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24 International forum 272

Thomas Sankara, 20 ans déjà


Le plus intègre des hommes intègres ?
Le 15 octobre dernier a été commémoré le vingtième anniversaire de l’assassinat
d’une des figures les plus marquantes de l’histoire contemporaine africaine, le
commandant Thomas Sankara. « Tom Sank », comme l’appelle la jeunesse, a été
tué lors d’un coup d’État en 1987 en plein exercice de ses fonctions de président
du Burkina Faso. Qui est Thomas Sankara, ce Che Guevara africain ? Comment
est-il devenu cette icône de la jeunesse africaine, à l’instar d’un Patrice Lumumba
ou d’un Nelson Mandela ? Quel est l’héritage de sa révolution populaire dans
l’Afrique actuelle ?

Luc Reuter Thomas Sankara est né le 21 décembre 1949 en


Haute-Volta, l’actuel Burkina Faso. Ce militaire et
Le capitaine Sankara se doutait bien que son « frère »
voulait le liquider, la guerre des chefs entre les deux
homme politique panafricaniste et tiers-mondiste capitaines, numéros un et deux du régime, avait
burkinabé incarna et dirigea la révolution burkinabé commencé plusieurs mois auparavant. Sankara
du 4 août 1983 jusqu’à son assassinat, lors d’un a été « tué » par la même personne qui lui a permis
coup d’État de son successeur Blaise Compaoré. de prendre le pouvoir quatre années plus tôt. La
Il commence sa carrière militaire en entrant à commémoration de l’assassinat de Sankara corres-
l’école militaire d’Ouagadougou, avant de poursui- pond donc à la célébration du 20e anniversaire de la
vre sa formation à l’académie militaire d’Antsirabé prise de pouvoir par le président actuel du Burkina
à Madagascar et des stages de parachutisme à Pau Faso, Blaise Compaoré. Un casse-tête chinois pour
et à Rabat. Son séjour à la Grande Île lui permet la communauté internationale, qui a opté pour un
d’assister à la révolution malgache de 1971-1972, profil bas afin de ne pas avoir à prendre position.
qui renversa le pouvoir néocolonialiste en place et
d’où naquirent ses idées de « révolution démocra- Pour la jeunesse africaine, l’annonce de sa mort a
tique et populaire ». Lors de son stage au Maroc, fait l’effet d’une bombe. Sankara incarnait le rêve
entre janvier et mai 1978, Thomas Sankara se lie d’une nouvelle classe politique ; l’espoir placé dans
d’amitié avec Blaise Compaoré. Sa carrière poli- cet officier de 37 ans était immense et des milliers
tique le voit occuper des postes de secrétaire d’État de Burkinabés se réunirent pour lui rendre un der-
à l’Information en 1981 (où il fit sensation en nier hommage dès l’annonce de son assassinat.
arrivant à vélo à la première réunion du cabinet),
avant d’en démissionner pour protester contre La politique de Sankara
des atteintes aux libertés, et de Premier ministre
en 1983, poste qu’il doit quitter par un coup de Thomas Sankara a essayé de révolutionner la poli-
Sankara consacra force et à la suite duquel il est emprisonné. C’est tique de son pays à travers une approche prag-
son ami Compaoré qui, en août 1983, marche avec matique, basée sur une rigueur et une honnêteté
sa politique à exemplaire de la part des dirigeants politiques.
250 hommes sur Ouagadougou, libère Sankara et
la volonté de renverse le pouvoir en place. Le nouveau Conseil L’homme se démarquait des autres présidents par
donner une national de la révolution (CNR) prend le pouvoir, sa simplicité et la rigueur imposée aux membres
autonomie et une désignant Sankara comme président. de son gouvernement. Il était le premier à se sou-
mettre aux nouvelles orientations politiques – fait
indépendance
Son passage à la présidence du pays n’aura duré que assez rare, même encore aujourd’hui, pour le met-
économique à quatre années et il fut interrompu violemment le tre en évidence. Pour donner l’exemple et en vue de
son pays [...]. jeudi 15 octobre 1987 par un nouveau coup d’État, diminuer le train de vie des dirigeants, le président
orchestré par son ancien « ami » Blaise Compaoré. Sankara fit vendre toutes les voitures de luxe du
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gouvernement et se déplaçait lui-même en Renault historique des grandes puissances


5 de fonction. et pour la participation du peuple
au pouvoir ; le mot d’ordre était
La priorité de son programme politique était d’aug- de donner au pays les moyens de
menter la qualité de vie des Burkinabés, en misant subsister de ses propres forces et à
sur l’éducation et la santé à travers la construc- la hauteur de ses propres moyens :
tion massive d’écoles et d’hôpitaux. La lutte contre « Tant qu’il y aura l’oppression et
la corruption est rendue publique par des procès l’exploitation, il y aura toujours
retransmis à la radio. D’importantes mesures en deux justices et deux démocraties :
faveur de la libération de la femme sont lancées : celle des oppresseurs et celle des
interdiction de l’excision, réglementation de la poly- opprimés, celle des exploiteurs et
gamie, participation à la vie politique. La consom- celle des exploités. »
mation de produits locaux est mise en avant et la
campagne massive de vaccination des Burkinabés Sankara appelait à une révolte per-
fait chuter le taux de mortalité infantile, alors le manente et invitait tout le peuple,
plus élevé d’Afrique. De même, la réforme agraire et en particulier les femmes, à re-
de redistribution des terres aux paysans, la mise vendiquer leur participation au
en place d’aides au logement (baisse des loyers, pouvoir : « Il n’y a pas de révolu-
grandes constructions de logement pour tous) ont tion sociale véritable que lorsque la femme est libé- Thomas Sankara
un écho très favorable et enthousiaste auprès de la rée. Que jamais mes yeux ne voient une société où
population semblant s’accommoder des efforts et la moitié du peuple est maintenue dans le silence.
sacrifices demandés. J’entends le vacarme de ce silence des femmes, je
pressens le grondement de leur bourrasque, je sens
Le pouvoir au peuple et à tout le peuple ! Pour la furie de leur révolte. J’attends et espère l’irrup-
Thomas Sankara, seule la participation de tous tion féconde de la révolution dont elles traduiront
les exclus de la société (paysans, femmes, ruraux la force et la rigoureuse justesse sorties de leurs
prolétarisés) pourra un jour permettre de relever entrailles d’opprimées. »
les différents défis auxquels le continent africain
doit faire face (déficit vivrier, sous-développement De tels discours lui ont permis de rester cette icône
manufacturier, dépendance économique et poli- politique, non seulement en Afrique, mais dans le
tique) : « On ne peut concevoir la démocratie, sans monde entier. Thomas Sankara a légué un héri-
que le pouvoir, sous toutes ses formes, soit remis tage intellectuel et politique qui inquiète encore
entre les mains du peuple ; le pouvoir économique, de nos jours certains hommes politiques. De plus
militaire, politique, le pouvoir social et culturel. » en plus de mouvements d’artistes ou de rassemble-
ment populaire (Forum social africain de Bamako
en 2006 et le Forum social mondial de Nairobi en
Un président à convictions janvier 2007) lui rendent hommage et s’inspirent
de son héritage.
Dans ses discours, Thomas Sankara reprend à
son compte les idées panafricanistes de Kwamé
Nkrumah et de Patrice Lumumba. Il s’attaque à Un regard critique sur le sankarisme
l’impérialisme, au néocolonialisme et à l’apartheid
et il appelle à de nouveaux rapports entre le Nord En regardant de plus près la mise en œuvre de sa
et le Sud. Dans un discours historique à la tribune révolution, l’observateur avisé reconnaît certaines
de l’OUA (Organisation de l’Union africaine) le erreurs stratégiques et politiques qui ont, pour une
29 juillet 1987 à Addis-Abeba, il invite ses pairs à grande partie, joué dans sa chute et son assassi-
ne pas rembourser leurs dettes auprès des bailleurs nat : le remplacement de quelque 2 600 institu-
internationaux : « La dette ne peut pas être rem- teurs par des jeunes révolutionnaires, souvent peu
boursée parce que d’abord si nous ne payons pas, ou pas qualifiés du tout, la création de sortes de
nos bailleurs de fonds ne mourront pas. Soyons- milices comme contrepoids à l’armée officielle,
en sûrs. Par contre si nous payons, c’est nous qui le conflit frontalier avec son voisin le Mali avec
allons mourir. Soyons-en sûrs également. » Il les pertes humaines des deux côtés, sa rigidité envers
appelle également à assumer leur africanité sous la presse et l’emprisonnement de certains oppo- Sankara appelait
tous les aspects de la vie quotidienne, car « je vou- sants ou encore les dissolutions annuelles de son à une révolte
gouvernement, justifiées comme étant une for-
drais simplement dire que nous devons accepter de permanente et
vivre africain. C’est la seule façon de vivre libre et mule pédagogique révolutionnaire pour rappeler à
ses ministres leur devoir de servir le pays et de se invitait tout le
de vivre digne ».
remettre en permanence en question. Toutes ces peuple, et en
Pour redonner une nouvelle dignité à la popula- décisions, qui ont certes été pensées et appliquées particulier les
tion, Sankara décide le changement de nom du dans une logique de conférer en partie le pouvoir à femmes, à
pays ; la « Haute-Volta » devient le « Burkina Faso », la population, ont participé à la création d’un réser-
voir de mécontentement et de frustration. Il serait
revendiquer leur
signifiant « le pays des hommes intègres ». Sankara
consacra sa politique à la volonté de donner une intéressant de voir quelle serait aujourd’hui la posi- participation
autonomie et une indépendance économique à son tion de certaines organisations de la société civile au pouvoir.
pays, contre l’injustice et contre la domination responsables du respect des droits de l’Homme et
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de la bonne gouvernance face à un régime de style nesse. Tous les deux sont devenus des icônes, des
L’héritage sankariste. mythes, et ce n’est que récemment que des his-
toriens ont commencé à les étudier avec une ap-
politique et La grande popularité dont Sankara jouissait auprès proche plus cartésienne et à mettre en évidence
« identitaire » de d’une large partie de la population, de même que leurs faiblesses et leurs erreurs stratégiques et
Thomas Sankara son attitude imprévisible, a attiré également la politiques. Tous les deux ont occupé des fonctions
méfiance de ses voisins, comme la Côte d’Ivoire,
est considérable de responsabilité politique suite à des révolutions
et de certains pays occidentaux, l’ancienne puis- et des coups d’État, tous les deux ont essayé de
auprès de sance coloniale la France en tête, qui craignait que changer les mentalités et de mettre en œuvre de
la jeunesse sa révolution fasse tache d’huile en Afrique. Son nouvelles réformes pour offrir un monde meilleur
africaine, en programme de réformes majeures, pour combattre à tous les citoyens. Avec du recul, on doit admettre
mal de modèle la corruption et améliorer l’éducation, l’agriculture qu’aucun des deux n’a vraiment réussi à transpo-
et le statut des femmes, allait à l’encontre des pra-
reflétant un tiques en place et se heurta à une forte opposition
ser son idéologie dans la pratique. Ils ont tous les
réel espoir [...]. deux été assassinés très jeunes, abandonnés par
des pouvoirs traditionnels qu’il marginalisait, ainsi leurs amis/compagnons de révolution. L’héritage
que des classes moyennes peu nombreuses mais spirituel de Sankara est toujours vivant, même
puissantes. Tous ces facteurs combinés ont contri- vingt ans après son assassinat, alors que pour Che
bué à provoquer le coup d’État du 15 octobre 1987 Guevara, c’est plutôt son mythe qui est vivant,
et l’assassinat de Sankara. trop peu de gens qui vénèrent sa personnalité ont
pris le temps de s’intéresser, si ce n’est que superfi-
ciellement, à ses idées et ses réformes.
« Mort naturelle » ou « mort assistée » ?
Sur son certificat de décès, Sankara fut déclaré L’héritage politique et « identitaire » de Thomas
« décédé de mort naturelle » par un médecin mili- Sankara est considérable auprès de la jeunesse afri-
taire. L’absence surprenante d’une enquête de la caine, en mal de modèle reflétant un réel espoir ;
part du gouvernement burkinabé – après tout, ceci malgré le fait que toutes les actions promues
leur président en exercice venait de mourir – a été par Sankara n’ont pas été couronnées de succès,
officiellement condamnée en 2006 par le Comité loin de là, et que la situation des Burkinabés ne
des droits de l’homme des Nations unies. Il a été s’est pas améliorée autant qu’ils l’avaient espéré.
demandé au Burkina Faso le 5 avril 2006 d’engager Sa popularité réside plutôt dans son intelligence,
toute procédure pour faire rectifier le certificat de son engagement, et surtout son intégrité et sa ri-
décès et faire toute la lumière sur les circonstances gueur morale, qualités dont il a fait preuve pen-
qui ont conduit à sa disparition. Le Comité a donné dant l’exercice de ses fonctions. Il n’a jamais essayé
raison à Mme Mariam Sankara et au Collectif juri- de profiter de son pouvoir pour s’enrichir ou pour
dique international « Justice pour Sankara », qui se venger à titre personnel. Malgré de fortes pres-
contestaient les entraves de la part des autorités du sions exercées par son entourage direct, il n’a pas
Burkina Faso à toute enquête tendant à éclaircir les voulu éliminer politiquement son adversaire et
circonstances de sa mort. meilleur ami Compaoré, un comportement d’une
grande humanité, mais aussi d’une grande fatalité
Comme déjà noté au début de cette réflexion, la pour lui-même. Sa façon d’appliquer à lui-même
communauté internationale a plutôt eu une atti- et à son gouvernement les lois décrétées a séduit
tude low profile face à la mémoire de Thomas la jeunesse.
Sankara et les manifestations en sa mémoire ont
été peu nombreuses. Il aurait été intéressant de voir Sankara doit être admiré pour l’exemple qu’il re-
quelles étaient les positions officielles en Europe : présentait ; il était le premier à vivre ses réformes.
célébration des « 20 ans de renaissance démocra- Un tel comportement de la part d’un chef d’État
tique » et de la prise du pouvoir par l’actuel pré- faisait espérer la jeunesse, une jeunesse souvent
sident Blaise Compaoré, partenaire privilégié complètement tenue à l’écart du monde dans
du Grand-Duché en tant que chef d’État d’un de lequel vivent leurs dirigeants, à moins que ce
nos 10 pays cibles, ou plutôt un penchant vers ne soient ces derniers qui s’y tiennent volontai-
la commémoration de la mémoire d’un « grand » rement. Sankara ne s’isolait jamais de ses conci-
de l’Afrique ? Realpolitik contre Idealpolitik, en toyens, il restait accessible et utilisait un langage
quelque sorte. simple, compréhensible au plus grand nombre. Il
se peut que Thomas Sankara soit arrivé trop jeune
au pouvoir et que cette jeunesse lui ait été fatale. Il
« Tom Sank », idole de la jeunesse africaine a tenté d’exercer son pouvoir et ses responsabilités
Nelson Mandela, Patrice Lumumba, Amílcar sans perdre le contact avec la population. Cette
Cabral, Kwamé Nkrumah et Thomas Sankara sont jeunesse, cette volonté de faire « tout » et « tout
des modèles positifs pour la jeunesse africaine, des de suite » ne l’ont pas forcément poussé à vouloir
personnalités dont les actions et pensées mérite- des réformes trop radicales, mais plutôt de les
raient d’être plus connues, surtout en Europe. vouloir trop rapidement. L’absence d’un temps de
transition et d’adaptation nécessaire pour assurer
La comparaison avec Che Guevara est inévitable. une appropriation et une adoption par toutes les
Les deux incarnent une image idéalisée par la jeu- couches de la population lui a été fatale.

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