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Elara Bertho

L’empire de Samori Touré :


pour un point de vue africain de l’histoire coloniale
(Mallam Abu, Labarin Samori, 1914)*

Abstract

Focusing on an unpublished ajami manuscript written in Hausa by Mallam


Abu in 1914, this article analyses the story of Samori Touré with an African view.
The translation from Hausa to French of this manuscript provides an insight of
the arrival of the colonization in West Africa. Based on archival investigations,
this article presents the historical and intellectual context of the manuscript. It
also gives literary analyses on the formulaic style and repetitions of this original
source, which describes Samori Touré both as guilty and heroic.
keywords : hausa, mallam abu, samori touré, colonial history

Raconter de l’intérieur l’histoire des vaincus de la colonisation1, lorsque l’on


vient de vivre la guerre coloniale et que de surcroît on l’a perdue, c’est raconter
l’histoire de la fin d’un monde et de l’avènement d’un nouveau où toutes les car-
tes du pouvoir sont rebattues. C’est la tâche à laquelle s’attèle Mallam Abu à Wa,
en Gold Coast, lorsqu’en 1914 il entreprend d’écrire en haoussa, en ajami2, une
chronique de l’empire de Samori Touré3 depuis son émergence dans les années
1880 jusqu’à sa chute en 1898.

* CNRS, LAM (UMR 5115). Ce texte est le résultat d’une recherche au long cours. Il a fait
l’objet d’une première présentation lors du cycle de conférences de la Société des Africanistes au
Musée du Quai Branly Jacques Chirac le 19 mai 2016. Un premier état de la réflexion a été publié
sous le titre “Histoire de Samori” de Mallam Abu (c. 1914) : une chronique haoussa face au tournant
colonial” (avec Souleymane Ali Yero), in U. Baumgardt, ed., Littératures en langues africaines.
Production et diffusion, Paris, Karthala, 2017, p. 143-156. Nous présentons ici une version complè-
tement remaniée et enrichie d’analyses de ce document et non plus seulement de présentation d’une
traduction.
1. N. Wachtel, La vision des vaincus : les Indiens du Pérou devant la conquête espagnole,
1530-1570, Paris, Gallimard, 1971.
2. Transcription de langue africaine (en l’occurrence le haoussa) à l’aide de l’alphabet arabe.
3. Samori Touré fut empereur du Wassoulou et s’opposa à la colonisation française et britan-
nique pendant près de vingt ans, de 1881 à sa capture en 1898. Il meurt en exil au Gabon en 1900.

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30 articoli / articles

Ce manuscrit, conservé à la SOAS (School of Oriental and African Studies,


Londres), a été translittéré en alphabet latin par Stanislaw Pilaszewicz dans une
annexe non publiée de sa thèse. Labarin Samori (“L’histoire de Samori”, 182
pages) constitue la première partie du manuscrit : la seconde, consacrée au chef
Babatu (Labarin Zabaramawa) et sensiblement plus courte (141 pages), a été
traduite et publiée par Stanislaw Pilszewicz4. En collaboration avec Souleymane
Ali Yero5, j’ai effectué une traduction en français de cette première partie consa-
crée à Samori Touré à partir de la translittération du haoussa en alphabet latin6.
Permettant d’opérer une “histoire à parts égales”7, ce texte fournit de pré-
cieux renseignements sur les débuts de l’empire de Samori Touré, sur les allian-
ces diplomatiques africaines et sur les perceptions locales de la capture de l’al-
mami8. Labarin Samori appartient donc à ces “voix africaines” qui constituent
assurément des matériaux précieux pour rendre l’épaisseur et la complexité des
guerres coloniales, à lire en regard des sources coloniales déposées dans les fonds
d’archives9. Ce qui frappe d’emblée, c’est l’apparente sécheresse de ce texte, son
style formulaire, sa cadence éminemment répétitive dans la description des villes
capturées par Samori Touré : précisément, c’est ce sentiment de décalage qui est
l’objet de cet article. Il signale en effet que ce texte est au croisement de traditions
historiographiques variées, pris entre plusieurs mondes en profondes mutations,
où sources orales, sources écrites en arabe et exigences coloniales d’informations

Pour une histoire complète de son empire, voir la somme que lui a consacré Y. Person, Samori, une
révolution dyula, Paris, IFAN : Centre de recherches africaines, 3 tomes, 1968-1975.
4. S. Pilaszewicz, The Zabarma Conquest of North-west Ghana and Upper Volta. A Hausa
Narrative “Histories of Samory and Babatu and others” by Mallam Abu, Varsovie, Polish Scien-
tific publishers, 1992 ; voir aussi une étude de S. Pilaszewicz, “On the Veracity of Oral Tradition as
a Historical Source : The Case of Samori Ture”, in Unwritten testimonies of the African past : pro-
ceedings of the international symposium held in Ojrzanów n. Warsaw on 07-08 November 1989,
Wydawnictwa Uniwersytetu Warszawskiego, 1991, 167-180.
5. Souleymane Ali Yero est doctorant de l’Université Abdou Moumouni de Niamey, profes-
seur d’Histoire-géographie au lycée Olinga et au lycée français La Fontaine.
6. E. Bertho, Mémoires postcoloniales et figures de résistants africains dans la littérature et
dans les arts. Nehanda, Samori, Sarraounia comme héros culturels, Thèse de doctorat, sous la di-
rection de Xavier Garnier, Paris 3 - Sorbonne Nouvelle, Paris, 2016, 558-607.
7. R. Bertrand, L’Histoire à parts égales : récits d’une rencontre Orient-Occident, (XVIe-XVIIe
siècle), Paris, Seuil, 2014.
8. Titre de chef religieux, vraisemblablement dérivé de l’expression arabe “prince des
croyants”.
9. La place des “voix africaines” dans la recherche est un débat constitutif du champ des études
africaines, voir ainsi J.L. Comaroff and J. Comaroff, Ethnography and the Historical Imagination,
Boulder, Colo. ; Oxford, Westview Press, 1992. Pour les écrits en langues africaines sur la colonisa-
tion dans la région, voir M. Sani Umar, Islam and Colonialism. Intellectual responses of Muslims of
Northern Nigeria to British colonial rule, Leiden ; Boston, Brill, 2006. Sur la nécessité de prendre en
considération les sources écrites en arabes ou en langues locales pour opérer une histoire située de la
colonisation, voir C. Lefebvre, “Zinder 1906, histoires d’un complot : Penser le moment de l’occupa-
tion coloniale”, Annales. Histoire, Sciences Sociales, 72, 4, 2017, 945‑981 ; C. Lefebvre, Frontières
de sable, frontières de papier. Histoire de territoires et de frontières, du Jihad de Sokoto à la coloni-
sation française du Niger, XIXe - XXe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 2015.
Bertho, L’empire de Samori Touré 31

cohabitent. Ce manuscrit est le reflet de ces croisements et de ces hybridations,


proposant une perspective sur le monde, un regard particulièrement original.
Comment se dit la conquête coloniale en haoussa, quasiment au moment-
même où elle vient de s’achever? Comment dire la défaite? Quelles interpréta-
tions sont données de la capture de Samori Touré et quelles orientations du dis-
cours sont ainsi révélées ? Après une analyse des conditions de production des
savoirs historiques par cet “informateur colonial”10 peu banal, j’analyserai les
caractéristiques de la narration africaine de l’histoire coloniale, avant de présen-
ter les raisons endogènes fournies pour expliquer la défaite de Samori Touré face
aux Européens.

Le scribe et l’empereur : la place de l’informateur,


à la croisée des frontières coloniales

Nous n’avons malheureusement que peu d’informations sur l’auteur, Mal-


lam Abu. Il prétend avoir été témoin des événements qu’il raconte, tant auprès de
Babatu que de Samori, ce que réfute Stanislaw Pilaszewicz11, arguant du fait que
les distances à parcourir auraient été trop longues pour un seul homme. Cet in-
dice fragmentaire de l’identité de l’auteur disséminé dans le texte est donc contre-
dit par la critique. Voici la notice fournie par la SOAS, qui présente de bien mai-
gres indices :
Papers of Frederic William Hugh Migeod. “Histories of Samory and Babatu and
other raiders, written in Hausa about 1914 by Mallam Abu, who said he was with
them, for Dr. J.F. Colson in the Northern Territories of Gold Coast”. Hausa text in
Arabic script, with notes by F.W.H. Migeod in English and transliterated Hausa, c.
1914. (Given by Dr. Corson to F.W.H. Migeod in January, 1926. Ms 98017.
Elle nous apprend que ce texte ajami a été une commande d’un officier de
l’armée coloniale, Dr. J.F. Corson (à la graphie d’ailleurs mouvante, hésitant avec
Colson), dans le Nord de l’actuel Ghana, qui aurait incité l’auteur à rassembler ses
souvenirs, éventuellement en les confiant à un scribe, et ce avant la première guerre
mondiale. Le manuscrit aurait ensuite changé de main, avant d’être transféré à la
SOAS de Londres. Ce que confirme et développe la notice donnée par John Hu-
nwick12 :
ABÛ, known as Malam Abû, was active late 19th century.

10. Cette large catégorie plastique fait l’objet de nombreux travaux contemporains. Nous re-
joignons la définition très large donnée par C. Van den Avenne, De la bouche même des indigènes.
Échanges linguistiques en Afrique coloniale, Paris, Vendémiaire, 2017 ; C. Labrune-Badiane, É.
Smith, Les Hussards noirs de la colonie : instituteurs africains et petites patries en AOF (1913-
1960), Paris, Karthala, 2018.
11. Pilaszewicz, “On the Veracity of Oral Tradition”, 170.
12. J. Hunwick, Arabic Literature of Africa, Vol. 4, The Writing of Western Africa, Leiden,
Boston, Brill, 2003, 565-566.

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Malam Abû belonged to Yeri Nayiri, a Muslim section of Wa comprising “warriors”


rather than “scholars”. He was directly involved in the upheavals of the late nine-
teenth century that resulted from the intrusion of first the Zabarima and then Samori
into the Volta basin. In or about 1914 Dr J. F. Colson, Medical Officer in the Wa,
encouraged Malam Abû to record his recollection of the period. He did so in the
form of six hundred and sixteen tales (labarin) in hausa, which he probably dicted to
a scribe. Malam Abû was also one of the principal informants of Ishâq ‘Uthmân
Dabila b. Ya’qûb.
Qui était Mallam Abu ? Et qui était cet officier britannique au nom incertain
pour qui aurait été écrit ce texte, ou qui lui aurait été immédiatement donné ? Ni de
J.F. Colson ni de J.F. Corson ne sont mentionnés dans la Colonial Office List13 des
National Archives de Londres. Nulle trace non plus dans l’Imperial Kalendar ni
dans la liste des Medical officers14. On retrouve pourtant une piste en Gold Coast où
J.F. Corson est cité pour avoir aidé à vaincre la mouche tse-tse en juillet 192015. En
1935, il est au Tanganyika, où il est médecin de l’empire britannique, “esquire”,
décoré de l’ordre de Saint Michael et Saint George16. Il aurait donné le manuscrit
qui nous occupe près de dix ans auparavant, en 1926 à F.W. Migeod, soit en Gold
Coast, puisque ce dernier a séjourné régulièrement en Afrique de l’Ouest de 1902 à
192817 et où il a étudié notamment le haoussa18, soit au Tanganyika, où il était man-
daté par le British Museum pour effectuer des fouilles de 1924 à 193119. À son re-
tour à Londres, Migeod dépose le manuscrit dans les archives de la SOAS, où il est
aujourd’hui.
Quant à Mallam Abu, l’auteur du texte, son identité reste encore plus mysté-
rieuse que celle des deux officiers britanniques qui ont eu ensuite le texte en leur
possession. S’il était plus “guerrier” que “lettré” comme l’indique John Hunwick20,

13. National Archives, Londres. Office of commonwealth relations, The Dominions Office
and Colonial Office List, Londres, Waterlow & Sons, 1860-1960.
14. A. Peterkin, W. Johnston, W. R. Macfarlane Drew, Commissioned Officers in the Medical
Services of the British Army, 1660-1960, Londres, Wellcome Historical Medical Library, 1968.
15. National Archives, Londres. CO323/821/76 Gold Coast, Control of tse-tse fly. Executive
recommendation for annual grant.
16. National Archives, Londres. CO448/44/11 Colonial Office Honours List.
17. Né le 9 août 1876, Migeod a eu une carrière plus aisément retraçable que celle de Corson.
Sur sa carrière de Colonial Administrator, voir National Archives, Londres, ADM/196/82 : dans la
Royal Navy de 1889 à 1898, il devient assistant paymaster jusqu’en 1893, puis transport officer au
Nigéria de 1898 à 1899, affecté aux douanes en mars 1900, puis dans les Ashanti Field Forces en
1900, où il reçoit la Ashanti Medal. Voir également des mentions à Aix-en-Provence de son nom,
ainsi d’un voyage au Sénégal, attesté en 1909 : ANOM AOF/III/2 “Visite de Migeod en AOF,
1909”.
18. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur les langues africaines : The Mende Language,
1908, The Languages of West Africa, 1911-1913, Mende Natural History Vocabulary, 1913, Gram-
mar of the Hausa Language, 1914. Voir aussi ses carnets de notes sur le haoussa, conservés à la
SOAS, MS98024 Army Book.
19. Ses carnets de croquis de fossiles et de dinosaures sont disponibles au Natural History
Museum de Londres et à la Royal Geographical Society.
20. Hunwick, The Writing of Western Africa, 565-566.
Bertho, L’empire de Samori Touré 33

l’identité et la catégorie socio-professionnelle de Mallam Abu n’en sont pas pour


autant définitivement éclaircies : était-il éduqué et accompagnait-il à ce titre la cour
de Samori? Était-il simple soldat, ayant participé à de nombreuses campagnes et
ayant entendu par ouï-dires les récits de celles auxquelles il n’aurait pas participé ?
Il est évident en effet que Mallam Abu n’a pas pu être un sofa engagé dans toutes
ces expéditions, tant les distances sont longues, et les dates, rapprochées : il n’a pas
pu être sur tous les fronts. Comment avoir été à la fois à Sikasso, au Mali, et en pays
Kissi en Guinée, par exemple ? Il s’agissait de deux fronts fort éloignés, que Mal-
lam Abu relate pourtant à la suite (pages 115 à 120). La probabilité serait plus forte
qu’il ait été de l’entourage de la cour, en ayant ainsi accès aux nouvelles de toutes
les campagnes à la fois. L’autre hypothèse est qu’il aurait entendu parler de toutes
ces campagnes militaires, par un ou plusieurs relais, cette dernière hypothèse ayant
la préférence de Stanislaw Pilaszewicz21, qui admet cependant que Mallam Abu a
certainement été très proche d’Umaru22. Il y a dans le texte un segment de phrase
qui irait dans le sens de la collecte de données auprès d’autres témoins : cette cour-
te proposition au début du page 120, à propos du siège de Sikasso, “Dugutsi a
donné l’information” ; ce qui reste néanmoins très elliptique, sur l’identité d’éven-
tuels autres informateurs. Déjà Hérodote distinguait dans ses “Histoires” ce qu’il
avait vu distinctement et ce qu’il avait appris de relata.
Quoi qu’il en soit, deux informations majeures peuvent être retenues des cir-
constances de production : le texte est le résultat d’une commande23 d’un représen-
tant de l’administration coloniale britannique (qu’elle ait été informelle ou non)
d’une part, et l’informateur était très bien renseigné d’autre part, ce qui fait de lui
l’un des premiers acteurs24 de l’historiographie africaine25 du règne de Samori.
Son titre de mallam, “savant, lettré, marabout, maître coranique”, lui confère
une position d’autorité qui rend plausible l’hypothèse qu’il ait été un conseiller à

21. Pilaszewicz, “On the Veracity of Oral Tradition”, 170.


22. Mallam Abu nomme ainsi Sarankèn Mori, l’un des fils les plus influents de Samori Touré ;
ses haut-faits sont relatés tout au long du dernier quart du texte, aux pages 159-176.
23. Jouant un rôle similaire à celui de passeur, d’“intermédiaire” : S. Dulucq, C. Zytnicki,
“Présentation : ‘Informations indigènes’, érudits et lettrés en Afrique (nord et sud du Sahara)”,
Outre-mers, 93, 352, 2006, 7‑14 ; B.N. Lawrance, E.L. Osborn, and R.L. Roberts, ed., Intermedia-
ries, Interpreters, and Clerks : African Employees in the Making of Colonial Africa, Madison,
University of Wisconsin Press, 2006. Sur cette relation à l’administration coloniale, voir J-H. Jézé-
quel, “Voices of Their Own? African Participation in the Production of Colonial Knowledge in
French West Africa, 1900-1950”, in Ordering Africa, Manchester, Manchester University Press,
2007, 173‑198, même si la situation est ici différente puisque Mallam Abu rédige lui-même son
texte en langue haoussa ou le dicte à un scribe.
24. D. Gary-Tounkara and D. Nativel, ed., L’Afrique des savoirs au sud du Sahara, XVIe-XXIe
siècle : acteurs, supports, pratiques, Paris, Karthala, 2012.
25. Voir la vaste collaboration dirigée par N. Kouamé, C. Coquery-Vidrovitch, É. Meyer, et al.
ed., Historiographies d’ailleurs comment écrit-on l’histoire en dehors du monde occidental ?,
?, Paris,
Karthala, 2014. Le Projet d’Encyclopédie des historiographies non-occidentales poursuit ce travail
collectif, sous la direction de Didier Nativel et de Catherine Coquery-Vidrovitch pour la partie sur
l’Afrique et l’Océan Indien.

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la cour, ce qui expliquerait les multiples références aux “demandes de conseil” de


Samori à ses gens ou à ses marabouts : dans le texte, ces échanges ritualisés avant
chaque combat entre le chef et ses gens sont mis en scène de manière stylisée et
formulaire et constituent une étape incontournable avant chaque décision ma-
jeure. Les sièges particulièrement longs ou les entreprises particulièrement ris-
quées font de surcroît l’objet d’une demande auprès d’un ou de plusieurs mara-
bouts – qui conseillent généralement une série de sacrifices, par lots de cent ou de
mille26 – et Samori prend garde de ne jamais aller contre leur volonté.
Ce motif du conseil, dont nous supposons qu’il est une trace si ce n’est allégo-
rique du moins métonymique du statut de l’auteur, est mis en scène dès l’attaque de
Fita, la première ville du manuscrit. Fita est d’abord assiégée par l’imam Bukari qui
est tué par le souverain, Abali (fils de Alhaji Muhammadu Zuhi), puis par un es-
clave de Samori du nom de Sagak’iki, enfin dans un dernier temps par Samori. Ces
trois attaques successives se révèlent vaines. Ce n’est qu’après avoir consulté (ro-
ko27) ses marabouts qu’il a pu prendre Fita, la première d’une longue suite de vic-
toires :
Samori, il a appelé ses marabouts, il les a consultés sur le fait qu’il allait se rendre à
Fita. Les chefs de Samori sont revenus, ils ont juré sur le nom de son père Kufila. Ses
marabouts ont dit : “Samori, fournis des aumônes28 en grand nombre”. Samori, Sa-
mori a dit : “Moi, que vais-je faire comme aumônes ?”. Ses marabouts lui ont dit :
“Pour l’aumône, [donne] cent chevaux, cent brebis, cent chèvres, cent esclaves, cent
boubous29, et de l’or, et de l’argent”. Samori l’a fait, il a donné à ses marabouts, ils
ont invoqué Dieu30. À ce moment-là. Samori, fils de Kufila, le chef de la guerre ici-
bas, Samori le Blanc des Noirs, le chef de la ruse, Samori, le chef de la danse31, Sa-
mori le chef des tambours de guerre32 (page 21).

26. La pratique des “mille sacrifices” se retrouve dans d’autres traditions sur les Camara, les
ancêtres de Samori. Voir T. Geysbeek, “A Traditional History of the Konyan (15th-16th century) :
Vase Camara’s Epic of Musadu”, History in Africa, 21, 1994, épisode 19, “Wiikèlèn Sacrifice”, p.
73. Voir également pour une autre source africaine, en français cette fois, “Histoire locale” de Dji-
guiba Camara, l’une des sources d’Yves Person, en cours de publication (Elara Bertho, Marie Ro-
det, Jan Jansen ; Leiden, Brill). Dans ce dernier texte également, Samori a fréquemment recours à
son entourage ou à ses marabouts avant d’entreprendre une campagne de guerre, mais le texte de
Mallam Abu en fait un motif systématique.
27. Roko, en haoussa : “consulter un oracle, faire de la divination, adresser une demande à Dieu,
prier”. Nous préférons “aumônes”, puisque Samori donnera des boubous et de l’argent. Sur les traduc-
tions du haoussa, nous nous référons du dictionnaire de référence, P. Newman, R.M. Newman, A
Hausa-English Dictionary, New Haven-London, Yale University Press, 2007. Pour une plus grande
profondeur diachronique, nous nous référons ponctuellement à celui de G.P. Bargery, Hausa-English
and English-Hausa Dictionary, version en ligne : http://maguzawa.dyndns.ws/ [1934].
28. Saddaka, “aumônes, sacrifices”.
29. Riga, “robe ample, boubou”.
30. Roko, “adresser une demande à Dieu, prier, invoquer”.
31. Samori sariki rawa, “le chef de la danse”. Il s’agit vraisemblablement des danses exécu-
tées avant les combats pour stimuler l’ardeur des guerriers. Voir l’apposition suivante.
32. Samori sariki kidi kidi. Kidi : “les tambours de guerre”.
Bertho, L’empire de Samori Touré 35

Après trois échecs, ce n’est que lorsque la communauté est toute entière mo-
bilisée (que ce soient “ses gens/ses sujets”, mutaninsa, ou “ses marabouts”, mal-
lamaisa), et que les demandes en sacrifices ont été remplies, que la victoire peut
être enfin remportée. Il a “mangé”33 la ville, il l’a conquise.
De la constitution de l’empire de Samori aux conquêtes orientales menées
par son fils Umaru, en passant par les rezzous menées par Babatu, Mallam Abu
retrace dans ce manuscrit l’histoire d’un territoire qui s’étend de l’actuelle Gui-
née au Ghana, en intégrant le Mali, la Côte d’Ivoire, et le Burkina Faso contem-
porains. Il serait hasardeux de statuer définitivement sur les fonctions qu’il a oc-
cupées auprès de ces trois chefs, ni même sur sa présence effective ou non à
chacun des sièges relatés, puisque les conjectures échafaudées seraient trop fragi-
les. Que Mallam Abu ait été scribe au service de Samori comme il le prétend, ou
simplement un relai secondaire de récits entendus à Wa, ce récit constitue un do-
cument exceptionnel pour l’étude de la constitution de l’empire de Samori, vue
depuis l’intérieur.

Écrire l’histoire militaire africaine : la perspective d’un historiographe de Wa

La plus grande partie du texte est centrée sur les conquêtes de Samori, avant
sa rencontre avec les Français, et adopte tout au long du récit un style qui peut
paraître à première vue tout à fait déroutant : il n’est formé, en effet, que d’une
seule et longue liste de villes, assiégées, attaquées et vaincues par Samori,
jusqu’aux dernières pages, où le procédé s’inverse, et où c’est cette fois Samori
qui fuit, de ville en ville, tandis que ce sont les Français qui, à leur tour, assiègent,
attaquent et remportent ces villes. Le procédé n’est pas seulement répétitif : il
constitue l’intégralité du texte34. Labarin Samori ne se structure que dans et par la
liste de conquêtes militaires, énumérées à l’aune des centres urbains, qui bascu-
lent sous une allégeance ou l’autre.
Signalons qu’un texte semblable en haoussa présentant l’arrivée des Euro-
péens est le Labarin Nassaru (“L’histoire des Chrétiens”) de Alhaji ‘Umar (1858-

33. Ci, en haoussa, signifie “manger” au sens littéral, et notamment “vaincre un ennemi, pren-
dre possession de, remporter une victoire, conquérir un territoire” au sens figuré. Ci est particuliè-
rement polysémique et les usages métaphoriques en sont très nombreux en haoussa. En contexte, Ya
ci Fita, se traduit par : “Il a conquis Fita”. Pour une étude détaillée sur le verbe ci, voir P.J. Jaggar,
M. Buba, “Metaphorical Extensions of “eat”[overcome] and “drink”[undergo] in Hausa”, in The
Linguistics of Eating and Drinking, 84, Philadelphia, John Benjamins Publishers, 2009, 229‑251.
C. Gouffé, ““Manger” et “boire” en haoussa”, Revue de l’École Nationale des Langues Orientales,
3, 1966, 77‑111.
34. Dans une moindre mesure, on trouve ce procédé répétitif dans des manuscrits de la biblio-
thèque de Tombouctou : A. Saguer, A. Sinno, G. Bohas, Le roman d’Alexandre à Tombouctou.
Histoire du Bicornu, le manuscrit interrompu, Arles; Lyon, Actes Sud ; ENS Éditions, 2012, p. 61
et suivantes (Labour, le roi des Indiens, le Maghreb, l’Andalousie, jusqu’au terme du monde).

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1934), probablement rédigé en 190635. Labarin Nassaru offre un tableau saisis-


sant de la politique agressive des Européens dans la région ainsi que celui de
l’incapacité des chefs locaux à s’unir pour affronter la menace. Samori Touré y
est également un personnage important, présenté dès l’initiale du récit, mais il est
accusé de n’avoir apporté que des divisions parmi les forces politiques africai-
nes36. La dernière partie du Labarin Nassaru constitue un éloge de la colonisa-
tion, de la paix retrouvée et de la liberté de circuler ; ceci alors même que la pre-
mière partie du texte déplorait la cruauté des Chrétiens dans leurs guerres de
conquête.
Pour Mallam Abu, la pénétration des Blancs en Afrique n’est pas une avan-
cée vers l’intérieur qui aurait mené de manière téléologique à l’occupation de tout
le continent, comme l’est le modèle de l’historiographie occidentale au début du
XXe siècle glorifiant les “héros de l’empire”37 : c’est avant tout une invasion. Et
cette invasion est traitée comme toutes les autres guerres que Mallam Abu a connu
et décrit jusqu’à présent : comme un combat de chef à chef, entre Samori et Ar-
chinard (“Arshanari”), ce dernier devenant dans le texte l’incarnation quasi-allé-
gorique des “Européens”38. Les rencontres entre Samori et les Européens – les
Français et les Britanniques – sont d’ailleurs les épisodes décrits avec le plus
d’originalité. Très peu de temps après la première rencontre inaugurale, Samori
doit fuir devant Archinard, qui est le seul personnage nommé parmi les Français,
et qui est présenté dans les derniers paragraphes du texte comme le seul homme
ayant réussi à le faire plier. Arrivé au Soudan en 1888 comme proconsul, il réussit

35. S. Pilaszewicz, “The Arrival of the Christians” : A Hausa Poem on the colonial Conquest
of West Africa by Al-Haji ’Umaru”, Africana Bulletin, 22, 1975, 55‑129, présente le texte dans son
intégralité en haoussa et en traduction anglaise. Voir aussi M. Al-Munir Gibrill, A Structural-func-
tionnal Analysis of the Poetics of Arabic Qasidah. An Ethnolinguistic Study of three Qasidahs on
Colonial Conquest of Africa by Al-Hajj ’Umar B. ’Uthman Krachi (1858-1934), Indiana Universi-
ty, Department of Near Eastern Languages and Cultures, 2015, la section p. 322-338. Pour une
presentation détaillée du Labarin Nassaru, voir aussi H. Weiss, Between Accomodation and Reviv-
alism  : Muslims, the State and Society in Ghana from the Precolonial to the Postcolonial Era,
Studia Orientalia, Helsinki, Finnish Oriental Society, 2008, notamment p. 156, 162-165.
36. S. Pilaszewicz, “The Arrival of the Christians”, 65 (correspondant au folio 1 recto, ver-
so).
37. E. Berenson, Les Héros de l’Empire : Brazza, Marchand, Lyautey, Gordon et Stanley à la
conquête de l’Afrique, trad. Marie Boudewyn, Paris, Perrin, 2012 ; sur la construction de l’objet
conceptuel “Afrique” comme objet de conquête à “civiliser”, voir W.B. Cohen, Français et Afri-
cains les Noirs dans le regard des Blancs : 1530-1880, trad. C. Garnier, Paris, Gallimard, 1981.
Pour un exemple particulièrement révélateur du paradigme de la “découverte”, voir L.G. Binger,
Du Niger au Golfe de Guinée par le pays de Kong et le Mossi, Paris, Hachette, 1892 [Réédition
Paris, Société des Africanistes, 1980].
38. Louis Archinard a une relative postérité littéraire, comme incarnation de la colonisation :
voir aussi bien plus tardivement B. Zaourou Zadi, Les sofas; suivi de L’œil, Paris, Pierre Jean
Oswald, 1975. Pour une biographie et une description du type de l’ “officier soudanais”, voir M.
Cuttier, Portrait du colonialisme triomphant  : Louis Archinard, 1850-1932, Panazol, Lavauzelle,
2006.
Bertho, L’empire de Samori Touré 37

à rallier à sa cause le parti colonial. La déroute de l’almami décrite ici date certai-
nement des premiers mois de 189339 :
Voilà une autre histoire de Samori
Il s’est levé pour aller à Balato. Le nom de la ville est Balato. Le nom du chef de la
ville est Bubu. Samori s’est levé pour partir, il s’est rendu non loin de Balato, il s’y
est installé. L’Européen40 de France aussi, il a cherché Samori. Le nom de l’Euro-
péen de France est Arshanari, Arshanari. C’était lorsque Samori est parti à Balato. Le
nom de la ville est Balato. Le chef de Balato Bubu a accueilli Samori [par les armes].
Ils se sont rencontrés. Chien en sang, singe en sang41. Samori a tué Bubu le chef de
Balato. Il est resté à Balato. Samori, il a régné, il promet la guerre. Le chef d’ici-bas,
Samori. Cette histoire s’est arrêtée encore.
Voilà une autre histoire de Samori
Il a séjourné dans Balato. L’Européen de France Arshanari, Arshanari a entendu la
nouvelle, selon laquelle Samori était à Balato. Arshanari s’est levé pour aller chez
Samori, à Balato. Arshanari a chassé Samori. Samori a fui, il a fui. Arshanari l’a
poursuivi dans son propre pays. Samori a fui, il a fui, Arshanari l’a suivi jusque dans
la région de Nafaki. La région de Nafaki est de l’autre côté de la rivière. Arshanari
l’a suivi, Samori a fui, il a fui. Arshanari, l’Européen de la France, c’est un grand
stratège. Cette histoire s’est arrêtée encore. Samori. Cette histoire s’est arrêtée en-
core. Samori (pages 145-146).
Archinard est ici un personnage fondamental puisqu’il met un terme à l’ex-
pansion vers le Nord de Samori, et qu’il le pousse à déplacer son empire, en
fuyant devant l’avancée des Français (“il a fui, il a fui” : ya gudu, ya gudu). Ce
sera le début des conquêtes vers l’Est, menées en grande partie par Umaru (Sa-
rankèn Mori), dans la version de Mallam Abu et qui correspond aux conquêtes de
Korhogo, Kong, Dabakala, Bouna, entre 1895 et 1898. Aux marges orientales du
second empire de Samori, Bouna était précisément l’objectif d’une colonne an-
glaise, menée par Henderson42, qu’Umaru met en déroute :

Voilà une autre histoire d’Umaru fils de Samori


Il est resté à Guna [Bouna]. Il a entendu les nouvelles des gens de Guna d’une autre
ville43. Le nom de la ville est Dorikito. Lui et l’Europen de l’Angleterre. Le nom de

39. Y. Person, Samori, une révolution dyula, tome 3, 1423 et suivantes. Après cet épisode,
Samori choisira d’éviter les troupes françaises, en se repliant vers l’Est.
40. Bature, “Européen”.
41. Kare jini, biri jini : “chien en sang, singe en sang”. Expression proverbiale montrant deux
animaux traditionnellement décrits comme ennemis, dans les contes, deux adversaires à bout de
force, tant la bataille a été rude.
42. Sur la colonne Henderson et la victoire de Sarankèn Mori, voir Person, Samori, une révo-
lution dyula, tome 3, 1818; I. Wilks, Wa and the Wala : Islam and Polity in Northwestern Ghana,
Cambridge, Cambridge University Press, 2002, 128-132.
43. Forme fautive, il manque les prépositions. Le manuscrit comporte de nombreuses fautes
de syntaxe et de pluriels, ce qui laisse à penser que le locuteur n’était pas haoussaphone natif.

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38 articoli / articles

l’Européen est Mazzabi. D’autres l’appellent Mazzafi44. C’est cela le nom de l’Euro-
péen. Mazabi a promis la protection aux gens de Guna de manière mensongère. Mais
lui, de fait, Mazabi n’a pas tenu sa promesse. Alors les gens de Guna sont restés à
l’intérieur de Dorikito. Le nom de la ville est Dorikito. Ils sont restés avec l’Euro-
péen attendre le fils de Samori, Umaru. Cette histoire s’est arrêtée encore.
Voilà une autre histoire d’Umaru fils de Samori
Un jour Umaru fils de Samori est parti pour aller voir les gens de Guna. L’Européen
Mazabi a promis qu’Umaru fils de Samori, lorsqu’il viendrait, il ne passerait pas la
nuit dans cette ville. Eh, Mazabi, il a menti ! Il a vu Umaru fils de Samori, et il a eu
très peur. Cette histoire s’est arrêtée encore.
Voilà une autre histoire d’Umaru fils de Samori
Il a pris conseil pour la guerre. Il s’est levé, lui et l’Européen Mazabi et les gens de
Guna, ils se sont rencontrés pendant trois jours. Mazabi a eu peur, lui ainsi que les
gens de Guna. Umaru fils de Samori les a chassés. Ils ont fui, ils ont fui jusqu’à Wa.
Ils ont fui fui. Mazabi est arrivé à Wa. La ville de Wala. La ville de Wala, le chef
Wala, lui et ses gens ont fui aussi. C’est à ce moment-là que Mazabi a fui. Les Euro-
péenns anglais, et eux, et Babatu ils étaient dans une autre ville. Le nom de la ville
est Yagu. C’est ce qu’Umaru fils de Samori a fait, chef d’ici-bas. Cette histoire s’est
arrêtée encore (pages 174-175).
Contrairement à ce que le texte de Mallam Abu pouvait laisser supposer par
son apparente stylisation ou par l’absence de dates, cette source haoussa se ré-
vèle être finalement fiable pour ce qui est de la chronologie, et supporte tout à fait
la comparaison systématique avec les descriptions historiographiques existan-
tes45. Mais ce qui fait l’originalité de ce document à notre sens – mise à part l’ex-
trême précocité du témoignage écrit en langue africaine, rédigé dès 1914 –, c’est
la coexistence d’épisodes qui deviendront par la suite canoniques (comme le siè-
ge de Sikasso en 1888 contre Tièba du Kènèdougou), avec des épisodes moins
connus (comme l’émergence de l’empire sur sa marge occidentale dès les années
1870, ou comme les relations diplomatiques nouées aux franges orientales avec
Babatu46 entre 1890 et 1896), donnant ainsi un tableau complet des expansions
samoriennes. Pourtant, malgré ses exploits militaires dont l’ampleur est souli-
gnée par la narration, Mallam Abu nous présente le personnage de Samori sous
un angle étonnant pour un chroniqueur, puisque le héros est autant dénigré pour
sa traîtrise qu’il est loué pour ses prouesses. C’est que les raisons d’écrire l’his-

44. “Celui qui donne chaud”, littéralement. À noter la proximité avec mazazabi, “qui a le pa-
ludisme”.
45. Ce que M. Delafosse, Essai de manuel pratique de la langue mandé ou mandingue : étude
grammaticale du dialecte dyoula, vocabulaire français-dyoula, Histoire de Samori en Mandé, étu-
de comparée des principaux dialectes mandé, Paris, E. Leroux, 1901, 145-146 (dès 1901, soit
treize ans avant la rédaction de Labarin Samori) cherchait déjà à prouver en recueillant des tradi-
tions orales, avec une méthodologie parfois sujette à caution.
46. Voir sur ces relations J. Rouch, “Les cavaliers aux vautours. Les conquêtes zerma dans le
Gurunsi (1856-1900)”, Journal des Africanistes, 60, 2, 1990, 5-36, section “Pacte avec Samory
(1890-1896)”, p. 21 et suivantes. Sur Babatu, voir les analyses de S. Bornand, Le discours du griot
généalogiste chez les Zarma du Niger, Paris, Karthala, 2005, 277-308.
Bertho, L’empire de Samori Touré 39

toire de Samori sont nombreuses et s’entrecroisent en mêlant des influences litté-


raires diverses.

Samori, un héros paradoxal. L’ère du soupçon dans la chronique historique

“L’histoire de Samori” est donc la première partie d’une commande, effec-


tuée par un médecin de l’armée britannique47, à un ancien soldat, et cela a son
importance dans les cadres de références convoqués pour l’écriture de l’histoire.
Il s’agissait de raconter ses souvenirs afin de témoigner de l’histoire de la région
au XIXe siècle. Si le texte ne correspond absolument pas aux normes du récit
auquel nous aurions pu nous attendre dans une telle circonstance de production
– aucune trace de la première personne du singulier, aucune marque d’implica-
tion subjective apparente48, très peu de commentaires métatextuels ou de remar-
ques du narrateur en incises –, il s’apparente plutôt au genre des mémoires, où un
témoin particulièrement bien placé et informé se fait le peintre de son temps, en
relatant les événements majeurs auxquels il a assisté, sans néanmoins livrer d’in-
formation sur la nature de cette “place”. Et l’on constate en effet que Mallam Abu
ne se consacre qu’aux “grands hommes” et à leurs haut-faits, sans témoigner de
sa propre position. Seuls les chefs et les meneurs d’hommes l’intéressent : pour
lui, raconter l’histoire, c’est d’abord et surtout faire le compte des victoires. Pour
être juste dans le récit du temps passé, il faut peindre le pouvoir aux mains des
hommes illustres. Il y a là un impératif éthique dans le récit historique, qui consis-
te à respecter avec minutie la place à accorder à chacun en fonction de son mérite.
Et le mérite se jauge à l’aune des captures, souvent bien plus qu’à celle de la
piété49. Il est donc tout naturel que le texte se présente comme un récit de Babatu
et de Samori, les deux grands chefs au service desquels Mallam Abu se serait
placé, et comme une liste de leurs exploits. “L’histoire de Samori”, et ses quel-
ques deux cents labaru (pluriel de labari, “histoire”, qui correspond à chaque

47. Il ne s’agit pourtant pas du même statut que les “informateurs” qu’a étudiés C. Van den
Avenne, “De la bouche même des indigènes”. Le statut de l’informateur dans les premières descrip-
tions de langes africaines à l’époque coloniale”, Linguistiques et colonialismes, vol. 20, Glottopol.
Revue de sociolinguistique en ligne, 2012, disponible sur <http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glot-
topol/telecharger/numero_20/gpl20_08vandenavenne.pdf>, (consulté le 2 octobre 2018), puisque
Mallam Abu est l’auteur de son texte, qu’il en choisit la langue et la graphie, sans être vectorisé
uniquement par l’attente d’une réception coloniale.
48. Comme dans d’autres cas de commande coloniale, comme par exemple chez Amadou
Kouroubari en 1901, dans M. Delafosse, Essai de manuel pratique de la langue mandé ou mandin-
gue, ou Kélétigui Berté dans R. Colin, Kènèdougou au crépuscule de l’Afrique coloniale, Paris,
Dakar, Présence africaine, 2004, 357-383.
49. Selon une conception ordalique de la victoire, où le vainqueur a toujours-déjà raison. Voir
sur cette conception de la guerre comme ordalie F. Viti, Guerra e violenza in Africa Occidentale,
Milano, FrancoAngeli, 2004. Cela rejoint également les analyses sur le “prestige du “c’est arriv锓
de Roland Barthes commentées par M. de Certeau, L’écriture de l’Histoire, Bibliothèque des his-
toires, Paris, Gallimard, 1975 [2011], 67-68.

Africa, N.S., I / 1, 2019


40 articoli / articles

paragraphe court du récit), s’apparente aussi par bien des aspects aux genres
connexes de la chronique historique orale ou écrite, du tariq écrit50, de l’épopée,
du merveilleux, des récits de règnes, de la généalogie voire parfois de la louange
(kirari) ou du commentaire moral.
Il nous semble que c’est cette conception particulière de l’écriture de
l’histoire qui éclaire le texte de Mallam Abu : le mémorialiste chargé de se faire
l’historiographe de son temps se trouve à la croisée des influences littéraires (en-
tre les genres, entres les traditions historiques, entre les pratiques scripturaires et
les pratiques orales de l’histoire51). Ce faisant, il déroule avec précision plus de
trente ans de règne en les déployant dans un vaste tableau guerrier fait de captures
et de morts, tout en présentant une ambivalence fondamentale dans la conception
du “grand homme”, à la fois fascinant car toujours victorieux, et néanmoins hau-
tement contestable.
La langue choisie a été le haoussa, qui est, au Ghana et à Wa, une grande
langue véhiculaire “de prestige” pour l’écriture littéraire au début du XXe siècle52.
Le haoussa est également la langue privilégiée par Lord Lugard dans l’adminis-
tration et dans l’armée, comme le souligne John Edward Philips53. Dans le texte
de Mallam Abu, la syntaxe en est souvent très simple, les phrases sont courtes, ce
qui correspond à une langue de l’écrit noble et mesurée, exhibant son propre
souci de concision, de clarté et de précision. Cette langue qui peut paraître
aujourd’hui relativement sobre voir sèche54 était en réalité perçue comme em-
preinte d’une retenue, gage de justesse, qui se distinguait en cela de l’oralité
quotidienne. Hiskett fournit des exemples similaires de ce style haoussa de la

50. I. Wilks, “The Growth of Islamic Learning in Ghana”, Journal of the Historical Society of
Nigeria, 2, 4, 1963, 409‑417, atteste de l’existence de tariq en langue haoussa dans le Nord du
Ghana dans les années 1960, et analyse la tradition islamique d’écriture de l’histoire dans les cen-
tres urbains. Sur les pratiques scripturaires du Nord-Ghana, voir J. Goody, “Restricted Literacy in
Northern Ghana”, in J. Goody, ed., Literacy in Traditional Societies, Cambridge, Cambridge Uni-
versity Press, 1968, 199‑264.
51. Précisément, cette hybridité des références convoquées remet en cause l’idée d’un grand
partage tel que développé par J. Goody, La raison graphique. La domestication de la pensée sau-
vage, Paris, Minuit, 1978 : le kirari, résolument oral, est intégré dans la chronique écrite dans le
texte écrit, “métamorphosant” l’oral, pourrait-on dire en reprenant G. Ciarcia and É. Jolly, Méta-
morphoses de l’oralité́ entre écrit et image, Paris, Karthala, 2015, 13, en empruntant à W.J. Ong,
Orality and Literacy : the Technologizing of the Word, Londres ; New York, Methuen, 1982 [2002],
le concept d’ “oralité seconde”, se “recomposant à partir de l’écriture” (Paul Zumthor, Introduction
à la poésie orale, Paris, Le Seuil, 1983, 36).
52. Sur les relations de prestige entre langue haoussa et arabe, G. Furniss, Poetry, Prose, and
Popular Culture in Hausa, Washington, Smithsonian Institution Press, 1996, 192.
53. J.E. Philips, “Hausa in the Twentieth Century  : An Overview”, Sudanic Africa, 15, 2004,
55‑84, voir notamment p. 59 sur le rôle de Lord Lugard dans l’imposition du haoussa dans l’admi-
nistration et dans l’armée britannique au Nigéria.
54. Sur les difficultés de lecture, et de la critique, face à ce style formulaire, voir les analyses
de B. Salvaing, “À propos d’un projet en cours d’édition de manuscrits arabes de Tombouctou et
d’ailleurs” [en ligne], Afriques. Débats, méthodes et terrains d’histoire (2015), disponible
sur <http://afriques.revues.org/1804>, (consulté le 10 mai 2018).
Bertho, L’empire de Samori Touré 41

chronique dérivé du modèle arabe classique, depuis le Tarikh al-khulafa (“His-


toire des califes”) de Jalal al-Din al-Suyuti au XVe siècle, jusqu’à des exemples
contemporains du Labarin Samori, comme les “Chroniques de Sokoto” d’Abu-
bakar d’an Atiku55. Le scribe, quel qu’en ait été le statut, a porté une grande atten-
tion à souligner l’honorabilité de son récit, et de son narrateur, par voie de consé-
quence, grâce à des marques ostensibles, voire ostentatoires, de scripturalité.
Mais le texte emprunte également à d’autres filiations : ainsi, l’irruption du
merveilleux dans le quotidien, qui engendre un pacte avec les puissances magiques
et une prédiction de la destinée du héros – dont le récit n’est en fait qu’une longue
mise en scène de son accomplissement –, constitue un schéma topique que l’on
retrouve dans les contes ou les épopées. Ici, c’est le serpent qui apparaît au milieu
du chemin et en jouant ce rôle prophétique, son discours fonctionne comme une
prolepse pour le lecteur. Il est d’autant plus important qu’il donne à Samori son
nom. Ce baptême initial fait entrer Samori dans l’univers de la fiction et rend pos-
sible la suite des péripéties :
Samori et son ami faisaient du commerce56. Lui, Samori, il obtint des richesses57. Il
distribua aux jeunes la richesse. Les jeunes jouirent de cette richesse, ils l’ont suivi,
la richesse s’est tarie sans qu’ils s’en rendent compte58. Samori se remet à faire le
commerce. Samori, il gagnait encore, il retournait chez lui, lui et son ami. Il distri-
buait encore aux jeunes. Ils sont contents, lui et lui et son ami encore, Samori.
Jusqu’à59 ce qu’un jour Samori, lui et son ami, [alors qu’] ils faisaient du commerce,
ils étaient en route. Ayant entendu un appel derrière eux et s’étant arrêtés, alors ils se
retournèrent et ils regardèrent derrière. Quand ils se retournèrent, ils virent un ser-
pent. Le nom du serpent en Soninké60 serait Sai, et avec Mori, cela donnerait “maî-
tre61 serpent”. Voici l’origine du nom de Samori – maître, maître serpent. Cette his-
toire s’arrête ici62.
Et puis voilà encore une autre histoire de Samori

55. Voir de mêmes procédés stylistiques dans M. Hiskett, A History of Hausa Islamic Verse,
Londres, University of London School of Oriental and African Studies, 1975, 136-137, 161-162
pour la chronique historique.
56. Futuci : fatauci.
57. Iya samu(n) : ya samu. “il est en train de s’enrichir”. Variante de l’Ouest du pays haoussa
(Dogondoutchi).
58. Samari su yi raha suna bisa. Tournure étonnante *suna bisa n’est pas attesté.
59. Hali : note har, “jusqu’à ce que”.
60. La langue des Soninkés, marchands descendus au Sud-Est. Le nom mythique de Katsina
est Wangara. Sur le Wangara, voir I. Wilks, “Wangara”, Encyclopedia of Islam, vol. IX, 2ème Éd.,
2002, 137-38; ainsi que son ouvrage précédemment cité. Voir aussi A.W. Massing, “The Wangara,
an Old Soninke Diaspora in West Africa?”, Cahiers d’études africaines, 158, 2000, 282-308. Le
serpent est une divinité fondatrice chez les Wangara. Plus précisément dans les récits sur Samori,
un serpent apparaît souvent en rêve au père de Samori, ce qui annoncera l’illustre destin de l’enfant
qui venait de naître.
61. Mallam, “maître coranique, marabout, professeur”.
62. Wana (“cette”) est au féminin, tandis que labari (“histoire”) est masculin en haoussa.
Cette faute est reconduite dans tout le manuscrit.

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42 articoli / articles

Quand le serpent l’a appelé, il lui a tenu ce discours. Le serpent a dit : “Toi, tu sais,
je63 te dis avec certitude, je ne suis pas un serpent. Moi, je suis un génie, mais je me
suis transformé64 en serpent. Je conclus un pacte avec toi – tu comprends ?”. Samori
dit qu’il a entendu. “Samori, toi et ton ami. Samori, tu auras la royauté dans la vie65.
Moi, je suis ton génie. Je conclus un pacte avec toi. Prends la royauté et gouverne le
monde. Samori, moi le génie, je te donne un nom aujourd’hui. Ton nom est Samori.
Ton ami aussi, qu’il prenne la royauté dans la vie, et le pouvoir66 dans la vie – la vie.
Quant à lui, son nom est Sagak’iki. Moi le serpent, toi Sagak’iki, toi aussi, gouverne
le monde. Moi le serpent, je dis, moi, je suis un génie. Moi le serpent, je te fais ce
discours, toi et ton ami, vous aurez le monde à votre portée. Avez-vous compris?”.
Samori dit qu’il avait bien compris. Le génie-serpent leur avait dit de dormir. Ils se
sont endormis. Le serpent. L’homme n’est pas patient. Cette histoire s’arrête encore
(pages 2-3).
Le génie reviendra une seconde fois dans le cours du récit sous la forme d’un
jeune homme élancé (page 52), pour lui rappeler ses engagements. Mais comme
dans les contes, le héros rompt le pacte qui l’unissait à son bienfaiteur, et cela
entraîne sa chute. La transgression dans le texte de Mallam Abu est à la fois
constituée par la mort de Sagak’iki, avec qui il avait débuté sa carrière de dyula
(colporteur), et par les nombreux massacres de musulmans, qui font l’objet de la
désapprobation du narrateur. Chez Mallam Abu, l’écriture induit une codification
et une stylisation qui impose tout un univers de références. Pourtant ces codes
côtoient également l’épique, le conte, le merveilleux, la louange; l’oral vient alors
compliquer le texte d’autres motifs appartenant à d’autres univers de références
parallèles.
Or l’écriture de l’histoire de Samori, c’est avant tout une histoire de guerres,
et ce n’est d’ailleurs que cela chez Mallam Abu. On ne trouvera en effet pas de
description qui ne soit immédiatement utile au déroulement des prises de villes.
Pas de superflu donc : le texte est entièrement constitué de préparatifs de guerre,
d’assauts et de victoires. La ville conquise ne vaut que parce qu’elle est l’amorce
et le point d’appui vers une nouvelle conquête. Samori ne cesse de “se lever”
(tashi) et de “voyager” (tafi) en vue d’une nouvelle prise. Le héros est incessam-
ment en marche, cheminant de conquête en conquête, toujours en mouvement.
Cela correspond au quotidien des campagnes militaires de Samori, qui n’a que
très peu résidé dans ses capitales que sont Bissandougou, Beyla, Sanankoro, Hé-
rémakono... Cela explique également que les toponymes que nous avons pu resi-
tuer sont assez souvent des villes frontières, des villes des marges, ou même des
villes razziées en dehors de l’empire.

63. Ya ce, “il dit”, dans le texte.


64. Na zzama : la forme est redupliquée : “je me suis transformé”.
65. Dunyia, “la vie, le bas-monde, le monde terrestre”. Fréquemment dans le texte, ba dunyia,
“donner la vie” signifie “donner le pouvoir de régner sur le monde terrestre”. À noter : l’usage du
prédictif : “tu auras la royauté”.
66. Malaka : “le pouvoir coercitif, le pouvoir dictatorial”.
Bertho, L’empire de Samori Touré 43

Mais comment se dit la guerre, au quotidien ? Il y a peu de descriptions de


l’armée de Samori en elle-même, si ce n’est quelques considérations annexes qui
jettent un éclairage “par les marges du texte” du fonctionnement des régiments.
Clé de l’organisation militaire, ses soldats étaient bien armés et la mention des
fusils constitue la seule description de l’armement par l’auteur :
Là où Samori s’est installé ; il avait quinze mille fusils, tous européens. Ce sont tous
les fusils dont Samori disposait (page 116).
Samori était le Sariki mi bbaki wuta, “le chef des bouches de feu” (page 68),
précisément parce qu’il importait ses fusils, qu’il les faisait venir des côtes et
qu’il jalonnait les routes commerciales qui les lui fournissaient. Ils étaient “euro-
péens”, ce qui montre qu’ils étaient à répétition comme le Gras et le Kropatchek
(voire des Lebel67), et non pas seulement à un coup68. Cette modernisation tech-
nologique de son armée lui permit de prendre le dessus sur ses ennemis, lorsqu’ils
n’étaient pas retranchés dans un tata imprenable comme celui de Sikasso.
La tactique était la même à chaque fois et le récit calque ce modèle répétitif :
Samori envoyait des émissaires au chef ennemi, avant de lancer ses troupes à
l’assaut. Il stationnait en bordure de la ville, comme pour un siège, mais il n’y
avait souvent pas d’encerclement véritable, ce que confirme Yves Person pour le
siège de Sikasso en 1888 : pendant près d’un an, Samori a campé sous les murs
du tata, sans jamais réussir à encercler l’ensemble de la ville, si bien que Sikasso
était souvent mieux ravitaillée en nourriture et en eau que les troupes de Samori
elles-mêmes, qui dépérissaient et souffraient de l’insalubrité des campements.
Quelle qu’en soit la durée dans le texte (sept mois, sept jours, plusieurs nuits), le
siège vise surtout à se poster face à l’ennemi pour faire se rencontrer les deux
armées. L’affrontement en lui-même est d’ailleurs peu décrit par Mallam Abu;
ainsi de la bataille de Kumu :
Samori a appelé ses gens, il leur a dit : “Demain69, quand le jour se lèvera, moi et les
gens de Kumu, nous nous verrons”. Samori a vaincu les gens de Kumu en un seul
jour (page 178).
Ce procédé d’ellipse se retrouve également dans nombre d’épopées, qui se
contentent souvent de mentionner que le choc fut terrible et que le montant des
morts fut important, en donnant un chiffre d’ailleurs symbolique. De même chez
Mallam Abu, il s’agit souvent de tournures euphémistiques (“ils se sont vus, ils se
sont rencontrés”), de formules générales (“La rencontre des hommes, c’est le mas-
sacre des hommes”, page 17, 18), voire de proverbes courts tel que le très récurrent,
kare jini, biri jini, “chien en sang, singe en sang”, dont la répétition à travers tout le
document suffit à rendre compte de l’atrocité de la bataille. Le décompte des victi-

67. Person, Samori, une révolution dyula, tome 3, 909 et 993.


68. Pour un témoignage sur la question délicate de l’armement de Samori, A. Nebout, “Vingt
et un jours chez Samori”, Journal des voyages, Paris, sect. 150 ; 151 ; 152, 1899, 306‑308 ; 326‑327 ;
343‑345.
69. Kobi : gobe “demain”.

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44 articoli / articles

mes sert ensuite, après coup, à souligner l’ampleur du conflit, ou l’impiété de Sa-
mori selon les cas :
Samori a égorgé les habitants de Bailo, des milliers, jusqu’à quinze mille. C’est ain-
si que Samori a massacré les habitants de Bailo (page 46).
Quand il a tué les gens de Kumu, il a égorgé les musulmans de Kumu par milliers et
par milliers, jusqu’à soixante-dix mille. C’est ce qu’il a fait (page 178).
Ces scènes de massacre se retrouvent à de nombreuses reprises, où la cruau-
té70 est révélée et par le nombre de victimes, et par les circonstances du massacre,
le pillage des villes saintes étant régulièrement accomplis, dans l’espace du texte,
un vendredi : l’hérésie accroît alors le scandale de la mort.
Entre cruauté et grandeur, il y a un vacillement axiologique manifeste dans
la narration. Samori est le plus grand des conquérants de la région, il a su soumet-
tre ville après ville des régions entières, mais son orgueil est démesuré et en cela
il a été châtié : Samori est donc chez Mallam Abu un héros paradoxal, où l’ “ère
du soupçon”, pourrait-on dire en usant de l’anachronie71, fait son apparition dans
le genre pourtant très formaté et protocolaire de la chronique historique.
Or, une révolution du regard apparaît dans notre texte : l’on ne sait plus très
bien si Samori est un héros ou un imposteur, un guerrier sans égal ou un decei-
ver72. Il y a une admiration manifeste de la part de Mallam Abu pour son person-
nage, qui se renouvelle à chaque paragraphe où les appositions sont majoritaire-
ment laudatives : Samori est le chef d’ici-bas (duniya, “la vie, le monde terrestre,
l’ici-bas”), par opposition au monde des cieux, royaume de Dieu : il est donc le
plus grand parmi les hommes, littéralement sans égal, puisqu’hormis le Tout-
puissant, il est le plus puissant d’entre tous (ba ka da kama ba !, “tu n’as pas ton
pareil !”, “tu es sans égal !”, lui répète d’ailleurs régulièrement Mallam Abu, en
l’apostrophant). Lorsqu’il prend une ville après un siège singulièrement difficile,
comme c’est le cas pour Fita, la première des villes du texte, Mallam Abu com-
mente l’exploit, en chantant l’une des devises de son héros : Samori, dain Kufila,
sarkin yakin dunya, Samori Baturi babaku mutamni, “Samori, fils de Kufila, chef
de la guerre d’ici-bas, Samori le Blanc des Noirs73” (page 21), qu’il reprend en la
modulant à chaque épisode.

70. Pour une analyse de ce concept, voir F. Viti, “À la guerre comme à la guerre. De la cruau-
té dans l’art du combat (Baoulé, Côte d’Ivoire, 1891-1911)”, in F. Viti and D. Casajus, eds., La
terre et le pouvoir. À la mémoire de Michel Izard, Paris, CNRS éditions, 2012, 249‑270, notamment
p. 251.
71. S. Piron, postface de P. Nuss, Dialectique du monstre : enquête sur Opicino de Canistris,
Bruxelles; Le Kremlin-Bicêtre, Zones sensibles; Les Belles lettres, 2015, 181, reprenant G. Didi-Hu-
berman, distingue “l’anachronie (comme expérience de la traversée du temps, impliquée dans tout
forme de connaissance historique) de l’anachronisme (erreur d’attribution à des traits caractéristiques
d’une autre époque)”.
72. Purposeful deceiver, selon les catégories de Jung, du type de Renart dans le Roman de
Renart. Le temps des “héros épiques” selon Bakhtine (M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman,
Paris, Gallimard, 1978 [2011], 455) semble achevé.
73. Samori Baturi babaku mutami, “Samori le Blanc (l’Européen) des hommes noirs”.
Bertho, L’empire de Samori Touré 45

Et pourtant de manière concomitante – et c’est cela qui est intrigant – Mal-


lam Abu juge très sévèrement son personnage. La fin en exil qui lui est réservée
sonne comme une punition divine en châtiment des massacres des musulmans
qu’il a perpétrés au cours de son règne. Ainsi se clôt le texte :
Voilà une autre histoire de Samori
Les Français l’ont attrapé, ils sont partis avec Samori en Europe74. Le chef de la
France a ri, il était content de la capture de Samori. Leur chef a élevé Arshanari en
grade. Cette histoire s’est arrêtée encore.
Voilà une autre histoire de Samori, et le chef de la France [a dit] :
Qu’on l’amène au milieu d’une rivière, qu’on lui construise une maison ! Samori et
sa femme au milieu de la rivière. Le chef de France a donc déposé Samori et sa fem-
me à cet endroit. Jusqu’à la mort de Samori. On dit : La vie est faite d’illusions75.
Eh ! Le pouvoir qui n’est pas celui de Dieu n’est pas un vrai pouvoir76. L’histoire de
Samori fils de Kufila est devenue un mythe77 (page 182).
Samori est mort en exil au Gabon, sur une île, deux ans seulement après sa
capture78, ce que le narrateur ne glose que comme le résultat du dessein de Dieu
(Labari Samori dain Kufila ya zama almara). Samori a été trompeur et parjure :
il a rompu le pacte d’amitié qui le liait avec Sagak’iki, chef de Gawaguna79. Ana-
lysons deux passages exemplaires de ce vacillement du jugement :
Il était complètement païen80. Samori était musulman en apparence seulement81. Il ne
fait rien que des tromperies. En matière de tromperie82, Samori dépasse tous les Noirs.
Le chef, chef d’ici-bas, le fils de Kufiti, chef des tromperies, le musulman Samori, le
chef des trompeurs83, des musulmans et des païens. Samori, tu n’es pas d’accord avec
Dieu ! La tromperie de Samori est tromperie de ce bas-monde (page 7).

74. Su tafi da Samori Turi Farasi : soit c’est une incorrection pour Turawa, “eux les Français”
(sont partis avec Samori), soit il manque la préposition a devant le complément de lieu “en Europe,
en France”, ou bien “chez les Français”, qui pourrait tout à fait être compris comme “Saint Louis
du Sénégal” dans cette seconde hypothèse locative.
75. A ci duniyya kida [gidan] kariya ne : “On dit : La vie est une maison de mensonge”. Autre-
ment dit, la vie est un théâtre, et tout est vanité et illusion.
76. Ashe iko ba na Allah ba, kariya ne : “Eh! Tout pouvoir, si ce n’est pas celui de Dieu, c’est
un mensonge”. La proposition entière devrait être au féminin (ce) et non pas au masculin (ne).
77. Labari Samori dain Kufila ya zama almara : almara, de al amari, dérivé de almura’at, est
attesté par Bargery, qui donne dans son dictionnaire la définition suivante : “fiction funded on fact”.
78. C’est le capitaine Gouraud qui capture Samori à Guélémou, et non pas Archinard comme
l’indique Mallam Abu, mais il faut noter que le personnage d’Archinard fait office de personnage
unique dans la narration, incluant et englobant tous les officiers blancs. Voir, à partir des archives
de Gouraud, l’étude de J. d’Andurain, La capture de Samory, 1898 : l’achèvement de la conquête
de l’Afrique de l’Ouest, Outre-mer, Saint-Cloud, Soteca, 2012.
79. Gbankundo, dans Y. Person, Samori, une révolution dyula, tome 3.
80. Kafiri, dérivé de l’arabe kafir, “cafre, mécréant, incroyant, païen” : aucun des peuples du
Livre, donc ni musulmans, ni juifs, ni chrétiens.
81. Il se dit musulman mais il ne pratique pas. Il n’est musulman qu’en apparence. Baka ciki :
de bouche et de ventre.
82. Yawudara : “ruse”, hila : “tromperie”.
83. Rudi : “ruse, falsification”.

Africa, N.S., I / 1, 2019


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Samori, le chef de la guerre d’ici-bas, Samori, le chef de la ruse, Samori, le chef des
tambours de guerre (page 21).
Le premier extrait révèle que Samori venait d’une famille dés-islamisée, parmi
les Touré84, ce qui rend son appellation ultérieure d’almami hautement contestable,
dans l’espace de la narration. Le second passage montre comment deux catégories
incompossibles entre elles – “chef de la ruse”, “chef d’ici-bas” – puisqu’elles ap-
partiennent à deux univers axiologiques différents, sont pourtant juxtaposées. Sa-
mori appartiendrait en cela à une sorte spécifique de “héros romanesque”, pour re-
prendre les catégories de Mikhaël Bakhtine85 : héros spécifique, puisque non seule-
ment le héros va à l’encontre de la société, comme un héros picaresque pourrait le
faire ou un Quichotte, qui fonde le genre du roman, mais il est en outre à la fois
admiré et réprouvé, ce qui produit des héros romanesques paradoxaux, voire des
héros sur lesquels pèse un soupçon86. Comme si un soupçon pesait sur lui, et que les
deux sentiments de fascination et de répulsion coexistaient à la fois.
Comment expliquer ce paradoxe qui va jusqu’à menacer l’interprétation glo-
bale du texte? Mallam Abu, après le récit de toutes ces victoires et l’énumération
de toutes ces louanges, est-il finalement favorable ou non à Samori? L’a-t-il suivi
de son plein gré et pourquoi raconter son histoire, si son comportement était si
répréhensible? Nous pensons que cela est peut-être dû au caractère extrêmement
rapide de l’ascension de Samori : en l’espace d’une génération, cet homme fils
d’un talaka (“homme du peuple”), d’abord simple colporteur, se taille un empire
de plusieurs milliers d’habitants, qu’il déplace ensuite intégralement vers l’Est en
continuant à combattre et les Français et les Anglais sur plusieurs années encore.
Les qualités de stratège d’un tel homme forcent le respect. Mais il manque une
assise à ce pouvoir qui n’est appuyé ni par la religion adossée à des réformes so-
ciales, comme l’ont pu être les jihads peuls d’Ousmane dan Fodyo ou d’El Hadj
Omar Tall, ni par une ascendance illustre qui aurait légitimé pour lui son pouvoir
en le référant à une dynastie toute entière. Et à ce titre, Samori ne reste qu’un
simple humain, certes exceptionnel, mais néanmoins faillible. C’est ce qui expli-
querait les retours répétés du narrateur sur l’origine modeste de Samori (Samori,
fils de Kufila, fils de talaka, “l’homme du peuple, l’homme de rien, le pauvre”),
que l’on retrouve d’ailleurs pour son fils Umaru-Sarankèn Mori alors même qu’il
est loué pour la prise de Boli87 : “Un fils de colporteur reste un colporteur”, page
163. La sentence est implacable.

84. Ce que rapporte Y. Person, sur l’origine des Touré : Y. Person, “Les ancêtres de Samori”,
Cahiers d’études africaines, 13, 4, 1963, 125-156.
85. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman.
86. À l’image des personnages romanesques de l’après-guerre ; N. Sarraute, L’ère du soup-
çon, Paris, Gallimard, 1956 : il ne s’agit évidemment pas de considérer que Mallam Abu intègre une
critique du roman du XIXe siècle européen dans sa chronique. Il s’agit de souligner à quel point le
texte fait coexister en son sein deux univers axiologiques différents, faisant du personnage-Samori
un cas limite, au plan narratif, entre modèle héroïque épique et modèle romanesque.
87. Certainement Bolé au Ghana actuel, puisque e et i ne sont pas différenciés dans la graphie
ajami, et que Sarankèn Mori se trouve tout près de Wa et de Bouna à ce moment-là.
Bertho, L’empire de Samori Touré 47

Ni révolutionnaire jihadiste, ni dauphin d’une grande lignée, Samori est un


dyoula. Il nous semble que c’est précisément ce qui fonde le narrateur à porter des
jugements en apparence aussi contradictoires sur le personnage, où son ascension
provoque une fascination véritable, et où sa chute, vécue dans l’espace de la
même génération, ne peut être compréhensible et appréhendable que comme un
châtiment divin. En 1914, à l’époque où les bouleversements politiques et so-
ciaux sont immenses, où la colonisation commence à s’installer de manière pé-
renne, les catégories de “pouvoir juste”, de “pouvoir légitime” qui structuraient
habituellement les chroniques historiques sont sérieusement ébranlées. Cela
n’empêche pas Mallam Abu d’être assez critique, voire moqueur, envers les An-
glais, puisque la colonne Henderson (le personnage nommé Mazabi, dans le tex-
te) est mise très vite en déroute par Sarankèn Mori. Mais la colonisation induit
des changements de fond, plus latents, dans la structure de la représentation du
pouvoir : à échelle d’homme, alors que les royaumes dont Mallam Abu parle ont
disparu, et que le plus grand d’entre eux était né de la volonté d’un seul homme,
il est fort difficile de présenter un jugement univoque sur les trente dernières an-
nées. La seule issue, en termes de narration, est d’expliquer sa chute par la répu-
tation qui l’a précédée dans le Nord de la Côte d’Ivoire et de la Cold Coast – où
la conquête a été plus rapide, et où elle a été surtout menée sur de nombreuses
villes saintes musulmanes (dont Kong) – : l’impiété, l’impudence, le goût de la
conquête. Puisque Samori est humain et faillible, il est dès lors concevable qu’un
autre homme le surpasse et ait finalement raison de lui. Dans le récit, ce sera Ars-
hanari – Archinard – qui est une concaténation de l’Archinard historique, mais
aussi du capitaine Gouraud qui le capture en 1898, et des autres officiers français
qu’il a combattu tout au long de sa vie, Combes, Humbert, Marchand, Monteil,
Braulot... C’est le sens de cette glose du narrateur, après la mention des fuites
successives de Samori vers l’Est :
L’Européen Arshanari il a chassé Samori, Samori fils de Kufila. Eh bien, les
hommes se dépassent les uns les autres ! [Mazaji su fi juna] (page 148).
“Les hommes se dépassent entre eux”, autrement dit : l’on peut toujours
trouver plus fort que soi d’une part, mais également : celui que l’on croyait invin-
cible a trouvé son maître. Ces renversements de situation sont possibles dans le
domaine de l’ici-bas, de la vie terrestre (duniya), de l’humain (mutumin, “le mor-
tel” au sens étymologique, celui qui est destiné à la mort, mutu).

***

Labarin Samori correspond d’abord à une visée de témoignage, demandée


par le Dr. Corson : écrire ce que l’on a vu. Mallam Abu cherche également à at-
teindre une visée historique – écrire le vrai d’un événement passé – mais elle se
mêle rapidement à une visée morale et didactique : décrire pour inciter à la ver-
tu.

Africa, N.S., I / 1, 2019


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Pour aucune de ces trois entrées, de témoignage, d’historicité, de morale,


l’on ne sait si Mallam Abu exalte ou condamne Samori, puisqu’il fait les deux à
la fois. La raison en est que le récit se trouve à la croisée de nombreuses influen-
ces et des intertextes charriés par tous ces univers référentiels.

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