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Cours 12, #46

MIEUX COMPRENDRE
lA DISCRIMINATION POSITIVE

par Elizabeth Anderson

NOTE INTRODUCTIVE

Tout comme le texte de Ronald Dworkin qui précède, celui-ci - qui


constitue le septième chapitre de l'ouvrage de la philosophe américaine
Elizabeth Anderson, The Imperative of lntegration 1 - porte sur la
variante états-unienne de la discrimination positive. Toutefois, alors
que la justification conséquentialiste de /affirmative action formulée
par Dworkin ne découle pas directement de sa théorie « ressourciste »
de lëgalité2, la conceptualisation de lëgalité détermine chez Anderson
lëvaluation du dispositif censé la promouvoir.
Contrairement à la plupart des philosophes influencés par la
pensée rawlsienne, l'auteur entend rompre avec une conception de
' lëgalité comme principe de répartition de biens divisibles et «priva-
tisables », dont les diverses versions ne different que par l'identifica-
tion de la «variable focale3 » à répartir également (biens premiers4 ,

1. Elizabeth Anderson, The Imperative oflntegration, Princeton, Princeton


Universicy Press, 2010, p. 135-154. Voir la note présentant Elizabeth Anderson,
supra, p. 235-237.
2. Ronald Dworkin, « What is equalicy? Part 2 : equalicy of resources », Philosophy
and Public Ajfairs, 10(4), 1981, p. 283-345.
3. Voir supra, p. 40 n. 118.
4. John Rawls, 1héoriede la justice, trad. C. Audard, Paris, Seuil, 1987 [1971].
328 RACE, RACISME, DISCRIMINATIONS

ressources 5, capabilités 6, bien-être1• .. ) et celle des fondements des déviations


admises par rapport à ce principe {mérite, responsabilité individuelle,
souci de préserver certaines incitations productives... ). Pour Anderson,
l'égalité serait plutôt un « ethos social8 » intériorisé définissant k caractère__
des relations entre les personnes au sein d'une communauté démocratique
érigée au rang d'idéal politique9• Dans cette perspective- que l'auteur
présente comme plus proche des aspirations sous-jacentes aux mobilisations
d'orientation égalitaire historiquement constatées-, le but premier serait
l'avènement d'une société dont chacun des membres reconnaîtrait les autres
comme ses égaux et se comporterait en conséquence. La variable focale
du processus dëgalisation serait donc le statut - soit un bien de nature
intrinsèquement relationnelle. Quant à la distribution des autres biens,
elle n'importerait que dans la mesure où elle serait la cause, la manifes-
tation ou le résultat d'une hiérarchie contraire à l'idéal en question 10•
Ainsi, plutôt que de viser l'élimination des effets de la malchance
pure sur les destinées individuelles - comme le préconise la fraction des
auteurs d'obédience rawlsienne à laquelle Anderson réserve ses flèches les
plus acérées' 1 - , ils 'agirait d'abord pour les pouvoirs publics d'éradiquer
l'oppression et ses conséquences. L ëgalité de statut ne constituerait pas
seulement une contrainte venant circonscrire le périmètre d'intervention
légitime des autorités gouvernementales mais bien un objectifqu.1l leur
incombe de promouvoir. Quant à la discrimination positive, au lieu

5. Dworkin, «What is equality? Part 2: equality of resources»; Eric Rakowski,


Equa/]ustice, New York, Oxford Universicy Press, 1991; John Roemer, Egalitarian
Perspectives, Cambridge, Cambridge Universicy Press, 1994; Philippe van Parijs,
&a/FreedomforAU., New York, Oxford University Press, 1995.
6. Amartya Sen,« Equalicy of what? »,in S. McMurrin (dir.), Tanner Lectures on
Human Values, vol. l, Cambridge, Cambridge Universicy Press, 1980, p. 197-220.
7. G.A. Cohen, «Ün the currency of egalitarian jusrice», Ethics, 99(4), 1989,
p. 906-944 ; Richard Arneson, «Welfare should be the currency of justice», Canadian
journal ofPhilosophy, 30(4), 2000, p. 497-534.
8. Jonathan Wolff, «Faimess, respect, and the egalitarian ethos», Philosophy
and Public Affeirs, 27(2), 1998, p. 105.
9. Elizabeth Anderson, « What is the point of equalicy? '" Ethics, l 09 (2), 1999,
p. 287-337. Dans le même sens, voir aussi David Miller, « What kind of equalicy
should the left pursue? », in]. Franklin (dir.), Equa/ity, Southampton, Institute for
Public Policy Research, 1997, p. 83-100; Nancy Fraser,fustice lnte"uptus, New
York, Roudedge, 1997, p. 11-39; Pierre Rosanvallon, La société des égaux, Paris,
Seuil, 2011.
l O. Elizabeth Anderson,« Equality »,in O. Esdund (dir.), 1he Oxford Handbook
ofPolitica/ Phi/osophy, Oxford, Oxford Universicy Press, 2012, p. 41, 53.
11. Anderson, « What is the point of equalicy? ».
Mieux comprendre la discrimination positive 329

d'apparaître comme une mesure compensatoire d'orientation exclusivement


rétrospective ou comme le vecteur d'une «diversité» censément bénéfique,
elle est finalement justifiée en tant que stratégie de déstigmatisation,
puisque c'est l'insuffisante mixité des espaces d'interaction à laquelle elle
entend remédier qui entretient les représentations infériorisantes des
membres du groupe stigmatisé (voir Anderson, «Ségrégation, stigmati-
sation raciale et discrimination»*).

***
330 RA.CE, RACISME, DISCRIMINATIONS

1. LA DISCRIMINATION POSITIVE EN QUATRE MODÈLES

Depuis la fin du busing- transport d'élèves d'un quartier à l'autre, ~


sur décision de justice, à des fins d'intégration scolaire-, la plus
controversée des politiques recourant à.des classifications. raciales
aux États-Unis est la discrimination positive (affirmative action). Par
r
«discrimination positive», entends toute politique publique visant
à accroître la participation d'un groupe social défavorisé aux insti-
tutions de la société majoritaire, soit par un démarchage en amont
via des campagnes de publicité ou de recrutement ciblées (outreach),
soit en favorisant ses membres à l'étape de la sélection (preforence).
Aux États-Unis, la discrimination positive est pratiquée dans trois
domaines : l'emploi, l'enseignement et les marchés publics.
On comparera dans ce chapitre quarre modèles de discrimination
positive, qui reposent respectivement sur l'idée de compensation,
de diversité, d'obstruction à la discrimination ou d'intégration. Le
modèle compensatoire présente la préférence raciale comme un
moyen de corriger les effets de la discrimination passée : les Noirs
ayant subi un préjudice, ils ont dJ9ic à une c~~pensacion sous forme
d'accès privilégié à ce qui lew:..alongtemps été injustement refusé.
Cette discrimination positive est donc d'orientation rétrospective :
elle vise à rétablir la justice en éliminant les conséquences des torts du
pass.é. Son principal fondement juridique est l'opinion concordante
du juge à la Cour suprême [Harry] Blackmun dans l'arrêt United
Steelworkers ofAmerica v. Weber, qui a validé la discrimination positive
en matière d'emploi 12 •
Le modèle de la diversité présente la préférence raciale comme
un moyen d'accroître la diversité culturelle et épistémique au sein
de l'institution qui y aurait recours. Dans cette perspective, du
fait de certaines particularités historiques et culturelles, les Noirs
auraient des idées et des représentations différentes de celles des
autres groupes. Cette diversité épistémique constituerait une source
d'enrichissement pour les établissements dont la mission est de
nature éducative ainsi que pour le discours public dont dépendent
les progrès de la démocratie, en même temps qu'elle accroîtrait la
capacité des entreprises à inventer et à commercialiser des biens et
services destinés à des clientèles élargies. L'argumentation est do rie

12. UnitedSteeiworkrno/Amnicav. Weber, 443 U.S. 193 (1979), p. 209-215.


Mieux comprendre /,a discrimination positive 331

cehtrée sur le présent et ouverte sur l'avenir, puisqu'elle considère


la participation d'individus divers sur le plan racial comme utile
à la réalisation d'objectifs institutionnels. Le principal fondement
juridique de ce modèle est l'opinion du juge [Lewis] Powell dans la
décision [de la Cour suprême] Regents ofthe University of Cal.ifornia
v. Bakke, où [le principe de} la discrimination positive à hase raciale
a été validé en matière d'admission à l'université 13 •
Le modèle de l'obstruction à la discrimination présè~te la discri-
mination-positive comme un instrwnent destiné à contrecarrer une
discrimination persistante. Il part du principe que, par suite d'habitudes
profondément ancrées et souvent inconscientes, la législation antidis-
criminatoire ne parvient pas à assurer la neutralité des recrutements
et des progressions de carrière en l'absence de pressions exercèes sur
les employeurs sous la forme d'objectifs précis de rééquilibrage racial.
C'est un argument centré sur le présent : les objectifs d' emba.:i'che et
les échéanciers qui les accompagnent sont des moyens d'obliger les
institutions à cesser de discriminer. Les principaux fondements juri-
diques de ce modèle sont, d'une part, une série de décrets présidentiels
enjoignant aux administrations fédérales et à leurs fournisseurs de se
mettre en conformité avec la législation antidiscriminatoire, d'autre
part, l'arrêt de la Cour Suprême Sheet Metttl Workers v. EEOC 14 , selon
lequel un tribunal fédéral peut contrainche un employeur reconnu
coupable de discrimination à prendre des mesures de discrimination
positive propres à remédier à la situation 15 •
Enfin, le modèle d'intégration présente les préférences raciales
comme un moyen d'assurer la mixité réelle (integration) des principales
institutions de la société civile. La ségrégation est le pilier central du
désavantage de nature systémique qui affecteïnjustement les Noirs,
d'une part, parce qu'elle les empêche d'accéder à des biens publics
ou de consommation privée, à l'emploi, ainsi qu'au capital financier,

13. Regents of the University of California v. Bakke, 438 U.S. 265 (1978),
p. 311-324. Voir aussi l'arrêt Metro Broadcasting v. FCC, 497 U.S. 547 (1990)
(avalisant la discrimination positive dans l'attribution des licences de radio et télé-
diffusion au nom de la diversité).
14. Sheet Meta/ Workers 11. EEOC, 478 U.S. 421 (1986).
15. Pour plus de détails sur l'histoire sur la discrimination positive «d'obstruc-
tion», voir Barbara F. Reskin, Ihe Rea/ities ofAffirmative Action in Employment,
Washington (OC), American Sociological Association, 1998, p. 7-18 ; John Skrentny,
1he Ironies ofAffirmative Action. Politics, Culture, and justice in America, Chicago,
University of Chicago Press, 1996, p. 111-144.
332 RACE, RACISME, DISCRIMINATIONS

humain, social et culturel, d'autre part, parce qu'elle est à l'origine


d'une stigmatisation et d'une discrimination omniprésentes (chapitres 2
et 3). L'intégration permet de démanteler ces causes profondes de
l'injustice raciale (chapitre 6). Elle est nécessaire au progrès de la
culture démocratique (car elle offre aux citoyens de tous les horiwns la
possibilité de communiquer sur les questions d'intérêt public, de nouer
des relations de coopération et de construire une identité collective
racialement mixte) ainsi qu'à celui de la gouvernance démocratique
{car elle produit une élite mixte, et par là plus compétence et plus
responsable, plus disposée et plus apte à respecter les droits et à servir
les intérêts de tous les membres de la société sans considération de
leur appartenance à tel ou tel groupe) (chapitres 5 et 6). Il s'agit donc
d'un modèle tourné vers l'avenir, puisqu'il considère la mixité des
institutions sociales comme un facteur indispensable au progrès de
la justice et de la démocratie. Son principal fondement juridique se
trouve dans une série d'arrêts [de la Cour suprême] dont le premier
est Brown v. Board ofEducation (interdisant la ségrégation raciale des
établissements scolaires) 16 , qui comprend aussi Swann v. Char/iJtte-
Meckknburg Board ofEducation (confirmant la légalité de l'usage du
critère racial dans l'assignation des ,élèves aux différents établissements
d'un secteur à des fins de déségrégation concrète) 17 , et qui culmine
avec Grutter v. Bo/linger (confirmant la légalité de la discrimination
positive à l' œuvre dans la politique d'admission de la faculté de droit
de l'université du Michigan) 18 •.
Les deux premiers modèles, celui de la compensation et celui de
la diversité, sont dominants dans le discours public sur la discrimi-
nation positive. Les.deux autres, qui mettent l'accent respectivement
sur l'obstruction à la discrimination existante et sur l'intégration,
sont mal compris. J'entends montrer ici qu'ils présentent pourtant
plusieurs qualités que les premiers n'ont pas : ils correspondent mieux.
à la pratique réelle, ils n'alimentent pas de «mythes raciaux», ne se
prêtent pas à des interprétations stigmatisantes, mettent mieux. en
lumière les causes persistances du désavantage issu de l'identification

16. Brown v. Board ofEducation of Topeka, 347 U.S. 483 (1954).


17. Swann v. Charlotte-Meckknburg Board ofEducation, 402 U.S. 1 (1971).
18. Grutter v. Boilinger, 539 U.S. 306 (2003), p. 332. Dans mon article« Racial
integration as a compelling interest • (Comtitutional Commentary, 2 l , 2004, p. 15-40),
je montre que Grutter relève de la même logique d'intégration que Brown.
"
Miewc comprendre la discrimination positive 333

raciale et répondent (ou échappent tout à fait) aux objections juste-


ment opposées aux deux autres modèles.
La discrimination positive jouit d'un fort soutien de la part des
élites. Quand sa constitutionnalité a été mise en cause dans l'affaire
Grutter, soixante-neuf« mémoires d'amis de la Cour» (amicus briefi)
ont été adressés à la Cour suprême pour appuyer la position de l'uni-
versité du Michigan. Ces mémoires émanaient notamment de hauts
responsables militaires, d'universités prestigieuses, de sociétés classées
parmi les cinq cents premières aux États-Unis, de grandes entreprises
chilêC:teur des médias, de l'Association du barreau américain, d'États
fédérés et de très nombreux élus 19 • Pourtant, la politique en question
demeure en péril. Une inlassable campagne de ses ennemis, visant à
la faire interdire État par État, a réussi à l'éliminer du secteur public
en Californie, dans l'État du Washington, dans le Michigan, en
Floride et dans le Nebraska, et plusieurs autres États sont engagés
dans la même voie. La Cour suprême représente aussi une menace
pour le dispositif, car elle a rendu ses conditions d'application plus
difficiles à satisfaire 20 • Il ne suffira certes pas de fournir à la discrimi-
nation positive de plus solidès raisons d'être pour vaincre l'opposition
populaire à laquelle elle se heurte : l'approche intégratrice nous dit
bien qu'on n'y arrivera que par l'expérience concrète de l'intégration
et non par des arguments de nature abstraite. Néanmoins, en démo-
cratie, une politique attaquée par de large8 fractions de la population
est exposée à des risques supplémentaires si ceux qui la mettent en
œuvre ne comprennent pas eux-mêmes pleinement les principes qui
lui donnent sens, si l'idée qu'ils se font des raisons de leur action
nourrit des représentations fallacieuses et stlgma~tes de la« race»,
s'ils n'expliquent pas au plus large public poµrquoi le désavantage
issu de l'identification raciale n'a toujours pas disparu et s'ils n'ont
à opposer que de faibles arguments aux objections de fond soulevées
à son encontre.

19. «Amicus briefs filed with the U.S. Supreme Court in Grutter v. Boliinger»,
<http://www.vpcomm.umich.edu/admissions/legal/gru_amicus-ussc/um.hrmb.
20. Voir Parents lnvolved in Community Schools v. Seattle School District# l, 127
S. Ct. 2738 (2007) (interdisant un programme volontaire d'intégration raciale mis
en place par un district scolaire n'ayant pas été précédemment jugé coupable de
ségrégation en' violation de la Constitution).
334 RA.CE, RACISME, DISCRIMINATIONS

\_
2. LE MODÈLE COMPENSATOIRE

Chacun des modèles de discrimination positive à base raciale


comporte une définition du but poursuivi, laquelle détermine:
(1) quels agents sont autorisés à la pratiquer, (2) quels bénéficiaires elle
doit cibler et pourquoi, (3) quelle doit être l'ampleur de la préférence
raciale, (4) qui doit en supporter le coût, (5) le sens et la pertinence
du critère racial au regard du but en question. En outre, si le modèle
est motivé par un souci d'équité, il suppose également (6) une mise
en lumière des causes de l'injustice raciale.
Le raisonnement qui fonde l'approche compensatoire relève
typiquement d'un modèle individuel de justice réparatric.e 21 : une
personne ayant subi un tort a droit, de la part de celui qui le lui a
infligé, à une compensation correspondant à l'ampleur du dommage.
Cela signifie dans notre cas que: (1) les agents qui doivent prati-
quer la discrimination positive sont ceux qui ont été impliqués dans
la discrimination raciale antérieure; (2) les bénéficiaires .doivenr
être les victimes de cette discrimination ; (3) ils doivent recevoir
compensation en proportion du dommage subi; (4) le coût doit être
supporté par les auteurs de la discrimination. L'appartenance à un
groupe racial défavorisé est pertinente pour cibler les bénéficiaires
de la discrimination positive, en vertu de l'hypothèse selon laquelle
(5) elle constitue un indicateur fiable du statut de victime, qui, lui,
est directement pertinent sur le plan moral ; enfin, ce modèle suppose
(6) que la discrimination raciale passée est la principale cause de
l'injustice raciale actuelle.
À cela on peut objecter que la pratique de la discrimination positive
ne correspond qu'imparfaitemenc au raisonnement compensatoire 22 •
Universités, administrations et employeurs font de la discrimination
positive même sans avoir été déclarés coupables de discrimination.
Ils ne cherchent pas à identifier les victimes de leur propre discrimi-
nation afin de réparer leurs torts, mais déterminent les bénéficiaires

21. Voir James Nickel, «Should reparations be to individuals or to grou ps? •>,
Ana/ysis, 34(5), 1974, p. 154-160; Andrew Valls,« The libertarian case for affirmative
action», Social Theory and Practice, 25(2), 1999, p. 299.:.323.
22. George Sher, "J uscifying reverse discrimination in employmenc '" Philosophy
andPublicA.ffairs, 4(2), 1975, p. 159-170; Stephen Kershnar, "Uncertain damages
to racial minorities and strong affirmative action», Public Affairs Quarter/y, 13(1),
1999, p. 83-98.
Mieux comprendre la discrimination positive 335

de leurs programmes sur la base d'une identité raciale partagée avec


ces victimes présumées de leur discrimination (ou de celle d'autrui).
raciale Les bénéfices compensatoires qu'ils distribuent ne sont nullement
mine: calculés en fonction de l'ampleur des dommages subis. Ceux qui
ires elle supportent les coûts de cene politique ne sont pas les auteurs des
Férence pratiques répréhensibles mais des Blancs et des Asiatiques innocents
inence qui se voient supplantés par les bénéficiaires à l'issue des procédures
nodèle de sélection. Enfin, la race est un indicateur imparfait de la population
emise victime :·elle inclut des individus du groupe cible qui n'ont jamais
souffert de discrimination et exclut tous ceux des autres groupes, qui
relève pourtant peu~~nt en avoir personnellement souffert.
: une Comme la discrimination positive ne remplit pas les critères
! lui a très stricts de la réparation individuelle, le modèle compensatoire
mage. est parfois formulé en termes de compensation collective 23 • Ce sont
:>rati- alors les groupes raciaux, conçus comme des composants élémentaires
dans de la société, qui constituent les unités de référence pertinentes sur
1venr le plan de l' agentivité morale : un acte discriminatoire commis par
evoir un Blanc constitue les Blancs comme classe de débiteurs et leur crée
t être une obligation de réparation collective, dont on pourra alors reporter
à un la charge sur n'importe quel autre Blanc; un préjudice de nature
aires discriminatoire infligé à·un Noir constitue les Noirs comme classe de
uelle créanciers et leur crée un droit à recevoir une telle réparation, si bien
'lui, que ce préjudice pourra être compensé par une prérerence en faveur
pose d'un autre Noir. Cette variante permet une meilleure adéquation entre
e de la pratique er sa justification. Mais elle est inacceptable. Ce sont les
individus, et non les groupes raciaux, qui sont les titulaires éventuels
rive de droits ou de quasi-droits de nature morale. En outre, l'argument
·e22.
de la compensation collective promeut une conception de la société
:ion porteuse de divisions et ne peut que nuire à l'objectif démocratique
on. de rassembler tous les citoyens dans une identité commune.
ni- Le modèle compensatoire doit donc répondre aux objections qu'on
.res lui oppose en demeurant dans le cadre d'une conception individua-
liste de la justice. Considérons d'abord les agents qui pratiquent la
discrimination positive. Le fait qu'un agent a ou non discriminé dans
le passé n'est pertinent qu'en référence à la question de savoir s'il est
:ive
obligé de réparer, non à celle de savoir s'il lui est permis de réparer.
)hy
~es 23. Paul Taylor,« Reverse discrimination and compensatory justice», Analysis,
1), 33(6), 1973, p. 177-182; Owen Fiss, ~Groups and the Equal Protection Clause»,
PhilosophyandPublicA.ffairs, 5(2), 1976, p. 107-177. "
336 'RA.Cii:, RACISME, DISCRIMINATIONS

Il n'y a rien que 1'on pi:iisse obje'cter moralement à un agent qui


compense un dommage causé par le tort d'autrui 24 • Les Américains
qui ont donné de 1' argent pour aider les victimes du 11 septembre
n'ont assurément rien fait de mal.
Maintenant, considérons les cibles de la discrimination positive et
la mesure des préjudices subis. L'idéal individualiste de la comperr-
sation au cas par cas n'a guère de sens quand on est certain qu'il y
a eu des victimes mais qu'il est trop coûteux, trop difficile, voire
impossible de les identifier avec précision ou de calculer l'ampleur du
dommage. L'individu, en général, ne sait pas si tel ou tel agent s'est
rendu coupable de discrimination à son encontre, parce qu'il ignore
la façon dont cet agent a traité les autres 25 ; en outre, il existe un
biais cognitif qui tend à empêcher de se percevoir soi-même comme
victime de discrimination, même si l'on est conscient d'appartenir à
un groupe souvent discriminé 26 • De leur côté, les auteurs de discri-
mination peuvent aussi ignorer qui ils ont lésé. Un employeur connu
pour pratiquer la discrimination à l'embauche serait bien en peine de
dire quels Noirs ont renoncé à poser leur candidature, sachant qu'elle
ne serait même pas examinée; une entreprise qui ne fait connaître
ses emplois à pourvoir qu'à son personnel entièrement blanc sait très
bien qu'aucun Noir n'en entendra jamais parler, mais nul ne peut
dire quel Noir se serait présenté si elle avait adopté une politique
non discriminatoire de publicité des postes vacants, car chacune
des multiples options possibles aurait conduit à la formation d'un
ensemble différent de candidats noirs.
Dans ce type d'exemples, on sait que des gens ont été traités de
manière injuste à cause de leur race, mais il est impossible de préciser
davantage. Nombre de pratiques discriminatoires produisent des
dommages que l'on ne peut appréhender que sous l'angle probabiliste,

24. On affirme souvent que la clause d'égale protection [des lois] du Quatorzième
Amendement [à la Constirution américaine] interdit aux organismes publics de recourir
à des préférences raciales pour remédier à une « discrimination sociétale » entendue
comme une discrimination qui n'est pas de leur fait. Dans mon article« lntegration,
affirmative action, and strict scrutiny,. (New York University Law Review, 77, 2002,
p. 1254-1266), je soutiens que ceci est absurde en tant que norme morale et n'a
aucun fondement dans les opinions de la Cour suprême souvent invoquées à l'appui.
25. Gertrude Erorsky, Racism and justice, lthaca, Cornell University Press,
1991, p. 29-30.
26. Susan D. Clayton et FayeJ. Crosby,Justice, Gender, and Affirmative Action,
Ann Arbor, University of Michigan Press, 1992. -
Mieux comprendre la discrimination positive 337

,t qui comme ceux qui ont trait à la pollution de l'air. Dans les affaires de
tcains pollution, le fait que le lien de cause à effet soit statistique et ne puisse
mbre être prouvé dans tel ou tel cas individuel n'invalide pas un recours
collectif avec demande de réparation. De la même façon, une affaire de
ive ec discrimination raciale faisane l'objet d'un recours collectif est souvent
1pen- réglée par application du Titre VII du Civil !Ughts Act de 1964, qui
u'il y prévoie la discrimination positive comme mesure réparatrice.
voire Concernant la question de savoir qui doit supporter le coût de
Jrdu cette politique, l'objection des «Blancs innocents» est plutôt faible
s'est sur le plan normatif. Certains défenseurs de la discrimination posi-
;nore tive plaidenc que les Blancs, grâce à l'avantage compétitif que leur
:e un donne la discrimination passée contre les Noirs, se sont enrichis de
mme manière injuste; ils n'ont donc pas à se plaindre des programmes de
nirà discrimination positive qui leur retirent cet avantage 27 • Point n'est
iscri- besoin d'utiliser cet argument diviseur. Il suffie d'observer que tous les
>nnu programmes compensatoires mis en place par des entreprises en font
iede reposer la charge sur des innocents. Chaque fois qu'une société aide
1'elle les victimes d'un tort, ce sont des innocents - liés à elle ou souhaitant
aître l'être - qui en paient le prix. Les entreprises qui ont offert des emplois,
: très en dédommagement, aux proches des mores du 11 septembre, ont
peur nécessairement refusé ces emplois à d'autres candidats innocents.
ique Personne ne proteste, ec il n'y a.pas lieu de le faire.
:une L'objection des «Blancs innocents» oublie a~i que, aussi long-
fun temps que la discrimination ou ses effecs persisteront, il y aura des inno-
cents qui auront à supporter un fardeau indu. La seule question est
~s de de savoir si celui-ci doit retomber uniquement sur les groupes raciaux
:iser désavantagés ou s'il doit être réparti au sein d'une population plus
des vaste. Il n'y a pas d'injustice à répartir les coûts d'une injustice large-
:isce, ment répandue. Une des fonctions principales de l'État est bien de
redistribuer le coût de l'injustice en répart~ant celui de la protection
concre le crime ec de son châtiment. N'avoir jamais trempé dans des
:ième
activités criminelles ni tiré profit de celles d'autrui ne vous donne pas
ourir
ndue le droit de refuser de payer les impôts qui servent à aider les victimes.
tion, Ces considérations viennent à l'appui d'un modèle compensatoire
002, qui serait compris comme une sorte de «justice rudimentaire 28 ».
t n'a
'Pui.
'ress, 27. William Banner,« Reverse discrimination: misconception and confusion»,
journal a/Social Philosophy, 10(1), 1979, p. 15-18.
tion, 28. Pour une application de cet argument au cas des réparations collectives,
voir Adrian Vermeule, « Reparations as rough justice», in M. S. Williams, R. Nagy
338 RA.CE, RACISME, DISCRIMINATIONS

Quand les torts subis par un groupe ont été si massifs et le mal
infligé si grand que les réparations ne risquent guère de dépasser
l'ampleur des préjudices cumulés, et quand en même temps il est
trop coûteux ou impossible de calculer les torts subis par chacun,
alors la compensation offerte à lensemble du groupe est plus proche
de l'idéal de justice réparatrice qu'un refus motivé par l'absence de
preuves d'un dommage personnel 29 • Cette défense de la discrimina-
tion p0sitive en tant qu'instrument de réalisation approximative de
la justice compensatoire explique aussi pourquoi il n'est pas injuste
que la politique en question concentre ses efforts principalement sur
les Noirs, en négligeant les groupes ayant pâti d'une discrimination
moins systématique.
On voit donc qu'il est possible de défendre le modèle compensa-
toire contre les objections qui lui sont le plus fréquemment adressées.
Il n'en souffre pas moins d'une conception inexacte des préjudices
qu'il s'agit de réparer. En faisant reposer la motivation de la discri-
mination positive sur les seuls torts d'une époque révolue, il donne
à croire que la discrimination n'existe plus et que le handicap social
des Noirs d'aujourd'hui n'est qu'un effet d'héritage. Du coup, la
poursuite de cette politique plusieurs décennies après l'adoption de
la législation antidiscriminacoire peut susciter quelque impatience, car
on n'explique pas pourquoi les bénéficiaires actuels n'ont toujours pas
surmonté le handicap dont ils ont hérité, alors que d'autres groupes
jadis victimes de pratiques discriminatoires de grande intensité,
comme les Asiatiques ou les Irlandais, y sont parvenus.
Le modèle n'explique pas bien non plus en quoi la discrimination
positive réelle, qui n'est pratiquée que par les universités sélectives, les
grandes entreprises et l'administration, serait une forme appropriée
de réparation. En effet, elle ne profite qu'à une toute petite part de
la population concernée, et souvent à ceux qui sont déjà les mieux
lotis : ceux qui ont le niveau scolaire nécessaire pour pouvoir faire
face au volume de travail qu'implique la scolarité dans un établisse-
ment sélectif, ou les qualifications exigées par les grandes sociétés, ou
suffisamment de capitaux pour posséder eux-mêmes une entreprise
capable de fournir les prestations requises dans le cadre de l'exécution
d'un marché public. La «justice rudimentaire» serait mieux servie si

etJ. Elster (dir.), Transitiona/]ustice, Nomos LI, New York, New York University
Press, 2012, p. 151-165.
29. Nickd, «Should reparations be to individuals or to groups?».
Mieux comprendre la discrimination positive 339

ial l'on distribuait des sommes forfaitaires à tous les membres du groupe
>er désavantagé ou si l'on ciblait les plus défavorisés d'entre eux 30•
est Enfin, dans le modèle compensatoire, le rôle des bénéficiaires au
tn, sein des institutions pratiquant la 'discrimination positive est mal
he conçu: ils apparaissent comme les victimes passives d'une injustice
de que l'on s'efforce de réparer et non comme des panicipants actifs ayant
1a- quelque chose d'utile à apporter à ces institutions. Ces représentations
de font le lit d'idées stigmatisantes selon lesquelles les bénéficiaires ne
:te font· pas ce qu'on attend d'eux dans le cadre de ces institutions, ne
ur méritent pas d'être là où ils sont, n'ont pas les qualités nécessaires, etc.
)fl Une conception satisfaisante et non stigmatisante des bénéficiaires
les ferait apparaître comme des gens «méritants», dont le rôle au sein
a- des institutions participantes permettrait à celles-ci de mieux accomplir
s. leurs missions Elle expliquerait pourquoi, à l'intérieur des groupes
es visés, la discrimination positive accorde souvent un avantage à ceux
i- qui sont relativement avantagés, ceux qui sont le moins handicapés
le par la discrimination passée. Elle ne situerait pas la raison de cette
al politique dans des événements passés et de plus en plus lointains
la mais dans des préoccupations actuelles et futures. C'est ce que fait
le le modèle de la diversité.
tr
IS
~s 3. LE MODÈLE DE LA DIVERSITÉ
,
'.,

Le modèle de la diversité présente la discrimination positive comme


n propre à favoriser un «vigoureux échange d'idées 31 ». Dans ce modèle :
:s ( 1) les institutions autorisées à pratiquer la discrimination positive
e sont celles qui, pour le bon accomplissement de leur mission, ont
e
1(

30. Telle est la position défendue par le juge Uohn Paul] Stevens dans l'arrêt
de la Cour suprême FuDilove v. Klutznick (448 U.S. 448 (1980)), dans le cadre de
son opinion dissidente (p. 537-540). Je suis contre un tel programme de répara-
l
tions pour deux raisons. Premièrement, allouer un montant forfaitaire aux Noirs
en guise de réparation, c'est donner à boire à un assoiffé dans une passoire. Tant
que les causes persistantes du désavantage qui les affecte ne ~ont pas démantelées,
ces réparations n'entraîneront qu'un soulagement éphémère. Deuxièmement, ceue
focalisation sur les injustices du passé détourne l'attention des injustices actuelles et
risque d'encourager les Blancs à penser que, une fois ce.compte soldé, tout aura été
fait pour mettre fin à l'injustice raciale, et donc à reporter toute la responsabilité de
la persistance de l'inégalité sur les Noirs.
31. Bakke, 438 U.S. 313 (1978), p. 312-313 [citations omises].
340 RACE, RACISME, DISCRIMINATIONS

intérêt à diversifier les idées de leurs panicipancs; (2) les bénéficiaires


doivent être les membres de tout groupe susceptible de contribuer à
cette diversité épistémique; (3) le poids de la préférence accordée aux
membres d'un groupe doit être proponionnel à leur appon quant à
cette diversité d'idées et inversement proportionnd à leurs effectifs déjà
présents dans l'institution; (4) le coût de la discrimination positive
doit être supponé par ceux dont les points de vue et les idées sont
déjà bien représentés; (5) le facteur racial est présumé pertinent au
regard de la diversité en question car il serait un indicateur fiable de
la présence d'idées distinctes de celles des groupes les mieux repré-
sentés; enfin, (6) les personnes visées par la discrimination positive
ne le sont pas pour remédier à une injustice mais pour permettre à
l'institution concernée de mieux remplir sa mission.
Le modèle de la diversité répond donc aux objections qui subsis-
taient contre le modèle de la compensation. Il est tourné vers l'avenir,
puisqu'il situe la raison d'être de la discrimination positive dans le
besoin permanent de diversité épistémique au sein des institutions et
non dans des événements passés toujours plus lointains et dont il est
de moins en moins justifié qu'ils déterminent la structuration de ces
institutions. Il explique pourquoi la discrimination positive favorise
les membres les plus avantagés des groupes cibles : pour contribuer
efficacement à la diversité épistémique, les bénéficiaires doivent déjà
avoir acquis les qualifications exigées par l'institution, ce qui est plus
souvent le cas des plus avantagés au sein de ces groupes. Il offre aussi
une explication non stigmatisante de la préférence accordée aux
membres des groupes cibles : les personnes en question apportent à
l'institution une contribution précieuse - la diversité épistémique -
qui lui permettra de mieux remplir sa mission. Cette justification
méritocratique fait apparaître les bénéficiaires de la discrimination
positive non comme des objets de pitié du point de vue de l'institu-
tion délivrant ces bénéfices, mais comme des agents méritants dont
la contribution possède une valeur reconnue. Il donne aux autres
panicipants des raisons positives d'apprécier leur présence.
Cependant, ce modèle, quand il est détaché des objectifs de justice
sociale 32, présente plusieurs points faibles. Premièrement, la justification

32. Les théoriciens du modèle de la diversité soutiennent que celle-ci fait progresser
la justice : par exemple, en démantelant les stéréotypes raciaux, en promouvant la
tolérance et en rendant plus aisées les relations de coopération entre personnes de
diverses origines. Voir par exemple Patricia Gurin, Expert Report ofPatricia Gurin,
Mieux comprendre /.a discrimination positive 341

qu'il met en avant ne correspond pas au champ d'application réel


de la discrimination positive. Elle est bien adaptée à la pratique
des établissements d'enseignement et à l'attribution de licences de
radiotélévision. Dans le monde de l'entreprise, on peut sans doute
l'étendre à certains postes liés à la conception et à la commercialisation
de produits et services destinés à des populations diversifiées; elle est
plus difficilement applicable dans les emplois ouvriers et administratifs
peu qualifiés, dont les détenteurs ne sont pas censés apporter des idées,
ou pour des organismes offrant des biens et services indifférenciés :
essence, charbon, conduite d'un autobus ou distribution du courrier.
Enfin, dle paraît inapplicable à la plupart des marchés publics : on
voit mal ce qu'un projet de construction de route aurait à gagner
à être réalisé par des entreprises et des sous-traitants présentant un
certain niveau de «diversité». Même dans l'enseignement, le modèle
en question est bien en peine de justifier la totalité de son champ
d'application : si la diversité raciale, en augmentant la variété des
points de vue représentés dans la salle de cours, peut sans doute
enrichir la discussion lorsque lobjet de celle-ci est de nature sociale,
politique ou culturelle, sa pertinence cognitive en mathématiques,
physique ou sciences de l'ingénieur est beaucoup moins évidente.
Pourtant, dans ces disciplines aussi les préférences raciales ont cours
pour l'admission à tous les niveaux du cursus 33 •
Deuxièmement, le modèle de la diversité détaché de toute préoccu-
pation de justice est incapable de justifier le poids considérable que les
institutions concernées accordent au facteur racial par rapport à d'autres
dimensions de la «diversité». En principe, la race ne devrait pas être
davantage prise en compte que d'autres caractéristiques biographiques
susceptibles d'influencer le point de vue des candidats - pratiquer
une religion rare, avoir vécu à l'étranger ou avoir grandi en milieu
agricole, par exemple. En pratique, les établissements lui confèrent
suffisamment de poids pour que les groupes raciaux désavantagés

University of Michigan, 1999, p. 99-234. Les praticiens de ce modèle, notarnrnenc


les responsables administratifs des institutions universitaires, tendent à gommer
les motivations de justice sociale en assimilant la diversité raciale à la diversité
culturelle. C'est là l'effet d'une contrainte juridique, puisque l'opinion de Powell
dans Bakke introduisait une dichotomie entre motivations de justice et de diversité
et n'approuvait que les secondes. Voir Anderson,« lntegration, affirmative action,
and strict scrutiny», p. 25-27.
33. Sanford Levinson, « Diversity », University of Pennsylvania journal of
Constitutional Law, 2, 2000, p. 593.
342 RACE, RACISME, DISCRIMINATIONS

atteignent une ((masse critique», alors qu'ils se contentent d'une


représentation purement symbolique de personnes dotées d'autres
traits relativement inhabituels. Encore plus étrange à cet égard est la
faveur spéciale dont jouissent les étudiants américains appartenant
à des groupes raciaux désavantagés. ks Noirs américains sont aussi
américains qu'on peut l'être: leur apport en termes de diversité
culturelle est moindre que celui d'étrangers ou d'immigrés noirs,
asiatiques ou hispaniques; en outre, dans la plupart des cas, ils sont
déjà mieux représentés que ces derniers. Pourtant, les établissements
continuent à leur accorder la préférence.
Troisièmement, lè modèle de la diversité détaché du souci de
justice favorise des mythes raciaux potentiellement stigmatisants.
En soulignant la différence des Afro-américains par rapport aux
autres citoyens, il risque d'alimenter le stéréotype du Noir comme
étranger et de faire barrage à la prise de conscience d'une communauté
d'identités et de perspectives. En éludant la question de la justice
sociale, en traitant les groupes raciaux comme des groupes culturels,
en refusant d'expliciter quel est exactement l'apport de la diversité
raciale à l'institution 34, le modèle invite à croire que la diversité pour-
suivie est celle de cultures correspondant à des divisions raciales. Or
le mot « race» dénote [ ... ] une catégorie devenue, par la fermeture
sur lui-même du groupe dominant et la stigmatisation des autres
groupes, le pilier d'une structure sociale inégalitaire. Ce n'est pas la
même chose qu'un groupe cultureP5• À s'imaginer le contraire, on
risque de dériver vers des idées pernicieuses. Parti à la recherche du

34. Les praticiens institutionnels de la diversité ne précisent quasiment jamais


quelles différences d'idées et de visions la diversité raciale est supposée véhiculer;
les théoriciens, guère davantage. Iris Young fait exception. Comme moi, elle situe
la source de la diversité épistémique correspondant aux différences entre groupes
raciaux dans la position structurelle spécifique qu'ils occupent au sein du système
de stratification sociale (voir son livre Inclusion and Democracy, Oxford, Oxford
University Press, 2000, p. 92, 116-117). Mais, même à elle, il arrive de déraper et
de recouvrir la différence raciale d'un vernis culturel (voir, par exemple, p. 103-104,
216-217). Ainsi, même si peu de défenseurs de la diversité raciale adhèrent vraiment
à une interprétation culturelle de celle-ci, leur imprécision, combinée au discours
multiculturaliste ambiant, tend à favoriser la confusion encre diversité raciale et
culturelle.
35. Kwame Anthony Appiah, "Race, culture, identité*~; David Holünger,
« Group preferences, cultural diversity, and social democracy : notes coward a
cheory of affirmative action», in R. Post et M. Rogin (dir.), Race and Represmtation.
Affirmative Action, New York, Zone Books, 1998, p. 97-109.
Mieux comprendre la discrimination positive 343

contenu «culturel» de la différence des Noirs, on ne manquera pas


de tomber sur les représentations stigmatisantes véhiculées par les
explications anthropologiques naïves de leur marginalisation sociale, et
l'on sera tenté d'ériger en valeurs culturelles de la communauté noire
des phénomènes associés au lumpenprolétariat tels que bandes plus
ou moins délinquantes, maternités précoces, dépendance à l'égard de
l'aide sociale ou ostracisme à l'égard de ceux qui «jouent au Blanc»
(acting white) (§ 4.3) 36 • Les Noirs non conformes à ces stéréotypes
' apparaîtront alors comme insuffisamment «divers» pour correspondre
au modèle, tandis que ceux qui les activent {parce qu'ils écoutent
du gangsta rap, par exemple, ou arborent des dreadiocks) paraîtront,
eux, par trop dépourvus des qualités nécessaires pour réussir dans une
institution de la société majoritaire, donc pour bénéficier du dispo-
sitif. Par ailleurs, la conception multiculturaliste de la diversité incite
à penser que toute différence «culturelle» mérite d'être célébrée et
protégée. Cette idée nuit à la poursuite d'un objectif d'égalité raciale
car elle pousse à l' autoségrégation au sein des institutions de la société
majoritaire au nom d'un impératif de préservation culturelle ainsi
qu'au maintien de formes spécifiques de capital culturel, alors que la
promotion sociale des Noirs nécessite au eonttaire leur intégration et
la construction de formes co.mmunes de capital culturel(§ 2.3, 6.1) 37 •
Enfin, se représenter comme «culturelle» la différence induite par
la présence de Noirs dans une institution conduit à l'idée fausse que
«tous les Noirs pensent de la même façon».
Or cette idée témoigne d'une mécompréhension quant à la manière
dont fonctionne la logique de la diversité. Considérons la thèse selon
laquelle pour bien comprendre la biodiversité, les écologues doivent
étudier non seulement les plantes des régions tempérées mais aussi
celles des tropiques. Cette thèse ne soutient pas que toutes les plantes
tropicales se ressemblent; elle dit que l'ensemble «plantes tropicales»
comprend une variété de caractéristiques peu représentées parmi les
plantes des climats tempérés. De même, l'argument de la diversité
ne dit pas que tous les Noirs« pensent de la même façon», mais que
les Noirs ont un ensemble varié d'expériences et de façons de voir
mal représentées parmi les expériences et façons de voir des membres
des autres groupes. Cette affirmation n'est guère conciliable avec une

36. Il esc ici fait référence à un dévdoppement figuranc dans la section 3 du


quatrième chapitre de l'ouvrage, non traduit dans le cadre de ce recueil [NdEJ.
37. Ibid., (mutatis mutandis) [NdE].
344 RACE, RACISME, DISCRIMINATIONS

représentation culturelle de ce qui rend pertinent le critère racial. La


culture est comprise, du moins dans le cadre d'une anthropologie
naïve, comme quelque chose de partagé, donc comme le fondement
de l'homogénéité interne des différents groupes. Ce dont on a besoin,
c'est d'une conception de la différence induite par l'identification
raciale qui ne soit pas «culturelle» dans ce sens-là.
Une quatrième objection au modèle de la diversité est que, en
présentant le critère racial comme un indicateur de substitution pour
ce que l'on recherche réellement - la variété des idées et des perspec-
tives - il n'explique pas pourquoi la sélection ne pourrait pas aussi
bien se faire directement sur la base de cette diversité de représenta-
tions. Si ce que l'on veut c'est pouvoir entendre tout l'éventail des
idées dignes d'intérêt, pourquoi s'occuper de la race de celles et ceux
qui les énoncent? Les universités pourraient choisir leurs étudiants
en fonction de leur contribution à la diversité idéologique, qui ne
saurait être qu'imparfaitemenc révélée par le critère racial 38 • En outre,
si c'est seulement la multiplicité des idées qui compte, pourquoi
aurait-on besoin de la présence réelle de personnes appartenant à
différents groupes raciaux? Les cours et les lectures ne pourraient-
il pas couvrir tout l'éventail des informations et opinions donc les
étudiants ont besoin ?
Enfin, le modèle de la diversité dissocié d'un objectif de justice
sociale a de quoi inquiéter du fait même qu'il justifie une pratique
de préférence raciale par les buts de l'institution qui l'exerce. Si de
tels buts suffisent à justifier la préférence raciale en faveur de groupes
défavorisés, pourquoi ne suffiraient-ils pas à justifier une discrimi-
nation contre ces groupes 39 ? Le niveau de stress et de conflictualité
est plus élevé dans un groupe racialement hétérogène que dans un
groupe homogène 40• Pourtant les défenseurs du modèle de la diver-
sité n'admettraient pas que l'intérêt d'un établissement à établir une
ambiance de travail harmonieuse par l'homogénéité raciale lemporte
sur son intérêt à promouvoir la diversité épistémique.

38. Voir Metro BT'OIU/casting v. FCC 497 U.S. 547 (1990), p. 621 (opinion
dissidente du juge O'Connor).
39. Richard Posner, «The DeFunis case and che constiturionalicy of preferenrial
treatment of racial minorities», Supreme Court Review 1974, 1974, p. 1-32.
40. Charles O'Reilly, David Caldwdl et William Barnett, « Work group demo-
graphy. social inregracion, and turnover», Administrative Science Q!4arterly, 34(1),
1989, p. 21-37.
Mieux comprendre la discrimination positive 345

Un modèle satisfaisant de discrimination positive devrait rendre


compte de la totalité de son champ d'application ainsi que du poids
attribué au facteur racial dans les institutions qui la pratiquent. Il
ne donnerait pas de ce facteur une image fallacieuse et propre à
déclencher des stéréotypes faisant des Noirs des êtres exotiques ou
inférieurs. Il ne présenterait pas la race comme l'indicateur de certaines
caractéristiques pertinentes que rien n'empêche de viser directement.
Il dirait pourquoi la présence physique des Noirs - et pas seulement
de leurs idées et représentations - est nécessaire aux établissements.
Enfin il expliquerait pourquoi, si la préférence raciale inhérente à
la discrimination positive n'est qu'un moyen d'atteindre cenains
objectifs institutionnels, nul objectif institutionnel ne saurait justifier
une politique de préférence visant l'homogénéité raciale.

4. LE MODÈLE o' OBSTRUCTION À LA DISCRIMINATION

Le modèle del'obstruction est centré sur les difficultés pratiques que


rencontre l'élimination de la discrimination dans une société saturée
de stéréotypes négatifs sur les groupes défavorisés et structurée par de
solides habitudes avantageant les groupes privilégiés. Il ne suffit pas,
en pareille situation, d'adopter des lois antidiscriminatoires : il faut y
ajouter de la discrimination positive. Dans ce modèle : ( 1) les agents
appelés à pratiquer la discrimination,positive sont routes les insti-
tutions qui discriminent encore; (2) les cibles sont les membres de
groupes défavorisés qui, tout en remplissant les conditions nécessaires,
n~ obtiendraient pas ce à quoi ils aspirent en l'absence de discrimination
positive; (3) en règle générale, les programmes correspondant à ce
modèle n'autorisent la préférence raciale qu'en dernier resson, dans
le but de dépanager des candidats tenus pour également qualifiés;
(4) les coûts pour les «innocents» sont très faibles car la plupart du
temps la préférence raciale ne supplante pas le critère méritocratique;
(5) la race permet d'identifier ceux qui, en l'absence de dispositif
préférentiel, seraient victimes de la discrimination ambiante; (6) c'est
la discrimination actuelk qui est considérée comme la cause fonda-
mentale de l'injustice sociale à fondement racial.
Le modèle de lobstruction est issu de l'expérience des adminis-
trations chargées de la mise en œuvre de la législation antidiscrimi-
natoire : après l'adoption de ces lois, elles constatèrent que rien ne
changeait. Les employeurs continuaient à discriminer. Les emplois
346 RA.CE, RACISME, DISCRIMINATIONS

dont les membres des groupes défavorisés avaient été exclus leur
restaient quasiment fermés. La plainte en justice, c'est-à-dire le
recours au modèle de réparation individuelle, se révélait inefficace
contre cette discrimination. Il était extraordinairement difficile à une
victime de s'identifier comme telle et de le prouver(§ 7.2). Si elle
y parvenait néanmoins et déposait une plainte, elle ne s'en trouvait
guère mieux. Un contentieux pléthorique submergeait les tribunaux
et les institutions comme l'EEOC (Commission pour l'égalité des
chances dans l'emploi), qui se trouvaient dans l'incapacité de traiter
les plaintes dans un délai raisonnable 41 • Le traitement judiciaire au
cas par cas faisait peser des coûts énormes sur les plaignants comme
sur les employeurs.
Pourquoi la discrimination persiste-t-elle malgré les lois qui la
prohibent? Chaque fois que la loi a tenté de démanteler la ségrégation
et la discrimination contre les Noirs, elle s'est heurtée à une résistance
massive de la pan de Blancs récalcitrants. Ce fut le cas pour l'abolition
de l'esclavage, pour le droit de vote, pour la déségrégation scolaire,
pour celle de l'habitat. Il en va de même pour l'égalité des chances
dans l'emploi. Face au refus répété de cesser de discriminer, la loi doit
imposer aux employeurs réfractaires d'atteindre les résultats corres-
pondant à ce que donneraient des procédures non discriminatoires
de recrutement et d'avancement 42 •
Plusieurs autres mécanismes discriminatoires s'ajoutent à la discri-
mination délibérée par préférence ethnocentrique ou par préjugé
raciste et continuent de jouer malgré la législation; certains reflètent
des habitudes profondément ancrées, formées au temps où la discri-
mination et la ségrégation avouées étaient la norme. Par exemple, une
entreprise qui diffuse ses offres d'emploi par le seul bouche-à-oreille au
sein de son personnel racialement homogène reproduit la ségrégation
(§ 2.3) 43• Le biais du stéréotype de l'emploi (§ 3.2), lui aussi, résiste
au changement : soit par un effet de discrimination probabiliste - le

41. Skrentny, 1he Ironies ofAffirmative Action, p. 120-124.


42. Ce fut le cas dans l'affaire Sheet Meta/ Workers v. EEOC. Une solution
analogue fut retenue par la Cour suprême dans United States v. Paradise, 480 U .S.
149 ( 1987) (aucorisanc des quotas pour remédier à la politique d'avancement obsti-
nément discriminatoire de la police d'État de l'Alabama).
43. Reskin, 7he Realities ofAffirmative Action in Employment, p. 32. L'auteur
noce que le bouche-à-oreille est la technique la plus fréquemment employée pour c
pourvoir un emploi nouveau ou devenu vacant. 40 % seulement des vacances fonc
l'objet d'une annonce en bonne ec due forme (p. 33).
Mieux comprendre /.a discrimination positive 347

leur responsable pense qu'une personne ne correspondant pas au stéréotype


·e le démographique de son emploi a moins de chances de faire l'affaire44 - ,
:ace soit par discrimination dans l'évaluation - des candidats ne corres-
une pondant pas au stéréotype démographique peuvent, à qualification
elle identique, parattre moins aptes à accomplir les tâches en question
.vait (§ 3.5) 45 • Cet effet explique pourquoi la ségrégation dans l'emploi
laUX recule plus lentement dans les vieilles entreprises que dans les plus
des récentes, une fois la législation antidiscriminatoire mise en œuvre 46• Le
Liter racisme d'esquive - qui voit les gens discriminer dès qu'ils disposent
d'une explication non discriminatoire de leur comportement(§ 3.1) -
1me se déploie sans entraves quand la décision de recrutement repose sur
des pratiques d'évaluation subjectives comme l'entretien, méthode
IÎ la notoirement non fiable de mesure des mérites, en partie à cause des
tion effets discriminatoires de l'anxiété évoqués précédemment(§ 3.5) 47 •
cnce Il est possible de tenir en échec, au moins dans une certaine mesure,
tion les habitudes discriminatoires et les biais d'évaluation inconscients au
tire, moyen de pratiques neutres (group-blind) qui en réduisent le périmètre
1ces de manifestation 48 • L'employeur peut annoncer ses vacances de poste
foie de manière formalisée par des canaux dont les membres des groupes
res- exclus sont familiers, renoncer aux entretiens, anonymiser les dossiers
ires de candidature. Il peut instaurer des critères objectifs d'embauche,
de licenciement et d'avancement et abandonner les critères subjectifs
;cri- qui laissent le champ libre aux biais d'évaluation et à la discrimina-
ugé tion d'esquive. Il peut concevoir des grilles formelles d'avancement
:ent pour passer d'un type de poste à un autre. Les programmes d'action
cri- positive comportent habituellement des mesures racialement neutres
une de ce genre 49 •
!au Mais cela ne suffit pas à éliminer la discrimination, surtout si
:ion celle-ci est inconsciente. La race d'un candidat peut être inférée de
iste nombreux éléments de son dossier tels que son adresse, les associations
-le dont il est membre, les lettres de recommandation qu'il présente, les

44. Barbara Bergmann, In Dtfense ofAffirmative Action, New York, Basic Books,
tion 1996, p. 78-79.
u.s. 45. Michael Yelnosky, "The prevencion justification for affirmative action»,
:>sti- Ohio State Law journal, 64, 2003, p. 1385-1425.
46. Reskin, 7he Realities ofAffirmative Action in Employment, p. 35.
teur 47. Jerry Kang ec Mahzarin Banaji, "Fair measures: a behavioral realist revision
>OUr of"affirmative action"», Ca/i.fornia Law Review, 94, 2006, p. 1094-1095.
font 48. Ibid., p. 1092-1096.
49. Reskin, The Rea/ities ofAffirmative Action in Employment, p. 62-65.
348 RAcE, RACISME, DISCR.IMINATIONS

écoles qu'il a fréquentées, voire sa façon de parler au téléphone. Les


décisions de promotion interne ne peuvent généralement pas être
prises sur la base d'informations anonymisées et font souvent appel à
des critères moins objectivables, impossibles à protéger entièrement
du biais d'évaluation. Comme ce dernier est susceptible de s'insinuer
en différents points du processus décisionnel, la seule manière de
s'assurer que la discrimination a réellement cessé consiste à mesurer
formellement les résultats obtenus par les différents groupes en
présence. C'est pourquoi les programmes de discrimination positive
comportent aussi, en général, une surveillance régulière de la compo-
sition raciale du personnel visant à repérer les disparités inexpliquées.
Même combinés, ces deux types de mesure - pratiques neutres
n'impliquant pas la prise en compte du sort des groupes en présence
et suivi de la composition du personnel - ne suffisent pas à mettre
fin à la discrimination si l'on ne fait pas pression pour améliorer les
résultats en cas d'inégalités raciales inexpliquées. Les habitudes et les
biais inconscients continuent d'agir tant qu'ils ne sont pas combattus
par des motivations de sens contraire. Celles-ci peuvent consister en
objectifs d'embauche assortis d'un calendrier 50 : quand une entreprise
adopte un programme de discrimination positive - que ce soit à la
suite d'une décision de justice consécutive à un recours collectif, sous
la pression de l'EEOC ou du Bureau de surveillance des marchés
publics fédéraux (OFCC) ou encore de sa propre initiative pour se
conformer au Titre VII-, l'objectif est de parvenir, pour chacun de
ses emplois, à une composition raciale de son personnel reflétant celle
du vivier local de travailleurs qualifiés pour exercer lesdits emplois.
Il est parfois reproché à ce type de programme d'être une sorte
de «système des dépouilles» (spoils system) racial, qui refléterait une
conception de la société préjudiciable à sa cohésion, société que l'on
se représenterait ainsi comme divisée en groupes raciaux dont chacun
aurait droit à sa part proportionnelle de chances 51 • En réalité, ces
programmes n'imposent habituellement pas d'objectifs d'embauche
déconnectés des qualifications et préférences individuelles au sein
de chaque groupe, comme le ferait un système de «représentation

50. Ibid., p. 64-65.


51. Voir, par exemple, Fu/li/ove v. Klutznick, 448 U.S. 539 (1980), p. 542
(opinion dissidence du juge Stevens); Metro Broadcasting v. FCC, 497 U.S. 547
(1990), p. 614-617 (opinion dissidente du juge O'Connor); City ofRichmond v.
JA. Croson Co., 488 U.S. 510 (1989).
Mieux comprendre la discrimination positive' 349

.es proportionnelle». L'idée n'est pas que les groupes raciaux sont les
:re unités de référence pertinentes en matière de justice distributive
là mais que, si les employeurs cessaient de discriminer, la composition
nt raciale de leur personnel refléterait la composition raciale locale
er du vivier de travailleurs qualifiés pour les différents emplois. Si ce
:le n'est pas le cas et si les divergences constatées sont nettes, durables
er et inexpliquées, il faut y mettre fin, parce que leur cause la plus
n probable est la persistance de la discrimination. Ces inégalités n'ayant
pas de justification méritocratique, les pratiques d'entreprise qui les
produisent, quelles qu'elles soient, constituent un obstacle arbitraire
). à l'égalité des chances. Le but des objectifs d'embauche est donc de
:s faire cesser la discrimination présente, qui prive injustement des
e individus d'une telle égalité 52•
e Une autre objection soulevée par les adversaires de ce modèle
s est qu'il aboutirait à une discrimination à rebours. Malgré quelques
cas très médiatisés où les critères de qualification, en effet, ont été
substantiellement assouplis pour pouvoir recruter des membres de
groupes traditionnellement exclus - par exemple des femmes chez les
pompiers -, dans la très grande majorité des programmes les critères
d'embauche et d'avancement sont les mêmes pour tout le monde.
Les pressions exercées sur l' êmployeur n'ont pratiquement jamais ni
pour objectif ni pour effet de supplanter le critère méritocratique 53 •
Les individus embauchés ou promus grâce à ces programmes font
leur travail aussi bien que les autres 54 • Les entreprises qui emploient
plus de Noirs n'ont pas à déplorer une plus faible productivité que
celles qui en ont moins 55 • Les plaintes pour discrimination à rebours
ayant trouvé créance auprès des tribunaux sont en nombre inflme 56 •
Il est vrai qu'une légère préférence raciale s'observe quand les
objectifs s'accompagnent d'un échéancier. En l'absence de celui-ci,

52. Reskin, 1he Rea/ities ofAffirmative Action inEmp/oyment.


53. J. Ralph Lindgren, «The irrelevance of philosophical creatments of affirmative
action», Social 1heory and Practice, 7(1), 1981, p. 1-19.
54. Harry Holzer et David Neumark, «Are affirmative action hires less qualifled?
Evidence from employer-employee data on new hires »,journal ofLabor Economies,
17(3), 1999, p. 534-569; Harry Holzeret David Neumark, « Whatdoesaffirmative
action do? .. , Industria/ and Labor Relations Review, 53(2), 2000, p. 24-0-271.
55. Donald Tomaskovic-Devey et Sheryl Skaggs, «An establishmenc-level test
of the statistical discrimination hypothesis », Work and Occupations, 26(4), 1999,
p. 422-445.
56. Reskin, 1he Realities ofAffirmative Action in Employment, p. 73.
350 RA.CE, RACISME, DISCRIMINATIONS

une entreprises'efforçant de redresser une situation d'inégalité raciale


par une recherche active de candidats auprès des groupes défavorisés
susciterait un ensemble de candidatures dont la composition raciale
serait celle du vivier local des talents et des qualifications 57 , et des
procédures d'embauche racialement neutres combinées avec un objectif
de résorption du déséquilibre racial constaté donneraient aussi, en
l'absence de toute préférence raciale, des résultats d'embauche de
composition similaire 58 • Mais les échéanciers introduisent une pression
supplémentaire : il s'agit d'atteindre ces objectifs plus rapidement que
des procédures neutres ne permettraient de le faire. De sorte qu'en
effet c'est alors la préférence accordée à un groupe au détriment d'un
autre qui fait pencher la balance.
Le coût pour les «Blancs innocents», dans un cas pareil, est-il
justifiable par l'objectif du programme consistant à mettre fin à
une situation de discrimination? On entend parfois défendre des
préférences de ce type, voire encore plus marquées, par le double
argument que la menace du stéréotype(§ 3.4) abaisse aniflciellement
les performances aux tests des candidats appartenant à un groupe
stigmatisé et que le biais d'évaluation provoque une sous-estimation
de leurs capacités 59 • Mais rien n'autorise à supposer que ces facteurs
déformants sont toujours à l'œuvre, notamment pour des emplois
où les exigences de l'entreprise ne dépassent pas une qualification
minimale. Pour justifier la pression imposée par les échéanciers, il
faut davantage regarder vers l'avenir: l'intérêt d'atteindre très vite
l'objectif d'embauche proponionnelle serait alors d'éliminer les causes
profondes de la discrimination - par exemple le «biais du stéréotype

57. :Étant donné le taux de chômage élevé chez les Noirs et le fait solidemenc
établi qu'ils sont prêts à accepter des emplois considérés comme peu attractifs, par
exemple dans la restauration rapide, les employeurs doivenc bien se douter que les
disparités raciales observées dans le vivier de candidats qualifiés reflètenc une défail-
lance dans leur recherche desdits candidars, et non l'influence de l'idencité raciale
des demandeurs d'emploi sur leur perception de l'attractivité des postes.
58. Pour la plupart des emplois du bas de l'échelle et des places dans des
programmes de formation - qui constituent la majorité des biens sujets à des mesures
de discrimination positive dans l'entreprise-, les différences de qualification ne sonc
p-.lS pertinentes pour le recrutemenc, car la pratique habituelle des recruteurs dans
ce cas est d'embaucher le premier candidat qui se présence ayant la qualification
minimale requise.
59. Kang et Banaji, «Fair measures», p. 1098-1101; Laura Purdy, <dn defense
of hiring apparently less qualifled women »,journal of Social Phi/osophy. 15(2),
1984, p. 26-33.
Mieux comprendre /.a discrimination positive 351.

ale de l'emploi» - plutôt que simplement de contrer la dynamique


discriminatoire par une force opposée.
tle Le modèle de l'obstruction à la discrimination est indispensable
les pour comprendre comment fonctionne la discrimination positive
tif en matière d'emploi 60 • Il n'introduit aucun principe moral nouveau
::n ou controversé. Il demande simplement d'admettre qu'il est difficile
:le de ne pas discriminer dans des contextes structurés par de vieilles
>n habitudes discriminatoires et imprégnés de représentations stigma-
1e tisantes. Sans pression concertée visant des résultats mesurables, la
discrimination continue d'exercer ses effets nocifs sur les chances des
n groupes stigmatisés 61 • La discrimination positive ainsi comprise n'est
rien d'autre qu'une application du principe aristotélicien selon lequel,
il en présence d'une tendance contraire au but que 1'on se donne, on
à doit exercer une poussée dans la direction opposée, comme l'archer
:s doit viser contre le vent pour atteindre le centre de la cible 62 •
e Bien qu'indispensable, ce modèle n'éclaire encore qu'imparfai-
t tement la discrimination positive. Pour justifier non seulement les
... objectifs chiffrés mais aussi les échéanciers, on a besoin d'une vision
plus résolument tournée vers l'avenir, selon laquelle la discrimination
positive n'est pas seulement une force de résistance dressée contre la
discrimination, mais une reuvre de destruction de ses causes persis-
tantes. Par ailleurs, le modèle de lobstruction ne propose qu'une
explication incomplète des obstacles actuds à 1' égalité des chances :
il est entièrement centré sur la discrimination présente et ne tient
véritablement compte ni de la ségrégation ni des effets durables des
discriminations passées. Cette lacune se fait particulièrement sentir
dans le contexte de l'enseignement supérieur. Le déficit de capital
humain est l'un des héritages les plus tenaces de la discrimination

60. Ce modèle fournit également une explication plausible de la discrimination


positive en matière de marchés publics. L'administration cliente peut demander
que la société avec laquelle elle passe un marché réserve un certain pourcentage de
ses contrats de sous-traitance à des entreprises dont le capital est détenu par des
membres de groupes traditionnellement exclus, afin d'éviter de se faire la« complice
passive" de la discrimination habituellement pratiquée par cette société. Voir City
ofJOchmond v. ].A. Croson Co., p. 491.-492.
61. Kevin Stainback, Corre Robinson et Donald Tomaskovic-Devey, ~Race
and workplace integration : a politically mediated process? "• American Behavioral
Scientist, 48(9), 2005, p. 1200-1228.
62. Aristote, Nichomachean Ethics (trad. Terence Irwin), Indianapolis, Hacket,
1985, 1 I09b.
352 RACE, RACISME, DISCRIMINATIONS

passée prolongée par la ségrégation actuelle(§ 2.3). Pour compenser


ce déficit, les universités sélectives qui pratiquent .la discrimination
positive accordent au facteur racial un poids dans la décision d' admis-
sion supérieur à celui qu'exigerait le modèle de l'obstruction. On
ne peut justifier ce dépassement qu'en faisant appel soit au modèle
compensatoire, soit au modèle intégrationniste.

5. LE MODÈLE INTÉGRATIONNISTE

Le modèle intégrationniste part de l'observation que la société


américaine est caractérisée par une profonde ségrégation raciale de fait,
qui pèse très lourdement sur les chances d'ascension socio-économique
des groupes défàvorisés, engendre stigmatisation et discrimination
raciales et est incompatible avec les exigences démocratiques. Pour
remédier à cette situation, l' «intégration raciale» - c'est-à-dire la mixité
raciale des espaces sociaux - est nécessaire. Dans ce modèle, ( 1) les
agents autorisés à pratiquer la discriminacion positive sont toutes les
institutions en mesure de contribuer à cette intégration; (2) les cibles
de la discrimination positive sont les lndividus du groupe bénéficiaire
les mieux placés pour devenir eux-mêmes des agents d'intégration
raciale; (3) le poids donné à la préférence raciale dans la procédure
de sélection est déterminé par le degré d'intégration jugé nécessaire
à l'obtention des effets positifs visés (je montrerai plus loin que cela
justifie la recherche d'une «masse critique» de membres des groupes
sous-représentés); (4) comme tous les citoyens ont le devoir de contri-
buer à l'équité de l'organisation sociale et comme 1' intégration est
nécessaire à cette équité, il est juste d'accendre de chaque citoyen qu'il
supporte sa part des coûts correspondants; (5) la race, dans ce modèle,
n'est pas un indicateur de substicution de celle autre caractéristique
qui correspondrait à l'objectif réel de la discrimination positive :
elle est elle-même le trait pertinent; (6) le modèle intégrationniste
présente la ségrégation et la stigmatisation raciales comme les causes
fondamentales du désavantage injuste induit par l'identification raciale,
la discrimination n'étant qu'une conséquence parmi d'autres de la
stigmatisation et la discrimination positive un moyen de démanteler
les causes persistantes de cette injustice. Ce modèle offre à la défense
de la discrimination positive une argumentation complète, en accord
avec la pratique et qui répond ou échappe aux objections soulevées
contre les trois autres.
Mieux comprendre la di.scrimination positive 353

iser Le modèle intégrationniste résout le problème du champ d' applica-


ion tion en couvrant toutes les institutions qui pratiquent la discrimination
nis- positive. Elles ont le droit de promouvoir l'intégration, qu'elles soient
On (ou aient été) impliquées ou non dans la discrimination raciale. Le
lèle champ est plus large dans ce modèle que dans celui de la diversité,
parce que l'intégration n'a pas seulement une dimension épistémique
et contribue de bien d'autres manières au bon fonctionnement d'une
société juste et démocratique. Dans tous les domaines des relations
interraciales, la discrimination positive à visée intégrationniste permet
aux gens d'apprendre à coopérer nonobsta.Rt les frontières entre groupes
été raciaux; elle œuvre au démantèlement de la stigmatisation, dissipe la
ait, gêne éprouvée et rompt avec les habitudes de séparation ; elle rend
JUe les décideurs plus conscients et plus responsables de l'impact de leurs
on décisions sur les différents groupes en question; enfin, elle dynamise
IUr les échanges démocratiques au sein de la société civile (chapitre 6).
:ité L'intégration joue aussi des rôles plus spécifiques dans certains
les domaines. Appliquée par les facultés préparant aux professions libérales,
les la discrimination positive contribue à combler certains graves déficits
.les dont souffrent les wnes marginalisées par la ségrégation (§ 2.2) :
ire statistiquement, les médecins noirs sont beaucoup plus susceptibles
on que les blancs de s'instalter dans des quartiers de minorités insuffi-
ire samment desservis et, indépendamment même des caractéristiques
ire du quartier, de soigner plus de Noirs, de Latinos et de bénéficiaires
::la de la couverture médicale publique 63 • En ce qui concerne les emplois
ICS non qualifiés, elle permet que les Noirs ne se trouvent pas systéma-
ri- tiquement relégués à l'arrière de la file d'attente faute pour eux de
!St connaître les bonnes personnes. En matière de marchés publics, elle
1'il favorise l'acquisition de capital social, culturel et humain par les
le, entrepreneurs des groupes victimes de ségrégation, accroît le nombre
ue d'emplois disponibles pour les catégories raciales les plus frappées
par le chômage et offre à ses bénéficiaires l'occasion de travailler avec
;te des clients issus des différents groupes raciaux. Ces fonctions sont
;es
le,
la 63. Joel Cantor, Erika Miles, Laurence Baker et Dianne Barker, « Physician
er service to the underserved: implications for affirmative action in medical education »,
se lnquiry, 33, écé 19%, p. 167-180; Miriam Komaromyetal., «The roleofBlackand
rd Hispanie physicians in providing heaJth care for underserved populations», New
Eng/andjournal ofMedicine, 334, 16 mai 1996, p. 1305-1310; Vera Thurmond
es
et Darrell Kirch, «Impact of minoricy physicians on health care », Southern Medicai
journal, 91, nov. 1998, p. 1009-1013.
354 RA.CE, RACISME, DISCRIMINATIONS

particulièrement importantes dans le cas des entreprises détenues


par des Noirs, du fait de la très nette relation entre l'identité raciale
du patron et celle des salariés : 58 % des patrons blancs des grandes
métropoles où vivent les minorités n'ont que des salariés blancs, et
89 % des patrons noirs ont un personnel issu de minorités à plus de
75 %. Cette corrélation n'est pas seulement fonction de l'emplace-
ment : un tiers des entreprises implantées dans des quartiers noirs mais
détenues par des Blancs n'ont aucun salarié noir 64 • Les programmes
de marchés publics favorisant les entreprises «noires» ont donc plus
d'impact sur la réduction du taux de chômage (obstinément élevé)
des Noirs que les programmes racialemenr neutres, parce que ces
entreprises sont ouvertes aux réseaux sociaux auxquels les Noirs ont
accès. Ces programmes favorisent aussi l'intégration en mettant en
contact des entreprises détenues par des Noirs avec une clientèle plus
large et plus diversifiée 65•
Le modèle intégrationniste offre une représentation non stigmati-
sante des cibles de la discrimination positive. Les bonnes cibles sont
pour lui les personnes pouvant faire office d'agents d'intégration et de
déstigmatisation : non des victimes passives recevant réparation, mais
des partenaires des praticiens de la discrimination positive, œuvrant avec
eux à abattre les barrières qui se dressent entre les groupes marginalisés
par la ségrégation et les chances offertes par la société majoritaire. La
justice fait partie des missions de toutes les institutions de la société
civile, et les cibles de la discrimination positive jouent un rôle actif
et nécessaire dans l'accomplissement de cette mission. Ce faisant,
elles gagnent leur place pour des raisons de fond, en vertu de leur
capacité à contribuer aux objectifs institutionnels en agissant selon
le rôle qui est le leur. Les bénéficiaires de la discrimination positive
jouent ce rôle d'autant de façons qu'en a l'intégration de défaire la
ségrégation et la stigmatisation et de promouvoir la démocratie. Ils
restent liés à des réseaux familiaux, locaux et d'amitiés principalement
composés de Noirs plus pauvres qu'eux-mêmes 66 • Ils sont une source

64. Timothy Bates, Banking on Black Enterprise, Washingcon, Joint Center for
Political and Economie Studies, 1993, p. 140.
65. Ibid., p. 16, 9-12, 90; Thomas Boston, Affirmative Action and Black
Entrepreneurship, New York, Routledge, 1999, p. 1-4, 75.
66. Voir Mary Pattillo-McCoy, Black Picket Fences. Privikge and Peri/ among the
Bltzck Middle Glass, Chicago, University of Chicago Press, 1999, p. 28 (où l'auteur
observe que les Noirs de classe moyenne vivent dans des quaniers abritant plus de
pauvres que leurs homologues blancs); Bart Landry, The New Black Middle Glass,
Mieux comprendre la discrimination positive 355

nues de capital social pour leurs parents, connaissances et voisins noirs


.ciale moins favorisés. Ils transmettent du capital humain et culturel (encre·
ndes autres celui qui consiste à savoir évoluer et réussir en milieu mixte) 67 •
:s, et En faisant la démonstration de leur capacité à tenir ces i'Ôlcs, les cibles
tS de de la discrimination positive contribuent à démanteler les stéréotypes
1
ace- raciaux qui forment le socle de la stigmatisation et de la discrimina-
mais tion. Elles ne le font pas seulement en offrant des contre-exemples à
mes l'attention des autres individus présents dans le cadre institutionnel
plus en question. Plus largement, la discrimination positive vise à défaire
evé) le lien de nature publique qui existe entre Noirs et pauvreté - donc
ces entre Noirs et comportements plus ou moins déviants associés à celle-
one ci - en poussant plus de Noirs vers des positions de classe moyenne,
r en stables et reproductibles d'une génération à la suivante. Cette évolution
>lus ascendante contribue à réduire la discrimination probabiliste et la
stigmatisation, car elle rend moins fiable le critère racial pour situer
ati- un individu dans la hiérarchie sociale et prévoir son comportement 68 •
ont Enfin, en rendant plus immédiatement sensible aux membres de la
cde société majoritaire l'impact spécifique des politiques publiques et
iais autres phénomènes sociaux sur les communautés ségréguées et en
vec obligeant les décideurs à réagir de manière responsable à ce type
isés d'information, les cibles.de la discrimination positive font avancer le
La projet démocratique d'intégration de la société civile dans ces espaces
été d'importance cruciale que sont les lieux d'enseignement et de travail.
:tif Cette représentation des bénéficiaires comme agents de promo-
ru, tion d'une forme de justice, propre au modèle intégrationniste de
:ur
on
Berkeley et Los Angeles, U niversicy of California Press, 1987, p. 86. (sur les liens
ve
profonds unissant la classe moyenne noire aux Noirs moins bien lotis, ouvriers
la ou pauvres); William G. Bowen et Derek Bok, The Shape ofthe River, Princeton,
Ils Princeton U niversicy Press, 1998, p. 158-164 (où il est montré que les étudiants
ne noirs des universités sélectives sont proponionnellemenc plus nombreux que leurs
ce condisciples blancs à avoir des activités et à exercer des responsabilités au niveau
municipal ou du quartier, dans des associations à but social et des organisations
de jeunesse).
or 67. Voir Michael Hout, « Scatus, autonomy, and training in occupational
mobilicy », American journal ofSocio/ogy, 89(6), 1984, p. 1402-1404 (où il est établi
ck que l'exercice par le père d'une activité professionnelle indépendante est un facteur
déterminant de la mobilité ascendante des fils).
he 68. Voir Ronald Dworkin, «L'Affaire Bakke»*. Daniel Sabbagh développe
Jr cet argument en s'appuyant sur un abondant corpus empirique dans Equaiity and
le Transparency. A Strategic Perspective on Affirmative Action in American Law (New
York, Palgrave Macmillan, 2007).
356 RA.CE, RACISME, DISCRIMINATIONS

la discrimination positive, explique pourquoi les programmes tendent


à sélectionner, au sein des groupes raciaux défavorisés, les individus
qui ont les meilleures chances d'acquérir un niveau professionnel ou
universitaire élevé, ceux qui ont été le moins broyés par le système
de castes de la société ségréguée. Ces personnes sont en effet plus
à même, en général, d'accomplir leur mission d'intégration, car le
succès de celle-ci a pour condition la compétence dans l'exercice
des fonctions auxquelles la discrimination positive a donné accès.
Le modèle intégrationniste repose sur la reconnaissance du fait que
parfois un moyen efficace d'aider les défavorisés est de fournir des
opportunités aux plus privilégiés d'entre eux, qui seront ensuite en
meilleure position pour aider les autres 69 •
Le modèle intégrationniste explique pourquoi la discrimination
positive doit accorder au critère racial suffisamment de poids pour faire
entrer dans l'institution concernée une masse critique de membres des
groupes défavorisés, et non simplement garantir leur représentation
symbolique (tokenism). S'il y a beaucoup de travailleurs noirs dans
une entreprise, leur identité raciale est d'autant moins saillante : les
membres des autres groupes auront moins de mal à les percevoir dans
leur individualité, leurs supérieurs les évalueront plus facilement selon
leurs mérites et le «biais du stéréotype de l'emploi» ira s'affaiblissant
(§ 3.2, 6.3) 70• Dans les grandes institutions, cette masse critique est
également nécessaire pour accroître la probabilité pour chaque Blanc
d'entrer en contact avec des Noirs et d'acquérir les «compétences» qui
lui permettront d'entretenir avec eux des relations moins tendues 71 •
Dans le modèle intégrationniste, le rôle fondamental de la race
n'est pas celui d'un indicateur de substitution permettant d'inférer
une autre caractéristique moralement pertinente : elle est l'objet
direct des considérations morales et instrumentales à l'origine de

69. Voir Bates, Banleingon Black Enterprise, p. 13-14 (où il est soutenu que
la discrimination positive en matière de marchés publics aurait plus d'impact sur
l'emploi des Noirs si elle visait spécifiquement les propriétaires d'entreprises dotés
d'un niveau d'éducation supérieur et d'une bonne situation financière, parce qu'ils
sont davantage capables de favoriser le développement économique dans les ghettos).
70. Barbara F. Reskin, Debra B. McBrier et Julie A. Kmec, «The determinanrs
and consequences of the sex and race composition of organizations '" Annual Review
o/Sociolot:Y, 25, 1999, p. 335-361 (348). La présence d'une masse critique paraît
aussi améliorer la performance des groupes sous-représentés en réduisant la menace
du stéréotype (p. 347).
71. Bowen et Bok, The Shape ofthe River, p. 234-237.
Mieux comprendre la discrimination positive 357

~nt la discrimination positive. Elle ne renvoie pas à une classification de


lus type biologique mais à une identité devenue, par la ségrégation et la
ou stigmatisation, une cause d'inégalité(§ 8.2). C'est ce qui explique
ne que la race d'une personne soit dotée d'un pouvoir de destruction
lus des obstacles précisément liés à l'identification raciale. Si le problème
le est la ségrégation raciale, alors le moyen le plus direct d'y remédier
ce est l'intégration raciale. L'intégration ouvre immédiatement aux
~S. cibles de la discrimination positive et aux membres de leur groupe
ue des possibilités jusque-là monopolisées par d'autres(§ 6.2). Comme
es le veut l'hypothèse du contact, l'interaction coopérative et égalitaire,
soutenue par l'institution, avec des membres de groupes stigmatisés
réduit la stigmatisation et la discrimination à leur encontre(§ 6.3).
1n Comme le veut l'effet de responsabilité, la présence - sur un pied
re d'égalité - de membres des groupes stigmatisés ou exclus dans des
~ organes de décision réduit la discrimination et responsabilise les
n décideurs (§ 6.4).
lS On pourrait penser que le modèle intégrationniste utilise la
!S race comme un substitut à des fins de diversifkation épistémique
lS (§ 6.4)72, puisqu'il comprend la diversité comme l'effet du façonnage
n des expériences individuelles par la ségrégation et la stigmatisation :
t ceux qui vivent dans des communautés marginalisées par la ségréga-
t tion savent par expérience comment on y vit, les stigmatisés savent
par expérience ce que c'est que d'être stigmatisé. Ces savoirs, dont
dépend en grande partie le caractère juste et démocratique des prises
de décision, occupent une place importante dans la pensée - et donc
aussi dans la pratique - de ces personnes. Les membres des groupes
privilégiés ayant grandi dans un milieu protégé et à l'écart des autres
groupes raciaux ne les possèdent pas. Même s'ils en apprennent
quelque chose dans les livres, ce sera un trait moins saillant de leur

72. Il utilise bien la race comme indicateur de substitution dans le cas des profes-
sions fournissant des services aux défavorisés. Cela peut se justifier par l'urgence et
par le peu de fiabilité des autres solutions. Les autres critères de sélection ne sont
pas fiables car, de la part des membres de groupes favorisés, les déclarations ex ante
et même une expérience antérieure au service des moins bien lotis ont peu de valeur
probatoire pour l'engagement futur, compte tenu de la multitude des incitations
et des occasions présentes ex post de se mettre au service des plus favorisés une fois
le diplôme acquis. La race offre ici un bon substitut parce que ces possibilités et
tentations sont à peu près fermées aux Noirs : la plupan d'entre eux trouvent donc
leurs meilleures perspectives professionnelles dans le service des populations les
moins bien servies.
358 RACE, RACISME, DISCRIMINATIONS

connaissance du monde, donc moins susceptible de se concrétiser dans


leur pratique, sauf dans des cadres racialement mixtes où fonctionne
l'effet de responsabilité.
Pourtant, même là, au point où le modèle intégrationniste et
le modèle de la diversité sont les plus proches, le premier échappe
aux difficultés soulevées par le second. La race n'est pas pour lui
l'indicateur de substitution de la différence culturelle mais celui de
la connaissance personnelle de ce que cela signifie de vivre et d'être
traité par les autres comme un membre d'un groupe racial. Cette
relation est si étroite - être traité comme membre du groupe racial
auquel on appartient est une condition nécessaire et presque toujours
suffisante pour savoir ce que c'est que de l'être-qu'il serait trompeur
de parler ici d' « indicateur de substitution», car cette connaissance est
intrinsèquement et indissolublement liée à la possession de l'identité
raciale en question. Comme le modèle intégrationniste se refuse à
fonder l'argument quant à la diversité épistémique sur l'affirmation
d'une différence culturelle à base raciale, il ne risque pas d'éveiller,
vis-à-vis du groupe des bénéficiaires, des sentiments d'éloignement,
des stéréotypes stigmatisants ou une perception exagérée de son
homogénéité.
Le modèle intégrationniste souligne certains effets de la discrimi-
nation positive qui, parce qu'ils opèrent via des interactions directes
(et non des échanges d'informations transitant par une médiation
quelconque), exigent la présence active des bénéficiaires dans le cadre
institutionnel en question. On réduit plus efficacement la stigmati-
sation par la pratique de la coopération interraciale qu'en enseignant
la tolérance dans un cadre monoracial 73 • L'effet de responsabilité
n'existe pas sans interaction interraciale. L'intégration des réseaux
sociaux nécessite la connaissance interpersonnelle d'individus noirs et
blancs. Enfin, il y a un savoir-faire qui ne s'acquiert que dans un cadre
mixte : celui requis par la coopération et la communication efficaces
et détendues entre membres de différents groupes raciaux placés sur
un pied d'égalité. Cela exige la construction de formes communes

73. Willis HawJey, "Designing schools that use student diversity to enhance
learning of ail srudentS», in E. Frankenberg et G. Orfleld (dir.), Lnsons in lntegration.
Realizing the Promise ofRacial Diversity inAmerican Schools, Charlottesville, University
of Virginia Press, 2007, p. 31-56; Peter Wood et Nancy Sonleimer, «The effect of
childhood interracial contact on adule antiblack prejudice»,jouma/ oflntercultural
Relations, 20(1), 1996, p. 1-17.
Mieux comprend" la discri:mintltion positive 359

:serdans de capital culturel. Ici, au seul point où le modèle intégrationniste


:ctionne fait allusion à des différenœs culturelles à fondement racial, l'enjeu
n'est pas de préserver ces différences mais, pour toutes les parties, de
niste et vaincre leur ignorance mutuelle et de construire des normes partagées
:chappe d'interaction mutuellement. respcc:tueuse.
tOUr lui Les défenses purement instrumentales de la préférence raciale
:elui de posent un problème, ·car elles pourraient en toute logique servir à
td'être justifier la ségrégation, voire la discrimination en faveur des groupes
. Cette déjà privilégiés, si celles-ci étaient de nature à promouvoir la réalisa-
e,racial tion d'objectifs institutionnels d'apparence raisonnable. Le modèle
>Ujours intégrationniste, lui, limite l'usage de la préférence raciale à la promo-
1mpeur tion de la justice et de la démocratie. Aucun objectif institutionnel
nceest accessoire ne peut justifier la ségrégation raciale.
dentité Les modèles de réparation, d'obstruction à la discrimination et
efuse à d'intégration désignent la justice comme but de la discrimination
nation positive. Ils diffèrent par leur conception des injustices à corriger et
veiller, par leur façon d'expliquer comment la discrimination positive les
!ment, corrige. Pour le modèle compensatoire, l'injustice fondamentale
fe son qu'il s'agit de redresser est la discrimination raciale passée. Le remède
intervient ex-post : on attend que la discrimination se produise, puis on
crimi- dédommage les victfmes. Cela pose la question du délai après lequel
irectes il reste légitime de revendiquer un dédommagement. Le modèle de
iation l'obstruction évite cet écueil en prenant pour cible la discrimination
:cadre actuelle. Mais il ne fournit qu'une explication partielle du handicap
~mati­ social induit par l'identification raciale, et il se contente. de faire
gnant barrage à la discrimination sans s'attaquer à ses causes profondes.
tbilité Pour le modèle intégrationniste, les injustices fondamentales que
·seaux la discrimination positive vise à redresser sont la ségrégation et la
)irs et stigmatisation. La ségrégation a des effets injustes qui ne passent
cadre pas nécessairement par la discrimination (§ 2.2, § 2.4, § 3.7); la
tcaces stigmatisation, qui inflige un préjudice de nature expressive(§ 3.3),
és sur abaisse les performances par la menace du stéréotype (§ 3.4) et favorise
1unes l'adoption de politiques publiques ayant des effets négatifs prononcés
sur les stigmatisés (§ 3.6). Le modèle intégrationniste adopte une
posture proactive vis-à-vis de ces injustices: son but est bel et bien
hance d'en détru.ire les causes persistantes.
ration.
fersity
feccof
Nous avons examiné dans ce chapitre quatre modèles de la discri-
dturai mination positive : le modèle compensatoire, celui de la diversité, celui
del' obstruction à la discrimination présente et celui de l'intégration.
360 RAcE, RACISME, DISCRIMINATIONS

Tous sauf celui de la diversité se donnent pour bue de corriger l'injus-


tice raciale. Le modèle compensatoire esc capable de répondre aux
critiques qu'on lui oppose le plus souvent, mais présence plusieurs
faiblesses : il n' esc pas en mesure d'expliquer entièrement pourquoi le
désavantage injuste induit par l'identification raciale persiste encore
aujourd'hui; il comporte un risque de stigmatisation des bénéficiaires,
donc il ne donne pas une image «méritante»; il ne dit pas pourquoi
tant de programmes de discrimination positive s'adressent plutôt aux
mieux lotis parmi les membres des groupes cibles; enfln, on peut se
demander jusqu'à quand une politique fondée sur l'argument de la
compensation pourrait être légitimement mise en œuvre. Le modèle
de la diversité échappe ou répond à ces objections. T oucefois, il
esc incapable de justifier l'étendue du domaine d'application de la
discrimination positive ainsi que le poids accordé au critère racial;
il invite à se représenter la différence raciale d'une façon qui peut
favoriser des stéréotypes diviseurs, voire stigmatisants; il est inca-
pable de dire pourquoi, si la race n'est qu'un indicateur de la qualité
recherchée, on ne pourrait pas viser directement celle-ci, ni pourquoi
la présence physique des porteurs d'idées «diverses» serait nécessaire
plutôt que l'étude de ces idées via les ~ectures et l'enseignement, ni
enfin pourquoi la préférence raciale, qu'il présente comme purement
instrumentale, serait légitime pour atteindre tel objectif institutionnel
et illégitime si on la retournait contre les groupes désavantagés au
nom d'autres objectifs institutionnels. Le modèle d'obstruction à
la discrimination s'appuie sur des prémisses normatives incontes-
tables, évite la stigmatisation des bénéficiaires, offre une meilleure
explication que le modèle compensatoire des causes de l'injustice
raciale actuelle et justifie la poursuite de la discrimination positive
aujourd'hui encore. En n'accordant à la préférence raciale qu'un
poids minime, il se prémunit contre les objections méritocratiques
classiques; enfin, il explique bien le fonctionnement de la plupart
des programmes de discrimination positive dans l'emploi. C'est un
modèle indispensable. Mais il ne rend pas pleinement compte du
champ d'application de la discrimination positive et du poids accordé
au critère racial et ne propose qu'un tableau incomplet des caµses
de l'injustice raciale. Le modèle intégra~ionnisce comble ces deux
insuffisances, tout en répondant ou en échappant aux objections
élevées contre les autresmodèles. Il est entièrement proactif: au lieu
d'attendre que l'injustice se produise et de compenser après coup,
au lieu de bloquer des mécanismes discriminatoires sans réduire leur
Mieux comprendre la discrimination positive 361

lS- puissance, il vise à détruire les causes durables de l'injustice raciale par
JX la pratique de l'intégration, instrument essentiel du démantèlement
rs de la ségrégation et de la stigmatisation.
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re (Traduit de l'anglais par Rachel Bouyssou.)
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