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Les résultats acquis au moment où l'hiver de 507 vint mettre fin aux
hostilités étaient plus beaux que l'on n'eût osé l'espérer. A part
quelques villes isolées, les Visigoths ne possédaient plus en Gaule
que les rivages de la Provence, entre le Rhône et les Alpes, et
quelques postes sur la rive droite de ce fleuve; car, si les
montagnards des Pyrénées tenaient encore, c'était par esprit
d'indépendance et non par fidélité à leurs anciens tyrans. Mais que
valait pour les vaincus la Provence, désormais détachée du royaume
par la perte de Narbonne, et qu'ils ne pouvaient ni défendre
efficacement ni même désirer de garder? D'ailleurs, elle semblait
faite pour d'autres maîtres. Les Burgondes avaient hâte de pénétrer
enfin dans ces belles contrées, qu'ils avaient si longtemps regardées
avec convoitise, et que la fortune des armes venait, semblait-il, de
leur livrer. Il n'est pas douteux, en effet, que la Provence ne fût le
prix dont les Francs allaient payer l'utile coopération de Gondebaud.
On peut se demander s'il n'y avait pas, de la part du roi franc, un
calcul insidieux dans cette répartition des provinces. Tout ce qui
avait été conquis pendant la campagne de 507 était resté à Clovis,
même les villes que Gondebaud avait prises seul, même les
contrées voisines de la Burgondie, où il aurait été si naturel de
donner des agrandissements à celle-ci! N'était-ce pas pour enlever à
Gondebaud jusqu'à la possibilité de s'étendre de ce côté qu'on l'avait
envoyé prendre Narbonne, tandis que le fils de Clovis était venu
soumettre à l'autorité de son père le Rouergue, le Gévaudan, le
Velay, l'Auvergne, en un mot, toute la zone qui confinait au royaume
de Gondebaud? Il est vrai qu'on lui promettait une compensation
magnifique: la belle Provence, cet Éden de la Gaule, cette porte sur
la Méditerranée ne valait-elle pas plus que les gorges des
Cévennes? Mais la Provence restait à conquérir, et c'est au moment
de faire cette difficile conquête que Clovis, regardant la guerre
comme terminée, partait de Bordeaux et prenait le chemin du retour!
Le roi des Francs, en quittant la grande cité qui lui avait donné
l'hospitalité pendant l'hiver, y laissait une garnison pour y affermir
son autorité, preuve qu'elle avait besoin de ce renfort, et qu'on se
remuait encore du côté de la Novempopulanie. Il est probable que le
retour eut lieu par les trois grandes cités qui n'avaient pas encore
reçu la visite des Francs: Saintes, Angoulême et Bourges. Nous
savons que Saintes ne fut pas prise sans difficulté, et que là, comme
à Bordeaux, le roi fut obligé de laisser une garnison franque[155].
Angoulême opposa également de la résistance, et, si l'on se
souvient qu'à ce moment la domination visigothique était à peu près
entièrement balayée de toute la Gaule, on conviendra que les Goths
de cette ville avaient quelque courage, ou les indigènes quelque
fidélité. Mais un événement qui n'est pas rare dans l'historiographie
de cette époque vint encore une fois à l'aide de l'heureux Clovis: les
murailles de la ville croulèrent devant lui, et l'armée franque y entra
sans coup férir[156]. Était-ce l'effet d'un de ces tremblements de terre
que les annales du vie siècle nous signalent différentes fois en
Gaule, ou bien la vieille enceinte, mal entretenue, manquait-elle de
solidité? On ne sait, mais les populations ne se contentèrent pas
d'une explication si naturelle, et elles voulurent que la Providence
elle-même fût intervenue pour renverser par miracle, devant le
nouveau Josué, les remparts de la nouvelle Jéricho. Clovis entra
dans la ville par cette brèche miraculeuse, en chassa les Goths et y
établit les siens[157]. Une légende ajoute que le roi, sur le conseil de
son chapelain saint Aptonius, avait fait élever en vue de la ville des
reliques de Notre-Seigneur, et qu'instantanément les murailles
s'écroulèrent. Pour récompenser Aptonius, Clovis, devenu maître de
la ville, après en avoir chassé l'évêque arien, l'y aurait intronisé à la
place de celui-ci, et contribué à l'érection de la cathédrale[158].
[155] In Sanctonico et Burdigalinse Francos precepit manere ad Gothorum gentem
delendam, Liber historiæ, c. 17.—La continuatio Havniensis de Prosper contient,
sous l'année 496, cette ligne énigmatique: Alaricus anno XII regni sui Santones
obtinuit. On en retiendra, dans tous les cas, que Saintes a été disputé.
[156] Grégoire de Tours, ii, 37.
[157] Tunc, exclusis Gothis, urbem suo dominio subjugavit. Grégoire de Tours, ii,
37. Selon Hincmar (Acta Sanctorum, t. I d'octobre, p. 154 B), et Aimoin, I, 22 (dom
Bouquet, t. III, p. 42), les Goths furent massacrés. Roricon, p. 18 (dom Bouquet, t.
III) embellit tout cela selon son procédé ordinaire, et A. de Valois, t. I, p. 298, a tort
de croire que cet auteur reproduit ici une source ancienne. Sur l'interprétation du
fait, je ne saurais être d'accord avec M. Malnory, qui écrit: «Angoulême, dit
Grégoire de Tours, vit tomber ses murs à l'aspect de Clovis: cela veut dire, sans
doute, que le parti catholique romain lui en ouvrit les portes.» Saint Césaire, p. 68.
Il n'y a, selon moi, à moins d'admettre le miracle, que deux manières d'expliquer le
fait: ou bien il y a eu un événement naturel qui a été regardé comme miraculeux,
ou bien nous sommes en présence d'une invention pure et simple. Si les
catholiques avaient livré la ville au roi, ils s'en seraient vantés, et Grégoire l'aurait
su.
[158] Historia Pontificum et comitum Engolismensium, dans Labbe, Bibliotheca
nova manuscriptorum, t. II, p. 249.
D'Angoulême, Clovis revint par Poitiers, et de là il arriva à Tours.
Selon toute apparence, ce n'était pas la première fois qu'il mettait le
pied dans cette ville fameuse[159], à laquelle le tombeau de saint
Martin faisait alors une célébrité sans pareille dans la Gaule entière.
[159] Voir ci-dessus, p. 323.
Tours était un municipe romain de dimensions médiocres, dont la
massive enceinte circulaire subsiste encore aujourd'hui aux environs
de la cathédrale Saint-Gatien, et qu'un pont de bateaux mettait en
communication avec la rive droite de la Loire. La vie chrétienne y
avait commencé dès avant les persécutions; mais c'est seulement
après la paix religieuse qu'on avait pu fonder au milieu de la ville le
premier sanctuaire, bâti sur l'emplacement de la maison d'un riche
chrétien. Quand saint Martin était venu, Tours et son diocèse avaient
été transformés rapidement par son fécond apostolat. La cathédrale
avait été agrandie, des églises rurales élevées dans les principales
localités avoisinantes, un monastère, Marmoutier, avait surgi dans
les solitudes sur l'autre rive; le paganisme avait été totalement
exterminé, et la Touraine jouissait d'un degré de civilisation bien rare
à cette époque dans la Gaule centrale. Mort, saint Martin continua
de présider à la vie religieuse de son diocèse, qui se concentrait
autour de son tombeau, et y attirait d'innombrables pèlerins.
Ce tombeau se trouvait à dix minutes à l'ouest de la ville, le long de
la chaussée romaine. Il fut d'abord recouvert d'un modeste oratoire
en bois, que l'évêque saint Perpet, au ve siècle, remplaça par une
spacieuse basilique. L'érudition moderne a reconstitué le plan de ce
sanctuaire fameux. C'était une basilique à la romaine, avec une
abside en hémicycle au fond, et, de chacun des deux côtés longs,
deux étages de colonnes dont le premier était supporté par une
architrave, et qui reliaient les nefs latérales à celle du milieu. Le
transept était éclairé par une tour-lanterneau surmontée d'un
campanile. Le corps du saint gisait à l'entrée du chœur, les pieds
tournés vers l'Orient, la tête regardant l'autel; ses successeurs
dormaient autour de lui dans des arcosolium qui reçurent, au ve et
vie siècle, la plupart des évêques de Tours. Tous les murs étaient
ornés d'inscriptions poétiques dues à Sidoine Apollinaire et à Paulin
de Périgueux, qui les avaient composées à la demande de saint
Perpet. Ainsi les derniers accents de la poésie classique
magnifiaient le confesseur, pendant que les cierges et les lampes
flambaient en son honneur autour de sa tombe, et que la foule des
malheureux et des suppliants, prosternée devant l'autel, l'invoquait
avec ferveur, et entretenait dans le lieu saint le bourdonnement
vague et confus d'une prière éternelle.
Devant l'entrée occidentale de l'édifice, un atrium ou cour carrée
servait de vestibule à l'église: il était entouré de portiques et de
bâtiments de toute espèce, notamment de cellules où les pèlerins
étaient admis à passer la nuit. Des croix de pierre, des édicules
contenant des reliques, de petits monuments élevés en mémoire de
guérisons miraculeuses garnissaient le pourtour. Cette cour, qui
participait de l'immunité du lieu saint et qui avait comme lui le droit
d'asile, était le rendez-vous de la foule des fidèles et des simples
curieux. Les marchands s'y tenaient auprès de leurs établis, et
faisaient de leur mieux pour attirer la clientèle; les pèlerins, assis à
l'ombre des hautes murailles, y consommaient leurs provisions; des
amuseurs populaires groupaient autour d'eux des auditoires peu
exigeants qui s'égayaient de leurs récits ou de leurs gestes, et une
animation assez profane, tempérée pourtant par le respect du lieu
saint, y distrayait de la ferveur et des supplications de l'intérieur[160].
[160] Une restitution de la basilique Saint-Martin a été tentée plusieurs fois; la plus
célèbre est celle de Jules Quicherat, publiée dans la Revue archéologique, 1869
et 1870, et rééditée dans les Mélanges d'archéologie et d'histoire du même auteur.
(Cf. Lecoy, Saint Martin, p. 468 et suiv.) Depuis lors, de nouvelles recherches,
appuyées sur des fouilles récentes, ont fait faire un pas à la connaissance du
monument et modifié sur quelques points les conclusions de Quicherat. Voir un
aperçu de ces derniers travaux dans l'article de M. de Grandmaison (Bibliothèque
de l'école des Chartes, t. LIV, 1893). Je me suis rallié, sur plusieurs points, aux
vues de M. de Lasteyrie dans son mémoire intitulé: L'église Saint Martin de Tours.
Étude critique sur l'histoire et la forme de ce monument du cinquième au onzième
siècle (Mémoires de l'Académie des Inscriptions et des Lettres, t. XXXIV, 1892).
Tel était ce sanctuaire, l'un des grands centres de la prière humaine,
un des foyers les plus ardents de la dévotion catholique. Entouré
dès lors d'une agglomération naissante, et visité par des flots de
pèlerins de tous pays, il constituait comme une Tours nouvelle à côté
de la première, qu'il vivifiait et qu'il contribuait à enrichir. Clovis y
était ramené par la reconnaissance, par la piété, par un vœu peut-
être, et aussi par cet intérêt particulier, fait de curiosité et
d'admiration, qu'inspirent toujours les grandes manifestations de la
vie religieuse des peuples. Sa première visite fut donc pour le
tombeau du saint; il y fit ses dévotions et combla l'église de riches
présents. Selon un pieux usage de cette époque, il avait notamment
donné son cheval de guerre à la mense des pauvres de l'église, sauf
à le racheter presque aussitôt. La légende rapporte que lorsqu'il
offrit, pour prix de rachat, l'énorme somme de cent pièces d'or, la
bête ne voulut pas bouger de l'écurie: il fallut que le roi doublât le
chiffre pour qu'elle consentît à se laisser emmener. Alors Clovis
aurait dit en plaisantant:
«Saint Martin est de bon secours, mais un peu cher en affaires[161].»
[161] Liber historiæ, c. 17.
Voilà, probablement, le premier bon mot de l'histoire de France: il a
l'authenticité de tous les autres.
Une grande nouvelle attendait Clovis à Tours, ou vint l'y rejoindre
peu de temps après son entrée dans cette ville. Satisfait de la
campagne de son allié, et voulant resserrer les liens qui l'unissaient
à lui, l'empereur Anastase lui envoyait les insignes du consulat
honoraire. C'était une distinction des plus enviées, car les dignités
honoraires avaient le même prestige que les effectives, et la remise
des insignes était entourée d'un cérémonial imposant. Le roi reçut
l'ambassade byzantine dans la basilique de Saint-Martin, et se laissa
offrir successivement le diplôme consulaire enfermé dans un
diptyque d'ivoire, la tunique de pourpre, le manteau ou chlamyde de
même couleur, et enfin le diadème d'or[162]. Puis il remercia les
ambassadeurs, revêtit la tunique et la chlamyde, se coiffa du
diadème, monta à cheval à la porte de l'atrium[163], et de là
s'achemina solennellement, au milieu d'un grand cortège, jusqu'à la
cathédrale, jetant de l'or et de l'argent au peuple accouru pour
assister à un spectacle aussi pompeux.
[162] Igitur ab Anastasio imperatore codecillos de consolato accepit, et in basilica
beati Martini tunica blattea indutus et clamide, imponens vertice diademam... et ab
ea die tamquam consul aut augustus est vocitatus. Grégoire de Tours, ii, 38. Le
Liber historiæ, c. 17, et Hincmar, Vita sancti Remigii (dom Bouquet, III, p. 379),
reproduisent Grégoire de Tours. Le grand prologue de la Loi salique donne à
Clovis le titre de proconsul (Pardessus, Loi salique, p. 345). Aimoin (I, 22) croit
savoir que Clovis reçut le titre de patricius Romanorum (dom Bouquet, III, p. 42),
et Roricon (dom Bouquet, III, p. 19) dit: et non solum rex aut consul sed et
augustus ab eodem imperatore jussus est appellari. Il est inutile de dire qu'on doit
purement et simplement s'en tenir à Grégoire de Tours. Pour l'inscription runique
de La Chapelle-Saint-Éloi, où Clovis est appelé Konung Chloudoovig consoul
(Leblant, Inscriptions chrétiennes de la Gaule, I, p. 215), c'est une indigne
supercherie.
[163] L'atrium lui-même étant un endroit sacré, on n'y montait pas à cheval. Voir
Grégoire de Tours, Gloria martyrum, c. 60.