d’expression le fer de lance
de son propos. Chraïbi n’épargne personne, là encore, et si
le Président Kerofo au début de la pièce est désarçonné par
l’intérêt international que suscite soudain l’indépendance de
son pays, son discours d’investiture ne se perd pas dans
l’émotion :
KEROFO (très ému, mais sa voix et son débit 6. Ibid., p. 8-9.
s’affermissent à mesure) Mesdames et messieurs... chers
concitoyens... [...] je ne sais par où commencer...
(il cherche ses mots) sinon... sinon que je n’en reviens
pas.
(mouvements divers) Oui, je n’en reviens pas ! Je l’ai dit et
je le répète : je me demande pourquoi l’accession du
Nomoland à l'indépendance nous vaut l’honneur... de la
présence ici de tant de personnalités illustres... [...] Vous
ne l’ignorez pas : le Nomoland est un pays tout petit,
sans ressources, sans pétrole, sans minerais d’uranium,
sans industrie d’aucune sorte... [...]. À bien considérer
l’histoire du Nomoland, où il ne s’est passé aucun
événement marquant depuis des siècles et des siècles, je
me demande même pourquoi... [...] pourquoi l’ancienne
puissance tutélaire avait pris la peine de le coloniser [...].
COULIBAYE (lui soufflant) Le thème de la liberté,
Excellence
KEROFO (fâcheusement interrompu) Quoi, le thème de la
liberté ?
COULIBAYE (même jeu) Mais la liberté de l'individu et de
la société est le bien le plus précieux...
KEROFO (qui a enfin compris) [...] Cependant, au siècle où
nous sommes, la liberté de l’individu et de la société est
un thème majeur : 6
9 D’autre part, c’est la seconde fois, après le roman La Foule,
que Chraïbi se lance véritablement dans la comédie et, en
comparaison, Le Roi du monde est une pièce assez bien
ficelée : les contraintes de l’adaptation radiophonique
aidant, il épure l’intrigue de ses récits secondaires qui
l’étouffaient dans la farce précédente. Certes, les séquences
dramatiques se répètent quelque peu : le défilé des
dignitaires, « bailleurs de fonds », réitère avec insistance
l’effet produit par les assauts journalistiques de départ ; en
outre, il s’étire, comme si Chraïbi s’appliquait à
l’exhaustivité pour mieux prouver que les uns et les autres
se valent, de quelque bord qu’ils soient. Le stéréotype
prévaut sur le « type », à cause de la répétition et des
caractérisations encore grossières : l’écrivain est
« précieux », l’Italien « fumiste », l’Allemand « épais, lourd,
sérieux », l’Américain « désinvolte, « efficace » », le Japonais
« toujours calme et très doux » ; le Russe, lui, n’est pas doté
de particularisme dans la liste des personnages, mais il se
présente « gai et jovial » dans la pièce. Chraïbi joue à gros
traits sur les accents mais, une fois encore, le tapuscrit n’est
pas représentatif du jeu des acteurs, et le rôle de l’Italien,
par exemple, avait toutes les chances d’être tenu avec un
accent qui ne se limitait pas à des distorsions phonétiques
de l’ordre d’un « coumé ça » pour « comme ça ». Plus
significativement que les accents, ce sont les idiolectes que
Chraïbi a travaillés, même si ce procédé n’a pas encore la
finesse qu’il peut revêtir dans Une enquête au pays ; la
parataxe sur laquelle il construit la tirade de l’Italien Léonti
se veut mimétique d’un débit rapide, et son discours,
caractérisé par des digressions, des redondances, une
accumulation qui va crescendo, oscille entre une verve
méditerranéenne et celle d’un vendeur à la criée :
LEONTI Et maintenant, vous vous demandez pourquoi je 7. Le Roi du monde,
vous parle de mon père, que vous n'avez jamais vu et qui tapuscrit, p. 22-23.
est mort depuis trente et neuf années... attendez,
attendez, j’y viens, j’y viens tout de suite et vous allez
comprendre dans un petit moment s’il vous plaît, tout
vous paraîtra clair, simple, lumineux, miraculeux, parce
que je vous le donne en mille, en dix mille, qué dis-je ?
en mille millions de milliards, je vous le dis à vous qui
m’êtes très sympathique et un homme comme il faut, ça
se voit tout de suite dans vos yeux pleins de bonté et
d’honneur, eh bien, savez-vous ce que j’ai trouvé dans le
coffre de mon défunt père ? Non, pas 10, ni 20, ni 100,
mais 500 carats, un diamant brut de 500 carats, qu’est-
ce que vous dites de ça 7 ?
10 Le Japonais Sisseda parle par paraboles 8, le Russe Kirowsky 8. « Honorable Grandeur, la
se présente comme il se doit en « camarade » ; seul race jaune dont je suis le
misérable représentant a eu
l’Allemand Heidelberg est affligé d’un parler petit-nègre des
à souffrir du colon (...)
plus marqués. Chraïbi a choisi de faire du Nomoland une
ex-colonie britannique et les portraits du gouverneur
Henderson et de sa femme les rendent assez sympathiques ;
mais il est amusant de voir que – parti d’un bon pas dans
l’énumération des « aides économiques » et, sans doute,
guère dupe lui-même du paravent britannique qu’il plaçait
devant cette accession à l’indépendance – Chraïbi avait
temporairement omis de mettre en scène le représentant
français, qui fait ainsi l’objet d’une séquence
supplémentaire, rajoutée au tapuscrit d’origine : à Pierre
Chaudemont, « technocrate pur », « alerte et nerveux », le
Président Kerofo oppose une fin de non-recevoir et l’on
retrouve les arguments que Chraïbi développait dans L’Âne.
KEROFO Vous croyez vraiment pouvoir changer notre 9. Le Roi du monde,
société presque médiévale en quelque chose de séquence ajoutée, tapuscrit
technocrate, avec votre arbitrage, votre prévention et p. 37-4 et 37-5.
votre SOCO... je ne sais pas quoi ? Monsieur
Chaudemont, avez-vous des houes ?
CHAUDEMONT Des houes ?
KEROFO Oui, des houes. Des bêches, des pelles, des
outils très simples que le paysan de chez nous ignore,
mais dont vous connaissez le maniement depuis des
années ? Et aussi un mode d’emploi afin que ce paysan
comprenne comment s’en servir ? [...] Demain est à la
mesure de nos moyens, je le crains.
CHAUDEMONT Monsieur le Président, vous vous moquez
de moi.
KEROFO En ai-je l'air ? [...] Ici, c’est une société ancienne.
Dans 50 ans, elle sera peut-être nouvelle. Là est toute la
dififiérence. Et nos cerveaux à nous ne sont pas à l’avant-
garde, mais à l’arrière-garde [...]. Faites-moi le plaisir de
revenir me voir disons... en l’an 2000. Non que je doute
de la sincérité de votre aide, mais votre SOCOCINOR est
trop à l’avance 9
11 L’inédit radiophonique n’est en rien détaché de la 10. Le Roi du monde,
production habituelle de Chraïbi, ses thèmes de prédilection tapuscrit, p. 20 ; « Dieu sait
que le monde est fatigué des
s’y retrouvent, ceux de L’Âne comme ceux de Succession
révolutions ! » (SO, p (...)
ouverte : « le monde est fatigué des révolutions », selon
Kerofo qui reprend là une remarque du Seigneur à
Abdelkrim 10. La stratégie de Kerofo, qui feint de passer
pour un idiot afin de tromper l’adversaire pose les bases de
la stratégie principale de l’inspecteur Ali des enquêtes et le
commandant Moma, retravaillé, ferait un bon chef
Mohammed.
La Greffe 11
12 La Greffe a été diffusé à peine deux mois plus tard, en juin 11. La production
1966, toujours dans une réalisation de Georges Godebert. radiophonique de Driss
Chraïbi commence à
Chraïbi ne mentionne pas plus que le précédent cet inédit,
intéresser le milieu
pourtant particulièrement intéressant. Les personnages, au universitaire, La Gref (...)
nombre de huit, nécessitent presque deux pages de
présentation et, d’emblée, ont un air de déjà-vu. Chraïbi, 12. « ABDELAK (sincère)
empruntant le nom d’un personnage secondaire de Ici, c’est une maison de
bourgeois, où règne la
Succession ouverte – celui du receveur des P.T.T. (SO, morale bourgeoise et où les
p. 153) –, met en scène la famille Sken : M. Sken, patriarche bou (...)
à l’autorité remise en question, est un « philosophe
caustique, mais toujours vénérable » ; sa femme, « un peu
geignarde, mentalité d’enfant », est dépassée par le monde
moderne et ses propres enfants ; suivent leurs trois fils :
l’aîné, Farid, « avare de lui-même, de ses sentiments, ne
comprend que l’argent et la réussite » ; son cadet, Abdelak,
est un « Hercule au cœur tendre » et aux « rires
homériques » ; et le puîné, Abdelkrim « dit le Commissaire,
dit le Directeur, dit le Crocodile », est « agent de police
suppléant depuis 3 ou 4 jours ». Se profilent ici rapidement
les personnages de Succession ouverte : Camel a été
rebaptisé Farid, Nagib transparaît derrière Abdelak et
Abdelkrim est égal à lui-même, un « être faible et instable.
Et c’est pour cela qu’il se comporte dans la vie comme un
idiot – par pudeur ». Chraïbi n’a pas même omis le
personnage de la tante inamovible, Kenza dans Succession
ouverte, qui écope en deux lignes d’un portrait négatif à
outrance : « Une vieille tante – parente pauvre, laide,
méchante, obtuse, dévote. » Chraïbi a visiblement une
rancœur particulière pour ce personnage hypercaractérisé
qui, avec ses rares répliques, a par ailleurs un rôle pour le
moins ornemental. Succession ouverte, en 1963, semble
avoir été la toute première adaptation que Chraïbi ait faite
de ses œuvres, il ne s’agit donc pas pour lui de la redoubler
si tôt et, de fait, à ce panel connu viennent s’ajouter la fille
cadette des Sken, Malika, étudiante en médecine, et Patrice,
le jeune médecin amoureux d’elle. « L’action se passe de
nos jours, à Casablanca », précise le tapuscrit, et elle a
probablement lieu dans une maison jumelle de celle où
Chraïbi dit avoir « par défi autant que par amour [...] situé
l’action du Passé simple, celle aussi de La Civilisation, ma
Mère !... » (VLE, p. 43). En 1966, lorsqu’il écrit La Greffe,
Chraïbi a déjà posé la question du statut de la femme
maghrébine, essentiellement à travers des figures
maternelles, et s’annonce pour l’année suivante Un ami
viendra vous voir qui s’intéresse à la femme occidentale. Lui
a-t-on suffisamment reproché ce livre avec lequel il se
coupait totalement de son monde d’origine, pour lequel il
avait commis l’erreur, trouvait-on, non pas d’écrire à la va-
vite, mais de s’intéresser à la femme occidentale alors que
la femme maghrébine aurait tant eu besoin que l’on se
préoccupe de son statut ! Or, il l’avait fait, précisément avec
La Greffe, qui envisage le problème du statut de la femme
maghrébine sous les deux angles successifs, maternel et
proprement féminin. On pourrait s’étonner alors qu’il n’ait
pas avancé l’argument de cette pièce radiophonique pour
faire objection aux critiques ; mais, étant donné le contenu
de la pièce, il s’en serait peut-être trouvé pour lui réitérer
des reproches similaires à ceux suscités par Le Passé
simple : à savoir qu’exposer des questions sensibles
concernant la société maghrébine sur les ondes de France-
Culture revenait, non à mettre en quelque manière les
principaux destinataires face à leurs responsabilités, mais à
alimenter les préjugés occidentaux. Il en a bien été pour
trouver que La Civilisation... infantilisait la femme de façon
réductrice, bien que le sourire constant qu’amène ce roman
ait rallié à sa cause la majorité. En outre, si La Greffe n’est
pas dépourvue d’effets comiques, la tonalité générale est
sérieuse, ce qui ne l’empêche pas d’être une sorte
d’exercice préparatoire à La Civilisation... quand bien même
les personnages proviendraient de Succession ouverte.
Chraïbi a en effet quelque peu dévié, au cours de la pièce,
du projet de départ annoncé par la description de la mère
dans la liste des personnages : le portrait qu’il en fait est
bien celui de la mère de Succession ouverte qui, enfermée
dans sa morale bourgeoise 12, n’accepte pas la femme de
son fils Jaad, trouve ses enfants démoniaques et ne
supporte pas de franchir la porte d’une maison où elle a
trop longtemps été cloîtrée :
Tu sais, il ne faut pas te dire que je suis devenue une
femme qui ne fait que se plaindre. J’essaie de
comprendre. Tous les jours, j’essaie davantage, mais
personne ne m’aide à comprendre quoi que ce soit [...].
Tant que j’ai eu des enfants, tout allait bien. Ils
grandissaient l’un après l’autre, mais il en restait toujours
un qui était encore petit, que je pouvais nourrir et
soigner, et regarder en rêvant. Mais maintenant qu’ils
sont tous de vieux adultes, je reste toute seule [...]. Tu
comprends, Driss ? Le monde a vieilli, vieilli, et c’est cela
le pire : je suis restée une enfant C’est ici, dans cette
maison, que je suis le mieux. Dans cette maison qui,
selon la coutume ancienne que la loi islamique réservait
aux femmes, a été ma prison pendant trente ans.
– Je t’en prie, maman !
Elle ne parut pas m’entendre.
Pendant trente ans. Et Ton dit que maintenant nous
sommes tous libres, mais je te le demande : une vieille
prisonnière comme moi ne finit-elle pas par aimer sa
prison ? Une prison, petite ou grande est toujours une
prison. Je me dressai dans mon lit et criai :
– Je t’en prie ! (SO, p. 169-171)
13 Le rôle de Mme Sken est à mi-chemin entre cette mère, qui 13. « Eh bien, le voilà ton
ne peut se résoudre à s’opposer à son époux lorsque seigneur et époux, demande-
lui des comptes, comme je le
Abdelak lui en offre la possibilité 13, et celle de La
fais pour nous tous (...)
Civilisation... qui finira par fracturer les derniers verrous qui
restreignaient sa liberté ; Mme Sken commence par répéter 14. Ibid., p. 8-9.
le rôle précédent : « L’univers entier me semble avoir grandi
et évolué. Il n’y a que moi qui suis restée une enfant [...]. Je
ne comprends plus rien. L’ordre établi depuis des siècles a
éclaté d’un seul coup. Et alors, qui suis-je ? Même mes
enfants se sont éloignés de moi. Je ne les comprends plus.
Et je suis restée seule. » 14 Mais elle s’en échappe
rapidement – ou échappe à l’auteur qui l’avait bien
caractérisée comme « geignarde », sans trop de sympathie,
au début de la pièce :
Mme SKEN Moi, j’ai passé ma vie à écouter les gens 15. Ibid., p. 13-15.
pourquoi donc ne pourrait-on pas m’écouter à mon tour ?
Je suis aussi un être humain, et non pas simplement une
femme faisant son devoir d'épouse, enfantant, allaitant et
soignant ses enfants qui, une fois grands, se détournent
d’elle et deviennent des étrangers. Je suis née en un
siècle où la femme n’existait même pas. C’était un objet.
Elle n’avait le droit de rien dire, que oui, amen, Seigneur.
On la cloîtrait dans la maison de son époux à double tour
de clef [...], elle pouvait pleurer tout son saoûl pendant
que son mari était dehors à gagner de l’argent. Et elle
pouvait monter à la terrasse, pour regarder le ciel,
comme un symbole – et les minarets de la ville, autres
symboles. Et quand son mari rentrait, il lui apportait à
manger : le pain, la farine, le thé vert, la menthe, le sucre,
les pois chiches, la viande. Comme une bête ! Et quand il
en prenait la fantaisie à l’époux, il fallait aller au lit :
comme une bête, tu m’entends ?
ABDELAK (les larmes aux yeux) Maman, maman, je ne
savais pas.
Mme SKEN [...] Toi, un jour, je t’ai pris dans mes bras, tu
n’avais pas deux mois, je t’ai raconté toute ma vie, ça m’a
fait du bien. Ces choses-là ça n’intéressait pas un homme
d’ici, tout pétri de son rôle d’homme, refusant le langage,
dictant des ordres, allant en pèlerinage à la Mecque pour
être sacralisé et traité à son retour d'homme vénérable et
juste [...]. Et un jour les Chrétiens sont venus dans ce
pays, les Français. Que ne sont-ils venus dans cette
maison ! Ils ont instruit nos enfants, comme ils l'ont pu,
mais instruits quand même. Que ne sont-ils venus ici,
dans cette maison, pour ouvrir toutes les portes, pour
casser toutes les portes, et surtout celles de mon âme,
que les cadenas du pharisaïsme ont cadenassées depuis
mon enfance, que les verrous de la bourgeoisie pétrifiée
depuis des siècles ont enfermées, afin de faire de la
femme musulmane un être existant mais non vivant,
impersonnel, inconsistant [... ] ? Ce ne sont pas les loisirs
qui me manquent mais la réalisation de mon être humain
[...]. On me dit que maintenant nous sommes tous libres,
mais je n'ai pas l'impression d’être libre moi. 15
14 Si Chraïbi réutilise jusqu’à certaines phrases percutantes de 16. Telle la raillerie de Nagib
Succession ouverte 16, il a déjà trouvé pour La Greffe des à l’intention de Kenza (SO,
La Civilisation..., néanmoins Chraïbi préparait déjà la scène 20. Ibid., p. 32. Après ce
qui s’est finalement affirmée comme un miroir inversé de la didactisme d’exposition, les
malédiction du Passé simple ; M. Sken qui tente de chasser répliques commencent à se
Abdelkrim de la pièce, décide en définitive de la quitter lui- faire plus concises : (...)
même et s’attire un commentaire acide d’Abdelak : « C’est
21. Ibid., p. 2.
ça. Sors respirer un peu d’air, Papa. Mais ne reviens pas
avant ce soir. Ta femme aura eu le temps de faire ton lit, de 22. Ibid., p. 37.
te préparer ton dîner, ta théière, et tout le reste » 19.
Mûrissant son chant d’amour à la mère, en lutte pour 23. Ibid., p. 36.
Réécriture et remaniements
L’Âne
17 Diffusée en avril 1964, l’adaptation de L’Âne est un modèle
du genre en ce qui concerne le travail de réécriture,
assouplissant l’intrigue, ainsi que la minutie de la
composition : Chraïbi soigne les bruitages et les thèmes
musicaux, cherchant à restituer au mieux les actants
secondaires qui engendraient l’intrigue par un effet « boule
de neige ». L’intrigue elle-même a été simplifiée de
beaucoup et s’articule autour de trois des cinq récits
constitutifs du roman : « Premier amour » et « Le citron »
ont été écartés, Chraïbi conservant seulement certains de
leurs motifs ; ces derniers sont représentés à l’aide de
bruitages au début de la pièce qui, sur une séquence
préliminaire, annonce les points forts de l’action : un
montage complexe entremêle le discours du contrôleur (issu
du récit « L’Âne »), celui du forgeron (« Une force de la
nature ») et celui de l’officier (« Soleil noir »), annoncés par
un « Speaker » et soulignés successivement par la sonnerie
d’un clairon, le bruit d’une foule en marche, celui d’un train,
le piétinement des hordes, l’ouragan, l’orage, un braiement
d’Âne. L’ensemble est encadré par le thème du générique
(« “Alleluiah” de Rahabene (Liban) ») et la voix du récitant
qui a à charge de présenter Moussa. Le parti pris, affiché
par la musique du générique, est d’insister sur la mission du
nouveau prophète qu’est Moussa et Chraïbi condense (et
clarifie) l’action de manière significative :
LE RECITANT Il naquit à 60 ans, malgré lui, et il fut 28. L’Âne, adaptation du
d’abord un simple spectateur de ce qui se passait dans le roman du même titre dans le
monde du XXe siècle. Puis il fut un témoin. Et il fut enfin cadre des « Soirées de
un acteur, le principal acteur de ce drame. Il fut Moïse au Paris ». Tapuscrit 13412, p
(...)
XXe siècle, parlant de paix et d'amour à des hommes qui
vivaient de haines et espéraient des bombes
thermonucléaires.
Et quand il mourut, ce fut sur le bûcher, comme en plein
Moyen Age, brûlé par ses propres disciples.
(Le thème musical du générique commence lentement à
émerger à partir d’ici).
La foule qui assista à son martyre et à laquelle il faut des
événements pour chaque jour de son existence, la foule
l’a depuis longtemps oublié. Seuls, trois êtres humains
continuent de se souvenir de lui : un contrôleur des
chemins de fer, un forgeron et un officier. Chacun d’eux
a écrit, à sa manière, son évangile de Moussa. Et ce sont,
tour à tour, ces trois évangiles que nous allons entendre.
(naissance en plein du thème du générique, qui passe en
dessous de l’annonce suivante)
SPEAKER La RTF présente :
L’Âne Une épopée radiophonique de Driss Chraïbi, avec,
par ordre d’entrée en scène :... 28
18 Suit la présentation des protagonistes qui prennent tour à 29. Ibid., p. 14.
tour la parole. Le roman est devenu une épopée où Chraïbi
alterne des scènes et sommaires – pris en charge par le
récitant –, stylisant de manière sophistiquée son
accompagnement musical en contrepoint qui transcrit les
changements de temporalité : entre l’évangile du contrôleur
et celle du forgeron, les épisodes qu’incarnaient les deux
autres récits du roman sont restitués par une alternance
élaborée entre thèmes musicaux (thème de l’été, thème des
« hordes », thème de l’orage, thème du vent) et voix du
récitant. L’ajustement est extrêmement précis : « (ébauche
d’un mouvement musical qui va se préciser et accompagner
la partie récitative suivante, la souligner comme une
partition musicale : ce sera le “mouvement de l’été, le thème
de l’été”) » 29, indique la mise en scène. À ces différents
thèmes musicaux s’adjoint le « thème des portes » qui met
en relief un élément secondaire du roman ici utilisé en
remplacement au ressort dramatique que constituait la
figure de Khidr, et qui n’a pas été conservée pour l’évangile
du forgeron :
RECITANT A partir de ce moment-là, il y eut le 30. Ibid., p. 19-20.
phénomène des portes. Moussa se mit à ouvrir toutes les
portes de la ville, l’une après l’autre, méthodiquement,
patiemment.
MOUSSA Bonjour, monsieur. Excusez-moi, ce n’est pas
vous que je cherche.
RECITANT Toutes les portes de la ville, portes d’entrée...
[...], portes d’intérieur... [...], portes d’échoppes, de
cafés... [...], portes de lieux saints et de bâtiments
publics... [...]
MOUSSA... Je cherche quelqu’un... [...]
RECITANT... portes en bois, verre, métal, aggloméré...
Maintenant, après le drame, quand l’une de ces portes
tourne sur ses gonds, ceux qui la voient s’ouvrir ont
toujours le même soubresaut et se souviennent : jamais
de face ; Moussa ne se présentait jamais de face. Il se
présentait de profil, avec son œil étonnamment fixe. 30
19 L’épisode du forgeron développe, sur le même principe 31. « FORGERON Et c’est
visionnaire que dans le roman, la thématique du siècle l’avenir. C’est la levée en
niasse de ceux qui n’ont rien
bouleversé par les guerres et le réveil des peuples, et
trouvé, rien planté, (...)
explicite le rôle de Moussa 31 d’abord spectateur puis
témoin et, enfin, « pitre sur les places publiques, à la grande 32. Ibid, p. 26-27.
joie de ces hommes qu’il aimait tant et qui justement
adoraient les spectacles et les pitres » – œuvrant à satisfaire 33. « MOUSSA Je vous
apporte la parole de Dieu
le besoin de croire de « cette humanité qu’il s’était pris à
[...]. La vie selon Dieu [...].
aimer de toute son âme, il ne s’était réveillé que pour Le libre-échange entre l (...)
cela » 32. L’avertissement du forgeron, lorsqu’il apprend
que, pour tout système politique, Moussa apporte 34. Ibid., p. 30.
La Raison folle
20 L’adaptation du roman Un ami viendra vous voir, au 36. Cf. Kacem Basfao,
tapuscrit en date du 26 janvier 1973, fait figure d’hapax Trajets : lecture/écriture et
structurels) du texte et du
dans la carrière chraïbienne à l’O.R.T.F. puisqu’il s’agit en
récit dans l’œuvre de D (...)
réalité, non d’une production radiophonique, mais du
scénario d’un film de quatre-vingt-dix minutes, qui n’a 37. La Raison folle, tapuscrit,
jamais été tourné 36. Le tapuscrit précise que l’adaptation et p. 71.
les dialogues sont de Driss Chraïbi, Jacques Besse et Jacques
38. Plus encore peut-être
Baratier, avec une mise en scène de Jacques Baratier.
que le roman, la scène du
Curieusement, parmi les romans écrits entre 1954 et 1973, scénario se destine aux
celui choisi pour être porté à l’écran est un roman pour « midinettes », l’inflexion
lequel Chraïbi montre assez peu de bienveillance. À moins (...)
Le diptyque païen
25 Chraïbi a adapté La Mère du Printemps deux ans après sa
parution, en janvier 1984, soit également deux années avant
d’écrire Naissance à l’aube, et le long tapuscrit (160 pages)
promet une adaptation à la hauteur du roman, tant les
indications scéniques sont pointues et l’enchaînement des
séquences travaillé. L’épilogue prétexte à la remémoration a
été supprimé, vraisemblablement pour ne pas rendre la
tâche plus ardue encore, mais l’adaptation ne comporte pas
moins de quarante-neuf séquences de longueur variée.
L’ensemble devait comporter cinquante-trois séquences
mais quatre d’entre elles ont été supprimées, marquées par
une page blanche : le « poème du monde » et ses
résonances (la réminiscence des récits maternels, la mort de
Far’oun à la fin du chapitre 5) qui devaient s’étendre sur
deux séquences, ainsi que les scènes de la « deuxième
marée » précédant la rencontre entre Azwaw et Azoulay – la
prière de la ténacité d’Oqba et de ses troupes puis les
meurtres du calife et du gouverneur. La plupart des
personnages principaux sont dotés d’un thème musical qui
les accompagne, dans un souci d’exhaustivité qui stylise
jusqu’au plus secondaire des bruitages. L’ouverture est tout
à fait représentative de la rythmique comme de la perfection
des images présentes à l’esprit de l’auteur lorsqu’il
(ré)écrivait cette œuvre :
Thème du générique : c’est un thème très lent, ample,
paisible, que mon fils Stéphane (compositeur) a fait sur
un luth arabe, sur un « Oud » et qui sera mixé sur les
ambiances suivantes :
1 – rires et gazouillements intermittents d’un bébé de 7
mois, au premier plan sonore (nous sommes sur un
promontoire qui domine la ville d’Azemmour, l’Océan
Atlantique et l’embouchure du fleuve l’Oum-er-Bia)
2 – ce même thème du générique fredonné au second
plan sonore par Yerma : elle est en bas, au bord du
fleuve, en train de battre son linge. Le père de Yerma,
Azwaw, l’appelle de sa voix de bronze : « AZWAW
Yerma !.. Oho !.. Yerma !..
3 – au 3e plan sonore, les battements de l’Océan qui
tousse comme un vieillard : toute une légion de
corbeaux-craves, d’ibis, de flamants. Ici, c’est le pays des
oiseaux.
SPEAKER (sous thème) Le service des émissions
dramatiques de FranceCulture vous prie d’écouter : La
Mère du Printemps, par Driss Chraïbi [...]
(Remontée du thème que l’on installe – et dont disparaît
progressivement la musique sur luth. N’en restent que les
ambiances : rires du bébé, oiseaux, etc.)
UNE VOIX (sous ambiance) Nous sommes en l’an 681 de 48. La Mère du Printemps,
l’ère chrétienne, par un lumineux matin de printemps. par Driss Chraïbi, réalisation
(Pause) de Jean-Jacques Vierne,
A l'embouchure du fleuve marocain l’Oum-er-Bia (« La tapuscrit, p. 3-4. Que (...)
Mère du Printemps »)
(Légère remontée de l’ambiance. Nous sommes à présent
avec Hineb, debout sur le promontoire ») 48
31 Les retouches sont rares et subtiles mais la dramatisation a 55. À l’exception des
pour intérêt de mettre en évidence les épisodes phares et séquences censées
représenter par des
certains détails qui peuvent échapper à une lecture rapide.
illustrations sonores le
Naissance à l’aube est au plan musical bien moins travaillé chantier d’une Cor (...)
que La Mère du Printemps 55, Chraïbi ayant accordé une
attention plus grande à rendre cohérente pour l’auditeur la
multiplicité d’épisodes qui composent cette courte
narration.
D’autres voix
32 Avant de rééditer son recueil de nouvelles De tous les 56. Les Quatre malles,
horizons chez Soden en 1986, Chraïbi avait adapté la réalisation Georges Godebert,
34 Entre De tous les horizons, à la narration guidée par le 61. D’autres voix, premier
discours segmenté de Haj Fatmi Chraïbi en exergue à épisode « Le Galet »,
35 Ce récit d’un drame d’enfance, modifié à trois reprises sur 63. Kacem Basfao note dans
trois supports différents – recueil de nouvelles, article de sa bibliographie que ce récit
a été publié également dans
journal, pièce radiophonique 63 –, est associé très
Démocratie no 36, (...)
étroitement à la « vocation » d’écrivain et, en dépit de
l’emphase avec laquelle le narrateur l’évoque, cette
représentation participe d’une thématique récurrente
jusqu’à Mort au Canada :
NARRATEUR Cath, tu ne sais pas ce qui se passe au fond 64. D’autres voix, premier
de moi depuis l’enfance, tu ne l’as jamais su. Je suis épisode « Le galet », op.cit.,
entouré d’être aimants ? c’est vrai. Mais je te jure que j’ai p. 8.
toujours été seul – seul au milieu de la multitude. Et je
crois bien que c’est pour cela que je suis devenu
écrivain : pour être seul face à une feuille de papier.
Alors, s’il te plaît, ma chérie, laisse-moi te parler jusqu’au
bout... Me parler. Pendant près d’un demi-siècle, j’ai
serré les dents et l’âme pour ne pas me souvenir, pour ne
pas penser... 64
36 Le deuxième épisode, « Les Restes », est dramatisé, 65. D’autres voix, « Les
contrairement à la première version qui en a été donnée, et Restes », réalisation Georges
Godebert, 30 janvier 1981,
régulé par le discours du narrateur : « Nous sommes dans
tapuscrit, p. 5.
une ville arabe, dans la rue, avec le narrateur qui va faire
une sorte de reportage. » 65 La note d’espoir sur laquelle se
terminait ce récit de la déshérence de trois générations
d’hommes est amputée, la pièce se clôturant sur Haj
Moussa distribuant les « restes » sur une place publique, et
l’échange final entre Catherine et le narrateur la laisse en
suspens :
Ambiance : intérieur, soir. 66. Ibid., p. 23-24.
Feu dans la cheminée [...].
CATHERINE Qu’est devenu cet homme ?
NARRATEUR Je ne sais pas, Cath. Vraiment pas. La
dernière vision que j’ai eue de lui a été celle-ci : il avait
attaché à un anneau, au coin d’une rue, la ceinture dont
personne n’avait voulu. Il était en train de la passer
autour de son cou, comme la corde d’un gibet...
CATHERINE Comment : il était en train de la passer
autour de son cou ?.. Qu’est-ce que tu dis ? tu n’es pas
intervenu ?
NARRATEUR Intervenir dans cette marée humaine ? J’ai
essayé [...] en jouant des coudes et des poings. De toutes
les ruelles avoisinantes affluaient les groupes de
badauds.
CATHERINE De sorte que tu ne sais pas ?
NARRATEUR Non, Cath. Je ne sais pas.
CATHERINE Quelqu'un l’a peut-être sauvé !
NARRATEUR Peut-être. Je n’en sais rien après tout.
CATHERINE Mais tu as pu te renseigner par la suite ?
NARRATEUR Je n’ai pas pu le faire. Je n’en ai pas eu le
temps : j’ai couru aussitôt vers l'aéroport et j'ai pris le
premier avion en partance. Tu comprends ?
CATHERINE Non.
NARRATEUR Je n’ai plus jamais remis les pieds dans mon
pays.
CATHERINE (après un temps de réflexion) Tu veux dire...
Oh ! je vois... Mais il se passe quotidiennement des
arrestations arbitraires et des disparitions dans bien des
pays du monde !
NARRATEUR C’est mon pays, Cath ! MON PAYS !
(Thème du générique). 66
37 Cette nouvelle version du départ est aussitôt suivie de son 67. D'autres voix,
corollaire puisque c’est en rebondissant sur cette « L’anier », réalisation
George Godebert, 30 janvier
conversation que le narrateur entame le troisième épisode,
1981, tapuscrit, p. 4.
celui de Bouchaïb ignorant son père venu l’accueillir à
l’aéroport : « NARRATEUR (s’adressant à Catherine, mais à 68. Ibid., tapuscrit, p. 18-19.
blanc)... Si, Catherine, je suis revenu dans mon pays : une
seule fois, à la mort de mon père. Je n’ai pas pu voir mon 69. D'autres voix, « Le
Sac », réalisation George
père, l’enterrement avait déjà eu lieu. Mais j’ai vu quelqu’un
Godebert, 30 janvier 1981,
qui lui ressemblait étrangement : un anier. » 67 La tapuscrit, p. 24.
« moralité » de cette fable qualifiée de « drame » – qui, dans
le roman, s’achève sur un rire trahissant la souffrance du 70. Un homme seul, de Driss
Chraïbi, réalisation Arlette
narrateur – est un bilan personnel : « J’aurais pu devenir
Dave, 9 octobre 1978.
comme cet homme, Bouchaïb ! Il est si facile de devenir
médiocre, de se laisser dénaturer, de renier ses racines 71. D’autres voix,
profondes !.. Pour un semblant de civilisation !... » 68 Le « L’Homme aux lions »,
réalisation Georges Godebert,
quatrième épisode, « Le Sac », prend place à l’occasion
30 janvier 1981.
d’une promenade dans la forêt et il fait contrepoids avec
l’épisode « Les Restes » puisque cet autre « drame de
l’incompréhension », ainsi que Catherine le détermine à la
fin du récit, montre un narrateur assailli par l’injustice et la
souffrance de quelque côté qu’il regarde : « NARRATEUR Ici,
Catherine, ici, dans cette clairière... dans ce pays où je vis,
où j’ai fondé une famille et qui est devenu le mien... le
mien ! » 69 Le dernier récit du recueil, « Une maison au bord
de la mer », ne fait pas partie de cette série radiophonique,
mais il n’a pas été laissé de côté pour autant ; il a fait l’objet
d’une dramatique indépendante, trois ans auparavant, sous
le titre « Un homme seul » : pour cette pièce réalisée aux
Iles Hébrides, Chraïbi a déplacé l’action en Ecosse
(« Edimbourg ») et, en conséquence, il a donné à son
personnage principal un patronyme aux consonances
locales. Barthélémy est devenu Murdoch, tandis qu’au
narrateur habituel s’est substituée une narratrice, Sheena 70.
La série radiophonique D'autres voix se voir donc bouclée
par l’épisode « L’Homme aux lions » 71, issu de « Quatre
malles » : Catherine et le narrateur baguenaudent sur un
petit port de pêche, et cette fois, c’est la sirène d’un bateau
entrant dans le port qui déclenche la relation, en
réminiscence d’une autre sirène qui annonçait l'arrivée de
Coulibaly. Cette dernière pièce débute sous des auspices
moins favorables, Chraïbi montrant ainsi un certain recul
par rapport à ces récits tournés vers le passé :
NARRATEUR [... ] Tu as chassé tes soucis, Cath. La 72. Ibid., tapuscrit, p. 5.
tempête de la semaine dernière les a emportés loin, très
loin, et puis, te rends-tu compte que voilà quinze jours
que tu n’as écouté ni la radio ni la télévision ? Aucune
information « noire » du monde ?
CATHERINE Mais je t’ai écouté, toi ! Je n’ai fait que
t’écouter ! Tu n'as pas cessé de faire des bilans. 72
38 L’adaptation est assez proche du texte original et fait 73. Ibid, p. 22.
reprendre à Coulibaly sa qualité de frère en visite, venu
vérifier la validité des bouts de papier appelés « diplômes »
dans le pays de résidence du ministre de l’Éducation
Nationale, venu également remplir ses malles « de mots : de
justice sociale, de droits de l’homme, d’intégrité
personnelle, de fraternité... » 73. La fin de la pièce retrouve
« l’ambiance du début », une indication scénique qui ne se
limite pas à la seule considération technique :
NARRATEUR Et voilà, Catherine ! 74. Ibid., p. 25-26.
CATHERINE Et voilà, quoi ? Les déceptions font partie de
la vie, voilà tout.
NARRATEUR (surp ris) Mais, ma parole, on dirait que cette
histoire a atteint ton chauvinisme !
CATHERINE (véhémente) Chauvinisme ! chauvinisme !
chauvinisme de quoi ? Cet homme est retourné vers lui-
même, il a regagné son Afrique natale, le soleil, les
grands espaces, les lions...Il a un passé et il a rejoint son
passé. Tandis que d’autres !... [...] Il y a bien des gens qui
n’ont rien, ni devant ni derrière eux. Pas de passe.
Aurais-tu oublié que je suis née, moi, au début de la
seconde guerre mondiale ?
NARRATEUR Non, Cath.
CATHERINE Mon passé était la guerre, les bombes. Mon
horizon, c’étaient les Stukas et l’exode !... Et pourtant, j’ai
un présent et un avenir, j’ai confiance dans l’humanité.
NARRATEUR Tu es toujours la même, Cath. Je t’ai connue
ainsi, à vingt ans. Tu continues de rêver.
CATHERINE Tu étais comme moi. Qu’est-ce qui t’es
arrivé ? Te voilà réfugié les trois quarts du temps sur
cette île, soi-disant pour travailler, pour avoir la paix et
écrire des livres ! Nos enfants occupent trop d’espace à la
maison et t’empêchent de penser et de vivre ? Et alors ? Il
est si facile de fuir, comme tu le fais.
NARRATEUR Comment cela ?
CATHERINE Tu veux que je te dise ? Tu es réfugié dans le
passé que tu magnifies. Et tu le magnifies parce que tu
rêves. 74
51 Les multiples jeux d’échos intratextuels de l’œuvre de Driss 113. Sigmund Freud,
Chraïbi, la complexité des strates de chaque récit et « L’humour », in
L’Inquiétante étrangeté et
l’organisation discursive révèlent un imaginaire
autres essais, Paris,
constamment tourné vers lui-même, s’élaborant au fil du Gallimard, 1985 (p (...)
temps et des œuvres. Etayées par des motifs fondamentaux,
les écritures de traverse qu’il modèle stylisent un regard 114. André Gide, Les Faux-
indéniablement oblique, qui ne trouve d’exutoire à la monnayeurs, Paris,
Gallimard, 1925 ; nouvelle
désespérance d’un siècle « cruel et terrible » que dans la
édition, Gallimard, 1985,
recréation onirique d’un passé originel, corrigeant l’histoire, p. 192
ou dans une ironie humoresque qui, lorsqu’elle ne
démultiplie pas les différentes facettes d’un monde bigarré,
cherche refuge en métamorphosant les perversités du réel
en une source de plaisir 113. L’émergence de la voix
fondatrice, au sein de résonances intertextuelles multiples,
dans les œuvres dernière manière, s’est étoffée jusqu’à
l’accomplissement, répondant peut-être à une lointaine
espérance du « Maître » : « Je voudrais écrire l’histoire de
quelqu’un qui d’abord écoute chacun, et qui va, consultant
chacun, à la manière de Panurge, avant de décider quoi que
ce soit ; après avoir éprouvé que les opinions des uns et des
autres, sur chaque point, se contredisent, il prendrait le
parti de n’écouter plus rien que lui, et du coup deviendrait
très fort. » 114
52 Autre mode d’écriture transversal, l’art radiophonique a 115. Lavoie Pierre, « Par la
augmenté de sa fructueuse technique les dimensions du porte d’en avant », entretien
avec Michel Tremblay, Jeu
texte chraïbien, permettant au mélomane d’exercer une
no 47, juin 1988 p. (...)
stratégie contrapuntique qui viendra infléchir l’organisation
polyphonique de ses œuvres. Avec les dramatiques, Driss
Chraïbi s’essaie à des représentations intermédiaires qui,
peaufinées, se concrétisent de manière réussie dans des
romans ultérieurs. L’apport de l’expérience radiophonique
est indubitable, mettant également en relief un intérêt
incessant pour les sujets qui ont imprégné son œuvre
romanesque d’un bout à l’autre. Une préoccupation
similaire se rencontre chez son confrère québécois –
écrivain et dramaturge – et Michel Tremblay, modulant la
célèbre pensée de l’auteur des Caractères, rappelle : « Tout
a déjà été dit depuis 2 500 ans... Aujourd’hui, en cette fin
de siècle, on peut seulement trouver de nouvelles façons de
dire les mêmes maudites affaires. Alors quand je crois avoir
trouvé une nouvelle structure, je me dis : “Peut-être que les
mêmes maudites affaires que je répète vont être pertinentes
parce que c’est la première fois que je les exprime de cette
façon”. » 115
NOTES
1. « Pour sortir de moi-même, j’écrivis Un ami viendra vous voir
dans la fièvre et envoyai le manuscrit à mon éditeur. À la trappe !
Au chapitre suivant ! » (MAC, p. 114)
21. Ibid., p. 2.
22. Ibid., p. 37.
23. Ibid., p. 36.
24. Ibid., p. 25-26. Chraïbi réutilise à plusieurs reprises ses
formules fétiches. M. Sken, dans la lignée des patriarches
chraïbiens, se désole comme eux d’avoir semé des pois chiches
et récolté des mulots (tapuscrit, p. 38) et sait se renouveler :
« J’ai semé dans mon champ beaucoup de graines [...J. Une seule
a produit une fleur, dans le champ du voisin », conclutil à propos
de Malika (tapuscrit, p. 45).
39. Ibid., p. 4.
40. Ibid., p. 6
41. Ibid., p. 19.
42. Ibid., p. 18.
43. « Les feuillets croissaient et multipliaient et je lui donnais
lecture dès que je la retrouvais. Le livre fut écrit pour elle, à
chaud. C’était ma façon à moi de lui raconter le Maroc, à travers
la personnalité fruste et pure d’une mamma de chez nous. Je
trouvais le titre alors que le manuscrit touchait à sa fin » (MAC,
p. 145).
85. Cf. entretien avec Driss Chraïbi, 7 mai 2001, op. cit., p. 375.
86. « Patrik, écoute-moi [...]. Il n’est pas possible que tu écrives
la musique de ce film en te basant uniquement sur le script. Je
ne dis pas que tu ne pourrais pas le faire. Je te connais, tu peux
tout faire. Mais il faut que tu voies les gens de la clinique :
malades, médecins, moniteurs. Il faut que tu t’imprègnes de la
vie de La Pinède : c’est une clinique de psychiatrie
institutionnelle, tu n’en as aucune idée... Nous allons faire un
film formidable, je suis le metteur en scène, le scénario est
excellent, les dialogues aussi, mais tu en seras le maître
d’œuvre, je le sais et tu le sais. Je veux, entends-tu ? je veux que
tu me traduises la plupart des images en musique. Je veux des
thèmes pour chacun des personnages. » (MC, p. 13-14) ; « Patrik
avait bien essayé, plusieurs fois, d’arracher le commencement
d'un thème musical de ce scénario qu’il avait lu et relu et appris
par cœur, comme on arracherait avec des tenailles une dent à la
mâchoire d’un chameau blatérant : seule avait répondu la
technique – et le souvenir des œuvres composées autrefois. Il ne
sentait ni l’âme de ce texte ni le désir de lui communiquer la
sienne. Celui qui l'avait écrit et celui qui l’avait dialogué ne
l’avaient vécu en rien. Et Patrik n’avait jamais rien écrit, pas une
note, qu’il n’eût puisé dans sa vie » (MC, p. 52). Patrik n’a pas
composé la musique du film ; nouvelle résonance de La Raison
folle resté à l’état de scénario.
87. Bivouac sur la Lune, op. cit., p. 158.
88. La rêverie libératrice c’est aussi celle qu’agrée Verseau, allant
contempler la petite pierre de lune ramenée par les astronautes,
sur laquelle s’achèvent le récit comme
l’adaptation :Mou-« Merveilleuse petite pierre lunaire [...] Une
petite pierre grise, grise comme du mâchefer, avec de fines
lignes blanches, fines comme les rides sur le visage d’une vieille
dame. Que diable me dit-elle cette pierre lunaire ? Peut-être est-
ce à cause de la souffrance de tous ces mois de mon mariage qui
s’achève... peut-être aussi est-ce à cause d’un monde qui
suffoque et d’une société qui s’effondre... mais je t’aime bien,
petite pierre lunaire... fit... Dieu me pardonne, il me semble que
tu m’aimes aussi ?... Quel âge as-tu ? 3 milliards d’années ?
Plus ? Pourtant, tu as l’air jeune, il y a en toi quelque chose de
tendre, quelque chose de familier... Le siècle s’achève, et moi je
vais continuer à divaguer, entends-tu, petite pierre lunaire ?
Divaguer... Sentimental comme je le suis, au-delà de toute
mesure, la Lune et moi allons être des diables dans une nouvelle
association... [...]. J’ai besoin de rêver », Bivouac sur la lune,
adaptation de Driss Chraïbi, réalisation Arlette Dave, 1 1 mai
1973, épisode 10, tapuscrit, p. 16.
94. Cf. entretien avec Driss Chraïbi, 21 mars 1998, op. cit.
95. Cf. Martine Mathieu-Job, « L’humour de Mouloud Feraoun ou
la délocalisation de rénonciation », Écrire, UFR d’Études
francophones, université de Pécs, 2001, p. 229-246.
112. Cf. entretien avec Driss Chraïbi, 7 mai 2001, op. cit.,
p. 389.
Une esthétique
Conclusion
contrapuntique